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Les grandes énigmes

 du temps jadis

 **

Présenté par

Bernard Michal

Le secret de Law

 Les barricades de la Commune

 Les suicidés de Mayerling

 Nicolas Flamel

 Savonarole, le saint maudit de Florence

 L’affaire des poisons


 Les coulisses de la conquête d’Alger

 Les 90 minutes tragiques de l’Alamo

 Stanley et Livingstone – L’improbable


rendez-vous

 Le coup d’Etat de Brumaire

 La prise du pouvoir par Napoléon le Petit

 Le drame du Bounty

 Le chevalier d’Eon : elle ou lui ?

 L’ascension du général Boulanger

 Qui était don Juan ?

 Les Chemises rouges de Garibaldi

 La révolte des Cipayes

Avec la collaboration de

Francis Mercury
Claude Couband
Guy Claisse
Pierre Guillemot
Edouard Bobrowski
Michel Honorin
Christian Houillion
Edmond Bergheaud
Claude Guillaumin
Lucien Viéville
René Duval
Jean Lanzi
Introduction
En 1729, meurt à Venise un financier écossais. John Law meurt pauvre
alors qu’il fut en France, sous la Régence, l’homme le plus puissant du
royaume et notamment le maître du commerce extérieur en étant tout à la
fois ministre des Finances et banquier. C’est lui qui lancera la monnaie
papier en France. Son fameux système reposera sur le principe de l’entente
entre le gouvernement, la banque et les compagnies commerciales et
coloniales : la confiance étant la garantie essentielle de solidité du système.
Mais un jour, ce sera la panique et la banqueroute  : le système de Law
s’écroulera et le financier, en fuite, connaître l’exil. Chacun voudra alors
connaître le secret de cet aventurier de génie.
 
Pendant 72  jours, un gouvernement insurrectionnel règne sur Paris
hérissé de barricades. C’est l’épopée de la Commune du printemps de 1871,
qui se terminera tragiquement dans la répression, les procès et les
exécutions capitales. Comment le peuple de Paris en est-il venu à se
soulever contre le gouvernement légal alors que l’ennemi prussien, le
vainqueur de 70, est aux portes mêmes de la capitale  ? Tout commencera
dans la nuit du 17 au 18 mars, quand Thiers donnera à ses troupes l’ordre de
s’emparer des 227  canons de Montmartre et de Belleville achetés par
souscription par les Parisiens.
 
Un homme et une femme, tous deux jeunes, sont retrouvés morts, par
un glacial matin de janvier 1889, dans un pavillon de chasse, au milieu des
forêts autrichiennes. Ce suicide apparent est-il le point final d’une banale
histoire d’amour  ? Peut-être, mais tout se complique lorsque l’on sait que
l’homme qui gît là, mort, n’est autre que l’archiduc Rodolphe, héritier du
trône des Habsbourg. Sa compagne est la très jeune baronne Marie Vetsera.
Histoire d’amour  ? Probablement oui, mais aussi et surtout des intrigues
politiques qui s’entremêlent dans un monde en pleine évolution et à la veille
de grands bouleversements. Mayerling n’est pas uniquement une histoire
romantique destinée à faire rêver les midinettes : le roman du jeune prince
et de la bergère… C’est le début de la fin d’une puissante dynastie secouée
par les soubresauts d’un monde nouveau. Certains se demandent même si
Rodolphe et Marie se sont réellement suicidés à Mayerling ?
 
« Bien que tout ne soit pas permis, tout est possible. » Cette phrase du
philosophe et savant anglais Roger Bacon pourrait résumer l’énigme de
Nicolas Flamel. L’alchimiste du moyen âge a-t-il réellement réalisé le
Grand Œuvre ? A-t-il fabriqué de l’or grâce aux secrets du vieux manuscrit
d’Abraham Juif  ? Certains l’affirment en relevant la liste des richesses
fabuleuses de l’écrivain juré de l’université de Paris. Que le mystique
Nicolas Flamel ait été un alchimiste ne fait aucun doute. Mais qu’a-t-il
découvert ? Un métal nouveau qui ressemble à l’or sans en avoir toutes les
qualités  ? Peut-être. Mais aujourd’hui le manuscrit de Nicolas Flamel a
disparu. L’histoire de sa vie va nous plonger dans les arcanes du Moyen
Age où l’ésotérisme et le mysticisme se trouvaient étroitement mêlés à la
soif de la découverte.
 
L’Italie des Borgia et des Médicis va servir de décor à l’ascension et à la
chute de Savonarole, le moine maudit de Florence. Authentique envoyé de
Dieu ou aspirant dictateur sans scrupule, escroc génial ou véritable
précurseur de la Réforme, charlatan ou révolutionnaire de génie  : qui fut
Savonarole, l’ennemi des Borgia  ? Son ascension vertigineuse et sa
«  révolution culturelle  » bousculeront les traditions florentines. Ce qui est
certain, c’est que le frère Jérôme saura, dans ses prophéties, utiliser la
propagande, afin de prendre le pouvoir. Il terminera sur le bûcher après
avoir été supplicié.
 
La Montespan a-t-elle voulu empoisonner Louis  XIV  ? Le Roi-Soleil
brûlera lui-même tous les documents relatifs à l’affaire des Poisons.
Pourquoi  ? Craignait-il de mettre en cause son ancienne favorite qui lui
donna sept enfants  ? Un homme cependant conservera le double ou le
brouillon des principaux actes que le roi aura fait incinérer. Cet homme,
c’est le lieutenant de police La Reynie qui a mené toute l’enquête et
procédé aux interrogatoires des empoisonneuses. Avec l’affaire des Poisons,
nous découvrons, dans une odeur de soufre, un monde mystérieux où l’on
ne parle que de magie, de sorcières, de messes noires et d’assassinats en
série.
 
Sitôt que l’on parle de la conquête de l’Algérie par la France, en 1830,
chacun pense au fameux coup d’éventail, qui était en réalité un chasse-
mouches. Cet incident survenu en 1827, et qui opposa le dey Hussein à
Pierre Deval, consul général de France, deviendra historique. Mais
comment expliquer la colère intempestive du dey ? En fin de compte, une
simple affaire de « gros sous » est à l’origine de la crise. Deux négociants et
banquiers algériens Bacri et Busnach avaient, de 1793 à 1798, fourni des
approvisionnements au gouvernement français pour ses armées d’Italie et
d’Egypte. Ce sont les tribulations des créances Bacri – impayées et
contestées – qui seront la cause directe de la détérioration des relations
entre la France et la Régence et, dans un second temps, de la conquête
d’Alger, en juillet  1830. Cette expédition envenimera les rapports entre
Paris et Londres et l’on pourra entendre le ministre français de la Marine
lancer, dans un langage peu diplomatique, à l’ambassadeur de Sa Gracieuse
Majesté : « La France se fout de l’Angleterre… »
 
Les 90  minutes sanglantes de l’Alamo sont devenues pour les
Américains le symbole de l’héroïsme et du sacrifice  : «  Remember the
Alamo… » Dans un fort du Texas, 183 hommes vont résister à des troupes
mexicaines dix ou vingt fois plus importantes, avant de mourir tous. D’un
côté, le général de Santa-Anna, président de la République mexicaine,
entouré de forces considérables  ; de l’autre, une poignée d’Américains
encerclés dans un fort de fortune et commandés par le trappeur Davy
Crockett, James Bowie et William Travis. En cette nuit du 5 au
6  mars  1836, après treize jours de siège, ce sera la bataille inégale et
meurtrière, suivie du massacre des rares survivants américains. Mais en
dépit – ou plutôt à cause – de l’Alamo, le Texas deviendra indépendant puis
américain.
 
« Le docteur Livingstone je présume ? – Oui… Je suis heureux d’être
ici pour vous recevoir. » Ce dialogue presque mondain ne se déroule pas, en
ce 10 novembre 1871, dans un club privé londonien, mais en plein cœur de
l’Afrique. Le journaliste Stanley vient de retrouver l’explorateur
Livingstone, que l’on disait mort. Cet insolite rendez-vous africain
marquera le début de la vocation de Stanley. Pendant des années, il partira à
son tour à la découverte de ce vaste continent encore inexploré. Les
marches harassantes se succéderont, les drames aussi, dans la brousse
hostile. C’est Stanley, véritable bâtisseur d’empire, qui donnera finalement
le Congo au roi des Belges avant de mourir des suites d’une banale chute
sur un trottoir.
 
Les 18 et 19 brumaire An VIII, Bonaparte réussira, non sans mal, son
coup d’Etat. Il aura pour ce faire besoin du renfort des baïonnettes contre
les représentants du peuple. En fait, le véritable homme de Brumaire n’aura
pas été Napoléon Bonaparte mais son frère Lucien, beaucoup plus habile. A
la hargne du glorieux général, il ajoutera son savoir-faire et sa ruse politique
sans lesquels le coup d’Etat de Brumaire n’aurait peut-être pas réussi.
Bonaparte rêvait d’une approbation unanime des représentants du peuple,
mais il aura fallu le « Grenadiers, en avant ! Tambours, à la charge » et le
«  Foutez-moi tout ce monde-là dehors  » de Murat pour arriver à ses fins.
Les quelques boutons égratignés de son visage encore émacié auront, eux-
aussi, joué un rôle important dans le coup d’Etat. Néanmoins, Lucien
Bonaparte, alors âgé de vingt-quatre ans, pourra dire en ouvrant la dernière
séance des Cinq-Cents, qui marquera la suppression du Directoire et la
création du Consulat  : «  Si la liberté naquit dans le jeu de Paume à
Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud  ; les
constituants de 89 furent les pères de la Révolution mais les législateurs de
l’An VIII furent les pères et les pacificateurs de la Patrie. » La Révolution,
ce jour-là, aura peut-être été sauvée, mais la République disparaîtra.
Bonaparte sera bientôt Premier consul, puis empereur.
 
Le 2 décembre 1851, quand les Parisiens s’éveillent, ils apprennent par
voie d’affiche que l’Assemblée et le Conseil d’Etat sont dissous, que le
suffrage universel est rétabli et que l’état de siège est proclamé. Louis-
Napoléon Bonaparte, «  neveu  » de l’Empereur, vient, cinquante-deux ans
après son « oncle », de réussir son coup d’Etat, préparé de longue date. De
sanglants massacres suivront pourtant et Morny, son demi-frère, la cheville
ouvrière du complot, se contentera de dire : « Emeute vaincue et terrifiée ! »
Le Prince président pourra se faire plébisciter sans aucune peine. La
République – dont il aurait dû être le protecteur – aura vécu. Moins d’un an
plus tard, celui qu’Adolphe Thiers traitait de «  crétin  » et se flattait de
manœuvrer, accédera au trône sous le nom de Napoléon III. Trente-six ans
après la fin du Premier Empire, celui que Victor Hugo appelait Napoléon le
Petit aura réalisé son rêve : succéder à son « oncle ».
 
La révolte du Bounty  : un simple fait divers dans les mers du Sud en
cette fin du XVIIIe siècle ? Peut-être. Mais la mutinerie, spontanée ou non,
contre un capitaine intolérant et autoritaire n’est que le premier des épisodes
de l’histoire du Bounty. Le fantastique exploit de quelques matelots
abandonnés à bord d’une chaloupe, avec leur commandant, au milieu de
l’océan, prend des dimensions inconnues. Bligh aurait-il pu éviter la
mutinerie du Bounty ? C’est probable. Cependant, à son actif, on peut dire
que Bligh était un marin exceptionnel et courageux. C’est lui qui sauvera du
naufrage et de la destruction la chaloupe perdue. Une vie heureuse à Tahiti,
puis un procès retentissant en Angleterre : tel sera l’épilogue pour la plupart
des mutins, tandis que Bligh terminera ses jours comme vice-amiral de la
Flotte bleue.
 
Les paris sont toujours ouverts  : Charles Geneviève d’Eon était-il un
homme ou une femme, un vaillant guerrier ou une habile courtisane, une
séduisante espionne ou un redoutable capitaine de dragons  ? On verra
successivement Eon sous l’uniforme ou revêtu de robes et de vaporeux
jupons. Le médecin qui examinera le corps du chevalier d’Eon sera
catégorique  : «  J’ai trouvé, dira-t-il, les organes mâles de la génération
parfaitement formés sous tous rapports. » Pourtant, le doute subsistera : on
aura vu pendant trop longtemps Eon sous l’apparence d’une femme. Les
psychiatres se sont longuement penchés sur le cas de ce personnage
ambigu ; tout comme, d’ailleurs, les spécialistes des services secrets : Eon
ayant appartenu au Secret du roi, parfois vêtu en femme, parfois vêtu en
homme.
 
L’ascension fulgurante du « brav’ général Boulanger » commence sous
le soleil d’un 14 juillet. En un seul défilé, sur son cheval noir, ce jeune et
nouveau ministre de la Guerre devient l’idole des foules, celui que l’on
attendait depuis la défaite de 70… L’ovation du 14  juillet accompagne
l’ambitieux général tout au long de sa carrière politique. Mais, arrivé près
du sommet, il ne sait pas saisir le pouvoir. Il se suicide en exil sur la tombe
de sa bien-aimée. Ce qui permet à son ancien protecteur Clemenceau de
dire, laconiquement  : «  Ci-gît le général Boulanger qui mourut comme il
vécut  : en sous-lieutenant.  » Un sous-lieutenant qui divisa pourtant la
France et faillit réussir sa révolution : le boulangisme. Comment expliquer
le phénomène Boulanger, simple soldat obscur devenu, en un jour, héros
populaire et de légende ?
 
Mensonge et ruse  : don Juan ne recule devant rien pour obtenir les
faveurs de celles qu’il convoite. Parfois «  l’homme aux mille et trois
femmes  » n’hésite pas à aller jusqu’au crime afin d’éliminer un gêneur.
Ayant ainsi pendant longtemps défié Dieu et les hommes, don Juan est
précipité dans les flammes éternelles… Héros de légende ou héros de
l’histoire, don Juan est-il simplement un mythe jailli de l’imagination
féconde d’un écrivain ou bien a-t-il réellement existé  ? Ce personnage
légendaire de tous les temps a-t-il eu pour modèle un jeune seigneur
espagnol ? Un fait réel semble être à l’origine de ses aventures multiples :
une nuit, selon la Chronique de Séville, un certain don Juan tua le
commandeur, après avoir enlevé sa fille… Le bruit courut ensuite que venu
insulter le commandeur sur son tombeau, don Juan fut entraîné dans l’enfer
par la statue de sa victime.
Tirso de Molina, le premier, composa, en 1625, une comédie sur le
thème de don Juan et, depuis, de nombreux écrivains ou poètes se sont
emparés du personnage afin de le rendre toujours présent.
Don Juan n’est-il finalement que l’homme à la recherche de l’Absolu et
incapable de trouver l’amour et non le personnage cynique en qui s’incarne
le génie du mal ?
Notre dossier «  Qui était don Juan  ?  » tente de répondre à toutes ces
questions.
 
Personnage de légende lui aussi, Garibaldi écrit, au siècle dernier,
l’histoire à la tête de ses glorieuses Chemises rouges. Aventurier de génie,
révolutionnaire né, patriote généreux, Garibaldi dit dans ses Mémoires, en
parlant de son existence sans repos : « Une vie orageuse faite de bien et de
mal, comme je crois celle de la plupart des gens. J’ai conscience d’avoir
toujours cherché le bien pour mes semblables comme pour moi. Et si,
quelquefois, j’ai fait le mal, je suis certain de l’avoir fait
involontairement… »
Son expédition des Mille en Sicile est l’un des épisodes les plus
étonnants de la vie mouvementée de cet homme politique italien,
enthousiaste et naïf tout à la fois.
 
Pourquoi, en 1857, les cipayes se sont-ils révoltés en Inde contre
l’autorité britannique  ? A l’origine apparemment, un simple incident  : la
rumeur que les cartouches utilisées par les soldats indiens étaient enduites
de graisse de vache ou de porc contrairement aux règles religieuses. Ce sera
pour les troupes de Nana-Sahib, le signal de sauvages massacres. La
rébellion sera écrasée et l’ordre rétabli deux ans après le début de la révolte.
La guerre des cipayes aura été meurtrière, mais le choléra et les insolations
auront fait beaucoup plus de victimes dans les rangs britanniques que les
combats.

Bernard MICHAL
Le secret de law
En cette aube du 21  mars 1729, Venise s’éveille au premier rayon du
soleil de printemps  : sur le grand canal, les gondoles, immobiles, étirent
leurs ombres courbes laquées d’or et de gris. Dans sa résidence près de
Saint-Marc, sur la place principale de la ville, s’éteint, emporté par une
pneumonie, « l’Excellentissime John Law »1.
C’est la fin d’une belle aventure, conduite avec distinction, où le jeu,
l’amour, la politique et le rêve ont, largement, chacun sa place.
Le XVIIIe siècle, prodigue en personnages originaux et attachants, aura
très vite trouvé le ton avec cet Ecossais, né à Edimbourg en 1671, banquier
à Paris en 1716, contrôleur général, puis «  surintendant des Finances du
royaume de France  » en janvier 1720, proscrit en décembre de la même
année et, depuis, contesté, apprécié, redouté, poursuivi par certains princes
d’Europe, sollicité par d’autres… Cet Ecossais qui pendant quatre ans a
tenu dans ses mains la fortune de la France meurt simplement, entre son fils
John et un confesseur jésuite, le père Origo, ne laissant pour tout héritage
que « quelques bibelots » : des tableaux dont un Véronèse et une bague de
diamant qu’un joaillier déclare « être d’une eau modeste ».
Ces bibelots, plus quelques milliers de livres gagnées au jeu, est-ce
vraiment tout ce qui lui reste ?
L’ambassadeur de France à Venise, le comte de Gergy, chargé par
Louis XV de rester en rapport avec Law, se pose la question.
Depuis l’arrivée de Law à Venise, l’ambassadeur ne l’avait pas quitté de
vue. Pour le surveiller plus commodément, il lui avait réservé le meilleur
accueil. Le premier jour, il l’avait entraîné au défilé nautique où les
gondoles de la «  République  » et celles des ambassadeurs rivalisaient de
magnificence. Il l’avait convié, un autre jour, à l’accompagner en l’église
Sainte-Justine, où le doge célébrait chaque année avec somptuosité
l’anniversaire de la bataille de Lépante, véritable fête nationale vénitienne.
Il l’avait invité au premier rang à la fête qu’il avait donnée, à l’occasion de
la naissance d’une princesse de France… On avait, ce jour-là, chanté le Te
Deum à la Madona dell’ Orto, tandis que le vin coulait à profusion aux
fontaines dressées devant l’église. Après un feu d’artifice dont la ville se
souvient encore, la sérénade avait été donnée par une immense boîte à
musique flottant au milieu de la lagune.
Law étant tombé malade, il lui avait fait de fréquentes visites. Il avait
insisté pour que l’Ecossais songe à son salut éternel et fini par le convaincre
d’accepter à ses côtés un jésuite – précisément le père Origo, que nous
avons vu assister aux derniers instants du financier. Le premier soin du père
fut de confesser Law qui écrira le lendemain à Gergy :
« Je vous ai obéi ; en échange, obtenez pour mon fils et pour ma famille
la protection du cardinal-ministre Fleury  : tout ce que je possède est en
France, saisi par mes créanciers. »
Deux jours avant la fin, Gergy était resté quelques instants auprès de
Law et comme il le trouvait très bas et sans illusions quant à l’issue fatale
de la maladie qui le terrassait depuis un mois, il l’avait incité à faire son
testament. Ce testament préoccupait en effet l’ambassadeur.
Le lendemain de la mort de Law, Gergy rend visite à son fils, John
Junior, et lui offre, après les condoléances d’usage, l’hospitalité. Car le
jeune homme est en possession du testament. Nous ignorons s’il accepte
l’invitation mais, dans un rapport au ministre des Affaires étrangères, trois
jours plus tard, Gergy fournit les renseignements suivants :
« Comme je souhaitais m’informer en secret au sujet du testament que
tout le monde affirmait avoir été fait par le défunt, une copie m’est tombée
entre les mains (que je prends la liberté de vous envoyer) d’une donation
exécutée le 19 de ce mois, de tout ce que possédait M. Law, en faveur de
celle qui passe pour sa femme, bien que, comme vous le verrez, il ne la
désigne point comme telle dans cet acte… »
La semaine suivante, l’ambassadeur se fait remettre par le jeune John
tous les papiers laissés par le défunt, contenus dans un coffret et dont
certains intéressent directement Paris. Le coffret est envoyé par courrier
spécial au ministre. Le bordereau d’envoi est conservé  : Gergy note qu’il
s’agit de la correspondance de Law avec le Régent et certaines
personnalités françaises. Aujourd’hui, le contenu du coffret a disparu. Le
ministre des Affaires étrangères, M. de Chauvelin, l’aurait, dit-on, emporté
en quittant le ministère…
Cette insistance officielle à connaître après sa mort les documents
laissés par Law s’explique déjà par cette disparition  : on redoutait
vraisemblablement le contenu de la correspondance avec le Régent, donc
avec le pouvoir.
Mais il existe une autre raison à cette insistance : il semblait étrange à
beaucoup que le ministre des Finances le plus puissant que la France ait
jamais connu et qui avait, en cumulant les fonctions de ministre et de
banquier, tenu pendant quatre ans dans ses mains la fortune du pays, fortune
d’Etat et fortune privée, soit mort pauvre… A l’époque et pour la charge, ce
n’était pas, il faut bien le dire, d’un usage systématique.
Force pourtant nous est d’admettre, comme l’ont d’ailleurs très tôt
admis ses contemporains, que Law n’a pas fait fortune et que hors de
France il ne possédait rien.
L’ambassadeur de Gergy, rendant compte au roi de sa mission, est le
premier à rendre à Law cette justice. Il le fait en ces termes :
« Sire, il n’y avait rien qu’il pût se reprocher, touchant les finances de
Votre Majesté, à travers la période où il avait eu leur administration entre
les mains. »
Trois mois après cette lettre, le 18 juin 1729, le conseil du roi constate :
« Law ne doit rien, ni à Sa Majesté Très Chrétienne, ni à la compagnie des
Indes. »
Mais ce n’était pas seulement l’argent qui intéressait tant dans cet
héritage. Il y avait aussi le « Secret du Système », ce secret auquel tous les
contemporains de Law ont cru et que l’on espérait retrouver codifié et
accessible à tous…
Voilà pourquoi Gergy eut pour mission de retrouver tous les documents
laissés par le financier, de peur qu’ils ne servent à d’autres.
Cette croyance en une recette de la fortune était fort répandue : dans les
dernières années de sa vie, des dizaines de princes, d’aventuriers, de juristes
et d’hommes d’affaires avaient tenté de la lui faire dire de vive voix. Ainsi,
neuf années durant, Law eut, malgré son exil, sa disgrâce, son éloignement
des affaires et de la politique, beaucoup d’amis et de visites.
Montesquieu lui-même, au cours de ses voyages, lors d’une étape à
Venise, raconte dans son journal comment il tenta de se faire expliquer le
Système  : il n’avait d’ailleurs rien compris à l’affaire et avait conclu
péremptoirement que Law n’était pas d’une intelligence supérieure.
Ce n’est pas l’avis des autres contemporains du financier. Beaucoup,
d’ailleurs, sont convaincus de sa supériorité et de l’efficacité de ses
théories. Convaincus aussi qu’il existe vraiment un secret et qu’il en
dispose pour l’avoir découvert.
Nous savons aujourd’hui que Law n’a gardé par-devers lui aucun
secret  : son système représentait ses idées. Il reste pourtant une énigme
Law. Pourquoi en effet le miracle économique ne s’est-il pas produit ?
Law était-il vraiment un agent de l’Angleterre et avait-il pour objectif la
ruine de la France ? Ses ennemis ont-ils ruiné le pays plutôt que de le voir
réussir et les supplanter ? Que s’est-il passé et pourquoi cette banqueroute
qui allait traumatiser la France à jamais ?
 

John Law est baptisé le 12 avril 1671 à Saint-Gilles d’Edimbourg. C’est


le premier fils, mais le cinquième enfant, de William et Janet Law qui
auront bientôt treize enfants dans leur spacieuse demeure du centre de la
ville.
Janet, fille d’un riche marchand d’Edimbourg, James Campbell,
descend, dit-on, de la puissante maison des ducs d’Argyll. C’est une
affirmation qui n’est pas absolument vérifiée, mais plusieurs biographes de
Law la tiendront pour acquise. Cela n’a d’ailleurs pas très grande
importance, excepté en un moment difficile de la vie du banquier, où le duc
d’Argyll lui sera de quelque secours, mais non sans intérêts…
Ce qui est certain, c’est que Janet est riche et que sa famille possède,
dans le sud-ouest de l’Ecosse, de belles propriétés d’un joli rapport.
William Law n’est pas moins avantagé : fils de pasteur, apprenti orfèvre
dans sa jeunesse, il est reçu vers 1660 dans l’opulente corporation des
orfèvres d’Edimbourg.
Les orfèvres, en ce temps-là, sont un peu banquiers  : cape écarlate,
canne à pommeau d’ivoire, chapeau galonné, ils ont leur place aux
cérémonies officielles, les jours de grandes solennités. Artistes autant
qu’artisans, ils voient passer entre leurs doigts habiles les fortunes de la
bourgeoisie locale et, parfois, selon des taux d’intérêt bien précis, prêtent
sur gage. Ce n’est pas, à l’époque, de mauvais ton.
John naît donc à portée de bruits qui lui seront bientôt familiers : pièces
d’or sonnant sur la table des changeurs et claquement amorti des trébuchets,
à l’heure de la pesée des ors fins et des pierres précieuses.
Elevé sans ménagements particuliers, il fréquente, comme ses frères et
sœurs et ses camarades du quartier, l’école la plus proche. A treize ans, ses
parents l’envoient au collège d’Eaglesham, dans le comté de Renfrew. Il n’y
est d’ailleurs pas en pays inconnu : sa sœur aînée, Agnès, vient d’épouser le
fils du directeur.
John reçoit donc l’éducation sobre et réaliste que peut fournir une
honnête famille, respectueuse des préceptes de l’ordre social du moment et
de la religion généralement pratiquée.
Il est d’ailleurs à la hauteur de cette éducation typiquement anglo-
saxonne : grand, mince, bien proportionné, le visage ovale, le front dégagé,
les yeux en amande, le regard doux, le nez aquilin, il a belle allure, du
maintien, du charme et de la douceur. Il inspire l’estime et la confiance de
ceux qui l’approchent.
Ses camarades l’appellent le «  beau John  » et ses maîtres sont surpris
par ses brillantes dispositions pour l’algèbre.
A vingt ans, il fait une entrée remarquée dans la société : sa beauté lui
vaudra de multiples aventures féminines et son sens des mathématiques, de
solides bénéfices au jeu, bref tout ce qu’un jeune homme de bonne famille
peut souhaiter à cette époque.
Car les Law constituent incontestablement une bonne famille. William,
le père, n’est pas un parvenu. S’il laisse, à sa mort, en 1683, 25 000 livres –
somme considérable – l’orfèvrerie, les revenus de deux magnifiques
propriétés sises non loin d’Edimbourg, à Lauriston et à Randleston, c’est
grâce à son ingéniosité, certes, mais aussi à la solide réputation d’honnêteté
des Law dans la région.
En 1595, l’arrière-grand-père de John, le révérend Andrew Law, est
vicaire de Neilston, dans le comté de Renfrew. Il a pour frère l’archevêque
de Glasgow – devenu archevêque bien qu’ayant, dans sa jeunesse, mérité
une réprimande du synode de l’Eglise presbytérienne pour avoir joué au
football le jour du Seigneur.
Le grand-père de John est aussi pasteur. Il succède à son père à la tête
de la paroisse de Neilston. Et l’on aurait pu ainsi suivre cette vocation de
famille pendant longtemps encore si la politique ne s’en était mêlée. Car le
grand-père de Law choisit mal son camp, lors des bouleversements
politiques qui aboutissent à l’exécution de Charles  Ier et au triomphe de
Cromwell en Angleterre. Du parti de Charles  Ier, le révérend doit
abandonner ses bénéfices « pour cause d’incapacité ».
C’est alors qu’il prend la route d’Edimbourg et qu’il met son fils en
apprentissage, faute de pouvoir lui offrir de solides études.
D’abord apprenti, le père de John est devenu, nous l’avons vu, orfèvre
et même, vers la fin de sa vie, expert en questions monétaires  : on le
retrouve, en 1674, chargé par le Parlement d’examiner le fonctionnement du
système monétaire national et de l’Hôtel Royal des Monnaies.
Tels sont les antécédents de John Law. Un arrière-grand-père et un
grand-père pasteurs presbytériens, un père expert monétaire  : la route est
tracée, John alliera le talent du prêcheur à celui du financier et courra le
monde au service de la religion des temps modernes, l’argent.
Sa carrière se décide à Londres.
 

Lorsqu’il arrive à Londres, John est un jeune homme riche. L’héritage


de son père comporte une honnête somme d’argent qu’il va dilapider assez
vite, car il mène grand train. La propriété de Lauriston, par privilège royal,
lui donne en quelque sorte la particule : John, Laird de Lauriston.
Il s’installe à Saint-Gilles-aux-Champs. C’est un faubourg très élégant
de la capitale, près de Westminster, avec cette allure de belle campagne
résidentielle que les Anglais ont toujours aimée.
Le « Beau John » est devenu « Jessamy John » : ses succès féminins lui
ouvrent les portes d’un monde brillant, agréable et distingué.
Habile à tous les jeux de société, y compris le sport déjà très en vogue
outre-Manche, l’escrime, encore utile dans les cas difficiles, les cartes et le
hasard, où il trouve bientôt des «  martingales  » qui le font respecter puis
admirer, Law se taille à Saint-Gilles-aux-Champs, pourtant bien lotie sur ce
point, la réputation d’un parfait gentleman.
Il ne tarde pas à connaître le grand argentier du royaume, Thomas
Neale, « groom-porteur de Sa Majesté, grand écuyer du roi et directeur de la
Monnaie ». Thomas Neale, en qualité de grand écuyer, ne s’occupe guère de
cavalerie – les cours sont ce qu’elles sont  ! Mais, nous dit un de ses
contemporains, « il dirige et arbitre les jeux du roi ; en particulier les parties
de boules  »… Les mauvaises langues de l’époque ne peuvent lui retirer,
néanmoins, qu’il assume très consciencieusement sa charge de groom-
porteur, fort considérable du point de vue de la cassette royale puisqu’elle
l’amène à ouvrir et fermer les maisons de jeu patentées et à pourchasser les
tripots clandestins. Sur ses armes, la fière devise «  Point toujours
semblable  » habille d’une plume élégante une femme entièrement nue en
équilibre sur une boule… la « Fortune ».
De telles fréquentations donnent rapidement à Law la possibilité de
jouer gros et d’étudier quelques combinaisons infaillibles, à supposer qu’il
y en eût jamais.
De telles études coûtent cher. Law ne tarde pas à solliciter sa mère,
restée au pays natal. Janet semble avoir toujours eu un faible pour ce fils
aîné, attentionné, délicat, affectueux et dont elle sent qu’il ira loin. Elle lui
rachète sa terre de Lauriston. Janet la paie assez cher mais prouve la
justesse de son intelligence : elle a vite compris que Law risque de jouer un
jour son domaine pour un penny… elle ne lui refuse pas ce qu’il demande –
de l’argent – mais en échange du seul bien qu’il pourra retrouver plus tard.
Law revient à Londres vivre luxueusement. Au plaisir et aux jeux la
nuit, il se consacre, le jour, à l’étude des systèmes financiers et des affaires.
En cette fin du XVIIe  siècle, le capitalisme n’est pas né à proprement
parler. Mais le mercantilisme est en mutation.
Certes, les marchands sont toujours aussi opulents et influents, les
armateurs puissants, mais, depuis plusieurs années déjà, les besoins d’argent
les ont contraints à demander à d’autres marchands plus riches ou aux
orfèvres des cautions, un aval qui ne comporte guère de risques puisque
fondé sur des gages déposés dans les coffres de Lombard Street, la rue
londonienne des grandes affaires.
Progressivement, par ce biais, les orfèvres deviennent des banquiers et
l’Etat voit s’instaurer une puissance matérielle organisée, sinon centralisée,
capable d’infléchir sa politique. Car l’Etat, c’est le privilège de la frappe
des monnaies qu’il délègue mais n’abandonne jamais, autant que le pouvoir
de lever l’impôt et de mener la guerre. L’heure est bientôt proche où les
Etats vont devoir s’intéresser à la banque.
L’idée d’une banque d’Etat n’est pas une utopie : Gênes et Amsterdam
ont déjà fondé des banques nationales prestigieuses.
Law, sous les dehors d’un élégant et nonchalant dandy, brûle d’une
passion secrète  : inventer un système infaillible de prospérité financière.
Tout ce qu’il voit des pratiques anglaises et écossaises, tout ce qu’il sait des
expériences hollandaises et génoises, tout ce qu’il devine de possibilités
dans le mouvement de l’argent et des marchandises à l’échelle du monde
élargi depuis deux siècles, depuis que Christophe Colomb a découvert
l’Amérique, lui prodigue des encouragements secrets…
Law n’est pas le seul à se pencher sur la question. Un autre Ecossais,
William Paterson, crée, en 1694, une banque par souscription, d’un capital
de 1 200 000 livres à 8 pour cent, qui deviendra la Banque d’Angleterre.
Law rencontre Paterson et comprend très vite l’intérêt de son projet. Il
écrira plus tard : « L’Angleterre a fondé une banque pour avoir les mêmes
avantages que celle d’Amsterdam donne à sa patrie et pour pouvoir, par son
entremise, accroître la monnaie. »
D’autres idées courent Londres d’une banque foncière émettant des
billets destinés à des propriétaires acceptant de mettre leurs terres en gage.
L’idée est soutenue par un vieil original, un certain docteur Hugh
Chamberlen, soutenu par un éditeur, John Briscoe. En 1693, la Chambre
des Communes entendra ce projet qui n’aura pas de suite.
Enfin, toujours en 1693, naît, à l’instigation de l’ami influent de Law,
Thomas Neale, directeur de la Monnaie, une loterie garantie par de
nouveaux droits sur le sel2.
Law n’est donc pas le seul à se soucier d’inventer un système financier.
Il arrive même parmi les derniers puisqu’il a passé depuis peu vingt-trois
ans quand naissent la banque Paterson et la banque Neale… Mais Law
espère aller plus loin, trouver des voies plus audacieuses encore et surtout
plus bénéfiques. Son ambition n’est pas téméraire  : les financiers qu’il
rencontre, à commencer par Neale et Paterson, apprécient beaucoup son
intelligence et l’originalité de son approche des problèmes économiques. Si
nous ne savons encore rien des théories de Law à cette époque, nous savons
par de nombreux témoignages qu’il est écouté attentivement par les
meilleurs financiers de son temps qui lui exposent volontiers à leur tour
leurs théories.
Bientôt Law sait tout ou à peu près tout ce que l’on peut apprendre dans
son propre pays. L’heure approche où il devra s’intéresser à d’autres
expériences et notamment aux banques hollandaises et génoises dont on lui
parle tant.
Un événement fortuit va d’ailleurs précipiter les choses  : une obscure
affaire de duel. Mais elle a joué un tel rôle dans le destin de Law, en
l’obligeant à quitter la vie agréable et un peu dissolue qu’il mène à Londres,
qu’il faut nous y arrêter un moment. D’autant que bien des ombres voilent
encore certaines données de cette aventure rocambolesque qui a failli bien
mal tourner, en cette année 1694, à cause d’une femme.
 

Un fait est certain  : cette année-là, le 9  avril au matin – une belle


matinée de printemps – dans Bloomsbury Square, après une seule passe, à
l’épée, John Law tue Edward Wilson, un des plus beaux garçons de
Londres, et qui menait grand train.
Law est pris sur le fait et mené en prison, en attendant que le tribunal de
l’Old Bailey statue sur son cas. Les archives de cette institution nous
permettent de situer exactement les faits. Le 22  avril, le juge Lovell
(soixante-quinze ans et qui aime à dire : « Je suis plus que tout autre juge
soucieux d’épurer le royaume des criminels qui s’y trouvent  ») pose la
traditionnelle question :
«  Accusé John Law, vous déclarez-vous coupable du meurtre de
M. Edward Wilson ?
— Non coupable, Votre Honneur… »
Le jeune homme n’a pas la voix très assurée : outre l’imposant appareil
de la Cour, il connaît le vieux Lovell de réputation : « dur et réputé pour son
manque total de mémoire »…
Le procureur prononce alors son réquisitoire, comme le veut l’usage à
cette époque en Grande-Bretagne.
« Que reprocher à l’accusé, Votre Honneur ? D’avoir, pour plaire à sa
maîtresse, Mrs  Lawrence, menacé puis défié Edward Wilson  ; puis, après
l’avoir attiré dans un guet-apens, de l’avoir assassiné. »
Pour preuve de ses affirmations, le procureur lit quelques lettres
adressées par Law à Wilson dans les semaines qui ont précédé le drame.
Dans une de ces lettres, John avertit en effet Wilson de se tenir sur ses
gardes, car il a décidé de ne pas le ménager et «  formé le projet de lui
donner une bonne leçon ».
Ces lettres ne sont pas très claires quant à la raison qui pousse les deux
hommes à s’affronter.
La véritable responsable du duel, c’est la logeuse de Law : une de ses
pensionnaires, la sœur de Wilson précisément, s’était plainte du voisinage
de Law et plus particulièrement du fait qu’il entretienne chez lui une amie,
Mrs  Lawrence. Finalement, Mlle  Wilson avait déménagé en donnant ses
raisons à la propriétaire qui s’était empressée de le répéter à Law, lui
reprochant de nuire au bon aloi de sa maison. Wilson étant intervenu
personnellement dans l’affaire, Law s’estima offensé, dans l’honneur de son
amie.
C’est ainsi qu’il fut amené à demander réparation et, finalement, à
provoquer Wilson. Il y eut d’abord les lettres citées par le procureur. Puis
une visite de Law à Wilson. Le valet de celui-ci vient en témoigner à l’Old
Bailey ; il s’appelle Smith :
« Le 9 avril 1694, de très bonne heure, l’accusé est venu voir Monsieur,
à la maison. Ils ont bu ensemble au salon un verre de Xérès, puis l’accusé
est parti.
— Avez-vous entendu la conversation de votre maître avec l’accusé  ?
demande le juge.
— Non, Votre Honneur.
— Comment vous a paru votre maître après cette entrevue ?
— Très calme. Il a raccompagné l’accusé et lui a dit au moment de se
séparer : “Je ne suis pas du tout surpris de votre démarche.”
— Merci. Faites entrer le témoin suivant. »
Entre un homme grand, jeune, qui déclare être l’ami de Wilson. Le
procureur l’a cité comme « une personnalité bien informée »…
« Qu’avez-vous à déclarer dans l’intérêt de la justice et de la vérité ?
— J’étais avec Edward Wilson à la taverne de la Fontaine, au Strand.
L’accusé nous y a rejoint. Il est resté un moment. Il a bu avec nous. Puis il
est sorti.
— Qu’avez-vous fait alors ?
— Avec Wilson, nous sommes sortis à notre tour, et nous sommes partis
en voiture pour Bloomsbury Square. L’accusé s’y trouvait déjà. Il est venu
vers nous. Wilson a tiré son épée et s’est mis en garde. L’accusé aussi.
— Qui a tiré le premier l’épée ?
— Wilson, Votre Honneur.
— Le combat a-t-il duré longtemps ?
— Il n’y a eu qu’une passe. Wilson a été atteint au haut du ventre. La
blessure avait seulement deux pouces de profondeur. Mais Edward est mort
presque tout de suite.
— Accusé, qu’avez-vous à dire pour votre défense  ? Je rappelle que,
selon la procédure de notre tribunal et après intervention du procureur de la
Couronne, vous êtes accusé de félonie dans une affaire criminelle et que
vous ne pouvez en conséquence ni prêter serment, ni citer de témoins
assermentés. Nous vous écoutons.
—  Votre Honneur, je connaissais Wilson depuis longtemps et l’avais
souvent rencontré. Je n’ai jamais eu avec lui la moindre discussion ou
dispute avant notre rencontre à la taverne de la Fontaine. En sortant, c’est
par hasard que nous nous sommes retrouvés, Wilson a tiré l’épée le premier.
J’étais contraint de me défendre. Je n’ai pas prémédité sa mort, mais son
attitude et son attaque m’avaient mis très en colère. »
Le tribunal entend alors quelques amis de Law. Ceux que l’on
appellerait aujourd’hui les «  témoins de moralité  », qui assurent que
l’accusé «  n’est pas d’humeur querelleuse  » et s’est toujours «  bien
conduit »…
Le juge Lovell se tourne alors vers le jury et souligne que s’il n’y a pas
meurtre lorsque deux hommes se rencontrent fortuitement et se battent sous
l’emprise de la colère, ce n’est pas ici le cas, car « la correspondance et les
rencontres préalables au duel prouvent la mésentente entre les deux
hommes. L’accusé avait formé le projet bien arrêté d’assassiner Wilson  »,
conclut Lovell.
Après délibération, le jury déclare Law « coupable d’assassinat » et le
condamne « à la mort par pendaison ».
Ce procès éclaire d’un jour particulier la personnalité et le caractère de
l’ardent jeune homme. Mais la suite de l’affaire est encore plus
significative.
Condamné, Law n’a plus qu’un espoir  : la grâce royale. Un certain
nombre de ses amis, gentilshommes écossais, interviennent de façon
pressante auprès du souverain. La plupart du temps d’ailleurs, dans une
affaire de duel, la clémence est de mise. Cette règle n’est pas démentie : la
grâce intervient dans le courant du mois de mai. Mais la famille Wilson
compte aussi des amis influents à la cour  : le soir même du jugement, le
22  avril, le secrétaire d’Etat de Sa Majesté Guillaume  III, avait noté, en
marge du registre des Affaires civiles où venait d’être consignée la
sentence : « Attention : que rien ne passe, relativement au pardon de John
Law, condamné à mort pour l’assassinat de M. Edward Wilson, avant que
M.  Robert Wilson n’en soit prévenu dans sa maison sise Stratton Street,
Berkeley Square. »
Aussi, le jour même où Law apprend sa grâce, Robert Wilson, le frère
d’Edward, s’appuyant sur une très vieille loi anglaise tombée en désuétude,
fait appel de la décision du roi « pour cause d’assassinat en la personne de
son frère ».
Désormais, seule est compétente la Cour de King’s bench, la plus haute
juridiction civile d’Angleterre, dont les assises se tiennent dans le grand hall
de Westminster.
Law, malgré le talent des plus brillants et des plus célèbres avocats de
son temps, va se voir condamner à la peine de mort. Car l’issue du procès
ne fait guère de doute pour personne  : son dossier, à cause des lettres de
menaces, est fort lourd. Pour sauver Law, ses amis opèrent en plusieurs
temps.
D’abord, ils obtiennent, par toutes sortes d’artifices de procédure,
plusieurs renvois de l’affaire. Puis, profitant de ces répits successifs, ils
organisent l’évasion du prisonnier, transféré entretemps dans la plus
redoutable prison du royaume  : la prison de King’s bench, dont le mur
d’enceinte domine de trente pieds la grand-rue de Southwark. C’est de là
que John Law, en janvier  1695, parvient enfin à s’échapper, au seul prix
d’une entorse : il saute la nuit, du haut des remparts… Trente pieds, presque
dix mètres.
Un carrosse l’attend. Il est conduit hors d’atteinte des archers du roi. Il
embarque quelques heures plus tard sur un navire en partance pour les
Pays-Bas.
Une légende, reprise par les partisans de la thèse d’un Law espion de
l’Angleterre, veut que la favorite de Guillaume  III, dont Wilson aurait été
l’amant et qui avait peur de le voir un jour se vanter de la chose, ait
demandé au roi de fermer les yeux sur l’évasion. Guillaume  III aurait
accepté, sous réserve que Law se mette au service secret du royaume. Selon
d’autres, toute l’affaire aurait été machinée par cette favorite, à commencer
par le duel destiné à éliminer Wilson. Ces deux thèses sont peu
vraisemblables. La dernière n’exigeait pas tant de maladresses au départ, à
commencer par une abondante correspondance, avec lettres de menaces à
l’appui, de la part de Law. Quant à la version de Law espion, elle ferait un
bon roman, mais toute l’histoire du système, tel qu’il sera mis en
application en France, ne prouve, de la part de Law, aucune trahison,
comme nous le verrons.
Sa vie durant, le financier ne cessera de demander sa réhabilitation et
l’autorisation de revenir à Londres.
Telles sont les conditions dans lesquelles Law quitte précipitamment
l’Angleterre et commence, à vingt-quatre ans, la vie errante qui s’achèvera
trente-cinq ans plus tard sur les bords de la lagune, à Venise.
Mais, pour l’heure, il n’a qu’une idée en tête  : entreprendre, à travers
l’Europe, ses chères études des systèmes financiers, clés encore imparfaites
selon lui du bonheur de l’humanité.
 

Arrivé à Amsterdam, Law, recherché par toutes les polices


d’Angleterre, trouve du travail… au consulat de son pays. Et c’est en toute
sécurité qu’il peut lire, quelques jours plus tard, dans la gazette de Londres,
ce signalement le concernant  : «  Le capitaine John Law, écossais,
dernièrement détenu à King’s bench pour meurtre, homme fort grand,
mince, cheveux roux, belle prestance, taille dépassant six pieds de haut, le
visage marqué par la petite vérole, avec un grand nez arqué, la voix grave,
l’accent du Nord, a réussi à s’échapper de ladite prison. Quiconque s’en
emparera, de sorte qu’il puisse être ramené à la prison, recevra une somme
de cinquante livres sterling, payable immédiatement par le gouverneur de
King’s bench. » Cette lecture divertit beaucoup Law puis, sans plus tarder, il
se penche sur le fonctionnement de la banque d’Amsterdam. Car, pour ce
voyageur de la finance, va commencer un étonnant pèlerinage à travers
l’Europe, où seront mêlés aventures amoureuses, intrigues et jeux, coups de
Bourse, expulsions policières et considération des plus grands de ce monde,
en somme tout ce qu’il faut pour faire de ce jeune ambitieux, intelligent et
beau, ce que l’on appelle un « aventurier ».
Mais tout le « mystère Law » est précisément dans ce fait paradoxal que
cet étonnant calculateur est ce que l’on appellerait aujourd’hui un naïf et
que ce coureur de jupons distingué n’est qu’un petit provincial sentimental.
Cette naïveté et cette simplicité tracent de lui, en marge de la vie
d’aventures qu’il va effectivement vivre, le portrait d’un honnête homme.
Au fond, il est bien l’avant-coureur de cette cohorte d’honnêtes penseurs de
ce XVIIIe siècle où l’Europe a cru voir poindre l’âge d’or.
Car cette Europe où Law débarque, par un difficile matin de janvier,
n’est pas uniquement ce monde en guerre et revanchard que l’histoire nous
révèle à travers le calendrier des batailles, des négociations, des traités et
des paix. Elle est aussi le paradis des intelligences, le champ clos des
génies, et cela explique ce qui pourrait surprendre d’abord  :
l’interchangeabilité, la fluidité des talents, au mépris de toutes les frontières.
C’est cela qui a permis à Law banni, d’espérer réussir hors de sa patrie
et par conséquent d’entreprendre. Vers la fin du règne de Louis  XIV,
l’Europe est pratiquement stabilisée. Plusieurs guerres ne remettront pas en
cause cet équilibre. La culture voit s’achever le triomphe des classiques et
la philosophie peut prendre son essor. L’aventure de l’exploration est
presque terminée  ; en tout cas, le plus gros est fait. L’heure est venue de
l’exploitation.
Guerre et paix, voyages et affaires, se traitent avec réalisme, efficacité
et sans autre morale que celle de l’emporter au nom de ses intérêts.
Pas de grands principes, donc pas de dragonnades ou d’inutiles
pillages… mais des combats que viennent parfois fleurir d’excellents bons
mots… « Messieurs les Anglais, tirez les premiers… »
Le talent n’a pas de prix et c’est ainsi qu’un Italien, Alberoni, un
Hollandais, Ripperta, dirigent l’Espagne  ; un Allemand, Osterman, sera
ministre des Affaires étrangères de Russie  ; Maurice de Saxe dirigera les
armées françaises  ; Eugène, prince de Savoie, les armées autrichiennes  ;
sans parler de Voltaire, qui sera familier de Frédéric de Prusse, puis de
Catherine de Russie…
La naissance même n’est plus absolument indispensable pour accéder à
la puissance  : Dubois, futur Premier ministre du Régent, est fils d’un
apothicaire et Fleury, Premier ministre de Louis  XV, fils d’un simple
collecteur d’impôts.
Dans ce monde-là, pourquoi Law n’aurait-il pas eu ses chances  ?
D’autant plus qu’il ne prétend pas, comme d’autres aventuriers de son
temps, avoir découvert la pierre philosophale ou le secret des « mutations ».
Il apparaît comme économiste, au même titre que ceux qui, depuis cette
époque, se sont penchés sur les problèmes de marché, de liquidité, de
circulation fiduciaire  ; et sa théorie, comme nous allons le voir, n’est pas
bâtie sur des rêves, mais bien sur un certain nombre de données solides et
d’idées raisonnables.
Law mettra plus de dix ans à l’élaborer, de son arrivée à Amsterdam, en
1695, à 1705, date de la publication de son livre Considérations sur la
monnaie et le commerce, suivies d’une proposition pour fournir de la
monnaie à la nation.
Après cette publication, l’auteur poursuivra ses recherches pendant
encore plus de dix ans avant de les mettre en pratique, en France, en 1716.
Ces vingt ans de travail, de voyages, Law les a très méthodiquement
organisés, en dépit de l’apparence aventureuse de son existence.
S’il s’arrête à Amsterdam après sa fuite d’Angleterre, c’est
essentiellement pour observer le fonctionnement de la plus grande et de la
plus réputée des banques de l’époque.
La Hollande, principale des provinces unies des Pays-Bas, joue aux
côtés de l’Angleterre un rôle de premier plan. Depuis 1686, Guillaume,
prince d’Orange, est devenu roi d’Angleterre, et l’Ecosse va se joindre à lui
par l’acte d’Union.
La Haye est un centre très actif de la diplomatie européenne et la ligue
d’Augsbourg organise, depuis cette ville, toute l’action de guerre contre
Louis XIV.
Parallèlement à cette prépondérance politique, l’Angleterre favorise
l’épanouissement financier des Pays-Bas. Enfin, une très large part des frais
de guerre est à la charge de la Banque d’Amsterdam, comme en témoigne
entre autres exemples cette lettre du chargé d’affaires britannique au
ministre des Affaires étrangères à Londres : « Si vous vous décidez pour la
guerre, M.  Dykevelt a emprunté trois millions en monnaie hollandaise à
Amsterdam, à 5 pour cent, les Pays-Bas se portant garants des intérêts : au
moyen de cette somme, vous devez assiéger Dunkerque. Mettez les choses
en train aussi bien que vous le pourrez. »
Law analyse le fonctionnement de cet établissement si puissant et note,
pour son propre compte  : «  Cette banque est un endroit sûr, où les
marchands peuvent déposer de l’argent et obtenir des crédits pour
poursuivre leurs transactions. Outre la commodité de paiements plus aisés
et plus rapides, les banques épargnent aux négociants les dépenses en sacs
et en transports, les pertes imputables aux pièces fausses. En outre, l’argent
s’y trouve en plus grande sécurité que dans les maisons de ces marchands,
puisque le danger d’incendie ou de vol y est moindre… Les marchands qui
ont déposé leur argent à la banque d’Amsterdam et les étrangers qui font du
commerce avec eux, ne courent aucun risque de voir fausser leur argent,
soit par l’altération de l’alliage, soit par l’amoindrissement de sa valeur. Car
la banque ne reçoit aucune monnaie qui n’ait de valeur réelle et qu’on
appelle à cause de cela monnaie bancaire.  » La loi hollandaise devait en
outre prévoir quelque temps plus tard que «  toute lettre de change d’une
valeur supérieure à cent livres serait payable à condition de passer par la
banque ».
Cette dernière disposition paraît à Law très judicieuse. Il note en outre
que la banque «  peut avancer, à l’occasion, de l’argent à un client sur
garantie, mais ne peut en aucun cas dépasser son crédit en caisse, sous peine
d’une amende… ».
Ces mécanismes, ces précautions, qui nous paraissent si évidents
aujourd’hui, marquent à l’époque une véritable révolution. Il faudra
d’ailleurs plus de deux siècles pour vaincre toutes les résistances des
milieux non commerciaux, en France notamment, où même au milieu du
XXe siècle, le bas de laine est encore bien souvent en faveur.
Il est donc aisé d’imaginer l’étonnement du jeune Law à la découverte
de techniques financières nouvelles et la passion avec laquelle il cherche à
les comprendre avant d’essayer de les transformer et de les améliorer.
Car, tous ses écrits, toutes ses conversations le prouvent, ce n’est pas
tant les possibilités de dépôts sûrs qui le frappent dans l’organisation
bancaire, mais à partir de cette masse déposée, la possibilité d’ouvrir de
nouveaux crédits.
Cette accélération de la monnaie, cette suppression des dépôts morts, lui
ouvrent des horizons nouveaux. Son souci, désormais, c’est de trouver tous
les moyens d’élargir la garantie de base que constituent les dépôts en or et
en argent.
Mais quelle garantie  ? Fondée sur quels calculs  ? sur les propriétés
foncières, les grandes flottes d’armateurs, les marchandises ? Il ne sait pas
encore exactement. Pour y voir clair, il décide d’aller à Gênes  : c’est la
seconde métropole de l’argent et des affaires. Ses marchands, ses banquiers,
ont été les créanciers des rois d’Espagne durant de longues années  : les
flottes espagnoles ont navigué en grande partie grâce aux Génois et plus
particulièrement à la célèbre Banque de Saint-Georges.
Mais pour aller à Gênes, Law, profitant de la paix intervenue au
lendemain du traité de Ryswick, le 20 septembre 1697, choisit de passer par
Versailles.
Versailles du Grand Roi… de quoi tenter un jeune homme.
D’ailleurs, une importante délégation diplomatique doit s’y rendre  :
Louis  XIV, par le traité, vient en effet de reconnaître Guillaume  III roi
d’Angleterre. Il ne retire pas néanmoins son amitié à Jacques  II, évincé
quelques années plus tôt et qui jouit à Saint-Germain de son hospitalité.
Law va donc retrouver d’autres compatriotes et par conséquent des
introductions dans la société la plus distinguée de la cour et de la ville.
Avec les uns, il accédera aux réceptions officielles. Avec les autres, qui
vivent depuis longtemps là, lui seront ouverts les soirées et les salons du
meilleur monde, des soirées où l’on aime à jouer gros jeu, ce qui, nous le
savons, n’est pas pour déplaire à Law.
 

Les dix années qui suivent cette venue de Law à Versailles vont lui
apporter l’expérience et la maturité. Il va visiter une Europe qu’il ne connaît
pas. Une Europe qu’il n’imaginait pas ainsi, ravagée par les guerres,
appauvrie et dont les mutations ne sont pas encore faites.
Sa trace est parfois difficile à suivre, mais les principaux événements le
concernant sont à peu près exactement situés.
Le Versailles qui s’offre à sa vue est celui de Mme de Maintenon ; ce
n’est plus celui qu’avait rêvé Louis  XIV quelques années plus tôt. Nous
sommes au soir du Grand Règne.
Un écrivain anglais nous donne le portrait le plus aimable de la favorite
toute-puissante, maîtresse du roi, de Versailles et de la France  : «  C’est,
écrit lord Acton, la plus cultivée, la plus prévenante et la plus attentive des
femmes. » Lorsque Louis XIV l’épouse, secrètement, il a quarante-huit ans.
A cette époque, Mignard nous trace un portrait moins idéalisé que celui de
lord Acton  : le portrait qu’il peint d’elle nous révèle une femme simple,
ayant passé l’âge de la séduction physique. Boulenger, l’historien du
XVIIe  siècle, estime que la «  vie de cour l’ennuyait et qu’elle ne trouvait
aucun plaisir à l’ostentation »…
Elle n’eut, comparée aux anciennes favorites du roi rien qui pût
s’appeler une fortune : son seul luxe, sa seule dépense vraiment importante
fut l’installation d’une école réservée, à Saint-Cyr, aux jeunes filles des
familles honnêtes mais sans fortune.
A sa mort, cette prière sera retrouvée dans ses papiers, qui nous situe
exactement son caractère : « Seigneur mon Dieu, qui m’avez mise dans la
place où je suis, je veux admirer toute ma vie l’ordre de votre providence
sur moi et je m’y soumets sans aucune réserve… que je serve au salut du
roi… Vous qui tenez entre vos mains le cœur des rois, ouvrez le sien afin
que j’y puisse faire entrer le bien que vous désirez  ; donnez-moi de le
réjouir, de le consoler, de l’encourager, de l’attrister aussi quand il le faut
pour votre gloire : faites que je me sauve avec lui. »
On imagine aisément, à partir de ce document, ce que fut, sur
Louis  XIV, l’influence de sa seconde épouse et les conséquences qu’eut
pour Versailles cet état d’esprit.
Il est vrai que la France de cette époque traverse l’un des plus rudes
moments de son histoire. Le spectacle qui s’offre à Law est celui d’un pays
appauvri et d’un peuple miséreux. Law ne nous le décrit pas, mais quelques
années plus tard, de retour en Ecosse, il dira le charme de cette campagne
heureuse et des hommes tranquilles qu’il retrouve, après la désolante vision
de l’Europe continentale.
S’il faut insister sur ce point, c’est qu’il eut pour Law une importance
capitale  : il l’ancra plus que jamais dans cette idée qu’une réforme
économique était, non seulement nécessaire, mais urgente. Par cette
démarche, il se situe dans le grand courant naissant des philosophes du
XVIIIe siècle, philanthropes et – à notre avis – sentimentaux.
Pour partager un instant ce sentiment, il suffit, il est vrai, d’écouter le
témoignage de Fénelon, adressé à Louis  XIV par l’entremise de Mme de
Maintenon et, par surcroît de prudence (non à l’égard du roi, mais des
ministres), non signé :
« La personne qui prend, Sire, la liberté de vous écrire cette lettre n’a
aucun intérêt en ce monde… Si elle vous parle fortement, c’est que la
liberté est libre et forte  : vous n’êtes guère accoutumé à l’entendre…
Depuis trente ans environ, vos principaux ministres ont ébranlé et renversé
toutes les anciennes maximes de l’Etat, pour faire monter jusqu’au comble
votre autorité, qui était devenue la leur parce qu’elle était dans leurs
mains… Ils ont voulu vous élever sur les ruines de toutes les conditions de
l’Etat, comme si vous pouviez être grand en ruinant tous vos sujets sur
lesquels votre grandeur est fondée… Ils ont été durs, hautains, injustes,
violents, de mauvaise foi.. On a rendu votre nom odieux et toute la nation
française insupportable à tous nos voisins.
« Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants et
qui ont été jusqu’ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La culture
des terres est presque abandonnée ; les villes et la campagne se dépeuplent ;
tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout
commerce est anéanti. Par conséquent, vous avez détruit la moitié des
forces réelles de l’intérieur de votre Etat pour faire et pour défendre de
vaines conquêtes au-dehors…
« La France entière, Sire, n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans
provision. »
Cette lettre ne parvint jamais au roi, mais inspira la conduite de Mme de
Maintenon qui devint une ardente avocate de la paix avec les Anglais et les
Hollandais.
Voilà pourquoi, lors de son voyage à Versailles, Law eut avec ses
compatriotes écossais, avec les Irlandais qui étaient aussi nombreux, et avec
les Anglais des divers partis, toutes ses entrées et les faveurs du grand
monde.
Un préjugé favorable naissait d’ailleurs parmi les grands et chez les
intellectuels, les juristes, les financiers en faveur de l’Angleterre.
L’anglomanie n’était pas encore à la page, mais l’anglophilie s’était déjà
fait jour.
Cette influence avait commencé à se faire sentir dès 1688, au lendemain
de la révolution d’Angleterre. La cour de Jacques II s’était établie à Saint-
Germain-en-Laye. On avait même vu des Anglais tenir des postes de
premier plan en France. Le maréchal-duc de Berwick, par exemple, qui à
Madrid avait le commandement de l’armée française, face aux troupes de la
coalition.
Depuis cette époque, des échanges constants avaient lieu entre Londres
et Paris ; des conversations, des intrigues et tout un réseau de complicités,
d’amitiés, d’intérêts, entre les grandes familles des deux pays.
On avait donc pris l’habitude de considérer les Anglais comme
susceptibles de détenir des responsabilités en France, voire des fonctions
officielles. Cet état d’esprit explique par avance le fait que, vers 1716, Law
puisse se voir confier le sort du redressement économique de la France.
Mais si le jour tant espéré par Law de se voir appelé est intervenu
longtemps après son premier voyage à Versailles, ce n’est pas faute pour lui
d’avoir voulu convaincre plus tôt de l’efficacité de ses conceptions.
Car la première démarche de Law date, nous en avons encore les traces,
du règne de Louis XIV. Elle résulte d’un ensemble de mémoires, d’études,
de voyages, de contacts, d’intrigues même, qui demandent au financier près
de huit ans de travail.
Entretemps, Law rencontre Catherine Seigneur, qui devient sa
compagne pour le meilleur et pour le pire, dont il aura plusieurs enfants,
mais qu’il n’épousera jamais, comme en témoigne, nous l’avons vu, son
testament.
 

La prison de King’s bench aura décidément joué un rôle déterminant


dans la vie de John Law. C’est là, en effet, qu’il fit la connaissance d’un
certain duc de Banbury, descendant direct de sir Thomas Boleyn, père
d’Anne Boleyn. Nous ignorons les causes de l’arrestation du duc, mais nous
savons qu’il a une sœur, Catherine, mariée à un Français, M.  Seigneur et
vivant à Saint-Germain-en-Laye, dans le voisinage de la résidence de
Jacques II.
Banbury remet à son ami et compagnon d’infortune qui va s’évader un
message pour sa sœur. Law s’acquitte de cette mission.
Lady Catherine Seigneur s’est déjà lassée, à cette époque, de son mari.
Elle a, nous dit-on, du charme et Law en est touché au point qu’il l’enlève.
Le récit de cet enlèvement sera publié quelques années plus tard par une
gazette littéraire anglaise, si l’on en croit Horace Walpole.
Le ménage prend alors la route de Gênes : on le voit, Law n’en a pas
fini de joindre l’utile à l’agréable.
A Gênes, Law est déçu. Les Génois, qui ont inventé au XVIe  siècle la
pratique des marchés à terme, sur les laines brutes d’Espagne, continuent
avec la Banque de Saint-Georges à gérer la fortune pontificale, mais la
primauté est maintenant laissée aux banquiers de Nuremberg et
d’Augsbourg, en Allemagne du Sud. Gênes est moins avancée que les
Hollandais dans la différenciation, désormais établie nettement, entre le
commerce des marchandises et le commerce des valeurs. Or, Law
s’intéresse au commerce des valeurs et aux problèmes monétaires. Qu’à
cela ne tienne  ! Il a besoin d’argent et spécule sur le change, accumulant
ainsi une assez jolie fortune qu’il va s’empresser de jouer à Venise. Là, à
deux pas de Saint-Marc, fonctionne la plus importante salle de jeu de
l’époque. Il y bâtit une fortune  : vingt mille livres sterling, affirment des
témoins, dont l’un nous trace de lui ce portrait  : «  Son extraordinaire
rapidité de calcul faisait de lui un excellent joueur, juge des hasards et des
avantages de tous les jeux. Son humeur égale dépourvue d’emportement le
rendait parfaitement maître de lui quand la fortune le défavorisait ou le
comblait, contribuant ainsi à le faire gagner le plus souvent et à lui éviter
des pertes trop lourdes. »
Mais la guerre de Succession d’Espagne provoque un nouveau conflit.
Law disparaît une fois encore et peut-être même fait-il en France un bref
séjour en geôle. Il existe en effet, aux archives des Affaires étrangères, trace
d’un M. Las, arrêté en 1701. S’agit-il de John ? Rien n’est certain. En 1703,
nous retrouvons sa trace à Turin, auprès de Victor-Amédée, duc de Piémont
et de Savoie.
Il rédige à cette époque un plan destiné à remettre sur pied l’industrie
française et confie ce plan à l’ambassadeur de France à Turin. Sans résultat.
Law reprend alors le chemin de son pays natal. Un fils lui est né
entretemps et sa mère vient de mourir, en lui laissant une large part de ses
biens.
Law arrive à Edimbourg en 1704. Il s’installe dans sa propriété de
Lauriston, avec Catherine et son fils. Il entreprend tout à la fois la rédaction
de ses théories économiques et des démarches auprès de la reine
d’Angleterre pour pouvoir rentrer à Londres.
La reine Anne examine la supplique et doit répondre négativement
puisqu’on peut lire, en marge du document, la mention « refusée » écrite de
la main du ministre Robert Harley, le 5 septembre 1704.
Law se décide alors à aider l’Ecosse qui traverse une grave crise
économique et rédige son livre sous forme d’un mémoire de quarante mille
mots qu’il publie sans nom d’auteur chez feu Andrew Anderson. Le livre,
attribué à un «  gentilhomme écossais  », porte, on le sait, un long titre  :
Considérations sur la monnaie et le commerce, suivies d’une proposition
pour fournir de la monnaie à la nation.
Malheureusement pour Law, l’Angleterre et l’Ecosse, déjà rassemblées
depuis longtemps sous la même couronne, décident de s’unir
organiquement. Désormais, Law est en danger  : les lois anglaises lui sont
applicables. Il lui faut quitter à nouveau l’île et gagner le continent. Après
diverses péripéties au cours desquelles il tente de soumettre ses projets au
Parlement écossais (mais en vain), il reprend la mer, avec cette fois deux
enfants : Catherine lui a, en effet, donné une fille, Marie-Catherine, l’année
précédente3.
La famille s’arrête à Bruxelles au moment où la France traverse la
période la plus terrible de la guerre de Succession d’Espagne. Le pays est
au bord de la banqueroute. Law estime que le moment est venu de retrouver
Paris et, une fois encore, de proposer ses bons offices.
 

La France est, entre  1707 et  1709, véritablement au bord de l’abîme.


Chamillard s’est vu confier par Louis  XIV le ministère des Finances en
même temps que celui de la Guerre. C’est une charge écrasante,
surhumaine, et qui l’amène un jour à écrire au roi : « Si je ne puis trouver
quelque repos, j’en périrai… — Eh bien ! nous périrons ensemble », répond
le roi.
Chamillard, plein de bonne volonté mais incapable d’accomplir une
telle tâche, échoue comme ministre de la Guerre et comme financier  : les
troupes ne touchent plus leur solde, les impôts sont multipliés et finalement
la monnaie dévaluée.
Malgré ces expédients, l’Etat voit le pays s’effondrer sous lui. La
situation décrite par Fénelon en 1694 n’a fait qu’empirer, s’il était encore
possible. Dans le pays, magistrats et fonctionnaires royaux éprouvent de
très grosses difficultés à maintenir la paix publique.
Au début de l’année 1707, Law, grâce à un sauf-conduit
mystérieusement obtenu, parvient à traverser la double ligne de bataille des
armées en campagne et arrive à Paris sans encombre.
C’est là que se situe, selon plusieurs témoignages, la rencontre avec
Philippe, duc de Chartres, fils du duc d’Orléans et de la princesse Palatine,
neveu de Louis  XIV et futur Régent. Selon ces mêmes témoignages, Law
aurait été conscient de l’importance future du personnage et aurait très tôt
fait sa cour. C’est conclure bien vite. Philippe est, à cette époque, fort loin
d’imaginer lui-même qu’il aura un jour quelque pouvoir. Nous sommes en
1707, Louis  XIV a encore son fils unique, le Grand Dauphin, ses deux
petits-fils, les ducs de Bourgogne et de Berry, et son arrière-petit-fils, le duc
de Bretagne… Le Grand Dauphin et les ducs de Bourgogne, de Berry et de
Bretagne ne mourront qu’entre 1711 et 1714 (le futur Louis  XV naîtra en
1710). Il paraît difficile que Law ait spéculé sur l’avenir d’un neveu du roi,
par ailleurs fort mal vu de celui-ci pour ses manières débauchées et son
esprit frondeur.
Aussi serions-nous tentés de croire davantage à la rencontre de Law et
du duc, futur Régent, dans une quelconque salle de jeu ou à quelque soirée
légère, fort au goût de l’un et de l’autre des deux personnages.
Selon certains, le soir de la première rencontre, le duc était si gai, du
fait de la boisson, qu’il suivit avec quelque difficulté les explications
économiques de l’Ecossais. Il le renvoya à l’attention de son conseiller
favori, l’abbé Dubois, que Saint-Simon nous décrit comme «  un petit
homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à
physionomie d’esprit ».
Dubois crut le projet intéressant et conseilla à Philippe de recommander
Law au contrôleur général Chamillard.
Dans ce document remis par le financier au ministre, on lit, développée,
l’idée que l’or ou l’argent sont d’un emploi difficile, d’une insuffisante
fluidité et n’interviennent pas comme accélérateurs d’activité économique,
bien au contraire. Law propose donc l’emploi de ce qui deviendra le papier-
monnaie.
Chamillard, peu versé dans les questions financières et, disons-le,
incapable, ne comprend rien à ce langage. Il ne juge pas même utile d’en
parler au conseil du roi. Law note pour lui-même et non sans amertume  :
«  L’opinion semble être que ce que j’ai proposé ne mérite même pas la
discussion en conseil. Je n’en suis pas surpris. Une nouvelle espèce de
monnaie, avec de meilleures qualifications que l’or et l’argent, ne paraît pas
acceptable ici dans les conditions actuelles. Il ne me reste plus rien à faire
en France. »
Law reviendra néanmoins, quelques mois plus tard, après le départ de
Chamillard et son remplacement par Desmarets. (Il avait déjà rencontré ce
Desmarets et l’avait davantage convaincu de la valeur de ses arguments,
mais Louis XIV en personne s’opposera à l’expérience.)
C’est à cette époque que se place l’expulsion de l’Ecossais à qui, selon
les uns, on reproche de trop gagner au jeu et, selon les autres, que l’on
soupçonne d’être un agent de l’ennemi. C’est le marquis d’Argenson,
responsable de l’ordre public dans la capitale, qui signifiera lui-même à
Law l’arrêté d’expulsion.
Le financier retrouve le chemin de Bruxelles, sa famille et ses rêves : il
effectue bientôt un nouveau voyage à travers l’Europe en attendant des
jours meilleurs.
 

1715… le 1er  septembre, s’éteint Louis  XIV. Les dernières années du


règne ont été terribles. Tous les premiers princes du sang sont morts, il ne
reste que Philippe  V d’Espagne, petit-fils du Roi-Soleil, et le futur
Louis XV, âgé seulement de cinq ans ! Le traité d’Utrecht écarte Philippe V
des droits à la succession de France. Une régence s’impose, et le premier
sur les rangs, de par sa naissance, est précisément Philippe de Chartres,
devenu, à la mort de son père, duc d’Orléans.
Neveu du roi, il est déjà réputé pour son «  libertinage et son impiété
scandaleuse ». Sa propre mère brossera de lui des portraits sévères dans sa
correspondance avec sa demi-sœur Louise. Evoquant ses multiples liaisons,
elle note un jour  : «  Il passe toutes les nuits dans cette maudite société et
reste à table jusqu’à trois ou quatre heures du matin ; c’est assurément fort
mauvais pour sa santé. Je prie Dieu bien sincèrement pour sa conversion. »
Un autre jour, elle déplore qu’il soit «  tellement habitué à boire et à
manger (avec ses maîtresses) et à mener cette vie crapuleuse, qu’il ne peut
plus s’en arracher »…
Enfin, dans une description plus complète mais toujours aussi lucide,
elle écrit ceci  : «  Il donne à ses maîtresses tout ce qu’il possède… Il se
permet d’être mené par ses laquais. Il est si débauché que je crains fort que
cela finisse par lui coûter la vie. Il passe des nuits entières en orgies et en
débauches et ne regagne souvent son lit que vers huit heures du matin. Il ne
manque pas d’intelligence et n’est pas ignorant  ; depuis son enfance, il a
toujours eu de l’inclination pour tout ce qui est bien et digne de son rang,
mais, depuis qu’il est son propre maître et que ces méchantes gens l’ont
gagné, ils en ont fait la proie de vulgaires courtisanes et son caractère et son
apparence se sont tellement altérés que vous ne le reconnaîtriez plus. »
Malgré cette mauvaise réputation, Philippe d’Orléans dispose de très
nombreux partisans qui souhaitent le voir accéder à la régence  : les
protestants contraints de se convertir au catholicisme, les jansénistes, qui
avaient eu à subir les persécutions du roi, espéraient en sa tolérance  ; les
libres penseurs souhaitaient voir un libre penseur gouverner le royaume ; les
mécontents du règne précédent et du pouvoir absolu des ministres, dont
nous avons vu par Fénelon combien il était impopulaire, misaient sur lui.
Saint-Simon lui-même, qui péchait rarement par indulgence, insista
auprès de Philippe « pour qu’il renonçât à l’oisiveté et à la débauche et se
battît pour son droit à la régence ».
Car sur les instances, et l’on pourrait dire sous la direction, de l’épouse
secrète du roi défunt, Mme  de Maintenon, une véritable cabale avait été
ourdie pour l’empêcher d’arriver au pouvoir. Philippe ne paraît d’ailleurs
pas avoir tenu absolument, dans un premier temps, à s’y proposer. Il y fut
d’abord poussé. Il se persuada ensuite qu’il y allait de son devoir.
Mme de Maintenon avait été la gouvernante des enfants que le roi avait
eus de Mme de Montespan. Ces deux garçons, le duc du Maine et le comte
de Toulouse, avaient été légitimés par Louis XIV en 1673 et 1678. Mme de
Maintenon leur avait gardé toute sa faveur et toute son affection. C’est elle
qui avait suggéré au roi de les déclarer aptes «  à régner, eux et leurs
descendants, au défaut des princes de sang ». Le roi fit un édit en ce sens,
enregistré par le parlement.
Entretemps, par d’insidieuses calomnies, dont certaines étaient
d’ailleurs monstrueuses, on tenta de discréditer totalement d’Orléans. On fit
par exemple courir le bruit qu’il avait empoisonné les héritiers de
Louis  XIV et le roi était allé jusqu’«  à exiger une enquête  ». Enquête qui
l’avait innocenté.
Puis Mme  de Maintenon obtient de Louis  XIV qu’il désigne par
testament un conseil de régence comprenant le duc d’Orléans, le duc de
Bourbon, le duc du Maine, le comte de Toulouse, les maréchaux de Villeroi,
d’Harcourt, de Tallard, d’Huxelles et les ministres ou secrétaires d’Etat en
fonctions. C’est le duc d’Orléans qui présiderait le conseil et nommerait aux
emplois et commissions, mais le duc du Maine serait surintendant de
l’éducation du roi et commandant les troupes de la maison du roi. Il aurait
donc en fait le rang le plus important et d’Orléans verrait son pouvoir
considérablement restreint.
Ce testament fut gardé secret jusqu’à la mort du roi. Le 1er septembre,
dans l’ignorance où l’on était de ces dispositions, ce fut le duc d’Orléans
qui devint, le roi Louis  XV n’étant pas majeur, le chef de la maison de
France. C’est à lui que Louis XIV demanda, sur son lit de mort, de « faire
tout ce que Mme de Maintenon demanderait pour elle, pour ses parents et
pour ses amis ».
«  Elle n’est pas riche, avait ajouté le roi  : continuez-lui la pension
qu’elle reçoit.  » D’Orléans s’était alors tourné vers Mme de Maintenon et
s’était profondément incliné.
Le roi mort, c’est à lui qu’était échu l’honneur de saluer le premier le
nouveau roi. Il l’avait fait en ces termes, lui annonçant par là même la mort
de son arrière-grand-père :
« Sire, je viens rendre mes devoirs à Votre Majesté comme le premier
de vos sujets. »
C’est assez dire quelle fut la surprise, le lendemain, lorsque au
parlement fut lu le testament du roi.
Philippe d’Orléans, qui avait lui-même selon l’usage convoqué le
parlement, fit preuve de la plus grande présence d’esprit : il déclara que le
roi, en mourant, l’avait considéré comme le futur Régent et en appela
immédiatement à la décision de la haute Assemblée. Après une brève
intervention de l’avocat général en faveur du duc, le parlement le désignait
comme seul Régent.
C’était en quelque sorte un coup d’Etat légal.
Conscient de la fragilité de la situation, Philippe décide de faire tenir
dix jours plus tard un lit de justice où Louis  XV recevrait l’hommage
d’allégeance et où lui-même se verrait confirmer Régent de France. Alors,
personne ne pourrait plus rien entreprendre contre lui sans risquer le crime
de lèse-majesté.
C’est ainsi que le 12  septembre, après la phrase rituelle du grand
chandelier : « Tous s’empressent, sire, de vous contempler sur votre lit de
justice, comme l’image visible de Dieu sur terre  », il y eut cette
proclamation solennelle : « Le roi, séant en son lit de justice, de l’avis du
duc d’Orléans et des autres princes du sang, pairs de France et officiers de
la Couronne, déclare, conformément à l’arrêt de son parlement du 2 du
présent mois de septembre, M.  le duc d’Orléans Régent de France, pour
avoir en ladite qualité l’administration des affaires du royaume pendant la
minorité du roi. »
 

Law, enfin, avait ses chances : le seul qui, en France, ait un jour daigné
l’écouter était maître du destin.
Mais dans quelles conditions et que restait-il de la fortune de la France,
au crépuscule d’un aussi long règne de gloire, d’éclat, de guerres et de
souffrances ?
 

Le Régent n’attend pas le lit de justice pour faire les comptes de la


France. Dès le 10  septembre, après avoir révoqué Desmarets, il réunit le
conseil des Finances, présidé par le duc de Noailles.
On s’attendait au pire. On fut au-dessous de la vérité  : «  Nous avons
trouvé les choses dans un état plus terrible encore qu’on ne peut dire, écrit
Noailles à Mme  de Maintenon, le roi et ses sujets ruinés, rien de payé
depuis plusieurs années passées, et la confiance entièrement disparue. »
Dans son premier rapport, le conseil constate que «  le trésor est
absolument vide et les avances faites par les receveurs généraux sont telles
qu’ils comptent que la partie du trésor royal leur appartient presque en
entier jusqu’en 1718 ».
La dette publique s’élève à environ 3 milliards 500 millions de livres et
le déficit annuel, pour le seul paiement des intérêts des sommes empruntées
atteint 80 millions.
Cela revient à dire que non seulement les dépenses, toutes les dépenses
de l’Etat, devaient être bloquées, mais que cela ne suffisait pas à apurer la
situation.
Saint-Simon, membre du conseil, nous rapporte qu’il fut un instant
envisagé de décréter la banqueroute de l’Etat et de supprimer ainsi
purement et simplement la dette, pour repartir de zéro. Le Régent comprit
bien vite qu’une telle mesure retirerait tout crédit à l’Etat. Une seconde
réunion du conseil financier, le 21 septembre, révèle que douze ans seraient
nécessaires, en supposant que tout aille au mieux, pour équilibrer le budget.
Par la même occasion, on constate qu’il n’y a plus en caisse « de quoi
subvenir aux dépenses courantes et nécessaires, telles que le paiement des
troupes, l’entretien de la maison du roi, etc., indépendamment du fait des
dettes de différentes natures dont l’Etat avait la charge ».
Il est alors décidé de gagner du temps, de suspendre les paiements de
dettes, d’aviser, « le roi étant dans la nécessité absolue de rentrer dans ses
revenus »…
C’est alors que Law estime le moment venu d’entrer dans le débat.
Le 2 octobre, il demande à être reçu par le Régent. L’abbé Dubois est
toujours le conseiller écouté du duc d’Orléans. Law lui remet le mémoire
déjà soumis, en 1707, à Chamillard et à Desmarets.
Il propose de constituer une banque. S’offre à engager toute sa fortune
personnelle pour prouver la confiance qu’il porte à son projet ; il suggère,
bien entendu, de lancer la monnaie de papier, ce qui fait sourire bien des
financiers traditionnalistes dont la plupart des membres du conseil des
Finances réuni le 12 octobre par le Régent pour examiner son mémoire.
Auparavant, sur les conseils du duc d’Orléans, il soumet son plan aux
membres les plus influents du conseil, en particulier à d’Aguesseau, le
chancelier, et au secrétaire d’Etat au Commerce, Amelot.
Le conseil émet un grand nombre d’objections, fait valoir qu’une
banque ne pourrait rembourser tous les billets qu’elle aurait émis « s’ils lui
étaient présentés en bloc ». Qu’une telle réserve d’or et de garanties risque
de tenter un gouvernement aux abois et que les particuliers feraient, une fois
de plus, les frais de l’opération… Quant à la monnaie de papier, elle paraît
trop fragile, trop vulnérable… Bref, le conseil est défavorable dans son
ensemble à une telle opération.
On décide alors de s’en remettre à des moyens éprouvés pour sortir de
l’impasse où se trouvent les finances publiques.
Ces moyens sont connus depuis fort longtemps et la royauté y a eu bien
souvent recours, malgré leur impopularité et, dans la plupart des cas, leurs
conséquences désastreuses pour l’économie  : commerce, artisanat,
agriculture.
On doit pourtant s’y résoudre.
Tous les effets publics sont alors recensés. Ceux qui les possèdent
doivent les présenter au visa d’une commission créée pour la circonstance.
En échange de ces effets, on remet des «  billets d’Etat  ». Mais le taux
d’intérêt est révisé au passage et les effets à 7 pour cent se voient
transformés en billets d’Etat à 4 pour cent.
Résultat : la valeur des nouveaux billets tombe à 80 pour cent de leur
valeur, puis bientôt à 60 pour cent  ; la confiance, déjà bien entamée,
diminue encore, causant la ruine de très nombreux commerçants. Personne
ne veut plus prêter, de peur d’être remboursé au rabais.
Comme l’argent manque toujours au trésor public, le traitement des
commis de l’Etat est diminué.
Enfin, parachevant le train de dévaluation des monnaies, lancé sous le
règne précédent, la valeur des pièces est réduite de 50 pour cent environ.
Cette dernière mesure est l’occasion d’un formidable trafic vers
l’étranger, les fraudes se multipliant  : finalement, l’Etat n’y gagne pas
grand-chose et les particuliers les plus pauvres y perdent beaucoup.
On supprime les offices incomplètement payés par leurs bénéficiaires :
il en avait été vendu pour soixante-dix-sept millions. Deux mille quatre cent
soixante et une personnes se voient ainsi littéralement spoliées.
On ferme aussi sept intendances de finance et six intendances de
commerce.
Finalement, les billets d’Etat ayant perdu les trois cinquièmes de leur
valeur, et la monnaie la moitié de la sienne au bout de quelques mois de ces
opérations d’épuration, il ne reste plus beaucoup d’expédients pour éponger
les dettes courant encore. On procède alors, cela aussi s’était déjà pratiqué,
à la création d’une Chambre de justice chargée d’enquêter sur la fortune et
les activités des hommes d’affaires et des banquiers.
Le 14  mars 1716, par déclaration royale, cette Chambre de justice se
voit fixer pour mission de rechercher «  les malversations et abus… gains
illicites et commerces usuraires faits au détriment et à l’occasion des
finances du roi ».
Le pouvoir ne lésine pas sur les moyens puisque les juges sont invités à
prononcer, s’ils le jugent bon, «  des peines capitales, afflictives ou
pécuniaires et à décider toutes confiscations et restitutions qui mettront le
roi en état de supprimer bientôt les nouvelles impositions et de rouvrir les
sources de l’abondance ».
La chasse est donc ouverte aux profits illicites, dans un grand élan de
« moralité nationale » puisque tous les « loyaux sujets sont invités à faire
connaître tout ce qu’ils ont vu, su, connu, aperçu, ouï dire ou entendu qu’il
a été fait quelques divertissements, concessions, exactions et abus  ». Bien
entendu, ces dénonciations bénéficieront, outre de l’anonymat, d’une
récompense substantielle puisqu’elles seront « honorées » du cinquième des
amendes prononcées ou du dixième des effets découverts.
La compétence de ce tribunal d’exception porte sur des faits pouvant
remonter à l’année 1689 !
Le premier nouveau riche à être frappé par la Chambre de justice est
André Crozat, receveur général du clergé, trésorier général du Languedoc,
armateur, entrepreneur, fondateur de compagnies coloniales.
Il y aura, au total, 8  000  personnes entendues à l’instruction et 4  470
restitutions et amendes, quelques exécutions capitales, des condamnations
aux galères, à la prison, et un certain nombre d’amendes honorables, en
chemise et corde au cou.
Le plus représentatif de ces trafiquants profiteurs des guerres et de la
misère de l’époque fut Paul Poisson de Bourvalais, qui avait en quelques
années accumulé une fortune de trente-quatre millions de livres. Il avait
acquis un splendide hôtel, place Vendôme4. Il y offrait de grandioses
réceptions et menait avec faste un train de vie princier. Fournisseur des
armées, il avait, en vingt-cinq ans, fondé 125  sociétés. La Chambre le
condamne à restituer 4 466 000 livres.
Des familles entières d’hommes d’affaires sont poursuivies. Mais
bientôt, il apparaît que les alliances sont allées très loin avec les grands et
que nombre de ces parvenus comptent dans leurs familles des gendres ou
des beaux-frères de la haute noblesse. Crozat a par exemple pour gendre le
comte d’Evreux, fils du duc de Bouillon. Un certain Le Normant, condamné
à rendre au roi près de 4 500 000 livres, est le beau-frère du duc d’Estrades.
C’est assez dire que les interventions se multiplient et que, le premier
assaut passé, ne sont plus inquiétés que les moins appuyés et les « gagne-
petit » de la catégorie.
Des vengeances se font jour. Un grand trafic d’influence également, et
tout Paris colporte cette histoire d’un grand seigneur proposant à un
banquier condamné à payer 1  200  000  livres, de le tirer d’affaire pour le
quart de cette somme, et se voyant répondre  : «  Monsieur le comte, vous
arrivez trop tard, je viens de faire marché avec Mme la comtesse pour cent
cinquante mille livres. »
Le procureur général de la Chambre de justice porte dans Paris le
sobriquet de « Garde des seaux » parce qu’il a conservé chez lui deux seaux
à champagne en argent ciselé appartenant à un parvenu qu’il a fait
condamner.
La délation finit par pourrir tout, créant, note un contemporain, «  une
sorte d’ébranlement dans tout le corps de l’Etat ».
Voltaire lui-même s’indigne :
La foi, la candeur, la droiture
Sont des asiles impuissants ;
Tout cède à l’horrible tempête ;
S’il tombe une coupable tête,
On égorge mille innocents.

Une véritable terreur règne dans les affaires  : plusieurs suicides sont
signalés. Finalement, un an plus tard, en mars 1717, l’édit d’abolition de la
Chambre de justice note, cas unique dans les annales, que «  la corruption
était si largement répandue que presque toutes les classes en étaient
entachées, si bien que l’on ne pouvait imposer de justes punitions à un aussi
grand nombre de coupables sans troubler dangereusement le commerce,
l’ordre public et l’Etat ».
Désormais, tout paraît préférable à la crise de confiance qui s’est
emparée du monde des affaires et Law va trouver enfin le champ libre.
Il y a d’ailleurs plusieurs mois que la première de ses expériences est
engagée. Lorsque la Chambre de justice est dissoute, on commence à croire
en lui.
 

Depuis le 2 mai 1716, Law est banquier à Paris.


Après son éviction par le conseil des Finances, il n’a pas, en effet,
renoncé.
Sa grande idée était de constituer une banque publique sur la dette
d’Etat. Ce n’était pas d’ailleurs une idée absurde ou nouvelle et, déjà sous le
règne de Louis  XIV, Samuel Bernard avait été à deux doigts de la faire
triompher. Mais puisque le conseil n’en voulait pas, il allait opérer en deux
temps : créer d’abord une banque privée puis tenter, avec opportunisme, de
la transformer selon ses vues initiales.
Il met donc sur pied un projet de banque fonctionnant sur les principes
d’une société par actions. Il s’engage à souscrire la plus grosse part du
capital et à assumer les dépenses courantes de l’établissement sur ses
propres deniers.
Il compte évidemment émettre des billets en vue d’augmenter la
circulation monétaire.
Au Régent déjà bien disposé et très vite enthousiaste, il expose ainsi ses
idées : « Ni banqueroute, ni Chambre de justice. Tout le mal provient de la
léthargie générale et cette léthargie n’est, elle-même, que la conséquence du
manque de confiance, entretenu et aggravé par toutes les mesures
maladroites et vexatoires prises en matière fiscale. C’est une crise de
confiance. Il faut faciliter et favoriser les affaires. La France doute de son
crédit, parce qu’on paralyse ses activités et qu’elle n’a même pas
conscience de l’immensité de ses ressources. Il faut lui rendre confiance et
lui faire connaître sa vraie richesse. Pour cela, il faut organiser le crédit,
d’abord multiplier la monnaie, de façon à pouvoir mobiliser toutes les
ressources de la France5. »
Law mettait, pour illustrer ses idées, l’accent sur la prospérité anglaise.
Or, disait-il, l’Angleterre dispose d’une banque d’émission et utilise la
monnaie de papier. Deux guerres très dures n’ont pas réussi à entamer cette
prospérité et le système fondé sur une banque, une grande compagnie
commerciale et une compagnie coloniale transforment les créanciers de
l’Etat en actionnaires… C’est donc la banque, point de départ du système,
qu’il convient de fonder d’abord.
Comme on lui objecte que le papier-monnaie n’est que le signe fictif de
la richesse, il répond  : l’expérience des dernières années prouve que les
monnaies d’or, tout en gardant la même effigie, voient leur valeur nominale
augmenter, ce qui correspond à une baisse du titre et du poids  ; quel est
donc leur avantage ? Ce qui compte, ce n’est pas la valeur d’une monnaie,
sa valeur indiquée, mais son crédit.
Le crédit, pour Law, c’est la confiance : une entreprise qui ne rapporte
rien peut cependant avoir un immense crédit parce qu’elle offre de belles
espérances : « Un bien en espèces n’augmente pas par des paroles, mais un
bien de crédit s’en aide merveilleusement. »
Philippe d’Orléans approuve totalement ce point de vue. Par ailleurs, la
situation est telle que toute initiative vaut d’être tentée. Le Régent
entreprend de convaincre les membres du conseil et les invite à tour de rôle.
Saint-Simon reste hostile. Le duc d’Orléans conseille à Law de le voir
fréquemment.
L’argument principal de Saint-Simon est d’ordre politique  : il redoute
que le système n’échoue dans un pays de pouvoir royal absolu où la guerre,
la licence et l’extravagance du prince peuvent, en un jour, entraîner le
gaspillage de la réserve d’or et, de ce fait, retirer toute valeur aux billets de
banque, avec pour conséquence la ruine des sujets les plus dynamiques de
la nation. Le duc d’Orléans répond qu’au contraire, le souverain aura
tellement partie liée avec le banquier qu’il se gardera de porter atteinte à
son crédit.
Le 1er  mai 1716, le conseil des Finances se réunit et approuve la
création de la banque. Le lendemain, c’est le tour du conseil de Régence :
Law a gagné la première manche.
La «  Banque générale  », c’est son nom, ouvre ses portes au début du
mois de juin.
Le capital nominal est de dix millions en actions nominatives. Les
actions sont au nombre de mille deux cents. Law lui-même en prend un
quart. En fait, l’entreprise repose sur sa fortune personnelle. Mais le Régent
se déclare protecteur de la banque. Il est l’un des principaux actionnaires.
On ignore malheureusement le nom des autres actionnaires. Cependant, ils
devaient être nombreux et considérables car, dans les années qui vont suivre
cette première opération, il est exclu que Law ait pu, à lui seul, entraîner
l’énorme courant d’opinion et d’affaires qui va bouleverser le royaume de
fond en comble.
Le capital, considérable pour l’époque – chacune des 1  200  actions
valait 5  000  livres – est appelé par quart. Chaque quart doit être versé à
raison de 25 pour cent en espèces et le reste en billets d’Etat : ces fameux
billets déjà fortement dévalués. Law retire ainsi de la circulation
4 500 000 livres de ces billets, ce qui constitue au départ, pour l’Etat, une
excellente affaire. Cela revient à raffermir le crédit tandis qu’en fait, le
capital de la Banque générale – capital effectivement versé – ne représente
pas plus de 375 000 livres d’argent comptant.
Dès 1717, un dividende de 7 pour cent est servi pour le capital entier, ce
qui est pour les actionnaires une affaire inespérée. En 1718, le capital est
intégralement remboursé.
Ce succès est dû avant tout à l’orthodoxie de la gestion de cet
organisme, dont les billets émis sont datés et à tout moment payables à vue,
à la demande du porteur, «  en pièces de poids et de valeur au cours du
jour  ». Néanmoins la Banque générale n’est pas à proprement parler une
banque d’émission : ses billets n’ont pas encore force libératoire, ni cours
forcé. On peut donc les refuser en paiement.
En juin 1717, le duc de Noailles fait cet éloge de l’entreprise tentée et
réussie par Law  : «  Il est inouï qu’aucun des billets n’ait été rapporté au
bureau général de la banque à Paris6 sans y être sur-le-champ acquitté ; le
fonds y étant toujours réellement et comptant, parce que la banque ne
délivre aucun billet qu’elle n’en ait reçu la valeur en espèces sonnantes ; et
cette valeur demeure dans les caisses en dépôt jusqu’à ce que le billet
revienne  ; ainsi, toutes les fois qu’un billet de la Banque générale sera
renvoyé des provinces à Paris, il doit être regardé comme la meilleure lettre
de change à vue qu’on pût remettre. » Noailles déclare cela dans une lettre
adressée à Basville, intendant du Languedoc, le 18 juin.
Ce document prouve que la Banque générale n’est encore engagée dans
aucune affaire commerciale : elle joue simplement le rôle d’une banque de
dépôt et de virement.
En dehors de cela, le seul service qu’elle rende est l’escompte des
lettres de change à 1,50 pour cent par mois, taux qu’elle ramènera d’ailleurs
assez rapidement à 4 pour cent l’an. Cette modération contribuera
efficacement à «  écraser l’usure  », du moins dans la première période de
l’établissement.
On imagine sans peine que Law n’a nullement l’intention de s’en tenir à
un aussi modeste programme, aussi réaliste et réconfortant qu’il puisse être.
Car finalement, pendant les deux premières années où la Banque
générale reste une affaire privée, elle demeure, malgré son utilité, un
établissement d’importance fort limitée, dont les activités sont
essentiellement circonscrites à la capitale, malgré tous les efforts tentés vers
la province.
On avait bien enjoint aux intendants de province « d’ordonner à tous les
receveurs de tailles et autres impositions, à ceux des fermes et de tous les
droits qui se lèvent pour le roi, d’acquitter à vue tous les billets de la
Banque générale qui leur seraient présentés et même de ne faire, à l’avenir,
les remises du produit de leurs recettes à Paris autrement qu’en billets de
cette banque »… mais ces instructions n’avaient pas mené bien loin.
C’est alors que Law obtint, par un arrêt du conseil, que « les billets de
la Banque générale seront reçus pour argent comptant dans tous les
paiements des droits du roi et que tous les officiers comptables les
acquitteront à vue ».
Le pas est franchi  : la banque privée devient insensiblement banque
d’Etat. Les problèmes et les difficultés vont commencer et, comme souvent
sous l’ancien régime, viennent des officiers de finances et des intendants,
habitués à profiter abusivement de leurs fonctions  : la monnaie de papier,
aisément comptée et facilement expédiée sur Paris, les prive, de ce fait
même, d’un fonds de trésorerie à usage personnel. Jusque-là, les difficultés
des transports en espèces obligeaient à faire des envois groupés deux ou
trois fois par an, les intendants disposaient entretemps des fonds d’Etat pour
leurs affaires personnelles !
Pour briser cette résistance, plusieurs fonctionnaires sont révoqués,
notamment les receveurs des fermes de Lyon et de Bordeaux.
« La plupart des receveurs, note Noailles, ont beaucoup d’éloignement
pour l’exécution d’un ordre qui les met hors d’état de se servir des deniers
de leur maniement et d’en tirer les profits qu’ils étaient accoutumés d’y
faire, au grand préjudice du roi. »
Le premier résultat de ces mécontentements peu justifiés mais réels, fut
une campagne menée vivement contre Law et sa banque. Cette campagne
eut des échos dans la presse de l’époque et, comme on devait s’y attendre,
au parlement, qu’il fallut briser.
Dans les journaux, Law est qualifié « d’aventurier écossais et de grand
jacobite » – entendre partisan de Jacques II.
La Gazette de la Régence attaque dès les premiers temps : « La banque
nouvelle et une vision, c’est la même chose ! On ne fait qu’en rire… »
Quelque temps plus tard : « On ne parle de la banque qu’en railleries et
presque tout le monde s’en moque. »
Plus sérieuse et plus lourde de conséquences est l’opposition du
parlement qui trouve des échos jusqu’au conseil de Régence où plusieurs
ministres, dont Noailles, prennent ombrage du succès de Law et
entreprennent de contrecarrer son action.
Plusieurs manœuvres sont tentées pour détruire son crédit. Un matin,
rapporte un historien de Law, Montgomery Hyde, « deux hommes vinrent à
la banque et demandèrent à parler au directeur. Introduits dans le bureau de
Law, ces individus lui présentèrent des billets dont la valeur totale atteignait
près de cinq millions de livres et lui en demandèrent le paiement immédiat
en espèces. Law pâlit, ce qui était assez naturel, et réclama vingt-quatre
heures pour réunir une quantité aussi considérable d’or et d’argent. Ses
interlocuteurs lui firent observer avec malice que les billets devaient être
payés à vue et que demander du temps pour régler une somme aussi minime
ne pouvait que nuire à la réputation de la banque. Ils convinrent cependant
de lui accorder les vingt-quatre heures demandées, mais pas une minute de
plus. Dès que ces désagréables visiteurs se furent éloignés, Law se hâta de
se rendre au ministère des Finances, où il exposa les faits à Noailles, lui
expliquant que, bien que la banque fût parfaitement solvable, il serait
impossible, dans un laps de temps si court, de régler ces billets avec la seule
réserve en numéraire de la banque. Le ministre qui, en dépit de sa jalousie
personnelle envers son directeur, ne connaissait que trop l’intérêt qu’avait le
gouvernement à soutenir le crédit de la banque, comprit l’urgence qu’il y
avait à venir à la rescousse. Il donna donc des ordres pour que la somme
désignée en espèces fût tirée du trésor de l’Etat ; ainsi, les deux détenteurs
de billets malintentionnés furent-ils rigoureusement payés dans le délai
prévu. »
L’affaire s’ébruite. Le crédit de la Banque générale y gagne une
considération nouvelle et La Gazette de la Régence change de ton : « On a
meilleure opinion que jamais de la banque », peut-on lire dans son numéro
du 20 décembre 1716 !
Noailles est la victime de ce contrecoup. Il paie pour tous ceux qui
n’avaient pas cru en temps voulu à la politique de Law et du Régent  : il
perd la présidence du conseil des Finances. D’Argenson est nommé à sa
place, mais se rend bien vite compte que le véritable ministre n’est autre
que Law.
Et Law n’est pas au bout de ses projets. Au duc d’Orléans qui lui fait
plus confiance que jamais, il répète ce qu’il a maintes fois dit : « Ma banque
n’est ni la seule, ni la plus grande de mes idées. Je veux créer une chose qui
surprendra l’Europe par les changements qu’elle apportera en faveur de la
France – changements plus importants que ceux apportés par la conquête
des Indes ou l’introduction du crédit. En plus de la restauration de l’ordre
dans les finances de la nation, l’agriculture, le commerce s’épanouiront, les
revenus royaux seront augmentés, la dette nationale éteinte, sans qu’aucun
mal en résulte pour les créanciers de l’Etat. Ces bienfaits seront obtenus par
une compagnie de commerce qui possédera une flotte de 60 navires, avec
un capital d’au moins vingt-deux millions de livres… »
 

L’idée d’une compagnie commerciale n’est pas en soi, à cette époque,


une idée nouvelle. Depuis Louis  XIII, des établissements de ce genre
s’étaient vu confier, pour des durées variables, le monopole du commerce
avec les colonies et leur exploitation. Ces mêmes compagnies existaient
aussi en Angleterre et en Hollande.
La Compagnie de Chine, celle du Sénégal, de Guinée, du Canada,
d’Acadie n’avaient jamais fait d’éblouissantes affaires et les financiers
éprouvaient en général, à leur égard, une méfiance très justifiée par
l’expérience.
En 1717, Crozat, que nous avons vu déjà devant la Chambre de justice,
renonçait à l’exploitation de la Louisiane et de la vallée du Mississippi. Il
remet, cette année-là, son privilège entre les mains du conseil de Régence.
Le conseil l’offre à Law, sous réserve qu’il emploiera un capital de deux
millions dans l’affaire. Law accepte, mais exige d’investir vingt-cinq
millions ! Le 6 septembre 1717, le parlement est invité à enregistrer un édit
royal créant la Compagnie d’Occident. Entretemps, le capital autorisé passe
à cent millions, répartis en deux cent mille actions au porteur, de cinq cents
livres payables en billets d’Etat.
Il faut un an pour réunir ce capital.
Mais les billets d’Etat se négocient à 30 pour cent de leur valeur, c’est-
à-dire moitié moins cher que les années précédentes… Autrement dit, les
cent millions du capital de la Compagnie étant comptés avec des billets
d’Etat ne représentent en Bourse que trente millions  ! Ce n’est pas tout  :
Law remet les billets au trésor en échange de quatre millions de rentes
assignées sur les fermes du tabac, des postes et des notaires. Finalement, les
liquidités de la Compagnie représentent la vingt-cinquième partie de son
capital.
On le voit, Law fait déjà la confusion qui le perdra mais qui a toujours
été à la base de ses projets : il transforme la dette publique en actions d’une
société créancière de l’Etat.
L’ennui, c’est qu’avec quatre millions de livres, il ne va guère être
possible d’entreprendre l’essentiel, c’est-à-dire la mise en valeur de la
Louisiane et de la vallée du Mississippi tout en construisant ou en acquérant
une flotte de soixante vaisseaux. Cette flotte dont rêvait l’Ecossais depuis si
longtemps.
En fin de compte, les seuls gagnants risquaient d’être les spoliés de
1716 qui s’étaient vu remettre, en échange de solides créances, des billets
d’Etat et qui allaient peut-être y retrouver une part de leur compte.
Law comprend soudain tout le parti qu’il peut tirer de cet état d’esprit :
pour peu que ses actions maintiennent leurs cours ou gagnent quelques
points, il pourra faire vendre à bas prix les billets d’Etat pour les faire
transformer en actions de la compagnie. Il introduit donc dans son système
la spéculation, fort en vogue à Amsterdam et qui va semer à Paris d’abord,
puis à travers la France tout entière, un vent de folie.
Pour cela, se fondant toujours sur le principe du crédit et de la
confiance, il laisse se répandre la légende du Mississippi.
Il fait en effet diffuser dans le pays les magnifiques perspectives
qu’offre la vallée heureuse à la Compagnie d’Occident et à tous ses
actionnaires. Des estampes représentent les rives du puissant fleuve comme
on représentait depuis des siècles, dans l’imagerie populaire, le paradis
terrestre. Des sauvages aux corps harmonieux, emplumés et masqués,
viennent répandre aux pieds des colons à peine débarqués des navires aux
voiles encore déployées les présents et les richesses d’un éternel été.
L’émeraude et les diamants ne sont là-bas que des pierres semi-
précieuses et dans les collines abondent l’or et l’argent. Des femmes d’une
beauté radieuse… Des champs où sans effort viennent trois récoltes par
an… les commerçants qui débarquent « accueillis comme des dieux »…
Des tracts circulent, sur lesquels on lit qu’en échange de quelques
couteaux, miroirs ou simplement d’un flacon d’eau-de-vie, les sauvages
offrent de l’or, à volonté. Des gravures montrent même «  des Indiens
idolâtres demandant à recevoir le baptême ».
On annonçait que la flotte chargée d’or et d’argent était sur le chemin
du retour et le sergent Lamoth Cadillac, revenu de Louisiane, ayant eu le
mauvais goût de dire publiquement que toutes ces histoires n’étaient que
des sornettes, se vit un matin, tranquillement et sans ambages… conduire à
la Bastille.
La réalité était en effet bien différente. La colonie était à l’abandon. Les
épidémies ravageaient les populations. Tout restait à faire, à commencer par
la colonisation. Mais si la grande majorité des Français voulaient bien rêver
aux merveilles du Mississippi et aux fortunes qui ne tarderaient pas à en
revenir, il fallut bien vite admettre que les volontaires pour l’autre rive de
l’Atlantique étaient plus que rares.
On décida donc, et ce fut une erreur, d’user de la contrainte. Par un édit
royal promulgué en 1719, on expédia manu militari en Louisiane les
vagabonds, les chemineaux, les mendiants, les chômeurs et, de temps en
temps, les amis ou les parents dont on voulait se débarrasser et qu’il
suffisait de signaler aux « recruteurs ». Il est juste de dire que cette dernière
catégorie de voyageurs n’avait pas été expressément citée dans le texte de
loi…
Puis, comme on manquait de femmes, on fit des rafles dans les quartiers
réservés.
Enfin, pour frapper l’imagination populaire un peu émue par ces
procédés, on décida d’envoyer des couples volontaires, auxquels on
proposait une dot non négligeable et que l’on faisait défiler fleuris et
habillés de neuf à travers les rues de la capitale.
Mais la maladresse des recruteurs de la compagnie, les Bandouliers,
leur brutalité, leurs exactions, étaient parvenues à l’inverse du résultat
escompté, et Law, comprenant son erreur, fit appel aux étrangers.
La compagnie réussit à installer, dans une zone de marécages où
sévissaient la malaria, les crocodiles et les serpents, quelques milliers de
Suisses, d’Italiens et d’Allemands. Elle leur concéda deux cent quatre-
vingts arpents de terrain par famille, répartis en quarante communes de
vingt familles chacune. Une ville naquit ainsi, à laquelle Law prédit le plus
grand avenir et qu’il baptisa du nom du Régent : la Nouvelle-Orléans.
Malheureusement, les choses iront moins vite que prévu et la
spéculation va s’en ressentir. Pour donner une efficacité réelle à la
Compagnie d’Occident, Law décide de modifier ses plans initiaux. Il
obtient, le 18 juillet 1718, d’échanger les quatre millions de rentes, revenu
de son capital de cent millions, contre la ferme du tabac, dirigée par Pâris-
Duverney. Cette ferme rapporte au trésor deux millions deux cent mille
livres. La transaction est tout à l’avantage du trésor, mais la compagnie n’y
perd pas car le monopole du tabac peut être développé.
A la recherche d’une flotte marchande, la Compagnie d’Occident
rachète le privilège et l’équipement de la Compagnie négrière du Sénégal.
Mais ce ne sont là que des expédients et le déséquilibre est tel, entre le
formidable capital fictif et les moyens commerciaux, que la catastrophe
paraît inévitable.
Law n’a plus qu’une solution : garantir les avoirs de la Compagnie sur
sa Banque générale. Mais il comprend que, dans ces conditions, la banque
doit changer de caractère et posséder la liberté de fabriquer du crédit à
volonté. Et, pour cela, il faut évidemment lui éviter tout contrôle, c’est-à-
dire en quelque sorte la « nationaliser ».
C’est ainsi que naît la Banque royale, le 1er janvier 1719.
C’était une vieille idée de Law, mais un événement extérieur avait
précipité sa réalisation.
En effet, le nouveau ministre des Finances, Marc-René d’Argenson,
avait très vite constaté, en prenant la place du duc de Noailles, qu’il ne lui
resterait pas grand-chose à faire, à la tête de l’économie française. Law était
le véritable maître du pays.
Il décida donc de contrebalancer son influence en créant une autre
compagnie, acquise sous le nom de son valet de chambre par les frères
Pâris, et dont le capital devait s’élever à 100  millions  : 100 millions en
billets d’Etat.
On appela cela l’anti-système.
En effet, cette Compagnie des Fermiers généraux se trouvait d’un coup
plus puissante que la Compagnie d’Occident, dans la mesure où elle était
amenée à manier la majeure partie des revenus du roi, que constituait la
Ferme générale.
Les impôts étant payables, comme l’avait souhaité Law, en billets de la
Banque générale, la Compagnie des Fermiers généraux n’allait pas tarder à
se trouver à la tête de sommes importantes qu’elle pouvait, d’un jour à
l’autre, présenter pour un échange à vue contre des espèces sonnantes et
trébuchantes.
Or cela au moment où précisément Law avait le plus grand besoin de
dépasser, et de loin, son encaisse.
L’anti-système concurrença redoutablement la Compagnie d’Occident.
Très vite, ses actions assurèrent un revenu de 12 à 15 pour cent.
Law n’eut plus le choix, il dut acheter pour cinquante-deux millions
l’adjudication des Fermes, retirant ainsi à la Compagnie des Fermiers
généraux sa raison d’être.
Dès lors, Law ne voulut plus courir de risques : après plusieurs séances
de travail au Palais-Royal, au cours desquelles il s’attacha à démontrer que
la Banque générale était devenue en fait un dépôt des fonds d’Etat, il
emporta la décision. L’alerte avait été chaude mais, désormais, son projet
était réalisé en totalité.
Ainsi, en s’assurant le privilège d’émission (par la Banque royale), la
collecte des impôts (par la Ferme générale), le contrôle du commerce et des
affaires, Law était devenu le maître de la fortune française, publique et
privée.
Sa nomination, quelques mois plus tard, au poste de contrôleur général
des Finances n’est plus qu’une question de forme. Nous sommes en 1719.
Law est donc au faîte de la puissance. Son rêve est réalisé. Il peut enfin
agir à sa guise. C’est l’heure, à l’écouter, de la prospérité.
 

A partir du mois de mai 1719, Law est le maître de son système. La


situation s’est améliorée. Il dispose de soixante vaisseaux environ, qui
sillonnent les mers de l’Atlantique à l’océan Indien. La Compagnie
d’Occident acquiert le privilège de la Compagnie des Indes et, en juillet,
celui de la Compagnie d’Afrique.
Malgré cela, les actions ne montent guère et Law se sent obligé,
toujours au titre de ce crédit qui reste la base de son système, de les
relancer. Pour cela, il fait une opération devenue aujourd’hui banale mais
qui, à l’époque, paraît être d’une folle témérité : il acquiert pour cent mille
livres payables à six mois, deux cents actions dont la valeur, au jour du
marché, n’est que de cinquante mille livres. Une telle opération à terme
n’avait jamais été pratiquée en France et suscite un intérêt considérable. Les
agioteurs s’attendent à du nouveau, achètent pour l’imiter et, lorsque Law
entre, six mois plus tard, en possession de ses deux cents actions, elles ne
valent pas cent livres, mais presque un million de livres, tant la spéculation
a réussi.
Profitant de la confiance manifestée par le public, Law, dont la
compagnie est devenue maintenant un immense combinat commercial,
lance 50  000 nouvelles actions sur le marché. Nous sommes au mois de
juin. Chaque action vaut cinq cents livres payables en espèces ou en billets
avec prime de 10 pour cent. Pour acheter ces nouvelles actions de la
Compagnie des Indes, appelées filles (les mères étant celles de la
Compagnie d’Occident), il faut quatre mères. Celles-ci montent
évidemment sans plus tarder, à mille livres, soit deux cents pour cent de leur
valeur nominale.
Un mois plus tard, après avoir obtenu pour la Compagnie des Indes le
privilège de la frappe des monnaies, Law lance à nouveau cinquante mille
actions à la valeur de cinq cents livres, payables mille livres par action en
vingt versements mensuels de cinquante livres. Pour avoir le droit d’acheter
ces « petites-filles », il faut disposer de quatre « mères » et d’une « fille ».
En septembre  : trois nouvelles créations d’actions et, le 4  octobre,
supplément de 24 000 actions.
Au total, en quelques mois, 624 000 actions d’une valeur nominale de
312 millions de livres.
La plupart d’entre elles étant affectées d’une prime, leur valeur réelle
est d’environ 1 800 millions.
La vente de ces actions provoque, rue Vivienne où se trouvent des
bureaux de la Compagnie des Indes, de véritables scènes d’émeute  : des
hommes passent la nuit, assis sur des sacs de monnaie qu’ils viennent
échanger contre des actions. On arrive de partout et jusqu’à la dernière
action vendue, la foule est prise de la passion du gain, de l’agiotage et des
rêves de fortune.
La monnaie venant à manquer, les planches à billets fonctionnent sans
interruption.
Rue Quincampoix, les «  Mississippiens  », c’est-à-dire les possesseurs
d’actions de la « Compagnie du Mississippi » comme l’appelait le peuple,
négocient et spéculent à des prix sans cesse accrus.
Il faut fermer la rue par des grilles, placer en permanence des soldats du
guet. Toutes les classes se mélangent en une indescriptible cohue et des prix
inouïs sont demandés pour des actions achetées la veille encore au guichet
de la Compagnie. On voit les 500  livres atteindre 15  000  livres et même
davantage. Un bossu gagner 150 000 livres en un mois pour avoir prêté sa
bosse en guise de pupitre !
Des domestiques, envoyés par leur maître vendre des actions à
8 000 livres, en trouvent 10 000 livres et spéculent à leur tour.
Quelques mois après les avoir congédiés pour une quelconque raison,
des maîtres retrouvent leurs valets en carrosse, avec équipage.
Un chroniqueur de l’époque raconte l’histoire d’une paysanne venue à
Paris en 1717 encaisser quelque argent que lui doit un voisin, se voir payer
en billets d’Etat, les convertir en actions du Mississippi et revendre ces
dernières trois ans plus tard, à sa propre surprise, pour dix millions de
livres.
Il est évident que cette situation ne peut durer. Pourtant, mis à part cette
effervescence parisienne, jamais la France n’a paru aussi prospère. Le prix
des propriétés a monté. La  production des manufactures quadruplé. Les
artisans ne peuvent plus satisfaire leur clientèle, l’agriculture vend ses
produits à des taux jamais égalés.
Law envisage d’élargir les routes, de creuser des canaux, de transformer
Paris en port de mer, de supprimer tous les octrois et même d’abolir les
impôts et les taxes et de les remplacer par un impôt unique de un pour cent
sur les revenus.
Le Régent renonce à percevoir cinquante-neuf millions d’impositions
dues au titre des années précédentes. Fait unique  : les caisses de l’Etat,
quatre ans plus tôt complètement vides, refusent de l’argent !
Cela parut trop beau, et ce fut un prince qui déclencha la banqueroute !
Elle était certes inévitable, car la masse monétaire était énorme et
l’équilibre bien fragile, mais ce qui ne voulait être autre chose qu’un « test »
prit les proportions d’une irrémédiable catastrophe : le prince de Conti, pour
s’assurer que les réserves étaient suffisantes, présenta tous ses billets et trois
de ses chariots repartirent chargés d’or et d’argent.
Cela avait suffi à donner l’éveil : on s’empressa partout de réaliser.
 

Law commet la plus grave erreur. Lui, qui depuis le début de


l’expérience, a tout fondé sur ce qu’il appelait le crédit, veut user de
moyens de coercition. Il fait promulguer un édit aux termes duquel il
interdit de conserver plus de cinq cents livres de monnaie métallique.
Alors, on réalise par tous les moyens  : on achète des terrains qui
atteignent des prix vertigineux  ; des pierreries, des bijoux, de la vaisselle
d’argent.
Les prix montent : l’inflation commence ses ravages. Le pain, les œufs,
la viande sont à des cotes record. Law est entraîné dans le cycle infernal :
blocage des prix – grève des ventes  ; refus de la monnaie  ; obligation
d’utiliser les billets de banque ; augmentation des salaires ; demande accrue
de billets, etc. C’est l’inflation.
La banque est bientôt assiégée. Les remboursements en espèces sont
alors contingentés, puis pratiquement supprimés. C’est l’émeute. Un édit
ayant, le 21 mai 1720, proclamé officiellement la dévaluation de la monnaie
et des actions pour les ramener, au 1er septembre suivant, à la moitié de leur
valeur, la panique se propage. L’édit est rapporté six jours plus tard, mais
c’en est fini pour le système.
Le 17 juillet, le peuple gronde, le parlement s’associe à la révolte. Mais
la banque est fermée. On décide, un mois plus tard, la démonétisation des
grosses coupures de 1 000 et 10 000 livres. Elles sont transformées d’office,
à compter du 1er  octobre, en actions rentières de la Compagnie, à 2 pour
cent.
Enfin, le 15 septembre, les comptes en banque sont réduits au quart de
leur valeur.
Déjà l’on sent que Law n’est plus le maître et que ces décisions ne sont
pas de lui. La Compagnie procède à des emprunts forcés sur ses
actionnaires et, le 17  décembre, la liquidation du système est confiée aux
frères Pâris, sous le contrôle du parlement. Ses ennemis sont dans la place.
Il ne reste à Law que la fuite  : à la fin de l’année 1720, muni d’un sauf-
conduit du Régent, il gagne la Belgique, laissant Catherine en France. Il ne
la reverra plus jamais.
Au moment de quitter Philippe d’Orléans, Law fait cette déclaration,
qui dépeint son caractère et son réel désintéressement : « Monseigneur, je
reconnais avoir commis de grandes fautes. Je les ai faites parce que je ne
suis qu’un homme et que tous les hommes sont passibles d’erreurs. Mais je
déclare qu’aucun de mes actes n’a procédé de méchanceté ou de
malhonnêteté et que rien de ce genre ne sera jamais découvert dans tout le
cours de ma conduite. »
Effectivement, les vérifications effectuées par la suite n’ont apporté
aucun indice de fraude ou de malversation. Mieux : les comptabilités étaient
parfaitement établies et les prévisions justifiées.
En particulier pour ce qui concerne la Compagnie des Indes. Le bilan
du 3  juin 1720 en avait révélé le développement remarquable. Elle fut
d’ailleurs confirmée dans tous ses privilèges et survivra au système jusqu’à
la veille de la Révolution.
Les prévisions de Law étaient moins illusoires qu’on ne l’a dit, et il fut
à deux doigts de rétablir la situation : les profits à faire sur les fermes, les
recettes générales, le bénéfice sur la frappe des monnaies, les
développements de la Compagnie des Indes dans les six premiers mois de
1720, apparaissent, comme l’a démontré un de ses principaux
collaborateurs, tout à fait susceptibles de permettre le paiement des
dividendes dus au titre des actions émises.
Law commit une première faute en anticipant sur ces résultats. Il était
en effet utopique d’annoncer la première année des bénéfices normaux. La
compagnie n’avait pas encore eu le temps de se consolider.
En revanche, une question reste posée, et de sa réponse dépend peut-
être toute l’explication de la banqueroute. Pourquoi Law s’est-il acharné à
soutenir les cours des actions à des taux qu’il n’avait jamais souhaités ? Ces
cours gonflés n’avaient plus aucun rapport avec la logique et n’étaient que
l’occasion de boursicotages sans intérêt.
On a voulu voir dans cette volonté de ne pas intervenir le respect d’une
loi qu’il estimait essentielle, celle de l’invulnérabilité du crédit, c’est-à-dire
de la confiance.
C’est ici qu’il faut se demander s’il fut vraiment le maître du système.
Car tant de princes et de ministres étaient riches par ces actions que Law
était devenu leur prisonnier. Admettre la baisse des cours n’était-ce pas
accepter l’idée de les voir perdre beaucoup ? Etait-il possible, en ce temps-
là, d’aller contre d’aussi puissants intérêts dont on a aiguisé les appétits ?
D’autres indices nous surprennent en observant de plus près la politique
de l’or de Law. On s’aperçoit, par exemple, qu’en 1719, il opère un certain
nombre de mesures contradictoires, modifiant les valeurs du marc d’or,
mais pas dans le même rapport que les valeurs relatives de l’or et de
l’argent. On a le sentiment, en comparant ces diverses décisions à celles
prises simultanément en Angleterre, qu’une lutte sourde se développe entre
les deux pays. D’importantes fuites d’or sont signalées sous le couvert de la
Compagnie de Law, à Amsterdam, comme le révèle un auteur hollandais de
l’époque. Or, les manœuvres de l’abbé Dubois, conseiller du duc d’Orléans,
puis Premier ministre, sont de ce point de vue très surprenantes. N’était-il
pas au service de l’Angleterre  ? C’est en tout cas ce qu’affirme un
diplomate anglais de l’époque et que confirme, semble-t-il, une pension de
quarante mille livres que lui assurait le roi d’Angleterre, à l’insu de tous.
N’est-ce pas à ce prix qu’il informait à temps Londres des mesures tentées
par Law pour rétablir son crédit ?
D’autres questions pourraient être posées sur cette période qui vit tant
de bouleversements.
Mais, pour leur part, les Français n’avaient plus d’illusions et, partant,
plus de curiosité.
Ils se contenteront, avec ce bourgeois de Paris nommé Barbier, de
constater, au 1er janvier 1721 : « Cette année est bien différente de l’autre.
J’avais soixante mille livres que je n’ai eu ni l’esprit, ni le bonheur de
réaliser. Tout est tombé à rien de manière que sans avoir ni joué ni perdu, je
n’ai plus de quoi donner des étrennes à mes domestiques ! »
Et Paris, où tout finit – dit-on – par des chansons, se mit à chanter La
semaine de Monsieur John Law :
Lundi je pris des actions,
Mardi je gagnai des millions,
Mercredi je pris équipage,
Jeudi j’arrangeai mon ménage,
Vendredi je fus au bal,
Samedi à l’hôpital.

Les années d’inutile espoir qui vont commencer pour Law finiront à
Venise, dans les conditions que l’on connaît.
Mais, jusqu’à la mort du Régent, il conserva l’espoir de revenir un jour.
Il avait pourtant bien des ennemis, pour un homme qui n’avait jamais eu de
haine à l’égard de ses adversaires. Il eut jusqu’au dernier jour l’estime du
duc d’Orléans. Ils étaient d’ailleurs faits pour se comprendre car si Law
avait de la qualité, Philippe avait de la grandeur.
L’histoire conventionnelle s’est laissé entraîner pour juger l’un et l’autre
par les « qu’en dira-t-on »…
Il reste pourtant tellement d’inconnues autour de ces deux hommes et
de leur action qu’il serait, même aujourd’hui, bien hardi de juger.
Quand il l’a fallu, d’Orléans sut rabaisser le parlement et imposer aux
grands le silence. Law, pour sa part, eut l’art de gérer sa banque avec
rigueur et de choisir des voies nouvelles que d’autres pays avaient
éprouvées et qui n’étaient pas toutes utopiques.
Mais il y avait cette société de nobles et de magistrats qui avaient
depuis longtemps perdu l’usage du pouvoir et de la liberté. Depuis cent ans,
les volontés du prince passaient par des ministres tout-puissants ou des
favorites omnipotentes. La prévarication, les trafics d’influence, les
malversations des intendants, les profits scandaleux des fournisseurs du roi
et des armées, avaient lentement mais sûrement miné l’Etat.
Ceux qui mènent la lutte contre Law sont les mêmes qui, soixante ans
plus tard, toujours au nom des mêmes privilèges et des mêmes intérêts de
classe et d’argent, déclencheront, sans même s’en rendre compte, le grand
bouleversement qui les balaiera tous avec la royauté… Ces nobles, ces
magistrats, qui assurent être l’opinion parce que, depuis trois siècles, ils se
succèdent au parlement.
Le constat, fait par la Régence au lendemain des assises de la Chambre
de justice, est plus terrible encore devant l’histoire que le mémoire de
Fénelon à Louis XIV. Philippe d’Orléans eut le courage et la franchise de le
dire dans un acte royal, et le peuple ne fut pas dupe.
Aussi paraîtrait-il trop facile de condamner le seul Law, pour une faillite
qui fut celle de tout un système, un système qui n’était pas, celui-là, à la
portée de ses interventions.
A dire vrai, on pourrait même avoir le sentiment qu’il fut le bouc
émissaire : l’étranger commode sur qui se décharger de tous les péchés du
monde.
Car, faut-il le rappeler, nous ignorons tout des titulaires des actions
nominatives de sa Banque générale. Dans cette société où le monde des
affaires et celui du pouvoir, des banquiers, des marchands et de la noblesse
étaient étroitement solidaires et parfois liés par des mariages ou des
associations, il est difficile d’imaginer, quel qu’ait été, en sa faveur, le
soutien du Régent, que Law ait pu aller si loin sans la complicité ou le
consentement tacite de beaucoup.
Pourquoi Conti, qui l’avait au départ introduit à la cour et soutenu dans
son entreprise, donna-t-il le signal de la débâcle  ? Pourquoi Dubois, qui
avait approuvé ses premiers rapports, a-t-il jusqu’au dernier moment
soutenu les actions plutôt que la monnaie ? N’est-ce pas à cause des trente
mille actions gratuites qui lui avaient été offertes par Law au titre de la
Banque générale  ? Trente mille actions «  mères  » dont nous avons vu
qu’elles étaient montées à dix et même cent fois leur valeur…
On peut aussi se demander pourquoi on éprouva le besoin de « brûler
dans une cage de fer de 18 pieds de long sur 8 pieds de large, les billets de
banque, les actions  », mais aussi, précaution surprenante, «  les actes de
notaires, les contrats et les registres de liquidation »…
On brûla tout publiquement et, comme dit ironiquement le peuple de
Paris : « Le feu purifia tout. »
Il restait pourtant, du passage de Law aux affaires, une amélioration de
la condition des paysans. De nouvelles terres furent défrichées. Les artisans,
le commerce de luxe, reçurent une impulsion qui se prolongea pendant
plusieurs années. Certains droits furent supprimés. Le port de Lorient
connut la prospérité et devint l’une des principales places de commerce
françaises.
Mais, surtout, Law fit apparaître aux Français que la contrainte était, en
matière économique et financière, un bien mauvais moyen de
gouvernement. Il l’aura démontré a contrario  ; mais, plus tard, dans un
ouvrage intitulé Histoire des Finances pendant la Régence, il dira qu’«  il
aurait souhaité préserver la Banque d’une conduite arbitraire et la soumettre
à un ordre et à une règle en la confiant à la garde et au contrôle du
Parlement, de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides et de la Cour
des Monnaies  ». Il n’y réussit pas, ajoute-t-il en substance, parce qu’il se
heurta en France à l’incompréhension, à la méfiance et à la malveillance de
certains. «  On sera très surpris d’apprendre que son caractère et son
inclination7 étaient pour le gouvernement républicain et très éloignés du
despotisme… s’il est devenu royaliste, c’est après y avoir été forcé et après
avoir perdu toute espérance… c’est à cause du pouvoir absolu que son
système de crédit, atteint de gigantisme, a glissé sur la pente du capitalisme
d’Etat et du monopole. »
Telles sont les conclusions que Law a tirées lui-même de son
expérience.
Les «  énigmes Law  » sont donc multiples. La moindre n’est-elle pas
qu’il ait su aussi mal organiser sa vie  : arrivé riche en France, il est parti
sans un louis, refusant même l’argent que Philippe d’Orléans lui proposa,
au soir de son départ, par amitié et parce qu’il n’y avait eu, comme le
Régent aimait à le répéter, « jamais rien de bas dans sa conduite ».

Francis MERCURY

1- On trouve différentes orthographes de ce nom : Law, Lawes, Laus, Las, Lasse, Lass. Saint-Simon, Voltaire, écrivent Lass. Sur l’acte de baptême de l’intéressé, on lit Law.
C’est l’orthographe que nous adoptons, bien que l’usage veuille que l’on prononce, en France, Lass.

2- Rappelant un peu nos emprunts modernes remboursés par tirage au sort.


3- Les différents historiens qui se sont penchés sur la vie de Law à cette époque ne sont pas tous d’accord sur les dates de ses déplacements. Il semble toutefois bien établi,
d’après la correspondance du financier lui-même, qu’il est revenu en Ecosse en 1704. Nous sommes certains, en effet, de sa présence à Turin en 1703. Son retour sur le continent se
situe en 1707 : Law le dit lui-même.

4- Le même qui sert, aujourd’hui, de siège au ministère de la Justice.

5- Henri-Robert : Les Grands Procès de l’Histoire.

6- Place Vendôme.

7- Il s’agit d’un ouvrage dont la rédaction est « attribuée » à Law, cela explique la troisième personne.
Les barricades de la Commune
Un corbillard s’avance cahin-caha sur la place de la Bastille. La Bastille
où, depuis ce matin, flotte le drapeau rouge. Les barricades qui s’élèvent de
toutes parts sont ouvertes pour laisser passer cet étrange cortège qui, en
cette matinée du 18 mars 1871, dans un Paris en ébullition, jette une note
insolite.
Cette coupure dans le temps, ce répit dans une cadence qui s’accélère et
s’affole depuis l’aube, elle tient en une étrange coïncidence  : le convoi
funèbre est celui du fils de Victor Hugo – Charles – que le poète suit à pied
depuis la gare d’Orléans1 où il est allé chercher le corps. Et, dans la tragédie
qui monte dans cette partie du Paris populaire en pleine insurrection, le
cortège, salué au passage par les gardes nationaux qui présentent les armes,
s’achemine vers le cimetière du Père-Lachaise… tandis que, derrière lui, les
barricades se referment et les tambours battent le rappel.
Que se passe-t-il donc à Paris ce jour-là ? C’est ce que se demandent les
habitants de Montmartre qui, en ouvrant leurs persiennes, ont aperçu, dans
la brume du petit matin, leur quartier envahi par des troupes.
L’armée française, bien sûr, ce n’est pas l’ennemi mais, depuis 1848, on
se méfie d’elle, surtout quand elle est, comme ce matin, escortée des
sergents de ville – les «  vaisseaux  », comme on les appelle – et que son
intrusion ressemble fort à un mauvais coup.
En fait Thiers, qui, avec Jules Favre, a signé le 28 janvier un armistice
avec Bismarck, a déclenché à l’aube la bataille de Paris et opéré
l’investissement des quartiers de Montmartre et de Belleville, hauts lieux de
la «  canaille  », comme on dit chez les gens «  comme il faut  », qui fait
trembler le bourgeois.
Pour mener cette opération à bien, Thiers a obtenu des Allemands
l’autorisation d’augmenter les effectifs un peu minces (15  000  hommes)
dont il disposait à Paris.
Des prisonniers vont être remis à sa disposition. Mais surtout, car les
choses pressent et Thiers veut vider l’abcès parisien, des renforts sont
acheminés de province.
Le plan Thiers ne vise ni plus ni moins qu’à occuper – outre
Montmartre – tous les quartiers ouvriers – Belleville, les Buttes-Chaumont
– où, depuis la chute de l’Empire (et même avant) et le siège cruel auquel a
été soumise la capitale, s’est manifestée une agitation que celui qui s’est
donné pour tâche de liquider le conflit, de rétablir l’ordre – l’ordre social –
veut réduire à néant et éviter qu’une guerre civile se produise en France.
L’opération montée par Thiers pourrait s’appeler « l’opération canons »
car le prétexte en est la récupération des pièces d’artillerie qui ont été mises
à la disposition de la garde nationale et qui sont, pour le moment, stockées
en dix-sept points de Paris.
Il s’agit d’armes pour la plupart modernes qui ont été ainsi soustraites
aux Prussiens et dont la puissance de feu est considérable. 417 pièces en
tout, disséminées à Montmartre (171 pièces), aux Buttes-Chaumont (52
pièces), rue de Flandre (31 pièces provenant des remparts), à La Chapelle
(43 pièces), à Clichy, à Belleville, à Ménilmontant…
Certes, la récupération de ces armes était capitale pour Thiers, mais le
but qu’il vise est plus large : il veut en finir avec la rébellion latente de Paris
et avec la menace de révolution qui se précise de jour en jour. C’est
pourquoi, depuis trois heures du matin, les bataillons bleus de la division
Susbielle, venant de la place de la Concorde, se sont infiltrés dans
Montmartre.
C’est le général Vinoy, un ancien sénateur de l’Empire, qui commande.
Le même Vinoy avait eu, une semaine auparavant, des déboires avec les
canons. Le 11 mars, en effet, il envoie un bataillon – le 59e – reprendre un
canon qui lui appartenait mais qui se trouvait entreposé place des Vosges.
Le 59e bataillon de la garde nationale auquel Vinoy a confié cette mission
est un «  bon bataillon  » car il fait partie des bataillons bourgeois. Mais
l’affaire tourne mal. On crie « le canon appartient au peuple ! ». La foule
s’ameute et, à la hauteur du quartier latin, le 59e bataillon abandonne son
canon – il porte un nom symbolique « Alsace-Lorraine  » – et celui-ci est
ramené place des Vosges par 2 000 gardes nationaux – pas ceux du 59e –
qui le tirent à bras.
Dès lors, Vinoy fait prendre à ses troupes un dispositif offensif : deux
régiments de ligne – les « lignards » – établissent leur cantonnement dans
les jardins du Luxembourg. Dans plusieurs arrondissements, un dispositif
d’alerte est mis en place, au cas où de nouvelles tentatives seraient faites
pour s’emparer des pièces  : un coup de canon tiré à blanc avertira la
population.
Le 18 au matin, l’alarme n’a pas été donnée. Imprévoyance ? Excès de
confiance  ? Simple négligence  ? La Commune en donnera de nombreux
exemples par la suite. La principale raison en est le dispositif lui-même  :
chef-d’œuvre de bouclage monté par une armée qui, depuis l’ouverture des
hostilités, le 19 juillet 1870, n’a cessé, ou presque, d’être défaite mais qui
retrouve une seconde jeunesse lorsqu’il s’agit de mener une opération de
police, forte qu’elle est des souvenirs et des leçons de 1848 car, pour
l’armée, 1871 sera la revanche de cette date abhorrée.
L’armée, c’est peut-être beaucoup dire  ; parlons plutôt des généraux  :
Vinoy, d’Aurelle de Paladines et Mac Mahon, de retour de captivité, libéré
sur les instances de Thiers pour prendre le commandement en chef des
forces de répression… ayant fait presque tous la démonstration de leur
incapacité sur les champs de bataille.
Le moral des régiments qui sont rameutés de province (notamment ceux
qui, avec l’autorisation des Prussiens, sont venus du Havre) laisse à désirer.
A Paris, où ils campent place de l’Etoile, avenue Malakoff et place du
Trocadéro, ils sympathisent avec la population.
Deux brigades, six mille hommes environ, ont démarré. Elles sont
placées sous les ordres des généraux Paturel et Lecomte. La brigade Paturel,
qui comprend un bataillon de chasseurs à pied – le 17e – deux bataillons du
76e de ligne, une demi-compagnie du génie et des sergents de ville armés,
s’est regroupée place Clichy d’où, après avoir contourné le cimetière
Montmartre par l’avenue de Saint-Ouen, la rue Marcadet, la rue des Saules,
elle se porte par la rue Norvins vers le Moulin de la Galette où se trouve
installé son objectif : le parc d’artillerie de Montmartre.
Des éléments de soutien doivent prendre position boulevard de Clichy
et place Pigalle, où ils seront à la disposition du général Susbielle qui
commande l’ensemble de l’opération.
C’est à la brigade Lecomte que revient le soin – avec deux bataillons du
88e régiment de marche, des sergents de ville et des gardes républicains –
d’investir la Butte Montmartre par la rue du Mont-Cenis. Lui aussi dispose
de réserves : le 18e bataillon de chasseurs à pied, le 3e bataillon du 88e et
une batterie qui occupent le boulevard Rochechouart.
 

En même temps que les troupes se mettaient en marche, on placarde


dans les quartiers deux affiches. La première est signée de Thiers et de
plusieurs ministres. Elle est datée du 17.
« Habitants de Paris.
«  Nous nous adressons encore à vous, à votre raison et à votre
patriotisme, et nous espérons que nous serons écoutés. Votre grande cité,
qui ne peut vivre que par l’ordre, est profondément troublée dans quelques
quartiers et le trouble de ces quartiers, sans se propager dans les autres,
suffit cependant pour y empêcher le retour du travail et de l’aisance.
« Depuis quelque temps, des hommes malintentionnés, sous prétexte de
résister aux Prussiens qui ne sont plus dans nos murs, se sont constitués les
maîtres d’une partie de la ville, y ont élevé des retranchements, y montent la
garde, vous forcent à la monter avec eux par ordre d’un comité occulte qui
prétend commander seul à une partie de la garde nationale, méconnaît ainsi
l’autorité du général d’Aurelle, si digne d’être à votre tête, et veut former un
gouvernement en opposition au gouvernement légal, institué par le suffrage
universel.
« Ces hommes qui vous ont causé tant de mal, que vous avez dispersés
vous-mêmes au 31 octobre, affichent la prétention de vous défendre contre
les Prussiens qui n’ont fait que paraître dans vos murs et dont ces désordres
retardent le départ définitif ; braquent des canons qui, s’ils faisaient feu, ne
foudroieraient que vos maisons, vos enfants et vous-mêmes  ; enfin
compromettent la République au lieu de la défendre car, s’il s’établissait
dans l’opinion de la France que la République est la compagne nécessaire
du désordre, la République serait perdue. Ne les croyez pas, écoutez la
vérité que nous vous disons en toute sincérité, etc. »
La seconde affiche est plus brève. Elle est signée du général d’Aurelle
de Paladines :
« Une proclamation du chef du pouvoir exécutif, y lit-on, va paraître et
sera affichée sur les murs de Paris pour expliquer le but des mouvements
qui s’opèrent. Ce but est l’affermissement de la République, la répression
de toute tentative de désordre et la reprise des canons qui effraient la
population. Les Buttes Montmartre sont prises et occupées par nos troupes,
ainsi que les Buttes-Chaumont et Belleville. Les canons de Montmartre, des
Buttes-Chaumont et de Belleville sont au pouvoir du gouvernement de la
République. »
Le général anticipait un peu mais depuis la fameuse dépêche d’Ems et
l’éclatement de la guerre, les fausses nouvelles et les interprétations
tendancieuses avaient été largement utilisées  : la guerre de 1870 marque
réellement l’avènement de la technique de l’intoxication par les fausses
nouvelles. C’est ainsi que Bismarck avait hâté la capitulation de Metz en
faisant croire – par des articles mensongers parus dans la presse – que le
pays était en proie à la guerre civile. C’est également de cette façon que –
en grossissant les échecs de l’armée de la Loire et de celle de Chanzy à
l’ouest, ainsi que de celle de Faidherbe dans le Nord – l’état-major prussien
et Bismarck (qui avait, nouveauté, un « attaché de presse » en la personne
de Busch) affaibliront l’esprit de résistance du gouverneur de Paris assiégé,
le général Trochu.
A cet égard, Bismarck avait au moins un demi-siècle d’avance sur ses
contemporains et ses méthodes politiques où le cynisme s’alliait à
l’utilisation systématique des moyens d’information – la grande presse
écrite date véritablement de cette époque – s’accordaient parfaitement au
modernisme de l’état-major prussien placé sous l’autorité de Moltke.
Rossel, que nous allons voir bientôt se détacher en premier plan sur ce
drame terrible de la Commune, a eu, là-dessus, des paroles qui font honneur
à sa clairvoyance lorsqu’il a dit que Moltke avait démontré qu’un général
ne devait plus être désormais qu’un bon géographe, doublé d’un chef
d’usine.
 

Mais revenons aux événements de cette matinée du 18 mars 1871. Ou


plutôt, tandis que dans la brume d’une journée qui promet d’être assez
belle, les «  lignards  » et les «  mobiles  » du général Susbielle montent à
l’assaut de Montmartre, jetons un regard un peu plus en arrière, à l’époque
pas très lointaine où, pour Paris, il n’y avait qu’un seul péril : les Prussiens
enserrant la capitale comme dans un étau.
C’était la conséquence des désastres qui, depuis la fin juillet, avaient
frappé le pays. Lorsque vers la mi-septembre – le 18 pour être précis – les
armées allemandes investissaient Paris, il n’y avait déjà plus d’Empire, et
toute l’armée française – prisonnière à Sedan ou enfermée dans Metz d’où
elle ne devait sortir qu’après avoir capitulé – semblait vaciller. Les états-
majors venaient de fournir tragiquement la preuve qu’ils étaient en retard
d’une guerre et voici que l’ennemi qu’on parlait d’aller rosser à Berlin
montrait ses casques à pointes sous les murs de Paris.
Notre propos n’est pas de raconter le siège de Paris mais d’expliquer
comment, dans cette grande ville où vivaient déjà près de deux millions
d’habitants, le sentiment d’isolement et d’abandon qui s’y développait tout
naturellement fut à l’origine de l’explosion de 1871.
Tout a été dit sur les privations encourues par la population pendant le
siège  : les rats servis en gibelotte, l’éléphant du Jardin des Plantes, etc.,
mais ce que l’on a moins souvent décrit, c’est le marché noir qui y sévissait
et qui permit, pendant toute cette période, aux riches de s’alimenter
convenablement, voire luxueusement. C’est ainsi que pendant la durée du
siège, on pouvait, à prix d’or il est vrai, se procurer des huîtres amenées à
Paris par on ne sait trop quelle filière. Il est vrai qu’il faut les payer
20  francs pièce (environ 60  francs actuels) ce qui n’est pas, on en
conviendra, à la portée de toutes les bourses. Chez Tortoni, le restaurateur à
la mode, le menu de réveillon comporte : « Tête de veau ; tortue à l’huile ;
filet de bœuf, pommes sautées  ; cèpes à la bordelaise  ; salade  ; sorbet au
rhum ; soufflé ; fromages ; fruits. »
Mais les pauvres ?
Le lieutenant de vaisseau Francis Garnier – celui-là même qui
s’illustrera plus tard au Tonkin, où il mourra sous les coups des « Pavillons
noirs  », s’étonne dans son Journal et se demande «  pourquoi le
gouvernement ne fait-il rien au sujet du ravitaillement  »  ? Le Journal des
Débats a trouvé la solution : rationnement, assurément, mais en respectant
les lois de l’économie «  libérale  »  : rationnement par la cherté… C’est
d’ailleurs ce qui se passe.
Pour ceux qui n’avaient pas d’argent, c’étaient les queues, les queues
interminables. Flourens, dans Paris livré, nous en fait la description
pathétique. « Cet hiver de siège a eu des froids précoces et terribles. A deux
heures du matin, on voyait déjà, à travers les ténèbres car il n’y avait plus
d’éclairage au gaz dans les rues, des petits enfants venir s’accroupir sur le
pas en pierre des portes de boucherie. Ils tombaient de sommeil, mais il leur
fallait lutter contre le froid pour ne pas mourir gelés… A deux heures et
demie, arrivaient les femmes. Elles commençaient à s’aligner en longues
files. On parlait peu. On était trop gelé et trop désespéré. Un morne silence
pesait sur tous ces misérables, sur tous ces déguenillés, couverts de haillons.
La file s’allongeait, des vieillards, des hommes prenaient rang… Le jour
apparaissait… Enfin, à 8 heures, la boutique ouvrait. Ceux qui attendaient
là depuis des heures entraient un à un.
« Et cette torture recommençait toutes les nuits. Elle a duré tout l’hiver.
Et ce n’était pas la nuit seulement qu’il fallait faire la queue, mais toute la
journée aussi. La queue finie à la boucherie recommençait à la boulangerie ;
finie à la boulangerie, recommençait au bois. Si bien que l’existence d’une
malheureuse mère de famille était occupée tout entière à attendre devant des
portes fermées. »
Cependant, les stocks des commerçants devaient être considérables  :
après l’armistice du 28 janvier qui mit fin officiellement au siège, un témoin
de cette époque, un certain Chevalet, auteur de Mon journal pendant le
siège, se promène aux Halles, et a la surprise de découvrir des
amoncellements incroyables de victuailles.
«  Les Halles regorgent de lapins, écrit-il, de poulets, d’œufs, de
légumes. »
Tous les témoignages concordent sur ce point : on vit soudain sortir des
caves et des cachettes tous les stocks qui s’y trouvaient et que la fin du
siège risquait de dévaloriser dès lors que le ravitaillement serait rétabli
normalement.
« Nous étions moins à sec qu’on ne l’a dit, écrit Yrisson d’Herisson –
aide de camp de Jules Favre2 – la preuve, c’est l’abondance qui a régné dans
Paris avant que les trains d’approvisionnement aient pu rentrer dans les
gares. »
Or, c’est en faisant valoir la menace de famine qui pesait sur la
population parisienne, que le gouvernement justifia la capitulation.
« Vaincus par la famine, nous sommes contraints », c’est également en ces
termes que Bazaine avait voulu justifier la reddition de Metz.
« Si les Prussiens ne nous avaient pas donné de la farine, nous serions
morts de faim  », écrira Jules Favre dans ses Mémoires. Or, pendant
plusieurs jours, les boulangeries continueront, avant même de recevoir du
ravitaillement, à fournir du pain.
Quelques jours avant la capitulation de Paris, Le Figaro publiait cette
information dans son «  carnet mondain  »  : «  Le vice-amiral baron de La
Roncière Le Noury et le colonel de Vignerol ont été reçus, par acclamation,
membres du Jockey Club.  » Toute la durée du siège, ils étaient demeurés
dans l’expectative d’un si beau jour.
«  La bourgeoisie avait plus peur encore des émeutiers que des
Prussiens.  » C’est ainsi que Sarcey, dans son Siège de Paris, avec sans
doute une tendance à généraliser, décrit la situation.
Il est vrai que pour certains Français, la guerre n’était plus la guerre dès
lors que le régime impérial était terminé. N’en avait-il pas été de même en
1814 et en 1815  ? Le péril, désormais était dans le pays où risquait de
passer le souffle de la révolution et resurgir le spectre abhorré de 1848.
La capitulation de Sedan avait amené le gouvernement de Défense
nationale au pouvoir et, avec lui, l’abolition de l’Empire. Mais attention, il
est important de ne pas descendre plus bas… Or, nous allons le voir, chaque
nouvelle défaite, chaque nouvelle déception, seront suivies d’une secousse.
La crainte des « rouges », des « Bellevillois », l’emporte pour beaucoup
sur celle des « Pruscos ». Repousser ces Prussiens n’est, pour beaucoup de
conservateurs, qu’un moyen de conserver les structures sociales. Certes, il y
a des gens, comme Flaubert, qui pensent  : «  J’aimerais mieux qu’on
incendiât Paris comme Moscou, que d’y voir entrer les Prussiens ! »
 

Dès l’effondrement, la principale préoccupation des nouveaux


responsables est le risque de guerre civile. Les dirigeants du gouvernement
de Défense nationale  : le général Trochu et les trois Jules – Jules Favre,
Jules Simon, Jules Ferry l’ont avoué à plusieurs reprises – ont une terrible
appréhension, comme Thiers l’aura à leur suite, celle de voir Paris, où sous
le couvert de la garde nationale le peuple a été armé, se soulever et remettre
en cause les fondements de la société telle qu’elle existait au XIXe siècle.
Comment désarmer, comment affaiblir cette armée du peuple, forte de
300 000 hommes et qui a été bien imprudemment levée par l’administration
du second Empire pour faire pièce aux mesures de mobilisation de l’armée
prussienne ? Tel a été le problème constant – entre le 4 septembre 1870 et le
28  janvier 1871 – du gouvernement de Défense nationale puis, après la
reddition de Paris, du gouvernement de Thiers.
« Je ne considère pas comme impossible que Napoléon III se familiarise
avec l’idée de tourner ses forces contre les Parisiens plutôt que contre
nous », écrivait Bismarck à sa femme, le 24 août.
Sans doute allait-il un peu vite en besogne car – et pour cause –
l’empereur Napoléon  III n’aura pas le loisir d’agir selon la prévision du
chancelier prussien. Mais ce qu’il n’aura pu faire, Thiers et Vinoy vont
pouvoir l’accomplir quelques mois plus tard.
« S’il y a sous Paris les Prussiens, il y a désormais dans Paris et sur nos
derrières – déclame le général Ducrot – un ennemi aussi redoutable. » Jules
Favre fera lui aussi – et à maintes reprises – part de ses angoisses en face de
cette « foule armée » qui pouvait à chaque instant se laisser « entraîner par
de coupables excitations ».
Bismarck jouera sur cette corde auprès de Jules Favre à Ferrières (au
cours de l’entrevue qui se déroula dans les environs de Paris les 18 et
19 septembre) aussi bien qu’auprès de Thiers, en janvier, rue de Provence à
Versailles : « Si vous étiez le maître, dit-il à Favre, je traiterais de suite avec
vous, mais vous êtes en opposition avec les sentiments véritables de la
population parisienne. »
Et il ajoute : « Vous êtes né d’une sédition et vous pouvez demain être
jeté à terre par la populace. » Et il lui donne quelques conseils qu’il répétera
plus tard à Thiers : écrasez la « canaille », n’attendez pas plus longtemps,
suscitez au besoin une explosion préventive que vous réprimerez… C’est ce
que Jules Favre, dans ses Mémoires, décrira comme « certaines suggestions
que m’adressa M. de Bismarck et que je repoussai ».
 

Pour les civils, on l’a vu, la guerre est un épisode malheureux dont
l’Empire est sans doute avant tout responsable et qu’il s’agit d’oublier au
plus vite en jouant sur l’idée facile – mais qui sera repoussée par Bismarck
– que la Prusse était en guerre avec Napoléon III mais pas avec la France.
Disons que – faute de sondages, on en est réduit aux hypothèses – 80 pour
cent de la population française pense cela, à la fin de ce triste été de 1870 ;
mais il serait injuste de croire que tous les Français et même tous les
bourgeois jugent ainsi.
« On ne peut pas dire que le pays désirait la continuation de la guerre »,
écrit l’historien Albert Sorel, témoin de cette période.
La proclamation du gouvernement de Défense nationale a provoqué une
marée de départs vers la province, et les gares, en particulier la gare de
Lyon, sont le théâtre d’un véritable exode. Après l’effondrement des
militaires, celui des civils.
Mais il y a quelques résistants, rares, dispersés, noyés dans le fleuve
noir du désastre. Nous avons vu Flaubert. Daru s’étonne qu’il y ait des
« jusqu’au boutistes » même parmi les « gens convenables ».
Alors que l’armée, frappée d’hébétude, ne sait plus où est le véritable
ennemi et que les « nantis » veulent négocier avec la Prusse, par lâcheté et
facilité, on trouve, en 1870, une phalange active d’intellectuels, tel Renan
qui déclare que « les Allemands sont une race supérieure, bien supérieure à
nous » ou ceux qui voient, comme Veuillot, l’occasion d’obtenir, à travers
l’épreuve de la défaite, « la réparation de nos fautes ». George Sand, quant à
elle, opte pour l’ordre prussien contre la canaille.
Large esprit de « collaboration » aussi dans la presse, et de nombreux
journaux, surtout, il faut le reconnaître, ceux qui sont la propriété des
capitalistes – industriels, hobereaux de province – se mettent à la
disposition de la propagande et se font l’écho complaisant de la gazette de
Berlin. C’est le cas, entre autres, de L’Indépendant Rémois.
D’autres, comme Le Figaro, L’Univers, L’Electeur libre, Le Français,
Paris-Journal, Le Journal des Débats, distillent le défaitisme à longueur de
colonnes.
Défaitisme qui a succédé aux rodomontades et autres tartarinades du
début. Le 9 août, La Liberté titrait encore : « A Berlin ! A Berlin ! » avec
cette conclusion de Léonce Détroyat  : «  Il n’y a qu’à Berlin que la paix
doive et puisse être signée ! »
Dans L’Univers, Louis Veuillot écrivait, le 10 août : « Aujourd’hui, il ne
peut plus y avoir de doute que la Prusse a perdu la frontière du Rhin » et, le
18  août… «  Bientôt la France et la Prusse sauront ce qu’elles valent
réciproque-ment quant aux muscles.  » Sans oublier ce chef-d’œuvre du
Gaulois, daté du 3 septembre : « Le bruit s’est répandu que le roi de Prusse
serait devenu fou. Le roi aurait été dirigé hier de Varennes sur Berlin. Rien
ne nous autorise à infirmer ou confirmer cette nouvelle. Mais il est un fait
qu’il nous est impossible de ne pas remarquer : c’est le choix de la ville où
le roi Guillaume a établi son quartier général. Varennes ! Terrible augure !
C’est là qu’on arrête les rois. »
Mais il s’est créé aussi une presse de la résistance, telle Le Combat, de
Félix Pyat.
Il y a des appels émouvants en faveur de la formation de groupes de
francs-tireurs. Ces appels ne sont pas l’exclusivité de la «  gauche ». Dans
une «  Proclamation du peuple breton  », C.  de Carfort fixe les lois de la
résistance à tout prix.
« Si l’ennemi vient vers nous, debout tout ce qui reste de Bretons ! Que
chacun prenne la croix rouge à son chapeau !
« Que le tocsin sonne de bourg à chapelle et de chapelle à bourg !
« Que les femmes soient dirigées vers nos îles !
« Que tout ce que nous possédons soit confié à la terre !
«  Que les arbres soient abattus sur toutes les routes et dans tous les
chemins !
«  Que de chaque fossé, de chaque bois, de chaque lande partent des
coups assurés !
« Et, s’il faut mourir, mourons en Bretons pour nos champs, pour notre
Dieu, pour notre liberté ! »
L’esprit de résistance à l’ennemi n’est nullement, comme l’ont voulu
démontrer plusieurs auteurs, l’apanage exclusif des hommes d’un seul
groupe politique. Les lutteurs héroïques de Châteaudun, de l’Isle-Adam, les
francs-tireurs ne sont pas forcément des adeptes des mouvements de gauche
mais il faut reconnaître que ceux-ci sont l’élément nettement prédominant
car le nationalisme est – en cette moitié du XIXe siècle – de gauche : l’éveil
des nationalistes en Europe n’est-il pas en grande partie l’œuvre de la
révolution de 1848 et de ses « succursales » à l’étranger ?
A cette époque, la droite ne se sent pas réellement posséder la fibre
nationaliste  : il existe une véritable internationale des gens du monde,
beaucoup plus forte et agissante que l’internationale ouvrière qui vient de
naître à Londres. Le langage employé entre ennemis est encore un langage
de cour.
Lorsque Napoléon III se rend au roi de Prusse, il l’appelle « mon bon
frère  » et c’est sur ce ton que son vainqueur lui répond. Favre et Thiers,
lorsqu’ils négocient avec Bismarck, emploient un langage tel qu’on a du
mal à croire que la conversation se déroule entre les dirigeants de deux
puissances en guerre.
 

Mais parlons de l’autre Internationale, celle des ouvriers.


C’est le 8 janvier 1865 que, dans un local de quatre mètres sur trois, sis
44, rue des Gravilliers, dans le IIIe, trois ouvriers répondant aux noms de
Tolain, Fribourg et Limousin installent le siège parisien de l’Association
Internationale des Travailleurs. Tous les trois représentent bien le prolétariat
parisien de l’époque  ; l’un est ciseleur en bronze, l’autre est mégissier, le
troisième monteur en bronze. C’est aux frais du gouvernement impérial –
qui pratique volontiers l’ouvriérisme quand il le juge nécessaire et qui, il
faut lui rendre cette justice, tente d’effacer les souvenirs de 1848 – que, fort
curieusement, ces trois personnages vont, avec une forte délégation de 740
ouvriers flanqués de 247 industriels, faire le voyage de Londres pour y
visiter l’exposition universelle qui – c’est de cette partie du siècle que date
la mode des expositions, universelles ou autres – a lieu dans la capitale
anglaise.
Le contact établi avec la classe ouvrière britannique – qui possède une
conscience de classe beaucoup plus affirmée – au moment où l’essor de
l’industrie, en développant les effectifs ouvriers, tend à remettre en route
une évolution qui avait été tragiquement stoppée par 1848 et la répression
qui avait suivi, portera rapidement ses fruits.
Les contacts vont se poursuivre et, en 1864, une délégation française
participe à la fondation de l’Association internationale des Travailleurs, le
28 septembre, au meeting de Saint-Martin’s Hall, qui désignera Karl Marx
pour y représenter la classe ouvrière allemande.
Marx, qui entretiendra de nombreux contacts avec les dirigeants
ouvriers français et qui, dans une lettre du 3 mars 1869 à Kugelmann, écrit :
«  En France, un mouvement très intéressant a lieu. Les Parisiens se
remettent bel et bien à étudier leur passé révolutionnaire récent et se
préparent ainsi à la nouvelle entreprise révolutionnaire qui se rapproche. »
Le 14 juillet 1869, il écrit à Engels : « J’ai passé une semaine à Paris
où, soit dit en passant, la croissance du mouvement saute directement aux
yeux. »
A une semaine de la guerre, la fédération parisienne de l’Internationale
ouvrière – dont un procès qui s’est ouvert le 22  juin (c’est le troisième) a
décapité une partie de l’organisation, mais ses effectifs n’ont cessé de
grossir – lance un appel « aux Travailleurs de tous les pays ».
« Travailleurs français, allemands, espagnols3, que nos voix s’unissent
dans un cri de réprobation contre la guerre… Frères d’Allemagne, au nom
de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui cherchent à
vous tromper sur le véritable esprit de la France.
« Nos divisions n’amèneraient, des deux côtés du Rhin, que le triomphe
complet du despotisme… Travailleurs de tous pays, quoi qu’il arrive de nos
efforts communs, nous, membres de l’Association Internationale des
Travailleurs, qui ne connaissons plus de frontières, nous vous adressons,
comme un gage de solidarité indissoluble, les vœux et le salut des
travailleurs de France. »
Langage insolite, dans l’atmosphère chauvine de ces journées de juillet.
Cependant, comme nous l’avons vu, il va se produire dès le
4  septembre une sorte de phénomène d’inversion qui placera les
mouvements ouvriers et de gauche français dans une situation paradoxale :
devant l’attitude capitularde de la droite, ils se trouveront les seuls tenants
du patriotisme et les seuls partisans de la lutte à outrance. Encore qu’il
faille, comme nous l’avons vu et comme nous le verrons encore, nuancer.
Marx, quant à lui, comptait davantage sur la classe ouvrière allemande et,
dès le 20 juillet, il écrit à Engels, après avoir stigmatisé le « chauvinisme »
d’un Delescluze : « La prépondérance allemande transférerait de France en
Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen et il suffit
de comparer le mouvement de 18664 à aujourd’hui dans les deux pays pour
voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la classe ouvrière
française sur le plan de la théorie et de l’organisation. La prépondérance,
sur le théâtre du monde, de la classe ouvrière allemande sur la française
signifierait du même coup la prépondérance de notre théorie sur celle de
Proudhon. »
La classe ouvrière allemande ne répondra pas à cette espérance. Quant à
la classe ouvrière française, elle agace Marx qui déplore son
«  chauvinisme  », alors qu’Engels, dans une correspondance du 10  août,
déclare ne pas croire à la réédition de l’élan de 1793, « car il faudrait des
Français un peu différents de ceux qui sortent tout juste du bas Empire ». Il
critique, le 7 septembre, l’idée de guerre à outrance : « Ils continuent, écrit-
il, à s’imaginer comme autrefois que la France est supérieure, que son sol a
été sanctifié par 1793 et qu’aucune des ignominies accomplies depuis par la
France ne saurait le profaner, que le mot creux de République est sacré. »
Le 9  septembre, dans la deuxième Adresse de l’Internationale, Marx
lance cet avertissement où il dit notamment que les ouvriers français
doivent remplir leur devoir de citoyens mais sans pour autant se laisser
entraîner par les souvenirs « nationaux » de 1792.
Cependant la proclamation de la Commune, dans laquelle, finalement,
l’Internationale n’a joué aucun rôle direct comme en témoigne un rapport5
d’un envoyé de l’organisation de Londres, avait emporté l’adhésion
enthousiaste de Karl Marx qui, au cours de la séance du 23  mai 1871 du
Conseil général de l’Internationale, alors que sonne le glas de la Commune,
déclare : « Mais si la Commune est battue, la lutte sera seulement remise.
Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être anéantis ; ils
ne cesseront de se manifester à nouveau, tant que la classe ouvrière n’aura
pas conquis sa libération. »
C’est-à-dire que Marx établit un distinguo évident entre l’insurrection
de septembre 1870, à allure patriotique et revancharde, et celle qui, au stade
de ce récit, s’annonce seulement et qui, pour le grand théoricien du
socialisme, a le caractère d’un mouvement de masses populaires, étape
importante dans le mouvement révolutionnaire historique mondial.
 

Mais retournons à Paris qui se défend – défense à laquelle le même


Marx ne croit pas : « A mon avis, écrit-il à ce moment, toute la défense de
Paris n’est qu’une farce policière pour maintenir les Parisiens dans le calme
jusqu’à ce que les Prussiens soient aux portes et sauvent l’Ordre, c’est-à-
dire la dynastie et ses mamelucks. »
En fait, Marx se trompe, du moins en partie, car quelles que soient les
arrière-pensées des chefs politiques et militaires, de Jules Favre à Trochu,
c’est bien le siège de Paris qui sera la cause immédiate de la Commune, née
dans le bouillon de culture provoqué par l’isolement d’une ville qui se
sentira de plus en plus abandonnée et trahie.
Devant l’avance des Prussiens, les petites gens de la banlieue ont reflué
sur Paris, ajoutant encore à l’inquiétude des bourgeois qui craignent de voir
la capitale tomber aux mains des « rouges ».
«  Chacun, écrit un témoin, s’attend aux attaques qui viendront d’une
populace soulevée et l’on prend des précautions pour sa vie et pour ce
qu’on possède. Je n’entends parler que de personnes qui cachent leur
argent, leurs bijoux et qui chargent leur revolver. »
Un véritable élan patriotique s’empare cependant de la grande ville –
élan auquel participent notamment les républicains qui, dès le 11 septembre,
se sont groupés en un Comité central républicain. Ce comité fait pendant au
Comité central de la garde nationale qui, à mesure que les jours passent, se
«  rougit  » de plus en plus  : les cinquante et un bataillons anciens,
principalement recrutés dans les beaux quartiers, sont maintenant noyés
dans une masse de plus de 250 bataillons. L’élément prolétaire domine
désormais nettement.
L’armement de la classe ouvrière est un phénomène qui va peser
fortement sur les événements. Non seulement cette situation unique va
constituer rapidement le problème numéro un pour les membres du
gouvernement de Défense nationale, mais il va contribuer à faire de Paris,
ce Paris qui a voté à gauche aux dernières élections, une ville-épouvantail
aux yeux de la province.
Et voici que cette Byzance rouge semble être en proie à une sorte de
frénésie, à un «  délire patriotique  » comme le dira plus tard Jules Favre.
Délire auquel s’associent même certains éléments «  sains  » de la
population.
«  N’a-t-on pas assisté, écrit le comte Daru, à ce fait monstrueux  : des
gardes nationaux du faubourg Saint-Germain, je dis bien du noble faubourg,
venant proposer, venant offrir spontanément le commandement de leurs
bataillons, à qui ? A Flourens6. »
Tous les efforts des chefs du gouvernement de Défense nationale vont
concourir à calmer les ardeurs intempestives de cette garde nationale.
Cette bonne volonté s’est manifestée d’une manière éclatante au cours
d’une revue monstre, organisée le 13 septembre. Trochu en est ébranlé. Ces
300 000 hommes en armes qui ont défilé devant lui l’ont en définitive plus
ému qu’effrayé et, au soir de cette journée, il se demande si cette masse
d’hommes « en redingote, en vareuse, en bourgeron » qui ont défilé pendant
des heures en chantant – un spectacle que Paris n’a jamais connu à aucun
autre moment de son histoire – n’est pas capable de faire «  un de ces
miracles qui viennent en aide aux nations qui ont la foi ».
« Jusqu’ici, je ne croyais pas aux armées révolutionnaires, je commence
à penser qu’elles seules sont invincibles », écrit Mme Edgar Quinet.
Depuis le 12, une sorte de solde a été attribuée aux gardes nationaux
« qui n’ont d’autre ressource que le travail » : 1,50 F par jour.
Ce défilé que Trochu ne voulait pas a encore fait monter la pression et il
serait dangereux, pense-t-il, de laisser cette force inemployée sans exutoire.
C’est dans cet esprit qu’est organisée, le 19 septembre, la « sortie » de
Châtillon, simple démonstration sans envergure, montée avec des effectifs
restreints et qui se soldera, d’ailleurs, par un cuisant échec.
Rien à voir avec l’attaque que redoutaient les Allemands et qui aurait pu
mettre en danger leur position : du 15 au 19, en effet, les troupes allemandes
qui procédaient à l’investissement de la capitale défilaient autour de Paris
sur une circonférence de plus de 100 kilomètres. Cette ligne en mouvement,
distendue, amincie, offrait à l’état-major français une chance stratégique7.
Mais Trochu laissa passer l’occasion sans réagir, sauf quand il était presque
trop tard et avec des moyens ridicules : 3 000 hommes et pas davantage.
Les 18 et 19  septembre, Favre négocie à Ferrières – c’est-à-dire de
l’autre côté de Paris – avec Bismarck et ce fait réduit la «  sortie  » de
Châtillon à ses véritables proportions.
Contrecoup de ce fiasco et de l’inquiétude provoquée par la démarche
de Favre auprès de Bismarck : la journée du 21 qui, fâcheuse coïncidence,
marque le 78e anniversaire de la première proclamation de la République en
France, le 21  septembre 1792. Un appel de Gambetta, dans le style
patriotique, et les bonnes dispositions de l’heure, calment les bataillons de
Montmartre, de Belleville et du faubourg Saint-Antoine qui commençaient
à montrer des signes d’agitation. Allons, ce n’est pas encore pour
aujourd’hui.
Nouvelle effervescence le 22, et cette fois-ci cela paraît plus grave. Sur
la place de l’Hôtel-de-Ville – où siège le gouvernement – il y a une centaine
de chefs de bataillon avec deux mille hommes. Ils sont venus demander au
gouvernement des explications sur le voyage de Jules Favre et réclamer une
« Commune », c’est-à-dire un contrôle d’élus parisiens sur la conduite des
opérations militaires de défense… C’est la première fois, semble-t-il, que le
mot est lâché. C’est comme si on libérait un fauve. Morceau de bravoure et
d’éloquence de Favre : « Nous sommes un gouvernement de défense et non
de capitulation  !  » Les gardes nationaux s’en vont. Dans l’intervalle, on a
entendu éclater quelques coups de canon, au loin, en direction des forts.
Picard, le ministre de l’Intérieur, a surgi en criant  : « Aux remparts  !
Aux remparts  ! Les Prussiens attaquent  !  » On s’est séparé en criant  :
« Mort aux Prussiens ! » Dans l’esprit de Trochu, la manifestation du 22 a
réveillé les pires appréhensions et en tout cas a fortement estompé
l’émotion qu’il a ressentie au cours du défilé du 13. Il fait afficher des
placards où on lit des appels à l’ordre et à la discipline : « La place de tous
est sur le rempart ou dans les réserves. Il faut être au combat ou prêt au
combat. »
Une sortie est de nouveau organisée. Objectif  : Villejuif, le moulin
Saquet et la redoute des Hautes-Bruyères où se trouvent une grande quantité
d’armes et d’équipements.
On tire un déluge d’obus (la canonnade, pense-t-on, apaisera les nerfs
des Parisiens) et, après une attaque mollement conduite, nos troupes, qui
ont eu deux tués, se retirent sur leurs positions de départ.
Conséquence : une nouvelle manifestation se déroule le 26 à l’Hôtel de
Ville où 180 chefs de bataillon reviennent réclamer de véritables combats et
non pas de simples simulacres. De nouveau, ils évoquent aussi la question
d’une «  municipalité élue  »… «  Par une singulière bizarrerie, écrit Jules
Favre, Paris voulait une défense désespérée mais, en même temps, il voulait
déchirer librement ceux qui la dirigeaient. »
« Nous n’entendons qu’un seul cri : Des sorties ! Des sorties ! » écrit
L’Illustration.
Il s’en produit effectivement, mais ne s’agit-il pas plutôt de «  fausses
sorties  »  ? Chevilly-Thiais (30  septembre), Bagneux (13  octobre), Rueil-
Malmaison (21  octobre)  : petites tentatives sans résultats. «  Espérer de
grands résultats d’une sortie, c’est de la folie », avoue Trochu, le 2 octobre
au Conseil des ministres, bien que Jules Ferry estime qu’un engagement
« calmerait l’agitation des esprits ».
«  Nos frères, écrit ironiquement Veuillot, réclament des sorties  ?
Prudence ! Prudence ! »
Nouvelle manifestation des gardes nationaux le 5 octobre. Encore une
fois, ils réclament une offensive. Dix bataillons, dont les cinq de Flourens,
se présentent à onze heures du matin devant l’Hôtel de Ville. Ils se rangent
devant le siège du gouvernement de Défense nationale, l’arme au pied. Des
civils, des badauds, les entourent. Une fois encore, l’affaire se termine en
queue de poisson, non sans qu’on ait pu assister à un numéro de Flourens
qui rend à Trochu son titre de «  major des barricades  » dont on l’avait
gratifié.
Mais Favre veut en finir et il demande que le gouvernement prenne des
mesures pour interdire désormais toute manifestation armée.
L’Officiel, dès le lendemain, n’est qu’un pâle reflet de cette volonté  :
« De telles manifestations ne doivent plus avoir lieu », y lit-on notamment.
En dépit de cela, le 8 octobre, nouvelle promenade des bataillons sur la
place de l’Hôtel de Ville. Millière et Blanqui sont là. Ils sont environ 5 000
qui se rangent sagement en carrés devant la façade du Boccador. Mais cette
fois-ci, le pouvoir a prévu un dispositif. On va noyer le poisson
révolutionnaire dans la masse des bons citoyens. Les «  bons bataillons  »,
ceux du faubourg Saint-Germain et des quartiers de la Bourse, sont
rameutés. Ils sont bientôt 10 000 et la manifestation, qui a été complètement
étouffée, se termine par une revue et une harangue de Jules Favre.
Le lendemain, toutefois, le bataillon prolétaire des Gobelins se révolte
contre son chef, tandis que Jules Ferry fait une expédition à Belleville où, à
part quelques « Vive la Commune ! », il est bien accueilli.
Une nouvelle « sortie » s’impose. Le 13, les canons des forts de Vanves
et de Montrouge se mettent à rugir. L’attaque sur Bagneux débute bien.
Mais le soir, on arrête les frais et il ne reste plus qu’à compter les morts :
87. Morts strictement pour rien. «  Rabâchage de ces défaites décorées du
nom de reconnaissances », écrit Goncourt.
Ce ne sont pas, en tout cas, des soupapes suffisantes pour les 300 000
gardes nationaux armés jusqu’aux dents (280  737 fusils ont été sortis des
dépôts du 4 au 30 septembre).
On imagine de quoi satisfaire les plus ardents : un corps de volontaires
pour les « sorties » appelées « reconnaissances offensives », ce qui ne veut
pas dire grand-chose.
Du 19  octobre au 9  novembre, 26  700 volontaires s’inscrivent sur les
listes.
Voilà un « trop-plein » qu’il va falloir, tôt ou tard, utiliser car beaucoup
de gens pensent comme Viollet-le-Duc qui écrit : « Nous nourrissons chez
nous, dans nos villes, des hordes de barbares qui ont juré une haine
implacable à la civilisation. »
 

C’est au moment où les Parisiens se portent volontaires pour essayer de


rompre le carcan qui les emprisonne, que la province organise sa résistance.
Elle le fait sous l’impulsion de Gambetta qui a quitté Paris le 7 octobre en
ballon et qui, à la surprise de ses collègues de Paris, s’est nommé, en
arrivant à Tours – où se tient une délégation du gouvernement – ministre de
la Guerre.
A la base de l’action de Gambetta  : l’idée de délivrer Paris. Le
16  octobre, Gambetta adresse un message à Trochu pour lui demander
d’organiser le coup de boutoir décisif qui, s’il est synchronisé avec une
poussée en avant de l’armée qu’on rassemble sur la Loire, permettra de
faire basculer la situation militaire et, pour le moins, de libérer Paris.
A cette proposition, Trochu répond par un « plan » d’où il ressort que
l’armée de province se portera « du côté du Havre » puis remontera la Seine
vers Paris. Ce plan laisse Gambetta perplexe sur les intentions du
gouverneur militaire de Paris assiégé.
 

Trochu s’en expliquera plus tard, en 1872, devant la commission


d’enquête. Son plan, dira-t-il, était de percer à l’ouest, de franchir l’Oise et
d’arriver jusqu’à Rouen pour y opérer sa jonction avec les forces venues de
la Loire, via Le Havre. La « percée » se fera au niveau de la presqu’île de
Gennevilliers. Mais il semble bien que Trochu, qui avouera que pendant le
siège de Paris « il n’a eu ni une idée stratégique, ni une idée de tactique »,
voyait dans cette opération la possibilité de ravitailler Paris et il avait
donné, à cette fin, des instructions en vue d’amasser sur la basse Seine des
vivres qui auraient été convoyés jusqu’à Paris sur des péniches.
 

Entretemps, le 21  octobre, nouvelle «  reconnaissance offensive  » sur


Rueil et Malmaison  : six officiers et 139 soldats sont tués. Les lignes
conquises de haute lutte – ces pertes plus élevées que d’habitude en
témoignent – sont, comme les fois précédentes, abandonnées. L’artillerie du
Mont-Valérien a fait tout le bruit désirable. Etait-ce un prélude à l’attaque
sur la basse Seine ?
De toute manière, celle-ci n’aura jamais lieu. Le 25  octobre, en effet,
Thiers, anticipant sur l’événement mais dans le but de tuer dans l’œuf une
offensive qui serait susceptible de compromettre gravement la négociation
qu’il a entamée avec les Prussiens, annonce à Gambetta que Bazaine a
capitulé et que Metz s’est rendue. Le démenti arrive bientôt, mais Gambetta
est ébranlé. La capitulation est annoncée le 28, à cette heure même où
Thiers, muni d’un laissez-passer délivré par l’ennemi, est en route pour
Paris à travers les lignes allemandes. Du même coup, le général d’Aurelle
de Paladines, que Gambetta a placé à la tête de l’armée de la Loire,
décommande une attaque contre Orléans.
A Paris, on s’est emballé un peu vite et, dans la matinée, les troupes
françaises aidées par des groupes de francs-tireurs, prenant par surprise les
Allemands, s’emparent du Bourget. C’est un brillant succès. Le premier de
cette taille depuis le début du siège. Les Allemands, en l’occurrence, ont été
battus à plate couture et il y a risque de crise pour toute une partie du
dispositif ennemi. Mais rien n’est fait pour exploiter ce succès et, privés de
l’appui d’artillerie nécessaire, ne recevant aucun renfort, les vainqueurs, qui
auront le sentiment – partagé par la population de Paris – qu’ils ont été
trahis, doivent battre en retraite et abandonner, non sans avoir fait preuve
d’un courage digne de tous les éloges, la position qu’ils avaient conquise
dans la matinée.
Le surlendemain, Thiers arrive à Paris après avoir passé la nuit du 29 à
Arpajon. Sur tout le chemin, d’Orléans à Versailles, il était accompagné
d’une escorte d’officiers bavarois. Il rentre à Paris par le bois de Boulogne
où le général Ducrot, qui commande les troupes de la capitale, a établi son
Q.G. dans une maison appartenant à la famille Rothschild.
Capitulation de Metz, «  trahison  » au Bourget, arrivée de Thiers, tels
sont les événements qui, en ces derniers jours d’octobre, d’un octobre qui
n’a été qu’une suite de honteuses déceptions, expliquent et motivent
l’explosion qui va se produire le 31.
 

Au Conseil des ministres réuni au soir du 30 octobre, Picard n’est pas


rassuré et déclare sa crainte de voir la nouvelle de la capitulation de Metz
provoquer à Paris « une secousse considérable ». Le préfet de police, Adam,
nouvellement nommé en remplacement de Kératry, est prié de veiller toute
la nuit.
C’est dans la matinée suivante que Paris apprend, par deux affiches
signées Jules Favre, la reddition de Metz et le retour de Thiers avec un
projet d’armistice en poche. Effervescence immédiate. Les rues
s’emplissent d’une foule enfiévrée. Affiche signée de Clemenceau dans le
XVIIIe, dont il est maire, pour protester contre un armistice « qui ne saurait
être accepté sans trahison  ». Le décor classique d’une journée
révolutionnaire est planté. Que va-t-il se passer ?
«  Si, aujourd’hui, le gouvernement qui siège à l’Hôtel de Ville reste
debout, qu’adviendra-t-il de Paris, de la France, de la République ? », écrira
Delescluze dans Le Réveil de ce 31 octobre au matin.
« Le 31 octobre au matin, dira Jules Ferry, la population, du haut en bas
de l’échelle, nous était absolument hostile. »
 

Cette journée confuse sera, par excellence, la journée des dupes.


Elle commence sur le mode patriotique, suivant le schéma décrit par
Karl Marx. Le 31 octobre, c’est à l’origine une manifestation d’indignation
et de protestation contre l’éventualité d’un armistice et la mollesse avec
laquelle le gouvernement de Défense nationale conduit les opérations. La
foule qui a envahi les rues de Paris crie à l’unisson  : « Aux armes  ! Aux
armes ! La levée en masse ! Pas d’armistice ! » Elle chante La Marseillaise.
De temps à autre, on entend, il est vrai, un « Vive la Commune  !  » Mais
c’est une foule plus tricolore que rouge qui se rassemble une fois de plus
sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Les chefs socialistes ne se manifestent pas.
Du moins au début, et la première personnalité «  rouge  » n’apparaîtra à
l’Hôtel de Ville que tard dans l’après-midi, au moment où une petite pluie
fine et pénétrante commence à tomber sur Paris.
Le virage au rouge ne se produit en effet qu’au deuxième acte de cette
journée, lorsque les 118e et 186e bataillons de la garde nationale – ceux de
Belleville et du quartier Mouffetard – font leur apparition.
Cette fois, ils ne se contentent pas de former les faisceaux sur la grande
place : ils envahissent le bâtiment et se répandent dans la salle où siégeait le
gouvernement au grand complet. Dès lors, ce dernier est prisonnier de
l’émeute. Trochu, qui a enlevé ses épaulettes et sa plaque de grand officier
de la Légion d’honneur, réussit à s’échapper et arrête de justesse le général
Ducrot qui s’apprêtait à lancer une division de cavalerie au secours du
gouvernement prisonnier. Ce qui aurait pu se transformer en tragédie est
stoppé, sur les injonctions de Trochu, alors que Ducrot, venant du bois de
Boulogne, descend déjà à cheval les Champs-Elysées…
Ducrot rengaine son sabre bien à contrecœur car il voyait là l’occasion
d’en finir en beauté avec la «  canaille  »… Mais ce n’est pas encore pour
aujourd’hui et il lui faudra attendre quelques mois, tout comme les
commandants des forts qui, selon Fidus, « ont juré qu’ils n’obéiraient pas à
la Commune et qu’ils tourneraient plutôt leurs canons contre Paris ». Cela
aussi viendra un jour…
Nous passerons sur les tractations compliquées et souvent émaillées
d’incidents tragi-comiques qui se déroulent à l’Hôtel de Ville où l’on
aboutit finalement à un « accord » : en échange de leur liberté, les membres
du gouvernement s’engagent à autoriser des élections municipales dès le
lendemain, 1er  novembre. Le lendemain aura lieu une autre consultation
pour désigner un nouveau gouvernement de Défense nationale.
L’habileté du gouvernement, une fois qu’il a échappé à ses geôliers et
recouvré ses esprits, est d’inverser les facteurs. On va commencer par le
« deuxièmement » et un référendum est organisé pour le 3 novembre. Il est
posé dans des termes qui ne peuvent que favoriser le gouvernement : « La
population parisienne maintient-elle, Oui ou Non, les pouvoirs entre les
mains du gouvernement de Défense nationale ? » Aucune autre alternative
n’étant proposée, sauf l’inconnu, il y a fort à parier que les gens vont dire
massivement « oui ».
C’est effectivement ce qui se passe et, tard dans la soirée du
3 novembre, les résultats sont connus : 321 373 Oui contre 52 585 Non.
Le décompte des voix de l’armée donne 236 623 Oui contre 9 053 Non.
Fort de son succès, le gouvernement décide d’épurer et deux hommes
sont chargés de cette besogne : le nouveau préfet de police, Cresson, et le
nouveau chef de la garde nationale, Clément Thomas. Dès le 1er novembre,
Cresson avait une liste toute prête d’arrestations. Sur les 23 personnalités
qui y figuraient, il réussit à en appréhender 14 dès l’aube du 4 novembre.
Quant à Clément Thomas, qui va le 1er novembre destituer neuf chefs de
bataillon, il va réussir, en moins de deux mois, à provoquer la démission ou
la destitution de plus de 600 officiers de la garde nationale.
Le 5  novembre, a lieu l’élection des maires. «  Cette élection ne
ressemble en rien à celle de la Commune. Elle en est la négation. Les
maires et les adjoints conservent leur caractère d’agents du pouvoir
exécutif  », écrit Favre, noir sur blanc. Peut-être. Mais il n’empêche que
cette élection est une mauvaise surprise pour le gouvernement. Car il se
passe un phénomène assez courant en France lorsque deux élections se
suivent  : la seconde tend à corriger l’orientation de la première, surtout si
elle est trop accentuée. De plus, les électeurs de droite, rassurés par les
résultats du 3 et méprisant peut-être aussi la nature de cette élection, la
boudent et pratiquent l’abstention  : il y a 150  000 votants en moins par
rapport au 3.
Plusieurs personnalités « rouges » – c’est le cas de Clemenceau dans le
XVIIIe, de Mottu dans le XIe, de Delescluze dans le XIXe – sont élues.
«  Les élections, écrit Maxime Du Camp, témoignèrent d’une réserve à
laquelle on ne s’attendait pas. »
 

Le 31  octobre marque une date capitale sur le chemin qui mène à la
proclamation, quatre mois et demi plus tard, de la Commune. Répétition de
cette proclamation, elle creusera un fossé définitif entre le gouvernement et
les « rouges ». Dans Paris assiégé, règne désormais un climat de pré-guerre
civile, tandis que les projets d’armistice sont pour un bon moment
invendables à une population qui s’engage résolument pour un long voyage
au bout de la nuit : « Le revirement serait terrible, le jour où Paris croirait
avoir été joué », note Mme Quinet. Il ne le croit pas encore.
De nouveau des tentatives de sortie qui reviennent, aussi inutiles aussi
décevantes, régulièrement au cours de ce siège. Le 10 novembre, l’armée de
la Loire remporte un succès à Coulmiers et chasse les Bavarois et Von der
Tann d’Orléans.
Mais le succès n’est pas exploité. Bien au contraire. La nouvelle de
Coulmiers est parvenue le 14 à Trochu et, le 18, il fait savoir à Gambetta
qu’il lui faut encore une semaine pour déclencher une offensive vers la
Beauce et le Gâtinais d’où peut venir l’armée libératrice. «  Le
gouvernement ne renonce pas à son projet d’armistice  », note, le 19,
Mme Edgar Quinet. Thiers, qui s’était échappé de Paris dans la matinée du
31, s’en occupe activement.
En attendant, on réorganise les forces militaires de la capitale  : le
6  novembre, Trochu crée trois grands commandements  : une première
armée sous les ordres de Clément Thomas et qui comprend toute la garde
nationale – 300 000 hommes –, une seconde armée confiée à Ducrot et une
troisième armée placée sous les ordres de Vinoy.
Le 30 novembre à l’aube, c’est, après un retard d’une journée qui aura
alerté l’ennemi, une sortie en direction de l’est, celle-ci, vers Champigny et
la Marne. Dès le 1er décembre, l’offensive, qui est mal partie, s’essouffle et,
le 3, Ducrot repasse la Marne. Rideau. Cette affaire a été menée entièrement
par l’armée, et la garde nationale n’y a, en aucune manière, participé. Il est
vrai qu’on ne lui a rien demandé.
Le Figaro, qui donne les noms des officiers tués ou blessés au cours de
cette affaire, ajoute perfidement : « M. Flourens, lui, n’a rien eu, pour cette
raison excellente qu’il n’assiste jamais à aucun combat. » Flourens qui, à la
suite d’une machination de Clément Thomas, va être arrêté le 6, après que
son bataillon de Bellevillois aura été accusé d’abandon de poste. D’ordre du
gouvernement, le bataillon est dissous. A la mi-décembre, pluie de légions
d’honneur sur les généraux et amiraux de la garnison de Paris.
 

Le 21  décembre, nouveau tintamarre des canons et petite sortie, au


Bourget, cette fois. Elle est le fait des marins. La nuit, qui arrive vite à cette
date de l’année – celle du jour le plus court – amène l’arrêt des combats :
217 tués dont 12 officiers du côté français. Encore un coup pour rien.
«  Simulacre de grande bataille  », dira Trochu. Le 27 – 101e  jour du
siège – un seul bombardement de l’artillerie prussienne provoque
l’évacuation par les Français du plateau d’Avron, occupé depuis la fin
novembre. Il n’y avait pas d’abris suffisants pour protéger la troupe.
Le 5 janvier, les Allemands entreprennent le bombardement de Paris  :
les bombes atteignent surtout les quartiers périphériques donc populaires.
Le 6 : une affiche rouge apparaît sur les murs de Paris. Elle a été approuvée
au cours d’une réunion tenue la veille au soir et à laquelle assistaient 140
représentants de l’extrême-gauche. L’affiche se termine par les mots  :
«  Place au peuple  ! Place à la Commune  !  » Cette affiche fait grosse
impression sur les bourgeois qui feront de cette «  affiche rouge  » un
véritable épouvantail.
Une diversion s’impose. Le gouvernement de Défense nationale a un
plan  : un raid sur Versailles où se trouvent le quartier général prussien,
l’empereur et Bismarck. Dans quelques mois, cette idée de raid sur
Versailles sera aussi une des obsessions de la Commune. Mais Versailles
restera aussi éloignée et inaccessible qu’une ville d’un autre continent. Pour
dire la vérité : il n’y aura pas de raid sur Versailles ce mois de janvier 1871 :
même pas un début d’exécution. Rien, car on y a renoncé tout de suite.
Le 9 janvier, l’Officiel, à l’initiative de Favre, publie des informations
d’origine allemande sur les succès remportés par les armées de
Guillaume Ier en province…
Depuis le 6  janvier, le même Officiel est encombré de listes de
promotions dans l’ordre de la Légion d’honneur. Une véritable avalanche.
Cela sent la fin. Plaques, cravates, croix : elles pleuvent sur les états-majors.
A lire les noms à particule des nouveaux promus, on croirait à une
distribution effectuée sous le patronage du second Empire.
Mais cela ne suffit pas et, pour calmer les excités – qui n’ont même pas
la consolation d’un ruban rouge – une sortie s’impose. Sortie pour ceux
qu’on appelle depuis quelque temps, avec le mépris qui convient, les
«  guerre-à-outrance  ». Et c’est Buzenval, c’est-à-dire 90  000 soldats
réguliers, plus 42  000 gardes nationaux, qu’on va lancer contre les
Prussiens dans la région de La Celle-Saint-Cloud et de Saint-Cucufa. Pour
la première fois, la garde nationale prend part à une « sortie ». Une bataille
« préparée et conduite d’une manière presque dérisoire », dira le ministre de
la Guerre d’alors, le général Le Flô, lorsqu’il sera appelé à témoigner
devant la commission d’enquête.
L’opération est, en effet, complètement manquée : il se produit de tels
« encombrements » que peu de troupes peuvent être engagées à temps et au
bon endroit. Un chef-d’œuvre de pagaille militaire. En plus, il y a du
brouillard. C’est l’échec, une fois de plus, et le gouvernement essaie d’en
faire porter la responsabilité sur la garde, alors que la seule unité qui ait
flanché au cours de cette journée fut une brigade d’infanterie de l’armée.
Buzenval est vraiment le super-ratage. Il faut s’attendre au retour du
bâton. Le gouvernement multiplie ses réunions. On signale des
rassemblements aux abords de l’Hôtel de Ville. Le Combat, le journal de
Félix Pyat, lance des appels à la révolte et demande la création d’un Comité
de salut public et de la Commune, «  seuls moyens d’arracher Paris à la
honte ». Cresson prévoit un soulèvement général pour le 22. Mais il ne se
produira pas : la gauche a été muselée et cela depuis les arrestations qui ont
suivi la journée du 31 octobre. Cette passivité trouble le gouvernement qui
souhaitait peut-être l’épreuve de force et, éventuellement, faut-il interpréter
dans ce sens «  l’élargissement  » de Flourens et de plusieurs de ses amis,
internés à Mazas, la prison où Cresson a envoyé ses victimes.
 

Le dimanche 22, Vinoy est nommé général en chef, tandis que le titre et


les fonctions de gouverneur de Paris sont supprimés  : Trochu conserve
cependant la présidence du gouvernement. Aussitôt, le nouveau
commandant de la garnison de Paris établit à Saint-Augustin, place de la
Concorde et sur les Champs-Elysées des unités amenées des remparts. Leur
mission  : intervenir contre un soulèvement de la population. «  Nous voici
arrivés au moment critique… », lance Vinoy dans la proclamation qui suit
sa prise de commandement. Ce moment «  critique  », c’est la capitulation
que le gouvernement prépare. «  Malheur à qui essaiera d’empêcher la
capitulation », voilà ce que signifient les mots du général Vinoy.
Ce même 22, des gardes nationaux à Montmartre ont crié  : «  La
sortie  !  », «  Vive la Commune  !  » Une échauffourée a lieu à l’Hôtel de
Ville, mais les forces de l’ordre ont le dessus : 5 morts, 18 blessés chez les
assaillants. Un officier et un adjudant blessés de l’autre côté.
Les négociations d’armistice, pour lesquelles Jules Favre a reçu les
pleins pouvoirs du gouvernement (dès le 21) commencent à Versailles le 23.
La capitulation de Paris est signée le 28 à 19 h 20 dans la maison qu’occupe
Bismarck, rue de Provence à Versailles. Les 23, 24, 25, 27, 28, 30 et
31 janvier, nouvelle manne de légions d’honneurs dans l’Officiel. La Bourse
remonte. Les victuailles ressortent des cachettes.
«  Rien, population résignée  », télégraphie Cresson à Vinoy. On arrête
cependant, par-ci, par-là.
Flaubert : « Je me suis retiré mon ruban rouge. »
George Sand : « Je respire, mes enfants et moi nous nous embrassons en
pleurant. Nous sommes ivres d’émotion  : quelle rayonnante, quelle divine
surprise ! »
Le gouvernement délaisse Paris pour Bordeaux où, après des élections,
fixées au 8 février, doit se réunir l’Assemblée nationale.
A dix heures du matin, le 29, les Prussiens prennent possession des
forts de Paris et l’on voit leurs longues colonnes sombres précédées du
drapeau frappé de l’aigle noir de Prusse déboucher des tranchées et
s’avancer vers les redoutes où l’on amène les trois couleurs. Les Prussiens y
pénètrent l’arme au bras, tandis que leurs fanfares scandent des marches
militaires. Cette prise de possession dure de 11 heures à 3 heures de l’après-
midi. Le commandant en second du fort de Montrouge, le capitaine de
frégate Larret de Lamalignie, se fait sauter la cervelle.
Aux barrières de Paris – où, pour le moment, l’ennemi n’est pas
« autorisé » à pénétrer, on voit des soldats prussiens vendre des vivres à des
civils français… Le 1er  février, on apprenait que les 85  000  hommes de
l’armée de l’Est, commandée par Bourbaki, sont passés en Suisse où ils ont
trouvé refuge. On avait simplement omis de s’occuper du sort de cette
armée au moment de la conclusion de l’armistice.
L’armistice et les élections du 8  février vont contribuer à creuser
davantage encore le fossé entre la province et Paris. D’une manière bizarre,
la province va se mettre à reprocher à Paris d’avoir capitulé et rejette sur les
Parisiens la responsabilité et la «  faute  » d’un armistice qu’elle désirait et
qu’elle approuve comme le démontrent les élections.
De son côté, Paris se sent de plus en plus isolé et abandonné. Le cercle
de fer prussien enserre toujours la capitale : il s’est même resserré depuis la
reddition des forts. Pour quitter Paris ou y entrer, il faut accepter
l’humiliation des laissez-passer et des contrôles. Paris n’est plus qu’un
otage à la discrétion des Prussiens. Le départ du gouvernement pour
Bordeaux – promue capitale provisoire de la France – accentue ce sentiment
d’isolement et de frustration qui va peser lourdement dans la balance des
événements à venir.
Les élections illustrent, de surcroît, le divorce entre Paris et la province.
Avec la vague monarchiste qui l’emporte en province, contraste la poussée
républicaine à Paris  : Louis Blanc, Victor Hugo, Millière, Félix Pyat,
Delescluze, Clemenceau, sont élus.
Mais quel est ce Paris intraitable, mouvant, capricieux, susceptible,
cette capitale dépossédée de son titre et de son gouvernement, cette ville en
armes qu’on voudrait bien priver de ses crocs ?
En ce second tiers du XIXe siècle, Paris commence à prendre la
physionomie que nous lui connaissons. A coups de hache, Haussmann y a
taillé ces grandes artères qui sont comme ces allées coupe-feu que l’on trace
dans les forêts menacées  : ces avenues peuvent livrer passage à des
régiments de cavalerie et leur permettre de charger de front. L’incendie
qu’on veut éventuellement combattre, c’est évidemment la guerre civile, les
barricades, 1848. Le centre de la ville, où cohabitaient, il n’y a pas encore
longtemps, aristocrates, bourgeois et artisans, se vide de ces derniers qui
s’installent de plus en plus à la périphérie, créant l’amorce de ce que l’on
appellera plus tard la ceinture rouge.
Avec la guerre et l’investissement de la capitale, on va, comme nous
l’avons déjà vu, assister à un reflux de cette ceinture rouge vers le centre, en
partie abandonné par de nombreux bourgeois qui ont préféré se réfugier en
province. La ville n’est pas encore, et tant s’en faut, complètement bâtie, et
de nombreux quartiers  : Auteuil, Passy, les Ternes même, sont encore
presque la campagne. Mais Paris est déjà « la grande ville » et même la plus
grande ville, avec la conscience profonde d’exister comme l’élément le plus
« progressiste » du pays : sentiment que les Parisiens n’ont peut-être pas eu
à ce point dans toute leur époque, même pendant la Révolution de 1789.
C’est dans ce contexte que l’idée de Commune a fait son apparition. Il
faut dire que, à cette époque, Paris est une ville sous-administrée et qui ne
bénéficie d’aucune autonomie : les maires n’étant, aux yeux du pouvoir, que
de simples agents d’exécution : les membres du gouvernement de Défense
nationale l’ont répété à satiété. Cette situation est jugée comme anormale et
les élections de novembre, en y portant remède, dans les circonstances
tragiques que l’on sait, ne font qu’en souligner l’anomalie.
C’est donc vers les maires et aussi vers la garde nationale qui est son
propre enfant, que la population parisienne doit se tourner tout normalement
et cela d’autant plus que le gouvernement, qui – c’est un symbole – siégeait
à l’Hôtel de Ville, a évacué Paris pour Bordeaux, à l’autre bout du pays. Cet
Hôtel de Ville, sacré siège du gouvernement, doit le rester et le vide ainsi
créé par le départ du gouvernement, n’est-il pas fatal qu’un autre pouvoir
cherche à le combler ?
«  Dans le cas où le siège du gouvernement viendrait à être transporté
ailleurs qu’à Paris, la ville de Paris devrait se constituer immédiatement en
république indépendante » : telle est la résolution votée le 3 mars 1871 par
les délégués de la garde nationale…
 

Paris, qui est resté comme prostré depuis la capitulation, recommence à


manifester des signes d’ébullition fin février. A l’origine, deux bruits  : la
garde nationale va être désarmée et les Prussiens vont faire leur entrée dans
Paris.
Ces rumeurs ne sont pas, bien au contraire, sans fondement. A plusieurs
reprises, l’idée de désarmer la garde nationale est venue sur le tapis, au
cours des conversations que Jules Favre, puis Thiers, ont eues avec les
Allemands. Les Vinoy, les Ducrot et bien d’autres parmi les généraux et les
responsables militaires ou civils du gouvernement de Défense nationale, en
rêvent depuis des mois. Mais personne, néanmoins, n’a trouvé la clé du
problème : comment faire rendre gorge à cette force incontrôlable, amener
les gardes nationaux à restituer les armes qui leur ont été confiées.
Mauvais présage  : le 15  février, le gouvernement a annoncé la
suppression de la solde de 30 sous par jour, allouée aux gardes nationaux
sans travail. Désormais, les 30 sous ne seront plus payés qu’aux sédentaires
présentant un certificat qui apporte la preuve de leur indigence  : mesure
humiliante et tracassière qui est considérée comme une manœuvre pour
créer la zizanie entre « pauvres » et « riches » au sein de la garde nationale.
Cette tracasserie maladroite présente un danger  : le gouvernement, en
recourant à un tel moyen, montre son impuissance à en employer de plus
grands. En outre, le règlement de toutes les dettes contractées est
immédiatement exigible.
Le 24  février, le cœur de Paris recommence à battre la chamade. Une
grande manifestation se déroule place de la Bastille, où plus de
3  000  personnes sont rassemblées dès 2  heures de l’après-midi. De
nombreuses députations déposent des couronnes de fleurs autour de la
colonne de juillet. Mêlés à la foule, plusieurs bataillons de la garde
nationale – les 206e, 65e et 137e – des marins, des gardes mobiles.
Le défilé de la foule se poursuit pendant les jours suivants. Tour à tour,
les bataillons de la garde nationale viennent défiler. Les tambours battent.
Un marin monte au faîte de la colonne et couronne le génie de la Liberté…
Un drapeau rouge flotte au sommet. La nuit, le monument, littéralement
enrobé de fleurs, est éclairé par des lampes aux verres multicolores.
Le 26 février, on apprend que les préliminaires de paix sont signés. La
pression monte. On voit le 113e bataillon de la garde nationale arborer un
drapeau où est inscrite la devise «  La République ou la mort  ». De
nombreux membres de l’armée régulière – zouaves, lignards, chasseurs,
marins – se mêlent à la garde nationale. Un policier qui notait les numéros
des bataillons prenant part à la manifestation est lynché par la foule qui le
jette dans le canal Saint-Martin. A huit heures du soir, Vinoy envoie quatre
bataillons d’infanterie pour déblayer le quartier mais les soldats montrent
peu d’allant. «  Sur la place de la Bastille, lui télégraphie-t-on, les troupes
sont absolument mêlées aux manifestants et fraternisent. »
Un bruit court bientôt la ville  : les Prussiens vont arriver. Et l’on
apprend du même coup que l’autorité militaire a, en prévision de cette
entrée, fait évacuer le 6e secteur, celui de Passy. Le Ranelagh, l’avenue de
Wagram et le parc Monceau où se trouvaient réunis les canons de la garde
nationale sont abandonnés… Trahison ! On hurle à la trahison et la foule se
rue vers le parc Monceau pour y retirer – et les amener à Montmartre – ces
canons dont beaucoup ont été offerts à la garde nationale par souscription
publique. C’est bien là que commence cette affaire des canons qui, nous
l’avons vu, joue un si grand rôle dans le déclenchement de la journée
fatidique du 18 mars.
D’autres canons sont ramenés place des Vosges où nous les retrouvons,
ce même 18 mars.
« La garde nationale, écrit Arthur Arnould dans son histoire populaire et
parlementaire de la Commune, résolut de sauver ses canons. Un bataillon
du IVe  arrondissement eut l’initiative de ce mouvement. Conduit par son
commandant, ce bataillon arriva au parc de la place Wagram et, malgré les
abjurations, les menaces du citoyen Raspail fils, dont la batterie était de
garde ce jour-là, les hommes s’emparèrent de leurs canons et les traînant à
bras, les ramenèrent à la place des Vosges, à travers tout Paris. »
A 3  heures du matin, d’importants groupes de civils et de militaires
remontent les Champs-Elysées.
« Mais on n’a jamais vu un matelot arrêter la marée, écrit Jules Vallès,
et le suicide n’est pas la ressource des forts… Ne tire pas demain,
républicain !… Ne tire pas parce que, peut-être, on voudrait que tu tires…
Et ne te fais pas tuer, lâche héroïque, quand il y a encore de la peine à avoir,
du bien à faire, quand, à côté de la patrie en deuil, il y a la révolution en
marche. »
Il ne se fera pas tuer, le lâche héroïque, et le 1er  mars, date en effet
prévue pour l’entrée des Prussiens dans les quartiers de Paris, où les
conditions de paix les y «  autorisent  »  : essentiellement les Champs-
Elysées, la Muette et les Ternes, il va se barricader chez lui ou autour de la
ligne de démarcation que la garde nationale a établie, comme un cordon
sanitaire, à la limite des « quartiers allemands ».
« Mercredi 1er mars, écrit un témoin, les Allemands entrent à 8 heures.
Toute la garde nationale est sous les armes, prête à tirer dessus s’ils
dépassent la limite qui est tracée. Boutiques fermées. Foule immense
dehors. Réclamations générales sur le gouvernement de la trahison
nationale. »
A l’entrée de la rue Royale, une barricade faite de chariots indique le
début de Paris libre : mur au-delà duquel des milliers de badauds voient, en
épaisses masses sombres, déferler l’armée allemande. Pendant ce temps, à
la Bastille, la foule continue à défiler et à fleurir la colonne de la Liberté,
comme si cette pieuse démarche pouvait exorciser Paris, un Paris foulé par
l’ennemi. Les limites exactes de l’occupation allemande sont : le cours de la
Seine, le faubourg Saint-Honoré et la terrasse des Tuileries. Dès le
lendemain, 2  mars, des détachements conduits par des officiers visitent le
musée du Louvre et les Tuileries. Ils sont conspués par la foule. Le temps
est printanier.
Les troupes allemandes – 6e et 9e corps prussiens, 1er corps bavarois –
défilent sous l’Arc de Triomphe. Un officier tire un coup de pistolet contre
la voûte où sont inscrits les noms des victoires françaises. De grands défilés
sont préparés pour les jours qui viennent, mais l’Assemblée de Bordeaux a
entamé une lutte qui va décevoir l’empereur Guillaume. En effet, aux
termes des préliminaires de paix, il était entendu que leur signature
entraînerait ipso facto l’évacuation de Paris. C’est chose faite dès le 3 mars
et les Allemands, respectant la règle du jeu, évacuent Paris sans avoir eu le
temps d’y célébrer pleinement leur triomphe.
Quelle déception pour Guillaume  Ier qui voulait «  pendant toute la
semaine passer chaque jour une grande revue aux Champs-Elysées ».
«  Les sentiments du roi et de sa brave armée furent mis alors à rude
épreuve. »
 

Le départ des Prussiens n’est pas accueilli seulement avec soulagement


par les Parisiens qui y voient comme la preuve de la vigueur de leur ville
capable de rejeter de son organisme, ce corps étranger. Sur la place de
l’Etoile, autour de l’Arc de Triomphe, on brûle de la paille, comme s’il
s’agissait de désinfecter, de purifier ce haut lieu et d’effacer la souillure
causée par le passage de l’armée ennemie. Mais après les journées de honte,
le reflux de la marée prussienne renforce, dans la population, on ne sait quel
sentiment de force et de confiance en soi… Sentiment qui se mêlera sans
doute aux eaux confuses et tourmentées qui vont déferler le 18 mars.
Fait symptomatique  : le 3  mars, jour du départ des Prussiens, les
délégués de 200 bataillons de la garde nationale, se réunissent au Tivoli
Vauxhall. Cette réunion consacre la fusion du comité fédéral républicain et
du comité central, de loin le plus puissant. Le nouvel organisme ainsi créé
s’appellera la Fédération républicaine de la garde nationale.
C’est une organisation qui comprend, à la base, une assemblée générale
composée des délégués de compagnie, élus à raison d’un délégué par
compagnie, sans distinction de grade, des délégués élus par les officiers de
bataillon, à raison d’un par bataillon, et de tous les chefs de bataillon.
Deux autres organismes ensuite  : le Cercle de bataillon, composé de
trois délégués par compagnie, de l’officier délégué à l’assemblée générale
et du chef de bataillon, puis le Conseil de légion, formé de deux délégués
par cercle de bataillon – sans distinction de grade – et des chefs de bataillon
de l’arrondissement. Enfin, organe suprême de direction : le Comité central,
constitué par deux délégués par arrondissement, élus par le conseil de
légion, et d’un chef de bataillon par légion, délégué par ses collègues.
C’est donc une organisation complexe très démocratique mais peu
adaptée aux nécessités de la guerre et même de la guerre civile comme les
événements vont le montrer.
Le comité central est la résultante d’une élection à trois degrés qui fera
perdre du temps et qui ne sera pas achevée le 18  mars. En attendant, le
4  mars, l’assemblée réunie au Vauxhall procède à la désignation d’un
comité central provisoire de 29 membres. Une commission de 4 membres
représentant l’Internationale sera déléguée auprès du comité central. Au
terme d’une résolution votée en fin de séance, la garde nationale revendique
le droit de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la
confiance de leurs électeurs, c’est-à-dire des soldats eux-mêmes : jamais on
n’est allé aussi loin dans la «  démocratisation  » de l’armée française. Ce
système est presque unique en son genre et n’aura d’application qu’en de
rares et fugitifs moments de l’histoire – ceux que nous appellerons les
phases euphoriques des révolutions – et, dans le cas de la Commune, il en
montrera souvent les inconvénients sur le plan de l’efficacité militaire.
Les événements vont, dès lors, se précipiter.
 

Le 10 mars – maladresse ou provocation délibérée ? – le gouvernement


abolit le moratoire des loyers et modifie celui des échéances, établi le
13  août 1870. Les effets de commerce échus du 13  août au 12  novembre
deviennent exigibles sept mois après leur date et, cela, dès le 13 mars. Les
effets de commerce échus de novembre à avril seront payables dans un délai
de trois mois, intérêts compris.
Ces mesures firent l’effet d’un coup de tonnerre et réalisèrent
automatiquement ce que le siège n’avait jamais complètement réussi  :
l’union des prolétaires et des petits bourgeois. « L’histoire impartiale, écrit
Lissagaray dans son livre La Vérité sur la Commune, jugera que jamais
ville au monde ne fut provoquée à l’insurrection comme Paris. »
Le journal Le Père Duchêne écrit de son côté  : «  Ce n’est pas assez
d’avoir supporté la faim, d’avoir versé son sang, d’avoir bu sa honte  ; il
nous reste trois termes à payer. Depuis plus de six mois, nous ne faisons
rien, nous ne vendons rien. Avec quoi paierions-nous les trois termes  ?
Nous ne les paierons pas. On ne tire pas de l’huile d’un mur  : on ne fera
point sortir des caisses vides de la France ruinée les 4  milliards de loyers
dont se gorge actuellement le parasitisme du capital. »
Du 13 au 17 mars, on va dresser dans Paris 130 000 protêts. On raconte
l’histoire de ce propriétaire qui a engagé une bande de chenapans pour
obliger ses locataires à payer leurs loyers…
Le 11, le comité central refuse d’accepter le général d’Aurelle de
Paladines, que le gouvernement vient de nommer en remplacement de
Clément Thomas démissionnaire. De son côté, le général Vinoy interdit la
parution de deux journaux  : Le Cri du Peuple et Le Père Duchêne. Le
conseil de guerre condamne à mort par contumace Delescluze et Flourens.
Le match devient de plus en plus serré.
Affiche du comité central : « Soldats, enfants du peuple… les hommes
qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent
échapper à la responsabilité qu’ils ont assumée en suscitant la guerre civile.
Ils comptent que vous serez les dociles instruments du crime qu’ils
méditent. Soldats, citoyens, obéirez-vous à l’ordre impie  ?… Que veut le
peuple de Paris ? Il veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs et
les révoquer quand il n’a plus confiance en eux. Il veut que l’armée active
soit renvoyée dans ses foyers, pour rendre au plus vite les cœurs à la famille
et les bras au travail.
«  Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la
République… »
Vinoy, dont les troupes ont été régulièrement renforcées grâce à
l’arrangement conclu entre Thiers et Bismarck, au terme duquel les effectifs
« autorisés » à Paris passent de 12 000 à 40 000 hommes, reçoit, le 15 dans
la matinée, 12  000 chassepots «  que nous avions remis en trop aux
Prussiens » et qui arrivent de Mayence par chemin de fer.
 

Le 17, première tentative – infructueuse – de s’emparer des canons de


la garde nationale entreposés place des Vosges. «  17  mars – temps beau,
écrit un témoin, l’artillerie se retire sans enlever les canons de la place des
Vosges. La garde de Paris arrive, une heure et demie plus tard, à 9 heures et
demie, est empêchée de pénétrer sur la place ; elle se retire sans mot dire.
Permanence du IVe à la colonne de la Bastille. Visite à Montmartre la nuit.
A midi, les canons sont retirés de la place des Vosges et dirigés sur la mairie
de Belleville. Les lettres de convocation pour ma compagnie sont
distribuées. »
Le 17, le gouvernement arrive à Paris et réunit un conseil de guerre
auquel assiste Vinoy. Thiers décide de frapper un grand coup : « Les gens
d’affaires, déclarera-t-il devant la commission d’enquête, allaient répétant
partout : vous ne ferez jamais d’opérations financières si vous n’en finissez
pas avec tous ces scélérats, si vous ne leur enlevez pas leurs canons – il faut
en finir et alors on pourra traiter d’affaires. »
Montmartre se réveille. Montmartre s’alarme. Des coups de feu,
quelques détonations et le sourd piétinement de la troupe ont réveillé la
population comme dans un cauchemar. Les persiennes battent. Les galoches
des femmes martèlent le pavé de la Butte Montmartre, à l’aube de ce
18 mars 1871.
 

Les coups de feu que les Montmartrois ont entendus dans leur demi-
sommeil, c’est un homme qui meurt, la première victime, et sans doute la
plus innocente de cette journée  : le garde national Turpin, qui était de
faction au parc d’artillerie du Moulin de la Galette.
«  C’est le coup d’Etat. Debout, aux armes  !  » crie-t-on de porte en
porte. « Reprenons les canons ! » entend-on aussi de tous côtés.
Car, bénéficiant de l’effet de surprise, l’armée, qui a rapidement atteint
ses objectifs, commence à emmener les canons, les fameux canons. Les
attelages concentrés à la Concorde font défaut (ce retard sera une des
énigmes de la journée, mais il faut le mettre sur le compte, une fois de plus,
de la désorganisation de l’armée qui, depuis juillet, en a donné tant de
malheureux exemples). Faute de chevaux, les soldats tirent les pièces à
bras. Leur marche est entravée par les tranchées et remblais qui
s’échelonnent sur la butte. A 6 heures du matin, une cinquantaine de pièces
sont déjà au pied de la Butte de Montmartre.
A la même heure, la situation des forces gouvernementales paraît très
satisfaisante  : l’armée «  tient  » Montmartre, la Bastille, la Cité, Belleville
même. La partie est-elle gagnée ?
On pourrait le croire mais, en une heure, de 6  heures à 7  heures du
matin, la situation va changer sensiblement.
Et le général Lecomte, qui monte vers le sommet de la Butte par la rue
Clignancourt et la rue Marcadet, va s’en apercevoir très vite.
Ecoutez Lissagaray  : «  De vagues rumeurs s’élevèrent, des bruits
confus coururent dans les rues, sourd grognement de l’orage populaire…
Tout à coup, un clairon sonne, jetant des notes stridentes au vent. Dix, vingt,
cent clairons répondirent. Les tambours battirent avec rage les coups
lugubres de la générale ; Montmartre, arraché à son sommeil, s’agita dans
ses profondeurs, se répandit dans ses carrefours, se massa sur ses places.
Tout cela spontané, s’allumant comme une traînée de poudre, éclatant
comme une mine. La tempête était déchaînée. »
Il est 7  heures du matin, tout Montmartre est dans la rue et entoure,
assiège, noie, absorbe les soldats. On se cotise pour offrir à boire aux
militaires. On fraternise. Les femmes apostrophent les officiers  : «  Où
emmenez-vous ces canons  ? A Berlin  ?  » A 8  heures, trois cents gardes
nationaux remontent le boulevard Ornano. Ils sont arrêtés par un poste du
88e. On crie « Vive la République ! ». Ils se joignent au cortège. La même
scène se reproduit rue Dejean. Crosse en l’air, soldats et gardes mêlés
remontent la rue Muller. Le général Lecomte, qui se trouve au milieu de ses
troupes, ordonne d’ouvrir le feu. Il n’est pas obéi et une masse de civils et
de gardes arrivent par la rue des Rosiers. Le général Lecomte, cerné, isolé,
est… arrêté par ses propres soldats.
Il est conduit au Château-Rouge, quartier général des bataillons de
Montmartre. On lui demande de faire évacuer la Butte. «  Il signe l’ordre
sans hésiter, raconte Lissagaray, comme le fit en 1848 le général Bréa.  »
L’ordre est porté aux officiers et soldats qui occupent encore la rue des
Rosiers (l’actuelle rue du Chevalier-de-la-Barre). Trois coups de canon,
tirés à blanc, annoncent à Paris que la Butte Montmartre est reconquise.
Rue Lepic, pendant ce temps, la foule a obligé les soldats du général
Paturel à abandonner les canons qui sont remontés une fois de plus sur la
Butte, malgré la raideur de la pente.
Le flot populaire, empruntant le boulevard Ornano, descend jusqu’au
boulevard Rochechouart où sont broyés les restes du 88e  : le colonel, qui
fait mine de prendre tout cela de haut et de résister, est arrêté. Place Pigalle,
le général Clément Thomas, l’ancien chef de la garde nationale, nommé au
lendemain du 31 octobre, est reconnu parmi la foule. Qu’est-il venu faire là,
en civil ? On trouve sur lui des croquis, des chiffres. A ne point douter, ce
n’est pas la simple curiosité ou l’affection qu’il porte à ses anciennes
troupes qui l’ont poussé ce jour-là jusqu’à Montmartre. Il est arrêté et va
rejoindre le général Lecomte.
Vinoy évacue la place Clichy tant que la retraite ne lui est pas encore
complètement coupée, car les barricades montent de tous côtés. On se bat
sur la place Pigalle. Une soixantaine de gendarmes faits prisonniers sont
conduits à la mairie de Montmartre. Vers 10  heures et demie, un
télégramme de la préfecture de police du gouvernement fait le point de la
situation : « Mauvaises nouvelles de Montmartre. Troupes ont refusé d’agir.
Butte, canons, prisonniers repris par insurgés. »
Aux Buttes-Chaumont, à Belleville, au Luxembourg, à la Bastille – où
le général Le Flô a failli être capturé – la situation échappe complètement
aux forces de l’ordre. L’échec est total.
Vers 11 heures, c’est la contre-offensive. Le comité central – beaucoup
de ses membres sont absents – se réunit brièvement rue Basfroi. Des ordres
sont rédigés, qui sont acheminés vers les bataillons. «  Ne pas attaquer,
dresser des barricades », tel est l’essentiel de ces ordres. Le comité central
est encore hésitant et ne sait qu’obéir à ce vieux réflexe de colère, mais ce
réflexe de défense, qu’est la barricade…
De son côté, le général d’Aurelle de Paladines fait sonner le tocsin et
battre le rappel des bataillons sûrs de la garde nationale. En vain. Cinq ou
six cents hommes seulement répondent.
 

A la même heure, le général Vinoy, qui a poussé lui-même une


reconnaissance jusqu’à Montmartre et qui a pu se rendre compte de
l’étendue du désastre, ordonne à ses troupes d’évacuer toute la rive droite.
Ainsi la moitié de Paris est abandonnée à l’insurrection. A l’insurrection qui
n’a pas eu encore lieu à proprement parler. Les corps des généraux Wolf, La
Mariouse, Faron, refluent vers la Seine.
A midi, Jules Ferry, qui se trouve à l’Hôtel de Ville, fait savoir à Thiers
et au gouvernement qui se sont réfugiés aux Affaires étrangères, que dans le
XIe, tout est perdu et que l’armée reflue par la place de la Bastille, crosses
en l’air.
C’est l’heure où le comité central se met peu à peu au diapason et
commence à organiser l’offensive. Un plan d’attaque par la rive droite et la
rive gauche est rapidement improvisé, et rendez-vous est donné à cinq
heures, place de l’Hôtel de Ville.
Un peu plus tard, à 14  heures 30, ordre est donné aux bataillons
disponibles du XVIIe  arrondissement de descendre immédiatement sur
Paris et de s’emparer de la place Vendôme, de concert avec les bataillons du
XVIIIe.
15 heures 15. Jules Ferry, dans un nouveau message à Thiers, proteste
contre l’ordre d’évacuation des casernes du Prince Eugène (boulevard
Voltaire actuel) et Lobau. « Il semble qu’on perde la tête », conclut-il.
Mais, à l’heure où il rédige son télégramme, le gouvernement est déjà
en route pour Versailles. Thiers s’est enfui par un escalier dérobé vers la rue
de l’Université. Il ne s’est pas rangé à l’avis de ses collègues du
gouvernement qui parlaient de résister dans Paris, d’établir une ligne de
défense vers le Trocadéro, de transformer l’Hôtel de Ville, où se trouve
Ferry avec le général Derroja, et la Concorde en îlots de résistance. Il n’a
pas voulu, 23  ans après le terrible 1848, se trouver dans la situation du
général Cavaignac. Un exemple hante l’esprit de Thiers  : celui de
Windizchgraetz qui, le 13  mars 1848, n’a cédé devant l’insurrection à
Vienne que pour mieux l’écraser de l’extérieur. Charles X, Louis-Philippe,
n’ont pas compris cela et on sait ce qu’il advint. De Versailles, avec l’aide
de la France « saine » et d’une armée reprise en main, «  décontaminée  »,
Thiers aura tout loisir d’écraser l’insurrection.
Dès lors, n’ayant plus rien à combattre ou à abattre, l’insurrection, au
moment même où elle se déclenche pour de bon se heurte à ce qu’il a de
pire pour une révolution  : le vide. Plus de gouvernement, une armée qui
reflue sans combattre et qui, dans bien des cas, se rallie : l’insurrection, en
cette journée du 18  mars, cherche ses adversaires. Du moins a-t-elle
quelques victimes à assassiner.
Le général Lecomte et les autres prisonniers ont été transférés du
Château-Rouge au poste de la garde nationale de la rue des Rosiers.
L’arrivée d’un homme pâle, à barbiche blanche, vêtu d’un costume civil
gris, provoque une véritable tempête  : c’est le général Clément Thomas,
littéralement traîné par la foule en fureur et qui, nous l’avons vu, vient
d’être arrêté à proximité de la place Pigalle. On veut le lyncher. Un officier
garibaldien, Herpin Lacroix, essaie de s’interposer et pour gagner du temps,
propose à la foule de former une cour martiale. Ce qui lui vaudra d’être
injustement condamné à mort et exécuté par Versailles. A son intervention,
la foule qui grossit de minute en minute répond par des cris de mort. Un
officier de la garde nationale, Kandinski, qui essaie lui aussi de s’interposer,
se voit malmené  ; on lui arrache ses galons. Une poussée plus forte de la
foule enfonce la porte et alors tout se passe dans un éclair. Le général
Clément Thomas est attrapé au collet ; on le jette littéralement dans la rue.
A coups de poing, on le colle contre un mur, au bout d’un jardinet. On
le fusille alors qu’il marche encore. Il est atteint. Le sang rougit son
costume. On le voit faire encore quelques pas. De son bras gauche, il essaie,
dans un geste instinctif, de se protéger le visage. Son corps s’affaisse
mollement, plié en deux. Donc, rien de semblable avec l’imagerie d’Epinal
qui, dans les chaumières, montrera l’exécution de Clément Thomas comme
une exécution solennelle.
En entendant les coups de feu, le général Lecomte – peut-être eût-il
échappé si l’arrivée d’un personnage aussi haï que Clément Thomas n’avait
provoqué le drame – ne se fait pas d’illusion sur ce qui l’attend. Impassible
cependant, il tend à un de ses compagnons arrêté en même temps que lui, le
commandant Poussargue, un rouleau de pièces d’or : « Je vais être fusillé.
Voici 1 000 francs, dit-il. Vous les remettrez à ma famille et vous direz aux
miens comment les choses se sont passées et que ma dernière pensée a été
pour eux. »
Poussé dehors, on le frappe par-derrière et il tombe sur les genoux. On
le relève et on le pousse vers le cadavre du général Clément Thomas. Dix
coups de feu l’achèvent. On vient tirer sur les deux corps. Soixante-dix
balles seront retrouvées dans le corps de Clément Thomas. Toute révolution
commence par une mise à mort. Avec le massacre de Clément Thomas et de
Lecomte, Paris marque le début de son insurrection. Le pas est franchi.
Et, en effet, l’offensive des bataillons de la garde débute à cette heure.
La caserne du Prince Eugène est encerclée. Les portes sont forcées. Le
commandant du 120e de ligne et son état-major sont arrêtés. L’imprimerie
nationale est occupée à 5 heures. Puis c’est au tour de la caserne Napoléon
d’être envahie. Les lignards livrent leurs fusils sans opposer la moindre
résistance.
L’Hôtel de Ville est cerné. Les gendarmes qui en assuraient la défense
s’enfuient par le fameux souterrain de la caserne Lobau, qui avait permis le
retournement de la situation le 31 octobre.
Ferry, qui s’entête à demeurer dans le palais municipal, continue à
envoyer des dépêches à Thiers, ignorant que le chef de l’exécutif a depuis
longtemps pris la route de Versailles et que les unités de l’armée Vinoy
battent en retraite.
«  Avant d’évacuer, j’attends ordre télégraphique  », lance-t-il de ce
navire qui sombre…
Encore un télégramme vers 19  heures 40  : «  Allons-nous livrer les
caisses et les archives car l’Hôtel de Ville, si l’ordre est maintenu, sera mis
au pillage. J’exige un ordre positif pour commettre une telle désertion et un
tel acte de folie. »
Et à 21 heures 55, ce dernier message : « Les troupes ont évacué l’Hôtel
de Ville. Tous les gens de service sont partis. Je suis le dernier. Les insurgés
ont fait une barricade derrière l’Hôtel de Ville et arrivent en même temps
sur la place en tirant des coups de feu. »
C’est le 101e bataillon de la garde nationale qui débouche sur la place
et prend possession de l’Hôtel de Ville. Son chef fait allumer le gaz et hisser
le drapeau rouge.
Les maires et députés de Paris qui, depuis 18 heures, se sont réunis à la
mairie du Ier  arrondissement, demandent la nomination de Langlois, un
transfuge de l’Internationale, à la tête de la garde nationale. Ils sont en
retard d’une insurrection. Leurs propositions n’ont aucune chance d’être
acceptées : ni par les insurgés qui n’en sont plus là, ni par le gouvernement
dont une partie des ministres est encore rue Abattuct (actuellement rue de
La Boétie).
« Est-il vrai qu’on ait fusillé les généraux ? », demande Jules Favre à la
délégation des maires qui se présente vers 7 heures. Comme on lui répond
affirmativement, il s’écrie  : «  On ne traite pas avec des assassins  !  » Les
ponts sont coupés. La nomination de Langlois est cependant confirmée par
ce semblant de gouvernement quasi clandestin et sur le point de s’exiler.
Langlois part aussitôt pour l’Hôtel de Ville en disant  : «  Je vais au
martyre ! » Il y arrive peu de temps après le départ de Ferry. Ce dernier, qui
a fait une courte apparition à la mairie du Ier, a dû, poursuivi par les cris
«  Mort à Ferry  », «  Il nous faut Ferry  !  », s’échapper en passant par le
presbytère de Saint-Germain-l’Auxerrois, sauter par une fenêtre et se perdre
dans la ville et la nuit. Langlois est éconduit : « La garde nationale, lui dit-
on, entend désigner son chef elle-même. » Il n’insiste pas et disparaît aussi
vite qu’il était venu.
 

Pan par pan, Paris tombe au pouvoir des « insurgés » : la préfecture de


police, les Tuileries… vers 21  heures, les bataillons de la garde nationale
ont pénétré place Vendôme où se trouvait le quartier général de l’armée. Les
officiers et les gendarmes se replient vers le Champ de Mars par la rue de
Rivoli.
Le général Vinoy avait déclaré « qu’il se retirerait à Versailles avec son
dernier soldat  ». Il tiendra d’autant plus facilement parole qu’aucune
entrave ne sera apportée à son mouvement de retraite et il va pouvoir sortir
du piège de Paris les 20 000 hommes dont il disposait. Cette manœuvre qui
s’effectue à travers les quartiers du sud et de l’ouest de Paris, est
pratiquement achevée à une heure du matin. La gendarmerie à cheval a
couvert la retraite, qui laisse cependant derrière elle trois régiments, six
batteries et quelques canonnières embossées dans la Seine, à la hauteur du
Point-du-Jour.
La retraite de Vinoy, qui clôt la journée, surprend Paris comme l’attaque
des hauteurs de Montmartre et de Belleville l’avait surpris à l’aube. Paris ne
revient pas encore tout à fait de ce qui lui est arrivé.
Depuis minuit, le comité central siège à l’Hôtel de Ville. Il manque
beaucoup de monde. La discussion est chaotique, incohérente. On parle de
la dissolution immédiate des bataillons bourgeois, d’une marche sur
Versailles. Va-t-on courir sus aux troupes qui battent en retraite  ? Le
moment paraît favorable. L’armée de Vinoy qui reflue par Châtillon, Sèvres
et la côte de Picardie, est à portée de la main, quasiment sans défense,
protégée par un faible écran de gendarmes.
Mais le comité central, en cette nuit du 18 au 19 mars 1871, n’est pas
mûr – tant s’en faut – pour les grandes décisions.
Car le comité central de la garde nationale, étonné de se trouver au
pouvoir, est à la recherche de sa propre existence et de sa légalité.
Voilà ce qui va l’occuper et le préoccuper dans les heures qui viennent :
se justifier légalement, constitutionnellement. Le refus de la guerre civile, et
aussi l’ignorance de l’attitude des Prussiens, sont les autres motifs
d’inhibition du comité central qui va temporiser, hésiter, perdre du temps.
En attendant, on rédige des proclamations.
La première annonce la levée de l’état de siège : ainsi, gratuitement, le
comité central se prive d’un ressort qui lui serait bien utile en ce moment
décisif.
Le second appel traduit on ne sait quelle mauvaise conscience, quel
remords. « A ce moment, y lit-on, notre mandat est expiré, et nous vous le
rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le
souffle populaire vient de renverser. »
Aucune trace du mot Commune dans ces proclamations. Le pouvoir qui
s’est installé à l’Hôtel de Ville – par la force des choses – est-il un
fantôme ?
Ce fantôme a en face de lui un pouvoir qui, lui, ne renonce pas  : les
maires et les adjoints qui, installés à la Bourse, vont dans les prochaines
heures prétendre représenter Paris. Telle est la situation lorsque, vingt-
quatre heures après la tentative du coup de force militaire de Thiers, Paris
se réveille le 19 mars ; par une journée ensoleillée, presque printanière.
La Révolution est là. Mais qu’en faire  ? Que faire de cette dame
redoutable et un peu indécente qui fait clignoter les yeux de ces vieux
révolutionnaires, habitués des bagnes et des cachots, qui ne s’attendaient
pas à la voir sortir si vite du puits. Que faire aussi de ces ministères vides où
l’on entre sans rencontrer le moindre huissier : Varlin et Jourde s’installent
aux Finances, Eudes à la Guerre, Grousset aux Affaires étrangères, Grollier
et Vaillant au ministère de l’Intérieur, Rigault à la Préfecture de police… Il
suffit d’entrer, de pousser les portes.
Mais tout cela dépasse l’imagination du comité central. Un exemple est
des plus frappants : la Banque de France où l’argent de la France est à sa
disposition. Il y a 5 millions de francs or dans les caisses. Mais… le caissier
est à Versailles.
Pas question, dans ces conditions, de toucher au magot et le socialiste
Varlin va s’adresser à M. de Rothschild pour emprunter l’argent qui servira
à payer la solde de la garde nationale…
On continuera ainsi à obtenir des subsides à la petite semaine : assis sur
son tas d’or, le sous-gouverneur de la Banque de France, M.  de Ploeuc,
fournira à la Commune des doses financières homéopathiques alors qu’il
avalisera près de 260  millions de traites versaillaises. En face de la
Commune, qui ne veut pas dire son nom, le pouvoir des maires s’enhardit et
conteste la révolution.
 

Bien qu’il ait des maires et adjoints élus, le nouveau pouvoir a décidé,
dans la nuit du 18 au 19, de procéder à des élections. «  Préparez donc et
faites de suite vos élections communales et donnez-nous pour récompense
la seule que nous ayons jamais espérée  : celle de voir établir la véritable
République  », lit-on encore dans la proclamation affichée le 19. Les
élections auront lieu le 22.
Leur finalité est quelque peu ambiguë  : s’agit-il de donner à Paris un
nouveau conseil municipal ou de rebâtir, à travers ces élections, une
nouvelle cité, une République nouvelle ?
Le grignotage des maires et les tentatives de ce qu’on appellerait de nos
jours la réaction, ne laissent pas au comité central le temps de réfléchir à
cette question. Dès le 19, les maires, Clemenceau en tête, se rendent à
Versailles pour y rechercher un compromis.
Comme par hasard, le 21, manifestation contre-révolutionnaire : à une
heure de l’après-midi, un millier de manifestants descendent la rue de la
Paix aux cris de « Vive l’ordre  !  », « Vive l’Assemblée  !  » et « A bas le
Comité ! ».
Leur plan est de s’emparer de la place Vendôme et de menacer l’Hôtel
de Ville. Qui sait ? Parmi eux, l’amiral Saisset, un réactionnaire bon teint,
que l’Assemblée de Versailles vient de nommer, après tant d’autres,
commandant de la garde nationale.
Devant la rue Neuve-Saint-Augustin, les manifestants désarment deux
gardes nationaux. Mais, à la hauteur de la rue Neuve-des-Petits-Champs, ils
se heurtent à un barrage de la garde. Sommations, roulements de tambours
et re-sommations : on ouvre le feu. Des cris. La rue de la Paix se vide en
quelques secondes. Une dizaine de corps gisent sur la chaussée.
Cette sanglante échauffourée augmente la tension à l’intérieur de Paris.
Une action contre l’Hôtel de Ville, menée par l’amiral Saisset avec les
bataillons « bourgeois » de Passy, de La Muette et du Trocadéro – le XVIIe
– n’est pas à exclure.
Mais la désorganisation de ces bataillons, la faiblesse de leurs effectifs
(12 à 15 000 hommes) interdisent toute action sérieuse et bientôt, en dépit
des efforts des maires – qui ont déclaré illégales les élections du 22 – le
comité central se ressaisit. Il décide que les pouvoirs militaires de Paris
seront remis à trois de ses membres : Eudes, Duval et Brunel, qui porteront
le titre de général. Les élections auront lieu le dimanche 26 mars.
Et cette fois-ci, les maires, qui le 23 sont revenus à Versailles, n’y
pourront rien  : l’Assemblée a gravi, depuis quarante-huit heures, quelques
échelons dans l’escalade réactionnaire. De retour à Paris, ils s’aperçoivent
qu’à l’opposé, le comité central a durci sa position. Les maires vont jouer le
jeu. «  Le comité central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les
députés, les maires et les adjoints », lit-on dans une proclamation annonçant
l’ouverture du scrutin pour le 26 mars à 8 heures du matin.
Sur un chiffre de 485 569 inscrits, il y a 229 167 votants, c’est-à-dire, à
peu de chose près, le même nombre de votants (227  529) que pour
l’élection des maires d’arrondissement, le 5 novembre 1870.
Parmi les 90 élus, l’élément révolutionnaire prédomine nettement. On
ne compte que 11 « modérés ». Le comité central n’a que 13 élus. Tous les
autres sont des révolutionnaires de nuances et d’appartenances diverses  :
blanquistes, membres de l’Internationale, proudhoniens pour la plupart (16
en tout), etc.
Vingt-cinq membres de la nouvelle assemblée municipale appartiennent
à la classe ouvrière.
Le grand jour, celui de la proclamation de la Commune issue de ce
scrutin, est fixé au 28. Foule immense devant l’Hôtel de Ville.
Des banderoles rouges, des drapeaux rouges, le buste de la République
orné d’une écharpe rouge en sautoir. Les bataillons baïonnette au canon. Le
soleil. Les musiques jouent La Marseillaise et Le Chant du Départ… Les
canons de 92 tirent des salves. Une estrade où les membres du comité
central et de la nouvelle assemblée sont rangés. Echarpes rouges en sautoir.
L’un d’eux s’avance. Les tambours battent Aux champs. La foule entonne à
son tour La Marseillaise. «  Au nom du peuple, la Commune est
proclamée ! »
Hurlements, chants, musiques, canons.
«  Ecrasez l’Assemblée  », écrit le journal Le Père Duchêne dans les
jours qui suivront le 28 mars. « Cent mille baïonnettes luiront bientôt autour
du théâtre de Versailles. » Voilà donc que ça recommence. Dans Paris une
nouvelle fois assiégé, le complexe de la « sortie » victorieuse et libératrice
va de nouveau travailler les Parisiens.
Car, Paris est pris, ou à peu près, entre deux cercles concentriques : les
Versaillais et les Prussiens. A vrai dire, sur le terrain, la situation est un peu
plus compliquée. Au 2 avril, par exemple, les Versaillais occupent un front
qui, au nord-ouest, part approximativement de Puteaux – à la hauteur du
Rond-Point de la Défense.
Cette ligne forme une parabole dont le sommet serait Versailles et dont
la branche sud court à peu près parallèlement au terrain d’aviation actuel de
Villacoublay pour se terminer entre Châtillon et Montrouge  : en somme,
une vaste poche qui inclut Suresnes, Saint-Cloud, Sèvres, Chaville et
Vanves est plus ou moins contrôlée par les communards. Entre Montrouge
et la Seine, au sud de Paris, une sorte de «  no man’s land  », puis, de
Charenton à Saint-Denis en passant par la ligne des forts de Nogent, Rosny,
Noisy, Romainville, Aubervilliers et Fort-Est, les Allemands, l’arme au
pied.
Et de nouveau, de Saint-Denis à Courbevoie, un vide.
 

Les Allemands… Le comité central a reçu ce message du quartier


général des forces allemandes.
« Commandement en chef du 3e corps d’armée,
Quartier général de Compiègne, le 21 mars.
Au Commandant actuel de Paris.
« Le soussigné, commandant en chef, prend la liberté de vous informer
que les troupes allemandes, qui occupent les forts du nord et de l’est de
Paris, ainsi que les environs de la rive droite de la Seine, ont reçu l’ordre de
garder une attitude amicale et passive tant que les événements dont Paris est
le théâtre ne prendront point, à l’égard des armées allemandes, un caractère
hostile et de nature à les mettre en danger, mais se maintiendront dans les
termes arrêtés dans les préliminaires de paix. Dans le cas où ces événements
auraient un caractère d’hostilité, la ville de Paris sera traitée en ennemie.
« Pour le commandant en chef du 3e corps. Le chef du quartier général :
Von Scholteim, major général. »
Réponse du comité central :
«  Au commandant en chef du 3e  corps des armées impériales
prussiennes.
« Le soussigné, délégué du comité central aux Affaires extérieures, en
réponse à votre dépêche en date de Compiègne, 21  mars courant, vous
informe que la révolution accomplie à Paris par le comité central ayant un
caractère essentiellement municipal, n’est en aucune façon agressive contre
les armées allemandes.
«  Nous n’avons pas qualité pour discuter les préliminaires de la paix
votée par l’Assemblée de Bordeaux.
« Le comité central et un délégué aux Affaires extérieures. »
A rapprocher de cette missive une proclamation que la Commune
affichera quelques semaines plus tard sur les murs de Paris et où on lit cet
appel :
«  Citoyens. Je rappelle aux gardes nationaux de Paris qu’il est
absolument interdit de passer en armes sur la zone neutre qui entoure Paris.
«  Les Prussiens sont rigides exécuteurs de la convention et veulent
qu’on l’exécute de même. Ils sont dans leur droit et nous devons le
respecter. En conséquence, j’engage formellement les gardes nationaux à ne
pas se promener en armes sur la zone neutre. Signé : le délégué à la Guerre,
Cluseret. »
 

C’est Versailles qui prend l’initiative des opérations militaires et, le


1er  avril, Thiers annonce à l’Assemblée que la guerre est engagée et
« qu’une des plus belles armées que la France ait possédées est en train de
s’organiser ».
La cavalerie versaillaise procède à des reconnaissances à Châtillon, à
Puteaux, à Courbevoie.
Au pont de Neuilly, le général de Galliffet, qui s’est un peu trop risqué,
se trouve isolé de son escorte. Les fédérés – c’est ainsi qu’on désigne les
gardes nationaux – l’entourent mais le laissent rejoindre ses troupes…
Le 2, les Versaillais réussissent à s’emparer de Courbevoie. Trois
brigades, éclairées par 700 cavaliers, ont participé à cette opération dont le
principal objectif était la caserne de Courbevoie dont les occupants, très
inférieurs en nombre, se replient sur Neuilly, abandonnant 12  morts.
Quelques prisonniers sont faits par les Versaillais qui en fusillent cinq au
pied du Mont-Valérien.
Cette attaque, dont la canonnade a alerté Paris, fouette le sang des
Parisiens. Manifestation place de la Concorde, aux cris de « A Versailles ! A
Versailles  !  ». On fleurit et pavoise de rouge la statue de Strasbourg. On
chante :
Aux armes ! Allons à Versailles
Pour mettre au bout de nos fusils
Le petit Thiers et ses amis.

A partir de 0 heure, le 3 avril, un dispositif d’attaque est mis en place.


Objectif : Versailles. Trois colonnes partant de Neuilly, Meudon et Châtillon
doivent converger sur Versailles en passant par Rueil, Chaville et Velizy-
Villacoublay. La conception stratégique de cette opération, due à Bergeret,
n’est pas mauvaise et cette « marche sur Versailles » aurait pu réussir le 19
en talonnant l’armée de Vinoy en retraite.
Mais en quinze jours, l’armée versaillaise, outre les renforts qu’elle a
reçus de province (avec la permission de Bismarck) a été réorganisée et
reprise en main.
La Commune, qui comptait sur une promenade militaire facilitée par le
manque de combativité et même éventuellement le ralliement des troupes
régulières de Versailles, éprouve une amère déception. Partout les troupes
versaillaises, mieux adaptées à ces combats en rase campagne que la garde
nationale, ont l’avantage.
Autre surprise  : le Mont-Valérien, que l’on croyait occupé par des
éléments favorables à la Commune, ouvre le feu sur les troupes fédérées,
provoquant un début de panique dans la colonne de Bergeret qui, partie de
Puteaux, progressait vers Buzenval de sinistre mémoire. Flourens,
cependant, s’avance jusqu’à Rueil – où il va trouver la mort – tandis que
Duval marche sur Villacoublay.
Vers 10  heures du matin, les Versaillais passent à la contre-attaque.
Duval, fait prisonnier, est fusillé sur l’ordre de Vinoy.
A la suite de cette exécution, la Commune adopte un décret au terme
duquel les individus prévenus de complicité avec Versailles sont les
«  otages du peuple de Paris  ». A toute exécution de prisonnier répondra
l’exécution de trois otages tirés au sort.
Le cycle infernal des exécutions et des contre-exécutions est ainsi
ouvert officiellement. Mais ce n’est qu’aux abois, fin mai, que la Commune
– ou ce qu’il en restera – mettra ce décret en application.
Le 4 avril, la bataille se poursuit. Les forces versaillaises des généraux
Derroja et La Mariouse qui, après avoir défait les fédérés avançaient vers le
sud-ouest de Paris, sont stoppées par les tirs de l’artillerie des forts de
Vanves et d’Issy.
Le même jour, Cluseret, qui a participé, en Amérique, à la guerre de
Sécession où il a acquis un certain bagage militaire, est nommé général en
chef des forces de la Commune. Il choisit pour le seconder des officiers de
valeur  : Dombrowski, qui remplace Bergeret, Wrobleski, La Cécilia. Le
6 avril, tandis que Paris, au cours d’obsèques grandioses (la Commune aura
toujours le goût du faste et du décorum) enterre les victimes de la « marche
sur Versailles », les forces ennemies bombardent Neuilly à la porte Maillot.
Deux jours après, les Versaillais entrent dans Neuilly dont ils
s’emparent maison par maison.
Le lendemain, c’est Pâques. Une offensive montée par Dombrowski
remporte quelque succès. On se bat dans Asnières tandis que, dans la
semaine qui suit, les Versaillais rallongent leur tir et bombardent les
Champs-Elysées et les Ternes.
 

Le 10 avril, une étrange démarche a eu lieu à Versailles. Elle est le fait


des francs-maçons. Une délégation de sept membres se rend à Versailles –
après avoir été reçue par la Commune – et se propose comme médiatrice
pour amener la paix entre les deux adversaires. Leur tentative échoue,
comme a échoué celle tentée quelques jours auparavant par une délégation
représentant 7  000  à 8  000 adhérents – industriels et commerçants – de
l’Union nationale des chambres syndicales.
Plus les jours passent, plus les Versaillais s’enhardissent. D’importantes
concentrations de forces versaillaises sont signalées à Bourg-la-Reine,
Sceaux et La Croix-de-Berny. Le château de Bécon et la gare d’Asnières
sont pris par les Versaillais qui attaquent aussi en direction de Vanves où le
capitaine Gadel, commandant la 1re compagnie de guerre du 86e bataillon
(IIIe arrondissement), passe à l’ennemi…
Les «  compagnies de guerre  » sont l’œuvre de Cluseret qui veut ainsi
créer un instrument militaire capable de se battre à armes égales avec les
professionnels de l’armée de Versailles. C’est pourquoi l’étrange défection
du capitaine Gadel est durement ressentie par les dirigeants de la
Commune. Le 17  avril, la Commune a pris des mesures contre les
déserteurs, les réfractaires et les espions de Versailles.
Du 25 au 29, le fort d’Issy, un des piliers les plus importants du
dispositif fortifié de la Commune, est pilonné violemment par l’artillerie
versaillaise. Le 29, grand défilé des francs-maçons à travers Paris, une des
manifestations les plus pittoresques de l’époque de la Commune. Les
francs-maçons remontent le faubourg Saint-Honoré, gagnent l’avenue de
Friedland – où un obus versaillais fait plus d’émotion que de mal – et après
avoir agité leurs bannières en signe de paix, redescendent précipitamment
vers le centre.
Pas plus que le dimanche à Versailles, cette manifestation pacifique n’a
le moindre écho de l’autre côté de la ligne de feu.
C’est la première fois, semble-t-il, dans l’histoire de France et dans
celle de la franc-maçonnerie, qu’une manifestation publique de cette
organisation se déroule ainsi au grand jour.
« Eh ! monsieur, dit à Catulle-Mendès un passant, depuis que le monde
est monde, ils ne se sont jamais montrés, et voilà qu’ils vont traverser Paris
devant nous  ! Il faut bien que la Commune ait raison, puisqu’ils se
dérangent pour elle… »
 

Le 30, le commandant du fort d’Issy, presque complètement encerclé


par les Versaillais, décide d’évacuer la position après avoir encloué les
canons. Le fort est cependant réoccupé avant la nuit par des renforts dirigés
par Cluseret en personne. Mais on tient ce dernier pour responsable de cet
épisode qui a failli mettre en péril de mort tout le système de défense de la
Commune : il est arrêté et remplacé par Rossel à la tête de la délégation à la
Guerre.
 

Rossel est un jeune officier de carrière sorti de Polytechnique et qui


appartenait, comme capitaine du génie, à la garnison de Metz où il s’est
manifesté par sa compétence et aussi son opposition à toute idée de
capitulation, ce qui lui a valu d’avoir maille à partir avec le maréchal
Bazaine et son état-major. Rossel est le type même de l’officier résistant et
anticonformiste. Profondément patriote, lucide, il assiste avec dégoût et
révolte à l’effondrement des états-majors de 1870. Il réussit, déguisé en
paysan, à échapper au bourbier de Metz et à gagner la Belgique à travers les
lignes ennemies. De retour en France, après un passage en Angleterre, il
reprend sa place au combat et remplit diverses missions, sous Gambetta,
notamment auprès du général Faidherbe dans le Nord. Ecœuré à nouveau
par l’armistice, il abandonne le camp de Nevers, où il remplissait des
fonctions de lieutenant-colonel, et arrive à Paris où il se met à la disposition
de la Commune dont les idéaux politiques ne sont pas les siens. Ce jeune
officier intellectuel et cultivé, de religion protestante, est le type même de
l’officier perdu.
Pour la Commune, c’est une recrue de prix, et il sera, avec Cluseret et
quelques rares autres, un des seuls soldats professionnels à son service,
mais pour une période très brève.
L’armée lui fera durement payer sa « désertion » et le fera fusiller après
un procès sans merci. La déception sentimentale qu’il avait éprouvée de
l’armée ne lui fera pas, pour autant, adhérer de bon cœur à la Commune et,
avant d’être destitué par elle, il fera une tentative pour la renverser et la
remplacer par une sorte de dictature qu’il estimait plus propre à livrer
combat efficacement.
Le premier soin de Rossel, dès sa nomination le 30 avril, fut de rétablir
la discipline et d’organiser un corps d’élite capable de participer à des
opérations offensives que la garde nationale était incapable de livrer.
Rossel essaya de donner une sorte de « ton » à son action militaire. Cela
ressort très nettement de la fameuse réponse qu’il fit au colonel Leperche
qui sommait le fort d’Issy de se rendre :
«  Mon cher camarade, écrit Rossel, la prochaine fois que vous vous
permettrez de nous envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre
autographe d’hier, je ferai fusiller votre parlementaire, conformément aux
usages de la guerre ! »
On connaît aussi la réponse qu’il fit au président du tribunal militaire
appelé à le juger et qui lui demandait s’il n’avait pas, lui officier français,
éprouvé quelque dégoût à commander à des « métèques » dont les noms se
terminaient en «  ski  » (il oubliait que Dombrowski avait pour ancêtre un
général de Napoléon…).
«  Que voulez-vous, répondit-il, peut-être y en aurait-il moins eu si
davantage de Français avaient répondu à l’appel du combat. »
 

Un mélange de sérieux et de pagaille, moins d’excès que la propagande


de Versailles n’en a accrédité l’idée, une gabegie certaine – un homme
comme Rossel en a souffert plus qu’aucun autre – mais aussi souvent une
rectitude et un puritanisme à la Saint-Just, telles sont les caractéristiques
contradictoires et mouvantes de la Commune.
Paris sous la Commune, ce n’est ni la Terreur, ni Byzance, comme la
province l’a sans doute cru, mais avant toute chose une tentative pour
ressusciter l’élan et les fastes de 93, pour ressusciter un climat
révolutionnaire : d’où cette profusion de cérémonies, de manifestations où
un lyrisme désuet le disputait à une fringale de mouvement et d’action.
On a parlé, à propos de cette période, « dans les conditions de l’époque
et dans le cadre de la capitale  », de dictature du prolétariat. C’est vrai,
encore que l’expérience n’ait pas été poussée – et pour cause, car le temps a
manqué, et de très loin. Mais cette «  dictature  » est celle d’un prolétariat
encore mal sorti de la gangue du XIXe siècle, une classe ouvrière en partie
artisanale et qui – c’est le cas de Paris – n’est pas encore concentrée comme
elle l’est déjà en Grande-Bretagne. Autrement dit, à l’époque de la
Commune, la classe prolétarienne n’est pas « coupée » de la bourgeoisie –
du moins la petite – avec laquelle elle cohabite encore assez étroitement.
Sur le plan idéologique, les communards sont bien en deçà du
marxisme et un travailliste de notre époque est plus avancé que les
«  rouges  » du Paris de 1871. Nous avons déjà parlé du respect que la
Commune a marqué à l’égard des richesses de la Banque de France
auxquelles il ne sera jamais attenté, si bien que jusqu’au dernier moment,
M. de Ploeuc, Versaillais notoire, demeuré dans Paris pour assurer la garde
de la Banque de France, distribuera au compte-gouttes les moyens
financiers dont la Commune a besoin pour vivre.
Les communards observent une attitude comparable en ce qui concerne
la propriété privée. A part le décret du 15  avril portant confiscation des
biens appartenant aux membres de l’Assemblée de Versailles et aux
complices de l’Empire et du gouvernement du 4  septembre, la Commune
n’ira pas très loin dans les nationalisations, bien que la création d’ateliers
nationaux – comme ceux de 1848 – ait été envisagée dans l’habillement. La
suppression du travail de nuit pour les ouvriers boulangers a également été
un des chevaux de bataille « sociaux » de la Commune qui n’a jamais pu
cependant, en raison de l’opposition des patrons, aboutir à une mesure
définitive. Il faut citer aussi une réforme du Mont de Piété et la création de
«  soviets  » ouvriers dans les ateliers de réparation et de transformation
d’armes du Louvre, sorte d’arsenal de la Commune  ; toutefois et surtout,
par manque de temps, l’œuvre « sociale » de la Commune paraît-elle, vue
avec le recul dont nous disposons, fort mince.
Elle ne correspond pas à l’intense activité politique qui fut celle de ce
Paris du premier trimestre de 1871. Elle fut en grande partie centrée sur les
clubs instaurés dans les arrondissements et qui, chaque soir, groupent de
nombreux citoyens dans les mairies et les églises mises à la disposition de
ces assemblées.
« Nous sommes propriétaires des églises, écrit le docteur Pillat, élu du
Ier arrondissement, au curé de Saint-Roch qui tente de s’opposer, le 5 mai, à
la tenue d’une réunion dans son église. Nous vous les laissons pendant le
jour, mais de 7  heures à minuit, elles seront affectées à des réunions
publiques. Ayez soin que les portes soient ouvertes et que l’église soit
éclairée. »
Plusieurs églises sont ainsi utilisées  : dans Saint-Germain-l’Auxerrois,
le club des Libres Penseurs tient, le 29  avril une réunion avec la
participation de la citoyenne Lodoïska en pantalon de turco et veste de
hussard… ce qui, à l’époque, paraît archi-scandaleux aux yeux des
bourgeois de Versailles.
Au cours de cette même réunion, une cantinière – cette espèce de
femme était répandue dans la garde nationale, à l’instar d’ailleurs de
l’armée régulière – des «  Vengeurs de Paris  VIII  » propose de voter en
faveur du divorce.
Il n’en fallait pas plus pour alimenter la propagande de Versailles et
l’aider à présenter Paris sous la Commune comme une Byzance renouvelée.
Or, les excès sont rares pendant cette période, et Maxime du Camp a
beau s’épouvanter en racontant ce qui, selon lui, se passait gare Saint-
Lazare dans les trains blindés qui y stationnaient (ils furent d’ailleurs peu
utilisés) entre gardes nationaux et sympathisantes, la vie à Paris, pendant la
Commune et après les épreuves de la guerre et du siège, n’a rien de
sardanapalesque et demeure, bien au contraire, plutôt austère. Les gens de
la Commune étaient, d’ailleurs, des révolutionnaires méticuleux que rien
n’inclinait vers les débordements imaginés dans leurs rêves par les
Versaillais.
Plusieurs notes, plusieurs circulaires en font foi. Exemple cette note
signée Cluseret et adressée au général Eudes, où le délégué à la Guerre
écrit : « On se plaint généralement et spécialement à la Commune de votre
état-major général trop somptueux et qui se montre sur les boulevards avec
des cocottes, des voitures, etc.
« Je vous prie de donner un vigoureux coup de balai à tout ce monde-
là… »
Autre note, émanant celle-là de la délégation communale du
Ier  arrondissement et adressée à la commission militaire de Paris  :
« Citoyens membres de la commission militaire de Paris. Vous avez institué
un espèce d’intendant au Palais national (Palais-Royal) un nommé Marigot,
qui est toujours ivre, qui requiert sans motif et sans droit du vin et des
rations plus qu’il ne lui en faut. Cet homme est un scandale honteux pour
notre parti. Veuillez donc le relever de ses fonctions, car nous nous verrions
forcés de le faire arrêter. »
Les dirigeants de la Commune ne semblent pas avoir eu la possibilité de
profiter du pouvoir. «  Nous étions surmenés de travail, écrit l’un d’eux,
Arthur Arnould, accablés de fatigue, n’ayant pas à nous une minute de
repos, instant où la réflexion calme pût se produire et exercer son influence
salutaire. Se figure-t-on quelle fut notre existence, pendant ces 72 jours  ?
Quel travail écrasant absorbait et brisait notre cerveau ? Comme membres
de la Commune, nous siégions généralement deux fois par jour  : à deux
heures et le soir jusque bien avant dans la nuit. Ces deux séances étaient
interrompues par le temps strict de prendre un peu de nourriture.
« En plus, chacun de nous faisait partie d’une commission représentant
le travail de divers ministères et chargé de l’administration d’un de ces
départements, Instruction publique, Guerre, Subsistances, Relations
extérieures, etc., dont la direction eût suffi pour employer les forces entières
d’un homme.
«  D’autre part, nous étions maires, officiers de l’Etat civil, chargés
d’administrer nos arrondissements respectifs.
«  Beaucoup d’entre nous avaient des commandements dans la garde
nationale et il n’en est pas un de nous peut-être qui, à chaque instant, ne dût
courir aux avant-postes, aller dans les forts pour encourager les
combattants, écouter leurs réclamations, y faire droit ou juger par lui-même
de la situation militaire…
«  … Nous ne dormions pas. Pour mon compte, je ne me rappelle pas
m’être déshabillé, couché, dix fois dans ces deux mois. Un fauteuil, une
chaise, un banc, pour quelques instants souvent interrompus, nous servaient
de lit. »
Un des autres aspects de la Commune, c’est le rôle que certains artistes
y joueront : d’une manière frisant souvent le grotesque. Courbet, qui avait
été nommé président de la commission des Arts par le gouvernement de
Défense nationale, se servira de ses fonctions avec emphase et sera, on le
sait, l’instigateur de la démolition de la colonne Vendôme. Les travaux
préparatoires – il s’agit de scier la colonne comme un arbre qu’on va abattre
– commencent au début de mai. L’exécution a lieu le 16.
La place Vendôme – qui porte alors le nom de place des Piques – a été
dépavée et couverte, dans sa partie nord, c’est-à-dire du côté de la rue de la
Paix, par un lit de fascines et de fumier. A 15 heures 30, devant une partie
des dirigeants de la Commune installés au balcon du ministère de la Justice,
des cabestans tirent sur la colonne. Les câbles cassent. Il faut la scier un peu
plus. La Marseillaise et Le Chant du Départ retentissent puis, dans un
énorme nuage de poussière, la colonne s’effondre et se casse en morceaux
comme un objet d’art fragile. La statue de Napoléon, qu’on avait ornée d’un
drapeau tricolore, gît sur le fumier : la Commune s’amuse. Cris d’horreur et
imprécations à Versailles pour stigmatiser les «  vandales  » et les
« barbares » de la Commune.
En dehors de ce « canular », l’œuvre artistique de la Commune fut – et
pour cause – fort mince. On organise des «  solennités musicales et
dramatiques  » au Châtelet. Un acteur des Bouffes-Parisiens, Eugène
Garnier, est nommé directeur de l’Opéra. On prépare la réouverture, mais
celle-ci n’aura pas lieu car le 23  mai, alors que les troupes versaillaises
envahissent le quartier, les acteurs de l’Opéra sont en pleine répétition.
 

Le 9 mai, les Versaillais s’emparent du fort d’Issy tenu par le 86e et le


205e bataillons dont les effectifs étaient, au moment de la chute de ce petit
Verdun, réduits au chiffre de 150 hommes. Le lendemain, Rossel qui avait
jugé le moment venu de s’emparer du pouvoir et de liquider la Commune,
réussit à s’enfuir après avoir été mis en état d’arrestation. Le même jour, la
Commune annonce que la ration de vin est doublée et ferme les cantines et
débits de boisson dans les secteurs où sont cantonnées les troupes. Les
civils sont évacués des zones de combat.
Mais la discipline des troupes de la Commune commence à donner des
signes de faiblesse : plusieurs désertions ont lieu ici et là. Par ailleurs, le 13,
des artilleurs en position forte de Versailles veulent fusiller trois membres
du comité central qu’ils ont pris pour des membres de la Commune.
La pression des Versaillais devient de plus en plus forte, leur artillerie
de plus en plus puissante. Près de 300 pièces de marine ont été installées sur
les hauteurs qui dominent Paris : c’est le siège qui recommence.
Le 13 mai, le fort de Vanves tombe aux mains des Versaillais. La porte
Maillot est violemment bombardée : en quelques jours, plus de 8 000 obus
s’abattent sur les barricades de la Commune. Cinq arrondissements de Paris
sont maintenant sous le feu des canons versaillais.
Le 15 mai, au moment où la situation militaire se dégrade sérieusement,
une grave crise s’ouvre au sein de la Commune. Vingt-deux membres de la
minorité accusent la majorité d’avoir «  abdiqué  » en faveur de la
« dictature » du comité de salut public. Ce sont essentiellement les membres
de l’Internationale et les proudhoniens qui se retirent sous leur tente : ils ne
participeront plus aux travaux de la Commune qui, à l’heure décisive, se
trouve ainsi démembrée et, par conséquent, affaiblie, amoindrie.
Les bombardements croissent chaque jour en intensité et, tout le long
des remparts, de Vaugirard à Neuilly, les troupes de la Commune sont
durement canonnées, à tel point que les positions sont, dans bien des cas,
intenables  : les remparts se dégarnissent d’ailleurs peu à peu, car la
tentation est forte de se réfugier dans les maisons avoisinantes, voire de
rentrer tout simplement chez soi.
Plusieurs rapports témoignent de cet état de choses. Le 21  mai, le
général Spinoy, chef de la IIIe légion, écrit au délégué à la Guerre :
«  Je vous envoie deux délégués qui ont à vous rendre compte d’une
situation que je ne puis assez flétrir. Des hommes du 86e  bataillon de
service à Montrouge sont abandonnés à eux-mêmes. Les pièces n’ont pas de
munitions.
« Il y a des mesures d’urgence à prendre. »
En effet, il se passe un étrange phénomène  : les troupes fédérées qui
tiennent les remparts s’évaporent petit à petit sous les coups des
bombardements, bien sûr, mais aussi en raison d’une certaine inconscience.
On est persuadé que les Versaillais n’oseront pas pénétrer dans Paris qui se
refermerait sur eux comme un piège. En somme, on ne croit pas à la
défense classique autour de la périphérie, mais à la vieille guérilla des rues :
celle de 1830, de 1848, celle des Misérables, celle qui a failli engloutir les
troupes apeurées de Vinoy, le 18 mars…
 

La minute de vérité sonne le 21  mai. C’est dimanche, il fait beau et


chaud. 6 000 personnes assistent, dans les jardins des Tuileries, à un grand
festival de musique auquel participent les musiciens des bataillons de la
garde nationale, «  au profit des veuves, des orphelins et des gardes
nationaux blessés en défendant la République ».
A Vincennes aussi, de la musique  : ce sont les flonflons des fanfares
militaires prussiennes qui donnent une aubade.
Dimanche. Mai. Beau temps. Musique.
Pendant ce temps, les régiments versaillais commencent à s’infiltrer
dans Paris.
«  Ce matin, 21  mai 1871, à 3  heures et demie du matin, j’ai constaté
moi-même qu’au bastion 63, à 300 mètres de la porte d’Auteuil et près de
celle de Saint-Cloud, les travaux d’approche des Versaillais, protégés par
des gabions, sont seulement à quinze mètres des fortifications. » Tel est le
rapport que Lefrançais, délégué à la surveillance de La Muette – secteur qui
va de la porte des Ternes à celle du Point-du-Jour – envoie à Delescluze.
A peu près au même moment, Dombrowski envoie lui aussi un
rapport…
Déprimant rapport : « La partie de l’enceinte du Point-du-Jour jusqu’à
la porte d’Auteuil est sans défense, les bataillons envoyés pour le service
dans ces endroits rentrent immédiatement en désordre à Paris et l’ennemi
profite de cet état de choses pour activer ses travaux près de la porte de
Saint-Cloud à cent mètres des glacis. »
La Cécilia et Johannard demandent des renforts : « Il n’y a plus un seul
garde national sur les bastions, depuis la porte de Versailles jusqu’au Bas-
Meudon… D’un moment à l’autre, nous attendons un assaut. »
Assaut  ? C’est beaucoup dire. Les Versaillais vont entrer dans Paris
pour ainsi dire l’arme à la bretelle. C’est qu’ils ont trouvé un trou dans le
dispositif ennemi. Un trou par lequel s’engouffre un torrent de bataillons
versaillais. Le défaut de la cuirasse – et nous avons vu qu’il y en avait
beaucoup – se trouve au bastion du Point-du-Jour, à peu près où se trouve
maintenant le carrefour avenue de Versailles-boulevard Exelmans.
Un employé des Ponts et Chaussées, Jacques Ducatel, qui se trouvait en
inspection sur les remparts côté Commune, l’a trouvé et, agitant un
mouchoir blanc, indiqué aux avant-postes versaillais.
On n’y a pas tout de suite prêté attention. Puis on a voulu lui tirer
dessus. Enfin, les Versaillais ont envoyé une patrouille. Sitôt informé,
Vinoy a lancé en avant ses troupes. Il est 4 heures de l’après-midi lorsque le
défilé versaillais commence. Le comité de Salut public n’est informé qu’à
7 heures. Trois heures pour faire courir une nouvelle de la Porte d’Auteuil à
l’Hôtel de Ville, c’est beaucoup. La dépêche, signée Dombrowski, laisse
entrevoir un rétablissement si des renforts suffisants sont envoyés à temps.
Ils ne le sont pas. Et, tandis que le comité de Salut public, comme frappé
par la foudre, tourne en rond, les Versaillais bousculent un petit rideau de
troupes qui, rassemblées pour leur barrer le chemin, sont rapidement
submergées. Il est 9 heures du soir. Dans la soirée, les corps des généraux
Douay, de Cissey, Ladmirault et Vinoy sont dans Paris « intra muros » : ils
occupent le Trocadéro et l’Arc de Triomphe.
Vingt-quatre heures après, la partie ouest de Paris est à eux : leur avance
va jusqu’à l’Elysée, sur la rive droite, et à l’Ecole militaire de l’autre côté
de la Seine. Opérant un mouvement tournant, et grâce à la complicité des
Allemands qui les laissent pénétrer dans la zone neutre, ils menacent même
Montmartre par le nord.
Partout où ils passent, les Versaillais fusillent  ; on massacre dans les
jardins du XVIe arrondissement où l’on retrouvera des charniers (derrière le
cimetière d’Auteuil et dans un jardin de La Muette), tuerie rue du Ranelagh
où de nombreux fédérés faits prisonniers sont passés par les armes.
Les gardes nationaux refluent en désordre vers le centre de Paris,
sanctuaire des barricades et que l’on croit inexpugnable. Le vieux Paris
révolutionnaire rentre dans sa carapace de 1848.
Mais les Versaillais – cette armée française battue à plate couture par les
Allemands – vont accomplir contre les Parisiens révoltés un véritable chef-
d’œuvre militaire, comme si l’inspiration leur revenait soudain pour cette
cause douloureuse.
Par des manœuvres incessantes, des mouvements tournants, des
virevoltes et des opérations de débordement, les armées versaillaises vont
parvenir à grignoter peu à peu les quartiers de Paris, sans livrer bataille de
front – en tout cas le moins possible – aux barricades.
Elles ne serviront à rien, ces grosses barricades qui se dressent au coin
de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli et toutes les autres – rue
Royale, place Saint-Augustin, faubourg Saint-Honoré, rue de Surêne, rue de
la Ville-l’Evêque, boulevard Haussmann, rue Boissy-d’Anglas, place de
l’Opéra – et qui font ressembler Paris à la place forte de Sébastopol, à
l’époque de la guerre de Crimée, il y a quatorze ans.
«  Surtout, ne pas se claquemurer dans son quartier, ainsi que les
insurgés n’ont jamais manqué de le faire, à leur grand dommage. Cette
manie, après avoir causé la défaite (de 1848) a facilité les prescriptions. Il
faut s’en guérir sous peine de catastrophe. »
Voilà ce qu’écrivait Blanqui, mais il semble bien que ses conseils
n’aient point été suivis.
Partout dans Paris, des incendies s’allument. Paris risque de brûler et
brûle effectivement. La cause en est les duels d’artillerie, bien sûr, mais
aussi le désir de certains membres de la Commune de terminer leur
aventure par une sorte d’apocalypse.
Rigault, Ferré, Trinquet, parlent de s’enfermer dans la Cité, de faire
sauter les ponts… On voit le commissaire spécial Griffault, ceint de son
écharpe rouge, réquisitionner des bidons d’essence et de pétrole pour mettre
le feu au Palais de justice et à la Préfecture de police.
Partout on entend sonner le tocsin. L’avance des Versaillais se poursuit
inexorablement, en dépit de la résistance souvent acharnée des défenseurs
des barricades. Le 23, c’est l’assaut contre Montmartre pris à revers par la
division Montaudon qui s’est présentée porte de Saint-Ouen. La place
Clichy résiste, mais vainement. Le dispositif de défense du «  réduit  »
communard est contourné.
Dans le centre, les barricades de l’Opéra, de la Chaussée-d’Antin et de
la rue Drouot cèdent les unes après les autres. Les Tuileries brûlent. Les
Versaillais fusillent et fusillent. La tragédie est à son comble.
On se bat à la porte Saint-Denis, on se bat à l’angle de la rue Saint-
Martin et de la rue Rambuteau, on se bat au carrefour Magenta-Strasbourg,
place du Château-d’Eau (l’actuelle République). La Commune décide
d’évacuer l’Hôtel de Ville qui s’embrase. L’incendie menace de faire sauter
les poudrières des troupes fédérées, installées dans les immeubles voisins.
C’est l’agonie. Et aussi la débandade des soldats de la Commune qui
cherchent maintenant à échapper à la répression. Dans la mairie du XIe où
elle a trouvé refuge, la Commune – ou du moins ce qu’il en reste – parle de
sortie-suicide.
L’archevêque Darboy, le président Bonjean et quatre curés retenus
comme otages à la prison de Mazas sont fusillés. Comme l’avaient été
Clément Thomas et Lecomte, le 18  mars. Ainsi, la boucle est bouclée. A
l’aube du 25 mai, l’attaque reprend et, à 7 heures, Thiers peut télégraphier à
ses préfets : « Nous sommes maîtres de Paris, sauf une très petite partie qui
sera occupée ce matin. » Les Versaillais fusillent au parc Monceau.
Et, tandis que sonne l’hallali – 12 Versaillais contre 1 communard – les
troupes bavaroises établissent – comme par hasard – un cordon de
Charenton à Montreuil et coupent toute retraite vers l’est à ceux qui
voudraient échapper à la fureur des troupes victorieuses de Versailles.
Lorsque la journée s’achève et que, dans la nuit, montent les flammes
de l’incendie allumé place de la Bastille par les tirs d’artillerie qui ont
enflammé les couronnes desséchées et les drapeaux qui sont là depuis les
manifestations de février, il ne reste plus aux mains des troupes de la
Commune que Belleville.
De toutes parts, des débris de bataillons refluent. Rue d’Allemagne –
maintenant avenue Jean-Jaurès – quelques «  desperados  » tiennent encore
tête aux 25 000 hommes de la division Ladmirault.
Samedi 27  mai. Pluie. Lumière falote. Les pantalons rouges de
Ladmirault continuent à progresser dans la grisaille. Toute l’artillerie
versaillaise se déchaîne contre les Buttes-Chaumont. C’est la fin, vraiment
la fin.
Le centre de résistance de la Commune s’est transporté de la mairie du
XIe à celle du XXe. A midi, le dimanche 28  mai, le dernier nid de
résistance est pris rue de la Fontaine-au-Roi.
Le cœur de la Commune a cessé de battre. L’heure de la répression et de
la vengeance a sonné. D’autant plus dure, brutale, acharnée, que sur les
débris de cette commune à la fois folle, héroïque et coupable, les vaincus de
1870 vont passer leurs nerfs et se défouler de la terrible défaite que leur a
infligée l’Allemagne.
 

La répression, les procès, les exécutions au petit matin à Satory, les


déportations à la Nouvelle-Calédonie fermeront tragiquement le ban de
cette envolée romantique et quasi désespérée que fut la Commune, cette
opération suicide qui annonçait la grande vague anarchiste de la «  Belle
Epoque  »… Car si le drapeau noir va succéder à l’étamine rouge des
révolutionnaires, c’est qu’après la malheureuse expérience des 72 jours de
la Commune, toute révolution organisée va, désormais, sembler irréalisable,
inconcevable. Une longue période de stagnation révolutionnaire suivra et,
en tout cas, la semence déposée en 1871 ne prendra pas sur le sol français.
Le pavé parisien ne fleurira plus et la ville n’élèvera plus de barricades ; du
moins pas avant août  1944, et pour se libérer d’un occupant étranger.
L’enfant de la Commune ne sera pas français mais russe et il faudra attendre
46 ans pour qu’il voie le jour : en octobre-novembre 1917 exactement.

Claude COUBAND

1- La gare d’Austerlitz.

2- Lorsque ce dernier, chef du gouvernement de Défense nationale, signera la capitulation de Paris.

3- N.D.L.R. On sait que la cause directe du conflit est la candidature d’un Hohenzollern au trône d’Espagne.

4- Au moment de la guerre contre l’Autriche.

5- « Un délégué me conduisit à l’Hôtel de Ville. Je demandai où je pouvais trouver l’Internationale et l’on me répondit qu’en ce moment n’existaient ni sections, ni conseil
fédéral : d’abord, tous les membres avaient été emprisonnés puis dispersés dans divers régiments… en conséquence, l’association était détruite. » (Séraillier.)

6- Un des leaders de la gauche.

7- Comparable à celle de la Marne en 1914.


Les suicidés de Mayerling
Il a neigé toute la nuit. A dix lieues au sud de Vienne, tout semble
calme dans le manoir de Mayerling perdu au milieu des bois de bouleaux
argentés et de sapins noirs. Seul l’aboiement d’un chien, bientôt repris par
la meute, annonce que le matin est proche. Il va être sept heures et demie,
ce mercredi 30 janvier 1889.
Dans une demi-heure le seigneur du lieu va partir à la chasse, les
serviteurs donnent à manger aux bêtes. Au premier étage, une bougie
s’allume. Loschek, premier valet de l’archiduc Rodolphe de Habsbourg,
s’habille en frissonnant. Il doit maintenant réveiller son maître qui dort dans
la pièce voisine. Un chandelier à la main, Loschek fait cinq pas dans le
corridor, s’arrête devant la porte de Rodolphe, frappe. Pas de réponse.
Dehors, au loin, un chien – ou un loup  ? – hurle, énervé par le remue-
ménage de la meute. Le valet frappe encore. Toujours rien. Il hésite. Son
maître n’est pas seul, il le sait : une femme a passé la nuit avec lui. Loschek
se demande ce qu’il doit faire. Il craint d’être indiscret, mais si on ne le
réveille pas Rodolphe sera furieux de manquer sa chasse. Le comte de
Hoyos, ami intime et compagnon de chasse de Rodolphe, dort à l’autre
extrémité du manoir. Loschek, brusquement inquiet, va le chercher. Hoyos,
lui, n’hésite pas : il faut enfoncer la porte. Le panneau vole en éclats sous
les coups de hache. Les deux hommes se précipitent dans la chambre, puis
reculent, saisis d’horreur. Deux corps sanglants gisent en travers du lit.
L’archiduc Rodolphe, prince impérial d’Autriche, prince royal de Hongrie
et de Bohême, héritier du trône des Habsbourg, s’est tiré une balle dans la
tête, un quart d’heure, une demi-heure au plus avant l’irruption du valet et
de son ami  : son corps est encore tout chaud. La femme qui est allongée
près de lui, une toute jeune femme, c’est Marie, la baronne Marie Vetsera.
Elle est morte depuis plus d’une heure.
Ainsi commence l’un des mystères les plus obscurs de l’Histoire. La
raison d’Etat et les intérêts qui étaient en jeu, la fidélité et la discrétion des
ministres et des serviteurs, se sont conjugués pour empêcher que le drame
de Mayerling livre tous ses secrets. Pourquoi Rodolphe s’est-il suicidé  ?
Marie avait-elle accepté de mourir avec lui  ? Quelles places respectives
accorder aux explications d’ordre politique et aux mobiles sentimentaux  ?
La plupart des documents de l’époque ont disparu ou ont été détruits, les
témoignages se contredisent fréquemment.
Une histoire d’amour, le drame de Mayerling ? Certes ; quand un prince
de trente ans et une baronne de dix-sept ans meurent ensemble sur le lit où
ils se sont étreints, comment ne pas parler amour ?
Une affaire politique  ? C’est tout aussi évident. Les deux intrigues se
mêlent sans cesse, comme dans la meilleure tradition des tragédies
classiques. Rodolphe et Marie, la mort des amants, oui… Mais la mort de
Rodolphe, c’est aussi une étape dans la lente agonie de la dynastie des
Habsbourg, dans l’Europe de la fin du XIXe  siècle, dominée par la haute
stature de Bismarck, une Europe dont les soubresauts engendreront, vingt-
cinq ans plus tard, la grande tuerie de 1914-1918.
 

Les Habsbourg ! Le premier d’entre eux s’appelait Rodolphe – comme


le suicidé de Mayerling, qui aurait dû être le dernier. En 1278, il acquit par
le fer et par le feu, et par un mariage adroit, l’Autriche, la Styrie et la
Carniole – aujourd’hui une province yougoslave, avec sa capitale Ljubljana.
Le destin des Capétiens, confinés dans leur royaume de France, paraît bien
terne à côté de celui des Habsbourg. En six siècles et demi, l’Allemagne et
l’Autriche ont eu vingt empereurs Habsbourg, l’Espagne quatre rois
Habsbourg. Et la lignée a donné à la France cinq reines, dont Anne
d’Autriche, Marie-Thérèse, épouse de Louis  XIV, et Marie-Antoinette  ; et
une impératrice, Marie-Louise. Les descendants du premier Rodolphe ont
conquis ou acquis la Bohême, la Hongrie, l’Espagne, les provinces
autrichiennes d’Allemagne, les Pays-Bas, une partie de l’Italie et les terres
civilisées des deux Amériques, et au XVIIIe  siècle, la Lorraine. Leur
empire était si vaste que Charles-Quint le trouva trop grand. En 1556, avant
d’entrer au couvent, il le partagea en deux. Ainsi naquirent le royaume
d’Espagne et des Pays-Bas et l’empire d’Autriche.
Mais en 1888, quand commence l’aventure amoureuse de l’archiduc
Rodolphe et de Marie Vetsera, l’empire des Habsbourg a bien rétréci. En
1886, l’armée autrichienne a été écrasée à Sadowa par les Prussiens de
Bismarck. C’est l’heure de la Grande Allemagne des Hohenzollern  :
Guillaume Ier règne à Berlin, et Bismarck mène le jeu. La Constitution de
1867 a obligé le père de l’archiduc Rodolphe, l’empereur François-Joseph,
à reconnaître l’existence de deux Etats qui constituent désormais l’empire
d’Autriche-Hongrie. L’Autriche proprement dite, avec sa capitale, Vienne,
les débris des provinces allemandes, les minorités tchèques, polonaises, les
marches yougoslaves et italiennes. La Hongrie, avec Budapest où siège un
parlement autonome. Un gouvernement commun, au sommet, coordonne la
politique extérieure des deux Etats, commande l’armée et administre les
finances de l’Empire. Le système ne fonctionne pas sans heurts, les rivalités
sont vives entre Autrichiens et Hongrois, d’autant que l’administration
centrale est entre les mains des Allemands des provinces septentrionales
autrichiennes. L’emprise sans cesse grandissante de la Prusse sera, pour le
jeune Rodolphe, un sujet de révolte constant – au point qu’il sera
soupçonné, à la fin de sa vie, de conspirer contre son père. Toute la vie de
Rodolphe, jusqu’à Mayerling, sera inséparable des difficultés de l’Autriche-
Hongrie.
 

Le 21  août 1858, le canon tonne et la joie explose au château de


Laxenbourg, résidence d’été de la famille de Habsbourg, sur les bords du
Danube. Un château médiéval assez sinistre, au demeurant, avec son donjon
surmonté d’une croix de fer, percé d’étroites et hautes fenêtres en ogive, ses
murailles crénelées, ses meurtrières qui surplombent les douves où stagne
une eau noire. Mais quel soulagement  ! Le couple impérial, François-
Joseph et Elizabeth, n’avait eu jusqu’à présent que deux filles, Sophie et
Gisèle, et le trône n’avait pas d’héritier. L’empereur était inquiet. Quelques
jours auparavant, le grand lustre de la salle de cérémonie de la résidence de
Schœnbrunn – où mourut l’Aiglon – s’était écroulé sans raison apparente.
Tout ce verre blanc éparpillé en mille morceaux crissant sous les souliers,
n’était-ce pas un signe maléfique  ? De plus l’accouchement se révélait
pénible. Sophie et Gisèle étaient nées en quelques minutes, sans grandes
souffrances pour leur mère. Cette fois, Elizabeth hurlait depuis le matin, et
la grande-duchesse, mère de l’empereur, avait fait exposer le Saint
Sacrement dans la chapelle du château où flamboyaient les cierges.
L’Empire retenait son souffle.
Vers onze heures du soir, enfin, Elizabeth, délivrée, ouvre les yeux et
voit, penchée sur elle, la barbe de François-Joseph. « Encore une fille ? »,
murmure-t-elle. L’empereur craint de lui faire un choc en lui annonçant trop
vite la bonne nouvelle. « La sage-femme ne sait pas encore », dit-il. Car cet
homme, honnête et courageux, mais sans grande envergure, redoutait par-
dessus tout, pour les autres et pour lui-même, les grandes joies – plus
encore sans doute que les grandes peines  ; ce n’était pas un passionné.
«  Hélas, soupire Elizabeth, c’est sûrement encore une fille  !  » François-
Joseph, alors, se laisse aller : « Mais si, c’est un garçon. »
Voilà donc la maison d’Autriche pourvue d’un héritier. Il n’est pas
particulièrement réussi, avec son nez si aplati qu’on le distingue à peine et
ses yeux trop écartés, son corps trop maigre. Mais François-Joseph n’en a
cure. Il lui fallait un fils, il l’a. «  Il est magnifiquement bien bâti et très
fort  », affirme-t-il aux servantes qui se gardent bien de le contredire.
L’enfant s’appellera Rodolphe, en souvenir du fondateur de la dynastie.
Trois jours plus tard, Rodolphe est séparé de sa mère et confié à une
nourrice et une gouvernante, placées toutes deux sous l’autorité de la mère
de l’empereur, la grande-duchesse Sophie. Ainsi le veut la tradition de la
famille impériale. Rien de plus mauvais que de confier l’éducation d’un
enfant à sa mère, même dans les premiers jours, et surtout s’il s’agit d’un
héritier mâle. De toute façon, tout le monde est convaincu, à Vienne, que
l’impératrice Elizabeth serait tout à fait incapable d’élever son fils. C’est
encore une femme-enfant, à peine âgée de vingt ans, et elle passe pour une
originale. Elle s’intéresse aux arts, à la philosophie, aime se promener à
pied ou à cheval dans la campagne. Elle n’a jamais connu aucune règle de
vie, et sa famille, les Wittelsbach, ne jouit pas d’une réputation de très
grand sérieux à la cour d’Autriche. C’est pourtant une famille très ancienne,
plus ancienne même que les Habsbourg, puisque les Wittelsbach remontent
à Charlemagne. Elle règne sur la Bavière depuis quarante générations.
Avant d’épouser François-Joseph, Elizabeth était appelée familièrement
Sissi. Face à la menace grandissante de la Prusse, les dynasties de Bavière
et d’Autriche avaient décidé de renforcer leurs liens par un mariage. Il fut
donc décidé que François-Joseph épouserait une demoiselle Wittelsbach.
Mais ce ne devait pas être Sissi. La fiancée désignée était sa sœur Hélène. Il
est simplement arrivé ce que la duchesse Sophie n’avait pas prévu : le jour
du mois d’août  1853 où François-Joseph est allé pour la première fois
rendre visite à sa future femme, il est tombé amoureux de Sissi. Sur le coup,
cette intrusion des sentiments dans les affaires a provoqué un petit scandale
– depuis quand les empereurs se croient-ils autorisés à faire des mariages
d’amour ? – mais tout s’arrange bien vite. Que ce soit Hélène ou Sissi, cela
ne change rien à l’opération, puisqu’il s’agit avant tout de resserrer les liens
entre les Habsbourg et les Wittelsbach… Et puis, Elizabeth, de l’avis de
tous ses contemporains, est la plus belle princesse d’Europe. Elle est
frivole, sans trop de cervelle, mais elle a bon cœur, et comme impératrice
elle sera incontestablement très décorative. Jusqu’à sa mort – elle sera
assassinée en 1898, à Genève, par un anarchiste nommé Lucheni – Sissi
sera « l’ambassadrice de charme » de François-Joseph, qui n’aura jamais à
regretter son choix. Mais de là à lui confier l’éducation de son fils, il y a
une marge… Elizabeth se moque du protocole – tout en le connaissant sur
le bout des doigts ; elle n’imposerait à Rodolphe aucune règle de vie, alors
que, nous allons le voir, c’est une éducation de spartiate qui attend le bébé
impérial.
Elizabeth exercera toujours, cependant, une grande séduction sur son
fils, et surtout elle lui inspirera, en bonne Bavaroise, une véritable haine de
la Prusse. Cette haine sera l’un des principaux moteurs de l’action politique
de Rodolphe ; sans elle, il ne se serait peut-être pas lancé dans les intrigues
qui l’auraient conduit à se suicider dans le manoir de Mayerling.
 

Tout autre est François-Joseph. Un bourreau de travail, s’il faut en


croire ses contemporains. Rien d’autre ne compte pour lui que les devoirs
de sa charge  : son mariage avec Elizabeth peut être considéré comme la
seule folie qu’il ait commise dans son existence. Il se lève régulièrement à
cinq heures du matin pour étudier les dossiers que ses ministres déposent
sur son bureau la veille. Rien à dire à la manière dont il administre
l’Empire, sinon qu’il manque totalement d’imagination. La défaite de
Sadowa a amputé le patrimoine des Habsbourg, mais François-Joseph ne
nourrit aucune ambition de reconquête. Face à la Prusse, il se contente de
faire durer l’Autriche-Hongrie, persuadé que ses sujets sont heureux et ne
sauraient réclamer d’autre honneur que de servir leur patrie, complètement
inconscient des mutations profondes que la révolution industrielle de la fin
du XIXe siècle amorce chez tous les peuples d’Europe. Le soir de Sadowa,
pourtant, nul signe de tristesse dans les rues de Vienne. Dans les cabarets,
les chansonniers improvisent des couplets pour se moquer de Benedëk, le
général autrichien vaincu… Mais François-Joseph, tout à ses dossiers, ne
prend pas le temps de s’en inquiéter. Pour le peuple, il est le « bureaucrate
couronné ».
 

A l’approche de ses sept ans, Rodolphe est enlevé à ses nourrices. Son
éducation d’homme et de prince commence. On le confie à un précepteur
qui a pour tâche de l’endurcir et de lui apprendre la discipline : le général
comte de Gondrecourt. Une sorte de soudard à grosses moustaches, doté
d’une voix tonitruante qui fait prendre au gamin des crises de nerfs.
« Brutal et borné » sont les qualificatifs qui reviennent le plus fréquemment
sous la plume des chroniqueurs de l’époque. Mais il jouit d’un grand
prestige dans l’armée, et il rentre d’une campagne victorieuse au Danemark,
où il a commandé une unité d’élite de l’armée autrichienne, la « Brigade de
fer  ». L’essentiel de son programme d’éducation consiste en des douches
glacées, l’hiver, et en coups de pistolet qu’il tire de préférence la nuit aux
oreilles de l’enfant endormi. Il pense ainsi fortifier son corps et son esprit.
Parfois, et plus particulièrement quand la cour du château de la Hofburg est
couverte de neige, Gondrecourt éveille Rodolphe avant l’aube. Il se poste à
une fenêtre du rez-de-chaussée. « Ein, Zwei… » Une, Deux… Une, Deux…
le petit prince fait l’exercice dans la neige jusqu’aux genoux, se jette à plat
ventre, se relève, court, s’arrête, repart, s’écroule enfin. Un jour,
Gondrecourt emmène son élève au jardin zoologique de Lainz, dans la
banlieue de Vienne, et décide de mettre son courage à l’épreuve. Il
l’enferme dans un enclos et crie  : «  Voilà un sanglier.  » Fou de terreur,
Rodolphe se roule par terre et s’évanouit.
Après quatre mois de ce régime, l’enfant est si maigre, si blême et si
nerveux que l’impératrice Elizabeth intervient. Pour la première fois, elle
ose adresser des revendications à son époux : « Je demande que me soient
accordés les pleins pouvoirs, sans limitations, pour tout ce qui concerne les
enfants, le choix de leur entourage, le lieu de leur séjour, la direction
complète de leur éducation. En un mot, que tout soit décidé par moi seule,
jusqu’à l’époque de leur majorité. »
Toute sa vie, Rodolphe gardera à sa mère une reconnaissance éperdue
pour cette intervention. Gondrecourt est remercié, un nouveau précepteur
nommé, le colonel Joseph Latour von Thurnberg. Un esprit éclairé celui-là,
qui s’attache à former l’intelligence de Rodolphe sans lui imposer de
contraintes excessives, en développant même son esprit critique. Après
Elizabeth, Latour restera, pour toujours, le confident favori de Rodolphe.
L’emploi du temps du prince, cependant, ne laisse guère de temps pour les
distractions. Rodolphe doit apprendre l’histoire, les sciences naturelles, les
langues des peuples qui font partie de l’Empire, le hongrois, le polonais, le
tchèque, l’italien, plus le français qui est alors la langue diplomatique de
l’Europe. Il suit des cours de droit et de science politique, lit Montesquieu
et Rousseau dans le texte, s’initie à l’économie politique avec l’un des
esprits les plus brillants de son temps, le professeur Karl Menger – encore
un homme avec lequel il restera très lié. Quand les cours sont terminés,
Rodolphe n’a plus que le temps de faire du cheval et des exercices
militaires. Voilà l’éducation d’un fils d’empereur. Elle fait de Rodolphe un
jeune homme instruit, brillant même, en avance sur la plupart de ses
contemporains. Mais son équilibre nerveux reste déficient. Il est sujet à des
crises de larmes, traverse de longues périodes de dépression. Jusqu’à sa
mort, Rodolphe passera, presque sans transition, de l’enthousiasme à
l’abattement.
L’éducation religieuse, bien sûr, n’est pas négligée. Rodolphe, quand il
deviendra empereur, ne portera-t-il pas, aussi, le titre de Majesté
Apostolique ? Dès sa quatrième année, il est donc confié au chapelain de la
Hofburg, Kutschker, dont les méthodes sont assez proches de celles du
général comte de Gondrecourt. Kutschker – qui deviendra archevêque de
Vienne – insuffle à l’enfant une foi simpliste et néanmoins robuste qui ne
lui pose aucun problème. Mais l’éducation du colonel Latour bouleverse
tout. En découvrant l’humanisme et les philosophes du XVIIIe  siècle,
Rodolphe se laisse envahir par le doute. Conséquence, vraisemblablement
d’une instruction générale très complète et très savante en regard d’une
éducation religieuse par trop primitive. Rodolphe, ainsi, s’éloigne
précocement des pratiques religieuses. Il n’a pas dix ans que Latour
remarque que son élève se montre « léger » dans l’accomplissement de ses
devoirs religieux, récitant ses prières du matin et du soir à toute vitesse, en
avalant le plus possible de mots pour en finir au plus vite, comme s’il se
débarrassait d’une corvée. Il n’est pas sans intérêt de noter cette évolution
chez le jeune prince encore enfant  : elle renforce la vraisemblance de la
thèse du suicide, que certains contesteront après le drame de Mayerling,
sous prétexte que Rodolphe aurait été trop croyant pour mettre fin lui-même
à ses jours.
L’indépendance d’esprit du prince ne se manifeste pas seulement à
l’égard de la religion. A peine adolescent, son esprit s’éveille aux grands
problèmes politiques de son temps. Témoin ces quelques phrases extraites
d’une étude qu’il écrit à l’âge de 15 ans, et qu’il intitule Pensées détachées :
«  Le mode de gouvernement s’est modifié du tout au tout et se
rapproche pas à pas de la république. Une antique famille de souverains (il
s’agit naturellement de la famille des Habsbourg) se maintient surtout parce
qu’elle est intimement liée aux traditions des gens, et cependant un parvenu
nouveau peut accéder au pouvoir en peu de temps, car le concept intégral de
souveraineté n’est plus de notre époque  : pourquoi fonder une dynastie
quand les autres s’écroulent ? Voilà la Royauté : ce n’est plus qu’une grande
ruine qui subsiste au jour le jour et finalement disparaîtra. Elle a tenu
pendant des siècles, et tant que le peuple se laissera mener à l’aveuglette
cela continuera ; pourtant sa mission est sur ses fins, tous les hommes sont
libres, cette ruine s’écroulera au prochain orage… »
Certes, on écrit beaucoup de choses, y compris parfois n’importe quoi,
à quinze ans, et il arrive fréquemment qu’on les renie une fois parvenu à
l’âge adulte. Mais le futur comportement politique de Rodolphe montrera
une incontestable continuité de l’adolescence à l’âge d’homme. Et cela
aussi il faut le savoir pour pouvoir suivre le chemin qui l’a conduit à
Mayerling.
Au fil de sa jeunesse, d’autres événements, d’autres rencontres fortifient
Rodolphe dans ses idées libérales et son scepticisme vis-à-vis des traditions
familiales dont son père François-Joseph s’est fait une règle de vie. En
1875, par exemple – il a dix-sept ans –, Rodolphe accompagne sa mère à
Munich, fief de la famille Wittelsbach, où règne encore le roi Louis  II de
Bavière. Mais Louis II n’est plus qu’un souverain postiche dont le royaume
a été pratiquement annexé par la Prusse après la proclamation de l’Empire
allemand en 1871. Une profonde amitié naît entre Louis et Rodolphe, qui
n’en est que mieux à même de constater à quelles infortunes peut conduire
l’exercice solitaire du pouvoir, à quelle solitude peut être réduit un
souverain pratiquement abandonné de son peuple. Louis II de Bavière finira
par se suicider. Rodolphe, toujours, cherchera à s’appuyer sur les forces
populaires plutôt que de défendre les privilèges de l’aristocratie et de la
famille impériale. Son choix, à l’heure de la crise entre l’Autriche et la
Hongrie, ne s’explique pas autrement – sans oublier, bien sûr, sa haine de
l’Allemagne.
 

Un mois à peine avant de fêter ses dix-neuf ans, le 24  juillet 1877,
Rodolphe est déclaré majeur. Son éducation, dès lors, est considérée comme
terminée. Sans la moindre transition, le kronprinz passe d’une dépendance
absolue vis-à-vis de ses maîtres et précepteurs à une indépendance totale.
De la servitude à la souveraineté, pourrait-on dire. D’un jour à l’autre, il
reçoit un commandement militaire, une suite que dirige l’intendant
Bombelles, et surtout une liste civile qui lui permet de dépenser sans
compter, de donner des réceptions, et de sortir. Il n’a plus à obéir mais
seulement à commander, ses seules obligations consistent en des missions
officielles, des réceptions où il joue essentiellement un rôle de
représentation. Ce personnage de prince héritier, pour fastueux qu’il soit, ne
le satisfait pas  : ce que Rodolphe voudrait, c’est jouer un rôle politique
effectif, participer au gouvernement de l’empire austro-hongrois. Mais il
n’en est pas question. François-Joseph ne lui demande que de briller, de
plaire, de le représenter à l’occasion dans les cérémonies officielles, et
d’attendre sagement son tour de régner… Résultat  : Rodolphe ne profite
guère de son émancipation que pour découvrir les plaisirs de la vie à
Vienne. Et puisqu’il n’a plus de frein, il le fait, naturellement, sans la
moindre mesure. Tous les plaisirs, à commencer par les femmes, sont pour
lui.
S’il est d’ailleurs une ville où il fait bon vivre, quand on est jeune et
fortuné, c’est bien Vienne en cette fin du XIXe siècle. Carrefour de races et
de civilisations, elle est connue pour son esprit de tolérance et pour
l’insouciance de ses habitants. François-Joseph lui-même, comme s’il avait
voulu effacer toute trace d’austérité, a fait démolir les fortifications qui
entouraient la vieille ville et rappelaient le temps où la vie était dure. A leur
place, il a fait tracer une avenue circulaire, le Ring, qui est devenu l’un des
lieux de promenade les plus célèbres du monde entier. Ce ne sont que
brasseries, palais, hôtels particuliers, théâtres et musées, construits dans les
styles les plus disparates où domine certes le baroque, mais où se
rencontrent aussi le gothique, le faux grec et le Renaissance. Dans une
atmosphère de fête permanente, les Viennois se soucient assez peu des
affaires de l’Etat – et le feraient-ils que le régime autocratique et policier de
François-Joseph aurait vite réussi à les en dégoûter. L’intérêt se porte avant
tout sur le bien-boire et la bonne chère, le théâtre et la musique – Offenbach
autant que Wagner, ce qui est un signe supplémentaire de la tolérance qui
règne dans la capitale autrichienne. Les arrière-salles des cabarets sont
pleines d’orateurs qui exposent leur toute dernière théorie littéraire,
artistique ou philosophique. Banquiers et aristocrates se ruinent dans les
maisons de jeu avant d’aller finir la nuit dans l’une des trente salles de bal
qui ne désemplissent jamais. «  Dans une atmosphère d’insouciance et de
délire collectif, Vienne était alors, affirme l’historien Walter Richter, le
paradis de la sensualité avilissante, du romantisme abêtissant et de l’esprit
d’opposition hystérique.  » Et aussi, sans doute, d’une certaine douceur de
vivre…
Rodolphe s’adapte sans peine à ce monde nouveau pour lui. Comme il
ne peut pas décemment fréquenter les salles de danse, il organise des bals à
la cour, en petit comité, jusqu’à deux ou trois heures du matin. Le jour, il
chasse. Mais certaines nuits, avec son cousin Philippe de Cobourg et son
ami le comte Hoyos, Rodolphe, déguisé en bourgeois, fait la tournée des
tavernes, chante et danse, pas trop regardant sur le milieu social des bonnes
fortunes que lui procurent ces escapades.
A la même époque, Rodolphe est saisi par la passion des voyages. La
Grèce, l’Egypte, puis la Grande-Bretagne… Il en revient encore plus
sceptique à l’égard du régime austro-hongrois, au point de publier, peu
avant de quitter Londres un pamphlet contre la noblesse qui lui vaut à son
retour les reproches amers de François-Joseph. L’année suivante, en 1878, il
est nommé colonel au 36e régiment d’infanterie stationné à Prague. Il y fait
l’apprentissage de la vie de garnison et des traditions militaires, et il en
conclut… que l’armée impériale n’est plus du tout adaptée aux tâches de
son époque. Encore une chose qu’il veut bouleverser !
 

Tout ce bouillonnement finit par inquiéter François-Joseph. Pour calmer


son fils, l’empereur ne voit qu’un moyen : le marier. Ses regards se tournent
vers la cour de Belgique, sur laquelle règne la maison de Saxe-Cobourg,
dynastie modeste au demeurant, issue de l’obscure province de Thuringe,
mais qui a su, depuis cinquante ans, investir l’Europe grâce à une série de
mariages adroits. C’est ainsi que l’on a trouvé des Cobourg sur les trônes de
Belgique, du Portugal, d’Angleterre et du Brésil. Comme, de toute façon,
les prétendantes sont rares, François-Joseph estime qu’une alliance avec les
Cobourg ne serait pas une mauvaise affaire. Léopold  II de Belgique,
justement, a une fille, la princesse Stéphanie. C’est une adolescente de
15 ans, à peine formée, dotée d’une abondante chevelure blonde et d’un joli
teint rose, mais lourde et sans grâce. Elle donne déjà bien du souci aux
corsetières de Bruxelles. On raconte à Vienne qu’elle est entêtée, coléreuse,
dépourvue de tact et de goût. Portrait injuste sans doute  : Stéphanie est
probablement plus bornée que têtue, et ses colères sont encore enfantines.
Mais l’entourage léger et brillant de Rodolphe, dès le premier jour, ne
l’appelle plus que « la paysanne flamande ».
Rodolphe, sur le coup, est horrifié. Il écrit à Latour von Thurnberg  :
« Une nouvelle vie commencera bientôt pour moi, et je ne puis dissimuler
qu’elle est encore à mes yeux peu rassurante. » Et puis, il faut bien se faire
une raison. Le vendredi 5  mars 1880, Rodolphe, en uniforme blanc de
colonel autrichien, le grand collier de l’ordre de la Toison d’or autour du
cou, se présente au Palais de Bruxelles. Un baisemain à Stéphanie, un vague
compliment, la bénédiction des parents, et le tour est joué, Rodolphe et
Stéphanie sont fiancés, ils ont désormais le droit de se tutoyer. C’était la
première fois qu’ils se rencontraient. Vingt ans plus tard, Stéphanie
résumera ainsi l’impression que Rodolphe lui produisit ce jour-là : « On ne
peut pas dire qu’il était beau, mais il ne me fut pas antipathique.
L’expression de ses yeux d’un brun clair était intelligente, mais son regard
était fuyant et dur, il ne supportait pas qu’on le regardât dans les yeux. Sa
bouche, grande, surmontée d’une légère moustache, avait un trait
d’étrangeté qui donnait fort à penser… »
La sœur de Stéphanie, Louise, qui a épousé Philippe de Cobourg, est
beaucoup plus admirative : « Le kronprinz, écrit-elle à une amie, était plus
que beau, il était séduisant. Sous ses dehors délicats se cachait une opiniâtre
force de résistance. Il faisait penser à un cheval de pur sang. Il en avait le
tempérament, la race, les caprices. Sa force nerveuse était à la hauteur de sa
sensibilité. Dans son pâle visage se reflétaient tous ses sentiments. Ses
yeux, dont l’iris était brun et étincelant, pouvaient soudain prendre une
autre nuance et paraissaient changer de forme chaque fois que leur
expression variait. C’étaient des yeux troublants, révélateurs d’une âme
compréhensive, raffinée et nuancée. Le sourire de Rodolphe faisait penser à
celui d’un sphinx angélique. »
La différence – un abîme – entre ces deux portraits est telle qu’on ne
peut en tirer qu’une conclusion : ou bien Rodolphe n’a pas fait le moindre
effort pour gagner le cœur de Stéphanie, ou bien Stéphanie n’a rien saisi du
charme de Rodolphe. De toute manière, leur union débute mal ; François-
Joseph s’est fait des illusions, ce n’est pas Stéphanie qui calmera Rodolphe.
Pas pour longtemps du moins  : après quelques mois de sagesse, après la
naissance de sa fille Elizabeth, Rodolphe, déçu de surcroît d’apprendre que
Stéphanie ne pourra plus lui donner d’héritier, se replonge dans son
ancienne vie de plaisirs, assez solitaire somme toute en dépit des nombreux
courtisans qui l’entourent. Parmi les nombreuses femmes qui l’aideront à
meubler sa solitude, il en est une, célèbre à Vienne pour sa beauté : Mizzie
Kaspar, une danseuse hongroise. Elle sera, jusqu’à la veille de la mort de
Rodolphe, la dernière rivale de Marie Vetsera.
 

Il est bien difficile de porter un jugement serein sur la famille Vetsera


en général et sur Marie en particulier. Les historiens qui ont fait du drame
de Mayerling une simple histoire d’amour ont naturellement toujours
présenté Marie comme une pure jeune fille, issue d’une famille assez
fortunée, certes, mais gentiment bourgeoise ; à les en croire elle n’aurait été
que la malheureuse victime du grand amour qu’elle portait à Rodolphe, ou,
à tout le moins, du romantisme forcené de son époque qui voulait que rien
ne soit plus beau, pour deux amants, que de mourir ensemble. Bref, l’image
d’Epinal. Ceux qui, en revanche, ne voient dans Mayerling qu’un drame de
la politique ou de la folie, ou les deux à la fois, l’ont dépeinte comme une
intrigante, instrument d’une famille avide de se pousser dans le monde de la
cour. Les contemporains, dans leur ensemble, se montrent extrêmement
sévères pour la famille Vetsera. Leur jugement doit être nuancé, car ils
avaient évidemment de trop bonnes raisons de lui en vouloir : le suicide de
Rodolphe seul, c’était une perte pour l’Empire – avec Marie, c’était un
scandale, d’autant plus grand que la « petite » ne faisait pas vraiment partie
de la haute société viennoise. Passe encore que le prince héritier se suicide
avec une dame de sang royal, mais avec une fille issue de roturiers ! Ce sont
là des offenses qui ne se pardonnent pas facilement.
Il est vrai que les quartiers de noblesse des Vetsera étaient des plus
réduits. Le père de Marie, Albin Vetsera, hobereau hongrois, a réussi à force
d’obstination à faire une modeste carrière dans la diplomatie. Il a
commencé comme interprète dans une ambassade, puis il a gravi un à un
tous les échelons de la hiérarchie – mais jamais dans des ambassades
importantes. Il meurt, en 1887, peu après avoir été agréé comme
représentant de François-Joseph auprès du khédive d’Egypte. Du côté
maternel, les ancêtres de Marie sont des boutiquiers levantins. Le plus doué
d’entre eux, son grand-père Thémistocle Baltazzi, banquier à Smyrne, a
quand même amassé une trentaine de millions. Il a marié sa fille Hélène à
Albin Vetsera. L’alliance classique, le noble qui redore son blason. Hélène,
physique d’orientale un peu lourde, a de beaux yeux sombres, et sait s’en
servir, dit-on, pour favoriser d’abord la carrière de son mari, puis les petites
entrées de sa famille à la cour d’Autriche. Après la mort de son époux, elle
s’installe dans un petit palais qu’il avait acheté à Vienne, rue des Salésiens,
dans le quartier des ambassades. On lui prête des liaisons avec le prince
hongrois Esterhazy et avec le prince royal de Prusse, le fils de
Guillaume  Ier. Les deux frères d’Hélène, Alexandre et Aristide Baltazzi,
ont réussi de leur côté à se faire admettre à la cour, toujours par la petite
porte, grâce à leurs talents de cavaliers auxquels l’impératrice Elizabeth,
elle-même excellente écuyère, se montre très sensible, surtout après leur
victoire dans le derby d’Epsom en 1876. La haute noblesse autrichienne les
accuse de s’être introduits dans la société « en contrebande ».
Marie a dix-sept ans quand sa famille s’installe à Vienne. Mais elle a
déjà l’apparence d’une femme, «  du genre odalisque voluptueuse  », écrit
l’historien viennois Monts, qui la juge au demeurant plutôt mal faite, mais
d’une grâce ondulante. Et elle a de surcroît hérité des grands yeux de sa
mère ; pas une beauté classique, donc, mais incontestablement attirante. De
ces filles dont les hommes disent «  qu’elles promettent  ». Une cousine
germaine de Rodolphe, Marie Larish von Wallersee-Wittelsbach, qui aura
joué un rôle important dans les amours de Rodolphe et de Marie, affirme
que celle-ci n’était plus innocente quand elle arriva à Vienne. A l’en croire,
la jeune fille aurait eu une aventure en Egypte avec un lieutenant anglais :
«  Elle était faite pour l’amour, et son idylle égyptienne en avait fait une
femme qui connaissait déjà les ardeurs de la passion…  » Vrai ou faux  ?
Difficile à dire. Le rôle de Marie Larish dans le drame de Mayerling est
trouble, nous allons le voir, et on ne peut croire sans réserve tout ce qu’elle
a écrit. Ce qui est certain, c’est que Marie Vetsera plaisait aux hommes, et
qu’elle le savait.
 

Ce qui est certain aussi, c’est que la petite baronne Vetsera a commencé
à s’intéresser à Rodolphe avant même que celui-ci la remarque.
Tout commence un dimanche après-midi du mois de mai 1888. Ce jour-
là, Marie accompagne ses deux oncles Baltazzi au champ de courses de
Vienne. Rodolphe est dans la tribune, et Marie le voit pour la première fois.
Pendant un instant, elle a même l’impression que le regard de l’archiduc
s’est attardé sur elle. En rentrant rue des Salésiens, elle se confie à sa vieille
bonne hongroise. Comment faire la connaissance du prince ? Marie songe à
tous les éternels artifices. Va-t-elle s’évanouir aux pieds de Rodolphe,
inventer une comédie qui attire son attention ? Pendant plusieurs mois, elle
hésite. A l’automne, enfin, elle accomplit le geste décisif, par le moyen le
plus simple : elle écrit à Rodolphe. Est-ce l’effet d’une grande timidité ou
d’une extrême rouerie ? Sa lettre enflammée est anonyme. « Je vous aime.
Je ne souhaite qu’une chose, vous parler…  » Le parfum du mystère…
Rodolphe, désœuvré et insatisfait, en proie à de graves préoccupations
familiales et politiques, n’y résiste pas longtemps. Son admiratrice inconnue
lui a fait savoir qu’il pouvait lui fixer un rendez-vous par une lettre poste
restante, il répond : toutes les nuits, un fiacre attendra, à une extrémité de la
rue des Salésiens (Marie a donné une adresse approximative).
Entretemps, la petite baronne s’est confiée à une amie qui fréquente le
salon de sa mère. C’est Marie Larish. Elle est la fille de Louis II de Bavière
et d’une actrice nommée Henriette Mendel, unis par un mariage
morganatique. Bien que privée de ce fait de tous les titres héréditaires, la
jeune femme a pu pénétrer à la cour grâce à l’impératrice Elizabeth, dont
elle est la nièce par le sang. La fille d’Henriette Mendel a épousé, par
protection si l’on peut dire, un noble bohémien, le comte Georges Larish,
qui ne se mêle guère de la vie privée de sa femme. Marie Larish n’est pas
une beauté selon les critères classiques, avec son nez épaté et ses taches de
rousseur. Mais elle possède une vitalité peu commune. « C’est une lionne »,
disent certains de ses contemporains, faisant sans doute allusion à son
opulente chevelure rousse autant qu’à son caractère. «  Elle a du chien  »,
reconnaît Elizabeth. Après un an de mariage, elle a laissé son mari dans sa
maison de campagne, et elle est installée neuf mois sur douze au Grand
Hôtel de Vienne, qui donne sur le Ring. Les trois autres mois, elle voyage.
Marie Larish a réussi à s’introduire dans l’entourage de l’archiduc.
D’aucuns prétendent même qu’elle a eu, un moment, une liaison avec
Rodolphe. Ce qui n’a jamais pu être établi avec certitude. En tout cas,
Marie Larish apparaît comme l’intermédiaire idéale entre Rodolphe et
Marie Vetsera.
A peine aborde-t-on le début de l’histoire de Rodolphe et de Marie qu’il
est difficile de cerner la vérité. Il n’est pas sûr que la lettre de Marie ait été
acheminée par la poste. Il est possible qu’elle ait été simplement transmise
par Marie Larish. De même, il existe deux versions de la première rencontre
entre les deux jeunes gens. Selon Marie Larish – mais son témoignage est
suspect – Marie a réussi, seule, à se glisser hors du palais de sa mère, en
chemise de nuit, après avoir passé un peignoir et un manteau, et dissimulé
son visage sous une voilette. Elle trouve, comme convenu, le fiacre conduit
par le cocher personnel de Rodolphe, Bratfisch, en stationnement au bout de
la rue des Salésiens. Le fiacre parcourt une centaine de mètres, s’arrête
devant une porte du palais de la Hofburg. Rodolphe saute sur les coussins,
enveloppé dans une cape noire. Sur le coup, il ne reconnaît pas Marie
Vetsera, mais il se rend compte que sa conquête n’est pas, comme il le
croyait, une demi-mondaine ou une petite actrice en quête d’un protecteur.
A sa conversation, il reconnaît une dame de la «  société  », et les bonnes
manières prenant le dessus, Rodolphe se contente pour cette fois de
marivauder avec élégance. Enfin, il reconnaît Marie, et évoque plaisamment
le projet de mariage dont il est question à Vienne entre elle et l’héritier de la
famille de Bragance, Michel, qui convoite le trône du Portugal. Marie
descend du fiacre, ravie : « Il est aussi digne d’admiration que je me l’étais
figuré », confie-t-elle à sa gouvernante.
Cette version est contestée par de nombreux historiens, qui considèrent
que c’est la comtesse Larish qui a tout organisé. Ils la dépeignent comme
une femme machiavélique, qui aurait imaginé de se venger de Rodolphe –
amant éphémère – en l’entraînant dans une liaison scandaleuse et sans issue
avec la petite-fille du banquier Baltazzi. Selon cette version, Marie Larish a
préparé le terrain à l’occasion d’une fête donnée à la fin de l’été en Bavière,
sur les bords du lac de Tarnsee. Rodolphe assistait à cette fête. A la tombée
de la nuit, alors que l’archiduc avait déjà beaucoup bu, elle l’a pris par le
bras et l’entraînant dans les allées obscures, elle lui a parlé d’une jeune fille
qui ne pense qu’à lui, qui soupire à longueur de journée et ne manque pas
une occasion de l’apercevoir, ne serait-ce que quelques instants. Après
s’être un peu fait prier – juste ce qu’il faut – la comtesse a livré le nom de
l’amoureuse, et s’est engagée à ménager un rendez-vous discret. C’est donc
en compagnie de Marie Larish que Marie Vetsera se serait rendue quelques
jours plus tard à la Hofburg. Cette thèse est aussi vraisemblable que la
première, et elle est même étayée par une lettre adressée par la petite
baronne à une de ses préceptrices : « Aujourd’hui vous me trouverez bien
heureuse, car je suis allée près de lui. Marie Larish m’est venue chercher
pour faire des courses  ; nous sommes allées nous faire photographier,
naturellement à son intention  ; nous sommes ensuite rentrées au Grand
Hôtel où nous attendait la voiture de Bratfisch, nous nous sommes cachées
la figure avec des boas et sommes parties au galop pour le château. »
L’ennui, c’est que l’authenticité de cette lettre est très contestée. Jusqu’à
sa mort, la baronne Hélène Vetsera affirmera que sa fille n’était pas l’auteur
de ces lignes.
Mais qu’importe. Quelles que soient les responsabilités de Marie
Larish, il reste que l’intrigue entre Rodolphe et Marie Vetsera se noue au
début de l’automne 1888, et que c’est indiscutablement la jeune fille qui a
pris l’initiative. Jusqu’à la fin octobre, leurs relations se bornent à des
promenades en fiacre, les jours où Rodolphe, en fin d’après-midi, parvient à
se libérer des servitudes protocolaires, des audiences et des réceptions.
Parfois, le fiacre s’arrête dans la partie la plus isolée des jardins du Prater.
Les deux jeunes gens descendent, disparaissent quelques minutes dans les
fourrés, échangent caresses et baisers, furtivement : il ne faut pas s’attarder,
la police de François-Joseph rôde partout, et les déplacements du prince
impérial ne passent jamais longtemps inaperçus.
La mauvaise saison approche. Il commence à faire froid dans les
buissons du Prater. Où se réfugier ? Rodolphe estime qu’en fin de compte
l’endroit le plus discret c’est encore son appartement de célibataire, dans le
palais de la Hofburg.
 

L’archiduc, à vrai dire, n’a pas eu besoin de faire un grand effort


d’imagination. Depuis des années, il utilise cet appartement pour ses
rendez-vous amoureux, et sur ce point Marie n’est pas traitée autrement que
celles qui l’ont précédée dans les bras de l’archiduc. Le scénario est très au
point. Bratfisch va chercher la belle, arrête son fiacre sous l’arche d’un
pont, un endroit obscur à cinquante mètres du palais. La dame se glisse
jusqu’à une petite porte de fer derrière laquelle attend le valet Loschek. Par
un dédale de couloirs et d’escaliers mal éclairés, puis par les toits, on arrive
au vestibule du prince. La promenade, déjà impressionnante, tourne un
court instant au cauchemar  : un corbeau garde l’entrée de la chambre de
Rodolphe. Son plus grand plaisir est d’attraper au passage avec ses griffes
les cheveux des visiteuses en poussant une série de croassements. Cet
obstacle franchi, la jeune femme aperçoit, sur le bureau de l’archiduc, une
tête de mort, un crâne humain, il brille – Loschek l’astique tous les matins –
et un petit revolver noir dont Rodolphe se sépare rarement.
Ces détails sont bien connus à la cour, et l’archiduchesse Stéphanie sait
parfaitement à quoi s’en tenir sur la conduite de son mari. Un soir, rentrant
du théâtre, elle a remarqué le fiacre de Bratfisch devant l’hôtel de la
comtesse Czewuska, une Polonaise dont les faiblesses pour Rodolphe sont
bien connues. Stéphanie a abandonné son carrosse, et elle a prié Bratfisch
de la ramener à la Hofburg. Quand l’archiduc a quitté la comtesse, il n’a
plus trouvé que l’équipage de son épouse, marqué aux armoiries impériales.
L’affaire ne s’est pas terminée comme on pourrait le croire. C’est Stéphanie
qui s’est fait réprimander pour son indiscrétion. Croit-elle que la vie privée
du kronprinz puisse devenir un objet de scandale dont se délecterait le
peuple ? L’archiduchesse se l’est tenu pour dit, et depuis cette mésaventure,
elle ne se mêle plus des incartades de son époux. Bien sûr, elle est au
courant des rendez-vous du Prater et de la Hofburg. On l’étonnerait fort en
lui disant que les amours de Rodolphe et de Marie sont restées jusqu’à
présent platoniques, mais elle ne prend pas cette liaison très au sérieux. Elle
fait allusion à Marie devant Rodolphe en l’appelant « la petite » d’un ton de
mépris. Stéphanie est persuadée qu’il ne s’agit que d’une passade avec une
petite dinde de basse extraction. L’archiduc, pense-t-elle, aura vite fait de
s’en lasser. Pourtant, un soir, à l’Opéra, on frôle le scandale. Marie, qui
brûle de faire savoir au monde entier qu’elle est aimée du prince, a loué la
loge qui fait face à celle de Rodolphe. Elle s’est habillée avec goût d’une
robe de crêpe de Chine blanc qui met en valeur sa peau dorée. Mais elle en
a fait un peu trop en ce qui concerne les bijoux. Un grand croissant de
diamants retient sa chevelure, des brillants de la taille d’une noisette
pendent à ses oreilles. Elle ruisselle de pierreries. C’est naïf, mais cela sent
la parvenue. Et puis, les usages veulent que seules les femmes mariées
portent des parures d’une telle valeur. Dans la loge impériale, Stéphanie et
sa cousine Louise de Cobourg, loin d’être gênées, profitent de la situation
pour humilier Marie devant toute la cour. Elles braquent leurs lunettes de
théâtre vers la jeune fille, échangent à haute voix des réflexions moqueuses,
rient à gorge déployée, pour un peu elles la montreraient du doigt.
Rodolphe, mal à l’aise, se tortille sur sa chaise, pendant que des courtisans,
un sourire ironique aux lèvres, vont saluer Marie avec un brin d’ostentation.
Stéphanie le surveille du coin de l’œil. Il s’agite. Va-t-il se lever ? Ce serait
le scandale. Mais non, Rodolphe tourne la tête, essaie de penser à autre
chose. A ses soucis politiques, par exemple. Ils sont graves. Marie, elle, se
jure de rendre à l’archiduchesse l’affront qu’elle vient de subir.
 

Deux ans plus tôt, Louis II de Bavière s’est suicidé. La Bavière n’aura
plus d’autre souverain. Rodolphe a suivi le convoi funèbre aux côtés de
l’héritier de l’Empire d’Allemagne, Frédéric-Guillaume. Dans la nef de
l’église Saint-Michel de Munich, construite par Maximilien Ier, Rodolphe a
longuement réfléchi à la situation de l’Europe et de son pays. L’Autriche-
Hongrie est liée, par la Triple Alliance, à l’Allemagne prussienne et à
l’Italie. Mais cette Alliance, c’est Bismarck qui l’a voulue, c’est lui qui
mène le jeu. Rodolphe aurait préféré s’allier avec la France, pour laquelle il
professe une admiration, une affection même, qui se manifestent dans tous
ses écrits. Il pense qu’une alliance avec Paris aurait contribué à faire
contrepoids à la puissance grandissante de la Prusse, alors que dans la
Triple Alliance, l’Autriche, il est vain de se le dissimuler, n’est qu’à la
remorque de la Prusse. Et la disparition de Louis II va encore aggraver cette
situation. Mais la France est alliée avec la Russie. Or, pour recouvrer un peu
de sa puissance passée, l’Autriche n’a qu’une possibilité  : s’étendre vers
l’Orient, soutenir les peuples slaves en lutte avec la Turquie. Rodolphe rêve
d’une grande Autriche, qui s’étendrait du lac de Constance au détroit du
Bosphore, qui engloberait la Roumanie, nouerait des liens étroits avec la
Serbie, la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie, concluerait des alliances
militaires avec la Grèce et la Bulgarie. Ainsi l’Allemagne aurait en face
d’elle un bloc capable de limiter ses ambitions. La difficulté de cette
politique c’est qu’elle débouche fatalement sur un affrontement avec la
Russie, avec laquelle Bismarck, pour des raisons purement tactiques
d’ailleurs (il s’agit d’isoler la France au maximum) s’efforce de maintenir
des relations amicales. Rodolphe le sait ; depuis 1885 il considère qu’à plus
ou moins brève échéance une guerre avec la Russie sera inévitable. Mais il
est convaincu que la création d’une grande fédération balkanique inspirée
par l’Autriche constitue la seule chance d’instaurer un équilibre durable en
Europe. Sinon, il prévoit qu’un jour ou l’autre une querelle éclatera à
propos d’un des petits pays balkaniques, et qu’elle entraînera une
conflagration générale de toutes les grandes nations européennes. C’est
effectivement ce qui se produira en 1914.
La conséquence logique de cette politique, c’est une transformation
radicale des structures de l’Empire austro-hongrois. Comment en effet,
imaginer que les pays slaves des Balkans accepteront de se ranger purement
et simplement sous la bannière des Habsbourg  ? Rodolphe penche donc
pour la constitution d’un Etat fédéral, au sein duquel les diverses nations
jouiraient d’une large autonomie interne. Il a été ainsi amené à soutenir les
revendications des nationalistes hongrois qui se plaignent d’être soumis aux
décisions du gouvernement de Vienne. Comme François-Joseph les combat,
Rodolphe conspire plus ou moins contre son père.
En 1888, les relations ne cessent de se tendre entre Vienne et Budapest.
La noblesse hongroise réclame toujours davantage d’indépendance. Elle
veut, déclarent ses chefs, «  restaurer l’intégrité de la couronne de Saint-
Etienne  » – c’est-à-dire rendre à la Hongrie son rang de grande nation
totalement indépendante, au besoin en se coupant complètement de
l’Autriche. Aux termes du «  Compromis  » de 1867, la Hongrie peut
disposer d’une sorte de milice nationale, la Honved, qui fait office de police
intérieure. Mais tous les gouvernements hongrois, depuis, ont tenté de la
transformer en une véritable armée nationale dotée d’un armement complet,
en particulier d’une forte artillerie. Rodolphe les a encouragés discrètement
– cette réforme va dans le sens de son grand projet d’Empire fédéral. Et il a
noué des contacts avec l’opposition hongroise la plus nationaliste, menée
par le comte Etienne Karolyi, dit « Pista ».
Fin 1888, la crise prend une tournure aiguë. François-Joseph a accepté,
dans l’espoir de désarmer l’opposition, d’accroître le potentiel de la
Honved. Un projet de loi va être soumis au parlement magyar. Il prévoit que
le contingent militaire hongrois sera porté de 95  000  à 103  000 hommes,
équipés d’armements nouveaux. Mais l’empereur a glissé dans le projet une
clause qui déchaîne la fureur de l’opposition nationaliste  : les officiers de
réserve hongrois devront obligatoirement apprendre à parler l’allemand.
Pista Karolyi s’insurge violemment contre cette mesure. Les étudiants de
Budapest menacent de descendre dans la rue. François-Joseph envoie des
renforts de troupes vers la capitale hongroise. Et Karolyi écrit à Rodolphe
pour lui demander, dans cette épreuve qu’il juge décisive, de prendre
publiquement position en faveur des nationalistes – et de mettre ainsi ses
actes en accord avec ses convictions et ses amitiés.
Rodolphe est déchiré. Le projet de loi soumis au parlement hongrois va
dans le sens de sa politique, puisqu’il accorde davantage d’autonomie à la
Hongrie sans la détacher de l’Autriche. Mais s’il renie ses amis de
l’opposition, sur qui pourra-t-il s’appuyer ensuite ?
D’étranges tractations s’engagent alors entre l’archiduc et les milieux
politiques dirigeants de Hongrie. Elles sont menées par un personnage à la
fois attachant et inquiétant, l’archiduc Jean Salvator d’Autriche-Toscane.
C’est un cousin de Rodolphe, il est de la famille impériale. « Une espèce de
condottiere », écrit Monts. Intrigant et audacieux, de convictions libérales,
il affiche des idées que l’on qualifierait aujourd’hui de progressistes.
Commandant un régiment autrichien, il a déjà été mis à pied deux fois par
François-Joseph. Il conspire, c’est chez lui comme une seconde nature, et
plus encore que Rodolphe, Salvator est lié à l’opposition hongroise. Ses
projets, même avec le recul du temps, semblent flous, mais grandioses. Il ne
rêve, ni plus ni moins, que de ceindre la couronne impériale et de placer
Rodolphe sur le trône de Hongrie. Son influence sur Rodolphe est grande. Il
a réussi à le convaincre que l’avenir réside pour lui en un nouvel « Empire
du Danube » dont la capitale serait naturellement Budapest. Le bruit court à
Vienne qu’un coup d’Etat se prépare dont le but serait la déposition de
François-Joseph. Le Premier ministre hongrois, Koloman Tisza, est, dit-on,
acquis à ce projet… Jusqu’à quel point Rodolphe s’est-il engagé dans ce
complot  ? Matériellement, c’est impossible à préciser, tous les documents
ayant été détruits après sa mort. Mais moralement, il ne fait pas de doute
que le prince impérial ait fait son choix. Il sacrifiera au besoin la partie
occidentale de l’Empire pour assurer son avenir avec la Hongrie et les
provinces d’Orient. Rodolphe n’a pas pris la tête du mouvement, mais il
laisse faire, et il est parfaitement informé de ce qui se trame.
A cette même époque, l’équilibre nerveux du prince paraît ébranlé. Sans
doute la surveillance incessante de la police agit-elle sur ses nerfs. Sans
doute se rend-il compte que sa politique l’entraîne aussi sûrement que
doucement sur le chemin de la haute trahison. Ses manières sont de plus en
plus brusques, il emploie des mots grossiers, il boit de plus en plus – trop.
Les récits de ses excès de boisson font le régal des commères de la cour. On
raconte qu’à Pâques, un bateau de guerre à bord duquel Rodolphe faisait
une croisière en compagnie de quelques amis a coulé sur un récif, et que
l’on a failli oublier l’archiduc dans le sauvetage : il était ivre mort, endormi
au fond d’une coursive. Il a fallu le ficeler comme un paquet pour le haler
jusqu’à terre. Certains affirment même que Rodolphe se drogue. La partie
qui se joue serait-elle trop forte pour lui  ? L’historien Walter Richter
rapporte qu’en décembre 1888 – alors que ses relations avec Marie Vetsera
prennent un tour de plus en plus tendre – Rodolphe a proposé à Mizzie
Kaspar, sa belle maîtresse hongroise, de mourir avec lui au «  Temple des
Hussards  », à Mödling, un lieu de promenade que les Viennois ont
découvert depuis peu grâce au chemin de fer. Mizzie a refusé en riant. Elle
aime trop la vie. Mais il est évident que Rodolphe, lorsque commence
l’année 1889, est hanté par l’idée de la mort.
 

Au début de janvier, François-Joseph, inquiet de la mauvaise mine de


son fils et soucieux de l’éloigner de ses amis politiques, expédie Rodolphe
dans l’île de Lacrona, au milieu de l’Adriatique, à hauteur de Raguse
(aujourd’hui Dubrovnik). Rodolphe devra s’y reposer, profiter du soleil,
faire de la voile et se coucher de bonne heure. Bref se calmer un peu,
oublier la politique, et si possible Marie Vetsera. L’archiduchesse Stéphanie
lui tiendra compagnie – il sera surveillé.
Le résultat obtenu est à l’inverse de ce qu’espérait François-Joseph. Au
fil des jours Rodolphe s’énerve d’être éloigné de Vienne alors que l’Empire
traverse une crise décisive : le projet de loi sur le recrutement de la Honved
doit venir le 29  janvier devant le parlement hongrois. Et la présence
continuelle de sa femme à ses côtés ne fait qu’exaspérer son amour pour
Marie Vetsera. Quand il rentre à Vienne, le 11, Rodolphe est décidé à faire
de Marie sa maîtresse. De Lacrona, il a écrit à la comtesse Larish  : «  Il
serait insensé de repousser loin de soi l’amour d’une très jeune fille. J’en ai
connu de bien plus jolies, mais je n’ai jamais trouvé d’âme plus fidèle. »
 

C’est le 13  janvier que tout est consommé entre Rodolphe et Marie
Vetsera. Cela se passe dans la chambre gardée par le corbeau au palais de la
Hofburg. Le soir même Marie écrit à sa préceptrice : « Nous avons perdu la
tête tous les deux. Maintenant nous nous appartenons corps et âme. » Les
deux amants échangent des cadeaux. Marie offre à Rodolphe un étui à
cigarettes en or portant cette inscription  : «  13  janvier. Merci à l’heureux
destin.  » Rodolphe glisse au doigt de Marie un anneau en fer à l’intérieur
duquel il a fait graver : « 13 janvier 1889 – I.L.V.B.I.D.T. »… « In Liebe
Vereint Bis In Dem Tode »… Nous sommes unis par l’amour jusque dans la
mort.
Le soir, Marie va se faire photographier. Puis elle rédige son testament.
Etrange façon de terminer la première journée d’un nouvel amour. A moins,
cela expliquerait tout, que Rodolphe ne lui ait déjà proposé de mourir
ensemble.
 

Le lendemain, 14  janvier, Rodolphe écrit au pape. Il demande à


Léon  XIII d’annuler son mariage avec la princesse Stéphanie.
Naturellement, le texte de cette lettre n’a jamais été publié. Le message de
Rodolphe – ou son double – dort dans les archives du Vatican, et il n’est
sans doute pas près d’en sortir. Mais son existence est indiscutable, et il est
facile d’imaginer les arguments que Rodolphe a pu présenter au souverain
pontife. Son union avec Stéphanie n’était qu’une affaire d’Etat, un mariage
forcé, il ne s’est jamais entendu avec sa femme, Stéphanie enfin est
désormais stérile, elle ne pourra pas donner à l’Empire l’héritier mâle dont
celui-ci a besoin.
La conduite de Rodolphe n’est évidemment pas très logique. Par
moments, il songe à la mort et cherche à y entraîner Marie avec lui.
D’autres fois il se préoccupe d’organiser son avenir. La vérité, c’est tout
simplement qu’il ignore comment vont tourner les événements politiques.
 

La réponse de Léon  XIII n’arrive pas. Rodolphe et Marie font de


longues promenades dans le parc du château de Schœnbrunn. A Budapest,
la tension monte de jour en jour. Des étudiants se promènent dans les rues
en portant fièrement le costume national hongrois. Les réunions politiques
finissent par des émeutes. Dans un discours qu’il prononce au Parlement,
Pista Karolyi fait allusion à un message qu’il aurait reçu de l’archiduc
Rodolphe. François-Joseph réunit ses conseillers et envisage sérieusement
une intervention militaire pour disperser les manifestants de Budapest et
arrêter les chefs de l’opposition. Jean Salvator intrigue, et fait courir le bruit
que seul l’arbitrage de Rodolphe pourrait apaiser le conflit ouvert qui
menace d’éclater entre l’empereur et le peuple hongrois. Il espère
probablement préparer ainsi l’accession du prince au trône de Hongrie.
Le samedi 26, Rodolphe invite son ami le comte Hoyos à chasser avec
lui le mardi et le mercredi suivants, à Mayerling. Auparavant, une rude
journée l’attend  : ce dimanche 27  janvier, l’ambassade d’Allemagne à
Vienne offre une grande réception à l’occasion de l’anniversaire du nouvel
empereur d’Allemagne, Guillaume  II. François-Joseph et toute la famille
impériale d’Autriche y assisteront.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la famille Vetsera figure
parmi les invités – alors qu’elle n’a toujours que de petites entrées à la cour.
En voyant Marie et sa mère s’avancer dans le grand salon de l’ambassade,
les ducs et les duchesses ont un haut-le-corps. Puis les sourires entendus
s’échangent. C’est certainement Rodolphe qui les a fait inviter. Les regards
vont de Marie, qui a encore une fois sorti toute sa panoplie de diamants, à
l’archiduchesse Stéphanie qui braque, comme à l’Opéra, sa lorgnette vers sa
jeune rivale. On frissonne. Le scandale va-t-il enfin éclater  ? Au bras de
l’ambassadeur d’Allemagne, le prince de Reuss, Stéphanie fait le tour de la
salle des fêtes. Sur son passage, les courtisans s’inclinent, les femmes font
la révérence. Mais Marie, elle, reste droite comme un i.  Bien plus elle
plonge son regard dans celui de l’archiduchesse, avec un air de défi.
Pendant un court instant les deux femmes s’affrontent. « On aurait dit deux
tigresses prêtes à bondir  », raconte la comtesse Larish. Enfin la baronne
Hélène Vetsera réagit. Elle agrippe brutalement le bras de sa fille, l’oblige à
ployer légèrement le genou devant l’archiduchesse. Marie n’a pas baissé les
yeux, mais les apparences sont sauves, le scandale est évité une fois de plus.
A l’autre bout de la salle, Rodolphe n’a rien vu. Il parle politique. En
France, c’était un dimanche d’élections, et on vient d’apprendre le succès
triomphal du «  brav’ général  » Boulanger à Paris et dans de nombreux
départements. Les conseillers de François-Joseph sont inquiets. Ils croient
que Boulanger prépare un coup d’Etat contre la République, et sont
persuadés qu’une fois au pouvoir il n’aura rien de plus pressé que de lancer
la France dans une guerre de revanche, la revanche de 1870 contre
l’Allemagne.
Au son de l’orchestre de Johann Strauss qui joue la Valse de
l’Empereur, Rodolphe s’enquiert des dernières nouvelles de Budapest. Elles
ne sont pas meilleures. Là aussi, il n’est bruit que d’un coup d’Etat en
préparation pour consommer le divorce entre l’Autriche et la Hongrie,
l’éclatement de l’Empire. Au fil des heures l’humeur du prince se fait de
plus en plus sombre. Au sculpteur Tigner, qui lui parle de la forme des
épaulettes de son uniforme, Rodolphe répond  : «  Leur poids est
insupportable – au reste, tout cet uniforme me pèse. »
A trois heures du matin, Rodolphe quitte l’ambassade et fait appeler
auprès de lui un de ses plus proches amis et conseillers politiques, le
journaliste Maurice Szeps, rédacteur en chef du Neues Wiener Tageblatt, un
libéral comme lui – mais beaucoup plus expérimenté et prudent. Maintes
fois Rodolphe a donné des articles à ce journal – sous un faux nom,
naturellement. La conversation entre les deux hommes est restée secrète.
Mais il est bien certain que cette initiative de Rodolphe prouve à quel point
il était tourmenté par l’évolution de la situation à Budapest. Sans doute a-t-
il voulu demander conseil à Szeps sur la conduite qu’il devait tenir.
 

Après Szeps, Rodolphe attend une autre visite, apparemment


surprenante si l’on songe que quarante-huit heures plus tard il va se suicider
en compagnie de Marie Vetsera : c’est Mizzie Kaspar que Loschek conduit
sur le coup de quatre heures du matin dans les labyrinthes de la Hofburg.
L’archiduc passe le reste de la nuit avec elle. On peut évidemment en
conclure qu’il n’aimait pas réellement Marie, et partant de là, considérer
que son suicide est une affaire purement politique. Jugement superficiel…
Ne soyons pas exagérément sentimentaux  : Rodolphe a peut-être voulu,
simplement, dire adieu de la meilleure manière possible à une maîtresse qui
lui avait donné beaucoup de joies sans jamais se montrer exigeante ni
indiscrète. Une maîtresse modèle, en somme. Peut-être aussi a-t-il voulu
s’offrir quelques heures d’oubli avant d’engager le combat décisif de sa vie,
un combat dont il sait qu’il peut le mener à la mort.
 

Pour la journée du 28, Rodolphe a un programme chargé. Une


conférence militaire, une série d’audiences, une rencontre, à une heure,
avec le prince archevêque de Prague (comte de Schönborn). En début
d’après-midi, il doit partir pour Mayerling, participer à une chasse dans les
bois de Glashütte, et rentrer le lendemain soir à Vienne pour un dîner
réunissant toute la famille autour de François-Joseph. Mais rien ne se passe
comme il était prévu. A neuf heures du matin, l’empereur fait demander à
l’archiduc de le rejoindre dans son cabinet de travail.
Cette entrevue entre le père et le fils s’est déroulée sans témoin, et elle a
donné lieu à diverses interprétations. Les tenants de l’explication politique
du drame de Mayerling affirment qu’il n’y fut question que des événements
de Hongrie et des bruits qui couraient sur les activités plus ou moins
subversives de Rodolphe. Les partisans de la thèse «  sentimentale  » sont
convaincus que François-Joseph a demandé à son fils de renoncer
définitivement à toutes relations avec Marie Vetsera à la suite du début de
scandale survenu lors de la réception à l’ambassade d’Allemagne. Encore
une fois, rien ne peut être établi avec certitude. Jamais, on s’en doute,
François-Joseph n’a fait de confidences sur cet entretien, et Rodolphe n’en
a pas eu le temps.
La seule chose probable, c’est que les deux hommes ont longuement
discuté à propos de la lettre adressée par l’archiduc au pape Léon XIII pour
lui demander l’annulation de son mariage avec Stéphanie. Le pape, en effet,
n’a pas répondu à Rodolphe, mais il a écrit à François-Joseph en lui
retournant la lettre – ou le double – qu’il avait reçue de l’archiduc.
L’empereur est outré que son fils ait pu entreprendre une telle démarche
à son insu. L’honneur des Habsbourg est en jeu, et les questions d’honneur
c’est lui, le chef de famille, qui doit les régler. S’il faut un jour, pour des
raisons dynastiques, demander l’annulation du mariage, c’est l’empereur
qui s’en chargera. Car l’empereur peut seul envisager des accommodements
avec la doctrine catholique et le sacrement du mariage. De toute façon, il ne
saurait être question de divorce dans l’immédiat, alors que l’Empire est en
proie à de graves difficultés et que la liaison de Rodolphe et de Marie est
connue de tous. L’archiduc n’a qu’une chose à faire, obéir. Il doit renoncer à
son projet de divorce. J’ai dit…
O surprise : Rodolphe ne se laisse pas faire. Des éclats de voix passent à
travers la porte du bureau de l’empereur. Szögenyi, diplomate hongrois
attaché au ministère des Affaires étrangères confie un peu plus tard au
chargé d’affaires de Russie qu’une «  scène violente  » s’est produite entre
l’empereur et son fils. Rodolphe s’en va vers dix heures. Un quart d’heure
après, le général Margutti, aide de camp de l’empereur pénètre dans la
pièce. Il trouve François-Joseph allongé sans connaissance sur le tapis.
De retour dans ses appartements, Rodolphe reçoit une nouvelle fois le
journaliste Szeps. « A partir de maintenant, lui dit-il, toutes les chaînes, les
hésitations, les devoirs disparaissent.  » Propos rapportés par Szeps
beaucoup plus tard. Après quoi l’archiduc s’enferme pendant une heure
dans sa chambre à coucher pour y écrire une série de lettres d’adieu. A sa
sœur Valérie : « Je meurs contre mon gré. » A sa mère Elizabeth : « Je dois
absolument disparaître, mon honneur l’exige, je n’ai plus le droit de vivre. »
A Stéphanie enfin  : « Te voilà délivrée de ma présence et du fléau que je
suis. Sois heureuse à ta guise… Dis mes derniers adieux à tous ceux que je
connais. Je vais paisiblement à la mort qui seule peut sauvegarder mon
renom. En t’embrassant affectueusement, ton Rodolphe qui t’aime. »
Il n’est pas absolument évident que Rodolphe ait dès ce moment décidé
de se suicider. Mais il est certain qu’il envisage de le faire  ; il prend ses
dispositions, pour le cas où… Mais il se contente de laisser les lettres,
cachetées, sur sa table de nuit où il pourra les récupérer s’il est toujours
vivant dans quelques jours.
L’archiduc est interrompu un moment dans la rédaction de son courrier
par l’entrée de l’huissier de service, Püschel, qui lui remet un télégramme
en provenance de Budapest. On n’a jamais retrouvé ce télégramme, qui
émanait vraisemblablement du comte Pista Karolyi. Selon le témoignage de
l’huissier, Rodolphe le décachette fébrilement, le parcourt des yeux, le jette
sur sa table d’un geste vif et s’écrie : « Oui, il faut que cela soit. »
Il est un peu plus de onze heures. Sans se soucier des audiences qui
l’attendent, Rodolphe quitte la Hofburg. Entre ce moment et son arrivée à
Mayerling, le lendemain matin, on sait peu de chose de son emploi du
temps.
La comtesse Larish affirme que Rodolphe est venu la voir au Grand
Hôtel vers cinq heures de l’après-midi. Cette démarche, contestée par de
nombreux historiens aurait été effectuée dans le plus grand secret. Rodolphe
entre au Grand Hôtel par l’escalier de service en prenant soin de ne
rencontrer personne. «  Toute son attitude exprimait l’agitation, raconte
Marie Larish dans ses Mémoires. Je le regardai avec anxiété.  » «  Marie,
commença-t-il en tambourinant sur la table, je suis environné d’espions. Si,
si… je sais à quoi m’en tenir. Oh ! Il me semble parfois que la vie ne vaut
pas la peine d’être vécue. J’ai l’impression de me heurter la tête contre
l’entêtement mesquin des autres.  » Sous son long manteau d’officier,
Rodolphe tient une cassette cousue dans une étoffe. Il la tend à la comtesse :
« Je vous confie des documents. Ne les remettez qu’à moi seul, si je vous
les réclame un jour, ou à la personne qui se fera reconnaître en prononçant
les lettres R.I.U.O. »
Nul ne saura jamais ce que signifiaient ces quatre initiales. « Je pris le
petit coffret d’acier qu’il m’avait confié, poursuit Marie Larish, et je
l’enfermai dans ma malle. L’objet ne pesait pas très lourd, mais j’avais
l’impression de porter un fardeau entre mes mains. Je devinais qu’il
contenait des documents relatifs à un coup d’Etat, dont le but était
l’abdication de l’empereur. »
 

Après cette visite à la comtesse Larish, il y a un trou dans la vie de


Rodolphe telle que nous la connaissons. Il a donné rendez-vous à Hoyos et
à son cousin Philippe de Cobourg le soir même à Mayerling. Mais il n’y
arrive que le lendemain matin 29 janvier vers 8 heures. Qu’a-t-il fait de sa
soirée et de sa nuit ? Impossible de le savoir. Peut-être a-t-il rejoint encore
une fois Mizzie Kaspar. A Hoyos et Cobourg, qu’il trouve en train de jouer
au billard tout en prenant leur petit déjeuner, l’archiduc explique d’une
manière assez confuse que, contrairement à ses habitudes, il n’est pas venu
de Vienne par le train jusqu’à la gare voisine de Baden. Il a pris d’abord un
carrosse de la cour, puis le fiacre de Bratfisch qui l’attendait à une étape.
Puis il s’est trouvé bloqué par la neige dans la forêt, des paysans sont venus
à son aide, il a lui-même été obligé de pousser le fiacre à plusieurs
reprises… « A tel point que je me suis enrhumé », dit-il. Rodolphe annonce
qu’il se sent trop fiévreux pour aller à la chasse. «  Partez sans moi, je
resterai seul ici, cela me fera du bien. » Hoyos n’aime pas beaucoup le ton
de la voix de Rodolphe, « trop amicale et trop lointaine », confiera-t-il plus
tard. Il juge que l’attitude du prince est bien mystérieuse. Mais il n’ose pas
demander davantage d’explications et s’en va pour la matinée avec Philippe
de Cobourg.
En réalité Rodolphe n’est pas seul avec ses domestiques ce matin-là à
Mayerling. Marie Vetsera est venue elle aussi. Elle est installée au manoir
depuis la veille au soir, sans que Cobourg ni Hoyos n’en sachent rien. La
jeune fille s’est enfuie de Vienne le 28 en fin de matinée, dans des
conditions rocambolesques, avec la complicité plus ou moins consciente de
la comtesse Larish – encore elle.
Marie Larish est venue la chercher chez elle, rue des Salésiens, et a fort
sagement demandé à la baronne Hélène la permission d’emmener sa fille
faire quelques courses en ville. Devant une boutique de modiste la comtesse
descend du fiacre. Quand elle revient, Marie Vetsera a disparu. La comtesse
trouve un papier épinglé sur son siège : « Aujourd’hui j’ai de l’avance. Je
serai dans le Danube avant que tu me rattrapes. Marie. » Il faut dire que six
mois plus tôt la comtesse aurait – c’est elle qui le dit – empêché Marie de se
suicider.
Ces détails sur «  l’évasion  » de Marie Vetsera ont été donnés par la
comtesse bien longtemps après le drame. Il paraît douteux que l’astucieuse
intrigante se soit laissé ainsi berner. La comtesse Larish était sans doute
parfaitement au courant des intentions de Marie, et il est même
vraisemblable que c’est Rodolphe qui lui a demandé d’organiser le départ
de la jeune fille. Mais par la suite la comtesse s’est naturellement efforcée
de minimiser ses responsabilités dans la préparation du drame.
C’est probablement dans la voiture de Bratfisch que Marie effectue le
voyage de Vienne à Mayerling, où le valet Loschek lui a préparé une
chambre avec un feu de bois, des vêtements d’intérieur et du linge de nuit.
Il est possible que Bratfisch soit ensuite parti au-devant de Rodolphe, ce qui
confirmerait en partie les explications données par Rodolphe à Cobourg et
Hoyos.
 

La retraite des deux amants est à vrai dire assez sinistre. Mayerling n’a
rien d’un de ces châteaux romantiques comme on en voit sur les bords du
Danube, de la Bavière aux Carpathes. Ce n’est pas non plus le style rendez-
vous de chasse, avec tout ce que cela comporte d’élégance, voire de
coquetterie. C’est plutôt une sorte de ferme lourdement posée au milieu des
prairies – une éclaircie dans la forêt viennoise. Deux bâtiments bas se
coupent à angle droit, un étage d’un côté, un rez-de-chaussée seulement de
l’autre côté. On entre dans la cour par un porche arrondi fait davantage pour
laisser passer les charrettes de foin que les carrosses. Mayerling à l’origine
n’était qu’une dépendance du célèbre monastère cistercien d’Heiligenkreuz
(la Sainte-Croix). Les moines l’ont vendu aux Habsbourg au début du
siècle, et comme la forêt alentour est fort giboyeuse, la famille royale en a
fait un relais de chasse. Une chapelle sans style domine le tout. Pas de parc,
ni même de jardin. La lande de bruyère, jusqu’à la forêt de sapins noirs et
de bouleaux argentés.
C’est vers cette forêt que Rodolphe entraîne Marie en début d’après-
midi. Pendant une heure, ils se promènent à pas lents dans la neige. A leur
retour Marie s’enferme de nouveau dans sa chambre. Cobourg et Hoyos ne
vont pas tarder à rentrer, et ils doivent continuer à ignorer la présence de la
jeune fille.
Dans la chambre voisine, trois télégrammes attendent Rodolphe sur sa
table de chevet. Ils viennent de Budapest et sont signés Pista Karolyi. Le
chef de l’opposition hongroise informe sans doute le prince de l’évolution
de la situation à quelques heures du vote décisif sur le projet de loi de
recrutement. Ce sont de mauvaises nouvelles pour Rodolphe. Pista Karolyi
envisage, si la loi est votée avec la disposition rendant l’usage de la langue
allemande obligatoire, de provoquer un soulèvement populaire à Budapest.
Mais avant de le faire, il veut s’assurer de son soutien. Les étudiants
hongrois qui se rassemblent dans les rues de la capitale n’attendent, affirme
Karolyi, qu’un signe du prince héritier… Et même si le vote du Parlement
hongrois est négatif, Karolyi pense que le moment est venu de déclencher la
révolution.
 

Vers cinq heures de l’après-midi, Cobourg et Hoyos rentrent de la


chasse. Ils prennent le thé avec Rodolphe. Ensuite, il faudra rentrer à
Vienne pour assister au dîner de famille présidé par François-Joseph. Le
prince a l’air gêné. Il se tortille sur sa chaise et finalement annonce à
Cobourg qu’il ne se sent vraiment pas bien  : «  Je préfère rester ici à me
soigner, dit-il, tu voudras bien m’excuser pour le dîner. » Cobourg s’en va.
Rodolphe expédie un télégramme à Stéphanie pour lui demander de
présenter ses regrets à son père.
A peu près au même moment, le débat s’achève à Budapest. Le projet
de loi gouvernemental est adopté par 267  voix contre 141. Pour faire
tomber la fièvre, le gouvernement l’a légèrement atténué : pour les examens
des officiers de réserve qui devront désormais parler allemand, on
s’efforcera de donner le maximum de sujets en langue hongroise. De plus la
durée du service militaire est un peu réduite.
Ce sont là de maigres concessions qui ne devraient pas suffire
normalement à calmer l’agitation.
Pourtant les groupes d’étudiants se dispersent ; les troupes de François-
Joseph restent l’arme au pied. Karolyi ne peut rien faire pour reprendre ses
troupes en main. Désespéré et furieux, il envoie un ultime télégramme à
Rodolphe : « Félicitations pour le vote de la loi de recrutement. Le calme
règne à Budapest. »
Le grand rêve de Karolyi et de l’archiduc Jean Salvator, le rêve d’une
Hongrie indépendante dont Rodolphe aurait été le roi, vient de s’écrouler.
 

Quand ce télégramme arrive à Mayerling, la nuit est tombée depuis


longtemps. Hoyos s’est couché. Seuls Rodolphe et Marie veillent encore,
dans la chambre du prince, une pièce assez banale meublée sans recherche
de style, un lit à deux panneaux, une table de toilette en bois peint, avec une
cuvette et un broc émaillés. Le tain de la glace s’écaille sur les bords, les
rideaux grenat sont un peu passés.
Pour Rodolphe, c’est l’instant décisif. Peut-être serait-il temps, encore,
de ne pas manquer à sa parole, de faire le signe d’encouragement que
Karolyi espérait. Mais non. L’idée d’entrer en rébellion ouverte contre son
père effraie sans doute Rodolphe, à moins qu’il ne juge simplement que son
ami veut l’entraîner dans une aventure sans issue. Quoi qu’il en soit – et
comment le savoir ? – l’archiduc ne fait rien.
On peut penser que dès lors il a décidé de mourir. Un prince impérial ne
peut pas affronter le déshonneur qui le guette. L’opposition hongroise,
l’archiduc Jean Salvator ne manqueront pas de révéler tôt ou tard que
Rodolphe avait pris des engagements à leur égard. Il ne lui reste plus qu’à
payer ses erreurs – ou sa lâcheté. Et il n’y a pour lui qu’une seule façon de
payer. S’il lui reste quelques illusions, un coup d’œil jeté par la fenêtre de
sa chambre suffit à les dissiper : un réseau de surveillance policière entoure
Mayerling. Théoriquement, c’est pour protéger le kronprinz contre un
éventuel attentat. En fait, divers indices, dans un passé récent, ont
convaincu Rodolphe qu’il était bel et bien surveillé.
Il est à peu près établi, en effet, que le Premier ministre autrichien,
Taaffe, avait eu vent des tractations secrètes engagées entre Rodolphe et
l’opposition hongroise. Les documents de l’époque ne permettent cependant
pas de dire s’il faisait surveiller le prince avec l’accord ou à l’insu de
François-Joseph. L’affaire, si l’empereur le voulait, pourrait sans doute être
étouffée. Mais Rodolphe est las, usé, au bout de son rouleau. Depuis
longtemps, d’ailleurs, l’idée de la mort le hante. «  Il faut s’habituer à
envisager sa propre fin », n’a-t-il cessé de dire à ses familiers. N’oublions
pas qu’il a déjà proposé à Mizzie Kaspar de mourir avec lui.
Certains historiens n’ont pas hésité à expliquer le renoncement de
Rodolphe par son état physique et mental. Paul Morand le dépeint comme
un morphinomane et un syphilitique. D’autres parlent de la dégénérescence
des Habsbourg. Ces jugements semblent malveillants. Il est certain que
l’équilibre nerveux du prince a toujours été fragile. Il est vrai aussi que
l’hérédité Habsbourg-Wittelsbach n’est pas légère à porter  : de Jeanne la
Folle, la mère de Charles-Quint qui promena durant des semaines le
cadavre de son mari dans un cercueil de verre, à Louis  II de Bavière, le
suicidé, les deux familles comptent pas mal de névrosés et d’instables. Mais
une semaine avant le drame, l’ambassadeur de France à Vienne, M. Decrais,
a envoyé une note au Quai d’Orsay pour signaler qu’il vient de dîner avec
l’archiduc : « Jamais, écrit le diplomate, le prince n’avait eu plus fière mine
ni montré une plus belle humeur. » Après la mort de Rodolphe, M. Decrais
tracera dans une autre dépêche ce portrait de l’archiduc  : «  Non,
certainement, il n’était pas fou. Mais il était nerveux, agité, dominé par la
violence de ses passions, incapable de soutenir son rang et de remplir ses
devoirs d’héritier du trône. Il ne savait que gémir, se jetait à corps perdu
dans tous les plaisirs que n’excusait plus son âge. Il avait le goût de la vie et
il était hanté par le suicide, le disait à ses amis. »
Voilà certainement le jugement le plus lucide qui ait été porté à cette
époque sur Rodolphe. Il est complété par celui de Walter Richter : « Il est
bien vrai qu’on ne saurait ranger le suicide parmi les genres de mort
normaux, mais on peut encore moins classer tout suicidé, a priori, parmi les
anormaux. On peut au moins dire de Rodolphe que rarement un suicidé
dont on connaît l’histoire est mort en possession d’une intelligence plus
lucide que la sienne. Peut-être le monde n’en irait-il que mieux si certaines
gens qui le traversent avec un aveuglement satisfait faisaient preuve
d’autant de clairvoyance que ce suicidé en a montré en le quittant. »
 

Sa décision prise, Rodolphe n’a sans doute pas trop de peine à décider
Marie à le suivre dans la mort. On peut penser qu’il s’abstient de lui faire
un exposé de la situation politique, car il ne manque pas d’arguments
sentimentaux. Le pape refuse d’annuler son mariage ; l’empereur le somme
de rompre avec Marie, leur amour est sans issue… Du reste, depuis vingt-
quatre heures, il a eu tout le temps de la préparer. Jeune fille romanesque,
Marie a atteint le but de sa vie en devenant la maîtresse du prince impérial.
Mourir avec lui, n’est-ce pas entrer dans l’Histoire ?
Donc, ils vont mourir. Mais pas tout de suite. Après le dîner, que
Rodolphe passe avec Hoyos en discutant des événements politiques sur un
ton tout à fait détaché, le prince fait venir dans sa chambre son cocher
Bratfisch, ce curieux personnage que nous avons rencontré à tous les
épisodes des amours princières. Rodolphe et Marie n’apprécient pas
seulement sa discrétion et son dévouement à toute épreuve, ils admirent
aussi son talent de siffleur, longuement rodé dans les restaurants et les
cabarets de Vienne où ce petit homme à la carrure de déménageur promène
depuis trente ans sa barbe taillée en pointe et ses grosses moustaches.
Bratfisch est considéré comme le « roi des cochers », il chante et il siffle les
airs à la mode, et il a souvent donné des concerts privés aux deux jeunes
gens. Encore une fois, Rodolphe lui demande de siffler et de chanter. Sur le
coup de onze heures le récital Bratfisch se termine aux accents de Il n’y a
qu’une ville impériale, il n’y a qu’une Vienne…, la mélodie que tous les
Viennois fredonnent à cette époque.
Le cocher parti, Marie s’installe devant une écritoire pour rédiger ses
lettres d’adieu. Elle fait preuve en cette occasion d’un esprit assez puéril et
candide. «  Pardonne-moi ce que j’ai fait, demande-t-elle à sa mère, je ne
pouvais pas résister à l’amour.  » Elle se dit «  très curieuse de savoir
comment est fait l’autre monde », et ajoute en post-scriptum : « Bratfisch a
vraiment sifflé à merveille ce soir. » Elle conseille à sa sœur Anna de ne se
marier que par amour  : «  Je n’ai pas pu le faire moi-même, mais je m’en
vais heureuse. » Et elle fait allusion à ses lignes de la main, à sa ligne de vie
qui n’était pas longue… Tout cela, au fond, est assez misérable, quoique
touchant. La seule lettre sérieuse que Marie écrive est adressée à la
comtesse Larish : « Pardonne-moi toute la peine que j’ai pu et celle que je
vais te causer. Je te remercie de grand cœur de tout ce que tu as fait pour
moi. Si la vie devait te devenir difficile, et je crains qu’il n’en soit ainsi
après ce que nous avons fait, alors suis-nous : c’est ce que tu peux faire de
mieux. »
Les derniers mots de Marie sont écrits à l’encre violette sur un cendrier
plat en onyx. « Plutôt le revolver que le poison, le revolver est plus sûr. »
On peut en conclure que Rodolphe lui a demandé de choisir elle-même par
quel moyen elle voulait mourir. Si elle a éprouvé le besoin de consigner sa
réponse par écrit, c’est sans doute pour bien faire savoir à la postérité
qu’elle était pleinement d’accord pour disparaître avec l’archiduc.
Rodolphe prend la plume à son tour. Il lui reste deux lettres à écrire en
plus de celles qu’il a laissées dans sa chambre de la Hofburg. Une à
Loschek : il lui demande d’appeler un moine d’Heiligenkreuz dès qu’il aura
trouvé leurs corps et de les faire enterrer ensemble, au cimetière du
monastère, dans la même tombe.
Le dernier message est pour Szögenyi, son ami hongrois du ministère
des Affaires étrangères. Cette lettre a été détruite par Szögenyi lui-même,
ainsi que beaucoup d’autres documents. Des années plus tard, le diplomate
laissera entendre que Rodolphe lui exposait les raisons politiques de son
suicide : l’archiduc se voyait enfermé dans une situation sans issue. Compte
tenu de ce que nous savons, cette version paraît vraisemblable.
 

L’aube approche. C’est l’heure. Les bougies qui ont brûlé toute la nuit
vont bientôt s’éteindre. Dans sa chemise de nuit brodée, Marie s’étend sur
le lit. Rodolphe s’approche, une rose rouge dans la main gauche, le revolver
dans la main droite. Marie saisit la rose, la serre dans ses mains qu’elle joint
sur sa poitrine. Rodolphe tire dans la tempe gauche, à bout portant.
Il est six heures et demie. Rodolphe tire soigneusement la couverture du
lit. Puis ne supportant plus la vue du visage défiguré de Marie, il le
dissimule sous un oreiller. Enfin il sort. Va-t-il renoncer à se tuer ? Non. Il
va voir Loschek dans sa chambre, lui demande de le réveiller à sept heures
et demie en lui apportant son petit déjeuner. Et il regagne sa chambre à pas
lents. Loschek entend la porte s’ouvrir. Le prince sifflote.
Une demi-heure plus tard environ, Rodolphe avale un verre de cognac,
puis pose un miroir sur sa table de nuit, contre le lit où Marie est étendue. Il
veut se voir dans la glace pour être certain de ne pas se manquer. Puis, il
plaque le canon du revolver contre sa tempe droite et appuie sur la détente.
Apparemment personne dans la vaste demeure, n’a entendu les coups de
feu !
 

Malgré l’horreur du spectacle qu’il a sous les yeux quand la porte de la


chambre s’effondre sous les coups de hache de Loschek, Hoyos ne perd pas
son sang-froid. Il ordonne immédiatement de prendre des mesures pour
faire isoler Mayerling afin de tenir secrète la nouvelle de la mort du prince
impérial. Il veut avertir lui-même l’empereur et le gouvernement. Envoyer
un télégramme serait risqué. Il lui faut aller à Vienne.
Le comte saute dans le fiacre de Bratfisch et se fait conduire à la gare
de Baden. Il sait que le rapide Trieste-Vienne doit y passer vers neuf heures.
Aucun arrêt n’est prévu à Baden. « Stoppez-le ! », ordonne Hoyos au chef
de gare. «  Impossible, répond l’autre, les règlements l’interdisent
formellement  ; je n’ai pas envie de perdre ma place.  » En désespoir de
cause, le comte se décide à lui révéler une partie de la vérité : « Le prince
héritier vient de mourir subitement, dit-il, je dois absolument voir
l’empereur le plus vite possible. » Effaré, le chef de gare allume son signal
rouge, pose des pétards sur la voie pour alerter le mécanicien. Hoyos monte
en voltige dans le rapide. A dix heures, on le voit sortir comme un fou de la
gare de Vienne, s’engouffrer dans un fiacre qui arrive enfin à dix heures
onze dans la cour de la Hofburg.
Les précautions et la rapidité de Hoyos n’ont servi à rien. Déjà toute la
ville est au courant. Le chef de gare de Baden, toujours tremblant pour sa
place, a jugé bon de se couvrir en envoyant un télégramme à la direction
des chemins de fer, qui l’a immédiatement transmis au président de la
compagnie, le baron de Rothschild. Et la nouvelle a fait le tour de Vienne.
Dès midi, les premières éditions des journaux du soir paraissent avec des
bandeaux noirs et un gros titre  : «  Le kronprinz est décédé subitement.  »
Les cloches des églises sonnent le glas. Sur le Ring, le chef de la musique
de la garde impériale interrompt brutalement le concert qu’il était en train
de donner et plie bagages avec ses musiciens. Des voiles de crêpe noir
apparaissent aux façades.
 

Hoyos, lui, a le plus grand mal à faire prévenir l’empereur. L’intendant


de Rodolphe, Bombelles, qu’il rencontre le premier sur les marches du
palais, le comte Nopsca, intendant de la cour, le comte Paar, aide de camp
de François-Joseph, se défilent l’un après l’autre. Enfin une dame de la
cour, Ida von Ferenczy, se décide à prévenir l’impératrice. Jusqu’à la fin de
sa vie, Elizabeth sera hantée par des cauchemars, elle verra en rêve
Rodolphe, sanglant, l’appeler à l’aide. Mais sur le coup, elle fait preuve
d’un remarquable sang-froid. Quand la comtesse Ferenczy pénètre dans son
salon, l’impératrice écoute son lecteur grec qui déclame un poème
d’Homère. « Le comte Paar désire vous voir d’urgence… » Elizabeth a un
geste d’agacement. «  Qu’il attende  !  » «  Il s’agit de graves et mauvaises
nouvelles de l’archiduc Rodolphe », murmure la comtesse. L’impératrice se
lève d’un bond, éclate en sanglots. Mais voici un bruit de pas dans le
couloir. C’est François-Joseph qui approche. Immédiatement Elizabeth se
redresse, sèche ses larmes : « Faites-le patienter un instant… » Nopsca, qui
a suivi la scène du couloir, arrête l’empereur sous un prétexte futile,
bafouille une explication. L’impératrice, enfin, lance à Ida Ferenczy, d’une
voix qui ne tremble pas  : «  Que Dieu me vienne en aide  ! Faites entrer
l’empereur… » La porte se referme sur le tête-à-tête impérial.
Quand François-Joseph sort du salon de l’impératrice, dix minutes plus
tard, il affecte un air impassible. Sa première décision est de désigner une
commission médicale chargée d’enquêter sur les circonstances de la mort de
Rodolphe. L’empereur, en effet, n’est pas très bien renseigné sur ce qui s’est
passé à Mayerling. Hoyos lui-même, dans sa précipitation, ne s’est pas
vraiment rendu compte. Il a vu les deux corps affalés sur le lit, et sur la
table de nuit, le verre d’alcool qui contenait encore un peu de cognac. A
Paar, qui lui a demandé de quoi était mort l’archiduc, il a répondu : « Je ne
sais pas. Un empoisonnement, peut-être. » Les bruits les plus divers courent
en ville. Le journal Neue Freie Presse affirme que le prince a été tué d’un
coup de fusil au cours d’une partie de chasse. Il est aussitôt saisi. La Wiener
Zeitung penche pour la crise cardiaque. On parle aussi de vengeance, de
crime, de duel…
La deuxième initiative de François-Joseph, c’est d’envoyer des
télégrammes au pape et aux principaux chefs d’Etat européens pour les
avertir que Rodolphe est mort «  probablement d’un coup de sang  ». A
Léon XIII, toutefois, l’empereur ne parle que d’une « mort subite ».
C’est tout pour l’immédiat. Les télégrammes rédigés, François-Joseph
reprend le fil de ses audiences, signe le courrier officiel comme si de rien
n’était, méritant ainsi ce jour-là plus que jamais son surnom de
« bureaucrate couronné ». Il ne fera pas le moindre commentaire sur la mort
de son fils. Un mot, qu’il aurait prononcé devant un groupe restreint de
confidents, fut colporté par la suite  : «  Mon fils, aurait-il dit, est mort
comme un tailleur. » L’authenticité n’est pas garantie.
 

Le soir même, la commission médicale composée des docteurs


Wiederhofer, Hormann et Kundraft arrive à Mayerling. Sa conviction est
vite faite. Les deux balles tirées par Rodolphe ont traversé de part en part
les crânes des deux victimes. On ne les a pas retrouvées.
A deux heures du matin, le corps de Rodolphe est emporté secrètement,
placé sur un fourgon de l’entreprise de funérailles de Baden et transporté
par chemin de fer jusqu’à Vienne où il arrive en pleine nuit. François-
Joseph préfère que le corps de son fils soit vu par le plus petit nombre
possible de gens.
Rodolphe est étendu sur un lit de fer dans ses appartements privés.
François-Joseph vient saluer la dépouille sur le coup de sept heures du
matin. Il est en grande tenue, sabre et gants blancs. D’émotion, il tortille sa
moustache – c’est sa seule manifestation extérieure de chagrin. Ce qu’il voit
n’est pas trop horrible  : les médecins ont rebouché la blessure à la tempe
avec de la cire et du fard, et sous le bandage qui enserre le crâne, un léger
sourire semble flotter sur les lèvres de l’archiduc. «  Couvrez-le bien, dit
François-Joseph en s’inclinant, l’impératrice va venir. »
L’empereur est certainement moins insensible qu’il ne s’efforce de le
paraître. Paar, l’aide de camp, le trouve plus voûté et les cheveux plus
blanchis que la veille.
Quelques instants plus tard, on lui annonce l’arrivée du docteur
Wiederhofer qui vient lui faire part des conclusions de la mission médicale.
«  Il est hors de doute, commence le médecin, que nous nous trouvons en
présence d’un suicide…  » François-Joseph l’interrompt  : «  Comment, un
suicide  ? Je croyais que c’était un empoisonnement, que Marie Vetsera
l’avait empoisonné ! » « Non, sire », répond Wiederhofer.
La suite de la conversation demeure mystérieuse. On suppose
généralement que l’empereur, atterré de devoir admettre la thèse du suicide
– avec tout le scandale que cela représente – a demandé au médecin de tout
faire pour mettre le geste de Rodolphe au compte d’une crise de folie
passagère. Il s’agit avant tout d’obtenir du Vatican l’autorisation de donner
à Rodolphe des funérailles religieuses.
Le rapport d’autopsie de la commission Wiederhofer n’en constitue pas
moins une pièce essentielle dans le dossier du drame.
Voici les principaux points de ce rapport :
— Le prince héritier est mort des suites d’une balle de revolver tirée de
très près contre la région temporale droite.
— Il est « hors de doute que Son Altesse Impériale s’est tiré elle-même
un coup de feu et que la mort a été instantanée ».
—  Les médecins ont constaté «  une ankylose prématurée des sutures
sagittale et coronale, une profondeur extraordinaire de la cavité crânienne,
une dépression digitiforme des surfaces antérieures du crâne, un sensible
aplatissement des circonvolutions cérébrales, une dilatation des ventricules
du cerveau, qui sont autant de phénomènes pathologiques qui, selon
l’expérience, accompagnent d’ordinaire un état mental anormal, et par
conséquent on doit admettre que l’acte s’est accompli en état d’aliénation
mentale ».
En d’autres circonstances ce diagnostic digne d’un Diafoirus prêterait à
rire. C’est pourtant sur lui que s’appuie François-Joseph pour adresser au
pape un télégramme de deux mille mots. Tout ce qu’on en sait, c’est que
l’empereur demande effectivement qu’une sépulture chrétienne soit
accordée à son fils. Faut-il préciser que de tous les documents relatifs à la
mort de Rodolphe, celui-là est resté le plus secret de tous  ? Il dort encore
aujourd’hui dans les archives du Vatican.
 

Les arguments de François-Joseph ont beau être étayés par l’avis de


trois médecins, ils ne convainquent personne. Pas même, semble-t-il, le
pape Léon  XIII, qui fait attendre sa réponse pendant trois jours, retardant
d’autant la date des obsèques. La Curie, surtout, se montre extrêmement
sceptique, en particulier le cardinal secrétaire d’Etat Rampolla qui se refuse
à croire à la folie de Rodolphe. Le 2 février, au soir, enfin, Léon XIII envoie
son autorisation de faire enterrer l’archiduc religieusement. Rampolla et la
plupart des cardinaux du Sacré Collège n’en continueront pas moins à
manifester leur désaccord. Ils n’assisteront pas le lendemain au service
funèbre célébré à la mémoire de Rodolphe en l’église nationale allemande
de Rome.
Détail pour la petite histoire  : le cardinal Rampolla paiera chèrement
son hostilité. A la mort de Léon XIII, en 1903, il sera près d’être élu pape
par le Conclave quand François-Joseph, intervenant en vertu d’un privilège
accordé jadis au Saint Empire romain germanique, lui opposera un veto
définitif. C’est le cardinal Sarto qui sera élu sous le nom de Pie X. Si
Rodolphe ne s’était pas suicidé à Mayerling, l’Eglise catholique aurait eu
un autre pape…
Depuis le 1er février, en tout cas, le suicide dans une crise de folie est
devenu la seule explication officiellement admise. L’explication politique
du drame est complètement passée sous silence. Et l’empereur fait tout ce
qu’il peut pour laisser ignorer la présence de Marie à Mayerling. Il ordonne
à la police secrète de faire disparaître le corps de la jeune fille en l’enterrant
aussi vite que possible au monastère d’Heiligenkreuz. C’est l’épisode
horrible de la belle et triste histoire de Rodolphe et de Marie. L’Histoire, en
cet instant, se laisse aller au style Grand Guignol.
 

Vers le milieu de l’après-midi du 30 janvier, les commissaires Habreda


et Gorup, dépêchés par l’empereur à Mayerling, se font bien du souci. Ces
deux honorables fonctionnaires sont chargés des funérailles clandestines de
Marie. Ils doivent refouler la famille Vetsera si elle s’avise de paraître. La
baronne Hélène, alertée par la lettre d’adieu, a supplié en vain François-
Joseph ; l’autorisation de voir le corps de Marie lui a été refusée. Habreda a
encore pour consigne formelle de faire en sorte que personne ne s’aperçoive
qu’une femme est morte avec Rodolphe à Mayerling. Il devra donc faire
sortir le corps comme si la jeune fille était toujours vivante.
Mais, avant toute chose, il doit s’assurer que les moines
d’Heiligenkreuz accepteront de l’enterrer dans leur cimetière. En
compagnie de Gorup, il se rend au monastère, demande à voir le supérieur,
le R.P. Grünbock, et lui déclare : « Une dame de la noblesse s’est suicidée
la nuit dernière, il faut l’enterrer discrètement chez vous. » L’abbé proteste :
«  Une suicidée  ! Pas dans une terre chrétienne, et la nôtre est deux fois
chrétienne…  » Habreda sort de sa poche l’ordre signé de l’empereur. Le
révérend père proteste, mais s’incline.
A leur retour à Mayerling, les deux policiers trouvent deux des oncles
de Marie, Alexandre Baltazzi et le comte Stockau. Trop tard pour les
écarter. On les conduit dans une pièce retirée, une sorte de débarras où le
corps de Marie a été jeté sur une table. Ils l’identifient, signent le procès-
verbal de décès rédigé par le médecin personnel de l’empereur, et qui
conclut à la mort par suicide.
Habreda et Gorup entreprennent alors d’habiller le cadavre. Tant bien
que mal, ils réussissent à lui enfiler un tailleur de ville vert. Ils lui mettent
des chaussures, un manteau de loutre, un chapeau sur la tête, et par les bras,
par les pieds le portent jusqu’au fiacre de Bratfisch – encore ! – qui attend
dans la cour du manoir. Là, nouveau problème. Marie doit avoir l’air d’une
châtelaine qui part en promenade. Or son corps s’affaisse sur les coussins,
sa tête roule sur ses épaules. C’est Gorup, très imaginatif, qui trouve la
solution : on passe une canne dans le dos de la morte, on l’attache avec des
ficelles. Ainsi Marie est très présentable. Elle se tient bien droit. Pour plus
de sûreté, Alexandre Baltazzi et le comte Stockau s’assoient à ses côtés
pour l’empêcher de tomber.
Tout cela a pris beaucoup de temps, il fait nuit noire. Le vent souffle en
tempête, le fiacre dérape sur les chemins couverts de neige glacée, Baltazzi
et Stockau sont obligés de cramponner le corps. Minuit sonne au clocher de
l’abbaye quand le cortège fait son entrée à Heiligenkreuz, où le frère
menuisier a cloué quatre planches en guise de cercueil.
Pour la suite de la cérémonie, il suffit de se reporter au rapport du
commissaire Habreda. Dans sa sécheresse il se passe de commentaires :
« Le comte Stockau, M. Baltazzi, le commissaire Gorup et moi-même
nous tirâmes le corps du fond de la voiture et nous le transportâmes dans la
chapelle où était le cercueil fait de quatre planches. Nous y couchâmes la
morte. Mais la fosse était loin d’être terminée, le mauvais temps avait
retardé le travail. Malgré tous ses efforts le commissaire Gorup n’avait pu
obtenir des deux fossoyeurs qu’ils allassent plus vite. Les parois de la fosse
s’étaient éboulées plusieurs fois et, superstitieux, les deux hommes
refusaient de continuer leur ouvrage en disant que c’était de mauvais
augure. Nous retournâmes donc au monastère en laissant quelques
inspecteurs auprès du cadavre, avec défense de laisser approcher quiconque.
La fosse ne fut prête qu’à sept heures du matin. Revenus au cimetière, nous
fîmes clouer le cercueil sur lequel le père Grünbock récita les prières
funèbres, puis nous le transportâmes jusqu’à la tombe. La terrible tempête
nous rendit ce transport fort difficile. Le comte Stockau, M.  Baltazzi, le
commissaire Gorup et moi-même n’avancions que péniblement et pas à pas.
Les fossoyeurs, qui ne cessaient leurs signes de croix, continuaient à
opposer mille objections, bien que la bénédiction de l’abbé eût dû les
rassurer. Enfin les premières pelletées de terre retentirent sur le cercueil. Il
était neuf heures et demie quand nous quittâmes le cimetière. »
Ce saisissant morceau d’anthologie policière constitue la seule oraison
funèbre de Marie Vetsera. François-Joseph avait même interdit qu’on
inscrivît son nom sur sa tombe. Des années plus tard seulement, la baronne
Hélène sera autorisée à y faire poser une pierre entourée d’une grille de fer.
Sur la dalle, cette inscription :
CI-GIT MARIE, BARONNE DE VETSERA
NÉE LE 18 MARS 1871
MORTE LE 30 JANVIER 1889
TELLE UNE FLEUR, L’HOMME ÉCLOT ET PASSE
(Job. 14-2)

Il n’en reste pas la moindre trace aujourd’hui. Le cimetière


d’Heiligenkreuz a été labouré par les combats en 1945.
Rodolphe, lui, repose aux côtés de son père à la Hofburg, dans la crypte
de la chapelle des Habsbourg.
 

Pour le prince impérial et pour Marie Vetsera l’histoire s’arrête là.


Aujourd’hui elle paraît assez claire, en dépit de quelques points obscurs qui
concernent notamment les activités politiques de Rodolphe. Impossible de
préciser exactement jusqu’à quel point il s’était engagé avec Pista Karolyi.
Le secret se trouvait peut-être dans la cassette que Rodolphe aurait remis à
la comtesse Larish dans l’après-midi du 28 janvier. La jeune femme devait
affirmer par la suite qu’un homme était venu la lui réclamer quelques jours
après la mort du prince. Un homme masqué, qui connaissait le mot de
passe, R.I.U.O. Marie Larish a cru reconnaître l’archiduc Jean Salvator.
C’est évidemment vraisemblable. Mais cette cassette n’a jamais été
retrouvée, et Salvator a disparu un mois après le drame. Chassé de la cour
de Vienne par François-Joseph, il s’est embarqué sous un faux nom (Jean
Orth) à bord d’un voilier qui devait faire naufrage l’année suivante au large
du cap Horn. Certains supposent qu’il n’en a pas réchappé. Pour d’autres,
au contraire, il a mené en Amérique du Sud une vie de grand propriétaire
foncier.
Les papiers personnels de Rodolphe, déposés dans une autre cassette
qu’il avait laissée à la Hofburg, ont été brûlés dès le 31 janvier par Szögenyi
sur ordre de l’empereur et en présence du conseiller à la cour Kubasek. Ces
deux hommes ne révélèrent jamais rien de ce qu’ils en avaient lu.
Au cours de l’année 1889, une commission impériale fut chargée de
recueillir tous les témoignages susceptibles de faire définitivement la
lumière sur le drame de Mayerling. Le dossier fut confié par François-
Joseph au comte Taaffe, son Premier ministre et homme de confiance, qui
reçut pour consigne de conserver quoi qu’il arrive le secret sur ces
documents. Il le fit si bien qu’ils disparurent complètement. En 1918, après
l’écroulement de l’Empire, on crut les trouver dans les archives d’Etat de
l’Autriche. Ils n’y étaient pas. En 1937, enfin, le château que possédait
Taaffe à Ellischau étant mis en vente, on apprit que les papiers relatifs à la
mort de Rodolphe y avaient été conservés, mais qu’ils avaient été détruits,
comme par hasard, au cours d’un incendie.
Après avoir essayé de dissimuler la présence de Marie Vetsera à
Mayerling, François-Joseph est obligé de reconnaître que son fils s’est
suicidé avec elle. Ce sont les journaux allemands qui ont révélé la vérité,
alors que la presse autrichienne, solidement muselée, devait s’en tenir à la
version officielle. Dès le 6  février 1889, en effet, le Berliner Tageblatt
révèle que la petite baronne est morte en même temps que l’archiduc, et
précise même l’endroit où elle a été enterrée…
Contraint de renoncer à la version du suicide solitaire dans une crise de
folie, l’empereur se rabat alors sur celle d’une tragédie amoureuse : « Tous
les deux, déclare-t-il, ont voulu mourir. Mais seulement parce qu’ils
n’avaient aucun espoir de pouvoir vivre ensemble. C’était donc le grand
amour.  » Certains journalistes ont même avancé une hypothèse selon
laquelle Marie Vetsera aurait été tuée au cours d’une scène d’orgie  ;
Rodolphe se serait alors suicidé de désespoir. Une telle théorie expliquerait
pourquoi personne n’a déclaré avoir entendu les coups de feu.
François-Joseph, bien sûr, n’avait aucun intérêt à révéler les dessous
politiques de l’affaire. Les esprits étaient loin d’être calmés en Hongrie
après la fiévreuse journée du 29 janvier. Dire la vérité sur les intrigues de
Rodolphe, c’eût été risquer de déclencher une nouvelle crise.
 

Les témoins qui auraient pu apporter des précisions sur les derniers
instants de Rodolphe et sur ses activités politiques ont tous fait preuve
d’une discrétion exemplaire, même après la chute des Habsbourg, alors
qu’ils n’avaient plus à redouter une quelconque vengeance de l’empereur.
Chose extraordinaire, les serviteurs, jusqu’au plus subalterne, surent tenir
leur langue autant que les diplomates et les conseillers de François-Joseph.
Celui-ci paraissait craindre surtout les confidences auxquelles aurait pu se
laisser aller un homme comme Bratfisch. Il est vrai que le cocher siffleur
était certainement l’une des personnes qui en savaient le plus long sur la vie
de Rodolphe, tant publique que privée. C’était un grand buveur, et il était
fréquemment ivre sur le coup de deux heures du matin. L’empereur
l’obligea à quitter Vienne, et l’on crut que Bratfisch partait en exil aux
Etats-Unis. En réalité le cocher, qui ne pouvait vivre loin des tavernes
autrichiennes, ne dépassa jamais Salzbourg. Et quelques mois plus tard, on
l’entendait de nouveau siffler dans les arrière-salles des restaurants de
Vienne. Mais aux rares personnes qui osèrent lui poser des questions il
répondait invariablement  : «  Moi je ne savais rien, je ne voyais rien, je
n’entendais rien. Je conduisais mon fiacre là où mon maître m’ordonnait
d’aller, c’est tout.  » A lui, comme aux gardes-forestiers et aux laquais de
Rodolphe, comme au valet de chambre Loschek, on proposa souvent de
fortes sommes pour acheter leurs souvenirs. Aucun ne les accepta. On
murmura, naturellement, que l’empereur s’était assuré leur silence à prix
d’or. Mais quand Bratfisch mourut, en 1892, il n’avait rien changé à sa
manière de vivre et ses ressources paraissaient des plus modestes.
 

Tant de mystères, tant de contradictions entre les thèses officielles


successivement présentées par le palais impérial ne pouvaient manquer de
faire travailler les imaginations. Depuis 1889, il ne s’est guère passé une
décennie sans qu’une nouvelle théorie ne soit lancée, qui prétendait
résoudre enfin «  l’énigme de Mayerling  ». Certaines sont complètement
fantaisistes, la plupart résistent mal à un examen attentif des faits.
Aux environs de 1930, le fils de Philippe de Saxe-Cobourg, Léopold,
confie à son ami le baron Lafaurie qu’il tient de la bouche de son père la
vérité sur Mayerling. Mais, ajoute-t-il, cette vérité est trop horrible pour être
révélée. Après s’être fait un peu prier, le prince Léopold raconte… Selon
lui, Rodolphe a donné rendez-vous à Marie pour lui annoncer qu’il a décidé
de rompre à la demande de l’empereur. Marie, folle de rage, dissimule un
rasoir dans la chambre, et profite du sommeil de Rodolphe pour le mutiler
affreusement au bas ventre. L’archiduc, malgré la douleur, trouve la force
de se redresser, il étrangle Marie puis se tire une balle dans la bouche.
Loschek aurait trouvé par terre un fusil et un rasoir. Les faiblesses de cette
version éclatent. D’abord, Philippe de Cobourg avait quitté Mayerling plus
de douze heures avant le drame. Ce n’est donc pas un témoin direct.
Ensuite, personne n’a jamais mentionné l’existence d’un fusil et d’un rasoir.
Enfin, son histoire est en contradiction complète avec le rapport de la
commission médicale présidée par Wiederhofer. Or, si l’on peut reprocher à
celui-ci sa complaisance pour tenter d’accréditer la thèse de la folie de
Rodolphe, il ne faut pas oublier qu’il a tout de même eu assez de courage
pour faire admettre à François-Joseph que son fils s’était suicidé, alors que
l’empereur se serait beaucoup mieux accommodé d’une affaire
d’empoisonnement.
En 1929, le diplomate historien Maurice Paléologue publie de son côté
une version assez classique, axée surtout sur le drame d’amour, en y
ajoutant seulement un détail qu’il affirme tenir de l’impératrice Eugénie,
épouse de Napoléon III et amie intime d’Elizabeth d’Autriche : Marie aurait
annoncé à Rodolphe, en arrivant à Mayerling, qu’elle attendait un enfant.
Cette révélation les aurait définitivement décidés à mourir ensemble.
Deux objections :
—  les premiers rapports sexuels entre les deux jeunes gens semblent
dater du 13  janvier  ; il paraît impossible que seize jours après seulement
Marie puisse affirmer qu’elle est enceinte ;
— les naissances illégitimes, d’autre part, étaient chose assez courante,
à la cour de Vienne et ailleurs, pour que la naissance d’un enfant soit
acceptée par Rodolphe et Marie. Leur honneur, à l’un comme à l’autre, y
aurait aisément résisté.
On parle aussi d’assassinat. La police secrète autrichienne aurait tué
Rodolphe et Marie après avoir découvert que le prince complotait contre
son père. Il est évidemment impossible de démontrer la fausseté de cette
hypothèse. Cependant le vent de panique qui souffla sur la cour le
30  janvier au soir, les instructions contradictoires données par le cabinet
impérial permettent d’en douter fortement.
En 1951, l’historien autrichien Peter Poetscher, conservateur des
musées de Vienne, lance une théorie vraiment originale. S’appuyant sur de
minutieuses comparaisons entre les portraits de Rodolphe et de Marie,
Poetscher affirme que la jeune fille était la demi-sœur de l’archiduc. Selon
lui, elle est née des amours clandestines de François-Joseph et d’Hélène
Vetsera. Il fait remarquer, à juste titre, qu’Albin Vetsera, le père légal de
Marie, avait rejoint son nouveau poste à Saint-Petersbourg depuis près d’un
an (312 jours) quand sa femme a accouché. Il est vrai aussi que François-
Joseph ne dédaignait pas les bonnes fortunes – il aurait été à l’époque
l’amant de l’actrice Catherine Schratt – et qu’Hélène n’était pas un prix de
vertu. De là à conclure à une liaison, il y a tout de même une marge.
D’autant que les secrets d’alcôve de la cour de Vienne étaient généralement
bien mal gardés : si François-Joseph avait eu une aventure avec la mère de
Marie, cela se serait probablement su. Poetscher n’en conclut pas moins en
émettant l’hypothèse que Rodolphe et Marie se seraient tués de désespoir
après avoir appris qu’ils étaient frère et sœur. Oui, bien sûr, pourquoi non ?
Mais pourquoi oui ? On peut toujours rêver.
En 1962, enfin, la baronne Marie Surcouf essaie de donner corps à une
version aussi rocambolesque que romantique, mais à laquelle il faut
néanmoins reconnaître le mérite de proposer une fin heureuse – le « happy
end  » cinématographique – aux amours de Rodolphe et de Marie. La
baronne Surcouf affirme qu’elle a recueilli les confidences d’un familier de
la cour de Vienne, le baron Linden von Kenenburg. Le prince et son
amante, lui aurait raconté ce vénérable vieillard, ne sont pas morts à
Mayerling. Les corps découverts par Loschek n’étaient pas les leurs, mais
ceux de deux jeunes paysans que Rodolphe avait fait assassiner pour donner
le change. Pendant que Hoyos courait à la gare de Baden, ils se seraient
enfuis dans le fiacre de Bratfisch… La baronne Surcouf soutient qu’une
enveloppe apparemment vide, mais ayant contenu 100  000  florins a été
trouvée sur le tapis de la chambre par Loschek. C’était, dit-elle, le viatique
préparé par le prince pour un voyage au bout du monde. Elle croit même
avoir rencontré au cours d’un voyage dans les îles grecques un jeune
homme ressemblant étrangement à Rodolphe, et qui lui aurait parlé avec
émotion de la famille impériale. Elle se demande si ce n’était pas l’un des
fils de Rodolphe et de Marie Vetsera, morts dans l’anonymat après avoir eu
trois enfants…
Oui, on peut rêver. Et on rêvera sans doute encore longtemps de
Mayerling.

Guy CLAISSE
Nicolas Flamel
Vers la fin d’un bel après-midi parisien de l’été 1356, l’écrivain juré
Nicolas Flamel abaisse soigneusement le lourd volet de bois qui ferme la
fenêtre de son échoppe, à l’enseigne de La Fleur de Lys, et se dirige à
quelques pas de là, vers sa maison qui s’élève au coin de la rue des
Marivaux et de la rue des Ecrivains.
L’échoppe, elle, s’adosse à l’église Saint-Jacques-la-Boucherie, une
belle église gothique, à un seul portail, surmonté d’un fronton à rosace mais
dont la caractéristique la plus remarquable est assurément une tour, haute et
majestueuse, imposant clocher qui a résisté à toutes les vicissitudes des
siècles1.
L’écrivain juré est un tout jeune homme. Il a, à l’époque, vingt-six ans.
De taille moyenne, il est robuste, bien découplé. Son visage est agréable,
aux traits réguliers, au large front bombé.
L’échoppe qu’il vient de fermer est minuscule, aménagée dans une
encoignure de l’église, mais comme il est dangereux de juger sur les
apparences, il n’eût pas fallu en déduire que l’artisan qui en était titulaire
végétait dans une affreuse misère. On peut même dire, tout au contraire,
qu’en dépit de son jeune âge, Nicolas Flamel occupait la position très
enviable – à cette époque déjà – de bourgeois de Paris.
 

En fait, il avait su fort bien mener sa barque. Né à Pontoise de parents à


la modeste aisance, il avait recueilli, à leur mort, un héritage qui lui avait
permis d’acquérir sa charge et ainsi, il avait pu très rapidement se mettre à
son compte.
Il exerçait une profession relativement lucrative et en tout cas
respectable et respectée. Fort agréable au surplus, tant elle comportait
d’aspects divers. L’écrivain juré, un peu comme le tabellion, rédigeait des
actes juridiques dans le jargon déjà fort embrouillé de ce XIVe  siècle. Il
copiait également pour la pratique des manuscrits, en belle écriture
gothique, enluminée de multiples fioritures. Il les reproduisait en autant
d’exemplaires qu’on le lui demandait. En somme, à quelques décennies de
l’invention de l’imprimerie, il était tout à la fois éditeur et copiste. De plus,
il faisait le commerce des manuscrits, les achetait, les remettait en état, les
reliait souvent. Il était donc également libraire…
Ces multiples activités ne pouvaient évidemment pas s’accommoder
d’une tanière aussi exiguë que l’échoppe de Saint-Jacques-la-Boucherie.
Elle n’était, en fait, que son magasin d’exposition, l’endroit où il traitait ses
affaires, s’entretenait avec ses fournisseurs et ses clients. Il était plus à l’aise
dans sa maison de la rue des Marivaux. Là, travaillaient pour son compte
plusieurs clercs et ouvriers qui réalisaient les commandes prises par leur
patron. Dans une pièce de la demeure, on pouvait même trouver de jeunes
garçons que leurs familles envoyaient là pour apprendre le français, la
grammaire et s’initier aux secrets de l’écriture.
Il avait tout pour être heureux, ce jeune bourgeois de Paris, accueilli
chez lui par la plus tendre des épouses, dame Pernelle. Car ce mariage
même était une autre réussite de Nicolas Flamel. Pernelle avait connu un
destin cruel. Veuve à deux reprises, c’était une femme fort avenante, de huit
ans plus âgée que son mari. Ses deux précédents époux2 lui avaient laissé
quelque bien et il n’est pas douteux que cet apport substantiel avait
contribué à l’établissement de Flamel. Peut-être eût-il été injuste de parler
de mariage d’argent et de présenter l’écrivain juré comme un coureur de
dot. Il s’agissait plutôt d’un mariage de raison, contracté entre deux êtres
d’une classe qui envisageait la vie avec sérieux, au surplus fort dévots l’un
et l’autre. Leur union n’était exempte ni de loyauté, ni de tendresse.
Pourtant, en atteignant sa demeure, son front se barrait d’une ride
soucieuse. Dans la grande salle qui servait tout à la fois de cuisine et de
salle à manger, on n’attendait que lui pour dire le bénédicité. La maîtresse
avait pris place à un bout de la table. Les jeunes élèves étaient rentrés chez
eux. Mengin, le jeune clerc qui cumulait ses fonctions avec celles de valet
de dame Pernelle, avait pris place avec ses quatre collègues sur les
escabeaux, de part et d’autre du massif meuble de chêne. Tout près de l’âtre,
la jeune servante s’apprêtait à apporter la marmite.
On mangeait simplement mais fort bien, à la table des Flamel. Il est vrai
que ce Paris du XIVe siècle ne le cédait en rien à celui de nos jours, quant à
la gastronomie. De la Loire à la Somme, de la Normandie à la Champagne,
villes et provinces contribuaient à ravitailler la capitale en produits
alimentaires divers. Les viandes, les volailles, les gibiers, les fruits, de la
modeste pomme aux châtaignes de Lombardie (déjà) ou aux raisins secs de
Damas  ; les poissons de toutes les rivières d’Ile-de-France, et même la
marée des ports les plus proches ; les vins de Touraine, de Bourgogne, du
Midi, sans compter les crus d’Italie et le vin de Chypre que l’on nommait
«  l’Archevêque des vins  ». On n’était pas plus dépourvu dans le domaine
des plats cuisinés : dans toutes les rues, les colporteurs criaient les pâtés, les
tripes et les gâteaux de toutes sortes.
Chez les Flamel, on s’en tenait à la simplicité : dame Pernelle avait un
sens solide de l’économie.
 

Dame Pernelle voit bien que son époux est en proie à de graves soucis.
Il n’est pas d’un naturel expansif et jovial, mais cela ne lui ressemble guère
de demeurer des heures silencieux et songeur. La table débarrassée, le jour
baissant, les époux Flamel prennent leurs dispositions pour une courte
veillée.
Leur maison occupe un pan coupé, ce qui signifie que les jours de beau
temps où l’on peut ouvrir largement les fenêtres, elle accueille une lumière
abondante. Mais lorsque les intempéries ou le froid de l’hiver obligent à se
calfeutrer, il en va tout autrement, le jour n’arrive que très atténué à travers
le parchemin huilé qui tient lieu de vitre. La nuit venue, il faut bien
s’éclairer. La lampe à huile est d’un usage courant, mais sa fumée noire salit
les plafonds et prend à la gorge. On utilise donc la chandelle de suif, que le
chandelier vient faire à domicile. On réserve la bougie ou le cierge de cire
pour les grandes occasions.
Pourtant, ce n’est que dans la chambre conjugale que, cédant aux
tendres questions de son épouse, Nicolas Flamel se décide à lui faire part de
son tourment.
Cet homme positif, voire réaliste, avait été visité la nuit précédente par
un songe étrange qui n’avait cessé de le hanter de toute la journée. Il le
décrit à sa femme : un ange, tout enveloppé de lumière, lui est apparu et cet
ange tenait à la main un manuscrit curieusement relié, dont la couverture
présentait une allégorie et des caractères inconnus. «  Regarde ce livre,
Flamel, avait dit l’ange. Tu n’y comprends rien, ni toi ni beaucoup d’autres.
Mais tu verras un jour ce que nul n’y saurait voir. »
Nicolas Flamel avait contemplé, ébloui, la vision céleste. Il avait tendu
la main pour prendre ce livre que l’ange semblait lui proposer. Mais, à ce
moment, la vision s’était évanouie et l’écrivain juré s’était réveillé plein
d’angoisse.
Il n’en conservait pas moins, le lendemain, le souvenir très vif et très
précis du manuscrit mystérieux. On imagine sans peine que le songe est le
sujet de la conversation de Nicolas et de Pernelle, ce soir-là. A une époque
où la religion, mais aussi la superstition, imprègnent tous les actes et toutes
les pensées d’un homme, il y a là matière à spéculation. Un ange était au
centre du rêve, mais les caractères dans lesquels était rédigé le livre
n’avaient-ils pas un côté satanique ?
Nicolas Flamel finit par trouver le sommeil, dans la paix d’une
conscience sans reproche. Et puis, les jours passent. Les tâches quotidiennes
requièrent le meilleur de lui-même. Les soirées sont douces au côté de dame
Pernelle.
Dans les jardins du quartier, dans les clos des couvents, les feuilles
jaunissent, l’automne succède à l’été, et l’hiver à l’automne.
Nicolas Flamel finit par oublier l’ange de son rêve et son énigmatique
manuscrit.
 

Le printemps, à son tour, a chassé l’hiver et l’été revient : celui de 1357.


Pour Nicolas Flamel, pour son épouse, pour sa maisonnée, la trame des
jours est tissée de bonheur paisible et de travail serein. Comme pour tous
les Français de ce temps, la journée est rythmée par les devoirs religieux. Le
XIVe  siècle allait être marqué par un effort de compréhension de la
religion, par un désir sincère, chez la plupart des croyants, de gagner le ciel
par une discipline plus stricte et plus vigilante. C’est vers le milieu de ce
siècle qu’apparut le livre d’heures qui allait associer plus étroitement le
croyant aux rites tout au long de la journée.
Pour Nicolas et pour Pernelle, plus peut-être que pour d’autres – les
témoignages que nous avons de leur vie en attestent – le salut est la grande
affaire. Chaque matin, ils entendent matines, en voisins, à Saint-Jacques-la-
Boucherie. Déjà, Flamel est membre de plusieurs confréries, notamment
celle de Saint-Michel de la Chapelle du Palais et de Saint-Jean-
l’Evangéliste. Il ne manque aucune des prières de la journée et moins
encore les fêtes carillonnées et les cérémonies corporatives qui, de Noël au
Jour des Trépassés, jalonnent l’année d’un Parisien.
Le reste du temps est largement occupé par le travail. On peut penser
que l’écrivain juré, homme de bon sens et d’entreprise, n’a pas manqué, dès
cette époque, d’étendre ses affaires avec l’aide des capitaux que lui a
apportés en dot sa femme Pernelle. Il a sans doute les moyens d’acheter de
nombreux manuscrits, d’attendre le bon moment pour les revendre à une
clientèle d’amateurs, d’érudits. Sa maison de la rue des Marivaux est
d’autre part assez spacieuse pour accueillir plusieurs clercs et ouvriers.
Cette prospérité commerciale, qui paraît indiscutable à quiconque
étudie la vie de Flamel, ne le conduit pas sur les chemins de l’extravagance.
Réfléchi et pondéré, de goûts simples, il va toujours sobrement vêtu et les
dépenses excessives paraissent bannies de son existence quotidienne.
Le songe d’une nuit de l’été 1356 est bien oublié. Il a retenu un temps
l’attention de l’écrivain juré comme un de ces phénomènes oniriques qui
nous causent pour quelques heures, voire pour quelques jours, une
impression passagère de malaise.
C’est pourquoi, lorsqu’un inconnu lui propose de lui vendre un
manuscrit d’aspect aussi curieux que vénérable, l’écrivain juré n’y attache
pas une importance particulière. La transaction sort si peu de la routine qu’il
ne songe pas à demander son nom au vendeur : nous n’en possédons aucune
trace. De même, la somme engagée n’est pas de celles qui confèrent à un
achat une valeur considérable. Il s’agit de deux florins.
Il devait d’ailleurs le préciser, bien des années plus tard, dans son Livre
des figures hiéroglyphiques : «  Celui qui m’avait vendu ce livre ne savait
pas ce qu’il valait, aussi peu que moi quand je l’achetai. » Et il ajoute : « Je
crois qu’il avait été dérobé aux misérables Juifs ou trouvé quelque part
caché dans l’ancien lieu de leur demeure. »
Avec cette hypothèse, Flamel rend compte de la singularité de l’objet
dont il n’est pas en mesure de lire le contenu. Notre commerçant entend fort
bien le latin et le français, bien sûr, mais la langue dans laquelle le livre est
en partie rédigé n’est ni l’un ni l’autre.
On pense donc tout de suite aux Juifs, à ces Juifs « misérables » dont le
destin médiéval est des plus fluctuants. Trois fois, au cours du siècle, ils
allaient être chassés de France et trois fois on allait les y rappeler, ou du
moins leur donner l’autorisation de s’y réinstaller. Et les Juifs devaient être
conscients du caractère inéluctable de ce cycle puisque nombre d’entre eux,
au moment du départ, cachaient de petites fortunes ou des objets personnels
dans les lieux où ils comptaient bien revenir un jour.
Dans la France de 1357, eux seuls échappent au cadre strict fixé par la
religion catholique. De là la tendance générale à parer leur langue, leur
origine orientale, d’une aura redoutable de mystère.
L’inconnu repart avec ses deux florins. Peut-être Flamel est-il accaparé
par des tâches immédiates, mais il ne tarde cependant pas trop avant
d’examiner son acquisition. Et ceci fait, il s’aperçoit bien vite, avec le
trouble qu’on imagine, qu’il se trouve devant le livre de son rêve de l’année
précédente. C’est là, à n’en pas douter, le manuscrit que l’ange lui avait
tendu et qui s’était évanoui au moment où il allait le saisir. Flamel l’a écrit
avec précision : « Il était doré, fort vieux et beaucoup large. Il n’était point
en papier ou parchemin, comme sont les autres, mais seulement il était fait
de déliées écorces (comme il me semblait) de tendres arbrisseaux.
«  Sa couverture était de cuivre bien délié, toute gravée de lettres ou
figures étranges et, quant à moi, je crois qu’elles pouvaient bien être des
caractères grecs ou d’autre semblable langue ancienne. Tant il y a que je ne
les savais pas lire et que je sais bien qu’elles n’étaient pas notes ni lettres
latines ou gauloises, car nous y entendons un peu.
«  Quant au dedans, ses feuilles d’écorce étaient gravées et d’une très
grande industrie, écrites avec une pointe de fer en belles et très nettes lettres
latines colorées. »
L’étrange ouvrage n’a pas de titre, comme c’est pourtant l’usage pour
un livre. En revanche, sur le premier feuillet, un frontispice qui est aussi
une dédicace  : «  Abraham le Juif, prince, prêtre, lévite, astrologue et
philosophe, à la gent des Juifs, par l’ire de Dieu dispersée aux Gaules, salut
D.I. »
Cette apostrophe est écrite en latin, en lettres capitales et dorées.
Jusque-là, il n’y a eu aucun problème dans la vie de Nicolas Flamel.
Peut-être des connaissances un peu plus étendues que le commun des
mortels, une certaine érudition, pourrions-nous même dire, lui ont-elles
ouvert l’esprit, apporté quelque expérience, plus large que celle de la
plupart de ses contemporains. Sa culture, cependant, ne s’évade pas du
cadre précis de la morale et de la philosophie chrétiennes de son époque. Il
n’est nullement préparé à se pencher sur les abîmes insondables d’une
civilisation étrangère.
On imagine donc sans peine la fascination que le livre d’Abraham Juif
peut exercer sur un esprit néanmoins curieux. Il n’est pas question de le
revendre. Le précieux livre devient l’ornement le plus singulier de
l’échoppe du libraire. Celui-ci, pendant des jours, des semaines et des mois,
va le contempler avec un intérêt sans cesse accru, feuilleter chacune de ses
pages avec l’amour et le soin d’un bibliophile, examiner chacune des
figures, des dessins qui l’ornent, rêver longuement aux textes étranges qu’il
est capable de lire mais à coup sûr incapable de comprendre.
L’auteur lui-même l’en dissuadait. En guise d’entrée en matière,
Abraham Juif proférait de terribles menaces à qui aurait l’audace de jeter
les yeux sur ce livre s’il n’était sacrificateur ou scribe, autrement dit prêtre
ou écrivain. A l’appui de ces menaces, revenait à plusieurs reprises dans
cette première page le mot Maranatha qui signifie, paraît-il, anathème,
malédiction universelle.
Combien fallut-il de temps à Nicolas Flamel pour se convaincre qu’en
tant qu’écrivain il appartenait à une des deux catégories susceptibles
d’échapper à ces imprécations  ? Nul ne le sait, et pourtant ses biographes
s’accordent à penser que c’est en 1358, par conséquent l’année suivante,
qu’il commence de travailler sur le manuscrit d’Abraham Juif.
L’introduction traitait de sujets généraux et fort élevés. «  Au second
feuillet, raconte Flamel, il consolait sa nation, la conseillant de fuir les vices
et surtout l’idolâtrie, attendant le Messie à venir avec douce patience, lequel
vaincrait tous les rois de la terre et régnerait avec sa gent en gloire,
éternellement. »
Pour un catholique du Moyen Age, il y a là de quoi frémir. Le propos
d’Abraham Juif sent pour le moins le fagot. Cela n’arrête pas Flamel qui
poursuit son étude. Le reste de l’ouvrage, d’ailleurs, traite d’alchimie. Il est
divisé en sept chapitres, comprenant chacun vingt et un feuillets. Il est orné
de sept figures au sens hermétique. Dans le livre qu’il allait leur consacrer,
Flamel les décrit minutieusement. L’une d’elles, par exemple, représente
« une croix où un serpent était crucifié », tandis que sur une autre « étaient
peints des déserts au milieu desquels coulaient plusieurs belles fontaines
dont sortaient plusieurs serpents qui couraient par-ci et par-là ».
Le destin de Nicolas Flamel va le faire entrer dans l’univers symbolique
de la Cabale, cette science hermétique d’interprétation de la Bible dont les
Juifs assuraient détenir le secret. Déjà, le manuscrit lui-même en représente
les données essentielles : il comporte sept chapitres de vingt et un feuillets.
C’est le chiffre fatidique et mystérieux et son inséparable multiple, trois.
Pourtant, l’ouvrage d’Abraham Juif a un but bien précis. Il se propose
d’enseigner aux initiés la transmutation métallique, c’est-à-dire le secret de
la fabrication de l’or « pour aider sa captive nation à payer les tributs aux
empereurs romains ».
Mais encore fallait-il pouvoir interpréter le sens des allégories dont le
livre fourmillait. Encore fallait-il trouver la signification des images dont
l’auteur usait sans cesse pour décrire tel «  agent  », tel «  procédé  ». La
tentation est sans doute trop forte. Flamel se met au travail.
 

Dans la maison de la rue des Marivaux apparaissent alors des matériels


mystérieux. En premier lieu l’athanor, le fourneau de l’alchimiste. C’est une
sorte de poêle à charbon, à combustion lente, qu’un dispositif spécial
permet de régler et qui assure une chaleur stable aux chercheurs.
C’est ensuite la batterie des cornues, des fioles, des alambics et des
matras, curieux récipients de verre qui ont la forme d’une outre à fond plat
(ils tirent d’ailleurs leur nom de ce mot en arabe) et qui sont munis d’un col
étroit que l’on peut fermer hermétiquement. Le laboratoire de l’alchimiste
est prêt. Nicolas Flamel va désormais y passer le plus clair de sa vie.
Le désir de fabriquer de l’or et d’accéder à une prodigieuse fortune
n’est peut-être pas exclu de ses efforts. Il est cependant plus vraisemblable
que Nicolas Flamel a été, au départ, poussé par une irrésistible curiosité. On
ne dira jamais assez combien ce Moyen Age a été brûlé de la soif de la
science, de la fièvre de la découverte. Comme tant d’autres de ses confrères,
Flamel s’est lancé dans les expériences sans cesse recommencées, dans les
tentatives de comprendre, dans les fausses interprétations.
C’est aride, c’est stérile. D’autant plus que le candidat alchimiste
travaille seul, ou du moins qu’une seule personne participe à son labeur. Il
s’agit bien entendu de Pernelle, dont l’amour conjugal ne peut rester
indifférent devant la tâche immense entreprise par son époux. Lorsque ce
dernier doit sacrifier au sommeil, lorsque ses occupations professionnelles
l’appellent au-dehors, Pernelle est là pour reprendre le flambeau et terminer
l’expérience en cours.
Flamel est seul parce que l’alchimie n’est pas la science de tout le
monde. L’ombre de la sorcellerie plane, pour le menu peuple, sur ces
travaux inquiétants, et les légendes les plus extravagantes courent sur les
« disciples » dont certains, assure-t-on, n’hésitent pas à vendre leur âme à
Satan afin de s’assurer le concours et la collaboration de ses démons.
Pour cette raison, les quelques contacts que Flamel peut avoir avec des
initiés sont forcément très rares et se situent tous à Paris. Il brûle du désir de
questionner des gens de science, mais il est tenu à une grande prudence et
jamais, semble-t-il, il ne montre son manuscrit. Encore, ces quelques
contacts ne l’avancent-ils guère. On cite un certain maître Anseaulme, qui
se mêla de donner un sens à certaines des figures que Flamel lui décrivit et
qui fit perdre beaucoup de temps au chercheur.
Mais la passion du Grand Œuvre a saisi l’honorable écrivain juré. Il ne
rêve plus que devenir un Disciple de la science hermétique, le souffleur de
la poudre de projection qui, au bout du chemin, ferait enfin de lui un
Adepte, c’est-à-dire un de ces hommes tout-puissants, possédant le secret
de la pierre philosophale.
Mais ces aspirations, dans son esprit, demeurent purement scientifiques.
On ne sait si les affaires de Nicolas Flamel souffrirent du soin qu’il
consacra à la recherche du grand secret. On est certain, cependant, qu’il
continua, durant tout ce temps, à remplir scrupuleusement ses devoirs de
chrétien, que sa foi et sa dévotion ne souffrirent jamais de sa passion
alchimiste.
 

Nicolas Flamel s’est engagé dans l’étude, «  privé du fil d’Ariane,


plongé dans un labyrinthe où tout a été préparé consciemment et
systématiquement afin de jeter le profane dans une inextricable confusion
mentale ».
Profane, il l’est certes au début, mais au fur et à mesure que s’équipe le
laboratoire alchimique, que s’accumulent les longues heures de veille et
d’observation, l’écrivain juré devenu souffleur, acquiert d’incontestables
connaissances scientifiques. Dans le creuset de l’athanor, se mêlent
minerais et métaux, acides et « agents », mais en vain, semble-t-il. Le grand
secret se refuse au chercheur, les passages essentiels du livre d’Abraham
Juif demeurent obscurs.
Le plus extraordinaire de l’histoire de Nicolas Flamel est sans doute le
fait que tout cela dura 21 ans. 21 ans – de nouveau le chiffre cabalistique –
durant lesquels, inlassablement, il reprenait ses expériences.
Les quelques alchimistes parisiens qu’il a rencontrés ne sont que des
charlatans ou des illuminés. Et il raconte lui-même plus tard que « durant le
long espace de vingt et un ans, je fis mille brouilleries. Je trouvai dans mon
livre que les philosophes appelaient Sang l’esprit minéral qui est dans les
métaux, principalement dans le soleil, la lune et Mercure, à l’assemblage
desquels je tendais toujours. Aussi ces interprétations pour la plupart étaient
plus subtiles que véritables. Ne voyant donc jamais en mon opération les
signes ou temps écrits dans le livre, j’étais toujours à recommencer ».
Dans les dernières années de cet interminable labeur, une idée finit par
s’imposer à Flamel : le livre a été écrit par un Juif, « prince, prêtre, lévite,
astrologue et philosophe  ». Personne, donc, ne peut lui expliquer son
symbolisme ni lui traduire les passages rédigés en hébreu, sinon un autre
Juif, prêtre et cabaliste de préférence.
Mais les princes des Juifs, au XIVe  siècle, on ne les trouve pas en
France. Ils sont en grand nombre, en revanche, dans un pays voisin qui est
encore l’antichambre de l’Orient, puisque la Reconquista allait y durer
encore plus d’un siècle. Un pays où les Juifs jouent le rôle d’un étrange trait
d’union, hautement désavoué, méprisé par les deux partis, entre la
Chrétienté et l’Islam, et ce pays, bien sûr, c’est l’Espagne.
Le projet mérite d’être mûri car, à l’époque de Nicolas Flamel, un
bourgeois de Paris n’entreprend pas un long voyage à l’étranger sans de
sérieux motifs. Et les motifs sérieux ne peuvent être que ceux qu’inspire la
religion.
L’écrivain s’entretient longuement de cette idée avec dame Pernelle. Et
un moyen existe, de concilier les devoirs du catholique et la passion de
l’alchimiste. Ce moyen, c’est le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Depuis qu’en 835, l’évêque d’Iria, Théodomir, avait découvert sur une
colline, au pied du mont Pedroso, en Galice, un cercueil de marbre
contenant le corps parfaitement conservé de l’apôtre saint Jacques, tant de
millions de pèlerins avaient défilé à Santiago qu’on l’avait appelé
la Mecque de l’Occident.
Une étoile, d’un merveilleux éclat, avait désigné aux montagnards le
lieu sacré où reposait l’apôtre. De là le nom de « campus stellae », champ
de l’étoile, ou Compostelle. La première église bâtie à Santiago avait été
détruite par les Arabes, en 997. Mais, la marée islamique repoussée, on
avait commencé, un siècle plus tard, la construction de l’actuelle cathédrale.
L’apôtre Jacques était également le patron de la paroisse de Nicolas
Flamel. C’est une raison de plus de lui rendre hommage, et le voyageur lui-
même, avec une grande franchise, lie ensemble les deux buts essentiels de
son pèlerinage. « Je fis vœu, dit-il, à Dieu et à M. saint Jacques de Galice,
pour demander l’interprétation des figures à quelque sacerdot juif, en
quelque synagogue d’Espagne. »
C’est ainsi qu’il part, ayant dit adieu à dame Pernelle, en habit de
pèlerin, la coquille à la ceinture et le bourdon à la main. Dans les plis de son
vêtement, toutefois, il cache les copies du livre d’Abraham Juif,
soigneusement écrites de sa main. C’est, outre un maillon de plus dans la
chaîne de son salut éternel, leur signification précise qu’il compte ramener
d’Espagne.
L’homme qui prend la route d’Orléans, par un beau matin de l’année
1379, est assez différent de celui que nous avions vu fermer le volet de son
échoppe. La vie a coulé, Flamel est alors âgé de près de 50  ans. Ses
cheveux se sont clairsemés, son front, largement dégagé, se creuse de deux
rides profondes. Le nez droit marque toujours la volonté et la persévérance,
mais on distingue, de chaque côté, les plis de quelque amertume. Le regard
est sérieux, pensif et il demeure incontestable que le portrait que nous avons
de l’alchimiste reflète à la fois l’intelligence et la bonté.
Le pèlerinage à Santiago représente un long voyage, mais on ne
l’accomplit pas seul. Le pèlerin reconnaît bien vite, à son habit, quelque
piéton animé des mêmes desseins et l’on fait ainsi route ensemble jusqu’à
ce que, lors d’une étape, on se joigne à un groupe plus important. Des
communautés religieuses assurent l’hébergement des voyageurs et, pour
traverser les Pyrénées, une route spéciale a été tracée à leur intention.
Flamel, avec bien d’autres pèlerins, parvient sans encombre à Saint-
Jacques-de-Compostelle. Comme les autres, il se livre aux dévotions
prescrites, baise le manteau du saint, distribue les aumônes rituelles et
surtout, il prie. Il prie ardemment pour son salut et celui de son épouse, sans
doute, mais aussi pour l’accomplissement de son grand projet.
Ses devoirs de chrétien accomplis, il peut justement se consacrer
entièrement à la recherche de ce «  sacerdot juif en quelque synagogue
d’Espagne  ». Et comme en réponse à ses prières, la providence le sert. A
Léon, sur le chemin du retour, il vient à rencontrer un marchand français,
originaire de Boulogne, qui voyage pour ses affaires. Boulogne est une ville
avec laquelle Flamel a des attaches familiales. On sympathise donc.
L’alchimiste s’ouvre, avec la plus grande prudence, de ses désirs et il se
trouve que le marchand connaît en Léon un médecin juif, converti au
christianisme et qui passe, dans la région, pour un cabaliste très savant.
Une entrevue est arrangée très rapidement. Le marchand de Boulogne
devient l’interprète de Flamel, qui n’entend pas l’espagnol, et du médecin,
qui ne parle pas le français. Le nom du médecin, maître Canches, qui nous
est parvenu, est certainement une altération de l’espagnol Sanche, ou
Sanchez. Après les préliminaires, le Parisien montre donc à maître Canches
les copies de dessins qu’il a amenées avec lui.
L’effet en est prodigieux. En quelques instants, le médecin se montre
transporté de joie  : ces figures, affirme-t-il, proviennent de l’Asch
Mezareph du rabbin Abraham, un livre d’une valeur inestimable que,
depuis longtemps, on croyait à jamais perdu.
Du coup, Canches s’adresse à Flamel en latin, et tous deux peuvent
converser directement, sans le secours du marchand de Boulogne. Canches
eût donné tout l’or du monde pour voir le manuscrit. De son côté, Flamel
est prêt à le lui montrer, pourvu que le médecin lui en révèle le sens.
Le marché est bientôt conclu sur ces bases. Maître Canches ne demande
que le temps de régler ses affaires. Quelques jours plus tard, il part, en
compagnie de l’écrivain, pour Paris.
La plus grande partie du voyage est extrêmement heureuse et la
conversation du médecin juif pleine d’enseignements. Se penchant chaque
jour sur les copies que lui montre Nicolas Flamel, il peut lui en donner
l’interprétation exacte.
Le bourgeois parisien raconte que, pour gagner du temps, les deux
hommes négligèrent la voie terrestre. De Léon, ils gagnent à pied Oviedo,
au nord, et embarquent à bord d’un navire au port de Sanson, qui doit être
en fait celui de Gijon, d’où ils cinglent très vraisemblablement vers Nantes.
Mais le malheureux Canches, qui se promettait tant de joie de la
découverte du manuscrit du rabbin Abraham, ne devait jamais le
contempler. Alors que les deux voyageurs atteignent Orléans, il tombe
gravement malade, affligé d’implacables vomissements dans lesquels
Nicolas Flamel voulut voir la suite du mal de mer.
« Il craignait tellement que je le quittasse, raconte-t-il, qu’il ne se peut
rien imaginer de semblable. Et bien que je fusse toujours à ses côtés,
m’appelait-il incessamment. Enfin, il mourut sur la fin du septième jour de
sa maladie, ce dont je fus fort affligé. Au mieux que je pus, je le fis enterrer
dans l’église Sainte-Croix à Orléans, où il repose encore, Dieu ait son âme.
Car il mourut en bon chrétien. Et certes, si je ne suis empêché par la mort,
je donnerai à cette église quelques rentes pour faire dire pour son âme tous
les jours quelques messes. »
Ainsi mourut maître Canches, le pauvre médecin de Léon qui avait livré
à Nicolas Flamel le secret des figures du livre d’Abraham Juif. Il ne restait
plus à l’alchimiste qu’à se mettre en route pour la dernière étape, avec la
satisfaction profonde d’un devoir accompli et d’une entreprise réussie.
On imagine assez ce que put être le retour du pèlerin dans sa paroisse.
Et d’abord la joie de dame Pernelle. Elle retrouve un époux rajeuni, bruni
par le soleil d’Espagne, hâlé par le vent du large, en paix avec son âme et
surtout transfiguré par la joie d’avoir, du moins est-il en mesure de le croire,
atteint le but qu’il s’est fixé.
Une seule ombre au tableau : la mort de son compagnon de voyage, car
tout indique que Flamel eût été heureux de travailler aux côtés d’un maître,
d’un authentique savant.
Les premières semaines après le retour sont occupées par les actions de
grâce à « M.  saint Jacques  », présent aussi bien dans l’église de la
Boucherie que dans la cathédrale de Galice et par la reprise de contacts avec
les affaires de l’écrivain juré. Car c’est là un fait qu’il convient de ne pas
perdre de vue, si Flamel est saisi depuis 1357 de la passion de l’alchimie, il
n’en reste pas moins l’écrivain juré du début. On en trouve le rappel dans
un des livres qu’il écrivit au soir de sa vie :
« Donc, moi, Nicolas Flamel, écrivain, ainsi qu’après le décès de mes
parents, je gagnai ma vie en notre art d’écriture, faisant des inventaires,
dressant des comptes et arrêtant les dépenses des tuteurs et des mineurs. »
Mais derrière ses préoccupations quotidiennes, le livre d’Abraham Juif
était là. Possession précieuse que dame Pernelle avait fidèlement gardée en
son absence, tandis que, dans le laboratoire de l’alchimiste, l’athanor
attendait.
 

Flamel ne tarde pas à retrouver le chemin de son laboratoire. Il va


franchir le cap de la cinquantaine. Il est en pleine santé, aussi gonflé
d’espoir qu’un tout jeune homme, plein de l’excitation du monde de
découvertes qui s’ouvre devant lui. Peut-être Pernelle, qui va, elle, sur ses
soixante ans, le considère-t-elle avec quelque indulgence. Encore n’est-ce
pas sûr car, au cours de toutes ces années de collaboration conjugale, elle
s’est piquée elle aussi au jeu.
Le labeur qui attend l’alchimiste lui est familier. Il en connaît toutes les
phases, tous les gestes. Les expériences quasi rituelles, il les a répétées des
milliers de fois. Mais jusqu’alors, il les a menées en aveugle pour une
raison fondamentale : il n’avait pu, dans le livre d’Abraham Juif, identifier
les premiers constituants de la formule du Grand Œuvre. Le voyage
d’Espagne, les entretiens avec maître Canches, ont changé tout cela :
«  Par la grâce de Dieu et l’intercession de la Bienheureuse Sainte
Vierge et des bons saint Jacques et saint Jean, je sus ce que je désirais,
c’est-à-dire les premiers principes, non toutefois leur première préparation
qui est une chose très difficile sur toutes celles du monde. »
Difficile ? Oh combien : Nicolas Flamel a encore devant lui trois ans de
travail acharné. Dans l’obscure officine aux murs et à la voûte noircis par
vingt et un ans de fumées plus ou moins nocives, chaque jour, lorsque le
soir tombe sur Paris, le chercheur se retrouve dans son petit univers de
cornues, d’alambics et de flacons. Dans un coin de la pièce, le fourneau
alchimique dispense sa chaleur régulière, réglée par Pernelle.
Elle est l’unique collaboratrice, le témoin quotidien et silencieux des
travaux de son mari car, maintenant, il n’est plus question d’aller demander
conseil à des ignorants ou à des espions intéressés, comme le fameux maître
Anseaulme. L’espoir est au bout de la route, mais la réussite doit être celle
du seul Flamel.
Ces travaux sont-ils uniquement manuels  ? Certainement pas. Il
l’affirme lui-même en décrivant l’arche qu’il fit élever et décorer au
cimetière des Innocents. Il nous parle des «  longues erreurs de trois ans
environ, durant lequel temps je ne fis qu’étudier et travailler ainsi qu’on
peut me voir hors de cette arche, priant toujours Dieu, le chapelet en main,
lisant très attentivement dans un livre et pesant les mots des philosophes et
essayant, puis après, les diverses opérations que je m’imaginais par leurs
seuls mots ».
Ces opérations, combien de gens, après Flamel et pendant les siècles
qui ont suivi, n’ont-ils pas cherché à en percer le secret ? Mais l’alchimiste
était peut-être trop convaincu de détenir une puissance en fin de compte
redoutable  : «  Je ne représenterai point ce qui était écrit en beau et très
intelligible latin, en tous les autres feuillets (du livre d’Abraham Juif) car
Dieu me punirait, d’autant que je commettrais plus de méchanceté que
celui, comme on dit, qui désirait que tous les hommes du monde n’eussent
qu’une tête et qu’il la pût couper d’un seul coup. »
Par cette phrase, Flamel entend qu’il est parvenu au secret de quelques
initiés et qu’il a pleinement conscience du fait que ce secret ne doit pas être
galvaudé.
Alors, pendant ces trois ultimes années – toujours le chiffre symbolique
de trois – en quoi consistent, les méditations et les prières mises à part, les
travaux de l’alchimiste ?
Ils commencent par la préparation, dans un mortier d’agate, du mélange
de trois constituants. Le premier est vraisemblablement un minerai  : une
pyrite arsénieuse, suppose Jacques Bergier, ou encore un minerai de fer
contenant notamment comme impuretés de l’arsenic et de l’antimoine.
Le second constituant est un métal : du fer, du plomb, de l’argent ou du
mercure. Assez vraisemblablement du mercure, d’ailleurs, car le vif-argent,
au Moyen Age, exerçait une véritable fascination sur tous les
« métallurgistes ». Il était, par nature, la substance du mystère.
Le troisième constituant est, toujours selon Jacques Bergier, un acide
d’origine organique, acide tartrique ou citrique.
Broyer et mélanger ces premiers éléments, en obtenir une matière
suffisamment homogène ne doit pas être une petite affaire puisqu’elle
prend… cinq ou six mois. Mais la poudre, au bout de ce temps, quitte le
mortier d’agate pour le creuset et l’athanor entre en scène. L’alchimiste
chauffe le creuset pendant une dizaine de jours, avec tous les dangers que
cela comporte, car les vapeurs de mercure et d’arsenic furent fatales à plus
d’un souffleur.
Une fois le mélange ainsi sublimé par le feu, le processus prévoit la
dissolution du contenu du creuset par l’intervention d’un nouvel acide.
Cette dissolution s’effectue sous une lumière polarisée  : soit une faible
lumière solaire réfléchie sur un miroir, soit la lumière de la lune. « On sait
aujourd’hui, nous expliquent à ce sujet Louis Pauwels et Jacques Bergier,
que la lumière polarisée vibre dans une seule direction tandis que la lumière
normale vibre dans toutes les directions autour d’un axe. »
Il n’en reste pas moins que ce labeur, dans la lueur blême d’un rayon de
lune, alors que tout autour le vieux Paris dort de ce sommeil rythmé par les
cris des veilleurs et le martèlement des pas du guet, est bien fait pour
frapper les imaginations populaires. Pour le dévot Nicolas Flamel et pour
son excellente épouse, il faut au moins le «  chapelet en main  » pour
conjurer toutes les mystérieuses forces de l’ombre qui s’assemblent autour
de l’athanor.
Jour après jour, nuit après nuit. Les premiers espoirs déçus, les
expériences de nouveau recommencées. Toujours les mêmes, pourtant, mais
il faut trouver, outre les proportions exactes, les températures précises de
fusion, à une époque qui ignore tous les instruments scientifiques de
mesure, il faut trouver donc, en plus, les conditions cosmiques nécessaires à
la réussite du Grand Œuvre.
Enfin, le moment vient où l’alchimiste passe à une phase nouvelle. Au
mélange obtenu après la dissolution dans l’acide, il ajoute un oxydant, puis
il recommence à dissoudre, à calciner jusqu’à ce qu’à la surface de la pâte
travaillée se forme une couche d’oxyde ou de cristaux. C’est alors que le
matras est utilisé, pour recevoir le produit ainsi obtenu, protégé désormais
de l’air et de l’humidité par une fermeture hermétique.
Suivant les prescriptions du livre d’Abraham Juif, Flamel entreprend
vraisemblablement alors de chauffer le contenu du matras, de le laisser
refroidir, de le chauffer encore jusqu’à ce qu’il observe à travers le cristal la
formation d’un fluide sombre. Dans l’obscurité ou à la lumière polarisée de
la lune, il ouvre une nuit le récipient hermétique pour que ce fluide se
solidifie et se sépare. C’est ce nouveau solide qui, broyé, lavé et relavé à
l’eau tri-distillée une infinité de fois, allait devenir la poudre de projection.
Le grand moment est enfin arrivé.
« La première fois que je fis la projection, dit Nicolas Flamel, ce fut sur
du mercure dont j’en convertis une demi-livre environ en pur argent,
meilleur que celui de la minière. Ce fut le 17 janvier, un lundi environ midi,
en ma maison, présente Pernelle seule, en l’an 1382.
«  Et puis après, en suivant toujours de mot à mot mon livre, je la fis,
avec la pierre rouge, sur une semblable quantité de mercure, en présence
encore de Pernelle seule, en la même maison, le vingt-cinquième jour de la
même année, sur les cinq heures du soir. Je transmutai véritablement en
quasi autant d’or pur, meilleur très certainement que l’or commun, plus
doux et plus ployable. Je peux le dire avec vérité. Je l’ai parfait trois fois
avec l’aide de Pernelle qui s’y entendait aussi bien que moi pour m’avoir
aidé aux opérations. Et sans doute, si elle eût voulu entreprendre de la
parfaire seule, elle en serait venue à bout. »
Le Grand Œuvre est achevé. Nicolas Flamel détient-il le secret de la
pierre philosophale ? A-t-il atteint la puissance ? Peut-il fabriquer de l’or à
volonté et le répandre sur l’humanité pour acheter les corps et les âmes ? Il
semble que notre alchimiste ne soit pas à ce point avide de puissance, de
richesse et de gloire. Ce qui l’amène à répéter trois fois l’opération, c’est
d’abord l’émerveillement : « J’en avais bien assez en la parfaisant une seule
fois, mais j’avais très grande délectation de voir et de contempler, dans les
vaisseaux, les œuvres admirables de la nature… »
Pour le reste, Nicolas Flamel est plutôt tenté d’être discret. Ni lui ni sa
femme ne changent en rien leurs habitudes. La table de la maison de
l’écrivain n’est pas moins frugale, ses vêtements pas moins modestes. Et à
côté de son bonheur, il confie ses inquiétudes  : «  J’eus crainte longtemps
que Pernelle ne pût cacher la joie de sa félicité extrême, que je mesurais par
la mienne, et qu’elle ne lâchât quelque parole à ses parents des grands
trésors que nous possédions. Car l’extrême joie ôte le bon sens, aussi bien
que la grande tristesse, mais la bonté du très grand Dieu ne m’avait pas
comblé de cette seule bénédiction que de me donner une femme chaste et
sage, elle était non seulement capable de raison, mais aussi de parfaire ce
qui était raisonnable et plus discrète et secrète que le commun des autres
femmes. »
Nous sommes en 1382. Nicolas Flamel a cinquante-deux ans. Pernelle
atteint la soixantaine.
 

Les années qui s’ouvrent alors sont les plus paisibles et surtout les plus
sereines de Nicolas Flamel. Il est savant, il est aisé. La richesse même est à
portée de sa main puisqu’il peut apparemment procéder à tout moment à de
nouvelles projections et se procurer ainsi, comme il le dit, de l’or frais. On
pourrait s’étonner qu’il ne l’ait pas fait. Même si un changement d’état
spectaculaire eût pu avoir des conséquences fâcheuses dans le petit monde
de la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie, on peut rêver et imaginer
Nicolas Flamel et son épouse disparaissant, se réinstallant dans quelque
autre région européenne et recommençant une vie princière.
L’hypothèse est du domaine du roman fantastique. Rien n’est plus
éloigné, au contraire, des goûts de l’écrivain juré.
D’abord, il appartient, dans la France médiévale, à une classe bien
caractéristique et à un environnement bien précis. Ce qui nous semble
naturel aujourd’hui est absolument impensable au XIVe  siècle. On ne
voyage pas. Là où l’on naît, on vit et on meurt.
Flamel est conditionné en bourgeois parisien. A ce titre, il a la notion
stricte de ses droits et de ses devoirs. Le cadre de la paroisse, de la
corporation, des confréries  ; le rythme de la vie sociale et religieuse, les
obligations et les limitations de la naissance, tout cela forme un cadre en
dehors duquel Flamel se fût senti perdu. Non seulement, nous pouvons tenir
pour assuré qu’il n’a pas voulu changer de condition, mais encore que cette
idée ne l’a même pas effleuré.
Aussi bien, sa vie pendant ces années postérieures à 1382 est assez
pleine. Il est toujours écrivain juré et libraire auprès de l’université de Paris.
Son goût pour les beaux manuscrits, pour les ouvrages amoureusement
fignolés peut se donner libre cours, rien ne l’empêche d’étendre ses affaires,
d’accroître le nombre de ses achats, d’utiliser les services d’un personnel
plus nombreux.
Au reste, le train de vie des Flamel est loin d’être misérable. On connaît
au couple au moins quatre domestiques. La servante, dans la maison depuis
sa jeunesse, Marguerite la Quesnel, est aidée de sa fille Colette. Pernelle a
pour son service un jeune clerc de la maison, du nom de Mengin, qui lui
sert de valet, et un second valet, du nom de Gautier.
Ses habitudes sont celles d’une bourgeoise de bonne condition. On sait
que sa garde-robe est importante et, lorsqu’elle va à l’église, elle a au moins
cinq pauvres attitrés qui lui donnent l’eau bénite.
L’alchimiste a donc de quoi s’occuper. Au surplus, nous savons qu’il est
fervent catholique. Cette seconde partie de son existence, ainsi que nous le
verrons plus loin, a été jalonnée de fondations pieuses de toutes sortes et,
même s’il a un peu exagéré dans ses mémoires l’importance et le nombre de
ces fondations, il est indiscutable qu’il a dépensé beaucoup d’argent au
profit de l’Eglise et dans le sens de son salut.
La chaîne des jours se déroule donc dans l’étroit périmètre compris
entre la rive droite de la Seine et la rue de Montmorency où, plus tard,
Flamel bâtira une maison. Chaque jour, les deux époux se rendent aux
offices, l’alchimiste travaille à ses affaires ou à ses études, et Pernelle règne
sur la maison. C’est justement à elle qu’il nous faut nous intéresser, car ces
années-là sont les dernières de sa vie. Le rôle considérable qu’elle a joué
dans l’existence de Flamel n’a peut-être pas été mis suffisamment en
lumière par les historiographes de ce dernier. Et la figure de Pernelle paraît
s’élever singulièrement au-dessus du niveau des femmes de son temps.
 

Nous ne savons rien de sa naissance, mais nous connaissons ses deux


premiers maris : Raoul Lethas et Jehan de Hanigues. Aucun d’eux ne lui a
donné d’enfant. Elle a également une sœur, Isabelle, mariée successivement
avec Guillaume Lucas, dont elle a trois fils, puis avec Jehan Perrier,
tavernier de son état.
Dès son union avec Flamel, elle devient sa collaboratrice. Elle partage
tout de suite son enthousiasme après l’acquisition du manuscrit d’Abraham
Juif : « Au même instant qu’elle l’eut vu, elle en fut autant amoureuse que
moi-même, prenant un extrême plaisir à contempler ses belles couvertures,
gravures d’images et portraits auxquels elle entendait aussi peu que moi.
Toutefois, ce m’était une grande consolation d’en parler avec elle et de
m’entretenir de ce qu’il faudrait faire pour avoir l’interprétation d’icelle »,
écrit-il.
D’autre part, nous savons que bien des années après, c’est encore
Pernelle qui se trouve au côté de Nicolas, lors de la première projection et
l’alchimiste nous dit que  : «  Si elle eût voulu entreprendre de la parfaire
seule, elle en serait venue à bout. »
Ceci nous conduit à penser que Pernelle, dès le départ, est assez
instruite pour lire avec Nicolas le manuscrit d’Abraham Juif et que sa
culture n’a pu qu’augmenter en même temps que celle de son mari, tout au
long de leur commun travail.
Entre cette femme, plutôt petite, de taille bien prise, au visage ovale,
aux traits réguliers et avenants, et son mari, l’entente est sans doute parfaite.
Elle se manifeste dans le travail, dans la conduite des affaires, mais aussi
dans le domaine sentimental. Il est vraisemblable que les deux époux sont
plus préoccupés par leurs devoirs religieux et leurs recherches alchimiques
que par les plaisirs charnels. Leur union, d’ailleurs, est demeurée stérile.
Tout au long de leur vie, ces deux êtres n’ont vécu que l’un pour l’autre.
La confiance est totale, elle est même sanctionnée par un acte notarié du
7  avril 1372 (alors que Flamel a quarante-deux ans et dix ans avant la
première projection), acte aux termes duquel les deux époux se font
donation mutuelle de leurs biens. Plusieurs historiographes remarquent que
cette initiative profitait surtout à Flamel. Il était moins fortuné que sa
femme au départ. Son avoir était entièrement engagé dans sa charge
d’écrivain juré et les recherches auxquelles il se livrait, l’équipement du
laboratoire, l’achat des minerais et des métaux, avaient dû absorber la
totalité de ses ressources.
C’est d’ailleurs ce qui expliquerait que le don mutuel fût intervenu dix-
sept ans après le mariage.
Les années passant, du fait même de la réussite du Grand Œuvre, les
liens entre Flamel et sa femme n’ont pu que se renforcer. C’est ainsi qu’en
1386, ils renouvellent ensemble la donation mutuelle, l’assortissant au
surplus d’une clause au dernier vivant. Cette clause autorisait formellement
le dernier des deux conjoints à disposer ainsi qu’il lui plairait de tous les
biens de la communauté et, en particulier, à les utiliser à des fins pieuses.
On ne sait trop pourquoi cet arrangement est confirmé de nouveau en
1388. Albert Poisson, un des meilleurs historiographes de Nicolas Flamel,
remarquait, à la fin du siècle dernier, toute la différence qu’il y avait entre
l’acte de 1388 et la donation de 1372. Cette année-là, Pernelle mettait
tendrement sa fortune à la disposition de son mari, alors que seize ans plus
tard, c’était l’alchimiste heureux, l’Adepte, pour lui décerner le titre réservé
à ceux qui ont réalisé le Grand Œuvre, qui donnait tout à son épouse.
En principe, Pernelle était la grande bénéficiaire de cet acte de 1388 et
pourtant, ce mutuel désintéressement des deux époux allait être à l’origine
des nuages les plus sombres de la vie de Flamel.
La sœur de Pernelle, Isabelle, la femme du tavernier, plus jeune que sa
sœur, surveillait d’un regard fort avide un héritage qu’elle estimait destiné à
ses trois fils : Guillaume, Oudin et Colin. Aussi son dépit est-il considérable
lorsqu’elle apprend que les dispositions de Nicolas et de Pernelle ont été de
nouveau ratifiées pendant l’été de 1396. Pour Isabelle Perrier, la situation
est grave. Son beau-frère a alors soixante-six ans, mais il est en pleine
santé. Sa sœur, par contre, en a soixante-treize. Si Nicolas venait à mourir le
premier, on pouvait espérer circonvenir sa veuve. Mais la vraisemblance
était pour l’autre hypothèse. Et dans ce cas, le bien de Pernelle passant entre
les mains de son mari, il n’y avait plus rien à espérer de la part de celui-ci
en faveur de ses neveux par alliance.
Une conspiration s’organise donc pour faire le siège de la pauvre
Pernelle, à laquelle participe même, s’il faut en croire l’abbé Villain, son
confesseur. Elle se laisse fléchir, fait l’année suivante, en 1397, un
testament dans lequel elle avantage largement sa famille.
Que se passe-t-il alors ? Flamel se livre-t-il à une contre-offensive ? On
ne sait. Quoi qu’il en soit, le mois suivant, le notaire est de retour dans la
maison de l’alchimiste. Pernelle dicte un codicille à son testament. Elle
limite le legs à sa sœur Isabelle à trois cents livres tournois et institue son
mari exécuteur testamentaire. C’est le dernier geste de Pernelle. Une
semaine plus tard, le 11  septembre 1397, elle rend le dernier soupir et
Nicolas Flamel, menant le deuil, la conduit au cimetière des Innocents, à
moins de cinq cents mètres de son domicile.
Son testament, qu’elle a fait avec grand soin, nous fournit de précieuses
indications, non seulement sur Pernelle, ses scrupules religieux, son état de
fortune, mais aussi sur les mœurs de son temps.
Elle a prévu la somme (huit livres tournois) qui sera distribuée aux
pauvres le jour de ses obsèques. Elle a énuméré très exactement les œuvres
pieuses et les confréries qui devront recevoir un legs. Les mendiants qui lui
donnent l’eau bénite, lorsqu’elle va à Saint-Jacques-la-Boucherie, recevront
chacun deux sols et six deniers tournois, et elle en termine avec ses
intentions dévotes en instituant un pèlerinage annuel à Notre-Dame de
Boulogne-sur-Mer. Ce pèlerinage devait être effectué à son intention par un
homme à pied qui, une fois parvenu à destination, devait faire chanter deux
messes, l’une du Saint-Esprit, l’autre de Notre-Dame à deux sols parisis
l’une et offrir un cierge de cire pesant douze livres.
Elle passe ensuite à sa famille et à sa maisonnée. Elle dispose
minutieusement de sa garde-robe  : «  une cote vermeille de marbre et un
chapperon  » pour Jehannette la Paquote, «  son meilleur chapperon  » à
Jehannette Lelarge, «  son autre chapperon de violet  » à Jehannette la
Flaminge, une chandelière de cire qui tenait boutique à Saint-Jacques, et
« cinq siens coursés fourrés de blanc » à cinq pauvres personnes.
Elle fait divers petits dons aux familles de ses deux premiers maris,
Jehan de Hanigues et Raoul Lethas, pour les âmes desquels elle institue
douze messes. Elle n’oublie pas ses deux valets : Mengin recevra une livre
et cinq sols tournois et Gautier une livre. En vertu du codicille du
11 septembre, sa sœur Isabelle se voit attribuer 300 livres, et le reste va à
Nicolas Flamel.
Isabelle n’est pas tellement désavantagée, si l’on considère que la part
du veuf se monte à 360 livres environ, toutes dépenses réglées. Pourtant, la
sœur de Pernelle et son mari, le tavernier Perrier, ne se tiennent pas pour
satisfaits. Ils attaquent, font saisir la succession avant même la fin de
l’inventaire et l’écrivain juré se trouve entraîné dans une cascade de procès
qui se plaident devant le parlement, au Châtelet, à la Cour des requêtes du
Palais.
Finalement, le curé de Saint-Jacques-la-Boucherie, l’abbé Hervey
Roussel, intervient, propose son arbitrage et force les deux partis à la
réconciliation. On s’adresse du bout des lèvres de bonnes paroles, dans
l’ombre de l’église. On en appelle au Seigneur et à la Sainte Vierge, mais le
cœur n’y est pas. Réglé tant bien que mal, le différend va séparer à tout
jamais Nicolas Flamel et la famille de son épouse. Le seul contact qu’il
conserve est avec l’un des trois fils d’Isabelle Perrier, né de son premier
mariage. Bien des années plus tard, il lui léguera une de ses œuvres…
 

Car la vie de Nicolas Flamel ne s’arrête pas avec le trépas de son


épouse. Au moment de la mort de Pernelle, il lui reste encore vingt ans à
passer sur cette terre.
Son veuvage lui cause incontestablement un chagrin immense : la mort
n’arrache pas à un homme sa compagne après quarante-deux ans d’une
union sans nuage, sans lui causer quelque souffrance.
Albert Poisson, le biographe le plus enthousiaste et le partisan le plus
chaleureux de notre alchimiste, assure qu’il n’eût pas tardé à suivre Pernelle
dans la tombe sans ce procès avec les époux Perrier, qui lui occupa l’esprit
au bon moment. C’est peut-être pousser les choses un peu loin. A la vérité,
Nicolas Flamel, au moment de la disparition de son épouse, est âgé de
67 ans. Il a, pour l’aider à survivre, outre une constitution particulièrement
robuste, ce cadre dont nous avons déjà parlé et qui lui assigne, pour chaque
jour, ses devoirs précis. Survivant à Pernelle, la voie lui est toute tracée : il
lui appartient de poursuivre l’œuvre commune.
Son mysticisme l’y invite. Son sens de la religion dépasse de beaucoup
le cadre des patenôtres que l’on marmonne à l’église. Pour s’en convaincre,
il suffit de relire cette prière que Flamel écrivit après avoir réussi ses
premières projections, après avoir découvert le secret de la fabrication de
l’or.
« Loué soit éternellement le Seigneur mon Dieu, qui élève l’humble de
la basse poussière et fait se réjouir le cœur de ceux qui espèrent en Lui, qui
ouvre aux croyants avec grâce les sources de sa bénignité et met sous leurs
pieds les cercles mondains de toutes les félicités terriennes. En Lui soit
toujours notre espérance, en sa crainte notre félicité, en sa miséricorde la
gloire de la réparation de notre nature et en la prière notre sûreté
inébranlable.
« Et Toi, ô Dieu tout-puissant, comme ta bénignité a daigné ouvrir en la
terre devant moi, ton indigne serf, les trésors des richesses du monde, qu’il
plaise à ta grande clémence, lorsque je ne serai plus au nombre des vivants,
de m’ouvrir encore les trésors des cieux et de me laisser contempler ton
divin visage dont la Majesté est un délice inénarrable et dont le ravissement
n’est jamais monté au cœur d’homme vivant. Je te le demande par le
Seigneur Jésus-Christ, ton fils bien-aimé qui, en l’unité du Saint-Esprit, vit
avec toi au siècle des siècles, ainsi soit-il. »
Il ne semble pas, compte tenu des sources bibliographiques, que ce
texte soit contestable. Il éclaire parfaitement le personnage de Nicolas
Flamel, un personnage singulièrement supérieur à celui d’un quelconque
chercheur d’or.
Une autre raison incite l’écrivain juré à suivre la voie qui va être
désormais la sienne  : c’est du vivant de sa femme et avec elle qu’il a
commencé ses pieuses fondations.
Dans ses Mémoires, leur énumération est impressionnante  : «  Elle et
moi, écrit-il, avons déjà fondé et renté quatorze hôpitaux en cette ville de
Paris, bâti tout de neuf trois chapelles, décoré de grands dons et bonnes
rentes sept églises avec plusieurs réparations dans leurs cimetières, outre ce
que nous avions fait à Boulogne, qui n’est guère moins que ce que nous
avons fait ici. »
Certes, il faut prendre les mots pour ce qu’ils valent et considérer par
exemple un hôpital pour ce qu’il était au Moyen Age et qui n’a rien de
commun, bien entendu, avec un établissement hospitalier moderne. Il n’en
reste pas moins que Flamel dépense des sommes considérables en
fondations charitables et constructions dévotes de toutes sortes, et si nous
nous attardons sur ces dernières, c’est beaucoup moins pour exalter la
dévotion du fondateur qu’en raison du caractère ésotérique qu’il leur a
conféré.
Chronologiquement, c’est en 1389 que se situe la première donation. La
date est importante. Flamel, à ce moment, a déjà réalisé le Grand Œuvre
depuis sept ans et Pernelle vit encore. Il fait alors construire une arcade au
charnier des Innocents.
A cette époque, le charnier est un des endroits les plus sinistres mais
aussi les plus fréquentés de Paris. Une église s’y dresse et, sur le côté
gauche de cette église, on distingue une série d’arcades recouvertes d’un
toit sous lequel les Parisiens se promènent et où se tient un marché. Le vaste
espace découvert autour de l’église est un terrain vague d’où émergent des
croix. C’est là que l’on regroupe les ossements retirés des différents
cimetières parisiens. Il semble que c’était l’usage chez les gens fortunés de
décorer l’une des arcades afin d’y perpétuer leur souvenir. Nicolas Flamel
ne manque pas à cet usage. L’arcade qu’il fait élever est voisine de la rue de
la Lingerie. Il y fait figurer un homme noir étendant une main qui désigne
une nouvelle arcade qu’il fera construire plus tard. L’autre main de
l’homme noir tient un rouleau sur lequel on peut lire : « Je vois merveille
dont moult je m’esbahis.  » En face de l’homme, une plaque dorée
reproduisant une éclipse solaire et une autre planète qui devait être
Mercure. Plusieurs autres plaques au-dessous de la première représentaient
différentes figures allégoriques : une couronne d’épines enfermant un cœur
saignant, le mot « IEVE » en caractères hébraïques au milieu d’un faisceau
de rayons lumineux dominant un nuage noir, des globes de feu, puis une
trompette, une lance, une palme et une couronne. Du moins est-ce là un
inventaire d’une partie de cette arcade qui a depuis longtemps disparu.
Nicolas Flamel, qui a marqué le monument d’un «  N  » et d’un «  F  »
comme toutes ses constructions ultérieures, attache une grande importance
à cette décoration particulière qu’il a dessinée avec le plus grand soin. Elle
peut être interprétée en effet selon deux versions, suivant qu’on est un
profane en matière d’alchimie ou un Disciple. Et dans son Livre des figures,
il explique son intention  : «  Ces figures hiéroglyphiques serviront comme
de deux chemins pour mener à la vie céleste, le premier sens, plus ouvert,
enseignant les sacrés mystères de notre salut, l’autre enseignant à tout
homme, pour peu entendu qu’il soit en la Pierre, la voie linéaire de
l’Œuvre. »
La même année, les deux époux font élever à leurs frais un petit portail
pour l’église Saint-Jacques-la-Boucherie. Ce portail se dresse face à leur
propre maison. Ils peuvent donc le contempler chaque matin en s’éveillant.
Il est beaucoup moins chargé de sens que l’arcade du charnier des
Innocents  : on y voit tout simplement Nicolas et Pernelle, agenouillés de
part et d’autre de la Sainte Vierge. Au côté de Flamel : Saint-Jacques. Au
côté de Pernelle : Saint-Jean-Baptiste.
Les travaux que l’alchimiste fait exécuter à la même époque aux églises
Saint-Côme et Saint-Martin-des-Champs sont dans le même esprit. Flamel
y est représenté en pèlerin, rappel de sa pieuse expédition à Saint-Jacques-
de-Compostelle.
Pernelle étant morte en 1397, il semble que le veuf marque dans ses
activités d’entrepreneur un temps d’arrêt. Peut-être consacre-t-il les
quelques années qui suivent à des dons charitables sans se soucier de bâtir.
Pourtant, en 1402, il participe à la construction d’un portail, encore un, à
l’église Sainte-Geneviève-des-Ardents. Cette réalisation est sujette à
quelque controverse. Les admirateurs de Flamel font de lui l’unique et
généreux mécène. L’abbé Villain, son détracteur le plus assidu, le montre
comme l’un des nombreux donateurs. En réalité, la participation de
l’Adepte dut être assez importante puisque, là encore, figurent son effigie et
ses initiales.
En 1407, c’est le dixième anniversaire de la mort de Pernelle. A cette
occasion, son époux fait élever sur sa tombe un mausolée sur lequel est
gravé un poème composé de trois sixains et d’un quatrain dans lequel
l’écrivain juré montre sans doute un aspect nouveau de son talent, celui du
poète, mais d’un talent, il faut bien le dire, tout relatif et qui ne méritait
nullement de figurer dans les anthologies de la poésie médiévale.
Du point de vue de la biographie de l’alchimiste, la seconde arcade du
charnier des Innocents, qu’il fait édifier la même année, en 1407, est
infiniment plus importante. Flamel s’adresse là aux initiés, à ses
successeurs en alchimie qui, comme lui, tâtonneront longtemps sur le
chemin du Grand Œuvre. Sur cette arche, paraît-il, on voyait une écritoire
enfermée dans une petite niche. Il fallait y voir, non pas l’indication de la
profession de Flamel, mais plutôt le symbole de l’œuf philosophique
enfermé dans l’athanor.
L’alchimiste figurait encore dans cette allégorie. Il apparaissait vêtu
d’une robe orangée, blanche et noire, agenouillé aux pieds de saint Paul,
vêtu d’une robe jaune citron brodée d’or et tenant un glaive à la main.
L’assemblage des couleurs constituait la clé de la révélation  : c’étaient
celles de la substance philosophale pendant sa mutation du noir au blanc.
Au milieu de l’arche, Jésus, drapé lui aussi d’une robe jaune et blanche.
Au-dessous de lui, deux anges et, au-dessous des anges encore, trois
personnages de blanc vêtus : des âmes ressuscitées. Flamel devait expliquer,
dans son Livre des figures, que le Seigneur représentait « la pierre blanche
ou petit élixir » et les ressuscités « le corps, l’esprit et l’âme de la Pierre au
blanc ».
Enfin, sur l’aile droite de l’arche, faisant pendant au groupe de saint
Paul et de Flamel, se dressait un saint Pierre habillé de pourpre, brandissant
dans sa main droite une clé au-dessus de la tête d’une femme agenouillée,
en robe orange. La femme était Pernelle, mais la couleur symbolisait
l’orangé et le rouge qui apparaissent dans la phase ultime du Grand Œuvre.
Les fondations pieuses de Nicolas Flamel ne sont pas terminées pour
autant. En 1411, il entreprend à ses frais la reconstruction de la chapelle de
l’hôpital Saint-Gervais.
Nous avons là un bilan assez précis et, semble-t-il, assez complet des
principales réalisations de Nicolas Flamel dans le domaine de la religion.
Elles ne préjugent pas des différentes charités qu’il a pu effectuer, ni des
aumônes qu’il a pu répandre autour de lui. Toutefois, si nous voulons nous
servir de ces investissements spirituels pour évaluer la fortune de l’écrivain
juré – et c’est là une tâche essentielle puisqu’elle gouverne toute la
controverse sur la question de savoir s’il a, ou non, fabriqué de l’or – il nous
faut maintenant examiner ce que furent ses investissements temporels et
dessiner la silhouette de Nicolas Flamel propriétaire.
 

Pendant les siècles qui vont suivre, on discutera âprement sur la


question de savoir si Flamel parvint ou non à la découverte de la pierre
philosophale. Certains l’affirmeront avec force. D’autres, comme l’abbé
Villain, iront jusqu’à nier qu’il se soit jamais occupé d’alchimie.
Seul un examen attentif de sa vie nous permettra, non pas de trancher
dans une controverse qui dure encore, mais du moins de hasarder une
hypothèse.
Il est un fait qu’entre la date de son installation dans la charge
d’écrivain juré et de son mariage, soit 1355, et la date de la première
projection, en 1382, Nicolas Flamel ne se signale d’aucune manière comme
un homme fortuné. Il est un honnête bourgeois de Paris, un excellent
catholique, vraisemblablement charitable, mais sa fortune n’est nullement
ostentatoire.
Sa réaction immédiate, après la première projection, est la discrétion,
voire le secret. Nous avons vu qu’il craignait par-dessus tout les bavardages
de Pernelle, et cela peut expliquer qu’il ait attendu sept années pour
construire son arcade au charnier des Innocents.
On peut aussi s’interroger sur les mobiles qui ont inspiré cette initiative.
Pour l’apprécier, il faut évidemment se replacer dans le contexte du
XIVe siècle, un siècle de bâtisseurs d’églises, où chacun brûlait du désir de
se distinguer dans le zèle catholique et de se prolonger par ses réalisations
pieuses. C’est ce qui nous vaut, dans les sanctuaires de France, tant de
vitraux dont les donateurs sont représentés dans toute leur gloire terrestre.
Dans le cas de Nicolas Flamel, alchimiste, il y a une raison
supplémentaire. Il nous a dit lui-même que le symbolisme de ses deux
arcades au charnier des Innocents était destiné à guider l’initié sur la voie
du Grand Œuvre. En 1389, il est, en quelque sorte, «  mûr  » pour
l’élaboration de ces allégories à double sens, religieux et alchimiste ; il est
Adepte depuis sept ans. Il a eu le temps de parfaire sa science, de méditer
sur ses implications philosophiques.
Il n’est même pas exclu qu’il ait contribué, en même temps, à d’autres
œuvres d’un caractère exclusivement religieux, celles-là, telles que la
restauration ou la décoration d’autres églises. On peut souligner à ce sujet
que le portail de Saint-Jacques-la-Boucherie et les travaux de Saint-Côme
coïncident en 1389 avec la première arcade ésotérique, tandis que le
mausolée à Pernelle et le portail de Sainte-Geneviève-des-Ardents furent
réalisés en 1407, l’année de la seconde arche.
Tout se passe, en somme, comme si Nicolas Flamel avait voulu
détourner l’attention de l’essentiel pour la disperser sur l’ensemble de ses
dévotes entreprises.
Un fait demeure : toutes les initiatives que nous pourrions classer parmi
les « signes extérieurs de richesse » de notre écrivain juré sont postérieures
à la première projection. Si cette évidence nous frappe près de six siècles
plus tard, elle n’a pas manqué, a posteriori, de s’imposer aux gens de
l’époque. Nicolas Flamel, comme tout le monde, vivait sous les yeux de ses
voisins. Il n’a pas pu se livrer, durant un quart de siècle, à des recherches
alchimiques sans que la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie en fût plus ou
moins informée.
Or, l’état d’alchimiste, à la fin du XIVe siècle, n’était pas de tout repos.
Non seulement le succès devait susciter des jalousies féroces (et l’on songe
aux efforts déployés par maître Anseaulme pour s’associer aux recherches
de Flamel), mais encore la poursuite du Grand Œuvre était entachée, dans
l’esprit populaire, de la pire des suspicions : celle de sorcellerie.
Dans le cas de Flamel, on peut imaginer qu’il y échappa. A cause,
justement, de sa grande dévotion et de celle de son épouse. Marguillier de
sa paroisse, membre de neuf confréries, il était trop irréprochable pour
donner prise à la calomnie.
Il n’était pas pour autant à l’abri des conséquences qu’une réputation de
fortune entraîne pour son possesseur. C’est ainsi que, peu de temps après la
mort de Pernelle, les finances de Charles  VI se trouvèrent en péril. Le
phénomène n’était pas tellement rare et le remède était sensiblement le
même qu’aujourd’hui  : on avait recours à l’impôt. Les bourgeois de Paris
furent taxés en fonction de leur opulence. Il en coûta cette année-là
100 francs à Flamel.
Le fait est intéressant. Si l’on considère qu’on ne faisait pas, à cette
époque, de déclaration de revenus circonstanciée, que le fisc ne disposait
d’aucun moyen sérieux de contrôle et d’investigation comptable, il est
certain que l’alchimiste fut taxé sur sa bonne mine. Il paya sans murmurer,
nous disent ses biographes, mais lorsque le roi, deux ou trois ans plus tard,
eut de nouveau recours à la taxe exceptionnelle, Flamel regimba. Pourtant,
cette fois, il ne lui était demandé que trente francs. Sans doute craignit-il de
devenir une victime habituelle et désignée des malheurs de l’Etat. Toujours
est-il qu’il excipa de sa qualité d’écrivain juré de l’université de Paris pour
proclamer hautement qu’il n’était pas taillable.
Il y avait peut-être là matière à arguties. Pourtant, la conséquence de
cette prise de position fut inattendue. Au lieu d’envoyer à Flamel les
exempts, le souverain lui délégua un maître des requêtes du nom de
Cramoisi, qui vint interroger le contribuable à domicile. Sur cette entrevue,
nous ne possédons qu’une source : Pierre Borel, qui écrivit deux ouvrages,
en 1654 et 1656, dans lesquels le personnage de Flamel est évoqué.
On se demande si ce dernier, prévenu de l’arrivée de l’envoyé royal, ne
monta pas à son intention une petite mise en scène. Lorsque le sieur
Cramoisi arriva, c’était l’heure du déjeuner. Flamel était assis, seul, devant
une écuelle de terre et il mangeait comme un pauvre. C’était peut-être là
l’habitude d’un homme frugal, peu soucieux des plaisirs de la table et de
leur apparat. En tout cas, selon Borel, il sonda son visiteur au cours de
l’entretien qui suivit, conclut qu’on pouvait lui faire confiance et lui révéla
son secret. A l’appui de cette révélation et sans doute afin de s’acquitter une
fois pour toutes de ses impôts exceptionnels, il lui remit un matras plein de
poudre de projection.
On relève toutefois une contradiction dans le récit de Pierre Borel  :
Flamel ne fut plus inquiété par la suite, mais la poudre de projection ne
semble pourtant pas avoir été utilisée. On se transmit longtemps, paraît-il, le
précieux récipient dans la famille Cramoisi, comme une vénérable relique.
Quoi qu’il en soit, après avoir dépensé des sommes assurément
importantes dans la construction d’arcades, de portails, de chapelles, dans la
dotation et la fondation d’hôpitaux, il restait encore suffisamment de
capitaux à Nicolas Flamel pour lui permettre d’investir dans la propriété
foncière.
Sa première acquisition dans ce domaine fut un terrain situé rue de
Montmorency. Cette artère du vieux Paris existe toujours : elle commence
rue du Temple et finit rue Saint-Martin.
Le choix de l’emplacement ne mérite sans doute pas de très longs
commentaires. Dans ce cas, comme dans celui de la plupart des opérations
immobilières, c’est un peu l’occasion qui guide l’acquéreur. On peut
toutefois rappeler que, pour qui entendait bâtir, les terrains n’étaient pas
légion dans l’environnement immédiat de la rue des Marivaux, où Flamel
avait sa demeure. Elle se trouvait, en effet, à l’intérieur du périmètre de
l’ancienne enceinte fortifiée de Paris, celle de Philippe-Auguste. Celle-ci
débordait de part et d’autre de la Seine. Au nord, sur la rive droite, elle était
limitée par une ligne passant approximativement par l’actuelle rue
Rambuteau. A l’intérieur de cette enceinte, c’était un entassement de
maisons assez incroyable. Paris avait connu, en particulier au cours du
XIIIe et au début du XIVe  siècle, une poussée démographique qui allait
faire éclater ses murs. En attendant cela, la pression avait monté et le souci
de loger le maximum de citadins dans le minimum de place – ajouté à un
respect quasi fétichiste de la propriété privée – explique l’aspect biscornu
de plus d’un pâté d’immeubles du centre de la capitale.
L’éclatement s’était produit sous Charles  V, qui avait fait bâtir une
nouvelle enceinte dont nous retrouvons la trace sur les boulevards, avec
notamment les portes Saint-Martin et Saint-Denis. Cette nouvelle enceinte
englobait au nord de la précédente toute une zone, naguère de faubourgs,
dans laquelle les terrains disponibles étaient évidemment plus nombreux.
La rue de Montmorency entre dans cette catégorie.
L’enclos sur lequel Flamel avait jeté son dévolu dépendait des moines
de Saint-Martin, seigneurs de cette partie du faubourg. Peu soucieux de voir
s’installer des concurrents, ils spécifièrent dans l’acte de cession qu’il était
interdit d’y bâtir église ou chapelle. Flamel n’en avait pas l’intention. Au
surplus, il arrondit les angles en faisant au prieuré une rente perpétuelle de
dix sols parisis plus une somme égale qui serait versée à chaque
changement de prieur. Cette question réglée, le nouveau propriétaire fit
édifier une maison d’angle, dite maison du Grand Pignon. Elle comportait
deux étages et un grenier, s’ornait d’un fronton au rez-de-chaussée et d’un
portrait de Flamel au-dessus du linteau de l’une des portes. Elle existait
encore au XIXe siècle. Dans Les Mémoires de la société des antiquaires de
France, Auguste Bernard en a laissé une description fidèle en 1852. Cette
description comporte notamment une inscription gravée en frise au rez-de-
chaussée de l’immeuble, par laquelle ses occupants s’obligeaient à dire
chaque jour un Pater et un Ave « en priant Dieu que sa grâce fasse pardon
aux pauvres pécheurs trépassés ».
Cette maison date de 1407. Sa construction nous apporte quelques
lumières sur la législation de l’époque. C’est ainsi que le plus proche voisin
de Flamel l’autorisa, par un acte notarié, à construire un mur et à percer des
fenêtres donnant sur sa propre maison.
Propriétaire de sa demeure de la rue des Marivaux, l’écrivain juré l’était
désormais au 51 de la rue de Montmorency. Il n’allait pas s’arrêter en si bon
chemin. Il voulut étendre son nouveau domaine. Une maison voisine, celle
de la Belle Image, vint à être mise en vente. Aussitôt, Flamel en offrit le
double de la meilleure enchère et se l’adjugea sans discussion pour cent
cinquante-cinq livres tournois, sans compter les droits et les hypothèques
dont il dut s’acquitter. La maison suivante donnait sur la rue Saint-Martin et
était dite maison de la Herse. Elle appartenait à Margot la Quesnel, la fidèle
servante des Flamel. Celle-ci en fit purement et simplement don à son
maître, qui acquit encore une autre maison rue de Montmorency, qu’il
obtint pour une bouchée de pain : quarante livres et la prise en charge d’un
viager. Il est vrai que cette dernière bâtisse était en fort mauvais état et qu’il
dut pratiquement la reconstruire.
Flamel se conduisit donc, dans ses diverses affaires, comme un homme
peu soucieux d’épargner ses deniers. L’acquisition de la maison de la Belle
Image semble, en tout cas, le démontrer. De plus, une fois en possession de
ces différents immeubles, il ne se montra pas un propriétaire bien exigeant,
puisqu’il louait le rez-de-chaussée et le premier étage et que le produit de
ses loyers était destiné à venir en aide aux familles pauvres installées à
l’étage supérieur.
Là encore, comme dans ses entreprises dévotes, Nicolas Flamel se
comportait beaucoup plus en mécène soucieux de dépenser noblement son
argent qu’en bourgeois avide de revenus. C’est un argument capital dans la
controverse qui s’instituera après sa mort.
 

L’année de la visite du sieur Cramoisi, en 1400, Nicolas Flamel a


70 ans. Il est ce qu’il est convenu d’appeler un beau vieillard. Son activité
est considérable. Il est alors membre de neuf confréries religieuses, ce qui
devait lui prendre pas mal de temps. Il fait travailler à plusieurs de ses
fondations pieuses, il administre ses œuvres charitables et, d’aussi près que
nous regardions ses biographies, rien n’indique qu’il ait abandonné sa
charge d’écrivain juré de l’université de Paris.
Mais il est probable qu’aucune de ces occupations, qui s’inscrivent
toutes dans un étroit périmètre représenté par deux arrondissements du Paris
actuel, n’implique le surmenage que nous connaissons dans les travaux de
notre époque.
Au surplus, son veuvage, sa maison bien tenue par Margot la Quesnel et
sa fille Colette, l’inclinent à se replier sur lui-même, à s’isoler du monde.
En d’autres termes, c’est déjà pour Nicolas Flamel, et bien qu’il lui
reste encore quelque dix-sept années à vivre, l’heure du bilan. C’est
pourquoi, après avoir vu Flamel alchimiste puis philanthrope, puis
propriétaire foncier, il nous reste à nous pencher sur son œuvre.
Le sujet est épineux en raison du grand nombre d’ouvrages apocryphes
attribués à l’écrivain-alchimiste. Dans un souci de synthèse, nous avons
donc déblayé la question en en retenant les aspects fondés sur les auteurs les
plus dignes de foi.
L’œuvre de Flamel est bien entendu axée sur la tâche qui a empli sa vie,
c’est-à-dire la recherche de la pierre philosophale, la réalisation du Grand
Œuvre. A ce titre, les deux arcades du charnier des Innocents y figurent au
premier plan. D’autant que Flamel leur a consacré un livre explicatif destiné
à guider l’initié à travers leurs symboles.
Cet ouvrage est assez connu des spécialistes en sciences hermétiques
puisqu’il fut édité et imprimé en 1612. Flamel l’avait écrit en latin et c’est
un gentilhomme poitevin du nom d’Arnaud de la Chevalerie qui en réalisa
la traduction. Bien entendu, il s’agit là de la version la plus vraisemblable,
l’origine exacte du manuscrit étant, comme tout ce qui concerne Nicolas
Flamel, contesté par un ou plusieurs historiens.
Quoi qu’il en soit, et en nous tenant toujours au vraisemblable, il faut
bien admettre que seul Flamel lui-même était assez au fait des deux arcades
du charnier des Innocents pour en donner une explication précise. L’auteur
y citait de nombreuses références, des alchimistes réels ou légendaires ou
des savants du temps qui ne se sont, autant qu’on le sache, jamais occupés
d’alchimie.
En revanche, on relève que Flamel ne nommait dans son Livre des
figures hiéroglyphiques aucun des grands disciples qui ont marqué leur
époque et qui l’avaient précédé. Il n’est pas question, par exemple, de
Basile Valentin (encore que celui-ci ait peut-être vécu au XVe siècle). Mais
il n’est pas question non plus de Raymond Lulle, ou Ramon Llull, qui
naquit à Palma de Majorque en 1235 et périt misérablement, à l’âge de
80 ans, lynché par la populace de Bougie. Il n’est pas question d’Albert le
Grand, de son nom flamand Albert de Groote qui, né autour de l’année
1200, avait enseigné à Paris au XIIIe  siècle. Il n’est pas davantage fait
mention d’Arnaud de Villeneuve, né en 1245 et qui étudia à Aix-en-
Provence et à Montpellier avant de monter à Paris. Qu’en conclure, sinon
que Flamel n’a pas eu connaissance de leurs travaux, que ses méditations
ont tourné autour des œuvres des « vieux philosophes » dont les manuscrits
étaient parvenus entre ses mains de libraire de l’université et enfin qu’en
matière d’alchimie, son guide unique a été le livre d’Abraham Juif ?
Dans son Livre des figures hiéroglyphiques, Nicolas Flamel
commençait par une autobiographie. Il racontait brièvement sa jeunesse, le
songe de 1356, l’achat du manuscrit qui allait orienter sa vie, ses travaux,
ses efforts, ses déceptions, le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, la
réalisation du Grand Œuvre, le bonheur avec Pernelle, les œuvres
charitables. Puis, il expliquait son propos, les raisons pour lesquelles il avait
orné, ainsi qu’il l’avait fait, les arcades du charnier et ce qui l’amenait à
s’en expliquer. Mais avant d’arriver à cette explication, il lançait un
avertissement solennel, afin que « si aucun obtient ce bien inestimable que
de conquérir cette riche toison, il pense, comme moi, de ne tenir point de
talent de Dieu, enfoui en la terre, achetant terres et possessions qui sont les
vanités de ce monde, mais plutôt d’œuvrer charitablement envers ses frères,
se souvenant avoir appris ce secret parmi les ossements des morts avec
lesquels il se doit bientôt trouver et qu’après cette vie transitoire, il lui
faudra rendre compte devant un juste et redoutable juge qui censurera
jusqu’à la parole oiseuse et vaine… ».
Il n’est pas question, bien entendu, de reproduire le détail de cet
ouvrage. Après son avant-propos, Flamel l’avait composé comme les
arcades des Innocents, en deux parties, l’une exposant le sens théologique
des figures et l’autre donnant leur explication selon le Magistère d’Hermès.
«  Ci commence la vraie pratique de la noble science d’alchimie.  »
C’étaient là les premiers mots du Livre des lavures, qui fait également partie
du «  fonds  » de Nicolas Flamel. C’était avant tout un traité d’alchimie.
Pourtant, il semble que l’écrivain juré n’en était pas l’auteur. Albert Poisson
affirme qu’il n’a fait que recopier un manuscrit plus ancien, probablement
du milieu du XIVe siècle, mais rien malheureusement ne vient nous éclairer
sur son auteur réel. Un fait est certain : c’est qu’il n’a jamais été imprimé.
Par contre, il a été copié à plusieurs reprises et les copies elles-mêmes en
ont été recopiées, avec toutes les altérations que cela comporte. C’est un
recueil de recettes assez obscures, d’instruments et d’appareils composant
l’arsenal de l’alchimiste. Le nom de l’ouvrage vient du fait que les
opérations pratiques qu’il retrace se divisaient en quatre régimes, subdivisés
à leur tour en huit lavures et contenant chacune un nombre variable de
dispositions.
L’intérêt du manuscrit original, c’est qu’il était de la main de Flamel.
Mais, compte tenu du fait que les recettes en question ne menèrent nulle
part ceux qui prirent la peine de les recopier ou de les essayer ; comme d’un
autre côté, rien dans la vie de Flamel ne situe la date à laquelle il les a
écrites, on peut se demander si elles ne sont pas antérieures à l’année de la
réalisation du Grand Œuvre, c’est-à-dire 1382, et si elles ne rendent pas
davantage compte de ses tâtonnements que de sa réussite.
Du Psautier chimique, on sait encore moins de choses pour l’excellente
raison qu’il n’est pas parvenu jusqu’à nous. Il s’agit d’un ouvrage sans titre
que Flamel rédigea, on ne sait trop pourquoi, dans la marge d’un psautier,
d’où le nom qui lui a été attribué. La description que nous en possédons
nous vient d’un des grands exégètes de Flamel, dom Pernety. Ce religieux
bénédictin de la congrégation de Saint-Maur fut lui-même un assez curieux
personnage. Né à Rome en 1716, il fut l’aumônier de l’expédition de
Bougainville aux îles Malouines3. A son retour, en 1763, il renonça à la vie
religieuse, se rendit en Prusse, fut conservateur de la bibliothèque de Berlin
pour le compte de Frédéric II, dont il perdit la faveur lorsqu’il se rallia aux
idées du mystique Suédois Swedenborg. Il se retira alors en Avignon où il
devait fonder une secte d’illuminés et se consacrer à la recherche de la
pierre philosophale et de l’élixir de longue vie. C’est dans le cadre de sa
controverse avec l’abbé Villain, détracteur impénitent de Nicolas Flamel,
qu’il nous livra des passages du Psautier chimique.
Il était daté de 1413. Flamel y précisait qu’il avait écrit ce livre de sa
propre main et qu’il le destinait à l’église Saint-Jacques, étant de ladite
paroisse. L’auteur le dédiait pourtant à l’un de ses neveux auquel il disait :
« … après la mort de ma fidèle compagne Pernelle, il me prend fantaisie et
liesse, en me rappelant d’elle, d’écrire en grâce de toi, cher neveu, toute la
maîtrise du secret de la poudre de projection ou teinture philosophale que
Dieu a pris vouloir de départir à son très chétif serviteur et que j’ai trouvée
comme tu la trouveras en travaillant comme je te le dirai ».
Nous verrons un peu plus loin de quel neveu il s’agissait et ce qu’il
advint de ce legs. Mais le Psautier chimique devait comporter des
indications assez précises puisque Flamel concluait ainsi : « Tu as donc le
trésor de toutes les félicités mondaines que moi, pauvre natif de Pontoise,
j’ai fait et maîtrisé à trois reprises à Paris, en ma maison, rue des Ecrivains,
toute proche de la chapelle Saint-Jacques-la-Boucherie et que moi, Nicolas
Flamel, je te baille pour l’amour de toi en l’honneur de Dieu. Avise-toi bien,
cher neveu, de faire comme j’ai fait, c’est-à-dire de soulager les pauvres,
nos frères en Dieu, de décorer le temple de notre Rédempteur, de faire sortir
des prisons maints captifs détenus pour argent et, par le bon et loyal usage
que tu en feras, te conduire au chemin de gloire et de salut éternel que je te
souhaite, au nom du Père éternel, du Fils rédempteur et du Saint-Esprit
illuminateur, Sainte, Sacrée et Adorable Trinité. Amen. »
Mais avant d’être un alchimiste, Nicolas Flamel avait été un écrivain,
un homme érudit pour son époque, amoureux des belles lettres dont il était
familier grâce aux manuscrits qui lui passaient entre les mains : son sens de
la poésie s’était donné libre cours sur le mausolée élevé à Pernelle. On
retrouve d’autres vers dans le Sommaire philosophique, le dernier ouvrage
que l’on puisse attribuer à l’alchimiste avec une raisonnable certitude. Ce
texte a été imprimé pour la première fois en 1561, dans un recueil plus
général intitulé La Transformation métallique. C’était un recueil de poésies
hermétiques dans lequel le Sommaire philosophique de Nicolas Flamel
occupait seize pages. C’était en quelque sorte un résumé rimé du Livre des
lavures et Albert Poisson avance l’hypothèse selon laquelle Flamel aurait
ainsi mis en vers un traité d’alchimie auquel il s’était souvent référé au
cours de ses travaux.
 

Le temps passe… Au fil des années, Nicolas Flamel se voûte, ses


cheveux blancs se font rares, ses forces l’abandonnent. Le besoin de repos
se fait plus impérieux : au-delà de l’année 1408 (il a 78 ans), on ne trouve
plus trace d’opérations foncières ou de nouveaux travaux.
Dans la maison solitaire, au coin de la rue des Marivaux et de la rue des
Ecrivains, le silence s’installe. Il y a bien des années déjà que les enfants
des nobles ne viennent plus prendre des leçons de grammaire. Les clercs
n’alignent plus, le dos rond sur leur tabouret, les jolis caractères gothiques
et les lettres enluminées.
Dans la cave de la maison, le laboratoire aux murs rongés par les
fumées alchimiques est désert lui aussi, l’athanor à jamais refroidi.
Nicolas Flamel revit le passé, raconte son expérience, rend grâce au
Créateur, mais le moment vient où il pose aussi la plume  : le Psautier
chimique est daté de 1413 et c’est le dernier texte de lui dont on ait
connaissance.
A 83 ans, l’écrivain-alchimiste ne pense plus qu’à la mort. Il se prépare
à rejoindre celle dont il a gardé, vingt années durant, la pieuse mémoire.
Sa mort, pendant ces dernières années, il l’a préparée avec soin. Sur le
plan spirituel d’abord, car ce fut le temps du recueillement.
Sur le plan matériel, ensuite. Un homme qui avait mis tant de soin à
perpétuer son souvenir sur les portails des églises, les murs des chapelles,
les arcades des Innocents, et même sur la maison de la rue de
Montmorency, ne pouvait pas ne pas se soucier de sa sépulture.
Il entendait, c’est évident, reposer dans cette église Saint-Jacques-la-
Boucherie qui avait été le centre de son existence. La pierre qui devait
recouvrir son corps, il la fit graver sous ses yeux, après en avoir
soigneusement composé le dessin dans l’esprit de la symbolique mystique
et alchimique qui lui était habituelle. C’est le seul souvenir de Nicolas
Flamel que le profane puisse voir aujourd’hui. La pierre tombale se trouve,
en effet, au musée de Cluny. On y distingue différents personnages et
notamment, au centre, le Christ, la main droite levée dans un geste de
bénédiction, tenant dans la gauche le globe surmonté de la croix. A la droite
du Christ, saint Pierre tient une clé et un livre fermé. A sa gauche, saint
Paul et son glaive. Entre les saints et le Christ, la lune et le soleil.
Une inscription est, de plus, gravée sur cette pierre tombale  : «  Feu
Nicolas Flamel, jadis écrivain, a laissé par son testament à l’œuvre de cette
église certaines rentes et maisons qu’il avait acquises et achetées de son
vivant pour faire certains services divins et distribution d’argent chaque
année par aumônes, touchant les Quinze-Vingts, l’Hôtel-Dieu et autres
églises et hôpitaux de Paris. Qu’il soit prié pour les trépassés. »
Enfin, sous la silhouette d’un gisant  : «  De terre suis venu et en terre
retourne, l’âme rends à toi, J.H.V. qui les péchés pardonne. »
Dès le tombeau, la polémique semble s’installer autour de l’écrivain-
alchimiste, à propos justement de ce J.H.V. Comme les arcades des
Innocents, il peut avoir deux sens : Jésus Hominum Ultor (Jésus rédempteur
de l’homme). «  Cependant, écrit avec une fausse candeur Albert Poisson,
nous avions d’abord cru y retrouver l’I.E.V. hébraïque et, en effet,
phonétiquement, ce I.E.V. rappelle de très près le IAVEH qui avait dominé
le manuscrit d’Abraham Juif.
M. de Lavillegille a livré, en 1857, dans le tome XV des Mémoires de la
société des antiquaires de France, le secret des tribulations de la pierre
tombale de Nicolas Flamel. Elle est demeurée avec les restes de son
propriétaire jusqu’en 1797, date à laquelle l’église fut démolie. La pierre
partit avec les autres et, sans qu’on sache très bien comment, elle finit par
échouer chez un commerçant en alimentation qui s’en servait comme étal.
Un érudit du nom de Guérard, passant par la rue des Arcis, découvrit l’objet
et, comme il faisait commerce de curiosités et d’antiquités, s’empressa de
l’acquérir pour la revendre. Ne trouvant pas d’amateur, il la céda à un
collègue du nom de Signol qui, après l’avoir gardée six ans dans son
arrière-boutique, s’en défit de guerre lasse pour la somme de cent vingt
francs au profit du musée de Cluny.
Il reste à l’écrivain juré à rédiger son testament. Il le fait l’année
précédant sa mort et le signe le 22  novembre 1416 devant Hugues de la
Barre et Jehan de la Noë «  Clercs notaires du Roi notre Sire, de par lui
établis en son Châtelet de Paris ».
Nous n’ignorons rien de ce document qui est conservé à la Bibliothèque
nationale et d’ailleurs l’abbé Villain le reproduit in extenso avec bien
d’autres pièces et actes notariés qui constituent l’essentiel de son Histoire
critique de Nicolas Flamel et de Pernelle, sa femme, recueillie d’actes
anciens qui justifient l’origine et la médiocrité de leur fortune contre les
imputations des alchimistes. Car l’ecclésiastique ne dédaignait pas, dès le
titre de son ouvrage, publié en 1762 «  chez G.  Desprez, imprimeur et
libraire ordinaire du roi et du clergé de France  », d’entrer dans le vif du
sujet.
Dans son préambule, le testateur écrivait  : «  Nicolas Flamel, écrivain,
sain de corps et de pensée, bien parlant et de bon et vrai entendement, si
comme il disait et comme de prime face apparaît, attendant et sagement
considérant qu’il n’est chose plus certaine que la mort ni chose moins
certaine que l’heure d’icelle et pour ce que, en la fin de ses jours, ne voulant
trépasser intestat, pensant aux choses célestes et pendant que sens et raison
gouvernent sa pensée, désirant pourvoir au salut et remède de son âme, fit,
ordonna et avisa son testament ou ordonnance de dernières volontés, au
nom de la glorieuse Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
Flamel exprimait tout d’abord la volonté d’être enterré à Saint-Jacques-
la-Boucherie devant le crucifix et Notre-Dame. Pour cela, il acquitta un
droit de quatorze francs. Nous avons vu au surplus sur sa pierre tombale
qu’il avait laissé au chapitre de la paroisse différentes maisons acquises à
cet effet. Il faisait ensuite une provision de quarante livres parisis pour
payer ses fournisseurs vis-à-vis desquels il pouvait être en dette au moment
de sa mort.
Contrairement à l’abbé Villain, nous ne reproduirons pas in extenso le
testament, mais toutefois nous en tirerons les renseignements qu’il veut bien
nous donner. Par exemple, la liste des confréries dont Nicolas était
membre  : Sainte-Anne, Saint-Jacques, Saint-Christophe, Sainte-Catherine
du val des Escholiers, Notre-Dame de Boulogne-sur-Mer, Notre-Dame la
Septembrèche, Notre-Dame de Mézoche, Saint-Michel de la Chapelle du
Palais et Saint-Jean-l’Evangéliste.
Nous avons ensuite une idée des églises ou paroisses auxquelles il
s’intéressait plus particulièrement, outre Saint-Jacques-la-Boucherie bien
entendu : Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Notre-Dame de Pontoise (sa paroisse
natale), Sainte-Geneviève (il doit s’agir de Sainte-Geneviève-des-Ardents,
où il fit décorer un portail), Notre-Dame d’Aubervilliers, les églises
paroissiales de Nanterre, de Rueil, de la Villette et d’Issy. A toutes ces
confréries et à toutes ces églises, il léguait un calice marqué de l’N et de l’F,
avec couvercle, le tout en argent doré fin, dans un étui de cuir.
Comme Pernelle et comme, vraisemblablement, la plupart des
bourgeois de son époque, Nicolas Flamel énumérait avec minutie les
aumônes et charités qui devaient être faites au moment de sa mort. Elles
étaient empreintes du même réalisme qui avait présidé à la construction et à
l’administration de ses «  habitations à loyers modérés  » de la rue de
Montmorency. Par exemple, il était ordonné à ses exécuteurs testamentaires
d’acheter trois cents aunes de bon drap brun, au prix de douze sols l’aune et
de les distribuer à cent ménages pauvres, à raison de trois aunes chacun.
Mais, attention, « dudit drap, ils seront tenus de faire chacun en droit soy,
cotte, chapperon et chausses, pour les porter tant comme ils pourront durer,
sans les vendre ni convertir ailleurs, sous peine de restituer la valeur du
drap ».
Le prieur des Mathurins était chargé, quant à lui, d’acheter deux cents
aunes de drap à vingt-quatre sols parisis l’aune et de les distribuer par
pièces de quatre aunes à «  seize religieux de différents ordres, dix-sept
pauvres prêtres et dix-sept pauvres escholiers, maîtres ès arts et autres, pris
et choisis dans les collèges et en dehors ».
Viennent ensuite les dispositions en faveur de Margot la Quesnel et de
sa fille Colette. Celles-ci purent choisir dans la maison les objets qui leur
plaisaient, pour la somme de vingt livres parisis. Flamel leur constituait
pour leur vie durant une rente annuelle de quarante livres parisis plus la
moitié du vin, des rentes et arrérages qui lui restaient dus au moment de sa
mort à Nanterre, plus le montant du loyer de la maison de Puits, rue de
Montmorency (c’est la maison dont Margot la Quesnel lui avait fait don).
Il laissait ensuite une somme de quarante livres parisis en argent, ce qui
était assez considérable, pour ceux de ses parents qui se présenteraient pour
hériter.
Il réglait, on n’en sera pas étonné, l’ordonnance des messes qui devaient
être dites pendant sept ans et quarante jours après sa mort pour le repos de
son âme : messe basse de requiem chaque jour et, le vendredi, grand-messe
chantée célébrée par le curé avec diacre, sous-diacre, quatre chapelains et
deux clercs.
Suivait une longue énumération de rentes à différents hôpitaux et
églises et un geste de réconciliation  : Flamel remettait la moitié de leurs
dettes à ses débiteurs de Nanterre, de Rueil, d’Issy, de la Villette et de Saint-
Ladre. Mais, dira-t-on, qui allait encaisser ces dettes, même amputées de
cinquante pour cent, puisque l’écrivain-alchimiste, en ce bas monde, ne
laissait personne derrière lui ? Eh bien, toutes ces dispositions exécutées, le
reste de sa fortune allait à Saint-Jacques-la-Boucherie.
Ayant signé son testament et désigné l’exécuteur de ses dernières
dispositions, «  Tanneguy du Chastel, chevalier, conseiller, chambellan du
Roi notre Sire », il ne restait plus à Nicolas Flamel qu’à mourir.
Il attendit exactement quatre mois, jusqu’au 22  mars 1417. On peut
penser qu’il s’éteignit doucement, dans la maison qu’il habitait depuis près
de soixante années, veillé par Margot et Colette le Quesnel, entouré de la
sollicitude du clergé de Saint-Jacques-la-Boucherie.
Nous ne possédons pas de détails sur ses funérailles mais elles furent
sans doute celles d’un riche bourgeois qui laissait à l’église l’essentiel de
ses biens. Son corps n’eut qu’à traverser la rue pour atteindre sa dernière
demeure. Ainsi que le souhaitait le défunt, il fut enseveli dans un caveau
sous les dalles du sanctuaire. Quant à la pierre qu’il avait fait graver avec
tant de soin, elle fut, non pas enchâssée dans le sol, mais scellée dans le
plus proche pilier. Elle ne mesurait en effet que 58 cm sur 45.
Elle devait y demeurer 370 ans…
 

Il serait intéressant de savoir si quelqu’un se présenta au sire de Chastel


pour toucher les quarante livres que Nicolas Flamel avait prévues à
l’intention de ceux qui se désigneraient comme ses héritiers.
Malheureusement, c’est encore là un détail qui nous manque. Il aurait pu
nous éclairer sur la famille de l’écrivain juré.
De son côté, il n’existait, à notre connaissance, qu’un seul autre Flamel,
Jean, qui était peut-être son frère, peut-être son cousin. Il avait exercé l’état
de libraire-écrivain du duc de Bourgogne, et cette similitude de profession
semble en effet suggérer des liens de parenté, mais Guillebert de Metz, qui
en parle en 1407 dans un manuscrit édité en 1855 sous le titre Description
de Paris au XVe siècle ne précise pas la nature de ces liens.
Du point de vue de l’héritage, d’ailleurs, la question est sans intérêt,
puisque ce Jean Flamel, plus jeune que Nicolas, mourut cependant avant
lui.
Du côté de Pernelle, par contre, nous avons fait la connaissance
d’Isabelle, sa sœur, et de son mari, Perrier, le tavernier. Nous savons que les
relations étaient rompues entre l’écrivain et sa belle-sœur depuis le procès
qui avait suivi le décès de Pernelle. Pourtant, Flamel avait conservé quelque
affection pour l’un de ses neveux, celui-là même à l’intention de qui il avait
rédigé le Psautier chimique.
Pierre Borel dit que ce neveu était, soit Nicolas, soit Colin Perrier.
L’information ne doit être que relativement exacte puisque, d’une part les
trois fils d’Isabelle se nommaient Guillaume, Oudin et Colin, et que, d’autre
part, ils n’étaient pas les fils de Perrier, mais bien ceux du premier mari
d’Isabelle, Lucas.
Quoi qu’il en soit, le neveu en question ne manqua pas de prendre
possession de son héritage, ainsi que de quelques matras de poudre de
projection qu’il trouva dans le laboratoire de son oncle. Avec la poudre et la
façon de s’en servir, il avait tout pour devenir un homme riche et puissant.
Ce Lucas Perrier fut-il trop timide, ou assez sage pour renoncer à la
fortune, ou plus simplement – et c’est le plus vraisemblable – trop ignorant
pour profiter de l’aubaine  ? Nul ne le peut dire avec certitude, puisque le
neveu de Flamel n’est pas sorti de l’obscurité anonyme de l’Histoire.
Mais le Psautier chimique et la petite provision de poudre de projection
se transmirent à ses descendants, discrètement, jusqu’à ce que nous les
retrouvions chez un médecin de Coulommiers du nom de Du Parrin.
Celui-ci, comme Flamel, transmit le précieux legs à son neveu, qui
s’appelait Dubois, et ce Dubois manquait de discrétion. Il s’agita beaucoup,
tenta de souffler, y parvint vraisemblablement, en parla à tort et à travers et
fit tant et si bien qu’au Louvre on s’en émut.
Ceci se passait au XVIIe siècle et le roi Louis XIII occupait le trône de
France. Il ne manqua pas, bien entendu, de saisir tout l’intérêt que pouvait
présenter l’activité d’un de ses sujets capable de fabriquer de l’or. Et Dubois
se retrouva ainsi, bon gré, mal gré, devant le souverain.
L’expérience eut plusieurs témoins, dont un M.  de Chavigny, aïeul du
représentant de la France à la Diète de Ratisbonne de 1731, et Jean-Baptiste
Morin, docteur en médecine, professeur de mathématiques à l’Académie
royale de Paris.
Jean-Baptiste Morin était également astronome et astrologue.
Adversaire résolu et contradicteur de Copernic et de Galilée, il devait avoir
l’insigne honneur d’établir l’horoscope de Louis  XIV. C’est grâce à son
biographe (anonyme) que nous sommes en mesure de reconstituer la scène.
Morin tient à préciser – et c’est tout « à l’honneur de la chymie » – qu’il n’y
eut nulle fourberie dans l’expérience : le creuset dont on se servit avait été
acheté chez un marchand parisien. M. de Chavigny prit des balles de plomb
dans les sacoches des gardes royaux et le métal en fut fondu en présence de
Louis XIII. Sur quoi, le souverain plaça lui-même la poudre que Dubois lui
avait donnée dans un peu de cire, qu’il entortilla ensuite dans du papier afin
de la tenir plus facilement, et il effectua ainsi la transmutation du métal.
Car l’expérience, incontestablement, réussit puisque, nous dit le
biographe de Morin, M.  de Chavigny fut chargé de soumettre l’or
nouvellement fabriqué à l’« essayeur de la monnoye » qui, après la dernière
épreuve, « le déclara plus fin que celui dont on se sert ordinairement et, ce
qui le surprit, quoi qu’il soit aisé d’en donner la raison, fut qu’il le trouva
plus pesant après l’opération qu’il ne l’estoit auparavant ».
Voilà donc, pensera-t-on, la fortune de Dubois assurée. Que non pas.
Les autorités royales lui demandèrent naturellement de livrer le secret de la
poudre de projection. Il refusa, nous dit-on. En fait, il eût été bien incapable
de la faire puisqu’il ne possédait qu’un petit stock de poudre. Quant à
réaliser le Grand Œuvre…
Mais son interlocuteur ne se contentait pas de tergiversations. Le
cardinal de Richelieu avait en effet personnellement pris l’affaire en main.
Lorsqu’il jugea que la mauvaise volonté de Dubois avait dépassé les
limites, «  on luy donna le bois de Vincennes  », c’est-à-dire qu’il fut fort
proprement incarcéré au donjon.
Au cachot, il eut tout le temps de méditer sur sa folie et d’apprécier la
sagesse de ses aïeux qui, eux, s’étaient contentés de se transmettre
l’héritage de Nicolas Flamel sans chercher pour autant à se faire valoir et à
changer de condition.
Au donjon de Vincennes, Dubois avait au moins un visiteur, le père
Joseph, la célèbre « éminence grise » de Richelieu. On a tout lieu de penser
que le père Joseph eut relativement vite fait de se convaincre qu’il n’y avait
rien à tirer de Dubois. Sa vie fut passée au crible, alors, par les procureurs
royaux qui ne manquèrent pas d’y découvrir toutes les raisons de le livrer
au bourreau qui le pendit comme un malandrin.
Ainsi se termine la triste histoire de Dubois, le dernier héritier de
Nicolas Flamel. Elle a une conclusion d’une amère ironie  : Richelieu, qui
n’avait confiance en personne, n’avait pas été convaincu par les aveux de
Dubois qui avait livré au père Joseph le Psautier chimique de Flamel. Dans
son château de Rueil, il fit installer un laboratoire où des chercheurs à sa
solde tentèrent, en vain, de reconstituer la poudre de projection. Et la
coïncidence est curieuse, si l’on songe que Rueil était précisément une de
ces localités des environs de Paris où Nicolas Flamel avait des intérêts.
Petit à petit, au reste, les dernières traces de Nicolas Flamel s’effaçaient.
Paris vivait son inexorable croissance. Le charnier des Innocents allait
disparaître un jour et, avec lui, les arcades ésotériques de l’écrivain juré.
Rue de Montmorency, la maison du 51 allait lui survivre quelque quatre
siècles mais, au hasard des réparations, des ravalements, les moulures, le
fronton sculpté allaient disparaître. Depuis bien longtemps, la dernière
messe qu’il avait instituée pour le repos de son âme avait été dite. Ses
possessions s’étaient éparpillées à tous les vents. Même la famille Cramoisi
avait perdu la trace du matras de poudre philosophique remis au maître des
requêtes de l’année 1400.
Les derniers témoignages de la piété de Flamel étaient emportés par la
tempête de la Révolution. La plupart des églises auxquelles il s’était
intéressé étaient désaffectées et nous avons vu que Saint-Jacques-la-
Boucherie, déclarée bien national en 1790, était partiellement démolie sept
ans plus tard.
La maison d’angle de la rue des Marivaux et de la rue des Ecrivains
avait peut-être disparu, elle aussi. De toute façon, ces deux artères elles-
mêmes s’effacèrent du plan de Paris lorsque l’on perça la rue de Rivoli.
Dans ce quartier de la tour Saint-Jacques, deux rues perpétuent le souvenir
de Flamel et de Pernelle, mais elles n’occupent pas l’emplacement exact de
leur demeure.
Les derniers souvenirs de l’alchimiste échouèrent, après des fortunes
diverses, à la Bibliothèque nationale et, en ce qui concerne la pierre
tumulaire, au musée de Cluny.
Est-ce à dire qu’il ne restait rien du mystérieux vieillard de la paroisse
Saint-Jacques ?
Si, il restait sa légende…
En 1761, Nicolas Flamel, sa femme et un fils qu’ils avaient eu aux
Indes se trouvaient parmi les spectateurs, à l’Opéra de Paris. Un seigneur de
la cour, qui avait eu vent de cette présence, ne voulut pas manquer un tel
événement. Il se rendit lui-même à la représentation, accompagné d’un
peintre, afin de fixer les traits de ces êtres prodigieux qui défiaient le temps.
Car, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, au XVIIIe  siècle,
l’écrivain juré du XIVe n’était pas mort pour tout le monde.
En 1819, il n’y a pas si longtemps après tout, un quidam ouvrait un
local, au 22 de la rue de Cléry à Paris, et proclamait par voie d’affiches que
Nicolas Flamel n’était pas mort. Dans son cours de philosophie hermétique,
il se proposait d’enseigner l’art de la transmutation des métaux.
L’inscription coûtait la bagatelle de 300 000 francs.
Il est juste de dire qu’aucun disciple ne se présenta et que le charlatan
disparut comme il était venu. Le fait n’en demeure pas moins extraordinaire
et il est incontestable que, de nos jours encore – cette étude en est la preuve
– on se pose des questions sur Nicolas Flamel.
Comment sont nées les incroyables légendes auxquelles ce nom est
associé ? Elles ont eu assurément pour inspiration d’une part la cupidité et
d’autre part l’appétit de merveilleux qui caractérisent tant d’êtres humains,
mais le processus est cependant des plus intéressants.
Comme nous l’avons déjà dit, il n’était pas pensable que Flamel eût
soufflé pendant un quart de siècle, qu’il se fût livré jour et nuit à des
expériences comportant des dégagements de vapeurs et de fumées
odorantes, colorées, nocives, corrosives, sans que s’en soit aperçue la
population de la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie.
Et dans ce naïf XIVe  siècle, il était également impensable que les
activités alchimiques de Flamel ne fussent pas associées à quelque magie.
Sa piété indiscutable, sa foi évidente et… la caution du clergé que Flamel
comblait de ses bienfaits le mettaient sans doute à l’abri du soupçon, mais
certainement pas de la curiosité.
Après la mort de Flamel, cette curiosité se donna libre cours. On peut
supposer que ce furent d’abord les voisins qui vinrent visiter la cave-
laboratoire, s’esbaudir devant l’athanor, les cornues, les flacons, si toutefois
l’alchimiste ne les avait pas détruits au cours des dernières années de sa vie.
Mais les souffleurs avaient l’œil, eux aussi, et bientôt il ne restait plus
grand-chose du sanctuaire de l’alchimiste. Aussi bien, la maison, qui était
spacieuse, ainsi que nous l’avons vu, avait été partagée en deux et les caves
affectées à d’autres usages que la réalisation du Grand Œuvre.
Pourtant, les rumeurs sur les travaux merveilleux de Nicolas Flamel
couraient avec persistance. Il est même probable qu’elles allaient
s’amplifiant avec les années puisqu’en 1560, le procureur du Châtelet
décida de faire saisir, au nom du roi, les différentes maisons ayant
appartenu à l’écrivain juré, afin de les faire fouiller.
Il n’y parvint pas, car il trouva sur sa route la fabrique de la paroisse
Saint-Jacques-la-Boucherie, qui protesta, porta l’affaire en appel et obtint
gain de cause.
Pourtant, ce que la loi n’avait pu faire, l’initiative privée allait le réussir,
au moins pour ce qui est de la maison de la rue des Marivaux et de la rue
des Ecrivains  : quinze ans plus tard, s’il faut en croire l’abbé Villain, un
inconnu, pourvu d’un nom sonore, de titres ronflants, beau parleur, bien
entendu, embobina le curé et le clergé de Saint-Jacques. Il s’affirma
l’exécuteur des dernières volontés d’un pieux alchimiste, grand admirateur
de Flamel, qui lui avait remis un legs à charge pour lui de faire réparer la
maison de ce dernier, en hommage à sa mémoire.
Le clergé paroissial n’y vit pas malice, accepta l’offre, et donna carte
blanche au mécène qui entreprit de sonder tous les murs de la maison, sans
oublier les fondations, bien entendu. La moindre moulure, le moindre
élément décoratif l’incitaient à desceller la pierre, à la recherche de
cachettes mystérieuses. Rien n’y fit. Non seulement le zélé personnage ne
trouva rien, mais encore il disparut sans payer ses ouvriers.
Pendant ce temps, les différents chasseurs de reliques sévissaient. Les
maisons étaient peu à peu dépouillées de tout ce qui pouvait rappeler leur
propriétaire.
Pourtant, la légende de Flamel était destinée à un essor plus prodigieux
encore. Et à notre sens, c’est avec l’affaire Dubois qu’elle prend vraiment
son vol.
Le neveu du médecin Du Parrin avait claironné à tous les échos la
bonne fortune que lui avait laissée son oncle, tant et si bien que la chose
était arrivée aux oreilles de l’entourage royal, nous le savons. Ceci nous
conduisit à l’expérience dont le biographe de Jean-Baptiste Morin nous a
laissé un récit. Mais il est bien évident que cette expérience a dû être
largement commentée à la cour. Tout le monde a su que l’essayeur des
monnaies avait donné sa caution à l’échantillon d’or que lui avait soumis
M. de Chavigny. Et à partir de là, l’histoire ne pouvait que courir tout Paris.
La preuve, c’est que les contes les plus fantastiques à propos de Flamel
commencent à apparaître à cette époque. La date de l’expérience de Dubois
ne nous est pas précisée, mais nous savons que Richelieu en a eu
connaissance, s’il n’en a pas été le témoin. Richelieu a été Premier ministre
de Louis XIII à partir de 1624. Or, c’est précisément en 1624 que se situe
une nouvelle tentative de fouille de la maison de Flamel  : celle du père
Pacifique, un moine capucin qui se passionnait pour la chimie. Henri Sauval
en apporte l’écho dans son Histoire et recherche des antiquités de la ville de
Paris, publiée en 1724.
Le père Pacifique, lui, eut la curiosité de fouiller le sol de la cave. Ce
fut ainsi qu’il découvrit «  des urnes et des vases de grès, remplis d’une
matière minérale calcinée, grosse comme des dés et des noisettes ».
Malgré tous ses efforts, le religieux ne parvint jamais à tirer quoi que ce
fût de sa trouvaille, et surtout pas à faire de l’or, mais il paraît évident qu’il
était tombé sur la fosse où Flamel enfouissait les scories et les déchets de
son industrie.
Avec les années, une sorte de vénération entourait la mémoire de
Flamel, surtout dans le milieu des hermétistes et des chercheurs. Les
arcades des Innocents, tant qu’elles existèrent, et la maison de l’écrivain
furent pour d’innombrables visiteurs de véritables lieux de pèlerinage.
A partir de ces bases, tous les espoirs étaient permis. Le bruit ne tarda
pas à se répandre de l’immortalité de Flamel. On sait en effet que la
recherche de l’élixir de longue vie était indissolublement liée à celle de la
pierre philosophale, puisque, selon l’imagination populaire, à quoi sert de
fabriquer de l’or, si l’on doit mourir comme tout le monde ?
La légende de la survie n’est pas un exemple unique. Longtemps, on se
refusa à croire à la mort d’un autre alchimiste, Agrippa de Nettesheim, le
fantasque historiographe de Charles Quint, et le cas de Joseph Balsamo,
plus connu sous le nom de comte de Cagliostro, a fourni suffisamment de
matière aux romanciers pour démontrer que la France de la Révolution
n’était pas imperméable aux histoires merveilleuses.
En ce qui concerne Nicolas Flamel, l’homme qui a le plus contribué à
accréditer la légende de son immortalité est un certain Paul Lucas qui fit, au
XVIIe siècle, un voyage « par ordre du Roy, dans la Grèce, l’Asie mineure,
la Macédoine et l’Afrique  ». Il ne paraît pas inutile de résumer l’histoire
qu’il raconte dans le livre qu’il publia à la suite de son expédition.
Il se trouvait dans la ville de Brousse, à 90 km d’Istamboul, au pied du
mont Olympe (la Prusa ad Olympum de l’Antiquité) lorsqu’il fit la
connaissance d’un savant derviche avec lequel il engagea un débat
philosophique passionné. L’homme paraissait à peine trente ans, et pourtant
ses propos étaient empreints d’une sagesse séculaire. Il expliqua à Lucas
qu’il faisait partie d’un groupe de sept amis qui avaient plaisir à courir le
monde afin de s’instruire et à se rencontrer tous les vingt ans pour
confronter les fruits de leurs expériences.
La discussion en vint à l’immortalité, que Lucas niait formellement,
naturellement, allant jusqu’à citer un exemple : celui du « célèbre Flamel »
qui, malgré la pierre philosophale, était bel et bien mort, sous toutes ses
formes.
Alors, le derviche sourit de sa naïveté, affirmant que non seulement
Flamel et son épouse n’étaient pas morts, mais qu’ils comptaient parmi ses
plus fidèles amis. Il les avait vus pour la dernière fois aux Indes, deux ou
trois ans plus tôt.
Là-dessus, le derviche racontait à Lucas l’histoire de Flamel, lui donnait
sa version de l’acquisition du livre d’Abraham Juif et du voyage en
Espagne et expliquait comment l’Adepte, après avoir réussi le Grand
Œuvre, « trouva le moyen de fuir la persécution en faisant publier sa mort et
celle de sa femme :
«  Par ses conseils, elle feignit une maladie qui eut son cours et,
lorsqu’on l’a dit morte, elle était dans la Suisse où elle avait eu l’ordre de
l’attendre. On enterra à sa place un morceau de bois et des habits, et pour ne
point manquer au cérémonial, ce fut dans l’une des églises qu’elle avait fait
bâtir. Ensuite, il eut recours au même stratagème, et comme tout se fait pour
de l’argent, on sent qu’il n’eut point de peine à gagner les médecins et les
gens d’Eglise. Il laissa un testament dans lequel il recommanda qu’on
l’enterrât avec sa femme et qu’on élevât une pyramide sur leur sépulture. Et
pendant que ce vrai sage était en chemin pour aller rejoindre sa femme, un
second morceau de bois fut enterré à sa place. Depuis ce temps, l’un et
l’autre ont mené une vie très philosophique, tantôt dans un pays, tantôt dans
l’autre. »
Albert Poisson a pris la peine de recopier tout ce passage du livre de
Paul Lucas, afin de pouvoir le citer. Il se demande si c’est le voyageur qui
se moque de ses lecteurs, ou bien si le derviche a effectivement existé. Dans
ce cas, il ne manque pas d’effectuer un rapprochement entre ce groupe de
sept amis dont faisait partie le derviche, et la mystérieuse confrérie de la
Rose-Croix.
Il est vrai que cette secte, dont on ignore l’origine exacte, bien qu’on
l’attribue souvent à un chevalier allemand du XVe  siècle, Chrétien
Rosenkreuz, initié aux sciences orientales, est étroitement liée, dès le XVIe,
à toutes les activités alchimiques. Avant de devenir une secte d’illuminés,
puis un grade dans la franc-maçonnerie, la Rose-Croix rassemblait sans
doute un groupe d’hommes qui s’entouraient d’un halo de mystère, voire de
magie, pour camoufler une philosophie dont les hardiesses étaient bien en
avance sur leur temps.
Le récit de Paul Lucas a sans doute donné naissance à d’autres contes
fantastiques et à des rumeurs du genre de celle qui amena à l’Opéra le
seigneur et son peintre.
Les os de Nicolas Flamel s’étaient depuis longtemps identifiés à la terre
parisienne. Notre siècle de lumière et de raison allait enfin dissoudre sa
légende, à l’exemple des multiples lavures de la matière philosophale.
Il allait cependant demeurer quelque chose au fond du matras  : une
question, que l’on se pose encore.
 

Aujourd’hui, on ne s’interroge plus sur l’immortalité de Nicolas Flamel.


Notre époque est, dit-on, au-dessus des légendes. Mais celles-ci ont été
assez fortes et assez persistantes pour que le nom de l’écrivain juré nous
parvienne, avec son énigme.
Car énigme il y a. Le visage qui nous sollicite, à plus de cinq cents ans
de distance, n’est pas pleinement éclairé, et s’il est une question que l’on
peut encore se poser, de nos jours, c’est la suivante : qui étiez-vous, Nicolas
Flamel ?
Parmi ses détracteurs, certains sont allés jusqu’à nier son existence
même. Il est inutile de retenir cette hypothèse, nous avons des documents
trop irréfutables qui attestent de sa vie, au coin de la rue des Marivaux et de
la rue des Ecrivains.
Mais justement, à y bien réfléchir, ces documents, mis à part quelques
actes notariés qui n’ont d’importance que pour le situer socialement, ces
documents donc nous restituent un autoportrait de Flamel. Tout ce que l’on
a écrit sur son compte, y compris la présente étude, ne s’appuie que sur les
propres écrits de Flamel et plus particulièrement sur le Livre des figures
hiéroglyphiques. Tout le reste est exégèse, paraphrase et si l’on voulait
résumer en quelques lignes l’ensemble de nos connaissances sur l’écrivain
médiéval, on le mettrait à la première personne de l’indicatif présent et cela
donnerait ceci : « Je m’appelle Nicolas Flamel, je me suis installé dans la
charge d’écrivain juré à Paris. En 1355, j’ai épousé Pernelle. J’ai acheté un
grimoire sur lequel j’ai travaillé vingt et un ans. Après quoi, je suis allé en
Espagne. Un Juif converti, en me traduisant le livre, m’a permis de
fabriquer de l’or grâce auquel j’ai fait beaucoup de charités et de fondations
pieuses. »
Soit. Mais c’est un peu sommaire. Dans son Livre des figures, Flamel
nous dit qu’il a fait trois projections, mais à aucun moment il n’explique
comment il a transformé cet or en espèces sonnantes et trébuchantes. Il
décrit, avec une indiscutable complaisance, ses arcades aux Innocents, les
portails de différentes églises, comme si c’était là l’unique occupation de
son existence. Seulement, lorsque nous nous penchons sur son testament,
nous nous apercevons qu’il laisse une dizaine de maisons à Paris, alors que
nous n’en connaissons, au maximum, que cinq. Nous découvrons à cette
occasion qu’il a des intérêts à Nanterre, à Rueil, à Issy, à la Villette, à Saint-
Ladre… mais l’acquisition de ces intérêts, leur administration ont dû
résulter d’un processus d’investissement dont nous ignorons tout, prendre
un temps considérable alors qu’aucune préoccupation de ce genre
n’apparaît dans l’œuvre de l’alchimiste.
Et puis, de quel genre d’intérêts s’agit-il  ? De prêts à des particuliers
sans doute, puisque par son testament Flamel leur remet la moitié de leurs
dettes, mais aussi de propriétés foncières, puisqu’il lègue à Margot la
Quesnel son vin de Nanterre pour l’année de sa mort.
Alors, première question : quelle était la fortune de Flamel ? Le chapitre
de la paroisse Saint-Jacques-la-Boucherie n’a pas songé à nous éclairer sur
ce point. Dès le Moyen Age, la comptabilité ecclésiastique s’entourait
d’une certaine discrétion… Mais Albert Poisson a évalué, en 1893, la
somme des legs charitables inscrits dans le testament à 120 000 francs de la
Belle Epoque, soit au bas mot quelque 200 000 de nos francs actuels. Et il
ne s’agit pas là de l’ensemble des biens de Flamel qui, eux, vont à Saint-
Jacques-la-Boucherie.
D’où la seconde question  : même en tenant compte d’un train de vie
particulièrement austère, un écrivain juré de l’université de Paris qui
démarrait dans la vie avec un avoir des plus modestes, qui épousait une
femme tout juste aisée (le testament de Pernelle l’atteste), pouvait-il
accumuler la fortune considérable que Flamel a laissée à sa mort ?
La réponse est non, du moins pas avec sa seule activité d’écrivain juré.
Dans ces conditions, comment a-t-il acquis ladite fortune  ? Ses
détracteurs proposent deux hypothèses. La première est l’usure. La remise
des dettes dans le testament semble la confirmer. Mais, dans ces conditions,
il nous paraît difficile de concilier le profil rapace de l’usurier avec le
mécène qu’a été Flamel par ailleurs, louant par exemple le rez-de-chaussée
et le premier étage de ses maisons de la rue de Montmorency pour subvenir
aux besoins des familles pauvres installées dans les étages supérieurs.
Une seconde hypothèse est qu’il a été le banquier des Juifs. Au Moyen
Age, plusieurs vagues de persécutions ont été exercées contre le peuple
d’Israël. A chaque fois, les Juifs ont trouvé des catholiques complaisants
prêts à administrer leurs biens en leur absence, à se faire les dépositaires de
leurs richesses. Ce n’est pas exclu car, mise à part l’histoire du pauvre
maître Canches, le commerce de Flamel avec les Israélites, qui étaient à
coup sûr les hommes les plus savants de leur temps, est tout juste esquissé.
Pourtant, le scrupuleux Albert Poisson a recherché les dates de ces
persécutions contre les Juifs. Il en a trouvé trois  : une en 1346, quand
Flamel avait seize ans, la seconde en 1354, alors qu’il s’établissait rue des
Marivaux, et la troisième en 1393, alors que depuis quatre ans déjà il s’était
lancé dans ses fondations pieuses et avait édifié notamment la première
arcade des Innocents.
Reste donc l’hypothèse des partisans de Flamel : il a bel et bien réalisé
le Grand Œuvre, il a fait de l’or.
Nous entendons bien qu’il convient de faire preuve de scepticisme. La
visite, en l’an 1400, du sieur Cramoisi, envoyé du malheureux Charles VI,
ne prouve pas grand-chose. A cette époque, le roi était fou depuis douze
ans. Mais l’expérience réalisée devant Louis  XIII laisse tout de même
perplexe. Nous savons que c’est le roi lui-même qui a officié et M.  de
Chavigny qui a porté le métal nouvellement fabriqué à l’essayeur des
monnaies. L’esprit le plus prévenu ne peut pas rejeter sans examen le récit
du biographe de Jean-Baptiste Morin. Pour lui trouver une explication,
peut-être faudrait-il consacrer quelques lignes à l’œuvre des alchimistes en
général.
L’alchimie, ce n’est pas de la sorcellerie, de la magie noire ou plus
simplement du charlatanisme. L’alchimie, c’est la période pré-chimique. Ce
sont les longs siècles de tâtonnements et de recherches. Sans matériel de
laboratoire, sans instruments de mesure, sans doctrines bien définies, sinon
la recherche de la pierre philosophale, les alchimistes sont certainement
passés à côté de phénomènes immenses. Mais on leur doit d’innombrables
découvertes. C’est Albert le Grand qui, au XIIIe siècle, prépara la potasse
caustique, et Raymond Lulle qui en fit autant avec le bicarbonate de
potassium. C’est Paracelse qui découvrit le zinc et introduisit dans la
médecine l’usage des composés chimiques. C’est Van Helmont qui
reconnut le premier l’existence des gaz et Basile Valentin qui découvrit
l’acide sulfurique et l’acide chlorhydrique.
Les chercheurs les plus sérieux admettent que les alchimistes, au cours
de leurs recherches, ont pu découvrir « des substances tout à fait nouvelles,
inconnues dans la nature et ayant toutes les propriétés d’éléments chimiques
purs, c’est-à-dire inséparables par les moyens de la chimie », écrivent Louis
Pauwels et Jacques Bergier. Ils auraient obtenu des substances ressemblant
absolument aux métaux connus et, en particulier, aux métaux bons
conducteurs de la chaleur et de l’électricité. Ce seraient le cuivre
alchimique, l’argent alchimique, l’or alchimique.
Et comme il faut conclure, on ne peut s’empêcher de retenir une
hypothèse séduisante. La poudre de projection, fruit des manipulations
conduisant au Grand Œuvre, ne serait-elle pas un de ces éléments simples
qui, additionnés à un métal en fusion tel que le plomb ou l’étain, leur aurait
donné l’aspect et les propriétés de l’argent ou de l’or, sans que les
spécialistes de l’époque, avec les moyens de contrôle très limités dont ils
disposaient, aient été en mesure de constater la différence de structure
moléculaire entre l’or naturel et l’or alchimique.
A l’appui de cette hypothèse, ce passage de la relation de l’expérience
effectuée devant Louis XIII : l’essayeur de la monnaie « le déclara (cet or)
plus fin que celui dont on se sert ordinairement et, ce qui le surprit,
quoiqu’il soit aisé d’en donner la raison, fut qu’il le trouva plus pesant après
l’opération qu’il ne l’estoit auparavant ».
L’explication était facile en effet : après l’expérience, le plomb vil tiré
des gibernes des soldats de Sa Majesté pesait son poids propre plus celui de
la poudre de projection que le roi y avait ajoutée. Quant à Flamel lui-même,
il trouvait son or « plus doux et plus ployable » que l’or commun.
Si cette hypothèse était la bonne, Nicolas Flamel, et avec lui quelques
autres alchimistes, auraient, de bonne foi, trompé leurs contemporains en
croyant fabriquer de l’or alors qu’ils n’auraient réussi, en fait, qu’un alliage
nouveau dont nous ignorons la composition. D’un autre côté, les amateurs
de science-fiction s’attarderont sur le phénomène et rêveront à quelque
effective transmutation grâce à laquelle les alchimistes auraient, en
modifiant la structure moléculaire du plomb, donné naissance à un métal
infiniment plus précieux que l’or.
Mais ceci nous éloigne de notre sujet. Pour en avoir le cœur net, il
faudrait pouvoir confier à nos scientifiques le véritable manuscrit
d’Abraham Juif. Qu’est-il devenu ? Nul ne le sait. On citera pour mémoire
une hypothèse. Le neveu auquel Flamel avait dédié le Psautier chimique
(ou un autre neveu, d’ailleurs) se serait emparé du précieux ouvrage dans
les affaires de son oncle, en même temps que des matras de poudre de
projection. Et ce serait ce manuscrit qui serait passé, par l’intermédiaire du
père Joseph, des mains du pauvre Dubois à celles de Richelieu. A la mort
de ce dernier, le manuscrit aurait été retiré de sa bibliothèque par un
seigneur de son entourage puis copié, plus ou moins approximativement, en
plusieurs exemplaires. Cela ne nous éclaire malheureusement pas sur le
destin du manuscrit postérieurement au XVIIe  siècle. Et il nous paraît
préférable de revenir à notre propos : « Qui étiez-vous, Nicolas Flamel ? »
Un écrivain juré de l’université de Paris, certes. A aucun moment, ni
dans son Livre des figures hiéroglyphiques ni dans son testament, il ne
propose un autre état.
Un souffleur ? Sans aucun doute. Pendant vingt et un ans il n’a pas fait
autre chose, en essayant de découvrir le secret du manuscrit d’Abraham
Juif.
Un Disciple, un alchimiste autrement dit  ? C’est hautement probable.
Les arcades des Innocents, leur caractère ésotérique, l’explication
doublement symbolique qu’il en donne, s’inscrivent dans la mystérieuse
chaîne d’initiés qui s’est transmis, au fil des siècles, les secrets de
l’alchimie.
Un Adepte ? C’est-à-dire un alchimiste qui a réalisé le Grand Œuvre ?
C’est là tout le secret que l’Histoire conserve jalousement.
Alors, quelle est notre certitude ? A notre sens, la voici : Nicolas Flamel
a été, avant tout, un homme de son temps, de ce merveilleux Moyen Age
empreint de mysticisme et aussi de réalisme et de vertus solides, assoiffé de
découvertes, émerveillé devant l’immensité de la Terre, les mystères de la
Nature, positif comme un bourgeois balzacien, enthousiaste et naïf comme
les enfants de Lewis Carroll.
Un temps qui préparait la Renaissance, qui annonçait les temps
modernes, qui portait en gestation l’incroyable aventure industrielle et
technologique du XXe siècle.
Un temps, en un mot, sans lequel la civilisation de notre époque ne
serait pas ce qu’elle est.
Pierre GUILLEMOT

1- On peut le voir, aujourd’hui encore, au milieu d’un joli square bordant la rue de Rivoli.

2- Raoul Lethas et Jehan de Hanigues.

3- Actuellement îles Falkland.


Savonarole,

 le saint maudit de Florence


Le printemps toscan est une des plus merveilleuses saisons que l’on
puisse vivre. Et la Florence de la Renaissance sait mettre en valeur ce qui
est merveilleux. En ce mois de mai 1489, il y a dans les jardins du palais
des Médicis plus de fleurs, de senteurs, de soleil tamisé, de reflets ocre
dispensés par les dentelles de l’architecture florentine qu’on ne peut en
imaginer.
Il y a là aussi deux hommes que l’on pourrait prendre pour le père et le
fils, si le quadragénaire n’était franchement laid – simiesque, disent certains
– et le jeune homme de vingt ans admirablement beau, semblable à ces
Apollons que Florence est allée chercher dans l’antiquité grecque pour les
opposer à l’austérité des premiers siècles chrétiens.
Il n’y a entre eux aucun lien de parenté  ; pas davantage de lien
équivoque, quoique cette Florence du XVe siècle soit devenue la capitale de
l’homosexualité – la « Sodome moderne », vitupèrent certains prédicateurs
que l’on n’écoute guère. Non, entre Laurent de Médicis, dit le Magnifique,
et le comte Jean Pic de la Mirandole, toutes les affinités, toute l’affection –
et cette dernière est grande – se situent au niveau de l’esprit.
Cela fait vingt ans que Laurent règne sur Florence. Il règne de fait.
C’est un fastueux dictateur qu’aucune loi humaine ou divine n’impose à ce
peuple d’une centaine de milliers d’âmes qui passe alors pour être le plus
intelligent, le plus raffiné, le plus spirituel, le plus malin et le plus blasé
aussi. Et c’est parce qu’il a su se montrer « magnifique » que Laurent a pu
conserver ce sceptre étonnant, fait d’argent et d’intelligence, que son grand-
père Côme a forgé il y a près de soixante ans.
 

Ce banquier fabuleux, que des historiens du XXe siècle appelleront le


Rothschild de la Renaissance, a su conquérir le pouvoir absolu tout en
feignant d’être un citoyen respectueux de la constitution compliquée de la
République de Florence, un citoyen «  comme les autres  ». Il a su asseoir,
dans cette ville qui n’a jamais cessé de changer régulièrement de
gouvernement officiel tous les deux mois, une dynastie omnipotente, celle
des Médicis. Il a réduit ses adversaires par l’argent, le bannissement, les
exécutions, la répression  : « Mieux vaut cité dévastée que cité perdue  » –
telle fut sa devise. Il s’attacha, exila ou détruisit les autres familles de la
grande bourgeoisie florentine ; il se rallia la masse des petits marchands et
des artisans en flattant le goût des Florentins pour la gloire de leur ville,
pour les spectacles et les plaisirs. Il devint non seulement le banquier de
l’Europe entière, mais le mécène de l’Italie : c’est sous son « règne » que
fut fondée à Florence la première bibliothèque publique, qu’eut lieu la
première réunion de l’Académie platonicienne, que travaillèrent Donatello
et Brunelleschi. Il mourut à soixante-quinze ans, en écoutant le philosophe
Marsile Ficin lui lire Xénocrate…
Son fils Piero – le père de Laurent – négligea les affaires, mais renchérit
encore sur la munificence artistique et intellectuelle de Côme. Il hérita aussi
des talents politiques de son père  : c’est en en appelant au peuple qu’il
réduisit à l’exil les familles concurrentes – les Pitti notamment – qui avaient
cru pouvoir remettre en question la dictature médicéenne. Il fit alliance avec
le roi de France (les Florentins détenaient pratiquement toutes les finances
françaises) et ajouta des lis d’or aux armes de la famille qui étaient
jusqu’alors représentées par des boules, palle en italien.
Malade, perclus de goutte et de rhumatismes, Piero de Médicis savait
qu’il allait passer rapidement le flambeau à son fils aîné, Laurent. Dès ses
dix-huit ans, celui-ci, dont l’intelligence s’avérait aussi brillante que celle
de Côme et de Piero, faisait son apprentissage dans les cours princières
d’Italie et, quelques mois avant la mort de son père, en 1469, épousait la
fille d’un des grands princes romains  : Clarice Orsini. La dynastie
médicéenne, que l’on disait sortie d’une boutique d’apothicaire, allait
recevoir du sang bleu.
«  Fais attention – dit Piero à Laurent avant de mourir – d’être vieux
avant le temps, de te conduire en homme, non en garçon ! »
Depuis vingt ans, Laurent met ce conseil en pratique. Il réussit à
préserver l’apparence d’un gouvernement « républicain » ; il n’a jamais de
titre officiel dans les rouages compliqués de la «  démocratie  » bourgeoise
de Florence. Mais chacun de ces rouages est sa chose. Au Palazzo Vecchio,
centre de l’administration suprême, les divers conseils de la Cité siègent,
délibèrent, votent, changent tous les deux mois – ainsi qu’il est de règle. Ce
sont les «  Seigneurs  » (I signori) de la ville, leur réunion s’appelle la
«  Seigneurie  », mais le maître véritable, s’il apparaît parfois au Palazzo
Vecchio, réside via Larga, dans le palais des Médicis, ou dans une de ses
villas de campagne : à Careggi, à Cafaggiolo ou à Caiano.
Laurent est grand, massif. Il n’est pas beau ; son visage semble taillé à
coups de hache par un bûcheron maladroit. Il est myope  ; il est privé
d’odorat  ; il aime chanter, mais chante très faux. A le voir, on dirait une
brute. Et pourtant, ce n’est pas sa puissance ni son argent qui lui valent
d’être désigné comme l’homme le plus intelligent, le plus raffiné, le plus
« florentin » des Florentins.
C’est lui qui hisse sa ville à la première place de cette renaissance
intellectuelle et artistique qui se développe en Italie. Il traite un jeune
sculpteur nommé Michel-Ange comme son fils ; il a sorti de la misère un
jeune philosophe nommé Ange Politien  ; dans l’école de sculpture des
jardins de Saint-Marc travaillent les élèves de Donatello  ; Ghirlandajo,
Pollajuolo, Baldovinetti peignent pour lui…
Jean Pic de la Mirandole est un des plus beaux fleurons de cette cour
d’esprit et de goût qui entoure le mécène. Le plus beau peut-être même, au
sens propre comme au sens figuré. Lorsqu’il naquit, vingt-six ans
auparavant, on raconte qu’une flamme fut visible pendant quelques instants
au-dessus de sa tête. Cette sorte de manifestation du Saint-Esprit fut
interprétée comme le signe d’une destinée particulièrement brillante.
En effet, le bébé aristocratique devint un adolescent prodige. A seize
ans, il avait déjà étudié dans les universités les plus réputées d’Europe,
notamment à Paris et à Bologne ; il s’y était taillé une réputation de savant,
traitant plus de neuf cents thèses (chiffre incroyable mais, semble-t-il,
authentique) et s’exprimant couramment et avec élégance dans la plupart
des langues européennes. Très orienté vers les spéculations de la
philosophie, attiré par les sciences métaphysiques, il côtoyait constamment
l’accusation d’hérésie, mais sa foi catholique semblait très profonde et sa
vie privée était citée en modèle de vertu.
Laurent le Magnifique ne pouvait pas ne pas s’attacher un être aussi
exceptionnel, dont la beauté physique de surcroît était quasiment
légendaire. C’est à Florence donc que le jeune comte étudie l’arabe et
l’hébreu, entreprend de percer les mystères de la Kabbale, tout en charmant
de sa compagnie et de ses propos le chef de la dynastie médicéenne. Sa vie
est encore plus pieuse et exemplaire depuis une peccadille de jeunesse : une
fugue avec la veuve d’un épicier, épouse d’un Médicis à Arezzo. Cette
escapade, qui aurait pu mal tourner, a été finalement absoute par Laurent
pour la raison, irréfutable dans cette Toscane de la fin du XVe siècle, qu’un
Médicis ne pouvait pas être trompé par sa femme !
Encore plus convaincu, après cet épisode, de l’inanité des plaisirs de ce
monde, Jean Pic de la Mirandole se tourna davantage vers les choses et les
gens de la religion ; il devint un assidu des prêches et des leçons dispensés
par les dominicains, au couvent Saint-Marc à Florence ou dans d’autres
couvents d’Italie. Et c’est ainsi qu’il devint un admirateur, un disciple
même pour certains, un ami en tout cas, d’un moine bizarre, vivant,
agissant, prêchant, enseignant à contre-courant des puissantes tendances de
la Renaissance en marche. Ce moine, dont l’importance dans l’ordre de
Saint-Dominique ne fait que croître, a déjà séjourné à Florence pendant
deux ans, il y a de cela trois années. Il a été lecteur à Saint-Marc et a
marqué une profonde empreinte sur l’esprit du jeune comte, auditeur assidu
de ses leçons.
Depuis, Jean Pic de la Mirandole est allé à Rome, où il eut maille à
partir avec la censure pontificale, inquiète de ses audaces intellectuelles ; il
a dû fuir, aller jusqu’en France. Là, il fut arrêté et enfermé au donjon de
Vincennes. Cela fait un an qu’il est revenu à Florence et a repris sa place
dans l’entourage du Magnifique.
Quant au moine dominicain, il a lui aussi quitté Florence pour aller
prêcher à San Geminiano, à Brescia, à Gênes, enseigner au séminaire
général des dominicains de Bologne, puis au couvent de Sainte-Marie-des-
Anges à Ferrare, sa ville natale. Ce moine dont on commence à beaucoup
parler à travers l’Italie s’appelle Girolamo Savonarola, en français : Jérôme
Savonarole.
 

C’est de Savonarole que parle avec animation Jean Pic de la Mirandole


en se promenant avec Laurent le Magnifique dans les jardins du palais
Médicis, par ce bel après-midi du printemps toscan, en mai  1489. Pour
Jean, il s’agit d’un saint, d’une sorte de prophète, dont le cœur déborde de
foi, dont le cerveau analyse avec une pénétration nouvelle les saintes
Ecritures, dont la parole âpre, le langage rude, l’accent rocailleux de Ferrare
sont comme un barrage contre la décadence de l’Eglise, le relâchement des
mœurs, le paganisme renaissant, la dégénérescence qui perce sous les ors,
les soies et les brocarts de cette Italie déchirée par mille factions, de cette
cour vaticane livrée à la simonie et à la débauche. Il faut, dit Pic de la
Mirandole, il faut que Laurent soit magnifique jusqu’au bout, qu’il redresse
la tendance qui entraîne sa ville à l’abîme. Il faut faire venir Savonarole à
Florence  ; il faut qu’il prêche, qu’il tonne contre tout ce qui pourrit, qu’il
secoue l’académisme et les complaisances des prédicateurs de cour ; il faut
que Florence, qui s’enorgueillit déjà d’avoir dans ses murs tout ce qui est
neuf, original, intelligent et beau, il faut que Florence ait aussi Savonarole.
Laurent fait la moue ; il hésite. Il n’oublie pas que son pouvoir plonge
justement ses racines dans tout ce que Savonarole dénonce et condamne : la
corruption, la tyrannie, la cruauté, le meurtre même. Il se méfie de ces
esprits forts, surtout lorsqu’ils font profession de pauvreté sincère, lorsqu’ils
sont inachetables. N’a-t-il pas déjà expulsé de Florence un prédicateur trop
zélé, qui prétendait jeter l’anathème sur les abus et les mœurs de la
Seigneurie ? Il se rappelle qu’en dehors des spécialistes qui allaient écouter
les leçons de Savonarole à Saint-Marc, le succès du moine lors de son
séjour dans la ville a été médiocre  ; il y a eu peu de monde pour les
prédications de frère Jérôme en l’église du monastère des bénédictines, les
cloîtrées, les « emmurées », les murate. Sa manière rude, ses citations de la
Bible, avaient lassé un public friand des subtilités et des élégances des
prédicateurs « à succès » de la Renaissance.
 

Il faut se représenter ici le rôle joué, en cette fin du XVe siècle, par les
prédicateurs religieux. En dehors de leur ministère, de la charge de conduire
le troupeau des fidèles qui est inhérente à leur état, ce rôle est double  :
d’une part, ils répondent au besoin que la foule éprouve toujours
d’applaudir des « vedettes », de vénérer des « idoles » ; leurs prédications
sont autant de «  prestations  », de «  galas  » que les églises et les villes
s’arrachent à coup de surenchères de tout ordre (même financières) en
fonction de la célébrité du prédicateur ; il n’est pas rare de voir plus de dix
mille personnes écouter un sermon qui fournit à la fois un spectacle, des
émotions et l’occasion de s’extérioriser  ; la foule hurle, sanglote, se
prosterne et emmagasine des sujets de réflexion.
D’autre part, à cause précisément de l’audience qui est la leur, les
prédicateurs du Moyen Age et du début de la Renaissance sont des
propagateurs inégalés des tendances politiques ou sociales, des fauteurs de
troubles lorsqu’ils vitupèrent contre le pouvoir ou l’organisation de la
société, des auxiliaires précieux du pouvoir en place lorsqu’ils embrassent
ses idées ou ses ambitions.
 

Pic de la Mirandole est passionné de ce qui lui semble neuf et


révolutionnaire ; Laurent l’est également ; il le prouve chaque jour en tant
que mécène des arts et des idées. Mais Laurent est aussi et surtout un
homme politique, un dictateur. Il veut bien annexer à Florence cette « idole
qui monte  », mais hésite à lui livrer l’instrument le plus efficace de la
propagande de son temps : les chaires des églises.
Finalement, l’éloquence du jeune comte a raison des craintes du maître
de Florence. Laurent va écrire au général des frères prêcheurs1 en lui
demandant «  d’envoyer ici le frère Jérôme de Ferrare…  ». Et, pour bien
marquer qu’il le fera pour son ami Pic, il lui dit :
«  Pour que vous croyiez que j’entends vous obliger fidèlement et de
bonne encre, Votre Seigneurie composera la lettre dans les termes qu’elle
voudra et mon chancelier l’écrira et, après l’avoir écrite, la scellera de notre
propre sceau… »
Cette conversation dans les jardins des Médicis, en mai 1489, va
marquer la vie des trois personnages – y compris l’absent – qu’elle
concerne. Neuf ans plus tard, le dernier des trois mourra  : Jérôme
Savonarole brûlera sur un bûcher dressé place de la Seigneurie, laissant à la
postérité une des plus subtiles énigmes de l’histoire.
 

Mais un an va se passer encore avant que Jérôme Savonarole retrouve


Laurent de Médicis et Jean Pic de la Mirandole. Toute une année avant que
la requête (qui ressemble fort à un ordre) adressée par le Magnifique au
général des dominicains soit suivie d’effet. Il y a toute une série de
formalités à remplir dans les divers rouages de l’ordre et, surtout,
Savonarole a déjà de nombreux engagements à honorer. On dirait
aujourd’hui des «  contrats  » à respecter. C’est qu’il est très demandé. Au
début de 1490, entre Pavie et Brescia – trajet que, comme tous les autres de
sa carrière, il accomplit à pied – le frère Jérôme répond dans une lettre aux
plaintes de sa mère, veuve depuis peu, qui désespère de le voir un jour un
peu plus longtemps :
« … On m’a dit souvent à Ferrare, en voyant que je me déplace ainsi de
ville en ville, que les religieux de notre ordre doivent avoir un grand besoin
d’hommes. Hors de ma patrie on ne m’a jamais rien dit de semblable et
même, lorsque l’on me voit sur le point de partir, hommes et femmes se
mettent à pleurer et montrent qu’ils apprécient grandement mes
discours… »
C’est finalement au printemps de 1490 seulement que le moine
prêcheur approche de Florence, cheminant péniblement sur une route brûlée
de soleil, épuisé, couvert de poussière. Sur cette route de Bologne où il
semble marcher vers son destin, ses forces le trahissent. Il s’évanouit. Un
inconnu le relève, le soigne, le réconforte et l’accompagne jusqu’en vue de
la cité des Médicis. Là, devant la ville orgueilleuse qui étale ses splendeurs,
l’inconnu s’éloigne, non sans lui avoir dit :
« Fais ce que Dieu t’a commandé de faire à Florence. »
 

Juillet 1491. Savonarole prêche à Florence depuis plus d’un an. C’est
un succès qui dépasse tout ce que Pic de la Mirandole pouvait espérer et
tout ce que Laurent pouvait craindre. Ses prédications sont terribles  : il
dénonce les injustices, la corruption, le pourrissement de l’Eglise  ; il s’en
prend à la cour de Rome où – il ne faut pas l’oublier – le pape Innocent VIII
cumule les pouvoirs spirituels de chef de la chrétienté avec les pouvoirs
temporels de chef de l’un des plus importants Etats de l’Italie ; il dénonce
les mœurs qui régissent Florence, les abus, le règne de l’argent, la tyrannie.
Des milliers de Florentins se pressent à ses sermons qui sont devenus les
événements les plus retentissants de la vie de la cité.
Le mercredi de Pâques, le 6 avril, il a même prêché au Palazzo Vecchio,
devant la Seigneurie au grand complet. Les notables ont encaissé sans
broncher la volée de bois vert qu’il leur a administrée. Ce qui a filtré à
l’extérieur de ce sermon a plongé dans le ravissement le petit peuple de
Florence. Le frère Jérôme n’a-t-il pas acquis très vite le surnom de
« prédicateur des miséreux » ?
Mais si les « seigneurs » policés du Palais Vieux affectent de garder un
parfait sang-froid, si Laurent lui-même – malgré les anathèmes lancés par
Savonarole contre la tyrannie qui étouffe la ville – ne prend aucune
sanction, on s’agite beaucoup en coulisse.
Beaucoup d’«  amis qui lui veulent du bien  » sont venus voir le frère
dans la cellule dénudée de Saint-Marc où il vit de pain et d’eau, dort sur un
lit tout juste recouvert d’une rugueuse couverture, rapièce lui-même sans
cesse un habit usé jusqu’à la corde. Tous ces conseilleurs lui ont dit la
même chose : il faut changer de ton et même de sujet ; ne plus s’attaquer
aux institutions solidement établies, ne plus vilipender le gouvernement de
Florence et celui de l’Eglise ; il faut cesser d’agiter au-dessus des têtes d’un
auditoire de plus en plus nombreux des menaces de catastrophes et de
calamités qui ressemblent étrangement à des prophéties. On a répété à
Savonarole – et certains de ses visiteurs ont été envoyés auprès de lui par le
dictateur – que la patience du Magnifique aurait une limite, que le
prédicateur de Saint-Marc pourrait bien subir le sort du frère Bernadino da
Feltre, qui s’est vu chassé de Florence, en 1488, pour avoir dénoncé l’usure
et les trafics financiers des puissants de la ville.
Le frère Jérôme a hésité. Il semblait ébranlé. Il a préparé pour un
dimanche un sermon édulcoré, mais lorsqu’il se trouve en chaire, il éclate
en imprécations et annonce au peuple terrifié qu’une voix mystérieuse lui a
ordonné, dans la solitude de sa cellule, de poursuivre dans la voie dans
laquelle il s’est engagé. Et sa prédication est encore plus dramatique que les
précédentes.
Laurent répugnait visiblement aux sanctions. Mais il ne pouvait pas ne
pas réagir. Il le fit « à la florentine » : il demanda à un autre prédicateur de
talent, l’augustin Mariano de Genazzano, de prendre le contre-pied des
sermons de Savonarole. Le frère Mariano ne se fit pas prier ; c’était, depuis
longtemps, un «  client  » des Médicis  ; il aimait l’élégance de sa ville et
regrettait le ton rude, les propos brutaux de frère Jérôme  ; il était enfin
passablement jaloux car, avant la venue de celui-ci, il avait été la
«  vedette  » incontestée de Florence. Or, Savonarole lui a enlevé la plus
grande partie de son public, car c’est bien de public qu’il s’agit.
A l’annonce de cette joute oratoire, les Florentins se portèrent en masse
à l’église de San Gallo écouter le frère Mariano. Euphorique devant ce
succès renaissant, sûr de lui, le 12 mai, jour de l’Ascension, le prédicateur
se laissa aller à des attaques personnelles contre Savonarole. Sur le thème
d’une phrase des Actes des Apôtres : « Il ne vous appartient pas de savoir le
temps ni le moment  », il accusa son rival d’être un imposteur, un faux
prophète.
Le public florentin est sensible aux insinuations ou aux imprécations
tragiques ; mais, entre les deux, il goûte fort peu l’expression de rancœurs
personnelles. Aussi l’affaire de San Gallo ne tourna-t-elle pas comme
prévu. Dans l’assistance, Laurent le Magnifique – qui s’était dérangé – avait
l’air de fort méchante humeur. Son ami Pic de la Mirandole, qui avait été
pourtant un admirateur du frère Mariano, se dit dégoûté et sa foi en
Savonarole ne fit qu’augmenter. D’ailleurs, le frère Jérôme, qui se révèle de
plus en plus un véritable précurseur en matière de propagande moderne,
n’attend pas pour exploiter son avantage.
Trois jours plus tard, le dimanche 15 mai, le voici en chaire de Saint-
Marc, annonçant qu’il va prêcher sur la même phrase des Actes des
Apôtres. Et il démontre exactement le contraire de ce qu’avait dit le frère
Mariano. Puis, il s’adresse directement au rival qu’on lui a suscité,
«  suavement  » souligne-t-il, pour rappeler que celui-ci était venu, peu de
temps auparavant, le féliciter dans sa cellule.
«  Qui donc t’a mis en tête de semblables choses  ? dit doucement
Savonarole à l’adresse de Genazzano. Quelles sont les raisons de ta
soudaine volte-face ? »
Il ne restait plus à frère Mariano qu’à aller se faire oublier à Rome, en
dépit d’une réconciliation toute formelle avec le prédicateur de Saint-Marc,
qui resta le maître du terrain. Laurent, dont la parade avait fait long feu, se
montra cependant beau joueur. D’une part, il sait apprécier l’habileté et le
talent ; de l’autre, malade, vieillissant, il craint de heurter, par une mesure
brutale, une population de plus en plus subjuguée par la parole et les écrits
de frère Jérôme. Car celui-ci ne se contente pas de prêcher. Il écrit, fait
imprimer et distribuer très largement de nombreux textes religieux qui
s’attaquent, eux aussi, aux mœurs florentines et romaines.
En ce mois de juillet 1491 donc, avec orgueil ou avec humilité (qui
pourra jamais le dire ?), Savonarole savoure son premier grand triomphe à
Florence. Il vient d’être élu prieur du couvent de Saint-Marc, peut-être le
plus important de la ville, l’un de ceux, en tout cas, qui doivent le plus aux
largesses de la famille Médicis. Et, fait sans précédent, il néglige d’aller
rendre à Laurent la visite protocolaire que tous ses prédécesseurs s’étaient
empressés de faire, dès le lendemain de leur élection.
Le Magnifique ne peut pas se permettre de laisser transparaître son
irritation. Dès le dimanche suivant, il va entendre la messe à Saint-Marc et,
ensuite, se promène dans le cloître, attendant que le nouveau prieur vienne
le saluer. Mais Savonarole ne se dérange pas ; il s’enferme dans sa cellule et
se met en prières. Lorsque certains moines, les plus anciens, viennent le
rappeler à ses devoirs envers le bienfaiteur du couvent, il leur dit :
« Qui m’a fait prieur, Laurent ou Dieu ? — Dieu. — C’est donc Dieu
que je remercie. Laurent m’a-t-il demandé  ? — Non. — Alors, laissez-le
donc aller comme il lui plaît. »
Rentré via Larga, le Magnifique se laisse aller à dire à des familiers :
« Un religieux étranger est venu habiter chez moi, et il n’a pas daigné
me faire une visite. »
Mais Laurent ne se décourage pas. Il va user d’une astuce toute
florentine. Il fait déposer une grande quantité de pièces d’or dans le tronc de
Saint-Marc. Savonarole les fait porter aussitôt à la confrérie des «  Bons
Hommes de Saint-Martin  », spécialisée dans l’aide aux «  pauvres
honteux ».
Le lendemain, Piero de Bibbiena, chancelier de Laurent, vient
s’informer à Saint-Marc si les aumônes rentrent bien. Apprenant ce qu’il en
est, il se précipite chez les « Bons Hommes » qui lui confirment la réaction
de Savonarole. Celui-ci, du haut de la chaire de Saint-Marc, fait un jeu de
mots sur le nom de son ordre  : Domini canes (les chiens de garde du
Seigneur) en disant :
« Il est inutile de jeter un os à un bon chien de garde pour l’empêcher
d’aboyer ! »
 

Personne ne semble plus pouvoir empêcher frère Jérôme d’aboyer. Il


prêche le carême de 1492 à San Lorenzo, la basilique des Médicis, où la
foule des auditeurs passionnés ne cesse de croître. Laurent, perclus de
goutte, désabusé, confronté à des difficultés financières et politiques de son
empire bancaire, assiste à ce triomphe, alors que la grande église de Santa
Croce, où prêche le frère franciscain Francesco d’Aragona, qu’il a fait
spécialement venir dans une ultime tentative pour concurrencer Savonarole,
est pratiquement vide.
Pendant le carême, dans la nuit du 5  avril, un vacarme épouvantable
ébranle Florence. A Saint-Marc, Savonarole avec quelques disciples,
prépare son sermon du lendemain. Entendant le fracas, il s’écrie
brusquement :
« Ecce gladius Domini super terram cito et velociter !2 »
Le même bruit infernal fait sursauter un agonisant  : c’est Laurent le
Magnifique, terrassé par un accès de goutte qui sera le dernier. Il sourit
faiblement et dit à ceux qui le soignent :
«  Eh bien, je vais mourir puisque la foudre est tombée du côté de ma
maison. »
C’est en effet la foudre qui vient de détruire la coupole de Santa Maria
del Fiore, la cathédrale.
Le lendemain matin, un dimanche, la foule, terrorisée par des bruits
étranges qui courent à travers la ville, contemple les dégâts. Du haut de sa
chaire, Savonarole tonne. Il répète, développe, commente la phrase que lui a
inspirée la foudre. L’auditoire croit sentir au-dessus de sa tête la menace
imminente de ce glaive divin. Un autre prédicateur, le frère Domenico da
Ponzo, qui parle au Dôme, affirme que ce n’était pas la foudre, mais « autre
chose  », l’annonce du châtiment annoncé par Savonarole qu’il traite de
« saint homme ». En ville, la peur s’installe, la tension nerveuse monte.
Le mardi 8  avril, à l’âge de quarante-quatre ans, Laurent de Médicis
rend le dernier soupir. Il s’est humilié à demander la bénédiction de frère
Jérôme et, cette fois, celui-ci s’est dérangé via Larga. Il bénit le mourant,
contrairement à ce qu’affirme une légende forgée de toutes pièces après la
mort de Savonarole.
Ceux qui assistent à la scène, se demandent qui des deux : de Pierre de
Médicis, fils de Laurent, vaniteux, brutal, manquant d’expérience, un peu
« fin de race », ou de Jérôme Savonarole, moine prêcheur de quarante ans
qui vient de parler pour la première fois à celui qui l’a fait venir à Florence,
trois ans auparavant, qui des deux est maintenant le véritable maître de la
ville.
En tout cas, Pierre de Médicis ne jouera pas un rôle déterminant dans
l’extraordinaire existence de frère Jérôme. Son père n’a pas réussi à mater
le religieux, mais c’est quand même la maladie et non l’action de celui-ci,
qui l’a éliminé de Florence. Alors que Pierre devra s’exiler, deux ans plus
tard, et céder la place, la première, au moine de Saint-Marc.
Il reste Jean Pic de la Mirandole, qui croît en âge, en beauté et en
science à l’ombre de Savonarole. Il est son plus fidèle appui ; il passe des
heures dans la cellule de frère Jérôme, il organise avec celui-ci des cours
d’hébreu et d’arabe pour les moines qui viennent de plus en plus au couvent
des dominicains. Chaque famille en vue de Florence tient à ce que l’un de
ses fils prenne l’habit à Saint-Marc, le couvent dont on parle le plus à
travers toute l’Italie et même en Europe. Après une longue crise des
vocations, voici que l’on se bouscule pour être admis sous la férule du
nouveau prieur. Pic de la Mirandole lui-même est tenté et frère Jérôme
l’encourage. Mais le « phénix des esprits » voudrait atteindre la perfection
avant de revêtir l’habit.
Comme il semble qu’il doive toujours y avoir deux personnages clés
autour de Savonarole, le 11 août 1492 se produit un événement capital dans
le destin du frère. Sur le trône de saint Pierre monte, pour succéder à
Innocent VIII mort le 25 juillet, le cardinal Rodrigo Borgia. Il prend le nom
d’Alexandre VI.
Un Borgia pape, la chose est énorme en elle-même. Pour Savonarole,
elle signifie le point culminant de cette pourriture de l’Eglise qu’il dénonce
inlassablement. Elle va fouetter encore son énergie de réformateur. Mais
Alexandre VI réussira ce que Laurent le Magnifique n’a pas voulu tenter :
abattre Jérôme Savonarole.
 

Le cardinal Rodrigo Borgia a purement et simplement acheté le


pontificat suprême. Il a, il est vrai, derrière lui une longue pratique de la
simonie, une des maladies de l’Eglise que l’on dénonce avec le plus de
véhémence de la chaire de Saint-Marc à Florence.
Cardinal depuis déjà trente-six ans, par la grâce de son oncle, le pape
Calixte III, d’origine espagnole, Rodrigo Borgia s’est rendu célèbre par ses
richesses rapidement acquises, son génie de l’intrigue et de la politique, sa
ruse, son ambition sans frein, sa débauche, son tempérament qui lui vaut
d’avoir six enfants reconnus, dont deux deviendront célèbres  : César et
Lucrèce Borgia.
Avec le pape Alexandre VI, la corruption et la débauche, qui florissaient
déjà à la cour de Rome sous le pontificat de ses prédécesseurs, vont
connaître un épanouissement incroyable. Un des premiers actes du nouveau
pape, qui conserve un sens très aigu de la famille, sera de nommer cardinal
son fils Juan, âgé alors de dix-huit ans. Juste avant de monter sur le trône de
saint Pierre, il a essayé d’introduire en Italie les courses de taureaux.
Quelques jours après son élection, il refusera de régler aux cardinaux Orsini
et Savelli le prix de leurs votes : vingt mille et trente mille ducats. Quelques
mois plus tard, César Borgia se verra, à dix-sept ans, cardinal de Valence,
en Espagne…
Au milieu de toutes ces intrigues et préoccupations personnelles,
Alexandre VI prendra cependant une initiative de la plus haute importance
pour l’avenir du continent américain, que Christophe Colomb vient de
découvrir. Comme l’Espagne et le Portugal – tous deux royaumes «  très
catholiques  », se disputent les terres nouvelles, le pape tracera tout
simplement une ligne sur la carte (très approximative) de l’époque. Ce sera
le fameux Traité de Tordesillas, en vertu duquel au XXe siècle, on parlera
portugais au Brésil et espagnol dans le reste de l’Amérique Latine :
« … une ligne allant du pôle arctique au pôle antarctique, qu’il s’agisse
de terres fermes ou d’îles, découvertes ou à découvrir de l’un ou de l’autre
côté, laquelle ligne soit distante de cent lieues vers l’Occident et vers le
Midi de n’importe laquelle des îles que l’on appelle communément “des
Açores” et “du Cap Vert” … »
A Florence, cependant, le terrible Savonarole ignorera la portée de cette
bulle et se contentera de fustiger les mœurs des dignitaires de l’Eglise :
« Voyez ces prélats de nos jours : ils n’ont de pensées que pour la terre
et pour les choses terrestres. Le souci des âmes ne leur tient plus au cœur.
Dans les premiers temps de l’Eglise, les calices étaient de bois et les prélats
d’or. Aujourd’hui, l’Eglise a des calices d’or et des prélats de bois… »
Il faut reconnaître au frère Jérôme le génie de la formule qui porte. Cela
explique son audience grandissante.
 

L’affrontement avec le pape Borgia est inévitable. La main ferme, celle


de Laurent, qui gouvernait Florence ayant disparu, c’est maintenant face à
l’ennemi de Rome, de « là-bas » comme il a coutume de dire en parlant du
Vatican, que Savonarole cherche à affermir son influence.
Dès le mois de mai 1492, après la mort du Magnifique, le frère Jérôme
se rend au chapitre général des dominicains de Lombardie, à Venise. Il
entreprend de conquérir pour son couvent l’autonomie complète et même
un droit de regard sur les autres couvents de l’ordre en Toscane.
Par suite des subtils jeux d’équilibre entre les divers Etats d’Italie, les
couvents dominicains de Toscane sont en effet rattachés à la congrégation
de Lombardie. Le puissant duc de Milan, Ludovic Sforza, dit le More,
possède ainsi à Florence et dans la région de précieux agents de
renseignements et d’intrigues. Or, sur l’échiquier politique italien,
extraordinairement compliqué et mouvant, le More fait alliance avec le
nouveau pape qui doit en grande partie son élection au frère de Ludovic, le
cardinal Ascanio Sforza (lequel a reçu en paiement la chancellerie du palais
pontifical, des châteaux et des églises).
Pour parvenir à ses fins, le frère Jérôme joue un jeu subtil. Il fait valoir
des raisons juridiques. Le rattachement des couvents toscans à la
congrégation toscane a suivi l’épidémie de peste de 1448. Cette épidémie
avait dépeuplé les couvents, et leur sauvegarde a servi de prétexte au
rattachement. En 1456, il n’y avait que deux novices à Saint-Marc. Mais,
maintenant, la situation des couvents toscans est florissante. Ils peuvent
donc redevenir autonomes.
Savonarole met aussi en avant des raisons de haute morale. Il veut
revenir à une observance plus stricte des règles sévères édictées par saint
Dominique. Or, les dominicains lombards sont plutôt laxistes, et il n’y a
aucune raison pour que chaque région ne suive pas sa voie propre.
Pendant que cette affaire suit un cours tortueux, la Seigneurie de
Florence, pour des raisons de prestige, soutenant en cour de Rome
l’initiative de frère Jérôme, alors que, bien sûr, la cour de Milan intrigue en
sens contraire, Savonarole rentre dans ce qui est déjà devenu «  sa  » ville,
pour prêcher l’avent de 1492. Ce sont des prédications explosives :
«  Le Seigneur dit ceci  : Ecoutez tous, habitants de la terre  ! Moi, le
Seigneur, je vous parle dans la sainte ardeur de mon zèle. Voici que les
temps vont s’accomplir et je tirerai mon épée du fourreau sur vous.
Convertissez-vous donc à moi, avant que ma colère ne s’accomplisse, parce
que, lorsque les tribulations seront venues, vous chercherez la paix et ce ne
sera pas la paix… Si les pécheurs avaient des yeux pour voir, ils
comprendraient combien cette peste est terrible et combien ce couteau est
dur… Par ces mots  : peste terrible et couteau dur, il faut entendre le
gouvernement des mauvais prélats… l’Eglise est en si mauvaise posture
que pire est pour elle la guerre que ces mauvais prélats lui font que toutes
les tribulations physiques qui pourraient l’affliger… »
Savonarole ne dit pas, du haut de la chaire, qu’il a effectivement
entendu la voix de Dieu proférer de telles menaces. Il ne veut pas prêter le
flanc à ses détracteurs qui l’accusent d’être un faux prophète. Mais, à ses
intimes, il décrit en détail les visions qui le hantent et les voix qu’il entend.
La rumeur de ces révélations se répand à travers la ville et la population ne
demande qu’à y croire.
Au début de 1493, le frère Jérôme est de nouveau à Venise. Il se rend
ensuite à Bologne, où il prêche le carême, non sans attirer des foules
comparables à celles de Florence. A son retour dans la ville des Médicis, où
l’autorité de Pierre s’effrite un peu plus tous les jours, Savonarole a
suffisamment préparé le terrain pour obtenir le détachement de son couvent
de la congrégation lombarde. Il envoie à Rome deux de ses moines les plus
fidèles, Dominique da Pescia (qui mourra avec lui sur le même bûcher) et
Alexandre Rinuccini. Bientôt, il leur dépêchera en renfort un troisième
religieux de Saint-Marc, Robert Ubaldini.
Au Saint-Siège, le frère Jérôme dispose maintenant d’un allié de choix
pour contrebalancer l’influence du cardinal Ascanio Sforza. Il s’agit du
cardinal protecteur de l’ordre des dominicains, Oliviero Caraffa, un
Napolitain. Le roi de Naples, Ferdinand d’Aragon, cherche en effet à miner
la puissance du More, qu’il accuse d’usurper le duché de Milan, lequel
devrait légitimement revenir au neveu de Ludovic Sforza, le duc Jean de
Galeazzo, époux de la fille de Ferdinand…
Tout cela donne deux semaines d’intrigues et de contre-intrigues, dont
la cour des Borgia est le terrain idéal. L’affaire se termine à l’avantage de
Savonarole, et d’une manière bouffonne, bien dans le style d’Alexandre VI.
Se trouvant seul avec le pape, le cardinal Caraffa se met à plaisanter
avec lui. Voyant le Borgia d’excellente humeur, il tire de sa manche le bref
pontifical tout préparé, qui détache les couvents toscans de la congrégation
lombarde. Alexandre VI lit le texte, bâille, dit en s’étirant qu’il ne veut pas
signer. Caraffa continue de plaisanter, met le pape au défi de lui prêter
l’Anneau du Pêcheur. Le Borgia rit, tend la main. Caraffa lui retire l’anneau
et scelle le document, pendant qu’Alexandre VI feint de regarder ailleurs.
Le cardinal napolitain s’empresse de remettre l’Anneau au doigt du
Souverain pontife, prend congé et va porter le bref au frère Dominique da
Pescia qui attend dans l’antichambre. C’est le 22 mai 1493.
A peine Caraffa et frère Dominique se sont éclipsés qu’arrive une
délégation des dominicains de Lombardie. Souriant, Alexandre VI leur dit
tout simplement :
« Trop tard ! Si vous étiez venus plus tôt, vous auriez été exaucés… »
Fort de son succès, Savonarole s’attaque aussitôt aux principaux
couvents des dominicains en Toscane. Non content d’avoir obtenu leur
détachement de la congrégation lombarde, il veut les placer sous l’autorité
de Saint-Marc, en constituant une sorte de congrégation toscane. Pour cela,
une année entière de démarches et d’intrigues aboutit à une véritable
expédition chez les dominicains de Sienne, le 21 juin 1494.
Ce jour-là, Savonarole, officiellement chargé par le général de son ordre
de réformer le couvent de cette ville, arrive à Sienne à la tête d’une petite
troupe de vingt moines de Saint-Marc. Il s’empare du couvent, expulse les
religieux réfractaires, réunit le chapitre et prend possession de l’église et du
couvent. Le soir tombe sur une victoire complète de frère Jérôme.
Mais, durant la nuit, les moines expulsés ameutent la population
siennoise, qui déteste Florence et les Florentins. La Seigneurie de Sienne,
en rivalité avec la ville voisine, emboîte le pas. Au petit matin, une foule
déchaînée chasse du couvent Savonarole et ses vingt compagnons. Voici le
récit d’un témoin, Alessandro Bracci :
«  … Le frère Jérôme a été, peut-on dire, traité comme un chrétien au
milieu des Juifs, vilipendé, rebuté et menacé par le peuple tout entier ; et je
crois vraiment que s’il n’était pas parti, on l’aurait lapidé… Trois magistrats
de la Seigneurie allèrent à sa rencontre, le menaçant avec la dernière
violence… Les femmes elles-mêmes le mordaient et lui disaient mille
insolences… »
En quittant le territoire de la République de Sienne, après cet échec
retentissant, Savonarole a un de ces gestes dont il possède le secret  : il
enlève ses sandales et en secoue la poussière en direction de la ville qui n’a
pas voulu de lui. C’est encore une référence à l’Evangile.
A San Geminiano, frère Jérôme ne tente même pas d’expédition. Le
prieur, Francesco Mei, ne veut rien entendre. Il devient l’un des principaux
ennemis de Savonarole. En revanche le 20 août 1494, un raid semblable à
celui de Sienne réussit parfaitement au couvent de Sainte-Catherine à Pise.
Il est vrai que la ville est alors soumise à Florence. Tous les moines, à
l’exception de quatre, sont expulsés et, à leur place, frère Jérôme installe les
vingt-deux religieux de Saint-Marc qui ont participé à l’expédition.
Viennent ensuite les ralliements des couvents de Santa Maria del Sasso et
de Prato. La congrégation de Toscane, qui s’appellera plus tard
congrégation de Saint-Marc, est née. Savonarole en est vicaire général.
Selon un chroniqueur de l’époque, il se met en devoir « d’y introduire, dans
les études et dans l’observation de la règle, un ordre presque divin ».
 

Entretemps, le couvent de Saint-Marc lui-même a subi, sous la férule du


frère Jérôme, une transformation profonde. La pauvreté des moines est
devenue totale. Tous les biens appartenant au couvent ont été vendus. Les
religieux ont dû se séparer de tous leurs objets personnels, se contenter de la
nourriture la plus frugale, se vêtir de bure véritable. Certains frères s’en
allèrent. Savonarole ne chercha pas à les retenir. Il alla même plus loin,
préparant la construction d’un nouveau couvent, bâti en matériaux les plus
rudes, sur un terrain isolé, éloigné de la ville et des familles des religieux.
Ce projet n’enthousiasma pas l’unanimité des moines et horrifia les
familles.
«  Quand la construction de ce couvent sera terminée, disait frère
Jérôme, et qu’on se présentera à l’entrée, le portier répondra  : “Etes-vous
des gens simples ? Si vous êtes simples, entrez ; sinon, allez-vous-en, parce
qu’ici, seuls les simples sont admis…”
Finalement, le nouveau couvent ne sera jamais construit et les graves
événements qui déferlent sur Florence, en cette année 1494, feront oublier
le projet.
 

Dès le début de l’année, les nuages s’amoncellent au-dessus de l’Italie.


Le roi Ferdinand de Naples, dit le Ferrante, meurt. Sa succession oppose
Paris et Madrid. Alexandre VI favorise, de par ses origines et ses affinités,
le roi d’Aragon, de Sicile et de Castille, Ferdinand V, qui se verra conférer
deux ans plus tard, par le pape Borgia, le titre de « Roi catholique ». Le roi
de France, qui règne depuis onze ans, ne l’entend pas de cette oreille. Il a
des vues précises sur Naples. Charles VIII est un homme versatile, nourri de
chimères et de romans de chevalerie. La puissance croissante de l’Espagne
l’irrite. La décadence morale du Saint-Siège le désole. Il brûle d’envie
d’aller à Naples affirmer ses droits par la force. Mais ses finances sont en
piteux état. C’est un pusillanime  ; il hésite. Toute une colonie d’exilés ou
d’émissaires italiens installés à Paris s’emploient à le persuader
d’entreprendre l’expédition dont il rêve, mais qu’il n’ose mettre sur pied.
Il y a les ambassadeurs de Ludovic le More, dont l’hostilité envers
Naples est connue. Il y a le cardinal Jules della Rovere (le futur pape
Jules  II), l’ennemi déclaré de Rodrigo Borgia, qui veut sa destitution du
Saint-Siège et qui se sent plus en sécurité à Paris qu’à Rome. Il y a Pierre
Capponi, Florentin ennemi des Médicis, qui cherche la chute du fils du
Magnifique. Il voudrait qu’à l’approche des troupes françaises, la
population de Florence se soulève contre Pierre de Médicis…
Certes, les Florentins sont traditionnellement les amis de la France, dont
ils contrôlent d’une part le commerce et dont ils attendent, de l’autre, une
garantie contre les visées de leurs voisins italiens. Mais à cette époque,
comme à d’autres, la visite d’une armée étrangère, même amie, ressemble
fort au passage d’une nuée de sauterelles. C’est une des choses que les
Florentins, qui ont perdu tout goût pour la guerre, au point de ne pas
posséder d’armée propre et de faire appel, en cas de besoin, à des
mercenaires (condottieri), craignent le plus au monde, au même titre que la
peste, la sécheresse ou l’inondation.
Tout cela, Savonarole, dont l’intelligence politique est vive et qui, dans
sa cellule de Saint-Marc où défilent tous les voyageurs de quelque
importance qui passent par Florence, est admirablement informé, le sait fort
bien. Et il l’utilise abondamment dans ses prédications qui prennent, dès le
carême de 1494, l’allure de véritables prophéties. La population de la ville,
déjà très inquiète, commence à s’affoler. Peu à peu, s’installe à Florence
une psychose de terreur que les prophéties et les imprécations lancées du
haut de la chaire de l’église de San Lorenzo par le frère Jérôme ne font que
porter à son paroxysme. Et, tout naturellement, chacun a tendance à
remettre son destin entre les mains de cet homme qui prédit des choses
aussi terribles, mais qui propose aussi des remèdes.
Toute la prédication de Savonarole du carême 1494 est construite sur le
thème du déluge imminent et de la nécessité de construire une arche de
Noë. Pénitence, redressement des mœurs, voilà le moyen de construire cette
arche mystique où les Florentins pourront se réfugier devant le déluge de
soldats qui s’apprête à déferler sur l’Italie en châtiment de ses turpitudes. Et
frère Jérôme sème la terreur en prophétisant la venue d’un «  nouveau
Cyrus  » qui «  prendra toutes les villes italiennes avec des pommes  » …
L’allusion est claire à Charles  VIII. L’«  intoxication  » – dirait-on
aujourd’hui – est admirablement menée.
Le 2 septembre 1494, l’armée de Charles VIII franchit finalement le col
du Mont-Genèvre. Le 3, elle est à Suse, le 9 à Asti où la rejoint Ludovic le
More. Le roi de France, à marches forcées, avance en direction de Florence.
Le 21 septembre, la nouvelle se répand dans la ville que Gênes a été prise.
C’est une fausse nouvelle, mais tout le monde y ajoute foi. Ce matin-là,
Savonarole décide de prêcher au Dôme. La nef est pleine à craquer. Dehors,
une foule de plusieurs milliers de personnes attend dans l’angoisse. Un
lourd silence s’établit, que rompt tout d’un coup la voix rude de frère
Jérôme :
« Me voici ! me voici ! je déverserai les eaux du déluge sur la terre ! »
C’est tout simplement un verset de la Genèse, mais l’effet sur
l’auditoire est stupéfiant. Pic de la Mirandole dira ! « J’ai frissonné et j’ai
senti les cheveux se dresser sur ma tête. » La foule crie, hurle, sanglote, des
femmes se roulent par terre, en proie à des crises d’hystérie. Michel-Ange,
épouvanté, décide de s’enfuir de Florence et pensera à ce moment terrifiant
en peignant plus tard son Jugement. Il y a là aussi Sandro Botticelli, Marsile
Ficin, tout ce que Florence compte de gens importants, qui écoutent des
paroles dépassant la prédication :
«  Ce sont tes scélératesses, ô Italie, ô Rome, ô Florence, tes impiétés,
tes fornications, tes usures, tes cruautés, ce sont tes scélératesses qui font
venir ces tribulations. Voilà la cause et si tu as trouvé la cause de ce mal,
cherche le remède. Eloigne le péché… Tu te trompes, Italie, tu te trompes,
Florence, si tu ne crois pas ce que je te dis. Rien n’y fera, si ce n’est de faire
pénitence. Fais ce que tu voudras, sans la pénitence, tout sera vain, tu le
verras !… O ingrate Florence ! Dieu t’a parlé, tu n’as pas voulu l’écouter. Si
les Turcs avaient entendu ce que tu as entendu, ils auraient fini par faire
pénitence de leurs péchés. J’ai tant crié et vociféré que je ne sais plus que
dire… Je m’adresse à toi, Florence, et je ne fais que crier à voix haute : fais
pénitence ! O Florence, le Seigneur t’a parlé de maintes manières, et si Dieu
ne m’avait pas éclairé, tu ne serais pas éclairée par tant de prédications ; et
plus spécialement que nulle autre, tu as été éclairée. Ne te rappelles-tu pas,
Florence, il n’y a pas tant d’années, comment tu étais dans les choses de
Dieu et de la Foi ? N’étais-tu pas en maintes choses comme une hérétique ?
Ne sais-tu pas qu’il t’a fait toucher la Foi, pour ainsi dire, de tes propres
mains !… Et cet infini bien de t’avoir tirée des ombres de l’ignorance, n’a
pas suffi même à Dieu, car il a voulu aussi te révéler Ses secrets et il t’a fait
prédire longtemps à l’avance les choses futures. Tu sais qu’il y a des
années, bien avant qu’on entendît ou qu’on flairât quoi que ce soit de ces
guerres qu’on voit aujourd’hui provoquées par les Français, de grandes
tribulations te furent annoncées. Tu sais aussi qu’il n’y a pas deux ans que
je te l’ai dit  : Voici le glaive du Seigneur qui va bientôt et subitement
s’abattre sur la terre… »
C’est une technique de propagande admirable. Ce qui reste, dans
l’esprit ébranlé de l’immense auditoire, c’est que Savonarole est le porte-
parole de Dieu, le prophète, que lui seul sait la vérité, puisqu’il la savait à
l’avance. Personne ne songe qu’il suffisait d’être intelligent et bien informé
pour prévoir des bouleversements en Italie, étant donné la décomposition
des structures politiques et morales de la péninsule. Cela ne veut pas dire
que frère Jérôme soit un imposteur. Si l’on suppose qu’il est convaincu de
sa mission, cela veut dire que même sans révélation divine, avec
simplement une avance de plusieurs siècles dans l’art de la propagande et
avec le don certain des formules incantatoires adaptées à son époque,
Savonarole fait exactement ce qu’il faut pour acquérir l’autorité qui lui
permettra de mener cette mission, une mission de réformateur, à son terme.
Dorénavant, affermissant son emprise, frère Jérôme ne cessera plus de
prêcher. Le ton va crescendo. Florence est maintenue en haleine. C’est
épuisant. Il dira lui-même qu’il faillit « se rompre la veine du cou ». Il devra
finalement, le 27 décembre, céder la place, pour achever le cycle, à l’un de
ses moines. Lui-même est épuisé, presque prostré. Mais, entretemps, que
d’événements ! que de résultats stupéfiants obtenus par Savonarole !
 

Entretemps, donc, en l’espace de trois mois, la dictature médicéenne


s’est écroulée ; le roi de France est passé par Florence sans faire de dégâts ;
Jean Pic de la Mirandole est mort ; Florence est devenue une sorte d’« Etat
populaire » soumis à la dictature morale de Jérôme Savonarole.
Pierre de Médicis, qui est loin d’avoir hérité du génie de ses ancêtres, se
montre velléitaire dans la panique qui gagne sa ville. Il veut organiser la
défense, mais ne trouve pas d’argent pour ce faire. Fin octobre, il part au-
devant de Charles VIII qui se trouve devant Sarzanello, forteresse située au
nord de la Toscane. Il passe par les quatre volontés du roi de France, cédant
Sarzanello (qui n’était pas tombée), les places fortes de Sarzana et de
Pietrasanta, les villes de Livourne et de Pise, parmi les importantes des
villes sujettes de Florence, et aussi un tribut de deux cent mille ducats. Tout
cela sans même avoir consulté la Seigneurie, au sein de laquelle son autorité
est loin d’égaler celle de son père.
Lorsque les nouvelles de Sarzanello parviennent au Palazzo Vecchio,
c’est la consternation, l’indignation, puis la colère. A Santa Maria del Fiore,
Savonarole tonne encore plus fort.
Le 4  novembre, la Seigneurie réunit le Conseil des Soixante-Dix, mis
en sommeil par les Médicis. Pierre Capponi, l’opposant, rentré de Paris,
conjure ses pairs d’envoyer auprès de Charles VIII une délégation conduite
par le frère Jérôme, « homme d’une sainte vie, courageux, vaillant, pratique
et d’une grande réputation ». Pour la première fois depuis soixante ans, la
Seigneurie prend une décision qui n’est pas inspirée par un Médicis. Le
lendemain, quatre ambassadeurs partent à cheval au-devant du roi de
France. Parmi eux se trouve Capponi. A leur tête, Savonarole, qui s’est fait
prier et qui a consulté le chapitre de son couvent avant d’accepter cette
mission.
Pendant que les quatre cheminent vers Pise, Pierre de Médicis, informé
de ce qui se passe dans «  sa  » ville, rentre à Florence le 8  novembre.
Inquiet, pour se gagner les bonnes grâces du peuple, il fait distribuer du vin
et des dragées. Le lendemain, escorté d’hommes en armes, il se présente au
Palazzo Vecchio. On lui fait dire qu’il doit entrer par la petite porte, seul et
sans armes. Dans la rue, les gens le huent, des enfants lui jettent des pierres.
Pierre prend peur. Il quitte précipitamment et sans gloire cette Florence que
l’on avait pris l’habitude d’identifier à sa famille. Son jeune frère, le
cardinal Jean de Médicis (futur pape Léon  X), cherche à se réfugier au
couvent de Saint-Marc dont on lui refuse l’entrée, se déguise finalement en
moine franciscain et s’en va, lui aussi, en compagnie du troisième frère,
Julien. La dictature médicéenne s’est écroulée. Dans les jours qui vont
suivre, le palais de la via Larga sera pillé ; les exilés rentreront. Parmi eux,
les cousins de Pierre, lesquels, pour mieux renier le passé, changent leur
célèbre nom en celui de Popolani. Ils remplacent les fameuses palle
(boules) de leurs armes par une croix rouge guelfe sur champ d’argent… On
verra à quel point cette petite croix rouge deviendra importante dans la
main de Savonarole.
Celui-ci, pendant ce temps, est à Pise où le reçoit Charles  VIII. Pise,
cédée à la France par Pierre de Médicis, vient de chasser les magistrats
florentins. Le roi observe avec curiosité et un certain respect ce moine un
peu prophète dont il a beaucoup entendu parler. Charles VIII est assez porté
sur les choses mystiques ; aussi ne s’agit-il pas, dans ce premier contact, de
négocier, mais plutôt d’écouter ce que Savonarole a à lui dire :
«  Enfin, tu es venu, ô Roi  ! dit le frère Jérôme. Tu es venu comme
l’envoyé de Dieu, comme ministre de sa justice. Sois à jamais le bienvenu !
Nous t’accueillons le cœur joyeux et le visage plein d’allégresse… »
Après cette entrée en matière qui ne manque pas de psychologie ni
d’habileté, il insiste sur le fait que lui, l’humble religieux inspiré par Dieu,
lui demande au nom de la République restaurée, de ne pas faire de mal à
Florence, de lui pardonner ses offenses… Sans quoi Dieu pourrait ne plus
favoriser ses desseins.
Charles VIII reste songeur, après cette entrevue, alors que Savonarole
revient d’urgence à Florence. Le 11  novembre, il s’emploie à rassurer les
esprits. Il prêche le calme et la miséricorde envers les Médicis et leurs
partisans déchus. Après les diatribes qui ont précédé, ce sermon est tout à
fait lénifiant. Visiblement, frère Jérôme, remarquable tacticien
révolutionnaire, pourrait-on dire, cherche à obtenir que le très difficile
moment de l’entrée du roi de France dans la ville se passe le mieux
possible. Un incident compromettrait irrémédiablement le fragile équilibre
qui a succédé au coup d’Etat des Soixante-Dix.
«  Comprenez bien, dit-il, que Dieu ne vous a pas fait pousser tant de
gémissements, fait faire tant de prières et de pénitences sans motif, puisqu’il
a si fort mitigé le mal qui devait fondre sur vous. Crois-moi, ô Florence,
cette révolution aurait dû faire couler beaucoup de sang, mais Dieu s’est
partiellement apaisé et t’a donné cette première salade en te la faisant
manger avec du raisiné, en toute douceur. »
Les Florentins ne sont cependant qu’à moitié rassurés. On envoie les
jeunes filles dans les monastères ; on va y déposer aussi ses richesses. On
rassemble quelques armes et des munitions. Mais on cherche à préparer, à
l’intention de Charles VIII, de solennelles marques d’honneur.
Le roi fait son entrée dans la ville le 17 novembre, la lance sur la cuisse
en signe de conquête. Cette attitude déplaît, mais les Florentins préfèrent
crier quand même « Viva Francia ! ». Les rues sont décorées. Mais peu à
peu, l’atmosphère va s’alourdir. Les Français se conduisent bien, mais leur
présence met mal à l’aise les bourgeois. Les soldats du roi, pour leur part,
ne se sentent pas tranquilles dans ces rues étroites où un coup de couteau
peut très bien rester anonyme. Il n’y a pas de pillage, mais c’est quand
même l’occupation. D’autant plus que les négociations sur les conditions de
la capitulation de la ville, entreprises dès l’arrivée de Charles  VIII,
s’avèrent difficiles et traînent en longueur.
Le Français – le « barbare », comme disent les Florentins – veut placer
la ville sous son protectorat  ; il veut restaurer Pierre de Médicis. Le
20  novembre, le bruit court que les Français vont se livrer au pillage. La
Seigneurie envoie chercher Savonarole. Frère Jérôme se rend auprès du roi
qui loge au palais Médicis. Il tire de son froc un crucifix et dit :
« Roi très chrétien, rends hommage non pas à moi, mais à Celui qui est
le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs, à Celui qui donne la victoire
aux princes selon sa volonté et conformément à la justice, mais aussi qui
châtie les rois injustes et causera ta perte et celle de ton armée, si tu ne te
désistes pas de la cruelle intention que tu nourris à l’égard de cette
malheureuse ville, où se trouvent tant de vierges, d’enfants et d’innocents.
Leurs prières se tourneront contre toi, si toi, par ton orgueil, tu veux
t’emparer de ce qui ne t’appartient pas. Qu’il te suffise d’avoir leur cœur et
adoucis ton esprit à l’égard de ton peuple très fidèle… »
De tels propos, ou des propos de la même veine (si ceux-là ont été
quelque peu « arrangés » par les chroniqueurs de l’époque) reçoivent de la
part de Charles  VIII une réponse empreinte de mansuétude. Il nie avoir
l’intention d’ordonner le pillage et affirme qu’il n’agira pas en faveur de
Pierre de Médicis, tout en ne comprenant pas l’acharnement de ses
concitoyens contre celui-ci. Il accepte de revoir les termes des conditions
discutées avec la Seigneurie. Savonarole se fait répéter trois fois ces bonnes
dispositions : en latin, en italien et moitié en latin, moitié en français.
Mais le lendemain, Charles VIII semble faire machine arrière. En ville,
la tension monte. Les Français confisquent les armes qu’ils trouvent. Les
Florentins transportent de grosses pierres sous le nez des soldats. Les
négociations piétinent. Le 24  novembre, un début d’émeute éclate dans le
quartier de Borgo Ognissanti. Finalement, cette atmosphère chargée
impressionne les Français qui commencent à craindre de s’être fourrés dans
un guêpier. Les responsables militaires pressent le roi de partir.
Le 25, nouvelle séance orageuse. Le roi se montre impatient. Pierre
Capponi, d’un geste théâtral, déchire le texte de la capitulation rédigé par
les Français et s’écrie :
«  Sire, si vous faites sonner vos trompettes, nous, nous sonnerons nos
cloches ! »
Les Français savent que les sonneries de cloches sont le signal du
rassemblement du peuple. Charles VIII cède et accepte un texte un peu plus
favorable aux Florentins, dans lequel on retrouve d’ailleurs quelques idées
dues à Savonarole, notamment sur le ministère divin des rois et sur le
pardon des offenses de Florence. Les serments de respecter l’accord conclu
sont solennellement prêtés le 26 novembre à Santa Maria del Fiore. Mais, le
lendemain, Charles  VIII n’est toujours pas parti, quoique ayant obtenu
pratiquement tout ce que lui avait concédé Pierre de Médicis, entre autres
Pise et Livourne. La tension reprend en ville.
Savonarole rend au roi une troisième visite et, le 28 novembre 1494, les
Florentins voient enfin, avec un immense soulagement, l’armée française
quitter leur ville. Le pire a été évité. Quant aux termes de la capitulation, eh
bien ! on attendra de voir quel sort leur réserve la suite des événements. Il
ne semble pas que l’on ait été d’une totale bonne foi de part et d’autre.
 

La ville, délivrée de sa terreur immédiate, se tourne maintenant vers


frère Jérôme. Que va-t-elle devenir ? Comment va-t-elle s’organiser ? Quel
cours prendra cette étrange révolution dont Savonarole est l’âme  ? Le
moine de Saint-Marc semble tenir à bout de bras la ville d’Italie la plus
riche, la plus belle, la plus intelligente. Que va-t-il en faire ?
Pendant que «  le barbare  » entrait, lance sur la cuisse, dans Florence,
frère Jérôme a perdu deux êtres qui lui étaient les plus proches, l’un par le
sang, sa mère, l’autre par l’esprit, Pic de la Mirandole.
Le 15  novembre 1494, dans la maison des Savonarole à Ferrare, s’est
éteinte la mère de frère Jérôme. La nouvelle de ce deuil lui est parvenue au
plus fort de la crise avec le roi de France. Ce fut pour lui la rupture du
dernier lien avec sa famille, car il n’entretient pas de rapports, semble-t-il,
avec ses six frères et sœurs, sauf avec son frère cadet, Marc, qui recevra de
ses mains l’habit de saint Dominique, en 1497.
 

La disparition d’Hélène de Bonacossi, qui avait été l’épouse, puis la


veuve modèle, de Nicolas Savonarole, bourgeois d’origine padouane
installé à Ferrare, elle-même apparentée à une famille noble de Mantoue, a
fait revivre à frère Jérôme les années de son enfance et de sa jeunesse.
Jérôme, Marie, François, Mathieu Savonarole est né le 21  septembre
1452, troisième enfant d’une famille dont le rang déclinait doucement,
après la période faste marquée par la venue à Ferrare du grand-père Michel
Savonarole, médecin en renom, devenu le médecin personnel du marquis
Nicolas III d’Este. Michel fut un homme fort intelligent et savant, très pieux
et vertueux. C’est lui qui prit en main l’éducation de son troisième petit-fils,
déçu de la médiocrité de son fils Nicolas. Il avait senti chez cet enfant
certaines dispositions pour les choses de l’esprit et la théologie. Jérôme se
révéla en effet passionné d’études  : le latin, les humanités, la musique le
retenaient penché sur les livres, tard chaque soir.
A seize ans, Jérôme vit disparaître ce grand-père prestigieux. Peu après,
il entreprit l’étude de ce qu’on appelait les « arts libéraux », pour complaire
à son père lequel faisait de mauvaises affaires en tant qu’agent de change et
rêvait aux gains substantiels que pourrait procurer à la famille un fils
médecin, pour peu qu’il fut aussi doué que son grand-père. Il y manifesta
autant d’assiduité que pour le latin. La philosophie  : Aristote et saint
Thomas, l’accaparèrent tout entier. La Bible devint son inséparable
compagne. Bientôt, il la savait par cœur.
En même temps, l’adolescent se révélait taciturne, exalté lorsqu’il
s’agissait de manifester son dégoût pour la légèreté des mœurs, son
angoisse devant la tiédeur du clergé. Une petite déception sentimentale
aviva encore sa piété, qui tourna au mysticisme. Bientôt, à l’âge de vingt
ans, il composa des poèmes mystiques, dont le premier s’intitulait De ruina
mundi et qui contient des imprécations du style de celle-ci :
La terre est à ce point écrasée par ses vices
Qu’elle ne pourra jamais seule rejeter leur poids.
Rome qui la domine est tombée dans la fange
Pour ne plus jamais retrouver sa haute charge…

Après De ruina mundi, ce fut De ruina Ecclesiae, encore plus violent,


De contemptu mundi (Du mépris du monde) tout à fait féroce dans la
dénonciation de la décadence des mœurs. Peu à peu, Jérôme, dont le
physique devenait assez ingrat, s’affirma comme un révolté, presque un
révolutionnaire. Finalement, le 24  mai 1475, avant d’atteindre sa vingt-
troisième année, il décida de quitter le monde laïc. C’était la fête de saint
Georges, le patron de Ferrare. Sa famille participait aux festivités. Il en
profita pour éviter les déchirements de la séparation en partant sans
prévenir. Pourtant, la veille, alors qu’il jouait du luth, sa mère sembla
deviner sa résolution :
« L’air que tu joues, lui dit-elle, semble annoncer ton départ… »
Il lui mentit en affirmant qu’il n’avait aucune intention de cet ordre. Le
lendemain, il se présenta au couvent des dominicains de Bologne, d’où il
écrivit une longue lettre à ses parents :
« … la raison qui me pousse à entrer en religion est la grande misère du
monde, l’iniquité des hommes, les stupres, les adultères, les larcins,
l’orgueil, l’idolâtrie, les affreux blasphèmes… Oh ! ne croyez-vous pas que
c’est une grande grâce qui vous est accordée, celle d’avoir un fils chevalier
de Jésus-Christ ?… »
Sa mère ne se consola pourtant pas, d’autant plus qu’elle devint veuve
peu après. Mais celui qui était devenu le frère Jérôme ne comprit jamais ces
regrets. Il devint un moine exemplaire par sa piété, son obéissance et ses
progrès dans l’étude, sous la férule de quelques-uns parmi les fameux
théologiens de l’époque. Après quatre années de vie recluse, il revint à
Ferrare en 1479, où il rencontra pour la première fois Jean Pic de la
Mirandole qui, à l’âge de seize ans, y soutenait une dispute philosophique
avec Léonard Nogarola. L’amitié et l’admiration réciproque des deux
hommes naquit de cette rencontre qui lia leurs destins. Cette amitié et cette
admiration devinrent définitives en 1482, à Reggio dell’Emilia, où
Savonarole, dont le renom de prédicateur commençait à grandir, jouait un
certain rôle au chapitre de la congrégation lombarde des dominicains. C’est
là que le frère Jérôme fut désigné comme lecteur au couvent de Saint-Marc
à Florence et c’est de là qu’il partit pour son premier séjour dans la ville des
Médicis.
Il arriva à Florence à l’âge de trente ans. Si ses prédications publiques
passèrent un peu inaperçues – il n’avait pas encore acquis cette maîtrise de
la chaire, ce verbe tonitruant et cette technique oratoire qui devaient en faire
plus tard le maître de la ville – sa vie au couvent fut un modèle de toutes les
vertus et son enseignement vivement apprécié, non seulement des frères,
mais aussi des beaux esprits de Florence qui, entraînés par Pic de la
Mirandole, venaient l’écouter. Il composa aussi de nouveaux poèmes
mystiques, dont un Oratio pro Ecclesia, où l’on peut lire :
Jésus… jette un regard plein d’amour sur Rome,
Regarde avec compassion au sein de quelle tourmente
Se trouve ton Epouse
Et à quels flots de sang, hélas ! nous devons nous attendre…

En 1484, Savonarole eut, au monastère de Saint-Georges, une sorte de


vision qui lui révéla «  les nombreuses raisons montrant que l’Eglise est
menacée à brève échéance par un grand fléau  ». Après quelques
prédications dans le faubourg de San Geminiano, frère Jérôme fut promu,
en 1487, directeur des études dans ce même couvent de Bologne où, douze
ans auparavant, il s’était présenté comme novice, fuyant le toit familial. Et,
jusqu’à ce que Laurent le Magnifique le demande, il mena la vie vagabonde
d’un prédicateur de plus en plus apprécié et sollicité. Pendant tout ce temps,
il correspondait avec sa mère à qui il essayait d’insuffler la fierté d’avoir
donné le jour à un serviteur de Dieu dont la mission progressait
favorablement.
Lorsqu’elle mourut, disparut avec elle le seul recours de tendresse dont
Savonarole disposait encore. Mais le frère ne laissa pas paraître d’émotion.
Quelques mois plus tard, dans une prédication, il dit :
«  Ma mère pleura pendant plusieurs années. Je l’ai laissée pleurer. Il
suffit que maintenant elle sache qu’elle eut tort. »
La mort de Jean Pic de la Mirandole marqua Savonarole beaucoup plus
profondément. Elle survint le 17 novembre 1494, le jour même de l’entrée
de Charles VIII dans Florence. Comme si le destin assurait dans la vie de
frère Jérôme la permanence de cette influence de deux personnalités
marquantes. Alexandre VI, alias Rodrigo Borgia, avait remplacé Laurent de
Médicis. Le roi de France allait remplacer le «  phénix des esprits  ». Une
prophétie voulait que Pic «  prenne l’habit au temps des lys  ». En effet,
Florence, ce jour-là, était couverte de tentures bleues brodées des lys d’or
de France.
Après ses années d’hésitations, le beau comte Jean, dont Savonarole
disait que « seul saint Augustin fut plus grand que lui par l’intelligence »,
revêtait le froc dominicain sur son lit de mort. Il accomplissait ainsi le
destin que lui avait assigné frère Jérôme. Celui-ci, quelques jours plus tard,
fit en chaire son éloge funèbre, affirmant que s’il avait pu vivre plus
longtemps, « il aurait éclipsé tous les hommes qui avaient vécu depuis huit
siècles ».
 

Mais la mort de Jean Pic de la Mirandole, qui en d’autres temps aurait


plongé Florence dans la consternation, passe presque inaperçue. C’est que
la ville est en plein désarroi, d’abord avec la présence des Français, ensuite
après leur départ. La dictature médicéenne effondrée, dix factions hostiles
s’affrontent pour combler le vide laissé au Palazzo Vecchio. On intrigue, on
complote on se déchire. Savonarole va appliquer à cette situation un
traitement de choc.
Il prêche l’avent. Il commente le prophète Agée, celui qui réclama la
réorganisation de Jérusalem après la captivité de Babylone. Il parle tous les
jours. Et la foule qui l’écoute atteint certains jours quatorze mille personnes,
le sixième de la population, enfants et vieillards compris !
Entre les périodes mystiques de ses sermons, entre les appels à la
pénitence et à la miséricorde, des préoccupations – on pourrait dire des
consignes – politiques précises apparaissent. Savonarole propose en modèle
la constitution de Venise, à l’exclusion de l’institution du Doge. Pour y
parvenir, il demande que chaque gonfalonier de la ville (il y en a seize,
représentant chacun l’un des seize quartiers) élabore un projet de
constitution  ; que les seize projets soient examinés et les quatre meilleurs
retenus  ; que quatre comités différents ordonnent et rédigent chacun un
projet ; que finalement la Seigneurie choisisse le meilleur des quatre.
Et c’est bien ce qui se passe, à un train d’enfer. Dès le 19 décembre, le
frère Jérôme est appelé en consultation au Palazzo Vecchio. Il écoute la
lecture du projet choisi. Officiellement, il n’est pour rien dans sa
formulation, mais il reflète fidèlement ses indications données du haut de la
chaire. Il y aura un grand conseil, qui désignera tous les magistrats de la
ville et ratifiera les projets de la Seigneurie. Un conseil plus restreint, le
conseil des Quatre-Vingts, servira de relais entre cette sorte de parlement et
le pouvoir exécutif représenté par la Seigneurie.
Voici ce que prêchait Savonarole une semaine auparavant :
«  … Le gouvernement d’un seul est meilleur que celui de beaucoup
quand celui qui dirige est bon. Mais quand le maître est mauvais, alors il
n’est gouvernement pire que celui-ci, le pire étant l’opposé du meilleur…
Dans les parties chaudes de notre hémisphère, les hommes sont plus
pusillanimes que dans les autres lieux, parce qu’en eux n’abonde que peu de
sang, et c’est pourquoi en ces lieux ils se laissent plus facilement régir par
un seul maître, et lui obéissent facilement, et volontiers lui demeurent
assujettis. Dans les parties froides et septentrionales, où il y a beaucoup de
sang et peu d’esprit, semblablement restent-ils bien tranquilles et soumis à
leur seigneur et maître unique. Mais dans les parties intermédiaires comme
l’est l’Italie, où abondent également le sang et l’esprit, les hommes ne
supportent pas d’être sous un seul maître, mais chacun d’eux voudrait être
ce maître qui gouvernât et régît les autres, et pût commander sans être
commandé lui-même… C’est pourquoi le conseil des docteurs de la sainte
Ecriture est qu’en de tels lieux, où il semble que la nature des hommes ne
souffre pas de supérieur, le gouvernement de plusieurs soit meilleur que
celui d’un seul… Mais ce gouvernement de plusieurs, il faut le choisir bien
réglé, autrement vous seriez toujours dans les dissensions et les factions  :
car, en peu d’années, les hommes inquiets se divisent et forment des sectes,
un parti chasse l’autre et le proclame rebelle à la cité. C’est pourquoi il faut
bien observer la forme du gouvernement que vous devez prendre… »
Quelle leçon de psychologie politique  ! Tout y est, depuis la simple
flatterie du public jusqu’à une analyse profonde des phénomènes politiques
exprimée le plus simplement du monde.
Savonarole donne son accord au projet de constitution qui sera ratifié la
veille de Noël, le frère Jérôme ayant insisté, du haut de la chaire, sur le
verset de la Bible disant  : «  Le 24 du mois, on commença les travaux de
construction…  » Le même jour, d’ailleurs, on promulguera une série
d’ordonnances réclamées par Savonarole, toutes marquées du sceau de
l’assainissement des mœurs dont il s’est fait le champion. L’une d’elles
sanctionne la sodomie, vice réputé «  florentin  »  ; une autre condamne
sévèrement les vengeances privées. Le frère avait dénoncé avec véhémence
l’exécution, le 12 décembre, d’Antonio di Bernardo, agent des Médicis. Il
avait sauvé du même sort un collaborateur de Pierre de Médicis, Giovanni
delle Riformagioni.
En même temps qu’il fait de Florence un « Etat populaire », Savonarole
entame ce qui ne sera pas sans ressemblance avec une «  révolution
culturelle » que tentera, six siècles plus tard, Mao Tsé-toung. L’austérité, la
pénitence, la miséricorde, voilà des slogans qui, dans son esprit, doivent
extirper de la vie publique à Florence le goût des intrigues et les rivalités
personnelles.
Le 27 décembre, exténué, il annonce que le lendemain un autre viendra
prêcher à sa place. Mais il ne lâche pas son auditoire haletant sans un
magistral « coup » politique :
« Je vous ai dit d’autres fois, s’écrie-t-il, que le gouvernement d’un seul
ne convient pas à tous les lieux et à tous les pays. Eh bien ! Florence, Dieu
veut te contenter et te donner un chef et un roi qui te gouverne. C’est Jésus-
Christ ! »
Autrement dit, avant de reprendre souffle pour les nouvelles étapes
qu’il prépare dans son œuvre politique, frère Jérôme place les organismes
du pouvoir qu’il a suscités sous l’autorité de Dieu. Et il ne s’agit pas d’une
autorité symbolique, puisque à ce moment-là il y a très peu de gens, à
Florence, pour oser douter que Savonarole soit le seul représentant qualifié
de Dieu dans la ville.
 

Frère Jérôme, en ce début de 1495, est réellement épuisé. Il souffre de


troubles digestifs. Il voudrait se reposer, mais la politique dans laquelle il
s’est lancé à corps perdu ne le lâchera plus, tout au long des trois ans et cinq
mois qui lui restent à vivre. Au Palazzo Vecchio, dans les maisons
patriciennes, dans les palais des grandes familles, les oppositions relèvent la
tête, cherchent à se regrouper et à agir. Pierre Capponi n’a pas tant intrigué
contre les Médicis pour se voir barrer la route du pouvoir. La puissance de
Savonarole, qui a débordé du terrain religieux pour envahir l’arène
politique, le gêne. Les partisans d’un retour des Médicis profitent de la
clémence imposée par le prieur de Saint-Marc pour recommencer leurs
intrigues. Les ennemis des dictateurs déchus accusent, pour les mêmes
raisons, Savonarole de comploter le retour de Pierre. Ludovic le More, qui
n’a pas admis la sécession de la congrégation toscane, envoie à Florence le
frère Domenico da Ponzo – celui-là même qui, dix mois plus tôt, affirmait
que Savonarole était un saint – pour prêcher sur le thème de la non-
immixtion des religieux dans les affaires de l’Etat. Toutes ces oppositions
oublient leurs haines réciproques pour essayer d’abattre, tant qu’il est
encore temps, la puissance de frère Jérôme. On commence déjà à les
appeler les arrabbiati, les « enragés ».
Les « enragés » finissent par circonvenir le premier gonfalonier élu du
nouvel Etat populaire florentin, un homme médiocre et corruptible nommé
Filippo Corbizzi. Celui-ci est d’ailleurs furieux parce que, dans son sermon
de l’Epiphanie, Savonarole a réclamé l’abolition de la loi des « six fèves3 ».
« Ce frocard de malheur va nous mettre dans la panade ! », grommelle
cet homme qui doit ses fonctions à frère Jérôme.
Corbizzi fait appeler Savonarole au Palazzo Vecchio le 18  janvier,
« pour une affaire de grande importance ». En réalité, c’est un traquenard.
Lorsqu’il arrive, il se trouve en présence d’un certain nombre de
théologiens en renom, dont Domenico da Ponzo et un dominicain hostile à
ce qui se passe à Saint-Marc, le frère Tommaso da Rieti. Ce dernier, devant
toute la Seigneurie rassemblée, adresse à Savonarole une véritable leçon de
théologie sur le thème : un religieux ne doit pas se mêler de politique, il ne
doit pas prophétiser. Frère Jérôme, nullement décontenancé, répond par une
citation des saintes Ecritures  : «  Les fils de ma mère me combattront  »,
allusion transparente au fait que ses contradicteurs sont dominicains. Il
rappelle que saint Dominique lui-même est intervenu dans les affaires du
siècle et part en annonçant qu’il répondra devant le peuple.
C’est ce qu’il fait. Démagogue consommé, il raconte le lendemain à la
foule indignée son aventure du Palazzo Vecchio et ridiculise ceux qui
gouvernent la ville : « Vous savez que ce siège n’est pas toujours occupé par
les citoyens les plus sages de la cité…  » Et le voilà qui conclut par une
phrase ambiguë : « Maintenant, ô Florence, je ne veux plus te prêcher sur
les six fèves… »
Quoi  ? est-ce l’annonce d’une retraite  ? Le peuple murmure. Au
Palazzo Vecchio, on commence à craindre une réaction populaire. D’autant
plus que le 25 janvier, Savonarole précise sa menace :
« Je veux redevenir un simple religieux, je renonce à l’Etat et je ne veux
plus me mêler des six fèves. Je me retirerai dans ma cellule et qu’on ne
vienne plus demander après moi, car quand bien même viendrait le roi de
France ou l’empereur, je ne répondrais pas… D’ici peu, je veux aller à
Lucques et peut-être même plus loin. Priez Dieu pour qu’il m’accorde la
grâce de pouvoir aller prêcher aux infidèles, comme j’en ai le plus vif
désir. »
Découragement sincère ou habile chantage devant une foule qui n’a
confiance qu’en lui, puisqu’elle lui attribue le mérite de la manière
relativement favorable dont les choses se sont passées avec Charles VIII ?
Disons qu’il doit y avoir des deux. Cet appel au peuple, cette menace de
retraite intimident les arrabbiati. Mais, en même temps, Savonarole a
réellement besoin de se reposer, de changer d’atmosphère.
Quoi qu’il en soit, il ne part pas pour Lucques, dont la Seigneurie le
réclame, quoiqu’il ait réellement demandé au pape de l’y envoyer. Mais
Alexandre  VI ne répond pas à cette requête. Pourquoi  ? On ne le saura
jamais. Sans doute l’occupation de Rome, puis de Naples, par l’armée de
Charles VIII y est-elle pour quelque chose. On a autre chose à faire, en ce
moment-là, à la cour pontificale, que de s’occuper de Savonarole.
 

Frère Jérôme passe tout le mois de février dans le recueillement de sa


cellule. C’est une sorte de trêve générale. Les opposants se demandent ce
que ce silence veut dire. La population, versatile, vaque à ses affaires,
puisque aucune menace précise ne se profile à l’horizon.
Le 1er  mars, Savonarole, du haut de la chaire de la cathédrale Santa
Maria del Fiore, entame son cycle de sermons de carême. Il a choisi de
commenter le Livre de Job, modèle de patience et d’humilité dans
l’adversité. Les premières prédications semblent dénuées d’allusions
politiques. Mais, au fil des semaines, l’affaire des « six fèves » revient sur
le tapis. Dans l’église de Santa Croce, le frère Domenico da Ponzo se livre à
une violente polémique avec le frère Jérôme. Celui-ci relève le gant. Les
Florentins se passionnent pour ce duel oratoire. C’est encore une fois
Savonarole qui l’emporte. Le grand conseil modifie la fameuse loi  :
dorénavant, un condamné à mort pourra faire appel devant ce même grand
conseil. Le lendemain, alors que Ponzo affirme que le peuple a été trompé,
Savonarole triomphe :
« Florence, on ne peut pas, te dis-je, résister à Dieu. Tu vois bien que tu
n’as pas pu Lui résister… »
Cette victoire incite frère Jérôme à intervenir de plus belle dans les
affaires de l’Etat florentin. Il réclame une nouvelle impulsion au commerce
pour donner du travail à la masse. Il conjure les Florentins de ne pas adhérer
à l’alliance que viennent de conclure, contre Charles VIII, le pape, le More,
l’Espagne, Venise et l’empereur Maximilien Ier. Mais, surtout, il entame sa
«  révolution culturelle  ». Il attaque sur un double front  : celui du clergé,
qu’il faut épurer des corrompus et surtout des «  tièdes  » – encore plus
néfastes à son avis – et celui des mœurs en général.
Pour ces dernières, il réclame plus de modestie dans les vêtements,
surtout féminins :
«  Vous, mères, qui ornez vos fillettes de tant de vanités et de
superfluités et de coiffures, portez-nous toutes ces choses ici pour qu’elles
aillent au feu… »
Il dénonce le raffinement de la vie florentine :
« O luxurieux, revêtez le cilice et faites pénitence, vous en avez besoin.
O vous, qui avez vos maisons remplies de vanités et de figures et de choses
déshonnêtes et de livres scélérats et d’autres vers contre la Foi, portez-les-
moi pour en faire du feu le sacrifice à Dieu… »
C’est maintenant le tour du clergé :
« O mes frères en religion, laissez les superfluités, et vos peintures, et
vos ornements vains, faites vos soutanes moins longues et de drap bien
grossier… O religieuses… laissez vos simonies quand vous acceptez des
nonnes dans vos couvents… laissez tant d’apparat et tant de pompes, laissez
les chants ornés… O moines… au lieu des vêtements et des argents, et de
vos abbayes si grasses, et de vos bénéfices, donnez-vous à la simplicité et
travaillez de vos mains… »
Enfin l’exhortation s’adresse aux dignitaires suprêmes de l’Eglise :
« O ministres du culte, ô prêtres, ô prélats de l’Eglise du Christ, laissez
les bénéfices dont vous ne pouvez pas jouir avec justice  ; laissez vos
pompes et vos banquets et vos dîners que vous faites si splendides. Laissez,
je vous le dis, vos concubines et vos mignons, car il est temps… car nous
arrivent les grandes tribulations par lesquelles Dieu veut remettre en ordre
son Eglise… »
Au fur et à mesure qu’il développe ces thèmes, Savonarole utilise des
formules propres à frapper de plus en plus l’imagination de la foule. Tantôt,
c’est le récit d’une « ambassade auprès de la Sainte Vierge », sans que l’on
sache très bien s’il s’agit d’une vision ou d’une aventure qu’il croit avoir
réellement vécue. Tantôt ce sont des allusions aux complots des religieux
«  tièdes  », des propos à la fois vagues et précis sur des réunions
clandestines dont il est au courant, sur des lettres écrites par des « tièdes »
dont il a connaissance. Tout cela sans jamais nommer personne et même dit
(on le lui reprochera pendant son procès) en regardant les bancs des
femmes, de manière à ce qu’on ne puisse pas interpréter la direction de son
regard…
Il faut avouer qu’il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec la
technique de la «  révolution culturelle  » chinoise du XXe  siècle où l’on
réussit, pendant deux ans, à dénoncer le président de la République sans
jamais le nommer autrement que le « révisionniste » ou le « Khrouchtchev
chinois  ». Il est certain qu’à ce moment, à Florence, les arrabbiati, les
« tièdes » et les agents de la ligue contre Charles VIII se sont retrouvés pour
essayer d’abattre Savonarole. Mais la parade psychologique est,
reconnaissons-le, remarquable.
D’ailleurs, dès l’été venu, Charles VIII vient de nouveau, si l’on peut
dire, au secours de frère Jérôme. Le roi de France, qui a traversé Rome sans
y trouver le pape, a conquis Naples sans coup férir. Mais, le voilà bien
avancé. L’ennemi se dérobe et ses conquêtes équivalent à du vent. Sa
situation, si loin de Paris, devient inconfortable. Il décide donc de rentrer,
non sans avoir laissé une garnison à Naples. Cette fois, le pape Borgia,
instigateur de la ligue antifrançaise, feint de l’attendre à Rome.
A Florence, le 24 mai, Savonarole échappe à un attentat dans la rue. Qui
a raté ce coup de couteau ? Un simple brigand ou un mercenaire ? Encore
un mystère qui ne sera jamais élucidé. Le lendemain, en chaire, frère
Jérôme annonce le châtiment imminent de Rome. Ce même jour, il écrit à
Charles VIII, lui rappelant qu’il est en Italie « l’instrument de la colère de
Dieu ». Il le conjure de nouveau de se montrer généreux et juste envers les
Florentins.
Ceux-ci, terrorisés par la perspective d’un nouveau passage du
« barbare », s’en remettent à Savonarole qui en profite pour faire progresser
sa « révolution culturelle ». Il a obtenu la fermeture des maisons de jeu et
des boucheries pendant les périodes de jeûne. Il rédige aussi un « Résumé
des Révélations  », qui constituera une sorte de somme de ses idées de
réforme.
Le 1er juin, Charles VIII fait son entrée dans Rome, mais Alexandre VI
a filé au dernier moment à Pérouse. Le roi de France, pressé de rentrer,
renonce à le poursuivre et, avec cette décision, s’évanouissent les espoirs de
ceux qui, comme Savonarole, comptaient sur lui pour provoquer la réunion
d’un concile qui déposerait le successeur indigne de saint Pierre. Le 8 juin,
frère Jérôme laisse apparaître sa déception :
« Oh ! Rome n’aura plus rien à craindre. Le roi a passé ; il n’arrivera
rien d’autre. »
Il prophétise cependant qu’un jour Rome sera «  ruinée de fond en
comble » (cela aura lieu en 1527). Le 12 juin, Charles VIII arrive à Sienne.
A Florence, on entasse les cailloux, on barricade les rues. La Seigneurie
demande à Savonarole de prendre la tête d’une nouvelle ambassade. Les
notables du Palazzo Vecchio sont d’autant plus inquiets que Pierre de
Médicis aurait l’intention de rentrer dans la ville sous la protection de
l’armée française.
La rencontre a lieu le 17  juin à Poggibonsi, à la limite du territoire
florentin. Charles VIII se montre, à l’égard de Savonarole, très déférent ; il
écoute ses exhortations, lui demande de l’accompagner un bout de chemin
sur la route de Pise, puisqu’il a décidé de ne pas passer par Florence. Mais,
aux demandes précises de frère Jérôme, notamment en ce qui concerne la
restitution de Pise et de Livourne, il répond par des formules dilatoires. Le
pire est évité.
Dans le compte rendu qu’il fait de son ambassade, le 20  juin, devant
quatorze mille personnes, Savonarole passe sous silence l’aspect négatif de
sa mission. Il insiste par contre sur le fait que le danger d’une nouvelle
visite de l’armée française a été écarté. Le peuple le considère comme son
sauveur. Il a, à ce moment, sur la population florentine, un pouvoir illimité.
Même les arrabbiati paraissent muselés. Des citoyens illustres de la ville
renoncent à leurs privilèges et à leurs charges pour venir à Saint-Marc
revêtir l’habit de saint Dominique. Des philosophes, des artistes en renom
suivent leur exemple. Savonarole favorise ce recrutement des élites. On dira
plus tard que c’est grâce aux confidences des familles de ses religieux
illustres qu’il sera si bien informé de ce qui se trame dans la cité. Saint-
Marc devient aussi le principal foyer de l’intelligence florentine, enrichi
encore par la récupération de la bibliothèque des Médicis, sauvée du
pillage.
 

21  juillet 1495. Charles  VIII est maintenant loin au nord de l’Italie.
Alexandre  VI a regagné Rome. Il respire. Il va pouvoir s’occuper de ce
Savonarole qui commence à devenir dangereux, tant sur le plan de la
politique que dans le sein de l’Eglise. Ce jour-là, le pape Borgia adresse au
prieur de Saint-Marc un bref hypocrite l’invitant, avec des louanges
dithyrambiques, à venir à Rome pour que le souverain pontife, «  rempli
d’admiration et d’humilité, puisse ouïr ces choses de sa propre bouche pour
pouvoir, les comprenant mieux grâce à lui, faire ce qui serait agréable à
Dieu » …
Cela ressemble fort à la célèbre confiture empoisonnée des Borgia. On
meurt beaucoup, à Rome, de mort violente. Aussi, frère Jérôme n’est pas
dupe. D’autant plus que sa position à Florence se ressent du ridicule dans
lequel sombre l’expédition de Charles VIII, contre qui il a empêché la ville
de faire alliance avec la ligue. Naples est reprise par Ferdinand d’Aragon,
l’armée française est défaite à Rapallo, le roi lui-même ne sort pas intact de
la bataille qu’il soutient à Fornoue, contre les forces de la ligue.
Fin manœuvrier lui aussi, Savonarole répond le 31 juillet au pape, dans
le même style. Il proteste de son orthodoxie, de sa totale soumission, de son
humilité, de son obéissance et de son désir très vif d’aller à Rome se
prosterner devant le Saint-Père et vénérer les reliques des Apôtres. Hélas, sa
santé lui interdit tout déplacement. Il est vrai d’ailleurs qu’il lutte alors
contre la maladie. Et Savonarole annonce l’envoi au pape, dès sa parution,
du «  Résumé des Révélations  » qui contient, au fond, tout ce qui semble
l’intéresser.
Après cette première escarmouche, les deux ennemis jugent bon de
laisser passer un peu d’eau sous les ponts du Tibre et de l’Arno. Le pape ne
fait rien contre le prieur de Saint-Marc. Celui-ci suspend ses prédications et
en profite pour achever son « Résumé » qui deviendra un gros succès pour
l’époque  : neuf éditions en deux ans, dont une en Allemagne et une en
France.
Ce n’est qu’une accalmie. Le 9 septembre 1495, Alexandre VI envoie à
Savonarole un second bref. Celui-ci est d’une extrême brutalité. Voilà le
frère Jérôme accusé d’être un scandaleux propagateur d’erreurs
dogmatiques, de propositions hérétiques, de fausses prophéties. Le voilà
stigmatisé pour avoir désobéi au bref du 21 juillet, pour avoir obtenu par la
fraude la sécession des couvents toscans. Viennent ensuite les sanctions  :
Savonarole est privé du droit d’enseigner et de prêcher  ; son couvent et
celui de Fiesole sont rattachés de nouveau à la congrégation lombarde. Le
vicaire général de celle-ci instruira le procès de Jérôme et lui infligera la
punition définitive à laquelle ce dernier devra se soumettre. Enfin, les trois
principaux collaborateurs de Savonarole à Saint-Marc, les frères Silvestro,
Domenico da Pescia et Tommaso Busini, sont mutés dans un autre couvent
en dehors du territoire florentin.
Frère Jérôme réussit d’abord à ne pas recevoir officiellement ce
document. Il joue sur une adresse inexacte ; le pli repart à Rome, en revient.
Tout cela lui fait gagner du temps. Comme il n’ignore pas le contenu du
bref, il est en mesure de répondre «  par retour de courrier  » … trois
semaines après. Il réfute toutes les accusations portées contre lui, mettant
les erreurs contenues dans le bref sur le compte de fausses informations
dont aurait disposé le Saint-Père. Il récuse pour suspicion le vicaire général
de la congrégation lombarde, en tant que juge, étant donné qu’il a été et
qu’il demeure son adversaire. Là, il touche aux rivalités politiques qui ne
manquent pas de lui assurer l’appui de la Seigneurie. Celle-ci a d’ailleurs
écrit au pape, le 17 septembre, prenant la défense du prédicateur.
Le 16 octobre, dans un nouveau bref, le pape reconnaît qu’il a pu être
mal informé. Il annule donc ses accusations précédentes, ainsi que les
sanctions, mais étant donné que les prédications de frère Jérôme troublent
l’ordre public à Florence, il maintient l’interdiction de prêcher jusqu’à
nouvel ordre : soit que Savonarole vienne s’expliquer à Rome, soit qu’une
décision soit prise « après mûre réflexion ».
Une nouvelle fois, Savonarole s’arrange pour recevoir ce bref avec un
grand retard, de manière à pouvoir monter encore trois fois en chaire. Il sait
qu’il a remporté une victoire à la Pyrrhus, puisque sa «  force de frappe  »
principale, ses prédications, ne lui est pas rendue. Il tient donc à raconter au
peuple sa correspondance avec le pape. Il tient aussi à dénoncer avec
précision les agissements des arrabbiati qui sont à l’origine, selon lui, des
faux renseignements envoyés à Rome. Enfin, il veut proclamer à haute voix
et en public ses instructions pour le développement de sa «  révolution
culturelle ». Là, il semble avoir modifié son point de vue en ce qui concerne
la clémence et la miséricorde, puisqu’il réclame des châtiments exemplaires
pour les traîtres, les détracteurs du nouvel Etat populaire florentin :
« Faites une loi en vertu de laquelle ceux qui disent du mal de cet Etat
payent une amende de cinquante ducats, car c’est un crime de lèse-majesté.
Je vous dis que le Christ veut régner ici et que quiconque combat ce
gouvernement combat le Christ… »
Et plus tard :
«  Si vous rencontrez quelqu’un qui dise du mal de cet Etat et de ce
régime, notez-le comme un ennemi et un rebelle au Christ. De même ne
vous ai-je pas dit ces jours-ci de couper la tête à ceux qui travaillent à la
subversion de cet Etat  ? O Père, n’as-tu pas prêché, ne prêches-tu pas la
paix  ? O mon frère, mais toi, ne cherches-tu pas à compromettre cette
paix ? »
Etonnante dialectique, une fois de plus si proche de ce que l’on
entendra au XXe siècle.
Enfin, annonçant que frère Dominique le remplacera dorénavant en
chaire, Savonarole semble n’obéir que conditionnellement à l’ordre du
pape :
«  Priez, dit-il, pour que Dieu me fasse savoir par inspiration quand je
devrai prêcher à mon tour ! »
Tout cela est dit les 11, 18 et 25 octobre. Ensuite, Savonarole se retire
dans sa cellule, où il va écrire beaucoup. Mais il va surtout créer à Florence
une force nouvelle, stupéfiante, incroyable : les « enfants du frère ».
 

En cette fin de 1495, il reste à Savonarole deux ans et demi à vivre. On


peut estimer qu’il est alors au faîte de sa puissance. Les étapes qui lui
restent à parcourir avant le bûcher final vont se dessiner en dents de scie,
avec des hauts et des bas, mais la courbe générale sera descendante. Devant
la conjuration de ses ennemis de tous bords, il va perdre du terrain par à-
coups, mais régulièrement. Et, au moment de la chute définitive, le peuple
florentin lui-même l’abandonnera à son sort tragique. Tout cela se déroulera
dans un contexte italien si effroyablement compliqué et fluctuant qu’il
faudrait un épais volume pour en décortiquer les détails, dont chacun
pourtant aura des répercussions sur la vie à Florence et le destin de frère
Jérôme. Le microcosme florentin sera lui aussi agité par tant d’intrigues et
de sursauts, qu’il vaut mieux essayer de dégager simplement les lignes de
force qui guideront Savonarole jusqu’aux flammes du bûcher. Les étapes du
déclin n’en apparaîtront que mieux, débouchant sur l’horreur de la
conclusion et l’énigme laissée par ce saint maudit.
De 1495 à 1498, l’Italie est agitée par un imbroglio politique croissant,
dans lequel les personnages passent et repassent d’un camp à l’autre, mais
dont les constantes sont les suivantes :
Empêtré dans les séquelles de sa malheureuse expédition italienne,
Charles VIII ne parvient pas à sortir du guêpier jusqu’à sa mort, quelques
jours avant celle de Savonarole. Les garnisons qu’il a essaimées à travers la
péninsule tentent de regagner la France. Elles sont harcelées par les troupes
de la « sainte ligue », dont l’âme est Alexandre VI. Son seul allié, encore
qu’hésitant et peu sûr, est la ville de Florence, qui obéit à deux motifs  :
d’une part ses intérêts commerciaux en France, de l’autre les exhortations
de frère Jérôme qui a lié son destin à celui du « barbare ». Les efforts, les
intrigues de la ligue tendent donc à détacher Florence de la France, par
conséquent à abattre ou à séduire Savonarole, puisqu’il n’y a pas de prise
sur les intérêts financiers en France des banquiers florentins. Entre les
Français et la ligue, la guerre est loin d’être totale. Il y a des trêves, des
négociations, des intrigues là aussi. L’empereur Maximilien vient, en 1496,
assiéger Livourne que secourent par mer les Français, puis repart en
Allemagne. En gros, les périodes de danger précis pour Florence
correspondent à un regain d’influence de Savonarole, tandis que les
périodes de détente voient baisser sa puissance et son influence.
Si la politique conduit Alexandre  VI à souhaiter le départ du frère
Jérôme, les dénonciations de plus en plus exacerbées par celui-ci de la
déchéance morale du Saint-Siège finissent par contraindre le pape Borgia,
qui n’entend pas céder la place, à aboutir coûte que coûte à cette
élimination. Savonarole cherche ouvertement à provoquer la réunion d’un
concile qui destituerait le pape indigne. Alexandre VI sait qu’il n’y a pas de
place dans son Eglise à la fois pour un pape débauché et simoniaque et pour
un moine vertueux et réformateur.
A Florence même, la confusion va croissant, déborde du Palazzo
Vecchio, gagne la rue, se répand sous les murs de la ville. A l’extérieur, le
velléitaire Pierre de Médicis tente par trois fois de rentrer dans son ancienne
ville. Il cherche tantôt la protection de Charles VIII, tantôt celle de la ligue.
Il échoue à chaque fois, mais ses initiatives renforcent la cohorte des
ennemis de Savonarole. Celle-ci croît en nombre et en qualité. Les
arrabbiati ont fait alliance avec les «  tièdes  » du clergé. Les premiers
disposent maintenant de troupes de choc dans la rue : les compagnacci (les
«  mauvais garçons  ») qui se bagarrent avec les partisans de frère Jérôme.
Les seconds ont dans les diverses églises une belle troupe de prédicateurs
de talent qui vitupèrent Savonarole.
Celui-ci a maintenant son parti, les piagnoni (les «  pleurnichards  » –
parce qu’ils annoncent des calamités), appelés encore les frateschi (les
«  enfroqués  »). Ceux-ci disposent d’une remarquable organisation
réunissant des milliers d’enfants déchaînés qui brandissent de petites croix
rouges, emblèmes des savonaroliens, qui se battent à l’occasion avec les
compagnacci, qui perquisitionnent dans les maisons et vont faire des
autodafés de « frivolités ».
Le peuple oscille entre les deux camps, tout comme la majeure partie de
la bourgeoisie, comme en témoignent les constants changements de
majorité au sein de la Seigneurie.
Florence va vivre ces deux années et demie en état de perpétuelle
effervescence. Le 23  mai 1498, devant le cadavre brûlé de Savonarole, la
ville se figera dans une sorte de stupeur. Une page de son histoire sera
tournée.
 

16 février 1496. Les Florentins n’en croient pas leurs yeux. Voilà qu’à
travers les rues de leur ville se déroule un interminable et étrange cortège.
Dix mille garçons marchent en rangs serrés, tenant à la main qui un rameau
d’olivier, qui une petite croix rouge. Ils chantent des cantiques dont
certains, dit-on, ont été composés par Savonarole. Les plus jeunes ont six ou
sept ans  ; les plus âgés dix-huit. On peut dire qu’une bonne moitié des
enfants de Florence se trouve ainsi mobilisée, enrégimentée, disciplinée.
Jusque-là, Florence était réputée pour ses bandes d’enfants, mais dans
un tout autre ordre d’idées. Les jeunes garçons terrorisaient les bourgeois,
faisaient la loi dans les rues, se battaient sauvagement entre clans rivaux. Ils
agressaient les promeneurs, se livraient sans vergogne à la prostitution
homosexuelle, complétaient leurs ressources en barrant les rues à l’aide de
perches et obligeant les passants à leur verser des péages. Pas un jour ne
s’écoulait sans blessés, pas une semaine sans mort. Tous les efforts des
autorités pour endiguer cette criminalité juvénile s’étaient révélés vains.
Or voici qu’en quelques mois, sur les directives élaborées dans sa
cellule par Savonarole, répercutées du haut de la chaire du Dôme par son
fidèle frère Dominique da Pescia, cette masse de voyous a été organisée et
mobilisée au service de frère Jérôme. On les appelle maintenant les
« enfants du frère ». Tout comme, cinq siècles plus tard, avec les « gardes
rouges » de Pékin, leur vitalité, leur violence, n’a pas été brimée, mais au
contraire exaltée et canalisée dans un but très précis.
Les garçons ont été constitués en unités de quartier, sur le schéma des
anciennes bandes. Ils élisent leurs «  officiers  »  : arbitres, ordonnateurs,
custodes, prévôts, comme auparavant ils choisissaient leurs chefs. Le racket
des «  perches  » n’a pas été interdit, mais organisé  : les péages vont
maintenant grossir la caisse d’aumônes des «  Bons Hommes  » de Saint-
Martin. Cette confrérie charitable est devenue elle-même une succursale de
Saint-Marc. Les instincts de bagarre sont utilisés pour terroriser les
compagnacci. Enfin, des prérogatives nouvelles sont reconnues à ces
enfants : ils ont dorénavant le droit de désobéir à leurs parents « lorsqu’il
s’agit des choses de la religion  » … Autrement dit, les piagnoni peuvent
maintenant intervenir, par l’intimidation ou la délation, au sein de chaque
famille florentine. Et les familles qui n’ont pas d’enfants  ? Eh bien, on
reconnaît aux « enfants du frère » le droit de perquisitionner dans n’importe
quelle demeure pour s’emparer des objets qu’ils jugeront licencieux ou tout
simplement frivoles !
Le 16  février, c’est, dans les rues de la ville, la stupéfiante
démonstration de force de ce nouvel instrument de la puissance de frère
Jérôme. La Seigneurie, qui se sent débordée, multiplie les démarches à
Rome pour que soit levée l’interdiction de prêcher à l’endroit de
Savonarole. Alexandre  VI finit par donner son autorisation verbale, donc
non officielle et non définitive. Mais le but est atteint. Le mercredi des
cendres de 1496, frère Jérôme doit remonter en chaire. C’est un événement
sensationnel. Il y a, à Santa Maria del Fiore et autour du Dôme, plus de
quinze mille personnes. Dans la nef de la cathédrale, on a construit des
échafaudages sur lesquels sont juchés des centaines d’auditeurs, dont
beaucoup d’«  enfants du frère  ». Ceux-ci, en attendant l’arrivée de
Savonarole, scandent des chants qui ressemblent à des mots d’ordre.
« Vive le Christ et celui qui croit ! Allons, Florence, il faut œuvrer car
Jésus veut couronner celui qui mourra pour cette Foi ! »
Cette prophétie de la mort prochaine du prédicateur va être maintenant
constamment répétée par Savonarole lui-même qui en accusera par avance
ses ennemis, y compris la cour pontificale et le pape lui-même. Voici
d’ailleurs frère Jérôme en chaire, salué par une immense clameur. Puis c’est
un lourd silence dans lequel résonnent les phrases dialoguées, scandées par
l’orateur. Il a choisi de prêcher ce carême d’après le prophète Amos, parce
que celui-ci, justement, a été tué par ses ennemis.
Et c’est une charge inouïe, qui sera amplifiée dans les sermons suivants,
contre le haut clergé et le souverain pontife lui-même, quoiqu’il ne soit pas
nommément désigné. Savonarole vilipende les concubines du Vatican ces
« vaches de Samarie » dont on arrachera le cul avec des harpons :
« Venez, chefs de l’Eglise… la nuit vous allez chez les concubines et le
matin vous vous approchez de la sainte Eucharistie… vous ne parlez que du
mal à commettre, de femmes, de jeunes garçons, de chiens et de
mules !… »
Et Savonarole menace ouvertement. Il se dit parfaitement au courant
des complots tramés contre lui, des lettres envoyées à son sujet. Il
commence à évoquer de plus en plus précisément l’éventualité d’un concile
qui épurerait l’Eglise, autrement dit qui chasserait les Borgia. Il fait état en
chaire de lettres mystérieuses qu’il aurait reçues de très hautes personnalités
religieuses ou politiques, sans évidemment les nommer. Tout cela aboutit à
une telle tension, une telle confusion, qu’une nouvelle interdiction de
prêcher, prononcée par Alexandre VI le 18 mars et même confirmée par une
Seigneurie à ce moment arrabbiata, reste lettre morte.
Dès le 8 mai, c’est une nouvelle série de sermons, cette fois sur Ruth et
Michée. Prédications encore plus virulentes s’il se peut, dont les textes
intégraux sont maintenant sténographiés (on dit «  tachygraphiés  » à
l’époque) par un notaire au service de frère Jérôme, Lorenzo Violi, qui se
tient au pied de la chaire. Ces textes sont aussitôt imprimés et distribués de
façon que même à Rome, les propos incendiaires de Savonarole parviennent
authentiques. Les piagnoni savent combien il est facile d’être assassiné dans
une église (le frère du Magnifique, le jeune et beau Julien de Médicis, n’a-t-
il pas été tué de dix-neuf coups de poignards, en 1478, dans cette même
cathédrale, en pleine messe, pendant l’élévation, par des agents du pape
Sixte IV ?). Ils assurent à frère Jérôme des gardes du corps qui dissimulent
des armes sous leurs vêtements et qui l’escortent jusqu’au pied de la chaire.
Voyant que ses interdictions de prêcher n’ont aucun effet, hésitant
encore devant l’excommunication que Savonarole récuse par avance
puisqu’elle serait «  contraire à la volonté de Dieu  », Alexandre VI frappe
Savonarole dans un des éléments principaux de sa puissance  : sa liberté
d’action en tant que prieur élu de Saint-Marc et vicaire général élu de la
congrégation toscane. Le 7 novembre 1496, un bref pontifical dissout cette
dernière et agrège Saint-Marc et les autres couvents toscans à une nouvelle
congrégation des dominicains, la congrégation romano-toscane, dont il
nomme vicaire général le frère Francesco Mei, un des ennemis les plus
acharnés de frère Jérôme.
Mais comme le siège de Livourne (rendue entretemps par les Français à
Florence) tourne à ce moment même au désastre pour l’empereur
Maximilien, dont la flotte est détruite par la tempête et qui doit
honteusement regagner l’Allemagne, Florence tout entière attribue à
Savonarole le mérite de ce « miracle ». Du coup, Francesco Mei se garde
bien de tenter quoi que ce soit pour imposer l’exécution du bref papal.
 

7 février 1497. Mardi gras. Florence, de plus en plus ébahie, assiste à un


étrange carnaval. Dès les premières heures du matin, des centaines
d’enfants, puis des milliers, se rassemblent devant le couvent de Saint-
Marc. Tous brandissent des croix rouges. Ils se rangent en une immense
procession qui chemine jusqu’à la place de la Seigneurie en chantant la
gloire de Jésus-Christ et la mort du « carnaval païen ».
Arrivée devant le Palazzo Vecchio, la foule disciplinée des « enfants du
frère » entoure un énorme édifice en bois qui a été dressé au milieu de la
place. La construction est bourrée de bois sec et surmontée de l’effigie de
« Carnaval, prince des vanités », voisinant avec un autre portrait. C’est celui
d’un marchand de Venise qui, ayant appris ce qui allait se passer, a eu
l’impudence d’offrir vingt mille ducats pour acheter tout ce qui allait brûler.
Car il s’agit bien d’un bûcher sur lequel s’entassent de grandes quantités
d’objets de toutes sortes qui représentent, pour les disciples de Savonarole,
les « vanités ». Il y a là des poupées, des cartes à jouer, des dés, des boîtes à
chapeaux de femmes, des luths, des miroirs, des fards et des parfums, des
tables à jeu, et des échiquiers ; il y a aussi des tableaux et des livres  ; les
peintures parce qu’elles représentent des nus ou des scènes galantes  ; les
livres parce qu’ils contiennent certains récits frivoles ou tout simplement
des romans d’amour. Toute cette pacotille, mêlée à de véritables valeurs
artistiques, a été raflée chez les bourgeois de Florence par des bandes
d’« enfants du frère ».
Du Palais Vieux s’élève le son des fifres et des trompettes. Les enfants
entonnent des cantiques. Le feu crépite. De hautes flammes montent vers le
ciel pâle de l’hiver toscan. C’est l’«  autodafé des vanités  » voulu par
Savonarole. La foule, d’abord en liesse, se pétrifie. On sent comme un
malaise. Pour certains, c’est un acte de barbarie. Pour d’autres, c’est la
destruction symbolique du passé récent de Florence, l’embrasement d’une
ère nouvelle. On ne sait pas si frère Jérôme assiste à son œuvre. Si oui, voit-
il déjà monter sur cette même place d’autres flammes qui effaceront celles-
ci, en le renvoyant à ce Dieu dont il se proclame l’émissaire ici-bas ?
L’« autodafé des vanités » n’est que le couronnement spectaculaire des
progrès de la « révolution culturelle » savonarolienne. Les lois réprimant le
jeu, la sodomie, la propagande hostile à l’Etat nouveau sont devenues
encore plus sévères. On a pendu, sur cette même place, des gens coupables
d’avoir conspiré. Frère Jérôme, jadis si farouche propagateur de la
miséricorde, a laissé faire. Ceux qui critiquent trop Savonarole, par la
parole ou par des écrits (il y a aussi à Florence des affiches pamphlétaires
contre telle ou telle tendance ou faction  !) sont condamnés à de lourdes
peines d’argent ou de prison.
Savonarole continue de parler, ignorant les ordres du pape, le vouant
même aux gémonies, sans le nommer toujours, mais sans aucune confusion
possible :
« … Ainsi toi, Eglise prostituée, tu avais jadis honte de ta superbe et de
ta débauche. Aujourd’hui, tu as toute honte bue. Vous savez qu’autrefois les
prêtres, s’ils avaient des enfants, les qualifiaient de neveux. Maintenant, ce
n’est plus de neveux qu’il s’agit, mais de fils, d’enfants tout court !… »
Précisément, Alexandre  VI vient d’avoir un nouveau rejeton qu’il a
reconnu tout à fait officiellement. Mais si, en coulisse, beaucoup conspirent
contre Savonarole, le pape Borgia ne retire même pas son autorisation
verbale de prêcher.
En mai cependant – et pour deux mois – la Seigneurie de Florence
devient arrabbiata. Les passions se déchaînent et les compagnacci se
mettent à molester les partisans de frère Jérôme dans la rue. L’agitation
atteint vite son point culminant. Le jour de l’Ascension, le 4 mai, on décide
qu’il n’y aura plus de sermons. On doit démolir les gradins construits dans
la cathédrale Santa Maria del Fiore. Ce même jour, les compagnacci
organisent leur plus beau coup. A l’aube, ils étalent dans la chaire de
Savonarole la charogne d’un âne, ils badigeonnent les abords avec le
contenu des intestins et hérissent de clous le rebord de la chaire que frère
Jérôme a l’habitude de marteler en prêchant.
L’odeur de cette mise en scène alerte cependant la sacristie et tout est
enlevé à temps pour la prédication. Mais, au beau milieu du prêche, les
troupes des «  enragés  » poussent des cris sauvages et se mettent à courir
vers les portes. L’auditoire terrorisé, croyant à quelque danger subit, se rue
aussi vers les sorties, en proie à une panique folle. Il semble que les
compagnacci attendent que la nef soit vide pour s’en prendre au prédicateur
et sans doute le tuer. Mais un groupe de piagnoni en armes entoure la chaire
et protège celui qui est devenu, c’est maintenant évident, un chef politique.
Les bagarres se poursuivent dans la rue et, durant toute cette journée de
l’Ascension, Florence est en proie à l’émeute. Ce scandale n’est pas sans
répercussion à Rome. Il offre aux ennemis de Savonarole le prétexte pour
arracher au pape ce bref d’excommunication tant désiré. Alexandre  VI
excommunie officiellement le prieur de Saint-Marc le 13 mai 1497.
Mais il y a toujours les délais de transmission… Bien que tout le monde
soit au courant, à Florence, de la mesure prise et cela, dès le lendemain, il
faudra attendre le 18  juin pour que le bref pontifical y parvienne  ! Cette
fois, Savonarole n’aura pas à «  s’arranger  ». C’est un exilé de Florence,
Jean-Victor da Camerino, banni par la Seigneurie quelques mois auparavant
pour avoir conspiré contre frère Jérôme, qui est chargé de porter dans sa
ville le document décisif. Comme il craint autant qu’on lui fasse un mauvais
sort à Florence que de rentrer à Rome sans avoir rempli sa mission, il se
terre pendant près d’un mois à Sienne, sans donner de nouvelles à personne.
Savonarole profite de ce répit apparemment inexplicable pour écrire au
pape une lettre très humble. Il se plaint de ceux qui cherchent à lui nuire et
n’hésite pas à mettre en cause un autre prédicateur, frère Mariano, qui, « lui
aussi  », a critiqué le souverain pontife. Peu après, apprenant l’assassinat
mystérieux du fils aîné d’Alexandre  VI (peut-être par son frère, César
Borgia), frère Jérôme adresse au Saint-Siège une lettre de condoléances
toute filiale.
Finalement, Jean-Victor da Camerino donne signe de vie et, le 16 juin,
de Sienne, demande un sauf-conduit à la Seigneurie de Florence qui le lui
refuse. Le bref d’excommunication parviendra donc à destination, porté par
un autre messager, non officiellement accrédité, par conséquent dans des
circonstances risquant fort d’en compromettre la validité. Le bref pontifical,
dans ces conditions, ne sera lu que dans cinq églises de Florence, toutes aux
mains de religieux ennemis de Savonarole.
Celui-ci a eu le temps de préparer sa riposte. Le 19 juin, il fait publier et
distribuer une « Epître contre l’excommunication subreptice nouvellement
lancée, à tous les chrétiens et amis de Dieu  ». Ce texte, qui démontre
l’invalidité du bref papal, fait sensation. C’est la révolte ouverte. Les
arrabbiati se déchaînent contre frère Jérôme. Les hésitants ne sont pas loin
de se ranger de leur côté : ils craignent que le pape jette l’interdit sur la ville
si elle ne met pas un terme aux prédications de Savonarole. Un tel interdit
équivaudrait à la ruine économique de la cité, puisque les chrétiens
n’auraient plus le droit de commercer avec elle.
Deux circonstances, cependant, permettent à frère Jérôme de redresser
la situation. D’abord, une épidémie de peste fait son apparition et, en juillet,
on compte des dizaines de morts tous les jours. Comme d’habitude, en cas
de péril, le peuple se tourne vers le prédicateur-prophète qui ne manque pas
de suggérer une relation de cause à effet entre la persécution dont il est
l’objet et le fléau. La peste, en fait, ne prend pas des proportions
catastrophiques.
Ensuite, la Seigneurie élue pour juillet-août est à majorité piagnona.
Elle s’emploie à pallier la crise économique qui frappe Florence du fait des
guerres et des intrigues diplomatiques qui bouleversent l’Italie. La ville est
remplie de paysans affamés. C’est miracle si l’épidémie de peste s’éteint.
On torture et on décapite cinq bourgeois accusés d’intelligences avec Pierre
de Médicis  ; parmi eux, le frère d’un des plus ardents partisans de
Savonarole, Jean-Baptiste Ridolfi. Frère Jérôme ne proteste pas contre ces
exécutions. Il adresse à son fidèle une lettre de condoléances assez froide. A
ce moment, Savonarole se conduit tout à fait en chef politique. Il tient la
cité entre ses mains. On s’occupe beaucoup, au Palazzo Vecchio, de faire
lever l’excommunication. On négocie même avec Rome le prix, en espèces
sonnantes, que coûterait une telle levée. Frère Jérôme proteste  : «  La
censure, écrit-il, serait aggravée si elle était rachetée à prix d’argent.  » Il
veut que l’adversaire mette genou en terre.
Les tractations se poursuivent durant toute la fin de 1497. Savonarole
joue un jeu subtil : tout en multipliant les écrits dans lesquels il ne modifie
en rien ses positions, il s’abstient de prêcher l’avent, sous la pression
d’ailleurs de la Seigneurie, terrorisée par la menace de l’interdit. S’il ne
monte pas en chaire, il fait en revanche organiser par ses amis
d’interminables processions à l’église de Saint-Marc, où le peuple peut le
voir, à défaut de l’entendre. De cette manière, sa présence continue à
dominer la vie de la cité, à tel point qu’en janvier  1498, la Seigneurie, au
grand complet, vient au pied de l’autel baiser la main de frère Jérôme en
signe de solidarité et de soumission. En ville, les « enfants du frère », leur
petite croix rouge à la main, manifestent pour que Savonarole reprenne ses
prédications et pour qu’on reconstruise les gradins dans la cathédrale. Le
chapitre du Dôme, effrayé par cette perspective, intervient au Palazzo
Vecchio pour protester contre une reprise éventuelle des sermons de
l’excommunié. Le vicaire général de l’évêché, Léonard de Médicis, menace
à son tour d’excommunication ceux qui viendraient entendre frère Jérôme.
Il est aussitôt destitué par la Seigneurie qui le remplace par un piagnone. A
Rome, Alexandre  VI fait savoir qu’il pourrait lever l’excommunication si
Florence se joignait à la « sainte ligue » … C’est maintenant carrément une
lutte politique, ou plutôt un marchandage.
 

Le 11  février 1498, Jérôme Savonarole monte à la chaire du Dôme.


C’est le défi, la guerre ouverte. Mais, fait sans précédent depuis près de
quatre ans, la grande nef n’est pas remplie de monde. Il y a des places
vides. Crainte des Florentins devant l’ampleur prise par la lutte avec le
Saint-Siège ? Désaffection de la foule versatile ? Il y a des deux. Cette fois,
le déclin du saint maudit va se précipiter à une allure vertigineuse. Ce
premier sermon-défi est pathétique :
« De quel parti voulez-vous donc être, ô Christ ? Celui de la vérité ou
celui du mensonge ?… Le Christ dit : je suis la vérité et je veux être du parti
qui professe la vérité, de celui dont tu dis que ses membres ont été
excommuniés, et c’est le diable qui sera du côté de ceux qui se prétendent
bénis ! Seigneur mon Dieu, je me tourne vers vous : vous êtes mort pour la
vérité et je suis heureux de mourir pour votre vérité… »
Cette prédication et celles qui vont suivre – car Savonarole continuera
d’enfreindre la volonté du pape – sont tachygraphiées et aussitôt imprimées
et distribuées. Mais le nombre d’auditeurs diminue régulièrement. A Rome,
Alexandre  VI convoque les ambassadeurs de Florence pour leur signifier
sans ambages que si frère Jérôme n’est pas réduit au silence, la ville sera
frappée d’interdit. Le 27  février, les piagnoni réagissent en organisant un
second « autodafé des vanités », mais les rangs des « enfants du frère » sont
maintenant clairsemés et les compagnacci attaquent la manifestation à
coups de pierres et de détritus. Le lendemain, la Seigneurie élue pour mars-
avril est à majorité arrabbiata.
Savonarole jette du lest : il renonce à prêcher au Dôme, mais prêchera
quand même à Saint-Marc. Pendant que la Seigneurie réunit les notables
dont la majorité hésite à voter des sanctions définitives contre frère Jérôme,
celui-ci adresse à Alexandre VI une lettre qui constitue un nouveau défi :
« … Dieu… a tout mis en œuvre pour démontrer cette vérité en faveur
de laquelle nous supportons maintenant tant de maux venant de Vous, pour
la prouver, contre Vous et contre tous ses autres ennemis, au moyen de
raisons naturelles et même par des signes au-dessus de la nature… C’est
pour elle que nous désirons mourir avec tant d’ardeur. Ne tardez donc pas,
Très Saint-Père, à prendre les mesures nécessaires à votre salut. Portez-vous
bien ! »
Aucune autre formule de déférence ! L’effet produit à Rome est facile à
imaginer. Des prélats traitent Savonarole de « grand Juif ivrogne » !… La
réaction ne se fait pas attendre : le 9 mars, c’est un nouveau bref pontifical,
très violent et qui, fait inédit et important, rend les Florentins
coresponsables de la scandaleuse conduite du prédicateur de Saint-Marc. Il
exige que Savonarole soit livré au Pape pour être jugé.
Pendant quatre jours, les notables délibèrent au Palazzo Vecchio. Ils
tergiversent. Ils refusent d’adhérer à la «  sainte ligue  », d’expédier frère
Jérôme à Rome, mais finissent par lui ordonner de cesser ses prédications.
Savonarole obtempère. Le 18  mars, il annonce que «  Dieu lui a permis
d’interrompre ses sermons  » et prend congé de ses auditeurs, dont le
nombre ne rappelle en rien les foules immenses d’antan. Le lendemain,
c’est son fidèle frère Domenico da Pescia qui prend sa place. Ses propos et
son ton ne le cèdent d’ailleurs en rien à ceux de son maître. C’est lui qui va
être l’instrument et l’acteur du dernier épisode de la déchéance
savonarolienne.
 

Le 7 avril 1498, Charles VIII, ce « nouveau Cyrus » qui a tant servi les


entreprises de frère Jérôme, meurt. On ne le saura à Florence qu’un peu plus
tard. Mais, ce même jour, un spectacle étrange se déroule devant le Palazzo
Vecchio.
Sur la place de la Seigneurie, on a construit deux bûchers de bois sec,
séparés par un passage juste assez large pour un homme. Le bois est couvert
d’huile, de poudre à canon, de tout ce qui est le plus combustible. La loggia
des Seigneurs (aujourd’hui Loggia dei Lanzi) est séparée en deux par une
cloison et, au fond de chacun des deux compartiments, se dresse un autel.
La place elle-même est bordée d’hommes en armes, au nombre de plusieurs
centaines et remplie par une foule excitée.
On voit arriver d’abord un groupe de franciscains qui semblent assez
nerveux. Puis, une procession de dominicains précédant Savonarole lui-
même, les yeux au ciel, portant le Saint-Sacrement. Derrière lui, s’avance
frère Domenico da Pescia, vêtu d’une chape d’un rouge flamboyant.
Chaque groupe va prendre possession de l’un des deux compartiments de la
loggia. Les dominicains chantent des psaumes. Les franciscains discutent.
Puis, le peuple massé sur la place voit, par-dessus les hallebardes des
hommes d’armes, des conciliabules, de grands gestes. Les personnages
disparaissent à l’intérieur du palais, ressortent. Les heures passent. L’après-
midi s’avance. Rien ne se produit. Les gens commencent à quitter la place.
Des nuages obscurcissent le ciel. Finalement, une pluie diluvienne se met à
tomber et un orage éclate. Au milieu des éclairs, sous la grêle mêlée à la
pluie, c’est la débandade. Bientôt la place est vide. Savonarole regagne
Saint-Marc où, depuis six heures, mille femmes prosternées priaient à haute
voix.
Que s’est-il passé  ? Eh bien, un épisode à la fois bouffon et barbare,
digne tout à fait du Moyen Age. Le frère franciscain Francesco di Puglia,
qui prêchait à Santa Croce, s’emporta dans ses attaques contre Savonarole
jusqu’à mettre au défi quiconque soutiendrait frère Jérôme de se soumettre
à l’épreuve du feu  ! Frère Domenico da Pescia releva immédiatement le
défi. Et, pendant près de quinze jours, la Seigneurie, le grand conseil, des
notaires, des prélats, discutèrent, organisèrent, préparèrent l’épreuve. Les
franciscains essayèrent bien de faire machine arrière  ; frère Francesco ne
voulut rentrer dans le feu qu’avec Savonarole lui-même, personne d’autre.
Frère Jérôme publia une lettre apologétique assez fumeuse, d’où il résultait
qu’il désapprouvait l’épreuve du feu, mais qu’il l’estimait, dans l’état où
étaient les choses, comme nécessaire à la manifestation de la vérité. Il
précisait n’avoir pas à s’y soumettre lui-même, le défi ayant été lancé par
frère Francesco et relevé par frère Domenico. En fin de compte, le
franciscain désigna pour le remplacer le frère Giuliano Rondinelli.
Lorsque arriva la minute de vérité, les franciscains firent tout ce qu’ils
purent pour tergiverser et retarder le moment où les deux moines entreraient
dans le feu. Ils prétextèrent des habits truqués – on déshabilla et rhabilla les
deux champions  ; ils ne voulurent pas que frère Domenico tienne un
crucifix, puis le Saint-Sacrement… La lassitude générale, puis l’averse,
mirent un terme à l’attente. En vertu des accords solennellement signés à la
Seigneurie, les dominicains de Savonarole étaient gagnants, puisque le
perdant devait être celui qui brûlerait ou qui refuserait d’entrer dans le feu.
Et il avait été convenu que le perdant serait immédiatement banni de la
ville…
Mais le peuple oublia aussitôt les franciscains (qui, en somme, avaient
très bien manœuvré) pour en vouloir à frère Jérôme. L’issue de cette
épreuve – qu’il avait eu le grand tort d’accepter – ne correspondait à
l’attente de personne. Les arrabbiati voulaient voir brûler frère Domenico
et chasser ou tuer Savonarole ; les piagnoni attendaient le miracle d’un frère
Domenico incombustible ; la masse des hésitants comptait sur un spectacle
hors du commun. Or, il ne se passa rien.
Quand la pluie a cessé, le lendemain, tout Florence ne parle que de ce
qui ne s’est pas passé la veille. La perte de prestige de Savonarole est
énorme. On lui reproche carrément de « s’être défilé » ; on cesse de croire
en lui. Des émeutes éclatent en ville. Il y a partout des bagarres. Trois
piagnoni sont écharpés par une foule houleuse. Les compagnacci, poussés
par les « enragés », exploitent la situation. C’est l’hallali. Au Dôme, quand
un prédicateur dominicain, le frère Mariano degli Ughi, un fidèle de frère
Jérôme, s’apprête à prêcher, un tumulte extraordinaire se produit. Des bancs
sont brisés, il y a de nombreux blessés. Un certain nombre de piagnoni en
armes accourent au couvent Saint-Marc pour en organiser la défense, car la
foule veut s’emparer de Savonarole.
Par souci du « maintien de l’ordre », tard dans la soirée, la Seigneurie
ordonne le bannissement de frère Jérôme dans les douze heures.
Une heure plus tard, tous les laïcs qui resteraient dans l’enceinte de
Saint-Marc sont déclarés rebelles  ; beaucoup abandonnent le navire qui
coule. Un des chefs des piagnoni, Francesco Valori, essaie de gagner sa
maison. La foule le suit, pénètre chez lui, massacre sa femme, puis
s’empare de lui, le traîne au Palazzo Vecchio où il est tué à son tour.
Pendant tout ce temps, Savonarole est en prières dans sa cellule, alors que la
cloche du campanile de Saint-Marc, appelée Piagnona, sonne, sonne, sonne
lugubrement… (elle sera symboliquement «  bannie  » de Florence pour
cinquante ans).
La foule enfonce la porte du couvent, y met le feu. Les derniers
défenseurs s’enfuient.
Alors, à trois heures du matin, Savonarole se livre aux massiers de la
Seigneurie. Il demande à ses moines de prier. Lorsque l’un d’eux veut le
suivre, il lui répond :
« Au nom de la sainte obéissance, ne venez pas, car le frère Domenico
et moi, nous allons mourir pour l’amour du Christ. »
C’est ensuite un véritable calvaire à travers les rues de la ville. On
crache sur frère Jérôme, on l’insulte, on cherche à le brûler avec des
torches, on le lapide, on lui donne des coups de pied. Au Palazzo Vecchio,
où les prisonniers sont amenés vers quatre heures du matin, on les enferme
dans des cellules séparées. Bientôt vient les rejoindre le frère Silvestro, que
l’on sait être le plus proche confident de Savonarole.
 

Trente-trois jours plus tard, le 23 mai 1498, une longue estrade en bois
joint un énorme bûcher, dressé au centre de la place de la Seigneurie et
surmonté d’une sorte de croix d’où pendent des cordes et des poutres, à la
balustrade qui longe le Palazzo Vecchio. Sur le balcon des Seigneurs, il y a
les juges de Florence et les « commissaires apostoliques », c’est-à-dire les
juges envoyés par le pape. La place est noire d’une foule silencieuse.
Sur l’estrade, apparaît Jérôme Savonarole, pieds nus, tout juste vêtu
d’une chemise. A ses côtés, frères Domenico et Silvestro. Un évêque
dominicain, un ancien de Saint-Marc, s’avance pour remplir la mission dont
l’a chargé Alexandre VI : dégrader les condamnés. D’émotion, il bafouille :
« Je te sépare de l’Eglise militante et de l’Eglise triomphante…
—  Militante seulement, rectifie Savonarole, l’autre n’est pas de ton
ressort… »
Sur l’estrade, les trois religieux s’arrêtent devant le tribunal pour
entendre la lecture de la sentence qui les condamne à être pendus et brûlés
pour leurs «  nombreux crimes  » et parce qu’ils sont «  hérétiques et
schismatiques ». Le pape leur a accordé cependant l’indulgence plénière, ce
qui leur évite le passage par le purgatoire…
La foule commence à murmurer, puis à lancer des insultes et des
quolibets. Des voyous (peut-être de tout récents « enfants du frère » ?) sont
allés planter des clous dans les planches de l’estrade sur lesquelles avancent
les pieds nus des condamnés. Mais ceux-ci semblent déjà ailleurs. Frère
Domenico murmure un cantique. Le frère Silvestro monte le premier vers la
potence, puis frère Domenico, puis, après avoir vu mourir ses deux
compagnons, Jérôme Savonarole.
Le bourreau lui passe la corde au cou et le pousse dans le vide. Pendant
que le corps oscille encore, retenu par les chaînes qui doivent le maintenir
vertical dans le feu, le bourreau allume le bûcher, non sans se livrer à des
jongleries avec ses instruments.
Des cris montent de la foule. « C’est le moment de faire des miracles ! »
crie une voix.
Au moment où les flammes montent, une bourrasque les rabat loin des
corps des trois suppliciés. «  Miracle  ! Miracle  !  » – des cris de terreur se
font entendre. Des gens s’enfuient. Mais les flammes se redressent et
enveloppent les cadavres. Des enfants se mettent à jeter des pierres sur les
corps qui commencent à grésiller, puis, peu à peu, se consument et se
réduisent en cendres. Des femmes essaient d’emporter un peu de cette
cendre, mais les soldats les en empêchent. Pour mettre fin à cette quête de
«  reliques  », la Seigneurie fait jeter dans l’Arno tout ce qui est ramassé à
l’emplacement du bûcher.
Dans un sermon prononcé en 1491, Savonarole s’était écrié :
« Les impies iront au sanctuaire, briseront ses portes à coups de hache
et en y mettant le feu. Ils arrêteront les hommes justes et les brûleront sur la
place principale de la ville ; et ce que le feu n’aura pas consumé, que le vent
n’aura pas emporté, ils le jetteront à l’eau… »
Cette prophétie-là – si c’en était une – s’est en tout cas très exactement
réalisée.
 

Entre l’arrestation de Jérôme Savonarole et son exécution, il y eut, bien


sûr, son procès. En fait, ce procès dure toujours et durera sans doute tant
qu’il y aura des hommes pour s’intéresser à ce personnage mystérieux. Que
le procès fût barbare, cela ne fait aucun doute. Il s’est déroulé en trois
épisodes, les deux premiers purement florentins, le troisième avec la
participation de «  commissaires apostoliques  », c’est-à-dire d’inquisiteurs
délégués par le pape, la Seigneurie ayant refusé d’envoyer Savonarole à
Rome, de crainte qu’il révèle les dessous de la politique florentine qu’il
connaissait admirablement.
Le premier et le troisième épisode de ce procès furent ponctués de
tortures. On appliqua aux trois prisonniers l’«  estrapade  », et cela parfois
une dizaine de fois dans la journée. Frère Jérôme eut les bras démis et il
souffrit, comme ses compagnons d’infortune, un véritable martyre. Les
procès-verbaux des interrogatoires furent «  arrangés  » et truqués, mais
certains aveux demeurèrent cependant écrits de la main de Savonarole.
Celui qui disait revendiquer la palme du martyre s’effondra sous la
torture. Il manquait de toute évidence à cet homme passionné la faculté de
résister à la douleur physique. Il reconnut donc avoir truqué ses « visions »,
de complicité avec le frère Silvestro, qui était somnambule et qui, la nuit,
divaguait, fournissant ainsi au prédicateur matière de «  révélations  »
divines. Silvestro confirma ces pratiques. Savonarole reconnut aussi avoir
fait des prophéties abusives. Tout cela pour éviter – il le clamait lui-même –
de nouvelles « estrapades4 ». Mais, chaque fois, il se rétracta par la suite. On
est donc tenté de refuser toute valeur à cette instruction, d’autant plus que le
jugement final se garde bien de définir avec précision les crimes de frère
Jérôme, se contentant de dire que lui et ses coaccusés ont commis des
« crimes honteux ». Ce manque de précision est révélateur, tout comme le
fait que les procès-verbaux, même ceux écrits de la main de Savonarole
(mais truffés d’ajouts d’une autre écriture) n’ont été lus qu’à huis clos et en
l’absence de frère Jérôme.
Il n’en reste pas moins que ces textes, ces aveux arrachés par la torture,
ces rétractations, ces professions de foi des trois moines établissent, avec
une certitude quasi absolue, deux points  : d’abord, que Savonarole ne fut
pas un escroc génial, mais un homme intimement convaincu d’être
l’instrument d’une mission d’essence supérieure, qu’elle soit divine,
diabolique ou simplement humaine. Confondant, comme c’était la règle à
cette époque, le spirituel et le temporel, il fut un précurseur de la Réforme
(Luther et Calvin viendront quelques décennies plus tard) et un précurseur
d’un concept de «  démocratie populaire musclée  », qui resurgira cinq
siècles plus tard.
Le deuxième point qui paraît certain est que Jérôme Savonarole inventa
toute une technique de la prise du pouvoir par le moyen de la propagande. Il
sut, comme l’on dit aujourd’hui, «  sentir le public  », «  traiter
l’information  », user au profit de son action de la psychologie des foules,
des réflexes conditionnés, des «  motivations  » de ses dizaines de milliers
d’auditeurs et de lecteurs. Là, il se révéla un génie. Son malheur fut de vivre
trop tard et trop tôt. Trop tard, car le mysticisme du Moyen Age s’effaçait
déjà devant les lumières profanes de la Renaissance, et le raisonnement
logique, l’esprit critique qui commençaient à se former, l’empêchèrent
d’enchanter complètement les foules pour les mener là où il voulait les
conduire. Trop tôt, car le concept de la nation, encore balbutiant, qui lui
aurait fourni un terrain d’action idéal, ne résistait pas suffisamment devant
l’ignorance de la masse, l’obscurantisme, pourrait-on dire, et l’égoïsme
(mal placé d’ailleurs) des puissants et des riches du moment. Le fétichisme,
qui permettait à l’Eglise des Borgia d’être ce qu’elle était, était encore
fortement enraciné et la magie des mots sacrés était plus forte que les plus
publiques des conduites, que les actes les plus cyniquement matériels.
Pris entre le monde du Moyen Age et les temps modernes, Jérôme
Savonarole fut à la fois l’avant-garde de ceux-ci et l’arrière-garde de celui-
là. C’est là son drame, c’est là aussi son énigme. Car si ce rôle de charnière,
entre deux civilisations pourrait-on dire, lui est reconnu par à peu près tout
le monde, l’explication logique de sa conduite et de ses actions se révèle
impossible.
Pour les uns, Savonarole fut l’instrument de la bourgeoisie florentine
qui l’utilisa à la fois pour se débarrasser des Médicis et pour prendre ses
distances d’avec la cour romaine, tout en affirmant son emprise sur la
population de la ville. Pour d’autres, ce fut un authentique «  envoyé de
Dieu  ». Pour d’autres encore, un véritable aspirant-dictateur dénué de
scrupules. Pour certains, un charlatan halluciné. Pour beaucoup, un
révolutionnaire de génie.
La vérité, semble-t-il, si tant est qu’on en définisse une un jour, doit être
un amalgame de tout cela. Jérôme Savonarole, en tout cas, dirigeant sa
« révolution culturelle » ou se consumant sur le bûcher, tonnant du haut de
la chaire ou écrivant des lettres ambiguës, dans l’austérité de sa cellule ou
devant le roi de France, Jérôme Savonarole, le saint maudit, est, dans tous
les cas, un « moment » de l’histoire de l’humanité.
Edouard BOBROWSKI

1- Nom officiel de l’ordre des dominicains.

2- Voici le glaive du Seigneur qui va bientôt et subitement s’abattre sur la terre.

3- La loi des « six fèves » donne à la Seigneurie le droit de faire exécuter sans appel un accusé avec une majorité de six voix sur neuf.

4- L’estrapade consiste à attacher le supplicié par les bras à une hauteur considérable du sol, à lâcher brutalement la corde pour la bloquer non moins brutalement avant que
son corps touche terre. Il se produit alors dans le squelette et la musculature un choc extrêmement douloureux.
L’affaire des poisons
Le 13  juillet 1709, seul dans la Chambre du Conseil du palais du
Louvre, Louis XIV attend son chancelier, le marquis d’Argenson.
Dans la grande cheminée flambent deux grosses bûches et quelques
autres, plus petites. Malgré l’été, le palais garde encore l’humidité d’un
printemps particulièrement orageux et froid. Dans les rues, les Parisiens
hurlent famine. Le pain manque. L’hiver terrible a gelé les campagnes et tué
beaucoup de gens. Les loups sont descendus des Ardennes jusqu’aux portes
de Pontoise. Des enfants se sont entre-dévorés. Paris gronde, las des guerres
interminables et de sa misère perpétuelle. Le vieux roi continue, malgré
tout, la guerre qu’il a entreprise contre l’Angleterre à propos de la
succession d’Espagne. Le 8 juin dernier, il a envoyé à la Monnaie « tout son
service en or, les assiettes, les plats, les salières, en un mot tout ce qu’il
avait d’or, pour en faire des louis… ».
Mais ce soir, s’il attend son chancelier, ce n’est pas pour l’entretenir du
trône espagnol, de la disette ou des impôts à lever pour assainir les finances
du royaume.
D’Argenson entre dans la Chambre du Conseil. Elégant, ponctuel,
comme à l’accoutumée. Il porte sous le bras la cassette de cuir noir que
vient de lui remettre le greffier Gaudion. A l’intérieur, une liasse de feuillets
jaunis, couverts d’une écriture serrée et datés des années 1679 et 1680. Ce
sont les accusations portées contre Mme  de Montespan par les
empoisonneurs, les devineresses et les prêtres défroqués devant la Chambre
Ardente, lors de l’instruction de leurs procès.
A l’époque, Louis  XIV avait demandé que soient conservés ces actes
mettant en cause sa favorite d’alors, la mère de sept de ses enfants,
reconnus officiellement comme les Enfants de France.
Tout a été fait selon la volonté de Sa Majesté. Et aujourd’hui, le roi
vieillissant décide de détruire à jamais ces dénonciations qui feraient d’elle,
devant l’Histoire, la complice des plus vils personnages des annales du
crime.
Debout, d’Argenson lui tend feuillet après feuillet. Après l’avoir lue,
Louis XIV jette la page dans les flammes et la regarde disparaître. Sans un
mot. Peut-être pense-t-il à celle qu’il a tant aimée et qui a quitté ce monde il
y a un peu plus de deux années ? Peut-être pense-t-il aussi qu’il détruit là
les seuls documents risquant de souiller la plus célèbre des favorites de son
règne ?
Il ignore que le lieutenant de police La Reynie, qui a mené toute
l’enquête et procédé personnellement à tous les interrogatoires, prenait des
notes et rédigeait au brouillon l’essentiel des actes qu’il est en train
d’incinérer. La Reynie est décédé le mois dernier, le 14 juin, mais ces notes,
ces brouillons demeurent et, du même coup, le doute qui plane sur la
Montespan.
 

Son nom a été prononcé nettement pour la première fois le 5  juillet


1680 par Marie-Marguerite Montvoisin, la fille d’une empoisonneuse
interrogée, après l’exécution de sa mère, par le lieutenant de police La
Reynie.
« Ayant su que sa mère a été jugée, n’ayant plus rien à ménager, veut
reconnaître la vérité  », note La Reynie sur son registre personnel. «  Etant
fille et chez sa mère, n’a pu s’empêcher de voir et d’entendre chez elle et
ailleurs où sa mère la menait ou donnait ordre d’aller. »
Or, qu’avoue la fille Voisin ? Que sa mère, quelques jours avant d’être
arrêtée, avait porté un placet à Saint-Germain afin de le soumettre au roi et
que ce placet était empoisonné  ; qu’une dame avait envoyé un carrosse
prendre sa mère pour le voyage ; qu’il fut question de cent mille écus et de
passer après en Angleterre. C’est véritablement affirmer qu’on en voulait au
roi lui-même.
« Ma mère m’en a parlé plusieurs fois en particulier – reconnaît la fille
Voisin. Elle m’a dit que cette résolution contre le roi n’a été prise que parce
que la dame (Mme  de Montespan) n’avait pu réussir à d’autres desseins
qu’elle avait et qui n’allaient pas à cela, et pour lesquels il avait été fait
plusieurs conjurations qui n’avaient point eu d’effet. »
Ce n’est pas tout. La fille de l’empoisonneuse continue d’accuser. Elle
affirme que sa mère a apporté diverses fois des poudres à Mme  de
Montespan à la cour de Saint-Germain et à Clagny, un château que
Louis XIV avait donné à la dame et qui n’était autre qu’un petit Versailles
où elle aimait parfois se retirer. La Voisin y a, paraît-il, mené des prêtres
pour des messes noires.
« En tout cas – révèle sa fille – la Landri (une autre sorcière, amie de la
Voisin) a fait beaucoup de conjurations et de cérémonies par l’ordre de ma
mère où j’y ai vu brûler des fagots pour ladite dame, et brûlant, lire dans un
papier le nom de la dame et celui du roi, en disant : “Fagot, je te brûle, ce
n’est pas toi que je brûle, c’est le corps, l’âme, l’esprit, le cœur et
l’entendement de Louis de Bourbon, à ce qu’il n’ait ni à aller, ni à venir,
reposer, ni dormir, qu’il n’ait accompli la volonté d’une telle.” Et la Landri
nommait le nom de ladite dame.
La Reynie est tour à tour étonné et incrédule. Il a entendu des aveux de
toutes sortes et des dénonciations stupéfiantes depuis qu’il suit
personnellement l’affaire des poisons, mais les déclarations de la fille
Voisin dépassent en scandale et en importance tout ce qu’il a pu écouter
durant les interrogatoires précédents.
Il décide d’en référer à Louis XIV qui ordonne de poursuivre l’enquête
et de lui communiquer les actes d’urgence.
La Reynie se met donc à relire, page après page, tout ce qui peut avoir
un rapport, proche ou éloigné, avec la tentative de régicide et la Montespan.
Pour le lieutenant de police, l’enquête débute treize ans plus tôt, en février
1667, lorsque pour la première fois Sa Majesté remarque à sa cour
Françoise-Athénaïs de Rochechouart, demoiselle de Tonnay-Charente,
marquise de Montespan.
 

Au grand deuil qui a suivi la mort d’Anne d’Autriche, mère du roi,


succèdent, à Versailles, les fous divertissements et, à Saint-Germain, les
fêtes champêtres. Louis XIV s’amuse. Tout lui sourit. Sa guerre en Flandre
contre les Espagnols marche à merveille. Il suffit aux lansquenets français
d’apparaître pour que les piqueurs ennemis s’enfuient. Les affaires du pays
sont florissantes. La reine, Marie-Thérèse d’Espagne, attend un heureux
événement et ne quitte pratiquement plus ses appartements. La favorite,
Mlle  de La Vallière, est également grosse et ménage sa santé. Il y a donc
une place à prendre dans le lit royal et les nobles candidates ne manquent
pas. De toutes, la jeune marquise est de loin la plus belle. Blonde aux yeux
bleus, la bouche petite et rouge comme un fruit, le nez bourbonien mais
bien fait, un teint d’une admirable blancheur et une taille à peine touchée
par deux maternités, elle est la femme dans toute sa splendeur. Elle rayonne.
Deux jeunes nobles qui tentent de la courtiser l’appellent leur «  beauté
angélique ». Louis XIV n’est pas aveugle. Il n’est pas sourd non plus et ne
tarde pas à remarquer les soupirs des autres dames au passage de Mme de
Montespan.
 

La marquise a un peu plus de vingt-six ans. Elle a épousé, quatre ans


plus tôt, le 28 janvier 1663, Louis-Henry de Pardeilhan de Gondrin, fils du
gouverneur du roi en Bigorre et marquis de Montespan et d’Antin. Un
noceur invétéré, un joueur malchanceux qui misait et perdait gros, un
coureur de jupons célèbre. La dot de la demoiselle de Tonnay-Charente
aurait pu suffire pour que le marquis se rangeât définitivement, mais le père
de Françoise-Athénaïs, Gabriel de Mortemart, un premier gentilhomme de
la Chambre, prudent, ne la versa pas d’un seul coup, au lendemain des
noces. Il préféra la réaliser sous forme de rente annuelle. Cela aurait dû
inciter l’époux à la vie de famille. Ce ne fut pas le cas. Après sept mois de
mariage, le marquis avait déjà emprunté sept mille livres. Huit mille
supplémentaires le mois suivant. Cinq mille autres trois mois plus tard,
prêtées par un commerçant en tissus pour « permettre à Monsieur de suivre
l’armée royale en Lorraine ». Rapidement, les Montespan sont assaillis par
les créanciers. Ils dépensent plus du double de leurs revenus et n’en
continuent pas moins de tirer le diable par la queue.
En 1663, le marquis fait une fille à sa femme. Un fils en 1665. La vie
sordide s’installe, avec les humiliations chez les usuriers et les prêteurs sur
gages. Mais l’élégance et l’esprit, ajoutés à la beauté naturelle de la jeune
marquise sauvent les apparences. Le roi la remarque et la nomme dame
d’honneur de la reine. L’« ange » est dans la place, Louise de La Vallière
devrait se méfier.
Nous sommes en 1667. Louis XIV se rend en Flandre, sur son champ
de bataille. Il demande à la reine de l’y accompagner, mais ordonne à la
favorite de demeurer à Versailles. Il prend prétexte de sa grossesse et pour
la consoler de sa tristesse, la fait duchesse et lui remet les terres de
Vaujours. Huit cent mille livres au bas mot.
La cour jase. « Si le roi entraîne la reine derrière lui, c’est surtout pour
ne pas perdre la Montespan de vue  », murmure-t-on dans les salons. La
Vallière aime passionnément le roi. Elle ne veut pas croire aux ragots mais,
n’y tenant plus, se décide à rejoindre son royal amant en campagne.
L’accueil du monarque est on ne peut plus glacial. Il lui reproche
d’avoir fait le voyage contre ses recommandations. La suite du roi remarque
la froideur des propos et s’empresse d’imiter le Maître. La reine n’a pas un
regard pour la délaissée, et Mme  de Montespan n’est pas la dernière à
charger celle qu’elle désire tant remplacer.
«  J’admire sa hardiesse de s’oser présenter devant vous – murmure-t-
elle à la pauvre Marie-Thérèse qui ne peut s’empêcher de pleurer.
Assurément, le roi ne lui a pas demandé de venir, ajoute la marquise qui,
avec un aplomb surprenant remarque encore  : Dieu me garde d’être la
maîtresse du roi. Mais si je l’étais, je serais bien honteuse devant la reine. »
Il lui faut en effet de l’aplomb, car il est presque certain qu’elle s’est
déjà donnée à Sa Majesté. C’est pendant cette campagne et quelques jours
avant cet incident que le roi est venu, pour la première fois, la rejoindre
dans sa chambre, située juste au-dessus de celle de la reine. La pauvre dame
d’Heudicourt en sait quelque chose, elle qui partageait son lit avec la
marquise et qui dut déguerpir pour laisser sa place au roi.
Les entretiens nocturnes durent toute la campagne. Un bon mois. Peut-
être deux. La Vallière, rentrée à Versailles, ne se doute de rien. La reine pas
davantage. La vertu de Mme de Montespan a-t-elle succombé à ce moment-
là  ? On ne peut en jurer, bien sûr, mais l’important, dans ce qui nous
préoccupe, est que dès cet instant, Sa Majesté s’intéresse à la marquise.
Nous sommes en juillet 1667.
 

La Reynie, en réétudiant le dossier, ne peut s’empêcher de noter la


concordance des dates. C’est bien à cette époque, l’été 1667, que plusieurs
accusés de l’affaire situent la première visite de la Montespan aux sorcières
et aux empoisonneuses. Et d’après les témoignages recueillis par le
lieutenant de police, l’initiateur de la marquise serait Louis de Vanens, un
gentilhomme de Provence, qu’elle aurait eu l’occasion de rencontrer
plusieurs fois à la cour et qui serait même devenu son intime. Louis de
Vanens est un fervent des pratiques démoniaques. Il s’adonne à l’alchimie
et travaille, en compagnie de son valet, Barthomynat, dit La Chaboissière, à
la mutation du cuivre en argent.
Lors de son interrogatoire, La Chaboissière reconnaîtra que son maître,
Vanens, a présenté à la Montespan cette espèce de syndicat du crime dont
toute l’affaire est empreinte. A l’issue de l’interrogatoire du valet, La
Reynie note d’ailleurs sur son registre : « Revenir à La Chaboissière sur le
fait qu’il n’a voulu être écrit, après en avoir entendu la lecture, que Vanens
s’était mêlé de donner des conseils à Mme de Montespan qui mériteraient
de le faire tirer à quatre chevaux. »
Or, l’écartèlement est le supplice réservé à ceux qui cherchent à nuire
au roi ou à ses proches.
Au témoignage de Barthomynat, le lieutenant de police ajoute celui de
la fille Voisin et ceux d’autres personnes inculpées. Et les dates concordent.
En 1667, durant l’été, la Montespan se rend à plusieurs reprises dans les
taudis des bas quartiers où officient les devineresses et les prêtres parjures.
Nous la trouvons, par exemple, rue de la Tannerie, en compagnie du
magicien Lesage et de l’abbé Mariette, prêtre de Saint-Séverin. Lesage
reconnaît les faits. Bien avant que la fille Voisin n’en reparle. A ce moment-
là, on n’a guère prêté attention à ces accusations, pendant que l’accusé
faisait tout pour échapper au châtiment et qu’il n’hésitait pas à tenter de
compromettre des gens de la noblesse pour se voir éviter le pire. Mais
lorsque La Reynie possède les déclarations spontanées de la fille Voisin, il
trouve de curieuses coïncidences et n’oublie pas de les noter.
C’est ainsi que Lesage affirme que la dame est venue dans une petite
chambre de la rue de la Tannerie où Mariette avait installé un autel. Revêtu
de ses habits sacerdotaux, l’abbé avait prononcé des incantations et lu un
évangile sur la tête de la marquise cependant que, lui, Lesage, chantait le
Veni Creator.
« Seulement cela ? questionne La Reynie.
— Non ! répond Lesage, le magicien. Pendant ce temps la Montespan
récitait des conjurations contre Louise de La Vallière. »
Et Lesage se souvenait des conjurations : « Je demande l’amitié du roi,
disait la dame. Et celle de monseigneur le Dauphin, qu’elle me soit
continuée, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour
moi  ; que j’obtienne de lui tout ce que je lui demanderai pour moi, mes
parents ; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables ; chérie et
respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du
roi et savoir ce qui s’y passe et que, cette amitié redoublant plus que par le
passé, le roi quitte et ne regarde La Vallière et que, la reine étant répudiée,
je puisse épouser le roi. »
 

A la cour, la liaison de Sa Majesté, la nouvelle liaison, fait grand bruit.


Elle n’est pas affichée et les amants se cachent encore, mais Versailles n’est
pas un lieu suffisamment discret pour que tous ignorent la récente passion
de Louis XIV. Dès 1668, cependant, « le double adultère », selon la formule
de Pierre Clément, « ne tarde pas à s’étaler en plein soleil ». L’orgueil de la
marquise, son goût pour le faste et l’éclat, le mépris profond qu’elle voue
désormais à son mari, la poussent à étaler son triomphe. Peut-être pour
mieux le garder. La Vallière est en disgrâce, ses admirateurs et ses
anciennes amies lui tournent le dos. La reine fait contre mauvaise fortune
bon cœur et se résigne une fois encore. Seul le marquis de Montespan, qui
jusque-là se contentait de profiter de l’aubaine pour remonter sa fortune, se
fâche. Il ose se plaindre. Il écrit au roi une lettre que la Grande
Mademoiselle, Mme  de Montpensier, intercepte et qu’elle nous rapporte  :
«  Il citait mille passages de la sainte Ecriture et de David, enfin lui disait
force choses pour l’obliger à lui rendre sa femme et à craindre le jugement
de Dieu. »
Le marquis se rend alors chez l’une des amies de son épouse, dame
d’honneur de la reine comme elle, Mme  de Montausier, et fait un tel
scandale que cela parvient jusqu’aux oreilles de Louis XIV qui ordonne de
l’arrêter. En vain. Montespan s’est sauvé. « Cela fait un bruit épouvantable
dans le monde », dit la dame, et Saint-Simon confirme : « Montespan fit si
peur à sa femme que celle-ci, avec l’assentiment du roi, se retira un temps à
Paris, sous la garde de la Montausier. Il se serait gâté pour gâter à son tour
sa femme, et par elle le roi, nous dit le duc. Il aurait poursuivi sa femme
dans les bras de la Montausier, en vomissant des injures atroces. La
valetaille dut intervenir qui mit, en le rouant de coups, le forcené à la
porte. »
C’est le scandale. Le roi fait arrêter le marquis et l’exile en Gascogne.
Montespan décide alors de ne plus emprunter que la grande porte de son
château, «  attendu que ses cornes étaient, à ce qu’il dit, trop hautes pour
passer par une petite porte ».
Mme  de Montespan abandonne définitivement le domicile conjugal.
Son véritable règne commence. Mais le règne d’une favorite n’est pas celui
d’une épouse royale. Il est sujet à jalousie, à provocation, à lassitude.
Louis  XIV n’a pas la réputation d’un amant fidèle. Les tentations lui sont
permanentes, avec toutes ces duchesses et ces comtesses prêtes à
s’abandonner sur un signe d’intérêt. La Montespan lutte.
 

La Reynie rapproche les craintes de la marquise des dates avancées par


la fille Voisin et par les complices de sa mère comme étant celles de visites
aux sorcières. Or, la fille Voisin a dit  : «  Toutes les fois qu’il arrivait
quelque chose de nouveau à Mme  de Montespan et qu’elle craignait
quelque diminution aux bonnes grâces du roi, elle donnait avis à ma mère,
afin qu’elle y apportât quelque remède, et ma mère avait aussitôt recours à
des prêtres, par qui elle faisait dire des messes et donnait des poudres pour
les faire prendre au roi.
—  Et qu’étaient ces poudres  ? interroge le lieutenant de police. Des
poisons ?
— Des poudres pour l’amour ! répond la fille. Des poudres composées
d’après diverses formules. »
En fait, ces poudres sont composées des plus ignobles ingrédients.
On y trouve des cantharides, ces petits insectes qui foisonnent dans les
frênes et qui secrètent un alcaloïde toxique et surtout aphrodisiaque, capable
de provoquer de très violentes congestions. On y trouve encore de la
poussière de taupes desséchées, du sang de chauve-souris, de la bave de
crapaud. Peut-être pas de quoi tuer un homme, mais suffisamment pour lui
causer des embarras gastriques et des nausées.
Ces ingrédients sont malaxés jusqu’à ce qu’ils forment une pâte assez
épaisse. C’est alors qu’interviennent les prêtres, chargés de conférer à cette
drogue un caractère divin. Pour cela, ils font passer la pâte sous le calice,
pendant la messe, et la bénissent pendant l’offertoire. Reste ensuite à
l’inclure dans un des mets royaux. Chose éventuellement aisée pour la
Montespan qui partage la plus grande partie des dîners de Louis XIV.
Elle habite désormais à Versailles, un appartement de vingt pièces au
premier étage, alors que la reine n’en possède qu’un de onze, et au second.
Le salon de la favorite devient «  le centre de la cour, des plaisirs et de la
fortune, de l’espérance et de la terreur des ministres et des généraux
d’armée  », dit Saint-Simon. «  Les grossesses et les couches sont
publiques… » Il y en aura sept : une fille, née en 1669, morte en 1672, le
duc du Maine, né en 1670, qui épousera Mlle  de Bourbon et mourra en
1736, le comte de Vexin, né en 1672 et mort à onze ans, Mlle  de Nantes,
née en 1673, mariée au duc de Bourbon à quinze ans et qui décédera en
1743, Mlle de Tours, née en 1674 et morte à sept ans, Mlle de Blois, née en
1677, mariée au duc d’Orléans à quinze ans et qui mourra en 1749, le comte
de Toulouse enfin, né en 1768 et qui disparaîtra à cinquante-neuf ans.
Trois de ces enfants meurent en bas âge, le duc du Maine est estropié, la
duchesse de Bourbon boiteuse et la duchesse d’Orléans difforme. Cela
n’empêche pas Louis  XIV de légitimer ses bâtards et de retrouver sa
maîtresse, après chaque relevaille, avec autant d’attachement qu’avant. Il
faut bien avouer que durant les grossesses, Sa Majesté va chercher dans les
lits de diverses dames de la cour ce que la Montespan n’est plus en mesure
de lui apporter. Mais ces aventures ne durent pas et c’est toujours au
premier étage du château que le roi retourne, dans les bras de Françoise-
Athénaïs, encore plus resplendissante après maternité qu’avant.
Rien n’est trop beau pour elle. Les titres sont distribués à sa famille et à
ses enfants. C’est ainsi que l’on verra le duc du Maine colonel à cinq ans,
gouverneur du Languedoc à douze et général des galères à dix-huit. A
Versailles, on ne parle que des splendeurs de la marquise. Mme de Sévigné
écrit à sa fille : « C’est une chose surprenante que sa beauté ; elle est toute
habillée de point de France, coiffée de mille boucles ; les deux des tempes
lui tombent fort bas sur les joues ; des rubans noirs sur sa tête, des perles de
la maréchale de L’Hospital embellies de boucles et de pendeloques de
diamants de la dernière beauté ; trois ou quatre poinçons, pas de coiffe ; en
un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. »
Et quelque temps plus tard : « Ah ! ma fille, quel triomphe, quel orgueil
redoublé ! quelle reprise de possession ! »
Le roi venait d’avoir un penchant pour Mme de Ludres, et la Montespan
avait reconquis son royal amant.
« Je fus une heure dans sa chambre, écrit Mme de Sévigné. Elle était au
lit, parée, coiffée, elle se reposait pour le médianoche. Elle donna des traits
de haut en bas sur la pauvre Mme de Ludres… »
Et encore un peu plus tard  : «  Mme  de Montespan était l’autre jour
toute couverte de diamants et d’or. D’or surtout. D’or sur or, rebrodé d’or,
et par-dessus un or frisé, rebroché d’un or mêlé avec un certain or… On ne
pouvait soutenir l’éclat d’une si brillante divinité. L’attachement paraît plus
grand que jamais, ils en sont aux regards  : il ne s’est jamais vu d’amour
reprendre terre comme celui-là. »
 

Pourtant, la beauté ne semble pas suffire à Mme  de Montespan pour


conserver l’amour du roi. Le magicien Lesage et l’abbé Mariette affirment à
La Reynie que cette année-là, 1669, la dame leur a donné deux cœurs de
pigeon à consacrer pendant une messe. Le service sur les deux cœurs a lieu
à Saint-Séverin. La Montespan y assiste. Lesage déclare que les deux cœurs
ont été mis sous le calice. Mariette maintient les avoir gardés dans sa poche
pendant qu’il officiait. Plus tard, dans la chambre de l’abbé, les deux cœurs
sont placés dans une petite boîte de vermeil doré apportée par la marquise
avec une conjuration écrite, l’évangile des rois, une hostie consacrée,
quelques paroles d’un chant sacré et une étoile de la composition de Lesage.
Il faut dire, à la décharge de Mme de Montespan, que l’époque, la
mode, veulent qu’on fréquente pour un rien chez une devineresse ou une
sorcière. Les grandes dames, les riches bourgeoises visitent assidûment les
faiseuses d’horoscopes, les magiciennes. D’après Maurice Rat, c’est à
«  l’une de ces sorcières que la duchesse de Foix avait demandé le moyen
d’avoir des seins, Mme de Vassé, celui d’avoir des hanches, tandis que chez
d’autres, on allait chercher le secret de se faire aimer ou d’avoir des enfants,
ou au contraire de n’en avoir pas, ou bien encore celui de faire disparaître
par un avortement ou des couches clandestines un enfant importun, ou
encore d’envoyer ad patres un époux gênant ou une personne dont, depuis
trop longtemps, l’héritage se faisait attendre… ».
Les moyens employés  ? Plus ignobles les uns que les autres. Maurice
Rat en dresse une longue énumération dont il faut retenir ces détails  :
«  Poudres d’amour ou de génération, mixtures abortives, procédés de
magie, figures de cire transpercées d’aiguilles, fagotins baptisés et brûlés,
messes noires souvent obscènes, parfois accompagnées de sacrifices
d’enfants, poudres de succession, philtres et poisons de toutes espèces,
arsines, orpiment, réalgar, décoction de mandragore, d’aconit, d’ivraie,
répugnant mélange de sang menstruel, d’urine et d’excrément, tout servait
ou pouvait servir selon les clientes et les cas. Une femme se plaignait-elle
d’être stérile  ? On lui proposait de la soumettre, le visage voilé, dans une
chambre secrète, à l’étreinte d’un homme vigoureux et velu qui, lui-même
la figure recouverte d’un masque, ne ménageait point son plaisir ou sa
peine. Les messes noires avaient lieu la nuit, dans des caves ; sur un autel
qu’éclairaient des bougies de cire noire, la femme, la tête couverte de ses
vêtements relevés, était livrée à un pseudo-prêtre, nu lui-même sous ses
habits sacerdotaux ornés de pommes de pin et qui, après avoir posé le calice
sur le ventre de la postulante et dit la messe à l’envers, en demandant à
Satan d’exaucer le vœu criminel, jouissait d’elle selon ses désirs… »
La Reynie, écœuré, note tous les détails de ces cérémonies abjectes.
L’usage du poison est si bien entré dans les mœurs, aussi bien de la
bourgeoisie que du peuple, que les directeurs de conscience des pénitenciers
royaux avisent le parlement que « la plupart de ceux qui se confessent à eux
depuis quelque temps s’accusent d’avoir empoisonné quelqu’un ». Et puis il
y a la découverte, dans une cassette, au lendemain de la mort d’un
chevalier, Sainte-Croix, de lettres et de fioles de poison appartenant à la
marquise de Brinvilliers. Les domestiques, interrogés, parlent. C’est
l’effroi. La dame essayait ses poisons dans les hôpitaux. Elle a tué ses frères
et son père, commis on ne sait quel forfait. Toute la noblesse est touchée.
La Brinvilliers, après s’être enfuie en Angleterre puis en Belgique, est
ramenée en France. Elle a été condamnée à la peine de mort et le roi exige
qu’elle subisse son sort. Ayant confessé ses crimes, elle obtient l’arrêt le
moins pénible qu’elle peut avoir. On ne lui coupe pas le poignet comme aux
parricides, elle n’est pas brûlée vive comme les empoisonneuses. Elle est
décapitée, après avoir été questionnée discrètement à l’eau. Mme  de
Sévigné, friande d’exécutions capitales, écrit le vendredi 17 juillet 1676 :
« Enfin, c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. Son pauvre petit corps a
été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent. De
sorte que nous la respirerons et, par la communication des petits esprits, il
nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous serons tous
étonnés. »
Mais le public n’est point content. Il dit « que tout cela est trouble, que
la cour ne tenait pas tellement à ce que la Brinvilliers parle trop…  ». La
Reynie suit le développement de cette affaire avec la plus grande attention.
 

Versailles, le roi est pendant un temps sujet aux nausées. Les médecins
mettent cela sur le compte des abus gastronomiques des dîners royaux. En
fait, lorsqu’on connaît la composition des pâtes «  pour l’amour  » que lui
administre, peut-être, sa favorite, on n’est pas étonné des malaises de
Louis  XIV. D’autant que la jalousie ne cesse de ravager le cœur de la
favorite et qu’elle multiplie les visites aux sorcières. L’abbé Mariette ne
suffit plus. L’abbé Guibourg entre en scène.
Guibourg se prétend bâtard de la maison de Montmorency. Il a
soixante-six ans et est réellement le fou assassin. Il égorge les propres
enfants qu’il a eus d’une maîtresse, la Chanfrain, au cours de ses messes
noires. Et il va dire trois messes, comme le veut la pratique de la magie,
pour Mme  de Montespan. La première messe est dite dans la chapelle du
château de Villebousin, au hameau du Mesnil, près de Montlhéry. Un enfant
y est sacrifié. «  Guibourg l’a acheté un écu  », note La Reynie. La
conjuration figure au dossier : « Astaroth, Asmodée, princes de l’amitié, je
vous conjure d’accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour
les choses que je vous demande, qui sont que l’amitié du roi, de
monseigneur le dauphin, me soit continuée.  » (C’est Mme  de Montespan
qui parle.)
La seconde messe sur le corps de la marquise a lieu quinze jours plus
tard, à Saint-Denis, dans une masure en ruine. La troisième dans une
maison de Paris, où le prêtre reconnaît avoir été conduit les yeux bandés.
La favorite accepte donc de se dénuder devant Guibourg et de se laisser
égorger un enfant sur le ventre tandis que le prêtre, assurant guider le désir
de Sa Majesté, se livre à d’intimes attouchements.
La faveur du roi lui revenant n’est point de nature à diminuer la
confiance que la Montespan porte désormais en la puissance de la
sorcellerie.
La Reynie note encore, à cette date, que la fille Voisin « a vu dire de ces
sortes de messes sur le ventre par Guibourg, chez sa mère. Elle aidait sa
mère à préparer les choses nécessaires pour cela : un matelas sur des sièges,
deux tabourets aux deux côtés où étaient des chandeliers avec des cierges,
après quoi Guibourg venait de la petite chambre à côté, revêtu de sa
chasuble blanche semée de pommes de pin noires, et après cela la Voisin
faisait entrer dans la chambre la femme sur le ventre de laquelle la messe
devait être dite. Mme de Montespan se fit dire cette sorte de messe chez sa
mère où elle vint vers les dix heures pour n’en sortir qu’après minuit ».
Cette pratique se poursuit à intervalles irréguliers jusqu’en 1676. A
partir de cette date, il semble que la marquise ne se déplace plus et que les
messes sont dites sur le ventre de la Voisin par Guibourg, au nom de la
favorite.
 

Le 21  septembre 1677, dans l’un des trois confessionnaux de l’église


des jésuites de la rue Saint-Antoine, un pénitent découvre un billet
dénonçant un projet de régicide. Parvenu sur le bureau de La Reynie, le
billet est lu et relu. L’enquête aboutit à l’arrestation de Louis de Vanens et à
la découverte d’un réseau important d’alchimistes, de faux-monnayeurs, de
prêtres défroqués et de sorciers. Des noms trouvés dans les papiers de
Vanens attestent que la clientèle n’est pas du «  commun  » mais du
« monde ». La prise est bonne. Louis de Vanens connaît la Montespan. Mais
le lieutenant de police n’est pas au bout de ses surprises. Cette fois, ce n’est
plus la dénonciation qui le sert, mais le hasard.
Un avocat parisien, Me Perrin, dîne un soir chez dame Vigoureux, la
femme d’un tailleur pour dames, rue Courtauvillain, en compagnie de
plusieurs invités, dont une nommée Marie Bosse, réputée devineresse.
L’hôtesse sait recevoir. La chère est bonne et le vin ne manque pas. Marie
Bosse, veuve d’un marchand de chevaux, un peu prise de boisson, s’écrie
subitement :
« Quel beau métier ! Quelle belle clientèle ! »
Me Perrin pense alors qu’il s’agit des clientes de Vigoureux, d’autant
que l’invitée poursuit :
«  Ce ne sont que duchesses, marquises, princes et seigneurs. Encore
trois empoisonnements, et je me retirerai fortune faite ! »
L’avocat tombe de haut. Il partage la table d’hôte avec une
empoisonneuse, l’une de celles dont toutes les rumeurs de Paris sont
remplies. Il connaît personnellement l’exempt Desgrez, celui-là même qui a
arrêté la Brinvilliers à Liège. Il lui raconte l’histoire qui aboutit, à la fin,
dans le bureau de La Reynie. L’exempt et le lieutenant de police prennent
l’affaire très au sérieux et décident de tendre un piège à Marie Bosse. La
femme d’un archer de la police est envoyée se plaindre de son mari chez la
devineresse qui lui remet une fiole de poison. La preuve est faite. A l’aube
du 4 janvier 1679, La Reynie fait arrêter dame Vigoureux, Marie Bosse, sa
fille Manon et ses deux fils. L’interrogatoire commence le jour même.
Marie Bosse parle. Elle dénonce Catherine Deshayes, femme d’Antoine
Montvoisin, dite la Voisin. Cette dernière sort de la messe à Notre-Dame-
de-Bonne-Nouvelle quand La Reynie la fait arrêter.
La police trouve chez ces dames l’arsenal de la parfaite empoisonneuse.
Arsenic et force poisons, dont l’inévitable cantharide.
La Voisin conduite à la Bastille, les exempts s’emparent également de la
personne de Lesage, dénoncé par la Bosse. L’Affaire des poisons
commence réellement.
 

Le 8 mars 1679, Louvois qui suit depuis le début le développement de


l’enquête et qui redoute une publicité fâcheuse et la mise en cause publique
d’autres dames de qualité, transmet à La Reynie l’ordre du roi concernant la
création d’un tribunal d’exception dont la procédure sera secrète et les
décisions sans appel. C’est la Chambre Ardente, nommée ainsi en souvenir
des juridictions semblables qui délibéraient, au Moyen Age, dans une salle
tendue de drap noir et éclairée de flambeaux. Elle siège à l’Arsenal.
Louvois, persuadé de tenir tous les coupables, entend «  expédier cette
affaire le plus tôt qu’il se pourra, de peur que, le désespoir faisant mourir
quelqu’un, la justice ne se trouve privée des éclaircissements que l’on
pourra tirer dans la question ».
En prenant leurs fonctions, les juges n’ignorent pas qu’ils ont affaire à
des criminels redoutables. La torture les fait parler. La Voisin prononce le
nom de la duchesse de Bouillon, la propre nièce de Mazarin. La Vigoureux,
condamnée à être brûlée ainsi que la Bosse, dénoncent le maréchal de
Luxembourg, affirmant qu’il s’est adressé à Lesage pour «  l’amour  ». La
Vigoureux semble décidée à parler plus longuement, mais elle ne supporte
pas le supplice et meurt d’un arrêt du cœur, le 9 mai. Le procès-verbal dit
d’un abcès à la tête.
La Bosse, plus résistante, accuse elle aussi le maréchal. Elle cite
d’autres noms  : le chevalier d’Harnivel, les femmes Leroux, Poulain et
d’autres. Elle charge la Voisin. Les magistrats de la Chambre Ardente sont
horrifiés. Le 10 mai, la Bosse marche au supplice, après avoir fait amende
honorable devant Notre-Dame.
La Reynie ne perd par son temps. Il arrête les complices des sorcières.
La Lepère, une sage-femme, amie de la Voisin, accusée par elle d’avoir
effectué de multiples avortements, jure que «  des centaines d’enfants
sacrifiés ont été enterrés dans le jardin de Villeneuve, celui de la Voisin ».
Les dires de l’accusée sont vérifiés. Desgrez, l’exempt, découvre des
ossements carbonisés dans un four et plusieurs squelettes d’enfants.
L’interrogatoire de la Lepère continue. Une liste incroyable d’avortements.
«  Quand ce sont des personnes de qualité, on doit conserver leur
honneur et ne rien publier, dit-elle aux juges. Pourvu qu’elle ait senti
remuer l’enfant auparavant que de se servir de ce remède, elle le fait venir
au monde et le baptise. Je le porte moi-même au fossoyeur, dans une boîte,
et je lui donne une pièce de trente sols pour les mettre dans un coin du
cimetière, ce qu’il fait sans parler au curé, ni à quiconque. »
L’une de ces personnes de qualité pourrait bien être Mme de Vivonne,
épouse du frère de Mme de Montespan. Déjà, à cette époque, les adresses
des faiseuses d’anges circulent discrètement à la cour et il n’est pas
impossible qu’un certain nombre de dames de Versailles soient passées
entre les mains de la Lapère ou de ses consœurs pour régler le problème
pendant d’un bâtard importun.
Il n’y a pas, hélas, que de simples avortements. Il y a des crimes. Et la
Voisin commence fort à parler. Elle nomme cinq complices, les plus
odieux  : deux femmes, la Trianon et la Dode, et trois prêtres sacrilèges  :
Lesage, Mariette et Davot. Des profanateurs d’hosties. La Reynie arrête les
cinq. La Voisin nomme alors ses clientes. Enfin, une partie de sa clientèle.
Des petites gens, des commerçants, des bourgeois, des artistes, des officiers.
Bientôt, elle prononce des noms plus célèbres  : la comtesse du Roure,
Mme de Polignac qui voulaient se défaire de La Vallière, les duchesses de
La Ferté et de Bouillon qui n’aimaient plus leur mari et qui souhaitaient
s’en débarrasser, la marquise d’Alluye, la comtesse de Soissons qui ne
supportait plus d’être délaissée par le roi, elle qui avait eu l’honneur de
partager son lit deux ou trois fois…
 

Les choses prennent des dimensions monstrueuses. La Reynie


s’inquiète des proportions et de la démesure des révélations. Il en parle à
Louvois, de façon à se « couvrir ». Le lieutenant de police sait très bien que
toutes les personnes jugées et exécutées jusqu’à présent ne sont que du
menu fretin. Aussi, demande-t-il au ministre l’autorisation de commencer
réellement le procès des trois sorciers. Autrement dit, celui de la Voisin, de
son amant, le magicien Lesage, et de la sage-femme la Lepère.
Louvois tient lui aussi à se « couvrir » et consulte le roi qui est formel.
Les interrogatoires, assortis de la question, peuvent commencer. Le
1er août, Louvois le confirme par écrit au lieutenant de police : « Monsieur,
j’ai rendu compte au roi. Sa Majesté se remet à vous et M.  de Bezons,
commissaire de la Chambre Ardente, de commencer le procès de la Lepère
et de la Voisin lorsque vous le jugerez à propos. »
Louis  XIV convie d’ailleurs La Reynie et trois membres du jury à
Versailles et, «  à l’issue de son dîner, note La Reynie, Sa Majesté m’a
recommandé la justice et notre devoir, en termes extrêmement fermes et
précis, et en nous marquant qu’elle désirait de nous, pour le bien public, que
nous pénétrassions le plus avant possible dans le malheureux commerce des
poisons, afin d’en couper la racine s’il était possible ; elle nous a commandé
de faire justice exacte, sans aucune distinction de personnes, de conditions
ni de sexe, et Sa Majesté nous l’a dit en termes clairs et vifs ».
Les bûchers ne chôment pas. Mais ils ne s’allument que pour des
comparses. En fait, dans cette affaire, seules les petites gens paieront. A
Versailles, Saint-Simon note que l’on craint davantage les juges de la
Chambre de l’Arsenal que les empoisonneuses.
 

La cour voit bien que l’étoile de la Montespan pâlit. Mme  de


Montmorency note « qu’enfin la violente passion du roi pour la dame n’est
plus rien… On dit qu’il y a des moments où elle pleure amèrement et cela
après des conversations qu’elle a eues avec le roi  ». En revanche, une
resplendissante beauté blonde gagne du terrain sur le cœur de Louis XIV :
Marie-Angélique de Scoraille de Roussile, demoiselle de Fontanges, la fille
d’un lieutenant du roi, placée dans le groupe des filles d’honneur de
Madame, toutes peu scrupuleuses sur la vertu et bien décidées à passer
outre pour prendre une place à la cour.
La demoiselle de Fontanges éclipse par sa jeunesse et son charme la
pauvre favorite qui a eu la malheureuse idée de la présenter elle-même au
roi, n’imaginant pas en cette jeune provinciale une rivale dangereuse. C’est
pourtant le cas. En moins de six mois, à Versailles, la Fontanges devient la
maîtresse de Louis XIV. « Une passade », songe la Montespan. « Le roi est
fort amoureux  », note la Montmorency. Mme  de Sévigné, véritable
commère, écrit à sa fille que : « Quanto (Mme de Montespan) et l’enrhumée
(Mlle de Fontanges) sont très mal. Cette dernière est toujours parfaitement
bien avec le centre de toutes choses (le roi) et c’est ce qui fait la rage. »
La nouvelle maîtresse est grosse. Sa faveur n’en finit pas de monter. Le
roi la fait duchesse avec vingt mille écus de pension. « Mme de Montespan
est enragée, affirme Mme  de Sévigné. Vous pouvez juger du martyre que
souffre son orgueil  ; il est encore plus outragé par la haute faveur de
Mme  de Maintenon. Sa Majesté va passer très souvent deux heures de
l’après-midi dans sa chambre, à causer avec une amitié et un air libre qui
rend cette place la plus souhaitable du monde. »
Derrière la demoiselle de Fontanges pointe déjà la menace, autrement
sérieuse pour la Montespan, de Mme  de Maintenon. Ce changement
provient d’une fausse couche de la demoiselle, dont elle ne parvient point à
se relever. Elle ne cesse de languir. Elle se retire bientôt à l’abbaye de
Chelles, où elle meurt. Elle a vingt ans. L’opinion publique pense
immédiatement au poison. La cour aussi, comme le rapporte un
ambassadeur  : «  une fâcheuse maladie, mais qu’un bruit assez public
attribue à un breuvage qui lui aurait été donné par les ordres secrets de
Mme  de Montespan ». La Palatine, seconde femme de Monsieur, frère du
roi, écrit quelque temps après que : « La Montespan était un diable incarné ;
mais la Fontanges était bonne et simple. La dernière est morte, dit-on, parce
que la première l’a empoisonnée dans du lait ; je ne sais si c’est vrai, mais
ce que je sais bien, c’est que deux des gens de la Fontanges moururent et on
disait publiquement qu’ils avaient été empoisonnés. »
L’autopsie est faite. « Hydropisie de la poitrine, contenant plus de trois
pintes d’eau, avec beaucoup de matières purulentes dans les lobes droits du
poumon, relatent les chirurgiens. Le cœur un peu flétri, de l’eau sur la
membrane qui l’enveloppe, en trop grande abondance et de mauvaise odeur.
La matrice et la vessie très saines. La cause de la mort de la dame doit être
attribuée à la pourriture totale des lobes droits du poumon, qui s’est faite
ensuite de l’altération et intempérie chaude et sèche de son foie, qui, ayant
fait une grande quantité de sang bilieux et âcre, lui avait causé les pertes qui
ont précédé.  » Odieuse comptabilité pour celle que l’on surnommera  :
« Angélique, marquise des anges. »
D’autres diagnostics existent. Aucun ne conclut à l’empoisonnement. Il
faut, bien entendu, se méfier du premier procès-verbal qui ne fut peut-être
pas établi en toute indépendance par le commissaire de La Mare qui
pratiqua l’autopsie. Mais il faut également se méfier des rumeurs circulant à
Paris et à Versailles à ce moment-là. L’affaire des poisons est en pleine
instruction et chacun croit reconnaître un empoisonnement dans une mort
suspecte ou non expliquée médicalement. Le doute demeure quant à la
cause exacte du décès de Mlle de Fontanges.
 

A la Chambre Ardente, les interrogatoires se poursuivent. La Reynie


questionne de plus en plus la Voisin sur ses relations avec l’entourage
immédiat de la Montespan et sur ses fameux déplacements.
« Si elle n’a pas fait plusieurs voyages à Saint-Germain ?
— Elle n’y a été que deux fois, pour l’affaire de Blessis, note le greffier
de la Bastille.
— Depuis quand connaît-elle Mlle des Œillets (l’une des suivantes de
Mme de Montespan) ?
— Elle ne la connaît point, mais si c’est cette Cato (une autre suivante)
qui demeure au Palais-Royal et qui a, depuis, demeuré auprès de Mme de
Montespan et qui a une tante qui demeurait en ce temps-là dans la rue des
Vieux-Augustins, elle la connaît par le moyen de sa tante.
— Si la Vertemart ne lui a point parlé du dessein qu’elle avait d’entrer
au service de Mme de Montespan (la Vertemart est une amie de Lesage) ?
—  Cela peut être, mais elle, la Voisin, ne s’est point employée pour
cela. Se souvient qu’elle se plaignait d’une sienne belle-mère et lui dit
qu’elle voudrait bien trouver quelqu’un avec qui se placer, et que même elle
lui donnerait pour cela son collier, si elle voulait s’employer à cela pour
elle.
— Si elle ne l’a pas priée de s’entremettre pour la faire entrer au service
de Mme de Montespan ?
—  Oui, et c’était chez Mme  de Montespan ou chez quelque autre
personne de qualité. Mais n’en a rien fait parce que la Vertemart était
extrêmement coquette.
— Si personne ne s’est employé auprès d’elle pour la faire placer dans
la maison de Mme de Montespan ?
— Marguerite, tante de la Vertemart, lui en a parlé.
—  Si la Philbert (une autre empoisonneuse) n’avait pas aussi
connaissance de ses desseins ?
—  Il fallait bien qu’elle en sût quelque chose parce que Lesage, la
Philbert, la Vigoureux, la Vertemart et sa tante étaient toujours ensemble, et
c’est Lesage qui lui a dit aussi que la Bosse était de la même cabale et que
c’était une assez bonne diablesse.
— S’il ne lui a pas dit (Lesage) de quelles personnes on se servait pour
la faire placer chez Mme de Montespan ?
—  Il ne lui en a point parlé, mais il lui a dit que Lemaire (père de la
Vertemart) lui était obligé, qu’il lui avait fait avoir la maison du Chapeau-
Rouge et qu’il avait une obligation de cent pistoles de Lemaire.
Et le greffier écrit encore, en écoutant la Voisin  : «  Se souvient que
voulant aller à Saint-Germain pour l’affaire de Blessis, quelque temps avant
d’être arrêtée, Lesage lui dit de lui donner un placet et qu’il y ferait quelque
chose pour faire réussir son affaire, et en ces mots : j’accommoderai votre
placet et je le ferai passer. Ne sait point ce qu’il entendait par ces mots et
elle n’y a point voulu entendre. Il y a eu plusieurs personnes qui ont eu
connaissance du dessein de Lemaire (Vertemart) et qui se sont employées
avec elle pour entrer chez Mme de Montespan. Elles peuvent toutes dire la
vérité de ce qui s’est passé à cet égard. Il est vrai qu’elle l’a sollicitée pour
cela et elle n’en a parlé à personne. Mais elle offrait un collier de perles qui
était bon. Il est vrai pareillement qu’elle, Voisin, s’était employée pour faire
placer Cato chez Mme  de Montespan, mais elle n’avait fait nulle autre
chose pour cela que prier Dieu. Et puis Cato y fut placée, elle ne la vit plus,
et la tante même de Cato pourra dire qu’elle, Voisin, a fait comme c’est la
vérité trois neuvaines pour cela, pourquoi Cato lui donna un écu et une
bague qu’elle lui envoya par sa tante, qui ne valait pas quarante sols. »
 

Dès qu’il est mis au courant des déclarations de la Voisin, le ministre


Louvois s’aperçoit que le procès dépasse largement les simples affaires
d’empoisonnements. En tentant et en réussissant parfois, à placer des
personnes sûres auprès de Mme  de Montespan, les sorcières veulent
atteindre le roi. Celui-ci ne cache pas son anxiété. Son entourage est mis en
cause.
Lesage confirme à La Reynie ce qu’a dit la Voisin et y ajoute même des
précisions. «  Les négociations pour faire entrer Cato et la Vertemart chez
Mme  de Montespan se faisaient chez la des Œillets ou aux rendez-vous
qu’elle donnait.  » Lesage semble connaître tant de choses que La Reynie
écrit à Louvois pour lui suggérer de promettre au « témoin » la grâce royale
s’il ne cache rien. Le ministre se rend lui-même à Vincennes où Lesage est
incarcéré et le voit, seul à seul, dans le cachot. Curieuse démarche pour un
ministre ! Ce que le magicien et le ministre se dirent, nul ne le saura jamais.
En tout cas, le lendemain, c’est-à-dire le 8 octobre 1679, Louvois écrit au
roi :
… « M. de La Reynie me témoigna ensuite qu’il était persuadé que si je
parlais à Lesage, il achèverait de se déterminer à dire tout ce qu’il sait… J’y
ai été hier matin et lui… ai laissé espérer que Sa Majesté lui ferait grâce
pourvu qu’il fît les déclarations nécessaires pour donner connaissance à la
justice de tout ce qui s’est fait à l’égard des poisons  ; il me promit de le
faire… »
Et Lesage dénonce, sauvant sa tête en alignant les noms de la noblesse.
Il désigne aussi une autre empoisonneuse, la Filastre, pour être au courant
de beaucoup de scandales et de projets funestes. Interrogée, la Filastre
déclare n’être « ni fille ni mariée, ayant été débauchée il y a huit ans par La
Boissière, valet de Chambre ». Elle est la maîtresse d’un empoisonneur et
avoue avoir demandé à un gendarme, La Frasse, de l’aider à la faire entrer
chez Mlle de Fontanges. Interrogé à son tour, le gendarme confirme. Ainsi,
il est prouvé que les sorcières tentaient d’approcher le roi par tous les
moyens. L’affaire des poisons devient une affaire d’Etat.
La Chambre Ardente, forte des instructions de Louis  XIV, prend de
graves décisions et ordonne l’arrestation de la comtesse de Soissons, de son
amie la marquise d’Alluye, l’ancienne maîtresse de Fouquet, de Mme  de
Polignac et du maréchal de Luxembourg. Des assignations sont adressées à
Mme de Tingry, dame du palais de la reine, à la maréchale de La Ferté, au
marquis de Feuquières, à la marquise du Roure et à la duchesse de Bouillon.
La nouvelle fait l’effet d’une bombe à la cour.
Le comte de Cessac file vers l’Angleterre, la comtesse de Soissons et
Mme d’Alluye vers les Pays-Bas et Mme de Polignac vers l’Auvergne. Les
fuites de ces gens laissent à entendre qu’ils n’ont pas la conscience
tranquille. A Versailles, un certain nombre de nobles tremblent à la pensée
d’être un jour ou l’autre cités par l’un des accusés. «  On est dans une
agitation, écrit Mme de Sévigné. On envoie aux nouvelles, on va dans les
maisons pour en apprendre. On est curieux… On ne parle d’autre chose
dans les compagnies  ; en effet, il n’y a guère d’exemples d’un pareil
scandale dans une cour chrétienne. »
Lesage accuse le maréchal de Luxembourg, capitaine de la garde du roi,
d’avoir fait un pacte avec le diable pour que son fils épouse une Louvois,
puis d’avoir aidé à faire disparaître le maréchal de Créqui et sa femme, qu’il
n’aimait pas. Le maréchal se rend personnellement à la Bastille. Il y
demeure trois mois et demi, puis est relâché. Son intendant, Bonnard, et un
fournisseur, Montemajor, sont en revanche expédiés aux galères à
perpétuité. Une fois encore, le « commun » paie. La duchesse de Bouillon,
accusée d’avoir demandé à la Voisin la mort de son mari, est exilée par le
roi. La présidente Le Féron est bannie pour neuf ans. Mme de Dreux, à vie.
Mme  de La Ferté, acquittée. Le marquis de Cessac, repris à l’étranger, à
deux ans à la Bastille. Qu’aurait pu faire de mieux la Chambre Ardente
quand le roi, en personne, aide la principale accusée, la comtesse de
Soissons, à s’enfuir ?
 

Le 15 février 1680, on reprend le procès de la Voisin. Il dure trois jours.


Elle renouvelle une par une toutes ses accusations. Elle subit la question
ordinaire à quatre coins par brodequins et la question extraordinaire à huit
coins. La lecture de son ultime interrogatoire donne l’impression qu’elle
veut libérer sa conscience en disant tout ce qu’elle sait.
Pendant la question, au plus fort de la douleur, elle affirme ne pas
connaître Mlle  des Œillets. «  On en est au septième coin, troisième de
l’extraordinaire, relate le procès-verbal de l’interrogatoire. Les huit coins
réglementaires s’enfoncent entre les planches qui serrent les jambes. Le
maillet de bois n’en épargne aucun. La Voisin ne dit plus rien. Elle refuse
d’avouer ses relations avec Cato, sa participation à des messes noires, la
livraison de poudres à Versailles. Elle reconnaît tous ses crimes, mais nie
tout ce qui concerne la Montespan. Nul ne saura jamais. Cependant, au
moment de mourir, après s’être débattue et avoir refusé de monter sur le
bûcher, elle déclare à son confesseur “pour la décharge de sa conscience,
qu’un grand nombre de personnes de toutes sortes de conditions et de
qualités se sont adressées à elle pour demander la mort et les moyens de
faire mourir beaucoup de personnes, et que c’est la débauche qui est le
premier mobile de tous ces désordres”. Elle est brûlée vive le 22 février. Il
est midi. Mme de Sévigné est là, comme à chaque exécution.
«  Nous la vîmes passer à l’hôtel de Sully, Mme  de Chaulnes, la
comtesse de Fiesque, Mme de Sully et bien d’autres, écrit-elle à sa fille. A
Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer d’amende honorable et à la
Grève, elle se défendit autant qu’elle put de sortir du tombereau. On la tira
de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer ; on la couvrit de
paille  ; elle jura beaucoup  ; elle repoussa la paille cinq ou six fois  ; mais
enfin le feu augmenta et on l’a perdue de vue et ses cendres sont en l’air
présentement.
«  Voilà la mort de Mme  Voisin, célèbre par ses crimes et par son
impiété. On croit qu’il y aura de grandes suites qui nous surprendront… »
Mme de Sévigné ne se trompe pas. Voici venu le temps des importantes
confrontations. Lesage et Guibourg patientent à Vincennes. La Filastre
s’apprête à parler. La fille de la Voisin, détenue elle aussi à Vincennes, se
décide à révéler ce qu’elle sait, n’ayant plus rien à cacher qui puisse nuire à
sa mère. Nous sommes à la fin de février 1680.
A Versailles, Mme de Sévigné note que «  la faveur de Mme  de
Maintenon croît toujours, celle de Mme  de Montespan diminue à vue
d’œil…  » La favorite, très consciente du refroidissement de la passion
royale, écrit au duc de Noailles : « Tout est fort paisible ici ; le roi ne vient
dans ma chambre qu’après la messe et après souper. Il vaut beaucoup mieux
se voir peu avec douceur que souvent dans l’embarras. » La chute continue,
irréversible. Le 30  avril, «  Mme  de Montespan est fort tombée, remarque
Mme de Sévigné. A un point qu’il n’est pas croyable, le roi ne la regarde
pas, et vous pensez bien que les courtisans suivent cet exemple ». Nous en
sommes aux accusations les plus terribles contre la mère des Enfants de
France et Louis  XIV en est tenu au courant par son ministre et par La
Reynie.
 

A la Chambre Ardente, on reparle de la Filastre, cette dame avorteuse et


empoisonneuse, dénoncée par Lesage. Mais dans le bureau du lieutenant de
police, on s’attache surtout à faire parler la fille Voisin, Marie-Marguerite.
Le 26  juillet, elle déclare tout net que l’on a voulu empoisonner Mlle  de
Fontanges et elle ajoute :
« Ne sait point le motif ni sur quoi Romani (un “parfumeur” spécialisé
dans l’empoisonnement des habits, des mouchoirs et des gants) et sa mère
disaient qu’on dirait que Mlle de Fontanges serait morte de regret et ne peut
juger que ce soit autre chose, sinon que l’on devait empoisonner le roi le
premier, et d’un poison plus prompt.
«  L’a entendu dire à sa mère, et lorsqu’il fut parlé de chez la Trianon
(l’une des sorcières amie de la Voisin), du placet dont on devait se servir
pour empoisonner le roi, Trianon, parlant sur le fait des assurances de
l’argent que sa mère disait avoir eues, et Trianon ne s’en voulant contenter,
la Voisin nomma plusieurs fois Mme de Montespan et dit qu’elle était bien
assurée de son fait et que la dame ne la tromperait pas…
« Sa mère lui en a parlé plusieurs fois en particulier et lui a dit que cette
résolution contre le roi n’avait été prise que parce que la dame n’avait pu
réussir en d’autres desseins…
«  Le dernier jour que sa mère fut chez Trianon, étant à table, dit ces
mots  : “C’est une belle chose qu’un dépit amoureux.” Sait que, pendant
cinq ou six années, il a été fait diverses machines par sa mère et par
diverses personnes qu’elles a employées pour Mme de Montespan. »
Bien évidemment, en écoutant cette déposition, les juges de la Chambre
Ardente s’inquiètent de savoir comment tout cela va finir et jusqu’où vont
aller les dénonciations et les compromissions. Le témoin accuse tout
simplement la favorite en titre d’avoir tout tenté pour conserver l’amour de
Louis  XIV en allant jusqu’à organiser l’assassinat de Mlle  de Fontanges
alors qu’elle était aimée du roi puis, voyant que la disparition de la jeune
fille ne suffisait pas à lui rendre l’attachement et la passion royaux, d’avoir
préparé l’empoisonnement de Sa Majesté. Accusation énorme qui donne le
sentiment aux magistrats de ne pas être au bout de leurs surprises. D’autant
que la Voisin n’est plus là pour être confrontée à sa fille. Pour éviter toute
mésaventure avec Lesage, Louvois décide de surseoir à son jugement. Il
l’écrit à M. de Bezons :
«  J’ai oublié avant que de partir pour Paris de satisfaire au
commandement que j’ai reçu de Sa Majesté de vous faire savoir que son
intention est que le procès du nommé Lesage soit différé jusqu’à nouvel
ordre et que, cependant, dans les confrontations et les interrogatoires qu’il y
aura à lui faire on essaie de ne point lui donner lieu de désespérer de la
grâce de Sa Majesté s’il continue, comme il a fait jusqu’à présent, de
donner des éclaircissements dont on aura besoin pour le procès des autres
accusés. »
C’est donc le roi lui-même qui a décidé de reporter le procès. Est-ce
réellement par souci de justice ou par crainte de trop en découvrir  ? Les
actes d’interrogatoire sont secrets et seul La Reynie connaît et note ce que
Lesage lui confie. Avec un procès, l’ensemble des magistrats de la Chambre
Ardente serait au courant et le secret pourrait être trahi. Louis XIV va plus
loin. De Lille, où il se trouve provisoirement, il écrit au lieutenant de
police :
«  Ayant vu la déclaration que Marguerite Montvoisin, prisonnière en
mon château de Vincennes, a faite le 12 du mois passé, je vous écris cette
lettre pour vous dire que mon intention est que vous apportiez tous les soins
qui dépendent de vous pour éclaircir les faits contenus dans ladite
déclaration, que vous observiez de faire écrire, en des cahiers séparés, les
récolements, confrontations et tout ce qui concernera l’instruction qui
pourra être faite sur ladite déclaration et que, cependant, sursoyiez de
rapporter à la Chambre royale, séante à l’Arsenal, les interrogatoires de
Romani et de Bertrand. »
Ainsi, Louis XIV donne l’ordre de tenir à part des dossiers soumis au
tribunal, les comptes rendus d’interrogatoires de la fille Voisin et ceux de
Romani et de Bertrand, deux accusés dont il va beaucoup être question.
Cependant, sous la promesse d’être épargné, Lesage accuse sans
désemparer. Il va si loin que le roi le considère comme un menteur. Mais
voici que la Filastre confirme, de la manière la plus précise, toutes
affirmations du magicien. C’est un coup de foudre à Versailles dont l’écho
parvient jusqu’aux oreilles royales, et pour la seconde fois en moins d’un
mois, Louis XIV recule. On lit, dans les registres du Conseil du roi :
«  Le roi, s’étant fait représenter le procès-verbal de la question de
Françoise Filastre, ne voulant pas permettre, pour de bonnes et justes
considérations importantes à son service, que certains faits soient insérés
dans les expéditions qui seront faites pour servir en la Chambre de
l’Arsenal, Sa Majesté, étant en son Conseil, a ordonné que les minutes et
originaux des dits actes seront représentés à M. le Chancelier par le greffier
de la commission et que, en sa présence, il sera expédié par le dit greffier
une grosse desdits actes dans laquelle ne seront pas insérés les dits faits.
Fait au Conseil du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le 14  mai
16811. »
Le roi fait donc soustraire, en plus de ceux cités ci-dessus, les
documents contenant les nouvelles déclarations. Qu’y avait-il de si
important dans les témoignages de la Filastre et de Lesage que ne pussent
entendre les magistrats ? Rien qui n’aurait dû les suffoquer, après ce qu’ils
connaissaient déjà. C’est surtout les recoupements des différents
témoignages, la confrontation des membres du réseau d’intrigues
criminelles, les longues réflexions sur les déclarations et les complicités,
qui permettent de démêler les fils de l’imbroglio où s’entrecroisent
certainement les ambitions politiques et les passions déçues. C’est à ce
travail, qui réclame une obstination et une patience inhabituelles, que se
livre La Reynie, dans le secret de son cabinet. Il commence à avoir de
graves pressentiments, mais manque malheureusement de preuves formelles
pour mettre à bas le complot.
Deux choses surtout retiennent l’attention de l’enquêteur : l’histoire du
placet empoisonné et les relations de la suivante de la Montespan, Mlle des
Œillets, avec les empoisonneurs. Il va axer l’essentiel de ses interrogatoires,
de façon à débrouiller l’écheveau des aveux, autour de ces deux faits.
 

Selon la fille Voisin, «  la Trianon qui était dans un commerce fort


particulier avec sa mère, la Voisin, connaissait l’affaire du placet  ». Elle
l’aurait mise en garde en prévoyant «  que le voyage de Saint-Germain
porterait malheur à sa mère et qu’elle s’engageait dans une affaire dont elle
aurait de la peine à sortir  ». Mais d’après la fille, sa mère n’aurait pas
écouté les conseils et serait partie là-bas en compagnie de Romani et de
Bertrand, «  même qu’ils auraient fait une halte chez un cabaretier nommé
Mue, qui leur donna du merlan frit et du saumon ». Le valet de chambre du
duc de Montausier, un certain Léger, aurait indiqué à la Voisin où le mieux
se placer pour rencontrer le roi et pouvoir l’approcher suffisamment près
pour lui remettre le papier. « Mais n’en ayant pas trouvé le moyen depuis le
dimanche jusqu’au jeudi que ma mère demeura à Saint-Germain, elle revint
à Paris », dit la fille. La Voisin et la Trianon étaient d’accord : si le premier
voyage n’aboutissait à rien, elles y retourneraient ensemble. La Voisin ne
parvenant donc pas à approcher le roi rentre dans la capitale et se met au lit.
Elle y reste le vendredi et le samedi, ne sortant que le dimanche matin
«  pour aller dîner chez la Trianon, parce qu’elle devait retourner à Saint-
Germain le lundi. Mais la Voisin fut arrêtée ce jour, dimanche matin ».
Visiblement, la Voisin n’est qu’une exécutante. La Trianon également.
La Reynie se pose désormais un certain nombre de questions auxquelles il
va tenter d’apporter des réponses. Qui se tient derrière les deux sorcières ?
Quel est le mobile du crime envisagé ? Qui devait verser cent mille écus et
procurer le moyen aux régicides de fuir en Angleterre ? Qui était cette dame
venue chercher la Voisin en carrosse pour l’emmener jusqu’au coche de
Saint-Germain où l’attendaient Romani et les autres ?
Cependant, Lesage devient intarissable. Il cite une foule de dames de
condition qui ont fait appel à ses services et à ceux de Guibourg ou d’autres
pour se débarrasser de maris ou d’amis gênants. Un nom est plusieurs fois
prononcé, celui de Mme  de Vivonne, belle-sœur de la Montespan. Elle se
serait fait dire des messes sur le corps afin de supplanter la sœur de son
mari dans le cœur du roi. Mais La Reynie ne se laisse pas embrouiller par la
découverte de nouvelles turpitudes. Il poursuit son idée première et entend
Romani.
C’est un ancien commis de la poste de Lyon qui fait aujourd’hui négoce
de soieries et de gants avec Bertrand. Son frère, Lapierre, est prêtre et
confesseur chez Mlle  des Œillets. Encore elle. Romani a tenté d’entrer au
service de Mlle  de Fontanges. Il reconnaît avoir voulu approcher la
Fontanges au moyen d’étoffes, mais nie l’histoire du placet.
La fille Voisin est plus bavarde. D’après elle, «  Romani avait des
desseins communs avec sa mère, et Lapierre ayant parlé de faire donner de
l’emploi à Romani, son frère, Romani n’en voulut, dit qu’il avait des
pensées plus considérables. Romani et Bertrand voulurent faire les
marchands et passer pour tels, devaient faire venir quelques étoffes et des
gants pour leur servir de couverture ; ils prétendaient apporter de cette sorte
de marchandises à Mlle  de Fontanges… et entre autres une qu’elle ne
pourrait pas s’empêcher de prendre. Romani devait passer pour le maître et
Bertrand pour son valet.
«  Leur a entendu dire, étant avec sa mère chez Lapierre, que la pièce
serait préparée et accommodée pour faire mourir Mlle de Fontanges.
« A ouï dire à Romani parlant à sa mère, que si Mlle de Fontanges ne
prenait pas la pièce d’étoffe qui serait préparée, elle ne se sauverait point de
prendre des gants… et que les gants feraient le même effet que la pièce
d’étoffe.
« A entendu dire à Romani et à sa mère que le poison qui serait mis à la
pièce d’étoffe et aux gants la ferait mourir en langueur et qu’ils disaient en
même temps qu’on dirait que ce serait du regret de la mort du roi qu’elle
serait morte, que cela a été dit trois ou quatre fois chez Lapierre entre
Romani et sa mère. »
Autrement dit, la fille Voisin affirme que le roi devait déjà être mort
lorsque serait tentée la démarche de Romani et de Bertrand auprès de
Mlle de Fontanges. Et tout le complot se mettait au point chez Lapierre, le
confesseur de la demoiselle des Œillets.
«  La des Œillets était-elle au courant  ? demande La Reynie à la fille
Voisin.
—  Lapierre voyait la demoiselle et la confessait, mais je ne l’ai point
vue chez Lapierre. Je l’ai vue plusieurs fois chez ma mère dans le temps où
j’ai entendu parler de toutes ces affaires. Je ne sais pas si la demoiselle en
avait connaissance.
— Elle n’allait jamais chez Lapierre ?
— Je ne sais pas, mais Lapierre allait souvent chez le nommé Leroy, où
ladite demoiselle des Œillets était logée.
— Et Romani venait chez la Voisin ?
—  Romani était si adroit qu’il est venu plusieurs fois chez ma mère,
qu’on ne le reconnaissait pas, prenant diverses figures.
— Et il parlait de la Fontanges et du roi ?
—  Je ne sais point le motif ni sur quoi Romani et ma mère disaient
qu’on dirait que Mlle de Fontanges serait morte de regret, et ne peux juger
autre chose, sinon que l’on devait empoisonner le roi le premier, et d’un
poison plus prompt.
— Mlle des Œillets venait-elle chez la Voisin ?
—  Elle est venue pendant deux ans et plus chez ma mère. On ne la
nommait pas par son nom, non plus que d’autres, ne voulant être connue ; et
lorsque ma mère n’y était pas, on lui disait au retour que la demoiselle
brune qui avait sa robe troussée devant et derrière, à deux queues, était
venue la demander ; la demoiselle laissait quelquefois des billets.
— Vous la connaissiez ?
—  Je la connaissais aussi bien particulièrement pour lui avoir parlé
plusieurs fois, et pour l’avoir entendu nommer à ma mère ; ma mère l’ayant
rappelée un jour par son nom en sortant, elle s’en fâcha. »
La fille Voisin affirme que sa mère, appréhendant quelque visite, brûla
le placet dans sa chambre, le samedi matin, ainsi qu’un autre paquet. « Ma
mère jugea à propos de le brûler, de crainte qu’en l’ouvrant quelqu’un ne se
fit du mal ! » Les révélations sont de taille. Mais ce ne sont toujours que des
indices. Pas des preuves.
«  Pourquoi ne pas avoir donné avis plus tôt de ces mauvais desseins
contre la personne du roi ? questionne le lieutenant de police.
—  Je ne pouvais donner avis de ce que j’avais entendu ni perdre la
Trianon, sans perdre ma mère. »
 

On comprend la prudence du roi devant les aveux de la fille Voisin, de


Romani et de Lesage. Ils impliquent un tel complot que l’on s’explique
facilement la volonté de Louis  XIV de ne pas tenir à sa divulgation
publique. La procédure secrète de la Chambre Ardente ne lui convient plus,
il remet toute l’instruction à La Reynie, sous le contrôle de Louvois. Les
charges écrasantes qui pèsent sur Mme de Montespan ne seront connues
que du lieutenant de police, du ministre de la Guerre et du roi.
Le 6 août 1680, Louvois envoie ses instructions à La Reynie : « Le Roi
ayant vu par votre dernière le mauvais état de la Filastre, m’a commandé de
vous faire savoir que Sa Majesté trouvera bon qu’elle soit jugée si l’état de
sa santé vous donne lieu de craindre qu’elle puisse mourir auparavant le
retour de Sa Majesté. »
Le roi est dans le nord du royaume, toujours occupé par sa guerre, et
semble ne pas vouloir que quoi que ce soit se passe hors de sa présence à
Paris. Il précise, en ce qui concerne la Filastre, « pourvu en outre que cette
femme n’ait point parlé de la personne considérable qui est nommée dans la
déclaration que la fille Voisin a faite le mois passé ». Il ne peut s’agit que de
Mme de Montespan, et Louis XIV paraît exiger la direction personnelle de
l’enquête aussitôt qu’il est question de «  cette personne considérable  ».
Louvois ajoute encore, sous la dictée du roi : « A l’égard de tous les autres
prisonniers, Sa Majesté persiste toujours à ne pas désirer qu’ils soient jugés
avant son retour. » Le roi veut donc être seul juge. Mais La Reynie poursuit
malgré tout, seul comme l’exige le roi, l’interrogation des accusés. C’est le
tour de la Vautier, dite « artiste en poison », ce qui, venant de ses coaccusés,
n’est pas un mince compliment. Elle fréquentait, comme beaucoup, la
maison de la Vertemart et de la Trianon. Elle n’est pas très bavarde et La
Reynie note sur son registre : « dénégation, manière de répondre suspecte ».
La Vautier maintient cependant avoir entendu la Voisin dire «  qu’il fallait
qu’elle allât à Saint-Germain, qu’elle avait à parler au roi et qu’elle espérait
la plus belle fortune du monde ».
En bon policier, La Reynie pressent que tout tourne autour de la Filastre
et de Guibourg. Or, jusqu’à présent, l’empoisonneuse n’a parlé que de
messes noires et de Mme  de Vivonne qui «  sollicitait du diable certaine
somme d’argent par mois, l’éloignement de quelque personne de la cour et
quelques autres demandes concernant son mari qu’elle n’aimait pas bien et
qu’elle aurait bien voulu voir disparaître  ». Mais rien du placet et du
complot. «  Elle doit dire ce que c’est qui a été fait, par quel ordre et
comment, par qui et toutes les circonstances », note le lieutenant de police,
comme pour se rappeler de poser les questions le lendemain.
Interrogée, la Bellier, une comparse de la Filastre, révèle que cette
dernière «  lui a offert un jour dix mille livres pour porter un billet pour
l’amour à Mme de Montespan ».
« Je lui ai répondu qu’il y allait de la corde de se mêler de ces affaires
où il s’agissait du roi », plaide la Bellier.
La Reynie fait revenir la fille Voisin. Il veut connaître le mobile du
régicide, ses tenants, ses aboutissants. Il sent bien qu’il n’est pas très loin
des réponses aux questions qu’il se posait, mais il a comme l’impression de
tourner en rond, d’apprendre les détails du crime sans en aborder jamais le
fond. Après avoir entendu la fille Voisin, dans le calme de son cabinet, il
note que « sa mère lui a dit que la dame (Mme de Montespan) voulait tout
porter à l’extrémité et la voulait engager à des choses où elle avait beaucoup
de répugnance. Sa mère lui faisait entendre que c’était contre le roi et, après
avoir entendu ce qui s’était passé chez Trianon au sujet du placet, elle n’en
a pu douter ».
Donc, la Voisin semble avoir menti jusqu’au pied du bûcher. Ou alors,
sa fille ment. Mais le luxe des détails qu’elle fournit, corroborés par divers
autres témoignages, incline La Reynie à la croire.
«  Comment avez-vous pu penser, demande le policier à Marguerite,
qu’une telle poudre pût empoisonner en la mettant sur un papier, ou qu’il
fût aisé à une femme comme Trianon d’approcher le roi pour jeter de la
poudre dans la poche où serait son mouchoir ?
— Trianon ne comptait pas que ce fût une affaire ; elle disait qu’en se
jetant à genoux pour implorer quelque grâce, dans la chapelle ou ailleurs,
elle en trouverait le moyen ; elle avait d’autre part assez de connaissances
pour trouver le moyen d’approcher la personne du roi. »
C’est pour la même raison que la Voisin s’adresse à Léger, qui indique
où pouvoir rencontrer facilement Louis  XIV. En fait, le renseignement
fourni n’est pas excellent, puisque la Voisin attendra du dimanche au jeudi
en vain. A aucun moment, elle ne pourra glisser le fameux placet dans la
main de Sa Majesté et, a fortiori, jeter de la poudre sur le mouchoir en
dentelle.
Inspecteur objectif, La Reynie tient à savoir si cette poudre ressemble à
celles que la Voisin remettait à la Montespan.
« Non. »
La fille est formelle. Les poudres que sa mère envoyait à la dame
étaient « poudres pour l’amour et pour les faire prendre au roi ».
« Outre les poudres que ma mère a données à Mme de Montespan, elle
ne lui en a fait parvenir que par la des Œillets qui était celle qui faisait les
allées et venues pour cela.
— Et les poudres qui passaient sous le calice ?
— Elles venaient d’un prêtre, appelé le prieur (Guibourg).
— Connaissez-vous personnellement la Montespan ?
—  Je ne lui ai jamais parlé. Je n’ai jamais accompagné ma mère à
Saint-Germain, à Versailles ou à Clagny. Je ne suis allée que sept à huit fois
à Versailles, seule, pour y porter, par ordre de ma mère, des billets à une
servante du logis de l’Ecu, qui voulait épouser son maître  ; ma mère lui
avait d’ailleurs remis des poudres plusieurs fois devant moi. J’ai
accompagné ma mère une fois au logis de l’Ecu, mais je ne suis jamais allée
chez la des Œillets. Pourtant, je la reconnaîtrais.
— Ah oui ! Et comment ?
— Elle n’est pas difficile à reconnaître.
— Vous ne la confondriez pas avec une autre suivante ?
— Je connais une autre suivante nommée Cato, je l’ai vue deux ou trois
fois chez ma mère. Elle a les cheveux châtain clair et pas bruns comme la
des Œillets. »
La Trianon est beaucoup moins précise. Pour elle, tout se résume à
l’établissement d’un horoscope pour le roi. La Reynie, très calme, l’écoute,
sans rire.
« J’ai travaillé sur le nom de Louis de Bourbon. J’ai eu cette curiosité,
j’ai tiré le génie du roi. Il a Mars pour génie de son corps et se trouve sous
le signe de la Balance. Le Soleil est le génie de son âme.
— C’est tout ?
—  J’ai également fait des vers sur le mérite de Louis de Bourbon.
Jamais de conjuration sur ce nom.
— Et vous savez qu’il en a été fait ?
— Je ne peux répondre de personne. »
Pourtant, lors de chaque interrogatoire, la fille Voisin réaffirme la part
prise par la Trianon. La Reynie se résout à une confrontation. Sans résultat.
Le policier doute maintenant des déclarations de son témoin. D’autant
qu’elle se contredit elle-même, à moins de huit jours d’intervalle, en disant
d’abord qu’elle n’a jamais parlé à la Montespan, puis qu’elle lui a parlé à la
porte d’un carrosse, alors que sa mère lui avait confié un sachet de poudre à
remettre à la dame, entre Ville-d’Avray et Clagny.
« Par ce qu’elle dit dans tout le reste de la déclaration, inscrit-il, il paraît
un certain air d’ingénuité où, si les choses sont fausses, tout le monde peut
être trompé. Cependant, je ne m’y assure pas et il me paraît, je ne saurais
dire pourquoi, plus de lieu de présumer les choses horribles fausses que de
les croire vraies.
1) Les variations de la fille de la Voisin.
2) Je ne la trouve pas, dans les circonstances, assez ferme.
3) Les confrontations à Laporte ni à la Pelletier n’ont rien tiré d’elles. Il
est vrai que ces deux femmes dénient tout également avec la même
constance. »
Visiblement, La Reynie souhaite obtenir des preuves plus éclatantes que
les déclarations dont il dispose déjà. Il fait part de ses soucis à Louvois qui
lui conseille de continuer jusqu’à ce que la vérité ou le mensonge éclate.
Dans l’immédiat, l’affaire semble inextricable.
 

A Versailles, rien ne va plus pour Mme de Montespan. Tout est soumis


à l’empire de la gouvernante de ses propres enfants, la veuve du poète
Scarron, Mme  de Maintenon. «  Toutes les femmes de chambre de sa
voisine, écrit Mme de Sévigné, sont à elle ; l’une lui tient le pot à pâte, à
genoux devant elle, l’autre lui apporte ses gants, l’autre l’endort  ; elle ne
salue personne et je crois que, dans son cœur, elle rit bien de cette
servitude. »
Vers le milieu d’août 1680, Louvois tente d’arranger les choses et
organise une entrevue entre le roi et Françoise-Athénaïs. Mme  de
Maintenon demeure cependant dans un angle du salon et c’est grâce à elle
que nous savons aujourd’hui comment s’est déroulé l’entretien. « Mme de
Montespan a d’abord pleuré, fait des reproches, et enfin parlé avec
hauteur. »
Sous le choc des déclarations du roi, la favorite demeure, paraît-il,
atterrée. Elle fond en larmes, puis se ressaisit et se déchaîne contre ses
rivales. Peut-être dit-elle à Louis XIV qu’elle a tant aimé, que c’est pour
conserver son amour qu’elle s’est abandonnée entre les mains des sorcières.
Mais certainement qu’elle jure ne jamais avoir eu la moindre pensée
d’attenter à la vie du père de ses enfants. Peut-être plaide-t-elle une sorte de
légitime défense. Elle n’ignore pas, elle ne peut ignorer, que l’amour du roi
est ailleurs, mais elle doit lutter, s’accrocher, se défendre, se justifier. Et il
est bien improbable que de temps à autre, en relevant le regard, elle
n’aperçoive point l’autre, la Maintenon, triomphante, orgueilleuse, voire
méprisante. Alors sa colère et son orgueil doivent prendre le pas sur ses
justifications et d’humiliée, elle devient acerbe, passionnée, presque
haineuse.
L’entretien la perd irrévocablement. Louis  XIV doit l’écouter avec
présents à l’esprit les récents feuillets de La Reynie et les paroles de la fille
Voisin. Il doit hésiter entre le scandale d’un exil, la disgrâce absolue, le
pardon, le jugement. D’emblée, il doit écarter le jugement, la disgrâce et
l’exil. Il a une trop haute idée de la dignité royale pour jeter sa maîtresse en
pâture à l’opinion publique, aux geôliers de Vincennes, voire aux bourreaux
de la question. Peut-être, en voyant les larmes de la Montespan, songe-t-il
une seconde au pardon. Peut-être. Mais seulement l’instant d’une seconde.
Peut-être désire-t-il en savoir davantage, disposer de plus de preuves
formelles, entendre à nouveau la Filastre ?
Ce soir-là, alors que lui parviennent les réactions royales à l’entrevue de
Versailles, La Reynie cherche toujours à prouver soit la complicité de la
« personne considérable », soit sa non-culpabilité. Il entend la Filastre qui a
nié jusque-là et qui continue. Le policier note dans une lettre au ministre :
« Ce que Filastre a dit aujourd’hui, 10 août, me paraît sujet à beaucoup de
réflexion et devoir servir à quelque éclaircissement touchant Mme  de
Montespan. »
Or, la Filastre n’a pratiquement rien dit. La Reynie fait tout simplement
machine arrière lentement et flairant qu’il ne parviendra jamais à prouver
matériellement l’innocence ou la culpabilité des dames en question, tente de
diminuer la portée de certains témoignages et de celui-là en particulier.
Malheureusement pour lui, il y a la fille Voisin qui ne cesse de mettre en
cause Mme de Montespan jusques et y compris dans l’affaire du placet.
La Reynie se renseigne alors, et pour la première fois depuis le début de
l’instruction, pour savoir si l’empoisonnement d’un papier est chose
possible. La réponse des experts est affirmative. Ambroise Paré a d’ailleurs
consacré, au siècle précédent, des travaux sur l’empoisonnement, par
arsenic, de vêtements, de chemises et de mouchoirs. Résultats concluants au
cabinet du chirurgien. La mort peut être donnée de cette manière. Romani et
Bertrand pouvaient donc très bien avoir réellement « poudré » le placet de
la Voisin.
Restent les confrontations. La Reynie met face à face d’abord Galet, un
préparateur en « poudre d’amour et autres » et la Filastre. Le « chimiste »
maintient ses accusations contre Mme  de Montespan. La sorcière affirme
que tout ce qu’il dit est faux. Autre face à face, celui de la Filastre et de
l’abbé Guibourg. Même chose  : l’abbé confirme les messes noires sur le
corps de la Montespan et les poudres sous le calice. La sorcière nie.
Qui dit la vérité ?
La Reynie est précisément en train de chercher à la découvrir quand
l’ordre du roi de lui établir un compte rendu précis de l’affaire du placet
parvient sur son bureau, par le biais de Louvois. On ne vit sans doute jamais
lieutenant de police plus embarrassé. Etant donnée la personnalité de Mme
de Montespan, il ne peut laisser croire au roi qu’il tient pour possible et
vraisemblable sa culpabilité, si la suite de l’enquête démontre le contraire.
Accusé dans ce cas de l’avoir calomniée, le policier pourrait devenir le bouc
émissaire de la colère royale et La Reynie, comme lieutenant de police,
n’ignore pas où peut conduire cette colère. Aussi, avec une extrême
prudence, rédige-t-il un modèle de rapport non engagé, à l’issue de la
lecture duquel il demeure strictement impossible de savoir si La Reynie
penche vers l’une ou l’autre des hypothèses. Ce rapport, le voici dans son
intégralité. Malgré son imprécision, il demeure la pièce maîtresse de toute
l’affaire, à cette date du 5 octobre 1680, autrement dit avant de soumettre à
la torture et d’exécuter les principaux accusés dont la Filastre qui demeure,
malgré ses dénégations, l’un des pivots de l’accusation.
« Le fait du placet paraît extrêmement douteux. Il semble que, d’un côté
le dessein de ce placet devait être d’obtenir simplement la liberté de Blessis,
et ce motif étant naturel et apparent, il n’est pas raisonnable d’y chercher
rien au-delà.
«  Le mauvais dessein que la fille de la Voisin prétend qu’on voulait
exécuter sous le prétexte de ce placet ne paraît pas vraisemblable ni
possible dans son exécution et, enfin, ce qu’elle dit n’est pas assez
circonstancié de sa part et ce que les autres disent ne convient point à ce
dessein.
«  D’un autre côté, il y a longtemps qu’il a été parlé de ce placet au
procès, et avant même que la fille de la Voisin ait été arrêtée.
«  La Voisin mère a dit confidentiellement, plusieurs fois, aux deux
femmes qui étaient avec elle à Vincennes (il doit s’agir de “moutons” placés
là par le policier pour trahir l’accusée) qu’elle appréhendait, plus que tout
ce qu’on lui demandait, quelques voyages à Saint-Germain, et ces mêmes
femmes qui l’ont dit dans le temps s’en souviennent encore.
«  Ce que Trianon a dit sur tout cela est si embarrassé, ces prétendus
horoscopes où elle a marqué, peu de jours avant la prison de la Voisin et
même depuis, que la Voisin serait impliquée dans des affaires d’Etat et pour
crime de lèse-majesté, donne quelque sujet de soupçon.
«  Il est difficile de concevoir comment la fille de la Voisin, qui paraît
avoir de l’esprit et entendre parfaitement l’importance de la matière, et le
danger où elle s’expose, aura bien voulu inventer et avancer gratuitement
des choses si étranges et si peu vraisemblables.
« Il est peut-être nécessaire de faire réflexion sur ce sujet que les gens
dont elle parle ne sont pas gens de bien, qu’ils sont empoisonneurs, par les
charges qui sont au procès et par la confession même de la Voisin qui a été
exécutée, et que ces mêmes gens étaient continuellement avec elle, Blessis,
Romani, les abbés Seisson et Sacche, Vautier et Rousseau, gens de la même
cabale, qui ont accoutumé de se secourir par le poison et qui avaient dessein
d’empoisonner M.  de Termes pour mettre Blessis en liberté, sont chargés
par des complices d’être dans le commerce du poison, et que celui de
parfums ne leur est pas inconnu.
« Il est certain que Romani a cherché à entrer dans la maison de Mlle de
Fontanges, c’est par la dame de la Bretesche qu’il a cherché cette entrée.
Cette femme, longtemps auparavant que Romani a parlé, a été qualifiée au
procès empoisonneuse, bonne amie de la Voisin, de Mariette et de la
demoiselle de La Grange, et on prétend que Blessis l’a épousée. La dame de
la Bretesche est amie de la dame Dumesnil et la Dumesnil a véritablement
des entrées chez Mlle  de Fontanges. Il serait assez surprenant qu’un tel
projet que celui de Romani, de chercher quelque entrée dans la maison de
ladite demoiselle, n’eût pas été connu de la Voisin mère, étant concerté avec
les personnes qui lui étaient tellement attachées. Cela paraît impossible et
on peut dire qu’elle l’a su infailliblement parce que Romani demeure
d’accord du dessein et que la fille de la Voisin ne l’a pu savoir que par ce
qu’elle en a entendu dire, étant avec sa mère, ou par ce que sa mère lui en a
dit.
«  Il semble qu’un tel dessein peut être raisonnablement suspect, qui
passe par tant de personnes suspectes, et il le doit être d’autant plus que
Romani, qui devait être le principal agent, semble l’homme du monde le
mieux choisi et le plus propre à mener une affaire étant le mieux tourné, le
plus ouvert en apparence, le plus libre et le plus spirituel qu’on saurait
imaginer.
« Ce même Romani, qui était proposé pour épouser la fille de la Voisin,
se trouve en commerce avec Mlle des Œillets ; ce serait un grand hasard si
ce commerce avait été inconnu à la Voisin mère et à Blessis, qui était de
tout le reste lié si étroitement avec elle.
«  La dénégation que la Voisin a faite jusques à sa mort de la
connaissance de des Œillets doit être d’autant plus suspecte qu’elle a été
opiniâtrement soutenue, parce qu’il est prouvé à présent qu’elles étaient en
commerce ; si des Œillets dénie elle-même ce commerce, il semble que cela
même en doit augmenter le soupçon.
«  Si le dessein qu’il paraît que la Filastre a eu d’entrer chez Mlle de
Fontanges, trois ou quatre mois après celui de Romani, est innocent, c’est
un grand hasard encore que cette même pensée soit venue dans l’esprit
d’une personne si suspecte et qu’elle ait eu dessein d’empoisonner ou de
faire tuer une autre femme qui est du même commerce, et qui prétendait
aussi entrer dans la maison de Mlle de Fontanges ; Filastre dit pour raison
qu’elle ne voulait pas que cette femme la connût pour ce qu’elle était
lorsqu’elle, Filastre, serait dans la maison de Mlle de Fontanges.
«  C’est encore plus étonnant que la pensée d’entrer chez ladite
demoiselle vienne à la Filastre en 1679, à cette même femme que Galet dit
avoir été lui demander des poudres au mois de mai  1676 (la date en est
considérable pour Mme de Montespan, car cette date est celle de la passion
de Louis  XIV pour Mme  de Soubise, et cette passion marqua un net
refroidissement dans les relations entre le roi et sa favorite), et pour faire
prendre des poudres pour l’amour, et d’autres pour empoisonner, et que
cette même femme aille en Auvergne et à Lyon chercher quelque chose
dont elle avait besoin, en entrant dans la maison de Mlle de Fontanges, et
qu’elle cherchât cette entrée pour remettre dans les bonnes grâces du (roi)
Mme de (Montespan).
« Filastre et Chapelain, pour laquelle Filastre agissait, sont les deux plus
extraordinaires femmes dont on ait encore entendu parler. Il y a plusieurs
années qu’elles sont l’une et l’autre dans la recherche de toutes sortes de
poisons et de maléfices, et il serait difficile d’imaginer de plus grands
crimes que le sont ceux dont ces deux femmes se trouvent malheureusement
chargées. C’est ce qui fait qu’eu égard à leur méchanceté, on ne peut se
défendre des soupçons qui viennent à l’esprit.
« Il peut encore être observé que les poudres qu’elles conviennent avoir
eues de Galet pour l’amour seulement sont composées avec des cantharides
et les médecins ont jugé, lorsqu’elles leur ont été présentées, qu’étant prises
intérieurement, elles pouvaient causer la mort, et que ces poudres étaient un
véritable poison. Mais elles n’ont pas toujours produit le même effet à
toutes les personnes qui en ont pris. La demoiselle de Lagrange, la Bosse et
plusieurs autres en ont fait diverses expériences.
«  Le temps auquel on a été prendre des poudres de Galet convient à
plusieurs autres personnes qui ont marqué ci-devant le même fait des
poudres pour le roi.
«  Les déclarations mystérieuses de la de Lagrange se rapportent à ce
temps-là et font aussi mention des poudres et de M. le Dauphin.
« Le 3 du présent mois, Guibourg, après avoir été interrogé, a dit, étant
remonté dans sa chambre, aux deux hommes qui sont avec lui (encore des
moutons) ainsi qu’il m’a été rapporté, qu’on lui avait demandé quelque
chose contre le roi et que Mme de (Montespan) voulait aussi faire quelque
chose contre M. le Dauphin, et qu’il ne le dirait qu’au moment qu’on
l’exécuterait à mort.
«  Ce serait une témérité dangereuse de se laisser aller à aucune
prévention sur aucun des faits avancés par les accusés, parce qu’il n’y paraît
rien d’assez sincère ni d’assez appuyé, et pour marque de cette vérité, on
pourrait présumer, supposé que la déclaration de Galet fût sincère et que la
dame Chapelain a dit que le premier voyage de la Filastre vers Galet fût
véritable et pour Mme de Vivonne, que les poudres pour l’amour auraient
été demandées pour être aimées du roi, et le poison pour empoisonner
Mme de Montespan ; à quoi on pourrait ajouter le mauvais dessein que ces
trois dames avaient contre Mme de Montespan, dont on a dit que Mme de
Vivonne était du nombre. Ce qu’on peut dire presque assurément, c’est qu’il
y a plus ou moins sur tout cela et au fond quelque chose qui n’est pas bien
et aux environs duquel toutes ces personnes tournent sans vouloir dire la
vérité ; et supposé qu’il soit expédient qu’elle soit connue, ce ne peut être
que par le jugement des accusés  ; encore, après l’expérience qui en a été
faite, n’est-il pas infaillible qu’ils ne déclarent, même après être jugés, des
crimes qu’ils ont moins d’horreur de commettre qu’ils n’en ont de les
confesser.
« Il y aurait encore beaucoup d’autres observations à faire sur les actes
particuliers, et ces observations, par les rapports qu’elles ont, seraient
toujours considérables, mais étant jointes avec le gros et la multitude des
faits et des crimes horribles dont les actes particuliers sont séparés, elles
méritent une grande attention, parce qu’il semble très difficile de juger, en
l’état où en sont les choses, ce qui convient le plus au service du roi et au
bien de la justice. »
Visiblement, dans les dernières lignes de ce rapport confidentiel, La
Reynie sollicite un conseil. Doit-il arrêter ou poursuivre l’instruction  ?
Incontestablement, il craint de continuer seul l’enquête qui peut déboucher,
au gré d’une confirmation irréfutable, sur une affaire d’Etat.
Simultanément, la Chambre Ardente achève le procès de la Filastre et
de l’abbé Cotton. Tous deux sont condamnés à mort. Bien entendu, il n’est
pas fait allusion à la Montespan, comme l’a ordonné Louis XIV.
Sous la torture des brodequins, Cotton confirme le pacte de Mme  de
Vivonne. La Filastre, elle, accuse. Au deuxième coin de l’extraordinaire,
sommée d’avouer le but de son voyage en Auvergne avant d’essayer
d’entrer chez la Fontanges, elle déclare :
« C’est la Chapelain qui m’a fait agir et c’est Mme de Montespan qui
faisait agir Chapelain, afin de donner du poison à Mlle de Fontanges et des
poudres pour l’amour et faire rentrer la dame de Montespan aux bonnes
grâces du roi. C’est aussi pour cela que Chapelain m’a dit qu’il fallait
chercher à se placer et entrer chez Mlle de Fontanges.
— Qu’avait-on promis ?
— Une charge pour la Coudraye dans la maison du roi.
— Que vouliez-vous envoyer à Saint-Germain par la Bellier ?
— C’était de la poudre pour l’amour que la dame de Montespan avait
demandée. »
Au quatrième coin de l’extraordinaire, la Filastre n’en peut plus. Elle a
l’impression que ses jambes sont en lambeaux. Elle s’écrie sous la douleur :
« Ah ! mon Dieu ! Galet est un méchant homme, il a donné des poudres
pour poison et il lui fut enseigné par la Chapelain et par Isaac. Guibourg a
travaillé pour le pacte de Mme de Montespan et l’homme qui en voulait à
Colbert est un homme vieux et qui a deux enfants. »
Nous reviendrons plus tard sur «  l’homme qui en voulait à Colbert  ».
Dans la salle de la question, la Filastre est étendue sur le matelas réservé
aux accusés afin qu’ils se remettent de l’épreuve horrible qui leur est
imposée avant l’exécution. Haletante, en larmes, la sorcière parle encore :
«  Oui, c’est la Chapelain qui m’a dit que Mme  de Montespan l’avait
vue et lui avait demandé de quoi faire mourir Mlle de Fontanges sans qu’il
y parût, et aussi de quoi pour se bien remettre dans les bonnes grâces du
roi. »
Et elle ajoute, d’après La Reynie  : «  A demandé pour songer à sa
conscience et dit qu’elle serait bien malheureuse si, étant en état d’aller
rendre compte de ses actions à Dieu, elle disait quelque chose contre la
vérité. »
La torture n’a rien apporté de nouveau, sinon le maintien des
accusations contre la Montespan.
La Reynie est déçu. Il va l’être encore davantage quand, quittant la
chapelle de la Bastille après avoir été entendue en confession et se
préparant à monter dans le tombereau qui doit la conduire au bûcher de la
place de Grève, la Filastre demande à ses gardes de rencontrer une ultime
fois le lieutenant de police. Il croit que c’est pour de nouveaux aveux pour
libérer sa conscience, c’est au contraire la dénégation de tout ce qu’elle a
déclaré le matin même, pendant la question.
« Tout ce que j’ai dit sur Mme de Montespan n’est pas véritable. J’ai dit
tout cela pour me libérer de la peine et de la douleur des tourments et dans
la crainte que l’on me réapplique la question. »
Stupeur du lieutenant puis doute sur la valeur de la confession. La
Reynie n’aura jamais confiance dans l’intervention des confesseurs avant
l’exécution. Pour lui, les réponses fournies à la question demeureront les
seules authentiques. La Filastre lui dit cependant encore «  qu’elle ne veut
pas mourir sa conscience chargée de ce qu’elle a dit contre ladite dame à cet
égard et qu’elle, Filastre, n’a demandé du poison à Galet que pour se défaire
de la Coudraye, que Galet lui a dit qu’il chercherait des simples pour
empoisonner et que ce fût lui Galet, qui lui parla des poudres pour le roi et
Mme de Montespan ».
Et La Reynie note sur son aide-mémoire que la Filastre «  persiste au
surplus de tout ce qu’elle a dit, même à l’égard de Guibourg et qu’elle n’a
jamais eu d’autre pensée d’entrer chez Mlle de Fontanges que celle qu’elle
a dit avant la question et au procès. Après la lecture, écrit encore le policier,
a dit qu’elle n’a point donné son enfant au diable et que si les autres l’ont
donné, elle n’en sait rien ».
On ignore qui a confessé la Filastre dans le cachot de la Bastille. Quand
a-t-elle dit la vérité ? Pendant ou après la question ?
En tout état de cause, le roi, auquel Louvois remet le procès-verbal des
deux interrogatoires de la sorcière, au lendemain de son exécution, doit
avoir fait un choix. Un choix personnel et, bien entendu, secret. Il convoque
dans son cabinet de Versailles le procureur général de la Chambre de
l’Arsenal, Robert, et le policier La Reynie. Louis XIV ne veut à aucun prix
que les comptes rendus des aveux, puis des rétractations de la Filastre soient
remis entre les mains des magistrats. Il donne ordre de cesser les séances de
la Chambre Ardente, devant la menace du scandale que pourrait provoquer
l’inéluctable mise en accusation de son ancienne maîtresse. Il y a un an, le
roi convoquait les mêmes magistrats pour leur ordonner de faire toute la
lumière « sans considération de personne, de condition, ni de sexe ».
Louis  XIV, une fois le procureur général parti, demande cependant à
son policier de continuer personnellement une enquête discrète. Ce qui ne
doit pas provoquer un fol enthousiasme chez La Reynie. Mais quand le roi
exige…
 

Il ne reste pas grand monde en vie, des accusés impliqués dans l’affaire
Montespan. Il y a Guibourg, l’abbé qui ne refuse jamais de parler et qui
confirme tout ce qu’il a déjà reconnu en y ajoutant un luxe de détails
répugnants, dont ceux-ci, sur les messes noires qui vont clore à jamais le
dossier d’instruction. En effet, Sa Majesté, profondément écœurée par
l’horrible description, va interrompre jusqu’à l’enquête secrète de La
Reynie, dont voici le dernier chapitre :
« Guibourg a fait chez la Voisin, revêtu d’aube, d’étoile et de manipule,
une conjuration en présence de la des Œillets qui prétendait faire un charme
pour le roi et qui était accompagnée d’un homme qui lui donna la
conjuration, et comme il était nécessaire d’avoir du sperme des deux sexes,
des Œillets, ayant ses mois, n’en put donner, mais versa dans le calice de
ses menstrues et l’homme qui l’accompagnait, ayant passé dans la ruelle du
lit avec lui, Guibourg, versa de son sperme dans le calice. Sur le tout, la des
Œillets et l’homme mirent chacun une poudre de sang de chauve-souris et
de la farine pour donner un corps plus ferme à toute la composition et, après
qu’il eût récité la conjuration, il tira le tout du calice qui fut mis dans un
petit vaisseau que la des Œillets ou l’homme emporta. »
Document ignoble, qui compromet au-delà de toute indulgence la jeune
des Œillets, suivante de Mme de Montespan, accusée, à l’issue de ce
dossier, de magie, de sorcellerie et de tentative de meurtre sur les personnes
de Mlle de Fontanges et du roi.
Le procès n’aura jamais lieu. Ce n’est pas une raison pour laisser Mme
de Montespan sans recours et sans défense. Beaucoup d’historiens s’en sont
chargés. Des avocats également dont le premier est sans conteste possible
Duplessis, mandé par le ministre Colbert dès 1681.
 

D’après les témoignages recueillis et l’enquête menée par La Reynie,


l’acte d’accusation comporte quatre points. L’historien Georges
Mongrédien, qui a mené une véritable contre-enquête et compulsé la masse
énorme des documents existants les énumère avec précision de la façon
suivante.
1) La marquise de Montespan a, depuis plusieurs années, donné au roi
des « poudres pour l’amour » (interrogatoires de la fille Voisin du 26 juillet,
du 13 août et du 20 août 1680, de Galet du 1er septembre, de la Filastre du
30 septembre).
2)  Elle a fait dire par Guibourg des messes sur le ventre, avec
égorgement d’enfants (interrogatoires de la Filastre du 2  août, de la fille
Voisin du 13 et du 20 août, du 9 octobre, de Guibourg du 10 septembre, du
3 et du 10 octobre).
Mongrédien semble négliger les déclarations de Lesage et de la Bosse,
qui vont cependant dans le même sens.
3)  Elle a tenté d’empoisonner Mlle de Fontanges par le moyen des
étoffes et des gants de Romani et de Bertrand (interrogatoires de la fille
Voisin du 20 août, de la Filastre du 30 septembre).
4)  Elle a tenté d’empoisonner le roi par un placet porté par Voisin
(interrogatoire de la fille Voisin du 26 juillet).
Voilà comment se serait présenté le dossier de la partie civile si procès
il y avait eu. Nous connaissons parfaitement les témoignages en question,
donc les charges qui pèsent sur l’accusée et ce qu’elle risquait si la Cour
l’avait reconnue coupable  : le bûcher après la question ordinaire et la
question extraordinaire. Voyons sa défense.
Ses avocats n’auraient pas manqué de plaider d’abord la calomnie,
soutenus par l’abominable personnalité des accusateurs, tous criminels ou
sacrilèges. Puis ils auraient relevé, comme La Reynie le fait d’ailleurs, les
contradictions de certains témoignages et réfuté les déclarations de la
Filastre qui s’est rétractée avant son exécution.
Autre argument en faveur de l’accusée, le fait que les dénonciateurs ont
tout intérêt à charger des « personnes considérables » et à compromettre les
plus hauts personnages. Leur procès, s’ils parviennent à cela, ne sera plus
un banal procès criminel mais une affaire d’Etat. Or, la maîtresse du roi est
vraiment la personne qui « mise dans le bain », peut embarrasser le Pouvoir
à un tel point qu’un étouffement de l’affaire est imaginable. Et dans le cas
présent, si les accusés ont vraiment joué ce jeu, ils ne se sont pas trompés,
tout au moins ceux dont le procès n’a pas encore eu lieu. L’affaire est bien
étouffée, de par la volonté souveraine du roi.
Rien n’aurait été plus simple, dans cette hypothèse, de mêler les noms
de la Montespan et d’autres dames ou seigneurs à la conjuration. L’époque
veut en effet, par la superstition populaire, que les officines des sorcières,
on dit plutôt devineresses, soient fréquentées par des gens de toutes classes.
Il se peut, auraient pu dire les avocats, que notre cliente connaisse ces gens,
mais s’il fallait traîner en justice tous ceux qui les ont consultés, nous
siégerions pendant plus d’un an sans désemparer. Tous n’y venaient pas
réclamer une poudre secrète pour empoisonner, auraient certainement
poursuivi les défenseurs. Et ils auraient vraisemblablement cité le cas du
maréchal de Luxembourg, accusé puis acquitté. Il avait prouvé ne pas venir
chez Lesage pour des messes noires mais pour se faire prédire l’avenir,
comme beaucoup de dames de la cour. Et dans le cas de la Montespan, un
avocat astucieux aurait certainement pu démontrer que la vie de la favorite
étant tombée dans le domaine public, ainsi que les intrigues de Versailles
dont on parlait dans toutes les auberges, il était de la plus grande facilité
pour les accusateurs d’imaginer ce que pouvait souhaiter une favorite
délaissée.
Duplessis l’écrit d’ailleurs à Colbert, dès 1681. «  Si on devait
rechercher tous ceux qui ont été au devin, qui ont été faire dire leur bonne
aventure et qui ont été acheter de ces sottises, sans qu’il y ait eu aucune
consommation de leur part de ces sortes de crimes qui se punissent dans le
public, le reste du siècle n’y suffirait pas. »
Quant aux accusations portées contre la Montespan, Duplessis
démontre que personne n’a avoué ou reconnu avoir traité directement avec
elle, mais toujours par personnes qui se réclamaient de son nom.
«  Et quand il y aurait eu des personnages réels qui auraient usurpé le
nom de Mme de Montespan, écrit-il à Colbert, pour mieux couvrir leur jeu
et pour faire l’ouvrage magique à leur profit sous le nom d’une autre, sera-t-
il dit qu’il faille que cette dame souffre de ce que l’on se serait servi de son
nom dans des actes de ténèbres qui ne pouvaient jamais venir à sa
connaissance ? Y a-t-il personne au monde à qui l’on n’en pût faire autant ?
Car enfin, il en faut toujours revenir à ce point, qu’il ne se trouve pas dans
toute cette affaire une seule personne qui ait jamais parlé à Mme  de
Montespan ni qui puisse dire qu’elle a traité avec elle directement ou
indirectement. Il faut des preuves réelles et solides pour interposer un
jugement, et il n’y a point de juge qui pût interposer la moindre
condamnation contre la plus vile personne du royaume sur des faits de cette
qualité. »
 

Une question se pose maintenant, et elle joue plus qu’un rôle de second
plan dans l’affaire : pourquoi le ministre Colbert s’intéresse-t-il au dossier,
alors que Louvois le suit du début à la fin ?
La réponse est dans la question. C’est précisément parce que Louvois
s’en occupe que Colbert s’y intéresse. Il y a entre les deux hommes plus
qu’une jalousie : la haine est là, née d’oppositions politiques et familiales,
issue aussi d’ambitions insatisfaites. Chacun des deux grands ministres est à
la tête d’un véritable clan. Et il s’avère, en dressant la liste des accusés de
l’affaire, que tous les grands noms dénoncés par les sorcières et par Lesage
en particulier, sont des gens du clan Colbert ou des ennemis personnels de
Louvois.
Le maréchal de Luxembourg s’est virilement opposé à Louvois sur un
problème de commandement militaire. La duchesse de Bouillon et la
comtesse de Soissons sont deux nièces de Mazarin, l’ancien maître de
Colbert, et des amies de longue date. Mme de Vivonne et Mme de
Montespan sont la belle-mère et la tante de Colbert. Tous sont dénoncés par
Lesage qui a obtenu la grâce royale à la demande de Louvois venu le voir
dans sa prison.
Depuis longtemps, au début de l’affaire Voisin, les familles Colbert et
Le Tellier (véritable nom de Louvois) ne cessent de se jalouser. C’est à celle
qui aura le plus d’influence sur le roi. Celui-ci n’en est pas totalement dupe
et d’après Primi Visconti, il aurait utilisé cette joute silencieuse à son profit
« en les tenant en équilibre pour mieux faire ses affaires ».
La carrière des deux ministres est effectivement en perpétuelle rivalité.
Colbert écrit au roi en 1666, à propos de désordres causés par les troupes en
campagne et commandées par Louvois, qu’il ne croyait pas « qu’une affaire
si importante serait confiée à un jeune homme de vingt et un ans, sans
expérience sur cette matière, qui croit qu’il est de l’autorité de sa charge de
ruiner le royaume et qui veut encore le ruiner parce que je le veux sauver ».
La compétition est publique. L’ambassadeur de Savoie note, dans un
long compte rendu à son gouvernement sur les activités de la cour de
France  : «  Ils sont très mal ensemble et on croit que le père et le fils (Le
Tellier) ont voulu lui (Colbert) rendre des mauvais offices auprès du roi  ;
cependant, il est mieux dans son esprit qu’eux  ; il faudra qu’ils se
soumettent un jour, ou ils s’exposeront à de grands déplaisirs. »
Louis XIV donne un jour à l’un, un autre jour à l’autre, les marques de
son estime. « Il flatte la chèvre et le chou. » Mais le ressentiment entre les
deux familles est intense. Louvois, qui obtient la garde des sceaux royaux,
se charge de l’affaire de la Montespan. Mais Colbert, devinant quelque
fourberie de son ennemi personnel, s’arrange pour être destinataire d’un
exemplaire de tous les actes particuliers concernant la tante de son fils.
Muni de ces interrogatoires secrets et de l’analyse juridique de l’avocat
Duplessis, Colbert rédige de sa propre main « un mémoire contre les faits
calomnieux imputés à Mme de Montespan ».
« Dans toutes les déclarations de la fille Voisin, je ne vois qu’exécrables
calomnies, de prétendus ouï-dire de sa mère, écrit-il au roi. Pourquoi veut-
on que la mère, qui a eu le dernier et le plus sensible de tous les intérêts de
dire la vérité, ne l’ait pas dite et qu’au contraire la fille, qui a eu la plus
pressante nécessité d’établir un mensonge, ne l’ait pas fait  ? D’ailleurs,
Cotton, la Boissière, la Vigoureux sont restés muets sur Mme de
Montespan  ; la Trianon, la Vautier, la Blessis, Bertrand, Romani ont nié.
Donc cette fille Voisin est démentie par tout le monde. Et on voudra qu’elle
seule ait dit la vérité ! »
Colbert fait appel aux souvenirs du roi, à son amour pour la Montespan.
«  Supposé que la des Œillets eût fait véritablement toutes ces visites
chez la Voisin et qu’elle eût quelque commerce avec elle, s’ensuivrait-il que
Mme de Montespan en dût être chargée  ? Où est son ordre  ? Où est la
preuve qu’elle ait agi pour elle  ? Combien y a-t-il de filles dans Paris qui
ont été voir de misérables personnes pour savoir leur bonne aventure et
pour avoir de ces secrets imaginaires pour leurs mariages ou pour d’autres
établissements de leur fortune, dont ces gens tenaient boutiques ouvertes ;
et faudrait-il que Mme de Montespan portât l’iniquité de toutes celles qui y
ont été, sur de simples discours sans raison et sans fondement, avancés par
une infâme chargée de ces crimes ? De toute manière, la fille Voisin ne peut
être acceptée pour témoin. Or, elle n’allègue aucun témoin de ce qu’elle
avance. »
Tout le mémoire de Colbert est de la même veine, apportant
d’indiscutables arguments à l’innocence ou en tout cas à l’improbable
culpabilité de Mme de Montespan.
 

Que devient-elle, en fait, à la cour ? On ne parle plus beaucoup d’elle.


Le roi l’a isolée dans une aile du château, à la demande de Mme  de
Maintenon qui a, paraît-il, plaidé l’indulgence tandis qu’elle s’installe, elle-
même, au premier étage, dans les anciens appartements de la Montespan.
Celle-ci n’est plus invitée aux fêtes de la cour. Le roi ne lui rend
pratiquement jamais visite ou, quand il le fait, c’est avec un air méprisant
remarqué par les courtisans.
Le 15  mars 1691, elle quitte définitivement Versailles pour la
communauté de Saint-Joseph, qu’elle a fondée. Louis  XIV ne lui permet
même pas d’assister au mariage de ses enfants. C’est l’exil. Elle se jette
alors dans une sorte de pénitence, distribuant ses biens aux pauvres. « Elle
travaillait pour eux plusieurs heures par jour, écrit Saint-Simon, à des
ouvrages bas et grossiers comme des chemises et d’autres besoins
semblables et y faisait travailler ce qui l’environnait. Sa table, qu’elle avait
aimée avec excès, devint la plus frugale  ; ses jeûnes furent multipliés, sa
piété interrompait sa compagnie et le plus petit jeu auquel elle s’amusait et
à toutes les heures du jour, elle quittait tout pour aller prier dans son
cabinet. Ses macérations étaient continuelles  ; ses chemises et ses draps
étaient de toile jaune, la plus dure et la plus grossière, mais cachés sous des
draps et une chemise ordinaires. Elle portait sans cesse des bracelets, des
jarretières et une ceinture de pointes de fer qui lui faisaient souvent des
plaies ; et sa langue, autrefois si à craindre, avait aussi sa pénitence. »
Le 27 mai 1707, elle meurt. Louis XIV demeure totalement indifférent.
Depuis qu’il l’avait congédiée, il avait compté ne la revoir jamais et « ainsi
elle était dès lors morte pour moi », dit-il à la duchesse de Bourgogne qui
lui fait remarquer cette indifférence. Il va plus loin : il interdit à ses enfants
et de pleurer et de se rendre aux obsèques.
Mlle  des Œillets était décédée vingt années plus tôt, non dans une
prison, au milieu des prostituées et des sorcières mais, comme l’a
récemment prouvé irréfutablement l’historien Jean Lemoine, dans une
maison cossue de la rue Montmartre, sans avoir jamais été inquiétée dans
l’affaire des poisons.
Cette affaire qui mit en cause deux cent vingt-six accusés s’achève sur
un gigantesque point d’interrogation. La répression fut dure aux comparses
et indulgente aux grands. Une quinzaine de sorcières furent brûlées vives,
autant d’hommes. Un bon nombre furent roués et d’autres pendus. Les
galères royales en accueillirent quelques autres. Guibourg et Lesage
sauvèrent leur vie et moururent en prison, à Besançon.
Mais il y a plus grave. Tous les prisonniers de Vincennes ou de la
Bastille qui avaient, de près ou de loin, approché les accusés de l’affaire
furent considérés comme des témoins gênants et enfermés jusqu’à la fin de
leurs jours dans des bagnes. Pourquoi ? Louvois lui-même répond, dans la
lettre de cachet adressée aux directeurs des bagnes intéressés  : «  Chaque
détenu disposera d’une paillasse et sera attaché par un pied ou une main à
une chaîne qui sera fixée à la muraille, laquelle aura néanmoins la longueur
nécessaire pour ne pas les empêcher de se coucher. Vous observerez que ces
chambres-là doivent être en un lieu où l’on ne puisse entendre ce que ces
gens-là disent. Ce sont des coquins qui avaient imaginé des calomnies
contre Mme  de Montespan, dont la Chambre Ardente avait reconnu la
fausseté. S’il leur arrivait d’ouvrir la bouche à ce sujet, il faudrait leur
répondre aussitôt en les rouant de coups. »
Tous ceux qui ont donc pu entendre certaines conversations, bien
qu’emprisonnés pour une autre raison, subissent le sort des empoisonneurs.
Tous furent retranchés du monde et le 5  juin 1724, près de cinquante
ans après l’affaire, l’intendant du Roussillon dont dépend la prison de la
citadelle de Villefranche-de-Conflent, écrit au ministre de la Justice de
Louis  XV  : «  Monsieur, c’est pour vous donner avis que je viens
d’apprendre que la prisonnière d’Etat nommée la Chapelain, qui était depuis
quarante ans dans la chambre des femmes de la prison de Villefranche,
mourut le 4e  jour de ce mois. La raison de sa détention était une suite ou
une complicité de l’affaire de la Brinvilliers. »
Le dernier témoin ne parlerait plus jamais. Comme tous les autres.

Michel HONORIN
1- De nombreux actes officiels portaient la mention « Fait au Conseil du Roi » et étaient signés par lui, sans qu’il ait été présent à la rédaction des actes. Comme maintenant
pour n’importe quel chef d’Etat. Lorsque la décision à prendre avait une importance exceptionnelle, le roi assistait à la délibération et on mentionnait sa présence par la formule « Le
Roi y étant ». L’acte du 14 mai 1681 prouve l’importance que le roi attachait à cette affaire.
Les coulisses

 de la conquête d’Alger


Toulon, le 5  mai 1830. Une foule immense assiste aux cérémonies
militaires présidées par le duc d’Angoulême, dauphin de France. Le défilé
rassemble plus de 30 000 hommes sur le point d’embarquer à bord de 600
navires à destination de la rive méridionale de la Méditerranée.
Chateaubriand commente, dans les Mémoires d’Outre-tombe, ce
spectacle haut en couleur : « … Journée de soleil et de fête à la veille des
jours de deuil, dernier rayon à l’heure où les ombres du soir vont envahir le
ciel, dernier sourire de la fortune à cette maison de Bourbon qui avait
trouvé la France épuisée, appauvrie, écrasée sous le poids d’inénarrables
désastres et qui allait la laisser libre, prospère et forte, avec des finances
admirables et une flotte superbe  ; – qui l’avait trouvée vaincue, humiliée,
foulée aux pieds par 400  000 envahisseurs et qui allait lui léguer la plus
pure et la plus belle de toutes les conquêtes accomplies sous les yeux et
malgré les menaces de l’Angleterre frémissante. »
Le dispositif est en place pour une grande aventure nationale et
internationale dont les objectifs sont encore imprécis, les développements
insoupçonnés  ; ses origines sont très diverses et imposent parfois une
longue rétrospective des rapports historiques entre la France et les
royaumes barbaresques. Dans son ordre du jour du 10 mai 1830, quelques
jours avant l’appareillage, le maréchal de Bourmont, commandant en chef
de l’expédition d’Alger, en résumera les propos, les risques et les objectifs
immédiats :
« Soldats,
» L’insulte faite au pavillon français vous appelle au-delà des mers ; c’est pour le venger
qu’au signal donné du haut du trône, vous avez tous brûlé de courir aux armes et que beaucoup
d’entre vous ont quitté avec ardeur le foyer paternel.
» A plusieurs époques, les étendards français ont flotté sur la plage africaine. La chaleur du
climat, la fatigue des marches, les privations du désert, rien n’a pu ébranler ceux qui vous y ont
devancés. Leur courage tranquille a suffi pour repousser les attaques tumultueuses d’une
cavalerie brave mais indisciplinée. Vous suivrez leur glorieux exemple.
»  Les nations civilisées des deux mondes ont les yeux fixés sur vous. Leurs vœux vous
accompagnent. La cause de la France est celle de l’humanité  ; montrez-vous dignes de votre
noble mission  : qu’aucun excès ne ternisse l’éclat de vos exploits. Terribles dans le combat,
soyez justes et humains après la victoire ; votre intérêt le commande autant que le devoir. Trop
longtemps opprimé par une milice avide et cruelle, l’Arabe verra en nous des libérateurs  ; il
implorera notre alliance. Rassuré par notre bonne foi, il apportera dans nos camps les produits
de son sol. C’est ainsi que, rendant la guerre moins longue et moins sanglante, vous remplirez le
vœu d’un souverain aussi avare du sang de ses sujets que jaloux de l’honneur de la France… »
Le programme de la conquête apparaît «  en pointillé  » dans cet appel
aux soldats  : quelques-uns des ferments d’erreurs fondamentales dans la
direction de la conquête y paraissent aussi  : d’aucuns seront bien vite
décelés, d’autres à plus long terme, lorsque l’évolution, qui aboutira cent
trente-deux ans plus tard à l’indépendance de l’Algérie, sera devenue
irréversible…
 

Tout n’est pourtant pas si clair qu’il y paraît lorsque la flotte appareille
à destination des côtes africaines. L’expédition résulte d’un véritable
imbroglio diplomatique, politique et financier. Sans doute, par le passé, fut-
il souvent question, pour les puissances européennes, de conquérir les
régences barbaresques et de mettre ainsi un terme aux actions impitoyables
de leurs audacieux corsaires. Mais la plupart des expéditions entreprises par
les Anglais, les Espagnols, les Portugais, les Vénitiens ou les Génois, et
même par les Français, voire les Américains, n’ont abouti qu’à des succès
éphémères lorsqu’elles n’ont pas tourné simplement à la cata-strophe… Les
Barbaresques ont dominé la Méditerranée pendant des siècles, jouant
habilement de l’antagonisme larvé ou évident des puissances maritimes ; ils
ont su imposer la loi de leurs pirates, faire trembler les équipages, razzié les
villes côtières de France, d’Italie ou d’Espagne, drainé vers l’Afrique des
richesses considérables, pratiqué à grande échelle la traite des blanches et…
des blancs : c’est une histoire longue et souvent douloureuse.
Le projet d’expédition française, élaboré de 1827 à 1830, doit mettre un
terme à cette série de méfaits. Toutefois, les gouvernements qui
l’élaborèrent n’auraient pu définir quels résultats ils entendaient obtenir. On
voulait, certes, purger la Méditerranée de ses corsaires, punir des Turcs trop
entreprenants, venger des affronts trop cinglants, régler de très vieux
comptes et, à l’occasion, conquérir des marchés, peut-être même se
procurer à bon prix des matières premières. Il n’y avait assurément pas, à
l’origine, de propos délibéré de conquête et d’annexion. Le «  coup
d’éventail » du 30 avril 1827 a constitué, pour l’imagerie populaire et même
pour certains interprètes hâtifs de l’histoire le point de départ de l’aventure
coloniale de la France en Afrique du Nord. Il ne fut en réalité qu’un
incident parmi beaucoup d’autres, un alibi diplomatique, l’argument
commode d’une crise « à tiroirs ». Le moins qu’on puisse retenir est que la
riposte fut lente à venir puisqu’il fallut attendre plus de trois ans pour que
les troupes françaises vinssent punir, à Alger, le dey Hussein de son
insolence…
Il faudrait donc remonter dans le temps, bien au-delà de la période
révolutionnaire, lorsque Louis  XIV et même François  Ier s’étaient
intéressés à l’Afrique. Mais, sans chercher si loin des causes si confuses, on
peut retenir que tout a commencé en marge d’une sordide affaire de
créances plus ou moins honorées par le gouvernement français. Il s’agissait
de séquelles de marchés de céréales passés avec les armées de la Révolution
et de l’Empire par deux Juifs livournais, citoyens de la Régence,
entreprenants et retors, Jacob Bacri et Nephtali Busnach. Par ce biais peu
reluisant, par ses conséquences, malgré les réticences de trois
gouvernements successifs de Charles  X, la France s’engagea dans
l’aventure algérienne, en dépit de l’opposition d’une large majorité de
l’opinion « politique » et de celle, plus effective encore, de l’Angleterre. Et
c’est ainsi qu’après trois années de blocus – qui furent aussi consacrées à de
grandes manœuvres diplomatiques et politiques – une immense expédition
conduisit aux portes d’Alger, le 5 juillet 1830, l’armée qui allait mettre un
terme à trois siècles de domination turque sur la côte septentrionale de
l’Afrique et sur les eaux méditerranéennes.
 

Au terme du mois de jeûne du Ramadan, les musulmans célèbrent la


fête du Baïram. A la veille de cette commémoration, le 30  avril 1827, le
consul général de France à Alger, Pierre Deval, va, suivant la coutume,
présenter au dey les vœux de son gouvernement. Fils d’un interprète à
l’ambassade de France à Constantinople, ayant fait toute sa carrière en
Orient, Deval, qui parle parfaitement le turc et l’arabe, connaît fort bien son
interlocuteur qui lui témoigne souvent une réelle amitié. Mais il redoute, ce
jour-là, que l’entretien lui vaille quelques désagréments  : en effet, depuis
plusieurs mois, ses rapports avec le dey se sont gâtés, Hussein
s’impatientant des retards apportés par la France dans le règlement d’un
contentieux financier vieux de plus d’un quart de siècle.
Ayant auprès de lui ses ministres et quelques janissaires de sa garde
personnelle, le dey, assis sur son trône, reçoit Deval resté debout, comme le
veut l’étiquette. Le consul général n’a pas le temps de dire un mot : Hussein
l’apostrophe sans aménité :
«  Est-il vrai, demande-t-il, que l’Angleterre a déclaré la guerre à la
France ?
— Ce n’est, répond Deval, qu’un faux bruit auquel ont donné naissance
les troubles du Portugal dans lesquels le gouvernement du Roi n’a pas
voulu s’immiscer, dans sa loyauté et sa dignité. »
Le dey s’irrite et réplique avec violence :
« Ainsi donc, la France accorde à l’Angleterre tout ce qu’elle veut, et à
moi rien du tout.
— Il me semble, Seigneur, que le gouvernement du Roi vous a toujours
accordé tout ce qu’il a pu.
— Pourquoi votre ministre n’a-t-il pas répondu à la lettre que je lui ai
écrite ?
— J’ai eu l’honneur de vous en porter la réponse dès que je l’ai reçue.
—  Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu directement ? Suis-je un manant,
un homme de boue, un va-nu-pieds ? Mais c’est vous qui êtes la cause que
je n’ai pas reçu la réponse de votre ministre. C’est vous qui lui avez insinué
de ne pas m’écrire. Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre. »
Selon Deval, la conversation aurait ainsi tourné court. Hussein
affirmera pour sa part, que le consul aurait incongrûment répondu  : «  Le
Roi a bien autre chose à faire que d’écrire à un homme comme toi. » Quels
qu’aient été le ton et le sens du propos, le dey et son visiteur sont d’accord
sur ce qui en résulta : Hussein, hors de lui, se levant et frappant le consul de
trois coups de chasse-mouches «  au visage  » selon le premier, «  sur le
corps » suivant le second. L’incident allait donc devenir historique.
Insensible sur l’instant, Deval répond  : «  Je prie Votre Altesse d’être
bien convaincue que je crains Dieu et non les hommes. Je puis affirmer à
Votre Altesse que je transmis fidèlement à Son Excellence le ministre du
Roi la lettre de Votre Altesse. Son Excellence a répondu par mon entremise,
suivant les formes accoutumées. » Et, mettant un terme à l’entretien avant
de congédier le consul de France, Hussein le menace en faisant allusion à
des fortifications élevées en secret par les Français aux abords de leur
concession de La Calle : « Sachez que je n’entends nullement qu’il y ait des
canons au fort de La Calle. Si les Français veulent y rester et y faire le
commerce de la pêche au corail, comme des négociants, à la bonne heure ;
autrement, qu’ils s’en aillent ! Je ne veux pas qu’il y ait un seul canon des
infidèles sur le territoire d’Alger. »
Deval prend congé sans dire mot. Quelques mois plus tard, la
concession de La Calle était rasée par les soldats du dey de Constantine…
 

Quel est donc l’argument majeur de la colère du dey ? Un parlementaire


de l’opposition au gouvernement Villèle, qui va bientôt connaître de
l’incident d’Alger, le résume à peu près : « … Deux négociants algériens,
Bacri et Busnach, banquiers de la Régence, avaient fait des fournitures
considérables en approvisionnements au gouvernement français, de 1793 à
1798, pour nos armées en Italie et pour l’expédition d’Egypte… Les
paiements furent suspendus et les demandes de ces fournisseurs
contestées… Le dey d’Alger réclama longtemps pour ce même objet, en
faisant connaître qu’il était propriétaire d’une partie de ces
approvisionnements… Le 21  juin 1820, le baron Pasquier, ministre des
Affaires étrangères, vint proposer aux Chambres, au nom du Roi, un projet
de loi pour accorder sept millions en numéraire, applicables au paiement de
cette ancienne créance algérienne. Comment est-il donc arrivé que ce
sacrifice nous ait amené la guerre ? C’est que le Roi et les Chambres ont été
évidemment trompés, c’est que les sept millions ont reçu une autre
destination que celle qui était dans leur intention expresse ; cette somme a
été, en grande partie, allouée par des sentences à Paris à des créanciers
munis de titres qui se sont trouvés préférés par un des articles de la
transaction. »
En d’autres termes, Bacri et Busnach ont roulé tout le monde, mais
aussi «  mouillé  » beaucoup de monde dans leurs combinaisons qui leur
rapportèrent une fortune considérable, même si elles leur coûtèrent,
incidemment et de façon très provisoire, quelque séjour en prison…
Un demi-siècle avant l’expédition d’Alger, les rapports entre la France
et la Régence sont excellents. Des accords déjà anciens garantissent peu
après l’activité à La Calle et à Cap Bon, de commerçants qui pratiquent –
non sans risques, il est vrai, et toutes redevances versées au dey d’Alger et
au dey de Constantine – la pêche du corail et le négoce des céréales.
Ces bonnes relations vont se traduire, en pleine période révolutionnaire,
par une aide financière d’Alger à Paris. Le premier emprunt est consenti à
la République par le dey Hassan au consul de France Vallière, en 1793. Son
montant est de 250  000  francs. Trois ans plus tard, le Comité de Salut
public et le Directoire demandent à la Régence de nouvelles facilités,
souhaitant porter à 5  millions le volume d’un nouvel emprunt, qu’Hassan
limite, tout de même, à un million. Le dey accepte, avec élégance, que cette
somme ne porte pas d’intérêt. Il est vrai que ce crédit doit couvrir les seuls
achats de céréales effectués dans la Régence. Mais il est d’autant plus
apprécié par le bénéficiaire qu’à l’époque, la France révolutionnaire ne peut
trouver ailleurs des fournisseurs susceptibles de parer aux risques de famine
et de ravitailler les armées dont le bond en avant va bientôt bouleverser la
géographie politique européenne. Hassan est d’ailleurs très conscient de la
nature du problème qui se pose à son emprunteur et ne s’en cache pas, en
commentant l’esprit dans lequel le prêt a été accordé : « … Nous sentons,
écrit-il à ses interlocuteurs, que dans la guerre générale que vous avez à
soutenir contre les grandes puissances de l’Europe, il est impossible que
vous n’éprouviez pas de la difficulté à vous procurer des subsistances et
d’autres objets de première nécessité. C’est dans de semblables
circonstances que nous devons déployer toute la magnanimité de notre
caractère et l’étendue de nos sentiments. »
Le dey est alors fort généreux et l’on a, à Paris, sans se faire vraiment
d’illusions sur ses arrière-pensées, maintes raisons de s’en féliciter, sans
approfondir trop avant les motifs de sa compréhension et de son amitié. Il
n’est, à vrai dire, pas seul intéressé dans cette affaire. Des inspirateurs qui
seraient bientôt des intermédiaires très actifs lui avaient suggéré les
modalités de l’opération menée à bien avec le gouvernement français. C’est
eux qui devaient fournir la plus grande partie des capitaux prêtés à la
France. Il s’agit de marchands livournais, les familles Bacri et Busnach,
établis dans la Régence depuis les années 1770, époque à laquelle Joseph
Bacri, le «  meneur de jeu  », a fondé avec ses frères, Salomon, Jacob,
Mardochée son fils et son beau-frère, Nephtali Busnach, une firme qui va
bientôt connaître une prospérité exceptionnelle. Leur succès est si brillant
qu’ils peuvent organiser leurs affaires à l’échelle de la Méditerranée,
installant des comptoirs à Carthagène, Marseille, Gênes, Livourne, Naples,
Smyrne, Alexandrie et Tunis. Organisés, admirablement informés de tout ce
qui se trame dans les milieux politiques et commerciaux des pays où ils ont
désormais pignon sur rue, les négociants livournais ne tardent pas à jouer
auprès du dey un rôle prépondérant. En quelques années, les deux familles
vont, en dépit de démêlés internes occasionnels, mettre la main sur
l’organisation de tout le commerce extérieur de la Régence, dont les
résultats ont une incidence immédiate sur la situation financière du pays.
Ayant su s’imposer, jouer de toutes les influences, séduire le dey qui
leur fait confiance, on les considère bientôt comme les « rois d’Alger ». Le
consul de France, Jean Bon Saint-André, qui eut affaire à eux, résume en
quelques propos la nature réelle de leur influence : « Quelqu’un aurait-il pu
croire que tout le commerce de la Méditerranée tomberait aux mains de
deux Juifs d’Alger ? Rien n’est cependant plus vrai et ce phénomène moral
offre le plus vaste champ à la méditation des politiques. Quelle est la place
importante où vous ne trouverez pas des agents de Bacri et Busnach ? »
Ayant cité les villes que nous énumérions plus haut parmi les comptoirs
créés par les habiles négociants, le consul fait le point de leur puissance
véritable : « … Ils jouissent dans ces différents endroits de plus ou moins de
puissance, suivant la nature des gouvernements et même selon l’intérêt plus
ou moins grand qu’ils ont à dominer. Ils promettent aux petits Etats
d’Europe la paix, et ils la font ; ils en sont mécontents, et ils leur déclarent
la guerre. S’agit-il d’un rachat d’esclaves  ? Ils en sont les médiateurs. Un
marchand européen leur fait-il ombrage  ? Ils le chassent et le pouvoir
consulaire échoue contre leur crédit… La cause de la diminution de notre
influence en Barbarie est dans l’accroissement du crédit des Juifs  ; les
Anglais leur doivent l’espèce de faveur, très précaire dans son principe et
très réelle dans le fait, dont ils jouissent. Sans ces mêmes Juifs, les
Américains ne paraîtraient pas dans ces mers et enfin, ils préparent
sourdement et suivent avec constance un projet de révolution qui, en
soumettant Tunis à Alger, établira en Barbarie un nouvel ordre de choses,
dont les avantages ne seront rien moins que désastreux pour nous. »
Tel est donc le pouvoir de deux familles juives dont les aventures à
venir provoqueront incidemment le coup d’éventail de 1827…
Bacri et Busnach ont tôt fait de mesurer les avantages que leur promet
un endettement accru du gouvernement français. La dette française ne
cesse, en fait, de s’accroître, dépasse 5  millions de francs en 1794 et a
tendance à s’amplifier tandis que se développe l’action des armées en
campagne en France et à l’étranger. Cependant, compte tenu de la situation
financière du régime révolutionnaire, il n’est pas question de faire face aux
échéances déterminées par les accords commerciaux passés avec les Bacri
et avec le dey. Les négociants livournais ne sont pas, pour autant, des
philanthropes imprévoyants  : ils savent tenir leurs comptes. Ils vendent
donc cent francs ce qui en vaut la moitié à peine et jouent sur divers
tableaux à la fois. Profitant de l’état de guerre institué entre la France et la
Régence en marge de la campagne d’Egypte de Bonaparte, ils prennent le
relais des commerçants français contraints d’évacuer leurs comptoirs
dévastés de La Calle et de Bône. Ils ne cessent pas, pour autant, de
ravitailler l’armée de Bonaparte et organisent en Méditerranée
l’arraisonnement de navires de céréales voguant vers la France et dont les
car-gaisons sont partagées entre eux et les corsaires barbaresques  ! Il leur
arrive aussi d’expédier à leur client des cargaisons avariées avant même
leur départ d’Alger. Dès lors, et sans que cela soit officiel, s’institue entre
eux et leurs interlocuteurs de l’autre côté de la Méditerranée, un contentieux
dont il sera bientôt difficile de définir les données précises.
Si habiles que soient les Juifs d’Alger, il ne leur suffit pas d’installer
une « antenne » à Marseille pour se prémunir totalement contre les ripostes
possibles du gouvernement français  : car si l’on est soucieux, à Paris, en
une période troublée, d’assurer le ravitaillement des troupes et de certaines
régions, et si l’on doit passer bon gré mal gré par la filière Bacri-Busnach,
on est moins dupe qu’il n’y paraît. Aussi, dans leur souci de préserver
l’avenir, les Livournais s’emploient-ils avec persévérance à gagner à leur
cause quelques grands du régime. Un de leurs plus sûrs avocats sera
Talleyrand, qui défendra curieusement leur cause dès qu’il accédera aux
fonctions de ministre des Relations extérieures. Jacob Bacri, émissaire
parisien de la famille, ne s’en cache guère lorsqu’il prétend obtenir le
règlement des dettes antérieures, grâce à l’action de son puissant ami : « Si
le “boiteux” n’était pas dans ma main, je ne compterais sur rien.  » Et
lorsqu’un peu plus tard il paraîtra plus difficile qu’il n’aurait voulu
d’aboutir à un résultat, il tentera d’autres démarches à un échelon plus
élevé, provoquant l’intervention directe du dey d’Alger auprès de
Bonaparte, maître de l’heure : « … Le boiteux, qui est intéressé à la chose,
s’est donné beaucoup de mouvement pour avoir une lettre de notre maître
(Mustapha) pour terminer l’affaire. O  ! Abraham, si vous pouvez porter
Nephtali à faire écrire par notre maître au Petit (Bonaparte) une lettre où il
lui dira que l’argent réclamé par Bacri et Busnach est à lui… »
L’habile homme ne recule pas devant les moyens qui lui permettraient
de recouvrer le montant de ses créances, même si celles-ci ont été très
largement et artificiellement gonflées. Mais Talleyrand ne réussit pas,
comme il le voudrait, à emporter la cause. Les créances sont contestées au
moins autant que les méthodes commerciales des fournisseurs d’Alger…
Jacob et Nephtali s’impatientent. Persuadés de l’inanité à court terme des
interventions du « boiteux », ils décident de frapper plus haut et plus fort.
Ils décident donc de transformer la nature du problème. Ils sèment ainsi le
grain qui, en levant au cours des prochaines années, sera l’un des
principaux aliments des contestations entre la France et les deys, à ce point
indigestes, que vont en résulter, pour une large part, le coup d’éventail et
l’expédition de 1830.
Faute d’avoir pu convaincre les dirigeants du Directoire, Bacri et
Busnach se présentent au dey Mustapha comme des victimes de la France.
Et ils lui posent un problème d’argent tout à fait simple  : comment donc
pourraient-ils lui rembourser les quelque 300 000 francs qu’ils lui doivent,
alors que leur trésorerie est obérée par les avances consenties au
gouvernement français qui reste sourd à leurs récriminations légitimes. Ils
ne pourront donc rembourser leur propre dette tant que la France refusera
de s’acquitter de la sienne. Que le dey intervienne auprès de ses amis
français, et tout rentrera dans l’ordre.
Cette proposition ne laisse pas le dey indifférent. Mustapha se méfie si
peu de ses amis juifs qu’il suggère à Paris qu’on les rembourse directement,
sans se soucier de ses propres chances de rentrer, à son tour, en possession
de son dû. En septembre  1798, il plaide pour eux seuls, auprès de
Talleyrand : « Veuillez faire payer à Bacri l’argent dû déjà il y a longtemps
pour des vivres fournis à la République dans un temps où elle en avait
grand besoin et où elle a trouvé bien peu de particuliers qui aient eu le
courage et la volonté de s’exposer à de pareilles avances dans une période si
critique. Il est temps qu’on les récompense, ainsi que notre partialité,
confiance et bienveillance pour la République, simplement en leur payant
ce qui leur est dû, pour les mettre en cas de pouvoir payer leurs dettes à
notre Régence… »
On allait être à peu près d’accord, à Paris, sur les modalités d’un
remboursement échelonné lorsque débute l’expédition d’Egypte, qui
compromet pour quelques années les relations entre les deux
gouvernements, les Turcs ayant exigé du dey d’Alger qu’il déclare la guerre
à la France. Cette phase délicate des relations entre les deux gouvernements
vaut à Jacob Bacri, alors à Paris, de faire un séjour dans la prison du
Temple. Il n’en tiendra pas rigueur à ses geôliers puisque, dès sa libération,
il entreprend à Paris de nouvelles opérations commerciales, assumant
notamment d’importants contrats de livraison de céréales pour l’armée du
Rhin et les troupes d’Italie. Ainsi la dette s’amplifie-t-elle, dépassant
bientôt 7 millions de francs. Cela représente beaucoup d’argent : aussi Bacri
intervient-il encore auprès de Talleyrand.
Toujours compréhensif et ne ménageant pas les arguments
diplomatiques, le « boiteux » défend leur cause avec fougue : « … L’état de
nos rapports actuels avec la Régence exige qu’on montre aux Juifs la
meilleure bonne volonté possible, plaide-t-il auprès du ministre des
Finances. Il faut considérer cette affaire, non comme leur étant particulière,
mais comme une affaire d’Etat. Ils méritent des ménagements, à raison de
ce que leur souverain leur accorde et l’on pourrait craindre que leur
mécontentement n’altérât, dans leur principe, les bonnes dispositions qu’il
vient de leur montrer.  » Ce chaleureux plaidoyer porte des fruits  : sur les
huit millions et demi de francs réclamés, il en est versé, en deux ans, quatre
et demi. Cette somme leur paraît toutefois insuffisante pour justifier le
remboursement de leur dette personnelle envers le dey, qui réclame son dû
au gouvernement français.
Une fois la paix rétablie avec la Turquie, au lendemain de la campagne
d’Egypte, on paraît s’acheminer dans la voie des accommodements  : un
traité de paix est signé le 17 décembre 1801 à Alger, par le dey Mustapha et
le chargé d’Affaires français, Dubois-Thainville. Rétablissant les relations
politiques et commerciales dans leur état antérieur, il stipule notamment, en
son article XIII, que le dey « s’engage à faire rembourser toutes les sommes
qui pourraient être dues à des Français par ses sujets, comme le citoyen
Dubois-Thainville prend l’engagement, au nom de son gouvernement, de
faire s’acquitter toutes celles qui seraient également réclamées par des
sujets algériens…  » Une allusion est ainsi faite, de façon explicite, à la
fameuse dette Bacri et ce traité restera longtemps une référence essentielle.
Mais il faudra attendre le gouvernement de la Restauration pour qu’une
suite effective y soit donnée, qui d’ailleurs n’allait nullement satisfaire le
dey…
De gros nuages viennent assombrir l’avenir des «  rois d’Alger  ». Fort
habiles jusque-là, jouant sans grands risques, auprès des deys successifs, le
rôle d’éminences grises, ils sont devenus si ambitieux que les janissaires
réagissent. Busnach est assassiné en juin 1805, les biens des Juifs d’Alger
sont pillés et le dey Mustapha paie de sa vie la sollicitude qu’il a témoignée
aux négociants livournais. Ces drames et leurs séquelles, des rivalités de
clans entre les familles Bacri et Duran, valent aux créanciers de la France
un exil provisoire à Livourne. Quoi qu’il en soit, dix ans plus tard, Jacob
Bacri, frère de Joseph, le chef de file définitivement exilé à Livourne,
revient à Alger, et tente de rentrer dans ses fonds au moment même où le
dey s’efforce aussi d’obtenir de la France un règlement définitif du litige.
Il faut, en premier lieu, aligner des chiffres véridiques ; et ce n’est pas
facile. Le montant global des créances Bacri est évalué à 24  millions de
francs par quatre conseillers d’Etat commis à cet effet  : Haly d’Oissel,
Mounier, Bessières et Malartic. Mais cette somme ne constitue qu’une base
de départ, élément central de longues tractations, dont le fondé de pouvoir
de Bacri en France définit les limites en constatant que «  s’il est dans
l’intérêt du gouvernement français de déterminer, par un arrangement à
l’amiable, toute contestation avec la Régence d’Alger, en raison des
réclamations de ses sujets, il n’est pas moins dans l’intérêt des sieurs Bacri
et Busnach d’éviter, par une réduction convenable de leurs prétentions, les
retards qu’entraînerait une liquidation régulière.  » On joue donc sur les
chiffres et, après maint marchandage, l’accord est conclu sur un montant
global de la facture, arrêté à 7  millions de francs payables en douze
versements de 583  533  francs, décompte fait de la retenue opérée par le
Trésor sur cette somme pour garantir d’éventuelles oppositions. Le
caractère de «  dette d’Etat  » est tout particulièrement souligné dans le
préambule de la transaction du 28 octobre 1819 qui affirme notamment que
le Roi veut «  mettre un terme aux réclamations de la Régence d’Alger
relativement aux créances Bacri et Busnach et prouver au dey son désir de
maintenir la bonne intelligence qui règne entre les Etats. »
Confiant, sûr de recevoir de la France le montant de la dette des Bacri à
l’égard de la Régence, Hussein donne sont assentiment à Paris, le 22 avril
1820, se félicitant, par anticipation et avec quelque imprudence, de
l’heureuse solution du problème. «  Nous sommes convaincus qu’en
conséquence de ladite convention passée à Paris, le gouvernement français
a pleinement satisfait à toutes les obligations et qu’il n’existe plus à sa
charge aucun objet de demande ni de réclamation, sous quelque prétexte
que ce soit.  » Satisfait de la sorte, le dey commet une double erreur d’où
résultera un rebondissement de la crise. Il ignore en effet que des
oppositions outrepassant largement le montant de la somme due par la
France ont été faites sur les créances. Elles émanent d’ailleurs de parents et
d’associés du négociant… Bacri ne risque pas grand-chose, ayant de longue
date prudemment hypothéqué ses créances.
Les modalités de la transaction du 28  octobre imposent au
gouvernement français de dégager un crédit très important pour faire face
aux exigences d’engagements antérieurs. De longs débats orageux se
déroulent en juin et juillet  1820 devant les Chambres. Le baron Pasquier,
ministre des Affaires étrangères, précise dans quel esprit Paris envisage de
régulariser la situation  : «  … Le Roi reconnaît que la principale cause de
l’interruption de nos relations avec Alger était l’inexécution de l’article du
traité de 1801 qui avait garanti le paiement des créances des sujets
algériens. Le Roi promit ce que la justice exigeait impérieusement. Il fit
déclarer à la Régence d’Alger qu’il serait satisfait aux réclamations de ses
sujets. La Régence, convaincue de la sincérité des dispositions du
gouvernement français, rétablit aussitôt les relations de bonne intelligence
entre les deux pays et la restitution à la France des concessions suivit de
près cet heureux changement. Il restait à la France à remplir ses
engagements. On s’est, en conséquence, occupé de l’examen des créances
algériennes…  » Le ministre souligne ainsi l’intérêt que l’on attache à un
resserrement des liens entre la France et la Régence : cette appréciation va
pourtant paraître suspecte, dans la mesure où l’on a négligé de prévenir le
dey des oppositions faites sur la créance Bacri à tel titre qu’il sera en
quelque sorte exclu du règlement judiciaire qui ne manquera pas
d’intervenir à long terme. Ces malencontreuses dispositions diplomatiques
contribueront d’ailleurs à authentifier la thèse suivant laquelle Deval aurait
joué à Alger le jeu de Bacri, en échange d’avantages financiers
confortables, au lieu de prévenir le dey très précisément de ce qui pouvait
résulter du règlement des créances.
Le débat donne à l’opposition l’occasion de se déchaîner à la Chambre
des députés et à la Chambre des pairs. Quelques interventions résument à
peu près ce que pensent les Français de cette aventure algérienne  : «  Que
nous a-t-on dit sur le fond même de la créance ? interroge un député. Nous
a-t-on prouvé que les fournitures ont été réellement faites ? Qu’elles ont été
de bonne qualité  ? Qu’elles ont réellement tourné à l’avantage du service
public  ? Qu’elles sont justifiées par des pièces comptables authentiques  ?
Cette affaire est décriée depuis son origine… Nous voyons qu’une grande
partie des fournitures de grains faites par les Algériens a été payée au
moment même où elles ont eu lieu ; que plusieurs sommes importantes ont
été payées par suite du traité de 1801… Malgré tous ces paiements on
réclamait encore 24  millions. Quelle prodigieuse quantité de grains notre
armée d’Italie aurait-elle donc consommée ?… »
La méfiance à l’égard de ces marchés anciens et discutables se retrouve
dans l’intervention du comte de Ségur devant la Chambre des pairs : « …
Les réclamations des Juifs algériens, déclare-t-il, se présentent sous une
apparence bien suspecte. Si cette convention est une affaire de fournitures,
on doit administrer les preuves qu’elles ont été faites et reçues aux prix,
lieux et qualités convenus, surtout lorsque, pendant tant d’années, le
gouvernement a trouvé la réclamation de ces créanciers exorbitante ou mal
fondée et lorsque à toutes les époques, des bruits trop répandus ont donné
lieu de croire que les créances négociées à bas prix étaient plus appuyées
par l’intérêt privé que par l’intérêt général. »
La loi est votée et promulguée en dépit de l’opposition, le 24  juillet
1820. Sur les 7 millions, 2 500 000 francs sont immédiatement consignés à
la Caisse des dépôts pour désintéresser les opposants qui réclamaient
d’ailleurs dix fois plus. Il allait falloir plusieurs années pour y voir clair, les
tribunaux devant apprécier, à grand-peine, la validité des demandes ainsi
déposées. Mais le dey, pour sa part, comprend qu’il n’a plus rien à attendre
de la justice française. Incapable de s’y retrouver dans le labyrinthe d’une
procédure fort différente de celle qu’il applique à ses sujets et fort mal
renseigné par le consul général de France, il s’ancre peu à peu dans l’idée
que les Français ont voulu, tout comme Bacri, le rouler. Il s’en persuade
davantage encore lorsque à l’occasion d’un litige analogue ayant opposé
Bacri aux Espagnols, le gouvernement de Madrid accepte de désintéresser
directement et en priorité la Régence.
Hussein ayant accédé au deylicat en 18181 et Deval étant en poste à
Alger depuis 1815, les deux hommes vont être face à face, au centre de la
crise pendant quinze ans, leurs rapports évoluant du stade amical à celui
d’un farouche antagonisme. Les mois passant, les récriminations du dey
sont de plus en plus acrimonieuses  : et il accepte mal la mince
compensation que lui offre Deval en affirmant que les tribunaux français
devaient cheminer lentement pour débroussailler les nombreux procès
auxquels donne lieu à Paris la liquidation des créances Bacri. Faute de
mieux, le dey se vengeait de son créancier en l’emprisonnant en août 1826 :
n’ayant plus grand-chose à perdre, Bacri accuse Deval d’avoir reçu un pot-
de-vin en marge du règlement au détriment de la Régence. Il n’en faut pas
davantage pour que se tendent à l’extrême les rapports entre le dey et le
consul. Hussein ne veut plus d’intermédiaire dans ses relations avec Paris et
il s’adresse directement, en août 1826, au baron de Damams, ministre des
Affaires étrangères : « Nous prions Votre Excellence, au reçu de la présente
lettre, de régler avec Nicolas Pléville, représentant de notre serviteur Jacob
Bacri, le compte des sommes qui nous sont dues en France. Nous désirons
que notre serviteur, Raya Elem Kajem, soit présent lorsque vous ferez ce
compte parce qu’il connaît tout ce qui y est relatif. Enfin, lorsque vous
aurez entièrement réglé et terminé le compte des sommes susdites qui sont
connues et avérées, veuillez bien nous envoyer promptement par vos
propres moyens, sans délai ni retard, la somme totale que ce compte aura
donné pour résultat, et y joindre aussi l’intérêt que cet argent a dû rapporter,
avec le montant des dépenses faites pour le recouvrer pendant le long
espace de mois qu’il est resté hors de notre jouissance… Envoyez-nous
donc toutes ces différentes sommes par vos propres mains, car ceci ne
regarde que nous et faites-nous les parvenir bien entières et complètes. »
L’insistance d’Hussein ne plaît guère à Paris. Dès lors, les incidents
vont se multiplier. Les corsaires barbaresques reprennent les actes
d’hostilité contre les navires de commerce français en Méditerranée. Ils
attaquent aussi les navires pontificaux San Antonio et San Francisco de
Paola dont les équipages sont faits prisonniers. Paris réplique par l’envoi à
Alger de la frégate Galatée dont le commandant est chargé de demander au
dey réparation des actes d’hostilité commis au détriment des pavillons
français et pontifical. «  Le gouvernement de Sa Majesté déclare que le
retour de pareils procédés troublerait infailliblement la bonne intelligence
entre les deux pays et, dans ce cas, Son Altesse ne devrait s’en prendre qu’à
elle-même des conséquences qui en pourraient résulter. »
Hussein ne l’entend pas de cette oreille. Il attendait qu’on vînt discuter
avec lui d’un très vieux contentieux  : au lieu de cela, on le menace. Il
riposte avec virulence, se plaint d’être lésé par la carence du gouvernement
français qui est son débiteur et, rejetant la responsabilité de la situation sur
Pierre Deval, réclame son rappel  : s’il en allait ainsi, tout pourrait
s’arranger, le dey concluant son propos sur une note optimiste : « … Venant
un nouveau consul de bon caractère il lui sera accordé tous les plaisirs
possibles, considérant la France comme la nation la plus attachée à nous,
ainsi qu’elle l’a toujours montré. »
Datée du 29  octobre 1826, cette lettre du dey produit à Paris un très
mauvais effet. On ne se hâta pourtant pas d’y répondre, si bien que six mois
plus tard, jour pour jour, le dey attendait encore que Paris voulût bien à la
fois le rembourser et le débarrasser de Deval… C’était aller au-delà de ce
que sa patience pouvait supporter. C’était la veille de la fête de Baïram. Au
cours de cette journée désormais historique, un coup de chasse-mouches
qu’on baptisa coup d’éventail, serait à la fois l’épilogue provisoire d’une
méchante affaire d’argent et la préface d’une aventure coloniale aux
rebondissements alors incalculables.
 

Quelle qu’ait été la responsabilité de Deval et du gouvernement français


dans l’aggravation de la crise entre la France et la Régence, le coup de
chasse-mouches n’en constitue pas moins un affront qui ne saurait être
enregistré sans réagir. Lorsque la nouvelle détaillée de l’incident parvient à
Paris fin mai, la situation intérieure difficile à laquelle doit faire face le
gouvernement Villèle ne permet pas de prendre des demi-mesures sujettes à
critiques, pour des raisons contradictoires, par l’opposition dont on ne
pouvait en aucun cas escompter le ralliement et par la majorité. Dès lors
apparaissent à l’évidence – et il en ira ainsi pendant plusieurs années – les
interférences entre la situation politique française et les décisions relatives à
la Régence. Puisqu’il s’agit, en un premier temps, de faire preuve d’autorité
et de traduire en actes l’irritation du gouvernement royal, l’escadre
interviendra le long des côtes barbaresques et le commandant « va se rendre
à Alger pour exiger satisfaction ou venger l’honneur et la dignité de la
France, si cette satisfaction était refusée ou si l’on ne voulait pas l’accorder
telle que nous la demandons. »
Sous le commandement du capitaine de vaisseau Collet, les navires
français arrivent en rade d’Alger le 12 juin. Le commandant de la flotte doit
obtenir du dey qu’il vienne présenter ses excuses au consul général de
France à bord du Provence. On a toutefois pensé, à Paris, que le degré de
cette humiliation excéderait sans doute ce que pouvait accepter, sans perdre
la face, celui auquel on l’imposait. Aussi deux solutions de remplacement
ont-elles été envisagées : Hussein pourrait présenter des excuses publiques
au consul de France qui lui rendrait visite en compagnie du commandant de
l’escadre et en présence des membres du corps diplomatique ; à moins qu’il
ne préfère qu’un des plus hauts représentants de la Régence vienne à bord
du Provence présenter les excuses de son souverain. Dans tous les cas, le
drapeau français serait arboré sur les forts d’Alger et salué de cent coups de
canon. Ces réparations acquises, on pourrait ensuite envisager l’examen
d’ensemble du contentieux, mais sous un aspect unilatéral puisqu’il ne
serait question que des représentations que la France avait à faire, sans
autres allusions à la dette Bacri.
Après avoir fait le point de la situation et noté l’ambiance, ayant tenté
de déterminer ce qu’en la conjoncture actuelle le dey était susceptible
d’accepter, les émissaires français portèrent leur choix sur la troisième
formule impliquant l’envoi à bord du Provence d’une délégation composée
du ministre des Affaires étrangères, de l’amiral commandant la marine et du
capitaine du port accompagnés de quatre grands khodjas du palais du dey.
Ce dernier est informé le 15 juin des desiderata du gouvernement français
qui lui laisse un délai de réflexion de vingt-quatre heures. C’était bien peu
de temps et beaucoup de rigueur.
Hussein prend la menace avec colère, acceptant mal les arguties
françaises qui prétendent rejeter sur lui seul la responsabilité de la situation
alors qu’il rend Pierre Deval comptable des fâcheux événements survenus
depuis fin avril. Il ne peut admettre, de ce fait, de telles représailles. Aussi,
trouvant quelque réconfort dans des réminiscences historiques indiscutables
et tenant compte des échecs successifs des expéditions tentées depuis plus
de trois siècles contre la Régence, Hussein garde le silence et répond par le
mépris à l’ultimatum français. Au-delà du délai de vingt-quatre heures,
Collet décrète le blocus de la côte de la Régence. Dix jours plus tard, les
comptoirs français de La Calle sont détruits  : rien ne va plus entre la
Régence et Paris. Mais on est encore loin d’imaginer, dans les milieux
gouvernementaux français, le tour que prendront les prochaines étapes de ce
grave conflit diplomatique. Sans doute la France pouvait-elle se contenter
pendant de longs mois d’un blocus plus ou moins spectaculaire  ; il fut
bientôt prouvé que cette opération ne saurait avoir qu’une efficacité
relative, l’ensemble du commerce barbaresque n’étant pas paralysé pour
autant. En revanche, l’escadre est mobilisée près de la côte algéroise alors
que son intervention peut s’avérer utile sur d’autres théâtres d’opération et
plus particulièrement à une époque où les rapports avec l’empire ottoman
restent placés sous le signe de l’incertitude des lendemains2. D’autre part, le
ravitaillement de cette flotte n’est guère aisé et pose de multiples problèmes
techniques, d’autant plus que des corsaires barbaresques hantent toujours
les eaux méditerranéennes. Le dey ne se lassant pas de ce blocus de
pacotille, il faudrait donc trouver d’autres arguments pour le convaincre de
céder.
 

Le problème ainsi posé paraît d’autant moins simple qu’aussi bien à


Paris qu’à Alger, on a des souvenirs d’Histoire. On se souvient notamment
de ce que, depuis l’installation des corsaires turcs dans la Régence, à la
suite de Khayr al-Din Barberousse, extraordinaire meneur d’hommes, au
début du XVIe siècle, toutes les tentatives pour les réduire et pour assurer
l’implantation des puissances européennes sur la côte africaine sont restées
vaines ou fragiles. L’échec de Charles-Quint s’est inscrit dans l’histoire de
la Régence comme l’illustration d’une invincibilité permanente. Une flotte
immense, venant d’Italie et d’Espagne, une armée de 22  000  hommes
avaient subi, en octobre  1540, un terrible échec, les Algériens ayant
bénéficié d’erreurs tactiques de l’adversaire et du concours céleste… d’une
tempête qui disloqua la flotte dont deux cents bâtiments furent jetés à la
côte, irrécupérables, tandis qu’à terre les intempéries et l’assaut des Maures
occasionnaient la mort de la moitié des effectifs du corps expéditionnaire.
Prenant le relais de l’empereur, dont la principale place forte d’Alger
rappellera longtemps le souvenir – le Fort-l’Empereur qui entrera dans
l’histoire lors de l’expédition de 1830 – les échecs d’Henri  IV, Richelieu,
Louis XIV avaient pour des motifs d’ordre divers – politique, diplomatique,
stratégique, commercial, parfois les uns et les autres à la fois, assortis
généralement de considérations religieuses et morales – préparé ou entrepris
des opérations plus ou moins réussies contre la côte barbaresque afin
surtout de mettre un terme à l’activité des corsaires qui bouleversait les
relations commerciales maritimes sans limite et sans vergogne. Le thème
avait été à ce point à l’ordre du jour au Grand Siècle, qu’il inspirait
quelques propos d’une résonance inattendue au cours de l’oraison funèbre
de la reine Marie-Thérèse, prononcée par Bossuet en 1683 : « … Tu céderas
ou tu tomberas sous ce vainqueur (Louis XIV), Alger, riche des dépouilles
de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : “Je tiens la mer sous mes lois
et les nations sont ma proie.” La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la
confiance ; mais tu te verras attaquée dans tes murailles comme un oiseau
ravissant qu’on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid où il partage
son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont
tu accablais ses sujets qui sont nés pour être libres sous son glorieux
empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale
fureur, tu te tournes contre toi-même et tu ne sais comment assouvir ta rage
impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages… La navigation
va être assurée par les armes de Louis. »
Un peu moins d’un siècle plus tard, les Espagnols avaient tenté de
réduire le nid de corsaires, mais leur bombardement de la ville n’avait rien
conclu. La dernière en date des grandes opérations avant 1830 avait été
entreprise par l’Angleterre en 1816. Lord Exmouth et l’amiral hollandais
van Cappelen ayant pénétré dans le port avec une flotte de vingt-six
vaisseaux placés à l’abri du pavillon parlementaire, avaient écrasé la flotte
algérienne et la ville sous 34 000 projectiles mais avaient, eux aussi, échoué
dans leur tentative de conquérir Alger, après avoir perdu près d’un millier
d’hommes.
Cependant un grand danger avait menacé la Régence au cours de ces
trois siècles, et elle n’y échappa que par un de ces hasards dont l’histoire
des peuples est friande : il s’agissait d’un très brillant projet germé dans le
cerveau de Napoléon  : on allait beaucoup en reparler, entre 1827 et 1830,
dans la mesure où le plan de débarquement retenu et appliqué par Bourmont
et Duperré, chefs de l’expédition d’Alger, fut en définitive celui qui avait
été élaboré, vingt ans plus tôt, suivant les instructions de l’Empereur.
Le « musulman Bonaparte » était rentré d’Egypte auréolé d’un succès
plus légendaire qu’effectif. Quelques années plus tard, Napoléon mesure
mieux que tout autre la vanité de sa réussite africaine. Mais, stimulé par un
grand dessein stratégique, il souhaite que la France s’établisse, comme
Rome jadis, sur la rive méridionale de la Méditerranée, depuis Tunis
jusqu’à l’extrémité occidentale du Maghreb. Il pourrait ainsi contrôler, au
grand dam de l’Angleterre, la circulation des personnes et des produits en
Méditerranée. Et surtout la France occuperait des positions stratégiques
d’un prix inestimable, alors que les rapports des puissances européennes
sont dominés par les perspectives d’évolution de leurs liens respectifs avec
la Porte ottomane. Passionné par son idée, sûr de sa réussite, convaincu de
sa nécessité, Napoléon au faîte de sa puissance décide d’élaborer le
processus stratégique de l’expédition qu’il projette. L’amiral Decrès,
ministre de la Marine, est chargé de préparer le terrain, Napoléon
définissant la nature des renseignements préalables qu’il est indispensable
de recueillir sur place et qui seront plus tard précieux pour ses successeurs :
«  … Y a-t-il sur cette côte un port où une escadre soit à l’abri d’une
force supérieure ? Quels seraient les ports où l’armée, une fois débarquée,
pourrait être ravitaillée, et combien l’ennemi pourrait-il bloquer de ports
différents  ? Combien peuvent-ils contenir de frégates, de bricks et de
gabares ? Quelle est la saison où la peste n’est plus à craindre et où l’air est
bon ? Les renseignements à prendre par terre sont s’il y a des chemins et de
l’eau. Je suppose que cette expédition demande 20  000  hommes… Je ne
vous demande une réponse que dans un mois, mais pendant ce temps
recueillez vos matériaux tels qu’il n’y ait pas de mais, de si, de car. Envoyez
un de vos ingénieurs discrets sur un brick, qui puisse causer avec le sieur
Thainville (consul de France à Alger) ; mais il faut que ce soit un homme de
tact et de talent. Il faudrait que cet homme fût un peu officier de marine et
un peu ingénieur de terre. Il faut qu’il se promène lui-même en dedans et en
dehors des murs et que, rentré chez lui, il écrive ses observations afin qu’il
ne nous rapporte pas des rêveries. »
Quelques jours plus tard, en mai 1808, le ministre de la Marine désigne
le chef de bataillon du génie Boutin pour assumer la mission définie par
l’Empereur. Il ajoute aux questions déjà posées par Napoléon  : «  … Quel
genre d’attaque paraît le meilleur ? Quels sont les retranchements, batteries
et forts  ? Quel est leur armement  ? Les points les plus faibles  ? Combien
suppose-t-on que le dey puisse réunir de troupes ?… »
Le schéma du plan d’expédition est ainsi tracé  : et c’est ce même
dossier qui sera au centre des débats stratégiques après le coup d’éventail.
Boutin a en effet réalisé en quelques semaines un travail inestimable. Mais
le temps, qui l’a aidé dans l’accomplissement de sa mission, a sur d’autres
terrains joué contre Napoléon contraint de faire face aux conséquences
dramatiques de l’imprudente guerre d’Espagne et de l’inconséquente
invasion des Etats pontificaux. Napoléon doit désormais fixer dans l’espace
européen la limite de son ambition. Quoi qu’il en soit, le rapport de Boutin,
l’analyse topographique qu’il a rapportée, les données stratégiques qu’il a
développées, en tenant compte d’une situation locale étudiée avec beaucoup
de lucidité, restent acquis. Le lieu qu’il a choisi en 1808, Sidi-Ferruch ; les
points d’appui qu’il a déterminés en direction du Fort-l’Empereur seront,
vingt-deux ans plus tard, les étapes les plus sûres de la rapide progression
des troupes françaises vers Alger. Mais rien n’incitait à penser lorsque
débuta le blocus, que le gouvernement de Charles  X – ils seront trois,
d’ailleurs, à se relayer, qui auront à traiter ce problème – s’engagerait
malgré l’opposition des trois présidents du Conseil, Villèle, Martignac et
Polignac, dans la voie d’une conquête dont le dessin avait été tracé sur
instructions de l’Empereur…
 

Le blocus qui a débuté le 16 juin 1827 va durer trois ans presque jour
pour jour. C’est le temps qu’il fallut au gouvernement français pour décider,
après bien des tergiversations, de la conduite à tenir à l’égard du dey. Une
douzaine de bâtiments de l’escadre croisèrent sans relâche devant Alger, de
Tripoli à Mers el-Kébir. On enregistra des accrochages parfois sévères, des
coups de main heureux de la part de la marine française  : mais il était
incontestable que ces opérations très limitées ne pourraient suffire à faire
céder les Barbaresques qui pensaient que le temps travaillait pour eux :
« … Les Arabes connaissant la perfidie de leurs côtes, la puissance de
leurs vents et l’instabilité de leur mer, comptaient sur ces alliés naturels qui
avaient vaincu Charles-Quint – rapporte Nettement qui a recueilli les
propos de nombreux marins participant au blocus. Ils espéraient que la
mauvaise saison mettrait inévitablement un terme au blocus : ce fut en vain.
Ni les coups de vent de décembre, ni les calmes plats de janvier, ni
l’équinoxe de mars n’éloignèrent la division française… »
Pendant que la marine bloquait les côtes africaines, les délibérations
politiques permettaient à Paris de situer le problème et d’envisager les
modalités les plus efficaces ou présumées telles d’une action de grande
envergure. Il est intéressant de noter que si l’on a, dès le début de la crise
d’avril 1827, tenté de trouver des solutions au nombre desquelles
l’expédition était la moins généralement acceptée, on n’avait pas envisagé
les conditions dans lesquelles, en cas de conquête, il serait possible de la
confirmer, de l’exploiter, de la sauvegarder. L’aventure algéroise, qui
deviendra 124 ans plus tard le drame algérien, ne se joua pas sur un coup de
dés mais s’élabora sans but défini, sous la pression de considérations
politiques intérieures et de diplomatie n’ayant rien à voir avec les soucis
« coloniaux » qui prendront la vedette quelques décennies plus tard.
Dès le début du blocus, on étudiait à Paris la mise en œuvre de
nouvelles mesures de coercition contre le dey. Adjoint de Collet, le
capitaine Du Petit-Thouars, admirablement informé des conditions de la
navigation le long des côtes barbaresques, présente au gouvernement, dès
août 1827, un rapport dans lequel il souligne d’abord l’inefficacité du
blocus, en insistant sur la nécessité d’une expédition terrestre pour laquelle
il procède à une première évaluation des effectifs.
« … Le maximum des forces ennemies auquel on aurait affaire étant de
35 à 40  000  hommes, il suffirait que l’armée expéditionnaire comptât
25 000 hommes dont 1 500 cavaliers, avec parc d’artillerie, pour que l’on
fût assuré du succès le plus complet. »
Cet optimisme n’est pas unanimement partagé, à tel titre que le
plaidoyer des partisans de l’expédition terrestre, auxquels se joint le
ministre Chabrol, provoque de vives réactions de la part des chefs de la
marine, partisans du seul bombardement naval, peu soucieux de revivre les
mésaventures de Charles-Quint.
Le comte de Clermont-Tonnerre, ministre de la Guerre, reprend
pourtant à son compte le projet de Du Petit-Thouars et l’on passe, en
septembre 1827, de la stratégie à la diplomatie et à la politique intérieure.
Dans le premier domaine, le problème est de savoir dans quelle mesure
l’expédition d’Alger peut servir à la France, compte tenu des rapports de
force établis entre les grandes puissances. L’Angleterre et la Russie, alliées
de la France et engagées comme elle dans les méandres d’une politique
ottomane à surprises3, sont aussi des concurrentes redoutables dans la
mesure où elles ont le souci de promouvoir une politique expansionniste à
l’échelle européenne et méditerranéenne. Cette situation pouvant provoquer
des conflits, le ministre des Affaires étrangères ne juge pas négligeable
l’éventualité de forger outre-mer, dans le cadre d’une expédition militaire,
une armée solide et bien entraînée. Ainsi la France disposerait-elle d’un
instrument susceptible d’intervenir avec succès sur un théâtre d’opérations
européen, après s’être assurée, par ailleurs, le contrôle de la Régence. Ainsi
s’octroierait-elle par anticipation cette « part d’accroissement » compensant
en quelque sorte ceux auxquels ses partenaires auraient tendance à procéder
en Turquie d’Europe ou en Asie. Paralysée partiellement par de sérieuses
difficultés intérieures, l’Angleterre ne paraît pas capable de s’opposer
efficacement à la réalisation d’une telle entreprise. Cette politique de
compensation entre Paris, jouant la carte de la Régence, et Moscou
s’agrandissant en Asie aux dépens des Turcs, devait faciliter la tâche du
gouvernement français le jour où il reposerait à la Prusse et à l’Autriche le
problème des frontières du Rhin et des Alpes pour obtenir la révision des
traités de Vienne.
Aux arguments diplomatiques favorables à l’expédition s’en ajoutent
certains de politique intérieure. Les difficultés ont atteint un degré auquel le
Roi et le gouvernement ne restent pas insensibles. Clermont-Tonnerre et de
nombreux dirigeants estiment que l’on pourrait canaliser sur la préparation
de l’expédition la nostalgie des Français pour les grandes entreprises
guerrières et pour la gloire des armes. Sur le plan de la tactique
parlementaire et de la « cuisine » politique, au moment où il est question de
dissoudre la Chambre et de procéder à de nouvelles élections, un succès
dans la Régence permettrait sans doute d’assurer le triomphe du parti du
Roi, dans la mesure où ces événements «  … qui donnent de nouvelles
forces au gouvernement et présentent à l’esprit des peuples un aliment
quelquefois nécessaire, coïncident avec les temps de fermentation politique.
Or l’expédition d’Alger, si Votre Majesté l’entreprend aujourd’hui, sera
terminée à une époque où le Roi peut trouver convenable d’user de sa
prérogative pour renouveler la Chambre des députés. »
Le conseil est fort clair, et cette suggestion n’est pas sans valeur.
Lorsque deux ans et demi plus tard Charles X en tiendra compte, se croyant
assez fort, nanti d’un succès outre-mer, pour promulguer les désastreuses
ordonnances de juillet, les clés d’Alger pèseront bien peu dans la balance.
Le rapport de Clermont-Tonnerre balaie d’autre part les arguments
financiers des adversaires de l’expédition. Les frais à engager et les risques
à prendre seront en effet couverts largement par le trésor de la Régence, que
l’on évalue à 150  millions – on s’apercevra qu’il s’agissait de moins du
tiers ! Il faut aussi compter sur les bénéfices à court terme de l’exploitation
de nombreuses richesses naturelles, qui pourra être portée au crédit du
commerce extérieur français  : céréales, forêts, plomb, fer, nitrite, sel et,
d’une manière générale, «  … des quantités énormes de produits
d’excellente qualité, entre autres ceux que produisent seules, jusqu’à
présent, les vieilles colonies4. »
Les principes posés, les moyens financiers dégagés, la méthode n’est
plus qu’une question d’option. Le ministre de la Guerre est formel : « Il n’y
a, affirme-t-il, de sécurité avec le gouvernement d’Alger que dans sa
destruction entière et il n’y a, pour arriver à ce but, d’autre moyen qu’une
expédition de terre, dont le succès est assuré si elle est faite avec des
moyens suffisants dans la saison convenable. » C’est, en d’autres termes, la
négation des mérites d’une simple expédition maritime assortie de
bombardement : la preuve a été fournie jadis qu’Alger pouvait résister à ce
genre d’arguments et les premiers mois de blocus ont confirmé cette
opinion. Le choix du lieu de débarquement tient compte essentiellement des
conclusions du rapport Boutin, document clé de toute l’opération. Les chefs
de l’expédition en tiendront compte de façon presque scrupuleuse, à telle
enseigne d’ailleurs que, lorsqu’ils mirent en cause, dans leur progression
vers Alger, certaines évidences topographiques de ce rapport, ils firent les
frais de leurs initiatives qui, dans certains cas, leur firent frôler le drame.
 

Fils d’un maréchal-ferrant d’un village proche de Nantes, où il fit ses


études, Vincent-Yves Boutin eut pour professeur, au collège de l’Oratoire,
un futur défroqué qui s’attacha à lui et qui allait connaître un destin
exceptionnel  : Joseph Fouché qui, devenu ministre, favorisa la carrière de
son jeune protégé. Brillant officier au cours des campagnes du Rhin,
d’Italie, de Raguse, puis adjoint du général Sebastiani, ambassadeur auprès
de la Sublime Porte, lorsque la flotte anglaise força les Dardanelles en
1807, Boutin a mis en évidence des qualités indiscutables d’initiative et
d’organisation. Ces mérites le désignèrent au choix de l’amiral Decrès qui
recherchait l’officier susceptible d’entreprendre, avec les plus grandes
chances de réussite, la difficile mission fixée par Napoléon.
Porteur des instructions de l’Empereur et du ministre de la Marine,
Boutin embarque à Toulon à bord du brick Le Requin. Il est présenté au
capitaine Bérard, commandant le navire, par un message de l’amiral
Ganteaume5 qui ne révèle ni la qualité du passager ni l’objet de sa mission,
indiquant simplement : « Vous recevrez à votre bord M. Boutin qui se rend
auprès de M.  Dubois-Thainville, son proche parent  ; je vous prie de le
traiter avec égards. » L’officier du génie était devenu un civil sans étiquette.
Appareillant le 9 mai 1808, Le Requin fait relâche à Tunis du 14 au 18 et
Boutin débarque le 24 mai à Alger où l’accueille le consul de France.
Il est intéressant de noter qu’à la même date, Napoléon fait entreprendre
une mission analogue au Maroc par le capitaine Burel – mandaté toutefois
officiellement auprès du sultan Moulay Slimane – officier du génie détaché
à l’état-major de l’armée d’Espagne, ancien de l’armée d’Egypte et qui doit,
lui aussi, effectuer au Maghreb une très brillante étude géographique et
politique. Il est ainsi évident que l’Empereur attache un prix exceptionnel à
cette prise de contact avec les réalités africaines et n’entend amorcer une
action globale qu’après avoir très largement ouvert le dossier.
La mission d’Yves Boutin dure deux mois, du 24  mai au 17  juillet, et
s’avère aventureuse et périlleuse. Il séjourne chez Dubois-Thainville, « son
parent  » en la circonstance, mais leurs nombreux déplacements dans la
région suscitent la méfiance des janissaires du dey. On n’apprécie
généralement pas, à Alger, ces visiteurs étrangers, aux occupations mal
définies et à l’indiscrétion évidente. Aussi une grande partie de la cité
d’Alger leur est-elle interdite, les déplacements aux alentours de la ville
étant strictement limités. Toutefois, compte tenu de la nature de sa mission,
il n’est pas question, pour Boutin, de respecter des consignes aussi
draconiennes et il lui faut prendre de grands risques. Multipliant, avec le
consul de France, les parties de chasse, alibis partiellement applicables à de
grandes randonnées aux environs d’Alger, les deux hommes eurent souvent
maille à partir avec la police de la Régence.
Boutin fournit une illustration des difficultés qu’il rencontre dans une
lettre à Decrès  : «  M.  Dubois-Thainville et moi ayant prolongé une
promenade jusqu’auprès de l’Arakh, le dey fit dire quelques heures après
que le consul devait bien savoir que les Français n’allaient point là et qu’on
n’y retournerait plus. Les janissaires attachés au consulat m’ayant
accompagné au cap Matifou, le dey les menaça, en cas de récidive, de les
faire enterrer tout vifs. Il paraît qu’il y eut aussi quelques mots qui n’étaient
étrangers ni à moi, ni à M.  Ragueneau, vice-consul qui avait été de cette
course. Néanmoins j’ai reconnu des parties de la ville où les chapeaux ne
paraissent pas et, autour d’Alger, j’ai dépassé de trois ou quatre lieues les
limites assignées aux Européens. M. Dubois-Thainville, malgré tout le zèle
et le plaisir avec lequel il a vu l’objet de ma mission, s’est souvent vu
obligé de me dire que je voulais trop voir…  » Quoi qu’il en fût, ils ne
cédèrent pas à la peur et Boutin put ainsi rassembler quantité de notes, de
relevés et croquis dont la précision topographique allait étonner ceux qui
auraient à les utiliser au cours des opérations militaires et de la progression
des troupes depuis le point de débarquement jusqu’au cœur de la cité
barbaresque.
Ayant quitté Alger le 17 juillet, l’émissaire de Decrès dut faire face, en
mer, à des dangers plus graves encore que ceux qu’il avait dû affronter dans
la Régence et faillit ne pouvoir jamais rédiger son fameux rapport. Le
Requin avait commis l’imprudence de capturer en mer trois navires anglais,
et fut attaqué à son tour, le 28 juillet, par une frégate britannique, La Volage,
qui contraignit le capitaine du brick à amener son pavillon. Conduit à
Malte, Boutin réussit à s’évader puis à s’embarquer sous le nom de Nicolas
Juratovich comme matelot à bord d’un bateau ragusais. Après des escales à
Delos, Smyrne et Constantinople, il rentre enfin en France, fin octobre.
Un mois plus tard, le 18  novembre 1808, l’amiral Decrès reçoit le
rapport présenté sous le titre : « Reconnaissance générale des villes, forts et
batteries d’Alger, des environs, etc., faite en conséquence des ordres et
instructions de Son Excellence Monseigneur Decrès, ministre de la Marine,
en date des 1er et 2 mai, pour servir au projet de descente et d’établissement
définitif dans ce pays, par le chef de bataillon Boutin. » C’est la première
étude complète et, à divers titres remarquable, qui ait été faite de la
Régence. Elle est accompagnée de quinze cartes et plans où sont précisées à
la fois la configuration des lieux et la place des principaux forts qui
défendent Alger et ses abords.
Boutin a choisi Sidi-Ferruch comme point de débarquement, après avoir
démontré les inconvénients majeurs des opérations envisagées à l’ouest et à
l’est d’Alger. Des arguments convaincants justifient ce choix stratégique
fondamental, qu’il s’agisse de la configuration du point de débarquement :
fond tout de sable et d’une pente fort douce  ; profondeur interdisant
l’accostage des vaisseaux de ligne mais favorisant celui des chaloupes  ;
relief du sol propice au déploiement des troupes  ; avance de l’armée
protégée alors que la défense de l’ennemi s’avère difficile. En outre, les
fortifications ne constituent qu’un obstacle mineur, à tel titre qu’en
«  débarquant à Sidi-Ferruch, on n’aurait ni batteries à contrebattre, ni
probablement d’ennemis en présence, ni de hauteurs à gravir. On suivrait un
chemin d’une petite pente presque imperceptible, tout à la fois éloigné de la
vue des forts de la plaine où la cavalerie est à craindre, et qui conduit droit à
l’emplacement du camp et du point qu’il faut attaquer le premier.  »
L’avantage acquis en contournant ainsi Alger au lieu de l’attaquer par mer
est parfaitement évident car « attaquer par la rade, c’est affronter à la fois
tous les dangers et toutes les difficultés : la face des batteries, les troupes de
l’ennemi qui aurait vu de loin notre manœuvre et qui aurait eu le temps de
se préparer, enfin les obstacles du terrain. »
Une fois choisi Sidi-Ferruch, Boutin désigne à l’état-major l’objectif
n° 1, compte tenu de l’implantation des forts qui dominent la ville : le Fort-
l’Empereur, qui domine Alger de plus de 60 mètres, est le point culminant
de toutes les fortifications : c’est là qu’il faut frapper d’abord et, dans cette
perspective, les troupes devront installer leur camp sur les points dominants
les plus proches du fort, à l’abri de la cavalerie ennemie, en d’autres termes
sur le terrain compris entre le Fort-l’Empereur, les maisons consulaires de
Suède, d’Espagne, de Hollande et au-delà. Il ne faudrait pas, cependant,
négliger dans la conduite des opérations les difficultés résultant du mauvais
état des sentiers où il sera notamment malaisé de faire progresser les pièces
d’artillerie.
Ayant fixé les objectifs, Boutin ne néglige pas pour autant la description
détaillée de leur environnement. Il décrit, plans à l’appui, la plupart des
ouvrages qui protègent Alger, précisant pour chacun le nombre
d’embrasures de pièces – et leur calibre – destinés à la défense. Les effectifs
nécessaires à la réussite de l’opération sont évalués à 35 ou
40  000  hommes. Sans doute ce chiffre peut-il paraître élevé, mais il faut
tenir compte des pertes qui, lors des premiers combats, peuvent être
d’autant plus lourdes que les soldats ne seront pas accoutumés au terrain et
à la tactique de l’adversaire. L’assaut du Fort-l’Empereur peut en outre
nécessiter un siège organisé  ; le contrôle d’Alger mobilisera près de
10 000 hommes. Enfin, suggère Boutin, dont les vues vont bien au-delà du
seul contrôle de la ville, sans doute songera-t-on à s’emparer de
Constantine, Titteri6 et Oran, opérations qui nécessiteront près de
25  000  hommes, compte tenu des distances, du disséminement et des
risques d’intervention armée des Maures.
Aux fantassins s’ajouteront utilement 3  000 cavaliers, une bonne
artillerie de campagne, 40 pièces de position, un nombreux personnel
d’artillerie et du génie, un abondant matériel de siège et d’intendance dont
Boutin établit l’inventaire sans rien négliger. Sa conclusion comporte une
analyse de la situation géopolitique de la Régence  : température, état
sanitaire, conditions météorologiques – ce qui l’incite à situer la période de
débarquement la plus favorable entre le 10 mai et le 10 juin – populations,
langage, coutumes, productions, commerce, organisation administrative et
financière. Enfin, dans la perspective d’une occupation à long terme, sinon
définitive du pays, l’observateur, fin psychologue et sociologue conséquent,
suggère les dominantes dont devrait s’inspirer une politique indigène
soucieuse de ménager l’avenir des rapports entre les Français et la
population  : «  Une fois maîtres d’Alger, on ne pourra être trop attentifs à
établir une police sévère mais juste envers les habitants. Respecter les
mosquées, les femmes, les maisons ou jardins de campagne et surtout payer
exactement sont des articles de rigueur  ; la violation d’un seul pourrait
entraîner de grands malheurs. Quant à l’intérieur du pays dans la direction
du sud, il faut songer à y pénétrer bien plus par la persuasion que par la
force des armes. C’est surtout l’affaire du temps et nous ne devons espérer
ce résultat qu’en nous faisant aimer sur le littoral. Il faut que les gens qui
viendront aux marchés et dans les ports soient, pour ainsi dire, nos
précurseurs et nos avocats dans les tribus. En brusquant, en violentant, nous
travaillerons contre nous-mêmes. » Avec le recul du temps, ces propositions
prennent un relief suggérant bien des commentaires.
 

C’est donc sur l’analyse de Boutin qu’est calquée, vingt ans après, à
quelques détails près, celle de Clermont-Tonnerre. Débarquement à Sidi-
Ferruch ; Fort-l’Empereur, premier objectif ; date de l’opération : entre avril
et juin. Délai pour conquérir Alger : six semaines. Effectif, 33 000 hommes
se répartissant en quatre divisions d’infanterie, une division de cavalerie
légère, une batterie d’artillerie à cheval, une batterie de montagne, quatre
batteries de campagne, un parc de siège de 150 bouches à feu. Avec plus de
force que Boutin, le ministre de la Guerre prévoit l’extension de
l’occupation aux beylicats d’Oran et de Constantine et fait allusion à la
pérennité de l’établissement de la France en Afrique. Ainsi s’orientera-t-on,
encore que par des touches successives, vers une formule d’implantation
assez diffuse mais qui, au fil des mois précédant la décision finale du
gouvernement français et dès le lendemain de la conquête, donnera lieu à
des ébauches imprécises et à des tentatives variées de contrôle direct de la
France sur la Régence.
Toutefois, l’opinion n’est pas sûre pour franchir si vite un grand pas. Au
sein même du gouvernement, les arguments de Clermont-Tonnerre
manquent leur objectif. Le chef du gouvernement, Villèle, est préoccupé par
les problèmes de politique intérieure – les élections doivent avoir lieu en
novembre  1827 – et s’oppose à tout ce qui ressemble à une aventure
coûteuse et dangereuse pour l’avenir du régime ; en outre, les répercussions
diplomatiques d’une action contre la Régence peuvent être considérables et
remettre en cause les alliances acquises, sans profit discernable. Ainsi des
arguments financiers, parlementaires, électoraux, diplomatiques
condamnent-ils les partisans de l’expédition d’Alger à marquer le pas. Avec
Villèle, il ne saurait être question de compromettre davantage l’avenir
immédiat d’un régime mal assis pour rêver de grandeur fallacieuse sur la
côte africaine.
Le chef du gouvernement ne sera pas payé de sa prudence. En effet, au
lendemain des élections qui ont amené au pouvoir une majorité libérale, il
doit céder la place, en janvier  1828, à Martignac dont on attend qu’il
applique, à l’intérieur une politique plus ouverte, et en Europe une action
expansionniste susceptible de rendre à la France ses frontières d’avant
1815. Cet objectif se traduit en termes diplomatiques par un marché ainsi
résumé  : la France sur le Rhin et la Russie libre en Orient. Mais il paraît
difficile d’atteindre le but déterminé à l’arrière-plan de cette stratégie
diplomatique et de se lancer en même temps dans l’aventure algérienne, au
risque de susciter de vives réactions de la part de l’Angleterre.
Le comte de La Ferronays, ministre des Affaires étrangères, pose la
question et y répond en même temps  : «  … L’Angleterre et peut-être
l’Espagne ne nous verraient pas sans ombrage tourner nos armes contre l’un
des points les plus importants de l’Afrique septentrionale et dont
l’occupation donnerait tant d’avantages à la puissance qui s’y établirait.
Quelque soin que le gouvernement du Roi mette à persuader qu’en
envoyant une armée contre Alger, il n’entend agir sans aucune vue
d’ambition ou de conquête, on peut douter qu’il réussisse à prévenir tous les
prétextes d’opposition étrangère et l’on pourrait craindre que l’Angleterre
ne se hâtât d’intervenir pour arrêter par des voies détournées l’exécution de
nos projets ou même s’y opposât directement. La France pourrait-elle
mettre le désir de châtier le dey d’Alger en balance avec le danger d’une
rupture entre elle et l’Angleterre ? »
Ce risque de conflit plus ou moins ouvert avec Londres va revenir
comme un leitmotiv pendant deux ans encore et le gouvernement
britannique donna d’ailleurs toutes les raisons à la diplomatie française de
tenir compte de cet élément du problème. Aussi bien, Martignac reprend-il
à son compte la seule décision spectaculaire mais de peu d’effet, prise par
son prédécesseur  : le blocus continue, donnant lieu à divers accrochages
entre navires français et barbaresques ; mais l’on n’envisage pas d’aller plus
loin dans la voie des représailles. On se contente de la formule sans
conviction  : «  Nous avons lieu de croire jusqu’à présent, déclare La
Ferronays à la Chambre, en mars 1828, que le blocus suffira pour obtenir
les satisfactions exigées, sans qu’on ait besoin de recourir à d’autres
moyens qui, dans tous les cas, devraient être mûrement discutés. »
Ces « bonnes paroles » n’éveillant guère de résonance, le ministre tente
de prouver qu’on ne réagit pas, avec les barbaresques, comme avec les
grandes puissances. Sa tentative de justification ne manque pas d’un certain
sel  : «  On ne peut confondre, prétend-il, dans les mêmes règles de
diplomatie les relations des Etats européens entre eux et celles qu’ils sont
contraints d’entretenir avec les Etats barbaresques. Il faut sortir des règles
ordinaires pour apprécier les rapports de ce genre et l’indulgence du Roi a
besoin de pardonner d’abord à ces barbares un premier tort qui explique
tous les autres, celui de ne pas comprendre la gloire de la France… Cette
satisfaction que le Roi exige et qu’il n’exige pas en vain, le Roi la
proportionne au pays qui la donne plutôt qu’à la puissance qui l’exige. »
On continuera donc de s’en tenir au blocus. Quelques occasions vont
s’offrir à la flotte française de manifester sa présence autrement qu’en
croisant le long des côtes, dans l’attente problématique de la soumission du
dey. C’est ainsi, par exemple, que le 3 octobre 1827, l’escadre a malmené
les Algériens qui ont tenté une sortie avec 12 navires armés de 250 canons :
aussi bien les Barbaresques avaient-ils compris la leçon et la monotonie de
la morne croisière de l’escadre n’allait plus être rompue que par quelques
coups de main plus ou moins heureux dans les rades ou le long des rivages.
Cela ne pourrait durer éternellement, et l’opinion parlementaire
commence à s’impatienter de cette fausse mesure. Tandis que, pour les uns
la solution consiste à mettre un terme à cette demi-guerre devenue inutile et
coûteuse, les autres considèrent qu’il faut passer à l’étape suivante en
recourant au débarquement. Le gouvernement reste hostile à cette formule
et Martignac estime, en outre, que désormais une entreprise outre-mer ne
suffirait pas à détourner des problèmes intérieurs inextricables une
opposition très active.
A ces considérations « internes » s’ajoutent celles que développe avec
persévérance le ministre des Affaires étrangères. L’ancien ambassadeur de
France à Saint-Pétersbourg n’a pas confiance dans la pérennité de l’alliance
franco-russe, aussi est-il, par voie de conséquence, partisan d’une entente
plus étroite avec l’Angleterre. Il refuse de voir mises en cause les chances
de rapprochement avec Londres et brandit sans cesse l’épouvantail de la
rupture en cas d’initiative trop hardie en direction d’Alger  : «  … On a
proposé de rattacher au plan d’une expédition contre Alger celui d’une
colonisation, de chasser les possesseurs actuels de cette ville et de son
territoire pour y former un établissement qui, par sa position géographique
et en des mains françaises, parviendrait à un haut gain de prospérité…
C’était oublier que l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar et dominatrice de la
Méditerranée, serait directement intéressée à faire échouer ce plan et qu’en
combattant le dey d’Alger, la France courrait également le risque de faire la
guerre à l’Angleterre. »
On ne pouvait, certes, mettre plus clairement en évidence l’intérêt et
l’importance de la conquête de la Régence par la puissance qui
l’entreprendrait. Mais, en contrepartie, l’alliance franco-britannique
pouvant être mise en cause, le gouvernement reste persuadé que l’enjeu
algérien ne vaut pas cette chandelle. Toutefois, et parce qu’il faut tout de
même tenter de dénouer l’écheveau, La Ferronays suggère, sans insister,
une procédure qui sera retenue quelques mois plus tard et défendue avec
fougue par son successeur, le prince de Polignac  : une médiation dans ce
conflit du vice-roi d’Egypte, Méhemet Ali. Ce n’est qu’un ballon d’essai :
on en reparlera.
Un timide espoir d’arrangement surgit pourtant, au printemps 1828. Des
négociations sont ouvertes à Alger entre le dey et le lieutenant de vaisseau
Bézard, adjoint de l’amiral Collet, commandant l’escadre de blocus. On se
met d’accord sur des échanges de prisonniers et les Français acceptent
d’imposer au dey des réparations moins rigoureuses que précédemment.
Mais c’était encore trop demander à un homme qui se considère comme
l’offensé et ne peut pardonner que l’on n’eût pas rappelé Deval quand il
l’avait demandé et que l’on n’eût pas réglé de façon satisfaisante les dettes
Bacri. Aussi bien, l’opération tourne court, le dey concluant sur cette
formule peu encourageante  : «  Je suis prêt à faire tout ce que la France
voudra : la paix si elle veut, ou la guerre si elle le préfère. Pour laquelle des
deux puissances cette guerre est-elle la plus onéreuse ? »
En fait, Hussein est très sûr de lui et se réfère sans doute aux
expériences historiques antérieures qui ont prouvé qu’Alger était
imprenable. Il est encouragé dans son intransigeance, qui parfois frise
l’insolence, par des conseillers fort hostiles à la France, au premier rang
desquels le nouveau consul de Grande-Bretagne, M. Saint-John. Mais il en
faudrait bien davantage pour décourager La Ferronays de perpétuer le statu
quo et de tenter un règlement par la voie de la négociation. Il relance le
débat, fait au dey de nouvelles propositions plus favorables pour la Régence
et pour… son amour-propre : le blocus serait levé si un représentant du dey
venait à Paris confirmer simplement au gouvernement français qu’il n’avait
jamais été dans ses intentions d’insulter le Roi. On ne peut, à vrai dire,
paraître plus conciliant.
Mais plus la France paraît désireuse de régler le différend et fait baisser
l’enchère, plus le dey se veut en position de force, manifeste ses réticences
et considère ces appels du pied comme autant de témoignages de faiblesse
qui lui garantissent, à terme, une victoire diplomatique totale. Il n’hésite
donc pas à augmenter ses prétentions, acceptant l’envoi d’un émissaire à
Paris, en l’occurrence son gendre, l’agha Ibrahim, à condition que la France
lui cède le brick L’Alerte, une des meilleures unités de la flotte. Mais, à
force de vouloir trop gagner, le dey rend le dialogue impossible et toute
éventualité d’accord va être définitivement balayée. Paris ne peut en effet
céder par lassitude et mettre un terme au blocus sans contrepartie. Mais il
ne saurait être, pour autant, question de renoncer à toute solution de
rechange. Le gouvernement doit donc tirer la leçon, malgré lui, de ses
tentatives avortées de négociation.
Au cours de l’été 1828, une commission, présidée par le général
Loverdo et dont le général Berge est le rapporteur, se réunit aux fins
d’examiner «  les questions relatives à une expédition contre Alger, de
proposer un plan définitif d’opérations et d’indiquer les moyens d’exécution
les plus susceptibles d’en assurer le succès  ». Le virage est amorcé  : on
s’oriente, prudemment mais consciemment, dans une nouvelle direction.
Les conclusions de la commission ne diffèrent guère de celles qui figuraient
dans le rapport Boutin et les propositions de Clermont-Tonnerre, à quelques
variantes près. On prévoyait un effectif de 32 000 hommes, 5 000 chevaux,
144 bouches à feu qui seraient transportés par 544 navires escortés par
36  vaisseaux de guerre. L’itinéraire d’invasion serait le même  : Sidi-
Ferruch, Fort-l’Empereur, Alger. L’ensemble de l’opération devait durer un
peu plus d’un mois et demi.
Le rapport était établi à la veille de l’ouverture de la session
parlementaire de janvier 1829. Des nuances caractéristiques apparaissent
dans le passage du discours du trône où Charles  X traite du problème
algérien, si l’on s’en rapporte aux termes utilisés lors des précédentes
sessions. Il n’est plus possible de se mettre la tête sous l’aile et le Roi doit
admettre  : «  L’espérance que je conserve encore d’obtenir du dey d’Alger
une juste réparation a retardé les mesures que je puis être forcé de prendre
pour le punir, mais je ne négligerai rien de ce qui pourra mettre le
commerce français à l’abri de l’insulte de la piraterie, et d’éclatants
exemples ont déjà appris aux Algériens qu’il n’est ni facile ni prudent de
braver la vigilance de nos vaisseaux. »
Dans le débat qui s’instaure, la position du gouvernement va être
d’autant plus inconfortable qu’il faut voter des crédits pour assumer la
charge permanente du blocus. Or, l’opposition a beau jeu de prouver que,
depuis deux ans, le blocus n’a rien résolu  ; certains partisans du Roi
expriment tout haut le même avis. Aussi les orateurs n’ont-ils pas de peine à
prouver l’inconséquence de la politique suivie vis-à-vis d’Alger. Le thème
est facile et se prête à des développements peu indulgents pour le
ministère : « Voilà deux années, déclare Charles Dupin, seul orateur qui se
prononce pour l’attaque par terre, que nos bâtiments, sans connaître
l’hivernage, restent à bloquer les parages d’Afrique, et pourquoi  ? Pour
saisir en deux années cinq ou six mauvais petits corsaires, les seuls qui
soient sortis d’Alger. De sorte que la marine a déjà dépensé plus de millions
à cette croisière qu’elle n’a capturé de barques valant au plus 20 000 francs
pièce. Voilà l’absurde guerre à laquelle on réduit nos marins… Alger,
aujourd’hui mis à l’abri du côté de la mer par de fortes batteries, est
facilement attaquable du côté de la terre. »
Le comte de Portalis, nouveau ministre des Affaires étrangères, tente en
vain de rejeter sur «  la nature des choses  » la permanence de l’état
d’hostilité latent entre la France et la Régence : il ne parvient pas à prouver
que l’on peut encore s’entendre par des négociations directes, la force
devant être le recours ultime de son gouvernement. Mais, en admettant que
le blocus ne soit pas la vraie solution, il reconnaît, incidemment, qu’il faut
trouver un autre moyen de mettre un terme à la crise.
Les parlementaires tirent à boulets rouges  : «  Blocus illusoire,
humiliant, entreprise maladroite de l’ancien ministère et dont le ministère
actuel ne sait comment sortir, se plaint Benjamin Constant. Si vous
demandiez des fonds pour un bombardement, pour la destruction de ce
repaire, je les accorderais. Pour un blocus, je les refuse. »… « Que signifie
ce blocus qui ne gêne en rien les pirates, se plaint Viennet  ? Si j’en crois
tout ce qu’on dit, notre consul était seul coupable. On enverra des
bombardes qui échoueront. On n’attaquera pas les Algériens par le seul côté
où ils sont vulnérables et, dans dix ans, nous ne serons pas plus avancés que
nous ne le sommes. » A quoi le député de Marseille, Thomas, surenchérit :
«  Depuis deux ans, nous sommes en état d’hostilité avec la Régence
d’Alger. Quatorze millions sont déjà dépensés  ; on nous en demande
aujourd’hui sept autres. A ces pertes de l’Etat, ajoutez celles du commerce.
Et quel a été le résultat de cette guerre ? Un blocus stérile qui n’empêche
pas l’ennemi d’alarmer notre navigation jusque sur nos côtes. »
En dépit des assauts de l’opposition, les crédits sont votés une fois
encore, sans que l’on sache pour autant s’il y avait, à la Chambre, une
majorité pour ou contre l’expédition. Toutefois, le ministère tire la leçon du
débat et doit tenter de trouver autre chose. Pourtant, l’attention du
gouvernement est détournée, dès les lendemains de la session, vers une
autre direction. Une partie difficile se joue en Orient, où les Russes ont
entrepris une grande campagne contre les Turcs. Une fois de plus, on se
laisse séduire, à Paris, par les mirages de l’Est, et l’aventure
méditerranéenne de la Régence passe à l’arrière-plan. Les navires de
l’amiral La Bretonnière, successeur de Collet à la tête de l’escadre du
blocus, continueront simplement de croiser le long des côtes barbaresques.
En marge de cette mission, le gouvernement demande à La Bretonnière
de renouer, s’il le peut, le contact avec Hussein  : ainsi se prolonge le jeu
permanent du blocus et de la négociation. C’est encore une fois un échange
de prisonniers qui sert d’alibi à la reprise de contact  : en effet, le dey a
emprisonné les marins français de deux vaisseaux, l’Iphigénie et le
Duchesse de Berry, échoués sur la côte barbaresque le 17  juin 1829. La
Bretonnière fait à son interlocuteur des propositions encore plus favorables
que précédemment, confirmant l’impression que la France cherche par
n’importe quel moyen – et c’est partiellement exact – à se tirer de ce
bourbier diplomatique. Le blocus serait donc levé à la seule condition qu’un
émissaire du dey vînt en France régler l’ensemble du litige.
Hussein reçoit La Bretonnière le 31  juillet, dans son palais de la
Casbah. Le scénario des précédents contacts est repris point par point : plus
le Français offre, plus le dey devient exigeant, réclamant de nouveau qu’on
lui cède L’Alerte, insistant pour que l’accord fût conclu à Alger plutôt qu’à
Paris, demandant le règlement d’un contentieux déjà ancien. Autant dire
que l’entrevue a totalement échoué : c’était compter sans les méandres de la
diplomatie barbaresque puisque à l’instant où son hôte le quitte, Hussein lui
propose d’attendre quarante-huit heures sa réponse définitive. Il ne s’agit là
que d’une manœuvre dilatoire à l’issue de laquelle va se dérouler un
entretien dramatique dont le sommet sera atteint par l’ultime déclaration du
dey à La Bretonnière : « J’ai de la poudre et des canons, et puisqu’il n’y a
pas moyen de s’entendre, vous êtes libre de vous retirer. Vous êtes venu
sous la loi du sauf-conduit, je vous permets de sortir sous la même
garantie.  » Comment ne pas considérer qu’il s’agit là d’une rupture… Le
Provence, navire amiral abordant le pavillon parlementaire, appareille le
3 août à midi. Le dey profite alors de l’occasion qui lui est offerte de faire à
la France un nouvel affront dans un style analogue à celui du coup
d’éventail. Avant que le vaisseau ait pu gagner la haute mer, il est, pendant
deux heures, la cible facile des batteries d’Alger : 80 coups de canon l’on
atteint sans que La Bretonnière, désireux d’éviter l’irréparable, se soit
résolu à riposter.
La nouvelle de cette insulte au pavillon français arrive à Paris le 9 août,
au lendemain de l’entrée en fonctions d’un nouveau ministère dans lequel le
prince de Polignac occupe les fonctions de ministre des Affaires étrangères
avant de devenir, quelques semaines plus tard, président du Conseil. Le
général Bourmont est ministre de la Guerre, l’ancien préfet d’Haussez
ministre de la Marine  : ces trois hommes, dont l’unité de vues n’est pas
l’atout principal, seront dans quelques mois les principaux organisateurs
plus ou moins consentants de l’expédition d’Alger.
C’est à d’Haussez que revient la responsabilité de répliquer au
camouflet que le dey d’Alger a jugé bon d’infliger à la flotte. Il ne mâche
pas ses mots et dissimule mal vers quelle extrémité l’oriente son analyse de
la situation lorsqu’il déclare  : «  Le gouvernement du Roi avisera aux
moyens de venger cette nouvelle insulte et de mettre fin à une guerre dans
laquelle le droit des gens est si peu respecté. » Il ne s’agit plus, dès lors, de
rechercher d’autre moyen de coercition que le débarquement fortement
appuyé par un bombardement. Désormais, le processus devant conduire à
l’expédition paraît irréversible  : en dépit d’oppositions toujours vives, de
réticences multiples, notamment celles de Polignac, on s’achemine vers la
mise en place de l’immense dispositif, prélude à l’expédition.
Il paraît étonnant que le chef du dernier gouvernement royal, ancien
chouan compromis dans la conspiration de Cadoudal, qui n’échappa que de
justesse à la peine capitale à l’issue du procès du «  général Georges  » ait
manifesté tant de réticences dans l’adoption d’une politique «  dure  » à
l’égard de la Régence. Fils d’une grande amie de Marie-Antoinette, élevé à
l’étranger dans une ambiance de conspiration et d’hostilité aux régimes nés
de la Révolution, Jules de Polignac avait sans doute des idées, mais péchait
par une tendance permanente à compliquer les problèmes et à spéculer dans
l’abstrait. Désintéressé, il avait été traumatisé, lors de son long séjour en
Angleterre pendant la Révolution, par les qualités du régime politique
britannique qu’il allait approcher davantage encore lorsqu’il fut, pendant
plusieurs années, ambassadeur à Londres. Mais il allait formuler dans les
faits ses concepts politiques de telle sorte qu’à la tête du gouvernement
royal, il laisserait le souvenir de son échec autoritaire des Ordonnances de
juillet et de sa réussite involontaire de l’expédition d’Alger : malgré lui, il
jetait la base d’un nouvel empire français et provoquait la destruction de la
monarchie bourbonienne.
Partisan acharné de l’autoritarisme en politique intérieure, Polignac
considère donc qu’il n’y a de meilleurs moyens que la hasardeuse
expédition d’Alger pour «  reprendre en main » l’opinion publique, hostile
dans sa majorité au régime royal. En revanche, ses conceptions
diplomatiques prétendent embrasser un très vaste objet : il estime en effet
que la France doit favoriser, par ses initiatives appuyées, grâce à un jeu
compliqué d’alliances plus ou moins garanties, une profonde transformation
de la carte de l’Europe. Aussi bien pose-t-il en principe, comme beaucoup
de diplomates européens ont tendance à le faire, que le partage de l’Empire
ottoman est inéluctable. Polignac a élaboré une véritable valse de territoires
au profit respectif de la France, de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et
de la Hollande. Il paraît donc difficile de mener à bien ce grand
bouleversement et la mise en place simultanée d’un vaste dispositif de
conquête de la Régence. Il n’est pourtant pas concevable de négliger
complètement cette affaire, encombrante depuis trois ans pour plusieurs
ministères. Polignac est donc prêt à saisir toute perche à lui tendue, pourvu
qu’elle contribue à le débarrasser du souci d’un trop vaste projet à l’échelle
des forces de la France seule.
Adversaire de l’expédition en tant que président du Conseil et ministre
des Affaires étrangères, Polignac ne peut pourtant oublier totalement qu’il
avait remis, en 1814, au futur roi de France, alors comte d’Artois dont il
était l’aide de camp, une «  note sur l’expédition projetée contre les
Barbaresques  », dans laquelle il encourageait ce type de solution  : «  Elle
présente, écrivait-il quinze ans plus tôt, une grande idée morale et
politique  : morale en ce qu’elle concourt à opérer la délivrance des
chrétiens languissant dans l’esclavage le plus honteux  ; politique en ce
qu’elle tend à purger les mers de pirates qui inquiètent le commerce
européen… Elle donne une direction d’utilité générale à cette humeur
guerrière qui, tôt ou tard, servira les intérêts de quelque cabinet ambitieux…
Elle offre à quelques puissances de l’Europe la faculté de se débarrasser des
mécontents que la carrière des armes peut, seule, satisfaire… Enfin, elle
peut procurer à la France, si elle mène cette expédition avec adresse, des
ressources commerciales immenses et lui frayer un jour la route de
l’Egypte. Ce dernier point demande une attention particulière  : plus d’un
motif doit nous porter à former des établissements en Afrique. » Le « coup
d’éventail » de 1827 permettait d’avancer, à l’appui de cette thèse, quelques
arguments complémentaires : mais ne définit-elle pas déjà, très à l’avance,
les grands thèmes d’une argumentation qui sera souvent reprise, en d’autres
termes mais dans le même sens, par la suite…
Le président du Conseil ne voit donc pas les choses de la même manière
que l’ancien aide de camp du comte d’Artois ! Mais il ne reste pas détaché
de ce qui se passe dans la Régence et la recherche d’une solution définitive
ne lui est pas indifférente. Sa démarche intellectuelle ne va pourtant pas
l’orienter dans la voie de la simplicité. C’est ainsi qu’à l’automne 1829, il
va donner suite à l’extravagante proposition faite par le consul général de
France à Alexandrie, Drovetti. Il s’agit rien moins que d’encourager
financièrement et matériellement une expédition contre la Régence, qui
serait dirigée par le vice-roi d’Egypte, Mehemet Ali. L’armée égyptienne,
au départ de ses bases fort éloignées du territoire d’opération envisagé,
soumettrait les Régences de Tripoli, Tunis et Alger.
La réussite de l’opération paraît relever du rêve car il était évident que
les troupes égyptiennes, à supposer qu’elles fussent assez nombreuses,
auraient les plus grandes peines à parvenir jusqu’à la Régence, éloignée de
3 000 kilomètres ! Quand bien même auraient-elles réussi dans leur marche
à travers les déserts, l’entité géo-politique ainsi constituée eût été
parfaitement ingouvernable. En outre, il fallait, au préalable, s’assurer de
l’accord du sultan de Constantinople, intéressé au premier chef par un
projet d’expédition au cours de laquelle son vassal égyptien pourrait
prendre le contrôle de trois régences sur lesquelles la Turquie entendait
toujours exercer sa souveraineté et qui lui avaient échappé. Il importait
aussi de convaincre Charles X et son gouvernement d’accorder à Mehemet
Ali le prix de son intervention, évalué approximativement à 28 millions de
francs auxquels s’ajoutait un don de quatre vaisseaux de ligne  : cette
seconde proposition paraissait d’autant moins acceptable que la marine
française n’était pas assez puissante pour que ses chefs consentent à une
« ponction » de cette importance.
Quelque inconséquent que parût ce projet, Polignac en défend le
principe, analysant plus tard, dans ses Etudes, la base de son système :
«  Une dissolution prochaine menaçait l’Empire ottoman  ; une guerre
malheureuse contre la Russie venait de rendre sa position encore plus
critique  ; les gouverneurs des provinces n’obéissaient qu’à contrecœur et
Mehemet Ali, le plus puissant, le plus indépendant de tous, homme
ambitieux, habile, n’attendait qu’une occasion pour donner le signal d’une
insurrection générale  : la chute de cet empire paraissait donc imminente,
nous pouvions la retarder, mais nous ne pouvions pas l’empêcher d’avoir
lieu. La paix régnait en Europe et peut-être, sans la troubler, les puissances
fussent-elles venues à bout de concilier les graves questions que la
dissolution de l’Empire ottoman eût fait naître. Mais il fallait se tenir prêt
pour l’événement  : on ne donne qu’à ceux qui peuvent prendre. Or, je
comptais peu sur l’appui des Chambres législatives, même pour des objets
utiles au pays : funeste résultat d’un état de choses qui place tout l’avenir
d’un peuple entre les mains d’une majorité passionnée. Il me fallait donc
créer, en dehors des Chambres, une influence qui, dans l’occasion, pût
tourner à l’avantage de la France. C’est dans ce but que je jetais les yeux
sur Mehemet Ali  : ses services actuels devaient être pour moi le gage de
services futurs. D’après ce plan, à la voix du monarque français, une armée
égyptienne partait des rives du Nil, suivant la route qui lui était tracée et
vengeait l’Europe des outrages commis par les Barbaresques. Mehemet
augmentait sa puissance, la France se réservait des points militaires sur les
côtes d’Afrique et le vice-roi d’Egypte, reconnu par le lieutenant du roi de
France, eût, au moment opportun, porté malgré l’Angleterre l’influence
française jusqu’au sein de l’Asie. »
C’est un vaste projet mais qui, par certains points, paraît bien
enfantin… Polignac n’en démord pas et le défend avec autorité devant le
conseil des ministres, en octobre 1829. Il propose que Mehemet Ali châtie,
pour le compte de la France, le dey d’Alger. Cette proposition irrite le
Dauphin et provoque de violentes reparties de Bourmont et d’Haussez.
Pour le ministre de la Guerre, on ne peut admettre « que le roi de France
fasse, à prix d’argent, venger ses injures par un barbare qui ne vaut guère
mieux que celui d’Alger. D’ailleurs, pareille expédition est impossible : le
pacha se vante et n’en viendra jamais à bout. C’est à peine s’il a 15  000
réguliers et 20 000 Arabes et c’est avec ces forces qu’il entreprendrait une
marche de 3 000 kilomètres dans le désert ! Pour moi, le pacha encaissera
notre argent et restera chez lui. Si, par impossible, il se décidait à marcher,
il essuiera un désastre et, dans les deux cas, nous serons couverts de
ridicule. »
On ne saurait être plus sévère et d’Haussez confirme cette position de
principe en refusant d’accepter la clause honteuse consistant à transférer à
la marine égyptienne des vaisseaux de guerre français. Polignac ne se tient
pas pour battu  : cherchant une échappatoire, il consent à réduire la
subvention à 10 millions, à transformer en prêt le don des quatre vaisseaux,
la flotte française collaborant, le long des côtes, à l’expédition. C’est trop
peu pour Mehemet Ali qui rejette cette contre-offre. Polignac s’obstine,
engage à terme la France dans des combinaisons financières et
diplomatiques hasardeuses, sous prétexte de garder en main des atouts
importants pour la grande confrontation des puissances entre l’Atlantique et
Constantinople. Charles  X s’abstient de trancher entre les positions
contradictoires de ses ministres.
Mais les perspectives de l’opération franco-turco-égyptienne, pour
fantaisistes qu’elles parussent, ne manquent pas d’inquiéter, à des titres
divers, les chancelleries. C’est à Londres et Saint-Pétersbourg que les
réactions sont les plus vives, en des sens d’ailleurs opposés. Polignac tente
de rassurer et insiste, dans une note des 16 et 18  janvier 1830, sur les
avantages que les puissances européennes peuvent escompter d’une issue de
la crise suivant les modalités élaborées à Paris : économie pour la France de
l’envoi d’une armée en Algérie  ; rétablissement de l’autorité de la Porte
ottomane dans les Régences ; abolition de la piraterie et de l’esclavage sur
toute la côte de la Méditerranée ; respect des droits des nations européennes
dans les Régences. Polignac ne cache pas à ses interlocuteurs qu’en cas
d’échec de sa combinaison égyptienne, la France pourrait avoir recours à
une autre formule donnant lieu à une expédition contre Alger, alors que si
l’opération Mehemet Ali réussissait, elle n’envisagerait aucunement de
s’installer dans la Régence.
Ces explications ne satisfont pas les Anglais  : ils ne cachent pas leur
réprobation et accusent la France de préparer la rupture de l’équilibre
oriental et le démembrement de l’Empire ottoman. Ils s’en plaignent
d’autant plus qu’ils risquent, dans le cas qui leur est proposé, de n’en être
bénéficiaires à aucun titre… En outre, la proposition française ouvre
indirectement à la Russie les portes de Constantinople et met en cause la
domination anglaise sur la Méditerranée. A Vienne, Metternich est hostile
au projet, tandis que la Prusse s’en félicite, dans la mesure où, retenue en
Afrique, la France aura moins tendance à s’intéresser à sa frontière du
Rhin… Quant au très réaliste Premier ministre russe Nesselrode, il rappelle
Polignac à la raison et lui soumet une façon de voir le problème beaucoup
moins conformiste : « C’est un projet de visionnaire, déclare-t-il au duc de
Mortemart ambassadeur de France en Russie. Croyez-vous par hasard que
les Egyptiens soient capables d’aller à Alger  ? Comment n’osez-vous pas
détruire vous-mêmes ce nid de pirates et vous y établir, pour nous en
délivrer à jamais ? »
On en est là, au début de février, lorsque s’effondre le bel échafaudage
diplomatique construit par Polignac. Son rêve de reconstruction et de
restauration européenne ne recueille ni l’agrément du Tsar, ni celui de la
Prusse. Il ne saurait donc être, jusqu’à nouvel ordre, question d’envisager
un retour aux frontières naturelles. Aussi bien, toute la stratégie du
président du Conseil fait-elle l’objet d’une révision immédiate. Les moyens
militaires et matériels que Polignac destinait à des opérations à l’Est
peuvent être dégagés et réservés à d’autres missions. L’opposition libérale
peut se satisfaire d’un projet d’expédition glorieuse au-delà des frontières.
D’autre part, il n’était pas prouvé que Mehemet Ali fût d’accord pour la
solution française  : faute d’avoir obtenu son accord, le chef du
gouvernement français peut jouer les cavaliers seuls en Afrique du Nord.
Polignac peut donc retirer, sans perdre la face, son épingle du jeu, réviser sa
position et donner à son tour un coup de pouce décisif pour une expédition
dont il avait été si fort question depuis trois ans.
C’est dans ce sens que le président du Conseil plaide son dossier devant
le Conseil des ministres du 29 janvier 1830. Il propose d’annoncer sans plus
tarder aux puissances étrangères le dessein français d’aller à Alger venger
l’insulte « d’un chef barbare ». Ce revirement de Polignac ne prend pas de
court ses collègues du gouvernement. Car, tandis que depuis plusieurs mois
il se livrait au jeu de sa fragile construction égyptienne, on avait aussi
dressé des plans en prévision d’un recours à la solution à laquelle on allait
enfin aboutir. Dès la mi-décembre, Bourmont avait établi des rapports très
précis sur le sujet  ; le ministre de la Guerre avait souligné la nécessité de
l’expédition résultant de la prolongation excessive du conflit, de
l’inefficacité des dépenses engagées, des inconvénients du blocus, des
exigences de l’honneur français, du prestige royal, du trouble de l’opinion
publique, de l’intérêt du régime monarchique. En souhaitant que fût frappé
un coup décisif, il n’envisageait nullement que la France s’approprie la
Régence  : en ce sens, l’avis des principaux animateurs de l’expédition
concorde avec le sien. Quant à la stratégie, Bourmont adoptait une fois
encore celle de Boutin. A cet égard, il allait introduire bientôt une variante
qui avait la faveur des amiraux et qui consistait à envisager de préférence
une attaque simultanée sur Bône et Oran, la prise d’Alger devant intervenir
dans une seconde phase des opérations. On rejoignait ainsi la thèse de la
vieille école des marins, profondément hostiles à un débarquement près
d’Alger en raison, disaient-ils, du volume de matériel à mettre à terre, des
obstacles naturels qu’il fallait franchir et des risques de tempête fréquents
sur cette côte.
Il fallut donc arbitrer pour faire le choix essentiel dans la conduite des
opérations de débarquement et à terre. Du Petit-Thouars est entendu une
fois encore par les ministres et s’accroche à la thèse qu’il a toujours
défendue et qui rejoint celle de Boutin :
«  La condition essentielle du succès est de jeter à terre le plus grand
nombre possible d’hommes prêts à combattre  ; or, on ne pouvait remplir
cette condition qu’en embarquant la plus grande partie des troupes de
débarquement avec leur matériel sur des vaisseaux de guerre, seuls
capables, par leur stabilité, de résister aux courants et au mauvais temps et
de rester groupés en bon ordre. A raison d’un demi-régiment par navire de
guerre, douze vaisseaux pourraient débarquer en peu de temps
12 000 hommes qui, aussitôt à terre, se retrancheraient et couvriraient ainsi
le débarquement du reste de l’armée. »
Du Petit-Thouars balaie les objections relatives aux difficultés de
débarquement, rappelle les propositions qu’il avait faites en 1827, réfute les
critiques de la «  vieille garde  ». Après quatre heures de délibération, les
ministres tombent d’accord sur les termes d’un rapport au Roi  : ils
proposent d’entreprendre l’expédition, préconisent le débarquement à Sidi-
Ferruch et l’attaque d’Alger du côté de la terre.
Le 7 février, le choix définitif de Charles X est acquis : il approuve les
termes du rapport, signe les ordonnances de mobilisation de l’armée de
terre et de la marine. Le temps du blocus tire à son terme : il est prévu en
effet que l’appareillage du corps expéditionnaire doit avoir lieu avant six
mois.
 

La signature de Charles  X a donné le départ officiel de la campagne


d’Alger. Les militaires n’avaient pas attendu la décision royale pour se
préparer aux conséquences immédiates de cette éventualité. Depuis
plusieurs mois, des préparatifs étaient en cours, à toutes fins utiles. Mais il
leur restait un long chemin à parcourir pour être prêts dans le délai
maximum de six mois fixé en considération des impératifs stratégiques liés
aux conditions atmosphériques et climatiques les plus appropriées. Pour
assurer le succès de cette opération, le gouvernement doit choisir avec soin
les chefs de l’expédition, dégager les crédits, fixer les grandes lignes du
plan de travail préliminaire : il en sera question plus loin.
 

En France et dans le monde, l’annonce de cette décision suscite le


développement d’une double opposition  : l’une émanant de l’opinion
publique sensibilisée depuis trois ans à la fâcheuse affaire du blocus, l’autre
de l’Angleterre. Dans certains cas, à certains niveaux, il y aura d’ailleurs
corrélation entre l’une et l’autre, l’Angleterre encourageant les libéraux
français dans leur lutte contre «  la dangereuse politique du prince de
Polignac ». Cette collusion fut, en beaucoup de cas, si évidente, et la hargne
de l’Angleterre si insidieusement exprimée, que Polignac, accusé pourtant
par l’opposition de comploter avec les Anglais et longtemps adversaire
déclaré de l’occupation permanente d’Alger, allait durcir sa position et
donner à ses ambassadeurs des instructions dans le même sens. Il
n’acceptera plus les représentations du gouvernement britannique par
ambassadeurs interposés et deviendra, au fil des mois, l’un des plus chauds
partisans d’une implantation française à long terme dans la Régence, dans
la mesure même où cette situation contrariait les plans britanniques de
domination exclusive en Méditerranée.
Les rapports entre les deux capitales vont donc se tendre à l’extrême.
Mais les Français conservent tout leur sang-froid. Pendant toute cette
période de tractations diplomatiques difficiles, jusqu’à ce que la flotte arrive
devant Alger, on apprécie à Paris avec lucidité et réalisme les moyens réels
dont l’Angleterre disposerait éventuellement pour entraver le déroulement
de l’opération. Or, il était assez évident que les difficultés auxquelles devait
faire face, sur d’autres plans, le gouvernement britannique, lui interdisaient
de prendre le risque de représailles qui, en l’état actuel des choses, ne
pouvaient rester que verbales. La bataille diplomatique n’en fut pas moins
passionnée. Quelques mois avant que Charles  X eût pris la décision de
débarquer à Alger, le mécontentement britannique était partiellement
tempéré par la certitude, satisfaisante pour un allié qui ne l’était pas tout à
fait, que les Français couraient délibérément à l’échec. Le Premier ministre
Wellington ne s’en cachait pas et exprimait avec un certain cynisme une
opinion qui en disait long sur la chaleur des rapports entre les deux
capitales : « Laissez faire, ils vont au-devant d’un désastre. C’est moi, duc
de Wellington, qui vous l’affirme. » Le duc de fer, vainqueur de Waterloo,
savait ce que cela voulait dire… Il confirmait souvent son propos en des
termes non moins significatifs  : «  Ces Français sont fous, un revers
effroyable les attend sur la côte d’Alger. »
Cette conviction de l’échec de la France ne devait pas empêcher
l’Angleterre de se prémunir autrement contre les conséquences possibles
d’une expédition qui… réussirait. Aussi le Foreign Office fit-il donner,
pendant plusieurs mois, la grosse artillerie diplomatique, aussi bien à Paris
que dans les capitales des grandes puissances. Cette action s’exerce à Paris
par le truchement de lord Stuart, ambassadeur en France. Sous prétexte de
défendre les intérêts de la Porte, suzeraine de la Régence, le gouvernement
britannique tente en vain d’entraver le projet français. Mais il se soucie
beaucoup moins de ce que pensera de l’aventure algérienne le sultan de
Constantinople que de ce que fera la France, à terme, dans la Régence. Il est
en effet très important pour Londres que les Français renoncent par avance
à toute possession et à tout agrandissement de territoire : il ne saurait être
question qu’une autre nation prenne le contrôle de la Méditerranée.
Wellington ne dissimule pas la nature de cette préoccupation : « Nous
sommes les plus intéressés, dit-il, à conserver dans la Méditerranée
l’équilibre de forces et d’influences tel qu’il existe, et sans altération. »
Lord Stuart insiste dans le même sens à Paris : « … Le gouvernement
français doit au moins renoncer sans aucune difficulté à toute possession, à
tout agrandissement de territoire. Les expressions d’une précédente dépêche
du ministre français et la substance de celle qui a été communiquée par le
duc de Laval (ambassadeur de France en Angleterre) étaient suffisamment
précises à cet égard et il est donc à présumer que le cabinet des Tuileries
n’éprouvera aucune répugnance à donner une assurance officielle sur le
même sujet. M. de Polignac apprécie sans doute la grande importance de la
position géographique des Etats barbaresques et le degré d’influence que,
dans les mains d’un gouvernement plus civilisé, plus éclairé, ils ne
pourraient manquer d’exercer sur le commerce et sur les intérêts maritimes
des puissances de la Méditerranée. La difficulté d’accomplir un changement
radical dans l’état actuel, sans répartir ses intérêts d’une manière inégale et
injuste, est peut-être la principale raison qui a fait supporter aussi longtemps
le pouvoir illicite des pirates. »
A quoi Charles  X donnera partiellement satisfaction en niant toute
intention de conquête de la part de la France  : «  Sa Majesté, répond
Polignac à lord Stuart, me charge de vous faire connaître qu’elle n’est
guidée par aucun sentiment d’ambition mais qu’elle entend n’avoir besoin
du consentement de personne au monde pour venger une insulte faite à son
pavillon. Du reste, le roi a déjà fait connaître ses intentions et sa parole doit
être une garantie suffisante. »
Plus l’Angleterre insiste, et plus le gouvernement français a tendance à
résister à des pressions difficilement tolérables pour l’orgueil national. En
mars  1830, excédé par l’ingérence des Britanniques dans cette affaire,
Polignac confirme une fois de plus qu’en dépit des interventions
diplomatiques dont son gouvernement tient compte, il n’est pas question de
renoncer à l’expédition  : bien au contraire, tous les moyens nécessaires
seraient rassemblés pour en assurer le succès. En contrepartie, la France
donnait l’assurance qu’elle se concerterait avec ses alliés pour définir un
nouvel ordre de choses à instaurer dans la Régence.
Dans cet esprit, Polignac préparait la mise au point d’une série de
solutions possibles qu’il envisageait de soumettre à la conférence chargée
de résoudre la question d’Alger : elles étaient classées sous sept numéros :
1. — Maintenir le dey en lui imposant l’abolition de l’esclavage et de la
piraterie, une indemnité de 50 millions et la cession de Bône à la France ; 2.
— Aggraver ces conditions en rasant les fortifications et comblant le port
d’Alger  ; 3. — Expulser le dey et les Turcs et les remplacer par un
gouvernement indigène sous un prince arabe  ; 4. — Remettre Alger à la
Porte qui y installerait un pacha ; 5. — Donner Alger à l’Ordre de Malte ; 6.
— Garder Alger pour la France et coloniser la côte de la Régence ; 7. —
Partager le pays entre les diverses puissances méditerranéennes, Alger
revenant à la France, Arzew à l’Angleterre, Oran à l’Espagne, Bône à
l’Autriche, Stora au Piémont, Bougie au royaume de Naples et Djidjelli à la
Toscane.
Cette seule énumération de solutions plus ou moins réalistes prouve
qu’à la veille de l’expédition, on ne concevait absolument pas, à Paris, ce
qu’il adviendrait de la conquête entreprise sans idée préconçue.
La proposition de conférence internationale n’allait pas suffire à
convaincre l’Angleterre de la bonne volonté de la France. Aussi les
conversations entre Paris et le Foreign Office tournent-elles au dialogue de
sourds. Lord Aberdeen, ministre des Affaires étrangères britannique, donne
le ton de l’offensive en proclamant  : «  Le gouvernement français doit
renoncer à toute possession, à tout agrandissement de territoire… Toutes les
protestations de désintéressement disparaissent devant un système qui, sous
prétexte d’indemnité, admet toutes les chances d’envahissement et de
conquête et aboutit à une occupation indéfinie des pays envahis. »
Pendant ce temps, lord Stuart frappe à toutes les portes pour tenter
d’influencer ses interlocuteurs. Il a des discussions sans fin et sans profit
avec le président du Conseil et le ministre de la Marine : pourtant, il ne se
lasse pas, en dépit des fins de non-recevoir renouvelées qui sont faites à ses
propositions. Des jours durant, il harcèle Polignac, remet tout en question,
relance le débat : « Comment voulez-vous, se plaint-il auprès du président
du Conseil, que nous n’ayons pas d’inquiétude, quand nous voyons la
France, partie contractante du Congrès de Vienne, détruire de ses mains
l’équilibre de la Méditerranée ?
—  Le Congrès de Vienne  ? Mais, depuis 1815 vous avez conquis
l’Afrique du Sud, la moitié de l’Inde et 30  millions de sujets  ? L’Europe
s’est-elle cru le droit de vous opposer les stipulations du Congrès de
Vienne ? Par quel privilège pourriez-vous vous étendre et conquérir en Asie
et en Afrique et vous opposer à ce que la France porte la guerre en Afrique
du Nord ?
—  L’Inde est à mille lieues de l’Europe, et l’Algérie est à nos portes.
L’Europe ne s’occupe pas de politique indienne, tandis que l’équilibre
méditerranéen et l’intégrité de l’Empire ottoman sont pour elle des
questions vitales.
—  L’Europe ne croit guère aux droits de la Porte sur la Régence et
quant à la Porte elle-même, elle s’en soucie peu. Deux fois elle nous l’a dit
expressément. Au reste, ce qui arrive aujourd’hui est de votre faute.
Pourquoi avoir empêché Mehemet Ali de s’entendre avec nous pour rétablir
à Alger l’autorité du sultan  ? Dans notre manière de voir en cette
circonstance, il était bien plus question des intérêts de la Porte que des
nôtres.
— Etes-vous donc décidés à garder Alger ?
— Nous ne sommes décidés à rien, conclut Polignac, et nous n’agirons
qu’après avoir consulté nos alliés. Le roi et les ministres s’y sont engagés. »
Avec l’ancien préfet d’Haussez, les entretiens n’étaient pas moins
aigres. Le ministre de la Marine a relaté, dans ses Mémoires, l’une des
entrevues les plus mémorables qu’il eut avec l’ambassadeur anglais, au
cours de laquelle fut lancée une formule qui eut quelque retentissement et
dit à l’Angleterre ce que l’on pensait, à Paris, de ses interventions.
«  Lord Stuart avait, à diverses reprises, eu des conférences sur les
dispositions que la France faisait pour s’emparer d’Alger avec le prince de
Polignac et n’en avait obtenu que des réponses évasives et un engagement
vague de traiter de l’avenir de la conquête lorsque cette conquête serait
faite. Il espérait sans doute tirer de moi un meilleur parti et plusieurs fois il
chercha à entamer la question quoique je lui dise que le côté diplomatique
de cette affaire n’étant pas dans mes attributions, je ne pouvais ni ne voulais
m’en occuper. Un jour qu’il m’avait pressé fortement et plus que de
coutume, il ajouta que ses questions n’avaient pour objet que la
confirmation de ce qu’il savait, qu’il avait découvert que nous ne songions
pas sérieusement à l’expédition et que nos préparatifs ne tendaient qu’à
faire peur au dey, à l’amener à composition. Ce serait peine perdue, lui
répondis-je ; dans son insouciance turque, le dey ignore peut-être que nous
nous proposons à l’attaquer et s’il le sait, il s’en remet à Dieu du soin de le
défendre. Au reste, je puis vous déclarer, parce que nous n’en faisons pas
mystère, que c’est très sérieusement que nous faisons des préparatifs. Le roi
veut que l’expédition se fasse, et elle se fera.
» — Vous croyez donc que l’on ne s’y opposera pas ?
» — Sans doute, qui l’oserait ?
» — Qui ? Nous les premiers.
» — Milord, lui dis-je avec une émotion qui approchait fort de la colère,
je n’ai jamais souffert que même vis-à-vis de moi, simple individu, on prît
un ton de menace  ; je ne souffrirai pas davantage qu’on se le permette à
l’égard du gouvernement dont je suis membre. Je vous ai déjà dit que je ne
voulais pas traiter l’affaire diplomatiquement ; vous en trouverez la preuve
dans les termes que je vais employer  : LA FRANCE SE FOUT DE
L’ANGLETERRE. Elle fera, dans cette circonstance, ce qu’elle voudra,
sans souffrir de contrôle ni d’opposition. Nous ne sommes plus au temps où
vous dictiez vos lois à l’Europe. Votre influence était basée sur vos trésors,
vos vaisseaux et une habitude de domination. Tout cela est usé. Vous ne
compromettrez pas ce qui vous reste de cette influence en allant au-delà de
la menace. Si vous voulez le faire, je vais vous en donner les moyens. Notre
flotte, déjà réunie à Toulon, sera prête à mettre à la voile dans les derniers
jours de mai. Elle s’arrêtera pour se rallier aux îles Baléares. Elle opérera
son débarquement à l’ouest d’Alger. Vous voilà informé de sa marche  ;
vous pouvez la rencontrer si la fantaisie vous en prend. Mais vous ne le
ferez pas. Vous n’accepterez pas le défi que je vous porte, parce que vous
n’êtes pas en état de le faire. Ce langage, je n’ai pas besoin de vous le dire,
n’a rien de diplomatique. C’est une conversation entre lord Stuart et le
baron d’Haussez, et non une conférence entre l’ambassadeur d’Angleterre
et le ministre de la Marine de France. Je vous prie cependant de réfléchir
sur le fond que le ministre des Affaires étrangères pourra vous traduire en
d’autres termes, sans rien changer au sens. »
Il était vrai qu’en ses propos, Haussez était allé jusqu’au fond du
problème  : la détermination française, l’impossibilité d’une réplique
britannique, ne pouvaient être explicitées plus clairement ; le ministre de la
Marine traduisait effectivement l’analyse faite par le gouvernement français
des chances et des risques diplomatiques de son initiative. Elle concluait,
incontestablement, en faveur de l’expédition. Et les échos recueillis à
Londres de ces contacts inopérants n’étaient pas faits pour calmer les
appréhensions du cabinet britannique. Il lui faudra donc, en définitive,
supporter de voir la France s’engager dans l’expédition, un seul espoir
restant aux Anglais  : que se réalise, aux portes d’Alger, la prédiction
vengeresse de Wellington…
 

En dépit des interventions très actives des diplomates britanniques


auprès des chancelleries européennes, la plupart des Etats acceptaient
volontiers que la France entreprît une action punitive destinée à purger la
Méditerranée de corsaires qui, depuis plus de trois siècles, pillaient les
navires, terrorisaient les populations des ports, enlevaient les chrétiens,
compromettaient les relations commerciales, perturbaient l’ensemble du
trafic maritime en Méditerranée, mais aussi en direction des grands ports du
nord de l’Europe. Le gouvernement espagnol hésitait à s’engager aux côtés
de la France mais, tenant compte du caractère «  chrétien  » de l’opération,
donnait l’assurance qu’un accueil favorable serait réservé aux unités de la
flotte française dans les ports du continent et à Palma pour leur relâche et
leur ravitaillement. La Prusse et la Russie sont d’autant plus favorables à
l’expédition que l’opposition britannique est plus virulente.
En revanche, Metternich accepte mal le projet français. Il estime que,
quoi qu’affirme Polignac, la France restera à Alger, la Régence devenant la
tête de pont d’une plus vaste entreprise africaine. Il affirme cette conviction
à l’ambassadeur de France :
« Ce n’est pas, lui dit-il, pour un coup d’éventail que l’on dépense cent
millions et qu’on expose 40 000 hommes. Prétendez-vous que vos troupes
quitteront Alger aussitôt après la prise de la ville  ? C’est inadmissible. Si
vous vous borniez à détruire les places barbaresques sans rien changer à
l’état du pays et sans rien créer qui puisse subsister, votre expédition
n’aurait servi à rien. La piraterie recommencera dès votre départ et tout sera
à recommencer. D’ailleurs, à supposer même que votre gouvernement se
contentât, pour tout dédommagement de ses sacrifices, de l’éclat d’une
brillante passe d’armes, la nation ne le permettrait pas. Tout vous poussera à
fonder, sur la côte d’Alger, un établissement durable  : le souci de votre
sûreté intérieure comme le désir de n’avoir pas dépensé en vain votre or et
le sang de vos soldats. »
On ne pouvait définir avec plus de lucidité l’état de fait dont le
gouvernement français n’aurait la révélation que quelques années après la
conquête…
Ainsi, en quelques mois de branle-bas de combat diplomatique, la
France a pu compter ses partisans parmi les grandes puissances et constater
que seule l’Angleterre maintenait son opposition formelle au projet. Ce
n’était pas assez pour freiner le processus en cours  ; c’était certainement
beaucoup moins qu’il n’en fallait pour détourner le ministère Polignac d’un
objectif qu’il n’avait accepté qu’à contrecœur, sous la pression de
circonstances et d’événements qui n’avaient rien à voir avec des velléités de
conquête de type colonial telles qu’il s’en était manifesté jadis et qui
prendraient naissance au cours des prochaines années.
 

La seconde opposition s’exprime en France, dans le cadre du Parlement


et dans l’opinion publique. On est à quelques mois d’une révolution : c’est
assez dire l’utilisation que l’opposition entend faire de tout ce qui peut
favoriser la chute du régime. Ceux-là mêmes qui, il y a quelques mois,
critiquaient le blocus, riposte inopérante à l’attitude du dey, et réclamaient
une démonstration plus efficace, s’en prennent désormais au principe de
l’expédition. Les motifs en sont mal définis, les objectifs imprécis, la
préparation inconséquente, la conception imprudente. Tous les arguments
sont bons pour mettre en cause un gouvernement impopulaire et un régime
dont les maladresses autoritaires irritent ses adversaires. L’exaspération des
passions trouve donc un terrain particulièrement favorable sur le thème de
la Régence et de virulentes campagnes de presse complètent les
interventions des députés à la tribune de la Chambre, certains pairs
intervenant dans le même sens, à l’instar de Chateaubriand qui fut,
toutefois, modéré dans sa critique.
On allait retenir surtout de ces débats – qu’avait précédés le discours du
trône, dans lequel le Roi annonçait, le 2 mars 1830, sa détermination : « Je
ne puis laisser plus longtemps impunie l’insulte faite à mon pavillon  ; la
réparation éclatante que je veux obtenir en satisfaisant à l’honneur de la
France tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté. » –
la polémique ouverte par un ancien partisan de l’expédition, le député de la
Seine Alexandre de Laborde, qui en devint l’adversaire déclaré lorsqu’elle
fut décidée. Il confirma ses déclarations à la tribune par la publication d’une
brochure résumant ses griefs et ceux d’un grand nombre d’adversaires du
gouvernement contre la campagne d’Alger : « L’expédition est injuste dans
son origine, elle est imprudente dans sa précipitation, car jamais l’armée ne
pourra aborder en temps utile sur la côte africaine  ; elle est infructueuse
dans ses résultats puisque nous nous contenterons de détruire simplement
les remparts de cette ville qui nous auront coûté tant de sang à conquérir, et
cela parce que l’Angleterre le veut et que nous lui cédons. Enfin,
l’expédition est devenue coupable et criminelle dans son exécution  : sous
prétexte de préparatifs de guerre, le ministère a pu rassembler une armée et
engager les dépenses contraires aux principes mêmes du gouvernement
représentatif. »
Les contre-vérités, les erreurs de jugement ne manquent pas, dans ce
pamphlet : mais il donne le ton de la polémique et laisse mesurer le degré
de mauvaise foi qui marquera nombre d’interventions des adversaires du
gouvernement. Tous les journaux d’opposition sont mobilisés, du National
au Journal des Débats, du Courrier français au Figaro. L’inconsistance de
la politique suivie à l’égard de la Régence depuis trois ans, l’inconséquence
du blocus, les tergiversations diplomatiques, les périls de l’entreprise
donnent matière à des commentaires acides et virulents. Pour assurer la
chute du régime, on va broder pendant des mois sur les causes et les
conséquences de l’expédition projetée.
Dans les Débats, on interroge : « Serait-il vrai que l’expédition d’Alger
ne fût que le programme d’une réélection tentée en faveur de M.  de
Polignac et que la France dût payer de ses trésors et du sang de ses enfants
ce malencontreux et inutile effort ? »
Le National considère que l’expédition est l’une des plus sottes que le
gouvernement ait imaginée. Et l’on va dépenser « deux cents millions à une
expédition folle, tandis que nos ports sont dans le plus triste état ; c’est un
attentat contre la force et la fortune publiques, qui mérite toute la sévérité
des Chambres… Une entreprise qui exige de tels efforts et qui présente de
telles chances pour si peu de résultats est toujours une tentative folle et
indigne d’un gouvernement sage ; le succès ne l’absoudra pas de sa folie :
un revers lui mériterait l’exécution publique. »
André Carrel est, par ailleurs, plus sévère encore, dans Le National,
accusant Bourmont de monter l’expédition pour sa gloire personnelle. Et,
pour démoraliser les troupes, prouver à l’opinion la folie du gouvernement,
peut-on trouver meilleur procédé que celui qui consiste à peindre de la
Régence un tableau effrayant, bien propre à faire trembler les soldats et
leurs familles. A cet effet, les Débats évoquent le décor où se retrouveront
bientôt les quelque 30  000  hommes du corps expéditionnaire, à travers la
relation faite de son séjour dans la Régence par un esclave italien hôte du
bagne d’Alger et, à ce titre, peu enthousiaste en relatant son équipée
africaine. Qu’on en juge  : « Alger est une ville triste, une rude terre  : des
barbares, des soldats, des citadelles. Tout cela entouré de déserts où rugit le
lion, le chacal, l’hyène, où se traîne le serpent boa comme au temps de
Régulus et, dans les plus riches maisons, de petits scorpions dont la piqûre
est mortelle ; puis, quand l’été est venu, des sauterelles, véritable plaie de
l’Egypte, qui se pressent, intrépides comme les armées de Gengis Khan, qui
dévorent jusqu’à l’écorce des arbres. Pour tout dédommagement, vous
n’avez, par intervalles, que la caille fatiguée, quand, transfuge de nos
bruyères parfumées, elle s’abat sur le rivage, incapable d’aller plus loin…
Outre ces maux généraux parmi lesquels j’ai oublié les sables du désert et
les périls qu’on va chercher à dos de chameau ou sur les pas légers des
dromadaires, et le simoun, espèce d’ouragan de terre, peste de chaque jour,
corruption comme l’appelle l’Ecriture… Il n’y a que deux bonnes choses
dans ce pays : l’opium, cette poésie de la brute, et l’essence de rose… »
Contre cette marée malveillante, la presse gouvernementale, très
partisane, peu lue, mal conçue, n’a guère de prise vis-à-vis de l’opinion
parisienne qui «  fait  » pour une grande part l’opinion de la France. Par
contre, on réagit dans un sens très différent dans les régions méridionales et
surtout dans les ports où un rassemblement de troupes exceptionnel crée un
mouvement commercial tout à fait inhabituel et qui donne à penser. En
effet, au contact de la réalité, les milieux commerciaux des grands ports – et
cela sera bientôt aussi vrai du Havre que de Toulon ou de Marseille – bases
de départ vers l’Afrique, interprètent avec faveur l’initiative
gouvernementale. On commence à penser à long terme et l’on discerne déjà
l’intérêt garanti par une expédition de cette envergure. Il est évident que
cette expansion outre-mer sera favorable aux régions côtières, le
développement des échanges commerciaux devant assurer aux grands ports
une activité, source directe de précieux rapports.
« Nous ne saurions voir dans cette expédition, comme nos confrères de
la capitale, une entreprise fâcheuse, lit-on dans l’Aviso de la Méditerranée.
Nous croyons que le résultat d’une expédition contre Alger ne saurait
qu’être utile et honorable pour la France autant qu’avantageux pour
l’humanité. Quant aux difficultés de l’expédition, la plupart de ces
assertions sont fausses ou exagérées. »
Allant jusqu’au fond du problème, en examinant les incidences hors de
toute considération politique partisane, un libéral de la classe de Sismondi
fait le point en éliminant de son propos toute réaction passionnelle et
polémique : « Nous croyons fermement et nous voulons établir, écrit-il dans
La Revue encyclopédique, que la guerre d’Alger, considérée abstraitement,
faite en temps opportun et poursuivie jusqu’au but qu’elle doit
naturellement atteindre, est une guerre juste, qu’elle est honorable, qu’elle
est utile à la France et que, de toutes les conquêtes que la nation peut
désirer, aucune ne lui serait plus avantageuse que celle des rivages si
rapprochés de la Barbarie… Que l’Afrique soit ouverte à la France  ; qu’à
deux ou trois journées de nos côtes, un pays immense, dont les neuf
dixièmes sont sans propriétaire, un climat qui offre les plus beaux climats
de la Provence, de l’Italie et de l’Espagne, ainsi que les climats et le ciel des
Antilles, appelle l’industrie française et elle s’y transportera avec
empressement, elle créera en peu d’années l’abondance, la sécurité et le
bonheur. L’Afrique a surtout besoin d’hommes qui pensent au profit de
l’industrie et d’hommes qui la garantissent. »
Le tableau n’est pas systématiquement idyllique  : mais il est aux
antipodes de celui qu’a tracé l’esclave italien : et surtout Sismondi fait de la
prospective sans le vouloir, dessinant avant l’heure le schéma de
l’argumentation des libéraux qui, quelques années plus tard, ayant renversé
le régime de Charles X, transformeront la Régence d’Alger en Algérie et la
conquête provisoire de Polignac en province française…
S’en tenant donc à la répartition superficielle des forces politiques à la
veille du départ de la flotte vers Alger, on pouvait considérer que la grande
majorité de l’opinion active était hostile à l’expédition, alors que la grande
masse des Français restait indifférente ou simplement curieuse. Il allait
pourtant résulter de cette expédition des conséquences en chaîne destinées à
influer profondément sur le destin de la France et de l’Afrique.
 

L’ordre de mobilisation de l’armée et de la marine, signé par Charles X


le 7 février 1830, concerne 1 946 officiers, 35 631 sous-officiers et soldats
dont les effectifs doivent se répartir de la façon suivante  : un état-major,
trois divisions d’infanterie, quatre batteries de campagne montées, une
batterie de montagne, un équipage de siège, servi par dix batteries à pied ;
une compagnie de pontonniers, une compagnie d’ouvriers, quatre
compagnies du train des parcs, huit compagnies de mineurs et sapeurs, une
demi-compagnie du train du génie  ; quatre compagnies d’ouvriers
d’administration, cinq compagnies et un détachement du train des
équipages militaires et 3 988 chevaux. Les officiers généraux sont aussitôt
désignés. Mais il importe surtout de bien choisir le commandant de la
marine et le commandant en chef. A cet égard, il est indispensable d’allier
les tempéraments de ces deux chefs suprêmes afin que s’établisse entre eux
une collaboration confiante et efficace. Compte tenu de l’importance de la
flotte et des difficultés que ne manquera pas de soulever, sur le plan
technique, le débarquement d’effectifs considérables et d’un ravitaillement
important en un temps réduit, le choix de l’amiral est capital.
Après avoir tenté de convaincre les plus royalistes des amiraux en qui il
a particulièrement confiance, d’Haussez choisit un homme qui est aussi un
«  caractère  » certes peu favorable au régime, mais excellent marin,
courageux, expérimenté, auquel sa brillante carrière a valu beaucoup
d’amitiés et de respect dans son arme. « Il a eu les plus beaux combats de
mer dans les dernières grandes guerres et parmi tous les amiraux, c’est lui
qui inspirera le plus confiance à la Marine » dit de lui Du Petit-Thouars qui
est l’un des meilleurs experts de la marine française. Il s’agit de Guy-Victor
Duperré, préfet maritime de Brest. Il a cinquante-cinq ans et a participé,
depuis plus de trente ans, à toutes les campagnes sur mer. Il est chargé de
rassembler à Toulon la flotte de débarquement, puis de la conduire à bon
port de l’autre côté de la Méditerranée.
Avant de quitter Paris, Duperré tient à exposer au roi et aux membres
toutes les difficultés que posera le débarquement. Il n’est pas favorable à
l’opération telle qu’elle est conçue et craint qu’elle ne doive être retardée,
en raison de l’ampleur des préparatifs qu’il convient de mener à bien dans
un délai qui lui paraît court. Or, si l’on est en retard avant de quitter la
France on risque, en arrivant aux abords des côtes barbaresques, de faire les
frais des intempéries. Mais d’Haussez refuse d’envisager le moindre retard
dans l’emploi du temps qu’il a fixé aux responsables de l’organisation du
départ et n’accepte pas, comme le suggère Duperré, de reporter l’expédition
à l’année suivante. L’amiral doit s’incliner, non sans avoir mis en garde le
souverain contre les conséquences possibles de ce qu’il considère comme
de la précipitation.
Duperré est à Toulon le 1er  avril et fait hisser le pavillon amiral au
grand mât du Provence. Il constate, avec satisfaction et réconfort, que les
préparatifs sont beaucoup plus avancés qu’il ne le croyait lors de son séjour
à Paris : la marine a en effet travaillé depuis deux mois avec acharnement. Il
semble, dès lors, que rien ne doive retarder le déroulement du plan
opérationnel élaboré par l’état-major  : il implique la mise en place de
plusieurs formations ainsi réparties : l’escadre de bataille (quinze bâtiments
armés en guerre et quatre en flûte avec 164 canons) portant 10 068 hommes
et 447 canonniers. L’escadre de débarquement (dix-sept bâtiments en flûte)
portant 10  234  hommes. L’escadre de réserve, avec trente-cinq bâtiments
portant les deux premières brigades de la 3e division et deux compagnies du
génie, le convoi de 347  bâtiments de commerce, escorté par douze
bâtiments légers. Enfin, la flottille de débarquement comportant soixante
bateaux et sept bateaux à vapeur qui seraient employés au débarquement et
comme agents de liaison entre les divers bâtiments de l’armée navale.
L’amiral étant à pied d’œuvre, reste à désigner le commandant en chef.
Les candidats de qualité ne manquent pas : mais c’est celui qu’on attendait
le moins qui fut, en définitive, choisi. Candidat à cette fonction depuis trois
ans, le maréchal Marmont fut longtemps favori. Mais l’illustre duc de
Raguse n’avait pas que des amis et surtout se fiait trop à Bourmont dont il
fut plutôt la dupe. Gouvion Saint-Cyr, Molitor, Gérard et Clauzel, brillants
soldats de l’Empire, proposés au choix du roi par le ministre de la Guerre,
sont aussi sur les rangs mais en vain, et pour cause : voulant faire oublier
comment, le 15  juin 1815, à la veille de Waterloo, il avait abandonné
Napoléon et sa division pour rejoindre Louis  XVIII, Bourmont pose sa
candidature. L’amitié que lui porte le Roi, la confiance qu’a Charles X dans
le dévouement, le sérieux et la bravoure de son ministre, l’emportent en
dépit de l’hostilité de l’opinion et d’une partie de l’armée à l’égard de ce
général de cinquante ans que d’aucuns qualifient « le plus séduisant traître
du monde  ». C’est à lui qu’est donnée la responsabilité de la plus grande
expédition outre-mer que la France ait jamais entreprise. Le 11 avril 1830, il
est nommé « commandant en chef de l’armée d’expédition en Afrique ». Il
va d’ailleurs, si l’on excepte quelques erreurs, y révéler des qualités de
commandement et d’organisation qui feront oublier quelques-uns des
reproches les plus justifiés que lui valait son attitude de jadis.
Chef de l’armée de terre, Bourmont doit avoir aussi autorité sur la
marine. Il faut tenir compte, en effet, des risques de conflit d’interprétation
et de décision auxquels peut donner lieu l’application de la stratégie de
débarquement entre lui et Duperré. L’amiral n’est pas d’un naturel
accommodant et, en marin conscient de sa compétence, il risque d’accepter
mal l’autorité de Bourmont. Pour éviter ces inconvénients, une ordonnance
royale du 18  avril prévoit que «  si des événements de guerre font naître
entre le commandant en chef de l’armée expéditionnaire d’Afrique et le
commandant en chef de l’armée navale des différends assez graves pour
que le commandant en chef de l’armée expéditionnaire les juge de nature à
compromettre le succès de l’opération militaire, il prendra immédiatement
le commandement de toutes les forces de terre et de mer employées à cette
expédition ». Le texte n’en fut pas promulgué, mais il suffit que Bourmont
et Duperré en connussent l’existence pour que les responsabilités fussent
clairement établies en cas d’incident : il arriva d’ailleurs que Bourmont eût
à s’y référer, mais sans avoir à insister.
Les instructions royales remises au commandant en chef stipulent dans
quel esprit il doit accomplir sa mission : le but fondamental en est la prise
d’Alger.
Bourmont arrive le 26  avril à Toulon. Le port et ses alentours sont
transformés en fourmilière où des milliers d’hommes préparent le grand
départ. Depuis des semaines, on a rassemblé entre Toulon et Marseille, les
troupes, les armements, tout le ravitaillement nécessité par l’expédition. Les
soldats sont installés dans la ville et les localités voisines, hébergés dans les
hôtels, les maisons particulières, les granges, les hangars transformés en
autant de dortoirs. Le décor, pittoresque et grandiose à la fois, est celui d’un
immense camp à mi-chemin du cantonnement militaire et du caravansérail.
«  … Toulon présentait un spectacle auquel les yeux, l’esprit et les
oreilles avaient d’abord quelque peine à se faire, raconte un observateur.
Des officiers et des soldats de toutes races encombraient les rues  ; des
matelots provençaux, italiens, catalans, maltais, grecs, barbaresques,
bretons, normands, portant le costume et parlant le langage de leurs diverses
patries, se mêlaient, se pressaient, du matin au soir sur le rivage… Ne
manquaient pas les marchands, les spéculateurs et toutes les catégories
d’intrigants, d’usuriers, de fripons et de désœuvrés qui se traînent à la suite
des armées dans l’espoir d’avoir part au butin en se mettant à la remorque
de quelques fournisseurs ou de quelques sous-traitants… Le bruit des
cloches était remplacé, pour marquer les heures, par le son des trompettes,
des clairons, des tambours ; celui des métiers ou des industries diverses par
de perpétuelles détonations d’artillerie et de mousqueterie… Quelques
tournures de femmes un peu équivoques apparaissaient-elles dans les rues,
elles étaient immédiatement suivies d’un essaim d’admirateurs empressés,
et bien des romans se commençaient peut-être, mais de ceux qui laissent
peu de place au récit, la préface et la conclusion s’en trouvant par trop
rapprochées. »
Dans la rade, une flotte majestueuse recouvre les eaux pâles de la
Méditerranée. A tous les mâts flottent allégrement les pavois de fête ; le va-
et-vient sur les navires que l’on charge est étourdissant. Il y a là plus de six
cents navires, et cela fait beaucoup de monde…
Le 2 mai, le duc d’Angoulême vient inspecter les troupes à Marseille.
La cité lui réserve un accueil très chaleureux. Il est le 5 à Toulon, où il visite
l’arsenal et passe la flotte en revue. L’après-midi, le Dauphin préside au
polygone des exercices de débarquement dont la parfaite exécution laisse
bien augurer des conditions dans lesquelles on abordera les côtes africaines.
Tout est prêt le 10 mai, bien avant le terme des délais initialement fixés.
Bourmont adresse à l’armée le premier ordre du jour de la campagne
d’Alger.
L’embarquement des deux premières divisions débute le lendemain. Le
mauvais temps ralentit la suite de l’opération qui ne prend fin que le 18 mai.
En raison des intempéries, Duperré retarde le départ. Une semaine à bord,
dans des conditions inconfortables, porte un premier coup au moral de la
troupe. Les généraux de l’entourage de Bourmont s’impatientent à l’instar
du commandant en chef, des tergiversations de l’amiral. Ce n’est que le 28,
à l’aube, que le Provence et les bâtiments de guerre appareillent. Le navire
amiral en tête de l’escadre de bataille, l’escadre de débarquement à sa
droite, de chaque côté, l’escadre de réserve et le convoi : une nouvelle étape
de la grande aventure africaine vient de débuter.
Entre le calme et la houle, la flotte progresse sans encombre. Elle
croise, en chemin, un bâtiment turc, le Nessim Jaffet, battant pavillon
amiral, ayant à son bord Taher pacha, émissaire du sultan auprès d’Hussein,
qui, détourné de sa destination, doit se diriger vers Toulon.
 

Le 30  mai, les navires sont à soixante milles d’Alger. «  Nous


distinguions presque cette nouvelle terre promise, écrit ce jour-là Charles de
Bourmont, l’un des quatre fils du général qui participent à l’expédition. La
joie nous rendait fous, nous sautions sur le pont du Duquesne, nous nous
embrassions. »
Le 31, on aperçoit le cap Caxine proche de l’objectif numéro un de
l’armée. L’amiral fait transmettre les ordres de préparatifs de combat.
L’armée s’y conforme dans une ambiance d’enthousiasme communicatif  :
dans quelques heures, les soldats auront pris pied sur le sol de la Régence.
Subitement, le vent se lève, soufflant bientôt avec violence. Refusant de
prendre trop de risques, soucieux de ne pas voir sa flotte dispersée, Duperré
prend alors la décision de virer de bord, de rebrousser chemin en direction
de la baie de Palma. Cette décision inattendue provoque une vive irritation
de la part de l’armée de terre et sera à l’origine des premiers vrais
accrochages des généraux avec l’amiral. Pendant dix jours, en rade ou aux
abords de Palma, l’ambiance à bord est détestable, les soldats se faisant mal
à la vie monotone qui leur est imposée. Duperré ne donne l’ordre
d’appareiller que dix jours plus tard  : après quarante-huit heures de
traversée, les premières unités navales parviennent de nouveau à proximité
du cap Caxine. Cette fois, à n’en pas douter, c’est le terme du voyage. Or, il
s’en faut de peu qu’une nouvelle fois on refasse demi-tour. L’amiral,
redoutant une nouvelle saute de vent, hésite à donner l’ordre de débarquer.
Bourmont doit faire peser dans la balance le poids de son autorité pour le
convaincre de la nécessité impérative d’un débarquement immédiat  :
« Monsieur l’Amiral, insiste-t-il, la mer n’est pas mauvaise ; vous savez que
j’ai le droit de le vouloir, et je veux que nous débarquions. » Duperré décide
le 12 au soir  : «  Nous débarquerons demain.  » Ce fut, en fait, le
surlendemain.
Au matin du 13  juin, la flotte défile devant Alger, mais à trop grande
distance de la côte et des murs crénelés des bastions de défense qui
protègent la ville, pour avoir à redouter les tirs d’artillerie. Les navires se
dirigent en bon ordre vers Sidi-Ferruch et se rangent dans la soirée à
proximité de la baie, sur cinq rangs, prêts pour les opérations du lendemain.
Le 14, à 4  heures du matin, les éléments précurseurs de l’infanterie
quittent les navires qui ont jeté l’ancre  : chalands, chaloupes et canots se
détachent en silence, seul le bruit des rames signalant leur approche. Six
bataillons d’infanterie, une compagnie du génie et deux batteries de
campagne constituent le premier détachement. A proximité du rivage, les
matelots sautent à l’eau et sondent la profondeur. Dès qu’ils ont pied, les
soldats à leur tour s’élancent dans la mer, franchissent les quelques mètres
qui les séparent du rivage et se regroupent par formation. Au bout d’une
heure, dans l’aube naissante, la première division a pris possession sans
combat de la presqu’île de Sidi-Ferruch. Des hauteurs proches de la plage,
des batteries algériennes réagissent, encore que timidement  : elles sont
neutralisées par l’artillerie de la flotte. A 6 h 30, le général de Bourmont est
sur place  : il donne l’ordre d’attaquer les éléments algériens rapprochés
dont il est difficile d’évaluer les effectifs. La carrière du commandant en
chef faillit prendre fin sur cette plage, quelques heures après son arrivée  :
un boulet ennemi tombe à six pas de lui et le couvre de sable !
La progression des fantassins est difficile, sur un sol rocailleux, couvert
de brousse et face à un ennemi invisible qui tire juste. Tandis que les
premiers éléments parvenus à terre tendent à déblayer le terrain, le
débarquement suit son cours, sans incident notable. La tête de pont prend la
forme d’un camp organisé. Les unités sont prêtes à riposter à toute attaque
ennemie. Les Algériens ont tôt fait d’apprécier l’importance des effectifs
auxquels ils vont devoir faire face  : ils décrochent, abandonnant leurs
positions avancées : la première étape est ainsi franchie dans les meilleures
conditions possibles. On pouvait craindre, en effet, en début de matinée,
que les Algériens profitent de la confusion qui présida aux premières
opérations de débarquement pour attaquer avec vigueur, créant ainsi la
panique parmi le corps expéditionnaire. Mais ce n’est qu’à retardement
qu’ils ont tenté, en vain, de déconcerter les envahisseurs, faisant à cette
occasion une démonstration éblouissante de leurs talents de cavaliers  : ils
surprennent ainsi l’adversaire qui aura souvent, au cours des mois de
campagne à venir, à compter avec ces troupes combattant dans un style et
suivant une tactique auxquels les soldats européens ne sont pas
accoutumés :
«  … Ces cavaliers au teint fauve, aux vêtements flottants, aux longs
fusils, criant et hurlant, arrivant de toute la vitesse de leurs chevaux, debout
sur les étriers, la bride au vent, les mains libres, faisant feu sans s’arrêter,
puis tournant court et toujours au galop rechargeant leurs armes, puis
revenant à l’attaque pour se dérober encore, et par les tours et retours de ce
va-et-vient perpétuel, s’efforçant d’étourdir et de déconcerter l’adversaire. »
Beau tableau de folklore nord africain, mais dangereuse réalité militaire
pour ceux qui ont affaire aux cavaliers arabes !…
Les Français n’ont pas à compter seulement avec les assauts
sporadiques de leurs adversaires. Ils découvrent un pays dépourvu de routes
et très pauvre en chemins où leur avance est pénible  ; ils s’acclimatent
d’autant plus mal que ce mois de juin  1830 est caractérisé par une
température très fantaisiste  : grands froids la nuit, inhabituels en cette
saison, pluies torrentielles qui, non seulement handicapent la progression,
mais aussi inondent les installations rudimentaires des campements. Ces
orages, qu’accompagne un vent violent, menacent l’ordre de la flotte et
compromettent le déchargement des vivres et du matériel. De nombreux
éléments donnent donc à penser que, si des circonstances relativement
favorables ont présidé au débarquement, il ne s’agira pas pour autant, de
Sidi-Ferruch à Alger, d’une simple partie de campagne… Malheureusement
pour lui, le dey n’a pas voulu tenir compte des avertissements qui ne lui
avaient pas été ménagés et croire à l’éventualité d’une attaque terrestre. Ce
ne sont pourtant pas les informations venues de France à ce sujet depuis six
mois qui lui ont fait défaut. Mais il n’a pas voulu croire que la France
oserait prendre des risques qui avaient été décisifs à l’encontre de ceux qui,
avant elle, s’étaient lancés dans une aventure analogue.
Dès que le débarquement de Sidi-Ferruch lui apporte la preuve de la
détermination de la France, Hussein fait proclamer la guerre sainte et tente
de rassembler des troupes nombreuses. Mais il n’aura pas le temps de les
organiser et d’assurer une défense cohérente d’Alger. Aussi ne peut-il
espérer, dans la meilleure des hypothèses, que retarder l’échéance, à moins
que, par miracle, le ciel ne se mette de son côté, cet appui se manifestant
par des tempêtes qui contribueraient à la dispersion de la flotte, prélude à
l’anéantissement du corps expéditionnaire. Hussein parvient donc à
regrouper 60 000 hommes, dont plus de la moitié sont rassemblés au camp
de Staoueli, à faible distance du lieu de débarquement. C’est là qu’ils vont
tenter de s’opposer à la marche des Français en direction d’Alger.
Le combat est terrible et dure toute la journée du 19  juin. Le soir, le
vaste camp algérien est détruit  ; Turcs et Arabes ont pris la fuite,
abandonnant quatre cents tentes. La bataille a coûté à l’armée française 57
tués et 473 blessés. C’est la première victoire de la campagne  : elle a le
double avantage de désorganiser les troupes du dey et de renforcer les
sentiments de confiance des Français.
La route d’Alger et du Fort-l’Empereur, premier obstacle à vaincre
selon la stratégie définie initialement, est ouverte. Mais Bourmont ne veut
pas commettre d’imprudence et doit tenir compte, malgré lui, des retards
intervenus dans le débarquement des pièces d’artillerie. Les Algériens
mettent à profit ce contretemps pour harceler l’armée immobilisée à faible
distance de Sidi-Ferruch. Leur connaissance et leur parfaite utilisation d’un
terrain difficile causent des pertes dans les rangs français. Il importe de
réagir  : une nouvelle bataille d’envergure s’engage le 24  juin, à Sidi-
Khalef  : c’est, pour les Français, un nouveau succès que vient toutefois
endeuiller la blessure mortelle de l’un des quatre fils du commandant en
chef, Amédée de Bourmont. Les Algériens renouvellent leurs assauts,
témoignent leur mordant par d’importants tirs d’artillerie, alors que le corps
de débarquement n’a pas encore reçu les pièces permettant de riposter
efficacement.
Bourmont décide de jouer à son tour de la mobilité qui constitue
jusqu’à présent un des principaux atouts de son adversaire. Le 29  juin, il
entreprend l’assaut des positions les plus proches du Fort-l’Empereur. Dans
la journée, la chaleur est accablante et la marche difficile, par des chemins
au tracé incertain, sur un sol inégal. Aux abords de la citadelle qui domine
Alger, Bourmont fait creuser les tranchées où vont être implantées les
batteries qui auront pour mission d’anéantir les défenses du fort. Les
Algériens, qui ont compris la manœuvre, attaquent sans répit, causant des
pertes sévères dans les rangs de plusieurs unités. La marine intervient à son
tour, fait diversion les 1er et 3 juillet en bombardant la ville ; mais les coups
sont portés à trop longue distance pour compromettre la défense d’Alger et
obtenir d’autre résultat que l’affolement de la population civile.
Le dimanche 4 juillet à 4 heures du matin, toutes les batteries françaises
entreprennent un tir simultané contre le fort. La riposte algérienne est au
moins aussi violente que l’attaque. Mais, au fil des heures, l’artillerie
française manifeste sa supériorité. Des combats acharnés se déroulent
jusqu’au milieu de la matinée, les Turcs et les Arabes repoussant à la
baïonnette les assauts des fantassins qui approchent des brèches causées
dans les murailles par le bombardement.
A 10 heures, à la stupéfaction des assaillants, une terrible explosion fait
disparaître la plus grande partie du fort, littéralement soufflé. D’énormes
nuages de fumée et de poussière assombrissent le ciel vers lequel sont
projetés d’énormes blocs de pierre  : le dey avait donné l’ordre de faire
sauter le magasin de poudre de la citadelle, espérant ainsi entraîner dans la
mort la plupart des assaillants embusqués à faible distance de la place : par
miracle, il n’y eut parmi eux que cinq blessés graves.
Dès lors, le rythme des événements va s’accélérer. Bourmont prend
toutes les dispositions utiles pour assurer la prise d’Alger au moindre prix
en neutralisant toutes les batteries susceptibles de freiner l’élan des
fantassins. Hussein a bientôt compris qu’il n’est plus assez fort pour arrêter
l’envahisseur. Des médiateurs, au premier rang desquels le consul
d’Angleterre, M.  Saint-John, s’interposent. Bourmont fixe alors les
conditions de la reddition telles qu’elles avaient été envisagées à Paris avant
le départ de l’expédition.
« Le fort de la Casbah, tous les autres forts qui dépendent d’Alger, et le
port de cette ville seront remis aux troupes françaises le 5 juillet à 10 heures
du matin (heure française).
» Le général en chef de l’armée française s’engage envers S. M. le dey
d’Alger, à lui laisser la liberté et la possession de toutes ses richesses
personnelles.
» Le dey sera libre de se retirer avec sa famille et ses richesses, dans le
lieu qu’il aura fixé. Tant qu’il restera à Alger, il sera lui et sa famille sous la
protection du général en chef de l’armée française. Une garde garantira la
sûreté de sa personne, et celle de sa famille.
»  Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes
avantages et la même protection.
»  L’exercice de la religion mahométane restera libre  ; la liberté des
habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur
commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte  ; leurs femmes
seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur.
» L’échange de cette convention sera fait le 5 avant dix heures du matin.
Les troupes françaises entreront aussitôt après dans la Casbah et dans tous
les autres endroits forts de la ville. »
La reddition est acquise le 5 juillet, les troupes pénètrent dans la Casbah
qui recèle moins de mystères, de trésors et de beautés que ce que
l’imagination du plus grand nombre y avait situé… L’ordre du jour du
6 juillet 1830 officialise le succès de l’expédition : « La prise d’Alger était
le but de la campagne. Le dévouement de l’armée a avancé l’époque où ce
but semblait devoir être atteint. Vingt jours ont suffi pour la destruction
d’un Etat dont l’existence fatiguait l’Europe depuis trois siècles. La
reconnaissance de toutes les nations civilisées sera pour l’armée
d’expédition le fruit le plus précieux de ses victoires. L’éclat qui doit en
rejaillir sur le nom français aurait largement compensé les frais de la guerre,
mais ces frais mêmes seront payés par la conquête. »
Quelques jours plus tard, Hussein, les 55  femmes de son harem, son
gendre Ibrahim, ses ministres, quelques officiers, ses serviteurs et une
caisse contenant trente mille pièces d’or que lui avait remis Bourmont,
embarquent à bord de la frégate Jeanne d’Arc qui conduit à Naples le dey et
sa famille qui y débarquent le 4 août, avant de gagner Constantinople.
En trois semaines, Bourmont, Duperré et leur armée ont conquis les clés
d’Alger. C’était l’épilogue d’une extraordinaire bataille diplomatique et
militaire qui, par son ampleur, avait donné lieu, en France et dans le monde,
aux plus spectaculaires rebondissements. Mais ç’allait surtout être le
commencement d’une grande aventure africaine…
 

Le 5  juillet 1830, Alger a donc capitulé. Les 27, 28 et 29  juillet, le


peuple de Paris démontre à Charles X qu’il n’est pas indifférent à l’échange
que Polignac veut imposer entre les clés d’Alger et les libertés essentielles.
Mais, paradoxe de l’histoire, les libéraux qui succèdent aux autocrates
bourboniens vont créer, de toutes les pièces qu’on vient de leur transmettre,
l’empire français d’Afrique du Nord. Quelques mois plus tard, sous leur
impulsion, un nouvel Etat, l’Algérie, va prendre le relais de la Régence
barbaresque, qui sera bientôt province française.
Pendant quelques années, les mauvais comptes ont donc fait les
mauvais amis. Le règlement différé des créances Bacri avait créé, avec le
temps, entre la France et la Régence, les conditions explosives d’un conflit
inéluctable. Ce furent le coup d’éventail, trois années de blocus, des
négociations entre sourds, des rivalités d’influence, des tractations inutiles ;
et, recouvrant tout cela, ou bien le provoquant, un jeu diplomatique plus ou
moins subtil à l’échelle de ce qu’alors on appelait les grandes puissances,
assorti pour la France de considérations fondamentales de politique
intérieure. Un conflit larvé de trois ans a trouvé son aboutissement dans une
campagne militaire de vingt jours. Lorsqu’elles franchirent pour la première
fois dans l’histoire de la Régence, les portes de la Casbah, les troupes
françaises ignoraient ce qu’elles trouveraient derrière les murailles  : des
bandits à punir  ? un peuple à conquérir  ? un monde à découvrir  ? Les
réponses viendraient plus tard : quoi qu’il pût advenir, une page importante
de l’histoire des rapports internationaux venait d’être tournée  : les grands
chapitres s’écriraient après…
Ils étaient sans doute peu nombreux, les acteurs et les témoins de cette
grande entreprise, qui auraient pu dire, alors, pourquoi, par quel
extraordinaire concours de circonstances politiques et diplomatiques et pour
combien de temps, l’armée française allait camper sur la côte
barbaresque…

Christian HOUILLION

1- Il succédait à six prédécesseurs, tous morts assassinés.

2- C’est en 1827 qu’une escadre française participe à la destruction de la flotte turque, lors de la bataille de Navarin.

3- A propos de l’indépendance de la Grèce.

4- La France vient seulement de renoncer officiellement à reprendre Saint-Domingue et de reconnaître la République d’Haïti.

5- Commandant l’escadre de la Méditerranée.

6- Il s’agit de la ville de Médéa.


Les 90 minutes tragiques

 de l’Alamo
La nuit du 5 au 6 mars 1836 est une nuit noire, épaisse, une nuit sans
lune. La plaine du Texas, qui attend le printemps, semble endormie,
engourdie par la fraîcheur que vient aviver, de temps en temps, un souffle
plus froid descendu des lointaines montagnes de l’Ouest. Tout paraît
dormir ; cette petite ville de San Antonio de Bexar, où, autour de quelques
bâtiments de style colonial espagnol et de l’église fortifiée dédiée à saint
Fernand, se rassemblent des baraquements, des cabanes, des cases blanchies
à la chaux  ; cette prairie infinie qui l’entoure, presque désertique et qui
s’étale vers l’est jusqu’au golfe du Mexique distant de près de quatre cents
kilomètres ; cet étrange agglomérat de bâtisses, enfin, situé en dehors de la
ville, au nord-ouest, à moins d’un kilomètre de distance. C’est un peu un
fort puisqu’il est entouré d’une double enceinte de murailles en pierres et en
terre battue ; c’est un peu un monastère désaffecté puisque dans le coin sud-
est de l’ensemble se dressent les ruines d’une église mi-romane, mi-
baroque. Le tout est entouré de petits ruisseaux, de fossés. C’est en fait, une
ancienne mission qui a abrité dans le temps la succursale d’une compagnie
commerciale espagnole dont le siège américain se situait à Alamo de
Parras, au Mexique. Depuis, quand on parle de cet endroit, les Mexicains
disent «  El Alamo  », les Américains anglo-saxons disent « The Alamo  ».
Appelons-le « l’Alamo ».
Cette nuit-là, où tout semble assoupi, est pourtant peuplée d’ombres
encore plus noires qui se déplacent sans bruit. Tout autour de l’Alamo, il y a
des centaines de ces ombres et si l’on pouvait faire de la lumière, on verrait
qu’elles sont en uniforme, qu’elles portent des fusils. C’est l’armée du
président de la République du Mexique, Son Excellence le général Antonio
Lopez de Santa Anna. Ses troupes ont fait mouvement en silence et
viennent d’atteindre les positions qui leur ont été assignées. Bientôt, elles
vont se figer dans l’attente.
A l’intérieur de l’ancienne mission, une des dernières bougies vient
d’être soufflée. D’une des pièces aménagées le long du mur sud de l’Alamo,
un homme de haute taille, vêtu d’une sorte de treillis, nu-tête, vient de
sortir, accompagné d’un adolescent. L’homme, c’est le lieutenant-colonel
William Barret Travis, qui commande une petite armée d’Américains du
Nord, qui se considèrent comme «  Texans  » et qui sont encerclés par les
troupes mexicaines. Ces hommes sont des immigrés de fraîche date dans la
province mexicaine du Texas, immense territoire, peuplé surtout d’Indiens
nomades, plus grand que la France.
Travis, qui porte des favoris se rejoignant presque sous le menton, vient
de terminer la rédaction d’un message. Il a tendu le pli scellé au jeune
homme qui l’enfouit sous sa chemise. Ce garçon se nomme James L. Allen.
Il a seize ans et tout le monde l’appelle Jim. Travis et Allen se rendent dans
la partie des bâtiments où dorment, debout, une cinquantaine de chevaux.
Ils s’approchent d’une belle jument qui tend sa tête vers l’adolescent.
Visiblement, c’est son maître. Jim sort la tête dehors et, dans la nuit,
l’enfourche à cru, sans mettre de selle, à la façon des Indiens. Des
silhouettes armées ouvrent une porte dans le mur sud. A grands coups de
talon, Jim fait partir la jument, lui fait prendre le galop dont le martèlement
troue brutalement le silence de la nuit dans la lune. En prenant toujours
davantage de vitesse, l’homme et le cheval passent comme un bolide dans
l’ouverture de la porte. Jim s’est couché sur l’encolure de sa monture et lui
crie quelque chose à l’oreille. Ses bras enlacent le cou du cheval qui galope,
galope… Le silence de la nuit se referme sur le bruit décroissant de cette
course effrénée.
Dans l’Alamo, Travis tend l’oreille, anxieux, mais aucun cri, aucun
bruit de coup de feu ne lui parvient. Jim Allen a donc réussi à traverser par
surprise les lignes ennemies. Il a dû prendre la direction de l’est, vers la
petite ville de Goliad, distante de 150 kilomètres, où se trouve une garnison
texane commandée par le colonel Fannin. Cette garnison, Travis l’espère, a
dû se mettre en route pour venir secourir les assiégés. Goliad n’est pas la
localité la plus proche de San Antonio de Bexar  ; la ville de Gonzales
« n’est qu’à » 115 kilomètres au nord-est. Mais c’est à Goliad que se trouve
la seule troupe organisée de rebelles texans «  à proximité  » de la petite
armée de Travis. Celui-ci a déjà envoyé des appels au secours au colonel
Fannin. Cette fois, son message décrit une situation dramatique, presque
désespérée  : «  … chaque boulet traverse nos murs, devenus
vulnérables… ».
Pensif, avec au fond de son cœur la flamme vacillante de l’espoir,
William B. Travis regagne sa chambre et s’étend dans le noir pour essayer
de dormir un peu avant l’aube, qui sera la treizième depuis que les troupes
de Santa Anna ont pris position autour de son « fort ». Qu’apportera cette
treizième journée, en plus du lot quotidien et croissant de boulets de canon,
de tirs sporadiques, d’attaques de harcèlement  ? L’assaut  ? Des renforts  ?
Un événement imprévu ? D’être enfermés dans cet étroit périmètre de murs
fortifiés pèse à ces hommes habitués aux longues chevauchées dans la
plaine. Il y a l’étrange maladie qui cloue au lit Jim Bowie, un des plus
prestigieux coureurs de prairie, qui partagea le commandement avec Travis
avant d’être terrassé. Il y a cette lassitude générale, ce découragement des
assiégés. Il y a ce drapeau écarlate qui flotte sur la tour de l’église San
Fernando, parfaitement visible de l’intérieur de l’Alamo et dont la
signification est, dans la tradition de l’armée mexicaine : « Nous ne ferons
pas de quartier  !  » Il y a ces murs de moellons et de terre battue qui
commencent à s’effriter. Il y a ces préparatifs de l’assaut général que,
chaque jour, les Texans peuvent observer à l’œil nu à quelques centaines de
mètres de distance. Il y a ces munitions, pour les fusils et les canons, dont le
stock diminue inexorablement jour après jour…
Heureusement qu’en dehors de Bowie, les hommes sont bien portants.
Heureusement qu’il y a encore de l’eau, de la nourriture et même du whisky
pour quinze jours à trois semaines. Heureusement aussi que, parmi les
assiégés, se trouve un homme de la trempe, de l’entrain, du bagout de
David Crockett, ce célèbre Davy Crockett qui a tué près d’un millier d’ours
dans sa vie, qui a siégé au Congrès de Washington et qui, avec quelques
compagnons, est venu à San Antonio de Bexar, de son Tennessee. Ce diable
d’homme n’a pas son pareil pour maintenir le moral des gens, à coups de
grosses blagues, de discours péremptoires, d’énormes tapes dans le dos, de
somptueuses rasades de whisky, de pitreries même ou encore d’airs de
violon, d’accordéon ou de banjo. Sa toque de fourrure ornée d’une queue de
raton est le panache d’où rayonnent l’entrain et la bonne humeur.
C’est à tout cela que songe le colonel Travis en se demandant comment
le siège se terminera… Il ne parvient pas à trouver le sommeil.
Brusquement, dans le silence de la nuit, retentissent des «  hourras  » tout
proches. Travis distingue nettement, repris par des voix de plus en plus
nombreuses, le cri de « Viva Santa Anna ! » Il bondit sur ses pieds et se rue
à l’extérieur. On commence à y voir un peu. Le ciel, à l’est, est devenu gris-
rose. Machinalement, par un réflexe de militaire qui pense au rapport qu’il
devra rédiger, Travis regarde sa grosse montre-oignon. Il est cinq heures du
matin. Il lui reste moins d’une demi-heure à vivre. Mais ça, il ne le sait pas.
Aux « hourras », succèdent maintenant, de tous les côtés, des sonneries
de clairon qui se répondent les unes aux autres. A deux cents mètres des
murs nord de l’Alamo, des hommes qui étaient couchés dans l’herbe se sont
dressés et, hurlant « Arriba ! », courent vers les assiégés avec des fusils, des
sabres, des pioches, des échelles…
 

«  … Dans la nuit du 5  mars, quatre colonnes s’ébranlèrent dans un


ordre parfait et un silence complet, mais les hourras imprudents d’un
officier éveillèrent la vigilance de défenseurs du fort et le feu de leur
artillerie causa tant de désordre dans nos colonnes qu’il fut nécessaire de
faire appel aux réserves. L’Alamo fut pris  ; cette victoire qui fut, à juste
titre, si célébrée en son temps, nous coûta 70 morts et environ 300 blessés.
Ces pertes ont été jugées plus tard comme évitables et ont été mises, après
le désastre de San Jacinto, sur le compte de mon incompétence et de ma
précipitation.
» Mais je ne connais aucun moyen de prendre d’assaut une fortification
défendue par de l’artillerie sans que les pertes en personnel des assaillants
soient plus élevées que celles des assiégés, les premiers n’ayant à opposer
aux murs des seconds que leurs poitrines nues. Il est facile d’accumuler,
dans un paisible bureau, des charges contre un général en campagne, mais
cela ne peut prouver autre chose que le louable désir de rendre la guerre
moins désastreuse. Mais la nature de la guerre étant ce qu’elle est, un
général n’a aucun pouvoir sur ces lois immuables…
»  Laissez-nous pleurer sur la tombe des braves Mexicains morts à
l’Alamo pour la défense de l’honneur et des droits de leur pays. Ils ont
acquis un titre durable à la gloire, et le pays ne pourra jamais oublier leurs
noms héroïques… »
Ce texte est extrait d’un plaidoyer pro domo publié à Mexico en 1837
par le général de Santa Anna. Son Excellence, qui fut battu et fait prisonnier
par les Texans à San Jacinto, six semaines après l’assaut contre l’Alamo,
n’était plus président de la République, mais un homme temporairement
discrédité auprès de ses compatriotes. Ceux qui l’ont connu affirment qu’il
imitait Napoléon, avec qui il avait une vague ressemblance physique.
Et voici le récit publié, également en 1837 à Mexico, par Ramon
Martinez Caro, qui fut le secrétaire en campagne du président de Santa
Anna, chargé par celui-ci de l’historiographie de la campagne contre les
rebelles texans :
« … Il a été déjà dit que lors de notre entrée à Bexar, les habitants nous
avaient assuré qu’il y avait dans le fort seulement 156 Américains.
Entretemps, l’ennemi avait reçu deux petits renforts de Gonzales, qui
réussirent à traverser nos lignes. Le premier comprenait quatre hommes et
le deuxième vingt-cinq. Deux messagers réussirent à quitter le fort, dont
l’un était mexicain, Seguin. L’arrivée de ces renforts et le départ des
messagers n’ont pas besoin de preuves particulières, toute l’armée en ayant
été témoin. Donc, au moment de l’assaut, il y avait 183  hommes dans le
fort.
»  Tôt dans la matinée du 6  mars, les quatre colonnes d’assaut et la
réserve occupèrent les positions assignées par l’ordre du général du 5, dont
copie avait été envoyée au gouvernement suprême. Il en ressort que nos
forces se montaient en tout à 1 400 hommes. Au point du jour et au signal
convenu, toutes nos forces s’ébranlèrent pour l’assaut.
» La première charge se heurta à un feu meurtrier. Le brave colonel du
bataillon de Toluca, Francisco Duque, fut parmi les premiers blessés. Sa
colonne reflua, les autres colonnes étant tenues en échec sur les autres
fronts. Son Excellence, constatant l’échec de la charge, donna l’ordre de
faire avancer la réserve. Le brave général Juan Valentin Amador, le général
Pedro Ampudia, le colonel Esteban Mora et le lieutenant-colonel Marcial
Aguirre, réussirent à gagner un point d’appui du côté nord, où la bataille
était la plus dure, ce qui encouragea les soldats à avancer et permit la
capture de l’artillerie ennemie dans ce secteur. L’ennemi se retira alors à
l’intérieur des murs du fort, percés de meurtrières par lesquelles il pouvait
tirer. Les généraux Amador et Ampudia traînèrent les canons à l’intérieur
du fort, afin de le démolir et mettre fin à la lutte.
»  Du côté opposé, où il y avait une autre entrée dans le fort, la
résistance était également acharnée, mais les colonels Juan Moralès et José
Minon, qui commandaient la colonne d’assaut, réussirent à la vaincre.
Malgré la bravoure et l’intrépidité de toute la troupe, nous eûmes à déplorer
le sacrifice coûteux de 400  hommes, tombés au cours de l’attaque.
300 morts ont été laissés sur le champ de bataille et plus de 100 blessés sont
morts peu après, par suite du manque de soins médicaux, quoique leurs
blessures n’aient pas été graves. C’est un fait bien connu, qui a rendu le sort
de ceux qui sont morts enviable par rapport à celui de ceux qui ont dû
souffrir sans secours, dans des conditions bien pénibles.
»  Tous les ennemis ont été tués, soit 183  hommes. Six femmes
prisonnières ont été remises en liberté. Parmi les 183 tués, il y en a eu cinq,
découverts par le général Castillon, qui s’étaient cachés après l’assaut. Le
général les fit présenter immédiatement à Son Excellence, qui le réprimanda
sévèrement de ne pas les avoir tués sur place. Après qu’il eut tourné le dos,
les soldats se jetèrent sur les prisonniers et les massacrèrent… »
Les deux textes que l’on vient de lire sont les seuls témoignages
authentiques, écrits par leurs auteurs eux-mêmes et non racontés à des tiers
qui les ont transcrits. Du côté mexicain, on ne connaît pas d’autre récit de
cette valeur donnant un aperçu d’ensemble de ce que Ramon Martinez Caro
désigne par un mot parfaitement exact  : le massacre des défenseurs de
l’Alamo. Du côté texan, il n’y eut apparemment pas de survivants, donc pas
de témoins, si l’on excepte les femmes faites prisonnières puis relâchées.
Mais ces femmes, si elles racontèrent abondamment ce qu’elles avaient vu,
ne virent pas grand-chose jusqu’à ce que les soldats mexicains fassent
irruption dans les abris où elles étaient terrées. D’autre part, aucune d’elles
n’écrivit elle-même de récit ; leurs propos furent recueillis et transcrits par
des chroniqueurs.
Au fil des ans, le Texas faisant sécession de la République mexicaine,
puis, après une brève période d’indépendance, devenant un Etat des Etats-
Unis d’Amérique, le massacre de l’Alamo prit figure d’épopée légendaire.
Comme toutes les légendes, il fut constamment enjolivé, donna lieu à une
multitude d’œuvres littéraires aux Etats-Unis et, avec l’avènement du
cinéma, fit la fortune de certains producteurs, en dernier lieu de John
Wayne.
L’Alamo devint, pour des générations d’Américains, le haut lieu de
l’héroïsme, de l’abnégation, du sacrifice pour la liberté de la nation
américaine naissante. Le mot du général Thomas Jefferson Green  : «  Les
Thermopyles eurent leur messager de la défaite, l’Alamo n’en eut point  »
est devenu célèbre. La silhouette d’hommes tels que Davy Crockett, Travis
ou Bowie grandit démesurément jusqu’à occuper une place de choix dans le
Panthéon patriotique des Etats-Unis et du Texas.
Dans ces conditions, la tâche des historiens ou des enquêteurs qui ont
voulu reconstituer l’exact enchaînement des événements à San Antonio de
Bexar en février-mars 1836 et qui ont tenté de situer ces événements dans
un contexte plus vaste, cette tâche a été extraordinairement malaisée. D’une
part, les légendes marquent fortement de leur empreinte la réalité historique
qui leur a donné naissance. De l’autre, remettre en question ne serait-ce
qu’un détail de ce qui est considéré comme une page de gloire de l’histoire
nationale est un moyen sûr de se faire accuser de sacrilège.
Dans l’imagerie populaire américaine – et plus particulièrement texane
– l’Alamo est le combat inégal – à un contre trente  ! de purs héros,
désintéressés, bons, généreux et vaillants contre une multitude un peu
barbare, sanguinaire et conduite par un mégalomane à la fois stupide et
cruel : Santa Anna. Dans l’histoire mexicaine, l’Alamo est un épisode, pas
très glorieux, de la petite guerre entre le Mexique et les Etats-Unis, ou plus
précisément entre les Mexicains et les Américains sudistes, qui devait
aboutir à la vraie guerre entre les deux pays, celle qui se déroula entre 1846
et 1849. Et Santa Anna, sorte d’aventurier de vaste envergure, joua encore
un rôle important dans la vie du pays, un rôle qui ne fut pas seulement
négatif.
La réalité, comme toujours, se situe entre les deux. Il est cependant
difficile de la dégager, car d’une part les éléments d’appréciation
irréfutables sont rares et, de l’autre, les passions ont fait leur œuvre.
Des deux témoignages que l’on a pu lire – tous les deux pourtant de
source mexicaine – surgit déjà une contradiction monumentale. Alors que
Santa Anna déplore 70  morts dans les rangs de son armée et 300 blessés,
son secrétaire en a noté 400. Il est vrai que le président de la République
déchu, qui préparait son retour au pouvoir, avait tout intérêt à minimiser ses
pertes et que Caro a tourné casaque, devenant un ennemi acharné de son
ancien patron et ayant, par conséquent, tendance à exagérer le nombre de
morts mexicains.
Sur ce point, comme sur bien d’autres, il subsiste des mystères qui, pour
l’observateur impartial, transforment le haut fait d’héroïsme des uns,
l’inutile boucherie des autres, en une de ces énigmes de l’histoire
passionnantes à fouiller. Combien y avait-il réellement de Mexicains pour
donner l’assaut à Alamo  ? Combien d’entre eux sont morts  ? Combien y
avait-il de défenseurs  ? Quelle fut leur conduite réelle  ? Y a-t-il eu des
survivants  ? A quels mobiles répondait la résistance des assiégés  ? Une
reddition était-elle envisageable ? Si oui, pourquoi cet assaut meurtrier et ce
massacre ? Pourquoi Travis attendit-il en vain des secours ?
Autant de questions auxquelles des éléments de réponses apparaissent
lorsque l’on se fait une idée de ce qu’était l’Amérique du Nord dans la
première moitié du XIXe siècle et de ce qu’alors était le Texas.
 

D’abord, il y a les distances. Mexico est à peu près à la même distance


de Washington que Paris de Moscou. Ensuite le désert. Entre les deux
capitales, des centaines de kilomètres de pays regorgeant de richesses mais
sans âme qui vive, puisque les conquérants blancs qui ont arraché leur
indépendance à l’Angleterre semblent considérer que les Indiens, dans leurs
territoires de chasse, sont dépourvus d’âme. Les Indiens sont pour eux,
selon l’humeur et les convictions personnelles de chaque colon ou de
chaque coureur de prairie, soit des êtres inférieurs qu’on ignore ou qu’on
trompe, soit des bêtes fauves que l’on extermine. Le bonheur ou le malheur
des Indiens est qu’ils n’ont aucun goût pour l’exploitation, la servitude, en
un mot l’esclavage. Toutes les tentatives pour les transformer en main-
d’œuvre docile se sont révélées vaines. Ils sont refoulés, ils fuient ou alors
ils massacrent ou se font massacrer. Mais aucun amalgame avec les
nouveaux arrivants d’Europe – anglo-saxons et protestants en majorité –
n’est possible. A une allure vertigineuse, la pénétration blanche fait tache
d’huile. Les Indiens, qui ont appris à faire corps avec les descendants des
chevaux abandonnés par les premiers conquérants espagnols, sont devenus
ces centaures armés d’arcs et de flèches ou de «  tomahawks  » (petites
haches), qui se terrent dans les montagnes ou les forêts et en surgissent dans
d’interminables galopades à travers les prairies pour chasser leur nourriture
et leurs vêtements : les bisons, les célèbres « buffalos ». On peut dire qu’au
nord du Rio Grande – qui, en gros, au milieu d’un véritable désert brûlé par
le soleil, délimite les zones de pénétration américaine et mexicaine –
l’Indien ne compte pas plus que le bison ou le coyote : c’est un élément de
la nature, neutre, favorable ou hostile selon les cas.
Donc, entre le Rio Grande et la Nouvelle-Angleterre (Boston, New
York, Philadelphie, Washington), c’est un immense désert humain. A mi-
chemin, cependant, vers l’est, la Louisiane constitue un phénomène à part.
Autour de La Nouvelle-Orléans, sur les bouches du Mississippi, une autre
race de colons a pris pied et, grâce aux possibilités de navigation sur
l’immense fleuve, a entrepris une pénétration accélérée vers l’intérieur du
pays, s’interposant en quelque sorte entre le foyer des Etats-Unis
d’Amérique et le Mexique.
La Nouvelle-Angleterre, si elle méprise, ignore ou extermine les
Indiens, fait profession d’austérité de mœurs, prétend être fille de liberté,
d’égalité et de démocratie. Là se forge un nouvel état d’esprit qui amalgame
certains préceptes de puritanisme protestant, des notions de « fair play », le
culte de l’argent en tant que sanction quasi divine de l’intelligence et de
l’esprit d’entreprise. Les qualités commerciales des Anglo-Saxons ne sont
pas étrangères à la formation de ce «  way of life  » où l’on voit déjà
apparaître le « business-roi ». L’argent – le dollar – et les grands principes
moraux sont à la base de cette mentalité. Les grands principes sont d’autant
plus honorés extérieurement que la libération de la domination européenne
est toute fraîche. On se veut égalitaire, on condamne l’esclavage.
La Louisiane, où les Anglo-Saxons, plus entreprenants, supplantent
rapidement les Français qui ont été les premiers à s’y installer, est à
l’opposé de la mentalité de la Nouvelle-Angleterre. Déjà se dessine
nettement le clivage entre le nord et le sud des Etats-Unis, qui aboutira à la
guerre de Sécession. Au nord, on a fondé un nouveau pays. Au sud, on
colonise. Le climat joue son rôle. Aux températures « européennes » de la
Nouvelle-Angleterre, s’opposent les chaleurs lénifiantes des tropiques et si
le dollar reste un dieu puissant, d’autres passions s’épanouissent au soleil et
le concurrencent. Les grands principes égalitaires en font les frais.
L’esclavage n’y est pas seulement toléré, mais constitue la base même du
système social, puisqu’il permet aux colons – qui ressuscitent à leur profit
les habitudes aristocratiques – de vivre largement ou même
somptueusement du travail des autres. En Nouvelle-Angleterre, on
considère celui qui gagne beaucoup d’argent ; en Louisiane plutôt celui qui
en a beaucoup sans travailler.
Les Indiens n’étant pas plus disposés à être asservis au sud qu’au nord,
les colons ont fait venir des bateaux entiers chargés de noirs d’Afrique qui,
brutalement transplantés, coupés de leurs origines, de leur milieu familial,
sont des esclaves parfaits. Traumatisés, dépassés par le rapt et le grand
voyage, ils sont humbles et dociles. Habitués au climat tropical, ils
travaillent beaucoup et bien. Ils acceptent leur condition d’esclaves, et de
leur sueur naissent des fortunes. Il n’y a aucune raison pour que les grands
principes qui fleurissent le long du fleuve Hudson empêchent les colons des
rives du Mississippi de les remplacer par le concept du bon « oncle Tom ».
Dans les deux cas, on fabrique du dollar – que ce soit avec de l’acier ou du
coton – et le dollar est en passe de devenir le dénominateur commun aussi
bien du Nord que du Sud.
Dans le centre des Etats-Unis, quelque part vers le Tennessee, le Kansas
ou l’Arkansas, les deux flots de pionniers qui poussent vers l’ouest, ce « Far
West » immense, vers la Californie luxuriante et pratiquement déserte, ces
deux flots venus de l’Hudson et du Mississippi se rejoignent, se confondent
dans les épreuves de la marche en avant. Et là se forge une troisième
mentalité, qui est la résultante de celles du Nord et du Sud et qui va
finalement s’imposer et dominer l’Amérique du Nord.
Et ce qui se passe, le 6 mars 1836, dans ce coin perdu du Texas qu’on
appelle l’Alamo est sans doute la première manifestation collective et
spectaculaire de cette nouvelle mentalité américaine. Pourquoi au Texas,
pourtant décentré vers le sud, par rapport au courant qui pousse vers
l’ouest ? Et bien, parce qu’il y a plus au sud encore, de l’autre côté du Rio
Grande, le Mexique, avec tout ce qu’il contient d’antagonisme à la nouvelle
nation.
Le Mexique n’a rien de commun avec les Etats-Unis. Les colons
espagnols du Mexique qui se sont débarrassés de la domination de Madrid
ne ressemblent en rien aux Anglo-Saxons du nord du Rio Grande. Au
moment où ils ont conquis leur indépendance, ils étaient déjà, eux,
fortement mêlés aux premiers occupants du pays, les Indiens descendant
des prestigieuses sociétés des Mayas ou des Aztèques. Ce mélange a
produit une masse de métis ou de créoles qui est venue tempérer
l’antagonisme racial entre envahisseurs et envahis. Il y a déjà, au début du
XIXe siècle, des Indiens ou surtout des métis qui jouent un rôle politique ou
économique important au Mexique. Les défauts et les qualités des deux
races produisent un équilibre assez explosif. Les révolutions, les coups
d’Etat, les guerres civiles se succèdent à un rythme affolant.
La religion catholique, farouchement propagée par les Espagnols,
adoptée ou acceptée par les Indiens, est un ciment non négligeable du
nouvel Etat, dont les convulsions découlent du goût castillan pour le
décorum, la parade, les affaires d’honneur et l’aventure sous toutes ses
formes, tandis que son unité fragile se fonde sur l’obscure conscience
d’avoir repris le flambeau d’un empire oublié, vaste et puissant.
Le mépris et la haine des Anglo-Saxons du nord, pragmatiques et
marchands, croissent au fur et à mesure que ces « gringos », ces « yanquis »
expansionnistes et insatiables affirment leur présence et leur puissance dans
l’immense nord du continent qui aurait pourtant pu devenir latin…
L’esclavage pratiqué dans le sud des Etats-Unis est, pour les Mexicains, une
tare qui justifierait presque une guerre sainte s’ils en avaient les moyens.
Non pas tant pour des motifs tout à fait désintéressés, mais parce que
l’esclavage a été surtout l’apanage des Anglais, des Français et même des
Portugais, alors que les Espagnols l’ont fort peu pratiqué. Il y avait très peu
de Noirs au Mexique au moment de l’indépendance. Il était donc facile,
pour les « libérateurs », de condamner solennellement cette exploitation.
Avant l’expansion des «  gringos  », la domination espagnole, puis
mexicaine, s’étendait fort loin au nord du Rio Grande. Peu à peu, les liens
entre Mexico et ces avant-postes de l’expansion hispanique – distants
parfois de près de 4  000  kilomètres – se sont relâchés. La Californie,
nominalement mexicaine durant la troisième décennie du XIXe  siècle, ne
compte plus que des propriétaires blancs ou créoles d’immenses domaines
en friche, qui mènent une existence alanguie. Le Texas, qui est aussi une
province mexicaine, est pratiquement un désert humain parsemé de
quelques villes, jadis florissantes, qui s’assoupissent avec une population en
régression, vivant repliée sur elle-même. Les relations commerciales y sont
beaucoup plus faciles avec La Nouvelle-Orléans qu’avec Mexico. C’est une
terre qui manque d’hommes pour l’exploiter.
Quelle double tentation  ! D’abord pour les voisins de la Louisiane et
même du Tennessee, où arrivent sans cesse de nouveaux immigrants
d’Europe à la recherche de terres ou d’endroits où faire fortune. Ensuite,
pour l’administration centrale de Mexico qui peut rêver des taxes et impôts
sur d’éventuels colonisateurs venant boucher les trous d’un budget en
faillite permanente.
C’est de la convergence de ces deux tentations et en dépit de
l’indifférence, de l’hostilité même, de la Nouvelle-Angleterre, que le Texas
va se détacher du Mexique d’abord, qu’il sera annexé ensuite aux Etats-
Unis.
L’épisode de l’Alamo constituera, dans le processus de ce transfert, le
« point de non-retour ». C’est pourquoi son importance est sans proportion
avec le nombre de morts – quel qu’il soit – et avec le retentissement réel
que l’événement a eu à l’époque où il s’est produit.
 

En 1823, le Texas – plus grand que la France, rappelons-le – compte à


peine 3  000 habitants de race blanche. Cette province mexicaine va
bénéficier du courant libéral qui s’empare du pouvoir à Mexico. L’année
suivante, les lois sont promulguées dans la capitale, invitant les étrangers à
venir s’établir au Texas pour le mettre en valeur. On leur assure une
exemption d’impôts pour dix ans.
Chaque famille de colons pourra recevoir, moyennant la somme de
30 dollars (augmentée de 170 dollars de « frais ») 4 428 acres de terre. Mais
les nouveaux arrivants doivent se déclarer catholiques et prêter serment
d’allégeance au Mexique.
Il y a là de quoi attirer du monde. D’autant plus que le gouvernement
mexicain n’hésite pas à lancer toute une campagne de recrutement, confiée
à un « businessman » américain du nom de Stephen Austin. Celui-ci forme
toute une équipe de recruteurs, des « empresarios » qui parcourent les Etats
frontières du Texas et s’aventurent même loin à l’intérieur des Etats-Unis.
Ils distribuent des cartes et des brochures dans lesquelles on peut lire par
exemple :
« … Aucune forêt vigoureuse ne brave ici la hache pendant des mois,
mais des prairies accueillantes invitent la charrue. Dans ces régions, pas de
salaire modeste diminuant l’ardeur au travail, mais une récompense
amplement suffisante pour l’effort à fournir, offrant le plus grand des
stimulants… »
Stephen Austin se montre admirable organisateur. Les immigrants
affluent. Ils se groupent d’abord dans la ville de San Felipe, où Austin a
établi ses quartiers, puis rayonnent vers le sud et vers l’ouest, atteignant San
Antonio de Bexar. Cette petite ville, capitale de la province du temps des
Espagnols, sort, avec cet afflux de sang nouveau, de sa léthargie. Partout, à
travers le Texas, les quelques Mexicains plutôt indolents qui y étaient restés
voient arriver des dizaines, puis des centaines d’étrangers qui parlent
anglais entre eux et qui font relativement peu d’efforts pour apprendre
l’espagnol. La Nouvelle-Orléans est le point de débarquement de ceux qui
viennent tenter leur chance dans le nouvel Eldorado. Mais du nord
également, du Kansas, de l’Oklahoma, de l’Arkansas, du Tennessee, de la
Caroline du Sud, arrivent des chariots contenant des familles et leurs
maigres richesses, ou encore des hommes, solitaires ou en groupe, qui
viennent avec leurs seuls chevaux et leurs seuls fusils. Il y a parmi eux de
tout  : des aventuriers, des agriculteurs, des citadins déçus, des maris
bafoués, des criminels parfois, ou des hommes qui «  ont eu des ennuis  ».
Sur le Mississippi, l’intensité du trafic fluvial atteint un degré encore jamais
vu. Entre le Texas et la Louisiane, le trafic des marchandises connaît un
essor sans précédent. Et, évidemment, personne n’est là pour percevoir des
droits de douane  ; même s’il y avait quelque douanier mexicain, les
commerçants américains, les colporteurs, ne seraient guère disposés à payer
quoi que ce soit.
En cinq années, le Texas se transforme. En 1830, 75 % de sa population
blanche est composée d’Américains. Légalement, c’est toujours le
Mexique, mais les Mexicains y deviennent de moins en moins nombreux.
Il faut dire que les nouveaux arrivants sont séduits, conquis par leur
nouveau pays. Une certaine Mary Austin Holey publie un livre dans lequel
elle décrit ainsi le Texas : « On sent que le Tout-Puissant a consacré ici, au
sein de la nature et sous la vérité infinie des cieux, un temps resplendissant,
afin d’y recevoir les louanges et l’adoration du spectateur reconnaissant. »
Le pays est, en effet, très riche et très beau. Les prairies d’herbe grasse
s’étendent à l’infini, couvertes de fleurs multicolores au printemps. Les
rivières et les étangs regorgent de poisson et le gibier foisonne. Des
troupeaux de bisons, de chevaux sauvages, des daims, des ours, sans parler
des bêtes de moindre importance, vivent là tranquillement, sans se soucier
encore des chasseurs.
La terre et le climat semblent destinés à n’importe quelle culture. Le blé
comme la canne à sucre, les fruits et les légumes, tout y pousse rapidement
et sans problèmes. Et l’on n’a pas encore découvert le pétrole !
Mais cette impression idyllique est bientôt tempérée, pour ceux qui
s’établissent au Texas, par les difficultés, les embûches propres à tout pays
neuf. Les fauves sont nombreux, qui rôdent autour des premières maisons
en rondins, qui attaquent les bêtes ou même les gens. Les Indiens aussi, qui
s’inquiètent de cette invasion, manifestent leur mauvaise humeur en
attaquant parfois des fermes isolées ou des voyageurs dans la prairie. Ce
sont les Comanches, nomades et chasseurs, qui n’hésitent pas devant
l’assassinat ou même le massacre lorsque les empiétements sur leurs
territoires de chasse deviennent trop flagrants. Ces meurtres amènent des
représailles, lesquelles entraînent de nouveaux harcèlements.
Entre cette abondance de richesses et cette vie dangereuse et rude, les
Néo-Texans acquièrent rapidement un caractère spécifique, qui restera le
leur  : volubiles, portés à l’exagération, bagarreurs, courageux, peu
respectueux des lois pour autant qu’ils les connaissent. Les différends se
règlent à coups de poing, à coups de couteau, ou à coups de feu. Il y a
toujours un « juge », choisi la plupart du temps en fonction de son prestige
personnel, de son bon sens, de son aptitude à se faire respecter, mais qui très
souvent ne sait même pas lire. Sa justice est expéditive  : on pend ou on
relaxe. En quittant les Etats-Unis, on a mis une frontière entre le fisc
américain qui s’organise et la vie nouvelle. On n’a jamais vu de percepteur
mexicain. Le jour où il arrivera, on aura pris l’habitude de se passer de lui.
C’est une habitude que l’on prend très rapidement et qu’on répugne à
abandonner.
D’ailleurs, pour l’instant, les Mexicains laissent faire, cherchant surtout
à attirer les immigrants. Un des «  empresarios  », américain d’ailleurs,
comme la plupart de ses confrères, écrit dans une brochure :
«  … Si raisonnables sont les divers partis à propos du contrôle de
l’opinion publique, que nul ne s’est encore permis d’apporter le moindre
changement aux principes fondamentaux du gouvernement. Les rivalités
politiques du Mexique n’atteignent pas le Texas et n’ont aucune influence
sur l’état d’esprit de ceux qui y vivent. La colonie se trouve, d’ailleurs, trop
éloignée pour ressentir les affres des convulsions politiques dans le
pays… »
A ce compte, les Néo-Texans ne demandent pas mieux que de se
considérer comme de très bons Mexicains. Le pouvoir réel, si tant est qu’il
y en ait déjà un, est exercé par des immigrants américains. D’abord par
Stephen Austin, qui s’est forgé rapidement une position de chef et d’arbitre.
Ensuite par un personnage truculent, haut en couleur, à l’opposé de
l’organisateur et de l’administrateur qu’est Austin. C’est Sam Houston.
Sam Houston arrive au Texas en qualité d’agent d’un spéculateur
foncier de génie, nommé Samuel Swarthout. Celui-ci réside à New York, où
il occupe la charge fort lucrative de receveur du port, mais contrôle à peu
près toutes les transactions du sud des Etats-Unis. Lorsque Houston
débarque à San Felipe, il a derrière lui une carrière bien remplie. Il sent tout
de suite que le Texas est le terrain idéal pour la reprendre.
Sam Houston fut gouverneur du Tennessee. Il se montra à ce poste si
entreprenant et dynamique que certains de ses concitoyens finirent par le
soupçonner d’être peu scrupuleux. Il dut démissionner dans des conditions
peu reluisantes et, par la même occasion, abandonna sa femme. Comme il
aimait l’action et désirait se faire oublier, il s’exila chez les Indiens
Cherokee, dont il partagea la vie de nomade et de chasseur. Les Indiens
l’acceptèrent parmi eux et même eurent beaucoup de considération pour ses
qualités, puisqu’ils lui attribuèrent le nom de «  Grand Ivrogne  ». Lassé
cependant de cette vie errante, rongé sans doute par la nostalgie de ses
frères de race, Houston réapparut au Texas où l’aventure le tenta
immédiatement.
Son expérience de la politique et son dynamisme le désignaient pour y
jouer un rôle important. Rapidement, il se taille une place de premier plan.
Il complète Austin et bientôt, les Néo-Texans prennent l’habitude d’avoir
recours à Austin pour les problèmes d’organisation et à Houston lorsqu’il y
a de la bagarre dans l’air. En somme, la nouvelle population du Texas veut
bien se considérer comme mexicaine, à condition que le Mexique ne
s’intéresse pas à elle. Elle a abandonné joyeusement les contraintes de
l’ordre social et économique des Etats-Unis, sans pour autant se sentir
séparée de la grande nation qui se constitue au nord.
Il est difficile, dans ces conditions, que Mexico ne finisse pas par réagir.
D’autant plus qu’aux gouvernements libéraux succède, en 1830, une
dictature de droite. Un de ses premiers gestes est de décider, le 6 avril, que
les colons des Etats-Unis ne seront plus admis au Texas et que des droits de
douane seront perçus à la frontière de Louisiane. La même loi confirme
solennellement l’abolition de l’esclavage, supprime le monopole des colons
sur la navigation côtière et exige que chaque Texan soit muni d’un
passeport mexicain.
Autant de mesures qui frappent durement les Néo-Texans. L’arrêt de
l’immigration stoppe l’élan de la colonisation et compromet les liens étroits
des colons avec leurs Etats d’origine. La frontière douanière paralyse le
commerce florissant. L’abolition de l’esclavage compromet l’équilibre
économique des énormes exploitations mises sur pied par les immigrants de
Louisiane qui ont amené avec eux leur main-d’œuvre gratuite. Le retrait de
la concession de la navigation côtière risque de ruiner beaucoup de gens.
Enfin, l’affaire du passeport fait prendre conscience, aux vingt ou trente
mille Néo-Texans déjà sur place qu’ils n’ont, au fond, rien de mexicain.
Pour exiger le respect de ces nouvelles dispositions, une petite armée
mexicaine commandée par le général Manuel Mier y Teran vient prendre
position au Texas. Stephen Austin, originaire du Connecticut, en Nouvelle-
Angleterre, et qui fait profession de puritanisme, se dit prêt à faire respecter
les lois de son pays d’adoption. Mais tout le monde ne l’entend pas de cette
oreille. Sam Houston notamment prend la tête des mécontents. La situation
devient explosive. Des troubles se produisent, des bagarres éclatent entre
colons et soldats mexicains. Mais les immigrants, quoique en plus petit
nombre, continuent d’arriver, la contrebande avec la Louisiane se fait au
grand jour et l’esclavage demeure l’un des fondements de la société texane.
Lorsque les troupes de Mier y Teran tentent de faire respecter la loi, elles se
heurtent à des soulèvements, limités encore, mais de plus en plus décidés.
Incapable de remplir la mission qui lui avait été confiée, le général
mexicain, dans la belle tradition castillane, se suicide. Ses troupes rentrent
au Mexique.
En 1832, un général, Antonio Lopez de Santa Anna, qui n’en est pas à
sa première tentative de coup d’Etat, renverse le gouvernement de Mexico
et se fait élire président de la République. Mais, aussitôt, après, il
abandonne le pouvoir de fait au vice-président, Gomez Farias.
Stephen Austin estime le moment venu d’agir dans la légalité. Il
organise à San Felipe une « convention » des Néo-Texans et leur fait voter
une série de résolutions.
Ces textes demandent l’abrogation de la loi de 1830 et la séparation du
Texas de l’Etat mexicain de Coahuila dont il fait administrativement partie.
Fort du vote de ses concitoyens, Austin se rend à Mexico pour plaider leur
cause. Mais le vice-président Farias ne veut rien entendre. Indigné, il écrit à
San Felipe que l’heure est arrivée pour les Texans de former une Assemblée
législative. C’est, en fait, la révolte. Mis au courant, le gouvernement
mexicain fait arrêter Austin qui restera en prison pendant un an et demi.
Gomez Farias fait profession de libéralisme et d’anticléricalisme. Aussi,
l’opposition contre lui grandit parmi les grands propriétaires et le clergé.
Santa Anna, qui s’était prudemment tenu à l’écart du pouvoir, revendique
brusquement, en avril 1834, l’exercice réel de ses fonctions de président de
la République. Acclamé par la hiérarchie de l’Eglise, qui voit en lui le
« sauveur du Mexique », il s’arroge des pouvoirs dictatoriaux et condamne
à l’exil Farias et les principaux chefs libéraux, dont un, Lorenzo de Zavala,
se rend aux Etats-Unis, d’où il gagnera le Texas. Santa Anna proclame que
sa révolution est « la plus sainte que la République ait jamais connue. »
Une des premières décisions que prend le nouveau dictateur est de
mettre de l’ordre dans les affaires du Texas. Il y est encouragé et même
poussé en sous-main par les Anglais qui voient d’un très mauvais œil
l’expansion des Etats-Unis vers la mer des Antilles.
Voici donc une armée mexicaine, commandée par le génial Cos, qui
franchit de nouveau le Rio Grande. Mais, entretemps, les Texans ne sont
pas restés inactifs, malgré la longue absence d’Austin, emprisonné à
Mexico. Et un homme nouveau fait beaucoup parler de lui. C’est William
Barret Travis.
 

On a parlé pour la première fois de Travis en 1832. Ce Carolinien de


vingt-trois ans fut le héros d’un des incidents les plus sérieux qui
opposèrent les Néo-Texans aux troupes mexicaines du général Mier y
Teran. En mai de cette année-là, dans la petite ville d’Anahuac, le
commandant mexicain, le colonel John Bradburn (un Anglais), se mit en
tête, avec une obstination toute britannique, de faire cesser la contrebande
avec la Louisiane. Pour le tourner en ridicule, Travis eut l’idée d’aller lui
dire qu’une centaine de colons armés jusqu’aux dents avaient décidé de
faire un sort à la petite garnison mexicaine. C’était pure invention, mais
Bradburn se barricada avec ses soldats et attendit l’attaque durant toute la
nuit.
Le matin, tout Anahuac était en joie. Furieux, le colonel anglo-mexicain
fit arrêter Travis et un de ses amis. Cette arrestation transforma la gaieté des
colons en colère. Ils furent plusieurs centaines à assiéger les Mexicains,
réclamant la libération immédiate des prisonniers. Bradburn fit exhiber
Travis à la foule menaçante et annonça qu’il le ferait fusiller au premier
coup de feu. Travis s’écria alors :
« Plutôt cent fois la mort que de laisser cet oppresseur impuni ! »
Chacun resta sur ses positions. Les colons ne tirèrent pas, mais
refusèrent de lever le siège. D’ordre supérieur, Bradburn fut relevé de son
commandement et les deux plaisantins remis en liberté.
Travis, fort de la popularité acquise dans cet incident, quitta Anahuac
où il avait commencé peu auparavant à exercer la profession d’avocat, pour
se rendre dans la «  capitale  », à San Felipe. Cet homme de haute taille,
maigre, parlait peu de son passé. Il avait résidé dans l’Alabama, s’y était
marié, avait eu deux enfants et une situation confortable. Mais il quitta
brusquement sa famille en 1831. Sa femme l’avait trompé. Selon certains, il
avait tué son rival…
A San Felipe, Travis vit en bohème, sans attache. Il s’occupe d’affaires
de peu d’importance, gagnant chichement sa vie mais rendant service à tout
le monde, devenant encore plus populaire. Il boit beaucoup et affecte une
élégance vestimentaire assez étrange. Tout le monde parle de ses pantalons
rouge vif. Il a de nombreuses liaisons, il passe des nuits à jouer aux cartes.
La nuit de Noël 1833, en pleine beuverie, il tombe amoureux de la
tenancière de l’auberge, une fille qui n’a pas froid aux yeux, nommée
Rebecca Cummings.
Cette idylle le rend plus sérieux. Il commence à s’occuper d’affaires
plus importantes et, bientôt, ouvre une véritable étude et engage un clerc. Il
se range, au point de servir de référence pour un pensionnat de jeunes filles.
Il lit beaucoup et se montre religieux. Il commandite le premier bateau à
vapeur qui va naviguer sur le Brazos, fleuve qui baigne San Felipe. Il écrit
ses Mémoires, dans lesquels perce son caractère ambitieux. Parlant d’une
inondation qui l’a empêché d’aller voir Rebecca Cummings, il écrit  :
« C’est la première fois de ma vie que j’ai rebroussé chemin. »
Avec l’approbation de Sam Houston, se constitue à cette époque au
Texas un parti semi-clandestin, qui prend le nom de « parti de la guerre ».
Travis s’y inscrit et en devient bientôt un des militants les plus actifs. En
1834, alors qu’Austin croupit toujours dans sa prison de Mexico, Travis fait
des discours réclamant l’indépendance du Texas. Mais ses concitoyens ne
sont pas encore mûrs. Son parti reste minoritaire.
Les incidents avec les Mexicains se multiplient. A Anahuac, la douane
a recommencé à exiger des taxes. Un bateau texan, chargé de marchandises,
a été arraisonné. Travis revient sur le terrain de son premier exploit. En juin
1835, il rassemble vingt-cinq hommes de sa trempe, gagne Anahuac, se
présente devant la caserne mexicaine commandée par le capitaine Antonio
Tenorio, et menace celui-ci de passer ses maigres effectifs par les armes s’il
ne se rend pas. Le capitaine mexicain obtempère et en est quitte pour être
envoyé à San Felipe où on l’invite au bal donné par les Américains pour
l’«  Independence Day  », le 4  juillet. Car l’initiative de Travis a indisposé
les colons, qui croient encore possible un arrangement avec les Mexicains.
Le bouillant avocat fait figure d’« ultra » et beaucoup de postes se ferment
devant lui. Il en est réduit à publier une lettre ouverte pour tenter de se
justifier.
Mais personne ne lève le petit doigt lorsque les troupes du général
Martin Perfecto de Cos entrent à San Felipe et, comme première mesure
pour rétablir l’ordre suivant les instructions de Santa Anna, procèdent à
l’arrestation de Travis et des quelques partisans qui lui restent.
Peu auparavant, la femme de Travis s’était manifestée, avait demandé le
divorce, mais avait laissé à son père leur fils Charles. L’avocat devenu
agitateur politique s’était attendri de ces retrouvailles et avait juré d’assurer
au petit Charles Travis un avenir brillant…
 

Dans le sillage de l’armée Cos, Stephen Austin rentre au Texas. En le


libérant, Santa Anna a commis une erreur qui lui coûtera cher. La prison a
durci l’ancien administrateur scrupuleux. Elle lui a donné aussi cette
auréole de «  martyr de la cause  » qui lui permet de parler en chef à ses
concitoyens.
Ceux-ci, lorsque Austin arrive à San Felipe, le 1er septembre 1835, sont
dans un état de grande excitation. Le général Cos – qui est le beau-frère du
président Santa Anna – se montre intraitable. Il est venu pour faire
appliquer la loi, il la fera appliquer, au besoin par la force. La révolte
gronde.
Stephen Austin préside un banquet monstre à Brazzoria. Là, devant plus
de mille personnes, il lance un appel enflammé à la résistance  : il faut
proclamer l’autonomie du Texas, nommer un gouvernement provisoire, ne
plus tolérer la présence d’une armée «  étrangère  »… Cos demande des
explications. La réponse d’Austin est sans appel : « La guerre est notre seul
recours ! » La révolution texane a commencé.
Les choses, maintenant, vont vite. A Gonzales, une centaine de
Mexicains, commandés par le lieutenant Castaneda, sont à la recherche
d’un canon que se sont procuré les Texans. Des groupes de colons en armes
les narguent. Les habitants américains de la ville forment un «  comité de
défense  »  ; des volontaires affluent. Le 1er  octobre, ils sont 750. Le
lendemain, ils attaquent le campement des Mexicains, profitant d’un épais
brouillard. Ils ont avec eux le fameux canon qui fait plus de peur que de mal
aux hommes du lieutenant Castaneda. Ceux-ci opèrent une retraite
précipitée et prennent la route de San Antonio de Bexar, où se trouve le
général Cos avec le gros de ses troupes, qui ont bien du mal à maintenir
l’ordre dans une ville en pleine effervescence.
Dans Gonzales, c’est la fête. Toute la nuit, une interminable et
gigantesque beuverie marque, pour les volontaires de la révolution texane,
cette première victoire sur l’ennemi.
Le 9  octobre, nouveau coup de main, nouvelle victoire. Cette fois à
Goliad, où les Texans, conduits par le capitaine Collinsworth, se sont
emparés de nombreux fusils et de deux canons. C’est donc une véritable
petite armée, commandée par Austin en personne, qui marche sur San
Antonio de Bexar. Ils sont cinq cents environ. Ils ont un drapeau fait d’un
drap blanc sur lequel ont été peints en noir une seule étoile, un affût de
canon et ces mots : « Venez donc le prendre ! »
Sur toute l’étendue du Texas colonisé par les Américains, c’est une
sorte de mobilisation frénétique de volontaires pour combattre les
Mexicains. Les journaux, les meneurs, réclament des hommes, des canons,
des fusils, des munitions, des couvertures, des vivres. Ils les réclament aux
Américains du Nord, à ceux qui, « épris de liberté, sont accourus au secours
des Polonais et des Grecs… » La campagne est reprise partout, elle gagne la
Louisiane, puis les autres Etats des Etats-Unis. Même en Nouvelle-
Angleterre, si quelques journaux se montrent réticents en faisant valoir qu’il
s’agit, pour les colons du Sud de pouvoir continuer à pratiquer l’esclavage,
la majorité de la presse appelle les Américains à aller «  secourir leurs
frères ». On fait des collectes, on organise des meetings monstres.
A Washington, le président Andrew Jackson et son gouvernement se
montrent fort embarrassés. Ils professent des principes libéraux et
soulignent que le Texas est une province mexicaine. Jackson se dit pacifiste.
Il n’entend pas se laisser entraîner dans une guerre avec le Mexique. Lui
aussi éprouve des réticences devant les mœurs du Sud, devant l’esclavage et
l’indiscipline des Texans. Mais il ne peut nier les liens de sang, les affinités
profondes qui unissent les Texans révoltés à la masse de ses administrés. Il
ne peut permettre de les laisser massacrer. Il lui faudra donc manœuvrer,
gagner du temps. Mais, pour l’instant, il ne peut guère empêcher des
centaines de ses compatriotes, mus par le goût de l’aventure, ou par des
sentiments de solidarité, ou encore par amour de la liberté, de répondre aux
appels des Néo-Texans.
Ainsi, par voie de terre, par la mer, par les fleuves, des Américains de
tous genres convergent vers le Texas. Ils ont bonne conscience, même si,
parfois, le désir de faire fortune n’est pas absent de leurs mobiles. Austin
n’a, en effet, pas oublié son ancien métier d’« empresario ». On fait savoir
aux volontaires qu’en contrepartie de leur engagement, ils recevront des
terres et on souligne que la cause est juste puisqu’il s’agit simplement
d’abattre la dictature de Santa Anna sans remettre en question la
souveraineté du Mexique sur le Texas.
 

Parmi tous ces Américains qui cheminent vers le Texas, il y en a un qui


est connu à travers tous les Etats-Unis. On a même parlé de lui comme
candidat possible à la présidence. Pendant huit années, de 1827 à 1835, il a
siégé à la Chambre des Représentants au Congrès de Washington.
Auparavant, il s’était acquis une célébrité de trappeur, de chasseur d’ours et
de daims, de bagarreur et de buveur, de « scout » prestigieux aussi dans les
batailles contre les Indiens. Il vient d’être battu aux élections dans son
Tennessee natal  ; il a perdu son siège de représentant et, écœuré de la
politique, est parti pour le Texas, le 1er novembre 1835, en compagnie de
quelques amis. Son nom est David Crockett. Son voyage est une suite de
beuveries, de concours de force, de démonstrations de chasse à chaque
étape. Partout, on l’accueille triomphalement, partout on le connaît de
réputation.
Dans chaque ville traversée, on fait fête à « Davy ! » Il cuve son vin,
récupère rapidement et repart. La plupart de ses compagnons ne tiennent
pas le rythme et abandonnent. Lorsqu’il arrive à Nacogdoches, au Texas, il
n’a plus avec lui que son neveu, William Patton. Mais il retrouvera
rapidement une troupe de gars de son acabit, originaires eux aussi du
Tennessee. Et il mettra au service de la révolution texane la « Compagnie
des volontaires à cheval du Tennessee  », non sans avoir signé le serment
suivant (auquel il a exigé que l’on ajoute le mot « républicain ») :
«  Je jure solennellement que je fais allégeance vraie au gouvernement
provisoire du Texas ou à tout futur gouvernement républicain qui puisse lui
être substitué, et que je le servirai honnêtement et fidèlement contre tous ses
ennemis et opposants, quels qu’ils soient, et observerai les ordres des
gouvernements du Texas et leur obéirai, ordres et décrets des autorités
présentes et futures, comme ordres des officiers désignés au-dessus de mon
rang, selon les lois et articles du gouvernement du Texas. Et ainsi Dieu me
vienne en aide. »
Le colonel Crockett a, ce jour-là, quarante-neuf ans. Quarante-neuf
années d’une vie bien remplie. Né de père irlandais et de mère originaire de
la Nouvelle-Angleterre, il grandit dans une Caroline du Nord à peu près
vierge, peuplée d’Indiens, d’ours et de daims. Ses grands-parents ont été
tués et un de ses oncles enlevé par les Indiens. Il était le cinquième d’une
famille de neuf enfants. A douze ans, il partit sur les routes avec un
Hollandais qui allait vendre un troupeau, fit ensuite l’école buissonnière
avant de quitter de nouveau ses parents pour suivre un roulier dans le
Tennessee. Il s’engagea dans l’armée lors de la guerre contre les Indiens
Creeks qui se termina par le massacre de ceux-ci  ; puis combattit dans la
deuxième guerre contre les Anglais, de 1812 à 1814. Il devint veuf avec
trois enfants, se remaria avec une veuve qui lui apporta deux enfants de son
premier lit, lui en fit deux autres et entreprit de «  civiliser  » un peu ce
colosse, excellent chasseur, coureur des bois et soldat, mais fort dépourvu
d’argent, de bonnes manières et d’instruction.
C’est probablement sous l’impulsion de sa seconde femme que Crockett
commença une carrière d’homme politique. Il fut tout de suite servi par son
apparence, sa jovialité, sa condition d’homme simple, sa force physique et
son adresse. Il allait être l’élu des hommes comme lui, trappeurs et
pionniers avant de devenir l’instrument plus ou moins conscient des partis
politiques de Washington. Truculent, plein de verve, démagogue
consommé, « Davy » entreprit de se tailler un personnage à la mesure de ses
ambitions. D’abord officier de la milice de l’Etat, puis juge, ensuite député
au Congrès de l’Etat, Crockett, tout en continuant à mener une vie de
coureur des bois chaque fois qu’il en avait le loisir, se fit le champion des
«  squatters  », c’est-à-dire des pionniers qui réclamaient le droit de
s’approprier définitivement les terres qu’ils occupaient.
Toujours coiffé de son bonnet de raton, vêtu de daim et chaussé de
mocassins à l’indienne, il devint une silhouette extrêmement populaire. Sa
réputation atteignit bientôt Washington où, après un premier échec, il fut
envoyé au Congrès dans le sillage de la victoire du parti d’Andrew Jackson.
Il siégea dans la capitale, dans son éternelle tenue de trappeur, déploya une
grande activité. Il se vantait de chevaucher des crocodiles et de faire reculer
un ours rien qu’en grimaçant un sourire… Il devint rapidement la
coqueluche de Washington et les adversaires de Jackson eurent tôt fait de le
gagner à leurs manœuvres à coups de cadeaux et de bonnes bouteilles. Il
devint l’ennemi juré du Président (contre qui il songea très sérieusement à
se présenter) et le défenseur acharné de la Banque des Etats-Unis. Mais
même pour la droite, le personnage devint vite encombrant. Aux élections
de 1835, Jackson dénonça vigoureusement le manque de sérieux de
«  Crockett and Company  ». Le trappeur se défendit maladroitement – sa
démagogie ne suffisait plus – et perdit son siège, non sans avoir déclaré que
si ses électeurs lui refusaient leur confiance, « il les enverrait au diable et
lui-même partirait au Texas ». Les électeurs lui préférèrent un certain Adam
Huntsman. Tenant parole, il partit pour le Texas.
Après le serment d’allégeance de Nacogdoches, les Texans réservent à
cette prestigieuse recrue un accueil délirant qui donne lieu, dans plusieurs
localités, à de monstrueuses agapes. Crockett a retrouvé tout son entrain.
Avant de prendre à son tour la route de San Antonio de Bexar, il écrit à sa
femme : « Ne te préoccupe pas à mon sujet ; je suis entouré d’amis. »
 

A San Antonio de Bexar, l’armée du général Cos est maintenant


encerclée par les rebelles texans. William Barret Travis les a rejoints, après
avoir été empêché par la grippe de prendre part aux premières victoires de
la rébellion. Avec lui, d’autres volontaires sont venus grossir les rangs de la
petite armée de Stephen Austin. Mais celui-ci est parti à Washington, tenter
de convaincre Jackson de la nécessité d’aider au maximum les Texans. Il a
été remplacé, à la tête des troupes, par le général Edward Burleson, qui ne
brille pas particulièrement par son esprit de décision. Aussi, le siège de San
Antonio s’éternise et l’indiscipline s’installe dans les rangs rebelles. On boit
beaucoup, on se bagarre. On note même un meurtre, et le meurtrier se
balance bientôt à une solide branche d’arbre, sans avoir été jugé,
simplement lynché.
Sam Houston, quoiqu’il s’intitule commandant en chef des armées
texanes, n’est pas devant San Antonio. Il reste à San Felipe où les intrigues
politiques foisonnent autour du gouvernement provisoire de la nouvelle
République qui a été formé. Il se préoccupe surtout de ne pas laisser
échapper le pouvoir que ses concitoyens frondeurs sont loin de lui
reconnaître à l’unanimité.
Travis, depuis son emprisonnement et sa grippe, a été un peu oublié.
Vexé, il rentre lui aussi à San Felipe. Crockett, quoique déjà au Texas, n’est
pas encore arrivé à San Antonio de Bexar. Devant le manque de relief du
général Burleson, les regards se tournent alors vers celui que l’on considère
comme le « plus prestigieux combattant » de l’Ouest. C’est James Bowie,
qui reste cependant sombre et taciturne.
 

James Bowie, appelé par tout le monde Jim, est un géant, comme
Crockett. Mais c’est un homme beaucoup plus intelligent. Lui non plus ne
craint pas la bagarre, mais n’a rien d’un hâbleur. Il est l’inventeur d’un
grand et large coutelas, qui porte son nom et qui est, dans sa main, une arme
terrible, soit dans le corps à corps, soit au lancer. Ceux qui ont eu affaire à
ce couteau ne sont plus là pour en parler, tel le commandant Morris Wright,
tué lors de la fameuse bagarre du Sand Bar, à La Nouvelle-Orléans. Mais
les témoins des exploits de Bowie ne manquent pas.
C’est en Louisiane, dans les plantations de canne à sucre, qu’il a
commencé à faire parler de lui en montant un spectacle de foire avec des
alligators qu’il avait dressés. Personne ne sait son âge exact. Il paraît avoir
la quarantaine. Très jeune encore, il a fait fortune dans le trafic d’esclaves.
Associé au célèbre pirate Jean Laffite, il aurait gagné des dizaines de
milliers de dollars. Il a tâté aussi, avec la même réussite, de la spéculation
foncière et l’on dit qu’il possède un million d’acres de terrains au Texas.
En 1828, il s’établit à San Antonio de Bexar, se fit catholique et citoyen
mexicain et épousa une riche héritière de dix-neuf ans, Maria Ursula de
Veramendi, blonde comme lui. Il poursuivit ses fructueuses affaires,
devenant l’homme le plus riche de la région, sans pour autant abandonner
son goût pour l’aventure et la bagarre. Il s’illustra notamment dans les
mines de San Saba où, pendant deux jours, il résista avec dix hommes
seulement à plus de cent cinquante Indiens. Cette vie mouvementée ne
l’empêchait nullement d’être un époux modèle et un père exemplaire pour
les deux enfants qu’Ursula lui donna. Très correct et affable dans ses
relations avec tout le monde, il était cependant craint de chacun, même des
plus puissants. Lorsqu’un jour, il dit à Sam Houston qu’il avait absolument
besoin du cheval de celui-ci, Houston, qui pourtant n’en avait aucune envie,
le lui donna et alla à pied. Avec cela, c’était l’homme le plus gentil et le
plus prompt à venir au secours des gens en difficulté dans tout le Texas.
Avec sa femme, il formait un couple d’éternels amoureux. Aussi,
lorsque pendant l’une de ses absences, toute sa famille  : Ursula, les deux
enfants et ses beaux-parents, moururent du choléra, en 1833, son chagrin fut
immense. Il revint en Louisiane où il erra pendant un temps assez long,
avant de réapparaître à San Antonio. Il s’installa dans la grande maison de
ses beaux-parents – Veramendi avait été vice-gouverneur – et y vécut une
vie solitaire, déployant cependant une très grande activité. Mais il avait
cessé de boire. Lorsque l’armée du général Cos occupa sa ville, il rejoignit
les rangs des rebelles texans, avec tout son prestige et le rang de colonel.
 

Le 5  décembre 1835, l’armée de Burleson encercle toujours celle de


Cos retranchée dans San Antonio, sans que son chef se décide à passer à
l’action. Brusquement, dans les rangs rebelles, un homme à l’accent rude
des coureurs de prairie élève la voix :
« Alors, les gars  ! Lesquels d’entre vous ne veulent pas entrer à San
Antonio avec le vieux Ben Milam ? »
Ben Milam, c’est l’homme qui a parlé. Sa réputation de dur à cuire
n’est pas à faire. Bientôt, 240 hommes décidés l’entourent et avancent vers
la ville. De sauvages combats de rues s’engagent avec les soldats
mexicains. Le général Burleson est bien obligé de suivre. On se bat pour
chaque maison pendant quatre jours. Peu à peu, la ville passe aux mains des
Texans. Le général Cos s’est retranché, avec une poignée de soldats, dans
l’enceinte de l’ancienne mission de l’Alamo. Mais, devant la tournure prise
par les événements, il négocie sa reddition. Il pourra repasser le Rio Grande
avec les hommes qui lui restent, à condition de s’engager à ne plus
combattre contre les Texans et à se faire le champion de la constitution
mexicaine de 1824 qui, d’inspiration fédéraliste, reconnaissait une large
autonomie aux Etats. Cos accepte et délègue le capitaine José Juan Sanchez
Navarro pour signer la capitulation. Le plénipotentiaire mexicain ne peut
s’empêcher de déclarer :
« Tout a été perdu, fors l’honneur ! »
L’armée mexicaine, humiliée, part vers le sud. Pour les Texans,
débordant de joie, c’est la victoire décisive. En réalité, c’est une victoire à
la Pyrrhus. Finalement, Cos n’a pas perdu autant d’hommes qu’il semblait à
première vue ; ensuite, il est difficile d’imaginer que Santa Anna en restera
là, après l’échec et l’affront qu’il vient de subir en la personne de son beau-
frère.
Mais le grand élan de solidarité et d’ardeur au combat des Texans ne
résiste guère à l’absence de l’ennemi. L’armée du général Burleson se
débande rapidement. Chacun rentre chez soi, y compris le général. La terre
a besoin de bras si l’on veut avoir des récoltes.
Il y a cependant un important groupe d’hommes qui choisit de
poursuivre l’aventure. Il va suivre un certain James Grant, médecin de son
état, qui parle de porter la guerre au-delà du Rio Grande, de faire alliance
avec les libéraux mexicains persécutés par Santa Anna et de s’emparer de la
ville et du fort de Matamoros où on trouvera un énorme butin. Ce que le
docteur Grant ne dit pas, c’est qu’il veut récupérer de grandes propriétés
qu’il possédait dans la région de Matamoros et qui lui ont été confisquées.
Plus de deux cents hommes marchent avec lui et, emmenant tout ce qu’ils
ont pu piller à San Antonio, s’enfoncent vers le sud, pour une marche de
près de quatre cents kilomètres.
A San Antonio de Bexar, il ne reste, le jour du départ de la troupe de
Grant, c’est-à-dire le 30 décembre 1835, que cent quatre hommes en état de
combattre. Leur commandant, le colonel Neill, qui a appris que Santa Anna
a décidé la reconquête, s’en inquiète. Il envoie des rapports à San Felipe,
soulignant «  l’alarmante  » faiblesse de ses effectifs et de ses moyens. Le
14 janvier 1836, par suite de nouvelles défections, l’« armée » de Neill ne
compte plus que quatre-vingts soldats. Et ils n’ont pas touché leur paie
depuis plus de trois mois. Mais ceux qui restent  : quelques volontaires de
La Nouvelle-Orléans, vêtus de gris (on les appelle les «  Greys  ») et des
hommes qu’aucune terre ni aucune famille n’appelle au loin, tous semblent
avoir un moral de fer. Ils se réunissent, votent une résolution solennelle,
proclamant  : «  Nous considérons comme essentiel que l’armée existante
demeure à San Antonio de Bexar  !  » Un messager emporte ce document,
signé de tous, vers San Felipe. Recevra-t-il enfin une réponse, alors que les
rapports et les messages angoissés de Neill n’ont pas trouvé d’écho  ? Les
dirigeants de San Felipe ont d’autres chats à fouetter  ; ils se chamaillent
toujours pour savoir qui dirigera la nouvelle République.
En attendant, Neill doit bien prévoir le pire. Il transfère sa petite troupe
dans l’enceinte de l’Alamo et s’emploie à déblayer les détritus laissés par le
général Cos, avant d’entreprendre le renforcement des murs et des défenses
de ces bâtisses datant de près de cent ans. Il va s’efforcer de poursuivre
l’ébauche de fortifications entreprise par les sapeurs mexicains. Autant dire
que le travail ne manquera pas. On commence par hisser en haut de la tour
de l’église, à moitié effondrée mais encore assez solide, le seul drapeau dont
on dispose. C’est celui des « Greys ». On y voit, sur fond bleu, un bel aigle
tenant dans son bec une banderole avec les mots «  Dieu et Liberté  »,
entouré de l’inscription : « Première compagnie de volontaires texans de La
Nouvelle-Orléans ! » (le point d’exclamation y est).
L’épopée commence. L’Alamo entre dans la légende.
 

A San Felipe, pendant ce temps, c’est la pagaille. Le « Conseil général


provisoire de la République du Texas » siège maintenant depuis trois mois,
sans parvenir à désigner les responsables de la révolution. Le gouverneur
Henry Smith, ami personnel et homme de confiance du président Jackson
(qui, nous l’avons vu, est réticent devant les initiatives des Néo-Texans), est
déposé pour «  tyrannie  », puis rétabli dans ses fonctions. Sam Houston,
pour sa part, bien qu’officiellement commandant en chef des forces du
Texas, voit chaque jour ses prérogatives contestées et se trouve aux prises
avec plusieurs concurrents.
Houston a cependant assez de réalisme pour prendre au sérieux les
rapports angoissés du colonel Neill qui tombent un peu dans le vide, dans le
panier de crabes de la «  capitale  ». Le 16  janvier, il prend l’initiative
d’ordonner à Neill de faire sauter les fortifications de l’Alamo et d’évacuer
hommes et matériel vers Gonzales. Pour la forme, le «  Grand Ivrogne  »
soumet son ordre à l’approbation du gouverneur mais comme il sait qu’il ne
faut pas perdre de temps, il décide de l’expédier à destination sans attendre
l’approbation d’un pouvoir exécutif bien incertain. Pour ce faire, il lui faut
trouver un homme de confiance et quelqu’un qui puisse se faire obéir sans
discussion. Le hasard veut que Jim Bowie traîne justement dans les rues de
San Felipe, retour de San Antonio de Bexar. Houston ne pouvait rêver
mieux.
Bowie accepte la mission. Il est mieux placé que quiconque pour savoir
l’inanité de toute tentative de résistance sérieuse à ce moment à Bexar.
Comme la prairie n’est pas sûre et comme il ne sait pas s’il ne va pas
rencontrer l’armée de Santa Anna, dont diverses rumeurs signalent la
progression vers le nord, il constitue une petite troupe d’une trentaine
d’hommes qui lui semblent sûrs. Parmi eux, il y a un vétéran des guerres de
Napoléon Ier, nommé Louis Rose. Il est venu, comme tant d’autres, tenter
sa chance en Amérique.
Le 19 janvier, Bowie arrive dans l’Alamo. Il remet l’ordre d’Houston à
Neill et se rend compte par lui-même que la situation des «  jusqu’au
boutistes  » n’est guère brillante  : très peu de vivres, presque pas de
munitions, notamment pour le gros canon récupéré sur les Mexicains, moral
des hommes plutôt bas, pas beaucoup de discipline, pas de chevaux pour
envoyer des patrouilles surveiller les environs. Mais Jim Bowie tarde à
imposer à Neill l’ordre du commandant en chef. Pourquoi  ? C’est un des
mystères de l’Alamo. Le fait est que, gagné par cette sorte de détermination
qui a fait rester les quatre-vingts derniers défenseurs, l’émissaire de
Houston se met à faire exactement le contraire de ce dont il était chargé.
Le voici mettant à contribution sa position personnelle à San Antonio
de Bexar pour trouver des chevaux, obtenir des renseignements de la
population mexicaine, se procurer des vivres et même des munitions. Peu à
peu, alors que Neill commence à se décourager, gagné par la lassitude,
Bowie prend la tête de la troupe et n’envisage même plus l’évacuation. Au
contraire, il organise – fort activement et fort bien – la résistance. Le bétail,
le blé arrivent dans l’enceinte de l’Alamo. Le capitaine Almeron Dickinson,
venu de Gonzales avec sa femme et son enfant, se rappelle son métier de
forgeron et remet en état tous les canons. L’artillerie est bientôt disposée de
façon très astucieuse, pourvue de munitions, cependant que les murs sont
renforcés, flanqués de parapets, percés de meurtrières, munis de points
d’appui pour les mousquetons. On élève une double palissade de pieux
maintenant une épaisse couche de terre pour combler le vide à l’angle sud-
est, entre l’église et le mur. On consolide la rigole d’amenée d’eau potable.
Jour après jour, l’Alamo devient une forteresse d’allure fort respectable. La
discipline reparaît, les quartiers sont nettoyés et Bowie s’occupe même
d’organiser la vie politique de la garnison. On discute beaucoup entre
partisans et adversaires du gouverneur Smith. Le 26  janvier, la garnison
vote une résolution réclamant des autorités de San Felipe une aide
immédiate de 500 dollars pour parfaire les préparatifs de résistance.
Mais une étrange maladie commence à faire souffrir Jim Bowie. Le
médecin des défenseurs, le docteur Amos Polliard n’y comprend rien. Un
médecin, venu tout droit de l’Alabama, qui a échoué à l’Alamo, pas
davantage. Voici son diagnostic  : «  Cette maladie est de nature si
particulière qu’elle est, à mon avis, inguérissable par des traitements
normaux…  » En même temps, la menace mexicaine se précise. Des
volontaires arrivent du Sud, donnant des détails sur la progression des
armées de Santa Anna, sur leurs effectifs. Il est question de 4 500 hommes,
puis de 5 000. A l’arrivée de chacune de ces nouvelles, Bowie expédie des
messages à San Felipe. Sans résultat. Aucun secours ne se manifeste à
l’horizon infini de la plaine. Le 2 février, Jim Bowie, ayant complètement
oublié qu’il était venu pour faire évacuer et sauter l’Alamo, envoie une
lettre au gouverneur Smith :
«  … Le salut du Texas dépend en grande partie de la conservation de
Bexar hors d’atteinte des griffes de l’ennemi. C’est l’avant-poste qui barre
la frontière. S’il tombe entre les mains de Santa Anna, il n’existera plus
d’autre fortification d’où il serait possible d’entraver sa marche vers la
Sabine1… Le colonel Neill et moi-même avons pris la décision solennelle
de périr dans ces fossés plutôt que de les abandonner entre les mains de
l’ennemi ! »…
Lorsqu’il reçoit cette lettre, Smith est bien incapable de faire quoi que
ce soit. Sa lutte avec le « Conseil provisoire » atteint son point culminant.
Quant à Sam Houston, écœuré par la pagaille de San Felipe, il a eu recours
à son procédé habituel  : il est parti chez les Indiens. On ne le reverra pas
avant un mois. Avant de disparaître, le « Grand Ivrogne » avait cependant
persuadé Smith d’envoyer à Bowie et Neill un renfort de quarante hommes
sous la conduite de William Barret Travis.
Travis, qui ne cesse pas de nourrir de grandes ambitions, n’hésite pas à
financer de sa poche l’armement et l’équipement de ses volontaires. Dans la
désagrégation de San Felipe, il est impossible de trouver un responsable ou
de l’argent. L’ancien avocat a beaucoup travaillé pour obtenir son brevet de
lieutenant-colonel de cavalerie. Il s’est commandé un bel uniforme, mais le
tailleur n’a pas eu le temps de le finir. Les contrariétés ne s’arrêtent pas là :
une dizaine de ses hommes désertent peu après avoir pris la route de Bexar.
Découragé, Travis écrit au gouverneur :
«  On ne peut pas continuer à se fier aux volontaires. J’implore Votre
Excellence de rapporter l’ordre qu’elle m’a donné de me rendre à San
Antonio à la tête d’un contingent aussi réduit… Je désire, je suis même
impatient de défendre Bexar… mais je ne veux pas risquer ma réputation, si
précieuse à un volontaire, en traversant le pays ennemi avec des moyens
tellement dérisoires, un nombre d’hommes aussi restreint et, au surplus, si
piteusement équipés. Ma présence n’est absolument pas nécessaire à la tête
de cette poignée d’hommes. Un officier quelconque de la compagnie
pourrait aisément y suffire… »
Travis manque visiblement d’enthousiasme. Il a rêvé d’actions plus
glorieuses. Mais, comme Smith ne répond pas à cette mise en demeure, il
finit par prendre parti du sort qui lui est réservé. Le 3  février, il fait son
entrée dans l’Alamo. Aussitôt, entre Bowie, Neill et lui se pose le problème
du commandement. Pour le résoudre, on attend les ordres. Cependant, tout
le monde s’occupe de politique et on élit deux représentants à la
Convention qui doit, enfin, mettre sur pied un gouvernement du Texas
digne de ce nom.
La monotonie de l’isolement est bruyamment rompue, le 8 février, par
l’arrivée de Davy Crockett et de ses « volontaires à cheval ». Le cadre de
l’Alamo est trop étriqué pour une réception du colonel Crockett. Aussi, les
défenseurs sortent du fort et viennent se mêler à la population mexicaine sur
la place principale de Bexar. Juché sur une caisse, «  Davy  » adresse à la
petite foule une de ces harangues dont il détient seul la recette. Il raconte,
en langage imagé, son échec aux élections et conclut : « … Le seul honneur
que je revendique est celui de défendre, en soldat, avec mes compatriotes,
les libertés de notre nation commune. »
Après les rires, l’émotion  ; après l’émotion, la détente. La garnison
organise un bal en l’honneur de l’illustre arrivant. Cela tourne à la beuverie
qui se prolonge tard dans la nuit. C’est le moment que choisit, pour surgir à
bride abattue, un messager confirmant l’arrivée des troupes mexicaines sur
la rive sud du Rio Grande.
 

Cela fait maintenant plus de quinze jours que l’armée du président


Antonio Lopez de Santa Anna marche vers le nord. Le grand
rassemblement des troupes, opéré dans des conditions financières et
humaines difficiles, s’est achevé, le 25  janvier, à Saltillo, à six cents
kilomètres au sud de Bexar, par une parade où l’armée a fait bonne figure,
malgré son armement désuet et la lassitude visible des hommes. Les
uniformes étaient variés et colorés, inspirés de ceux des campagnes
napoléoniennes. Les soldats défilaient dans un ordre convenable. Ils étaient
au nombre d’environ 4 000 et traînaient douze canons. Derrière eux, sur des
kilomètres, s’étiraient les convois de ravitaillement  : près de trois cents
véhicules, 1  800  mulets chargés de galettes de farine, suivis de toute une
masse de femmes et d’enfants.
La traversée des hauteurs désertiques de Coahuila, avant d’atteindre le
Rio Grande – où attendait une deuxième armée, forte de 1 500 hommes et
de huit canons, comprenant les débris de l’expédition du général Cos et
commandée par le général Ramirez y Sesma – fut des plus pénibles. Un
vent glacial se mit de la partie et la longue colonne perdit beaucoup
d’hommes, de bêtes, de ravitaillement et de matériel. Les soldats indiens,
mal équipés par des fournisseurs indélicats qui avaient d’ailleurs
« honnêtement » partagé leurs bénéfices avec Santa Anna, marchaient tantôt
sous un soleil torride, tantôt dans l’air glacé de la nuit. Un grand nombre
d’entre eux moururent de froid ou d’insolation. Un aussi grand nombre
préférera déserter.
Le général Santa Anna, lui, chevauchait loin en avant, escorté de sa
garde personnelle, composée de dragons vêtus de cuirasses et coiffés de
casques. Il était entouré de son état-major bien fourni en généraux : Vicente
Fililosa, commandant en second, d’origine italienne  ; Juan José Andrade,
commandant la cavalerie et célèbre pour son coupe-cigares en or  ;
Castrillon, qui prêtait de l’argent à l’armée à un taux usuraire ; Gaona qui,
plus simplement, volait les vivres de l’intendance et les revendait ; Adrien
Wolls, un aventurier européen d’origine mal définie  ; Cos, dont la
capitulation de San Antonio de Bexar a été oubliée, moyennant la violation
de son engagement de ne plus combattre les Texans, etc.
Quant à Santa Anna lui-même, c’est un personnage assez étrange. Il a
derrière lui une carrière de caméléon, faite de retournements spectaculaires,
de trahisons même. Il porte sur son uniforme tellement d’argent qu’on en
tirera plus tard tout un jeu de cuillers. Derrière lui chemine son train
d’équipage personnel, contenant une tente rayée, des carafons d’argent aux
bouchons en or, de la vaisselle de Chine marquée à son monogramme, un
vase de nuit en argent, une boîte à thé et bien d’autres objets dont il ne veut
pas se séparer, tout comme de sa tabatière en or massif.
Mais sa prestance, sa manière élégante de monter à cheval, sa voix
puissante, son énergie, sa ténacité, son courage incontestable, ses qualités
d’organisateur compensent largement ces défauts de vanité. S’il est vain de
chercher en lui un attachement à des principes quelconques, on ne peut lui
dénier l’intelligence, l’imagination et la faculté d’utiliser avec habileté les
circonstances.
C’est cet homme qui, le 12  février, apparaît sur la rive sud du Rio
Grande, où l’attend l’armée du général Sesma. Il a, à ce moment, sous ses
ordres plus de 5  500  hommes et vingt canons, ce qui, pour l’époque et le
lieu, est sans doute la plus importante force que l’on ait vue de mémoire de
vieillard.
 

Le bal en l’honneur de Davy Crockett continue dans les rues et les


tavernes de Bexar. Mais Crockett lui-même est maintenant enfermé dans
une pièce avec Bowie et Travis. Ils ont oublié de convoquer Neill. Les trois
colonels tiennent un conseil de guerre pour arriver à la conclusion que le
Rio Grande est quand même assez loin pour que la fête puisse se
poursuivre.
Le surlendemain matin, alors que la petite garnison soigne sa « gueule
de bois  », Neill part pour une «  permission de vingt jours  ». Pourquoi  ?
Nouveau mystère. Lui a-t-on confié une mission ? Va-t-il voir sa famille ?
A-t-il été vexé de ce conseil de guerre tenu sans lui ? On ne le saura sans
doute jamais. Mais, avant d’enfourcher son cheval, le colonel Neill se
souvient qu’il est le commandant en titre de la place et désigne son
successeur. Prétextant qu’il s’agit de l’officier le plus élevé en grade, il
choisit Travis. Ce choix provoque les protestations quasi unanimes de la
petite troupe qui compte à ce moment, par suite de quelques désertions et de
quelques nouvelles arrivées, 142 hommes. Travis n’a que vingt-six ans. Lui
subordonner Bowie, « le plus célèbre combattant de l’Ouest », paraît à ces
hommes une monstruosité. Bowie lui-même, tout en s’entendant bien avec
Travis, n’a pas l’intention de recevoir des ordres de ce blanc-bec ambitieux.
Celui-ci demande un vote. C’est évidemment Jim Bowie qui est élu et
Travis en ressent une profonde amertume.
Cela d’autant plus que la mystérieuse maladie mine sournoisement son
rival. Bowie, pour calmer les douleurs qui le tenaillent, s’est remis à boire.
Il fait des incursions dans la ville en hurlant, chevauchant dans les rues avec
quelques compagnons qui boivent autant que lui sans avoir l’excuse de la
maladie. Travis proteste auprès du gouverneur Smith. Le 13  février, il
envoie un message à San Felipe  : «  Je refuse d’endosser la responsabilité
des irrégularités commises par des hommes en état d’ivresse…  » Dans la
même lettre, il suggère habilement que c’est lui qui devrait assurer le
commandement de l’Alamo : « Il est plus important de continuer à occuper
cette position que je ne le croyais lorsque vous m’avez reçu pour la dernière
fois avant mon départ. C’est la clé du Texas. »
Dans les moments où la douleur et l’alcool lui permettent de raisonner
sainement, Bowie se rend compte de la situation. Il propose à Travis qui
accepte, d’exercer le commandement conjointement. Cette solution a le don
d’arranger les choses. La vie des occupants de l’Alamo reprend, faite de
travaux de fortification, d’organisation de la défense, de sorties et aussi de
fréquentes réjouissances en ville. Les 16 et 20  février, des Mexicains
favorables aux Texans viennent avertir la garnison de l’Alamo que l’armée
de Santa Anna est en train de franchir le Rio Grande. Mais Travis, Bowie et
Crockett – ce dernier s’occupant surtout de maintenir le moral des troupes à
coups d’exhibitions dont il a le secret – n’ajoutent pas foi à ces
informations. Ils pensent que les Mexicains n’arriveront pas devant leurs
murs avant le 15  mars au plus tôt. Travis continue même, par
correspondance, à s’occuper du cabinet d’affaires qu’il a ouvert à San
Felipe. Pourquoi cette sérénité ? Encore un des mystères de l’Alamo, le plus
impénétrable peut-être, parce que l’optimisme des Texans n’est
apparemment fondé sur rien.
Entretemps, Santa Anna a effectivement franchi le Rio Grande, le
17  février. L’armée de Sesma l’avait fait dès le 12. Le président de la
République écrit à son ministre de la Guerre à Mexico que « la campagne
est en fait terminée » et qu’au moment de prendre pied sur la rive nord du
fleuve-frontière, il lance un ordre du jour contenant cette prophétie à
l’endroit des défenseurs de San Antonio de Bexar : « Les malheureux ! Ils
seront bientôt victimes de leur folie ! »
Malgré une pluie torrentielle et des harcèlements d’Indiens, la
progression des Mexicains se poursuit. Le 21 février, Santa Anna campe sur
la rive du petit fleuve Medina, derrière lequel, au bout de quarante
kilomètres de prairie, se trouve San Antonio. Là, une délégation clandestine
des habitants de la ville – qui sont, somme toute, des Mexicains – vient
avertir l’armée que le soir même une fête doit avoir lieu chez un des
citoyens de Bexar, où les Texans de l’Alamo sont invités. C’est l’occasion
de s’emparer d’eux par surprise hors de leurs fortifications. Santa Anna
donne l’ordre à Sesma de pousser en avant, mais l’expédition est stoppée
par une nouvelle pluie diluvienne qui transforme le Medina en torrent
infranchissable…
Les danseurs de San Antonio l’ont échappé belle ! Sesma reçoit l’ordre
de rester sur ses positions avancées pour attaquer Bexar et s’en emparer par
surprise le 23 février. Quant au gros de l’armée avec Santa Anna, il va se
préparer à la suite de la campagne, les 1  500  hommes de Sesma suffisant
bien pour réduire la poignée de Texans retranchés dans l’Alamo. Dans la
journée du 23, le Président ferait son entrée sans combattre dans une ville
déjà conquise.
Or, les choses se passent tout à fait différemment. Pourquoi  ? De
nouveau un mystère. Voyons ce qu’en dit Santa Anna dans son plaidoyer
déjà cité :
« … Bexar était occupé par l’ennemi et il nous fallait ouvrir la porte des
opérations futures en s’en emparant. Il devait être assez facile de le prendre
par surprise, les occupants n’ayant pas eu vent de la marche de notre armée.
J’ai donc confié l’opération à un de nos généraux qui, à la tête d’un
détachement de cavalerie, devait s’emparer de Bexar au début de la matinée
du 23 février 1836. Mes ordres étaient concis et bien définis. Aussi, je fus
très surpris de trouver ce général, le jour fixé, à 10  heures, à un quart de
lieue de Bexar, attendant de nouveaux ordres. Peut-être était-ce dû à des
circonstances inévitables, mais, quoique la ville ait été prise, la surprise que
j’avais ordonnée aurait fait gagner du temps et épargner le sang versé plus
tard, lors de la prise de l’Alamo… »
Pourquoi le général Ramirez y Sesma n’a-t-il pas attaqué en force une
ville dans laquelle la garnison de l’Alamo était alors dispersée ? Est-ce par
crainte de tomber dans une embuscade  ? C’est la version des événements
qu’il a donnée. Elle est peu vraisemblable, compte tenu du fait qu’il
connaissait parfaitement l’importance de la garnison texane et qu’il savait
aussi ne pas être attendu. L’explication peut être recherchée dans l’attitude
des habitants mexicains de Bexar.
Dès l’aube du 23 février, une agitation fébrile s’empare de San Antonio.
La population sait qu’une attaque est imminente. Terrorisée, elle enterre ses
économies, entasse sur des chariots des ballots de vêtements, de la literie,
de la vaisselle et mille objets quotidiens. Hommes, femmes, enfants, tout le
monde fuit. Travis et ses hommes, qui circulent en ville comme d’habitude,
s’entendent répondre à leurs questions qu’il s’agit d’aller travailler dans les
champs. Motif bien peu vraisemblable. La plupart de ces gens n’ont pas de
terres et, en février, il n’y a pas grand-chose à faire à la campagne.
Finalement, lorsque excédé Travis donne l’ordre de stopper ces départs,
quelqu’un lui parle de la mystérieuse visite, la nuit, d’un courrier
mexicain… Est-ce cette agitation, qu’aperçoivent de loin les estafettes de
Sesma, qui font hésiter celui-ci ?
Quoi qu’il en soit, encore incrédule, Travis monte au sommet de l’église
San Fernando. Il a beau scruter l’horizon aux quatre points cardinaux, il ne
voit pas l’ombre d’un soldat ennemi. Il redescend, après avoir posté un
homme chargé de sonner la cloche au moindre signe suspect. A une heure
de l’après-midi, la cloche sonne et l’homme hurle  : «  L’ennemi est en
vue ! » Plusieurs hommes se précipitent en haut de la tour et ne voient rien.
Ils se moquent de la sentinelle qui soutient avoir bien vu des hommes qui se
sont dissimulés dans les taillis.
Travis, toujours incrédule, envoie deux hommes en reconnaissance. Si
on les voit revenir au pas, c’est qu’il n’y a pas d’ennemi en vue. Les deux
cavaliers gravissent une colline distante de deux kilomètres et, de là,
aperçoivent une armée de plusieurs centaines d’hommes. Ventre à terre, les
deux cavaliers rentrent en ville. L’un d’eux tombe d’ailleurs de cheval et est
ramassé par l’autre.
C’est maintenant au tour des Texans de fuir : ils se réfugient le plus vite
possible à l’intérieur de l’Alamo. Les quelques femmes et les quelques
enfants qui les ont suivis jusqu’à Bexar les rejoignent, ainsi que quelques
femmes mexicaines et un petit nombre de Mexicains amis des rebelles ou
compromis avec eux. Parmi ces «  civils  », il y a la femme du capitaine
Dickinson avec sa fillette et les deux sœurs adoptives de James Bowie. En
même temps que les gens, on voit s’engouffrer derrière les murs du fort du
bétail, des sacs de grain. Tout cela se fait dans le plus grand désordre. Deux
militaires en profitent pour déserter. Ils s’enfuient vers l’est, suivis par un
camelot avec sa marchandise.
Travis, pour sa part, s’est installé calmement dans une pièce qu’il s’est
réservée le long du mur ouest de l’Alamo. Il y rédige un nouvel appel à
l’aide au colonel Fannin, qui commande un fort texan à Goliad, à 150
kilomètres de San Antonio. Ce message, confié à un cavalier nommé
Johnson, il le fait contresigner par Bowie :
«  Nous avons fait rentrer tous les hommes dans l’Alamo où nous
résisterons selon notre honneur et celui de notre pays jusqu’à ce que nous
ayons obtenu l’assistance que nous vous implorons de nous envoyer de
toute urgence. Etant donné notre situation, nous espérons que vous
dépêcherez tous les hommes disponibles. Nous sommes ici à la tête de
146 hommes, absolument résolus à ne pas se retirer. Nous ne possédons que
peu d’approvisionnements, cependant suffisants pour tenir jusqu’à votre
arrivée, escorté de vos hommes. Nous jugeons superflu de répéter à un
valeureux officier, conscient de son devoir, que nous lui demandons du
secours. »
Travis adresse un autre appel à la ville de Gonzales, distante de 115
kilomètres. Ce message, adressé «  à tout habitant du Texas  », est ainsi
rédigé :
«  Les forces considérables de l’ennemi sont en vue. Nous avons
absolument besoin de renforts et d’approvisionnements. Envoyez-les-nous !
Nous sommes 150 résolus à défendre l’Alamo jusqu’au dernier. Aidez-
nous ! »
C’est un médecin, le docteur John Sutherland, qui se charge de
l’emporter. Au moment où il quitte l’enceinte fortifiée pour s’enfoncer dans
la prairie vers le nord, David Crockett et ses douze « Volontaires à cheval
du Tennessee  » prennent position le long de la palissade édifiée entre
l’église et le mur. C’est l’endroit le plus vulnérable des fortifications  ; ils
sont réputés être les meilleurs tireurs. En ville, on peut voir du haut des
ruines de l’église les uniformes des soldats mexicains qui prennent
possession de San Antonio de Bexar.
La première chose que fait l’armée de Santa Anna, qui s’est ainsi
emparée de la ville sans coup férir, est une démonstration de force sur la
place principale. L’orchestre militaire est de la partie. Ce qui reste de la
population contemple avec ébahissement cette troupe, somme toute assez
imposante. La deuxième chose est de hisser au sommet de la tour de l’église
San Fernando ce drapeau rouge qui signifie : « Pas de quartier ! » Dès que
le drap écarlate se met à flotter dans le vent, une détonation sourde secoue
l’atmosphère. C’est Jim Bowie qui, devant ce défi, a fait tirer le gros canon
de l’Alamo, celui qui tire des obus de 18 livres.
Mais, se ravisant aussitôt, Bowie – sans d’ailleurs consulter Travis –
griffonne une note destinée aux Mexicains, s’excusant presque de ce coup
de canon intempestif et s’enquérant si l’ennemi désire une trêve. Bowie
reste cependant Bowie. Il a tout d’abord conclu son texte par ces mots  :
«  Dieu et la Fédération mexicaine  ». Puis, il les a barrés, leur substituant
ceux-ci : « Dieu et le Texas ! » Il confie le morceau de papier à un de ses
aides nommé Jameson. Santa Anna, cependant, visiblement irrité par cette
initiative, refuse de recevoir le message. Il fait répondre par son aide de
camp :
« L’armée mexicaine ne traite pas sous condition avec des étrangers en
état d’insurrection. Ils n’ont d’autre ressource – s’ils sont désireux de
sauver leurs vies – que de se mettre immédiatement à la disposition du
gouvernement souverain. »
Parallèlement, Travis de son côté cherche le contact avec le
commandement adverse. Il envoie comme plénipotentiaire un certain Albert
Martin, qui discute pendant une heure avec le colonel mexicain Almonte.
Celui-ci formule la même exigence de reddition sans condition que son
président. Lorsque Martin regagne le fort, la réponse de Travis ne se fait pas
attendre. Cette fois, c’est lui qui fait tirer le canon de 18 qui, ainsi, tonne
pour la seconde fois. Décidément, la dualité de commandement dans
l’Alamo n’est pas un vain mot…
Le siège commence donc. Santa Anna, fatigué, s’installe dans une
solide maison de la ville et, aussitôt, se met en devoir d’organiser
l’investissement de l’Alamo. A l’intérieur du fort, la crise qui couvait entre
Bowie et Travis éclate à l’occasion de l’affaire des messages à l’ennemi et
des coups de canon. Mais, alors que la situation paraît sans issue, chacun
des deux hommes ayant maintenant ses partisans, la maladie qui minait Jim
Bowie le terrasse littéralement. « Le plus glorieux combattant de l’Ouest »
s’effondre, en proie à de violentes douleurs. Il passe une nuit atroce et, à
l’aube, constatant qu’il est incapable de bouger, cède sa part de
commandement à son rival. Voilà résolu le problème du chef. Pendant treize
jours, il y aura donc face à face le général Antonio Lopez de Santa Anna,
président de la République mexicaine, et le colonel William Barret Travis,
commandant un groupe de cent cinquante volontaires texans.
Pourquoi Santa Anna s’attardera-t-il ainsi devant cet objectif somme
toute minime ? Il l’explique dans son plaidoyer.
«  On ne pouvait éviter de prendre cette fortification car elle était bien
équipée en artillerie, possédait une double enceinte et – il faut en convenir –
des défenseurs très courageux. Elle causait de sérieux dommages à Bexar.
En outre, laisser une partie de notre armée l’assiéger, le reste continuant sa
marche, c’était, sinon nous couper toute retraite en cas de revers, du moins
nous empêcher de venir au secours des assiégeants… Un assaut aurait
d’autre part insufflé à nos soldats l’enthousiasme d’un premier triomphe, ce
qui leur aurait donné par la suite l’avantage sur l’ennemi. Ce n’était pas
seulement mon jugement personnel qui me portait à décider ainsi, mais
c’était l’opinion générale exprimée lors d’un conseil de guerre des généraux
que j’avais convoqué, quoique de pareilles réunions ne me paraissent pas
toujours très indiquées par suite des discussions auxquelles elles donnaient
lieu… »
Voilà pour les motifs du siège de l’Alamo par l’armée de Santa Anna au
grand complet. Ces motifs paraissent tout à fait valables. Quant aux
péripéties de ce siège, jusqu’à l’assaut final, voici comment le décrit le
secrétaire félon de Santa Anna, Ramon Martinez Caro :
«  Le lendemain (24  février), Son Excellence fit placer une batterie de
deux canons et un mortier à 600 pas du fort, bombarder celui-ci et occuper
en même temps quelques petites maisons isolées sur la gauche, se trouvant
rapprochées du fort. Nous perdîmes quelques tués et blessés au cours de
cette opération. Le fort était entouré de fossés d’où l’ennemi tirait sur nos
troupes, alors que nos soldats étaient obligés de quitter leurs abris pour tirer,
ce qui leur causait des pertes lors de chaque tentative pour avancer. Pendant
l’une des actions nocturnes, Son Excellence donna l’ordre au colonel Juan
Bringas de traverser un petit pont avec cinq ou six hommes. Dès que les
hommes s’engagèrent sur le pont, l’ennemi ouvrit le feu et tua un homme.
En essayant de retraverser le pont, le colonel tomba à l’eau et ne se sauva
que grâce à un coup de chance… »
Ce raccourci montre assez bien la physionomie du siège. Ce que Caro
omet de signaler, c’est que les Texans sont armés, en grand nombre,
d’excellents fusils tirant avec précision à une distance de deux cents mètres.
La fine fleur des bons tireurs du Texas, et même de l’Ouest en général, se
trouve rassemblée dans l’Alamo et chacun d’eux dispose, près de lui, de
plusieurs fusils que l’on charge pendant qu’il tire. Du côté mexicain, on
utilise de vieux mousquetons, prélevés sur les stocks anglais après les
guerres napoléoniennes en Europe. Ces armes, fort imprécises, ne sont pas
dangereuses au-delà de soixante-dix mètres.
C’est ainsi que, dans la nuit du 24 au 25 février, Travis peut constater
qu’il n’a même pas de blessé. Ce soir-là, il charge Albert Martin de porter à
Gonzales un nouveau message, qu’il adresse cette fois, avec emphase, « au
peuple du Texas et à tous les Américains du Monde » :
«  Citoyens, chers compatriotes, je suis assiégé par un millier de
Mexicains, sinon plus, commandés par Santa Anna. Pendant vingt-quatre
heures, j’ai soutenu une canonnade continuelle sans perdre un seul homme.
L’ennemi réclame une reddition sans condition, faute de quoi il passera la
garnison au fil de l’épée à la prise du fort. J’ai répondu par un coup de
canon et notre drapeau continue à flotter fièrement au-dessus des murailles.
Jamais je ne me rendrai. Jamais je ne battrai en retraite. Donc, je vous
adjure, au nom de la liberté, du patriotisme, de tout ce qui est cher au cœur
américain, de nous venir en aide de toute urgence. Les ennemis reçoivent
chaque jour des renforts ; ils seront trois ou quatre mille d’ici peu de jours.
Si cet appel n’est pas entendu, je resterai résolu à résister aussi longtemps
que possible et à mourir comme un soldat qui n’oublie jamais ce qui est dû
à son honneur, et à celui de son pays : la victoire ou la mort… Le Seigneur
est à nos côtés. Lorsque l’ennemi commença à se manifester, nous n’avions
pas trois boisseaux de blé. Depuis, nous en avons trouvé quatre-vingt-dix
dans des demeures abandonnées et nous avons fait rentrer dans nos murs
près de trente têtes de bétail ! »
On sent que c’est vraiment un tel moment que Travis attendait pour
s’accomplir. Albert Martin emporte le pli, se glisse au-dehors, traverse au
galop les lignes mexicaines et fonce vers Gonzales, où il arrive vingt-quatre
heures plus tard. De relais en relais, le message parviendra à San Felipe le
27  février, mettant la ville en effervescence, à La Nouvelle-Orléans, le
16 mars, à New York le 30 mars… Ce jour-là, Travis sera déjà mort depuis
24 jours, mais son nom connaîtra la gloire qu’il avait tant souhaitée,
quoique l’orthographe de son nom ait subi des altérations et qu’on l’écrive
tantôt « Travers », tantôt « Fravers »…
 

Le siège acquiert vite ses habitudes, tandis que des événements


imprévus viennent de temps en temps rompre la double monotonie de la
vigilance sans cesse éveillée des assiégés et du patient travail de sape et de
rapprochement opéré par les assiégeants.
Les habitudes : Santa Anna fait jouer la nuit la sérénade aux Texans qui
écoutent les sons stridents des trompettes et des clairons. Des habitants de la
ville se promènent entre les lignes sans qu’on leur tire dessus. Quelques
amis des Texans en profitent pour se glisser à l’intérieur du fort ; d’autres
Mexicains, qui avaient d’abord jugé bon de s’enfermer dans l’Alamo, pour
revenir en ville. Des tranchées aux murs, on est à portée de voix  ; aussi
échange-t-on des injures et des insultes…
Les événements imprévus : le bain du colonel Bringas, dont parle Caro.
Des sorties des Texans qui vont incendier les petites maisons proches de
leurs murs, qui servent de protection aux tirailleurs mexicains. L’envoi à
Gonzales d’un nouvel appel à l’aide, emporté par le capitaine Juan Seguin,
un Mexicain rallié aux rebelles, monté sur le cheval de Bowie, qui traverse
les positions mexicaines sous une volée de balles. Les exploits de tireur de
David Crockett, qui abat des hommes à coup sûr à trois cents mètres. Le
départ d’un nouveau messager, cette fois de nouveau à Goliad. Enfin,
l’arrivée d’un premier renfort qui, bien que modeste : trente-deux hommes,
n’en constitue pas moins un choc psychologique encourageant pour les
assiégés.
C’est le docteur Sutherland qui a réussi à recruter une petite troupe à
Gonzales, qui comprend d’ailleurs plusieurs des messagers expédiés par
Travis. Les volontaires pénètrent dans l’enceinte de l’Alamo dans la nuit du
29  février au 1er  mars. Les Mexicains, dont l’encerclement se rapproche
pourtant de jour en jour, n’y ont vu que du feu. Mais, si l’effet
psychologique sur les hommes de Travis est certain, il ne s’agit là que de
renforts improvisés, pauvrement armés, n’ayant aucun caractère officiel.
A San Felipe, on discute toujours avec passion, on fait des discours sur
l’héroïsme des défenseurs de l’Alamo, mais on ne prend aucune décision.
Même Sam Houston, qui revient de chez les Indiens, se contente pour
l’instant de jouer son jeu dans les conciliabules et les intrigues de la
« capitale », qui vient d’ailleurs d’être déménagée un peu plus au nord, dans
une ville que l’on a pompeusement baptisée Washington on the Brazos. Le
seul espoir sérieux de secours pour l’Alamo se trouve à Goliad, où le
colonel Fannin, qui est sorti de West Point et s’est taillé une belle réputation
par son talent d’organisateur et par ses proclamations enflammées, dispose
d’une force de 420 soldats très bien entraînés et armés de plusieurs canons.
Fannin y a aménagé un fort bien défendu, qu’il a baptisé « Défi » pour bien
montrer qu’il s’agit, dans son esprit, d’un verrou infranchissable qui protège
tout le sud-est du Texas.
Fannin, qui a des crises de conscience au point d’écrire plusieurs fois à
un ami pour dire qu’il se sent « incompétent », reçoit tous les appels à l’aide
que lui adresse Travis. Il ne manque pas d’exalter devant ses troupes le
courage et l’abnégation des défenseurs de l’Alamo, de les citer en exemple.
Mais il s’accroche à son « Défi », croyant qu’abandonner le fort de Goliad,
ou simplement en affaiblir les défenses, équivaudrait à une trahison, à
ouvrir à l’envahisseur mexicain la route de la côte. Orgueilleux, fier de son
œuvre, il estime que toute la stratégie de Santa Anna converge vers le
«  Défi  », que l’Alamo n’est qu’un incident de parcours. Comme c’est un
pusillanime et que les messagers de Travis le harcèlent, que les colons
voisins commencent à s’indigner de son inaction, il finit par se décider à
aller au secours des assiégés de San Antonio de Bexar. Le 26 février, il part
à la tête d’une colonne de 320 hommes, emmenant quatre canons. Mais dès
l’aube suivante, à quelques kilomètres de Goliad, après avoir consulté ses
officiers, il décide que la haute stratégie lui commande de faire demi-tour. Il
se réinstalle donc à l’abri des fortifications du « Défi », non sans lancer une
nouvelle proclamation du style «  nous irons jusqu’au bout  ». Le colonel
Fannin n’en reste pas là. Le 2  mars, il décide de nouveau de former une
colonne de secours. Il partira dans un ou deux jours… et ne partira
finalement pas.
Le 3  mars, cependant, alors que l’étau mexicain se referme autour de
l’Alamo, la porte du fort s’ouvre de nouveau en plein jour. Un cavalier aux
longs cheveux noirs, couché sur l’encolure de son cheval, vole littéralement
par-dessus les tranchées mexicaines, provoquant une telle stupéfaction que
pas un coup de feu n’est tiré. Il pénètre comme une flèche dans le grand
rectangle entre les bâtiments de l’ancienne mission et la porte se referme
derrière lui. C’est James Butler Bonham qui vient rendre compte à Travis
de l’échec de sa mission.
Bonham, un garçon de vingt-neuf ans, ancien avocat brillant en
Alabama, qui participa très activement à la révolution texane, tant du point
de vue politique que du point de vue militaire, est arrivé à San Antonio de
Bexar le 3  février. Il sympathisa tout de suite avec Travis. Celui-ci le
choisit, le 27 février, pour porter son appel désespéré au secours à Fannin, à
Goliad. Arrivé à destination le 29, Bonham trouva un Fannin amer, après
son départ avorté. Il comprit rapidement qu’il ne fallait pas compter sur lui
et fonça à Gonzales pour recruter des renforts. Là, il apprit le départ récent
de la troupe des trente-deux et rencontra un homme, revenant de San
Antonio, qui lui affirma qu’il était dorénavant impossible de franchir
l’encerclement de l’Alamo. Cela ne découragea pas le brillant jeune homme
qui décida de passer et… passa.
Travis garde son sang-froid. S’il ne compte plus sur Fannin, il espère
toujours en un sursaut des hautes autorités de la nouvelle République, à San
Felipe. Il dispose encore de vivres pour vingt jours et, jusqu’à présent, il n’a
pas eu un seul tué. Mais, dans la journée, les assiégés constatent une grande
agitation en ville. C’est la colonne du général Gaona qui vient renforcer les
troupes de Santa Anna et lui permet désormais de parfaire son plan de
réduction à l’Alamo. Le Président passe au galop tout autour des
fortifications texanes, insensible au danger, préparant l’assaut final. Dans
l’après-midi, parvient la nouvelle que les troupes du général Urréa ont
anéanti les restes de la colonne texane qui était partie vers Matamoros et ont
capturé le fameux docteur Grant, qui avait rêvé de récupérer ses terres sur le
Rio Grande. Le soir même, Travis décide d’envoyer encore un messager.
C’est John Smith, qui était déjà parti une fois avec le docteur Sutherland à
Gonzales et qui est revenu avec le groupe des trente-deux, qui va tenter
cette nouvelle liaison. Travis lui confie un appel au secours adressé à la
Convention qui doit enfin se réunir à Washington on the Brazos, ainsi
qu’une série de lettres personnelles. Parmi celles-ci, cette note sans mention
de destinataire :
«  Prenez soin de mon petit garçon. Si la région est sauvée, je serai à
même de lui offrir une destinée magnifique. Mais si elle doit être perdue et
que je périsse, il ne lui restera rien d’autre que la fierté d’être le descendant
d’un homme qui mourut pour sa patrie. »
Smith va partir. On ouvre la petite porte du fort ; on tire des coups de
feu. Les Mexicains concentrent leur attention sur ce point. Alors, on ouvre
la grande porte et Smith disparaît dans la nuit.
La journée du 4  mars est pénible pour les assiégés. Les travaux des
Mexicains ne sont plus qu’à trois, quatre cents mètres de leurs murs. Il y a
des canons à 250 mètres, dont les boulets commencent à pratiquer des
brèches sérieuses dans les défenses. Bowie est au plus mal ; il délire. Même
Crockett perd sa bonne humeur et se plaint :
« Je préférerais sortir et mourir à l’air libre. Je n’aime pas être enfermé
ainsi… »
Les derniers compagnons mexicains des Texans ont préféré disparaître
de l’Alamo. La journée du 5 est encore plus triste. Une batterie ennemie, au
nord, s’est encore rapprochée. Elle tire à deux cents mètres. A la fin de
l’après-midi, le feu cesse. Les hommes – pas un seul n’a encore trouvé la
mort – sortent de leurs abris et commencent à préparer leur dîner. Travis
demande à ses troupes de se rassembler et, dans le silence du soir, il leur dit
qu’il ne croit plus à l’arrivée de renforts. Lui-même se battra jusqu’au bout
pour retarder l’ennemi, mais il laisse chacun libre de sa conduite. Si
quelqu’un veut tenter de s’enfuir, il ne l’en empêchera pas. Que ceux qui
veulent s’en aller sortent des rangs.
Un seul le fait. C’est Louis Rose, ce vétéran des campagnes de
Napoléon, qui en a trop vu pour vouloir mourir bêtement, comme ça, dans
ce coin perdu du Texas. Bowie, cloué sur son grabat et dont il fut l’ami, lui
demande de rester. Crockett, pratique, estime qu’il est impossible de fuir.
Mais Rose persiste dans ses intentions. Et, à minuit, il réussira à se faufiler
dans la ville. Cinq heures plus tard, ce sera l’assaut.
 

Nous avons lu le récit de l’assaut, tel qu’il est décrit par Santa Anna et
par son secrétaire. Ce sont, nous l’avons dit, les seuls témoignages
authentiques. Leur immense lacune est de ne présenter que la version
mexicaine de l’événement. Quant à savoir ce qui s’est passé à l’intérieur du
fort, on en est réduit à des témoignages très fragmentaires, fondés
principalement sur les récits de Mme  Dickinson, des autres femmes
rescapées du massacre, de l’esclave de Travis, Joe, et de celui de Bowie,
Ben, qui devint le cuisinier du colonel mexicain Almonte. On peut penser
que les choses se sont déroulées à peu près de la manière suivante :
Travis, alerté par le vacarme de l’assaut, se porta près de la batterie
nord, où les Mexicains commençaient déjà à appliquer des échelles contre
le mur. Il y fut tué moins d’une demi-heure plus tard, en tirant à bout
portant sur les assaillants. Ceux-ci étaient en fâcheuse posture, lorsqu’un
détail de construction des défenses texanes permit aux Mexicains de
s’agripper au parapet et de le franchir en un endroit du mur nord. Les
musiques des unités mexicaines jouèrent alors le Deguello
(«  égorgement  »), air hérité des guerres espagnoles contre les Arabes, qui
annonçait la mort sans merci. En quelques minutes, les soldats des généraux
Amador et Cos (qui vengeait ainsi sa capitulation au même endroit)
pénétrèrent à l’intérieur des fortifications, en dépit du feu d’enfer des
défenseurs.
Le capitaine Almeron Dickinson, qui commandait l’artillerie du fort, se
rua à la sacristie où se terraient sa femme et sa fille et, en les embrassant,
cria :
«  Grand Dieu  ! les Mexicains sont dans nos murs  ! S’ils t’épargnent,
sauve mon enfant ! »
Dickinson repartit au combat et fit retourner les canons vers la place, au
milieu du fort, où commençaient à grouiller les Mexicains. Les canons
firent des ravages. Mais, de tous les côtés, les défenses cédaient. Seule
tenait encore la palissade occupée par Crockett et ses hommes. Ils furent
cependant bientôt pris à revers. Selon certains, Crockett se rendit et fut
abattu plus tard parmi les six Texans assassinés par les soldats après avoir
été présentés à Santa Anna. Mais ces affirmations, qui existent tant du côté
américain que du côté mexicain, ne sont nullement prouvées et d’autres
témoignages les démentent formellement. C’est encore un des mystères de
l’Alamo.
Le combat continua, sauvage, tant qu’il y eut des Texans vivants.
Certains tentèrent de s’enfuir dans le brouillard de l’aube, mais furent
rattrapés par la cavalerie mexicaine qui les massacra à coups de sabre. Il y
aurait eu pourtant un ou deux rescapés  : un Mexicain d’origine, nommé
Brigido Guerrera et un certain Henry Warnell, qui serait mort trois mois
plus tard de ses blessures. Mais, là encore, il n’existe aucune preuve
irréfutable et le mystère reste entier.
Bowie fut massacré en tentant de se dresser sur son lit. Les femmes
furent épargnées, ainsi que les deux esclaves noirs. Parmi les enfants, toutes
les fillettes eurent la vie sauve, mais la moitié des garçons périrent. Peu à
peu, le « nettoyage » de l’Alamo s’acheva. Le dernier coup de feu retentit à
six heures et demie du matin. L’assaut final avait duré quatre-vingt-dix
minutes.
 

Sur la tour effondrée de l’église de l’Alamo, le drapeau des « Greys »


de La Nouvelle-Orléans est maintenant remplacé par le drapeau mexicain,
planté en pleine bataille par le lieutenant José Marria Torres, qui devait être
tué aussitôt après.
Le général de Santa Anna a ordonné de brûler les corps des Texans
massacrés. Francisco Ruiz, le maire de Bexar, chargé de cette besogne, en a
dénombré 182. Un 183e  corps a pu être enterré, par dérogation spéciale.
C’est celui de Gregorio Esparza, dont le frère combat dans les rangs de
l’armée mexicaine… Les Mexicains ont perdu entre 400 et 600  hommes.
Personne ne saura jamais exactement combien.
L’affaire de l’Alamo réveille le Texas. D’abord, c’est la réconciliation
des factions. A Washington on the Brazos, la Convention désigne enfin un
président  : David Burnett  ; un vice-président  : le transfuge mexicain
Lorenzo de Zavala ; un chef militaire unique : Sam Houston.
Houston ordonne la retraite. Tous les colons s’enfuient vers l’est,
harcelés par les Indiens et les patrouilles mexicaines. Santa Anna les
poursuit. Au passage, il se présente devant le « Défi » du colonel Fannin, à
Goliad. L’homme qui n’a pas voulu aller au secours de l’Alamo pour « tenir
jusqu’au bout le verrou du Texas  » capitule sans plus de façons. Le
Président mexicain croit qu’il a gagné la guerre. Il talonne les fuyards
texans sans prendre de précautions. C’est ce qu’attend Houston. A la tête de
800  hommes, à San Jacinto, le 21  avril 1836, au cri de «  Remember the
Alamo  !  » «  Souvenez-vous de l’Alamo  », il surprend l’armée de Santa
Anna dans son campement. Six cents Mexicains sont passés au fil de l’épée.
Quant à leur Président, il est retrouvé le lendemain, caché dans les herbes
hautes, vêtu d’une chemise bleue, d’un pantalon blanc et de pantoufles
rouges en tapisserie. En contrepartie de sa liberté personnelle, il accepte de
reconnaître l’indépendance du Texas. Bien que le gouvernement de Mexico
le désavoue, le Texas a réellement cessé d’être mexicain. Bientôt, il va
devenir américain.
A la charnière de ce basculement, il y a l’étrange affaire de l’Alamo et
ses mystères. Et, au centre du drame, trois personnages passés dans la
légende :
David Crockett, prototype du trappeur-pionnier américain, homme
courageux et politicien naïf, à la fois héros et vantard, disparaît dans
l’équivoque…
James Bowie, « le plus glorieux combattant de l’Ouest » est assassiné
couché, sans pouvoir se défendre.
William Travis, enfin, trouve, à vingt-six ans, une fin à la mesure de son
ambition.
Le destin de ces trois hommes est finalement ce qui reste de plus
authentique dans cette bataille de l’Alamo qui, en fait, n’a pas duré treize
jours à un contre dix, vingt ou trente, mais quatre-vingt-dix minutes.

Edouard BOBROWSKI

1- Fleuve marquant la frontière entre le Texas et la Louisiane.


Stanley et Livingstone

 L’improbable rendez-vous
Dans l’histoire du monde, la date du 16 octobre 1869 est demeurée sans
signification essentielle. Peut-être, en fouillant dans les archives postales
françaises, y découvrirait-on, consigné par un fonctionnaire consciencieux,
un télégramme à première vue banal. L’expéditeur, pourtant, était un
personnage considérable. Gordon Bennett junior. Depuis longtemps, il
n’éprouvait plus le besoin de décliner son titre essentiel, fils du directeur de
l’un des plus importants journaux américains, le New York Herald.
Le texte du télégramme était bref  : «  Rendez-vous Paris  ; affaire
importante.  » C’était adressé à un personnage peu connu, Henry Morton
Stanley, rue de la Croix, Madrid.
A cette heure, matinale pour l’Espagne – il est 12 h 30 – c’est un brave
homme de domestique, Jacopo, qui le reçoit. Doit-il réveiller son maître ? Il
hésite, tourne entre ses mains le papier qu’on lui a remis. Ce qui le décide,
c’est l’origine de la missive : Paris. Il secoue donc, timidement, un Stanley
qui se réveille en ronchonnant. Le texte du télégramme le frappe. Moins
d’une heure plus tard, il prend un train asthmatique. Une nuit à Bayonne. Et
le 21 au soir, il se présente au Grand Hôtel, qui était alors l’un des
ornements hôteliers de la capitale française. Peut-il réveiller Gordon
Bennett junior  ? Il hésite un instant. Mais le rude Gallois d’origine qu’est
Henry Morton Stanley, pétri de ce sentiment d’orgueil que donne alors une
Angleterre au faîte de sa puissance, n’a cure d’un Américain, fut-ce celui
qui depuis longtemps déjà le paie, cher, pour ses reportages.
Gordon Bennett est au lit, mais ne s’offusque pas de cette visite tardive.
On aurait annoncé à l’Américain qu’il avait en face de lui le plus
considérable personnage de la terre, que sa réaction n’aurait
vraisemblablement pas été différente.
« Asseyez-vous. J’ai un travail important à vous confier. »
Un silence…
« Où pensez-vous que soit Livingstone ? »
A la brutalité de la question fait écho une sorte de détachement :
« Je n’en sais vraiment rien, monsieur. »
Gordon Bennett a jeté une robe de chambre sur ses épaules ; il arpente
la chambre à grands pas, puis interroge :
« Pensez-vous qu’il soit mort ?
— C’est possible, mais pas certain. »
L’Américain hoche la tête, jette un regard furtif sur son visiteur,
marmonne entre ses dents, puis finit par dire :
« Eh bien, moi, je pense qu’il est encore en vie. Et je vous envoie à sa
recherche. »
La réaction de Stanley n’est pas celle d’un homme surpris, content ou
mécontent. Il laisse simplement tomber :
« Monsieur, avez-vous réfléchi à ce que coûtera une telle expédition ? »
L’Américain n’a pas une âme de comptable. Il ne sait pas ce qu’est
l’argent et ne le saura jamais.
« Prenez d’abord cela ; quand vous les aurez dépensés, vous tirerez une
traite d’un montant égal, puis une autre, encore une autre – le ton monte –
mais, par Dieu, retrouvez Livingstone ! »
Stanley pense que l’entretien est fini et déjà se lève pour prendre congé,
mais Gordon Bennett poursuit  : « Avant de vous lancer sur les traces de
Livingstone, vous irez à Suez pour assister à l’inauguration du canal. De là,
vous gagnerez la haute Egypte  ; je compte sur vous pour établir un guide
qui servira aux touristes allant dans cette région. Puis, c’est à un pas, vous
vous rendrez à Jérusalem où, paraît-il, on vient de faire des découvertes
archéologiques intéressantes. Vous pousserez ensuite jusqu’à
Constantinople où, dit-on, la situation politique est confuse. Je souhaite
qu’ensuite vous passiez en Crimée  : on s’y est beaucoup battu et vous
décrirez les champs de bataille. On affirme que les Russes méditent une
expédition dans le Caucase. Si elle a lieu, vous nous en rendrez compte.
Ensuite, il faudra nous envoyer de bonnes dépêches sur l’Inde et la Perse…
On assure que ce sont des pays passionnants. Bien entendu, vous vous
arrêterez à Bagdad, puisque c’est sur votre route ; ne manquez pas de nous
préciser où en est la construction du chemin de fer dans la vallée de
l’Euphrate.
» C’est de l’Inde que vous partirez à la recherche de Livingstone.
D’après ce que je sais, c’est à Zanzibar que vous aurez quelques
renseignements sur lui. Trouvez-le, et cherchez jusqu’à ce que vous l’ayez
vu. S’il est mort, rapportez-en la preuve… Je suis fatigué… Bonsoir… Que
Dieu vous assiste ! » Stanley n’a pas plié sous cette avalanche de consignes
débitées d’un trait. Quand Gordon Bennett en a terminé, il interroge
simplement :
« C’est tout, monsieur ? » Mais, sentant soudain ce que cet humour peut
avoir de désinvolte, il ajoute, d’une voix ruisselante d’humilité et de
reconnaissance : « Tout ce que la nature humaine nous permet de faire, je le
ferai ; que Dieu m’assiste et me protège ! »
Dialogue fabuleux dans cette nuit qui voit se nouer les destins d’un
directeur de journal habité par le génie de l’information, Gordon Bennett
junior, d’un explorateur déjà connu, Livingstone, et d’un journaliste que le
démon de l’aventure a touché à l’épaule, Stanley. Et, en toile de fond, un
continent encore mystérieux, l’Afrique, répandant les effluves de ses
sortilèges sur une Europe rêvant de conquêtes.
 

Quand la grande aventure de l’Afrique commence, que sait-on d’elle ?


Les atlas de 1840 la décrivent ainsi  : «  Elle est bordée, au nord, par la
Méditerranée, à l’ouest et au sud-ouest, par l’Atlantique, au sud-est et à
l’est, par l’océan Indien, au nord-est par la mer Rouge et l’isthme de Suez. »
Ce continent, toutefois, est connu depuis la plus haute antiquité. C’est
même un poète latin, Ennius, qui a inventé le terme d’«  Africa  », qui
signifie «  exposée au soleil  ». Puis il faudra attendre 1415 pour que les
Portugais explorent, en tâtonnant, le Cameroun, la Guinée, le Congo,
l’Angola.
En 1789, un navigateur français, Le Vaillant, publie un Voyage dans
l’intérieur de l’Afrique par le cap de Bonne Espérance. Ce cap que les
Portugais, moins optimistes, avaient baptisé « cap des Tempêtes ». Ce récit,
publié à une époque où l’on avait quelque raison d’oublier les soucis
immédiats nés de la Révolution, engendre le plus grand enthousiasme  :
mais les choses ne vont pas plus avant.
Sauf en Angleterre, où la lutte contre les «  démons de Paris  » puis
contre Napoléon Ier n’empêche pas les politiciens de réfléchir.
Tout commence à Londres, par la création d’une association dont la
modestie du titre semble traduire la limite des ambitions, «  l’Association
africaine  ». Il s’agit simplement de grouper tous ceux qui – naturalistes,
géologues, physiciens – s’intéressent à un continent qui, sait-on jamais,
recèle peut-être quelques-unes des clés de l’avenir.
Et partent les explorateurs. Tout d’abord, John Leydard qui meurt
aussitôt arrivé au  Caire. Son successeur, le major Houghton, aura un peu
plus de chance, mais guère plus puisqu’il succombera au Sahara, alors que
semblaient s’ouvrir devant lui les portes d’une nouvelle terre promise,
l’Afrique Noire. En 1795, Mungo Park débarque en Gambie et atteint le
Niger dont il donne la première description qui soit assez précise.
C’est un Français – d’ailleurs rescapé du radeau de La Méduse –,
Gaspard Mollien, qui en 1818 découvre les sources du fleuve Sénégal. Il
n’en faut pas plus pour que les Anglais (tant la compétition est déjà vive)
veuillent aller plus loin et faire mieux  : en 1821, le major Laing parvient
aux sources du Niger.
Mais ce serait exclure de la grande aventure africaine un élément
capital, si l’on n’évoquait pas le fait religieux. Au XVIIIe  siècle, certains
théologiens s’étaient posé cette question : les populations non blanches ont-
elles une âme  ? Question de nature métaphysique, certes, mais qui
correspondait aussi à un objectif précis : il s’agissait de combattre la théorie
de Jean-Jacques Rousseau selon laquelle «  le bon sauvage  », exonéré de
toutes les fautes engendrées par la civilisation, représente l’homme dans la
plénitude de ses vertus. Or, répliquent les théologiens, le « sauvage » – s’il
est, comme tous les hommes, l’œuvre de Dieu – subit les conséquences du
péché originel. Ne connaissant pas la Vérité Révélée, il ne peut bénéficier
de la Rédemption, aussi longtemps que les prêtres de Dieu ne l’auront pas
ramené dans la voie du Salut. Si bien que le formidable mouvement qui va
pousser l’Europe vers l’Afrique (comme il l’a déjà poussée vers d’autres
continents) sera en définitive un extraordinaire mélange de volonté de
puissance politique, de recherche de débouchés économiques et d’apostolat
missionnaire.
Et cette synthèse, d’ailleurs souvent accompagnée de déchirements,
explique la vie de Livingstone et la fascination que celui-ci exercera sur
Stanley.
 

Si l’on croit au déterminisme, où aurait pu naître David Livingstone,


sinon en Ecosse ? Rien de plus significatif que Blantyre, dans ce comté de
Lanark, enfoui six mois sur douze dans un brouillard qui, torturé par le
vent, dessine sur l’horizon d’étranges et perpétuelles figures qui sont
comme l’éphémère incarnation des rêves.
David Livingstone est né en 1813 dans une pauvre famille ; il n’a pas
dix ans qu’il lui faut déjà travailler ; quatorze heures par jour, il est rivé à
une machine dans une usine qui traite le coton. Seul délassement : le père
de l’enfant aime à raconter les vieilles légendes celtes, frémissantes de
héros toujours prompts à combattre l’injustice. David apprend aussi que
l’Angleterre est le premier pays du monde comme elle l’a prouvé en
terrassant ce «  monstre  » qu’était Napoléon  Ier, l’empereur d’une France
que Livingstone détestera toute sa vie car, non seulement elle a voulu
réduire l’Angleterre au servage, mais encore, narguant les enseignements de
la Bible, elle est par excellence le pays de la corruption.
Si l’Angleterre a triomphé de tous ses ennemis, elle le doit en partie aux
qualités de la race, mais aussi parce qu’elle est, aux yeux de Dieu, une
nation aux vertus exemplaires. Dès lors, ne lui appartient-il pas d’aller et
d’enseigner les nations, de prendre en main les pays «  sauvages  » afin de
faire ruisseler sur eux la grâce du Tout-Puissant.
David Livingstone n’a que douze ans à peine quand lui tombe entre les
mains un livre qui aura une influence décisive sur sa vie. C’est la
Philosophie de la religion et de la vie future, par Thomas Dick. L’auteur
s’efforce de démontrer que science et religion ne sont pas contradictoires,
mais que l’une épaule l’autre.
Alors, c’est décidé : le petit ouvrier se fera médecin pour soulager les
corps souffrants et, dans le même temps, s’efforcer d’aider les âmes.
Il lit partout, même en travaillant. « J’étudiais ainsi constamment, sans
être troublé par le bruit des machines. C’est à cela que je dois la faculté de
m’abstraire complètement du bruit que l’on fait à côté de moi, et de pouvoir
lire ou écrire tout à mon aise au milieu d’enfants qui jouent ou bien dans
une région de sauvages qui dansent et qui hurlent. »
Il passe son doctorat en médecine en 1840. A peine a-t-il son diplôme
en poche qu’il part pour l’Afrique du Sud. Il s’installe au Cap. Son adhésion
– déjà lointaine – à la «  London Missionary Society  » lui vaut le titre de
révérend David Livingstone.
Comment vivre au Cap, quand on rêve de terres inconnues et
d’évangélisation  ? Le voici qui s’enfonce à l’intérieur des terres. A
Kourouman, il fait la connaissance de celle qui va devenir sa femme, Mary
Moffat, fille du directeur de la mission du pays. Plus que l’union d’un
homme et d’une femme, ce mariage symbolisera l’alliance de deux esprits
partageant le même idéal.
En principe, Livingstone doit exercer son apostolat dans la région de
Kourouman. Mais les choses commencent mal. A peine s’est-il installé à
Litoubarouba qu’une tribu, les Barolongs, pille la mission de fond en
comble. Il gagne alors la vallée de la Mabotsa et s’établit à Kolobeng, chez
les Baklatas. Il y reste trois ans, menant une vie dont il traduit ainsi
l’austérité : « Lorsque le blé est réduit en farine, ma femme – à l’exemple
de celles de la tribu – procède à la fabrication du pain. Il arrive souvent que
l’on improvise un four en creusant un trou dans une fourmilière… Nous
faisions notre beurre au moyen d’une jarre qui nous servait de baratte ; et du
savon à l’aide de cendres que nous retirions de la soude ou quelquefois des
arbres. »
Le zèle du révérend porte ses premiers fruits, car il parvient à convertir
au protestantisme Setchelé, le chef des Bakouenas ; il lui apprend même à
lire et à compter.
Cette attitude ne plaît pas aux Boers (fermiers blancs) installés dans les
monts Cashah et qui ne tiennent pas à voir les indigènes, jusqu’alors
dociles, recevoir assez d’instruction pour être capables de mettre en cause la
suprématie des colons. Les Boers vont jusqu’à demander à Londres le
rappel du missionnaire. En vain.
Pourtant, les colons triomphent. Leur attitude paraît si mesquine à
Livingstone qu’il décide de quitter Litoubarouba, emmenant sa femme et
ses trois enfants. Le 1er juin 1849, on se dirige vers le lac Ngami, encore
inexploré. La renommée de Livingstone – qui n’a pourtant rien fait pour se
faire connaître – est cependant, par quelles voies mystérieuses, parvenue
jusqu’aux Indes. L’aventure de l’ancien tisserand écossais a enthousiasmé
deux Anglais, Oswell et Murray, qui, abandonnant leur situation
confortable, ont décidé de partager l’aventure du révérend.
Le périple, accompli sur des chariots traînés par des bœufs, est épuisant
et plein d’embûches car il faut traverser une partie de l’effrayant désert
qu’est le Kalahari. Enfin, au bout de deux mois, on arrive au lac Ngami.
Mais on ne peut aller plus loin car les populations, moins qu’hospitalières,
menacent les explorateurs de leur faire un mauvais parti s’ils persistent à
vouloir continuer leur route.
Livingstone n’est pas homme à abandonner. Un an plus tard, il
parviendra jusqu’à la Tchobé, un affluent du Zambèze. Puis, fin mai 1851,
c’est enfin la première ivresse qu’engendre la découverte d’un lieu où
jamais aucun Blanc n’est encore parvenu, le haut Zambèze. Le révérend
note simplement : « La découverte du Zambèze au centre du continent était
d’autant plus importante que jusqu’alors on ignorait complètement que ce
fleuve existât dans ce lieu. »
Le rêve accompli, l’heure de l’installation définitive est-elle venue  ?
Non. Livingstone est dévoré par un démon  : aller plus loin, toujours plus
loin. En avril 1852, il embarque, au Cap, femme et enfants. Destination
l’Angleterre. Le révérend veut être seul pour mener à bien ses entreprises.
La première de ces entreprises, c’est la suppression de l’esclavage.
Livingstone est épouvanté et torturé à la pensée que des êtres humains sont
traités comme des bêtes par d’autres êtres humains. Apprenant que les
Maures de Zanzibar et les Mambaris du Congo font un véritable commerce
d’esclaves avec les habitants des contrées qui entourent Saint-Paul-de-
Loanda, il décide de s’y rendre et d’y porter l’Evangile.
A peine est-il parvenu à Kolobeng, que Livingstone est effrayé : ce ne
sont pas les Noirs qui ont rasé les villages et semé la désolation, ce sont les
Boers qui ont voulu punir la tribu de Setchelé, pour avoir refusé
l’esclavage. Cette attitude des Blancs confirmera l’explorateur dans une
misanthropie qui, d’ailleurs, ne demandait qu’à s’alimenter. La marche se
poursuit, harassante et dangereuse. On remonte le Zambèze en pirogue ; on
franchit des rapides jusqu’alors insoupçonnés : Namboué, Bamboué, Kalé.
Livingstone rallie à sa cause les Makolos qui brûlent de suivre cet homme
qui leur promet de les conduire jusqu’aux rives de l’Atlantique. Et on part.
Pauvre convoi, en vérité. Les explorateurs ne disposent que d’un petit sac
de biscuits, d’un peu de sucre et de thé ; pour armement trois mousquets et
une carabine. Livingstone donne l’exemple du dépouillement : il a pour tout
bagage personnel une paire de souliers, un pantalon et deux chemises, une
peau de mouton, une Bible et une lanterne magique.
Le 20  février 1854, l’expédition, après des marches éprouvantes sous
des tornades de pluie, parvient sur le bord d’un lac dont les rives n’ont
jamais été foulées par un Européen. C’est alors que l’explorateur anglais
tombe sur cette route aux esclaves qui conduit au Mozambique.
Livingstone rêve : pour délivrer tous ces Noirs de la cruelle domination
de leurs frères, ne convient-il pas d’offrir «  l’Afrique au plus civilisé des
continents, l’Europe, et plus spécialement au phare moral de l’Europe,
l’Angleterre »  ? Mais, pour l’heure, il s’agit d’aller de l’avant. On aborde
aux régions contrôlées par le Portugal, qui tient d’une main ferme les pays
Bangala et Kassantsé. Epuisé par la fièvre, Livingstone ne peut plus
voyager qu’en tipoye, sorte de hamac suspendu à une perche. La
récompense est au bout de l’épreuve : le 31 mai 1854, l’expédition – qui ne
comprend plus que des hommes hâves et en haillons – arrive à Saint-Paul-
de-Loanda, sur les rives de l’Atlantique. Malade, rongé par la dysenterie,
Livingstone salue de la façon la plus humble et la plus humaine sa victoire :
« Je n’oublierai jamais la sensation que j’éprouvai en me trouvant dans un
bon lit, après avoir couché six mois sur le sol. »
Les Portugais ont fait à Livingstone un accueil si délirant, lui offrant
leurs meilleurs médecins, le comblant de cadeaux et de prévenances, que les
Anglais tendent l’oreille. Eh quoi, si ce «  fou de Dieu  » était capable de
servir les desseins politiques de Londres  ? Après tout, qui revendique les
terres qu’il a conquises au prix de sa santé ? Londres dépêche en hâte deux
vaisseaux à Saint-Paul-de-Loanda. Et qu’offrent leurs capitaines à
l’explorateur ? d’aller recouvrer ses forces à Sainte-Hélène où, depuis que
Napoléon  Ier y avait achevé sa fulgurante destinée, des médecins
séjournaient en permanence pour soigner de nombreux Anglais qui y
refaisaient leur santé après un séjour aux Indes.
Livingstone est si malade, le paludisme s’étant ajouté à la dysenterie,
que d’un premier mouvement il accepte. Mais il se reprend vite. Car n’a-t-il
pas donné sa parole à ces Makolos qui, abandonnant famille et forêt
coutumière, lui ont fait confiance et l’ont suivi  ? Comment un gentleman
pourrait-il renier le serment tacite accompli une fois pour toutes : mener les
Makolos jusqu’à cet océan dont ils avaient entendu parler sans le connaître
puis, toute curiosité satisfaite, les ramener chez eux ?
Les Makolos ne semblent pas pressés. Tout leur est enchantement. Ils
sont habitués à vivre dans des cases, et voici des « maisons à deux étages ».
En leur honneur – ou plus exactement par calcul politique – ils sont reçus
avec faste à bord des deux navires britanniques, le Pluton et la Philomène
qui, pour eux, tirent une salve de coups de canon.
Ce cérémonial n’est pas absent d’arrière-pensées que, délirant de fièvre
sur son lit, Livingstone perçoit clairement  : «  Les notes que j’avais jetées
sur le papier, relativement au but que je poursuivais en cherchant à ouvrir le
centre de l’Afrique aux relations commerciales, ayant été publiées dans les
journaux de Loanda, et les considérations qui s’y trouvaient exposées
convinrent tellement aux autorités de la province, qu’à la demande de
l’évêque, le conseil de l’Administration publique habilla de pied en cap
chacun des hommes qui m’avaient accompagné… L’évêque me donna vingt
porteurs et envoya des ordres aux commandants des districts que nous
devions traverser, pour que chacun me rendît tous les services possibles. »
Le 18  septembre 1854, c’est le départ. Mais, dans l’esprit de
Livingstone, une rupture décisive s’est produite  : il a compris que
l’adulation dont il a été l’objet avait un but précis : on voulait faire de lui le
meilleur défenseur de certains intérêts économiques. Certes, il ne s’y est pas
refusé – il est bien trop anglais pour cela – mais il veut que la conquête de
nouveaux marchés soit précédée par ce «  supplément d’âme  » que la
religion doit apporter aux populations noires.
L’explorateur a été profondément déçu par l’évêque de Loanda,
monseigneur Joachim Ruiz, parfaitement accordé aux objectifs précis qui
sont ceux des riches colons blancs. L’anticatholicisme foncier de
Livingstone s’en trouvera renforcé.
Comment expliquer, sinon par le désarroi moral qui s’est emparé de lui,
le manque de but précis qui marque sa nouvelle expédition, ressemblant à
une sorte de fuite en avant ? Sans objectif défini, il se rend à Massangano,
ville située au confluent de la Loukalla et de la Koandza. Puis, il redescend
sur Golongo Alto. Il s’y attarde. Pour quoi faire  ? pour s’intéresser à la
nature. C’est lui-même qui le précise dans son journal : « J’ai eu l’occasion
d’étudier un curieux insecte, dont ce district renferme vingt et quelques
espèces  »… Suit une longue description des mœurs de ce coléoptère qui
« pompe » la sève des arbres et la distille.
Certes, dans sa jeunesse, Livingstone s’est passionné pour
l’entomologie, comme pour toutes les sciences naturelles d’ailleurs. Mais, à
ce moment, où retrouve-t-on le grand mangeur d’espaces, l’infatigable
découvreur de terres vierges ? Le 14 décembre pourtant, l’Ecossais quitte sa
retraite de Golongo Alto et se rend à Ambaca ; de là, après avoir obtenu dix
bœufs pour traîner les chariots de son convoi, Livingstone s’enfonce dans la
forêt.
C’est au milieu des chants de ses guides qu’il fête le 1er janvier 1855. Il
est heureux. Pourtant, cela fait quinze ans qu’il a coupé tous liens avec
l’Angleterre ; depuis trois ans, il n’a revu ni sa femme, ni ses enfants. Une
seule fois – et par hasard – il a eu de leurs nouvelles. Car nul courrier n’a
été entretenu entre les membres de la famille dispersée.
Livingstone est devenu un homme pratiquement sans patrie charnelle,
sans famille. Il s’est créé son propre univers.
De mois en mois, les contrées défilent, avec l’exaltation que procure
leur beauté, avec leurs perpétuelles menaces aussi. En mai  1855, c’est,
presque par hasard, la brusque arrivée sur le lac que les indigènes appellent
Dilolo mais, par déduction, Livingstone conclut qu’il s’agit du lac
Tanganyika (la découverte « officielle » du lac aura lieu en 1858 par Burton
et Speke qui, en fait, n’auront fait que confirmer les déductions de
Livingstone). « Lac peu profond, écrit l’explorateur, que l’on met trois jours
à traverser en pirogue et qui communique avec un autre lac, nommé
Kalagoué  » et d’où naissent selon les indigènes, «  de nombreux cours
d’eau » qui forment le Louapoula. Epuisé, vomissant du sang, Livingstone
revient à Linianti en août. Il est littéralement à bout de souffle, mais déjà un
autre projet hante ses nuits tourmentées  : se rendre à Zanzibar en
empruntant la rive gauche du Zambèze.
A peine guéri, il quitte Linianti le 3 novembre 1855, suivi de ses fidèles
Makolos auxquels il a demandé de l’accompagner jusqu’au Mozambique.
Première récompense  : le 17, on arrive aux chutes du Zambèze  :
«  Persuadé que M.  Oswell (son compagnon blanc venu des Indes sur un
mouvement d’enthousiasme) et moi sommes les premiers Européens qui
aient visité les rives du Zambèze, au centre de l’Afrique, certain dès lors
que cette cascade était inconnue parmi nous, j’ai usé du droit de la baptiser
à mon tour et je l’ai appelée “Chutes de Victoria” (du nom de la reine
d’Angleterre). C’est la seule fois que j’ai pris la liberté d’appliquer un nom
anglais aux lieux et aux choses que j’ai trouvés sur ma route… Ces chutes
sont le spectacle le plus saisissant que j’aie contemplé en Afrique. »
Estimant que jamais sous le ciel ils ne verront spectacle plus grandiose,
les compagnons de Livingstone pressent celui-ci de revenir sur ses pas et de
retrouver la douceur de la civilisation. Les Makolos, sachant que l’on risque
désormais de rencontrer des tribus qui leur vouent une haine mortelle,
refusent de poursuivre la route. Mais l’Ecossais s’obstine  : une force
irrésistible le pousse à se diriger vers le Mozambique. Une nouvelle fois, on
s’enfonce donc au plus profond de la brousse. Insouciant des dangers,
l’explorateur passe trois jours à noter minutieusement la vie des fourmis
noires géantes qu’il vient de découvrir.
A la mi-novembre, on aborde le village de Mondze, fief des cruels
Batokas. Ils sont tout d’abord hostiles à l’homme blanc. Mais celui-ci, plein
d’un courage tranquille, leur explique qu’il tente seulement de leur ouvrir
un chemin jusqu’à la côte orientale d’Afrique ; que là existent des ports où
ils pourront faire commerce des défenses d’éléphant et qu’obtenant en
échange les denrées dont ils ont besoin, ils pourront mettre fin au trafic
d’esclaves qui, jusqu’alors, a constitué le plus clair de leurs occupations et
de leurs revenus.
La réputation de Livingstone, «  un homme bon et juste  », est
mystérieusement parvenue jusque dans le plus reculé des villages. Mais les
raids effectués par les Portugais pour se procurer des esclaves n’ont pas
enlevé toute méfiance. Si bien que parfois les menaces se précisent ; mais
on passe, avec plus de peur que de mal, le cap des dangers. Livingstone se
tire toujours des difficultés les plus grandes en expliquant que lui, Anglais,
n’a rien à voir avec les Portugais.
La marche lente et harassante se poursuit dans l’inextricable fouillis
d’arroyos et d’îles qui quadrillent le bassin du Zambèze. Etonnantes
populations aussi, comme ce chef tribal, Katolossa, qui possède un harem
de cent femmes et qui exige qu’on lui rende hommage, toutes les fois qu’il
sort de sa paillote, par une salve de mousquets.
Puis le havre, au moment même où Livingstone soupire : « Je donnerais
n’importe quoi pour un bon repas. »
Ce bon repas, il l’aura à Têté, une bourgade tenue par les Portugais. Et
c’est là qu’il apprendra une étonnante nouvelle (pour lui)  : il y a eu une
guerre en Crimée ; les Français et les Anglais l’ont emporté sur les Russes
en enlevant Sébastopol.
Livingstone demeure à Têté – dont le port domine le Zambèze – du
9 mars au 21 avril.
Encore une expédition dans le delta du fleuve puissant. Mais,
totalement épuisé par une fièvre qui ne le quitte pratiquement plus,
l’explorateur consent à faire halte. Le 22  juillet, il quitte Quélimane pour
l’île Maurice. Et de là il ralliera, le 22 décembre 1856, une Angleterre qu’il
a quittée voilà seize ans.
Fait singulier : le rapport qu’il écrit sur l’exploration dans l’intérieur de
l’Afrique australe n’est ni une rêverie sur les féeries découvertes, pas
davantage un appel à l’évangélisation des Noirs. C’est, plus prosaïquement
(et comme si l’affairisme de Londres l’avait gagné), un exposé des
possibilités commerciales qu’offre l’Afrique centrale : « La première chose
à faire est d’assurer des voies de communication permanentes des bords de
l’océan aux plateaux salubres qui forment la limite du bassin intérieur…
Tout le pays convient à merveille à la culture du coton, et je suis persuadé
qu’en distribuant aux indigènes des graines de meilleure espèce et en
ouvrant à leurs produits un débouché certain, nous pourrions établir avec
eux des relations qui, en nous étant avantageuses, tourneraient au bénéfice
moral et matériel de ces peuples enfants. Encourageons donc les Africains à
cultiver leurs terres fécondes, de manière à fournir à nos marchés des
produits, comme étant, avec la parole évangélique, le meilleur moyen de les
faire entrer dans la voie du progrès. »
Il ne faut pas longtemps pour que Livingstone, bien que devenu célèbre,
s’ennuie. Les brumes de l’Ecosse, le foyer retrouvé ne peuvent prévaloir
contre les mystères de la brousse et le goût pour l’aventure solitaire.
L’Afrique… l’Afrique… c’est une obsession. Il en parle sans cesse et à tout
le monde  : quel champ d’expansion que ce Mozambique  ! pourquoi des
colons, anglais bien sûr, ne le mettraient-ils pas en valeur  ? Pourquoi des
missionnaires en quête d’apostolat n’iraient-ils pas arracher les populations
noires à l’esclavage et au fétichisme ? Ces appels finissent par émouvoir le
gouvernement de Londres qui propose à Livingstone de diriger une
expédition dont le but sera de reconnaître à fond les régions déjà
parcourues. Il n’en faut par plus pour porter l’explorateur au comble de la
joie, une joie que partagent son frère Charles et un vieil ami, le Dr Kirk. On
s’embarque, le 13 mars 1858, pour le Mozambique.
 

L’expédition, cette fois, a perdu le caractère quasi artisanal qu’avaient


les précédentes. Pour remonter le Zambèze, Livingstone a fait construire en
Angleterre un « vapeur de poche », le Ma-Robert. Las ! à peine ce navire à
aubes a-t-il tenté d’affronter les chutes du Kebrassa, qu’il est pratiquement
hors d’usage. On réussit une réparation de fortune. Et, reprenant sa route,
l’Ecossais peut établir son quartier général dans le gros village de Chibissa,
en aval de Têté. L’explorateur et ses compagnons – tantôt en pirogue, tantôt
à pied – fouillent à fond les rives d’un affluent du Zambèze, la Chiré, puis
le lac Chiroua, infesté de crocodiles.
Mais déjà la pensée de Livingstone vagabonde plus loin, bien plus loin.
Des indigènes lui ont vaguement parlé d’un grand lac nommé Nyassa. Où
est-il  ? qu’est-il  ? On part à bord du Ma-Robert un peu essoufflé. Puis, à
pied, on franchit, par des étapes épuisantes, les monts Mangandjas.
Enfin, le 16  septembre 1859, on débouche sur le lac Nyassa.
Découverte importante certes, mais qui bouleverse moins l’explorateur
qu’un autre spectacle  : la traite des esclaves que l’on parque près du lac
avant de les expédier au Mozambique. Livingstone jure que l’Angleterre
mettra bon ordre à cet état de choses. Mais voici que le Ma-Robert est
totalement hors d’usage. En attendant qu’arrive de Londres le nouveau
navire commandé, Livingstone n’entend pas rester au repos. Pourtant, s’il
jetait un regard sur l’œuvre accomplie, quelle fierté n’éprouverait-il pas  ?
Les chutes du Zambèze reconnues, les rives de l’Atlantique et de l’océan
Indien reliées, d’immenses territoires parcourus (qui forment aujourd’hui la
Rhodésie, l’Angola et le Mozambique). Mais non, la soif de la découverte
habite l’Ecossais. Pendant six mois, il ira de village en village, de cours
d’eau en cours d’eau, pauvre silhouette décharnée qui, souvent, trébuche de
fatigue.
En janvier  1861, arrive enfin le nouveau navire, le Pionnier. Londres
ordonne à Livingstone d’explorer un autre fleuve, la Rovouma.
L’explorateur voudrait s’intéresser encore au bassin de la Chiré mais les
Portugais (qui considèrent cette région comme leur fief) ayant froncé le
sourcil, les Britanniques veulent éviter tout incident.
Le Pionnier a également amené un fort contingent de missionnaires et
de commerçants. Livingstone qui, bien que ruisselant de ferveur
protestante, se méfie un peu du zèle de ces néophytes, décide de les
emmener avec lui, à commencer par leur chef, l’évêque Macdonald.
En route, on délivre, sans grand mal d’ailleurs, une colonne d’esclaves.
Dans le bassin du Nyassa, la situation est effroyable : partout des squelettes
d’esclaves morts de misère ou de fatigue.
Une fois encore, Livingstone fait serment que son pays brisera ceux qui
trafiquent des hommes.
Mais les événements douloureux se précipitent  : l’évêque Macdonald
meurt du paludisme. Le 27 avril, c’est au tour de la femme de l’explorateur.
Comme mue par un pressentiment, elle avait voulu, un an auparavant,
revenir dans cette Afrique qu’elle aimait autant que son mari. L’homme en
apparence flegmatique qu’est Livingstone, est accablé par cette mort et ne
peut que murmurer : « Seigneur, que ta volonté soit faite ! »
Le 2 juillet 1863, l’explorateur reçoit un télégramme : le gouvernement
britannique met fin à sa mission. Décision surprenante, au moment où
l’Angleterre cherche partout à augmenter sa puissance au-delà des mers.
Mais, attitude contradictoire avec la précédente, à cette époque l’Angleterre
ne croit pas à l’Afrique, ou plus exactement elle ne croit pas aux terres
enfouies dans la profondeur des continents, mais préfère s’assurer la
maîtrise des détroits et des golfes.
Livingstone n’a même pas un sursaut d’indignation ou de surprise. Il
rentrera en Angleterre, soit, mais non sans avoir mené à bien l’œuvre
entreprise.
Avec une sorte de fureur contenue, il explore le Nyassa, découvre les
sources d’un affluent du Zambèze, le Louangoua et d’un affluent du Congo,
le Kassaï. Mille projets tournent encore dans la tête de l’Anglais. A quoi
bon  ? Il quitte le Mozambique le 16  avril, passe par Zanzibar et, en juin,
arrive à Bombay.
Exil  ? oui, mais exil fructueux, pétri d’orgueil comme le révèle cette
parole de Livingstone : « Veuille le Tout-Puissant auquel je remets ma voie,
exaucer mes vœux et me faire réussir  ». Sur la mer de l’aventure, voici à
nouveau le navire de Livingstone. Le 28  janvier 1866, il débarque à
Zanzibar où, officiellement, il doit exercer les fonctions de consul de
Grande-Bretagne et de «  chargé de missions philanthropiques  ». Formule
habile, inventée par sir Bartle Free, gouverneur des Indes et qui avait pris
Livingstone en amitié. « Chargé de missions philanthrophiques », qu’est-ce
que cela veut dire, sinon la possibilité de partir encore une fois vers ces
terres où gémissent les esclaves ?
Précisément, à Zanzibar – où il a séduit le sultan, Sa Hautesse Sedjouel-
Medjid (persuadé que l’Anglais voulait simplement explorer les meilleures
«  terres à esclaves  » dont le potentat tirait l’essentiel de ses revenus),
l’explorateur a pu travailler, c’est-à-dire monter une expédition. C’est
d’ailleurs le plus redoutable marchand de bétail humain du lieu, Kourdjii,
qui a vendu à Livingstone les buffles, les mules et les ânes indispensables à
toute randonnée dans des terres inhospitalières.
Le 4 avril, c’est le départ. Livingstone note sur son livre de bord : « Le
plaisir physique du voyage, en pays inexploré, est très grand par lui-
même… Nos sympathies sont attirées vers nos humbles compagnons par la
communauté d’intérêts et de périls qui fait de la bande une société d’amis. »
L’expédition – c’est la troisième que conduit l’Ecossais depuis son contact
avec l’Afrique – s’engage mal. Les animaux du convoi sont frappés par la
maladie du sommeil et meurent les uns après les autres  ; les hommes de
l’escorte murmurent.
Seule joie jusqu’alors  : l’Anglais peut racheter, contre une pièce
d’étoffe, une esclave. C’est alors que reparaît le côté missionnaire de
l’explorateur. Plus il s’enfonce dans la brousse, et plus certains spectacles
lui deviennent insupportables  : ce ne sont que cohortes d’hommes et de
femmes, carcan de bois autour du cou et que l’on va vendre sur quelque
marché. Dans chaque village, le voyageur tonne  : «  Honte à vous  ! Le
commerce auquel vous vous livrez est une abomination. Vous qui vendez
votre semblable aujourd’hui, qui vous dit que votre semblable ne vous
vendra pas demain ? »
Ces diatribes marquent, dans la vie de Livingstone, un nouveau
tournant. Car c’est à ce moment-là qu’il se fait à lui-même le serment de ne
jamais quitter l’Afrique, aussi longtemps qu’y régnera l’esclavage.
Les cris d’angoisse qu’il a lancés vers Londres n’ont engendré que des
sourires amusés. Il doit se battre à mains nues ? Eh bien, soit ! Certes, il ne
renonce pas au rêve que depuis longtemps il caresse  : être le premier à
découvrir les sources du Nil  ! Mais, dans le même temps, la passion du
pionnier ne l’emporte plus sur le zèle du missionnaire.
En dépit des défections des porteurs et de la fièvre qui, sournoisement,
mine son corps jour après jour, Livingstone marche et marche encore. Une
récompense enfin, au bout de tant d’efforts : le 31 mars 1867, il parvient au
lac Tanganyika (deviné en 1855)  : «  Je n’ai jamais rien vu, écrit-il, de si
calme, de si paisible, que cette nappe d’eau… Vers midi, s’élève une brise
qui fait prendre aux vagues une teinte bleuâtre. » A peine remis d’un violent
accès de paludisme, l’Anglais reprend la route, une route qui, en novembre,
le mènera au lac Moero. Mais pour la première fois, l’explorateur se plaint :
« Je n’ai eu pour vivre, depuis longtemps, que du sorgho mal broyé et je me
suis affaibli. Autrefois, je marchais en tête. Maintenant, je suis le dernier. »
Il n’a, pourtant, que cinquante-cinq ans, mais physiquement c’est un
vieillard. Dans quel songe s’est-il réfugié pour ne pas comprendre que ses
guides, tantôt des Noirs, tantôt des Arabes, ne pensent qu’à le gruger ? Les
Arabes surtout qui, en sous-main, trafiquent des esclaves, faisant savoir un
jour au sultan qu’ils font la traite avec l’accord du «  chef blanc  », le
lendemain affirmant à celui-ci qu’ils ne sont que les exécutants des volontés
du potentat de Zanzibar ?
Voici qu’il fait halte au pied d’une tombe creusée au sommet d’une
colline et il médite : « C’est le genre de sépulture que je préférerais entre
toutes  : reposer dans ces grands bois si calmes où personne ne troublerait
mes os. Dans nos cimetières les tombes m’ont toujours paru misérables  ;
mais je n’ai autre chose à faire qu’à attendre que Celui qui est au-dessus de
tout décide où je dois me coucher et mourir. »
L’année 1868 s’achève sur un bilan que Livingstone juge décevant : la
seule découverte du lac Bangweolo. L’explorateur est frappé d’une
congestion pulmonaire et ne peut plus se déplacer que dans une sorte de
litière tantôt placée sur un chariot, tantôt transportée par deux hommes. Le
5 janvier 1869, il manque de mourir. A peine remis, il entend résoudre un
problème qu’il se pose depuis longtemps : descendre le lac Tanganyika et
voir où il se déverse. Dans son délire, il répète : Ce pays que les indigènes
situent au nord et qu’ils appellent du nom du fleuve qui le traverse, le
Loualaba, c’est là que doit se trouver la source du Nil. Mais cette marche
vers le nord se révèle effroyablement difficile, comme si la terre promise
avait décidé de se refuser. Un jour, on marche plein nord, un autre nord-
ouest. Il interroge avidement les indigènes. Mais que tirer de leurs paroles :
« A sept jours de marche au sud-ouest du Katanga, on trouve le Loualaba,
une grande rivière qui sépare la province de Loanda de celle du Roua ; cette
rivière et une autre, le Lolira, alimentent un lac que l’on appelle
Tchibongo. »
Livingstone tente d’interpréter ces indications à la lumière de la Bible.
«  Il est quasi certain, écrit-il, que ces deux rivières forment le lac. Elles
sortent de fontaines situées à trois ou quatre journées de marche du
Katanga, au sud. A 16 kilomètres, on en rencontre deux autres, la Louambaï
et la Lounga. Cela correspond exactement au récit de la Genèse et interprété
par les Anciens, « c’est là que se trouvent les sources du Nil qui jaillissent
d’un abîme sans fond. La moitié des eaux descend en Egypte, vers le nord,
l’autre moitié en Ethiopie, vers le sud  ». Mais Livingstone est bien
incapable de vérifier cette thèse : un poumon rongé par la tuberculose, il ne
peut pratiquement plus bouger.
A l’aube du 1er  janvier 1871, l’explorateur n’a qu’un cri  : «  O Père,
aide-moi à finir mon œuvre en Ton honneur ! »
Est-ce donc un moribond que va retrouver le journaliste Henry Stanley,
lancé depuis deux ans déjà sur la trace d’un Livingstone qu’une bonne
moitié des Anglais croyait mort ?
Etrange poursuite de deux destins. Rien, au départ, ne rapproche
Stanley de Livingstone.
 

C’est en 1841 qu’est né un enfant presque clandestin, résultat des


amours furtives d’une servante, Betsy Parry, et d’un paysan gallois, John
Rowlands. Pour accoucher, Betsy est revenue dans son pays, Denbigh, près
de Liverpool. Charitables, les parents de la jeune fille consentent à élever
l’enfant. Mais celui-ci a à peine quinze ans qu’il révèle un caractère
batailleur, têtu, indépendant. Après avoir rossé d’importance un surveillant
de l’école communale, il s’enfuit à Liverpool. Dans le grand port, il éprouve
un véritable coup de foudre pour les bateaux, « tout imbibés des senteurs du
goudron, de la cannelle, des laines mouillées, des fruits, des épices. » John
Rowlands est hébergé chez des cousins, d’ailleurs lointains, pauvres. Ils
font comprendre au garçon qu’il doit chercher du travail. Un travail
sédentaire  ? Le fugitif de Denbigh n’y songe pas un instant. A force de
traînailler sur le port, il réussit à se faire embaucher sur un navire en
partance pour l’Amérique, le Windermere. L’équipage est composé d’une
bande de ruffians toujours prompts à la bagarre et qui traitent le mousse en
esclave ; situation d’autant plus humiliante que la mer le rend affreusement
malade. Sa décision est prise : à peine le navire a-t-il accosté à La Nouvelle-
Orléans qu’il déserte. Par hasard, c’est-à-dire grâce à la rencontre fortuite
d’un nommé Henry Stanley, il réussit à se faire embaucher comme commis-
épicier. Mais le gamin – il est court de taille et fluet – éprouve un besoin
irrépressible  : lire, lui qui n’est presque pas allé à l’école. Il consacre ses
premières économies à l’achat d’un ouvrage de Gibbon : Histoire du déclin
et de la chute de l’Empire romain.
Le destin a choisi, déjà, l’ancien mousse. John Rowlands n’oublie pas
son bienfaiteur, Henry Stanley, qui de son côté, se prend d’affection pour ce
garçon peu commode, mais à l’esprit éveillé. Si bien qu’il lui dit un jour :
« Je me charge de ton avenir. Puisque tu n’as ni père, ni mère, tu porteras
mon nom, Henry Stanley.  » Celui-ci l’installe dans le commerce mais les
apprentissages américains sont rudes et c’est ainsi qu’en 1860, l’ancien
John Rowlands se retrouve vendeur dans une bourgade perdue de
l’Arkansas.
La mort de celui qui lui a donné son nom le laisse totalement
désemparé, si bien que, la guerre de Sécession ayant éclaté, il pense n’avoir
d’autre ressource que celle de s’engager dans les troupes sudistes. Mais il
demeure étranger à une guerre qui, somme toute, ne le concerne pas. La
discipline lui pèse : « On ne pouvait nous vendre, mais notre liberté et notre
vie se trouvaient à la discrétion d’un Congrès sur lequel, moi du moins, je
ne savais rien, si ce n’est qu’il se réunissait quelque part pour faire les lois
qui lui plaisaient. »
En avril  1862, Stanley est fait prisonnier par les Nordistes envers
lesquels il ne nourrit aucune animosité, puisque le 4  juin il s’engage dans
leurs rangs pour combattre ses compagnons sudistes de naguère.
Il n’a d’ailleurs pas à affronter le champ de bataille car, malade, il est
réformé. Et il fuit une Amérique dans laquelle il a eu la malchance de se
trouver au mauvais moment. Le voici donc de nouveau à Liverpool  ;
l’accueil que sa famille lui réserve est tellement froid (on ne lui a pas
pardonné sa fugue) qu’il repart pour les Etats-Unis. Mais ironie  : pour
vivre, il n’a d’autre solution que de contracter un engagement dans la
marine américaine  ; et c’est ainsi qu’il retrouve un uniforme pourtant
cordialement détesté et que, bon gré mal gré, il participe à la fin de la guerre
de Sécession.
Alors viennent – ou plutôt se poursuivent – les années de «  vache
enragée  ». Stanley, qui s’est acoquiné avec un certain William Cook, fait
mille métiers (dont celui de guide de caravanes au Far-West) et gagne, sur
un coup de tête, l’Asie Mineure.
Le jeune homme a pris l’habitude d’envoyer des articles à des journaux
américains. Il a suffisamment de talent pour que ces petits reportages soient
publiés. Les dollars arrivent. Un peu trop, car un jour l’ancien marin et son
compagnon sont détroussés et, enchaînés, montrés comme des bêtes
étranges de village en village au cœur de l’Anatolie. Libéré, Stanley
regagne l’Amérique, bien décidé cette fois à faire carrière dans la
profession qu’il a choisie, le journalisme. Le Missouri Democrat s’attache
ses services et l’envoie suivre une opération de l’armée contre les Indiens
Comanches. Et c’est alors que naît en lui cette estime, un peu
condescendante, qu’il conservera toujours pour ceux que l’on appelle alors
– et que l’on appellera longtemps – « les sauvages ». C’est dans la bouche
d’un Indien qu’il place sa véritable profession de foi  : «  J’ai entendu dire
que vous nous proposez de nous établir dans une réserve, près des
montagnes. Je ne veux pas me fixer là-bas. J’aime à errer sur la vaste
prairie ; quand je le fais, je me sens libre et heureux ; mais quand nous nous
arrêtons, nous pâlissons et nous mourons. »
La qualité des articles de Stanley dans le Missouri Democrat vaut au
jeune journaliste de collaborer à des quotidiens plus importants, le New
York Times, le New York Tribune et le New York Herald.
Mais c’est en 1867 que la vocation africaine de Stanley se dessine.
D’autres régions, pourtant, offrent de vastes possibilités aux
journalistes. L’Europe s’agite, la Prusse vient d’écraser l’Autriche à Sadowa
et manifeste clairement ses intentions de régler ses comptes avec la France ;
au Mexique, l’empereur Maximilien est fusillé à Queretaro. Stanley a une
idée fixe – en fait, une prémonition : de grandes choses s’accompliront en
Afrique. Et c’est mû par ce sentiment qu’il demande rendez-vous au jeune
directeur adjoint du New York Herald, James Gordon Bennett junior, et lui
offre ses services. L’accord est conclu sur-le-champ  : «  J’ai besoin
d’hommes comme vous, dit simplement le directeur ; vous allez partir pour
l’Ethiopie, où les Anglais se battent contre le négus. »
Il ne faudra pas longtemps à Stanley pour démontrer qu’il connaît
toutes les ficelles du métier. Ses articles d’Ethiopie sont vivants et bien
documentés. Alors qu’il est sur le chemin du retour, le navire qui le
transporte – ainsi que d’autres journalistes – est mis en quarantaine à Suez.
Mais l’envoyé spécial du Herald a pris ses précautions. Passant par Suez au
voyage aller, il avait eu soin de s’aboucher avec le directeur local du
télégraphe et de lui demander de transmettre à Londres – contre forte
récompense – les articles qu’il lui confierait. C’est ainsi qu’au moment où
son bateau allait être immobilisé, Stanley réussit, le seul de tous ses
confrères – à passer un câble annonçant la victoire des Anglais et la mort du
négus. Le gouvernement britannique apprit ces nouvelles par le Herald…
La réputation de Stanley était faite.
Un long reportage en Crète et en Grèce… puis le destin frappe ses trois
coups.
En Afrique, dit-on à Londres, vit un singulier mais attachant
personnage, le docteur Livingstone. On ne sait pratiquement rien de lui.
Mais des rumeurs laissent entendre qu’il va rentrer en Europe. Le Herald
veut être le premier sur l’affaire. On demande donc à Stanley de partir pour
Zanzibar et d’y attendre l’explorateur anglais. Fin 1868, le reporter part
pour Aden et y reste. Pour passer le temps, il écrit un ouvrage sur
l’Ethiopie, lit Plutarque, Homère et Virgile. Les semaines passent, et de
Livingstone point.
De guerre lasse, Stanley quitte Aden pour l’Espagne où s’affrontent
durement monarchistes et républicains.
 

Et c’est la fameuse entrevue, du 16 octobre 1869, à Paris, entre Gordon


Bennett junior et le journaliste. Cette fois il ne s’agit plus d’attendre
Livingstone à Aden ou à Zanzibar, mais bien de le retrouver, où qu’il soit.
 

Stanley prend le chemin des écoliers : la Turquie, le Caucase et la Perse


où il séjourne en mai  1870. S’embarquant ensuite sur le golfe Persique,
Stanley gagne Bombay. Il écrit reportage sur reportage ; il dévore aussi tous
les livres consacrés à l’Afrique qui lui tombent sous la main car, dit-il, « sur
bien des points, je suis très ignorant ».
Il a un moment de doute en apprenant la défaite des armées de
Napoléon III à Sedan. Et si l’Europe allait devenir le théâtre d’une grande
aventure ?
L’hésitation dure peu : décidément, ce sera l’Afrique. Le 6 janvier 1871,
il est à Zanzibar. L’expédition que monte Stanley ne doit rien à
l’improvisation et à cette sorte de romantisme qui ont présidé aux
entreprises de Livingstone. Le Gallois a tout prévu  : comme il compte
mettre deux ans pour retrouver l’explorateur écossais, il a entre autres,
calculé qu’il lui fallait vingt et un mille mètres de cotonnades de couleur
pour offrir aux chefs des tribus ou pour procéder à des opérations de troc.
Où peut être Livingstone  ? Stanley pose la question au consul
d’Angleterre, à Zanzibar, John Kirk. Le diplomate soupire  : «  Difficile de
vous répondre. Il est peut-être mort : on l’a dit, mais à cet égard, on n’a rien
de positif. Voici plus de deux ans que nous sommes sans nouvelles. Je crois
cependant qu’il vit toujours. Il devrait bien revenir : le voilà qui vieillit et
s’il mourait, ses découvertes seraient perdues. Il ne tient pas de journal, ne
prend pas de notes ; il se borne à mettre sur une carte une observation ou un
signe dont personne ne connaît le sens. Assurément, s’il vit encore, il
devrait bien renoncer et céder la place à quelqu’un de plus jeune. »
Stanley interroge encore :
« Quel homme est-ce ?
— En général très difficile à vivre. Je n’ai jamais eu à me plaindre de
lui, mais que de fois je l’ai vu s’emporter contre les autres ! Cela vient, je
présume, de ce qu’il déteste avoir des compagnons.
— Supposez que je le rencontre, quelle pourrait être alors sa conduite à
mon égard ?
— A vrai dire, je doute qu’il en serait content. Il est capable de mettre
des centaines de kilomètres impraticables, marais et fondrières, entre lui et
un compatriote. »
C’est enfin le départ, à bord de trois petits bateaux battant fièrement
pavillon américain (c’est la femme du consul qui les a elle-même cousus).
Le 18 février 1871, l’expédition débarque en plein continent africain, près
de Bagamoyo. La caravane est impressionnante : 30 gardes, 53 porteurs, 2
chevaux de selle, 27 bêtes de somme. La marche du convoi est réglée de
façon quasi militaire  : le guide, puis les porteurs, le drapeau américain,
Stanley juché sur son cheval et qui se fait appeler « Bwana Mukubwa » (le
Grand Blanc), les gardes. On marche plein ouest, en empruntant une zone
marécageuse infestée de moustiques. La situation devient rapidement
mauvaise : les piqûres des mouches tsé-tsé tuent les chevaux et le bétail que
l’on a emmené pour le ravitaillement. Les hommes de l’escorte se plaignent
de la nourriture. En dépit de son autorité, Stanley se fait injurier. Il boxe un
adversaire. Un Européen, ancien matelot, Farquhart meurt  ; il aura pour
toute oraison funèbre, de la part de Stanley, cette phrase méprisante : « Les
ivrognes et les débauchés ne peuvent pas vivre en Afrique centrale. » Dans
la caravane, l’atmosphère est tendue. Le journaliste explorateur et le seul
Blanc (après la mort de Farquhart) qui reste désormais avec lui, Shaw,
s’adressent à peine la parole. Le soir, à l’étape, Stanley s’isole et se refuse à
toute conversation avec ses compagnons de route.
Monotonie… Monotonie… de la terre toujours grise, des herbes
toujours jaunes ; parfois, de misérables villages habités par des hommes et
des femmes craintifs. Des pluies torrentielles fondent du ciel, retardant la
marche et apportant la fièvre. On parvient enfin à Tabora, vieille cité
arabisée, où fleurit un important marché d’esclaves. Mais, sur ce problème,
Stanley n’aura jamais les réactions morales de Livingstone. On interroge :
«  Sait-on où se trouve l’explorateur blanc  ?  » Un caravanier dit l’avoir
aperçu, à Oudjidji, sur les rives du lac Tanganyika.
Une guerre locale manque de mettre un terme au voyage. Les Arabes de
Tabora sont en lutte contre le chef noir Mirambo qui prétend interdire le
passage à toute caravane sur ses terres. Mauvaise affaire pour les Arabes
qui ne peuvent plus se livrer à leurs ordinaires et fructueuses razzias, ni à la
traite des esclaves. Terrassé par la fièvre, Stanley assiste, en août  1871, à
une effroyable tuerie entre Arabes et Noirs. On en profite pour partir,
malgré la terreur des hommes d’escorte et des porteurs, impressionnés par
le nombre de têtes coupées qu’ils ont vues sécher sur des piquets. Stanley,
en proie à de violentes crises de malaria, se demande s’il aura la force
d’aller jusqu’au bout : « Il est dix heures du soir, ma fièvre a cessé. Tout le
monde dort, excepté moi. Je pense à ce que je dois faire, je réfléchis à ma
position. Une tristesse indescriptible m’envahit  ; c’est la désolation de
l’isolement. Je ne trouve autour de moi ni sympathie, ni intérêt. Shaw lui-
même, un homme de ma race, auquel j’ai prodigué mes soins, a moins
d’attachement pour moi que le petit Nègre que j’ai adopté et nommé
Kalulu. Il me faudrait plus de force que je n’en possède pour écarter les
noirs pressentiments qui m’assiègent. »
Puis vient le sursaut de la volonté  : «  J’ai juré que je tiendrai mon
serment. J’ai juré de ne me laisser détourner de mon entreprise par quoi que
ce soit, juré de poursuivre ma recherche jusqu’à ce que j’aie retrouvé
Livingstone, de ne revenir qu’avec un témoignage incontestable de son
existence ou la preuve qu’il a cessé de vivre. Personne au monde ne
m’arrêtera… Mais non, pas même la mort, car je ne mourrai pas, je ne veux
point, je ne veux pas mourir… Quelque chose me dit que je le trouverai.
Ecrivons cela plus gros : je le trouverai !… Je le trouverai ! »
Shaw, qui ne supporte plus ni Stanley ni le climat, finit par abandonner
l’expédition. Il repart vers l’océan ; il ne le reverra jamais, car il mourra en
route. L’exemple donné par Shaw devient contagieux : cinq porteurs tentent
de déserter. Stanley les fait fouetter et mettre aux fers.
Il n’y a plus de chevaux, car ils sont tous morts. Il faut donc continuer à
pied, en abandonnant une large part des provisions et du matériel.
Le 3  novembre, à 10  heures du matin, la petite troupe du journaliste
rencontre une caravane, venant du Tanganyika. Stanley interroge :
« Avez-vous vu un homme blanc ?
— Oui.
— Où ?
— A Oudjidji, sur les bords du Tanganyika.
— Comment est-il habillé ?
— Comme le maître (le chef de la caravane désigne Stanley).
— Est-il jeune ?
— Non, il est vieux, il a du poil blanc sur la figure et puis il est malade.
— D’où vient-il ?
— D’un pays qui est de l’autre côté du Gounha, très loin, très loin, et
qu’on appelle Manyema.
— Vraiment, il est bien à Oudjidji ?
— Nous l’avons vu il n’y a pas huit jours.
— Pensez-vous qu’il y soit encore quand nous arriverons ?
— Je ne sais pas.
— Y est-il déjà venu ?
— Oui, mais il y a longtemps. »
Stanley oublie tout, fatigue, maladie, craintes. Il crie  : «  Hurrah, c’est
Livingstone  ! c’est Livingstone  !  » Puis, se tournant vers ceux qui
l’accompagnent, il leur lance  : «  Si vous êtes prêts à gagner le pays de
Oudjidji sans faire de halte je donnerai à chacun huit mètres d’étoffe. » La
proposition est acceptée avec enthousiasme.
Mais le paiement du tribut (des pièces de tissus) à chaque village
traversé prend un temps considérable, car il faut interminablement discuter.
L’impatience de Stanley est telle qu’il menace de tirer sur tous ceux qui
retardent sa marche.
Quelques jours plus tard, au cours d’une halte, Stanley dit brusquement
à son interprète, Selim « : Préparez mon habit neuf, graissez soigneusement
mes bottes, passez au blanc mon casque de liège  ; je veux paraître
convenable devant l’homme que nous verrons demain. Il ne faut pas que
j’arrive à lui en haillons. »
Enfin ! Stanley ne contient plus son exaltation quand, du sommet d’une
colline, il aperçoit, comme à portée de la main, le port de Oudjidji, sur le lac
Tanganyika.
« La distance, les forêts, les montagnes sans ombre, les épines qui nous
ont mis en sang, les plaines arides qui ont brûlé nos pieds, le ciel en feu, les
marais, les déserts, la faim, la soif, la fièvre ont été vaincus. Notre rêve est
réalisé. » C’est le 10 novembre 1871.
On se prépare, comme pour une parade. Le journaliste-explorateur
ordonne de tirer cinquante coups de fusil pour saluer l’événement  ; le
drapeau américain et celui de Zanzibar flottent mollement dans l’air chaud.
La population de Oudjidji se précipite au-devant de la colonne. Mais
voici que s’avance un Noir, pétri de majesté.
« Qui êtes-vous ? interroge Stanley.
— Je suis Souzi, le domestique du docteur Livingstone.
— Le docteur est ici ?
— Oui, dans le village.
— Vous en êtes sûr, bien sûr ?
— Je viens de le quitter à l’instant.
— Le docteur va bien ?
— Non, monsieur, il est malade.
— Allez le prévenir de notre arrivée. »
Souzi part comme une flèche en agitant les bras.
Stanley est au comble de la joie  : «  Que n’aurais-je pas donné pour
avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j’aurais pu me livrer à quelque
folie  : me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les arbres  ; enfin
donner libre cours à la joie qui m’étouffait. Mon cœur battait à se rompre,
mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la
dignité de ma race. »
Puis, lentement, s’approche un homme à la barbe grise. Il est très pâle et
comme accablé de fatigue. Il porte un costume bizarre : pantalon gris, veste
rouge, casquette bleue sur laquelle tient tant bien que mal un galon d’or
passé.
« J’aurais voulu l’embrasser, dira plus tard Stanley, mais il était anglais
et je ne savais pas comment je serais accueilli.  » Et tout se passe dans la
plus extraordinaire dignité, comme si ces deux hommes, longtemps séparés
par des milliers de kilomètres, se rencontraient dans quelque club de
Londres.
« Le docteur Livingstone, je présume. »
L’explorateur soulève sa casquette, s’incline :
« Oui. »
Lentement, ils se serrent la main.
«  Je suis heureux d’être ici pour vous recevoir, affirme, presque
mondain, Livingstone.
—  Je remercie Dieu de ce qu’il m’a permis de vous rencontrer  »,
réplique Stanley.
D’un geste large, l’Ecossais invite le journaliste à le suivre. Les voici
dans la case de l’explorateur, où se trouve un unique siège, une sorte de
paillasson recouvert d’une peau de chèvre. On se fait des politesses  :
« Asseyez-vous… — Mais non, je vous en prie »… Tout autour de la case,
plus de mille personnes se sont massées, comme si elles avaient conscience
de vivre une minute historique.
Stanley a du mal à parler. Il ne peut dégager son regard du visage de son
interlocuteur, rongé par la barbe, les traits durement accusés, le teint
terreux. Le journaliste tend enfin à Livingstone le sac de courrier apporté
d’Angleterre : la plus récente des lettres date du 1er novembre 1870, il y a
un an… Tentant de dissimuler son impatience sous la froideur de l’attitude,
l’explorateur fouille dans le paquet de missives  ; son visage s’illumine
quand il découvre celles de ses enfants.
« Je vous en prie, lisez-les, supplie presque Stanley ; nous avons tout le
temps pour bavarder.
— Moi aussi, j’ai le temps. J’ai appris la patience, car voici des années
que j’attendais ces lettres. Mais moi aussi, je vous en prie, dites-moi vite ce
qui se passe dans le monde ; ici, je suis coupé de tout.
— Le canal de Suez est ouvert à la navigation, on passe ainsi aisément
de l’Europe à l’Asie.
—  Une grande œuvre… oui, vraiment, une grande œuvre  », murmure
Livingstone.
Stanley poursuit, transformé, comme il le dit, «  en annuaire du
Globe »… « Le général Grant a été élu président des Etats-Unis. La Crète
s’est révoltée… des remous ont agité l’Espagne… les Prussiens campent à
Paris… »
On passe à table sans interrompre la conversation. Surprise pour la
vieille Alima, la cuisinière de Livingstone  : lui qu’un ulcère à l’estomac
condamnait à ne prendre que des tasses de thé pour tout aliment, mange
comme quatre et dévore littéralement les pâtés de viande. Le repas se
prolonge tout l’après-midi. Soudain, Stanley bondit et s’écrie : « Par Saint-
Georges  ! Quel oubli impardonnable j’allais commettre  ! J’ai apporté une
bouteille de champagne pour fêter notre rencontre. »
On trinque :
« A la vôtre, docteur.
— A la vôtre, monsieur Stanley. »
Ce n’est que tard dans la nuit que les deux hommes se séparent. Ils se
retrouvent le lendemain matin, Livingstone, comme à son habitude, est levé
depuis l’aube. Un air de mélancolie flotte sur son visage : « J’ai lu toutes les
lettres que vous m’avez apportées, il y a de bonnes et de mauvaises
nouvelles. Mon fils aîné a eu un grave accident. Mais son frère Oswald, qui
veut être médecin, travaille bien. Quant à ma fille, Agnès, elle me raconte
une promenade sur l’eau qu’elle a faite. »
Mais en évoquant avec une émotion mal contenue la vie des siens en
Angleterre, Livingstone donne l’impression d’un homme qui va enfin
quitter l’Afrique pour retrouver son pays natal. Il parle de celui-ci comme
d’un autre monde, qui lui est demeuré cher, certes, mais au regard duquel il
se sent comme étranger.
Stanley interroge  : «  Je suppose que vous allez maintenant me
demander pourquoi je suis ici…
— Oui, car je ne m’explique pas votre venue. Quand on m’a dit qu’une
expédition avec des bateaux et des bagages considérables était en marche,
j’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’un officier français venant
remplacer le lieutenant Le Saint, mort près de Gondocoro. Il a fallu que
j’aperçoive votre drapeau américain pour être détrompé. J’en suis d’ailleurs
bien aise, car ne sachant pas le français, comment aurais-je fait s’il s’était
agi de l’officier auquel je songeais ? La situation aurait été navrante : deux
Européens qui se rencontrent à Oudjidji et qui ne peuvent échanger un mot !
Pourquoi ne vous ai-je pas demandé pourquoi vous étiez là ? Par discrétion,
car cela ne me regardait pas.
—  Ne vous effrayez pas de ce que je vais vous dire, je courais après
vous.
— Après moi ? »
La plus profonde stupéfaction se lit sur le visage de Livingstone.
« Eh oui !
— Comment cela ?
— Vous connaissez le New York Herald ? » Livingstone éclate de rire ! :
« Oui, tout le monde a entendu parler de cet abominable journal.
—  Eh bien, sans avertir son père, James Gordon Bennett, fils du
directeur de ce quotidien, m’a demandé de partir à votre recherche, de vous
aider si cela était nécessaire, d’écrire ce que vous voudrez bien me confier
au sujet de vos découvertes. »
Livingstone ne manifeste aucune émotion. Il dit simplement :
«  Je vous suis très reconnaissant, et aussi à M.  Gordon Bennett. Puis,
brusquement : Passons à table. »
On avait mis les petits plats dans les grands. Stanley, qui aime avoir ses
aises, a transporté avec lui de l’argenterie, des verres et, comme nappe, un
tapis de Perse.
Entre le solitaire de l’Afrique et celui qui l’a retrouvé, des liens se
nouent, que Stanley décrit ainsi  : «  Jusqu’à mon arrivée, je ne ressentais
pour Livingstone nulle affection. Il n’était pour moi qu’un but, un article de
journal, un sujet à offrir aux affamés de nouvelles, un homme que je
cherchais par devoir et contre lequel on m’avait mis en défiance. Je le vis et
l’écoutai. J’avais parcouru des champs de bataille ou vu des révoltes, des
guerres civiles, des massacres  ; je m’étais tenu près des suppliciés pour
rapporter leurs dernières convulsions, leurs derniers soupirs. Jamais rien ne
m’avait autant ému que les misères, les déceptions, les angoisses dont
j’entendais le récit. Notre rencontre me prouvait que d’en haut les dieux
surveillent les actions des hommes et me portait à reconnaître la main d’une
Providence qui dirige tout avec bonté. »
Livingstone, de son côté, note aussi les sentiments qui sont les siens :
« Ce que Stanley avait à dire à un homme qui, depuis deux années révolues,
était sans nouvelles d’Europe, a fait tressaillir toutes mes fibres.
» Tout cela a réveillé en moi des émotions qui dormaient depuis mon
entrée dans le Manyema. J’ai retrouvé l’appétit : au lieu de mes deux repas
aussi minces qu’insipides, je mange quatre fois par jour et les forces me
reviennent. Je ne suis pas démonstratif, je suis même aussi froid que nous
autres, insulaires, nous avons la réputation de l’être, mais cette pensée de
M.  Bennett, cet ordre généreux, si noblement exécuté par M.  Stanley, me
semblaient bouleversants. Je me sens pénétré d’une extrême gratitude et, en
même temps, un peu honteux de n’être pas plus digne d’une telle
générosité. »
Peu à peu, la gêne qui, très naturellement d’ailleurs, a existé entre deux
personnes étrangères l’une à l’autre, disparaît. L’homme rude qu’est Stanley
éprouve une véritable admiration affectueuse pour le vieil homme de
Oudjidji  : «  Livingstone ne prêchait pas de sermon par la parole quand
j’étais avec lui, mais chaque jour de ma présence à ses côtés est un sermon
en action.  » Stanley – et c’est un sentiment très nouveau pour le chasseur
d’informations qu’il est – ne songe même plus à faire parler Livingstone.
Etre avec lui lui suffit.
Revigoré, Livingstone parle de nouvelles explorations  ; il voudrait, en
particulier, explorer le nord du lac Tanganyika, s’enfoncer dans le bassin de
la Loualaba, c’est-à-dire en plein cœur de l’Afrique.
Stanley saute sur l’occasion : « Si je peux vous être utile, vous n’avez
qu’un mot à dire. Bien que je ne sois pas venu ici pour me livrer aux
découvertes, je vous accompagnerais volontiers. J’ai avec moi vingt
hommes qui savent manier la rame. »
Livingstone rayonne de joie.
« Alors, nous partons, c’est entendu.
— Quand vous voudrez. »
Ainsi fondent les dernières préventions que le journaliste pourrait
encore nourrir contre l’explorateur. Celui-ci n’est pas ce mauvais coucheur,
cet égoïste décrit par le consul d’Angleterre à Zanzibar. Et Stanley de
noter  : «  Je ne voudrais blesser personne  ; mais quant au portrait qu’on
m’avait tracé, c’est tout autre chose que j’ai eu sous les yeux. Rien de sa
conduite ne m’a échappé, soit au camp, soit en marche, et mon admiration
pour lui n’a fait que grandir. Or, de tous les endroits, le camp de voyage est
le meilleur pour étudier un homme. S’il est égoïste, emporté, bizarre ou
mauvais coucheur, c’est là qu’il fera voir son point faible et qu’il montrera
ses lubies dans tout leur jour.
» A l’égard de ses travaux, l’énorme journal qu’il tient répond à ceux
qui l’accusent de ne pas prendre de notes, de ne pas recueillir
d’observations. Plus de vingt feuillets y sont consacrés aux seuls
relèvements qu’il a faits dans le Manyema  ; et nombre de pages y sont
couvertes de chiffres soigneusement alignés. Je vois chaque soir mon
illustre compagnon relever ses notes avec la plus scrupuleuse attention, et je
lui connais une grande boîte en fer-blanc où sont des quantités de carnets
dont un jour il publiera le contenu. Enfin ses cartes, faites avec beaucoup de
soin, révèlent non moins de travail que d’habileté.
» Pour son caractère, prenez-y le point que vous voudrez, et je vous
défie d’y trouver rien à reprendre. J’ai souvent entendu nos serviteurs
débattre de nos mérites respectifs. «  Votre maître, disaient mes gens aux
siens, votre maître est bon, il ne vous bat jamais car son cœur est doux.
Mais le nôtre, c’est de la poudre. »
Parfois, tandis que tombe la nuit chaude, pleine du cri des bêtes,
Livingstone se laisse aller à quelque confidence : « Je serais bien heureux
de revoir mon pays, d’embrasser mes enfants, mais abandonner ma tâche au
moment où elle va finir, je ne le peux pas. Il ne me faut plus que cinq ou six
mois pour rattacher à la rivière de Petherick ou au lac Albert la source que
j’ai trouvée. A quoi bon partir aujourd’hui pour revenir plus tard ?
— Pourquoi n’en avez-vous pas fini plus vite, alors que peut-être vous
étiez près du but ? »
Livingstone hausse les épaules :
«  Parce que j’y ai été obligé. Mes hommes ne voulaient plus aller de
l’avant. Ce fut un grand malheur pour moi, quand je n’avais plus guère que
soixante kilomètres à parcourir pour percer l’énigme de la source que
j’avais découverte ; puis j’ai été malade, presque au tombeau. »
Ces conversations, le froid, voire par certains côtés le cynique Stanley,
les «  traduit  » en dépeignant le caractère de son compagnon, tel qu’il
apparaît dans sa vérité profonde : « Sa gaieté est sympathique, son rire est
contagieux… sous l’extérieur usé que je lui avais trouvé tout d’abord, il a
un esprit d’une vigueur et d’une vivacité remarquables. L’enveloppe, ridée
par la fatigue et par la maladie plutôt que par les années, recouvre une âme
pleine de jeunesse et d’une sève exubérante. Sa verve ne tarit pas… Une
autre chose qui me frappe, c’est sa prodigieuse mémoire ; il est capable de
me réciter des poèmes entiers de Byron, de Tennyson, d’autres encore et
après tant d’années passées en Afrique, sans livre ! (…) Sa religion est une
pratique sérieuse de tous les instants. Elle n’a rien d’agressif, elle ne
s’annonce pas ; elle se manifeste par une action bienfaisante et continue…
Tous les dimanches, il réunit son petit troupeau, lui fait la lecture des
prières, ainsi que d’un chapitre de la Bible. »
Stanley, parfois, redevient journaliste et, pendant des heures, interroge
Livingstone sur ses expéditions passées : sans une hésitation, sans se servir
de la moindre note, l’explorateur répond à tout et surtout fait part de
l’impression qu’il a toujours eue (et qui se révélera fausse) la rivière Webb
– aux noms d’ailleurs multiples – doit être, en définitive le cours supérieur
du Nil. Livingstone reconnaît volontiers que, dans le passé, il a commis une
erreur : avant de songer au Nil, il avait pensé qu’il s’agissait du Congo ; ce
ne sera que bien plus tard qu’on découvrira que celui-ci naissait dans le
bassin du Kassaï.
L’explorateur s’obstine : donc, si ce n’est pas le Congo, ce ne peut être
que le Nil  ; en le remontant à partir de la rivière Webb, on tombera
fatalement sur les sources de ce fleuve qui est devenu pour le solitaire de
Oudjidji une véritable obsession.
Etrange accord entre le rêve d’un explorateur rongé par des années
d’Afrique et les vues politiques du gouvernement de Londres  : lui aussi
s’intéresse aux sources du Nil, puisque contrôlant déjà le fleuve qui traverse
l’Egypte, il souhaite étendre son Empire, en maîtrisant les territoires qui
s’étendent jusqu’aux sources. Le gouvernement… mais le pays ?
Stanley s’est tout de même décidé à décrire de copieux articles sur
Livingstone. Ils font sensation, c’est-à-dire qu’ils provoquent d’incroyables
bouffées de colère. Comment parler avec une telle chaleur d’un homme qui,
reniant sa famille, s’est « décivilisé » et préfère sa vie misérable parmi les
«  sauvages  » à cet ordre policé que pourrait lui offrir Londres  ? Le très
digne président de la Société royale de Géographie (dont les très honorables
membres répugnent à emprunter la Tamise par gros temps), sir Henry
Rawlinson, ironise  : «  N’est-ce pas plutôt Livingstone qui a retrouvé
l’imprudent journaliste  ?  » Stanley ne sera pas homme à oublier de tels
sarcasmes.
Pour l’heure, il a d’autres problèmes que ceux que pourraient lui poser
des géographes plus habitués aux salons qu’à la brousse. Car c’est bien
décidé  : Livingstone et lui vont aller explorer la région nord du lac
Tanganyika.
Toutefois, un fait important est intervenu  : sans rien connaître de
l’exploration africaine, Stanley est convaincu que Livingstone se trompe : il
n’a jamais approché des sources du Nil. Le journaliste s’est mis, lui aussi, à
regarder les cartes et à étudier les relevés topographiques. Il n’y a pas de
doute : à force de tourner en rond, Livingstone a cru découvrir un nouveau
fleuve (celui qu’il avait baptisé rivière Webb) alors qu’il était simplement
revenu sur le Louvoua qui fait partie du bassin du Congo. Mais, il est vrai,
comment s’y reconnaître  ? Le fleuve «  traversant les trois lacs  », selon
l’expression de Livingstone, c’est le Chambèze (que certains, auparavant,
avaient d’ailleurs confondu avec le Zambèze) ; le fleuve se jetait dans le lac
Bangweolo, en ressortait sous le nom de Louapouala et devenait le
Louvoua, après avoir traversé le lac Moero.
Avec beaucoup de ménagements, Stanley essaie de persuader
Livingstone que si l’on veut retrouver les sources du Nil, ce n’est pas dans
l’inextricable fouillis que représentent le Chambèze et ses affluents qu’on
les découvrira.
Cette insistance mise à souligner qu’il a pu commettre une erreur
assombrit quelque peu l’humeur de Livingstone. Aussi décide-t-il
brusquement d’abandonner toute idée de grande expédition et de se
contenter d’explorations mineures. On se décide donc pour le bassin du
Rouzzisi, fleuve dont on voudrait savoir s’il se jette dans le lac Tanganyika
ou si, au contraire, il en sort. L’expédition dure un mois, juste le temps de
découvrir que le Rouzzisi pénètre dans le Tanganyika. Cette découverte
intéresse peu Stanley, beaucoup plus frappé, en revanche, par l’ascendant
moral que son compagnon exerce sur les populations. Il le voit arbitrer des
conflits entre tribus rivales, mépriser les menaces.
L’expédition, «  l’excursion  » comme l’appellera Stanley, n’aura duré
que 28 jours, et le chemin parcouru n’aura pas excédé 480 kilomètres, une
misère…
Et de nouveau l’asile charmant, paisible, de Oudjidji. Livingstone a un
mot à la fois drôle et féroce. Evoquant le voyage que lui et son compagnon
viennent d’accomplir, il lance à Stanley : « J’espère que ce modeste pique-
nique vous a plu.  » Sans rien ajouter, les deux amis comprennent que
l’heure de la séparation approche. Stanley est maintenant convaincu que
jamais Livingstone n’acceptera de quitter ce pays et que son seul désir est
qu’on le laisse à sa solitude et à sa passion.
Pour sa part, Livingstone a deviné chez son compagnon une telle ardeur
à fouiller ce continent africain encore si lourd de mystères, qu’il devine
qu’en Stanley vient de se révéler non pas un disciple, mais un successeur.
Situation dont, à la longue, ne saurait s’accommoder un conquérant qui se
veut le premier des premiers.
La Noël de 1871 est d’une tristesse joyeuse. Livingstone et Stanley
avaient décidé de la célébrer par un véritable festin. Hélas, le cuisinier rate
totalement le repas : le rôti est brûlé ; en revanche, la tarte n’est pas assez
cuite.
Allons, l’heure de la séparation est venue, bien venue. Le 14 mars 1872
– car il a fallu quelque trois mois pour préparer l’expédition de retour,
Stanley et Livingstone sont face à face, comme au premier jour de leur
rencontre. Ils savent qu’ils ne se reverront pas. C’est le journaliste qui, le
premier, rompt le silence : « Les meilleurs amis doivent se quitter et… »
Le regard dur, Livingstone ne le laisse pas achever : « Très bien, mais je
voudrais vous dire ceci : vous avez accompli ce que peu d’hommes auraient
fait. Je vous en suis bien reconnaissant. Mon ami, que Dieu vous conduise
et vous bénisse ! »
Au comble de l’émotion, Stanley émet un souhait dont il sait qu’il ne se
réalisera jamais :
« Que Dieu puisse vous ramener parmi nous sain et sauf, cher docteur. »
Les mains qui s’étreignent, deux regards qui essaient de déchiffrer les
ultimes pensées et les ultimes angoisses…
Livingstone tourne brusquement les talons. Jamais plus il ne
rencontrera un homme blanc.
 

Dans ses bagages, Stanley a une lettre de Livingstone pour James


Gordon Bennett junior. Il faut la lire comme on lit un testament pathétique.
«  Il est en général assez difficile d’écrire à une personne que l’on n’a
jamais vue, mais représenté que vous êtes dans cette région lointaine par
M.  Stanley, vous ne m’êtes plus étranger  ; et en vous écrivant pour vous
remercier de l’extrême bonté qui vous a inspiré son envoi, je me sens
complètement à l’aise.
«  … Alors que je touchais au plus profond de la misère, de vagues
rumeurs au sujet de l’arrivée d’un Européen vinrent jusqu’à mon oreille. Je
me comparais souvent à l’homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho, et
je me disais que ni prêtre, ni lévite, ni voyageur ne pouvait passer près de
moi. Pourtant, le bon Samaritain approchait.
«  … Les nouvelles qu’avait à me dire M.  Stanley étaient bien
émouvantes. Sauf le peu que j’avais glané dans quelques numéros du Punch
et de la Saturday Review de 1868, j’étais sans nouvelles d’Angleterre depuis
des années. C’est également par M.  Stanley que j’ai appris que le
gouvernement britannique m’envoyait une somme de 25  000  francs.
Jusque-là, rien ne m’avait fait pressentir cette assistance pécuniaire. Je suis
parti sans émoluments  ; aujourd’hui, le manque de ressources est
heureusement réparé. »
Après avoir minutieusement narré ses explorations, Livingstone
poursuit :
« Si mes rapports, au sujet du terrible commerce d’esclaves qui se fait à
Oudjidji peuvent conduire à la suppression de la traite de l’homme sur la
côte orientale, je regarderai ce résultat comme supérieur à la découverte de
toutes les sources du Nil. Maintenant que chez vous l’esclavage est à jamais
aboli, aidez-nous à atteindre ici le même but. Ce beau pays est comme
frappé d’une malédiction céleste  ; et, pour ne pas porter atteinte aux
privilèges esclavagistes du petit sultan de Zanzibar, pour ne pas toucher aux
droits de la couronne du Portugal, droits illusoires, un mythe, on laisse
subsister ce fléau en attendant que l’Afrique devienne pour les traitants
portugais une nouvelle Inde. »
 

Le 7  mai, Stanley arrive à Zanzibar où, en son honneur, les fêtes se


multiplient. Le journaliste n’en a cure  : il a promis d’envoyer à
l’explorateur anglais une caravane chargée d’étoffes, de vivres et de
médicaments. L’un des fils de Livingstone, Oswald, enthousiasmé par la
gloire qui commence à rayonner autour de son père, s’est porté volontaire
pour prendre la tête de la colonne. Mais il se ravise soudain, prétextant qu’il
ne peut compromettre « ni sa santé, ni ses études ». Il est vrai que le consul
anglais, Kirk, qui nourrit – on ne sait trop pourquoi – une aversion profonde
pour Livingstone, n’encourage pas les volontaires pour Oudjidji. Stanley
tempête, accable de son mépris aussi bien le diplomate que le fils de
l’explorateur. Kirk a été formel : « Officiellement, j’agirai pour le docteur
Livingstone de la même manière que pour tout autre sujet britannique  ;
mais comme homme privé, je ne ferai jamais rien pour lui. »
Pourquoi cette aversion  ? Même Stanley, qui s’est pourtant empoigné
avec le consul, n’en donne pas une explication claire. Il est certain que
Livingstone avait accablé le diplomate de requêtes pour obtenir du
ravitaillement, des hommes, des étoffes et de menus objets pour le troc, et
s’était plaint que Londres le laissât sans argent. Le consul, lui, n’avait
qu’une idée, ramener à Zanzibar un homme que l’on disait malade et qui, au
surplus, heurtait, aussi bien par ses découvertes que par ses propos sur
l’esclavage, un Portugal que Londres tenait en étroite allégeance.
Kirk avait bien envoyé quelques caravanes à l’explorateur, mais les
chefs qui les commandaient avaient une mission précise  : ramener
« l’homme blanc » et, en cas de refus, ne rien lui laisser des chargements
apportés. Chantage misérable et qui avait abouti, entre Livingstone et le
diplomate, à une correspondance aigre-douce.
Stanley, lui, se refuse à entrer dans le jeu du consul, d’autant plus qu’en
tant que citoyen américain, il ne se sent pas tenu d’épouser les querelles du
gouvernement britannique. D’autre part, Kirk a eu le tort de lui faire
remarquer, sur un ton mi-humoristique, mi-chargé d’aigreur, que pour la
première fois, le drapeau des Etats-Unis avait flotté en Afrique.
Livingstone a besoin d’une caravane de secours  ? N’en déplaise à la
reine et à son représentant à Zanzibar, il l’aura. C’est de ses propres deniers
que Stanley paie les guides, les médicaments. Le convoi est enfin prêt à
partir, et devant les hommes rassemblés, le journaliste se livre à cette
étonnante autocritique, d’ailleurs pleine de morgue et qui est comme un
hommage rendu à Livingstone.
«  Vous retournez dans le Gnagnembé pour rejoindre le Grand Maître.
Vous le connaissez, vous savez qu’il est bon, son cœur est affectueux. Il ne
vous battra pas comme je l’ai fait. J’étais vif, mais je vous ai récompensés
tous  : je vous ai donné de l’étoffe et de l’argent jusqu’à vous enrichir.
Toutes les fois que vous vous êtes bien comportés, j’ai été votre ami. Vous
avez eu une nourriture abondante  ; je vous ai soignés quand vous étiez
malades. Si j’ai été bon avec vous, le Grand Maître le sera bien davantage.
Il a la voix agréable et la parole douce. L’avez-vous jamais vu lever la main
contre un offenseur ? Quand vous étiez méchants, c’était avec tristesse qu’il
vous parlait, non pas avec colère. Promettez-moi de le suivre, de faire ce
qu’il vous dira, de lui obéir en toutes choses et de ne pas l’abandonner ! »
Le 29  mai, Stanley s’embarque à bord de l’Africa, pour regagner la
Grande-Bretagne. Au cours d’une escale à Paris, le président de la
République française, Adolphe Thiers, le reçoit à sa table ; bien sûr, Gordon
Bennett junior le couvre d’éloges et lui ouvre un compte en banque illimité.
Mais Stanley est meilleur journaliste que diplomate. A la fin d’un
banquet qu’on lui offre à Londres, après avoir exalté l’œuvre de
Livingstone, il critique violemment l’étroitesse de vues du consul Kirk. Il
n’en faut pas plus pour que l’opinion anglaise prenne feu et flamme : elle
est tellement persuadée de la grandeur du pays qu’elle ne saurait tolérer la
moindre critique. A fortiori, si celle-ci vient de cette nation encore mal
dégrossie à ses yeux qu’est une Amérique qui, au surplus, a commis l’erreur
impardonnable de secouer la tutelle britannique.
Une violente campagne se déchaîne contre Stanley. Les calomnies
pleuvent : on le traite ouvertement d’imposteur. On prétend qu’il n’a jamais
retrouvé Livingstone et que les lettres de celui-ci qu’il prétend avoir
ramenées sont des faux.
Les journaux britanniques, se sentant humiliés par l’exploit de l’envoyé
spécial du New York Herald mènent la danse. Et aussi la vénérable Société
royale de Géographie qui ne peut désavouer son président, qui déclarait
naguère  : «  Ce n’est pas Stanley qui a découvert Livingstone, c’est le
contraire. »
La cabale ne désarme pas. Le plus important éditeur de Londres, John
Murray, ne répond même pas au journaliste qui souhaite faire éditer chez lui
le livre qu’il est en train d’écrire  : Comment j’ai retrouvé Livingstone.
Mauvaise affaire pour l’éditeur, car la maison concurrente qui acceptera le
manuscrit fera fortune. Les affronts succèdent aux affronts. On insinue qu’il
faut faire la différence entre Livingstone et les « explorateurs en chambre ».
A un banquet que lui offre la société médicale de Brighton, le maire de la
ville prononce un toast tellement ironique que la salle glousse de joie.
Stanley claque la porte.
Cette situation l’amènera à écrire plus tard : « Tous les actes de ma vie,
et je peux dire toutes mes pensées depuis 1872, ont été fortement influencés
par les injures qui tombèrent sur moi en tempête et les bruits absolument
sans fondement que l’on faisait circuler sur mon compte. »
La situation qui lui est faite a plongé le journaliste dans une telle fureur
qu’il souhaite une réparation éclatante. La reine Victoria lui a fait remettre
une tabatière en or et en lapis-lazuli, à son chiffre.
Cette faveur royale ne suffit pas à Stanley qui réclame d’être reçu par la
souveraine. Mais comment Victoria pourrait-elle aller à contre-courant de
l’opinion  ? Toutefois, cette femme de tête est désireuse de rencontrer un
homme qui, à ses yeux, a vécu une aventure passionnante et qu’accablent
les calomnies des jaloux et des médiocres. Ne pouvant le recevoir au palais,
elle tourne la difficulté : elle fait inviter Stanley chez le duc de Sutherland,
où elle-même doit se rendre. Le rude Américain est touché par cette feinte,
mais refuse cependant de se plier à certaines exigences du protocole,
comme celle de mettre un genou en terre avant de baiser la main de la reine.
La conversation ne dure pas plus de dix minutes, on parle, d’une
manière très générale, de Livingstone et de l’Afrique. Stanley ne sait pas
très bien ce qu’il répond, tant il est impressionné par l’extraordinaire dignité
d’une femme qui règne sur ce qui est alors le plus grand Empire du monde.
«  Ce que j’admirais le plus, écrit l’explorateur, était le sens du pouvoir
révélé par ses yeux, et une tranquille mais aimable condescendance et un
calme et une maîtrise de soi inimitables. J’étais heureux de l’avoir vue, non
seulement à cause de l’honneur qui m’était fait, mais aussi, je crois, parce
que j’emportais de quoi longuement méditer. »
«  Eh bien, monsieur Stanley, comment la trouvez-vous  ? interroge,
amusé, le duc de Sutherland.
— Splendide !
—  Oui, c’est une bonne petite femme. Et maintenant, descendons et
allons prendre un whisky. »
En novembre  1872, Stanley fait une tournée de conférences en
Amérique. Partout, il est fêté, honoré. On s’intéresse peu, d’ailleurs, à
Livingstone. Puis de nouveau, le métier de journaliste, pour « couvrir » les
opérations entreprises pour réduire une peuplade de la Côte de l’Or, les
Achantis.
Lorsqu’il aborde à l’île Saint-Vincent, le 25  février 1874, Stanley
apprend la mort de David Livingstone. Le journaliste, frappé par un
immense chagrin, veut tout savoir des dernières heures du seul ami qu’il ait
jamais eu et qu’il aura jamais.
Un an s’était à peine écoulé depuis que les deux hommes s’étaient, pour
la dernière fois, serré la main. Livingstone avait reçu les médicaments, les
vivres, les étoffes envoyés de Zanzibar par l’Américain. Il avait alors repris
la route du Tanganyika, visité les gisements de cuivre du Katanga. C’était à
Illa, près du lac Bangwelo, que la mort s’était enfin emparée de lui, le 4 mai
1873.
Sur son carnet de route, lourd à jamais de cette mort dans un pays
lointain, comme livré pour toujours à la solitude, Stanley écrit  : «  Cher
Livingstone ! encore une victime immolée à l’Afrique ! Mais sa mission ne
doit pas en rester là  ; il faut que d’autres partent et prennent sa place  :
Serrez les rangs, camarades, serrez les rangs, la mort doit nous trouver
partout.
» Puis-je être choisi pour le remplacer et faire pénétrer en Afrique la
lumière éclatante du christianisme  ! Toutefois, ma méthode ne sera pas la
même que celle de Livingstone. Chacun a sa manière. La sienne, je crois,
avait ses défauts, bien qu’il se montrât véritablement l’émule du Christ par
sa bonté, sa patience et son abnégation. Avec le monde égoïste et brutal, il
faut de la poigne, autant que de l’amour et de la charité, car l’homme est un
mélange d’éléments immatériels et terrestres. Puisse le Dieu de Livingstone
être avec moi, comme il fut avec lui dans sa solitude  ! Puisse-t-Il me
conduire selon ses desseins ! Je ne peux que Lui jurer de Lui obéir et de ne
pas ralentir mon ardeur. »
 

L’esprit d’aventure qui fut celui de Livingstone, dont le pauvre corps a


été ramené en Angleterre, où il repose dans cette abbaye de Westminster où
semblent veiller au destin de l’Empire tous ceux qui l’ont créé, préservé et
agrandi, cet esprit habite désormais Henry Stanley qui, lors des funérailles
de son ami, tenait l’un des cordons du poêle. Le journalisme, dont il est
pourtant devenu l’un des maîtres, lui paraît une occupation dérisoire.
Livingstone a fermé ses yeux sur des mystères non encore éclaircis.
Comment rester fidèle à la leçon pathétique du solitaire de Oudjidji,
sinon en poursuivant son œuvre  ? En outre, l’orgueil de Stanley a été
fouetté par le scepticisme qui a marqué son premier voyage en Afrique ; il
n’a pas oublié les sarcasmes qui l’ont accueilli. Eh bien ! il prouvera qu’il
est digne de celui qu’il avait retrouvé en souffrant mille maux. Mais, que ne
faut-il pas entreprendre pour démontrer qu’il a bien retrouvé Livingstone :
aller partout où il est allé, avancer plus avant dans les voies qu’il a frayées,
corriger les erreurs qu’il a commises, reprendre les travaux accomplis par
des explorateurs comme John Hannig Speke, le capitaine Burton, James
Mac Queen.
C’est à la direction du quotidien anglais le Daily Telegraph que Stanley
s’ouvre de ses projets. Mais le financement d’une telle expédition sera si
lourd à supporter que seule une association de deux puissants journaux sera
à même d’en soutenir les frais. Le directeur du Daily Telegraph câble donc
à Gordon Bennett pour lui demander son aide. L’Américain répond d’un
mot : « Oui ».
Quelques semaines plus tard, Stanley sera à Zanzibar.
Ses projets, après les exaltations de l’imagination, sont précis : tenter de
découvrir les sources du Nil, rechercher le débouché du lac Tanganyika,
reconnaître le lac Victoria, savoir enfin, de façon précise, quel est le grand
fleuve (Congo, Nil ou Niger) qui traverse le cœur du continent noir. Avant
de partir, l’explorateur a lu 130  livres consacrés à l’Afrique, les annotant
soigneusement. Le matériel est de premier ordre, les vivres de qualité, il ne
manque même pas un canot démontable, baptisé Lady Alice. Seuls Blancs
de l’expédition, en dehors de Stanley lui-même, trois Anglais et trois
Américains.
Au cours d’un rapide séjour à New York, l’ancien journaliste ressent à
peine la froideur que lui manifeste Gordon Bennett, irrité d’avoir vu son
meilleur reporter traiter avec un journal anglais. Le 15  août 1874,
l’expédition appareille pour la côte orientale de l’Afrique.
A Zanzibar, Stanley enrôle 360  hommes. Le 17  novembre, il est à
Bagamoyo. De là, en route pour l’aventure  ! et flotte le souvenir de
Livingstone !
En fait, le disciple de l’Ecossais ne sait pas encore très bien ce qu’est
une expédition. Celle qui l’avait amené jusqu’à Livingstone avait été
relativement aisée. La maladie n’avait pas fait de ravages catastrophiques ;
l’hostilité des populations – si l’on excepte la tuerie entre les Arabes et les
Noirs de Mirambo – avait été à peine marquée.
Cette fois, tout va changer, comme si le destin voulait éprouver la force
d’âme de Stanley et vérifier qu’il est bien de la même trempe que son
maître. A peine a-t-on marché pendant quelques semaines que vingt
hommes de l’escorte meurent  ; croyant l’expédition marquée par les
mauvais esprits, quatre-vingt-dix-neuf autres désertent. Frappé par une
première attaque de fièvre, Stanley perd 15 kilos en quelques jours. Tout le
mois de janvier, la caravane est harcelée par des combattants invisibles qui,
par des flèches empoisonnées, tuent plusieurs porteurs. L’un des Européens,
Pocock, succombe à une crise de dysenterie. On avance malgré tout, grâce à
l’indomptable énergie de Stanley. En trois mois et demi, on franchit plus de
1  000 kilomètres et on parvient aux rives du lac Victoria, que 16 années
plus tôt, l’Anglais Speke avait en partie exploré.
Les travaux de recherches constituent presque une détente pour la
troupe fourbue. On peut se reposer, le gibier abonde. Accompagné de onze
hommes, Stanley s’élance sur le lac. Au nord, il découvre un déversoir, par
où les eaux, après avoir franchi de vertigineux rapides, s’étalent en une
large et paisible rivière : ce sont les sources du Nil blanc.
L’explorateur arrive ensuite en Ouganda, que domine un roi puissant, à
l’esprit ouvert, M’Tsesa. Stanley projette d’en faire l’un des hommes les
plus influents de l’Afrique centrale et sur lequel l’Angleterre pourrait se
reposer pour faire prévaloir son influence. A l’intention du chef noir,
l’Américain fait traduire le Décalogue auquel il a de son propre chef ajouté
un commandement destiné à flatter M’Tsesa : « Honore et respecte les rois,
parce qu’ils sont les envoyés de Dieu.  » Comment le chef des tribus
d’Ouganda n’approuverait-il pas une aussi bonne religion qui dispense
d’aussi sages conseils  ? M’Tsesa est décidément séduit par la Bible et
commence allégrement à mêler ses préceptes à ceux de la religion
islamique, jusqu’alors pratiquée dans le pays.
Satisfait des bonnes dispositions de son élève, Stanley réclame, par
l’intermédiaire du Daily Telegraph et du New York Herald, des
missionnaires, encore des missionnaires. Le public – qu’a secoué l’aventure
de Livingstone et également la publicité faite autour de l’entreprise de
l’ancien journaliste – répond avec enthousiasme  : plus de 25  000  livres
sterling sont collectées pour la création d’une mission en Ouganda.
Mais, en dépit des résultats déjà obtenus et bien qu’il soit à des milliers
de kilomètres de Londres, l’Américain n’arrive pas à chasser de son esprit
les mesquineries qui, là-bas, l’ont blessé. C’est à un officier français, Linant
de Bellefonds, l’un des lieutenants de Gordon Pacha, gouverneur du
Soudan, et qu’il a rencontré à la cour de M’Tsesa, que l’explorateur
déclare  : «  Que sont ces plus ou moins utiles savants de la Société de
Géographie qui tranchent et décident, dans le tranquille confort de leur
fauteuil  ? Si leurs hypothèses se trouvent contredites par les découvertes
d’un voyageur, les savants furieux traitent le malheureux voyageur, dont la
fièvre et la fatigue auraient pu être épargnées, comme un menteur et ils
soumettent celui-ci à des tortures bien plus cruelles que celles qu’il a
éprouvées durant sa difficile expédition. »
L’appel adressé aux quotidiens britannique et américain faillit ne jamais
arriver à Londres. Linant de Bellefonds qui allait regagner l’Angleterre,
s’était offert à le transmettre. Mais quelques jours plus tard, il tombait sous
les coups d’indigènes. Par chance, il avait caché la lettre dans l’une de ses
bottes ; c’est là qu’une patrouille la retrouva ; puis elle l’expédia.
Stanley, maintenant, descend vers le sud. Mais, singulière rencontre : il
tombe sur le terrible Mirambo, en train d’écumer la région. Les choses,
pourtant, se passent au mieux : les deux hommes procèdent à l’échange du
sang  : on pratique une incision dans la jambe droite de chacun, puis on y
verse quelques gouttes de sang du partenaire en prononçant, en présence du
sorcier, cette formule  : «  Si l’un de vous manque à la fraternité du sang
maintenant établie entre vous, qu’il soit dévoré par le lion, empoisonné par
le serpent, que sa nourriture soit amère, que ses amis l’abandonnent, que
son fusil lui éclate entre les mains et le blesse, que tout ce qui est mauvais le
poursuive jusqu’à la mort. »
Jour après jour, le périple continue, avec son cortège d’épreuves et de
maladies. Quand il parvient à s’extraire de ses tâches immédiates, Stanley
se sent envahi par une sorte de sentiment mystique, ce sentiment que
Livingstone, lui, possédait comme une seconde nature  : «  Je suivais les
mouvements de ces formes sombres (les Noirs), ces rires de la férocité des
cœurs sauvages qui battaient sous leur noire enveloppe… Combien de
temps encore resteront-ils ignorants de Celui qui a créé ces lieux
splendides, inondés de soleil ? Combien de temps leur férocité empêchera-t-
elle l’Evangile d’arriver jusqu’à eux, combien de temps leur manquera-t-il
la visite de l’homme qui doit le leur enseigner ? »
Vers 1876, Stanley est sur les rives du Tanganyika qui semble garder
encore le souvenir de son voyage avec Livingstone. Le vieux problème
posé par l’explorateur qui dort maintenant sous la dalle de Westminster est
toujours là, obsédant : puisque le lac ne communique pas avec le Victoria,
par quelle rivière s’échappe-t-il ? Nil ? Niger ou Congo ?
Le 15  juillet, l’explorateur aborde une rivière, la Lugaka, décrite par
ceux qui l’ont découverte comme le déversoir du Tanganyika vers le fleuve
Loualaba. Mais quel est le débouché de celui-ci, lui qui coule vers le nord ?
Stanley déclare : « Je ferai tout pour identifier le Nil mais, pour le Congo, je
n’irai pas m’offrir en pâture aux sauvages.  » Pourtant, c’est bien le
Congo… Mais l’ancien journaliste ne le sait pas encore.
Comme mû par une force incontrôlable, Stanley revient pour quelques
semaines à Oudjidji. La maison qu’y occupa Livingstone est toujours là  ;
c’est là aussi que l’Anglais avait rêvé du Nil…
En dépit des difficultés, car ses porteurs, lassés et craintifs, ne veulent
plus le suivre, l’Américain regagne le Lukuga, il pressent que c’est ce cours
d’eau qui lui livrera la clé du mystère. Le 25 octobre, il est à nouveau sur le
Loualaba. Alors se pose le choix capital. Stanley sait qu’il se trouve en
plein cœur de l’Afrique, à 1 500 km entre les deux océans, l’Atlantique et
l’océan Indien. Que faire ? descendre au sud, vers le Zambèze, remonter au
nord, vers l’inconnu ? Repartir enfin vers Zanzibar ? L’explorateur s’ouvre
de sa perplexité à l’un de ses accompagnateurs, Franck Pocock, frère de
celui qui est mort aux premiers jours de l’aventure. Celui-ci hausse les
épaules et répond par une boutade  : «  Et si l’on jouait à pile ou face,
monsieur, le côté qui reviendra deux fois sur trois fixera notre choix.  »
Certes, Stanley n’est pas entièrement convaincu par cette méthode. Mais,
après tout, pourquoi le destin ne serait-il pas un bon guide ?
«  Allez-y, Franck  ; voici une roupie. Face, ce sera le nord et le
Loualaba ; pile, le sud et le Katanga. »
Six fois, la pièce tourne dans l’air, six fois, elle indique pile. C’est vers
le nord que l’on partira donc.
Stanley réussit à renforcer sérieusement sa troupe, en louant à Tippo-
Sahib, chef de la colonie arabe de Muanamamba, des hommes en bonne
forme physique et bien armés. Il en coûte 5 000 dollars à l’explorateur, car
Tippo-Sahib connaît le prix des choses  ; il est vrai qu’il est un important
marchand d’esclaves.
 

Le 5 novembre 1876, la caravane s’enfonce dans la terrifiante forêt de


Manyema  : «  Au-dessus de nos têtes, des lits de rameaux enlacés nous
cachaient la lumière. Nous ne savions plus si le jour était sombre, ensoleillé
ou brumeux… Bientôt, la piste argileuse devint une boue tenace d’où, à
chaque pas, l’eau qu’elle renfermait était lancée sur les jambes des
voisins.  » Au bout de dix jours, Tippo-Sahib et ses hommes sont non
seulement épuisés, mais aussi découragés. Ils veulent partir et disent à
l’Américain : « A ce train-là, il nous faudra plus d’un an pour accomplir les
soixante étapes dont nous avons discuté  ; l’air de cette forêt nous tue, ces
bois ne sont faits que pour les païens, les singes et les fauves. Si vous
persistez, vous aussi vous mourrez  ; il faut revenir en arrière.  » Des
palabres, encore des palabres, finalement le chef arabe accepte de continuer.
La rive gauche paraissant un peu plus hospitalière, on franchit le fleuve.
C’est pour tomber sur des tribus de véritables démons qui attaquent le
convoi. Il faut se battre sans cesse. Parfois on traverse des villages où
sèchent des centaines de crânes  : l’expédition de Stanley est tombée chez
les cannibales. Les morts se multiplient, tantôt par les flèches
empoisonnées, tantôt par la petite vérole. Chaque jour, on jette des cadavres
dans le fleuve. Cette fois, Tippo-Sahib et ses hommes refusent d’aller plus
avant. On se quitte presque amis, après un gigantesque repas d’adieu.
Stanley, soudain, sent peser sur lui le poids à la fois exaltant et
insupportable de la solitude. On avance sous une chaleur étouffante ; pas un
nuage dans le ciel, tout entier livré à un soleil de plomb. La nature, dont
tout d’abord la majesté sauvage avait créé une sorte de fascination,
n’apparaît plus que morne et désespérée. Sur les eaux noires des cours
d’eau, veillent les hippopotames et les crocodiles. Mais, tapis dans leur
férocité, ils sont moins redoutables que ces tribus d’anthropophages qui
apparaissent soudain en poussant un cri sinistre  : «  Bo-Bo-Bo…  » (de la
viande  !). Stanley tente de faire de l’humour  : il note sur son carnet de
voyage  : «  Comment se figurer qu’il existait des gens qui ne voyaient en
moi et en mes compagnons que de la viande. Nous, de la viande, quelle
idée ! »
La colonne ne sait plus très bien où elle se trouve, car le fleuve
s’infléchit brusquement vers l’ouest. Stanley s’est-il trompé et ce Loualaba
n’est donc pas un affluent du Nil  ? Soudain, on arrive à des chutes
impressionnantes, si impressionnantes que l’Américain leur donne son nom.
Il faudra huit jours pour les passer.
L’expédition se trouve maintenant à trente kilomètres au nord de
l’équateur, mais quel est le fleuve que véritablement l’on suit  ? Est-ce le
Niger, ou le Congo ? On ne sait plus. A un confluent entre le fleuve et une
rivière, l’Aruwimi, apparaissent cinquante-quatre pirogues montées par des
hommes dont la tête est coiffée de plumes rouges. Ils prétendent barrer la
route à l’expédition. L’air retentit des cris sauvages qu’ils poussent dans des
trompes d’ivoire. Va-t-on se battre ? Dans ce cas, la victoire ne fait aucun
doute : les hommes de Stanley sont totalement épuisés. L’Américain tente
une manœuvre désespérée. Il pousse ses propres pirogues droit sur les
embarcations adverses. Surpris, les occupants de ces dernières ne réagissent
pas puis, livrés à une panique soudaine, s’enfuient.
On accoste enfin. Pour se venger de la peur qu’ils ont éprouvée, les
hommes de Stanley pillent un village  ; l’explorateur n’a pas la force
d’intervenir. Rencontrant un chef Bangala, il lui demande le nom du fleuve
sur lequel il vient de naviguer si longtemps. L’homme répond  : «  I’Ktu
Congo. »
Oui, c’est bien le Congo… Imperturbable, Stanley répond : « Je m’en
doutais. »
L’Américain sent qu’une éclatante réussite est à sa portée. Il raille ceux
qui prétendent se reposer. Il faut encore aller de l’avant, toujours plus loin à
l’ouest.
Fin mars  : le fleuve se resserre soudain entre des collines aux teintes
claires. Pocock s’écrie  : «  On dirait les falaises de Douvres  ». Et c’est
l’éblouissement. Comme s’il était las d’avoir roulé au long d’une route
aussi immense, le fleuve s’étale à perte de vue, satisfait d’avoir enfin trouvé
un lit à sa taille. Ne sachant quel nom donner à ce bassin fastueux, on
l’appelle Stanley Pool. Cette appellation lui restera  ; et ce sera là, des
années plus tard, que seront construites Léopoldville et Brazzaville. Le
joyeux Franck Pocock ne bénéficie pas longtemps des joies de la réussite.
Comme il veut explorer la sortie du pool, il disparaît dans des rapides.
Stanley, lui, pense à Livingstone. Et c’est le nom de l’Ecossais qu’il décide
de donner au fleuve Congo. Mais jamais ce baptême ne prévaudra.
Le 9 août 1877, on arrive enfin à la mer. Il s’est passé exactement 999
jours depuis le départ de Zanzibar. Il était temps d’arriver, car l’explorateur
est au bord de l’épuisement, il ne peut plus se nourrir que d’arachides
grillées et de bananes. Quand l’expédition arrive à Boma, possession
portugaise, la caravane ne compte que 115 rescapés. Elle comprenait
360 hommes au départ. Les fêtes et les banquets se succèdent en l’honneur
de l’Américain. Celui-ci se résout avec une bonne grâce apparente à
participer à ces réjouissances. Mais sa joie est plus profonde : « Mon cœur
débordait de la plus ardente gratitude pour Celui dont la protection nous
avait permis de traverser le continent mystérieux d’une rive à l’autre, et de
suivre le plus grand de ses fleuves jusqu’à sa dernière limite. » L’expédition
apportait des données essentielles à la connaissance de l’Afrique : la ligne
de partage des bassins du Nil et du Congo a été délimitée en prouvant que,
contrairement à ce qu’avait cru Livingstone, le Loualaba n’était point le
haut Nil.
 

Cette fois, l’Angleterre va-t-elle fêter comme un héros celui dont


naguère elle se gaussait ? Oui et non. Elle salue l’exploit sportif de Stanley.
Mais personne, à Londres, ne s’intéresse véritablement à l’idée qui
habite le nouveau héros de l’Afrique  : l’immense bassin du Congo,
prodigieusement fertile, doit intéresser une puissance européenne, soucieuse
à la fois de trouver une source de matières premières et de porter la
civilisation à des peuples à peine sortis de l’état primitif. Mais les Anglais
vivent encore dans le souvenir du désastre de Tuckey, subi en 1816 par un
détachement britannique à l’embouchure du Congo. D’autre part, l’Egypte
coûte cher et le Trésor britannique serait dans l’incapacité d’investir
massivement en Afrique. Rebuté dans ses démarches, Stanley passe le plus
clair de son temps à rédiger le récit de son expédition, qui sera publié sous
le titre A travers le continent mystérieux.
C’est alors qu’il se rappelle une étrange démarche dont il a été l’objet
lorsque, rentrant d’Afrique en janvier  1878, il a débarqué à Marseille. Un
certain baron Greindl s’est présenté à lui, lui a avoué discrètement qu’il
était en fait un émissaire du roi des Belges, Léopold II, et lui a confié qu’il
serait heureux de l’accueillir à Bruxelles. Sur le moment, prétextant sa
fatigue extrême, Stanley a décliné l’invitation.
L’Angleterre faisant la sourde oreille à ses propositions, l’explorateur se
souvient soudain de la Belgique. Et le 10  juin 1878, il est à Bruxelles.
Léopold le reçoit avec cordialité, révèle sur l’Afrique des connaissances qui
surprennent son visiteur. Celui-ci parle avec chaleur d’un projet qui lui tient
à cœur : il faudrait construire un chemin de fer dans le bas Congo, le fleuve
n’étant pas navigable dans cette partie de son cours  ; mais sur le cours
supérieur, un commerce intense pourrait être confié aux bateaux.
Une véritable correspondance secrète – dont l’essentiel n’a jamais été
publié – suivra le premier entretien entre le roi et Stanley. Il est probable
que, dans ses lettres, Léopold  II a révélé ce qui fut la grande ambition de
son règne : donner le Congo à la Belgique. D’ailleurs, très discrètement, le
monarque a mis sur pied un « Comité d’études pour le haut Congo ». Seuls
ont été mis dans la confidence de puissants banquiers de Bruxelles, amis
personnels de Léopold. Ce comité affiche des buts modestes : « Etendre la
civilisation et rechercher des débouchés nouveaux pour le commerce et
l’industrie  ». Il n’est pas question – pas encore – de possessions
territoriales. On laisse même entendre que la Belgique est disposée à
recommander la formation d’un «  Etat nègre  » que tout au plus Léopold
guiderait de sa paternelle autorité. Le roi charge donc Stanley de repartir
pour l’Afrique et d’y préparer une « implantation solide de la civilisation ».
L’Américain, pourtant, hésite. Le sang anglais qui coule dans ses veines lui
fait regretter que Londres s’obstine à refuser le formidable cadeau proposé.
Il écrira plus tard, comme pour se justifier  : «  J’ai souhaité inspirer aux
Anglais quelque peu de ma propre croyance en l’avenir du Congo. J’ai fait
des discours, j’ai porté des toasts après des banquets et, en privé, j’ai plaidé
avec chaleur pour les entraîner à adopter les premières mesures pour
acquérir à l’Angleterre le bassin du Congo. »
Le 9 décembre 1878, Stanley se résout enfin à signer le contrat que lui
proposent les Belges  : il s’engage à servir Léopold  II pendant cinq ans,
renouvelables. La première année, il recevra 20  000  livres, 8  000  livres
annuelles ensuite. Il promet de ne donner à la presse aucune information sur
sa mission et ses travaux (cette clause révèle bien les véritables visées du
roi des Belges).
Voilà donc Stanley commençant une nouvelle étape de sa carrière : lui,
le journaliste, il ne publiera plus rien  ; lui, l’homme indépendant par
excellence, il est devenu un agent politique de la Belgique.
Il repart pour l’Afrique à la mi-janvier 1879. Il voyage sous le nom de
«  monsieur Henry  ». Pour déjouer les soupçons, les précautions sont
poussées au maximum. A Zanzibar, Stanley enrôle gardes et porteurs. On
fait mine de s’enfoncer dans l’arrière du pays puis, clandestinement, on fait
demi-tour et on embarque pour Gibraltar. Là, une dernière conférence
secrète réunit l’explorateur et les conseillers de Léopold  II. L’Américain
soupire : « Maintenant, je suis équipé par un peuple étranger pour essayer
d’obtenir le Congo pour lui. Ainsi soit-il  ! Nous verrons ce que nous
pouvons faire. »
Et c’est le départ. Stanley arrive à Banana, un modeste port de
l’embouchure du Congo. Il y a exactement deux ans que, presque au même
endroit, il avait terminé sa fantastique odyssée. L’Américain peut enfin
écrire ce qu’il pense de Léopold  II  : «  C’est un homme d’Etat intelligent
(…). Il est devenu tout à fait évident que, sous l’apparence d’une société
internationale, il rêve de faire du Congo une dépendance de la Belgique. »
La «  Société internationale  » à laquelle fait allusion l’explorateur est un
habile camouflage. Elle comprend en effet un Français, cinq Belges, deux
Danois et deux Anglais. Son rôle avoué est d’agir au Congo « pour le bien
de l’humanité tout entière ».
Les Anglais sont les premiers à flairer le caractère un peu singulier de
l’entreprise. Et ils interdisent à Stanley de recruter du personnel dans les
territoires dépendant de la Couronne.
L’exploration méthodique du pays commence, et cette fois avec
d’autres buts que ceux qu’assigne la topographie. Il s’agit, au bas Congo, de
reconnaître l’arrière-pays, d’en inventer les possibilités, de prévoir la
création de routes, d’établir des postes de sécurité.
C’est ainsi que naît ce que l’on pourrait nommer la première capitale du
pays, Vivi, au confluent du Congo et du M’Pozo. On y érige des maisons en
bois, dont les éléments – ô humour – ont été achetés en Angleterre par les
Belges. On taille une route qui, contournant les cataractes, permet de
rejoindre le Stanley Pool. « L’envoyé spécial » de Léopold II, sur lequel le
climat ne semble plus avoir aucune prise, est partout ; en un an, il parcourra
4 000 kilomètres ; il n’hésite pas à mettre la main à la pâte. C’est ainsi que
sa manipulation fréquente de la dynamite pour faire sauter les rochers lui
vaut, de la part des Noirs, le surnom de « briseur de rocs ».
Un jour de novembre 1880, l’Américain a une surprise : on lui annonce
la visite d’un Français. C’est Savorgnan de Brazza, qui, lui aussi, connaît
«  l’intérieur de l’Afrique  ». Cette confidence ne plaît guère à Stanley qui
n’aime pas avoir d’égaux. Et comme, au terme d’une longue route, Brazza
est pratiquement en haillons, le représentant du roi des Belges le traite
mentalement de « va-nu-pieds ».
Mais que fait ce Français dans le fief de Stanley  ? Celui-ci était
tellement sûr que personne ne réaliserait jamais ce qu’il a réussi, qu’il a
négligé un conseil pressant venu de Bruxelles  : conclure, avant toutes les
autres puissances, des traités d’amitié avec les chefs indigènes habitant les
rives du pool. Et il n’a pas cru à ce que disait le message royal : une mission
française remonte de l’Ogoué vers le Stanley Pool.
Or, voici que Brazza lui annonce que lui a déjà traité, au nom de la
France, avec quelques potentats locaux et qu’il a l’intention de s’établir de
façon définitive au nord du pool.
L’Américain ne cache ni sa hargne, ni sa déception. Il commentera  :
«  Brazza manquait de tout, mais il ne s’était pas fait faute de bourrer ses
bagages de son pavillon national. »
L’aventure de Brazza est au demeurant singulière. Italien de naissance,
Français d’adoption, officier de marine, il s’est assigné pour tâche de
donner des territoires africains au pays qu’il a fait sien. Après avoir pénétré
au Gabon, il a gagné le haut Congo ; il a pris contact avec Makoko, roi de
Batéké, qui règne sur la rive nord du fleuve. Le souverain noir a accepté la
suzeraineté de la France. Puis Brazza a marché droit sur le Stanley Pool, y a
créé un poste confié à la garde du sergent Malamine et de trois Sénégalais.
Se dirigeant ensuite vers la mer, le Français a rencontré Stanley.
Voici le piquant de l’affaire  : l’expédition de Brazza a été, pour
l’essentiel, financée par l’association internationale créée par Léopold  II
qui, d’ailleurs, avait voulu s’attacher les services de l’officier français,
comme il avait acquis ceux de Stanley. Mais Brazza était d’un nationalisme
trop sourcilleux pour accepter des propositions étrangères.
Quand Stanley apprend la création du poste tenu par Malamine, il entre
dans une épouvantable fureur. Il se rend au lieu où flotte le drapeau
français. Très grand seigneur dans sa tenue de marin ornée de gigantesques
galons de sous-officier, Malamine montre les copies des traités par lesquels
la France s’est rendue propriétaire de la rive septentrionale du pool. Un
dialogue incroyable s’engage : « Je vous salue, monsieur le Gouverneur de
Brazzaville », lance, ironique, Stanley à Malamine.
Et, superbe, le Noir répond : — « C’est la République qui est là. »
Devant un missionnaire, l’Américain ne cache pas sa déconvenue  :
« Brazza est un maître homme ; il a fait, j’en conviens, un coup magistral,
mais il n’a pas agi loyalement à mon égard ; devant moi et dans ses discours
(prononcés devant la Société de géographie de Bruxelles), il a prétendu que
le Congo ne devait être ni français, ni anglais, ni portugais, qu’il devait
rester neutre ; en même temps, il me cachait le traité d’annexion qu’il avait
dans sa poche. »
Mais Stanley n’est pas homme à ne pas réagir. Il bondit sur la rive
gauche du Congo, se rend au village de Kinshasa et signe avec les chefs
Wambundu des traités qui le rendent maître d’importants territoires,
s’étendant jusqu’à la dernière des 32 cataractes, c’est-à-dire à l’extrémité
même du pool. En décembre, il fonde là une cité qui deviendra Léopoldville
«  pour honorer le généreux et royal fondateur de l’Association
internationale du Congo ». « A l’aube, explique-t-il, une centaine d’hommes
quittèrent le camp et, à l’aide de machettes, de houes et de haches, tracèrent
en ligne droite un sentier aboutissant à l’emplacement de la future station,
dont la construction remplit les quatre mois de décembre à avril. »
Mais la maladie frappe brutalement l’explorateur  ; une fièvre bilieuse
manque de l’emporter et il fait même ses adieux à ses compagnons : « Vous
direz à votre roi que mes forces m’ont trahi et que je regrette de n’avoir pu
accomplir jusqu’au bout la mission qu’il m’avait confiée. »
Quand, à peine rétabli, il arrive à Vivi en juin  1882, il a l’air d’un
cadavre. Il a pourtant la force de regagner l’Europe pour se soigner.
Pendant son absence, les choses vont mal. Echappés à la rude poigne de
l’Américain, à la volonté farouche, orgueilleusement convaincu de la
supériorité de la race blanche, et qui le faisait sentir, des tribus noires se
révoltent, pillent quelques stations, en tuent les occupants. Le remplaçant de
Stanley, le Dr Peschuel-Loesch, est un esprit médiocre et qui n’a qu’un
souhait : que le Congo devienne le plus vite possible une « bonne affaire ».
A Bruxelles, l’explorateur apprend que la presse parisienne se déchaîne
contre lui et le traite de « négrier », tandis qu’elle représente Brazza comme
une sorte de saint laïque. D’un tempérament exalté, celui-ci, d’ailleurs, met
de l’huile sur le feu en déclarant : « M. Stanley avait pris l’habitude de se
faire respecter à coups de fusil. Je n’avançais pas, moi, en belligérant, c’est
pourquoi j’ai pu faire la conquête pacifique qui a tant surpris l’explorateur
américain. »
Stanley entretient la querelle. Lors d’un banquet qui lui a été offert à
Paris, il ironise sur celui auquel il ne pardonne pas le poste tenu par
Malamine : « Lorsque j’ai vu M. Brazza pour la première fois, en 1880, je
n’avais pas la moindre idée que j’étais sur le point de recevoir quelqu’un
qui devait prendre pour nous une si grande importance  : un va-nu-pieds,
misérablement vêtu, qui n’avait de remarquable que son uniforme en loques
et un haut chapeau déformé  ; il n’avait même pas l’air d’un personnage
illustre déguisé en vagabond, tant sa mise était piteuse, et j’étais loin de me
douter que j’avais devant moi le phénomène de l’année, le nouvel apôtre de
l’Afrique, un grand stratège, un grand diplomate… » L’animosité entre les
deux hommes est devenue telle que l’on parle de duel. Léopold  II
intervient. Lui non plus n’a pas admis le « coup de Brazza », mais s’il veut
que la Belgique soit un jour la maîtresse du Congo, il aura besoin de l’appui
de Paris. Alors, mieux vaut faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Bien qu’encore malade, Stanley regagne le Congo à la fin de 1882. Il le
trouve en complet état de délabrement : Léopoldville va à l’abandon, tout le
monde est découragé. Mais l’Américain fonce : les stations se multiplient ;
on traite avec 400 chefs indigènes. Des tribus jusque-là hostiles font
serment d’allégeance. L’explorateur a une autre raison d’aller vite. Les
desseins de Léopold  II ont enfin été percés à jour  : l’Angleterre veut
maintenant sa part du gâteau et soutient les revendications portugaises. La
France affiche des prétentions sérieuses. Il faut donc que la Belgique
s’installe, et solidement.
Enfin la victoire  : la Conférence de Berlin, qui se tient en 1884
proclame (aimable fiction) l’indépendance du Congo, sous la souveraineté
personnelle de Léopold II.
L’heure des désillusions est venue pour le disciple de Livingstone. Pour
prix de son soutien à la conférence de Berlin, le gouvernement de Paris a
posé une condition formelle : Stanley ne doit pas retourner au Congo, son
attitude envers les représentants français étant trop blessante, et inamicales
ses tentatives de débaucher les chefs noirs qui ont accepté la suzeraineté
française. Léopold  II s’est incliné, mais il n’ose en faire l’aveu à Stanley.
D’autre part, le grand capitalisme belge estime qu’il n’a plus besoin de lui,
la pacification du Congo étant pratiquement terminée. Désormais, on
demande de simples administrateurs ; le temps des aventuriers est terminé.
Ecœuré, Stanley accepte alors de se lancer dans une entreprise
extravagante. A la suite du désastre subi à Khartoum par les troupes du
général anglais Gordon, un officier au service de khedive d’Egypte, Emine
Pacha, se trouve isolé et assiégé par les Soudanais, sur le haut Nil, près du
lac Albert et des frontières du Congo. Il convient d’aller le délivrer.
Le 25 mars 1888, Stanley quitte le Congo à la tête d’une petite troupe :
4 Anglais et 384 indigènes. Après une marche effroyable en forêt, la
caravane parvient au lac Albert, mais aucune trace d’Emine Pacha. Il le
découvre trois semaines plus tard : il s’était réfugié dans une anse du lac, à
bord d’un navire, le Khedive.
On repart, en direction de l’est cette fois.
Marche relativement facile qui conduit l’expédition jusqu’à l’océan
Indien, après avoir traversé les marais où se trouvent les sources du Nil.
L’Américain connaît un véritable triomphe à Zanzibar, puis rembarque
pour l’Europe. Il reçoit un accueil inoubliable à Brindisi, et même à Paris
où la querelle avec Brazza a été oubliée. C’est un train spécial qui conduit
l’explorateur en Belgique.
En Angleterre, qui cette fois ne l’accable plus de moqueries mais le
traite en héros, Stanley découvre les charmes d’une vie tranquille. Et lui, le
solitaire forcené, se marie le 12 juillet 1890 avec Miss Dorothy Tennant, de
30 ans sa cadette. Ce n’est plus la vie lourde de privations de la brousse ;
rendu immensément riche par la vente de ses livres, ses tournées de
conférences, les cadeaux reçus, Stanley vit comme un prince. Poussé par sa
femme, l’explorateur songe à la politique. Pour pouvoir se présenter au
Parlement, il se fait naturaliser anglais. Il est candidat conservateur à
Lambeth, un quartier populeux de Londres… C’est un désastre. Il est vrai
qu’il a plutôt rudoyé les contradicteurs qui mettaient en doute la grandeur
de l’Empire… En 1895, le succès sourit enfin, il est élu. Mais la vie
parlementaire l’ennuie rapidement : « Il y a eu sept votes, ce qui a pris trois
heures. Nous avons dû subir le plus lamentable verbiage que j’aie jamais eu
le malheur d’entendre. » Sa seule joie, désormais, Stanley la tire de l’enfant
que sa femme et lui ont adopté.
Il mourra, très stupidement, à Pâques 1904, des suites d’une chute sur le
trottoir.
Va-t-il rejoindre, dans l’ombre douce de Westminster, celui qui décida
de sa vie, David Livingstone ? Non. Car le clergé anglican refuse – pour des
raisons demeurées obscures (le livre que Mrs Stanley a consacré à son mari
ne donne aucune explication) que l’explorateur soit inhumé sous les dalles
de l’abbaye.
Etranges destinées  : Livingstone, doux et humble de cœur, repose au
milieu des gloires de l’Empire. Stanley, puissant, à l’écrasante personnalité,
bâtisseur d’empire, dort de son dernier sommeil dans le cimetière d’un petit
village de campagne, Pirbright.
Mais le vrai tombeau commun des deux hommes, c’est l’éternité de
l’Afrique.

Edmond BERGHEAUD
Le coup d’État de Brumaire
Le 20 brumaire An VIII – 11 novembre 1799 – Sieyès, rentrant chez lui,
trouve quelques amis et collaborateurs qui l’attendent pour avoir des
nouvelles… Il y a là notamment Talleyrand, Roederer, Boulay, de Chazal et
quelques autres. « Et alors, interroge l’un d’eux, cette première réunion des
trois consuls entre Bonaparte, Roger Ducos et vous  ?  » Sieyès se laisse
tomber dans un fauteuil. Il a un geste las que la fatigue des dernières heures
vécues ne suffit pas à expliquer. Il regarde lentement ses compagnons et
laisse tomber : Messieurs, vous avez un maître.
 

Dans ses Mémoires, Fouché, un expert en coups d’Etat, écrit  : «  La


révolution de Saint-Cloud aurait échoué si je lui avais été contraire  ; je
pouvais égarer Sieyès, donner l’éveil à Barras, éclairer Gohier et Moulins ;
je n’avais qu’à seconder Dubois de Crancé, le seul ministre opposant, et
tout croulait. Mais il y aurait eu stupidité de ma part à ne pas préférer un
avenir à rien du tout. Mes idées étaient fixées. J’avais jugé Bonaparte seul
capable d’effectuer les réformes politiques impérieusement commandées
par nos mœurs, nos vices, nos écarts, nos excès, nos revers et nos funestes
divisions. (…) Lui-même me parut alors, politiquement parlant, au-dessous
de Cromwell ; il avait par ailleurs à craindre le sort de César, sans en avoir
ni le brillant, ni le génie.
«  Mais, d’un autre côté, quelle différence entre lui, La Fayette et
Dumouriez  ! Tout ce qui avait manqué à ces deux hommes d’épée de la
Révolution, il le possédait pour la maîtriser ou s’en emparer. »
 

Quelques jours après le 19-Brumaire, l’ex-président du Directoire,


Gohier, exhale sa rancœur  : «  Il le fallait frapper, et sans pitié  : la
République existerait encore (…). Si on m’avait écouté, tout aurait été
facilement arrangé. »
 

Dans sa résidence de Grosbois, Barras, le véritable maître de la France


depuis cinq ans, Barras le tortueux, Barras qui a été de tous les complots, à
qui Bonaparte doit en grande partie d’être devenu ce qu’il est, Barras
médite. Il ne se pardonne pas de s’être « laissé avoir », pour la première et
la dernière fois de sa carrière, de ne pas y avoir cru  : «  Ce que le 18-
Brumaire représente de plus triste, c’est qu’il est le triomphe de la force
aveugle sur la raison, du militaire sur le civil. Ici viennent de périr la
représentation nationale, la liberté de la presse, les institutions populaires
et toutes les garanties que la nation française croyait avoir conquises, les
trésors de la République, la vie d’un million de citoyens  : s’il subsistait
quelque chose de la Révolution, Bonaparte manquerait au principe de sa
journée. La contre-révolution est lancée : les bases en sont posées. »
 

Dans son logement de la rue de la Victoire, Joséphine Bonaparte,


entourée de ses admirateurs, d’amis plus ou moins intéressés, de quelques
membres de la famille de son mari, n’en peut plus. Les événements des
dernières quarante-huit heures l’ont épuisée. A ceux qui la félicitent, elle
répond d’un sourire, avec cette grâce de créole dont elle sait si bien jouer.
Joséphine se remémore tout ce qui s’est passé depuis un mois et qui, d’une
femme sur le point d’être répudiée pour inconduite, va faire d’elle la
première dame de France.
 

Le peuple de Paris ne comprend pas encore très bien ce qui vient de se


passer et dont il n’a été, pour une fois, que le témoin passif… Lui qui a vu
et fait verser tant de sang depuis dix ans, il ne pense qu’à une chose : pas un
coup de feu n’a été tiré. Instinctivement, il a confiance. Il croit que ce petit
général qu’il admire va lui apporter la paix.
 

Le 5 juillet 1816, à Sainte-Hélène, après le dîner, Napoléon est en veine


de confidences. Las Cases note dans son Mémorial ce que vient de lui dire
l’Empereur : « Il est sûr que jamais plus grande révolution ne causa moins
d’embarras, tant elle était désirée (…). Pour mon propre compte, toute ma
part dans le complot d’exécution se borna à réunir, à une heure fixe, la foule
de mes visiteurs et à marcher à leur tête pour saisir la puissance (…).
« On a discuté métaphysiquement, et l’on discutera longtemps encore,
si nous ne violâmes pas les lois, si nous ne fûmes pas criminels ; mais ce
sont autant d’abstractions bonnes tout au plus pour les livres et les tribunes,
et qui doivent disparaître devant l’impérieuse nécessité  : autant vaudrait
accuser de dégât le marin qui coupe ses mâts pour ne pas sombrer. Le fait
est que la patrie sans nous était perdue et que nous la sauvâmes (…).
« Tous ceux qui faisaient partie du tourbillon politique ont eu d’autant
moins le droit de se récrier avec justice que tous convenaient qu’un
changement était indispensable, que tous le voulaient et que chacun
cherchait à l’opérer de son côté. Je fis le mien.
«  Aussi n’est-ce qu’à des temps plus éloignés, à des hommes plus
désintéressés, qu’il appartient de prononcer sainement sur cette grande
affaire. »
 

Le 18 brumaire An  VIII, 9  novembre 1799, la France était bonne à


prendre par un homme à poigne. Bonaparte a été cet homme. Pourquoi  ?
Comment ?
 

Pour comprendre ce coup d’Etat qui allait placer à la tête des affaires
l’un des hommes les plus prestigieux, et par conséquent les plus discutés,
que la France ait connus, pour en expliquer tous les tenants et aboutissants,
il importe de revenir en arrière. Le 18-Brumaire n’est en effet que la
conclusion – logique – de plusieurs années au cours desquelles la France
n’a pas été ou a été mal gouvernée par des hommes qui n’en avaient pas les
capacités, ou qui ne pensaient qu’à leur propre position. Les plaies de la
Révolution étaient mal cicatrisées et, entre ceux qui voulaient la
restauration sans toujours savoir qui mettre à sa tête, ceux qui voulaient
garder les acquis de 89 tels quels et ceux qui estimaient que l’expérience
suffisait comme cela, qu’il fallait trouver autre chose, les Français
souffraient, tiraillés entre des politiques divergentes, au milieu d’une misère
indicible, sans cesse appelés à défendre les frontières, à se battre, à se faire
tuer. Le pays le plus peuplé de l’Europe était aussi le plus détesté de ses
voisins, et le plus instable. De 1795 à 1799, il n’allait pas cesser de vivre
sur un volcan politique, militaire et social avec, ici et là, des coups d’Etat à
blanc qui, à chaque fois enfonceraient un peu plus ceux qui avaient la
charge de gouverner et, peu à peu, ne songeraient plus qu’à se maintenir :
les Directeurs.
La Constitution de l’An  III, août  1795, institue deux Chambres
renouvelables par cinquième annuellement : le Conseil des Cinq-Cents et le
Conseil des Anciens. Le pouvoir exécutif est confié à un collège de cinq
membres, le Directoire, élus par les Conseils et eux aussi renouvelables par
cinquième chaque année.
Il est prévu que les deux tiers des futurs représentants seront
obligatoirement choisis parmi les membres de la Convention. Pour
s’opposer à cette disposition, la droite essaie de soulever la rue. Pour
réprimer l’émeute, le gouvernement compte déjà sur Barras, alors
commandant de la place de Paris. Celui-ci s’adjoint un général corse
inconnu et du reste rayé des cadres pour avoir refusé de servir en Vendée
contre les royalistes, Napoléon Buonaparte. Il a vingt-six ans. Le
13  vendémiaire, les insurgés tentent de cerner les palais du Louvre et des
Tuileries. Buonaparte fait quadriller le quartier par des soldats et des canons
que commande un certain Murat, qui lui aussi ne tardera pas à devenir
célèbre, mais pour d’autres raisons.
La légende veut que Buonaparte ait personnellement assisté à la
canonnade qui devait faucher par dizaines les émeutiers réfugiés sur les
marches de l’église Saint-Roch. La vérité oblige à dire que, si effectivement
canonnade il y a eu, le jeune général ne s’en est pas mêlé de trop près. Mais
le résultat est là : ces coups de canon permettent à Buonaparte de se frayer
un chemin, non pas vers le pouvoir, mais dans la considération des
personnages influents de l’époque, à commencer par Barras. Pour prix de
ses bons et loyaux services envers le pouvoir, il reçoit le commandement de
l’armée de l’intérieur.
Buonaparte francise son nom. Le « u » disparaît. S’il jette un regard en
arrière, il peut constater qu’il n’a pas perdu de temps. Lieutenant en 1792 à
Valence, général de brigade en décembre 1793, à la prise de Toulon, il a eu
soin de se tenir à l’écart des grandes controverses politiques qui
n’épargnaient pas l’armée et faisaient de glorieux officiers républicains de
la veille des guillotinés du lendemain. A Toulon, commandant de
l’artillerie, il a montré du courage et un sens tactique déjà aiguisé, ce qui lui
a valu d’être recommandé à Robespierre qui n’aura pas le temps de
l’utiliser.
Pour son refus de servir en Vendée, il a été placé en demi-solde. Il
faudra le flair de Barras pour le sortir de l’ombre. Quatre ans plus tard, le
Directeur devait amèrement s’en repentir.
Le jeune général de vingt-six ans qui fait son entrée dans les salons
parisiens est l’objet de beaucoup d’attention et de curiosité : la silhouette est
frêle, le visage émacié ; les cheveux longs tombent en désordre de chaque
côté de la tête mais, surtout, il y a ce «  regard de feu  » qui inquiète et
fascine tout à la fois… surtout les femmes qui ne voient pas que les
vêtements sont à demi râpés et que ce Corse ne sait pas leur parler, qu’il a
des manières frustes de soldat monté trop vite en grade.
Chez Barras, Bonaparte rencontre celle qui sera à la fois son tourment
et sa seule véritable passion : Joséphine, veuve Beauharnais, présentement
maîtresse de Barras et, accessoirement, de quelques autres dignitaires du
régime.
A Sainte-Hélène, Napoléon affirmera qu’il n’avait épousé Joséphine
que parce qu’il croyait faire « une bonne affaire », mais il reconnaîtra aussi
que «  c’était une vraie femme  ». En fait, elle a été la seule qu’il ait
réellement et profondément aimée.
Tout à la fois par raison, par intérêt et par amour, Bonaparte décide
d’épouser Joséphine, bien qu’elle soit plus âgée que lui et qu’il n’ignore
rien de son passé et même de son présent pour le moins agité. Le mariage
est célébré le 2 mars 1796. Depuis une semaine, Bonaparte est commandant
en chef de l’armée d’Italie. Joséphine aussi pense qu’elle fait « une bonne
affaire ».
C’est en Italie que Bonaparte va pouvoir commencer à donner sa
véritable mesure. Ce n’est pas tant à ses exploits passés qu’il doit cette
nomination, qu’au fait que le Directoire n’attendait plus qu’un miracle pour
rétablir une situation militaire très mauvaise, et qu’il s’était dit qu’après
tout, le plan que lui avait présenté le jeune général n’était pas plus mauvais
qu’un autre.
Peut-être aussi certains Directeurs sentaient-ils déjà le besoin de tenir à
l’écart de leurs petites combinaisons un homme qui avait prouvé qu’il
n’était pas dépourvu d’ambition et savait mener sa barque… Ils ne se
doutaient pas que, loin, Bonaparte allait être beaucoup plus dangereux que
s’ils l’avaient eu à côté d’eux pour le surveiller.
Bonaparte est bien décidé à se moquer de tous les ordres qui viennent
de Paris. Il fait sa campagne comme il l’entend et quand, après une victoire,
le Directoire, avec ses félicitations, lui envoie ses recommandations, il lui
fait répondre par un messager, en termes à peine polis, qu’à chacun ses
affaires, que lui ne se mêle pas de politique et que les Directeurs n’ont pas à
se mêler de la façon de faire la guerre.
Les Directeurs sont d’autant plus obligés de s’incliner que cette
campagne d’Italie, non seulement remplit les caisses de l’Etat avec tous les
butins amassés et les trésors pillés, mais aussi remonte le moral du peuple,
dont la misère est un risque permanent de soulèvement. Dans les
campagnes, les bandes de brigands font la loi ; dans les villages, il n’est pas
rare de mourir tout simplement de faim ; à Paris, le marché noir est roi. Tout
ce qui représente une valeur quelconque est immédiatement monnayé. On
trafique sur les objets d’art comme sur un peu de tabac, sur un hôtel
particulier comme sur la vertu d’une fille… Il faut bien vivre. Les rentiers
mendient, les fonctionnaires sont payés avec six mois de retard, quand ils
sont payés. Tout se vend et tout s’achète, y compris les Directeurs, les
ministres, les généraux, les fournisseurs aux armées. Des fortunes
colossales se bâtissent en quelques jours et s’écroulent aussi vite.
Pour s’étourdir, la « bonne société », comme le « bon peuple », danse. Il
y a trois cents bals à Paris  ! On danse partout, dans les palais, dans les
églises, dans les couvents et même au cimetière Saint-Sulpice  ! Le mot
d’ordre de la nouvelle classe qui se crée, issue de la Révolution dont elle a
su éviter tous les pièges, c’est « gagner de l’argent le plus vite possible et
sans cesse davantage ».
Pour elle, les victoires italiennes de Bonaparte ne sont qu’une nouvelle
source de richesses possibles. Pour le peuple, la fibre patriotique vibre
malgré tout. Instinctivement, il sait gré à ce jeune général de maintenir haut
le drapeau tricolore. Il accueille avec enthousiasme la nouvelle qu’à Arcole,
ce drapeau, Bonaparte l’a personnellement brandi pour entraîner ses
troupes.
La légende est belle. Elle est fausse, mais le bon peuple ne le sait pas.
Paradoxalement, Bonaparte, aux yeux de ses soldats, n’est pourtant pas
le grand homme de guerre que la rumeur populaire commence à façonner
en France. Sa petite taille, sa maigreur, sa mauvaise santé ne sont pas faites
pour en imposer à ces soldats rudes qui sont mal vêtus, mal chaussés, mal
nourris, mal payés. Il ne devient vraiment populaire auprès de ses hommes
qu’à partir du moment où il décide de modifier le système des soldes. Pour
l’armée d’Italie, cela vaut toutes les batailles gagnées.
Bonaparte n’a pas, à cette époque, de véritable doctrine politique, mais
il n’ignore rien de ce qui se passe à Paris, des intrigues politiques, des
ambitions des uns et des autres qui lui envoient du reste leurs agents pour
essayer de se concilier ses bonnes grâces. Les royalistes pensent qu’il sera
l’épée qui leur permettra de restaurer la monarchie  ; les républicains
pensent qu’il sera l’épée qui leur permettra de balayer tous les « pourris » et
de refaire une République « pure et dure ». Chaque camp envoie aussi ses
espions pour essayer de compromettre ce général qui n’en fait qu’à sa tête.
Très rapidement, ils rentrent en France, à la fois subjugués par l’autorité qui
émane de cet homme et inquiets de ce qui se passerait s’il décidait de venir
mettre un peu d’ordre à Paris, comme il a mis à la raison ses adversaires sur
les champs de bataille ou autour du tapis vert des négociations.
Dans les Assemblées, comme au Directoire, on commence à prendre
peur. Il faut tout de suite ruiner le prestige de cet homme. Pour cela, on va
déclencher une campagne de presse : on l’accuse de n’être pas avare de la
vie de ses hommes, ce qui n’est pas tout à fait inexact ; on l’accuse d’être
un mauvais négociateur, ce qui n’est pas faux non plus. On l’accuse de se
conduire en dictateur, ce à quoi il ne songe pas encore. L’idée de jouer un
rôle politique n’a commencé à germer dans son esprit qu’au soir de la
victoire de Lodi (10  mai 1796). «  Ce n’est que ce jour-là, écrira-t-il plus
tard, que je me suis cru un homme supérieur et que m’est venue l’ambition
d’exécuter de grandes choses qui, jusque-là, occupaient ma pensée comme
un rêve fantastique. »
Aux attaques dont il est l’objet, Bonaparte réplique de la même façon.
A ses soldats, il lance des proclamations pour les mettre en garde contre les
menées royalistes : « Soldats, des montagnes nous séparent de la France :
vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir
la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les
républicains (…). Jurons sur nos nouveaux drapeaux  : guerre implacable
aux ennemis de la République et de la Constitution de l’An III. »
Parallèlement, il fait paraître à Paris plusieurs publications, le Courrier
de l’armée d’Italie, la France vue de l’armée d’Italie, dans lesquelles sont
dénoncées les gabegies du pouvoir, attaqués les royalistes, ridiculisés
quelques personnages d’importance comme Pichegru ou Dumolard, vantés
les mérites de l’armée d’Italie.
Peu à peu, par ces journaux, Bonaparte fait sa propagande personnelle.
Tel article dit « qu’il vole comme l’éclair et frappe comme la foudre », tel
autre insiste sur « sa simplicité, sa passion, son génie militaire », tel autre
encore trace de lui le portrait d’un homme qui «  souffre tout simplement
d’être séparé de sa femme ».
Par le général Augereau qu’il envoie à Paris porteur de messages pour
le Directoire, Bonaparte sait en retour ce que le pouvoir pense de lui. Il sait
aussi que la situation n’est pas mûre, que le moment n’est pas venu. Aucune
faction n’arrive à prendre le dessus. Il ne s’agit pas de s’engager trop tôt
pour l’une ou pour l’autre. Bonaparte pense simplement alors qu’un jour on
aura peut-être besoin de lui pour jouer les arbitres, les médiateurs.
Son calcul est juste. Il va assister, de loin, à un premier coup d’Etat à
blanc, sans avoir à prendre parti.
 

Tandis qu’en Italie, le général corse se conduit en maître absolu, parle


d’égal à égal avec l’Empereur, refait les Etats qu’il a conquis par les armes,
crée une République ici, là maintient un prince au pouvoir, signe l’armistice
à Leoben, le 18  avril 1797, et pense déjà à une France beaucoup plus
méditerranéenne que rhénane, à Paris, on s’agite de plus en plus. Les
royalistes ont décidé de passer à l’action et les Directeurs ne l’ignorent pas.
A force de jouer double, voire triple jeu, chacun a des espions dans tous les
camps et rien de ce qui se trame n’est vraiment ignoré par ceux qui ont la
charge de gouverner la France. La Constitution de l’An III a séparé de façon
trop absolue les deux pouvoirs  : exécutif et législatif, elle n’a pas prévu
d’arbitrage en cas de conflit entre les Assemblées et le Directoire. Donc, si
une difficulté surgit, il n’y a guère d’autre recours que la force. La devise de
chaque camp au sein des Cinq-Cents comme des Anciens pourrait être : J’ai
peur, mais je fais peur et entre les cinq Directeurs en principe égaux en
droits et en pouvoirs, c’est une lutte d’influence continuelle.
En fructidor, les royalistes pensent que le moment d’agir est venu. A
leur tête, le général Pichegru, qui compte sur l’appui de deux Directeurs,
Carnot et Barthélemy. Le plan est simple : il s’agit de prendre prétexte que
les trois autres Directeurs, Barras, Larevellière et Reubell, ont fait venir aux
alentours de Paris les troupes de Hoche, pour les accuser de tenter un coup
de force contre les Assemblées, afin d’en éliminer les «  contre-
révolutionnaires ».
Carnot sera chargé d’accuser ses collègues du Directoire à la tribune
des Cinq-Cents ; il suffira ensuite de nommer Pichegru à la tête de l’armée
de Paris, d’arrêter le « triumvir » et le tour sera joué.
En fait, c’est compter sans l’habileté manœuvrière de Barras et aussi
sans les scrupules de l’honnête Carnot qui, tout en souhaitant la
Restauration rêve surtout d’ordre et de justice.
Pour parer le coup, Barras et ses deux collègues pensent qu’il suffit de
rééditer l’opération du 13-Vendémiaire, en confiant à Augereau le rôle de
Bonaparte si par hasard les faubourgs se mettaient à bouger. En même
temps, Carnot, mais les royalistes l’ignorent, envoie des lettres enflammées
à Bonaparte : « Vous tenez le sort de la France entre vos mains… Signez la
paix et venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier qui vous
appellera son bienfaiteur. »
Bref, au moment d’agir, Carnot renonce, d’autant plus que les Anciens,
plus réfléchis, plus prudents que les Cinq-Cents, repoussent
systématiquement tous les projets à tendance restauratrice. Un moment, les
royalistes pensent eux aussi s’appuyer sur la force, en l’occurrence l’armée
Rhin-et-Moselle, que commande Moreau et dont les soldats, parce qu’ils
sont mal nourris, mal habillés et mal payés, sont prêts à marcher contre les
« pourris », quels qu’ils soient.
L’affrontement fratricide paraît inévitable. En fait, les royalistes ont
surestimé leurs forces et sous-estimé celles de leurs adversaires qui passent
brusquement à l’action.
Dans la nuit du 17 au 18 fructidor, alors même que Pichegru et ses amis
en sont encore à préparer le décret d’accusation contre Barras, Larevellière
et Reubell, alors que certains députés prudents décident d’aller coucher à la
campagne et que des diligences sont prêtes à emmener au loin ceux que
hante le spectre de la guillotine, Augereau cerne les Tuileries avec ses
10 000 hommes. A quatre heures du matin, le canon tonne. Barthélemy est
arrêté dans son lit, ainsi que cinquante-trois députés. Pichegru, alors qu’il
tente de sortir par une porte dérobée, est appréhendé par Augereau lui-
même. Carnot, seul, réussit à s’échapper.
Quand les Parisiens se réveillent, le 18 fructidor au matin, c’est pour
apprendre par des affiches qu’un complot royaliste a été déjoué, que les
coupables seront sévèrement châtiés, que la République est sauvée.
Le Directoire, ou plutôt ce qu’il en reste, a gagné la première manche.
Terrorisés ou consentants, les parlementaires acceptent tout ce qu’il leur
impose : les élections de cinquante-trois départements sont annulées et leurs
représentants condamnés à la déportation, ainsi que Barthélemy et Carnot,
des policiers, des journalistes, un ministre, des fonctionnaires.
C’est la terreur sèche  : pas de guillotine sur la place rebaptisée sans
ironie depuis peu place de la Concorde, mais c’est la Guyane, la mort lente.
D’autant plus impitoyables qu’ils ont eu plus peur, les vainqueurs de
Fructidor multiplient les sanctions, sans se rendre compte qu’ils violent
cette Constitution de l’An  III au nom de laquelle ils affirment avoir agi.
Personne ne semble réaliser alors que c’est le «  contact  » de Bonaparte à
Paris, le général Augereau, qui a porté le premier coup dans cet édifice
politique branlant, mais que le chef de l’armée d’Italie s’est contenté de
compter les coups.
Barras et ses amis ont gagné, mais c’est une victoire à la Pyrrhus. Alors
qu’il faudrait réformer, ils se contentent de replâtrer.
Ce qui reste des Assemblées désigne comme Directeurs, pour remplacer
Barthélemy et Carnot, deux hommes aussi neutres que possible, François de
Neufchâteau et Merlin de Douai, dont Larevellière écrira dans ses Mémoires
qu’ils sont «  privés l’un et l’autre de cette force de conception et de cette
élévation de caractère qui conviennent à un homme d’Etat  ». Barras est
encore plus sévère. Pour lui, Merlin de Douai n’est qu’un «  esprit étroit,
haineux  », et François de Neufchâteau un «  libertin pas corrigé par les
années ».
En fait, l’un et l’autre se préoccupent beaucoup plus de leurs petites
affaires personnelles que de celles de l’Etat.
Bonaparte ne se cache pas pour dire ce qu’il pense de ce replâtrage. Il
fait écrire dans le Courrier de l’armée d’Italie, en parlant du Directoire  :
« L’anarchie règne, le gouvernement est faible et impuissant. Il ne faut plus
dissimuler ces vérités fatales. »
Et à Talleyrand, alors ministre des Relations extérieures et qui sent déjà
que ce petit général pourrait bien un jour faire de grandes choses, Bonaparte
écrit une longue lettre dans laquelle il lui fait part de ses idées
constitutionnelles qui préfigurent déjà le 18-Brumaire.
Mais nous ne sommes encore qu’en 1797. Pour le moment, Bonaparte
se contente d’imposer à distance ses volontés au Directoire  : il signe le
traité de Campo-Formio en le mettant devant le fait accompli. Les
Directeurs renâclent mais finalement cèdent, à la fois parce qu’ils sentent
que les Français ont besoin de paix et que déplaire à Bonaparte, c’est
risquer de le voir revenir à Paris à marches forcées avec sa redoutable
armée de traîne-savates.
Comme Bonaparte demande à rentrer – il est en Italie depuis vingt mois
– les Directeurs cherchent le moyen de le tenir aussi éloigné que possible de
Paris. Ils le nomment plénipotentiaire à Rastadt et commandant en chef de
l’armée d’Angleterre. Bonaparte accepte, mais à peine commence-t-il à
négocier à Rastadt, que le Directoire change d’avis. Barras, qui est le seul à
voir clair et domine ses collègues de toute sa rouerie et sa science des
intrigues, réussit à les persuader que Bonaparte pourrait bien être le rempart
nécessaire à leur défense et à leur maintien au pouvoir, car la droite des
Assemblées, après avoir encaissé les coups de Fructidor, commence déjà à
relever la tête.
Les Directeurs, qui n’en sont pas à une volte-face près, se rangent à
l’avis de Barras, avec le secret espoir de ruiner le crédit que Bonaparte a pu
acquérir par ses victoires auprès du peuple et aussi de certains
parlementaires.
Et puis, le peuple a besoin d’idoles. On va lui montrer Bonaparte dont
Stendhal écrira, dans la Chartreuse de Parme, qu’après tant de siècles,
César et Alexandre avaient un successeur. Cela fera oublier aux Français
leurs misères, le pillage, l’anarchie, le brigandage, l’argent qui ne vaut rien,
le commerce qui ne marche plus, les champs qui restent en friche.
Le 10  décembre 1797 – 20 frimaire de l’An VI – il y a foule près du
Luxembourg. Enfin, elle va voir ce général de vingt-sept ans qui a taillé en
pièces les armées ennemies. En fait, Bonaparte est à Paris depuis quatre
jours et il n’a pas perdu son temps. Il a eu, dès son arrivée, une entrevue qui
va être décisive pour l’avenir.
Le 6  décembre, à 11  heures du matin, Talleyrand reçoit le général
Bonaparte à son bureau du ministère des Relations extérieures. Les deux
hommes se voient pour la première fois. Ils n’ont, jusqu’à présent,
qu’échangé quelques lettres, mais ils sentent, s’ils ne le savent pas encore,
qu’ils auront besoin l’un de l’autre, que leurs ambitions sont
complémentaires, qu’ils sont en quelque sorte condamnés à œuvrer
ensemble, pour le meilleur… ou pour le pire.
En apparence, tout sépare ces deux hommes  : l’âge, Talleyrand a
quarante-deux ans, Bonaparte vingt-sept, l’origine, le passé. Seuls points
communs : l’un et l’autre doivent leur fortune à Barras, l’un et l’autre sont
également ambitieux.
Le prince de Talleyrand-Périgord est né en 1754. A vingt-cinq ans, il est
ordonné prêtre contre sa volonté, mais réussit à se faire nommer agent
général du clergé, c’est-à-dire intermédiaire entre l’Eglise et les ministres
du roi pour toutes les questions importantes. C’est là qu’il commence à faire
la preuve de ses talents : son sens de la diplomatie et son sens des affaires.
Très vite, il bâtit sa fortune et sait se rendre indispensable. La soutane
ne l’empêche pas de mener une vie dissolue qui fait l’objet de tous les
cancans à la cour. Louis  XVI croit le ramener sur la bonne voie en le
nommant évêque d’Autun en 1778 : ce sera pire.
Député aux états généraux, il commence à jouer un rôle politique. Il
louvoie avec une étonnante maestria entre les obstacles de la Révolution. Il
l’écrira lui-même  : «  Je me suis mis à la disposition des événements et,
pourvu que je restasse français, tout me convenait. La Révolution
promettait de nouvelles destinées à la nation ; je la suivis dans sa marche et
j’en connus les chances. » Sa ligne de conduite est tracée. Il n’en changera
jamais. A ceux qui l’accuseront de s’être mis successivement au service de
tous ceux qui ont dirigé la France, de Louis XVI à Louis-Philippe, pendant
les cinquante années les plus agitées qu’ait connues le pays, il répondra
d’avance  : «  Ce n’est pas moi qui ai changé d’idées, ce sont les maîtres
successifs de la France. Moi, je n’ai jamais eu en vue que le bonheur et la
prospérité de la France. »
Talleyrand a « de l’avenir dans l’esprit » et cet avenir, en ce matin de
décembre 1797, entre dans son bureau en la personne de Bonaparte. Du
temps de la Terreur, il avait préféré mettre un océan entre Robespierre et
lui  ; à son retour, il avait dû aux bons soins de Mme  de Staël de se faire
remarquer des Directeurs au point de leur devenir indispensable. Il a pris la
charge de la diplomatie à un moment où la France n’a que des ennemis. Les
victoires de Bonaparte en Italie lui ont facilité la tâche. Il n’aurait sans
doute pas négocié comme lui à Léoben ou à Campo-Formio, mais il préfère
laisser faire ce petit général ambitieux. S’il réussit, il en profitera  ; s’il
échoue, il pourra toujours dire : « Si on m’avait écouté. »
Roué, ambitieux, hypocrite, arriviste, vénal, menteur, ce sont les
adjectifs qui reviennent le plus souvent sous la plume des historiens qui, par
dizaines et passionnément, se sont penchés sur la vie de cet homme
vraiment extraordinaire qui, en plus, avait le physique de son âme. Le nez
en pointe, les yeux gris sous des sourcils touffus, un pli ironique
constamment au coin des lèvres, grand, dédaigneux, méprisant, il réussissait
même à jouer de sa claudication, souvenir d’une chute dans son enfance et
qui lui vaudra le surnom de «  Diable boiteux  ». Il possédait au plus haut
degré l’art de mettre mal à l’aise ses interlocuteurs en quelques minutes.
Le voilà donc en face de lui, lui le grand seigneur, ce Bonaparte aux
yeux de fièvre, à l’uniforme râpé, à l’allure un peu ridicule, qui ne sait pas
se tenir dans le monde ni parler aux femmes.
De cette première entrevue, on ne connaît que la version qu’en a donnée
Talleyrand  : «  Au premier abord, Bonaparte me parut avoir une figure
charmante  : vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau
regard, à de la pâleur et à une sorte d’épuisement (…). Cette conversation
fut de sa part toute de confiance. Il me parla avec beaucoup de grâce de ma
nomination aux Relations extérieures et insista sur le plaisir qu’il avait eu à
correspondre en France avec une personne d’une autre espèce que les
Directeurs (…). »
Dès le premier contact, Bonaparte a donc senti qu’il fallait flatter
Talleyrand, et celui-ci y a été sensible. Quatre jours plus tard, Talleyrand ne
sera pas en reste d’éloges. En tant que ministre des Relations extérieures,
c’est à lui d’accueillir le vainqueur d’Italie.
Au fond de la cour d’honneur du Luxembourg trône l’autel de la Patrie,
flanqué des statues de la Liberté, de l’Egalité et de la Paix et des drapeaux
conquis de l’autre côté des Alpes. Les Directeurs sont en grand uniforme,
tout ce que la France compte de personnalités est là. Un grand orchestre
avec chœurs joue une symphonie. Soudain, la musique est couverte par une
immense clameur  : «  Vive Bonaparte  !  », «  Vive la République  !  ».
L’orchestre attaque l’Hymne de la Liberté. C’est du délire dans la foule. Les
Directeurs se regardent, quelque peu inquiets de cette popularité qui leur
fait peur. Talleyrand se contente de plisser un peu plus les yeux et il apparaît
au coin de ses lèvres ce qui peut passer pour un sourire. Il se lève et parle :
« En nous apportant le gage certain de la paix, il nous rappelle malgré
lui les innombrables merveilles qui ont amené un si grand événement  ;
mais, qu’il se rassure, je veux bien taire en ce jour tout ce qui fera l’honneur
de l’Histoire et l’admiration de la postérité  ; je veux même ajouter, pour
satisfaire à ses vœux impatients, que cette gloire qui jette sur la France
entière un si grand éclat, appartient à la Révolution… »
Une allusion, ô très discrète, à l’avenir : « Quand personne n’ignore son
mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste (…) je sens qu’il
nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa
studieuse retraite. La France entière sera libre ; peut-être lui ne le sera-t-il
jamais : telle est sa destinée… »
Talleyrand se rassoit, pas mécontent de l’espèce de stupeur avec
laquelle les Directeurs ont accueilli les dernières paroles. C’est au tour de
Bonaparte de répondre. Dans son uniforme de général de la République, il
paraît perdu. Il est très maigre, très pâle malgré le soleil d’Italie. On le dirait
malade. Il a écouté les hommages de Talleyrand sans broncher, mais son
regard n’a cessé de scruter l’assistance, comme s’il voulait se mesurer à
elle.
Il ouvre la bouche. Le débit est saccadé, la voix brusque. Son accent
corse rend la plupart de ses paroles inaudibles. Il s’adresse au
gouvernement, aux parlementaires, aux ministres, à la foule comme il
donnerait des ordres à ses généraux pour courir sus à l’ennemi. Il faut
vraiment tendre l’oreille pour surprendre une phrase, une seule, mais qui va
faire l’effet d’une bombe. Il conclut par ces mots : Lorsque le bonheur du
peuple français sera assis sur de meilleures lois organiques, l’Europe
entière deviendra libre.
Il n’insiste pas, mais le coup a porté. Le reste de la cérémonie, le
discours de Barras notamment, n’a plus d’importance. La foule applaudit,
mais les Directeurs n’oublieront pas cette allusion à une réforme nécessaire
de la Constitution de l’An  III. Seul Talleyrand est satisfait. Il glisse à son
voisin : « Il y a là de l’avenir. »
C’est un agent royaliste, Mallet du Pan, qui aura le mot de la fin. Il écrit
à la cour de Vienne : « Buonaparte peut être certain que la moitié au moins
de ses acclamateurs l’eussent volontiers étouffé sous ses couronnes
triomphales (…). »
Bonaparte va être désormais le point de mire de tous à Paris  : des
Directeurs comme des femmes qui tiennent salon, des jacobins comme des
royalistes  : chacun à la fois le redoute et voudrait se concilier ses bonnes
grâces.
Mais, instinctivement, à moins qu’il ne soit bien conseillé, Bonaparte
sent que la meilleure tactique consiste à ne pas trop se montrer, à rester dans
l’ombre, discret, présent mais en apparence modeste, détaché de toutes ces
vaines gloires. Il s’installe chez lui, rue Chantereine, rebaptisée en son
honneur rue de la Victoire, et il attend. Il attend, il écoute les avis, il se met
au courant, il étudie la situation. Il apprend à connaître ces hommes qui sont
actuellement au pouvoir et essaie de faire un tri entre ceux avec lesquels il
faudra compter et ceux qu’il faudra sans pitié rejeter dans l’ombre.
A cette époque – fin 1797 – Bonaparte ne songe pas vraiment à
renverser le gouvernement à son profit, mais plutôt à se substituer à lui
quand l’heure sera venue, c’est-à-dire quand le gouvernement se sera
suffisamment discrédité aux yeux de tous pour que son remplacement
devienne inéluctable.
Bonaparte n’ignore pas qu’il a des adversaires qui vont s’acharner à le
perdre. Dans les réceptions auxquelles il est quand même obligé d’assister,
sa prudence instinctive va jusqu’à ne goûter aux plats que quand les autres
convives ont eux-mêmes commencé à manger. A ceux qui s’étonnent de sa
frugalité, il répond qu’il a l’estomac fragile.
Bonaparte comprend aussi qu’il a encore beaucoup de choses à
apprendre, qu’il ne doit pas seulement être le vainqueur de l’armée d’Italie.
Dans ce dessein, il sollicite le fauteuil de Carnot à l’Institut. D’autre part,
pour faire admettre ses idées constitutionnelles, il ne peut pas se passer des
avis d’un homme qui, comme Talleyrand, va jouer un grand rôle dans les
mois à venir : Sieyès.
 

Le 25  décembre 1797, Bonaparte est solennellement élu membre de


l’Institut dans la classe des sciences, section de mécanique. Election
triomphale, 305 voix contre 7. Les membres de l’Institut sont flattés de
compter dans leurs rangs un aussi glorieux général, Bonaparte est fier
d’entrer dans cette corporation où se retrouvent tout ce que la France
compte de savants, de penseurs. Il a la modestie d’écrire à son président :
«  Je sais bien qu’avant d’être leur égal, je ne serai longtemps que leur
écolier. »
Il a eu aussi la sagesse de recevoir individuellement les membres les
plus influents de cet Institut, non pas qu’il ait craint de ne pas être élu, mais
tout à la fois pour leur montrer son savoir et, en les interrogeant, pour
recueillir leurs avis. Il a pu ainsi parler mathématiques avec Lagrange et
Laplace, poésie avec M.-J. Chénier, législation avec Daunou, musique avec
Méhul, peinture avec David.
Avec Sieyès, Bonaparte comprend qu’il faut agir autrement. Il lui
demande audience.
Emmanuel-Joseph Sieyès avait, comme Talleyrand, commencé sa
fructueuse et ondulante carrière politique en entrant dans les ordres. Très
vite, il s’était surtout intéressé aux problèmes constitutionnels et, en 1789,
était député du tiers état.
C’est de cette époque que date le fameux : « Qu’est-ce que le tiers état ?
Rien. Que doit-il devenir ? Tout. » C’est lui aussi qui avait rédigé le serment
du Jeu de Paume. Tenu à l’écart par des collègues plus occupés à faire des
discours qu’à vraiment travailler, Sieyès avait choisi une fois pour toutes
une attitude  : il écoutait beaucoup et ne parlait presque jamais  ; ce qui
faisait dire à ses amis comme à ses adversaires qu’on ne savait jamais ce
qu’il pensait, tout en reconnaissant qu’il les surpassait par son intelligence.
Comme Talleyrand, Sieyès savait quand il fallait « suivre l’événement »
ou au contraire l’éviter. Il avait « suivi l’événement » en votant la mort du
roi, mais s’était tenu à l’écart de toute activité trop voyante pendant la
Terreur. Quand, plus tard, on lui demandait ce qu’il avait fait à cette époque,
il se contentait de répondre : « J’ai vécu. »
En 1797, Talleyrand disait de lui «  qu’il avait été fort avant dans la
Révolution, qu’il en était très dégoûté et aussi violemment contre qu’il avait
été pour ». Talleyrand, une fois de plus, voyait juste. Il voyait surtout que
Sieyès était l’homme avec lequel il allait falloir compter et dont il était
préférable de se faire un ami qu’un adversaire.
De la première entrevue Sieyès-Bonaparte, on ne sait presque rien. Soit
qu’ils n’en aient pas gardé un profond souvenir, soit plus probablement que
le souvenir en ait été mauvais, ni l’un ni l’autre n’en a fait mention.
Derrière son air taciturne, ses gestes onctueux, ses silences ou ses
appréciations qui tombaient comme des couperets, l’ex-abbé, fin 1797,
cherche une épée pour l’aider à mettre en pratique ses idées
constitutionnelles. Il ne croit pas encore que Bonaparte puisse être cette
épée. Il a d’autres «  candidats  » en vue. Mais de même que Talleyrand a
convaincu Bonaparte qu’il ne faut pas mésestimer l’influence de Sieyès,
celui-ci comprend que ce petit général ambitieux n’est pas à négliger, ne
serait-ce que pour s’en méfier.
Bref, le temps de l’alliance Sieyès-Bonaparte n’est pas encore venu.
Les jours passent. En janvier  1798, Talleyrand donne en l’honneur de
Joséphine une réception restée mémorable, mais c’est surtout son mari qui
fait l’objet de toutes les attentions. Mme de Staël essaie même de faire sa
conquête mais est sèchement rabrouée et en éprouvera un dépit dont elle ne
se débarrassera jamais vraiment.
Le 21 janvier, Bonaparte, dont tous les faits et gestes sont guettés, doit
résoudre un problème délicat  : assistera-t-il ou non à la fête qui célèbre
l’exécution de Louis  XVI  ? Son premier réflexe est de s’abstenir, mais
Talleyrand lui montre à quel point cette absence pourrait être interprétée par
les républicains comme un désaveu de ce régicide et il le convainc
d’assister à la cérémonie, mais seulement en tant que membre de l’Institut,
perdu au milieu de ses confrères.
A force de vouloir ménager tout le monde, Bonaparte finit par se faire
beaucoup d’ennemis. Les royalistes sentent que ce n’est décidément pas lui
qui les aidera à rétablir la monarchie. Les républicains le soupçonnent de
vouloir devenir un dictateur. Une campagne de presse est déclenchée contre
lui, dont l’instigateur n’est autre que Barras. Bonaparte, en effet, commet
une erreur. Il voudrait se faire élire Directeur pour entrer dans la place. Mais
il n’a pas l’âge requis, quarante ans. On pourrait, certes, faire une exception
pour lui, en raison de ses titres de gloire militaire, mais les directeurs se
refusent absolument à cette entorse à la loi. Aucun d’eux n’a envie de
quitter un poste si lucratif. Bonaparte fait marche arrière. Plutôt que de
risquer le discrédit politique, il comprend qu’il faut surtout accroître sa
gloire sur son terrain de prédilection : les champs de bataille. Après tout, il
commande l’armée qui doit envahir l’Angleterre. Il part donc en inspection
et se rend compte très vite que, faute d’une marine assez forte, une telle
expédition est vouée à l’échec.
Cette insuffisance sur les mers ne va pourtant pas l’empêcher de mettre
sur pied une autre expédition à laquelle il pense depuis l’Italie et qui va
coûter très cher justement à la marine : la campagne d’Egypte.
 

Les Directeurs sont d’accord. Ils voient là un excellent moyen


d’éloigner ce général décidément gênant. Puisque c’est lui qui propose de
s’en aller, autant profiter de l’occasion. Bonaparte ne se fait du reste aucune
illusion sur le sentiment du pouvoir à son égard. A son secrétaire,
Bourrienne, qui lui demande combien de temps il pense rester absent, il
répond : « Peu de mois ou six ans… tout dépend des événements. J’ai tout
tenté, mais ils ne veulent pas de moi. Il faudrait les renverser et me faire roi,
mais il n’y faut pas songer encore. »
A défaut d’être un César ou un Cromwell à Paris, Bonaparte espère être
Alexandre le Grand. L’Egypte est la première étape naturelle vers les Indes
et ses fabuleuses légendes. De plus, attaquer l’Egypte, c’est aussi attaquer
l’Angleterre.
Mais il ne faut pas qu’il soit dit que cette expédition est uniquement
militaire. C’est aussi la civilisation française que Bonaparte veut apporter
aux Arabes. Il emmènera des soldats, mais aussi des savants, des écrivains,
des artistes. En deux mois, il prépare la plus formidable expédition jamais
mise sur pied et, le 19  mai 1798, la flotte lève l’ancre à Toulon. Il y a là
treize vaisseaux, sept frégates ou corvettes, trente-cinq navires légers, deux
cent quatre-vingts transports de troupes, cinquante-quatre mille hommes,
douze cents chevaux, cent soixante et onze canons, un état-major de trente-
deux généraux mais aussi les écrivains Arnault et Parseval-Grandmaison,
les savants Berthollet, Desgenettes, Geoffroy Saint-Hilaire et surtout
Monge. Bref, une encyclopédie vivante !
Pourquoi  ? Parce que Bonaparte veut que ses collègues de l’Institut
sachent et voient de leurs propres yeux qu’il n’est pas seulement un homme
de guerre, mais aussi un organisateur, un technicien. Il pense conquérir
l’Egypte, la Syrie, voire les Indes, mais aussi fertiliser les terres des
Pharaons, canaliser le Nil, percer l’isthme de Suez, effectuer des fouilles.
Sur place, même s’il ne l’a jamais dit, il pensera qu’effectivement du haut
de ces Pyramides quarante siècles contemplent cette armée de soldats, mais
aussi ce bataillon de cartographes, de géologues, d’archéologues qui l’ont
accompagné dans cette expédition.
Pendant que Bonaparte la prépare et ne pense plus qu’à elle, la situation
politique se dégrade à Paris. Au mois de mai il s’agit de renouveler la
majorité des sièges chez les Cinq-Cents. Le Directoire présente partout des
candidats qui ne sont qu’officieux mais tout dévoués à sa cause. Par un
mouvement de balance classique d’une élection à l’autre, ce ne sont pas les
royalistes que craignent les Directeurs : ils ont été décimés en Fructidor ; ce
sont les jacobins, les ultra-républicains qui ont des cercles, qui parlent très
fort, qui sont organisés. S’ils arrivent trop nombreux aux Cinq-Cents, toute
la machine politique sera grippée. Pour éviter une défaite électorale, le
pouvoir a recours à tous les expédients : candidats de l’opposition menacés,
villes en état de siège, prévarications, dessous de table.
Mais, malgré toutes ces précautions, toutes ces combinaisons,
catastrophe  ! Les candidats officieux ne remportent que soixante-dix-huit
sièges. L’opposition jacobine triomphe. Qu’à cela ne tienne  ! Le truquage
du scrutin ayant échoué, reste à truquer les résultats. Au nom de la défense
de la société et de la République, les députés bien en cour invalident
froidement une centaine de leurs collègues.
Le Directoire a gagné la deuxième manche. Au nom de la République,
il s’est surtout sauvé lui-même, sans se rendre compte qu’il creusait un peu
plus sa propre tombe.
Le peuple, abruti de misère et de dégoût pour ces «  jeux  » de la
politique auxquels il n’est pas convié, n’a même pas levé le petit doigt. Il a
assisté, impassible, à ce nouveau coup d’Etat à blanc, celui du 22 floréal
An  VI – 11  mai 1798 – au cours duquel la Constitution de l’An  III a été
violée une deuxième fois.
Bonaparte l’a bien compris. L’écrivain Arnault veut l’inciter à rester à
Paris : « Les Parisiens, lui dit-il, vous reprochent votre résignation. Ils crient
contre le gouvernement, ne craignez-vous pas qu’ils ne finissent par crier
après vous  ?  » Bonaparte lui répond  : «  Les Parisiens crient, mais ils
n’agiraient pas ; ils sont mécontents, mais ils ne sont pas malheureux. Si je
montais à cheval, personne ne me suivrait ; le moment n’est pas venu. »
Et quand les Cinq-Cents, à la fois par peur, par lâcheté et par intérêt,
annulent une centaine d’élections, Bonaparte descend tranquillement le
Rhône en bateau. Il va rejoindre ses troupes à Toulon. Pendant un an, sa
dernière année, le Directoire va avoir les mains libres. Alors que les
derniers bateaux disparaissent à l’horizon, le chef de la Trésorerie à Paris,
Vannelet, écrit : « Je peux vous assurer que (…) presque tous les Directeurs,
excepté Barras, les corps législatifs désirent que Bonaparte périsse ou soit
au moins humilié. On sent le poids d’un pareil homme et on le devine. »
Bref, Bonaparte parti, chacun pousse un grand soupir de soulagement.
Beaucoup sont persuadés qu’il ne reviendra pas et qu’au besoin, on fera ce
qu’il faudra pour cela.
Toujours selon le principe du jeu de balance, puisque les jacobins ont
été réduits au silence, ce sont les royalistes qui relèvent la tête. Le même
Vannelet est persuadé qu’«  il y aura bientôt de nouveau un roi de France,
mais que ce ne sera pas Louis XVIII ». Chacun va avoir désormais « son »
candidat. Sieyès a le sien, et Talleyrand aussi, et aussi Barras.
 

L’an VII – 1799 – commence : ce sera l’année décisive. Désormais, un


ensemble de circonstances, politiques, militaires, sociales, économiques, va
jouer qui rendra le dénouement inéluctable. Personne ne sait alors ce que
sera ce dénouement, mais peu à peu les cartes vont se rassembler. Les
meilleurs atouts vont passer de main en main. Ceux qui, un moment,
croiront les détenir tous, les perdront tout à coup, jusqu’au moment où, sans
qu’il l’ait toujours voulu, ils se réuniront dans la main d’un seul homme :
Bonaparte. Il faudra pour cela presque douze mois.
 

A l’aube de 1799, la crise financière n’a jamais été aussi grave. Le


Directoire lui-même évalue le déficit à soixante-dix-sept millions  ; tout a
été essayé pour remplir les caisses, mais c’est un gouffre sans fond  : les
contribuables refusent tout simplement de payer leurs impôts. Le peuple,
déjà pressuré, n’a plus rien à donner. La spéculation atteint alors une échelle
encore jamais égalée. Tout le monde spécule, tout le monde se sert, sur les
finances de l’Etat, sur les fournitures aux armées. Jamais la luxure et la
débauche n’ont atteint un tel degré dans les salons parisiens, et Joséphine
n’est pas la dernière à s’étourdir. Ses frasques amoureuses, ses passades, ses
conquêtes sont la fable du Tout-Paris. Quand elle a besoin d’argent, elle se
tourne vers Barras qui n’a rien à lui refuser en souvenir du temps où ils ont
été malgré tout heureux ensemble. Maintenant, ce n’est plus que l’intérêt
qui parfois les unit.
Le pot-de-vin est roi dans cette classe nouvelle de la société, issue de la
Révolution et qui se moque bien que la France soit une République, une
monarchie ou autre chose, du moment que la guillotine ne réapparaît pas et
qu’elle peut faire des profits fabuleux. C’est l’époque des escroqueries
monumentales et des brigandages éhontés. Comme tout le monde se sert et
que personne n’a les mains nettes, il n’est pas question de mettre fin à ces
trafics. Le seul qui ne soit pas compromis et pourrait donner un coup de
balai dans ces écuries d’Augias est loin, à six cents lieues, et il ignore tout.
Comme tout se tient, c’est aussi l’époque où le Directoire prend, sur le
plan militaire, une série de décisions désastreuses.
Bonaparte avait laissé sur leur trône la plupart des princes italiens ou
créé des républiques autonomes, malgré les avis contraires du Directoire.
Bonaparte parti, il était temps de montrer à l’Europe de quoi la France était
capable. Déjà Berthier avait renversé Pie VI à Rome, l’avait fait prisonnier
et l’avait expédié en France. Déjà le roi de Sardaigne avait été chassé et les
Républiques cisalpine, ligurienne, batave «  bridées avec des chaînes de
fer ». Déjà la Suisse avait été littéralement mise à sac, et déjà Championnet
s’était jeté sur Naples.
C’en était trop. Le roi de Naples avait fait appel à l’Autriche  : le
congrès de Rastadt n’était plus que lettre morte. La guerre pouvait
recommencer  : elle éclatait en décembre 1798. L’Autriche, la Russie,
l’Allemagne, l’Angleterre, sentant dans quel état d’affaiblissement se
trouvait la France, étaient prêtes à frapper ensemble.
Soudain, en ce début de 1799, les 170  000  hommes de la République
ont à tenir un front qui va de Rome au Zuyderzée, face à 320  000
adversaires dont les chefs s’appellent l’archiduc Charles en Allemagne et
Souvorov en Italie.
De mars à juin, ce n’est qu’une succession de défaites subies par des
hommes non sans courage mais « sans vivres, sans souliers, sans marmites,
sans bidons, sans gamelles et sans médicaments  »… Jourdan est battu à
Stockach et doit repasser le Rhin, Scherer et Moreau sont écrasés en Italie,
la Lombardie est perdue et la République cisalpine et le Piémont. Les forces
du Sud, menacées d’être coupées de la France, doivent évacuer Naples et
Rome. Au prix de pertes effroyables, Macdonald sauve ce qui reste de son
armée.
Bref, des conquêtes de Bonaparte en Italie, il ne reste rien, sauf Gênes ;
les « frontières naturelles » sont même menacées.
L’opposition jacobine gronde. De nouveau organisée, elle parle haut et
fort. Elle demande des comptes au Directoire qu’elle rend responsable, à
juste titre, de cette série de désastres. Les soldats, eux aussi, sont à deux
doigts de se révolter. Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’ils se retournent
vers ce gouvernement qui les a conduits, sur certains fronts, à une véritable
boucherie. Il ne manque qu’une chose : l’homme capable de les entraîner.
Les Assemblées ne savent que siéger en permanence et tout ce que les
Anciens trouvent à faire, c’est exposer en permanence le livre de la
Constitution sur un autel de forme antique ! Quant aux Cinq-Cents, affublés
d’une toge rouge, ils pensent surtout à bien parler latin, à faire de belles
phrases, des périodes ronflantes avec réminiscences grecques ou latines. En
moins de quatre ans, ils ont voté trois mille quatre cents lois, dont beaucoup
sont d’exception ou de circonstance !
Les dernières élections législatives n’ont guère été plus favorables que
les précédentes au Directoire, malgré les passe-droits, les trafics d’influence
et les truquages à peine moins voyants qu’en floréal.
Au milieu de ce marasme, un événement se produit  : pour succéder à
Reubell dont le mandat au Directoire vient à expiration, les Anciens élisent
Sieyès, l’intellectuel politique dont personne n’ignore qu’il veut faire
réviser la Constitution de l’An  III et qu’il surpasse par l’intelligence ses
quatre collègues. Ceux-ci, du reste, ne s’y trompent pas. Pour Larevellière,
comme pour Barras, Treilhard et Merlin, cette élection de Sieyès est une
véritable « calamité ». Ils le détestent et c’est réciproque. Dès la première
réunion, Sieyès les glace autant par ses silences que par son mépris.
Au sein des Assemblées, parmi tous les corrompus, les profiteurs, il y a
quand même des hommes de valeur. Ils n’ont pas laissé un grand nom dans
l’Histoire. Ils s’appellent Boulay de la Meurthe, Cornudet, Regnier,
Fargues, Baudin et quelques autres. Ils sentent qu’il faut faire quelque chose
pour redresser la barre, car c’est l’existence même du pays qui est en jeu. Il
suffirait que les ennemis coalisés profitent des victoires qu’ils viennent de
remporter en Allemagne et en Italie et attaquent en France même pour que
tout s’écroule.
C’est sur ces hommes-là que compte Sieyès pour mettre en application
ses projets. Mais pour arriver à ses fins, Sieyès doit d’abord se débarrasser
de trois de ses collègues du Directoire pour les remplacer par des hommes
falots qui feront tout ce qu’il voudra. Ce sera le coup d’Etat à blanc de
Prairial, le troisième en trois ans.
 

Pour commencer, l’ex-abbé régicide cherche chez les Cinq-Cents un


homme ambitieux, plein de talent et écouté de ses collègues. Il le trouve en
la personne d’un homme qui va faire beaucoup parler de lui  : Lucien
Bonaparte.
De six ans le cadet de Napoléon, Lucien n’a donc que vingt-quatre ans
en 1799. Modeste garde-magasin du temps de Robespierre, il a profité,
comme toute la famille, de la gloire de son frère pour gravir rapidement les
échelons de la notoriété. Il est présentement député des Cinq-Cents à la
suite d’une élection du reste contestable, sinon contestée. Il a le geste large
et la parole facile. Malgré son jeune âge, il exerce une influence
incontestable sur ses collègues. C’est tout à fait l’homme qu’il faut à
Sieyès. Et puis, il n’est pas mauvais de s’allier au frère de Bonaparte. Le
nom peut toujours servir.
Sieyès n’a aucune peine à envoûter le jeune Lucien qui écrira plus tard :
«  Je le vis assidûment et je conçus pour lui une si haute estime que
j’espérais le salut de la République et son amélioration législative pour
l’avenir, si un tel homme pouvait entraîner ses collègues dans sa voie. »
Mais avant « d’entraîner ses collègues », Sieyès doit se débarrasser de
ceux qui n’ont pas du tout l’intention de le suivre « dans sa voie ».
Le 28 prairial – 16 juin 1799 – au nom de la Constitution pour une fois
respectée, les Assemblées votent la révocation de Treilhard qui,
contrairement à la règle, avait été élu Directeur moins d’un an après avoir
été député. Ses collègues Larevellière et Merlin, sentant que leur tour
viendra si Treilhard s’en va, le supplient de faire front. Ils lui conseillent
même d’en appeler à la force militaire, mais Treilhard n’est pas de cette
trempe-là. Les larmes aux yeux, il signe sa démission, prend son parapluie
et rentre chez lui.
Et d’un ! Pour le remplacer, les Cinq-Cents auraient voulu un général,
Lefebvre, mais les Anciens, plus sages, plus modérés et qui ont le dernier
mot, élisent Gohier, un avocat honnête mais très effacé.
Restaient Larevellière et Merlin. Barras qui, tout en complotant une fois
de plus le retour à la monarchie, car pour le moment c’est le camp qui paie
le mieux, s’est allié avec Sieyès, essaie d’abord la douceur, puis la
persuasion. Rien à faire. Alors il compte sur la force, au point de venir aux
réunions du Directoire… avec un sabre. Mais les deux hommes résistent.
Lucien Bonaparte intervient. Il convainc ses collègues des Cinq-Cents
de rendre Larevellière et Merlin responsables de tout, des défaites militaires
comme du marasme économique et financier. Une commission spéciale de
onze membres, droite et gauche unies, est chargée de dresser le réquisitoire.
Tous les moyens sont bons : les uns supplient les deux Directeurs de céder
la place «  pour le plus grand bien de la France  », d’autres les menacent
d’une mise en jugement pour trahison  ! Des généraux se proposent pour
employer la force. Joubert, un ami de Sieyès, déclare  : «  Donnez-moi
l’ordre et, quand on voudra, j’en finis avec vingt grenadiers.  » Bernadotte
affirme  : « Vingt grenadiers  ? C’est beaucoup trop  : quatre hommes et un
caporal suffisent pour les faire déguerpir. »
Ce ne sera pas nécessaire. Finalement, inquiets pour leur vie même, le
30 prairial, à 5  heures du soir, Larevellière et Merlin démissionnent. Le
premier se retire dans sa maison de campagne ; le second disparaît au moins
pour quelque temps.
Pour la troisième fois, la Constitution de l’An III est violée.
Pour remplacer les démissionnaires, les Assemblées élisent deux
hommes encore plus effacés que Gohier. Roger Ducos, ancien juge de paix
à Dax et qu’on ne verra jamais que dans l’ombre de Sieyès, et un général
parfaitement obscur, Moulins.
Le Directoire est de nouveau au complet. De l’ancien, seul Barras a
réussi à se maintenir, mais il est isolé. Sieyès devient le véritable maître. En
fructidor et en floréal, l’exécutif avait maté le législatif. En prairial, c’est le
contraire qui s’est produit, sous la pression de Sieyès et l’aide tacite de
Barras. Mais, en fait, c’est le système qui est frappé. A chaque coup d’Etat
à blanc, il s’est un peu plus affaibli. Maintenant, il est moribond, et les deux
Directeurs qui commandent, comme la plupart des parlementaires, sont bien
décidés à l’achever. A leur profit naturellement.
 

Le premier soin du nouveau Directoire est de critiquer celui qui l’a


précédé pour montrer qu’avec lui cela va changer. Il adresse un message
aux Cinq-Cents  : «  Il est trop vrai qu’un système fatal et une prévention
aveugle avaient écarté des places les hommes les plus capables de les bien
remplir et de maintenir la Nation à la hauteur de ses destinées, mais avec de
l’énergie, tout sera sauvé. »
Les Assemblées promettent au Directoire de tout faire en harmonie avec
lui pour rétablir la situation. Mais ces promesses ne sont pas sans arrière-
pensée. Les Jacobins croient que Sieyès et Barras préparent le retour de la
monarchie. Comme ils sont plus forts que la droite, ils demandent au
Directoire d’aller plus loin dans l’épuration. Ils accusent les ex-Directeurs
d’avoir conspiré contre la République, et surtout d’avoir « déporté dans les
déserts de l’Arabie quarante mille hommes formant l’élite de nos armées, le
général Bonaparte et avec eux la fleur de nos savants, de nos hommes de
lettres, de nos artistes.  » Le but de cette opération est clair  : il s’agit de
mettre Barras en difficulté en le rendant responsable de l’expédition
d’Egypte. Car cette expédition n’a pas toujours été une marche triomphale.
 

Tout avait pourtant bien commencé : six semaines après son départ de
Toulon, la flotte a réussi à éviter l’escadre anglaise et est en vue
d’Alexandrie. Le 1er juillet, deux heures ont suffi aux trois mille hommes
de Kléber pour battre la garnison turque, du reste sans déclaration de
guerre. Le 5, première surprise, l’appel à la révolte lancé par Bonaparte
contre la féodalité des Mameluks et du gouvernement turc, qui est le maître
théorique du pays, n’a été suivi d’aucun effet. Au contraire, ce sont les
cavaliers des Mameluks qui ont attaqué, et les carrés français ont eu fort à
faire pour les repousser aux Pyramides, le 21 juillet. Trois jours plus tard,
Bonaparte était entré au  Caire. Il pouvait croire la partie gagnée. Il n’en
était rien.
Le chef de la flotte, l’amiral Brueys, avait laissé ses vaisseaux au
mouillage à Aboukir au lieu de les mettre à l’abri en rade d’Alexandrie. Le
1er  avril, l’amiral Nelson se présentait devant eux et réussissait, par un
mouvement tournant, à les prendre entre deux feux. En quelques heures,
tous les navires français, sauf deux, étaient envoyés par le fond. Le corps
expéditionnaire était isolé en Egypte, sans possibilité d’en repartir ni de
recevoir des renforts. Bonaparte était prisonnier de sa conquête.
Un témoin écrira qu’il avait accueilli la nouvelle de ce désastre avec
flegme. Seule une «  expression de tristesse était passée sur son visage  »,
mais il s’était immédiatement ressaisi. Puisqu’un retour en France devenait
impossible avant un long délai, il fallait se fixer en Egypte, construire,
fonder un empire à la française et l’étendre au maximum, bref faire de ce
pays une province sœur de la Bretagne ou de la Picardie. C’est pourquoi il
s’était attaché, malgré ou grâce à ce revers, autant à administrer ce pays
qu’à le conquérir, à condition évidemment que les Turcs soient d’accord.
Il avait eu alors notamment l’habileté de montrer aux populations que la
chrétienté ne venait pas en Islam en conquérante, mais en alliée. Les
grenadiers tourangeaux ou provençaux n’étaient pas peu étonnés de devoir,
comme leurs officiers, participer avec dévotion aux cérémonies du culte
musulman !
En même temps, Bonaparte avait ouvert l’Institut du  Caire qui allait
créer une science nouvelle  : l’Egyptologie. Il était essentiel, en effet,
d’utiliser cette armée de savants amenés de France. Et pour occuper la
troupe quand elle ne se battait pas, pour combattre le « cafard », Bonaparte
l’avait autorisée à profiter de toutes les occasions qui se présentaient, à
condition que l’ordre public n’en fût pas troublé. Et puis, il fallait préparer
de nouvelles conquêtes, rester constamment l’arme au pied.
Sur le plan politique, Bonaparte avait écrit à Talleyrand pour le
convaincre de négocier avec les Turcs et de se rendre personnellement à
Constantinople. Mais le ministre des Relations extérieures s’était dérobé. Il
ne voyait pas l’intérêt d’une telle négociation, au moment où des
événements si graves se produisaient en France.
Sur le moment, Bonaparte lui en avait beaucoup voulu. Par la suite, il
reconnut que Talleyrand avait eu raison.
Les mois avaient passé et les Turcs, soutenus par les Anglais,
projetaient de chasser l’envahisseur en envoyant en Egypte deux armées,
dont l’une devait attaquer par la Syrie. Fidèle à sa tactique, Bonaparte avait
décidé de frapper le premier et c’est pour cela qu’il s’était porté en Syrie.
Après quelques succès faciles, l’armée, en outre décimée par la peste, le
désert et la soif, avait échoué devant Saint-Jean-d’Acre. Bonaparte n’avait
pas insisté et s’était replié sur Le  Caire. Il était temps. Une autre armée
turque avait débarqué à Aboukir. Le 23 juillet, Lannes avait déclenché une
action si foudroyante que le pacha Mustapha avait été fait prisonnier sous sa
tente ! En quelques heures, vingt mille Turcs avaient été cernés, massacrés,
jetés à la mer. Quand Kléber était arrivé avec ses hommes, tout était fini, et
la légende veut qu’il se soit alors jeté dans les bras de Bonaparte en lui
disant : « Général, vous êtes grand comme le monde. »
 

Aboukir, qui un an plus tôt avait été un désastre, devenait soudain


synonyme de gloire. L’échec syrien était oublié. Bonaparte régnait sans
contestation possible sur l’Egypte, mais à Paris, on l’ignorait encore. Les
nouvelles mettaient plusieurs semaines à parvenir et c’est pour cela qu’au
moment où Bonaparte et ses généraux se couvraient de gloire à Aboukir, les
jacobins croyaient pouvoir accuser le Directoire, et spécialement Barras,
d’avoir envoyé en Arabie quarante mille hommes à la mort. Du reste, on
disait de bouche à oreille que Bonaparte avait été tué et Talleyrand, pour
une fois mal informé mais sentant qu’on l’accusait d’être le responsable de
cette campagne lointaine, avait préféré démissionner.
De même, en ce mois de juillet  1799, Bonaparte ignore tout des
derniers événements de Paris. On doit avoir constamment à l’esprit ce
décalage entre le moment où des faits se produisent à Paris ou au Caire et le
moment où ils sont connus au Caire ou à Paris, si l’on veut comprendre les
réactions des uns et des autres.
 

Après le coup d’Etat de prairial, les deux éléments clés de la politique


sont, au Directoire, Sieyès, au Parlement, les jacobins. Le premier
soupçonne les seconds de vouloir refaire la Révolution  ; les Jacobins
soupçonnent Sieyès de vouloir rétablir la monarchie. Ils n’ont tort ni les
uns, ni l’autre.
Sieyès réorganise d’abord le gouvernement et, pour donner aux jacobins
un gage, confie à l’un des leurs, le général Bernadotte, le ministère de la
Guerre, tout en cherchant le monarque que pourrait se donner la France. Il
pense successivement ou en même temps à Louis  XVIII ou au duc de
Brunswick – celui-là même qui, en 1792, avait promis aux Parisiens de
réduire leur ville à feu et à sang s’ils osaient toucher au roi – mais il cherche
aussi l’homme, l’épée, sur lequel il pourrait compter si un recours à la force
s’avérait nécessaire. Il croit le trouver en la personne du général Joubert.
Trente ans, soldat émérite, apparenté par sa femme à l’aristocratie, Joubert
vient d’être nommé à la tête de l’armée d’Italie, avec mission de battre
Souvorov et de prendre ainsi, dans la légende populaire qui a besoin de
héros, la place de Bonaparte. Si les choses tournent mal, à Paris, pense
Sieyès, je rappelle Joubert, il écrase les jacobins, je dissous les Assemblées
et j’impose la réforme constitutionnelle. Avec quatre mois d’avance, c’est
presque le plan de Brumaire. Il faut simplement remplacer le nom du
général.
Mais on n’en est pas là. Les Jacobins n’ignorent rien des ambitions de
Sieyès. Eux aussi ont leurs généraux, à commencer par Bernadotte mais,
surtout, ils comptent sur le peuple pour se soulever le cas échéant.
Sous le nom de «  Société des amis de l’Egalité et de la Liberté  », ils
reconstituent leur célèbre club d’où sont partis tous les grands courants de
la Révolution. C’est un événement. Ils s’installent dans la salle du Manège,
l’un des lieux sacrés de la Révolution puisque c’est là qu’ont siégé la
Constituante, la Législative et la Convention. Combien d’hommes illustres
sont venus dans ce Manège, y ont prononcé des discours historiques et l’ont
quitté pour la Conciergerie, le tribunal révolutionnaire et la guillotine !
Très vite, le club des jacobins de 1799 retrouve la tradition de ses
grands aînés : c’est un foyer d’insurrection, un creuset où le mot Révolution
s’écrit de nouveau avec un grand R et se prononce avec respect ou colère.
On ne refait jamais exactement l’Histoire. Les jacobins vont trop loin ;
ils font peur. Les Parisiens n’ont pas oublié la Terreur, et les bourgeois issus
de la Révolution s’organisent en groupes de défense. Aux meneurs jacobins
qui crient «  Vive la Révolution  !  », ceux-là répondent  : «  A bas la
guillotine ! », voire « Vive le roi ! ».
Sieyès peut se frotter les mains. C’est tout à fait ce qu’il souhaitait.
Par leurs excès mêmes, les jacobins vont se condamner. Au nom de
l’ordre public, ils ont déjà dû transférer le siège de leur club du Manège à la
rue du Bac, où il est tout de même moins voyant. Le 10 août, ils célèbrent
l’anniversaire de la prise des Tuileries par de telles démonstrations que
Sieyès et Barras, encore solidaires, estiment que, cette fois, il faut frapper, il
faut faire taire les meneurs. Ils cherchent un homme. Ils consultent
Talleyrand qui leur dit  : «  Il n’y a qu’un jacobin qui puisse combattre les
jacobins, les attaquer et les terrasser. — Qui  ?  » demandent les deux
Directeurs. Alors Talleyrand, jamais en retard d’une idée, leur glisse à
l’oreille le nom d’un homme qui va faire sa rentrée sur la scène politique et
cette fois ne la quittera plus : Joseph Fouché.
En 1799, Joseph Fouché a quarante ans et un passé très chargé. L’élève
pieux et studieux des oratoriens, le modeste professeur de sciences s’est
fait, sous la Révolution, une telle réputation qu’on ne prononce pas son nom
sans encore frémir d’horreur. Fouché, c’est la Terreur personnifiée, ce sont
les massacres de Nantes où la Loire charriait les cadavres, de Lyon où il a
fait fusiller trois mille hommes sur les ordres de Robespierre, avant de
suggérer à Barras de se débarrasser de ce même Robespierre, en Thermidor,
pour se sauver lui-même.
Mais il était quand même tombé en disgrâce, au point de chercher
n’importe quel travail pour ne pas mourir de faim. Il ne lui restait de sa
grandeur passée qu’une amitié, celle de Barras, mais une amitié intéressée :
le Directeur l’employait à de basses besognes d’espionnage. C’est à ce
moment-là que Fouché avait montré sa véritable nature, ses véritables
dispositions qui devaient en faire un ministre de la Police redouté et
redoutable sous divers régimes. Il était en mission à La  Haye lorsqu’il
apprit que le Directoire avait besoin de ses services. Le temps de sauter
dans la première chaise de poste, il revenait à Paris, cette fois au grand jour,
et était aussitôt nommé ministre de la Police, bien décidé à se faire enfin
une place au soleil.
Cauteleux, les yeux fuyants, les paupières toujours à demi fermées et le
visage maladif, mais d’une intelligence supérieure mise au service d’un
opportunisme de tous les instants et d’une totale absence de scrupules,
Fouché était le type même de l’arriviste toujours prêt à servir ceux qui
pouvaient le servir mais aussi à les trahir le moment venu. En un temps où
chacun surveillait tout le monde et n’avait confiance en personne, il était
véritablement l’homme tout désigné pour accomplir les plus basses
besognes de police. Quelques semaines allaient lui suffire pour constituer,
grâce à des agents simples, doubles ou triples, un réseau de renseignements
de premier ordre.
Jacobin farouche, certes Fouché l’avait été, mais il ne lui avait pas fallu
longtemps pour se rendre compte que ce temps-là était bien révolu  ; et
comme il lui fallait donner des gages à ses nouveaux maîtres, se dédouaner
de l’accusation de « terroriste » toujours accrochée à ses basques, il n’allait
faire aucune difficulté pour frapper ses anciens amis.
Restait à trouver la manière : pour cela le Directoire faisait confiance à
son habileté manœuvrière, à son cynisme.
 

Fouché pense d’abord agir légalement en demandant aux Cinq-Cents de


prendre des mesures pour que les sociétés ne constituent pas un danger pour
l’ordre public. Les Cinq-Cents refusent de le suivre. Qu’importe  ! Fouché
décide de passer directement à l’action : le 14 août – 27 thermidor – au soir,
il se présente rue du Bac comme simple commissaire de police. Les
jacobins acclament d’abord cet homme qu’ils croient être des leurs. Mais
Fouché, tranquillement, se lève, leur annonce que le club est dissous et que
ses membres ont intérêt à rentrer chez eux sans faire de tapage s’ils ne
veulent pas se retrouver en prison. Stupéfaits, les jacobins évacuent la salle
en silence. Fouché ferme lui-même les portes du club et emporte les clés !
Sieyès a gagné la première manche grâce à Fouché, mais sa position
dans les Assemblées reste toujours aussi fragile, au point que ses
adversaires aux Cinq-Cents ont demandé sa radiation. Pour les mater,
Sieyès a un atout dans sa manche : Joubert. Il attend d’un jour à l’autre la
dépêche qui lui annoncera que le jeune général a taillé en pièces
l’adversaire. Catastrophe ! Joubert a été tué au cours de la bataille de Novi,
en Italie. Le complot royaliste est devenu impossible  : «  Nous sommes
perdus », confie Sieyès à un ami. En fait, c’est le régime qui est perdu, et
celui qui va le perdre est en route : c’est Bonaparte.
 

Après quatorze mois de campagne, Bonaparte est un homme las et


déçu. Sans doute pensait-il que les choses iraient plus vite et surtout mieux.
Or, il a laissé dans les batailles une bonne moitié du corps expéditionnaire
et il craint qu’au retour on lui demande des comptes. Il n’a jamais passé
pour un chef ménager de la vie de ses hommes.
Le général est inquiet  ; l’homme, surtout le mari, est désabusé. Par
Lucien, par Joseph son autre frère, il a reçu des nouvelles de Joséphine ; il
n’ignore rien de ses frasques, de ses passades dont tout Paris se gausse. Il
écrit à Joseph  : «  J’ai beaucoup de chagrin domestique car le voile est
entièrement déchiré  ; je suis ennuyé de la nature humaine. J’ai besoin de
solitude et d’isolement. Les grandeurs m’ennuient, le sentiment est
desséché, la gloire est fade. A vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé et il ne me
reste plus qu’à devenir franchement égoïste. »
Sur ces entrefaites, après la victoire d’Aboukir, Bonaparte apprend tout
ce qui vient de se passer en France : le coup d’Etat de prairial, les défaites
militaires, la poussée jacobine. Le négociateur anglais chargé par les Turcs
de traiter l’échange des prisonniers lui a fait porter les gazettes avec les
toutes dernières nouvelles de France  : «  Les misérables, s’écrie
Bonaparte… Est-ce possible  ? Pauvre France, qu’ont-ils fait… Ah  ! les
jean-foutre ! »
Depuis plusieurs semaines déjà, il projetait de rentrer. Il décide de
brusquer son départ, sans demander son avis à personne et surtout pas au
Directoire. Peut-être sent-il que cette fois le moment est venu de jouer un
rôle.
Mais comment faire  ? Rembarquer l’armée  ? Impossible. D’abord, il
n’y a pas de bateaux, ensuite ce serait renoncer à tout ce que cette
campagne d’Egypte a déjà apporté à la France. Une seule solution : confier
l’armée à un adjoint et tenter le tout pour le tout, c’est-à-dire essayer de
passer avec une frégate au milieu de l’armada anglaise. Et advienne que
pourra !
L’amiral Ganteaume n’a plus que deux frégates en état de naviguer et
éventuellement de se battre. Elles feront l’affaire. Bonaparte ne met dans la
confidence que le fidèle Marmont, qui vient de se couvrir de gloire. Il fait
annoncer qu’il va partir en tournée d’inspection le long du Nil. Le 22 août,
il griffonne un message à Kléber pour lui passer le commandement. Il lui
explique que «  l’intérêt de la patrie, sa gloire, l’obéissance (sic  !), les
événements extraordinaires qui viennent de s’y passer, (le) décident seuls à
passer au milieu des escadres ennemies pour (se) rendre en Europe » (…).
Un mot d’encouragement : « Vos succès me seront aussi chers que ceux
où je me trouverais moi-même. » Un conseil : « Si au mois de mai prochain,
vous n’avez reçu aucune nouvelle, aucun secours de France, si la peste vous
tuait plus de quinze cents hommes, vous êtes autorisé à conclure la paix
avec la Porte ottomane, même au prix de l’évacuation de l’Egypte. »
Quand Kléber recevra cette étrange passation de commandement, il ne
décolérera pas pendant plusieurs jours. Mais il sera trop tard : le 23 août au
matin, la Muiron et la Carrère lèvent l’ancre. Bonaparte emmène une
poignée de fidèles, Murat, Berthier, Lannes, Marmont et Duroc, plus
quelques Mameluks ralliés.
Le voyage va durer quarante et un jours, six semaines pendant
lesquelles Bonaparte ne cessera de craindre d’être repéré par les Anglais.
Ceux-ci ne se pardonneront jamais de l’avoir laissé passer  ! Il leur faudra
attendre seize ans et la terre ferme, Waterloo, pour que Wellington venge
Nelson !
Quand Bonaparte met le pied sur le quai d’Ajaccio, le 1er  octobre, il
ignore totalement ce qui s’est passé en France depuis plus de trois mois. Or,
en trois mois, la situation s’est encore un peu plus aggravée.
 

D’abord Fouché, après avoir fermé le club des jacobins, pense qu’il faut
aussi bâillonner la droite. Pour cela, il obtient du Directoire l’interdiction
des journaux «  contre-révolutionnaires  ». Pour justifier leur décision, les
Directeurs parlent d’une «  vaste et atroce conjuration contre la
République ».
Ce prétexte, les Cinq-Cents, qu’ils soient de droite ou de gauche, le
retournent au Directoire  : « Au nom d’un prétendu complot, vous prenez
des mesures d’exception. Mais qui nous dit que ce n’est pas le Directoire
qui prépare un complot à son profit ? On veut bâillonner la représentation
nationale » s’exclame le député Briot à la tribune. Ceci n’est que le prélude
à un nouvel affrontement gouvernement-Assemblées, d’où il ne sortira cette
fois qu’un vainqueur, lequel ne sera aucun des hommes en place ou qui
rêvent d’y être, mais l’homme qui, à ce moment-là, longe la côte d’Afrique
pour échapper aux vigies anglaises.
Leur club fermé, leur presse, à eux aussi, bâillonnée, les jacobins ont
beau jeu de crier à la dictature. Leur principal atout, c’est Bernadotte,
puisqu’il est le ministre de la Guerre. Jourdan, le chef des jacobins et
également général, essaie de le convaincre d’arrêter Sieyès et Barras. Mais
Bernadotte, fort en gueule, est beaucoup moins décidé lorsqu’il faut agir.
Certes, il a très envie d’occuper le premier rôle, mais il n’ose pas. Bref, il se
récuse.
Les jacobins essaient alors du côté des Cinq-Cents. Le 27 fructidor –
13  septembre – Jourdan monte à la tribune et, dans le style cher aux
parlementaires de l’époque, il s’exclame : « Les dangers de la patrie sont si
grands qu’un représentant du peuple serait coupable de garder le silence sur
les maux qui pèsent sur elle et sur ceux qui la menacent. Je vais déchirer le
bandeau de mort qui couvre les républicains et arracher le bâillon que l’on
s’efforce en vain de mettre à leurs bouches pour étouffer leurs plaintes
(…). »
Et Jourdan, à ses collègues stupéfaits, propose de proclamer « la patrie
en danger ». On se croirait revenu sept ans en arrière : la patrie en danger,
c’est 1792, c’est la porte ouverte à tous les excès, aux moyens d’exception.
En 1792, cela avait permis de renverser le trône, et beaucoup de Cinq-Cents
s’en souviennent, quelques-uns avec remords, d’autres avec regret.
Le moment de stupeur passé, les bagarres éclatent un peu partout dans
l’hémicycle entre les jacobins et leurs adversaires. Les toges sont déchirées,
la tribune est prise d’assaut, tout le monde crie, dix orateurs veulent parler
en même temps.
Enfin, un homme arrive à se faire entendre  : Lucien Bonaparte. C’est
important à noter parce que, quelques semaines plus tard, c’est lui qui
tentera de maîtriser les Cinq-Cents déchaînés contre son frère.
Lucien Bonaparte combat la proposition Jourdan et suggère au contraire
de donner au Directoire les moyens de redresser la situation, autrement dit
les pleins pouvoirs.
Pris entre deux feux, le président ajourne la séance. Le Directoire l’a
échappé belle. Bernadotte donne sa démission avant qu’on la lui demande.
A trente-six ans, il peut penser que sa carrière politico-militaire est
terminée.
Le lendemain, à l’heure du vote, les jacobins croient bon de rameuter
quelques centaines d’hommes et de femmes des faubourgs pour faire
pression sur l’Assemblée. Mais le cœur n’y est pas, les slogans manquent
de force et Fouché a pris toutes ses précautions. Finalement, après un
interminable et incohérent débat, les jacobins acceptent que le vote sur leur
proposition de proclamer la patrie en danger se fasse, non pas à mains
levées, ce qui aurait permis tous les truquages, mais par appel nominal.
Proposition repoussée par 245 voix contre 172  ; les jacobins sont battus.
Sieyès peut pousser un gros soupir de soulagement. Il ne se doute pas qu’en
éliminant Bernadotte, adversaire aujourd’hui, allié peut-être demain, il s’est
privé du seul homme qui, du dedans, étant donné la position qu’il occupait,
aurait pu gêner Bonaparte dans sa marche vers le pouvoir.
De toute façon, le gouvernement et le Parlement ont achevé de se
déconsidérer aux yeux des Français. Quelques jours plus tard, Sieyès réunit
chez lui, dans le plus grand secret, quelques amis sûrs pour leur exposer ses
idées constitutionnelles : élection de trois consuls pour dix ans, d’un Sénat
nommé à vie et instauration du suffrage universel à plusieurs degrés.
Les paysans préféreraient peut-être un peu plus de pain et un peu moins
de brigands sur les routes… Mais, une fois de plus, on compte les endormir
avec des victoires militaires car, de ce côté-ci, en revanche, les choses vont
beaucoup mieux. Masséna a taillé en pièces un corps de bataille russe près
de Zürich et Souvorov renonce à la reconquête totale de l’Italie. Quelques
jours plus tard, Brune a profité des querelles internes des coalisés pour les
battre à Bergen et a poursuivi son avance en Hollande. Les deux secteurs
clés du front sont donc dégagés. De ce côté-là, au moins, on peut respirer.
 

De toute façon, les batailles gagnées ne peuvent plus suffire à soutenir


un régime moribond, et les beaux projets constitutionnels de Sieyès
resteront dans un tiroir. L’homme fort du Directoire les expose le
29 septembre 1799… Deux jours plus tard, Bonaparte débarque à Ajaccio.
Content sans doute d’être chez lui, mais surtout terriblement inquiet. Après
tout, il a abandonné son armée en pleine campagne  ! Tout dépend de ce
qu’il va trouver. Il pense peut-être qu’au bout de la route, il y a la gloire et
le pouvoir. Il peut aussi redouter d’y trouver la prison et, qui sait, le peloton
d’exécution pour désertion. En tout cas, il ne se doute certainement pas que
cette maison natale dans laquelle il se repose maintenant, il n’aura plus
jamais la possibilité d’y revenir.
Les Cinq-Cents sont de nouveau lancés dans des discussions à n’en plus
finir lorsqu’ils apprennent le 5  octobre, la victoire d’Aboukir. C’est une
explosion d’allégresse  : la musique joue l’air du Ça ira, les spectateurs
applaudissent, les députés, debout, crient d’un seul cœur  : «  Vive la
République ! » Comme si cette bataille, gagnée à des milliers de kilomètres,
pouvait d’un seul coup régler tous les problèmes.
Le lendemain, Bonaparte met le cap sur Fréjus où il arrive, non sans
avoir évité de justesse une salve des canons de la côte qui ont pris les deux
frégates pour des Anglais ! Il a hâte d’arriver à Paris… Par les gazettes, il
connaît maintenant les derniers événements. Il confie, rageur, à ses intimes :
« Je n’arriverai jamais à temps ! »
Le 12  octobre – 21 vendémiaire – dans la soirée, une rumeur court
Paris : «  Bonaparte serait en route…  » C’est d’abord l’incrédulité, puis la
stupeur, et enfin un secret contentement.
Le lendemain, un message du Directoire confirme officiellement
l’incroyable nouvelle. Joséphine l’apprend au cours d’un dîner, chez
Gohier, le président en titre des Directeurs. Elle s’en effraie. Par Joseph et
Lucien qui détestent leur belle-sœur, Bonaparte sait tout de sa conduite. Elle
craint qu’il ne la rejette, qu’il ne la répudie…
Sieyès, toujours à la recherche d’une épée pour son coup d’Etat, reçoit
dans son bureau le général Moreau et le député Baudin. Moreau lit le
message officiel et dit à Sieyès  : « Voilà votre homme, il fera votre coup
d’Etat bien mieux que moi. »
Quant à Baudin, il reste sans voix tellement il est content. Il mourra le
lendemain : « de joie », dit-on.
Sieyès dit à Lucien Bonaparte : « Il est trop tard… »
Gohier est offusqué par ce qu’il appelle une «  désertion  ». Barras est
décontenancé. Il veut faire décréter le général «  hors la loi  ». Il changera
rapidement d’avis.
Ducos et Moulins disent comme ceux à qui ils doivent leur fauteuil
mais ce qui les choque le plus, c’est que Bonaparte n’ait pas respecté la
quarantaine. Il rapporte peut-être la peste !
Les Assemblées en oublient toutes leurs querelles. Peu importe pour
elles les conditions dans lesquelles Bonaparte rentre ; l’essentiel, c’est qu’il
soit là. Elles croient que lui seul saura les défendre et prendre leur parti
contre le Directoire.
Dans les rues de Paris, c’est une explosion d’enthousiasme qui tourne
parfois au délire  : on colporte la nouvelle, on s’embrasse, on crie, on
défile… les musiques des régiments de la garnison parcourent les rues, et
des milliers d’hommes et de femmes leur emboîtent le pas  ! Un témoin
raconte  : «  On boit à ce retour jusque dans les cabarets, les yeux se
mouillent, les mains se cherchent et se joignent, c’est un élan des cœurs,
c’est un épanouissement des âmes… »
La France paraît sortir d’une longue léthargie et le délire remonte du
sud au nord comme une vague, de ville en ville, à chaque étape où
Bonaparte fait halte. Partout il est accueilli en héros. Pour ceux qui
l’acclament, c’est Arcole, c’est Rivoli, ce sont les Pyramides, c’est Aboukir
qui passe… D’autres généraux, Brune, Masséna viennent de remporter des
victoires. Mais lui, Bonaparte, en a remporté tant d’autres. Oubliés Saint-
Jean-d’Acre et l’autre Aboukir !
Pourquoi cet extraordinaire enthousiasme  ? Parce que, dira un
chroniqueur de l’époque, «  les Français venaient de s’apercevoir qu’ils
avaient besoin d’un homme ! »
Ils n’accueillent pas Bonaparte en sauveur, mais en général qui vient de
tenir bien haut le drapeau français si décrié. Ils ignorent qui était Cromwell,
qui était César. Pour eux, le mot « dictature personnelle » n’a pas vraiment
de sens. Ils sentent que le régime actuel est mauvais mais les uns, par
lassitude, l’admettent quand même, les autres ne voient d’autre solution de
remplacement que le retour d’un roi. On n’oublie pas comme cela huit
siècles de monarchie !
Les deux seules personnes qui ne disent rien mais pensent que cette fois
les événements vont se précipiter, ce sont Talleyrand et Fouché. Reste pour
eux à être du bon côté du manche, car s’ils pensent que ce petit général a de
l’ambition, ils ignorent encore s’il arrivera à devenir le maître. Du reste,
pendant cette marche glorieuse de la côte vers Paris, Bonaparte s’est gardé
de faire toute allusion à ce qu’il pourrait entreprendre. Il a écouté les éloges
et les dithyrambes, mais n’y a répondu que par de vagues formules toutes
prêtes.
Le 16  octobre – 24 vendémiaire An  VIII – sans faste, sans escorte,
presque clandestinement, Bonaparte rentre chez lui, rue de la Victoire.
Seule l’attend sa mère, Lætitia. Joséphine n’est pas là. Pour essayer de se
faire pardonner plus vite, elle a voulu aller au-devant de son seigneur et
maître, mais elle a pris la route du Bourbonnais alors que, dans sa hâte
d’arriver, il piquait droit par le centre. Le voilà seul, ou presque… Il a toute
la journée pour réfléchir. Peu lui importent les affaires d’Etat. Seule compte
cette femme qu’il a tant aimée, qu’il aime encore et qui l’a tant trompé. Il
n’a même pas de quoi se changer. Des brigands ont pillé ses bagages sur la
route d’Aix-en-Provence, ce qui donne une idée des chemins, en cet
octobre 1799.
Enfin, le soir, il se décide à aller voir le Directeur Gohier. Simple visite
de politesse. Il veut quand même justifier son retour précipité  : «  Les
nouvelles que j’ai reçues en Egypte étaient tellement alarmantes, dit-il, que
je n’ai pas hésité à quitter mon armée pour partager vos périls » … Gohier
le rassure : on n’a pas eu besoin de lui pour rétablir la situation !… Il s’est
inquiété pour rien.
Le lendemain, devant les Directeurs réunis, Bonaparte répète ce qu’il a
dit à Gohier et ajoute, pour les rassurer, en leur montrant son épée  :
«  Citoyens Directeurs, je jure qu’elle ne sera jamais tirée que pour la
défense de la République et celle de son gouvernement.  » Les Directeurs
font semblant d’être convaincus. A vrai dire, ils ne savent pas très bien par
quel bout « prendre » cet homme qui leur en impose. Ils étaient prêts à le
condamner. Ils auraient dû le faire tout de suite, mais ils n’ont pas su, ou ils
n’ont pas osé. Maintenant, il est trop tard. Bonaparte, qui craignait cet
examen de passage, en sort tout ragaillardi.
Devant sa porte, hauts dignitaires, ministres, parlementaires se
pressent  : tous voudraient bien être reçus. Sait-on jamais  ? Dehors, les
badauds s’attroupent et guettent les allées et venues. Ils sont au spectacle.
Le 18  octobre enfin, voici Joséphine. Encore toute couverte de la
poussière de la route, elle monte l’escalier en courant pour se jeter dans les
bras de « son » général, mais la porte de la chambre est fermée. Joséphine
tambourine, pleure, supplie, demande pardon. Rien n’y fait. Elle appelle à
l’aide ses enfants, Hortense et Eugène. Ceux-ci plaident la cause de leur
mère. Les voici tous les trois à genoux, gémissant, implorant, devant la
porte close. Enfin, au bout de quelques heures, Bonaparte cède. Joséphine
se précipite contre son épaule. Bonaparte s’attendrit… Jusqu’au lendemain
matin, il ne sera plus question des affaires de l’Etat.
Qu’il pardonne parce qu’il aime toujours Joséphine, c’est certain, mais
on peut aussi penser qu’il n’agit pas sans calcul. Il rêve de jouer un rôle
politique de premier plan  : va-t-il gâcher ses chances par un scandale
privé  ? Joséphine peut lui servir  : elle connaît les personnages les plus
influents de Paris, elle est au courant de toutes les intrigues ; par son charme
et son savoir-faire, elle peut rallier à sa cause les plus réticents, endormir les
méfiances, être son intermédiaire, lui éviter un faux pas, lui qui ne sait pas
se tenir dans un salon. C’est dit : elle restera sa femme, parce qu’elle peut
être aussi une associée, voire une complice. On ne fait pas de politique avec
de bons sentiments, mais les sentiments peuvent quelquefois être très utiles
en politique.
Joséphine n’en espérait pas tant. Elle ne tardera pas à se rendre compte
qu’elle aussi fait une bonne affaire. Elle rêve déjà qu’elle est la première
dame de France.
 

Maintenant, tous les personnages sont en place pour engager la partie. Il


y a les Directeurs, leurs ambitions et leurs combinaisons, les parlementaires,
leurs chimères et leurs querelles. Il y a Talleyrand qui, avec son intuition et
son intelligence, est prêt à tirer toutes les ficelles, et Fouché qui, lui, est
prêt, avec ses réseaux et ses agents, à voler vers la victoire. Il y a Barras,
qui voit venir l’orage avec la certitude qu’une fois de plus il ne se mouillera
pas. Il y a Lucien Bonaparte, dont la jeunesse n’a d’égale que l’ambition et
qui songe alors plus à sa propre gloire qu’à celle de son frère, il y a les
jacobins qui n’ont pas renoncé, il y a les généraux, tous un peu jaloux de ce
collègue en victoires et il y a les femmes, Joséphine, la repentie, Mme de
Staël, l’égérie, Désirée Clary, femme de Bernadotte, l’ingénue, et toutes les
sœurs Bonaparte, si sensibles aux charmes de l’uniforme. Enfin le héros lui-
même, discret, mystérieux, cassant tout à la fois, qui peut aussi bien
disparaître dès le premier acte que terminer seul la pièce.
Tout est en place, le rideau peut se lever. Chaque acteur connaît son rôle
et est prêt à improviser s’il le faut.
 

La première tâche de Bonaparte va consister à prendre contact avec


chacun des principaux personnages du drame. Il lui faut faire des comptes :
ceux qui sont pour lui et les autres. En cette fin d’octobre  1799, c’est lui
qui, au fond, a le moins de pouvoirs, ne serait-ce qu’en raison de son
ignorance des intrigues. Pour croiser le fer, il va employer la même tactique
que sur les champs de bataille : si l’attaque de front échoue, si l’adversaire
résiste, essayer de morceler ses forces, de le couper de ses arrières, de le
séparer de ses alliés et attaquer par coups de boutoir successifs ou
convaincre de cesser la lutte et de se rallier.
Bonaparte consulte, Bonaparte reçoit. Dans le salon de la rue de la
Victoire, on se croirait chez le dentiste. Souvent le général tient deux
conversations en même temps, avec un ministre dans une pièce, un officier
général dans une autre. Il va de l’un à l’autre et s’arrange pour que les deux
hommes, parce qu’ils se détestent, ignorent qu’ils sont là tous les deux !!!
Ces intrigues amusent fort Bonaparte qui, d’un mot, juge, tranche, jauge…
Celui-là pourra me servir, celui-ci ne bougera pas… celui-là, il faudra le
neutraliser. Joséphine papillonne. Elle préside un dîner, une soirée avec
grâce, élégance et désinvolture… elle fait la coquette avec Gohier qui se
consume d’amour pour elle, elle écoute tout ce qui se dit… elle ne
comprend pas toujours, mais elle rapporte toujours fidèlement. Bonaparte
en prend un peu et en jette beaucoup. Adossé à la cheminée, les mains dans
le dos posées sous sa redingote, il écoute et il scrute. Soudain, il se mêle à
un groupe, il en détache l’élément qui l’intéresse, l’entraîne près d’une
fenêtre et engage une conversation mystérieuse et capitale.
Dans cette tâche, Bonaparte ne manque pas d’appuis. Son frère Lucien
d’abord qui, finalement, préfère être un brillant second et se charge des
parlementaires, spécialement les modérés, les hésitants, les mous dont les
voix pourront être utiles  ; les membres de l’Institut ensuite, qui sont
profondément reconnaissants à ce «  jeune homme  » d’avoir étendu le
rayonnement de leur noble Société jusqu’en Egypte ; Joseph, l’autre frère,
mondain, disert, charmant, dont l’hôtel particulier est l’un des rendez-vous
du Tout-Paris, des amis comme Roederer, Regnault, Réal, d’autres encore,
sans lesquels Brumaire était inconcevable.
L’offensive est déclenchée dans tous les sens à la fois. En maître
tacticien qu’il est, Bonaparte constate tout de suite que gouvernement et
Assemblées sont totalement discrédités dans l’opinion et que pas un
Parisien ne lèvera le petit doigt pour les défendre. Deuxième constatation,
les appuis ne lui manqueront pas, et ils sont de tous les bords, tellement le
dégoût est général.
Contrairement à ce qu’on croit, Bonaparte n’est cependant pas rentré à
Paris en se disant : je veux prendre le pouvoir, je veux être le maître. C’est
un sentiment qui ne lui est venu qu’au fil des jours, en faisant le compte de
ses atouts. Les ayant additionnés, il s’est décidé à brusquer les choses avec
cette idée de n’avoir jamais besoin de la force. Il en aura quand même
besoin car il n’est coup d’Etat si bien préparé qui ne se heurte à des
difficultés imprévisibles.
Voyons donc comment Bonaparte va jouer sa partie avec les principaux
personnages du régime et entre cette droite et cette gauche qui, dans les
Assemblées, rêvent du pouvoir et pensent qu’il va les aider à le prendre.
Sieyès d’abord  : c’est la partie la plus difficile car, sans Sieyès,
Bonaparte ne peut rien faire. Il lui faut donc, ou bien le mettre dans son jeu,
ou bien l’éliminer. Or l’homme fort du Directoire veut bien d’un
changement, à condition qu’il se fasse à son profit. Lucien sert
d’intermédiaire. Bonaparte le charge de dire à Sieyès, pour le flatter, qu’il
approuve les grandes lignes de son projet constitutionnel, mais il ne veut
pas se compromettre ouvertement avec lui. Sieyès est «  marqué  » par ses
idées monarchistes. Au début, les deux hommes se boudent : chacun attend
que l’autre fasse le premier pas. Ils ne se voient pas autrement qu’en public.
Le 22 octobre, Gohier, croyant bien faire, a invité à une soirée Sieyès et
Bonaparte ensemble. Le repas se déroule très froidement. Bonaparte fait
semblant d’ignorer la présence de Sieyès. Furieux, celui-ci s’en va, dès la
dernière bouchée avalée, non sans avoir lancé à Gohier  : «  Avez-vous
remarqué la conduite de ce petit insolent envers le membre d’une autorité
qui aurait dû le faire fusiller ? »
Sieyès, voilà l’obstacle majeur, pense Bonaparte. Donc, il faut essayer
de le discréditer aux yeux des autres Directeurs qui, on s’en souvient,
détestent leur collègue.
A Gohier, il déclare  : «  Si vous n’y prenez garde, président, ce prêtre
artificieux vous livrera à l’étranger » et il laisse entendre qu’il ne refuserait
pas une place de directeur. A l’objection qu’il n’a pas l’âge requis, il répond
à Gohier  : «  Et vous tiendriez vous-même rigoureusement à cette
disposition réglementaire qui pourrait priver la République d’hommes aussi
capables de la gouverner que de la défendre ? »
Gohier reste inflexible. Qu’importe, l’hameçon est lancé.
A Moulins, un autre directeur, obscur et médiocre, Bonaparte dit : « Si
j’étais à la place de Sieyès, le Directoire retrouverait tout à la fois la force et
la confiance dont il a besoin. »
Et Barras  ?… Peut-être est-ce l’homme sur lequel il conviendrait de
s’appuyer, mais dans l’esprit du général, il s’est déconsidéré, moins par ses
nombreuses volte-face que par sa vie privée. Cet homme lui répugne au
sens physique du mot. Un incident va achever de le perdre dans l’esprit de
Bonaparte. Un soir, Barras laisse entendre que sa place à lui, Bonaparte,
serait surtout sur les champs de bataille et pour la future présidence de la
République, comme il n’ose quand même pas se mettre en avant, il propose
le nom de l’obscur général Hedouville. Bonaparte le regarde avec un tel
mépris, que Barras, décontenancé, bafouille quelques explications. La
conversation en reste là. Bonaparte a compris : Barras est un politicien fini.
Le voilà bien embarrassé : Sieyès lui est hostile, Barras est brûlé. Or, il
lui faut mettre dans son jeu au moins un des deux hommes. Son embarras
ne dure pas longtemps. A tout prendre, il préfère encore marcher avec
Sieyès.
Pour l’en convaincre, il y a Talleyrand, le subtil, l’avisé. Talleyrand qui
n’est plus ministre des Relations extérieures mais aime toujours les
ambitieux. Ce Bonaparte, décidément, lui plaît. Ce qui lui manque, la
diplomatie, le tact, le sens de l’intrigue, lui, Talleyrand, le possède. Nous
nous complétons parfaitement, pense Talleyrand. L’avenir est à nous si nous
savons bien nous y prendre.
Bonaparte, lui, a besoin de Talleyrand pour être dans le secret d’un
certain nombre d’affaires, pour avoir les contacts nécessaires. C’est
Talleyrand qui dit à Bonaparte  : rapprochez-vous de Sieyès  ! Bonaparte
l’écoute. Il n’aura pas à s’en repentir. A peine sorti de chez Barras, le
général se précipite chez Sieyès… Celui-ci a eu le temps de réfléchir,
depuis leur première entrevue, depuis le dîner manqué. Il est l’orgueil,
Bonaparte est l’ambition. Après tout, pense Sieyès, s’il se montre trop
gourmand, il sera toujours temps de lui casser les reins. C’est là que le
Directeur commet une erreur de jugement.
Mais il n’est pas de changement de régime politique possible sans une
bonne police. Pour cela, on peut compter sur Fouché.
Fouché était suffisamment bien renseigné pour savoir qu’un
bouleversement allait se produire, mais au profit de qui ? des jacobins ? de
Sieyès et des royalistes ? de Bonaparte ?
Sans qu’il s’en doute, le général était sans cesse épié, surveillé par les
hommes de Fouché. Celui-ci tenait à jour la liste de tous ceux que recevait
Bonaparte, et par Joséphine, qui n’avait pas grand-chose à lui refuser car
souvent il l’avait aidée à boucler ses fins de mois, il arrivait même à savoir
ce qui se disait dans les salons de la rue de la Victoire.
Fouché hésite cependant  : ce Bonaparte lui paraît bien audacieux. Et
puis, il constate que beaucoup de personnalités connues pour leur savoir-
faire politique se rallient. Il guette les réactions de Boulay, l’un des artisans
du coup de Fructidor ; Boulay lui aussi va voir Bonaparte. Alors, Fouché se
décide. Il suit le mouvement. Il sera toujours temps de voir. Par Joséphine,
le général sait à quel point il est nécessaire d’avoir Fouché dans son jeu. Il
l’accueille donc, sinon avec enthousiasme, car il méprise cet homme dont il
connaît le passé, du moins avec attention car il sait qu’il a besoin de lui.
Après quelques jours de consultations, Bonaparte se rend compte que la
principale difficulté risque de venir de l’armée. En effet, si ceux que l’on
appelle les « Egyptiens », Lannes, Murat, Marmont, Bessières et Junot, sont
d’une fidélité à toute épreuve, d’autres, comme Jourdan, Macdonald,
Augereau, Bernadotte surtout, sont franchement hostiles. Bien que
militaires, bien que las d’un pouvoir civil qui ne les comprend pas, le
césarisme leur fait peur. Bonaparte, en outre, les tient à l’écart, ce qui les
vexe, mais il ne veut pas donner l’impression de préparer un coup d’Etat
militaire. Enfin, parce qu’ils sont avant tout des soldats, ils ne comprennent
pas que Bonaparte ait abandonné son armée.
Ainsi, lentement, les fils de la toile se tissent. De conversations en
réceptions, Bonaparte conçoit son plan. Il ignore encore comment le
réaliser, mais il comprend qu’il doit tout à la fois se débarrasser des
Directeurs les plus gênants, mater ceux qui, dans les Assemblées,
voudraient s’opposer à lui au nom de la légalité, enfin s’appuyer sur une
partie de l’armée et sur le peuple.
 

Mais dans son désir de n’agir qu’à coup sûr, Bonaparte commet une
erreur. Les jours passent, il donne l’impression de ne rien faire, certains de
ses partisans se découragent, certains de ses adversaires s’agitent. Sieyès,
qui ne sait plus sur quel pied danser, obtient de ses collègues que Bonaparte
comparaisse devant eux pour s’expliquer sur son attitude. Il s’agit de rogner
les ailes à ce jeune prétentieux qui est l’objet de tant d’attentions, à qui on
prête tant de projets.
Quand il arrive au Luxembourg, le 28 octobre – 6 brumaire An VIII –
Bonaparte sait ce qui l’attend. Il décide donc d’attaquer le premier : « On a
avancé ici, dit-il, que j’avais assez bien fait mes affaires en Italie pour
n’avoir pas besoin d’y retourner. C’est un propos indigne, auquel ma
conduite militaire n’a jamais donné lieu. » Il regarde Barras car « on », c’est
lui. Barras ne bronche pas.
Gohier, se voulant apaisant : « Personne ici n’incrimine votre conduite
en Italie (…) mais si vous aviez réellement fait fortune là-bas, ce ne
pourrait être qu’aux dépens de la République.
Bonaparte : — Ma prétendue fortune n’est qu’une fable que ne peuvent
croire ceux-même qui l’ont inventée. »
En réalité, il avait ramené d’Italie deux millions-or, mais il avait eu la
sagesse de ne rien modifier à sa façon de vivre et il était bien difficile
d’avoir des preuves contre lui.
Mieux vaut changer de sujet, pense Gohier, le terrain est trop glissant :
« C’est pour vous offrir de nouvelles occasions de gloire que le Directoire a
désiré vous entretenir. » Nous y voilà, pense Bonaparte. Comme ils n’osent
pas me faire fusiller parce que je suis trop populaire, ils veulent m’éloigner
parce que je les gêne pour continuer leurs petites besognes…
Gohier poursuit : « Votre présence plus longtemps à Paris serait tout à la
fois un sujet d’inquiétude et de mécontentement pour les amis de la
République qui ne se sont réjouis de votre retour que dans l’espoir de vous
revoir à la tête de ses défenseurs… Ils ne nous pardonneraient pas si leurs
vœux tardaient à être remplis. Le Directoire vous laisse le choix de l’armée
dont il a arrêté de vous donner le commandement. »
La République, la République, maugrée Bonaparte en lui-même, ils
n’ont que ce mot-là à la bouche. Et qu’en ont-ils fait, eux, de la
République ?
Il réplique sèchement : « Ma santé exige encore du repos. » Il se lève et
s’en va sans saluer les Directeurs médusés.
Rentré rue de la Victoire, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre
que s’il ne choisit pas un commandement, le Directoire lui en imposera un
et qu’alors il devra quitter Paris, de gré ou de force. Une seule solution  :
brusquer les événements. Il demande à Roederer : « Croyez-vous la chose
possible ? » Roederer lui répond : « Considérez qu’elle est aux trois quarts
faite.  » C’est très optimiste, mais il n’en faut pas plus pour lever les
dernières hésitations de Bonaparte. Ah, les Directeurs veulent l’exiler ? Eh
bien, ce sont eux qui devront partir. Seul Sieyès est indispensable à la
réussite de l’opération. On essaiera peut-être de rallier Gohier, mais il n’est
pas vraiment dangereux.
Tout va désormais aller très vite. Sur les champs de bataille comme
pour traiter une affaire politique, Bonaparte met du temps à se décider. Mais
quand sa décision est prise, il fonce.
Une entrevue décisive avec Sieyès a lieu le 1er novembre – 10 brumaire
– chez Lucien, depuis peu président des Cinq-Cents. Bonaparte n’y va pas
par quatre chemins : « Le moment d’agir est venu. Toutes vos mesures sont-
elles arrêtées ? »
Sieyès lui explique ses projets constitutionnels, Bonaparte l’interrompt :
je les connais par mon frère, dit-il, mais il est impossible, dans les
circonstances actuelles, de faire voter posément une nouvelle Constitution.
Il faut un gouvernement provisoire à poigne et une commission législative
qui élaborera le projet de Constitution qui sera ensuite soumis à
l’approbation du peuple, car je ne veux rien faire sans son accord. Si les
royalistes et les jacobins protestent, qu’ils viennent, on les mettra en
prison ! Occupez-vous de faire siéger les Assemblées à Saint-Cloud sous un
prétexte quelconque. Pour le gouvernement, réduisons-le à trois membres, à
trois consuls : je consens à y participer avec vous et Roger Ducos. Pour la
suite, on verra.
Sieyès est sidéré  ! Il comptait bien n’offrir à Bonaparte qu’une épée
pour l’aider à faire appliquer ses projets. Or, Bonaparte veut une place à
part entière. Mais celui-ci lui fait bien comprendre que c’est à prendre ou à
laisser. Après tout, pense Sieyès, on verra bien !
Le lendemain – 11 brumaire – Bonaparte va chez Talleyrand pour
examiner la situation. Soudain, un bruit dans la rue : des voitures et des pas
de chevaux. Des gendarmes s’arrêtent devant la maison  ! Bonaparte pâlit.
Talleyrand souffle les bougies. Vient-on les arrêter ? L’ancien ministre va se
renseigner. Ce n’est rien, seulement un accident survenu à un fiacre dans
lequel un banquier transportait de l’argent. C’est pour cela qu’il était escorté
de gendarmes !
«  Nous rîmes beaucoup, écrira Talleyrand dans ses Mémoires, mais
notre panique n’était que bien naturelle quand on connaissait, comme nous,
les dispositions du Directoire et les extrémités auxquelles il était capable de
se porter. »
Cette fausse alerte prouve à quel point Bonaparte était inquiet et encore
peu sûr de lui et de la réussite de son projet.
Le 13 brumaire, nouvel entretien avec Barras. Pour endormir ses
soupçons, il lui laisse entendre que le premier président de la nouvelle
République ce sera lui, Barras. Celui-ci… qui prépare toujours un complot
royaliste, est ébranlé.
La presse de gauche commence à s’agiter. Les jacobins dénoncent les
projets de Sieyès. Ils n’attaquent pas Bonaparte car ils pensent encore qu’il
penchera de leur côté.
Il manque encore deux choses à Bonaparte  : l’argent et le soutien
militaire. Ses amis font le tour des banquiers  : accueil décevant. Les
financiers sont déjà tellement compromis dans des affaires plus ou moins
régulières que, maintenant, ils ont peur. Seul Collot, à qui la campagne
d’Italie a rapporté gros, accepte d’avancer des subsides. Mais le nerf de la
guerre ne servira pas tellement.
Du côté de la force, les choses se présentent beaucoup mieux. Le hasard
a voulu que le 9e régiment de dragons constitue une partie de la garnison de
Paris. Or, ce régiment est commandé par un colonel de vingt-sept ans,
Sébastiani, qui a fait toute la campagne d’Italie sous les ordres de Bonaparte
et qui est corse comme lui. Les « dragons du 9e  » comme on les appelle,
sont prêts à se faire tuer pour leur chef, et plus encore pour Bonaparte, leur
héros.
Et puis, il y a aussi Murat et son 21e régiment de chasseurs. Donc, de ce
côté-là, rien à craindre. Mais Bonaparte espère toujours ne pas avoir à se
servir de sa force. Il veut seulement la montrer si nécessaire.
Le 14 brumaire, grande réception au temple de la Victoire, c’est-à-dire
l’église Saint-Sulpice, en l’honneur de Bonaparte et de Moreau. Tous les
dignitaires du régime sont là, sauf les généraux jacobins. L’ambiance est
sinistre malgré la décoration, les drapeaux et la musique. Les sept cent
cinquante convives n’ont pas le cœur à rire et à festoyer. Marie-Joseph
Chénier glisse à son voisin  : «  Ne sommes-nous pas à un de ces repas
funéraires que donnaient les Romains ? Qui enterrons-nous, est-ce la gloire
militaire, ou la liberté ? »
Les rumeurs de la foule parviennent jusqu’aux tables  : les Parisiens
crient : « Vive Bonaparte ! », mais ils crient aussi « La paix, la paix ! » et ils
conspuent les Directeurs et les parlementaires.
Bonaparte touche à peine aux plats. A l’heure des toasts, il crie  : « A
l’union de tous les Français ! » et, pensant qu’il en a assez fait, il s’en va.
Peu après, il retrouve Sieyès, toujours chez Lucien. Maintenant que le
principe du coup d’Etat est acquis, il faut en fixer la date, et le plus tôt sera
le mieux.
Ne dit-on pas déjà que les généraux jacobins préparent un contre-coup
d’Etat et essaient de soulever les faubourgs  ? Sieyès propose le 16, le
surlendemain, mais ce jour-là, Bonaparte a rendez-vous, précisément avec
les généraux jacobins. Il doit voir Jourdan et dîner chez Bernadotte  ; il
espère toujours les convaincre de le suivre. Et puis il faut minutieusement
préparer l’opération parlementaire : deux jours, c’est trop court. Il propose
le 18. Sieyès est d’accord et lui présente son plan  : d’abord, Bonaparte
prend le commandement des troupes. Ensuite Sieyès et Ducos
démissionnent et entraînent Barras. Il n’y a plus de Directoire. Alors les
Anciens, sous le prétexte d’un complot, se transfèrent à Saint-Cloud avec
les Cinq-Cents et votent une résolution proposant Bonaparte, Sieyès et
Ducos comme consuls. Chaque conseil nomme une commission pour
mettre au point la Constitution et s’ajourne pour trois mois. Ainsi les
consuls auront les mains libres et la commission pourra travailler en paix.
Cependant, Sieyès, qui connaît les mœurs parlementaires beaucoup mieux
que Bonaparte – les événements le prouveront – lui suggère de ne
convoquer que les Cinq-Cents dont on est absolument sûr. « Croyez-en ma
vieille expérience, lui dit-il, une vingtaine d’opposants décidés suffit parfois
à retourner une assemblée. Prenez garde alors que la force ne vous soit
nécessaire. »
Mais Bonaparte reste inflexible  : «  Je ne veux pas, dit-il, qu’on
m’accuse d’avoir eu peur d’Augereau et de Jourdan. Nous avons pour nous
le peuple, l’armée, les Anciens, une partie des Cinq-Cents et la majorité du
Directoire. Exclure vingt députés, ce serait agir comme si nous craignions
d’être désavoués par la nation. Je ne veux pas. »
Sieyès s’incline à contrecœur, en souhaitant se tromper. C’est donc
décidé, ce sera le 18 brumaire.
Le 15 brumaire, Bonaparte, pour endormir les soupçons, donne une
réception chez lui. Invite-t-on le Tout-Paris quand on se prépare à prendre le
pouvoir ?
La conspiration est pourtant devenue secret de polichinelle. Témoin
cette scène : Gohier est en grande conversation avec Joséphine, la maîtresse
de maison, lorsque arrive Fouché. Il l’interpelle :
« Quoi de neuf, citoyen ministre ?
— De neuf, rien en vérité, répond Fouché.
— Mais encore ?
— Toujours les mêmes bavardages.
— Comment ?
— Toujours la conspiration.
Joséphine, faussement étonnée  : — La conspiration  ? Quelle
conspiration ?
Fouché : — Oui, la conspiration. Mais je sais à quoi m’en tenir. J’y vois
clair ; citoyen directeur, fiez-vous à moi. S’il y avait conspiration, depuis le
temps qu’on en parle, n’en aurait-on pas la preuve sur la place de la
Révolution ou la plaine de Grenelle ? »
Et, racontera le témoin de la scène, l’écrivain Arnault, Fouché est parti
d’un grand éclat de rire sarcastique, car s’il y avait un homme au courant,
c’était bien lui.
A ce même Arnault qui s’inquiète que l’affaire soit éventée, date
comprise, Bonaparte dit quelques minutes plus tard  : «  Tout le monde en
parle et personne n’y croit. D’ailleurs, je suis obligé d’attendre que ces
imbéciles des Cinq-Cents arrivent à se convaincre que je peux faire sans
eux ce que je veux bien faire avec eux. »
Le 16 brumaire, tandis qu’une vingtaine de députés mettent au point
avec Lucien les derniers détails de la conspiration, Bonaparte déjeune avec
Jourdan.
«  Que pensez-vous de la situation de la République  ? lui demande
Bonaparte.
—  Je pense, général, lui répond Jourdan, que si on n’éloigne pas les
hommes qui gouvernent si mal et si on ne constitue pas un meilleur ordre
des choses, il faut désespérer du salut de la patrie. »
Allons… ça ne s’engage pas trop mal, pense Bonaparte. Jourdan
insiste : « Mes amis et moi, nous sommes prêts à nous réunir à vous si vous
voulez nous faire part de vos desseins. »
Est-ce un piège  ? Les jacobins ne veulent-ils pas connaître le plan de
Bonaparte pour mieux le combattre ?
« Je ne puis rien faire avec vous et vos amis, réplique Bonaparte. Vous
n’avez pas la majorité. Vous avez effrayé le Conseil en voulant décréter la
patrie en danger… Je suis convaincu de vos bonnes intentions, mais il y a,
dans vos rangs des hommes qui vous déshonorent. Au reste, soyez sans
inquiétude : tout sera fait dans l’intérêt de la République. »
Le soir, dîner chez Bernadotte dont la femme, Désirée Clary, a été, ne
l’oublions pas, la première fiancée de Bonaparte alors qu’il n’était encore
qu’un général obscur, et dont la sœur est la femme de Joseph. Après le
repas, dans un coin du jardin, les deux hommes discutent âprement.
Bonaparte fait des promesses… Bernadotte reste inflexible. Il n’ignore pas
que certains de ses amis ont fixé la date de leur coup d’Etat à eux : ce doit
être le 20 brumaire. Mais il ne sait pas que Bonaparte va les prendre de
court. Cependant, il refuse de telle façon qu’il préserve l’avenir. Du reste,
Bonaparte, devenu Napoléon tirera un trait sur l’opposition de Jourdan et de
Bernadotte le 18 brumaire. Le premier deviendra maréchal d’Empire et le
second fera une carrière brillante qui le conduira sur le trône de Suède, mais
son ambition et ses idées le pousseront à se heurter presque constamment à
l’Empereur.
Le 17 brumaire, fiévreuse veillée d’armes. Bonaparte dicte au fidèle
Bourrienne les proclamations qui informeront les Parisiens de ce qui s’est
passé quand tout sera terminé. Pour les imprimer clandestinement, Roederer
a fait engager son propre fils chez Demonville ! Un journal, le Surveillant,
que contrôlent les frères, Joseph et Lucien, reçoit quelques lignes à publier,
le 18 au matin, à la « Une » : « On dit que des hommes influents songent à
dire de fortes vérités, à les faire retentir du haut de la tribune nationale et à
montrer enfin aux Français quels sont les périls, quelles sont les
ressources. » Ce sera le seul journal, et pour cause, à prévoir l’événement.
Par porteur, les quarante adjudants-majors de la Garde nationale et tous
les généraux et officiers d’Etat-major présents à Paris reçoivent, dans
l’après-midi, une étrange convocation  : Bonaparte leur demande de se
réunir chez lui, le lendemain à 6 heures du matin, en grande tenue.
Mais chacun croit être le seul convoqué !
Sieyès, qui a pris des leçons d’équitation pour faire dans Paris une
entrée triomphale à cheval, prépare son grand habit de cérémonie ! Ducos
n’a qu’un but : suivre Sieyès.
Barras n’ignore rien des rumeurs qui courent mais, inexplicablement, il
n’en tient pas compte.
Moulins est totalement hors du coup. Quant à Gohier, il n’est pas peu
surpris de recevoir de Joséphine une invitation à venir la voir le lendemain,
à l’heure du petit déjeuner ! Dans sa candeur naïve, il se demande si, enfin,
elle ne va pas lui céder. Le sort du régime qu’il préside est en train de se
jouer, et Gohier ne rêve que de prendre, dans le cœur et le lit de Joséphine,
la succession de beaucoup d’autres !
Dans l’après-midi, un moment d’affolement  : le bruit court que
Bonaparte a été arrêté et que tous les conspirateurs seront fusillés. Fausse
rumeur, comme il en circule tant en de semblables circonstances.
Le soir, toujours pour donner le change, Bonaparte dîne chez
Cambacérès, le ministre de la Justice. La plupart des convives sont du
complot. Cambacérès a un frère archevêque et des mœurs spéciales. Il est
franc-maçon et intelligent. Ses fonctions obligent Bonaparte à passer sur les
défauts pour ne garder que les qualités… et les relations.
Personne ne s’attarde. La journée de demain sera fatigante. Mais
longtemps, chez Sieyès au Luxembourg comme chez Bonaparte, rue de la
Victoire, chez les Anciens comme chez certains officiers généraux, les
lumières restent allumées et ceux qui dorment ont le sommeil peuplé de
jolis rêves ou d’affreux cauchemars. Certes, tout est prêt… mais la réussite
n’est jamais certaine.
Le ciel est gris et bas, à l’aube de ce 9 novembre 1799 – 18 brumaire
An VIII. Il y a de la gelée blanche dans le jardin de l’hôtel particulier de
Bonaparte… A pied, à cheval et en fiacre, arrivent les généraux et les
officiers de la Garde nationale. Ils ne sont pas peu surpris de se retrouver si
nombreux. Au fur et à mesure de leur arrivée, Bonaparte les reçoit,
individuellement ou par petits groupes, leur explique ce qu’il veut faire.
Tous sont d’accord. Cependant, Lefebvre, le commandant de la garnison de
Paris, le mari de Mme  Sans-Gêne, hésite un peu. Solennellement,
Bonaparte lui offre le sabre qu’il portait en Egypte… Alors Lefebvre lui
jure de jeter à la rivière tous ceux qui lui résisteront !
Voici Bernadotte, escorté de Joseph. Il est en civil. Bonaparte le prend à
l’écart  : «  Le moment est venu, lui dit-il. Tous ceux qui ne sont pas avec
moi sont contre moi. Allez mettre votre uniforme et rejoignez-moi aux
Tuileries où je me rends. Vous ne le regretterez pas. » Bernadotte ne veut
pas prendre part à une « rébellion ». Bonaparte s’énerve. Bernadotte, « en
tant que simple citoyen  », lui donne sa parole d’honneur «  de ne rien
entreprendre contre lui », et il s’en va.
Autre déception : Gohier a finalement flairé un piège dans la lettre de
Joséphine… Il préfère envoyer sa femme en éclaireur. En voyant tout ce
rassemblement d’officiers généraux, Mme  Gohier comprend très vite.
Bonaparte et Joséphine essaient de la convaincre de faire venir son mari
«  au nom de ses intérêts  ». Mais elle ne voit pas, ce matin-là, où sont les
« intérêts » de son mari.
A l’aube, les Anciens, à l’exception des plus extrémistes, ont reçu par
porteur l’ordre de se rendre immédiatement aux Tuileries en «  séance
extraordinaire  ». La plupart ne s’en étonnent pas puisqu’ils sont au moins
de cœur avec Bonaparte mais, par précaution, à peine sont-ils en séance que
Sebastiani, passant outre aux ordres du ministre de la Guerre, Dubois de
Crancé, qui lui avait ordonné de consigner ses dragons dans les casernes,
les dispose place de la Concorde et tout autour des Tuileries. Le président
Lemercier ouvre la séance. Un orateur, Cornet, proclame : « Si des mesures
ne sont pas prises, si le Conseil des Anciens ne met pas la patrie et la liberté
à l’abri des plus grands dangers qui les aient encore menacées,
l’embrasement deviendra général. »
Regnier, un avocat de Maury, insiste  : Le Conseil ne peut siéger ici,
dans la fièvre. Il a besoin de calme. Et il propose le transfert des deux
Assemblées à Saint-Cloud à partir du lendemain. Le général Bonaparte sera
chargé de veiller à l’exécution de cette disposition en prenant le
commandement des troupes et, à cet effet, il va venir prêter serment.
Fouché se précipite chez Gohier pour le mettre au courant. Gohier
bondit : « Au lieu de vous faire le messager des Anciens, lui dit-il, en tant
que ministre de la Police vous auriez dû nous mettre au courant de ces
intrigues criminelles. »
Fouché a beau jeu de lui répondre que ce ne sont pas les avertissements
qui ont manqué, mais que Gohier n’a pas voulu le croire.
Sieyès et Ducos sont déjà en route, à cheval, pour les Tuileries où ils
espèrent faire une arrivée triomphale. Mais la garde du Directoire, qui
devait les escorter, est curieusement absente.
Barras sort de son bain quand on sonne à la porte. C’est Talleyrand qui
lui apporte… le texte de sa démission  ! Il n’a plus qu’à signer. Barras
refuse. Talleyrand n’insiste pas. Ne jamais brusquer les gens, c’est sa
devise.
Rue de la Victoire, Bonaparte s’impatiente : enfin, le décret des Anciens
arrive. Il ordonne aussitôt de faire placarder certaines proclamations
rédigées la veille et monte sur le cheval que lui a prêté l’amiral Bruix. Il est
en simple uniforme de général, coiffé déjà du légendaire petit chapeau. Les
généraux et les officiers saluent son apparition par des hourras
d’enthousiasme, les épées sortent des fourreaux… « Suivez-moi », ordonne
Bonaparte. Comme un seul homme, ils le suivent… Le cortège rutilant,
magnifique, s’ébranle vers les Tuileries. Les chasseurs de Murat l’escortent.
De sa fenêtre, le banquier Ouvrard le regarde passer. Lui qui, quelques jours
plus tôt, avait refusé tout subside à Bonaparte, écrit à l’amiral Bruix : « Je
suis à votre disposition pour vous fournir tous les fonds dont vous pourriez
avoir besoin. » Ils sont déjà nombreux ceux qui, ainsi, vont voler au secours
de la victoire.
Dans Paris maintenant réveillé, la rumeur court qu’il se passe quelque
chose aux Tuileries  : quand Bonaparte y arrive, à la tête de ce cortège
solennel, c’est une explosion de joie dans cette foule de curieux, de
spectateurs et nullement de manifestants. Déjà, on colporte de bouche à
oreille que « le gouvernement de pourris est à bas ». Bonaparte est accueilli
aux cris de « Vive le libérateur ! »
Le concierge de la prison de la Force prend ses précautions : il s’apprête
à libérer ceux que le Directoire a fait enfermer pour les remplacer
éventuellement par… les Directeurs et leurs alliés !
Gohier, affolé, convoque les autres Directeurs. Stupeur ! Seul Moulins
se dérange. Sieyès et Ducos sont partis. Barras s’est remis tranquillement à
sa toilette. Il croit toujours que Bonaparte va lui faire signe et il envoie son
secrétaire, Bottot, aux renseignements.
 

A 10 heures du matin, les grilles des Tuileries s’ouvrent d’elles-mêmes


devant Bonaparte. Lemercier et le bureau des Anciens l’attendent et le
conduisent en grand apparat dans la salle de délibération. Son escorte le
suit.
C’est la première fois que Bonaparte pénètre dans une enceinte
parlementaire. Il va devoir faire très vite son apprentissage… Or, il va se
montrer un déplorable orateur. Avec les Anciens, ce n’est pas trop grave.
Avec les Cinq-Cents, le lendemain, ce le sera beaucoup plus. Il a préparé un
petit discours. Il le débite… des formules toutes faites  : «  La République
périssait… par votre décret vous venez de la sauver… malheur à ceux qui
voudraient le trouble et le désordre, je les arrêterai, aidé de tous mes
compagnons d’armes… Votre sagesse a rendu ce décret ; nos bras sauront
l’exécuter. Nous voulons une République fondée sur la vraie liberté, sur la
liberté civile, sur la représentation nationale : nous l’aurons, je le jure »…
«  Nous le jurons  » s’écrient tous les guerriers massés autour de lui… Les
Cinq-Cents sont impressionnés. L’un d’eux, Garat, voudrait demander le
respect de la Constitution. Lemercier le fait taire. La séance est levée.
Bonaparte passe dans un bureau voisin pour saluer Sieyès qui met au
point les détails de l’opération du lendemain, et il ressort des Tuileries. Il
s’arrête quelques instants pour voir ces dix mille soldats maintenant massés
à ses pieds et dont il vient de prendre le commandement. Plus loin, la foule
crie. Dans cette foule, au premier rang, Bottot. Bonaparte s’avance vers lui,
le prend par le bras et l’entraîne devant les troupes. Alors, d’une voix forte
pour que tout le monde puisse l’entendre il prononce sa fameuse harangue
destinée à Barras et, à travers lui, à tous ceux qui sont encore en place,
notamment les Directeurs :
«  Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si
brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé
des victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé des millions d’Italie,
j’ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu’avez-vous fait des
cent mille Français que je commandais, mes compagnons de gloire  ? Ils
sont morts. Cet état de choses ne peut durer. Il est temps enfin de rendre aux
défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. A
entendre quelques factieux, nous serions bientôt les ennemis de la
République, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage  ;
nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves mutilés au service
de la République. »
Ces paroles provoquent une impression profonde. Les braves en
uniforme ont les larmes aux yeux. La foule n’en peut plus d’applaudir et de
crier son enthousiasme. Elle ne peut pas se douter que cette
«  improvisation  » a été directement inspirée à Bonaparte par une adresse
qu’il a reçue quelques jours plus tôt du club jacobin de Grenoble et qu’il lui
a emprunté des phrases entières. Pourquoi faut-il que les scènes les plus
brillantes de l’Histoire aient ainsi leurs petits dessous ?
Qu’importe  ! A mi-voix, Bonaparte demande à Bottot d’aller dire à
Barras que ses sentiments à son égard n’ont pas changé. On ne sait jamais,
il pourra peut-être encore avoir besoin de lui, si les choses ne tournent pas
comme il l’espère.
Bonaparte remonte sur son cheval noir qu’il a bien du mal à maîtriser,
passe les troupes en revue, les harangue et rentre dans les Tuileries pour
conférer avec Sieyès, Ducos et tous ceux qui sont du complot.
La foule se disperse à regret. Mais des groupes se forment autour des
affiches. Un placard attire tous les regards  : en gros caractères, on y lit  :
« Ils ont tant fait » et beaucoup plus bas, en beaucoup plus petit : « Il n’y a
plus de Constitution  ». D’autres proclamations font l’éloge de Bonaparte,
« l’homme que la France attendait, le sauveur, le libérateur »…
Dès le début donc, le général donne à son action un caractère beaucoup
plus prétorien que parlementaire. La stricte légalité dont il affirmait ne pas
vouloir s’écarter est déjà foulée aux pieds et cela explique en grande partie
pourquoi, le lendemain, l’opposition sera beaucoup plus forte qu’il ne le
pensait.
Aussi paradoxal que cela paraisse, quand les Cinq-Cents se réunissent à
11 heures, de l’autre côté de la Seine, au Palais-Bourbon, ils ne sont pas au
courant, pour la plupart, de ce qui vient de se passer  : les modérés
s’inquiètent, les jacobins crient à la tyrannie, à la dictature et se déclarent
prêts à se faire tuer pour défendre cette Constitution qu’ils étaient décidés à
modifier deux jours plus tard… mais à leur profit ! Lucien Bonaparte arrive
quand même à ajourner la séance jusqu’au lendemain midi, à Saint-Cloud.
Le péril, de ce côté-là, est écarté, mais ce n’est que provisoire.
Aux Tuileries, Bonaparte confère  : c’est déjà le gouvernement
provisoire qui siège. Il y a là Sieyès et Ducos, mais aussi Fouché et
Cambacérès, c’est-à-dire la Police et la Justice, Reinhard, le ministre des
Relations extérieures, et Lindet, le ministre des Finances. Dubois de Crancé
est resté chez lui. De toute façon, le décret des Anciens lui a enlevé
pratiquement toute autorité sur les troupes.
Fouché, zélé à l’extrême, a fait fermer les barrières de Paris. Bonaparte
lui ordonne de les rouvrir : « Le peuple n’est-il pas avec nous ? » lui lance-
t-il. Fouché s’exécute.
Cambacérès, respectueux des lois, se hasarde à demander à Bonaparte
« si la Constitution est encore la loi de l’Etat ». C’est important, explique-t-
il, car ce fameux décret voté par les Anciens, seul Gohier, en tant que
président du Directoire, peut le signer. Or Gohier n’est pas là. Cette
« formalité » agace Bonaparte : « Les légistes, dit-il, entravent toujours la
marche des affaires. » Ne peut-on considérer que Gohier est retenu « par un
cas de force majeure  » et faire signer le décret par Sieyès  ? Aussitôt dit,
aussitôt fait. Il était temps  : Gohier et Moulins arrivent. Puisque tout le
monde est aux Tuileries, ils y viennent aussi. Bonaparte les accueille avec
force compliments. Gohier accepte finalement de signer le décret en
fermant les yeux sur ce qu’il y a d’illégal puisque ce n’était pas aux
Anciens de donner le commandement des troupes à Bonaparte, mais au
Directoire.
Puisque Gohier a signé, il ne reste plus qu’à se débarrasser de lui. Mais
Gohier reste sourd aux supplications comme aux menaces. Moulins aussi.
Très dignement, les deux hommes rentrent au Luxembourg pour y bouder
en paix. Afin qu’ils ne soient pas tentés de se révolter en essayant de rallier
à eux quelque troupe, Moreau est chargé de les surveiller de près, avec ses
trois cents hommes. Gohier et Moulins sont donc pratiquement prisonniers !
Des sentinelles, la nuit venue, s’installeront même au pied de leur lit et,
naturellement, les messages de protestation et d’appel à l’aide qu’ils
adresseront aux Conseils seront interceptés.
Quant à Barras, il commet l’erreur de ne pas aller aux Tuileries. Malgré
ce que lui a dit Bottot, son secrétaire, il croit toujours que Bonaparte va
venir le chercher. Mais, vers midi, c’est Talleyrand qui revient. Il est, cette
fois, accompagné de l’amiral Bruix. Rapidement, ils le mettent au courant
en exagérant quelque peu les dangers qui le menacent. Talleyrand ressort de
sa poche la lettre de démission que Barras doit envoyer aux Anciens ; il en a
changé quelques passages pour ménager l’amour-propre du Directeur. Il y
est question de « son dévouement à la cause de la patrie » et de « son besoin
de prendre du repos ». Il y a même une approbation de ce que vient de faire
Bonaparte  : «  La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre (…)
les marques éclatantes de confiance qu’il vient de recevoir (…) m’ont
convaincu que (…) les périls de la liberté sont surmontés et les intérêts des
armées garantis. Je rentre avec joie dans les rangs des simples citoyens
(…). »
D’après certains, Talleyrand a alors déposé sur la table, à côté de la
plume et de l’encrier, une somme rondelette qui a achevé de convaincre
Barras de signer. D’après d’autres, Talleyrand n’a pas eu besoin de cet
argument suprême et a tout simplement gardé l’argent pour lui. Une autre
hypothèse veut que Talleyrand ait fait comprendre à Barras qu’il avait sur
son compte suffisamment de papiers extrêmement compromettants pour
l’envoyer au moins en prison pour le reste de ses jours.
Quoi qu’il en soit des arguments présentés, Barras comprend que, cette
fois, il n’a aucun moyen de tirer son épingle du jeu. C’est un homme usé
par la politique comme par les plaisirs qui signe sa lettre de démission. A
Mme Tallien, une de ses nombreuses amies, arrivée sur ces entrefaites et qui
le conjure de résister, il montre la foule qui, au loin, crie  : «  Vive
Bonaparte ! » et lui dit : « Nous sommes abandonnés, nous crierons en vain,
il n’y aurait pas d’échos. »
Il formule seulement un dernier souhait : partir la tête haute. Bonaparte
y consent. Il lui envoie cent dragons pour escorter sa voiture qui, lentement,
prend le chemin de Grosbois dont il possède le château. Garde d’honneur
mais aussi de surveillance.
Ainsi s’en va le ci-devant vicomte Paul Barras, l’homme qui avait été,
depuis quatre ans, de tous les coups d’Etat à blanc mais qui n’avait pas cru
au seul vraiment important, le dernier. Pour reprendre l’expression de
l’historien Albert Vandal, le 18-Brumaire, « Barras s’évada de l’Histoire ».
Barras démissionnaire, Sieyès et Ducos n’ont plus, pour la forme, qu’à
en faire autant. Il n’y a plus de Directoire : le régime peut s’écrouler.
Cependant, en ce soir du 18-Brumaire, tous les principaux protagonistes
de l’affaire en sont conscients : le plus dur reste à faire.
 

Cette inquiétude n’est pas vaine. Toute la soirée et toute la nuit, tandis
que les Parisiens commentent l’événement, plus de deux cents députés
jacobins tentent de se rassembler pour fixer une ligne de conduite. Par
Salicetti, un compatriote qui joue les intermédiaires, Bonaparte leur fait dire
« qu’ils n’ont rien à craindre, que la République sera sauvée. Après-demain,
nous dînerons ensemble et nous aurons une explication franche et
détaillée.  » Ces paroles apaisantes font leur effet  : Jourdan, Augereau,
d’autres encore décident de ne pas aller à Saint-Cloud le lendemain, de
rester chez eux, «  spectateurs passifs des événements  ». Bernadotte, lui,
pense qu’il pourra partager le pouvoir avec Bonaparte. C’est pour cela qu’il
manquera aux jacobins, le 19-Brumaire, une tête, un leader qui, au moment
crucial, aurait encore pu tout faire échouer.
Mais c’est aux plus excités que Bonaparte aura affaire. Il le sait bien
puisqu’il n’a pas voulu les faire arrêter. Rentré chez lui, après cette
première journée harassante, il confie à Bourrienne : « Cela n’a pas été trop
mal aujourd’hui ; nous verrons demain », et il se couche avec deux pistolets
chargés à portée de la main.
Le lendemain matin, quand le cortège passera place de la Concorde où
tant de têtes sont tombées, Bourrienne dira tout haut à son voisin ce que
beaucoup pensent tout bas : « Ce soir, ou nous coucherons au Luxembourg
ou nous finirons ici. »
 

Il a plu dans la nuit. Il fait encore humide et frais, ce matin du 19-


Brumaire. La route de Saint-Cloud est très encombrée  ; dès l’aube, les
escadrons de dragons et de chasseurs sont partis en tenue de campagne avec
Lefebvre et tout son état-major à leur tête. Puis un bataillon de grenadiers
triés sur le volet, car tous ne sont pas «  sûrs  ». Tout le long du trajet, le
général Sérurier dispose ses fantassins. Leclerc veille sur l’ensemble du
dispositif. Ce déploiement militaire impressionne le badaud mais inquiète
les parlementaires, les journalistes qui, en long cortège, se rendent à Saint-
Cloud. Est-ce pour la parade ou pour un coup de force ?
Bonaparte n’est entouré que de ses plus fidèles compagnons et d’une
escorte réduite. La foule hurle «  Vive Bonaparte  », les députés «  Vive la
Constitution », deux cris qui ne sont plus compatibles. C’est là que réside ce
qui n’est encore qu’un malentendu  : les parlementaires pensent que
Bonaparte va s’engager à défendre une Constitution, celle de l’An III, qu’il
est, en fait, décidé à changer.
Avant de partir, Bonaparte a embrassé Joséphine. Celle-ci aurait voulu
l’accompagner, mais il lui a répondu : « Cette journée n’est pas une journée
de femmes. »
Un seul personnage important reste à Paris  : le prudent Fouché. Pour
gage de sa bonne volonté, il a prélevé 900 000 livres sur les fonds secrets de
la police pour les donner aux conspirateurs et a promis de veiller avec
fermeté sur Paris pour que rien ne bouge pendant que tout se jouera à Saint-
Cloud. A peine la dernière voiture passée, il fait de nouveau fermer les
barrières de la capitale : le gouvernement de demain est à Saint-Cloud. Ce
qui reste de celui d’hier est prisonnier au Luxembourg. Fouché est le maître.
Il a promis de « jeter à la rivière qui bougerait à Paris » mais, parce qu’il ne
met jamais tous ses œufs dans le même panier, il entend appliquer cette
mesure expéditive à la faction vaincue, quelle qu’elle soit. Il a fait imprimer
des proclamations en l’honneur de Bonaparte et d’autres pour flétrir le
«  dictateur qui a voulu prendre le pouvoir  ». Il sortira les bonnes au bon
moment, quand tout sera joué, et jettera les autres dont il ne restera aucune
trace. Il a même, dans sa poche, une liste de ministres toute prête pour le
cas où il pourrait reprendre le coup d’Etat à son compte !
Bonaparte, arrivé au pouvoir, n’ignorera rien de la «  prudence  » de
Fouché. Il ne lui en voudra pas jusqu’au jour où le rusé policier comme
l’avisé Talleyrand estimeront que le moment est venu de trahir et
d’abandonner l’homme qui a fait leur gloire et leur fortune.
Fouché n’est du reste pas le seul à préserver ses arrières. Cambacérès
aussi a préparé, à tout hasard, un triumvirat avec deux généraux restés à
Paris pour le cas où Bonaparte et Sieyès disparaîtraient dans la tourmente.
Ce sera du reste un phénomène constant du règne de Napoléon qu’il y ait
ainsi, en coulisses, un gouvernement de rechange qui n’était pas forcément
décidé à le renverser mais prêt, en tout cas, à lui succéder.
Talleyrand, lui, décide d’attendre et de voir venir. Avec quelques amis,
il s’installe dans une maison qui lui servira d’observatoire. Il y a là
Roederer et son fils, le fidèle Desrenaudes, son ancien vicaire général
d’Autun qui s’apitoie sur le sort de la Constitution, Collot, le financier, qui
a emporté une cassette bien remplie, d’autres encore, et quelques femmes
charmantes.
 

Sieyès, Ducos, leurs agents et leurs alliés organisent leur quartier


général dans une pièce, au premier étage du château de Saint-Cloud  ; elle
est humide, mal chauffée par un méchant feu de bois. Ce sera plus tard le
vestibule du bureau de l’Empereur.
Le château est inoccupé depuis longtemps et, en le choisissant, les
conspirateurs ont fait une erreur. Il n’est pas fait pour recevoir deux
Assemblées aussi importantes  ; les Anciens siégeront dans la galerie
d’Apollon, la plus grande pièce, mais il n’y en a pas d’autre suffisamment
vaste pour les Cinq-Cents. En hâte, il a fallu aménager « l’Orangerie », une
longue galerie séparée du château par une partie de la terrasse et à laquelle
on n’accède que par un escalier étroit d’une dizaine de marches. Pour
installer des bancs, une tribune, tendre les murs d’étoffe pour donner aux
Cinq-Cents un cadre plus attrayant, des ouvriers ont travaillé toute la nuit,
mais, quand les députés arrivent, l’aménagement n’est pas terminé. Ils
attendent donc dans la cour, dans les jardins, dans les allées. Ils bavardent,
ils commentent les événements de la veille, ils se mêlent aux Anciens qui,
eux aussi, attendent… C’est alors que les doutes commencent à surgir, que
le ton monte, que les résistances s’affirment… L’abondance des troupes
inquiète les uns, indigne les autres. On commence à comparer Bonaparte à
César ou à Cromwell. Ses partisans eux-mêmes hésitent à parler trop fort
pour ne pas être pris à partie. Il est certain que l’effet de surprise ne pourra
pas jouer comme la veille… et tout cela pour une question de locaux !
Par leurs agents de liaison, Sieyès et Bonaparte n’ignorent rien de ce
changement de climat. Le premier juge cela très mauvais, le second affecte
de ne pas s’en inquiéter. Son mépris pour les parlementaires est si grand
qu’il croit pouvoir les dominer sans peine, mais les dominer seul. Mais à ce
moment-là il ne pense pas qu’une intervention armée sera nécessaire.
 

Bref, quand, enfin, les Cinq-Cents entrent en séance les premiers, vers
une heure de l’après-midi, les esprits sont fort échauffés. Lucien, qui
préside, s’en aperçoit tout de suite. Gaudin, qui est de la conspiration,
monte aussitôt à la tribune pour demander la création d’une commission de
sept membres « qui fera un rapport sur la situation et sur les moyens de la
sauver  ». Pendant ce temps, les Cinq-Cents suspendront leurs travaux. La
manœuvre est habile, mais les jacobins vont la déjouer. La proposition de
Gaudin est accueillie par « un murmure de mécontentement ».
Le jacobin Delbrel bondit à la tribune : « Pour nous faire venir ici, dit-
il, on nous a parlé d’un complot. Quel complot ? Nous demandons des faits,
des explications, où est le péril  ?  » Ses amis l’approuvent bruyamment.
Delbrel s’échauffe  : «  Nous voulons la Constitution ou la mort  ! Les
baïonnettes ne nous effraient pas, nous sommes libres ici. Je demande que
tous les membres du Conseil, appelés individuellement, renouvellent à
l’instant le serment de maintenir la Constitution de l’An III. »
Tous les députés se lèvent. On entend : « A bas la dictature ! », « Vive la
Constitution  !  ». A peine Lucien ramène-t-il un semblant de calme qu’un
autre jacobin, Grandmaison, prend le relais et développe les mêmes thèmes
que Delbrel, mais d’une façon encore plus violente. Lucien écrira dans ses
Mémoires : A ce moment-là (…) « il fallait céder à l’orage et louvoyer en
attendant la proposition des Anciens ».
Il met donc la demande des jacobins aux voix. Elle est approuvée à
l’unanimité. Seulement, l’opposition commet une première erreur en
demandant que la prestation de serment se fasse par appel nominal pour lui
donner plus de solennité. Elle va ainsi perdre beaucoup de temps et le coup
qu’elle a voulu porter s’en trouvera émoussé. Les députés se sont répandus
dans les couloirs, ils discutent, ils parlent très fort. Les appariteurs doivent
hurler plusieurs fois chaque nom avant que les députés viennent prêter
serment. Ce n’est qu’à 4 heures de l’après-midi que le vote sera terminé : un
seul député, Bergoeing, démissionne. Lucien n’hésite pas à prêter serment
avec les autres car, pour le moment, il lui faut surtout parer au plus pressé.
 

Les Anciens sont entrés en séance plus calmes, plus dignes. Cérémonial
avant tout, la musique joue Allons enfants de la Patrie. Mais, là aussi, les
jacobins passent à l’attaque. Certains d’entre eux s’étonnent de ne pas avoir
été convoqués la veille, à la séance au cours de laquelle Bonaparte a pris la
parole. Simple erreur dans l’envoi des convocations, fait répondre le
secrétariat. Les jacobins ne sont pas convaincus et demandent eux aussi des
explications sur ce prétendu complot. Le débat est confus, plusieurs
orateurs parlent en même temps. Finalement, il est décidé d’envoyer un
message au Directoire pour lui demander des comptes. Lemercier lève la
séance.
 

Dans une pièce voisine de la galerie, Sieyès, Bonaparte et leurs amis


attendent des nouvelles. Le général est très nerveux, il marche de long en
large. Les choses ne vont ni aussi vite ni aussi bien qu’il le pensait. Sieyès,
souriant, impénétrable, ne dit rien. Il attend.
Soudain, Augereau et Jourdan pénètrent dans la pièce : on les croyait à
Paris, mais ils ont été mystérieusement prévenus de la tournure que
prenaient les événements. Ils viennent demander à Bonaparte de ne pas
s’obstiner, de composer avec les jacobins. Bonaparte répond sèchement à
Augereau : « Le vin est tiré, il faut le boire ; tiens-toi tranquille. »
Bonaparte se rend compte qu’il est trop engagé pour reculer. Ou il
réussit ou il est perdu ; il décide de brusquer les choses, de se battre.
 

Les Anciens sont rentrés en séance  ; c’est pour apprendre que leur
message au Directoire n’est pas arrivé à destination, pour la bonne raison
qu’il n’y a plus de Directeurs puisque quatre d’entre eux ont démissionné.
Le chiffre est faux, mais les Anciens n’ont aucun moyen de le vérifier et ils
demandent, conformément à la Constitution, que les Cinq-Cents désignent
de nouveaux Directeurs. Nouveau coup dur pour Bonaparte car, dans l’état
d’excitation où ils se trouvent à son égard, les Cinq-Cents ne vont
certainement pas le choisir. Il faut donc les empêcher de voter.
Bonaparte sent qu’il n’a plus une minute à perdre. Brusquement, il
quitte Sieyès et, escorté de quelques amis, pénètre dans la salle des Anciens,
d’autant plus stupéfaits de cette visite qu’il n’a pas le droit d’intervenir dans
une séance.
 

Pendant quelques secondes, c’est le silence  ; les législateurs restent


immobiles, tendus, conscients de la gravité du moment. Bonaparte les
regarde, les toise, les juge. Il est au pied de l’estrade, face à eux. Il
comprend que c’est à lui d’engager le combat. Il prend la parole. Mais la
voix est mal placée, hésitante, incertaine. L’accent corse rend, cette fois
encore, certaines phrases inaudibles.
On distingue  : «  Vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires,
vous êtes sur un volcan (…). Nos intentions sont pures, désintéressées…
Représentants du peuple, on répand que je veux établir un gouvernement
militaire. Si j’avais voulu usurper l’autorité suprême, je ne me serais point
rendu aux ordres que vous m’avez donnés, je n’aurais pas eu besoin de
recevoir cette autorité du Sénat. Plus d’une fois, et dans des circonstances
extrêmement favorables, j’ai été appelé à la prendre (…). »
Les phrases sont ronflantes, mais elles n’atteignent pas leur but. La
veille, aux Tuileries, l’attention des Anciens était bienveillante.
Aujourd’hui, à Saint-Cloud, elle est hostile. Le courant ne passe pas entre
l’orateur et la salle. Bonaparte insiste et se fait encore plus confus. Il
débite : « Je vous jure que la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi,
mais c’est sur vous seuls que repose son salut… Il n’y a plus de
Directoire… En Vendée, plusieurs places sont tombées aux mains des
Chouans… Prévenez les déchirements… »
Bonaparte veut faire peur en évoquant les périls intérieurs mais, au
moment où il s’apprête à poursuivre, un avocat d’Arras, Lenglet, se lève et
hurle : « Et la Constitution ? »
Bonaparte est surpris par cette interruption. Mais il se ressaisit et
prononce ces phrases restées historiques : « La Constitution ? Vous sied-il
de l’invoquer ? Vous l’avez vous-mêmes anéantie ! Au 18-Fructidor, vous
l’avez violée, vous l’avez violée au 22-Floréal, vous l’avez violée au 30-
Prairial. Elle n’obtient plus le respect de personne… N’est-ce pas en son
nom que vous avez exercé toutes les tyrannies ? »
Bonaparte a indiscutablement raison sur ce point, mais il est pour le
moins maladroit de dire ainsi leurs quatre vérités à ceux qui, légalement ou
non, sont en place et sur lesquels, quelques minutes plus tôt, on a déclaré
s’appuyer pour mettre un peu d’ordre dans la maison !
Les Anciens se rendent compte, tout à coup, que Bonaparte vient de
jeter bas le masque et de révéler, en les accusant, ses véritables intentions.
Ils demandent des précisions, des noms, des faits, des dates sur la
conspiration. Bonaparte accuse vaguement Barras, Moulins, les Cinq-Cents
et leur jacobinisme étroit, mais ses flèches ratent leurs cibles. L’Assemblée
gronde. Croyant la rassurer, il lui parle de la force militaire qui l’entoure…
« pour vous protéger », dit-il.
Et soudain il s’emporte  : «  Et si quelque orateur payé par l’étranger
parlait de me mettre hors la loi, j’en appellerais à vous, braves soldats que
j’ai tant de fois menés à la victoire, à vous, braves défenseurs de la
République  ! Souvenez-vous que je marche accompagné du Dieu de la
Victoire et du Dieu de la fortune…  » Cette fois, c’est clair  : Bonaparte
envisage d’employer la force pour parvenir à ses fins. Mais, loin de leur
faire peur, cette menace braque les Anciens.
Bourrienne lui glisse à l’oreille : « Sortez, général, vous ne savez plus
ce que vous dites. » Bonaparte proteste encore de ses bonnes intentions et
se retire sous les cris.
Dans le couloir, il retrouve aussitôt son calme et se rend compte qu’il a
été très maladroit. Les Anciens se dérobent, les Cinq-Cents résistent. Une
seule solution : jouer le tout pour le tout : attaquer les jacobins de front, tout
de suite ; c’est maintenant pile ou face. Ou il mate les Cinq-Cents, ou il est
arrêté. Deux officiers l’avertissent. «  N’y allez pas, général, vous ne les
connaissez pas, ils sont capables de tout. »
Un émissaire de Fouché arrive : « Le ministre répond de Paris, lui dit-il,
mais c’est à vous de répondre de Saint-Cloud. »
Talleyrand aussi a envoyé un messager pour presser Bonaparte de ne
plus perdre une minute : « Un peu de patience, lui fait répondre Bonaparte
qui a retrouvé le sourire et tout s’arrangera.  » Y croit-il lui-même, à ce
moment-là  ? Il est dans la position du chef qui, sur le champ de bataille,
sent que ses ailes fléchissent et qu’au centre la poussée adverse est de plus
en plus forte. Deux solutions  : le repli, donc le risque de défaite, ou la
contre-attaque immédiate. Cela ne lui a pas trop mal réussi en Italie et en
Egypte…
Seulement les Cinq-Cents ne sont ni les Autrichiens, ni les Mameluks.
 

Quand Bonaparte pénètre dans l’Orangerie, les Cinq-Cents ont fini de


prêter serment et viennent d’apprendre la démission de Barras. Il est
4  heures de l’après-midi. Le général s’avance d’un pas décidé vers la
tribune, suivi par quelques fidèles prêts à dégainer si nécessaire. Les Cinq-
Cents hurlent : « Quoi, des baïonnettes, des sabres ici ! le sanctuaire des lois
est violé  ! Hors la loi le dictateur  ! Vive la République  ! Vive la
Constitution !… »
Au comble de la fureur, des députés quittent leur place et viennent
hurler des injures sous le nez de Bonaparte, décidés à lui faire un mauvais
parti. Des grenadiers encadrent le général. Murat, Lefebvre lui font un
rempart de leurs corps. Tout le monde parle, crie, s’invective, un député se
prend les pieds dans sa toge et s’étale de tout son long ; dans le public, des
femmes ont des crises de nerfs.
Bonaparte, serré, secoué, saisi par les revers de son uniforme, suffoque,
au bord de l’évanouissement. Murat distribue les coups de poing au hasard,
certains députés veulent désarmer les grenadiers. Destrem, un grand
gaillard, hurle à Bonaparte : « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? »
La scène est d’une brutalité inouïe ; c’est un combat de voyous à mains
nues. Lucien ne peut rien faire pour ramener le calme. Bonaparte n’a
aucune chance de se faire entendre. Quatre solides grenadiers arrivent enfin
à le dégager de cette étreinte vociférante. Un officier le prend par les
épaules et arrive à grand-peine à se frayer un chemin vers la sortie.
Quand il arrive dans le salon où se tient Sieyès, Bonaparte n’a pas
encore récupéré. Haletant, pâle, quelques traces de sang sur la figure – des
boutons égratignés – il appelle Sieyès «  général  » et lui dit, outré  : «  Ils
veulent me mettre hors la loi. »
Murat, Leclerc, Sieyès lui-même le pressent de « trancher dans le vif »,
de faire marcher la troupe. Mais Bonaparte hésite encore : ce serait entrer
carrément dans l’illégalité. Il demande quelques minutes, notamment pour
réfléchir.
Pendant ce temps, Lucien essaie de reprendre en main les Cinq-Cents,
d’excuser l’intervention de son frère, d’en expliquer les motifs. Il est hué,
conspué.
Des voix s’élèvent pour demander la mise hors la loi du général
Bonaparte !
«  Hors la loi  »  ! c’est l’appel qui a envoyé tant d’hommes à la
guillotine, c’est la chute de Robespierre qui tout à coup resurgit dans les
esprits… Crier « hors la loi », c’est une chose. La voter, c’est autre chose.
Quelques députés hésitent… Alors les Cinq-Cents, pour la deuxième fois,
commettent la même erreur. Ils engagent un débat. Lucien, qui n’a pas
perdu son sang-froid, voit aussitôt tout le parti qu’il peut tirer d’une
discussion… Lentement, patiemment, il arrive à dominer le tumulte. Les
partisans de Bonaparte reprennent courage. Dans le brouhaha, plusieurs
propositions sont discutées en même temps et on ne sait plus ce qui est voté
et ce qui ne l’est pas…
Le Conseil décide successivement de se réunir en permanence, de
regagner Paris, de faire des troupes rassemblées à Saint-Cloud la garde du
corps législatif et d’en confier le commandement à Bernadotte qui n’est pas
là !
« Et la mise hors la loi ? » clame un député. Lucien comprend que le
danger n’est pas écarté. Puisque les paroles ne servent plus à rien, pense-t-
il, il faut jouer la comédie. Il va ainsi sauver son frère une première fois…
Solennellement, il enlève sa toque et sa toge, les pose sur la tribune et
s’écrie  : «  Il n’y a plus ici de liberté. Puisque je ne peux plus me faire
entendre, je dépose ici, en signe de deuil, les marques de la magistrature
populaire. »
Stupéfaction des députés soudain calmés  ! «  Ne fais pas cela, citoyen
président, lui crient-ils. Reprends ta place au nom de la République, nous
t’en conjurons.  » Lucien refuse. Il a les larmes aux yeux. Il va s’en aller.
Les députés, maintenant, le supplient. Lucien s’arrête, les regarde, hésite et
finalement retourne vers la tribune. Mais à ce moment-là, un officier se
présente avec dix hommes, prend Lucien par le bras et l’entraîne. Lucien a
juste le temps de dire d’une voix grave, solennelle  : « Vous me parlez de
réconciliation et vous me faites arrêter. » Les députés sont stupéfaits.
En réalité, dans la confusion, personne n’a remarqué qu’au plus fort de
la discussion sur la mise «  hors la loi  », Lucien a réussi à glisser à un
partisan de son frère, le général Frégeville, ces quelques mots : « Avant dix
minutes, il faut interrompre la séance ou je ne réponds plus de rien.  »
Frégeville est allé porter le message à Bonaparte qui a compris que pour
mettre les Cinq-Cents dans l’impossibilité de continuer à siéger, il suffisait
de leur retirer leur président, le plus théâtralement possible. D’où cette
fausse arrestation mais cette vraie sortie de Lucien Bonaparte qui a réussi là
une des plus belles manœuvres parlementaires qu’on ait jamais vues !
 

Mais Bonaparte croit que les députés ont quand même eu le temps de le
mettre hors la loi… Il lui faut donc ou s’incliner, ou recourir à la force.
S’incliner, il n’en est plus question. Dehors, il y a quelques milliers de
«  braves  » qui n’attendent que le moment d’agir. Tant pis, c’est à eux
d’avoir le dernier mot.
Mais marcheront-ils ? Contrairement à ce qu’on croit généralement, ce
n’est pas sûr. Avec les chasseurs et les dragons de Murat et de Sébastiani, il
n’y a pas de problème, mais entre eux et le château, il y a les grenadiers qui
constituent la garde du corps législatif. Certes, ils sont sous le
commandement de Bonaparte depuis la veille, mais eux ne se sont pas
battus sous ses ordres. Il suffirait peut-être qu’une voix se fasse entendre
chez les Cinq-Cents, les appelle à l’aide, au nom de la légalité, pour qu’ils
se retournent contre lui. Cette voix, ce pourrait être Jourdan ou Augereau,
mais ceux-ci sont décontenancés par la tournure prise par les événements.
Alors que chaque minute compte, ils hésitent. Ils ne savent que faire
exactement. Cet atermoiement leur sera fatal  : les jacobins perdent leur
dernière chance, alors qu’ils ont encore l’avantage.
Bonaparte, lui, n’hésite pas. Sieyès vient de lui répéter : « Ils rêvent de
93… Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les
mettre hors la salle ! »
Bonaparte saute sur un cheval et se présente aux grenadiers. Lucien, qui
vient d’arriver de l’Orangerie après sa fausse arrestation, sent que c’est
encore à lui de jouer. Il comprend qu’en tant que président des Cinq-Cents,
représentant de la légalité, les grenadiers l’écouteront plus volontiers que
son frère. Le voilà à cheval lui aussi. Comme s’il était encore à la tribune, il
harangue les soldats : « … L’immense majorité du Conseil des Cinq-Cents
est en ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui
assiègent la tribune, menacent de mort leurs collègues et leur proposent les
délibérations les plus affreuses.
«  Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par
l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens et ont
osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son
décret, comme si nous étions encore à ce temps affreux de leur règne où ce
mot “hors-la-loi” suffisait pour faire tomber les têtes les plus chères à la
patrie. »
La mise hors la loi exceptée, et encore elle n’a pas été votée, tout ce que
vient de dire Lucien est faux, mais en de pareilles circonstances, ce sont là
détails !
Les grenadiers ne bougent pas. Alors Lucien insiste : « Je vous déclare
que ce petit nombre de furieux se sont mis hors la loi par leurs attentats
contre la liberté de ce Conseil. Au nom de ce peuple qui, depuis tant
d’années, est la victime ou le jouet de ces misérables enfants de la Terreur,
je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité des représentants du
peuple afin que, protégés contre les stylets par les baïonnettes, nous
puissions délibérer sur les intérêts de la patrie. »
On remarquera qu’il n’est alors absolument pas question de Bonaparte.
Lucien a l’habileté de ne pas faire des incidents qui viennent de se produire
la conséquence de la lutte que son frère a engagée contre les députés.
Lucien Bonaparte poursuit sa harangue ; il donne des ordres : « Vous ne
reconnaîtrez pour députés de la France que ceux qui se rendent avec leur
président au milieu de vous. Quant à ceux qui persisteraient à rester dans
l’Orangerie pour y voter des “hors-la-loi”, que la force les expulse… Ces
prescripteurs ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants
du poignard. Que ce titre leur reste… qu’il les suive partout… et lorsqu’ils
oseront se montrer à leurs commettants, qu’ils les désavouent, que tous les
doigts les désignent sous ce nom mérité de représentants du poignard.
 

L’expression effectivement restera. Beaucoup de gravures de l’époque


représentent les députés brandissant des stylets, des poignards au-dessus de
Bonaparte. En fait, la chose est maintenant prouvée : aucun député n’était
armé. La bataille a eu lieu à mains nues et si le brigadier Thomé a eu son
uniforme déchiré, ce n’est pas par un coup de poignard  : la couture de sa
manche a tout simplement cédé dans la bagarre. Mais pendant plusieurs
jours, le brave homme sera fêté, choyé, comblé d’honneurs, reçu à la table
de Bonaparte, embrassé par Joséphine, cité dans les journaux, présenté dans
les théâtres, applaudi par la foule. Il jouera son rôle de sauveur du consul
avec beaucoup de bonne volonté et s’effacera à un détour de l’Histoire sans
se plaindre et avec une bonne pension.
 

« Les représentants du poignard »… L’expression produit son effet. Les


grenadiers brandissent leurs fusils… Ils sont rassurés… Cet homme qui leur
a si bien parlé ne peut pas les tromper. D’autant plus que, derrière eux,
Sérurier, Murat, Lefebvre ont fait ce qu’il fallait pour exciter leurs dragons
et leurs hussards qui, eux, se sont battus sous Bonaparte… Celui-ci voit que
le moment est favorable. Le visage zébré des filets de sang qui ont coulé de
ses boutons arrachés, ne serait-ce pas justement une estafilade de poignard ?
se demandent les braves. Pâle, surexcité, dressé sur son cheval piaffant, le
général proclame : « Soldats, je vous ai menés à la victoire, puis-je compter
sur vous ?
—  Oui, oui, crient les dragons derrière la garde, vive le général  !
Ordonnez !
—  Soldats, des agitateurs cherchent à soulever le Conseil contre moi.
Puis-je compter sur vous ?
— Oui, oui, vive Bonaparte !
— Eh bien, je vais les mettre à la raison. »
Bonaparte leur fait un discours politique… « On vous trompe, on se sert
de vous, on vous trahit… Tolérerez-vous cela plus longtemps ?
— Non, non ! clament les braves.
— Alors, soldats, en avant ! »
Comme un seul homme, les officiers lèvent leurs sabres et font un
signe… Aussitôt, les tambours se mettent à battre la charge et s’ébranlent.
Le mouvement de ces hommes qui lentement avancent, est à la fois très
beau et très impressionnant. Les gardes qui hésiteraient encore ne le
pourraient plus. C’est une marche irrésistible.
Les Cinq-Cents sont en pleine confusion depuis le départ de Lucien et
ils discutent toujours lorsque le roulement des tambours leur parvient aux
oreilles… Le roulement et les cris « Vive Bonaparte ! »… Ils se précipitent
aux fenêtres… Ils hurlent « Vive la Constitution  !  », « Vive la liberté !  »,
«  Vive la République  !  », «  Hors la loi le dictateur  !  ». Les cris se
confondent, les tambours se rapprochent et enfin se taisent. Ils sont à la
porte. Leclerc est là à la tête de ses hommes, baïonnette au canon  :
« Citoyens représentants, leur dit-il, on ne peut plus répondre de la sûreté du
Conseil. Je vous invite à vous retirer. »
C’est dit poliment, mais fermement. La plupart des députés se taisent.
Quelques-uns essaient de s’insurger : « Qui êtes-vous, militaires ? Vous êtes
les gardiens de la représentation nationale et vous osez attenter à sa sûreté, à
son indépendance »…
Des mots, toujours des mots  : les soldats en ont assez des mots…
«  Grenadiers, en avant  ! Tambours, la charge  !  » ordonne un officier, et
Murat se tourne vers ses hommes : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors. »
En ordre, sans brutalité mais sans douceur, les grenadiers s’avancent et
poussent les députés dehors  ; certains sautent par les fenêtres et courent,
courent éperdument… On retrouvera des toges, des bonnets, des plumes
dans les allées, dans les buissons, partout, symboles de la capitulation du
législatif…
Il est 5 heures et demie de l’après-midi ce 19 brumaire, An VIII. La nuit
tombe, et tout est dit : la hargne de Bonaparte, le savoir-faire de son frère,
l’esprit de décision de Murat et de quelques autres ont eu raison des
représentants du peuple. Ils ont abandonné le terrain, ils ont perdu une
partie dans laquelle ils avaient pourtant au moins autant d’atouts que
l’adversaire, mais dont ils n’ont pas su se servir au bon moment. Et puis, en
leur for intérieur, n’était-ce pas qu’un baroud d’honneur ? N’avaient-ils pas
senti que le moment était venu de céder la place ?
Sous les huées et les quolibets des futurs grognards, dérisoires et
ridicules avec leurs toges à la romaine, les voici égaillés dans la nature,
humiliés, bafoués. Avec leur fausse dignité et leurs grandes péroraisons, ils
ont tout perdu.
Quand les Anciens apprennent ce qui vient de se passer, car eux aussi
sont toujours en séance, à l’abri croient-ils des remous du dehors, ils
comprennent très vite qu’il n’y a plus qu’à s’incliner. Ils protestent pour la
forme, ils demandent à entendre un représentant des Cinq-Cents, mais c’est
Lucien Bonaparte, décidément infatigable, qui vient leur donner sa version
des faits.
Soudain, eux aussi se sentent las. Ils admettent « la retraite » du Conseil
des Cinq-Cents. Quel euphémisme ! Etre désormais la seule Assemblée les
flatterait plutôt. Ils pérorent comme s’ils avaient encore des pouvoirs. Ils
votent la formation d’un comité de cinq membres pour préparer une
réforme de la Constitution, ils votent la nomination d’une commission
exécutive provisoire de trois membres qui ne s’appelle pas encore le
Consulat.
Pour les conspirateurs, la victoire n’est pas éclatante, elle laisse un goût
d’amertume. Bonaparte n’en revient pas encore : « Le citoyen Sieyès avait
raison. Quels fous furieux ! J’avoue qu’il aurait mieux valu les consigner.
—  Il valait encore mieux ne pas aller aux Conseils, lui répond
sèchement Lucien.
— Oh ! Oh ! dit Bonaparte, le citoyen-président nous gronde, et il n’a
peut-être pas tort, chacun son métier. »
Sieyès voudrait que la victoire soit parachevée de façon plus éclatante.
Il obtient que ce qui reste des Cinq-Cents soit rassemblé pour entériner les
décisions que viennent de prendre les Anciens. Ainsi pourra-t-on dire que
les deux Assemblées sont d’accord !
Lucien, encore lui, s’en charge. Alors, pendant plusieurs heures, on va
assister à ce spectacle étonnant d’huissiers et de volontaires allant
rechercher dans les guinguettes, les cabarets, les maisons particulières des
environs et sur la route de Paris, les députés qui acceptent de bien vouloir
revenir sur les lieux de leur défaite. Ils se retrouvent moins d’une centaine,
épuisés, endormis, sur les bancs de l’Orangerie, prêts à voter tout ce qu’on
voudra, du moment qu’on leur laisse la vie sauve et la liberté.
Talleyrand apprend tout cela avec le sourire. Quand il sait que la partie
est gagnée, il s’invite à dîner chez une bonne amie, Mme Simon, à Sèvres,
avec quelques intimes. Bon souper, bon gîte, et le reste. Pour la politique,
on verra plus tard.
A neuf heures du soir, Lucien Bonaparte ouvre la dernière séance des
Cinq-Cents. Tout est prêt  : la suppression du Directoire, l’exclusion des
députés qui se sont livrés à des excès et dont leurs collègues devront eux-
mêmes dresser la liste, enfin la création de cette fameuse «  commission
consulaire exécutive, composée de Sieyès, Ducos, ex-Directeurs, et de
Bonaparte, général, qui porteront le nom de Consuls de la République ».
Bonaparte ne vient encore qu’en troisième position pour n’effaroucher
personne. Quelques jours lui suffiront pour prendre la première place.
Enfin, chaque Assemblée désignera une commission de vingt-cinq
membres, chargée de rester en contact avec les consuls.
Lucien, toujours en grande forme, conclut : « Représentants du peuple,
entendez les bénédictions du peuple et de ces armées longtemps le jouet des
factions intestines et que leurs cris pénètrent jusqu’au fond de vos âmes.
Entendez le cri sublime de la postérité : si la liberté naquit dans le Jeu de
Paume de Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud ;
les constituants de 89 furent les pères de la Révolution mais les législateurs
de l’An VIII furent les pères et les pacificateurs de la Patrie.
« Ce cri sublime retentit déjà dans l’Europe : chaque jour, il s’accroîtra
et, dans sa force universelle, il embrasera bientôt les cent bouches de la
renommée. »
Lucien Bonaparte est peut-être sincère… Il a vingt-quatre ans.
Il ne reste plus aux trois consuls qu’à venir prêter serment, ce qu’ils
font solennellement. Quels peuvent être alors les sentiments de Bonaparte
qui, quelques heures plus tôt, dans cette même enceinte, rêvait d’une
approbation unanime, mais qui a eu besoin d’une poignée de dragons pour
obtenir gain de cause ?
Les estafilades de son visage ont séché, mais la blessure d’amour-
propre doit être encore vive. Il triomphe maintenant, mais dans quelles
conditions  ! Devant une centaine de députés, dont certains se sont même
allongés sur les bancs et somnolent ! Ah, qu’elle paraît triste, cette victoire !
Le peuple, lui, n’a pas bougé. En province, on ignore évidemment tout
de ce qui vient de se passer. A Paris, Fouché, dès la nouvelle connue, a fait
proclamer partout qu’on avait voulu assassiner Bonaparte mais que force
est restée au bon droit et que c’est en vainqueur qu’il reviendra demain.
Partout, ce n’est qu’un cri d’enthousiasme. Fouché peut faire afficher les
avis qui annoncent la victoire du général et faire brûler ceux qui le traitent
de tyran. Son avenir est assuré.
«  Vive la République  !  » ont crié les Cinq-Cents en levant la séance.
« Vive la République ! » crient les Anciens après avoir, à leur tour, reçu le
serment des trois consuls.
Il est 4 heures du matin : la partie est gagnée. La comédie est jouée.
 

Dans la nuit froide, les grenadiers et les dragons regagnent leurs


casernes, au rythme de leurs rudes chansons de campagne et du Ça ira de
1789. Ils pensent qu’ils ont sauvé tout à la fois la République et la
Révolution.
Bonaparte rentre dans la même voiture que Bourrienne. Il ne dit pas un
mot. Il réfléchit. Il a gagné, mais tout reste à faire. Il a pris en charge la
France et les Français. Il a leur confiance. Sieyès et Ducos ne sont pas des
obstacles, après ceux qu’il a dû surmonter. Mais où le mènera-t-il, ce peuple
qui voit en lui l’homme qui lui apportera la paix  ? Se doute-t-il, en cette
nuit, qu’il lui prépare quinze années de guerre, mais va lui faire vivre l’une
des périodes les plus riches de l’Histoire de France ?
A Versailles, dix ans plus tôt, Mirabeau, au nom du peuple, avait
repoussé les baïonnettes.
A Saint-Cloud, Bonaparte a eu besoin des baïonnettes contre les
représentants du peuple, si décriés fussent-ils.
La Révolution est peut-être sauvée, mais la République a vécu.
Bonaparte peut devenir Napoléon. Il a trente ans.

Claude GUILLAUMIN
La prise du pouvoir

 par Napoléon le Petit


On a longuement glosé autour des événements du 2  décembre 1851  :
Louis-Napoléon Bonaparte, piétinant le serment, prêté trois années
auparavant, de protéger et respecter la Constitution, a trouvé son lot de
témoignages justificateurs qui se sont efforcés de démontrer qu’il a ainsi
sauvé le pays de l’anarchie, voire d’une nouvelle jacquerie. Le «  prince-
président  », dans le même temps, a suscité des critiques acerbes, celles
notamment passionnées et vengeresses d’un Hugo, plus froides et
raisonnées d’un Karl Marx, pour ne citer que ses contemporains.
Aujourd’hui, l’histoire s’est décantée. Des questions n’en demeurent
pas moins posées, auxquelles, certes, des réponses sont constamment
apportées, mais contradictoires, controversées, tant, en effet, les
témoignages retenus peuvent prêter à des différences d’interprétation.
Pourquoi le coup d’Etat  ? Fut-il une révolution, ou simplement
l’aboutissement d’une évolution  ? Pourquoi les horribles massacres  ?
Furent-ils un corollaire nécessaire ou un coup de semonce sanglant décidé,
résolu, ordonné par l’Elysée peut-être au bord de l’épouvante, afin de
rétablir une situation jugée compromise ? Quel était cet homme qui, trente-
six années après le crépuscule d’un dieu, prétendait, utilisant sa gloire, venir
au moins en messie  : le «  prince magnanime  » dont parle le jurisconsulte
Faustin Hélie, ou le « crétin » qu’Adolphe Thiers se flattait de manœuvrer ?
Comment une nation partagée entre monarchistes et républicains, modérés
et socialistes, avait-elle pu plébisciter à la présidence de l’Etat « le neveu du
grand Empereur » ? Comment une majorité parlementaire de droite put-elle
accumuler les renoncements et les erreurs qui permirent le 2-Décembre et le
rendirent même fatal, et s’en fit-elle ainsi la complice virtuelle  ? Autant
d’énigmes en vérité.
 

Quand le duc de Reichstadt, seul enfant légitime de Napoléon Ier, meurt


sans postérité à Schönbrunn le 22 juillet 1832, la France a pour souverain
Louis-Philippe, le peuple ayant chassé en 1830 son cousin Charles X. Les
Bourbons-Orléans ont ainsi accédé à ce trône dont Philippe-Egalité, père du
« Roi des Français », avait en son temps rêvé d’être le soutien, en qualité de
lieutenant général du royaume, avant de voter la mort de son détenteur et de
suivre celui-ci sur l’échafaud.
Leurs heureux successeurs vouent les dynasties renversées à l’exil. La
République, au reste, se conformera à cette règle de prudence tant qu’une
restauration trouvera en France quelques partisans illusionnés et bruyants.
Ainsi les membres de la famille Bonaparte susceptibles d’être un jour
appelés au rôle de prétendant sont-ils tenus hors des frontières depuis 1815.
Le 11 avril 1814, à Fontainebleau, Napoléon avait renoncé « pour lui et ses
héritiers  » aux trônes de France et d’Italie. Mais, après les Cent-Jours, le
22 juin 1815, abdiquant à nouveau, il avait proclamé son fils empereur des
Français, sous le nom de Napoléon  II, choix ratifié le 2  juillet par les
Chambres et ainsi promu au rang d’acte constitutionnel.
Ainsi, Reichstadt décédé, il fallait se référer au plébiscite de 1804 fixant
l’hérédité de la dignité impériale, à défaut de descendance directe de
Napoléon Ier, « dans la descendance directe, naturelle et légitime de Joseph
Bonaparte et de Louis Bonaparte  ». Joseph, l’aîné, mourra en 1844 sans
laisser de fils. Louis ne lui survivra que deux ans. Il avait été l’époux
d’Hortense de Beauharnais, fille de la future impératrice Joséphine, qui lui
avait au moins légué son charme et… sa légèreté. De son union avec Louis
étaient nés un garçon, mort enfant, puis un autre, Napoléon-Louis. Après
quoi, les souverains de Hollande – puisque Napoléon avait installé Louis
sur le trône de ce pays – avaient vécu longtemps séparés, au point que,
lorsque naquit un troisième enfant Louis-Napoléon, Louis s’empressa de
faire connaître quasi publiquement qu’il ne pouvait en aucune façon être
son géniteur (n’alla-t-il pas jusqu’à écrire au pape Grégoire  XVI  : «  J’ai
épousé une Messaline qui accouche  »  ?). On a imputé la procréation de
Louis-Napoléon à l’amiral hollandais Verhuel. Un autre père possible est
Decazes alors jeune, veuf et séduisant, et un troisième le bel écuyer de la
reine, Charles de Bylandt. Quoi qu’il en soit, la filiation se prouvant par
l’acte de naissance, Louis-Napoléon, né le 20 avril 1808 à Paris, était bien
légalement le fils de Louis. Celui-ci, du moins, n’eut pas à endosser la
paternité du quatrième fils d’Hortense, Charles-Auguste, fruit des amours
de l’incandescente jeune femme avec Joseph Flahaut de la Billarderie, lui-
même bâtard de Talleyrand et qui devait finir général, comte, sénateur et
grand chancelier de la Légion d’honneur. Sans doute est-ce cette double
qualité d’amant d’une belle-fille (et belle-sœur) qu’il chérissait et de fils
d’un ministre qu’il méprisait, mais admirait, qui fit de Flahaut l’un des
aides de camp de l’Empereur et de ses ultimes compagnons d’épopée.
Quand l’ancien roi de Hollande meurt, en 1846, le frère aîné de Louis-
Napoléon a lui-même succombé depuis plusieurs années et c’est donc le fils
dénié de Louis – une vive affection lie cependant les deux hommes – qui est
le prétendant impérial. En lui, et pour cause, rien des Bonaparte ; c’est un
être renfermé et versatile, apparemment mou et indolent, mais qui a le
fanatisme de son ambition. Le nom qu’il porte, le rang que le sort lui a
dévolu, Louis-Napoléon entend les faire valoir. Ils ne sauraient avoir
d’autre enjeu que la France.
Enfant, c’est l’Empereur qui a tenu son «  neveu  » sur les fonts
baptismaux, et Marie-Louise a été sa marraine. Sous la première
Restauration, l’avisée Hortense, par l’ambassade du tsar Alexandre qu’elle
a séduit, obtient de Louis XVIII les lettres patentes du duché de Saint-Leu,
dont cependant son mari restait le comte. Le 7 mars 1815, leur mariage est
annulé. Ce sont, aussitôt après, les Cent-Jours, pendant lesquels Napoléon,
magnanime, oublie les récentes imprudences de sa belle-sœur. Mais du
coup, au second retour du roi, force est à Hortense de quitter la France. Elle
achète la terre et le château – une gentilhommière – suisse d’Arenenberg,
dans le canton de Thurgovie, un site nostalgique. Quant au confort,
écoutons la dame d’honneur de la duchesse, Valérie Masuyer  : «  un
campement » ; il est vrai qu’Hortense surélèvera le logement d’un étage.
Louis-Napoléon poursuivra ici sa jeunesse, tandis que Napoléon-Louis
vivra avec son père, réfugié en Italie, et prouvera par son enthousiasme et sa
fièvre qu’il est bien, lui, un Bonaparte. Le cadet suit les cours du gymnase
d’Augsbourg, médiocrement puisqu’il y est 54e de sa classe. En 1818,
Louis reçoit son « fils » à Livourne. Il s’effraie du retard de son instruction
et menace Hortense de le lui retirer. Elle donne alors pour précepteur, à
Louis-Napoléon, Philippe Le Bas, dont le père, conventionnel, s’est donné
la mort à la chute de Robespierre et qui a hérité de la foi jacobine. Le Bas
secoue son élève, chez qui il a trouvé « un esprit paresseux et distrait » et
avec profit puisque à Augsbourg, voilà Louis-Napoléon 24e. Bon latiniste,
bon cavalier, bon escrimeur, les vertus républicaines de Le Bas font sur lui
impression. Il saura à merveille invoquer les préceptes inculqués, s’il ne les
mettra pas en pratique. Mais Louis-Napoléon ne pourra d’autre part jamais
échapper à l’influence de l’enseignement de ses maîtres souabes et de leurs
méthodes. La lenteur de ses réactions et son indécision ne furent peut-être
que la conséquence naturelle de ces heures estudiantines.
La frivole Mme de Saint-Leu a parfois besoin de bousculer la torpeur de
l’exil helvète. Les frontières de France barrées, l’Italie lui reste ouverte, où
elle passe l’hiver avec son fils et Le Bas. On y rencontre Lætitia Bonaparte
à Rome  ; elle se souvient tout haut des fastes d’antan qui, comme elle le
redoutait, n’ont pas duré. Louis-Napoléon y fait aussi des conquêtes, lui qui
sera un perpétuel trousseur de cotillons. Mais le jeune prince surtout
retrouve son aîné, Napoléon-Louis, l’adolescent généreux qui prend sur lui
un vif ascendant et l’introduit dans le milieu secret des carbonari.
Napoléon-Louis appartient à la secte, lié à ses compagnons par le serment
solennel que ne prononcera jamais son frère.
En 1830, toujours à Rome, les deux princes Bonaparte passent à
l’action avec la Charbonnerie. La Ville éternelle est en fièvre et le
gouvernement pontifical sévit rudement contre les libéraux qui veulent
proclamer la République. Louis-Napoléon en fait tant qu’il est sommé de
déguerpir, le 13 décembre, et va rejoindre son frère à Florence. En février
1831, le soulèvement éclate et les Bonaparte rejoignent, à Spolète, les
insurgés dont les chefs jouent de leur nom illustre pour les besoins de leur
cause. Tous deux participent à la prise de Civita Castellana. Mais
l’Autriche, qui n’entend pas que se crée à sa frontière une République et
qu’appelle le Pape, se dispose à intervenir. C’est la défaite assurée des
révolutionnaires mal armés et, pour les deux frères, une terrible menace. Le
cardinal Fesch, leur grand-oncle, ne le dissimule pas à Hortense, lui
écrivant  : «  S’ils sont pris, ils sont perdus.  » Hortense, alarmée, fait
intervenir l’ancien précepteur de son fils aîné, Armandi, qui oblige les
Bonaparte à se rendre à Bologne. De là, ils gagnent Forli où Napoléon est
emporté, le 17 mars, par une rougeole, à moins qu’il n’ait été assassiné, ou
plutôt exécuté par la Charbonnerie pour avoir, cédant aux instances de sa
mère, refusé de marcher sur Rome et ainsi failli à son serment.
Deux jours après, Hortense arrive à Forli. Sa douleur n’a guère le temps
de s’épancher  : il faut fuir devant les Autrichiens. Avec Louis-Napoléon,
qui lui aussi souffrira de la rougeole au cours de leur errance, elle mène une
odyssée pittoresque qui s’achève le 14  avril 1831 quand, grâce à un
passeport au nom de Mrs Hamilton, voyageant avec ses deux fils, que lui a
fait remettre le gouvernement de Londres, les deux fugitifs parviennent à
passer de Nice en France avec leur compagnon, le comte Zappi. Son pays
natal, Louis-Napoléon l’a quitté depuis seize ans. Il y rentre en étranger, ce
proscrit, et c’est en pèlerin, qu’il gagne Paris, suivant au long de la route la
trace de son oncle au retour de l’île d’Elbe.
Dans la capitale, Hortense fait toucher Louis-Philippe, réclamant de lui
l’abrogation de la décision d’exil la concernant, ainsi que les siens. Le roi
des Français la reçoit même, très civilement mais sans plus ; son trône n’est
pas si assuré qu’il puisse admettre la présence dans le pays d’un aussi
turbulent personnage que Louis-Napoléon, d’autant que les bonapartistes de
l’intérieur ne lui facilitent pas la tâche. De plus, voilà que le futur
prétendant s’abouche avec les chefs républicains, impressionnés par son
comportement italien. Le gouvernement royal hésite pourtant à l’expulser,
sachant que la mesure sera exploitée contre lui. Il propose même de rayer la
«  comtesse d’Arenenberg  » et son fils de la liste des exilés et d’admettre
Louis-Napoléon, ainsi qu’il l’a lui-même suggéré, à servir dans l’armée.
Mieux  : le prince serait ultérieurement élevé à la pairie. Mais il y a une
condition : il abandonnera le nom de Bonaparte, et donc toutes prétentions
au trône pour devenir le duc de Saint-Leu. Impératif inadmissible et en effet
rejeté ; et, le 5 mai, jour du dixième anniversaire de la mort de l’Empereur,
Hortense et son fils sont formellement invités à quitter la France. Si bref
qu’il ait été, le séjour parisien de Louis-Napoléon lui a confirmé quelle
importance politique lui donne sa qualité, et le culte que le peuple continue
à vouer à son oncle.
A Londres, que gagnent les «  Hamilton  », il continue à fréquenter les
libéraux – et déjà, sans doute, songe-t-il à les utiliser le moment favorable
venu. A la fin d’août, c’est le retour à Arenenberg et, pour Louis-Napoléon,
le temps des méditations coupées de fredaines sensuelles, celui aussi où la
mort du duc de Reichstadt fait de lui le prétendant impérial. Il n’en continue
pas moins à vivre en bon citoyen… suisse – car il est officier dans l’armée
helvétique. Le Bas n’est plus là, et Hortense, fascinée par les perspectives
ouvertes, si douteuses qu’elles apparaissent, enseigne à son fils des
préceptes de gouvernement bien éloignés des idées «  sociales  » de son
ancien maître – et des carbonari : omnipotence, absolutisme. Encore que le
songe-creux Louis n’écoute que paresseusement, il enregistre, pèse,
élimine, retient.
Ces théories, il a toutefois soin de ne pas s’y référer lorsqu’il publie des
Rêveries politiques qui sont surtout une attaque en règle contre le roi-
citoyen et son « gouvernement faible » ; l’auteur y préconise cette étrange
union, qui pourtant se réalisera au moins un temps en sa personne, de
Napoléon et de la République.
D’autres écrits suivent et notamment, en 1833, un… Manuel d’artillerie
qu’il adresse, encore que rédigé à l’usage de ces Suisses hospitaliers qui
viennent de le faire citoyen d’honneur de Thurgovie, à de nombreux
officiers et journalistes français. L’ouvrage lui vaut sa promotion au grade
de capitaine dans l’armée helvétique et, de l’autre côté de la frontière, une
presse élogieuse.
L’année suivante – marquée en France par l’insurrection républicaine
d’avril à Lyon, prolongée à Paris par l’émeute noyée dans le sang et le
massacre de la rue Transnonain et par l’attentat de Fieschi, le 28  juillet –
entre en jeu un personnage capital, l’aventurier Fialin, qui bientôt ajoutera à
son nom la mention «  de Persigny  » pour n’être plus finalement que
«  Persigny  ». C’est un solide et abrupt gaillard, conspirateur par
tempérament. Il a été hussard après l’école de cavalerie de Saumur, mais a
été rayé des cadres à l’avènement des Orléans. Puisque la France ne veut
plus de la branche aînée et que lui-même ne saurait admettre un régime
dominé par les «  rouges  », que reste-t-il à Fialin, sinon de se rallier au
bonapartisme  ? En 1834, il fonde la revue l’Occident français qui n’aura,
certes, qu’un seul numéro, mais où il étalera «  l’évangile impérial  »,
panégyrique de l’idée napoléonienne, « vraie loi des mondes modernes » et
« symbole des nationalités occidentales ». Il conclut :
«  Le temps est venu d’annoncer par toute la terre cet évangile et de
relever le vieux drapeau de l’Empereur. L’Empereur, tout l’Empereur ! »
Après quoi, Fialin n’a plus qu’à gagner Arenenberg. «  Je vous
attendais  »  : ainsi l’accueille Louis-Napoléon. Dès lors, Persigny sera le
missus dominicus du prince, fanatisé au point de prendre pour devise  : Je
sers ; et il servira jusqu’au bout en «  Loyola de l’Empire  » qu’il a voulu
être. Il est le complément indispensable du maître qu’il s’est choisi, parce
que son antithèse. Son enthousiasme le poussera à organiser les coups les
plus risqués – Strasbourg, Boulogne – et à y participer. Pour l’heure, le
prince fait de lui son ambassadeur auprès des républicains de Paris. Ainsi
Persigny rencontre-t-il Armand Carrel qui, après cette entrevue, n’hésite pas
à prédire «  un grand rôle  » à Louis, «  s’il oublie les droits de la dignité
impériale pour ne se rappeler que la souveraineté du peuple  ». C’est dire
que le directeur du National n’est pas ennemi d’un plébiscite, mais qu’il
croit avoir obtenu l’assurance que Bonaparte n’a pas le désir de ramener les
abeilles.
La nostalgie napoléonienne des Français, le sentiment pro-bonapartiste,
la Monarchie de Juillet les a encore exaltés en multipliant les occasions
d’hommage au grand Empereur  : réérection de sa statue sur la place
Vendôme, témoignages d’admiration répétés de Louis-Philippe,
achèvement, en 1836, de l’Arc de Triomphe de l’Etoile, en attendant le
retour des cendres, le 15 décembre 1840. D’une part, les orléanistes pensent
ainsi, sinon désarmer les « napoléoniens », du moins obtenir leur neutralité ;
d’autre part, ils ont soin de faire un distinguo que la masse n’aperçoit pas
toujours  : celui qu’ils prétendent honorer n’est pas le «  tyran  », mais le
génie et surtout le fils de la Révolution. Faux double calcul, car les
bonapartistes relancent au contraire leur propagande et pactisent volontiers
avec les républicains. Quant à la masse, encore imprégnée des récits des
grognards, elle fredonne les chansons de Béranger et, en ce règne
bourgeois, elle égrène les grandes heures de l’épopée impériale.
Excité par l’optimisme de Persigny, le prétendant croit un peu tôt
toucher au but. En août  1835, il écrit  : «  Le sang de Napoléon se révolte
dans mes veines.  » Passons sur l’imposture probable  ; mais il ajoute avec
pompe : « L’épée de Napoléon, voilà mon seul soutien. » Il établit avec son
factotum un plan d’insurrection. Il s’agit de soulever l’importante garnison
de Strasbourg et, avec elle, de marcher sur Paris, étant entendu qu’au long
de la route se déroulera une opération boule de neige  : au nom seul de
Napoléon, officiers et hommes de troupe se rallieront ; c’en sera fait d’une
monarchie méprisée et l’Empire sera acclamé. On voit défiler à Arenenberg
des militaires de haut grade stationnés à la frontière. Trois voyages à
Baden-Baden, où Louis-Napoléon prend les eaux – et vit une idylle
britannique –, lui permettent d’autres contacts. Il va sans dire que le prince
est entouré d’espions et que bientôt l’Europe entière ne parle plus que de
ses conspirations. Les conjurés n’en trouvent pas moins pour complice
capital le colonel Vaudrey, commandant le 4e  régiment d’artillerie à
Strasbourg, à qui Persigny délègue son ancienne maîtresse, Elisabeth
Brault, veuve d’un Anglais du nom de Gordon. Mme  Gordon séduit
l’officier et l’enchaîne. Se rallient également, entre autres, le commandant
Parquin et le lieutenant Laity, sans parler de relations de Persigny et aussi
avides que lui de sortir de leur médiocrité. Quant au général Voirol,
commandant la 5e  division militaire et la place de Strasbourg, lui aussi
invité à s’associer au coup de force, ce sera lui qui le réprimera.
Le 28  octobre 1836, Louis-Napoléon arrive clandestinement à
Strasbourg. Le lendemain, il rencontre Vaudrey puis réunit les conjurés
principaux et leur donne lecture de trois proclamations au peuple, à l’armée,
aux habitants de la ville. Il appelle les Français « sous l’aigle de l’Empire,
emblème de gloire, symbole de liberté ». L’armée, il l’invite à « chasser les
barbares du Capitole » en « se rangeant sous le drapeau tricolore régénéré »,
ajoutant : « La gloire en deuil compte sur vous. » Quant aux Strasbourgeois,
ils apprennent que «  le gouvernement de Louis-Philippe les détestait
particulièrement  » et aussi que ce sont eux qui ont appelé le prince pour
vaincre ou mourir avec lui pour la cause du peuple.
C’est naturellement vers la caserne du 4e d’artillerie qu’à six heures du
matin, le 30 octobre, Louis-Napoléon se dirige avec notamment Parquin, en
général, et Persigny. Vaudrey l’attend sur place et le présente aux troupes
qu’il a fait assembler. Chaque soldat a perçu dix cartouches, mais aussi
chaque batterie a reçu quarante francs. Car Louis-Napoléon n’oubliera
jamais les leçons du Bas-Empire, où les généraux achetaient à leurs soldats
leur accession à la pourpre.
Les artilleurs regardent avec curiosité cet inconnu qui accompagne leur
colonel.
« Soldats, s’écrie Vaudrey, une grande révolution s’accomplit. Voici le
neveu de l’empereur Napoléon. Il vient pour se mettre à votre tête. Votre
colonel a répondu de vous. Répétez avec lui  : “Vive Napoléon  ! Vive
l’Empereur !”
Les hommes obtempèrent. Enhardi, le prince leur présente un drapeau
surmonté de l’aigle.
« Ralliez-vous à ce noble étendard, dit-il. Je le confie à votre honneur et
à votre courage. Marchons ensemble contre les traîtres et les oppresseurs de
la patrie. »
Il se tourne vers un des officiers et l’embrasse. C’est le délire  ; du
moins les conjurés l’assureront-ils plus tard. Les témoignages des soldats ne
révèlent pas le même enthousiasme.
« On criait je ne sais trop quoi, dira l’un. Moi, je criais : “Vive le Roi !”
Le colonel est venu sur moi en me disant  : “Veux-tu bien crier  : Vive
l’Empereur ! f… !” Alors j’ai crié : “Vive l’Empereur !” »
C’est dans la même confusion, ou indifférence, que le régiment sort de
la caserne, musique en tête. En dépit de l’heure matinale, les rues sont déjà
animées  ; les conspirateurs ont engagé des figurants, vêtus surtout de la
blouse d’ouvrier, qui acclament aussi l’Empereur et se bousculent pour
embrasser l’aigle de l’étendard. Comme toujours, la masse suit  ; la partie
semble bien engagée.
Vaudrey a fait occuper quelques points stratégiques et appréhender le
préfet. Quant à Louis-Napoléon, il se présente chez le général Voirol, tiré de
son lit par le bruit (il est six heures et demie) et tente à nouveau de le
persuader de se joindre à lui. Voirol refuse. Parquin, qui est présent,
ordonne l’arrestation du réfractaire et croit le boucler dans une pièce, sans
s’apercevoir que celle-ci a une deuxième porte par laquelle le « prisonnier »
s’échappe. Il gagne la caserne du 16e de ligne.
Tout va s’effondrer autour des conjurés. A la caserne Finkmatt, le
prince tente en vain de rallier le 46e  de ligne, tandis que Voirol fait
réoccuper la préfecture par des unités du 16e et bloquer les principales
artères. A Finkmatt, un officier fait basculer le sort :
«  Soldats, on vous trompe, s’écrie-t-il. Ce prétendu neveu de
l’Empereur est un mannequin déguisé. C’est seulement le neveu du colonel
Vaudrey ! »
Alors le colonel Taillandier, commandant le régiment, n’hésite plus : il
fait appréhender Louis-Napoléon et son escorte, arrache les épaulettes de
Parquin. Du moins Persigny échappe-t-il, qui rejoindra Arenenberg.
« Mourons bien ! » recommande Parquin, persuadé qu’on va les coller
au mur.
Nul n’y songe, parmi les «  vainqueurs  ». On se borne à interroger les
prisonniers :
«  J’ai voulu établir un gouvernement fondé sur l’élection populaire et
réunir un congrès national », déclare le prince.
L’échec est misérable ; en moins de deux heures, tout a été consommé.
Il n’empêche qu’à Paris, la nouvelle de la tentative avortée jette l’émoi.
Ainsi, des officiers ont accepté de répondre aux sollicitations du
prétendant  ; c’est la preuve que l’armée n’est pas sûre. Plutôt que d’en
informer publiquement le pays, le ministère ordonne que ne soient
appréhendés que les gradés les plus visiblement compromis. Sinon, le
nombre en eût été si considérable que l’autorité du régime eût été sapée.
Les conjurés étant passibles de la peine de mort, Hortense accourt à
Paris pour supplier le roi de faire grâce à son fils. Mais l’intérêt de Louis-
Philippe n’est pas de verser le sang  ; il y répugne d’ailleurs, peut-être
horrifié par l’exemple de son père. Il entend que l’on minimise l’affaire,
qu’on la réduise à un simple « coup de folie », et, au lieu d’un martyr, que
l’on fasse de Louis-Napoléon un nigaud – ce à quoi s’emploie en effet la
presse orléaniste. On ramène le prince à Paris le 9 novembre, alors que ses
complices – sept ont été retenus – seront jugés aux assises de Strasbourg. Le
préfet de police Delessert informe le trublion qu’il va être embarqué pour
les Etats-Unis. En vain Louis-Napoléon proteste-t-il qu’il veut comparaître
avec ses compagnons  : la Monarchie de Juillet n’entend pas lui offrir une
tribune. Le 21, la frégate Andromède lève l’ancre, l’héritier de l’Empire à
son bord, ayant en poche 15 000 francs, viatique qu’il a accepté du roi qu’il
a voulu renverser. Ce sera un long voyage puisqu’on n’atteindra Norfolk
que le 30 mars 1837.
Entretemps, on juge les sept autres conjurés ; ils ont beau jeu de faire
remarquer que s’il y a eu abandon des poursuites contre l’auteur principal
du crime retenu, ils n’ont rien à faire dans l’enceinte de la cour d’assises.
C’est en effet un acquittement général, accueilli par des ovations et suivi
d’un banquet monstre, présidé par les accusés et leurs avocats. Un tel
dénouement n’est pas pour consolider le régime.
C’est à New York que l’exilé apprend ce verdict encourageant. Se fût-il
établi sur le Nouveau Continent (il avait envisagé de se fixer au Brésil) si,
atteinte d’un cancer, sa mère n’avait pas été soudain moribonde  ? Louis-
Napoléon, qui a de plus débarqué dans un pays souffrant d’une grave crise
financière et n’a donc trouvé qu’un accueil austère, lui qui prise les
mondanités et les sollicitudes féminines, revient en Europe. Le 10 juillet, il
est à Londres, où l’ambassade de France lui refuse un passeport pour la
Suisse. Le gouvernement britannique est plus conciliant et lui délivre le
précieux Sésame, établi au nom de… Robinson. Louis-Napoléon fermera
les yeux de sa mère le 8 octobre. Un témoin écrira :
«  Il fait peine à voir. Il a embrassé sa mère tendrement, violemment,
comme une épouse, comme une maîtresse. »
Le chagrin s’apaise toutefois et le prince rentre dans son personnage de
prétendant. Il aide notamment Laity à rédiger une relation des événements
de Strasbourg qui, publiée en juin  1838, irrite Paris car il s’agit bien
entendu d’un pamphlet contre le régime et pronapoléonien. Instruit par
l’expérience, le gouvernement de Louis-Philippe craint une nouvelle
tentative de soulèvement. Il faut éloigner le Bonaparte. Mais d’abord on
appréhende Laity, que les pairs condamnent pour attentat contre la sûreté de
l’Etat à cinq ans de détention et 10  000  francs d’amende, sévérité qui
dressera l’opinion contre la monarchie d’Orléans, moins cependant que sa
prétention d’obtenir des autorités helvétiques le bannissement du prince. Le
conseil de Thurgovie refuse. Paris insiste au moyen d’une note
diplomatique pressante, soulignant qu’il est trop commode de se prévaloir
de la nationalité suisse pour un citoyen français «  toutes les fois qu’il
conçoit l’espérance de troubler sa patrie au profit de ses projets  ». Thèse
plausible, mais qui n’a pas à s’accompagner d’un outrage infligé à une
nation indépendante. Molé pourtant s’obstine et va au-delà, menaçant la
Suisse de rupture des relations diplomatiques et dirigeant vers sa frontière
un corps d’armée.
Son honneur en jeu, la Suisse reste sur ses positions. En France et en
Europe, l’incident est exploité à fond contre la Monarchie de Juillet, tandis
qu’il pose Louis-Napoléon en héros persécuté. Aussi laisse-t-il traîner les
choses, en dépit du danger réel d’intervention armée en Thurgovie. Il faudra
l’insistance d’un sage, Henri von Wessenberg, pour qu’il consente enfin à
quitter un pays où, écrit-il, sa présence «  serait le prétexte de si grands
malheurs  ». Il ne reverra plus Arenenberg. Le docteur Conneau, que lui a
littéralement légué sa mère, l’accompagne en Angleterre avec deux
domestiques.
Le gouvernement de Palmerston lui fait un accueil cordial et cette
sympathie demeurera constante, et le prince est un temps la coqueluche des
salons. C’est dans certains d’entre eux qu’il rencontre des républicains
français proscrits  : Ledru-Rollin, Louis Blanc, Eugène Sue. Mais la vie à
Londres coûte cher  ; l’argent s’envole, bien que la succession de la reine
Hortense ait valu à son fils 120  000  francs de rente. Elle sera mangée en
quelques années et, jusqu’au coup du 2-Décembre, surtout pendant les
premières années de son mandat présidentiel, Louis-Napoléon contractera
des dettes fabuleuses. C’est qu’il est prodigue et qu’il lui faut entretenir sa
propagande, ses lieutenants et ses agents. Aussi, la longue liaison qu’il
commence avec la richissime miss Howard lui sera fort utile. Harriet
Howard, dont il est plus décent de ne pas insister sur les origines de sa
fortune, la mettra à la disposition du prince, neveu de l’homme qu’elle
admirait le plus au monde, et il ne se privera jamais d’y puiser. Il est
d’ailleurs certain que la bourse de la courtisane s’alourdissait des
subventions des services secrets britanniques.
En 1839, Louis-Napoléon publie, sous le titre les Idées napoléoniennes,
une brochure à la gloire de l’Empereur et du règne impérial, amas de
phraséologie boursouflée où chacun peut trouver pâture  : le bourgeois,
amadoué par les références à l’ordre, l’autorité et la paix féconde ; l’ouvrier,
dont Napoléon, paraît-il, n’oublia jamais les droits. Chacun, sauf les
orléanistes, dont l’auteur énumère les carences depuis qu’ils sont au
pouvoir. L’année suivante, Persigny publie à Paris des Lettres de Londres,
qui dessinent la future politique européenne de Napoléon III, pro-italienne
et russophobe et basée sur le principe des nationalités.
En 1840, Palmerston, avec l’appui de la Prusse, de la Russie et de
l’Autriche, règle le sort, en le dépossédant de ses conquêtes, de Méhémet-
Ali, dont les armées ont culbuté les troupes ottomanes et que la France
soutient. Paris, mortifié, parle de guerre : belle occasion pour les dirigeants
anglais d’encourager une nouvelle incartade de Louis-Napoléon, en lui
laissant entendre qu’ils ne seront pas opposés au rétablissement de l’Empire
en France. Ils savent, certes, que toute nouvelle tentative de leur hôte est
vouée à l’échec  ; du moins mettra-t-elle, en une heure cruciale, le
gouvernement français en position inconfortable.
Le prince donne dans le panneau  : ce sera la misérable équipée de
Boulogne, préparée notamment par le comte Le Duff de Mésonan, chef
d’escadron ulcéré par sa récente mise à la retraite d’office. Mésonan tente
d’abord de débaucher son ami, le général Magnan, qui commande la place
de Lille, à qui il tend une lettre de Louis-Napoléon. Magnan s’y voit
promettre 100  000  francs et, s’il perd son commandement en l’aventure,
300  000 autres francs. Après l’échec, il affirmera que cette proposition
l’indigna mais que, par pitié, au lieu de faire arrêter Mésonan, il l’incita à
décamper. Cette magnanimité s’expliquera quand le général, loin d’être mis
en disgrâce après l’élection de Bonaparte à la présidence, sera au contraire
mis, en 1851, à la tête de la garnison de Paris. Son rôle à ce poste sera
naturellement primordial au 2  décembre et Magnan commandera le
surlendemain la sanglante fusillade des boulevards. C’était au reste un
orfèvre en la matière, ayant déjà réprimé les manifestations ouvrières contre
la Monarchie de Juillet. L’Empereur fera de lui un maréchal et un sénateur.
La réserve – ou les conseils – de Magnan fait abandonner le projet de
soulèvement de la garnison de Lille et le «  cabinet  » du prince décide de
porter son effort sur Boulogne, où ne sont stationnées que deux compagnies
du 42e de ligne, effectif bien médiocre pour, une fois rallié, entraîner toute
l’armée derrière lui. Un officier du régiment, le lieutenant Aladenize,
s’affirme capable du miracle. On achète des fusils à Birmingham ; on coud
sur des uniformes envoyés de Paris des boutons à l’aigle impériale. On
loue, pour 2  500  francs par semaine, le bateau Edinburgh Castle  ; on
embauche une cinquantaine de bougres  ; le général de Montholon,
compagnon de l’Empereur à Sainte-Hélène, passe la Manche en renfort. Le
4 août, on embarque. Louis-Napoléon emporte 400 000 francs, empruntés.
Ce n’est qu’en pleine mer, le 5, que les « domestiques » sont informés
du but glorieux de leur excursion (ils croyaient participer à une promenade).
On débarquera à Wimereux, où attendent « des amis puissants et dévoués »
et, «  dans quelques jours  », on sera à Paris. Cinq louis par homme
complètent cette argumentation et de solides toasts (on avait emporté
« seize douzaines de bouteilles, sans compter les liqueurs »).
Le 6, à deux heures du matin, l’Edinburgh Castle mouille à un mille de
la côte française que son équipage atteint par une navette de barques.
Quelques douaniers rencontrés doivent céder au nombre. A cinq heures, les
conjurés entrent dans Boulogne, Aladenize et le drapeau à l’aigle à leur tête.
A la caserne, le lieutenant fait sonner le ralliement, et le prince distribue
harangues, avancements et légions d’honneur : scène ridicule à laquelle le
capitaine Puygelier, commandant de la place, alerté, met fin en qualifiant
publiquement Louis-Napoléon d’usurpateur et en criant : « Vive le Roi ! »,
ce que répète docilement la troupe.
Eperdu, le prince sort son pistolet, tire et blesse un des soldats. Il est
refoulé de la caserne avec les siens. Dès lors, ils errent désemparés, se
décidant enfin à aller planter le drapeau impérial à la colonne de la Grande
Armée. Après quoi on se disperse, ses amis entraînant le prince vers la
plage, dans l’espoir de regagner le bateau. A la nage, il essaie d’atteindre,
avec Mésonan, Persigny, Conneau et quelques autres, une barque ; mais on
tire sur eux « comme sur des canards ». Trois des fuyards sont tués, d’autres
blessés. Une balle traverse l’uniforme de Louis-Napoléon. Ramené au
rivage, trempé et frissonnant, il est conduit au château. La déroute a été
lamentable et sanglante et, cette fois, la presse sera unanime contre le
prétendant. «  Il déshonorerait le nom qu’il porte si un pareil nom pouvait
être déshonoré », écrit le Journal des débats.
En Angleterre, on feint une surprise scandalisée. The Sun conseille
l’internement du prince dans un hospice d’aliénés et le Times fait de lui un
«  imbécile malfaisant  ». Bientôt, Thiers confirmera  : «  un crétin  ».
Implorant la pitié pour son « fils », Louis Bonaparte, ou plutôt « de Saint-
Leu », le qualifie « d’égaré ».
Le 7  août, Louis-Napoléon est transféré au fort de Ham. Le 9, le
gouvernement, instruit par l’acquittement de Strasbourg défère les
coupables devant la Chambre des pairs, plus malléable. Ils comparaissent à
une vingtaine, le 28 septembre, accusés d’attentat contre la sûreté de l’Etat.
Défendu par Berryer, le prince porte sur la poitrine la plaque de la Légion
d’honneur. De son accent germanique, il dénonce « la triste expérience des
dix dernières années », qui l’a incité à « faire appel à la nation et interroger
sa volonté… Elle eût répondu  : république ou monarchie, empire ou
royauté. De sa libre décision dépend la fin de nos maux, le terme de nos
dissensions. » Pour lui, le plébiscite demeurera jusqu’au bout la base légale
du pouvoir. Il conclut :
«  Vos formes n’abusent personne. Dans la lutte qui s’ouvre, il n’y a
qu’un vainqueur et un vaincu. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n’ai
pas de justice à attendre de vous et je ne veux pas de votre générosité ! »
Berryer, qui est légitimiste, se rue à l’assaut du régime. Comment la
monarchie usurpatrice a-t-elle le front de reprocher à son client des faits
semblables à ceux qui l’ont installée  ? Comment oser juger l’héritier du
dogme populaire sur lequel l’Empire était fondé et que la Monarchie de
Juillet a relevé, sans interroger le pays ? Et il rappelle rudement le passé à
ces pairs, parmi lesquels Pasquier, Decazes, Soult, Gérard, Grouchy,
Exelmans, tous créatures ou lieutenants de Napoléon :
« Qui êtes-vous ?… Marquis, comtes, barons, ministres, maréchaux, à
qui devez-vous ces grandeurs ?… Celui qui, si le prince avait réussi, aurait
nié son droit, celui-là, je l’accepte comme juge ! »
Ces cinglantes apostrophes portent. Le 6  octobre, sur 312  pairs, 160
s’abstiennent. La majorité de leurs collègues condamnent Louis-Napoléon à
la détention perpétuelle ; Aladenize sera déporté, Persigny détenu vingt ans.
Les autres accusés majeurs – Montholon, Mésonan, Parquin, Conneau entre
autres – sont condamnés à des peines de deux à vingt ans de détention  ;
quelques comparses sont acquittés. Au greffier qui lui donne lecture de
l’arrêt, le prétendant réplique en souriant :
« En France, il n’est rien de perpétuel. »
Ramené à Ham, avec Montholon et Conneau, Louis-Napoléon
demeurera six ans dans la forteresse édifiée sous Louis XI, occupant deux
pièces dans l’une des quatre tours et d’abord sévèrement surveillé, jusqu’au
moment où le commandant du fort, Demarle, s’amadouera au point de
partager le whist de ses hôtes. Dans l’enceinte, le prince fait de l’équitation.
Il peut se promener sur les remparts où il cultive un jardinet. Il reçoit aussi,
et entre autres, la blanchisseuse Elisabeth Vergeot, dite «  la Belle
Sabotière », qui lui fera deux fils ; mais aussi ses hommes d’affaires (elles
sont désastreuses), des «  savants  » locaux, des amis et des partisans, des
journalistes et des députés, dont Louis Blanc, rentré en France. Hortense
Cornu, filleule de sa mère, et son premier amour, viendra sept fois à Ham.
Quant à Montholon, il oublie volontiers sa respectable épouse lorsqu’il
obtient qu’habite le fort, à titre d’infirmière, la peu farouche Irlandaise
Caroline O’Hara, qui s’est promue comtesse de Lee  ; elle aussi aura un
enfant…
Pendant ces six années, Louis-Napoléon réfléchit et étudie  : il parlera
plus tard, non sans humour, de «  l’Université de Ham  ». Il y a son
laboratoire ; il lit, rédige des articles de presse (il écrira dans le Guetteur de
Saint-Quentin, sous la signature XX), des travaux économiques et
politiques. Les Fragments historiques, consacrés à Charles II d’Angleterre,
sont une sévère attaque, par souverain interposé, dirigée contre Louis-
Philippe et sa politique exclusive de «  développement des intérêts
matériels  ». Une Analyse de la question des sucres est aussi le moyen
d’accabler un régime qui veut entraver la culture de la betterave au profit de
la canne coloniale, et de se rallier ainsi les agriculteurs. C’est encore un
mémoire sur les courants électriques, dont Arago donnera communication à
l’Académie des sciences  ; mais c’est surtout une série d’articles réunis en
brochure sous le titre L’Extinction du paupérisme qui sera l’œuvre capitale
du captif. Non que le livre soit bon, mais il vaudra à son auteur une large
popularité parmi les classes les plus misérables du pays, qui verront en lui
un ami compatissant et disposé à leur venir en aide. Les formules les plus
hardies du socialisme de l’époque se rencontrent là. Ainsi :
« La classe ouvrière ne possède rien : il faut la rendre propriétaire. » Et
Bonaparte de préconiser une formule au reste inapplicable d’associations
ouvrières, accompagnée, il est vrai, de l’esquisse d’une organisation
corporative. Le tout est fort compliqué, d’un maniement impossible et
aboutit en fait à l’institution d’un fonctionnarisme colossal.
La presse socialiste rend bruyamment hommage aux intentions
démocratiques du prince et allant jusqu’à déplorer sa détention. On salue en
lui «  l’homme de la liberté, l’homme du peuple  ». George Sand adjure le
« noble captif » de « parler souvent de délivrance et d’affranchissement » à
un peuple comme lui «  dans les fers  ». L’avenir détrompera ces
enthousiasmes naïfs.
Comment, en effet, apprenant que l’héritier de l’Empereur se penchait
sur leur triste sort, les ouvriers n’auraient-ils pas placé en lui une immense
espérance ? Car on ne saurait trop souligner quelle existence épouvantable
menait alors notamment le prolétariat des grandes villes. Le sociologue
Adolphe Blanqui, frère d’Auguste, mais à l’opposé de ses idées, dénoncera
en 1849 cette misère. A Rouen, dans le quartier de Martainville, les enfants
sont des « rabougris », des « invalides précoces », dont une minorité atteint
le temps de la conscription  ; mais alors «  on n’en trouve pas un sur dix
capable de devenir soldat  ». Dans les maisons sordides, les marches sont
couvertes «  d’ordures putréfiées  »  ; dans les chambres, hommes, femmes,
enfants couchent pêle-mêle. Les loyers hebdomadaires vont de 60 centimes
à 2  francs. Or, 2 francs, c’est ce que gagne, par jour ouvrable, un homme
qui peut trouver du travail. A Lille, c’est pis encore, une misère « dont on
ne peut pas sans effroi sonder la profondeur  ». Le monde ouvrier y est
« souterrain ». Il vit dans des caves, des « fosses à hommes », à atmosphère
pestilentielle, sur des paillasses de « fanes pourries de pommes de terre ».
Les enfants sont nus ou haillonneux, « étiolés, bossus, contrefaits ».
Est-ce tout  ? Non. A Mulhouse, les enfants de patrons ont une
espérance de vie de vingt-huit ans, ceux des travailleurs, de dix-neuf mois ;
et, aux hommes, les employeurs préfèrent les femmes et les enfants, main-
d’œuvre à meilleur compte. Ces patrons sont d’ailleurs indignés depuis
qu’une loi de 1841 a prohibé l’emploi d’enfants de moins de huit ans, réduit
à huit heures consécutives le travail de ceux de huit à douze ans et interdit
le travail de nuit (de 23 à 5  heures) aux moins de treize ans. Ils ne la
respectent pas, du reste, approuvés par les familles ouvrières, trop heureuses
d’encaisser quelques sous supplémentaires. Tout cela au lendemain du
temps où un Guizot recommandait à la France  : «  Enrichissez-vous par le
travail ! » Un tel peuple – des millions d’êtres – comment ne se fût-il pas
tourné vers quiconque eût manifesté pour lui le moindre sentiment humain ?
Cependant la situation financière du pensionnaire de Ham est de plus en
plus critique. Dès 1843, il a vendu Arenenberg pour 70  000  francs (il en
voulait 500  000)  ; il a cédé ses souvenirs impériaux, puis cru trouver le
Pactole dans la proposition d’hommes d’affaires lui demandant de
patronner le percement d’un canal transocéanique en Amérique centrale  ;
mais on en est resté au stade des propositions.
En septembre  1845, Louis de Saint-Leu, dont les forces déclinent,
demande à Louis-Philippe la libération d’un «  fils  » qu’il souhaite revoir
avant de fermer les yeux. Le roi exige au préalable un renoncement juré à la
politique, ce que refuse le détenu  ; en revanche, le prince sollicite la
permission de se rendre auprès de son « père », promettant de revenir dès
que l’ordre lui en sera donné. On réplique en lui enjoignant de demander sa
grâce, ce que Louis-Napoléon refuse également. Seule lui reste la solution
de l’évasion. Il lui faudra ensuite de l’argent ; or, les représentants du prince
à Londres viennent de contracter en son nom un emprunt de 150 000 francs
auprès du richissime duc de Brunswick, chassé par une révolution en 1830,
étrange personnage qui prônait l’abolition de toutes les royautés,
l’établissement d’une république universelle, mais aussi sa propre
restauration. Pour obtenir le prêt, le prince signe un traité ahurissant,
s’engageant à aider Brunswick à retrouver son duché. Force est de dire que
président puis empereur, il oubliera de tenir sa promesse.
 

Le 25  mai 1846, Louis-Napoléon Bonaparte s’échappe du fort, ayant


rasé ses moustaches, coiffé une perruque et sur elle une casquette, enfilé
une blouse d’ouvrier, chaussé des sabots. Qui ne l’aurait pris pour un des
maçons travaillant à des réparations dans la citadelle  ? Ainsi grimé, à six
heures et demie du matin, quand l’équipe vient d’arriver, le prince, pipe à la
bouche, empoigne une planche qui lui servira à cacher son visage et passe
devant une première sentinelle. Peut-être d’émotion, il laisse échapper sa
pipe qui se brise. Posément, il en ramasse les débris sous l’œil goguenard
du planton. Il parvient à la porte, que le gardien ouvre à cet homme
encombré. Le voilà dehors. Son valet Thélin l’attend dans un cabriolet. On
galope jusqu’à Saint-Quentin, où l’on saute dans une chaise de poste dont
on encourage le postillon à fouetter ses chevaux. Enfin on arrive à
Valenciennes, où l’on doit attendre deux heures le train pour Bruxelles, avec
en poche des faux passeports anglais. Là, un ancien gendarme de Ham
reconnaît Thélin et lui demande longuement des nouvelles du prince.
A la forteresse, c’est le bon Conneau qui a la charge de dissimuler la
fuite. Dans le lit du prince, il a installé un mannequin et placé près de lui
des fioles de médicaments et des boîtes de pilules. Demarle se présentant, le
docteur le prie d’excuser Louis-Napoléon qui ne peut le recevoir, ayant pris
médecine. Conneau va au mannequin, feint d’annoncer le visiteur. Il
revient  : non, décidément, le prince est trop mal en point. Demarle,
convaincu, se retire. Quand, le soir, il découvrira la supercherie, l’évadé
sera à Bruxelles. Jugé à Péronne, Conneau sera condamné à trois mois de
prison, Thélin, par défaut, à six, Demarle étant acquitté. De cette heureuse
équipée, Louis-Napoléon gardera le surnom de Badinguet, plus tard
péjoratif, peut-être à lui donné par quelques soldats de Ham et dérivé d’un
mot picard signifiant « distrait » – ou peu ouvert.
Le prince est à Londres le 27 mai. Dès le lendemain, il assure par lettre
Saint-Aulaire, l’ambassadeur de France, qu’il n’entend pas refaire le coup
de Strasbourg ou celui de Boulogne, mais souhaite seulement revoir son
« père », moribond à Florence. Ce vœu, d’ailleurs, ne se réalisera pas, tout
passseport lui étant refusé, ainsi que l’entrée en Toscane. Louis Bonaparte
mourra seul, le 26 juillet, laissant « au seul fils qui lui reste », quelque trois
millions, somme qui permet à l’héritier de régler quelques dettes mais
surtout de «  tenir son rang  » à Londres, où il a su se rendre populaire en
prêtant serment, le 6  août, comme «  constable spécial pour deux mois  ».
Menant en apparence une existence futile et d’amourettes, il paraît avoir
renoncé à la politique. Mais, en 1847, il confie à la Taglioni :
« On viendra à moi sans que j’aie la peine de me déranger. »
 

Le 24  février 1848, Paris culbute Louis-Philippe et proclame la


République. Le 26, Louis-Napoléon est dans la capitale, informant le
gouvernement provisoire qu’il n’a que l’ambition de servir son pays. La
réponse est expéditive : qu’il regagne sans délai l’Angleterre. Il obéit sans
protester. Attitude habile, comme le sera son abstention lors des élections
d’avril à la Constituante, tandis que déjà les partis de droite se ressaisissent,
trouvant un élément d’union dans leur crainte commune des «  rouges  »,
cette «  démagogie parisienne  » que dénonce à ses électeurs de la Manche
Alexis de Tocqueville.
Mais Persigny est, lui, à Paris, qui donne vie à un «  comité
bonapartiste » (encore que, candidat dans la Loire, il se fût proclamé « loyal
et franc républicain  »). Ce comité présente la candidature de Louis-
Napoléon dans divers collèges où le 4  juin, doivent être désignés les
remplaçants de députés élus précédemment dans plusieurs circonscriptions.
Entretemps, le prince proteste par lettre auprès de l’Assemblée contre un
projet de décret édictant sa proscription comme celle des prétendants
royaux – et il obtient gain de cause. Quant à sa campagne, ses amis la
basent notamment sur L’Extinction du paupérisme, invitant les ouvriers « à
témoigner leur reconnaissance au détenu de Ham qui s’occupait de
l’amélioration de leur sort  ». Au soir du scrutin, Louis-Napoléon est élu
dans la Seine, par 84 420 suffrages, dans l’Yonne, la Charente-Inférieure et
la Corse.
Certains républicains s’émeuvent de ce raz-de-marée. Ainsi Lamennais
écrit-il que «  le nom de Bonaparte est le drapeau d’une conspiration  ».
Mais, le 10  juin, à la rentrée de l’Assemblée, la foule crie  : «  Vive
Napoléon ! ». Le prince ne paraît pas (« On viendra me chercher ! »). Le 13,
après avoir entendu la lecture d’une lettre du nouvel élu, affirmant qu’il ne
veut rentrer en France que « lorsque la nouvelle Constitution sera établie et
la République affermie  », la Constituante vote à une large majorité son
admission. Le lendemain, elle s’indigne  : Louis-Napoléon n’a-t-il pas
adressé à son président, Armand Marrast, une lettre maladroite dans
laquelle il avertit :
« Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir ! »
Dès le 16, une nouvelle lettre apaise les émois  : le prince donne sa
démission de représentant, puisque, «  involontairement, il favorise le
désordre ». Sa popularité n’en sera qu’accrue, surtout après les sanglantes
«  Journées de Juin  ». Dès le 13, le général Changarnier, l’un des
conquérants de l’Algérie, réprime une émeute de malheureux. Puis c’est la
fermeture des ateliers nationaux, création généreuse mais utopique et dont
la gestion et les résultats sont scandaleusement déplorables et, le 23, c’est
l’insurrection des faubourgs, dont la population désespérée déferle vers le
centre de la capitale, sans directives, sans chefs véritables, ses meneurs –
Albert, Barbès, Auguste Blanqui – étant incarcérés et Ledru-Rollin, homme
d’Assemblée, faisant défection. Ce n’est pas la révolution qui s’avance,
mais bien l’armée de la faim et de l’appréhension. Elle a pour mot d’ordre :
« Du pain ou du plomb », lamentable alternative.
Au Palais-Bourbon, c’est l’affolement – et l’Assemblée abdique en
confiant les pleins pouvoirs au général Cavaignac – encore un « Algérien ».
C’est sous le commandement de ce républicain modéré que le sang coulera
dans les rues de Paris, en une bataille sans merci qui vit les femmes même
tuer, égorger et mourir  : quinze mille morts, dont le général Bréa et
l’archevêque Affre, tous deux tués en cherchant à empêcher l’affrontement.
Force reste à la légalité, qui est Cavaignac, et à la bourgeoisie
possédante  ; le «  socialisme  » est décapité. Des chefs seront exécutés,
comme Daix et Lahr. Plus de 4  000 «  fortes têtes  » sont envoyées en
déportation ; d’autres iront au bagne. La liberté de la presse est supprimée.
Cavaignac est dictateur et les députés courbent l’échine devant le
« sauveur ». Les ouvriers, dans leur détresse, répètent le nom de Bonaparte,
le prince «  social  » qui doit se féliciter d’une démission qui lui vaut les
mains nettes et non rougies de sang. Surtout quand, dès le 30  juin, la
majorité réactionnaire rétablit la journée de travail de douze heures «  au
moins » et écarte des droits constitutionnels le droit au travail.
 

En septembre doivent avoir lieu de nouvelles élections complémentaires


et Louis-Napoléon, toujours appuyé par le comité Persigny, pose en divers
endroits sa candidature. Ses affiches attestent qu’il veut se consacrer à
l’élévation du niveau de vie de la masse et affirment que son succès serait
« un acte de justice » bien dû à la mémoire de son oncle. La Corse, l’Yonne,
la Charente-Inférieure et la Moselle l’élisent, ainsi que la Seine où il passe
de moins de 85 000 à près de 110 000 suffrages.
Le 25, il siège, prenant place à gauche de l’Assemblée. Validé, il monte
à la tribune et lit un discours de remerciement « modeste et convenable »,
réclamant de ses collègues leur «  affectueuse sympathie  » et priant la
République de recevoir «  son serment de reconnaissance et de
dévouement ». L’accent germanique surprend et rassure : « Un discours de
Suisse  », dira Montalembert. Le prince, sans dons oratoires, préférera
toujours lire des textes préparés  ; il est vrai que c’est en allemand qu’il
pense avant de s’exprimer en français, ce qui lui vaudra une réputation de
lenteur d’esprit parfaitement imméritée.
Tandis que l’Assemblée achève la discussion de la Constitution, Louis-
Napoléon prépare déjà sa candidature à la présidence de la République. Il
voit Proudhon et les dirigeants socialistes et s’élève avec eux contre la main
de fer de Cavaignac. Malgré l’opposition de Marrast, qui redoute que soit
ainsi institué «  un pouvoir égal, quoique différent  », à celui de la
représentation nationale, l’Assemblée décide que le président sera élu par le
suffrage universel. Ce vote comble le prince : on lui offre le plébiscite dont
il rêve. Mais, le 9  octobre, le républicain Thouret dépose un amendement
excluant de la présidence et de la vice-présidence tout membre des
anciennes familles régnantes. L’Assemblée en délibère en pleine confusion
car, si Bonaparte devait être ainsi éliminé, le serait aussi le prince de
Joinville, en qui beaucoup voient un candidat d’union possible. Louis-
Napoléon suit les débats, anxieux. Ses adversaires l’obligent à prendre la
parole à l’improviste. Force est au prince d’y passer et en « ânonnant » si
piteusement que Thouret, ironique et méprisant, déclare :
«  Après ce que je viens d’entendre, je considère mon amendement
inutile, et je le retire. »
Etrange aveuglement, que partage Ledru-Rollin :
« Quel imbécile ! commente-t-il. Il est coulé. »
Le surlendemain, sur leur lancée, les députés abrogent la loi d’exil
concernant les Bonaparte. Le 26 octobre, Louis-Napoléon monte à nouveau
à la tribune ; c’est pour donner lecture de son acte de candidature car, dit-il,
il est autorisé à croire que «  la France regarde son nom comme pouvant
servir à la consolidation de la société ». Elu, il n’aura qu’un but, « mériter la
confiance de l’Assemblée et, avec elle, celle d’un peuple magnanime si
légèrement traité hier  ». En vain Thouret, inquiet, reprend-il son
amendement  : cette fois, ses collègues le rejettent et fixent l’élection
présidentielle au 10 décembre.
Le 4  novembre, par 739 voix contre 30, l’Assemblée vote la nouvelle
Constitution. Elle prévoit la délégation du pouvoir législatif à une Chambre
unique, élue pour trois ans au suffrage universel et comptant 750 membres
inviolables. Le Président de la République, qui exerce l’exécutif, est élu
pour quatre ans et n’est rééligible que quatre ans au moins après son
premier mandat (article 45). L’article 62 lui alloue un traitement annuel de
600 000 francs. Sans l’article 45 et aussi l’article 111, qui exige pour toute
modification de la Constitution, une majorité de l’Assemblée nationale des
trois quarts des suffrages exprimés, le « coup du 2-Décembre » aurait-il eu
lieu, alors que le prince eût été assuré d’une réélection sans histoire  ? Du
moins semble-t-il qu’il eût été peut-être différé.
Contre Louis-Napoléon, Cavaignac sera sur les rangs, qui détient
toujours l’autorité mais qui est, pour le peuple, son « boucher » et que les
bourgeois mêmes, lassés d’un joug qui freine les affaires, commencent à
abandonner  ; au reste, le général ne s’oppose-t-il pas à la constitution de
cartels avant la lettre entre les propriétaires des mines, et ne s’est-il pas
rallié à un projet de loi interdisant l’achat de remplaçants aux fils de famille
atteints par la conscription ?
D’autres généraux ne s’effaceront qu’à regret  : Changarnier, qui tient
son épée à la disposition de «  l’ordre  », mais qui a le désavantage d’être
physiquement ridicule. Voix éraillée, perruque, corset, c’est le «  général
Bergamote » ; et encore Bugeaud, le « duc d’Isly », encore plus radical que
son collègue : Il faut, dit-il, détruire « l’infernale coterie des rouages et des
philosophes sortis de l’enfer, qui ont inventé le socialisme ». Mais celui-ci a
trop d’ennemis ; s’il a été le massacreur de la rue Transnonain, il avait été
auparavant le geôlier de la duchesse de Berry à Blaye. Décidément, pense la
droite, pourquoi ne pas installer à l’Elysée ce Bonaparte, ce « crétin  », ce
« soliveau au regard vide » que l’on mènera à sa guise ? Thiers, qui avait
envisagé un temps de se présenter, se rallie le 15  novembre. Il dira, le
1er décembre :
« Ce n’est pas un homme de génie, c’est vrai ; mais, avec lui, c’est la
République sage. »
Un singulier prophète que ce futur premier Président de la
IIIe République.
A gauche, Ledru-Rollin, Raspail et Lamartine se mettent sur les rangs,
tandis que Proudhon dénonce la candidature d’un « écervelé » qu’il écoutait
et conseillait naguère. Mais, pour la classe ouvrière, déçue par la faillite du
gouvernement provisoire, encore hébétée des massacres de juin et de la
répression, l’homme de l’espérance, n’est-ce pas le neveu du grand
Empereur, né de la Révolution, l’auteur de L’Extinction du paupérisme ? Et,
en dépit du déchaînement de la presse parisienne contre « une menace pour
la République… un comédien habillé en empereur », mais avec le concours
du « comité de la rue de Poitiers », c’est-à-dire du « parti de l’ordre » (on y
trouvait des orléanistes, comme les Barrot et Guizot, et les plus influents
cléricaux, tels Falloux et Montalembert, qui assuraient pratiquement, en
gouvernant les curés, le vote favorable des campagnes), avec le ralliement
d’un Crémieux, ancien membre du gouvernement provisoire, la sympathie
d’un Hugo et de légitimistes comme son ancien avocat, Berryer, Louis-
Napoléon est plébiscité le 10  décembre  : 5  572  834 électeurs l’envoient à
l’Elysée. Cavaignac a réuni 1  469  156 voix, Ledru-Rollin, Raspail et
Lamartine, respectivement 376 000, 36 000 et 18 000.
Au massacreur de juin, des amis conseillent de soulever l’armée en sa
faveur. Cavaignac refuse, déclarant  : «  On ne fonde pas la liberté sur le
despotisme. »
Le 20  décembre, le nouveau président prête serment de fidélité à la
République. « C’est un honnête homme : il le tiendra », s’exclame Boulay
de la Meurthe à qui cet éloge vaudra la vice-présidence, purement
honorifique.
 

On l’a dit déjà : ce Bonaparte, dont sa mère confiait qu’il n’avait rien
qui pût le rendre séduisant aux yeux des femmes, n’a rien non plus qui,
physiquement, rappelle son oncle prestigieux, avec sa tête « renfoncée » et
son « dos voûté », dont faisait état son signalement de police. Le visage est
mangé par un nez démesuré. La moustache est épaisse, la barbiche
singulière – «  l’impériale  » sera bientôt à la mode. Les yeux sont ternes,
«  vitreux  », selon Tocqueville. Cette absence de regard frappera tous ses
contemporains et ne contribuera pas peu à lui faire une réputation de
médiocre. Ce fumeur enragé de cigarettes est de taille moyenne et court de
jambes. Surtout, il est desservi par son accent tudesque, son élocution
difficile. Le français qu’il écrit sera toujours brouillé, jusqu’à l’hérésie avec
l’orthographe et la syntaxe. Ce quadragénaire, le comte Apponyi peut ainsi
le décrire :
« Il est petit, pâle et ridé ; sans être vieux, il en a l’air ; c’est le contraire
d’un vieillard encore vert. »
Hugo sera plus elliptique : « Un somnambule sinistre. » Vert pourtant, il
le demeure, cet infatigable coureur de jupes, probablement obsédé sexuel. A
l’Elysée, Harriet Howard demeurera la maîtresse en titre, qui poursuivra sa
munificence (et celle de son gouvernement, enchantée de l’avènement d’un
tel « ami »), mais elle n’est que la première entre ses égales, chez qui son
amant n’hésitera pas à envoyer ses argousins pour confisquer des papiers
compromettants. L’âge venant, Miss Howard envisage d’ailleurs sans doute
davantage ses « fonctions » du point de vue… diplomatique que de celui de
la passion.
A l’actif du prince, on portera ses rares qualités de dissimulation,
cultivées par l’apprentissage italien, et l’art d’exploiter jusqu’à ses
apparentes faiblesses  ; n’est-ce pas son aspect insignifiant qui a incité
Thiers à faire voter pour un médiocre que le « petit homme » se flattait de
mener par le bout de son long nez ? Et Louis-Napoléon a encore pour lui sa
foi quasi superstitieuse, absolue, en sa prédestination. Il a écrit à Hortense
Cornu :
«  Je crois que, de temps en temps, des hommes sont créés, dans les
mains desquels les destinées de leur pays sont remises. Je crois être moi-
même un de ces hommes. Si je me trompe, je peux périr inutilement mais si
j’ai raison, la Providence me mettra en état de remplir ma mission. »
Cette mission, il en est d’autant plus imbu qu’elle s’accorde à une
ambition démesurée de pouvoir et d’argent. Louis-Napoléon s’entourera
d’une camarilla d’hommes prêts à tout et d’intrigants, forgé par son périple
italien, par Strasbourg, par Boulogne, par les circonstances de son élection
mêmes, criblé de dettes et jouisseur fanatique pour qui son accession à
l’Elysée signifie avant tout la fin d’une existence difficile, l’avènement
d’une nouvelle vie de luxe, de fêtes et de galanteries.
Homme impénétrable, Louis-Napoléon trompera tout son monde et lui-
même peut-être. Cette extinction du paupérisme, par exemple, qu’il
souhaitait sans doute résolument à Ham, il la biffera de son programme,
parvenu à l’Elysée, lorsque son président du Conseil, Odilon Barrot, taxera
de « communisme » son projet de défrichement des terres incultes au profit
des malheureux. Ce qui n’empêchera pas Bonaparte de ne guère cesser de
s’adresser au peuple à des fins électorales. Son coup de maître, au 2-
Décembre, sera de rétablir le suffrage universel supprimé par la majorité
réactionnaire de la Législative. A Paris, les faubourgs ne verront d’abord,
dans le coup de force, que cet élément en apparence positif.
Cet élu « républicain » voit les républicains se dérober. Pour succéder à
Cavaignac, c’est Cavaignac qu’il pressent. Le général décline l’offre. Puis
c’est Lamartine – mais quelle étrange idée de confier le gouvernement à un
homme ridiculisé par le récent scrutin ! – qui échoue, Thiers qui se dérobe
et propose le pontifiant Odilon Barrot, politicien sans envergure et qui, à
son insu, fera le jeu présidentiel, après avoir été l’ultime Premier ministre –
quelques heures – de la Monarchie de Juillet. Barrot s’entoure d’orléanistes,
avec le légitimiste Falloux à l’Instruction publique : curieux aréopage pour
diriger une République. Il nomme Changarnier commandant de la Garde
nationale et de l’armée de Paris, Bugeaud commandant de l’armée des
Alpes, c’est-à-dire chargé de tenir Lyon et son prolétariat misérable.
Les ministres royalistes s’empressent de prétendre mettre à l’écart du
gouvernement ce président qui, pendant le Conseil, griffonne des
personnages sur son buvard ou plie des cocottes de papier. «  Ils veulent
faire de moi le prince Albert de la République  », confie-t-il, avant de se
fâcher : « L’excellent jeune homme », comme dit Barrot, s’emporte contre
Malleville, ministre de l’Intérieur, qui omet de lui transmettre les dépêches
diplomatiques. C’est la crise ; mais le président présente ses excuses et le
gouvernement se replâtre, sans Malleville toutefois.
Ainsi rebuté, Louis-Napoléon songe à s’appuyer sur l’armée. En
uniforme de général de la Garde nationale, ce remarquable cavalier, lors des
revues, la met de son côté. Mais, parmi leurs chefs, il en est au moins un
qu’il ne convainc pas  : Changarnier, qui bafoue sans esprit le président
«  Gros-Bec, le perroquet mélancolique  ». Cette patience qui vient de lui
faire défaut, le prince devra en redoubler pour préparer l’élimination de ce
gêneur et rival.
Face au ministère royaliste, l’Assemblée tente de réagir. A trois
reprises, elle le met en minorité  ; il n’en reste pas moins en place et, le
29  janvier 1849, c’est entourés de troupes que les représentants angoissés
siègent au Palais-Bourbon. Paris et ses faubourgs sont aussi investis. Enfin,
un aide de camp de Changarnier apporte un billet du général au président
Marrast  : un «  soulèvement démagogique  » était redouté, qui a obligé à
prendre des mesures de précaution. En réalité, Changarnier a cru pouvoir
décider «  Gros-Bec  » à franchir le pas et à refaire l’Empire – un Empire
dont le général eût été l’archichancelier. Mais le prince s’est dérobé,
soucieux de ne jouer qu’à coup sûr, et surtout de n’être pas une simple
créature de « Bergamote » et son jouet. « Un jean-foutre ! », conclut celui-
ci, dépité. Les troupes rentrent dans leurs cantonnements et l’Assemblée
respire. Mais cette journée n’a qu’un vainqueur  : Louis-Napoléon qui,
l’après-midi, a caracolé devant les bivouacs et dans les faubourgs et s’est
fait acclamer  : « Vive le Premier Consul  !  », crie-t-on au faubourg Saint-
Antoine ; mais on brûlera l’étape historique.
Dans sa lutte contre le gouvernement, la Constituante ne peut que
perdre. De scrutin de défiance en scrutin de défiance, tous inutiles, elle en
arrive à la seule conclusion logique : elle doit disparaître. Le 15 mars, elle
fixe au 13 mai les élections à la Législative. Le 3 avril, elle se venge de la
peur que lui a causée Changarnier en lui supprimant une indemnité annuelle
de 50 000 francs (sa solde est de 18 000 francs), au titre de commandant de
la Garde nationale. « Je les rosserai gratis ! » ricane « Bergamote », que le
gouvernement fait, dès le 8, grand officier de la Légion d’honneur. Mais
surtout, entretemps, l’Assemblée, par 418 voix contre 341, a accordé
600  000  francs de frais de représentation annuels au Président de la
République, dont les dépenses considérables, il est vrai destinées à étayer sa
popularité, absorbent bien davantage que le traitement et dont les dettes
atteignent des sommes effarantes. Ces « appointements » doublés, ce n’est
pourtant, écrira Apponyi, «  qu’une petite poire pour la soif… la dernière
fête à l’Elysée a coûté 60  000  francs.  » Et il y a les femmes… il faudra
revenir à la charge.
 

Le 10  février 1849, les Romains proclament la République, Pie  IX,


pape réputé libéral lors de son élection en 1846, dominé par une curie
rétrograde – dont il dépassera d’ailleurs l’absolutisme – ayant trop tard
consenti à des concessions insuffisantes. Le pape doit fuir, céder la place au
carbonaro Mazzini et à son triumvirat. Le peuple au pouvoir, les catholiques
français s’émeuvent, et Falloux le premier, qui craignent que l’exemple ne
soit contagieux, comme en 1792. Barrot fait accepter par l’Assemblée
l’envoi d’un corps expéditionnaire sous les ordres du général Oudinot1. En
vain Ledru-Rollin a-t-il protesté que la Constitution stipule que «  la
République française n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun
peuple  ». Barrot fait valoir l’antienne traditionnelle  : la France a une
influence romaine à maintenir  ; d’autre part, il convient de prévenir une
mainmise autrichienne sur la Ville éternelle.
Le triumvirat ne s’y trompe pas  : Paris veut mater l’insurrection. Il
appelle à l’aide les chemises rouges de Garibaldi. Le 30  avril, Oudinot
engage l’assaut ; c’est un désastre qui lui coûte 600 hommes. Le 7 mai, à
six jours des élections, la Constituante inflige encore à Barrot un vote de
désaveu, demandant que «  l’expédition ne soit pas plus longtemps
détournée du but qui lui avait été assigné ». Le ministère reste pourtant en
place. Le 8, le prince écrit à Oudinot :
«  Nos soldats ont été reçus en ennemis  ; notre honneur militaire est
engagé. Je ne souffrirai pas qu’il reçoive aucune atteinte  ; les renforts ne
vous manqueront pas. »
Changarnier ordonne la diffusion de cette lettre, véritable camouflet
infligé aux députés. Marrast s’en indigne et réclame, pour garantir la
sécurité de l’Assemblée, deux bataillons supplémentaires. «  Bergamote  »
les refuse. Il voit là une nouvelle occasion d’amener le « jean-foutre » aux
Tuileries et lui-même au pouvoir. Une fois encore, le prince le tempère :
«  Réservez-vous, lui dit-il bénignement, pour le moment où nous
devrons faire notre affaire ensemble. »
Tout s’arrange donc au Palais-Bourbon comme au 29 janvier ; et pour
sembler répondre au vœu des députés, on délègue au-delà des Alpes un
«  envoyé extraordinaire  », en principe chargé de négocier et de veiller au
maintien du «  but assigné  » à la colonne Oudinot. C’est Ferdinand de
Lesseps, dont les talents de diplomate ont déjà fait des merveilles. Mais la
lettre du prince-président au général atteste que Lesseps est d’avance berné
et que la volonté du pouvoir est qu’il échoue. Il passera avec le triumvirat
un projet de convention  ; mais la jeune Législative, farouchement
réactionnaire, tempêtera. Le malheureux Lesseps sera rappelé, sa carrière
brisée. Il en fera une seconde à Suez et, pour son malheur, à Panama.
Le 13 mai, ce sont en effet près de 500 députés de droite qui sont élus,
en majorité monarchistes, en deux blocs antagonistes  : légitimistes et
orléanistes. On compte quelque 180 élus socialistes, quelques bonapartistes
et environ 70  modérés. A la présidence, l’orléaniste – et opportuniste –
Dupin succède à Marrast, non réélu. Parmi ses électeurs, outre Cavaignac,
est Changarnier. Terreur de la Constituante, «  Bergamote  » député sera
l’ange tutélaire de la Législative.
Le scrutin surprend et alarme la bourgeoisie. Les « bien-pensants » ne
pensaient voir revenir au Palais-Bourbon qu’une poignée de « rouges ». Le
nombre de leurs suffrages inquiète, d’autant qu’à Paris, si volontiers
émeutier, Ledru-Rollin a rassemblé 129  000 voix. En huit jours, la rente
baisse de dix francs. Avec Apponyi, nombreux sont ceux qui ne voient plus
le salut des fortunes qu’en un nouveau 18-Brumaire.
Renforcé, Oudinot entre à Rome le 3 juin. Le 11, Ledru-Rollin réclame
la mise en accusation du président et des ministres, qui ont, par leurs ordres,
violé la Constitution. L’Assemblée la refuse. Les socialistes multiplient
alors les appels à l’insurrection. C’est l’occasion pour Louis-Napoléon de
proclamer :
« Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent.
La République n’a pas d’ennemis plus implacables que ces hommes qui
perpétuent le désordre. Il faut que cela cesse ! »
Le 13  juin, pourtant, Paris endeuillé par le choléra (qui emporte
Bugeaud), voit des manifestants mêlés de gardes nationaux, défiler en
acclamant la République romaine. Changarnier les refoule. La journée fait
sept morts, tous chez les «  rouges  », et «  Bergamote  » retrouve du coup
toutes ses anciennes prérogatives ; mais Bonaparte s’est encore dérobé.
«  Je lui ai proposé de le faire coucher le soir aux Tuileries, fulmine
Changarnier. Il ne veut pas. C’est un pauvre sire ! »
A Rome, Oudinot, houspillé par Paris, liquide le 3 juillet la République,
à laquelle le «  gouvernement des cardinaux  » fait succéder terreur et
despotisme. Louis-Napoléon, ce futur champion des nationalités, adresse
alors un sévère avertissement à la curie, dans une lettre à Oudinot, que le
Moniteur publie le 7 septembre, pendant les vacances de l’Assemblée.
« La République française, écrit-il, n’a pas envoyé une armée à Rome
pour y étouffer la liberté italienne, mais pour la régler en la préservant
contre ses propres excès… Lorsque nos armées firent le tour de l’Europe,
elles laissèrent partout, comme traces de leur passage la destruction des
abus de la féodalité et les germes de la liberté. Il ne sera pas dit qu’en 1849
une armée française ait pu agir dans un autre sens et amener d’autres
résultats. »
C’est l’orage. A l’extérieur, l’Autriche et la Russie fulminent.
Décontenancé et effrayé, le pape se replie de Gaète à Portici. En France, les
catholiques enragent. A la Législative, où certains parlent de nouvelle
entorse à la Constitution, la gauche en revanche se félicite, qui pourtant est
payée pour se méfier de l’hôte de l’Elysée. Au sein du ministère, on est
amer. «  Le président est ingouvernable  », soupire Tocqueville, qui détient
les Affaires étrangères. Quant à Odilon Barrot, il qualifie, en octobre devant
l’Assemblée, la lettre «  d’un peu vive  ». Falloux démissionne. Louis-
Napoléon qui, au cours de l’été, a parcouru le pays et s’y est fait acclamer,
saute sur l’occasion ; il renvoie le ministère, le 27 octobre, et s’en explique
dans un message qui affirme sa volonté de ne plus souffrir de tutelle :
«  Pour raffermir la République menacée par l’anarchie, écrit-il, il faut
des hommes qui, animés d’un dévouement patriotique, comprennent la
nécessité d’une direction unique et ferme et d’une politique nettement
formulée, qui ne compromettent le pouvoir par aucune irrésolution, qui
soient aussi préoccupés de ma propre responsabilité que de la leur et de
l’action que de la parole… Au milieu de la confusion, la France, inquiète
parce qu’elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté de l’élu
du 10  décembre.  » Celui-ci, «  depuis un an, a donné assez de preuves
d’abnégation » à la majorité, s’efforçant de créer « une fusion des nuances »
entre les Français  : vaine bonne volonté puisque «  les anciens partis ont
relevé leurs drapeaux, réveillé leurs rivalités, alarmé le pays ». Or, « tout un
système a triomphé le 10 décembre… Le nom de Napoléon est à lui seul un
programme. Il veut dire à l’intérieur autorité, religion, bien-être du peuple ;
à l’extérieur, dignité nationale. C’est cette politique, inaugurée par mon
élection, que je veux faire triompher avec l’appui de l’Assemblée et celui
du peuple ».
C’est net, tranchant, cela se termine par une référence à «  la
Constitution que j’ai jurée » ; et cela soulève d’immenses remous. Des yeux
s’ouvrent  : la République est menacée. Quant à l’allusion à l’appui du
peuple, elle épouvante les nantis : si ce Bonaparte allait, en effet, établir sa
dictature en s’aidant de ces faubourgs qui savent si bien se faire tuer pour
protester contre la misère et l’exploitation ? Mais si la capitale est partagée,
la presse de province se rallie presque unanime à la déclaration
d’indépendance du président qui avait donc justement jaugé l’opinion, lors
de ses déplacements estivaux. Est-ce le seul souhait d’être unique maître à
bord qui pousse Louis-Napoléon  ? La presse britannique pense, pour sa
part, qu’il a surtout le désir d’être maintenu au pouvoir après 1852 afin,
ayant obtenu de l’Assemblée d’immenses crédits, d’éponger enfin ses
dettes  ; et the Globe dénonce «  les aventuriers, clercs d’huissiers et
maréchaux des logis  » qui entourent le prince et le pressent d’agir pour
établir sa dictature.
C’est un fait que le président a grand besoin de faire augmenter ses
émoluments. C’est l’époque où «  l’on assure qu’il ne doit pas moins de
1 500 000 francs (les Anglais parlent de deux millions). Autour de lui, ses
amis suivent la même pente.
Le message présidentiel accompagne la liste du nouveau cabinet. En en
prenant connaissance, Odilon Barrot a un haut-le-corps  : son frère
Ferdinand a accepté l’Intérieur  ! Il n’y a plus de président du Conseil, le
général d’Hautpoul, ministre de la Guerre – qu’exècre Changarnier – ayant
seulement la délégation de diriger ses débats en l’absence éventuelle du
prince. Le même jour, la préfecture de police change de titulaire et est
confiée à Carlier. Le nouveau ministère, composé d’inconnus, marque le
passage au gouvernement personnel du président. Louis-Napoléon a
magistralement rejeté le joug de ces notables que la presse – qui lit Hugo –
a baptisés « les Burgraves ».
Au moins, le défaut de personnalité des ministres rassure-t-il. Molé
même pestera contre leur insignifiance, lui qui était dans le secret de
l’Elysée, et se retrouve les mains vides. C’est ignorer que le futur empereur
prépare en fait à l’administration et aux affaires publiques ses futurs cadres :
le banquier Achille Fould (Finances), Rouhet (Justice), Baroche (qui
remplacera bientôt Ferdinand Barrot à l’Intérieur), Parieu (Instruction
publique) ; et dans ce choix on reconnaît le flair de Morny, jouisseur certes,
mais aussi politique avisé et qui, dans l’ombre, prépare « l’événement ».
Pour ce faire également, le nouveau préfet de police a toutes les qualités
requises, et d’abord son antirépublicanisme. Orléaniste, Pierre Carlier le
demeurera au moins de cœur, ce pourquoi sans doute, au 2  décembre, il
aura été remplacé ; mais alors, son horreur de la plèbe, du désordre, de la
démocratie l’amènera à accepter de « purger » la province. Son passé lui a
permis d’accumuler les fiches et de disposer d’un solide réseau
d’informateurs dans les milieux socialistes. Falloux le qualifiera « d’homme
très intelligent et très résolu, investi de la pleine confiance du parti
conservateur  ». Il n’y va pas par quatre chemins. Les arbres de la liberté
plantés à la chute de Louis-Philippe, on les rase  ; les clubs socialisants, il
les ferme. Quant au futur coup de force, il le prépare en rédigeant un plan
d’action  : celui-ci prévoit l’arrestation et la déportation immédiate de 400
opposants, supprime le ministère de l’Instruction publique – il est bon que
le peuple demeure ignorant ! – mais aussi… Polytechnique.
«  Quand trois personnes parlent ensemble, dit-il volontiers, l’une au
moins est à moi. »
C’est dire sa puissance, à laquelle rendra hommage son successeur,
Maupas, reconnaissant qu’il a trouvé tout en place pour le coup de force.
L’effet du message n’est pas dissipé que, le 9 novembre, Hautpoul signe
dans le Moniteur une protestation contre les soupçons « odieux » conçus à
l’encontre du prince-président qu’ils ont affecté. Voilà les législateurs
affolés, et craignant pour leurs sièges. Ils ont tort  ; avant de songer à une
dissolution, l’Elysée a encore à faire, et d’abord à réformer l’administration
en installant aux postes de responsabilité des hommes à sa dévotion. Ainsi
vingt préfets sautent-ils, avec de nombreux magistrats. Pour l’armée, Louis-
Napoléon attend : après tout, son mandat va jusqu’en 1852 ; il ne faut rien
brusquer, face au dangereux Changarnier. Au reste, il entend rechercher
jusqu’au bout une solution légale, qui serait la réforme de la Constitution, le
droit à la réélection immédiate et la prolongation à dix ans du mandat
présidentiel  ; et déjà, il a à l’Assemblée des complices, d’autant que la
rivalité entre les deux fractions monarchistes fait de la Législative une
Chambre déjà impuissante qu’on laisse s’enferrer, se discréditer en lui
donnant des gages apparents. Ainsi aggrave-t-on le sort des malheureux
déportés en Algérie après les journées de juin  1848. Le 13  novembre, à
Versailles, en Haute Cour, ce sont les insurgés de juin 1849 qui sont jugés.
Dix-sept sont condamnés à la déportation, dont quatre, parmi lesquels
Ledru-Rollin, par contumace. La majorité réactionnaire respire  :
décidément, ce Bonaparte est un homme providentiel, qui fait aussi retirer
un scandaleux projet d’impôt sur le revenu et laisse interdire par
l’Assemblée toute coalition ouvrière. Qu’importe la mortalité infantile dans
les cloaques où vivent les travailleurs des jeunes industries urbaines  !
Autant de trublions en puissance, d’adversaires de l’ordre établi qui sont
ainsi éliminés et qui, d’ailleurs, font leur salut, car baptisés. Seuls les élus
«  rouges  », «  montagnards  », dénoncent ces horreurs  ; et aussi Hugo et
Lamartine. Le premier est en train de bien mal tourner.
Ces socialistes, voici encore une arme de plus pour les combattre  :
préparée par Falloux en 1849, la loi sur la liberté d’enseignement est votée
le 15 mars 1850. Il s’agit, en rendant à l’Eglise le privilège d’instruire les
jeunes, de la mobiliser au service de « l’ordre », et de lui faire rappeler à ses
élèves le principe essentiel de toute société, qui est le respect de la
propriété, compensé par les satisfactions réservées aux pauvres dans l’au-
delà. Car, a déjà dit Montalembert, ce chevalier du ciel, «  je ne connais
qu’une recette pour inspirer ce respect, c’est de faire croire à Dieu, au Dieu
du catéchisme, qui punit éternellement les voleurs », proclamation qui fait
rire sous cape, mais applaudir les propriétaires athées ou voltairiens, et les
enchante. Car la loi Falloux, fruit en réalité d’une entente entre Thiers et
Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, est bel et bien une loi voulue et votée
par des libres penseurs.
L’avenir de «  l’ordre  » de la «  société  », ainsi assuré sur le plan de
l’enseignement, l’Assemblée songe aussi à le défendre sur celui des
institutions. C’est qu’une chaude alerte s’est produite le 10  mars 1850,
quand on a remplacé les trente députés de gauche condamnés ou déchus à la
suite des événements du 13 juin. Malgré les pressions, vingt « rouges » ont
été élus. A Paris, Carnot, Vidal (que remplacera peu après Eugène Sue) et
de Flotte (dix-huit mois de détention à Belle-Ile après les Journées de
juin  1848) l’ont emporté avec 130  000 voix contre le propre ministre des
Affaires étrangères, le général de La Hitte, et ses colistiers. On escomptait
une déroute des socialistes  : ils se maintiennent et la Bourse s’affole. Les
«  gens raisonnables  », soucieux, prennent contact avec l’Elysée, Thiers à
leur tête. Le prince-président est tout miel  : que Thiers, Berryer et Molé
entrent dans un ministère dont on fera «  la citadelle de l’ordre  », suggère
Montalembert. Ceux qui sont oubliés pincent les lèvres et préfèrent
préconiser une révision de la loi électorale. Louis-Napoléon n’insiste pas : il
eût été bien penaud si la formation d’un « grand ministère » eût abouti, lui
qui a choisi en octobre des hommes à sa dévotion. Au demeurant, Berryer
refuse, et tout s’effondre.
Reste la réforme du système électoral. Le péril, c’est le suffrage
universel, escabeau offert aux « rouges ». Il faut lui régler son compte avant
les élections de 1852 si l’on veut sauver l’ordre. Le 1er  mai, après les
130  000 voix socialistes parisiennes, Veuillot a résumé l’opinion générale
des « honnêtes gens » :
«  Je suis le vaincu de mon domestique, de mon décrotteur, de mon
portier. Soit ! Mais je leur fais entendre que je ne suis pas encore décidé à
me laisser dépouiller. »
Conclusion logique : « Il faut opérer le suffrage universel ». Le 8 mai,
afin de « moraliser les élections », Baroche dépose un projet, dû au vieux
duc de Broglie. L’article constitutionnel 25 n’est certes pas aboli, mais ses
conditions d’application modifiées. Les Français d’au moins 21  ans
demeurent électeurs mais, au lieu de six mois, c’est de trois ans de
domiciliation qu’ils devront justifier, et ceci par l’inscription au rôle de la
taxe personnelle. C’est, sans le dire, le rétablissement du cens, puisque les
plus misérables – donc les plus «  rouges  » – ne paient pas cet impôt.
3 500 000 citoyens perdront ainsi leur droit de vote.
Comment Bonaparte, l’homme des plébiscites, porté à la présidence par
les voix mêmes de ceux que l’on se propose d’éliminer, a-t-il pu accepter un
tel projet  ? Sans doute la droite ironise-t-elle déjà sur celui qui se laisse
enlever ses armes et qu’elle croit avoir mystifié. Car, quand il a élevé
quelques objections, on lui a fait miroiter des compensations que l’on n’est
nullement décidé à tenir. On lui a assuré qu’en échange de son silence, la
majorité de l’Assemblée voterait l’abrogation de l’article constitutionnel 45,
qui interdit sa réélection en 1852, et lui accorderait de surcroît une
«  prolongation considérable  » de son deuxième mandat. Mais, plus
sûrement, pensent le trop subtil Thiers et ses amis, quelle baisse de
popularité n’infligera-t-on pas à cet écrivain socialisant qui abandonne ses
commettants  ! D’autre part qui sait si, en manœuvrant habilement, on ne
pourra, d’ici à 1852, lui retirer suffisamment d’autres partisans pour lui
interdire d’atteindre les deux millions de suffrages nécessaires au candidat à
la présidence le plus favorisé, le choix final étant ainsi du ressort exclusif de
l’Assemblée ? Et d’ici là encore, si enfin la fusion entre les deux branches
monarchistes se réalise, c’est le roi lui-même qui aura chassé l’intrus, ou
plutôt le mainteneur, l’intérimaire.
Malheureux et aveugles Burgraves qui ne comprennent pas qu’en
acquiesçant à leurs pressantes démarches ou en feignant de s’incliner,
Louis-Napoléon, au contraire, les berne  ! De deux choses l’une, la
restauration monarchique étant pour lui une hypothèse exclue  : ou les
aménagements proposés lui garantissent l’avenir ou on lui ment. Alors, à
l’heure voulue, le président s’adressera au pays, protestera contre l’atteinte
portée au suffrage universel, s’affirmera prêt à lui rendre sa plénitude et sera
ainsi porté par l’enthousiasme populaire – même au prix du sang, qui fait
partie du jeu. On demeure confondu que, parmi les « grands politiques » de
la majorité, nul n’ait prévu une telle conjoncture – sauf peut-être ceux qui,
sous le manteau, flirtent déjà avec le parti de l’Elysée, sinon des Tuileries.
Au reste, le prince-président a habilement pris le soin de se laver les
mains du crime qui se prépare, en obligeant la droite à l’endosser seule.
C’est elle, et non le gouvernement, qui a créé une commission
extraparlementaire, «  pure de tout mélange républicain  » (c’est Odilon
Barrot qui le constatera), ayant la charge de modifier les conditions
d’électorat.
Lors de la discussion du projet, les députés de gauche s’insurgent : c’est
un viol de la Constitution. A quoi Dupin réplique que c’est seulement « la
trousser aussi haut que possible  ». Le 22  mai, Montalembert proteste  : la
Constitution reste intacte mais, «  en présence des progrès flagrants du
socialisme, allons-nous rester impuissants et silencieux  ?  ». Il faut
empêcher l’avènement de la «  République sociale  » et «  recommencer à
l’intérieur l’expédition de Rome », dont, admet-il maintenant, le but que lui
avaient assigné ses amis était bien l’anéantissement des républicains
transalpins ; et d’ajouter qu’il s’agit de poursuivre « la bataille de juin 1848
que le général Cavaignac a si noblement conduite ».
Le 24, c’est Thiers qui vient à la rescousse et fait valoir que le bulletin
de vote ne sera enlevé qu’à « la vile multitude… la partie dangereuse des
grandes populations agglomérées », pilier des cabarets. Hugo, évidemment
opposant, répond par une définition :
«  Cette loi, dit-il, c’est le vol de la souveraineté dans la poche du
pauvre. »
Le 31 mai, elle est votée : 433 voix contre 241. Le 5 % était, le 29, à
90,23 ; le 5 juin, il a sauté à 95 francs.
La veille, le prince, comptant peut-être que son attitude en l’affaire
mérite une récompense immédiate, fait réclamer par Fould une
augmentation de 2  400  000  francs de sa dotation, qui serait ainsi triplée.
C’est une somme exorbitante, dont la seule justification est le train de vie
de l’Elysée – fêtes, propagande, agents secrets, galanteries. La commission
parlementaire chargée de se prononcer sur le projet regimbe : elle propose
seulement une indemnité exceptionnelle de 1 600 000 francs, à prélever sur
le budget de 1850. La présidence refuse  ; sa seule concession est
d’abandonner 240  000  francs figurant au budget des travaux publics pour
l’aménagement de l’Elysée. Les commissaires se hâtent d’accepter cette
transaction. Reste à obtenir de l’Assemblée le vote des 2  160  000  francs
restants.
Le Palais-Bourbon est comble le 24  juin et, visiblement, la majorité
penche vers le vote défavorable, malgré le risque d’un grave conflit. Mais,
inattendue, s’élève la voix de Changarnier. Que conseille « Bergamote » ?
D’accorder les subsides sans ergoter, sans mesquinerie, «  simplement,
noblement, comme il convient à un grand parti », mais à titre exceptionnel.
C’est dire à Bonaparte  : «  Paie tes dettes, mais n’y reviens pas  !  »
L’intervention est déterminante  : 354 voix approuvent, contre 308. Louis-
Napoléon encaisse l’humiliation – et l’argent – et épluche le scrutin, dans
lequel les légitimistes ont rejoint les montagnards. Peu après, il
« raccrochera » encore 658 000 francs « pour excédent de dépenses causées
en 1849 par les frais d’installation et de régie à l’Elysée ».
 

L’été 1850 voit les monarchistes redoubler d’efforts pour réaliser


l’illusoire fusion. A Wiesbaden, le comte de Chambord reçoit des kyrielles
de légitimistes  ; à Claremont, où meurt Louis-Philippe, c’est la duchesse
d’Orléans qui accueille les émissaires de France. Mais des deux côtés, on
demeure dans une intransigeance stérile. La duchesse exige le trône pour
ses descendants, et sans condition  ; quant au comte de Chambord, il
s’obstine à refuser la sanction du vote populaire  : il est Henri  V de droit
divin, et voue aux gémonies la branche régicide et usurpatrice. Il fera
perdre, en ces jours, toute chance à la branche aînée – et aussi à la fusion ;
et l’on voit Thiers et Molé suggérer que la solution raisonnable serait de
prolonger les pouvoirs de Louis-Napoléon jusqu’à la majorité du fils de la
duchesse d’Orléans, le comte de Paris, qui est né en 1842. Voilà qui ne
serait pas pour déplaire à l’Elysée, et qui accorderait à son occupant un long
répit.
Le même été, quant à lui, Bonaparte a repris ses déplacements à travers
le pays. A Saint-Quentin, il a assuré que ses «  amis les plus sincères  »
n’étaient pas « dans le palais », mais « sous le chaume et dans les ateliers »,
ajoutant :
« Je sens, comme l’Empereur, que ma fibre répond à la vôtre. »
Même son de cloche à Lyon  : «  L’élu de six millions de suffrages
exécute les volontés du peuple et ne les trahit pas.  » A Besançon, fief de
Montalembert, le prince croit habile de se rendre au bal populaire des
Halles. On l’y reçoit aux cris de «  Vive la République  », on manque
l’étouffer, non par enthousiasme, mais bien, selon le général de Castellane,
gouverneur militaire de Lyon, comme « font les galériens lorsqu’ils veulent
étouffer l’un des leurs  »  ; c’est la troupe qui le dégage. Comme
Montalembert, épouvanté, lui adresse une lettre déplorant l’incident, Louis-
Napoléon lui répond aimablement qu’il a ainsi pu «  se convaincre de la
facilité qu’il y aurait à rétablir l’ordre ». Toutes les leçons sont utiles.
« Si des jours orageux devaient reparaître, dit-il à Caen, et que le peuple
voulût imposer un nouveau fardeau au chef du gouvernement, ce chef serait
bien coupable de déserter cette haute mission. »
Le peuple, toujours le peuple. Mais qu’est «  ce nouveau fardeau  »,
sinon une allusion à un nouveau mandat, ou à une prolongation du
premier  ? Ainsi semble-t-il qu’à cette date, le prince et son entourage
espèrent encore en une solution légale.
Ils n’en tâtent pas moins le pouls de l’armée. Le 10 octobre, à Satory, a
lieu une prise d’armes. Le président de la République est friand de ce genre
de manifestation, où sa présence flatte hommes et officiers. Elles sont
suivies pour la troupe de distributions de vin et de victuailles et d’une
gratification pécuniaire. Il est d’usage que, lors du défilé, la cavalerie, arme
d’élite, jette le cri de « Vive Napoléon ! » lorsqu’elle passe devant le Chef
de l’Etat. A Satory, la parade est gigantesque et Changarnier a donné de
sévères instructions pour que, au moins, les fantassins que présente le
général Neumayer demeurent silencieux. Il est obéi mais, à la tête de ses
cavaliers, le colonel de Montalembert, parent du politicien chrétien,
parvenant devant les officiels, brandit le sabre, se tourne vers son escadron
et hurle : « Vive l’Empereur ! », ce que chacun répète.
Grave incident. La Législative, méfiante, avant de se mettre en
vacances, a désigné une « commission de permanence » chargée en fait de
la surveillance du président. Elle attend Changarnier, qui est d’ailleurs de
ses membres, lui-même furieux et inquiet. Il doit reconnaître que ce sont les
officiers qui commandent les manifestations oratoires de leurs subordonnés
et ce, en dépit de ses propres ordres ; mais que le président Dupin l’y invite,
et « Bergamote » est prêt à conduire Bonaparte prisonnier à Vincennes. On
n’en fera rien, cela va sans dire.
Bon prince, Louis-Napoléon sacrifie son ministre de la Guerre, mais
d’Hautpoul trouvera une belle compensation avec le gouvernement général
de l’Algérie  ; et la commission conclut par un procès-verbal confidentiel,
par lequel elle déclare son «  improbation  » des faits évoqués. C’est pour
l’Elysée une nouvelle preuve de la faiblesse et de la pleutrerie de
l’Assemblée, de son incapacité à résister valablement à un coup de force –
et aussi de la perte de crédit de Changarnier auprès d’elle.
A la disgrâce momentanée de Neumayer, muté à Rennes – il se ralliera
d’ailleurs à Louis-Napoléon – « Bergamote » réplique par un ordre du jour
rappelant à ses troupes que l’« armée ne délibère pas » et ne peut « proférer
aucun cri sous les armes  ». Dès lors, il ne saurait plus être question que
d’une épreuve de force entre le prince et lui et la carence de l’Assemblée en
fait, d’avance, de Changarnier le vaincu. L’art de Louis-Napoléon sera de
provoquer son éviction sans heurt, en travaillant la majorité monarchiste de
la Législative, en la désagrégeant, en la soudoyant, avec la complicité
consciente ou non d’un Dupin qui, de son fauteuil présidentiel, manœuvre
en faveur du pouvoir, d’un Montalembert, d’un Molé.
Le 12  novembre 1850, l’Assemblée entend, pour sa rentrée, lecture
d’un message présidentiel lénifiant. Sa préoccupation, dit Bonaparte, c’est
l’échéance de mai 1852 ; il entend d’ici là œuvrer afin que « la transition,
quelle qu’elle soit, se fasse sans agitation ni trouble ». Il tend la perche aux
représentants en vue de l’abrogation de l’article  45  : «  Si la Constitution
renferme des vices et des dangers, vous êtes libres de les faire ressortir aux
yeux du pays. » Et de conclure – chacun y verra une pointe à l’adresse du
turbulent Changarnier (le message comporte aussi cette incidente  :
« l’armée, dont je dispose seul… ») :
«  Quelles que puissent être les solutions de l’avenir, entendons-nous
afin que ce ne soit jamais la passion, la surprise ou la violence qui décide du
sort d’une grande nation. »
C’est en somme exiger un bail légal et prolongé à l’Elysée. Pour étayer
ces propositions, la presse bonapartiste y va carrément : la prorogation des
pouvoirs du prince est nécessaire  ; c’est «  l’ancre du salut  ». La Patrie
célèbre César franchissant le Rubicon à l’instar de Napoléon débarquant à
Fréjus. La majorité de l’Assemblée exprime sa défiance en demandant au
bureau de ne pas être présent à la réception du 1er  janvier à l’Elysée. Si
Dupin s’y rend, c’est à titre personnel. Il présente au prince «  ses vœux
sincères ».
«  Je veux bien les croire tels, rétorque Louis-Napoléon, mais j’avais
besoin de cette assurance ! »
Changarnier est là aussi, qui n’a droit qu’à une inclination de tête. C’est
que cette fois, on est résolu à en finir avec lui. Dès le lendemain, la Patrie
publie des extraits d’ordres du jour et d’instructions données en 1849 par
«  Bergamote  » à ses subordonnés. Il s’y pose en seul maître, interdisant
« d’écouter les représentants » et d’obéir à tout ordre qui n’émanerait pas de
lui. Le grelot est attaché. L’Assemblée se souvient alors des affres de la
Constituante, notamment le 29  janvier 1849. Mais vers qui d’autre
tournerait-elle les yeux  ? Aussi, le 3  janvier, invitée par l’un de ses
membres (et c’est Jérôme-Napoléon Bonaparte, cousin du prince-
président !) à voter un blâme au général, refuse-t-elle. Mieux, elle acclame
Changarnier qui, le matin même, s’est proclamé son « épée dévouée ».
Il faut convenir qu’après cette éclatante profession de foi, il ne reste
plus au président qu’à démettre le fanfaron. Persigny agit auprès des
Burgraves affolés : destituer le général, ce serait la guerre civile ! Persigny
impatienté les détrompe : tout le peuple de Paris sera avec le prince contre
son massacreur – et contre qui aura pris la défense du factieux. Ses
interlocuteurs l’écoutent terrorisés  : ainsi l’Elysée n’hésiterait pas à
s’appuyer sur la «  vile multitude  !  » Molé, «  cachant sa figure dans ses
mains », finit par s’enfuir, « poussant une sorte de gémissement ».
Ainsi traumatisés, les Burgraves obtiennent audience du prince le
8 janvier. Bonaparte leur confirme la disgrâce de « Bergamote », en même
temps qu’il leur annonce que le portefeuille de la guerre est confié au
général Regnault de Saint-Jean-d’Angély. L’attitude de Changarnier,
poursuit-il, l’oblige, pour son propre honneur, à destituer le général, comme
la Constitution lui en donne le droit. Le lendemain, le double
commandement qu’exerçait «  Bergamote  » est partagé entre les généraux
Baraguay d’Hilliers (Ire division militaire) et Perrot (gardes nationales de la
Seine).
«  L’Empire est fait  !  », s’exclame Thiers à l’Assemblée, où l’affaire
occupe trois jours et devant laquelle Baroche s’étonne que la mesure prise
puisse être tenue pour une «  manifestation impérialiste  » par des hommes
qui, députés dans une République, ne brûlent que de ramener un roi. Il va
plus loin :
«  Une restauration impériale, c’est ce dont nous ne voulons pas. Le
président a pris l’engagement d’honneur de maintenir la République ; il le
tiendra. »
La Législative, à la demande de Rémusat, a désigné une commission
afin d’envisager «  toutes les mesures que les circonstances peuvent
commander  » et le vieux renard de Broglie s’en est fait nommer le
président. Avec un tel mentor, soucieux de plaire en haut lieu, il n’y a pas à
attendre de raz de marée. De fait, la commission accouche d’un simple
blâme au gouvernement, encore que le pouvoir exécutif «  a le droit
incontestable de disposer des commandements militaires  ». Changarnier,
assurent les commissaires, garde néanmoins l’entière confiance de
l’Assemblée.
Forcé de se contenter de ce médiocre baroud d’honneur, le général
monte à la tribune le 17 janvier pour proclamer son patriotisme et répudier
« les oripeaux d’une fausse grandeur ». On l’ovationne et on vote le fameux
blâme par 417 voix contre 286. Pour le prince, qu’importe ? Il ne retient à
bon droit que la non-désapprobation de la disgrâce d’un adversaire
désormais impuissant. Il renvoie toutefois le ministère : ainsi ne saurait-on
lui reprocher de ne pas respecter les règles du jeu parlementaire. Mais,
exclu personnellement du blâme, il enregistre cette nouvelle preuve du peu
d’enthousiasme que la majorité serait capable d’opposer à une action de
force qu’il entreprendrait.
Un ministère « d’hommes spéciaux » et peu connus est appelé, avec au
Commerce l’industriel Schneider, maître de forges au Creusot. Il se
présente à l’Assemblée le 27 janvier 1851 avec le blanc-seing d’un message
présidentiel. «  La France, y souligne Bonaparte, veut le repos.  » Une des
premières tâches du gouvernement est de réclamer un accroissement de
1 800 000 francs des frais de représentation du président à qui, décidément,
ses 1  200  000  francs annuels ne sauraient jamais suffire. Montalembert
défend la proposition en s’élevant contre «  une des ingratitudes les plus
aveugles de l’histoire de France » : les réticences à l’encontre du prince, qui
« n’a démérité en rien » et « est resté fidèle à sa mission ». Au fond, ils sont
nombreux, au Palais-Bourbon, qui pensent comme lui mais se garderaient
bien d’exprimer leur sentiment avec cette véhémence et de reconnaître
publiquement que, pour eux, Bonaparte est le meilleur serviteur de la
«  grande cause de l’ordre  ». Mais la gratification demandée n’en est pas
moins refusée par 396 voix contre 294. Une fois encore, la majorité s’est
divisée. Irrité, Morny presse son frère utérin de passer à l’action (il écrit à
Mme  de Flahaut, le 28  février  : «  La solution ne peut être qu’extra-
légale  »). Louis-Napoléon élude  ; il n’a pas épuisé toutes les chances,
pense-t-il, de se faire octroyer le pouvoir au lieu de s’en emparer. Faute de
subsides officiels, on continuera à contracter des emprunts et à accumuler
les dettes. Mais nombreux sont les nantis qui jouent maintenant, et à court
terme, la carte Bonaparte, rendue de plus en plus puissante par les
dissensions de la droite et la propagande de l’Elysée. Le ministère de
l’Intérieur et la préfecture de police ont notamment soin d’entretenir le bruit
selon lequel les «  rouges  » se maintiennent en état de préinsurrection et
«  prouvent  » leur vigilance en fermant les clubs  ; quant au général de
Castellane, il fait régner «  l’ordre  » dans sa province en dispersant les
républicains au sabre.
«  Si nous faisions des généraux  »  ? avait lancé un jour, devant ses
familiers, le prince-président. C’était à l’époque où Changarnier se croyait
encore tout-puissant. Le mot n’était pas d’esprit, mais d’ordre. Comme
l’administration, le personnel de l’armée avait besoin d’être épuré  ; il
convenait de placer aux leviers de commande des partisans et des
complices. Où les trouver et comment leur donner le prestige nécessaire,
sinon en Algérie  ? En attendant, Baraguay d’Hilliers apparaissant d’un
«  loyalisme  » douteux, on le remplace à la tête de la division militaire de
Paris par Magnan – ce même Magnan qui, à Lille, refusa de s’associer à la
tentative de soulèvement de sa garnison : on ne lui en tient décidément pas
rigueur, en haut lieu !… Mais, pour le coup d’Etat éventuel, il faut encore
mettre la main sur un ministre de la Guerre à poigne et dont le nom soit
populaire ; c’est Fleury qui s’en charge.
C’est un curieux personnage que ce fils de bourgeois parisien qui, ayant
épuisé les plaisirs de la noce et sans ressources, s’est engagé comme
deuxième classe en Algérie, où il a si bien fait qu’il quitte l’armée comme
chef d’escadron. Persigny le présente à Bonaparte. Les deux hommes
sympathisent, notamment par leur goût commun des chevaux. Fleury suit le
prince à l’Elysée, fidèle conseiller, fidèle confident et habile à filer les
trames les plus compliquées. Du long complot qui aboutira au 2-Décembre,
il sera un minutieux et précis préparateur.
Le voilà donc qui prospecte l’Algérie ; à vrai dire, il sait à quelle porte
frapper  : celle de son ancien chef direct, le colonel Saint-Arnaud,
aujourd’hui brigadier.
Encore une figure étonnante, que ce grand et maigre officier au visage
émacié, au nez en bec d’oiseau de proie, mais joyeux luron, fort ami du
beau sexe, spirituel, musicien, chanteur, aimant l’argent et pourri de dettes,
apparemment sans scrupules excessifs et qui, en Afrique, en impose aux
malheureuses populations par son train royal. Par ailleurs, très courageux et
remarquable meneur de troupe  ; le premier à l’assaut, il a une «  bête
noire  »  : la plèbe. Il a écrit sa «  haine des révolutions  ». C’est qu’en
février 1848, Armand Leroy de Saint-Arnaud, servant alors à Paris, a enlevé
des barricades puis occupé la préfecture de police, mais avec interdiction de
tirer. Il a alors vu ses hommes se faire cracher au visage, et certains
massacrer par le peuple triomphant. C’est un outrage qu’il n’oubliera
jamais.
Une nouvelle occasion de détester le régime lui est donnée en 1850
quand, commandant de la subdivision de Constantine, ses frais de
représentation sont réduits de 3  200  francs. Fleury n’en aura pas moins
certaines difficultés à décider ce mécontent : Saint-Arnaud juge Bonaparte
«  un soliveau  ». Pour l’emporter, Fleury fait miroiter la gloire militaire.
Alléché, Saint-Arnaud consent enfin, non point à un coup d’Etat dont, dit-il,
il ne veut pas, mais à appuyer, dans une République rendue ainsi tolérable,
un gouvernement solide. Mais auparavant il y a cette guerre à gagner, qui
l’excite, et ce sera l’expédition de Kabylie que l’on confie au général, avec
12  000  hommes, et qu’accompagne en France une immense publicité
orchestrée par l’Elysée. A l’Assemblée, au reste, les généraux Cavaignac et
Lamoricière l’approuvent, voyant en elle, eux anciens d’Algérie, une
nécessité tactique. Elle sera évidemment victorieuse, avec de nombreux
cadavres dont se glorifie Saint-Arnaud (« J’ai brûlé beaucoup de villages et
tué pas mal de Kabyles… On a tué plus de cent Kabyles ; le camp est plein
d’armes et d’oreilles » : c’est dans sa correspondance).
Le 30 juin 1851, alors que l’issue ne fait plus de doute, le prince adresse
au général une lettre de compliment et l’annonce de sa prochaine
promotion. L’homme du putsch est désormais trouvé. Le 10  juillet, il est
promu divisionnaire, le 31 nommé à Paris, avec son ami, le colonel
Espinasse…
… A Paris, où, grâce aux soins de l’Elysée, la campagne en faveur de la
révision de l’article  45 bat son plein. Les pétitions l’approuvant affluent.
Quant à Bonaparte, pour amadouer l’Assemblée, il a formé un nouveau
ministère où il a fait entrer quelques Burgraves  : Buffet au Commerce,
Faucher à l’Intérieur entre autres. Le 31 mai, la Législative est saisie d’une
proposition de révision signée de 233 de ses membres. Chiffre important,
certes, mais il n’en demeure pas moins que la majorité des trois quarts
requise pour l’abrogation est aléatoire. «  Pas un sou, pas un jour  !  »
proclame Thiers, qu’approuve Changarnier, qui croit encore avoir ses
chances à l’élection présidentielle prochaine. Dès le lendemain, 1er juin, le
prince-président reprend la route de la province ; il entend faire lui-même sa
campagne. A Dijon, il se définit «  la stabilité, le juste milieu  », mais il
ajoute :
«  Si la France reconnaît qu’on n’a pas le droit de disposer d’elle sans
elle, elle n’a qu’à le dire. Mon énergie et mon courage ne lui manqueront
pas. »
Propos si provocateur que Faucher le fera éliminer du Moniteur. Mais
on en entendra d’autres, notamment le 6 juillet, à Beauvais :
«  Il est encourageant de penser que, dans les dangers extrêmes, la
Providence réserve souvent à un seul d’être l’instrument du salut de tous. »
Le lendemain, le prince regagne Paris. Sur son cortège se trouve Victor
Hugo. Il écrira :
«  Des hommes entouraient sa calèche en poussant des cris de “Vive
l’Empereur !”. J’ai regardé pour voir si le président de la République allait
les faire arrêter. Point. Il les a salués ! »
Au Palais-Bourbon, la commission chargée de l’étude de la proposition
des 233 l’approuve finalement, par neuf voix contre six, parmi lesquels
Cavaignac et Jules Favre. Mais nul ne se fait d’illusions sur l’issue du débat
public, au cours duquel les orateurs se succèdent sans passion. Sauf l’un
toutefois, ce Hugo, élu conservateur et plus rouge que les « rouges ».
« Qu’est-ce que la prolongation ? questionne-t-il. Le Consulat à vie. Où
mène le Consulat ? A l’Empire ! »
Le 21 juillet, c’est le vote. Contre la révision : 278 ; pour : 446 voix. Il
en eut fallu 543. Les orléanistes ont voté avec les républicains. Thiers, sitôt
après, s’empresse de proposer d’infliger un blâme au gouvernement
coupable d’avoir suscité par des pressions les pétitions parvenues en faveur
de la révision (1  120  000 signatures au 30  juin). L’Assemblée le suit par
333 voix contre 320. Entre les deux scrutins, 126 députés de droite se sont
reniés.
A la présidence, où déjà on pense aux lendemains, pas de surprise. Le
premier score était prévu ; quant au second vote, on le néglige ; le ministère
demeurera. La Chambre va partir en vacances, après avoir levé
l’hypothèque de la légalité. L’équipe de l’Elysée a les mains libres.
L’équipe de l’Elysée. On a déjà rencontré Persigny, Fleury, Carlier. On
a vu Magnan et Saint-Arnaud, et les personnages puissants du monde
politique et des affaires  : Rouher, Baroche, Fould, Schneider. Et encore
Hortense Cornu qui, cependant, va se brouiller pour douze ans avec son
camarade d’enfance. Le docteur Conneau aussi est toujours là, depuis
Arenenberg et Boulogne, en passant par Ham. Et voilà encore Mocquart, le
secrétaire hérité de la reine Hortense, Félix Bacchiochi, le cousin, fils
d’Elisa Bonaparte, Vieillard, précepteur de Louis-Napoléon avant Le Bas.
Ceux-ci, jusqu’au vote du 21  juillet, ont été les éléments modérateurs  ;
Persigny et Fleury sont plus impatients, et aussi Vaudrey, ce colonel qui a si
piteusement conduit l’équipée de Strasbourg et que le prince-président,
reconnaissant, a pris pour un de ses aides de camp, sans oser encore lui
offrir les étoiles (elles viendront, l’Empire rétabli, avec un siège de
sénateur) ; Morny enfin, le cerveau, le bras droit.
Lorsque Hortense l’a mis clandestinement au monde, le frère utérin de
Louis-Napoléon a été reconnu par un couple complaisant et intéressé, les
Demorny, et confié à sa grand-mère paternelle, qui avait, après la mort de
son mari sur l’échafaud, repris son nom de jeune fille : comtesse de Souza.
Charles-Auguste ne verra guère sa mère, alors que Flahaut, au contraire,
surveillera de près son éducation. Le voilà adulte et son premier soin est de
scinder son nom et d’annexer le titre de comte, puissant atout pour un jeune
officier. En Algérie, il se conduit vaillamment ; quatre balles traversent son
uniforme devant Constantine, et il reçoit la Légion d’honneur. Les princes
d’Orléans, Aumale et Joinville font de lui un compagnon. Peut-être à leur
demande – ils ont décelé en lui l’animal politique – il démissionne, revient
à Paris dont il est vite un des lions.
C’est l’époque où commence sa longue liaison (« Je l’ai pris lieutenant,
je l’ai quitté ministre », dira son héroïne) avec la comtesse Fanny Le Hon,
née Mosselmann, femme du Premier ambassadeur de Belgique. Elle
chaperonne Morny dans les soirées mondaines, mais le fait entrer aussi au
conseil d’administration de la Vieille-Montagne, puis des Charbonnages de
Liège, avant de lui donner l’argent nécessaire pour créer une sucrerie en
Auvergne. En revanche, elle entend annexer son héros, au point que, quand
les Le Hon emménageront au 9 du rond-point des Champs-Elysées, Morny
s’installera au 5, dans ce que les potins nommeront « la niche à Fidèle ».
Membre du Jockey Club, ayant sa table au café Tortoni, duelliste,
joueur effronté, Charles-Auguste n’en court pas moins les filles. Il monte
aussi en course et la jeunesse dorée l’admire, le singe, l’envie. Mais ce roué
est, comme le dira Barante, «  un intrigant sensé  ». A vingt-sept ans, en
1838, il se fait nommer président des fabricants de sucre de betterave  ; il
fréquente les milieux boursiers, à l’affût d’heureuses spéculations, d’autant
que son amitié avec les princes d’Orléans lui révèle quelques secrets d’Etat.
En 1842, il se fait élire député par sa circonscription d’Auvergne, qui le
confirmera quatre ans plus tard.
1848 : la chute de la Monarchie de Juillet le foudroie. La Bourse baisse
et, pour une fois qu’il se laisse prendre au dépourvu, Morny est aux abois. Il
s’endette, en est réduit à vendre une collection de tableaux judicieusement
choisis. Son hôtel est saisi et il doit, dit-il, quatre millions à Fanny. Telle est
la pénible situation de Charles-Auguste quand son demi-frère est porté à
l’Elysée.
Ce frère utérin, Morny ne le connaissait sans doute pas avant de le
rencontrer à la Chambre. Orléaniste par intérêt, mais esprit positif, il ne se
fait aucune illusion : la branche cadette ne sera pas rétablie de longtemps.
Cet homme du monde et d’affaires ne s’accommode pas cependant d’un
régime républicain où la rue fait la loi et qui effraie la sage Europe. L’ordre,
il pense un moment qu’Henri  V le rétablira. Mais il a tôt fait de jauger
l’inconsistance du prétendant légitimiste. Que demeure-t-il donc qui puisse
rendre à la France sa prospérité, et à lui-même la belle existence d’antan,
sinon l’institution du seul pouvoir fort possible  : celui que donne le
plébiscite ?
Des deux demi-frères, c’est Charles-Auguste qui fait les premiers pas.
Louis-Napoléon n’est d’ailleurs pas attiré vers un homme qui est la preuve
vivante de la légèreté de sa mère. Cependant, le prince comprend dès les
premiers entretiens quelle aide précieuse peut lui apporter cet homme
supérieur. Dès le mois de mai 1849, Morny sera chargé de la préparation de
l’action de force éventuelle ; c’est à juste titre qu’il pourra un jour écrire :
«  Sans moi le coup d’Etat n’aurait jamais eu lieu… Sans ma
participation, il n’aurait pas réussi de la même façon. »
Car, écrira-t-il encore, il aura eu bien du mal à vaincre « les scrupules
de probité  » de Louis-Napoléon à l’égard du peuple qui l’a élu. Or, selon
Morny, «  si vous voyiez un socialiste de près, vous n’hésiteriez pas à lui
préférer un cosaque ; mon patriotisme s’arrête là ».
Victor Hugo a fait de lui le tueur du 4 décembre et sans doute, en effet,
Morny porte-t-il la responsabilité majeure du crime, tous les autres n’ayant
été que ses complices obéissants. Ce joueur froid et méthodique n’entendait
reculer devant rien pour assurer le gain de la patrie, sachant d’ailleurs que
sa tête était l’un des enjeux. La victoire consolidée, Morny – aujourd’hui
« duc » – quittera très vite son poste clé du ministère de l’Intérieur ; la seule
fonction qu’il consentira dès lors à accepter sera la présidence du Corps
législatif, poste de tout repos sous une dictature et auquel, à sa mort en
1865, lui succédera Alexandre Walewski : à croire qu’il avait été créé pour
les bâtards de la famille impériale.
Si Morny s’en va dès janvier 1852, c’est que, contre son avis et celui de
son père, Flahaut, le prince-président a, le 22, par le décret qu’Odilon
Barrot, sarcastique, qualifiera de «  premier vol de l’Aigle  », ordonné la
confiscation des biens en France de la famille d’Orléans, représentant
quelque 300  millions. Rouher, Fould et Magne partiront d’ailleurs avec le
duc. Certes, celui-ci avait été élu monarchiste. Il n’en avait pas moins, au 2-
Décembre, fait avertir les Orléans de ne pas tenter une diversion qui eût pu
faire manquer le coup de force, sous peine précisément de cette
confiscation, et les liens étaient ainsi rompus avec ses anciens amis de la
branche cadette (« Ne vous flattez pas qu’on vous en saura gré à Claremont,
écrit d’ailleurs Flahaut à son fils, après la démission. On nous y déteste tous
les deux beaucoup plus qu’on y déteste M. de Persigny »). Mais Morny, le
péril écarté, redoute une décision qui peut choquer la bourgeoisie et lui
donner des craintes de spoliation. Ainsi Louis-Napoléon prend-il le risque
de se mettre à dos industriels, producteurs, négociants et de saper la
confiance qu’ils ont mise dans sa poigne.
« Je me tais avec tristesse et douleur de voir gâter une si belle affaire »,
écrit-il à Flahaut, après avoir confié :
«  Le prince s’est conduit à mon égard avec une telle sécheresse de
cœur, si peu d’élévation, que le dégoût s’est emparé de moi et que j’ai
refusé de faire partie du Sénat… Pour sa personne, j’ai de l’affection ; pour
son gouvernement et les gens qui l’entourent, du mépris. Les meilleurs
princes sont ainsi faits : ils aiment mieux les valets que les honnêtes gens. »
Bonaparte n’a en effet rien tenté pour retenir son frère utérin – dont l’un
des adversaires résolus était Persigny – son concours ne lui étant plus
indispensable. Le péril passé, adieu le saint : c’est un proverbe italien…
Puisque le coup d’Etat est maintenant la carte forcée, la coterie de
l’Elysée le prépare activement. La Chambre en vacances, Morny presse
Bonaparte d’en profiter pour passer aux actes. Carlier l’appuie, conseillant
d’occuper le Palais-Bourbon et de dissoudre l’Assemblée. Le préfet de
police propose même une date : le 17 septembre. Le prince ne tranche pas,
mais s’en ouvre à Saint-Arnaud, qui ne peut se tenir de se confier à sa
femme. Celle-ci a une «  tête politique  » et elle désapprouve. Pourquoi ne
pas attendre au contraire la rentrée de la Législative ? A Paris, il sera tout
simple de capturer d’un coup de filet les représentants encombrants alors
que, dans leurs circonscriptions, ils pourraient pousser à l’insurrection.
Saint-Arnaud est ébranlé. Le 6 septembre, il écrit à Louis-Napoléon pour le
prier de lui rendre sa parole. Il y a un moment de panique à l’Elysée ; mais
Fleury va demander des explications au jeune divisionnaire. Saint-Arnaud
se déclare : il est toujours bien disposé et favorable à l’opération projetée ;
mais il faut éviter une «  Vendée  » en province, et donc attendre que les
représentants soient réunis à Paris. Morny, informé, se rend à cet avis :
« C’est plus franc, dit-il, et cela aura meilleure mine. »
Le soir même, le général dîne à l’Elysée et accompagne le prince-
président, rassuré, au théâtre. Le lendemain, avec Morny, il épluche la liste
des personnalités à appréhender en temps voulu : Louis-Napoléon a préféré
leur laisser cette responsabilité, et ils auront quelques difficultés à lui faire
consentir à l’arrestation des généraux parlementaires. Il craint qu’elle ne
provoque de graves remous dans l’armée.
Traditionnellement, les conseils généraux tiennent une session d’été.
Sur 85, ils sont 80 qui votent des motions favorables à la révision
constitutionnelle et au maintien de Bonaparte à l’Elysée, après mai  1852.
Sans doute ces vœux n’ont-ils qu’une valeur platonique  : ils attestent
cependant un état d’esprit des provinces encourageant pour les conjurés.
Le rusé Louis-Napoléon entend ajouter à son jeu un atout maître en
attachant à ses basques la classe sociale la plus défavorisée. Il n’est pas
question, certes, de revenir à «  l’extinction du paupérisme  », mais de se
poser en champion de ceux qu’a détroussés la Législative, et ainsi de
discréditer encore davantage cette dernière à leurs yeux. Aussi, le prince
décide-t-il de demander à l’Assemblée l’abrogation de la loi du 31  mai
1850 et le rétablissement du suffrage universel dans son intégralité. Il a
d’ailleurs, pour ce faire, un autre motif. On reparle avec insistance d’une
candidature Joinville en mai. Les orléanistes n’escomptent certes pas son
succès, mais ils entendent compter leurs voix. Or, si la révision de
l’article 45 intervenait d’ici-là, à la faveur d’un scrutin « de remords » de la
Chambre, autorisant Bonaparte à être de nouveau candidat, bien des voix se
portant sur Joinville le feraient à son détriment et il courrait ainsi le risque
de ne pas rassembler les deux millions de suffrages nécessaires au candidat
le plus favorisé pour être proclamé élu. Dès lors, c’est l’Assemblée qui
désignerait le nouveau président. Ainsi le retour aux urnes de quelque trois
millions d’électeurs, surtout dû à son intervention, s’impose-t-il au
« sortant ».
Pour présenter le projet, Louis-Napoléon renvoie les ministres en place,
dont la plupart, et notamment Faucher, ont participé à l’élaboration de la loi
du 31  mai, «  citadelle de la majorité  ». Celle-ci est consternée. Barante
s’afflige que le président entende favoriser ainsi « le parti révolutionnaire »
dans lequel Montalembert adjure le prince de ne pas se ranger  ! Peine
perdue  : le 27  octobre, un nouveau ministère est formé avec l’insignifiant
Thorigny, un magistrat, à l’Intérieur, mais Saint-Arnaud à la Guerre
(« Quand vous verrez Saint-Arnaud à la Guerre, avait averti peu auparavant
Lamoricière, dites  : “voilà le coup d’Etat”). Sitôt nommé, celui-ci adresse
une circulaire à l’armée, y soulignant qu’il n’y aurait pas de discipline là où
«  le dogme de l’obéissance passive ferait place au droit d’examen  », ce
qu’il explicite en ces termes :
«  Sous les armes, le règlement militaire est l’unique loi. La
responsabilité ne se partage pas ; elle s’arrête au chef de qui l’ordre émane ;
elle couvre, à tous les degrés, l’obéissance et l’exécution. »
Voilà qui est net et propre à lever tous les doutes des consciences, s’il
en existe : tout est à gagner si les dés sont bons ; rien à perdre s’ils roulent
mal.
Avec l’ancien ministère s’en va Carlier, mis en réserve et qui laisse la
préfecture de police à un «  inconditionnel  », Charlemagne-Emile de
Maupas.
 

Ce Maupas est, en effet, une créature du prince-président qui a fait de


lui, à trente-deux ans, dans l’Allier, le plus jeune préfet de France, après
qu’il eut été mis en disponibilité en 1848 par le gouvernement provisoire.
Au début de 1851, Maupas est nommé à Toulouse, où il démontre son zèle
en réclamant l’arrestation de cinq conseillers généraux coupables d’être de
fermes républicains et non élyséens. Le parquet réclame auparavant des
preuves de leur action illégale : à quoi Maupas réplique qu’il n’en est pas
besoin : « les sentiments suffisent ». Au reste, qu’on le laisse faire, et il fera
placer aux domiciles des intéressés des armes et documents qui justifieront
l’inculpation de complot contre le gouvernement. Les magistrats, stupéfaits
et scandalisés, dressent de ces propos un procès-verbal qui est transmis au
ministère de l’Intérieur. Faucher convoque Maupas, lui inflige un blâme, le
met en congé et l’informe qu’il sera ensuite muté à Montpellier. A peine
dehors, Maupas se rend auprès du prince-président, dîne avec lui ; et c’est à
lui que Bonaparte offre de prendre le ministère de l’Intérieur au jour du
coup d’Etat. Maupas se récuse : c’est, dit-il, à la préfecture de police qu’il
faut un homme énergique et dévoué. Le 19 septembre, Louis-Napoléon lui
écrit :
« Je vous appellerai bientôt à des fonctions plus importantes, car je suis
heureux d’avoir sous la main des hommes comme vous pour m’aider à
sauver le pays. »
 

Le 4  novembre, le nouveau cabinet se présente devant l’Assemblée et


Thorigny demande l’abrogation de la loi du 31  mai. Sa proposition est
explicitée par un message présidentiel. La loi, déclare Louis-Napoléon, a
dépassé le but qu’elle voulait atteindre en privant du droit de vote quelque
deux millions «  d’habitants paisibles des campagnes  ». Et Thorigny de
commenter :
«  Rétablir le suffrage universel, c’est enlever son drapeau à la guerre
civile, son principal argument à l’opposition. »
Il ajoute «  qu’une vaste conspiration s’organise en France  » où les
Sociétés secrètes » se sont donné rendez-vous en 1852, non pour bâtir, mais
pour détruire ». Et surtout, in fine :
« La loi du 31 mai fût-elle parfaite, ne devrait-on pas l’abroger si elle
doit empêcher la révision de la Constitution, ce vœu manifeste du pays ? »
On ne saurait plus ouvertement dévoiler ses batteries, et c’est à se
demander si cette franchise n’a pas été dictée par l’Elysée afin de dresser
l’Assemblée contre le projet d’abrogation et de pouvoir ainsi la proclamer,
le moment venu, le seul obstacle au suffrage universel. S’il en a été ainsi, la
tactique réussit, mais de justesse. Ce ne sera en effet que par 355 voix
contre 348 que l’urgence réclamée par Thorigny sera refusée. Quelques
libéraux ont voté avec les gauches, mais les chrétiens se sont tous rangés
dans la majorité.
Celle-ci sera moins fière qu’effrayée de sa victoire : ce coup d’Etat dont
on parle depuis si longtemps dans les salons, un tel scrutin ne va-t-il pas le
précipiter ? L’Assemblée ne risque-t-elle pas d’être occupée par la troupe ?
Et l’armée n’aura-t-elle pas beau jeu à prétendre qu’elle doit protéger les
législateurs contre le courroux de la classe ouvrière, que le vote a attisé ?
Pour échapper à cette «  épée de Damoclès  », Thiers s’est souvenu de
l’existence d’un décret du 11  mai 1848, qui donne au président de
l’Assemblée nationale le droit de requérir la force armée directement, c’est-
à-dire sans en référer au ministre de la Guerre. Changarnier qui, sous la
Constituante, a à deux reprises au moins bafoué ce texte, se range aux côtés
du « petit homme » pour engager les questeurs de la Législative, Baze, de
Panat et le général Le Flô, à le reprendre. Cette «  proposition des
questeurs », déposée le 6 novembre 1851, stipule que le décret promulgué
en loi sera mis à l’ordre du jour de l’armée et affiché dans les casernes.
Ainsi, les officiers se remémoreront leur devoir, et que les députés sont
inviolables. Changarnier ajoute sans doute à ce raisonnement une pointe
d’ambition personnelle. Il souhaite qu’en cas de réquisition ce soit à lui que
le président Dupin donne le commandement des troupes, et que cette
réquisition s’étende à l’ensemble de la garnison de Paris  : dès lors, le
« jean-foutre » serait seul, et la route du pouvoir rouverte à « Bergamote ».
La proposition des questeurs n’inquiète pas outre mesure l’Elysée. On y
sait que, Constitution ou non – car l’article 32 stipule que l’Assemblée a le
droit de fixer l’importance des forces militaires nécessaires à sa sûreté, d’en
disposer et de désigner leur chef, mais non le droit de réquisition directe –
loi ou non, l’armée n’admettra nullement d’obéir à des « civils » et d’avoir
Dupin pour généralissime. Aussi est-ce vers Changarnier que l’on dirige la
contre-attaque, l’accusant de vouloir, par ambition et soif d’autorité
personnelle, troubler la sûreté du pays. C’est peut-être lui faire trop
d’honneur :
« Bergamote » n’est-il pas déjà oublié de ses anciens subordonnés ?
Le 12  novembre, Saint-Arnaud donne aux chefs de corps l’ordre
confidentiel de retirer de l’affichage dans les casernes le décret du 11 mai
(le soir même, tout Paris le sait). La discussion de la proposition a été fixée
au 17. Dans l’intervalle, les amis du président «  travaillent  » la minorité
républicaine contre le «  péril Changarnier  »  : sous prétexte de défense
républicaine, n’invite-t-on pas les représentants à donner à la droite la plus
obtuse les armes pour renverser le régime  ? La propagande est efficace.
Entre Louis-Napoléon et l’inquiétant général, bien des gauches préfèrent le
premier, ou plutôt le redoutent moins, surtout depuis qu’il a réclamé le
rétablissement du suffrage universel.
Le 17 novembre, l’Elysée est prêt à agir en cas de vote de l’Assemblée
favorable à la proposition des questeurs. Quelques jours auparavant, le
général Magnan a rassemblé les vingt généraux commandant à Paris et dans
sa périphérie. Avant de se retirer, ils ont juré le secret sur ce qu’ils ont
entendu et ce dont ils ont débattu. Magnan lui aussi a insisté sur le devoir
d’obéir passivement aux ordres qu’ils pourraient recevoir prochainement de
lui, lorsqu’il « jugera à propos de s’associer à une détermination de la plus
haute importance ».
«  Les circonstances sont graves, poursuit-il. Nous devons sauver la
France… Seul responsable, ce sera moi qui, s’il y a lieu, porterai ma tête sur
l’échafaud ou ma poitrine à la plaine de Grenelle. »
Il y a eu un précédent : le 9 novembre, à l’Elysée, le prince a reçu les
six cents officiers des six nouveaux régiments de la garnison de Paris.
Saint-Arnaud a pris le soin de désigner lui-même ces unités  : quatre
viennent d’Afrique  ; les deux autres sont des régiments de lanciers,
admirables instruments pour sabrer une foule hostile. Quant aux
« Algériens », habitués à « casser du Bédouin » comme dit Saint-Arnaud, ils
ne se déroberont pas si on leur donne à « casser du Parisien ».
«  Si la gravité des circonstances m’oblige à faire appel à votre
dévouement, il ne me faillira pas, a dit le président à ses hôtes… Si le jour
du danger arrivait, je ne ferais pas comme les gouvernements qui m’ont
précédé et je ne vous dirais pas : “Marchez, je vous suis”, mais “Je marche,
suivez-moi”. »
 

Le 17 donc, tout est en place pour le coup de force. Toute la journée,


rapporte Véron – médecin, journaliste et… ancien directeur de l’Opéra –
«  le président se tint prêt à marcher sur la Chambre. Il portait même un
pantalon garance pour pouvoir revêtir plus vite l’uniforme de général  ».
L’armée est consignée et 350 gardes nationaux de la 1re Légion stationnent
à l’Elysée, prêts à investir le Palais-Bourbon et placés sous le
commandement d’un autre condottiere, le colonel Vieyra dont, avant le 2-
Décembre, Bonaparte fera le chef d’état-major de la Garde, et qui apporte
un nouveau fleuron à la collection des comploteurs : c’est, dit-on, un ancien
tenancier de maison close et un homme d’affaires véreux.
Avant de s’asseoir au banc des ministres, Saint-Arnaud est convenu
avec Maupas et Magnan, qui suivent d’une tribune la séance de la
Législative, d’un signe qu’il leur donnera s’il le juge nécessaire, afin qu’ils
quittent le Palais-Bourbon et le rejoignent aux Tuileries, siège de l’état-
major de Magnan. Il s’agira de donner les dernières instructions  ; dès la
nuit, le palais doit être occupé, les chefs de l’opposition et tout meneur
possible arrêtés, l’Assemblée dissoute.
La commission chargée d’examiner la proposition des questeurs a
désigné pour rapporteur le monarchiste Louis Vitet, qui parle avec
modération. Selon lui, les auteurs n’ont agi que parce qu’ils avaient reçu
l’expression des scrupules d’officiers mal fixés sur leur comportement en
cas de réquisition émanant du président de l’Assemblée. Saint-Arnaud,
médiocre orateur, répond qu’il n’y a pas à sortir de la Constitution  :
l’Assemblée ne peut disposer de troupes sans passer au préalable par la
hiérarchie. Puis le colonel Charras, républicain ardent, se prononce en
faveur de la proposition, parce qu’il déplore ce « laisser-aller inimaginable
avec lequel on parle, dans les salons, de fermer les portes de l’Assemblée »
et désigne le véritable danger qui menace le régime et la Constitution : c’est
« le président qui siège à l’Elysée ». Mais deux autres républicains après lui
dénient qu’il y ait le moindre péril : Michel de Bourges, pour qui, d’ailleurs,
il est «  une sentinelle  », le peuple, et Crémieux qui s’exclame  : «  La
Constitution nous suffit » et insiste sur la méfiance que lui cause un usage
éventuel de la réquisition par la majorité. On voit que la propagande
élyséenne a porté des fruits.
Soudain, le général Bedeau, autre élu républicain, intervient  : le
ministre de la Guerre peut-il dire s’il est exact que, sur son ordre, le texte du
décret du 11 mai 1848 a été retiré de l’affichage dans les casernes ? Saint-
Arnaud s’en était défendu devant la commission. Ici, il avoue :
« Ce décret était tombé en désuétude, dit-il. Je n’ai pas voulu laisser aux
soldats un prétexte de doute ou d’hésitation et je l’ai fait enlever. »
C’est le tumulte. Charras réclame la mise en accusation du
gouvernement. Sans aller jusque-là, il apparaît maintenant certain que la
proposition des questeurs va être adoptée et Saint-Arnaud donne à ses
complices le signal convenu, après avoir demandé à Thorigny qui
l’approuve :
« Si je sortais, à tout événement ? »
Il s’en va en effet, non sans répéter à la cantonade :
« On fait trop de bruit ici ; je vais chercher la Garde. »
Aux Tuileries, les trois hommes dépêchent aux généraux l’interdiction
d’obéir à toute réquisition émanant de l’Assemblée. Précaution inutile : leur
départ a épouvanté les députés qui redoutent une arrestation collective.
Montalembert, perpétuel timoré, se fait l’agent persuasif des opposants à la
proposition. Quant à Thorigny, demeuré placide à son banc, il se borne à
répondre à qui le prend à partie :
« Faites ce que vous voudrez. Nous sommes prêts à tout. »
Cela donne à réfléchir et à faire bon accueil à une motion préparée par
Molé. Elle se réfère à l’article  32 qu’elle déclare suffisant. C’est donc le
rejet de la proposition en discussion qu’elle préconise, et il est en effet
prononcé par 408 voix contre 300. Une fois de plus, l’Assemblée a capitulé.
« Cela vaut peut-être mieux » dit calmement le prince, que Morny presse en
vain d’agir quand même, puisque tout est en place. Bonaparte réplique que,
la Législative lui ayant donné raison, il ne veut pas se donner tort envers
elle. Le lendemain, Flahaut écrit à sa femme :
«  Vous connaissez la lamentable déconfiture de l’Assemblée,
Changarnier, Thiers et Cie n’y étaient pas préparés. Bien au contraire, ils
escomptaient un triomphe et avaient projeté la mise en accusation du
président et la réunion permanente de l’Assemblée. Auguste, lorsqu’il
apprit la chose, courut à l’Elysée pour en faire part et demander au ministre
de la Guerre de se préparer à la résistance. Cela se fût terminé par la
dissolution de l’Assemblée et les rentes seraient montées de 10  %. Et
pourtant, c’est aussi bien ainsi  ; il nous reste à voir maintenant le profit
qu’on peut tirer des événements. »
Le 19, Flahaut écrit encore :
«  Beaucoup de gens regrettent le vote de lundi et auraient préféré un
vote contraire qui eût permis un coup d’Etat contre l’Assemblée ; mais ils
ne réfléchissent pas que ce coup aurait été dirigé contre le parti de l’ordre et
aurait ainsi créé une scission entre le président et les hommes de ce parti.
S’il faut en venir à une pareille mesure, ce devra être pour un cas où le
président et la majorité seront d’accord, ce qui n’est pas impossible. »
Flahaut dit vrai : le « parti de l’ordre » n’attend que le bon vouloir de
Bonaparte. Il appelle de ses vœux le coup d’Etat. A vrai dire, il n’y a plus
guère d’opposants farouches au prince-président dans la majorité de
l’Assemblée, que les petits groupes qui gravitent autour de Thiers et de
Changarnier qui rêvent tous deux de le supplanter, et quelques
individualistes comme Cavaignac.
Dans le pays, les « propriétaires », les classes possédantes aspirent pour
leur part à être tirées de leurs angoisses par un coup de force salvateur. Ils
viennent de lire avec terreur le Spectre rouge de 1852, de l’ancien préfet
Romieu, acquis à Bonaparte. Romieu a vu les prolétaires chantant «  leur
cantique de haine  » et la «  rapide propagation du communisme  » due au
développement de l’instruction publique. Prophète du malheur il « annonce
la jacquerie  » et voit, caché derrière chaque tronc d’arbre, «  un ennemi
préparé au grand combat social  » et résolu à ne pas se laisser souffler sa
victoire comme en 1848.
Que faire ? Se confier à l’armée : « la logique est dans la mitraille » et
l’artillerie est toute-puissante. Mais encore faut-il remettre «  à une main
ferme la dictature la plus absolue ».
Approuvé, recommandé par les meilleurs esprits, comme Veuillot (qui
célèbre l’union nécessaire du sabre et du goupillon, sous la conduite du
«  chef désigné, généralissime de la grande armée de l’ordre  », Louis-
Napoléon Bonaparte), le Spectre rouge consterne les bourgeois, au moins
les plus naïfs. Les autres savent fort bien qu’aucun cataclysme social n’est à
redouter en 1852, malgré la certitude d’une poussée à gauche lors des
élections. Mais le renforcement d’une minorité républicaine ne signifierait-
il pas un renoncement définitif à une restauration monarchique  ?
Décidément, oui, l’échéance de mai  1852 est une échéance «  fatale  ».
Convient-il de la subir et non de la devancer ? Il y a, en France, un pouvoir
établi. Pourquoi, au lieu de le saper comme s’y est employée la Législative,
ne pas au contraire le consolider ? Car il a cet immense avantage d’avoir,
selon Veuillot, « séduit le monstre » qu’est le prolétariat. Ce qui permet au
cynique Persigny de poser aux gens de l’ordre ce dilemme : « Aidez notre
ambition, vous y trouverez votre compte ; sinon, nous chercherons ailleurs
un parti et une armée », cette « multitude qui nous écoutera. Alors, gare à
votre influence et même à vos biens  !  » Ce Bonaparte ne serait-il pas en
effet le meilleur «  régent  » ou «  lieutenant général  » du futur roi, se
demandent pour leur part, et chacun de leur côté, légitimistes et orléanistes,
persuadés qu’il s’effacera, la fusion ou tout autre solution de compromis
intervenue. Et si rien ne change, plutôt lui que le prétendant concurrent ou
que la pérennité de la République – cette République que hait davantage
encore ce «  chevalier  » qu’est Montalembert, qui voit en Louis-Napoléon
«  la seule barrière à opposer à l’invasion des Barbares  ». Enfin, il est des
fatalistes comme Tocqueville, qui ne voient pas d’autres courants que le
bonapartiste et le révolutionnaire et redoutent comme la peste ce dernier.
Bref, comme l’écrit Veuillot le 24  novembre, «  les intérêts  » sont pour le
prince-président ; et non seulement en France : le 29, le journal anglais the
Economist imprime :
«  Toutes les bourses européennes tiennent Louis-Napoléon pour la
sentinelle de l’ordre. »
Voilà bien des alliés, ralliés, sympathisants, hésitants, découragés,
contre une masse désorganisée d’opposants, tous s’attendant d’heure en
heure à ce qu’ils souhaitent ou redoutent. Après la journée du 17 et le refus
de la «  bien terminer  » du prince, Maupas a mis en avant la date du 20,
appuyé par Saint-Arnaud. Bonaparte a refusé et choisi le 25 ; mais, le 22, il
annule sa décision, au grand désappointement de la bande qui, touchant au
port et aux prébendes escomptées, voit l’accostage sans cesse différé. Car
les situations financières des conjurés atteignent les abîmes. Louis-
Napoléon lui-même a dû emprunter 500 000 francs à Narvaes, ambassadeur
d’Espagne. Comment rembourser sans disposer du trésor public ? Quant à
Morny, son hôtel des Champs-Elysées va être saisi. Il découche chaque soir
pour échapper aux huissiers. Le temps presse donc à ces messieurs.
On comprend l’atermoiement du prince quand paraît, dans le
Constitutionnel du 24, un article où Granier de Cassagnac dénonce «  les
deux dictatures  ». Selon lui, les chefs des anciens partis ne cessent de
conspirer. Changarnier était leur dictateur désigné, si le «  coup du
17 novembre » eût réussi, à l’issue duquel les ministres auraient été arrêtés,
le président conduit à Vincennes. Après l’échec, c’est à Cavaignac que l’on
souhaite avoir recours. Et Cassagnac interpelle les « factieux » :
« Signalez les conjurations de l’Elysée pour masquer les vôtres… Mais
vous donnez tête baissée sur la pointe de l’épée tendue et immobile qui
vous attend. »
Car le président est le bouclier du peuple contre « une dictature dont la
mission tracée d’avance consiste à déporter le socialisme, à supprimer
violemment la République  ». Séduction à la classe ouvrière, menace aux
trublions de « l’ordre » : le coup est double.
Le même jour, Thorigny adresse aux préfets une circulaire les mettant
en garde contre une insurrection anarchiste prévue pour le 30  ; voilà un
mensonge propre à troubler les honnêtes gens et les inciter à se ranger, au
jour J, sous la bannière de Louis-Napoléon.
Le lendemain 25, au Cirque Olympique, c’est celui-ci qui entre en
scène  ; il accable de sarcasmes les «  hallucinations monarchiques  » et
déplore l’indifférence de l’Assemblée à ses initiatives pour « adoucir le sort
des populations  ». De plus, affirme-t-il, les agissements des «  anciens
partis… empêchent tout progrès, tout développement industriel sérieux…
Comme cette nation serait grande, si on voulait bien la laisser respirer à
l’aise et vivre de sa vie ! »
La Législative est dans un état de lassitude et d’inconscience telle
qu’elle n’a même pas la dignité de décider des poursuites contre
l’outrageant Cassagnac, derrière qui se dissimule à peine l’ombre de
Bonaparte, ce dernier recommandant même au polémiste de recommencer
et ajoutant :
«  Ne craignez pas d’en trop dire, et chauffez énergiquement la
chaudière, car je désire qu’elle éclate. »
A quoi bon  ? La Législative n’est plus qu’un fantôme de Parlement,
maintenant prêt – c’est l’opinion de Tocqueville – si on le lui demande, à
voter docilement l’abrogation du fameux article  45 et à donner ainsi au
président sa réélection «  sur un plateau  ». D’autant que les députés de la
droite sont ébranlés par la désinvolture des amis du prince. Ainsi Persigny
qui, à l’Assemblée, passant près d’un groupe de monarchistes, s’entend
interpeller :
« Cher ami, s’enquiert l’un des représentants, dites-nous donc le jour de
votre coup d’Etat, afin que nous puissions retenir nos places aux diligences.
— Vous feriez mieux de les retenir au Sénat », réplique l’aventurier, qui
laisse ses interlocuteurs rêveurs.
 

Le 30 novembre, Paris vote, pour remplacer Magnan démissionnaire de


son mandat législatif. L’Elysée espère que les socialistes profiteront des
circonstances pour manifester contre la loi du 31 mai. Sans doute le prince
en demande-t-il l’abrogation, mais le pouvoir serait ravi d’avoir à mater une
émeute pour justifier le coup de force projeté. Morny l’écrira crûment  :
« J’aimais mieux avoir à faire un coup d’Etat contre les “rouges” que contre
les gens d’ordre. » Mais la gauche a préféré bouder l’élection et n’a même
pas présenté de candidat. Le seul sur les rangs, l’orléaniste Devinck, sera
élu avec 52 000 voix seulement. Il n’aura pas le temps de siéger.
La veille, Saint-Arnaud a complété son dispositif en confiant à son
camarade d’Afrique, le colonel Espinasse, trente-six ans, aussi casse-cou
qu’ambitieux, la mission d’occuper le Palais-Bourbon lors du putsch.
Espinasse connaît l’un des questeurs, le général Le Flô. Il lui rend visite et
Le Flô, à sa demande, lui fait parcourir le palais. En grand mystère, il le
mène ainsi à un couloir souterrain aboutissant à une porte donnant sur la
place des Invalides ; c’est par cette voie qu’en cas d’alerte seront introduits
les secours.
Le même jour, le général Lœwestine est nommé à la tête de la Garde
nationale, en remplacement de Perrot qui a préféré démissionner plutôt que
de se voir imposer un Vieyra comme chef d’état-major. Ainsi l’ancien
tenancier aura-t-il les coudées franches.
Au soir de l’élection de Devinck, la journée ayant été fort calme (et sans
trace nulle part d’insurrection anarchiste), Persigny, à l’Elysée, confie à
Fanny Le Hon :
« Bientôt, nous montrerons comment il faut mener l’Etat : la cravache
d’une main, une bourse dans l’autre. »
Quant au prince, il demeurera jusqu’au bout impénétrable, allant, selon
Hugo, jusqu’à s’indigner, devant le député Flandrin, que l’on puisse le
soupçonner de méditer un mauvais coup. Comme Flandrin s’empresse
d’assurer que, pour sa part, il n’en croit rien, le président lui dit avec
attendrissement : « Je vous remercie, monsieur Flandrin ; vous, du moins,
vous ne me croyez pas un coquin ! »
Dans le même temps, il accepte un nouveau prêt de 200  000  francs
d’Harriet Howard – dont il gagne l’hôtel particulier de la rue du Cirque en
empruntant une porte percée dans le mur de clôture – et, par un rare coup
d’escamotage, accompli avec la complicité des régents et du gouverneur de
la Banque de France, fait mettre à sa disposition par celle-ci un « solde » de
25 millions inexistant.
Quant à Morny, grâce à Fanny Le Hon, il obtient du Comptoir
d’escompte un crédit de 3 500 000 francs qui lui permet de souffler et lui
donne un important disponible, mais aggrave aussi le chiffre colossal de ses
dettes.
 

Le 1er  décembre, l’Assemblée songe davantage à ses prochaines


vacances qu’à un coup d’Etat. C’est le jour où Berryer affirme qu’elle n’a
rien à redouter et que si l’Elysée veut « mouvoir des troupes » contre elle,
« il ne trouvera pas quatre hommes et un caporal » ; le jour aussi où, selon
Hugo, le colonel Charras, qui vit en état d’alerte, «  hausse les épaules et
décharge son pistolet ». Quant à Changarnier, il estime que l’on a devant soi
«  un petit mois  »  ; il ne saurait être imaginable que l’on perturbe par une
agitation les fructueuses transactions de fin d’année des commerçants
parisiens. En revanche, Jérôme Bonaparte, l’oncle que son neveu a fait
gouverneur des Invalides, vient se mettre à la disposition de Maupas.
« Le jour du coup d’Etat, dit-il, le Président se présentera au peuple. Il
faut que le frère de l’Empereur soit à ses côtés. »
La journée se passe dans un calme tel que l’Assemblée s’ajourne
tranquillement au lendemain. Le soir, Morny, dont la participation au
complot est notoire, encore que paraissant invraisemblable aux gens de
l’ordre – ce n’est qu’un «  homme de plaisirs  », pensent-ils avec Odilon
Barrot – se montre avec ostentation à l’Opéra-Comique. A l’entracte (on
joue… Barbe-Bleue !), Mme de Lindères l’interpelle :
« Il paraît que cette nuit vous couchez à Vincennes ? »
Morny sourit, s’incline, lui baise la main :
« Madame, dit-il, s’il y a un coup de balai, croyez que je tâcherai de me
mettre du côté du manche. »
Il quitte le spectacle pour se rendre à l’Elysée, où le président reçoit,
comme chaque lundi. Ses invités scrutent ses traits, espérant y lire quelque
signe préfaçant l’événement. Certains n’ont pas oublié que dans quelques
heures, lorsque minuit sonnera, on sera au jour anniversaire d’Austerlitz et
du sacre impérial – et c’est pourquoi en effet, Louis Bonaparte, le
superstitieux, a finalement choisi le 2 décembre.
Fort peu nombreux sont ceux qui connaissent sa décision  : Morny,
certes, et Saint-Arnaud, Persigny, Fleury, Mocquart, Maupas. L’attention
des invités est vaine : l’homme est impassible, son regard va d’un groupe à
un autre, aussi terne que de coutume. Le ministre de la Guerre et le préfet
de police paraissent, quant à eux, détendus ; ils ne sont ici que des hommes
du monde, comme les autres membres du gouvernement  : mais ceux-ci
ignorent tout.
Soudain, le prince-président, qui parle avec sa cousine, la princesse
Mathilde, fille de Jérôme (étant encore à Arenenberg, ils avaient songé à
s’épouser), la prie de l’excuser. Vieyra est là, qu’il aborde et entraîne dans
un salon désert.
« Etes-vous assez fort pour dissimuler une vive émotion ? questionne-t-
il. C’est pour cette nuit. Soyez ici à six heures. Qu’aucun garde national ne
sorte en uniforme, et veillez que l’on ne batte pas le rappel. »
Le chef d’état-major de la Garde fera crever les tambours. Il revient
quelques minutes parmi les invités avant de prendre congé.
« Il s’en va comme s’il portait un secret d’Etat », dit sans penser à mal
le ministre des Affaires étrangères, Turgot.
Magnan est aussi informé par Bonaparte, au cours de la soirée. Dans
son cabinet où Mocquart classe les documents dont on fera usage, le
président expose au général en chef le plan tactique des opérations. Il
ironise :
«  Dans les salons, on parle d’un coup d’Etat, mais c’est de celui que
l’Assemblée veut faire contre moi ! »
A dix heures, selon son habitude, le prince quitte ses invités. Il regagne
son cabinet où se tient un dernier conseil de guerre. D’un tiroir de son
bureau, Louis-Napoléon sort un dossier qui porte sur sa couverture, au
crayon bleu et de sa main, un mot  : «  Rubicon  ». Il remet à son officier
d’ordonnance, Béville, les textes à faire composer immédiatement à
l’Imprimerie nationale  : appel au peuple, proclamations à l’armée et aux
habitants de Paris, décret dictant l’état de siège dans la capitale et nommant
Morny ministre de l’Intérieur. Puis le prince ouvre une boîte : elle contient
40 000 francs en billets et vingt rouleaux d’or de mille francs.
« Voilà toutes mes richesses », dit-il.
Il n’a pas encore reçu, en effet, l’argent de la Banque de France. Il
propose à Saint-Arnaud de prendre tout afin, si besoin, «  de distribuer
quelques gratifications  ». Le général se serait contenté de dix rouleaux
d’or ; le reste ira à Fleury qui, le lendemain, naviguera d’une unité à l’autre
pour partager l’argent entre leurs colonels, pour acheter des vivres en cas de
nécessité. On va se séparer. Alors Morny rappelle :
« Il est bien entendu que chacun joue sa peau.
« J’ai confiance, aurait répondu le prince. J’ai au doigt une bague de ma
mère. Il est gravé sur le chaton : “Espère”. Et le prince conclut : « Evitez de
verser le sang. Faites les arrestations avec toute la courtoisie compatible.
Surtout, pas de morts, je n’en veux pas. »
Mais il est de fait que les conjurés n’ont prévu aucune possibilité de
repli, pas même de faux passeports. Il leur faut vaincre ou périr.
Quand Béville arrive à l’hôtel de Soubise, siège de l’Imprimerie
nationale, la gendarmerie y campe. Le directeur, Saint-Georges, découpe les
textes à composer de telle manière que chaque bribe demeure
incompréhensible et les répartit lui-même entre les ouvriers. De même se
charge-t-il personnellement d’assembler les plombs. Lorsque les premières
épreuves sont imprimées, Béville donne connaissance de leur texte aux
gendarmes : il est acclamé. A quatre heures du matin, en fiacre, avec Saint-
Georges, il porte les paquets à Maupas.
Le préfet de police n’a pas fermé l’œil. Il a reçu tour à tour quarante-
huit commissaires et leur a donné l’ordre, sous prétexte d’un complot contre
le président de la République, de procéder aux arrestations de certains
représentants et de militants «  rouges  ». Un seul des policiers objecte que
les députés sont inviolables  : on le met aussitôt «  en lieu sûr  ». Tous ses
collègues, qui flairent un glorieux avancement, acceptent. Maupas, qui a
mobilisé pour eux huit cents agents, notera qu’à l’aube, «  rien ne pouvait
égaler l’entrain qui régnait à la préfecture ».
Vers six heures et demie, les opérations ont déjà pris fin. Seize députés
et soixante-deux meneurs socialistes ont été tirés du sommeil et conduits à
la prison de Mazas. Parmi les premiers, les généraux parlementaires  :
Changarnier, Cavaignac, Lamoricière, Bedeau, Le Flô et aussi Charras,
Thiers, Baze et les «  rouges  » Greppo, Beaune, Miot, Lagrange, Valentin,
Cholat, Martin Nadaud. Parmi les seconds, le frère de Beaune, Meunier,
Hippolyte Magen. En dépit du caractère dramatique des arrestations,
certaines n’ont pas manqué de circonstances pittoresques et parfois
comiques. Changarnier, en chemise, braque sur les policiers deux pistolets.
« Mais votre vie n’est pas menacée ! » proteste le commissaire. Alors,
«  Bergamote  » jette ses armes, constate que le coup d’Etat est fait. Son
domestique l’habille, qu’il emmène avec lui, se fiant à la « courtoisie » de
Maupas. A peine dans le fiacre, il confie à ses gardiens :
« En cas de guerre, le président sera content de me mettre à la tête d’une
armée ! »
Charras lui aussi aurait volontiers résisté, mais le colonel est galant
homme. Or, les policiers ne le surprennent pas seul. Il accepte de se rendre
si on laisse s’enfuir sa conquête qui, furieuse, s’écrie :
« Ils auraient pu m’avertir ; j’étais encore hier chez eux ! »
Quant à Cavaignac, il soupire – regret ou dégoût ?
« Si j’avais employé ces moyens quand j’étais au pouvoir ! »
Adolphe Thiers, lui, a été franchement épouvanté. Son domestique,
contraint et forcé, introduit le commissaire dans sa chambre et l’éveille.
« De quoi s’agit-il ?
— De vous arrêter. »
Alors Thiers, selon Maupas, se serait lancé dans un discours incohérent.
« Il ne voulait pas mourir ; il n’était pas un criminel ; il ne conspirait pas ; il
resterait désormais étranger à la politique ; il allait se retirer à l’étranger. »
Lorsqu’il apprend que l’on n’en veut pas à sa vie, il retrouve un peu de
superbe, rappelle qu’il est inviolable et, au commissaire, qu’il risque la
peine capitale. L’autre le laisse dire. Enfin Thiers sort de son lit, enlève sa
chemise et apparaît nu aux policiers ébahis. Le « petit homme » revêt alors
une chape de flanelle, puis une chemise, enfile des chaussons de dessous en
laine, des bas, enfin caleçon et pantalon. Habillé, il essaie encore
d’intimider le commissaire :
« Si je vous brûlais la cervelle ?
— Monsieur, répond l’autre, j’exécute les ordres de mon préfet, comme
j’ai exécuté les vôtres lorsque vous fûtes ministre de l’Intérieur. »
A Mazas, le malheureux paiera son effroi d’un dérangement
d’entrailles…
Plus heureux que leurs collègues, les policiers qui se présentent chez
l’obscur représentant Roger du Nord, orléaniste et fidèle conseiller de
Changarnier, se voient offrir par lui xérès et biscuits. « Napoléon a été plus
adroit que nous, commente le député, mais je préfère cela au rôle stupide
que nous jouiions à l’Assemblée. »
Le « rouge » Cholat aura les mêmes égards, mais c’est l’absinthe qu’il
proposera.
A Mazas, les prisonniers retrouvent les deux questeurs appréhendés au
Palais-Bourbon : Baze et le général Le Flô. La garde de l’Assemblée, aux
ordres du commandant Niol, comprend un bataillon d’infanterie qui est
relevé tous les jours et une batterie d’artillerie. Niol reçoit des instructions
du président Dupin et des questeurs seulement. Dans la nuit du 1er au 2, les
fantassins de service appartiennent au 42e  de ligne, que commande
Espinasse : les choses ont été bien faites.
Tout est calme au palais jusqu’à deux heures du matin, heure à laquelle
le commandant du bataillon, Meunier, note un certain remue-ménage. Il
veut rejoindre Niol mais connaît mal la topographie des lieux et se perd.
Quand il trouve le commandant, il est cinq heures et déjà tout est réglé.
Espinasse, à la tête de son régiment, a frappé à la porte dérobée que lui a
imprudemment montrée Le Flô. De connivence, le capitaine adjoint à
Meunier lui a ouvert. Lorsque Meunier quitte Niol, il se heurte à Espinasse,
s’étonne de sa présence.
« J’obéis aux ordres du président », répond le colonel.
Meunier le toise :
« Mon colonel, vous me déshonorez ! »
Il tire son épée et la brise. Déjà Espinasse gagne les appartements de
Niol qui achève de s’habiller.
« Je vous arrête, crie le conjuré en s’emparant de l’épée du commandant
militaire, qui lui lance :
— Vous avez bien fait de la prendre ; je vous l’aurais passée au travers
du corps. »
Dans le même temps, deux commissaires de police se sont emparés des
personnes de Baze et de Le Flô (le troisième questeur, Panat, a été jugé
inoffensif). Baze s’est défendu avec énergie, tandis que sa femme appelait à
l’aide par une fenêtre, n’ayant pour l’entendre que soldats et argousins
goguenards. Il a fallu traîner Baze en chemise au poste de police de la rue
de Bourgogne, où on lui a apporté ses vêtements. Pour Le Flô, c’est son
enfant de huit ans, par la chambre de qui passent les policiers, qui a désigné
la sienne. Le général est assailli, sous les yeux du gamin et de sa femme
enceinte. Il proteste en vain, parlant de faire fusiller Napoléon et tous ses
complices. On l’entraîne et il rencontre Espinasse à qui il reproche son
indignité. Un autre officier intervient :
« Nous avons assez des généraux avocats et des avocats généraux », dit-
il.
Pour Dupin, sa neutralité bienveillante était acquise, et on l’a
courtoisement laissé dormir de son sommeil de juste.
A 7  heures du matin parvient à l’Elysée une dépêche de Maupas  :
« Nous triomphons sur toute la ligne. » Dès 6 h 15, Morny, qui a passé la
nuit au Jockey Club, de son côté, accompagné de Flahaut et du jeune
éphèbe Léopold Le Hon, fils de sa maîtresse, a gagné le ministère de
l’Intérieur, alors rue de Grenelle. Le demi-frère de Louis-Napoléon a lui-
même éveillé Thorigny :
« Monsieur, vous êtes remercié. J’ai l’honneur de vous remplacer. »
Une lettre du président étaie ses dires. Son successeur est à son bureau
que Thorigny n’a pas encore eu le temps d’en terminer la lecture !
Déjà l’armée est partout. 32  000  hommes quadrillent le centre de la
capitale. Canrobert veille sur l’Elysée avec Rewbell et Korte ; Ripert tient le
Palais-Bourbon et ses abords, Forey campe sur le quai d’Orsay, de Cotte à
la Concorde ; Dulac concentre dans les Tuileries les 19e et 51e de ligne. En
réserve, les brigades Marulaz, Bourgon, Sauboul, de Courtigis et des autres
généraux endoctrinés par Magnan attendent dans les casernements. Quant à
la Garde nationale, Vieyra a parfaitement obéi aux consignes : elle n’a pas
bougé et ne bougera pas, sauf la 10e légion de Lauriston. Mais ce sera feu
de paille et, à l’annonce que les gardes qui seront arrêtés en armes dans la
rue seront fusillés – d’ordre de Morny – tout le monde demeurera chez soi
ou y rentrera.
 

Quand Paris s’éveille, les affiches sont apposées. L’une reproduit le


décret de dissolution de l’Assemblée et du Conseil d’Etat. Confirmant le
rétablissement du suffrage universel, elle proclame l’état de siège. L’appel
présidentiel aux Français dénonce le «  foyer de complots  » qu’était la
Législative, forgeant des armes pour la guerre civile, attentant au pouvoir
accordé directement au prince par le peuple entier, qu’il rend juge entre elle
et lui.
«  Le pacte fondamental n’est plus respecté de ceux-là mêmes qui
l’invoquent sans cesse, poursuit Bonaparte ; les hommes qui ont déjà perdu
deux monarchies veulent me lier les mains afin de renverser la République ;
mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République
et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain
que je reconnaisse en France : le peuple. »
Que lui propose-t-il ?
1. — Un chef responsable, nommé pour dix ans ;
2. — Des ministres dépendant du seul exécutif ;
3. — Un conseil formé « des hommes les plus distingués » ;
4. — Un corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le
suffrage universel, sans scrutin de liste « qui fausse l’élection » ;
5. — Une seconde Assemblée formée par «  toutes les illustrations du
pays  », pouvoir pondérateur gardien du pacte fondamental et des libertés
publiques – c’est-à-dire un Sénat.
C’est, rappelle le prince-président, un système «  créé par le Premier
consul  » et qui avait donné à la nation repos et prospérité  ; «  il les lui
garantirait encore ».
«  Telle est ma conviction profonde, écrit-il. Si vous la partagez,
déclarez-le par vos suffrages  ; si au contraire, vous préférez un
gouvernement sans force, monarchique ou républicain, emprunté à je ne
sais quel passé ou je ne sais quel avenir chimérique, répondez
négativement… Alors je provoquerai la réunion d’une nouvelle Assemblée
et je lui remettrai le mandat que j’ai reçu de vous. »
A l’armée, le prince recommande la fierté, car elle a mission de sauver
la patrie en faisant respecter la souveraineté nationale dont il est le légitime
représentant. Elle est l’élite de la nation et les régimes précédents l’ont
traitée en vaincue en lui refusant le droit de vote. Aujourd’hui, il veut
qu’elle fasse entendre sa voix.
« Votez donc librement comme citoyens, proclame-t-il, ajoutant aussitôt
que, “comme soldats”, ces citoyens sont tenus à l’obéissance passive aux
ordres du Chef du gouvernement.
Quant à la proclamation aux Parisiens, elle est signée de Maupas et les
informe que c’est « au nom du peuple, dans son intérêt et pour le maintien
de la République que l’événement s’est accompli ». Aussi, lorsque « celui
que six millions de suffrages ont élevé à la première magistrature du pays…
appelle le peuple entier à exprimer sa volonté, des factieux seuls pourraient
vouloir y mettre obstacle  ». Conclusion prévisible  : «  Toute tentative de
désordre sera donc promptement et inflexiblement réprimée. »
On se rassemble devant les placards  ; on les commente d’autant plus
que, en vertu de l’état de siège, les journaux sont suspendus, leurs
imprimeries et rédactions occupées. Seuls seront autorisés à sortir dans la
matinée le Constitutionnel et la Patrie qui sont, comme dit Morny, du côté
du manche. Mais on évite de manifester ouvertement son opinion, sauf la
troupe, maîtresse de la rue et ravie des éloges qui lui sont prodigués, elle
dont dépend le succès du coup de force. La bourgeoisie fait grise mine au
rétablissement du suffrage universel, alors que des ouvriers sont admiratifs :
« C’est bien joué », disent-ils.
Vers dix heures, le prince-président, flanqué en effet de l’oncle Jérôme
et de multiples généraux, passe à cheval à la Concorde et au Carrousel, au
milieu des troupes. La foule regarde de loin. On entend quelques cris
hostiles que ne compense pas le « Vive l’Empereur  !  » que lancent… des
gendarmes mobiles. Louis-Napoléon, qui a été tenté de s’installer aux
Tuileries et en a été dissuadé par Jérôme, revient perplexe à l’Elysée. S’il a
l’armée, où va Paris ?
En dépit d’une activité en apparence normale, la ville est choquée.
Habituée aux heures révolutionnaires et aux batailles de rues, elle se méfie
comme d’instinct d’un coup d’Etat réalisé sans une effusion de sang. Dans
les faubourgs, c’est une étrange torpeur. Il semble que, plus que l’envoi à
Mazas des meilleurs défenseurs de la classe ouvrière, c’est celui de ses
bourreaux, Thiers et les généraux fusilleurs, qui frappe la population et la
réjouit.
Mais l’Assemblée va-t-elle réagir à l’ukase qui l’a dissoute ou
avalisera-t-elle, par sa passivité ou sa complaisance, le coup de force ? Dans
sa proclamation, Louis-Napoléon a mis hors de la condamnation qu’il a
portée contre la Législative trois cents de ses membres dont il a souligné le
«  patriotisme  » qui sont les complices, les alliés et seront bientôt les
prébendiers. Sans doute en est-il bien d’autres qui déplorent déjà de n’être
pas de ces trois cents et songent aux moyens de s’y ajouter.
Encore faut-il savoir comment les choses vont tourner. D’où
l’hypocrisie de certains modérés, leur double jeu. Ils se réunissent vers dix
heures chez Odilon Barrot. Il y a là, entre autres, Tocqueville, Lanjuinais,
Broglie, Sainte-Beuve, Vitet, Delessert. Ces messieurs décident la
déchéance de Louis-Napoléon et la convocation de la Haute Cour de justice
et ils proclament coupable de complicité avec le «  pouvoir déchu  » tout
citoyen qui obéirait à ses ordres. Mais, comme l’écrira Barrot, il s’agissait
là d’une simple « protestation solennelle » qui ne sera jamais diffusée. En
somme, c’est une capitulation à peine déguisée.
Rue Blanche, des élus de la gauche s’assemblent chez la baronne de
Coppens  : Hugo, Michel de Bourges, Pierre Lefranc, Bac, Labrousse,
Charamaule, Edgar Quinet, Baudin et quelques autres. Malgré Hugo,
partisan de la résistance immédiate, on juge préférable d’attendre «  le
bouillonnement » de la capitale.
L’astucieux Espinasse a omis – sans doute à bon escient – de placer un
factionnaire à une des portes du Palais-Bourbon. Une soixantaine de
représentants l’empruntent et montent aux appartements de leur président.
Dupin, qui a mauvaise conscience, les reçoit sans aménité.
«  Mais vous faites plus de bruit que tous ces braves militaires, leur
reproche-t-il. Laissez-moi donc en repos ; vous voyez bien que c’est tout ce
que je demande : rester en paix. »
On le bouscule, on le traîne aux Pas-Perdus, son écharpe autour du cou.
Là, on se heurte à Espinasse et aux soldats. Alors Dupin :
«  Vous êtes la force  ; j’invoque le droit. J’ai bien l’honneur de vous
saluer. »
Et il disparaît, se gardant bien de signer la moindre protestation contre
le coup d’Etat commis la nuit précédente. On apprendra que, quand
Espinasse s’est, au matin, rendu auprès de lui et l’a mis au courant des
événements, Dupin lui a demandé s’il disposait d’un ordre écrit. Sur la
réponse affirmative du colonel, il a soupiré : « J’aime mieux cela. » Il sera
bientôt nommé procureur général à la Cour de cassation.
Autre mot de ce singulier président : au questeur Panat, qui est furieux
de n’avoir pas été arrêté comme ses collègues et qui le pressait de
convoquer immédiatement la Législative, Dupin a répondu :
« Je n’en vois pas l’urgence. »
Cependant, Espinasse requiert un détachement de la gendarmerie
mobile qui, malgré leurs protestations et leurs références à la Constitution,
jette les députés intrus, dont la plupart avaient gagné la salle des séances,
hors du palais. Une dizaine d’élus républicains se rendent chez Crémieux,
dont le logis est proche  ; on les y appréhendera et ils seront conduits à
Mazas. Leurs collègues gagnent l’hôtel de Daru, vice-président de
l’Assemblée («  ma maison, dit-il, en est devenue le palais  »), où ils
retrouvent bon nombre de Burgraves et préparent ensemble, eux aussi, un
acte platonique de déchéance de Bonaparte. L’hôtel menacé d’être cerné par
la troupe, la centaine de représentants s’échappent par les jardins, étant
convenus de se retrouver à la mairie du dixième arrondissement, alors sur la
rive gauche. Daru, demeuré sur place, est mis au régime de la garde à vue.
A la mairie, on compte environ 220 représentants, dont moins de 30
républicains. A l’unanimité, sur proposition de Berryer, la déchéance est
une fois encore décrétée. Mais chacun sait que l’on jette de la poudre aux
yeux et que dans quelques minutes, l’armée ou la police sera ici et qu’il ne
sera tenu aucun compte des palabres et des votes. La grande majorité des
présents souhaitent même cette prompte intervention et d’être conduits en
une prison point trop inconfortable. Ce ne sera que pour quelques heures, et
quelle gloriole n’en tirera-t-on pas ! Quelle responsabilité surtout n’évitera-
t-on pas de prendre ainsi, si une insurrection éclate !
En effet, les forces du « pouvoir déchu » se présentent, menées par…
un sous-officier. Les députés tout de même exigent davantage. Magnan,
informé, leur donne satisfaction : il délègue le général Forey, porteur d’une
sommation de se disperser ; et les députés de protester :
« Non, non ! Tous à Mazas, et à pied ! »
Et, à l’adresse des soldats :
« Employez la force ! »
Ils n’en feront qu’une simagrée grotesque, qui ravit d’aise ces députés :
on touche de la main l’épaule de ces messieurs pour manifester la
contrainte. Au long de la route, le groupe bavarde joyeusement. Forey le
parque à la caserne d’Orsay, où les «  prisonniers  » fraternisent avec les
officiers. De là, les «  exaltés  » sont emmenés à Mazas, d’où ils seront
ensuite dispersés vers Vincennes ou le Mont-Valérien. Mais déjà, certains
ont été rendus à la liberté, comme Broglie, qui souffre de la goutte. Le
lendemain, Persigny étant venu prier Falloux, au Mont-Valérien, de
l’excuser pour sa détention, lui offre de le ramener avec lui à Paris. Falloux
refuse sa libération.
«  Retournez à la lutte et sauvez la France  », recommande-t-il à
l’aventurier.
Détenu également, Buffet déclare à un de ses collègues socialistes :
« J’aime mieux le gouvernement du président que le vôtre. »
Dès le 3, 204 des 218 députés appréhendés seront cependant remis en
liberté ; avec beaucoup, il aura fallu en venir aux sommations d’évacuer. La
nuit suivante, on embarquera à la gare du Nord (les rues sont désertes) à
destination de… Ham, les généraux, les questeurs et Charras. Thiers sera
ramené à son domicile et gardé à vue, avant le départ pour l’Allemagne,
auquel il s’est engagé.
Une autre réunion s’est tenue  : celle de la Haute Cour, composée de
sept magistrats de la Cour de cassation. Furtivement, vers 11  heures du
matin, ces hommes se rassemblent, sans leur robe ni attributs, dans la salle
de bibliothèque de leur Cour, la mort dans l’âme. Ils rédigent un arrêt qui
constate l’existence de faits qui « seraient de nature à réaliser le cas prévu
par l’article 68 de la Constitution » (il prévoit les crimes de haute trahison
du président, entraînant de facto sa déchéance), déclare la Haute Cour
constituée et… l’ajourne au lendemain. Sur quoi, les policiers entrent et
enjoignent aux magistrats de se séparer. « Cédant à la force », ils obéissent.
Le soir, chez l’un d’eux, ils dresseront un procès-verbal d’ajournement sine
die, «  en raison des obstacles inattendus apportés à l’exercice de leur
mandat  ». Hugo résume ainsi cette palinodie  : « Allez-vous-en  ! — Nous
nous en allons. »
Montalembert, plus fébrile que jamais et qui a eu le soin de n’être pas
de la réunion de la mairie, et l’ancien ministre de l’Intérieur, Faucher,
décident de raisonner Morny. Ils se présentent rue de Grenelle et, avec une
belle ou feinte candeur, demandent le retour au statu quo. Morny les
reconduit à la porte.
«  Mes amis et moi jouons notre tête pour ce que nous croyons être le
salut du pays, dit-il. Si vous faites un appel aux armes, si des représentants
montent aux barricades, je les fais fusiller jusqu’au dernier. »
Montalembert, le lendemain, sera parmi les ralliés.
Dans l’après-midi, les meneurs de la gauche commencent à prêcher la
résistance, Hugo en tête, qui harangue les citoyens sur le boulevard Saint-
Martin. Des nuées de sergents de ville interviennent, tandis que les
cuirassiers de Korte font une démonstration de force. A 23 heures, quelques
élus républicains se retrouvent chez l’un d’eux, Lafon, quai de Jemmapes.
Ils désignent un comité de résistance : Carnot, de Flotte, Favre, Michel de
Bourges, Madier de Montjau, Schoelcher, Hugo ; à part de Flotte, il n’y a là
aucun véritable homme d’action. Hugo fait enfin prévaloir la lutte
immédiate. On convient que, à huit heures du matin, « les représentants, les
journalistes et tous les hommes résolus se réuniront dans le faubourg, au
sein même du peuple ; en se réfugiant dans ses bras, les représentants de sa
souveraineté le mettront en demeure de se défendre lui-même ».
La même nuit, Maupas, nerveux (il annonce qu’elle sera « très grave et
décisive ») a envoyé un nouveau rapport à l’Elysée. On y lit :
«  A ce soir les barricades  ! Du canon, du canon et du courage  ! Du
canon ! »
Les nouvelles de province sont favorables à l’Elysée. L’armée veille et
effraie. Elle a des ordres impitoyables et les a fait connaître. A Paris, la
baisse en Bourse a été minime  ; le soir, les théâtres ont fait recette, et le
cabinet présidentiel sera comblé lorsqu’il apprendra qu’au grand dîner
offert à Londres par l’ambassadeur Walewski, le premier ministre
Palmerston a dit sa satisfaction ; enfin les subsides distribués par la Howard
« paient » !
 

A l’aube du 3, nouvelles affiches  ; c’est la composition du nouveau


ministère. Morny et Saint-Arnaud, bien sûr ; Rouher, de mauvais gré, à la
Justice, Fould aux Finances ; Turgot garde les Affaires étrangères. Quant au
Moniteur, il publie une liste de 80  personnalités nommées à une
«  commission consultative chargée d’assister le président jusqu’à la
réorganisation du Corps législatif et du Conseil d’Etat  ». Elle compte huit
généraux – dont Saint-Arnaud, Flahaut et d’Hautpoul – le «  chevalier  »
Montalembert, Odilon Barrot, Baroche. Quelques-uns des membres
apprennent leur désignation et protestent, soit par prudence parce qu’ils
jugent la situation encore fluide, soit par honnêteté, comme Faucher, qui
porte pourtant une certaine responsabilité dans la préparation du coup
d’Etat, et qui écrit au prince-président :
«  Je ne pensais pas vous avoir donné le droit de me faire une pareille
injure. »
Morny n’en a cure :
«  Nous avons besoin de leurs noms et en ferons usage, dit-il. C’est
indispensable pour la province. »
 

Les leaders républicains sont à leur rendez-vous. Leur propagande


entraîne une centaine d’ouvriers à dresser une barricade à l’angle des rues
Cotte et Sainte-Marguerite. Vers neuf heures et demie, elle abrite, derrière
trois voitures et un omnibus renversés, vingt-deux hommes disposant de
fusils et quelques députés avec eux. L’un d’eux, le médecin Baudin, invite
des curieux à se mêler aux défenseurs.
« Pas si bêtes, dit l’un, de nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-
cinq francs ! »
C’étaient les émoluments quotidiens des députés  ; un ouvrier gagne
quarante sous.
«  Restez, et vous verrez comment on meurt pour vingt-cinq francs  »,
réplique Baudin.
S’avancent maintenant vers la barricade trois compagnies du 19e  de
ligne, de la brigade Marulaz. Les députés (ils sont huit) se présentent à
découvert. Sept d’entre eux, avec Schoelcher et de Flotte, vont à la
rencontre des soldats, les adjurant de respecter la loi. L’officier
commandant, le capitaine Petit, les somme de se retirer ; ils refusent. Petit
fait charger les armes et donne l’ordre d’avancer à nouveau, baïonnette au
canon. Ses hommes débordent les députés. Sur la barricade, Baudin reste
dressé. Un des défenseurs tire, tue un soldat. La troupe riposte. Baudin est
foudroyé, ainsi qu’un ouvrier. Les insurgés se dispersent. Morny apprendra
l’incident par ce billet laconique du jeune Le Hon :
« On a tué M. Baudin, représentant. Cela a beaucoup refroidi. »
Un autre accrochage se déroule au faubourg Saint-Antoine où Madieu
de Montjau est légèrement blessé  ; mais il n’y a encore aucune réaction
populaire sérieuse. Elle ne se dessinera que plus tard, quand la classe
ouvrière aura pris conscience du coup que lui ont porté les arrestations
d’hommes comme Greppo, Nadaud, Miot et Valentin, et quand la troupe
«  en fera trop  », ne cessant de défiler, menaçante, sur les boulevards,
campant à la Bastille, aux portes du faubourg, canons en batterie, et
bloquant les communications avec la Cité et le quartier Saint-Martin.
Hugo fait placarder des proclamations exaltantes. L’une s’adresse aux
soldats, leur enjoignant une désobéissance qui «  est aujourd’hui le plus
sacré des devoirs » et de déserter la cause « d’hommes perdus » : Bonaparte
et Saint-Arnaud, ce dernier «  escroc, faussaire, six fois chassé de l’armée
pour ses filouteries et ses vices  ». Le pouvoir n’est pas en reste  ; à
15  heures, Morny et Maupas font afficher un arrêté interdisant les
rassemblements qui seront « entièrement dissipés par la force » ; un autre,
signé de Saint-Arnaud, prescrit que sera fusillé «  tout individu pris
construisant ou défendant une barricade ou les armes à la main ».
Dans le même temps, Maupas, entre deux angoisses, prend le soin de
faire inhumer Baudin, privant ainsi le peuple d’une manifestation éventuelle
à ses obsèques  ; à 17  heures, 181 députés de gauche, réunis
clandestinement, accordent à l’héroïque représentant les honneurs du
Panthéon : leur décret sera exécuté en 1889. Hugo est des leurs, qui rédige
un nouvel appel à l’armée. Il retourne ensuite chez lui, pour apprendre que
la police le recherche. Il embrasse sa femme et sa fille, et disparaît.
 

Le soir, une colonne menée par le général Herbillon envahit le quartier


du Temple pour y détruire les barricades. Sur les boulevards, le colonel de
Rochefort patrouille à la tête du 2e lanciers. La foule, frondeuse mais sans
passion, crie : « Vive la République ! » Rochefort enrage ; soudain, il fait
tourner bride à sa cavalerie et foncer, sabre au clair, laissant sur le carreau
plusieurs morts, cependant que, rue Beaubourg, exécutant les consignes, les
colonels Chapuis et Boulatigny font passer par les armes les survivants
d’une barricade. Au total de ces opérations, de 60 à 80 victimes ; autre bilan
de la journée : une hausse de 2,20 francs sur la rente. Le monde des affaires
joue la confiance, déjà certain que force restera à la force.
A condition qu’elle s’emploie réellement. Le prince-président l’entend
bien ainsi. Morny, qui commente, critique et conseille, écrit à Magnan :
«  Il n’y a qu’avec une abstention entière, en cernant un quartier et le
prenant par la famine ou en l’envahissant par la terreur, que l’on fera la
guerre de ville. »
Le général en chef, qui n’attendait que ce feu vert, informe alors
Maupas que «  toutes les troupes de l’armée de Paris prendront leurs
positions de combat demain 4 décembre, à 10 heures du matin ».
Il explique :
«  Je fais abandonner tous les petits postes. J’abandonne Paris aux
insurgés. Je les laisse faire des barricades. Demain, s’ils sont derrière, je
leur donnerai une leçon. Il faut en finir. »
C’est l’ordre. Peu importe son prix. Au reste, écrit Flahaut à sa femme,
« l’armée est enthousiaste ».
Selon Hugo, c’est le 3 qu’un ouvrier, «  appartenant à l’honnête et
imperceptible minorité des démocrates catholiques  », a l’idée d’implorer
l’archevêque, Mgr Sibour, « d’aller droit à l’Elysée. Que là, il lève la main,
au nom de la justice, contre celui qui viole les lois et, au nom de Jésus,
contre celui qui verse le sang. Rien qu’avec cette main levée, il brisera le
coup d’Etat. » L’ouvrier rédige une lettre qu’il porte au député Arnaud de
l’Ariège, qui charge sa femme de la remettre au prélat. Mgr Sibour en prend
connaissance.
« Vous espérez l’impossible, dit-il. L’Elysée, à présent, ne reculera plus.
On croit que j’arrêterais le sang. Point : je le ferais répandre, et à flots… Cet
homme (le président) fera tout. Il a frappé la loi dans la main des
représentants ; il frapperait Dieu dans la mienne. »
Hugo poursuit :
« Six semaines après, dans l’église Notre-Dame, quelqu’un chantait le
Te Deum en l’honneur de la trahison de décembre, mettant ainsi Dieu de
moitié dans un crime. C’était l’archevêque Sibour. »
La troupe, à l’exception des postes de sécurité, passe la nuit du 3 au 4
dans ses casernements. Elle sera ainsi dispose quand elle prendra ses
positions de combat, et non épuisée et le ventre creux, comme elle fut
laissée en février 1848.
Dès l’aube, les « rouges » tombent dans le piège. Si l’armée n’a pas été
maintenue sur place, pensent-ils, c’est que l’Elysée n’en est pas sûr. Sans
souci d’une proclamation de Maupas invitant les «  citoyens paisibles  » à
demeurer chez eux pour éviter ainsi «  un péril sérieux  », ils se joignent à
des prolétaires – qui sont des policiers déguisés – qui élèvent de nouvelles
barricades, notamment au Temple et à la Porte Saint-Denis. Sur les
boulevards, on crie « A bas Soulouque  !  » – un empereur sanguinaire et
stupide qui a été proclamé deux ans auparavant à Haïti  ; à 11  heures du
matin, on compte soixante-sept barricades ; la plus imposante est élevée à
l’intersection de la rue Saint-Denis et des boulevards, gardée par une
centaine d’hommes armés. Tout le quartier est d’ailleurs coupé et, dans la
masse des bâtisseurs, les vestons des jeunes bourgeois se mêlent aux
blouses des ouvriers.
L’effervescence n’est pas sans angoisser le malheureux Maupas. A
13 heures 15, il supplie Morny :
« Voilà le moment de frapper un coup décisif ; il faut le bruit et l’effet
du canon, et il les faut tout de suite. »
Puis, c’est la panique :
« Barricades rue Dauphine. Je suis cerné. »
Et encore :
« On tire par une grille. Que faire ?
A quoi l’impassible et ironique Morny répond :
— Tirez par votre grille. »
Il est 14  heures 30 quand le ministre de l’Intérieur, «  avec une
chaleureuse gaîté », morigène son entourage anxieux :
« Hier, vous vouliez des barricades ; on vous en fait et vous n’êtes pas
contents ! »
La troupe a solidement mangé, et surtout bu, quand, non à dix mais à
quatorze heures, 30 000 soldats vont prendre leurs positions : Magnan vient
de recevoir les dernières instructions de Morny  : «  Frappez ferme.  » Une
heure auparavant, le prince a commandé à son aide de camp, Roguet :
« Qu’on dise à Saint-Arnaud d’exécuter mes ordres. »
Premier engagement, ou plutôt premier massacre  ; c’est de nouveau
l’ouvrage de Rochefort et de ses lanciers, à l’angle de la rue Taitbout et du
boulevard, devant le café Tortoni. C’est la répétition de la veille, et trente
cadavres « presque tous couverts d’habits fins ».
La brigade Bourgon enlève une petite barricade, près de la rue de la
Lune, atteint le Château d’Eau, suivie de la brigade de Cotte, et s’engage
dans le quartier du Temple. De Cotte détache le 72e de ligne pour, par la rue
Saint-Denis, attaquer la grande barricade élevée près de la porte. Il est
quinze heures quand on commence à tirer sur elle au canon, tandis que la
division Levasseur, dans des opérations de nettoyage près de l’Hôtel de
Ville, perd une vingtaine d’hommes. Le 72e passe à l’assaut et est repoussé.
Sur les boulevards, les badauds sont nombreux, qui paraissent inconscients
du danger. Les riverains sont aux balcons et fenêtres. On rit au spectacle
d’artilleurs titubants qui, dans leur maladresse d’ivrognes, brisent l’avant-
train d’un caisson.
Soudain, un coup de feu est tiré, soit d’une maison située au coin de la
rue du Sentier, soit « par un soldat, et en l’air » – ce qui aurait pu être un
signal. Aussitôt, c’est un feu roulant que déclenche la troupe contre la foule
et les maisons. Selon un témoin, l’Anglais Jesse, « il s’étendit en quelques
secondes et descendit le boulevard comme une lance de flamme
ondulante  ». Les soldats tirent sur les spectateurs aux fenêtres et c’est au
canon et presque à bout portant que l’artillerie défonce la façade du
magasin de tapis Sallandrouze, dans lequel des malheureux affolés ont
cherché refuge et d’où, affirment des soldats braillards, on a tiré sur eux. Un
officier a les plus grandes peines à faire cesser ce bombardement, mais les
hommes, ivres peut-être d’alcool et surtout de vacarme, envahissent
l’établissement et les maisons voisines et y massacrent tout le monde. Six
employés de Sallandrouze s’étaient terrés derrière des tapis  ; on les
découvre et on les fusille sur l’escalier. Dans une librairie, des chasseurs
tuent le propriétaire, ses deux filles, son père et sa mère.
«  Tapez sur ces Bédouins  !  » hurlent des sergents. Et des officiers  :
« Tirez aux femmes ! » D’autres encore : « Pas de quartier ! Entrez partout
et tuez tout ! »
Certains gradés, épouvantés, veulent s’interposer. L’un d’eux s’entend
reprocher par le subordonné qu’il tente de raisonner :
« Lieutenant, vous trahissez ! »
«  Les tirailleurs se passaient la fantaisie de parier qu’ils descendraient
celui-ci ou celui-là et riaient à se tordre quand l’homme, la femme, l’enfant
ou le vieillard visé s’abattait. » Un gamin, porteur d’une bride de cheval, la
brandit et supplie : « Je fais une commission, ne me tuez pas ! » Il est criblé.
Un homme âgé implore qu’on le laisse se mettre à l’abri.
« En voilà un qui ne se fera pas de bosse à la tête », ricane un soldat. Il
tire et le malheureux tombe « sur un monceau de cadavres ».
Un encaisseur est tué près de son patron qui s’enfuit et reviendra, le
calme revenu : la sacoche de son employé a été vidée.
Les lanciers de Rewbell envahissent un magasin de musique et un café,
poussent au-dehors consommateurs, clients et négociants terrorisés et
s’apprêtent à les massacrer quand l’une des victimes, Sax – l’inventeur du
saxophone – aperçoit le général, qu’il connaît, et le conjure. Rewbell
s’approche.
« Tiens, monsieur Sax ! Eh bien, moi aussi je fais un peu de musique
aujourd’hui ! »
Du moins, ce farceur macabre fait-il libérer tout le monde.
Après les boulevards, c’est dans les rues adjacentes, puis dans tout le
quartier, que se poursuit la tuerie. Vers la Bourse, les cadavres
s’amoncellent et rarement d’ouvriers. Cinq malheureux blottis au pied
d’une porte cochère périssent, fusillés à bout portant.
 

Dira-t-on qu’en cette affaire, qui dura moins d’une demi-heure, l’armée
était en état de légitime défense, et les victimes, des agresseurs ? Mauduit,
historien bonapartiste du coup d’Etat, apporte lui-même la réponse  :
«  Aucun tué, aucun blessé du côté de la troupe, dans l’affaire du
boulevard. »
De l’autre, combien de cadavres  ? Le 6  décembre, Hübner2 parle de
2  700  ; le 7, Viel-Castel cite le chiffre de 2  000, «  tant tués pendant le
combat que fusillés après  » ; car, écrit Magnan à 22 heures, « les soldats,
malgré mes ordres, ont fait des prisonniers », qu’on exécute pour la plupart
sans procès. Maupas, pour sa part, assurera, le 15, qu’il n’y eut que
215  morts. Le 30  août 1852, le Moniteur rectifiera  : 380  ; deux
appréciations éminemment suspectes, on s’en doute. Où est la vérité ? peut-
être dans un juste milieu, mais inappréciable  ; il faut se souvenir que,
pendant des journées après le 4, on fusillera plus ou moins ouvertement,
cependant qu’agoniseront des victimes, notamment les malheureux traînés à
la préfecture de police, assommés à coups de casse-tête par les argousins et
jetés sans soin dans des caves.
Mais, plus que le bilan d’un massacre, ce qui importe aujourd’hui est
d’en rechercher les responsables. On a parlé de panique dans la troupe ; elle
étonnerait chez les blédards. Il apparaît plutôt que les boissons distribuées
ont joué un rôle et que le bain de sang a été probablement prémédité. A
Maxime du Camp, des généraux déclareront en effet que la fusillade était
« indispensable ». Odilon Barrot précisera :
«  Cet égorgement n’était point le résultat d’une méprise  : il fallait un
peu de terreur, ne serait-ce que pour grandir l’événement. »
Tout s’éclaire à la lecture de cette dépêche de Morny à Magnan :
« Je vais fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté. »
Qu’est-ce que ces «  clubs des boulevards  », sinon ces bourgeois et
ouvriers qui osent conspuer le dictateur et acclamer la République ?
Les massacreurs ne s’en tiendront pas là. Partout les barricades sont
attaquées. Celle de la porte Saint-Denis coûtera fort cher aux assaillants, et
le colonel Loubeau y sera tué. Pris entre deux feux, ses défenseurs
l’évacuent en bon ordre, n’ayant perdu que trois hommes. Mais vers le
Temple, rue Phélippeaux, vingt jeunes républicains se font tuer. Au
faubourg Saint-Martin, les soldats de Canrobert enlèvent une à une les
barricades, fusillant ou égorgeant les survivants. La Patrie, rapportant ces
faits d’armes, les glorifie : « Pas un seul ne fut épargné. » A dix heures du
soir, dans le quartier Montorgueil, où les héros de la porte Saint-Denis se
sont regroupés et où se fait tuer le frère du député Dussoubs qui a ceint
l’écharpe de représentant, c’est un corps à corps impitoyable, où le nombre
et l’expérience des « Africains  » priment le courage de leurs adversaires.
Les blessés sont achevés. La troupe envahit les maisons, en arrache une
trentaine d’hommes qu’elle abat au pied des barricades. Une centaine de
prisonniers sont assassinés : les mains de certains sentaient la poudre ! Dans
le passage du Saumon, douze malheureux sont immolés, et un gamin de
treize ans. A un blessé qui réclame de l’eau, un soldat, en riant, élargit du
sabre ses blessures.
Sur la rive gauche, c’est également un carnage. Rue de la Harpe, on
amène au général Sauboul trente-cinq jeunes gens pris alors qu’ils élevaient
une barricade. Il les fait abattre, non sans avoir réprimandé ses officiers
coupables de ne pas les avoir tués sur place. Rue Maubert, vingt hommes
sont fusillés par la gendarmerie mobile. Toute la nuit, on tuera, on agressera
et on assassinera comme par jeu ou plaisir. Des officiers soucieux du repos
des Parisiens qu’ils endeuillent recommandent d’user de l’arme blanche : à
minuit, rue Rambuteau, quinze personnes seront ainsi exécutées, «  avec
économie de poudre et de bruit ».
Cependant, sur les boulevards où elles ont semé la mort, les troupes
font ripaille autour des feux de bivouac auxquels se mêle la flamme du
punch. «  Une véritable orgie  », diront certains  ; et l’historien Taxile
Delord :
« Vers onze heures du soir, il y eut sur le boulevard comme une fête de
nuit. Les soldats riaient et chantaient, le cigare à la bouche. Ils faisaient
sonner l’argent qu’ils avaient en poche. On entendait le choc des verres et le
bruit des bouteilles brisées. »
Au Panthéon, des filles circulaient parmi les chasseurs de Vincennes…
 

A l’Elysée, on a craint le pire, au cours de la terrible journée ; ce n’est


que vers deux heures du matin qu’on respire plus à l’aise, après avoir alerté
Vieyra et lui avoir demandé 1  500  gardes nationaux sûrs pour garder le
palais. On les décommande alors, car les nouvelles sont «  plus
rassurantes  ». De fait, la victoire est désormais acquise par l’épouvante et
l’horreur. Comme l’écrit Pierre de La Gorce :
« Cette répression rigoureuse terrifia les âmes au point d’anéantir toute
velléité de résistance. »
C’est le mot de Morny ; il télégraphie à sa belle-mère :
« Emeute vaincue et terrifiée. »
Le petit Le Hon l’imite. Il écrit à sa mère :
« L’émeute est domptée ; il y a beaucoup de morts de leur côté. »
De fait, c’en est fini de la résistance à Paris et les élus républicains
doivent en convenir, la mort dans l’âme. Les 5 et 6  décembre, l’armée
demeurera sur les boulevards, tandis que la police multipliera les
perquisitions et arrestations. Le vendredi  5, le prince-président prend le
décret suivant :
« Afin de récompenser les services rendus à l’intérieur comme ceux des
armées au-dehors, lorsqu’une troupe organisée aura contribué, par des
combats, à rétablir l’ordre sur un point quelconque du territoire, ce service
sera compté comme service de campagne. »
Le même jour, Morny fait afficher une dépêche annonçant qu’en
province «  l’ordre et le calme n’ont cessé de régner. Les adhésions sont
unanimes. Partout, les démagogues sont terrorisés. »
Le samedi 6, Saint-Arnaud adresse une proclamation à l’armée, qui « a
préservé le pays de l’anarchie et du pillage et sauvé la République ».
«  La France vous admire. Le Président de la République n’oubliera
jamais votre dévouement… Vos compagnons d’armes sont fiers de vous et
suivraient au besoin votre exemple. »
Le ministre ne farde pas ses menaces. Elles étayent les instructions de
Morny aux généraux et préfets de province  ; pas de sommations  ; tout ce
qui résiste doit être fusillé.
Car, si dans les grandes villes, le déploiement des forces a suffi pour
empêcher tout véritable mouvement insurrectionnel (à Lyon, le maréchal de
Castellane a quadrillé la ville et nul n’a bougé ; à Orléans, il y a eu des cris
hostiles  : on a multiplié les arrestations et cela a été suffisant), il n’en
demeure pas moins que le coup d’Etat a indigné les milieux républicains.
L’Elysée n’ignore pas que la capitale n’a pas le monopole des «  fortes
têtes » qu’il convient de mettre hors d’état de nuire.
Morny charge Carlier, le prédécesseur de Maupas – qui l’a peut-être fait
regretter tant il a manqué de sang-froid (il n’en sera pas moins, dans
quelques semaines, ministre de la police générale avant d’être fait sénateur,
ministre plénipotentiaire, puis de revenir à l’administration comme préfet
des Bouches-du-Rhône) – et les nommés Jules Bérard et Maurice Duval, de
prendre la direction des opérations de recherche et de nettoyage dans les
départements. De son côté, la presse parisienne fait état de rébellions de
«  rouges  » dans l’Allier, le Gers, l’Hérault et la Nièvre d’abord, puis en
Provence et dans la Drôme, et de crimes abominables – et imaginaires –
commis par les révoltés ; assassinats, viols, pillages, incendies. Les prêtres
même ne seraient pas épargnés. C’est en somme la réalisation des funestes
prédictions de Romieu. Ces fausses et alarmantes nouvelles donnent aux
trois inquisiteurs et à leurs complices de l’armée et de la police toute
latitude pour agir.
On multiplie les arrestations. On tue, on mitraille ce que Saint-Arnaud
nomme des « bandes » qui « se mettent hors la loi » et qu’il faut détruire
« au nom de la société en légitime défense », Mâcon, Auch, Béziers voient
notamment des carnages. Dans le Var, soldats et gendarmes peignent le
département, ramassent, fusillent sans jugement  ; «  certaines communes
furent presque dépeuplées et les travaux de l’agriculture y furent
suspendus  ». La terreur frappe même les malheureux coupables d’avoir
apporté leur aide – un gîte, un quignon de pain – aux hommes traqués.
Trente-deux départements sont ainsi en état de siège. Les prisons
regorgent partout, où l’en entasse des opposants de second ordre, mais ainsi
empêchés de prendre part au plébiscite du 21 (Hugo, quant à lui, réussit à
passer la frontière  ; il est à Bruxelles le 14). Mais la menace d’une
effroyable déportation pèse sur ces milliers de républicains arrêtés ; car, le
8 décembre, Morny prend un décret qui donne aux préfets « le pouvoir de
transporter en Algérie ou à Cayenne, sans jugement, les repris de justice
ainsi que les fauteurs des sociétés secrètes  ». C’est dire si la porte est
ouverte à l’arbitraire et aux vengeances personnelles et que n’importe quel
individu dénoncé comme mal pensant » – et ils seront nombreux ! – risque
d’être déporté.
Cette terreur, selon le pouvoir lui-même, frappera 27  000  personnes,
chiffre évidemment inférieur, de loin, au chiffre réel. Près de
10 000 hommes auraient été déportés, 3 000 internés, 1 500 expulsés. Et ce
ne sera pas tout  : en 1852, Louis-Napoléon installera des commissions
mixtes (préfet, procureur, général) qui jugeront de nouveaux suspects sur
les seuls rapports policiers, sans témoins ni défenseurs  : 10  000 autres
opposants seront ainsi condamnés et déportés – et la droite déplorera
«  l’excès de clémence  » des commissaires  ! Quant aux représentants, en
janvier, quatre-vingt-huit seront frappés de proscription (Hugo, Martin
Nadaud, Madier de Montjau, Valentin, Greppo, de Flotte, Charras,
Schoelcher), ou d’éloignement temporaire (Changarnier, Bedeau,
Lamoricière, Thiers, Rémusat, Quinet). Miot sera déporté. Dès le
19 décembre, Cavaignac avait été libéré.
 

Le 21, c’est le scrutin. Morny avait d’abord décidé que les citoyens
devraient manifester leur approbation ou leur improbation du coup de force
en émargeant sur des registres, et l’on devine les conséquences que cela eût
pu entraîner pour les opposants. Dès le 5, ce « décret intempestif » avait été
rapporté et le vote secret rétabli, sauf cependant pour l’armée. Ainsi
pourrait-on trafiquer les chiffres, ce qu’aurait difficilement autorisé le vote
public. Pour donner le bon exemple du civisme, les maîtres de l’heure
avaient tablé sur la troupe et l’avaient donc fait voter au préalable. Le
résultat sera moins satisfaisant que prévu, avec 37  359 «  non  » contre
303  290 «  oui  ». Les opposants ont manifesté un rare courage dont leur
avenir se ressentira.
Avant le scrutin, le 14, une nouvelle fournée de ralliés entre à la
commission consultative, portée à 178 membres. La complaisance de
Loewestine y trouve sa récompense, ainsi que l’efficacité de Magnan et
Carlier et le soutien de Schneider. De même trouve-t-on parmi les nouveaux
venus le banquier Odier, dont Cavaignac va épouser la très jeune fille (et
c’est ce qui a valu au général d’être relâché, geste que Morny a accompagné
d’une lettre impertinente). Aucun des intéressés ne paraît, cette fois, avoir
protesté. Il n’y a là que des hommes de droite, celle-ci approuvant
désormais le coup de force ; ainsi Guizot écrivant le 15 à Morny :
« Il faut que la dictature triomphe de la démagogie… Nous n’avons pas
su garder le gouvernement libre ; sachons supporter le pouvoir nécessaire. »
Quant aux catholiques, ils ont adhéré, avec Montalembert (« Voter pour
Louis-Napoléon, c’est choisir entre lui et la ruine totale de la France… être
du parti des catholiques contre celui de la révolution ») et Pie X (« Ce n’est
pas au pape à se plaindre de ce que l’esprit d’examen soit confiné dans ses
limites les plus étroites »). Aux socialistes athées, ils préfèrent un dictateur
croyant (en fait, le prince-président est un déiste). Montalembert encore
« applaudit » à la « défense de nos églises, de nos foyers, de nos femmes »,
contre « l’armée du crime ». Et Veuillot : « Toute poitrine honnête respire…
La main sur la conscience, oui, cent fois oui  !  » Du moins quelques-uns,
comme Lacordaire et Dupanloup sauvent-ils l’honneur et Montalembert,
l’homme des emballements, fera-t-il vite machine arrière et dénoncera « la
coalition du corps de garde avec la sacristie ».
Mais entretemps, au Te Deum de Notre-Dame que stigmatisera Hugo,
on aura entendu l’ancien prélat libéral Sibour, le premier en France,
remplacer le Salvum fac Republicam par le Salvum fac Ludovicum-
Napoleonem, en présence du président, modestement ravi, et de
6 000 personnes qui font bruisser « un murmure de surprise et de joie ».
Oui, Te Deum et Salvum fac ; car, sous la menace, les Français ont bien
voté le 21. Il n’est pas question de tenir pour exacts les chiffres officiels :
7  439  216 «  oui  », contre 640  737 «  non  », tant il a été éventuellement
loisible aux agents du pouvoir de frauder ; mais, il est hors de doute que les
prolétaires et la bourgeoisie ont donné au prince-président une immense
majorité. A Paris, cependant, où les maquillages sont plus malaisés que
dans les communes moins importantes, l’approbation du coup de force ne
sera accordée que par 132  381 voix contre 80  691. On comptera 75  000
abstentions et 3 000 bulletins nuls. Le 4 décembre n’est pas encore oublié…
C’est fini. Dans moins d’un an, « Napoléon le Petit », comme l’appelle
Hugo, accédera au trône sous le nom de Napoléon III. Règne où, dans une
France prospère, les fêtes des Tuileries et de Compiègne seront les plus
fastueuses du siècle, règne, selon Zola, de la prévarication, du vice, des
affaires, dont un Morny ne verra pas la fin ; règne de la guerre étrangère –
Crimée, péninsule italienne, Chine, Mexique – commencé dans le sang,
achevé dans l’invasion du pays, la capitulation et, pour son triste héros, par
la captivité, la déchéance, l’exil.

Lucien VIÉVILLE

1- Fils du maréchal de Napoléon.

2- Ambassadeur d’Autriche.
Le drame du Bounty
Par un morne après-midi de décembre 1787, un tout jeune homme saute
de la malle-poste de Londres, sur le pavé du Waterfront de Portsmouth. De
taille moyenne, il apparaît mince et élancé, dans l’uniforme qu’il arbore
avec fierté  : culotte ajustée, serrée sous le genou, bas blancs, souliers à
boucles, redingote bleue à boutons dorés s’ouvrant sur un gilet blanc et, par-
dessus le tout, le bicorne à galon crânement planté sur la tête. Il se trouve
assurément dans son cadre, entre l’alignement des façades mouillées et le
fouillis des mâts et des agrès. Car ce jeune homme porte l’uniforme de
midshipman de la Marine royale.
En le regardant aider à descendre son coffre, on se rend rapidement
compte que le costume le vieillit. Ces cheveux blonds, ces yeux clairs, sont
ceux d’un adolescent, d’un enfant même. En fait, Peter Heywood n’a que
quinze ans. Il est né le 5 juin 1772, non loin de la petite ville de Douglas
dans l’île de Man, posée tel un vaisseau au mouillage dans la mer d’Irlande.
Il vient d’effectuer le long voyage en diligence de Liverpool à Birmingham
et à Londres avant d’arriver enfin à Portsmouth.
Tous ces miles le long des tristes routes anglaises à cette époque de
l’année lui ont paru interminables tant était grande son impatience
d’aborder sa nouvelle vie. Car le cœur de Peter Heywood n’est pas
seulement plein de fierté. Il déborde aussi d’enthousiasme et, aussitôt sa
malle en sûreté, il s’en va sur les quais à la recherche du bateau, de « son »
bateau, le Bounty.
Peter Heywood s’apprête à embarquer pour une croisière comme il y en
a peu dans l’histoire d’une marine. Avec le Bounty, il va cingler à travers les
mers vers le paradis terrestre, cette île de « Otahiti » découverte en 1605 par
Queiros, reconnue en 1767 par le capitaine Wallis, en 1768 par
Bougainville, visitée en 1769 et 1776 par le célèbre capitaine Cook. Et ce
ne sera que le début du voyage puisque, de là, le Bounty se rendra aux
Antilles avant de revenir dans la baie de Spithead, au large de Portsmouth.
Sa mission n’est pas moins exceptionnelle que son itinéraire et elle en
dit assez sur l’esprit d’entreprise des Anglais de ce temps. Le capitaine
Cook a découvert à Otahiti (c’était le nom que l’on donnait alors à l’île de
Tahiti) une véritable merveille de la nature. C’est l’arbre à pain, dont le fruit
a à la fois l’aspect, la saveur et les qualités nutritives d’un beau pain de
farine blanche. Or, les colonies anglaises constituent déjà un empire
immense. A la Jamaïque, une abondante main-d’œuvre travaille dans les
plantations des colons d’Angleterre. Compte tenu des ressources du pays, la
Jamaïque se trouve sans cesse sous la menace latente de la famine. Les
planteurs, les membres de l’administration antillaise ont lu la fameuse
relation du voyage du capitaine Cook. Ils se sont émerveillés, comme tout
le monde, à la description de cet arbre prodigieux. Ils se sont dit que la
Jamaïque, comme l’île d’Océanie, possède un climat subtropical et que si
l’on arrivait à y acclimater l’arbre à pain, le spectre de la famine serait à
tout jamais banni de la possession de la Couronne dans les Caraïbes.
Voilà pourquoi le Bounty, navire de la Marine de Sa Majesté le roi
George  III, va prendre la mer avec son entrepont encombré… de pots de
fleurs.
A vrai dire, la chose ne s’est pas faite toute seule. Le planteur jamaïcain
qui avait conçu l’entreprise se nommait Hinton East. Pour gagner à son
projet la lourde machine de l’administration anglaise, pour convaincre
surtout le Trésor, il lui fallait une caution prestigieuse. Il obtint celle de sir
Joseph Banks dont la fortune était à la mesure de son influence mais qui,
surtout, était le président de la Société royale de Géographie. Et lorsque sir
Joseph intervenait dans cette affaire d’arbres à pain, il savait de quoi il
parlait puisqu’il était, en 1776, un des compagnons du capitaine Cook1.
Le principe de l’expédition adopté, il fallut armer un navire. Le projet
n’impliquait pas l’usage d’une lourde frégate. Au service du négoce, il
fallait un navire de commerce. Ce fut ainsi que l’amirauté fit l’acquisition
d’un bâtiment de dimensions modestes, la Bethia, qui appartenait à Duncan
Campbell, un riche négociant qui travaillait avec les Antilles.
Le navire avait reçu le nouveau nom de Bounty, ce qui impliquait une
idée de don généreux, de libéralité, qui correspondait bien à l’esprit de
l’entreprise.
Tout cela, Peter Heywood l’a appris dans l’île de Man où on était bien
placé pour être au courant puisque l’épouse du capitaine du Bounty, le
lieutenant de vaisseau William Bligh, n’est autre que miss Elisabeth
Betham, fille du receveur des douanes de l’île de Man. Ce dernier est parent
de Duncan Campbell, le vendeur du navire et l’un des principaux intéressés
dans le succès de son voyage.
C’est grâce à ces relations de l’île de Man que le jeune garçon a obtenu
d’embarquer sur le Bounty. Il a usé de toutes les recommandations
possibles. Sa mère, Mrs  Heywood, sa sœur Nessy, son oncle, le colonel
Holwell, le commodore Pasley, ami de la famille, l’ont chaudement
recommandé et c’est pourquoi, le cœur battant, alors que déjà le ciel gris
qui s’assombrit annonce la nuit proche, Peter marche à grands pas vers le
quai qu’on lui a indiqué. Il va entrer dans la carrière par la petite porte car,
s’il porte l’uniforme et le titre de midshipman, il est inscrit sur le rôle de
l’équipage comme simple matelot. Le Bounty est un trop petit navire pour
surcharger le nombre de ses officiers. A peine sorti de l’enfance, Peter
Heywood, en attendant les écoles navales de demain, apprendra son métier
comme tous les officiers de Sa Majesté : à la dure, sur le pont et dans les
vergues et c’est en faisant son travail de matelot qu’il assimilera les secrets
de la navigation et de l’astronomie.
Il l’aperçoit enfin et peut-être est-il déçu car le Bounty, décidément,
n’est pas un bien grand navire. Il ne jauge que 228 tonneaux, mesure
27,50 m de long, à peine 8 m de large et 3,50 m de haut de la quille au pont.
Le grand moment est arrivé  : en quelques enjambées, Peter Heywood
franchit la passerelle. Le voici sur le pont où il se présente à M.  Fryer, le
second, qui le conduit au seul maître à bord après Dieu, le lieutenant Bligh.
A cette époque, le lieutenant Bligh est âgé de trente-trois ans. Il est né,
en effet, le 9 septembre 1754 à Plymouth où son père était fonctionnaire des
douanes.
S’il a été chaudement recommandé, on pourrait presque dire imposé,
par sir Joseph Banks pour la mission qu’il va remplir, c’est que le lieutenant
Bligh est un navigateur exceptionnel. Il faut dire qu’il navigue depuis…
vingt-cinq ans. Il a embarqué pour la première fois en 1762, alors qu’il
n’avait pas huit ans, à bord du Monmouth où il était page du capitaine
Stewart. A seize ans, il était déjà matelot qualifié et, un an plus tard, avec le
titre de midship, il servait sur le Crescent. A vingt-deux ans, en 1776, il est
maître d’équipage à bord de la Résolution, commandant  : capitaine Cook.
Cette année-là il participait au troisième voyage du célèbre navigateur en
Océanie, passait avec succès son examen de lieutenant et… se faisait
remarquer de sir Joseph Banks. Le choix de l’Amirauté est donc judicieux a
priori : le lieutenant Bligh est un homme d’expérience et de ressource, au
surplus il connaît cette fameuse Otahiti. Il a même des amis parmi les chefs
indigènes de l’endroit.
Tel est le prestigieux personnage devant lequel se présente Peter
Heywood. L’adolescent vient compléter l’équipage car, en réalité, le Bounty
est arrivé quelques jours plus tôt de l’estuaire de la Tamise et il achève à
Spithead son approvisionnement avant le départ.
Pour un garçon de quinze ans, le lieutenant Bligh n’est pas d’un abord
des plus commodes. Il est de taille très moyenne, sévèrement sanglé dans
son uniforme aux épaulettes galonnées, sa mine est austère et renfrognée.
Il n’accorde qu’une attention distraite au jeune midship et, avant de
retourner à ses tâches, ordonne qu’on lui désigne sa couchette.
Le passage du Bounty de navire de commerce à celui de vaisseau de
guerre n’a été marqué que par l’installation de quatre canons de quatre
livres. Pour le reste, c’est surtout en vue de sa mission particulière qu’il a
été aménagé. Dans l’entrepont, un vaste espace a été prévu, de l’écoutille
arrière jusqu’à l’avant, pour recevoir des plants d’arbres à pain qui auront
été placés dans des pots à fleurs. Un système d’aération a été aménagé ainsi
qu’un faux plancher percé de trous à la taille des pots afin de les maintenir
par gros temps. Enfin, suprême ingéniosité, le plancher a été recouvert de
feuilles de plomb bordées de gouttières afin que l’eau douce utilisée pour
l’arrosage puisse être récupérée et utilisée de nouveau.
Le garçon qui explique tout cela à Peter Heywood est âgé de trois ou
quatre ans de plus que lui. Il se nomme Thomas Hayward, il est également
midship mais il est inscrit, lui, comme tel sur le rôle de l’équipage.
Pour la première fois, le jeune Heywood, en attendant sa malle, pose sur
la couchette qui lui est dévolue son léger sac de voyage. Cette couchette se
trouve contre une cloison qui est celle de l’appartement du capitaine.
L’espace est des plus réduits. Le coffre aux armes encombre la travée entre
les couchettes. La plus voisine est celle du midship Hayward qui va être le
camarade de mess du jeune garçon, c’est-à-dire qu’ils appartiendront à la
même bordée et feront popote commune.
Peter Heywood remonte maintenant sur le pont. Au sud, la côte de l’île
de Wight se dissout dans le crépuscule et les premières lumières s’y
allument. La mer est grise et dure dans la rade de Spithead. C’est peut-être
le signe d’un voyage pénible. Mais Peter Heywood n’en a cure. Il est en
train de réaliser le rêve de son enfance. Sa première croisière sera la plus
exaltante. Il redescend dans l’entrepont, s’installe à la table du poste, tire
une feuille de papier de son sac, prend une plume et de l’encre et se met à
écrire :
« Ma très chère mère, ma chère Nessy »…
 

Le jour de Noël 1787 – c’est un mardi – Peter Heywood fête, avec


l’équipage du Bounty, son premier Christmas en mer. Le petit vaisseau a
quitté Spithead l’avant-veille, le dimanche 23  décembre. Le lendemain à
l’aube, les hommes ont regardé défiler par tribord les «  Needles  », ces
rochers qui s’alignent à la pointe occidentale de l’île de Wight. C’est la
dernière vision du pays. Maintenant, le Bounty affronte la haute mer, et sa
croisière commence.
L’océan ne lui fait pas de cadeau. C’est l’hiver. Une violente tempête ne
tarde pas à s’élever. Pendant trois jours pleins, le navire est assailli par des
lames furieuses. Il taille sa route vers le sud-ouest et, finalement, la mer
s’apaise.
Alors Peter Heywood a un peu de temps devant lui pour découvrir le
petit monde qui va être le sien pendant de longs mois. Le bateau, il en a vite
fait le tour. Il est minuscule. Mais il reste à faire la connaissance de son
équipage. Le Bounty porte une petite communauté à sa mesure : 45 hommes
en tout, dont un passager. Ce voyageur, c’est David Nelson, un savant
botaniste qui a déjà travaillé avec sir Joseph Banks. M.  Nelson aura la
charge, lorsque le Bounty sera arrivé à Otahiti, de recueillir les plants
d’arbres à pain, de diriger leur mise en pots et de les soigner durant le long
voyage jusqu’à la Jamaïque.
Les 45 hommes d’équipage sont suffisants pour assurer la manœuvre du
navire et les différentes tâches que requiert l’entretien d’une troupe de cette
importance. Mais sans plus. Le Bounty n’est au fond un navire de guerre
qu’en raison de l’influence considérable dont les riches planteurs des
Antilles jouissent auprès du palais de Saint-James. C’est bien pour cela
qu’il remplit une mission qui eût été dévolue normalement à un
«  merchantman  ». Aussi, sur le plan militaire, est-il simplement
négligeable. Ses quatre canons ne sont guère que symboliques et William
Peckover, le maître canonnier, a tout au plus sous ses ordres un adjoint,
John Mills.
Le lieutenant Bligh est le seul officier breveté du bord. Son état-major,
les cadres de son équipage en quelque sorte, se compose d’officiers-
mariniers. Il y a d’abord M.  Fryer, le second, qui n’a en fait que le grade
officiel de maître d’équipage. Il est assisté dans sa tâche de Fletcher
Christian et de William Elphinston. Le maître d’équipage en titre est
William Cole et son adjoint se nomme James Morrison. Les midships
inscrits comme tels sur le rôle de l’équipage sont John Hallett et Thomas
Hayward, tandis que Edward Young et George Stewart partagent la
condition du jeune Peter Heywood.
Les autres «  personnalités  » du navire sont William Purcell, maître
charpentier, Lawrence Lebogue, maître voilier, Charles Churchill, capitaine
d’armes, Joseph Coleman, armurier. Il est difficile de faire le portrait de tant
d’hommes, encore que pour Thomas Huggan, le chirurgien, il soit
particulièrement haut en couleur. C’est un ivrogne invétéré qui ronfle sur sa
couchette lorsqu’il ne boit pas et les malheureux marins prient chaque jour
le ciel de ne pas tomber entre ses mains tremblantes.
Ce qui frappe surtout Peter Heywood, c’est l’âge moyen de cet
équipage. Pratiquement tous les cadres, c’est-à-dire ceux qui sont assimilés
au grade d’officier ou qui, futurs officiers, en ont déjà le statut, sont des
moins de vingt ans. Sous les ordres d’un capitaine de trente-trois ans, les
matelots en ont pour la plupart moins de vingt-cinq et Peter Heywood n’est
pas le plus jeune membre de l’équipage : Robert Tinkler, le mousse, est un
gamin de douze ans.
C’est sans doute là une des circonstances qui vont conduire à la tragédie
du Bounty mais n’anticipons pas.
Le 29 décembre, la mer se calme et, le 4 janvier 1788, la vigie signale à
l’horizon l’île de Ténériffe, dans les Canaries.
Le navire entre dans le port de Santa-Cruz le lendemain 5 janvier. Il y
demeurera jusqu’au 10 afin de s’approvisionner avant de reprendre la mer.
Le Bounty file allégrement à travers l’Atlantique par un vent de sud-est
solidement établi. C’est un bon bateau, bien taillé, bien gréé. Le voyage à
partir de ce moment devrait être agréable. Le lieutenant Bligh a réparti son
monde en trois bordées. Il estime en effet souhaitable que les marins
puissent prendre d’affilée tout leur compte de sommeil. Fryer commande la
première, William Cole la seconde tandis que la troisième est confiée à
Fletcher Christian. Pour ce jeune homme de vingt-quatre ans, c’est une
promotion. Il est vrai que le lieutenant Bligh le connaît depuis plusieurs
années déjà. D’une part, il l’a déjà eu à son bord lors d’un voyage à la
Jamaïque, quelques années plus tôt, et puis, pour tout dire, si la famille de
Christian est originaire du Cumberland, elle est installée depuis longtemps
déjà dans l’île de Man, la petite patrie de Mrs Bligh, de Peter Heywood et
de quelques autres.
La plupart des membres de l’équipage ignorent la destination exacte du
Bounty. C’est peu après avoir quitté Ténériffe que le capitaine réunit son
monde à la poupe pour la lui apprendre. Il ajoute que le succès de la
croisière sera générateur de récompenses et de promotions. Il y aurait là de
quoi transporter d’aise n’importe quel groupe de marins et pourtant, le
moins qu’on en puisse dire c’est que l’atmosphère est pesante à bord du
Bounty.
Très vite, le lieutenant Bligh se trouve isolé et c’est sans doute faute de
cette chaleur humaine qui mettrait le sourire et la détente dans ses rapports
avec ses subordonnés. Il punit peu et pourtant il applique le règlement avec
une rigueur mécanique. C’est l’homme qui s’attache à la lettre beaucoup
plus qu’à l’esprit. Par exemple, on le voit priver de grog – la boisson de
prédilection de la marine anglaise – le second canonnier John Mills et
William Brown, l’aide du botaniste, M. Nelson, pour avoir refusé de danser
au son de la bombarde, ainsi que la règle l’impose chaque soir.
On comprend naturellement que dans un espace aussi confiné que celui
d’un petit vaisseau de la classe du Bounty, il soit nécessaire d’imposer aux
hommes un exercice physique régulier, mais Brown souffre, au moment de
son refus, d’une douloureuse crise de rhumatismes.
Ensuite, le lieutenant Bligh est emporté. Et lorsque la colère monte, son
langage ne connaît plus de frein. Certes, on ne parle pas, dans les cambuses
de la Royal Navy, comme dans les salons de Saint-James ou de Versailles,
mais sur le Bounty, les injures pleuvent et n’épargnent personne. Le second
comme le mousse s’entendent traiter de coquins, de misérables, de gredins
et de gibier de potence avec une égale fureur.
Enfin, et c’est là sans doute son pire défaut, le lieutenant Bligh est
pingre. On admettra que les règlements de la Marine eux-mêmes l’y
encouragent : sur les grands navires, où l’équipage est nombreux, l’un des
officiers occupe les fonctions de « purser » ou de commissaire. C’est lui qui
a la charge de l’approvisionnement du bord, qui achète les vivres, qui les
distribue. Mais sur les petits vaisseaux, le capitaine fait office également de
commissaire et l’on assiste à cette chose effarante : un commandant de bord
qui est assisté d’un commissaire gagne 8 shillings par jour. En revanche, s’il
cumule les deux fonctions, il n’en gagne que 6 en raison des bénéfices qu’il
est supposé faire avec la seconde.
Le commandant du Bounty a toujours peur de manquer et comme il a
décidé de gagner Tahiti sans escale, en doublant le cap Horn, le navire a à
peine quitté les Canaries que le rationnement entre en vigueur. Les jeunes
gens du bord, qui fournissent un gros effort physique et qui ont de l’appétit,
murmurent et grognent. Rien ne fléchit le capitaine, et la première crise
grave du voyage éclate à propos de citrouilles.
Ces citrouilles, le lieutenant Bligh les avait fait acheter à Ténériffe
mais, comme on descendait vers l’équateur, elles commençaient à se gâter.
Il fallait les consommer de suite et il imagine alors de les distribuer à
l’équipage à la place de pain, sur la base d’une livre de citrouille pour deux
livres de pain. Le marché n’est pas du goût de l’équipage qui le refuse
purement et simplement. Le lieutenant Bligh entre alors dans une violente
colère et, apostrophant ses hommes, leur hurle : « Damnés coquins ! Vous
serez encore trop contents de manger de l’herbe avant que j’en aie fini avec
vous ! »
Et comme tous les pingres, il est soupçonneux. Chaque fois qu’on ouvre
un baril de viande salée et chaque fois qu’il en manque un morceau – ce qui
est malheureusement la règle, compte tenu de la rapacité des fournisseurs
de la marine – ce sont des scènes effroyables au cours desquelles les
accusations les plus folles sont portées contre les officiers ou les hommes.
Ce n’est certes pas ainsi que Peter Heywood a imaginé sa première
croisière. Pourtant, il se fait peu à peu à la rude vie de marin. Il s’est intégré
dans le petit groupe des midships et, sans que l’on puisse parler d’amitié, il
forme une bonne équipe avec son camarade de mess, Thomas Hayward.
Excellent marin, le lieutenant Bligh sait parfaitement qu’à l’époque où
il aborde le cap Horn, c’est-à-dire en mars, la saison est déjà trop avancée
pour que l’on puisse espérer un passage sans histoire. La vie à bord
continue, ni meilleure ni pire que sur aucun autre navire de la Flotte. Le
3  mars, Fletcher Christian, qui commande la troisième bordée, se voit
confirmé par écrit dans ses fonctions de second lieutenant. Le 10, le
lieutenant Bligh ordonne la première punition corporelle : sur la plainte de
M.  Fryer, Matthew Quintal, matelot, coupable d’insolence et
d’insubordination, reçoit douze coups de fouet.
Et le Bounty aborde le cap Horn. Une violente tempête agite cette partie
du monde, maudite de tous les marins. Pendant près d’un mois, l’équipage,
harassé, mène une lutte de toutes les heures. Debout au vent ou en travers
de la lame, le Bounty livre son combat sans trêve : ce qu’il gagne un jour
vers l’ouest, il le reperd le lendemain. Les hommes vivent dans des
conditions inhumaines, couchant dans des hamacs trempés, dans les ponts
constamment balayés par les paquets de mer. Ce ne sera pourtant pas là
qu’il faudra chercher les causes du drame de l’année suivante, car les
batailles de ce genre, les marins du XVIIIe siècle sont habitués à les gagner.
Et pourtant, le 21  avril, quatre mois après son départ d’Angleterre, le
lieutenant Bligh renonce. Il constate avec regret, dans son journal personnel
« qu’il n’y a plus aucun espoir de tenter le passage par cette route jusqu’aux
îles de la Société et qu’il eût été criminel de le tenter plus longtemps ».
L’équipage accueille avec le soulagement que l’on devine la décision de
son chef. Le Bounty met le cap à l’est. Il va traverser tout l’Atlantique Sud
et, le 22 mai 1788, le jeune Peter Heywood aperçoit par bâbord avant une
terre  : c’est la montagne de la Table, qui domine le cap de Bonne-
Espérance.
Non seulement les hommes ont besoin de repos, mais il est urgent de
panser les blessures du navire. Il faut le calfater entièrement, réparer les
voiles, les agrès, régler les instruments de bord, inspecter tout le matériel et
refaire les approvisionnements.
Tout cela dure trente-huit jours. Le mardi 1er  juillet 1788, c’est un
Bounty pratiquement remis à neuf qui sort de Simon’s Bay, en saluant le
fort d’une salve de treize coups de canon.
 

Quel contraste entre les tempêtes de l’Atlantique, l’enfer du cap Horn et


cette navigation presque idyllique dans les mers du Sud. Tandis que le
Bounty cingle toujours à l’est dans le grincement de ses mâts, le claquement
de ses voiles, le cliquetis de ses agrès, Peter Heywood se prend à rêver au
paradis terrestre, à ces îles bénies que l’on va voir apparaître un jour à
l’horizon. Car déjà, en Angleterre et surtout dans les milieux de la marine,
la légende de Tahiti s’est répandue et l’impatience de tout l’équipage va
croissant.
Du 23  août au 4  septembre, on fait escale en Tasmanie. Il faut se
ravitailler en bois, en eau. M. Nelson, le botaniste, s’en va étudier la flore
du pays et le lieutenant Bligh se dispute avec le maître charpentier, William
Purcell, qui semble doué d’un caractère aussi tatillon et acariâtre que celui
de son commandant est ombrageux et emporté.
Tout ne va d’ailleurs pas très bien à bord du Bounty et un garçon
comme Heywood, doué naturellement de la gaieté et de l’insouciance de la
jeunesse, en trouve souvent l’atmosphère insupportable. Une querelle
ridicule éclate entre le lieutenant Bligh et M.  Fryer. Le second refuse de
signer des livres de comptabilité, ainsi que le règlement l’exige. Tout
l’équipage est pris à témoin ; le second finit par céder mais, quelques jours
plus tard, une autre dispute prend naissance. Cette fois, c’est entre le
commandant, le second et le chirurgien. Jusque-là, ils faisaient popote
commune. A partir de ce moment, chacun prend ses vivres, s’en va manger
dans sa cabine. Ils ne se parlent plus.
Le chirurgien, Huggan, est de plus en plus lamentable. Un malheureux
matelot, James Valentine, va payer de sa vie sa paresse, son incompétence
et son ivrognerie. Huggan lui a fait une saignée dans des conditions telles
que son bras s’est enflammé, et il finit par mourir dans de terribles
souffrances, le 9  octobre. C’est précisément le jour de la dispute au carré
des officiers. La condition du Bounty est alors au plus bas  ; certains
membres de l’équipage commencent à se plaindre de douleurs dans les
membres : le scorbut fait son apparition.
Fort heureusement, la longue épreuve approche de son terme. Le
samedi 25 octobre, à 7 h 30 du matin, la vigie signale une terre. C’est l’île
de Méhétia. Elle fait partie du groupe des îles du Vent. C’est un îlot
volcanique à moins de 100 km à l’est de Tahiti.
Le lendemain, à 4  heures du matin, le Bounty double la pointe de
Vénus. Tous ceux que n’accapare pas la manœuvre sont sur le pont pour
admirer ce magnifique promontoire couronné de cocotiers. La pointe de
Vénus est le point le plus septentrional de Tahiti. Elle est ainsi nommée
parce que le capitaine Cook, lors de son premier voyage, en 1769, avait
reçu, entre autres missions, celle d’observer le passage de Vénus devant le
disque solaire. Il avait installé son observatoire à l’extrémité de ce cap que
les indigènes appelaient Haapape et qui reçut, à partir de ce moment, le nom
de l’Etoile du Berger.
Immédiatement à l’ouest de la pointe de Vénus, voici la baie de
Matavai, avec son admirable plage de sable noir et sa frange de cocotiers.
Aujourd’hui, la ville de Papeete se trouve à une dizaine de kilomètres à
l’ouest.
Lorsque le Bounty jette l’ancre par treize brasses d’eau, les Tahitiens
accourent en foule sur la plage. On a dit aux marins que c’est la population
la plus aimable, la plus accueillante du monde entier. Bientôt, ils peuvent
constater qu’on ne les a pas trompés. Les pirogues entourent le navire, de
joyeux athlètes cuivrés, aux dents éclatantes, à la musculature harmonieuse,
montent à bord, et leur inlassable curiosité n’oublie aucun détail du navire.
La conversation s’engage bientôt. Le lieutenant Bligh est déjà venu ici.
Il est en mesure de parler avec ces gens. D’ailleurs, il publiera plus tard un
lexique anglo-tahitien. Les indigènes demandent des nouvelles du capitaine
Cook et Bligh se garde bien de dire que son ancien chef a péri massacré par
les indigènes des îles Sandwich  : il tient à ce que sa légende demeure
intacte et assure que Cook vit toujours en Angleterre.
Le souvenir de Cook est si vif que l’un des Tahitiens apporte son
portrait, qu’il conserve depuis le dernier voyage du célèbre navigateur, en
1777.
Les chefs locaux montent à bord à leur tour. Il y a parmi eux Otoo,
Otow, Oreepyah, Poeeno, et les marins s’amusent fort de voir leur
commandant frotter joyeusement son nez contre celui de ses visiteurs.
C’est la coutume, à laquelle personne ne songe à se dérober. Car, en
quelques jours, tout l’équipage du Bounty a noué avec la population de l’île
les relations les plus affectueuses. Chaque marin a son « tyo », c’est-à-dire
son ami, qui le reçoit dans sa maison, lui fait partager sa vie familiale. Les
prudes Anglais sont très avares de détails sur les liens qui ne tardent pas à
unir les marins avec les dames de l’endroit. C’est bien dommage, car cela
permettrait certainement de mieux apercevoir, dans le détail, les raisons du
drame qui couve déjà. Disons seulement que les femmes de Tahiti ne sont
pas seulement ravissantes. Elles sont également d’une simplicité
désarmante. Il semble que, dans ce pays béni, la jalousie, comme le sens de
la propriété, soit inconnue. C’est d’ailleurs la source de multiples incidents
mineurs entre les Tahitiens et le lieutenant Bligh. Les premiers ont tendance
à se saisir, à bord du navire, de ce dont ils ont besoin ou plus simplement de
ce qui leur fait envie et c’est le cas pour le fer, tandis que l’officier
britannique considère ces emprunts comme autant de vols qualifiés.
Il a d’ailleurs apporté, à l’intention des indigènes, toute une cargaison
de verroterie et de menus outils tels que hachettes, herminettes, couteaux,
qui doivent servir au négoce avec l’habitant.
Ce négoce englobe tous les produits de l’île : les noix de coco, les fruits
de toutes sortes, les cochons  ; mais le lieutenant ne perd pas de vue sa
mission. Ce sont des plants d’arbres à pain qu’il est venu chercher. Pour les
obtenir, il fait preuve de beaucoup de diplomatie.
Il explique à Tinah, le chef de Matavai, que c’est à cause de la grande
amitié qu’il a pour eux que le roi George a envoyé aux Tahitiens tous les
cadeaux dont le Bounty était chargé  : «  Et toi, Tinah, ajoute-t-il, ne
voudrais-tu pas envoyer quelque chose au roi George, en retour ?
— Oh, répond Tinah, je lui enverrai tout ce que j’ai. » Et il commence à
énumérer toutes ses possessions, parmi lesquelles, bien entendu, l’arbre à
pain. Alors, le lieutenant Bligh saute sur l’occasion. Il assure à son ami que
rien ne pourrait faire plus plaisir au roi George que des arbres à pain qu’il
n’a pas la chance de posséder.
Et le chef est absolument ravi d’avoir des amis à qui on peut faire
plaisir à si bon compte.
C’est pourquoi, dès le lendemain, M.  Nelson monte une tente à terre
pour y entreposer les premiers plants qu’il fait enlever par des corvées de
marins.
Ainsi, dès le mois de novembre, l’équipage du Bounty s’installe dans
une vie extraordinaire. Elle est faite de menus travaux et d’une multitude de
loisirs délicieux. Les promenades autour de Matavai sont charmantes, la
pêche dans les ruisseaux, les baignades sur la plage, les banquets quotidiens
apportent des plaisirs sans cesse renouvelés. Et, par-dessus tout, il y a ces
aimables compagnons et ces séduisantes compagnes qui s’attachent aux pas
de chaque marin, s’efforçant de prévenir ses moindres désirs. Parmi les
45 hommes du Bounty, il n’y a pas que des gentlemen. Il n’en est pas moins
extraordinaire qu’aucun conflit sérieux n’ait surgi pendant les cinq mois que
le Bounty a passés à Matavai.
L’île fait des ravages dans les cœurs. Le 5 janvier, on s’aperçoit qu’un
canot a disparu et, lorsque le lieutenant Bligh fait l’appel de son équipage, il
lui manque trois hommes. Ce sont le maître armurier Charles Churchill,
l’ordonnance de Bligh, William Muspratt, et le matelot John Millward. Ils
ont emporté avec eux des armes et des munitions. Bligh entre dans une
colère d’autant plus violente que la désertion n’a été possible qu’en raison
de la négligence de l’officier de quart qui dormait à son poste cette nuit-là.
Mais, avant de faire pleuvoir les sanctions, le commandant tient à rattraper
ses hommes. Il y parvient avec l’aide de ses amis tahitiens qui lui signalent
les déplacements des trois fugitifs. Interpellés par un détachement en armes
venu du navire, ils se rendent sans difficulté. A leur retour à bord, le
lieutenant Bligh les fait mettre aux fers, après leur avoir infligé deux
douzaines de coups de fouet.
Le cas des trois hommes n’est pas unique. Plus d’un marin s’est senti
invinciblement attiré par les îles des mers du Sud au cours des escales des
navires européens, mais il est cependant à noter que nous retrouverons
Churchill, Muspratt et Millward parmi les « mutins » du Bounty.
On vit au paradis terrestre, mais le lieutenant Bligh n’est pas homme à
en oublier pour autant la mission qui lui a été confiée. Décembre, janvier,
février s’écoulent, et le botaniste, M.  Nelson, travaille avec conscience.
Dans la tente réservée à cet effet, les pots à fleurs s’alignent en nombre sans
cesse croissant : lorsque le Bounty lèvera l’ancre il en emportera 1 075.
On commence à les transporter à bord le 27  mars et cette tâche est
achevée le 31. Parallèlement, de multiples besognes ont été accomplies à
bord du navire. Il a été lavé de fond en comble, à l’eau bouillante pour tuer
les cafards et toutes espèces de vermine. Les approvisionnements sont
abondants, les citernes pleines, on a salé de la viande, accumulé les fruits et
les légumes et, dans les premiers jours d’avril, ce sont des adieux déchirants
qui commencent. Si le commandant reçoit à sa table quotidiennement les
chefs, leurs femmes et leur famille, les marins, de leur côté, mettent les
bouchées doubles avant de se séparer d’hôtes inoubliables.
Tout, paraît-il, a une fin, même les escales au paradis. Le 4  avril, le
Bounty lève l’ancre. Si l’équipage a le cœur gros, son état sanitaire est
cependant satisfaisant :
« Quand nous quittâmes Tahiti, devait écrire le lieutenant Bligh dans sa
relation du voyage, nous n’avions à bord que deux hommes atteints de
maladie vénérienne, ce qui prouve que ce fléau n’a pas fait de progrès. Les
indigènes n’y attachent pas d’importance  ; de fait, nous vîmes plusieurs
personnes qui en étaient infectées et qui, après une absence de quinze à
vingt jours, reparaissaient sans qu’il leur restât aucun symptôme apparent
de cette maladie. Je ne connais pas la thérapeutique qu’ils emploient, mais
leur alimentation et leur mode de vie doivent beaucoup contribuer à la
guérison. »
 

L’incomparable nuit des mers du Sud… D’une clarté, d’une limpidité,


d’une douceur qu’un Européen de Grande-Bretagne, dans ses frimas et ses
brumes, ne peut même pas imaginer. Il fait un temps admirable. L’alizé est
maintenant bien établi. Le Bounty glisse silencieusement sur une mer qui
scintille sous la lune. Un requin folâtre dans son sillage d’argent. Peter
Heywood et quelques autres regardent se dissoudre dans la nuit la silhouette
noire d’une côte. C’est l’île de Moorea, la voisine de Tahiti, la dernière
vision du paradis terrestre.
La voix que l’on entend sur la passerelle est celle du lieutenant Bligh
qui, comme chaque soir, est venu vérifier la route avant de se coucher. Tous
les bruits familiers du navire sont ceux d’un petit monde qui reprend
possession de cette poignée d’hommes pour laquelle une page vient de se
tourner. Combien d’entre eux pourront revenir  ? Quel destin leur est
réservé  ? Combien de temps mettront-ils à oublier le «  tyo  », l’ami rieur,
l’hôte généreux dont le foyer, pendant cinq mois, a été un peu le leur  ?
Combien de temps mettront-ils à oublier l’aimable maîtresse auprès de
laquelle ils ont trouvé, toujours, le plaisir, quand ils ne concevaient pas,
comme le matelot Matthew Quintal, un attachement quasi conjugal ?
Il y a assurément infiniment de mélancolie par-dessus la cargaison de
plants d’arbres à pain que transporte le Bounty. Sur la dunette, sur le
gaillard d’arrière, il faudrait beaucoup de compréhension, ou tout au moins
un peu d’amitié, pour effacer tout cela plus aisément.
Ce n’est pas le cas. Le commandant est plus seul que jamais, plus
enfermé dans le cadre strict du règlement de la Royal Navy : quelques jours
après le départ, le matelot John Sumner est puni de douze coups de fouet.
Ce qui est plus grave, c’est que les rapports entre le commandant et les
cadres ne s’améliorent pas. L’hostilité subsiste entre le commandant et son
second. Et le 21 avril, une violente altercation oppose le lieutenant Bligh à
Fletcher Christian. M.  Fryer – il le relate dans son journal – entend son
adjoint dire au commandant  : «  Monsieur, vous m’injuriez si cruellement
que je ne puis trouver aucun plaisir à faire mon métier  ! Depuis des
semaines, ma vie est un enfer ! »
Le lendemain, le Bounty se trouve dans l’archipel des Tongas, connu à
cette époque sous le nom d’îles des Amis. Ce chapelet d’îles volcaniques ou
coralliennes constitue un lointain prolongement de la Nouvelle-Zélande.
Comme à Tahiti, les Polynésiens y sont d’une grande douceur. C’est ce qui
a valu à l’archipel ce nom des Amis. Le lieutenant Bligh y retrouve de
vieilles connaissances. On fait de l’eau, du bois, on remplace quelques
plants d’arbres à pain qui n’ont pas supporté cette première partie de la
traversée et l’on repart vers l’ouest, en direction de l’Australie.
Le Bounty en est encore bien loin  : le 27  avril, il se trouve dans
l’archipel des Tongas lorsque éclate l’un des incidents les plus pénibles de
la traversée : le vol des noix de coco. Tous les membres de l’équipage s’en
sont procuré à Tahiti ou lors de la dernière escale, et tous les fruits ont été
empilés en un tas commun. Dans l’après-midi du 27, le lieutenant Bligh
trouve que le tas a diminué. Ses soupçons se portent sur chacun des
hommes. Il rassemble ses officiers, les interroge sur le nombre de noix de
coco qu’ils ont achetées. Lorsque arrive le tour de Christian, celui-ci,
excédé, dit au commandant : « Monsieur, j’espère que vous ne me croyez
pas assez vil pour vous avoir volé des noix de coco ! »
Le commandant éclate. Sa réponse, telle qu’elle est rapportée par
l’adjoint du maître d’équipage, James Morrison, vaut d’être citée :
«  Si fait, maudit chien  ! Il faut bien que vous me les ayez volées car,
autrement, vous seriez capable de me dire exactement combien vous en
aviez  !  » Et, abandonnant le seul M.  Christian, son propos s’élargit à
l’ensemble des officiers  : « Ah, canailles  ! Dieu vous damne  ! Vous êtes
tous aussi voleurs les uns que les autres ! Vous vous liguez avec les hommes
pour me voler. Vous finirez sans doute bientôt par me voler aussi mes
ignames ! Mais je vous en ferai suer, tas de coquins ! Avant que nous ayons
franchi le détroit de l’Endeavour, j’aurai fait sauter la moitié d’entre vous
par-dessus bord ! »
Il ajoute alors à l’intention du comptable, Samuel : « Plus de grogs pour
ces canailles ! Demain, vous ne leur donnerez qu’une demi-livre de patates
et, s’ils volent encore, je réduirai leur ration à un quart de livre ! »
L’altercation a été si vive que, le soir venu, Fletcher Christian ne s’en
est pas remis. Bligh tente un geste pour arranger les choses  : il l’invite à
dîner. L’adjoint du second refuse.
La nuit tombe sur le Pacifique. Une nuit comme les autres à bord du
Bounty. Fryer a le quart de 20 heures à minuit. William Peckover, le maître
canonnier, assure le quart suivant, de minuit à quatre heures, le 28  avril.
Fletcher Christian doit le relever.
Le jeune homme passe une nuit agitée. Sa colère échafaude les projets
les plus fous. Il a caché un rôti de porc qui doit lui servir de vivres durant
l’évasion qu’il projette. Il envisage, en effet, d’abandonner le Bounty sur un
radeau de fortune pour atteindre l’île la plus proche. Mais l’occasion est
manquée et il y a renoncé lorsque enfin il va se coucher, harassé, à bout de
nerfs, à 3 h 30 du matin.
C’est un midship, George Stewart, qui vient le réveiller une demi-heure
plus tard. Fletcher Christian monte sur le pont. L’aube rosit l’horizon. Une
merveilleuse journée s’annonce sur l’archipel des Amis. Durant son quart,
le jeune homme est secondé par le midship Thomas Hayward qui va
purement et simplement s’étendre sur un coffre pour dormir. Et Christian
reste seul une heure durant, ruminant ses pensées.
A 5  heures, il réveille Hayward, lui confie la surveillance du cap et
descend pour, dit-il, rouler son hamac. C’est à ce moment que tout se
décide.
Le premier homme que Fletcher Christian rencontre dans l’entrepont,
c’est Quintal. Non seulement celui-ci a laissé une femme à Tahiti mais,
comme Isaac Martin qui apparaît alors, comme le maître d’armes Churchill,
il a « goûté du chat à neuf queues ». Et au projet qui naît alors dans l’esprit
de Fletcher Christian et qu’il leur expose spontanément, les trois hommes
donnent leur adhésion, de même que Matthew Thompson, Alexander
Smith, John Williams, William Mac Coy. L’un d’eux court demander à
Joseph Coleman, l’armurier, la clé du coffre aux armes sous prétexte de
tirer un requin et, en quelques instants, l’insurrection éclate.
C’est le lever du soleil. L’océan Pacifique s’embrase. Fletcher
Christian, accompagné du maître d’armes, Churchill, du second canonnier
John Mills et du matelot Thomas Burkitt, font irruption dans la cabine du
commandant dont la porte est ouverte. Ils le tirent du lit, lui lient les mains
derrière le dos, l’entraînent sur le pont. Christian tient à la main un sabre
d’abordage, les autres sont armés de mousquets et de baïonnettes.
Le commandant se débat comme un beau diable, demande ce qui se
passe et crie au meurtre. En un instant, le navire est en révolution. Sur
l’ordre de Christian, des matelots en armes vont consigner dans leur cabine
le second, M. Fryer, et le botaniste, M. Nelson.
Sur le pont, plus d’un marin injurie le lieutenant Bligh, mais aucun
cependant ne porte la main sur lui. Fletcher Christian, d’ailleurs, donne des
ordres. Il poursuit l’exécution de son projet : abandonner le commandant en
mer, dans le canot. Bligh plaide sa propre cause, l’adjure de renoncer :
« Abandonnez votre entreprise. Il ne sera question de rien.
— Il est trop tard, commandant Bligh, rétorque le jeune homme.
—  Non, monsieur Christian. Il n’est pas trop tard. Je vous jure sur
l’honneur que je ne dirai rien à personne de cette affaire.
— Vous savez bien, dit alors Christian, que vous m’avez traité comme
un chien pendant tout le voyage. Depuis ces quinze derniers jours, ma vie a
été un enfer. J’ai décidé de ne plus le supporter. »
En vain, Cole, le maître d’équipage, et Purcell, le maître charpentier,
tentent-ils de le fléchir. Encouragé par ceux qui se sont ralliés à son
entreprise, Christian va jusqu’au bout.
Le second, M.  Fryer, que l’on a autorisé à monter sur le pont, tente,
assez mollement, de s’interposer. Il suffit que Christian lui dise : « Pas un
geste, monsieur, ou vous êtes mort », pour que sa conscience soit satisfaite.
Suit une heure assez confuse. Parce que Fletcher Christian a tout
improvisé, il n’a pas réfléchi que le canot est en mauvais état et que, d’autre
part, il n’est pas assez grand pour contenir ceux qui vont accompagner le
lieutenant Bligh.
Mais au fait, qui sont-ils ? On s’apercevra plus tard que le destin les a
désignés d’une façon totalement arbitraire.
Les événements ont surpris Peter Heywood dans sa couchette.
L’adolescent a assisté à toute la scène de la mutinerie, trop stupéfait pour
songer seulement à intervenir, et s’il ne monte pas dans la chaloupe que l’on
vient de mettre à la mer, c’est que Fletcher Christian ne lui en donne pas
l’ordre.
En revanche, Thomas Hayward, son compagnon de couchette, proteste
lorsqu’on le désigne pour la chaloupe : « Quel mal vous ai-je fait, monsieur
Christian ? » Mais celui-ci n’a pas le temps de discuter, et le midship suit
son commandant. Cela lui permettra plus tard de faire figure avantageuse.
Il en va de même pour Purcell, dont Christian entend se débarrasser,
préférant garder avec lui les deux aides du charpentier, Charles Norman et
Thomas Mac Intosh.
A la hâte, un peu n’importe comment, on passe des vivres, quelques
vêtements, de l’eau, quelques outils, un sextant, à ceux qui montent dans la
chaloupe. Les hommes qui demeurent à bord du Bounty sont loin d’être
d’accord. « Que je sois damné si le vieux renard ne parvient pas à rentrer au
pays, pour peu qu’on lui permette d’emporter quelque chose  », crie l’un
d’eux.
C’est là un hommage aux qualités de navigateur du lieutenant Bligh.
« Vos officiers et vos hommes sont dans la chaloupe, dit alors Fletcher
Christian au lieutenant Bligh, en guise d’adieu. Allez les rejoindre. Si vous
tentez d’opposer la moindre résistance, vous serez mis à mort
immédiatement. »
Là-dessus, on lui délie les mains, on le pousse par-dessus bord, vers
l’échelle. On laisse filer une amarre : la chaloupe glisse sous la poupe. Une
bonne âme lance encore aux voyageurs involontaires quatre coutelas et,
comme on vocifère assez violemment sur le pont, le commandant prend
l’initiative de couper lui-même l’amarre qui le relie à son navire.
Il est 8 heures, ce 28 avril 1789.
Le sort des mutins du Bounty est scellé.
 

Déjà, l’écart se creuse entre la chaloupe et le navire. Thomas Hayward,


assis sur un banc de nage, au milieu de ses compagnons d’infortune,
regarde avec une sorte de stupeur s’éloigner la poupe du Bounty. Sur le
gaillard d’arrière, au-dessus du balcon, des hommes vocifèrent, injurient le
commandant. Certains brandissent des armes. C’est la crainte qu’ils ne s’en
servent qui a décidé Bligh à couper l’amarre.
Vu de la chaloupe, le petit vaisseau a fière allure, traçant son sillage
tranquille sur l’eau d’un bleu profond. Le vent gonfle ses voiles. Il conserve
la route que le lieutenant Bligh a fixée lui-même la veille au soir avant
d’aller se coucher. Sur le pont, les hommes se désintéressent soudain du sort
de la chaloupe. Ils tiennent, semble-t-il, un conciliabule. Et le dernier écho
du Bounty que la brise apporte aux infortunés, c’est un cri d’enthousiasme
jailli de plusieurs poitrines : « Hourrah pour Tahiti ! ».
La matinée s’avance. Le soleil d’avril illumine le Pacifique. Dans la
petite embarcation, personne ne se rend encore très bien compte de
l’ampleur du drame qui vient de se jouer si rapidement ni de ses
conséquences. Il y a moins de trois heures, chacun de ces hommes vivait
dans un univers précis qui avait bien des inconvénients mais aussi ce
caractère immuable et rassurant que l’on demande à la vie quotidienne. Il se
nommait le règlement. Maintenant, c’est l’aventure dans l’immensité
océane.
Personne ne se rend compte, sauf le lieutenant Bligh. Pour lui, l’examen
de conscience viendra peut-être, mais plus tard. Pour l’instant, seule compte
l’action. Ce navigateur expérimenté, ce mathématicien de talent, se trouve
devant un problème dont l’énoncé se décompose en quatre points  : de la
dunette du Bounty, il est passé dans la chaloupe. Perdue au milieu du
Pacifique, aux antipodes de l’Angleterre, cette coquille de noix mesure
7,50 m de long sur 2,30 m de large. C’est une simple barque, non pontée,
comme les canots de plaisance. Elle a moins d’un mètre de profondeur. Elle
est tellement chargée que son plat-bord se trouve à moins de 20  cm de
l’eau. A la moindre lame, elle sera engloutie. Elle comporte un mât avec
une petite voile unique, triangulaire. Il y a à bord quatre paires d’avirons.
Le second point de l’énoncé, c’est le nouvel équipage du lieutenant
Bligh. Assis à l’arrière, il contemple ses compagnons, entassés dans
l’embarcation dans l’ordre où les mutins les y ont poussés. Et alors, le
lieutenant fait l’appel. Il y a là John Fryer, son second ; Thomas Ledward,
aide-chirurgien2, David Nelson, le botaniste, William Peckover, le
canonnier-chef, et le maître d’équipage William Cole, le charpentier
William Purcell, le plus mauvais caractère du bord et le second lieutenant
William Elphinston. Deux midships  : Thomas Hayward et John Hallett  ;
deux quartiers-maîtres, John Norton et Peter Lenkletter, le voilier Lawrence
Lebogue et deux cuisiniers : John Smith et Thomas Hall, le second quartier-
maître George Simpson, Robert Lamb, le boucher, et M.  Samuel, le
commis. Enfin, un enfant, Robert Tinkler, le beau-frère du second,
M. Fryer. Pour Bligh, c’est le mousse, mais écrit M. Fryer dans son journal,
« il dit cela pour me rabaisser » car, dans l’esprit du second, Robert Tinkler
est un futur midship.
En tout dix-huit hommes dont le lieutenant Bligh, le dix-neuvième, est
responsable devant Dieu et l’Amirauté. Dix-huit hommes qui vont réaliser
avec lui l’un des plus retentissants exploits de l’histoire de la marine. Dix-
huit hommes dont certains, pourtant, le haïssent.
Le troisième point de l’énoncé, c’est l’approvisionnement de la
chaloupe. Au cours de l’heure qui a précédé le départ, une sorte de
négociation s’est instituée entre ceux qui allaient suivre le capitaine et ceux
qui allaient demeurer à bord. Il est évident que s’ils étaient très montés
contre le commandant, les mutins n’avaient rien contre leurs malheureux
camarades. C’est ainsi que le maître d’équipage William Cole a été autorisé
à emporter de la ficelle, de la toile, des rouleaux de cordages, des voiles de
rechange et un tonneau de 120 litres d’eau. Le commis, M.  Samuel, a
obtenu 150  livres de pain, 20  livres de porc salé, 5 litres de rhum, 3
bouteilles de vin, un sextant et une boussole. Purcell, le charpentier, a pu
emporter quelques-uns de ses outils. Enfin, si on leur a refusé des armes, on
a lancé in extremis quatre coutelas aux passagers. Ce sont là toutes les
ressources dont la petite embarcation dispose pour ses 19 occupants.
Enfin, le quatrième élément de l’énoncé, c’est la position du navire au
moment du drame. Il se trouvait à proximité de l’île de Tofoa, dans
l’archipel des Tongas.
Avec cela, le problème à résoudre consiste à rentrer en Angleterre.
S’établir sur une île, c’est se condamner à l’exil perpétuel. Bligh et ses
compagnons se trouvent au bout du monde, dans une région qui en est
encore à l’aube de son exploration, où le prochain navire ne passera peut-
être pas avant dix ans. Il s’agit de gagner la plus proche des colonies
européennes. Le lieutenant Bligh, qui a déjà voyagé dans cette région du
monde, qui est un disciple de Cook et qui a lu tous les récits de voyage des
grands navigateurs de son temps, sait que l’établissement européen en
question se trouve en Indonésie, dans l’île de Timor, à l’est de Java, à près
de 6 000 km de l’archipel des Tongas. 6 000 km de Pacifique, à bord d’un
vulgaire canot et avec 19 personnes à bord.
Le voyage peut durer des mois (il ne durera en fait que 47 jours) et les
provisions sont évidemment insuffisantes pour en voir le bout. Bligh décide
donc de mettre le cap sur Tofoa afin de compléter ses provisions d’eau, de
noix de coco et de fruits à pain. Malheureusement, les indigènes de Tofoa
sont infiniment moins aimables que ceux de Tahiti, et les ressources de l’île
beaucoup plus limitées. La provende que les voyageurs parviennent à se
procurer se ramène à quelques fruits à pain, quelques noix de coco, des
bananes sauvages et une quarantaine de litres d’eau. Encore, pendant ce
temps, la population de l’île s’assemble-t-elle, menaçante, sur la plage. Les
hommes tiennent dans leurs mains deux gros galets qu’ils frappent l’un
contre l’autre. Les Anglais embarquent précipitamment dans ce sinistre
fond sonore. Pour les Polynésiens, un vaisseau de haut bord avec ses canons
qui crachent le feu est un symbole prestigieux de la puissance des hommes
d’au-delà des mers. Mais cette poignée de marins dans une chaloupe
dérisoire, ce n’est qu’une proie. Les pierres jaillissent, lancées par des bras
puissants. Le quartier-maître John Norton est demeuré le dernier sur la
plage pour lancer l’amarre. Il n’a pas le temps de rejoindre le canot. Les
indigènes se ruent sur lui. Ses malheureux compagnons, impuissants, voient
sa tête s’écraser sous les pierres.
La chaloupe s’éloigne à force de rames. Derrière, les « faux amis » de
l’archipel mal nommé se lancent à sa poursuite à bord de pirogues chargées
de pierres. Totalement impuissants, les Anglais n’ont d’autre ressource que
de relancer les projectiles qui sont tombés dans leur embarcation. Le
lieutenant a alors une idée : il donne l’ordre d’abandonner des vêtements à
la surface de l’eau et les poursuivants s’arrêtent afin de les récupérer.
C’est à ce stratagème qu’ils doivent de pouvoir prendre la fuite à la
faveur du crépuscule. Alors, Bligh expose la situation à ses hommes : près
de 1  500 lieues de mer, un voyage semé d’îles et d’îlots habités le plus
souvent de populations hostiles devant lesquelles ils sont totalement
désarmés. Pour tenir, pour survivre, pour parvenir au but, il faudra accepter
le plus sévère rationnement. Et il ne s’agit plus ici de pingrerie. L’un après
l’autre, les hommes jurent solennellement de se soumettre pour le salut de
tous.
Cela se passe le 2  mai 1789 à la tombée de la nuit. Le lendemain, la
tempête se lève…
Il est à peine croyable que, dans ces conditions, la chaloupe ait pu
affronter les lames du Pacifique. Malgré toute l’adresse du barreur, les
hommes sont obligés, pour maintenir l’esquif à flot, d’écoper sans cesse
avec tous les récipients dont ils disposent. Roulés dans les paquets de mer,
trempés jusqu’aux os, ils travaillent jusqu’à l’épuisement. Et cela dure trois
jours. Trois jours et trois nuits glaciales, qui se terminent par un petit
déjeuner composé d’un morceau de pain et d’une cuillerée de rhum. Le
7 mai, l’ouragan s’apaise mais, alors qu’on longe la côte rocheuse d’une île
de l’archipel des Fidji, des pirogues, de nouveau, entament la poursuite.
Heureusement, elles se découragent. Le soir, c’est la pluie qui se met à
tomber et c’est alors un véritable déluge. Si elle permet de reconstituer la
provision d’eau, elle aggrave la misère physique des hommes qui, tassés
dans un véritable baquet, ne peuvent trouver le sommeil. Les jours qui
suivent sont positivement atroces. Le lieutenant Bligh a inventé une
balance, fabriquée avec deux demi-noix de coco. Quelques balles de fusil
découvertes au fond de l’embarcation et dont on connaît la masse en
fonction du calibre, servent de poids. C’est ainsi que la ration quotidienne
du 8 mai se compose de 42 grammes de porc salé, d’une cuillerée à thé de
rhum, de 14 centilitres de lait de coco et de 28  grammes de biscuit. Et
encore, faute d’un récipient étanche, le biscuit s’est gâté.
Le 15  mai, on aperçoit une terre. Quelques fumées indiquent qu’elle
doit être habitée, mais c’est une île des Nouvelles-Hébrides et Bligh n’ose
s’y risquer. Lentement, les jours s’écoulent avec des alternances de brises
fraîches et de pluies qui sont de véritables cataractes célestes. Les nuits sont
épouvantables. Les hommes transis attendent l’aube et, à l’aube, il faut
écoper.
« A l’aube, quelques hommes paraissaient à moitié morts, écrira plus
tard le lieutenant Bligh à la date du 20  mai. Notre aspect à tous était
épouvantable et je ne pouvais jeter les yeux nulle part sans rencontrer le
regard d’un malheureux en train de souffrir. » A cette date, Bligh, de plus
en plus inquiet sur l’issue du voyage, décide de réduire encore les rations :
20 grammes de biscuit pour le petit déjeuner, autant pour le déjeuner et rien
au dîner. Ainsi, pense-t-il, la provision durera quarante-trois jours.
Le 25, quelques oiseaux de mer, des sternes, viennent voler autour de la
chaloupe. Un des hommes parvient à en capturer un à la main. Il est aussitôt
dépecé, découpé, distribué, englouti tout cru, chair et os.
Chaque jour, à l’aide du sextant, soutenu par deux de ses compagnons
pour compenser le mouvement de la houle, Bligh fait le point et l’on avance
vers le nord-ouest. Dans la nuit du 27 au 28 mai, les navigateurs entendent
nettement le fracas de la mer sur des brisants. A 9  heures du matin, ils
aperçoivent à bâbord les franges d’écume des lames de fond se pulvérisant
sur des rochers : c’est la grande barrière de récifs, en d’autres termes, c’est
la côte australienne.
 

Ce même 28 mai 1789, le Bounty arrive devant l’île de Toubouai. C’est


une des îles Australes, découvertes par Cook en 1769, à près de 800 km à
l’ouest de Tahiti. De nos jours, l’archipel fait partie des Etablissements
Français d’Océanie et est administré depuis Papeete.
Il y a alors un mois, jour pour jour, que Fletcher Christian est maître du
navire. Que s’est-il donc passé, depuis ce jour fatal ?
Si le lieutenant Bligh et ses compagnons ont été véritablement frappés
de stupeur en se retrouvant dans la chaloupe, l’étonnement du lieutenant en
second ne devait pas être moindre  : à 4  heures du matin, il avait pris son
quart, encore tout vibrant de son altercation de la veille avec le
commandant. Quatre heures plus tard, à la suite d’un de ces coups de tête
qui bouleversent la vie d’un homme, il se trouvait à sa place.
Avec quel équipage  ? Lui aussi, comme William Bligh dans la
chaloupe, il faisait l’appel  : il avait déjà avec lui trois midships  : Peter
Heywood, Edward Young, George Stewart. Puis Charles Churchill, le
maître d’armes, et Joseph Coleman, l’armurier, James Morrison, le second
maître d’équipage, dont le journal est aujourd’hui si précieux, et John Mills,
le second canonnier ; deux charpentiers : Charles Norman et Thomas Mac
Intosh, William Brown, aide-botaniste. Les autres, Thomas Burkitt,
Matthew Quintal, John Sumner, John Millward, William M’Coy, Henry
Hillbrand, Michaël Byrne, William Muspratt, Alexander Smith, John
Williams, Thomas Ellison, Isaac Martin, Richard Skinner  ; Matthew
Thompson, étaient tous de simples matelots.
Ils étaient en tout vingt-cinq, que l’Histoire allait appeler les « Mutins
du Bounty ». Etaient-ils pour autant des mutins actifs ? Marchaient-ils avec
Christian ? Le nouveau capitaine du navire était bien persuadé du contraire.
Il pensait pouvoir compter sur Stewart et Young, les deux midships, sur
Churchill, Burkitt, Sumner, Millward, Quintal, Hillbrand, des hommes qui
avaient goûté du chat à neuf queues, infligé par le lieutenant Bligh. Mais les
autres ne se trouvaient à bord qu’à la suite d’un enchaînement de
circonstances, et Morrison, avec quelques compagnons dont le jeune Peter
Heywood, projetait bientôt de reprendre le contrôle du navire.
Le 28  avril cependant, on n’en était pas encore là. Fletcher Christian
élaborait un plan dans la fièvre. Il venait de se débarrasser du commandant
exécré et, avec lui, d’un certain nombre de fâcheux. Fletcher Christian ne
leur aurait pas donné la chaloupe car, dans son esprit, ils n’avaient qu’un
bref trajet à faire pour gagner Tofoa. C’est même un point capital de
l’affaire  : le 28  avril, Christian ne condamnait pas à mort Bligh et ses
compagnons, comme certains ont cru pouvoir l’avancer. Il les condamnait
en somme au même destin que lui-même.
La chaloupe s’éloignait, Fletcher Christian ne s’en retrouvait pas moins
devant des hommes qui venaient, comme lui, sur un coup de colère et
d’exaspération, de jouer leur va-tout et, dans l’esprit de ces hommes, il n’y
avait alors qu’une seule vision : celle d’une plage de sable noir où la mer
venait mourir en rouleaux au pied d’une frange de cocotiers. Spontanément,
avec leur nouveau chef, ils criaient : « Hourrah pour Tahiti ! »
Après cela, le navire avait rebroussé chemin. Bon gré, mal gré, ceux
que le hasard avait contraints de partager l’odyssée des mutins, avaient dû,
comme ces derniers, se plier à la routine quotidienne du bord. L’intrigue de
Morrison pour reprendre le navire avait fait long feu. Christian n’avait pas
sévi  : il s’était borné à retirer à Coleman, l’armurier qui était dans le
complot, la clé du coffre aux armes pour la confier à Churchill. On avait
jeté à la mer les plants d’arbres à pain que M. Nelson avait eu tant de mal à
rassembler. A ce propos, M.  Christian avait son idée  : il lui fallait
débarrasser l’entrepont. Il avait également utilisé tous les stocks possibles
de tissu pour habiller l’équipage de façon à faire la meilleure impression sur
les Polynésiens.
Et c’est ainsi que nous en arrivons au 28  mai. Au moment où le
lieutenant Bligh et ses compagnons aperçoivent les brisants de la grande
barrière de récifs, le Bounty s’affourche sur deux ancres devant l’île de
Toubouai. Les habitants apparaissent, nombreux, sur la plage mais ils
semblent infiniment plus belliqueux que les doux Tahitiens. Ayant apprécié
la faiblesse numérique de l’équipage du Bounty, ils conçoivent à son endroit
les plus noirs desseins. Le bateau, littéralement investi par des Polynésiens
entreprenants, se dégage d’un coup de canon. Les canots du bord donnent la
chasse aux indigènes. Au moment où ils arrivent à terre, ils sont accueillis
par une grêle de pierres. Les Anglais tirent une salve de coups de fusil, des
hommes tombent, les autres s’enfuient. Cet endroit s’appellera, pour les
hommes du Bounty : « Bloody Bay ».
Pourtant, c’est là que Christian a décidé de s’établir. Depuis qu’il a pu
mesurer les conséquences de son acte du 28 avril, il a eu le temps de mûrir
un plan. Il sait qu’il lui faut s’installer dans une île où l’on n’aura pas l’idée
d’aller le chercher. Et les mouillages de Toubouai sont bien trop précaires
pour qu’un navire européen se risque dans leurs eaux. Cependant, il manque
à l’île un certain nombre d’éléments indispensables tels que la viande et
Fletcher Christian prend sa décision : il emmènera son équipage à Tahiti, y
embarquera les chèvres, les cochons, les volailles nécessaires à la création
d’un élevage et les ramènera à Toubouai. C’est pour cela qu’il a fait
débarrasser l’entrepont.
Le 6  juin 1789, le Bounty est de retour dans la baie de Matavai. Aux
Tahitiens ébahis, Fletcher Christian explique que le Bounty a rencontré le
navire du capitaine Cook, que ce dernier a décidé de fonder un
établissement dans une île polynésienne, que le lieutenant Bligh s’est joint à
lui et a chargé M. Christian d’aller chercher du cheptel à Tahiti. Les naturels
acceptent sans sourciller cette version de l’affaire qu’aucun des hommes du
bord ne se hasarde à démentir.
Pendant dix jours, ils goûtent de nouveau à l’aimable vie tahitienne.
Mais le 16, le navire repart avec quelque 450 cochons, une cinquantaine de
chèvres, des volailles en quantité et même des chiens et des chats. Ils
emmènent en plus… neuf Tahitiens, dix femmes et autant d’enfants qui
n’ont pas voulu se séparer d’eux. Et le 23 juin, ils sont de retour à Bloody
Bay, dans l’île de Toubouai.
Cette fois, ils reçoivent un accueil tout à fait différent. Il semble que les
insulaires aient compris la dure leçon de la première visite. Il faut plusieurs
jours pour débarquer tout le cheptel mais, le 10  juillet, Fletcher Christian
fixe solennellement l’emplacement du fortin que les colons vont construire.
Quelques jours plus tard, les travaux commencent.
A partir de ce moment, se développe une expérience curieuse. Les
Anglais s’installent sous l’œil d’une population tour à tour inquiète et
subjuguée. Ils sont trop occupés de leurs propres problèmes et certainement
pas assez fins pour comprendre les intrigues locales qui se trament sous
leurs yeux, nouées par le chef Tinnarow. D’autre part, se pose l’éternel
problème des femmes. Chacun veut la sienne, il n’y en a pas assez pour tout
le monde. Au début d’octobre, lorsque Fletcher Christian parle de
démanteler le Bounty pour construire des maisons avec les éléments qu’on
en récupérera, la situation s’est dégradée sur deux plans. Celui de
l’équipage, d’abord, où le problème sentimental a suscité de vives
dissensions  ; celui des relations avec les insulaires ensuite. Il y a eu des
frictions nombreuses et les habitants de Toubouai ont pu se rendre compte
qu’après tout, les intrus n’étaient que vingt-cinq, même s’ils se trouvaient
pourvus d’armes terrifiantes.
La crise, dans le premier domaine, éclate le 10  octobre. Ce jour-là,
Fletcher Christian se trouve contraint de réunir ses hommes sur le pont du
Bounty et de leur poser la question de confiance. On vote sur le destin du
petit groupe et, sur 25, 16 voix se prononcent en faveur du retour à Tahiti.
La décision prise, il faut préparer le navire à reprendre la mer,
l’approvisionner. Un détachement envoyé à l’intérieur de l’île pour se
procurer des noix de coco et des arbres à pain, tombe dans une embuscade.
C’est la crise dans le second domaine. Heureusement pour les Anglais, la
supériorité de leurs armes est écrasante. Les victimes de leurs balles sont
nombreuses  : une soixantaine, assurera Taromeiva, le jeune chef de
Toubouai qui, avec deux amis, gagne le Bounty, décidé à lier son sort à
celui des Européens.
Le navire quitte Toubouai le 17 octobre. Pendant le voyage, on s’affaire
à répartir équitablement les stocks restants d’outillage et de pacotille. Le 22,
il est de nouveau dans la baie de Matavai. La ségrégation entre les partisans
de Fletcher Christian et les autres se fait alors. Ceux qui ont voté pour Tahiti
débarquent avec la part qui leur a été attribuée. Ce sont  : les midships
Stewart et Heywood, l’armurier Coleman, le second maître d’équipage
Morrison, Norman, Hillbrand, Burkitt, Sumner, Byrne, Ellison, Skinner,
Thompson, Muspratt, Mac Intosh, Millward et le maître d’armes Churchill.
On se rend d’ailleurs compte que ce groupe ne correspond pas tout à fait à
celui qui a mené la mutinerie. Churchill, par exemple, en était mais il ne
suit pas Christian. Autour de ce dernier, ne restent que le midship Edward
Young, les matelots Mills, Brown, Martin, Mac Coy, Williams, Smith et
Quintal.
Les volontaires pour Tahiti passent leur première nuit à terre. Ils n’ont
pas encore débarqué toutes leurs possessions et se proposent de le faire le
lendemain. Mais, le 23  octobre, lorsqu’ils se réveillent, le Bounty a levé
l’ancre. Le temps est beau, le ciel limpide. Ils l’aperçoivent qui s’éloigne
sur la mer immense, toutes voiles dehors. Ils le suivent des yeux jusqu’à
midi. A ce moment, la silhouette du navire disparaît au-delà de l’horizon.
Ils ne le reverront jamais.
 

Il nous faut bien revenir au 28 mai pour savoir ce qu’il est advenu du
lieutenant Bligh et de ses compagnons dans la chaloupe. Ce jour-là, ils
s’approchent prudemment des récifs de la grande barrière. Sur la carte, elle
figure sur la côte nord-est de l’Australie comme une défense avancée dans
la mer, parallèle à la chaîne de montagnes qui se nomme aujourd’hui
« Monts du Queensland ».
Bligh et ses hommes ont déjà accompli un exploit prodigieux en soi. Le
commandant sait bien ce qu’il lui reste à affronter : la traversée de ce que
nous appelons le détroit de Torres, entre les côtes d’Australie (que le
lieutenant Bligh connaissait sous le nom de Terre de Van Diemen) et celles
de la Nouvelle-Guinée, également sauvages, également hostiles. Dans
l’immédiat, il est essentiel d’accorder à ses hommes épuisés, qui souffrent
de violentes douleurs dans les membres, de vertiges, de toutes les affections
consécutives à la sous-alimentation, un peu de répit. A tâtons, la chaloupe
cherche une passe à travers les brisants, aborde une île qui semble déserte.
Bligh se risque à y débarquer. Enfin, les infortunés voyageurs peuvent se
permettre de s’allonger une nuit à terre. Le lendemain, le moral a fait un
bond vers le beau fixe. Ils partent vers la quête éternelle des hommes
abandonnés  : celle de la nourriture et de la boisson. Ils trouvent un peu
d’eau ; ils ramassent des huîtres et des palourdes. L’un d’eux a emporté, en
quittant le Bounty, une petite marmite de cuivre qui n’a jamais servi à rien.
A l’aide d’une loupe et d’un rayon de soleil – comme dans les meilleurs
romans – Bligh fait du feu et voici, miracle, une soupe reconstituante, après
laquelle on se paie le luxe incroyable d’une sieste au soleil. Ce 29 mai est
l’anniversaire du retour sur son trône du roi Charles  II. Par ailleurs,
l’équipage de la chaloupe se sent incontestablement reconstitué. Alors
Bligh décide de baptiser cette terre inconnue, à quelques miles du continent
australien, île… de la Restauration.
Le lendemain, après une dernière récolte d’huîtres et de palourdes, ils
reprennent la mer. Comme ils s’éloignent, des indigènes apparaissent
soudain sur la plage, font de grands gestes menaçants. Le lieutenant Bligh
ne tient nullement à les affronter. Ce même jour, la chaloupe passe à
proximité d’une île voisine, sablonneuse, celle-là, et le commandant décide
d’augmenter un peu ses maigres provisions. Mais se produit alors un
incident qui en dit long sur l’état d’esprit qui règne dans la chaloupe. Les
hommes désignés pour la corvée de coquillages refusent, déclarant qu’ils
préfèrent se passer de manger. L’incident prend un tour violent. Il oppose en
particulier le lieutenant Bligh et le maître charpentier Purcell. Ce dernier
défie le commandant, assurant « qu’il le vaut bien ». Bligh, fou de rage, lui
lance un coutelas, en saisit un également et lui ordonne de défendre sa vie.
Purcell refuse : « Non, monsieur, dit-il. Vous êtes mon officier. » M. Fryer
est intervenu entretemps : « Pas de bataille ici, dit-il, ou je vous fais arrêter
tous les deux ! »
« Si vous me touchez, je vous coupe en deux ! » hurle Bligh.
C’est grotesque. L’incident s’apaise et pourtant, de retour en Angleterre,
le lieutenant Bligh demandera que Purcell soit traduit en cour martiale…
Le 3 juin, la chaloupe a laissé par bâbord les côtes australiennes. Elle va
de nouveau affronter la haute mer, jusqu’à Timor. Ce voyage n’est pas
moins éprouvant que celui qui l’a amenée de Tofoa à l’île de la
Restauration. La mer est grosse. La frêle embarcation encaisse des vagues
incessantes. Il faut écoper sans relâche et les nuits sont atroces. Bligh lui-
même ne peut dire au bout de combien de temps ils atteindront Timor.
Alors, le rationnement entre de nouveau en vigueur, plus féroce que jamais ;
d’autant que la provision de palourdes est épuisée en trois jours. Deux
hommes, en particulier, paraissent mal en point. Ce sont Ledward, le
successeur de Huggan, le chirurgien, et le voilier Lawrence Lebogue. Le
lieutenant Bligh a la sinistre impression que ses deux compagnons
s’affaiblissent rapidement. Il les soutient comme il peut en leur administrant
à petites doses ce qu’il reste de rhum et de vin.
Le 8  juin, l’un des hommes parvient à capturer un petit dauphin que
l’on répartit avec allégresse. Pourtant, le 10, au terme d’une nuit
particulièrement épouvantable, Bligh doit se rendre à l’évidence : l’état de
son équipage empire d’heure en heure. Une volonté de fer le maintient
quant à lui à la barre. Mais, à la date du 10 juin, on note cette phrase dans
son journal :
«  Le maître d’équipage me dit fort innocemment qu’il me trouvait
vraiment encore plus mauvaise mine que n’importe qui à bord. La
simplicité avec laquelle il me fit part de cette opinion m’amusa et je lui
retournai un compliment plus gracieux. »
Et pourtant, l’incroyable exploit, à ce moment-là, est presque réalisé.
Lorsque l’aube du 12  juin éclaircit le ciel, les voyageurs découvrent une
côte et leur commandant peut leur dire, non sans quelque fierté, que c’est
celle de l’île de Timor. Grâce à la ligne et au tableau de loch que Bligh a fait
confectionner à la fois pour occuper ses hommes et pour estimer sa
navigation aussi exactement que possible, il peut affirmer que la chaloupe a
parcouru depuis le 28 avril, 3 618 miles marins, soit 5 821 km et, ajoute-t-il,
«  malgré notre extrême dénuement, personne n’était mort en cours de
route ».
Pendant vingt-quatre heures, on longe la côte de Timor à la recherche
d’un port. Dans l’après-midi du 13, Bligh aperçoit des cases et des gens
occupés au travail des champs. Il envoie deux hommes aux renseignements.
Les insulaires leur apprennent que la capitale se trouve à Koepang et l’un
d’eux accepte même de monter dans la chaloupe pour servir de pilote. Le
dimanche 14 juin, à l’aube, le canot se trouve devant le petit fort qui défend
l’entrée de cette possession hollandaise. Et le lieutenant Bligh, le formaliste,
l’esclave du règlement, écrit, au terme de cette sensationnelle odyssée  :
«  Au cours de notre voyage, nous avions confectionné un petit pavillon
anglais que je hissai au grand hauban comme un signal de détresse. Je
trouvais, en effet, peu convenable de débarquer sans permission. »
Cette permission est accordée par un soldat hollandais qui hèle
l’embarcation. Dès que celle-ci accoste, elle est entourée d’une véritable
foule d’indigènes. Un certain capitaine Spikerman se présente fort
civilement, entouré de quelques soldats, et l’on aide les voyageurs à
débarquer. Certains sont dans un tel état qu’ils peuvent à peine mettre un
pied devant l’autre et le lieutenant Bligh regrette bien qu’un peintre de
talent ne se trouve pas là pour exprimer ce tableau car «  un spectateur
impartial n’aurait su ce qu’il convenait de regarder avec plus d’admiration :
d’une part, des yeux affamés, étincelants à l’idée de voir enfin leur famine
soulagée, de l’autre, l’horreur de leurs sauveteurs en contemplant tous ces
spectres dont l’apparence affreuse aurait plutôt inspiré la terreur que la pitié
si l’on en avait ignoré la cause. Nous n’avions plus que la peau sur les os,
nos membres étaient couverts de plaies et nous étions vêtus de haillons ».
Mais l’odyssée est terminée. Le gouverneur de Timor, Willem Adrian
Van Este, installe au mieux ses hôtes anglais. Le lieutenant Bligh n’a
qu’une idée : partir au plus tôt pour l’Angleterre. Pour aller plus vite, il fait
l’acquisition d’un petit schooner de 12  m, le Resource. Il part ainsi le
20 août de Koepang, avec tous ses compagnons. Le 2 octobre, ils arrivent à
Batavia, capitale des Indes néerlandaises. Le 16, il s’embarque sur un
paquebot hollandais, le Vlydte, à destination de l’Europe, en compagnie du
commis Samuel et du cuisinier John Smith. Le reste de l’équipage attend un
navire anglais. Parmi ces hommes, pourtant, tous ne reverront pas leur
patrie  : Nelson, le botaniste, était mort le 20  juillet à Koepang, d’une
« fièvre inflammatoire ». Hall, le second cuisinier, mourait le 11 octobre à
Batavia. Elphinston et Linkletter, dans les premiers jours de novembre,
Lamb, le boucher, à bord du navire qui le ramenait en Europe. Quant à
Ledward, l’aide chirurgien, on suppose qu’il périt dans le naufrage d’un
autre navire, entre Batavia et Le Cap.
Un autre chapitre de la tragique affaire du Bounty n’allait pas tarder à
s’ouvrir : celui du châtiment.
 

Il y a une semaine que le lieutenant Bligh vogue vers l’Europe à bord


du Vlydte, ce 23  octobre 1789, lorsque les seize Anglais de l’équipage du
Bounty perdent de vue leur navire qui s’éloigne de Tahiti.
Pour les exilés, la vision de l’avenir est bien différente, selon les uns ou
les autres. Il y a ceux qui ont coupé définitivement les ponts, comme
Churchill, et dont Tahiti est désormais la seule patrie. Il y a ceux qui,
comme le jeune midship Peter Heywood, n’aspirent qu’à revoir
l’Angleterre et les êtres qui leur sont chers, qui rêvent de posséder un
bateau capable de prendre la mer, ou encore de l’escale, bien
problématique, d’un navire européen.
Problématique, mais pas impensable. Une des premières choses qu’ils
apprennent, en revenant à Tahiti, c’est qu’en leur absence, un vaisseau,
justement, s’est arrêté et qu’il a laissé dans l’île un Anglais, du nom de
Browne, qui se trouve à cette époque à Tiarapu, la presqu’île accrochée au
sud-est de Tahiti.
Disons-le tout net, ce Browne constitue un des points obscurs de notre
histoire. Ni James Morrison, le second du maître d’équipage, qui pendant
tout le séjour dans l’île des mers du Sud continue de tenir la chronique de la
petite colonie, ni aucun de ses compagnons, dans sa correspondance ou son
témoignage au procès, ne nous dit le nom du bâtiment auquel appartenait
Browne, ni si ce dernier l’a quitté volontairement ou accidentellement.
Une chose est certaine  : le commandant de ce navire, un certain
capitaine Cox, a fait justice de la fable que Bligh avait contée aux
Polynésiens sur le capitaine Cook. Il leur a dit la vérité, leur a appris que
Cook est mort, que Bligh n’est nullement son fils, ainsi qu’il lui est arrivé
de s’en vanter.
Cette mise au point a eu l’immense avantage d’éclaircir les relations
entre les seize Anglais et les Tahitiens. Ceux-ci ont été témoins à plusieurs
reprises des brutalités de Bligh envers certains de ses hommes qu’il a
condamnés au fouet ou aux fers. La véritable histoire de leurs hôtes est bien
faite pour émouvoir leurs cœurs compatissants. Les seize marins sont reçus
à bras ouverts.
Quels que soient les projets d’avenir de ces derniers, ils savent bien
qu’ils demeureront longtemps à Tahiti. Aussi, dès les premiers jours, s’y
installent-ils à demeure. Chacun retourne dans la famille avec laquelle il
s’était lié durant le séjour du Bounty. C’est ainsi que Peter Heywood se fixe
dans la « belle famille » de George Stewart. Le midship est en effet un de
ceux qui ont noué à Matavai une liaison durable. Son épouse tahitienne est
aussi douce que ravissante. Comme les Tahitiens n’hésitent pas à changer
de nom lorsqu’ils sont las de celui qu’ils portent, elle se nomme maintenant,
en toute simplicité, Peggy.
Les autres s’installent dans des conditions assez semblables. Trois
d’entre eux vont même se fixer à Oparre, dans une autre région de l’île,
avec le chef local Oreepyah.
Le rythme de la vie s’organise bientôt. Sur un petit tertre qui domine le
village, les marins ont planté une perche au sommet de laquelle ils ont fixé
un pavillon anglais de fortune. Chaque dimanche, on fait le salut aux
couleurs et on lit en commun l’office religieux.
D’une façon générale, la vie est douce dans ce petit paradis, où rien ne
manque des bénédictions de la nature. L’affection des insulaires pour leurs
hôtes ne se dément pas un seul instant, en dépit des écarts de conduite de
quelques-uns des marins, tel Thompson. Ce dernier, par exemple, las d’être,
un jour, l’objet de la curiosité d’indigènes venus spécialement de l’autre
bout de l’île pour « voir les Anglais », va jusqu’à tuer, d’un coup de fusil,
dans un moment de colère, un des visiteurs. Pourtant, les gentils Tahitiens
ne lui en gardent pas rancune et le cadeau d’une chemise de Peter Heywood
à la veuve de la victime arrange les choses à la satisfaction générale.
En somme, l’histoire pourrait aussi bien s’arrêter là s’il n’existait pas à
l’autre bout du monde une autre île, qui se nomme l’Angleterre. La ferme
détermination de la revoir demeure chevillée au cœur de plusieurs des
exilés. D’autre part, le tempérament positif de ces marins britanniques
s’accommode mal du désœuvrement. Dès le mois de novembre 1789, Peter
Heywood a lancé l’idée de construire une goélette. Pour l’ensemble de la
petite colonie, il s’agit de posséder un bâtiment qui sera utile pour effectuer
des croisières dans l’archipel. Mais, dans l’esprit de quelques-uns, de
Morrison, de Coleman et de Peter Heywood notamment, il y a l’audacieux
projet de gagner, comme le lieutenant Bligh, les établissements hollandais
d’Indonésie, d’où ils pensent que leur rapatriement sera possible.
Comme tous ses camarades, Peter Heywood a un « tyo » tahitien. Il se
nomme Pooeno et c’est un des jeunes chefs de l’île. Il lui expose son projet
de construction d’un bateau qui offrira beaucoup plus de possibilités que les
pirogues locales. Pooeno donne bien volontiers l’autorisation d’abattre tous
les arbres nécessaires, et Morrison écrit dans son journal :
« Le 11 (novembre), nous commençâmes à couper des arbres destinés à
la charpente du navire que nous avions l’intention de construire. Nous
dégageâmes d’abord, auprès de la plate-forme, un espace ombragé par
quelques arbres et y disposâmes les grumes. Le 12, nous posâmes la quille :
elle avait trente pieds de long. »
L’embarcation projetée est à peine plus longue que la chaloupe du
Bounty à bord de laquelle le lieutenant Bligh et ses compagnons avaient
gagné Koepang…
Les premiers arbres sont donc abattus le 11  novembre, moins de trois
semaines après l’arrivée des seize Anglais à Tahiti, et la quille est posée dès
le lendemain. Cela donne une idée de l’enthousiasme dans lequel la plupart
d’entre eux (car il ne faut pas oublier que trois hommes au moins les ont
quittés pour aller s’installer dans une autre région) abordent cette tâche
nouvelle.
Trois membres de l’équipage du Bounty sont suffisamment qualifiés
pour animer le travail : ce sont Charles Norman et Thomas Mac Intosh, les
deux adjoints du maître charpentier, et le tonnelier Henry Hillbrand. La vie
quotidienne prend alors un autre rythme  : en plus des occupations
habituelles, des menus soins qu’il faut bien donner, même à Tahiti, aux
animaux et aux cultures, il y a le chantier. Mais on imagine assez quelles
sont les difficultés rencontrées. La technique des constructeurs est
médiocre, leur outillage des plus rudimentaires. Ils ne disposent que de
hachettes pour abattre et débiter les cocotiers et la confection de chacune
des pièces de la charpente du bateau représente un travail considérable.
Considérable et rebutant. Plusieurs marins se découragent de voir
l’ouvrage avancer si lentement. Les uns abandonnent puis reprennent leur
place, les autres travaillent lentement ou sporadiquement. Bref,
décembre 1789, janvier 1790, février, se passent. La vie s’écoule au rythme
aimable des îles. Mis à part le désir, toujours aussi vif, de certains d’entre
eux de regagner l’Angleterre, les Anglais sont aussi intégrés que possible à
la vie tahitienne. Ils se sont même pliés aux coutumes locales  : Peter
Heywood, comme tout le monde, s’est fait tatouer le bas du dos. Le
tatouage, c’est un peu la carte d’identité des insulaires. Pour décrire un
homme, on décrit son tatouage.
Non seulement les Anglais sont parfaitement intégrés, mais ils jouissent
auprès de leurs hôtes d’un prestige certain. C’est ainsi que la petite colonie
de Matavai apprend un jour de mars que Churchill, l’ancien capitaine
d’armes qui s’est installé dans la presqu’île de Tiarapu, a succédé au chef
local, décédé subitement, et y règne désormais sous le nom de
Vayheeadooa. Cette gloire terrestre causera d’ailleurs sa perte  : quelques
mois plus tard, une querelle l’opposera à Matthew Thompson dont le
caractère brutal et sournois est déjà connu. A la suite de cette querelle,
Thompson assassine Churchill et il est à son tour exécuté par les Tahitiens
du lieu, soucieux sans doute de venger leur chef.
Tout cela, les Anglais de Matavai l’apprennent par un des leurs, Burkitt,
qui, las de travailler à la construction de la goélette, était parti rejoindre
Churchill dans sa principauté. Il revient avec les nouvelles assez confuses
du drame de Tiarapu. A ce moment, les hommes du Bounty fixés à Tahiti
demeurent au nombre de quatorze.
Lentement, s’écoule l’année 1790, dans son aimable routine
quotidienne, faite d’heures quasi familiales, émaillées de visites et de
banquets, de tendres idylles et de voluptueuses baignades dans les longs
rouleaux du Pacifique. Faite de travail aussi, puisque peu à peu, sur le
chantier improvisé de Matavai, la goélette prend forme. Dans l’esprit de ses
constructeurs, la petite embarcation aura deux mâts, des voiles auriques, et
aussi des avirons.
Vient le jour de novembre 1790 où ils peuvent enfin la mettre à l’eau,
devant la population enthousiaste. Il y a un an, presque jour pour jour, que
la construction a commencé. Et treize mois à peine que le Bounty les a
déposés sur la plage…
La disposition du petit bateau leur permet de faire en novembre,
quelques croisières dans les îles voisines. Ils emmènent avec eux leurs amis
tahitiens. C’est un aspect nouveau et plaisant de l’exil, mais il comporte un
aspect amer. Peter Heywood, Morrison, Coleman sont bien obligés de se
rendre à l’évidence  : jamais, avec cette embarcation, avec les quelques
morceaux d’étoffe dont ils disposent en guise de voiles, ils ne pourront
affronter l’effrayant voyage jusqu’à Batavia.
Tout le monde n’est pas le lieutenant Bligh…
Le 10 décembre 1790 s’annonce la saison des pluies. Les marins tirent
le bateau au sec, construisent un abri au-dessus afin qu’il ne soit pas abîmé.
1790 cède la place à 1791. Aucun des prodigieux événements qui se
déroulent alors en Europe n’est parvenu, et pour cause, aux exilés.
En février, il est de nouveau possible d’utiliser le petit bateau. Une
étrange mission lui est même dévolue, le mois suivant  : les Anglais sont
amenés, en effet, à intervenir dans la politique locale. Ils ont décidé de
soutenir la cause du nouveau et jeune « Earee rahee », c’est-à-dire roi, de
Tahiti, dont les habitants de Tiarapu, la péninsule éternellement dissidente,
refusent de reconnaître l’autorité. Laissant à Matavai Peter Heywood,
George Stewart, Coleman et Skinner, les sept autres appareillent et
entreprennent de faire le tour de l’île en longeant la côte. Pour cette
opération de police, la goélette arbore l’Union Jack à la corne du mât.
Elle quitte Matavai le 23  mars 1791. Chez les «  rebelles  », les sept
hommes de la «  force d’intervention  » retrouveront leurs camarades du
Bounty, Burkitt, Sumner et Muspratt, ainsi que Browne, le transfuge du
navire du capitaine Cox.
Le lendemain de leur départ, lorsque les quatre Anglais demeurés à
Matavai s’éveillent, ils éprouvent un des plus grands chocs de leur
existence  : cinglant vers la baie, à moins de deux milles du rivage,
majestueuse sous ses voiles blanches qui lui font une coiffe légère
maintenue par le fin réseau des haubans et des vergues, s’avance une
frégate d’une trentaine de canons.
Et elle arbore fièrement les couleurs de l’Angleterre !
 

Pour les exilés de Matavai, c’est tout simplement une vision


fantastique. Après l’abandon du projet de gagner les Indes Néerlandaises à
bord de la goélette, l’escale d’un navire anglais est le seul espoir de
regagner un jour la patrie lointaine. Coleman, l’armurier du Bounty qui fut
le premier à comploter contre Fletcher Christian, le lendemain même de
l’abandon du lieutenant Bligh, et le jeune Peter Heywood, qui a nourri avec
lui le même dessein de reconquérir le navire, sont littéralement soulevés
d’enthousiasme.
Coleman se précipite dans une pirogue, se lance à la pagaie au-devant
du vaisseau. Au fur et à mesure que celui-ci s’avance, que parviennent
jusqu’à lui les échos familiers des coups de sifflet, des ordres des officiers
et des quartiers-maîtres, des appels des gabiers dans les vergues, il peut
enfin le détailler.
C’est bien un bâtiment de la marine de Sa Majesté, et il se nomme le
Pandora. Le navire manœuvre encore, il n’a pas encore mouillé son ancre,
que la pirogue de Coleman l’atteint. Dans sa précipitation, il commet une
fausse manœuvre, la frêle embarcation chavire et l’on repêche, tout piteux,
le malheureux armurier.
Il est immédiatement amené en présence du commandant du Pandora,
le capitaine Edward Edwards, à qui il fait un récit rapide de ses aventures et
de celles de ses compagnons. Il explique que la plupart de ces derniers sont
provisoirement absents de Matavai.
Le second à gagner le bord est Peter Heywood. Il arrive lui aussi à bord
d’une pirogue, après que le Pandora a eu jeté l’ancre, mais alors que
personne de son bord n’est encore descendu à terre. Lui aussi fait au
capitaine de vaisseau Edwards un récit en tous points similaire à celui de
Coleman, mais il pose une question anxieuse : « Est-il vrai, ainsi qu’il l’a
appris en attendant d’être admis en présence du commandant, que son
camarade du Bounty, Thomas Hayward, se trouve à bord ? »
C’est vrai. Hayward, promu au grade de lieutenant, est appelé dans la
cabine du commandant. Il n’a, pour le malheureux Heywood qu’un regard
de mépris, alors que c’est malgré lui que les ordres de Fletcher Christian
l’ont embarqué dans la chaloupe du lieutenant Bligh.
Peter Heywood n’a pas encore dix-huit ans, mais il commence à
comprendre la perfidie humaine. Il se rend compte, au moment où le
capitaine Edwards ordonne qu’on le mette aux fers, de sa tragique et
pitoyable situation. Le voilà devenu mutin et pirate. Du même coup, il
apprend ce qui s’est passé depuis ce fatal 28 avril 1789, jour de la mutinerie
de Fletcher Christian.
Le lieutenant Bligh est arrivé à Portsmouth, au terme de son voyage à
bord du Vlydte, le 14  mars 1790, en compagnie de John Samuel, son
comptable, et de John Smith, son cuisinier. On conçoit que pendant les mois
suivants, il n’est pas demeuré inactif. Non seulement il a fait toutes les
démarches nécessaires auprès de l’Amirauté, mais il a publié une relation
détaillée de son voyage et de la mutinerie de l’archipel des Tongas. Dans
l’opinion publique, ce récit a eu un retentissement énorme, si bien que
lorsque, avec toute la lenteur d’une lourde machine administrative, la cour
martiale devant laquelle doit passer tout officier qui a perdu son bâtiment,
s’est réunie, le 22 octobre 1790, à bord du Royal William à Spithead, il ne
s’est agi que d’une simple formalité. Non seulement le lieutenant Bligh a
été acquitté, félicité pour les brillantes qualités dont il a fait preuve en
ramenant à Koepang la partie loyale de son équipage, mais encore, la Cour
a recommandé que les mutins (parce qu’ils se sont rebellés contre leur
commandant) et pirates (parce qu’ils se sont emparés du navire) fussent
pourchassés, capturés et traduits devant la justice du Roi.
Cette mission a été confiée au Pandora, à son commandant, le capitaine
Edwards, quarante-huit ans, à ses cent trente hommes d’équipage et à ses
vingt-quatre canons. Le mois suivant, le vaisseau quittait Spithead pour
Tahiti. Parmi ses officiers, se trouvaient non seulement Hayward, mais aussi
John Hallett, ancien midship du Bounty, également promu au grade de
lieutenant.
Voilà ce qu’apprend en quelques minutes le malheureux Peter
Heywood, tandis qu’on l’enchaîne comme un vulgaire criminel, auprès de
Coleman. Stewart, Skinner, qui étaient demeurés à Matavai, puis le matelot
Byrne, ne tardent pas à les rejoindre.
Pour les autres, le capitaine Edwards, qui entend ne pas perdre de
temps, charge son second, M. Corner, d’armer des canots et de les ramener
à bord. Hayward, qui commande une des embarcations, aperçoit le premier
la goélette et lui donne la chasse, mais sans succès : à Tiarapu, les anciens
du Bounty ont été prévenus par leurs amis tahitiens de l’arrivée du Pandora.
Ils estiment que leur situation vis-à-vis de la justice sera meilleure si, au
lieu de se laisser capturer, ils se rendent d’eux-mêmes à son commandant.
C’est ce qu’ils font en fin de compte, malgré les supplications de leurs amis.
Et ils vont rejoindre aux fers leurs quatre camarades.
En dépit de la bonne volonté dont ils ont fait preuve, et sans se
préoccuper de connaître leur degré de culpabilité dans l’affaire du Bounty,
le capitaine Edwards témoigne à leur égard d’une véritable férocité. Il a fait
construire à leur intention, sur le pont, à l’arrière du vaisseau, une prison
spéciale, à laquelle on ne peut accéder que par une écoutille ménagée dans
le toit. En se référant au nom du navire, les prisonniers comme l’équipage
l’appellent aussitôt la «  boîte de Pandore  ». Les conditions y sont
effroyables, et Morrison, qui est au nombre des malheureux, écrira dans son
journal :
« Par temps calme, il faisait là-dedans une chaleur si intense que notre
sueur coulait en vrais ruisseaux jusqu’aux dalots ce qui, en peu de temps,
nous amena des asticots. Les hamacs qu’on nous avait donnés étaient sales,
et nous les trouvâmes remplis d’une autre espèce de vermine contre laquelle
nous ne pouvions nous défendre qu’en couchant à même le plancher. Nous
devions rester entièrement nus pour ne pas être envahis par ces hôtes
incommodes. Avec les deux tinettes qui restaient à demeure dans notre
prison, ils contribuèrent à rendre notre situation franchement désagréable. »
Les Tahitiens qui montent chaque jour à bord sont vivement émus par le
sort misérable de leurs amis. Les femmes pleurent de chagrin et de pitié. La
plus touchante de celles-ci est à coup sûr Peggy Stewart, qui a donné à son
mari une jolie petite fille. Elle témoigne d’une telle peine que les visites à
bord du Pandora lui sont interdites. Alors, la malheureuse jeune femme,
malgré la légendaire insouciance tahitienne, se laissera littéralement mourir
d’amour et de douleur. On l’enterrera deux mois plus tard et la fillette sera
élevée par les missionnaires qui débarqueront à Tahiti en 1797.
Le capitaine Edwards, dont l’attachement au règlement paraît égaler
celui du lieutenant Bligh, n’a cure de ces menues souffrances. Il lui tarde de
retrouver le Bounty et le reste des «  pirates  ». Mais les îles voisines sont
fouillées en vain. Finalement, le 20  mai 1791, le Pandora appareille  : les
mutins du Bounty quittent pour toujours le paradis terrestre.
Pendant les semaines qui suivent, la frégate relâche dans toutes les îles
à proximité desquelles elle passe. Le capitaine Edwards en découvre même
quelques-unes à cette occasion. La seule trace que l’on trouve du navire du
capitaine Bligh c’est, sur un atoll appartenant au groupe des îles
Palmerston, une traversière d’artimon qui porte le nom de Bounty. Mais le
bâtiment et ce qui restait de son équipage semblent s’être littéralement
volatilisés.
Le capitaine Edwards finit par renoncer. De toute façon, il tient
quatorze mutins : il n’a pas fait le voyage en vain. Malheureusement pour
lui, il n’est pas arrivé…
A la fin du mois d’août, le 28 pour être précis, le Pandora, comme la
chaloupe du lieutenant Bligh lors de son odyssée, se trouve devant la grande
barrière de récifs. Comme Bligh, Edwards cherche une passe pour se
rapprocher de la côte australienne. C’est alors que le drame se produit  :
« Pendant que nous procédions à des sondages, racontera-t-il plus tard à la
cour martiale, un énorme grain s’abattit sur nous. Avant que nous eussions
le temps de virer de bord et de faire une nouvelle manœuvre, le navire
heurta un récif. »
Tous les efforts pour le déséchouer sont vains. Edwards met tout le
monde aux pompes, fait jeter par-dessus bord plusieurs canons afin
d’alléger le bâtiment. Rien n’y fait. Battu par la mer au cours d’une nuit
atroce, le Pandora, à l’aube du 29  août, ses cales inondées, n’est plus
qu’une épave. Le commandant ordonne son évacuation.
Les malheureux prisonniers assistent impuissants à la tragédie. En vain
supplient-ils qu’on les libère, qu’on leur accorde la faveur de pomper avec
les autres. Ils ne reçoivent que des insultes, et la garde, autour de la boîte de
Pandore, est renforcée.
Les ordres insensés d’un officier borné sont appliqués avec une telle
rigueur stupide qu’aux appels des prisonniers, le capitaine d’armes, esclave
de la consigne, répond  : «  Ne vous tracassez pas, nous irons ensemble en
enfer. » Et effectivement, lorsque le navire bascule, il est précipité dans les
flots, ainsi que son caporal, et les deux hommes se noient.
A la toute dernière minute, tandis que sombre le Pandora, il se trouve
un cœur plus généreux que les autres, celui de William Moulter, un maître
d’équipage, qui risque sa vie pour ouvrir l’écoutille de la prison. Les captifs
ont réussi de leur côté à briser leurs fers. Lorsqu’ils s’échappent par le toit,
l’eau pénètre déjà par le hublot. Tous ne réussissent d’ailleurs pas à se jeter
à la mer. Skinner et Hillbrand, menottes aux mains, sont noyés dans la boîte
de Pandore tandis que Stewart et Sumner périssent, assommés par la chute
de la passerelle.
Sous les yeux des rescapés, le Pandora donne de la bande, embarde à
bâbord, s’enfonce par l’avant et disparaît dans un tourbillon d’écume…
Sur la plage sablonneuse de la petite île la plus voisine, où ont abordé
les canots de sauvetage, le capitaine Edwards fait l’appel de son monde : il
lui reste 89  hommes du Pandora et 10 du Bounty. Il a perdu dans le
naufrage 31 des premiers et 4 des seconds.
Les quelques jours qui suivent sont utilisés à mettre les quatre canots de
sauvetage en état. Pour le capitaine Edwards et ses hommes, il reste à
rééditer l’exploit du lieutenant Bligh  : gagner Timor… Le 31  août, les
canots prennent la mer. Les hommes savent qu’il leur faudra se contenter
d’une ration de famine  : deux verres d’eau et un morceau de pain de la
grosseur d’une balle de mousquet par jour.
La chaleur est atroce. En peu de jours, l’épreuve devient si cruelle que
des hommes en arrivent à boire leur propre urine. Et pourtant, la commune
infortune ne peut en aucune manière modifier l’attitude du capitaine
Edwards. Alors que Peter Heywood rame dans son canot, il a le malheur
d’échanger quelques mots avec Mac Intosh, son voisin de nage. Le
commandant le fait venir à l’arrière, ligoter au fond du canot de telle sorte
qu’il ne peut bouger et l’insulte : « Silence ! Canaille, assassin ! Chien de
pirate ! Espérais-tu un meilleur traitement ? »
Et pourtant, le 13 septembre, les quatre canots arrivent en vue de l’île
de Timor. Le 15, ils parviennent au port de Koepang, où le gouverneur et
les officiels de la colonie hollandaise leur réservent le même accueil
généreux qu’au lieutenant Bligh et à ses compagnons.
Edwards prend immédiatement ses dispositions pour faire garder ses
prisonniers. Les naufragés demeurent trois semaines à Koepang. De là, un
navire des Indes néerlandaises les transporte à Samarang, puis à Batavia, où
l’officier négocie le rapatriement de ses hommes à bord de différents
navires en partance.
Quant à lui, il embarque avec ses prisonniers à bord du vaisseau
hollandais Vreedenburgh à destination du Cap. Là, il trouve un vaisseau de
la Royal Navy, le Gorgon, et y fait mettre aux fers les dix malheureux.
Peter Heywood puise dans la certitude de son innocence l’espoir de la
justice et de l’amélioration de son sort. Pourtant, il est loin d’en avoir
terminé avec les épreuves engendrées par le coup de tête d’un jeune officier,
un matin d’avril.
Ce n’est en effet que le 19  juin 1792 que le Gorgon jette l’ancre à
Spithead, d’où l’adolescent était parti quatre ans et demi plus tôt.
Il lui reste trois mois pour préparer sa défense, avant de comparaître
devant ses juges.
 

Le 12  septembre 1792, à l’aube, une chaloupe amène de la prison


militaire de Portsmouth les dix mutins du Bounty. Avec ses compagnons
d’infortune, Peter Heywood regarde grandir, à l’avant de l’embarcation, la
silhouette du Duke, un puissant vaisseau de la Royal Navy, à la coque
majestueuse, dont les voiles carguées sur les vergues font ressortir les lignes
imposantes.
C’est à bord de ce navire que va se jouer son destin et l’artiste le plus
sensible n’aurait pu imaginer décor plus suggestif pour disposer de la vie
d’un marin  : autour du Duke, ancrés dans la rade de Spithead, les autres
vaisseaux de l’escadre, la « Blue Fleet » (Flotte bleue). Au nord, le front de
mer de Portsmouth, à la silhouette dentelée de pignons et de clochers. Au
sud-ouest, les côtes de l’île de Wight. Au sud, l’ouverture sur la haute mer,
la porte de l’Aventure.
Comme Peter Heywood a vieilli, depuis le jour où il a escaladé d’un
pied léger l’échelle du Bounty, et comme il était loin de s’imaginer, alors,
que l’aventure finirait ainsi sur le banc d’infamie…
La cour martiale se tient dans la grande cabine du Duke, à l’arrière, et
les portes en ont été largement ouvertes pour permettre au plus grand
nombre d’assistants de suivre le procès, qui est public. En fait, toute
l’Angleterre, qui s’est passionnée pour le récit du lieutenant Bligh, a les
yeux fixés sur Portsmouth. Il ne s’agit pas de n’importe quel procès, mais
bien d’un procès de marins dans une nation maritime.
A la coupée, de longues modulations de sifflet saluent les officiers
supérieurs à leur arrivée sur le pont. Les tambours donnent à la procédure
préliminaire un retentissement solennel. Des fusiliers marins en armes,
impassibles, gardent les accès du tribunal, et tout un fond sonore inattendu
s’élabore autour de la Cour : la brise qui murmure dans les agrès, la chaîne
d’ancre qui grince dans l’écubier, le bois qui craque doucement à chaque
tension imposée à la coque, les mouettes criardes qui se disputent les reliefs
de la cambuse, tous les petits bruits familiers composant l’univers du marin.
Au moment de l’ouverture du procès, une assistance déjà importante est
réunie. Elle est surtout composée d’officiers de marine, curieux de voir
comment va tourner l’affaire, mais on remarque également plusieurs
membres de l’aristocratie de Portsmouth, des hauts fonctionnaires, quelques
dames. On se désigne discrètement un clergyman : c’est le révérend James
Bligh, le frère du commandant du Bounty.
Les fusiliers marins, les huissiers et les greffiers, la figuration
indispensable au procès, sont déjà à leur place. Les défenseurs des accusés
également, trois ou quatre en tout, pas plus. Celui de Peter Heywood n’est
pas un avocat professionnel. C’est un certain M. Graham. Il a été secrétaire
de plusieurs amiraux à Terre-Neuve et il a, à ce titre, siégé comme
procureur dans plusieurs cours martiales. «  Il a une connaissance
approfondie des choses de la marine, des capacités sortant de l’ordinaire et
c’est un juriste averti », a souligné le commodore Pasley, parent par alliance
de Peter Heywood, qui a commis M. Graham à sa défense.
Un roulement de tambour salue l’entrée de la Cour. Elle est présidée par
un homme dont le nom sonne de nos jours comme un coup de canon  : le
Très Honorable lord Hood, vice-amiral de la Flotte bleue, commandant en
chef des vaisseaux de Sa Majesté à Portsmouth et Spithead. Lord Hood est
un homme de haute taille, aux cheveux blancs. Il a déjà soixante-huit ans, à
cette époque. L’année suivante, il commandera la flotte anglaise qui
investira Toulon, permettant ainsi à un jeune général corse de se rendre
célèbre. Et, dans l’avenir, il y aura toujours un « Hood » dans la flotte de Sa
Majesté.
Il est assisté de douze officiers de marine, dont les grades vont de
l’enseigne au commodore. Le moment est solennel. Dans un silence
impressionnant, le greffier donne lecture de l’ordre de convocation de la
cour martiale. Il émane des lords commissaires de l’Amirauté et est daté du
20 août 1792.
La Cour prête ensuite serment, et l’on introduit les accusés. Un à un, les
dix hommes prennent place dans le box qui a été installé à leur intention,
des plus jeunes, Heywood et Ellison, au plus âgé, le vieux Byrne. Dès ce
moment, on se rend compte que le procès du Bounty sera finalement ramené
à un aspect très limité de l’affaire. Ses principaux protagonistes sont en
effet absents.
Sur le banc des accusés, il manque le principal artisan de la mutinerie,
Fletcher Christian, et ses huit compagnons : Young, Mills, Brown, Martin,
Mac Coy, Williams, Smith, Quintal, qui se sont évanouis à tout jamais, avec
le navire, dans l’archipel lointain des mers du Sud.
Parmi les témoins, il manque le principal  : le lieutenant Bligh. Après
son acquittement par la cour martiale, l’officier, qui bénéficiait toujours de
l’appui actif de l’influent sir Joseph Banks, s’est vu de nouveau confier la
mission de transporter des plants d’arbres à pain de Tahiti à la Jamaïque.
Cette fois, on lui a donné deux vaisseaux, le Providence et l’Assistant. Il a
mis à la voile en juin  1791. Disons tout de suite que le voyage sera
couronné de succès. Bligh rentrera en août 1793, après avoir mené sa tâche
à bien. Les seuls à être déçus dans l’affaire seront les planteurs de la
Jamaïque car, pour une raison inexplicable, l’arbre à pain ne se plaira pas
dans les Antilles.
Les témoins qui répondent à l’appel de leur nom sont donc M. Fryer, le
second du Bounty, le maître d’équipage William Cole, le maître canonnier
William Peckover, les midships Thomas Hayward et John Hallett, devenus
lieutenants, le cuisinier John Smith et le charpentier William Purcell. Ce
mauvais caractère, poursuivi par le ressentiment tenace du lieutenant Bligh,
est passé devant la cour martiale du 22  octobre 1790, celle qui a acquitté
Bligh. Ses insolences pendant le voyage de la chaloupe ont été évoquées,
mais il s’en est tiré avec une réprimande.
Ont été également cités, M.  Larkin, officier à bord du Pandora, et le
commandant de ce navire, le capitaine Edwards. Ce dernier, lui aussi, a
connu la cour martiale pour avoir perdu son navire. Celle-ci s’est réunie
précisément l’avant-veille, 10 septembre, à bord de l’Hector. Les officiers
qui la composaient se sont montrés dépourvus de toute curiosité. Il leur a
suffi d’entendre ses adjoints affirmer qu’il avait fait tout ce qui était
humainement possible pour sauver le Pandora et son équipage, et le
capitaine Edwards a été acquitté. On a jeté un voile pudique sur le désordre
qui a présidé à l’évacuation du navire et sur la conduite absolument ignoble
du commandant à l’égard de ses prisonniers.
On peut procéder alors à la lecture de l’acte d’accusation. Il est
composé de trois documents. Tout d’abord, une lettre du lieutenant Bligh à
l’Amirauté, datée du 18 août 1789. Cette lettre, il l’a écrite à Koepang avant
de quitter ce port à bord du Resource pour gagner Batavia et, de là,
l’Angleterre. C’est un long récit des péripéties du voyage auquel est jointe
une liste nominative des mutins avec leur signalement. C’est ensuite le
rapport du capitaine Edwards sur les opérations qui ont amené la capture
des dix accusés. C’est enfin un extrait du livre de bord du Bounty, dans
lequel Bligh décrit la mutinerie.
En écoutant cette lecture qui les ramène trois ans en arrière, qui leur fait
revivre le moment le plus tragique de leur existence, les dix hommes savent
exactement quel est l’enjeu de ce procès.
Ce n’est pas l’affaire du Bounty que l’on va évoquer ici. Il ne sera pas
question de l’atmosphère à bord du navire, des rapports personnels entre
Bligh et son équipage, entre Bligh et Christian, entre Christian et le reste
des hommes. Il ne sera question, en d’autres termes, d’aucun des facteurs
humains qui sont à l’origine de la tragédie. Et ceci non pas seulement parce
qu’il y manque les deux principaux acteurs, mais surtout et avant tout, parce
que le rôle des douze officiers de la marine et de lord Hood est limité. Le
sacro-saint règlement de la marine l’a voulu ainsi  : il leur appartient
uniquement d’établir les faits circonscrits très étroitement dans le temps, le
28 avril 1789 entre 5 heures et 8 heures du matin. Le reste ne les intéresse
pas, de même que leur verdict ne peut comporter aucune nuance  : c’est
l’acquittement ou la mort.
 

Face à l’accusation qui leur impute les deux crimes les plus graves dont
un marin puisse se rendre coupable, la mutinerie et la piraterie, il appartient
aux dix accusés de démontrer, s’ils le peuvent, que, d’une part, ils n’ont pas
participé à la mutinerie, et que, d’autre part, ils ont été détenus à bord du
Bounty, après l’abandon de la chaloupe, contre leur gré. A l’exception de
Peter Heywood, de Morrison et de Coleman, les accusés sont illettrés.
Pourtant, tous ont pu produire, ainsi que l’exige le règlement de la cour
martiale, une défense écrite qui se trouve en possession des juges et qui est
censée balancer l’acte d’accusation. Pourtant, le principal accusateur n’est
pas l’officier qui fait fonction de procureur. C’est un des leurs  : Thomas
Hayward, celui-là même qui a demandé à Fletcher Christian  : «  Mais,
monsieur, quel mal vous ai-je donc fait ? » lorsque le chef des mutins lui a
ordonné de descendre dans la chaloupe. Thomas Hayward, qui a montré son
mépris à son camarade Peter Heywood lorsque celui-ci, plein
d’enthousiasme et de joie, est monté à bord du Pandora dans la baie de
Matavai. Thomas Hayward qui, tout au long du procès, accablera chacun
des accusés avec une mauvaise foi tellement évidente qu’il n’a pas peu
contribué à desservir la cause du lieutenant Bligh lui-même.
Car c’est là un des aspects intéressants de ce procès  : lorsque, en
juin 1791, Bligh est reparti pour Tahiti pour le second voyage de l’arbre à
pain, il était auréolé de la gloire de l’officier intègre et du brillant navigateur
qui a échappé aux pirates. Sa relation du voyage du Bounty avait été,
pourrions-nous dire dans le langage de notre temps, un «  best seller  ».
Lorsqu’il reviendra, en août  1793, l’opinion, retournée, sera résolument
« anti-Bligh ».
Les minutes de la cour martiale se trouvent au Public Record Office de
Londres. Elles représentent plusieurs centaines de feuillets manuscrits. Pour
en faire une synthèse, il semble préférable de ne pas s’attacher au
déroulement précis des débats qui ont duré sept jours, du 12 au
18 septembre, avec une interruption pour le dimanche, et d’éliminer au plus
vite quatre accusés dont le cas est clair : Michael Byrne, Joseph Coleman,
Charles Norman, Thomas Mac Intosh sont couverts par une attestation
rédigée par Bligh avant son départ d’Angleterre, assurant qu’ils n’ont pris
aucune part à la mutinerie et qu’ils ne sont pour rien dans le fait d’être
demeurés à bord du Bounty. Le pauvre Byrne, le doyen de l’équipage, est
presque aveugle. C’est lui qui, à bord du Bounty, faisait danser les hommes
chaque soir, au son de son « horn pipe ». Dans sa défense écrite, il affirme
que les mutins n’ont pas voulu se passer de leur musicien. Le second,
M.  Fryer, fait une déposition émouvante  : «  Au moment du départ de la
chaloupe, dit-il, Byrne se trouvait dans un des canots. Il pleurait et je l’ai
entendu dire que, s’il nous accompagnait dans la chaloupe, les matelots
l’abandonneraient dès qu’ils toucheraient terre car il ne voyait pas assez
pour les suivre. »
En ce qui concerne Coleman, la déposition du maître d’équipage, Cole,
le met hors de cause : « Je me souviens lui avoir entendu dire qu’il voulait
suivre le capitaine partout où il irait et je me rappelle qu’il avait un sac (…).
M. Christian l’a fait retenir à bord par les autres. »
« Avez-vous entendu Christian donner l’ordre de le retenir ? demande la
Cour.
—  Oui, précise le maître d’équipage. J’ai entendu Christian donner
l’ordre de l’arrêter (…). Il a été entouré par plusieurs hommes en armes et
je l’ai vu un peu plus tard qui pleurait. »
Pour Charles Norman, il serait suffisant de citer la lettre que Bligh
écrivait à son frère, en réponse à une lettre de ce dernier, le 26 mars 1790 :
«  Votre malheureux frère, Ch.  Norman, était aide-charpentier sous mes
ordres. Il a été retenu à bord malgré lui et je l’ai recommandé pour une
mesure de clémence. Ses amis peuvent donc être tranquilles sur son sort car
il est très probable qu’il rentrera en Angleterre par le premier navire
revenant de Tahiti. »
Il en va de même pour Thomas Mac Intosh. Le 16 octobre 1790, Bligh
écrivait à sa mère : « Votre fils, le nommé Mac Intosh, se trouve à bord du
Bounty, dans la mer du Sud. J’ai été informé qu’il était resté à bord contre
son gré et, en conséquence, je l’ai recommandé pour une mesure de
clémence si jamais on le reprenait. »
James Morrison, le second maître d’équipage, a fait de son mieux, lors
de la mutinerie, pour aider le commandant et ceux qui allaient partir dans la
chaloupe. Par la suite, on sait qu’il a cherché à reprendre à Christian le
contrôle du navire puis à construire un bateau pour quitter Tahiti. Mais,
comme ceci sort du cadre du procès, il lui faut essayer, par son contre-
interrogatoire des témoins, de démontrer que ceux-ci l’estimaient capable
de mettre ses projets à exécution. Il n’a devant lui qu’un ennemi qui le
charge résolument : Hayward. Les autres témoins ne lui sont pas hostiles. A
travers le contre-interrogatoire, ce sont les menus faits de la mutinerie,
souvent dérisoires, qui défilent devant la Cour. Dans ce procès d’intention,
nous ne pouvons, ici, retenir que l’essentiel :
« En mettant cette embarcation (la chaloupe) à l’eau, considériez-vous
que Morrison aidait les mutins ou qu’il donnait au capitaine Bligh une
meilleure chance de sauver sa vie ? demande la Cour au second.
— Qu’il aidait le capitaine Bligh et lui donnait une meilleure chance de
sauver sa vie, répond M. Fryer.
— Je n’avais aucune raison de supposer que vous étiez impliqué dans la
mutinerie », répondra Cole au contre-interrogatoire de Morrison.
Le chef canonnier, Peckover, lui donne le même témoignage de
satisfaction. M.  Fryer déclare que «  c’est un bon sujet, sérieux, sobre et
attentif ». A aucun moment, il ne l’a vu en armes.
Le lieutenant Hayward vient déclarer venimeusement à la barre : « …
ce jour-là, je jugeai qu’il était satisfait de ce qui se passait, autant qu’on en
peut juger d’après la physionomie de quelqu’un. »
De tous les documents produits par la défense, celui de Peter Heywood
est le plus long, le plus structuré, le mieux rédigé. Non seulement le jeune
homme est intelligent, plus instruit que ses camarades, mais son conseiller,
M. Graham, est efficace. Il plaide notamment sa jeunesse. Il n’a eu aucune
connaissance préalable du complot fomenté par les mutins. Il a eu peur
d’affronter l’odyssée de la chaloupe. Aussi bien, celle-ci était déjà
surchargée et le lieutenant Bligh, dont il a toutes les raisons de regretter
l’absence, ne tenait d’ailleurs pas à embarquer un passager de plus. Il
affirme son innocence absolue et, lorsqu’il est autorisé à interroger les
témoins, il est peut-être le seul à faire jouer le facteur humain : « Si on vous
l’avait permis, demande-t-il au second, seriez-vous resté à bord plutôt que
de partir dans la chaloupe ? »
Et M.  Fryer répond loyalement  : «  Oui  ». Il ajoute que, dans une
tentative de reprendre le contrôle du navire, il se serait sans hésitation
appuyé sur Heywood.
Cole, le maître d’équipage, assure que le jeune homme n’était
certainement pas pour les mutins  : «  J’ai pensé qu’il était du côté du
commandant ».
Quant au capitaine Edwards, il déclare : « J’estime qu’il se plaçait sous
mon autorité. J’ai toujours considéré qu’il venait à nous de son plein gré.
Du reste (quand il est arrivé à bord du Pandora), nos canots n’étaient pas
encore mis à la mer. Il m’a fait un récit détaillé. Je me suis servi aussi du
journal qu’il avait tenu et il s’est montré disposé à répondre à toutes les
questions que je lui ai posées. »
Le lieutenant Larkin, officier à bord du Pandora, confirme également
que Peter Heywood s’est présenté spontanément à lui en tant qu’ancien
membre de l’équipage du Bounty et, somme toute, mises à part quelques
malveillantes insinuations de l’ex-midship Hallett qui aurait vu rire
Heywood au mauvais moment, l’impression au terme de l’interrogatoire du
jeune homme, est plutôt favorable.
Il n’en va pas de même pour les quatre derniers accusés, Thomas
Burkitt, John Millward, Thomas Ellison et William Muspratt.
Le premier a pris incontestablement une part active à la mutinerie. Avec
Churchill et Mills, il est de ceux qui firent irruption, avec Fletcher, dans la
cabine du lieutenant Bligh, le 28  avril au matin. Il s’est porté volontaire
pour surveiller ce dernier, les armes à la main. Sur ces différents points, les
témoins sont formels. Burkitt adopte la seule ligne de défense possible. Il se
réfugie derrière l’autorité de Fletcher Christian, auquel, dit-il, il n’a pas osé
désobéir.
Les contre-interrogatoires des témoins n’apportent guère d’éléments
nouveaux : il semble bien que Thomas Burkitt soit un véritable mutin.
Il en est de même de John Millward. Non seulement il a pris les armes,
mais c’est lui qui, au moment où l’on allait abandonner le lieutenant Bligh
dans la chaloupe, lança  : «  Il verra bien s’il est possible de vivre avec un
quart de livre d’ignames par jour. » Le fait que le commandant du Bounty
ait prouvé que l’on pouvait vivre avec beaucoup moins que cela n’arrange
nullement ses affaires. Millward, lui, charge Churchill qui l’aurait contraint
à marcher dans la mutinerie. Churchill ne viendra pas démentir : il est mort,
et les témoignages que Millward invoque lors des contre-interrogatoires ne
se révèlent malheureusement pas concluants.
Thomas Ellison est l’accusé le plus pathétique  : il est plus jeune, de
quelques mois, que Peter Heywood. Au moment de la mutinerie, il était
dans sa seizième année. Il semble évident qu’il a été pris, comme un gamin
qu’il était, par l’excitation de ces minutes enivrantes et qu’il n’a fait preuve,
en cette occurrence, d’aucune espèce de jugement.
Plusieurs témoins l’ont vu en armes. Il s’est porté volontaire, comme
Burkitt, pour surveiller le commandant. Celui-ci, d’ailleurs, l’a
soigneusement pointé dans sa liste des mutins. Le jeune homme plaide, sans
grande adresse, son inexpérience, le refus de ses aînés de le conseiller, et
joue sur l’incertitude de certains témoignages. Au cours des contre-
interrogatoires, d’ailleurs, le second, M. Fryer, tente de l’aider : « Il aurait
pu se trouver mêlé aux autres, sur le gaillard d’arrière, dit-il, mais, à
l’époque, c’était un gamin et je n’ai pas eu l’occasion de le voir. »
Les juges restent de marbre. Il ne leur appartient pas de discuter de
l’âge des coupables, mais de s’en tenir strictement aux faits.
La situation du dernier accusé, William Muspratt, n’est guère plus
brillante. On l’a vu participer activement à la mutinerie, et sa seule défense,
c’est l’assurance qu’il donne qu’il se serait joint à toute entreprise pour
restaurer à bord du navire l’autorité légitime.
Il marque au surplus quelques points contre Hayward qui se montre
franchement odieux dans son témoignage à propos de Muspratt, mais
l’impression générale, en tout état de cause, est que les dés sont jetés. La
Cour suspend l’audience pour délibérer. Nous sommes le 17  septembre
1792.
L’audience est reprise le lendemain, 18  septembre. Tout au long du
procès, de nombreuses personnalités de Portsmouth sont venues suivre les
débats, ainsi qu’une large assistance d’officiers de marine. Au moment où,
pour la dernière fois, on introduit les accusés dans la grande cabine, à
l’arrière du Duke, il y a foule dans l’entrepont. Les tambours battent
lentement, comme pour ponctuer une sonnerie funèbre. Debout, lord Hood
lit d’une voix solennelle le verdict de la cour martiale :
« La Cour, après en avoir délibéré, dit-il, reconnaît que les charges de
l’accusation se trouvent dûment établies à l’encontre desdits Heywood,
Morrison, Ellison, Burkitt, Millward et Muspratt.
» Elle les condamne en conséquence, tous et chacun, à être pendus par
le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive, à bord de tel ou tel des navires de
guerre de Sa Majesté que les commissaires, tenant l’office de Lord Grand
Amiral de Grande-Bretagne et d’Irlande, ou pour le moins l’un d’entre eux,
désigneront à cet effet par écrit de leur main.
» Cependant la Cour, en considération de diverses circonstances,
recommande humblement et très instamment lesdits Heywood et Morrison
à la clémence de Sa Majesté.
» La Cour reconnaît par ailleurs que les charges de l’accusation n’ont
pas été établies à l’encontre desdits Norman, Coleman, Mac Intosh et Byrne
qu’elle renvoie, tous et chacun, acquittés. »
 

La sentence est tombée comme un couperet. Elle est reçue avec la


douleur que l’on imagine à Douglas, dans l’île de Man, où la famille de
Peter Heywood avait pourtant toutes les raisons d’espérer. En vain
l’excellent défenseur du jeune homme, M. Graham, écrit-il au pasteur de la
paroisse des Heywood une lettre rassurante : « Pour que des appréhensions
inutiles ne viennent pas ajouter au malheur de la famille, je tiens à indiquer
que l’attorney général du Roi a bien voulu me rassurer complètement en
m’assurant que mon ami était aussi sauvé que s’il n’avait pas été condamné.
J’aurais bien préféré ne pas avoir à écrire ce mot terrible, mais il a déjà dû
être porté à votre connaissance et peut-être sans l’accompagnement de
commentaires moins désobligeants. »
Lorsque cette lettre parvient à Mrs Heywood, Nessy, la sœur de Peter,
est déjà en route pour Liverpool, à bord d’une barque de pêche non pontée,
et par une mer déchaînée. Il lui faudra plus de deux jours pour effectuer
cette traversée qui demande moins de trois heures.
Après s’être concertée avec son frère James, qui habite Liverpool, elle
se rend à Londres, chez M. Graham où, avec une énergie et une tendresse
admirables, elle entreprend d’arracher Peter au bourreau.
En fait, la sentence des juges de la cour martiale a été strictement
conforme à l’esprit de leur mission. Dans les cas où il n’était pas
clairement, expressément établi que l’accusé s’était opposé à la mutinerie,
ils ne pouvaient acquitter. La seule issue était donc la condamnation à mort.
Mais dans les cas – ceux de Peter Heywood et de James Morrison – où la
participation n’était nullement établie, il leur restait la faculté de
recommander la clémence du roi.
Il y avait toutes les chances pour que le souverain suivît l’avis de ses
juges. Nous avons vu que M. Graham, quant à lui, s’en trouvait persuadé,
mais ce n’était pas une raison pour attendre passivement.
Avec le défenseur, Nessy Heywood reprend donc point par point les
débats de la cour martiale pour essayer de dégager les points faibles du cas
de Peter. Ils se résument à ceci :
— le jeune homme a aidé à hisser la chaloupe ;
—  le charpentier Purcell l’a vu, une main posée sur un sabre
d’abordage ;
— il se serait mis à rire lorsque le lieutenant Bligh l’a appelé ;
—  il est demeuré à bord du Bounty au lieu de suivre le commandant
dans la chaloupe.
Elle presse alors son frère de rédiger un mémoire qui reprend ces quatre
points et les réfute clairement.
Sur le premier, Heywood démontre sans peine que les mutins voulaient
abandonner le lieutenant Bligh dans le canot, une embarcation dérisoire qui
n’était pas en état de tenir la mer. C’est le lieutenant Bligh lui-même qui a
réclamé la chaloupe. En hissant cette dernière, Peter Heywood obéissait
donc au commandant du Bounty.
Le second est particulièrement confus. D’ailleurs, le contre-
interrogatoire de Purcell, lors du procès, en a fait justice. Pendant que l’on
discutait sur le sort du commandant, Peter avait posé machinalement sa
main sur un sabre d’abordage. Purcell a alors attiré son attention sur le fait
que ce geste pourrait être mal interprété. Le jeune midship a aussitôt retiré
sa main de la poignée de l’arme et aucun témoin, pas même les plus mal
intentionnés, tels que Hayward et Hallett, ne l’a vu armé.
Sur le troisième point, Peter Heywood démontre que, compte tenu de la
position où il se trouvait au moment où le commandant se trouvait dans la
chaloupe, il ne pouvait entendre ce dernier l’appeler, si toutefois, ainsi que
l’assure Hallett, Bligh l’a appelé. En conséquence, il ne peut s’être mis à
rire en entendant le commandant.
Enfin, sur le fait qu’il est demeuré à bord du Bounty, Peter Heywood
reconnaît qu’il était effrayé à l’idée de ce qui attendait les passagers de la
chaloupe, mais qu’il se disposait néanmoins à les rejoindre. Il en a été
empêché par le matelot Matthew Thompson qui l’a retenu en bas sur l’ordre
de Churchill. Ce fait a été clairement établi par les dépositions des témoins.
Pendant que le jeune condamné rédige ce mémoire, Nessy Heywood
déploie une activité fébrile. Elle fait agir le commodore Pasley et toutes les
relations de la famille puis, dès qu’elle reçoit le document établi par Peter,
elle le porte elle-même au comte de Chatham, premier lord de l’Amirauté,
en l’accompagnant d’une lettre dans laquelle elle écrit :
« My Lord,
« Devant un homme gentilhomme qui possède les qualités de cœur et la
grande humanité de Votre Seigneurie, j’ose espérer que l’infortuné ne peut
plaider en vain. Profondément empreinte des sentiments du plus grand
respect pour un personnage que l’on m’a toujours appris à révérer, et
malheureusement intéressée de très près au problème impliqué dans ces
lignes, puis-je espérer que Votre Seigneurie aura la générosité de pardonner
à une sœur triste et affligée l’audace de soumettre à votre examen impartial
les remarques ci-incluses ? »
A ce dévouement, Peter répond par une singulière grandeur d’âme. Sans
alourdir ce récit, il convient cependant de lui donner son émouvante
dimension en citant ce simple passage de la lettre qu’il écrit à Nessy, alors
qu’il se trouve sous le coup de la condamnation à mort :
«  Supporte donc l’épreuve avec une patience chrétienne et par tes
conseils, verse, je te prie, les mêmes dispositions dans l’esprit de mes
chères sœurs si affligées. Surtout, au nom du ciel, ne permets pas que le
désespoir vienne effleurer l’âme de notre chère mère, car alors tout serait
perdu ! Que James, lui aussi, fasse tous ses efforts pour relever son courage
sous ce poids d’infortunes. Je m’arrête. Adieu, ma très chérie  ! Adieu,
Nessy ! Ne m’écris pas trop ; prie plutôt pour ton malheureux frère qui te
chérira toujours. »
Et il ajoute ce post-scriptum : « Je suis plein de courage. Il ne faut donc
pas que ta communion avec mes souffrances nuise à ta précieuse santé, qui
m’est plus chère que la vie. Adieu ! »
Après cela, il ne reste plus qu’à attendre. James Heywood est autorisé à
faire, dans sa prison, de longues visites à son frère. Peter se consacre à la
rédaction d’un vocabulaire de tahitien qui sera, dans quelques années, très
précieux aux missionnaires qui débarqueront dans l’île.
A l’Amirauté, on rédige le décret d’exécution de la sentence de la cour
martiale. Il est expédié à Portsmouth le 24 octobre. Pour James Morrison et
Peter Heywood, c’est la grâce, pleine et entière, c’est l’amnistie totale. Le
capitaine Montague, commandant l’Hector, tient à en donner lui-même
lecture au midship qui sait cacher sa joie sous la gravité que lui a inspirée
son épreuve.
« Monsieur, répondit-il, lorsque le jugement de la Loi est passé sur moi,
je l’ai reçu, je crois, en homme. S’il avait dû être exécuté, j’aurais affronté
mon sort, j’espère, en chrétien. Vos conseils resteront durablement gravés
en ma mémoire. Je reçois avec reconnaissance le pardon de mon souverain
et je vouerai fidèlement toute ma vie à son service. »
William Muspratt, lui, a eu la chance d’avoir un excellent avocat,
Stephen Barney, qui est parvenu à faire annuler la sentence pour vice de
forme. Cela vaut au matelot le sursis. Il sera suivi plus tard du pardon.
Mais, pour les trois derniers, la sentence est confirmée. Le 29 octobre
1792 au matin, des délégations de tous les équipages de la flotte de
Portsmouth sont amenés à bord du Brunswick en rade de Spithead. Un vent
aigre soulève de courtes vagues sur l’eau verte. Le ciel est gris, lourd de
tempête et de pluie.
Les marins en armes ont pris position en une double haie de part et
d’autre de la grand vergue. A tribord, roulent les tambours voilés.
Les trois condamnés sont amenés sous le gibet improvisé. Le
malheureux Thomas Ellison n’a que dix-neuf ans. Pourtant, comme ses
deux camarades, il fait preuve de fermeté. C’est son corps qui, le premier,
se balance au bout de la corde. Burkitt meurt le second. En affrontant le
châtiment suprême, Millward s’adresse aux matelots silencieux :
« Matelots, mes frères, lance-t-il, vous voyez devant vous trois jeunes et
robustes gaillards subir une mort infamante pour avoir commis les crimes
horribles de mutinerie et de désertion. Que notre exemple vous avertisse de
ne jamais abandonner vos officiers. Si jamais ils se conduisent mal envers
vous, souvenez-vous que ce n’est pas leur cause, mais celle de votre patrie,
que vous avez le devoir de soutenir. »
Les tambours roulent pour la dernière fois. Tout est fini. Pour
l’Amirauté du moins, le dossier des mutinés du Bounty est clos.
Certes, on n’a plus jamais entendu parler du navire de Fletcher
Christian et des huit hommes qui l’accompagnaient lorsqu’il a levé l’ancre,
dans la baie de Matavai, dans la nuit du 22 au 23 octobre 1789. Peut-être se
sont-ils réfugiés dans une île inconnue ? Peut-être se sont-ils perdus corps et
biens ?
De toute façon, il n’est pas question de monter une nouvelle expédition
pour les poursuivre. L’Angleterre ne les accablera pas de sa vindicte. Sa
justice se tiendra pour satisfaite puisque le capitaine Hamond, rendant
compte de l’exécution des condamnés, écrit  : «  L’exemple semble avoir
produit une profonde impression sur les matelots présents ».
Aussi bien, l’Angleterre a d’autres chats à fouetter. Le mois précédent,
aux cris de « Vive la Nation  !  », une armée de sans-culottes a bousculé à
Valmy les souverains d’Europe coalisés, et Goethe a dit, au soir du
20 septembre : « En ce lieu et dans ce jour, commence une nouvelle époque
pour l’histoire du monde ».
Une époque qui allait lui donner en effet des soucis sans commune
mesure avec le destin d’une poignée de pirates.
 

Le voile de l’oubli est tombé depuis longtemps sur les mutins du


Bounty lorsque, le 14  mai 1809, l’Amirauté reçoit, à Londres, une
surprenante dépêche.
1809, c’est l’année la plus formidable du plus formidable ennemi de
l’Angleterre. Cette année-là, la Grande Armée prend Madrid… C’est dire
que l’attention que l’on accorde à la dépêche en question est des plus
limitées.
C’est dommage, car elle est expédiée de Rio de Janeiro par sir Sidney
Smith, qui commande la base anglaise établie à cette époque au Brésil. Elle
consiste en un extrait du livre de bord d’un navire marchand américain, le
Topaz, de Boston, capitaine Mathew Folger. Cet estimable navigateur a noté
qu’en février 1808, il a touché une île rocheuse, réputée déserte, par 25°2,
de latitude sud et 130° de longitude ouest. A sa grande surprise, il a observé
des fumées, trahissant une présence humaine.
Mais sa surprise a tourné en stupéfaction lorsque les « sauvages » qu’il
avait accueillis à son bord lui ont affirmé, en excellent anglais, être de
nationalité britannique.
« Où êtes-vous nés ? a demandé le capitaine Folger.
— Sur cette île que vous voyez.
— Comment pouvez-vous être anglais si vous êtes nés dans cette île qui
n’appartient pas à l’Angleterre ?
— Nous sommes anglais parce que Aleck, notre père, est anglais. »
Le 17 septembre 1814, le capitaine Pipon, du Tagus, un navire anglais
qui relâche au même endroit, note dans son livre de bord qu’il a reçu la
visite de deux jeunes gens  : Jeudi Octobre Christian, fils de Fletcher
Christian et d’une femme tahitienne, et de George Young. Le premier était
un beau jeune homme de 1,80 m, âgé d’environ vingt-cinq ans, le second,
non moins séduisant, en paraissait dix-sept ou dix-huit. Ils parlaient tous
deux un excellent anglais, de façon fort plaisante.
A la fin de 1825, à bord du Blossom, de la Marine royale anglaise, le
capitaine Beetchey traite à sa table un certain John Adams. C’est le dernier
survivant de l’équipée du Bounty : le matelot Alexander Smith (Aleck) qui
a changé de nom. Il a fallu l’amadouer considérablement, le persuader qu’il
ne risquait strictement rien pour qu’il consentît enfin à monter à bord. Le
capitaine Beetchey, qui écoute son histoire, note que Alexander Smith, alias
John Adams, est un solide sexagénaire (il a soixante-cinq ans). Il est fort
robuste et remarquablement corpulent. C’est la première fois depuis trente-
cinq ans qu’il se trouve à bord d’un navire de Sa Majesté.
Voilà les trois sources dont nous disposons pour reconstituer la fin de
l’odyssée du Bounty. C’est plus spécialement de la relation de voyage du
capitaine Beetchey que nous tirons le résumé de l’aventure.
Le 23  octobre 1789, le Bounty cingle vers le large et déjà Tahiti
s’estompe dans le lointain. Fletcher Christian et ses huit compagnons ont
coupé les amarres dans la nuit, sans même attendre que ceux de leurs
camarades qui ont choisi Tahiti aient achevé de débarquer leur matériel. Au
surplus, ils ont invité quelques femmes à bord, la veille au soir. Et ils
partent avec elles. En accomplissant ce geste, ils ont voulu marquer une fois
pour toutes leur choix. Pour eux, il n’y a pas de chemin en arrière. Non
seulement, ils ne reverront jamais l’Angleterre, mais ils ne reverront jamais
Tahiti où, un jour ou l’autre, une expédition punitive serait venue les
chercher.
A ce stade du récit, au risque de nous répéter, il n’est peut-être pas
mauvais de revenir sur la composition de l’équipage.
Il y a Fletcher Christian et le midship Edward Young, John Mills,
second du maître canonnier, William Brown, l’aide du botaniste Nelson, les
matelots Isaac Martin, William Mac Coy, Matthew Quintal, Alexander
Smith, John Williams. Une demi-douzaine de Tahitiens : Menalee, Timoa,
Tetaheite, Nehow, Ohoo, Tahaloo, ainsi qu’une douzaine de femmes dont
Tenina, Jenny, Suzan. Le premier souci de Fletcher Christian est de trouver
un refuge. La bibliothèque du commandant du Bounty lui vient en aide. Il y
trouve la Relation d’un voyage autour du monde du capitaine Philip
Carteret (1766-69) et c’est là qu’il découvre une description de l’île
Pitcairn.
C’est la dernière à l’extrémité sud-est de l’archipel des Tuamotou.
Fletcher Christian prend sa décision. Il met le cap à l’est. Il lui faut des
semaines pour trouver Pitcairn car la position que lui avait attribuée
Carteret n’était pas exacte.
Une fois débarqués, les Anglais décident de l’emplacement où ils
construiront leur village. Pour le reste, ils se partagent l’île Pitcairn en neuf
lots. Rien n’est dévolu aux Tahitiens. Ceux-ci, de la condition d’amis,
passent à la condition d’esclaves. Ce sont des indigènes !
Pourtant, deux ans vont s’écouler dans la paix et la sérénité. Chaque
homme, Anglais ou Tahitien, a sa compagne  ; on cultive la terre en
commun, mais cela ne va pas durer.
John Williams est responsable du premier drame. Il perd son épouse à la
suite d’un accident. Il en exige une autre. Les Anglais obligent un des
Tahitiens à lui céder la sienne. Il s’ensuit un complot des Polynésiens contre
les Européens, complot dénoncé par les femmes. Ses deux instigateurs,
Ohoo et Tahaloo, y laissent leur vie.
Mais c’est un mauvais départ. Les indigènes, excédés des conditions
d’injustice que leur imposent leurs compagnons, décident l’année suivante
de se révolter. Dérobant un fusil à son «  maître  », Tetaheite l’utilise pour
tuer Williams. A quelque distance, Isaac Martin, entendant la détonation,
croit que l’on vient d’abattre un porc et se réjouit du bon déjeuner qu’il va
faire. Mais, pendant ce temps, les Tahitiens déjà, s’approchent de Christian,
au travail dans son champ d’ignames. Ils l’abattent en quelques instants.
C’est la fin sans gloire du chef des révoltés du Bounty, qui périt dans cette
autre révolte.
Après lui, ce sont Mills, Martin et Brown qui sont massacrés. Les
survivants de l’équipage du Bounty ne sont plus alors que quatre  : le
midship Young, le matelot Alexander Smith, ainsi que les matelots Mac
Coy et Quintal qui se sont réfugiés dans la montagne pour échapper à la
mort. Smith n’a été que blessé et, comme il était le plus aimé des indigènes,
ceux-ci font la paix avec lui. Quant à Young, il semble bien qu’il est le Don
Juan de la bande : ce sont les femmes qui l’ont caché.
Celles-ci ne tardent pas à regretter amèrement le massacre de leurs
maris anglais. Mais le meurtre engendre le meurtre, la paix ne dure pas
longtemps dans le petit village. Les Tahitiens commencent à se quereller
pour la possession des femmes rendues disponibles par le meurtre des
Anglais. Menalee assassine Timoa avant de s’enfuir dans la montagne que
tiennent Mac Coy et Quintal. Là-dessus, les femmes se décident à venger
les Anglais morts. Elles exécutent les deux Tahitiens restant au village  :
Tetaheite et Nehow, tandis que Mac Coy et Quintal liquident Menalee.
Ainsi s’éteignent les derniers Tahitiens. Les quatre Anglais survivants
peuvent alors se réunir sans crainte au village. Ils règnent sur un petit
monde de dix femmes et d’une demi-douzaine d’enfants.
A partir de la date de cette réunion, le 3 octobre 1793, Young tient un
journal qui donnera au capitaine Beetchey de précieux points de repère.
Bien entendu, le déséquilibre des forces est trop flagrant. Bien vite, les
femmes en ont assez de subir la volonté des quatre hommes dont un au
moins, Quintal, ne leur ménage pas les châtiments corporels. Elles
commencent par vouloir rentrer à Tahiti, tentent de construire un bateau,
échouent. Le 11  novembre 1794, les hommes éventent de justesse un
complot visant à leur mort. A partir de ce moment, ils vont vivre sous une
menace permanente. Le 27  décembre de la même année  : alerte  ! Ils
aperçoivent un navire au large de l’île Pitcairn, mais le navire ne s’arrête
pas. Et la vie continue. Près de quatre ans se passent dans la monotonie des
jours. Les femmes finissent par renoncer à leurs entreprises meurtrières.
Pour la petite colonie, le 20 avril 1798 est une date funeste. Mac Coy,
qui a travaillé jadis dans une distillerie, réussit à fabriquer sa première
bouteille d’alcool. Des beuveries s’ensuivent avec Quintal qui l’imite
bientôt. Mac Coy meurt du delirium tremens en 1800. Quant à Quintal, déjà
acariâtre naturellement, son caractère, sous l’influence de l’alcool, s’aigrit à
un tel point qu’il constitue pour ses deux derniers compagnons un danger
permanent. Alexander Smith et Edward Young sont contraints finalement
de l’abattre.
Il ne reste plus que deux hommes dans l’île de Pitcairn, avec des
femmes et des enfants qui sont les leurs et ceux de leurs compagnons. Et il
se produit alors une chose extraordinaire. Tout se passe comme si le destin
avait décidé d’apporter à cette sombre et sanglante histoire une manière de
happy end. Il ne reste que deux hommes, mais ce sont les deux âmes les
mieux trempées. Young est issu d’une excellente famille. Il est instruit,
cultivé même, élevé dans les meilleurs principes de la religion. Smith est un
homme d’une remarquable moralité. Ils décident à eux deux de se consacrer
au rachat de leurs erreurs passées et à l’éducation chrétienne de leurs
enfants.
A partir de ce moment, c’est une étonnante communauté qui grandit et
qui prospère, sur l’île Pitcairn. Pour Young, cela ne dure malheureusement
pas longtemps. En 1801, il succombe à une crise d’asthme, mais Alexander
Smith, devenu John Adams, a encore devant lui de longues années d’un
heureux patriarcat, rythmé par les prières quotidiennes et la lecture en
commun de l’office du dimanche. Alors que personne, à bord du Bounty, ne
s’est beaucoup soucié de religion, Adams a converti les femmes et les a
instruites dans la foi chrétienne. Les dix-neuf enfants, à leur tour, ont connu
le désir de lire l’Ecriture sainte. Ils se sont mariés, en bons chrétiens. En
1825, il y a 65 habitants dans l’île. Ils sont tous en excellente santé. Ils
parlent tous anglais.
Tel est l’épilogue édifiant de l’affaire du Bounty. Un détail nous
manque : nous ne savons pas comment est mort John Adams. Pour lui, de
toute façon, depuis que le capitaine Beetchey l’avait invité à bord du
Blossom, le passé était mort, il y avait prescription. En 1852, un navire
anglais devait rapatrier à Norfolk ceux des Pitcairniens qui le désiraient. En
1950, sur les 6 kilomètres carrés du minuscule îlot perdu aux confins des
Tuamotou, vivaient 250 habitants. Aujourd’hui, il y reste encore neuf
familles. Pour la plupart, ce sont des descendants de Fletcher Christian et de
ses compagnons.
 

Il n’est pas moins intéressant de savoir ce qu’il advint des autres


protagonistes de la tragédie du Bounty. Et tout d’abord de Peter Heywood,
puisque sa jeunesse en fait un cas type au milieu des sentiments
contradictoires de tous ces hommes d’origines diverses, et puis aussi parce
que, son éducation aidant, il a eu le bon esprit de nous laisser une abondante
correspondance, relative aux tribulations de ses compagnons d’infortune.
Disons tout de suite que, le 25 octobre 1793, Peter Heywood a eu la douleur
de perdre sa sœur. La pauvre Nessy a laissé sa santé dans les voyages
incessants qu’elle a faits pour arracher son frère au bourreau. Elle est morte
d’une congestion pulmonaire, qui avait dégénéré en tuberculose, à Hastings,
au bord du Channel, où elle était venue dans l’espoir que le changement
d’air lui rendrait la santé.
Le jeune homme, cependant, était né sous une bonne étoile. Lord Hood,
le président de la cour martiale, s’offrait à l’aider, mais le commodore
Pasley, son parent, le prit comme midship sous ses ordres à bord du
Bellerophon. Par la suite, il allait servir sous les ordres de trois de ses
juges : sir Hugh Christian, sir Andrew Snape Douglas et sir Roger Curtis,
dont la sympathie à son endroit ne se démentit jamais. Il devint ainsi post-
captain, c’est-à-dire capitaine de vaisseau attaché à l’état-major de la Royal
Navy et il était sur le point d’être promu contre-amiral lorsqu’il mourut, en
1831, à l’âge de cinquante-sept ans. Il avait enrichi la culture humaine d’un
vocabulaire anglo-tahitien de cent pages qui se révéla extrêmement précis.
Pardonné en même temps que Peter Heywood, James Morrison avait
été aussitôt affecté comme canonnier à un vaisseau de ligne, le Blenheim,
avec lequel il sombra devant l’île Bourbon. Il avait noué une solide amitié
avec Peter Heywood. Ce fut à lui qu’il donna le journal rédigé à bord du
Bounty et, par la suite, à Tahiti. Nous lui devons donc une précieuse relation
de l’affaire.
Le midship John Hallett devait mourir lieutenant à bord du Penelope.
Dans les années qui suivirent le procès, il se repentit sincèrement du
témoignage défavorable à Heywood, qu’il aurait apporté à la cour martiale.
Ce repentir éclaire d’ailleurs tout un côté de l’affaire : une fois abandonnés
à leur sort, les hommes de la chaloupe, durant leurs longues heures de
désœuvrement, ont abondamment épilogué sur les brefs moments de la
mutinerie. Ils en ont revécu chaque détail à travers le prisme déformant de
leur misérable situation et des angoisses qu’elle leur inspirait. Ils ont passé
en revue l’attitude des uns et des autres. Ils se sont, en un mot, monté le
coup.
C’est ainsi que Hallett a exprimé, dans la chaloupe, son amertume au
sujet de Heywood, demeuré à bord du Bounty. Ses propos – et ceux de
Hayward – n’ont certainement pas été étrangers au fait que Bligh a classé le
jeune midship de l’île de Man parmi les mutins. A la barre de la cour
martiale, John Hallett n’a pas osé se rétracter. Il devait le regretter pour le
reste de sa vie.
Le peu sympathique Thomas Hayward, lui, allait mourir dans le
naufrage du Swift, un sloop de guerre qu’il commandait avec le grade de
lieutenant de vaisseau, dans la mer de Chine.
Une honorable carrière attendait le « gamin », Robert Tinkler, qui finit
post-captain, comme Peter Heywood. Mais son beau-frère, M.  Fryer, le
second du Bounty qui se plaignait que Bligh désignât Robert Tinkler
comme mousse « afin de le rabaisser », réussit beaucoup moins bien. On le
retrouve maître d’équipage à bord de l’Inconstant, et puis on perd sa trace.
M.  Samuel, le comptable du Bounty, atteignit au sommet de sa
spécialité : il devait prendre sa retraite comme trésorier-payeur.
Les autres occupants de la chaloupe ne semblent pas avoir transmis à la
postérité un souvenir digne d’être mentionné.
A l’exception, naturellement, du lieutenant Bligh qui poursuivit, après
le Bounty, une orageuse carrière. Son second « voyage de l’arbre à pain » se
solde, ainsi que nous l’avons dit, par un brillant succès, non seulement du
fait de la mission accomplie, mais aussi en raison de la richesse des
renseignements géographiques et ethnographiques qu’il en rapportait sur la
Tasmanie, les îles Fidji, le détroit de Torrès.
Cela lui vaut, avec la sympathie renouvelée et de plus en plus agissante
de sir Joseph Banks, le commandement du Director et il se produit alors
une chose étonnante. Il est débarqué du Director comme du Bounty. Il est
vrai que le contexte est entièrement différent. L’événement se passe à
Sheerness, la grande base navale au sud-est de Londres, à l’embouchure de
la Tamise et de la Medway, et s’inscrit dans le cadre de la mutinerie
générale du « Nore ». Le Nore était alors une région maritime qui englobait
les côtes sud-est de l’Angleterre et dont le quartier général se trouvait à
Chatham. En 1797, la plupart des équipages basés à Sheerness se
révoltèrent contre les conditions qui leur étaient faites.
La même année, Bligh s’illustre à Camperdown contre les Hollandais.
Il commande le Glatton en 1801 et, en 1805, commandant le Warrior, il se
trouve de nouveau en cour martiale pour avoir traité son second, le
lieutenant Frazier, comme un véritable chien. Il s’en tire avec un blâme et
une injonction «  d’avoir à utiliser à l’avenir un langage plus correct  » et,
toujours sur la recommandation de l’inlassable sir Joseph Banks, il est
nommé gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud. Il s’agit des rivages sud-
est de l’Australie, découverts par Cook en 1770 et où une colonie a été
installée en 1787. C’est la colonie mère du vaste continent. Sa capitale est
Sydney.
Bligh, alors post-captain, y arrive en 1806. Compte tenu des
instructions qu’il a reçues, il se heurte bientôt à deux bastilles  : celle des
éleveurs, et du plus redoutable d’entre eux, John MacArthur, et celle des
officiers trafiquants de rhum, dont le chef est le lieutenant-colonel Johnston.
Une fois de plus dans la vie de Bligh, c’est la rébellion. Il est arrêté par les
mutins, rompt sa parole de ne pas s’enfuir, et se retrouve à Londres en 1809.
Ces différentes vicissitudes ne nuisent pas à sa carrière de marin : il est
contre-amiral en 1811 et, le 4  juin 1814, il est élevé à la dignité de vice-
amiral de la Flotte bleue. Il meurt d’un cancer, à Londres, le 7  décembre
1817, à l’âge de soixante-trois ans.
 

Il n’était pas inutile de retracer les différentes étapes de la carrière de


William Bligh, car le moment est venu de conclure. Pour toute une
génération d’amateurs de cinéma, William Bligh, c’est l’inoubliable
incarnation que nous en a donnée Charles Laughton dans la première
version des Révoltés du Bounty.
Bien que poussé jusqu’à la caricature la plus féroce, le portrait est assez
ressemblant. A l’actif de Bligh, il y a un marin d’une exceptionnelle qualité.
Il a la navigation dans le sang. C’est un découvreur, un explorateur de
génie, et l’un des meilleurs ethnologues de son temps. Sa résistance
physique exceptionnelle est renforcée par un moral d’acier. On le voit au
cours du voyage dans la chaloupe. Un homme comme sir Joseph Banks ne
s’y est pas trompé : il le soutient tout au long de sa carrière.
Mais il y a le revers de la médaille. Bligh est pingre, emporté,
intolérant, mal embouché. Pingre  ? Cela éclate dans tous les menus
incidents de la vie quotidienne à bord du Bounty. Il commence à réduire les
rations dès le départ des Canaries tant il a peur de manquer, et son éclat du
27  avril 1790 à propos des noix de coco est digne en tout point du
monologue de l’Avare.
Emporté ? Intolérant ? Tous ses subordonnés peuvent en témoigner, de
ceux qui sont fouettés, qui vont aux fers, à Fletcher Christian qui lui dit  :
« Depuis des semaines, monsieur, je suis en enfer… »
Mal embouché  ? Le vocabulaire qu’il utilise à bord du Warrior le
conduit en cour martiale, une fois de plus.
On est bien tenté, dans ces conditions, d’imputer au seul lieutenant
Bligh la responsabilité de la tragédie du Bounty. Ce serait sans doute
injuste, et il convient plutôt de le replacer dans son contexte. Bligh est le
produit typique du mode de recrutement, d’entraînement, et du règlement
de la Royal Navy à la fin du XVIIIe  siècle. On ne peut demander à un
capitaine qui a commencé sa carrière à l’âge de sept ans comme domestique
sur le gaillard d’avant d’avoir les manières d’un professeur d’Oxford.
Dressés à la dure, ces hommes menaient durement des équipages mal payés,
mal nourris et dont le moins qu’on en puisse dire est qu’ils venaient des
couches inférieures de la population.
Les mutineries étaient d’ailleurs fréquentes à cette époque. En témoigne
celle du « Nore » en 1797.
Enfin, l’équipage du Bounty était composé de façon particulièrement
malheureuse. Bligh était le seul officier breveté. Les cadres  : Fryer,
Christian, Cole, Elphinston, n’étaient que des officiers mariniers faisant
fonction d’officiers. Quant aux cinq midships, ils étaient des enfants. Le
reste de l’équipage était composé de garçons de vingt ans, à quelques
exceptions près, et totalement illettrés.
Tels sont les éléments d’un drame de trois heures… Même pas. D’un
drame de quelques minutes : le temps qu’il a fallu à Fletcher Christian pour
s’abandonner à la colère et prendre sa folle décision. Car aucun de ceux qui
se sont penchés sur l’affaire du Bounty ne doute de la spontanéité de la
rébellion. Bligh était un professionnel d’une indiscutable qualité. Si le
moindre complot s’était tramé dans son équipage, il l’aurait su. Or, il se
doutait si peu de ce qui l’attendait que, dans la nuit du 27 au 28  avril, il
dormait la porte ouverte, comme d’habitude. A la colère de Christian a
répondu celle des têtes chaudes du bord, que Bligh avait punies, et ce fut
l’incendie.
Ceci acquis, l’un des points essentiels de l’affaire demeure la passivité
de l’équipage devant l’action de quelques hommes. Il aurait suffi de bien
peu de chose pour détourner l’orage, pour rendre à Bligh son autorité
légitime. Au lieu de cela, l’équipage, selon son destin, l’a suivi passivement
dans la chaloupe, ou bien est demeuré à bord du vaisseau. Mais il ne s’en
est pas trouvé un seul pour risquer le moindre coup de poing en faveur du
lieutenant Bligh.
Au procès de l’Histoire, c’est là la charge la plus accablante du dossier :
totalement dépourvu de psychologie, William Bligh n’avait pas su établir
avec ses hommes la moindre communion, le plus faible courant de
sympathie.
Il est vrai que si notre portrait de l’officier anglais type de l’époque est
fidèle, il ne se souciait absolument pas de sympathie. Et cela réduit la
tragédie du Bounty à la dimension d’un simple fait divers dans la chronique
maritime des dernières années du XVIIIe  siècle. Un fait divers auquel
l’extraordinaire exploit de la chaloupe et de son commandant, le décor
envoûtant des mers du Sud, le roman tahitien de cette poignée de jeunes
gens, leur fin dramatique, ont conféré un relief et une couleur
exceptionnels.
Peut-être… Mais quelle que soit son importance relative au regard de
l’Histoire, la Saga du Bounty demeure avant tout une passionnante, une
frémissante aventure humaine.

Pierre GUILLEMOT

1- On jugera de son influence si l’on se souvient que c’est à cause de la présence de sir Joseph à bord de son navire que Cook donna aux îles le nom d’Archipel de la Société.

2- Thomas Ledward, qui fait fonction de chirurgien depuis que Huggan est mort à Tahiti, de ce que Laennec appellera quelques années plus tard la cirrhose du foie.
Le chevalier d’Éon :

 elle ou lui ?
Homme ou femme  ? Elle ou lui  ? Chevalier ou chevalière  ? Charles
d’Eon ou Lia de Beaumont ? Quarante-neuf années passées sous l’uniforme
ou l’habit masculin, les trente-quatre autres sous les robes et jupons  ;
«  lectrice  » d’une impératrice et capitaine de dragons  ; qualifiée dans la
même lettre d’un parent de « cher cousin » et de « chère cousine » ; objet de
paris insensés des incorrigibles Anglais engageant des fortunes sur son
sexe  ; agent secret et maître chanteur, «  fiancée  » à Caron de
Beaumarchais  : en vérité, voilà une existence inouïe, voilà une carrière
étonnante, voilà un « cas » qui n’a pas fini de hanter les historiens, comme
d’ailleurs aussi les médecins.
Dans tous les sens de l’épithète, l’individu – dira-t-on homme ? Dira-t-
on femme ? – est énigmatique. Il était fatal qu’ayant lui-même pris un soin
extrême à entretenir la confusion, en partie par soif de popularité et pour
passer à la postérité, Eon ait excité encore et surtout la verve des
romanciers. N’entreprenons pas d’énumérer les ouvrages d’imagination
dont les auteurs l’ont élu pour héros – ou héroïne  : la liste en serait
incomplète. Mais les mémorialistes même ont ajouté – c’était tellement
tentant ! – à une vie cependant déjà fantastique. A un être équivoque, ils ont
prêté, prétendant tenir la confidence des propres papiers qu’il aurait laissés,
des aventures scabreuses ou piquantes, et point toujours du meilleur goût, et
cette légende a fini par pénétrer l’histoire, fiction inutile au regard d’une
telle réalité. De ce fait, il apparaît aujourd’hui malaisé, sinon interdit, de
taire ces aventures supposées ou forgées en faisant revivre ce personnage
troublant, d’autant que parfois le partage est délicat à opérer entre la vérité
et le mythe.
C’est Frédéric Gaillardet, qui le premier publia des Mémoires d’Eon,
tirés, dit-il, des «  papiers fournis par sa famille  » et de divers documents
d’archives. Toutefois, ce Gaillardet, qui eut avec Dumas père d’homériques
démêlés – duel et procès – quant à la paternité de la pittoresque et
bouffonne Tour de Nesle, n’hésite pas à écrire, dans la préface d’une édition
postérieure des Mémoires :
«  Mon imagination travailla et mon livre se compose d’une partie
authentique et d’une partie, mettons romanesque. »
 

«  Fils de noble Louis d’Eon de Beaumont, directeur des domaines du


roi, et de dame Françoise de Chavanson… né le 5 du présent mois » : ainsi,
le registre de la paroisse Notre-Dame-de-Tonnerre présente-t-il Charles-
Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée, qui y est baptisé le 7  octobre
1728. Garçon donc indubitable, nonobstant ce second prénom de
Geneviève, à lui donné en hommage à sa marraine, Geneviève d’Eon,
«  épouse de M.  Maison, marchand de vins de Paris  »  : la région de
Tonnerre, à l’époque, produisait des vins fort appréciés et qu’Eon prisera
particulièrement. Il usera volontiers de celui provenant des vignes
familiales pour gagner à sa cause, au cours de ses missions diplomatiques,
un adversaire ou décider quelque réticent. De ses premières années, on sait
seulement qu’il fut mis en nourrice chez une femme de la ville, la « mère
Benoît », puis envoyé au collège de Tonnerre avant de se retrouver à Paris,
sur les bancs du collège Mazarin, fréquenté par les enfants des plus grandes
familles. Il a une figure d’ange, mais point d’affèterie, jouant avec les
garçons à des jeux de garçons. Frais émoulu du Mazarin en 1748 et
secrétaire, grâce à des recommandations, de l’intendant de la généralité de
Paris, Bertier de Sauvigny, il fréquente la salle d’armes et le manège du
maître Teillagory et est bientôt l’égal des meilleurs, à l’escrime comme à
cheval. Ces activités du corps ne nuisent en rien à ses études puisque le
voici docteur en droit civil et en droit canon et avocat au Parlement. Son
père ne l’aura pas vu accéder à ces diplômes et à ce titre ; il est décédé le
3  novembre 1749, ayant mandé à son chevet son fils et la sœur de ce
dernier, Victoire.
« Il faut que je vous apprenne à bien mourir », leur dit-il. Il se soulève,
étreint ses deux enfants et retombe mort. C’est du moins Eon qui le
rapporte.
Le deuil se chasse dans les salons et par le travail. Les premiers font
fureur à Paris, en ce siècle philosophique et mondain, et c’est surtout chez
le comte d’Ons-en-Bray, le maréchal de Belle-Isle et le prince de Conti que
fréquente l’adolescent. Quant au travail, à celui que lui donnent ses
fonctions, Charles-Geneviève joint celui, non moins rigoureux, des belles-
lettres. Il brosse des panégyriques, célébrant les défuntes vertus de Marie de
Penthièvre, puis de son hôte, Ons-en-Bray ; et le bon Jean Fréron, ce mortel
ennemi de Voltaire («  L’autre jour, au fond d’un vallon…  »), parce que
chrétien fervent trouve à ces textes solennels assez d’attraits et de qualités
pour les insérer dans son Année littéraire. Eon s’enhardit, publiant en 1752
un grave essai sur les finances françaises sous Louis  XIV et la Régence,
dont la rédaction prudente est légitime, en une époque d’embastillement.
C’en est assez, non seulement pour devenir censeur royal pour l’histoire – à
vingt-quatre ans –, mais aussi pour être reçu avec bienveillance par les plus
illustres noms de la littérature : Fréron, certes, mais aussi Voltaire lui-même,
et ce ne sera pas le moindre exploit diplomatique de Charles-Geneviève que
de louvoyer ainsi entre les deux antagonistes  ; Crébillon, Marmontel, La
Harpe, Chamfort. Mais Eon ne démord pas de l’histoire, et sa prochaine
publication traitera en deux forts volumes des Egyptiens, des Babyloniens,
des Perses, des Grecs et des Romains ; elle sera notamment remarquée d’un
jeune abbé, Bernis, libertin et bien en cour, c’est-à-dire avec la Pompadour ;
la marquise fera de Bernis, académicien à vingt-neuf ans, un cardinal et un
ministre des Affaires étrangères.
Tout ce monde bouillonne, écrit, médit, philosophe, intrigue, démolit,
utopise et mène aussi une existence de fêtes et de plaisirs. Eon s’y mêle,
mais sans les excès de ses compagnons, et pour cause  : la nature les lui
interdit. Ce redoutable bretteur, dont la robustesse est notoire (« l’étreinte de
sa main était si puissante qu’on eût cru que des tenailles de fer étaient
cachées sous cet épiderme blanc et rosé ») a d’ailleurs visage et pour ainsi
dire forme de fille. Il est charmant, avec ses cheveux blonds et longs, ses
yeux bleus limpides, sa taille menue. « Il chaussait un soulier de femme ; il
n’avait point de barbe  ; à peine un léger duvet courait-il çà et là  », qui
exigeait pourtant le fil du rasoir.
Donc, point d’aventures féminines. Et masculines  ? On l’a murmuré,
sous le manteau, mettant en cause un certain chevalier Turquet de
Mayerne ; mais quelle autre preuve que cette déclaration de Mayerne à son
ami :
« Je t’aime à ce point que la vie et l’intérêt ne pourront jamais influer
sur mes sentiments. »
Certes, ce sont là des termes qui prêteraient à discussion si on n’avait
pas, du même au même, une autre lettre dans laquelle il constate – et c’est
non moins énigmatique :
« Toi qui es chaste comme Lucrèce… »
Lucrèce… Eon, pour sa part, s’est flatté lui aussi de sa chasteté, ou
plutôt l’a déplorée en deux confessions, qui ont le mérite de ne pas soulever
d’équivoque – du moins en les lisant vite :
« J’ai toujours vécu sans chevaux, sans cabriolet, sans chien, sans chat,
sans perroquet, sans maîtresse », écrira-t-il ; et aussi, au comte de Broglie,
en 1774 (il a alors quarante-six ans) il fait cette confidence assez
poignante :
« Je suis assez mortifié d’être encore tel que la nature m’a fait et que le
calme de mon tempérament ne m’ait pas porté aux plaisirs. »
«  Le calme de mon tempérament  »  : que voilà donc une jolie
périphrase  ! Quoi qu’il en soit, pourquoi ne pas retenir l’aveu et chercher
midi à quatorze heures ?
Cependant, c’est l’époque où Gaillardet situe les premières prétendues
expériences amoureuses de son héros. Pour lui il n’est pas question
d’impossibilité physiologique : « la nature n’avait point frappé le chevalier
d’une agénésie perpétuelle  ». Pour éveiller le dormeur, il faut «  un choc
imprévu, la main d’un être prédestiné, un galvanisme accidentel, un
nouveau Prométhée  » capable de secouer la torpeur d’un être dont «  la
masculinité était toute au cerveau  : là était tout le feu, ailleurs la glace  ».
Une glace que, paraît-il, les «  aphrodisiaques les plus stimulants  » étaient
incapables de fondre. Mais le jour vint enfin où une « évocation puissante
rendit la vie au cadavre et ressuscita le Lazare endormi dans sa tombe » :
ah, qu’en termes galants…  ! Allons au fait et voyons à l’ouvrage le
« nouveau Prométhée ».
Dieu merci, c’est une femme, et éminente ; l’une de celles qui écrit au
chevalier  : «  Mon petit Eon  »  : Marie de Brancas, veuve du comte de
Rochefort et future épouse du duc de Nivernais que l’on retrouvera et dont
Marie est la maîtresse. Nous sommes, apparemment, en février  1755, en
l’hôtel d’Ons-en-Bray, où loge le chevalier, «  rue de Bourbon, faubourg
Saint-Germain ». Il y a là ce soir Nivernais et ses filles et la « comtesse de
Rochefort, jeune et intéressante veuve dont j’étais le Benjamin » (Gaillardet
place le récit dans la bouche de Charles-Geneviève). Curieux passe-temps
de Marie au milieu de ce cercle d’intimes : « ses doigts blancs et effilés »
jouent avec la chevelure «  blonde et soyeuse  » d’Eon. «  Amusement
innocent  » sans doute, mais, «  soudain, je tressaillis en éprouvant une
sensation qui m’était inconnue au contact de cette main féminine  ». Le
chevalier se sent «  sillonné d’un courant magnétique sous les passes de
cette main ». Il s’efforce de demeurer calme ; mais vraiment il vaut mieux
lui céder la plume, même si ce n’est pas lui qui la tint :
«  Accoquillé, courbé sur moi-même, tenant mes mains l’une dans
l’autre, roidissant mes muscles et mes nerfs, je me crispai, j’étreignis le
plaisir, je le pliai sous moi, le cachai, l’étouffai  ; mais la somme des
titillations que j’éprouvais s’accrut et se condensa tellement, mes membres
en furent chargés, saturés à tel point qu’une trépidation irrésistible,
foudroyante, éclata sur tout mon corps  ; je frissonnai, je bondis et la
comtesse effrayée retira précipitamment sa main… Elle rougit malgré elle
en remarquant mes joues qui étaient pourpres, mon cou gonflé, mon regard
humide, ma pupille dilatée… Elle comprit qu’il y avait un homme à la place
d’un enfant et que la femme, désormais, devait à son tour prendre la place
de la sœur… Elle me regarda davantage  ; elle ne me dit plus qu’elle
m’aimait et commença à m’aimer  ; c’est bien là les femmes, n’est-ce
pas ? »
Gaillardet, avant d’en venir à la conclusion logique de l’incident,
intercale là l’épisode Louis XV-Pompadour et, pour faire bonne mesure, il y
fait intervenir Jean du Barry, déjà, assure-t-il, en quête d’une mignonne à
lancer entre les bras du roi et les jambes de la favorite. Donc, du Barry est
lui aussi dans le salon d’Ons-en-Bray. Tandis que tressaille Eon, que
s’étonne Mme de Rochefort, nul n’a rien remarqué. On parle maintenant du
bal masqué qui aura lieu le lendemain à la cour et des vaines entreprises
faites pour sonner le réveil aux sens de Louis XV, luron aux « appétences
éteintes » (« Oh, que n’ai-je une cousine ou une sœur ! se dit à part lui du
Barry en se mordant le bout des doigts »). A ce bal, tous iront et Charles-
Geneviève accepte la suggestion de ses amis  : il sera travesti en femme,
grâce à une robe prêtée par Mme de Rochefort.
Le lendemain, une vieille camériste aide à l’habiller, puis Marie de
Brancas vient parachever l’œuvre. Alors, écrit Eon-Gaillardet, « je deviens
remuant et vif comme un faon… D’une gorge fraîche et éblouissante dont je
sens les battements, du cou que j’entrevois, des épaules nues que je touche
s’élèvent une douce moiteur, une vapeur parfumée qui troublent mes sens,
mes yeux ; ma tête se perd. Cette chair est de l’aimant, elle me fascine, elle
m’attire. J’y porte mes lèvres plus brûlantes qu’un fer chaud et tombe à
genoux en criant : « Pardon, madame ; je vous aime ! ». La comtesse aurait
murmuré : « Charmant enfant ! ».
«  Ce fut ma seule récompense  », fait dire Gaillardet à cet enfant de
vingt-sept ans.
Et c’est le départ pour Versailles et le bal où la Pompadour «  se
pavane  » avec «  l’arrogante insolence de la sultane favorite au milieu du
harem  ». Pour Louis  XV, il «  paraît ennuyé  »  ; il a «  l’œil terne, l’air
apathique  », en dépit des provocations éhontées des jolies femmes.
Transcrivons Gaillardet :
« Mais chut !… Le boa royal engourdi dans la digestion de ses plaisirs a
donné signe de vie… Il a remué. Son œil a lui, sa bouche s’est entrouverte,
sa tête s’est redressée… Silence ! Son regard est fixe ; il est aux aguets ; il a
déroulé ses anneaux… Il convoite quelque proie. Quelle est-elle ? Suivons
la direction de son regard. »
Oui, suivons-la  ; et nous tombons sur «  une femme nouvellement
venue,… espèce d’amazone en qui la force semblait s’allier à la faiblesse »,
à « l’allure vive et franche, la désinvolture cavalière, un peu dragonne, un
peu homme, un peu femme » ; bref, sur Charles-Geneviève que le roi trouve
fort excitante – il faut bien employer le féminin ! – et qui lui rend « ce que
depuis longtemps il avait perdu : des désirs ».
On devine la suite, encore que Gaillardet y accumule les détails
croustillants ou scabreux. Le roi commande à son valet de chambre Lebel,
«  ministre de ses plaisirs  », de percer à jour l’identité de cette beauté, et
Lebel s’adresse bien entendu à du Barry. Les deux roués conviennent que,
dans une heure, la belle inconnue, que du Barry assure être sa cousine, sera
seule dans une galerie discrète où Louis  XV la rejoindra. Ils se séparent,
non sans que la Pompadour ait remarqué leur entretien. Puis du Barry invite
en effet Eon à gagner la galerie. Pourquoi ? Oh, c’est fort simple :
« Une grande dame du château, éprise de ta personne, a parié avec moi
que tu n’étais pas homme et s’est offerte à en recevoir la preuve à l’instant
même en son boudoir… Sa duègne t’attend en la galerie. »
Charles-Geneviève « y court ». Que voit-il venir à lui ? La Pompadour,
«  embellie encore par le dépit qu’elle éprouvait de rencontrer une rivale,
ainsi qu’elle le redoutait. Puceau décidément déluré, Charles-Geneviève,
«  émerveillé, s’approche avidement de la favorite  », et reçoit un soufflet
magistral. Qu’à cela ne tienne : il « retourne résolument à l’assaut ». Cette
fois, c’est la marquise qui recule effrayée. Eon la détrompe : il est homme et
entend l’attester, afin d’empocher sa part des mille louis du pari. La
Pompadour se défend :
« Monsieur, vous n’y pensez pas… »
« Je n’écoutai rien ; il y avait là une ottomane… »
La suite immédiate, Gaillardet préfère la laisser dans l’ombre. Le
« récit » du chevalier, assure-t-il, est « par trop pittoresque ». Il le supprime
donc et en vient directement à l’épilogue :
«  Je me relevai triomphalement et, tendant une main courtoise à ma
compagne : “Ne me gardez pas rancune de ma victoire”, lui dis-je.
La marquise, ayant «  réparé le désordre de sa toilette  » et compris
l’erreur faite par son royal amant, se hâte de disparaître. Il était temps  :
Louis XV entre « à petits pas ». Eon est « frappé de terreur ».
«  Ne vous effarouchez pas, ma belle, me dit-il  ; n’ayez pas peur de
moi  ; et le galant monarque me caresse les joues de sa main douce et
parfumée. »
Il veut détromper le souverain. Celui-ci ne lui en laisse pas le temps. Il
renverse Charles-Geneviève sur l’ottomane et « le place dans la position où
le chevalier avait placé quelques minutes auparavant la fraîche marquise ».
Alors Louis  XV s’aperçoit de la supercherie  : «  Ses augustes bras en
demeurèrent pendants de stupéfaction, sa bouche béante d’hébétement. »
C’est ce moment scabreux que choisit Gaillardet pour faire rentrer en
scène la Pompadour, qui se moque de la mine déconfite de son amant.
Louis XV, confessant « qu’il n’en revient pas », interroge Eon :
«  Etes-vous aussi intelligent que beau garçon, aussi discret que jolie
fille ?
—  Que Votre Majesté veuille mettre mon zèle et mon dévouement à
l’essai.
—  Eh bien, soit  !… Tenez-vous prêt à exécuter mes ordres  : bientôt,
vous aurez de mes nouvelles. »
Et voilà comment – c’est tout simple, on le voit – Charles-Geneviève
d’Eon deviendra agent secret du roi très chrétien, du moins dixit Gaillardet.
 

Pour l’heure, le chevalier rentre à Paris, toujours fort excité et retrouve


ses compagnons qui cherchent en vain à le faire parler. Enfin, il reste seul
avec Mme  de Rochefort, qui l’aide à se débarrasser de ses affutiaux
féminins. Notre «  agénésique  » connaît décidément son jour de gloire  :
«  L’inspiration que j’avais si longtemps attendue du ciel et que le ciel
m’avait tout à l’heure envoyée pour la première fois ne m’avait point
quitté… Le dieu me possédait encore. Je parlai donc de source et ma parole
triompha, car le chemin de l’âme lui était ouvert. »
Gaillardet semble donc avoir trouvé un motif parfait justifiant l’entrée
d’Eon dans le service d’espionnage du roi. Louis XV avait en effet créé un
« service secret » confié à l’époque au prince Louis de Conti ; le souverain
entendait avoir ses informateurs personnels, sa diplomatie clandestine
pouvant s’opposer à l’officielle. Il n’avait en effet confiance en aucun de ses
ministres  : d’où la naissance de ce service occulte, aux fils si enchevêtrés
parfois que Louis lui-même ne s’y retrouvera pas, qui coûte fort cher et
dont l’action sera finalement néfaste à la France.
La vérité est que Conti, chez qui fréquente Eon, a eu l’idée d’employer
ce jeune homme intelligent et cultivé. C’est sans doute lui qui a pensé à
mettre à profit l’apparence gracile d’Eon pour lui confier des missions à
accomplir à l’étranger sous l’habit féminin, qui porte moins à suspicion les
polices. Conti, d’ailleurs, entend faire servir son patronage à son ambition.
Il espère en effet coiffer la couronne de Pologne, qu’a déjà manquée de peu
son grand-père et dont le détenteur, Auguste III, est très malade. Louis XV
approuve naturellement ce projet : la France disposerait ainsi d’un ami sûr à
l’Est, capable de juguler une Prusse alliée à l’Angleterre. Encore faut-il
l’accord de la Russie, et c’est là que le bât blesse. Elisabeth, digne
successeur et fille de Pierre le Grand mène son empire en despote friande de
chair masculine  ; ses amants ne comptent pas, qu’elle choisit aussi bien
parmi les paysans que chez les officiers : c’est une question de stature. On
lui prête une vengeance atroce tirée d’une rivale heureuse : la Lapoukhine a
été exilée en Sibérie après qu’on lui eut arraché la langue. Voilà la tsarine ;
peu commode, on le voit, et la France est payée pour le savoir, qui n’a plus
d’ambassadeur à Pétersbourg depuis qu’Elisabeth a fait reconduire à la
frontière le marquis de La Chétardie. Il y a pis  : la tsarine a pris pour
chancelier un stipendié de Londres et de Berlin, Bestucheff, dont la police a
ordre de surveiller tout émissaire français. Ainsi, en 1754, le chevalier de
Valcroissant s’est-il retrouvé entre les quatre murs de la forteresse de
Schlusselbourg  : il ne convient pas à Bestucheff qu’un envoyé du roi de
France approche Elisabeth.
C’est dire les affres de Conti, et du même coup de Louis XV. Puisque la
diplomatie sur la place publique est interdite, voilà bien l’occasion d’user
des services du Secret du Roi. Conti songe donc à Eon, dont n’a qu’à se
louer son ami Bertier de Sauvigny. Ce joli garçon ferait une fille si jolie, qui
ferait la nique aux agents de Bestucheff ! Pas question, certes, de le lancer
seul sur la route de Pétersbourg et vers l’oreille d’Elisabeth ; on lui trouve
un compagnon expérimenté, le chevalier écossais Douglas Mackensie,
farouche ennemi de l’Angleterre. Celui-ci voyagera sous couleur de
recherches minéralogiques, mais aura en Russie une mission d’observation
et d’information rigoureuse. Il reçoit un code basé sur les fourrures.
Bestucheff sera « la martre zibeline », l’ambassadeur anglais Williams, « le
renard noir », le parti prussien, « l’hermine », le parti autrichien, « le loup-
cervier ».
Et Charles-Geneviève ? La « jeune fille » a ses instructions particulières
et, somme toute, la véritable mission. Il lui faut approcher la tsarine et lui
remettre un message de la main de Louis XV, qu’elle emportera dissimulé
dans la couverture d’un Esprit des lois, de Montesquieu. Il doit gagner la
confiance d’Elisabeth, afin d’obtenir son consentement à l’accession de
Conti au trône de Pologne ou, à défaut, sa nomination à la principauté de
Courlande qui est vacante.
Eon accepte d’enthousiasme les propositions de Conti. Secret du roi
certes, donc service du roi : tout gentilhomme le tient pour un devoir et un
honneur, et les d’Eon de Beaumont sont de bonne noblesse, encore que
Charles-Geneviève, ne l’estimant sans doute pas encore suffisante, croira
bon, un jour, de se prétendre descendant de l’hérésiaque Breton Eon de
l’Etoile, un fou condamné par le concile de Reims en 1148, et d’un ancien
sénéchal également breton. Mal lui en prend car deux descendants
authentiques de ce haut fonctionnaire l’assignent devant le Châtelet de
Paris. Ce sera un procès épique, fertile en pamphlets et épigrammes, qui se
dénouera à la confusion du chevalier, débouté en tous points.
Tout en ordre, pesé, compté, les deux agents secrets partent vers
l’inhospitalière Russie, en juillet  1755. Il faut dire qu’en entérinant ce
voyage, nous cédons à une impulsion toute subjective, car ce séjour à Saint-
Pétersbourg de Charles-Geneviève en atours féminins et sous le nom de Lia
de Beaumont est mis en doute, voire nié par d’excellents auteurs. Aucun
document officiel ne le prouve en effet, mais comment s’en étonner,
puisqu’il était clandestin  ? En revanche, on peut considérer au moins
comme apparence de sa réalité un passage de la transaction conclue en 1775
par Eon avec Beaumarchais, où il s’engage à reprendre les habits de fille,
ajoutant de sa main cette mention, que biffera son partenaire qui a ordre de
ne pas mêler la mémoire du feu roi à ce singulier marché : « habits que j’ai
déjà portés en diverses occasions connues de Sa Majesté », c’est-à-dire de
Louis XVI, héritier du Secret du roi, qu’il a au reste supprimé. Or, ce ne put
être qu’en ce voyage contesté que Charles-Geneviève prit les vêtements
d’une femme pour défendre les intérêts de son souverain. De plus,
Louis XV aurait lui-même écrit en 1763 à Eon (mais il s’agit peut-être d’un
faux) :
« Vous m’avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous
ceux que vous portez actuellement. »
Reste qu’Eon n’a rien laissé sur ses divers séjours en Russie, ayant, a-t-
il assuré, brûlé tous les documents s’y rapportant.
A vrai dire, on ne sait rien, peut-être pour cause, des incidents de la
longue route entreprise par Lia de Beaumont et son Ecossais servant.
Toutefois, Gaillardet a vu passer le duo par le château du feu duc de
Mecklembourg-Strelitz. Douglas, assure-t-il, était de ses intimes et il
entendait vérifier « la perfection de la métamorphose » de son compagnon,
qu’il aurait présenté aux héritiers comme sa nièce. Accueil affable de la
famille ducale et vif intérêt de la jeune duchesse Sophie-Charlotte, quatorze
ans, pour Lia de Beaumont. Et voilà, assure Gaillardet, le malheureux
Douglas qui s’affole, craignant que la chair ne succombe et ne trahisse le
travesti, et préférant abréger son séjour. Du moins Sophie déçue confie-t-
elle à Lia une lettre destinée à une bonne amie qu’elle a à Pétersbourg et qui
semble sortie tout armée du cerveau de l’auteur de La Tour de Nesle  :
Nadège Stein, demoiselle d’honneur de S. M.  l’Impératrice de toutes les
Russies1.
A peine l’étrange couple est-il à Pétersbourg qu’il est dissocié  : les
sbires de Bestucheff ont tôt fait d’obliger Douglas à repasser bredouille la
frontière. Lia a plus de chance, grâce à son déguisement ; elle s’adresse au
vice-chancelier Woronzof, rival et ennemi de Bestucheff, et francophile, qui
fait introduire la «  jeune fille  » au Palais d’été et la lettre de Louis  XV
arrive ainsi entre les mains de sa destinataire. Elisabeth est charmée. Elle
s’entiche de la délicate ambassadrice au point, selon d’aucuns (mais c’est
discutable !), de faire d’elle sa « lectrice » et lui remet sa réponse au roi de
France qui prend dans la couverture de l’Esprit des lois la place restée vide.
Sa mission est achevée et Charles-Geneviève n’a plus qu’à regagner son
pays et rendre compte. Seul le retarde Gaillardet qui lui fait auparavant
subir les derniers outrages de la tsarine – une «  ruine impériale  » – qui a
percé à jour la ruse du travesti. Du moins échoue-t-elle au port.
Retour en France. Le bilan de sa mission est équilibré ; du côté positif,
le désir formulé par Elisabeth de renouveler avec la France des relations
diplomatiques et son renoncement à apporter l’appui militaire de la Russie à
Frédéric  II contre Marie-Thérèse d’Autriche  ; du côté négatif, le refus de
l’impératrice d’appuyer la candidature de Conti au trône de Pologne. Du
moins avait-elle laissé entendre qu’elle était disposée à faire de lui son
généralissime et le duc de Courlande. Ce double engagement ne sera jamais
tenu, Conti, en butte à l’hostilité de la Pompadour, étant tombé en disgrâce
et le Secret passant par intérim à son second, Tercier, qui s’effacera devant
le comte de Broglie.
Louis  XV a sur l’heure répondu à l’offre d’Elisabeth en accréditant
auprès d’elle, avec le rang de ministre plénipotentiaire, le chevalier
Douglas, ainsi vengé de Bestucheff à qui Eon, cette fois en vêtements
masculins et sous son identité véritable, apporte son concours comme
secrétaire d’ambassade. Si quelqu’un à Pétersbourg est frappé par sa
ressemblance avec Lia de Beaumont, c’est, lui répondra-t-on, qu’ils sont
frère et sœur.
Douglas et Eon ont la tâche délicate de négocier un traité d’alliance
entre la France et la Russie. Il est signé le 1er mai 1756, mais flanqué d’une
clause «  secrétissime  » que Douglas a acceptée et qui constitue ni plus ni
moins qu’une trahison de la France abandonnant à la convoitise de l’ours
russe son alliée, la Turquie. Louis  XV, roi frivole mais droit, refuse
d’entériner cet article et, pour manifester son irritation à Douglas, nomme le
marquis de L’Hospital ambassadeur en Russie, à charge pour lui de le faire
annuler. Eon, toutefois, devance le marquis. Avec la complicité de
Schouvalow, il s’attaque à Bestucheff, met hors de ses gonds le chancelier
qui, devant la menace d’une disgrâce, l’impératrice tenant à l’alliance
française, finit par consentir à la révocation de la fâcheuse clause. Douglas,
transporté de joie, envoie le chevalier en France afin d’annoncer
l’excellente nouvelle. Eon ne repart pas les poches vides : Elisabeth lui fait
remettre trois cents ducats d’or.
Sur la route du retour, la voiture de Charles-Geneviève se retourne dans
un fossé. Une jambe cassée, il n’en poursuit pas moins jusqu’à Versailles,
où Louis XV l’accueille chaleureusement et lui marque sa satisfaction par
une gratification, le don d’une tabatière d’or ornée de son portrait et par un
brevet de lieutenant de dragons. Il confie en outre Eon aux soins de son
propre chirurgien.
Mais le roi lui laisse à peine le temps de guérir sa fracture. C’est que
Bestucheff a contre-attaqué, relancé par ses employeurs anglais et
prussiens  ; à peine revenue en grâce, la France est de nouveau en perte
d’influence à Pétersbourg. L’Hospital réclame le concours de Charles-
Geneviève. Dieu merci, celui-ci a retrouvé sa deuxième jambe, alors que le
malicieux ambassadeur en Russie, qui l’appellera dans ses lettres «  ma
chère Lia » ou « ma belle de Beaumont », y déplorera aussi que le chevalier
soit trahi par sa « terza gamba ». Eon est l’homme indispensable ; derechef,
on l’expédie, le 21  septembre, vers l’inconstante Russie. Bestucheff,
apprenant ce retour, fulmine  ; l’homme, dit-il, est un sujet dangereux,
capable de troubler l’empire. Sa méfiance se justifie rapidement : Eon fait si
bien, use de tels sortilèges auprès de la tsarine que, le 24  février 1758, le
chancelier est arrêté en plein conseil et déporté en Sibérie avec quelque dix-
huit cents féaux. Le bon ami de la France Woronzof lui succède et fait
reprendre le combat contre la Prusse : en vain d’ailleurs…
Gaillardet n’a, semble-t-il, pas tort de souligner l’importance prise par
Eon auprès de l’impératrice. L’appétence sexuelle n’est pas en cause, soit ;
mais il est certain qu’Elisabeth goûte la présence de Charles-Geneviève et
ses conseils. La disgrâce de Bestucheff l’atteste, et aussi le vœu qu’elle
formule d’attacher le chevalier à sa cour. Elle s’en ouvre à L’Hospital ; il en
réfère à son ministre, Bernis, qui informe Louis XV. C’est une magnifique
occasion d’avoir sur place au Palais d’été une oreille attentive et des yeux
vigilants, et le souverain donne son accord  ; mais c’est Eon qui refuse  :
L’Hospital écrit à Versailles, le 29 août 1759 :
«  Il m’a répondu que, pour tout l’or du monde, il ne servirait aucun
maître que le roi. »
Eon lui-même écrit à Tercier et Bernis. Au premier :
«  Je ne quitterai jamais le service de la France pour celui de tous les
empereurs et impératrices de l’univers, et aucun motif n’est capable de me
faire changer dans ma façon de penser : ni honneurs, ni richesses… J’aime
mieux ne posséder que de quoi vivre en France que d’avoir cent mille livres
de rente à manger dans la crainte et l’esclavage… Si j’avais un frère bâtard,
je l’engagerais à prendre cette place. Pour moi qui suis légitime, je suis bien
aise d’aller mourir comme un chien fidèle sur mon fumier natal… »
… Ce qui n’adviendra pas. A Bernis, il confie ses craintes :
« Depuis que je suis à Saint-Pétersbourg, ma maxime est d’avoir le dos
toujours tourné à la Sibérie, trop heureux que je suis de l’avoir échappée. »
Bernis, qui va céder son portefeuille à Choiseul, s’incline. Eon
demeurera à Pétersbourg jusqu’en 1760, y menant large vie. Ses 750 livres
d’appointements trimestriels n’y sauraient suffire, ni même les fonds
secrets. Charles-Geneviève emprunte donc à L’Hospital qui ne peut rien
refuser à sa « belle de Beaumont » ou à son « petit d’Eon », dont il raille
perpétuellement la carence de sa « terza gamba ».
Mais l’arrivée de Choiseul au ministère entraîne un mouvement
diplomatique. S’il n’ose toucher directement à son ami L’Hospital, il
délègue du moins auprès de lui le baron de Breteuil, qui suppléera
pratiquement l’ambassadeur. Pour Eon, c’est la certitude que son rôle de
brillant second est terminée. Il prie L’Hospital de lui permettre de rentrer en
France ; la rigueur du climat l’a miné, et le médecin français, Poissonnier,
lui conseille «  d’aller sucer son air natal pour reprendre ses anciennes
forces ». L’Hospital cède à regret et Eon fait ses visites d’adieux. Au nom
de sa souveraine, Woronzof lui remet un coffret serti de diamants. La
tsarine elle-même reçoit le diplomate, entretien que Gaillardet résume de la
manière suivante :
« Elisabeth fut désolée de se voir encore une fois séparée de son amant.
La vieille sirène déploya vainement toutes les ressources de ses ruses
féminines et de ses séductions impériales pour tâcher de le retenir. »
Eon rentre directement en France  ; à peine à Paris, il est atteint de la
petite vérole, mal alors souvent mortel et dont il ne triomphera qu’après
plusieurs semaines d’angoisse. Ce n’est qu’en décembre qu’il peut se rendre
à Versailles et être reçu par Louis  XV. Il sort de l’entretien gratifié d’une
pension annuelle de 2 000 livres sur le Trésor royal et promu capitaine de
dragons. Ce sont des preuves éclatantes de la qualité des services rendus.
Un mois plus tard, Charles-Geneviève reçoit les congratulations et les vœux
de L’Hospital :
«  J’espère que l’humeur de la petite vérole vous aura débarrassé de
toutes celles qui vous accablaient et que la “terza gamba” vous fera enfin
mieux connaître le plaisir et les faiblesses de l’amour, fût-il même
conjugal… Soyez à mon retour tout “puissant”. Adieu, mon cher d’Eon, je
vous aimerai toujours. »
 

Au Secret succède quelques mois une carrière militaire. Le capitaine est


affecté sur sa demande, le 18  mai 1761, au régiment de dragons
d’Autichamp, sous les ordres du comte de Broglie, neveu du maréchal et
futur chef dudit Secret. Les Broglie, selon le bon plaisir du roi, prennent
Charles-Geneviève pour aide de camp. Toute l’Europe guerroie. Eon sent
l’épée démanger son fourreau. Une première occasion de l’en tirer lui est
fournie en Allemagne, à Hoexter où, le 19 août, il est chargé de porter au
commandant d’une unité, le comte de Guerchy, l’ordre de faire prendre sur
la rive droite du Weser un stock de 400  000 cartouches que Charles-
Geneviève, pour sa part, distribuera aux troupes sur la rive gauche.
L’ennemi est rapproché et la manœuvre se fera sous son feu. Quand Eon
tend son ordre à Guerchy, il se trouve pour la première fois face à l’homme
qui, dans quelques années, sera son plus implacable ennemi et le plus
fourbe. Pour l’heure, Guerchy maugrée ; cette dangereuse opération ne lui
sourit pas. Ce que voyant, Eon lève quelques volontaires et ramène avec
eux les 400 000 cartouches. Sans doute la haine de Guerchy a-t-elle pris là
naissance.
Quelques jours après, à Ultrop, dans un engagement, Eon reçoit deux
blessures légères. Le 7 novembre, à la tête de grenadiers et de mercenaires
suisses, il déloge un détachement écossais des montagnes et gorges de
Himbeck ; enfin, à Osterwick, avec quatre-vingts dragons et vingt hussards,
il «  charge avec tant d’intrépidité et d’intelligence le bataillon franc
prussien de Rhees que cette troupe, composée de six à sept cents hommes,
met bas les armes et se rend prisonnière », action assez extraordinaire qui
permet la prise de Wolfenbüttel par le prince de Saxe. Ce sont là faits
d’armes majeurs mais le chevalier participera encore aux sièges de
Brunswick et de Cassel. Pour n’être qu’un novice dans l’art militaire, il a
prouvé que ses galons n’étaient pas usurpés.
 

Tandis que l’état-major des Broglie prend ses quartiers d’hiver à Cassel,
un ordre du roi rappelle Eon à Versailles  ; sa carrière militaire s’arrête là,
mais il conservera volontiers le port de son bel uniforme. Il part, nanti d’un
certificat attestant ses valeureux états de service, et on imagine les pensées
qui l’assaillent pendant qu’il chevauche ou roule vers la cour  ; si l’on a
recours à lui, ce ne peut être que pour lui offrir une ambassade, et sans
doute celle de Pétersbourg, puisqu’il a déjà fait merveille là-bas. Mais les
événements en ont décidé autrement. La mort d’Elisabeth, le 5  janvier
1762, a élevé au trône impérial Pierre III dont le premier acte, en fanatique
qu’il est du grand Frédéric, est de rompre l’alliance avec l’Autriche et la
France. La trahison à peine consommée, Pierre disparaît, d’ordre de sa
femme Catherine qui le fait étrangler par le frère de son amant Orloff. Ainsi
souveraine, Catherine  II rappelle ses troupes opérant hors des frontières.
Dès lors, l’issue de la guerre ne fait plus de doute. Elle coûtera à la France,
et aussi à l’Espagne, à elle liée par le pacte de famille, leurs colonies et
leurs flottes, annexées ou détruites par l’Angleterre. Il faut se résigner à la
paix ; ce sera le traité de Paris, mais négocié à Londres.
Quelles que fussent les qualités et l’expérience de Charles-Geneviève
d’Eon, il eût été encore jugé trop jeune pour mener en plénipotentiaire les
pourparlers. Mais Choiseul et Louis  XV n’hésitent pas à faire de lui le
second du duc Louis de Nivernais à Londres. Cet ancien ambassadeur à
Rome et à Berlin est un lettré et un optimiste. Malgré sa déception, Eon fera
avec lui excellent ménage.
«  La franchise et la gaieté, écrira-t-il, sont le caractère principal de ce
ministre qui, dans toutes les places et ambassades qu’il a eues, y a toujours
paru comme Anacréon, couronné de roses et chantant les plaisirs au sein
des plus pénibles travaux… Il est fin et pénétrant, sans ruses et sans astuces,
peu sensible à la haine et à l’amitié… Il est séparé de sa femme, il la hait et
ne lui fait aucun mal ; il a une maîtresse, il la chérit et ne lui fait pas grand
bien. »
Cette maîtresse, que le duc finira par épouser, c’est précisément cette
dame de Rochefort dont Gaillardet a louangé la « main magnétique »…
La délégation française débarque à Douvres en septembre 1762, saluée
de douze coups de canon. Alors commence la longue aventure londonienne
de Charles-Geneviève, qui ne s’achèvera qu’avec sa mort, quarante-huit ans
plus tard.
A Londres, aux coups de canon succèdent les sarcasmes  ; ce sont les
représentants d’une nation vaincue et détestée qui viennent demander
l’aman, et on le leur fait sentir. Si humiliant que sera pour la France le futur
traité de Paris, il sera considéré comme trop indulgent par les ultras anglais
qui accuseront le chancelier Bute et son équipe de s’être laissé corrompre
par l’or français.
S’il en fut ainsi – ce dont se sont défendus les intéressés et Eon lui-
même – le corrupteur eût été le chevalier qui, officiellement secrétaire
d’ambassade, avait en réalité la charge des tractations et rencontres
occultes, en bon agent du Secret du roi.
Un fait est certain  : c’est qu’Eon réussit un jour, alors que les
négociations traînent et que le gouvernement britannique impatienté ou
arrogant a rédigé un ultimatum destiné à la France, un joli tour de passe-
passe, bien digne d’un espion de Sa Majesté. Il assiste Nivernais quand ce
dernier reçoit le sous-secrétaire d’Etat Wood qui, au cours de la
conversation, confie qu’il a dans son portefeuille le texte de cet ultimatum.
Les deux Français sont sur des charbons ardents. Comment prendre
connaissance de ce document capital ?
«  Je savais Wood gros buveur, écrit Eon… Je fais signe au duc, qui
invite sur l’heure le secrétaire à se mettre à table avec lui pour mieux causer
d’affaires. Il veut, dit-il, lui faire savourer quelques bouteilles de bon vin de
Tonnerre, avec lequel j’ai, par parenthèses, affriandé plus d’un gosier
d’outre-mer… Tandis que le duc et Wood boivent à plein verre, j’enlève le
portefeuille, j’en extrais la dépêche à l’ambassadeur à Versailles, le duc de
Bedford, dont je prends une copie littérale que j’expédie sur-le-champ. Mon
courrier arriva vingt-quatre heures avant celui de Wood et quand s’entama
la discussion, MM.  de Choiseul et Praslin, préparés d’avance à toutes les
difficultés qui devaient être soulevées et sachant le dernier mot de
l’ambassadeur britannique, l’amenèrent bien vite à composition. Les
préliminaires de la paix furent signés dès le lendemain. »
Cet exploit, qu’il a sans doute enjolivé, ne sera que le plus audacieux du
secrétaire d’ambassade dont le rôle, lors de cette négociation, sera souligné
par Nivernais, écrivant à Praslin :
«  D’Eon travaille du matin au soir  ; je ne vous dirai jamais assez son
zèle, sa vigilance, son activité, sa discrétion. »
Il a même séduit George  III, son prétendu rival heureux auprès de
Sophie, au point que, plutôt qu’à un de ses diplomates, c’est à Eon que le
roi d’Angleterre confie l’honneur de porter à Versailles l’acte de ratification
du traité. Le 26 février 1763, le chevalier est reçu par le duc de Praslin, puis
Louis  XV accueille Charles-Geneviève, l’embrasse en lui disant  : «  Vous
me portez bonheur » et lui fait expédier le brevet de chevalier de l’ordre de
Saint-Louis, insigne récompense. La Pompadour même lui fait bonne mine,
qui lui confie, lorsqu’il repart pour Londres, des lettres personnelles
adressées à Nivernais qu’elle appelle « mon petit époux ». Outre-Manche,
Eon reçoit les félicitations enjouées de son vieil ami, le marquis de
L’Hospital :
« Vous voilà donc chevalier de Saint-Louis, frère des preux paladins du
bon vieux temps, écrit-il… C’étaient de rudes jouteurs et vous êtes bien fait
pour leur tenir tête dans les champs de la politique ou sur les champs de
bataille  : vous avez l’esprit et le bras ferme. Il n’y a qu’une chose qui
m’inquiète, c’est la “terza gamba”. Oh, elle n’eût pas été de force à lutter
avec eux, il faut l’avouer, car ils étaient aussi forts combattants de Vénus
que de Mars… Aguerrissez donc la paresseuse et pour cela, croyez-moi,
l’exercice est le meilleur des remèdes. Fit fabricando faber dit le proverbe.
Fabriquez, fabriquez ! »
 

Le 23 mai 1763, Nivernais revient en France, et voilà l’intérimaire Eon


nommé ministre plénipotentiaire au traitement de 25  000  livres, un
maximum. Un émissaire du Secret lui apporte peu après un ordre royal du
3  juin. Humilié par les termes du traité de Paris, Louis  XV brûle de se
venger en envahissant l’Angleterre, projet hardi que renouvellera un demi-
siècle plus tard Napoléon et dont les seuls confidents sont Broglie et
Tercier, qui dirigent le Secret du roi, et Durand, garde du dépôt des Affaires
étrangères. Eon devra aider son cousin, le marquis de La Rozière, chargé de
dresser sur place le plan d’invasion. «  Mon intention, écrit Louis  XV, est
qu’il (le chevalier) garde le plus profond secret sur cette affaire et qu’il n’en
donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres. Il
recevra un chiffre particulier.  » Dans ce chiffre, «  l’intrépide  » désigne le
nouvel ambassadeur à Londres, et celui-ci n’est autre que le comte de
Guerchy, cet officier auquel, devant sa carence, Eon s’est substitué à
Hoexter et qui ne le porte pas dans son cœur, bien que bourguignon comme
lui. Sans passé diplomatique, Guerchy doit sans doute son poste à l’amitié
de Praslin, qui a cependant bien hésité à appuyer sa désignation.
«  Je crains ses dépêches comme le feu, a-t-il confié. Il ne sait pas du
tout écrire. »
Cette crainte, Broglie la partage et l’explique dans une lettre à Eon ; il
lui recommande de surveiller l’ambassadeur et d’habiter hors de « l’hôtel de
France » avec La Rozière et un autre de ses cousins, lui aussi du Secret du
roi, Eon de Mouloize, afin de tenir au secret leur correspondance, qui « ne
doit tomber en aucunes mains étrangères et surtout en celles de
l’ambassadeur et ministre du roi. »
 

L’hiatus entre Nivernais et Guerchy se prolongera jusqu’en


octobre  1763. Pendant sa durée, Eon tient avec faste son rôle de
représentant du roi très chrétien, dans l’ambassade la plus importante à
l’époque. Ses réceptions rassemblent les plus hautes personnalités. Les fêtes
sont onéreuses, mais couvrent l’action clandestine qui permettra à Broglie
de reconnaître, à la fin de l’année :
« La Rozière a rapporté un travail prodigieux et très bien fait. »
Entretemps, le 22 août, Eon a sonné la trompe d’alarme : sa bourse est
plate et il fait appel aux subsides officiels :
«  On m’a beaucoup promis, écrit-il à Praslin, et promesses et
prometteurs n’existent plus… Je serai forcé de mettre la clé sous la porte et
de faire une banqueroute générale si vous n’avez pas l’humanité de venir à
mon secours par quelque gratification exceptionnelle… Il ne me reste plus
qu’une mauvaise santé et plus de 20 000 livres de dettes. »
Cette pénible situation avait incité Eon à engager impudemment la
dotation de Guerchy, toujours en France, qui protesta. D’où une réponse
fort sèche de Praslin, qui n’est pas sans soupçonner par ailleurs les activités
parallèles d’Eon :
«  Je n’aurais jamais cru, Monsieur, que le titre de ministre
plénipotentiaire vous fît si promptement oublier le point d’où vous êtes
parti, et je n’avais pas lieu de m’attendre à vous voir augmenter de
prétentions à mesure que vous recevez de nouvelles faveurs… Vous êtes
venu nous apporter les ratifications de l’Angleterre et ce voyage vous a été
payé et récompensé comme si vous aviez fait dix campagnes de guerre. Si
ce tableau vous offre des sujets de mécontentement, je vous avoue que je
serai obligé de renoncer à vous employer, de peur de manquer de moyens
suffisants pour récompenser vos services… Rien ne peut me faire
soupçonner la nécessité des frais extraordinaires auxquels vous vous êtes
livré sur le compte de M. de Guerchy, et qui sont extrêmement déplacés…
J’espère qu’à l’avenir vous serez plus attentif à ménager l’argent d’autrui. »
Le sang d’Eon ne fait qu’un tour, et il entame avec Praslin et Guerchy
ce qu’il appellera « une négociation de cuisine », sordide et outrancière, où
se révèle son caractère féminin et impulsif. Que répond-il à Praslin, après
avoir glorieusement énuméré ses états de service ?
« Si un marquis avait fait la moitié des choses que j’ai faites depuis dix
ans, il demanderait au moins un brevet de duc ou de maréchal. Pour moi, je
suis si modeste dans mes prétentions que je demande à n’être rien ici, pas
même secrétaire d’ambassade. »
Vœu imprudent. Le même jour (25 septembre), il administre à Guerchy
une volée de bois vert :
«  … Il s’agit de trouver la proportion existant entre un ministre
plénipotentiaire, capitaine de dragons, qui a fait dix campagnes politiques,
sans compter les campagnes de guerre, et un ambassadeur, lieutenant
général, qui débute… A votre arrivée ici, il faudra bien, malgré vous,
distribuer des gratifications… Sans quoi, ils ne quitteront pas la porte,
feront un sabbat abominable et finiront par la danse des cocus. Je suis
heureusement garçon, mais ce sera votre affaire quand vous serez à
Londres. Demandez à M. le duc de Nivernais. Pendant son ambassade ici, il
lui en a coûté plus de cent guinées pour ne pas être déclaré cocu. »
Cet avertissement visant les libellistes et maîtres chanteurs qui
pullulaient à Londres, terre de liberté qu’ils transformaient en terre de
licence, n’est pas pour arranger les choses. Praslin pourtant fait un geste.
Aux 150  000  livres de traitement et aux 50  000  livres de frais alloués à
Guerchy, il ajoute 50 000 livres « pour boucher le trou des dîners » offerts
par Eon ; mais la somme est réglable à l’ambassadeur. Fureur du chevalier
qui écrit à Nivernais, qu’il croit complice :
«  Je ne pourrais consentir à cet expédient qu’avec une belle et bonne
quittance par-devant notaire, entérinée et homologuée. »
Il craint de plus, Guerchy en poste, d’être rétrogradé au rang de
secrétaire.
«  Ces arlequinades me feraient passer pour un homme de paille qui
prend telle forme qu’on désire lui donner ! »
Tercier sent le péril ; il administre un baume qu’il espère efficace :
« Jamais Sa Majesté ne se serait déterminée à envoyer M. le comte de
Guerchy ambassadeur en Angleterre si elle n’avait pas entièrement compté
sur vous… Tâchez de vous arranger avec cet ambassadeur à quelque prix
que ce soit. »
Mais, le 4  octobre, Praslin adresse à Eon sa lettre de rappel, avec
interdiction de se présenter à la cour sans en avoir reçu l’ordre. C’est la
disgrâce. D’aucuns en eussent été atterrés, mais non Charles-Geneviève, qui
reçoit le même jour cette missive apostillée par Louis XV :
« Vous m’avez servi aussi utilement sous les habits de femme que sous
ceux que vous portez actuellement  ; reprenez-les de suite et retirez-vous
dans la cité. Je vous préviens que le roi a signé aujourd’hui, mais seulement
avec la griffe et non de sa main, l’ordre de vous faire rentrer en France  ;
mais je vous ordonne de rester en Angleterre avec tous vos papiers, jusqu’à
ce que je vous fasse parvenir mes instructions ultérieures. Vous n’êtes pas
en sûreté dans votre hôtel et vous trouveriez ici de puissants ennemis. »
Faut-il dire que ce billet est considéré par beaucoup comme apocryphe
et forgé après coup par Eon  ? L’hypothèse est d’autant plus plausible que
huit jours après, une lettre, authentique celle-ci, de Louis  XV à Tercier,
prescrit à ce dernier de recevoir Eon à son arrivée et de prendre «  toutes
précautions pour que le secret soit bien gardé ».
Quoi qu’il en soit, Eon n’obtempère nullement à l’injonction de Praslin
et demeure à Londres, fort des documents qu’il détient. Quand Guerchy
arrivera enfin, le 17 octobre, Charles-Geneviève se justifiera en invoquant
l’absence de la signature royale sur sa lettre de rappel où ne figure en effet
que le paraphe ou griffe de Louis  XV. Le 21  octobre, il confie à son ami
Sainte-Foy :
« Si on me jette des pierres, je lancerai des pavés. »
Guerchy, pour se débarrasser de lui, demande au gouvernement de
Londres de hâter son audience de congé. Peine perdue  : convoqué le 26,
Eon se fait porter malade ; mais le soir même, il dîne – avec Guerchy – chez
lord Halifax qui a signé sa convocation ; il explique qu’avant d’y référer, il
attend des ordres « ultérieurs » de Versailles ; et, comme Guerchy s’étonne,
il le foudroie :
« Apprenez qu’on appelle demandes ultérieures celles qui se font après
les premières propositions et qu’on se réserve en politique d’ajouter les
demandes ultérieures aux demandes préliminaires. Si Votre Excellence ne
comprend pas cette très claire explication, ce n’est pas ma faute ! »
 

Le combat est donc engagé entre les deux hommes, qui tuera Guerchy
et mutera Eon d’homme en femme, et sera marqué de dénonciations et de
guet-apens. Qu’on ne prétende pas qu’Eon a le premier conduit les
hostilités sur ce terrain car, dès août 1763, Guerchy, soutenu par Praslin, a
dépêché à Londres un aventurier famélique du nom de Treyssac de Vergy.
Ce dernier se présente alors chez Eon, fort méfiant et qui lui réclame en
vain des lettres de recommandation. Le 23 octobre, alors qu’Eon dîne chez
Guerchy qui tente de l’amadouer, Vergy se fait annoncer, qui s’incline
devant l’ambassadeur. Ce dernier, gêné, feint de ne l’avoir jamais vu,
malgré l’insistance du visiteur. Celui-ci furieux, se tourne vers Eon :
« On ne m’a jamais donné un tel démenti ! lance-t-il, et il ajoute : Vous
ne savez pas, monsieur, le sort qui vous attend en France. »
Cette réflexion, Vergy l’expliquera beaucoup plus tard en révélant au
chevalier le complot ourdi contre lui par Praslin et Guerchy.
Quelques jours après, La Rozière avertit son cousin que Guerchy a tenté
de le persuader que Charles-Geneviève est atteint d’aliénation mentale.
L’imbroglio devient dès lors si compliqué – véritable roman d’aventures –
que, pour le résumer, force est de s’adresser à Eon même, qui vide son sac
le 18 novembre dans une « note secrète et importante pour l’avocat et son
substitut », c’est-à-dire, selon son chiffre, pour le roi et Broglie (ou Tercier).
D’après lui, Guerchy veut percer « le motif secret de sa conduite », donc de
son entêtement à demeurer à Londres – ce qui est bien naturel de la part
d’un ambassadeur.
« Parlant à sa personne, je lui ai dit que je l’attendrai de pied ferme et
que, s’il voulait entrer chez moi, il verrait comment je le recevrai à la porte.
Je n’ai que huit sabres turcs, quatre paires de pistolets et deux fusils turcs, le
tout pour le peigner à la turque… D’ailleurs, je suis toujours ministre
plénipotentiaire puisque je n’ai pas pris mes audiences de congé et, si je
veux, je ferai ici une défense politique pendant une année entière avant que
de les prendre… Dès la première attaque que le comte de Guerchy et milord
Halifax ont voulu me faire, j’ai démasqué une première redoute et ils ont eu
le nez cassé… On a envoyé ici, et il n’est pas difficile d’en deviner le
principal auteur, plusieurs coquins et espions. A leur tête était le sieur de
Vergy. »
Suit l’affirmation que, le 28  octobre, Eon aurait été victime d’une
tentative d’empoisonnement. Guerchy, «  qui a son chirurgien avec lui  »,
aurait fait verser de l’opium dans son vin.
« Lorsque je sortis de l’hôtel, je trouvai une chaise à porteurs que l’on
m’offrit ; je n’en voulus point, je fus chez moi à pied, où je me mis à dormir
malgré moi dans un fauteuil. Je me couchai comme si j’avais le feu dans le
ventre et j’étais encore endormi le lendemain à midi. »
Pourquoi l’opium  ? C’est que Guerchy comptait «  qu’on me mettrait
endormi dans la chaise à porteurs et qu’au lieu de me porter chez moi, on
me porterait sur la Tamise où vraisemblablement il y a un bateau pour
m’enlever. »
Ce n’est pas tout  : peu après, l’ambassadeur déçu aurait convié Eon à
une promenade à Westminster, «  abbaye qui se trouve au bord de la
Tamise ». L’invité se serait excusé en invoquant sa récente indisposition.
«  Apparemment, aurait-il dit, vos marmitons n’ont pas soin de bien
nettoyer leurs marmites et casseroles  : on est souvent empoisonné sans le
savoir ni le vouloir ! »
Enfin, Guerchy aurait envoyé chez lui un serrurier qui, sous prétexte de
réparer la porte de sa chambre, aurait pris l’empreinte de la clé, ce qui aurait
incité Eon à déménager et à s’établir chez son cousin La Rozière et à
changer ses domestiques, mettant à l’épreuve la fidélité des nouveaux, « car
on ne connaît les hommes qu’à l’usée ». Et Eon, ajoutant que les ministres
du roi sont des «  cartouchiens  », c’est-à-dire des hommes sans aveu,
complices de Guerchy, assure qu’il a transformé son nouveau logis en
forteresse afin de préserver ses documents des entreprises de
« l’ambassadeur et du ministre du roi », tant il est vrai que services secrets
et officiels ont de tout temps été en guerre.
Guerchy et Praslin agissent de leur côté. L’idée de prétendre qu’Eon a
l’esprit dérangé fait son chemin au point d’inquiéter Louis XV. Pour avoir
la paix avec ses ministres, il invite Guerchy à demander à la cour de Saint-
James l’extradition de Charles-Geneviève. Si elle est agréée, l’ambassadeur
a ordre de saisir les papiers d’Eon «  sans les communiquer à personne  ».
Mais un courrier part pour Londres une heure après le précédent et cette
fois à destination du chevalier. Il lui apporte cette lettre :
«  Je vous préviens qu’une demande d’extradition concernant votre
personne et signée de ma griffe a été adressée aujourd’hui à Guerchy,
accompagnée d’exempts pour prêter main-forte à son exécution. Si vous ne
pouvez vous sauver, sauvez du moins vos papiers et défiez-vous du sieur
Monin, secrétaire de Guerchy et votre ami. Il vous trahit. »
Ce « double jeu » vaut à Louis XV les plaintes acerbes des maîtres du
Secret, déplorant les confidences faites à Guerchy au sujet des documents
d’Eon. Le roi, mortifié, réplique que, si l’ambassadeur manquait à la
discrétion, « il serait perdu ».
En possession de la demande d’extradition, Guerchy exulte. A tort, car
l’Angleterre prétend garantir les libertés essentielles. A l’unanimité, le
Conseil du roi la rejette. Eon reçoit toutefois du chambellan de la cour une
lettre l’informant qu’il ne doit plus se présenter à Saint-James. Désormais, il
n’est plus personnage officiel, mais seulement agent secret.
 

Fort de la lettre reçue de Versailles, Guerchy délègue au chevalier son


collaborateur de Prémarets afin de négocier la restitution des papiers
secrets. Il faut croire qu’Eon réserve à son hôte une réception à la hussarde,
car l’autre détale sitôt après avoir remis à Charles-Geneviève la lettre de
son maître, ce qui incite le chevalier à adresser à Guerchy un billet
narquois. Quoi ? Prémarets s’est enfui alors qu’Eon venait de lui proposer
de goûter à son vin de Tonnerre  ! Mais, proteste le scripteur, «  quoique
dragon, je ne suis pourtant pas si diable que l’on veut me faire voir et j’ai la
conscience très pure et très blanche… et je ne suis pas si fou que vous
voulez le faire accroire et le publier. »
Quant aux papiers, Eon est formel  : il ne les remettra pas à
l’ambassadeur «  sans un ordre exprès du roi  »  ; et de conclure avec
impertinence :
« Je vous prie de me laisser dormir tranquille dans la plaine de Londres,
où j’attendrai de pied ferme les espions que l’on a fait venir contre moi. »
Guerchy, consterné, se décide à venir lui-même réclamer les documents.
Eon l’éconduit sans ménagement :
« Je me ferais plutôt tuer, crie-t-il. Il faudrait venir les prendre au bout
de mon fusil ! »
Cependant, La Rozière en rapatrie une partie, ce dont se félicite
Louis  XV. Fort mal à l’aise, le roi, s’il fait passer par Tercier deux cents
ducats au chevalier, doit laisser les vexations des services officiels s’abattre
sur ce dernier. C’est d’abord la révocation de son grade de lieutenant de
cavalerie du cousin Eon de Mouloize, puis les tracasseries faites à Charles-
Geneviève lui-même. A défaut de pouvoir le frapper à Londres, on l’impose
à Tonnerre de façon exorbitante et on fait mettre en cause sa qualité de
gentilhomme. On va plus loin : le voilà déclaré traître et rebelle, déchu de
ses grades, privé de ses appointements et taxé de lèse-majesté pour n’avoir
pas remis les papiers à Guerchy. Sachant qu’en protestant, il compromettrait
Louis  XV, Eon n’en fait rien. A Paris, ses amis ébranlés et effrayés se
taisent. Est-ce qu’il a foi en son étoile, ou seulement pour la rassurer, qu’il
écrit à sa mère, le 30 décembre 1763 :
« Pourquoi pleurez-vous, femme de peu de foi ?… Je ne suis nullement
triste et mon cœur joue du violon et même de la basse de viole, attendu que
je fais mon devoir… Je ne crains ni de près, ni de loin les foudres des petits
Jupiters… La gloire des bons est dans leur conscience et non dans la bouche
des hommes. Laissez passer la petite tempête. Le vent impétueux qu’il fait
n’est qu’une pétarade… Je me porte si bien que je compte enterrer mes
ennemis morts ou vifs ; ils sont plus méchants que dangereux. »
Peut-être eût-il mieux fait d’écouter le conseil de Choiseul, alors
ministre de la Guerre :
«  Abandonnez la carrière politique et vos tracasseries avec M.  de
Guerchy pour venir me rejoindre ici où je compte vous employer utilement
dans le militaire  », écrivait-il à Eon en novembre. Mais, expliquera le
chevalier, les ordres du roi le retenaient en Angleterre ; de plus, il redoutait
de tomber dans un piège.
 

De Londres, il n’avait pas eu tort de mettre en garde Guerchy, alors


encore en France, contre les pamphlets. Ils étaient, dans la capitale anglaise,
une arme de guerre ; on s’en bombardait, et le conflit entre l’ambassadeur et
son secrétaire avait déjà fait les délices de la bonne société. Dans ce
différend, Guerchy n’avait pas le beau rôle. C’était lui qui le premier avait
conçu le projet de recourir à la plume d’écrivassiers prêts à tout pour
discréditer son adversaire. Le premier qui lui vendit la sienne fut un certain
Goudard, qui récidiva par la suite bien que, dit-on, rétribué par
l’ambassadeur «  d’une manière fort crasseuse  ». Puis Vergy publia une
«  Lettre à M.  de M…  » où Eon était présenté comme un fou et un…
hermaphrodite : ce factum devait être la source véritable de la légende qui
se perpétue aujourd’hui encore autour de Charles-Geneviève. Dès lors
foisonnent les libelles diffamatoires ou proéonistes, car le chevalier a bec et
ongles… et une plume prolixe. Ils atteignent Versailles et y font scandale,
inquiétant jusqu’à Tercier. Eon finit par lancer un énorme volume rempli
d’irrévérences contre Guerchy, qu’il lui adresse le 1er janvier 1764 « pour
ses étrennes ». L’ambassadeur, assure-t-il, lui doit 27 552 livres, et la cour
de France 88 788, soit au total 116 340 livres.
A Versailles, maintenant, chacun s’accorde à estimer déplaisante cette
comédie bouffe qui voit la publication par Eon de lettres personnelles. Ainsi
Nivernais furieux retrouve-t-il imprimées ses appréciations peu flatteuses
sur Guerchy, que ce dernier lit avec rage  ; et Praslin déplore l’édition de
lettres qu’il a adressées naguère à Nivernais et que celui-ci, trop confiant, a
cru bon de communiquer au chevalier. On conçoit que grossisse le clan des
ennemis de Charles-Geneviève, dont l’attitude jette dans des transes
mortelles Louis XV et les hommes du Secret.
 

C’est qu’ils ont vent d’un projet qu’examine Eon. Privé de ses
appointements, ne touchant qu’irrégulièrement sa pension, il se trouve à
Londres en situation difficile et songe à prêter l’oreille aux propositions que
lui font les leaders de l’opposition britannique, qui lui offrent pour ses
papiers – dans lesquels ils comptent trouver des preuves de la
compromission des ministres lors des négociations du traité de 1763 – une
somme de 20  000  livres sterling. Eon les lanterne, s’arrangeant pour que
Versailles soit informé, et donc inquiet et plus compréhensif. Le 23  mars
1764, il adresse enfin une longue lettre à Tercier. Il s’y plaint du silence de
Versailles en face de la «  méchanceté  » de Guerchy, et réclame «  une
réponse catégorique sur l’espérance ou la non-espérance  » qu’il doit
concevoir, afin d’être en mesure de « prendre son parti ». Et il soupire :
« Je n’abandonnerai jamais le roi ni ma patrie le premier ; mais, si par
malheur le roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en
m’abandonnant, je serai bien forcé malgré moi d’abandonner le dernier…
Ce sacrifice sera bien dur pour moi, j’en conviens, mais il coûtera aussi bien
cher à la France et cette idée seule m’arrache des larmes. »
Et, ayant fait allusion aux offres qu’il a reçues :
«  J’ai répondu comme je le devais, assure-t-il, et j’ai dit que je ne
pouvais prendre aucun engagement, me regardant toujours comme au
service du roi – et mon roi m’abandonne  ! Pourtant, je n’ai agi qu’en
conformité de son grand projet secret et de ses ordres par écrit, que l’on ne
m’arrachera qu’avec la vie. »
Voilà bien des protestations… diplomatiques de constance et de
fidélité  ; elles durent faire dresser l’oreille à Tercier et le préparer à la
conclusion, infiniment plus directe : un ultimatum.
«  Si d’ici au 22  avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse
signée du roi ou de M.  le comte de Broglie que tout le mal que m’a fait
M.  de Guerchy va être réparé, alors Monsieur, je vous le déclare bien
formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue pour moi
et, en me forçant de me laver totalement dans l’esprit du roi d’Angleterre,
de son ministère et de la Chambre des Pairs et des Communes, il faut vous
déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement
que l’auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le roi d’Angleterre y
sera contraint… Votre réponse m’apprendra si, à Pâques prochain au plus
tard, je dois rester bon Français ou devenir malgré moi bon Anglais. »
Ainsi Eon use du chantage, laissant entendre qu’il est disposé à vendre
les preuves du projet d’invasion, et ses plans, dont la divulgation serait en
effet un casus belli. Le 27  mars, une nouvelle lettre à Tercier est plus
significative encore. Le chevalier s’y plaint à nouveau de Guerchy qui, dit-
il, mécontent de la publication des comptes de l’ambassade par Eon, a
d’abord tenté en vain de faire saisir les exemplaires imprimés.
«  A présent, poursuit Charles-Geneviève, il remue avec le duc de
Bedford ciel et terre pour tâcher de me faire arrêter par force ou par subtilité
pour me renvoyer en France… Il est de la dernière conséquence que Sa
Majesté ait la bonté d’en donner au comte de Guerchy de me laisser
tranquille… Le premier qui viendra chez moi ou qui m’attaquera dans la
rue sera tué sur-le-champ, n’importe qui, et je n’envisage pas les suites… »
Et de faire étalage de ses appuis :
«  A la première entreprise qui sera faite contre moi, l’hôtel de
l’ambassadeur et tout ce qui sera dedans sera mis en pièces par ceux qu’on
appelle ici les “mobs”, les matelots et autres canailles de la cité, qui sont
aux ordres de l’opposition. »
Avant de rappeler avec une insistance fort déplaisante :
« Je ne dois pas vous dissimuler que, si j’étais une fois pris, après vous
avoir averti si bien et depuis si longtemps, sans que le roi ait apporté un
remède salutaire, alors je ne me regarderais plus tenu au secret et je serais, à
cette extrémité, forcé de justifier ma conduite, autre malheur encore plus
grand que le feu mis par le peuple à l’hôtel de France. »
Des lettres du même style partent à l’adresse de Broglie, de Choiseul –
à qui Eon demande «  la triste grâce de lui envoyer une permission du roi
afin de passer au service d’une puissance étrangère » avec ses cousins. Au
duc de Nivernais, le chevalier présente la même requête  : «  Puisque mon
zèle, mes services et mon désintéressement sont des crimes pour moi dans
mon pays, il faut que je cherche malgré moi un pays où j’aurai la liberté
d’être impunément un citoyen vertueux… Dans la position où des ennemis
grands et injustes m’ont réduit, il n’y a plus de milieu possible pour moi :
Aut Caesar, aut nihil ! »
A Versailles, l’affaire Eon inquiète : on craint pour les papiers. Le plus
fébrile est Praslin, qui ne sait rien du projet secret  ; le plus raisonnable,
Louis XV, qui écrit à Tercier :
«  Je ne dis rien sur le compte du sieur d’Eon. Je doute que nous
eussions la guerre s’il disait tout, mais il faut arrêter ce scandale. »
Praslin se résout encore une fois à employer la force. Il fait passer la
Manche à une nouvelle bande de spadassins, chargés d’appréhender et de
ramener Charles-Geneviève. Les gaillards se mettent en rapport avec
Guerchy, qui va jusqu’à loger leurs chefs à l’ambassade, les autres courant
les tavernes et, bien entendu, vite repérés et dénoncés à Eon. Le roi juge
infiniment plus habile de dépêcher au chevalier un émissaire, de Nort. « Le
point essentiel est de l’adoucir et de ravoir les papiers », lui précise-t-il.
Nort rencontre en avril Eon et lui remet un secours de Louis XV, avec
une lettre aimable de Broglie. Il n’en faut pas davantage pour que Charles-
Geneviève rédige deux lettres de soumission au souverain et au chef du
Secret. La première mérite d’être reproduite :
«  Sire, je suis innocent et j’ai été condamné par vos ministres  ; mais,
dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir
de tous les outrages que M. de Guerchy m’a faits. Soyez persuadé, Sire, que
je mourrai votre fidèle sujet et que je puis mieux que jamais servir Votre
Majesté pour son grand projet secret, qu’il ne faut jamais perdre de vue,
Sire, si vous voulez que votre règne soit l’époque de la grandeur de la
France, de l’abaissement et peut-être de la destruction totale de l’Angleterre
qui est la seule puissance véritablement toujours ennemie et toujours
redoutable à votre royaume. »
C’est un revirement total et que certains qualifient de féminin. Ce n’est
aussi qu’un feu de paille car, les pourparlers avec Nort se poursuivant, Eon
s’aperçoit que son interlocuteur ne dispose que d’une étroite marge de
manœuvre. Sans doute lui offre-t-il de l’argent – une somme à débattre –
mais Nort, lorsque le chevalier rappelle qu’il est titulaire d’une pension de
2  000  livres qu’il ne touche plus, se dérobe. De même, l’émissaire ne
répond rien quand Eon réclame sa réintégration dans son grade militaire  ;
enfin, et c’est ce qui le vexe le plus profondément, le chevalier constate, en
relisant la lettre de Broglie, que ce dernier tient ses démêlés avec Guerchy
pour de «  simples tracasseries et affaires d’argent  ». Il comprend que
Versailles se soucie désormais peu de lui, s’il s’intéresse en revanche au
contenu de ses coffres. Le jour vient où il éclate, rend à Nort l’épître de
Broglie, pestant que celui-ci « le laisse, comme le bouc de la fable, au fond
du puits où l’ont jeté les ordres politiques du roi et les siens, et les haines
particulières des guerchiens ».
De Nort s’obstine, considérant l’état de nervosité d’Eon. En vain. Cette
fois, Louis XV se fâche et s’inquiète :
« Eon est fol et capable de tout, écrit-il à Tercier le 1er mai 1764 ; mais
il faut le tirer de là et nos papiers. »
 

Pour l’heure, le chevalier se retrouve avec une autre mauvaise affaire


sur les bras. Son fameux mémoire adressé en étrennes à son ambassadeur,
s’il a égayé la cour de Londres aux dépens de Guerchy, a néanmoins obligé
le gouvernement à appliquer la loi, à la demande de Mansfield, lord chief of
justice et ami de Guerchy. Eon a été cité devant le tribunal du Banc du roi
pour libelle diffamatoire et calomnieux. Charles-Geneviève a alors proposé
une transaction : il restera désormais coi si l’ambassadeur retire sa plainte.
Mais, loin d’écouter le modérateur Nort, Guerchy commande à Goudard un
nouveau pamphlet contre son ennemi. Mal en prend au « nègre » famélique
qui n’est pas payé cher de sa peine, se fait bâtonner à coups de canne par le
chevalier et, ayant omis de régler son imprimeur, est jeté en prison.
Le 21 juin, Eon passe à la contre-offensive en dénonçant à Mansfield la
présence à l’ambassade des hommes de main envoyés par Praslin pour
l’enlever. Mansfield communique la plainte à William Pitt qui répond lui-
même au chevalier, en français, le 25 juin, par une dérobade courtoise :
« Vu l’extrême délicatesse des circonstances, vous voudrez bien trouver
bon que je me borne à plaindre une situation sur laquelle il ne m’est pas
possible d’offrir des avis… Egalement incapable d’être insensible aux
malheurs d’un homme de services et de talents aussi distingués ou de
paraître m’éloigner de ce que je dois à la personne de M. l’Ambassadeur de
France, et de cette vénération dont je fais profession pour l’auguste
monarque qu’il représente, je me flatte que vous ne désapprouverez pas
cette façon de penser… »
Ainsi Eon doit-il assurer seul sa défense contre la cohorte de Praslin et
Guerchy. Il a recours aux libellistes de l’opposition qui jettent feu et flamme
contre la présence des policiers français à Londres. Les spadassins prennent
peur, au point que plusieurs disparaissent. Du moins, voilà pour chasser
l’ennui et les soucis. Car « nous faisons tous les jours la petite guerre et la
nuit des détachements et des reconnaissances… Je suis alors toujours à la
tête pour encourager ma troupe, qui n’a déjà que trop d’ardeur. »
Le 9  juillet, Eon, à qui le tribunal a refusé un délai, fait défaut et se
laisse ainsi condamner. Son opposition lui permet de gagner du temps pour
la préparation de sa défense :
«  Mon adversaire, écrit-il de manière pittoresque, accoutumé aux
fausses victoires, s’en retournera glorieux comme un baudet d’avoir
triomphé à Westminster sans avoir vu l’ennemi et, à la Saint-Michel
prochaine, je recommencerai mon procès. »
Mais le jugement par défaut l’oblige à se cacher au cœur de la Cité avec
Mouloize. Mansfield ne ménage rien pour découvrir l’ennemi juré de son
ami Guerchy. Un jour, des constables envahissent la maison d’un certain
Eddowes, qui se trouve… Scotland Yard  ; ils y trouvent Mouloize se
chauffant au coin du feu avec Mrs Eddowes et une autre dame – qui n’est
autre que Charles-Geneviève ; les visiteurs se retirent bredouilles… Ainsi, à
cette époque, Eon n’hésitait pas à revêtir les habits féminins.
Pour sa défense, surgit soudain un allié imprévu, ce Vergy que Guerchy
avait jadis chargé de l’espionner et de le diffamer. L’aventurier sort de
prison et est totalement démuni. Il révèle au chevalier que, dès avant la
venue en Angleterre de Guerchy, le ministre Argental lui avait promis la
place de secrétaire d’ambassade d’Eon, à condition de « l’acheter au besoin
par un dévouement aveugle aux ordres de Guerchy  ». Vergy, qui se
proclame « un grand misérable », accepta :
« On voulait se servir de moi pour vous perdre, comme on espérait par
vous perdre M.  de Broglie, explique-t-il. Après avoir tout employé
inutilement contre vous, tout jusqu’au poison par l’opium, on m’a proposé
de vous tendre un guet-apens et de vous assassiner. J’étais criblé de dettes :
Guerchy me tendit une bourse d’une main, mais un poignard de l’autre. Je
les ai repoussés, car si je suis un mauvais sujet, je ne suis pas un assassin.
Peu après, j’ai été incarcéré pour mes dettes. »
Il serait encore en prison, sans la générosité de parents et d’amis. Vergy,
maintenant, ayant « rompu les engagements d’honneur (sic) qui le liaient à
Guerchy  », se met à la disposition d’Eon, qui s’empresse de lui faire
consigner ses déclarations sous forme d’une «  lettre à M.  de Choiseul  »,
qu’il fait imprimer à Liège. Il informe Broglie par une missive écrite à
l’encre sympathique, l’invitant à «  agir de son côté et ne pas
l’abandonner », c’est-à-dire à lui faire parvenir « une somme suffisante pour
soutenir votre guerre et la mienne… J’ai dépensé plus de 1  200  livres
sterling pour ma guerre et vous ne m’envoyez rien ! Cela est abominable ;
je ne l’aurais jamais cru, Monsieur le Comte, permettez-moi de vous le
dire.  » Et Eon ajoute qu’il se propose, fort des aveux de Vergy, de
poursuivre Guerchy au Criminel à Londres, en tentatives d’assassinat et
d’empoisonnement, à moins que la justice française n’intervienne dans la
cause.
Que répond Broglie  ? Que désormais il ne soumettra plus au roi les
passages des lettres du chevalier visant ses démêlés avec Guerchy  ; mais
cette réponse est… approuvée de la main de Louis XV. Charles-Geneviève
en infère que « le roi savait tout, comme par le passé, mais que Sa Majesté
ne voulait pas en paraître instruite… Elle ne désapprouvait pas mon
intention, mais Elle ne voulait pas paraître l’avoir approuvée.  » Ainsi
persiste-t-il dans sa décision de poursuivre l’ambassadeur.
Guerchy, angoissé, se hâte de réclamer au gouvernement anglais de
redoubler d’efforts pour retrouver Eon et l’extrader, en exécution du vœu
français. Un mandat d’amener est délivré (warrant), mais la plainte d’Eon
n’en suit pas moins son cours. Le 27 novembre 1764, Vergy, serment prêté,
confirme ses aveux devant le juge Yares, du Banc du roi. On lit dans son
affidavit (procès-verbal de déposition) :
« … Le comte de Guerchy aurait repris : “Pourquoi vous battre (contre
Eon) ? L’honneur ne vous oblige point à cela vis-à-vis d’un homme qui a
voulu nous tuer. Il faut l’assassiner ! Comment s’en défaire autrement ?”
Vergy aurait suggéré de faire « enfermer le chevalier dans l’hôpital des
fous  »  ; à quoi Guerchy aurait répliqué  : «  Cela demande trop de
démarches  ; cette tête me pèse. L’opium n’a rien pu sur lui… On lui en
donna vendredi (le 28  octobre 1763) mais, selon les apparences, Chazal
(l’écuyer de l’ambassadeur) en avait ménagé la dose. »
Vergy a-t-il forgé son témoignage pour se venger de Guerchy qui
l’abandonna à la prison pour dettes  ? On peut certes demeurer sceptique
quant à la foi à ajouter à une telle déposition. Il faut cependant constater que
si, sa « confession » faite, le chevalier l’en paya en l’hébergeant, bien que
lui aussi en situation financière difficile, et qu’on peut donc soupçonner par
là un marché, d’autres témoins accablèrent également Guerchy devant le
Banc du roi, et l’ambassadeur fut assigné à comparaître devant le jury d’Old
Bailey. D’autre part, à l’article de la mort, en 1774 à Blackheath, Vergy ne
cessera de proclamer qu’il souhaite trépasser assuré du pardon du chevalier.
Le 21  juillet, devant des magistrats, il confirmera sa déposition, faisant à
nouveau état d’un complot Argental-Guerchy. Ce complot, peut-être eut-il
pour origine le dépit de ce dernier, débutant dans la carrière, de se voir
imposer un collaborateur expérimenté, mais railleur et incommode. Peut-
être aussi fut-il un épisode d’une lutte clandestine entre services secrets. Il
n’est pas interdit de penser que, connaissant la qualité d’agent du roi de
France d’Eon et les offres à lui faites par l’opposition anglaise, sa
«  liquidation physique  » ait été un temps envisagée en haut lieu, la seule
crainte de ne pas récupérer ses papiers ayant finalement fait abandonner ce
projet. Dans l’énigme Eon, cette autre énigme est posée.
 

On imagine l’esclandre causé par la citation de l’ambassadeur de


France, aggravé par la fuite hors d’Angleterre de l’écuyer Chazal
épouvanté, laissant derrière lui la jeune femme qu’il venait d’épouser.
Quant à Guerchy, éperdu, il ne songe même pas à faire jouer son immunité
diplomatique et supplie la cour de Saint-James de lui accorder le bénéfice
d’une interdiction de poursuite. En attendant, le chevalier triomphe et
profite de son avantage pour relancer Broglie, à vrai dire fort déconfit,
comme le roi lui-même, depuis qu’un courrier du Secret du nom de
Hugonnet a été appréhendé par la police, porteur d’une lettre chiffrée
adressée à Eon. Louis XV redoute que les ministres n’apprennent ainsi ses
relations avec le chevalier, et l’on a le lamentable spectacle du roi de France
sollicitant la complicité du chef de la police, de Sartines, afin d’arranger
l’affaire en faisant disparaître les documents compromettants. Entretemps,
Eon, informé, avait appris que Broglie, dans son inquiétude, avait suggéré
de lui « faire passer » 150 000 livres pour prix de ses archives secrètes et de
son silence. Le chevalier eût été ravi  ; mais Louis  XV avait refusé  :
comment eut-on pu justifier l’expédition d’une pareille somme à ce
personnage insupportable  ? Alors Broglie avait fait accepter par le
souverain qu’une pension de 12 000 livres, garantie par une hypothèque sur
ses propres biens, serait servie à Charles-Geneviève par le Trésor royal.
Mais, insatiable, Eon exige que la pension soit également gagée par une
hypothèque sur les biens de la comtesse – et cette fois Broglie se ressaisit.
Eon, mécontent et impatienté, lui écrit le 1er avril 1765 cette véritable lettre
de chantage :
«  Dans la position où sont les choses, il faut absolument que
l’arrangement que vous m’avez fait proposer soit fini incessamment et que
vous arriviez au premier jour, sans perdre de temps, au 20 de ce mois…
Ceci est la dernière lettre que j’ai l’honneur de vous écrire au sujet de
l’empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui serait rompu vif en France s’il y
avait de la justice. Grâce à Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre. Je vous
donne ma parole que sous peu il sera arrêté au sortir de la cour et conduit
dans la prison des criminels. Son ami Praslin viendra l’en tirer s’il le peut ;
vraisemblablement, l’ami qui l’en tirera sera le bourreau. »
Autrement dit  : «  Payez et je me désiste.  » Mais c’est trop tard  : le
30  avril, l’ordonnance de prohibition des poursuites est entérinée. Sans
doute la cour de Saint-James ne pouvait-elle agir autrement ; mais elle offre
ainsi l’occasion à l’opposition de manifester et de prétendre que le
gouvernement prend ses ordres outre-Manche. Elle lance les « mobs » vers
l’hôtel de France dont ils brisent les vitres, et Guerchy manque d’être
lynché. Un congé lui est accordé. Il ne reviendra que pour quelques
semaines, au bout desquelles, à sa demande, il reçoit ses lettres de rappel. Il
est hors de doute que son conflit avec Eon a hâté la fin du malheureux, qui
survint en septembre 1767. A Londres, Eon, qui n’a pas désarmé, a rédigé
une nouvelle «  Lettre à M.  de Guerchy  » qui est en cours d’impression à
Amsterdam lorsque meurt l’ancien ambassadeur. D’aucuns auraient
renoncé ; mais point le chevalier, qui écrit à son imprimeur :
« Dieu veuille avoir pitié de son âme. Mais moi je suis vivant et je dois
au roi mon maître, à ma patrie, à moi, à ma famille, à mes protecteurs et au
caractère dont j’ai été revêtu en Angleterre, ma pleine et entière
justification… Ainsi, continuez de grâce ce que vous avez commencé…
L’intérêt personnel qui est la première loi de la nature ordonne, quoique à
regret, de citer ce cadavre au tribunal du public, non pour le diffamer, mais
pour se justifier du blâme qu’il a jeté sur celui qui lui survit. Même dans le
tombeau, il est coupable des maux qui existent. »
Et comme en France tout finit, sinon par des chansons, du moins par
des « mots », relevons ces quelques lignes, adressées à Eon par O’Gorman,
son beau-frère et l’infidèle mari d’une Victoire insupportable, que l’on
enfermera deux fois dans un couvent et qu’O’Gorman lassé abandonnera :
« Guerchy avait déclaré, dit-on, que sa maladie provenait d’un coup de
pied qu’il avait reçu d’un cheval dans les parties nobles  ; mais la critique
veut que ce soit d’un coup de pied d’Eon. »
 

A la lettre pressante du chevalier, Broglie n’a pas fait de réponse ; mais


Eon n’a pas perdu au change car, le 21  mai 1765, Louis  XV lui a
discrètement fait remettre un confortable secours. Un mois plus tard, le
25  juin, sans doute afin d’amadouer un gaillard qui n’en maintient pas
moins sa pression, le Secret le confirme dans ses fonctions, lui demandant
de reprendre sa correspondance. C’est une rentrée en grâce qui incite
Charles-Geneviève à faire du zèle ; ses services sont si efficaces qu’à deux
reprises, le roi en dira sa satisfaction, ajoutant qu’Eon est « un instrument
utile à la patrie ». Il faut dire que ce dernier a enfin fait un pas en avant, en
acceptant de se dessaisir, sur les instances de son ami Durand, nommé
ministre plénipotentiaire à Londres après le départ de Guerchy, de l’ordre
que Louis  XV avait signé le 4  juin 1763, accréditant le chevalier comme
agent secret en Angleterre et ordonnant «  qu’il recevra un chiffre
particulier  ». Il est évident que le souverain est délivré d’un grand poids
quand ce document dangereux repasse la Manche. Durand le reçoit d’Eon
chez celui-ci. L’ordre était enfoui dans une brique creuse qui, scellée au
plus profond de la cave, eût sans doute défié les plus fins argousins
britanniques ou français.
Louis XV saura reconnaître la « générosité » d’Eon. Le 1er avril 1766,
il lui adresse une lettre de sa main – une main qui vient de signer une
ordonnance accordant au chevalier «  en récompense des services rendus
tant en Russie que dans les armées et d’autres commissions », un traitement
annuel de 12 000 livres payable tous les six mois « dans quelque pays qu’il
soit » ; et, ajoute le roi, « ce jusqu’à ce que je juge à propos de lui donner
quelque poste dont les appointements soient plus considérables  ». Eon,
justement fier de cette missive autographe, déclarera qu’il la tient pour « le
monument le plus précieux de son innocence et de sa fidélité ». Le même
jour, lui est remise une lettre de Broglie, qui l’invite à considérer le texte
royal comme devant «  dissiper tous les nuages dont votre esprit est agité
depuis longtemps »… Quand il aura repris son calme, poursuit le comte, et
que « le bruit que vous avez fait et faites encore dans le monde sera assoupi,
nous verrons à arranger un plan de conduite suivie pour vous et à la rendre
de plus en plus utile à votre patrie et au meilleur de tous les maîtres. Quand
on a le cœur droit et l’âme courageuse, mais point féroce ni violente, on
peut espérer l’emporter sur la haine et sur l’envie de tout l’univers. »
Autrement dit : « Bienheureux les pacifiques. » Mais jamais le chevalier
d’Eon n’obtiendra le dignus est intrare dans leur corporation…
 

Jusqu’à la mort du roi en 1774, Charles-Geneviève s’acquittera avec


conscience et pétulance de sa mission d’informateur «  parallèle  » que ne
contrecarrent plus les services de l’ambassade. Selon lui, sa correspondance
avec le Secret – amputé de Tercier, qui meurt en 1767 – «  formerait un
recueil de plus de quarante volumes in-quarto  ». Il est vrai qu’il se laisse
volontiers aller à son péché d’auteur mignon : la prolixité. Conspirateur et
espion désormais professionnel, il a les nerfs sensibles, toujours prêt à
craindre et à soupçonner, à protester aussi. Impatienté, dès 1767, Louis XV
le qualifie de «  fol  »  : c’est qu’Eon vient d’adresser à Broglie une épître
dans laquelle il insinue que le secret du… Secret a pu être dévoilé à
Choiseul. « Des treize apôtres, il y en eut un de traître : avez-vous la main
plus heureuse que le fils de Dieu ? »
Autre incident  : Hugonnet, qui a peut-être la langue trop longue, est
envoyé à la Bastille. Eon tempête en faveur de son messager, que Broglie
finit par élargir. Mais ce sont là des broutilles  ; il faut croire qu’elles
n’entament pas le crédit du chevalier puisque Broglie lui demande le relevé
de ses dettes qu’il compte faire régler par le Trésor royal : utopie ! Il faut
dire que «  les lettres politiques  » d’Eon sont d’un vif intérêt, si l’on en
élimine les fioritures et l’auto-vanité. Tous les événements de la cour de
Saint-James y sont examinés et jaugés avec pertinence, les incidents de la
ville et du royaume consignés, les intrigues passées au crible. Le chevalier a
évidemment ses agents, et parmi eux notamment l’agitateur et tribun
Wilkes, « l’idole de la plèbe de Londres ».
« Voulez-vous avoir une sédition à la rentrée du Parlement ? écrit Eon à
Broglie. Il faudra tant pour les autres. Wilkes nous coûte beaucoup à
nourrir, mais les Anglais ont le Corse Paoli qu’ils ont accueilli et
nourrissent aussi à notre intention. Gardons bombe pour bombe. »
On voit même Charles-Geneviève proposer une conspiration destinée à
remettre les Stuarts sur le trône d’Angleterre, et c’est Louis XV qui devra
s’opposer à une telle aventure. Puis une série de lettres attaquent avec brio
et causticité le jeune ambassadeur qui a succédé à l’intérimaire Durand, le
comte de Guines, à qui ses bonnes fortunes causent quelques démêlés.
Visiblement, Eon enrage d’une nomination dont il s’estime frustré lorsqu’il
écrit :
« Les ambassadeurs de France sont peu fortunés dans cette île ; mais on
ne peut disconvenir qu’ils sont bien les principaux auteurs de tous les
accidents et malheurs qui leur arrivent. »
On trouve aussi dans sa correspondance des considérations plus terre à
terre, et pour cause  : les appointements ordonnés en 1766 ne lui sont que
très irrégulièrement réglés, et le chevalier a toujours aimé la vie large ; de
plus, ses meilleurs collaborateurs, notamment Mouloize, sont à sa charge ;
et ne parlons que pour mémoire des dettes, toujours à régler, toujours
accrues.
«  Je meurs de faim, écrit-il, entre les deux pensions que vous m’avez
données, comme l’âne de Buridan entre les picotins que sa bouche ne peut
atteindre. »
En 1769, un certain Musgrave, dans une période électorale, affirme que,
lors des préliminaires du traité de Paris, la France a corrompu diverses
personnalités britanniques. Il demande le témoignage d’Eon, qui cache si
bien son jeu que la cour de Saint-James le croit toujours brouillé avec son
gouvernement. Le chevalier atteste au contraire qu’il n’est jamais intervenu
en une telle opération. A Versailles, voilà qui soulage.
 

Est-il las de l’Angleterre, ou des difficultés qu’il a pour se faire régler ?


En 1772, Stanislas Poniatowski étant monté sur le trône de Pologne, le
chevalier qui l’a jadis connu à Pétersbourg, lui propose de se mettre à son
service. Stanislas répond qu’il serait ravi de jouir du bénéfice des talents
d’un tel collaborateur. Eon en réfère à Broglie, persuadé que la France a
tout à gagner à avoir un homme comme lui chez son alliée. Il se voit
opposer un refus courtois, mais formel :
« Vous devez consentir qu’il n’y a nul endroit où vous puissiez servir le
roi plus utilement qu’à Londres, point de lieu où vous puissiez être plus en
sûreté contre les malices de vos ennemis. Continuez donc votre
correspondance avec moi et Sa Majesté  ; c’est le vœu du roi, qui vous
recommande de ne point quitter l’Angleterre sans ses ordres. Mais Sa
Majesté approuve la correspondance qu’il vous est proposé d’entretenir
avec le roi de Pologne. »
Il faut être philosophe et s’accommoder de ce à quoi l’on est contraint.
Au reste, Eon, qui a toujours tendance à se croire persécuté et menacé, sait
qu’en effet il ne risque rien au pays de l’habeas corpus  : le temps de
Guerchy l’a prouvé. De plus, il s’est fait une vie confortable de lettré et de
bibliophile dans la maison que lui loue, pour une guinée par semaine – ce
qui est beaucoup – 38, Brower Street, Golden Square, un certain Joseph
Lautem. Il s’est affilié à la franc-maçonnerie, dont le maître est le roi
d’Angleterre, bien que demeurant catholique fervent, grand lecteur et
commentateur des deux Testaments. Il a des amis fidèles et utiles, comme
l’amiral Ferrers – et cela suffirait à détruire la légende de Charles-
Geneviève amant de lady Ferrers à Pétersbourg.
S’il lit, s’il informe, s’il intrigue, le chevalier édite aussi. Il publiera en
1774, à Amsterdam, un copieux ouvrage en… treize volumes, ses Loisirs,
véritable encyclopédie à l’usage des futurs hauts fonctionnaires. Chose
étrange : il la dédie à Choiseul, qui ne le porta pas dans son cœur et qui était
tombé du ministère lorsque la du Barry était entrée en faveur. A cette
occasion, Eon avait eu le courage de se solidariser avec le duc. Mais sa
dédicace devait entraver la diffusion de l’ouvrage et l’éditeur Rey devait, à
la fin de la même année, déplorer que, sur les 2 200 exemplaires tirés, 1 700
restaient en magasin, ce qui lui causait une perte de 20 000 livres. Quant à
Eon, il avait touché 3 600 livres de droits d’auteur.
Entretemps, en 1773, le chevalier a mené son ultime négociation
secrète : l’affaire Théveneau de Morande. L’homme est un maître chanteur
qui a fui la France pour éviter la prison, ayant notamment tenté d’escroquer
le marquis de Villette, qui avait eu l’esprit de lui répondre :
«  Monsieur le gueux, vous me demandez cinquante louis pour ne pas
publier certaines anecdotes qui me concernent ; si vous voulez m’en donner
cent, je vous en fournirai beaucoup d’autres, encore plus curieuses et
secrètes. »
Réfugié en Angleterre, Morande y préparait un pamphlet qu’il devait
intituler Mémoires d’une fille publique, celle-ci étant bien entendu la du
Barry – qui ne se cachait parfois qu’à peine de l’avoir en effet été. Il faut
éviter le scandale et Broglie charge Eon de s’entremettre. Charles-
Geneviève s’en flatte : Morande est « de son pays » (il est né à Arnay-le-
Duc).
« Je pense que si on lui offrait huit cents guinées, il serait fort content ;
je ferai tous mes efforts pour négocier à une moindre somme. Mais je serais
charmé que l’argent lui fût remis par une autre main que la mienne, afin
qu’on n’imagine pas que j’ai gagné une seule guinée sur un pareil marché. »
Broglie lui donne carte blanche et Eon obtient l’accord de Morande
pour les huit cents guinées  ; de plus, le libelliste s’engagera devant un
magistrat à ne plus jamais rien publier contre Louis XV, ses ministres ou ses
maîtresses, sous peine de verser mille livres sterling pour les pauvres. Mais,
quand Broglie demande au roi d’avaliser l’arrangement, Louis  XV se
dérobe : on en a déjà tant dit sur la nouvelle favorite qu’on ne saurait que se
répéter. C’est à la famille du Barry de traiter si elle le juge bon. Dans ces
conditions, Eon reçoit l’ordre de suspendre les négociations. Quant au
comte du Barry, appuyé par le Premier ministre, le duc d’Aiguillon, plutôt
que de verser le moindre argent à Morande, il envoie à Londres des sbires
chargés de l’enlever, comme jadis Praslin pour capturer Eon. Non
seulement le complot échoue, mais les truands n’ont que le temps de
repasser la Manche pour échapper à la justice du roi d’Angleterre et peut-
être au bourreau.
Le chevalier, goguenard, attend que l’on finisse par revenir à lui. Point
du tout. Les du Barry se résignent à déléguer un autre négociateur, qui sera
Caron de Beaumarchais. L’auteur de Figaro entre ainsi dans la vie de
Charles-Geneviève. Beaumarchais, qui vient d’être condamné pour injures
à la magistrature, arrive à Londres, en compagnie du comte de Lauraguais,
que le maître chanteur s’apprêtait aussi à étriller… Le pamphlétaire les
engage à voir Eon, qui refuse de se compromettre et de « négocier avec des
inconnus qui pouvaient être des espions ou des aventuriers  ». Du moins
conseille-t-il à Morande, chargé de dettes, de se comporter en parfait voleur
de grand chemin qu’il est et de choisir de piller « la voiture la plus dorée ».
Si les « deux seigneurs » lui offrent plus de huit cents guinées, qu’il traite
avec eux.
Morande se conforme à cet avis et fait bien  : il obtient 1  500  louis
comptant, 4 000 francs de pension à vie et 2 000 livres de pension en cas de
mort de sa femme  ; et le chevalier, imprégné de l’humour britannique,
d’écrire :
«  M.  d’Eon loua beaucoup la Providence et M.  de Morande sur cette
bonne aventure, et lui dit en badinant qu’il était une bête de n’avoir pas
exigé une pension sur la vie de ses enfants légitimes et bâtards, de son chien
et de son chat. »
Il pousse la complaisance jusqu’à faire indiquer aux négociateurs le
moyen de détruire des milliers d’exemplaires des libelles de Morande (ils
avaient déjà manqué mettre le feu à un quartier de Londres) : qu’ils aillent
les brûler dans un four à briques de la périphérie.
«  Cela a été exécuté et a fait un magnifique feu de joie. M.  de
Beaumarchais et M. le comte de Lauraguais sont alors partis triomphants de
Londres, peu de jours avant la mort du roi, laquelle a mis fin à leur innocent
triomphe. »
Et Eon d’ajouter que cette négociation a finalement coûté plus de
150  000  livres, somme que sa seule intervention eût pour sa plus grande
part épargnée. Mais, dit-il, mis à l’écart, «  il avait cru devoir laisser les
crapauds nager en eau trouble ».
Le chevalier ne se trompait pas en soulignant que le décès de Louis XV
portait un grand préjudice à Beaumarchais. Celui-ci devait confier sa
rancœur à Morande lui-même.
«  Je ne sais plus même si je serai jamais remboursé de mes frais de
voyage », soupire-t-il.
 

Il ou elle ? Outre-Manche, ce sont les libellistes à la solde de Guerchy


qui les premiers avaient proposé l’énigme – et suggéré une réponse  : il et
elle. Eon hermaphrodite, la version fit un temps le tour des cercles et des
clubs, où le personnage était assez répandu pour qu’il devînt l’objet d’une
curiosité d’un aloi douteux. Puis vinrent les doutes. Non point que l’on
proclamât que Charles-Geneviève, capitaine de dragons, chevalier de Saint-
Louis, était bien digne de son grade et de sa croix  ; au contraire, en
l’absence apparente de toute aventure galante, ses refus de toute proposition
matrimoniale – car elles ne firent pas défaut – n’étaient-ils pas un indice de
sa féminité  ? Ses habits masculins, son uniforme, n’étaient-ils pas un
travestissement commode ?
En 1771, une «  confirmation  » intervient avec l’arrivée à la cour de
Saint-James de la nièce d’un vieil ami d’Eon, le chancelier Woronzof  :
disgraciée par Catherine  II, la princesse Daschkoff a cherché refuge en
Angleterre. On cite devant elle le nom du chevalier, et voilà qu’elle répond
en évoquant Lia de Beaumont et ses jupons. Le démon du jeu qui tenaille
tout bon citoyen britannique les excite et s’engagent alors, autour du sexe
d’Eon, des paris, sur un rythme frénétique. Gaillardet définit avec
pittoresque la situation :
« Sa sexualité devient une affaire de bourse et d’agio, qui a ses courtiers
et ses agents. On joue sur lui à la hausse ou à la baisse ; il est coté comme
une rente, négocié comme un report, pris au comptant ou à crédit comme un
marché à terme. Il est devenu une loterie ambulante et le centre d’un
immense tripot qui s’agite autour du sac qui renferme le dé ou le numéro
gagnant. »
L’hypothèse féminine apparaît si plausible que les services mêmes de
l’ambassade de France la signalent à Versailles, où elle troublera fort
Choiseul. Il faut reconnaître que les diplomates pouvaient être
impressionnés, sachant que des centaines de milliers de livres sterling se
jouaient autour du sexe de l’ancien secrétaire de l’ambassade.
Eon avait d’abord laissé dire, peut-être amusé et ravi de défrayer encore
une fois la chronique. Il finit par s’impatienter, et la lecture d’un poème « à
Mademoiselle qui s’était déguisée en homme » n’y est pas étrangère. On y
lit :
Bonjour, fripon de chevalier.
… Croyez-moi : reprenez un rôle
Que vous jouez plus sûrement.

Le 25 mars 1771, il signale à Broglie que « l’on a ouvert publiquement,


à la cour et à la Cité, des polices d’assurance  » sur «  l’incertitude de son
sexe  » et «  pour des sommes considérables  ». Il se vante même d’avoir
bâtonné le banquier Bird «  qui, le premier, a levé une assurance aussi
impertinente » et défié « toute l’assemblée » de la Bourse. On lui a répondu
par « de grandes politesses » ; et il ajoute :
«  Bird m’a déclaré que lui et ses confrères pouvaient faire des
assurances ou paris les plus extraordinaires, même sur la famille royale,
excepté sur la vie de ses membres, suivant un acte du Parlement ; et qu’il
était autorisé par une grande dame qu’il n’a jamais voulu me nommer à
faire une telle assurance sur mon sexe. »
Deux autres fustigations suivent, après lesquelles cessent un temps les
paris publics. Mais ils se poursuivent sous le manteau. Comme il faut bien
des preuves pour les liquider, voici le chevalier en péril d’être enlevé, aux
fins de « visite ». Craignant de ne pouvoir échapper à un tel sort, Eon prend
le parti de quitter Londres pour quelques semaines et de voyager sous un
faux nom. Il en informe Broglie le 7  mai, mais regagne la capitale dès la
mi-juin, faute d’argent et pour rassurer ses amis qui le croyaient victime
d’un rapt et qui avaient fait poser les scellés sur sa maison. Devant le lord-
maire, il fait serment de «  n’être pas intéressé pour un shilling dans les
polices d’assurance qui ont été faites sur sa personne  »  ; et il s’emporte,
écrivant à Broglie :
« J’ai prouvé et je prouverai que je suis non seulement un homme, mais
un capitaine de dragons, et les armes à la main… Ce n’est pas ma faute si
j’existe tel que la nature m’a fait, bien ou mal conformé. »
Curieuse et équivoque formule… Et non moins curieuse, mais
nullement équivoque, billet de la fille de Wilkes à Eon, qui «  voudrait
impétueusement savoir s’il est vraiment une femme, ainsi que chacun
l’affirme, ou un homme. Le chevalier d’Eon serait bien aimable
d’apprendre la vérité à Miss Wilkes, qui l’en prie de tout son cœur », ainsi
que de venir dîner.
 

Charles-Geneviève, cependant, songe. Le roi de France avance en âge.


Louis  XV au tombeau, son plus ferme soutien disparaîtra, tandis que
montera sur le trône un prince qui connaît l’existence du Secret du roi et
s’en indigne. Il ne restera alors plus d’espoir pour un agent clandestin tel
qu’Eon, chargé de scandales, d’obtenir le poste officiel que Broglie lui a
promis, l’apaisement fait sur son nom – mais se fera-t-il jamais  ? Ne
vaudrait-il pas mieux revenir en France et s’occuper de ses intérêts, de ses
vignes du Tonnerrois, revoir sa vieille mère, sa vieille nourrice, la mère
Benoît – que l’on est venu interroger de Londres, à propos des fameux
paris  ! Mais ce retour comporte un risque  : Broglie avait raison qui
prétendait que l’Angleterre est pour le chevalier le refuge le plus sûr. A
Paris et à Versailles pullulent ses ennemis, fort capables d’un mauvais coup.
Le nouveau roi ne pourrait-il faire embastiller un personnage détenteur de
secrets d’Etat ? Mais d’autre part, Charles-Geneviève ne serait-il pas mieux
placé en France pour obtenir enfin un paiement régulier de ses pensions, et
le rappel des échéances omises  ? Enfin, les adversaires de tout bord
oseraient-ils s’attaquer à une femme et attenter à sa faiblesse ?
Ainsi, peu à peu, vivant toujours dans l’atmosphère exaspérante de
Londres, remarquant les sourires, devinant les quolibets, Eon en vient-il à
concevoir d’accepter d’accréditer la version qu’il est une fille. Sa
résolution, il semble l’avoir prise en 1772 quand, recevant la visite d’un
secrétaire de Broglie, Drouet, il amène la conversation sur les
« assurances » et déclare en confidence qu’il est bien une femme.
Drouet, de retour à Versailles, s’empresse d’informer Broglie, comme le
prouve cette lettre du comte à Louis XV.
«  Les soupçons qui ont été élevés sur le sexe de ce personnage
extraordinaire sont bien fondés. Drouet m’a assuré qu’il pouvait me certifier
que le sieur d’Eon était une fille et n’était qu’une fille, qu’il en avait tous
les attributs. » Ce rapport pèsera lourd.
 

Le temps passe. C’est l’affaire Morande, et c’est la mort de Louis XV.


Eon, délaissé à Londres, oublié, aigri, est criblé de dettes. « En le perdant,
je perds tout ! » se serait-il écrié. Connaissant les intentions de Louis XVI
d’en finir avec le Secret, il se hâte de supplier Broglie de signaler au jeune
roi ses états de service, rappelant entre les lignes qu’il détient toujours des
documents de choix. Broglie, alors exilé par Aiguillon à Ruffec, flaire un
nouveau chantage et écrit au roi pour lui conseiller d’adresser au chevalier
un émissaire sûr chargé de rapporter les archives que possède «  cet être
singulier, puisque le sieur d’Eon est une femme, composé de bonnes
qualités et de défauts, et qui pousse l’un et l’autre à l’extrême ». Peu après,
le comte informe Eon qu’il lui faut prendre patience et s’adresser désormais
directement au ministre Vergennes. Le Secret du roi est en effet condamné.
Lors de sa suppression, ses treize principaux agents sont gratifiés de
pensions. Eon obtient 12  000  livres par an, c’est-à-dire le maintien des
appointements consentis par Louis  XV. Vergennes charge Broglie
d’annoncer cette décision au chevalier. Il l’informe en même temps –
10 septembre 1774 – qu’il peut rentrer en France, où il sera réintégré dans
son grade, mais à la condition de remettre à Vergennes tous ses papiers
« ministériaux et de la correspondance secrète », de renoncer à toute action
contre Praslin et les Guerchy et «  d’observer à l’avenir une conduite
mesurée, propre à faire oublier les torts qu’on lui a reprochés ».
C’est une porte de sortie honorable qu’on ouvre devant Charles-
Geneviève. Mais lorsque Vergennes lui députe le marquis de Prunevaux,
celui-ci se trouve devant un personnage acrimonieux et qui prétend dicter
ses conditions. Eon veut être réintégré dans son titre de ministre
plénipotentiaire, qu’il soit fait justice des « calomnies » de Praslin et de feu
Guerchy, et obtenir le remboursement des frais engagés depuis vingt ans au
service du roi. Il les fixe maintenant à 318 000 livres, total d’un décompte
ahurissant où l’on voit figurer la valeur d’un diamant dont il aurait refusé le
don en Russie, le manque à gagner de ses vignes de Bourgogne et
l’entretien pendant onze ans de son cousin Mouloize, qui vient de trépasser.
De plus, Eon demande la conversion de la pension de 12 000 livres en un
contrat de rente viagère sur l’Hôtel de Ville ou le Clergé, garanties qu’il
estime plus sûres. Prunevaux proteste, parle de « monstruosité ».
« Je suis à Londres depuis treize ans, et ici un dindon coûte six livres
sans être rôti, si dans votre Morvan un bœuf en coûte dix », lui réplique le
chevalier.
Informé, Vergennes offre seulement de porter la pension à 15 000 livres.
Eon reste inflexible et Prunevaux repart pour la France, ayant perdu huit
mois pour tenter de régler l’affaire. Charles-Geneviève continue à spéculer
sur l’anxiété de Versailles à la pensée qu’il pourrait monnayer ses archives.
Il est même si assuré que ses antagonistes en viendront à composer qu’il
emprunte la bagatelle de 100  000  livres françaises à lord  Ferrers. Eon lui
remet en gage une cassette scellée renfermant une partie de la
correspondance secrète. Sûr de la loyauté de son créancier, il sait que le
coffret sera en sécurité dans son château. Mais, l’apprenant, Vergennes
s’émeut et s’indigne. Il envoie un nouveau plénipotentiaire, de Pommereux.
Le brave homme, un capitaine, à peine à Londres, croit user d’un argument
irrésistible  : tant la légende s’est accréditée à Versailles, il propose à
Charles-Geneviève… le mariage ! Eon élude, et ramène le débat aux choses
sérieuses. Tout ce qu’obtiendra Pommereux, c’est une réduction de la note
de frais à 250 000 livres.
Vergennes demande une nouvelle intervention de Broglie qui, le
18 janvier 1775, engage Eon « à écouter la voix de la raison, du devoir et de
son propre intérêt  » et «  à réparer des torts qu’une plus longue résistance
aggraverait de manière irréparable  ». Dans le même temps, Vergennes
adresse à Louis XVI la note de frais du chevalier. « Elle n’est remarquable
que par sa prolixité et les traits de présomption et d’avidité qui s’y révèlent,
commence-t-il ; c’est un nouveau monument du délire de cet esprit. » Et il
suggère de laisser les choses en l’état, en continuant de payer son traitement
à Eon « avec la liberté de le manger hors de France, où il voudra. A mesure
que l’objet s’éloignera, ajoute-t-il, il ne pourra devenir que plus indifférent,
et l’abus en sera moins à craindre.  » Le roi l’approuve, qualifiant la note
d’Eon de «  pièce impertinente et ridicule  », ce qu’elle est en effet. «  S’il
n’avait des papiers importants, il faudrait l’envoyer promener. »
Ainsi fait-on, et l’on voit le chevalier reprendre un temps sa mission
d’informateur, mais cette fois des services officiels. L’armistice est si
effectif qu’en juin 1775, Vergennes, écrivant à l’ambassadeur de Guines au
sujet de la rébellion des colonies anglaises d’Amérique, lui conseille de
consulter Eon, dont « le cœur est toujours français, quoique ses malheurs et
ses emportements aient paru l’éloigner quelquefois  ; il a des amis dans le
parti de l’opposition et ce n’est pas le plus mauvais canal pour être
instruit. »
 

A ce moment, Vergennes est formel : la France ne veut pas profiter des


embarras de l’Angleterre. Mais la résistance des insurgés entraînera un
revirement et la tendance à l’intervention armée. Le chevalier a prévu un tel
dénouement, et il a compris lui aussi qu’une nouvelle guerre ferait perdre le
principal de leur importance à ses archives, réduites à un intérêt historique.
Aussi décide-t-il de reprendre la discussion avec Versailles, et cette fois en
arguant de sa qualité de faible fille, puisque aussi bien Drouet a assuré qu’il
l’est – en somme preuves en main, si l’on en croit ses dires. Ce qu’on refuse
à un ancien agent secret, ne l’accorderait-on pas par galanterie à une
femme ? Encore faut-il provoquer l’offre, afin d’être en position de force ;
et le madré chevalier de songer à Beaumarchais, le même qu’il a refusé de
rencontrer lors de l’affaire Morande. Le dramaturge et le libelliste sont
demeurés en bons termes. Eon, qui voit souvent Morande, met un jour la
conversation sur «  le fils de l’horloger  » et «  consent  » à faire sa
connaissance lors d’un voyage – le troisième – de Beaumarchais à Londres,
en mai 1775.
«  Nous nous vîmes tous deux, conduits sans doute par une curiosité
naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. Je vis ce libertin,
que je pourrais même appeler sans calomnie du nom de cet animal qui, les
yeux en l’air et le groin en terre, cherche les truffes de mon pays… Il eut
connaissance d’une partie de ma position politique et physique… Il me fit
les plus grandes offres de service à Versailles : je les acceptai. »
Il semble que l’on ait joué ici au voleur volé. D’une part, Eon cherche à
faire de Beaumarchais son intermédiaire et avocat auprès de Vergennes. De
l’autre, le père de Figaro paraît avoir abordé le chevalier précisément
chargé par le ministre d’une mission d’information au moins, qu’il avait lui-
même suggérée. Beaumarchais était assez fin pour déceler la soif d’aboutir
du chevalier, et assez cynique pour le dissimuler à Vergennes, afin de tirer
de celui-ci davantage.
Eon, ayant tout mis en œuvre pour persuader son interlocuteur – et
accessoirement Morande – qu’il est une fille, parle avec abondance de ses
documents et des propositions tentantes de l’opposition britannique.
Beaumarchais en réfère à Louis XVI :
« En prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, écrit-il,
bien qu’elle ait été aigrie par douze années de malheur, on l’amènera
facilement à rentrer sous le joug. »
Et à Vergennes, le 14 juillet 1775 :
« Je tiens à vos ordres le capitaine d’Eon, brave officier, grand politique
et rempli par la tête de tout ce que les hommes ont de plus viril. Je porte au
roi les clés d’un coffre de fer bien scellé de mon cachet, bien déposé et
contenant tous les papiers qu’il importe au roi de ravoir. »
C’est la clé du coffret Ferrers, que le pair d’Angleterre a consenti à
exhiber devant Beaumarchais sans encore s’en dessaisir. Eon, quant à lui,
confie à l’entremetteur une lettre destinée à Louis  XVI, qui ne lui sera
jamais remise. Le chevalier y assurait le roi qu’il avait « plusieurs articles
très secrets et très importants » à lui confier, et « d’une telle nature qu’il ne
les déclarera qu’à Sa Majesté seule ».
Beaumarchais rentre en France et confirme à Versailles le sexe féminin
d’Eon. Le 25  août 1775, Louis  XVI signe sa commission «  de retirer les
papiers de correspondance secrète » détenus par Eon et de les rapporter en
France, et la permission délivrée à «  Mlle Eon de Beaumont, connue
jusqu’à ce jour sous le nom de chevalier d’Eon, écuyer, ancien capitaine, de
rentrer dans le royaume avec sauf-conduit et sûreté de sa personne  »  ; le
document confirme la pension de 12  000  livres et spécifie que son
bénéficiaire s’engage au « silence absolu » sur les querelles scandaleuses de
jadis. Enfin, le roi signe « l’ordre à Mlle d’Eon de Beaumont de reprendre
incessamment les habits de son sexe, avec permission de porter la croix de
Saint-Louis, et de ne plus les quitter, comme l’a ci-devant exigé le service
du feu roi, lui défendant, sous peine de désobéissance de reparaître en
France autrement que sous ses habits de fille ».
Louis  XVI était donc convaincu qu’Eon était bien une femme et il
convenait à ce roi pieux et naïf que cette femme portât les habits de son
sexe, afin de ne point scandaliser. Vergennes était plus sceptique, quoi qu’en
ait dit Beaumarchais auquel le ministre écrit :
« Si M. d’Eon voulait se travestir, tout serait dit. »
Le 23 septembre 1775, Beaumarchais de nouveau à Londres entame les
négociations avec Eon. Elles s’ouvrent par la lecture des documents royaux,
et déjà le chevalier s’indigne. Quoi ? On prétend lui imposer, à l’âge de près
de cinquante ans, de quitter son uniforme de capitaine et son épée pour vêtir
la robe  ? Il se met, rapporte Beaumarchais, à sacrer «  comme un estafier
allemand  ». Quelques jours se passent en récriminations et menaces, qui
font partie de la comédie bâtie par Charles-Geneviève et à laquelle
Beaumarchais ne se laisse nullement prendre. Enfin, Eon finit par sembler
prendre son parti de cette transformation ; c’est que son interlocuteur a feint
l’impatience et proposé de rompre la discussion de la dernière chance.
Nous sommes alors le 7  octobre  ; il faudra encore près d’un mois de
palabres pour aboutir, chacun s’efforçant de garder et accentuer ses
avantages. Beaumarchais marque un point décisif quand Ferrers accepte de
remettre le coffret qu’il a reçu en gage, moyennant l’assurance que sa
créance sera remboursée. Beaumarchais échappe alors à un grand péril : car
c’est par Morande qu’il fait chercher la cassette.
«  Si j’avais su son contenu, dira plus tard le maître chanteur, j’eusse
conservé ce coffre pour mettre à contribution M. de Beaumarchais et la cour
de France. »
Beaumarchais fait sauter les scellés et s’aperçoit qu’il manque une
partie des documents détenus par Eon.
«  Elle me conduisit chez elle, rapportera-t-il à Vergennes, et tira de
dessous son plancher cinq cartons bien cachetés et étiquetés  : “papiers
secrets à remettre au roi seul”, qu’elle m’assura contenir toute la
correspondance secrète et la masse des papiers qu’elle avait en sa
possession. »
Elle !… On pense irrésistiblement déjà au personnage qui va naître de
cette rencontre avec l’écrivain et ce chevalier équivoque : Chérubin, un des
rares rôles du répertoire, avec celui de L’Aiglon, qui soit plus souvent tenu
par une femme que par un homme.
Beaumarchais connaissait-il réellement où était la vérité ? Avait-il exigé
ces preuves qui auraient été données à Drouet, ou s’était-il fié aux seules
affirmations de son secrétaire, Gudin, qui avait à diverses reprises approché
Eon et qui écrira :
« Elle m’avoua en pleurant qu’elle était femme et me montra ses jambes
couvertes de cicatrices, restes de blessures qu’elle avait reçues lorsque,
renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et
la laissa mourante dans la plaine. »
Glorieuse exagération autobiographique du chevalier.
 

Ces liasses de papiers secrets, Eon consent à s’en séparer enfin. Mais il
pose des conditions draconiennes et que Beaumarchais discute âprement. Il
s’engage pourtant au règlement des dettes du chevalier, que celui-ci évalue
à 8  223  livres sterling, encore qu’Eon eût souhaité ajouter 14  000  livres
dues, selon lui, par les services de Versailles, secrets ou officiels. Mais, le
contrat passé, Beaumarchais n’en tentera pas moins d’en réduire
l’exécution. Ainsi Ferrers devra-t-il en 1776 réclamer directement son solde
à Vergennes, se plaignant que l’envoyé du roi de France fût venu «  pour
traiter avec lui exactement comme chez un Juif  ». Il faut dire que le
négociateur avait sans doute pour consigne de tenir en haleine Eon en lui
faisant de plus escompter quelques avantages complémentaires «  si cette
demoiselle était sage, modeste, silencieuse et se conduisait bien ». De toute
évidence, on redoutait en haut lieu quelques nouvelles exigences
exorbitantes, sinon quelque nouveau chantage.
Le 4  novembre 1775, les deux partenaires signent enfin leur accord.
Cette « transaction », fort longue, fort compliquée, est demeurée fameuse.
La désignation des parties présente Eon comme « fille majeure » ; ainsi le
chevalier « abdique solennellement et définitivement sa qualité d’homme »
comme, par l’article  4, il s’engage à porter désormais les habits féminins.
Mais il vaut mieux résumer ce document.
ARTICLES PREMIER et  II. — Au nom du roi, Beaumarchais exige
«  tous les papiers publics et secrets qui ont rapport aux négociations
politiques  » menées par Eon en Angleterre, et «  les papiers de la
correspondance secrète entre le chevalier d’Eon, le feu roi et les diverses
personnes chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette
correspondance. »
ART.  III. — Eon se désiste de « toute espèce de poursuites juridiques
ou personnelles » contre les ayants droit Guerchy, sauf provocation.
ART. IV. — Le roi exige « que le travestissement qui a caché jusqu’à ce
jour la personne d’une fille sous l’apparence du chevalier d’Eon cesse
entièrement ». Et, « sans chercher à lui faire un tort d’un déguisement d’état
et de sexe dont la faute est tout entière à ses parents, rendant même justice à
la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse (sic)
qu’elle a toujours tenue sous ses habits d’adoption », Beaumarchais « exige
absolument que l’équivoque de son sexe, qui a été jusqu’à ce jour un sujet
inépuisable de propos, de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui
pourraient se renouveler, surtout en France, et que la fierté de son caractère
ne souffrirait pas, disparaisse entièrement et qu’une déclaration publique,
nette et précise du véritable sexe de Charles-Geneviève d’Eon de
Beaumont, avant son arrivée en France et la reprise de ses habits de fille,
fixe à jamais les idées du public sur son compte.  » Cette déclaration doit
émaner d’Eon même et conditionne la remise de son sauf-conduit, et donc
son retour en France.
Le roi, de plus, «  a la bonté de changer la pension annuelle de
12  000  livres  » du chevalier «  qui lui a été payée exactement jusqu’à ce
jour » – ce qui est faux mais qui désarme pour l’avenir Charles-Geneviève –
« en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que
les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour les
affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera
remis par moi (Beaumarchais, qui parle à la première personne) pour
l’acquittement de ses dettes en Angleterre ». On le voit : l’engagement est
clair, mais les sommes non précisées.
La plume passe alors à Eon, fille majeure :
« Je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du
roi…, à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute
équivoque, à reprendre et porter jusqu’à la mort mes habits de fille (et
Beaumarchais biffe cette incidente de Charles-Geneviève  : “que j’ai déjà
portés en diverses occasions connues de Sa Majesté”), à moins qu’en faveur
de la longue habitude où je suis d’être revêtue de mon habit militaire, et par
tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux
des hommes, s’il m’est impossible de soutenir la gêne des autres, après
avoir essayé de m’y habituer à l’abbaye royale des dames Bernardines de
Saint-Antoine-des-Champs à Paris où à tel autre couvent de filles que je
voudrais choisir et où je désire me retirer pendant quelques mois en arrivant
en France. »
Beaumarchais, magnanime, consent à Eon quelques avantages mineurs
et lui confirme – à titre personnel et sans paraître tenir compte qu’il est
reconnu par la lettre de Louis XV qu’il semble donc avoir évité de produire
directement devant Charles-Geneviève – le droit de continuer à porter la
croix de Saint-Louis. Son commentaire ne doit pas peu flatter le chevalier :
« Réfléchissant que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu
imité par les personnes de son sexe et ne peut tirer à aucune conséquence ;
que si Jeanne d’Arc, qui sauva le trône et les Etats de Charles  VII en
combattant sous des habits d’homme, eût pendant la guerre obtenu comme
ladite demoiselle d’Eon de Beaumont quelques grâces ou ornements
militaires tels que la croix de Saint-Louis, il n’y a pas d’apparence que, ses
travaux finis, le roi, en l’invitant à reprendre les habits de son sexe, l’eût
dépouillée et privée de l’honorable prix de sa valeur, ni qu’aucun galant
chevalier n’eût cru cet ornement profané parce qu’il ornait le sein et la
parure d’une femme qui, dans le champ d’honneur, s’était toujours montrée
digne d’être un homme, j’ose donc prendre sur moi, non en qualité de
ministre d’un pouvoir dont je crains d’abuser, mais comme un homme
persuadé de la vérité des principes que je viens d’établir, de laisser la croix
de Saint-Louis et la liberté de la porter à demoiselle Charles-Geneviève
d’Eon de Beaumont, sans que j’entende lier Sa Majesté par cet acte si Elle
désapprouvait ce point de ma conduite. »
Enfin, Charles-Geneviève ayant fait valoir qu’il allait être « dénuée de
tout, linge, habits, ajustements convenables à son sexe » et était sans argent
pour se vêtir, Beaumarchais lui alloue «  pour l’achat de son trousseau de
fille » deux mille écus, à condition qu’Eon n’emportera de Londres aucune
arme ni vêtement d’homme, sauf son uniforme de régiment, « souvenir de
sa vie passée, dépouille chérie d’un objet aimé qui n’existe plus ».
Il faut admettre que Beaumarchais est gentilhomme, s’il n’est aussi
pince-sans-rire, qui antidate la transaction du 4 novembre au 5 octobre, ce
qu’Eon explique ainsi :
« M. d’Eon étant né le 5 octobre 1728 et la transaction lui donnant une
nouvelle existence conforme à son véritable sexe, M.  de Beaumarchais
voulut faire à Mlle  d’Eon la galanterie de donner à cette pièce, qui était
pour elle une espèce de nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa
naissance. »
 

A peine l’accord signé, Morande, qui fut sans doute témoin de sa


rédaction, va en faire le récit à travers Londres. Le vieux filou, et
Beaumarchais avec lui, ont flairé une belle occasion de s’enrichir. Le fait
est que, à l’annonce que le chevalier s’est confessé femme, chaque citoyen
britannique se rue vers les polices d’assurance. Dès le 11  novembre, le
Morning Post informe que « les paris se prennent à 7 contre 4 pour femme
contre homme » et que « un seigneur bien connu dans ces sortes de négoce
s’est engagé à faire clairement décider cette question dans les quinze
jours ».
Ce «  seigneur  », selon Eon, aurait été Beaumarchais lui-même. Il
assurera que Morande et lui l’auraient conjuré de se présenter nu devant
des… arbitres, lui promettant pour cette complaisance 8  000 louis et un
pourcentage sur les enjeux.
Eon assure que les enjeux atteignirent quelque 300 000 livres sterling !
Quant aux 8 000 louis, il les aurait refusés ; on lui avait déjà offert dans le
même dessein 15 000 guinées en 1771. Le chevalier en conclut que l’offre
de 1775 n’était pas inférieure et que Beaumarchais et Morande s’étant
chargés de la lui présenter avaient résolu de garder pour eux au moins la
moitié de la prime. Il semble en tout cas certain que Beaumarchais a en
effet spéculé sur le sexe d’Eon, n’hésitant pas à faire circuler le bruit qu’il
se disposait à épouser « la chevalière » – de quatre ans son aînée – ce dont
Eon se fait l’écho dans une lettre qu’il lui adressera le 30 janvier 1776, où il
écrit :
« Pendant votre dernier voyage à Londres, pour vous amuser sans doute
à mes dépens ou me rendre ridicule, vous faisiez entendre dans le cercle de
vos élégantes que vous deviez m’épouser après que j’aurais demeuré
quelques mois à l’abbaye des dames de Saint-Antoine. »
Ce reproche, Eon l’a déjà fait de vive voix à son correspondant. Le
30 décembre 1775, chez Morande, leur dispute atteint un tel paroxysme que
Charles-Geneviève «  se lève de sa chaise en colère et déclare en bon
français au sieur de Beaumarchais que la négociation et les négociateurs tels
que lui peuvent s’aller faire f…  ». Car cette faible femme ne répudiera
jamais le vocabulaire direct et cru du capitaine de dragons. Le lendemain,
Eon quitte Londres pour le château de lord Ferrers où il restera deux mois.
Pourquoi cet affrontement ? Certes, d’abord en raison des paris ; mais
aussi de l’accomplissement des clauses financières de la transaction.
Beaumarchais, la somme des dettes d’Eon à faire régler par le Trésor royal
n’ayant pas été précisée, discute les chiffres du chevalier  ; celui-ci de son
côté, conserve des papiers secrets en monnaie d’échange.
De sa retraite, le 9  janvier 1776, il adresse une première lettre de…
trente-huit pages à Beaumarchais. Elle est fort civile, mais explicite :
« Mon cher et très cher Beaumarchais, je vous avouerai qu’après le duc
de Praslin et son ami feu le comte de Guerchy, je n’ai trouvé personne qui
soit plus tenace à l’argent que vous. »
Où sont les écus promis pour son trousseau ? Pourquoi sa pension ne lui
a-t-elle pas été payée intégralement  ? Pourquoi ne pas désintéresser
Ferrers ? Pourquoi Eon n’est-il pas rétabli dans son poste de censeur royal.
Et de conclure, apparemment conciliant :
«  Mon cœur, jusqu’à présent fermé avec tant de soin au reste des
hommes, s’ouvre naturellement en votre présence comme une fleur
s’épanouit à la lumière du soleil dont elle n’attend qu’une douce influence.
Je suis et serai toujours votre tendre et fidèle amie  ; les expressions ne
rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur. »
Que l’on nous excuse de voir en ces lignes, plutôt qu’une déclaration
d’amour, l’expression d’une ironie féroce. Beaumarchais ne s’y trompe pas,
qui répond en accusant son correspondant de n’avoir pas rempli ses
devoirs  : «  Il s’en faut de beaucoup que vous m’ayez remis tous les
papiers. »
Charles-Geneviève a la plume facile ; dans sa lettre du 30, avec malice,
il fait état de la « masculine colère » de Beaumarchais, « premier effet de la
mauvaise humeur du singe le plus adroit et le plus agréable que j’aie jamais
rencontré, qui ne se fâche que lorsqu’il s’agit d’arrêter et apurer mon
compte  ». Qu’il retourne donc en France et aille, ainsi qu’il en a fait la
menace, se jeter aux pieds du roi et «  me représenter comme une fille
extravagante et en même temps la plus dégourdie de l’Europe ». Quant aux
papiers, « tant que l’on ne remplira pas envers moi le quatrième article de la
transaction, qui dit expressément que vous devez me remettre de plus fortes
sommes pour l’acquittement de mes dettes, je ne suis tenue à aucun des
points de cette transaction. Vous êtes la puissance contractante et moi
l’exécutrice ; c’est donc vous qui devez agir et marcher le premier, puis moi
exécuter et suivre. »
L’allusion au « projet de mariage » est suivie de l’amusant pastiche de
la confession d’une fille troublée et indignée :
«  J’avoue, Monsieur, qu’une femme se trouve parfois dans des
situations si malheureuses que la nécessité des circonstances la force à
profiter des services dont elle sent la première tout le ridicule parce qu’elle
en pénètre l’objet. Plus l’homme qui la veut obliger est adroit et délicat,
plus le danger est grand pour elle… Par une confiance aveugle en vous et
en vos promesses, je vous ai découvert le mystère de mon sexe  ; par
reconnaissance, je vous ai donné mon portrait et, par estime, vous m’avez
promis le vôtre. Il n’y a jamais eu d’autre engagement entre nous. Tout ce
que vous avez avancé au-delà ne peut être regardé par moi que comme un
persiflage de votre part… C’est là un véritable mépris et une infidélité
qu’une femme de Paris, quelque apprivoisée qu’elle soit avec les mœurs à
la mode des maris, ne pourrait pas pardonner, et à plus forte raison une fille
dont la vertu est aussi sauvage que la mienne et dont l’esprit est si altier
lorsqu’on blesse la bonne foi et la sensibilité de son cœur. Pourquoi ne me
suis-je pas rappelé en ce moment que les hommes ne sont tous sur la terre
que pour tromper la crédulité des filles ou des femmes  ?… Je ne croyais
que rendre justice à votre mérite, qu’admirer vos talents, votre générosité :
je vous aimais sans doute ! Mais cette situation était si neuve pour moi que
j’étais bien éloignée de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et
de la douleur. Jamais une âme vertueuse ne deviendrait sensible à l’amour,
si l’amour ne se servait pas de la vertu même pour la toucher. »
Qui est le comédien le plus subtil de l’auteur de Figaro ou de sa
« victime » ? Mais, ce couplet achevé, Eon en revient à la transaction, et il
en parle en docteur en droit.
« Aut vincere, aut mori a toujours été ma devise. En attendant, jouissez
de votre uti possidetis, c’est-à-dire de tous les papiers de la cour et de ma
correspondance secrète avec le roi que je vous ai remis. Je conserverai le
reste, pour ma propre sûreté, pour ma défense et ma justification devant
notre jeune monarque, que l’on n’a instruit qu’à demi sur toutes mes
affaires. Si l’on ne m’accorde pas mes justes demandes, si vous ne voulez
pas remplir le quatrième article de notre transaction, je serai forcé de me
justifier aux yeux de l’Europe entière et ne retournerai en France qu’après
l’abrogation de la loi salique… Donnez-moi mon trousseau, payez ma dot
et les frais de la noce  : alors la bonne harmonie sera entièrement rétablie
entre nous ; alors, quelque malade que je sois, je retournerai à Londres vous
embrasser. »
Et c’est signé  : «  Le chevalier et la chevalière d’Eon.  » La lettre ne
trouble pas Beaumarchais, qui se borne à rappeler à son auteur ses
obligations. En fait, il « tient le bon bout » ; il possède les papiers les plus
importants et il dispose de l’argent, qu’il emploie avec Eon comme l’ânier
la carotte. Le temps, pense-t-il, usera sa résistance. En attendant,
Beaumarchais flaire qu’il y a une petite fortune à faire avec les événements
d’Amérique, et le voici qui repart pour la France, laissant Charles-
Geneviève déconfit, dont le courroux se traduira par une lettre de quatorze
pages adressée le 27 mai à Vergennes.
«  La véritable raison secrète de la mauvaise humeur de M.  de
Beaumarchais envers moi, écrit-il, provient du refus constant que je lui ai
fait ainsi qu’à son intime ami, M.  de  Morande, de les laisser avec leurs
associés gagner tout l’argent des polices scandaleuses qui se sont élevées
sur mon sexe sans qu’ils aient pu même m’ébranler par leur promesse de
mettre dans ma poche sept ou huit mille louis, si je voulais avoir pour eux
cette infâme complaisance… Mon esprit s’est encore plus aliéné de lui par
ses actes d’infidélité, de manque de parole d’honneur et d’une impertinence
aussi incroyable que son libertinage. Ce sont tous ces faits qui ont empêché
la conclusion d’une malheureuse affaire qui dure depuis tant d’années et
qui, sous la justice de votre ministère, devrait être heureusement terminée,
sans l’avarice sordide et la conduite impudique, malhonnête et insolente du
sieur Caron de Beaumarchais… Il a la tête tournée par les caresses
indiscrètes de quelques-uns de nos princes et il est toujours le même, c’est-
à-dire plein d’esprit et d’ignorance des affaires de ce monde, rempli
d’orgueil et d’impertinence. Il ne voit pas, cet homme qui se croit illuminé,
que les grands se servent de lui comme les singes se servent de la patte du
chat pour tirer les marrons du feu… Il m’a apporté un sauf-conduit pour
retourner en France comme homme, tandis qu’il voulait que je reprisse sur
le champ à Londres mes habits de fille ; il stipule que je dois lui remettre
tous mes habits d’homme et il ne m’apporte point les vêtements de mon
nouveau sexe, ni ne me donne l’argent stipulé pour mon trousseau ; de sorte
que si j’avais exécuté à la lettre cette transaction, je me serais trouvée toute
nue à Londres, au mois de décembre dernier ; admirable moyen inventé par
le sieur Caron pour me faire donner malgré moi au public la démonstration
de mon sexe et empocher l’argent des polices… Je ne puis mieux comparer
l’ambassadeur extraordinaire Caron qu’à Olivier le Daim, barbier, non de
Séville, mais de Louis XI. Il a sa naissance, toute sa vanité et son insolence.
On peut dire des deux qu’un homme de basse extraction élevé à une dignité
ressemble à un mendiant qu’on met à cheval  : ils courent tous deux au
diable, dit le proverbe anglais. »
Et encore :
«  … Il s’était mis en tête qu’en m’épousant il deviendrait bientôt
ambassadeur extraordinaire, et Morande son secrétaire d’ambassade. »
Voilà une confidence singulière, au milieu de cette diatribe impatiente,
pour un ministre. Il semble qu’Eon, maintenant, croie que Beaumarchais
avait sérieusement formé le projet de l’épouser. Ne peut-on penser que, par
un phénomène psychique découlant peut-être d’une évolution
physiologique et mentale, Charles-Geneviève en était venu à s’en
persuader  ? Il est en tout cas notable que sa lettre semble dictée bien
davantage par une irritation féminine que par un courroux masculin. Elle
n’en laisse pas moins perplexe, surtout venant après une lettre adressée le
5 décembre 1775 à Broglie, et qui commence en ces termes :
«  Il est temps de vous désabuser  : vous n’avez eu pour capitaine de
dragons et aide de camp en guerre et en politique que l’apparence d’un
homme. Je ne suis qu’une fille. »
Que croire  ? La réponse ne sera donnée que trente-cinq ans plus tard,
quand Charles-Geneviève aura fermé les yeux.
Eon escomptait la disgrâce de Beaumarchais  ; c’était méconnaître
l’amitié de Vergennes pour ce dernier. Le ministre communiqua à l’auteur la
lettre du chevalier. Beaumarchais confia sa vengeance à Morande, à qui ses
rapports constants avec Charles-Geneviève n’interdirent pas de rédiger un
libelle diffamatoire à son endroit. Selon la coutume impudente des maîtres
chanteurs du temps, il l’adressa à Eon avant publication, afin de faire
acheter son silence. Le chevalier y était pratiquement qualifié de prostituée.
Le jour même – 3 août 1776 – la réponse vient, cinglante :
«  Mlle  d’Eon a lu avec autant de dégoût que de mépris la misérable
épître de trente-huit pages in-folio que le misérable auteur du Gazetier
cuirassé, savoir le sieur Théveneau de Morande, a pris la peine, en suant six
semaines comme un bœuf, de forger, d’écrire, de transcrire et de lui
adresser. Il peut en faire l’usage qu’il voudra… Toute l’Europe est instruite
que le sieur Morande ne vit à Londres que de la fange de ses libelles aux
dépens du marquis de Marigny, de la comtesse du Barry et même de
Louis XV… Mlle d’Eon ne peut lui accorder audience qu’à Hyde Park ; elle
s’y trouvera avec son frère, le chevalier d’Eon qui, depuis longtemps et
dans tous les pays, s’est toujours chargé de venger l’honneur de sa sœur. En
attendant, elle se joint au chevalier pour prier instamment M. de Morande,
ou de se tenir tranquille ou de s’aller faire f… en bon français. »
Eon fait porter sa missive par son ami, le chevalier de Piennes, et son
beau-frère O’Gorman ; mais Morande refuse le duel et réplique par un billet
qui a le don de déchaîner Charles-Geneviève. Car ce qu’écrit le libelliste,
c’est «  qu’il n’aura pas la main assez vile pour se mesurer contre une
femme qui lui a levé sa chemise, lui a montré ce qu’elle porte et, pour le
rendre plus sûr de son fait, le lui a fait toucher ». Ainsi Morande reprend-il
les bruits qui ont couru naguère. Il ajoute qu’il lui est impossible de
rencontrer Mlle d’Eon « ailleurs que sur un lit ».
La rage d’Eon s’exhale dans une nouvelle lettre au maître chanteur,
«  vil libelliste, infâme arétin, le plus lâche poltron du royaume des
coquins ».
«  Désormais, je ne vous traiterai plus que comme les ânes de votre
pays : à coups de bâton et de pied au cul… N’oublie jamais que tu as fait
mourir ton honnête père de chagrin ; que tu as déjà été enfermé longtemps
dans les cachots avec les bandits à Armentières, qu’on t’a forcé de brûler
toi-même toutes les nobles productions qui sont sorties jusqu’à présent de
ton cerveau infernal. Ce n’est que l’avant-coureur de ce qui doit arriver à
ton cadavre infect… Jean-foutre, ne m’envoie plus de papier barbouillé de
ta patte cornue  ; garde-le pour bourrer tes pistolets, si tu as du cœur. Que
j’aie une queue ou que je n’en aie pas, qu’est-ce que cela te fait ? »
On voit le style… Eon avait d’ailleurs un langage de soudard lorsqu’il
ne jouait pas le jeu de la diplomatie. Mais l’incident n’en reste pas là. C’est
O’Gorman qui relaie son beau-frère et adresse un cartel à Morande qui, non
seulement se dérobe, mais demande la protection de lord Mansfield. Le chef
de justice mande Eon et lui fait verser 600  livres à titre de caution de sa
promesse de ne pas attaquer le filou. Charles-Geneviève se rabat sur une
citation en justice et, à la perspective d’une condamnation certaine,
Morande fait amende honorable.
 

Pendant ces démêlés, Eon, morose et craignant de plus d’être attaqué et


enlevé par un parti de parieurs, songe à rentrer en France. Il tente pourtant
auparavant d’obtenir de Vergennes un ordre écrit de revêtir les habits de
femme et « de ne plus les quitter, comme l’avait ci-devant exigé le service
du feu roi  ». Ainsi pourrait-il justement prétendre que son travestissement
de fille en garçon lui avait été commandé. Vergennes charge…
Beaumarchais de communiquer son refus à « sa chère d’Eon » et Caron se
donne le plaisir de rapporter malignement les commentaires du ministre :
«  C’est en multipliant ses prétentions téméraires que cette femme est
parvenue à lasser la patience du roi et la mienne. Qu’elle reste en
Angleterre ou qu’elle aille ailleurs, nous ne mettons pas à cela le moindre
intérêt. »
Et Beaumarchais conseille aussi la modération à son correspondant :
« La vie s’use et vous languissez expatriée. »
Eon réplique en lui reprochant à bon droit d’avoir « secoué la cruche de
venin  » de Morande et revient sur l’article  4 de la transaction et sur son
attente des « plus fortes sommes » promises. Beaumarchais classe sa lettre
et Eon s’adresse de nouveau à Vergennes, demandant l’autorisation de venir
s’expliquer avec lui à Versailles sans craindre pour sa sûreté. Le ministre
répond le 12 janvier 1777 : il est prêt à recevoir le solliciteur – qu’il nomme
«  mademoiselle  » – si Charles-Geneviève se conforme aux conditions
fixées par la transaction : silence absolu sur le passé et vêtements féminins.
Eon s’y résout, mais le voilà bloqué encore pour quelques mois à
Londres par un procès scandaleux relatif aux fameux paris. Un certain
Hayes en effet avait plaidé que le roi de France, par l’obligation faite à Eon,
avait attesté que le chevalier était bien du sexe féminin et demandé que lui
soit donc réglé l’enjeu qu’il estimait avoir gagné. Le jury l’avait approuvé ;
ce qu’apprenant, Eon avait demandé l’annulation de toutes les polices
d’assurance le concernant, pour cause d’immoralité. Mais l’appel traîne,
tandis que redoublent pour le chevalier les risques d’être enlevé et
«  visité  ». Il se décide donc enfin à déguerpir. Le 13  août 1777, il quitte
Londres  ; le 17, il est à Versailles, en capitaine de dragons. Il n’était pas
revenu en France depuis quatorze ans. Vergennes le reçoit et lui ordonne de
prendre « les habits de son sexe, avec défense de paraître dans le royaume
sous d’autres habillements que ceux convenables aux femmes ».
Le Tout-Versailles papote autour de cet événement mondain. Comme
Eon se plaint d’être démuni, Marie-Antoinette intervient. Elle lui fait
remettre un éventail avec 24 000 livres, puis savoir qu’elle se charge de son
trousseau. Elle lui délègue sa propre couturière, Mlle  Bertin  ! Force est à
Eon de s’incliner. Il informe Vergennes de sa soumission, l’assurant qu’il
fera tous ses efforts pour «  prendre le caractère de douceur conforme à la
nouvelle existence qu’on l’a forcé à prendre ». Et il ajoute, avant de signer :
« Le chevalier d’Eon, pour peu de temps encore » :
« Après le ciel, le roi et ses ministres, Mlle Bertin aura le plus de mérite
à ma conversion miraculeuse. »
Tandis que s’affairent les petites mains, il se rend à Tonnerre, toujours
en homme, et revoit sa vieille mère. Toute la ville, sinon toute la province,
se presse pour contempler cet illustre concitoyen, en l’honneur de qui on
tire un feu d’artifice. Devant sa porte, on défonce deux feuillettes de vin ;
c’est la liesse.
Mais il faut se résoudre aux… derniers essayages. Le 14 octobre, Eon
est à Paris. Le 21, c’est la mutation définitive, après confession, plusieurs
communions et serment solennel de ne plus revêtir l’uniforme tant chéri. La
capitale et la cour sont en une telle ébullition que «  la chevalière  » se
cloître, non chez les religieuses, mais en un petit appartement, où elle tente
de se familiariser avec ses nouveaux atours. Cela ne va pas sans peine, ainsi
qu’elle le confie avec verve dans une lettre à Vergennes :
«  Je suis aussi sot qu’un renard qui a perdu sa queue. Je tâche de
marcher avec des souliers pointus et des hauts talons, mais j’ai manqué me
casser le col plus d’une fois. Au lieu de faire la révérence, il m’est arrivé
d’ôter ma perruque et ma garniture à triple étage que je prenais pour mon
chapeau ou pour mon casque. »
Le 23 novembre, c’est enfin la cérémonie de la présentation à la cour.
Inutile de dire qu’elle fait recette et que chacun s’efforce ensuite d’avoir à
sa table ou en son salon « l’amphibie » comme dit Voltaire. C’est l’endroit
de citer quelques témoignages de l’époque :
Mme Campan : « La longue queue de sa robe, ses manchettes à triple
étage contrastaient malheureusement avec ses attitudes et ses propos de
grenadier. »
L’Espion anglais : « Elle a encore plus l’air d’un homme depuis qu’elle
est femme ; on ne peut croire du sexe féminin un individu qui se rase et a de
la barbe, qui est musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans
écuyer, qui monte les marches quatre à quatre, qui, pour s’approcher du feu,
avance son fauteuil la main entre ses cuisses… Le son de sa voix, son ton,
ses gestes, ses manières, tout son extérieur démentent son vêtement… Les
cheveux sont coupés en rond comme ceux d’un abbé, placardés de
pommade et de poudre, surmontés d’une toque noire à la manière des
dévotes… Elle oublie souvent de mettre ses gants et découvre des bras de
cyclope. »
Grimm : « Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus indécent que
Mlle d’Eon en jupes. »
Il est vrai que Mme  Barbot – qui peut-être n’a jamais vu son héros –
rime :
A n’interroger que les faits
D’Eon est le dieu de la guerre ;
Si l’on consulte ses attraits,
Des amours d’Eon est la mère.

Toujours est-il que chansonniers et caricaturistes s’en donnent à cœur


joie. On nous excusera de ne pas reproduire les salacités des uns, les
obscénités des autres. Par ailleurs, certains portraits d’Eon sont venus
jusqu’à nous, qui ne frappent nullement par des traits repoussants ou
grotesques.
 

Hors les talons hauts, auxquels finalement elle renonce, la chevalière


finit par s’adapter à sa nouvelle forme d’existence qui lui vaut une folle
popularité. Partout on l’entoure, on écoute ses « mots » – et Dieu sait si elle
en est prodigue – ses souvenirs ; on s’amuse de son langage de soudard. Si
Voltaire parle d’amphibie, il brûle d’envie de voir « l’animal ». Eon défère à
son vœu. Peut-être évoquent-ils ensemble le bon vieux temps et Jean
Fréron, mort en 1776.
Entretemps, Charles-Geneviève, qui se plaint de mener une vie de
galérien (« On ne me laisse pas le temps de dormir ; les dames usent la peau
de mes joues à force de me baiser et de me caresser  »), travaille à une
autobiographie complaisante qu’il publiera sous la signature de son ami de
La Fortelle. C’est là qu’il cherchera à annexer de prétendus ancêtres, ce qui
lui vaudra un procès et une condamnation… à y renoncer.
L’excitation menée autour d’Eon entraîne une nouvelle polémique entre
Beaumarchais et lui. Certains ont rappelé que naguère l’écrivain – il n’avait
pas prévu ce long feu – avait fait courir le bruit de son union avec Charles-
Geneviève  ; ils ont en même temps fait écho aux différends qui les ont
opposés et aux procédés plus ou moins licites de Beaumarchais lors de la
transaction. Celui-ci proteste auprès de Vergennes, accusant Eon d’être
l’instigateur de ces rumeurs. Vergennes lui délivre un véritable certificat
d’honnêteté que son bénéficiaire juge bon de publier et d’envoyer à
Charles-Geneviève avec une lettre de reproches. C’est donner à la
chevalière l’occasion de reprendre les hostilités, puisque « provoquée ». De
la petite maison – «  l’Ermitage  » – où elle vit au Petit-Montreuil, elle
s’adresse elle aussi à Vergennes, ministre décidément bien occupé de choses
mineures.
«  N’est-ce pas M.  de Beaumarchais qui publia partout à Paris qu’il
devait m’épouser, tandis que dans le fait il n’a manqué d’épouser que ma
canne à Londres ? Son nom seul est un remède contre l’amour nuptial et ce
nom achérontique ferait peur à la dragonne la plus déterminée aux combats
nocturnes et des postes avancés… Toute la probité des quatre ministres
réunie à la vôtre, en y comprenant même celle des premiers commis, ne
serait pas capable de faire de M.  de Beaumarchais, malgré tous les
certificats du monde, un honnête homme dans mon affaire… Je ne crains
pas plus sa redoutable plume que sa formidable épée qui n’a jamais vu le
jour depuis qu’elle est sortie de chez le fourbisseur… La parfaite
connaissance que sa conduite passée m’a donnée de sa personne m’a forcée
de la placer dans la classe des gens dont il faut être haï pour avoir le droit de
s’estimer soi-même. »
Certains ont vu du dépit amoureux dans cette épître qu’Eon lui aussi
publie, l’accompagnant d’un « appel à ses contemporaines » :
« Je suis outragée par un histrion, par un prébéien qui faisait carillon sur
des pendules quand l’Europe retentissait de mes exploits guerriers et
politiques, y lit-on… Je le dénonce et le livre à toutes les femmes de mon
siècle, comme ayant voulu élever son crédit sur celui d’une femme, obtenir
des richesses sur l’honneur d’une femme et venger son espoir frustré en
écrasant la femme qui a le plus à cœur de voir triompher la gloire de ses
semblables. »
Le même jour, Charles-Geneviève fait tenir à Beaumarchais un
mémoire reprenant ses accusations, sous ce titre interminable et ironique :
«  Très humble réponse à très haut et très puissant seigneur,
Monseigneur Augustin Caron ou Carillon, dit Beaumarchais, baron de
Ronac-en-Franconie, adjudicataire général des bois de Picquigny, Tonnerre
et autres lieux, premier lieutenant des chasses de la garenne du Fort-
l’Evêque et du Palais, seigneur utile des forêts d’agio, d’escompte, de
change, rechange et autres rotures, etc., par Charlotte-Geneviève d’Eon de
Beaumont, connue jusqu’à ce jour sous le nom de chevalier d’Eon ci-devant
docteur consulté, censeur écouté, auteur cité, dragon redouté, capitaine
célébré, négociateur éprouvé, plénipotentiaire accrédité, ministre respecté,
aujourd’hui pauvre fille majeure, n’ayant pour toute fortune que les louis
qu’elle porte sur son cœur et dans son cœur. »
Il va sans dire que cette «  humble réponse  » est, elle aussi, largement
diffusée, bientôt suivie d’une brochure encore plus explicite. Beaumarchais
prendra cette fois le parti le plus sage : il se tiendra coi.
 

Une telle existence ne saurait complaire longtemps à une gaillarde


comme Mlle d’Eon. Versailles finit par lui peser. A Londres, la chevalière a
laissé ses vrais amis, et aussi sa vraie liberté. Sa chère maison encore, avec
la bibliothèque dont elle est légitimement fière. Lorsque lui parvient la
nouvelle du gain de son procès, Charles-Geneviève se sent revivre : présidé
par Mansfield, le jury d’appel a en effet déclaré indécents, donc illégaux et
annulés, les paris faits sur son sexe. Eon s’empresse de proclamer urbi et
orbi sa « victoire » par une nouvelle lettre à ses contemporaines :
«  Ombre de Louis  XV, adjure-t-elle, reconnaissez l’être que votre
puissance a créée : j’ai soumis l’Angleterre à la loi de l’honneur. Femmes,
recevez-moi dans votre sein ; je suis digne de vous. »
Elles le prennent au mot, et surtout dans les couvents, qui se disputent
le privilège d’héberger cette nouvelle Jeanne d’Arc (Voltaire dira encore,
qui va trépasser : « Eon est une pucelle d’Orléans qui ne sera pas brûlée »),
qui est docteur en droit canon. On voit aussi Charles-Geneviève séjourner à
l’abbaye royale des dames de Hautes-Bruyères, chez les filles de Sainte-
Marie et chez les demoiselles de Saint-Cyr qui, si c’est le capitaine de
dragons qui les prêche, doivent concevoir quelque étonnement.
L’Angleterre… Mais Eon sait qu’il doit remettre son projet de la
retrouver, à l’heure où la France penche décidément vers les insurgés
d’Amérique. La guerre transocéane démange Charles-Geneviève. Ah, si la
chevalière pouvait redevenir un temps le chevalier et porter à nouveau
l’épée, au lieu de se morfondre dans une tenue qui la rend neurasthénique !
Quand le conflit avec Londres apparaît inévitable, le – ou la –
quinquagénaire écrit au ministre de l’Intérieur Sartines :
« Je suis honteuse et malade de chagrin de me trouver en jupes dans un
temps où je puis servir mon roi et ma patrie avec zèle, courage et
expérience… Je n’ai l’âme ni d’un moine, ni d’un abbé pour manger, en ne
faisant rien tandis que mes compatriotes se battront, la pension que le feu
roi a daigné m’accorder. Laissez-moi reprendre mon uniforme et mes armes
pendant la guerre seulement. A la paix, je me soumettrai à reprendre mes
habits de femme. »
Il essuie un refus de plus. Du moins, qu’on lui permette un voyage
éclair à Londres avant qu’éclate la guerre, afin d’y liquider ses affaires en
suspens. Cela aussi lui est interdit et Eon le déplorera dans une nouvelle
lettre à Vergennes. Comme il est entêté, il intrigue encore pour être admis
dans la flotte qui, au début de 1779, s’arme à Brest, sous le commandement
du comte d’Orvilliers. C’en est trop. Le 2  mars, un ordre du roi l’exile à
Tonnerre. Il en revient clandestinement. Mais, le 20, le major de la prévôté,
de Vierville, se présente au Petit-Montreuil avec quelques subalternes qui se
jettent sur Charles-Geneviève. Celui-ci se défend comme un lion, assomme
deux de ses agresseurs, mais est finalement réduit à l’impuissance. Il assiste
à une perquisition minutieuse, puis est poussé dans un carrosse tiré par six
chevaux de poste qui démarre aussitôt. On couche le soir à Joigny. Le
lendemain, à Auxerre, Vierville veut faire halte au couvent des Bernardines.
L’abbesse refuse d’héberger un hôte aussi singulièrement illustre. Enfin, on
parvient en pleine nuit au terme du voyage  : le château de Dijon, prison
d’Etat. Inutile de se récrier : sans doute la lettre de cachet demeure-t-elle un
procédé despotique mais, à cette époque, le sort d’un détenu dans un tel
établissement n’avait plus rien de dramatique. Le gouverneur, comte de
Changey, donne à la chevalière le logement réservé aux captifs de qualité ;
ici séjournèrent la duchesse du Maine, le marquis de Nesle, le comte de
Lauraguais. Eon à peine installé, voilà Changey inquiet. La nouvelle s’est
répandue et, selon Charles-Geneviève, « toute la noblesse et le militaire de
Dijon et de vingt lieues à la ronde viennent, hommes et femmes, lui
demander à dîner pour avoir le plaisir de manger avec moi ».
« Si cela continue, écrit Changey à Maurepas, je suis ruiné. »
« Son épouse venait presque tous les jours déjeuner avec moi » raconte
encore Eon. Elle lui conseille d’écrire à Versailles une «  lettre de
soumission », ce qui lui vaudra une prompte libération.
«  Que ceux qui m’ont mise dedans votre château m’en fassent sortir
quand ils le voudront » rétorque le prisonnier.
Il s’engage pourtant une fois de plus à la sagesse, craignant un transfert
définitif dans un couvent, et sort du château après dix-neuf jours. Eon y
aura surtout fait bonne chère, et honneur au vin de Clos-Vougeot : il avait le
goût excellent.
Mais ce n’est pas la liberté absolue qu’il recouvre ; il lui faut se retirer à
Tonnerre. La chevalière obéit et y passera ses journées dans ses vignes, ses
soirées auprès de sa mère, recevant, conseillant et, en somme, vivant fort
bien de ses 12 000 livres de rente et de ses revenus agricoles. Si Vergennes
a encore de ses nouvelles, c’est sous la forme plaisante de bonnes bouteilles
de son vin. Charles-Geneviève fait bâtir, restaure la vieille maison de
famille – l’hôtel d’Uzès – y installe une armoire secrète. Partout, on invite
cette faible femme que vient raser le barbier Bourquin ; il colporte ensuite
de savoureuses indiscrétions sur sa cliente.
 

On lui a refusé le droit de se battre en Amérique, où sert un de ses


neveux, O’Gorman. Mais des armateurs, les Le Sesne, lui proposent de
donner son nom à une frégate dont ils entreprennent la construction, cela
dans le dessein d’attirer des souscripteurs pour la payer. L’appât est
insuffisant et La Chevalière d’Eon n’affrontera jamais l’Atlantique et la
flotte anglaise.
En 1783, la paix est signée et Eon, pressé par son logeur londonien,
Lautem, qui court après ses termes, reprend le projet de retourner à
Londres. Lautem, pour récupérer 400 livres sterling, le menace en effet de
vendre sa chère bibliothèque. Charles-Geneviève lui fait tenir le texte d’une
lettre à adresser à Vergennes, qui ne manquera pas à pousser le ministre à
renvoyer Eon outre-Manche. Lautem la recopie et l’envoie. Faute d’être
payé, déplore-t-il, il va être contraint de faire vendre publiquement des
papiers d’Etat laissés par son locataire et qu’il remettrait à quiconque le
défraierait de sa créance. Vergennes n’est toutefois qu’à demi inquiet. Il
offre 200 louis, ajoutant que les documents sont sans grande valeur. Lautem
refuse le troc et fait annoncer la mise en vente prochaine de la bibliothèque
et des documents. Cette fois, le ministre s’émeut. Il fait demander à Lautem
de différer la vente et accorde enfin à Eon l’autorisation de retourner en
Angleterre, lui remettant en outre 6 000 livres pour apurer sa situation. Le
17 novembre 1785, Charles-Geneviève retrouve ses meubles et ses anciens
amis, sauf le brave Ferrers décédé, et désintéresse Lautem. Il a cinquante-
sept ans et ne reverra plus son pays, ni le «  fumier natal  » où il voulait
mourir.
 

Un seul changement réel à l’existence londonienne d’Eon : les habits de


femme qu’il conservera, sans doute par crainte de se voir supprimer sa
pension. L’ambassadeur de France, La Luzerne, par ses prévenances, lui fait
oublier les heures sombres de Guerchy. Il se remet à l’escrime, démontrant,
en dépit de son âge et de ses atours, une telle science et une telle vivacité
que l’on se presse pour assister à ses assauts. Eon trouve là le moyen
d’attirer encore l’attention sur lui  : il défie un fameux champion, le
chevalier de Saint-Georges et, en avril  1787, devant le prince de Galles
(qui, selon Gaillardet, serait son fils), le touche sept fois, peut-être avec la
complicité d’un adversaire plus jeune que lui de dix-sept ans. Le prince lui
fait l’hommage d’une paire de pistolets et une gravure rappellera cet
événement de la «  saison  » londonienne. D’autres succès valent à Eon la
notoriété dont il ne saurait se passer et des articles de presse
dithyrambiques : ce sont ceux que, joueur d’échecs remarquable, il (ou elle)
obtient contre les meilleurs spécialistes de la capitale.
En 1788, meurt sa sœur Victoire, la mégère dont O’Gorman, qui est
consul à Dublin, s’est depuis longtemps séparé. Il faut croire que Charles-
Geneviève n’a pas conservé pour la virago la fibre fraternelle puisqu’il écrit
à son beau-frère, en guise d’oraison funèbre :
« Je ne pense pas que ce malheur vous afflige infiniment et vous diriez
volontiers :
Ci-gît ma femme ; ah, qu’elle est bien
Pour son repos et pour le mien !

1789, les états généraux  ; la Révolution. De Londres, Eon clame son


enthousiasme pour les idées nouvelles. Le 14  juillet 1790, il réunit la
colonie française pour prêter le serment civique. Puis il refuse les
invitations que lui font les émigrés de se joindre à eux. Le 10 mai 1792, il
demande à la Législative sa réintégration dans l’armée et la permission « de
lever la légion des volontaires d’Eon-Tonnerre ». Sa pétition est acclamée –
et disparaît dans un dossier.
Pis  : le roi suspendu, la pension de Charles-Geneviève est supprimée.
C’est la misère, avec l’impossibilité de rentrer en France, la Convention
faisant état de son origine noble, le considérant comme « le premier émigré
de France ». Ses biens sont saisis, l’armoire secrète de Tonnerre découverte
et ses papiers confisqués ; ils n’avaient sans doute d’ailleurs qu’un intérêt
de famille.
A Londres, force est au malheureux de vendre ses livres, ses armes,
puis ses bijoux, de quitter sa chère demeure. Après quoi, c’est presque de la
charité de ses amis que survit le chevalier. Il se fait maître d’armes, toujours
sans quitter ses habits de femme, encore que, désormais, ils ne lui servent
plus de garantie, puis participe à une tournée à travers l’Angleterre où, en
costume étrange et portant sa croix de Saint-Louis, il affronte des
partenaires qu’il dépasse d’un quart de siècle et plus.
Cette vie foraine qui permettait du moins à Eon de subsister, un grave
accident y met fin le 26  août 1796, à Southampton  : le fleuret de son
partenaire et ancien serviteur, Jacob de Launay, se brise et le fer pénètre à la
hauteur de son sein gauche. Eon restera quatre mois au lit et se verra
interdire l’escrime. Cet animal de théâtre n’entend pas quitter la scène sans
s’adresser au public. Il le fait dans une proclamation aux spectateurs de
« son dernier grand assaut », ajoutant avec mélancolie :
«  Mes malheurs commencèrent avec ma naissance et ne finiront
semblablement qu’avec ma vie. Les amis que la prospérité m’avait donnés
m’ont été retirés par l’adversité. »
 

Est-ce exact  ? Disons que la mort fauchait parmi ses contemporains,


mais que jusqu’au bout d’aucuns se souviendront de l’existence de cette
vieille dame à demi impotente. La reine Sophie-Charlotte lui alloue une
modeste rente de cinquante livres, geste certainement dicté par la
compassion et non par le souvenir d’étreintes lointaines et probablement
imaginaires. Charles-Geneviève passe ses ultimes années chez une veuve,
Mrs  Mary Cole, qui lui prodigue ses soins. Ses derniers souvenirs
s’envolent, vendus ou engagés, comme la tabatière offerte par Louis  XV.
Ces sacrifices n’éviteront pas aux deux femmes, en 1804, la prison pour
dettes – Eon a soixante-seize ans !
Le 21 mai 1810, à dix heures du matin, la mort emporte enfin Charles-
Geneviève  ; et, faisant la toilette funèbre de sa compagne avec le père
Elysée, qui l’avait assistée à ses derniers moments, Mrs  Cole constate
qu’elle était un homme, ce que confirmeront les témoignages laissés par
ceux qui examinèrent le corps, et notamment l’attestation délivrée par le
chirurgien Copeland :
«  Je certifie par le présent que j’ai examiné et disséqué le corps du
chevalier d’Eon, en présence de Me Adair, de M. Wilson et du père Elysée,
et que j’ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés
sous tous rapports. »
Un moulage du corps d’Eon est malheureusement perdu.
Les Anglais connaissaient enfin la réponse à leurs paris le jour où le
cercueil contenant les restes dépecés du chevalier fut inhumé en l’église
Saint-Pancrace.
 

En dépit des constatations de Copeland, la légende d’Eon


hermaphrodite subsiste, tenace. Il n’y a pourtant aucune raison de mettre en
doute le certificat du chirurgien, confirmé par de nombreux autres
témoignages. Mais la médecine moderne permet de suggérer d’autres
explications au « cas Eon ». C’est ainsi qu’au terme d’une pertinente étude,
le docteur Cadéac considère que l’état intersexuel anatomo-physiologique
du chevalier faisait de lui «  un asexué tout au moins au point de vue
fonctionnel et créait dans son esprit un conflit qu’il est facile de deviner
chez ce jeune officier qui se trouvait ainsi “frustré” de tous les écarts
communs à la jeunesse ». Le docteur Cadéac poursuit :
«  Mortifié par cette impuissance qui risquait de le condamner à un
relatif isolement, vexé par son infirmité, il s’en défendait en proclamant
l’état de ses mérites, en relançant sa publicité par cette métamorphose qu’il
lui était facile de suggérer à ses contemporains ; son crédit se trouvant fort
diminué, la féminité inhérente à son être n’était-elle pas tout indiquée pour
donner le change  ? Bref, le chevalier se réfugiait dans le mythe de la
chevalière et au besoin dans le scandale, pour ne pas être dédaigné. Sa
constitution ambiguë lui avait inspiré l’idée de se travestir par un besoin
impulsif de publicité beaucoup plus que par un état passionnel de
transsexualisme (c’est-à-dire par le besoin impulsif, irrésistible, de changer
de sexe). » Et le praticien de rappeler « la dissociation de l’individualité, où
l’élément masculin du psychisme est sexuellement stimulé par l’élément
féminin, de sorte que les hommes ne sont pas attirés par les femmes, mais
par les femmes cachées et dissimulées dans leur propre moi. »
C’est une explication scientifique, rationnelle, plausible, pesée. Elle est
peut-être la solution réelle de l’énigme Eon. Mais le chevalier demeurera
toujours, néanmoins pour beaucoup, le type même du héros chargé de
mystère, dont l’existence tumultueuse et chaotique n’a pas fini de
passionner les amateurs de la « petite histoire » – voire les spécialistes des
services secrets !

Lucien VIÉVILLE

1- Gaillardet avouera plus tard être « le père » de Nadège Stein.


L’ascension

 du général Boulanger


Le 14  juillet 1886 n’est pas une journée comme les autres. Pour la
première fois depuis le conflit de 1870 et la défaite de la France, un jeune
ministre de la Guerre a proposé et obtenu que soit rétablie la revue militaire
du 14 juillet.
Le général de division Georges Boulanger, ministre depuis six mois à
peine, a déjà eu l’occasion de se faire remarquer, de faire parler de lui, de
remuer l’opinion par ses décisions et ses interventions à la Chambre. Mais
son public le plus direct jusqu’ici n’a été composé que de députés, de
politiciens, de journalistes ou de cercles locaux… des intermédiaires,
somme toute, entre lui et la grande foule.
Cette fois, il veut être en même temps le metteur en scène et la vedette
et, pour ce premier contact, il a choisi la plus belle salle de Paris : le Bois de
Boulogne et l’hippodrome de Longchamp. Le ministre a soigné les
moindres détails. Vingt jours auparavant, il a confié à son camarade de
promotion, le général de Kerbrech, un Breton comme lui, la mission de lui
trouver un cheval… « le cheval » pour sa parade de la fête nationale :
« Un cheval d’empereur ! Crédit illimité. Tu as dix jours pour l’achat,
autant pour le dressage. Je ne tiens pas à être désarçonné comme Bonaparte
à Saint-Cloud, le jour de Brumaire  !  » et Kerbrech de répliquer en riant  :
«  Pour sûr que si tu te mets le “cul” par terre, je ne nous vois pas jolis
garçons ! »
La monture est trouvée chez Marx, un marchand de chevaux de
l’avenue des Champs-Elysées, et Kerbrech demande au lieutenant de
Villestreux, excellent cavalier et ancien officier d’ordonnance du précédent
ministre de la Guerre, de l’essayer et de lui donner son opinion.
« C’était un cheval castré, allait raconter plus tard Villestreux, un cheval
entièrement noir, mais non pas noir mal teint comme le sont généralement
les bêtes de cette couleur. Celui-là était d’un noir brillant et franc. Il n’avait
pas un poil qui fît tache. Il était grand, fort, et de croupe arrondie. C’était ce
qu’en termes techniques on appelle un cheval “rondouillard”. Il avait assez
d’âge, pas mal de tares, beaucoup de mollet. Mais l’encolure était superbe
et l’aspect imposant. Je me mis en selle, un vrai fauteuil. Je le menai au
Bois. Il était galant dans sa bouche et puissant dans ses hanches. Son
passage et son piaffer étaient de toute beauté. Je fis faire près de lui des
sonneries de clairon, des roulements de tambour, des feux de salve, il ne
broncha aucunement. Je conseillai donc au général de Kerbrech de
l’acheter. » Le marché est conclu pour la somme fabuleuse de 7 800 francs
de l’époque et « Tunis », c’est son nom, devient ainsi le principal accessoire
du succès que se prépare le général Boulanger avec l’habileté d’un metteur
en scène consommé. Les autres éléments de la fête seront les quarante mille
soldats du défilé et la foule des Parisiens.
Ils sont près de cent mille déjà dans les allées du Bois et sur les
pelouses de Longchamp, dès le début de l’après-midi du 14 juillet. Même le
temps a pris le parti du général Boulanger. Le soleil éclate dans un ciel pur
et bleu, mais une courte averse en fin de matinée a rabattu la poussière des
allées et les pique-niqueurs ont mangé le contenu de leurs paniers en
respirant le parfum de l’herbe mouillée.
Le Tout-Paris, en chapeaux hauts de forme et toilettes extravagantes, se
presse autour de la buvette, derrière les tribunes aux trois quarts pleines.
Jules Claretie, l’administrateur de la Comédie-Française, n’a pas trouvé une
seule place libre dans la rangée où son carton d’invitation l’envoyait et il se
console en buvant une coupe de champagne avec une jeune comédienne
débutante et minaudante qu’on ne connaît encore que sous le seul nom de
« Cécile » avant qu’elle y ajoute celui de « Sorel ». Arthur Meyer, directeur
du Gaulois, un journal qui n’a pas ménagé, jusqu’ici, ses critiques au
nouveau ministre de la Guerre, plaisante au milieu d’une cour de jeunes
écrivains où Maurice Barrès et Léon Daudet voisinent sans se connaître
encore. Le jeune Anatole France, lui, est déjà installé sur sa chaise tandis
que, dans la tribune des Chambres, les huissiers transpirent à grosses
gouttes. Ils ont l’ordre de laisser passer les députés et les sénateurs
accompagnés de leur famille… mais certains représentants de la nation
traînent derrière eux une armée de parents, des groupes de huit et dix
personnes. Les derniers arrivés, brandissant leur carte, ne peuvent même
plus trouver place sur les marches de l’escalier déjà occupées.
Un frémissement parcourt la foule, les têtes se tournent, les cous se
tendent : voilà le ministre de la Guerre. Précédé d’un petit peloton de saphis
et suivi d’un impressionnant état-major de trois cents officiers, Georges
Boulanger a l’air d’une de ces figurines de légende que les collectionneurs
enferment avec amour dans leurs vitrines.
Une culotte de cachemire blanc qui tranche sur la robe de jais de son
cheval, des bottes vernies, un dolman turquoise constellé de décorations et
barré d’un ruban de moire amarante, un bicorne à plumes blanches penché
sur l’oreille, le hâle du visage et la blondeur de sa barbe : voilà les détails
qui sautent aux yeux des spectateurs et qui, après les avoir laissés un
moment sans voix, provoquent des vivats et des applaudissements
frénétiques.
Baisser la tête sous la défaite et enfermer son orgueil pendant quinze
ans pour redécouvrir soudain cette image d’Epinal, traductrice populaire
des vertus guerrières de la France, c’était plus que n’attendait de cette revue
de 14  juillet le chauvinisme d’un peuple contraint de vivre dans une paix
amère.
Le contraste aussi parle plus au cœur, au sang, qu’à la raison : l’arrivée
au même moment des présidents de la République et du Conseil au son du
canon. Un chroniqueur satirique la décrira ainsi :
«  Les gigantesques cuirassiers, en s’écartant, laissaient sur le gazon
deux vieillards pareillement menus et chenus dans leur habit noir, et qui
saluaient avec des gestes apeurés et circonspects. »
Le président Jules Grévy et le chef du gouvernement, Charles de
Freycinet, se sont à peine assis sur leurs fauteuils que le défilé commence.
Le ministre de la Guerre est venu s’incliner et, superbe cavalier
travaillant sa bête comme au manège, il rejoint le front des troupes pour
donner le signal du départ.
Vingt musiques militaires, réunies en une seule formation, entament la
Marche indienne de Sellenick, et les régiments de France s’ébranlent pour
la parade.
Au passage devant la tribune présidentielle, rythmant le petit galop de
son cheval à la cadence des cuivres, le général Boulanger tire son sabre et
salue d’un geste large, imité dans un synchronisme impeccable par les trois
cents officiers généraux de son escorte. C’est le délire. Un long hurlement
jaillit de la pelouse. Le spectacle, d’une beauté impériale, viole cette foule
qui n’attend qu’un héros. L’éclat fulgurant du soleil sur les lames, la couleur
des uniformes chamarrés, la prestance des cavaliers, la musique et l’odeur
de verdure écrasée sous le coudoiement du populaire le long des barrières,
arracheraient des cris d’émerveillement aux plus antimilitaristes des
Parisiens. L’expression de reconnaissance de la foule à l’organisateur d’une
telle fête monte en « Vive Boulanger ! » mille fois répétés et se gonfle en un
long applaudissement.
L’ovation continue pendant toute la durée du défilé et elle s’adresse
moins sans doute aux régiments du Tonkin, aux saint-cyriens, aux chasseurs
ou aux cuirassiers qu’au ministre de la Guerre, revenu se placer avec son
état-major face aux tribunes. Lorsque les dernières troupes se sont
éloignées, le ministre et le gouvernement militaire de Paris font escorte à la
voiture présidentielle.
Charles Chincholle, reporter du Figaro, décrit ainsi ce départ dans son
article du lendemain :
« Les généraux Boulanger et Saussier viennent attendre le président de
la République derrière les tribunes. Celui-ci en descend et monte en voiture
avec M. de Freycinet et le général Pittié, chef de la maison militaire.
»  Le ministre de la Guerre le salue, non sans solennité, et se place à
droite de la voiture. Le général Saussier se range à gauche et le cortège se
met en marche…
» Une voix : Vive la République !
» Deux voix : Vive Grévy !
» Le Président salue. Il garde même son chapeau à la main.
» Cent voix : Vive Boulangé… é… er !
» Le Président continue à saluer mais M. de Freycinet est tout blême. Et
tout le long du trajet il en a été ainsi. »
 

De Longchamp à la Concorde, en passant par les Champs-Elysées, ce


retour du chef de l’Etat n’est, ô paradoxe, qu’un parcours triomphal pour le
ministre de la Guerre.
Chincholle terminera son compte rendu du Figaro par cette opinion  :
« Je me permets de croire que le ministre de la Guerre a accumulé hier un
joli nombre de haines contre lui. Il se pourrait qu’il ne passât pas la revue
de l’an prochain. Il ne faut décidément pas trop chauffer le four. »
Pourtant le feu est mis. Le soir de ce 14  juillet, il n’est pas de bal
populaire où l’on ne célèbre les mérites du héros du jour. A l’Alcazar d’été,
la grande vedette à la mode, le chanteur Paulus, va alimenter cette passion
nouvelle en lui donnant un hymne : « Mesdames, messieurs, en l’honneur
du 14  juillet, je vais avoir le plaisir d’interpréter, pour la première fois
devant vous, une chanson qui me paraît tout à fait de circonstance  : En
revenant de la Revue.
Il assure son gibus gris sur sa tête ronde, brandit sa canne à pomme d’or
et entonne :
Je suis l’chef d’un’ joyeuse famille,
D’puis longtemps, j’avais fait l’projet
D’emm’ner ma femm’, ma sœur, ma fille,
Voir la r’vue du quatorze juillet.

L’air est facile et entraînant, le public applaudit déjà. Satisfait, Paulus


met son gibus au bout de sa canne, sa canne sur l’épaule et entame le
couplet :
Ma sœur qu’aim’ les pompiers
Acclam’ ces fiers troupiers ;
Ma tendre épouse bat des mains
Quand défilent les saint-cyriens ;
Ma bell’-mère pouss’ des cris
En r’luquant les saphis ;
Moi, je ne faisais qu’admirer
Not’ brav’ général Boulanger !

Un tonnerre d’applaudissements lui répond. Paulus est obligé de


reprendre vingt fois ce couplet qu’il a, sentant le vent, changé à la dernière
minute. Car les auteurs, les chansonniers Delormel et Garnier, lui avaient
proposé deux autres versions acclamant «  not’ brav’ colonel Dominé  »,
l’homme de la bataille de Tuyen-Quan, au Tonkin, ou « not’ brav’ général
Négrier », héros des combats en Chine.
Comme un incendie qui se propage, soufflée par le vent du succès, la
chanson-fétiche se répand dans Paris. On la chante le même soir chez
« Mabille », au « Jardin des Fleurs », au « Palais-Royal » et même chez les
«  Frères Provençaux  » où l’assistance est pourtant taxée d’un certain
snobisme. Aux bals des carrefours, des «  Paulus amateurs  » la font
acclamer et reprendre en chœur par la foule. Des enthousiastes vont même,
au petit matin, la chanter sous les fenêtres du ministère de la Guerre, rue
Saint-Dominique, où une réception et un bal rassemblent le gratin des
hommes politiques. Un certain nombre d’entre eux s’émeuvent de cette
gloire populaire si soudaine du général Boulanger et froncent le sourcil en
écoutant la clameur monter de la rue.
Ils ne savent pas encore que la liesse populaire de cette journée de
juillet va donner naissance à une nouvelle tendance politique en France : le
boulangisme.
 

Mais qui est donc cet homme ? Quel passé justifie son portefeuille de
ministre  ? Quels faits vont pouvoir alimenter la légende de ce général
devenu populaire en un après-midi, par la grâce d’un cheval noir et d’une
revue militaire ?
Ses origines, en tout cas, ne le prédisposent pas au métier des armes,
mais son ambition est tout de même une forme d’hérédité. Bourgeois
moyen, son grand-père était petit fabricant de chapeaux, rue d’Antrain à
Rennes. Son breton de père, reçu avoué en 1833 dans cette ville, croit
franchir ainsi un degré dans l’échelle sociale et, dans sa hâte de paraître, il
mène tout de suite un train de vie au-dessus de ses moyens. S’installant
dans un bel hôtel particulier de la rue aux Foulons à Rennes, il reçoit
somptueusement, roule en équipage luxueux, monte une écurie de pur-sang,
fait des dettes…
Bientôt, il ne peut plus respecter ses échéances  ; assigné devant le
tribunal de Rennes, le père du futur général y est condamné. La compagnie
des avoués le suspend, le blâme et le contraint finalement à céder sa charge.
Tous ses biens vendus aux enchères, l’officier ministériel déchu va
s’installer à Nantes comme inspecteur de la compagnie d’assurances «  La
Bretagne  » avant de gagner Paris où il terminera sa vie rue Bernouilly,
comme agent d’affaires.
Peu avant la déconfiture de Rennes, Georges-Ernest-Jean-Marie était né
le 29 avril 1837.
A l’âge de cinq ans, le petit bonhomme sait déjà le métier qu’il choisira
plus tard  : «  Je serai maréchal de France  !  » crie-t-il en tapant du pied
devant les rires des adultes qui l’entourent. Ses études au lycée de Nantes
n’entament pas cette vocation précoce et il entre à Saint-Cyr en 1854, vingt-
quatrième sur cent quatre-vingt-dix dans la promotion «  Crimée-
Sébastopol  ». Il en sort en octobre  1856 pour être envoyé comme sous-
lieutenant chez les « Turcos », les tirailleurs algériens avec lesquels il reçoit
le baptême du feu et deux blessures légères en combattant l’insurrection
kabyle. Son régiment est mis à l’ordre du jour par le maréchal Randon.
La Grande Kabylie pacifiée, le sous-lieutenant Boulanger se retrouve
avec ses tirailleurs en pleine campagne d’Italie. C’est là, pendant la bataille
de Magenta, qu’il est grièvement blessé à Robecchetto  : une balle lui
traverse la poitrine en touchant le poumon. Il reste longtemps entre la vie et
la mort mais il s’en sort avec un deuxième galon et la croix de la Légion
d’honneur. C’est à ce moment-là qu’il commence à créer son personnage
par une première singularité : désormais, le lieutenant Boulanger va porter
un dolman lacé sur le côté, à l’endroit de sa cicatrice.
Il regagne son unité en Afrique du Nord où les tirailleurs continuent de
guerroyer contre les tribus rebelles mais ce train-train de « gendarme » ne
satisfait plus l’ambition du jeune Boulanger.
En 1861, il se porte volontaire pour l’expédition de Cochinchine. Là,
une nouvelle blessure – un coup de lance que lui porte un Annamite, à la
cuisse – lui vaut le grade de capitaine. Le soleil, les marais, les fièvres sont
plus dangereux encore que les escarmouches et, en 1864, c’est une troupe
malade de 70 survivants sur les 300 hommes partis avec Boulanger qu’on
rapatrie en France.
Vite sur pied, le capitaine profite de son congé pour épouser, en 1865,
sa cousine Lucie Renouard, une grande fille dévote dont le caractère confit
détonne avec l’exubérance gaillarde de son époux.
Capitaine instructeur à Saint-Cyr en 1867, il se fait remarquer par ses
qualités de chef et de pédagogue.
Sur les quatre instructeurs, c’est Boulanger que les élèves préfèrent car
s’il est dur dans le service, il paie d’exemple et plus que de la bonté, il a le
sentiment de la justice. Ses méthodes, au surplus, ont ce côté original qui
plaît aux jeunes et les saint-cyriens l’admirent.
A l’époque, le prestige militaire de la France, établi sur les victoires de
Crimée et d’Italie, est éclipsé par le prestige nouveau des armes
prussiennes. Par sa victoire de Sadowa sur l’Autriche, la Prusse élimine la
seule puissance capable de lui disputer l’hégémonie sur les 38 Etats
allemands et commence à faire, à son profit, l’unité allemande par la
Confédération de l’Allemagne du Nord.
Au lieu de tenir un langage ferme, Napoléon III fait preuve de faiblesse
en négociant avec le roi de Prusse, Guillaume  Ier, et son chancelier
Bismarck. Après s’être donné l’air de protéger l’indépendance des Etats
allemands au sud, l’Empereur offre en secret de les sacrifier ; il propose à la
Prusse d’y agir à sa guise en échange, pour la France, du Luxembourg et de
la Belgique. Bismarck révèle ces propositions secrètes aux rois de Bavière
et de Wurtemberg et ceux-ci, furieux de ce qu’ils considèrent comme une
trahison de Napoléon  III, signent aussitôt des conventions militaires avec
Guillaume Ier.
La tension monte entre Paris et Berlin. L’attaché militaire de
l’ambassade de France décrit ainsi l’opinion allemande en 1869  : «  La
France est un objet de haine pour les uns, d’envie pour les autres, de
méfiance et d’inquiétude pour tous. La guerre est à la merci d’un incident. »
L’incident, c’est, le 2 juillet 1870, la candidature du prince Léopold de
Hohenzollern, cousin du roi de Prusse, au trône d’Espagne vacant.
L’opinion française s’émeut  : «  Le pays va être ainsi pris entre deux
feux  ; c’est la reconstitution de l’empire de Charles Quint.  » Bismarck se
frotte les mains : Napoléon III va tomber dans le piège et déclarer la guerre
à la Prusse le 19 juillet 1870.
A Saint-Cyr, le général de Cissey fait former les carrés dans la cour
d’honneur et annonce aux élèves à la fois la déclaration de guerre et leur
imminente promotion au grade de sous-lieutenant. Le capitaine Boulanger,
lui, est nommé commandant. Le dimanche suivant, à la fin de la dernière
revue à l’issue de laquelle les nouveaux sous-lieutenants partiront pour
rejoindre leurs unités, le commandant Boulanger fait sonner le garde-à-vous
et, sabre au clair devant les saint-cyriens, il leur crie au lieu du
commandement habituel et réglementaire, ces simples mots qui les
galvanisent : « Officiers, en avant ! » Jamais les hommes de la promotion
1870 n’ont oublié cette minute.
Boulanger rejoint d’abord le dépôt de Nantes, puis il est affecté à
Mézières avant d’être rappelé devant Paris comme lieutenant-colonel au
114e de ligne.
Cet avancement est dû plus aux circonstances qu’au mérite personnel
car, jusqu’ici, Boulanger n’a pas combattu. Mais depuis deux mois, les
défaites françaises se sont succédé devant l’armée prussienne, des officiers
sont tombés en grand nombre, d’autres ont été faits prisonniers…
Napoléon III a capitulé sur la Meuse, à Sedan, pour éviter un massacre
inutile, perdant ainsi d’un seul coup 120 000 hommes et, sous la pression de
la foule des Parisiens, les députés l’ont déchu le 4 septembre. Le nouveau
gouvernement de la Défense nationale, présidé par le général Trochu,
organise la défense de Paris. Du 30 novembre au 2 décembre, le lieutenant-
colonel Boulanger et son 114e de ligne participent à la prise et à la reprise
de Champigny. Boulanger mène rudement sa troupe et pourtant ses hommes
se feraient tuer pour ce vrai chef, tatillon sur la tenue mais qui sait aussi les
mener à la victoire.
A Champigny, il reste jusqu’au bout en première ligne bien qu’une balle
l’ait blessé à l’épaule droite. Cet exploit fait dire au général Ducrot : «  Si
nous avions quelques unités comme celle-là, bien des espoirs nous seraient
permis. »
Cette bataille de Champigny, pour le lieutenant-colonel Boulanger, c’est
encore une nouvelle récompense  : la croix d’officier de la Légion
d’honneur.
Un mois plus tard, Boulanger, toujours menant son 114e de ligne, se
signale une fois de plus à l’attention de l’état-major par sa conduite dans les
combats de Bobigny et de Drancy… à tel point que ce chef de trente-trois
ans escalade un échelon dans la hiérarchie militaire : le voilà colonel.
Mais les actions d’éclat de quelques-uns ne peuvent pas sauver la
France submergée par les armées allemandes. Dans Paris assiégé où
menacent la famine et la révolution, les canons ennemis déversent 15 000
obus en quelques jours, à la mi-janvier 1871.
C’est le coup de grâce. Après une dernière sortie et une dernière défaite,
le gouvernement de la Défense nationale doit capituler et signer l’armistice.
Des élections hâtives, le 8  février 1871, envoient à l’Assemblée
nationale une majorité de « monarchistes » non pour eux-mêmes ni pour la
restauration, mais parce qu’ils semblent être les représentants de la paix en
face des « républicains », étiquetés partisans de la guerre.
L’Assemblée nationale, réunie à Bordeaux, crée un exécutif à son
image, mais il y a divorce entre ce gouvernement conservateur et Paris où
les républicains et socialistes dominent… et ce divorce conduit rapidement
à deux mois de guerre civile : la « Commune ».
 

Le colonel Boulanger, au lendemain de la capitulation, s’est retiré avec


son 114e de ligne au fort de Montrouge et il attend là que les événements se
décantent en maintenant dans sa troupe une stricte discipline militaire. Une
entorse pourtant à la règle qu’il s’est donnée : il fait signer aux officiers et
aux sous-officiers de son régiment une adresse de fidélité à l’Assemblée
nationale, dès que se manifestent les premiers excès des communards.
Le gouvernement de M. Thiers s’est réfugié à Versailles avec l’armée,
laissant Paris aux mains des gardes nationaux insurgés et c’est alors, sous
les yeux des Allemands, le deuxième siège de la capitale mais, cette fois,
défenseurs et assaillants sont des Français.
Il répugne à Boulanger de verser ainsi le sang de ses compatriotes, mais
le code militaire ne lui laisse pas le choix. Pourtant, le hasard va lui
permettre d’échapper à la « semaine sanglante » et de ne pas participer à la
répression.
Avec son régiment et sur l’ordre de Versailles, le colonel Boulanger
entre dans Paris après avoir enlevé les barricades de Bourg-la-Reine et de
Cachan. Il ne rencontre aucune résistance à partir de la Barrière d’Enfer et,
par le boulevard du Montparnasse, la rue Vavin et les jardins du
Luxembourg, il arrive avec sa troupe aux abords du Panthéon, l’objectif qui
lui a été assigné. Pour s’en emparer par un mouvement tournant, car il y
avait là quelques tireurs embusqués, Boulanger engage sa troupe dans la rue
Mouffetard. Il la précède, comme à son habitude, droit sur son cheval, le
sabre au fourreau et les pistolets dans les fontes. A l’angle de la rue du Pot-
de-Fer et de la rue Lhomond, un coup de feu claque. Sa monture fait un
écart, le jeune colonel manque d’être désarçonné et se tient le bras gauche :
la balle l’a touché au-dessus du coude.
C’est un jeune ouvrier de vingt ans qui joue ainsi les francs-tireurs à la
lucarne d’une boutique. En un instant, les soldats de Boulanger sont sur lui,
le jettent à bas et le fusillent sur place, malgré les ordres de leur colonel qui
lui fait grâce.
Alors on voit ce spectacle étonnant : pressentant les massacres qui vont
se dérouler dans Paris et ne voulant pas y être mêlé, Georges Boulanger,
l’homme qui, l’épaule brisée, a continué à commander son régiment à
Champigny, soutenu tout le jour par quatre sapeurs, se fait porter malade…
Utile blessure qui, non seulement l’éloigne de la guerre civile, mais lui
vaut aussi la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.
A la fin de l’année 1871, la commission de révision des grades trouve
tout de même que la carrière de cet officier de trente-quatre ans est un peu
rapide et que son avancement hâtif doit être corrigé. Le colonel Boulanger,
du jour au lendemain, se trouve rabaissé d’un cran : lieutenant-colonel.
Son orgueil blessé lui dicte une lettre de démission colérique qu’il
envoie au ministre de la Guerre, le général de Cissey, son ancien chef à
Saint-Cyr.
Celui-ci convoque son subordonné et, après l’avoir gentiment
sermonné, jette sa démission au panier. Boulanger s’incline mais cet
incident va marquer un tournant dans sa vie et fouetter son ambition.
« A l’abattement, écrit-il quelques jours plus tard, a succédé une sorte
de rage froide contre ceux qui m’ont fait tant de mal et contre ceux qui ont
poussé à la roue. Et voilà, je le sens, le vrai motif qui me fait rester dans
l’armée ; je veux pouvoir me venger et, le jour arrivé, je serai impitoyable,
je vous prie de le croire. »
 

Boulanger va donc s’armer de patience et attendre son heure. En 1874,


il récupère son grade de colonel à titre définitif et il est placé à la tête du
133e d’infanterie qui tient garnison à Belley. Le 133e appartient au 7e corps
d’armée sous les ordres du duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe.
Avoir un prince comme chef au moment où la République, présidée par
le maréchal de Mac-Mahon, songe à la restauration : voilà qui va guider le
comportement de Georges Boulanger.
Le colonel et sa famille se sont installés dans un ancien prieuré, sur le
boulevard du Mail, à Belley. Dans ce cadre monastique, Boulanger semble
se faire à l’austérité d’un foyer tenu sévèrement par son épouse dévote. Il
est vrai qu’il a plusieurs compensations : ses deux fillettes d’abord, la brune
Marie et Marcelle, la blonde, sa préférée, qui lui ressemble tant  ; et sa
passion du cheval ensuite.
Tous les matins, dans l’ancienne chapelle du prieuré, qu’il a
transformée en manège, Georges Boulanger s’astreint pendant deux heures
d’exercices à devenir un cavalier accompli.
Puis il court à la caserne où il fait régner un ordre et une discipline de
fer qui lui valent, paradoxalement, l’admiration de ses hommes au lieu de
leur rancune, ou bien, un énorme missel sous le bras, il se rend à la messe
militaire en musique, quand il n’assiste pas l’évêque de Belley à la
distribution des prix du petit séminaire.
Un député du Rhône, un certain Guillermon, écrira plus tard sur lui, à
cette époque  : «  Il suivait les offices du dimanche avec une parfaite
régularité. De plus, il était le commensal assidu de M. l’Evêque du diocèse.
En un mot, il a laissé dans cette garnison la réputation d’un clérical
renforcé. »
Ainsi donc, le colonel Boulanger donne de multiples gages à la droite
jusqu’à cette déclaration du duc de Broglie, éphémère président du Conseil
en 1877 :
« Occupant la situation que nous avons aujourd’hui dans le pays et dans
l’assemblée de Versailles, nous serions impardonnables si nous ne tentions
pas de restaurer la monarchie. »
Mais le vent tourne et la position des monarchistes va en s’affaiblissant
devant la poussée des républicains qui ont pris la majorité absolue à la
Chambre aux élections d’octobre 1877 et qui vont la conquérir au Sénat en
janvier 1879.
Tout en continuant à préparer son personnage par des exercices
physiques qui lui donnent cette belle apparence de jeunesse et le teint hâlé
par le soleil, Boulanger commence à ménager la chèvre et le chou
politiques. Son but le plus immédiat est d’être nommé général. Il multiplie
les lettres courtisanes à son chef, le duc d’Aumale, en lui donnant du
«  Monseigneur  » plusieurs fois dans chaque missive  ; et lorsque le duc
quitte le commandement du 7e  corps pour devenir inspecteur général de
l’armée, Georges Boulanger lui envoie une lettre d’adieu où il l’assure de
son inaltérable dévouement. Il met près d’un an, ensuite, à préparer ses
batteries et, coup sur coup, au début de l’année 1880, il sollicite les deux
bords de se pencher sur son cas.
Au duc d’Aumale, il écrit le 3 janvier :
« Monseigneur,
» Je n’ai d’autre appui que celui des généraux sous les ordres desquels j’ai servi.
»  Je viens donc vous demander de vouloir bien m’appuyer auprès de la commission de
classement dans laquelle, à beaucoup de titres, vous aurez certainement une situation
prépondérante.
» Je ne vous parlerai pas de mes services : vous savez qui je suis. Je me permets seulement
de vous dire que je me trouve le treizième des colonels d’infanterie proposés à la suite de
l’inspection générale de 1878 pour le grade de général de brigade et que, si les vacances existant
aujourd’hui étaient remplies, je serais à peu près le huitième.
»  Dans ces conditions, j’espère beaucoup et, comptant sur votre bienveillant intérêt qui
m’est si connu, je vous prie, Monseigneur, d’agréer, avec la nouvelle expression de ma
gratitude, l’assurance de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.
» Colonel Boulanger. »

Au général Millot, connu pour ses opinions radicales, Boulanger écrit


en sollicitant son appui :
«  Si l’occasion se présentait, je suis résolu à défendre énergiquement,
quelle que soit la situation que j’occuperai alors, les institutions
républicaines. »
Et enfin le colonel demande une entrevue à Gambetta. Cette dernière
démarche est sans doute la plus fructueuse puisqu’il envoie au tribun une
lettre de remerciement pour la promesse qu’il lui a faite d’un prochain
avancement et l’assure de son «  dévouement à sa personne et à la
République ».
Ces différentes requêtes à des hommes qui appartiennent à des camps
politiques adverses ne peuvent cependant pas les mettre dans l’embarras car
le dossier de Georges Boulanger parle aussi pour lui : cinq campagnes, cinq
blessures… Italie, Kabylie, Cochinchine, Champigny, siège de Paris.
Les interventions, d’où qu’elles viennent, accélèrent les choses en tout
cas et, à la fin du mois d’avril 1880, le « colonel » reçoit sa promotion de
général de brigade.
Auquel des personnages sollicités doit-il le coup de pouce attendu ? Ne
le sachant pas exactement sans doute, Boulanger décide de les remercier
tous… mais une seule de ces lettres lui sera reprochée plus tard, celle qu’il
adresse au duc d’Aumale, le 8 mai 1880 :
« Monseigneur,
» C’est vous qui m’avez proposé pour général ; c’est à vous que je dois ma nomination.
» Aussi, en attendant que je puisse le faire de vive voix à mon premier passage à Paris, je
vous prie d’agréer l’expression de ma vive reconnaissance. Je serai toujours fier d’avoir servi
sous un chef tel que vous, et béni serait le jour qui me rappellerait sous vos ordres.
»  Daignez agréer, Monseigneur, l’assurance de mon plus profond et plus respectueux
dévouement.
» Général Boulanger. »

Sur ces entrefaites, le nouveau général reçoit le commandement de la


14e  brigade de cavalerie à Valence. Son séjour là-bas va marquer un
nouveau tournant : après la période monarcho-cléricale de Belley, ce sera la
période laïco-républicaine de Valence.
 

D’abord, le général Boulanger tient, comme d’habitude, à s’imposer à


la garnison. Les hussards, cavaliers d’élite, l’attendent avec un sourire
ironique aux lèvres, lui, ce pur produit de l’infanterie. Il va leur montrer ce
qu’il sait faire. Il commence par déroger à la tradition, par la bousculer en
invitant tous les officiers à l’hôtel du Dauphin pour un déjeuner de contact.
Le nouveau général s’est mis en grande tenue et les sous-lieutenants, venus
pour chahuter, sont trop impressionnés pour tenter la moindre raillerie.
Le menu est riche, les vins vieux et abondants… ce qui n’empêche pas
le général Boulanger de proposer, entre la poire et le fromage, et comme
dessert supplémentaire, de retrouver ses hôtes aussitôt après sur le champ
de manœuvres.
Le soleil de juillet, impitoyable, embrase Valence aux volets clos, où la
sieste arrête toute activité en ce début d’après-midi, quand les officiers se
retrouvent sur le terrain, au sortir du banquet.
Fronts humides de transpiration, joues empourprées, regards embrumés
où l’air surchauffé le dispute aux vapeurs de l’alcool… Les hussards en
grand uniforme n’apprécient pas la plaisanterie. Boulanger, lui, l’ancien de
Kabylie, se tient bien droit sur son pur-sang et ne semble pas souffrir le
moins du monde de la chaleur.
«  Je pense, colonel, que votre terrain est équipé pour le saut et le
franchissement d’obstacles ? »
Le colonel, congestionné, a un signe de tête affirmatif et résigné…
«  Eh bien, nous allons le parcourir tous ensemble, si vous le voulez
bien ? »
Mieux  ! Pour qu’on ne suppose pas sa bête trop facile et trop bien
dressée, Georges Boulanger l’échange avec le cheval d’un adjudant. A la
tête du peloton, il s’élance alors sur le parcours, saute les obstacles les plus
difficiles comme un écuyer de haute école et termine par une galopade
interminable dans la plaine. Soufflant, gris de poussière collée sur la sueur
de leur visage, les cavaliers de Valence, la rage au cœur, sont bien obligés
de se reconnaître un maître dans ce général d’infanterie. Boulanger a donc
réglé ainsi le problème de ses rapports avec les militaires, il peut s’occuper
des civils.
Une grande majorité des municipalités de la Drôme sont républicaines ?
Qu’à cela ne tienne, le général Boulanger leur rend visite en compagnie du
député Madier de Montjau, questeur de la Chambre et leader républicain de
la région, ou bien avec Emile Loubet, député-maire de Montélimar qui,
vingt ans plus tard, va devenir président de la République.
En même temps, il change aussi d’attitude vis-à-vis de son épouse.
S’émancipant d’une austère tutelle, il abandonne toute pratique religieuse et
multiplie les infidélités pour trouver ailleurs les sourires que le masque
sévère de son épouse lui refuse. Il l’écrira lui-même ainsi : « Ma femme ne
m’était plus rien. Nous vivions côte à côte comme deux étrangers qui ne
restent l’un avec l’autre que par une convention tacite pour les
convenances, pour le monde. Dans ces conditions, il fallait bien que je
cherche ailleurs. Je me suis mis à courir le cotillon, à papillonner de la
brune à la blonde, à voltiger de fleur en fleur, en m’attardant à peine à celle-
ci, davantage à celle-là, et en trouvant cette autre tout à fait exquise, mais
sans qu’aucune m’enivre vraiment de son parfum. »
Paradoxe ! Ses frasques le servent auprès des hommes politiques de la
région. Son insistance à se faire admettre dans les milieux républicains le
rendait suspect, mais sa réputation nouvelle lui ouvre plus facilement les
portes. On dit de lui : « C’est un jouisseur, il n’a d’autre ambition que de
faire la noce  » et on se l’arrache, on parle de lui avec un clin d’œil
complice… Tant et si bien que la rumeur ne tarde pas de monter jusqu’à
Paris : « Il y a un “général républicain” à Valence. »
Cette étiquette, autant peut-être que ses états de service, lui vaut d’être
désigné, le 3  août 1881, comme chef de la mission militaire qui va
représenter la France aux fêtes du centenaire de l’Indépendance des Etats-
Unis. Il ne va pas manquer cette nouvelle occasion de se distinguer.
La délégation s’embarque le 24  septembre, au  Havre, sur le paquebot
Canada.
Le général Boulanger fait très bonne figure aux côtés d’autres délégués
comme M.  de Beaumont, petit-fils de Lafayette, M.  de Noailles ou le
marquis de Rochambeau.
Ce dernier écrira, dans la brochure qu’il publie au retour de ce voyage :
« Aux Etats-Unis, Boulanger personnifiait l’armée française de la façon la
plus heureuse. Les hommes admiraient la finesse de ses appréciations et
l’étendue de son savoir  ; les femmes, sa tournure élégante et martiale, la
grâce de ses manières. A coup sûr, la France ne pouvait avoir de plus
séduisant représentant de l’autre côté de l’Océan. »
Mais Boulanger ne fait pas que séduire, il s’impose !
Lorsque la délégation, à Washington, s’apprête à embarquer sur le City
of Catskill pour descendre le Potomac et gagner le site de la bataille de
Yorktown, le général s’aperçoit que le bateau arbore un drapeau allemand à
côté du drapeau français. Il s’arrête et déclare aussitôt qu’il ne montera pas
à bord du bâtiment tant que l’emblème allemand n’aura pas été amené.
Le secrétaire d’Etat américain, Blaine, commence à ergoter :
«  Mais, mon cher général, l’armée française que nous avait envoyée
Louis  XVI comprenait dans ses rangs beaucoup de mercenaires
allemands ! »
Boulanger, qui ne représente que les militaires au sein de la délégation
française, croise les bras, jette un regard sur les délégués civils et martèle
cet ultimatum  : «  Si ce drapeau n’est pas amené immédiatement, notre
délégation repart sur l’heure pour la France  !  ». D’une seule phrase, il
engage les autres et s’impose en chef qui décide pour eux.
Le président des Etats-Unis fait un geste  : les couleurs allemandes
disparaissent du mât. Le général Boulanger fait un pas vers l’échelle de
coupée et se retourne, souriant : « Après vous, monsieur le Président. »
Dans les journaux américains du lendemain, des articles dithyrambiques
saluent l’énergie de ce général français. A peu de frais, Georges Boulanger
vient ainsi d’ajouter à son dossier, en France, un brevet de civisme et
d’attirer sur lui l’attention des hommes du gouvernement.
Aussi, à son retour, il ne reprend que pour trois mois seulement le
commandement de sa brigade de cavalerie à Valence. Le 16 avril 1882, le
ministre de la Guerre de l’époque, le général Billot, l’appelle au poste de
directeur de l’Infanterie, rue Saint-Dominique.
Là encore, il va pouvoir se faire remarquer. Son sens du panache allié à
son souci d’efficacité font merveille et bousculent les vieilles habitudes.
L’un de ses biographes, Alfred Barbou, a décrit cette période en un style
où l’admiration le dispute au détail un peu courtelinesque :
«  L’armée entière applaudit à cet heureux choix. On avait foi dans le
jeune général dont l’existence militaire était déjà si remplie. On connaissait
son intelligence, son esprit pratique, son amour des utiles réformes. Son
passage dans les bureaux de la rue Saint-Dominique a laissé une trace
profonde.
»  Il suffit d’énumérer les progrès accomplis à cette époque pour se
rendre compte de l’activité du directeur, activité qu’il communiqua à ses
subordonnés, à ses auxiliaires. Sous son impulsion, les bureaux secouèrent
leur traditionnelle léthargie. Chaque jour, pour ainsi dire, voyait s’accomplir
une œuvre utile. De nombreuses réformes datent de cette époque, nous ne
donnerons que les principales.
» Réorganisation de l’Ecole des sous-officiers élèves officiers de Saint-
Maixent et de l’Ecole d’enfants de troupe ;
» Elévation de l’effectif du Prytanée militaire ;
» Application de la loi Amédée Le Faure sur la remonte des capitaines ;
» Organisation de l’instruction scolaire ;
» Tenue des officiers d’infanterie enfin déterminée ;
»  Adoption pour l’infanterie du bourgeron de toile et du havresac
modèle 1882 ;
»  Refonte du règlement sur les manœuvres de l’infanterie  ; bases
logiques données à la progression de l’instruction annuelle  ; organisation
des pelotons d’instruction ;
»  Développement considérable apporté à l’instruction du tir  ; création
des stands pour le tir réduit ;
» Généralisation des tirs de combat dans tous les corps d’infanterie ;
»  Simplifications considérables réalisées dans l’administration des
réserves et de l’armée territoriale ;
» Suppression de près d’un million de pièces, certificats, congés, etc. ;
»  Règlement pratique sur les obligations militaires incombant aux
hommes à l’étranger ;
»  Refonte et réédition du règlement si complexe sur l’administration
des réserves et de l’armée territoriale ;
» Dispositions importantes concernant la réforme dans les réserves, etc.
»  Le général Boulanger, travailleur infatigable et possédant, outre un
grand esprit de suite dans les idées, une rare puissance d’assimilation,
s’était donné corps et âme à ces travaux  ; aussi obtint-il des résultats tels
que ses ennemis, ou plutôt ses adversaires politiques, furent obligés de
rendre justice à son mérite et à ses qualités remarquables d’administrateur et
d’organisateur. »
Car Boulanger commence à se faire quelques ennemis. Il agit, donc il
dérange. Mais en même temps, il continue ce qu’il a commencé à Valence :
se faire des relations, sinon des amis, dans les milieux politiques. Pendant
les deux années qu’il passe à ce poste, quatre ministères se succèdent au
pouvoir. Un homme, à la Chambre, contribue à les abattre les uns après les
autres, c’est le cadet de trois ans de Boulanger au lycée de Nantes, Georges
Clemenceau.
Ancien médecin de quartier, maire de Montmartre à trente ans, il
s’affirme déjà comme le chef des radicaux. Il est petit et maigrichon, avec
une tête épaisse et cabossée, barrée sous le nez d’une énorme moustache
noire.
Jules Siegfried lui trouve « un faciès de Mongol, une mine de décavé et
de noceur  » et estime qu’«  il ne fera pas de longs os  ». A la tribune du
Palais-Bourbon, Clemenceau ne mâche pas ses mots. Il a le verbe dur,
impitoyable. C’est un bagarreur. Les deux Georges ont à peu près le même
âge, ils aiment tous les deux l’action… ils doivent s’entendre.
Et puis, Boulanger recueille les premiers fruits de ses démarches dans la
Drôme. Clemenceau dit de lui : « C’est le seul général républicain. »
Après s’être rencontrés, ils s’apprécient.
Le général Boulanger ne met cependant pas tous ses œufs dans le même
panier. Il ne fréquente pas seulement les radicaux, mais il flirte aussi avec
l’autre tendance républicaine, avec ceux qu’on appelle les
«  opportunistes  ». C’est l’un d’eux qui est président du Conseil  : Jules
Ferry. Il a remarqué l’activité déployée par le jeune général de brigade
Boulanger au poste de directeur de l’Infanterie. Or, Ferry a des ennuis avec
la Tunisie, conquise depuis trois ans. Il lui faut trouver un militaire à poigne
ayant aussi quelque talent d’organisateur pour pacifier le pays. Le
18 janvier 1884, Georges Boulanger est nommé général de division et reçoit
le commandement de l’armée d’occupation de Tunisie.
Là, il retrouve comme résident civil Paul Cambon, l’ancien préfet du
Doubs qu’il avait rencontré plusieurs fois quand il était en garnison à Belley
et chez qui il avait dîné avec le duc d’Aumale.
Seule la présence au gouvernement de Jules Ferry permet la coexistence
de ces deux hommes qui éprouvent l’un pour l’autre une antipathie non
déguisée. Leurs attributions respectives sont, au surplus, mal définies et
dans un pays où le protectorat récent se satisfait d’un certain prestige
militaire, le général Boulanger va pouvoir donner sa mesure.
Il tente donc de prendre le pas sur ce «  civil  » qu’il méprise et il y
réussit assez rapidement.
Sa popularité ne fait que croître et les journaux de Tunis ne parlent que
de lui… et très peu du résident Cambon. Jusque-là, pourtant, les deux
administrations se sont supportées sans trop de heurts. Mais le
gouvernement Ferry est renversé et remplacé par celui de Brisson. Alors les
choses changent.
Sur la politique à suivre, les deux hommes sont notamment en complet
désaccord.
Dans ce pays où la France est la dernière arrivée, les Italiens sont
nombreux. Ils ont développé le commerce local, créé des pêcheries, et leur
influence sur les indigènes est encore profonde. Paul Cambon, dans le but
de faciliter l’assimilation entre les nouveaux immigrants français et les
Italiens qui les ont précédés, pense qu’une certaine souplesse est de mise.
Le général Boulanger, lui, ne veut considérer les Italiens que comme des
vaincus, des intrus, et préfère la fermeté.
Un incident va faire éclater au grand jour cette divergence des deux
points de vue.
A la fin d’un spectacle, au théâtre de Tunis, une chanteuse italienne
repousse du pied le bouquet lancé par un officier français et met à son
corsage la fleur que lui offre un de ses compatriotes.
Altercation, insultes entre l’Italien et l’officier, intervention de la police.
A l’audience des flagrants délits, le civil est condamné à huit jours de
prison. Le ministère public fait aussitôt appel à minima, ce qui implique un
nouveau jugement. Mais, immédiatement, le général Boulanger publie un
ordre du jour à l’armée d’occupation.
Dans ce texte, lu aux trois appels dans les quartiers militaires et affiché
dans tous les lieux publics, le général se déclare « profondément indigné de
la peine dérisoire » prononcée par le tribunal. « En conséquence, ajoute-t-il,
il est ordonné à tout militaire en uniforme de faire usage de ses armes toutes
les fois que, sans provocation de sa part, il aura été assailli et frappé par un
individu de quelque nationalité qu’il soit. »
Une plainte est adressée au ministre de la Justice. A Paris,
l’ambassadeur d’Italie remet une note de protestation au ministère des
Affaires étrangères.
Afin d’éviter un nouvel incident, le gouvernement prend, le 23  juin
1885, un décret nommant Paul Cambon résident général et lui subordonnant
notamment les autorités militaires. La réaction de Boulanger est immédiate.
« … si j’ai bondi, je n’ai pas besoin de te le dire. J’ai envoyé aussitôt à
Campenon (le ministre de la Guerre) un télégramme tellement raide que
j’attendais en réponse ma mise à la retraite d’office. Mais il m’a répondu
que ce décret monstrueux allait être modifié et me PRIANT d’attendre.
C’est ce que je fais tout en rongeant mon frein. »
Mais, incapable de s’imposer, Paul Cambon regagne la métropole pour
s’y plaindre et chercher de l’aide…
Le général Boulanger, quelques jours plus tard, prend le bateau à son
tour et l’on assiste alors à une extraordinaire polémique entre les deux
hommes, par journaux interposés.
Cambon est soutenu par le centre, par les républicains opportunistes,
tandis que Boulanger a derrière lui l’armée, par esprit de corps, ainsi que les
milieux et les journaux radicaux… à cause de Clemenceau.
Le général s’est installé avec sa femme et ses deux filles à l’hôtel du
Louvre, au coin de la rue de Rivoli et de la rue de Rohan, où il occupe
l’appartement 283. C’est là qu’il reçoit les journalistes de la Lanterne
notamment, qui réclament dans leurs articles la «  mise à la porte du sieur
Cambon  ». Le gouvernement n’ose pas trancher. Une commission
d’enquête est cependant nommée pour étudier l’administration de Paul
Cambon. Ses conclusions lui sont favorables : le résident général est même
proposé au grade de « commandeur de la Légion d’honneur »…
Six mois se sont passés. Entretemps, le gouvernement Brisson est
tombé. Jules Grévy demande à Freycinet de former le nouveau ministère.
Clemenceau en profite pour pousser en avant son «  poulain  ». Si
M. Paul Cambon, résident général de France à Tunis, est nommé au grade
de commandeur de la Légion d’honneur, on relève le même jour sur la liste
des membres du nouveau gouvernement… « président du Conseil, Charles
de Freycinet ; ministre de la Guerre, général Georges Boulanger ».
Nous sommes le 8 janvier 1886.
 

C’est la veille, dans la matinée du 7  janvier, que Freycinet avait ainsi


complété son équipe en offrant un maroquin à un général de quarante-neuf
ans, le plus jeune divisionnaire de l’armée française. Le soir même, tous les
milieux politiques parisiens sont au courant et, au cours d’une réception
dans un hôtel de la Plaine Monceau, le colonel de Linage brosse à ses
interlocuteurs un portrait de caractère fort lucide  : «  Boulanger  ! Je le
connais bien, c’est un de mes camarades de promotion. Vous allez voir le
plus grand metteur en scène qui ait jamais existé. C’est un homme qui ne
peut rien faire, si simple que ce soit, sans qu’on le remarque et sans que cela
paraisse extra-ordinaire. Il a toujours été ainsi… depuis le jour où il est
entré sous-lieutenant dans l’armée. Il a une manière à lui de commander,
même de se faire blesser, qui attire l’attention. Qu’on réunisse cent
généraux et, au milieu de tous, c’est lui seul qu’on verra. »
Son entrée au ministère de la Guerre est bien dans ce style. Il en expulse
les vieux collaborateurs, fait brûler les vieux dossiers poussiéreux, appelle
autour de lui un personnel jeune et énergique et, s’asseyant pour la première
fois à son bureau, il fait ce que personne avant lui n’avait osé faire, il signe
un ordre du jour à l’armée :
« Le Président de la République me fait le grand honneur de m’appeler
au ministère de la Guerre.
»  C’est avec confiance que j’accepte cette haute mission, persuadé de
trouver à tous les degrés de la hiérarchie, quels qu’ils soient, un concours
absolu basé sur les sentiments de devoir, d’obéissance et de dévouement au
pays dont l’armée ne cesse de donner tant de preuves.
» Nous poursuivrons avec énergie, en marchant dans la voie tracée par
nos éminents prédécesseurs, ce travail de rénovation militaire auquel nous
nous consacrons depuis quinze ans.
« Vive la France !
« Vive la République !
« Paris, le 8 janvier 1886.
» Le ministre de la Guerre
» Général Boulanger. »

Une innovation par laquelle il se signale aussitôt à l’attention. Tous les


journaux citent son nom… Il a d’ailleurs pris soin d’installer tout de suite
dans son cabinet, rue Saint-Dominique, un «  service de relations avec la
presse ».
Qu’importe si son comportement, ses paroles ou ses actes sont
commentés très diversement, selon les différentes tendances d’opinion des
gazettes… pourvu qu’on parle de lui !
Le Figaro émet à son égard quelques réserves :
« … C’est à l’amitié de M. Clemenceau que le général Boulanger doit
son portefeuille. Les radicaux ont mis la main sur le ministère de la Guerre.
C’est peut-être le symptôme le plus grave de la situation. »
Le Gil Blas est approbateur :
« Le général Boulanger a de l’ambition et du mérite, ce qui le distingue
de ceux qui n’ont que l’une ou l’autre de ces vertus politiques. »
 

Le premier souci du nouveau ministre de la Guerre est d’asseoir son


autorité sur l’armée. Or, beaucoup d’officiers de carrière appartiennent
encore, à cette époque, à des catégories sociales ou à des familles politiques
hostiles à la République. Ils s’ingénient à former une sorte de caste et à
entretenir dans certaines garnisons une atmosphère frondeuse contre le
régime. C’est le cas des officiers des deux régiments de cavalerie de Tours
qui font souvent visite aux châteaux des environs, ne manquent pas une
chasse à courre en Touraine et se répandent en propos désobligeants contre
la « Gueuse », selon l’expression qu’employait Changarnier pour désigner
la République.
Le général Boulanger voit là une double occasion : affirmer d’abord son
rôle de chef et donner ensuite des gages à ses amis radicaux. Il prend une
mesure d’ordre disciplinaire en permutant les régiments de Tours avec ceux
de Nantes… ce qui lui vaut une première interpellation à la Chambre, et
aussi son premier succès à la tribune, qu’Alfred Barbou décrit ainsi :
»  Un député royaliste, M.  Gaudin de Vilaine, crut devoir poser une
question pour cette petite aventure qui a fort mécontenté les officiers à
particule envoyés à Nantes et à Pontivy. Il ne put contester le droit strict du
ministre d’ordonner des changements de garnison, mais il estima que cette
mesure « était l’application à l’armée de la loi des suspects ».
»  Dans sa réponse, le général Boulanger, par sa parole franche, son
accent martial, sa forme beaucoup plus correcte que celle de ses
prédécesseurs, conquit toutes les sympathies des républicains de la
Chambre.
« Il remercia, non sans ironie, M. Gaudin de Vilaine de l’occasion qu’il
lui fournissait de dégager enfin de commentaires fantaisistes dont on l’avait
accompagné, un fait bien simple et sur lequel il allait donner toutes les
explications désirables : « Certains corps de troupes se trouvent depuis de
longues années dans de grandes villes, foyers intellectuels  ; d’autres, au
contraire, dans de petites villes. Ces résidences prolongées encouragent la
vie de famille. Il y a dans certains régiments un très grand nombre
d’officiers mariés, ce qui mérite considération.
» Il faut tenir compte des milieux où vivent les officiers qui sont portés
à partager les habitudes, les goûts, les passions de ces milieux quand ils y
résident trop longtemps. Les dettes sont contractées plus facilement quand
on fait des séjours prolongés dans une ville.
» Les officiers y contractent encore de ces liaisons qui peuvent entraver
leur carrière.
»  Il y a donc intérêt à s’affranchir quelquefois de la stabilité des
garnisons. »
»  Toute cette partie de la réponse du ministre, portant sur les raisons
d’ordre général qui commandent de ne pas laisser trop longtemps des
régiments dans la même ville, fut écoutée avec une attention justifiée.
»  Mais c’est avec un véritable enthousiasme que la majorité accueillit
les sévères et éloquentes paroles qu’inspira au ministre de la Guerre
l’attitude absolument scandaleuse de quelques officiers :
» Au point de vue politique, une première question se pose. Sommes-
nous, oui ou non, en République ?
» On en pourrait douter, en voyant attaquer le ministre parce qu’il a pris
une mesure ayant pour objet d’assurer le respect de la République. On a vu
sous la Restauration, sous la Monarchie de juillet, les régiments promenés
d’un territoire à l’autre pour des motifs politiques.
» Faut-il rappeler les proscriptions militaires du Second Empire ?
»  Ces tristes expédients ne sauraient se comparer à la mesure qu’on
vient de prendre.
» J’empêcherai, pour moi, de toutes mes forces, que certaines coteries
se forment dans l’armée et y fassent parade comme d’un complément obligé
de la particule, comme un cachet de distinction de leur hostilité envers les
fonctionnaires de la République.
» Les uns se couvrent des services rendus par leurs pères. »
»  Cette juste rigueur, en même temps que ce juste mépris des
prétentions nobiliaires de quelques officiers oublieux de leurs devoirs
produisit la plus profonde impression sur tous les bancs de la majorité.
Aussi est-ce au milieu d’applaudissements unanimes que le ministre de la
Guerre regagna sa place et la Chambre, par 375 voix républicaines contre
174 voix réactionnaires, lui vota un ordre du jour de confiance. »
Ce que Barbou ne cite pas, c’est le dialogue de deux phrases qui suit le
vote.
L’interpellateur, Gaudin de Vilaine, lance de son banc  : «  Je laisse
l’armée juge » et recueille des « très bien » et quelques applaudissements à
droite, à quoi répliquent les rires de la gauche. Mais le général Boulanger se
lève du banc du gouvernement et répond d’une voix forte  : « Tant que je
serai son chef, l’armée n’a pas à être juge, elle n’a qu’à obéir.  » On
reparlera d’ailleurs plus tard de cette petite phrase.
Les députés du centre et de la gauche, debout, lui font une
extraordinaire ovation.
Quelques semaines plus tard, il est à nouveau pris à partie à la Chambre
et son habileté lui vaut encore une fois de s’en tirer avec les honneurs. Le
sujet est pourtant délicat. La grève des mineurs de Decazeville, dans
l’Aveyron, a dégénéré en émeute au cours de laquelle le sous-directeur de
l’exploitation, l’ingénieur Watrin, a trouvé la mort.
Assommé à coups de barre de fer par les grévistes, Watrin a été jeté
ensuite par la fenêtre de son bureau, au premier étage, sur le carreau de la
mine. Le gouvernement a envoyé la troupe pour maintenir l’ordre et le
député-mineur Basly, qui dénonce cette intervention comme une
provocation, interpelle le ministre de la Guerre.
Cette fois, Boulanger n’a pas la tâche facile. Il a, de toute façon,
l’opposition de la droite et risque, sur ce problème social, de perdre les voix
de ses amis radicaux.
Il sort grandi de cette séance du 13 mars 1886, après son discours qu’il
termine ainsi :
«  L’armée est donc à Decazeville, immobile, l’arme au pied  ; elle ne
prend point parti ; elle n’agit pas plus en faveur de la compagnie contre les
mineurs qu’elle n’agirait demain en faveur des mineurs contre la
compagnie. On a dit qu’il y avait à Decazeville autant de soldats que de
mineurs. L’exagération est évidente ; mais je vous dis : Ne vous en plaignez
pas, ne nous le reprochez pas, car peut-être à l’heure qu’il est, chaque soldat
partage avec un mineur sa soupe et sa ration de pain. »
La gauche exulte et, à droite, quelques députés légitimistes qui seront à
l’origine de la future tendance «  socio-catholique  » comprennent ce
langage, même s’ils en réprouvent la démagogie. Sur les bancs des
républicains dits «  opportunistes  » (qui sont, en fait, les vrais
«  conservateurs  »), on est atterré  : le ministre ne semble pas vouloir
protéger la « propriété » en ménageant le « prolétariat » !
Quoi qu’il en soit, Boulanger vient de recueillir un nouveau succès
parlementaire.
En dehors de ses apparitions à la tribune, le ministre de la Guerre
développe une activité un peu brouillonne destinée à lui rallier la troupe et à
flatter l’esprit parfois cocardier du peuple français.
Il prend toute une série de mesures et de décrets qui bouleversent la vie
militaire et adoucissent le sort du simple soldat.
Les paillasses sont remplacées par des lits, les gamelles par des
assiettes ; les « bonis » sont consacrés à l’amélioration de l’ordinaire ; les
fils de cultivateurs ont des permissions agricoles  ; les sous-officiers ont
enfin un mess comme leurs supérieurs, ils ne sont plus astreints à porter le
sac au dos pendant les exercices et ils obtiennent la permission de coucher
en ville lorsqu’ils sont mariés  ; les simples soldats, s’ils sont rengagés,
peuvent sortir jusqu’à une heure du matin, les autres ont l’autorisation de
sortie jusqu’à onze heures du soir. Toutes ces décisions sont commentées
par les journaux d’opposition et les feuilles satiriques, mais il en est
d’autres qui déchaînent les quolibets… et qui pourtant seront les plus
appréciées par le peuple parce qu’elles lui donnent une image nouvelle et
réconfortante de l’armée après le désastre de 1870. Ainsi, le général
Boulanger décide que désormais les conscrits seront accueillis en musique à
la gare et conduits fanfare en tête à la caserne.
Pour redonner aux soldats l’attitude virile des grognards napoléoniens,
le ministre prend un décret autorisant le port de la barbe.
Le Figaro plaisante  : «  Désormais, plus de blancs-becs dans l’armée,
rien que des sapeurs, tous gaillards à poils, des tigres quoi ! Les Tigres de la
Chine !
»  Voilà une réforme, hein  ! et utile au moins, que dis-je  ?
Indispensable ! Tandis que l’expérience de la mobilisation générale est une
superfétation qui ne peut germer dans l’esprit d’un ministre radical. »
Remarque injuste. Le général Boulanger met précisément la dernière
main à un projet de loi qui doit corriger tout ce que la loi de 1872 a
d’abusif : ce service de cinq ans dans l’active, le tirage au sort qui permet à
une partie du contingent de ne rester que six mois sous les drapeaux, les
nombreuses dispenses (membres de l’enseignement, séminaristes, etc.) et
cette formule du « volontariat » qui permet de n’accomplir qu’une année de
service en passant un examen et en versant quinze cents francs.
Pour Boulanger, l’armée doit être populaire et républicaine. Son projet
prévoit un service militaire de trois ans, obligatoire pour tous, les riches
comme les pauvres, les enseignants et les séminaristes («  les curés sac au
dos  !  »). Son plan demande que Polytechnique ne forme plus que des
ingénieurs militaires et qu’avant d’entrer à Saint-Cyr, les élèves-officiers
fassent un an de service dans la troupe.
Deux décisions excitent aussi la critique et la moquerie des journaux.
Alfred Barbou défend son « ministre » avec conviction :
«  Il s’agit d’une ordonnance exigeant que toutes les guérites des
factionnaires seront désormais peintes aux trois couleurs nationales par
bandes verticales. Rien de bien grave, assurément, dans cette mesure qui ne
consacre en réalité qu’un usage depuis longtemps pratiqué chez la plupart
de nos voisins, particulièrement en Allemagne et en Autriche. Il est bon que
d’un coup d’œil on puisse distinguer d’une autre la guérite d’un soldat. Une
autre décision porte que les casernes seront désignées par le nom d’un
homme de guerre français. C’est encore là un usage allemand, et nous ne
voyons pas comment la France sera perdue, ainsi que le crient les journaux
réactionnaires, par l’adoption de ces réformes toutes simples et toutes
naturelles. Franchement, Paris perdra-t-il beaucoup si la caserne des
Minimes, dont le nom ne dit rien à l’esprit s’appelle caserne Vauban, et si le
quartier de cavalerie du quai d’Orsay devient le quartier Catinat ? Quelques
villes de province sont, sous ce rapport, mieux partagées que la capitale  :
Toul, par exemple, a la caserne de Rigny, la caserne Gouvion-Saint-Cyr,
deux illustres soldats, enfants de la vieille cité lorraine. Quel mal y aurait-il
à ce que cet usage se généralisât ?
»  Qui donc aurait jamais cru que les partisans des régimes déchus
blâmeraient un jour le chef de l’armée de la République de vouloir désigner
des casernes par les noms de Saint-Louis, de Duguesclin, de Bayard, de
Crillon, de Henri IV, de Turenne, de Vauban, de Fabert, de Rochambeau et
d’autres généraux illustres de nos guerres de la Révolution française,
d’Afrique, de Crimée et d’Italie ? Nul, à coup sûr, ne pouvait s’attendre à la
critique d’une mesure ayant pour but de faire revivre dans notre armée les
vieilles traditions militaires de la France. »
 

Georges Boulanger n’aime pas que les choses traînent en longueur. Il a


horreur de la routine administrative et il bouscule volontiers les traditions
pour faire aboutir ses projets. Ainsi, il découvre que depuis quatre ans déjà,
on étudie le remplacement du fusil « Gras » dont toute l’armée française est
équipée, après le chassepot du Second Empire. D’une part, la commission
technique chargée de choisir un nouveau modèle tergiverse : elle craint que
l’utilisation d’un fusil à répétition ne conduise à une trop grande
consommation de munitions, ce qui rendrait le ravitaillement difficile en
première ligne, en cas de conflit.
D’autre part, le ministère des Finances fait la grimace pour débloquer
les crédits indispensables à l’achat d’une nouvelle arme. Le général
Boulanger commence par houspiller la commission technique et la met en
demeure de lui présenter le meilleur modèle de fusil à répétition du
moment. C’est le «  Lebel  » qui est choisi en quelques jours, après quatre
ans d’hésitation.
Ce choix fait, le général invite la commission du budget à déjeuner dans
une excellente auberge près de Soissons.
Quand on est aux liqueurs, le ministre de la Guerre invite les membres
de la commission à le suivre dans un petit bois tout proche où attendent des
journalistes, discrètement avertis. Là, sur un geste de Boulanger, des soldats
tirent au « Lebel » dans des troncs d’arbres, et dans des plaques de blindage
qui sont traversées de part en part. L’euphorie du déjeuner et l’indiscutable
succès de la démonstration ne permettent plus à la commission des Finances
de se dérober et la décision est prise sur-le-champ de voter les crédits
nécessaires.
Cette bousculade des habitudes, cette activité fébrile n’inquiéteraient
pas trop ses collègues du gouvernement si le général Boulanger ne trouvait
pas encore le temps de faire des visites d’écoles militaires, de présider des
concours de gymnastique et de se lancer dans des tournées en province où il
se répand en discours et déclarations qui lui valent l’approbation bruyante
de la foule.
Dans les couloirs de la présidence du Conseil et dans certains salons, on
fait déjà des comparaisons allusives avec la promenade du Prince-Président
à travers la France, qui avait préparé le coup d’Etat faisant de lui l’empereur
Napoléon III. A Saint-Cyr, il exalte le « patriotisme » des élèves-officiers et
prédit « les jours de gloire » que retrouvera le pays si chacun d’eux respecte
la devise : Tout pour la France !
A l’Ecole polytechnique, il félicite les « pipos » de ne pas s’être laissé
corrompre par des « influences délétères et d’un autre âge » et à Saumur, il
rappelle aux cavaliers que tous les membres de l’armée doivent «  le plus
profond respect aux institutions que le pays s’est librement données ».
A la réunion des sociétés de tir et de gymnastique de Nantes (14  juin
1886), il remercie les organisateurs qui préparent une jeunesse virile, « pour
assurer l’avenir et la GRANDEUR de la France ».
A Limoges, il découvre une formule qui lui vaut un beau succès de la
foule : « Recevez, depuis les promoteurs de cette magnifique fête jusqu’au
plus petit membre des sociétés de gymnastique que je crois bien apercevoir
là-bas, mes plus vives et mes plus sincères félicitations. »
Il récidive à Valence, le 27 juin : « Je bois aux employés des Postes et
des Télégraphes du département de la Drôme, depuis le plus grand jusqu’au
plus humble. A monsieur le Directeur, ainsi qu’au petit facteur que
j’aperçois là-bas au fond de la salle. »
Ces flatteries populaires accréditent dans les milieux politiques la
rumeur selon laquelle le général Boulanger prépare ainsi son ascension du
pouvoir et ses adresses guerrières aux élèves des écoles militaires
commencent à lui valoir la réputation de penser à la « revanche ». Ce qui
inspire à l’éditorialiste du journal de droite le Gaulois le commentaire
suivant :
« … Il est certainement attristant de voir un général de division traîner
ses étoiles dans tous les coins de la France, à la poursuite de la popularité, la
grande impudique qui “livre à qui veut ses flancs ouverts”.
»  Ah  ! général, général, quelles responsabilités terribles vous vous
créez !
» Ah ! si vous aviez une redingote et si vous commandiez à de simples
agents-voyers, vos escapades nous seraient parfaitement indifférentes. Mais
vous êtes ministre de la Guerre, malheureux !
»  Mais vous avez au côté l’épée de la France. Mais à chacune de vos
paroles, à chacune de vos démarches, vous exposez des vies humaines par
milliers.
»  Vous ne me faites pas rire, je vous assure  ; vous me faites
horriblement peur, et je ne puis m’empêcher de vous crier  : Vous vous
trompez de route. Austerlitz n’est pas de ce côté-là. Vous êtes sur le chemin
de Waterloo ! »
Mais la Lanterne le défend chaudement :
« Que les réactionnaires attaquent violemment M. le général Boulanger,
cela se comprend. Que les opportunistes lui fassent la guerre, c’est tout
naturel, la présence du général dans le cabinet contrariant énormément les
projets les plus ardemment caressés par les hommes d’Etat de
l’opportunisme.
»  … Sans doute M.  le général Boulanger se prodigue beaucoup. Où
d’autres se réservaient, il se dépense  ; où d’autres se taisaient ou se
reposaient – faute peut-être d’avoir quelque chose à faire et à dire – il parle,
il agit. Est-ce donc un crime  ? Et ceux-là mêmes qui lui en font grief
aujourd’hui, si nous recherchions leurs critiques passées, sont ceux qui
reprochaient le plus vivement aux ministres et au président de la
République lui-même leur humeur casanière et leur manque d’activité.
» S’il peut convenir aux opportunistes de renverser M. le ministre de la
Guerre – apparemment pour consolider la situation de M. de Freycinet, on
sait que tel est le but des amis de M. Ferry – qu’ils attendent au moins, pour
faire cette tentative, le lendemain du jour où la loi militaire aura pu être
votée.
» Alors, quand on n’aura plus à craindre d’ajourner indéfiniment cette
loi qui devrait être depuis longtemps en vigueur, alors les opportunistes
pourront s’entendre avec les réactionnaires pour essayer de renverser le
ministre de la Guerre qui, au dire de la gazette de France, a eu le tort grave
d’être infiniment désagréable aux Allemands. »
 

Entretemps, une nouvelle affaire s’est développée, qui va permettre à


Boulanger de prouver son zèle républicain, d’avoir encore la vedette au
Parlement et de susciter contre lui une nouvelle campagne des journaux
royalistes.
Le 15  mai 1886, le comte de Paris donne une grande soirée à l’hôtel
Galliéra, rue de Varenne (l’actuel hôtel Matignon), pour le mariage de sa
fille Amélie avec le duc Charles de Bragance, héritier du trône du Portugal.
Aucun représentant de la République n’y a été invité, mais il s’agit d’une
réception de famille et d’amis où l’on ne saurait voir aucune intention
politique. Le Figaro cependant met le feu aux poudres par son compte
rendu qui se termine par ces mots : « On a vu dans cette soirée le personnel
complet d’un grand gouvernement, avec ses princes, ses diplomates, ses
pairs, ses députés, ses conseillers d’Etat… Le comte de Paris saurait passer
du silence à l’action le moment venu ! »
Les remous provoqués dans l’opinion républicaine obligent le
gouvernement à déposer un projet de loi d’expulsion des chefs des familles
princières ayant régné et de leurs héritiers directs. Cette loi, promulguée le
23  juin, vise donc essentiellement le comte de Paris et le duc d’Orléans
d’une part, le prince Napoléon et le prince Victor d’autre part, et elle précise
dans son article 4 que « les membres des familles ayant régné sur la France
ne pourront ENTRER dans les armées de terre et de mer. »
Les princes qui font partie de l’armée ont donc le droit d’y rester. Le
ministre de la Guerre ne s’embarrasse pas de ce distinguo et, sans consulter
le président du Conseil, prend un arrêté rayant des cadres de l’armée son
ancien chef, le duc d’Aumale, et avec lui le duc de Chartres  ; le duc
d’Alençon, le duc de Nemours, le comte de Paris, le prince Murat et son
fils. Cette initiative consterne les autres membres du cabinet qui la
reprochent violemment à Boulanger.
Mais il est difficile de revenir en arrière sans compromettre le
gouvernement tout entier. Une démarche impulsive du duc d’Aumale vient
à point pour justifier a posteriori la décision du ministre de la Guerre.
Le duc appuie le pourvoi qu’il a déposé au conseil d’Etat, comme les
autres princes, par une lettre ouverte au président de la République :
«  … Vous touchez à la charte de l’armée… Doyen de l’état-major
général, ayant rempli en paix comme en guerre les plus hautes fonctions
qu’un soldat puisse exercer, il m’appartient de vous rappeler que les grades
militaires sont au-dessus de votre atteinte, et je reste :
» Le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale. »
Boulanger n’a pas de mal à persuader le chef de l’Etat que la seule
réponse à cette « insolence » est l’expulsion et, par décret du 13 juillet, le
duc d’Aumale est expulsé du territoire de la République.
Pourquoi cet acharnement du général Boulanger envers le duc  ? C’est
qu’en prenant possession de son ministère, le 8 janvier, le général s’était fait
communiquer son propre dossier militaire et qu’il y a lu cette appréciation
de la main du duc d’Aumale :
« Excellent officier, actif, très intelligent, mais mal élevé. »
Dès ce moment, les sentiments «  respectueux et dévoués  » qu’il
exprimait à son ancien chef, six ans auparavant, se sont transformés en
rancune tenace… que les journaux royalistes traduiront par le mot
« ingratitude ».
Quoi qu’il en soit, Boulanger sort encore vainqueur de cette affaire, la
veille même de son triomphe au Bois de Boulogne avec la revue du
14 juillet.
 

Le 16 juillet 1886, deux jours après Longchamp, sera une nouvelle date
pour Georges Boulanger  : l’inauguration solennelle de «  son  » Cercle
militaire. C’est un projet qu’il caressait depuis son entrée rue Saint-
Dominique. Le 8 mars, il avait écrit au gouverneur militaire de Paris :
« Mon intention est d’étendre les conditions d’organisation actuelles de
la réunion des officiers et de lui donner un caractère conforme aux désirs de
beaucoup d’officiers de l’armée qui souhaitent trouver à Paris, dans un
endroit central (rive droite), un local installé de telle façon que, tout en
pouvant y travailler et y étudier, il soit également possible de se distraire et
d’y donner rendez-vous, de préférence aux cafés, aux camarades de passage
dans la capitale. Des cercles de cette nature existent dans les principales
villes de l’étranger et même dans certaines villes de France ; ainsi à Lille, à
Besançon, etc. où ils fonctionnent très régulièrement, à la grande
satisfaction des officiers de la garnison. »
Dans ce but, il forme une commission d’étude et fait préparer des
statuts.
Le «  Splendide Hôtel  », à deux pas de l’Opéra, est justement en
faillite… Une affaire : le comité rachète, pour 400 000 francs, un bâtiment
meublé qui en vaut un million et demi. Inutile donc de faire appel à un
restaurateur, le Cercle militaire aura ses propres cuisines.
L’inauguration officielle a lieu le 1er  juillet, mais la cérémonie
solennelle du 16 revêt un tout autre caractère. Deux escadrons de
cuirassiers, porteurs de flambeaux, encadrant deux musiques d’infanterie et
deux batteries de tambours et clairons, partent vers neuf heures du soir de la
place Vendôme. Par la rue de Rivoli, la place de la Madeleine et les
boulevards, la retraite militaire vient donner une aubade devant le Cercle
avant de retourner à ses quartiers en passant devant l’hôtel du gouverneur
de Paris.
Le compte rendu du Figaro du lendemain donne moins une idée de
l’événement lui-même que de l’impression qu’il laisse  : «  L’inauguration
officielle du “Cercle national des armées de terre et de mer” et la réception
en l’honneur des officiers du Tonkin ont été, dans la soirée d’hier,
l’occasion d’une longue ovation pour le général Boulanger.
« Le ministre de la Guerre, le cigare aux lèvres, est arrivé au Cercle à
neuf heures et demie, en landau, accompagné du colonel Jung, son chef de
cabinet. La foule l’a reconnu dès son entrée dans la rue de la Paix et l’a
accueilli par les cris de “Vive Boulanger ! Vive Boulanger ! Vive l’armée !”
»  Le général a parcouru les différentes salles du Cercle, a serré des
mains, puis il est redescendu vers dix heures et demie, en même temps que
l’amiral Aube, M.  Granet, M.  Violet, M.  Gragnon, M.  Gomot, ancien
ministre, M.  Loqueyssie, le général Ménabréa, ambassadeur d’Italie, le
baron Beyens, ambassadeur de Belgique, etc.
»  Dès que le général a paru sur la place de l’Opéra, la foule a
recommencé ses acclamations et ses cris de “Vive Boulanger  !” Elle a
accompagné le ministre jusqu’aux Tuileries en lui continuant cette ovation.
Un détail, le cri de : Vive la République ! n’a pas été entendu une seule fois.
» Lui saluait tranquillement la foule et inclinait, sceptique, son chapeau
à plumes blanches devant elle.
» Et les vieux officiers qui se rappelaient les éternels recommencements
de l’histoire, ne pouvaient s’empêcher de comparer ces acclamations
enthousiastes à celles qui avaient accueilli le prince Louis-Napoléon en
1850. L’un d’eux a même dit : “Il fait son petit Satory !”
A l’heure où ce commentaire paraît, le 17  juillet, la journée pour le
général Boulanger commence par un duel.
Au cours du débat au Sénat sur l’expulsion du duc d’Aumale, le
ministre de la Guerre a eu maille à partir avec le baron de Lareinty qui l’a
traité de lâche. Des témoins ont été échangés et les deux hommes se
retrouvent sur le pré. Voici ce qu’en dit le procès-verbal :
« La rencontre a eu lieu ce matin à neuf heures, dans le parc de Chalais à Meudon.
» Les armes, ayant été préparées et chargées, ont été ensuite tirées au sort et remises aux
adversaires qui se sont placés à la distance convenue et ont tiré au signal donné. Aucun n’a été
atteint.
» Après le tir, on s’est aperçu que le pistolet de M.  le ministre avait raté  ; les témoins,
ayant jugé que les conditions avaient été loyalement remplies, ont déclaré l’honneur satisfait.
Les deux adversaires se sont alors rapprochés et se sont donné la main.
» Ont signé :
» Général Frébault.
Général Espivent de la Ville-Boisnet.
Général Lecointe. Hervé de Saisy. »

Mais les journaux qui soutiennent Boulanger racontent l’affaire tout


autrement et iront jusqu’à dire qu’il a tiré en l’air pour épargner son
adversaire. Toujours est-il que là encore quelques manifestations spontanées
se déroulent pour acclamer le général, notamment à Marseille, où plusieurs
milliers de personnes se rassemblent devant la préfecture pour demander au
préfet d’adresser un télégramme de félicitations au ministre de la Guerre.
Le cortège descend ensuite la rue Saint-Ferréol et fait une ovation sur la
Cannebière au cercle des officiers. Quelques militaires paraissent au balcon
et arborent le drapeau. Des «  Vive l’armée  ! Vive la France  ! Vive
Boulanger ! » fusent de la foule qui abandonne les applaudissements pour
les vivats. Pour la première fois, sans qu’il soit physiquement présent, le
général Boulanger provoque sur son seul nom une manifestation
d’enthousiasme  : c’est comme cela que naissent les mouvements… Après
Paris et le 14  juillet, le «  Boulangisme  » vient de gagner Marseille.
L’inquiétude des milieux politiques va croissant.
Les journaux qui ne lui sont pas favorables prêtent déjà au ministre
l’intention inavouée de détourner à son profit cette résurrection du
patriotisme qu’il a réussi à susciter dans le peuple.
Jules Delafosse, dans le Matin, signe au lendemain de ces journées une
analyse lucide des événements et, sans accuser le général, il met en
évidence la tentation qui pourrait être la sienne : « Vive Boulanger ! »…
« Ce cri, qui n’est pas encore séditieux mais qui sent la sédition, a déjà
retenti de Paris à Marseille, et il n’est pas nécessaire de savoir mesurer la
vitesse du son pour prévoir qu’avant longtemps l’écho s’en sera répercuté
partout. Est-ce une popularité factice, voulue et fabriquée par le parti
républicain tout exprès pour sa défense ? J’ai peine à le croire en voyant la
grimace soucieuse des meilleurs républicains devant la personnalité
encombrante du ministre de la Guerre et en écoutant les honnêtes
remontrances qu’ils lui font. J’ajoute que la popularité, qui est souvent une
folie, ne se commande pas. Elle naît spontanément d’une affinité vivement
sentie entre le caractère ou la légende d’un homme et l’âme d’un peuple. La
propagande la développe, elle serait impuissante à la créer.
»  Ceux qui ont crié, crient ou crieront  : Vive Boulanger  ! sont de
qualités diverses et, partis des points les plus opposés de la politique, ils se
rencontrent dans la même acclamation. La foule qui l’entourait l’autre jour
à Longchamp et l’escortait de ses flots pressés, comme un triomphateur, se
composait pour la plus large part de citoyens qui, aux élections dernières,
ont certainement voté pour la liste la plus radicale. Eh bien ! que le général
s’avise un beau matin de mettre la République dans sa poche, ils lui feront
un pavois de leurs têtes et le dictateur factieux ne trouvera dans le cœur de
ces républicains de la veille qu’une frénétique approbation. Le public plus
nombreux et plus varié qui l’a salué le lendemain, sous les fenêtres du
cercle militaire, des mêmes vivats, comprenait en majorité des
conservateurs car on assure que le cri, maintenant démodé, de Vive la
République  ! n’a pas été entendu. Et pourtant, si demain le général
Boulanger prenait triomphalement la place des princes qu’il vient d’exiler,
son usurpation n’éveillerait qu’un sentiment dans le cœur de ces
monarchistes : c’est bien fait !
» Quel est ce phénomène qui transforme subitement un soldat obscur en
héros populaire  ? Le général Boulanger n’a ni le prestige dominateur du
premier Bonaparte, ni le nom légendaire du second. Le cheval, magnifique
d’ailleurs, qu’il montait à la revue n’a pas été dételé du char de la victoire et
le panache qu’il porte n’a point d’auréole. Mais ce n’est pas sa faute. Il est
venu trop tard pour mesurer son ambition et son courage aux événements
qui font les grandes renommées. Soldat brillant entre tous, il n’a eu qu’à
franchir à toute bride tous les degrés de la hiérarchie militaire : le ministère
de la Guerre qu’il occupe n’est pas un lot de la gloire  : ce n’est que le
dernier terme de son avancement (…).
»  On invoquera l’inviolable majesté des lois. Je sais tout ce qu’on en
peut dire et le peuple, édifié par une succession ininterrompue de
révolutions et de coups d’Etat, sait aussi ce qu’il en doit croire. On dira,
avec plus de raison peut-être, que le général Boulanger est trop honnête
homme et trop sincère républicain pour se prêter jamais à une tentative
séditieuse contre les institutions. Je n’y contredis pas. Il y a certainement
des hommes qui ont résisté aux tentations puisqu’on en a fait des saints.
Aussi bien, ce n’est pas l’état d’esprit du général Boulanger que j’étudie :
c’est l’état du pays tout seul, et je dis qu’il faut être aveugle et sourd pour
ne pas s’apercevoir qu’à l’exception de l’état-major des partis, le pays, dans
sa soif enragée de changement, donne au général qu’il acclame toute liberté
de choisir entre Brumaire et Fructidor. »
 

Le général Boulanger sent l’hostilité que sa renommée soudaine lui vaut


auprès des politiciens de tous bords, même auprès de certains de ses amis
radicaux.
Il met une sourdine à ses activités publiques et se contente, pendant
quelques mois, de gérer son département ministériel avec sérieux, en faisant
le moins de bruit possible. Il tente de fortifier ses positions acquises moins
par la pression populaire que par de nouvelles relations que son charme
personnel lui permet de s’attirer dans tous les milieux.
C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de la duchesse d’Uzès et
qu’il se rend plusieurs fois chez elle. La duchesse est une jeune veuve fort
belle qui pourrait passer son temps à se faire courtiser, mais elle estime
qu’une femme de son rang n’a pas le droit de se désintéresser des affaires
du pays et c’est l’homme d’Etat en pleine ascension qu’elle reçoit, et non
pas le beau cavalier. Cette aristocrate sous la République a le courage un
peu inconscient de certaines femmes et ose ce que les princes hésiteraient à
faire. Ainsi, elle continue à chasser en fanfare dans les forêts de l’Ile-de-
France et réplique à ceux qui parlent de « provocation  »  : « Les intrus de
Paris ne m’empêcheront pas de sonner la Royale. »
Provocation encore de sa part que de recevoir, dans son hôtel des
Champs-Elysées, un ministre radical ?
Témérité ou calcul, de la part de Boulanger, que de s’y rendre  ?
Toujours est-il que ces deux personnages se découvrent des idées
communes. A la duchesse qui lui dit pis que pendre du gouvernement et des
parlementaires républicains, le général répond  : «  Madame, si vous
connaissiez ces gens-là comme moi, vous les mépriseriez bien plus
encore. »
Cette entente tacite sera peut-être à l’origine du virage politique que
prendra le Boulangisme l’année suivante.
Pour l’heure, le ministre de la Guerre travaille dans l’ombre… mais
malgré son bon vouloir, il ne peut empêcher qu’on parle de lui quand
même.
L’éditeur Clavel a imprimé une brochure illustrée à la gloire du général
Boulanger, qui se vend comme des petits pains sur les boulevards. En
quelques jours, près de 100 000 exemplaires ont été vendus et les journaux
d’opposition entament une campagne où ils insinuent que le ministre n’est
sans doute pas étranger à une publication si élogieuse à son égard.
Le voilà obligé de se défendre en inspirant des réponses aux journaux
qui le soutiennent, comme l’Intransigeant où l’on peut lire : « La brochure
incriminée étant un panégyrique sans mesure, ne peut être que l’œuvre d’un
ennemi. »
Cela ne suffit pas, et le ministre envoie une sommation par huissier à
l’éditeur de ces brochures pour interdire leur mise en vente.
Le seul résultat c’est que, non seulement la biographie se vend plus cher
et sous le manteau, mais que ce succès d’édition donne des idées à d’autres
imprimeurs et que les fascicules du même genre se multiplient un peu
partout. Le journal l’Estafette est le premier à offrir à ses lecteurs une
photographie en pied du général sur pleine page… ce numéro atteint le
tirage exceptionnel pour l’époque de 800  000 exemplaires. Des
commerçants et des industriels comprennent vite qu’il y a là une belle
source de revenus possibles et l’on voit l’effigie du ministre de la Guerre
sur des mouchoirs de soie, au fond des assiettes ou bien encore moulée dans
le savon et le pain d’épices.
Les nez de ses collègues du cabinet Freycinet s’allongent encore.
Entretemps, Georges Boulanger reçoit un renfort inattendu  : le poète
cocardier Paul Déroulède.
Celui-ci ne lui apporte pas qu’un soutien verbal  ; il a derrière lui les
effectifs de sa «  Ligue des Patriotes  ». Plusieurs milliers d’hommes,
organisés militairement, disciplinés, réunis en ce que Déroulède appelle lui-
même « une conjuration sacrée pour le relèvement de la France ».
Le 17 octobre 1886, ce chantre du patriotisme revient d’un voyage en
Europe «  autour de l’ennemi  » dit-il, au cours duquel il a soigneusement
évité de traverser le territoire allemand. A la gare du Nord, où ses ligueurs
l’accueillent en foule, où une jeune Strasbourgeoise en costume lui remet un
bouquet de fleurs, Paul Déroulède entame un discours – c’est son vice – par
ces mots  : «  Pendant tout mon voyage à travers l’Europe, le nom d’un
homme, le nom d’un vaillant soldat, m’a servi de palladium. Ce nom, c’est
celui du chef suprême de notre armée, celui du général Boulanger ! »
Des journaux naissent, qui veulent voir dans le ministre de la Guerre le
drapeau, le symbole des futures victoires de la France. Dans L’Etendard
Français, on peut lire ce poème d’un lyrisme ampoulé :
Le général Revanche.
Depuis seize ans, mordant en vain la date sombre,
Traînant comme un boulet ce nom : Soixante-dix !
Et les genoux aux dents et sanglotant dans l’ombre
Sur les rayons éteints des soleils de jadis,
Depuis seize ans la France attend qu’on te relève,
Bannière d’Austerlitz, drapeau de Wissembourg…
Depuis seize ans, sans cesse, en son horrible rêve,
Pleure la vision de Metz et de Strasbourg !
Mais quelqu’un va venir, il faut que quelqu’un vienne !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tire-nous de l’abîme où notre orgueil se traîne,
Conduis nos légions au glorieux chemin !
Rends-nous l’honneur ! Rends-nous l’Alsace et la Lorraine.
Reviens en ramenant les deux sœurs par la main.
Alors, tu seras tout ! Tu seras l’aube blanche
Que le pays attend sur le vieux Rhin en feu ;
Tu seras plus qu’un roi, tu seras plus qu’un dieu,
Car tu seras la France, ô général Revanche !
Jean SOLDAT.

Tout cela inquiète les politiciens partisans de la paix et même certains


radicaux. L’un de ces derniers s’en ouvre à Clemenceau qui a ce mot
significatif :
« Je suis pour Boulanger, bien sûr : c’est moi qui l’ai inventé… Mais je
commence à trouver que Déroulède est trop de mon avis ! »
 

Sentant autour de lui cette réprobation des politiques, mais poussé en


même temps par une opinion publique qu’il a travaillée dans ce sentiment
de la « revanche », Boulanger éprouve le besoin de se justifier.
Il le fait à l’occasion de la grande fête annuelle des sociétés de
gymnastique de France, le 14  novembre, à l’hippodrome, dans un long
discours où il répond à ceux qui l’accusent injustement, dit-il, de pensées
agressives :
… « Ceux-là, inquiets ou aveugles, ignorent ou feignent d’ignorer que
tout pays qui veut vivre doit être fort et que la première condition pour le
développement des ressources intellectuelles, industrielles et commerciales
d’un grand peuple est la sécurité basée sur la conscience de sa force.
» Or, dans l’état actuel de l’Europe, en présence des mesures prises par
toutes les nations pour élever au suprême degré la puissance et la mobilité
de leur machine militaire, notre patrimoine national serait-il en sûreté, ce
patrimoine fruit des travaux, des luttes, des souffrances, du génie de nos
pères, si nous étions moins armés et moins préparés que nos voisins ? (…)
»  Pour mon compte, plus patriote encore que soldat, je désire
ardemment le maintien de la paix, si nécessaire à la marche du progrès et au
bonheur de mon pays. C’est pour cela que, dédaignant certaines attaques et
fort du sentiment du devoir, je poursuis sans relâche la préparation de la
guerre, seule garantie des paix durables.
» Je me résume, messieurs. Il y a pour une nation deux sortes de paix :
» La paix que l’on demande et la paix que l’on impose par une attitude
ferme et digne.
» Cette dernière est la seule qui nous convienne. »
Les termes de cette allocution rassurent un peu l’Elysée. Le président
Grévy conclut en soupirant : « Je reçois beaucoup de monde, voyez-vous.
Personne ne veut la guerre, ni la Chambre, ni le pays. »
Mais le 3  décembre, sur une question-prétexte (celle des sous-préfets,
que les uns voulaient supprimer et les autres maintenir), le gouvernement
Freycinet est renversé. Les parlementaires pensent être débarrassés de ce
général encombrant. Mais la pression de l’opinon publique est encore la
plus forte.
Dans L’Intransigeant, le journal qui soutient Boulanger, Henri
Rochefort menace  : «  Nous savons que si vingt ou trente mille Parisiens
réclamaient par la force la réinstallation du général, il y aurait la troupe
pour mettre à la raison les réclamants. Seulement, est-il bien établi qu’elle
ne passerait pas de leur côté ? Voilà ce qu’il serait important de savoir, et ce
que personne ne sait. »
Tant et si bien que le président de la République appelle un radical,
René Goblet, pour former le nouveau gouvernement. Goblet constitue un
ministère qui ressemble, à peu de chose près au précédent et qu’on appelle
d’ailleurs par ironie «  le cabinet Freycinet sans Freycinet  ». Le général
Boulanger y conserve son portefeuille de la Guerre et même les journaux
qui lui ont toujours été opposés applaudissent à ce maintien :
« Après des commencements bruyants et orageux, le général Boulanger
est devenu plus sage, moins avide de réclame et de retraites aux flambeaux.
» … La Chambre, lors de la discussion de son budget, lui a montré, à
droite aussi bien qu’à gauche, une bienveillance sympathique qui le
désignait suffisamment au choix du nouveau président. La loi militaire, qui
est sur le chantier et dont il a pris l’initiative, commandait peut-être son
maintien au ministère de la Guerre  », peut-on lire dans le Gaulois du
10 décembre 1886.
C’est à ce moment-là que Georges Boulanger rencontre la femme qui
va désormais conduire sa vie, son cœur et sa carrière. A un dîner chez la
comtesse de Saint-Priest (qui veut pousser son mari, colonel d’un régiment
en garnison à Beauvais, auprès du ministre et lui faire obtenir ainsi un
commandement à Paris), le général Boulanger fait la connaissance de
Marguerite de Bonnemains.
La vicomtesse de Bonnemains est une jeune divorcée de 28  ans. A sa
beauté de blonde, elle ajoute à la fois le charme énigmatique d’une attitude
digne et réservée et une sorte de sensualité retenue bien de nature à attirer
ce don Juan dans toute la verdeur de sa cinquantaine.
Georges Boulanger n’a d’yeux que pour elle… ils se revoient… et ne
deviennent amants que lorsque Marguerite de Bonnemains est sûre des
sentiments du général. Elle est sans aucun doute amoureuse, mais lui
éprouve une passion enfiévrée. Le moment est pourtant fort mal choisi car
le ministre a besoin de tout son sang-froid et de sa raison pour faire face à la
situation qui se développe et en profiter. La tension franco-allemande se fait
plus aiguë.
Pour régler une crise intérieure dans son pays, le chancelier Bismarck
brandit devant l’opinion publique allemande le spectre d’un «  Boulanger
revanchard et guerrier ».
Le chancelier vient de se voir refuser par le Reichstag, le Parlement
allemand, l’augmentation de crédits de la loi militaire de sept ans, venue à
expiration et qui doit être renouvelée. Dans ce projet, Bismarck veut porter
l’effectif de l’armée active de 400  000  à 470  000 hommes. Il veut aussi
imposer la reconduction de la triple alliance conclue cinq ans plus tôt entre
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. Pour tout cela, il lui faut agiter
la menace d’un péril extérieur. Il le fait en ces termes, devant les députés
allemands, le 11 janvier 1887 :
«  Lorsque la France aura une raison quelconque de croire qu’elle est
plus forte que nous, ce jour-là, je le crois, la guerre est certaine… Si
Napoléon  III nous a déclaré la guerre, n’était-ce pas pour des raisons de
politique intérieure  ? Pourquoi le général Boulanger ne serait-il pas tenté
d’agir de la même façon s’il était à la tête du gouvernement ? »
Son projet n’est pourtant pas voté. Le Reichstag est dissous et de
nouvelles élections sont fixées au 21  février 1887. Bismarck a un mois et
demi pour triompher de son opposition parlementaire en excitant le peuple
allemand. Il faut dire que l’impulsif et amoureux ministre français de la
Guerre l’aide involontairement par quelques initiatives dont ses collègues
du gouvernement lui reprochent l’imprudence.
Ainsi, sans les avertir, il commande des baraquements qu’il fait installer
le long de la frontière de l’Est. Partisan de l’alliance franco-russe, il écrit
une lettre qu’il veut envoyer secrètement au tsar et que le cabinet Goblet
rattrape à la dernière minute.
Le 5 février, Bismarck rappelle 72 000 réservistes allemands pour leur
faire apprendre le maniement du fusil à aiguille. Boulanger veut répliquer
aussitôt par un acte semblable et il se précipite à l’Elysée avec un décret
tout préparé pour demander sa signature au président de la République.
Jules Grévy est effaré :
«  C’est inouï ce que vous proposez là. Ne savez-vous pas que cela
signifie la guerre ?
— Mais oui, je suis prêt !
— Mais, mon ami…
— Ecoutez ! Si nous mobilisons en partant de l’état de paix quand eux
mobilisent du pied de guerre, ils pénétreront au centre du pays avant que
nous soyons prêts… J’aime mieux la guerre avec une chance de vaincre que
l’incertitude d’une paix telle que si leur bon plaisir la rompt, nous serions
sûrement écrasés !
— Eh bien quoi ? Quand même livreriez-vous une bataille sur la Marne
au lieu de la livrer sur la Saar… Vous savez bien qu’il s’agit de sauver
l’honneur. Vous dites : en mobilisant, j’ai une chance sur deux de gagner la
bataille. Moi, je vous réponds que vous n’avez pas une chance d’être
vainqueur… Je ne permets pas que cette question soit même discutée ! »
 

Les journaux allemands se déchaînent contre le ministre français de la


Guerre, et tous l’accusent des plus sombres desseins  : «  Il ne peut que
vouloir la guerre, car autrement, il ne saurait rester sur la scène politique. Il
faut que l’Europe sache que M.  de Bismarck est le gardien vigilant de la
paix, tandis que le général Boulanger est son adversaire résolu. »
Le chancelier allemand obtient finalement ce qu’il veut. Les élections
du 21 février lui donnent une majorité favorable à son projet et les attaques
allemandes contre l’esprit belliqueux de Boulanger semblent se calmer un
peu.
Les pacifistes français, parlementaires et ministres, respirent et
commencent à penser qu’il est temps, maintenant, de se débarrasser du
remuant général… ce qu’ils ne pouvaient tout de même pas faire
décemment tant qu’il était la cible de l’Allemagne. Ces rumeurs
parviennent aux journaux « patriotes » qui prennent feu et flamme. Le plus
furieux, La Revanche, s’en prend à Boulanger lui-même en le sommant de
prendre ses responsabilités et le pousse à un coup de force : « Si le général
Boulanger veut faire honneur à la signature que le peuple a mise avec tant
de confiance au bas de sa naissante légende, s’il ne veut pas être cause d’un
scandale dont la France soit la victime, il dira à la Chambre, coupable du
crime manifeste de lèse-patrie… qu’on ne renverse pas le ministre de la
Guerre devant l’ennemi et que c’est elle qui a vécu !
«  Il balaiera, il violera le Palais-Bourbon et, appuyé sur le peuple de
Paris donnant le branle à toute la République, il enverra porter la nouvelle
de la résurrection nationale par trois cent mille hommes à la frontière de
l’Est ! »
La presse qui souhaite le départ du général réplique en prédisant « la fin
du personnage encombrant placé à la tête du ministère » et propose comme
épitaphe : « Ce qui vient de la flûte s’en va par le tambour. »
Au milieu de cette polémique, un incident ramène plus que jamais
l’Allemagne et la France au bord d’un conflit.
C’est une provocation de Berlin. Le commissaire de police de Pagny-
sur-Moselle, Guillaume Schnaebelé, est arrêté par les Allemands.
L’affaire s’est déroulée le 20 avril 1887 et le conseil des ministres du 23
prend connaissance des premiers éléments de l’enquête  : le commissaire
Schnaebelé avait traversé la frontière pour se rendre en Allemagne quand
deux agents lui sautèrent dessus pour l’appréhender. Réussissant à se
dégager, Schnaebelé avait regagné le territoire français où les Allemands
l’avaient suivi et rattrapé. Il avait été emmené ensuite, menottes aux poings
à la prison de Metz…
La discussion est vive.
Goblet, président du Conseil, est indigné. Il veut envoyer
immédiatement un ultimatum à Bismarck. Les autres ministres sont plus
réservés. Jules Grévy se tourne alors vers Boulanger qui, jusque-là, est resté
silencieux. Le ministre de la Guerre a déjà fait ses préparatifs. Il est allé en
secret inspecter toute la frontière durant la journée et la nuit précédentes.
Il tend une feuille déjà imprimée au président de la République et laisse
tomber, dans le silence qui s’est fait  : «  Signez cet ordre et, en dix-huit
heures, notre frontière sera occupée par des troupes suffisantes pour
repousser toute agression. En six jours, l’armée française se formera
derrière elle. »
Le président de la République est cependant un vieux juriste retors qui
sait combien on peut souvent éviter l’irréparable en gagnant du temps.
Il calme ses ministres par ces mots  : «  Nous avons déjà demandé des
explications à l’Allemagne, nous ne pouvons tout de même pas lui envoyer
un ultimatum et mobiliser avant d’avoir reçu sa réponse. »
Cet attentisme se révèle payant puisque, dès le lendemain, le chef du
gouvernement reçoit la suite de l’enquête de police qui semble prouver le
guet-apens. Il y a, dans le dossier, des lettres, trouvées chez Schnaebelé,
signées du commissaire allemand en Lorraine qui demande à son collègue
français de venir le voir pour le règlement de certains problèmes frontaliers.
Le gouvernement envoie aussitôt une note à Berlin avec les copies
photographiques de ces lettres. La réponse allemande tarde et, pendant ce
temps, Schnaebelé est traduit devant la Cour de Leipzig et poursuivi pour
espionnage.
Les démarches se multiplient. L’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à
Paris propose ses bons offices et persuade Guillaume Ier du bien-fondé de
la thèse française selon laquelle, en droit international, les convocations de
fonctionnaires à fonctionnaires peuvent tenir lieu de sauf-conduits et que
l’arrestation est donc illégale.
Le 30 avril, Bismarck, dans une note sèche, annonce au gouvernement
français que Schnaebelé va être libéré et rendu à son pays. On est passé bien
près de la guerre. C’est alors que le conseil des ministres découvre la
vérité  : le général Boulanger, sans en avoir averti ses collègues, utilisait
depuis plusieurs mois les commissaires de frontière comme agents de
liaison avec les espions français en Alsace-Lorraine. Un mois déjà avant
l’incident, la police allemande avait un mandat d’amener contre
Schnaebelé. Si l’arrestation avait été irrégulière, les poursuites, elles, étaient
légitimes.
Ainsi donc, avec cette candeur et cette impétuosité qui le caractérisent,
Boulanger avait failli mettre la France en péril et seul un hasard bien
exploité par le chef du gouvernement, Goblet, et par le ministre des Affaires
Etrangères, Flourens, avait pu éviter la guerre.
Qu’importe  ! Pour le peuple, c’est Boulanger qui a fait reculer
Bismarck et l’homme déjà tant connu, loué ou critiqué, devient du jour au
lendemain un héros national.
Après avoir fait oublier aux Français la défaite, voilà qu’il leur donne
un avant-goût de la victoire. Dans tous les cafés-concerts, comme au
lendemain du 14  juillet 1886, des chansons enthousiastes concourent à ce
regain de popularité.
L’une des plus célèbres a Villemer pour auteur et Marius Richard pour
interprète et son refrain donne le ton :
D’un éclair de ton sabre éveille l’aube blanche !
A nos drapeaux viens montrer le chemin !
Pour marcher vers le Rhin
Parais ! Nous t’attendons, ô général Revanche !
Une autre chanson se termine ainsi :
Peuple français, renais à l’espérance,
Lève le front, ne crois plus au danger.
Un général a relevé la France,
Ce général : c’est Boulanger (bis).

Mais l’alerte a été chaude et seuls les radicaux soutiennent encore le


ministre de la Guerre, toutes les autres tendances, depuis les républicains
« opportunistes » jusqu’aux monarchistes, méditent de s’en débarrasser.
Le président de la République, Jules Grévy, ne peut plus supporter, au
conseil, la présence de celui qu’il appelle «  cet animal de général
démagogue ».
Il est impossible de braver l’opinion publique en chassant seulement un
homme qui en est devenu l’idole. C’est tout le ministère qu’il faut
renverser… Un jeu d’enfant sous la IIIe République.
Le gouvernement Goblet est donc mis en minorité à la Chambre, sur
une question budgétaire, le 17 mai.
Dans la crise ministérielle qui s’ouvre et qui va durer treize jours, il
n’est bien sûr question que du maintien, ou non, du général Boulanger dans
la prochaine formation gouvernementale. Et tandis que les politiciens
échafaudent mille et une combinaisons d’où il est exclu, les pétitions et les
adresses en sa faveur parviennent de tous les coins de France.
Dès le 18  mai, le lendemain de la chute du cabinet, les conseillers
municipaux de Saint-Germain-en-Laye signent l’appel suivant  : «  La ville
de Saint-Germain-en-Laye ayant été cruellement éprouvée pendant
l’occupation étrangère, ses conseillers municipaux soussignés, comme
électeurs et hors séance, émettent le vœu que le général Boulanger reste à la
tête du ministère de la Guerre. » Ceux de Rennes, de Montpellier, du Puy,
de Nancy, avant d’autres, font de même.
Les ouvriers de l’Imprimerie nationale réclament son maintien au
ministère.
Le comité central de Paris des sous-officiers et soldats retraités, «  se
faisant l’interprète de tous les comités de province qui, comme lui, ont mis
leurs espérances dans le ministère de la Guerre, émet le vœu que le général
Boulanger reste à la tête de l’armée ».
La presse parisienne est partagée, selon ses tendances politiques et, en
province, plus de quarante journaux publient des éditoriaux enflammés le
déclarant «  indispensable à son poste  ». On peut lire dans l’Intransigeant
d’Henri Rochefort :
« Un immense mouvement d’opinion s’est manifesté dans le pays entier
lorsqu’on a connu dans le public les basses intrigues ourdies par les
opportunistes, dans le but d’écarter des affaires le ministre en qui se
personnifie la cause sacrée de la Défense nationale.
»  Il nous est absolument impossible de publier, même par extraits, les
innombrables lettres et adresses qui nous arrivent de tous les points de
France et qui, toutes, protestent énergiquement contre la retraite éventuelle
du général Boulanger. »
Il y a une élection partielle à Paris le 23  mai. Rochefort a l’idée de
demander aux électeurs d’ajouter à la main, sur le bulletin du candidat
radical, le nom de Boulanger qui, de toute façon, est inéligible.
La Ligue des patriotes, à la veille du scrutin, reprend l’idée en la
modifiant. Elle fait, en toute hâte, imprimer des bulletins au nom du général
et réussit, dans la nuit, à placarder des affiches dans trois quartiers sur
quatre-vingts.
Cette expérience, incomplète et mal préparée, donne tout de même près
de 40 000 voix au général Boulanger et le procès-verbal de l’élection ajoute
que «  30  000 suffrages ont été en outre annulés  », ce qui laisse à penser
qu’ils étaient raturés ou surchargés du nom du général.
Ce résultat ne fait que braquer les « opportunistes » contre le ministre
et, le dimanche suivant, 30  mai, jour de la Pentecôte, le président de la
République annonce la formation du nouveau gouvernement, avec Rouvier
comme président du Conseil et le général Ferron comme ministre de la
Guerre.
En présentant ce nouveau cabinet, l’Elysée et les républicains
opportunistes ne sont pas très rassurés. Ils craignent le coup d’Etat que ses
amis conseillent au général Boulanger.
Celui-ci ne veut pas s’écarter de la «  légitimité  » et quitte son bureau
comme il y est entré : en signant un ordre du jour à l’armée ainsi rédigé :
« Officiers, sous-officiers et soldats !
»  Le cabinet dont je faisais partie ayant donné sa démission, M.  le Président de la
République a confié à d’autres mains le portefeuille de la Guerre.
»  En quittant le commandement de l’armée, je tiens à remercier tous ceux qui m’ont
secondé dans la tâche patriotique de mettre nos moyens de défense à la hauteur de toutes les
épreuves. Vous serez sous les ordres de mon successeur ce que vous avez été sous les miens :
dévoués à vos devoirs professionnels et fidèles aux lois constitutionnelles dont le respect doit,
dans nos cœurs, dominer tous les autres sentiments.
»  Je serai le premier à vous donner l’exemple de cette double discipline militaire et
républicaine.
» Général Boulanger. »

Le 31 mai, un gros titre barre toute la première page de l’Intransigeant :


« Un ministère allemand. »
Le soir même, des milliers de manifestants se regroupent devant
l’Opéra et le Palais-Bourbon en chantant :
C’est Boulange, Boulange, Boulange,
C’est Boulanger qu’il nous faut,
Oh ! Oh ! Oh !

La police est vite débordée et Rouvier, le nouveau président du Conseil,


affolé, envoie la gendarmerie garder les bâtiments publics et l’Elysée.
Le préfet de police a peur de ne pouvoir garantir le maintien de
l’ordre… mais une rapide enquête le rassure et il accourt faire part à
Rouvier de ses conclusions : « Il n’y a pas de danger ; le général Boulanger
est au Havre avec une dame. »
Effectivement, le général est en train de consoler son amertume avec
Mme de Bonnemains.
Pour elle, il oublie tout. A l’heure où il pourrait prendre le pouvoir, il
prononce des mots d’amour.
Il ne sait pas encore que le Boulangisme acclamant «  un homme de
gouvernement » est mort. Malgré lui, c’est une nouvelle formation politique
qui naît spontanément : le Boulangisme antiparlementaire !
 

Pour l’heure, le général Boulanger pense encore que les choses vont se
faire naturellement. Il espère que son éloignement du ministère n’est que
passager, que le cabinet Rouvier va tomber, qu’on le rappellera, dans
l’impossibilité où l’on sera de former le gouvernement suivant sans lui.
Dans cette quiétude d’esprit et dans le désœuvrement qui est le sien,
Georges Boulanger se partage entre sa maîtresse et des entretiens ou des
réceptions mondaines, destinés à retenir l’attention publique. Point de
complot dans tout cela.
Chaque matin, il fait son habituelle promenade à cheval, accompagné la
plupart du temps par des officiers de toutes armes venus le rejoindre. Quand
il en revient, par les Champs-Elysées, il est parfois suivi d’une escorte de
plus de deux cents officiers, selon Barrès.
A son appartement de l’hôtel du Louvre, il reçoit ensuite un nombre
considérable de visiteurs et il assiste, presque chaque soir, à des dîners
organisés en son honneur.
Mais la rue continue à s’agiter.
Comme des Alsaciens ont été condamnés par la Cour de Leipzig à des
peines de forteresse pour espionnage et qu’il y a parmi eux un ancien
officier français, membre de la ligue des patriotes, celle-ci organise, le
27 juin, un grand meeting au cirque d’hiver. Les six mille personnes qui s’y
entassent et la foule, au moins égale en nombre qui n’a pu y entrer, se
répandent ensuite dans les rues aux cris de « Vive Boulanger ! ».
Ces manifestations et l’approche du 14 juillet, qui pourrait être le signal
d’autres désordres, incitent le conseil des ministres à éloigner le général. Le
29 juin, le président de la République signe un décret nommant le général
Boulanger au commandement du 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand.
La tradition veut qu’un officier qui a été ministre de la Guerre ait le
droit de n’accepter aucun commandement pendant l’année qui suit la chute
du cabinet auquel il a appartenu. Georges Boulanger accepte sans rechigner.
Mieux encore, il a un mois pour rejoindre son poste, et il décide de partir le
8 juillet.
Concertée ou non, une manifestation monstre accompagne son départ.
Dès six heures du soir, la foule se presse devant l’hôtel du Louvre et, à
l’apparition du général, fusent les cris : « Vive Boulanger ! Vive l’armée ! A
bas Grévy ! » Sa voiture se fraye un passage difficile et prend, au galop, la
direction de la gare de Lyon. Sur tout le parcours, des gens l’acclament et
lui lancent des vivats auxquels il est obligé de répondre par des coups de
chapeau répétés.
Une foule immense l’attend devant la gare. Huit agents de police lui
font un rempart de leur corps pour le conduire à son wagon. Les
manifestants envahissent la gare, occupent les quais, montent sur les
balustrades, grimpent aux piliers, courent sur le toit des compartiments et
trois ou quatre mille d’entre eux s’installent sur les voies pour empêcher
tout départ.
La Marseillaise, chantée par vingt ou trente mille bouches, fait trembler
les verrières.
Le train doit quitter la gare à 8 h 07. Il faudra, après un étonnant jeu de
cache-cache avec cette foule en délire, que Boulanger parte sur une
locomotive haut-le-pied pour sortir de Paris et aller attendre son train à
Charenton pendant que les forces de police dégagent la gare. Très tard dans
la nuit, les manifestants défilent encore sur les boulevards jusqu’à la
Bastille. Des bagarres éclatent à la brasserie Grüber dont les tables et les
chaises servent de projectiles contre les policiers qui chargent, matraque
haute.
Cette idolâtrie commence à gêner les radicaux eux-mêmes. La Justice,
le journal de Clemenceau, réprouve le lendemain le «  culte de la
personnalité » en ces termes : « Quels que soient les services qu’un homme
ait rendus, quels que soient ceux qu’il puisse rendre, des républicains ont
pour premier devoir de ne jamais exalter à ce point un individu. C’est à
l’idée, à l’idée seule, qu’ils doivent leurs hommages. »
Le 14  juillet tant redouté, l’exceptionnel déploiement des forces de
police évite le désordre, mais aux vivats de commande à l’adresse du
président Grévy répondent, devant la cascade du Bois de Boulogne les cris
et les sifflets des membres de la Ligue des patriotes venus pour huer les
autorités et faire de la revue une nouvelle manifestation à la gloire de
Boulanger. La surprise d’un changement de parcours de sa voiture permet
au chef de l’Etat d’éviter que le bruit ne redouble à l’issue du défilé.
Si le général n’est pas là, son triomphe éclate, dans les rues de Paris où
les camelots vendent mille et un objets à son effigie, et dans les bals publics
où les orchestres jouent quand même En revenant de la revue et Il
reviendra.
Tout cela achève d’indisposer les radicaux qui préféreraient que
Boulanger se fasse un peu oublier. Peut-être le lui conseillent-ils car
pendant quelques mois le calme revient. Le général se contente de visiter sa
région militaire du 13e corps d’armée, et les acclamations qu’il recueille au
passage dans sa voiture découverte, à Vichy, Lyon ou Saint-Etienne
alimentent seulement les colonnes des journaux locaux.
Il ne fait reparler de lui qu’à l’automne.
Un scandale va aboutir à une crise politique grave. Le député Daniel
Wilson, gendre du président Grévy, est convaincu d’avoir utilisé sa position
pour monnayer des rosettes de la Légion d’honneur. Quand l’affaire éclate,
certaines rumeurs, vite éteintes mais reprises par la presse d’opposition,
veulent y impliquer le général Boulanger. Avec son impulsivité habituelle,
celui-ci répond en donnant des interviews imprudentes aux journaux, et le
Gil Blas reproduit ces paroles : « … Le ministère dirige l’enquête avec la
pensée de m’atteindre, de telle sorte qu’on peut dire qu’elle est dirigée
contre moi  ; mais dites bien haut, je vous prie, que je ne m’en sens
nullement inquiet, et à plus forte raison ému. »
C’est là une attaque assez directe contre son successeur au ministère de
la Guerre, le général Ferron.
Au Parlement, on s’indigne. Boulanger est un officier en activité et
c’est lui-même qui a tenu ce langage quand il était ministre : « L’armée n’a
pas à être juge, elle n’a qu’à obéir.  » Le général Boulanger est mis aux
arrêts de rigueur pour trente jours à partir du 14 octobre.
Le voilà à nouveau réduit au silence. Ce qui ne l’empêche pas
d’échapper aux yeux des inspecteurs chargés de le surveiller discrètement.
Il « fait le mur » à Clermont-Ferrand, pour rejoindre, à Royat, Marguerite
de Bonnemains.
Jusque-là, les deux amants ont réussi à cacher leur liaison, sauf sans
doute à quelques amis sûrs et au préfet de police de Paris, dont le métier est
de tout savoir mais qui est tenu par le secret professionnel en ce domaine.
Pendant ce temps, la crise politique devient de plus en plus aiguë.
L’affaire Wilson accule le cabinet Rouvier à la démission et le président
Grévy, moralement responsable des agissements de son gendre, va devoir
quitter l’Elysée.
Sa punition terminée, le général Boulanger est venu à Paris pour
participer aux travaux de la commission de classement avec les autres chefs
de corps d’armée. Mais le général n’est pas un militaire comme les autres.
Sa présence dans la capitale effraie les uns, donne des idées aux autres.
Quant à lui, il ne souhaite qu’une seule chose  : revenir au ministère de la
Guerre à la faveur de cette crise.
Clemenceau et les radicaux se rapprochent de lui en pensant qu’il peut
leur être utile en la circonstance. L’écœurement et l’antiparlementarisme
qu’a suscités dans le public le trafic des décorations donnent en même
temps l’idée aux royalistes, partisans d’un coup d’Etat qui rétablirait la
monarchie, de se servir du populaire général.
Tout à son ambition, Boulanger accepte n’importe quelle proposition,
sautant d’une réunion radicale à un entretien royaliste. Dans une
atmosphère d’intrigues, de révolution et de Commune, avec les points
stratégiques gardés par la troupe et des manifestations diverses que la police
a du mal à réprimer, Jules Grévy démissionne, le 2 décembre à deux heures
du matin.
Depuis quelques heures, le général Boulanger a regagné Clermont-
Ferrand sur ordre du ministre de la Guerre démissionnaire Ferron qui a
renvoyé, en raison de la situation, tous les chefs de corps d’armée à leurs
quartiers généraux.
Le 3  décembre, le Congrès réuni à Versailles élit un inconnu à la
présidence : Sadi Carnot.
«  Il n’est pas très fort, a dit Clemenceau… mais c’est un bon
républicain. »
Le général Boulanger multiplie les démarches en tous sens et se déplace
beaucoup. Son retour au ministère semble être alors pour lui une obsession.
Il apprend, à Clermont-Ferrand, que le nouveau président de la
République offre à Goblet de former le cabinet et il envoie un télégramme à
Paris pour assurer que, s’il obtient le portefeuille de la Guerre, il ne
s’occupera pas de la politique intérieure.
En fait, Sadi Carnot constitue un gouvernement presque uniquement
opportuniste, présidé par Tirard qui est aussitôt en butte à l’opposition des
radicaux.
Le 26  décembre, à l’hôtel du Louvre, Boulanger reçoit à nouveau les
envoyés royalistes à qui il promet de procéder à un coup d’Etat dès qu’il
aura récupéré le ministère de la Guerre.
Cinq jours plus tard, le 1er janvier 1888, conduit par le jeune journaliste
bonapartiste Georges Thiébaud, il quitte Clermont sous un déguisement et
en se faisant appeler « commandant Solar ». A Lyon, il sème les inspecteurs
de police qui s’attachent à ses pas en les égarant dans les fameuses
« traboules » et il gagne la rive suisse du lac de Genève où, le 2 janvier, il a
un long entretien avec le prince Napoléon dans sa villa de Prangins. Ainsi,
de plusieurs côtés à la fois, Boulanger se compromet dans de secrètes
combinaisons. C’est de l’aide pour assurer le succès de son ambition qu’il
cherche, quitte à renier ses promesses une fois le succès atteint… tandis que
ceux qui s’engagent à ses côtés pensent sans doute se servir de lui
seulement pour s’emparer du pouvoir. Qui dupera l’autre ?
Des élections partielles doivent avoir lieu dans sept départements, le
26 février 1888. Georges Thiébaud a l’idée d’y faire distribuer des bulletins
au nom du général. Le 27  février, le dépouillement du scrutin révèle que
Boulanger, sans avoir fait acte de candidature, a recueilli quelque 55  000
voix au total dans ces sept élections partielles.
Le ministre de la Guerre, le général Logerot, exige des explications  ;
« Boulanger, officier général en activité, s’est-il livré volontairement à une
action électorale ? »
Il nie tout, bien sûr, mais la presse commente l’affaire et des
parlementaires exigent des sanctions.
Le 17 mars, le président Carnot signe un décret de mise en non-activité
par retrait d’emploi du commandant du 13e  corps. Cependant, le motif
invoqué n’est pas la participation électorale du général  ; le décret lui
reproche seulement d’avoir fait, sans autorisation, trois voyages clandestins
à Paris.
Même les journaux qui n’éprouvent pas de sympathie particulière pour
Boulanger trouvent qu’il y a disproportion flagrante entre la faute et la
punition. On parle de manœuvres politiques et l’opinion publique s’émeut.
Un nouveau quotidien prend le nom de La Cocarde, « organe boulangiste »,
et vend 400 000 exemplaires dès sa parution.
Les amis du général, Rochefort, Laguerre, Déroulède et plusieurs
députés radicaux forment un «  comité républicain de protestation
nationale  » qui patronnera la candidature de Boulanger dans les élections
partielles, «  non pour le faire entrer à la Chambre, mais à titre de
protestation contre un gouvernement qui n’est pas inspiré par le sentiment
de la patrie ».
Dans l’Aisne, le 25  mars, Boulanger arrive en tête du ballottage avec
45  000 voix radicales et bonapartistes sur son nom, contre 25  000 à un
conservateur et 17 000 seulement au candidat officiel, Paul Doumer.
Le lendemain, 26 mars 1888, le général Boulanger est mis à la retraite
d’office. Cette réplique du gouvernement ne règle rien, au contraire,
puisque désormais voilà Boulanger tout à fait éligible légalement.
Il se désiste au second tour dans l’Aisne, au profit de Paul Doumer, et
pose sa candidature à l’élection du 15 avril dans le département du Nord. Il
s’adresse aux électeurs en ces termes :
« En me permettant de me présenter à vos suffrages, le gouvernement semble avoir voulu
provoquer lui-même une manifestation sur sa politique. J’accepte, pour ma part, ce rendez-vous
donné à tous devant le suffrage universel… Electeurs du Nord, les derniers événements ont
démontré jusqu’à l’évidence que la Chambre est devenue absolument étrangère aux aspirations
du pays. Celui-ci ne la comprend pas plus qu’elle n’est elle-même capable de le comprendre.
Seul le suffrage universel a qualité pour trancher le différend entre ceux qui ont délivré le
mandat et ceux qui l’ont reçu.
»  A l’impuissance dont l’Assemblée législative est atteinte, il n’y a qu’un remède  :
dissolution de la Chambre, révision de la Constitution. C’est à ce résultat que tendront tous mes
efforts. Vive la France ! Vive la République !
» Général Boulanger. »

Entretemps, le cabinet Tirard est renversé et remplacé par le ministère


Floquet.
Le 8 avril, sans s’être aucunement présenté, Boulanger est élu député de
la Dordogne par 59 500 voix contre 36 000 au candidat opportuniste. Il est
tellement sûr du succès dans le Nord, qu’il remet aussitôt sa démission à
Jules Méline, président de la Chambre.
Il a raison : c’est un plébiscite.
Il emporte au premier tour l’élection du 15  avril par 173  000 voix
contre 76 000 à l’« opportuniste » Paul Foucart.
Ce triomphe marque aussi la rupture définitive avec Clemenceau. Le
groupe parlementaire radical exclut, le 19  avril, ceux de ses membres qui
font partie du comité boulangiste. Cette mesure n’a d’ailleurs pas l’effet
escompté puisque, loin d’isoler les ex-radicaux devenus boulangistes, elle
les renforce d’une dizaine de nouveaux dissidents.
Le comité se transforme en parti politique, sous le nom de «  Parti
républicain national  » et, véritable carrefour de toutes les oppositions, il
rassemble des gens aussi éloignés que des royalistes, impérialistes et
plébiscitaires, avec une partie des radicaux et quelques socialistes.
Le 4  juin 1888, le nouveau député du Nord se rend en voiture
découverte au Palais-Bourbon, accompagné d’une foule qui lui fait un
triomphe, ô paradoxe, au nom de l’antiparlementarisme. Des fenêtres de la
rue de Rivoli, on lance des fleurs sur son landau. Tout au long du chemin,
les «  Vive Boulanger  !  » éclatent en vagues d’enthousiasme. Place de la
Concorde, l’important service d’ordre mis en place par le préfet de police
est bousculé et débordé. Des grappes humaines s’accrochent aux
marchepieds, aux portières de la voiture, aux rênes des chevaux. Assis sur
les coussins, Boulanger sourit et salue, heureux de sa popularité, tandis que
Déroulède, debout, essaie de se faire entendre parmi les clameurs  : «  Je
vous en prie, mes amis, laissez-nous passer  ; ce n’est pas vous que nous
voulons renverser, c’est la Chambre ! » Sur les marches de l’Assemblée, les
députés regardent avec inquiétude s’approcher cette marée humaine.
Un déclic, un geste de Boulanger, et la foule s’empare avec lui du Palais
législatif et balaie ses occupants. Mais il n’entre pas dans les projets du
général de suivre une autre voie que celle de la légalité. Abandonnant son
escorte populaire, Boulanger monte à la tribune pour défendre, devant une
Assemblée rendue plus hostile par la manifestation qu’elle vient de voir,
son projet de révision constitutionnelle.
Il veut que la présidence de la République n’ait plus la situation effacée
que lui donne l’actuelle Constitution et même, au besoin, qu’elle soit
remplacée par un Conseil suprême. Il propose l’incompatibilité de la
fonction ministérielle avec le mandat de député. Le pouvoir exécutif devra,
selon lui, posséder le droit de s’opposer à la promulgation des lois dues à
l’initiative parlementaire, tandis que la nouvelle Constitution selon son
projet, sera soumise au suffrage universel par la voie d’un référendum.
Cet exposé, trop technique d’une part pour qu’il le fasse avec la flamme
de ses anciennes interventions ministérielles à la Chambre, trop méprisant
d’autre part vis-à-vis des députés qui l’écoutent, ne recueille que des huées.
Paul Déroulède dira  : «  J’en ai par-dessus la tête de la République
parlementaire… je suis du parti des dégoûtés et ils sont nombreux. C’est
avec cette rubrique qu’on pourrait enrégimenter toute la France. »
Maurice Barrès écrit : « Le Figaro me demande pourquoi mes amis et
moi sommes boulangistes. C’est parce que le général est le seul en France
capable d’expulser les bavards du Palais-Bourbon, qui nous assourdissent et
sont de vilaines gens. »
Georges Thiébaud lui, trouve une nouvelle formule pour appeler
Boulanger ; après le « général Revanche », on le surnommera le « général
Nettoyage ».
Pour s’organiser efficacement, le parti républicain national a besoin
d’argent. Dans sa composition hétéroclite, les seuls à pouvoir en donner
sont les royalistes. Encore faut-il que cela soit fait d’une façon
suffisamment discrète pour que les partenaires de gauche du boulangisme
l’ignorent, car ils auraient tôt fait de s’en indigner et de rompre ainsi la
fragile unité réalisée autour du nom du général par des éléments aussi
dissemblables.
Le «  comte  » Dillon, l’homme de l’intendance, le «  financier  » du
groupe, obtient trois millions de francs de la duchesse d’Uzès, avec la
caution du comte de Paris.
Le 12 juillet 1888, puisque l’Assemblée a refusé de voter la révision de
la Constitution, Georges Boulanger réclame la dissolution : « La Chambre
ne représente plus le pays, qu’elle s’en aille ! » C’est un beau tumulte. Et
comme, cette fois, Boulanger n’est plus handicapé par un long texte aux
relents de juridisme, il a retrouvé toute sa vigueur et sa fougue. Les attaques
sont vives, les épithètes sonnantes. Le général brandit sa démission et crie
qu’il en appelle au pays. Dans le vacarme, on s’envoie des injures, et tout
cela finit dans la nuit, par l’échange de témoins entre Boulanger et Floquet,
le président du Conseil.
Le duel a lieu à Neuilly, dans la propriété du comte Dillon. Au premier
engagement, Floquet, qui a Clemenceau pour témoin, est blessé au mollet
gauche et Boulanger à la main droite… mais les blessures sont trop
superficielles pour qu’on arrête le combat. Le général charge à la deuxième
reprise, oblige le président du Conseil à reculer sur toute la longueur du pré,
le blesse à la poitrine et le pousse dans les fusains… mais il s’enferre sur
l’épée de son adversaire qui lui pénètre dans la gorge de 7  cm. «  Je l’ai
embroché comme un poulet », dira le vieux Floquet – il est né en 1828 – en
racontant et en mimant le duel.
Cette défaite inopportune marque aussi un tournant dans la vie privée
de Georges Boulanger. Sa femme, qui vit à Versailles et dont il est
virtuellement séparé, refuse de se rendre à son chevet. En revanche,
Marguerite de Bonnemains a attendu l’issue du duel, cachée dans une
voiture, sur le boulevard d’Argenson et elle se précipite pour veiller son
amant. Boulanger est en danger de mort, des bulletins de santé sont affichés
quatre fois par jour à la grille de l’hôtel du comte Dillon. Pour Mme  de
Bonnemains, la réserve, la prudence habituelle ne sont plus de mise. Elle ne
craint plus les commérages et s’affiche en « fiancée » officielle ou presque.
Cette preuve d’amour touche au plus profond de son cœur le général
Boulanger qui entame sa convalescence et il est probable que, dès cet
instant, son ambition implacable cède le pas devant les sentiments et prenne
inconsciemment moins d’importance pour lui que la femme aimée. Avant
d’aller ainsi se faire blesser dans un stupide duel, le général avait donné à
ses amis la consigne de poser sa candidature à une élection partielle dans
l’Ardèche. Le scrutin du 22  juillet ne lui donne que 27  000 voix contre
43 000 à son concurrent républicain. Est-ce la fin du mythe « Boulanger » ?
L’homme couché dans son lit ne peut l’admettre, mais Floquet le pense,
qui fixe au 19 août trois élections : en Charente-Inférieure, dans la Somme
et dans le Nord. Le général Boulanger n’est pas encore guéri qu’il se met
déjà en campagne. Ses ennemis du gouvernement estiment qu’il est à terre :
l’issue grotesque de son duel où l’officier a été battu par un avocat, son
échec de l’Ardèche vont détourner de lui les foules. C’est mal connaître ses
ressources. Dillon lui prépare une campagne « à l’américaine », Boulanger
paie de sa personne en voyageant dans les départements dont il convoite le
siège et il recueille une triple victoire.
Le général est réélu député du Nord par 130  000 voix contre 97  000,
l’emporte dans la Somme par 77  000 suffrages contre 41  000 et dans la
Charente-Inférieure par 57 000 contre 42 000. Le républicain opportuniste
Jules Ferry commente ainsi ce succès boulangiste : « Les chiffres de notre
défaite sont formidables et la République, il ne faut pas se le dissimuler, en
est profondément atteinte. »
Huit jours après, le général part pour une destination inconnue et,
pendant près d’un mois et demi, le parti national perd son chef.
C’est que, du 27  août au 8  octobre, Georges Boulanger est parti se
reposer en compagnie de Marguerite de Bonnemains en Espagne et à
Tanger : une lune de miel, presque… D’autant plus que le général a entamé
une instance en divorce et que sa maîtresse, dont les liens civils sont déjà
rompus, a demandé au Vatican l’annulation de son mariage religieux.
A son retour, plusieurs mauvaises nouvelles accueillent Boulanger.
D’une part, Rome repousse la demande de celle qu’il espère épouser,
d’autre part sa femme refuse le divorce, et enfin ses alliés de droite lui en
veulent de ces démarches qui offensent leurs convictions religieuses.
Les différents courants qui soutiennent Boulanger ont aussi profité de
son absence pour tenter d’accaparer son mouvement, chacun dans son sens.
Certes, pour qu’ils ne se contrarient pas trop visiblement, ils ont été
constitués en organismes et en comités très différents et ne se retrouvent
que dans les campagnes électorales sur son nom, mais la duperie
permanente de cette alliance factice commence à poser des problèmes au
général.
Un nouveau scrutin va ressouder les états-majors boulangistes contre
l’ennemi commun : les républicains.
Le radical Hudes, député de Paris, est mort le 24  décembre. Le
gouvernement fixe l’élection de son remplaçant au 27  janvier 1889. Les
adversaires de Boulanger s’y préparent avec une certaine sérénité – les
Parisiens votent à gauche – mais avec suffisamment d’inquiétude inavouée
pour ne lui opposer qu’un candidat unique. A l’alliance dénaturée des
«  boulangistes  », répond la coalition des frères ennemis, Ferry et
Clemenceau.
Ils présenteront un radical modéré, Edouard Jacques, président du
Conseil général de la Seine, dont la profession de foi dit notamment :
«  Citoyens, le moment est décisif. Toutes les réactions, groupées
derrière quelques transfuges du parti républicain, se coalisent dans une
équivoque pleine de menaces. Elles exploitent les mécontentements amenés
par leurs manœuvres aussi bien que par l’éparpillement de nos forces. Une
fois de plus, c’est le cléricalisme qui mène au combat tous les ennemis de la
République. M. Boulanger est leur porte-drapeau…
» Les hommes qui se sont unis sur mon nom représentent des tendances
diverses de l’opinion républicaine…
»  Mais tous sont d’accord pour déclarer que le retour au pouvoir
personnel, c’est l’abdication de la nation, le déshonneur, la déchéance de la
patrie. Ils ont fait de moi le candidat de la République… »
A quoi Boulanger répond :
« Electeurs de la Seine,
»  Les parlementaires, qui ont tout fait pour me rendre éligible, sont
aujourd’hui affolés à l’idée de me voir élu. Mon épée les inquiétait, ils me
l’ont retirée. Et les voilà plus inquiets qu’à l’époque où je la portais encore.
En réalité, ce n’est pas de moi qu’ils ont peur ; c’est du suffrage universel,
dont les jugements réitérés témoignent du dégoût qu’inspire au pays l’état
d’abâtardissement où leur incapacité, leurs basses intrigues et leurs
discussions fastidieuses ont réduit la République… »
Et le général fait en même temps afficher cette proclamation dans les
quartiers populaires :
« Ouvriers de la Seine,
» Chaque jour, quarante journaux, dont la plupart sont entretenus à vos
frais par un gouvernement sans scrupule, me traînent dans la boue.
»  Parce que je veux substituer au régime parlementaire qui est le
gouvernement d’une classe égoïste et corrompue, une République
démocratique, on me représente à vous comme un aspirant à la dictature.
Est-ce vouloir la dictature que de vouloir que le pays soit consulté
directement sur les grandes questions politiques et sociales…
» En votant pour moi, vous voterez pour la République démocratique et
vous signifierez à vos exploiteurs que vous ne voulez plus donner vos
enfants pour d’inutiles et dangereuses conquêtes, ni vos impôts pour doter
leurs sinécures… »
Cette élection du 27  janvier 1889 sera donc un test  : le gouvernement
face à face avec Boulanger. Ce jour-là, en fin d’après-midi, pendant que les
derniers électeurs déposent leur bulletin dans l’urne, le président du Conseil
Floquet arrive place Beauvau. Il est souriant, sûr de lui. Le candidat d’union
des républicains va passer haut la main. Les rapports de police rassemblés
au ministère de l’Intérieur sont formels  : ils donnent tous des estimations
très optimistes. Un seul commissaire, celui du XVIe, pense que les votes de
son arrondissement pourraient aboutir là au ballottage… Simple accident de
parcours, mais le succès est certain. Floquet a convoqué les hauts
fonctionnaires des principaux ministères à sabler le champagne de la
victoire. Les premiers résultats parviennent… tous donnent une belle
avance à Boulanger. Le brouhaha joyeux du début s’éteint dans les couloirs.
Des ombres se glissent furtivement dans la cour du bâtiment de la place
Beauvau et filent à l’anglaise. Le buffet est désert, on réduit les lumières,
les huissiers se font plus rares et un silence ouaté s’installe devant les portes
matelassées derrière lesquelles Floquet et ses ministres sentent l’affolement
les gagner.
Au restaurant Durand, place de la Madeleine, l’état-major boulangiste
occupe tous les salons, et l’arrivée des premiers chiffres du dépouillement
provoque des vagues d’enthousiasme. Au fur et à mesure que la soirée
s’avance, le triomphe se confirme. Des clameurs montent déjà de la rue.
Aux « Vive Boulanger » commencent à succéder des « A l’Elysée » de plus
en plus fréquents. Dans cette griserie qui s’empare de la foule comme des
amis et conseillers proches du général, tout devient possible.
Chez le président du Conseil aussi bien qu’au palais de l’Elysée, les
rapports les plus alarmistes suscitent un début de panique.
C’est souvent le propre des gouvernants d’être mal informés : après les
mensonges de la flatterie, le vent qui tourne apporte les exagérations du
pessimisme subalterne.
«  Un ordre, un mot du général, dit-on, et cent mille hommes
envahissent le Palais-Bourbon et prennent d’assaut la présidence de la
République. »
« C’est le coup de force légitimé par le scrutin ! » s’exclame un chef de
cabinet vert de peur.
« Mais la police, l’armée ? » réplique Floquet.
«  C’est cela, qu’on arrête Boulanger et qu’on le fusille  !  » propose
Viette, le ministre de l’Agriculture, au cours du Conseil improvisé qui se
tient autour du président Carnot.
Les rumeurs se mêlent aux informations pour accentuer le
découragement  : «  La plupart des policiers sont boulangistes et loin de
disperser les rassemblements de foule comme ils en ont reçu l’ordre, ils se
tiennent à l’écart en souriant et en se retenant pour ne pas applaudir eux-
mêmes le général… Certains hommes de la garde républicaine préparent
déjà leur uniforme de sortie pour faire escorte au nouveau député de Paris
dans sa marche au pouvoir…
» Dans l’armée ? Le 76e d’infanterie, appelé en renfort à proximité de
l’Elysée, murmure dans ses rangs “Vive Boulanger” tandis que le
39e régiment, caserné à Latour-Maubourg, a placardé des photographies du
général Boulanger dans toutes les chambrées avec l’assentiment des
officiers. »
Quoi qu’il en soit, si ces rapports plongent dans le désarroi les
ministres, ils excitent à l’action les boulangistes.
D’autant plus que les résultats définitifs viennent d’arriver : le général a
244 000 voix contre 162 000 à son adversaire, soit une marge de majorité
de 82 000 suffrages.
Déroulède, le dégingandé, bat l’air de ses longs bras et, montrant la
foule passionnée qui attend rue Royale et sur les boulevards, il supplie
Boulanger de donner le signal du coup d’Etat. Ses cadres de la Ligue des
patriotes organiseront et canaliseront le mouvement. De toutes parts, on le
presse d’agir.
Est-ce la lueur d’inquiétude qu’il voit dans les yeux d’une femme
silencieuse, Marguerite de Bonnemains, ou est-ce le vieil attachement à la
discipline et à la légalité du militaire ?
Toujours est-il que le général Boulanger repousse tout conseil
aventuriste et qu’il tient ce langage à ses amis :
«  Pourquoi voulez-vous que j’aille conquérir illégalement un pouvoir
où je suis sûr d’être porté dans six mois par l’unanimité de la France ? »
Le journaliste Georges Thiébaud, un des lieutenants de Boulanger,
consulte sa montre  : «  Minuit cinq, messieurs, depuis cinq minutes, le
boulangisme est en baisse. »
 

Boulanger tentera plus tard, à Londres, de justifier ainsi cette décision :


«  … J’ai toujours été contre la force, Napoléon  III est mort de son coup
d’Etat. Tenez, mon père était un vieux conservateur. Il ne tenait pas plus à
un gouvernement qu’à un autre, mais jamais il n’a pu “avaler” l’Empire. On
lui disait : “Mais la France est heureuse, elle a de la gloire, son agriculture
et son industrie prospèrent. Tout va bien.”
» Et mon père, combien de fois l’ai-je entendu ! répondait : “Napoléon
a fait le coup d’Etat.”
» Il venait chez nous des bonapartistes qui disaient : “Le pays est avec
l’Empereur”. Et mon père, toujours  : “Il a fait le 2-décembre.” Cela ne
“passait” pas, comme on dit.
» Pourtant, mon père n’était pas un fanatique. Eh bien ! je n’ai jamais
oublié cette répugnance invincible d’un honnête bourgeois, indifférent à la
politique, pour la force.
» Je me suis mis à la partager, cette répugnance, et quand j’ai pu faire
un coup de force, j’ai reculé, persuadé qu’avec la violence je n’aurais rien
fondé de durable. »
 

Le lendemain, 28 janvier, le général Boulanger refuse même d’aller à la


Chambre pour éviter que des manifestations de rues ne dégénèrent en
bagarres  : «  … Je n’ai pas à me dissimuler que si j’ai été élu, c’est
précisément parce que je représente l’ordre. »
Cette apathie, derrière laquelle ses amis veulent voir l’influence
émolliente de sa maîtresse, les adversaires de Boulanger vont la mettre à
profit.
 

A travers l’élection du 27 janvier, c’est le président du Conseil qui a été


battu et qui doit céder la place à un autre. Mais avant de le faire, il lui reste
une tâche à accomplir  : changer la loi électorale puisqu’elle semble
favoriser les boulangistes.
Le scrutin de liste à tendance trop « plébiscitaire » est remplacé par le
scrutin d’arrondissement. Avec quarante voix de majorité à la Chambre et la
ratification du Sénat, la nouvelle loi électorale est promulguée le 13 février
1889… Floquet démissionne le lendemain.
Tirard forme le nouveau cabinet  ; ce même Tirard dont le ministère
précédent, il y a près d’un an, a chassé le général Boulanger de l’armée.
Cette fois encore, il s’agira pour Tirard et surtout pour son ministre de
l’Intérieur, Ernest Constans, de « briser » le général Boulanger.
Constans est un homme que les scrupules apparemment n’étouffent pas.
On raconte sur lui les pires infamies, et sa moralité, que l’on dit douteuse, le
fait mépriser du président Carnot lui-même qui le juge ainsi  : «  Les
braconniers font souvent les meilleurs gardes-chasses. »
Le nouveau gouvernement cherche d’abord à diviser les alliés du
boulangisme. Par un décret, le 7 mars 1889, il donne des gages à la droite
en mettant fin à l’exil du duc d’Aumale. Mais il complète ces manœuvres
politiques par des attaques plus directes. Des poursuites judiciaires sont
engagées contre la Ligue des patriotes, la plus ancienne et la plus solide
organisation qui appuie Boulanger. Les prétextes sont assez minces et ne
résisteront pas à un examen sérieux, mais pour tenter de constituer un
« dossier à charge » suffisant, Constans ordonne des perquisitions chez les
principaux chefs de la Ligue. Le Sénat discute de sa transformation en
Haute Cour pour juger les « auteurs d’un complot contre la République ».
Mais ces attaques de front peuvent se retourner contre leurs auteurs
aussi bien par le manque de preuves que par le ridicule des accusations. Le
mieux serait d’inciter Boulanger et ses principaux lieutenants à fuir, de telle
sorte qu’ils ne puissent répondre et démontrer l’inanité des reproches qu’on
leur fait. Des agents doubles, payés par le ministre de l’Intérieur, font courir
le bruit d’une arrestation imminente du général.
Le 14 mars au soir, Boulanger, sans doute sur les instances réitérées de
Mme de Bonnemains, prend le train pour Bruxelles. Se rendant compte dès
le lendemain que le danger était illusoire et que nulle part dans les journaux
il n’y est fait allusion, le général reprend le train de 6 heures pour Paris où il
se montre en plusieurs endroits pour faire croire qu’il n’est jamais parti.
Il semble vouloir se battre. Les députés boulangistes préparent des
interpellations à la Chambre sur la moralité du ministre Constans. Ce qui a
pour effet d’activer l’offensive du gouvernement. Le 29 mars, le Sénat vote
le projet de loi sur la procédure de sa transformation en Haute Cour de
justice.
Le procureur général Bouchez refuse, le 30  mars, de signer les
poursuites contre Boulanger. Les journaux du 1er  avril signalent que le
procureur de la République Quesnay de Beaurepaire a accepté de lui
succéder.
De tous côtés, on rapporte au général qu’un mandat d’amener est signé
contre lui. Certains disent l’avoir «  vu  » sur le bureau du ministre de
l’Intérieur.
Cette fois, Boulanger part, le soir même, pour ne plus revenir. De
Bruxelles, il téléphone à ses amis le manifeste suivant que publieront les
journaux boulangistes du lendemain :
« Français,
»  Les exécuteurs des hautes et basses œuvres qui détiennent le pouvoir au mépris de la
conscience publique ont entrepris de contraindre un procureur général à lancer contre moi un
acte d’accusation qui ne peut être relevé que par un tribunal exceptionnel constitué par des lois
d’exception.
»  Jamais je ne consentirai à me soumettre à la juridiction d’un Sénat composé de gens
qu’aveuglent leurs passions personnelles, leurs folles rancunes et la conscience de leur
impopularité. Les devoirs que m’imposent les suffrages de tous les Français légalement
consultés m’interdisent de me prêter à tout acte arbitraire tendant à la suppression de nos
libertés, constatant le mépris de nos lois et faisant litière de la volonté nationale.
» Le jour où, appelé à comparaître devant mes juges naturels (magistrats ou jurés), j’aurai
à répondre à l’accusation que le bon sens et l’équité publique ont déjà repoussée, je tiendrai à
l’honneur de me rendre à l’appel de ces magistrats qui sauront faire bonne justice entre le pays
et ceux qui, depuis trop longtemps, le corrompent, l’exploitent et le ruinent.
» D’ici là, travaillant sans cesse à l’affranchissement de mes concitoyens, j’attendrai en ce
pays de liberté que les élections générales aient enfin constitué la République habitable, honnête
et libre.
» Général Boulanger.
» Bruxelles, 2 avril 1889. »

Avec ce manifeste, les boulangistes publient des explications en forme


d’excuses.
Les adversaires, en revanche, donnent à ce départ un tout autre accent :
« fuite honteuse », « plaisanterie », « désertion », « un héros d’alcôve »…
Cet exil volontaire fait, en tout cas, le jeu du gouvernement Tirard. Le
4 avril, la Chambre lève l’immunité parlementaire de Boulanger et autorise
les poursuites contre lui.
Le 12  avril, le Sénat siège pour la première fois en Haute Cour de
justice et désigne une commission qui préparera l’instruction de l’affaire
« Boulanger ».
Le 24 avril, le général quitte la Belgique pour s’installer à Londres avec
Marguerite de Bonnemains et une suite d’amis et de serviteurs.
Le boulangisme est en train de sombrer, mais le général croit encore
que son succès électoral d’hier va se renouveler aux législatives des
22 septembre et 6 octobre 1889.
Il oublie la versatilité du public qui, pour l’heure, n’a d’yeux que pour
l’«  Exposition Universelle  ». Destinée à célébrer le centenaire de la
Révolution, l’Exposition couvre toute l’esplanade des Invalides et, par le
quai, rejoint le Champ de Mars où une extraordinaire attraction fait courir
les visiteurs. Une tour de fer élève dans le ciel ses 300  m de poutrelles
enchevêtrées et la vedette du moment ne fait pas de politique… c’est
l’auteur de ce défi à l’équilibre, un ingénieur du nom d’Eiffel.
C’est donc sans remuer l’opinion qu’est votée la loi du 17 juillet 1889
interdisant les candidatures multiples, une loi qui restreint pourtant la liberté
électorale.
En plein mois d’août, époque des vacances, la Haute Cour déclare
Boulanger et deux de ses amis, le comte Dillon et le journaliste Henri
Rochefort, coupables de complot, et les condamne, par contumace et sans
preuve, à la peine de déportation dans une enceinte fortifiée. Le verdict était
rendu d’avance… Si Boulanger eût été là pour se défendre, ce procès aurait
pu déclencher une révolution mais, en son absence, il tombe dans
l’indifférence estivale.
Entretemps, à Londres, le 14 juillet, le général Boulanger avait encore
distendu l’alliance malaisée de son Parti national et des royalistes en disant
à des Français venus le saluer à l’occasion de la fête nationale  : «  Je ne
prépare nullement le rétablissement du trône car aucune monarchie n’est
susceptible de donner à la France un gouvernement librement consenti. »
L’alliance demeure donc purement électorale, avec de multiples
réticences sur le fond.
La vieille France rurale, par peur de l’aventure et du désordre, vote
donc «  républicain  » en septembre. Les boulangistes n’emportent pas
cinquante sièges et une douzaine d’élus sont invalidés. Cet échec, les
conservateurs ne le pardonnent pas à Boulanger et Arthur Meyer, dans Le
Gaulois du 8  octobre, écrit  : «  Il y a des boulangistes de droite. Ils
reviendront à la droite… Il y a des boulangistes de gauche. Ils s’en vont à la
gauche. Nous leur disons volontiers  ! «  Bonsoir, messieurs  ! Nous avons
combattu loyalement côte à côte  ; séparons-nous courtoisement, mais
résolument. Nous aimons ici les situations nettes.  » Boulanger, furieux de
cette dérobade, lui répondit par un télégramme :
«  Je vous ai toujours cru capable de toutes les bêtises, je vous crois
maintenant capable de toutes les trahisons  ; je vous envoie l’assurance de
mon profond mépris. »
Privé des fonds royalistes, le général a quitté le faste de son exil
londonien pour un refuge plus modeste dans l’île de Jersey… Le climat de
l’île normande est d’ailleurs préférable pour sa maîtresse que le brouillard
de Londres a rendue malade.
Aux membres de son comité et à quelque 25 de ses députés venus lui
rendre visite à Jersey, le général Boulanger propose : « Nous avons perdu la
partie législative. Eh bien ! risquons maintenant la municipale ! »
Les douze députés boulangistes invalidés sont réélus au début de 1890,
ce qui renforce l’optimisme du général pour les municipales d’avril à
Paris…
Hélas, c’est un désastre : le comité national n’emporte que deux sièges
seulement sur les quatre-vingts à pourvoir.
C’est la fin du mouvement boulangiste.
Abandonné de tous, le général écrit ses Mémoires à Jersey… Un recueil
de récriminations plutôt, où il rend tous ses anciens amis responsables de sa
défaite et où il les accuse, «  ces gredins  », de l’avoir «  trahi  ». Ses idées
politiques – s’il en a jamais eu de bien affirmées – tournent alors vers
l’extrême gauche et le « socialisme révolutionnaire ».
Le 8  mai 1891, avec Marguerite de Bonnemains que consume une
pleurésie, il quitte définitivement Jersey pour s’installer à Bruxelles. Dans
une lettre au ministre belge de l’Intérieur, il prend l’engagement de
renoncer à toute activité politique. Toutes ses journées sont alors consacrées
à Marguerite.
Toutes ses facultés d’illusion et d’optimisme qui l’ont tant servi à
l’apogée de sa gloire, il les met au service de sa maîtresse malade, appelant
auprès d’elle les meilleurs spécialistes et la persuadant d’une guérison
proche.
Le 16 juillet, après douze heures d’agonie pendant lesquelles le général
ne cesse de couvrir ses mains de baisers, Marguerite de Bonnemains s’éteint
en lui murmurant : « A bientôt ! »
Cette perte achève d’abattre Boulanger. Il passe les jours qui suivent à
surveiller la construction d’un caveau au cimetière d’Ixelles.
Le 29  septembre 1891, après avoir mis de l’ordre dans ses papiers, il
rédige son testament politique :
« Je me tuerai demain, non parce que je désespère de l’avenir du parti
auquel j’ai donné mon nom, mais parce que je ne puis supporter l’affreux
malheur qui m’a frappé il y a deux mois et demi.
» Depuis deux mois et demi, j’ai lutté, j’ai essayé de prendre le dessus,
je n’ai pu y parvenir.
» Je suis convaincu que mes partisans, si dévoués, si nombreux ne m’en
voudront pas de disparaître en raison d’une douleur telle que tout travail
m’est devenu impossible… L’histoire ne sera pas sévère pour moi, elle sera
sévère pour mes proscripteurs, pour ceux qui ont essayé de flétrir un loyal
soldat par un jugement politique…
» En quittant la vie, je n’ai qu’un regret : celui de ne pas mourir sur le
champ de bataille, en soldat, pour mon pays.
» Ceci est écrit en entier de ma main, à Bruxelles, 79, rue Montoyer, le
29 septembre 1891, veille de ma mort. »
Le lendemain, sur la tombe de Marguerite, il se tire une balle dans la
tempe.
Dans son testament privé, il demandait d’être inhumé à côté de son
amante et qu’au-dessous de l’inscription déjà gravée  : Marguerite,
19 décembre 1855 – 15 juillet 1891, l’on écrivît dans les mêmes caractères :
Georges, 29 avril 1837 – 30 septembre 1891 ; ai-je bien pu vivre deux mois
et demi sans toi ?
Malgré l’apparence théâtrale de ce suicide, tellement conforme à ce que
fut toute sa vie d’acteur et de metteur en scène politique, il est certain que,
cette fois, le général Boulanger avait succombé à un sentiment sincère.
Mais la politique est cruelle et son ancien protecteur, Clemenceau, fit un
mot lorsqu’il apprit les circonstances de sa mort en proposant cette
épitaphe :
Ci-gît le général Boulanger qui mourut comme il vécut  : en sous-
lieutenant.

René DUVAL
Qui était don Juan ?
L’histoire de l’humanité semble se confondre avec celle de ses espoirs
et de ses craintes. C’est pourquoi, de tout temps, l’homme s’est efforcé de
percer les mystères qui l’entourent et, en les ramenant aux limites de ce que
sa raison peut comprendre, d’y déceler les bonheurs et les épreuves qui
forment son pain de chaque jour. Que l’on interroge la Pythie de Delphes,
que l’on scrute les entrailles des poulets, que l’on se livre à d’ardentes
supplications au milieu des vapeurs qu’exhalent des herbes magiques, le but
est toujours le même : se délivrer de l’angoisse de ne pas savoir.
Ecartées les vieilles méthodes d’investigation, rendus vains, du moins
en principe, les sortilèges de la magie, la civilisation occidentale, désireuse
de remonter aux sources mêmes du savoir irréfutable, a éprouvé trois
méthodes d’investigation : l’art, l’amour et la mort.
En vérité, la quête dirigée selon l’une de ces voies n’a pas pour but
premier de nous donner une règle de vie. Elle est plutôt la recherche d’une
sorte d’adhésion à une puissance suprême, qui est Dieu, ou une puissance
infinie et surnaturelle. Seule la vie en un Etre suprême est capable de nous
donner comme seuls guides le Vrai, le Beau et le Bien. Ainsi, la mort est la
voie choisie par les martyrs, l’amour par les mystiques, l’art notamment par
les peintres qui ont fait flamboyer la gloire céleste aux voûtes des
cathédrales.
Une sorte de fuite du réel – voire sa condamnation – sous-entend une
telle attitude. Car le réel – à cause de ce que les uns appellent tentations et
les autres sortilèges – est plus ou moins l’empire d’une puissance au
pouvoir terrifiant, le démon. Lui aussi, dans la longue lutte qui est la sienne,
ne promet-il pas la connaissance à qui veut le suivre  ? A ceux auxquels
Dieu refuse de parler, l’ange déchu n’apparaît-il pas comme l’orgueil et le
défi ? C’est cette voie qu’empruntera Faust, dans sa recherche éperdue des
ultimes secrets du monde.
Mais l’homme est ainsi fait que la connaissance le laisse insatisfait  ;
mieux encore, en lui livrant quelques-unes des clés de l’univers, elle semble
le conduire à une sorte de désespérance. Et cet homme, qui a tant voulu
comprendre, se trouve désemparé quand s’efface le mystère. Si bien
qu’acharné à détruire les mythes, il n’a de cesse qu’il ne les ait reconstruits
ou n’en ait inventé d’autres.
Mais le mythe créé ne siège plus dans les profondeurs de l’univers. Il
est descendu sur terre, il s’est incarné. Il est un peu nous, et nous sommes
un peu lui. Le diable devient ainsi un bon diable ou un pauvre diable. Il
garde quelque peu son caractère magique mais, en quelque sorte, on le
tutoie.
Ainsi de don Juan. De tous les grands mythes qui ont nourri et
nourrissent l’Occident, il est celui qui habite le plus le langage courant. Il
est vrai qu’il touche à un problème essentiel  : l’Amour, sa nature et son
destin. Ainsi, le mythe répond à sa nature profonde  : il est avant tout une
interrogation sur nous-mêmes. Que les religions ou les systèmes
philosophiques s’efforcent de lui apporter une réponse, soit en le
combattant, soit en l’intégrant à leur propre système, qu’importe  : nous
savons bien que la seule réponse valable est la nôtre, et qu’au sens pascalien
du terme, « nous sommes embarqués ».
La pérennité du mythe de don Juan a une autre raison, la plus étonnante
peut-être. L’homme au « mille et trois femmes » a comme jailli de la plume
d’écrivains qui l’ont modelé et remodelé. Mais, en règle générale, si les
mythes et les héros ont des modèles, ils n’ont pas de descendance. Après
Faust, personne n’a vécu comme Faust. On ne connaît pas de héros de
l’histoire d’Espagne ayant connu la même vie que don Quichotte. Aucun
Hamlet n’a jamais plus hanté les sombres terrasses d’Elseneur. Aucun
couple n’a jamais mis ses pas dans ceux de Tristan et Yseult.
Il en va de façon différente pour don Juan. Car un jeune seigneur
d’Espagne a dit : « Je serai don Juan. » Et il l’a été. Certes, un modèle peut
avoir des imitateurs, voire des disciples. Mais il existe toujours un décalage
entre les personnages. Tandis que le héros de théâtre est devenu un être de
chair et de sang.
Ainsi apparaît la différence entre la légende et le mythe. La légende est
une simple histoire, irriguée, enrichie d’époque en époque par
l’imagination. Le mythe, en revanche, par bien des côtés, naît de l’histoire
vivante. Un homme lui a donné naissance.
 

Ramenée à ses lignes essentielles, l’histoire de don Juan est simple : un


grand seigneur ne recule devant rien pour obtenir la faveur des femmes
qu’il convoite : mensonge et ruse sont ses armes ordinaires ; il ne recule pas
devant le crime quand il s’agit d’éliminer un gêneur. Le châtiment sera à la
mesure des crimes de celui qui a défié Dieu et les hommes : invité à dîner
par la statue du père de l’une de ses victimes, il sera précipité dans les
flammes éternelles.
Cette légende – car pour l’instant ce n’est qu’une légende – n’est pas
spécifiquement espagnole. Le thème du méchant puni se retrouve au plus
profond de l’antiquité. Car, en ces temps-là, les dieux parlaient pour dire
leur satisfaction ou leur mécontentement. A la veille de la mort de Jules
César, une mauvaise sueur avait perlé au front des divinités tutélaires qui
protégeaient Rome. Certaines d’entre elles avaient même parlé pour
annoncer les malheurs à venir. Tacite et Plutarque rapportent – avec force
détails – l’histoire de la statue colossale de Jupiter qu’un Ptolémée,
s’inclinant devant le désir des dieux, avait envoyé chercher à Sinope. Mais
les gens de la ville s’opposaient à son départ. Alors on avait vu la statue
« aller d’elle-même se rendre à bord de l’un des navires qui se trouvaient au
large ». Herodote narre comment les Athéniens, voulant ravir aux habitants
d’Egine les dieux de bois veillant sur la cité, ceux-ci se mirent à genoux,
« comme pour mieux résister à ceux qui voulaient les emporter avec eux ».
Dans les Œuvres morales, Plutarque raconte ceci  : «  Micios, chef de la
démocratie d’Argos, avait été tué au cours d’une révolte. Mais lui ayant
rendu justice, ses concitoyens lui élevèrent une statue. Or un jour, celle-ci se
renversa sur le meurtrier de Micios, alors qu’il était venu converser avec
des amis sous son ombre. »
Et encore  : «  Dans l’île de Thasos, vivait un athlète, Nicon  ; il était
glorieux entre tous car, aux jeux, ayant vaincu tous ses adversaires, soit au
pancrace, soit en d’autres compétitions, il avait rapporté à la cité dont il
était le fils quatorze cents de ces couronnes que l’on accorde aux
vainqueurs. Quand il fut mort, ses concitoyens, voulant honorer son
souvenir, lui élevèrent une statue. Mais un ancien rival de Nicon, pétri de
haine car la mort elle-même ne l’avait pas désarmé, injuria la statue et,
emporté par la colère, la frappa de son bâton. Alors la statue tomba sur lui
et l’écrasa sous son poids. »
Venue de Grèce – et peut-être d’un Orient encore plus lointain – l’image
de l’effigie vengeresse s’impose en Europe. C’est ainsi que les annales de la
Rome du XIe  siècle ont conservé cette légende  : à peine a-t-il quitté son
repas de noces, qu’un jeune seigneur éprouve le besoin de disputer une
partie de jeu de paume avec des convives de son âge. Mais, l’anneau qu’il
porte à un doigt le gênant, il le passe au doigt d’une Vénus de marbre.
Quand le jeune marié veut reprendre son bien, impossible  : le doigt de la
statue s’est littéralement crocheté autour de la bague. Insouciant et inquiet à
la fois, le jeune homme s’étend auprès de celle qu’il vient d’épouser. Mais
entre sa femme et lui, un fantôme de pierre  : c’est Vénus qui murmure  :
« En me donnant ton anneau, tu t’es lié à moi, c’est avec moi que tu dois
passer cette nuit.  » Il faudra l’intervention d’un magicien pour rompre le
maléfice.
La chrétienté médiévale va absorber et transformer la légende issue du
paganisme. Vénus deviendra la Vierge secourable que l’on voit étendre les
bras pour retenir un ouvrier tombé de son échafaudage  ; ou bien c’est un
Christ qui se détache de sa croix pour barrer le chemin à une nonne qui a
rompu ses vœux. Quant aux libertins, en définitive innombrables en ces
siècles de foi, il suffit de parcourir les Trésors d’événements admirables ou
mémorables ou encore les Traités des fantômes et apparitions pour savoir
qu’ils sont rudement punis – et toujours de façon surnaturelle – pour peu
qu’ils aient commis le péché de la chair. Ce sont en général les démons qui
s’emparent d’eux et les livrent aux mille supplices du feu. L’enfer succède à
la volupté, ou plus exactement il en est le châtiment naturel  : une femme
d’une beauté merveilleuse apparaît soudain à celui qui a fauté  ; il la suit,
elle lui procure des délices inconnues  ; mais au matin, c’est un squelette
qu’il serre entre ses bras.
L’idée du pécheur puni n’est pas absente, non plus, des légendes
folkloriques. Ainsi celle qui a longtemps rencontré créance en Bretagne.
Allant à ses fiançailles, un jeune homme rencontre sur son chemin une tête
de mort ; il la pousse du pied et lui lance en raillant : « Toi aussi, viens à
mes noces, tu es invitée  !  » Et le jour du mariage, alors que les convives
font bombance, un squelette apparaît et s’assoit aux côtés du mari. Celui-ci,
bien qu’au comble de la terreur, tente de badiner : «  Eh bien, fais comme
nous, bois et mange ! » Un silence… et le squelette de répondre : « On ne
boit ni ne mange dans le monde d’où j’arrive… C’est moi qui t’invite,
demain, à l’endroit où nous nous sommes rencontrés. » C’est en vain que le
jeune homme supplie un prêtre de l’accompagner à ce rendez-vous lugubre.
Il doit y aller seul. Sous le vent qui tord les cyprès, deux squelettes ont
dressé une table et y attendent leur hôte. Celui-ci mourra quelques jours
plus tard.
Même tradition orale rapportée par le folklore picard  : par défi, un
paysan a invité une tête de mort à partager son repas. Quelques jours plus
tard, un squelette, plié dans un manteau gris déchiré, frappe à la porte de la
ferme, entre, se met à table, dîne, puis entraîne le paysan dans une danse
hallucinante. A la petite aube, le squelette disparaît. Pas pour longtemps. Un
soir, alors que le fermier passe près du cimetière, une main osseuse lui
entoure le cou, une voix grinçante lui dit à l’oreille  : «  C’est à toi
maintenant de dîner avec nous. » Une nuée de squelettes entourent alors le
paysan et le poussent jusqu’au caveau d’une chapelle désaffectée. Au cours
du repas, on ne sert que du vin utilisé lors de la célébration de la messe des
morts. Le lendemain matin, sans savoir comment, le paysan se retrouve
couché dans un chemin ; au bout de quelques mois, il se fera prêtre.
Dans tous les pays, on retrouve à peu près la même trame dans des
histoires fantastiques. Le thème est identique : qui rit de la mort et de son
caractère sacré sera puni. Et les morts sont là pour rappeler les vivants à
leurs devoirs  : Shakespeare fera asseoir le spectre de Banco à la table de
Macbeth ; Hamlet sera rappelé à l’ordre par le fantôme de son père.
 

Ces voix, ou même ces formes surgies – de façon éphémère – d’outre-


tombe, symbolisaient évidemment la conscience rongeant les âmes fautives.
Mais, en ces époques où la vie des individus et la conduite des Etats
baignaient dans le christianisme, il n’était évidemment pas question de
« laïciser » la conscience et d’en faire une simple exigence de la loi morale.
Il fallait que Dieu parlât. Non pas le Dieu clément mort sur la croix, mais
bien celui de l’Ancien Testament, venu apporter le glaive et non la paix. Le
ciel était alors davantage terreur et châtiment que consolation et pardon. Il
ne pouvait en aller autrement en Espagne où, pour la première fois dans la
Chrétienté, devaient s’allumer les bûchers de l’Inquisition. L’irruption des
morts sur la terre, on la trouve bien avant l’apparition de don Juan. Venue
du pays de Léon, une très antique légende narre cette aventure : un libertin
ne manquait aucune messe du dimanche afin d’y lorgner à l’aise les jolies
filles. Défiant le diable, sinon Dieu, un jour qu’il se promène dans un
cimetière, il apostrophe une tête : « Viens souper avec moi. »
« J’accepte », répond la tête. Le dîner a lieu. Au moment de disparaître,
le squelette dit au libertin : « A mon tour de t’inviter ; demain soir, à minuit,
à l’église. »
Au rendez-vous, le squelette invite le jeune homme à entrer dans une
tombe ouverte  : «  Viens ici sans crainte, tu y mangeras mon pain et tu y
dormiras dans mon lit. »
C’est en Espagne d’ailleurs que la légende devait être, pour la première
fois, portée au théâtre. Dans des pièces sans génie certes, mais qui ont pour
mérite essentiel d’illustrer à quel point l’idée de la mort est familière aux
habitants de ce pays. C’est ainsi que Luis Velez de Guevara écrira trois
comédies. Dans l’une – singulière préfiguration de don Juan – le roi don
Pedro s’écriera, en luttant contre un fantôme : « De ma valeur aujourd’hui
je tire gloire. – Vivant, apparition ou cadavre, je ne crains rien, pas même
l’enfer. » Dans la seconde, l’incorrigible libertin qu’est Peregrino n’écoute
pas les multiples avertissements du ciel qui, pour le ramener dans le droit
chemin, l’a fait assister à ses propres funérailles. Il faudra la venue d’un
ermite défunt pour que Peregrino retrouve la voie du salut. Dans la
troisième pièce enfin, le héros, Cespedès, se bat contre un mort.
Que veulent, en définitive, prouver ces légendes et ces œuvres
théâtrales espagnoles  ? Leur caractère effrayant a, en réalité, valeur
d’avertissement  : qui défie Dieu sera puni par Dieu. En somme, il s’agit
d’exalter la religion, de défendre l’ordre qu’elle impose, d’illustrer les
leçons qu’elle dispense.
Restait à donner à don Juan une telle dimension, rendre le personnage si
lourd de sens, en faire un type si universel, que désormais on ne pourrait
plus, en quelque pays que ce soit, parler de l’amour, de Dieu et de la mort
sans se référer à lui.
 

C’est vraisemblablement en 1623 qu’est jouée, pour la première fois en


Espagne, une pièce portant ce titre  : Le Trompeur de Séville et l’invité de
pierre. Elle a été écrite peu avant par un ecclésiastique, un frère de l’ordre
de la Merci, Gabriel Tellez, qui a choisi pour pseudonyme Tirso de Molina.
Etrange personnage que cet auteur qui va répandre sur la scène le soufre
de l’enfer ; si étrange en vérité que c’est se condamner à ne pas comprendre
les ressorts secrets du Trompeur de Séville si l’on n’évoque pas la vie d’un
auteur qui aura une descendance littéraire innombrable.
Gabriel Tellez est né à Madrid le 9 mars 1584. Bien que déclaré fils du
duc d’Osuna, il s’agit très probablement d’un bâtard. A l’époque, et même
dans la très catholique Espagne, les grands ne s’embarrassaient ni de
manières ni de scrupules avec les dames de leur choix. Tout au plus, dans le
meilleur des cas, et pour peu que l’objet de leur caprice fût de bonne
compagnie, veillaient-ils à ce que leur progéniture n’ait point un destin trop
malheureux.
C’est vraisemblablement pourquoi le jeune Gabriel Tellez est envoyé
dans un séminaire, l’Eglise, à l’époque, se faisant une joie, autant qu’un
devoir, d’accueillir les fils illégitimes, pourvu qu’ils fussent de haute lignée.
Le nouveau moine prononce ses vœux le 21 janvier 1601, puis se rend à
Tolède où il séjournera jusqu’en 1614.
Que se passe-t-il alors  ? Les chroniques du temps sont muettes.
Toujours est-il que Gabriel Tellez est chargé d’une mission qui a un fort
relent d’exil : il se rend à Saint-Domingue. Pour quelle tâche ? mystère. Il
est de retour en 1618  ; il fait alors de fréquents voyages entre Tolède,
Saragosse et Madrid.
Peu importent, en définitive, les raisons de ce périple au-delà des mers.
Mais comment ne pas penser que cette Espagne qui prépare son apogée
semble habitée par une soif d’explorations  : Christophe Colomb a voulu
aborder sur des continents nouveaux. Ce sont les âmes que Gabriel Tellez
cherchera à découvrir.
En 1625, le religieux devient commandeur de l’ordre de la Merci. Quel
ascendant ne devait-il pas exercer pour parvenir à ce faîte des honneurs lui
qui, homme de théâtre déjà, subissait les âpres critiques, non seulement de
ses rivaux à la scène, mais aussi de tous ceux qui représentaient le pouvoir
établi. Personne ne peut admettre «  qu’un religieux s’exprime aussi
librement ». Si bien que traîné devant le Conseil de Castille, Gabriel Tellez
est purement et simplement menacé de bannissement.
Menace qui reste formelle. Non seulement en raison de la célébrité déjà
acquise par le moine, mais aussi parce que, très probablement, la qualité de
sa naissance devait lui assurer une sorte de protection. Charges et honneurs
fondent sur lui  : chroniqueur officiel de l’ordre en 1632 – puis maître en
théologie, ce qui représente la distinction suprême. Enfin, en 1645, il est
nommé supérieur du couvent de Soria ; c’est là qu’il meurt le 12 mars 1648.
Gabriel Tellez laisse sous ce pseudonyme de Tirso de Molina, dont
personne n’est dupe, une œuvre profane considérable  : quatre-vingt-six
textes (sans compter ceux qui se sont perdus). Certains ont des titres
étranges : La Nymphe du ciel, Jalouse d’elle-même, Prudence de la femme,
et aussi L’Amour médecin, dont Molière s’inspirera directement.
Il semble que Tirso de Molina – puisqu’en définitive c’est sous ce nom
qu’il passera à la postérité – ait essentiellement écrit ses pièces de théâtre
pour se délivrer d’une véritable obsession, celle d’être un bâtard.
En fait, il avait eu beaucoup de chance, ou quelqu’un avait sérieusement
sollicité celle-ci, car dans l’Espagne du XVIIe siècle, il n’était pas condition
plus humiliante que celle de bâtard. Celui-ci n’était rien, strictement rien ;
les emplois importants lui étaient refusés ; tout au plus était-il accepté, dans
les palais royaux, pour assurer les menus travaux.
Certes, l’entrée dans les ordres a bien fait de Tirso de Molina un homme
respecté. Mais il sait parfaitement que c’est par faveur spéciale – voire avec
un peu d’indulgence condescendante – qu’il est devenu moine. La plaie
qu’il porte au cœur demeure béante  : quoi qu’il fasse, il demeurera un
bâtard.
Si cette idée ne l’avait poursuivi jusqu’à l’obsession, pourquoi, dans
presque toutes les pièces de Tirso de Molina trouve-t-on un bâtard, toujours
engendré, bien sûr, par un personnage de haute lignée ?
Et don Juan ? n’est-il pas celui qui séduit les femmes et se moque des
conséquences, avec une sorte de rage désespérée ?
Voici donc venu le moment d’analyser Le Trompeur de Séville. L’œuvre
se divise ainsi :
1. — Au palais royal de Naples, Juan Tenorio, neveu de l’ambassadeur
d’Espagne, remplace, à la faveur de l’obscurité, le duc Octave auprès de la
duchesse Isabelle, sa fiancée. Tandis qu’Isabelle, découvrant la supercherie,
se lamente sur son déshonneur, don Juan réussit à s’enfuir. Quant à Octave,
il n’a d’autre ressource que de regagner l’Espagne où il essaiera d’oublier
son infortune.
Don Juan, lui aussi, fait voile vers l’Espagne, accompagné de son fidèle
valet Catalinon. Mais un naufrage les jette à la côte, près de Tarragone. Une
accorte pêcheuse, Tisbéa, sauve le jeune homme. Celui-ci lui promet le
mariage et, contre cette promesse, obtient les faveurs de la jeune fille.
Abandonnée, cette dernière n’a plus qu’à se lamenter sur son sort.
Mais ce que don Juan ne sait pas alors, c’est que le roi Alphonse XI a
décidé de le marier avec Ana, fille du commandeur Gonzalo de Ulloa.
2. — La scène se transporte à Séville. Alphonse XI apprend la conduite
de don Juan envers la duchesse Isabelle. Il exige que le coupable soit exilé à
Lebriga. En outre, il n’épousera pas Ana, mais réparera sa faute en se
mariant avec Isabelle.
Mais voici que le suborneur rencontre un vieux compagnon de
débauche, le marquis de La Mota. Après avoir dit sa tristesse devant la
«  baisse de qualité  » des prostituées sévillanes, le marquis soupire  :
heureusement qu’il est amoureux de sa cousine Ana de Ulloa. Cet amour est
partagé par la jeune fille. Malheureusement, son père la destine à un
gentilhomme dont elle ne sait même pas le nom.
Piqué au jeu, don Juan décide de séduire l’amante du marquis. C’est en
vain que le père du Trompeur lui promet mille châtiments célestes. Don
Juan ironise : « J’ai tout le temps de me repentir ; le ciel est bien loin ! »
Revêtu du manteau rouge de La Mota, don Juan se rend chez Ana qui
attend celui qu’elle aime. La ruse vestimentaire du Trompeur échoue ; Ana
alerte son père  ; celui-ci se bat à l’épée avec don Juan qui tue son
adversaire. Le roi ordonne qu’un monument rappelle le souvenir du
commandeur.
Cette fois, don Juan doit fuir et gagner le lieu d’exil qui lui avait déjà
été assigné, Lebriga.
Mais en route, le séducteur est invité à la noce de deux paysans,
Batricio et Aminta. Batricio lui paraît tellement stupide qu’il décide de le
berner. Il lui raconte que lui-même a été l’amant de celle qu’il vient
d’épouser. Et Batricio, convaincu, refuse de rejoindre sa femme. Le champ
étant libre désormais, le Trompeur gagne la chambre d’Aminta, lui raconte
que Batricio l’a abandonnée et que lui, don Juan, va la consoler et l’épouser.
Et Aminta s’abandonne. Elle semble assez lucide d’ailleurs car, au moment
d’accorder les derniers dons – comment résister à un grand seigneur,
«  l’héritier des Tenorios, maîtres de Séville  » –, elle a ce mot  : «  En
Espagne, la honte est devenue noblesse. »
Tout se ligue contre don Juan  : Isabelle rencontre Tisbéa et les deux
jeunes femmes maudissent leur séducteur commun. Quant au duc Octave,
ancien fiancé d’Isabelle, et au marquis de La Mota, ils décident de tuer don
Juan qui les a ridiculisés l’un et l’autre. Le Trompeur n’a d’autre ressource
que de gagner l’église – asile inviolable – qui abrite la statue du
commandeur. Don Juan couvre de sarcasmes l’effigie de sa victime et,
suprême ironie, l’invite à dîner. La statue est au rendez-vous, et invite à son
tour don Juan pour le lendemain.
Le repas se déroule dans un sépulcre et on y mange des ongles de
tailleurs, des scorpions et des vipères.
Mais voici que le spectre du commandeur tend la main à don Juan.
Celui-ci la saisit. Aussitôt, les flammes l’environnent et il meurt, tandis que
le commandeur tonne : « Toutes les fautes se paient. »
Les choses s’arrangeront au mieux pour les vivants, après qu’ils se
seront hautement réjouis de la mort du Trompeur : La Mota épousera Ana et
le duc Octave, Isabelle. Batricio et Aminta se réconcilieront. Le Ciel a
triomphé de l’enfer. Les bons ont été récompensés et le méchant puni.
Pour l’époque, la pièce avait de quoi surprendre, bien que l’épilogue en
fût réconfortant  ; en effet, le Bien ne l’emportait-il pas sur le Mal et les
enseignements de l’Eglise n’en sortaient-ils pas triomphants ?
Alors, pourquoi la surprise, pourquoi le scandale, au sens rigoureux du
terme ? L’explication, en définitive, est simple : Tirso de Molina décrivait,
sous la lumière impitoyable des feux de la rampe, les mœurs de son époque.
Et le scandale était d’autant plus grand que l’auteur du Trompeur de Séville
était un religieux dont nul ne pouvait contester l’intégrité des mœurs.
C’est précisément le style de vie de ses contemporains que met en cause
Tirso de Molina et Le Trompeur de Séville n’est pas autre chose qu’une
exploration des scandales de son temps, et plus spécialement des scandales
de la noblesse.
Non sans une sorte d’esprit de revanche. On l’a dit, Tirso de Molina
souffrira, toute sa vie, de porter le poids de sa naissance obscure. Alors,
pourquoi ne pas se délivrer de ce fardeau en fouaillant les nobles dont l’un
d’eux a peut-être été son père véritable ?
La pièce du moine austère évolue, en fait, entre deux pôles  : les bas-
fonds et l’éternelle justice de Dieu.
Les bas-fonds… que l’on songe au scandale que représente, pour
l’époque, la crue évocation des prostituées.
Et c’est ainsi qu’apparaît en filigrane le personnage de la Célestine,
marchande de filles experte, aussi habile dans ses conseils que dans l’art
d’arrondir son magot. C’est chez elle que don Juan fera ses premières armes
d’homme, c’est là aussi, au travers de pauvres amours tarifées, qu’il
découvrira les secrets et la puissance du mensonge et du mépris. C’est là
que naît une sorte de vertige de l’anéantissement, avec le commerce de ces
filles qui, à l’exemple de Julia, «  étaient des truites et sont devenues
morues ».
Impossible d’oublier les leçons de «  la Célestine  », telles que les a
transcrites Fernando de Rojas  : «  C’est un jeu pour elle que de
communiquer avec les donzelles les mieux surveillées, et jamais elle n’a
connu d’échec. En ai-je vu entrer chez la Célestine, après les processions, la
messe de minuit et autres dévotions particulières, des filles au visage voilé !
Et derrière elles, combien de pénitents qui venaient pleurer leurs péchés.
Cette Célestine, Seigneur, refait des virginités… tenez, lorsque
l’ambassadeur de France est venu ici, elle lui a vendu trois fois pour vierge
une de ses servantes… »
C’est presque trait pour trait que, dans Le Trompeur de Séville, Tirso de
Molina reprend cette description. Mais il ne s’agit pas de l’œuvre d’un
plagiaire. C’est, parfois pathétique, l’aveu d’une totale désespérance ; toutes
les femmes pourraient être des élèves de la Célestine. Alors, à quoi bon se
préoccuper de la pudeur, de la vertu, de la foi jurée et de l’amour promis ?
tout n’est que masque et feinte.
Ces thèmes seront, certes, adaptés, exaltés par le génie de l’écrivain
sévillan. Mais il n’a pas été, en Espagne, le premier à les évoquer. Comme
si, dans la très catholique Espagne, le problème du Mal avait été une
obsession. On en parle déjà, au XVe siècle, dans le célèbre Romancero, ou
«  le galant qui allait à la messe  » se rendait à l’office comme on va à la
chasse  ; il y repérait les jolies femmes et rêvait au moyen de les séduire.
Vers 1580, Juan de la Cueva raconte, dans l’Infamador, les aventures d’un
seigneur libidineux, Leucino, qui mourra victime de ses obsessions
sexuelles. Même les eaux du Gualdalquivir refuseront le corps du pécheur.
Somme toute, ce ne sont là que modèles littéraires. Tirso de Molina a eu
plus et mieux : un modèle vivant.
 

Il s’appelle don Juan de Tassis, comte de Villamediana. Il est né en


1582 et tous les dons ont déferlé sur son berceau  : la beauté, l’argent,
l’intelligence. Dès dix-huit ans, il a une liaison avec une veuve. Les plus
jolies femmes de la cour n’attendent qu’un signe de lui. En 1601, il se marie
avec une fille de haute lignée, Ana de Mendoza y La Cerda. On pourrait
presque dire que c’est un mariage de distraction. Car Ana ne verra plus
guère son mari. Celui-ci, il est vrai, est fort occupé : entre les femmes et les
courses de taureaux, il n’a pas une minute à lui. Il y a aussi le jeu. Il s’y
montre d’ailleurs un peu trop expert car, sur l’ordre du roi Philippe  III –
qu’il a, il est vrai, dépouillé de cent mille réaux – il doit quitter Valladolid.
Don Juan gagne Naples (comme le fera le Trompeur de Tirso de Molina) où
il vit d’expédients et où les femmes ne se montrent pas cruelles à son égard.
Il revient en Espagne en 1617, juste à temps pour participer, on ne sait trop
pourquoi, à une conspiration contre le favori de Philippe  III, le duc de
Lerma. Le complot découvert, don Juan doit, une nouvelle fois, quitter son
pays. Il le retrouvera à la mort de Philippe III. Son successeur, Philippe IV,
indulgent – ou peut-être amusé par les exploits de tous ordres de don Juan –
nomme celui-ci gentilhomme de la reine. Philippe  IV est un homme
mélancolique, perpétuellement en quête de distractions. Tout le lasse, même
la morne habitude de mettre enceintes tous les tendrons du palais. On trouve
enfin une aventure nouvelle : une nonne du couvent de Sainte-Marguerite,
d’une beauté resplendissante, a aiguisé l’appétit du souverain. Elle est
cloîtrée ? qu’à cela ne tienne, on l’enlèvera. Philippe IV et quelques joyeux
compagnons – dont bien sûr « le séducteur » – parviennent, en empruntant
un souterrain, à la cellule de sœur Marguerite. Stupeur  : la religieuse est
couchée dans un cercueil, un crucifix entre les mains. On doit battre en
retraite. En réalité, la religieuse n’est pas morte. Il s’agit d’un stratagème
imaginé par la mère supérieure pour briser les désirs du souverain.
Une idylle s’est-elle nouée entre don Juan de Tassis et la reine Elisabeth
d’Espagne  ? C’était une femme de devoir, mais qui s’ennuyait, au milieu
d’une cour dont la grossièreté l’accablait et liée à un mari qui explorait
toutes les formes de la débauche. Certaines chroniques le laissent entendre,
mais aucun document ne le prouve. Pourtant, don Juan a choisi comme
devise – et depuis ce moment – « mes amours sont royales ». Dans le même
temps d’ailleurs, mais peut-être également pour donner le change, il est
l’amant d’une Portugaise dont Philippe IV s’est lassé.
Don Juan de Tassis aura une fin à la mesure de sa vie  : un jaloux
s’attache les services d’un mercenaire. Et, à la fin d’une journée de 1622,
dont Juan sera tué d’une flèche lancée par un assassin à la main sûre. Le
héros de tant et tant de frasques avait quarante ans.
Qui a fait assassiner le « désolateur de foyers » ? On ne l’a jamais su
avec exactitude ; mais les minutes de l’enquête sur la mort de don Juan de
Tassis comportent de telles réticences, de telles obscurités qu’il semble bien
que le roi Philippe IV, mari infidèle mais n’aimant pas être trompé – même
en pensée – n’ait pas vu d’un mauvais œil la disparition d’un rival pour
lequel, selon la malignité publique, la reine aurait eu quelque inclination.
Comble d’hypocrisie – ou d’habileté – le roi d’Espagne interdit que l’on
mène à son terme l’enquête sur la mort de don Juan, affirmant que «  la
mémoire de celui-ci ne doit pas être souillée d’infamie ».
On touche là à un autre point obscur de l’histoire. Car, selon des
Mémoires du temps, et plus spécialement ceux de Gregorio Marañon, une
affection plus que trouble aurait lié le roi d’Espagne et don Juan. Cette thèse
est renforcée par ce qu’écrit Mgr Muret : « L’expression la plus atroce de
cette dégénérescence de l’amour est constituée par les tentatives par
lesquelles on prétendait imputer, avec une complaisance morbide, des
sacrilèges sexuels au comte et à Philippe IV. »
C’est un jeu cruel, fait de grâces et de faux-semblants qui se seraient
joués dans un drame à trois personnages : le roi d’Espagne, sa femme et don
Juan.
Il faudra moins d’un an à Tirso de Molina, après la mort de don Juan
pour porter à la scène les aventures de celui qui fit vraisemblablement à la
fois la terreur et les délices de certains maris de Séville.
L’affaire est banale, voire par certains côtés, sordide. Mais l’Espagne du
XVIIe siècle ne serait pas l’Espagne si un mythe exemplaire ne devait pas
jaillir des péripéties terre à terre de la vie de don Juan.
 

En définitive, qu’est le héros dépeint par Tirso de Molina  ? Un


«  burlador  », c’est-à-dire un moqueur. Jamais aucun amour sincère n’a
enchaîné son cœur, ce qui suffit à prouver qu’il n’a jamais brûlé aux
flammes de l’amour. Femmes du monde, servantes ou catins, tout lui est
bon pour satisfaire le caprice d’un instant. Il ne nourrit envers ses conquêtes
– appelées à devenir des victimes – ni respect ni irrespect ; il leur tient le
langage qui convient à chacune d’elles. Promet-il à toutes le mariage, c’est
qu’il sait très bien que seul cet argument est capable de faire tomber les
dernières résistances ? Mais qui est coupable : celui qui fait la promesse ou
celle qui, plus ou moins par calcul, y croit ? Fait essentiel : Tirso de Molina
exalte le plaisir pour le plaisir, le triomphe suprême l’emportant sur les
délices – intellectuelles celles-là – de la chasse.
Pourtant, ce triomphe ne va pas, semble-t-il, sans quelque crainte. Car
pour parvenir au terme qu’il assigne à ses conquêtes, don Juan attend la
nuit.
La nuit… elle est comme le contrepoint du défi lancé à la morale, à la
religion établie, aux idées reçues. Elle n’est pas seulement une obscurité
bienvenue, elle est complice. Si, dans son silence immuable, elle ne
manifestait pas quelque tendresse pour le séducteur, comment celui-ci
pourrait-il vaincre tous les obstacles surgissant sur sa route  ? Or, à qui
appartient la nuit, à Dieu ou au diable  ? Dieu, c’est la grande lumière du
jour, et la grâce descendant sur la terre n’a-t-elle pas pris la forme d’une
clarté éblouissante ? Selon les Ecritures, n’est-ce pas au soleil de la justice
divine que seront pesés les mérites et les fautes de chacun ?
La nuit, elle, est douce et bienveillante au pécheur. Dieu n’a-t-il pas
précipité dans les ténèbres un Lucifer qui se prétendait son égal ?
Banni de la lumière de Dieu, certes  ; mais Satan n’a-t-il pas pris une
sorte de revanche en faisant de la nuit son royaume ? Et, du même coup, le
péché n’est-il pas un défi à la grâce  ? Et l’homme ne vit-il pas dans cet
équilibre qu’il s’efforce de réaliser entre des aspirations contradictoires ?
Ainsi en va-t-il du don Juan de Tirso de Molina : il n’est ni mécréant, ni
impie  ; au fond de lui-même rôde obscurément l’idée d’un châtiment
suprême ; il ne commet pas le mal pour le mal mais, se créant sa propre loi
morale, il nomme Bien ce qui lui agrée. Sur ce point, il ne transgresse point
le style de vie de la société qui est la sienne. La cour – à commencer par le
roi – et les nobles vivent dans la débauche et la luxure. Le bon plaisir est
partout, l’observance des règles qu’impose la religion, nulle part. Il y a là
une immense communauté de la nuit qui, le jour venu, se pare à nouveau le
visage des poudres et des fards qu’imposent le bon ton et le respect des
convenances. Mais, en fait, tout le monde vit sous le soleil de Satan.
Le soleil de Satan… Il faut fouiller la pièce de Tirso de Molina pour en
comprendre le sens et la portée.
Car voici que, dans la nuit secourable, don Juan rencontre celui qui fut
l’exemple même de la vertu, le commandeur.
En tuant don Gonzalo, le séducteur a obtenu – ou a cru obtenir – le bien
qu’il tenait pour le plus précieux, la liberté.
Mais voici que, conduit par Catalinon, véritable valet de comédie, le
Trompeur se trouve dans une église, face au tombeau de celui qu’il a
transpercé de son épée. Rencontre de hasard puisque, selon la coutume de
l’époque, don Juan était simplement venu là pour y faire quelque aimable
rencontre.
Un dialogue pathétique – et dont plus personne ne pourra retrouver la
poignante grandeur, se noue :
DON JUAN. — Est-ce celui à qui j’ai donné la mort ? On lui a élevé un
grand tombeau.
CATALINON. — Ici attend du seigneur, le plus loyal chevalier, la
vengeance d’un traître.
DON JUAN. — De l’épithète, je m’en veux rire et vous, devez-vous
vous venger, bon vieillard à la barbe de pierre ?
Le Trompeur invite à dîner celui qui fut sa victime. Sans croire pour
autant qu’elle apparaîtra. Et pourtant, soudain, elle est là, forte comme
l’éternité.
L’échange de répliques est semblable au choc des épées forgées dans le
bon acier de Tolède :
DON JUAN. — Dis, que veux-tu, ombre, fantôme ou vision ? Si tu es
en peine ou si tu attends quelque satisfaction pour ton soulagement, dis-le,
je te donne ma parole de faire tout ce que tu ordonneras. Jouis-tu de Dieu,
es-tu une âme damnée – ou de la région éternelle ? T’ai-je donné la mort en
péché. Parle, j’attends.
DON GONZALO. — Tiendras-tu une parole, en gentilhomme ?
DON JUAN. — J’ai de l’honneur, et je tiens les paroles, parce que je
suis gentilhomme.
DON GONZALO. — Donne-moi la main ; sois sans crainte.
DON JUAN. — Moi, de la crainte  ! Si tu es l’enfer même, je te
donnerai la main.
DON GONZALO. — Avec cette parole et cette main, demain à dix
heures, pour souper je t’attends, tu viendras ?
DON JUAN. — Demain, je suis ton hôte. Où dois-je aller ?
DON GONZALO. — A la chapelle. Adieu.
DON JUAN. — Attends, je t’éclairerai ?
DON GONZALO. — Ne m’éclaire pas, de grâce !
Et le dîner des ténèbres a lieu. Jusqu’au bout, le Trompeur manifeste le
courage qui a toujours été le sien :
DON GONZALO. — Je veux t’inviter à souper.
DON JUAN. — Soupons.
DON GONZALO. — Pour souper, il faut que tu enlèves cette tombe.
DON JUAN. — Si cela t’importe, je lèverai ces piliers.
DON GONZALO. — Tu es brave… Donne-moi cette main, ne crains
pas, donne-moi la main.
DON JUAN. — Je brûle ! Ne m’embrase pas de ton feu !
DON GONZALO. — Celui-ci est peu de chose, eu égard au feu que tu
cherches. C’est ainsi que tu dois payer les jeunes filles que tu as trompées.
Les miracles de Dieu sont, don Juan, insondables, il veut que tu paies tes
fautes par la main d’un mort.
DON JUAN. — Laisse-moi appeler un prêtre qui me confesse et
m’absolve !
DON GONZALO. — Il n’y a pas lieu ; tu te souviens trop tard !
DON JUAN. — Je brûle ! J’embrase ! Je suis mort !
DON GONZALO. — Telle est la justice de Dieu, qu’il paie ainsi celui
qui agit ainsi !
Que signifiaient, pour Tirso de Molina, ces deux scènes qui constituent
autant de sommets du théâtre ?
Tout d’abord, à l’évidence, le châtiment du séducteur, livré à ces
flammes éternelles qui, pendant des siècles, ont symbolisé la forme revêtue
par le châtiment divin.
Mais ce châtiment ne se produit pas au grand jour. Et pour victime qu’il
soit, le commandeur, symbole de la justice immanente, récuse, lui aussi, la
lumière du jour.
Dans le calme méditatif de son couvent, Tirso de Molina s’était
longuement penché sur le problème du péché, ce problème que les Pères de
l’Eglise avaient, pour leur part, fortement étudié. La thèse communément
admise était alors la suivante : nul ne peut se dire en état de grâce, nul ne
peut prétendre à la béatitude éternelle, s’il est mort en état de péché. Or,
bien que victime, le commandeur n’a pas, à son heure dernière, reçu le
secours d’un prêtre. C’est pourquoi il est condamné à une sorte d’errance
dans la nuit. Comment, dès lors, peut-il assurer sa rédemption  ? En se
faisant, à l’égard de son assassin, l’instrument de la justice divine. Justice
qui, au demeurant, peut paraître étrange, car ce n’est même pas une
promesse de salut que don Gonzalo apporte à don Juan, mais le feu
dévorant des flammes éternelles.
Et c’est ainsi que l’on retrouve l’Inquisition. Homme de son temps,
Tirso de Molina ne peut se dégager de façon brutale des impératifs religieux
d’alors  : les fautes, même celles en apparence minimes, contre la lettre et
l’esprit du catholicisme, ne connaissaient souvent qu’une seule sanction, le
bûcher. La mort par le feu a une triple signification  : elle met à mort le
pécheur mais prétend assurer le salut de son âme ; en faisant des juges les
parangons de la vertu, elle promet ceux-ci, du même coup, à la félicité de
Dieu.
Condamné sur la terre, don Juan accédera-t-il un jour au paradis ? Tirso
de Molina ne livre pas la réponse.
Cette réponse, elle est ailleurs, comme si un mystérieux décret de la
Providence – ou du destin – avait voulu prouver que même sur la terre des
hommes, et au milieu du tumulte des passions, il existait une voie étroite
vers le Bien. La démonstration en sera faite par un autre don Juan.
 

Son histoire commence, pour les temps contemporains, par un magistral


contresens. En 1894, Maurice Barrès écrit, dans son livre Du sang, de la
volupté, de la mort  : «  On sait qu’à Séville, au XVIIe  siècle, vécut un
débauché puissant, don Miguel Mañara Vicentelo de Leca qui, pour
satisfaire sa frénésie de sensualité, assassina des hommes et fit pleurer
toutes les femmes, pâmées de sa séduction. Sa beauté, ses amours et
l’agitation de son cœur ont depuis rempli le monde et, même mort, il
trouble encore car de ses aventures, les poètes ont pétri don Juan. »
Barrès vivant, il est vrai, au temps où les «  espagnolades  » étaient,
depuis Victor Hugo, fort à la mode en France, a quelque excuse à avoir
pensé que le don Juan dont il évoque la vie ardente a été le premier en date
des séducteurs célèbres. Car Tirso de Molina était pratiquement tombé dans
l’oubli. Barrès, en outre, confond don Miguel avec don Juan de Tassis.
Miguel Mañara Vicentelo de Leca y Colona est né à Séville le 3 mars
1627, soit quatre ans après la première représentation du « Burlador ». Mais
Prosper Mérimée et, après lui, Alexandre Dumas, n’y regarderont pas de si
près, qui lui donneront comme « inventeur » Tirso de Molina.
Miguel Mañara n’est donc pas le héros de théâtre supposé, mais celui-ci
n’aura pas, jusqu’à un certain point, de meilleur disciple.
Le don Juan «  numéro deux  » appartient à une riche dynastie de
commerçants ; il est le second garçon d’une famille qui aura six enfants. Il a
reçu tous les dons et peut-être le pire de tous, l’argent. Il n’a pas huit ans
que son père lui achète littéralement la croix de chevalier de Calatrava. Sa
mère, femme fort pieuse, a beau l’élever dans le respect des lois de Dieu et
lui enseigner que pour un homme, l’honneur est la première des vertus,
comment ce garçon résisterait-il aux entraînements de son âge et comment
n’ouvrirait-il pas les yeux sur ce qu’il voit autour de lui : la débauche, des
lois que les gens titrés ou simplement riches tournent à loisir ? tout s’achète
et tout se vend. Au soir de sa vie, Miguel Mañara écrira : « Moi, cendre et
poussière, misérable pécheur, j’ai servi Babylone et son prince le Démon
avec mille abominations, vanités, adultères, blasphèmes, scandales et
forfaits… Je voudrais tomber mort en écrivant ces mots baignés de mes
larmes… J’élis comme mon avocate spéciale la charité et la miséricorde
infinies de Dieu, mon Seigneur. »
C’est vraisemblablement vers l’âge de quinze ans que, membre de la
jeunesse dorée de Séville, Miguel Mañara assiste à une représentation du
« Burlador ». Le personnage l’amuse et le séduit. Après tout, ce qu’un don
Juan fait à la scène, pourquoi un garçon de chair et de sang ne
l’accomplirait-il pas dans la vie  ? Il n’est d’ailleurs pas sûr que le jeune
Sévillan n’ait pas engagé un pari avec la cohorte de ses amis. Miguel,
pourtant, n’a pas physiquement de quoi séduire. Les portraits que l’on
possède de lui montrent un visage large, une mâchoire lourde, un nez
quelque peu tordu, des oreilles larges et décollées, un œil morne.
La pièce de Tirso de Molina – qui est en fait un art de séduire sans
aimer – tombe d’autant mieux pour Miguel qu’en dépit de sa jeunesse, il a
fait, comme tous les jeunes Sévillans de sa classe, d’ailleurs, son
apprentissage amoureux avec les prostituées. Le nouveau don Juan ne sait
donc pas ce qu’est le plaisir de la conquête.
A Séville, déjà, il est célèbre. Non seulement par son train de vie –
carrosses et domestiques – mais par l’espèce de nonchalance goguenarde
qu’il met à estoquer les taureaux quand, d’aventure, il prend la place d’un
matador dans l’arène.
A peine a-t-il vu la pièce de Tirso de Molina que Séville retentit de ses
exploits. A-t-il possédé, comme le prétend la légende, «  mille et trois
femmes  »  ? Il semble bien que, dans cette cité fortement imprégnée de la
civilisation arabe et connaissant donc les « mille et une nuits », on n’ait pas
voulu que le héros local fût inférieur à ses devanciers orientaux.
Son histoire amoureuse commence par un scandale : à la suite d’un pari,
il conquiert, après six mois de siège, l’une des plus hautes vertus de la
société sévillane  ; pour lui, elle abandonne tout, mari et enfants. Elle le
presse de fuir en sa compagnie  ; elle parle simplement d’une vie paisible
sous d’autres cieux. Cette idée conduit Miguel à abandonner sa conquête
sur-le-champ. Son aventure avec la maîtresse d’un archevêque, podagre il
est vrai, amuse. Mais ce qui amuse de moins en moins, c’est la liste des
maris trompés et des fiancés bernés, qui voient s’envoler, les uns, les
serments de fidélité, les autres, les promesses du printemps. Mais on se
méfie car, autant par prudence que par jeu, Miguel est devenu un redoutable
escrimeur. Les succès faciles le portent à rechercher les difficultés. Ce qui
ne va pas sans risques.
C’est ainsi que se noue son aventure avec doña Teresita, fille de la haute
noblesse. Il a suffi que Miguel apprenne que sa vertu est sans défaillance et
que son père lui cherche un mari de haut lignage pour que le séducteur
décide de s’emparer du cœur et du corps de la belle. Le siège dure des mois,
et rien n’y manque : sérénades sous les fenêtres, poèmes enflammés (payés
un prix convenable à un poète famélique)  ; qui résisterait à tant de
constance et à tant d’ardeur  ? De sourires en petits gestes affectueux, la
porte de doña Teresita s’ouvre enfin. Encore quelques pruderies, et la
victoire est totale.
Le fruit est suffisamment savoureux pour que Miguel éprouve le besoin
d’en exprimer totalement le suc.
Mais un soir, c’est l’imprévu : le père de doña Teresita apparaît dans la
chambre, un flambeau à la main. Il a aussi une épée. Miguel, bien que fort
dévêtu, bondit sur la sienne (il a la prudence de toujours la garder à portée
de la main) et, de chambres en corridors, un duel confus s’engage. Combat
inégal. Le séducteur désarme son adversaire et, au comble de la fureur, lui
plante son arme dans le cœur. Ce n’est plus le scandale qui amuse ; c’est le
drame qui déchaîne la colère. Sur les conseils de ses parents, Miguel n’a
d’autre ressource que de fuir. Il n’était que temps, car déjà les alguazils sont
à ses trousses. Une sorte de chevauchée infernale s’engage, qui conduit le
meurtrier et ses poursuivants d’Andalousie en Castille et de là en Espagne
du Nord. De Salamanque, on gagne Saragosse, puis Madrid. Un repos dans
un asile sûr, de quelques semaines, puis c’est Barcelone. Un navire
s’apprête à cingler vers l’Italie. Miguel ne laisse pas échapper cette chance.
Que fait don Miguel à Rome et à Lucques, où l’on mentionne sa
présence ? On ne le sait trop. Tout au plus, des rumeurs rapportent que ses
conquêtes se sont bornées aux filles des rues et qu’il a joué gros jeu.
Toujours est-il que l’Italie semble l’avoir déçu puisqu’en 1644, on le
retrouve dans les Flandres. Dans ce pays qui est encore fief espagnol, il y a
fort à faire pour les gentilshommes de fortune. Depuis quelque cinquante
ans, les Hollandais se battent pour leur indépendance  ; dans une guerre
harassante, les troupes du roi d’Espagne s’épuisent et se lassent. Raison
suffisante pour accueillir à bras ouverts tous ceux qui le veulent. A court
d’argent, sans avenir, don Miguel s’engage donc  ; mais comme le
recrutement est fort varié – jusqu’à des forçats évadés – le Sévillan ne
souhaite pas souiller son nom ; il prend le pseudonyme de Vicente Thomas.
Il semble être un fort bon manieur d’épée, on lui donne sur-le-champ le
grade d’enseigne.
On se bat, bien sûr ; mais on a aussi des loisirs. Les Flamandes blondes
et lisses font bon accueil aux officiers, sans trop se soucier du camp auquel
ils appartiennent. Don Miguel triomphe donc sans trop de peine ; ses succès
amoureux prennent le pas d’ailleurs sur ceux qu’il remporte au jeu, passe-
temps qui le laisse plus qu’à son tour sans argent. Au combat, l’Espagnol
montre une bravoure égale à celle qu’il manifeste dans les alcôves. C’est
ainsi que devant Stabroek, sur l’Escaut, il est cité à l’ordre de l’armée pour
avoir enlevé un fortin opiniâtrement défendu par les Hollandais. Nouvel
exploit lors du siège de Berg-Op-Zoom ; les Espagnols, certes, sont battus,
mais don Miguel a livré bataille avec tant de vaillance qu’il obtient une
nouvelle citation. C’est alors qu’il décide de sortir de l’anonymat dans
lequel il a jusqu’alors vécu ; Vicente Thomas est mort, vive don Miguel ! Et
de révéler sa véritable identité au général commandant l’armée espagnole.
Les exploits du Sévillan sont vite connus de sa ville natale qui en tire une
grande fierté. Dès lors, on oublie le meurtre du père de doña Teresita ; les
poursuites judiciaires sont arrêtées.
Il peut rentrer à Séville ; mais, prudent, il préfère tout d’abord séjourner
à Madrid, où il se livre avec frénésie à l’une de ses passions favorites, la
tauromachie. L’auréole guerrière qui l’entoure, ses exploits dans l’arène,
mettent à ses pieds tout ce que la capitale espagnole compte de jolies
femmes. Il a réalisé son rêve d’adolescence : il est devenu don Juan.
Voici que, pour la première fois, il a un véritable face à face avec la
mort  : pour avoir voulu traverser, à cheval, un torrent glacé, il tombe si
malade qu’à son chevet, on en vient à réciter la prière des agonisants. Les
maris et les fiancés bafoués, les femmes qui ont été accablées de promesses
jamais tenues, respirent : enfin, le séducteur va être châtié.
Don Miguel, par miracle, guérit et semble tirer des abîmes d’où il
ressort une nouvelle frénésie de vivre. Certes, il peut consulter avec
satisfaction «  la comptabilité  » qu’il a soigneusement tenue  : dans une
colonne, les noms de ses maîtresses  ; dans une autre, ceux des maris
trompés. Figure même le nom d’un pape ; durant son passage à Rome, don
Miguel avait obtenu les faveurs d’une Florentine pour laquelle, disait-on, le
successeur de saint Pierre avait des bontés.
Cependant tout lasse. Que découvrir de nouveau  ? Femmes de haute
noblesse, bourgeoises, filles de ferme, quoi, en définitive, les différencie ? Il
faut du nouveau  ; et le nouveau ne peut être que le scandale à l’état pur.
Celui-ci porte un nom, c’est l’inceste.
Les sœurs de don Miguel sont soit mariées, soit religieuses. Et, tout de
même, le suborneur n’ose pas en faire le siège. Mais en Corse, il a une
demi-sœur, fille naturelle de son père. Celui-ci, au demeurant, n’y avait pas
regardé de très près, puisqu’il avait eu cette enfant avec l’une de ses
cousines.
L’enfant est devenue une jeune fille, Vanina, dont le charme n’a d’égal
que l’orgueil.
Partir à l’assaut de cette charmante forteresse enfièvre l’imagination de
don Miguel. Prétextant que le climat corse permettra un rétablissement
complet de sa santé, le Sévillan gagne Montemaggiore, près de Calvi.
Prudent, il se présente sous un faux nom, affirmant qu’il est l’ami le
plus proche de don Miguel Mañara. Celui-ci a d’ailleurs écrit une lettre de
recommandation extrêmement flatteuse pour le visiteur, d’autant plus
élogieuse que c’est évidemment don Miguel qui l’a écrite lui-même.
Le séjour à Montemaggiore est parfaitement agréable  ; et Vanina,
habituée à la rude discipline qui règne dans les familles corses, est sensible
au charme désinvolte du jeune homme. Du badinage respectueux, on passe
aux invites et aux promesses plus précises. La jeune fille aime, et le don
qu’enfin elle fait d’elle-même est autant une promesse qu’un abandon. Mais
cette nouvelle victoire ne suffit pas au séducteur. Il lui faut plus et mieux. Il
faut que Vanina soit consentante à l’inceste.
La scène qui se déroule alors a été, pendant longtemps, narrée dans le
moindre détail par la famille de Vanina :
«  Don Miguel désirait bien posséder ce corps juvénile qu’il avait là,
sous ses lèvres, mais il voulait aussi, dans sa perversité, que cette âme
consentît à se perdre, souhaitât volontairement accomplir le sacrilège que
lui, don Juan, avait prémédité. Consommer l’inceste avec l’assentiment de
sa complice semblait à don Miguel un raffinement voluptueux, d’une saveur
sans pareille.
» Penché sur la jeune fille, il lui murmura d’une voix étrange :
»  — Ecoute, Vanina… je ne suis pas un ami de ton demi-frère, mais
don Miguel Mañara lui-même.
» Au nom de Mañara, Vanina s’était dressée sur son lit, révoltée d’une
telle audace, indignée de la perversité de celui qu’elle considérait déjà
comme son mari… elle repoussa le jeune homme, le gifla et poussa de tels
cris que toute la maison en fut ameutée.
»  Les domestiques d’abord, le père de Vanina ensuite, accoururent.
L’épée à la main, don Miguel tenta de s’enfuir. Le seigneur Enfrino, frère de
Vanina, tenta de lui barrer le passage ; mais le séducteur le tua d’un coup
d’épée en pleine poitrine. »
Le Sévillan réussit à gagner la citadelle de Calvi, tenue alors par les
Espagnols.
Le voici de nouveau dans sa ville natale, où tant sont innombrables ses
frasques, tant est grande son insolence, qu’on l’identifie au démon. Mais il
règne sur la ville, à tel point qu’on copie ses manières et sa façon de
s’habiller. L’audace de don Juan ne connaît plus de limites : un soir, ayant
prié à dîner la plus brillante compagnie qui soit, il jette sur la table la liste
de ses conquêtes, et il ironise : « Que Vos Grâces examinent ce papier, et si
Elles n’y trouvent pas leur nom, Elles n’auront qu’à maudire la difformité
ou la laideur de leurs femmes !
—  Il manque un nom, jette d’une voix glaciale un jeune noble, don
Mateo de Valcazar.
— Lequel ? interroge don Miguel.
— Celui de Dieu.
— Que voulez-vous dire ?
— Aucun nom de religieuse ne figure sur la liste que vous nous avez
montrée. »
Séduire une nonne, à cette époque, n’est d’ailleurs pas une épreuve
insurmontable, la vie très libre de certains couvents étant connue de tous ;
d’où le proverbe  : « Amour de nonne, feu d’étoupe, baiser de catin, c’est
tout un. »
Don Juan n’est pas homme à ne pas relever un pari. Il ne lui faudra pas
longtemps pour remarquer, à l’église de Notre-Dame-du-Rosaire, une jeune
religieuse ravissante. Celle-ci tente de fuir don Miguel : « Je suis morte au
monde  », écrit-elle sur le billet qu’elle a laissé échapper en sortant du
confessionnal. Mais elle a écrit…
Sœur Agathe – c’est son nom en religion – finira par consentir à son
propre enlèvement.
Voici que surgit une péripétie imprévue  : payés par des maris, à juste
titre jaloux, des bandits veulent assassiner don Juan  ; durant sa brève
convalescence, il a des visions étranges : des femmes qui s’offrent à lui et
soudain disparaissent… il rêve qu’il est couché dans un cercueil.
Alors, il écrit à sœur Agathe, lui avouant qu’il est le pire des débauchés,
et lui demandant pardon pour avoir tenté de l’arracher à Dieu. La légende
prétend que la nonne mourra de chagrin quelques jours après avoir reçu
cette confession.
Un dimanche, alors qu’il assiste à la messe en la chapelle de San Jorge
– il est toujours assidu aux offices – don Miguel aperçoit une jeune fille
d’une beauté éblouissante. Elle a vingt ans – l’âge de don Juan – elle
s’appelle doña Jeronima Carillo de Mendoza.
Don Miguel se renseigne  : doña Jeronima appartient à l’une des plus
grandes familles de Grenade.
A force de patience, le séducteur réussit à se faire présenter à la jeune
fille. Et, pour la première fois, il abandonne toute verve et tout cynisme ; le
chasseur renonce à ses pièges ordinaires.
Le mariage aura lieu le 31 août 1648, à la grande stupeur de Séville, à la
consternation de tous les amis de don Juan qui se consolent en disant : « Ça
ne durera pas.  » Le mariage tient et tient bien. Décidément, don Juan est
bien mort. Finis les frasques et les scandales ; jamais épouse n’a eu un mari
aussi empressé. Le sceptique, celui qui défiait les lois, entre au service de la
collectivité  : il est nommé juge du tribunal provincial de la Santa
Hermandad, chargé de réprimer les délits de droit public, puis il entre au
conseil municipal de Séville. Quand les charges publiques lui laissent
quelque loisir, don Miguel n’éprouve pas de plus vif plaisir que de partir
avec sa femme inspecter ses propriétés.
Le drame survient : doña Jeronima meurt en septembre 1661. Le choc
est tel pour don Miguel que, pendant des jours, son entourage pense qu’il
devient fou. Pendant six mois, il demeure dans un monastère près duquel sa
femme a été enterrée. Au milieu des larmes et des crises de désespoir, il ne
cesse de répéter : « Todo es nada », tout est vain !
C’est alors qu’il supplie le supérieur du couvent des Neiges – un
couvent de carmes – de l’entendre en confession. Poussant des cris de
désespoir, le visage baigné de pleurs, se déchirant la poitrine, celui qui fut
don Juan avoue ses fautes.
C’est un autre homme qui regagne Séville. Il a à peine trente-cinq ans,
mais il a l’air d’un vieillard. Si bien qu’on le surnomme «  l’homme du
malheur ».
Des hallucinations s’emparent de lui  ; il lui semble croiser sans cesse
des cortèges funèbres d’où s’échappe, à intervalles réguliers, la même
phrase : « Nous portons en terre don Miguel Mañara. »
La fièvre, la maladie le clouent au lit pendant des mois. Il a résisté à la
tentation du suicide, auquel il a, à plusieurs reprises, songé. Mais que faire,
quel sens donner à une vie qui, désormais, semble ne plus en avoir ?
Il y a les pauvres… ces pauvres qui grouillent à Séville, entassés en une
masse misérable le long du Guadalquivir. C’est à eux que don Miguel
décide de consacrer sa vie. Mais quelle épreuve d’humilité ! Il lui faut six
mois pour qu’il puisse entrer dans la confrérie des Frères de la Charité. Les
religieux ont peur que celui qui frappe à leur porte ne soit qu’un repenti
d’occasion. Finalement, il sera admis le 10 décembre 1662. Il a abandonné
ses habits somptueux pour le cilice et la chemise de toile rude. Il quête aux
offices, ne levant plus les yeux sur les beautés de Séville que, naguère, il
traquait dans les églises.
Il devient le supérieur de l’ordre et, sur ses deniers, fait construire ce
qui deviendra le premier hôpital de la ville, l’Hospice des Pèlerins. Il édicte
de nouveaux impératifs : « Aimons tous les pauvres, car tous sont le portrait
de Jésus-Christ… que notre charité soit comme ce fleuve que le saint
prophète Isaïe vit sortir de la chaise de Dieu, fleuve de feu, fleuve de
rédemption, fleuve d’amour… »
Très vite, Séville l’appelle le « Père des Pauvres ». Certes, un immense
élan d’amour et de pitié anime don Miguel ; mais aussi une volonté d’expier
en se faisant misérable parmi les misérables. Spectacle étonnant : ceux qui
furent ses compagnons de débauche, maintenant bouleversés par tant de foi,
se rendent dans les hôpitaux pour s’y laver des pires souillures. Le renom
du religieux passe les bornes de l’Espagne  : les dons affluent de partout  ;
des Indes, voire des îles Mariannes.
Don Miguel mourra, épuisé, à l’âge de cinquante-deux ans, le 9  mai
1679. Un an plus tard, son procès en canonisation est introduit à Rome.
Mais il faudra attendre le 13 mai 1778 pour que le supérieur de l’ordre de la
Charité puisse être baptisé « Vénérable ».
Et celui qui repose désormais dans la gloire de l’Eglise avait voulu cette
épitaphe : « Ici gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde.
Priez pour lui ! »
 

Etrange postérité que celle des deux don Juan – celui de Tirso de
Molina qui avait pris pour modèle le comte de Villamediana – et celui
qu’incarna don Miguel Mañara.
C’est en France que celui-ci devait connaître son véritable disciple. Il
s’appelle l’abbé de Rancé, un religieux qui, selon le mot de Chateaubriand,
«  passa trente-sept ans dans le néant pour expier les trente-sept ans qu’il
avait passés dans le monde ».
Jean Le Bouthillier de Rancé est un filleul de Richelieu ; brillant, d’une
intelligence exceptionnelle, il excelle, très jeune, aussi bien dans les études
que dans les alcôves  ; il n’a pas dix-sept ans qu’il devient l’amant de la
duchesse de Montbazon, jusqu’alors fort prisée par les militaires. La mort
subite de la duchesse plonge le jeune homme dans le désarroi. Des
aventures multipliées le laissent si las qu’à trente et un ans, il renonce au
monde, entre en 1663 à la Trappe dont il deviendra le réformateur. Quand il
mourra, en 1700, on s’apercevra qu’il couchait sur un lit de cendres.
C’est une autre postérité qu’aura le héros de Tirso de Molina. Avec don
Miguel Mañara, Dieu avait eu son saint. Restait au démon à s’emparer
d’une âme. Ce sera le Don Juan de Molière.
Don Juan ou le Festin de pierre n’est pas la meilleure pièce du premier
des auteurs dramatiques français. Mais c’est de loin la plus profonde, si
profonde qu’elle fait encore le désespoir, non seulement des comédiens et
des metteurs en scène, mais encore des exégètes.
Apparemment, il existe des ressemblances frappantes entre l’œuvre de
Molière et celle de Tirso de Molina : dans l’un et l’autre cas, le séducteur
est victime d’un naufrage, il séduit des paysannes, tente d’attirer dans ses
rets une jeune mariée, reçoit le châtiment suprême de la main du
commandeur.
Il est vrai que les sources ne manquaient pas. Quelques années avant la
première représentation de Don Juan, donnée le 15  février 1665, deux
comédiens avaient écrit chacun une pièce sur ce sujet. En 1658, Dorimon,
comédien de Mademoiselle et, l’année suivante, Villiers, comédien de
l’hôtel de Bourgogne, avaient adapté une pièce napolitaine : Il convitado di
pietra, d’Onofrio Giliberto de Solofra. Villiers avait fait imprimer la sienne
en 1660 et l’avait dédiée à Corneille. En outre, la comédie italienne, que
Molière connaissait fort bien, foisonnait de trompeurs.
Qu’importent après tout, les sources de l’auteur français  ! Ce qui
compte, c’est ce que son génie a apporté au type éternel de don Juan.
Tout d’abord, a-t-il eu un modèle français ? On en a découvert au moins
un certain, Armand de Conti, gouverneur de Guyenne. Molière avait été son
condisciple au collège de Clermont  ; il le retrouva lors d’une tournée
théâtrale en Languedoc. Il y menait une vie de parfait débauché  : amant,
entre autres, de la femme d’un président de Cour de Bordeaux  ; criblé de
dettes, ne croyant ni à Dieu ni au diable. Il est vrai que, sur le tard, il
reviendra à une pratique apparemment sincère de la religion.
A Paris, Molière n’avait qu’à ouvrir les yeux et à se souvenir des
conversations qu’il avait avec deux des plus remarqués libertins de
l’époque, Chapelle et Desbareaux, qui fréquentaient chez Ninon de Lenclos.
Au vrai, le libertinage était alors moins un goût prononcé pour la débauche
qu’une volonté de s’affranchir des dogmes, tant religieux que moraux. Mais
une confusion n’allait pas tarder à se produire : le libertinage – volonté de
libération intellectuelle, allait s’identifier à la corruption des mœurs et à
l’impiété poussée jusqu’à la provocation  : c’est ainsi que la Palatine fera
brûler un fragment de la vraie croix et que Mme Deshoulières baptisera des
chiens.
Molière, lui, avait quelque affinité – mais qu’il devait manifester avec
prudence – avec les libres esprits ; il ne songeait donc pas à les mettre en
accusation. Mais, au travers de don Juan, il s’en prend à tous ces grands
seigneurs qui parent leurs pires débauches du masque de la liberté
intellectuelle. C’est notamment le cas de quelques fleurons du château de
Versailles, Bussy, qui enlève « l’une des plus fameuses dévotes du temps »,
Mme  de Miramion  ; ou encore l’étonnant Henri de Lorraine, qui organise
des orgies dans l’abbaye d’Avenay et y convie ses deux cousines, Anne et
Benedicte de Gonzague ; il épouse la première, la chasse, se remarie avec
Mlle  de Pons, tout en multipliant les aventures passagères, passant des
duchesses aux prostituées.
On voit bien le dessein de Molière : montrer tous ces grands se vautrant
avec délice dans l’infamie. Au reste, ce n’est pas tellement la poursuite du
vice que reproche l’auteur de Don Juan à cette noblesse et à ces grands,
mais c’est leur totale absence de sensibilité morale, et qui se moquent de
corrompre, de semer le déshonneur et les larmes. Voilà pourquoi, en
définitive, l’égoïsme et la méchanceté constituent le fond du caractère de
don Juan.
Les flèches acérées de Molière visent également les faux dévots.
 

Molière a de bonnes raisons de partir en guerre contre eux. Lui, homme


d’une sincérité totale, ne peut accepter les spectacles dont, tous les jours à
Versailles ou à Paris, il est le témoin  : Henri de Lorraine – qui a très
vraisemblablement battu le record des « mille et trois femmes » jusqu’alors
détenu par le don Juan espagnol, se fait marguillier de sa paroisse  ; un
aumônier de la cour, le père Garasse, note : « Il ne passera pas grande fête
qu’ils ne s’en aillent confesser et recevoir le sacré corps de Notre-Seigneur
devant tout le monde, afin qu’on les remarque.  » Si Louis  XIV, pour
quelque raison que ce soit, fait savoir qu’il ne paraîtra pas à la chapelle,
celle-ci se vide aussitôt de la cohorte ordinaire des courtisans.
Il est vrai qu’à l’époque, trancher entre vrais et faux croyants n’est pas
chose facile. Car c’est le temps où fleurissent les austères jansénistes, que
Bourdaloue, défenseur intransigeant de la seule foi catholique telle que la
définit Rome traite de cette façon : « Pour donner crédit à leurs nouveautés,
ils prennent tout l’extérieur de la piété la plus rigide… revêtus de la peau de
brebis, ils sont au fond des loups ravisseurs. »
Alors, qui croire  ? Entre des doctrines et des styles de vie aussi
contradictoires, Molière hésite à choisir  ; il s’interroge tellement qu’il
devient en quelque sorte un homme du juste milieu ; position inconfortable
puisqu’il lui faut aussi bien condamner les excès du libertinage que le
fanatisme religieux. Une telle tolérance – il faut bien employer ce mot qui
n’acquerra que bien plus tard droit de cité – connaîtra sa définitive
sanction : l’archevêque de Paris, Mgr du Harlay – parangon de la foi rigide
– refusera au pauvre corps de Molière le droit d’être enterré en terre
chrétienne.
Il est vrai que tout s’est ligué contre l’auteur de Don Juan, car tout le
monde s’est plus ou moins reconnu dans le personnage du séducteur  :
Bourdaloue, Bossuet (alors qu’une hostilité radicale séparait les deux
prélats), le président de Lamoignon, sans compter l’entourage de
Louis  XIV. Et, évidemment, c’est un déferlement de colère, voire de
calomnies.
Le roi, lui, ne fléchit pas. Ce souverain absolu est sans illusions sur ce
qui se passe autour de lui. Il sait très bien qu’en obligeant les plus hauts
représentants de la noblesse à résider à Versailles, en leur intimant l’ordre
de se ruiner en suivant une mode vestimentaire qui frise le ridicule, il les
réduit tous à sa merci. Et comment ce roi de France n’aurait-il pas deviné ce
qui se cachait de faux-semblant, d’obéissance feinte et d’amertume chez ces
grands seigneurs condamnés aux rites du palais ?
Pour Louis XIV, l’œuvre de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est une
sorte de défoulement. Ce que le monarque ne peut dire sous peine de mettre
en péril une allégeance que bien des nobles supportent mal, Molière, lui, le
proclame mais à la scène où, selon les idées reçues, tout n’est que
convention et imagination.
Louis  XIV a probablement eu d’innombrables défauts, sauf un,
l’hypocrisie. Croyant sincère, il le fut certainement. Il se plie au rite des
offices, il se montre bon catholique – jusqu’à révoquer l’Edit de Nantes –
pour être fidèle à ce qui a dominé sa vie, la raison d’Etat. Quant aux
libertins, le roi de France ne leur porte pas plus de sympathie qu’aux faux
dévots. Non que sa vie personnelle suive les voies droites de la vertu ; mais
ses multiples aventures ne lui font jamais perdre de vue qu’il est
responsable du destin de la France. Entre le pouvoir et les favorites, c’est
toujours le premier qui l’emporte.
Son hostilité envers les libertins ne résulte pas de leur mode de vie,
mais bien d’une sorte de «  ferment révolutionnaire  » que peut-être, sans
s’en rendre compte d’ailleurs, ils introduisent dans la société française. Ne
remettent-ils pas en cause l’obéissance aux règles communément admises ?
Et s’ils contestent la religion et la morale, pourquoi cette contestation ne
s’étendrait-elle pas au pouvoir absolu du monarque  ? Depuis la Fronde,
alors qu’enfant il avait dû être emporté en hâte loin de Paris, Louis  XIV
nourrit une hostilité qui ne se démentira jamais envers ces nobles qui,
poussés par la simple soif du pouvoir et de ses délices, songent trop souvent
à mettre en cause le pouvoir royal, un pouvoir de droit divin. En définitive,
ces nobles ne sont que des courtisans, qui ne méritent d’autre sort que celui
des laquais.
Et c’est ainsi que naît cette complicité entre le plébéien qu’est Molière
et le roi de France.
C’est pourquoi – ce qui a été très rarement souligné – le Don Juan de
Molière est avant tout une pièce politique (ce qui la différencie
profondément de l’œuvre de Tirso de Molina).
Le Burlador était avant tout un personnage, un individu. Le Don Juan
de Molière, lui, est le reflet des idées et des mœurs de l’aristocratie de
l’époque ; il préfigure ce que sera plus tard le roué.
Au travers du héros du Festin de pierre, on pourrait aisément dresser
l’inventaire de toutes les idées qui avaient fait irruption en France. La
Renaissance italienne devait introduire l’idée de la débauche raffinée, de la
volonté, exprimée envers et contre tout, d’être d’abord soi, de moquer, si
nécessaire, les lois de l’Eglise et de l’Etat.
Le génie de Molière pousse plus avant, ce qui le porte d’ailleurs à faire
le spectacle de Versailles : le libertinage n’est plus seulement une vocation
intellectuelle à braver tous les principes reçus, il devient la réponse
immédiate aux instincts qui finissent par donner un sens à la vie et par
constituer son but ultime. Si bien que la morale universelle jusqu’alors
considérée comme émanant de Dieu, trouve désormais une autre source : la
satisfaction des besoins individuels. On découvre ainsi cet « amour-propre »
dont La Rochefoucauld fera le moteur de toutes les actions humaines.
Et voici pourquoi Sganarelle, le naïf lucide de Don Juan, pourra
s’écrier  : «  Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose.  »
Méchant, don Juan l’est fondamentalement  : il rudoie le pêcheur qui l’a
sauvé du naufrage  ; il l’est envers son père et envers la femme qu’il a
conduite au déshonneur  ; il est «  terrible, féroce, sans mœurs  ». Terrible,
certes, mais un peu à la façon du Burlador, avec une sorte de frénésie
désespérée. Car est-ce aimer les femmes que de s’attacher uniquement au
plaisir qu’elles procurent ?
Différence de conception, ou caractéristiques irréductibles de deux
tempéraments d’auteurs  : le personnage de Tirso de Molina est souvent
entraîné dans une aventure par un « coup de cœur » ; le premier mouvement
qui le porte vers une femme est celui de la spontanéité, même si celle-ci
n’est qu’une efflorescence de l’instinct. Rien de tel chez le héros de
Molière. Car le «  don Juan français  » contrôle très exactement ses
impulsions ; pas une démarche qui ne soit calculée, pas un compliment qui
ne soit médité et qui n’ait un but. Chez le Burlador, seul le corps était
corrompu (condamnation terrible, d’ailleurs, puisqu’il ne connaîtra jamais
la promesse d’une rédemption). Chez le don Juan de Molière, c’est l’esprit
qui est totalement perverti. C’est ce que, dans son langage très simple
explique Sganarelle  : «  Lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à
souhaiter.  » Alors deviennent nécessaires les épices au goût plus relevé  :
intrigues compliquées, émoi d’une jeune mariée, naïveté d’une paysanne,
pudeur voilée d’une religieuse.
On en arrive ainsi à une véritable plongée aux abîmes, c’est-à-dire à
l’enfer : don Juan ne veut plus d’une victoire banale, il lui faut les larmes, le
remords, la détresse de ses victimes. Sa personnalité ne s’exalte pas au
plaisir, mais au désespoir de ses conquêtes. Il faudra attendre Choderlos de
Laclos et ses Liaisons dangereuses pour que cette vie soit totalement
explorée. Comme il faudra voir surgir le marquis de Sade pour exalter, avec
une précision d’entomologiste, l’immense volupté que procure la souffrance
des autres.
Déjà, tout est dans Molière.
Car, à lire et à relire Don Juan, on y trouve les plus fabuleuses
promesses du libertinage et les phases de sa progression.
Le libertin est tout d’abord un licencieux, se moquant du tiers comme
du quart. Puis, comme en raison de la société dans laquelle il vit, le libertin
doit tout de même trouver quelque justification à sa conduite, il invoque les
droits de la pensée libre, reconnue comme seule règle de vie. Enfin, et pour
se préserver de toute surprise fâcheuse, le libertin se sent un jour touché par
la grâce et revient à Dieu. Retour qui n’a d’ailleurs que peu d’importance
puisque, en général, au moment de sa conversion, le libertin est recru de
fatigue et n’a plus d’expériences à faire.
C’est bien autour de ces trois thèmes que s’ordonne la pièce de Molière.
Les deux premiers actes «  mettent en situation  » un don Juan
uniquement préoccupé de l’assouvissement de ses désirs. Rien ne lui fait
obstacle : ni sa conscience, ni les lois. L’univers entier est le théâtre de sa
quête, l’empire de ses instincts.
Dans les deux actes suivants, le héros marque une rupture totale, aussi
bien avec Dieu qu’avec la société et sa famille  ; il trouve dans son
scepticisme la justification de son appétit de jouissance.
Enfin, la règle du jeu trouve une règle supérieure à la sienne : l’heure du
châtiment est venue. Non d’ailleurs sans qu’auparavant le héros ait marqué
un retour simulé vers la religion.
Mais il convient d’approfondir ce schéma et du même coup de poser ce
problème  : qu’est-ce que l’amour pour don Juan  ? Question d’autant plus
nécessaire que le XVIIe siècle était, par bien des côtés, encore imprégné par
l’amour courtois des romans de chevalerie. Celui-ci, vu la marche du temps,
avait trouvé une nouvelle forme d’expression  : c’était la conversation. On
parlait beaucoup, en général, dans la ruelle des lits où les femmes de la
société avaient coutume de recevoir leurs soupirants. La conversation était
certes lourde de sous-entendus – de même que la correspondance, dont le
XVIIIe  siècle marquera un sommet jamais égalé – mais la brillance de
l’esprit tempérait ce que les paroles pouvaient contenir de suggestions trop
précises.
Ces mœurs – ou plus exactement ces procédés – demeuraient l’apanage
d’une certaine société, luttant avec ses propres armes contre la rudesse de
coutumes qui tendaient de plus en plus à se généraliser, et selon lesquelles
la galanterie ne constituait qu’un rapide hors-d’œuvre.
C’est cette conception qui avait terrorisé le droit et simple Corneille et
qui, pour la contrebattre, avait fait de l’amour une simple faiblesse (« une
idée confuse » disait Descartes) que la raison avait pour rôle de faire plier.
Don Juan jette sur une scène de théâtre une nouvelle forme de l’amour :
la simple jouissance, ne faisant d’ailleurs que dire tout haut ce que
beaucoup faisaient dans l’ombre. Pour la première fois sur une scène
française, un séducteur se vante de mentir et de trahir ; toutefois en prenant
quelques précautions. Car tout de même, don Juan – ou plus exactement
Molière – recule devant le sacrilège. On ne verra pas comment don Juan a
séduit celle qui jusqu’alors vivait dans un cloître, doña Elvire. Tout au plus,
le vainqueur consent-il à livrer – mais jusqu’à quel point de sincérité  ? –
quelques-uns de ses stratagèmes : se faire passer pour un assoiffé d’idéal ; à
partir de là, la victoire est assurée, puisque l’amour est sans lendemain, que
la fidélité n’est que fatigue, que courir de femme en femme est un impératif
pour celui qui veut sans cesse rendre hommage à la beauté  : «  Conserver
des yeux pour voir le mérite de toutes les femmes, rendre à chacune les
hommages et les tributs. »
Le Burlador de Tirso de Molina ne croyait qu’à la volupté ; le don Juan
de Molière lui préfère la séduction. Car la séduction est un jeu intellectuel,
semblable au jeu d’échecs  ; qui commet une faute est perdu, qui l’évite
parvient à l’échec et mat.
Autre différence entre le don Juan espagnol et son «  successeur  »
français : le premier se soucie peu de la passion qu’il inspire ; le second, au
contraire, veut être aimé ; et son plaisir intellectuel sera d’autant plus grand
que l’amour qu’il aura inspiré s’effondrera dans un désespoir authentique.
Le premier aimait, chez la femme, les lassitudes de l’amour  ; le second
aime contempler les ruines qu’il laisse. Le don Juan espagnol aime la
volupté du bonheur fugace ; le don Juan français préfère la volupté du mal,
car son plaisir suprême naît de la souffrance des autres.
D’autre part, et également pour la première fois dans le théâtre français,
le scepticisme acquiert droit de représentation. Ce scepticisme, avant d’être
une attitude intellectuelle, est tout d’abord une façon de se distinguer du
commun. Par exemple, un don Juan grand seigneur ne saurait vénérer un
« moine bourru » comme le fait le manant Sganarelle. Façon de dire que la
croyance en Dieu et le respect des religieuses sont juste bons pour les
simples. Reconnaître Dieu, prier Dieu, serait partager les craintes du
vulgaire. Nier Dieu, c’est donc se distinguer.
Cette négation comporte aussi sa sanction. Croire simplement que
« deux et deux font quatre », c’est se refuser à reconnaître que la présence
divine est partout, et à chaque instant. Quelle découverte, quelle panique
intérieure aussi, lorsque don Juan s’apercevra que la statue du commandeur,
simple bloc de pierre pourtant, hoche la tête. Quelles lois inconnues
régissent donc l’univers ?
Tous les spécialistes – religieux ou laïques – ont trébuché sur
l’explication de la fameuse scène au cours de laquelle don Juan rencontre le
Pauvre  ; cette scène est, au vrai, l’une des plus fortes de la pièce. On en
connaît le thème : par trois fois, le séducteur tente de corrompre un pauvre
hère en lui offrant un louis  ; il lui suffit de jurer  ; mais par trois fois,
refusant la tentation, le pauvre répond : « Je préfère mourir de faim. » Une
pirouette de don Juan pour ne pas être vaincu par ce manant : il lui jette le
louis en disant  : «  Je te le donne pour l’amour de l’humanité  !  » On a
longtemps épilogué sur cette apostrophe, d’autant plus qu’elle avait fort
courroucé l’Eglise.
Celle-ci, en fait, ne s’y était pas trompée. Don Juan marquait ainsi son
refus de connaître Dieu, et l’un des commandements essentiels de celui-ci,
la charité. Le séducteur ne veut d’autre loi que celle des hommes ; il aide le
pauvre, non pas parce que c’est un précepte de l’Evangile, mais en suivant
simplement la règle de son bon plaisir.
L’intensité dramatique de la pièce monte jusqu’au vertige. Quelle scène
entre don Juan et son père  ! Celui-ci, personnage sorti tout droit de
Corneille, morigène son fils, lui fait la leçon. La réponse de don Juan
commence par l’impertinence  : «  Monsieur, si vous étiez assis, vous en
seriez mieux pour parler »… et s’achève par le blasphème : « Eh, mourrez
le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. »
Après le mensonge, le mépris et l’insolence, il ne reste plus, pour le
séducteur, qu’un seul sentiment à exprimer, l’hypocrisie.
Couvert de dettes, renié par son père, menacé par les frères d’Elvire,
don Juan n’a plus qu’une ressource : retourner à la religion. Il le fait, étant
bien entendu que, désormais à l’abri, il pourra continuer sa vie de débauche,
simplement en se montrant un peu plus discret.
La démonstration de Molière est éclatante  : c’est le libertinage qui,
fatalement, conduit à la fausse dévotion. Tout est aisé au faux dévot : sous
le masque d’une foi sincère, il peut mentir, trahir ; il connaîtra toujours une
sorte d’absolution. A force de se montrer humble et repentant, il trompe
tout le monde  ; quels avantages ne tire-t-on pas de respecter la religion
établie  ? Chacun s’y laisse prendre, le père de don Juan et jusqu’à
Sganarelle  ! Qui oserait condamner un homme qui n’a que les mots de
« salut » et de « ciel » à la bouche ?
Don Juan, pourtant, n’est pas homme tout d’une pièce, comme si
Molière avait voulu montrer que jamais la nature humaine n’est simple.
Menteur, hypocrite, cynique, don Juan est tout cela  ; mais il est aussi
courageux, il ne craint pas la mort. Jamais il n’oublie sa qualité de grand
seigneur. En un mot, il a des côtés attachants.
Comme en avait d’ailleurs la noblesse de l’époque : on pouvait déplorer
les débordements amoureux du comte de Guiche, parler des scandales
financiers attachés à son nom, mais personne ne pouvait nier sa bravoure à
la guerre. Le terrible Bussy était la terreur des maris, l’Eglise l’exécrait,
mais il ne se dérobait jamais à un duel.
Il ne s’agit donc plus seulement du simple débauché dépeint par Tirso
de Molina, mais bien d’un type humain qui représente non seulement une
société donnée en un temps donné, mais aussi la double nature qui est au
fond de tout homme, une part de lumière et une part d’ombre. Le destin de
chacun de nous dépend de la victoire de l’une ou de l’autre.
 

On peut affirmer que c’est vraiment à partir de l’œuvre de Molière que


don Juan prend sa dimension définitive. Des écrivains italiens traiteront
encore ce sujet, mais sous forme de grosses farces que jouent les comédiens
ambulants sur la place des villages, les jours de foire. De même, après Tirso
de Molina, peu d’auteurs espagnols en renom oseront traiter le sujet1.
Longtemps légende, don Juan a enfin trouvé sa véritable destinée : être
un mythe.
 

Très vite, la pièce de Molière devait avoir en France même une


postérité. Il existe au moins une douzaine de « Don Juan » recensés. Mais
ce ne sont que de pâles imitations, sans aucun rapport original.
C’est dans l’Angleterre du XVIIIe siècle qu’apparaîtra une œuvre enfin
digne de la pièce française. Elle s’appelle Clarissa Harlowe, un roman dû à
Richardson et qui illustrera un type de séducteur, Lovelace.
Richardson, lui aussi, scrute impitoyablement la société de son temps :
bourgeoisie aux vues étroites, valets faisant commerce de tout, servantes
effrayées et ravies d’avoir à se soumettre aux caprices de leurs maîtres.
Et c’est dans ce milieu que vit Lovelace. Il est corrompu et il le sait.
Mais cette connaissance exacte qu’il a de lui-même le pousse à toujours
aller plus avant dans la voie du vice. C’est pourquoi il sera l’un des pères
spirituels de Sade, le plus influent même. L’amour physique n’a, pour
Lovelace, qu’une importance secondaire  ; ce qui lui plaît, c’est l’attrait
exaltant et féroce de la conquête. Il explique à son ami Belfort  : «  Tu ne
connais pas ce qu’il y a de délicat et d’exquis dans une intrigue ; tu ne sens
pas la gloire de dompter ces esprits superbes, ces belles si réservées et si
vigilantes  ; tu ne connais pas les transports qui réjouissent le cœur d’un
génie inventif et fécond, qui médite en silence sur le choix des trames qui
s’offrent à son imagination pour envelopper une beauté hautaine. »
Ces trames sont en fait une véritable toile d’araignée  : tenanciers de
tripots, entremetteuses, valets prêts à tout pour un peu d’argent  : tout sert
pour conquérir la femme désirée ; et la victoire sera d’autant plus savourée
que les moyens employés pour vaincre auront été plus sordides. Le don
Juan de Molière avait peut-être plus de vanité que d’orgueil  ; Lovelace
ignore la vanité, mais vit sous le soleil de l’orgueil. Malheur à qui le
blesse  ! C’est ainsi que Clarissa Harlowe lui résistant, il s’écrie  : «  Je ne
saurais lui pardonner ses vertus ; il n’y a pas moyen de supporter le fardeau
du sentiment d’infériorité extrême dont elle m’accable. »
Dès lors, les châtiments imaginés confinent à l’horreur : il n’y a pas de
vengeances assez raffinées pour accabler celui ou celle qui a osé défier
Lovelace.
A la différence de don Juan, le héros du roman de Richardson n’aime
pas lancer de défis. C’est ainsi qu’il ne moque pas la religion : « Je regarde
comme le dernier degré d’une mauvaise éducation de plaisanter sur des
sujets que le monde a généralement en vénération et qu’il appelle divins…
quand j’étais à Rome, jamais il ne m’est arrivé de me conduire
indécemment à des cérémonies qui étaient fort étranges pour moi  ; car je
voyais des personnes qui en étaient vivement affectées… je me suis
toujours déclaré contre ces libertins sans cervelle et sans fond qui ne
pouvaient faire valoir leurs prétentions à l’esprit que sur deux sujets
auxquels tout homme (…) dédaignerait d’avoir recours, l’impiété et
l’obscénité. »
Seule la mort de Clarissa – qui se sera donnée sans se soumettre – fera
chanceler Lovelace. Il ira par l’Europe chercher l’oubli. En vain. Et c’est en
murmurant le nom de la seule femme qui ait fait plier son orgueil qu’il
mourra, tué en duel par un cousin de Clarissa.
On voit donc la progression depuis le Burlador : celui-ci ne croyait qu’à
l’amour physique ; le don Juan de Molière pratiquait le mal dans la mesure
où il pouvait apparaître comme un défi à la société de son temps ; Lovelace,
c’est, de façon absolue, le génie du mal.
Ce génie, on va le retrouver, mais en France cette fois, et dans une
œuvre qui n’a jamais été égalée, les Liaisons dangereuses de Choderlos de
Laclos. A travers les temps, cette œuvre brille avec le dur éclat d’un
diamant noir.
L’intrigue peut se résumer en une descente aux enfers. Complices pour
créer le mal, un homme et une femme mettent toute leur passion à
déshonorer les âmes. L’intelligence la plus lucide, la plus froide, la plus
perverse n’a qu’un but : briser la jeunesse et la candeur. La corruption n’a
d’autre but que de se satisfaire elle-même  ; qu’importe qu’on s’avilisse,
pourvu que les autres soient avilis  ! Valmont, c’est don Juan poussé à ses
limites extrêmes. Qu’on en juge  : fort de l’aide de sa complice, Mme  de
Merteuil, il s’emploie à conforter l’amour qu’une fille de quinze ans porte à
un jeune homme qui a en commun avec elle une seule chose, la naïveté.
Valmont et Mme de Merteuil jouent sur un sentiment dont, en définitive, ni
Tirso de Molina ni Molière n’avaient soupçonné l’importance, la curiosité.
Prodigieuse analyse  : Choderlos de Laclos démontre qu’au regard de la
curiosité, rien ne tient plus et que la nature la plus réservée finit par
succomber aux interrogations de l’imagination et aux impératifs des sens.
Peu importe que Valmont se substitue au chevalier Danceny pour
recueillir les derniers dons de Cécile de Volanges. C’est ce qu’il écrit à la
marquise de Merteuil  : «  La difficulté ne serait pas de m’introduire chez
elle, même encore de l’endormir et d’en faire une nouvelle Clarisse ; mais
après plus de deux mois de soins et de peines, recourir à des moyens qui me
soient étrangers  ! me traîner servilement sur la trace des autres, en
triompher sans gloire  ! Non, elle n’aura pas les plaisirs du vice et les
honneurs de la vertu. »
En somme, l’amour-propre du séducteur veut un triomphe à sa taille. Et
ce triomphe, c’est essentiellement l’humiliation de la vertu.
Cette humiliation, tout de même, demande un jeu serré. Pour triompher
de la présidente de Tourvel après Cécile de Volanges, il faut jouer sur un
registre étendu  : demander à Dieu le repos et l’oubli, feindre, au moment
exactement choisi, tantôt la passion, tantôt le désespoir ; il est nécessaire de
choisir l’instant exact où il faut se montrer pétri d’audace ou plein
d’humilité.
Voilà donc la cassure entre les héros de Molière et de Tirso de Molina et
ceux de Laclos. Le libertin était avant tout préoccupé de briser des corps ; le
roué des Liaisons veut anéantir des âmes. Car quelle prodigieuse
connaissance des âmes  ! Rien n’échappe à Valmont  : la façon de faire
passer une femme de l’indifférence à la curiosité, de la curiosité au désir, du
désir à la passion. On aimait don Juan en dépit de ses vices  ; on aime
Valmont pour ses vices. Don Juan – l’Espagnol comme le Français – mettait
sa gloire dans le nombre des succès obtenus ; Valmont joue son prestige sur
les difficultés vaincues.
Mais ces deux sommets que sont Molière et Choderlos de Laclos se
rejoignent tout de même : l’un et l’autre ont représenté une société lasse et
qui sait, par un obscur instinct, qu’elle est condamnée. La Révolution
approche. D’où son exaspération à rechercher les sensations les plus rares,
ce qui n’est qu’une façon de fuir la réalité.
 

Le mythe de don Juan est né dans les pays latins. La raison en est
évidente : seuls les pays qui, par quelque côté, subirent la double influence
celtique et romaine, pouvaient en accepter le double héritage. En pays
roman, la virilité et tous les privilèges qui en principe s’y attachent y furent
toujours exaltés ; quant aux Celtes, ils avaient légué une sorte de postérité
mystique (« importée » d’ailleurs de la plus haute antiquité orientale) : en
particulier représentation quasi matérielle des divinités, susceptibles
d’intervenir à tout moment dans la vie des hommes, d’où le mythe de la
statue vengeresse.
Mais, de Tirso de Molina à Molière, cette image s’est singulièrement
épurée. Et, au terme, don Juan apparaît comme un champion de
l’individualisme contre les contraintes sociales.
Définition suffisante pour que, sous cet aspect aussi, il ait droit de cité
dans l’Angleterre moderne. Car ce pays s’est fait, quasiment depuis son
existence en tant que nation, le champion de la liberté individuelle. Et ce
n’est pas par hasard qu’un philosophe et biologiste anglais parlera le
premier de la «  lutte pour la vie  », qui n’est pas autre chose que
l’affirmation de la primauté de l’individu sur la société.
Cette société, au demeurant, était fort corrompue  : les orgies, les
scandales constituaient la trame ordinaire de la vie des nobles. Jamais la
cour n’aura la tenue de Versailles, où l’on veillait tout de même à un
minimum de convenances, tout au moins dans la vie officielle.
Mais Londres n’est pas Versailles. Le moindre gentilhomme est au
mieux simplement paillard, au pire un peu assassin. Il est vrai qu’il a eu un
bon maître, le philosophe Hobbes, auteur du Leviathan, qui fait de la seule
sensation le fondement de toute connaissance et qui base le principe de
l’action sur l’égoïsme. Il suffit de parcourir le Journal de Samuel Pepys
pour connaître ce qu’est la vie des gentilshommes à cette époque  :
«  Hommes et femmes dansent à l’état de nature et se livrent à tous les
débordements imaginables  »  ; on s’enivre, on joue et quand on n’a plus
d’argent, on détrousse les passants, à l’exemple du chevalier Thomas
Thynne. Les maris encombrants disparaissent dans les brouillards
nocturnes. Rochester, familier du trône, n’hésite pas à se déguiser en
mendiant pour explorer les bas-fonds de Londres  ; il ne craint pas
d’affirmer que « la morale évangélique est en opposition, en ce qui touche
les rapports des deux sexes, avec la nature, et inconciliable avec les lois
imprescriptibles de l’humanité ».
Dans un tel contexte, un personnage comme don Juan ne pouvait que
faire fortune. Sans pour autant trouver, pendant des décades, l’auteur de
génie capable d’en raconter, sous une forme nouvelle, les aventures. C’est à
peine si, en 1676, on a remarqué la pièce de Thomas Shadwell, Le Libertin2.
Le héros, pourtant, don John, ne cesse de proclamer son allégeance envers
les seules lois de la nature, que la vie sociale est un carcan, et va affirmant
que l’intelligence n’est que la fille des sens. La seule chose à retenir de Le
Libertin, c’est l’humour qui saupoudre la pièce. Don John explique par
exemple que s’il a défloré une jeune mariée, c’était pour éviter qu’elle-
même et son mari soient gênés par leur virginité. L’une de ses conquêtes se
suicide-t-elle sous ses yeux ? Il soupire : « Voyez ma chance ! si je n’avais
épousé qu’elle, je serais veuf ! »
 

Le mythe de don Juan a failli, en Allemagne, sombrer dans la


médiocrité car, pendant des années, il ne sera que prétexte à des spectacles
de marionnettes.
Mais ce pays était trop imprégné de mysticisme pour en rester là, et sa
littérature le révélait trop, en mettant en relief des héros en quête de
l’absolu, pour qu’un jour elle tente de faire de don Juan un conquérant de
l’infini, à l’exemple des chevaliers partant à la conquête du Graal.
C’est ainsi que le chasseur de femmes, sans foi ni loi, deviendra le
compagnon de Faust et de Werther.
Le rapprochement avec Faust ne s’est pas fait par hasard, car les
affinités entre eux sont profondes. L’un et l’autre se sont damnés pour avoir
cru que la vie terrestre offrait toutes les béatitudes : Faust les a recherchées
tout d’abord par l’intelligence, reconnue comme possédant un pouvoir
absolu, et don Juan par les sens. Crime de l’esprit et crime de la chair  :
Faust et don Juan sont des compagnons de chaîne. L’un en arrivait à nier et
à faire confiance à Satan, l’autre n’attachait du prix qu’aux plaisirs
défendus. Un commun orgueil les habitait, et un commun orgueil les a
perdus. Car identique était leur prétention, bien qu’empruntant des chemins
différents, à atteindre l’absolu.
Au départ, donc, leur démarche a été différente : Faust a cru à la toute-
puissance de l’esprit pour percer les secrets du monde, et c’est seulement
après son échec qu’il s’est abandonné aux voluptés charnelles. Don Juan,
lui, a tenté de saisir une sorte de vérité immédiate au travers d’amours
innombrables et, las d’une quête inutile, il a fini par une révolte de l’esprit.
C’est un écrivain de la fin du XVIIIe siècle, Nicolas Vogt, qui pour la
première fois unit dans une même destinée théâtrale don Juan et Faust.
Dans un poème dramatique resté inachevé, au titre étrange  : La Cour du
teinturier, ou l’Imprimerie à Mayence, Vogt se propose de montrer que
Faust ayant échoué, bien qu’ayant donné son âme au diable, à découvrir les
mystères du monde, prend les apparences de don Juan et tente de découvrir
les secrets de l’univers au travers de la volupté.
Bien que touffue et confuse, l’œuvre de Vogt n’en a pas moins eu une
influence capitale sur ses successeurs car don Juan subit une transformation
radicale. Il n’est plus l’homme recherchant le plaisir pour le plaisir ; mais,
sous l’influence de Faust, il poursuit une sorte de rêve intérieur par lequel il
espère découvrir les mystères du monde supraterrestre.
Hoffmann parachèvera l’œuvre de son prédécesseur en faisant du
séducteur un visionnaire, sans cesse en quête de l’infini, même si cet infini
s’incarne en la femme idéale.
Thème qu’a déjà exploité Mozart en faisant du séducteur un homme se
débattant entre l’attrait de la vérité divine et les puissances infernales.
Les tribulations de don Juan, décidément, ne sont pas terminées. Voici
que lord Byron, prince des précurseurs du romantisme, s’en empare. Non
qu’il ait connu le Burlador  ; mais, familier de l’Italie, il a assisté,
notamment à Venise, à ces spectacles de balladins dont le Trompeur était le
héros. En outre, victime d’un drame personnel – rupture avec sa femme,
ruine financière, abandon par ses amis – Byron est las d’une société
anglaise dont il n’a jamais accepté la tutelle et qui, l’infortune venue, lui
tourne le dos.
L’Italie lui saute au visage  : les filles y sont généralement faciles,
l’amour, même défendu, s’étale au grand jour. Il est vrai que les jaloux
réservent leurs coups de poignard pour la nuit  ; les fortunes se font et se
défont sans que les rapports humains en soient altérés.
Délivré du carcan anglais, Byron se rue littéralement au plaisir et, sa
renommée et sa prestance aidant, il rencontre peu de cruelles. Le poète est
ainsi fait que les succès remportés le portent à douter de la vertu des
femmes et de l’intransigeance des maris. Alors, pourquoi, à son tour,
n’écrirait-il pas un Don Juan ?
Mais, pourrait-on dire, ce don Juan, c’est d’abord Byron, qui fait passer
dans son poème sa soif d’aventures et la lassitude qu’elles lui inspirent dès
qu’elles ont été vécues. Don Juan, c’est aussi le prototype de l’homme, et
tel qu’il est et sera à jamais, immuable. Qu’importent ses rêves : puissance,
fortune, femmes, ce ne sont que des chimères inaccessibles. Quant à la
statue du commandeur, elle n’est plus l’instrument de quelque vengeance
divine, mais le symbole même de la destinée ; elle est là pour rappeler que
tout a une fin, et que nul n’échappe à son destin. D’où ces vers
mélancoliques  : «  Les générations entières des morts sont emportées  ; les
tombeaux héritent des tombeaux jusqu’à ce que la mémoire d’un siècle ait
fui et disparu sous la condamnation de celui qui le suit. »
Le Don Juan de Byron est avant tout le chant tourmenté du pessimisme.
Après Byron, on entre pour longtemps dans l’ère de la décadence du mythe.
Pour la mémoire d’Alexandre Dumas, mieux vaut ne pas citer L’Elixir de
longue vie, paru en 1830, où sont narrées les aventures d’un don Juan de
pacotille, sorte de mousquetaire de l’alcôve. La tentative d’Alfred de
Musset est d’une meilleure veine  ; il est vrai qu’à dix-sept ans, le poète
rêvait d’être don Juan. Mais le romantisme échevelé de l’époque ne permet
guère d’aller au fond des choses, comme en témoignent ces descriptions du
roué :
L’Anglais. — «  C’est le roué sans cœur, le spectre à double face… le
roué sérieux qui n’eut jamais d’amour. »
Le Français. — «  Quant au roué français, le roué ordinaire, c’est
l’ombre d’un roué qui ne vaut pas Valmont. »
Dans la fièvre de sa poésie, Musset fait simplement de don Juan une
sorte de philosophe étrange, aimant le « sphinx aux yeux perçants » ou « la
souple ottomane » ainsi que le « plaisir perfide ».
Décidément, la veine de Molière semble bien tarie.
Le Danois Kierkegaard – véritable père de l’existentialisme – s’emploie
à rafraîchir, une fois encore, le mythe dans le Journal d’un séducteur, et il
l’explique ainsi  : «  C’est avec don Juan que la sensualité a été conçue
comme principe pour la première fois ; aussi l’érotisme est-il déterminé ici
par un autre attribut, il est séduction… Son amour n’est pas mental, mais
sexuel… Il jouit de l’assouvissement du désir  ; dès qu’il en a joui, il
cherche un nouvel objet, et ainsi de suite. Il trompe donc réellement, mais
pas en projetant d’avance sa tromperie… donc, si je continue à appeler don
Juan un séducteur, je ne me l’imagine pourtant pas du tout comme
quelqu’un qui forme ses projets sournoisement et calcule, avec ruse, l’effet
de ses intrigues ; c’est par le caractère génial de la sensualité qu’il trompe,
et comme s’il en était l’incarnation. »
Autant dire que pour Kierkegaard, don Juan est essentiellement conçu
comme le porteur d’une philosophie de la sexualité. Son pouvoir tient de la
magie : « Il donne de l’éclat aux plus insignifiants qui ont des rapports avec
lui ; il a le pouvoir de rajeunir les vieilles et de mûrir les enfants en un clin
d’œil.  » Et cette remarque  : «  S’introduire comme un rêve dans l’esprit
d’une jeune fille est un art, en sortir est un chef-d’œuvre. »
En fait, le don Juan du philosophe danois, et qui porte le nom de
Johannes, est un personnage mythique qui exprime l’impuissance de
l’homme à saisir le bonheur aussi bien que la vérité. Kierkegaard, il est vrai,
est le plus grand philosophe de l’angoisse. D’où naît celle-ci ? de la perte de
la foi, perte qui conduit à une sorte de vertige devant l’infini, et c’est ainsi
que, finalement, arrive le désespoir. Dans l’univers Kierkegaardien, il n’y a
pas place pour l’espérance.
Après cette vision pessimiste de l’homme et de son destin, l’humour de
Bernard Shaw apparaît presque comme un vent salubre. Son Don Juan aux
enfers, il est vrai, prend son sort avec philosophie. D’autant plus que cet
enfer est aussi triste que la terre, et c’est là que réside la punition : l’enfer
n’est que la continuation de la vie. Satan – pour une fois un bon diable –
essaie de retenir un séducteur qui s’ennuie. Pourquoi veut-il retourner sur
terre, interroge Satan  ? Le progrès n’existe pas, les hommes se haïront
toujours et le plus clair de leur activité se passera à découvrir les moyens de
tuer leurs semblables. «  Restez… là-haut, ils se débrouilleront comme ils
pourront. »
Et voici qu’apparaît la femme séduite, doña Anna. Elle ne comprend
pas qu’elle ait été envoyée aux enfers, alors qu’elle n’a fait que succomber
aux promesses de don Juan. Mais, profondément misogyne, Shaw a fait de
doña Anna un symbole : celui d’un démon qui « empoisonne » la vie des
hommes  ; sa place est donc en enfer. Pour être tranquille, don Juan n’a
d’autre ressource que de partir pour le ciel, où, espère-t-il, on est seul.
Ce n’est donc plus le chasseur de femmes de Tirso de Molina ou de
Molière  ; don Juan, de chasseur est devenu chassé. Le coupable, donc, ce
n’est plus lui, mais bien la femme dont Shaw prétendait froidement qu’elle
était le plus grand obstacle au progrès humain.
A travers tant de tribulations, tant d’interprétations, que signifie, en
définitive, le mythe de don Juan, quelle place tient-il dans la pensée
occidentale ?
 

Ramenée à l’un de ses thèmes essentiels, la pensée occidentale


représente une sorte de combat entre le temps et l’éternité ; toute l’histoire
de la philosophie, de Platon à Jean-Paul Sartre, en passant par Descartes et
Kant, n’est qu’une suite de mises en forme de cette bataille.
Les théories sur l’amour, les légendes et les mythes qui les illustrent
n’ont pas échappé à cette joute.
La première grande histoire « d’amour et de mort » à laquelle on puisse
faire référence est celle de Tristan et Yseult. Pour eux, il ne peut y avoir
d’amour qu’éternel, et il s’avère impossible. La mort, qui confère une autre
sorte d’éternité, est la seule échappatoire. Car on sait trop bien que le temps
est usure, qu’il entame les esprits comme il ronge les corps. Il faut donc fuir
la condition humaine. Comment  ? en sublimant l’amour, en le rendant
indépendant des contingences qui marquent notre vie. Amour idéal, bien
sûr, et qui suppose que la passion partagée se maintiendra toujours à son
plus haut niveau. Tristan et Yseult ne meurent pas en raison des malheurs
qui leur arrivent, mais uniquement parce qu’ils découvrent que leur amour
ne peut être que contrarié ; et c’est ainsi qu’ils apprennent que l’on ne défie
pas le temps, que le seul refuge possible est l’éternité.
Cette conception d’un amour intemporel est donc la défense et
l’illustration de la fidélité  ; celle-ci est la façon la plus éclatante de lutter
contre la corruption du temps et du monde, puisqu’elle en est exactement
l’antithèse. En fait, selon cette conception, l’amour tient davantage de la
mystique (qui appartient à un univers supraterrestre), que de la passion
sensuelle, liée à la chair périssable.
On pourrait presque dire que don Juan, c’est l’anti-Tristan.
Mieux que ses devanciers médiévaux, le Burlador sait bien que le temps
corrompt tout, que rien, en définitive, ne lui résiste. «  On ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve  », disait déjà le philosophe grec.
Mais, fort de cette assurance, l’Espagnol ne cherche pas la passion idéale
dans quelque au-delà ; il se soumet, il s’abandonne au temps, une passion
dure ce qu’elle dure. Et sa vraie nature est d’être le contraire de l’amour.
Dès lors, il ne saurait y avoir de fidélité, puisqu’on ne saurait accuser un
homme de trahison. N’est-il pas, en effet, la simple victime de la durée, qui
exige que tout change sans cesse, qui devient synonyme d’usure, donc de
lassitude ?
Les conséquences de cette position sont, sur le plan métaphysique,
importantes. Le monde du temps, celui dans lequel nous vivons, n’est pas
l’univers de Dieu, immuable, indestructible. Peu importe que cette
différence tienne à la chute de l’ange, au péché originel, le fait est là ; qui
assume totalement la durée humaine, changeante, déroutante, se trouve du
même coup en opposition avec l’univers de Dieu. Et comment procéder à
une réconciliation, obtenir une harmonie nouvelle ? seulement par la grâce
qui, projetant l’homme hors de la durée, le fait aborder au Temps éternel.
Mais la grâce n’est pas donnée à tous.
C’est par ce biais que jaillit du mythe de don Juan une nouvelle forme
d’humanisme, l’humanisme du défi.
L’humanisme de la Renaissance n’était autre chose qu’une tentative de
vivre en harmonie avec l’univers ; on secouait bien quelques tutelles, mais
on ne se posait pas en rival de Dieu  ; on voulait seulement s’adapter de
façon consciente au monde qu’il avait créé, et s’y adapter sans connaître les
antiques terreurs devant les mystères de la création.
Au contraire, l’humanisme de don Juan est celui du défi. Il ne s’agit
plus de s’adapter au monde de Dieu, mais bien de vivre uniquement dans le
monde de l’homme, d’en inventer les propres lois. Dieu n’est jamais
vraiment présent dans l’univers don juanesque, et son irruption, ne serait-ce
que pour châtier les pécheurs, a quelque chose d’artificiel. Il s’agit presque
d’une « agression ». En fait – et don Juan possède assez de lucidité pour le
reconnaître – point ne serait besoin de la main de feu du commandeur pour
châtier le suborneur ; car celui-ci sait parfaitement quelles sont les limites
de sa vie, et c’est très lucidement qu’il accepte une sorte d’autodestruction,
ce qui n’est qu’une façon de mourir selon sa propre volonté.
 

Le mythe de don Juan introduit dans la pensée occidentale d’autres


notions neuves, en particulier celle de l’Aventurier.
A première vue, qu’est-ce qui distingue un autre séducteur célèbre,
Casanova, de don Juan ?
Le premier n’est qu’un aventurier parmi les autres, habile certes, sans
plus. On s’amuse de ses ruses, on rit presque de ses malheurs  ; mais
l’aventure se fixe à elle-même ses propres limites. En fait, Casanova n’a
aucune « épaisseur ».
Don Juan est l’Aventurier, un type éternel. L’idée de conquête est
inséparable d’une conception de la vie. Or, conquérir, c’est moins penser au
présent qu’à l’avenir, c’est être dévoré par la soif de la découverte de choses
nouvelles. C’est ainsi que le don Juan de Molière dira : « Il n’est rien de si
doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai sur ce
sujet l’ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en
victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits… Je me sens un
cœur à aimer toute la terre. »
Et c’est ce cœur que possédaient aussi Alexandre le Grand et
Christophe Colomb  ; peu importent, les buts de la conquête, continents
nouveaux ou femmes nouvelles, la démarche de l’esprit est la même.
Cette démarche, c’est tout d’abord de ne jamais regarder derrière soi ;
parti de Macédoine, Alexandre le Grand ne jettera pas un regard sur le pays
natal qu’il vient de quitter et qu’il ne reverra jamais. Christophe Colomb ne
regagnera jamais le port, qu’il ne l’ait décidé. Ainsi en va-t-il de don Juan :
jamais de regrets, jamais de nostalgie de ce qui a été. La vie de l’Aventurier
comporte, à son premier stade, une philosophie de la rupture.
Le passé enchaîne  ; s’installer dans la conquête ou dans la possession
amollit et casse les énergies. C’est pourquoi don Juan dira à Elvire : « Je ne
suis venu que pour vous fuir » et à Sganarelle : « Quoi ! tu veux qu’on se lie
à demeurer au premier objet qui nous prend ?… J’aime la liberté en amour,
tu le sais, et je ne saurais me résoudre à enfermer mon cœur entre quatre
murailles. »
L’aventurier est tout d’abord un chevalier du futur. C’est pourquoi il
ignore la déception ; seul engendre ce sentiment l’attachement aux choses
ou aux êtres. Casanova sera parfois déçu, don Juan jamais. Ce goût du futur
constitue, bien sûr, une sorte de fuite en avant. Si le Burlador ne craint pas
Dieu, il craint la vieillesse. Or, c’est la permanence qui nous montre que le
temps use tout, les empires comme les hommes. Fuir une beauté radieuse
pour une autre, c’est échapper au temps, puisque le nouvel objet de l’amour
sera, pour peu de temps d’ailleurs, exonéré du péché de vieillissement. « Tu
n’aimes guère les choses flétries  » dira un masque au don Juan de
l’Autrichien Lenau. Et le séducteur d’expliquer à l’une de ses conquêtes,
Clara  : « Adieu, donc, éprouvons encore ceci, la séparation, avant que le
charme ait disparu. Mon cœur non dégrisé devra être encore bouillonnant
pour se plonger dans l’ivresse nouvelle et profonde. » Et Clara d’affirmer à
son tour  : « Adieu, je n’attendrai pas que tu sois rassasié, je ne veux pas,
frissonnante, sentir que tu t’attiédis, et secouer en suppliante les étincelles
de la cendre. »
Le pire supplice, en définitive, qu’inflige don Juan à ses victimes, c’est
bien de leur faire comprendre qu’elles vieillissent, puisqu’elles représentent
une sorte de permanence dans l’amour. Et leur désespoir tient autant à cette
révélation qu’au chagrin de perdre l’être aimé. Le ressort profond du
séducteur, c’est de vouloir toujours rester sur sa faim.
Cette faim, c’est le besoin de séduire, beaucoup plus que la possession.
Posséder, en effet, marque un terme, un achèvement ; c’est l’instant précis
où le temps «  suspend son vol  ». Mais s’il s’arrêtait pour toujours  ? si la
possession devenait habitude ? C’est pourquoi don Juan s’écrie : « La belle
chose… de s’ensevelir pour toujours dans une passion et d’être mort dès sa
jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux.  »
Oui, la mort, c’est l’habitude.
C’est pourquoi, dans l’optique don juanesque, la séduction n’est pas un
but, mais un moyen. Les ruses déployées pour la conquête exigent un esprit
agissant, donc vivant. En outre, la séduction vise l’avenir, puisqu’elle a
comme but de vaincre les résistances de la femme convoitée. La possession
représente le but atteint ; mais le but atteint n’est-il pas déjà le passé ? Don
Juan ne veut donc jamais être vaincu, et c’est pourquoi il refuse tout ce qui
peut avoir un goût de passé.
C’est d’ailleurs ce qui le distingue d’Hamlet, son frère en quête
perpétuelle  ; celui-ci se cramponne au souvenir de son père assassiné
traîtreusement. Il se maudit de ne pas se décider à tuer le meurtrier. Et s’il
se maudit, c’est qu’il sait bien que vivre dans le souvenir signifie la défaite,
qu’il n’y a pas d’autre façon de maîtriser le temps qui nous est compté que
d’aller toujours de l’avant, de penser à demain et non à hier.
Au fond, si les romantiques n’ont jamais très bien compris don Juan
(d’où les œuvres en général médiocres qui ont été consacrées à ce
personnage), c’est qu’ils vivaient à l’heure du «  mal du siècle  », sorte de
nostalgie d’un paradis perdu, donc du souvenir. Le romantique n’est pas un
combattant de l’avenir, c’est un re-créateur du passé. La douleur de Musset
porte sur ses amours mortes, Lamartine s’écrie  : «  Te souviens-tu  » et
demande au temps de suspendre son vol. Victor Hugo ne chante jamais les
conquêtes possibles, mais les charmes des amies évanouies : « Oh ! que j’en
ai connu des jeunes filles… »
Les romantiques sont, à plus d’un titre, des malades de l’âme  ; don
Juan, lui, est d’une santé éclatante  : il est la vie, avec ses forces
irrépressibles et ses tumultes. Il ne connaît aucune anémie de l’âme ; il est
la gaieté, même s’il ne sait pas ce qu’est un bonheur qu’il ne cherche
d’ailleurs pas, puisque bonheur est synonyme de tranquillité, donc de pause
de la vie. Et on ne l’imagine pas mourant dans son lit. Sa mort doit avoir le
caractère foudroyant et exemplaire qui met un terme à la carrière de
l’Aventurier.
Si don Juan porté à la scène souleva tant de colère et tant de
protestations, c’est qu’au bout de son épée et de ses sarcasmes, il portait une
révolution. Même le charmant Mozart lui fait dire, dans le livret de Lorenzo
da Ponte, « Vive la liberté ».
Entre le goût de la conquête et la révolution, il existe un lien logique,
puisque cette dernière concerne l’avenir  ; un avenir d’ailleurs dont, en
définitive, le révolutionnaire se soucie peu. Pas un des hommes qui ont
bouleversé ce monde n’a su exactement ce qui arriverait quand il aurait jeté
à bas les colonnes du Temple. Selon la formule d’Aragon, la révolution est
«  cette formidable machine à tuer ce qui est pour l’achèvement de ce qui
n’est pas… l’esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer
désespérément ses entraves ».
Un aventurier ne saurait donc être que révolutionnaire, quel que soit le
domaine où il exerce son action. Ce que don Juan fait « sauter », ce sont les
cadres de la vie, tels que la société pense les avoir établis une fois pour
toutes et les avoir protégés par un arsenal de lois et de rites moraux. Quand
le Burlador fait les quatre cents coups à Séville, c’est en fait qu’il combat,
involontairement il est vrai, pour une société libérée de tous ses tabous, et
dans laquelle chacun pourra agir comme il le fait.
C’est dans la mesure où il est un précurseur que don Juan est un homme
seul. L’avenir n’appartient pas, dans un premier temps, aux collectivités,
mais bien à celui qui trace des voies nouvelles. Fondateurs de religions,
dynamiteurs d’Etats semblant bâtis pour des siècles, créateurs de nouveaux
mouvements ou de nouvelles pensées ont tous commencé leur œuvre dans
la solitude. Prise en tant que telle, une société vit uniquement dans le
présent, en s’appuyant sur le passé. Une société ne peut rêver son avenir ; il
faut qu’un solitaire lui montre la voie.
Si bien que don Juan n’est pas seulement assimilé au diable en raison de
sa conduite envers les femmes. En bravant les interdits, en violant les
tabous, il s’en prend directement à la cité qui, durant toute la prépondérance
chrétienne, était soumise aux lois de Dieu. Attaquer cet ordre, braver ces
lois, c’est se ranger du côté de Satan, le destructeur par excellence. Et la
statue du commandeur est-elle autre chose que le symbole même des
institutions que l’on doit respecter  ? Et sa victoire finale ne signifie-t-elle
pas le triomphe de la crainte collective sur le révolutionnaire ?
 

Il était bien naturel que la psychanalyse, pour sa part, s’intéressât à un


personnage aussi complexe et, aussi fascinant que don Juan. Car il est vrai
que le Burlador et ses semblables sont des personnages doubles, sans cesse
tiraillés entre leurs appétits et la crainte qui tout de même les habite, en
dépit de leurs affirmations contraires.
Enfin, à entendre les personnages qui entourent don Juan, on a souvent
l’impression que celui-ci ne parle pas à des étrangers, mais qu’il dialogue
avec d’autres lui-même qui, en quelque sorte, représenteraient les « diverses
formes de sa conscience ».
En somme, selon les psychanalistes, don Juan serait avant tout le « moi
écartelé ».
Que l’on prenne, par exemple, le personnage du valet, qu’il se nomme
Sganarelle ou Leporello  ; tous les deux représentent, à l’évidence, la
critique, la peur devant le sacrilège. En un mot, ils « sont » le sentiment de
culpabilité qui parfois habite don Juan et que « le valet-double » est chargé
d’exprimer.
De même, en ce qui concerne le personnage du père : c’est la voix de la
conscience familiale que le Burlador essaie d’étouffer et sans y parvenir
toujours. Pour le châtiment final, la voix du père deviendra celle de l’ordre
social. Don Juan sait parfaitement ce qui l’attend  ; il accepte une mort
violente qu’il sait inéluctable et dont l’idée lui était constamment présente.
Il le laisse entendre. Et le père parle le même langage.
Restent les femmes. Aux yeux des psychanalystes, elles concrétisent
cette part de pureté qui habitait, en dépit de tout, le cœur du séducteur. La
femme est à la fois mère et amante ; elle protège et elle aime. Elle est, par
quelque côté, le recours pour un salut possible, ce salut auquel don Juan a
parfois songé. Si bien que l’on retrouverait dans les différentes œuvres qui
ont don Juan pour héros, une sorte d’analogie entre l’entourage du
Trompeur et le chœur antique  ; celui-ci traduisait les angoisses de la cité,
mais aussi les troubles de chacun des protagonistes. Le chœur antique,
Antigone et Créon, parlent par sa voix.
 

Parmi les innombrables interprétations du Burlador, il faut retenir celle


qu’en donne Albert Camus dans le Mythe de Sisyphe. Don Juan est devenu
le héros de l’absurde. Il est le frère de Sisyphe et, comme lui, un conquérant
de l’inutile. « Il a choisi d’être rien. » Il est condamné à mener une vie qui
ne conduit nulle part et qui n’a pas de sens ; nous sommes tous des Sisyphe
roulant éternellement notre rocher, sans savoir pourquoi. Mais don Juan
possède, aux yeux de Camus, une vertu essentielle, la lucidité. «  Il voit
clair. » Et c’est ce qu’on ne lui pardonne pas. Il vit à la mesure du monde
qu’il habite et se refuse d’obéir à des lois que l’on prétend éternelles.
Pourquoi s’incliner devant un amour que l’on dit voulu par Dieu, alors que
tout n’est qu’incohérence  ? Et don Juan peut rire quand l’une de ses
maîtresses lui dit : « Enfin, je t’ai donné l’amour » et qu’il répond : « Non
pas, mais une fois de plus. » Le couple don Juan-maîtresse est exactement à
l’opposé du couple claudélien Rodrigue-Prouhèze, témoins et surtout
victimes de l’amour, pour avoir cru à l’éternité.
« On comprend, écrit Camus, que les hommes de l’éternel appellent sur
lui le châtiment. Il atteint une science sans illusions qui nie tout ce qu’ils
professent. Aimer et posséder, conquérir et épuiser, voilà sa façon de
connaître. » Don Juan, c’est l’homme pour lequel Dieu est mort. « Quelle
image plus effrayante souhaiter ! celle d’un homme que son corps trahit et
qui, faute d’être mort à temps, consomme la comédie en attendant la fin,
face à face avec ce Dieu qu’il n’adore pas, le servant comme il a servi la
vie, agenouillé devant le vide et les bras tendus vers un ciel sans éloquence
et qu’il sait aussi sans profondeur. »
Et Camus de rêver cette fin pour don Juan : retiré dans un monastère,
«  parmi la terre aride d’Espagne  » et se faisant le serviteur d’une divinité
inexistante.
Ayant vécu pour l’amour – fugace – don Juan mourrait donc sans
amour. C’est pourtant à lui qu’il a voué sa vie. Cœur aride, bien sûr, et qui
refuse de s’attacher  ; mais les femmes s’abandonneraient-elles avec tant
d’ardeur si elles ne pressentaient pas que le Burlador a tout de même
quelque chose à donner ?
Ce qu’il donne, c’est l’intensité de la passion dans l’instant même où il
la vit. Tout se passe « comme si » l’amour qu’il montre devait être éternel.
Car la femme a soif d’éternité et, en dépit de ses habiletés, don Juan n’a
jamais inventé les mots qui diraient que la passion qui le brûle sur le
moment durera le temps d’un caprice. Il est, en un sens, prisonnier du
langage et c’est sur des mots qu’en définitive il joue son existence, tandis
que ses conquêtes jouent, elles, leur vie.
Alors qui est don Juan, orgueilleux et pitoyable à la fois, éternel errant
dont les joies furtives ont un goût de cendre  ? Est-ce simplement le
Burlador, est-ce au contraire Miguel de Mañara, qui finit au pied de la croix
du Christ ?
Don Juan est l’homme finalement à la recherche de l’Absolu. Absolu
que l’on peut vaincre – si l’on se sent uniquement solidaire de la terre des
hommes – en défiant le temps ou en criant à l’instant : « Arrête-toi, tu es si
beau ! » Don Juan, c’est la vie qui coule entre les doigts et que l’on tente de
dominer, soit en la fuyant, soit en l’épousant, mais sur laquelle, suivant
Roger Vailland, il faut jeter un « regard froid ».
Don Juan, ce sont les éternelles questions qui resteront éternellement
sans réponse.

Edmond BERGHEAUD

1- Après Tirso de Molina : Antonio de Zamora (1714) : No hay deuda que no se pague y el convidado de pietra ; Ramon de Mesoneros Ramos (1803-1882) : No hay plaza
que no se cumpla ni deuda que no se pague y el convidado de pietra  ; et surtout José Zorrilla (1817-1893)  : Don Juan Tenorio, joué depuis dans toutes les villes et les villages
espagnols.

2- The libertine.
Les Chemises rouges

 de Garibaldi
Renverser les Bourbons de Naples : l’idée n’est pas nouvelle. En 1844,
puis en 1857, deux patriotes en exil ont essayé de débarquer à Salerne et sur
les côtes de Calabre pour fomenter un soulèvement populaire et libérer le
royaume des Deux-Siciles de la dictature d’une famille étrangère. L’histoire
aurait pu oublier les noms des auteurs de ces deux entreprises qui ont été
deux échecs – Bandiera et Pisacane. Cette fois, c’est Garibaldi qui est à la
tête de l’expédition de Sicile. Nous sommes en 1860 et la grande vague
d’unification qui secoue la péninsule italienne déferle déjà depuis plusieurs
décennies sur les Etats du Pape, sur les duchés du centre et sur les grandes
régions du nord, placées sous l’autorité du roi du Piémont. Mais jusque-là,
le sud est resté isolé, livré au seul bon vouloir de souverains conservateurs –
le roi «  Bomba  », Ferdinand  II, le plus autoritaire, son fils François, si
dénué de personnalité qu’il se maintient grâce à la seule tradition et à la
force de sa police. Le sud est resté à l’écart du mouvement pour l’unité de
la péninsule, morcelée depuis des siècles en autant d’Etats que d’ambitions.
L’expédition que préparent, à Gênes, exilés siciliens et révolutionnaires
de toutes les régions de la péninsule va frapper les trois coups du dernier
acte de la pièce Italie. Victor-Emmanuel de Piémont et son ministre Cavour,
du fait d’une situation internationale complexe, ne s’engagent pas dans
l’entreprise  : le roi aimerait la cautionner, mais son ministre l’incite à la
prudence. Au moins, à Turin, ferme-t-on les yeux sur ce qui se passe depuis
plusieurs semaines dans les milieux que l’on dit alors «  de gauche  »  ; les
volontaires pour la Sicile affluent, à l’appel des patriotes exilés sur le
continent, du théoricien Mazzini, et du héros national qu’est Giuseppe
Garibaldi.
A cinquante-trois ans, le général des « Chemises rouges » traverse une
période difficile. Déçu par la vie, désabusé, se défiant des « politiques », il
reprend pourtant du service. Tant d’aventures ont émaillé son existence
qu’il ne peut soupçonner combien ce départ des « mille » vers les côtes de
Sicile est différent de tout ce qu’il a tenté jusque-là. Car cette fois-ci, enfin,
la réussite est au bout du chemin qu’emprunte ce révolutionnaire-né.
 

Dans la nuit du 5 au 6  mai, un commando monte à bord des vapeurs


Piemonte et Lombardo, ancrés dans le port de Gênes. L’armateur,
Rubattino, est au courant mais préfère laisser croire que l’on s’empare de
ses navires par surprise : les matelots quand on leur parle de Garibaldi, sont
d’ailleurs d’accord pour tenter l’aventure. On appareille pour Quarto, un
faubourg de la ville, où l’on embarque un millier de fusils munis de
baïonnettes, cent revolvers que le colonel Colt a fait parvenir d’Amérique,
de rares munitions qui viennent droit des arsenaux Ansaldo, cinq cents
sabres, six caisses de chaussures, vingt-sept boîtes de consommé, des
paquets de vermicelle, un drapeau et des proclamations de victoire, déjà
imprimées. Pas de carte de la Sicile. On n’a pu en trouver à Gênes !
Pour la majorité des mille quatre-vingt-neuf hommes qui composent
l’étrange armée de Garibaldi, elle est mystérieuse et lointaine, cette Sicile :
l’île d’Archimède, des volcans, presque en Afrique. Une terre qui brûle au
milieu de la mer. Mais qu’importe, puisque Garibaldi est là et dit qu’il faut
y aller, maintenant que les patriotes siciliens ont pris les armes :
« Italiens,
» Les Siciliens combattent contre les ennemis de l’Italie et pour l’Italie. C’est le devoir de
tout Italien de les secourir, par la parole, l’argent, les armes et surtout la force.
» Les malheurs de l’Italie ont pour source les discordes et l’indifférence d’une province à
l’égard d’une autre.
»  La rédemption du pays a commencé quand les hommes de notre terre ont couru au
secours de leurs frères en danger.
» Aux armes, donc ! Finissons-en pour une bonne fois avec les misères de tant de siècles.
Prouvons au monde que nous méritons de vivre librement, comme les Romains, autrefois, sur
notre terre. »

La chute de l’empire romain avait marqué la fin de l’unité de la


péninsule pour plus d’un millénaire. L’Italie, au long des siècles, n’était
plus qu’une mosaïque d’Etats ou de principautés, de royaumes ou de villes
libres. Au temps de Charlemagne, elle comptait trois grandes capitales  :
Pavie la lombarde, Ravenne où siégeait l’exarque représentant l’empereur,
et Rome, domaine temporel du pape. Puis, l’influence carolingienne était
détruite au profit des Sarrasins et des Normands qui couraient s’établir
jusqu’en Sicile. L’Italie du moyen âge était encore secouée par les longs
conflits : chaque pièce de la mosaïque était l’enjeu de batailles successives
entre seigneurs locaux, armées du pape et de l’étranger. Le pouvoir, à défaut
d’autorité centralisatrice, passait aux podestats qui développaient leurs
villes  : Venise, Gênes, Florence, Bologne prospéraient alors, s’érigeant
elles-mêmes en puissances. Au XVIe siècle, la péninsule devenait le champ
de bataille préféré des Français, des Espagnols, des Suisses. Les héritiers de
Charles-Quint allaient la dominer pendant près de deux siècles, tandis que
la maison de Savoie assurait son autorité sur le Piémont, la Sardaigne et
jusqu’aux marches du Tessin, en attendant mieux.
Les Habsbourg, maîtres de l’Autriche depuis plus de trois siècles,
contrôlaient directement, ou par des familles voisines, les régions du nord,
les plus riches : la Lombardie, la Toscane, le duché de Modène. A Parme et
à Naples, commandaient les Bourbons. Les très anciennes républiques de la
mer, Venise, Gêne et Lucques, étaient en pleine décrépitude, restées à
l’écart des nouveaux courants de navigation et combattues au loin par leurs
esclaves de la veille.
Au gré des idées venues de l’étranger, une conscience d’Etat se formait
pourtant, que Napoléon allait tenter de rendre plus concrète. A la tête de
l’armée du Directoire, le Corse – qui eût pu naître génois – faisait plier le
duc de Parme, le roi de Naples, le pape Pie VI. La République Cispadane
unissait l’Emilie, Bologne, Ferrare, Modène sous le premier tricolore
italien. Avec la Lombardie, elle devenait République Cisalpine en 1797, et
avait pour voisine la Ligure, pour cousine, la Romaine, formée par les
Français sur un coup de colère  : le pape était dépossédé de son pouvoir
temporel et déporté à Valence où il allait mourir. Mais la France n’était plus
alors la seule à avoir ses jacobins  : à Milan, clubs et journaux nouveaux
demandaient une vaste autonomie pour l’administration lombarde. La
politique napoléonienne était, tout au contraire, centralisatrice. En fallait-il
plus pour que, de l’adversité, naquît alors un courant nationaliste en Italie ?
Inspirée de l’exemple français de « nation révolutionnaire », enflammée par
un idéal patriotique et par l’idée de reconquête de la liberté, la thèse de
l’unité prenait forme.
Une dure période de revers français survenait en 1799, alors que
Bonaparte était en Egypte. A l’avant-scène, les Autrichiens et les Russes
apparaissaient à nouveau. Il fallait une autre campagne d’Italie, après le
coup d’Etat du 18 Brumaire, pour que la domination française s’étendît
encore sur la péninsule. Mais Napoléon  Ier n’était plus le Bonaparte du
Directoire  : seuls comptaient le poids des couronnes distribuées par
l’empereur aux membres de sa famille, et sa toute-puissance.
En fait, la domination autoritaire des Français était pour les Italiens une
double chance  : les structures étatiques modernes mises en place aidaient,
d’abord à supprimer les privilèges féodaux et à créer des cadres de
gouvernement plus larges. L’intransigeance des étrangers constituait,
ensuite, un puissant ferment de réveil national, pour l’opposition du
lendemain. Un romantisme historique italien allait naître : à la veille de la
chute de Napoléon, le poète Ugo Foscolo incitait ses compatriotes à puiser
dans la grandeur passée la force de construire un nouveau pays :
« Italiens, je vous exhorte à l’histoire ! »
 

L’histoire de ce début du XIXe  siècle n’était encore que


recommencement quand le congrès de Vienne, en 1814, dépeçait l’Europe
napoléonienne. Une nouvelle fois, le tyran unificateur tombé, l’Italie
redevenait mosaïque  : le royaume de Lombardie-Vénétie à l’Autriche, la
région centrale divisée en duchés et principautés d’importance mineure, le
sud à Ferdinand de Bourbon, «  roi des Deux-Siciles  », et le reste de la
péninsule à Pie  VII qui retrouvait toutes ses prérogatives temporelles. On
était bien loin d’aller vers l’unification  : le découpage, désormais
traditionnel, de l’Italie était confirmé.
La chape de plomb de cette restauration n’était pas aussi lourde que
l’auraient voulu la plupart des nouveaux monarques  : ils devaient
commencer à tenir compte de l’opinion, et introduire plus de modération
dans leur façon de gouverner. Le meilleur exemple de despotisme éclairé
était, alors, donné par le Piémont.
C’était l’époque des sociétés secrètes, les unes se prononçant
simplement en faveur d’une libéralisation des régimes au pouvoir, les autres
étant unitaires ou fédéralistes. Rarement, pourtant, les conspirateurs osaient
envisager le renversement des monarchies  : à Turin, la plate-forme des
libéraux mentionnait leur fidélité à la monarchie. Les « carbonari » étaient
les plus avancés sur la voie démocratique, les plus nombreux aussi. Quand,
en 1820, ils passaient à l’action contre de petites garnisons de la région de
Naples, ils entendaient se battre pour une Constitution nouvelle, à la
française. En Lombardie, on pensait à une guerre d’affranchissement contre
la tutelle de l’Autriche, et Alessandro Manzoni enflammait les esprits par
son ode à « Mars 1821 » le mois des premières batailles dans le nord.
La Sainte-Alliance des grandes monarchies allait se rappeler au
souvenir des progressistes, en intervenant au Piémont contre Charles-
Albert, régent trop libéral aux yeux de Vienne, et dans les Etats troublés par
le ferment révolutionnaire. L’exil, les répressions, de dures condamnations
frappaient les révoltés ; les armées autrichiennes étaient garantes de l’ordre
établi, du Tyrol jusqu’à Naples. Loin de leur pays, les révolutionnaires en
fuite faisaient connaître à l’Europe le drame de l’unité italienne si difficile à
réaliser et méditaient sur l’inefficacité de ces mouvements des années 1820-
1821. Sans bases précises et sans appuis populaires solides, l’Italie ne
pouvait se faire elle-même.
De ces dures expériences, de ces échecs répétés, naît pourtant, dans
l’élite italienne, le concept de peuple associé à celui de nation, que
Giuseppe Mazzini, père spirituel de l’Italie démocratique, inspirateur de
Garibaldi, va remarquablement mettre en lumière.
 

Né à Gênes en 1805, Mazzini a reçu une éducation janséniste. Il a


pourtant une conception romantique de l’évolution de son pays, qu’il
résume dans l’expression «  Dio e Popolo  » – Dieu et le Peuple. Mais un
dieu particulier, car le christianisme devrait disparaître pour laisser place à
une nouvelle forme de religion politique. Rome, arrachée à la papauté,
serait le centre spirituel d’une nouvelle ère, comme elle a été le cœur de la
civilisation classique, l’âme du monde religieux occidental. Le peuple, la
nation, constitueraient un tout organique, un corps unique, animé d’une
même volonté, tendu vers une mission suprême. « L’époque passée, écrivait
Mazzini, l’époque qui s’est terminée avec la Révolution française, était
destinée à émanciper l’homme, l’individu, à lui assurer la liberté, l’égalité,
la fraternité. L’époque nouvelle est destinée à construire l’humanité, le
socialisme, non seulement dans ses applications individuelles, mais de
peuple à peuple. »
C’est à l’Italie que reviendrait le devoir de défendre et répandre l’idée
de coopération et de coexistence des nations libres d’Europe, estimait
Mazzini  ; sa théorie redonnait ainsi à Rome un rôle équivalent à celui de
l’empire autrefois. Mais il fallait commencer par faire… l’Italie, unie,
républicaine, consciente de son existence en tant que nation.
Dans la péninsule, les carbonari se manifestent encore, inspirés par le
mouvement révolutionnaire français. En 1830, Louis-Philippe avait été
porté au pouvoir ; il incarnait une monarchie parlementaire qui pouvait être
une porte ouverte vers la démocratie pure et simple. Paris affirmait qu’il
n’interviendrait pas dans les affaires de ses voisins, et les libéraux italiens
s’en trouvaient encouragés. Dans les régions qui n’avaient pas connu les
troubles des années 1820, à Parme, à Modène, dans les Etats du Pape, le
ferment mazzinien se développait à son tour. Les villes du centre se
soulevaient, proclamaient un gouvernement provisoire des provinces unies,
la décadence du pouvoir temporel des papes, la convocation d’une
Assemblée nationale, la marche sur Rome de l’armée des patriotes.
C’était trop grave pour que l’Autrichien l’admît, trop risqué pour que le
Français s’en mêlât. Paris restait immobile quand les armées de Vienne
s’attaquaient aux jeunes républicains italiens. Elles en venaient à bout, sans
mal, à Rimini, sur la côte adriatique, au pied des tours dominant une très
vieille République, celle de Saint-Marin, si petite qu’elle était depuis
toujours libre et indépendante.
Mazzini, traqué, est condamné par contumace pour participation aux
activités secrètes des carbonari. Il s’établit à Marseille en 1831 et essaie de
tirer les leçons de l’échec. Le soutien populaire avait été trop réduit, la
préparation à l’action trop limitée, mais il ne fallait pas désespérer. Le
Génois fonde une association, «  Giovine Italia  » – Jeune Italie – qui
s’adresse spécialement aux jeunes, qui refuse l’appui des princes en place –
même les plus libéraux – et qui proclame haut et fort que, seule, la
république mettra le pays sur la voie de l’unité et du progrès.
Les débuts de la nouvelle clandestinité sont tragiques  : les
gouvernements en place se défendent sans pitié. A Turin, Charles-Albert
ordonne l’exécution de dix-sept conspirateurs, arrêtés alors qu’ils
s’apprêtaient à passer à l’action. En Savoie, une expédition venue de la
Suisse se heurte à des policiers et bat en retraite. Mazzini, de son exil,
essaie de regrouper les bonnes volontés. Il reste le penseur de la nouvelle
Italie, mais n’est que cela, car les actions qu’il lance n’aboutissent pas. Il
manque au mouvement un homme d’action qui galvanise les énergies.
Personne ne peut alors soupçonner qu’un marin aux longs cheveux blonds,
à l’aspect d’un personnage de Byron, âgé de vingt-six ans, qui rencontre
Mazzini en 1833, à Marseille, sera un jour ce fer de lance de l’Italie
révolutionnaire. Il s’appelle Giuseppe Garibaldi.
 

Rien ne distingue, d’abord, Garibaldi des autres petits Niçois des


premières années du XIXe  siècle. Il est né dans une modeste maison du
quai Lunel, au bord du bassin Lympia qui constitue le port de Nice. La
famille est originaire de Chiavari, autre cité maritime proche de Gênes.
«  Patron Domenico  », le père de Garibaldi, a toujours commandé des
tartanes qui ne s’éloignent guère des côtes. Le 4  juillet 1807, quand naît
l’enfant que lui donne sa femme, Rosa, Domenico Garibaldi est, depuis peu,
patron pêcheur ; il a donné au navire qu’il vient d’acquérir, l’une des cent
trente tartanes inscrites au rôle du port de Nice, le nom de la patronne de la
ville, Santa-Reparata. Les Garibaldi baptisent leur fils le soir même de sa
naissance. Son prénom est celui de son parrain : Giuseppe. Il deviendra vite
Peppino.
La mère de l’enfant est fort dévote  : on confie donc l’éducation de
Peppino à des religieux qui s’efforcent de lui inculquer quelques notions de
français, de latin et l’italien, au lieu de le laisser livré au dialecte « nissart »,
si proche du provençal. La pensée secrète de la femme du pêcheur Garibaldi
est, sans doute, de voir un jour son fils entrer dans les ordres  ; la mer est
incertaine, et la pêche d’un rendement précaire. Sur les rives du Paillon, un
torrent descendu des Alpilles qui délimite alors la ville à l’ouest, personne
n’est riche, sinon les premiers hivernants venus de Turin ou de France pour
goûter l’air pur de la côte et jouir de son soleil.
Giuseppe pense tout autrement  : la religion l’ennuie et le grand large
l’attire. A douze ans, las d’étudier, il part tenter l’aventure, en compagnie de
quelques garnements, à bord d’une frêle barque empruntée discrètement au
petit jour. Les jeunes marins ne dépassent pas Monaco où ils sont rejoints,
quelques heures après leur départ. Peppino aime la mer ; il se dira plus tard,
sans modestie, l’un des meilleurs nageurs qui puissent exister… « Je ne sais
pas quand j’ai appris à nager  ; il me semble l’avoir toujours su et être né
amphibie. Je n’ai donc aucun mérite si, du fait de la grande confiance que
j’ai toujours en moi, je n’hésite pas à me jeter à l’eau pour sauver la vie
d’un de mes semblables. » A huit ans, il tire d’un lavoir public, sur la rive
d’un torrent, une lavandière qui vient d’y tomber. A treize, il sauve
plusieurs de ses compagnons d’une barque qui coule. Giuseppe est un beau
garçon aux cheveux blonds, aux yeux bleus vifs et profonds, aux gestes
agiles, qui s’élève tout seul à l’air du midi et dans la nature
méditerranéenne  ; il y a longtemps que ses professeurs successifs ont
renoncé à en faire un érudit. Au moins, le jeune Niçois pratique-t-il l’italien
et le français, s’intéresse-t-il à la lecture, à la géographie et à l’histoire. Que
sa ville, de française soit redevenue partie du royaume de Sardaigne en
1814 a, sur le moment, peu d’importance pour Garibaldi. Si jeune, il
n’éprouve pas les sentiments de colère, d’indignation, qu’il manifestera plus
tard pour les Italiens qui trahissent, les Niçois qui se donnent
alternativement aux hommes du nord et à ceux du sud, les «  disciples
dégénérés du juste, libérateur des esclaves, restaurateur de l’égalité
humaine, qui vendirent l’Italie à l’étranger septante-sept fois ».
Il est maintenant marin, non encore patriote. Le capitaine Angelo
Pesante, maître à bord de la Costanza, lui donne sa première chance de
naviguer en haute mer. Peu après l’équipée manquée vers Monaco,
Giuseppe Garibaldi est engagé comme mousse à bord de ce brigantin réputé
robuste et rapide qui quitte San Remo pour Odessa, un beau jour de 1822.
Le jeune marin trouve si beau et si élancé le premier navire qui l’emporte
au loin, qu’il lui consacrera une envolée lyrique, trente ans plus tard  !
Peppino est bon mousse, bon compagnon de voyage, dur à l’ouvrage et
courageux ; il se comporte dignement quand la Costanza, à deux reprises,
est pillée par des pirates grecs, sur la route de l’Orient.
De retour à Nice, en 1825, Giuseppe repart à bord de la Santa-
Reparata, donc avec son père, pour Fiumicino. C’est un petit port à
l’embouchure du Tibre, d’où l’on remonte le fleuve vers Rome, distante de
quelques lieues à l’intérieur des terres. De là date l’amour de Garibaldi pour
la ville qu’il fera capitale de l’Italie de demain. Pendant que son père
s’inquiète d’une cargaison pour le retour, Giuseppe s’émerveille des fastes
de la ville éternelle – 1825 est une année sainte – et des beautés de ses
monuments, ceux d’hier et ceux de l’époque. Une fois reparti, il sent croître
son attachement pour cette ville qui « est l’Italie » : « Je ne vois pas l’Italie
autrement que dans l’union de ses membres épars, et Rome est le symbole
de l’union, quelle qu’elle soit. »
Désormais, Giuseppe mène la vie errante de coureur des mers. Il est en
Sicile et en Sardaigne à bord de l’Enée, à Gibraltar, puis aux Canaries avec
le Coromandel, à Constantinople à bord du Cortese. Sur les rives du
Bosphore, malade pendant plusieurs mois, il est hébergé par une
compatriote : ce temps de repos lui permet de compléter son instruction. En
1831, il repart pour Nice. L’année suivante, nous trouvons son nom à la
page 392 du Registre d’Inscription maritime, au matricule des capitaines de
la direction de Nice, en date du 27 février. En dix années, le jeune mousse a
gravi les échelons du commandement, sur les traces de son père. Mais il ne
restera plus longtemps marin.
 

En 1833, alors que dans toute l’Europe on conspire contre l’ordre établi,
le Clorinda, capitaine Clari, second Garibaldi, embarque à Marseille un
personnage hors du commun, au contact duquel le Niçois va apprendre ce
que sont la politique et l’idéologie. Ce passager est Emile Barrault, venu de
Paris avec douze compagnons, et se dirigeant vers les terres de l’Orient,
qu’il espère plus hospitalières et propices au développement de ses théories.
L’historien Louis Blanc a situé Barrault à son départ pour l’exil : il est un de
ces hommes « secoués par d’audacieuses tentatives de réforme, ouverts aux
conquêtes de l’intelligence, cherchant à répandre leur doctrine nouvelle  ».
Barrault est un saint-simonien, l’un de ces pionniers de régimes nouveaux
qui ont été contraints de choisir entre le silence en France et leurs idées à
l’étranger. Certains restent à Paris, d’autres recherchent des terres libres, où
l’on pourra instaurer la religion nouvelle : remplacer le gouvernement des
hommes par celui des choses, instaurer un « nouveau christianisme », sans
miracle et sans croyance au catholicisme, mais fondé sur la morale et la
discipline des énergies sociales. Etrange Eglise aboutissant à un romantisme
généreux et vague, composée de banquiers, de socialistes, d’industriels et
d’ouvriers, dont le messie est Claude-Henri de Saint-Simon, mort en 1825,
et le pape du mouvement, un économiste de trente ans, dit le père Enfantin,
de son nom de famille.
Pendant les quelques semaines que dure la traversée, Garibaldi voit se
développer dans son cœur les idées de dévouement pour les faibles et de
haine de l’absolutisme, qui se compléteront bientôt par l’idéal nationaliste
et l’impératif d’affranchissement de son pays. Giuseppe Garibaldi ne
comprend certes pas tout des longs monologues de Barrault. Il en retient un
souffle lyrique que l’on retrouvera dans tous ses écrits, et la définition du
héros qu’il sera : « celui qui, en devenant un individu cosmopolite, adopte
pour patrie l’humanité et offre son épée et son sang à tout peuple qui lutte
contre la tyrannie ».
Au bout du voyage, à Taganrog, sur la mer d’Azov, on parle de l’Italie
dans une taverne où dîne le second du Clorinda. Car, jusqu’en Crimée, les
compatriotes de Garibaldi ont des accents passionnés pour décrire l’avenir.
Le Niçois se joint à eux et, à l’écoute de Giovan Battista Cuneo, l’un des
premiers membres de la « Giovine Italia », il entend pour la première fois le
nom de Mazzini, la devise « Dieu et le Peuple », et découvre la possibilité
d’un avenir démocratique pour son pays. Garibaldi n’aura, dès lors, de
cesse de rencontrer l’initiateur du mouvement de libération. C’est à
Marseille qu’il fait la connaissance de Mazzini.
Le fondateur de la «  Giovine Italia  » s’est installé dans le grand port
phocéen pour échapper à la police piémontaise. Ses écrits contre l’Eglise et
la Maison de Savoie lui ont valu quelques mois de geôle. Puis il a fui ; bien
que séparé de son pays par la frontière, son obsession reste d’aider l’Italie à
acquérir l’indépendance. La jeunesse croit en sa foi désintéressée, en sa
grandeur d’âme, que Mazzini synthétise dans un manifeste, «  Foi et
Avenir  », qu’il va publier en français, et dans son «  Protocole de la jeune
Italie  ». Nietzsche dira de lui «  qu’il est le seul homme à qui les trois
qualificatifs de “grand homme”, de “noble caractère”, et de “bon” aient été
décernés, même par ses ennemis ».
 

En ce mois de juillet, qui est une charnière, tout reste à faire  : la


répression est terrible en Piémont, en Ligurie, en Sardaigne. Le jeune roi
Charles-Albert, monté sur le trône à Turin un an plus tôt, veut « goûter le
sang », et le sang coule à flots. Dénonciations, corruption, jugements sans
appel  : «  Jeune Italie  » est une association martyre qui perd ses porte-
drapeau l’un après l’autre  : à Chambéry, les militaires Gubernatis, Tola et
Tambarelli  ; à Gênes, le maître d’armes Gavotti  ; à Alexandrie, l’avocat
Vechieri. C’est la « terreur blanche » des années trente.
Quand le capitaine niçois de vingt-six ans se présente à lui, Mazzini
cherche des hommes. Ni lui, ni Garibaldi ne laissent trace de leur première
rencontre. Le théoricien peut-il deviner que ce jeune marin réalisera plus
tard, les armes à la main, la plupart de ses aspirations révolutionnaires  ?
Mazzini notera simplement dans ses Mémoires, trente ans plus tard, la date
de l’entrevue et la remarque  : «  De ce jour date notre connaissance  ; son
nom, dans l’association, était Borel.  » Les deux hommes se complètent,
mais ils ne s’aiment pas. L’entente entre eux ne sera jamais cordiale,
comme si chacun des deux reprochait à l’autre d’avoir les qualités
complémentaires qui lui manquent  : Mazzini enviant à Garibaldi son
dynamisme, sa force physique, son don d’entraîneur d’hommes, Garibaldi
jalousant Mazzini pour sa rigueur, la précision de ses idées, l’étendue de
son savoir.
Après quelques mois d’attente passés à Marseille, le dénommé Borel se
voit chargé de sa première mission : se rendre à Gênes – où personne ne le
suspecte – et jouer le rôle d’agent recruteur en vue d’une action sur la
capitale ligure. Un bref arrêt à Nice – le temps pour maman Rosa de
s’exclamer que les saint-simoniens ont perdu son fils – et voici Giuseppe
sur le port de Gênes, commençant son travail de propagande. L’une des
cartes des Mazziniens était le noyautage de l’armée et de la marine. Le
bureau des équipages royaux de Sardaigne enregistre l’année suivante
l’engagement d’une recrue aux cheveux roux, au large front, au nez aquilin,
de la taille de trente-neuf pouces trois quarts – un mètre soixante – qui
prend le nom de Cleombrote  : c’est le nouveau pseudonyme du capitaine
niçois qui s’enrôle comme marin de troisième catégorie. Pendant plus d’un
mois de classes, avec son compagnon Edoardo Mutru, Garibaldi convainc
la grande majorité de l’équipage de l’Euridice de la justesse de la cause
révolutionnaire. Il reçoit alors des ordres précis de «  Giovine Italia  »  : se
rendre maître du bâtiment à un signal convenu, tandis que les patriotes à
terre s’empareront de la caserne de la place Sarzana. D’autres unités
militaires se joindront au mouvement pour instaurer le plus tôt possible un
gouvernement provisoire à Gênes.
L’ordre vient le 2  février 1834. L’action est pour le 4. Mais, le 3 au
matin, le marin Garibaldi est muté de l’Euridice à la frégate des Geneys.
Dans l’impossibilité de soulever en vingt-quatre heures l’équipage où il ne
connaît personne, le Niçois déserte son bâtiment le 4 au soir, pour se rendre
place Sarzana où il entend se joindre aux conjurés civils. Il quitte le voyant
uniforme de la marine – frac et chapeau haut de forme noirs, pantalon blanc
– pour une tenue d’ouvrier et, cachant ses deux pistolets, court au lieu de
rendez-vous. Deux heures d’attente sans aucun signe de ralliement  ; notre
homme s’inquiète, se rend au domicile d’un patriote, Edoardo Reta.
Ensemble, Garibaldi et Reta vont place Saint-Georges, place des Fontaines
Amoureuses, au port par les rues du vieux quartier : pas la moindre marque
d’un soulèvement ; autant aller dormir ce soir… Une brave commerçante,
Teresa Schenone, héberge Giuseppe pour la nuit, dans son arrière-boutique
de la via Carlo Felice.
Le lendemain matin, les journaux apprennent à Garibaldi l’échec d’une
tentative d’infiltration de Mazziniens par la frontière de Savoie. C’est cet
échec qui, sans doute, a fait annuler l’opération prévue à Gênes. Mais,
désormais, Giuseppe est déserteur… La nuit venue, mains dans les poches,
il quitte la ville par la porte de la Lanterne, vers l’ouest, vers Nice, vers
Marseille, où Mazzini n’est déjà plus  ; le nouveau lieu de son exil est
Genève. Garibaldi retourne au quartier général qu’il connaît  ; le temps de
l’aventure est commencé.
 

Après dix jours de vie errante, se nourrissant au hasard des champs,


Giuseppe parvient en sa ville natale. Il se cache quelques heures chez une
tante, où sa mère vient l’embrasser, puis repart vers l’ouest. Il passe le Var à
gué, et le voici en France, à l’abri des policiers ; du moins le pense-t-il, car
il raconte son histoire aux premiers douaniers rencontrés : ils sont français,
non piémontais, mais l’agitation de l’autre côté de la frontière a amené à
resserrer les consignes de sécurité. Garibaldi est appréhendé et dirigé sur
Draguignan, d’où l’on demandera à Paris ce qu’il faut faire du détenu.
Louis-Philippe entend, pour l’instant, se tenir sur une prudente réserve et ne
point mécontenter des voisins en hébergeant les conspirateurs de tout poil
qui se regroupent en France.
Giuseppe n’oppose aucune résistance, persuadé qu’il risque beaucoup
moins de ce côté-ci de la frontière. D’ailleurs voici, au premier étage de la
gendarmerie de Draguignan, une fenêtre ouverte sur quinze pieds de vide
qui ne font pas peur à l’émigré clandestin. A toutes jambes, il prend une
nouvelle fois la clé des champs.
Dans une auberge, ce soir-là, l’évadé demande le gîte et le couvert et,
encouragé par un accueil amène, conte son histoire à nouveau. L’entendant,
le cabaretier se rembrunit et annonce qu’il ne pourra laisser partir son hôte
avant que la police ne soit venue contrôler ses dires. Naïf, Giuseppe est
aussi rusé  : « Allons, vous aurez bien le temps de m’arrêter  ; finissons ce
bon repas, je vous le paierai le double de son prix  !  » Le vin aidant,
l’atmosphère se dégèle, le Niçois se mêle à un groupe de jeunes gens,
entonne avec eux Dieu des bonnes gens, l’une des chansons les plus
connues du poète Béranger. Tout se termine au mieux ; Garibaldi conquiert
son auditoire et peut, le lendemain, repartir libre vers Marseille.
Il y arrive vingt jours exactement après avoir quitté Gênes, pour y
apprendre par le quotidien Il Popolo Sovrano que son pays le condamne à
mort :
« A Gênes, le 14 juin 1834,
»  Le conseil de Guerre divisionnaire, convoqué sur l’ordre de Son Excellence le
gouverneur,
»  Dans l’affaire de l’administration royale contre Mutru Edoardo, Canepa Giuseppe,
Parodi Enrico, Canale Filippo… Garibaldi Giuseppe Maria…
» Accusant les dits prévenus d’avoir été les inspirateurs d’une conspiration ourdie en cette
ville, les mois de janvier et février derniers, pour pousser à l’insurrection les troupes royales et
renverser le gouvernement…
» Invoquant l’aide du Seigneur,
»  Prononce la condamnation des dénommés à la peine de mort infamante et les déclare
exposés à la vengeance publique en tant que criminels de première classe. »

Le marquis Paulucci signe cette condamnation qui vaut à Garibaldi, aux


Italiens et aux Français de lire pour la première fois dans un journal le nom
du futur libérateur. La peine de mort infamante, c’est être fusillé dans le
dos. Giuseppe en conçoit sans doute quelque orgueil mais, devenu prudent
et méfiant quant aux sentiments républicains de Louis-Philippe, roi de
France, change une nouvelle fois de nom.
Garibaldi, ex-Borel, ex-Cleombrote, alias Giuseppe Pane pour le
gouvernement français, essaie de retrouver les Mazziniens de Marseille.
Mais le maître à penser est parti, avant l’opération prévue à Gênes, pour
Chambéry et puis Genève. La cellule révolutionnaire est dissoute. Les pires
bruits courent parmi les exilés italiens : si l’expédition de Savoie a échoué,
c’est parce que son chef, Ramorino, a trahi au dernier moment. Mazzini,
déçu, met sur pied, en Suisse, un mouvement aux assises plus larges,
« Giovine Europa » – Jeune Europe. On dit encore que « Giovine Italia »
entreprendrait des pourparlers avec Paris, offrant Nice et la Savoie à la
France pour obtenir l’appui de Louis-Philippe contre les souverains de la
péninsule.
Giuseppe voit la querelle se placer sur le plan idéologique d’une part,
personnel de l’autre ; il est blessé dans son amour pour sa ville, inquiet de
l’avenir – celui de son pays et du sien propre, car il faut vivre. Aussi, après
de longs mois d’inaction et de misère, quand le capitaine Gazzu propose à
Garibaldi alias Pane le poste de second sur son navire l’Union, accepte-t-il
sans hésiter. Il fait voile à nouveau vers la mer Noire, s’arrête à Tunis,
revient à Marseille en 1836, en pleine épidémie de choléra  : le voici
infirmier.
Un autre capitaine est alors sur le chemin de Garibaldi  ; le Nantais
Beauregard, dont le brick part pour Rio de Janeiro. Et c’est au Brésil que le
révolutionnaire va accomplir ses premiers exploits positifs.
 

Pour douze ans, c’est l’exil, riche en aventures et lourd d’expériences.


Le Brésil a proclamé son indépendance en 1815. Jean VI, régent du
Portugal, chassé par Napoléon, s’installe à Rio et, d’une vieille colonie, fait
un nouveau royaume. En deux décennies, le pays connaît deux souverains,
se trouve soumis à un régent impérial qui ne satisfait aucun des courants
politiques, aucune des chapelles nombreuses de ce pays neuf et violent. Au
centre, la province du Rio Grande do Sul est à la pointe du
mécontentement ; en septembre 1836, les habitants se donnent un président
de la République, chassent le gouverneur, mais engagent ainsi une longue
lutte contre le pouvoir central. Garibaldi vient d’arriver à Rio.
Il y retrouve un compagnon de ses premiers voyages, Luigi Rosetti, lui
aussi exilé pour raisons politiques, et celui qui, le premier, lui parla de
Mazzini, Gian Battista Cuneo, l’homme de Taganrog, qui se nomme
désormais, tel un personnage de Dante, Farinata degli Uberti. Avec eux, un
noyau d’Italiens attendent que vienne l’heure du retour. L’adieu de
Garibaldi à l’Europe ne sera donc pas si difficile ; le voici déjà en pays de
connaissance, auréolé d’un prestige qui n’est pas pour lui déplaire  : il a
connu Mazzini, tenté l’aventure à Gênes. Le marin, qui porte désormais une
longue barbe blonde, fait figure de héros en exil provisoire. L’inaction
pourtant lui pèse. Quelles que soient les déceptions que la désorganisation
de «  Giovine Italia  » lui a causées, Garibaldi renoue avec Mazzini. A
nouveau, il lui propose ses services et demande «  un ordre de marche  »  ;
« Pour l’amour de Dieu, des instructions au plus vite, et ce que nous devons
faire  !  » En attendant une réponse, on confectionne d’immenses drapeaux
italiens, et l’on envisage de s’emparer des navires venus de la péninsule qui,
de temps en temps, jettent l’ancre dans les ports du Brésil. Mais Mazzini ne
répondra pas. Le courrier de Rio est arrêté à son arrivée en Europe par des
postiers payés par les Piémontais.
Cuneo-Farinata, lui aussi, s’impatiente  : «  L’idée de ne rien pouvoir
faire pour notre cause m’attriste. Je suis las de vivre une existence inutile
pour notre pays  ; nous sommes destinés à de grandes choses  ; mais nous
sommes hors de notre élément. »
Révolution pour révolution, celle du Rio Grande do Sul appelle à l’aide.
Un Italien y joue déjà un rôle actif  : Livio Zambeccari1. Il contacte ses
compatriotes et, au nom des rebelles de la province, leur demande de se
livrer à la guerre de course contre le Brésil. Ni Garibaldi, ni Farinata, ni
Rosetti ne peuvent rester indifférents à l’appel d’une faible province
soulevée contre un empire. Voici donc Garibaldi corsaire  : «  Avec seize
hommes et une fragile garapera – embarcation destinée à la pêche du
poisson garape – je fais la guerre à un empereur et je plante au mât de mon
navire un drapeau d’émancipation, le drapeau républicain du Rio Grande ! »
La campagne d’Amérique commence, sur une tartane de vingt tonneaux,
dotée pour tout armement de quelques fusils et riche d’hommes de bonne
volonté. Tous ne sont pas des idéalistes, certains passent pour les héritiers
directs des « frères de la côte ». Mais on n’a guère le choix des moyens.
Les occasions de se battre ne se font pas attendre ; le Mazzini, quelques
heures après avoir levé l’ancre, rencontre le Luisa, une goélette brésilienne
transportant du café et quelques passagers. L’équipage n’oppose pas de
résistance  ; Garibaldi en libère les marins de race noire, dépose les autres
sur une île, et repart à l’aventure sur le bâtiment capturé, plus solide et plus
vaste que celui dont il disposait, que l’on rebaptise Farropilha, du nom
farappo – gueux – que le pouvoir impérial donne aux révolutionnaires.
Cinglant vers le sud, les corsaires, auxquels se sont joints quelques
noirs libérés, touchent ensuite Madonaldo, petit port d’Uruguay, la ville la
plus au sud du pays. Rosetti essaie de vendre le butin de la goélette, mais
les autorités locales dressent l’oreille  : le général Oribe, président de la
République uruguayenne, ne veut pas d’ennuis avec les Brésiliens et intime
au Farropilha l’ordre de quitter son territoire.
Cap sur le rio de la Plata, sans attendre Rosetti qui va se trouver seul à
terre. Très vite, le navire est en butte aux difficultés. Le voici, quelques
jours plus tard, échoué sur des récifs. Garibaldi et l’un de ses marins partent
à terre à la recherche de vivres et d’un bon charpentier pour réparer les
dégâts. Ils ne trouvent qu’une estancia où une gracieuse hôtesse leur offre le
maté, infusion locale qui remplace à la fois le thé et le café, et les fournit en
quartiers de viande. Le Niçois en garde le souvenir ému : « J’aurais passé
toute la nuit à l’écouter, sans songer à mes compagnons qui attendaient leur
nourriture. » Le libérateur n’est pas insensible au charme féminin… Mais le
mari de l’hôtesse rentre au logis et interrompt ce qui aurait pu devenir une
idylle…
Le lendemain, deux navires à l’horizon  : deux frégates uruguayennes
qui intiment aux Garibaldiens l’ordre de se rendre. Oribe a sans doute
obtempéré aux injonctions de Rio de Janeiro, qui ne veut plus entendre
parler de cette équipe d’Italiens dont les journaux donnent maintenant des
nouvelles et exagèrent l’importance. Mousquets contre canons, la bataille
est de courte durée, sept blessés dont Garibaldi touché au cou et au bras
gauche, et deux tués parmi l’équipage du Farropilha. Ce qui reste du bateau
ne vaut pas la peine qu’on s’en saisisse. Son capitaine, en revanche, est
interné à Gualeguay, dans la province de l’Entrerios, au bout du rio de la
Plata.
A partir d’août 1837, Giuseppe Garibaldi est d’abord soigné, puis placé
sous la surveillance du général Echagüe, gouverneur de la province.
Uruguayens et Argentins l’écartent ainsi de la vie politique à peu de frais et
apaisent les inquiétudes de leurs voisins brésiliens.
Le révolutionnaire a la ville de Gualeguay pour prison. Il peut y circuler
librement, mais ne doit pas s’en éloigner. Avec la sympathie de son geôlier,
le prisonnier a acquis l’estime de la petite société locale. Il coule des jours
paisibles, lisant, écrivant des poèmes, apprenant à capturer les chevaux
sauvages et à les monter, s’initiant aux manières des Argentins. Garibaldi
prend, peu à peu, des allures de gaucho qui étonneront, plus tard, ses
compatriotes.
Mais, un jour, le gouverneur Echagüe quitte son poste et se voit
remplacé par don Mellan. Les intentions de ce dernier sont différentes  : il
veut faire transférer le prisonnier dans la capitale et le traduire en justice
pour actes de piraterie. Garibaldi s’enfuit avec l’aide d’un ami anglais qui
lui procure un guide nommé Perez : cinquante-quatre milles, à cheval, dans
la pampa. A l’aube, les deux hommes sont en vue d’Ibicuy, au bord du rio,
où l’Italien espère trouver un passage pour Montevideo. Surprise : Perez le
trahit. L’équipée n’aboutit pas  : Garibaldi est repris, ramené à Gualeguay,
torturé par don Mellan qui veut obtenir les noms des habitants qui l’ont
aidé, et ceux de ses complices partout dans le pays. Deux mois de prison,
puis Echagüe vient à savoir quel traitement est réservé au révolutionnaire
qu’il estime, et obtient sa libération. A Bajada, sur les rives du rio Parana,
Giuseppe embarque à bord d’un brigantin italien et, descendant le fleuve,
parvient à Montevideo.
Dans la capitale uruguayenne, agissant discrètement, Garibaldi renoue
le contact avec les émigrés italiens. Il retrouve avec joie l’un des rescapés
du Farropilha, Carniglia, avec lui Rosetti, qui n’a jamais quitté le pays, et
Cuneo, devenu le chef spirituel du mouvement républicain. Un mois plus
tard, le Niçois reprend du service : un long voyage à cheval avec quelques
compagnons l’amène à Piratinin, au sud du pays, capitale provisoire des
révolutionnaires du Rio Grande. Le président des révoltés, Gonçalès, s’y est
installé après avoir perdu Porto Alegre. Il nomme le capitaine italien
commandant en chef de ses forces navales  : c’est beaucoup dire, car la
flotte révolutionnaire ne comprend que deux sloops de vingt tonneaux, le
Républicain et le Rio Pardo, armés chacun d’une paire de canons de bronze.
De la lagune Dos Patos, où sont basés les deux navires, les soixante-dix
marins – ou boucaniers – qui composent les équipages partent à l’assaut des
fortes frégates qui croisent sur l’océan. Ils opèrent de nuit, par surprise,
attaquant l’un après l’autre des bâtiments bien plus puissants. A terre, ils
pillent les casernes ou les estaminets. A l’automne de 1838, une prise
heureuse, une frégate remplie de vêtements, donne aux hommes de quoi se
vêtir. Quelques jours plus tard, Garibaldi échappe à un guet-apens, se
défendant comme un beau diable et mettant en fuite, avec douze
compagnons, plus de cent réguliers chargés de le capturer. Aux yeux de
beaucoup, le capitaine est invincible.
Les moments difficiles alternent, cependant, avec les heures de joie.
Peu à peu, la flottille du Rio Grande s’agrandit et entre en scène sur
l’ensemble des provinces. L’épopée prend souvent des allures de légende :
pour aller guerroyer au nord, afin de raccourcir le chemin maritime à suivre,
car l’entrée de la lagune Dos Patos est tout au sud, Garibaldi fait charger ses
navires sur d’énormes chariots que traînent deux cents bœufs. Mis à flot
pour reprendre le large, après cinquante-six kilomètres parcourus sur la
terre ferme, les navires sont secoués par une violente tempête qui décime
les équipages au large de la province de Santa Catarina. Garibaldi est le seul
Italien survivant. Il reprend l’assaut avec les Uruguayens  : quelques jours
plus tard, la garnison impériale du chef-lieu de la province est battue. La vie
de course reprend ; les mois, les années passent en aventures successives.
 

Le chef est solitaire. Il s’ennuie de voir se succéder des épisodes


semblables dans leur déraison, d’être toujours en lutte contre des forces
supérieures en nombre. Anita Riberas fait heureusement son entrée dans la
vie de Giuseppe, en 1839. Elle est brésilienne, fiancée ou mariée – on ne le
saura jamais – quand le Niçois la rencontre. Dans ses Mémoires, Garibaldi,
qui aura tendance à embellir certains épisodes de son histoire, affirme que,
la voyant, il s’approche et, extasié par sa beauté, lui dit : « Vierge, tu seras à
moi ! » L’essentiel est qu’Anita succombe à Giuseppe. Elle l’accompagnera
désormais partout où on le réclamera. Libre tout d’abord, leur union sera
célébrée en bonne et due forme trois ans plus tard, en 1842, par le prêtre de
l’église Saint-François-d’Assise de Montevideo.
 

En 1840, la guérilla prend mauvaise tournure. La flotte impériale et les


forces régulières assaillent les rebelles de Santa Catarina. Pour que rien de
ce qui reste ne tombe aux mains des réguliers, on incendie la flotte
garibaldienne, on brûle les réserves de vivres. De longues semaines de
retraite commencent dans un océan d’arbres, à force de marches nocturnes.
Anita, enceinte, suit avec grand courage l’équipée de son mari. Plus tard,
regroupés, les républicains s’emparent de la capitale, Porto Alegre, mais ne
la gardent qu’une nuit. Il est temps de reprendre des forces  : quarante
compagnons se retirent, pour quelques mois, dans une estancia à San
Simon. Le 16 septembre 1840, Anita y met au monde son premier enfant.
Giuseppe lui donne le nom de Menotti, en souvenir du patriote de Modène
pendu vingt ans plus tôt par le duc Ferdinand. Douze jours après la
naissance de l’enfant, la marche errante recommence. Les réguliers ont
découvert la retraite de Garibaldi qui doit repartir vers le sud. Un regard
vers le passé le convainc d’arrêter la lutte :
« Six années d’une vie d’instabilité et d’aventures – de 1836 à 1842 –
ne m’ont pas effrayé quand j’étais seul ; mais avoir une famille, être si loin
de mes anciens amis et de mes parents dont je ne sais rien, fait naître en moi
le désir de me rapprocher d’un point où je saurai quelque chose des miens
dont l’affection me manque, même si j’ai pu les oublier un moment. Et puis,
l’Italie ! Et la nécessité d’améliorer la condition de ma chère épouse et de
l’enfant. Je me décide donc à passer à Montevideo, au moins pour un
temps, et j’en demande la permission au Président, ainsi que celle de
rassembler quelques bœufs pour subvenir à mes besoins. »
Gonçalès comprend d’autant mieux les intentions de son capitaine, que
la cause de la république paraît, pour l’instant, sans issue au Rio Grande :
les hommes sont en débandade. Il n’y a plus ni flotte, ni armes, ni
munitions. Garibaldi reste, mais il est presque seul – le fidèle Rosetti vient
de trouver la mort dans un des derniers combats.
Giuseppe et Anita rassemblent neuf cents têtes de bovins et se mettent
en marche. Mais les ponctions successives opérées par les gauchos de
l’escorte autant que le passage du rio Negro en crue réduisent le troupeau
des deux tiers. Il ne reste que trois cents bêtes à l’arrivée à Montevideo.
Du moins le gouvernement uruguayen ne s’oppose-t-il pas à
l’établissement de Garibaldi. Le dictateur Oribe n’est plus au pouvoir, le
condottiere, maintenant âgé de trente-cinq ans, est pour un temps à l’abri de
toutes poursuites. Dans la capitale, Garibaldi retrouve l’éternel Cuneo, qui
vient de fonder le journal l’Italiano, et fait la connaissance de ceux qui
composent une sorte de cellule révolutionnaire italienne  : Anzani,
Castellini, Risso, les Antonini correspondent avec Mazzini, l’Européen. Ils
attendent que vienne, de l’autre côté de l’Atlantique, l’étincelle, « l’ordre de
marche  » dit, Garibaldi, qui serait le signal du renouveau révolutionnaire
italien.
Les jours de paix en Uruguay ne seront pas nombreux. Après une année
calme et sans histoire, l’ex-dictateur Oribe, appuyé par Rosas, au pouvoir
en Argentine, entreprend le siège de Montevideo. La ville compte trente
mille habitants, dont plus de la moitié sont des réfugiés étrangers, étrangers
aussi aux luttes locales. Pourtant, il faut défendre la ville contre l’assaut de
la dictature  : Oribe et ses acolytes argentins sont en passe de prendre
Montevideo. On fait appel à Garibaldi pour la protéger.
Le Niçois prend le commandement de la seule unité d’assaut, une
flottille qui ne comprend que trois navires. Elle va entrer en action sur le
terrain de l’adversaire. En Argentine même, l’opposition républicaine arme
une poignée de maquisards contre Rosas. L’Uruguay, pour créer un second
front, entend porter secours à ces républicains en lutte contre leur propre
tyran.
Les navires de Garibaldi forcent le blocus du rio Parana, mais ne
réussissent pas dans l’entreprise. Pourchassés par sept navires argentins que
Rosas a lancés à leurs trousses, les Uruguayens perdent leurs vaisseaux  ;
celui de Garibaldi s’échoue, les deux autres sont détruits par le feu des
canons ennemis. C’est à pied que le capitaine et l’essentiel de ses troupes
rejoignent Montevideo. Les combats, à l’époque, ne sont pas ordonnés
comme sur les champs de bataille européens  : les deux camps se
considèrent vainqueurs.
Sur l’ensemble du front, les républicains enregistrent pourtant bien des
revers. Fin 1842, le siège de la capitale devient plus pressant. Toutes les
unités uruguayennes se regroupent dans la capitale, et toutes les volontés
sont liguées pour les aider dans sa défense. Les Français de Montevideo se
constituent en légion, ainsi que les Italiens, qui choisissent pour étendard un
drapeau noir sur lequel se détache une représentation naïve du Vésuve en
éruption. Ces légionnaires sont six cent cinquante, qui portent chemise
rouge : un uniforme qui va devenir légendaire et qui est fabriqué – pour des
raisons d’économie – à partir de toile pour habits de bouchers. Voilà formé
le premier noyau de la Légion Garibaldienne qui comptera bientôt plus d’un
millier d’hommes.
Les Italiens se reprennent, après les déceptions de la lutte sur mer. En
mars  1843, ils mettent les Argentins en fuite sur les rives de la Plata, et
sauvent ensuite les Uruguayens de la défaite. Garibaldi, en proie à une
agitation romanesque, devient un héros national. Au printemps de 1845,
c’est sur ses hommes que repose la défense de la ville : l’armée régulière de
Rivera a perdu la bataille des plaines d’India Muerte, aux portes de
Montevideo, laissant deux mille prisonniers. Huit mois d’assaut de la part
des Argentins n’entament pas la résistance de la capitale.
Puis Français et Anglais interviennent par la mer, nettoyant le Parana et
la Plata des navires argentins qui s’y trouvent et bloquent l’entrée de
l’estuaire. Garibaldi remonte le rio avec sa légion embarquée sur des
navires uruguayens, ravive une nouvelle fois l’insurrection en Argentine,
sur l’autre rive du fleuve, et s’empare de plusieurs villes. Quand l’ennemi,
supérieur en nombre, l’encercle en février  1846 au Salto de San Antonio,
c’est de justesse qu’il parvient à se dégager, de nuit, à l’arme blanche  ; il
évacue les blessés de sa légion. Les nouvelles de cette campagne en
territoire ennemi provoquent à Montevideo une explosion d’enthousiasme.
Le conseil d’Etat, pour montrer sa gratitude, nomme Garibaldi général et
cite les victimes à l’ordre de la nation.
En Europe aussi parvient l’annonce de ses prouesses : une souscription
est ouverte pour offrir une épée d’honneur à Garibaldi, tandis que Mazzini,
maintenant à Londres, exalte l’héroïsme de ses hommes.
De retour à Montevideo, le Niçois est nommé commandant de la place.
Mais la lutte touche à sa fin  : la protection des Anglais et des Français
assure à l’Uruguay son indépendance. Les combats qui auront encore lieu
sporadiquement ne seront que des luttes intestines dont les Italiens n’ont
que faire.
 

L’Europe, à nouveau, reprend la première place dans l’esprit des


émigrés. D’autant que se dessine une nouvelle possibilité d’unification pour
l’Italie. Plusieurs possibilités, à vrai dire, car il semble y avoir concurrence :
du côté du Vatican, d’abord. Pie  IX, dont le frère est en exil politique,
succède à Grégoire  XVI. Il a pour premier geste de proclamer l’amnistie
dans ses Etats.
A Turin, ensuite, Charles-Albert ne veut pas être en reste et prend la tête
d’une croisade pour l’unité  : « Ah, quel beau jour celui où nous pourrons
lancer le cri de l’indépendance nationale ! »
Enfin, Mazzini, en exil, va quitter Londres et passer sans encombre la
frontière.
A six mille kilomètres de distance, autant de faits qui ne peuvent
qu’étonner… Garibaldi et Anzani sont, en tout cas, résolus à mettre un
terme à leur exil sud-américain. Le Niçois envoie Anita en Europe,
éclaireur chargée de ses trois enfants, Menotti, Teresita et Ricciotti, pendant
qu’il recueille les fonds nécessaires à l’achat d’un navire pour transporter
les légionnaires. Le nonce apostolique à Montevideo transmet, avec
bienveillance, une lettre au pape, dont le contenu est alors gardé secret. Au
printemps de 1848, la Speranza – l’Espoir – lève l’ancre avec soixante-trois
Garibaldiens à son bord, deux canons et huit cents fusils, don du
gouvernement uruguayen. Le nouveau monde perd son héros. Il avait
accueilli un proscrit, un marin inconnu, en 1836. Il restitue à l’Italie un
meneur d’hommes, dont les qualités militaires sont connues loin des
frontières des pays où il s’est illustré. Les Sud-Américains donnent
témoignage de sa bravoure et de son désintéressement. Mais l’homme est
resté ingénu, fantasque et peu au fait de la politique en son pays. Il vient de
passer la moitié de sa vie à guerroyer et à naviguer, en solitaire, en
indépendant. Désormais, il va devoir compter avec le jeu des influences
diverses, des rivalités, voici l’Europe.
Les légionnaires de Garibaldi arrivent-ils à temps pour se battre  ? Au
large de Gibraltar, après une traversée de soixante jours, émaillée d’un
début d’incendie et attristée par l’aggravation de l’état de santé d’Anzani,
rongé par la tuberculose, les hommes de la Speranza conversent avec
l’équipage d’un navire de commerce italien. Il leur donne les dernières
nouvelles du pays : un gouvernement populaire est instauré en Sicile, Milan
s’insurge contre les Autrichiens, toute l’Italie frémit sous l’idéal
révolutionnaire. Joie délirante à bord du navire qui touche terre à Nice, le
25 juin de cette année 1848, à onze heures du matin.
Garibaldi est attendu  : son père est mort pendant que Giuseppe se
battait en Amérique, mais maman Rosa est là, sur le port, fière de retrouver
un fils célèbre. Anita et ses trois enfants attendent aussi celui que Nice
accueille en héros. Une semaine de fêtes et de discours. L’Echo des Alpes-
Maritimes, dans sa chronique politique, donne en date du 26 juin, le compte
rendu du banquet que la ville a offert, la veille, au général. Devant deux
cents invités, Garibaldi a pris la parole, en français, «  avec une certaine
facilité, dit le journal, bien qu’il n’ait parlé que l’espagnol depuis quinze
ans ». C’est l’occasion de faire un premier bilan de sa vie politique, de dire
ce qu’il va tenter pour l’Italie.
« Vous savez que je n’ai jamais été partisan du roi  ! Mais c’est parce
qu’alors les princes faisaient le malheur de l’Italie. Puisque Charles-Albert
se fait le défenseur de la cause populaire, je crois lui devoir mon concours
et celui de mes compagnons. Le roi de Sardaigne s’est fait le régénérateur
de notre péninsule, il peut compter sur notre sang  ! Quand la liberté
italienne sera assurée, et le sol libéré de la présence de l’ennemi, je
n’oublierai jamais que je suis fils de Nice et serai toujours prêt à défendre
ses intérêts. »
A des compatriotes qui lui disent que l’Italie ne se fera pas « da se » –
elle-même – comme vient de l’affirmer Charles-Albert, mais seulement
avec l’aide de la France, Garibaldi rétorque violemment : « Si les hommes
ont peur, je rassemblerai les femmes italiennes : elles suffiront pour chasser
les Autrichiens. » Et aux Niçois, au nombre de soixante-sept, qui s’enrôlent
dans sa légion, il ne cache pas la dureté de la condition qui les attend : « Ne
croyez pas que je vous mène faire la noce ; au contraire, vous aurez faim et
soif, vous coucherez à la dure ; mais nous ne reculerons pas ! Ma légion ne
recule pas ! »
Garibaldi a donc pris, sans tarder, la décision de soutenir la monarchie
piémontaise. Des compagnons d’autrefois lui en faisant le reproche, il leur
répondra, à Gênes, une semaine plus tard, qu’il est temps d’être réaliste.
Pour comprendre les courants qui se dessinent, il faut avoir présente à
l’esprit la situation de l’Europe en 1848, année qui restera, pour le poète, le
printemps des peuples.
Partout déferle l’ondée révolutionnaire. Louis-Philippe, en dix-huit ans
de règne, a connu de nombreuses tentatives d’insurrection  : démocratique
en 1832, populaire à Lyon en 1834, menée par Blanqui et Barbès en 1839,
par Louis Bonaparte en 1840. En 1848, la révolution est la bonne  : la
IIe République sort des journées de février, mais en juin, la révolte ouvrière
va la rejeter vers le conservatisme.
A Vienne, Metternich, opposé aux mouvements libéraux, est contraint
de laisser le pouvoir  ; l’armée autrichienne est mobilisée sur place. A
Berlin, révolution le 18  mars, et adoption d’une constitution. En Italie,
Charles-Albert publie le même mois le statut libéral promis au début de
l’année. Pie  IX accorde une constitution à ses Etats, le 14  mars. Le 22,
Venise, alors sous la domination de Vienne, explose de joie en apprenant la
chute de Metternich : on court libérer les chefs révolutionnaires, Manin et
Tommaseo, et la ville se proclame libre république.
En Sicile, la rébellion populaire aboutit à l’indépendance de l’île et à la
déchéance des Bourbons. Ferdinand  II, pour prévenir l’extension du
mouvement et sauver au moins l’une des « Deux-Siciles » de son royaume,
proclame à Naples une constitution garantissant les libertés fondamentales.
Milan, cependant, érige des barricades ; elle est le théâtre, pendant cinq
journées, d’une lutte sanglante contre les troupes du maréchal Radetsky. Le
20, les Autrichiens proposent un armistice que repoussent les leaders
révolutionnaires Cattaneo et Martini  : «  Pas d’armistice  ! Dehors, les
Autrichiens  !  » Quarante-huit heures plus tard, le but est atteint  : au
gouvernement étranger est substituée une junte provisoire que préside
Gabrio Casati.
A cette nouvelle, la foule turinoise se presse sous les balcons du palais
royal, réclame du souverain piémontais une action guerrière contre
l’étranger. L’une des fenêtres donnant sur le balcon de la salle d’armes
s’ouvre, à minuit, et Charles-Albert paraît. Enrico Martini est à ses côtés,
venu de Milan demander des secours. Le roi ne parle pas  : il prend
l’écharpe tricolore de Martini et l’agite devant la foule en délire. Le
lendemain, le Piémont déclare la guerre à l’Autriche et lance une
proclamation de soulèvement aux peuples du nord de l’Italie.
Aux premiers jours d’avril, l’armée piémontaise entre en lice et va de
victoire en victoire : Goito, Valeggio, Pastrengo sont, pour les Autrichiens,
les noms de la retraite.
Des volontaires partent de Toscane, des Etats pontificaux, de Naples,
sous les commandements respectifs des généraux Laugier, Durando et Pepe,
pour venir seconder les Piémontais.
Guerre fédérale, ou vieille idée révolutionnaire  ? Monarchie ou
République ? Quelle Italie va sortir du creuset ? Garibaldi, de l’autre côté
de l’Atlantique, s’est posé plusieurs fois la question, ne perdant jamais de
vue la construction de son pays.
Quand Pie  IX a succédé à Grégoire  XVI, soulevant l’enthousiasme
populaire par ses premiers actes de libéralisation, il est né un parti des
« Guelfes » – un nom qui rappelle les batailles d’autrefois entre gibelins et
partisans du pape – Gioberti, son animateur avec Balbo et d’Azeglio, a
repris à son compte la thèse de Mazzini – une Italie chargée d’une mission
civilisatrice ne peut qu’être unie – en lui adjoignant l’autorité du pouvoir
qui est, en Italie, le mieux établi : la papauté. Gioberti propose la création
d’une Italie fédérale, placée sous la tutelle spirituelle du pape. C’est à ses
yeux une solution modérée qui a l’avantage d’apaiser la querelle entre
nationalistes et tenants du pouvoir temporel du pape. C’est aussi une thèse,
exposée en 1843, qui rassemble les énergies diverses et rassure l’opinion,
en majorité catholique.
Garibaldi, lui-même peu enclin à l’indulgence envers le Vatican, en a
perçu les échos en Amérique et s’est demandé si cette voie n’était pas la
bonne. Alors que Mazzini se tait, le Niçois, de Montevideo, a écrit à Pie IX.
Sa lettre, restée sans réponse car le pape ne pouvait s’engager, ajoute encore
aux traits d’homme de bonne volonté qui font partie du portrait du Niçois.
Garibaldi s’est adressé, en 1847, au « très illustre et respectable Seigneur »
Pie IX :
«  Du moment où nous sont arrivées les premières nouvelles de
l’exaltation du souverain pontife Pie IX et de l’amnistie qu’il concédait aux
pauvres proscrits, nous avons, avec une attention et un intérêt toujours
croissants, compté les pas que le chef suprême de l’Eglise a faits sur la
route de la gloire et de la liberté. Les louanges dont l’écho arrive jusqu’à
nous, de l’autre côté des mers, le frémissement avec lequel l’Italie accueille
la convocation des députés et y applaudit les sages concessions faites à
l’imprimerie, l’institution de la garde civique, l’impulsion donnée à
l’instruction populaire et à l’industrie, sans compter tant de soins, tous
dirigés vers l’amélioration et le bien-être des classes pauvres et vers la
formation d’une administration nouvelle, tout, enfin, nous a convaincu que
venait de sortir du sein de notre patrie l’homme qui, comprenant les besoins
de son siècle, avait su, selon les préceptes de notre auguste religion,
toujours nouveaux, toujours immortels, et sans déroger à leur autorité, se
plier, cependant, à l’exigence des temps ; et nous, quoique tous ces progrès
fussent sans influence sur nous-mêmes, nous les avons, néanmoins, suivis
de loin et accompagnant de nos applaudissements et de nos vœux le concert
universel de l’Italie et de toute la chrétienté  ; mais quand, il y a quelques
jours, nous avons appris l’attentat sacrilège au moyen duquel une faction,
fomentée et soutenue par l’étranger – n’étant point encore fatiguée, après un
si long temps, de déchirer notre pauvre patrie – se proposait de renverser
l’ordre des choses aujourd’hui existant, il nous a semblé que l’admiration et
l’enthousiasme pour le souverain pontife était un trop faible tribut et qu’un
plus grand devoir nous était imposé…
» Nous nous tiendrons donc pour heureux si nous pouvons venir en aide
à l’œuvre rédemptrice de Pie IX, nous et nos compagnons, au nom desquels
nous vous portons la parole, et nous ne croirons pas la payer trop cher de
tout notre sang. »
Mais le pape n’est pas homme à se « plier à l’exigence des temps ». Il
est poussé vers des réformes par l’appui populaire que lui valent les thèses
de Gioberti. Son nom devient le synonyme d’un drapeau de la liberté et de
l’unité italienne, mais cela ne peut durer.
Le 29 avril 1848, Pie IX déçoit les Italiens : « Certains, dit-il devant le
consistoire, désirent que, aux côtés des autres peuples et princes d’Italie,
nous entreprenions la guerre contre les Germains. Nous estimons
aujourd’hui devoir dire clairement et sans conteste que telle action est un
fait loin de nos pensées… Nous ne pouvons nous abstenir de rejeter les
conseils trompeurs donnés par le moyen de journaux et d’écrits divers par
ceux qui voudraient faire du pontife romain le président d’une certaine
république nouvelle que constitueraient tous les peuples d’Italie. »
L’équivoque est levée  ; l’allocution de Pie  IX a un très vaste et très
rapide écho dans l’opinion. Il a suffi d’un jour pour détruire le prestige lié
au nom du pape, pour que la froideur remplace l’enthousiasme dans le
peuple, pour que, dans les chaumières, on décroche des murs les portraits de
Pie IX.
Par ce discours, se trouve indirectement reposée la question romaine,
pierre angulaire de l’unité de la péninsule, puisque le décalage subsiste
entre les pouvoirs temporel et spirituel. On comprend, en entendant Pie IX,
pourquoi Garibaldi n’a pas reçu de réponse à ses offres de service. On
réalise que Mazzini, quels qu’aient été ses échecs, Mazzini, le républicain,
est l’homme qui, mieux que les Guelfes, voit juste. «  L’Italie aurait été,
fédérale, une perpétuelle impuissante » ; et religieuse, papiste, elle ne sera
pas.
Pourtant, Cavour, grand commis du royaume de Sardaigne, l’a noté
l’année précédente  : le parti mazzinien ne rencontre pas la grande
sympathie des masses. Ayant appris la patience en exil, Giuseppe Mazzini
doit accepter, pour l’heure, l’action des princes au pouvoir. Il n’a aucune
confiance en eux, mais le chemin de l’unité peut passer par eux. Mazzini se
dit prêt à oublier, pour un temps, ses principes républicains et à accepter
l’unité avec le roi du Piémont qui fusillait, la veille, ses compagnons de
lutte. Manin, à Venise, sabordera la république pour suivre la même voie. Il
n’est donc pas étonnant d’entendre, à Gênes, Garibaldi prononcer un second
discours réaliste, que le journal de Mazzini, l’Italia del Popolo, approuve
aussitôt :
«  Le péril le plus grave qui nous menace est celui de voir durer la
guerre, et qu’elle ne se termine pas cette année même. Nous devons faire
tous les efforts possibles pour que les Autrichiens soient vite chassés du sol
italien, ce que nous n’obtiendrons que si nous sommes étroitement unis.
Oublions les systèmes politiques ; n’ouvrons pas de discussion sur la forme
de gouvernement ; ne formons pas de partis. La grande, l’unique question
du moment est la chasse à l’étranger… J’ai été républicain – poursuit
Garibaldi – mais quand j’ai su que Charles-Albert s’était fait le champion
de l’Italie, j’ai juré de lui obéir. En lui seul repose l’espoir de notre
indépendance. Que Charles-Albert soit donc notre chef, notre symbole. Que
les efforts des Italiens se concentrent sur lui ! »
Discours coupé d’applaudissements nombreux, ligne suivie par tous les
patriotes. Il faut faire l’Italie, la faire avec qui que ce soit, maintenant !
Une semaine plus tard, Garibaldi se rend au quartier général de
Roverbella, où le roi l’attend. L’entrevue entre le souverain et celui qu’il fit
condamner à mort quinze ans plus tôt est moins que cordiale. Charles-
Albert est d’un tempérament hésitant, méticuleux, défiant. Tout le contraire
de Garibaldi qui écrira plus tard sur cette entrevue :
« Je vis le roi, je compris la défiance avec laquelle il m’accueillait, et je
déplorai que le destin de notre pauvre patrie fût placé si mal, entre les mains
défaillantes et incertaines de cet homme. »
Le Niçois n’est, pour le roi, que «  cette personne venue de
Montevideo  » dont il faut examiner sans hâte les offres de service et
envisager sans bienveillance l’intégration aux côtés de l’armée régulière. A
son ministre de la Guerre, Charles-Albert demande si on peut utiliser les
services de Garibaldi en tant que corsaire basé à Venise. Quand ce ministre,
Ricci, lui en fait l’offre, le Niçois s’en va écœuré, déçu. Il hésite à quitter le
continent pour la Sicile où les républicains gouvernent, mais Milan
l’appelle. Le gouvernement provisoire accueille la légion et nomme son
chef général de brigade. Le 14  juillet 1848, Garibaldi s’adresse aux
Milanais et les remercie de l’adopter.
Dans la capitale lombarde, arrive alors la dépouille d’Anzani, mort à
Gênes au début du mois. Il s’est éteint en paix, persuadé que son pays était
sur la voie de l’indépendance. « Garibaldi, a-t-il dit, est prédestiné. L’avenir
de l’Italie est entre ses mains. »
Mazzini aussi est à Milan, saluant la dépouille du soldat républicain que
l’on va enterrer. Pour la deuxième fois de leur vie, les deux Giuseppe se
rencontrent donc. Mais, depuis Marseille, les rôles sont renversés  : si
Mazzini reste le théoricien, Garibaldi est devenu le héros. A la caserne San
Francesco, quartier général des Garibaldiens, le maître de la révolution
vient demander au nouveau général de l’engager comme porte-drapeau dans
une unité de volontaires. L’Italie a besoin de toutes les énergies et des mille
cinq cents engagés qui se morfondent, attendant l’occasion de se battre. Car
à Milan aussi, il y a des militaires traditionalistes qui n’apprécient guère les
Chemises rouges. Sobrero, ministre de la Guerre, ne voit en Garibaldi qu’un
« sabreur ».
C’est précisément d’hommes d’action qu’on a besoin, au moment où,
cinq mois après le déclenchement des opérations, les Autrichiens de
Radetzky reprennent le dessus. A Custozza, ils enfoncent les lignes
piémontaises et marchent sur Milan. Garibaldi, enfin, est chargé d’une
mission  : défendre Bergame. Mais les Piémontais, au compte desquels on
vient de décider l’annexion de la Lombardie, ne peuvent plus se défendre.
Charles-Albert n’ayant su enfoncer le flanc autrichien quand il avait le
dessus, en subit les conséquences  ; Radetzky a reçu des renforts et taille,
dans les lignes italiennes, des brèches qui ne se refermeront pas.
Le roi demande l’armistice le 4 août. Garibaldi, à Bergame, a porté ses
effectifs à trois mille sept cent soixante hommes. Il ne veut pas admettre la
défaite  ; lyrique, le général lance une proclamation vengeresse contre
Charles-Albert.
«  Si le roi de Sardaigne a une couronne qu’il conserve à coups de
pardons et de lâchetés, moi et mes compagnons ne voulons pas poursuivre
notre vie dans la lâcheté. Nous ne voulons pas, sans accomplir notre
sacrifice, abandonner le sort de notre terre sacrée à la risée de ceux qui
l’oppressent et l’exploitent. Nous irons sur la terre qui est nôtre, non pour
observer, indifférents, les tractations des traîtres ni les déprédations des
étrangers, mais pour donner à notre patrie malheureuse et déçue notre
dernier souffle. Combattons sans trêve et comme des lions la guerre sainte,
la guerre de l’indépendance italienne. »
Les paroles de Garibaldi sont-elles suivies d’actes ? Tout le monde fuit,
et une partie de la légion n’échappe pas à la règle : les trois mille sept cents
ne restent qu’un millier quand leur général prend le chemin de Côme. Mais,
même à mille, les légionnaires continuent la lutte. «  La guerre du roi est
finie, la guerre du pays commence. »
Le 10, la légion entre au Tessin. Le 15, premier combat de Garibaldi en
terre italienne : dans le val Travaglia, les Autrichiens laissent sur le terrain
cent morts, des blessés, des prisonniers. Radetzky craint que cette poignée
de «  diables rouges  » ne ranime la guerre  : il envoie le deuxième corps
d’armée tout entier à la recherche de la légion. Dix-sept mille habits blancs
contre mille Garibaldiens  : voilà qui donne l’ampleur de la tâche
qu’affronte la seule unité combattante du nord – avec la garnison retranchée
de Venise. Le 26, après une semaine difficile, la légion est prise dans un
étau à Morazzone. L’artillerie autrichienne entre en action, détruisant au
hasard quelques maisons du village. La nuit vient à point sauver les
légionnaires : sans avoir subi de défaite, Garibaldi guide ses hommes vers le
lac de Lugano et laisse les Autrichiens désemparés, encerclant une région
peuplée des seuls paysans. Leur chef, le maréchal d’Aspre, conscient du
ridicule infligé à ses troupes, incapables de contenir une poignée d’hommes
avec des effectifs plus de quinze fois supérieurs en nombre, rendra
hommage au Niçois : « Italiens, l’homme qui aurait pu vous être utile dans
votre guerre d’indépendance de 1848, vous l’avez méconnu  : c’était
Garibaldi. » Fort heureusement, si la campagne de Lombardie est terminée,
la bataille pour l’Italie n’est que remise.
 

Malade, en proie à la malaria, Garibaldi est maintenant en Suisse.


Mazzini l’y a précédé, sans que l’on sache au juste si le départ du théoricien
était du goût du général. Ce dernier ne lui reprochera que plus tard d’avoir
favorisé les désertions et donné le mauvais exemple en passant en territoire
neutre. De fait, aux moments difficiles, aucun des chefs des corps francs,
Durando et ses volontaires romains, Manara et ses bersagliers lombards,
Griffini, Dandolo, n’a répondu aux appels du chef. Maintenant, Mazzini
prend le temps de la réflexion. Et Garibaldi va se reposer à Nice où l’attend
sa famille : cette convalescence est plus celle de l’âme que celle du corps.
Elle ne dure, d’ailleurs, que deux semaines.
Garibaldi a appris qu’à Gênes, un « cercle italien » se forme, qui tente
de relancer la lutte. Mameli, Bixio, en sont les animateurs et Mazzini,
toujours en Suisse, l’inspirateur. Au matin du 26 septembre, voici le Niçois
qui part pour Gênes «  où l’on ressent le plus la rumeur et le malheur du
peuple pour l’humiliation de la patrie  ». Tout au long de la Riviera, la
nouvelle de son passage attire les foules : si le gouvernement piémontais se
méfie, le peuple lui fait confiance.
Dans la capitale ligure, le 18 octobre, Garibaldi lance sa proclamation
aux Italiens  : «  Qui veut vaincre, vainc  !  » Elle ne vise pas directement
l’Autrichien, c’est un appel à préparer de nouveaux soulèvements. Les
Siciliens l’entendent les premiers et demandent au général de venir à
Palerme organiser l’armée républicaine. Puisque le nord ne se bat pas,
consolidons la révolution au sud. «  Je pars sur-le-champ pour Palerme  »,
écrit Garibaldi à Mazzini, le 24 octobre.
Avec soixante-douze des anciens et nouveaux légionnaires, il embarque
sur un vapeur français, le Pharamond. Mais le voyage est plus court que
prévu  : à Livourne, deux jours plus tard, on jette l’ancre dans un port en
pleine effervescence  : les patriotes toscans offrent à Garibaldi le
commandement d’une petite armée. La Sicile viendra plus tard. Colonne
formée vers Bologne et Ravenne, en vue d’une entreprise vénitienne : dans
la cité des doges, les révolutionnaires résistent toujours aux Autrichiens, et
il faut les aider.
Au moment où il lève des volontaires, Garibaldi apprend qu’à Rome les
événements vont très vite. Après l’assassinat, le 15 novembre, du ministre
réactionnaire Rossi, homme du pape, Pie  IX perd confiance et s’enfuit du
Quirinal. Déguisé en simple prêtre, il gagne Gaète, place forte proche de
Naples, à bord de la calèche du comte de Spaur, ambassadeur de Bavière.
Voilà soudainement Rome délivrée de l’obstacle qui s’oppose à en faire
un jour la capitale de l’Italie  : la présence du chef de l’Eglise. Un
gouvernement provisoire vient d’être constitué  ; il lui faut une armée.
Garibaldi et ses hommes prennent le chemin de Rome, où on leur réserve
un accueil triomphal. Siciliens, Toscans, Vénitiens passeront après la
capitale.
Là aussi, les hommes en place voient avec méfiance arriver le grand
révolutionnaire. Dans la ville du pape, la chemise rouge est mal vue du
clergé qui la présente comme l’uniforme du diable et qui décrit ceux qui la
portent comme étant coupables des pires dérèglements. Les gens d’Eglise
font aux Garibaldiens une réputation dont ils ont à se défendre en observant
une stricte discipline. Garibaldi est toujours populaire : sur le cheval blanc
qu’il affectionne, coiffé d’un chapeau calabrais, puncho blanc de laine rude
sur l’écarlate de la chemise, il a tout du condottiere sorti d’un livre
d’images.
C’est un personnage encombrant, dont les politiciens n’apprécient pas
la présence. On le charge de missions hors de la capitale. A Macerata, petite
ville proche de l’Adriatique, où on envoie Garibaldi en garnison, les
habitants vont en faire leur député. Les jaloux, au sein de la junte, avaient
éloigné une figure de légende qu’ils trouvaient gênante, revoici un chef de
guerre auréolé d’un titre politique. Après un hiver passé à patrouiller dans
l’Apennin, Garibaldi prend place sur les bancs de l’Assemblée nationale, à
Rome, le 5 février 1849.
A peine prononcé le discours d’ouverture, une voix tonitruante s’élève :
« Assez de paroles, des actes ! » Sans préambule, Garibaldi demande que la
Constituante proclame sans tarder la République, «  seul gouvernement
digne de Rome, car le peuple veut savoir sous quel régime il va vivre ». Le
gouvernement provisoire de l’Etat pontifical n’a, en effet, encore rien
décidé. Trois jours plus tard, on discute la proposition Garibaldi  : sans
discontinuer, pendant quatorze heures, les députés traitent du droit et de la
forme de gouvernement. Le Niçois commence à trouver long le temps des
paroles quand, le 9  février à deux heures du matin, cent vingt des cent
quarante-deux députés adoptent le décret déclarant le pape déchu de son
pouvoir temporel et proclament la République « qui aura, avec le reste de
l’Italie, des relations qu’exige la nationalité commune ».
 

Au Piémont, sursaut d’énergie  : Charles-Albert, trouvant trop lourdes


les conditions de l’armistice, reprend la lutte contre les Autrichiens. Mais à
Novare, c’est le désastre : le 23 mars, Radetzky – toujours lui en dépit de
ses quatre-vingts ans – défait le roi qui commande lui-même ses troupes.
Humilié, Charles-Albert abdique sur le champ de bataille, cède la couronne
à son fils Victor-Emmanuel et part pour le Portugal où il mourra quatre
mois plus tard. La deuxième guerre de Lombardie n’a duré que onze jours.
Seule Venise résiste encore à l’Autriche et, au sud, Rome est isolée.
Mazzini entre en scène. A Marseille, il a reçu un message de Mameli
qui tient en trois mots : « Rome ! République ! Venez ! » Le voici député de
la Constituante, en mars, et membre d’un triumvirat créé après le désastre
de Novare, détenteur de « pouvoirs illimités pour la guerre d’indépendance
et le sauvetage de la République ».
La République romaine, à peine née, est effectivement en danger. Neuf
jours seulement après sa proclamation, Pie IX appelle à l’aide l’étranger : la
France, l’Autriche, l’Espagne, et s’appuie sur les Bourbons de Naples. Le
20  avril, un consistoire secret tenu à Gaète manifeste l’espoir que «  les
puissances catholiques s’empressent d’accourir d’abord pour défendre,
ensuite pour revendiquer les principautés civiles de la foi apostolique ».
A Paris, Louis-Napoléon, depuis peu président de la République, tient
aux suffrages des catholiques. Après de tumultueux débats à l’Assemblée,
l’intervention est décidée afin, officiellement, de restaurer le pape dans ses
pouvoirs temporels.
Les 24 et 25  avril, le corps expéditionnaire du général Oudinot
débarque sans encombre à Civita Vecchia, au nord de Rome. Dix mille
hommes, un bon armement, quatorze frégates, enlèvent aux défenseurs du
port l’envie de résister.
Les troupes de la République sont des plus disparates. Le général
Avezzana, ministre de la Guerre, a nommé le colonel Rosselli commandant
en chef. Le général Garibaldi, responsable de la garde civique et du
« bataillon de la mort », ressent comme un affront personnel, que Mazzini
aurait pu lui éviter, sa subordination à un inférieur qui a fait carrière dans
les ministères. Dans l’immédiat, il faut se battre : au total, Rome dispose de
vingt mille hommes.
A Oudinot, on a affirmé que « les Italiens ne se battent pas ». Mais le
général français vient d’être informé de la décision des triumvirs Mazzini,
Saffi, Armellini, de résister à toute infiltration. Il est surpris de la résistance
opposée, le 30 au matin, et des harcèlements hors des murailles, dont ses
troupes sont l’objet. Au crépuscule, Oudinot se retire, laissant sur le terrain
trois cents morts, cent cinquante blessés et trois cent soixante-cinq
prisonniers. Les Romains ont eu deux cents morts et blessés, parmi lesquels
Garibaldi, légèrement touché au côté.
Le général veut exploiter ce premier succès défensif en poursuivant les
assaillants, mais Mazzini l’en empêche. Il compte sur l’opposition française
qui, à Paris, devrait imposer au gouvernement le retrait du corps
expéditionnaire.
En fait, Oudinot attend des renforts  ; Espagnols, Autrichiens et
Napolitains sont annoncés. Ces derniers sont repoussés, le 9, par les
Garibaldiens. Le calcul de Mazzini quant à l’ardeur des Français s’avère
exact  : Ferdinand de Lesseps est chargé, par le ministre des Affaires
étrangères Drouyn de Lhuys, de négocier avec la République romaine. Mais
il est impossible de concilier la volonté d’indépendance de Rome et de
ménager les intérêts du pape. Une trêve de trente jours est le seul résultat de
la mission de conciliation, qui permet aux belligérants de se réorganiser.
Entre Mazzini et Garibaldi, la mésentente règne désormais, et
l’incompréhension va grandir. Le général apprécie les qualités d’homme
d’Etat du théoricien, mais voudrait avoir les mains libres pour défendre la
ville. Or, il est subordonné à Rosselli, et Mazzini a, de l’art militaire, une
conception «  à l’antique  »  : défendre pied à pied la moindre parcelle de
muraille, ne rien lâcher, fût-ce pour le reprendre.
Les Autrichiens remettent tout le monde d’accord, et même les Français
avec les Romains. Venues du nord, leurs troupes approchent. Un accord est
conclu avec Lesseps, au terme duquel les Italiens n’attaqueront pas les
Français si ces derniers repoussent les Autrichiens, ennemis communs.
Mais les hommes de Radetzky sont encore loin, et Oudinot n’oublie pas que
son but premier est de prendre Rome. Il dispose maintenant de trente mille
hommes, trois mille cinq cents chevaux, soixante-seize pièces d’artillerie.
On sait qu’au matin du 4 juin, la trêve prendra fin.
Les triumvirs, inquiets, consultent Garibaldi. «  Puisque vous me
demandez ce qu’il faut faire, je vous le dirai : je ne peux continuer à servir
la République que de deux façons  : soit comme dictateur sans aucune
limitation de pouvoirs, soit comme simple soldat.  » C’est le statu quo qui
prévaut  : Mazzini, si conscient soit-il des divisions entre militaires et
politiques, et entre militaires eux-mêmes, ne peut déroger à ses idéaux
démocratiques en donnant les pleins pouvoirs à un homme, si valeureux
soit-il. Et la défense de Rome n’est donc assurée qu’en partie, avec des
secteurs bien retranchés et d’autres ouverts à la pénétration de l’ennemi.
C’est le cas du Janicule, d’où l’on domine toute la ville, et que les triumvirs
estiment hors des vues d’Oudinot qui, selon eux, vise la place, le centre de
Rome. De la colline, où on élèvera plus tard un monument à Garibaldi, on
possède un belvédère idéal pour disposer l’artillerie. C’est un pas évident
dans la pénétration de la ville. C’est donc par le Janicule que les Français
attaquent, s’emparant de deux villas qui leur servent de points d’appui, villa
Corsini et villa Pamphili.
Dès l’aube, Garibaldi groupe les défenseurs place Saint-Pierre, au pied
des positions tenues par Oudinot. Légionnaires, bersagliers, toutes les
compagnies partent, l’une après l’autre, à la baïonnette, à l’assaut de la villa
Corsini. Les canons d’Oudinot tonnent ; c’est un carnage. Le siège de Rome
commence par un échec des défenseurs qui se regroupent dans une grande
villa dite du Vascello, à portée de fusil des positions françaises.
Garibaldi n’a pu dégager le Janicule. Ses pairs, le lendemain, vont le lui
reprocher et s’étonner des pertes italiennes : plus de six cents hommes dont
l’élite des Garibaldiens. Mais qui, de l’état-major, s’est trouvé aux côtés du
général pendant toute la journée des combats ? Qui écrit, comme le Niçois
«  une heure de notre vie à Rome vaut, à elle seule, un siècle de notre
existence », et traduit en actes ses pensées ?
Jusqu’au 30  juin, le Vascello, vaste édifice à portée des villas du
Janicule, va résister aux assauts français. Les assaillants ont le temps de
vaincre, ils sont devenus maîtres des autres positions-clés. Et, du côté des
défenseurs, aucune initiative, la seule attente  : à plusieurs reprises,
Garibaldi préconise la sortie de Rome, afin d’élargir un front qui, dans
l’immédiat, est avantageusement tenu par Oudinot. Rosselli, puis Mazzini –
attaché au symbole de capitale – s’opposent aux thèses du général, qu’il
s’agisse de couper les Français de leurs bases arrière de Civita Vecchia, ou
de poursuivre la guerre «  en bande  » sur le terrain, hors des villes. Seul
Garibaldi songe à rompre le cercle de fer qui étreint Rome tant qu’il en est
temps.
La fin du mois approche. Paris s’impatiente. Louis-Napoléon a écrit à
Oudinot  : «  Je suis affligé de la nouvelle qui annonce la résistance
inattendue que vous rencontrez… J’espérais, comme vous le savez, que les
habitants, ouvrant les yeux à l’évidence, accueilleraient aimablement une
armée qui venait à eux, guidée par la bienveillance et non par l’intérêt. »
Puisque les Romains ne montrent pas de sympathie particulière pour
ceux qui les assaillent… il faut en finir par le plomb et par le feu. Le 20 juin
au matin, sous une pluie diluvienne, les Français avancent vers le centre de
la ville. Corps à corps sur les bastions, duels au sabre quand on n’a plus de
balles, ruines et incendies, perte du Vascello que les Italiens évacuent… A
midi, une trêve permet de secourir les blessés. Garibaldi est appelé au
Capitole où l’Assemblée est réunie. Ses plus chers compagnons sont
tombés, il semble que lui seul soit invincible.
Le condottiere entre à l’Assemblée, le visage couvert de poussière, le
sabre tordu à moitié sorti de son fourreau, la chemise déchirée. Les députés
se lèvent à son arrivée et l’applaudissent. D’un pas lent, il gravit les
marches menant à la tribune et répond aux trois propositions qui lui sont
présentées : faut-il continuer à se battre dans les rues, la ville étant mise à
feu et à sang  ? Vaut-il mieux se rendre  ? Le gouvernement et l’armée
doivent-ils quitter Rome et poursuivre la lutte ailleurs ?
Cette dernière hypothèse a, bien entendu, la faveur du général  :
« Partout où nous serons, Rome sera avec nous ! » Pendant qu’un émissaire
est envoyé chez les Français, Garibaldi prépare le départ de ses hommes.
Mais les politiciens ne le suivront pas sur les sentiers de montagne  : le
général parti, l’Assemblée adopte un ordre du jour énigmatique :
« Au nom de Dieu et du Peuple,
»  L’Assemblée constituante romaine cesse une défense devenue
impossible et continue à siéger. »
Mazzini, écœuré, nomme Garibaldi général en chef de l’armée – qui
n’existe plus – avec les pleins pouvoirs – enfin ! Puis il démissionne.
Au soir du 2  juillet, une colonne de quatre mille hommes part de la
place Saint-Pierre pour ne pas voir Rome tomber aux mains des Français.
«  Je n’offre ni paie, ni caserne, ni vivres, mais la misère, la faim, les
marches forcées, la bataille et la mort  », s’écrie Garibaldi. «  Qui aime
l’Italie me suive ! » Anita est là, enceinte de huit mois, à peine arrivée de
Nice. Mais les Manara, Dandolo, Masini, Aguyar restent à Rome où ils sont
morts. Et Mameli aussi, dont on chante l’hymne en partant vers le maquis :
Frères d’Italie.
 

Le consul des Etats-Unis à Rome avait proposé à Garibaldi la


citoyenneté américaine et une corvette pour l’embarquer, lui et ceux de ses
hommes qui auraient voulu le suivre. Le général préfère le chemin des
Apennins ; il pense encore au combat. Seule Venise résiste ; partout ailleurs,
les Autrichiens ont restauré monarchies et privilèges. Il faut percer les
lignes de Radetzky pour pouvoir atteindre le nord, ou les contourner. Les
Français aux trousses, les Autrichiens en face, les quatre mille se dirigent
vers Terni, puis Orvieto et Arezzo, avec l’espoir d’atteindre la côte
adriatique. Ce n’est pas un combat, mais une retraite  ; le passage des
Garibaldiens ne soulève plus d’enthousiasme  : les populations sont lasses
de se battre et de changer de maîtres. Par des sentiers de chèvres, à la limite
de l’épuisement, la course vers le nord se poursuit pendant de longues
semaines.
La colonne évite le plus souvent les unités adverses bien plus puissantes
qu’elle, mais perd le gros de ses effectifs dans cette course sans gloire. Pour
éviter l’encerclement, Garibaldi consent à demander aux régents de la petite
République de Saint-Marin quelques jours de répit. Le rocher qui domine
l’Adriatique est un asile traditionnel  : les régents offrent leur médiation
auprès des Autrichiens pour que ceux des soldats qui déposent les armes
puissent rester libres. L’ennemi ne donne en échange aucune garantie et
exige le départ pour l’Amérique de Garibaldi et de sa femme, ce que le
général estime ne pouvoir accepter. Il rédige son dernier ordre du jour :
« A dater de cet instant, je vous dégage de toute obéissance envers moi
et je vous laisse libres de retourner dans vos foyers. Avant de vous quitter,
je vous rappelle que nous n’abdiquons pas, mais que nous faisons
seulement une halte. L’Italie ne doit pas rester sous l’opprobre. La mort est
mille fois préférable au joug de l’étranger ! »
Le lendemain, deux cent cinquante hommes suivent encore Garibaldi au
travers des lignes autrichiennes. Les volontaires, arrivés à la mer, sont
répartis en treize grandes barques de pêche qui vont se diriger vers Venise.
Mais, au large, quatre navires de guerre autrichiens dispersent la flottille.
Pendant deux jours, Garibaldi et huit compagnons errent sur la côte. Anita,
jusque-là, a suivi tant bien que mal. Le 4 août, Garibaldi perd sa compagne
épuisée, qu’il enterre dans un petit bois, proche de Ravenne.
«  Ravennais, vous conservez avec orgueil les cendres de Dante, le
colosse des célébrités italiennes  ! Recueillez les cendres de la guerrière
américaine, de la martyre de notre rédemption. Tous ceux qui la connurent,
tous les patriotes, vous béniront ! » « Terre des Ravennais, terre des cœurs
généreux, sois légère à la dépouille de mon Anna  », écrira plus tard
Garibaldi.
Forli, la Toscane à nouveau, sont les autres étapes de la retraite qui dure
tout le mois. Au début de septembre, seul avec un dernier compagnon
nommé Leggero, Garibaldi s’embarque pour l’île d’Elbe et de là pour
Chiavari, sur la côte ligure. Il est de nouveau dans le royaume de Sardaigne.
Le général La Marmora, obéissant aux ordres de Turin, le met «  aux
arrêts  ». La nouvelle fait scandale au Parlement et la presse proteste. Le
Premier ministre propose alors à Garibaldi une pension de trois cents lires, à
condition qu’il s’exile. Persuadé que son départ n’est que temporaire, le
Niçois accepte. Le 16  septembre, après un passage à Nice au milieu de
l’enthousiasme populaire, le général s’embarque pour Tunis.
 

La vie errante et solitaire reprend, pendant laquelle Garibaldi


commence à rédiger ses Mémoires. Le Bey de Tunis, obéissant à la France,
refuse d’accueillir le révolutionnaire. Il passe quelques mois à l’île de la
Maddalena, sur les côtes de Sardaigne, puis part pour Gibraltar où l’on ne
veut pas de lui. En 1850, il est à Liverpool, puis à New York, hébergé par
l’Internationale libérale. Pour vivre, il travaille dans une usine de chandelles
qui est la propriété d’un ami. Plus digne de lui, lui est offert le
commandement d’un cargo se rendant à Panama. Là, des Italiens lui
confient un autre navire en route pour Lima, et de là le voici capitaine au
long cours, à Hong-Kong, à Canton, de retour à Lima et à New York
ensuite. Au cours d’un voyage en Angleterre, il revoit Mazzini, lui aussi en
exil, lui aussi empli de nostalgie pour la cause italienne : la république est
toujours son but suprême. Garibaldi, en revanche, est prêt à composer avec
un monarque éclairé. Assez navigué  ; il décide de rentrer au pays. Quatre
années ont passé et peut-être l’oubli s’est-il étendu sur son nom.
Le 10 mai 1854, il met le pied sur le sol italien, à Gênes. Les choses ont
changé : le gouvernement de Turin ne s’oppose pas à sa présence. Mais la
civilisation industrielle a modifié les aspirations du peuple : « Les Italiens,
aujourd’hui, ne pensent plus qu’à leur ventre ! » Garibaldi se retire à Nice
puis il acquiert un lotissement dans l’île de Caprera, dans cet archipel de la
Maddalena qu’il connut dans sa fuite. Maman Garibaldi, le frère Felice sont
morts. Il est à la tête d’une soixantaine de milliers de francs, ce qui est pour
lui une fortune. Il fréquente quelques révolutionnaires, des Anglais, hésite à
épouser une Britannique, Emma Roberts, mais lui préfère la mer, une
nouvelle fois. Propriétaire d’un petit cutter, qu’il baptise l’Emma, il
aménage à Caprera une résidence rappelant fort les maisons de Montevideo,
un simple rez-de-chaussée peint en blanc, une terrasse et quelques
plantations. Il se surnomme lui-même le Cincinnatus de Caprera et appelle
son habitation la Maison Blanche.
Autre épisode romantique  : Maria Esperance von Schwartz, Anglaise
d’origine allemande, le rejoint et devient sa «  Speranza  »  ; entichée de
littérature, elle contribue à lui faire oublier la politique. « Combattez, je suis
avec vous  », écrit-il à ceux qui lui demandent de reprendre le combat.
« Mais, pour ma part, je ne dirai pas aux Italiens : levez-vous ! Pour faire
rire la canaille… » C’est le temps du scepticisme. L’Italie est trop disparate
– Piémontais, Républicains, Napolitains, Papistes, Toscans et groupuscules
divers – pour que l’heure de l’unification nationale soit venue, aux yeux de
Garibaldi. Pourtant, certains, tel Cavour, ne restent pas inactifs.
 

Le comte Camillo Benso de Cavour a fréquenté, dans sa jeunesse, bien


des calvinistes, à Genève. Leurs idées libérales l’ont séduit et il est allé
compléter, de visu, sa culture en Angleterre et en France. Economiste,
homme d’idées, il dirige, en 1847, Il Risorgimento : plus que le titre d’un
journal, c’est le nom d’une époque, qui signifie « renaissance », c’est aussi
un programme. En 1848, Cavour est l’un des promoteurs du statut adopté
par le roi, puis on le retrouve député et ministre. Européen autant que
piémontais et royaliste, Cavour pense alors faire un jour de son pays un Etat
à l’avant-garde du progrès civil, à base parlementaire et bourgeoise. En
1852, après plusieurs échecs de leaders conservateurs, le roi Victor-
Emmanuel le charge de former le gouvernement. Aussitôt, il fait adopter
une série de mesures qui renouvellent radicalement les structures du
royaume de Sardaigne. L’économie, mais aussi la défense, sont l’objet de
ses soucis constants. C’est un homme d’Etat complet, à l’esprit novateur.
Après le coup d’Etat du 2  décembre 1851, qui fera l’année suivante de
Louis-Napoléon l’empereur Napoléon  III, Cavour voit le profit qu’il peut
tirer du voisinage de ce nouveau monarque opposé aux puissances
traditionnelles. La France et l’Angleterre s’engageant, en Orient, dans la
question des détroits, le Piémont envoie, à leurs côtés, un corps
expéditionnaire de quinze mille hommes commandés par La Marmora. La
guerre de Crimée terminée, Cavour, dans les coulisses de la conférence de
paix réunie à Paris, appelle l’attention des grandes puissances sur le
problème italien, proteste contre l’occupation autrichienne, s’élève contre le
«  mauvais gouvernement  » des Bourbons à Naples et stigmatise la
corruption qui règne dans les Etats du centre. C’est un premier succès
diplomatique, confirmé deux ans plus tard par un accord secret passé avec
la France.
Une tentative d’assassinat rapproche, curieusement, les deux pays  : le
14  janvier 1858, l’Italien Orsini veut attenter aux jours de l’empereur des
Français. Sorti sain et sauf de l’attentat, Napoléon  III demande au roi du
Piémont de prendre des mesures contre les extrémistes et de limiter la
liberté de la presse en Piémont. Victor-Emmanuel rétorque sèchement que
sa Maison règne depuis huit siècles et qu’il ne répond de ses actes que
devant Dieu et son propre peuple. Cela dit, il ne désire qu’être l’ami de la
France.
Simultanément, Orsini, condamné à mort, adresse à l’Empereur un
message vibrant d’amour pour sa patrie, affirmant que seule une solution
équitable du problème italien, et non les salves des pelotons d’exécution,
peut mettre fin au terrorisme et aux insurrections qui se multiplient dans la
péninsule. «  Tant que l’Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de
l’Europe ne sera qu’un rêve. »
Quelques mois plus tard, Napoléon  III et Cavour se rencontrent à
Plombières. L’empereur a surmonté ses hésitations – peut-être sous
l’influence de «  la Castiglione  », envoyée auprès de lui par Cavour – et
semble avoir compris le désir d’indépendance des Italiens : il soutiendra le
Piémont contre l’Autriche. Le but final est l’instauration, en Italie, de trois
grands royaumes  : au nord, Piémont, Lombardie et Vénétie, réunis sous
l’autorité de Turin  ; au centre, un prince français  ; au sud, sinon les
Bourbons, du moins une famille régente acceptée par la France. En échange
de son aide, Paris annexerait Nice et la Savoie. Quant au pape, qui garderait
Rome, il présiderait la fédération italienne.
Le mariage de la princesse Clotilde de Savoie avec Jérôme-Napoléon,
cousin de l’empereur, scelle publiquement cet accord qui, lui, reste secret.
A l’intérieur du royaume du Piémont, Cavour n’est pas, non plus, resté
sans agir. Plutôt que de vouer le sort de l’Italie aux « conspirations et aux
mouvements sans direction  » – allusion aux activités des Mazziniens – il
tente la réintégration des exilés politiques et prend la tête du mouvement
d’unification. S’appuyant sur des réformes modérées et jouant de son
prestige international, le Premier ministre fait tout pour séparer Garibaldi de
Mazzini. C’est alors facile car les deux hommes ont eu des vues totalement
différentes sur l’affaire de Crimée et sont aussi en désaccord sur les
priorités concernant l’unité de leur pays. Déjà, le Vénitien Manin a appelé à
l’union : « Les diverses options politiques qui partagent les patriotes italiens
sont désormais secondaires… Nous sommes prêts, sur ce plan, à faire toutes
les concessions requises par les circonstances.  » L’écho de cette
proclamation, et de bien d’autres prises de position modérées, parvient à
Caprera, par la bouche de nombreux Garibaldiens qui viennent sur l’îlot
rocheux rendre visite à leur héros.
En sa Maison Blanche, Garibaldi se contente de peu  : il goûte les
plaisirs simples de la nature. Mais cette période de son existence – il le dira
plus tard – lui paraît être « sans aucun intérêt ». Jusqu’au jour où Giorgio
Pallavicini, l’un des chefs du mouvement piémontais intitulé Société
nationale italienne, lui envoie un messager, qui débarque à Caprera le
13 août 1858 : Cavour veut parler à Garibaldi et l’attend à Turin, un de ces
prochains jours, à six heures du matin.
Le ministre donne toujours très tôt le matin les rendez-vous qu’il
préfère tenir secrets. En règle avec l’étiquette – manteau noir, haut de
forme, jaquette et plastron – Giuseppe Garibaldi est donc reçu par Cavour à
six heures, le 23 du même mois. Les deux hommes n’ont guère de penchant
l’un pour l’autre  : Cavour craint qu’une alliance avec le héros républicain
ne lui attire les reproches des Français  ; il se méfie de celui qui, si
longtemps, a partagé l’intransigeance de Mazzini. Garibaldi n’a pas de
griefs particuliers à formuler à l’encontre du ministre, mais il ne peut
ignorer qu’il représente la grande bourgeoisie d’affaires, et que Cavour est
un fin manœuvrier. «  Je ne crois pas, vient-il de dire, que l’on puisse
qualifier de révolutionnaires les puissances qui, avec des réformes
opportunes éloignent la révolution, mais plutôt celles qui la provoquent par
leur immobilité. »
Nécessité – de s’entendre – fait pourtant loi : l’entretien entre les deux
hommes si différents l’un de l’autre est cordial. Cavour, sans entrer dans les
détails de ses projets, demande au général s’il est prêt à lever des
volontaires, à prendre le commandement d’une nouvelle légion. L’idée de
passer à l’action ne peut que séduire une nouvelle fois Garibaldi. Le jour
même de son entrevue avec le ministre, il passe commande d’un hymne
pour les volontaires qu’il va réunir. Haut les cœurs ! En quelques semaines,
le chant révolutionnaire de Mercantini et Olivieri, vite écrit, sera sur toutes
les lèvres.
La nouvelle parcourt la péninsule comme une traînée de poudre  :
Garibaldi repart au combat. L’alliance de la quasi-totalité des républicains et
des monarchistes piémontais est un fait accompli.
 

Quelques mois plus tard, Victor-Emmanuel lance devant les députés de


son royaume son « cri de douleur » : « Notre pays, petit par son territoire, a
acquis du crédit en Europe parce qu’il est grand par les idées qu’il
représente et par la sympathie qu’il inspire. Cette condition n’est pas
dépourvue de danger, car bien que nous respections les traités, nous ne
sommes pas insensibles au cri de douleur qui, de tant de parties de l’Italie,
se lève vers nous ! »
Garibaldi demande audience au roi  : en cette première rencontre, le
général voit la consécration de la politique d’adhésion aux visées du
Piémont qu’il fait sienne désormais. Victor-Emmanuel, sans négliger
l’aspect politique de l’entrevue, lui trouve une valeur humaine, car les deux
hommes sont aussi proches que Garibaldi et Cavour sont différents. Même
franchise, même langue rude, mêmes goûts simples pour l’action plutôt que
pour les paroles chez le roi et son homme de guerre  : Victor-Emmanuel
reçoit le Niçois «  avec la cordialité d’un frère d’armes  ». Et, sortant du
palais, Garibaldi s’exclame  : «  Cette fois, c’est sérieux  ! Il faut être tous
unis ! Je crois nécessaire que le roi soit à la tête de l’armée. Sa présence fera
taire les jalousies et les commérages qui sont, hélas, spécialités italiennes.
Le roi sait, maintenant, de qui il doit s’entourer. La dictature militaire est
dans les convictions de tous ! »
 

Le mot dictature peut surprendre. On le retrouvera souvent, désormais,


dans le vocabulaire de Garibaldi  : il y est chargé d’un sens particulier.
Guerrier, le condottiere a appris en exil l’importance que revêtait la rigueur
de commandement d’éléments révolutionnaires ; homme politique débutant,
c’est aussi en Amérique latine qu’il a vu à l’œuvre des chefs autoritaires.
Mais sa propre dictature se distingue de la tyrannie par une idéalisation
naïve  : elle doit être un moyen, un service que les plus forts et les plus
capables d’agir et de commander doivent rendre, à un moment de son
histoire, au peuple peu apte à se gouverner lui-même. Par une série de
décrets pratiques, ce gouvernement dictatorial devrait d’abord promouvoir
le Bien, l’Egalité, la Fraternité. Puis, ces buts atteints, il céderait le pas.
C’est un dictateur pour image d’Epinal, mâtiné de souvenir de Cincinnatus.
Ce travailleur de la terre, sans ambitions personnelles, qui répondit deux
fois à l’appel des Romains quand leur liberté devait être défendue et qui,
Rome préservée, revint aux besognes quotidiennes, est aussi l’idéal de
Garibaldi.
 

Aujourd’hui, c’est le guerrier qui part en campagne. Garibaldi envoie


ses instructions à tous les centres où se groupent des volontaires déjà
nombreux. «  Article premier  : une fois engagées les hostilités entre le
Piémont et l’Autriche, vous vous lèverez au cri de Vive l’Italie  ! Vive
Victor-Emmanuel ! Au-dehors les Autrichiens ! »
Au loin, Mazzini, isolé, enrage. A Turin, Cavour exulte  : il inscrit au
crédit de la royauté le prestige du chef-né qu’est Garibaldi, sans pour autant
le payer de retour. Les cadres de l’armée piémontaise, l’administration du
petit Etat voient d’un mauvais œil se lever la légion qui prend le nom de
« Chasseurs des Alpes ». Quand trop de volontaires affluent à Turin, on en
mute une bonne part dans les armes régulières, pour éviter que le corps des
Garibaldiens soit trop important et constitue un jour une puissance en lui-
même.
Le 17 mars 1859, le roi nomme Garibaldi – jusque-là second du général
Cialdini – major général, commandant les Chasseurs des Alpes. Mais
l’unité, entraînée à Coni, entre Turin et Nice, est moins bien équipée que
l’armée piémontaise. Les Autrichiens n’ont pas encore réagi à la levée en
masse des Italiens. Paris, de son côté, hésite à pousser les Piémontais dans
l’aventure, car Napoléon III souhaiterait une solution diplomatique. Anglais
et Prussiens s’emploient à la faire prévaloir, et avec eux l’impératrice
Eugénie et le ministre des Affaires étrangères de Paris, Walewski. Ils
préféreraient un Congrès des Nations pour discuter de la question italienne,
plutôt qu’une guerre telle que celle qui se profile. L’Eglise, bien entendu, et
les milieux de la finance sont du même avis.
Le 18 avril, sous l’effet de ces influences, Napoléon III suggère donc à
Victor-Emmanuel de désarmer ses troupes et de venir à une table de
conférence. Furieux, Cavour pousse le roi à publier les accords secrets de
Plombières si la France mène le Piémont à composer. Jours d’angoisse pour
le gouvernement de Turin  : sa politique, si lentement élaborée, risque
d’échouer in extremis. Mais, au soir du 23 avril, surprise : un ultimatum de
Vienne. Deux envoyés de l’empereur François-Joseph signifient à Victor-
Emmanuel l’ordre impératif de désarmer sous les trois jours. C’est le casus
belli qui simplifie tout. Cavour, en prenant connaissance du message, ne
peut retenir sa joie : Turin, capitale souveraine bien que peu puissante, ne
peut accepter une humiliation publique de cette taille. D’autant que
l’amour-propre et l’intérêt de l’Etat sont du même côté, celui de l’action…
A Vienne, la précipitation du parti de la guerre a abouti  : les diplomates
rangent leurs dossiers, et les militaires préparent leurs armes.
 

Le conflit commence le 26  avril de cette année 1859. Les Piémontais


craignent tout d’abord une avance rapide des Autrichiens. Mais si les
garnisons des habits blancs de Lombardie et de Vénétie sont sur le pied de
guerre, celles qui viendront de Vienne ne semblent pas encore prêtes pour
l’action. Giulay et Nadaska, leurs commandants en chef, ne saisissent pas la
possibilité d’une avance éclair par Plaisance et Alexandrie  : ils préfèrent
choisir le difficile itinéraire alpin qui passe par le Tessin, plutôt que la voie
d’invasion naturelle qu’est la vallée du Pô. Jusqu’à la mi-mai, les
Piémontais n’ont pourtant que soixante mille hommes à opposer aux cent
soixante-dix mille Autrichiens, bien entraînés et mieux armés. Passé cette
date, les Français arrivent à la rescousse  : l’Autriche a manqué son
offensive.
Quant aux chasseurs de Garibaldi, on les ignore tout d’abord. La
Marmora, ministre de la Guerre, jalouse le condottiere. Voici d’abord les
légionnaires disposés à l’extrémité nord d’une ligne de défense qui protège
Turin. Le Niçois obéit mais ne se privera pas d’improviser s’il estime que la
situation impose d’autres dispositions que celles que lui assigne le haut
commandement. Après deux semaines de campagne, le roi donne à
Garibaldi une relative autonomie. Jusque-là, pas d’engagements majeurs.
Désormais, après l’ordre daté de San Salvatore le 8 mai, la tâche principale
des «  Cacciatori delle Alpi  » sera «  d’empêcher l’ennemi d’avancer sur
Turin, de se rendre à Biella par Ivrée, afin d’agir sur la droite des
Autrichiens par le lac Majeur », mais le roi ajoute que le général Garibaldi
choisira pour ce faire les moyens qui lui sembleront les meilleurs ; il pourra
en outre enrôler tous les volontaires qui se présenteront à lui sans passer par
la filière normale d’engagement, et cela sans autre limitation que son bon
vouloir.
Quelques jours plus tard, quand Cavour demande au Niçois de se
joindre à une unité constituée – en l’occurrence pour déloger l’ennemi de
Vercelli – il ajoute que, cette mission bien délimitée une fois accomplie, les
chasseurs reprendront leur autonomie.
Le 14  mai, Napoléon  III et Victor-Emmanuel se rencontrent à
Alexandrie. Les Français sont venus par deux itinéraires : les cols alpins et
la route de la Riviera. L’arrivée de ces renforts, en dépit des préventions de
certains milieux parisiens, triple l’effectif pro-italien et lève tout danger de
voir les Autrichiens s’emparer de Turin. Moins d’une semaine plus tard, les
alliés remportent un premier succès spectaculaire à Montebello, enfonçant
le flanc ennemi. La route vers Milan est ouverte. Puis c’est Palestro, le
dernier jour du mois : une autre victoire.
Les Garibaldiens cependant ont fait route vers le nord. Leurs actions
sont d’autant plus méritantes que l’armement dont ils sont dotés est désuet –
mousquets courts, donc moins précis que les fusils de l’armée régulière – et
que les unités d’appui qu’on leur promet – artillerie lourde et cavalerie – ne
les rejoignent pas… Les succès de Garibaldi s’enchaînent pourtant : Varèse
est prise, sur le lac Majeur, après une journée entière de combats qui se
terminent au corps à corps. Côme, Bergame, Brescia ensuite sont conquises
par les chasseurs. A Laveno, coup d’arrêt : l’ennemi, cinq fois supérieur en
nombre, repousse l’assaut.
Giulay ordonne au général Urban, l’un de ses meilleurs seconds, de
«  punir  » Garibaldi. Mais plutôt que de s’acharner sur les Cacciatori, les
Autrichiens d’Urban doivent se replier rapidement vers le sud-est pour
défendre Milan. Le 8 juin, la capitale lombarde tombe aux mains des alliés :
Victor-Emmanuel et Napoléon III entrent à Milan dans une mise en scène
digne d’un grand opéra  : long cortège d’uniformes rutilants, Te Deum au
Dôme, grand gala au Théâtre de la Scala et foule des jours de fête. Le roi du
Piémont sort grandi de cette première partie de la campagne, et l’empereur
des Français, ému. Au soir du 10  juin, Garibaldi vient quelques heures à
Milan, pour recevoir des mains du roi la médaille d’or de la valeur militaire,
et jouir du triomphe. Puis, il repart pour Brescia où ses troupes fêtent leurs
succès avec moins de faste. Leur général n’est ni l’homme des honneurs, ni
celui de l’apparat. Pourtant, depuis le début de la campagne, il s’est imposé
un respect de l’ordre militaire qui étonne ses proches : plus de barbe ni de
puncho fantaisie. Garibaldi porte simplement l’uniforme bleu de l’armée
piémontaise, égayé d’un foulard rouge qui rappelle les fameuses chemises.
Il y a plus de variété dans les tenues de ses hommes…
 

Combien sont-ils, au fait ? Trois mille au départ ; en juin, peut-être dix


mille  ; les Autrichiens les estiment quinze mille. De toutes origines
sociales  : fils de famille, ouvriers, révoltés de profession ou bourgeois
évolués – ces derniers regroupés d’eux-mêmes dans l’unité dite des
«  Carabiniers génois  ». La discipline n’est pas facile à maintenir. Elle est
sporadique, avec des pointes de sévérité extrême quand les hommes ont
commis quelques erreurs. Le chef menacera un jour de la peine de mort
ceux de ses hommes qui s’obstinent à ne pas rentrer à la caserne la nuit
venue… C’est une armée de volontaires, ne l’oublions pas, mal encadrée,
où de pittoresques figures se détachent du lot, où chaque engagé diffère par
quelque point de son voisin, car il n’est pas sorti du moule unique que
confère l’entraînement classique.
 

Giulay paie de son commandement l’échec de ce début de campagne.


Les Autrichiens, retranchés dans des villes fortifiées, n’ont plus l’initiative.
Le vieux maréchal Hess les commande désormais, sous les ordres directs de
François-Joseph. Garibaldi entreprend une manœuvre tournante, montant au
nord sur le col du Stelvio pour revenir ensuite sur les arrières de l’ennemi
par la vallée de l’Adige. Mais il n’a que le temps de commencer l’exécution
de son plan  : à Solférino et San Martino, le 24  juin, se joue le sort de la
guerre. Sur ces collines, à mi-chemin entre Mantoue et Brescia, se livrent
les plus furieux combats de la libération du pays. Les Français à Solférino,
les Piémontais à San Martino et à Madonna della Scoperta, restent maîtres
du terrain. Ils enterrent dix-sept mille morts, les Autrichiens vingt-deux
mille. Le carnage frappe Napoléon III, qui vient, le lendemain de cette très
chère victoire, contempler le champ de bataille.
L’empereur s’est engagé envers Turin  : il doit aider à faire l’Italie
«  libre jusqu’à l’Adriatique  ». Mais le 25  juin à Solférino, il décide de
s’arrêter au plus tôt, sans poursuivre jusqu’à la Vénétie, un combat aussi
meurtrier. Pour ne pas vexer les Piémontais, confiants en l’accord de
Plombières, pour éviter au pape un désastre – tant les victoires au nord
suscitent de rébellions dans ses Etats – Napoléon  III cherche une voie
moyenne. Il ne trouve que la négociation. Beaucoup penseront, à Paris,
qu’elle intervient à temps, car les victoires d’Italie ont réveillé en
Allemagne le vieil antagonisme à l’égard de la France. Certains Prussiens
parlent d’entrer en guerre aux côtés de l’Autriche, de « défendre le Rhin sur
le Pô  ». A Villafranca, le 8  juillet, l’empereur signe donc l’armistice, à la
grande surprise des Italiens et à la grande peine de leurs gouvernants.
Victor-Emmanuel ne peut que formuler une réserve de pure forme  :
« J’accepte, pour ce qui me concerne. »
Aux termes du traité de Villafranca, François-Joseph cède aux Français
la Lombardie, qui va aussitôt être donnée au Piémont avec une infime partie
de la Vénétie. L’hégémonie autrichienne n’est pas levée à Venise même,
mais des réformes démocratiques devront être introduites. Dans l’Italie du
centre, les monarchies d’autrefois seront restaurées, sans pour autant que
l’Autriche puisse les aider militairement à rétablir leur pouvoir compromis
par bien des soulèvements populaires. Quant à Nice et la Savoie, on avait
bien dit, à Plombières, qu’elles deviendraient françaises. Mais seulement au
bout du chemin de l’unification  : Napoléon  III, pour ne pas irriter plus
encore les Piémontais, ne leur réclame rien.
Cavour, apprenant la signature du traité, se précipite chez le roi.
L’entrevue est orageuse : Villafranca arrête la marche vers une grande Italie,
alors qu’un nouvel assaut aurait pu faire céder l’ennemi, tandis que les
troupes s’apprêtaient à attaquer Venise… Et le roi est d’accord ! « Vous êtes
une merde  !  », s’exclame Cavour quand Victor-Emmanuel lui refuse de
continuer seul la lutte, sans les Français. La diplomatie n’exclut pas les
écarts de langage. Le courage politique non plus  : Cavour donne sa
démission.
 

Pour Garibaldi, la guerre est terminée alors que, sur le lac d’Iseo, il se
prépare à rejoindre le gros des forces fonçant sur Venise. Un moment
désemparé, le Niçois se rend auprès du roi qui le convainc de la nécessité
d’une pause. Giuseppe retourne auprès de ses hommes qu’il démobilise
tristement, avec pour toute consolation une faible indemnité qui sera vite
bue en vin du Garde, et le droit de conserver leur tenue. Quant aux
Vénitiens qui font partie des Cacciatori, comment rentreraient-ils chez eux,
puisque Venise est toujours à l’Autriche ? S’ils le veulent, il y a place pour
eux dans l’armée régulière.
Garibladi, décidément très raisonnable et, pour l’occasion, moins
révolté que Camille Cavour, souligne dans son discours d’adieu à ses
troupes les mérites des souverains alliés : « Rentrés dans vos foyers, quand
les vôtres vous serreront dans leurs bras, l’oubliez pas la gratitude que nous
devons à Napoléon et à l’héroïque nation française ! C’est avec douleur que
je quitte l’armée valeureuse commandée par Victor-Emmanuel. Mais,
partout où je me trouverai, Sa Majesté peut être certaine que se trouvera un
soldat de la cause italienne, dont Elle est le noble chef… »
 

La lutte est loin d’être finie. Au mois de mai, les vieux Etats d’Italie
centrale s’étaient révoltés contre les monarchies que le traité de Villafranca
prétend remettre au pouvoir. Des commissaires du royaume du Piémont
avaient installé des gouvernements provisoires. Obéissant au roi, ils cessent
d’exister. Mais des patriotes locaux prennent la succession de ces
commissaires, ou retiennent certains d’entre eux  : en Toscane, Ricasoli
succède à Boncompagni  ; en Romagne, Cipriani prend la suite de
d’Azeglio ; dans le duché de Modène, Farini, envoyé de Victor-Emmanuel,
est confirmé par la population dans ses fonctions de « dictateur » ; Parme et
Plaisance, après deux mois de gouvernement provisoire, s’unissent à
Modène.
Pour ces villes, pour les hommes qui les gouvernent, la tâche est des
plus difficiles  : ils doivent empêcher le retour des anciens maîtres en se
gardant de mécontenter les grandes puissances garantes du traité. Parmi
elles, la France, dont les rêves de domination sur le centre de la péninsule
ont eu un début de consécration au mois de mai  : Jérôme-Napoléon a
débarqué en Toscane à la tête d’un corps expéditionnaire. Disposant
d’armées disparates et inexpérimentées, les gouvernements des Etats du
centre ne peuvent se sauver qu’en s’unissant. Ils forment une ligue de
défense qui devient le bastion des républicains italiens. Mazzini noue
contact une fois de plus avec Garibaldi, qu’il incite à entrer en guerre du
bon côté, contre les Etats du pape. La ligue appelle le Niçois au
commandement de ses troupes, fortes de quarante-cinq mille hommes.
Avant d’accepter, le général demande l’avis du roi du Piémont, en qui il
voit décidément un conseiller fidèle. Victor-Emmanuel ne s’oppose pas au
projet, mais recommande la prudence : le Piémont doit respecter les accords
conclus au mois de juin, qui doivent d’ailleurs être confirmés par les
délibérations d’un congrès prévu pour le mois de novembre à Zurich.
Garibaldi considère que l’appui moral du souverain qu’il estime est
suffisant : le voici à nouveau sur le pied de guerre, à l’automne de 1859.
Mais comme ce fut souvent le cas jusque-là, l’avis du roi est une chose,
celui de ses ministres peut en être une autre. La Marmora et Rattazzi, qui
gouvernent à Turin depuis la retraite de Cavour, s’arrangent pour que
Garibaldi soit contenu dans ses impulsions : ils obtiennent de la Ligue que
le Niçois soit coiffé par un «  sage  », Mandredo Fanti, commandant
supérieur des armées de la Ligue, dont le but principal sera d’empêcher la
guerre contre les Etats du pape. Aux yeux de Turin, attaquer Pie  IX
entraînerait une nouvelle guerre, mais avec cette fois une autre distribution
des forces : les Français seraient contre le Piémont.
Dans l’immédiat, Garibaldi se soucie peu de Fanti. De ville en ville, de
Toscane en Romagne, la foule n’a qu’un héros, et c’est lui. Chaque voyage,
chaque traversée de village est un plébiscite populaire pour le guerrier des
deux mondes. A Florence, il parle comme autrefois les Médicis, du balcon
du Palazzo Vecchio. A Ravenne, on prie avec lui sur la tombe d’Anita.
Partout, les anciens Cacciatori du Piémont regagnent les petites armées des
Etats du centre. L’action n’est pourtant pas pour tout de suite, la diplomatie
prévaut encore. A la longue, le Niçois va se fatiguer d’attendre la troisième
guerre d’indépendance. Il pense à d’autres plaisirs ; et le voici qui se marie,
le 24 janvier 1860, sur les rives du lac de Côme.
 

Etrange et brève histoire que celle de ce mariage. Au mois d’août 1859,


la marquise Giuseppina Raimondi écrit au général Garibaldi. Il lit la lettre
enflammée de cette jeune fille qu’il a entrevue quelques mois plus tôt à
Varèse, pendant la campagne du nord. Dans le style lyrique qu’on lui
connaît, Giuseppe répond et laisse parler son cœur pour cette enfant de dix-
huit ans qui l’attend désormais auprès de son père.
Au début de l’année suivante, le temps de repos que lui accorde la
Ligue est pour Garibaldi celui des fiançailles. Pendant trois semaines, à
Fino, près de Côme, il joue les jolis cœurs, rajeunit, se blesse en tombant de
cheval, est soigné par Giuseppina. L’idylle. Le mariage est célébré dans la
chapelle privée du marquis Raimondi. Mais voilà qu’à l’issue de la
cérémonie, on apporte une missive urgente au nouveau marié. « Un ami qui
lui veut du bien  » informe Garibaldi que son épouse est enceinte de cinq
mois. Cris et pleurs n’y changent rien : il semble vrai que l’état de la jeune
fille ait été tel que le disait le dénonciateur anonyme. Après trois jours de
colère, la jeune marquise enfermée dans sa chambre, Garibaldi se décide : il
répudie Giuseppina, que son père exile en Suisse. Le mariage sera dissous
vingt ans plus tard par un tribunal civil. Le général, dans l’immédiat, se
réfugie à Caprera, pour oublier son chagrin et son humiliation.
 

L’attente de la lutte va cesser : Cavour revient au pouvoir cette année-là.


Dès son retour, il prévient les grandes puissances : les populations italiennes
veulent se prononcer elles-mêmes sur leur sort. Puisque, à Zurich, les
Européens ont renvoyé à plus tard toute décision concernant les Etats du
centre, promis à leurs anciens monarques et tenus en fait par des
gouvernements populaires, que le peuple décide !
Le 12 mars, la Toscane et l’Emilie plébiscitent à la presque unanimité
des votants leur rattachement au Piémont. Compensation accordée à la
France  : une consultation populaire a lieu un mois plus tard à Nice et en
Savoie. Elle se traduit par l’annexion de ces deux provinces. C’est, pour
Cavour, la conséquence de la politique qui a étendu le domaine de son roi à
Milan, à Bologne, à Florence. Garibaldi n’y voit que le « troc » de sa ville
natale. Le roi essaie de calmer son ressentiment en lui faisant remarquer que
lui aussi, savoyard, abandonne le pays de ses ancêtres : c’est le prix de la
naissance d’une grande Italie.
Entre le rattachement des deux Etats du centre au Piémont et la perte de
Nice, des élections ont eu lieu, qui ont porté Garibaldi à la députation. A
Turin, le Niçois a essayé de regrouper ses amis dans une action « contre la
chute de Nice dans les mains du tyran  » qu’est alors à ses yeux
Napoléon III. A la tribune de la Chambre, Garibaldi a contesté la possibilité
constitutionnelle de la cession d’une partie du territoire national. Il s’est
emporté contre Cavour. Il a demandé sa mise en accusation. Il a insulté
ceux qui ont tenté de le calmer. Rien n’y a fait : le vote de Nice, le 22 avril,
a donné vingt-cinq mille sept cent quarante-trois « oui » au rattachement à
la France sur vingt-cinq mille neuf cent quatre-vingt-treize suffrages
exprimés. Alors, le général a rendu son écharpe de parlementaire et a crié
haut et fort qu’il se réservait, pour lui et pour ses descendants, le droit de
revendiquer un jour son pays natal. «  Tout me pèse et m’atterre, écrit-il
alors, désabusé. Le deuil emplit mon âme. Que dois-je faire ? »
 

L’homme d’action réapparaît quelques jours plus tard : Garibaldi est à


la tête des « Mille » qui partent de Gênes vers la Sicile. L’unité de l’Italie ne
se fera pas seulement par le nord, grâce à ces Piémontais qui viennent de
décevoir le Niçois. Du sud, l’appel des révolutionnaires parvient à Gênes :
l’expédition qui doit libérer le royaume des Deux-Siciles est la réponse à
cet appel.
Ferdinand II de Naples est mort à Caserte un an plus tôt et a laissé son
trône à son fils aîné, François  II, duc de Calabre. Le jeune roi est aussi
faible de caractère que de constitution. Il vient d’épouser la princesse
Marie-Sophie de Bavière, fille du duc Maximilien et de Marie-Thérèse
d’Autriche, ce qui devrait lui garantir de puissants appuis. Mais, dans une
cour qui n’est qu’un salon aux intrigues – avec les clans bourbon, autrichien
et napolitain – inexpert, sans personnel de gouvernement sur lequel il puisse
compter, ce roi que ses sujets nomment « Franceschiello », le pauvre petit
François, ne gouverne que par inertie. Quant à l’armée, elle est affaiblie par
le départ récent du millier de mercenaires suisses qui en constituaient
jusque-là le noyau – ils se sont mutinés et viennent de rentrer chez eux. En
Sicile, la résistance à la conscription est telle que la justice des
«  continentaux » renonce à poursuivre les insoumis. Des « Bavarois », en
fait des Autrichiens qui n’ont que peu d’envie de se battre, assurent l’ordre,
tandis que le peuple est soumis aux contrôles de la police et des
«  compagnons d’armes  »  ; ces derniers constituent la sûreté spéciale de
l’île, une police politique qui ne veut pas connaître l’autre fléau du pays, la
« camorra » toute-puissante association de malfaiteurs.
Les partisans des vieilles tendances autonomes de Sicile se réveillent au
lendemain de Solférino. Ils se groupent avec les Mazziniens, qui comptent
de nombreux insulaires dans leurs rangs, pour obtenir que la Sicile ne
dépende plus de Naples. Au nord, Rosalino Pilo et Francisco Crispi forment
le projet d’une expédition libératrice qui partirait du continent. Elle ne
pourrait avoir qu’un seul chef : Garibaldi.
C’est au début de mars que l’appel est lancé au général  : «  Les
nouvelles reçues de Palerme nous précisent, à moi (Crispi), à des amis que
vous connaissez et qui ne sont pas faciles à troubler, que les bons
Palermitains ont pris la ferme décision d’en finir avec le despotisme qui les
opprime et les éloigne du reste de l’Italie. Pour que l’affaire se fasse avec
les meilleures chances de succès, nous devrions, dans les délais les plus
brefs, mettre dans les mains de personnes de votre entourage des armes et
de l’argent leur permettant l’achat de munitions et la location d’un navire.
Vous, général, commanderiez militairement le pays. Vous auriez ainsi la
garantie de ne pas voir la Sicile s’écarter de ce programme. Lui seul peut
réunir les éléments de l’action et peut seulement ainsi faire l’Italie. »
Le 15 du mois, Garibaldi donne son accord mais, fidèle au Piémont,
quelles qu’aient pu être les déceptions enregistrées, précise  : «  Souvenez-
vous que le programme est : “Italie et Victor-Emmanuel”. » Les événements
vont se précipiter.
Au matin du 4  avril, les représentants de toutes les tendances de
conjurés siciliens se réunissent près de Palerme, au couvent désaffecté des
franciscains de Gancia. Il y a là des bourgeois, des paysans, des étudiants et
ceux qui sont déjà hors de la légalité, les «  picciotti  », rebelles mi-
volontaires mi-aventuriers qui échappent à la police en vivant à l’intérieur
des terres. Mais aujourd’hui, tous ont été trahis. Les cent patriotes
rassemblés à Gancia… ne peuvent résister que trois heures à d’importantes
forces de police qui ont encerclé le lieu de réunion. La nouvelle de ce drame
va précipiter l’action dans d’autres villes, à Messine, à Catane, à Trapani.
Sur le continent, Garibaldi apprend l’insurrection des Siciliens alors qu’il va
être, une nouvelle fois, reçu par le roi.
Victor-Emmanuel est personnellement favorable à l’action projetée,
mais il redoute les réactions des puissances européennes. Cavour aussi agit
prudemment ; il détermine son attitude en fonction des dernières dépêches
reçues de Paris, de Londres, de Palerme. C’est un homme qui sait dire d’où
vient le vent, et où il souffle. Sous son influence, le roi refuse à Garibaldi de
lui fournir la brigade Bergamo, un régiment régulier comprenant d’anciens
compagnons du général, pour renforcer ses volontaires. Mais il ne s’oppose
pas à la livraison d’armes qui est nécessaire au succès de l’expédition. Pour
la forme, Victor-Emmanuel dépêche un messager auprès de son «  bon
cousin », le roi de Naples, afin de l’inciter, enfin, à appliquer des mesures
libérales. Mais les deux souverains savent qu’il est déjà trop tard.
 

Garibaldi rentre à Gênes, où le quartier général de l’expédition est situé


villa Spinola, face au golfe de Quarto. En ce début mai, le prochain départ
des révolutionnaires n’est plus un secret pour personne. Les «  Mille  »
quittent Gênes dans la nuit du 5 au 6 mai 1860. Le plus jeune d’entre eux a
onze ans, le plus âgé, la soixantaine : il a été soldat de Napoléon Ier. Pour
beaucoup de ces volontaires, cette traversée est la première de leur vie. Elle
n’est émaillée d’aucun incident, mais animée par une mauvaise mer. Au
départ, un imprévu : les munitions que l’on espérait ne sont pas arrivées à
temps. On saura plus tard que c’est par la trahison des convoyeurs, qui ont
préféré revendre leur cargaison plutôt que de la livrer aux destinataires.
Pour se procurer des munitions, les vapeurs Piemonte et Lombardo
jettent l’ancre sur la côte toscane, près de la presqu’île d’Orbitello : non loin
de là, un lieutenant-colonel est le patron d’un arsenal important. Et cet
officier a des sympathies garibaldiennes connues. La halte des chemises
rouges est donc profitable  : après quelques heures d’escale, l’expédition
repart avec les munitions qui lui sont indispensables. Et l’on a fait provision
de charbon et de vivres. Il reste, en mer, à préparer l’action, ce dont on n’a
guère eu le temps avant le départ.
Garibaldi divise ses hommes en sept compagnies que commandent ses
fidèles, Bixio, Carini, Cairoli, Anfossi, Stocco, Le Masa, Orsini. Avec les
Siciliens qui connaissent les lieux du débarquement, il dessine une carte de
fortune de Marsala et de sa région, où l’on va débarquer le 11 mai.
En fin de matinée, les révolutionnaires voient Marsala, ville blanche, se
détacher au fond de son golfe, sur un riche fond de verdure. Le phare, le
petit port, les maisons basses : tout est calme, les Garibaldiens ne semblent
pas attendus à terre. Mais au large, trois navires de guerre à l’horizon ; près
du port, deux autres à l’ancre. Ceux qui sont immobiles sont anglais  :
l’Argus et l’Intrepid ont la charge d’embarquer les ressortissants
britanniques de la région. Ceux qui arrivent à toute vapeur sont napolitains :
le Stromboli, le Partenope, le Capri. Garibaldi se souvient qu’il était
capitaine de marine. Il fait forcer les machines de ses deux navires et
affirme que le Piemonte et le Lombardo entreront dans le port de Marsala
avant le premier des Napolitains. C’est vrai, de quelques minutes
seulement ; mais des minutes qui comptent, car la ville n’a pas de garnison,
et les navires qui viennent du large sont sa seule défense.
La course perdue, la flottille napolitaine ralentit l’allure et se poste à
l’entrée du bassin. Elle hésite à ouvrir le feu, on ne sait trop pourquoi, alors
qu’un détachement de cinquante Garibaldiens met pied à terre, rassure la
population et organise sa défense. Après avoir longuement hésité, le
commandant napolitain envoie un équipage de prise à bord du Piemonte. Il
se contentera d’amener le pavillon italien et de le jeter à la mer.
Les Décurions de Marsala – les conseillers municipaux – entendent
Garibaldi faire sa première proclamation : « Nous sommes avec vous. Nous
voulons la libération de votre pays ! Aux armes donc ! » Une invitation qui
est suivie de peu d’effet : quatorze volontaires seulement pour rejoindre les
rangs des Chemises rouges. Pourtant, il n’y a pas de bataille en vue  :
quelques boulets de canon que les Napolitains se décident tout de même à
tirer et qui détruisent quelques maisons du port.
Succès stratégique donc, mais désillusion populaire : les patriotes venus
du nord attendaient plus de chaleur des Siciliens. Oubliés par les
Napolitains, les habitants de Marsala l’ont aussi été des révolutionnaires
locaux, qui n’ont pas préparé le terrain pour un soulèvement en masse. Mais
Marsala n’est que la première étape.
A Palerme, il y a déjà plusieurs jours que l’on se prépare à la bataille.
L’armée que commande Landi, un général de soixante-dix ans, si elle
compte vingt-cinq mille hommes, n’a guère de mobilité ni d’efficacité.
L’état-major, apprenant la prise de Marsala, dénonce «  l’acte de piraterie
commis par une horde de brigands  » et envoie une forte colonne de
réguliers à la rencontre des Garibaldiens. Par l’intérieur des terres, les
patriotes ont fait route entretemps vers la capitale, vers Palerme. La foule,
sur leur passage, s’est montrée plus enthousiaste que les habitants de
Marsala, et maintenant les Chemises rouges comptent deux mille hommes.
Les Napolitains venus leur barrer la route sont près de deux fois plus
nombreux.
Le choc a lieu à Calatafimi, distante de Palerme d’une cinquantaine de
kilomètres. A midi, dans l’éblouissante lumière de la mi-mai – nous
sommes le 16 – le commandant des Napolitains voit apparaître sur les
crêtes dominant la route l’armée disparate des Garibaldiens. La fanfare joue
l’hymne des Bourbons. Le trompette des Chemises rouges répond du mieux
qu’il le peut. Et c’est la bataille. Une mêlée plus qu’un combat, une grosse
escarmouche plus qu’un affrontement.
Garibaldi a donné ses consignes : ne pas reculer, faire face, finir de se
battre à la baïonnette. Et de l’ardeur, du courage, car «  ici, il faut faire
l’Italie ou mourir ! » Les Napolitains pensent ne faire qu’une bouchée des
« va-nu-pieds » qui descendent à perdre haleine vers leurs premières lignes,
des hauteurs du village de Vita. La première charge est vigoureuse, et
impressionne l’armée des Bourbons. Les positions sont ensuite moins
nettes, et la supériorité des uns ou des autres fluctue au gré du terrain. Le
bilan de la bataille montre que l’issue du combat a été indécise : trente-deux
morts chez les Garibaldiens et trente-six chez l’ennemi. Un nombre
équivalent de blessés.
Au petit bonheur, les sections et les compagnies se poursuivent, s’entre-
déchirent. Les fusils des Chemises rouges sont tellement mauvais que –
Garibaldi l’affirmera plus tard – les hommes préfèrent combattre à l’arme
blanche. Le fait est que l’enthousiasme l’emporte sur la science militaire et
l’armement : les Napolitains sonnent la retraite. La victoire de Calatafimi va
avoir une incontestable importance sur la suite des opérations. Partout dans
l’île, la nouvelle donne courage aux patriotes. Les «  Picciotti  » gagnent
clandestinement Palerme ou se joignent aux Garibaldiens : il faut exploiter
le premier succès.
Sur la route de la capitale, Garibaldi fait acte de chef, de dictateur, à
Alcamo, le 17 mai : il divise la Sicile en districts, nomme des gouverneurs –
Crispi à leur tête – supprime certains impôts. Et l’on poursuit la marche
vers Palerme, où trois mille hommes commandés par le colonel Von Mechel
viennent d’arriver en renfort, de Naples.
Les défenseurs de la ville attendent les Garibaldiens sur la ceinture de
collines qui enserre Palerme, autour de Monréale. A Misilmeri, les
Napolitains arrivent trop tard pour empêcher la formation d’un véritable
Q.G. des Picciotti. Pendant près de deux semaines, les Garibaldiens, à un
contre dix, vont jouer au chat et à la souris avec les troupes des Bourbons.
Le général refuse le combat de front qui lui coûterait trop cher ; Lanza ne
parvient pas à s’adapter à la technique de guérilla d’un adversaire qui lui
glisse entre les doigts chaque fois qu’il pense le tenir.
Vers le 20 mai, Garibaldi reçoit, dans « ses terres », la visite d’officiers
anglais et américains et d’un journaliste du Times. Ancien colonel hongrois,
ce dernier, du nom d’Eber, fait au général un récit détaillé des mesures
prises par Lanza pour défendre Palerme et souligne la lacune de son
système : l’une des portes de la capitale est, inexplicablement, dégarnie de
troupes. Décision prise sans attendre : pendant plusieurs soirs, on allume un
grand nombre de feux sur les collines pour faire croire à une force patriote
importante. Dans la nuit du 26 au 27 mai, Garibaldi s’adresse à ses troupes :
« Demain, j’entrerai dans Palerme ou je ne compterai plus au nombre des
vivants. »
A l’aube du 27, le gros de la colonne garibaldienne entre dans Palerme
par la porte Termini, bousculant les quelques sentinelles napolitaines qui
n’en peuvent plus mais… Au palais royal, Lanza s’affole, donne l’ordre de
bombarder la ville du côté de Gibilrossa, où les Garibaldiens pénètrent dans
Palerme. Les canons font plus de mal aux maisons et aux civils qu’aux
patriotes qui, en quelques heures, réussissent à s’emparer des points
stratégiques de la capitale. La préparation faite par les civils compte pour
beaucoup dans cette victoire. Le lendemain, toutes les capitales sont
étonnées d’apprendre que Garibaldi, puncho déployé sur la robe d’un
cheval noir, est entré dans Palerme, acclamé par une double haie de
Siciliens, et a fait hisser le drapeau italien sur la cathédrale, tandis que les
troupes des Bourbons attendaient des ordres pour réagir.
Les étonnements de tous ne s’arrêtent pas là  : Lanza demande un
armistice. Il dépêche deux de ses généraux auprès de Garibaldi auquel on
donne désormais de l’« Excellence ». Bon prince, le Niçois, qui a reçu les
Napolitains à bord du vaisseau de guerre anglais l’Hannibal, mouillé sur
rade, accorde une trêve de trois jours, pendant laquelle les envoyés de
Lanza font, à la cour du roi de Naples, une description dantesque des
malheurs de Palerme et de la puissance des Garibaldiens. Le faible
Franceschiello consent à capituler : le 6 avril, les vingt mille hommes de la
garnison de Naples arrêtent le combat avant de s’être battus. Les Chemises
rouges rendent les honneurs militaires au général Lanza à qui il ne reste
plus qu’un chemin à suivre : celui du conseil de Guerre. Pour Garibaldi, un
autre travail commence : celui de l’organisation de l’île en un Etat cohérent.
 

Le général va se montrer aussi administrateur. Homme simple et de bon


sens, il sait garder la mesure nécessaire pour ne pas compromettre son
succès. Crispi l’aide puissamment à comprendre la situation en Sicile : les
insulaires se préoccupent peu, en fait, de la grande Italie. Ce qui les anime,
c’est la haine des dominateurs napolitains et des propriétaires fonciers qui
ont été leurs alliés par intérêt. Maintenant, c’est le temps des purges, des
exécutions sommaires, de l’administration expéditive. Il faut y mettre bon
ordre et organiser la province, qui n’est pas englobée dans la reddition des
Napolitains et où certaines garnisons résistent – telle celle de Messine.
De très nombreuses mesures sont prises, par décret : on abolit certains
usages du régime déchu – le baisemain autant que certains impôts –  ; on
dissout des ordres religieux suspects de royalisme – les jésuites –  ; on
organise la conscription – mobilisation des hommes de dix-sept à cinquante
ans. Les finances vont bien : au palais des Finances et à la Banque royale,
Crispi a trouvé cinq millions de ducats qui sont les bienvenus. Et partout en
Europe, des « Comités de soutien à Garibaldi » se forment. D’Angleterre,
de France, arrive de l’argent ; du nord de l’Italie viennent des hommes. Une
Internationale des révolutionnaires se forme à Palerme, bigarrée, disparate,
enthousiaste. Elle a un contrepoids  : les Piémontais se sont réjouis des
succès des Chemises rouges, mais entendent les canaliser. Cavour veut faire
l’Italie par la politique « de l’artichaut », feuille après feuille. La Sicile doit
être modérée, non révolutionnaire. Puisque Garibaldi a proclamé son
attachement au roi du Piémont, on lui envoie un mentor, La Farina, qui
supervisera, en théorie, tout ce qui se décidera dans l’île. En fait, l’envoyé
de Turin, arrivé à bord d’une frégate piémontaise, n’aura que peu
d’influence, jusqu’au jour de juillet où le Niçois, excédé par les conseils et
la surveillance dont il est l’objet, expulse La Farina, deux de ses adjoints, et
deux Corses convaincus d’espionnage pour le compte du Piémont.
Scandale à Turin et crainte de voir le condottiere couper les ponts avec
le roi  : il n’en sera rien  : l’administration est une chose, l’ambition une
autre. Garibaldi n’est pas dictateur à son compte, et gouverner l’ennuie. Il
passe ses pouvoirs au bon Crispi et pense à se servir de la Sicile comme
d’un tremplin vers le continent.
D’innombrables témoignages l’ont encouragé dans sa lutte. Parmi les
Français, Alexandre Dumas père, qui fait office de correspondant de guerre,
et Victor Hugo qui, à peine rentré de Jersey d’où on l’avait expulsé cinq ans
plus tôt, exalte «  les trois grandes flammes de la civilisation, la France,
l’Angleterre et l’Italie », et tire la leçon de l’expédition de Sicile : « Que se
dégage-t-il de tout ceci ? Une loi morale, loi auguste : la force n’existe pas,
il n’y a que le droit, il n’y a que les principes ; il n’y a que les peuples, les
forces de l’idéal. Tout ce qui se passe en ce moment, c’est de la logique…
Une fois l’impulsion donnée, l’indomptable commence. Despotes, je vous
en défie, arrêtez la pierre qui tombe, arrêtez le torrent, arrêtez l’avalanche,
arrêtez l’Italie, arrêtez 89, arrêtez le monde précipité par Dieu dans la
lumière ! »
 

Pour aller plus prosaïquement de l’avant, il faut débusquer les derniers


contingents napolitains sur la route du continent  : à la pointe extrême de
l’île, Milazzo et Messine sont les garnisons à prendre. Garibaldi n’a plus de
problèmes d’effectifs  : depuis la prise de Palerme, nombre de navires se
sont succédé, apportant des milliers de volontaires  : selon les calculs les
plus optimistes, seize mille en tout, que l’on entraîne dans une sorte de
collège militaire. Fin juin, une colonne commandée par Medici prend la
route de l’est. Türr vers Catania et Bixio par Agrigente amorcent un
mouvement dans le même sens. C’est Medici qui rencontre le plus de
résistance, à Milazzo où, après trois journées d’escarmouches, la bataille
s’engage le 20  juillet. Garibaldi a rejoint ses troupes, décimées par
l’artillerie adverse  : le combat coûtera, entre morts et blessés, sept cent
cinquante hommes aux Siciliens. Le 20 au soir, pourtant, Milazzo est prise.
Trois jours plus tard, des navires venus de Naples évacuent les survivants
de la garnison des Bourbons. Garibaldi considère la Sicile comme libérée. Il
est de fait que, quelques jours plus tard, il fait une entrée triomphale à
Messine, gardienne du détroit, porte sur le continent.
Les dispositions pour la lutte en Italie même, pour remonter « la botte »,
sont déjà prises : débarquement d’une brigade au nord de Civita Vecchia, à
la hauteur de Rome  ; action sur Perugia par une partie des armées de la
Ligue basées en Toscane, et traversée du détroit de Messine, bien entendu,
pour le gros des forces garibaldiennes. D’un seul coup, le condottiere,
faisant fi des pressions de Turin et des menaces d’opposition proférées par
les Français, entend réaliser l’union de Naples et des Etats du pape.
Garibaldi repousse également une intervention de Victor-Emmanuel qui lui
écrit : « … Pour faire cesser la guerre avec les Siciliens, je vous conseille de
renoncer à l’idée de passer sur le continent napolitain avec votre valeureuse
armée, sous la condition que le roi de Naples consentira à rappeler toutes
ses troupes de l’île et laissera les Siciliens libres de disposer de leur
destinée… »
Il ne s’agira pas de bataille, pour Garibaldi, mais de marche triomphale.
Désagrégée, l’armée napolitaine est à l’image de la monarchie. François II
fait la preuve de sa faiblesse en abandonnant même ce qui peut être
défendu. Le 25  août, François  II s’adresse directement à Garibaldi. Il fait
porter une lettre au condottiere, par laquelle il demande la paix, offre de
reconnaître l’indépendance de la Sicile, de payer les frais de la guerre, lui
accorde le droit de lever des volontaires dans toutes les provinces du
royaume. Il s’engage enfin à lui fournir cinquante mille hommes pour
marcher contre l’Autriche et pour envahir les Etats du pape. Garibaldi ne
daigne pas répondre au roi de Naples.
Emportant ses effets personnels et quelques objets auxquels il tient, le
roi quitte Naples sans bruit, après affichage d’une proclamation de départ
adressée à un peuple qui n’est déjà plus le sien. Garibaldi est sur le
continent, rencontre de village en village une adhésion populaire de plus en
plus délirante. Il est à Salerne quand Franceschiello se retire à Gaète, sans
espoir de retour. Liborio Romano, ministre de l’Intérieur du roi en fuite,
envoie au Niçois, «  invincible général, dictateur des Deux-Siciles  », un
message de bienvenue. L’entrée à Naples conclut la promenade
garibaldienne à travers la Calabre et la Basilicate.
Le 7 septembre 1860, à une heure trente de l’après-midi, le train venant
de Salerne s’immobilise dans la gare de Naples, au pied des forteresses du
Castelnuovo et du Carmin. Une multitude de Napolitains déborde le
détachement de la Garde nationale et les ministres Liborio Romano,
Giacchi et de Cesare, venus accueillir le conquérant.
Garibaldi manque d’être étouffé  ; il ne peut monter à cheval tant la
foule le presse et, après le train, c’est une voiture qui lui permet de
découvrir la ville. Les militaires des garnisons royales ne tirent pas : Naples
se donne.
Alexandre Dumas, qui rédige à Naples le journal l’Indipendente, tient
chronique  : «  Naples tout entière suit Garibaldi du front de mer à
l’archevêché, et de l’archevêché au palais d’Angri. Un cri immense que l’on
croit poussé par cinq cent mille voix se fait entendre, et entre par toutes les
fenêtres ouvertes, hymne de vengeance contre François  II, hosanna de
reconnaissance pour le libérateur : « Vive Garibaldi ! » Force est au général
de paraître à la fenêtre. Les cris redoublent, chapeaux et bouquets sont jetés
en l’air. A toutes les croisées, les femmes agitent leurs mouchoirs… La
révolution est faite… sans qu’elle eût coûté une goutte de sang ! »
Pendant les jours qui suivent, les troupes garibaldiennes, remontant par
la Calabre ou venant par la mer en renfort du nord, affluent vers Naples, où
elles sont regroupées et encadrées. Sur le plan administratif, le condottiere
édicte les habituelles et diverses mesures concernant la structure de l’Etat et
la vie de chaque jour : prise en main de la flotte du roi, proclamations… et
voici venir Mazzini. Les deux hommes se rencontrent, comme deux vieux
frères d’armes qui ne se comprennent pas toujours et s’en vont, l’entretien
terminé, sans avoir changé d’avis : Mazzini met en garde Garibaldi car le
maître à penser, venu de Gênes, sait que le Piémont tire les marrons du feu à
sa manière, qui n’est pas républicaine. Garibaldi reste persuadé que la
grande Italie ne peut se faire qu’avec Victor-Emmanuel. On peut avoir des
conceptions politiques simples et pressentir la réalité…
 

La question romaine, une nouvelle fois, agite les chancelleries et énerve


Garibaldi. Il faut se souvenir qu’au lendemain de la retraite du condottiere
vers le nord, vers Saint-Marin, après la débandade des députés de la
République romaine et la démission de Mazzini, le pape Pie IX est remonté
sur son trône, porté à bout de bras par les Français : Napoléon III jouait son
avenir à Rome, en satisfaisant une France catholique de trente-six millions
d’habitants.
Puis l’empereur, fort de son appui aux moments difficiles, a conseillé au
souverain pontife la réalisation de mesures libérales au sein de ses Etats. La
curie romaine ne tient pas compte de ces recommandations et généralise les
règles de gouvernement autoritaire  : le court entracte de la Rome
républicaine a terrorisé les prélats, qui ne voient de salut que dans le
conservatisme. Il est vrai que leur catholique voisin, François  II, applique
des principes similaires. La France sent sa responsabilité engagée dans la
persistance de cet îlot conservateur au sein d’une Italie qui évolue
libéralement, en bons termes avec Paris. Les Tuileries n’osent prendre la
sanction qui seule peut dégager cette responsabilité, c’est-à-dire le retrait
des troupes qu’elles entretiennent encore à Rome. Ce serait abandonner le
pape, sans résistance, à la poussée révolutionnaire. L’empereur considère
l’honneur de sa couronne lié à ce devoir de protection du chef de l’Eglise.
En France comme en Italie, l’agitation libérale s’oppose à cette
conception. Un flot de publications débat de la question. A Paris, Guizot,
Thiers, Sylvestre de Sacy, Saint-Marc Girardin s’opposent, se livrent une
«  sorte de congrès des brochures  » autour de la question «  des papes,
princes italiens », pour reprendre des expressions de l’époque. Au Sénat, on
se demande : « Faut-il faire la guerre pour défendre le pouvoir temporel du
pape ? » On imagine les hésitations de Napoléon III.
La position de Victor-Emmanuel n’est guère plus aisée. Son envoyé
spécial, l’abbé Stellardi, fait le va-et-vient entre Turin et Rome, portant des
messages le plus souvent modérés, mais où les dangers d’une nouvelle
conflagration ne sont pas déguisés. Par exemple, le roi au pape  : «  Votre
Sainteté ne pourrait récupérer ces provinces (les Légations, gouvernées par
des démocrates) sans l’emploi des armes et des armées de l’étranger ; Votre
Sainteté ne peut vouloir cela  : verser le sang chrétien pour reprendre une
province qui, quel que fût le résultat de la guerre, resterait toujours
moralement perdue pour le gouvernement de l’Eglise… L’intérêt de la
religion ne demande pas cela…  » Et quand le roi du Piémont propose au
pontife une sorte de vicariat de sa part sur les Etats de l’Eglise, où Pie IX
conserverait moralement la première place, le pape répond  : «  L’idée que
Votre Majesté a songé à m’exposer est une idée imprudente et indigne d’un
roi catholique.  » Et, furieux, Pie  IX excommunie tous ceux qui, en
Romagne, complotent contre lui.
Il est, un temps, question pour la France de retirer ses troupes en
passant la défense de Rome aux hommes de François II. Mais la situation
de ce dernier, du fait de l’avance de Garibaldi, devient si vite précaire que le
projet est abandonné. Napoléon  III voit non sans soulagement se préciser
une solution de rechange  : le général Lamoricière, ennemi de l’Empire,
arrive à Rome et intrigue pour être nommé «  généralissime de l’armée
pontificale  ». Il promet l’afflux de Français qui, comme lui, ne goûtent
guère le régime napoléonien. Comme l’empereur vient de réitérer ses
demandes de libéralisation du gouvernement au pape, et ce dernier de n’y
pas répondre, le Vatican et les Tuileries mettent noir sur blanc les quatre
points d’un accord qui permet le retrait des troupes françaises et leur
remplacement rapide par les zouaves pontificaux, forts de dix-huit mille
hommes. Lamoricière est installé dans ses fonctions fin avril 1860. Le but
caché de cette substitution de troupes ne sera connu que plus tard  : les
chasseurs français n’étaient à Rome que pour défendre le pape. Les zouaves
de Lamoricière y sont pour prendre l’initiative et l’on prépare, avec
l’assentiment de la curie et de Pie IX, un assaut sur la Romagne, gouvernée
en ce moment par le peuple. C’est la caractéristique de cette année capitale :
à l’exception de François II de Naples, tout le monde, dans la péninsule, ne
rêve que de conquêtes.
Turin a son casus belli : Lamoricière au pouvoir militaire des Etats du
pape, c’est un étranger à la tête de mercenaires, sur le sol de la péninsule.
Un étranger qui proclame l’état de siège en diverses provinces – Perugia,
Ancône, la Campanie – et punit de très sévères peines les infractions aux
lois d’exception. Le 7 septembre, Cavour envoie une note de protestation au
cardinal Antonelli, secrétaire d’Etat. C’est aussi une sommation de
« désarmer et dissoudre ces corps (de mercenaires) dont l’existence est une
menace continuelle à la tranquillité de l’Italie ».
Echanges de notes sans effet ; Lamoricière affirme que « Dieu ne donne
pas toujours la victoire aux gros bataillons  ». Premières prises de villes
pontificales par l’armée piémontaise les 7 et 8 septembre : Città di Castello,
Orvieto, Perugia. On abat les écussons pontificaux et les soldats du Piémont
prennent possession de ces villes au nom de leur roi. Turin ne cache plus
que sa campagne de conquête vient de commencer : avec trente-trois mille
hommes, soixante-douze bouches à feu et une escadre au large d’Ancône,
les Piémontais attaquent les vingt mille hommes de Lamoricière.
 

Au sud de Rome, les soldats de François II sont encore soixante mille,


et le roi n’abdique pas. Pendant que l’on prépare une consultation populaire,
Garibaldi, loin des échanges diplomatiques, se réjouit des premiers succès
remportés par les Piémontais et se prépare, lui aussi, à la bataille. Pendant
qu’il effectue un court voyage en Sicile, ses troupes, sous le
commandement de Türr, connaissent un revers important, à Cajazzo, non
loin de Capoue où les Bourbons ont leur quartier général. De douze cents
hommes engagés dans le combat, quatre cents Garibaldiens seulement
seront sains et saufs. Défaite qui rend le condottiere encore plus prudent
dans la préparation de la grande bataille du Volturne, qui commence le
1er octobre.
Quatre divisions, commandées par Türr, Cosenz, Bixio et Medici,
groupent vingt-deux mille Chemises rouges. Les Napolitains disposent de
quarante mille hommes si l’on compte les bataillons étrangers de Von
Mechel. Le commandant en chef, Ritucci, se propose de battre Garibaldi sur
la rive gauche du Volturne et de reprendre Naples, tandis que ses adjoints
encercleront l’autre flanc. C’est à une bataille en ligne que l’on veut pousser
Garibaldi. A un contre deux, et avec la pratique de la guérilla plus que de la
guerre de position, on donne Garibaldi battu. Et pourtant… En deux jours
de combats féroces, la victoire change souvent de camp  ; Garibaldi est
partout, souvent à deux doigts de la mort, galvanisant ses hommes et
prenant le temps, au soir du premier jour, de concevoir un plan d’attaque en
bonne et due forme. Il est l’animateur du combat, sabre à l’épaule,
caracolant à cheval d’une position à l’autre. Après trente-six heures de
bataille, les Bourbons se replient. La lutte a coûté cher aux deux camps,
mais les Garibaldiens l’emportent. Et cette victoire méritoire pousse les
Piémontais à accélérer leur pression vers le sud, comme s’ils luttaient autant
pour contenir Garibaldi et les siens que pour conquérir les Etats pontificaux.
A Turin, l’heure est à la défiance envers le condottiere. Le 2  octobre,
Cavour, à l’Assemblée, a ouvertement accusé Garibaldi de vouloir
s’emparer de Rome à son profit et au risque de provoquer une riposte de la
France. Quelques jours plus tôt, le même Cavour écrit au commandant en
chef de son armée : « Le roi est décidé à en finir avec les républicains. Le
ministère est fort et compact, la nation est avec nous. »
L’amertume s’empare de Garibaldi et de ses proches. Ne donnent-ils
pas la preuve de la fidélité à la parole donnée – «  Italie et Victor-
Emmanuel  » – en organisant le plébiscite de Naples et de Sicile  ? La
question posée n’est-elle pas assez nette pour le Piémont : « Le peuple veut
l’Italie une et indivisible avec Victor-Emmanuel, roi constitutionnel, et ses
légitimes descendants  ?  » Le plébiscite n’est-il pas éclatant  : un million
trois cent deux mille soixante-quatre oui, dix mille trois cent douze non à
Naples ; quatre cent trente-deux mille cinquante-trois oui, six cent soixante-
sept non à Palerme  ? Et dans les Marches et en Ombrie, où les pouvoirs
populaires organisent la consultation, la même question ne reçoit-elle pas,
début novembre, la même massive approbation ?
Preuve de la constance de l’action aussi  : le jour même du plébiscite,
tandis que les Piémontais du général Cialdini forcent François  II à
abandonner la rive droite du Volturne où ils viennent d’arriver, les
Garibaldiens prennent le relais et poursuivent les Bourbons.
Le 26 de ce mois, Chemises rouges et soldats du Piémont se rencontrent
fraternellement, à Caianello. Il est six heures du matin, Garibaldi s’avance à
cheval, un foulard de soie sur les oreilles, sous un large chapeau, pour se
protéger du froid. Au loin, il entend soudain les accents de la Marche
Royale. C’est Victor-Emmanuel qui arrive. Garibaldi donne de l’éperon,
salue Cialdini au passage puis, à quelques mètres du souverain,
s’immobilise et ôte son couvre-chef. On crie : « Vive Victor-Emmanuel ! »
Garibaldi ajoute : « Roi d’Italie ! » Le souverain répond « Grazie », prend
la main du général et les deux hommes marchent ainsi, à pied, pendant un
bon quart d’heure. On est à Téano. Le roi a la courtoisie de faire défiler ses
troupes devant le général ; puis il passe en revue les Garibaldiens de Bixio.
Pendant le déjeuner, Victor-Emmanuel offre au Niçois le titre de général
d’armée, un apanage pour un de ses fils, l’honneur d’être aide de camp du
roi pour un autre, une dot pour sa fille, un château en cadeau, et un bateau à
vapeur. Le général refuse tout. Ce qu’il veut, c’est, pour une année
seulement, la lieutenance générale des Deux-Siciles. Le temps d’y
implanter ce qu’il croit être de vrais principes de bon gouvernement – le
temps aussi, probablement, de préparer la prise de Rome. Le roi hésite puis,
navré, refuse. L’Italie est une, neuve, sous la couronne du Piémont. Il n’y a
plus de suzerains ou de particularismes.
Garibaldi se retire à Naples. Le 29, après mûre réflexion il prend congé
du roi, lui annonce sa décision de se retirer à Caprera et lui demande, pour
solde de tout compte, d’assister à la dernière revue de ses hommes. Le roi
promet, mais ne vient pas, le 6, à Naples, quand Garibaldi donne à chacun
de ses premiers compagnons une médaille commémorative. Désabusé,
Garibaldi remet, deux jours plus tard, le résultat du plébiscite au souverain.
Il est bien là, cette fois, dans la salle du trône de l’ancien palais de
François  II. Le message d’adieu aux volontaires, le seul, est celui de leur
chef. Pas d’ordre du jour du roi, pas de fanfares. « On pressure les hommes
comme les oranges, après le jus, on les jette », constate le Niçois, pourtant
peu méchant. Et, sans que la population le sache, car on interdit au Giornale
Ufficiale de l’annoncer, le condottiere, une nouvelle fois, prend le chemin
de Caprera.
 

Avec pour tout bagage une caisse de morue séchée, quelques sacs de
semences, du sucre et du café – dont il ne peut se passer – et l’équivalent
d’un mois de solde, le conquérant retrouve l’île qui, au temps des Romains,
servait à la déportation. Son départ s’est fait sans apparat, mais les hommes
de cœur le regrettent  ; M.  Elliott, ministre d’Angleterre à Naples,
commente, dans une lettre à lord John Russell, ministre des Affaires
étrangères de Grande-Bretagne :
«  On ne peut pardonner aux ministres et au gouvernement un certain
manque de générosité envers cet homme qui, après avoir fait don de deux
royaumes à son souverain, a eu, c’est certain, les derniers jours de son
séjour à Naples attristés par l’ingratitude et l’oubli. »
La conquête du royaume des Deux-Siciles se poursuit donc sans
Garibaldi. Elle est en fait presque totale ; il ne reste qu’à régler la question
du roi. Quarante mille hommes sont censés le défendre, à Gaète, tandis que
l’escadre française de l’amiral Le Barbier de Tinan attend au large pour
sauver François II d’une ultime humiliation et lui offrir refuge s’il le désire.
Après un long siège et un dur bombardement de trois semaines, Gaète
capitule. Le roi s’embarque à bord de l’aviso La Mouette, en route vers des
cieux plus paisibles. Un vote unanime du Parlement proclame Victor-
Emmanuel roi d’Italie. Mais une Italie qui est toujours amputée de Venise et
de Rome.
Garibaldi ne cesse d’y penser. Aux visiteurs et aux fidèles qui lui
rendent visite à Caprera, il répète  : « Au printemps… Au printemps  », le
temps de l’action reviendra. Dix millions d’Italiens sont libres grâce à lui,
deux villes seront vite conquises… Mais ce sera dans la légalité, et la
légalité, pour Garibaldi, c’est toujours la royauté. Victor-Emmanuel trouve
grâce à ses yeux et il l’écrit à Mazzini, de son ermitage : « Il – le roi – a
reçu la fatale éducation des princes et n’a pas connu comme nous la rude
école du monde. Mais il est bon. Il y a en lui le levier, le pivot que cherchait
l’Italie de Machiavel et de Dante. Il nous faut lui inspirer une confiance
illimitée, c’est, je crois, le seul moyen de le détacher des mauvaises herbes
qui l’entourent, et qui ne se maintiennent que par la méfiance qu’elles
savent lui inspirer à notre égard ! »
La pire de ces mauvaises herbes, c’est le comte de Cavour  ! Et
Garibaldi, après un temps de réflexion, vient le lui dire à Turin. La capitale
du Piémont est, depuis la proclamation du royaume d’Italie, le 14  janvier
1861, la capitale de la nouvelle Italie. Le Parlement élu au printemps s’y
réunit pour la première fois et Garibaldi est, en son sein, le député de
Naples. Il fait irruption à l’Assemblée – c’est devenu une habitude – pour
mettre Cavour en accusation  : pourquoi le ministre a-t-il, l’année
précédente, fait descendre les troupes piémontaises à marches forcées vers
Naples, alors que les Chemises rouges y avaient la situation bien en main ?
Parce que Cavour voulait provoquer une guerre fratricide entre Piémontais
et Garibaldiens, pour des raisons de politique personnelle  ! Tohu-bohu,
scandale, insultes. Le vieux lion se déclare «  pleinement insatisfait  » des
explications que donne Cavour, et l’on se demande si cette agression ne va
pas se terminer par un duel quand Bixio, lui aussi député, parvient à calmer
les passions en montant à la tribune pour faire appel «  à l’Italie et à la
concorde ».
Il n’y aura pas de réconciliation, même après l’intervention du roi, et
Garibaldi retournera à Caprera après quelques jours de mandat, sans
s’occuper des problèmes que pose l’unification – monnaies, douanes,
alphabétisation, poids et mesures, chemins de fer à standardiser. Quand, un
mois plus tard, Cavour succombera à une attaque de thrombose, Garibaldi,
qui a la rancœur aussi tenace que la fidélité et l’amitié, n’enverra pas même
un télégramme de condoléances.
De sa Maison Blanche, le condottiere répond négativement au président
des Etats-Unis, Abraham Lincoln, qui lui propose le commandement d’une
des armées du nord dans la guerre contre le sud. Son obsession, c’est encore
Rome où Pie IX a passé le cap de quinze années de pontificat, et Venise, la
très ancienne République opprimée par l’Autriche. De longs mois d’attente
et de préparation sont nécessaires pour que le pays, plongé dans l’évolution
de l’industrie et des moyens de transport, rebâti aux dimensions de la
péninsule presque entière, reprenne conscience de ces deux problèmes. Les
républicains n’ont pas cessé d’y penser, de former des groupes d’action, de
travailler les milieux gouvernementaux. L’attente est donc émaillée
d’épisodes révolutionnaires – manifestations, cérémonies, plébiscites
populaires – ou d’incidents qui, en définitive, réveillent la conscience
nationale. Quand, en mai  1862, la police piémontaise tire sur des
révolutionnaires qui réclament à Bergame la libération de patriotes arrêtés
pour menées subversives, l’Italie réagit, tout entière. Et l’on répond de
toutes parts à une nouvelle levée de volontaires, le porte-drapeau restant le
même : Garibaldi.
 

Par où commencer : Venise, le Tyrol ou Rome ? Les avis divergent au


sein des états-majors républicains. Et quand, en dépit de l’opposition du
ministère Ratazzi, Garibaldi s’embarque pour la Sicile le 25  juin 1862,
personne ne sait au juste s’il veut s’attaquer, par la Calabre et Naples, à
Pie  IX, ou par l’Adriatique, aux Autrichiens. Il faut attendre quinze jours
pour que le condottiere, enflammé par l’accueil que les Siciliens lui ont
réservé, dévoile ses projets, le 15 juillet, à Palerme : « Peuple de Sicile, le
maître de la France, le traître du 2 décembre, celui qui versa le sang de nos
frères de Paris, occupe Rome sous le prétexte de protéger la religion, le
catholicisme. Mensonge ! Il est mû par l’envie, la rapine, l’infâme soif du
pouvoir ! Il faut que Napoléon évacue Rome ! »
Au cri de « Rome ou la mort », les volontaires affluent en Sicile, tandis
que le gouvernement de Turin, consterné, essaie de limiter les dégâts
diplomatiques. Mais pour se préserver sur son flanc ouest, il ne lui restera
qu’une solution, quand Garibaldi passera aux actes  : intervenir
militairement contre lui. Trois mille volontaires débarquent, le 25 août, de
deux vapeurs discrets, sur la côte de Calabre. Trois mille cinq cents
bersagliers, plume au vent, sont sur leur chemin quatre jours plus tard.
Comme Napoléon sur la route de Grenoble, à son retour de l’île d’Elbe,
Garibaldi se porte au-devant de ses hommes, à la rencontre des Piémontais
et ordonne aux Chemises rouges de garder l’arme à la bretelle et de crier
«  Vive l’Italie  ». Les bersagliers ne l’entendent pas de cette oreille  : ils
tirent, tuent cinq Garibaldiens et les Chemises rouges finissent par riposter.
C’est le combat fratricide dont on parlait l’année précédente à la tribune de
l’Assemblée. Garibaldi est blessé à la cuisse gauche et au pied droit.
Cessez-le-feu. On étend le général sur un brancard de fortune. Le
lendemain, le colonel Pallavicini, commandant des troupes régulières,
embarque Garibaldi sur un vapeur qui le transporte à La Spezia.
Le blessé est considéré comme un prisonnier. Un prisonnier que l’on
traite avec des égards et que le gouvernement considère bien encombrant.
L’opinion fait bloc contre Ratazzi, pour Garibaldi. L’épisode grandit encore
son image : au fort de Varignano, à La Spezia, près de Gênes, le héros de
Sicile est l’objet d’un véritable culte. Deux douzaines de chirurgiens se
succèdent à son chevet, pour éviter l’amputation de la jambe gauche. Dans
toute l’Europe, on tient des meetings, on ouvre des souscriptions. Le
gouvernement de Turin trouve une solution habile à l’embarras dans lequel
il s’est placé  : il accorde une amnistie. Garibaldi, informé le 5  octobre,
riposte qu’à Aspromonte, quand les bersagliers l’ont touché, ce n’était pas
lui le coupable  ; le mois suivant, sous les acclamations, couché sur un lit
souple que lui a envoyé le Premier ministre anglais, lord Palmerston, le
Cincinnatus retourne à Caprera.
 

Quatre ingrates années l’attendent  : jusqu’à l’été de 1863, celle d’une


longue convalescence. Ses blessures le font souffrir, il se déplace dans un
fauteuil à roulettes. Il continue à recevoir bien des visites et à préparer des
croisades, contre les Habsbourg ou le pape. Pour marquer sa désapprobation
à l’égard de Turin, il démissionne du Parlement, ce «  petit couvent de
vendus et de beaux parleurs » qui soutient un gouvernement de « cochons et
de renards ».
1864, c’est l’année anglaise de Garibaldi. Un matin de mars, l’Italie
apprend avec surprise que le condottiere n’est plus dans son île. La Bourse
s’effondre, les troupes sont consignées : vers quelle nouvelle expédition est
parti le général ? Vers Malte, simplement, d’où il s’embarque pour Londres,
en voyage touristique, dit-on. Cinq cent mille personnes l’acclament à
l’arrivée du train spécial que lui a fourni le gouvernement, le 11  avril, à
Victoria Station. Garibaldi est, pendant trois semaines, la «  great
attraction  » de la saison. Puis, fatigué, n’obtenant pas de promesses de
livraisons d’armes et de matériel pour les expéditions qu’il a toujours en
tête, il rentre en Italie, au grand soulagement de Turin, qui peut à nouveau
le surveiller de près.
1865 : Caprera, le calme et le repos. On jardine, on tire à l’arc, on reçoit
des invités, des curieux, des admiratrices. En fait, « vie inactive, inutile »,
pour le propriétaire des lieux.
1866  : à nouveau l’action. Le gouvernement, maintenant installé à
Florence, en a l’initiative. Le chancelier prussien Bismarck propose à
l’Italie une alliance contre l’Autriche, aubaine inespérée pour conquérir
Venise. Bien qu’il faille, selon le chef de l’état-major, «  quarante mille
réguliers pour surveiller vingt mille Garibaldiens  », on fait appel, en juin,
aux services du condottiere qui accourt et répond Présent. On lui offre un
commandement autonome de volontaires qui seront engagés sur les
contreforts alpins. Mais les hauteurs sont déjà occupées par les Autrichiens.
Les Garibaldiens font pourtant merveille et prennent, en moins d’une
semaine, les points forts du mont Suello et la voie d’accès du Caffaro. Au
moment où Garibaldi s’apprête à descendre sur Trente, les troupes
régulières de La Marmora se font battre sur l’Oglio, à Custozza. Les
Chemises rouges doivent assurer la défense de Brescia, mais tiennent tout
de même les positions gagnées sur l’ennemi. Ce sont les seules victoires des
Italiens, car après Custozza, la flotte se fait battre à Lissa par des navires
autrichiens deux fois moins nombreux.
Deux mille trois cent quatre-vingts volontaires ont donné leur sang dans
cette guerre perdue par les unités régulières. Ils sont arrêtés dans leur
progression vers Trente, «  des considérations politiques exigeant
impérieusement la conclusion d’un armistice  », précise l’état-major. Mais
les combats n’auront pas été tout à fait inutiles  : les clauses d’armistice
prévoient la cession… à Napoléon, de la Vénétie. La France, comme elle le
fit pour la Lombardie, cède de même la Vénétie au gouvernement italien.
Le résultat est atteint, mais au prix d’une humiliation qui atteint
profondément le vieux guerrier, seul vainqueur authentique de la campagne.
A Caprera l’attend Francesca Armosino, qui va lui donner un enfant.
Des élections sont prévues en 1867. Le sexagénaire Garibaldi considère
qu’il faut réveiller l’opinion italienne, lui rappeler que l’union de Rome à
l’Italie n’est pas encore faite. Il est candidat, car la campagne électorale est
une tribune publique incomparable. On peut y attaquer sans crainte le
Premier ministre, « bourrique du pape », autant que le pontife lui-même et
l’empereur des Français. Le ministre représentant Paris auprès du
gouvernement italien proteste bien, mais on l’assure que les débordements
verbaux n’iront guère plus loin. Ce que Garibaldi reproche à Napoléon,
c’est d’avoir tourné, à la fin de 1866, la convention signée deux années plus
tôt, qui prévoyait l’évacuation de Rome par les Français à condition que
l’Italie renonce à faire sa capitale de la ville éternelle. Le roi du Piémont a
bien fixé Florence pour siège du Parlement, mais Napoléon a remplacé
discrètement des troupes régulières par des « volontaires catholiques » qui
ont été recrutés avec son assentiment à Antibes, avant de prendre la garde
du Vatican…
Voici donc le condottiere une nouvelle fois engagé dans une action que
son gouvernement doit désapprouver  : on lève à nouveau des volontaires,
sans se cacher qu’ils sont destinés à une marche sur Rome, contre le pape et
ses Français. Au soir du 24  septembre, la police arrête Garibaldi et
l’emprisonne à Alexandrie. Dans toute l’Italie, protestations,
rassemblements  : Ratazzi essaie de négocier le retour de Garibaldi à
Caprera, moyennant promesse qu’il se tiendra tranquille. Le général se
montre intraitable, il ne promettra rien, sinon de continuer son combat pour
la libération de Rome. On décide tout de même de le ramener dans son île
après une semaine agitée, sous bonne escorte : pas moins de neuf navires de
guerre.
C’est mal connaître notre homme que de croire qu’il acceptera d’être
ainsi placé en résidence surveillée. Il est d’autant plus dévoré d’impatience
que ses proches restés libres redoublent d’activité : des bandes de Chemises
rouges s’infiltrent dans les Etats du pape, effectuent coup de main sur coup
de main, mettent à sac des casernes et tuent des gendarmes pontificaux. Au
début d’octobre, par une nuit sans lune, le vieux marin qu’est resté
Garibaldi prend place, seul, à bord d’un beccaccino, une petite barque dont
les insulaires se servent pour la chasse à la bécassine et au canard sauvage.
A la rame, malgré son arthrite, il traverse le détroit qui sépare Caprera de la
Maddalena, avant de repartir pour la Sardaigne où des amis sûrs vont le
cacher. Le 19 du mois, alors que son évasion provoque partout
l’étonnement, il est à Livourne. Il se cache encore jusqu’à Florence et, là,
réapparaît au grand jour. Ratazzi vient de démissionner, ne sachant où
donner de la tête devant les protestations du pape et de Napoléon contre les
incursions de bandes en territoires pontificaux, et face aux injures dont il est
l’objet pour le traitement qu’il réserve à Garibaldi.
Ce dernier parle à la foule, profitant de la carence de l’autorité, d’un
balcon de son hôtel, place Sainte-Marie-Nouvelle. D’étranges formules se
mêlent à ses propos patriotiques ; dans un style lyrique échevelé, le vieillard
à barbe blanche invoque « Dieu et le législateur Jésus » pour authentifier la
paternité italienne sur Rome. Garibaldi a encore tant de prestige que la foule
écoute tout sans broncher. Le lendemain, alors que les autorités se
ressaisissent, le général passe la frontière entre l’Italie et les Etats
pontificaux  : c’est ce jour-là, le 23  octobre, que doit éclater à Rome
l’insurrection. Mais la police du pape est bien faite : les patriotes voient leur
action stoppée dès le départ.
Pour le gouvernement de Victor-Emmanuel, s’évanouit alors la
possibilité d’invoquer les accords de 1866  : c’est de l’intérieur que doit
partir le mouvement pour le rattachement de Rome à l’Italie. Sinon, les
Français peuvent reprocher aux Italiens d’avoir pénétré dans les limites des
Etats pontificaux et violé la convention.
Jusque-là, seuls les Garibaldiens l’ont fait. Ils se regroupent en trois
colonnes comptant au total sept mille hommes, le général présidant aux
opérations. Garibaldi n’a plus la forme physique nécessaire pour mener lui-
même les hommes au combat. C’est lui maintenant qui lance les ordres de
route qu’il a souhaités toute sa vie durant. A l’aube du 25, les Chemises
rouges marchent sur Monte Rotondo, à une vingtaine de kilomètres de la
capitale. La résistance des gendarmes pontificaux et des légionnaires
d’Antibes est des plus vives. La garnison de la ville ne se rend qu’après une
journée et une nuit de combats.
Les Garibaldiens prennent quarante-huit heures de répit avant de
relancer une attaque sur Tivoli. Mais tous savent qu’avec des effectifs aussi
réduits que ceux dont ils disposent, seule l’insurrection de Rome elle-même
leur permettra de triompher. Et Rome ne réagit pas  : le découragement
s’empare des hommes et le pape a demandé à Napoléon III de venir à son
secours…
Le 29  octobre, le général de Failly débarque, à la tête de vingt-deux
mille Français, à Civita Vecchia. Garibaldi ne croit pas que les Français
marcheront contre lui  : ils resteront à Rome, sans attaquer. Son calcul est
faux, ses espérances déçues : le 3 novembre, autour de Tivoli, les cinq mille
Garibaldiens qui restent groupés autour de leur chef sont attaqués de toutes
parts par les troupes du pape et les renforts français. Les fusils des hommes
du premier régiment d’infanterie, que commande le général Kanzler, sont
des chassepots qui tirent douze coups à la minute. Et l’artillerie est du côté
des assaillants : Garibaldi, « vieilli de vingt ans », n’a plus aucun espoir de
vaincre. Il laisse mille six cents prisonniers et ordonne la retraite. Dans cette
bataille de Mentana, le général de Failly attribue un rôle majeur aux
chassepots, qui «  ont fait merveille  », selon le câble qu’il envoie à Paris.
L’expression est malheureuse pour tous les Italiens, atteints dans leur
amour-propre alors que, selon Garibaldi, l’honneur de leurs armes est sauf.
A Passo Corese, le 5  novembre, les réguliers désarment les derniers
Garibaldiens. Accompagné de ses ultimes fidèles, le général prend le train,
dans le dessein de se retirer, une nouvelle fois, à Caprera. Un officier de
carabiniers monte en route dans le wagon et présente à Garibaldi un mandat
d’arrêt. Le vieux lion retrouve, à La Spezia, la forteresse de Varignano et,
de nouveau, l’opinion publique s’émeut, la gauche proteste au Parlement.
Après trois semaines de résidence surveillée, le gouvernement autorise
Garibaldi à regagner ses quartiers insulaires. L’homme est blessé,
doublement : tant au physique – par les séquelles des balles d’Aspromonte
– qu’au moral – par la déroute de Mentana.
 

Caprera : deux années de méditation et de silence ; les soins affectueux


de Francesca, qui va devenir sa femme  ; la rédaction de longs romans
touffus, dont les éditeurs ne veulent pas ; à grands traits, les souvenirs d’une
vie bien remplie regroupés pour des Mémoires. Le condottiere est à la
retraite, rumine sa rancœur, sa haine de l’empereur des Français, de
Mazzini, incapable de rien conclure, des curés et du pape, responsables de
ses malheurs et de ceux de l’Italie.
Garibaldi consigne ses rêves par écrit :
«  Les prêtres devenus des hommes laborieux et honnêtes. Tous les
soutiens de la monarchie, habitués à une douce fainéantise et à l’opulence,
obligés de plier l’échine sous le travail.
»  Plus de lois écrites  ! Miséricorde  ! crieront tous les docteurs de
l’univers, obligés eux aussi, par cette suppression, à remuer les bras pour
vivre.
»  Enfin, une transformation radicale de ce que l’on appelle à tort la
civilisation. Voilà ce qu’il faudrait, et tout n’en irait que mieux.
» Ainsi voyais-je la joie peinte sur tous les visages, et la satisfaction
générale causée par ce nouvel état social était vraiment merveilleuse.
» Hélas ! Ce n’était qu’un rêve ! Je m’éveillai heureux de ce que j’avais
vu. Mais les répugnantes réalités de la société moderne vinrent bientôt me
rendre ma tristesse.
» Et je repris, chagrin, le chemin de ma demeure déserte… »
 

Les grondements de canon de la guerre de 1870 sortent le vieux lion de


sa tristesse et de son amertume. Il applique la remarque de Victor Hugo  :
« Il y a en ce moment un bon moyen d’être patriote, c’est pour un Italien
d’aimer la France, et pour un Français d’aimer l’Italie » ; à l’annonce des
premiers revers des armées françaises devant les Prussiens, la haine de
Napoléon cède le pas, chez Garibaldi, au penchant qu’il éprouve pour la
France et pour la liberté. Quand Gambetta proclame la levée en masse, le
général envoie un télégramme à Paris : « Je mets à votre service le peu qui
reste de moi. Disposez-en.  » Mais quel commandement le gouvernement
français peut-il donner à Garibaldi ?
Un mois se passe en hésitations. Puis, on envoie à Caprera un ancien
Chemise rouge, le colonel Bordone, qui conduit le général à Marseille, à
bord d’un vapeur français.
Honneurs et acclamations sans bornes. A Tours, les officiels sont un peu
plus embarrassés quand, le 8  octobre, Garibaldi rencontre Gambetta. Il
refuse le commandement des volontaires de la région de Chambéry : c’est
trop loin du front ! Et à Chambéry, combien seront-ils ? Rien à répondre à
cela : une nouvelle fois, les administrateurs ont peur de l’homme d’action.
Car la perspective de se battre pour une cause juste a remis Garibaldi sur
pied. Il frappe du poing sur la table, après le repas officiel pris à Tours,
quand on lui précise qu’il aurait, à Chambéry, trois cents hommes sous ses
ordres… C’est assez, demain, le Niçois rentre à Caprera !
Bref conseil de gouvernement  : l’effet moral du départ de Garibaldi
serait désastreux dans tout le pays. On lui propose donc ce qu’il attend : le
commandement de tous les corps francs, des Vosges, de Strasbourg, de
Paris, et un bataillon de gardes mobiles. Tout va mieux : le général fixe son
Q.G. à Dôle. Et il organise avec soin son «  Armée des Vosges  » avec
d’autant plus de soin qu’elle est hétérogène. Tout bien compté, l’ensemble
atteindra vingt mille hommes, mais le tiers seulement sera en état de
soutenir les assauts prussiens. L’étonnant, une nouvelle fois, se produit  :
dans le désordre de la débâcle, ces francs-tireurs, qu’ils soient polonais,
lyonnais, algériens ou italiens, forment une unité constituée que les
Prussiens ne peuvent saisir : dans la forêt vosgienne, les troupes de Moltke
s’essoufflent à vouloir suivre ces précurseurs des guérilleros et des
maquisards que sont les Garibaldiens de 1870-1871. Quand l’ennemi, fin
octobre, se dirige sur Auxonne et Dijon, l’armée des Vosges le harcèle et
bloque son avant-garde. Douze mille Badois viennent à bout de la
résistance de cette dernière ville et quand Metz tombe, les combats de
retardement sont inutiles : on transporte le Q.G. garibaldien à Autun et on
assure les rares positions que l’on peut tenir, de Bligny à Saulieu. Mais, à
près de soixante-quatre ans, le Niçois reste l’homme des coups de main et
des attaques-surprises. Il ne réussit pas, néanmoins, à reprendre Dijon,
comme il tente de le faire à la fin novembre. En revanche, les Allemands,
plus nombreux et mieux équipés, ne lui raviront pas Autun. Quand ils
abandonnent Dijon, pour éviter d’être encerclés, en janvier, ce sont les
Garibaldiens qui ont la charge de sa défense. C’est la fin, pour la France.
Les derniers combats victorieux sont livrés par les Chemises rouges qui,
dans leur résistance à l’ennemi, lui enlèvent le seul drapeau qu’il perd de
toute la guerre, celui du soixante et unième régiment de Poméranie. Tandis
que l’armée de Bourbaki est décimée par Moltke, Garibaldi conduit ses
hommes au travers des mailles du filet ennemi et ne laisse aux Prussiens
aucun prisonnier, au jour de la reddition.
La campagne est terminée, les armées du front se sont rendues, mais
peut-on reprendre la lutte  ? La majorité du pays, derrière Thiers, répond
négativement. Gambetta ne veut pas céder. Quant à Garibaldi, il n’est qu’un
guerrier au service de la France et ne se prononce pas en tant qu’homme
politique. Six départements français le portent à la députation, mais il écrit
au président de l’Assemblée, qui se réunit à Bordeaux  : «  Je renonce à
l’honneur qui m’a été fait. »
Voici pourtant le vieillard à la barbe blanche au Grand Théâtre de la
ville, dans les coulisses de l’Assemblée. Victor Hugo est à ses côtés et le
public est avec lui, qui l’acclame. En fin de séance, Garibaldi demande la
parole. Mais la droite l’interpelle, on lui crie d’ôter son chapeau. Le général
le garde, et son puncho sur les épaules, ce que certains considèrent comme
une provocation ! Tumulte, interpellations, moqueries de la part de Thiers.
« Lâches ! crient les républicains, vous avez peur d’entendre un héros ! —
Majorité rurale, enchaîne Crémieux, laisse parler Garibaldi  !  » Les
mouvements divers s’amplifient. Vexé, Garibaldi n’insiste pas et s’en va.
Encore, toujours l’ingratitude  ! Mais qu’aurait pu dire le condottiere  ?
Sortant, muet, du Théâtre de Bordeaux, comme le vainqueur d’une tragédie
antique, il est le héros que la foule place sur piédestal. On crie de toutes
parts : « Ne nous abandonnez pas ! Restez avec nous ! »
Le général repart pour Caprera tandis qu’il se trouve, à la Chambre, des
parlementaires pour protester contre son élection puisqu’il n’est pas
français. Les amis du Niçois répondent qu’il l’est devenu sur les champs de
bataille. Et Hugo conclut cet épisode peu glorieux  : «  Les puissances ne
sont pas intervenues pendant cette guerre  ; mais un homme est intervenu,
qui est une puissance en soi. Il est venu, il a combattu. Et lui seul, parmi les
généraux qui ont lutté pour la France, n’a pas été battu !… »
 

A Caprera, et au cours d’un dernier voyage dans Rome, devenue


capitale, mais sans son intervention, Garibaldi tire ses dernières cartouches :
des idées – révolutionnaires ; des pamphlets – vengeurs ; des polémiques –
interminables. Une vie difficile, émaillée de soucis d’argent, d’ennuis de
ménage ou de surprises peu souhaitées – en 1873, alors que Giuseppe a
soixante-six ans, Francesca lui donne encore un garçon. L’année suivante, le
gouvernement veut acheter son silence, car le vieux lion rugit : il réclame le
suffrage universel immédiat, des réformes sociales, la bonification des
terres marécageuses de la région de Rome, que l’on donnerait aux paysans
pauvres. Garibaldi vient de vendre son bateau, on lui fait une rente de
cinquante mille lires qu’il repousse dignement  : «  Que ce gouvernement
cherche ailleurs ses complices. »
Mazzini est mort, ignoré de tous ceux dont il a pourtant éveillé les
consciences. Victor-Emmanuel s’est éteint en 1878. Cavour disparu depuis
longtemps, seul Garibaldi reste encore, des héros de la patrie. Il corrige ses
Mémoires, supporte son arthrite, épouse enfin Francesca quand son mariage
malheureux avec Giuseppina Raimondi est déclaré nul, après tant d’années.
Bien qu’il ne puisse plus se déplacer qu’en voiturette d’infirme, il effectue
plusieurs pèlerinages : à Gênes, à Mentana, à Palerme, à Milan – où il est
statufié de son vivant.
1882 : les derniers mois. Dans son ermitage de Caprera, le condottiere
met son testament au clair. Il lègue à tous son amour pour la vérité et la
liberté. Il refuse, au jour de sa mort, le secours d’un prêtre, « ennemi atroce
du genre humain  », au «  ministère méprisable et scélérat  ». Il demande à
être incinéré au feu des lentisques et des acacias, en face de la mer, sur un
rocher de son île. Il conseille à ses compatriotes de garder l’Italie entière,
même avec le diable « pour s’en tenir au grand concept de Dante ». Et puis,
quand ce sera possible, que l’Italie se proclame République ; mais que d’ici
là, on lui donne un dictateur temporaire, qui serait le plus honnête de ses
habitants et qui régnerait en maître «  tant que l’Italie ne sera pas plus
instruite dans la liberté et que son existence sera menacée par ses puissants
voisins ».
La liberté, la religion coupable de tous les maux de l’Italie, la
dictature… Le testament résume la vie du patriote, enthousiaste, naïf,
généreux. Son message lui survivra, jusqu’en France, pendant la guerre de
1914 où, sous la conduite de ses descendants, Ricciotti et Ezio, des
volontaires à la chemise rouge combattront l’Allemand.
A six heures vingt-deux, le 2  juin 1882, une vie bien remplie se
termine. De toutes parts, on accourt pour les obsèques  ; les dernières
volontés du défunt ne sont pas respectées  : on ne brûle pas son corps, on
l’enterre, face à la mer, dans son île, au milieu d’arbres qu’il a lui-même
plantés. Sur le cercueil, une chemise rouge et un drapeau. Dans le monde
entier, la presse de l’époque témoigne du deuil :
Le Times de Londres lui reconnaît le courage du lion, l’abnégation, la
maîtrise, et de la magnanimité. Le Deutschland lui rend justice  : il fut
généreux, patriote, prêt au sacrifice, et l’on voudrait oublier qu’il a été
l’ennemi. A Vienne, la Neue Freie Presse répond par avance à ceux qui le
jugeront trop intrépide  : comme Guillaume Tell vu par le poète Schiller,
Garibaldi répondrait que, prudent, il n’aurait pas été Garibaldi. Et à Paris, la
France juge  : «  Cette mort est un deuil pour l’humanité. Garibaldi était
citoyen du monde. »
Dans ses Mémoires, il a jeté sur sa vie, simplement et sincèrement, un
dernier regard : « Une vie orageuse, faite de bien et de mal, comme le sont,
je crois, celles de la plupart des gens. J’ai la conscience d’avoir toujours
cherché le bien, pour mes semblables comme pour moi. Et si, quelquefois,
j’ai fait le mal, je suis certain de l’avoir fait involontairement… »

Jean LANZI

1- Secrétaire de Benito Gonçalès, président de la province révoltée.


La révolte des Cipayes
12  mai 1857  : le commandant en chef des forces britanniques au
Bengale, le général George Anson, et son état-major prennent le frais à
Simla, un paradis de douceur et d’air pur qui permet, en cette saison, de fuir
le chaudron de la plaine du Gange.
On y mène une existence de ville d’eaux  : officiers en spencer,
serviteurs hindous enturbannés, gazon anglais et, dans la nuit qui vient de
tomber, la lueur des lucioles et les volutes de fumée des cigares.
Le général Anson donne un dîner de vingt-cinq couverts dans sa
résidence de Barnes Court. Atmosphère détendue. A peine un invité a-t-il
noté qu’au cours du repas, un militaire a apporté un pli que le
« commandier-in-chief Bengal Army » – c’est le titre du général Anson – a
glissé sous son assiette sans même y jeter un coup d’œil.
Le bon général Anson n’aime pas donner l’impression d’être dérangé
par un simple message  : chaque chose en son temps. Un certain
détachement et du flegme conviennent à un commandant en chef qui se
console à Simla des inconvénients du climat de l’Inde au mois de mai.
Le télégramme ne manque cependant pas d’intérêt. Anson va pouvoir
s’en rendre compte quand, à l’heure du porto, lorsque les dames se sont
retirées et qu’on se retrouve entre hommes, il va déchirer d’un geste
indifférent le pli qu’on lui a apporté tout à l’heure.
Le message lui apprend, en effet, que l’armée dont il est responsable et
dont la plus grande partie est constituée d’unités indigènes, est entrée en
révolte ouverte et que les mutins se sont emparés de Delhi, l’ancienne
capitale des empereurs mogols, située à trois cents kilomètres plus au sud.
Le télégramme, qui est un véritable S.O.S., a été transmis dans l’après-
midi, mais, fait étrange, les fils télégraphiques ne vont pas jusqu’à Simla et
ne dépassent pas Ambala, à environ deux cents kilomètres de Delhi. Il a
donc fallu plus de vingt-quatre heures pour que le message parvienne
jusqu’au commandant en chef, trouble sa quiétude et rompe son isolement.
Quiétude et isolement qui paraissent bien inexplicables pour un homme qui
a les responsabilités du général Anson.
Les circonstances imposaient une plus grande vigilance  : depuis
plusieurs semaines, sinon plusieurs mois, l’Inde et en particulier le bassin
du Gange, où s’exerce le commandement du général Anson, donnent des
signes alarmants.
Le 26 février, un régiment de « cipayes » – le 19e Native Infantry, s’est
révolté à Berhampur, suivi, le 29  mars, par un autre régiment indigène, le
34e Native Infantry à Barrackpur.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les régiments de cipayes
donnent du fil à retordre aux Britanniques  : en 1806 puis en 1852, des
soulèvements – durement réprimés – ont déjà eu lieu.
 

Mais qui sont les «  cipayes  »  ? Il faut pour répondre à cette question
décrire rapidement ce qu’était l’armée des Indes en ce milieu du
XIXe siècle, à l’époque où la reine Victoria régnait sur l’Angleterre. En fait,
il y avait aux Indes deux armées distinctes  : celle de la Compagnie des
Indes qui avait, depuis toujours, eu le privilège de lever ses propres troupes
et celle de Sa Majesté la reine. Les unités qui appartenaient à cette dernière
étaient – il faut le préciser – à la charge de la puissante compagnie des Indes
– East India Company – qui en assurait l’entretien.
En 1857, les effectifs de l’armée «  régulière  » britannique stationnés
aux Indes avaient considérablement décru, en raison surtout de la guerre de
Crimée  : il ne restait plus que quatre régiments de cavalerie et vingt-deux
bataillons d’infanterie, à l’exclusion de toute unité du génie ou d’artillerie.
Ce « désengagement » britannique s’était effectué simultanément à un
sensible affaiblissement de l’autre armée – la plus importante – celle de la
Compagnie. La discipline s’était relâchée et les rapports de confiance ou
d’autorité entre les soldats indigènes et leur encadrement britannique
n’étaient plus aussi étroits et satisfaisants qu’au début du siècle. Les
officiers anglais vivaient plus à l’écart de leurs hommes qu’avant  : ils
s’étaient embourgeoisés, fonctionnarisés en quelque sorte et, dans bien des
cas, la présence de leurs familles et, en particulier, de leurs épouses, avait
contribué à modifier la physionomie des rapports entre les chefs et leurs
troupes.
Il y avait aussi le problème de l’avancement : les éléments indigènes se
voyaient barrés à tout accès aux grades supérieurs à ceux de sous-officiers.
Dans les premiers temps de la création de cette armée «  privée  » de la
Compagnie des Indes, cela ne posait pas de problème : les soldats indigènes
étaient principalement recrutés dans les castes les plus basses de l’Inde ou
parmi les mercenaires d’origine afghane ou turque. Mais en vue de donner
« une base nationale » à l’armée des Indes, le recrutement avait, de plus en
plus, fait appel à des membres de la caste des brahmanes et à d’autres castes
élevées  : hommes plus difficiles à manier car plus susceptibles ou plus
ambitieux. Une mesure les avait déjà heurtés : en septembre 1856, il avait
été décrété que désormais les « cipayes » – dont le mot a le même sens que
celui de spahi – pourraient désormais être employés ailleurs qu’aux Indes.
Or, le fait de franchir un océan privait un brahmane de sa caste, et cette
crainte avait provoqué une sourde inquiétude parmi les cipayes.
Dans cette culture hautement hiérarchisée et cloisonnée qu’est
l’hindouisme, perdre sa caste est une tragédie à la fois sociale, religieuse et
métaphysique. L’appartenance à une caste dépasse en effet la durée
éphémère de la vie d’un homme  ; elle marque comme le jalonnement, la
progression ou la régression d’une âme dans la froide perspective de
l’éternité. Priver un homme de sa caste, c’est dégrader son âme et
compromettre, en quelque sorte, « l’avancement » de celle-ci.
En 1807, les cipayes s’étaient révoltés à Vellore parce que les Anglais
voulaient leur imposer un nouveau type de turban et leur interdire les
marques distinctives des castes hindoues.
Bien avant que n’éclate l’insurrection de mai 1857, les Hindous avaient
acquis le sentiment – vrai ou faux – que les Britanniques projetaient de
briser l’ordre social et religieux de l’Inde et de christianiser la population :
l’attitude, souvent dépourvue de tact, des missionnaires ne contribuait pas à
leur enlever cette idée.
Dans cette Inde angoissée, confrontée de plus en plus avec le heurt de
deux civilisations, pendant le règne de lord Dalhousie, gouverneur général
de l’Inde jusqu’en 1856 – date à laquelle il avait été remplacé par lord
Canning – il existait d’autres sujets d’inquiétude. Ceux-ci touchaient moins
aux croyances qu’aux intérêts matériels et, en particulier, à ceux des
familles régnantes. En moins de dix ans, lord Dalhousie avait, par des
subterfuges divers et notamment en s’assurant des territoires dont le
seigneur, en mourant, ne laissait pas d’héritier direct, annexé plus de six
cent cinquante mille kilomètres carrés, soit une superficie supérieure à celle
de la France.
Et cette politique, dans laquelle certains ont voulu voir un effort de
remembrement et de modernisation agraire et d’autres une spoliation pure
et simple, avait provoqué chez les féodaux, petits ou grands, une vague de
mécontentement dont – ce n’était pas un hasard – les échos se retrouvaient
dans la presse locale, tel cet Hindu Patriot, qui rappelant, à cette occasion,
que le gouverneur général de l’Inde était un employé de la Compagnie,
écrivait sur un ton vengeur  : «  Un gouverneur général hindou est chargé
d’anéantir les dynasties par un trait de plume. »
Tels étaient les ferments profonds qui agitaient cet énorme continent
indien où quarante mille soldats d’origine britannique et leurs familles se
trouvaient noyés dans la masse de plus de trois cent mille soldats indiens,
suivant une proportion de huit contre un.
Il ne manquait plus, pour que l’explosion se produise, qu’une étincelle :
celle-ci vint avec la fameuse affaire des cartouches. C’est elle qui avait déjà
provoqué les mutineries, rapidement réprimées, de 1856, mais l’agitation
n’avait cessé depuis.
Les Anglais avaient décidé de rééquiper les unités indigènes avec un
nouveau fusil, le fusil Enfield, qui remplaçait un mousquet – le Brown Bess
– démodé et lourd, dont les cipayes étaient jusqu’ici munis. Mais le
nouveau fusil, dont plusieurs unités cipayes rassemblées au camp
d’entraînement de Dum Dum, aux environs de Calcutta, apprenaient le
maniement, avait cette particularité, entre autres, d’utiliser une cartouche
graissée qu’il fallait déchirer avec les dents pour en verser le contenu dans
le canon.
Or, le bruit s’était répandu chez les cipayes que la graisse utilisée pour
confectionner les cartouches était un mélange de graisse de bœuf et de
graisse de porc ! C’était une affirmation explosive : le bœuf étant un animal
sacré pour les Hindous et le porc – ou tout au moins la viande et la graisse
de porc – un animal odieux aux musulmans…
On n’a jamais su, au juste, qui avait eu l’idée géniale de répandre ce
« bobard » parmi les cipayes, mais on peut affirmer qu’il s’agit d’une des
plus grandes réussites parmi les « armes psychologiques » à une époque où
l’on n’en connaissait même pas le terme. C’était le moyen le plus simple et
le plus efficace pour faire voler en éclats l’armée des Indes et soulever toute
une population contre les Anglais.
Quatre ans auparavant, un général anglais, le général Tucker, chef
d’état-major de l’armée des Indes, avait pressenti le danger et avait souligné
l’inconvénient qu’il y aurait à utiliser des graisses animales pour
confectionner des cartouches. Lord Canning aussi s’en était ému, mais le
général Anson avait fait preuve d’une attitude intransigeante en déclarant à
qui voulait l’entendre qu’il ne se laisserait pas influencer par des « préjugés
stupides », suivant sa propre expression.
La rumeur qui courait les camps – Dum Dum d’abord puis Ambala et
Sialkot – était-elle seulement un « bobard », comme celui qui racontait que
les veuves britanniques de la guerre de Crimée allaient être mariées à des
princes hindous pour leur faire des enfants chrétiens  ? Les analyses
effectuées sur ordre des autorités britanniques montrèrent que seule de la
graisse de mouton – animal qui offrait l’avantage de n’avoir rien
d’offensant pour les hindous et les musulmans – avait été utilisée pour
fabriquer les cartouches de fusil Enfield.
Mais selon certains témoins britanniques, il est probable que des lots de
cartouches avaient été fabriqués avec les graisses de bœuf et de porc.
Quoi qu’il en soit et en dépit des dénégations britanniques, les cipayes,
affolés, refusaient systématiquement de toucher de près ou de loin aux
cartouches.
Un incident était inévitable. Il intervint le 23 avril. Ce jour-là, le colonel
George Carmichael Smyth, qui commandait à Meerut, une importante
garnison située à quatre-vingts kilomètres au nord-est de Delhi, entre la
Jumna et le Gange, revenant de permission, apprit avec colère que son
régiment – le 3e  régiment de cavalerie légère – refusait de manipuler les
cartouches « intouchables ». Il fit aussitôt rassembler ses hommes et les mit
en demeure de prendre les cartouches. Smyth parcourut lui-même les rangs
pour exhorter ses hommes. A sa grande confusion et pour sa plus grande
colère, quatre-vingt-cinq cipayes refusèrent de lui donner satisfaction.
Encore sous le coup de la fureur, il rédigea sur-le-champ un rapport à son
chef hiérarchique, le général Hewitt – un vieux général obèse qui avait fait
les guerres napoléoniennes – réclamant le jugement des rebelles par une
cour martiale.
Un processus irréversible était, dès lors, engagé et par la décision du
colonel Smyth, les Anglais étaient bel et bien tombés dans le piège que les
provocateurs leur avaient tendu à travers la terreur naïve et sacrée qu’ils
avaient fait naître chez les cipayes.
Un semblant de jugement, auquel durent participer quinze sous-officiers
indigènes, neuf hindous et six musulmans, eut lieu le 8 mai à Meerut. Les
accusés n’eurent même pas le droit à la parole. Tous étaient condamnés  :
dix ans de prison et, ce qui était encore plus grave, privation de la pension à
laquelle ils avaient droit après de longues années de bons et loyaux services.
A la provocation, les autorités britanniques répondaient par une autre
provocation. Elles trouvèrent encore mieux  : le général Hewitt qui,
pourtant, n’avait pas été enthousiasmé par cette idée de procès, voulut en
rajouter et, se sentant brusquement un goût pour la répression, le gros
homme impotent – il ne pouvait même pas monter à cheval tant il était
obèse – ordonna, ce qui n’était pas prévu par le règlement, que les
condamnés fussent enchaînés devant le front des troupes  : humiliation
supplémentaire qui sera lourde de conséquences.
En effet, pendant toute cette «  cérémonie  » qui dura plusieurs heures,
les prisonniers livrés aux maréchaux-ferrants ne cessèrent d’appeler à l’aide
leurs camarades qui assistaient souvent en pleurant, au traitement
ignominieux infligé aux quatre-vingt-cinq récalcitrants.
Le lendemain était un dimanche. Profondément troublés par la scène de
la veille, les soldats indigènes en permission traînaient, désœuvrés, dans les
rues surchauffées de ce «  bled  » poussiéreux et triste qu’est Meerut, un
Lunéville indien des tropiques.
Les Anglais venaient de terminer leur sieste dans les bungalows. On
s’apprêtait pour l’office du soir à l’église Saint-John. Calme et triste
dimanche de Meerut : à la tombée de la nuit, une clique dirigée par un chef
d’orchestre allemand donnerait un concert dans le kiosque à musique qui
prétendait attribuer à Meerut un petit air de ville d’eaux.
C’est alors que l’émeute éclata. En plusieurs endroits à la fois, comme
un incendie qui aurait plusieurs foyers. Y avait-il eu préparation  ? Déjà,
dans l’après-midi, on avait vu des groupes d’étrangers à la ville, venus sans
doute des villages voisins et qui paraissaient attendre un signal.
A la prison, vers laquelle s’était rué un groupe de plusieurs centaines
d’hommes, on libère les prisonniers de la veille et les autres aussi : plus de
cinq cents détenus de «  droit commun  » qui vont grossir les rangs des
cipayes révoltés.
Les assassinats, les pillages commencent. Les Britanniques sont
complètement pris par surprise. L’assoupissement de la vie de garnison
dans ce climat débilitant, une confiance exagérée dans la crainte qu’ils
inspirent aux indigènes, la dispersion des habitations, retardent leur réaction
alors que l’on tue et que l’on martyrise les leurs, par-ci, par-là.
Le sergent-major du 60e  fusiliers, dont les hommes assistaient au
service religieux, renvoie ses soldats à la caserne pour se changer…
l’uniforme de coton blanc ne convenant pas, selon lui, aux combats de rue.
Le carnage est maintenant généralisé  ; une partie de la ville brûle.
Officiers et leurs familles, surpris par les assassins, gisent dans leur sang.
Les femmes sont éventrées avec des raffinements de cruauté incroyables.
Pendant ce temps, les unités britanniques se mettent en kaki et le général
Hewitt, commandant la division de Meerut, se demande ce qu’il va faire.
L’inertie britannique paraît d’autant plus inexplicable que la garnison de
Meerut compte plus de deux mille Européens et que, seule à cette époque
de toutes les garnisons du Bengale, il y a parité entre les effectifs européens
et indigènes. De plus, les Britanniques disposent de vingt canons alors que
les cipayes n’ont pas d’artillerie.
Dans la nuit, maintenant, les cipayes étonnés eux-mêmes de leur audace
et du manque de réaction des Anglais, quittent la ville exsangue livrée aux
pillards venus des alentours comme des vautours. Ils s’attendent à ce que
Hewitt lâche ses troupes sur eux.
Mais, malgré les objurgations de ses officiers, le gros général préfère,
au lieu d’entamer une poursuite, regrouper ses troupes sur le champ de
courses où les trompettes aigrelettes de la cavalerie sonnent l’extinction des
feux.
Pendant ce temps, les cipayes courent vers Delhi où, comme des enfants
qui viennent de commettre un larcin, ils vont, obéissant à un réflexe
séculaire, se mettre sous la protection du vieil empereur mogol et des épais
remparts du Fort Rouge où, depuis des années, somnole le dernier héritier
des anciens maîtres de l’Inde. Il a quatre-vingts ans et, sans pouvoirs réels,
ce descendant du prestigieux Grand Mogol et de la famille de Tamerlan, vit
d’une pension de cent vingt mille livres que lui octroie le gouvernement
britannique. On l’appelle « Lumière du monde ».
Jamais l’expression « traînée de poudre » n’a mieux convenu qu’à cette
fuite éperdue des cipayes qui, sans être aucunement inquiétés par les
Britanniques mais croyant être poursuivis par l’enfer tout entier, vont
parcourir les quatre-vingts kilomètres séparant Meerut de Delhi où ils vont
propager la révolte à une vitesse-record. Partis de Meerut dans la nuit, les
voici, plus de deux mille, qui se présentent le 11 mai en fin de matinée aux
portes de Delhi.
A Delhi, où l’on se trouve dans l’ignorance complète de ce qui s’est
passé à Meerut, cette horde de cipayes qui passe la rivière sur l’unique pont
(une sorte de pont de bateaux fait avec des madriers) semble surgir d’un
cauchemar et surprend aussi bien le vieil empereur que les Anglais.
Ceux-ci, à l’exception du capitaine Douglas qui commande la garde
indigène que la Compagnie des Indes a mise à la disposition de l’empereur
et de quelques fonctionnaires qui sont dans le palais, se trouvent dans leurs
cantonnements situés à trois kilomètres de la résidence du souverain.
Or, c’est dans ce palais que les rebelles auxquels se sont joints les
gardes, font irruption, tuent Douglas et les Européens qu’ils rencontrent. Le
vieux souverain n’a plus d’autre ressource que de céder et d’accorder
solennellement son soutien à une révolte qui, sans doute, lui déplaît d’autant
moins que les cipayes le proclament roi.
Au moment où se déroulent ces événements, Hewitt maintient toujours
ses troupes à Meerut, l’arme au pied pour ainsi dire  : pourquoi  ? Seules
l’indolence et l’infirmité du vieux général donnent une réponse à cette
question bien que, plus tard, au cours de l’enquête sur cette période,
William Hewitt ait prétendu qu’il s’était conformé au règlement de l’armée
du Bengale qui interdit au responsable d’une garnison – la division de
Meerut – de compromettre sa sécurité en sortant de sa position. Mais qui,
après le départ des cipayes pour Delhi, menaçait la position du général
Hewitt ?
A Delhi, les scènes d’horreur recommencent, comme à Meerut. On
organise la chasse aux Anglais. Des familles entières sont exterminées.
Certaines sont amenées devant le roi – qui, aux révoltés lui demandant des
ordres, déclare : « Faites-en ce que vous voulez » –, et massacrées sous les
yeux du souverain. Plusieurs autres, heureusement, parviennent à rejoindre
la Flagstaff Tower, un édifice haut d’une cinquantaine de mètres, située sur
une colline rocheuse à trois kilomètres au nord de la ville. Là, les officiers
de la garnison et quelques cipayes demeurés fidèles organisent l’exode : un
long exode qui permettra à ces familles d’échapper au massacre.
Tout à coup, en direction de la rivière, retentit une forte explosion  :
c’est la poudrière qui saute. Assailli de toutes parts par des centaines de
rebelles, un petit groupe d’officiers britanniques a préféré mettre le feu à la
poudrière qui explose comme un navire qui refuse de se rendre. Grâce à cet
acte de courage, les munitions et les pièces d’artillerie ne pourront pas
tomber aux mains des révoltés.
C’est l’heure à laquelle le télégraphiste de service à Delhi installé à mi-
chemin de la ville et de la Flagstaff Tower envoie un message – le dernier –
et le seul  : il apprendra au monde la révolte des cipayes et vingt-quatre
heures plus tard, parviendra sur la table du général Anson, à Simla.
Cet ultime message, qui vaudra à son auteur, William Brendish, la
célébrité et une pension à vie de deux cent quarante livres par an, est ainsi
rédigé :
«  Il nous faut quitter le bureau, tous les bungalows sont en feu,
incendiés par les cipayes de Meerut. Ils sont arrivés ce matin. Nous pensons
que M.  Todd1 est mort. Il est parti ce matin et il n’est pas rentré. Nous
apprenons que neuf Européens ont été tués. Nous partons. Au revoir. »
 

A Simla, le général Anson se demande ce qu’il peut faire. Un regard sur


la carte et sur ses tableaux d’effectifs lui montre que la situation n’est pas
brillante. L’immense contrée dont il a la charge s’étendant de Ambala à
Calcutta, sur mille cinq cents kilomètres, risque de s’enflammer d’un
moment à l’autre. Pour y faire face  : des garnisons européennes
maigrichonnes, dispersées, pour ainsi dire noyées dans ce vaste pays. A
Calcutta, par exemple, où réside le gouverneur général, il n’y a qu’un seul
bataillon d’infanterie. Un régiment est stationné à Agra, un autre à
Lucknow, la capitale du royaume d’Aoud.
Mais ces unités se trouvent, dans la plupart des cas, environnées
d’unités indigènes plus importantes et, de plus, Anson ne dispose plus – le
télégraphe étant coupé – des moyens de liaison lui permettant de
coordonner leur action. Elles seront donc réduites à leurs propres moyens et
tellement privées d’ordres et d’informations qu’elles ne prendront
conscience de la situation que lorsqu’elles se trouveront attaquées elles-
mêmes et cernées chacune à leur tour par les rebelles.
Cette situation stratégique est aggravée par l’éloignement des deux
responsables de l’ordre  : le général Anson se trouve à Simla, et le
gouverneur général, lord Canning, installé à mille cinq cents kilomètres de
là – la distance de Paris à Vienne – ne peut même pas communiquer avec le
commandant en chef des forces du Bengale.
La faiblesse des garnisons européennes au Bengale au cours de ce
sanglant mois de mai  1857 va – après Meerut où, cependant, la situation
était précisément une exception – être à l’origine de nombreuses tragédies,
mais nous pensons, contrairement à l’opinion de nombreux historiens
britanniques, qu’elle fut une chance qui permit aux Anglais de rétablir la
situation.
En effet, de nombreuses unités européennes se trouvaient, au moment
où éclata la révolte des cipayes, dans la province du Pendjab, au nord-ouest
du pays, aux confins de l’Afghanistan.
En mai 1857, dix régiments britanniques sont au Pendjab. Ce sont ceux
du futur noyau du corps expéditionnaire qui engagera la répression de la
révolte : la « suppression » pour employer le mot anglais et qui signifie en
effet «  répression  ». Ces mêmes régiments eussent-ils été, comme à
l’accoutumée, essaimés à travers tout le pays, qu’ils auraient été submergés
par les cipayes.
 

Anson arrive à Ambala le 15 mai, où a été rassemblée une petite force


comprenant deux unités d’artillerie, le 9e  régiment de lanciers, le
75e régiment d’infanterie – toutes troupes régulières de l’armée britannique
– auxquels il faut ajouter les 1er et 2e  fusiliers du Bengale. Des unités
indigènes complètent cette force : elles devront bientôt être désarmées.
Toutefois, un mouvement sur Delhi paraît exclu pour le moment  :
Anson, qui a trouvé à Ambala des télégrammes le pressant de reprendre
Delhi aussi rapidement que possible, manque de munitions et il doit
attendre que celles qui lui parviendront du nord arrivent jusqu’à lui. Il
manque aussi de moyens de transport. Malgré cela, une avant-garde atteint
Karnaul le 17, à peu près à mi-chemin de Delhi. C’est là que Anson va
effectuer la concentration de ses troupes mais, nouveau coup du sort pour
les Anglais : atteint du choléra le 26 mai, le général Anson meurt le 27 au
matin, laissant le commandement à sir Henry Barnard, son adjoint, qui a
récemment servi en Crimée comme chef d’état-major de lord Raglan. C’est
lui qui va livrer le 30 et le 31 mai, deux combats aux rebelles de Delhi, sur
les bords de la rivière Hindon  : engagement victorieux qui laissera cinq
canons aux mains des Britanniques.
Le 7 juin, Barnard fait sa jonction avec les troupes – enfin elles ! – de
Meerut, conduites par le général Wilson, à environ quinze kilomètres de
Delhi.
Le lendemain, les forces britanniques chassent les cipayes du
retranchement qu’ils occupaient en force – trente mille hommes et trente
canons – à la position dite de Badli-ke-serai  : une sorte de crête rocheuse
dominant la vieille capitale qui s’étale là, aux pieds des Britanniques,
chassés il y a déjà près d’un mois.
Mais Delhi va leur rester encore interdite pendant de longues semaines.
Du moins le long siège, qui s’achèvera le 16  septembre par la prise de la
ville, permet-il d’immobiliser d’importants contingents de cipayes que de
leurs observatoires de la crête – le Ridge – et de la Flagstaff Tower, les
Britanniques voient défiler en bon ordre, drapeaux au vent, et aux sons de
musiques militaires qui ne sont autres que celles de l’armée britannique…
les seules qu’on leur ait apprises et qu’ils continuent à jouer en combattant
les Britanniques.
Il s’agit donc, pour les Anglais, de tenir Delhi en respect comme lord
Canning, bluffant à fond, le fait dans son isolement de Calcutta où, le
25  mai, pour l’anniversaire de la reine, il a donné un bal à Government
House comme si rien n’était et qu’il ne craignait surtout pas la menace que
fait peser sur Calcutta la brigade indigène stationnée à Barrackpur, à vingt-
cinq kilomètres au nord.
En repoussant les rebelles jusqu’aux murs de Delhi, les Britanniques
ont eu le sentiment qu’ils viendraient assez rapidement à bout de leurs
adversaires. Mais leur optimisme se change assez rapidement en
pessimisme. Les abords de Delhi sont difficiles  : des maisons, des jardins
coupés de petits murs et, surtout, une végétation qui dissimule les
mouvements de l’ennemi. Les fortifications de la ville, remises en état en
1804 par des ingénieurs militaires britanniques, sont solides et la ville est
bien flanquée à l’est par la rivière Jumna. De plus, les rebelles ont une forte
artillerie, bien protégée.
Il n’empêche que Barnard tente d’organiser un assaut pour le 13 juin –
il est reporté au 15, puis ajourné sine die.
En revanche, les rebelles se montrent hardis et effectuent de nombreux
coups de main contre les avant-postes de l’armée britannique. Mais c’est le
choléra, dont l’épidémie s’étend, qui fait le plus de mal aux Anglais  : le
5  juillet, comme son prédécesseur Anson, Barnard meurt à son tour. Le
général Reed qui lui succède meurt, lui aussi, quinze jours après. Le
commandement revient alors au général Wilson – quarante ans de service
en Orient. C’est à ce vieil homme, dont les qualités militaires sont peu
évidentes et dont l’esprit de décision a fait défaut naguère, que revient la
lourde tâche de s’emparer de Delhi.
Un fait extraordinaire, restant en partie inexplicable, domine cette
période du début de l’insurrection. En dépit de Meerut et de Delhi, l’Inde ne
bouge pas ; du moins pendant une longue période qui va jusqu’à la fin du
mois de mai – trois semaines de « suspense » pendant lesquelles les autres
garnisons cipayes restent figées, comme si elles attendaient un ordre ou tout
simplement comme si elles n’osaient pas encore commettre l’irrémédiable.
Est-ce la preuve que l’insurrection générale était prévue pour la fin mai
et que la révolte de Meerut était en avance sur les événements ? Mais, pour
parler de soulèvement généralisé, il aurait fallu trouver les preuves d’un
complot et en identifier les chefs.
Or, nous avons vu que la révolte de Meerut était la réponse à un
événement bien précis et dont les Britanniques étaient les instigateurs  : la
punition infligée aux quatre-vingt-cinq cipayes coupables de refuser
l’emploi des fameuses cartouches à la graisse. Nous avons vu aussi que leur
crise de colère passée, ils sont allés précisément demander l’appui et le
patronage de l’empereur à Delhi. On a soupçonné le rôle de la Russie qui,
en créant des difficultés aux Anglais, se vengeait ainsi de la défaite subie en
Crimée du fait des troupes de la coalition anglo-franco-turque.
Quoi qu’il en soit, au moment de l’insurrection, les Anglais disposaient
de nombreuses troupes sur le théâtre oriental, pouvant être dirigées sur les
Indes comme ce fut le cas d’un corps expéditionnaire de quinze mille
hommes qui, sous le commandement de sir James Outram, avait été engagé
en Perse et ramené dare-dare à Bombay. Un autre corps expéditionnaire, qui
se rendait celui-là en Chine, put être, à la requête de lord Canning, détourné
de sa route – il faisait escale à Ceylan – et être envoyé à Calcutta, à l’autre
extrémité de la zone sensible du bassin du Gange. Ces deux armées
formeront comme les deux branches d’une tenaille qui permettra de pacifier
le nord de l’Inde.
Cette période d’expectative sera mise à profit par les Anglais. Elle cesse
le 30 mai à Lucknow, un important poste britannique situé dans la province
de l’Aoud, à quatre cents kilomètres au sud-est de Delhi et à cent cinquante
kilomètres de la frontière du Népal.
 

Le « chief commissioner » – disons le résident – de l’Aoud, sir Henry


Lawrence, n’est pas pris au dépourvu par la révolte des contingents cipayes
qui éclate ce jour. Connaissant à fond le pays, bien informé sur ce qui s’y
passe, sir Henry Lawrence prévoyait depuis longtemps le pire et ses
télégrammes à Calcutta l’attestent. Sur place, le résident a pris des mesures
de précaution. Il en a été d’autant plus encouragé que, une semaine avant
Meerut, un régiment cipaye, le 7e  régiment de l’Aoud, s’était révolté
toujours pour la même affaire de cartouches. Le régiment a pu être désarmé
et sir Henry a préparé une résistance éventuelle en accumulant des stocks de
vivres. Il dispose d’ailleurs d’un régiment européen – le 32e d’infanterie –
d’une bonne position autour d’un vieux fort sikh, et de la résidence où, dès
la première alerte, ont trouvé refuge les sept cents civils britanniques, dont
cinq cents femmes et enfants.
Mais tout ce que peut espérer sir Henry Lawrence, brigadier-général
depuis le 30  mai, ce qui lui donne les pleins pouvoirs civils et militaires,
c’est de tenir. Car soudain, tout autour de lui, le pays se met à flamber  :
cette fois-ci, la révolte des cipayes est générale et se propage à travers
l’Aoud et le Rohilkhand.
Du 31  mai au 14  juin, une bonne douzaine de garnisons sont en
rébellion. Partout, on massacre les Anglais. Quelquefois cependant,
l’intervention d’un potentat local sauve la vie des civils britanniques,
comme c’est le cas à Azamgarh et à Nowgong. A Benarès, la ville sainte
sur le Gange, deux cent cinquante Anglais parviennent à désarmer deux
mille cipayes, mais ces succès sont rares. Partout la marée cipaye submerge
les Britanniques.
A Allahabad, le petit contingent anglais qui, d’une manière dérisoire,
occupe cet important nœud de communications, parvient à se retrancher
dans le fort  : il sera délivré dix jours plus tard par des renforts venus de
Calcutta.
Le 3  juin, le 41e  Native Infantry se mutine à Sitapur  : les rares
survivants européens se réfugient à Lucknow. Cinq jours après, le 8  juin,
Faizabad et Sultanpur tombent aux mains des rebelles  : «  Chaque poste
avancé, écrit sir Henry Lawrence, a, je le crains, succombé, et nous devons
nous attendre à être assiégés par les mutins et leurs alliés. »
Sir Henry Lawrence semble donc bien avoir été le seul, pendant cette
période, à avoir eu conscience de ce qui se tramait. Le colonel Inglis, qui se
trouvait à la tête du régiment européen de Lucknow, le 32e  «  Foot  »,
racontera plus tard que Lawrence avait été prévenu par un indigène que la
mutinerie éclaterait à 9  heures du soir et que se, trouvant à table, comme
tous les soirs à cette heure-là, il entendit à 9  heures tirer le canon comme
d’habitude, il se tourna vers lui et lui lança en riant : « Vos amis ne sont pas
exacts au rendez-vous. »
«  A peine avais-je répondu, dit Inglis, que nous entendîmes une
fusillade qui venait des cantonnements.
Nous commandâmes aussitôt les chevaux et je me rappelle sir Henry
qui, en attendant son cheval, se tenait sur le perron de la résidence, sa
silhouette éclairée par le clair de lune. Ce soir-là, un détachement composé
d’une soixantaine de cipayes sous la conduite d’un officier indigène se
trouvait de garde à la résidence. Dès que l’alarme avait été donnée,
l’officier en question, un subadar2, mit ses hommes en ligne à environ une
dizaine de mètres de nous et, en saluant, demanda s’il fallait faire charger
les armes.
» La question m’était posée et je la répétai à sir Henry qui acquiesça. Je
donnai l’ordre de charger les fusils et, dans le silence de la nuit qui n’était
ponctué de loin que par les coups de feu dispersés qui nous avaient alertés,
j’entendis le bruit caractéristique des armes que l’on charge. Je pense que
sir Henry fut le seul d’entre nous dont le cœur ne se mit pas à battre plus
vite. C’est alors qu’il leur lança – tandis que les armes des cipayes
semblaient dirigées contre nous : “Je vais aller flanquer dehors ces rigolos.
Faites en sorte que pendant mon absence vous demeuriez à votre poste et
que vous empêchiez quiconque de faire du grabuge ici, sinon quand je
reviendrai je vous pendrai.” »
Et le colonel Inglis ajoutera : « Je ne sais si ce fut la conséquence de la
harangue de sir Henry, mais je dois dire que la garde demeura à son poste et
que, tandis que partout les bungalows brûlaient et qu’on tirait de tous côtés,
personne ne put entrer dans la maison et que la résidence de sir Henry fut la
seule qui cette nuit-là ne fut pas pillée ou incendiée. »
 

Toute notre attention, et celle du monde entier, va, désormais et pour


plusieurs semaines être fixée sur cette partie de l’Inde où Lucknow et un
autre poste britannique situé à moins de quatre-vingts kilomètres de là vont
devenir les symboles de cette révolte des cipayes : il s’agit de Cawnpore.
L’insurrection à Cawnpore éclate le 5  juin. Depuis une semaine, sir
Henry Lawrence est assiégé dans Lucknow par les cipayes révoltés. Il ne
pourra donc rien pour Cawnpore, bien que la garnison qui s’y trouve ne soit
pas plus éloignée de lui que Chartres ne l’est de Paris. Cawnpore est une
ville de soixante mille habitants sur la rive sud du Gange. Grosse majorité
d’éléments indigènes par rapport à une faible garnison britannique, le tout
placé sous les ordres d’un vieux général, sir Hugh Wheeler. Celui-ci a pris
des dispositions. Depuis le 11 mai, il a fortifié une caserne qui se trouve au
milieu des cantonnements  : ce sera le «  general Wheeler’s entrechment  »
qui deviendra aussi célèbre que Fort Alamo ou la maison des dernières
cartouches.
C’est là que pendant plusieurs semaines, le général Wheeler, ses troupes
et de nombreux civils dont bon nombre sont venus des environs et même de
Lucknow, au total huit cents ou neuf cents Britanniques, vont subir les
assauts incessants de trois mille ou quatre mille rebelles.
La seule supériorité des Anglais  : l’artillerie, car ils disposent d’une
dizaine de canons contre trois ou quatre aux cipayes. Mais les conditions de
la lutte sont effroyables  : la chaleur est suffocante, les installations du
général Wheeler sont précaires et n’assurent qu’une protection illusoire.
Aucun secours n’est à espérer : sir Henry Lawrence ne peut pas bouger de
Lucknow où, dans des conditions qui ne sont pas tellement éloignées de
celles des assiégés de Cawnpore, il résiste tant bien que mal à la marée
déchaînée des cipayes, et la seule garnison qui pourrait intervenir – celle
d’Allahabad – est à deux cents kilomètres et se trouve elle-même – du
moins jusqu’au 18 juin, date à laquelle elle sera débloquée – en pleine crise.
La résistance de Cawnpore va durer vingt et un jours  : jours de
souffrance qui vont coûter la vie à deux cent cinquante Britanniques tandis
que les quatre cents civils parmi lesquels cent vingt-cinq femmes et enfants,
mal protégés des tirs et de la chaleur3 vont endurer d’innombrables
souffrances.
Le martyre qui les attend par la suite est encore plus affreux. La
tragédie de Cawnpore, car c’en fut une qui marqua profondément toute la
lutte qui suivra, est avant tout dominée par une figure étrange dont le nom
appartient autant à la légende qu’à l’histoire : Nana Sahib.
 

De son véritable nom Dundoo Punt, celui qu’on appelle Nana Sahib est
le fils adoptif de Badjee Rao, du dernier « péchawah » des Mahrattes, c’est-
à-dire du dernier seigneur de cette population qui occupe l’Aoud et le
Rohilkhand. A la mort de Badjee Rao, les Britanniques appliquant la
politique définie par lord Dalhousie, ont « coupé les vivres » à Nana Sahib,
en lui déniant le droit à toucher la pension – on dirait aujourd’hui la « liste
civile » qui était allouée à son père adoptif. Nana Sahib essaya de plaider sa
cause auprès des Britanniques et il envoya à cet effet un personnage que
l’on verra souvent à ses côtés par la suite, Azim-Oolah-Khan, de religion
musulmane alors que le Nana, comme on le désigne le plus souvent, est un
brahmane.
Cet agent, mi-avocat, mi-chargé de relations publiques, restera quelque
temps en Angleterre où sa prestance et son bagout lui vaudront de
nombreux succès féminins, mais sa mission se soldera par un échec, comme
d’ailleurs les tentatives du résident britannique à Bithour – la capitale de
Nana Sahib – qui s’efforcera, mais vainement, d’amener ses compatriotes,
du moins partiellement, à revenir sur une décision dont il mesurait les
dangers.
Extérieurement Nana Sahib, qui a été profondément blessé par l’attitude
des Anglais, garde une sérénité parfaite et même une apparente nonchalance
qui trompe son entourage et rassure les Anglais mais, dès cette époque
commence pour lui une activité fébrile qui va le mener, sous le prétexte de
voyages, à prendre contact avec de nombreux féodaux, tissant ainsi des
contacts à la barbe des Anglais qui ne semblent pas s’être étonnés que le
seigneur de Bithour voyageât ainsi, alors que le fait était inhabituel pour un
homme de son rang à cette époque en Inde. C’est ainsi que Nana Sahib se
rendit à Delhi, à Lucknow, et qu’il rencontre un accueil favorable auprès de
nombreux féodaux qui, toujours à la suite de l’application de la « doctrine
Dalhousie », se trouvaient dans le même état d’esprit, fait de frustration et
de révolte. Ce pèlerinage de Nana Sahib, encore qu’il soit difficile d’en
suivre toutes les péripéties, fut dans son ensemble fructueux et il rallia à sa
cause – qui était commune aux autres – de nombreux princes et chefs de
différentes races et dynasties.
Les mieux disposés furent, comme il se devait, les Mahrattes dont deux
autres dynasties  : celle du rajah de Sattarah et celle du rajah de Boonsla,
avaient les mêmes problèmes que lui. Eux aussi avaient essayé de plaider
leur cause en Angleterre et avaient échoué, et eux aussi avaient commencé à
faire de l’agitation. L’annexion du royaume de l’Aoud décida les uns et les
autres à rallier Nana Sahib qui devint ainsi, avant d’être le symbole de la
révolte, le chef du complot. Un chef que les Britanniques ne soupçonnaient
même pas et qui va leur faire payer cher leur insouciance et leur iniquité.
La confiance des Anglais en Nana Sahib est telle que, lorsque la
situation se tend à Cawnpore, ils lui demandent de fournir éventuellement
son appui : le receveur britannique des finances à Cawnpore met sa maison
à sa disposition et on prie le Nana d’installer des hommes à lui pour assurer
la garde de l’arsenal où sont enfermées les cent soixante-dix mille livres
sterling du Trésor…
Le 4 juin, la mutinerie éclate à son tour à Cawnpore. Premier geste de
Nana Sahib : il s’empare de l’argent dont les Anglais, bien imprudemment,
lui avaient confié la garde.
Et comme les mutins veulent se diriger vers Delhi, Nana Sahib les
rameute, en prend la tête et les lance, le 6, dans la ville. L’heure des pillages
et des incendies a sonné. Nana Sahib a levé le masque : Cawnpore va être
sa vengeance.
« Tuez tous les Anglais et je vous donnerai à chacun un bracelet en or et
tout le butin. » Telle est la promesse que Nana Sahib aurait faite aux cipayes
de Cawnpore.
 

La garnison minuscule du général Wheeler et le troupeau affolé des


civils vont s’asphyxier progressivement et, le 14, une semaine après le
début du siège, Wheeler sent déjà qu’il ne pourra pas tenir longtemps  :
«  Nous sommes assiégés depuis le 6 par Nana Sahib et toutes les troupes
indigènes qui se sont soulevées le 4 au matin. L’ennemi possède deux
canons de vingt-quatre et plusieurs autres. Nous n’avons que huit pièces de
neuf. Notre résistance a été magnifique et les pertes cruelles. Nous voulons
du secours, du secours ! »
Cet appel, écrit de la main même de Wheeler, parviendra à Lucknow
grâce à un messager hindou qui réussira, sans encombre, à franchir les
quatre-vingts kilomètres qui séparent Cawnpore de la garnison de sir Henry
Lawrence.
Mais celui-ci doit choisir  : ou tendre la main à Wheeler qui appelle à
l’aide et risquer, du même coup, d’affaiblir ses forces et de compromettre la
sécurité précaire des Européens assiégés à Lucknow ou, quoi qu’il lui en
coûte, faire la sourde oreille. C’est ce qu’il décide en dernier ressort, malgré
les objurgations de ses propres conseillers. Dès lors, le sort de Cawnpore est
scellé.
Chaque jour la petite redoute, à laquelle restera attaché le nom du
général Wheeler, est soumise à un bombardement implacable qui grignote
peu à peu les murs derrière lesquels s’abrite la garnison, comme la mer le
ferait sur un château de sable.
C’est un enfer  : l’air torride est imprégné de poussière. Les vivres et
surtout l’eau se font rares. On n’a plus de quoi soigner les blessés. Pour
éviter l’épidémie, les morts, pauvres morts parmi lesquels souvent des
femmes et des enfants, sont jetés dans un puits – le fameux puits de
Cawnpore qui n’a pas fini de jouer son triste rôle.
On mange les chevaux, les chiens. Les enfants, qui ne comprennent pas
ce qui se passe, sont les plus malheureux.
Voilà trois semaines que cela dure maintenant et Cawnpore est à bout de
forces. Nana Sahib, qui est parfaitement au courant de la situation du
général Wheeler et des siens, lance une attaque générale le 23  juin, jour
anniversaire de la bataille de Plassey qui assura la conquête du Bengale par
les Anglais. Mais, dans son agonie, la garnison de Cawnpore trouve encore
les forces nécessaires pour repousser l’assaut. Alors le Nana va essayer
autre chose.
Le 25  juin, une femme agitant un drapeau blanc se présente devant le
retranchement britannique. Cette femme, une Eurasienne, est amenée au
général Wheeler auquel elle remet une missive portant cette inscription  :
« Aux sujets de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria ». La porteuse
de la lettre paraît en proie à un affolement qui frise l’hystérie. Les rebelles,
explique-t-elle, retiennent ses enfants en otage et, si sa mission échoue, ils
risquent de le payer de leur vie. Vérité ? chantage supplémentaire ? On ne le
saura jamais. Il est peu probable, d’ailleurs, que le général Wheeler se pose
même la question lorsqu’il prend connaissance du message.
Celui-ci est une offre de reddition.
«  Tous ceux qui n’ont aucun rapport avec les agissements de lord
Dalhousie et qui désirent déposer les armes pourront se rendre en toute
sécurité à Allahabad… »
L’offre est tentante. Toutefois, Wheeler flaire le piège. Ses officiers lui
font valoir qu’il ne reste plus que trois jours de vivres si l’on peut appeler
ainsi les maigres quantités de grain et de rhum qui demeurent en stock.
Toute la journée cependant, Wheeler réserve sa décision et ce n’est qu’au
crépuscule qu’il accepte… Le contact est aussitôt pris.
On tombe finalement d’accord sur les termes de la reddition : toute la
garnison sera évacuée. Les canons et le trésor seront livrés. Les hommes
garderont leurs armes individuelles avec soixante coups. Des bateaux
emmèneront la garnison jusqu’à Allahabad en descendant le Gange.
L’évacuation est prévue pour la matinée du 27. Est-ce la fin du
cauchemar ?
Au début, tout paraît bien se passer, et beaucoup ont peine à y croire.
Du camp à l’embarcadère, il y a un peu plus d’un kilomètre tout au long
duquel s’allonge le cortège avec ses chars à bœufs et des éléphants. Les
blessés sont portés dans des palanquins. Sur le fleuve, l’embarquement
commence. L’attitude des rebelles ne paraît pas alarmante, encore qu’un ou
deux incidents se soient produits au départ, notamment lorsque plusieurs
cipayes ont tenté de s’emparer des bijoux de plusieurs femmes anglaises.
Il est maintenant 9  heures du matin. Les Anglais sont embarqués et
soudain tout se passe brutalement. Certains ont entendu un coup de clairon,
d’autres un coup de feu parti on ne sait d’où…
Qui a tiré  ? Ce simple coup de feu, dont l’écho est répercuté par la
montagne qui domine le fleuve, provoque chez les Britanniques l’effet que
leurs nerfs à vif ne pouvaient manquer d’avoir. Ils se mettent aussitôt à tirer
dans toutes les directions. C’est le drame, et la ruée des cipayes qui
massacrent sans pitié. Seuls quatre Britanniques, à bord d’un des bateaux,
réussissent à s’échapper. Tous les autres – y compris le général Wheeler –
sont tués. Plus de cent femmes et enfants sont épargnés : ils sont ramenés à
Cawnpore en captivité où ils seront désormais les otages de Nana Sahib.
 

Cette tuerie est du 27 juin. La veille, le 26, les premières nouvelles de la


rébellion des cipayes sont parvenues à Londres : ce qui montre à quel point
les événements sont, en cette moitié du XIXe  siècle et en raison de la
lenteur des transmissions, décalés dans le temps. Le 29, le Parlement
britannique se réunit pour examiner les mesures à prendre pour pallier la
révolte à Meerut et la prise de Delhi… Et au même moment, sir Henry
Lawrence, à Lucknow où malgré la proximité de Cawnpore il se trouve
dans l’ignorance de ce qui vient de s’y passer, est menacé par une attaque
de rebelles. Un fort contingent de cipayes lui a, en effet, été signalé à
Chinhut, à une quinzaine de kilomètres de Lucknow.
D’après les renseignements, ils sont environ cinq cents, avec une
cinquantaine de cavaliers et un canon de petit calibre. En réalité, ils sont
bien davantage, plus de cinq mille hommes, huit cents cavaliers, et leur
artillerie comprend dix canons plus un obusier tiré par un éléphant. Sir
Henry, sur la foi des renseignements erronés qui lui sont parvenus, décide
d’aller au-devant de l’ennemi et d’engager le combat.
Les Anglais sont rapidement en difficulté et sir Henry n’a que le temps
de battre en retraite et de regagner son réduit de la résidence, qu’il regrette
maintenant amèrement d’avoir quitté.
«  Ce matin, nous sommes sortis en direction de Chinhut, écrit
Lawrence, dans une lettre qu’il adresse à Calcutta, nous avons perdu cinq
canons en raison de l’attitude des artilleurs indigènes dont un grand nombre
ont déserté. L’ennemi nous a poursuivis et il nous assiège. L’ennemi est très
audacieux tandis que chez les Européens, le moral est bas. Je considère que
notre position est dix fois plus mauvaise qu’hier, en vérité elle est très
critique. Nous avons dû abandonner une grande quantité de vivres et nous
avons consommé beaucoup de poudre. A moins d’être secourus rapidement,
disons avant quinze ou vingt jours, nous aurons du mal à nous maintenir.
Nous avons perdu trois officiers qui ont été tués ce matin, plusieurs ont été
blessés. »
Toute la résistance de sir Henry était concentrée sur cette « résidence »
que nous avons déjà mentionnée et qui était, en réalité, constituée par une
sorte de plateau sur lequel étaient construits les différents bâtiments de
l’administration britannique et dont le plus important – un peu le donjon de
cette forteresse improvisée – était un imposant bâtiment de trois étages avec
une sorte de tour. Environ trois mille personnes, la moitié seulement étant
des combattants, formaient la population de ce réduit assiégé, comme
Cawnpore – non seulement par une petite armée mais, en fait, par un pays
tout entier au milieu duquel il se trouvait isolé.
La situation déjà précaire est soudain aggravée par la mort de
l’animateur de la résistance, sir Henry Lawrence, blessé le 2 juillet par un
obus. Il meurt deux jours après.
 

Mais transportons-nous à Calcutta où, le 17  juin, arrivent à bord du


vapeur Fire Queen, appartenant à la compagnie des Indes, des renforts
venus de Madras. Avec eux, l’homme qui va être le véritable artisan du
rétablissement de la situation : le général de brigade Henry Havelock. C’est
un chef comme seules les circonstances spéciales en révèlent. Encore
capitaine à quarante-trois ans, il avait atteint l’âge de soixante-deux ans
sans avoir jamais exercé de commandement. Ses origines roturières et son
caractère difficile expliquaient sans doute la relative disgrâce dans laquelle
on l’avait tenu jusqu’alors. Ce fut le cas de bien des grands chefs de guerre :
les exemples de Joffre et de Montgomery sont là pour l’attester.
Sans aucun des talents de société qui lui auraient valu alors la
bienveillance des salons, le général Havelock avait la réputation d’un
puritain farouche. On racontait à son propos qu’une grande dame de la
société de Madras où il était en garnison, et qui n’avait jamais réussi à
l’inviter à l’un de ses raouts, lui avait lancé un jour  : «  Du moins puis-je
espérer, général, qu’un matin vous me ferez la grâce de venir prendre un
bain glacé avec moi. »
Havelock venait de prendre part à l’expédition en Perse. Dès son arrivée
à Calcutta, il se rendit à Allahabad qui venait d’être « pacifiée » dans des
conditions assez particulières par le lieutenant-colonel James Neill, du
régiment des fusiliers de Madras, un homme brutal et implacable.
En arrivant à Allahabad, Havelock prit aussitôt connaissance du plan
que le colonel Neill avait conçu afin de porter assistance à Cawnpore et à
Lucknow. Il avait à sa disposition quatre bataillons : les fusiliers de Madras,
le 84e d’infanterie – qui se trouvait déjà en route –, le 64e d’infanterie et le
78e régiment écossais de Highlanders. Mais il fallut attendre quelque temps
avant de concentrer ces troupes et ce ne fut que le 7 juillet que la « colonne
Havelock  » put se mettre en marche. A cette date, Cawnpore avait
succombé depuis une semaine et à Lucknow assiégée, sir Henry Lawrence,
l’âme de la résistance, était mort depuis trois jours… Les secours
n’arriveraient-ils pas trop tard ? Et arriveraient-ils seulement ? Le 2 juillet,
d’ailleurs, alors qu’il était en pleins préparatifs, Havelock reçut un message
de Lucknow lui annonçant que Wheeler avait succombé.
Le 7 juillet, Havelock était donc prêt. Jusqu’au dernier moment, il avait
été retardé, comme naguère Anson, par des questions d’intendance.
C’est à 4 heures de l’après-midi, alors que le soleil était un peu moins
chaud, que la colonne Havelock se mit en branle : mille hommes en tout :
« La plus petite colonne qui ait jamais eu l’occasion de sauver un empire »,
comme on l’a écrit plus tard.
Après trois jours de marche, Havelock rejoignit le détachement d’avant-
garde placé sous les ordres du major Renaud : sept cents hommes en tout,
dont trois cents sikhs.
A peine avaient-ils opéré leur jonction qu’ils durent subir l’attaque d’un
fort détachement de rebelles qui, croyant n’avoir affaire qu’à la colonne
Renaud, eut la désagréable surprise de se trouver face à face avec une
troupe beaucoup plus importante.
« Je dois dire, rapporta Havelock, que l’affaire fut réglée en dix minutes
car, en ce court laps de temps, le moral de l’ennemi fut complètement mis
plus bas que terre. Ce fut, notamment, la conséquence du feu de
mousqueterie qui les faucha à une distance à laquelle ils ne s’attendaient
pas. »
Douze canons furent pris à l’ennemi. Les pertes, du côté britannique,
étaient légères. Une douzaine de soldats anglais avaient été frappés… mais
d’insolation.
Havelock et Renaud ne purent cependant pas exploiter leur succès  :
l’escadron de cavalerie indigène, qui faisait partie de leur petite force,
refusa de marcher et il fallut le désarmer dès le lendemain, tellement son
attitude devenait suspecte.
Après cet engagement, la colonne Havelock occupe Fatehpur après
avoir bousculé l’avant-garde de Nana Sahib. Le 14 juillet, Havelock quitte
Fatehpur et, le 16, il ne se trouve plus qu’à quelques kilomètres de
Cawnpore : en neuf jours, sous une pluie battante et par une chaleur et une
moiteur terribles, il a parcouru deux cents kilomètres.
«  La route d’Allahabad à Cawnpore, écrit un des officiers qui
l’accompagne, était une scène de désolation. Tous les bungalows avaient été
pillés et brûlés jusqu’au ras du sol par les indigènes ; en représailles, tous
leurs villages étaient incendiés et les rebelles pendaient aux branches des
arbres par grappes de six  ; ce spectacle était devenu si commun que les
soldats appelaient les cadavres des “glands”. »
Le 15 juillet, on touche presque au but. L’armée du général Havelock ne
se trouve plus qu’à quarante-cinq kilomètres de Cawnpore et s’empare du
village d’Aong, tenu par les rebelles. Entre Havelock et Cawnpore, il reste
cependant deux obstacles de taille : une rivière, le Panda Nudi, gonflée par
les dernières pluies, et l’armée de Nana Sahib.
C’est à ce moment que le second drame de Cawnpore, plus barbare
encore que celui du 27 juin, va éclater.
Nana Sahib apprend que Havelock n’est plus loin. Aux dernières
nouvelles, il est même parvenu à franchir le Panda Nudi sur le seul pont qui
le traversait et que les rebelles n’ont pas pu faire sauter. Il va falloir évacuer
Cawnpore… Mais que faire des otages, de ces enfants et de ces femmes –
surtout de ces femmes que le Nana et ses compagnons ont utilisées pour les
orgies qu’ils donnaient toutes les nuits dans sa résidence « Old Cawnpore »
– un ancien hôtel peint en jaune safran – à quelques mètres du Bibighar où
les otages étaient enfermés.
Cette période du 27  juin à ce jour a été la grande revanche du Nana
Sahib qui a éprouvé le sentiment que sa puissance était illimitée, là à
Cawnpore où il avait battu les Anglais et tenait à sa disposition les plus
jolies femelles de ses ennemis. Le 28, il s’était fait proclamer roi des
Mahrattes, le titre le plus précieux que les Anglais voulaient lui ravir à lui,
le fils adoptif du dernier souverain de la race.
Mais cette diabolique colonne de Havelock qui renverse tout sur son
passage…
Il va falloir déguerpir. Et les otages doivent payer encore. Ordre est
donné de les tuer tous. En fin d’après-midi, cinq hommes armés de sabres
aiguisés comme des rasoirs pénètrent dans le réduit où, depuis trois
semaines, vivent comme des bêtes enchaînées les femmes et leurs enfants.
Parmi ces hommes, deux bouchers musulmans. Le massacre dura plusieurs
heures. Pendant ce temps, la prison de Cawnpore est transformée en abattoir
où cent dix-huit femmes et quatre-vingt-douze enfants sont mis à mort.
Le 16, Havelock est pratiquement aux portes de la ville et lui et Nana
Sahib vont se livrer ce qui est sans doute la première véritable grande
bataille rangée depuis que la mutinerie a éclaté à Meerut.
Les forces du Nana Sahib – cinq mille hommes et huit canons – sont
installées sur une position très favorable, à environ douze kilomètres de
Cawnpore, dominant le « Grand Trunk Road » – la route impériale qui va
de Calcutta à Delhi – sur laquelle il croit que Havelock et ses hommes vont
s’engager. Mais le général anglais qui, en prenant un très gros risque, a
laissé en arrière son train de ravitaillement, amorce un mouvement tournant
et l’impétuosité des «  Highlanders  », à laquelle ne cède en rien celle du
régiment des fusiliers de Madras, a tôt fait de désorganiser le dispositif
ennemi et, bientôt, Nana Sahib se trouve en difficulté.
Havelock paie largement de sa personne et parcourt sans cesse les rangs
pour encourager ses soldats. Malgré l’arrivée de renforts, les troupes de
Nana Sahib doivent lâcher pied et c’est bientôt la fuite générale. Le
lendemain, harassés de fatigue, les soldats de Havelock pénètrent dans
Cawnpore.
Là, un terrible spectacle les attend.
Les premiers témoins seront, en effet, saisis d’horreur par ce qu’ils vont
découvrir. A l’entrée de la prison où, pendant trois semaines, avaient été
enfermés les otages, deux femmes, attachées demi-nues à des piliers,
avaient la gorge tranchée. Partout des cadavres de femmes et d’enfants sur
lesquels tournoyaient de grosses mouches bleues. Tous les corps étaient
découpés, hachés, le sol était inondé de sang. Sur les murs, des traces de
mains, des morceaux de cervelle. Par terre, mêlés au sang, des vêtements,
des chaussures, des layettes. Un enfant en bas âge était pendu par la gorge à
un crochet fixé dans le mur, comme un veau à un étal de boucherie.
A quelques mètres, dans une cour, un puits  : il est plein de corps
ensanglantés et de têtes coupées. Sur quinze mètres de profondeur. Les
soldats n’en peuvent plus et vomissent.
On met la main sur quelques Hindous qui n’ont pas pu fuir. Criminels ?
lampistes  ? innocents  ? On les pend séance tenante, à un gibet que les
hommes de Nana Sahib avaient installé par là.
Quant à Nana Sahib, qui a fui vers son château de Bithour, Havelock
lance un détachement à sa poursuite. Mais le château de Bithour est vide.
Le Nana s’est envolé avec l’argent à l’arsenal de Lucknow.
Pendant que s’effectue ce raid, les troupes de Havelock reprennent leur
souffle et leurs forces. L’écœurement de ce qu’ils ont vu, la fatigue, le
sentiment de vivre dans une sorte d’enfer, dont on ne réchappera peut-être
pas, donnent à toute l’armée un énorme coup de cafard, que la découverte
d’un dépôt d’alcool transforme en beuverie. Pendant quarante-huit heures,
la colonne Havelock ne dessoûle pas, malgré les mesures disciplinaires
décrétées par son chef.
Instruit par ce qu’il vient de voir à Cawnpore, celui-ci ne pense plus
qu’à une seule chose : délivrer Lucknow, s’il en est temps encore.
En attendant, la répression, la vengeance font leur œuvre. On pend, on
fouette et on oblige plusieurs prisonniers à lécher le sol, recouvert comme
par un vernis du sang des victimes, de la prison des otages de Cawnpore.
La répression sera telle que le général Neill, commandant le 1er
fusiliers de Madras, qui l’a ordonnée, sera l’objet de la réprobation
générale.
 

«  Chaque homme doit mourir à son poste, que personne ne se rende.


Qu’on ait pitié de ces pauvres femmes et de leurs enfants. »
Telles sont les dernières paroles que sir Henry Lawrence avait
prononcées, en mourant, dans la matinée du 4 juillet. Depuis sa disparition,
Lucknow subissait un bombardement intensif  : vingt-cinq canons de gros
calibre martelaient sans cesse les fortifications britanniques.
«  Tenez bon, ne négociez pas, périssez plutôt l’épée à la main.  » Ce
message que Havelock expédie à la garnison assiégée fait instinctivement
écho aux dernières paroles de sir Henry Lawrence…
Le 28  juillet, Havelock se met en route et passe le Gange en
transbordant ses hommes sur un petit vapeur qui avait amené quelques
renforts d’Allahabad. La région qu’il doit traverser pour parvenir jusqu’à
Lucknow est infestée d’ennemis. La progression est lente, gênée qu’elle est
par les pluies et par le terrain marécageux. Une forte attaque des rebelles à
Gnao est repoussée, mais au prix de pertes sensibles : quatre-vingt-huit tués
et blessés. Plusieurs des hommes de Havelock souffrent en plus de fatigue,
d’insolation et aussi – ce qui est plus grave – quelques cas de choléra se
sont déclarés.
Tout cela débute bien mal et, au bout de trois jours, la colonne n’a guère
avancé  : elle s’est même repliée sur Mangahwar, une localité sur la rive
gauche du Gange que Havelock avait atteinte dès le 28.
Dès le 31, quoi qu’il en soit, le général Havelock a pratiquement
renoncé à marcher sur Lucknow et, dans l’attente de renforts, va se
contenter de maintenir une tête de pont, sur l’autre rive du Gange, en face
de Cawnpore. Des renforts  ? ils ne vont arriver à Cawnpore que le
15  septembre  : mille sept cents Européens sous la conduite du général sir
James Outram, dont Havelock avait appris, en lisant un numéro de la
Calcutta Gazette, qu’il avait été nommé commandant en chef et qu’il était
par conséquent, placé sous ses ordres.
Mais, en arrivant à Cawnpore, le général Outram va faire ce que peu
d’hommes, dans son cas, ont eu la noblesse et le courage de faire.
En présence de Havelock, il va lui annoncer qu’il lui laisse son
commandement. Qui plus est : il se place volontairement sous ses ordres et
revendique l’honneur de servir comme un simple cavalier dans les rangs de
son armée.
L’arrivée de sir James Outram est d’autant mieux accueillie – et ici tous
les mots sont en deçà de la réalité – que la position de Havelock était
devenue critique, en dépit de quelques expéditions destinées à se « donner
de l’air » et qui avaient réussi à tenir l’ennemi en respect.
Compte tenu des renforts amenés à étapes forcées par Outram, la force
britannique à Cawnpore comptait désormais exactement trois mille cent
soixante-dix-neuf hommes, dont deux mille trois cent quatre-vingt-huit
fantassins européens. La cavalerie était peu nombreuse : cent soixante-huit
hommes. A la force initiale des 64e, 78e et 84e régiments d’infanterie, aux
fusiliers de Madras et aux sikhs s’ajoutaient désormais le jeune régiment de
fusiliers et le 90e  régiment d’infanterie légère. Cette petite armée était
divisée en deux brigades : l’une placée sous le commandement de Neill –
qui avait été nommé général – et l’autre sous les ordres du brigadier-général
Hamilton.
Dès le lendemain de l’arrivée de Outram et de ses hommes, un message
de Lucknow parvient du quartier général britannique : le colonel Inglis qui,
depuis la mort de Lawrence, assume le commandement à Lucknow, signale
des attaques incessantes des rebelles, et surtout une pénurie presque totale
de vivres. Il faut agir. Et agir vite. Le 18, Havelock franchit à nouveau le
Gange, mais cette fois-ci, la marche sur Lucknow va être foudroyante. Le
23 au soir, la colonne de secours est à proximité de la forteresse assiégée.
Elle a atteint Alumbagh – surnommé le « Jardin du monde », une sorte de
parc foisonnant aménagé par les souverains de l’Aoud.
Lucknow n’est plus qu’à six kilomètres.
On entend les canons des rebelles qui bombardent la ville. Pour signaler
son approche à Inglis, Havelock fait tirer une « salve royale ».
Le 25, il déclenche l’assaut, après une reconnaissance attentive des
points faibles de l’ennemi. Les conseils du général Outram ont été
précieux  : avant la mutinerie, il avait été à la fois commandant en chef et
résident à Lucknow. La bataille va durer toute la journée : Outram est blessé
au bras.
« A la fin, écrit Havelock, nous nous retrouvâmes devant les portes de
la résidence et nous y pénétrâmes. Il faisait nuit. Une nuit éclairée par notre
triomphe. »
Partout montaient des acclamations, des cris de joie  : des maisons en
ruine, des tranchées. Les blessés, les innombrables blessés de l’hôpital,
rampaient sur le sol pour baiser les pieds de leurs libérateurs. Les
Highlanders étaient les plus acclamés  : les femmes leur tendaient leurs
enfants que ces géants barbus et enjuponnés tenaient à bout de bras, et les
embrassaient.
Après cinq mois de siège et d’angoisse, Lucknow était enfin délivrée, à
un moment où elle n’y croyait plus. L’attaque libératrice de la journée avait
coûté aux Britanniques trente et un officiers et cinq cent quatre hommes sur
les deux mille qui avaient participé à l’assaut.
 

Cette guerre des cipayes a ceci de bien particulier  : c’est qu’elle se


déroula sur plusieurs scènes à la fois et que tout se passa comme s’il
n’existait aucun lien entre les différentes phases d’une tragédie qui ne
respecte aucune des règles traditionnelles et en particulier celle de l’unité de
lieu et de temps. C’est un fouillis d’événements, un drame dont l’immensité
du territoire indien et l’absence de véritables communications entre des
lieux parfois rapprochés – tels Cawnpore et Lucknow, par exemple –
détruisent toute homogénéité, toute logique.
Delhi, par exemple, est à quatre cents kilomètres de Cawnpore et de
Lucknow, c’est-à-dire la distance de Paris à Lyon, et cependant il n’existe
aucun rapport entre les événements militaires qui s’y déroulent et ceux des
villes de l’Aoud.
Le retour offensif des Anglais s’est traduit par un siège en règle qui, en
ce milieu de septembre où nous reprenons le fil des événements, dure
depuis le 8 juin, trois mois pendant lesquels on ne sait au juste lequel des
deux adversaires assiège l’autre. On s’ennuie un peu à Delhi et les Anglais
qui occupent les maigres hauteurs qui dominent la vieille ville ne savent pas
très bien comment passer le temps  : on tire le canon, on observe à la
lorgnette, on fait voler des cerfs-volants.
Et puis il y a la chaleur, la terrible chaleur, et le choléra qui frappe
brutalement, en quelques heures, et c’est de cette manière qu’ont disparu
Anson et Barnard. Leur successeur, est frappé à son tour, et doit laisser son
commandement à un quatrième général, le brigadier-général Wilson.
On donne plusieurs assauts  : le 14  juillet (à la veille du massacre de
Cawnpore), ce sont les Anglais qui attaquent. Le 2 août, les rebelles passent
à l’offensive. Mais le 12 août, l’initiative est dans le camp anglais, et ainsi
de suite.
Au début de septembre, de l’artillerie lourde qui provient des parcs
d’artillerie du Pendjab, arrive à Delhi. Elle va permettre aux Anglais de
s’emparer enfin de la ville.
A 3  heures du matin, le 14  septembre (à Cawnpore, c’est la veille de
l’arrivée des renforts et du général Outram), trois mille soldats se lancent à
l’assaut de la vieille citadelle. Les derniers îlots de résistance ne seront
éliminés qu’une semaine après. Le Mogol se rend avec deux de ses fils et
son petit-fils. Ils seront abattus le lendemain par un officier britannique
auquel le souverain avait remis son épée. La ville fut soumise au pillage.
C’est donc quatre jours après la soumission de Delhi que Havelock et
Outram font leur jonction avec les défenseurs de Lucknow. Mais pour eux,
la partie est encore loin d’être gagnée.
A peine est-elle installée à Lucknow que la colonne Havelock est à son
tour prise dans la nasse. Le cercle des rebelles s’est en effet refermé sur la
résidence qui est, de nouveau, coupée de l’extérieur comme elle l’a été
depuis le début de l’insurrection. Il y a cependant des améliorations  : on
élargit et on améliore le périmètre de défense. En outre, la chaleur est moins
élevée. Un point noir demeure : la pénurie de vivres. Tel est l’isolement de
la garnison que le général Outram est obligé d’installer un télégraphe
optique pour communiquer avec les troupes qui se trouvent à l’Alumbagh.
La principale activité militaire pendant cette période à Lucknow sera
une forme de guerre qui fera son apparition à une grande échelle pendant la
guerre des tranchées de 1914-1918  : la guerre des mines et des contre-
mines. Creusant des souterrains qui serpentent sous les points de résistance
britanniques, les rebelles arriveront à poser une vingtaine de mines  : mais
trois seulement provoquèrent des morts chez les Anglais. Les sapeurs du
général Outram parvinrent à en désamorcer plusieurs au cours d’expéditions
souterraines qui donnèrent lieu à des corps à corps et à des embuscades
nombreuses.
Dans le courant de la première semaine de novembre, le général Outram
apprend qu’une nouvelle colonne de renforts approche de Lucknow. A sa
tête, sir Colin Campbell, l’enfant chéri de l’armée britannique, grand-croix
de l’ordre du Bain, aide de camp de la reine et encore couvert des récents
lauriers qu’il a récoltés en Crimée, à l’Alma et à Balaklava. Le 7 novembre,
il est à Cawnpore  ; le 14, il donne l’assaut aux rebelles de Lucknow
retranchés dans une propriété nommée La Martinière, car elle avait été
aménagée jadis par un Français qui s’appelait Martin et qui avait fait
fortune aux Indes dans le commerce des diamants.
Cinq jours après – cinq jours de combats acharnés qui font plus de deux
mille morts chez les rebelles – la victoire est totale et Lucknow est, cette
fois, bien délivrée, au prix de la mort de quarante-cinq officiers et de quatre
cent quatre-vingt-seize hommes, soit le dixième de l’effectif de la colonne
de secours. Mais, ainsi que l’écrivait un officier de la garnison : « Restait à
accomplir la tâche la plus difficile et la plus dangereuse – il fallait
maintenant évacuer la garnison, ses femmes, ses enfants et ses blessés, ainsi
que les canons et les munitions. Et faire cela en présence d’une vaste force
ennemie n’était pas une mission aisée. »
En effet, la seule route par laquelle pourrait s’opérer le repli devait,
pour être à l’abri des attaques, exiger qu’on crée, tout au long, un rideau de
protection qui absorberait de nombreux effectifs.
Sir Colin Campbell décida de concentrer à l’Alumbagh des forces qui,
plus facilement qu’en restant à la résidence, commanderaient la route de
Cawnpore. L’évacuation des femmes et des enfants commença tout de suite
– dès le 19.
Après un arrêt d’une semaine à l’Alumbagh, elle reprit le 27.
Destination  : Cawnpore où Campbell, qui accompagnait le convoi des
rescapés de Lucknow, arriva le 29. Le premier soin du commandant en chef
fut de faire évacuer les civils sur Allahabad. Délivré de ce souci constant,
de cette obsession de ne pas voir se reproduire un autre Cawnpore, sir
Colin, accompagné de cinq mille six cents hommes et de trente-six canons,
reprit la route de Lucknow.
Nous sommes arrivés au « tournant » de cette affaire.
 

Pour la première fois depuis l’explosion de Meerut, en mai, aucune


menace – sauf quelques cas isolés – ne plane plus réellement sur des
femmes et des enfants britanniques. Le rapport des forces, en outre, a
changé. Les renforts anglais affluent et le commandement est assuré par un
homme énergique et chanceux : sir Colin Campbell.
Le 6  décembre, aux abords de Cawnpore, les Britanniques doivent
livrer bataille à une forte armée ennemie constituée de ce qu’il était
convenu d’appeler le « contingent de Gwalior ».
L’armée rebelle est placée sous les ordres directs de Nana Sahib. Ce qui
ne l’empêche pas d’être battue et d’abandonner un précieux butin,
notamment en canons et en équipements. Nana Sahib, dont le château de
Bithour a été une nouvelle fois visité par les Anglais qui le pillent
systématiquement, s’enfuit vers l’ouest.
La victoire n’est pas complète, mais c’est une victoire importante, et qui
permet à Campbell de nettoyer une partie notable du territoire.
Dans la première semaine de janvier, un autre événement va contribuer
à redresser la situation en faveur des Anglais : Campbell, qui a remonté le
Gange en amont de Cawnpore, jusqu’à Fatehgarth, opère sa jonction avec
une force venue de Delhi sous les ordres du général Seaton. Seaton apporte
à Campbell ce qui lui fait le plus défaut : des vivres et des munitions.
Le plan de Campbell – qu’il propose à Calcutta – est d’entreprendre la
pacification du Rohilkhand et du nord-ouest en priorité. Mais lord Canning
n’est pas de cet avis, il pense en effet que les troupes anglaises doivent
reconquérir l’Aoud en priorité et profiter de la saison d’hiver pour le faire,
afin que tout soit terminé avant le retour des grandes chaleurs. Le
gouverneur estime, d’autre part, que l’Aoud est le véritable berceau de la
révolte et que c’est là qu’il faut l’écraser.
Des instructions prescrivent donc à sir Colin Campbell de rebrousser
chemin, de redescendre sur Cawnpore et d’y attendre d’avoir suffisamment
de moyens pour lancer une offensive contre les rebelles qui ne cessent
d’attaquer Outram à l’Alumbagh : six assauts ont été lancés par les rebelles
contre les troupes d’Outram. Le plus sérieux a eu lieu le 12 janvier : trente
mille rebelles y ont pris part.
Mais, contrairement à ce qui s’était passé pour les défenseurs de la
résidence, Outram, depuis le départ de sir Colin, peut recevoir des renforts
qui lui permettent de compenser ses pertes.
Le 1er  février, Campbell quitte Fatehgarth pour Cawnpore. Les cent
kilomètres qui séparent les deux villes sont parcourus en trois jours.
C’est donc Lucknow qui va être une fois de plus l’objectif des Anglais
– Campbell dispose de dix-sept bataillons d’infanterie – tous britanniques
sauf deux – de vingt-huit escadrons de cavalerie – dont quatre sont
entièrement britanniques – en tout vingt mille hommes. Cette armée
comporte une soixantaine de pièces d’artillerie lourde et une centaine
d’autres canons de calibre plus petit.
L’armée de Campbell a repris la route de Lucknow. L’Alumbagh est
atteint le 1er  mars. Le commandant en chef décide alors de franchir la
rivière Gumti afin de prendre l’ennemi à revers en abordant les défenses de
Lucknow par le nord. Les opérations vont se résumer alors à un lent
grignotage des frontières ennemies.
Le cadre de cette lutte  : un enchevêtrement de maisons, de cours, de
jardins d’où ce n’est pas facile de déloger les rebelles. Le nettoyage ne se
termine que le 21 mars. Dans les jours qui suivent, plusieurs concentrations
rebelles sont dispersées par les Anglais.
Avec la prise définitive de Lucknow – il aura fallu s’y prendre à trois
fois – la « reconquête » de l’Aoud semble assurée et sir Colin Campbell va
pouvoir exécuter la seconde partie de son plan  : la pacification du
Rohilkhand. Entretemps, lord Canning, dont on ne peut nier le courage et le
sang-froid dans les circonstances qui ont suivi la révolte de Meerut, mais
qui, isolé dans son bureau de Calcutta, n’est pas au contact avec les réalités,
publie une déclaration visiblement mal inspirée qui décrète la confiscation
des terres de ceux qui se sont révoltés contre l’autorité britannique.
Heureusement, cette proclamation fut désavouée par le gouverneur,
mais le mal était fait et toute possibilité de ralliements fut écartée par cette
menace. Il va donc falloir encore se battre et se battre dur. A partir de
Lucknow, le commandant en chef va lancer une opération principale contre
Bareilly, la capitale du Rohilkhand, à deux cents kilomètres au nord-ouest.
Simultanément, des opérations secondaires vont avoir lieu, qu’il serait
fastidieux de suivre en détail. L’une de ces opérations a pour but de mettre
la main sur le principal lieutenant de Nana Sahib – à défaut de lui – le
fameux Tantia Topee qui s’est séparé de Nana Sahib au lendemain de la
défaite que leur a infligée sir Colin Campbell, le 6 décembre, à proximité de
Cawnpore. Tandis que Nana Sahib semble avoir disparu vers le nord, Tantia
Topee a filé vers le sud.
C’est en effet dans cette direction qu’on le retrouve, le 14 avril, devant
Jhansi assiégée par les Anglais placés sous le commandement de sir Hugh
Rose, chef de la Central India Column. Malgré la puissance de ses effectifs
– vingt mille hommes environ – Tantia Topee est battu. Mais il échappe aux
Anglais pour leur livrer à nouveau combat, le 16  juin, près de Gwalior.
Nouvelle défaite et nouvelle fuite. Celle-ci s’achèvera un an après, le 7 avril
1859, par la capture de Tantia Topee et sa pendaison par les Anglais.
C’est avec d’infimes précautions que sir Colin Campbell va mener sa
campagne à travers le Rohilkhand où aucun Anglais ne s’était aventuré
depuis le début de la rébellion.
Le 5  mai, après un mois de marche dans un pays hostile, les Anglais
parviennent devant Bareilly – trois jours après, la capitale est prise. Les
Anglais, comme un râteau que l’on fait aller et venir, se retournent une
nouvelle fois vers l’Aoud dont ils vont, jusqu’en janvier 1859, parachever le
nettoyage. C’est l’époque de la répression : elle est menée durement et sans
pitié, par des hommes auxquels on rappelle sans cesse le souvenir de
Cawnpore.
 

Les tragiques événements de Cawnpore et de Lucknow ne doivent pas


faire oublier, comme cela se produit quelquefois, que la révolte des cipayes
a affecté une autre région de l’Inde  : celle de la Central India Agency. Il
s’agit de la région située au sud du Gange et qui, sous ce nom, groupait une
demi-douzaine d’Etats – les Etats mahrattes – soi-disant indépendants, mais
en fait administrés en sous-main par les Anglais, représentés par un agent.
Celui-ci, sir Henry Durand, a sa résidence à Indore, à environ sept cents
kilomètres au sud de Delhi. Son autorité s’exerce sur cette vaste région où,
dès juin 1857, donc quelques jours après l’explosion de Meerut, éclatent des
mutineries.
A Jhansi, les troubles éclatent le 5 juin (le même jour qu’à Cawnpore)
et, à Gwalior, une semaine après, le 14.
Pour faire face à cette situation, sir Henry Durand ne dispose que de
neuf cent cinquante soldats européens et sept cents cipayes fidèles.
Un petit Cawnpore s’est déroulé à Jhansi où règne une femme, la ranee
de Jhansi, veuve du dernier souverain de cet Etat. En effet, lorsque la
garnison, qui se composait d’une unité d’artillerie indigène, d’un régiment
de cavalerie et d’un autre d’infanterie, s’est mutinée, les quelques rares
Anglais qui se trouvaient à Jhansi ont pu se réfugier dans la forteresse. Mais
ils seront massacrés trois jours après, alors que, sur la promesse de la ranee,
ils avaient obtenu l’assurance qu’ils pourraient évacuer leur refuge et quitter
la ville sains et saufs.
La révolte des Etats mahrattes se caractérise par deux faits.
Contrairement à ce qui se passe plus haut, dans l’Aoud, les premiers
secours britanniques ne viendront pas du nord ou de Calcutta, mais de
Bombay.
D’autre part, cette région deviendra, lorsque les Anglais vont parvenir à
redresser la situation dans l’Aoud et le Rohilkhand, le refuge des chefs de la
révolte et en particulier de Tantia Topee. Ils auront affaire à la Central India
Column, commandée par sir Hugh Rose qui entre en action à partir de
janvier 1858.
C’est un chef énergique et un tacticien consommé, formé d’ailleurs à
l’administration et à la diplomatie. Il a fait la plus grande partie de sa
carrière en Orient et il a participé, en 1841, à la guerre turco-égyptienne. Il a
été ensuite nommé général en Syrie, secrétaire d’ambassade à
Constantinople et officier de liaison auprès du quartier général français
pendant la récente guerre de Crimée.
Avec une force de quatre mille cinq cents hommes environ, divisée en
deux brigades, Rose désigne Jhansi comme premier objectif.
Il y parvient à la fin de février – le 20 – après avoir accompli un
parcours de huit cents kilomètres et délivré Sagar où se trouvaient bloqués
de nombreux Européens qui assistent avec enthousiasme à l’arrivée du
14e régiment de dragons de la reine et de l’artillerie tirée par des éléphants.
Sur la route de Jhansi, il a dû également s’emparer d’un fort situé à
Gathakat, construit naguère par des ingénieurs français et que, quarante ans
auparavant, une importante force britannique composée de onze mille
hommes et de quatre-vingt-dix-huit canons, n’était pas parvenue à
conquérir.
Devant Jhansi, sir Hugh Rose attend une colonne de renfort commandée
par le général Whitlock, venant de Madras. Mais c’est Tantia Topee qui
arrive, avec vingt mille hommes. Il est intercepté et battu, le 14  avril, par
une petite force de mille cinq cents hommes que sir Hugh a envoyée à sa
rencontre. Quelques jours après, la ranee évacue sa capitale et rejoint Tantia
Topee. Tous les deux s’emparent de Gwalior et en chassent le maharajah.
Mais ils sont talonnés par sir Hugh Rose qui leur livre bataille le 16 juin et
les bat. Le 20 juin, Gwalior est aux mains des Anglais qui y réinstallent le
maharajah. Il faudra attendre cependant près d’un an pour capturer Tantia
Topee ; les Anglais s’empareront de lui le 7 avril 1859 et l’enverront on le
sait, à la potence.
Tantia Topee, qui avait été trahi par un des siens, se trouvait seul
lorsqu’il fut capturé. Ses deux derniers compagnons l’avaient abandonné
peu avant. On ne trouvera sur lui qu’un sabre et un coutelas, trois bracelets
en or et une centaine de pièces d’or.
La capture et la mort du principal lieutenant du Nana Sahib marquent
bien la fin de la rébellion.
Mais qu’était-il advenu du Nana lui-même  ? Sa trace ne sera jamais
retrouvée. Il se manifeste pour la dernière fois par une lettre qui parvient
aux Anglais dans le courant de mai. Dans ce message – apocryphe ou
authentique, on ne le saura jamais – celui qui incarne la révolte des cipayes
et qui fut le responsable – avec Tantia Topee – du massacre de Cawnpore,
lance un dernier cri de haine contre les Anglais et leur conteste le droit de
s’établir aux Indes. Il faudra attendre près d’un siècle pour que ce message
d’un homme entré dans la légende avant même qu’il ne s’évanouisse
comme un mirage dans les profondeurs de la jungle du Nepal, trouve son
accomplissement historique.
Mais il est difficile de faire remonter l’origine du nationalisme indien
au message de Nana Sahib. L’idée de l’indépendance de l’Inde est née après
la première guerre mondiale, sous l’impulsion de Gandhi et de Nehru.
Entre 1859, qui voit la fin de cette terrible épreuve que fut pour les
Anglais la révolte des cipayes, et les années 1930, l’Inde va voir un
raffermissement de la puissance britannique.
La fin de la guerre est annoncée officiellement en juillet  1859. «  La
guerre est terminée, déclarait la proclamation de lord Canning, la rébellion a
été écrasée. Le fracas des armes a cessé là où les ennemis de l’Etat
menaient leur ultime combat, la présence en campagne des forces de l’ordre
a cessé d’être nécessaire. L’ordre est rétabli. »
Dès le 2 août 1858, la reine Victoria avait signé l’acte en vertu duquel
l’administration de l’Inde échappait à la vieille Compagnie et incombait à la
Couronne britannique. Proclamation de cet acte fut faite en décembre,
simultanément avec celle d’une amnistie qui touchait tous ceux qui étaient
entrés en rébellion contre la Compagnie des Indes, à l’exclusion de ceux qui
avaient commis des crimes sur des sujets britanniques.
L’heure de la réconciliation et de la reconstruction était venue. Les
souverains qui s’étaient rangés du côté des Anglais ou qui, simplement,
étaient demeurés neutres, n’avaient plus à craindre les annexions qui, sous
l’impulsion de lord Dalhousie, avaient été un des facteurs de la révolte. La
proclamation de la reine Victoria donnait des assurances dans le domaine
religieux, apaisant ainsi les esprits en ce qui concerne cette fameuse menace
de « christianisation » de l’Inde, qui avait été un autre facteur de l’explosion
de 1857.
La guerre des cipayes, qui s’insère entre la guerre de Crimée et celle
que Napoléon  III va livrer aux Autrichiens en Italie, a coûté deux mille
trente-quatre tués aux contingents britanniques, morts au combat ou à la
suite de leurs blessures.
Mais le choléra et les insolations firent plus de victimes encore  : huit
mille neuf cent quatre-vingt-sept officiers et soldats britanniques périrent en
effet par suite de maladie.

Claude COUBAND

1- Cet autre employé de la Compagnie des câbles était parti à 8 heures du matin pour localiser une coupure – et pour cause – qui depuis la veille, 16 heures, était intervenue
sur la ligne Delhi-Meerut. Ces sortes de coupures étaient d’ailleurs fréquentes sur les 6 000 kilomètres de fils télégraphiques déjà installés à cette époque aux Indes.

2- Grade indigène correspondant en réalité à celui d’adjudant ou d’adjudant-chef.

3- On s’apercevra quelques années plus tard que le « fort Wheeler » comportait des sous-sols où ces mêmes civils auraient pu trouver un refuge plus confortable. Mais à
l’époque du drame, on en ignorait, semble-t-il, l’existence.
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Comte L. de Lichtervelde, Leopold II
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R. Maran, Livingstone et l’exploration de l’Afrique
D. Stanley, Autobiographie de Henry M. Stanley
H. Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone
H. M. Stanley, A travers le continent mystérieux
Le coup d’État de Brumaire
Duchesse d’Abrantès, Mémoires
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Barras, Mémoires
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G. Lefebvre, La Révolution française
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A. Ollivier, Le dix-huit Brumaire
J. Romains, Napoléon par lui-même
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La prise de pouvoir par Napoléon le Petit


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M. du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle
P. Guériot, Napoléon III
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Captain E. Edwards and G. Hamilton, Voyage of H.M.S. Pandora
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Le chevalier d’Éon : elle ou lui ?


G. Breton, Histoires d’amour de l’histoire de France
Dr M. Cadéac, Le chevalier d’Eon et son problème psycho-sexuel
Chevalier d’Eon, Mémoires
P. Pinsseau, L’étrange destinée du chevalier d’Eon

L’ascension du général Boulanger


J. Bainville, La Troisième République
J. Bertaut, Les dessous de la « Troisième »
Général Boulanger, Mémoires
Branthôme, Le brave général Boulanger
E. Bricard, Conspuez Boulange ! ou A bas l’imposteur
C. Chincholle, Le général Boulanger
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J. Néré, Le Boulangisme et la presse
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X…, Les coulisses du Boulangisme
Le dossier du général Boulanger

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G. Bandi, I Mille : da Genova a Capua
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Général Bordone, Garibaldi (1807-1882)
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© Les Amis de l’Histoire-Crémille S.A., 1968.

© 2010, Omnibus, un département de

© Marc Taraskoff pour l’Illustration de couverture

EAN : 978-2-258-08946-4

N° d’éditeur : 613

Dépôt légal : février 2011

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