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Présenté par
Bernard Michal
Le secret de Law
Nicolas Flamel
Avec la collaboration de
Francis Mercury
Claude Couband
Guy Claisse
Pierre Guillemot
Edouard Bobrowski
Michel Honorin
Christian Houillion
Edmond Bergheaud
Claude Guillaumin
Lucien Viéville
René Duval
Jean Lanzi
Introduction
En 1729, meurt à Venise un financier écossais. John Law meurt pauvre
alors qu’il fut en France, sous la Régence, l’homme le plus puissant du
royaume et notamment le maître du commerce extérieur en étant tout à la
fois ministre des Finances et banquier. C’est lui qui lancera la monnaie
papier en France. Son fameux système reposera sur le principe de l’entente
entre le gouvernement, la banque et les compagnies commerciales et
coloniales : la confiance étant la garantie essentielle de solidité du système.
Mais un jour, ce sera la panique et la banqueroute : le système de Law
s’écroulera et le financier, en fuite, connaître l’exil. Chacun voudra alors
connaître le secret de cet aventurier de génie.
Pendant 72 jours, un gouvernement insurrectionnel règne sur Paris
hérissé de barricades. C’est l’épopée de la Commune du printemps de 1871,
qui se terminera tragiquement dans la répression, les procès et les
exécutions capitales. Comment le peuple de Paris en est-il venu à se
soulever contre le gouvernement légal alors que l’ennemi prussien, le
vainqueur de 70, est aux portes mêmes de la capitale ? Tout commencera
dans la nuit du 17 au 18 mars, quand Thiers donnera à ses troupes l’ordre de
s’emparer des 227 canons de Montmartre et de Belleville achetés par
souscription par les Parisiens.
Un homme et une femme, tous deux jeunes, sont retrouvés morts, par
un glacial matin de janvier 1889, dans un pavillon de chasse, au milieu des
forêts autrichiennes. Ce suicide apparent est-il le point final d’une banale
histoire d’amour ? Peut-être, mais tout se complique lorsque l’on sait que
l’homme qui gît là, mort, n’est autre que l’archiduc Rodolphe, héritier du
trône des Habsbourg. Sa compagne est la très jeune baronne Marie Vetsera.
Histoire d’amour ? Probablement oui, mais aussi et surtout des intrigues
politiques qui s’entremêlent dans un monde en pleine évolution et à la veille
de grands bouleversements. Mayerling n’est pas uniquement une histoire
romantique destinée à faire rêver les midinettes : le roman du jeune prince
et de la bergère… C’est le début de la fin d’une puissante dynastie secouée
par les soubresauts d’un monde nouveau. Certains se demandent même si
Rodolphe et Marie se sont réellement suicidés à Mayerling ?
« Bien que tout ne soit pas permis, tout est possible. » Cette phrase du
philosophe et savant anglais Roger Bacon pourrait résumer l’énigme de
Nicolas Flamel. L’alchimiste du moyen âge a-t-il réellement réalisé le
Grand Œuvre ? A-t-il fabriqué de l’or grâce aux secrets du vieux manuscrit
d’Abraham Juif ? Certains l’affirment en relevant la liste des richesses
fabuleuses de l’écrivain juré de l’université de Paris. Que le mystique
Nicolas Flamel ait été un alchimiste ne fait aucun doute. Mais qu’a-t-il
découvert ? Un métal nouveau qui ressemble à l’or sans en avoir toutes les
qualités ? Peut-être. Mais aujourd’hui le manuscrit de Nicolas Flamel a
disparu. L’histoire de sa vie va nous plonger dans les arcanes du Moyen
Age où l’ésotérisme et le mysticisme se trouvaient étroitement mêlés à la
soif de la découverte.
L’Italie des Borgia et des Médicis va servir de décor à l’ascension et à la
chute de Savonarole, le moine maudit de Florence. Authentique envoyé de
Dieu ou aspirant dictateur sans scrupule, escroc génial ou véritable
précurseur de la Réforme, charlatan ou révolutionnaire de génie : qui fut
Savonarole, l’ennemi des Borgia ? Son ascension vertigineuse et sa
« révolution culturelle » bousculeront les traditions florentines. Ce qui est
certain, c’est que le frère Jérôme saura, dans ses prophéties, utiliser la
propagande, afin de prendre le pouvoir. Il terminera sur le bûcher après
avoir été supplicié.
La Montespan a-t-elle voulu empoisonner Louis XIV ? Le Roi-Soleil
brûlera lui-même tous les documents relatifs à l’affaire des Poisons.
Pourquoi ? Craignait-il de mettre en cause son ancienne favorite qui lui
donna sept enfants ? Un homme cependant conservera le double ou le
brouillon des principaux actes que le roi aura fait incinérer. Cet homme,
c’est le lieutenant de police La Reynie qui a mené toute l’enquête et
procédé aux interrogatoires des empoisonneuses. Avec l’affaire des Poisons,
nous découvrons, dans une odeur de soufre, un monde mystérieux où l’on
ne parle que de magie, de sorcières, de messes noires et d’assassinats en
série.
Sitôt que l’on parle de la conquête de l’Algérie par la France, en 1830,
chacun pense au fameux coup d’éventail, qui était en réalité un chasse-
mouches. Cet incident survenu en 1827, et qui opposa le dey Hussein à
Pierre Deval, consul général de France, deviendra historique. Mais
comment expliquer la colère intempestive du dey ? En fin de compte, une
simple affaire de « gros sous » est à l’origine de la crise. Deux négociants et
banquiers algériens Bacri et Busnach avaient, de 1793 à 1798, fourni des
approvisionnements au gouvernement français pour ses armées d’Italie et
d’Egypte. Ce sont les tribulations des créances Bacri – impayées et
contestées – qui seront la cause directe de la détérioration des relations
entre la France et la Régence et, dans un second temps, de la conquête
d’Alger, en juillet 1830. Cette expédition envenimera les rapports entre
Paris et Londres et l’on pourra entendre le ministre français de la Marine
lancer, dans un langage peu diplomatique, à l’ambassadeur de Sa Gracieuse
Majesté : « La France se fout de l’Angleterre… »
Les 90 minutes sanglantes de l’Alamo sont devenues pour les
Américains le symbole de l’héroïsme et du sacrifice : « Remember the
Alamo… » Dans un fort du Texas, 183 hommes vont résister à des troupes
mexicaines dix ou vingt fois plus importantes, avant de mourir tous. D’un
côté, le général de Santa-Anna, président de la République mexicaine,
entouré de forces considérables ; de l’autre, une poignée d’Américains
encerclés dans un fort de fortune et commandés par le trappeur Davy
Crockett, James Bowie et William Travis. En cette nuit du 5 au
6 mars 1836, après treize jours de siège, ce sera la bataille inégale et
meurtrière, suivie du massacre des rares survivants américains. Mais en
dépit – ou plutôt à cause – de l’Alamo, le Texas deviendra indépendant puis
américain.
« Le docteur Livingstone je présume ? – Oui… Je suis heureux d’être
ici pour vous recevoir. » Ce dialogue presque mondain ne se déroule pas, en
ce 10 novembre 1871, dans un club privé londonien, mais en plein cœur de
l’Afrique. Le journaliste Stanley vient de retrouver l’explorateur
Livingstone, que l’on disait mort. Cet insolite rendez-vous africain
marquera le début de la vocation de Stanley. Pendant des années, il partira à
son tour à la découverte de ce vaste continent encore inexploré. Les
marches harassantes se succéderont, les drames aussi, dans la brousse
hostile. C’est Stanley, véritable bâtisseur d’empire, qui donnera finalement
le Congo au roi des Belges avant de mourir des suites d’une banale chute
sur un trottoir.
Les 18 et 19 brumaire An VIII, Bonaparte réussira, non sans mal, son
coup d’Etat. Il aura pour ce faire besoin du renfort des baïonnettes contre
les représentants du peuple. En fait, le véritable homme de Brumaire n’aura
pas été Napoléon Bonaparte mais son frère Lucien, beaucoup plus habile. A
la hargne du glorieux général, il ajoutera son savoir-faire et sa ruse politique
sans lesquels le coup d’Etat de Brumaire n’aurait peut-être pas réussi.
Bonaparte rêvait d’une approbation unanime des représentants du peuple,
mais il aura fallu le « Grenadiers, en avant ! Tambours, à la charge » et le
« Foutez-moi tout ce monde-là dehors » de Murat pour arriver à ses fins.
Les quelques boutons égratignés de son visage encore émacié auront, eux-
aussi, joué un rôle important dans le coup d’Etat. Néanmoins, Lucien
Bonaparte, alors âgé de vingt-quatre ans, pourra dire en ouvrant la dernière
séance des Cinq-Cents, qui marquera la suppression du Directoire et la
création du Consulat : « Si la liberté naquit dans le jeu de Paume à
Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud ; les
constituants de 89 furent les pères de la Révolution mais les législateurs de
l’An VIII furent les pères et les pacificateurs de la Patrie. » La Révolution,
ce jour-là, aura peut-être été sauvée, mais la République disparaîtra.
Bonaparte sera bientôt Premier consul, puis empereur.
Le 2 décembre 1851, quand les Parisiens s’éveillent, ils apprennent par
voie d’affiche que l’Assemblée et le Conseil d’Etat sont dissous, que le
suffrage universel est rétabli et que l’état de siège est proclamé. Louis-
Napoléon Bonaparte, « neveu » de l’Empereur, vient, cinquante-deux ans
après son « oncle », de réussir son coup d’Etat, préparé de longue date. De
sanglants massacres suivront pourtant et Morny, son demi-frère, la cheville
ouvrière du complot, se contentera de dire : « Emeute vaincue et terrifiée ! »
Le Prince président pourra se faire plébisciter sans aucune peine. La
République – dont il aurait dû être le protecteur – aura vécu. Moins d’un an
plus tard, celui qu’Adolphe Thiers traitait de « crétin » et se flattait de
manœuvrer, accédera au trône sous le nom de Napoléon III. Trente-six ans
après la fin du Premier Empire, celui que Victor Hugo appelait Napoléon le
Petit aura réalisé son rêve : succéder à son « oncle ».
La révolte du Bounty : un simple fait divers dans les mers du Sud en
cette fin du XVIIIe siècle ? Peut-être. Mais la mutinerie, spontanée ou non,
contre un capitaine intolérant et autoritaire n’est que le premier des épisodes
de l’histoire du Bounty. Le fantastique exploit de quelques matelots
abandonnés à bord d’une chaloupe, avec leur commandant, au milieu de
l’océan, prend des dimensions inconnues. Bligh aurait-il pu éviter la
mutinerie du Bounty ? C’est probable. Cependant, à son actif, on peut dire
que Bligh était un marin exceptionnel et courageux. C’est lui qui sauvera du
naufrage et de la destruction la chaloupe perdue. Une vie heureuse à Tahiti,
puis un procès retentissant en Angleterre : tel sera l’épilogue pour la plupart
des mutins, tandis que Bligh terminera ses jours comme vice-amiral de la
Flotte bleue.
Les paris sont toujours ouverts : Charles Geneviève d’Eon était-il un
homme ou une femme, un vaillant guerrier ou une habile courtisane, une
séduisante espionne ou un redoutable capitaine de dragons ? On verra
successivement Eon sous l’uniforme ou revêtu de robes et de vaporeux
jupons. Le médecin qui examinera le corps du chevalier d’Eon sera
catégorique : « J’ai trouvé, dira-t-il, les organes mâles de la génération
parfaitement formés sous tous rapports. » Pourtant, le doute subsistera : on
aura vu pendant trop longtemps Eon sous l’apparence d’une femme. Les
psychiatres se sont longuement penchés sur le cas de ce personnage
ambigu ; tout comme, d’ailleurs, les spécialistes des services secrets : Eon
ayant appartenu au Secret du roi, parfois vêtu en femme, parfois vêtu en
homme.
L’ascension fulgurante du « brav’ général Boulanger » commence sous
le soleil d’un 14 juillet. En un seul défilé, sur son cheval noir, ce jeune et
nouveau ministre de la Guerre devient l’idole des foules, celui que l’on
attendait depuis la défaite de 70… L’ovation du 14 juillet accompagne
l’ambitieux général tout au long de sa carrière politique. Mais, arrivé près
du sommet, il ne sait pas saisir le pouvoir. Il se suicide en exil sur la tombe
de sa bien-aimée. Ce qui permet à son ancien protecteur Clemenceau de
dire, laconiquement : « Ci-gît le général Boulanger qui mourut comme il
vécut : en sous-lieutenant. » Un sous-lieutenant qui divisa pourtant la
France et faillit réussir sa révolution : le boulangisme. Comment expliquer
le phénomène Boulanger, simple soldat obscur devenu, en un jour, héros
populaire et de légende ?
Mensonge et ruse : don Juan ne recule devant rien pour obtenir les
faveurs de celles qu’il convoite. Parfois « l’homme aux mille et trois
femmes » n’hésite pas à aller jusqu’au crime afin d’éliminer un gêneur.
Ayant ainsi pendant longtemps défié Dieu et les hommes, don Juan est
précipité dans les flammes éternelles… Héros de légende ou héros de
l’histoire, don Juan est-il simplement un mythe jailli de l’imagination
féconde d’un écrivain ou bien a-t-il réellement existé ? Ce personnage
légendaire de tous les temps a-t-il eu pour modèle un jeune seigneur
espagnol ? Un fait réel semble être à l’origine de ses aventures multiples :
une nuit, selon la Chronique de Séville, un certain don Juan tua le
commandeur, après avoir enlevé sa fille… Le bruit courut ensuite que venu
insulter le commandeur sur son tombeau, don Juan fut entraîné dans l’enfer
par la statue de sa victime.
Tirso de Molina, le premier, composa, en 1625, une comédie sur le
thème de don Juan et, depuis, de nombreux écrivains ou poètes se sont
emparés du personnage afin de le rendre toujours présent.
Don Juan n’est-il finalement que l’homme à la recherche de l’Absolu et
incapable de trouver l’amour et non le personnage cynique en qui s’incarne
le génie du mal ?
Notre dossier « Qui était don Juan ? » tente de répondre à toutes ces
questions.
Personnage de légende lui aussi, Garibaldi écrit, au siècle dernier,
l’histoire à la tête de ses glorieuses Chemises rouges. Aventurier de génie,
révolutionnaire né, patriote généreux, Garibaldi dit dans ses Mémoires, en
parlant de son existence sans repos : « Une vie orageuse faite de bien et de
mal, comme je crois celle de la plupart des gens. J’ai conscience d’avoir
toujours cherché le bien pour mes semblables comme pour moi. Et si,
quelquefois, j’ai fait le mal, je suis certain de l’avoir fait
involontairement… »
Son expédition des Mille en Sicile est l’un des épisodes les plus
étonnants de la vie mouvementée de cet homme politique italien,
enthousiaste et naïf tout à la fois.
Pourquoi, en 1857, les cipayes se sont-ils révoltés en Inde contre
l’autorité britannique ? A l’origine apparemment, un simple incident : la
rumeur que les cartouches utilisées par les soldats indiens étaient enduites
de graisse de vache ou de porc contrairement aux règles religieuses. Ce sera
pour les troupes de Nana-Sahib, le signal de sauvages massacres. La
rébellion sera écrasée et l’ordre rétabli deux ans après le début de la révolte.
La guerre des cipayes aura été meurtrière, mais le choléra et les insolations
auront fait beaucoup plus de victimes dans les rangs britanniques que les
combats.
Bernard MICHAL
Le secret de law
En cette aube du 21 mars 1729, Venise s’éveille au premier rayon du
soleil de printemps : sur le grand canal, les gondoles, immobiles, étirent
leurs ombres courbes laquées d’or et de gris. Dans sa résidence près de
Saint-Marc, sur la place principale de la ville, s’éteint, emporté par une
pneumonie, « l’Excellentissime John Law »1.
C’est la fin d’une belle aventure, conduite avec distinction, où le jeu,
l’amour, la politique et le rêve ont, largement, chacun sa place.
Le XVIIIe siècle, prodigue en personnages originaux et attachants, aura
très vite trouvé le ton avec cet Ecossais, né à Edimbourg en 1671, banquier
à Paris en 1716, contrôleur général, puis « surintendant des Finances du
royaume de France » en janvier 1720, proscrit en décembre de la même
année et, depuis, contesté, apprécié, redouté, poursuivi par certains princes
d’Europe, sollicité par d’autres… Cet Ecossais qui pendant quatre ans a
tenu dans ses mains la fortune de la France meurt simplement, entre son fils
John et un confesseur jésuite, le père Origo, ne laissant pour tout héritage
que « quelques bibelots » : des tableaux dont un Véronèse et une bague de
diamant qu’un joaillier déclare « être d’une eau modeste ».
Ces bibelots, plus quelques milliers de livres gagnées au jeu, est-ce
vraiment tout ce qui lui reste ?
L’ambassadeur de France à Venise, le comte de Gergy, chargé par
Louis XV de rester en rapport avec Law, se pose la question.
Depuis l’arrivée de Law à Venise, l’ambassadeur ne l’avait pas quitté de
vue. Pour le surveiller plus commodément, il lui avait réservé le meilleur
accueil. Le premier jour, il l’avait entraîné au défilé nautique où les
gondoles de la « République » et celles des ambassadeurs rivalisaient de
magnificence. Il l’avait convié, un autre jour, à l’accompagner en l’église
Sainte-Justine, où le doge célébrait chaque année avec somptuosité
l’anniversaire de la bataille de Lépante, véritable fête nationale vénitienne.
Il l’avait invité au premier rang à la fête qu’il avait donnée, à l’occasion de
la naissance d’une princesse de France… On avait, ce jour-là, chanté le Te
Deum à la Madona dell’ Orto, tandis que le vin coulait à profusion aux
fontaines dressées devant l’église. Après un feu d’artifice dont la ville se
souvient encore, la sérénade avait été donnée par une immense boîte à
musique flottant au milieu de la lagune.
Law étant tombé malade, il lui avait fait de fréquentes visites. Il avait
insisté pour que l’Ecossais songe à son salut éternel et fini par le convaincre
d’accepter à ses côtés un jésuite – précisément le père Origo, que nous
avons vu assister aux derniers instants du financier. Le premier soin du père
fut de confesser Law qui écrira le lendemain à Gergy :
« Je vous ai obéi ; en échange, obtenez pour mon fils et pour ma famille
la protection du cardinal-ministre Fleury : tout ce que je possède est en
France, saisi par mes créanciers. »
Deux jours avant la fin, Gergy était resté quelques instants auprès de
Law et comme il le trouvait très bas et sans illusions quant à l’issue fatale
de la maladie qui le terrassait depuis un mois, il l’avait incité à faire son
testament. Ce testament préoccupait en effet l’ambassadeur.
Le lendemain de la mort de Law, Gergy rend visite à son fils, John
Junior, et lui offre, après les condoléances d’usage, l’hospitalité. Car le
jeune homme est en possession du testament. Nous ignorons s’il accepte
l’invitation mais, dans un rapport au ministre des Affaires étrangères, trois
jours plus tard, Gergy fournit les renseignements suivants :
« Comme je souhaitais m’informer en secret au sujet du testament que
tout le monde affirmait avoir été fait par le défunt, une copie m’est tombée
entre les mains (que je prends la liberté de vous envoyer) d’une donation
exécutée le 19 de ce mois, de tout ce que possédait M. Law, en faveur de
celle qui passe pour sa femme, bien que, comme vous le verrez, il ne la
désigne point comme telle dans cet acte… »
La semaine suivante, l’ambassadeur se fait remettre par le jeune John
tous les papiers laissés par le défunt, contenus dans un coffret et dont
certains intéressent directement Paris. Le coffret est envoyé par courrier
spécial au ministre. Le bordereau d’envoi est conservé : Gergy note qu’il
s’agit de la correspondance de Law avec le Régent et certaines
personnalités françaises. Aujourd’hui, le contenu du coffret a disparu. Le
ministre des Affaires étrangères, M. de Chauvelin, l’aurait, dit-on, emporté
en quittant le ministère…
Cette insistance officielle à connaître après sa mort les documents
laissés par Law s’explique déjà par cette disparition : on redoutait
vraisemblablement le contenu de la correspondance avec le Régent, donc
avec le pouvoir.
Mais il existe une autre raison à cette insistance : il semblait étrange à
beaucoup que le ministre des Finances le plus puissant que la France ait
jamais connu et qui avait, en cumulant les fonctions de ministre et de
banquier, tenu pendant quatre ans dans ses mains la fortune du pays, fortune
d’Etat et fortune privée, soit mort pauvre… A l’époque et pour la charge, ce
n’était pas, il faut bien le dire, d’un usage systématique.
Force pourtant nous est d’admettre, comme l’ont d’ailleurs très tôt
admis ses contemporains, que Law n’a pas fait fortune et que hors de
France il ne possédait rien.
L’ambassadeur de Gergy, rendant compte au roi de sa mission, est le
premier à rendre à Law cette justice. Il le fait en ces termes :
« Sire, il n’y avait rien qu’il pût se reprocher, touchant les finances de
Votre Majesté, à travers la période où il avait eu leur administration entre
les mains. »
Trois mois après cette lettre, le 18 juin 1729, le conseil du roi constate :
« Law ne doit rien, ni à Sa Majesté Très Chrétienne, ni à la compagnie des
Indes. »
Mais ce n’était pas seulement l’argent qui intéressait tant dans cet
héritage. Il y avait aussi le « Secret du Système », ce secret auquel tous les
contemporains de Law ont cru et que l’on espérait retrouver codifié et
accessible à tous…
Voilà pourquoi Gergy eut pour mission de retrouver tous les documents
laissés par le financier, de peur qu’ils ne servent à d’autres.
Cette croyance en une recette de la fortune était fort répandue : dans les
dernières années de sa vie, des dizaines de princes, d’aventuriers, de juristes
et d’hommes d’affaires avaient tenté de la lui faire dire de vive voix. Ainsi,
neuf années durant, Law eut, malgré son exil, sa disgrâce, son éloignement
des affaires et de la politique, beaucoup d’amis et de visites.
Montesquieu lui-même, au cours de ses voyages, lors d’une étape à
Venise, raconte dans son journal comment il tenta de se faire expliquer le
Système : il n’avait d’ailleurs rien compris à l’affaire et avait conclu
péremptoirement que Law n’était pas d’une intelligence supérieure.
Ce n’est pas l’avis des autres contemporains du financier. Beaucoup,
d’ailleurs, sont convaincus de sa supériorité et de l’efficacité de ses
théories. Convaincus aussi qu’il existe vraiment un secret et qu’il en
dispose pour l’avoir découvert.
Nous savons aujourd’hui que Law n’a gardé par-devers lui aucun
secret : son système représentait ses idées. Il reste pourtant une énigme
Law. Pourquoi en effet le miracle économique ne s’est-il pas produit ?
Law était-il vraiment un agent de l’Angleterre et avait-il pour objectif la
ruine de la France ? Ses ennemis ont-ils ruiné le pays plutôt que de le voir
réussir et les supplanter ? Que s’est-il passé et pourquoi cette banqueroute
qui allait traumatiser la France à jamais ?
Les dix années qui suivent cette venue de Law à Versailles vont lui
apporter l’expérience et la maturité. Il va visiter une Europe qu’il ne connaît
pas. Une Europe qu’il n’imaginait pas ainsi, ravagée par les guerres,
appauvrie et dont les mutations ne sont pas encore faites.
Sa trace est parfois difficile à suivre, mais les principaux événements le
concernant sont à peu près exactement situés.
Le Versailles qui s’offre à sa vue est celui de Mme de Maintenon ; ce
n’est plus celui qu’avait rêvé Louis XIV quelques années plus tôt. Nous
sommes au soir du Grand Règne.
Un écrivain anglais nous donne le portrait le plus aimable de la favorite
toute-puissante, maîtresse du roi, de Versailles et de la France : « C’est,
écrit lord Acton, la plus cultivée, la plus prévenante et la plus attentive des
femmes. » Lorsque Louis XIV l’épouse, secrètement, il a quarante-huit ans.
A cette époque, Mignard nous trace un portrait moins idéalisé que celui de
lord Acton : le portrait qu’il peint d’elle nous révèle une femme simple,
ayant passé l’âge de la séduction physique. Boulenger, l’historien du
XVIIe siècle, estime que la « vie de cour l’ennuyait et qu’elle ne trouvait
aucun plaisir à l’ostentation »…
Elle n’eut, comparée aux anciennes favorites du roi rien qui pût
s’appeler une fortune : son seul luxe, sa seule dépense vraiment importante
fut l’installation d’une école réservée, à Saint-Cyr, aux jeunes filles des
familles honnêtes mais sans fortune.
A sa mort, cette prière sera retrouvée dans ses papiers, qui nous situe
exactement son caractère : « Seigneur mon Dieu, qui m’avez mise dans la
place où je suis, je veux admirer toute ma vie l’ordre de votre providence
sur moi et je m’y soumets sans aucune réserve… que je serve au salut du
roi… Vous qui tenez entre vos mains le cœur des rois, ouvrez le sien afin
que j’y puisse faire entrer le bien que vous désirez ; donnez-moi de le
réjouir, de le consoler, de l’encourager, de l’attrister aussi quand il le faut
pour votre gloire : faites que je me sauve avec lui. »
On imagine aisément, à partir de ce document, ce que fut, sur
Louis XIV, l’influence de sa seconde épouse et les conséquences qu’eut
pour Versailles cet état d’esprit.
Il est vrai que la France de cette époque traverse l’un des plus rudes
moments de son histoire. Le spectacle qui s’offre à Law est celui d’un pays
appauvri et d’un peuple miséreux. Law ne nous le décrit pas, mais quelques
années plus tard, de retour en Ecosse, il dira le charme de cette campagne
heureuse et des hommes tranquilles qu’il retrouve, après la désolante vision
de l’Europe continentale.
S’il faut insister sur ce point, c’est qu’il eut pour Law une importance
capitale : il l’ancra plus que jamais dans cette idée qu’une réforme
économique était, non seulement nécessaire, mais urgente. Par cette
démarche, il se situe dans le grand courant naissant des philosophes du
XVIIIe siècle, philanthropes et – à notre avis – sentimentaux.
Pour partager un instant ce sentiment, il suffit, il est vrai, d’écouter le
témoignage de Fénelon, adressé à Louis XIV par l’entremise de Mme de
Maintenon et, par surcroît de prudence (non à l’égard du roi, mais des
ministres), non signé :
« La personne qui prend, Sire, la liberté de vous écrire cette lettre n’a
aucun intérêt en ce monde… Si elle vous parle fortement, c’est que la
liberté est libre et forte : vous n’êtes guère accoutumé à l’entendre…
Depuis trente ans environ, vos principaux ministres ont ébranlé et renversé
toutes les anciennes maximes de l’Etat, pour faire monter jusqu’au comble
votre autorité, qui était devenue la leur parce qu’elle était dans leurs
mains… Ils ont voulu vous élever sur les ruines de toutes les conditions de
l’Etat, comme si vous pouviez être grand en ruinant tous vos sujets sur
lesquels votre grandeur est fondée… Ils ont été durs, hautains, injustes,
violents, de mauvaise foi.. On a rendu votre nom odieux et toute la nation
française insupportable à tous nos voisins.
« Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants et
qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture
des terres est presque abandonnée ; les villes et la campagne se dépeuplent ;
tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout
commerce est anéanti. Par conséquent, vous avez détruit la moitié des
forces réelles de l’intérieur de votre Etat pour faire et pour défendre de
vaines conquêtes au-dehors…
« La France entière, Sire, n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans
provision. »
Cette lettre ne parvint jamais au roi, mais inspira la conduite de Mme de
Maintenon qui devint une ardente avocate de la paix avec les Anglais et les
Hollandais.
Voilà pourquoi, lors de son voyage à Versailles, Law eut avec ses
compatriotes écossais, avec les Irlandais qui étaient aussi nombreux, et avec
les Anglais des divers partis, toutes ses entrées et les faveurs du grand
monde.
Un préjugé favorable naissait d’ailleurs parmi les grands et chez les
intellectuels, les juristes, les financiers en faveur de l’Angleterre.
L’anglomanie n’était pas encore à la page, mais l’anglophilie s’était déjà
fait jour.
Cette influence avait commencé à se faire sentir dès 1688, au lendemain
de la révolution d’Angleterre. La cour de Jacques II s’était établie à Saint-
Germain-en-Laye. On avait même vu des Anglais tenir des postes de
premier plan en France. Le maréchal-duc de Berwick, par exemple, qui à
Madrid avait le commandement de l’armée française, face aux troupes de la
coalition.
Depuis cette époque, des échanges constants avaient lieu entre Londres
et Paris ; des conversations, des intrigues et tout un réseau de complicités,
d’amitiés, d’intérêts, entre les grandes familles des deux pays.
On avait donc pris l’habitude de considérer les Anglais comme
susceptibles de détenir des responsabilités en France, voire des fonctions
officielles. Cet état d’esprit explique par avance le fait que, vers 1716, Law
puisse se voir confier le sort du redressement économique de la France.
Mais si le jour tant espéré par Law de se voir appelé est intervenu
longtemps après son premier voyage à Versailles, ce n’est pas faute pour lui
d’avoir voulu convaincre plus tôt de l’efficacité de ses conceptions.
Car la première démarche de Law date, nous en avons encore les traces,
du règne de Louis XIV. Elle résulte d’un ensemble de mémoires, d’études,
de voyages, de contacts, d’intrigues même, qui demandent au financier près
de huit ans de travail.
Entretemps, Law rencontre Catherine Seigneur, qui devient sa
compagne pour le meilleur et pour le pire, dont il aura plusieurs enfants,
mais qu’il n’épousera jamais, comme en témoigne, nous l’avons vu, son
testament.
Law, enfin, avait ses chances : le seul qui, en France, ait un jour daigné
l’écouter était maître du destin.
Mais dans quelles conditions et que restait-il de la fortune de la France,
au crépuscule d’un aussi long règne de gloire, d’éclat, de guerres et de
souffrances ?
Une véritable terreur règne dans les affaires : plusieurs suicides sont
signalés. Finalement, un an plus tard, en mars 1717, l’édit d’abolition de la
Chambre de justice note, cas unique dans les annales, que « la corruption
était si largement répandue que presque toutes les classes en étaient
entachées, si bien que l’on ne pouvait imposer de justes punitions à un aussi
grand nombre de coupables sans troubler dangereusement le commerce,
l’ordre public et l’Etat ».
Désormais, tout paraît préférable à la crise de confiance qui s’est
emparée du monde des affaires et Law va trouver enfin le champ libre.
Il y a d’ailleurs plusieurs mois que la première de ses expériences est
engagée. Lorsque la Chambre de justice est dissoute, on commence à croire
en lui.
Les années d’inutile espoir qui vont commencer pour Law finiront à
Venise, dans les conditions que l’on connaît.
Mais, jusqu’à la mort du Régent, il conserva l’espoir de revenir un jour.
Il avait pourtant bien des ennemis, pour un homme qui n’avait jamais eu de
haine à l’égard de ses adversaires. Il eut jusqu’au dernier jour l’estime du
duc d’Orléans. Ils étaient d’ailleurs faits pour se comprendre car si Law
avait de la qualité, Philippe avait de la grandeur.
L’histoire conventionnelle s’est laissé entraîner pour juger l’un et l’autre
par les « qu’en dira-t-on »…
Il reste pourtant tellement d’inconnues autour de ces deux hommes et
de leur action qu’il serait, même aujourd’hui, bien hardi de juger.
Quand il l’a fallu, d’Orléans sut rabaisser le parlement et imposer aux
grands le silence. Law, pour sa part, eut l’art de gérer sa banque avec
rigueur et de choisir des voies nouvelles que d’autres pays avaient
éprouvées et qui n’étaient pas toutes utopiques.
Mais il y avait cette société de nobles et de magistrats qui avaient
depuis longtemps perdu l’usage du pouvoir et de la liberté. Depuis cent ans,
les volontés du prince passaient par des ministres tout-puissants ou des
favorites omnipotentes. La prévarication, les trafics d’influence, les
malversations des intendants, les profits scandaleux des fournisseurs du roi
et des armées, avaient lentement mais sûrement miné l’Etat.
Ceux qui mènent la lutte contre Law sont les mêmes qui, soixante ans
plus tard, toujours au nom des mêmes privilèges et des mêmes intérêts de
classe et d’argent, déclencheront, sans même s’en rendre compte, le grand
bouleversement qui les balaiera tous avec la royauté… Ces nobles, ces
magistrats, qui assurent être l’opinion parce que, depuis trois siècles, ils se
succèdent au parlement.
Le constat, fait par la Régence au lendemain des assises de la Chambre
de justice, est plus terrible encore devant l’histoire que le mémoire de
Fénelon à Louis XIV. Philippe d’Orléans eut le courage et la franchise de le
dire dans un acte royal, et le peuple ne fut pas dupe.
Aussi paraîtrait-il trop facile de condamner le seul Law, pour une faillite
qui fut celle de tout un système, un système qui n’était pas, celui-là, à la
portée de ses interventions.
A dire vrai, on pourrait même avoir le sentiment qu’il fut le bouc
émissaire : l’étranger commode sur qui se décharger de tous les péchés du
monde.
Car, faut-il le rappeler, nous ignorons tout des titulaires des actions
nominatives de sa Banque générale. Dans cette société où le monde des
affaires et celui du pouvoir, des banquiers, des marchands et de la noblesse
étaient étroitement solidaires et parfois liés par des mariages ou des
associations, il est difficile d’imaginer, quel qu’ait été, en sa faveur, le
soutien du Régent, que Law ait pu aller si loin sans la complicité ou le
consentement tacite de beaucoup.
Pourquoi Conti, qui l’avait au départ introduit à la cour et soutenu dans
son entreprise, donna-t-il le signal de la débâcle ? Pourquoi Dubois, qui
avait approuvé ses premiers rapports, a-t-il jusqu’au dernier moment
soutenu les actions plutôt que la monnaie ? N’est-ce pas à cause des trente
mille actions gratuites qui lui avaient été offertes par Law au titre de la
Banque générale ? Trente mille actions « mères » dont nous avons vu
qu’elles étaient montées à dix et même cent fois leur valeur…
On peut aussi se demander pourquoi on éprouva le besoin de « brûler
dans une cage de fer de 18 pieds de long sur 8 pieds de large, les billets de
banque, les actions », mais aussi, précaution surprenante, « les actes de
notaires, les contrats et les registres de liquidation »…
On brûla tout publiquement et, comme dit ironiquement le peuple de
Paris : « Le feu purifia tout. »
Il restait pourtant, du passage de Law aux affaires, une amélioration de
la condition des paysans. De nouvelles terres furent défrichées. Les artisans,
le commerce de luxe, reçurent une impulsion qui se prolongea pendant
plusieurs années. Certains droits furent supprimés. Le port de Lorient
connut la prospérité et devint l’une des principales places de commerce
françaises.
Mais, surtout, Law fit apparaître aux Français que la contrainte était, en
matière économique et financière, un bien mauvais moyen de
gouvernement. Il l’aura démontré a contrario ; mais, plus tard, dans un
ouvrage intitulé Histoire des Finances pendant la Régence, il dira qu’« il
aurait souhaité préserver la Banque d’une conduite arbitraire et la soumettre
à un ordre et à une règle en la confiant à la garde et au contrôle du
Parlement, de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides et de la Cour
des Monnaies ». Il n’y réussit pas, ajoute-t-il en substance, parce qu’il se
heurta en France à l’incompréhension, à la méfiance et à la malveillance de
certains. « On sera très surpris d’apprendre que son caractère et son
inclination7 étaient pour le gouvernement républicain et très éloignés du
despotisme… s’il est devenu royaliste, c’est après y avoir été forcé et après
avoir perdu toute espérance… c’est à cause du pouvoir absolu que son
système de crédit, atteint de gigantisme, a glissé sur la pente du capitalisme
d’Etat et du monopole. »
Telles sont les conclusions que Law a tirées lui-même de son
expérience.
Les « énigmes Law » sont donc multiples. La moindre n’est-elle pas
qu’il ait su aussi mal organiser sa vie : arrivé riche en France, il est parti
sans un louis, refusant même l’argent que Philippe d’Orléans lui proposa,
au soir de son départ, par amitié et parce qu’il n’y avait eu, comme le
Régent aimait à le répéter, « jamais rien de bas dans sa conduite ».
Francis MERCURY
1- On trouve différentes orthographes de ce nom : Law, Lawes, Laus, Las, Lasse, Lass. Saint-Simon, Voltaire, écrivent Lass. Sur l’acte de baptême de l’intéressé, on lit Law.
C’est l’orthographe que nous adoptons, bien que l’usage veuille que l’on prononce, en France, Lass.
6- Place Vendôme.
7- Il s’agit d’un ouvrage dont la rédaction est « attribuée » à Law, cela explique la troisième personne.
Les barricades de la Commune
Un corbillard s’avance cahin-caha sur la place de la Bastille. La Bastille
où, depuis ce matin, flotte le drapeau rouge. Les barricades qui s’élèvent de
toutes parts sont ouvertes pour laisser passer cet étrange cortège qui, en
cette matinée du 18 mars 1871, dans un Paris en ébullition, jette une note
insolite.
Cette coupure dans le temps, ce répit dans une cadence qui s’accélère et
s’affole depuis l’aube, elle tient en une étrange coïncidence : le convoi
funèbre est celui du fils de Victor Hugo – Charles – que le poète suit à pied
depuis la gare d’Orléans1 où il est allé chercher le corps. Et, dans la tragédie
qui monte dans cette partie du Paris populaire en pleine insurrection, le
cortège, salué au passage par les gardes nationaux qui présentent les armes,
s’achemine vers le cimetière du Père-Lachaise… tandis que, derrière lui, les
barricades se referment et les tambours battent le rappel.
Que se passe-t-il donc à Paris ce jour-là ? C’est ce que se demandent les
habitants de Montmartre qui, en ouvrant leurs persiennes, ont aperçu, dans
la brume du petit matin, leur quartier envahi par des troupes.
L’armée française, bien sûr, ce n’est pas l’ennemi mais, depuis 1848, on
se méfie d’elle, surtout quand elle est, comme ce matin, escortée des
sergents de ville – les « vaisseaux », comme on les appelle – et que son
intrusion ressemble fort à un mauvais coup.
En fait Thiers, qui, avec Jules Favre, a signé le 28 janvier un armistice
avec Bismarck, a déclenché à l’aube la bataille de Paris et opéré
l’investissement des quartiers de Montmartre et de Belleville, hauts lieux de
la « canaille », comme on dit chez les gens « comme il faut », qui fait
trembler le bourgeois.
Pour mener cette opération à bien, Thiers a obtenu des Allemands
l’autorisation d’augmenter les effectifs un peu minces (15 000 hommes)
dont il disposait à Paris.
Des prisonniers vont être remis à sa disposition. Mais surtout, car les
choses pressent et Thiers veut vider l’abcès parisien, des renforts sont
acheminés de province.
Le plan Thiers ne vise ni plus ni moins qu’à occuper – outre
Montmartre – tous les quartiers ouvriers – Belleville, les Buttes-Chaumont
– où, depuis la chute de l’Empire (et même avant) et le siège cruel auquel a
été soumise la capitale, s’est manifestée une agitation que celui qui s’est
donné pour tâche de liquider le conflit, de rétablir l’ordre – l’ordre social –
veut réduire à néant et éviter qu’une guerre civile se produise en France.
L’opération montée par Thiers pourrait s’appeler « l’opération canons »
car le prétexte en est la récupération des pièces d’artillerie qui ont été mises
à la disposition de la garde nationale et qui sont, pour le moment, stockées
en dix-sept points de Paris.
Il s’agit d’armes pour la plupart modernes qui ont été ainsi soustraites
aux Prussiens et dont la puissance de feu est considérable. 417 pièces en
tout, disséminées à Montmartre (171 pièces), aux Buttes-Chaumont (52
pièces), rue de Flandre (31 pièces provenant des remparts), à La Chapelle
(43 pièces), à Clichy, à Belleville, à Ménilmontant…
Certes, la récupération de ces armes était capitale pour Thiers, mais le
but qu’il vise est plus large : il veut en finir avec la rébellion latente de Paris
et avec la menace de révolution qui se précise de jour en jour. C’est
pourquoi, depuis trois heures du matin, les bataillons bleus de la division
Susbielle, venant de la place de la Concorde, se sont infiltrés dans
Montmartre.
C’est le général Vinoy, un ancien sénateur de l’Empire, qui commande.
Le même Vinoy avait eu, une semaine auparavant, des déboires avec les
canons. Le 11 mars, en effet, il envoie un bataillon – le 59e – reprendre un
canon qui lui appartenait mais qui se trouvait entreposé place des Vosges.
Le 59e bataillon de la garde nationale auquel Vinoy a confié cette mission
est un « bon bataillon » car il fait partie des bataillons bourgeois. Mais
l’affaire tourne mal. On crie « le canon appartient au peuple ! ». La foule
s’ameute et, à la hauteur du quartier latin, le 59e bataillon abandonne son
canon – il porte un nom symbolique « Alsace-Lorraine » – et celui-ci est
ramené place des Vosges par 2 000 gardes nationaux – pas ceux du 59e –
qui le tirent à bras.
Dès lors, Vinoy fait prendre à ses troupes un dispositif offensif : deux
régiments de ligne – les « lignards » – établissent leur cantonnement dans
les jardins du Luxembourg. Dans plusieurs arrondissements, un dispositif
d’alerte est mis en place, au cas où de nouvelles tentatives seraient faites
pour s’emparer des pièces : un coup de canon tiré à blanc avertira la
population.
Le 18 au matin, l’alarme n’a pas été donnée. Imprévoyance ? Excès de
confiance ? Simple négligence ? La Commune en donnera de nombreux
exemples par la suite. La principale raison en est le dispositif lui-même :
chef-d’œuvre de bouclage monté par une armée qui, depuis l’ouverture des
hostilités, le 19 juillet 1870, n’a cessé, ou presque, d’être défaite mais qui
retrouve une seconde jeunesse lorsqu’il s’agit de mener une opération de
police, forte qu’elle est des souvenirs et des leçons de 1848 car, pour
l’armée, 1871 sera la revanche de cette date abhorrée.
L’armée, c’est peut-être beaucoup dire ; parlons plutôt des généraux :
Vinoy, d’Aurelle de Paladines et Mac Mahon, de retour de captivité, libéré
sur les instances de Thiers pour prendre le commandement en chef des
forces de répression… ayant fait presque tous la démonstration de leur
incapacité sur les champs de bataille.
Le moral des régiments qui sont rameutés de province (notamment ceux
qui, avec l’autorisation des Prussiens, sont venus du Havre) laisse à désirer.
A Paris, où ils campent place de l’Etoile, avenue Malakoff et place du
Trocadéro, ils sympathisent avec la population.
Deux brigades, six mille hommes environ, ont démarré. Elles sont
placées sous les ordres des généraux Paturel et Lecomte. La brigade Paturel,
qui comprend un bataillon de chasseurs à pied – le 17e – deux bataillons du
76e de ligne, une demi-compagnie du génie et des sergents de ville armés,
s’est regroupée place Clichy d’où, après avoir contourné le cimetière
Montmartre par l’avenue de Saint-Ouen, la rue Marcadet, la rue des Saules,
elle se porte par la rue Norvins vers le Moulin de la Galette où se trouve
installé son objectif : le parc d’artillerie de Montmartre.
Des éléments de soutien doivent prendre position boulevard de Clichy
et place Pigalle, où ils seront à la disposition du général Susbielle qui
commande l’ensemble de l’opération.
C’est à la brigade Lecomte que revient le soin – avec deux bataillons du
88e régiment de marche, des sergents de ville et des gardes républicains –
d’investir la Butte Montmartre par la rue du Mont-Cenis. Lui aussi dispose
de réserves : le 18e bataillon de chasseurs à pied, le 3e bataillon du 88e et
une batterie qui occupent le boulevard Rochechouart.
Pour les civils, on l’a vu, la guerre est un épisode malheureux dont
l’Empire est sans doute avant tout responsable et qu’il s’agit d’oublier au
plus vite en jouant sur l’idée facile – mais qui sera repoussée par Bismarck
– que la Prusse était en guerre avec Napoléon III mais pas avec la France.
Disons que – faute de sondages, on en est réduit aux hypothèses – 80 pour
cent de la population française pense cela, à la fin de ce triste été de 1870 ;
mais il serait injuste de croire que tous les Français et même tous les
bourgeois jugent ainsi.
« On ne peut pas dire que le pays désirait la continuation de la guerre »,
écrit l’historien Albert Sorel, témoin de cette période.
La proclamation du gouvernement de Défense nationale a provoqué une
marée de départs vers la province, et les gares, en particulier la gare de
Lyon, sont le théâtre d’un véritable exode. Après l’effondrement des
militaires, celui des civils.
Mais il y a quelques résistants, rares, dispersés, noyés dans le fleuve
noir du désastre. Nous avons vu Flaubert. Daru s’étonne qu’il y ait des
« jusqu’au boutistes » même parmi les « gens convenables ».
Alors que l’armée, frappée d’hébétude, ne sait plus où est le véritable
ennemi et que les « nantis » veulent négocier avec la Prusse, par lâcheté et
facilité, on trouve, en 1870, une phalange active d’intellectuels, tel Renan
qui déclare que « les Allemands sont une race supérieure, bien supérieure à
nous » ou ceux qui voient, comme Veuillot, l’occasion d’obtenir, à travers
l’épreuve de la défaite, « la réparation de nos fautes ». George Sand, quant à
elle, opte pour l’ordre prussien contre la canaille.
Large esprit de « collaboration » aussi dans la presse, et de nombreux
journaux, surtout, il faut le reconnaître, ceux qui sont la propriété des
capitalistes – industriels, hobereaux de province – se mettent à la
disposition de la propagande et se font l’écho complaisant de la gazette de
Berlin. C’est le cas, entre autres, de L’Indépendant Rémois.
D’autres, comme Le Figaro, L’Univers, L’Electeur libre, Le Français,
Paris-Journal, Le Journal des Débats, distillent le défaitisme à longueur de
colonnes.
Défaitisme qui a succédé aux rodomontades et autres tartarinades du
début. Le 9 août, La Liberté titrait encore : « A Berlin ! A Berlin ! » avec
cette conclusion de Léonce Détroyat : « Il n’y a qu’à Berlin que la paix
doive et puisse être signée ! »
Dans L’Univers, Louis Veuillot écrivait, le 10 août : « Aujourd’hui, il ne
peut plus y avoir de doute que la Prusse a perdu la frontière du Rhin » et, le
18 août… « Bientôt la France et la Prusse sauront ce qu’elles valent
réciproque-ment quant aux muscles. » Sans oublier ce chef-d’œuvre du
Gaulois, daté du 3 septembre : « Le bruit s’est répandu que le roi de Prusse
serait devenu fou. Le roi aurait été dirigé hier de Varennes sur Berlin. Rien
ne nous autorise à infirmer ou confirmer cette nouvelle. Mais il est un fait
qu’il nous est impossible de ne pas remarquer : c’est le choix de la ville où
le roi Guillaume a établi son quartier général. Varennes ! Terrible augure !
C’est là qu’on arrête les rois. »
Mais il s’est créé aussi une presse de la résistance, telle Le Combat, de
Félix Pyat.
Il y a des appels émouvants en faveur de la formation de groupes de
francs-tireurs. Ces appels ne sont pas l’exclusivité de la « gauche ». Dans
une « Proclamation du peuple breton », C. de Carfort fixe les lois de la
résistance à tout prix.
« Si l’ennemi vient vers nous, debout tout ce qui reste de Bretons ! Que
chacun prenne la croix rouge à son chapeau !
« Que le tocsin sonne de bourg à chapelle et de chapelle à bourg !
« Que les femmes soient dirigées vers nos îles !
« Que tout ce que nous possédons soit confié à la terre !
« Que les arbres soient abattus sur toutes les routes et dans tous les
chemins !
« Que de chaque fossé, de chaque bois, de chaque lande partent des
coups assurés !
« Et, s’il faut mourir, mourons en Bretons pour nos champs, pour notre
Dieu, pour notre liberté ! »
L’esprit de résistance à l’ennemi n’est nullement, comme l’ont voulu
démontrer plusieurs auteurs, l’apanage exclusif des hommes d’un seul
groupe politique. Les lutteurs héroïques de Châteaudun, de l’Isle-Adam, les
francs-tireurs ne sont pas forcément des adeptes des mouvements de gauche
mais il faut reconnaître que ceux-ci sont l’élément nettement prédominant
car le nationalisme est – en cette moitié du XIXe siècle – de gauche : l’éveil
des nationalistes en Europe n’est-il pas en grande partie l’œuvre de la
révolution de 1848 et de ses « succursales » à l’étranger ?
A cette époque, la droite ne se sent pas réellement posséder la fibre
nationaliste : il existe une véritable internationale des gens du monde,
beaucoup plus forte et agissante que l’internationale ouvrière qui vient de
naître à Londres. Le langage employé entre ennemis est encore un langage
de cour.
Lorsque Napoléon III se rend au roi de Prusse, il l’appelle « mon bon
frère » et c’est sur ce ton que son vainqueur lui répond. Favre et Thiers,
lorsqu’ils négocient avec Bismarck, emploient un langage tel qu’on a du
mal à croire que la conversation se déroule entre les dirigeants de deux
puissances en guerre.
Le 31 octobre marque une date capitale sur le chemin qui mène à la
proclamation, quatre mois et demi plus tard, de la Commune. Répétition de
cette proclamation, elle creusera un fossé définitif entre le gouvernement et
les « rouges ». Dans Paris assiégé, règne désormais un climat de pré-guerre
civile, tandis que les projets d’armistice sont pour un bon moment
invendables à une population qui s’engage résolument pour un long voyage
au bout de la nuit : « Le revirement serait terrible, le jour où Paris croirait
avoir été joué », note Mme Quinet. Il ne le croit pas encore.
De nouveau des tentatives de sortie qui reviennent, aussi inutiles aussi
décevantes, régulièrement au cours de ce siège. Le 10 novembre, l’armée de
la Loire remporte un succès à Coulmiers et chasse les Bavarois et Von der
Tann d’Orléans.
Mais le succès n’est pas exploité. Bien au contraire. La nouvelle de
Coulmiers est parvenue le 14 à Trochu et, le 18, il fait savoir à Gambetta
qu’il lui faut encore une semaine pour déclencher une offensive vers la
Beauce et le Gâtinais d’où peut venir l’armée libératrice. « Le
gouvernement ne renonce pas à son projet d’armistice », note, le 19,
Mme Edgar Quinet. Thiers, qui s’était échappé de Paris dans la matinée du
31, s’en occupe activement.
En attendant, on réorganise les forces militaires de la capitale : le
6 novembre, Trochu crée trois grands commandements : une première
armée sous les ordres de Clément Thomas et qui comprend toute la garde
nationale – 300 000 hommes –, une seconde armée confiée à Ducrot et une
troisième armée placée sous les ordres de Vinoy.
Le 30 novembre à l’aube, c’est, après un retard d’une journée qui aura
alerté l’ennemi, une sortie en direction de l’est, celle-ci, vers Champigny et
la Marne. Dès le 1er décembre, l’offensive, qui est mal partie, s’essouffle et,
le 3, Ducrot repasse la Marne. Rideau. Cette affaire a été menée entièrement
par l’armée, et la garde nationale n’y a, en aucune manière, participé. Il est
vrai qu’on ne lui a rien demandé.
Le Figaro, qui donne les noms des officiers tués ou blessés au cours de
cette affaire, ajoute perfidement : « M. Flourens, lui, n’a rien eu, pour cette
raison excellente qu’il n’assiste jamais à aucun combat. » Flourens qui, à la
suite d’une machination de Clément Thomas, va être arrêté le 6, après que
son bataillon de Bellevillois aura été accusé d’abandon de poste. D’ordre du
gouvernement, le bataillon est dissous. A la mi-décembre, pluie de légions
d’honneur sur les généraux et amiraux de la garnison de Paris.
Les coups de feu que les Montmartrois ont entendus dans leur demi-
sommeil, c’est un homme qui meurt, la première victime, et sans doute la
plus innocente de cette journée : le garde national Turpin, qui était de
faction au parc d’artillerie du Moulin de la Galette.
« C’est le coup d’Etat. Debout, aux armes ! » crie-t-on de porte en
porte. « Reprenons les canons ! » entend-on aussi de tous côtés.
Car, bénéficiant de l’effet de surprise, l’armée, qui a rapidement atteint
ses objectifs, commence à emmener les canons, les fameux canons. Les
attelages concentrés à la Concorde font défaut (ce retard sera une des
énigmes de la journée, mais il faut le mettre sur le compte, une fois de plus,
de la désorganisation de l’armée qui, depuis juillet, en a donné tant de
malheureux exemples). Faute de chevaux, les soldats tirent les pièces à
bras. Leur marche est entravée par les tranchées et remblais qui
s’échelonnent sur la butte. A 6 heures du matin, une cinquantaine de pièces
sont déjà au pied de la Butte de Montmartre.
A la même heure, la situation des forces gouvernementales paraît très
satisfaisante : l’armée « tient » Montmartre, la Bastille, la Cité, Belleville
même. La partie est-elle gagnée ?
On pourrait le croire mais, en une heure, de 6 heures à 7 heures du
matin, la situation va changer sensiblement.
Et le général Lecomte, qui monte vers le sommet de la Butte par la rue
Clignancourt et la rue Marcadet, va s’en apercevoir très vite.
Ecoutez Lissagaray : « De vagues rumeurs s’élevèrent, des bruits
confus coururent dans les rues, sourd grognement de l’orage populaire…
Tout à coup, un clairon sonne, jetant des notes stridentes au vent. Dix, vingt,
cent clairons répondirent. Les tambours battirent avec rage les coups
lugubres de la générale ; Montmartre, arraché à son sommeil, s’agita dans
ses profondeurs, se répandit dans ses carrefours, se massa sur ses places.
Tout cela spontané, s’allumant comme une traînée de poudre, éclatant
comme une mine. La tempête était déchaînée. »
Il est 7 heures du matin, tout Montmartre est dans la rue et entoure,
assiège, noie, absorbe les soldats. On se cotise pour offrir à boire aux
militaires. On fraternise. Les femmes apostrophent les officiers : « Où
emmenez-vous ces canons ? A Berlin ? » A 8 heures, trois cents gardes
nationaux remontent le boulevard Ornano. Ils sont arrêtés par un poste du
88e. On crie « Vive la République ! ». Ils se joignent au cortège. La même
scène se reproduit rue Dejean. Crosse en l’air, soldats et gardes mêlés
remontent la rue Muller. Le général Lecomte, qui se trouve au milieu de ses
troupes, ordonne d’ouvrir le feu. Il n’est pas obéi et une masse de civils et
de gardes arrivent par la rue des Rosiers. Le général Lecomte, cerné, isolé,
est… arrêté par ses propres soldats.
Il est conduit au Château-Rouge, quartier général des bataillons de
Montmartre. On lui demande de faire évacuer la Butte. « Il signe l’ordre
sans hésiter, raconte Lissagaray, comme le fit en 1848 le général Bréa. »
L’ordre est porté aux officiers et soldats qui occupent encore la rue des
Rosiers (l’actuelle rue du Chevalier-de-la-Barre). Trois coups de canon,
tirés à blanc, annoncent à Paris que la Butte Montmartre est reconquise.
Rue Lepic, pendant ce temps, la foule a obligé les soldats du général
Paturel à abandonner les canons qui sont remontés une fois de plus sur la
Butte, malgré la raideur de la pente.
Le flot populaire, empruntant le boulevard Ornano, descend jusqu’au
boulevard Rochechouart où sont broyés les restes du 88e : le colonel, qui
fait mine de prendre tout cela de haut et de résister, est arrêté. Place Pigalle,
le général Clément Thomas, l’ancien chef de la garde nationale, nommé au
lendemain du 31 octobre, est reconnu parmi la foule. Qu’est-il venu faire là,
en civil ? On trouve sur lui des croquis, des chiffres. A ne point douter, ce
n’est pas la simple curiosité ou l’affection qu’il porte à ses anciennes
troupes qui l’ont poussé ce jour-là jusqu’à Montmartre. Il est arrêté et va
rejoindre le général Lecomte.
Vinoy évacue la place Clichy tant que la retraite ne lui est pas encore
complètement coupée, car les barricades montent de tous côtés. On se bat
sur la place Pigalle. Une soixantaine de gendarmes faits prisonniers sont
conduits à la mairie de Montmartre. Vers 10 heures et demie, un
télégramme de la préfecture de police du gouvernement fait le point de la
situation : « Mauvaises nouvelles de Montmartre. Troupes ont refusé d’agir.
Butte, canons, prisonniers repris par insurgés. »
Aux Buttes-Chaumont, à Belleville, au Luxembourg, à la Bastille – où
le général Le Flô a failli être capturé – la situation échappe complètement
aux forces de l’ordre. L’échec est total.
Vers 11 heures, c’est la contre-offensive. Le comité central – beaucoup
de ses membres sont absents – se réunit brièvement rue Basfroi. Des ordres
sont rédigés, qui sont acheminés vers les bataillons. « Ne pas attaquer,
dresser des barricades », tel est l’essentiel de ces ordres. Le comité central
est encore hésitant et ne sait qu’obéir à ce vieux réflexe de colère, mais ce
réflexe de défense, qu’est la barricade…
De son côté, le général d’Aurelle de Paladines fait sonner le tocsin et
battre le rappel des bataillons sûrs de la garde nationale. En vain. Cinq ou
six cents hommes seulement répondent.
Bien qu’il ait des maires et adjoints élus, le nouveau pouvoir a décidé,
dans la nuit du 18 au 19, de procéder à des élections. « Préparez donc et
faites de suite vos élections communales et donnez-nous pour récompense
la seule que nous ayons jamais espérée : celle de voir établir la véritable
République », lit-on encore dans la proclamation affichée le 19. Les
élections auront lieu le 22.
Leur finalité est quelque peu ambiguë : s’agit-il de donner à Paris un
nouveau conseil municipal ou de rebâtir, à travers ces élections, une
nouvelle cité, une République nouvelle ?
Le grignotage des maires et les tentatives de ce qu’on appellerait de nos
jours la réaction, ne laissent pas au comité central le temps de réfléchir à
cette question. Dès le 19, les maires, Clemenceau en tête, se rendent à
Versailles pour y rechercher un compromis.
Comme par hasard, le 21, manifestation contre-révolutionnaire : à une
heure de l’après-midi, un millier de manifestants descendent la rue de la
Paix aux cris de « Vive l’ordre ! », « Vive l’Assemblée ! » et « A bas le
Comité ! ».
Leur plan est de s’emparer de la place Vendôme et de menacer l’Hôtel
de Ville. Qui sait ? Parmi eux, l’amiral Saisset, un réactionnaire bon teint,
que l’Assemblée de Versailles vient de nommer, après tant d’autres,
commandant de la garde nationale.
Devant la rue Neuve-Saint-Augustin, les manifestants désarment deux
gardes nationaux. Mais, à la hauteur de la rue Neuve-des-Petits-Champs, ils
se heurtent à un barrage de la garde. Sommations, roulements de tambours
et re-sommations : on ouvre le feu. Des cris. La rue de la Paix se vide en
quelques secondes. Une dizaine de corps gisent sur la chaussée.
Cette sanglante échauffourée augmente la tension à l’intérieur de Paris.
Une action contre l’Hôtel de Ville, menée par l’amiral Saisset avec les
bataillons « bourgeois » de Passy, de La Muette et du Trocadéro – le XVIIe
– n’est pas à exclure.
Mais la désorganisation de ces bataillons, la faiblesse de leurs effectifs
(12 à 15 000 hommes) interdisent toute action sérieuse et bientôt, en dépit
des efforts des maires – qui ont déclaré illégales les élections du 22 – le
comité central se ressaisit. Il décide que les pouvoirs militaires de Paris
seront remis à trois de ses membres : Eudes, Duval et Brunel, qui porteront
le titre de général. Les élections auront lieu le dimanche 26 mars.
Et cette fois-ci, les maires, qui le 23 sont revenus à Versailles, n’y
pourront rien : l’Assemblée a gravi, depuis quarante-huit heures, quelques
échelons dans l’escalade réactionnaire. De retour à Paris, ils s’aperçoivent
qu’à l’opposé, le comité central a durci sa position. Les maires vont jouer le
jeu. « Le comité central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les
députés, les maires et les adjoints », lit-on dans une proclamation annonçant
l’ouverture du scrutin pour le 26 mars à 8 heures du matin.
Sur un chiffre de 485 569 inscrits, il y a 229 167 votants, c’est-à-dire, à
peu de chose près, le même nombre de votants (227 529) que pour
l’élection des maires d’arrondissement, le 5 novembre 1870.
Parmi les 90 élus, l’élément révolutionnaire prédomine nettement. On
ne compte que 11 « modérés ». Le comité central n’a que 13 élus. Tous les
autres sont des révolutionnaires de nuances et d’appartenances diverses :
blanquistes, membres de l’Internationale, proudhoniens pour la plupart (16
en tout), etc.
Vingt-cinq membres de la nouvelle assemblée municipale appartiennent
à la classe ouvrière.
Le grand jour, celui de la proclamation de la Commune issue de ce
scrutin, est fixé au 28. Foule immense devant l’Hôtel de Ville.
Des banderoles rouges, des drapeaux rouges, le buste de la République
orné d’une écharpe rouge en sautoir. Les bataillons baïonnette au canon. Le
soleil. Les musiques jouent La Marseillaise et Le Chant du Départ… Les
canons de 92 tirent des salves. Une estrade où les membres du comité
central et de la nouvelle assemblée sont rangés. Echarpes rouges en sautoir.
L’un d’eux s’avance. Les tambours battent Aux champs. La foule entonne à
son tour La Marseillaise. « Au nom du peuple, la Commune est
proclamée ! »
Hurlements, chants, musiques, canons.
« Ecrasez l’Assemblée », écrit le journal Le Père Duchêne dans les
jours qui suivront le 28 mars. « Cent mille baïonnettes luiront bientôt autour
du théâtre de Versailles. » Voilà donc que ça recommence. Dans Paris une
nouvelle fois assiégé, le complexe de la « sortie » victorieuse et libératrice
va de nouveau travailler les Parisiens.
Car, Paris est pris, ou à peu près, entre deux cercles concentriques : les
Versaillais et les Prussiens. A vrai dire, sur le terrain, la situation est un peu
plus compliquée. Au 2 avril, par exemple, les Versaillais occupent un front
qui, au nord-ouest, part approximativement de Puteaux – à la hauteur du
Rond-Point de la Défense.
Cette ligne forme une parabole dont le sommet serait Versailles et dont
la branche sud court à peu près parallèlement au terrain d’aviation actuel de
Villacoublay pour se terminer entre Châtillon et Montrouge : en somme,
une vaste poche qui inclut Suresnes, Saint-Cloud, Sèvres, Chaville et
Vanves est plus ou moins contrôlée par les communards. Entre Montrouge
et la Seine, au sud de Paris, une sorte de « no man’s land », puis, de
Charenton à Saint-Denis en passant par la ligne des forts de Nogent, Rosny,
Noisy, Romainville, Aubervilliers et Fort-Est, les Allemands, l’arme au
pied.
Et de nouveau, de Saint-Denis à Courbevoie, un vide.
Claude COUBAND
1- La gare d’Austerlitz.
3- N.D.L.R. On sait que la cause directe du conflit est la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne.
5- « Un délégué me conduisit à l’Hôtel de Ville. Je demandai où je pouvais trouver l’Internationale et l’on me répondit qu’en ce moment n’existaient ni sections, ni conseil
fédéral : d’abord, tous les membres avaient été emprisonnés puis dispersés dans divers régiments… en conséquence, l’association était détruite. » (Séraillier.)
A l’approche de ses sept ans, Rodolphe est enlevé à ses nourrices. Son
éducation d’homme et de prince commence. On le confie à un précepteur
qui a pour tâche de l’endurcir et de lui apprendre la discipline : le général
comte de Gondrecourt. Une sorte de soudard à grosses moustaches, doté
d’une voix tonitruante qui fait prendre au gamin des crises de nerfs.
« Brutal et borné » sont les qualificatifs qui reviennent le plus fréquemment
sous la plume des chroniqueurs de l’époque. Mais il jouit d’un grand
prestige dans l’armée, et il rentre d’une campagne victorieuse au Danemark,
où il a commandé une unité d’élite de l’armée autrichienne, la « Brigade de
fer ». L’essentiel de son programme d’éducation consiste en des douches
glacées, l’hiver, et en coups de pistolet qu’il tire de préférence la nuit aux
oreilles de l’enfant endormi. Il pense ainsi fortifier son corps et son esprit.
Parfois, et plus particulièrement quand la cour du château de la Hofburg est
couverte de neige, Gondrecourt éveille Rodolphe avant l’aube. Il se poste à
une fenêtre du rez-de-chaussée. « Ein, Zwei… » Une, Deux… Une, Deux…
le petit prince fait l’exercice dans la neige jusqu’aux genoux, se jette à plat
ventre, se relève, court, s’arrête, repart, s’écroule enfin. Un jour,
Gondrecourt emmène son élève au jardin zoologique de Lainz, dans la
banlieue de Vienne, et décide de mettre son courage à l’épreuve. Il
l’enferme dans un enclos et crie : « Voilà un sanglier. » Fou de terreur,
Rodolphe se roule par terre et s’évanouit.
Après quatre mois de ce régime, l’enfant est si maigre, si blême et si
nerveux que l’impératrice Elizabeth intervient. Pour la première fois, elle
ose adresser des revendications à son époux : « Je demande que me soient
accordés les pleins pouvoirs, sans limitations, pour tout ce qui concerne les
enfants, le choix de leur entourage, le lieu de leur séjour, la direction
complète de leur éducation. En un mot, que tout soit décidé par moi seule,
jusqu’à l’époque de leur majorité. »
Toute sa vie, Rodolphe gardera à sa mère une reconnaissance éperdue
pour cette intervention. Gondrecourt est remercié, un nouveau précepteur
nommé, le colonel Joseph Latour von Thurnberg. Un esprit éclairé celui-là,
qui s’attache à former l’intelligence de Rodolphe sans lui imposer de
contraintes excessives, en développant même son esprit critique. Après
Elizabeth, Latour restera, pour toujours, le confident favori de Rodolphe.
L’emploi du temps du prince, cependant, ne laisse guère de temps pour les
distractions. Rodolphe doit apprendre l’histoire, les sciences naturelles, les
langues des peuples qui font partie de l’Empire, le hongrois, le polonais, le
tchèque, l’italien, plus le français qui est alors la langue diplomatique de
l’Europe. Il suit des cours de droit et de science politique, lit Montesquieu
et Rousseau dans le texte, s’initie à l’économie politique avec l’un des
esprits les plus brillants de son temps, le professeur Karl Menger – encore
un homme avec lequel il restera très lié. Quand les cours sont terminés,
Rodolphe n’a plus que le temps de faire du cheval et des exercices
militaires. Voilà l’éducation d’un fils d’empereur. Elle fait de Rodolphe un
jeune homme instruit, brillant même, en avance sur la plupart de ses
contemporains. Mais son équilibre nerveux reste déficient. Il est sujet à des
crises de larmes, traverse de longues périodes de dépression. Jusqu’à sa
mort, Rodolphe passera, presque sans transition, de l’enthousiasme à
l’abattement.
L’éducation religieuse, bien sûr, n’est pas négligée. Rodolphe, quand il
deviendra empereur, ne portera-t-il pas, aussi, le titre de Majesté
Apostolique ? Dès sa quatrième année, il est donc confié au chapelain de la
Hofburg, Kutschker, dont les méthodes sont assez proches de celles du
général comte de Gondrecourt. Kutschker – qui deviendra archevêque de
Vienne – insuffle à l’enfant une foi simpliste et néanmoins robuste qui ne
lui pose aucun problème. Mais l’éducation du colonel Latour bouleverse
tout. En découvrant l’humanisme et les philosophes du XVIIIe siècle,
Rodolphe se laisse envahir par le doute. Conséquence, vraisemblablement
d’une instruction générale très complète et très savante en regard d’une
éducation religieuse par trop primitive. Rodolphe, ainsi, s’éloigne
précocement des pratiques religieuses. Il n’a pas dix ans que Latour
remarque que son élève se montre « léger » dans l’accomplissement de ses
devoirs religieux, récitant ses prières du matin et du soir à toute vitesse, en
avalant le plus possible de mots pour en finir au plus vite, comme s’il se
débarrassait d’une corvée. Il n’est pas sans intérêt de noter cette évolution
chez le jeune prince encore enfant : elle renforce la vraisemblance de la
thèse du suicide, que certains contesteront après le drame de Mayerling,
sous prétexte que Rodolphe aurait été trop croyant pour mettre fin lui-même
à ses jours.
L’indépendance d’esprit du prince ne se manifeste pas seulement à
l’égard de la religion. A peine adolescent, son esprit s’éveille aux grands
problèmes politiques de son temps. Témoin ces quelques phrases extraites
d’une étude qu’il écrit à l’âge de 15 ans, et qu’il intitule Pensées détachées :
« Le mode de gouvernement s’est modifié du tout au tout et se
rapproche pas à pas de la république. Une antique famille de souverains (il
s’agit naturellement de la famille des Habsbourg) se maintient surtout parce
qu’elle est intimement liée aux traditions des gens, et cependant un parvenu
nouveau peut accéder au pouvoir en peu de temps, car le concept intégral de
souveraineté n’est plus de notre époque : pourquoi fonder une dynastie
quand les autres s’écroulent ? Voilà la Royauté : ce n’est plus qu’une grande
ruine qui subsiste au jour le jour et finalement disparaîtra. Elle a tenu
pendant des siècles, et tant que le peuple se laissera mener à l’aveuglette
cela continuera ; pourtant sa mission est sur ses fins, tous les hommes sont
libres, cette ruine s’écroulera au prochain orage… »
Certes, on écrit beaucoup de choses, y compris parfois n’importe quoi,
à quinze ans, et il arrive fréquemment qu’on les renie une fois parvenu à
l’âge adulte. Mais le futur comportement politique de Rodolphe montrera
une incontestable continuité de l’adolescence à l’âge d’homme. Et cela
aussi il faut le savoir pour pouvoir suivre le chemin qui l’a conduit à
Mayerling.
Au fil de sa jeunesse, d’autres événements, d’autres rencontres fortifient
Rodolphe dans ses idées libérales et son scepticisme vis-à-vis des traditions
familiales dont son père François-Joseph s’est fait une règle de vie. En
1875, par exemple – il a dix-sept ans –, Rodolphe accompagne sa mère à
Munich, fief de la famille Wittelsbach, où règne encore le roi Louis II de
Bavière. Mais Louis II n’est plus qu’un souverain postiche dont le royaume
a été pratiquement annexé par la Prusse après la proclamation de l’Empire
allemand en 1871. Une profonde amitié naît entre Louis et Rodolphe, qui
n’en est que mieux à même de constater à quelles infortunes peut conduire
l’exercice solitaire du pouvoir, à quelle solitude peut être réduit un
souverain pratiquement abandonné de son peuple. Louis II de Bavière finira
par se suicider. Rodolphe, toujours, cherchera à s’appuyer sur les forces
populaires plutôt que de défendre les privilèges de l’aristocratie et de la
famille impériale. Son choix, à l’heure de la crise entre l’Autriche et la
Hongrie, ne s’explique pas autrement – sans oublier, bien sûr, sa haine de
l’Allemagne.
Un mois à peine avant de fêter ses dix-neuf ans, le 24 juillet 1877,
Rodolphe est déclaré majeur. Son éducation, dès lors, est considérée comme
terminée. Sans la moindre transition, le kronprinz passe d’une dépendance
absolue vis-à-vis de ses maîtres et précepteurs à une indépendance totale.
De la servitude à la souveraineté, pourrait-on dire. D’un jour à l’autre, il
reçoit un commandement militaire, une suite que dirige l’intendant
Bombelles, et surtout une liste civile qui lui permet de dépenser sans
compter, de donner des réceptions, et de sortir. Il n’a plus à obéir mais
seulement à commander, ses seules obligations consistent en des missions
officielles, des réceptions où il joue essentiellement un rôle de
représentation. Ce personnage de prince héritier, pour fastueux qu’il soit, ne
le satisfait pas : ce que Rodolphe voudrait, c’est jouer un rôle politique
effectif, participer au gouvernement de l’empire austro-hongrois. Mais il
n’en est pas question. François-Joseph ne lui demande que de briller, de
plaire, de le représenter à l’occasion dans les cérémonies officielles, et
d’attendre sagement son tour de régner… Résultat : Rodolphe ne profite
guère de son émancipation que pour découvrir les plaisirs de la vie à
Vienne. Et puisqu’il n’a plus de frein, il le fait, naturellement, sans la
moindre mesure. Tous les plaisirs, à commencer par les femmes, sont pour
lui.
S’il est d’ailleurs une ville où il fait bon vivre, quand on est jeune et
fortuné, c’est bien Vienne en cette fin du XIXe siècle. Carrefour de races et
de civilisations, elle est connue pour son esprit de tolérance et pour
l’insouciance de ses habitants. François-Joseph lui-même, comme s’il avait
voulu effacer toute trace d’austérité, a fait démolir les fortifications qui
entouraient la vieille ville et rappelaient le temps où la vie était dure. A leur
place, il a fait tracer une avenue circulaire, le Ring, qui est devenu l’un des
lieux de promenade les plus célèbres du monde entier. Ce ne sont que
brasseries, palais, hôtels particuliers, théâtres et musées, construits dans les
styles les plus disparates où domine certes le baroque, mais où se
rencontrent aussi le gothique, le faux grec et le Renaissance. Dans une
atmosphère de fête permanente, les Viennois se soucient assez peu des
affaires de l’Etat – et le feraient-ils que le régime autocratique et policier de
François-Joseph aurait vite réussi à les en dégoûter. L’intérêt se porte avant
tout sur le bien-boire et la bonne chère, le théâtre et la musique – Offenbach
autant que Wagner, ce qui est un signe supplémentaire de la tolérance qui
règne dans la capitale autrichienne. Les arrière-salles des cabarets sont
pleines d’orateurs qui exposent leur toute dernière théorie littéraire,
artistique ou philosophique. Banquiers et aristocrates se ruinent dans les
maisons de jeu avant d’aller finir la nuit dans l’une des trente salles de bal
qui ne désemplissent jamais. « Dans une atmosphère d’insouciance et de
délire collectif, Vienne était alors, affirme l’historien Walter Richter, le
paradis de la sensualité avilissante, du romantisme abêtissant et de l’esprit
d’opposition hystérique. » Et aussi, sans doute, d’une certaine douceur de
vivre…
Rodolphe s’adapte sans peine à ce monde nouveau pour lui. Comme il
ne peut pas décemment fréquenter les salles de danse, il organise des bals à
la cour, en petit comité, jusqu’à deux ou trois heures du matin. Le jour, il
chasse. Mais certaines nuits, avec son cousin Philippe de Cobourg et son
ami le comte Hoyos, Rodolphe, déguisé en bourgeois, fait la tournée des
tavernes, chante et danse, pas trop regardant sur le milieu social des bonnes
fortunes que lui procurent ces escapades.
A la même époque, Rodolphe est saisi par la passion des voyages. La
Grèce, l’Egypte, puis la Grande-Bretagne… Il en revient encore plus
sceptique à l’égard du régime austro-hongrois, au point de publier, peu
avant de quitter Londres un pamphlet contre la noblesse qui lui vaut à son
retour les reproches amers de François-Joseph. L’année suivante, en 1878, il
est nommé colonel au 36e régiment d’infanterie stationné à Prague. Il y fait
l’apprentissage de la vie de garnison et des traditions militaires, et il en
conclut… que l’armée impériale n’est plus du tout adaptée aux tâches de
son époque. Encore une chose qu’il veut bouleverser !
Ce qui est certain aussi, c’est que la petite baronne Vetsera a commencé
à s’intéresser à Rodolphe avant même que celui-ci la remarque.
Tout commence un dimanche après-midi du mois de mai 1888. Ce jour-
là, Marie accompagne ses deux oncles Baltazzi au champ de courses de
Vienne. Rodolphe est dans la tribune, et Marie le voit pour la première fois.
Pendant un instant, elle a même l’impression que le regard de l’archiduc
s’est attardé sur elle. En rentrant rue des Salésiens, elle se confie à sa vieille
bonne hongroise. Comment faire la connaissance du prince ? Marie songe à
tous les éternels artifices. Va-t-elle s’évanouir aux pieds de Rodolphe,
inventer une comédie qui attire son attention ? Pendant plusieurs mois, elle
hésite. A l’automne, enfin, elle accomplit le geste décisif, par le moyen le
plus simple : elle écrit à Rodolphe. Est-ce l’effet d’une grande timidité ou
d’une extrême rouerie ? Sa lettre enflammée est anonyme. « Je vous aime.
Je ne souhaite qu’une chose, vous parler… » Le parfum du mystère…
Rodolphe, désœuvré et insatisfait, en proie à de graves préoccupations
familiales et politiques, n’y résiste pas longtemps. Son admiratrice inconnue
lui a fait savoir qu’il pouvait lui fixer un rendez-vous par une lettre poste
restante, il répond : toutes les nuits, un fiacre attendra, à une extrémité de la
rue des Salésiens (Marie a donné une adresse approximative).
Entretemps, la petite baronne s’est confiée à une amie qui fréquente le
salon de sa mère. C’est Marie Larish. Elle est la fille de Louis II de Bavière
et d’une actrice nommée Henriette Mendel, unis par un mariage
morganatique. Bien que privée de ce fait de tous les titres héréditaires, la
jeune femme a pu pénétrer à la cour grâce à l’impératrice Elizabeth, dont
elle est la nièce par le sang. La fille d’Henriette Mendel a épousé, par
protection si l’on peut dire, un noble bohémien, le comte Georges Larish,
qui ne se mêle guère de la vie privée de sa femme. Marie Larish n’est pas
une beauté selon les critères classiques, avec son nez épaté et ses taches de
rousseur. Mais elle possède une vitalité peu commune. « C’est une lionne »,
disent certains de ses contemporains, faisant sans doute allusion à son
opulente chevelure rousse autant qu’à son caractère. « Elle a du chien »,
reconnaît Elizabeth. Après un an de mariage, elle a laissé son mari dans sa
maison de campagne, et elle est installée neuf mois sur douze au Grand
Hôtel de Vienne, qui donne sur le Ring. Les trois autres mois, elle voyage.
Marie Larish a réussi à s’introduire dans l’entourage de l’archiduc.
D’aucuns prétendent même qu’elle a eu, un moment, une liaison avec
Rodolphe. Ce qui n’a jamais pu être établi avec certitude. En tout cas,
Marie Larish apparaît comme l’intermédiaire idéale entre Rodolphe et
Marie Vetsera.
A peine aborde-t-on le début de l’histoire de Rodolphe et de Marie qu’il
est difficile de cerner la vérité. Il n’est pas sûr que la lettre de Marie ait été
acheminée par la poste. Il est possible qu’elle ait été simplement transmise
par Marie Larish. De même, il existe deux versions de la première rencontre
entre les deux jeunes gens. Selon Marie Larish – mais son témoignage est
suspect – Marie a réussi, seule, à se glisser hors du palais de sa mère, en
chemise de nuit, après avoir passé un peignoir et un manteau, et dissimulé
son visage sous une voilette. Elle trouve, comme convenu, le fiacre conduit
par le cocher personnel de Rodolphe, Bratfisch, en stationnement au bout de
la rue des Salésiens. Le fiacre parcourt une centaine de mètres, s’arrête
devant une porte du palais de la Hofburg. Rodolphe saute sur les coussins,
enveloppé dans une cape noire. Sur le coup, il ne reconnaît pas Marie
Vetsera, mais il se rend compte que sa conquête n’est pas, comme il le
croyait, une demi-mondaine ou une petite actrice en quête d’un protecteur.
A sa conversation, il reconnaît une dame de la « société », et les bonnes
manières prenant le dessus, Rodolphe se contente pour cette fois de
marivauder avec élégance. Enfin, il reconnaît Marie, et évoque plaisamment
le projet de mariage dont il est question à Vienne entre elle et l’héritier de la
famille de Bragance, Michel, qui convoite le trône du Portugal. Marie
descend du fiacre, ravie : « Il est aussi digne d’admiration que je me l’étais
figuré », confie-t-elle à sa gouvernante.
Cette version est contestée par de nombreux historiens, qui considèrent
que c’est la comtesse Larish qui a tout organisé. Ils la dépeignent comme
une femme machiavélique, qui aurait imaginé de se venger de Rodolphe –
amant éphémère – en l’entraînant dans une liaison scandaleuse et sans issue
avec la petite-fille du banquier Baltazzi. Selon cette version, Marie Larish a
préparé le terrain à l’occasion d’une fête donnée à la fin de l’été en Bavière,
sur les bords du lac de Tarnsee. Rodolphe assistait à cette fête. A la tombée
de la nuit, alors que l’archiduc avait déjà beaucoup bu, elle l’a pris par le
bras et l’entraînant dans les allées obscures, elle lui a parlé d’une jeune fille
qui ne pense qu’à lui, qui soupire à longueur de journée et ne manque pas
une occasion de l’apercevoir, ne serait-ce que quelques instants. Après
s’être un peu fait prier – juste ce qu’il faut – la comtesse a livré le nom de
l’amoureuse, et s’est engagée à ménager un rendez-vous discret. C’est donc
en compagnie de Marie Larish que Marie Vetsera se serait rendue quelques
jours plus tard à la Hofburg. Cette thèse est aussi vraisemblable que la
première, et elle est même étayée par une lettre adressée par la petite
baronne à une de ses préceptrices : « Aujourd’hui vous me trouverez bien
heureuse, car je suis allée près de lui. Marie Larish m’est venue chercher
pour faire des courses ; nous sommes allées nous faire photographier,
naturellement à son intention ; nous sommes ensuite rentrées au Grand
Hôtel où nous attendait la voiture de Bratfisch, nous nous sommes cachées
la figure avec des boas et sommes parties au galop pour le château. »
L’ennui, c’est que l’authenticité de cette lettre est très contestée. Jusqu’à
sa mort, la baronne Hélène Vetsera affirmera que sa fille n’était pas l’auteur
de ces lignes.
Mais qu’importe. Quelles que soient les responsabilités de Marie
Larish, il reste que l’intrigue entre Rodolphe et Marie Vetsera se noue au
début de l’automne 1888, et que c’est indiscutablement la jeune fille qui a
pris l’initiative. Jusqu’à la fin octobre, leurs relations se bornent à des
promenades en fiacre, les jours où Rodolphe, en fin d’après-midi, parvient à
se libérer des servitudes protocolaires, des audiences et des réceptions.
Parfois, le fiacre s’arrête dans la partie la plus isolée des jardins du Prater.
Les deux jeunes gens descendent, disparaissent quelques minutes dans les
fourrés, échangent caresses et baisers, furtivement : il ne faut pas s’attarder,
la police de François-Joseph rôde partout, et les déplacements du prince
impérial ne passent jamais longtemps inaperçus.
La mauvaise saison approche. Il commence à faire froid dans les
buissons du Prater. Où se réfugier ? Rodolphe estime qu’en fin de compte
l’endroit le plus discret c’est encore son appartement de célibataire, dans le
palais de la Hofburg.
Deux ans plus tôt, Louis II de Bavière s’est suicidé. La Bavière n’aura
plus d’autre souverain. Rodolphe a suivi le convoi funèbre aux côtés de
l’héritier de l’Empire d’Allemagne, Frédéric-Guillaume. Dans la nef de
l’église Saint-Michel de Munich, construite par Maximilien Ier, Rodolphe a
longuement réfléchi à la situation de l’Europe et de son pays. L’Autriche-
Hongrie est liée, par la Triple Alliance, à l’Allemagne prussienne et à
l’Italie. Mais cette Alliance, c’est Bismarck qui l’a voulue, c’est lui qui
mène le jeu. Rodolphe aurait préféré s’allier avec la France, pour laquelle il
professe une admiration, une affection même, qui se manifestent dans tous
ses écrits. Il pense qu’une alliance avec Paris aurait contribué à faire
contrepoids à la puissance grandissante de la Prusse, alors que dans la
Triple Alliance, l’Autriche, il est vain de se le dissimuler, n’est qu’à la
remorque de la Prusse. Et la disparition de Louis II va encore aggraver cette
situation. Mais la France est alliée avec la Russie. Or, pour recouvrer un peu
de sa puissance passée, l’Autriche n’a qu’une possibilité : s’étendre vers
l’Orient, soutenir les peuples slaves en lutte avec la Turquie. Rodolphe rêve
d’une grande Autriche, qui s’étendrait du lac de Constance au détroit du
Bosphore, qui engloberait la Roumanie, nouerait des liens étroits avec la
Serbie, la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie, concluerait des alliances
militaires avec la Grèce et la Bulgarie. Ainsi l’Allemagne aurait en face
d’elle un bloc capable de limiter ses ambitions. La difficulté de cette
politique c’est qu’elle débouche fatalement sur un affrontement avec la
Russie, avec laquelle Bismarck, pour des raisons purement tactiques
d’ailleurs (il s’agit d’isoler la France au maximum) s’efforce de maintenir
des relations amicales. Rodolphe le sait ; depuis 1885 il considère qu’à plus
ou moins brève échéance une guerre avec la Russie sera inévitable. Mais il
est convaincu que la création d’une grande fédération balkanique inspirée
par l’Autriche constitue la seule chance d’instaurer un équilibre durable en
Europe. Sinon, il prévoit qu’un jour ou l’autre une querelle éclatera à
propos d’un des petits pays balkaniques, et qu’elle entraînera une
conflagration générale de toutes les grandes nations européennes. C’est
effectivement ce qui se produira en 1914.
La conséquence logique de cette politique, c’est une transformation
radicale des structures de l’Empire austro-hongrois. Comment en effet,
imaginer que les pays slaves des Balkans accepteront de se ranger purement
et simplement sous la bannière des Habsbourg ? Rodolphe penche donc
pour la constitution d’un Etat fédéral, au sein duquel les diverses nations
jouiraient d’une large autonomie interne. Il a été ainsi amené à soutenir les
revendications des nationalistes hongrois qui se plaignent d’être soumis aux
décisions du gouvernement de Vienne. Comme François-Joseph les combat,
Rodolphe conspire plus ou moins contre son père.
En 1888, les relations ne cessent de se tendre entre Vienne et Budapest.
La noblesse hongroise réclame toujours davantage d’indépendance. Elle
veut, déclarent ses chefs, « restaurer l’intégrité de la couronne de Saint-
Etienne » – c’est-à-dire rendre à la Hongrie son rang de grande nation
totalement indépendante, au besoin en se coupant complètement de
l’Autriche. Aux termes du « Compromis » de 1867, la Hongrie peut
disposer d’une sorte de milice nationale, la Honved, qui fait office de police
intérieure. Mais tous les gouvernements hongrois, depuis, ont tenté de la
transformer en une véritable armée nationale dotée d’un armement complet,
en particulier d’une forte artillerie. Rodolphe les a encouragés discrètement
– cette réforme va dans le sens de son grand projet d’Empire fédéral. Et il a
noué des contacts avec l’opposition hongroise la plus nationaliste, menée
par le comte Etienne Karolyi, dit « Pista ».
Fin 1888, la crise prend une tournure aiguë. François-Joseph a accepté,
dans l’espoir de désarmer l’opposition, d’accroître le potentiel de la
Honved. Un projet de loi va être soumis au parlement magyar. Il prévoit que
le contingent militaire hongrois sera porté de 95 000 à 103 000 hommes,
équipés d’armements nouveaux. Mais l’empereur a glissé dans le projet une
clause qui déchaîne la fureur de l’opposition nationaliste : les officiers de
réserve hongrois devront obligatoirement apprendre à parler l’allemand.
Pista Karolyi s’insurge violemment contre cette mesure. Les étudiants de
Budapest menacent de descendre dans la rue. François-Joseph envoie des
renforts de troupes vers la capitale hongroise. Et Karolyi écrit à Rodolphe
pour lui demander, dans cette épreuve qu’il juge décisive, de prendre
publiquement position en faveur des nationalistes – et de mettre ainsi ses
actes en accord avec ses convictions et ses amitiés.
Rodolphe est déchiré. Le projet de loi soumis au parlement hongrois va
dans le sens de sa politique, puisqu’il accorde davantage d’autonomie à la
Hongrie sans la détacher de l’Autriche. Mais s’il renie ses amis de
l’opposition, sur qui pourra-t-il s’appuyer ensuite ?
D’étranges tractations s’engagent alors entre l’archiduc et les milieux
politiques dirigeants de Hongrie. Elles sont menées par un personnage à la
fois attachant et inquiétant, l’archiduc Jean Salvator d’Autriche-Toscane.
C’est un cousin de Rodolphe, il est de la famille impériale. « Une espèce de
condottiere », écrit Monts. Intrigant et audacieux, de convictions libérales,
il affiche des idées que l’on qualifierait aujourd’hui de progressistes.
Commandant un régiment autrichien, il a déjà été mis à pied deux fois par
François-Joseph. Il conspire, c’est chez lui comme une seconde nature, et
plus encore que Rodolphe, Salvator est lié à l’opposition hongroise. Ses
projets, même avec le recul du temps, semblent flous, mais grandioses. Il ne
rêve, ni plus ni moins, que de ceindre la couronne impériale et de placer
Rodolphe sur le trône de Hongrie. Son influence sur Rodolphe est grande. Il
a réussi à le convaincre que l’avenir réside pour lui en un nouvel « Empire
du Danube » dont la capitale serait naturellement Budapest. Le bruit court à
Vienne qu’un coup d’Etat se prépare dont le but serait la déposition de
François-Joseph. Le Premier ministre hongrois, Koloman Tisza, est, dit-on,
acquis à ce projet… Jusqu’à quel point Rodolphe s’est-il engagé dans ce
complot ? Matériellement, c’est impossible à préciser, tous les documents
ayant été détruits après sa mort. Mais moralement, il ne fait pas de doute
que le prince impérial ait fait son choix. Il sacrifiera au besoin la partie
occidentale de l’Empire pour assurer son avenir avec la Hongrie et les
provinces d’Orient. Rodolphe n’a pas pris la tête du mouvement, mais il
laisse faire, et il est parfaitement informé de ce qui se trame.
A cette même époque, l’équilibre nerveux du prince paraît ébranlé. Sans
doute la surveillance incessante de la police agit-elle sur ses nerfs. Sans
doute se rend-il compte que sa politique l’entraîne aussi sûrement que
doucement sur le chemin de la haute trahison. Ses manières sont de plus en
plus brusques, il emploie des mots grossiers, il boit de plus en plus – trop.
Les récits de ses excès de boisson font le régal des commères de la cour. On
raconte qu’à Pâques, un bateau de guerre à bord duquel Rodolphe faisait
une croisière en compagnie de quelques amis a coulé sur un récif, et que
l’on a failli oublier l’archiduc dans le sauvetage : il était ivre mort, endormi
au fond d’une coursive. Il a fallu le ficeler comme un paquet pour le haler
jusqu’à terre. Certains affirment même que Rodolphe se drogue. La partie
qui se joue serait-elle trop forte pour lui ? L’historien Walter Richter
rapporte qu’en décembre 1888 – alors que ses relations avec Marie Vetsera
prennent un tour de plus en plus tendre – Rodolphe a proposé à Mizzie
Kaspar, sa belle maîtresse hongroise, de mourir avec lui au « Temple des
Hussards », à Mödling, un lieu de promenade que les Viennois ont
découvert depuis peu grâce au chemin de fer. Mizzie a refusé en riant. Elle
aime trop la vie. Mais il est évident que Rodolphe, lorsque commence
l’année 1889, est hanté par l’idée de la mort.
C’est le 13 janvier que tout est consommé entre Rodolphe et Marie
Vetsera. Cela se passe dans la chambre gardée par le corbeau au palais de la
Hofburg. Le soir même Marie écrit à sa préceptrice : « Nous avons perdu la
tête tous les deux. Maintenant nous nous appartenons corps et âme. » Les
deux amants échangent des cadeaux. Marie offre à Rodolphe un étui à
cigarettes en or portant cette inscription : « 13 janvier. Merci à l’heureux
destin. » Rodolphe glisse au doigt de Marie un anneau en fer à l’intérieur
duquel il a fait graver : « 13 janvier 1889 – I.L.V.B.I.D.T. »… « In Liebe
Vereint Bis In Dem Tode »… Nous sommes unis par l’amour jusque dans la
mort.
Le soir, Marie va se faire photographier. Puis elle rédige son testament.
Etrange façon de terminer la première journée d’un nouvel amour. A moins,
cela expliquerait tout, que Rodolphe ne lui ait déjà proposé de mourir
ensemble.
La retraite des deux amants est à vrai dire assez sinistre. Mayerling n’a
rien d’un de ces châteaux romantiques comme on en voit sur les bords du
Danube, de la Bavière aux Carpathes. Ce n’est pas non plus le style rendez-
vous de chasse, avec tout ce que cela comporte d’élégance, voire de
coquetterie. C’est plutôt une sorte de ferme lourdement posée au milieu des
prairies – une éclaircie dans la forêt viennoise. Deux bâtiments bas se
coupent à angle droit, un étage d’un côté, un rez-de-chaussée seulement de
l’autre côté. On entre dans la cour par un porche arrondi fait davantage pour
laisser passer les charrettes de foin que les carrosses. Mayerling à l’origine
n’était qu’une dépendance du célèbre monastère cistercien d’Heiligenkreuz
(la Sainte-Croix). Les moines l’ont vendu aux Habsbourg au début du
siècle, et comme la forêt alentour est fort giboyeuse, la famille royale en a
fait un relais de chasse. Une chapelle sans style domine le tout. Pas de parc,
ni même de jardin. La lande de bruyère, jusqu’à la forêt de sapins noirs et
de bouleaux argentés.
C’est vers cette forêt que Rodolphe entraîne Marie en début d’après-
midi. Pendant une heure, ils se promènent à pas lents dans la neige. A leur
retour Marie s’enferme de nouveau dans sa chambre. Cobourg et Hoyos ne
vont pas tarder à rentrer, et ils doivent continuer à ignorer la présence de la
jeune fille.
Dans la chambre voisine, trois télégrammes attendent Rodolphe sur sa
table de chevet. Ils viennent de Budapest et sont signés Pista Karolyi. Le
chef de l’opposition hongroise informe sans doute le prince de l’évolution
de la situation à quelques heures du vote décisif sur le projet de loi de
recrutement. Ce sont de mauvaises nouvelles pour Rodolphe. Pista Karolyi
envisage, si la loi est votée avec la disposition rendant l’usage de la langue
allemande obligatoire, de provoquer un soulèvement populaire à Budapest.
Mais avant de le faire, il veut s’assurer de son soutien. Les étudiants
hongrois qui se rassemblent dans les rues de la capitale n’attendent, affirme
Karolyi, qu’un signe du prince héritier… Et même si le vote du Parlement
hongrois est négatif, Karolyi pense que le moment est venu de déclencher la
révolution.
Sa décision prise, Rodolphe n’a sans doute pas trop de peine à décider
Marie à le suivre dans la mort. On peut penser qu’il s’abstient de lui faire
un exposé de la situation politique, car il ne manque pas d’arguments
sentimentaux. Le pape refuse d’annuler son mariage ; l’empereur le somme
de rompre avec Marie, leur amour est sans issue… Du reste, depuis vingt-
quatre heures, il a eu tout le temps de la préparer. Jeune fille romanesque,
Marie a atteint le but de sa vie en devenant la maîtresse du prince impérial.
Mourir avec lui, n’est-ce pas entrer dans l’Histoire ?
Donc, ils vont mourir. Mais pas tout de suite. Après le dîner, que
Rodolphe passe avec Hoyos en discutant des événements politiques sur un
ton tout à fait détaché, le prince fait venir dans sa chambre son cocher
Bratfisch, ce curieux personnage que nous avons rencontré à tous les
épisodes des amours princières. Rodolphe et Marie n’apprécient pas
seulement sa discrétion et son dévouement à toute épreuve, ils admirent
aussi son talent de siffleur, longuement rodé dans les restaurants et les
cabarets de Vienne où ce petit homme à la carrure de déménageur promène
depuis trente ans sa barbe taillée en pointe et ses grosses moustaches.
Bratfisch est considéré comme le « roi des cochers », il chante et il siffle les
airs à la mode, et il a souvent donné des concerts privés aux deux jeunes
gens. Encore une fois, Rodolphe lui demande de siffler et de chanter. Sur le
coup de onze heures le récital Bratfisch se termine aux accents de Il n’y a
qu’une ville impériale, il n’y a qu’une Vienne…, la mélodie que tous les
Viennois fredonnent à cette époque.
Le cocher parti, Marie s’installe devant une écritoire pour rédiger ses
lettres d’adieu. Elle fait preuve en cette occasion d’un esprit assez puéril et
candide. « Pardonne-moi ce que j’ai fait, demande-t-elle à sa mère, je ne
pouvais pas résister à l’amour. » Elle se dit « très curieuse de savoir
comment est fait l’autre monde », et ajoute en post-scriptum : « Bratfisch a
vraiment sifflé à merveille ce soir. » Elle conseille à sa sœur Anna de ne se
marier que par amour : « Je n’ai pas pu le faire moi-même, mais je m’en
vais heureuse. » Et elle fait allusion à ses lignes de la main, à sa ligne de vie
qui n’était pas longue… Tout cela, au fond, est assez misérable, quoique
touchant. La seule lettre sérieuse que Marie écrive est adressée à la
comtesse Larish : « Pardonne-moi toute la peine que j’ai pu et celle que je
vais te causer. Je te remercie de grand cœur de tout ce que tu as fait pour
moi. Si la vie devait te devenir difficile, et je crains qu’il n’en soit ainsi
après ce que nous avons fait, alors suis-nous : c’est ce que tu peux faire de
mieux. »
Les derniers mots de Marie sont écrits à l’encre violette sur un cendrier
plat en onyx. « Plutôt le revolver que le poison, le revolver est plus sûr. »
On peut en conclure que Rodolphe lui a demandé de choisir elle-même par
quel moyen elle voulait mourir. Si elle a éprouvé le besoin de consigner sa
réponse par écrit, c’est sans doute pour bien faire savoir à la postérité
qu’elle était pleinement d’accord pour disparaître avec l’archiduc.
Rodolphe prend la plume à son tour. Il lui reste deux lettres à écrire en
plus de celles qu’il a laissées dans sa chambre de la Hofburg. Une à
Loschek : il lui demande d’appeler un moine d’Heiligenkreuz dès qu’il aura
trouvé leurs corps et de les faire enterrer ensemble, au cimetière du
monastère, dans la même tombe.
Le dernier message est pour Szögenyi, son ami hongrois du ministère
des Affaires étrangères. Cette lettre a été détruite par Szögenyi lui-même,
ainsi que beaucoup d’autres documents. Des années plus tard, le diplomate
laissera entendre que Rodolphe lui exposait les raisons politiques de son
suicide : l’archiduc se voyait enfermé dans une situation sans issue. Compte
tenu de ce que nous savons, cette version paraît vraisemblable.
L’aube approche. C’est l’heure. Les bougies qui ont brûlé toute la nuit
vont bientôt s’éteindre. Dans sa chemise de nuit brodée, Marie s’étend sur
le lit. Rodolphe s’approche, une rose rouge dans la main gauche, le revolver
dans la main droite. Marie saisit la rose, la serre dans ses mains qu’elle joint
sur sa poitrine. Rodolphe tire dans la tempe gauche, à bout portant.
Il est six heures et demie. Rodolphe tire soigneusement la couverture du
lit. Puis ne supportant plus la vue du visage défiguré de Marie, il le
dissimule sous un oreiller. Enfin il sort. Va-t-il renoncer à se tuer ? Non. Il
va voir Loschek dans sa chambre, lui demande de le réveiller à sept heures
et demie en lui apportant son petit déjeuner. Et il regagne sa chambre à pas
lents. Loschek entend la porte s’ouvrir. Le prince sifflote.
Une demi-heure plus tard environ, Rodolphe avale un verre de cognac,
puis pose un miroir sur sa table de nuit, contre le lit où Marie est étendue. Il
veut se voir dans la glace pour être certain de ne pas se manquer. Puis, il
plaque le canon du revolver contre sa tempe droite et appuie sur la détente.
Apparemment personne dans la vaste demeure, n’a entendu les coups de
feu !
Les témoins qui auraient pu apporter des précisions sur les derniers
instants de Rodolphe et sur ses activités politiques ont tous fait preuve
d’une discrétion exemplaire, même après la chute des Habsbourg, alors
qu’ils n’avaient plus à redouter une quelconque vengeance de l’empereur.
Chose extraordinaire, les serviteurs, jusqu’au plus subalterne, surent tenir
leur langue autant que les diplomates et les conseillers de François-Joseph.
Celui-ci paraissait craindre surtout les confidences auxquelles aurait pu se
laisser aller un homme comme Bratfisch. Il est vrai que le cocher siffleur
était certainement l’une des personnes qui en savaient le plus long sur la vie
de Rodolphe, tant publique que privée. C’était un grand buveur, et il était
fréquemment ivre sur le coup de deux heures du matin. L’empereur
l’obligea à quitter Vienne, et l’on crut que Bratfisch partait en exil aux
Etats-Unis. En réalité le cocher, qui ne pouvait vivre loin des tavernes
autrichiennes, ne dépassa jamais Salzbourg. Et quelques mois plus tard, on
l’entendait de nouveau siffler dans les arrière-salles des restaurants de
Vienne. Mais aux rares personnes qui osèrent lui poser des questions il
répondait invariablement : « Moi je ne savais rien, je ne voyais rien, je
n’entendais rien. Je conduisais mon fiacre là où mon maître m’ordonnait
d’aller, c’est tout. » A lui, comme aux gardes-forestiers et aux laquais de
Rodolphe, comme au valet de chambre Loschek, on proposa souvent de
fortes sommes pour acheter leurs souvenirs. Aucun ne les accepta. On
murmura, naturellement, que l’empereur s’était assuré leur silence à prix
d’or. Mais quand Bratfisch mourut, en 1892, il n’avait rien changé à sa
manière de vivre et ses ressources paraissaient des plus modestes.
Guy CLAISSE
Nicolas Flamel
Vers la fin d’un bel après-midi parisien de l’été 1356, l’écrivain juré
Nicolas Flamel abaisse soigneusement le lourd volet de bois qui ferme la
fenêtre de son échoppe, à l’enseigne de La Fleur de Lys, et se dirige à
quelques pas de là, vers sa maison qui s’élève au coin de la rue des
Marivaux et de la rue des Ecrivains.
L’échoppe, elle, s’adosse à l’église Saint-Jacques-la-Boucherie, une
belle église gothique, à un seul portail, surmonté d’un fronton à rosace mais
dont la caractéristique la plus remarquable est assurément une tour, haute et
majestueuse, imposant clocher qui a résisté à toutes les vicissitudes des
siècles1.
L’écrivain juré est un tout jeune homme. Il a, à l’époque, vingt-six ans.
De taille moyenne, il est robuste, bien découplé. Son visage est agréable,
aux traits réguliers, au large front bombé.
L’échoppe qu’il vient de fermer est minuscule, aménagée dans une
encoignure de l’église, mais comme il est dangereux de juger sur les
apparences, il n’eût pas fallu en déduire que l’artisan qui en était titulaire
végétait dans une affreuse misère. On peut même dire, tout au contraire,
qu’en dépit de son jeune âge, Nicolas Flamel occupait la position très
enviable – à cette époque déjà – de bourgeois de Paris.
Dame Pernelle voit bien que son époux est en proie à de graves soucis.
Il n’est pas d’un naturel expansif et jovial, mais cela ne lui ressemble guère
de demeurer des heures silencieux et songeur. La table débarrassée, le jour
baissant, les époux Flamel prennent leurs dispositions pour une courte
veillée.
Leur maison occupe un pan coupé, ce qui signifie que les jours de beau
temps où l’on peut ouvrir largement les fenêtres, elle accueille une lumière
abondante. Mais lorsque les intempéries ou le froid de l’hiver obligent à se
calfeutrer, il en va tout autrement, le jour n’arrive que très atténué à travers
le parchemin huilé qui tient lieu de vitre. La nuit venue, il faut bien
s’éclairer. La lampe à huile est d’un usage courant, mais sa fumée noire salit
les plafonds et prend à la gorge. On utilise donc la chandelle de suif, que le
chandelier vient faire à domicile. On réserve la bougie ou le cierge de cire
pour les grandes occasions.
Pourtant, ce n’est que dans la chambre conjugale que, cédant aux
tendres questions de son épouse, Nicolas Flamel se décide à lui faire part de
son tourment.
Cet homme positif, voire réaliste, avait été visité la nuit précédente par
un songe étrange qui n’avait cessé de le hanter de toute la journée. Il le
décrit à sa femme : un ange, tout enveloppé de lumière, lui est apparu et cet
ange tenait à la main un manuscrit curieusement relié, dont la couverture
présentait une allégorie et des caractères inconnus. « Regarde ce livre,
Flamel, avait dit l’ange. Tu n’y comprends rien, ni toi ni beaucoup d’autres.
Mais tu verras un jour ce que nul n’y saurait voir. »
Nicolas Flamel avait contemplé, ébloui, la vision céleste. Il avait tendu
la main pour prendre ce livre que l’ange semblait lui proposer. Mais, à ce
moment, la vision s’était évanouie et l’écrivain juré s’était réveillé plein
d’angoisse.
Il n’en conservait pas moins, le lendemain, le souvenir très vif et très
précis du manuscrit mystérieux. On imagine sans peine que le songe est le
sujet de la conversation de Nicolas et de Pernelle, ce soir-là. A une époque
où la religion, mais aussi la superstition, imprègnent tous les actes et toutes
les pensées d’un homme, il y a là matière à spéculation. Un ange était au
centre du rêve, mais les caractères dans lesquels était rédigé le livre
n’avaient-ils pas un côté satanique ?
Nicolas Flamel finit par trouver le sommeil, dans la paix d’une
conscience sans reproche. Et puis, les jours passent. Les tâches quotidiennes
requièrent le meilleur de lui-même. Les soirées sont douces au côté de dame
Pernelle.
Dans les jardins du quartier, dans les clos des couvents, les feuilles
jaunissent, l’automne succède à l’été, et l’hiver à l’automne.
Nicolas Flamel finit par oublier l’ange de son rêve et son énigmatique
manuscrit.
Les années qui s’ouvrent alors sont les plus paisibles et surtout les plus
sereines de Nicolas Flamel. Il est savant, il est aisé. La richesse même est à
portée de sa main puisqu’il peut apparemment procéder à tout moment à de
nouvelles projections et se procurer ainsi, comme il le dit, de l’or frais. On
pourrait s’étonner qu’il ne l’ait pas fait. Même si un changement d’état
spectaculaire eût pu avoir des conséquences fâcheuses dans le petit monde
de la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, on peut rêver et imaginer
Nicolas Flamel et son épouse disparaissant, se réinstallant dans quelque
autre région européenne et recommençant une vie princière.
L’hypothèse est du domaine du roman fantastique. Rien n’est plus
éloigné, au contraire, des goûts de l’écrivain juré.
D’abord, il appartient, dans la France médiévale, à une classe bien
caractéristique et à un environnement bien précis. Ce qui nous semble
naturel aujourd’hui est absolument impensable au XIVe siècle. On ne
voyage pas. Là où l’on naît, on vit et on meurt.
Flamel est conditionné en bourgeois parisien. A ce titre, il a la notion
stricte de ses droits et de ses devoirs. Le cadre de la paroisse, de la
corporation, des confréries ; le rythme de la vie sociale et religieuse, les
obligations et les limitations de la naissance, tout cela forme un cadre en
dehors duquel Flamel se fût senti perdu. Non seulement, nous pouvons tenir
pour assuré qu’il n’a pas voulu changer de condition, mais encore que cette
idée ne l’a même pas effleuré.
Aussi bien, sa vie pendant ces années postérieures à 1382 est assez
pleine. Il est toujours écrivain juré et libraire auprès de l’université de Paris.
Son goût pour les beaux manuscrits, pour les ouvrages amoureusement
fignolés peut se donner libre cours, rien ne l’empêche d’étendre ses affaires,
d’accroître le nombre de ses achats, d’utiliser les services d’un personnel
plus nombreux.
Au reste, le train de vie des Flamel est loin d’être misérable. On connaît
au couple au moins quatre domestiques. La servante, dans la maison depuis
sa jeunesse, Marguerite la Quesnel, est aidée de sa fille Colette. Pernelle a
pour son service un jeune clerc de la maison, du nom de Mengin, qui lui
sert de valet, et un second valet, du nom de Gautier.
Ses habitudes sont celles d’une bourgeoise de bonne condition. On sait
que sa garde-robe est importante et, lorsqu’elle va à l’église, elle a au moins
cinq pauvres attitrés qui lui donnent l’eau bénite.
L’alchimiste a donc de quoi s’occuper. Au surplus, nous savons qu’il est
fervent catholique. Cette seconde partie de son existence, ainsi que nous le
verrons plus loin, a été jalonnée de fondations pieuses de toutes sortes et,
même s’il a un peu exagéré dans ses mémoires l’importance et le nombre de
ces fondations, il est indiscutable qu’il a dépensé beaucoup d’argent au
profit de l’Eglise et dans le sens de son salut.
La chaîne des jours se déroule donc dans l’étroit périmètre compris
entre la rive droite de la Seine et la rue de Montmorency où, plus tard,
Flamel bâtira une maison. Chaque jour, les deux époux se rendent aux
offices, l’alchimiste travaille à ses affaires ou à ses études, et Pernelle règne
sur la maison. C’est justement à elle qu’il nous faut nous intéresser, car ces
années-là sont les dernières de sa vie. Le rôle considérable qu’elle a joué
dans l’existence de Flamel n’a peut-être pas été mis suffisamment en
lumière par les historiographes de ce dernier. Et la figure de Pernelle paraît
s’élever singulièrement au-dessus du niveau des femmes de son temps.
1- On peut le voir, aujourd’hui encore, au milieu d’un joli square bordant la rue de Rivoli.
Il faut se représenter ici le rôle joué, en cette fin du XVe siècle, par les
prédicateurs religieux. En dehors de leur ministère, de la charge de conduire
le troupeau des fidèles qui est inhérente à leur état, ce rôle est double :
d’une part, ils répondent au besoin que la foule éprouve toujours
d’applaudir des « vedettes », de vénérer des « idoles » ; leurs prédications
sont autant de « prestations », de « galas » que les églises et les villes
s’arrachent à coup de surenchères de tout ordre (même financières) en
fonction de la célébrité du prédicateur ; il n’est pas rare de voir plus de dix
mille personnes écouter un sermon qui fournit à la fois un spectacle, des
émotions et l’occasion de s’extérioriser ; la foule hurle, sanglote, se
prosterne et emmagasine des sujets de réflexion.
D’autre part, à cause précisément de l’audience qui est la leur, les
prédicateurs du Moyen Age et du début de la Renaissance sont des
propagateurs inégalés des tendances politiques ou sociales, des fauteurs de
troubles lorsqu’ils vitupèrent contre le pouvoir ou l’organisation de la
société, des auxiliaires précieux du pouvoir en place lorsqu’ils embrassent
ses idées ou ses ambitions.
Juillet 1491. Savonarole prêche à Florence depuis plus d’un an. C’est
un succès qui dépasse tout ce que Pic de la Mirandole pouvait espérer et
tout ce que Laurent pouvait craindre. Ses prédications sont terribles : il
dénonce les injustices, la corruption, le pourrissement de l’Eglise ; il s’en
prend à la cour de Rome où – il ne faut pas l’oublier – le pape Innocent VIII
cumule les pouvoirs spirituels de chef de la chrétienté avec les pouvoirs
temporels de chef de l’un des plus importants Etats de l’Italie ; il dénonce
les mœurs qui régissent Florence, les abus, le règne de l’argent, la tyrannie.
Des milliers de Florentins se pressent à ses sermons qui sont devenus les
événements les plus retentissants de la vie de la cité.
Le mercredi de Pâques, le 6 avril, il a même prêché au Palazzo Vecchio,
devant la Seigneurie au grand complet. Les notables ont encaissé sans
broncher la volée de bois vert qu’il leur a administrée. Ce qui a filtré à
l’extérieur de ce sermon a plongé dans le ravissement le petit peuple de
Florence. Le frère Jérôme n’a-t-il pas acquis très vite le surnom de
« prédicateur des miséreux » ?
Mais si les « seigneurs » policés du Palais Vieux affectent de garder un
parfait sang-froid, si Laurent lui-même – malgré les anathèmes lancés par
Savonarole contre la tyrannie qui étouffe la ville – ne prend aucune
sanction, on s’agite beaucoup en coulisse.
Beaucoup d’« amis qui lui veulent du bien » sont venus voir le frère
dans la cellule dénudée de Saint-Marc où il vit de pain et d’eau, dort sur un
lit tout juste recouvert d’une rugueuse couverture, rapièce lui-même sans
cesse un habit usé jusqu’à la corde. Tous ces conseilleurs lui ont dit la
même chose : il faut changer de ton et même de sujet ; ne plus s’attaquer
aux institutions solidement établies, ne plus vilipender le gouvernement de
Florence et celui de l’Eglise ; il faut cesser d’agiter au-dessus des têtes d’un
auditoire de plus en plus nombreux des menaces de catastrophes et de
calamités qui ressemblent étrangement à des prophéties. On a répété à
Savonarole – et certains de ses visiteurs ont été envoyés auprès de lui par le
dictateur – que la patience du Magnifique aurait une limite, que le
prédicateur de Saint-Marc pourrait bien subir le sort du frère Bernadino da
Feltre, qui s’est vu chassé de Florence, en 1488, pour avoir dénoncé l’usure
et les trafics financiers des puissants de la ville.
Le frère Jérôme a hésité. Il semblait ébranlé. Il a préparé pour un
dimanche un sermon édulcoré, mais lorsqu’il se trouve en chaire, il éclate
en imprécations et annonce au peuple terrifié qu’une voix mystérieuse lui a
ordonné, dans la solitude de sa cellule, de poursuivre dans la voie dans
laquelle il s’est engagé. Et sa prédication est encore plus dramatique que les
précédentes.
Laurent répugnait visiblement aux sanctions. Mais il ne pouvait pas ne
pas réagir. Il le fit « à la florentine » : il demanda à un autre prédicateur de
talent, l’augustin Mariano de Genazzano, de prendre le contre-pied des
sermons de Savonarole. Le frère Mariano ne se fit pas prier ; c’était, depuis
longtemps, un « client » des Médicis ; il aimait l’élégance de sa ville et
regrettait le ton rude, les propos brutaux de frère Jérôme ; il était enfin
passablement jaloux car, avant la venue de celui-ci, il avait été la
« vedette » incontestée de Florence. Or, Savonarole lui a enlevé la plus
grande partie de son public, car c’est bien de public qu’il s’agit.
A l’annonce de cette joute oratoire, les Florentins se portèrent en masse
à l’église de San Gallo écouter le frère Mariano. Euphorique devant ce
succès renaissant, sûr de lui, le 12 mai, jour de l’Ascension, le prédicateur
se laissa aller à des attaques personnelles contre Savonarole. Sur le thème
d’une phrase des Actes des Apôtres : « Il ne vous appartient pas de savoir le
temps ni le moment », il accusa son rival d’être un imposteur, un faux
prophète.
Le public florentin est sensible aux insinuations ou aux imprécations
tragiques ; mais, entre les deux, il goûte fort peu l’expression de rancœurs
personnelles. Aussi l’affaire de San Gallo ne tourna-t-elle pas comme
prévu. Dans l’assistance, Laurent le Magnifique – qui s’était dérangé – avait
l’air de fort méchante humeur. Son ami Pic de la Mirandole, qui avait été
pourtant un admirateur du frère Mariano, se dit dégoûté et sa foi en
Savonarole ne fit qu’augmenter. D’ailleurs, le frère Jérôme, qui se révèle de
plus en plus un véritable précurseur en matière de propagande moderne,
n’attend pas pour exploiter son avantage.
Trois jours plus tard, le dimanche 15 mai, le voici en chaire de Saint-
Marc, annonçant qu’il va prêcher sur la même phrase des Actes des
Apôtres. Et il démontre exactement le contraire de ce qu’avait dit le frère
Mariano. Puis, il s’adresse directement au rival qu’on lui a suscité,
« suavement » souligne-t-il, pour rappeler que celui-ci était venu, peu de
temps auparavant, le féliciter dans sa cellule.
« Qui donc t’a mis en tête de semblables choses ? dit doucement
Savonarole à l’adresse de Genazzano. Quelles sont les raisons de ta
soudaine volte-face ? »
Il ne restait plus à frère Mariano qu’à aller se faire oublier à Rome, en
dépit d’une réconciliation toute formelle avec le prédicateur de Saint-Marc,
qui resta le maître du terrain. Laurent, dont la parade avait fait long feu, se
montra cependant beau joueur. D’une part, il sait apprécier l’habileté et le
talent ; de l’autre, malade, vieillissant, il craint de heurter, par une mesure
brutale, une population de plus en plus subjuguée par la parole et les écrits
de frère Jérôme. Car celui-ci ne se contente pas de prêcher. Il écrit, fait
imprimer et distribuer très largement de nombreux textes religieux qui
s’attaquent, eux aussi, aux mœurs florentines et romaines.
En ce mois de juillet 1491 donc, avec orgueil ou avec humilité (qui
pourra jamais le dire ?), Savonarole savoure son premier grand triomphe à
Florence. Il vient d’être élu prieur du couvent de Saint-Marc, peut-être le
plus important de la ville, l’un de ceux, en tout cas, qui doivent le plus aux
largesses de la famille Médicis. Et, fait sans précédent, il néglige d’aller
rendre à Laurent la visite protocolaire que tous ses prédécesseurs s’étaient
empressés de faire, dès le lendemain de leur élection.
Le Magnifique ne peut pas se permettre de laisser transparaître son
irritation. Dès le dimanche suivant, il va entendre la messe à Saint-Marc et,
ensuite, se promène dans le cloître, attendant que le nouveau prieur vienne
le saluer. Mais Savonarole ne se dérange pas ; il s’enferme dans sa cellule et
se met en prières. Lorsque certains moines, les plus anciens, viennent le
rappeler à ses devoirs envers le bienfaiteur du couvent, il leur dit :
« Qui m’a fait prieur, Laurent ou Dieu ? — Dieu. — C’est donc Dieu
que je remercie. Laurent m’a-t-il demandé ? — Non. — Alors, laissez-le
donc aller comme il lui plaît. »
Rentré via Larga, le Magnifique se laisse aller à dire à des familiers :
« Un religieux étranger est venu habiter chez moi, et il n’a pas daigné
me faire une visite. »
Mais Laurent ne se décourage pas. Il va user d’une astuce toute
florentine. Il fait déposer une grande quantité de pièces d’or dans le tronc de
Saint-Marc. Savonarole les fait porter aussitôt à la confrérie des « Bons
Hommes de Saint-Martin », spécialisée dans l’aide aux « pauvres
honteux ».
Le lendemain, Piero de Bibbiena, chancelier de Laurent, vient
s’informer à Saint-Marc si les aumônes rentrent bien. Apprenant ce qu’il en
est, il se précipite chez les « Bons Hommes » qui lui confirment la réaction
de Savonarole. Celui-ci, du haut de la chaire de Saint-Marc, fait un jeu de
mots sur le nom de son ordre : Domini canes (les chiens de garde du
Seigneur) en disant :
« Il est inutile de jeter un os à un bon chien de garde pour l’empêcher
d’aboyer ! »
21 juillet 1495. Charles VIII est maintenant loin au nord de l’Italie.
Alexandre VI a regagné Rome. Il respire. Il va pouvoir s’occuper de ce
Savonarole qui commence à devenir dangereux, tant sur le plan de la
politique que dans le sein de l’Eglise. Ce jour-là, le pape Borgia adresse au
prieur de Saint-Marc un bref hypocrite l’invitant, avec des louanges
dithyrambiques, à venir à Rome pour que le souverain pontife, « rempli
d’admiration et d’humilité, puisse ouïr ces choses de sa propre bouche pour
pouvoir, les comprenant mieux grâce à lui, faire ce qui serait agréable à
Dieu » …
Cela ressemble fort à la célèbre confiture empoisonnée des Borgia. On
meurt beaucoup, à Rome, de mort violente. Aussi, frère Jérôme n’est pas
dupe. D’autant plus que sa position à Florence se ressent du ridicule dans
lequel sombre l’expédition de Charles VIII, contre qui il a empêché la ville
de faire alliance avec la ligue. Naples est reprise par Ferdinand d’Aragon,
l’armée française est défaite à Rapallo, le roi lui-même ne sort pas intact de
la bataille qu’il soutient à Fornoue, contre les forces de la ligue.
Fin manœuvrier lui aussi, Savonarole répond le 31 juillet au pape, dans
le même style. Il proteste de son orthodoxie, de sa totale soumission, de son
humilité, de son obéissance et de son désir très vif d’aller à Rome se
prosterner devant le Saint-Père et vénérer les reliques des Apôtres. Hélas, sa
santé lui interdit tout déplacement. Il est vrai d’ailleurs qu’il lutte alors
contre la maladie. Et Savonarole annonce l’envoi au pape, dès sa parution,
du « Résumé des Révélations » qui contient, au fond, tout ce qui semble
l’intéresser.
Après cette première escarmouche, les deux ennemis jugent bon de
laisser passer un peu d’eau sous les ponts du Tibre et de l’Arno. Le pape ne
fait rien contre le prieur de Saint-Marc. Celui-ci suspend ses prédications et
en profite pour achever son « Résumé » qui deviendra un gros succès pour
l’époque : neuf éditions en deux ans, dont une en Allemagne et une en
France.
Ce n’est qu’une accalmie. Le 9 septembre 1495, Alexandre VI envoie à
Savonarole un second bref. Celui-ci est d’une extrême brutalité. Voilà le
frère Jérôme accusé d’être un scandaleux propagateur d’erreurs
dogmatiques, de propositions hérétiques, de fausses prophéties. Le voilà
stigmatisé pour avoir désobéi au bref du 21 juillet, pour avoir obtenu par la
fraude la sécession des couvents toscans. Viennent ensuite les sanctions :
Savonarole est privé du droit d’enseigner et de prêcher ; son couvent et
celui de Fiesole sont rattachés de nouveau à la congrégation lombarde. Le
vicaire général de celle-ci instruira le procès de Jérôme et lui infligera la
punition définitive à laquelle ce dernier devra se soumettre. Enfin, les trois
principaux collaborateurs de Savonarole à Saint-Marc, les frères Silvestro,
Domenico da Pescia et Tommaso Busini, sont mutés dans un autre couvent
en dehors du territoire florentin.
Frère Jérôme réussit d’abord à ne pas recevoir officiellement ce
document. Il joue sur une adresse inexacte ; le pli repart à Rome, en revient.
Tout cela lui fait gagner du temps. Comme il n’ignore pas le contenu du
bref, il est en mesure de répondre « par retour de courrier » … trois
semaines après. Il réfute toutes les accusations portées contre lui, mettant
les erreurs contenues dans le bref sur le compte de fausses informations
dont aurait disposé le Saint-Père. Il récuse pour suspicion le vicaire général
de la congrégation lombarde, en tant que juge, étant donné qu’il a été et
qu’il demeure son adversaire. Là, il touche aux rivalités politiques qui ne
manquent pas de lui assurer l’appui de la Seigneurie. Celle-ci a d’ailleurs
écrit au pape, le 17 septembre, prenant la défense du prédicateur.
Le 16 octobre, dans un nouveau bref, le pape reconnaît qu’il a pu être
mal informé. Il annule donc ses accusations précédentes, ainsi que les
sanctions, mais étant donné que les prédications de frère Jérôme troublent
l’ordre public à Florence, il maintient l’interdiction de prêcher jusqu’à
nouvel ordre : soit que Savonarole vienne s’expliquer à Rome, soit qu’une
décision soit prise « après mûre réflexion ».
Une nouvelle fois, Savonarole s’arrange pour recevoir ce bref avec un
grand retard, de manière à pouvoir monter encore trois fois en chaire. Il sait
qu’il a remporté une victoire à la Pyrrhus, puisque sa « force de frappe »
principale, ses prédications, ne lui est pas rendue. Il tient donc à raconter au
peuple sa correspondance avec le pape. Il tient aussi à dénoncer avec
précision les agissements des arrabbiati qui sont à l’origine, selon lui, des
faux renseignements envoyés à Rome. Enfin, il veut proclamer à haute voix
et en public ses instructions pour le développement de sa « révolution
culturelle ». Là, il semble avoir modifié son point de vue en ce qui concerne
la clémence et la miséricorde, puisqu’il réclame des châtiments exemplaires
pour les traîtres, les détracteurs du nouvel Etat populaire florentin :
« Faites une loi en vertu de laquelle ceux qui disent du mal de cet Etat
payent une amende de cinquante ducats, car c’est un crime de lèse-majesté.
Je vous dis que le Christ veut régner ici et que quiconque combat ce
gouvernement combat le Christ… »
Et plus tard :
« Si vous rencontrez quelqu’un qui dise du mal de cet Etat et de ce
régime, notez-le comme un ennemi et un rebelle au Christ. De même ne
vous ai-je pas dit ces jours-ci de couper la tête à ceux qui travaillent à la
subversion de cet Etat ? O Père, n’as-tu pas prêché, ne prêches-tu pas la
paix ? O mon frère, mais toi, ne cherches-tu pas à compromettre cette
paix ? »
Etonnante dialectique, une fois de plus si proche de ce que l’on
entendra au XXe siècle.
Enfin, annonçant que frère Dominique le remplacera dorénavant en
chaire, Savonarole semble n’obéir que conditionnellement à l’ordre du
pape :
« Priez, dit-il, pour que Dieu me fasse savoir par inspiration quand je
devrai prêcher à mon tour ! »
Tout cela est dit les 11, 18 et 25 octobre. Ensuite, Savonarole se retire
dans sa cellule, où il va écrire beaucoup. Mais il va surtout créer à Florence
une force nouvelle, stupéfiante, incroyable : les « enfants du frère ».
16 février 1496. Les Florentins n’en croient pas leurs yeux. Voilà qu’à
travers les rues de leur ville se déroule un interminable et étrange cortège.
Dix mille garçons marchent en rangs serrés, tenant à la main qui un rameau
d’olivier, qui une petite croix rouge. Ils chantent des cantiques dont
certains, dit-on, ont été composés par Savonarole. Les plus jeunes ont six ou
sept ans ; les plus âgés dix-huit. On peut dire qu’une bonne moitié des
enfants de Florence se trouve ainsi mobilisée, enrégimentée, disciplinée.
Jusque-là, Florence était réputée pour ses bandes d’enfants, mais dans
un tout autre ordre d’idées. Les jeunes garçons terrorisaient les bourgeois,
faisaient la loi dans les rues, se battaient sauvagement entre clans rivaux. Ils
agressaient les promeneurs, se livraient sans vergogne à la prostitution
homosexuelle, complétaient leurs ressources en barrant les rues à l’aide de
perches et obligeant les passants à leur verser des péages. Pas un jour ne
s’écoulait sans blessés, pas une semaine sans mort. Tous les efforts des
autorités pour endiguer cette criminalité juvénile s’étaient révélés vains.
Or voici qu’en quelques mois, sur les directives élaborées dans sa
cellule par Savonarole, répercutées du haut de la chaire du Dôme par son
fidèle frère Dominique da Pescia, cette masse de voyous a été organisée et
mobilisée au service de frère Jérôme. On les appelle maintenant les
« enfants du frère ». Tout comme, cinq siècles plus tard, avec les « gardes
rouges » de Pékin, leur vitalité, leur violence, n’a pas été brimée, mais au
contraire exaltée et canalisée dans un but très précis.
Les garçons ont été constitués en unités de quartier, sur le schéma des
anciennes bandes. Ils élisent leurs « officiers » : arbitres, ordonnateurs,
custodes, prévôts, comme auparavant ils choisissaient leurs chefs. Le racket
des « perches » n’a pas été interdit, mais organisé : les péages vont
maintenant grossir la caisse d’aumônes des « Bons Hommes » de Saint-
Martin. Cette confrérie charitable est devenue elle-même une succursale de
Saint-Marc. Les instincts de bagarre sont utilisés pour terroriser les
compagnacci. Enfin, des prérogatives nouvelles sont reconnues à ces
enfants : ils ont dorénavant le droit de désobéir à leurs parents « lorsqu’il
s’agit des choses de la religion » … Autrement dit, les piagnoni peuvent
maintenant intervenir, par l’intimidation ou la délation, au sein de chaque
famille florentine. Et les familles qui n’ont pas d’enfants ? Eh bien, on
reconnaît aux « enfants du frère » le droit de perquisitionner dans n’importe
quelle demeure pour s’emparer des objets qu’ils jugeront licencieux ou tout
simplement frivoles !
Le 16 février, c’est, dans les rues de la ville, la stupéfiante
démonstration de force de ce nouvel instrument de la puissance de frère
Jérôme. La Seigneurie, qui se sent débordée, multiplie les démarches à
Rome pour que soit levée l’interdiction de prêcher à l’endroit de
Savonarole. Alexandre VI finit par donner son autorisation verbale, donc
non officielle et non définitive. Mais le but est atteint. Le mercredi des
cendres de 1496, frère Jérôme doit remonter en chaire. C’est un événement
sensationnel. Il y a, à Santa Maria del Fiore et autour du Dôme, plus de
quinze mille personnes. Dans la nef de la cathédrale, on a construit des
échafaudages sur lesquels sont juchés des centaines d’auditeurs, dont
beaucoup d’« enfants du frère ». Ceux-ci, en attendant l’arrivée de
Savonarole, scandent des chants qui ressemblent à des mots d’ordre.
« Vive le Christ et celui qui croit ! Allons, Florence, il faut œuvrer car
Jésus veut couronner celui qui mourra pour cette Foi ! »
Cette prophétie de la mort prochaine du prédicateur va être maintenant
constamment répétée par Savonarole lui-même qui en accusera par avance
ses ennemis, y compris la cour pontificale et le pape lui-même. Voici
d’ailleurs frère Jérôme en chaire, salué par une immense clameur. Puis c’est
un lourd silence dans lequel résonnent les phrases dialoguées, scandées par
l’orateur. Il a choisi de prêcher ce carême d’après le prophète Amos, parce
que celui-ci, justement, a été tué par ses ennemis.
Et c’est une charge inouïe, qui sera amplifiée dans les sermons suivants,
contre le haut clergé et le souverain pontife lui-même, quoiqu’il ne soit pas
nommément désigné. Savonarole vilipende les concubines du Vatican ces
« vaches de Samarie » dont on arrachera le cul avec des harpons :
« Venez, chefs de l’Eglise… la nuit vous allez chez les concubines et le
matin vous vous approchez de la sainte Eucharistie… vous ne parlez que du
mal à commettre, de femmes, de jeunes garçons, de chiens et de
mules !… »
Et Savonarole menace ouvertement. Il se dit parfaitement au courant
des complots tramés contre lui, des lettres envoyées à son sujet. Il
commence à évoquer de plus en plus précisément l’éventualité d’un concile
qui épurerait l’Eglise, autrement dit qui chasserait les Borgia. Il fait état en
chaire de lettres mystérieuses qu’il aurait reçues de très hautes personnalités
religieuses ou politiques, sans évidemment les nommer. Tout cela aboutit à
une telle tension, une telle confusion, qu’une nouvelle interdiction de
prêcher, prononcée par Alexandre VI le 18 mars et même confirmée par une
Seigneurie à ce moment arrabbiata, reste lettre morte.
Dès le 8 mai, c’est une nouvelle série de sermons, cette fois sur Ruth et
Michée. Prédications encore plus virulentes s’il se peut, dont les textes
intégraux sont maintenant sténographiés (on dit « tachygraphiés » à
l’époque) par un notaire au service de frère Jérôme, Lorenzo Violi, qui se
tient au pied de la chaire. Ces textes sont aussitôt imprimés et distribués de
façon que même à Rome, les propos incendiaires de Savonarole parviennent
authentiques. Les piagnoni savent combien il est facile d’être assassiné dans
une église (le frère du Magnifique, le jeune et beau Julien de Médicis, n’a-t-
il pas été tué de dix-neuf coups de poignards, en 1478, dans cette même
cathédrale, en pleine messe, pendant l’élévation, par des agents du pape
Sixte IV ?). Ils assurent à frère Jérôme des gardes du corps qui dissimulent
des armes sous leurs vêtements et qui l’escortent jusqu’au pied de la chaire.
Voyant que ses interdictions de prêcher n’ont aucun effet, hésitant
encore devant l’excommunication que Savonarole récuse par avance
puisqu’elle serait « contraire à la volonté de Dieu », Alexandre VI frappe
Savonarole dans un des éléments principaux de sa puissance : sa liberté
d’action en tant que prieur élu de Saint-Marc et vicaire général élu de la
congrégation toscane. Le 7 novembre 1496, un bref pontifical dissout cette
dernière et agrège Saint-Marc et les autres couvents toscans à une nouvelle
congrégation des dominicains, la congrégation romano-toscane, dont il
nomme vicaire général le frère Francesco Mei, un des ennemis les plus
acharnés de frère Jérôme.
Mais comme le siège de Livourne (rendue entretemps par les Français à
Florence) tourne à ce moment même au désastre pour l’empereur
Maximilien, dont la flotte est détruite par la tempête et qui doit
honteusement regagner l’Allemagne, Florence tout entière attribue à
Savonarole le mérite de ce « miracle ». Du coup, Francesco Mei se garde
bien de tenter quoi que ce soit pour imposer l’exécution du bref papal.
Trente-trois jours plus tard, le 23 mai 1498, une longue estrade en bois
joint un énorme bûcher, dressé au centre de la place de la Seigneurie et
surmonté d’une sorte de croix d’où pendent des cordes et des poutres, à la
balustrade qui longe le Palazzo Vecchio. Sur le balcon des Seigneurs, il y a
les juges de Florence et les « commissaires apostoliques », c’est-à-dire les
juges envoyés par le pape. La place est noire d’une foule silencieuse.
Sur l’estrade, apparaît Jérôme Savonarole, pieds nus, tout juste vêtu
d’une chemise. A ses côtés, frères Domenico et Silvestro. Un évêque
dominicain, un ancien de Saint-Marc, s’avance pour remplir la mission dont
l’a chargé Alexandre VI : dégrader les condamnés. D’émotion, il bafouille :
« Je te sépare de l’Eglise militante et de l’Eglise triomphante…
— Militante seulement, rectifie Savonarole, l’autre n’est pas de ton
ressort… »
Sur l’estrade, les trois religieux s’arrêtent devant le tribunal pour
entendre la lecture de la sentence qui les condamne à être pendus et brûlés
pour leurs « nombreux crimes » et parce qu’ils sont « hérétiques et
schismatiques ». Le pape leur a accordé cependant l’indulgence plénière, ce
qui leur évite le passage par le purgatoire…
La foule commence à murmurer, puis à lancer des insultes et des
quolibets. Des voyous (peut-être de tout récents « enfants du frère » ?) sont
allés planter des clous dans les planches de l’estrade sur lesquelles avancent
les pieds nus des condamnés. Mais ceux-ci semblent déjà ailleurs. Frère
Domenico murmure un cantique. Le frère Silvestro monte le premier vers la
potence, puis frère Domenico, puis, après avoir vu mourir ses deux
compagnons, Jérôme Savonarole.
Le bourreau lui passe la corde au cou et le pousse dans le vide. Pendant
que le corps oscille encore, retenu par les chaînes qui doivent le maintenir
vertical dans le feu, le bourreau allume le bûcher, non sans se livrer à des
jongleries avec ses instruments.
Des cris montent de la foule. « C’est le moment de faire des miracles ! »
crie une voix.
Au moment où les flammes montent, une bourrasque les rabat loin des
corps des trois suppliciés. « Miracle ! Miracle ! » – des cris de terreur se
font entendre. Des gens s’enfuient. Mais les flammes se redressent et
enveloppent les cadavres. Des enfants se mettent à jeter des pierres sur les
corps qui commencent à grésiller, puis, peu à peu, se consument et se
réduisent en cendres. Des femmes essaient d’emporter un peu de cette
cendre, mais les soldats les en empêchent. Pour mettre fin à cette quête de
« reliques », la Seigneurie fait jeter dans l’Arno tout ce qui est ramassé à
l’emplacement du bûcher.
Dans un sermon prononcé en 1491, Savonarole s’était écrié :
« Les impies iront au sanctuaire, briseront ses portes à coups de hache
et en y mettant le feu. Ils arrêteront les hommes justes et les brûleront sur la
place principale de la ville ; et ce que le feu n’aura pas consumé, que le vent
n’aura pas emporté, ils le jetteront à l’eau… »
Cette prophétie-là – si c’en était une – s’est en tout cas très exactement
réalisée.
3- La loi des « six fèves » donne à la Seigneurie le droit de faire exécuter sans appel un accusé avec une majorité de six voix sur neuf.
4- L’estrapade consiste à attacher le supplicié par les bras à une hauteur considérable du sol, à lâcher brutalement la corde pour la bloquer non moins brutalement avant que
son corps touche terre. Il se produit alors dans le squelette et la musculature un choc extrêmement douloureux.
L’affaire des poisons
Le 13 juillet 1709, seul dans la Chambre du Conseil du palais du
Louvre, Louis XIV attend son chancelier, le marquis d’Argenson.
Dans la grande cheminée flambent deux grosses bûches et quelques
autres, plus petites. Malgré l’été, le palais garde encore l’humidité d’un
printemps particulièrement orageux et froid. Dans les rues, les Parisiens
hurlent famine. Le pain manque. L’hiver terrible a gelé les campagnes et tué
beaucoup de gens. Les loups sont descendus des Ardennes jusqu’aux portes
de Pontoise. Des enfants se sont entre-dévorés. Paris gronde, las des guerres
interminables et de sa misère perpétuelle. Le vieux roi continue, malgré
tout, la guerre qu’il a entreprise contre l’Angleterre à propos de la
succession d’Espagne. Le 8 juin dernier, il a envoyé à la Monnaie « tout son
service en or, les assiettes, les plats, les salières, en un mot tout ce qu’il
avait d’or, pour en faire des louis… ».
Mais ce soir, s’il attend son chancelier, ce n’est pas pour l’entretenir du
trône espagnol, de la disette ou des impôts à lever pour assainir les finances
du royaume.
D’Argenson entre dans la Chambre du Conseil. Elégant, ponctuel,
comme à l’accoutumée. Il porte sous le bras la cassette de cuir noir que
vient de lui remettre le greffier Gaudion. A l’intérieur, une liasse de feuillets
jaunis, couverts d’une écriture serrée et datés des années 1679 et 1680. Ce
sont les accusations portées contre Mme de Montespan par les
empoisonneurs, les devineresses et les prêtres défroqués devant la Chambre
Ardente, lors de l’instruction de leurs procès.
A l’époque, Louis XIV avait demandé que soient conservés ces actes
mettant en cause sa favorite d’alors, la mère de sept de ses enfants,
reconnus officiellement comme les Enfants de France.
Tout a été fait selon la volonté de Sa Majesté. Et aujourd’hui, le roi
vieillissant décide de détruire à jamais ces dénonciations qui feraient d’elle,
devant l’Histoire, la complice des plus vils personnages des annales du
crime.
Debout, d’Argenson lui tend feuillet après feuillet. Après l’avoir lue,
Louis XIV jette la page dans les flammes et la regarde disparaître. Sans un
mot. Peut-être pense-t-il à celle qu’il a tant aimée et qui a quitté ce monde il
y a un peu plus de deux années ? Peut-être pense-t-il aussi qu’il détruit là
les seuls documents risquant de souiller la plus célèbre des favorites de son
règne ?
Il ignore que le lieutenant de police La Reynie, qui a mené toute
l’enquête et procédé personnellement à tous les interrogatoires, prenait des
notes et rédigeait au brouillon l’essentiel des actes qu’il est en train
d’incinérer. La Reynie est décédé le mois dernier, le 14 juin, mais ces notes,
ces brouillons demeurent et, du même coup, le doute qui plane sur la
Montespan.
Versailles, le roi est pendant un temps sujet aux nausées. Les médecins
mettent cela sur le compte des abus gastronomiques des dîners royaux. En
fait, lorsqu’on connaît la composition des pâtes « pour l’amour » que lui
administre, peut-être, sa favorite, on n’est pas étonné des malaises de
Louis XIV. D’autant que la jalousie ne cesse de ravager le cœur de la
favorite et qu’elle multiplie les visites aux sorcières. L’abbé Mariette ne
suffit plus. L’abbé Guibourg entre en scène.
Guibourg se prétend bâtard de la maison de Montmorency. Il a
soixante-six ans et est réellement le fou assassin. Il égorge les propres
enfants qu’il a eus d’une maîtresse, la Chanfrain, au cours de ses messes
noires. Et il va dire trois messes, comme le veut la pratique de la magie,
pour Mme de Montespan. La première messe est dite dans la chapelle du
château de Villebousin, au hameau du Mesnil, près de Montlhéry. Un enfant
y est sacrifié. « Guibourg l’a acheté un écu », note La Reynie. La
conjuration figure au dossier : « Astaroth, Asmodée, princes de l’amitié, je
vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour
les choses que je vous demande, qui sont que l’amitié du roi, de
monseigneur le dauphin, me soit continuée. » (C’est Mme de Montespan
qui parle.)
La seconde messe sur le corps de la marquise a lieu quinze jours plus
tard, à Saint-Denis, dans une masure en ruine. La troisième dans une
maison de Paris, où le prêtre reconnaît avoir été conduit les yeux bandés.
La favorite accepte donc de se dénuder devant Guibourg et de se laisser
égorger un enfant sur le ventre tandis que le prêtre, assurant guider le désir
de Sa Majesté, se livre à d’intimes attouchements.
La faveur du roi lui revenant n’est point de nature à diminuer la
confiance que la Montespan porte désormais en la puissance de la
sorcellerie.
La Reynie note encore, à cette date, que la fille Voisin « a vu dire de ces
sortes de messes sur le ventre par Guibourg, chez sa mère. Elle aidait sa
mère à préparer les choses nécessaires pour cela : un matelas sur des sièges,
deux tabourets aux deux côtés où étaient des chandeliers avec des cierges,
après quoi Guibourg venait de la petite chambre à côté, revêtu de sa
chasuble blanche semée de pommes de pin noires, et après cela la Voisin
faisait entrer dans la chambre la femme sur le ventre de laquelle la messe
devait être dite. Mme de Montespan se fit dire cette sorte de messe chez sa
mère où elle vint vers les dix heures pour n’en sortir qu’après minuit ».
Cette pratique se poursuit à intervalles irréguliers jusqu’en 1676. A
partir de cette date, il semble que la marquise ne se déplace plus et que les
messes sont dites sur le ventre de la Voisin par Guibourg, au nom de la
favorite.
Il ne reste pas grand monde en vie, des accusés impliqués dans l’affaire
Montespan. Il y a Guibourg, l’abbé qui ne refuse jamais de parler et qui
confirme tout ce qu’il a déjà reconnu en y ajoutant un luxe de détails
répugnants, dont ceux-ci, sur les messes noires qui vont clore à jamais le
dossier d’instruction. En effet, Sa Majesté, profondément écœurée par
l’horrible description, va interrompre jusqu’à l’enquête secrète de La
Reynie, dont voici le dernier chapitre :
« Guibourg a fait chez la Voisin, revêtu d’aube, d’étoile et de manipule,
une conjuration en présence de la des Œillets qui prétendait faire un charme
pour le roi et qui était accompagnée d’un homme qui lui donna la
conjuration, et comme il était nécessaire d’avoir du sperme des deux sexes,
des Œillets, ayant ses mois, n’en put donner, mais versa dans le calice de
ses menstrues et l’homme qui l’accompagnait, ayant passé dans la ruelle du
lit avec lui, Guibourg, versa de son sperme dans le calice. Sur le tout, la des
Œillets et l’homme mirent chacun une poudre de sang de chauve-souris et
de la farine pour donner un corps plus ferme à toute la composition et, après
qu’il eût récité la conjuration, il tira le tout du calice qui fut mis dans un
petit vaisseau que la des Œillets ou l’homme emporta. »
Document ignoble, qui compromet au-delà de toute indulgence la jeune
des Œillets, suivante de Mme de Montespan, accusée, à l’issue de ce
dossier, de magie, de sorcellerie et de tentative de meurtre sur les personnes
de Mlle de Fontanges et du roi.
Le procès n’aura jamais lieu. Ce n’est pas une raison pour laisser Mme
de Montespan sans recours et sans défense. Beaucoup d’historiens s’en sont
chargés. Des avocats également dont le premier est sans conteste possible
Duplessis, mandé par le ministre Colbert dès 1681.
Une question se pose maintenant, et elle joue plus qu’un rôle de second
plan dans l’affaire : pourquoi le ministre Colbert s’intéresse-t-il au dossier,
alors que Louvois le suit du début à la fin ?
La réponse est dans la question. C’est précisément parce que Louvois
s’en occupe que Colbert s’y intéresse. Il y a entre les deux hommes plus
qu’une jalousie : la haine est là, née d’oppositions politiques et familiales,
issue aussi d’ambitions insatisfaites. Chacun des deux grands ministres est à
la tête d’un véritable clan. Et il s’avère, en dressant la liste des accusés de
l’affaire, que tous les grands noms dénoncés par les sorcières et par Lesage
en particulier, sont des gens du clan Colbert ou des ennemis personnels de
Louvois.
Le maréchal de Luxembourg s’est virilement opposé à Louvois sur un
problème de commandement militaire. La duchesse de Bouillon et la
comtesse de Soissons sont deux nièces de Mazarin, l’ancien maître de
Colbert, et des amies de longue date. Mme de Vivonne et Mme de
Montespan sont la belle-mère et la tante de Colbert. Tous sont dénoncés par
Lesage qui a obtenu la grâce royale à la demande de Louvois venu le voir
dans sa prison.
Depuis longtemps, au début de l’affaire Voisin, les familles Colbert et
Le Tellier (véritable nom de Louvois) ne cessent de se jalouser. C’est à celle
qui aura le plus d’influence sur le roi. Celui-ci n’en est pas totalement dupe
et d’après Primi Visconti, il aurait utilisé cette joute silencieuse à son profit
« en les tenant en équilibre pour mieux faire ses affaires ».
La carrière des deux ministres est effectivement en perpétuelle rivalité.
Colbert écrit au roi en 1666, à propos de désordres causés par les troupes en
campagne et commandées par Louvois, qu’il ne croyait pas « qu’une affaire
si importante serait confiée à un jeune homme de vingt et un ans, sans
expérience sur cette matière, qui croit qu’il est de l’autorité de sa charge de
ruiner le royaume et qui veut encore le ruiner parce que je le veux sauver ».
La compétition est publique. L’ambassadeur de Savoie note, dans un
long compte rendu à son gouvernement sur les activités de la cour de
France : « Ils sont très mal ensemble et on croit que le père et le fils (Le
Tellier) ont voulu lui (Colbert) rendre des mauvais offices auprès du roi ;
cependant, il est mieux dans son esprit qu’eux ; il faudra qu’ils se
soumettent un jour, ou ils s’exposeront à de grands déplaisirs. »
Louis XIV donne un jour à l’un, un autre jour à l’autre, les marques de
son estime. « Il flatte la chèvre et le chou. » Mais le ressentiment entre les
deux familles est intense. Louvois, qui obtient la garde des sceaux royaux,
se charge de l’affaire de la Montespan. Mais Colbert, devinant quelque
fourberie de son ennemi personnel, s’arrange pour être destinataire d’un
exemplaire de tous les actes particuliers concernant la tante de son fils.
Muni de ces interrogatoires secrets et de l’analyse juridique de l’avocat
Duplessis, Colbert rédige de sa propre main « un mémoire contre les faits
calomnieux imputés à Mme de Montespan ».
« Dans toutes les déclarations de la fille Voisin, je ne vois qu’exécrables
calomnies, de prétendus ouï-dire de sa mère, écrit-il au roi. Pourquoi veut-
on que la mère, qui a eu le dernier et le plus sensible de tous les intérêts de
dire la vérité, ne l’ait pas dite et qu’au contraire la fille, qui a eu la plus
pressante nécessité d’établir un mensonge, ne l’ait pas fait ? D’ailleurs,
Cotton, la Boissière, la Vigoureux sont restés muets sur Mme de
Montespan ; la Trianon, la Vautier, la Blessis, Bertrand, Romani ont nié.
Donc cette fille Voisin est démentie par tout le monde. Et on voudra qu’elle
seule ait dit la vérité ! »
Colbert fait appel aux souvenirs du roi, à son amour pour la Montespan.
« Supposé que la des Œillets eût fait véritablement toutes ces visites
chez la Voisin et qu’elle eût quelque commerce avec elle, s’ensuivrait-il que
Mme de Montespan en dût être chargée ? Où est son ordre ? Où est la
preuve qu’elle ait agi pour elle ? Combien y a-t-il de filles dans Paris qui
ont été voir de misérables personnes pour savoir leur bonne aventure et
pour avoir de ces secrets imaginaires pour leurs mariages ou pour d’autres
établissements de leur fortune, dont ces gens tenaient boutiques ouvertes ;
et faudrait-il que Mme de Montespan portât l’iniquité de toutes celles qui y
ont été, sur de simples discours sans raison et sans fondement, avancés par
une infâme chargée de ces crimes ? De toute manière, la fille Voisin ne peut
être acceptée pour témoin. Or, elle n’allègue aucun témoin de ce qu’elle
avance. »
Tout le mémoire de Colbert est de la même veine, apportant
d’indiscutables arguments à l’innocence ou en tout cas à l’improbable
culpabilité de Mme de Montespan.
Michel HONORIN
1- De nombreux actes officiels portaient la mention « Fait au Conseil du Roi » et étaient signés par lui, sans qu’il ait été présent à la rédaction des actes. Comme maintenant
pour n’importe quel chef d’Etat. Lorsque la décision à prendre avait une importance exceptionnelle, le roi assistait à la délibération et on mentionnait sa présence par la formule « Le
Roi y étant ». L’acte du 14 mai 1681 prouve l’importance que le roi attachait à cette affaire.
Les coulisses
Tout n’est pourtant pas si clair qu’il y paraît lorsque la flotte appareille
à destination des côtes africaines. L’expédition résulte d’un véritable
imbroglio diplomatique, politique et financier. Sans doute, par le passé, fut-
il souvent question, pour les puissances européennes, de conquérir les
régences barbaresques et de mettre ainsi un terme aux actions impitoyables
de leurs audacieux corsaires. Mais la plupart des expéditions entreprises par
les Anglais, les Espagnols, les Portugais, les Vénitiens ou les Génois, et
même par les Français, voire les Américains, n’ont abouti qu’à des succès
éphémères lorsqu’elles n’ont pas tourné simplement à la cata-strophe… Les
Barbaresques ont dominé la Méditerranée pendant des siècles, jouant
habilement de l’antagonisme larvé ou évident des puissances maritimes ; ils
ont su imposer la loi de leurs pirates, faire trembler les équipages, razzié les
villes côtières de France, d’Italie ou d’Espagne, drainé vers l’Afrique des
richesses considérables, pratiqué à grande échelle la traite des blanches et…
des blancs : c’est une histoire longue et souvent douloureuse.
Le projet d’expédition française, élaboré de 1827 à 1830, doit mettre un
terme à cette série de méfaits. Toutefois, les gouvernements qui
l’élaborèrent n’auraient pu définir quels résultats ils entendaient obtenir. On
voulait, certes, purger la Méditerranée de ses corsaires, punir des Turcs trop
entreprenants, venger des affronts trop cinglants, régler de très vieux
comptes et, à l’occasion, conquérir des marchés, peut-être même se
procurer à bon prix des matières premières. Il n’y avait assurément pas, à
l’origine, de propos délibéré de conquête et d’annexion. Le « coup
d’éventail » du 30 avril 1827 a constitué, pour l’imagerie populaire et même
pour certains interprètes hâtifs de l’histoire le point de départ de l’aventure
coloniale de la France en Afrique du Nord. Il ne fut en réalité qu’un
incident parmi beaucoup d’autres, un alibi diplomatique, l’argument
commode d’une crise « à tiroirs ». Le moins qu’on puisse retenir est que la
riposte fut lente à venir puisqu’il fallut attendre plus de trois ans pour que
les troupes françaises vinssent punir, à Alger, le dey Hussein de son
insolence…
Il faudrait donc remonter dans le temps, bien au-delà de la période
révolutionnaire, lorsque Louis XIV et même François Ier s’étaient
intéressés à l’Afrique. Mais, sans chercher si loin des causes si confuses, on
peut retenir que tout a commencé en marge d’une sordide affaire de
créances plus ou moins honorées par le gouvernement français. Il s’agissait
de séquelles de marchés de céréales passés avec les armées de la Révolution
et de l’Empire par deux Juifs livournais, citoyens de la Régence,
entreprenants et retors, Jacob Bacri et Nephtali Busnach. Par ce biais peu
reluisant, par ses conséquences, malgré les réticences de trois
gouvernements successifs de Charles X, la France s’engagea dans
l’aventure algérienne, en dépit de l’opposition d’une large majorité de
l’opinion « politique » et de celle, plus effective encore, de l’Angleterre. Et
c’est ainsi qu’après trois années de blocus – qui furent aussi consacrées à de
grandes manœuvres diplomatiques et politiques – une immense expédition
conduisit aux portes d’Alger, le 5 juillet 1830, l’armée qui allait mettre un
terme à trois siècles de domination turque sur la côte septentrionale de
l’Afrique et sur les eaux méditerranéennes.
Le blocus qui a débuté le 16 juin 1827 va durer trois ans presque jour
pour jour. C’est le temps qu’il fallut au gouvernement français pour décider,
après bien des tergiversations, de la conduite à tenir à l’égard du dey. Une
douzaine de bâtiments de l’escadre croisèrent sans relâche devant Alger, de
Tripoli à Mers el-Kébir. On enregistra des accrochages parfois sévères, des
coups de main heureux de la part de la marine française : mais il était
incontestable que ces opérations très limitées ne pourraient suffire à faire
céder les Barbaresques qui pensaient que le temps travaillait pour eux :
« … Les Arabes connaissant la perfidie de leurs côtes, la puissance de
leurs vents et l’instabilité de leur mer, comptaient sur ces alliés naturels qui
avaient vaincu Charles-Quint – rapporte Nettement qui a recueilli les
propos de nombreux marins participant au blocus. Ils espéraient que la
mauvaise saison mettrait inévitablement un terme au blocus : ce fut en vain.
Ni les coups de vent de décembre, ni les calmes plats de janvier, ni
l’équinoxe de mars n’éloignèrent la division française… »
Pendant que la marine bloquait les côtes africaines, les délibérations
politiques permettaient à Paris de situer le problème et d’envisager les
modalités les plus efficaces ou présumées telles d’une action de grande
envergure. Il est intéressant de noter que si l’on a, dès le début de la crise
d’avril 1827, tenté de trouver des solutions au nombre desquelles
l’expédition était la moins généralement acceptée, on n’avait pas envisagé
les conditions dans lesquelles, en cas de conquête, il serait possible de la
confirmer, de l’exploiter, de la sauvegarder. L’aventure algéroise, qui
deviendra 124 ans plus tard le drame algérien, ne se joua pas sur un coup de
dés mais s’élabora sans but défini, sous la pression de considérations
politiques intérieures et de diplomatie n’ayant rien à voir avec les soucis
« coloniaux » qui prendront la vedette quelques décennies plus tard.
Dès le début du blocus, on étudiait à Paris la mise en œuvre de
nouvelles mesures de coercition contre le dey. Adjoint de Collet, le
capitaine Du Petit-Thouars, admirablement informé des conditions de la
navigation le long des côtes barbaresques, présente au gouvernement, dès
août 1827, un rapport dans lequel il souligne d’abord l’inefficacité du
blocus, en insistant sur la nécessité d’une expédition terrestre pour laquelle
il procède à une première évaluation des effectifs.
« … Le maximum des forces ennemies auquel on aurait affaire étant de
35 à 40 000 hommes, il suffirait que l’armée expéditionnaire comptât
25 000 hommes dont 1 500 cavaliers, avec parc d’artillerie, pour que l’on
fût assuré du succès le plus complet. »
Cet optimisme n’est pas unanimement partagé, à tel titre que le
plaidoyer des partisans de l’expédition terrestre, auxquels se joint le
ministre Chabrol, provoque de vives réactions de la part des chefs de la
marine, partisans du seul bombardement naval, peu soucieux de revivre les
mésaventures de Charles-Quint.
Le comte de Clermont-Tonnerre, ministre de la Guerre, reprend
pourtant à son compte le projet de Du Petit-Thouars et l’on passe, en
septembre 1827, de la stratégie à la diplomatie et à la politique intérieure.
Dans le premier domaine, le problème est de savoir dans quelle mesure
l’expédition d’Alger peut servir à la France, compte tenu des rapports de
force établis entre les grandes puissances. L’Angleterre et la Russie, alliées
de la France et engagées comme elle dans les méandres d’une politique
ottomane à surprises3, sont aussi des concurrentes redoutables dans la
mesure où elles ont le souci de promouvoir une politique expansionniste à
l’échelle européenne et méditerranéenne. Cette situation pouvant provoquer
des conflits, le ministre des Affaires étrangères ne juge pas négligeable
l’éventualité de forger outre-mer, dans le cadre d’une expédition militaire,
une armée solide et bien entraînée. Ainsi la France disposerait-elle d’un
instrument susceptible d’intervenir avec succès sur un théâtre d’opérations
européen, après s’être assurée, par ailleurs, le contrôle de la Régence. Ainsi
s’octroierait-elle par anticipation cette « part d’accroissement » compensant
en quelque sorte ceux auxquels ses partenaires auraient tendance à procéder
en Turquie d’Europe ou en Asie. Paralysée partiellement par de sérieuses
difficultés intérieures, l’Angleterre ne paraît pas capable de s’opposer
efficacement à la réalisation d’une telle entreprise. Cette politique de
compensation entre Paris, jouant la carte de la Régence, et Moscou
s’agrandissant en Asie aux dépens des Turcs, devait faciliter la tâche du
gouvernement français le jour où il reposerait à la Prusse et à l’Autriche le
problème des frontières du Rhin et des Alpes pour obtenir la révision des
traités de Vienne.
Aux arguments diplomatiques favorables à l’expédition s’en ajoutent
certains de politique intérieure. Les difficultés ont atteint un degré auquel le
Roi et le gouvernement ne restent pas insensibles. Clermont-Tonnerre et de
nombreux dirigeants estiment que l’on pourrait canaliser sur la préparation
de l’expédition la nostalgie des Français pour les grandes entreprises
guerrières et pour la gloire des armes. Sur le plan de la tactique
parlementaire et de la « cuisine » politique, au moment où il est question de
dissoudre la Chambre et de procéder à de nouvelles élections, un succès
dans la Régence permettrait sans doute d’assurer le triomphe du parti du
Roi, dans la mesure où ces événements « … qui donnent de nouvelles
forces au gouvernement et présentent à l’esprit des peuples un aliment
quelquefois nécessaire, coïncident avec les temps de fermentation politique.
Or l’expédition d’Alger, si Votre Majesté l’entreprend aujourd’hui, sera
terminée à une époque où le Roi peut trouver convenable d’user de sa
prérogative pour renouveler la Chambre des députés. »
Le conseil est fort clair, et cette suggestion n’est pas sans valeur.
Lorsque deux ans et demi plus tard Charles X en tiendra compte, se croyant
assez fort, nanti d’un succès outre-mer, pour promulguer les désastreuses
ordonnances de juillet, les clés d’Alger pèseront bien peu dans la balance.
Le rapport de Clermont-Tonnerre balaie d’autre part les arguments
financiers des adversaires de l’expédition. Les frais à engager et les risques
à prendre seront en effet couverts largement par le trésor de la Régence, que
l’on évalue à 150 millions – on s’apercevra qu’il s’agissait de moins du
tiers ! Il faut aussi compter sur les bénéfices à court terme de l’exploitation
de nombreuses richesses naturelles, qui pourra être portée au crédit du
commerce extérieur français : céréales, forêts, plomb, fer, nitrite, sel et,
d’une manière générale, « … des quantités énormes de produits
d’excellente qualité, entre autres ceux que produisent seules, jusqu’à
présent, les vieilles colonies4. »
Les principes posés, les moyens financiers dégagés, la méthode n’est
plus qu’une question d’option. Le ministre de la Guerre est formel : « Il n’y
a, affirme-t-il, de sécurité avec le gouvernement d’Alger que dans sa
destruction entière et il n’y a, pour arriver à ce but, d’autre moyen qu’une
expédition de terre, dont le succès est assuré si elle est faite avec des
moyens suffisants dans la saison convenable. » C’est, en d’autres termes, la
négation des mérites d’une simple expédition maritime assortie de
bombardement : la preuve a été fournie jadis qu’Alger pouvait résister à ce
genre d’arguments et les premiers mois de blocus ont confirmé cette
opinion. Le choix du lieu de débarquement tient compte essentiellement des
conclusions du rapport Boutin, document clé de toute l’opération. Les chefs
de l’expédition en tiendront compte de façon presque scrupuleuse, à telle
enseigne d’ailleurs que, lorsqu’ils mirent en cause, dans leur progression
vers Alger, certaines évidences topographiques de ce rapport, ils firent les
frais de leurs initiatives qui, dans certains cas, leur firent frôler le drame.
C’est donc sur l’analyse de Boutin qu’est calquée, vingt ans après, à
quelques détails près, celle de Clermont-Tonnerre. Débarquement à Sidi-
Ferruch ; Fort-l’Empereur, premier objectif ; date de l’opération : entre avril
et juin. Délai pour conquérir Alger : six semaines. Effectif, 33 000 hommes
se répartissant en quatre divisions d’infanterie, une division de cavalerie
légère, une batterie d’artillerie à cheval, une batterie de montagne, quatre
batteries de campagne, un parc de siège de 150 bouches à feu. Avec plus de
force que Boutin, le ministre de la Guerre prévoit l’extension de
l’occupation aux beylicats d’Oran et de Constantine et fait allusion à la
pérennité de l’établissement de la France en Afrique. Ainsi s’orientera-t-on,
encore que par des touches successives, vers une formule d’implantation
assez diffuse mais qui, au fil des mois précédant la décision finale du
gouvernement français et dès le lendemain de la conquête, donnera lieu à
des ébauches imprécises et à des tentatives variées de contrôle direct de la
France sur la Régence.
Toutefois, l’opinion n’est pas sûre pour franchir si vite un grand pas. Au
sein même du gouvernement, les arguments de Clermont-Tonnerre
manquent leur objectif. Le chef du gouvernement, Villèle, est préoccupé par
les problèmes de politique intérieure – les élections doivent avoir lieu en
novembre 1827 – et s’oppose à tout ce qui ressemble à une aventure
coûteuse et dangereuse pour l’avenir du régime ; en outre, les répercussions
diplomatiques d’une action contre la Régence peuvent être considérables et
remettre en cause les alliances acquises, sans profit discernable. Ainsi des
arguments financiers, parlementaires, électoraux, diplomatiques
condamnent-ils les partisans de l’expédition d’Alger à marquer le pas. Avec
Villèle, il ne saurait être question de compromettre davantage l’avenir
immédiat d’un régime mal assis pour rêver de grandeur fallacieuse sur la
côte africaine.
Le chef du gouvernement ne sera pas payé de sa prudence. En effet, au
lendemain des élections qui ont amené au pouvoir une majorité libérale, il
doit céder la place, en janvier 1828, à Martignac dont on attend qu’il
applique, à l’intérieur une politique plus ouverte, et en Europe une action
expansionniste susceptible de rendre à la France ses frontières d’avant
1815. Cet objectif se traduit en termes diplomatiques par un marché ainsi
résumé : la France sur le Rhin et la Russie libre en Orient. Mais il paraît
difficile d’atteindre le but déterminé à l’arrière-plan de cette stratégie
diplomatique et de se lancer en même temps dans l’aventure algérienne, au
risque de susciter de vives réactions de la part de l’Angleterre.
Le comte de La Ferronays, ministre des Affaires étrangères, pose la
question et y répond en même temps : « … L’Angleterre et peut-être
l’Espagne ne nous verraient pas sans ombrage tourner nos armes contre l’un
des points les plus importants de l’Afrique septentrionale et dont
l’occupation donnerait tant d’avantages à la puissance qui s’y établirait.
Quelque soin que le gouvernement du Roi mette à persuader qu’en
envoyant une armée contre Alger, il n’entend agir sans aucune vue
d’ambition ou de conquête, on peut douter qu’il réussisse à prévenir tous les
prétextes d’opposition étrangère et l’on pourrait craindre que l’Angleterre
ne se hâtât d’intervenir pour arrêter par des voies détournées l’exécution de
nos projets ou même s’y opposât directement. La France pourrait-elle
mettre le désir de châtier le dey d’Alger en balance avec le danger d’une
rupture entre elle et l’Angleterre ? »
Ce risque de conflit plus ou moins ouvert avec Londres va revenir
comme un leitmotiv pendant deux ans encore et le gouvernement
britannique donna d’ailleurs toutes les raisons à la diplomatie française de
tenir compte de cet élément du problème. Aussi bien, Martignac reprend-il
à son compte la seule décision spectaculaire mais de peu d’effet, prise par
son prédécesseur : le blocus continue, donnant lieu à divers accrochages
entre navires français et barbaresques ; mais l’on n’envisage pas d’aller plus
loin dans la voie des représailles. On se contente de la formule sans
conviction : « Nous avons lieu de croire jusqu’à présent, déclare La
Ferronays à la Chambre, en mars 1828, que le blocus suffira pour obtenir
les satisfactions exigées, sans qu’on ait besoin de recourir à d’autres
moyens qui, dans tous les cas, devraient être mûrement discutés. »
Ces « bonnes paroles » n’éveillant guère de résonance, le ministre tente
de prouver qu’on ne réagit pas, avec les barbaresques, comme avec les
grandes puissances. Sa tentative de justification ne manque pas d’un certain
sel : « On ne peut confondre, prétend-il, dans les mêmes règles de
diplomatie les relations des Etats européens entre eux et celles qu’ils sont
contraints d’entretenir avec les Etats barbaresques. Il faut sortir des règles
ordinaires pour apprécier les rapports de ce genre et l’indulgence du Roi a
besoin de pardonner d’abord à ces barbares un premier tort qui explique
tous les autres, celui de ne pas comprendre la gloire de la France… Cette
satisfaction que le Roi exige et qu’il n’exige pas en vain, le Roi la
proportionne au pays qui la donne plutôt qu’à la puissance qui l’exige. »
On continuera donc de s’en tenir au blocus. Quelques occasions vont
s’offrir à la flotte française de manifester sa présence autrement qu’en
croisant le long des côtes, dans l’attente problématique de la soumission du
dey. C’est ainsi, par exemple, que le 3 octobre 1827, l’escadre a malmené
les Algériens qui ont tenté une sortie avec 12 navires armés de 250 canons :
aussi bien les Barbaresques avaient-ils compris la leçon et la monotonie de
la morne croisière de l’escadre n’allait plus être rompue que par quelques
coups de main plus ou moins heureux dans les rades ou le long des rivages.
Cela ne pourrait durer éternellement, et l’opinion parlementaire
commence à s’impatienter de cette fausse mesure. Tandis que, pour les uns
la solution consiste à mettre un terme à cette demi-guerre devenue inutile et
coûteuse, les autres considèrent qu’il faut passer à l’étape suivante en
recourant au débarquement. Le gouvernement reste hostile à cette formule
et Martignac estime, en outre, que désormais une entreprise outre-mer ne
suffirait pas à détourner des problèmes intérieurs inextricables une
opposition très active.
A ces considérations « internes » s’ajoutent celles que développe avec
persévérance le ministre des Affaires étrangères. L’ancien ambassadeur de
France à Saint-Pétersbourg n’a pas confiance dans la pérennité de l’alliance
franco-russe, aussi est-il, par voie de conséquence, partisan d’une entente
plus étroite avec l’Angleterre. Il refuse de voir mises en cause les chances
de rapprochement avec Londres et brandit sans cesse l’épouvantail de la
rupture en cas d’initiative trop hardie en direction d’Alger : « … On a
proposé de rattacher au plan d’une expédition contre Alger celui d’une
colonisation, de chasser les possesseurs actuels de cette ville et de son
territoire pour y former un établissement qui, par sa position géographique
et en des mains françaises, parviendrait à un haut gain de prospérité…
C’était oublier que l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar et dominatrice de la
Méditerranée, serait directement intéressée à faire échouer ce plan et qu’en
combattant le dey d’Alger, la France courrait également le risque de faire la
guerre à l’Angleterre. »
On ne pouvait, certes, mettre plus clairement en évidence l’intérêt et
l’importance de la conquête de la Régence par la puissance qui
l’entreprendrait. Mais, en contrepartie, l’alliance franco-britannique
pouvant être mise en cause, le gouvernement reste persuadé que l’enjeu
algérien ne vaut pas cette chandelle. Toutefois, et parce qu’il faut tout de
même tenter de dénouer l’écheveau, La Ferronays suggère, sans insister,
une procédure qui sera retenue quelques mois plus tard et défendue avec
fougue par son successeur, le prince de Polignac : une médiation dans ce
conflit du vice-roi d’Egypte, Méhemet Ali. Ce n’est qu’un ballon d’essai :
on en reparlera.
Un timide espoir d’arrangement surgit pourtant, au printemps 1828. Des
négociations sont ouvertes à Alger entre le dey et le lieutenant de vaisseau
Bézard, adjoint de l’amiral Collet, commandant l’escadre de blocus. On se
met d’accord sur des échanges de prisonniers et les Français acceptent
d’imposer au dey des réparations moins rigoureuses que précédemment.
Mais c’était encore trop demander à un homme qui se considère comme
l’offensé et ne peut pardonner que l’on n’eût pas rappelé Deval quand il
l’avait demandé et que l’on n’eût pas réglé de façon satisfaisante les dettes
Bacri. Aussi bien, l’opération tourne court, le dey concluant sur cette
formule peu encourageante : « Je suis prêt à faire tout ce que la France
voudra : la paix si elle veut, ou la guerre si elle le préfère. Pour laquelle des
deux puissances cette guerre est-elle la plus onéreuse ? »
En fait, Hussein est très sûr de lui et se réfère sans doute aux
expériences historiques antérieures qui ont prouvé qu’Alger était
imprenable. Il est encouragé dans son intransigeance, qui parfois frise
l’insolence, par des conseillers fort hostiles à la France, au premier rang
desquels le nouveau consul de Grande-Bretagne, M. Saint-John. Mais il en
faudrait bien davantage pour décourager La Ferronays de perpétuer le statu
quo et de tenter un règlement par la voie de la négociation. Il relance le
débat, fait au dey de nouvelles propositions plus favorables pour la Régence
et pour… son amour-propre : le blocus serait levé si un représentant du dey
venait à Paris confirmer simplement au gouvernement français qu’il n’avait
jamais été dans ses intentions d’insulter le Roi. On ne peut, à vrai dire,
paraître plus conciliant.
Mais plus la France paraît désireuse de régler le différend et fait baisser
l’enchère, plus le dey se veut en position de force, manifeste ses réticences
et considère ces appels du pied comme autant de témoignages de faiblesse
qui lui garantissent, à terme, une victoire diplomatique totale. Il n’hésite
donc pas à augmenter ses prétentions, acceptant l’envoi d’un émissaire à
Paris, en l’occurrence son gendre, l’agha Ibrahim, à condition que la France
lui cède le brick L’Alerte, une des meilleures unités de la flotte. Mais, à
force de vouloir trop gagner, le dey rend le dialogue impossible et toute
éventualité d’accord va être définitivement balayée. Paris ne peut en effet
céder par lassitude et mettre un terme au blocus sans contrepartie. Mais il
ne saurait être, pour autant, question de renoncer à toute solution de
rechange. Le gouvernement doit donc tirer la leçon, malgré lui, de ses
tentatives avortées de négociation.
Au cours de l’été 1828, une commission, présidée par le général
Loverdo et dont le général Berge est le rapporteur, se réunit aux fins
d’examiner « les questions relatives à une expédition contre Alger, de
proposer un plan définitif d’opérations et d’indiquer les moyens d’exécution
les plus susceptibles d’en assurer le succès ». Le virage est amorcé : on
s’oriente, prudemment mais consciemment, dans une nouvelle direction.
Les conclusions de la commission ne diffèrent guère de celles qui figuraient
dans le rapport Boutin et les propositions de Clermont-Tonnerre, à quelques
variantes près. On prévoyait un effectif de 32 000 hommes, 5 000 chevaux,
144 bouches à feu qui seraient transportés par 544 navires escortés par
36 vaisseaux de guerre. L’itinéraire d’invasion serait le même : Sidi-
Ferruch, Fort-l’Empereur, Alger. L’ensemble de l’opération devait durer un
peu plus d’un mois et demi.
Le rapport était établi à la veille de l’ouverture de la session
parlementaire de janvier 1829. Des nuances caractéristiques apparaissent
dans le passage du discours du trône où Charles X traite du problème
algérien, si l’on s’en rapporte aux termes utilisés lors des précédentes
sessions. Il n’est plus possible de se mettre la tête sous l’aile et le Roi doit
admettre : « L’espérance que je conserve encore d’obtenir du dey d’Alger
une juste réparation a retardé les mesures que je puis être forcé de prendre
pour le punir, mais je ne négligerai rien de ce qui pourra mettre le
commerce français à l’abri de l’insulte de la piraterie, et d’éclatants
exemples ont déjà appris aux Algériens qu’il n’est ni facile ni prudent de
braver la vigilance de nos vaisseaux. »
Dans le débat qui s’instaure, la position du gouvernement va être
d’autant plus inconfortable qu’il faut voter des crédits pour assumer la
charge permanente du blocus. Or, l’opposition a beau jeu de prouver que,
depuis deux ans, le blocus n’a rien résolu ; certains partisans du Roi
expriment tout haut le même avis. Aussi les orateurs n’ont-ils pas de peine à
prouver l’inconséquence de la politique suivie vis-à-vis d’Alger. Le thème
est facile et se prête à des développements peu indulgents pour le
ministère : « Voilà deux années, déclare Charles Dupin, seul orateur qui se
prononce pour l’attaque par terre, que nos bâtiments, sans connaître
l’hivernage, restent à bloquer les parages d’Afrique, et pourquoi ? Pour
saisir en deux années cinq ou six mauvais petits corsaires, les seuls qui
soient sortis d’Alger. De sorte que la marine a déjà dépensé plus de millions
à cette croisière qu’elle n’a capturé de barques valant au plus 20 000 francs
pièce. Voilà l’absurde guerre à laquelle on réduit nos marins… Alger,
aujourd’hui mis à l’abri du côté de la mer par de fortes batteries, est
facilement attaquable du côté de la terre. »
Le comte de Portalis, nouveau ministre des Affaires étrangères, tente en
vain de rejeter sur « la nature des choses » la permanence de l’état
d’hostilité latent entre la France et la Régence : il ne parvient pas à prouver
que l’on peut encore s’entendre par des négociations directes, la force
devant être le recours ultime de son gouvernement. Mais, en admettant que
le blocus ne soit pas la vraie solution, il reconnaît, incidemment, qu’il faut
trouver un autre moyen de mettre un terme à la crise.
Les parlementaires tirent à boulets rouges : « Blocus illusoire,
humiliant, entreprise maladroite de l’ancien ministère et dont le ministère
actuel ne sait comment sortir, se plaint Benjamin Constant. Si vous
demandiez des fonds pour un bombardement, pour la destruction de ce
repaire, je les accorderais. Pour un blocus, je les refuse. »… « Que signifie
ce blocus qui ne gêne en rien les pirates, se plaint Viennet ? Si j’en crois
tout ce qu’on dit, notre consul était seul coupable. On enverra des
bombardes qui échoueront. On n’attaquera pas les Algériens par le seul côté
où ils sont vulnérables et, dans dix ans, nous ne serons pas plus avancés que
nous ne le sommes. » A quoi le député de Marseille, Thomas, surenchérit :
« Depuis deux ans, nous sommes en état d’hostilité avec la Régence
d’Alger. Quatorze millions sont déjà dépensés ; on nous en demande
aujourd’hui sept autres. A ces pertes de l’Etat, ajoutez celles du commerce.
Et quel a été le résultat de cette guerre ? Un blocus stérile qui n’empêche
pas l’ennemi d’alarmer notre navigation jusque sur nos côtes. »
En dépit des assauts de l’opposition, les crédits sont votés une fois
encore, sans que l’on sache pour autant s’il y avait, à la Chambre, une
majorité pour ou contre l’expédition. Toutefois, le ministère tire la leçon du
débat et doit tenter de trouver autre chose. Pourtant, l’attention du
gouvernement est détournée, dès les lendemains de la session, vers une
autre direction. Une partie difficile se joue en Orient, où les Russes ont
entrepris une grande campagne contre les Turcs. Une fois de plus, on se
laisse séduire, à Paris, par les mirages de l’Est, et l’aventure
méditerranéenne de la Régence passe à l’arrière-plan. Les navires de
l’amiral La Bretonnière, successeur de Collet à la tête de l’escadre du
blocus, continueront simplement de croiser le long des côtes barbaresques.
En marge de cette mission, le gouvernement demande à La Bretonnière
de renouer, s’il le peut, le contact avec Hussein : ainsi se prolonge le jeu
permanent du blocus et de la négociation. C’est encore une fois un échange
de prisonniers qui sert d’alibi à la reprise de contact : en effet, le dey a
emprisonné les marins français de deux vaisseaux, l’Iphigénie et le
Duchesse de Berry, échoués sur la côte barbaresque le 17 juin 1829. La
Bretonnière fait à son interlocuteur des propositions encore plus favorables
que précédemment, confirmant l’impression que la France cherche par
n’importe quel moyen – et c’est partiellement exact – à se tirer de ce
bourbier diplomatique. Le blocus serait donc levé à la seule condition qu’un
émissaire du dey vînt en France régler l’ensemble du litige.
Hussein reçoit La Bretonnière le 31 juillet, dans son palais de la
Casbah. Le scénario des précédents contacts est repris point par point : plus
le Français offre, plus le dey devient exigeant, réclamant de nouveau qu’on
lui cède L’Alerte, insistant pour que l’accord fût conclu à Alger plutôt qu’à
Paris, demandant le règlement d’un contentieux déjà ancien. Autant dire
que l’entrevue a totalement échoué : c’était compter sans les méandres de la
diplomatie barbaresque puisque à l’instant où son hôte le quitte, Hussein lui
propose d’attendre quarante-huit heures sa réponse définitive. Il ne s’agit là
que d’une manœuvre dilatoire à l’issue de laquelle va se dérouler un
entretien dramatique dont le sommet sera atteint par l’ultime déclaration du
dey à La Bretonnière : « J’ai de la poudre et des canons, et puisqu’il n’y a
pas moyen de s’entendre, vous êtes libre de vous retirer. Vous êtes venu
sous la loi du sauf-conduit, je vous permets de sortir sous la même
garantie. » Comment ne pas considérer qu’il s’agit là d’une rupture… Le
Provence, navire amiral abordant le pavillon parlementaire, appareille le
3 août à midi. Le dey profite alors de l’occasion qui lui est offerte de faire à
la France un nouvel affront dans un style analogue à celui du coup
d’éventail. Avant que le vaisseau ait pu gagner la haute mer, il est, pendant
deux heures, la cible facile des batteries d’Alger : 80 coups de canon l’on
atteint sans que La Bretonnière, désireux d’éviter l’irréparable, se soit
résolu à riposter.
La nouvelle de cette insulte au pavillon français arrive à Paris le 9 août,
au lendemain de l’entrée en fonctions d’un nouveau ministère dans lequel le
prince de Polignac occupe les fonctions de ministre des Affaires étrangères
avant de devenir, quelques semaines plus tard, président du Conseil. Le
général Bourmont est ministre de la Guerre, l’ancien préfet d’Haussez
ministre de la Marine : ces trois hommes, dont l’unité de vues n’est pas
l’atout principal, seront dans quelques mois les principaux organisateurs
plus ou moins consentants de l’expédition d’Alger.
C’est à d’Haussez que revient la responsabilité de répliquer au
camouflet que le dey d’Alger a jugé bon d’infliger à la flotte. Il ne mâche
pas ses mots et dissimule mal vers quelle extrémité l’oriente son analyse de
la situation lorsqu’il déclare : « Le gouvernement du Roi avisera aux
moyens de venger cette nouvelle insulte et de mettre fin à une guerre dans
laquelle le droit des gens est si peu respecté. » Il ne s’agit plus, dès lors, de
rechercher d’autre moyen de coercition que le débarquement fortement
appuyé par un bombardement. Désormais, le processus devant conduire à
l’expédition paraît irréversible : en dépit d’oppositions toujours vives, de
réticences multiples, notamment celles de Polignac, on s’achemine vers la
mise en place de l’immense dispositif, prélude à l’expédition.
Il paraît étonnant que le chef du dernier gouvernement royal, ancien
chouan compromis dans la conspiration de Cadoudal, qui n’échappa que de
justesse à la peine capitale à l’issue du procès du « général Georges » ait
manifesté tant de réticences dans l’adoption d’une politique « dure » à
l’égard de la Régence. Fils d’une grande amie de Marie-Antoinette, élevé à
l’étranger dans une ambiance de conspiration et d’hostilité aux régimes nés
de la Révolution, Jules de Polignac avait sans doute des idées, mais péchait
par une tendance permanente à compliquer les problèmes et à spéculer dans
l’abstrait. Désintéressé, il avait été traumatisé, lors de son long séjour en
Angleterre pendant la Révolution, par les qualités du régime politique
britannique qu’il allait approcher davantage encore lorsqu’il fut, pendant
plusieurs années, ambassadeur à Londres. Mais il allait formuler dans les
faits ses concepts politiques de telle sorte qu’à la tête du gouvernement
royal, il laisserait le souvenir de son échec autoritaire des Ordonnances de
juillet et de sa réussite involontaire de l’expédition d’Alger : malgré lui, il
jetait la base d’un nouvel empire français et provoquait la destruction de la
monarchie bourbonienne.
Partisan acharné de l’autoritarisme en politique intérieure, Polignac
considère donc qu’il n’y a de meilleurs moyens que la hasardeuse
expédition d’Alger pour « reprendre en main » l’opinion publique, hostile
dans sa majorité au régime royal. En revanche, ses conceptions
diplomatiques prétendent embrasser un très vaste objet : il estime en effet
que la France doit favoriser, par ses initiatives appuyées, grâce à un jeu
compliqué d’alliances plus ou moins garanties, une profonde transformation
de la carte de l’Europe. Aussi bien pose-t-il en principe, comme beaucoup
de diplomates européens ont tendance à le faire, que le partage de l’Empire
ottoman est inéluctable. Polignac a élaboré une véritable valse de territoires
au profit respectif de la France, de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et
de la Hollande. Il paraît donc difficile de mener à bien ce grand
bouleversement et la mise en place simultanée d’un vaste dispositif de
conquête de la Régence. Il n’est pourtant pas concevable de négliger
complètement cette affaire, encombrante depuis trois ans pour plusieurs
ministères. Polignac est donc prêt à saisir toute perche à lui tendue, pourvu
qu’elle contribue à le débarrasser du souci d’un trop vaste projet à l’échelle
des forces de la France seule.
Adversaire de l’expédition en tant que président du Conseil et ministre
des Affaires étrangères, Polignac ne peut pourtant oublier totalement qu’il
avait remis, en 1814, au futur roi de France, alors comte d’Artois dont il
était l’aide de camp, une « note sur l’expédition projetée contre les
Barbaresques », dans laquelle il encourageait ce type de solution : « Elle
présente, écrivait-il quinze ans plus tôt, une grande idée morale et
politique : morale en ce qu’elle concourt à opérer la délivrance des
chrétiens languissant dans l’esclavage le plus honteux ; politique en ce
qu’elle tend à purger les mers de pirates qui inquiètent le commerce
européen… Elle donne une direction d’utilité générale à cette humeur
guerrière qui, tôt ou tard, servira les intérêts de quelque cabinet ambitieux…
Elle offre à quelques puissances de l’Europe la faculté de se débarrasser des
mécontents que la carrière des armes peut, seule, satisfaire… Enfin, elle
peut procurer à la France, si elle mène cette expédition avec adresse, des
ressources commerciales immenses et lui frayer un jour la route de
l’Egypte. Ce dernier point demande une attention particulière : plus d’un
motif doit nous porter à former des établissements en Afrique. » Le « coup
d’éventail » de 1827 permettait d’avancer, à l’appui de cette thèse, quelques
arguments complémentaires : mais ne définit-elle pas déjà, très à l’avance,
les grands thèmes d’une argumentation qui sera souvent reprise, en d’autres
termes mais dans le même sens, par la suite…
Le président du Conseil ne voit donc pas les choses de la même manière
que l’ancien aide de camp du comte d’Artois ! Mais il ne reste pas détaché
de ce qui se passe dans la Régence et la recherche d’une solution définitive
ne lui est pas indifférente. Sa démarche intellectuelle ne va pourtant pas
l’orienter dans la voie de la simplicité. C’est ainsi qu’à l’automne 1829, il
va donner suite à l’extravagante proposition faite par le consul général de
France à Alexandrie, Drovetti. Il s’agit rien moins que d’encourager
financièrement et matériellement une expédition contre la Régence, qui
serait dirigée par le vice-roi d’Egypte, Mehemet Ali. L’armée égyptienne,
au départ de ses bases fort éloignées du territoire d’opération envisagé,
soumettrait les Régences de Tripoli, Tunis et Alger.
La réussite de l’opération paraît relever du rêve car il était évident que
les troupes égyptiennes, à supposer qu’elles fussent assez nombreuses,
auraient les plus grandes peines à parvenir jusqu’à la Régence, éloignée de
3 000 kilomètres ! Quand bien même auraient-elles réussi dans leur marche
à travers les déserts, l’entité géo-politique ainsi constituée eût été
parfaitement ingouvernable. En outre, il fallait, au préalable, s’assurer de
l’accord du sultan de Constantinople, intéressé au premier chef par un
projet d’expédition au cours de laquelle son vassal égyptien pourrait
prendre le contrôle de trois régences sur lesquelles la Turquie entendait
toujours exercer sa souveraineté et qui lui avaient échappé. Il importait
aussi de convaincre Charles X et son gouvernement d’accorder à Mehemet
Ali le prix de son intervention, évalué approximativement à 28 millions de
francs auxquels s’ajoutait un don de quatre vaisseaux de ligne : cette
seconde proposition paraissait d’autant moins acceptable que la marine
française n’était pas assez puissante pour que ses chefs consentent à une
« ponction » de cette importance.
Quelque inconséquent que parût ce projet, Polignac en défend le
principe, analysant plus tard, dans ses Etudes, la base de son système :
« Une dissolution prochaine menaçait l’Empire ottoman ; une guerre
malheureuse contre la Russie venait de rendre sa position encore plus
critique ; les gouverneurs des provinces n’obéissaient qu’à contrecœur et
Mehemet Ali, le plus puissant, le plus indépendant de tous, homme
ambitieux, habile, n’attendait qu’une occasion pour donner le signal d’une
insurrection générale : la chute de cet empire paraissait donc imminente,
nous pouvions la retarder, mais nous ne pouvions pas l’empêcher d’avoir
lieu. La paix régnait en Europe et peut-être, sans la troubler, les puissances
fussent-elles venues à bout de concilier les graves questions que la
dissolution de l’Empire ottoman eût fait naître. Mais il fallait se tenir prêt
pour l’événement : on ne donne qu’à ceux qui peuvent prendre. Or, je
comptais peu sur l’appui des Chambres législatives, même pour des objets
utiles au pays : funeste résultat d’un état de choses qui place tout l’avenir
d’un peuple entre les mains d’une majorité passionnée. Il me fallait donc
créer, en dehors des Chambres, une influence qui, dans l’occasion, pût
tourner à l’avantage de la France. C’est dans ce but que je jetais les yeux
sur Mehemet Ali : ses services actuels devaient être pour moi le gage de
services futurs. D’après ce plan, à la voix du monarque français, une armée
égyptienne partait des rives du Nil, suivant la route qui lui était tracée et
vengeait l’Europe des outrages commis par les Barbaresques. Mehemet
augmentait sa puissance, la France se réservait des points militaires sur les
côtes d’Afrique et le vice-roi d’Egypte, reconnu par le lieutenant du roi de
France, eût, au moment opportun, porté malgré l’Angleterre l’influence
française jusqu’au sein de l’Asie. »
C’est un vaste projet mais qui, par certains points, paraît bien
enfantin… Polignac n’en démord pas et le défend avec autorité devant le
conseil des ministres, en octobre 1829. Il propose que Mehemet Ali châtie,
pour le compte de la France, le dey d’Alger. Cette proposition irrite le
Dauphin et provoque de violentes reparties de Bourmont et d’Haussez.
Pour le ministre de la Guerre, on ne peut admettre « que le roi de France
fasse, à prix d’argent, venger ses injures par un barbare qui ne vaut guère
mieux que celui d’Alger. D’ailleurs, pareille expédition est impossible : le
pacha se vante et n’en viendra jamais à bout. C’est à peine s’il a 15 000
réguliers et 20 000 Arabes et c’est avec ces forces qu’il entreprendrait une
marche de 3 000 kilomètres dans le désert ! Pour moi, le pacha encaissera
notre argent et restera chez lui. Si, par impossible, il se décidait à marcher,
il essuiera un désastre et, dans les deux cas, nous serons couverts de
ridicule. »
On ne saurait être plus sévère et d’Haussez confirme cette position de
principe en refusant d’accepter la clause honteuse consistant à transférer à
la marine égyptienne des vaisseaux de guerre français. Polignac ne se tient
pas pour battu : cherchant une échappatoire, il consent à réduire la
subvention à 10 millions, à transformer en prêt le don des quatre vaisseaux,
la flotte française collaborant, le long des côtes, à l’expédition. C’est trop
peu pour Mehemet Ali qui rejette cette contre-offre. Polignac s’obstine,
engage à terme la France dans des combinaisons financières et
diplomatiques hasardeuses, sous prétexte de garder en main des atouts
importants pour la grande confrontation des puissances entre l’Atlantique et
Constantinople. Charles X s’abstient de trancher entre les positions
contradictoires de ses ministres.
Mais les perspectives de l’opération franco-turco-égyptienne, pour
fantaisistes qu’elles parussent, ne manquent pas d’inquiéter, à des titres
divers, les chancelleries. C’est à Londres et Saint-Pétersbourg que les
réactions sont les plus vives, en des sens d’ailleurs opposés. Polignac tente
de rassurer et insiste, dans une note des 16 et 18 janvier 1830, sur les
avantages que les puissances européennes peuvent escompter d’une issue de
la crise suivant les modalités élaborées à Paris : économie pour la France de
l’envoi d’une armée en Algérie ; rétablissement de l’autorité de la Porte
ottomane dans les Régences ; abolition de la piraterie et de l’esclavage sur
toute la côte de la Méditerranée ; respect des droits des nations européennes
dans les Régences. Polignac ne cache pas à ses interlocuteurs qu’en cas
d’échec de sa combinaison égyptienne, la France pourrait avoir recours à
une autre formule donnant lieu à une expédition contre Alger, alors que si
l’opération Mehemet Ali réussissait, elle n’envisagerait aucunement de
s’installer dans la Régence.
Ces explications ne satisfont pas les Anglais : ils ne cachent pas leur
réprobation et accusent la France de préparer la rupture de l’équilibre
oriental et le démembrement de l’Empire ottoman. Ils s’en plaignent
d’autant plus qu’ils risquent, dans le cas qui leur est proposé, de n’en être
bénéficiaires à aucun titre… En outre, la proposition française ouvre
indirectement à la Russie les portes de Constantinople et met en cause la
domination anglaise sur la Méditerranée. A Vienne, Metternich est hostile
au projet, tandis que la Prusse s’en félicite, dans la mesure où, retenue en
Afrique, la France aura moins tendance à s’intéresser à sa frontière du
Rhin… Quant au très réaliste Premier ministre russe Nesselrode, il rappelle
Polignac à la raison et lui soumet une façon de voir le problème beaucoup
moins conformiste : « C’est un projet de visionnaire, déclare-t-il au duc de
Mortemart ambassadeur de France en Russie. Croyez-vous par hasard que
les Egyptiens soient capables d’aller à Alger ? Comment n’osez-vous pas
détruire vous-mêmes ce nid de pirates et vous y établir, pour nous en
délivrer à jamais ? »
On en est là, au début de février, lorsque s’effondre le bel échafaudage
diplomatique construit par Polignac. Son rêve de reconstruction et de
restauration européenne ne recueille ni l’agrément du Tsar, ni celui de la
Prusse. Il ne saurait donc être, jusqu’à nouvel ordre, question d’envisager
un retour aux frontières naturelles. Aussi bien, toute la stratégie du
président du Conseil fait-elle l’objet d’une révision immédiate. Les moyens
militaires et matériels que Polignac destinait à des opérations à l’Est
peuvent être dégagés et réservés à d’autres missions. L’opposition libérale
peut se satisfaire d’un projet d’expédition glorieuse au-delà des frontières.
D’autre part, il n’était pas prouvé que Mehemet Ali fût d’accord pour la
solution française : faute d’avoir obtenu son accord, le chef du
gouvernement français peut jouer les cavaliers seuls en Afrique du Nord.
Polignac peut donc retirer, sans perdre la face, son épingle du jeu, réviser sa
position et donner à son tour un coup de pouce décisif pour une expédition
dont il avait été si fort question depuis trois ans.
C’est dans ce sens que le président du Conseil plaide son dossier devant
le Conseil des ministres du 29 janvier 1830. Il propose d’annoncer sans plus
tarder aux puissances étrangères le dessein français d’aller à Alger venger
l’insulte « d’un chef barbare ». Ce revirement de Polignac ne prend pas de
court ses collègues du gouvernement. Car, tandis que depuis plusieurs mois
il se livrait au jeu de sa fragile construction égyptienne, on avait aussi
dressé des plans en prévision d’un recours à la solution à laquelle on allait
enfin aboutir. Dès la mi-décembre, Bourmont avait établi des rapports très
précis sur le sujet ; le ministre de la Guerre avait souligné la nécessité de
l’expédition résultant de la prolongation excessive du conflit, de
l’inefficacité des dépenses engagées, des inconvénients du blocus, des
exigences de l’honneur français, du prestige royal, du trouble de l’opinion
publique, de l’intérêt du régime monarchique. En souhaitant que fût frappé
un coup décisif, il n’envisageait nullement que la France s’approprie la
Régence : en ce sens, l’avis des principaux animateurs de l’expédition
concorde avec le sien. Quant à la stratégie, Bourmont adoptait une fois
encore celle de Boutin. A cet égard, il allait introduire bientôt une variante
qui avait la faveur des amiraux et qui consistait à envisager de préférence
une attaque simultanée sur Bône et Oran, la prise d’Alger devant intervenir
dans une seconde phase des opérations. On rejoignait ainsi la thèse de la
vieille école des marins, profondément hostiles à un débarquement près
d’Alger en raison, disaient-ils, du volume de matériel à mettre à terre, des
obstacles naturels qu’il fallait franchir et des risques de tempête fréquents
sur cette côte.
Il fallut donc arbitrer pour faire le choix essentiel dans la conduite des
opérations de débarquement et à terre. Du Petit-Thouars est entendu une
fois encore par les ministres et s’accroche à la thèse qu’il a toujours
défendue et qui rejoint celle de Boutin :
« La condition essentielle du succès est de jeter à terre le plus grand
nombre possible d’hommes prêts à combattre ; or, on ne pouvait remplir
cette condition qu’en embarquant la plus grande partie des troupes de
débarquement avec leur matériel sur des vaisseaux de guerre, seuls
capables, par leur stabilité, de résister aux courants et au mauvais temps et
de rester groupés en bon ordre. A raison d’un demi-régiment par navire de
guerre, douze vaisseaux pourraient débarquer en peu de temps
12 000 hommes qui, aussitôt à terre, se retrancheraient et couvriraient ainsi
le débarquement du reste de l’armée. »
Du Petit-Thouars balaie les objections relatives aux difficultés de
débarquement, rappelle les propositions qu’il avait faites en 1827, réfute les
critiques de la « vieille garde ». Après quatre heures de délibération, les
ministres tombent d’accord sur les termes d’un rapport au Roi : ils
proposent d’entreprendre l’expédition, préconisent le débarquement à Sidi-
Ferruch et l’attaque d’Alger du côté de la terre.
Le 7 février, le choix définitif de Charles X est acquis : il approuve les
termes du rapport, signe les ordonnances de mobilisation de l’armée de
terre et de la marine. Le temps du blocus tire à son terme : il est prévu en
effet que l’appareillage du corps expéditionnaire doit avoir lieu avant six
mois.
Christian HOUILLION
2- C’est en 1827 qu’une escadre française participe à la destruction de la flotte turque, lors de la bataille de Navarin.
4- La France vient seulement de renoncer officiellement à reprendre Saint-Domingue et de reconnaître la République d’Haïti.
de l’Alamo
La nuit du 5 au 6 mars 1836 est une nuit noire, épaisse, une nuit sans
lune. La plaine du Texas, qui attend le printemps, semble endormie,
engourdie par la fraîcheur que vient aviver, de temps en temps, un souffle
plus froid descendu des lointaines montagnes de l’Ouest. Tout paraît
dormir ; cette petite ville de San Antonio de Bexar, où, autour de quelques
bâtiments de style colonial espagnol et de l’église fortifiée dédiée à saint
Fernand, se rassemblent des baraquements, des cabanes, des cases blanchies
à la chaux ; cette prairie infinie qui l’entoure, presque désertique et qui
s’étale vers l’est jusqu’au golfe du Mexique distant de près de quatre cents
kilomètres ; cet étrange agglomérat de bâtisses, enfin, situé en dehors de la
ville, au nord-ouest, à moins d’un kilomètre de distance. C’est un peu un
fort puisqu’il est entouré d’une double enceinte de murailles en pierres et en
terre battue ; c’est un peu un monastère désaffecté puisque dans le coin sud-
est de l’ensemble se dressent les ruines d’une église mi-romane, mi-
baroque. Le tout est entouré de petits ruisseaux, de fossés. C’est en fait, une
ancienne mission qui a abrité dans le temps la succursale d’une compagnie
commerciale espagnole dont le siège américain se situait à Alamo de
Parras, au Mexique. Depuis, quand on parle de cet endroit, les Mexicains
disent « El Alamo », les Américains anglo-saxons disent « The Alamo ».
Appelons-le « l’Alamo ».
Cette nuit-là, où tout semble assoupi, est pourtant peuplée d’ombres
encore plus noires qui se déplacent sans bruit. Tout autour de l’Alamo, il y a
des centaines de ces ombres et si l’on pouvait faire de la lumière, on verrait
qu’elles sont en uniforme, qu’elles portent des fusils. C’est l’armée du
président de la République du Mexique, Son Excellence le général Antonio
Lopez de Santa Anna. Ses troupes ont fait mouvement en silence et
viennent d’atteindre les positions qui leur ont été assignées. Bientôt, elles
vont se figer dans l’attente.
A l’intérieur de l’ancienne mission, une des dernières bougies vient
d’être soufflée. D’une des pièces aménagées le long du mur sud de l’Alamo,
un homme de haute taille, vêtu d’une sorte de treillis, nu-tête, vient de
sortir, accompagné d’un adolescent. L’homme, c’est le lieutenant-colonel
William Barret Travis, qui commande une petite armée d’Américains du
Nord, qui se considèrent comme « Texans » et qui sont encerclés par les
troupes mexicaines. Ces hommes sont des immigrés de fraîche date dans la
province mexicaine du Texas, immense territoire, peuplé surtout d’Indiens
nomades, plus grand que la France.
Travis, qui porte des favoris se rejoignant presque sous le menton, vient
de terminer la rédaction d’un message. Il a tendu le pli scellé au jeune
homme qui l’enfouit sous sa chemise. Ce garçon se nomme James L. Allen.
Il a seize ans et tout le monde l’appelle Jim. Travis et Allen se rendent dans
la partie des bâtiments où dorment, debout, une cinquantaine de chevaux.
Ils s’approchent d’une belle jument qui tend sa tête vers l’adolescent.
Visiblement, c’est son maître. Jim sort la tête dehors et, dans la nuit,
l’enfourche à cru, sans mettre de selle, à la façon des Indiens. Des
silhouettes armées ouvrent une porte dans le mur sud. A grands coups de
talon, Jim fait partir la jument, lui fait prendre le galop dont le martèlement
troue brutalement le silence de la nuit dans la lune. En prenant toujours
davantage de vitesse, l’homme et le cheval passent comme un bolide dans
l’ouverture de la porte. Jim s’est couché sur l’encolure de sa monture et lui
crie quelque chose à l’oreille. Ses bras enlacent le cou du cheval qui galope,
galope… Le silence de la nuit se referme sur le bruit décroissant de cette
course effrénée.
Dans l’Alamo, Travis tend l’oreille, anxieux, mais aucun cri, aucun
bruit de coup de feu ne lui parvient. Jim Allen a donc réussi à traverser par
surprise les lignes ennemies. Il a dû prendre la direction de l’est, vers la
petite ville de Goliad, distante de 150 kilomètres, où se trouve une garnison
texane commandée par le colonel Fannin. Cette garnison, Travis l’espère, a
dû se mettre en route pour venir secourir les assiégés. Goliad n’est pas la
localité la plus proche de San Antonio de Bexar ; la ville de Gonzales
« n’est qu’à » 115 kilomètres au nord-est. Mais c’est à Goliad que se trouve
la seule troupe organisée de rebelles texans « à proximité » de la petite
armée de Travis. Celui-ci a déjà envoyé des appels au secours au colonel
Fannin. Cette fois, son message décrit une situation dramatique, presque
désespérée : « … chaque boulet traverse nos murs, devenus
vulnérables… ».
Pensif, avec au fond de son cœur la flamme vacillante de l’espoir,
William B. Travis regagne sa chambre et s’étend dans le noir pour essayer
de dormir un peu avant l’aube, qui sera la treizième depuis que les troupes
de Santa Anna ont pris position autour de son « fort ». Qu’apportera cette
treizième journée, en plus du lot quotidien et croissant de boulets de canon,
de tirs sporadiques, d’attaques de harcèlement ? L’assaut ? Des renforts ?
Un événement imprévu ? D’être enfermés dans cet étroit périmètre de murs
fortifiés pèse à ces hommes habitués aux longues chevauchées dans la
plaine. Il y a l’étrange maladie qui cloue au lit Jim Bowie, un des plus
prestigieux coureurs de prairie, qui partagea le commandement avec Travis
avant d’être terrassé. Il y a cette lassitude générale, ce découragement des
assiégés. Il y a ce drapeau écarlate qui flotte sur la tour de l’église San
Fernando, parfaitement visible de l’intérieur de l’Alamo et dont la
signification est, dans la tradition de l’armée mexicaine : « Nous ne ferons
pas de quartier ! » Il y a ces murs de moellons et de terre battue qui
commencent à s’effriter. Il y a ces préparatifs de l’assaut général que,
chaque jour, les Texans peuvent observer à l’œil nu à quelques centaines de
mètres de distance. Il y a ces munitions, pour les fusils et les canons, dont le
stock diminue inexorablement jour après jour…
Heureusement qu’en dehors de Bowie, les hommes sont bien portants.
Heureusement qu’il y a encore de l’eau, de la nourriture et même du whisky
pour quinze jours à trois semaines. Heureusement aussi que, parmi les
assiégés, se trouve un homme de la trempe, de l’entrain, du bagout de
David Crockett, ce célèbre Davy Crockett qui a tué près d’un millier d’ours
dans sa vie, qui a siégé au Congrès de Washington et qui, avec quelques
compagnons, est venu à San Antonio de Bexar, de son Tennessee. Ce diable
d’homme n’a pas son pareil pour maintenir le moral des gens, à coups de
grosses blagues, de discours péremptoires, d’énormes tapes dans le dos, de
somptueuses rasades de whisky, de pitreries même ou encore d’airs de
violon, d’accordéon ou de banjo. Sa toque de fourrure ornée d’une queue de
raton est le panache d’où rayonnent l’entrain et la bonne humeur.
C’est à tout cela que songe le colonel Travis en se demandant comment
le siège se terminera… Il ne parvient pas à trouver le sommeil.
Brusquement, dans le silence de la nuit, retentissent des « hourras » tout
proches. Travis distingue nettement, repris par des voix de plus en plus
nombreuses, le cri de « Viva Santa Anna ! » Il bondit sur ses pieds et se rue
à l’extérieur. On commence à y voir un peu. Le ciel, à l’est, est devenu gris-
rose. Machinalement, par un réflexe de militaire qui pense au rapport qu’il
devra rédiger, Travis regarde sa grosse montre-oignon. Il est cinq heures du
matin. Il lui reste moins d’une demi-heure à vivre. Mais ça, il ne le sait pas.
Aux « hourras », succèdent maintenant, de tous les côtés, des sonneries
de clairon qui se répondent les unes aux autres. A deux cents mètres des
murs nord de l’Alamo, des hommes qui étaient couchés dans l’herbe se sont
dressés et, hurlant « Arriba ! », courent vers les assiégés avec des fusils, des
sabres, des pioches, des échelles…
James Bowie, appelé par tout le monde Jim, est un géant, comme
Crockett. Mais c’est un homme beaucoup plus intelligent. Lui non plus ne
craint pas la bagarre, mais n’a rien d’un hâbleur. Il est l’inventeur d’un
grand et large coutelas, qui porte son nom et qui est, dans sa main, une arme
terrible, soit dans le corps à corps, soit au lancer. Ceux qui ont eu affaire à
ce couteau ne sont plus là pour en parler, tel le commandant Morris Wright,
tué lors de la fameuse bagarre du Sand Bar, à La Nouvelle-Orléans. Mais
les témoins des exploits de Bowie ne manquent pas.
C’est en Louisiane, dans les plantations de canne à sucre, qu’il a
commencé à faire parler de lui en montant un spectacle de foire avec des
alligators qu’il avait dressés. Personne ne sait son âge exact. Il paraît avoir
la quarantaine. Très jeune encore, il a fait fortune dans le trafic d’esclaves.
Associé au célèbre pirate Jean Laffite, il aurait gagné des dizaines de
milliers de dollars. Il a tâté aussi, avec la même réussite, de la spéculation
foncière et l’on dit qu’il possède un million d’acres de terrains au Texas.
En 1828, il s’établit à San Antonio de Bexar, se fit catholique et citoyen
mexicain et épousa une riche héritière de dix-neuf ans, Maria Ursula de
Veramendi, blonde comme lui. Il poursuivit ses fructueuses affaires,
devenant l’homme le plus riche de la région, sans pour autant abandonner
son goût pour l’aventure et la bagarre. Il s’illustra notamment dans les
mines de San Saba où, pendant deux jours, il résista avec dix hommes
seulement à plus de cent cinquante Indiens. Cette vie mouvementée ne
l’empêchait nullement d’être un époux modèle et un père exemplaire pour
les deux enfants qu’Ursula lui donna. Très correct et affable dans ses
relations avec tout le monde, il était cependant craint de chacun, même des
plus puissants. Lorsqu’un jour, il dit à Sam Houston qu’il avait absolument
besoin du cheval de celui-ci, Houston, qui pourtant n’en avait aucune envie,
le lui donna et alla à pied. Avec cela, c’était l’homme le plus gentil et le
plus prompt à venir au secours des gens en difficulté dans tout le Texas.
Avec sa femme, il formait un couple d’éternels amoureux. Aussi,
lorsque pendant l’une de ses absences, toute sa famille : Ursula, les deux
enfants et ses beaux-parents, moururent du choléra, en 1833, son chagrin fut
immense. Il revint en Louisiane où il erra pendant un temps assez long,
avant de réapparaître à San Antonio. Il s’installa dans la grande maison de
ses beaux-parents – Veramendi avait été vice-gouverneur – et y vécut une
vie solitaire, déployant cependant une très grande activité. Mais il avait
cessé de boire. Lorsque l’armée du général Cos occupa sa ville, il rejoignit
les rangs des rebelles texans, avec tout son prestige et le rang de colonel.
Nous avons lu le récit de l’assaut, tel qu’il est décrit par Santa Anna et
par son secrétaire. Ce sont, nous l’avons dit, les seuls témoignages
authentiques. Leur immense lacune est de ne présenter que la version
mexicaine de l’événement. Quant à savoir ce qui s’est passé à l’intérieur du
fort, on en est réduit à des témoignages très fragmentaires, fondés
principalement sur les récits de Mme Dickinson, des autres femmes
rescapées du massacre, de l’esclave de Travis, Joe, et de celui de Bowie,
Ben, qui devint le cuisinier du colonel mexicain Almonte. On peut penser
que les choses se sont déroulées à peu près de la manière suivante :
Travis, alerté par le vacarme de l’assaut, se porta près de la batterie
nord, où les Mexicains commençaient déjà à appliquer des échelles contre
le mur. Il y fut tué moins d’une demi-heure plus tard, en tirant à bout
portant sur les assaillants. Ceux-ci étaient en fâcheuse posture, lorsqu’un
détail de construction des défenses texanes permit aux Mexicains de
s’agripper au parapet et de le franchir en un endroit du mur nord. Les
musiques des unités mexicaines jouèrent alors le Deguello
(« égorgement »), air hérité des guerres espagnoles contre les Arabes, qui
annonçait la mort sans merci. En quelques minutes, les soldats des généraux
Amador et Cos (qui vengeait ainsi sa capitulation au même endroit)
pénétrèrent à l’intérieur des fortifications, en dépit du feu d’enfer des
défenseurs.
Le capitaine Almeron Dickinson, qui commandait l’artillerie du fort, se
rua à la sacristie où se terraient sa femme et sa fille et, en les embrassant,
cria :
« Grand Dieu ! les Mexicains sont dans nos murs ! S’ils t’épargnent,
sauve mon enfant ! »
Dickinson repartit au combat et fit retourner les canons vers la place, au
milieu du fort, où commençaient à grouiller les Mexicains. Les canons
firent des ravages. Mais, de tous les côtés, les défenses cédaient. Seule
tenait encore la palissade occupée par Crockett et ses hommes. Ils furent
cependant bientôt pris à revers. Selon certains, Crockett se rendit et fut
abattu plus tard parmi les six Texans assassinés par les soldats après avoir
été présentés à Santa Anna. Mais ces affirmations, qui existent tant du côté
américain que du côté mexicain, ne sont nullement prouvées et d’autres
témoignages les démentent formellement. C’est encore un des mystères de
l’Alamo.
Le combat continua, sauvage, tant qu’il y eut des Texans vivants.
Certains tentèrent de s’enfuir dans le brouillard de l’aube, mais furent
rattrapés par la cavalerie mexicaine qui les massacra à coups de sabre. Il y
aurait eu pourtant un ou deux rescapés : un Mexicain d’origine, nommé
Brigido Guerrera et un certain Henry Warnell, qui serait mort trois mois
plus tard de ses blessures. Mais, là encore, il n’existe aucune preuve
irréfutable et le mystère reste entier.
Bowie fut massacré en tentant de se dresser sur son lit. Les femmes
furent épargnées, ainsi que les deux esclaves noirs. Parmi les enfants, toutes
les fillettes eurent la vie sauve, mais la moitié des garçons périrent. Peu à
peu, le « nettoyage » de l’Alamo s’acheva. Le dernier coup de feu retentit à
six heures et demie du matin. L’assaut final avait duré quatre-vingt-dix
minutes.
Edouard BOBROWSKI
L’improbable rendez-vous
Dans l’histoire du monde, la date du 16 octobre 1869 est demeurée sans
signification essentielle. Peut-être, en fouillant dans les archives postales
françaises, y découvrirait-on, consigné par un fonctionnaire consciencieux,
un télégramme à première vue banal. L’expéditeur, pourtant, était un
personnage considérable. Gordon Bennett junior. Depuis longtemps, il
n’éprouvait plus le besoin de décliner son titre essentiel, fils du directeur de
l’un des plus importants journaux américains, le New York Herald.
Le texte du télégramme était bref : « Rendez-vous Paris ; affaire
importante. » C’était adressé à un personnage peu connu, Henry Morton
Stanley, rue de la Croix, Madrid.
A cette heure, matinale pour l’Espagne – il est 12 h 30 – c’est un brave
homme de domestique, Jacopo, qui le reçoit. Doit-il réveiller son maître ? Il
hésite, tourne entre ses mains le papier qu’on lui a remis. Ce qui le décide,
c’est l’origine de la missive : Paris. Il secoue donc, timidement, un Stanley
qui se réveille en ronchonnant. Le texte du télégramme le frappe. Moins
d’une heure plus tard, il prend un train asthmatique. Une nuit à Bayonne. Et
le 21 au soir, il se présente au Grand Hôtel, qui était alors l’un des
ornements hôteliers de la capitale française. Peut-il réveiller Gordon
Bennett junior ? Il hésite un instant. Mais le rude Gallois d’origine qu’est
Henry Morton Stanley, pétri de ce sentiment d’orgueil que donne alors une
Angleterre au faîte de sa puissance, n’a cure d’un Américain, fut-ce celui
qui depuis longtemps déjà le paie, cher, pour ses reportages.
Gordon Bennett est au lit, mais ne s’offusque pas de cette visite tardive.
On aurait annoncé à l’Américain qu’il avait en face de lui le plus
considérable personnage de la terre, que sa réaction n’aurait
vraisemblablement pas été différente.
« Asseyez-vous. J’ai un travail important à vous confier. »
Un silence…
« Où pensez-vous que soit Livingstone ? »
A la brutalité de la question fait écho une sorte de détachement :
« Je n’en sais vraiment rien, monsieur. »
Gordon Bennett a jeté une robe de chambre sur ses épaules ; il arpente
la chambre à grands pas, puis interroge :
« Pensez-vous qu’il soit mort ?
— C’est possible, mais pas certain. »
L’Américain hoche la tête, jette un regard furtif sur son visiteur,
marmonne entre ses dents, puis finit par dire :
« Eh bien, moi, je pense qu’il est encore en vie. Et je vous envoie à sa
recherche. »
La réaction de Stanley n’est pas celle d’un homme surpris, content ou
mécontent. Il laisse simplement tomber :
« Monsieur, avez-vous réfléchi à ce que coûtera une telle expédition ? »
L’Américain n’a pas une âme de comptable. Il ne sait pas ce qu’est
l’argent et ne le saura jamais.
« Prenez d’abord cela ; quand vous les aurez dépensés, vous tirerez une
traite d’un montant égal, puis une autre, encore une autre – le ton monte –
mais, par Dieu, retrouvez Livingstone ! »
Stanley pense que l’entretien est fini et déjà se lève pour prendre congé,
mais Gordon Bennett poursuit : « Avant de vous lancer sur les traces de
Livingstone, vous irez à Suez pour assister à l’inauguration du canal. De là,
vous gagnerez la haute Egypte ; je compte sur vous pour établir un guide
qui servira aux touristes allant dans cette région. Puis, c’est à un pas, vous
vous rendrez à Jérusalem où, paraît-il, on vient de faire des découvertes
archéologiques intéressantes. Vous pousserez ensuite jusqu’à
Constantinople où, dit-on, la situation politique est confuse. Je souhaite
qu’ensuite vous passiez en Crimée : on s’y est beaucoup battu et vous
décrirez les champs de bataille. On affirme que les Russes méditent une
expédition dans le Caucase. Si elle a lieu, vous nous en rendrez compte.
Ensuite, il faudra nous envoyer de bonnes dépêches sur l’Inde et la Perse…
On assure que ce sont des pays passionnants. Bien entendu, vous vous
arrêterez à Bagdad, puisque c’est sur votre route ; ne manquez pas de nous
préciser où en est la construction du chemin de fer dans la vallée de
l’Euphrate.
» C’est de l’Inde que vous partirez à la recherche de Livingstone.
D’après ce que je sais, c’est à Zanzibar que vous aurez quelques
renseignements sur lui. Trouvez-le, et cherchez jusqu’à ce que vous l’ayez
vu. S’il est mort, rapportez-en la preuve… Je suis fatigué… Bonsoir… Que
Dieu vous assiste ! » Stanley n’a pas plié sous cette avalanche de consignes
débitées d’un trait. Quand Gordon Bennett en a terminé, il interroge
simplement :
« C’est tout, monsieur ? » Mais, sentant soudain ce que cet humour peut
avoir de désinvolte, il ajoute, d’une voix ruisselante d’humilité et de
reconnaissance : « Tout ce que la nature humaine nous permet de faire, je le
ferai ; que Dieu m’assiste et me protège ! »
Dialogue fabuleux dans cette nuit qui voit se nouer les destins d’un
directeur de journal habité par le génie de l’information, Gordon Bennett
junior, d’un explorateur déjà connu, Livingstone, et d’un journaliste que le
démon de l’aventure a touché à l’épaule, Stanley. Et, en toile de fond, un
continent encore mystérieux, l’Afrique, répandant les effluves de ses
sortilèges sur une Europe rêvant de conquêtes.
Edmond BERGHEAUD
Le coup d’État de Brumaire
Le 20 brumaire An VIII – 11 novembre 1799 – Sieyès, rentrant chez lui,
trouve quelques amis et collaborateurs qui l’attendent pour avoir des
nouvelles… Il y a là notamment Talleyrand, Roederer, Boulay, de Chazal et
quelques autres. « Et alors, interroge l’un d’eux, cette première réunion des
trois consuls entre Bonaparte, Roger Ducos et vous ? » Sieyès se laisse
tomber dans un fauteuil. Il a un geste las que la fatigue des dernières heures
vécues ne suffit pas à expliquer. Il regarde lentement ses compagnons et
laisse tomber : Messieurs, vous avez un maître.
Pour comprendre ce coup d’Etat qui allait placer à la tête des affaires
l’un des hommes les plus prestigieux, et par conséquent les plus discutés,
que la France ait connus, pour en expliquer tous les tenants et aboutissants,
il importe de revenir en arrière. Le 18-Brumaire n’est en effet que la
conclusion – logique – de plusieurs années au cours desquelles la France
n’a pas été ou a été mal gouvernée par des hommes qui n’en avaient pas les
capacités, ou qui ne pensaient qu’à leur propre position. Les plaies de la
Révolution étaient mal cicatrisées et, entre ceux qui voulaient la
restauration sans toujours savoir qui mettre à sa tête, ceux qui voulaient
garder les acquis de 89 tels quels et ceux qui estimaient que l’expérience
suffisait comme cela, qu’il fallait trouver autre chose, les Français
souffraient, tiraillés entre des politiques divergentes, au milieu d’une misère
indicible, sans cesse appelés à défendre les frontières, à se battre, à se faire
tuer. Le pays le plus peuplé de l’Europe était aussi le plus détesté de ses
voisins, et le plus instable. De 1795 à 1799, il n’allait pas cesser de vivre
sur un volcan politique, militaire et social avec, ici et là, des coups d’Etat à
blanc qui, à chaque fois enfonceraient un peu plus ceux qui avaient la
charge de gouverner et, peu à peu, ne songeraient plus qu’à se maintenir :
les Directeurs.
La Constitution de l’An III, août 1795, institue deux Chambres
renouvelables par cinquième annuellement : le Conseil des Cinq-Cents et le
Conseil des Anciens. Le pouvoir exécutif est confié à un collège de cinq
membres, le Directoire, élus par les Conseils et eux aussi renouvelables par
cinquième chaque année.
Il est prévu que les deux tiers des futurs représentants seront
obligatoirement choisis parmi les membres de la Convention. Pour
s’opposer à cette disposition, la droite essaie de soulever la rue. Pour
réprimer l’émeute, le gouvernement compte déjà sur Barras, alors
commandant de la place de Paris. Celui-ci s’adjoint un général corse
inconnu et du reste rayé des cadres pour avoir refusé de servir en Vendée
contre les royalistes, Napoléon Buonaparte. Il a vingt-six ans. Le
13 vendémiaire, les insurgés tentent de cerner les palais du Louvre et des
Tuileries. Buonaparte fait quadriller le quartier par des soldats et des canons
que commande un certain Murat, qui lui aussi ne tardera pas à devenir
célèbre, mais pour d’autres raisons.
La légende veut que Buonaparte ait personnellement assisté à la
canonnade qui devait faucher par dizaines les émeutiers réfugiés sur les
marches de l’église Saint-Roch. La vérité oblige à dire que, si effectivement
canonnade il y a eu, le jeune général ne s’en est pas mêlé de trop près. Mais
le résultat est là : ces coups de canon permettent à Buonaparte de se frayer
un chemin, non pas vers le pouvoir, mais dans la considération des
personnages influents de l’époque, à commencer par Barras. Pour prix de
ses bons et loyaux services envers le pouvoir, il reçoit le commandement de
l’armée de l’intérieur.
Buonaparte francise son nom. Le « u » disparaît. S’il jette un regard en
arrière, il peut constater qu’il n’a pas perdu de temps. Lieutenant en 1792 à
Valence, général de brigade en décembre 1793, à la prise de Toulon, il a eu
soin de se tenir à l’écart des grandes controverses politiques qui
n’épargnaient pas l’armée et faisaient de glorieux officiers républicains de
la veille des guillotinés du lendemain. A Toulon, commandant de
l’artillerie, il a montré du courage et un sens tactique déjà aiguisé, ce qui lui
a valu d’être recommandé à Robespierre qui n’aura pas le temps de
l’utiliser.
Pour son refus de servir en Vendée, il a été placé en demi-solde. Il
faudra le flair de Barras pour le sortir de l’ombre. Quatre ans plus tard, le
Directeur devait amèrement s’en repentir.
Le jeune général de vingt-six ans qui fait son entrée dans les salons
parisiens est l’objet de beaucoup d’attention et de curiosité : la silhouette est
frêle, le visage émacié ; les cheveux longs tombent en désordre de chaque
côté de la tête mais, surtout, il y a ce « regard de feu » qui inquiète et
fascine tout à la fois… surtout les femmes qui ne voient pas que les
vêtements sont à demi râpés et que ce Corse ne sait pas leur parler, qu’il a
des manières frustes de soldat monté trop vite en grade.
Chez Barras, Bonaparte rencontre celle qui sera à la fois son tourment
et sa seule véritable passion : Joséphine, veuve Beauharnais, présentement
maîtresse de Barras et, accessoirement, de quelques autres dignitaires du
régime.
A Sainte-Hélène, Napoléon affirmera qu’il n’avait épousé Joséphine
que parce qu’il croyait faire « une bonne affaire », mais il reconnaîtra aussi
que « c’était une vraie femme ». En fait, elle a été la seule qu’il ait
réellement et profondément aimée.
Tout à la fois par raison, par intérêt et par amour, Bonaparte décide
d’épouser Joséphine, bien qu’elle soit plus âgée que lui et qu’il n’ignore
rien de son passé et même de son présent pour le moins agité. Le mariage
est célébré le 2 mars 1796. Depuis une semaine, Bonaparte est commandant
en chef de l’armée d’Italie. Joséphine aussi pense qu’elle fait « une bonne
affaire ».
C’est en Italie que Bonaparte va pouvoir commencer à donner sa
véritable mesure. Ce n’est pas tant à ses exploits passés qu’il doit cette
nomination, qu’au fait que le Directoire n’attendait plus qu’un miracle pour
rétablir une situation militaire très mauvaise, et qu’il s’était dit qu’après
tout, le plan que lui avait présenté le jeune général n’était pas plus mauvais
qu’un autre.
Peut-être aussi certains Directeurs sentaient-ils déjà le besoin de tenir à
l’écart de leurs petites combinaisons un homme qui avait prouvé qu’il
n’était pas dépourvu d’ambition et savait mener sa barque… Ils ne se
doutaient pas que, loin, Bonaparte allait être beaucoup plus dangereux que
s’ils l’avaient eu à côté d’eux pour le surveiller.
Bonaparte est bien décidé à se moquer de tous les ordres qui viennent
de Paris. Il fait sa campagne comme il l’entend et quand, après une victoire,
le Directoire, avec ses félicitations, lui envoie ses recommandations, il lui
fait répondre par un messager, en termes à peine polis, qu’à chacun ses
affaires, que lui ne se mêle pas de politique et que les Directeurs n’ont pas à
se mêler de la façon de faire la guerre.
Les Directeurs sont d’autant plus obligés de s’incliner que cette
campagne d’Italie, non seulement remplit les caisses de l’Etat avec tous les
butins amassés et les trésors pillés, mais aussi remonte le moral du peuple,
dont la misère est un risque permanent de soulèvement. Dans les
campagnes, les bandes de brigands font la loi ; dans les villages, il n’est pas
rare de mourir tout simplement de faim ; à Paris, le marché noir est roi. Tout
ce qui représente une valeur quelconque est immédiatement monnayé. On
trafique sur les objets d’art comme sur un peu de tabac, sur un hôtel
particulier comme sur la vertu d’une fille… Il faut bien vivre. Les rentiers
mendient, les fonctionnaires sont payés avec six mois de retard, quand ils
sont payés. Tout se vend et tout s’achète, y compris les Directeurs, les
ministres, les généraux, les fournisseurs aux armées. Des fortunes
colossales se bâtissent en quelques jours et s’écroulent aussi vite.
Pour s’étourdir, la « bonne société », comme le « bon peuple », danse. Il
y a trois cents bals à Paris ! On danse partout, dans les palais, dans les
églises, dans les couvents et même au cimetière Saint-Sulpice ! Le mot
d’ordre de la nouvelle classe qui se crée, issue de la Révolution dont elle a
su éviter tous les pièges, c’est « gagner de l’argent le plus vite possible et
sans cesse davantage ».
Pour elle, les victoires italiennes de Bonaparte ne sont qu’une nouvelle
source de richesses possibles. Pour le peuple, la fibre patriotique vibre
malgré tout. Instinctivement, il sait gré à ce jeune général de maintenir haut
le drapeau tricolore. Il accueille avec enthousiasme la nouvelle qu’à Arcole,
ce drapeau, Bonaparte l’a personnellement brandi pour entraîner ses
troupes.
La légende est belle. Elle est fausse, mais le bon peuple ne le sait pas.
Paradoxalement, Bonaparte, aux yeux de ses soldats, n’est pourtant pas
le grand homme de guerre que la rumeur populaire commence à façonner
en France. Sa petite taille, sa maigreur, sa mauvaise santé ne sont pas faites
pour en imposer à ces soldats rudes qui sont mal vêtus, mal chaussés, mal
nourris, mal payés. Il ne devient vraiment populaire auprès de ses hommes
qu’à partir du moment où il décide de modifier le système des soldes. Pour
l’armée d’Italie, cela vaut toutes les batailles gagnées.
Bonaparte n’a pas, à cette époque, de véritable doctrine politique, mais
il n’ignore rien de ce qui se passe à Paris, des intrigues politiques, des
ambitions des uns et des autres qui lui envoient du reste leurs agents pour
essayer de se concilier ses bonnes grâces. Les royalistes pensent qu’il sera
l’épée qui leur permettra de restaurer la monarchie ; les républicains
pensent qu’il sera l’épée qui leur permettra de balayer tous les « pourris » et
de refaire une République « pure et dure ». Chaque camp envoie aussi ses
espions pour essayer de compromettre ce général qui n’en fait qu’à sa tête.
Très rapidement, ils rentrent en France, à la fois subjugués par l’autorité qui
émane de cet homme et inquiets de ce qui se passerait s’il décidait de venir
mettre un peu d’ordre à Paris, comme il a mis à la raison ses adversaires sur
les champs de bataille ou autour du tapis vert des négociations.
Dans les Assemblées, comme au Directoire, on commence à prendre
peur. Il faut tout de suite ruiner le prestige de cet homme. Pour cela, on va
déclencher une campagne de presse : on l’accuse de n’être pas avare de la
vie de ses hommes, ce qui n’est pas tout à fait inexact ; on l’accuse d’être
un mauvais négociateur, ce qui n’est pas faux non plus. On l’accuse de se
conduire en dictateur, ce à quoi il ne songe pas encore. L’idée de jouer un
rôle politique n’a commencé à germer dans son esprit qu’au soir de la
victoire de Lodi (10 mai 1796). « Ce n’est que ce jour-là, écrira-t-il plus
tard, que je me suis cru un homme supérieur et que m’est venue l’ambition
d’exécuter de grandes choses qui, jusque-là, occupaient ma pensée comme
un rêve fantastique. »
Aux attaques dont il est l’objet, Bonaparte réplique de la même façon.
A ses soldats, il lance des proclamations pour les mettre en garde contre les
menées royalistes : « Soldats, des montagnes nous séparent de la France :
vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir
la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les
républicains (…). Jurons sur nos nouveaux drapeaux : guerre implacable
aux ennemis de la République et de la Constitution de l’An III. »
Parallèlement, il fait paraître à Paris plusieurs publications, le Courrier
de l’armée d’Italie, la France vue de l’armée d’Italie, dans lesquelles sont
dénoncées les gabegies du pouvoir, attaqués les royalistes, ridiculisés
quelques personnages d’importance comme Pichegru ou Dumolard, vantés
les mérites de l’armée d’Italie.
Peu à peu, par ces journaux, Bonaparte fait sa propagande personnelle.
Tel article dit « qu’il vole comme l’éclair et frappe comme la foudre », tel
autre insiste sur « sa simplicité, sa passion, son génie militaire », tel autre
encore trace de lui le portrait d’un homme qui « souffre tout simplement
d’être séparé de sa femme ».
Par le général Augereau qu’il envoie à Paris porteur de messages pour
le Directoire, Bonaparte sait en retour ce que le pouvoir pense de lui. Il sait
aussi que la situation n’est pas mûre, que le moment n’est pas venu. Aucune
faction n’arrive à prendre le dessus. Il ne s’agit pas de s’engager trop tôt
pour l’une ou pour l’autre. Bonaparte pense simplement alors qu’un jour on
aura peut-être besoin de lui pour jouer les arbitres, les médiateurs.
Son calcul est juste. Il va assister, de loin, à un premier coup d’Etat à
blanc, sans avoir à prendre parti.
Tout avait pourtant bien commencé : six semaines après son départ de
Toulon, la flotte a réussi à éviter l’escadre anglaise et est en vue
d’Alexandrie. Le 1er juillet, deux heures ont suffi aux trois mille hommes
de Kléber pour battre la garnison turque, du reste sans déclaration de
guerre. Le 5, première surprise, l’appel à la révolte lancé par Bonaparte
contre la féodalité des Mameluks et du gouvernement turc, qui est le maître
théorique du pays, n’a été suivi d’aucun effet. Au contraire, ce sont les
cavaliers des Mameluks qui ont attaqué, et les carrés français ont eu fort à
faire pour les repousser aux Pyramides, le 21 juillet. Trois jours plus tard,
Bonaparte était entré au Caire. Il pouvait croire la partie gagnée. Il n’en
était rien.
Le chef de la flotte, l’amiral Brueys, avait laissé ses vaisseaux au
mouillage à Aboukir au lieu de les mettre à l’abri en rade d’Alexandrie. Le
1er avril, l’amiral Nelson se présentait devant eux et réussissait, par un
mouvement tournant, à les prendre entre deux feux. En quelques heures,
tous les navires français, sauf deux, étaient envoyés par le fond. Le corps
expéditionnaire était isolé en Egypte, sans possibilité d’en repartir ni de
recevoir des renforts. Bonaparte était prisonnier de sa conquête.
Un témoin écrira qu’il avait accueilli la nouvelle de ce désastre avec
flegme. Seule une « expression de tristesse était passée sur son visage »,
mais il s’était immédiatement ressaisi. Puisqu’un retour en France devenait
impossible avant un long délai, il fallait se fixer en Egypte, construire,
fonder un empire à la française et l’étendre au maximum, bref faire de ce
pays une province sœur de la Bretagne ou de la Picardie. C’est pourquoi il
s’était attaché, malgré ou grâce à ce revers, autant à administrer ce pays
qu’à le conquérir, à condition évidemment que les Turcs soient d’accord.
Il avait eu alors notamment l’habileté de montrer aux populations que la
chrétienté ne venait pas en Islam en conquérante, mais en alliée. Les
grenadiers tourangeaux ou provençaux n’étaient pas peu étonnés de devoir,
comme leurs officiers, participer avec dévotion aux cérémonies du culte
musulman !
En même temps, Bonaparte avait ouvert l’Institut du Caire qui allait
créer une science nouvelle : l’Egyptologie. Il était essentiel, en effet,
d’utiliser cette armée de savants amenés de France. Et pour occuper la
troupe quand elle ne se battait pas, pour combattre le « cafard », Bonaparte
l’avait autorisée à profiter de toutes les occasions qui se présentaient, à
condition que l’ordre public n’en fût pas troublé. Et puis, il fallait préparer
de nouvelles conquêtes, rester constamment l’arme au pied.
Sur le plan politique, Bonaparte avait écrit à Talleyrand pour le
convaincre de négocier avec les Turcs et de se rendre personnellement à
Constantinople. Mais le ministre des Relations extérieures s’était dérobé. Il
ne voyait pas l’intérêt d’une telle négociation, au moment où des
événements si graves se produisaient en France.
Sur le moment, Bonaparte lui en avait beaucoup voulu. Par la suite, il
reconnut que Talleyrand avait eu raison.
Les mois avaient passé et les Turcs, soutenus par les Anglais,
projetaient de chasser l’envahisseur en envoyant en Egypte deux armées,
dont l’une devait attaquer par la Syrie. Fidèle à sa tactique, Bonaparte avait
décidé de frapper le premier et c’est pour cela qu’il s’était porté en Syrie.
Après quelques succès faciles, l’armée, en outre décimée par la peste, le
désert et la soif, avait échoué devant Saint-Jean-d’Acre. Bonaparte n’avait
pas insisté et s’était replié sur Le Caire. Il était temps. Une autre armée
turque avait débarqué à Aboukir. Le 23 juillet, Lannes avait déclenché une
action si foudroyante que le pacha Mustapha avait été fait prisonnier sous sa
tente ! En quelques heures, vingt mille Turcs avaient été cernés, massacrés,
jetés à la mer. Quand Kléber était arrivé avec ses hommes, tout était fini, et
la légende veut qu’il se soit alors jeté dans les bras de Bonaparte en lui
disant : « Général, vous êtes grand comme le monde. »
D’abord Fouché, après avoir fermé le club des jacobins, pense qu’il faut
aussi bâillonner la droite. Pour cela, il obtient du Directoire l’interdiction
des journaux « contre-révolutionnaires ». Pour justifier leur décision, les
Directeurs parlent d’une « vaste et atroce conjuration contre la
République ».
Ce prétexte, les Cinq-Cents, qu’ils soient de droite ou de gauche, le
retournent au Directoire : « Au nom d’un prétendu complot, vous prenez
des mesures d’exception. Mais qui nous dit que ce n’est pas le Directoire
qui prépare un complot à son profit ? On veut bâillonner la représentation
nationale » s’exclame le député Briot à la tribune. Ceci n’est que le prélude
à un nouvel affrontement gouvernement-Assemblées, d’où il ne sortira cette
fois qu’un vainqueur, lequel ne sera aucun des hommes en place ou qui
rêvent d’y être, mais l’homme qui, à ce moment-là, longe la côte d’Afrique
pour échapper aux vigies anglaises.
Leur club fermé, leur presse, à eux aussi, bâillonnée, les jacobins ont
beau jeu de crier à la dictature. Leur principal atout, c’est Bernadotte,
puisqu’il est le ministre de la Guerre. Jourdan, le chef des jacobins et
également général, essaie de le convaincre d’arrêter Sieyès et Barras. Mais
Bernadotte, fort en gueule, est beaucoup moins décidé lorsqu’il faut agir.
Certes, il a très envie d’occuper le premier rôle, mais il n’ose pas. Bref, il se
récuse.
Les jacobins essaient alors du côté des Cinq-Cents. Le 27 fructidor –
13 septembre – Jourdan monte à la tribune et, dans le style cher aux
parlementaires de l’époque, il s’exclame : « Les dangers de la patrie sont si
grands qu’un représentant du peuple serait coupable de garder le silence sur
les maux qui pèsent sur elle et sur ceux qui la menacent. Je vais déchirer le
bandeau de mort qui couvre les républicains et arracher le bâillon que l’on
s’efforce en vain de mettre à leurs bouches pour étouffer leurs plaintes
(…). »
Et Jourdan, à ses collègues stupéfaits, propose de proclamer « la patrie
en danger ». On se croirait revenu sept ans en arrière : la patrie en danger,
c’est 1792, c’est la porte ouverte à tous les excès, aux moyens d’exception.
En 1792, cela avait permis de renverser le trône, et beaucoup de Cinq-Cents
s’en souviennent, quelques-uns avec remords, d’autres avec regret.
Le moment de stupeur passé, les bagarres éclatent un peu partout dans
l’hémicycle entre les jacobins et leurs adversaires. Les toges sont déchirées,
la tribune est prise d’assaut, tout le monde crie, dix orateurs veulent parler
en même temps.
Enfin, un homme arrive à se faire entendre : Lucien Bonaparte. C’est
important à noter parce que, quelques semaines plus tard, c’est lui qui
tentera de maîtriser les Cinq-Cents déchaînés contre son frère.
Lucien Bonaparte combat la proposition Jourdan et suggère au contraire
de donner au Directoire les moyens de redresser la situation, autrement dit
les pleins pouvoirs.
Pris entre deux feux, le président ajourne la séance. Le Directoire l’a
échappé belle. Bernadotte donne sa démission avant qu’on la lui demande.
A trente-six ans, il peut penser que sa carrière politico-militaire est
terminée.
Le lendemain, à l’heure du vote, les jacobins croient bon de rameuter
quelques centaines d’hommes et de femmes des faubourgs pour faire
pression sur l’Assemblée. Mais le cœur n’y est pas, les slogans manquent
de force et Fouché a pris toutes ses précautions. Finalement, après un
interminable et incohérent débat, les jacobins acceptent que le vote sur leur
proposition de proclamer la patrie en danger se fasse, non pas à mains
levées, ce qui aurait permis tous les truquages, mais par appel nominal.
Proposition repoussée par 245 voix contre 172 ; les jacobins sont battus.
Sieyès peut pousser un gros soupir de soulagement. Il ne se doute pas qu’en
éliminant Bernadotte, adversaire aujourd’hui, allié peut-être demain, il s’est
privé du seul homme qui, du dedans, étant donné la position qu’il occupait,
aurait pu gêner Bonaparte dans sa marche vers le pouvoir.
De toute façon, le gouvernement et le Parlement ont achevé de se
déconsidérer aux yeux des Français. Quelques jours plus tard, Sieyès réunit
chez lui, dans le plus grand secret, quelques amis sûrs pour leur exposer ses
idées constitutionnelles : élection de trois consuls pour dix ans, d’un Sénat
nommé à vie et instauration du suffrage universel à plusieurs degrés.
Les paysans préféreraient peut-être un peu plus de pain et un peu moins
de brigands sur les routes… Mais, une fois de plus, on compte les endormir
avec des victoires militaires car, de ce côté-ci, en revanche, les choses vont
beaucoup mieux. Masséna a taillé en pièces un corps de bataille russe près
de Zürich et Souvorov renonce à la reconquête totale de l’Italie. Quelques
jours plus tard, Brune a profité des querelles internes des coalisés pour les
battre à Bergen et a poursuivi son avance en Hollande. Les deux secteurs
clés du front sont donc dégagés. De ce côté-là, au moins, on peut respirer.
Mais dans son désir de n’agir qu’à coup sûr, Bonaparte commet une
erreur. Les jours passent, il donne l’impression de ne rien faire, certains de
ses partisans se découragent, certains de ses adversaires s’agitent. Sieyès,
qui ne sait plus sur quel pied danser, obtient de ses collègues que Bonaparte
comparaisse devant eux pour s’expliquer sur son attitude. Il s’agit de rogner
les ailes à ce jeune prétentieux qui est l’objet de tant d’attentions, à qui on
prête tant de projets.
Quand il arrive au Luxembourg, le 28 octobre – 6 brumaire An VIII –
Bonaparte sait ce qui l’attend. Il décide donc d’attaquer le premier : « On a
avancé ici, dit-il, que j’avais assez bien fait mes affaires en Italie pour
n’avoir pas besoin d’y retourner. C’est un propos indigne, auquel ma
conduite militaire n’a jamais donné lieu. » Il regarde Barras car « on », c’est
lui. Barras ne bronche pas.
Gohier, se voulant apaisant : « Personne ici n’incrimine votre conduite
en Italie (…) mais si vous aviez réellement fait fortune là-bas, ce ne
pourrait être qu’aux dépens de la République.
Bonaparte : — Ma prétendue fortune n’est qu’une fable que ne peuvent
croire ceux-même qui l’ont inventée. »
En réalité, il avait ramené d’Italie deux millions-or, mais il avait eu la
sagesse de ne rien modifier à sa façon de vivre et il était bien difficile
d’avoir des preuves contre lui.
Mieux vaut changer de sujet, pense Gohier, le terrain est trop glissant :
« C’est pour vous offrir de nouvelles occasions de gloire que le Directoire a
désiré vous entretenir. » Nous y voilà, pense Bonaparte. Comme ils n’osent
pas me faire fusiller parce que je suis trop populaire, ils veulent m’éloigner
parce que je les gêne pour continuer leurs petites besognes…
Gohier poursuit : « Votre présence plus longtemps à Paris serait tout à la
fois un sujet d’inquiétude et de mécontentement pour les amis de la
République qui ne se sont réjouis de votre retour que dans l’espoir de vous
revoir à la tête de ses défenseurs… Ils ne nous pardonneraient pas si leurs
vœux tardaient à être remplis. Le Directoire vous laisse le choix de l’armée
dont il a arrêté de vous donner le commandement. »
La République, la République, maugrée Bonaparte en lui-même, ils
n’ont que ce mot-là à la bouche. Et qu’en ont-ils fait, eux, de la
République ?
Il réplique sèchement : « Ma santé exige encore du repos. » Il se lève et
s’en va sans saluer les Directeurs médusés.
Rentré rue de la Victoire, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre
que s’il ne choisit pas un commandement, le Directoire lui en imposera un
et qu’alors il devra quitter Paris, de gré ou de force. Une seule solution :
brusquer les événements. Il demande à Roederer : « Croyez-vous la chose
possible ? » Roederer lui répond : « Considérez qu’elle est aux trois quarts
faite. » C’est très optimiste, mais il n’en faut pas plus pour lever les
dernières hésitations de Bonaparte. Ah, les Directeurs veulent l’exiler ? Eh
bien, ce sont eux qui devront partir. Seul Sieyès est indispensable à la
réussite de l’opération. On essaiera peut-être de rallier Gohier, mais il n’est
pas vraiment dangereux.
Tout va désormais aller très vite. Sur les champs de bataille comme
pour traiter une affaire politique, Bonaparte met du temps à se décider. Mais
quand sa décision est prise, il fonce.
Une entrevue décisive avec Sieyès a lieu le 1er novembre – 10 brumaire
– chez Lucien, depuis peu président des Cinq-Cents. Bonaparte n’y va pas
par quatre chemins : « Le moment d’agir est venu. Toutes vos mesures sont-
elles arrêtées ? »
Sieyès lui explique ses projets constitutionnels, Bonaparte l’interrompt :
je les connais par mon frère, dit-il, mais il est impossible, dans les
circonstances actuelles, de faire voter posément une nouvelle Constitution.
Il faut un gouvernement provisoire à poigne et une commission législative
qui élaborera le projet de Constitution qui sera ensuite soumis à
l’approbation du peuple, car je ne veux rien faire sans son accord. Si les
royalistes et les jacobins protestent, qu’ils viennent, on les mettra en
prison ! Occupez-vous de faire siéger les Assemblées à Saint-Cloud sous un
prétexte quelconque. Pour le gouvernement, réduisons-le à trois membres, à
trois consuls : je consens à y participer avec vous et Roger Ducos. Pour la
suite, on verra.
Sieyès est sidéré ! Il comptait bien n’offrir à Bonaparte qu’une épée
pour l’aider à faire appliquer ses projets. Or, Bonaparte veut une place à
part entière. Mais celui-ci lui fait bien comprendre que c’est à prendre ou à
laisser. Après tout, pense Sieyès, on verra bien !
Le lendemain – 11 brumaire – Bonaparte va chez Talleyrand pour
examiner la situation. Soudain, un bruit dans la rue : des voitures et des pas
de chevaux. Des gendarmes s’arrêtent devant la maison ! Bonaparte pâlit.
Talleyrand souffle les bougies. Vient-on les arrêter ? L’ancien ministre va se
renseigner. Ce n’est rien, seulement un accident survenu à un fiacre dans
lequel un banquier transportait de l’argent. C’est pour cela qu’il était escorté
de gendarmes !
« Nous rîmes beaucoup, écrira Talleyrand dans ses Mémoires, mais
notre panique n’était que bien naturelle quand on connaissait, comme nous,
les dispositions du Directoire et les extrémités auxquelles il était capable de
se porter. »
Cette fausse alerte prouve à quel point Bonaparte était inquiet et encore
peu sûr de lui et de la réussite de son projet.
Le 13 brumaire, nouvel entretien avec Barras. Pour endormir ses
soupçons, il lui laisse entendre que le premier président de la nouvelle
République ce sera lui, Barras. Celui-ci… qui prépare toujours un complot
royaliste, est ébranlé.
La presse de gauche commence à s’agiter. Les jacobins dénoncent les
projets de Sieyès. Ils n’attaquent pas Bonaparte car ils pensent encore qu’il
penchera de leur côté.
Il manque encore deux choses à Bonaparte : l’argent et le soutien
militaire. Ses amis font le tour des banquiers : accueil décevant. Les
financiers sont déjà tellement compromis dans des affaires plus ou moins
régulières que, maintenant, ils ont peur. Seul Collot, à qui la campagne
d’Italie a rapporté gros, accepte d’avancer des subsides. Mais le nerf de la
guerre ne servira pas tellement.
Du côté de la force, les choses se présentent beaucoup mieux. Le hasard
a voulu que le 9e régiment de dragons constitue une partie de la garnison de
Paris. Or, ce régiment est commandé par un colonel de vingt-sept ans,
Sébastiani, qui a fait toute la campagne d’Italie sous les ordres de Bonaparte
et qui est corse comme lui. Les « dragons du 9e » comme on les appelle,
sont prêts à se faire tuer pour leur chef, et plus encore pour Bonaparte, leur
héros.
Et puis, il y a aussi Murat et son 21e régiment de chasseurs. Donc, de ce
côté-là, rien à craindre. Mais Bonaparte espère toujours ne pas avoir à se
servir de sa force. Il veut seulement la montrer si nécessaire.
Le 14 brumaire, grande réception au temple de la Victoire, c’est-à-dire
l’église Saint-Sulpice, en l’honneur de Bonaparte et de Moreau. Tous les
dignitaires du régime sont là, sauf les généraux jacobins. L’ambiance est
sinistre malgré la décoration, les drapeaux et la musique. Les sept cent
cinquante convives n’ont pas le cœur à rire et à festoyer. Marie-Joseph
Chénier glisse à son voisin : « Ne sommes-nous pas à un de ces repas
funéraires que donnaient les Romains ? Qui enterrons-nous, est-ce la gloire
militaire, ou la liberté ? »
Les rumeurs de la foule parviennent jusqu’aux tables : les Parisiens
crient : « Vive Bonaparte ! », mais ils crient aussi « La paix, la paix ! » et ils
conspuent les Directeurs et les parlementaires.
Bonaparte touche à peine aux plats. A l’heure des toasts, il crie : « A
l’union de tous les Français ! » et, pensant qu’il en a assez fait, il s’en va.
Peu après, il retrouve Sieyès, toujours chez Lucien. Maintenant que le
principe du coup d’Etat est acquis, il faut en fixer la date, et le plus tôt sera
le mieux.
Ne dit-on pas déjà que les généraux jacobins préparent un contre-coup
d’Etat et essaient de soulever les faubourgs ? Sieyès propose le 16, le
surlendemain, mais ce jour-là, Bonaparte a rendez-vous, précisément avec
les généraux jacobins. Il doit voir Jourdan et dîner chez Bernadotte ; il
espère toujours les convaincre de le suivre. Et puis il faut minutieusement
préparer l’opération parlementaire : deux jours, c’est trop court. Il propose
le 18. Sieyès est d’accord et lui présente son plan : d’abord, Bonaparte
prend le commandement des troupes. Ensuite Sieyès et Ducos
démissionnent et entraînent Barras. Il n’y a plus de Directoire. Alors les
Anciens, sous le prétexte d’un complot, se transfèrent à Saint-Cloud avec
les Cinq-Cents et votent une résolution proposant Bonaparte, Sieyès et
Ducos comme consuls. Chaque conseil nomme une commission pour
mettre au point la Constitution et s’ajourne pour trois mois. Ainsi les
consuls auront les mains libres et la commission pourra travailler en paix.
Cependant, Sieyès, qui connaît les mœurs parlementaires beaucoup mieux
que Bonaparte – les événements le prouveront – lui suggère de ne
convoquer que les Cinq-Cents dont on est absolument sûr. « Croyez-en ma
vieille expérience, lui dit-il, une vingtaine d’opposants décidés suffit parfois
à retourner une assemblée. Prenez garde alors que la force ne vous soit
nécessaire. »
Mais Bonaparte reste inflexible : « Je ne veux pas, dit-il, qu’on
m’accuse d’avoir eu peur d’Augereau et de Jourdan. Nous avons pour nous
le peuple, l’armée, les Anciens, une partie des Cinq-Cents et la majorité du
Directoire. Exclure vingt députés, ce serait agir comme si nous craignions
d’être désavoués par la nation. Je ne veux pas. »
Sieyès s’incline à contrecœur, en souhaitant se tromper. C’est donc
décidé, ce sera le 18 brumaire.
Le 15 brumaire, Bonaparte, pour endormir les soupçons, donne une
réception chez lui. Invite-t-on le Tout-Paris quand on se prépare à prendre le
pouvoir ?
La conspiration est pourtant devenue secret de polichinelle. Témoin
cette scène : Gohier est en grande conversation avec Joséphine, la maîtresse
de maison, lorsque arrive Fouché. Il l’interpelle :
« Quoi de neuf, citoyen ministre ?
— De neuf, rien en vérité, répond Fouché.
— Mais encore ?
— Toujours les mêmes bavardages.
— Comment ?
— Toujours la conspiration.
Joséphine, faussement étonnée : — La conspiration ? Quelle
conspiration ?
Fouché : — Oui, la conspiration. Mais je sais à quoi m’en tenir. J’y vois
clair ; citoyen directeur, fiez-vous à moi. S’il y avait conspiration, depuis le
temps qu’on en parle, n’en aurait-on pas la preuve sur la place de la
Révolution ou la plaine de Grenelle ? »
Et, racontera le témoin de la scène, l’écrivain Arnault, Fouché est parti
d’un grand éclat de rire sarcastique, car s’il y avait un homme au courant,
c’était bien lui.
A ce même Arnault qui s’inquiète que l’affaire soit éventée, date
comprise, Bonaparte dit quelques minutes plus tard : « Tout le monde en
parle et personne n’y croit. D’ailleurs, je suis obligé d’attendre que ces
imbéciles des Cinq-Cents arrivent à se convaincre que je peux faire sans
eux ce que je veux bien faire avec eux. »
Le 16 brumaire, tandis qu’une vingtaine de députés mettent au point
avec Lucien les derniers détails de la conspiration, Bonaparte déjeune avec
Jourdan.
« Que pensez-vous de la situation de la République ? lui demande
Bonaparte.
— Je pense, général, lui répond Jourdan, que si on n’éloigne pas les
hommes qui gouvernent si mal et si on ne constitue pas un meilleur ordre
des choses, il faut désespérer du salut de la patrie. »
Allons… ça ne s’engage pas trop mal, pense Bonaparte. Jourdan
insiste : « Mes amis et moi, nous sommes prêts à nous réunir à vous si vous
voulez nous faire part de vos desseins. »
Est-ce un piège ? Les jacobins ne veulent-ils pas connaître le plan de
Bonaparte pour mieux le combattre ?
« Je ne puis rien faire avec vous et vos amis, réplique Bonaparte. Vous
n’avez pas la majorité. Vous avez effrayé le Conseil en voulant décréter la
patrie en danger… Je suis convaincu de vos bonnes intentions, mais il y a,
dans vos rangs des hommes qui vous déshonorent. Au reste, soyez sans
inquiétude : tout sera fait dans l’intérêt de la République. »
Le soir, dîner chez Bernadotte dont la femme, Désirée Clary, a été, ne
l’oublions pas, la première fiancée de Bonaparte alors qu’il n’était encore
qu’un général obscur, et dont la sœur est la femme de Joseph. Après le
repas, dans un coin du jardin, les deux hommes discutent âprement.
Bonaparte fait des promesses… Bernadotte reste inflexible. Il n’ignore pas
que certains de ses amis ont fixé la date de leur coup d’Etat à eux : ce doit
être le 20 brumaire. Mais il ne sait pas que Bonaparte va les prendre de
court. Cependant, il refuse de telle façon qu’il préserve l’avenir. Du reste,
Bonaparte, devenu Napoléon tirera un trait sur l’opposition de Jourdan et de
Bernadotte le 18 brumaire. Le premier deviendra maréchal d’Empire et le
second fera une carrière brillante qui le conduira sur le trône de Suède, mais
son ambition et ses idées le pousseront à se heurter presque constamment à
l’Empereur.
Le 17 brumaire, fiévreuse veillée d’armes. Bonaparte dicte au fidèle
Bourrienne les proclamations qui informeront les Parisiens de ce qui s’est
passé quand tout sera terminé. Pour les imprimer clandestinement, Roederer
a fait engager son propre fils chez Demonville ! Un journal, le Surveillant,
que contrôlent les frères, Joseph et Lucien, reçoit quelques lignes à publier,
le 18 au matin, à la « Une » : « On dit que des hommes influents songent à
dire de fortes vérités, à les faire retentir du haut de la tribune nationale et à
montrer enfin aux Français quels sont les périls, quelles sont les
ressources. » Ce sera le seul journal, et pour cause, à prévoir l’événement.
Par porteur, les quarante adjudants-majors de la Garde nationale et tous
les généraux et officiers d’Etat-major présents à Paris reçoivent, dans
l’après-midi, une étrange convocation : Bonaparte leur demande de se
réunir chez lui, le lendemain à 6 heures du matin, en grande tenue.
Mais chacun croit être le seul convoqué !
Sieyès, qui a pris des leçons d’équitation pour faire dans Paris une
entrée triomphale à cheval, prépare son grand habit de cérémonie ! Ducos
n’a qu’un but : suivre Sieyès.
Barras n’ignore rien des rumeurs qui courent mais, inexplicablement, il
n’en tient pas compte.
Moulins est totalement hors du coup. Quant à Gohier, il n’est pas peu
surpris de recevoir de Joséphine une invitation à venir la voir le lendemain,
à l’heure du petit déjeuner ! Dans sa candeur naïve, il se demande si, enfin,
elle ne va pas lui céder. Le sort du régime qu’il préside est en train de se
jouer, et Gohier ne rêve que de prendre, dans le cœur et le lit de Joséphine,
la succession de beaucoup d’autres !
Dans l’après-midi, un moment d’affolement : le bruit court que
Bonaparte a été arrêté et que tous les conspirateurs seront fusillés. Fausse
rumeur, comme il en circule tant en de semblables circonstances.
Le soir, toujours pour donner le change, Bonaparte dîne chez
Cambacérès, le ministre de la Justice. La plupart des convives sont du
complot. Cambacérès a un frère archevêque et des mœurs spéciales. Il est
franc-maçon et intelligent. Ses fonctions obligent Bonaparte à passer sur les
défauts pour ne garder que les qualités… et les relations.
Personne ne s’attarde. La journée de demain sera fatigante. Mais
longtemps, chez Sieyès au Luxembourg comme chez Bonaparte, rue de la
Victoire, chez les Anciens comme chez certains officiers généraux, les
lumières restent allumées et ceux qui dorment ont le sommeil peuplé de
jolis rêves ou d’affreux cauchemars. Certes, tout est prêt… mais la réussite
n’est jamais certaine.
Le ciel est gris et bas, à l’aube de ce 9 novembre 1799 – 18 brumaire
An VIII. Il y a de la gelée blanche dans le jardin de l’hôtel particulier de
Bonaparte… A pied, à cheval et en fiacre, arrivent les généraux et les
officiers de la Garde nationale. Ils ne sont pas peu surpris de se retrouver si
nombreux. Au fur et à mesure de leur arrivée, Bonaparte les reçoit,
individuellement ou par petits groupes, leur explique ce qu’il veut faire.
Tous sont d’accord. Cependant, Lefebvre, le commandant de la garnison de
Paris, le mari de Mme Sans-Gêne, hésite un peu. Solennellement,
Bonaparte lui offre le sabre qu’il portait en Egypte… Alors Lefebvre lui
jure de jeter à la rivière tous ceux qui lui résisteront !
Voici Bernadotte, escorté de Joseph. Il est en civil. Bonaparte le prend à
l’écart : « Le moment est venu, lui dit-il. Tous ceux qui ne sont pas avec
moi sont contre moi. Allez mettre votre uniforme et rejoignez-moi aux
Tuileries où je me rends. Vous ne le regretterez pas. » Bernadotte ne veut
pas prendre part à une « rébellion ». Bonaparte s’énerve. Bernadotte, « en
tant que simple citoyen », lui donne sa parole d’honneur « de ne rien
entreprendre contre lui », et il s’en va.
Autre déception : Gohier a finalement flairé un piège dans la lettre de
Joséphine… Il préfère envoyer sa femme en éclaireur. En voyant tout ce
rassemblement d’officiers généraux, Mme Gohier comprend très vite.
Bonaparte et Joséphine essaient de la convaincre de faire venir son mari
« au nom de ses intérêts ». Mais elle ne voit pas, ce matin-là, où sont les
« intérêts » de son mari.
A l’aube, les Anciens, à l’exception des plus extrémistes, ont reçu par
porteur l’ordre de se rendre immédiatement aux Tuileries en « séance
extraordinaire ». La plupart ne s’en étonnent pas puisqu’ils sont au moins
de cœur avec Bonaparte mais, par précaution, à peine sont-ils en séance que
Sebastiani, passant outre aux ordres du ministre de la Guerre, Dubois de
Crancé, qui lui avait ordonné de consigner ses dragons dans les casernes,
les dispose place de la Concorde et tout autour des Tuileries. Le président
Lemercier ouvre la séance. Un orateur, Cornet, proclame : « Si des mesures
ne sont pas prises, si le Conseil des Anciens ne met pas la patrie et la liberté
à l’abri des plus grands dangers qui les aient encore menacées,
l’embrasement deviendra général. »
Regnier, un avocat de Maury, insiste : Le Conseil ne peut siéger ici,
dans la fièvre. Il a besoin de calme. Et il propose le transfert des deux
Assemblées à Saint-Cloud à partir du lendemain. Le général Bonaparte sera
chargé de veiller à l’exécution de cette disposition en prenant le
commandement des troupes et, à cet effet, il va venir prêter serment.
Fouché se précipite chez Gohier pour le mettre au courant. Gohier
bondit : « Au lieu de vous faire le messager des Anciens, lui dit-il, en tant
que ministre de la Police vous auriez dû nous mettre au courant de ces
intrigues criminelles. »
Fouché a beau jeu de lui répondre que ce ne sont pas les avertissements
qui ont manqué, mais que Gohier n’a pas voulu le croire.
Sieyès et Ducos sont déjà en route, à cheval, pour les Tuileries où ils
espèrent faire une arrivée triomphale. Mais la garde du Directoire, qui
devait les escorter, est curieusement absente.
Barras sort de son bain quand on sonne à la porte. C’est Talleyrand qui
lui apporte… le texte de sa démission ! Il n’a plus qu’à signer. Barras
refuse. Talleyrand n’insiste pas. Ne jamais brusquer les gens, c’est sa
devise.
Rue de la Victoire, Bonaparte s’impatiente : enfin, le décret des Anciens
arrive. Il ordonne aussitôt de faire placarder certaines proclamations
rédigées la veille et monte sur le cheval que lui a prêté l’amiral Bruix. Il est
en simple uniforme de général, coiffé déjà du légendaire petit chapeau. Les
généraux et les officiers saluent son apparition par des hourras
d’enthousiasme, les épées sortent des fourreaux… « Suivez-moi », ordonne
Bonaparte. Comme un seul homme, ils le suivent… Le cortège rutilant,
magnifique, s’ébranle vers les Tuileries. Les chasseurs de Murat l’escortent.
De sa fenêtre, le banquier Ouvrard le regarde passer. Lui qui, quelques jours
plus tôt, avait refusé tout subside à Bonaparte, écrit à l’amiral Bruix : « Je
suis à votre disposition pour vous fournir tous les fonds dont vous pourriez
avoir besoin. » Ils sont déjà nombreux ceux qui, ainsi, vont voler au secours
de la victoire.
Dans Paris maintenant réveillé, la rumeur court qu’il se passe quelque
chose aux Tuileries : quand Bonaparte y arrive, à la tête de ce cortège
solennel, c’est une explosion de joie dans cette foule de curieux, de
spectateurs et nullement de manifestants. Déjà, on colporte de bouche à
oreille que « le gouvernement de pourris est à bas ». Bonaparte est accueilli
aux cris de « Vive le libérateur ! »
Le concierge de la prison de la Force prend ses précautions : il s’apprête
à libérer ceux que le Directoire a fait enfermer pour les remplacer
éventuellement par… les Directeurs et leurs alliés !
Gohier, affolé, convoque les autres Directeurs. Stupeur ! Seul Moulins
se dérange. Sieyès et Ducos sont partis. Barras s’est remis tranquillement à
sa toilette. Il croit toujours que Bonaparte va lui faire signe et il envoie son
secrétaire, Bottot, aux renseignements.
Cette inquiétude n’est pas vaine. Toute la soirée et toute la nuit, tandis
que les Parisiens commentent l’événement, plus de deux cents députés
jacobins tentent de se rassembler pour fixer une ligne de conduite. Par
Salicetti, un compatriote qui joue les intermédiaires, Bonaparte leur fait dire
« qu’ils n’ont rien à craindre, que la République sera sauvée. Après-demain,
nous dînerons ensemble et nous aurons une explication franche et
détaillée. » Ces paroles apaisantes font leur effet : Jourdan, Augereau,
d’autres encore décident de ne pas aller à Saint-Cloud le lendemain, de
rester chez eux, « spectateurs passifs des événements ». Bernadotte, lui,
pense qu’il pourra partager le pouvoir avec Bonaparte. C’est pour cela qu’il
manquera aux jacobins, le 19-Brumaire, une tête, un leader qui, au moment
crucial, aurait encore pu tout faire échouer.
Mais c’est aux plus excités que Bonaparte aura affaire. Il le sait bien
puisqu’il n’a pas voulu les faire arrêter. Rentré chez lui, après cette
première journée harassante, il confie à Bourrienne : « Cela n’a pas été trop
mal aujourd’hui ; nous verrons demain », et il se couche avec deux pistolets
chargés à portée de la main.
Le lendemain matin, quand le cortège passera place de la Concorde où
tant de têtes sont tombées, Bourrienne dira tout haut à son voisin ce que
beaucoup pensent tout bas : « Ce soir, ou nous coucherons au Luxembourg
ou nous finirons ici. »
Bref, quand, enfin, les Cinq-Cents entrent en séance les premiers, vers
une heure de l’après-midi, les esprits sont fort échauffés. Lucien, qui
préside, s’en aperçoit tout de suite. Gaudin, qui est de la conspiration,
monte aussitôt à la tribune pour demander la création d’une commission de
sept membres « qui fera un rapport sur la situation et sur les moyens de la
sauver ». Pendant ce temps, les Cinq-Cents suspendront leurs travaux. La
manœuvre est habile, mais les jacobins vont la déjouer. La proposition de
Gaudin est accueillie par « un murmure de mécontentement ».
Le jacobin Delbrel bondit à la tribune : « Pour nous faire venir ici, dit-
il, on nous a parlé d’un complot. Quel complot ? Nous demandons des faits,
des explications, où est le péril ? » Ses amis l’approuvent bruyamment.
Delbrel s’échauffe : « Nous voulons la Constitution ou la mort ! Les
baïonnettes ne nous effraient pas, nous sommes libres ici. Je demande que
tous les membres du Conseil, appelés individuellement, renouvellent à
l’instant le serment de maintenir la Constitution de l’An III. »
Tous les députés se lèvent. On entend : « A bas la dictature ! », « Vive la
Constitution ! ». A peine Lucien ramène-t-il un semblant de calme qu’un
autre jacobin, Grandmaison, prend le relais et développe les mêmes thèmes
que Delbrel, mais d’une façon encore plus violente. Lucien écrira dans ses
Mémoires : A ce moment-là (…) « il fallait céder à l’orage et louvoyer en
attendant la proposition des Anciens ».
Il met donc la demande des jacobins aux voix. Elle est approuvée à
l’unanimité. Seulement, l’opposition commet une première erreur en
demandant que la prestation de serment se fasse par appel nominal pour lui
donner plus de solennité. Elle va ainsi perdre beaucoup de temps et le coup
qu’elle a voulu porter s’en trouvera émoussé. Les députés se sont répandus
dans les couloirs, ils discutent, ils parlent très fort. Les appariteurs doivent
hurler plusieurs fois chaque nom avant que les députés viennent prêter
serment. Ce n’est qu’à 4 heures de l’après-midi que le vote sera terminé : un
seul député, Bergoeing, démissionne. Lucien n’hésite pas à prêter serment
avec les autres car, pour le moment, il lui faut surtout parer au plus pressé.
Les Anciens sont entrés en séance plus calmes, plus dignes. Cérémonial
avant tout, la musique joue Allons enfants de la Patrie. Mais, là aussi, les
jacobins passent à l’attaque. Certains d’entre eux s’étonnent de ne pas avoir
été convoqués la veille, à la séance au cours de laquelle Bonaparte a pris la
parole. Simple erreur dans l’envoi des convocations, fait répondre le
secrétariat. Les jacobins ne sont pas convaincus et demandent eux aussi des
explications sur ce prétendu complot. Le débat est confus, plusieurs
orateurs parlent en même temps. Finalement, il est décidé d’envoyer un
message au Directoire pour lui demander des comptes. Lemercier lève la
séance.
Les Anciens sont rentrés en séance ; c’est pour apprendre que leur
message au Directoire n’est pas arrivé à destination, pour la bonne raison
qu’il n’y a plus de Directeurs puisque quatre d’entre eux ont démissionné.
Le chiffre est faux, mais les Anciens n’ont aucun moyen de le vérifier et ils
demandent, conformément à la Constitution, que les Cinq-Cents désignent
de nouveaux Directeurs. Nouveau coup dur pour Bonaparte car, dans l’état
d’excitation où ils se trouvent à son égard, les Cinq-Cents ne vont
certainement pas le choisir. Il faut donc les empêcher de voter.
Bonaparte sent qu’il n’a plus une minute à perdre. Brusquement, il
quitte Sieyès et, escorté de quelques amis, pénètre dans la salle des Anciens,
d’autant plus stupéfaits de cette visite qu’il n’a pas le droit d’intervenir dans
une séance.
Mais Bonaparte croit que les députés ont quand même eu le temps de le
mettre hors la loi… Il lui faut donc ou s’incliner, ou recourir à la force.
S’incliner, il n’en est plus question. Dehors, il y a quelques milliers de
« braves » qui n’attendent que le moment d’agir. Tant pis, c’est à eux
d’avoir le dernier mot.
Mais marcheront-ils ? Contrairement à ce qu’on croit généralement, ce
n’est pas sûr. Avec les chasseurs et les dragons de Murat et de Sébastiani, il
n’y a pas de problème, mais entre eux et le château, il y a les grenadiers qui
constituent la garde du corps législatif. Certes, ils sont sous le
commandement de Bonaparte depuis la veille, mais eux ne se sont pas
battus sous ses ordres. Il suffirait peut-être qu’une voix se fasse entendre
chez les Cinq-Cents, les appelle à l’aide, au nom de la légalité, pour qu’ils
se retournent contre lui. Cette voix, ce pourrait être Jourdan ou Augereau,
mais ceux-ci sont décontenancés par la tournure prise par les événements.
Alors que chaque minute compte, ils hésitent. Ils ne savent que faire
exactement. Cet atermoiement leur sera fatal : les jacobins perdent leur
dernière chance, alors qu’ils ont encore l’avantage.
Bonaparte, lui, n’hésite pas. Sieyès vient de lui répéter : « Ils rêvent de
93… Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les
mettre hors la salle ! »
Bonaparte saute sur un cheval et se présente aux grenadiers. Lucien, qui
vient d’arriver de l’Orangerie après sa fausse arrestation, sent que c’est
encore à lui de jouer. Il comprend qu’en tant que président des Cinq-Cents,
représentant de la légalité, les grenadiers l’écouteront plus volontiers que
son frère. Le voilà à cheval lui aussi. Comme s’il était encore à la tribune, il
harangue les soldats : « … L’immense majorité du Conseil des Cinq-Cents
est en ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui
assiègent la tribune, menacent de mort leurs collègues et leur proposent les
délibérations les plus affreuses.
« Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par
l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens et ont
osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son
décret, comme si nous étions encore à ce temps affreux de leur règne où ce
mot “hors-la-loi” suffisait pour faire tomber les têtes les plus chères à la
patrie. »
La mise hors la loi exceptée, et encore elle n’a pas été votée, tout ce que
vient de dire Lucien est faux, mais en de pareilles circonstances, ce sont là
détails !
Les grenadiers ne bougent pas. Alors Lucien insiste : « Je vous déclare
que ce petit nombre de furieux se sont mis hors la loi par leurs attentats
contre la liberté de ce Conseil. Au nom de ce peuple qui, depuis tant
d’années, est la victime ou le jouet de ces misérables enfants de la Terreur,
je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité des représentants du
peuple afin que, protégés contre les stylets par les baïonnettes, nous
puissions délibérer sur les intérêts de la patrie. »
On remarquera qu’il n’est alors absolument pas question de Bonaparte.
Lucien a l’habileté de ne pas faire des incidents qui viennent de se produire
la conséquence de la lutte que son frère a engagée contre les députés.
Lucien Bonaparte poursuit sa harangue ; il donne des ordres : « Vous ne
reconnaîtrez pour députés de la France que ceux qui se rendent avec leur
président au milieu de vous. Quant à ceux qui persisteraient à rester dans
l’Orangerie pour y voter des “hors-la-loi”, que la force les expulse… Ces
prescripteurs ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants
du poignard. Que ce titre leur reste… qu’il les suive partout… et lorsqu’ils
oseront se montrer à leurs commettants, qu’ils les désavouent, que tous les
doigts les désignent sous ce nom mérité de représentants du poignard.
Claude GUILLAUMIN
La prise du pouvoir
On l’a dit déjà : ce Bonaparte, dont sa mère confiait qu’il n’avait rien
qui pût le rendre séduisant aux yeux des femmes, n’a rien non plus qui,
physiquement, rappelle son oncle prestigieux, avec sa tête « renfoncée » et
son « dos voûté », dont faisait état son signalement de police. Le visage est
mangé par un nez démesuré. La moustache est épaisse, la barbiche
singulière – « l’impériale » sera bientôt à la mode. Les yeux sont ternes,
« vitreux », selon Tocqueville. Cette absence de regard frappera tous ses
contemporains et ne contribuera pas peu à lui faire une réputation de
médiocre. Ce fumeur enragé de cigarettes est de taille moyenne et court de
jambes. Surtout, il est desservi par son accent tudesque, son élocution
difficile. Le français qu’il écrit sera toujours brouillé, jusqu’à l’hérésie avec
l’orthographe et la syntaxe. Ce quadragénaire, le comte Apponyi peut ainsi
le décrire :
« Il est petit, pâle et ridé ; sans être vieux, il en a l’air ; c’est le contraire
d’un vieillard encore vert. »
Hugo sera plus elliptique : « Un somnambule sinistre. » Vert pourtant, il
le demeure, cet infatigable coureur de jupes, probablement obsédé sexuel. A
l’Elysée, Harriet Howard demeurera la maîtresse en titre, qui poursuivra sa
munificence (et celle de son gouvernement, enchantée de l’avènement d’un
tel « ami »), mais elle n’est que la première entre ses égales, chez qui son
amant n’hésitera pas à envoyer ses argousins pour confisquer des papiers
compromettants. L’âge venant, Miss Howard envisage d’ailleurs sans doute
davantage ses « fonctions » du point de vue… diplomatique que de celui de
la passion.
A l’actif du prince, on portera ses rares qualités de dissimulation,
cultivées par l’apprentissage italien, et l’art d’exploiter jusqu’à ses
apparentes faiblesses ; n’est-ce pas son aspect insignifiant qui a incité
Thiers à faire voter pour un médiocre que le « petit homme » se flattait de
mener par le bout de son long nez ? Et Louis-Napoléon a encore pour lui sa
foi quasi superstitieuse, absolue, en sa prédestination. Il a écrit à Hortense
Cornu :
« Je crois que, de temps en temps, des hommes sont créés, dans les
mains desquels les destinées de leur pays sont remises. Je crois être moi-
même un de ces hommes. Si je me trompe, je peux périr inutilement mais si
j’ai raison, la Providence me mettra en état de remplir ma mission. »
Cette mission, il en est d’autant plus imbu qu’elle s’accorde à une
ambition démesurée de pouvoir et d’argent. Louis-Napoléon s’entourera
d’une camarilla d’hommes prêts à tout et d’intrigants, forgé par son périple
italien, par Strasbourg, par Boulogne, par les circonstances de son élection
mêmes, criblé de dettes et jouisseur fanatique pour qui son accession à
l’Elysée signifie avant tout la fin d’une existence difficile, l’avènement
d’une nouvelle vie de luxe, de fêtes et de galanteries.
Homme impénétrable, Louis-Napoléon trompera tout son monde et lui-
même peut-être. Cette extinction du paupérisme, par exemple, qu’il
souhaitait sans doute résolument à Ham, il la biffera de son programme,
parvenu à l’Elysée, lorsque son président du Conseil, Odilon Barrot, taxera
de « communisme » son projet de défrichement des terres incultes au profit
des malheureux. Ce qui n’empêchera pas Bonaparte de ne guère cesser de
s’adresser au peuple à des fins électorales. Son coup de maître, au 2-
Décembre, sera de rétablir le suffrage universel supprimé par la majorité
réactionnaire de la Législative. A Paris, les faubourgs ne verront d’abord,
dans le coup de force, que cet élément en apparence positif.
Cet élu « républicain » voit les républicains se dérober. Pour succéder à
Cavaignac, c’est Cavaignac qu’il pressent. Le général décline l’offre. Puis
c’est Lamartine – mais quelle étrange idée de confier le gouvernement à un
homme ridiculisé par le récent scrutin ! – qui échoue, Thiers qui se dérobe
et propose le pontifiant Odilon Barrot, politicien sans envergure et qui, à
son insu, fera le jeu présidentiel, après avoir été l’ultime Premier ministre –
quelques heures – de la Monarchie de Juillet. Barrot s’entoure d’orléanistes,
avec le légitimiste Falloux à l’Instruction publique : curieux aréopage pour
diriger une République. Il nomme Changarnier commandant de la Garde
nationale et de l’armée de Paris, Bugeaud commandant de l’armée des
Alpes, c’est-à-dire chargé de tenir Lyon et son prolétariat misérable.
Les ministres royalistes s’empressent de prétendre mettre à l’écart du
gouvernement ce président qui, pendant le Conseil, griffonne des
personnages sur son buvard ou plie des cocottes de papier. « Ils veulent
faire de moi le prince Albert de la République », confie-t-il, avant de se
fâcher : « L’excellent jeune homme », comme dit Barrot, s’emporte contre
Malleville, ministre de l’Intérieur, qui omet de lui transmettre les dépêches
diplomatiques. C’est la crise ; mais le président présente ses excuses et le
gouvernement se replâtre, sans Malleville toutefois.
Ainsi rebuté, Louis-Napoléon songe à s’appuyer sur l’armée. En
uniforme de général de la Garde nationale, ce remarquable cavalier, lors des
revues, la met de son côté. Mais, parmi leurs chefs, il en est au moins un
qu’il ne convainc pas : Changarnier, qui bafoue sans esprit le président
« Gros-Bec, le perroquet mélancolique ». Cette patience qui vient de lui
faire défaut, le prince devra en redoubler pour préparer l’élimination de ce
gêneur et rival.
Face au ministère royaliste, l’Assemblée tente de réagir. A trois
reprises, elle le met en minorité ; il n’en reste pas moins en place et, le
29 janvier 1849, c’est entourés de troupes que les représentants angoissés
siègent au Palais-Bourbon. Paris et ses faubourgs sont aussi investis. Enfin,
un aide de camp de Changarnier apporte un billet du général au président
Marrast : un « soulèvement démagogique » était redouté, qui a obligé à
prendre des mesures de précaution. En réalité, Changarnier a cru pouvoir
décider « Gros-Bec » à franchir le pas et à refaire l’Empire – un Empire
dont le général eût été l’archichancelier. Mais le prince s’est dérobé,
soucieux de ne jouer qu’à coup sûr, et surtout de n’être pas une simple
créature de « Bergamote » et son jouet. « Un jean-foutre ! », conclut celui-
ci, dépité. Les troupes rentrent dans leurs cantonnements et l’Assemblée
respire. Mais cette journée n’a qu’un vainqueur : Louis-Napoléon qui,
l’après-midi, a caracolé devant les bivouacs et dans les faubourgs et s’est
fait acclamer : « Vive le Premier Consul ! », crie-t-on au faubourg Saint-
Antoine ; mais on brûlera l’étape historique.
Dans sa lutte contre le gouvernement, la Constituante ne peut que
perdre. De scrutin de défiance en scrutin de défiance, tous inutiles, elle en
arrive à la seule conclusion logique : elle doit disparaître. Le 15 mars, elle
fixe au 13 mai les élections à la Législative. Le 3 avril, elle se venge de la
peur que lui a causée Changarnier en lui supprimant une indemnité annuelle
de 50 000 francs (sa solde est de 18 000 francs), au titre de commandant de
la Garde nationale. « Je les rosserai gratis ! » ricane « Bergamote », que le
gouvernement fait, dès le 8, grand officier de la Légion d’honneur. Mais
surtout, entretemps, l’Assemblée, par 418 voix contre 341, a accordé
600 000 francs de frais de représentation annuels au Président de la
République, dont les dépenses considérables, il est vrai destinées à étayer sa
popularité, absorbent bien davantage que le traitement et dont les dettes
atteignent des sommes effarantes. Ces « appointements » doublés, ce n’est
pourtant, écrira Apponyi, « qu’une petite poire pour la soif… la dernière
fête à l’Elysée a coûté 60 000 francs. » Et il y a les femmes… il faudra
revenir à la charge.
Dira-t-on qu’en cette affaire, qui dura moins d’une demi-heure, l’armée
était en état de légitime défense, et les victimes, des agresseurs ? Mauduit,
historien bonapartiste du coup d’Etat, apporte lui-même la réponse :
« Aucun tué, aucun blessé du côté de la troupe, dans l’affaire du
boulevard. »
De l’autre, combien de cadavres ? Le 6 décembre, Hübner2 parle de
2 700 ; le 7, Viel-Castel cite le chiffre de 2 000, « tant tués pendant le
combat que fusillés après » ; car, écrit Magnan à 22 heures, « les soldats,
malgré mes ordres, ont fait des prisonniers », qu’on exécute pour la plupart
sans procès. Maupas, pour sa part, assurera, le 15, qu’il n’y eut que
215 morts. Le 30 août 1852, le Moniteur rectifiera : 380 ; deux
appréciations éminemment suspectes, on s’en doute. Où est la vérité ? peut-
être dans un juste milieu, mais inappréciable ; il faut se souvenir que,
pendant des journées après le 4, on fusillera plus ou moins ouvertement,
cependant qu’agoniseront des victimes, notamment les malheureux traînés à
la préfecture de police, assommés à coups de casse-tête par les argousins et
jetés sans soin dans des caves.
Mais, plus que le bilan d’un massacre, ce qui importe aujourd’hui est
d’en rechercher les responsables. On a parlé de panique dans la troupe ; elle
étonnerait chez les blédards. Il apparaît plutôt que les boissons distribuées
ont joué un rôle et que le bain de sang a été probablement prémédité. A
Maxime du Camp, des généraux déclareront en effet que la fusillade était
« indispensable ». Odilon Barrot précisera :
« Cet égorgement n’était point le résultat d’une méprise : il fallait un
peu de terreur, ne serait-ce que pour grandir l’événement. »
Tout s’éclaire à la lecture de cette dépêche de Morny à Magnan :
« Je vais fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté. »
Qu’est-ce que ces « clubs des boulevards », sinon ces bourgeois et
ouvriers qui osent conspuer le dictateur et acclamer la République ?
Les massacreurs ne s’en tiendront pas là. Partout les barricades sont
attaquées. Celle de la porte Saint-Denis coûtera fort cher aux assaillants, et
le colonel Loubeau y sera tué. Pris entre deux feux, ses défenseurs
l’évacuent en bon ordre, n’ayant perdu que trois hommes. Mais vers le
Temple, rue Phélippeaux, vingt jeunes républicains se font tuer. Au
faubourg Saint-Martin, les soldats de Canrobert enlèvent une à une les
barricades, fusillant ou égorgeant les survivants. La Patrie, rapportant ces
faits d’armes, les glorifie : « Pas un seul ne fut épargné. » A dix heures du
soir, dans le quartier Montorgueil, où les héros de la porte Saint-Denis se
sont regroupés et où se fait tuer le frère du député Dussoubs qui a ceint
l’écharpe de représentant, c’est un corps à corps impitoyable, où le nombre
et l’expérience des « Africains » priment le courage de leurs adversaires.
Les blessés sont achevés. La troupe envahit les maisons, en arrache une
trentaine d’hommes qu’elle abat au pied des barricades. Une centaine de
prisonniers sont assassinés : les mains de certains sentaient la poudre ! Dans
le passage du Saumon, douze malheureux sont immolés, et un gamin de
treize ans. A un blessé qui réclame de l’eau, un soldat, en riant, élargit du
sabre ses blessures.
Sur la rive gauche, c’est également un carnage. Rue de la Harpe, on
amène au général Sauboul trente-cinq jeunes gens pris alors qu’ils élevaient
une barricade. Il les fait abattre, non sans avoir réprimandé ses officiers
coupables de ne pas les avoir tués sur place. Rue Maubert, vingt hommes
sont fusillés par la gendarmerie mobile. Toute la nuit, on tuera, on agressera
et on assassinera comme par jeu ou plaisir. Des officiers soucieux du repos
des Parisiens qu’ils endeuillent recommandent d’user de l’arme blanche : à
minuit, rue Rambuteau, quinze personnes seront ainsi exécutées, « avec
économie de poudre et de bruit ».
Cependant, sur les boulevards où elles ont semé la mort, les troupes
font ripaille autour des feux de bivouac auxquels se mêle la flamme du
punch. « Une véritable orgie », diront certains ; et l’historien Taxile
Delord :
« Vers onze heures du soir, il y eut sur le boulevard comme une fête de
nuit. Les soldats riaient et chantaient, le cigare à la bouche. Ils faisaient
sonner l’argent qu’ils avaient en poche. On entendait le choc des verres et le
bruit des bouteilles brisées. »
Au Panthéon, des filles circulaient parmi les chasseurs de Vincennes…
Le 21, c’est le scrutin. Morny avait d’abord décidé que les citoyens
devraient manifester leur approbation ou leur improbation du coup de force
en émargeant sur des registres, et l’on devine les conséquences que cela eût
pu entraîner pour les opposants. Dès le 5, ce « décret intempestif » avait été
rapporté et le vote secret rétabli, sauf cependant pour l’armée. Ainsi
pourrait-on trafiquer les chiffres, ce qu’aurait difficilement autorisé le vote
public. Pour donner le bon exemple du civisme, les maîtres de l’heure
avaient tablé sur la troupe et l’avaient donc fait voter au préalable. Le
résultat sera moins satisfaisant que prévu, avec 37 359 « non » contre
303 290 « oui ». Les opposants ont manifesté un rare courage dont leur
avenir se ressentira.
Avant le scrutin, le 14, une nouvelle fournée de ralliés entre à la
commission consultative, portée à 178 membres. La complaisance de
Loewestine y trouve sa récompense, ainsi que l’efficacité de Magnan et
Carlier et le soutien de Schneider. De même trouve-t-on parmi les nouveaux
venus le banquier Odier, dont Cavaignac va épouser la très jeune fille (et
c’est ce qui a valu au général d’être relâché, geste que Morny a accompagné
d’une lettre impertinente). Aucun des intéressés ne paraît, cette fois, avoir
protesté. Il n’y a là que des hommes de droite, celle-ci approuvant
désormais le coup de force ; ainsi Guizot écrivant le 15 à Morny :
« Il faut que la dictature triomphe de la démagogie… Nous n’avons pas
su garder le gouvernement libre ; sachons supporter le pouvoir nécessaire. »
Quant aux catholiques, ils ont adhéré, avec Montalembert (« Voter pour
Louis-Napoléon, c’est choisir entre lui et la ruine totale de la France… être
du parti des catholiques contre celui de la révolution ») et Pie X (« Ce n’est
pas au pape à se plaindre de ce que l’esprit d’examen soit confiné dans ses
limites les plus étroites »). Aux socialistes athées, ils préfèrent un dictateur
croyant (en fait, le prince-président est un déiste). Montalembert encore
« applaudit » à la « défense de nos églises, de nos foyers, de nos femmes »,
contre « l’armée du crime ». Et Veuillot : « Toute poitrine honnête respire…
La main sur la conscience, oui, cent fois oui ! » Du moins quelques-uns,
comme Lacordaire et Dupanloup sauvent-ils l’honneur et Montalembert,
l’homme des emballements, fera-t-il vite machine arrière et dénoncera « la
coalition du corps de garde avec la sacristie ».
Mais entretemps, au Te Deum de Notre-Dame que stigmatisera Hugo,
on aura entendu l’ancien prélat libéral Sibour, le premier en France,
remplacer le Salvum fac Republicam par le Salvum fac Ludovicum-
Napoleonem, en présence du président, modestement ravi, et de
6 000 personnes qui font bruisser « un murmure de surprise et de joie ».
Oui, Te Deum et Salvum fac ; car, sous la menace, les Français ont bien
voté le 21. Il n’est pas question de tenir pour exacts les chiffres officiels :
7 439 216 « oui », contre 640 737 « non », tant il a été éventuellement
loisible aux agents du pouvoir de frauder ; mais, il est hors de doute que les
prolétaires et la bourgeoisie ont donné au prince-président une immense
majorité. A Paris, cependant, où les maquillages sont plus malaisés que
dans les communes moins importantes, l’approbation du coup de force ne
sera accordée que par 132 381 voix contre 80 691. On comptera 75 000
abstentions et 3 000 bulletins nuls. Le 4 décembre n’est pas encore oublié…
C’est fini. Dans moins d’un an, « Napoléon le Petit », comme l’appelle
Hugo, accédera au trône sous le nom de Napoléon III. Règne où, dans une
France prospère, les fêtes des Tuileries et de Compiègne seront les plus
fastueuses du siècle, règne, selon Zola, de la prévarication, du vice, des
affaires, dont un Morny ne verra pas la fin ; règne de la guerre étrangère –
Crimée, péninsule italienne, Chine, Mexique – commencé dans le sang,
achevé dans l’invasion du pays, la capitulation et, pour son triste héros, par
la captivité, la déchéance, l’exil.
Lucien VIÉVILLE
2- Ambassadeur d’Autriche.
Le drame du Bounty
Par un morne après-midi de décembre 1787, un tout jeune homme saute
de la malle-poste de Londres, sur le pavé du Waterfront de Portsmouth. De
taille moyenne, il apparaît mince et élancé, dans l’uniforme qu’il arbore
avec fierté : culotte ajustée, serrée sous le genou, bas blancs, souliers à
boucles, redingote bleue à boutons dorés s’ouvrant sur un gilet blanc et, par-
dessus le tout, le bicorne à galon crânement planté sur la tête. Il se trouve
assurément dans son cadre, entre l’alignement des façades mouillées et le
fouillis des mâts et des agrès. Car ce jeune homme porte l’uniforme de
midshipman de la Marine royale.
En le regardant aider à descendre son coffre, on se rend rapidement
compte que le costume le vieillit. Ces cheveux blonds, ces yeux clairs, sont
ceux d’un adolescent, d’un enfant même. En fait, Peter Heywood n’a que
quinze ans. Il est né le 5 juin 1772, non loin de la petite ville de Douglas
dans l’île de Man, posée tel un vaisseau au mouillage dans la mer d’Irlande.
Il vient d’effectuer le long voyage en diligence de Liverpool à Birmingham
et à Londres avant d’arriver enfin à Portsmouth.
Tous ces miles le long des tristes routes anglaises à cette époque de
l’année lui ont paru interminables tant était grande son impatience
d’aborder sa nouvelle vie. Car le cœur de Peter Heywood n’est pas
seulement plein de fierté. Il déborde aussi d’enthousiasme et, aussitôt sa
malle en sûreté, il s’en va sur les quais à la recherche du bateau, de « son »
bateau, le Bounty.
Peter Heywood s’apprête à embarquer pour une croisière comme il y en
a peu dans l’histoire d’une marine. Avec le Bounty, il va cingler à travers les
mers vers le paradis terrestre, cette île de « Otahiti » découverte en 1605 par
Queiros, reconnue en 1767 par le capitaine Wallis, en 1768 par
Bougainville, visitée en 1769 et 1776 par le célèbre capitaine Cook. Et ce
ne sera que le début du voyage puisque, de là, le Bounty se rendra aux
Antilles avant de revenir dans la baie de Spithead, au large de Portsmouth.
Sa mission n’est pas moins exceptionnelle que son itinéraire et elle en
dit assez sur l’esprit d’entreprise des Anglais de ce temps. Le capitaine
Cook a découvert à Otahiti (c’était le nom que l’on donnait alors à l’île de
Tahiti) une véritable merveille de la nature. C’est l’arbre à pain, dont le fruit
a à la fois l’aspect, la saveur et les qualités nutritives d’un beau pain de
farine blanche. Or, les colonies anglaises constituent déjà un empire
immense. A la Jamaïque, une abondante main-d’œuvre travaille dans les
plantations des colons d’Angleterre. Compte tenu des ressources du pays, la
Jamaïque se trouve sans cesse sous la menace latente de la famine. Les
planteurs, les membres de l’administration antillaise ont lu la fameuse
relation du voyage du capitaine Cook. Ils se sont émerveillés, comme tout
le monde, à la description de cet arbre prodigieux. Ils se sont dit que la
Jamaïque, comme l’île d’Océanie, possède un climat subtropical et que si
l’on arrivait à y acclimater l’arbre à pain, le spectre de la famine serait à
tout jamais banni de la possession de la Couronne dans les Caraïbes.
Voilà pourquoi le Bounty, navire de la Marine de Sa Majesté le roi
George III, va prendre la mer avec son entrepont encombré… de pots de
fleurs.
A vrai dire, la chose ne s’est pas faite toute seule. Le planteur jamaïcain
qui avait conçu l’entreprise se nommait Hinton East. Pour gagner à son
projet la lourde machine de l’administration anglaise, pour convaincre
surtout le Trésor, il lui fallait une caution prestigieuse. Il obtint celle de sir
Joseph Banks dont la fortune était à la mesure de son influence mais qui,
surtout, était le président de la Société royale de Géographie. Et lorsque sir
Joseph intervenait dans cette affaire d’arbres à pain, il savait de quoi il
parlait puisqu’il était, en 1776, un des compagnons du capitaine Cook1.
Le principe de l’expédition adopté, il fallut armer un navire. Le projet
n’impliquait pas l’usage d’une lourde frégate. Au service du négoce, il
fallait un navire de commerce. Ce fut ainsi que l’amirauté fit l’acquisition
d’un bâtiment de dimensions modestes, la Bethia, qui appartenait à Duncan
Campbell, un riche négociant qui travaillait avec les Antilles.
Le navire avait reçu le nouveau nom de Bounty, ce qui impliquait une
idée de don généreux, de libéralité, qui correspondait bien à l’esprit de
l’entreprise.
Tout cela, Peter Heywood l’a appris dans l’île de Man où on était bien
placé pour être au courant puisque l’épouse du capitaine du Bounty, le
lieutenant de vaisseau William Bligh, n’est autre que miss Elisabeth
Betham, fille du receveur des douanes de l’île de Man. Ce dernier est parent
de Duncan Campbell, le vendeur du navire et l’un des principaux intéressés
dans le succès de son voyage.
C’est grâce à ces relations de l’île de Man que le jeune garçon a obtenu
d’embarquer sur le Bounty. Il a usé de toutes les recommandations
possibles. Sa mère, Mrs Heywood, sa sœur Nessy, son oncle, le colonel
Holwell, le commodore Pasley, ami de la famille, l’ont chaudement
recommandé et c’est pourquoi, le cœur battant, alors que déjà le ciel gris
qui s’assombrit annonce la nuit proche, Peter marche à grands pas vers le
quai qu’on lui a indiqué. Il va entrer dans la carrière par la petite porte car,
s’il porte l’uniforme et le titre de midshipman, il est inscrit sur le rôle de
l’équipage comme simple matelot. Le Bounty est un trop petit navire pour
surcharger le nombre de ses officiers. A peine sorti de l’enfance, Peter
Heywood, en attendant les écoles navales de demain, apprendra son métier
comme tous les officiers de Sa Majesté : à la dure, sur le pont et dans les
vergues et c’est en faisant son travail de matelot qu’il assimilera les secrets
de la navigation et de l’astronomie.
Il l’aperçoit enfin et peut-être est-il déçu car le Bounty, décidément,
n’est pas un bien grand navire. Il ne jauge que 228 tonneaux, mesure
27,50 m de long, à peine 8 m de large et 3,50 m de haut de la quille au pont.
Le grand moment est arrivé : en quelques enjambées, Peter Heywood
franchit la passerelle. Le voici sur le pont où il se présente à M. Fryer, le
second, qui le conduit au seul maître à bord après Dieu, le lieutenant Bligh.
A cette époque, le lieutenant Bligh est âgé de trente-trois ans. Il est né,
en effet, le 9 septembre 1754 à Plymouth où son père était fonctionnaire des
douanes.
S’il a été chaudement recommandé, on pourrait presque dire imposé,
par sir Joseph Banks pour la mission qu’il va remplir, c’est que le lieutenant
Bligh est un navigateur exceptionnel. Il faut dire qu’il navigue depuis…
vingt-cinq ans. Il a embarqué pour la première fois en 1762, alors qu’il
n’avait pas huit ans, à bord du Monmouth où il était page du capitaine
Stewart. A seize ans, il était déjà matelot qualifié et, un an plus tard, avec le
titre de midship, il servait sur le Crescent. A vingt-deux ans, en 1776, il est
maître d’équipage à bord de la Résolution, commandant : capitaine Cook.
Cette année-là il participait au troisième voyage du célèbre navigateur en
Océanie, passait avec succès son examen de lieutenant et… se faisait
remarquer de sir Joseph Banks. Le choix de l’Amirauté est donc judicieux a
priori : le lieutenant Bligh est un homme d’expérience et de ressource, au
surplus il connaît cette fameuse Otahiti. Il a même des amis parmi les chefs
indigènes de l’endroit.
Tel est le prestigieux personnage devant lequel se présente Peter
Heywood. L’adolescent vient compléter l’équipage car, en réalité, le Bounty
est arrivé quelques jours plus tôt de l’estuaire de la Tamise et il achève à
Spithead son approvisionnement avant le départ.
Pour un garçon de quinze ans, le lieutenant Bligh n’est pas d’un abord
des plus commodes. Il est de taille très moyenne, sévèrement sanglé dans
son uniforme aux épaulettes galonnées, sa mine est austère et renfrognée.
Il n’accorde qu’une attention distraite au jeune midship et, avant de
retourner à ses tâches, ordonne qu’on lui désigne sa couchette.
Le passage du Bounty de navire de commerce à celui de vaisseau de
guerre n’a été marqué que par l’installation de quatre canons de quatre
livres. Pour le reste, c’est surtout en vue de sa mission particulière qu’il a
été aménagé. Dans l’entrepont, un vaste espace a été prévu, de l’écoutille
arrière jusqu’à l’avant, pour recevoir des plants d’arbres à pain qui auront
été placés dans des pots à fleurs. Un système d’aération a été aménagé ainsi
qu’un faux plancher percé de trous à la taille des pots afin de les maintenir
par gros temps. Enfin, suprême ingéniosité, le plancher a été recouvert de
feuilles de plomb bordées de gouttières afin que l’eau douce utilisée pour
l’arrosage puisse être récupérée et utilisée de nouveau.
Le garçon qui explique tout cela à Peter Heywood est âgé de trois ou
quatre ans de plus que lui. Il se nomme Thomas Hayward, il est également
midship mais il est inscrit, lui, comme tel sur le rôle de l’équipage.
Pour la première fois, le jeune Heywood, en attendant sa malle, pose sur
la couchette qui lui est dévolue son léger sac de voyage. Cette couchette se
trouve contre une cloison qui est celle de l’appartement du capitaine.
L’espace est des plus réduits. Le coffre aux armes encombre la travée entre
les couchettes. La plus voisine est celle du midship Hayward qui va être le
camarade de mess du jeune garçon, c’est-à-dire qu’ils appartiendront à la
même bordée et feront popote commune.
Peter Heywood remonte maintenant sur le pont. Au sud, la côte de l’île
de Wight se dissout dans le crépuscule et les premières lumières s’y
allument. La mer est grise et dure dans la rade de Spithead. C’est peut-être
le signe d’un voyage pénible. Mais Peter Heywood n’en a cure. Il est en
train de réaliser le rêve de son enfance. Sa première croisière sera la plus
exaltante. Il redescend dans l’entrepont, s’installe à la table du poste, tire
une feuille de papier de son sac, prend une plume et de l’encre et se met à
écrire :
« Ma très chère mère, ma chère Nessy »…
Il nous faut bien revenir au 28 mai pour savoir ce qu’il est advenu du
lieutenant Bligh et de ses compagnons dans la chaloupe. Ce jour-là, ils
s’approchent prudemment des récifs de la grande barrière. Sur la carte, elle
figure sur la côte nord-est de l’Australie comme une défense avancée dans
la mer, parallèle à la chaîne de montagnes qui se nomme aujourd’hui
« Monts du Queensland ».
Bligh et ses hommes ont déjà accompli un exploit prodigieux en soi. Le
commandant sait bien ce qu’il lui reste à affronter : la traversée de ce que
nous appelons le détroit de Torres, entre les côtes d’Australie (que le
lieutenant Bligh connaissait sous le nom de Terre de Van Diemen) et celles
de la Nouvelle-Guinée, également sauvages, également hostiles. Dans
l’immédiat, il est essentiel d’accorder à ses hommes épuisés, qui souffrent
de violentes douleurs dans les membres, de vertiges, de toutes les affections
consécutives à la sous-alimentation, un peu de répit. A tâtons, la chaloupe
cherche une passe à travers les brisants, aborde une île qui semble déserte.
Bligh se risque à y débarquer. Enfin, les infortunés voyageurs peuvent se
permettre de s’allonger une nuit à terre. Le lendemain, le moral a fait un
bond vers le beau fixe. Ils partent vers la quête éternelle des hommes
abandonnés : celle de la nourriture et de la boisson. Ils trouvent un peu
d’eau ; ils ramassent des huîtres et des palourdes. L’un d’eux a emporté, en
quittant le Bounty, une petite marmite de cuivre qui n’a jamais servi à rien.
A l’aide d’une loupe et d’un rayon de soleil – comme dans les meilleurs
romans – Bligh fait du feu et voici, miracle, une soupe reconstituante, après
laquelle on se paie le luxe incroyable d’une sieste au soleil. Ce 29 mai est
l’anniversaire du retour sur son trône du roi Charles II. Par ailleurs,
l’équipage de la chaloupe se sent incontestablement reconstitué. Alors
Bligh décide de baptiser cette terre inconnue, à quelques miles du continent
australien, île… de la Restauration.
Le lendemain, après une dernière récolte d’huîtres et de palourdes, ils
reprennent la mer. Comme ils s’éloignent, des indigènes apparaissent
soudain sur la plage, font de grands gestes menaçants. Le lieutenant Bligh
ne tient nullement à les affronter. Ce même jour, la chaloupe passe à
proximité d’une île voisine, sablonneuse, celle-là, et le commandant décide
d’augmenter un peu ses maigres provisions. Mais se produit alors un
incident qui en dit long sur l’état d’esprit qui règne dans la chaloupe. Les
hommes désignés pour la corvée de coquillages refusent, déclarant qu’ils
préfèrent se passer de manger. L’incident prend un tour violent. Il oppose en
particulier le lieutenant Bligh et le maître charpentier Purcell. Ce dernier
défie le commandant, assurant « qu’il le vaut bien ». Bligh, fou de rage, lui
lance un coutelas, en saisit un également et lui ordonne de défendre sa vie.
Purcell refuse : « Non, monsieur, dit-il. Vous êtes mon officier. » M. Fryer
est intervenu entretemps : « Pas de bataille ici, dit-il, ou je vous fais arrêter
tous les deux ! »
« Si vous me touchez, je vous coupe en deux ! » hurle Bligh.
C’est grotesque. L’incident s’apaise et pourtant, de retour en Angleterre,
le lieutenant Bligh demandera que Purcell soit traduit en cour martiale…
Le 3 juin, la chaloupe a laissé par bâbord les côtes australiennes. Elle va
de nouveau affronter la haute mer, jusqu’à Timor. Ce voyage n’est pas
moins éprouvant que celui qui l’a amenée de Tofoa à l’île de la
Restauration. La mer est grosse. La frêle embarcation encaisse des vagues
incessantes. Il faut écoper sans relâche et les nuits sont atroces. Bligh lui-
même ne peut dire au bout de combien de temps ils atteindront Timor.
Alors, le rationnement entre de nouveau en vigueur, plus féroce que jamais ;
d’autant que la provision de palourdes est épuisée en trois jours. Deux
hommes, en particulier, paraissent mal en point. Ce sont Ledward, le
successeur de Huggan, le chirurgien, et le voilier Lawrence Lebogue. Le
lieutenant Bligh a la sinistre impression que ses deux compagnons
s’affaiblissent rapidement. Il les soutient comme il peut en leur administrant
à petites doses ce qu’il reste de rhum et de vin.
Le 8 juin, l’un des hommes parvient à capturer un petit dauphin que
l’on répartit avec allégresse. Pourtant, le 10, au terme d’une nuit
particulièrement épouvantable, Bligh doit se rendre à l’évidence : l’état de
son équipage empire d’heure en heure. Une volonté de fer le maintient
quant à lui à la barre. Mais, à la date du 10 juin, on note cette phrase dans
son journal :
« Le maître d’équipage me dit fort innocemment qu’il me trouvait
vraiment encore plus mauvaise mine que n’importe qui à bord. La
simplicité avec laquelle il me fit part de cette opinion m’amusa et je lui
retournai un compliment plus gracieux. »
Et pourtant, l’incroyable exploit, à ce moment-là, est presque réalisé.
Lorsque l’aube du 12 juin éclaircit le ciel, les voyageurs découvrent une
côte et leur commandant peut leur dire, non sans quelque fierté, que c’est
celle de l’île de Timor. Grâce à la ligne et au tableau de loch que Bligh a fait
confectionner à la fois pour occuper ses hommes et pour estimer sa
navigation aussi exactement que possible, il peut affirmer que la chaloupe a
parcouru depuis le 28 avril, 3 618 miles marins, soit 5 821 km et, ajoute-t-il,
« malgré notre extrême dénuement, personne n’était mort en cours de
route ».
Pendant vingt-quatre heures, on longe la côte de Timor à la recherche
d’un port. Dans l’après-midi du 13, Bligh aperçoit des cases et des gens
occupés au travail des champs. Il envoie deux hommes aux renseignements.
Les insulaires leur apprennent que la capitale se trouve à Koepang et l’un
d’eux accepte même de monter dans la chaloupe pour servir de pilote. Le
dimanche 14 juin, à l’aube, le canot se trouve devant le petit fort qui défend
l’entrée de cette possession hollandaise. Et le lieutenant Bligh, le formaliste,
l’esclave du règlement, écrit, au terme de cette sensationnelle odyssée :
« Au cours de notre voyage, nous avions confectionné un petit pavillon
anglais que je hissai au grand hauban comme un signal de détresse. Je
trouvais, en effet, peu convenable de débarquer sans permission. »
Cette permission est accordée par un soldat hollandais qui hèle
l’embarcation. Dès que celle-ci accoste, elle est entourée d’une véritable
foule d’indigènes. Un certain capitaine Spikerman se présente fort
civilement, entouré de quelques soldats, et l’on aide les voyageurs à
débarquer. Certains sont dans un tel état qu’ils peuvent à peine mettre un
pied devant l’autre et le lieutenant Bligh regrette bien qu’un peintre de
talent ne se trouve pas là pour exprimer ce tableau car « un spectateur
impartial n’aurait su ce qu’il convenait de regarder avec plus d’admiration :
d’une part, des yeux affamés, étincelants à l’idée de voir enfin leur famine
soulagée, de l’autre, l’horreur de leurs sauveteurs en contemplant tous ces
spectres dont l’apparence affreuse aurait plutôt inspiré la terreur que la pitié
si l’on en avait ignoré la cause. Nous n’avions plus que la peau sur les os,
nos membres étaient couverts de plaies et nous étions vêtus de haillons ».
Mais l’odyssée est terminée. Le gouverneur de Timor, Willem Adrian
Van Este, installe au mieux ses hôtes anglais. Le lieutenant Bligh n’a
qu’une idée : partir au plus tôt pour l’Angleterre. Pour aller plus vite, il fait
l’acquisition d’un petit schooner de 12 m, le Resource. Il part ainsi le
20 août de Koepang, avec tous ses compagnons. Le 2 octobre, ils arrivent à
Batavia, capitale des Indes néerlandaises. Le 16, il s’embarque sur un
paquebot hollandais, le Vlydte, à destination de l’Europe, en compagnie du
commis Samuel et du cuisinier John Smith. Le reste de l’équipage attend un
navire anglais. Parmi ces hommes, pourtant, tous ne reverront pas leur
patrie : Nelson, le botaniste, était mort le 20 juillet à Koepang, d’une
« fièvre inflammatoire ». Hall, le second cuisinier, mourait le 11 octobre à
Batavia. Elphinston et Linkletter, dans les premiers jours de novembre,
Lamb, le boucher, à bord du navire qui le ramenait en Europe. Quant à
Ledward, l’aide chirurgien, on suppose qu’il périt dans le naufrage d’un
autre navire, entre Batavia et Le Cap.
Un autre chapitre de la tragique affaire du Bounty n’allait pas tarder à
s’ouvrir : celui du châtiment.
Face à l’accusation qui leur impute les deux crimes les plus graves dont
un marin puisse se rendre coupable, la mutinerie et la piraterie, il appartient
aux dix accusés de démontrer, s’ils le peuvent, que, d’une part, ils n’ont pas
participé à la mutinerie, et que, d’autre part, ils ont été détenus à bord du
Bounty, après l’abandon de la chaloupe, contre leur gré. A l’exception de
Peter Heywood, de Morrison et de Coleman, les accusés sont illettrés.
Pourtant, tous ont pu produire, ainsi que l’exige le règlement de la cour
martiale, une défense écrite qui se trouve en possession des juges et qui est
censée balancer l’acte d’accusation. Pourtant, le principal accusateur n’est
pas l’officier qui fait fonction de procureur. C’est un des leurs : Thomas
Hayward, celui-là même qui a demandé à Fletcher Christian : « Mais,
monsieur, quel mal vous ai-je donc fait ? » lorsque le chef des mutins lui a
ordonné de descendre dans la chaloupe. Thomas Hayward, qui a montré son
mépris à son camarade Peter Heywood lorsque celui-ci, plein
d’enthousiasme et de joie, est monté à bord du Pandora dans la baie de
Matavai. Thomas Hayward qui, tout au long du procès, accablera chacun
des accusés avec une mauvaise foi tellement évidente qu’il n’a pas peu
contribué à desservir la cause du lieutenant Bligh lui-même.
Car c’est là un des aspects intéressants de ce procès : lorsque, en
juin 1791, Bligh est reparti pour Tahiti pour le second voyage de l’arbre à
pain, il était auréolé de la gloire de l’officier intègre et du brillant navigateur
qui a échappé aux pirates. Sa relation du voyage du Bounty avait été,
pourrions-nous dire dans le langage de notre temps, un « best seller ».
Lorsqu’il reviendra, en août 1793, l’opinion, retournée, sera résolument
« anti-Bligh ».
Les minutes de la cour martiale se trouvent au Public Record Office de
Londres. Elles représentent plusieurs centaines de feuillets manuscrits. Pour
en faire une synthèse, il semble préférable de ne pas s’attacher au
déroulement précis des débats qui ont duré sept jours, du 12 au
18 septembre, avec une interruption pour le dimanche, et d’éliminer au plus
vite quatre accusés dont le cas est clair : Michael Byrne, Joseph Coleman,
Charles Norman, Thomas Mac Intosh sont couverts par une attestation
rédigée par Bligh avant son départ d’Angleterre, assurant qu’ils n’ont pris
aucune part à la mutinerie et qu’ils ne sont pour rien dans le fait d’être
demeurés à bord du Bounty. Le pauvre Byrne, le doyen de l’équipage, est
presque aveugle. C’est lui qui, à bord du Bounty, faisait danser les hommes
chaque soir, au son de son « horn pipe ». Dans sa défense écrite, il affirme
que les mutins n’ont pas voulu se passer de leur musicien. Le second,
M. Fryer, fait une déposition émouvante : « Au moment du départ de la
chaloupe, dit-il, Byrne se trouvait dans un des canots. Il pleurait et je l’ai
entendu dire que, s’il nous accompagnait dans la chaloupe, les matelots
l’abandonneraient dès qu’ils toucheraient terre car il ne voyait pas assez
pour les suivre. »
En ce qui concerne Coleman, la déposition du maître d’équipage, Cole,
le met hors de cause : « Je me souviens lui avoir entendu dire qu’il voulait
suivre le capitaine partout où il irait et je me rappelle qu’il avait un sac (…).
M. Christian l’a fait retenir à bord par les autres. »
« Avez-vous entendu Christian donner l’ordre de le retenir ? demande la
Cour.
— Oui, précise le maître d’équipage. J’ai entendu Christian donner
l’ordre de l’arrêter (…). Il a été entouré par plusieurs hommes en armes et
je l’ai vu un peu plus tard qui pleurait. »
Pour Charles Norman, il serait suffisant de citer la lettre que Bligh
écrivait à son frère, en réponse à une lettre de ce dernier, le 26 mars 1790 :
« Votre malheureux frère, Ch. Norman, était aide-charpentier sous mes
ordres. Il a été retenu à bord malgré lui et je l’ai recommandé pour une
mesure de clémence. Ses amis peuvent donc être tranquilles sur son sort car
il est très probable qu’il rentrera en Angleterre par le premier navire
revenant de Tahiti. »
Il en va de même pour Thomas Mac Intosh. Le 16 octobre 1790, Bligh
écrivait à sa mère : « Votre fils, le nommé Mac Intosh, se trouve à bord du
Bounty, dans la mer du Sud. J’ai été informé qu’il était resté à bord contre
son gré et, en conséquence, je l’ai recommandé pour une mesure de
clémence si jamais on le reprenait. »
James Morrison, le second maître d’équipage, a fait de son mieux, lors
de la mutinerie, pour aider le commandant et ceux qui allaient partir dans la
chaloupe. Par la suite, on sait qu’il a cherché à reprendre à Christian le
contrôle du navire puis à construire un bateau pour quitter Tahiti. Mais,
comme ceci sort du cadre du procès, il lui faut essayer, par son contre-
interrogatoire des témoins, de démontrer que ceux-ci l’estimaient capable
de mettre ses projets à exécution. Il n’a devant lui qu’un ennemi qui le
charge résolument : Hayward. Les autres témoins ne lui sont pas hostiles. A
travers le contre-interrogatoire, ce sont les menus faits de la mutinerie,
souvent dérisoires, qui défilent devant la Cour. Dans ce procès d’intention,
nous ne pouvons, ici, retenir que l’essentiel :
« En mettant cette embarcation (la chaloupe) à l’eau, considériez-vous
que Morrison aidait les mutins ou qu’il donnait au capitaine Bligh une
meilleure chance de sauver sa vie ? demande la Cour au second.
— Qu’il aidait le capitaine Bligh et lui donnait une meilleure chance de
sauver sa vie, répond M. Fryer.
— Je n’avais aucune raison de supposer que vous étiez impliqué dans la
mutinerie », répondra Cole au contre-interrogatoire de Morrison.
Le chef canonnier, Peckover, lui donne le même témoignage de
satisfaction. M. Fryer déclare que « c’est un bon sujet, sérieux, sobre et
attentif ». A aucun moment, il ne l’a vu en armes.
Le lieutenant Hayward vient déclarer venimeusement à la barre : « …
ce jour-là, je jugeai qu’il était satisfait de ce qui se passait, autant qu’on en
peut juger d’après la physionomie de quelqu’un. »
De tous les documents produits par la défense, celui de Peter Heywood
est le plus long, le plus structuré, le mieux rédigé. Non seulement le jeune
homme est intelligent, plus instruit que ses camarades, mais son conseiller,
M. Graham, est efficace. Il plaide notamment sa jeunesse. Il n’a eu aucune
connaissance préalable du complot fomenté par les mutins. Il a eu peur
d’affronter l’odyssée de la chaloupe. Aussi bien, celle-ci était déjà
surchargée et le lieutenant Bligh, dont il a toutes les raisons de regretter
l’absence, ne tenait d’ailleurs pas à embarquer un passager de plus. Il
affirme son innocence absolue et, lorsqu’il est autorisé à interroger les
témoins, il est peut-être le seul à faire jouer le facteur humain : « Si on vous
l’avait permis, demande-t-il au second, seriez-vous resté à bord plutôt que
de partir dans la chaloupe ? »
Et M. Fryer répond loyalement : « Oui ». Il ajoute que, dans une
tentative de reprendre le contrôle du navire, il se serait sans hésitation
appuyé sur Heywood.
Cole, le maître d’équipage, assure que le jeune homme n’était
certainement pas pour les mutins : « J’ai pensé qu’il était du côté du
commandant ».
Quant au capitaine Edwards, il déclare : « J’estime qu’il se plaçait sous
mon autorité. J’ai toujours considéré qu’il venait à nous de son plein gré.
Du reste (quand il est arrivé à bord du Pandora), nos canots n’étaient pas
encore mis à la mer. Il m’a fait un récit détaillé. Je me suis servi aussi du
journal qu’il avait tenu et il s’est montré disposé à répondre à toutes les
questions que je lui ai posées. »
Le lieutenant Larkin, officier à bord du Pandora, confirme également
que Peter Heywood s’est présenté spontanément à lui en tant qu’ancien
membre de l’équipage du Bounty et, somme toute, mises à part quelques
malveillantes insinuations de l’ex-midship Hallett qui aurait vu rire
Heywood au mauvais moment, l’impression au terme de l’interrogatoire du
jeune homme, est plutôt favorable.
Il n’en va pas de même pour les quatre derniers accusés, Thomas
Burkitt, John Millward, Thomas Ellison et William Muspratt.
Le premier a pris incontestablement une part active à la mutinerie. Avec
Churchill et Mills, il est de ceux qui firent irruption, avec Fletcher, dans la
cabine du lieutenant Bligh, le 28 avril au matin. Il s’est porté volontaire
pour surveiller ce dernier, les armes à la main. Sur ces différents points, les
témoins sont formels. Burkitt adopte la seule ligne de défense possible. Il se
réfugie derrière l’autorité de Fletcher Christian, auquel, dit-il, il n’a pas osé
désobéir.
Les contre-interrogatoires des témoins n’apportent guère d’éléments
nouveaux : il semble bien que Thomas Burkitt soit un véritable mutin.
Il en est de même de John Millward. Non seulement il a pris les armes,
mais c’est lui qui, au moment où l’on allait abandonner le lieutenant Bligh
dans la chaloupe, lança : « Il verra bien s’il est possible de vivre avec un
quart de livre d’ignames par jour. » Le fait que le commandant du Bounty
ait prouvé que l’on pouvait vivre avec beaucoup moins que cela n’arrange
nullement ses affaires. Millward, lui, charge Churchill qui l’aurait contraint
à marcher dans la mutinerie. Churchill ne viendra pas démentir : il est mort,
et les témoignages que Millward invoque lors des contre-interrogatoires ne
se révèlent malheureusement pas concluants.
Thomas Ellison est l’accusé le plus pathétique : il est plus jeune, de
quelques mois, que Peter Heywood. Au moment de la mutinerie, il était
dans sa seizième année. Il semble évident qu’il a été pris, comme un gamin
qu’il était, par l’excitation de ces minutes enivrantes et qu’il n’a fait preuve,
en cette occurrence, d’aucune espèce de jugement.
Plusieurs témoins l’ont vu en armes. Il s’est porté volontaire, comme
Burkitt, pour surveiller le commandant. Celui-ci, d’ailleurs, l’a
soigneusement pointé dans sa liste des mutins. Le jeune homme plaide, sans
grande adresse, son inexpérience, le refus de ses aînés de le conseiller, et
joue sur l’incertitude de certains témoignages. Au cours des contre-
interrogatoires, d’ailleurs, le second, M. Fryer, tente de l’aider : « Il aurait
pu se trouver mêlé aux autres, sur le gaillard d’arrière, dit-il, mais, à
l’époque, c’était un gamin et je n’ai pas eu l’occasion de le voir. »
Les juges restent de marbre. Il ne leur appartient pas de discuter de
l’âge des coupables, mais de s’en tenir strictement aux faits.
La situation du dernier accusé, William Muspratt, n’est guère plus
brillante. On l’a vu participer activement à la mutinerie, et sa seule défense,
c’est l’assurance qu’il donne qu’il se serait joint à toute entreprise pour
restaurer à bord du navire l’autorité légitime.
Il marque au surplus quelques points contre Hayward qui se montre
franchement odieux dans son témoignage à propos de Muspratt, mais
l’impression générale, en tout état de cause, est que les dés sont jetés. La
Cour suspend l’audience pour délibérer. Nous sommes le 17 septembre
1792.
L’audience est reprise le lendemain, 18 septembre. Tout au long du
procès, de nombreuses personnalités de Portsmouth sont venues suivre les
débats, ainsi qu’une large assistance d’officiers de marine. Au moment où,
pour la dernière fois, on introduit les accusés dans la grande cabine, à
l’arrière du Duke, il y a foule dans l’entrepont. Les tambours battent
lentement, comme pour ponctuer une sonnerie funèbre. Debout, lord Hood
lit d’une voix solennelle le verdict de la cour martiale :
« La Cour, après en avoir délibéré, dit-il, reconnaît que les charges de
l’accusation se trouvent dûment établies à l’encontre desdits Heywood,
Morrison, Ellison, Burkitt, Millward et Muspratt.
» Elle les condamne en conséquence, tous et chacun, à être pendus par
le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, à bord de tel ou tel des navires de
guerre de Sa Majesté que les commissaires, tenant l’office de Lord Grand
Amiral de Grande-Bretagne et d’Irlande, ou pour le moins l’un d’entre eux,
désigneront à cet effet par écrit de leur main.
» Cependant la Cour, en considération de diverses circonstances,
recommande humblement et très instamment lesdits Heywood et Morrison
à la clémence de Sa Majesté.
» La Cour reconnaît par ailleurs que les charges de l’accusation n’ont
pas été établies à l’encontre desdits Norman, Coleman, Mac Intosh et Byrne
qu’elle renvoie, tous et chacun, acquittés. »
Pierre GUILLEMOT
1- On jugera de son influence si l’on se souvient que c’est à cause de la présence de sir Joseph à bord de son navire que Cook donna aux îles le nom d’Archipel de la Société.
2- Thomas Ledward, qui fait fonction de chirurgien depuis que Huggan est mort à Tahiti, de ce que Laennec appellera quelques années plus tard la cirrhose du foie.
Le chevalier d’Éon :
elle ou lui ?
Homme ou femme ? Elle ou lui ? Chevalier ou chevalière ? Charles
d’Eon ou Lia de Beaumont ? Quarante-neuf années passées sous l’uniforme
ou l’habit masculin, les trente-quatre autres sous les robes et jupons ;
« lectrice » d’une impératrice et capitaine de dragons ; qualifiée dans la
même lettre d’un parent de « cher cousin » et de « chère cousine » ; objet de
paris insensés des incorrigibles Anglais engageant des fortunes sur son
sexe ; agent secret et maître chanteur, « fiancée » à Caron de
Beaumarchais : en vérité, voilà une existence inouïe, voilà une carrière
étonnante, voilà un « cas » qui n’a pas fini de hanter les historiens, comme
d’ailleurs aussi les médecins.
Dans tous les sens de l’épithète, l’individu – dira-t-on homme ? Dira-t-
on femme ? – est énigmatique. Il était fatal qu’ayant lui-même pris un soin
extrême à entretenir la confusion, en partie par soif de popularité et pour
passer à la postérité, Eon ait excité encore et surtout la verve des
romanciers. N’entreprenons pas d’énumérer les ouvrages d’imagination
dont les auteurs l’ont élu pour héros – ou héroïne : la liste en serait
incomplète. Mais les mémorialistes même ont ajouté – c’était tellement
tentant ! – à une vie cependant déjà fantastique. A un être équivoque, ils ont
prêté, prétendant tenir la confidence des propres papiers qu’il aurait laissés,
des aventures scabreuses ou piquantes, et point toujours du meilleur goût, et
cette légende a fini par pénétrer l’histoire, fiction inutile au regard d’une
telle réalité. De ce fait, il apparaît aujourd’hui malaisé, sinon interdit, de
taire ces aventures supposées ou forgées en faisant revivre ce personnage
troublant, d’autant que parfois le partage est délicat à opérer entre la vérité
et le mythe.
C’est Frédéric Gaillardet, qui le premier publia des Mémoires d’Eon,
tirés, dit-il, des « papiers fournis par sa famille » et de divers documents
d’archives. Toutefois, ce Gaillardet, qui eut avec Dumas père d’homériques
démêlés – duel et procès – quant à la paternité de la pittoresque et
bouffonne Tour de Nesle, n’hésite pas à écrire, dans la préface d’une édition
postérieure des Mémoires :
« Mon imagination travailla et mon livre se compose d’une partie
authentique et d’une partie, mettons romanesque. »
Tandis que l’état-major des Broglie prend ses quartiers d’hiver à Cassel,
un ordre du roi rappelle Eon à Versailles ; sa carrière militaire s’arrête là,
mais il conservera volontiers le port de son bel uniforme. Il part, nanti d’un
certificat attestant ses valeureux états de service, et on imagine les pensées
qui l’assaillent pendant qu’il chevauche ou roule vers la cour ; si l’on a
recours à lui, ce ne peut être que pour lui offrir une ambassade, et sans
doute celle de Pétersbourg, puisqu’il a déjà fait merveille là-bas. Mais les
événements en ont décidé autrement. La mort d’Elisabeth, le 5 janvier
1762, a élevé au trône impérial Pierre III dont le premier acte, en fanatique
qu’il est du grand Frédéric, est de rompre l’alliance avec l’Autriche et la
France. La trahison à peine consommée, Pierre disparaît, d’ordre de sa
femme Catherine qui le fait étrangler par le frère de son amant Orloff. Ainsi
souveraine, Catherine II rappelle ses troupes opérant hors des frontières.
Dès lors, l’issue de la guerre ne fait plus de doute. Elle coûtera à la France,
et aussi à l’Espagne, à elle liée par le pacte de famille, leurs colonies et
leurs flottes, annexées ou détruites par l’Angleterre. Il faut se résigner à la
paix ; ce sera le traité de Paris, mais négocié à Londres.
Quelles que fussent les qualités et l’expérience de Charles-Geneviève
d’Eon, il eût été encore jugé trop jeune pour mener en plénipotentiaire les
pourparlers. Mais Choiseul et Louis XV n’hésitent pas à faire de lui le
second du duc Louis de Nivernais à Londres. Cet ancien ambassadeur à
Rome et à Berlin est un lettré et un optimiste. Malgré sa déception, Eon fera
avec lui excellent ménage.
« La franchise et la gaieté, écrira-t-il, sont le caractère principal de ce
ministre qui, dans toutes les places et ambassades qu’il a eues, y a toujours
paru comme Anacréon, couronné de roses et chantant les plaisirs au sein
des plus pénibles travaux… Il est fin et pénétrant, sans ruses et sans astuces,
peu sensible à la haine et à l’amitié… Il est séparé de sa femme, il la hait et
ne lui fait aucun mal ; il a une maîtresse, il la chérit et ne lui fait pas grand
bien. »
Cette maîtresse, que le duc finira par épouser, c’est précisément cette
dame de Rochefort dont Gaillardet a louangé la « main magnétique »…
La délégation française débarque à Douvres en septembre 1762, saluée
de douze coups de canon. Alors commence la longue aventure londonienne
de Charles-Geneviève, qui ne s’achèvera qu’avec sa mort, quarante-huit ans
plus tard.
A Londres, aux coups de canon succèdent les sarcasmes ; ce sont les
représentants d’une nation vaincue et détestée qui viennent demander
l’aman, et on le leur fait sentir. Si humiliant que sera pour la France le futur
traité de Paris, il sera considéré comme trop indulgent par les ultras anglais
qui accuseront le chancelier Bute et son équipe de s’être laissé corrompre
par l’or français.
S’il en fut ainsi – ce dont se sont défendus les intéressés et Eon lui-
même – le corrupteur eût été le chevalier qui, officiellement secrétaire
d’ambassade, avait en réalité la charge des tractations et rencontres
occultes, en bon agent du Secret du roi.
Un fait est certain : c’est qu’Eon réussit un jour, alors que les
négociations traînent et que le gouvernement britannique impatienté ou
arrogant a rédigé un ultimatum destiné à la France, un joli tour de passe-
passe, bien digne d’un espion de Sa Majesté. Il assiste Nivernais quand ce
dernier reçoit le sous-secrétaire d’Etat Wood qui, au cours de la
conversation, confie qu’il a dans son portefeuille le texte de cet ultimatum.
Les deux Français sont sur des charbons ardents. Comment prendre
connaissance de ce document capital ?
« Je savais Wood gros buveur, écrit Eon… Je fais signe au duc, qui
invite sur l’heure le secrétaire à se mettre à table avec lui pour mieux causer
d’affaires. Il veut, dit-il, lui faire savourer quelques bouteilles de bon vin de
Tonnerre, avec lequel j’ai, par parenthèses, affriandé plus d’un gosier
d’outre-mer… Tandis que le duc et Wood boivent à plein verre, j’enlève le
portefeuille, j’en extrais la dépêche à l’ambassadeur à Versailles, le duc de
Bedford, dont je prends une copie littérale que j’expédie sur-le-champ. Mon
courrier arriva vingt-quatre heures avant celui de Wood et quand s’entama
la discussion, MM. de Choiseul et Praslin, préparés d’avance à toutes les
difficultés qui devaient être soulevées et sachant le dernier mot de
l’ambassadeur britannique, l’amenèrent bien vite à composition. Les
préliminaires de la paix furent signés dès le lendemain. »
Cet exploit, qu’il a sans doute enjolivé, ne sera que le plus audacieux du
secrétaire d’ambassade dont le rôle, lors de cette négociation, sera souligné
par Nivernais, écrivant à Praslin :
« D’Eon travaille du matin au soir ; je ne vous dirai jamais assez son
zèle, sa vigilance, son activité, sa discrétion. »
Il a même séduit George III, son prétendu rival heureux auprès de
Sophie, au point que, plutôt qu’à un de ses diplomates, c’est à Eon que le
roi d’Angleterre confie l’honneur de porter à Versailles l’acte de ratification
du traité. Le 26 février 1763, le chevalier est reçu par le duc de Praslin, puis
Louis XV accueille Charles-Geneviève, l’embrasse en lui disant : « Vous
me portez bonheur » et lui fait expédier le brevet de chevalier de l’ordre de
Saint-Louis, insigne récompense. La Pompadour même lui fait bonne mine,
qui lui confie, lorsqu’il repart pour Londres, des lettres personnelles
adressées à Nivernais qu’elle appelle « mon petit époux ». Outre-Manche,
Eon reçoit les félicitations enjouées de son vieil ami, le marquis de
L’Hospital :
« Vous voilà donc chevalier de Saint-Louis, frère des preux paladins du
bon vieux temps, écrit-il… C’étaient de rudes jouteurs et vous êtes bien fait
pour leur tenir tête dans les champs de la politique ou sur les champs de
bataille : vous avez l’esprit et le bras ferme. Il n’y a qu’une chose qui
m’inquiète, c’est la “terza gamba”. Oh, elle n’eût pas été de force à lutter
avec eux, il faut l’avouer, car ils étaient aussi forts combattants de Vénus
que de Mars… Aguerrissez donc la paresseuse et pour cela, croyez-moi,
l’exercice est le meilleur des remèdes. Fit fabricando faber dit le proverbe.
Fabriquez, fabriquez ! »
Le combat est donc engagé entre les deux hommes, qui tuera Guerchy
et mutera Eon d’homme en femme, et sera marqué de dénonciations et de
guet-apens. Qu’on ne prétende pas qu’Eon a le premier conduit les
hostilités sur ce terrain car, dès août 1763, Guerchy, soutenu par Praslin, a
dépêché à Londres un aventurier famélique du nom de Treyssac de Vergy.
Ce dernier se présente alors chez Eon, fort méfiant et qui lui réclame en
vain des lettres de recommandation. Le 23 octobre, alors qu’Eon dîne chez
Guerchy qui tente de l’amadouer, Vergy se fait annoncer, qui s’incline
devant l’ambassadeur. Ce dernier, gêné, feint de ne l’avoir jamais vu,
malgré l’insistance du visiteur. Celui-ci furieux, se tourne vers Eon :
« On ne m’a jamais donné un tel démenti ! lance-t-il, et il ajoute : Vous
ne savez pas, monsieur, le sort qui vous attend en France. »
Cette réflexion, Vergy l’expliquera beaucoup plus tard en révélant au
chevalier le complot ourdi contre lui par Praslin et Guerchy.
Quelques jours après, La Rozière avertit son cousin que Guerchy a tenté
de le persuader que Charles-Geneviève est atteint d’aliénation mentale.
L’imbroglio devient dès lors si compliqué – véritable roman d’aventures –
que, pour le résumer, force est de s’adresser à Eon même, qui vide son sac
le 18 novembre dans une « note secrète et importante pour l’avocat et son
substitut », c’est-à-dire, selon son chiffre, pour le roi et Broglie (ou Tercier).
D’après lui, Guerchy veut percer « le motif secret de sa conduite », donc de
son entêtement à demeurer à Londres – ce qui est bien naturel de la part
d’un ambassadeur.
« Parlant à sa personne, je lui ai dit que je l’attendrai de pied ferme et
que, s’il voulait entrer chez moi, il verrait comment je le recevrai à la porte.
Je n’ai que huit sabres turcs, quatre paires de pistolets et deux fusils turcs, le
tout pour le peigner à la turque… D’ailleurs, je suis toujours ministre
plénipotentiaire puisque je n’ai pas pris mes audiences de congé et, si je
veux, je ferai ici une défense politique pendant une année entière avant que
de les prendre… Dès la première attaque que le comte de Guerchy et milord
Halifax ont voulu me faire, j’ai démasqué une première redoute et ils ont eu
le nez cassé… On a envoyé ici, et il n’est pas difficile d’en deviner le
principal auteur, plusieurs coquins et espions. A leur tête était le sieur de
Vergy. »
Suit l’affirmation que, le 28 octobre, Eon aurait été victime d’une
tentative d’empoisonnement. Guerchy, « qui a son chirurgien avec lui »,
aurait fait verser de l’opium dans son vin.
« Lorsque je sortis de l’hôtel, je trouvai une chaise à porteurs que l’on
m’offrit ; je n’en voulus point, je fus chez moi à pied, où je me mis à dormir
malgré moi dans un fauteuil. Je me couchai comme si j’avais le feu dans le
ventre et j’étais encore endormi le lendemain à midi. »
Pourquoi l’opium ? C’est que Guerchy comptait « qu’on me mettrait
endormi dans la chaise à porteurs et qu’au lieu de me porter chez moi, on
me porterait sur la Tamise où vraisemblablement il y a un bateau pour
m’enlever. »
Ce n’est pas tout : peu après, l’ambassadeur déçu aurait convié Eon à
une promenade à Westminster, « abbaye qui se trouve au bord de la
Tamise ». L’invité se serait excusé en invoquant sa récente indisposition.
« Apparemment, aurait-il dit, vos marmitons n’ont pas soin de bien
nettoyer leurs marmites et casseroles : on est souvent empoisonné sans le
savoir ni le vouloir ! »
Enfin, Guerchy aurait envoyé chez lui un serrurier qui, sous prétexte de
réparer la porte de sa chambre, aurait pris l’empreinte de la clé, ce qui aurait
incité Eon à déménager et à s’établir chez son cousin La Rozière et à
changer ses domestiques, mettant à l’épreuve la fidélité des nouveaux, « car
on ne connaît les hommes qu’à l’usée ». Et Eon, ajoutant que les ministres
du roi sont des « cartouchiens », c’est-à-dire des hommes sans aveu,
complices de Guerchy, assure qu’il a transformé son nouveau logis en
forteresse afin de préserver ses documents des entreprises de
« l’ambassadeur et du ministre du roi », tant il est vrai que services secrets
et officiels ont de tout temps été en guerre.
Guerchy et Praslin agissent de leur côté. L’idée de prétendre qu’Eon a
l’esprit dérangé fait son chemin au point d’inquiéter Louis XV. Pour avoir
la paix avec ses ministres, il invite Guerchy à demander à la cour de Saint-
James l’extradition de Charles-Geneviève. Si elle est agréée, l’ambassadeur
a ordre de saisir les papiers d’Eon « sans les communiquer à personne ».
Mais un courrier part pour Londres une heure après le précédent et cette
fois à destination du chevalier. Il lui apporte cette lettre :
« Je vous préviens qu’une demande d’extradition concernant votre
personne et signée de ma griffe a été adressée aujourd’hui à Guerchy,
accompagnée d’exempts pour prêter main-forte à son exécution. Si vous ne
pouvez vous sauver, sauvez du moins vos papiers et défiez-vous du sieur
Monin, secrétaire de Guerchy et votre ami. Il vous trahit. »
Ce « double jeu » vaut à Louis XV les plaintes acerbes des maîtres du
Secret, déplorant les confidences faites à Guerchy au sujet des documents
d’Eon. Le roi, mortifié, réplique que, si l’ambassadeur manquait à la
discrétion, « il serait perdu ».
En possession de la demande d’extradition, Guerchy exulte. A tort, car
l’Angleterre prétend garantir les libertés essentielles. A l’unanimité, le
Conseil du roi la rejette. Eon reçoit toutefois du chambellan de la cour une
lettre l’informant qu’il ne doit plus se présenter à Saint-James. Désormais, il
n’est plus personnage officiel, mais seulement agent secret.
C’est qu’ils ont vent d’un projet qu’examine Eon. Privé de ses
appointements, ne touchant qu’irrégulièrement sa pension, il se trouve à
Londres en situation difficile et songe à prêter l’oreille aux propositions que
lui font les leaders de l’opposition britannique, qui lui offrent pour ses
papiers – dans lesquels ils comptent trouver des preuves de la
compromission des ministres lors des négociations du traité de 1763 – une
somme de 20 000 livres sterling. Eon les lanterne, s’arrangeant pour que
Versailles soit informé, et donc inquiet et plus compréhensif. Le 23 mars
1764, il adresse enfin une longue lettre à Tercier. Il s’y plaint du silence de
Versailles en face de la « méchanceté » de Guerchy, et réclame « une
réponse catégorique sur l’espérance ou la non-espérance » qu’il doit
concevoir, afin d’être en mesure de « prendre son parti ». Et il soupire :
« Je n’abandonnerai jamais le roi ni ma patrie le premier ; mais, si par
malheur le roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en
m’abandonnant, je serai bien forcé malgré moi d’abandonner le dernier…
Ce sacrifice sera bien dur pour moi, j’en conviens, mais il coûtera aussi bien
cher à la France et cette idée seule m’arrache des larmes. »
Et, ayant fait allusion aux offres qu’il a reçues :
« J’ai répondu comme je le devais, assure-t-il, et j’ai dit que je ne
pouvais prendre aucun engagement, me regardant toujours comme au
service du roi – et mon roi m’abandonne ! Pourtant, je n’ai agi qu’en
conformité de son grand projet secret et de ses ordres par écrit, que l’on ne
m’arrachera qu’avec la vie. »
Voilà bien des protestations… diplomatiques de constance et de
fidélité ; elles durent faire dresser l’oreille à Tercier et le préparer à la
conclusion, infiniment plus directe : un ultimatum.
« Si d’ici au 22 avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse
signée du roi ou de M. le comte de Broglie que tout le mal que m’a fait
M. de Guerchy va être réparé, alors Monsieur, je vous le déclare bien
formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue pour moi
et, en me forçant de me laver totalement dans l’esprit du roi d’Angleterre,
de son ministère et de la Chambre des Pairs et des Communes, il faut vous
déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement
que l’auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le roi d’Angleterre y
sera contraint… Votre réponse m’apprendra si, à Pâques prochain au plus
tard, je dois rester bon Français ou devenir malgré moi bon Anglais. »
Ainsi Eon use du chantage, laissant entendre qu’il est disposé à vendre
les preuves du projet d’invasion, et ses plans, dont la divulgation serait en
effet un casus belli. Le 27 mars, une nouvelle lettre à Tercier est plus
significative encore. Le chevalier s’y plaint à nouveau de Guerchy qui, dit-
il, mécontent de la publication des comptes de l’ambassade par Eon, a
d’abord tenté en vain de faire saisir les exemplaires imprimés.
« A présent, poursuit Charles-Geneviève, il remue avec le duc de
Bedford ciel et terre pour tâcher de me faire arrêter par force ou par subtilité
pour me renvoyer en France… Il est de la dernière conséquence que Sa
Majesté ait la bonté d’en donner au comte de Guerchy de me laisser
tranquille… Le premier qui viendra chez moi ou qui m’attaquera dans la
rue sera tué sur-le-champ, n’importe qui, et je n’envisage pas les suites… »
Et de faire étalage de ses appuis :
« A la première entreprise qui sera faite contre moi, l’hôtel de
l’ambassadeur et tout ce qui sera dedans sera mis en pièces par ceux qu’on
appelle ici les “mobs”, les matelots et autres canailles de la cité, qui sont
aux ordres de l’opposition. »
Avant de rappeler avec une insistance fort déplaisante :
« Je ne dois pas vous dissimuler que, si j’étais une fois pris, après vous
avoir averti si bien et depuis si longtemps, sans que le roi ait apporté un
remède salutaire, alors je ne me regarderais plus tenu au secret et je serais, à
cette extrémité, forcé de justifier ma conduite, autre malheur encore plus
grand que le feu mis par le peuple à l’hôtel de France. »
Des lettres du même style partent à l’adresse de Broglie, de Choiseul –
à qui Eon demande « la triste grâce de lui envoyer une permission du roi
afin de passer au service d’une puissance étrangère » avec ses cousins. Au
duc de Nivernais, le chevalier présente la même requête : « Puisque mon
zèle, mes services et mon désintéressement sont des crimes pour moi dans
mon pays, il faut que je cherche malgré moi un pays où j’aurai la liberté
d’être impunément un citoyen vertueux… Dans la position où des ennemis
grands et injustes m’ont réduit, il n’y a plus de milieu possible pour moi :
Aut Caesar, aut nihil ! »
A Versailles, l’affaire Eon inquiète : on craint pour les papiers. Le plus
fébrile est Praslin, qui ne sait rien du projet secret ; le plus raisonnable,
Louis XV, qui écrit à Tercier :
« Je ne dis rien sur le compte du sieur d’Eon. Je doute que nous
eussions la guerre s’il disait tout, mais il faut arrêter ce scandale. »
Praslin se résout encore une fois à employer la force. Il fait passer la
Manche à une nouvelle bande de spadassins, chargés d’appréhender et de
ramener Charles-Geneviève. Les gaillards se mettent en rapport avec
Guerchy, qui va jusqu’à loger leurs chefs à l’ambassade, les autres courant
les tavernes et, bien entendu, vite repérés et dénoncés à Eon. Le roi juge
infiniment plus habile de dépêcher au chevalier un émissaire, de Nort. « Le
point essentiel est de l’adoucir et de ravoir les papiers », lui précise-t-il.
Nort rencontre en avril Eon et lui remet un secours de Louis XV, avec
une lettre aimable de Broglie. Il n’en faut pas davantage pour que Charles-
Geneviève rédige deux lettres de soumission au souverain et au chef du
Secret. La première mérite d’être reproduite :
« Sire, je suis innocent et j’ai été condamné par vos ministres ; mais,
dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir
de tous les outrages que M. de Guerchy m’a faits. Soyez persuadé, Sire, que
je mourrai votre fidèle sujet et que je puis mieux que jamais servir Votre
Majesté pour son grand projet secret, qu’il ne faut jamais perdre de vue,
Sire, si vous voulez que votre règne soit l’époque de la grandeur de la
France, de l’abaissement et peut-être de la destruction totale de l’Angleterre
qui est la seule puissance véritablement toujours ennemie et toujours
redoutable à votre royaume. »
C’est un revirement total et que certains qualifient de féminin. Ce n’est
aussi qu’un feu de paille car, les pourparlers avec Nort se poursuivant, Eon
s’aperçoit que son interlocuteur ne dispose que d’une étroite marge de
manœuvre. Sans doute lui offre-t-il de l’argent – une somme à débattre –
mais Nort, lorsque le chevalier rappelle qu’il est titulaire d’une pension de
2 000 livres qu’il ne touche plus, se dérobe. De même, l’émissaire ne
répond rien quand Eon réclame sa réintégration dans son grade militaire ;
enfin, et c’est ce qui le vexe le plus profondément, le chevalier constate, en
relisant la lettre de Broglie, que ce dernier tient ses démêlés avec Guerchy
pour de « simples tracasseries et affaires d’argent ». Il comprend que
Versailles se soucie désormais peu de lui, s’il s’intéresse en revanche au
contenu de ses coffres. Le jour vient où il éclate, rend à Nort l’épître de
Broglie, pestant que celui-ci « le laisse, comme le bouc de la fable, au fond
du puits où l’ont jeté les ordres politiques du roi et les siens, et les haines
particulières des guerchiens ».
De Nort s’obstine, considérant l’état de nervosité d’Eon. En vain. Cette
fois, Louis XV se fâche et s’inquiète :
« Eon est fol et capable de tout, écrit-il à Tercier le 1er mai 1764 ; mais
il faut le tirer de là et nos papiers. »
Ces liasses de papiers secrets, Eon consent à s’en séparer enfin. Mais il
pose des conditions draconiennes et que Beaumarchais discute âprement. Il
s’engage pourtant au règlement des dettes du chevalier, que celui-ci évalue
à 8 223 livres sterling, encore qu’Eon eût souhaité ajouter 14 000 livres
dues, selon lui, par les services de Versailles, secrets ou officiels. Mais, le
contrat passé, Beaumarchais n’en tentera pas moins d’en réduire
l’exécution. Ainsi Ferrers devra-t-il en 1776 réclamer directement son solde
à Vergennes, se plaignant que l’envoyé du roi de France fût venu « pour
traiter avec lui exactement comme chez un Juif ». Il faut dire que le
négociateur avait sans doute pour consigne de tenir en haleine Eon en lui
faisant de plus escompter quelques avantages complémentaires « si cette
demoiselle était sage, modeste, silencieuse et se conduisait bien ». De toute
évidence, on redoutait en haut lieu quelques nouvelles exigences
exorbitantes, sinon quelque nouveau chantage.
Le 4 novembre 1775, les deux partenaires signent enfin leur accord.
Cette « transaction », fort longue, fort compliquée, est demeurée fameuse.
La désignation des parties présente Eon comme « fille majeure » ; ainsi le
chevalier « abdique solennellement et définitivement sa qualité d’homme »
comme, par l’article 4, il s’engage à porter désormais les habits féminins.
Mais il vaut mieux résumer ce document.
ARTICLES PREMIER et II. — Au nom du roi, Beaumarchais exige
« tous les papiers publics et secrets qui ont rapport aux négociations
politiques » menées par Eon en Angleterre, et « les papiers de la
correspondance secrète entre le chevalier d’Eon, le feu roi et les diverses
personnes chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette
correspondance. »
ART. III. — Eon se désiste de « toute espèce de poursuites juridiques
ou personnelles » contre les ayants droit Guerchy, sauf provocation.
ART. IV. — Le roi exige « que le travestissement qui a caché jusqu’à ce
jour la personne d’une fille sous l’apparence du chevalier d’Eon cesse
entièrement ». Et, « sans chercher à lui faire un tort d’un déguisement d’état
et de sexe dont la faute est tout entière à ses parents, rendant même justice à
la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse (sic)
qu’elle a toujours tenue sous ses habits d’adoption », Beaumarchais « exige
absolument que l’équivoque de son sexe, qui a été jusqu’à ce jour un sujet
inépuisable de propos, de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui
pourraient se renouveler, surtout en France, et que la fierté de son caractère
ne souffrirait pas, disparaisse entièrement et qu’une déclaration publique,
nette et précise du véritable sexe de Charles-Geneviève d’Eon de
Beaumont, avant son arrivée en France et la reprise de ses habits de fille,
fixe à jamais les idées du public sur son compte. » Cette déclaration doit
émaner d’Eon même et conditionne la remise de son sauf-conduit, et donc
son retour en France.
Le roi, de plus, « a la bonté de changer la pension annuelle de
12 000 livres » du chevalier « qui lui a été payée exactement jusqu’à ce
jour » – ce qui est faux mais qui désarme pour l’avenir Charles-Geneviève –
« en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que
les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour les
affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera
remis par moi (Beaumarchais, qui parle à la première personne) pour
l’acquittement de ses dettes en Angleterre ». On le voit : l’engagement est
clair, mais les sommes non précisées.
La plume passe alors à Eon, fille majeure :
« Je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du
roi…, à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute
équivoque, à reprendre et porter jusqu’à la mort mes habits de fille (et
Beaumarchais biffe cette incidente de Charles-Geneviève : “que j’ai déjà
portés en diverses occasions connues de Sa Majesté”), à moins qu’en faveur
de la longue habitude où je suis d’être revêtue de mon habit militaire, et par
tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux
des hommes, s’il m’est impossible de soutenir la gêne des autres, après
avoir essayé de m’y habituer à l’abbaye royale des dames Bernardines de
Saint-Antoine-des-Champs à Paris où à tel autre couvent de filles que je
voudrais choisir et où je désire me retirer pendant quelques mois en arrivant
en France. »
Beaumarchais, magnanime, consent à Eon quelques avantages mineurs
et lui confirme – à titre personnel et sans paraître tenir compte qu’il est
reconnu par la lettre de Louis XV qu’il semble donc avoir évité de produire
directement devant Charles-Geneviève – le droit de continuer à porter la
croix de Saint-Louis. Son commentaire ne doit pas peu flatter le chevalier :
« Réfléchissant que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu
imité par les personnes de son sexe et ne peut tirer à aucune conséquence ;
que si Jeanne d’Arc, qui sauva le trône et les Etats de Charles VII en
combattant sous des habits d’homme, eût pendant la guerre obtenu comme
ladite demoiselle d’Eon de Beaumont quelques grâces ou ornements
militaires tels que la croix de Saint-Louis, il n’y a pas d’apparence que, ses
travaux finis, le roi, en l’invitant à reprendre les habits de son sexe, l’eût
dépouillée et privée de l’honorable prix de sa valeur, ni qu’aucun galant
chevalier n’eût cru cet ornement profané parce qu’il ornait le sein et la
parure d’une femme qui, dans le champ d’honneur, s’était toujours montrée
digne d’être un homme, j’ose donc prendre sur moi, non en qualité de
ministre d’un pouvoir dont je crains d’abuser, mais comme un homme
persuadé de la vérité des principes que je viens d’établir, de laisser la croix
de Saint-Louis et la liberté de la porter à demoiselle Charles-Geneviève
d’Eon de Beaumont, sans que j’entende lier Sa Majesté par cet acte si Elle
désapprouvait ce point de ma conduite. »
Enfin, Charles-Geneviève ayant fait valoir qu’il allait être « dénuée de
tout, linge, habits, ajustements convenables à son sexe » et était sans argent
pour se vêtir, Beaumarchais lui alloue « pour l’achat de son trousseau de
fille » deux mille écus, à condition qu’Eon n’emportera de Londres aucune
arme ni vêtement d’homme, sauf son uniforme de régiment, « souvenir de
sa vie passée, dépouille chérie d’un objet aimé qui n’existe plus ».
Il faut admettre que Beaumarchais est gentilhomme, s’il n’est aussi
pince-sans-rire, qui antidate la transaction du 4 novembre au 5 octobre, ce
qu’Eon explique ainsi :
« M. d’Eon étant né le 5 octobre 1728 et la transaction lui donnant une
nouvelle existence conforme à son véritable sexe, M. de Beaumarchais
voulut faire à Mlle d’Eon la galanterie de donner à cette pièce, qui était
pour elle une espèce de nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa
naissance. »
Lucien VIÉVILLE
Mais qui est donc cet homme ? Quel passé justifie son portefeuille de
ministre ? Quels faits vont pouvoir alimenter la légende de ce général
devenu populaire en un après-midi, par la grâce d’un cheval noir et d’une
revue militaire ?
Ses origines, en tout cas, ne le prédisposent pas au métier des armes,
mais son ambition est tout de même une forme d’hérédité. Bourgeois
moyen, son grand-père était petit fabricant de chapeaux, rue d’Antrain à
Rennes. Son breton de père, reçu avoué en 1833 dans cette ville, croit
franchir ainsi un degré dans l’échelle sociale et, dans sa hâte de paraître, il
mène tout de suite un train de vie au-dessus de ses moyens. S’installant
dans un bel hôtel particulier de la rue aux Foulons à Rennes, il reçoit
somptueusement, roule en équipage luxueux, monte une écurie de pur-sang,
fait des dettes…
Bientôt, il ne peut plus respecter ses échéances ; assigné devant le
tribunal de Rennes, le père du futur général y est condamné. La compagnie
des avoués le suspend, le blâme et le contraint finalement à céder sa charge.
Tous ses biens vendus aux enchères, l’officier ministériel déchu va
s’installer à Nantes comme inspecteur de la compagnie d’assurances « La
Bretagne » avant de gagner Paris où il terminera sa vie rue Bernouilly,
comme agent d’affaires.
Peu avant la déconfiture de Rennes, Georges-Ernest-Jean-Marie était né
le 29 avril 1837.
A l’âge de cinq ans, le petit bonhomme sait déjà le métier qu’il choisira
plus tard : « Je serai maréchal de France ! » crie-t-il en tapant du pied
devant les rires des adultes qui l’entourent. Ses études au lycée de Nantes
n’entament pas cette vocation précoce et il entre à Saint-Cyr en 1854, vingt-
quatrième sur cent quatre-vingt-dix dans la promotion « Crimée-
Sébastopol ». Il en sort en octobre 1856 pour être envoyé comme sous-
lieutenant chez les « Turcos », les tirailleurs algériens avec lesquels il reçoit
le baptême du feu et deux blessures légères en combattant l’insurrection
kabyle. Son régiment est mis à l’ordre du jour par le maréchal Randon.
La Grande Kabylie pacifiée, le sous-lieutenant Boulanger se retrouve
avec ses tirailleurs en pleine campagne d’Italie. C’est là, pendant la bataille
de Magenta, qu’il est grièvement blessé à Robecchetto : une balle lui
traverse la poitrine en touchant le poumon. Il reste longtemps entre la vie et
la mort mais il s’en sort avec un deuxième galon et la croix de la Légion
d’honneur. C’est à ce moment-là qu’il commence à créer son personnage
par une première singularité : désormais, le lieutenant Boulanger va porter
un dolman lacé sur le côté, à l’endroit de sa cicatrice.
Il regagne son unité en Afrique du Nord où les tirailleurs continuent de
guerroyer contre les tribus rebelles mais ce train-train de « gendarme » ne
satisfait plus l’ambition du jeune Boulanger.
En 1861, il se porte volontaire pour l’expédition de Cochinchine. Là,
une nouvelle blessure – un coup de lance que lui porte un Annamite, à la
cuisse – lui vaut le grade de capitaine. Le soleil, les marais, les fièvres sont
plus dangereux encore que les escarmouches et, en 1864, c’est une troupe
malade de 70 survivants sur les 300 hommes partis avec Boulanger qu’on
rapatrie en France.
Vite sur pied, le capitaine profite de son congé pour épouser, en 1865,
sa cousine Lucie Renouard, une grande fille dévote dont le caractère confit
détonne avec l’exubérance gaillarde de son époux.
Capitaine instructeur à Saint-Cyr en 1867, il se fait remarquer par ses
qualités de chef et de pédagogue.
Sur les quatre instructeurs, c’est Boulanger que les élèves préfèrent car
s’il est dur dans le service, il paie d’exemple et plus que de la bonté, il a le
sentiment de la justice. Ses méthodes, au surplus, ont ce côté original qui
plaît aux jeunes et les saint-cyriens l’admirent.
A l’époque, le prestige militaire de la France, établi sur les victoires de
Crimée et d’Italie, est éclipsé par le prestige nouveau des armes
prussiennes. Par sa victoire de Sadowa sur l’Autriche, la Prusse élimine la
seule puissance capable de lui disputer l’hégémonie sur les 38 Etats
allemands et commence à faire, à son profit, l’unité allemande par la
Confédération de l’Allemagne du Nord.
Au lieu de tenir un langage ferme, Napoléon III fait preuve de faiblesse
en négociant avec le roi de Prusse, Guillaume Ier, et son chancelier
Bismarck. Après s’être donné l’air de protéger l’indépendance des Etats
allemands au sud, l’Empereur offre en secret de les sacrifier ; il propose à la
Prusse d’y agir à sa guise en échange, pour la France, du Luxembourg et de
la Belgique. Bismarck révèle ces propositions secrètes aux rois de Bavière
et de Wurtemberg et ceux-ci, furieux de ce qu’ils considèrent comme une
trahison de Napoléon III, signent aussitôt des conventions militaires avec
Guillaume Ier.
La tension monte entre Paris et Berlin. L’attaché militaire de
l’ambassade de France décrit ainsi l’opinion allemande en 1869 : « La
France est un objet de haine pour les uns, d’envie pour les autres, de
méfiance et d’inquiétude pour tous. La guerre est à la merci d’un incident. »
L’incident, c’est, le 2 juillet 1870, la candidature du prince Léopold de
Hohenzollern, cousin du roi de Prusse, au trône d’Espagne vacant.
L’opinion française s’émeut : « Le pays va être ainsi pris entre deux
feux ; c’est la reconstitution de l’empire de Charles Quint. » Bismarck se
frotte les mains : Napoléon III va tomber dans le piège et déclarer la guerre
à la Prusse le 19 juillet 1870.
A Saint-Cyr, le général de Cissey fait former les carrés dans la cour
d’honneur et annonce aux élèves à la fois la déclaration de guerre et leur
imminente promotion au grade de sous-lieutenant. Le capitaine Boulanger,
lui, est nommé commandant. Le dimanche suivant, à la fin de la dernière
revue à l’issue de laquelle les nouveaux sous-lieutenants partiront pour
rejoindre leurs unités, le commandant Boulanger fait sonner le garde-à-vous
et, sabre au clair devant les saint-cyriens, il leur crie au lieu du
commandement habituel et réglementaire, ces simples mots qui les
galvanisent : « Officiers, en avant ! » Jamais les hommes de la promotion
1870 n’ont oublié cette minute.
Boulanger rejoint d’abord le dépôt de Nantes, puis il est affecté à
Mézières avant d’être rappelé devant Paris comme lieutenant-colonel au
114e de ligne.
Cet avancement est dû plus aux circonstances qu’au mérite personnel
car, jusqu’ici, Boulanger n’a pas combattu. Mais depuis deux mois, les
défaites françaises se sont succédé devant l’armée prussienne, des officiers
sont tombés en grand nombre, d’autres ont été faits prisonniers…
Napoléon III a capitulé sur la Meuse, à Sedan, pour éviter un massacre
inutile, perdant ainsi d’un seul coup 120 000 hommes et, sous la pression de
la foule des Parisiens, les députés l’ont déchu le 4 septembre. Le nouveau
gouvernement de la Défense nationale, présidé par le général Trochu,
organise la défense de Paris. Du 30 novembre au 2 décembre, le lieutenant-
colonel Boulanger et son 114e de ligne participent à la prise et à la reprise
de Champigny. Boulanger mène rudement sa troupe et pourtant ses hommes
se feraient tuer pour ce vrai chef, tatillon sur la tenue mais qui sait aussi les
mener à la victoire.
A Champigny, il reste jusqu’au bout en première ligne bien qu’une balle
l’ait blessé à l’épaule droite. Cet exploit fait dire au général Ducrot : « Si
nous avions quelques unités comme celle-là, bien des espoirs nous seraient
permis. »
Cette bataille de Champigny, pour le lieutenant-colonel Boulanger, c’est
encore une nouvelle récompense : la croix d’officier de la Légion
d’honneur.
Un mois plus tard, Boulanger, toujours menant son 114e de ligne, se
signale une fois de plus à l’attention de l’état-major par sa conduite dans les
combats de Bobigny et de Drancy… à tel point que ce chef de trente-trois
ans escalade un échelon dans la hiérarchie militaire : le voilà colonel.
Mais les actions d’éclat de quelques-uns ne peuvent pas sauver la
France submergée par les armées allemandes. Dans Paris assiégé où
menacent la famine et la révolution, les canons ennemis déversent 15 000
obus en quelques jours, à la mi-janvier 1871.
C’est le coup de grâce. Après une dernière sortie et une dernière défaite,
le gouvernement de la Défense nationale doit capituler et signer l’armistice.
Des élections hâtives, le 8 février 1871, envoient à l’Assemblée
nationale une majorité de « monarchistes » non pour eux-mêmes ni pour la
restauration, mais parce qu’ils semblent être les représentants de la paix en
face des « républicains », étiquetés partisans de la guerre.
L’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux, crée un exécutif à son
image, mais il y a divorce entre ce gouvernement conservateur et Paris où
les républicains et socialistes dominent… et ce divorce conduit rapidement
à deux mois de guerre civile : la « Commune ».
Le 16 juillet 1886, deux jours après Longchamp, sera une nouvelle date
pour Georges Boulanger : l’inauguration solennelle de « son » Cercle
militaire. C’est un projet qu’il caressait depuis son entrée rue Saint-
Dominique. Le 8 mars, il avait écrit au gouverneur militaire de Paris :
« Mon intention est d’étendre les conditions d’organisation actuelles de
la réunion des officiers et de lui donner un caractère conforme aux désirs de
beaucoup d’officiers de l’armée qui souhaitent trouver à Paris, dans un
endroit central (rive droite), un local installé de telle façon que, tout en
pouvant y travailler et y étudier, il soit également possible de se distraire et
d’y donner rendez-vous, de préférence aux cafés, aux camarades de passage
dans la capitale. Des cercles de cette nature existent dans les principales
villes de l’étranger et même dans certaines villes de France ; ainsi à Lille, à
Besançon, etc. où ils fonctionnent très régulièrement, à la grande
satisfaction des officiers de la garnison. »
Dans ce but, il forme une commission d’étude et fait préparer des
statuts.
Le « Splendide Hôtel », à deux pas de l’Opéra, est justement en
faillite… Une affaire : le comité rachète, pour 400 000 francs, un bâtiment
meublé qui en vaut un million et demi. Inutile donc de faire appel à un
restaurateur, le Cercle militaire aura ses propres cuisines.
L’inauguration officielle a lieu le 1er juillet, mais la cérémonie
solennelle du 16 revêt un tout autre caractère. Deux escadrons de
cuirassiers, porteurs de flambeaux, encadrant deux musiques d’infanterie et
deux batteries de tambours et clairons, partent vers neuf heures du soir de la
place Vendôme. Par la rue de Rivoli, la place de la Madeleine et les
boulevards, la retraite militaire vient donner une aubade devant le Cercle
avant de retourner à ses quartiers en passant devant l’hôtel du gouverneur
de Paris.
Le compte rendu du Figaro du lendemain donne moins une idée de
l’événement lui-même que de l’impression qu’il laisse : « L’inauguration
officielle du “Cercle national des armées de terre et de mer” et la réception
en l’honneur des officiers du Tonkin ont été, dans la soirée d’hier,
l’occasion d’une longue ovation pour le général Boulanger.
« Le ministre de la Guerre, le cigare aux lèvres, est arrivé au Cercle à
neuf heures et demie, en landau, accompagné du colonel Jung, son chef de
cabinet. La foule l’a reconnu dès son entrée dans la rue de la Paix et l’a
accueilli par les cris de “Vive Boulanger ! Vive Boulanger ! Vive l’armée !”
» Le général a parcouru les différentes salles du Cercle, a serré des
mains, puis il est redescendu vers dix heures et demie, en même temps que
l’amiral Aube, M. Granet, M. Violet, M. Gragnon, M. Gomot, ancien
ministre, M. Loqueyssie, le général Ménabréa, ambassadeur d’Italie, le
baron Beyens, ambassadeur de Belgique, etc.
» Dès que le général a paru sur la place de l’Opéra, la foule a
recommencé ses acclamations et ses cris de “Vive Boulanger !” Elle a
accompagné le ministre jusqu’aux Tuileries en lui continuant cette ovation.
Un détail, le cri de : Vive la République ! n’a pas été entendu une seule fois.
» Lui saluait tranquillement la foule et inclinait, sceptique, son chapeau
à plumes blanches devant elle.
» Et les vieux officiers qui se rappelaient les éternels recommencements
de l’histoire, ne pouvaient s’empêcher de comparer ces acclamations
enthousiastes à celles qui avaient accueilli le prince Louis-Napoléon en
1850. L’un d’eux a même dit : “Il fait son petit Satory !”
A l’heure où ce commentaire paraît, le 17 juillet, la journée pour le
général Boulanger commence par un duel.
Au cours du débat au Sénat sur l’expulsion du duc d’Aumale, le
ministre de la Guerre a eu maille à partir avec le baron de Lareinty qui l’a
traité de lâche. Des témoins ont été échangés et les deux hommes se
retrouvent sur le pré. Voici ce qu’en dit le procès-verbal :
« La rencontre a eu lieu ce matin à neuf heures, dans le parc de Chalais à Meudon.
» Les armes, ayant été préparées et chargées, ont été ensuite tirées au sort et remises aux
adversaires qui se sont placés à la distance convenue et ont tiré au signal donné. Aucun n’a été
atteint.
» Après le tir, on s’est aperçu que le pistolet de M. le ministre avait raté ; les témoins,
ayant jugé que les conditions avaient été loyalement remplies, ont déclaré l’honneur satisfait.
Les deux adversaires se sont alors rapprochés et se sont donné la main.
» Ont signé :
» Général Frébault.
Général Espivent de la Ville-Boisnet.
Général Lecointe. Hervé de Saisy. »
Pour l’heure, le général Boulanger pense encore que les choses vont se
faire naturellement. Il espère que son éloignement du ministère n’est que
passager, que le cabinet Rouvier va tomber, qu’on le rappellera, dans
l’impossibilité où l’on sera de former le gouvernement suivant sans lui.
Dans cette quiétude d’esprit et dans le désœuvrement qui est le sien,
Georges Boulanger se partage entre sa maîtresse et des entretiens ou des
réceptions mondaines, destinés à retenir l’attention publique. Point de
complot dans tout cela.
Chaque matin, il fait son habituelle promenade à cheval, accompagné la
plupart du temps par des officiers de toutes armes venus le rejoindre. Quand
il en revient, par les Champs-Elysées, il est parfois suivi d’une escorte de
plus de deux cents officiers, selon Barrès.
A son appartement de l’hôtel du Louvre, il reçoit ensuite un nombre
considérable de visiteurs et il assiste, presque chaque soir, à des dîners
organisés en son honneur.
Mais la rue continue à s’agiter.
Comme des Alsaciens ont été condamnés par la Cour de Leipzig à des
peines de forteresse pour espionnage et qu’il y a parmi eux un ancien
officier français, membre de la ligue des patriotes, celle-ci organise, le
27 juin, un grand meeting au cirque d’hiver. Les six mille personnes qui s’y
entassent et la foule, au moins égale en nombre qui n’a pu y entrer, se
répandent ensuite dans les rues aux cris de « Vive Boulanger ! ».
Ces manifestations et l’approche du 14 juillet, qui pourrait être le signal
d’autres désordres, incitent le conseil des ministres à éloigner le général. Le
29 juin, le président de la République signe un décret nommant le général
Boulanger au commandement du 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand.
La tradition veut qu’un officier qui a été ministre de la Guerre ait le
droit de n’accepter aucun commandement pendant l’année qui suit la chute
du cabinet auquel il a appartenu. Georges Boulanger accepte sans rechigner.
Mieux encore, il a un mois pour rejoindre son poste, et il décide de partir le
8 juillet.
Concertée ou non, une manifestation monstre accompagne son départ.
Dès six heures du soir, la foule se presse devant l’hôtel du Louvre et, à
l’apparition du général, fusent les cris : « Vive Boulanger ! Vive l’armée ! A
bas Grévy ! » Sa voiture se fraye un passage difficile et prend, au galop, la
direction de la gare de Lyon. Sur tout le parcours, des gens l’acclament et
lui lancent des vivats auxquels il est obligé de répondre par des coups de
chapeau répétés.
Une foule immense l’attend devant la gare. Huit agents de police lui
font un rempart de leur corps pour le conduire à son wagon. Les
manifestants envahissent la gare, occupent les quais, montent sur les
balustrades, grimpent aux piliers, courent sur le toit des compartiments et
trois ou quatre mille d’entre eux s’installent sur les voies pour empêcher
tout départ.
La Marseillaise, chantée par vingt ou trente mille bouches, fait trembler
les verrières.
Le train doit quitter la gare à 8 h 07. Il faudra, après un étonnant jeu de
cache-cache avec cette foule en délire, que Boulanger parte sur une
locomotive haut-le-pied pour sortir de Paris et aller attendre son train à
Charenton pendant que les forces de police dégagent la gare. Très tard dans
la nuit, les manifestants défilent encore sur les boulevards jusqu’à la
Bastille. Des bagarres éclatent à la brasserie Grüber dont les tables et les
chaises servent de projectiles contre les policiers qui chargent, matraque
haute.
Cette idolâtrie commence à gêner les radicaux eux-mêmes. La Justice,
le journal de Clemenceau, réprouve le lendemain le « culte de la
personnalité » en ces termes : « Quels que soient les services qu’un homme
ait rendus, quels que soient ceux qu’il puisse rendre, des républicains ont
pour premier devoir de ne jamais exalter à ce point un individu. C’est à
l’idée, à l’idée seule, qu’ils doivent leurs hommages. »
Le 14 juillet tant redouté, l’exceptionnel déploiement des forces de
police évite le désordre, mais aux vivats de commande à l’adresse du
président Grévy répondent, devant la cascade du Bois de Boulogne les cris
et les sifflets des membres de la Ligue des patriotes venus pour huer les
autorités et faire de la revue une nouvelle manifestation à la gloire de
Boulanger. La surprise d’un changement de parcours de sa voiture permet
au chef de l’Etat d’éviter que le bruit ne redouble à l’issue du défilé.
Si le général n’est pas là, son triomphe éclate, dans les rues de Paris où
les camelots vendent mille et un objets à son effigie, et dans les bals publics
où les orchestres jouent quand même En revenant de la revue et Il
reviendra.
Tout cela achève d’indisposer les radicaux qui préféreraient que
Boulanger se fasse un peu oublier. Peut-être le lui conseillent-ils car
pendant quelques mois le calme revient. Le général se contente de visiter sa
région militaire du 13e corps d’armée, et les acclamations qu’il recueille au
passage dans sa voiture découverte, à Vichy, Lyon ou Saint-Etienne
alimentent seulement les colonnes des journaux locaux.
Il ne fait reparler de lui qu’à l’automne.
Un scandale va aboutir à une crise politique grave. Le député Daniel
Wilson, gendre du président Grévy, est convaincu d’avoir utilisé sa position
pour monnayer des rosettes de la Légion d’honneur. Quand l’affaire éclate,
certaines rumeurs, vite éteintes mais reprises par la presse d’opposition,
veulent y impliquer le général Boulanger. Avec son impulsivité habituelle,
celui-ci répond en donnant des interviews imprudentes aux journaux, et le
Gil Blas reproduit ces paroles : « … Le ministère dirige l’enquête avec la
pensée de m’atteindre, de telle sorte qu’on peut dire qu’elle est dirigée
contre moi ; mais dites bien haut, je vous prie, que je ne m’en sens
nullement inquiet, et à plus forte raison ému. »
C’est là une attaque assez directe contre son successeur au ministère de
la Guerre, le général Ferron.
Au Parlement, on s’indigne. Boulanger est un officier en activité et
c’est lui-même qui a tenu ce langage quand il était ministre : « L’armée n’a
pas à être juge, elle n’a qu’à obéir. » Le général Boulanger est mis aux
arrêts de rigueur pour trente jours à partir du 14 octobre.
Le voilà à nouveau réduit au silence. Ce qui ne l’empêche pas
d’échapper aux yeux des inspecteurs chargés de le surveiller discrètement.
Il « fait le mur » à Clermont-Ferrand, pour rejoindre, à Royat, Marguerite
de Bonnemains.
Jusque-là, les deux amants ont réussi à cacher leur liaison, sauf sans
doute à quelques amis sûrs et au préfet de police de Paris, dont le métier est
de tout savoir mais qui est tenu par le secret professionnel en ce domaine.
Pendant ce temps, la crise politique devient de plus en plus aiguë.
L’affaire Wilson accule le cabinet Rouvier à la démission et le président
Grévy, moralement responsable des agissements de son gendre, va devoir
quitter l’Elysée.
Sa punition terminée, le général Boulanger est venu à Paris pour
participer aux travaux de la commission de classement avec les autres chefs
de corps d’armée. Mais le général n’est pas un militaire comme les autres.
Sa présence dans la capitale effraie les uns, donne des idées aux autres.
Quant à lui, il ne souhaite qu’une seule chose : revenir au ministère de la
Guerre à la faveur de cette crise.
Clemenceau et les radicaux se rapprochent de lui en pensant qu’il peut
leur être utile en la circonstance. L’écœurement et l’antiparlementarisme
qu’a suscités dans le public le trafic des décorations donnent en même
temps l’idée aux royalistes, partisans d’un coup d’Etat qui rétablirait la
monarchie, de se servir du populaire général.
Tout à son ambition, Boulanger accepte n’importe quelle proposition,
sautant d’une réunion radicale à un entretien royaliste. Dans une
atmosphère d’intrigues, de révolution et de Commune, avec les points
stratégiques gardés par la troupe et des manifestations diverses que la police
a du mal à réprimer, Jules Grévy démissionne, le 2 décembre à deux heures
du matin.
Depuis quelques heures, le général Boulanger a regagné Clermont-
Ferrand sur ordre du ministre de la Guerre démissionnaire Ferron qui a
renvoyé, en raison de la situation, tous les chefs de corps d’armée à leurs
quartiers généraux.
Le 3 décembre, le Congrès réuni à Versailles élit un inconnu à la
présidence : Sadi Carnot.
« Il n’est pas très fort, a dit Clemenceau… mais c’est un bon
républicain. »
Le général Boulanger multiplie les démarches en tous sens et se déplace
beaucoup. Son retour au ministère semble être alors pour lui une obsession.
Il apprend, à Clermont-Ferrand, que le nouveau président de la
République offre à Goblet de former le cabinet et il envoie un télégramme à
Paris pour assurer que, s’il obtient le portefeuille de la Guerre, il ne
s’occupera pas de la politique intérieure.
En fait, Sadi Carnot constitue un gouvernement presque uniquement
opportuniste, présidé par Tirard qui est aussitôt en butte à l’opposition des
radicaux.
Le 26 décembre, à l’hôtel du Louvre, Boulanger reçoit à nouveau les
envoyés royalistes à qui il promet de procéder à un coup d’Etat dès qu’il
aura récupéré le ministère de la Guerre.
Cinq jours plus tard, le 1er janvier 1888, conduit par le jeune journaliste
bonapartiste Georges Thiébaud, il quitte Clermont sous un déguisement et
en se faisant appeler « commandant Solar ». A Lyon, il sème les inspecteurs
de police qui s’attachent à ses pas en les égarant dans les fameuses
« traboules » et il gagne la rive suisse du lac de Genève où, le 2 janvier, il a
un long entretien avec le prince Napoléon dans sa villa de Prangins. Ainsi,
de plusieurs côtés à la fois, Boulanger se compromet dans de secrètes
combinaisons. C’est de l’aide pour assurer le succès de son ambition qu’il
cherche, quitte à renier ses promesses une fois le succès atteint… tandis que
ceux qui s’engagent à ses côtés pensent sans doute se servir de lui
seulement pour s’emparer du pouvoir. Qui dupera l’autre ?
Des élections partielles doivent avoir lieu dans sept départements, le
26 février 1888. Georges Thiébaud a l’idée d’y faire distribuer des bulletins
au nom du général. Le 27 février, le dépouillement du scrutin révèle que
Boulanger, sans avoir fait acte de candidature, a recueilli quelque 55 000
voix au total dans ces sept élections partielles.
Le ministre de la Guerre, le général Logerot, exige des explications ;
« Boulanger, officier général en activité, s’est-il livré volontairement à une
action électorale ? »
Il nie tout, bien sûr, mais la presse commente l’affaire et des
parlementaires exigent des sanctions.
Le 17 mars, le président Carnot signe un décret de mise en non-activité
par retrait d’emploi du commandant du 13e corps. Cependant, le motif
invoqué n’est pas la participation électorale du général ; le décret lui
reproche seulement d’avoir fait, sans autorisation, trois voyages clandestins
à Paris.
Même les journaux qui n’éprouvent pas de sympathie particulière pour
Boulanger trouvent qu’il y a disproportion flagrante entre la faute et la
punition. On parle de manœuvres politiques et l’opinion publique s’émeut.
Un nouveau quotidien prend le nom de La Cocarde, « organe boulangiste »,
et vend 400 000 exemplaires dès sa parution.
Les amis du général, Rochefort, Laguerre, Déroulède et plusieurs
députés radicaux forment un « comité républicain de protestation
nationale » qui patronnera la candidature de Boulanger dans les élections
partielles, « non pour le faire entrer à la Chambre, mais à titre de
protestation contre un gouvernement qui n’est pas inspiré par le sentiment
de la patrie ».
Dans l’Aisne, le 25 mars, Boulanger arrive en tête du ballottage avec
45 000 voix radicales et bonapartistes sur son nom, contre 25 000 à un
conservateur et 17 000 seulement au candidat officiel, Paul Doumer.
Le lendemain, 26 mars 1888, le général Boulanger est mis à la retraite
d’office. Cette réplique du gouvernement ne règle rien, au contraire,
puisque désormais voilà Boulanger tout à fait éligible légalement.
Il se désiste au second tour dans l’Aisne, au profit de Paul Doumer, et
pose sa candidature à l’élection du 15 avril dans le département du Nord. Il
s’adresse aux électeurs en ces termes :
« En me permettant de me présenter à vos suffrages, le gouvernement semble avoir voulu
provoquer lui-même une manifestation sur sa politique. J’accepte, pour ma part, ce rendez-vous
donné à tous devant le suffrage universel… Electeurs du Nord, les derniers événements ont
démontré jusqu’à l’évidence que la Chambre est devenue absolument étrangère aux aspirations
du pays. Celui-ci ne la comprend pas plus qu’elle n’est elle-même capable de le comprendre.
Seul le suffrage universel a qualité pour trancher le différend entre ceux qui ont délivré le
mandat et ceux qui l’ont reçu.
» A l’impuissance dont l’Assemblée législative est atteinte, il n’y a qu’un remède :
dissolution de la Chambre, révision de la Constitution. C’est à ce résultat que tendront tous mes
efforts. Vive la France ! Vive la République !
» Général Boulanger. »
René DUVAL
Qui était don Juan ?
L’histoire de l’humanité semble se confondre avec celle de ses espoirs
et de ses craintes. C’est pourquoi, de tout temps, l’homme s’est efforcé de
percer les mystères qui l’entourent et, en les ramenant aux limites de ce que
sa raison peut comprendre, d’y déceler les bonheurs et les épreuves qui
forment son pain de chaque jour. Que l’on interroge la Pythie de Delphes,
que l’on scrute les entrailles des poulets, que l’on se livre à d’ardentes
supplications au milieu des vapeurs qu’exhalent des herbes magiques, le but
est toujours le même : se délivrer de l’angoisse de ne pas savoir.
Ecartées les vieilles méthodes d’investigation, rendus vains, du moins
en principe, les sortilèges de la magie, la civilisation occidentale, désireuse
de remonter aux sources mêmes du savoir irréfutable, a éprouvé trois
méthodes d’investigation : l’art, l’amour et la mort.
En vérité, la quête dirigée selon l’une de ces voies n’a pas pour but
premier de nous donner une règle de vie. Elle est plutôt la recherche d’une
sorte d’adhésion à une puissance suprême, qui est Dieu, ou une puissance
infinie et surnaturelle. Seule la vie en un Etre suprême est capable de nous
donner comme seuls guides le Vrai, le Beau et le Bien. Ainsi, la mort est la
voie choisie par les martyrs, l’amour par les mystiques, l’art notamment par
les peintres qui ont fait flamboyer la gloire céleste aux voûtes des
cathédrales.
Une sorte de fuite du réel – voire sa condamnation – sous-entend une
telle attitude. Car le réel – à cause de ce que les uns appellent tentations et
les autres sortilèges – est plus ou moins l’empire d’une puissance au
pouvoir terrifiant, le démon. Lui aussi, dans la longue lutte qui est la sienne,
ne promet-il pas la connaissance à qui veut le suivre ? A ceux auxquels
Dieu refuse de parler, l’ange déchu n’apparaît-il pas comme l’orgueil et le
défi ? C’est cette voie qu’empruntera Faust, dans sa recherche éperdue des
ultimes secrets du monde.
Mais l’homme est ainsi fait que la connaissance le laisse insatisfait ;
mieux encore, en lui livrant quelques-unes des clés de l’univers, elle semble
le conduire à une sorte de désespérance. Et cet homme, qui a tant voulu
comprendre, se trouve désemparé quand s’efface le mystère. Si bien
qu’acharné à détruire les mythes, il n’a de cesse qu’il ne les ait reconstruits
ou n’en ait inventé d’autres.
Mais le mythe créé ne siège plus dans les profondeurs de l’univers. Il
est descendu sur terre, il s’est incarné. Il est un peu nous, et nous sommes
un peu lui. Le diable devient ainsi un bon diable ou un pauvre diable. Il
garde quelque peu son caractère magique mais, en quelque sorte, on le
tutoie.
Ainsi de don Juan. De tous les grands mythes qui ont nourri et
nourrissent l’Occident, il est celui qui habite le plus le langage courant. Il
est vrai qu’il touche à un problème essentiel : l’Amour, sa nature et son
destin. Ainsi, le mythe répond à sa nature profonde : il est avant tout une
interrogation sur nous-mêmes. Que les religions ou les systèmes
philosophiques s’efforcent de lui apporter une réponse, soit en le
combattant, soit en l’intégrant à leur propre système, qu’importe : nous
savons bien que la seule réponse valable est la nôtre, et qu’au sens pascalien
du terme, « nous sommes embarqués ».
La pérennité du mythe de don Juan a une autre raison, la plus étonnante
peut-être. L’homme au « mille et trois femmes » a comme jailli de la plume
d’écrivains qui l’ont modelé et remodelé. Mais, en règle générale, si les
mythes et les héros ont des modèles, ils n’ont pas de descendance. Après
Faust, personne n’a vécu comme Faust. On ne connaît pas de héros de
l’histoire d’Espagne ayant connu la même vie que don Quichotte. Aucun
Hamlet n’a jamais plus hanté les sombres terrasses d’Elseneur. Aucun
couple n’a jamais mis ses pas dans ceux de Tristan et Yseult.
Il en va de façon différente pour don Juan. Car un jeune seigneur
d’Espagne a dit : « Je serai don Juan. » Et il l’a été. Certes, un modèle peut
avoir des imitateurs, voire des disciples. Mais il existe toujours un décalage
entre les personnages. Tandis que le héros de théâtre est devenu un être de
chair et de sang.
Ainsi apparaît la différence entre la légende et le mythe. La légende est
une simple histoire, irriguée, enrichie d’époque en époque par
l’imagination. Le mythe, en revanche, par bien des côtés, naît de l’histoire
vivante. Un homme lui a donné naissance.
Etrange postérité que celle des deux don Juan – celui de Tirso de
Molina qui avait pris pour modèle le comte de Villamediana – et celui
qu’incarna don Miguel Mañara.
C’est en France que celui-ci devait connaître son véritable disciple. Il
s’appelle l’abbé de Rancé, un religieux qui, selon le mot de Chateaubriand,
« passa trente-sept ans dans le néant pour expier les trente-sept ans qu’il
avait passés dans le monde ».
Jean Le Bouthillier de Rancé est un filleul de Richelieu ; brillant, d’une
intelligence exceptionnelle, il excelle, très jeune, aussi bien dans les études
que dans les alcôves ; il n’a pas dix-sept ans qu’il devient l’amant de la
duchesse de Montbazon, jusqu’alors fort prisée par les militaires. La mort
subite de la duchesse plonge le jeune homme dans le désarroi. Des
aventures multipliées le laissent si las qu’à trente et un ans, il renonce au
monde, entre en 1663 à la Trappe dont il deviendra le réformateur. Quand il
mourra, en 1700, on s’apercevra qu’il couchait sur un lit de cendres.
C’est une autre postérité qu’aura le héros de Tirso de Molina. Avec don
Miguel Mañara, Dieu avait eu son saint. Restait au démon à s’emparer
d’une âme. Ce sera le Don Juan de Molière.
Don Juan ou le Festin de pierre n’est pas la meilleure pièce du premier
des auteurs dramatiques français. Mais c’est de loin la plus profonde, si
profonde qu’elle fait encore le désespoir, non seulement des comédiens et
des metteurs en scène, mais encore des exégètes.
Apparemment, il existe des ressemblances frappantes entre l’œuvre de
Molière et celle de Tirso de Molina : dans l’un et l’autre cas, le séducteur
est victime d’un naufrage, il séduit des paysannes, tente d’attirer dans ses
rets une jeune mariée, reçoit le châtiment suprême de la main du
commandeur.
Il est vrai que les sources ne manquaient pas. Quelques années avant la
première représentation de Don Juan, donnée le 15 février 1665, deux
comédiens avaient écrit chacun une pièce sur ce sujet. En 1658, Dorimon,
comédien de Mademoiselle et, l’année suivante, Villiers, comédien de
l’hôtel de Bourgogne, avaient adapté une pièce napolitaine : Il convitado di
pietra, d’Onofrio Giliberto de Solofra. Villiers avait fait imprimer la sienne
en 1660 et l’avait dédiée à Corneille. En outre, la comédie italienne, que
Molière connaissait fort bien, foisonnait de trompeurs.
Qu’importent après tout, les sources de l’auteur français ! Ce qui
compte, c’est ce que son génie a apporté au type éternel de don Juan.
Tout d’abord, a-t-il eu un modèle français ? On en a découvert au moins
un certain, Armand de Conti, gouverneur de Guyenne. Molière avait été son
condisciple au collège de Clermont ; il le retrouva lors d’une tournée
théâtrale en Languedoc. Il y menait une vie de parfait débauché : amant,
entre autres, de la femme d’un président de Cour de Bordeaux ; criblé de
dettes, ne croyant ni à Dieu ni au diable. Il est vrai que, sur le tard, il
reviendra à une pratique apparemment sincère de la religion.
A Paris, Molière n’avait qu’à ouvrir les yeux et à se souvenir des
conversations qu’il avait avec deux des plus remarqués libertins de
l’époque, Chapelle et Desbareaux, qui fréquentaient chez Ninon de Lenclos.
Au vrai, le libertinage était alors moins un goût prononcé pour la débauche
qu’une volonté de s’affranchir des dogmes, tant religieux que moraux. Mais
une confusion n’allait pas tarder à se produire : le libertinage – volonté de
libération intellectuelle, allait s’identifier à la corruption des mœurs et à
l’impiété poussée jusqu’à la provocation : c’est ainsi que la Palatine fera
brûler un fragment de la vraie croix et que Mme Deshoulières baptisera des
chiens.
Molière, lui, avait quelque affinité – mais qu’il devait manifester avec
prudence – avec les libres esprits ; il ne songeait donc pas à les mettre en
accusation. Mais, au travers de don Juan, il s’en prend à tous ces grands
seigneurs qui parent leurs pires débauches du masque de la liberté
intellectuelle. C’est notamment le cas de quelques fleurons du château de
Versailles, Bussy, qui enlève « l’une des plus fameuses dévotes du temps »,
Mme de Miramion ; ou encore l’étonnant Henri de Lorraine, qui organise
des orgies dans l’abbaye d’Avenay et y convie ses deux cousines, Anne et
Benedicte de Gonzague ; il épouse la première, la chasse, se remarie avec
Mlle de Pons, tout en multipliant les aventures passagères, passant des
duchesses aux prostituées.
On voit bien le dessein de Molière : montrer tous ces grands se vautrant
avec délice dans l’infamie. Au reste, ce n’est pas tellement la poursuite du
vice que reproche l’auteur de Don Juan à cette noblesse et à ces grands,
mais c’est leur totale absence de sensibilité morale, et qui se moquent de
corrompre, de semer le déshonneur et les larmes. Voilà pourquoi, en
définitive, l’égoïsme et la méchanceté constituent le fond du caractère de
don Juan.
Les flèches acérées de Molière visent également les faux dévots.
Le mythe de don Juan est né dans les pays latins. La raison en est
évidente : seuls les pays qui, par quelque côté, subirent la double influence
celtique et romaine, pouvaient en accepter le double héritage. En pays
roman, la virilité et tous les privilèges qui en principe s’y attachent y furent
toujours exaltés ; quant aux Celtes, ils avaient légué une sorte de postérité
mystique (« importée » d’ailleurs de la plus haute antiquité orientale) : en
particulier représentation quasi matérielle des divinités, susceptibles
d’intervenir à tout moment dans la vie des hommes, d’où le mythe de la
statue vengeresse.
Mais, de Tirso de Molina à Molière, cette image s’est singulièrement
épurée. Et, au terme, don Juan apparaît comme un champion de
l’individualisme contre les contraintes sociales.
Définition suffisante pour que, sous cet aspect aussi, il ait droit de cité
dans l’Angleterre moderne. Car ce pays s’est fait, quasiment depuis son
existence en tant que nation, le champion de la liberté individuelle. Et ce
n’est pas par hasard qu’un philosophe et biologiste anglais parlera le
premier de la « lutte pour la vie », qui n’est pas autre chose que
l’affirmation de la primauté de l’individu sur la société.
Cette société, au demeurant, était fort corrompue : les orgies, les
scandales constituaient la trame ordinaire de la vie des nobles. Jamais la
cour n’aura la tenue de Versailles, où l’on veillait tout de même à un
minimum de convenances, tout au moins dans la vie officielle.
Mais Londres n’est pas Versailles. Le moindre gentilhomme est au
mieux simplement paillard, au pire un peu assassin. Il est vrai qu’il a eu un
bon maître, le philosophe Hobbes, auteur du Leviathan, qui fait de la seule
sensation le fondement de toute connaissance et qui base le principe de
l’action sur l’égoïsme. Il suffit de parcourir le Journal de Samuel Pepys
pour connaître ce qu’est la vie des gentilshommes à cette époque :
« Hommes et femmes dansent à l’état de nature et se livrent à tous les
débordements imaginables » ; on s’enivre, on joue et quand on n’a plus
d’argent, on détrousse les passants, à l’exemple du chevalier Thomas
Thynne. Les maris encombrants disparaissent dans les brouillards
nocturnes. Rochester, familier du trône, n’hésite pas à se déguiser en
mendiant pour explorer les bas-fonds de Londres ; il ne craint pas
d’affirmer que « la morale évangélique est en opposition, en ce qui touche
les rapports des deux sexes, avec la nature, et inconciliable avec les lois
imprescriptibles de l’humanité ».
Dans un tel contexte, un personnage comme don Juan ne pouvait que
faire fortune. Sans pour autant trouver, pendant des décades, l’auteur de
génie capable d’en raconter, sous une forme nouvelle, les aventures. C’est à
peine si, en 1676, on a remarqué la pièce de Thomas Shadwell, Le Libertin2.
Le héros, pourtant, don John, ne cesse de proclamer son allégeance envers
les seules lois de la nature, que la vie sociale est un carcan, et va affirmant
que l’intelligence n’est que la fille des sens. La seule chose à retenir de Le
Libertin, c’est l’humour qui saupoudre la pièce. Don John explique par
exemple que s’il a défloré une jeune mariée, c’était pour éviter qu’elle-
même et son mari soient gênés par leur virginité. L’une de ses conquêtes se
suicide-t-elle sous ses yeux ? Il soupire : « Voyez ma chance ! si je n’avais
épousé qu’elle, je serais veuf ! »
Edmond BERGHEAUD
1- Après Tirso de Molina : Antonio de Zamora (1714) : No hay deuda que no se pague y el convidado de pietra ; Ramon de Mesoneros Ramos (1803-1882) : No hay plaza
que no se cumpla ni deuda que no se pague y el convidado de pietra ; et surtout José Zorrilla (1817-1893) : Don Juan Tenorio, joué depuis dans toutes les villes et les villages
espagnols.
2- The libertine.
Les Chemises rouges
de Garibaldi
Renverser les Bourbons de Naples : l’idée n’est pas nouvelle. En 1844,
puis en 1857, deux patriotes en exil ont essayé de débarquer à Salerne et sur
les côtes de Calabre pour fomenter un soulèvement populaire et libérer le
royaume des Deux-Siciles de la dictature d’une famille étrangère. L’histoire
aurait pu oublier les noms des auteurs de ces deux entreprises qui ont été
deux échecs – Bandiera et Pisacane. Cette fois, c’est Garibaldi qui est à la
tête de l’expédition de Sicile. Nous sommes en 1860 et la grande vague
d’unification qui secoue la péninsule italienne déferle déjà depuis plusieurs
décennies sur les Etats du Pape, sur les duchés du centre et sur les grandes
régions du nord, placées sous l’autorité du roi du Piémont. Mais jusque-là,
le sud est resté isolé, livré au seul bon vouloir de souverains conservateurs –
le roi « Bomba », Ferdinand II, le plus autoritaire, son fils François, si
dénué de personnalité qu’il se maintient grâce à la seule tradition et à la
force de sa police. Le sud est resté à l’écart du mouvement pour l’unité de
la péninsule, morcelée depuis des siècles en autant d’Etats que d’ambitions.
L’expédition que préparent, à Gênes, exilés siciliens et révolutionnaires
de toutes les régions de la péninsule va frapper les trois coups du dernier
acte de la pièce Italie. Victor-Emmanuel de Piémont et son ministre Cavour,
du fait d’une situation internationale complexe, ne s’engagent pas dans
l’entreprise : le roi aimerait la cautionner, mais son ministre l’incite à la
prudence. Au moins, à Turin, ferme-t-on les yeux sur ce qui se passe depuis
plusieurs semaines dans les milieux que l’on dit alors « de gauche » ; les
volontaires pour la Sicile affluent, à l’appel des patriotes exilés sur le
continent, du théoricien Mazzini, et du héros national qu’est Giuseppe
Garibaldi.
A cinquante-trois ans, le général des « Chemises rouges » traverse une
période difficile. Déçu par la vie, désabusé, se défiant des « politiques », il
reprend pourtant du service. Tant d’aventures ont émaillé son existence
qu’il ne peut soupçonner combien ce départ des « mille » vers les côtes de
Sicile est différent de tout ce qu’il a tenté jusque-là. Car cette fois-ci, enfin,
la réussite est au bout du chemin qu’emprunte ce révolutionnaire-né.
En 1833, alors que dans toute l’Europe on conspire contre l’ordre établi,
le Clorinda, capitaine Clari, second Garibaldi, embarque à Marseille un
personnage hors du commun, au contact duquel le Niçois va apprendre ce
que sont la politique et l’idéologie. Ce passager est Emile Barrault, venu de
Paris avec douze compagnons, et se dirigeant vers les terres de l’Orient,
qu’il espère plus hospitalières et propices au développement de ses théories.
L’historien Louis Blanc a situé Barrault à son départ pour l’exil : il est un de
ces hommes « secoués par d’audacieuses tentatives de réforme, ouverts aux
conquêtes de l’intelligence, cherchant à répandre leur doctrine nouvelle ».
Barrault est un saint-simonien, l’un de ces pionniers de régimes nouveaux
qui ont été contraints de choisir entre le silence en France et leurs idées à
l’étranger. Certains restent à Paris, d’autres recherchent des terres libres, où
l’on pourra instaurer la religion nouvelle : remplacer le gouvernement des
hommes par celui des choses, instaurer un « nouveau christianisme », sans
miracle et sans croyance au catholicisme, mais fondé sur la morale et la
discipline des énergies sociales. Etrange Eglise aboutissant à un romantisme
généreux et vague, composée de banquiers, de socialistes, d’industriels et
d’ouvriers, dont le messie est Claude-Henri de Saint-Simon, mort en 1825,
et le pape du mouvement, un économiste de trente ans, dit le père Enfantin,
de son nom de famille.
Pendant les quelques semaines que dure la traversée, Garibaldi voit se
développer dans son cœur les idées de dévouement pour les faibles et de
haine de l’absolutisme, qui se compléteront bientôt par l’idéal nationaliste
et l’impératif d’affranchissement de son pays. Giuseppe Garibaldi ne
comprend certes pas tout des longs monologues de Barrault. Il en retient un
souffle lyrique que l’on retrouvera dans tous ses écrits, et la définition du
héros qu’il sera : « celui qui, en devenant un individu cosmopolite, adopte
pour patrie l’humanité et offre son épée et son sang à tout peuple qui lutte
contre la tyrannie ».
Au bout du voyage, à Taganrog, sur la mer d’Azov, on parle de l’Italie
dans une taverne où dîne le second du Clorinda. Car, jusqu’en Crimée, les
compatriotes de Garibaldi ont des accents passionnés pour décrire l’avenir.
Le Niçois se joint à eux et, à l’écoute de Giovan Battista Cuneo, l’un des
premiers membres de la « Giovine Italia », il entend pour la première fois le
nom de Mazzini, la devise « Dieu et le Peuple », et découvre la possibilité
d’un avenir démocratique pour son pays. Garibaldi n’aura, dès lors, de
cesse de rencontrer l’initiateur du mouvement de libération. C’est à
Marseille qu’il fait la connaissance de Mazzini.
Le fondateur de la « Giovine Italia » s’est installé dans le grand port
phocéen pour échapper à la police piémontaise. Ses écrits contre l’Eglise et
la Maison de Savoie lui ont valu quelques mois de geôle. Puis il a fui ; bien
que séparé de son pays par la frontière, son obsession reste d’aider l’Italie à
acquérir l’indépendance. La jeunesse croit en sa foi désintéressée, en sa
grandeur d’âme, que Mazzini synthétise dans un manifeste, « Foi et
Avenir », qu’il va publier en français, et dans son « Protocole de la jeune
Italie ». Nietzsche dira de lui « qu’il est le seul homme à qui les trois
qualificatifs de “grand homme”, de “noble caractère”, et de “bon” aient été
décernés, même par ses ennemis ».
Pour Garibaldi, la guerre est terminée alors que, sur le lac d’Iseo, il se
prépare à rejoindre le gros des forces fonçant sur Venise. Un moment
désemparé, le Niçois se rend auprès du roi qui le convainc de la nécessité
d’une pause. Giuseppe retourne auprès de ses hommes qu’il démobilise
tristement, avec pour toute consolation une faible indemnité qui sera vite
bue en vin du Garde, et le droit de conserver leur tenue. Quant aux
Vénitiens qui font partie des Cacciatori, comment rentreraient-ils chez eux,
puisque Venise est toujours à l’Autriche ? S’ils le veulent, il y a place pour
eux dans l’armée régulière.
Garibladi, décidément très raisonnable et, pour l’occasion, moins
révolté que Camille Cavour, souligne dans son discours d’adieu à ses
troupes les mérites des souverains alliés : « Rentrés dans vos foyers, quand
les vôtres vous serreront dans leurs bras, l’oubliez pas la gratitude que nous
devons à Napoléon et à l’héroïque nation française ! C’est avec douleur que
je quitte l’armée valeureuse commandée par Victor-Emmanuel. Mais,
partout où je me trouverai, Sa Majesté peut être certaine que se trouvera un
soldat de la cause italienne, dont Elle est le noble chef… »
La lutte est loin d’être finie. Au mois de mai, les vieux Etats d’Italie
centrale s’étaient révoltés contre les monarchies que le traité de Villafranca
prétend remettre au pouvoir. Des commissaires du royaume du Piémont
avaient installé des gouvernements provisoires. Obéissant au roi, ils cessent
d’exister. Mais des patriotes locaux prennent la succession de ces
commissaires, ou retiennent certains d’entre eux : en Toscane, Ricasoli
succède à Boncompagni ; en Romagne, Cipriani prend la suite de
d’Azeglio ; dans le duché de Modène, Farini, envoyé de Victor-Emmanuel,
est confirmé par la population dans ses fonctions de « dictateur » ; Parme et
Plaisance, après deux mois de gouvernement provisoire, s’unissent à
Modène.
Pour ces villes, pour les hommes qui les gouvernent, la tâche est des
plus difficiles : ils doivent empêcher le retour des anciens maîtres en se
gardant de mécontenter les grandes puissances garantes du traité. Parmi
elles, la France, dont les rêves de domination sur le centre de la péninsule
ont eu un début de consécration au mois de mai : Jérôme-Napoléon a
débarqué en Toscane à la tête d’un corps expéditionnaire. Disposant
d’armées disparates et inexpérimentées, les gouvernements des Etats du
centre ne peuvent se sauver qu’en s’unissant. Ils forment une ligue de
défense qui devient le bastion des républicains italiens. Mazzini noue
contact une fois de plus avec Garibaldi, qu’il incite à entrer en guerre du
bon côté, contre les Etats du pape. La ligue appelle le Niçois au
commandement de ses troupes, fortes de quarante-cinq mille hommes.
Avant d’accepter, le général demande l’avis du roi du Piémont, en qui il
voit décidément un conseiller fidèle. Victor-Emmanuel ne s’oppose pas au
projet, mais recommande la prudence : le Piémont doit respecter les accords
conclus au mois de juin, qui doivent d’ailleurs être confirmés par les
délibérations d’un congrès prévu pour le mois de novembre à Zurich.
Garibaldi considère que l’appui moral du souverain qu’il estime est
suffisant : le voici à nouveau sur le pied de guerre, à l’automne de 1859.
Mais comme ce fut souvent le cas jusque-là, l’avis du roi est une chose,
celui de ses ministres peut en être une autre. La Marmora et Rattazzi, qui
gouvernent à Turin depuis la retraite de Cavour, s’arrangent pour que
Garibaldi soit contenu dans ses impulsions : ils obtiennent de la Ligue que
le Niçois soit coiffé par un « sage », Mandredo Fanti, commandant
supérieur des armées de la Ligue, dont le but principal sera d’empêcher la
guerre contre les Etats du pape. Aux yeux de Turin, attaquer Pie IX
entraînerait une nouvelle guerre, mais avec cette fois une autre distribution
des forces : les Français seraient contre le Piémont.
Dans l’immédiat, Garibaldi se soucie peu de Fanti. De ville en ville, de
Toscane en Romagne, la foule n’a qu’un héros, et c’est lui. Chaque voyage,
chaque traversée de village est un plébiscite populaire pour le guerrier des
deux mondes. A Florence, il parle comme autrefois les Médicis, du balcon
du Palazzo Vecchio. A Ravenne, on prie avec lui sur la tombe d’Anita.
Partout, les anciens Cacciatori du Piémont regagnent les petites armées des
Etats du centre. L’action n’est pourtant pas pour tout de suite, la diplomatie
prévaut encore. A la longue, le Niçois va se fatiguer d’attendre la troisième
guerre d’indépendance. Il pense à d’autres plaisirs ; et le voici qui se marie,
le 24 janvier 1860, sur les rives du lac de Côme.
Avec pour tout bagage une caisse de morue séchée, quelques sacs de
semences, du sucre et du café – dont il ne peut se passer – et l’équivalent
d’un mois de solde, le conquérant retrouve l’île qui, au temps des Romains,
servait à la déportation. Son départ s’est fait sans apparat, mais les hommes
de cœur le regrettent ; M. Elliott, ministre d’Angleterre à Naples,
commente, dans une lettre à lord John Russell, ministre des Affaires
étrangères de Grande-Bretagne :
« On ne peut pardonner aux ministres et au gouvernement un certain
manque de générosité envers cet homme qui, après avoir fait don de deux
royaumes à son souverain, a eu, c’est certain, les derniers jours de son
séjour à Naples attristés par l’ingratitude et l’oubli. »
La conquête du royaume des Deux-Siciles se poursuit donc sans
Garibaldi. Elle est en fait presque totale ; il ne reste qu’à régler la question
du roi. Quarante mille hommes sont censés le défendre, à Gaète, tandis que
l’escadre française de l’amiral Le Barbier de Tinan attend au large pour
sauver François II d’une ultime humiliation et lui offrir refuge s’il le désire.
Après un long siège et un dur bombardement de trois semaines, Gaète
capitule. Le roi s’embarque à bord de l’aviso La Mouette, en route vers des
cieux plus paisibles. Un vote unanime du Parlement proclame Victor-
Emmanuel roi d’Italie. Mais une Italie qui est toujours amputée de Venise et
de Rome.
Garibaldi ne cesse d’y penser. Aux visiteurs et aux fidèles qui lui
rendent visite à Caprera, il répète : « Au printemps… Au printemps », le
temps de l’action reviendra. Dix millions d’Italiens sont libres grâce à lui,
deux villes seront vite conquises… Mais ce sera dans la légalité, et la
légalité, pour Garibaldi, c’est toujours la royauté. Victor-Emmanuel trouve
grâce à ses yeux et il l’écrit à Mazzini, de son ermitage : « Il – le roi – a
reçu la fatale éducation des princes et n’a pas connu comme nous la rude
école du monde. Mais il est bon. Il y a en lui le levier, le pivot que cherchait
l’Italie de Machiavel et de Dante. Il nous faut lui inspirer une confiance
illimitée, c’est, je crois, le seul moyen de le détacher des mauvaises herbes
qui l’entourent, et qui ne se maintiennent que par la méfiance qu’elles
savent lui inspirer à notre égard ! »
La pire de ces mauvaises herbes, c’est le comte de Cavour ! Et
Garibaldi, après un temps de réflexion, vient le lui dire à Turin. La capitale
du Piémont est, depuis la proclamation du royaume d’Italie, le 14 janvier
1861, la capitale de la nouvelle Italie. Le Parlement élu au printemps s’y
réunit pour la première fois et Garibaldi est, en son sein, le député de
Naples. Il fait irruption à l’Assemblée – c’est devenu une habitude – pour
mettre Cavour en accusation : pourquoi le ministre a-t-il, l’année
précédente, fait descendre les troupes piémontaises à marches forcées vers
Naples, alors que les Chemises rouges y avaient la situation bien en main ?
Parce que Cavour voulait provoquer une guerre fratricide entre Piémontais
et Garibaldiens, pour des raisons de politique personnelle ! Tohu-bohu,
scandale, insultes. Le vieux lion se déclare « pleinement insatisfait » des
explications que donne Cavour, et l’on se demande si cette agression ne va
pas se terminer par un duel quand Bixio, lui aussi député, parvient à calmer
les passions en montant à la tribune pour faire appel « à l’Italie et à la
concorde ».
Il n’y aura pas de réconciliation, même après l’intervention du roi, et
Garibaldi retournera à Caprera après quelques jours de mandat, sans
s’occuper des problèmes que pose l’unification – monnaies, douanes,
alphabétisation, poids et mesures, chemins de fer à standardiser. Quand, un
mois plus tard, Cavour succombera à une attaque de thrombose, Garibaldi,
qui a la rancœur aussi tenace que la fidélité et l’amitié, n’enverra pas même
un télégramme de condoléances.
De sa Maison Blanche, le condottiere répond négativement au président
des Etats-Unis, Abraham Lincoln, qui lui propose le commandement d’une
des armées du nord dans la guerre contre le sud. Son obsession, c’est encore
Rome où Pie IX a passé le cap de quinze années de pontificat, et Venise, la
très ancienne République opprimée par l’Autriche. De longs mois d’attente
et de préparation sont nécessaires pour que le pays, plongé dans l’évolution
de l’industrie et des moyens de transport, rebâti aux dimensions de la
péninsule presque entière, reprenne conscience de ces deux problèmes. Les
républicains n’ont pas cessé d’y penser, de former des groupes d’action, de
travailler les milieux gouvernementaux. L’attente est donc émaillée
d’épisodes révolutionnaires – manifestations, cérémonies, plébiscites
populaires – ou d’incidents qui, en définitive, réveillent la conscience
nationale. Quand, en mai 1862, la police piémontaise tire sur des
révolutionnaires qui réclament à Bergame la libération de patriotes arrêtés
pour menées subversives, l’Italie réagit, tout entière. Et l’on répond de
toutes parts à une nouvelle levée de volontaires, le porte-drapeau restant le
même : Garibaldi.
Jean LANZI
Mais qui sont les « cipayes » ? Il faut pour répondre à cette question
décrire rapidement ce qu’était l’armée des Indes en ce milieu du
XIXe siècle, à l’époque où la reine Victoria régnait sur l’Angleterre. En fait,
il y avait aux Indes deux armées distinctes : celle de la Compagnie des
Indes qui avait, depuis toujours, eu le privilège de lever ses propres troupes
et celle de Sa Majesté la reine. Les unités qui appartenaient à cette dernière
étaient – il faut le préciser – à la charge de la puissante compagnie des Indes
– East India Company – qui en assurait l’entretien.
En 1857, les effectifs de l’armée « régulière » britannique stationnés
aux Indes avaient considérablement décru, en raison surtout de la guerre de
Crimée : il ne restait plus que quatre régiments de cavalerie et vingt-deux
bataillons d’infanterie, à l’exclusion de toute unité du génie ou d’artillerie.
Ce « désengagement » britannique s’était effectué simultanément à un
sensible affaiblissement de l’autre armée – la plus importante – celle de la
Compagnie. La discipline s’était relâchée et les rapports de confiance ou
d’autorité entre les soldats indigènes et leur encadrement britannique
n’étaient plus aussi étroits et satisfaisants qu’au début du siècle. Les
officiers anglais vivaient plus à l’écart de leurs hommes qu’avant : ils
s’étaient embourgeoisés, fonctionnarisés en quelque sorte et, dans bien des
cas, la présence de leurs familles et, en particulier, de leurs épouses, avait
contribué à modifier la physionomie des rapports entre les chefs et leurs
troupes.
Il y avait aussi le problème de l’avancement : les éléments indigènes se
voyaient barrés à tout accès aux grades supérieurs à ceux de sous-officiers.
Dans les premiers temps de la création de cette armée « privée » de la
Compagnie des Indes, cela ne posait pas de problème : les soldats indigènes
étaient principalement recrutés dans les castes les plus basses de l’Inde ou
parmi les mercenaires d’origine afghane ou turque. Mais en vue de donner
« une base nationale » à l’armée des Indes, le recrutement avait, de plus en
plus, fait appel à des membres de la caste des brahmanes et à d’autres castes
élevées : hommes plus difficiles à manier car plus susceptibles ou plus
ambitieux. Une mesure les avait déjà heurtés : en septembre 1856, il avait
été décrété que désormais les « cipayes » – dont le mot a le même sens que
celui de spahi – pourraient désormais être employés ailleurs qu’aux Indes.
Or, le fait de franchir un océan privait un brahmane de sa caste, et cette
crainte avait provoqué une sourde inquiétude parmi les cipayes.
Dans cette culture hautement hiérarchisée et cloisonnée qu’est
l’hindouisme, perdre sa caste est une tragédie à la fois sociale, religieuse et
métaphysique. L’appartenance à une caste dépasse en effet la durée
éphémère de la vie d’un homme ; elle marque comme le jalonnement, la
progression ou la régression d’une âme dans la froide perspective de
l’éternité. Priver un homme de sa caste, c’est dégrader son âme et
compromettre, en quelque sorte, « l’avancement » de celle-ci.
En 1807, les cipayes s’étaient révoltés à Vellore parce que les Anglais
voulaient leur imposer un nouveau type de turban et leur interdire les
marques distinctives des castes hindoues.
Bien avant que n’éclate l’insurrection de mai 1857, les Hindous avaient
acquis le sentiment – vrai ou faux – que les Britanniques projetaient de
briser l’ordre social et religieux de l’Inde et de christianiser la population :
l’attitude, souvent dépourvue de tact, des missionnaires ne contribuait pas à
leur enlever cette idée.
Dans cette Inde angoissée, confrontée de plus en plus avec le heurt de
deux civilisations, pendant le règne de lord Dalhousie, gouverneur général
de l’Inde jusqu’en 1856 – date à laquelle il avait été remplacé par lord
Canning – il existait d’autres sujets d’inquiétude. Ceux-ci touchaient moins
aux croyances qu’aux intérêts matériels et, en particulier, à ceux des
familles régnantes. En moins de dix ans, lord Dalhousie avait, par des
subterfuges divers et notamment en s’assurant des territoires dont le
seigneur, en mourant, ne laissait pas d’héritier direct, annexé plus de six
cent cinquante mille kilomètres carrés, soit une superficie supérieure à celle
de la France.
Et cette politique, dans laquelle certains ont voulu voir un effort de
remembrement et de modernisation agraire et d’autres une spoliation pure
et simple, avait provoqué chez les féodaux, petits ou grands, une vague de
mécontentement dont – ce n’était pas un hasard – les échos se retrouvaient
dans la presse locale, tel cet Hindu Patriot, qui rappelant, à cette occasion,
que le gouverneur général de l’Inde était un employé de la Compagnie,
écrivait sur un ton vengeur : « Un gouverneur général hindou est chargé
d’anéantir les dynasties par un trait de plume. »
Tels étaient les ferments profonds qui agitaient cet énorme continent
indien où quarante mille soldats d’origine britannique et leurs familles se
trouvaient noyés dans la masse de plus de trois cent mille soldats indiens,
suivant une proportion de huit contre un.
Il ne manquait plus, pour que l’explosion se produise, qu’une étincelle :
celle-ci vint avec la fameuse affaire des cartouches. C’est elle qui avait déjà
provoqué les mutineries, rapidement réprimées, de 1856, mais l’agitation
n’avait cessé depuis.
Les Anglais avaient décidé de rééquiper les unités indigènes avec un
nouveau fusil, le fusil Enfield, qui remplaçait un mousquet – le Brown Bess
– démodé et lourd, dont les cipayes étaient jusqu’ici munis. Mais le
nouveau fusil, dont plusieurs unités cipayes rassemblées au camp
d’entraînement de Dum Dum, aux environs de Calcutta, apprenaient le
maniement, avait cette particularité, entre autres, d’utiliser une cartouche
graissée qu’il fallait déchirer avec les dents pour en verser le contenu dans
le canon.
Or, le bruit s’était répandu chez les cipayes que la graisse utilisée pour
confectionner les cartouches était un mélange de graisse de bœuf et de
graisse de porc ! C’était une affirmation explosive : le bœuf étant un animal
sacré pour les Hindous et le porc – ou tout au moins la viande et la graisse
de porc – un animal odieux aux musulmans…
On n’a jamais su, au juste, qui avait eu l’idée géniale de répandre ce
« bobard » parmi les cipayes, mais on peut affirmer qu’il s’agit d’une des
plus grandes réussites parmi les « armes psychologiques » à une époque où
l’on n’en connaissait même pas le terme. C’était le moyen le plus simple et
le plus efficace pour faire voler en éclats l’armée des Indes et soulever toute
une population contre les Anglais.
Quatre ans auparavant, un général anglais, le général Tucker, chef
d’état-major de l’armée des Indes, avait pressenti le danger et avait souligné
l’inconvénient qu’il y aurait à utiliser des graisses animales pour
confectionner des cartouches. Lord Canning aussi s’en était ému, mais le
général Anson avait fait preuve d’une attitude intransigeante en déclarant à
qui voulait l’entendre qu’il ne se laisserait pas influencer par des « préjugés
stupides », suivant sa propre expression.
La rumeur qui courait les camps – Dum Dum d’abord puis Ambala et
Sialkot – était-elle seulement un « bobard », comme celui qui racontait que
les veuves britanniques de la guerre de Crimée allaient être mariées à des
princes hindous pour leur faire des enfants chrétiens ? Les analyses
effectuées sur ordre des autorités britanniques montrèrent que seule de la
graisse de mouton – animal qui offrait l’avantage de n’avoir rien
d’offensant pour les hindous et les musulmans – avait été utilisée pour
fabriquer les cartouches de fusil Enfield.
Mais selon certains témoins britanniques, il est probable que des lots de
cartouches avaient été fabriqués avec les graisses de bœuf et de porc.
Quoi qu’il en soit et en dépit des dénégations britanniques, les cipayes,
affolés, refusaient systématiquement de toucher de près ou de loin aux
cartouches.
Un incident était inévitable. Il intervint le 23 avril. Ce jour-là, le colonel
George Carmichael Smyth, qui commandait à Meerut, une importante
garnison située à quatre-vingts kilomètres au nord-est de Delhi, entre la
Jumna et le Gange, revenant de permission, apprit avec colère que son
régiment – le 3e régiment de cavalerie légère – refusait de manipuler les
cartouches « intouchables ». Il fit aussitôt rassembler ses hommes et les mit
en demeure de prendre les cartouches. Smyth parcourut lui-même les rangs
pour exhorter ses hommes. A sa grande confusion et pour sa plus grande
colère, quatre-vingt-cinq cipayes refusèrent de lui donner satisfaction.
Encore sous le coup de la fureur, il rédigea sur-le-champ un rapport à son
chef hiérarchique, le général Hewitt – un vieux général obèse qui avait fait
les guerres napoléoniennes – réclamant le jugement des rebelles par une
cour martiale.
Un processus irréversible était, dès lors, engagé et par la décision du
colonel Smyth, les Anglais étaient bel et bien tombés dans le piège que les
provocateurs leur avaient tendu à travers la terreur naïve et sacrée qu’ils
avaient fait naître chez les cipayes.
Un semblant de jugement, auquel durent participer quinze sous-officiers
indigènes, neuf hindous et six musulmans, eut lieu le 8 mai à Meerut. Les
accusés n’eurent même pas le droit à la parole. Tous étaient condamnés :
dix ans de prison et, ce qui était encore plus grave, privation de la pension à
laquelle ils avaient droit après de longues années de bons et loyaux services.
A la provocation, les autorités britanniques répondaient par une autre
provocation. Elles trouvèrent encore mieux : le général Hewitt qui,
pourtant, n’avait pas été enthousiasmé par cette idée de procès, voulut en
rajouter et, se sentant brusquement un goût pour la répression, le gros
homme impotent – il ne pouvait même pas monter à cheval tant il était
obèse – ordonna, ce qui n’était pas prévu par le règlement, que les
condamnés fussent enchaînés devant le front des troupes : humiliation
supplémentaire qui sera lourde de conséquences.
En effet, pendant toute cette « cérémonie » qui dura plusieurs heures,
les prisonniers livrés aux maréchaux-ferrants ne cessèrent d’appeler à l’aide
leurs camarades qui assistaient souvent en pleurant, au traitement
ignominieux infligé aux quatre-vingt-cinq récalcitrants.
Le lendemain était un dimanche. Profondément troublés par la scène de
la veille, les soldats indigènes en permission traînaient, désœuvrés, dans les
rues surchauffées de ce « bled » poussiéreux et triste qu’est Meerut, un
Lunéville indien des tropiques.
Les Anglais venaient de terminer leur sieste dans les bungalows. On
s’apprêtait pour l’office du soir à l’église Saint-John. Calme et triste
dimanche de Meerut : à la tombée de la nuit, une clique dirigée par un chef
d’orchestre allemand donnerait un concert dans le kiosque à musique qui
prétendait attribuer à Meerut un petit air de ville d’eaux.
C’est alors que l’émeute éclata. En plusieurs endroits à la fois, comme
un incendie qui aurait plusieurs foyers. Y avait-il eu préparation ? Déjà,
dans l’après-midi, on avait vu des groupes d’étrangers à la ville, venus sans
doute des villages voisins et qui paraissaient attendre un signal.
A la prison, vers laquelle s’était rué un groupe de plusieurs centaines
d’hommes, on libère les prisonniers de la veille et les autres aussi : plus de
cinq cents détenus de « droit commun » qui vont grossir les rangs des
cipayes révoltés.
Les assassinats, les pillages commencent. Les Britanniques sont
complètement pris par surprise. L’assoupissement de la vie de garnison
dans ce climat débilitant, une confiance exagérée dans la crainte qu’ils
inspirent aux indigènes, la dispersion des habitations, retardent leur réaction
alors que l’on tue et que l’on martyrise les leurs, par-ci, par-là.
Le sergent-major du 60e fusiliers, dont les hommes assistaient au
service religieux, renvoie ses soldats à la caserne pour se changer…
l’uniforme de coton blanc ne convenant pas, selon lui, aux combats de rue.
Le carnage est maintenant généralisé ; une partie de la ville brûle.
Officiers et leurs familles, surpris par les assassins, gisent dans leur sang.
Les femmes sont éventrées avec des raffinements de cruauté incroyables.
Pendant ce temps, les unités britanniques se mettent en kaki et le général
Hewitt, commandant la division de Meerut, se demande ce qu’il va faire.
L’inertie britannique paraît d’autant plus inexplicable que la garnison de
Meerut compte plus de deux mille Européens et que, seule à cette époque
de toutes les garnisons du Bengale, il y a parité entre les effectifs européens
et indigènes. De plus, les Britanniques disposent de vingt canons alors que
les cipayes n’ont pas d’artillerie.
Dans la nuit, maintenant, les cipayes étonnés eux-mêmes de leur audace
et du manque de réaction des Anglais, quittent la ville exsangue livrée aux
pillards venus des alentours comme des vautours. Ils s’attendent à ce que
Hewitt lâche ses troupes sur eux.
Mais, malgré les objurgations de ses officiers, le gros général préfère,
au lieu d’entamer une poursuite, regrouper ses troupes sur le champ de
courses où les trompettes aigrelettes de la cavalerie sonnent l’extinction des
feux.
Pendant ce temps, les cipayes courent vers Delhi où, comme des enfants
qui viennent de commettre un larcin, ils vont, obéissant à un réflexe
séculaire, se mettre sous la protection du vieil empereur mogol et des épais
remparts du Fort Rouge où, depuis des années, somnole le dernier héritier
des anciens maîtres de l’Inde. Il a quatre-vingts ans et, sans pouvoirs réels,
ce descendant du prestigieux Grand Mogol et de la famille de Tamerlan, vit
d’une pension de cent vingt mille livres que lui octroie le gouvernement
britannique. On l’appelle « Lumière du monde ».
Jamais l’expression « traînée de poudre » n’a mieux convenu qu’à cette
fuite éperdue des cipayes qui, sans être aucunement inquiétés par les
Britanniques mais croyant être poursuivis par l’enfer tout entier, vont
parcourir les quatre-vingts kilomètres séparant Meerut de Delhi où ils vont
propager la révolte à une vitesse-record. Partis de Meerut dans la nuit, les
voici, plus de deux mille, qui se présentent le 11 mai en fin de matinée aux
portes de Delhi.
A Delhi, où l’on se trouve dans l’ignorance complète de ce qui s’est
passé à Meerut, cette horde de cipayes qui passe la rivière sur l’unique pont
(une sorte de pont de bateaux fait avec des madriers) semble surgir d’un
cauchemar et surprend aussi bien le vieil empereur que les Anglais.
Ceux-ci, à l’exception du capitaine Douglas qui commande la garde
indigène que la Compagnie des Indes a mise à la disposition de l’empereur
et de quelques fonctionnaires qui sont dans le palais, se trouvent dans leurs
cantonnements situés à trois kilomètres de la résidence du souverain.
Or, c’est dans ce palais que les rebelles auxquels se sont joints les
gardes, font irruption, tuent Douglas et les Européens qu’ils rencontrent. Le
vieux souverain n’a plus d’autre ressource que de céder et d’accorder
solennellement son soutien à une révolte qui, sans doute, lui déplaît d’autant
moins que les cipayes le proclament roi.
Au moment où se déroulent ces événements, Hewitt maintient toujours
ses troupes à Meerut, l’arme au pied pour ainsi dire : pourquoi ? Seules
l’indolence et l’infirmité du vieux général donnent une réponse à cette
question bien que, plus tard, au cours de l’enquête sur cette période,
William Hewitt ait prétendu qu’il s’était conformé au règlement de l’armée
du Bengale qui interdit au responsable d’une garnison – la division de
Meerut – de compromettre sa sécurité en sortant de sa position. Mais qui,
après le départ des cipayes pour Delhi, menaçait la position du général
Hewitt ?
A Delhi, les scènes d’horreur recommencent, comme à Meerut. On
organise la chasse aux Anglais. Des familles entières sont exterminées.
Certaines sont amenées devant le roi – qui, aux révoltés lui demandant des
ordres, déclare : « Faites-en ce que vous voulez » –, et massacrées sous les
yeux du souverain. Plusieurs autres, heureusement, parviennent à rejoindre
la Flagstaff Tower, un édifice haut d’une cinquantaine de mètres, située sur
une colline rocheuse à trois kilomètres au nord de la ville. Là, les officiers
de la garnison et quelques cipayes demeurés fidèles organisent l’exode : un
long exode qui permettra à ces familles d’échapper au massacre.
Tout à coup, en direction de la rivière, retentit une forte explosion :
c’est la poudrière qui saute. Assailli de toutes parts par des centaines de
rebelles, un petit groupe d’officiers britanniques a préféré mettre le feu à la
poudrière qui explose comme un navire qui refuse de se rendre. Grâce à cet
acte de courage, les munitions et les pièces d’artillerie ne pourront pas
tomber aux mains des révoltés.
C’est l’heure à laquelle le télégraphiste de service à Delhi installé à mi-
chemin de la ville et de la Flagstaff Tower envoie un message – le dernier –
et le seul : il apprendra au monde la révolte des cipayes et vingt-quatre
heures plus tard, parviendra sur la table du général Anson, à Simla.
Cet ultime message, qui vaudra à son auteur, William Brendish, la
célébrité et une pension à vie de deux cent quarante livres par an, est ainsi
rédigé :
« Il nous faut quitter le bureau, tous les bungalows sont en feu,
incendiés par les cipayes de Meerut. Ils sont arrivés ce matin. Nous pensons
que M. Todd1 est mort. Il est parti ce matin et il n’est pas rentré. Nous
apprenons que neuf Européens ont été tués. Nous partons. Au revoir. »
De son véritable nom Dundoo Punt, celui qu’on appelle Nana Sahib est
le fils adoptif de Badjee Rao, du dernier « péchawah » des Mahrattes, c’est-
à-dire du dernier seigneur de cette population qui occupe l’Aoud et le
Rohilkhand. A la mort de Badjee Rao, les Britanniques appliquant la
politique définie par lord Dalhousie, ont « coupé les vivres » à Nana Sahib,
en lui déniant le droit à toucher la pension – on dirait aujourd’hui la « liste
civile » qui était allouée à son père adoptif. Nana Sahib essaya de plaider sa
cause auprès des Britanniques et il envoya à cet effet un personnage que
l’on verra souvent à ses côtés par la suite, Azim-Oolah-Khan, de religion
musulmane alors que le Nana, comme on le désigne le plus souvent, est un
brahmane.
Cet agent, mi-avocat, mi-chargé de relations publiques, restera quelque
temps en Angleterre où sa prestance et son bagout lui vaudront de
nombreux succès féminins, mais sa mission se soldera par un échec, comme
d’ailleurs les tentatives du résident britannique à Bithour – la capitale de
Nana Sahib – qui s’efforcera, mais vainement, d’amener ses compatriotes,
du moins partiellement, à revenir sur une décision dont il mesurait les
dangers.
Extérieurement Nana Sahib, qui a été profondément blessé par l’attitude
des Anglais, garde une sérénité parfaite et même une apparente nonchalance
qui trompe son entourage et rassure les Anglais mais, dès cette époque
commence pour lui une activité fébrile qui va le mener, sous le prétexte de
voyages, à prendre contact avec de nombreux féodaux, tissant ainsi des
contacts à la barbe des Anglais qui ne semblent pas s’être étonnés que le
seigneur de Bithour voyageât ainsi, alors que le fait était inhabituel pour un
homme de son rang à cette époque en Inde. C’est ainsi que Nana Sahib se
rendit à Delhi, à Lucknow, et qu’il rencontre un accueil favorable auprès de
nombreux féodaux qui, toujours à la suite de l’application de la « doctrine
Dalhousie », se trouvaient dans le même état d’esprit, fait de frustration et
de révolte. Ce pèlerinage de Nana Sahib, encore qu’il soit difficile d’en
suivre toutes les péripéties, fut dans son ensemble fructueux et il rallia à sa
cause – qui était commune aux autres – de nombreux princes et chefs de
différentes races et dynasties.
Les mieux disposés furent, comme il se devait, les Mahrattes dont deux
autres dynasties : celle du rajah de Sattarah et celle du rajah de Boonsla,
avaient les mêmes problèmes que lui. Eux aussi avaient essayé de plaider
leur cause en Angleterre et avaient échoué, et eux aussi avaient commencé à
faire de l’agitation. L’annexion du royaume de l’Aoud décida les uns et les
autres à rallier Nana Sahib qui devint ainsi, avant d’être le symbole de la
révolte, le chef du complot. Un chef que les Britanniques ne soupçonnaient
même pas et qui va leur faire payer cher leur insouciance et leur iniquité.
La confiance des Anglais en Nana Sahib est telle que, lorsque la
situation se tend à Cawnpore, ils lui demandent de fournir éventuellement
son appui : le receveur britannique des finances à Cawnpore met sa maison
à sa disposition et on prie le Nana d’installer des hommes à lui pour assurer
la garde de l’arsenal où sont enfermées les cent soixante-dix mille livres
sterling du Trésor…
Le 4 juin, la mutinerie éclate à son tour à Cawnpore. Premier geste de
Nana Sahib : il s’empare de l’argent dont les Anglais, bien imprudemment,
lui avaient confié la garde.
Et comme les mutins veulent se diriger vers Delhi, Nana Sahib les
rameute, en prend la tête et les lance, le 6, dans la ville. L’heure des pillages
et des incendies a sonné. Nana Sahib a levé le masque : Cawnpore va être
sa vengeance.
« Tuez tous les Anglais et je vous donnerai à chacun un bracelet en or et
tout le butin. » Telle est la promesse que Nana Sahib aurait faite aux cipayes
de Cawnpore.
Claude COUBAND
1- Cet autre employé de la Compagnie des câbles était parti à 8 heures du matin pour localiser une coupure – et pour cause – qui depuis la veille, 16 heures, était intervenue
sur la ligne Delhi-Meerut. Ces sortes de coupures étaient d’ailleurs fréquentes sur les 6 000 kilomètres de fils télégraphiques déjà installés à cette époque aux Indes.
3- On s’apercevra quelques années plus tard que le « fort Wheeler » comportait des sous-sols où ces mêmes civils auraient pu trouver un refuge plus confortable. Mais à
l’époque du drame, on en ignorait, semble-t-il, l’existence.
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