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ISBN 978-2-02-128433-1

(ISBN 2-02-006053-1, 1re publication)

© Éditions du Seuil, 1982

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Copyright

Système de transcription des mots arabes

Liste des abréviations utilisées

Introduction

LE LIVRE DES HALTES

I - De la voie

1 - « Dieu m’a ravi à mon “moi”… »

2 - Les deux voies

3 - Du pur amour

4 - L’adoration parfaite

5 - « Ô, toi, âme pacifiée… »

6 - « Qu’a donc perdu celui qui T’a trouvé ? »

7 - De la nécessité du maître spirituel

8 - Les deux morts

9 - « Lorsque le regard sera ébloui… »

10 - De la prière diurne et de la prière nocturne


11 - De la certitude

12 - Celui qui parle et Celui qui écoute

13 - De la véritable crainte de Dieu

14 - Quand le soleil se lèvera à son couchant

II - De l’unicité de l’être

15 - De l’identité suprême

16 - La vérité qui doit être celée

17 - De la Solitude éternelle de l’Essence divine

18 - Etre et néant

19 - « Et Il est avec vous où que vous soyez… »

20 - L’orientation exclusive

21 - De la vie universelle

22 - Les secrets du Lām-Alif

III - Des théophanies

23 - La face de Dieu

24 - Transcendance et immanence

25 - La Lumière des cieux et de la terre

26 - Les théophanies et leurs réceptacles

27 - Le minaret des Noms divins

IV - De Dieu et des dieux

28 - Il est cela…

29 - Le dieu conditionné par la croyance

30 - De la docte ignorance
V - Des causes secondes

31 - Science divine et Décret divin

32 - De l’attribution des actes

33 - Du mal

34 - Des causes secondes

35 - Du retour à Dieu

VI - Du Prophète

36 - De l’imitation du Prophète

37 - De l’extinction dans le Prophète

38 - De l’abandon à Dieu

39 - Vision unitive et vision séparative

VII - Je suis Dieu, je suis créature…

40 - Je suis Dieu, je suis créature…

Notes

Notes de l’introduction

Notes de la traduction

Table de concordance du texte arabe et de la traduction française

Index des noms propres et des termes techniques


Système de transcription des mots
arabes
VOYELLES : a, ā, i, ī, u, ū, ay, aw.

ARTICLES : al et l (même devant les lettres « solaires »).

N.B. : Nous avons conservé, pour le nom de l’émir ‘Abd al-Qādir al-Jazā’irī, la transcription Abd el-
Kader usuelle en français.
Liste des abréviations utilisées

Cor. Coran (le numéro d’ordre de la sourate et celui du verset


sont placés à la suite et séparés par le signe :).
E.I. Encyclopédie de l’Islam (E.I.1 : première édition ; E.I.2 :
deuxième édition).
Fus. Ibn ‘Arabī, Fuṣūṣ al-ḥikam, édition critique de A.A. ′Afifī,
Beyrouth, 1946.
Fut. Ibn ‘Arabī, Al-Futῡḥāt al-Makkiyya, Le Caire, 1329 h.
(4 vol.).
G.A.L. C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Litteratur,
Leyde, 1945-1949.
Ist. Ibn ′Arabī, Kitāb Iṣṭilāḥ al-Sῡfiyya, Hayderabad, 1948.
Mawāqif ‘Abd al-Qādir al-Jazā’irī, Kitāb al-Mawāqif, 2e éd.,
Damas, 1966-1967 (3 vol. avec pagination continue).
M. Mawqif (au singulier) suivi du numéro d’ordre dans la
série des chapitres du Kitāb al-Mawāqif.
Passion Louis Massignon, La Passion de Hallaj, 2e éd., Paris, 1975
(4 vol.).
Tuhfa Muḥammaḍ b. ‘Abd al-Qādir al-Jazā’irī, Tuḥfat al-zā’ir,
2e éd., Damas, 1964.
Introduction

Comme il n’est pas de lieu où Dieu ne soit, il n’est pas d’état où la


sainteté n’ait sa place. Anachorètes ou gyrovagues, princes qui se retirent au
désert, marchands qui, leur boutique abandonnée, s’en vont mendier au long
des routes, les vocations ne manquent pas, en Islam, qui prennent leur élan
dans le refus et s’accomplissent dans l’exil. Mais la perfection n’est pas
dans ces ruptures. Les meilleurs restent là où ils sont car « Il est avec vous
où que vous soyez » (Cor. 57 : 4) 1. Califes ou porteurs d’eau, ils ne fuient
pas leur condition ; c’est elle qui parfois les quitte. Leur retraite est la foule,
leur désert la place publique ; la conformité est leur ascèse, l’ordinaire leur
miracle. La petite guerre sainte, contre l’ennemi du dehors, ne les détourne
pas de la grande, contre l’infidèle que chacun porte en soi ; ni la grande de
la petite. Leur vie conjugue, sans regret sinon sans effort, les affaires du
siècle et celles de l’éternité. Ils sont pareils à cet « arbre excellent » que
mentionne le Coran (14 : 24) « dont la racine est ferme, et la ramure dans le
ciel » : symbole de l’axis mundi, c’est-à-dire de l’« homme parfait »
(alinsān al-kāmil) qui, en vertu du mandat divin (Khilāfa), conjoint en sa
personne les réalités supérieures et les réalités inférieures (al-ḥaqā’iq al-
ḥaqqiyya wa l-khalqiyya).
Cette sainteté n’a donc pas d’uniforme et pas d’emblème. Un destin
éclatant peut la masquer autant qu’une vie obscure. Celui d’Abd el-Kader a
fait oublier qu’il était autre chose et beaucoup plus qu’un sabreur
magnanime ou, comme disait Bugeaud, « un homme de génie que l’histoire
doit placer à côté de Jugurtha 2 ». Mais Bugeaud, justement, a sans doute
pressenti que l’émir n’était pas seulement cela. Le 30 mai 1837, pour la
première et, semble-t-il, la dernière fois, il rencontre Abd el-Kader. Le traité
de la Tafna a été signé la veille ; il s’accompagne d’un accord secret,
comportant des concessions que Bugeaud n’avait pas pouvoir d’accorder.
Tout le monde est trompé : la France, que le général a engagée au-delà des
instructions reçues, mais surtout l’émir, qu’une rédaction ambiguë a induit
en erreur sur les véritables intentions d’un adversaire qu’il croyait digne de
foi. Les seuls intérêts bien défendus dans cette affaire sont ceux de Bugeaud
lui-même. Toute honte bue, le général a obtenu de l’émir une commission
de cent quatre-vingt mille francs « pour assurer l’entretien des chemins
vicinaux dans sa circonscription » — il est aussi député de la Dordogne —
et consentir quelques largesses à ses officiers. Finalement, il rendra cet
argent, l’étrange marché ayant fait du bruit. Un procès, en 1838, révélera à
l’opinion française que cet exemple de concussion n’était pas unique et que
Bugeaud avait d’autres fers au feu. Tout cela n’empêchera d’ailleurs pas
Bugeaud de devenir gouverneur général de l’Algérie en 1840, maréchal en
1843 3.
Au lendemain de sa rencontre avec Abd el-Kader, Bugeaud décrit
l’émir dans une lettre au comte Molé, président du Conseil : « Il est pâle,
dit-il, et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus-
Christ 4. » Cette forte impression n’est pas produite par la seule apparence
physique du personnage. Bugeaud reconnaît à l’émir une grandeur d’un
ordre qui échappe à ses catégories de soldat et tente de la définir dans une
lettre du 1er janvier 1846 : « C’est une espèce de prophète, c’est l’espérance
de tous les musulmans fervents 5. »
Bugeaud est une canaille assez dense. Léon Roches est d’un métal plus
ductile. Feignant de se convertir à l’Islam, il devient l’un des proches de
l’émir et sert en sous-main les intérêts français jusqu’au jour où, sa trahison
avérée, il s’enfuit après une scène au cours de laquelle Abd el-Kader
manifeste plus de tristesse et de mépris que de colère 6. Sur bien des points,
les Mémoires de Roches sont loin d’être aussi dignes de foi qu’on le pensait
jadis 7. Mais, confirmées d’ailleurs par de multiples témoignages, les
notations sur la personne de l’émir, son caractère, son mode de vie méritent
créance. Au-delà des remarques sommaires d’un Bugeaud, elles projettent
quelques clartés sur la face cachée d’Abd el-Kader.
« Quand le temps le permet, écrit Roches 8, Abd el-Kader prie hors de sa
tente sur un emplacement nettoyé à cet effet — et ceux qui veulent
participer à la prière en commun, qui est plus agréable à Dieu, viennent se
placer derrière lui.
« Ces hommes au costume ample et majestueux, rangés sur plusieurs
lignes, répétant par intervalles d’une voix grave les répons : Dieu est
grand ! Il n’y a de Dieu que Dieu ! Mohammed est prophète de Dieu ! — se
prosternant tous ensemble, touchant la terre de leurs fronts et se relevant en
élevant les bras vers le ciel, tandis que l’émir récite des versets du Coran :
tout cet ensemble offre un spectacle saisissant et solennel.
« Là ne se bornent point les exercices religieux d’Abd el-Kader. Il se
livre à des méditations entre chaque prière, égrène constamment son
chapelet et fait chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée quand il se
trouve (par hasard) dans une ville, une conférence sur l’unité de Dieu. Il
passe pour être un des théologiens les plus érudits de l’époque.
« Il jeûne au moins une fois par semaine, et quel jeûne ! Depuis deux
heures avant l’aurore jusqu’au coucher du soleil, il ne mange, ni ne boit, ni
même ne respire aucun parfum. Je ne sais si j’ai dit qu’il proscrit l’usage du
tabac à fumer et tolère à peine le tabac à priser.
« Il s’accorde rarement les douceurs du café. Dès qu’il voit qu’il serait
disposé à en prendre l’habitude, il s’en prive pendant plusieurs jours. »
Cette image d’un pieux et austère guerrier n’est pas banale : on
n’imagine pas Bugeaud récitant son rosaire entre deux chevauchées, ou
commentant Maître Eckhart aux feux du bivouac. Mais elle n’est pas non
plus sans précédent. L’épisode que voici, et qui se situe en 1838 pendant le
siège de ‘Ayn Māḍī, est déjà plus surprenant :
« Je parvins avec peine à sortir de cet amas de boue, de pierres
tumulaires et de cadavres, et j’arrivai à la tente d’Abd el-Kader dans un état
déplorable. Mon burnous et mon haïk étaient souillés. En deux mots,
j’expliquai ce qui venait de m’arriver. Abd el-Kader me fit donner d’autres
vêtements et je vins m’asseoir auprès de lui. J’étais sous l’influence d’une
excitation nerveuse dont je n’étais pas maître. “Guéris-moi, lui dis-je,
guéris-moi ou je préfère mourir, car dans cet état je me sens incapable de te
servir.”
« Il me calma, me fit boire une infusion de schiehh (espèce d’absinthe
commune dans le désert), et appuya ma tête, que je ne pouvais plus
soutenir, sur un de ses genoux. Il était accroupi à l’usage arabe ; j’étais
étendu à ses côtés. Il posa ses mains sur ma tête, qu’il avait dégagée du haïk
et des chechias, et sous ce doux attouchement je ne tardai pas à m’endormir.
Je me réveillai bien avant dans la nuit ; j’ouvris les yeux et je me sentis
réconforté. La mèche fumeuse d’une lampe arabe éclairait à peine la vaste
tente de l’émir. Il était debout, à trois pas de moi ; il me croyait endormi.
Ses deux bras, dressés à la hauteur de sa tête, relevaient de chaque côté son
burnous et son haïk d’un blanc laiteux qui retombaient en plis superbes. Ses
beaux yeux bleus, bordés de cils noirs, étaient relevés, ses lèvres légèrement
entrouvertes semblaient encore réciter une prière et pourtant elles étaient
immobiles ; il était arrivé à un état extatique. Ses aspirations vers le ciel
étaient telles qu’il semblait ne plus toucher à la terre.
« Admis quelquefois à l’honneur de coucher dans la tente d’Abd el-
Kader, je l’avais vu en prières et j’avais été frappé de ses élans mystiques,
mais cette nuit il me représentait l’image la plus saisissante de la foi. C’est
ainsi que devaient prier les grands saints du christianisme 9. »
Le 25 mai 1830, la flotte de l’amiral Duperré quittait Toulon : la
conquête commençait. Cinquante-trois ans plus tard, jour pour jour, Abd el-
Kader mourait à Damas. De ce long demi-siècle, quinze années seulement
— de 1832 à 1847 — seront vouées au combat et à la conduite des affaires.
Puis viendra le temps de l’exil. Abd el-Kader se rend le 23 décembre 1847.
Lamoricière lui a promis qu’on le laisserait partir pour l’Orient. Le duc
d’Aumale confirme cette promesse. En dépit de quoi l’émir sera prisonnier,
à Toulon d’abord, puis à Pau, à Amboise enfin jusqu’en 1852.
Libéré par Louis-Napoléon Bonaparte, Abd el-Kader s’embarque pour
Istanbul, où il arrive le 7 janvier 1853. Après un bref séjour, il s’installe à
Brousse pendant deux ans. En 1856, il s’établit définitivement à Damas. A
quelques épisodes près — la protection accordée, en 1860, aux chrétiens
menacés par la révolte druze, la présence de l’émir à l’inauguration du canal
de Suez en 1869 —, cette période de sa vie n’intéresse pas les historiens 10.
Lesquels se bornent à noter la place que les dévotions tiennent désormais
dans son existence. Il ne s’agit pas là, on l’a déjà vu, de la vocation tardive
d’un héros retraité des champs de bataille ; et l’on va constater que
« dévotion » est un mot assez faible. Mais, avant d’aller plus loin,
enregistrons, une fois encore, le témoignage d’un observateur européen qui,
à la différence de beaucoup d’autres, ne s’intéresse pas seulement à
l’homme public. Voici comment l’Anglais Charles-Henry Churchill, qui
séjourne à Damas pendant l’hiver 1859-1860, décrit la journée de l’émir :
« Il se lève deux heures avant l’aube et s’adonne à la prière, à la
méditation religieuse jusqu’au lever du soleil. Il se rend alors à la mosquée.
Après avoir passé une demi-heure en dévotions publiques, il rentre chez lui,
prend une rapide collation, puis travaille dans sa bibliothèque jusqu’à midi.
L’appel du muezzin le convie alors une nouvelle fois à la mosquée, où sa
classe est déjà rassemblée, attendant son arrivée. Il prend un siège, ouvre le
livre choisi comme base de discussion, et lit à haute voix, constamment
interrompu par des demandes d’explication qu’il donne en ouvrant ces
trésors multiples d’études laborieuses, d’investigations et de recherches,
qu’il a accumulés tout au long de son existence agitée. La séance dure trois
heures.
« Après la prière de l’après-midi, Abd el-Kader rentre dans son foyer et
passe une heure avec ses enfants — ses huit fils — examinant les progrès
qu’ils font dans leurs études. Ensuite, il dîne. Au coucher du soleil, il est de
nouveau à la mosquée où il instruit sa classe pendant une heure et demie. Sa
tâche de professeur est maintenant terminée pour la journée. Il a encore
deux heures devant lui ; il les passe dans sa bibliothèque. Après quoi, il se
retire pour se reposer 11. »

Déchiffrons ces apparences. La période damascaine s’inscrit entre deux


événements qui en livrent la clef. Le premier est relaté dans la Tuhfat al-
zā’ir, la biographie de l’émir rédigée par son fils Muhammad 12. Abd el-
Kader a quitté Brousse le 5 du mois de rabi‘ al-thānī 1272 de l’hégire (1855
de l’ère chrétienne), accompagné d’une centaine de personnes. Lorsqu’il
arrive à proximité de Damas, un long cortège de dignitaires est venu à sa
rencontre. Mais sa première visite n’est pas pour les notables. Suivi de cette
escorte officielle quelque peu déconcertée, il se rend d’abord sur la tombe
d’Ibn ‘Arabī, « le plus grand des maîtres spirituels » (al-shaykh al-akbar),
qui, né en Andalousie, a terminé sa vie à Damas six siècles plus tôt. La
maison où il s’installe ensuite, et que met à sa disposition le gouverneur
‘Izzet Pāshā, est celle même où Ibn ‘Arabī est mort en 638/1240.
Vingt-sept ans plus tard, Abd el-Kader, âgé de soixante-seize ans 13,
meurt à son tour dans la nuit du 18 au 19 rajab 1300 (25-26 mai 1883). Son
corps est porté à la mosquée des Omeyyades, où la prière des morts est
dirigée par le shaykh Muhammad al-Khānī, puis conduit jusqu’à la tombe
d’Ibn ‘Arabī, après duquel il est inhumé 14.
C’est donc sous la bénédiction du Doctor maximus de la gnose
islamique que se place cette phase finale de la vie de l’émir qui s’ouvre et
se clôt auprès de son tombeau. Cet attachement n’est pas soudain. Entre
celui qui, pour ses disciples, est le « Sceau de la sainteté muhammadienne »
et Abd el-Kader, le lien est profond, et il est ancien.
Ibn ‘Arabī est déjà cité dans un ouvrage de circonstance qu’Abd el-
Kader a rédigé vers 1850 au cours de sa captivité à Amboise pour défendre
l’Islam et les musulmans contre les critiques d’un prêtre catholique 15. Ce
seul fait mériterait d’être relevé : accusé des plus noires hérésies par les
porte-parole d’un exotérisme militant, Ibn ‘Arabī n’est lu que dans des
cercles assez restreints. Auteur suspect, c’est de plus un auteur abondant
— il a composé plusieurs centaines de traités — et son œuvre majeure, les
Futūḥāt Makkiyya, compterait, traduite en français, quinze mille pages au
bas mot. C’est en outre un auteur difficile : sur quelques vers ou quelques
lignes de lui, des volumes de commentaires ont été écrits. Or, en 1850, à
Amboise, Abd el-Kader est dépourvu de bibliothèque. Les précieux
manuscrits qu’il avait amassés ont été dispersés ou détruits par une
soldatesque imbécile lors de la prise de la Smala, sa capitale itinérante. Les
quelques titres arabes qu’il détient dans sa prison sont, outre le Ṣaḥīḥ de
Bukhārī, recueil de traditions prophétiques, des ouvrages assez
élémentaires 16. L’étude d’Ibn ‘Arabī remonte donc à sa jeunesse. Pour un
homme qui, depuis l’âge de vingt-quatre ans, a mené une vie de combats et
d’errances, l’émir fait d’ailleurs montre, dans cet opuscule, d’une culture
qui n’est pas banale : il y cite également Avicenne, Ibn Ṭufayl, Ibn Khaldūn
et bien d’autres.

Mais la relation qui unit Abd el-Kader au Shaykh al-akbar n’est pas
purement livresque et, pour en comprendre la nature et en mesurer
l’importance, il faut remonter plus loin encore. Les maîtres islamiques
(mashāykh, sing. shaykh) sont nécessairement rattachés à des lignées
initiatiques par lesquelles se transmet la baraka, l’influence spirituelle.
Cette transmission, qui présente quelque analogie avec la succession
apostolique telle qu’elle est connue chez les chrétiens romains et
orthodoxes, s’opère de diverses manières, l’une de ses modalités étant
l’investiture de la khirqa, du « manteau » ou du « froc ». Bien qu’au départ
toutes les lignées initiatiques soient confondues dans la personne du
Prophète, qui est leur commune origine, elles se diversifient au cours des
âges en d’innombrables branches dont chacune porte l’empreinte d’un
maître éminent qui en devient l’éponyme. C’est ainsi qu’avec Ibn ‘Arabī
apparaît une khirqa akbariyya (ce dernier mot étant formé à partir de son
surnom de Shaykh al-akbar) qui sera dès lors transmise sans interruption de
maître à disciple. A la différence d’autres lignées, cependant, celle-ci sera,
sinon clandestine, comme on l’a parfois soutenu à tort, du moins fort
discrète, et ne se constituera pas en « ordre » (ṭarīqa, pl. ṭuruq) 17. Or, des
documents inédits jusqu’à ce jour permettent d’établir qu’Abd el-Kader
avait reçu l’investiture de la khirqa akbariyya, et qu’il s’agissait même là
d’une tradition familiale. C’est en effet par son père, Sīdī Muḥyī l-dīn, que
l’émir avait été rattaché à la « chaîne » (silsila) akbarienne ; et Muḥyī l-dīn,
à son tour, tenait sa propre initiation du grand-père de l’émir, Sīdī Muṣṭafā,
lequel avait été investi de la khirqa akbariyya en Egypte par un personnage
fameux, le sayyid Murtaḍā al-Zabīdī (ob. 1205/1791) 18.
La généalogie charnelle et la généalogie initiatique se trouvent donc
coïncider, et l’éclosion à Damas, en la personne de l’émir, d’un
commentateur inspiré des Futūḥāt cesse d’apparaître comme un phénomène
de génération spontanée 19. On peut, au passage, méditer sur les étranges
détours par lesquels, de Murcie où naquit Ibn ‘Arabī, en passant par Damas
où il mourut, puis par l’Inde où naquit le sayyid Murtaḍā, son héritage
spirituel chemine jusqu’à l’occident de l’Islam, en Algérie, pour revenir
enfin à Damas d’où rayonnera dès lors un mouvement de renouveau
akbarien dont les effets sont aujourd’hui encore manifestes.
Aucune indication n’autorise à dater avec précision le rattachement
d’Abd el-Kader à la silsila akbariyya. Sīdī Muḥyī l-dīn étant mort en 1833,
nous disposons en tout cas d’un terminus ad quem : l’émir avait au plus
vingt-six ans lorsqu’il a reçu cette investiture. Nous hasarderons même
l’hypothèse que l’événement s’est situé un peu plus tôt, au cours d’une des
étapes les plus décisives de la vie d’Abd el-Kader : son premier voyage en
Orient, vers sa vingtième année, lorsqu’il accompagne son père au
pèlerinage et, avec lui, séjourne notamment à Damas où il devient le
disciple d’un très grand maître, le shaykh Khālid al-Naqshbandī 20.
Très tôt, en tout cas, le germe akbarien est déposé, et il l’est dans un
terrain privilégié : descendant du Prophète, issu d’une lignée de soufis
— son père a composé un traité de direction à l’usage des novices, le Kitāb
irshād al-murīdīn —, manifestant dès sa jeunesse le goût de l’oraison, Abd
el-Kader semble voué à ce destin de maître spirituel qui sera le sien à
Damas, lorsque le décret divin l’aura déchargé d’autres devoirs. De ce point
de départ à ce point d’arrivée, le trajet normal, s’il n’a rien de commun,
reste prévisible : c’est le sulūk, la voie qui, pas à pas, conduit le disciple à
Dieu sous la direction d’un shaykh jusqu’au jour où, maître à son tour, il
guide la génération suivante.
Mais l’itinéraire d’Abd el-Kader ne sera pas ce parcours ordonné. De
nombreux passages du Kitāb al-Mawāqif — l’ouvrage d’où sont extraits les
textes dont nous présentons ici la traduction — nous apportent des éléments
à partir desquels on peut reconstituer les grandes lignes de l’autobiographie
spirituelle de l’émir. Il en résulte clairement qu’Abd el-Kader est un
majdhūb, un « extatique » que Dieu « arrache », « attire » à Lui (c’est le
sens de la racine J Dh B) et qui donc survole d’un bond les étapes que le
sālik (le « voyageur ») franchit une à une au cours d’une longue progression
méthodique 21. C’est là un cas relativement exceptionnel, mais qui a depuis
longtemps sa place dans la typologie initiatique en Islam et se subdivise
d’ailleurs en une série de formes dérivées. A l’extrême, le majdhūb est un
« fou de Dieu » (majnūn, bahlūl) dont les actes échappent totalement au
contrôle de la raison et qui, de ce fait, n’est plus soumis aux obligations
légales. Il peut même être affranchi par la saisie divine (jadhba) des
contraintes ordinaires de la condition humaine, tel cet Abū ‘Iqāl al-
Maghribī, dont parle Ibn ‘Arabī, qui, pendant quatre ans, à La Mecque,
vécut enchaîné sans manger ni boire 22. Ces caractéristiques, on le voit, sont
difficilement conciliables avec ce que l’on sait du comportement d’Abd el-
Kader et des fonctions qu’il a assumées dans les différentes phases de son
existence. Mais, comme le montre Ibn ‘Arabī dans le même chapitre des
Futūḥāt, la jadhba peut aussi, chez certains êtres, ne produire aucun effet
apparent ou ne se manifester que par des signes extérieurs à peine
repérables.
On trouvera, dans plusieurs des textes traduits ci-après, le témoignage
brûlant de ces moments de ravissement extatique rarement perçus par
l’entourage de l’émir (la scène rapportée par l’observateur profane qu’était
Léon Roches constitue à cet égard un document de prix). On y verra aussi
— nous renvoyons particulièrement sur ce point au texte 36 — les
modalités singulières que revêt la pédagogie divine : c’est par la
« projection » (ilqā) sur son être de versets coraniques, dont chaque mot
retrouve ainsi son éternelle nouveauté, que Dieu instruit directement ce
pupille sans maître.
L’absence d’un maître — d’un maître humain s’entend — appelle ici
deux remarques. Tout d’abord, il faut noter que, selon des critères formels,
Abd el-Kader a été, dès sa jeunesse, le disciple de plusieurs mashāykh, le
premier d’entre eux étant son propre père qui dirigeait l’une des branches
de la ṭarīqa qādiriyya, la confrérie dont le fondateur éponyme est le grand
saint de Bagdād, ‘Abd al-Qādir al-Jilānī (ob. 561/1166). Il a, d’autre part,
nous l’avons vu, été rattaché vers sa vingtième année, à Damas, à la ṭarīqa
naqshbandiyya par le shaykh Khālid. De ces deux maîtres, et d’autres sans
doute, il a certainement reçu non seulement la baraka, mais aussi des
appuis et des directives. Cependant, la « voie du noviciat » (ṭarīq al-sulūk),
il l’affirme, n’est pas la sienne, du moins dans un premier temps.
Car, si « la voie du ravissement extatique est plus courte et plus sûre »,
celle de la progression méthodique est, selon Abd el-Kader lui-même, « la
plus haute et la plus parfaite » 23: pour atteindre la perfection, et se rendre
apte à guider les autres, le majdhūb doit donc se faire apprenti et, devenu
sālik à son tour, s’astreindre à parcourir, étape par étape, le chemin dont il
connaît pourtant le terme.
Ce noviciat tardif et paradoxal, que dirige et assiste l’invisible présence
du Shaykh al-akbar 24, Abd el-Kader va l’achever sous la conduite du
dernier de ses maîtres de chair, Muḥammad al-Fāsī al-Shādhilī 25. C’est à La
Mecque, où le shaykh Muḥammad al-Fāsī réside et mourra neuf ans plus
tard, que se produit leur rencontre. Désireux d’accomplir, une fois encore,
le pèlerinage, l’émir est parti pour le Hidjaz au début du mois de rajab 1279
(janvier 1863) 26.
Il se rend d’abord par mer à Alexandrie, d’où il gagne Le Caire, puis
Jedda et enfin La Mecque où, sous la direction de son shaykh, il pratique
« la discipline ascétique, la réclusion et le combat spirituel ». Le compte
rendu trop succinct que donne son fils laisse entendre qu’il parcourt très
vite les maqāmāt (« stations ») de la voie. Mais c’est au sommet du Jabal
al-Nūr (mont de la Lumière), dans la caverne Ḥirā’ — celle même où le
Prophète reçut la première révélation —, qu’il parvient au terme de cette
ascension : s’étant enfermé là « pendant des jours nombreux », il y atteint,
nous dit son fils, « le degré suprême » (al-rutbat al-kubrā) et
l’« illumination » (al-fatḥ al-nūrānī), « et les fontaines de la sagesse
jaillissent sur sa langue ».
Abd el-Kader va rester un an et demi en Arabie. Après avoir accompli
le pèlerinage à La Mecque, il se rend d’abord pour trois mois à Taïf, puis
revient à La Mecque. A compter de son départ pour Taïf, il cesse de donner
des nouvelles à sa famille, qui s’alarme et devra, pour se rassurer sur son
sort, s’adresser à Abdallāh Pāshā, émir de La Mecque.
Au début du mois de rajab 1280, un an donc après son arrivée au
Hidjaz, Abd el-Kader part pour Médine. Il obtient la faveur de faire retraite
dans la maison du premier calife, Abū Bakr, maison qui jouxtait le mur de
la mosquée du Prophète et, en vertu d’un privilège spécial accordé par ce
dernier, possédait une lucarne ouvrant sur l’intérieur de la mosquée. Après
cette retraite, qui dure deux mois, l’émir reste encore à Médine, s’adonnant
aux visites pieuses habituelles sur les tombes des Compagnons, au mont
Ohod, à la mosquée de Qubā (on trouvera d’ailleurs dans le texte 37 une
allusion à ce séjour). Enfin, le 27 du mois de dhūl-qa‘ada 1280, il se joint à
la caravane des pèlerins syriens, qui viennent d’arriver, et va accomplir un
dernier pèlerinage à La Mecque avant de regagner la Syrie.

De la science spirituelle d’Abd el-Kader, le Kitāb al-Mawāqif, le


« Livre des Haltes », est le témoin le plus sûr. Les matériaux de cet ouvrage
commencent à s’accumuler dès l’établissement de l’émir à Damas en 1856.
S’il n’a pas encore rencontré à cette date celui à qui il devra d’atteindre la
plénitude, il est depuis longtemps déjà un gnostique, un ‘ārif bi-Llāh.
Auprès de lui, les visiteurs se succèdent nombreux. Abd el-Kader refuse,
semble-t-il, de s’entretenir avec eux de ses combats et des épisodes qui ont
marqué sa vie publique. Moins de deux semaines après son arrivée, un
incident banal se produit : l’un des visiteurs est accompagné de son fils. Le
fils demande au père, qui la lui accorde, la permission de se retirer. L’émir,
à partir de ce fait, improvise un commentaire coranique 27. Lorsqu’il achève
de parler, trois de ses auditeurs — le shaykh Muḥammad al-Khānī (dont le
père avait connu l’émir dans l’entourage du shaykh Khālid), le shaykh ‘Abd
al-Razzāq al-Bayṭār et le shaykh Muḥammad al-Ṭanṭāwī — insistent auprès
de lui pour obtenir la permission de noter ses propos. La transcription de
ces propos improvisés va constituer le noyau initial du Kitāb al-Mawāqif.
S’y ajouteront des textes écrits par l’émir lui-même, le plus souvent en
réponse à des questions qui lui sont posées au sujet de versets coraniques,
de paroles du Prophète ou de passages des écrits d’Ibn ‘Arabī 28. L’ensemble
de ces matériaux avait déjà pris forme de livre du vivant de l’émir — divers
manuscrits, dont certains annotés par lui, étaient en circulation — mais
l’ouvrage, tel qu’il se présente dans les deux éditions imprimées, ne
représente certainement pas une version définitive 29.
Le titre même retenu par Abd el-Kader 30 évoque aussitôt, pour les
historiens du soufisme, une œuvre célèbre : les Mawāqif de Muḥammad al-
Niffarī, mort vers 350 de l’hégire 31. Mais si c’est bien Niffarī qui a introduit
dans le taṣawwuf le terme technique de mawqif (singulier de mawāqif),
c’est Ibn ‘Arabī qui, le premier, allait définir explicitement dans les
Futūḥāt, où il cite Niffarī à plusieurs reprises, la notion correspondante 32.
Pour Ibn ‘Arabī, il y a, entre tout maqām ou tout manzil — toute
« station » ou toute « demeure » spirituelle — et le maqām ou le manzil
suivant, un mawqif, une « halte ». Le sālik, le voyageur qui fait halte à ce
point médian, y reçoit d’Allāh une instruction sur les règles de convenance
(adāb) appropriées au maqām qu’il va atteindre et est ainsi préparé à jouir
de la plénitude des sciences qui y sont attachées. Au contraire, l’être qui
passe directement d’une station à l’autre sans faire cette halte intermédiaire
n’obtiendra, dans le maqām auquel il accède, qu’une connaissance globale
mais non une connaissance distinctive des sciences qui sont propres à cette
nouvelle « station ». La progression du ṣāḥib al-mawāqif, explique Ibn
‘Arabī, est la plus pénible, la plus éprouvante, mais elle est aussi la plus
fructueuse. Par le titre même de son livre, Abd el-Kader suggère donc que
c’est celle que Dieu lui a assignée.
Si le nom du Kitāb al-Mawāqif comporte sans doute une allusion à
l’enseignement d’Ibn ‘Arabī, c’est de manière tout à fait explicite que le
contenu de l’ouvrage se place sous l’autorité du Shaykh al-akbar : « il est,
déclare Abd el-Kader, notre trésor d’où nous puisons ce que nous écrivons,
le tirant soit de sa forme spirituelle (min ruḥāniyyatihi), soit de ce qu’il a
lui-même écrit dans ses ouvrages 33 ». En de nombreux passages 34, il
exprime sa certitude qu’Ibn ‘Arabī est bien le « Sceau de la sainteté
muhammadienne » — fonction qu’il définit avec précision dans le
chapitre 353 des Mawāqif 35 — et sa conviction que l’auteur des Fuṣūṣ est à
ce titre, après les prophètes, celui dont les conseils sont les plus profitables
aux hommes.
La relation privilégiée d’Abd el-Kader avec Ibn ‘Arabī, qu’établit
rituellement et symbolise l’investiture de la khirqa akbariyya dès la
jeunesse de l’émir, est confirmée par de fréquentes visions rapportées dans
les Mawāqif. Dans l’une d’elles 36, Ibn ‘Arabī lui apparaît d’abord sous les
traits d’un lion, et lui ordonne de mettre sa main dans sa gueule ; lorsque
ayant vaincu sa terreur il accomplit ce geste, Ibn ‘Arabī reprend figure
humaine. Dans une autre, le Shaykh al-akbar manifeste sa satisfaction de la
réponse faite par Abd el-Kader à certaines critiques visant l’auteur des
Futūḥāt 37. Dans une autre encore, Ibn ‘Arabī exprime son mécontentement
de voir Abd el-Kader s’adresser à des chrétiens en employant la formule
rituelle al-salām ‘alaykum 38, alors que l’émir avait trouvé une justification
légale à cette pratique normalement interdite. Ailleurs, Ibn ‘Arabī lui
explique certains passages de ses œuvres ou les étudie avec lui 39, ou
l’informe qu’aucun des commentateurs des Fuṣūṣ al-ḥikam n’en a perçu le
sens véritable 40, lui remet l’un de ses ouvrages 41, lui communique un écrit
scellé où, après avoir brisé le sceau, il découvre sa propre image 42.
Cette présence du Shaykh al-akbar se traduit aussi par la place
importante qu’occupent, dans les Mawāqif, les commentaires de certains
passages de ses traités et les innombrables références explicites à son
œuvre. Un relevé de toutes les mentions d’Ibn ‘Arabī ou de ses livres dans
les Mawāqif ne serait d’ailleurs qu’une mesure très imparfaite de
l’influence du Shaykh al-akbar sur Abd el-Kader. Un regard un peu entraîné
découvre vite que, même là où Ibn ‘Arabī n’est pas nommé, l’allusion à son
enseignement doctrinal, l’emploi de son vocabulaire technique 43 sont des
traits permanents des Mawāqif. Pour s’en tenir aux repères les plus évidents
et les plus faciles à comptabiliser, il est aisé de constater que les chapitres
ou passages des Mawāqif consacrés au commentaire de divers écrits
akbariens représentent un nombre considérable de pages. Il s’agit, presque
toujours, de réponses à des questions posées par des familiers de l’émir.
Quelques lignes du prologue des Futūḥāt sont ainsi analysées dans un
chapitre dont les dimensions expliquent qu’il ait fini par être considéré
comme un ouvrage indépendant, ainsi que nous l’avons déjà signalé en
note 44. Les premières phrases du chapitre 1 des Fuṣūṣ al-ḥikam sont
commentées pendant 16 pages des Mawāqif 45 : à titre de comparaison,
précisons que ces mêmes phrases (qui représentent moins d’une page de
l’édition ‘Afīfī) n’ont droit qu’à 2 pages de commentaires chez Qāshānī. Le
chapitre 12 des Fuṣūṣ, (7 pages et demie de l’édition ‘Afīfī ; 12 pages de
commentaires chez Qāshānī, 16 chez Qayṣarī, 10 chez Bālī Effendī), est
commenté par Abd el-Kader sur près de 80 pages 46. Le chapitre 8 des
Fuṣūṣ, celui réservé au Prophète Ismā‘il (4 pages de l’édition ‘Afīfī, 8 pages
de commentaires chez Qāshānī, 16 chez Qaysarī, 10 chez Bālī Effendī), est
commenté sur 34 pages dans les Mawāqif 47. A noter qu’Abd el-Kader
commence cette interprétation approfondie du Faṣṣ Ismā‘īl par une allusion
à une longue rencontre en mode subtil avec le Shaykh al-akbar et par une
affirmation du même genre que celle que nous avions relevée plus haut. Il
explique d’abord que l’un de ses « frères » — il s’agit ici, bien sûr, de
fraternité spirituelle —, après avoir consulté nombre de commentaires du
Faṣṣ Ismā‘īl sans y trouver les éclaircissements souhaités, l’a interrogé à
son tour. « Je lui ai répondu, dit-il, en demandant l’aide d’Allāh et en
m’appuyant sur ce qu’a répandu sur moi mon seigneur et maître Muḥyī l-
dīn [Ibn ‘Arabī] pendant sa vie (c’est-à-dire par ses écrits) et après sa mort
(allusion aux inspirations reçues directement de sa “forme spirituelle”, sa
ruḥāniyya). »
De même voyons-nous Abd el-Kader interpréter entre autres dans les
Mawāqif des passages du Faṣṣ Luqmān des Fuṣūṣ al-ḥikam 48 et nombre de
textes difficiles des Futūḥāt. Font ainsi l’objet de commentaires des
morceaux des chapitres 6 49, 69 50, 76 51 et 373 52. En outre, Abd el-Kader
revient à plusieurs reprises sur le chapitre 73 des Futūḥāt 53, l’un des plus
longs — près de 140 pages — et aussi des plus importants puisque c’est
celui qui comporte, outre un exposé systématique sur les catégories
initiatiques, les réponses qu’Ibn ‘Arabī, relevant un défi vieux de six
siècles, donne au fameux questionnaire de Ḥakīm Tirmidhī. C’est à
Tirmidhī qu’est due la première formulation en Islām de la notion de
« Sceau de la sainteté » et les cent cinquante-cinq questions qu’il pose dans
son Kitāb Khatm al-awliyā’ 54 constituaient en quelque sorte un test
permettant de vérifier les qualifications de ceux qui revendiqueraient ce
titre de « Sceau » : d’où l’intérêt que présente le dialogue qui s’instaure
entre lui et le Shaykh al-akbar pour quiconque assigne à ce dernier, comme
le fait Abd el-Kader, un rôle majeur dans l’économie de l’ésotérisme
islamique.
La multiplicité et l’étendue des renvois explicites à l’œuvre d’Ibn
‘Arabī dans les Mawāqif sont évidentes pour tout lecteur qui en parcourt les
trois volumes. Non moins évidente, et plus significative encore, est la
conformité doctrinale de l’auteur à l’enseignement du Shaykh al-akbar.
Conformité, et non point conformisme : nul taqlīd (« imitation servile ») ici.
Abd el-Kader parle de l’abondance du cœur et la différence d’accent est
sensible, pour qui a fréquenté les commentateurs d’Ibn ‘Arabī, avec les
gloses laborieuses et circonspectes de certains d’entre eux, les plus tardifs
surtout — notamment Sha‘rānī. Le style de l’émir est direct et les thèses les
plus controversées d’Ibn ‘Arabī sont présentées et défendues sans faux-
fuyants, avec l’autorité de celui qui puise les vérités à leur source même.
Abd el-Kader n’élude pas les problèmes que posent certains énoncés
apparemment scandaleux en invoquant, comme d’autres commentateurs
plus prudents, la probabilité d’interpolations malicieuses dans les copies des
œuvres d’Ibn ‘Arabī 55. Il est à noter d’ailleurs que, s’il est un interprète
inspiré, Abd el-Kader est aussi un érudit scrupuleux et qu’il a pris soin
d’envoyer deux de ses familiers à Qonya pour y vérifier sa copie des
Futūḥāt sur le manuscrit autographe de la deuxième rédaction (entreprise
par Ibn ‘Arabī quelques années avant sa mort) 56, manuscrit sur lequel
s’appuie précisément l’édition critique que réalise actuellement au Caire le
Dr Osman Yahya.
S’il est attentif à tout ce qui peut mettre en cause la cohérence
intellectuelle de l’enseignement du Shaykh al-akbar — d’où sa réfutation
respectueuse mais sévère d’‘Abd al-Karīm al-Jīlī, qui, sur trois questions
importantes, est en contradiction avec Ibn ‘Arabī 57 —, s’il se borne parfois
à citer ou à paraphraser telle ou telle formulation de l’auteur des Futūḥāt,
Abd el-Kader n’est pas un épigone voué à la répétition mécanique de ce
qu’il tient de son maître. On le voit, à l’occasion, proposer de tel verset
coranique une interprétation originale et qui peut s’écarter notablement
— sans la contredire d’ailleurs — de celle retenue par Ibn ‘Arabī. C’est le
cas pour celle du verset 98 de la sourate 16 (« lorsque tu récites le Coran,
prends refuge en Allāh contre Satan le lapidé ») qui le conduit à définir
brièvement, mais de façon très éclairante, la distinction entre l’« Unicité de
la vision directe » (waḥdat al-shuhūd) et l’« Unicité de l’être » (waḥdat al-
wujūd) 58 tout en montrant leur complémentarité.
Ce terme de waḥdat al-wujūd — d’« Unicité de l’être » — est celui
qu’emploient le plus souvent les partisans comme les adversaires d’Ibn
‘Arabī pour désigner la pierre angulaire de sa doctrine. Nous n’insisterons
pas ici sur les problèmes que soulève cet emploi, nous bornant à rappeler
qu’il n’est pas le fait d’Ibn ‘Arabī lui-même et à souligner que l’expression
waḥdat al-wujūd présente un caractère réductionniste qui risque de fausser
la compréhension de la métaphysique akbarienne 59. Nous la retenons donc
seulement comme une désignation commode validée par un long usage :
sous cette réserve, il est évident que l’adhésion à la waḥdat al-wujūd est une
condition sine qua non de l’appartenance à l’école akbarienne. On verra
dans les traductions que nous proposons (et en particulier dans les textes 17
à 24) qu’Abd el-Kader satisfait pleinement à cette condition. « L’essence
des créatures, écrit-il dans le chapitre 64 60, n’est pas autre chose que
l’Essence même d’Allāh (…) Il n’y a qu’une seule Essence et qu’une seule
Réalité (ḥaqīqa) », réalité qui, précise-t-il plus loin, apparaît comme Ilāh
(Dieu) sous un certain rapport et comme ‘abd (serviteur) et khalq (créature)
sous un autre rapport. Tout aussi explicite est, par exemple, le chapitre 137
qui est un commentaire du verset 4 de la sourate 57 : « Il est avec vous où
que vous soyez », qu’il interprète non pas, ainsi que le font habituellement
les théologiens, comme signifiant qu’Allāh est « avec nous » par Sa
science, mais comme signifiant qu’il n’est d’être que l’Etre d’Allāh 61. La
hardiesse sans détour de ces affirmations et d’autres semblables amène plus
d’une fois Abd el-Kader à mettre en garde contre une mauvaise
interprétation de ses propos le lecteur qui serait tenté de l’accuser d’hérésie.
A en juger par l’illogisme et la violence des attaques menées contre Ibn
‘Arabī et son école tout au long des siècles, et de nos jours encore, cette
précaution est sans doute, hélas, inutile 62.
Parmi les quaestiones disputatae qui reviennent le plus souvent dans les
responsa des jurisconsultes et les traités écrits pour ou contre Ibn ‘Arabī,
nous en mentionnerons trois à titre d’exemples : elles ont fait couler
beaucoup d’encre, et nous constatons à leur propos l’accord très significatif
d’Abd el-Kader avec la doctrine akbarienne. L’une est celle du sort final de
Fir‘awn, le Pharaon de l’histoire de Moïse. En dépit d’une mention ambiguë
au début du chapitre 62 des Futūḥāt 63, la position du Shaykh al-akbar, telle
qu’elle résulte d’autres textes des Futūḥāt et des Fuṣūṣ 64, est que la
shahāda, le « témoignage de foi » que prononce in extremis Fir‘awn, est
agréée par Dieu et que Fir‘awn est donc sauvé. Cette position, qui
embarrasse souvent les commentateurs les plus favorables à Ibn ‘Arabī,
Abd el-Kader la reprend à son compte 65. Mais ce qui est intéressant, et
témoigne qu’il n’y a pas chez lui de taqlīd aveugle à l’égard du maître qu’il
vénère, c’est qu’il déclare s’appuyer sur une inspiration divine directe et
qu’il donne, des versets coraniques relatifs à Fir‘awn, une interprétation
distincte de celle d’Ibn ‘Arabī.
La deuxième de ces quaestiones disputatae est celle de l’éternité du
châtiment. Sans pouvoir analyser ici les nombreux énoncés akbariens sur ce
problème 66, disons qu’Ibn ‘Arabī souligne que, s’il y a des preuves
scripturaires de la félicité éternelle des élus, il n’y a pas de naṣṣ (texte
décisif) en ce qui concerne l’éternité du séjour dans les demeures
infernales, ce qui n’est pas la même chose. Il affirme donc que les
souffrances des Gens du Feu auront une fin : ils resteront dans le Feu mais
le ‘adhāb — châtiment — deviendra pour eux une cause d’isti‘dhāb, de
jouissance, le dernier mot revenant ainsi à la « Miséricorde divine qui
embrasse toute chose ». Abd el-Kader expose très longuement, avec toutes
ses nuances, que nous avons ici sacrifiées, la position d’Ibn ‘Arabī 67, et il
est manifeste qu’intuitivement, il la prend à son compte. Mais, s’il n’y a pas
dans la Révélation de texte décisif permettant de conclure à l’éternité du
châtiment, il n’y en a pas non plus pour appuyer la thèse de la cessation du
châtiment et, a fortiori, d’une forme de « félicité infernale », qui ne peut
donc être considérée que comme une possibilité. Plusieurs allusions
donnent à entendre qu’Abd el-Kader a finalement reçu de Dieu la
confirmation du bien-fondé de la doctrine akbarienne en cette matière mais
que l’absence de preuve externe lui interdit de se prononcer publiquement
de manière catégorique sur un sujet aussi grave. On sait par tout ce qui
précède que, chez Abd el-Kader, ce n’est pas là timidité mais scrupule.
Le troisième des thèmes controversés que nous retenons pour cette
brève comparaison de l’enseignement d’Abd el-Kader et de celui de son
maître donne d’ailleurs l’occasion de constater, une fois de plus, que
l’auteur des Mawāqif ne craint pas d’exposer des vues inacceptables pour
l’exotérisme islamique. Ce thème, c’est celui de ce qu’on peut appeler
l’« universalité » akbarienne. Cette universalité s’exprime notamment dans
des vers célèbres du Tarjumān al-ashwāq (« l’Interprète des Désirs ») d’Ibn
‘Arabī 68 :

« Mon cœur est devenu capable de revêtir toutes les formes


Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine
Temple pour les idoles et Ka‘aba pour le pèlerin
Il est les tables de la Thora et le livre du Coran
Je professe la religion de l’Amour, quel que soit le lieu
vers lequel se dirigent ses caravanes
Et l’Amour est ma loi et ma foi. »

Ou encore dans un poème des Futūḥāt qui commence par ce vers :

« Les êtres créés se sont formé au sujet de Dieu des


croyances
Et moi je professe tout ce qu’ils ont cru 69. »

Ibn ‘Arabī s’appuie généralement, lorsqu’il expose cet aspect de sa


doctrine, sur le verset 23 de la sourate 17 : « Et ton Seigneur a décrété que
vous n’adoreriez que Lui », qu’il interprète comme signifiant que tout
adorateur, quel que soit l’objet apparent de son adoration, n’adore en fait
qu’Allāh 70. Abd el-Kader développe la même idée en de nombreux
passages des Mawāqif 71. Pour lui, comme pour Ibn ‘Arabī, le fondement in
divinis de la pluralité des croyances et des objets d’adoration n’est autre que
la multiplicité infinie des Noms divins et la diversité inépuisable de leurs
Théophanies. « Aucune de Ses créatures ne L’adore sous tous Ses aspects ;
aucune ne Lui est infidèle sous tous Ses aspects », écrit-il. « Nul ne Le
connaît sous tous Ses aspects ; nul ne L’ignore sous tous Ses aspects (…)
Tous Le connaissent donc nécessairement sous un certain rapport et
L’adorent sous ce même rapport. Dès lors, l’erreur n’existe pas en ce
monde, sinon de manière relative. » « Il est l’essence de tout “adoré” et (…)
sous un certain rapport, tout adorateur n’adore que Lui 72. » L’homme qui,
en 1860, prend sous sa protection les chrétiens de Damas lors de la révolte
druze témoigne ainsi, autant et plus que de sa générosité et de sa bravoure,
du plein accord entre ce qu’il fait et ce qu’il sait.
Dans un ouvrage paru à Damas il y a près d’un siècle 73, Abd el-Kader
est désigné comme wārith al-‘ulūm al-akbariyya, « l’héritier des sciences
akbariennes ». Il fut cela, en effet. Et, légitime héritier, il transmit à son tour
cet héritage. Nous avons fait allusion à un mouvement de renouveau
akbarien. Il n’est pas possible ici de le décrire en détail et d’en montrer
toutes les conséquences. Mais certains de ses effets sont visibles : nous lui
devons la première édition des Futūḥāt d’Ibn ‘Arabī, financée par l’émir en
1 274 h., et, par ricochet, la parution, tout au long des cent dernières années,
d’autres écrits d’Ibn ‘Arabī dans des éditions souvent imparfaites, mais qui
restent précieuses. D’autres manifestations plus discrètes, mais plus
significatives encore, sont détectables : en particulier cette floraison
soudaine, vers la fin du siècle dernier, de la nisba akbariyya chez certains
maîtres spirituels égyptiens et syriens qui ajoutent à leur nom le qualificatif
al-akbarī, « l’akbarien » 74. On a cru pouvoir conclure, de ce phénomène, à
la résurgence après une longue période de semi-clandestinité d’une ṭarīqa
akbariyya. Ce terme implique l’existence d’une organisation structurée
(d’un « ordre », ou d’une « confrérie », selon les traductions usuelles du
mot ṭarīqa). Or, si l’on a pu signaler parfois l’apparition, ici et là, de ṭuruq
portant le nom d’akbariyya, il est difficile de découvrir entre elles un lien
historique précis, et leurs caractéristiques sont apparemment fort
différentes : cette dénomination a, dans les cas de ce genre, un caractère
assez provisoire et en quelque sorte complémentaire par rapport à celle qui
définit l’identité de l’organisation en cause. Elle apparaît le plus souvent
dans certaines branches de deux ṭuruq : la shādhiliyya et la naqshbandiyya.
Il est à noter qu’Abd el-Kader était rattaché à l’une et à l’autre et que c’est
précisément dans les branches mêmes de ces ṭuruq auxquelles il
appartenait, ou dans les rameaux qui en sont issus, que l’influence d’Ibn
‘Arabī est la plus sensible. Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est
que l’étude des données historiques disponibles, et notamment des silsila-s,
permet de constater que tous les mashāykh qui, de manière ouverte ou non,
ont joué un rôle dans cette restauration akbarienne ont été, directement ou
indirectement, en rapport avec Abd el-Kader 75.
Il semble donc bien que les deux ṭuruq mentionnées aient été, de
manière privilégiée mais certainement non exclusive, choisies comme
supports de l’influence spirituelle du Shaykh al-akbar. Mais la baraka d’Ibn
‘Arabī, régulièrement transmise de génération en génération, a pu agir sur
des organisations très diverses sans que ces dernières expriment cette
relation avec le Shaykh al-akbar par une dénomination spéciale, et même
sans que la majorité de leurs membres en soient conscients. Cette diffusion
discrète à travers des structures initiatiques préexistantes, dont chacune
conserve son identité et ses caractéristiques, résulte d’ailleurs de la nature
même de la fonction d’Ibn ‘Arabī : « Sceau de la sainteté
muhammadienne », il résume et préserve la totalité des formes de sagesse et
de sainteté dont l’Islam a reçu le dépôt et, contrairement à ce qui se passe
pour d’autres maîtres qui représentent seulement des aspects particuliers de
cette totalité, son intervention ne saurait s’enfermer dans les limites d’une
« confrérie » 76.

Dans le tumulte de la nahda — la « renaissance arabe » — dont elle est


contemporaine, cette autre renaissance risque de passer inaperçue 77. Elle
relève d’un Islam du silence, parce que c’est un Islam de l’indicible. Son
rayonnement s’exerce dans des cercles souvent restreints (mais le nombre,
ici, n’importe guère) et, surtout, de plus en plus distincts de l’intelligentsia
repérable par le chroniqueur ou, plus tard, par l’historien.
Pour ce dernier, des hommes comme le shaykh Aḥmad b. Sulaymān al-
Khālidī al-Tarabulsī, le shaykh Aḥmad Gümüshkhanevī 78, le shaykh
Muḥammad al-Ṭanṭāwī, qui sont à cette époque des relais importants de la
transmission de l’héritage spirituel d’Ibn ‘Arabī, ne méritent, au mieux,
qu’une note en bas de page. D’autres n’auront même pas cet honneur
ambigu, dont seule gardera le nom la mémoire collective des ṭuruq. Quand
tel ou tel de ces maîtres échappe à ce quasi-anonymat — et le cas d’Abd el-
Kader est évidemment le plus remarquable à cet égard —, c’est pour des
raisons qui ne relèvent pas de sa fonction : si par exemple le shaykh ‘Abd
al-Rahmān ‘Illaysh, autre protagoniste majeur de ce courant akbarien, est
plus connu et plus étudié que bien d’autres, c’est à sa qualité de mufti
malikite et à ses tribulations politiques qu’il le doit.
Les effets du mouvement dont nous parlons, et dont Abd el-Kader est le
pivot, sont forcément discrets : la nature même de l’enseignement d’Ibn
‘Arabī ne permettait pas qu’il en fût autrement. Il ne faudrait pas croire,
cependant, qu’ils ne se sont exercés qu’au Proche-Orient. Ce serait déjà
beaucoup. Mais, l’extrême porosité de la communauté islamique ne doit pas
être sous-estimée et nous avons pu en constater les traces en des lieux plus
lointains, et jusque dans la Chine d’aujourd’hui.

Une question se pose cependant. On peut s’étonner que refleurisse, en


cet âge qui semble consommer la décadence de l’Islam traditionnel,
l’héritage du Maître par excellence des sciences spirituelles. A cette
question, Abd el-Kader donne une réponse. Et cette réponse il va la
chercher, tout naturellement, dans l’œuvre même du Shaykh al-akbar 79 :
« L’univers entier, écrit ce dernier, s’est endormi lorsque est mort l’Envoyé
d’Allāh. » Et, faisant allusion au ḥadīth célèbre selon lequel Allāh descend
vers le ciel de ce bas-monde au troisième tiers de chaque nuit, Ibn ‘Arabī
ajoute : « Nous sommes à présent au troisième tiers de cette nuit du
sommeil de l’univers. Or la théophanie qui donne les grâces, les sciences et
les connaissances parfaites sous leurs formes les plus accomplies est celle
du dernier tiers de la nuit, car elle est plus proche, puisqu’elle apparaît au
ciel de ce bas-monde. C’est pourquoi la science de cette communauté est
plus parfaite à l’approche de sa fin qu’elle ne le fût jamais en son milieu ou
en son commencement depuis la mort de l’Envoyé d’Allāh — sur lui la
Grâce et la Paix ! »
Les indications que nous avons données sur la genèse du Kitāb al-
Mawāqif permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un traité où l’ordre
de succession des chapitres exprimerait la progression d’un exposé
doctrinal organisé : s’il existe parfois des renvois, sans références très
précises, à des pages déjà écrites, chaque mawqif, ou « halte » — il y en a
trois cent soixante-douze au total, de longueurs très inégales —, constitue
un ensemble autonome ; dépourvu de titre, il s’ouvre généralement sur une
citation coranique ou un ḥadīth du Prophète.
Les trente-neuf textes que nous avons choisi de traduire ici l’ont été
parce qu’ils présentent les thèmes majeurs de l’enseignement d’Abd el-
Kader ou établissent des points de repère de son autobiographie spirituelle.
Nous leur avons donné un titre pour en faciliter l’identification et les avons
regroupés en six parties en fonction de leur thème dominant. Ce classement
ne laisse pas d’être arbitraire, nous en sommes conscient :
l’interdépendance des idées qui se déploient dans cette brève anthologie
autoriserait d’autres répartitions. Et l’on pourrait d’ailleurs soutenir aussi
que les trois cent soixante-douze mawāqif n’ont qu’un seul et même thème,
qui est l’universelle présence de Dieu.
Nous avons signalé, et déploré, l’absence d’une édition critique (voir
note 25). Notre traduction a été faite sur la seconde édition (trois volumes à
pagination continue comportant en tout 1416 pages). Le bon sens et une
longue familiarité avec les écrits d’Abd el-Kader ont inspiré les corrections
— signalées en note — que nous avons parfois apportées à un texte que des
fautes de copistes (l’émir lui-même était au demeurant un scripteur
négligent, comme en témoignent les fautes d’orthographe qu’on relève dans
certaines de ses lettres) ou des erreurs de lecture de l’éditeur défigurent
souvent. Mais seule la comparaison méthodique des meilleurs manuscrits
permettrait d’en vérifier le bien-fondé.
En conclusion, nous donnons la traduction d’un court poème extrait non
du Kitāb al-Mawāqif mais du Dīwān édité (de manière fort peu critique) à
Damas (circa 1966) par le Dr Mamdūḥ Ḥaqqī.

Je remercie particulièrement ma fille Claude Chodkiewicz-Addas pour


l’aide qu’elle m’a accordée : nos lectures communes et les échanges qui
s’ensuivaient m’ont été précieux. Ma fille Agnès Chodkiewicz a, quant à
elle, assumé une tâche redoutable en se chargeant de la composition directe
de cet ouvrage à partir d’un manuscrit souvent peu lisible. Mais ma
gratitude s’adresse à tous les miens : ma femme et mes enfants ont été
associés dès le départ à la gestation de ce travail. Il a été fait pour eux, et
pour les enfants de nos enfants. C’est donc à eux qu’il serait dédié si je
n’avais d’abord à m’acquitter d’une dette qui est aussi la leur.
LE LIVRE DES HALTES
I

DE LA VOIE
1

« Dieu m’a ravi à mon “moi”… »

Dieu m’a ravi à mon « moi » [illusoire] et m’a rapproché de mon


« moi » [réel] et la disparition de la terre a entraîné celle du ciel 1. Le tout et
la partie se sont confondus. La verticale (ṭūl) et l’horizontale (‘arḍ) se sont
anéanties 2. L’œuvre surérogatoire a fait retour à l’œuvre obligatoire 3, et les
couleurs sont revenues à la pure blancheur primordiale 4. Le voyage a atteint
son terme et ce qui est autre que Lui a cessé d’exister. Toute attribution
(iḍāfāt), tout aspect (i‘tibārāt), toute relation (nisab) étant abolis, l’état
originel est rétabli. « Aujourd’hui, J’abaisse vos lignages, et J’élève le
Mien 5 ! »
Puis me fut dite la parole de Ḥallāj, avec cette différence qu’il la
prononça lui-même alors qu’elle fut prononcée pour moi sans que je
l’exprime moi-même. Cette parole, en connaissent le sens et l’acceptent
ceux qui en sont dignes ; en ignorent le sens et la rejettent ceux chez qui
l’ignorance l’emporte 6.
Mawqif 7.
2

Les deux voies

« Et nous t’avons déjà donné sept redoublés »


(Cor. 15 : 87) 7.

Celui qu’Allāh a gratifié de Sa miséricorde en Se faisant connaître à lui


et en lui faisant connaître la réalité essentielle du monde supérieur et du
monde inférieur, si, en dépit de cela, il se met à désirer la vision du monde
de l’occultation (‘ālam al-ghayb), de l’Imagination absolue (al-khayāl al-
muṭlaq) 8, et de tout ce qui échappe à la perception sensible en fait de
formes illusoires, de pures relations dépourvues d’existence objective et qui
n’ont d’autre réalité que celle de l’Etre véritable (al-wujūd al-ḥaqq) — car
elles ne sont rien d’autre que Ses manifestations, Ses attributions, Ses
relations objectivement non existantes — celui-là est dans l’erreur et
contrevient aux convenances spirituelles.
Je suis de ceux qu’Allāh a gratifiés de Sa miséricorde en Se faisant
connaître à eux et en leur faisant connaître la réalité essentielle de l’univers
par le ravissement extatique et non par le moyen du voyage initiatique (‘alā
ṭarīqati l-jadhba, lā ‘alā ṭarīq al-sulūk) 9. Au « voyageur » (al-sālik) le
monde sensible est d’abord dévoilé, puis le monde imaginal. Il s’élève
ensuite en esprit jusqu’au ciel de ce bas-monde, puis au deuxième ciel, puis
au troisième et ainsi de suite jusqu’au Trône divin. Tout au long de ce
parcours, il continue néanmoins de faire partie des êtres spirituellement
voilés aussi longtemps qu’Allāh ne Se fait pas connaître à lui et n’arrache
pas le voile ultime. Il revient ensuite par le même chemin et voit les choses
autrement qu’il ne les voyait lors de son premier parcours. C’est alors
seulement qu’il les connaît d’une connaissance véritable.
Cette voie, même si elle est la plus haute et la plus parfaite est bien
longue pour le voyageur et l’expose à de graves périls 10. Tous ces
dévoilements successifs sont en effet autant d’épreuves. Le voyageur se
laissera-t-il arrêter par eux ou non ? Certains s’arrêtent au premier
dévoilement, ou au deuxième, et ainsi de suite jusqu’à la dernière de ces
épreuves. S’il est de ceux que la providence divine a prédestinés au succès,
s’il persévère dans sa quête, s’obstine dans sa résolution, s’écarte de tout ce
qui n’est pas le but, il obtient la victoire et la délivrance. Sinon, il est rejeté
du degré où il s’est arrêté et renvoyé là même d’où il était parti, perdant à la
fois ce monde et l’autre. C’est pour cette raison que l’auteur des
« Sentences » a dit 11 : « Les formes des créatures ne se présentent pas au
disciple sans que les hérauts de la Vérité l’interpellent pour lui dire : “Ce
que tu cherches est devant toi ! Nous ne sommes que tentation ! Ne te rends
pas coupable d’infidélité !” L’un des maîtres a dit aussi à ce sujet :

« Chaque fois que tu vois les degrés spirituels déployer leur


éclat
Ecarte-toi, comme nous nous en sommes écartés ! »

Lorsque de tels êtres parviennent enfin à la connaissance qui était leur


but, ces dévoilements leur sont ôtés au terme de leur parcours.
Quant à la voie du ravissement extatique, elle est plus courte et plus
sûre. Or y a-t-il, pour le sage, quelque chose qui égale la sécurité ?
C’est à ces deux voies que Dieu a fait allusion dans le verset : « Et vous
saurez alors qui est sur le chemin droit, et qui est conduit » (Cor. 26 : 135).
Cela signifie : alors, il vous sera révélé quels sont ceux qui sont parvenus à
la connaissance de Dieu en parcourant la voie droite, médiane, sans détour,
c’est-à-dire la voie d’Allāh et de son Prophète, et quels sont ceux qui ont été
« conduits », c’est-à-dire qui sont parvenus à la connaissance de Dieu sans
accomplir le voyage initiatique, étape par étape, ni rien de ce genre, mais
par le ravissement en Dieu et le soutien de Sa miséricorde. Celui qui est
dans ce cas est le « désiré » (al-murād) 12, terme que l’on a défini comme
signifiant « celui à qui sa volonté (ou son “désir” : irāda) a été arrachée »,
et toutes les choses ont été disposées d’avance en sa faveur. Celui-là
traverse sans efforts toutes les formes et toutes les étapes. Le verset ne fait
pas mention de ceux qui n’appartiennent à aucune de ces deux catégories et
ne parviennent donc à la connaissance d’Allāh, ni par le voyage initiatique,
ni par le ravissement extatique.
Un jour, cette pensée me vint à l’esprit : « Si seulement Allāh m’avait
dévoilé le monde de l’Imagination absolue ! » Cette pensée persista pendant
deux jours et provoqua en moi un état de resserrement (qabḍ) 13. Tandis que
j’invoquais Allāh, Il me ravit à moi-même et projeta sur moi Sa parole :
« Un Envoyé est venu à vous de vous-même » (ou : « de vos propres
âmes », min anfusikum, Cor. 9 : 139) et je compris que Dieu avait pitié de
ce qui m’arrivait. Dans cet état de resserrement, je lui adressai, au cours
d’une des prières rituelles, la demande suivante : « Ô mon Dieu, fais-moi
réaliser ce qu’ont réalisé les Gens de la Proximité, et conduis-moi par la
voie des Gens du ravissement extatique. » J’entendis alors en moi-même :
« J’ai déjà fait cela ! » Je m’éveillai alors de mon inconscience et je sus que
ce que je demandais, ou bien le moment de l’obtenir n’était pas encore
arrivé, ou bien la Sagesse divine avait décrété que je ne l’obtiendrais pas, et
que j’étais donc dans l’erreur en le demandant. J’étais semblable à celui que
le roi convoque à sa cour et invite à s’asseoir auprès de lui pour lui tenir
compagnie et converser avec lui et qui, malgré cela, souhaite voir les
portiers du roi, ses garçons d’écurie et ses serviteurs, ou s’amuser sur les
marchés. Je me retournai donc vers Allāh et lui demandai de me faire
réaliser, en fait de connaissance de Lui et de servitude, cela même en vue de
quoi Il m’avait créé.
Une pensée semblable me survint une autre fois alors que je me trouvais
à Médine — que Dieu la bénisse ! Je me préparais à invoquer Dieu lorsqu’Il
me ravit à moi-même et projeta sur moi Sa parole : « Et nous t’avons déjà
donné sept redoublés, et le Coran glorieux. Ne dirige donc point ton regard
vers ce dont nous avons concédé la jouissance à certains groupes d’entre
eux ! » (Cor. 15 : 87, 88) 14. Lorsque je retrouvai mes sens, je dis : « Cela
me suffit ! Cela me suffit ! » Cette préoccupation disparut alors
complètement de mon esprit et je ne m’en souvins que beaucoup plus tard.
Mawqif 18.
3

Du pur amour

Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs 15 : « Prétends-tu M’aimer ? Si tel est


le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de
Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui est. Mais Je t’ai aimé, Moi, alors
que tu n’étais pas ! »
Il lui dit ensuite : « Prétends-tu que tu cherches à t’approcher de Moi, et
à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me
cherches ! Je t’ai cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul
intermédiaire, le Jour où J’ai dit “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” (Cor. 7 :
172) 16, alors que tu n’étais qu’esprit (rūḥ). Puis tu M’as oublié, et Je t’ai
cherché de nouveau, en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un
corps. Tout cela était amour de toi pour et non pour Moi. »
Il lui dit encore : « Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te
trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d’épuisement. Je t’appelais
à Moi tout en t’offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves,
ses fruits, ses pages, ses échansons, après t’avoir prévenu qu’auprès de Moi
tu ne trouveras rien de cela ? »
Le serviteur répondit : « Je me réfugierais en Toi contre Toi 17. »
Mawqif 112.
4

L’adoration parfaite

« Mais non : ce sont les djinns qu’ils adoraient, et en eux que la


plupart d’entre eux croyaient »
(Cor. 34 : 41) 18.

Je me trouvais, une certaine nuit, dans la Mosquée sacrée, à proximité


du maṭāf 19, tourné vers la Ka‘aba, m’adonnant à l’invocation (dhikr). Tous
dormaient. Les voix s’étaient tues. Soudain, des gens vinrent s’asseoir près
de moi, à ma droite et à ma gauche, et se mirent à invoquer Dieu. Une
question me vint à l’esprit : « Lequel d’entre nous est le mieux dirigé sur la
voie de Dieu ? » Peu après que cette pensée me fut venue, Dieu me ravit au
monde et à moi-même, puis il projeta sur moi Sa parole : « Mais non, ce
sont les djinns qu’ils adoraient 20. »
Je sus donc que l’adoration de ces gens était viciée par des désirs
personnels et des soucis inspirés par les passions. Je me dis alors, me
conformant en cela à l’enseignement des maîtres spirituels (al-muḥaqqiqīn
min ahli-Llāh) : quiconque adore Allāh par certaine du feu de l’enfer, ou
pour obtenir le paradis, quiconque L’invoque pour que sa part des biens de
ce monde soit élargie, ou pour que les visages se tournent vers lui, c’est-à-
dire pour être glorifié, ou pour écarter le mal que lui inflige un oppresseur,
ou encore parce qu’il a entendu un ḥadīth du Prophète selon lequel celui qui
accomplit telle et telle œuvre pieuse ou récite telle et telle invocation
recevra de Dieu telle et telle récompense — quiconque fait cela, son
adoration est viciée et ne saurait être agréée par Dieu qu’en vertu de Sa
grâce et de Sa générosité. Toutefois, si les choses que j’ai mentionnées ne
constituent pas le but de l’acte pieux, si l’homme n’y pense que comme à
des conséquences de ce qu’il accomplit et n’agit pas en vue de les obtenir, il
n’y a pas de mal à cela.
Dieu a dit : « Quiconque espère la rencontre de son Seigneur, qu’il fasse
œuvre pie et, dans l’adoration de son Seigneur, ne Lui associe aucun être »
(Cor. 18 : 110). Les choses que j’ai mentionnées sont des « êtres » qu’on
associe à Dieu. Or Dieu est, de tous ceux qu’on associe dans l’adoration,
Celui qui transcende absolument toute association. C’est pourquoi Il a
prescrit à Ses serviteurs de L’adorer d’une foi parfaitement pure, ce qui
implique de ne désirer d’autre récompense que Sa face. C’est Lui qui leur
fait don gracieux des récompenses et degrés spirituels et les préserve des
actions mauvaises ou blâmables. Tout ce que l’on a en vue, autre que Dieu,
dans l’adoration est un « associé », c’est-à-dire une chose irréelle (ma‘dūm)
et occultée (mastūr), un simple nom qui ne correspond à aucun « nommé ».
Dieu fait allusion à cela lorsqu’Il dit : « Mais non, ce sont les djinns qu’ils
adoraient. » En effet, le mot djinn (jinn) se rattache étymologiquement au
mot ijtinān, qui exprime le fait d’être caché (istitār). Tout ce qui est autre
qu’Allāh est « caché » dans le néant, même si cela apparaît comme doté de
l’existence aux être spirituellement voilés. Mais le sage ne se soucie pas de
ce qui est néant et n’en fait pas le but de ses actes. Voilà pourquoi je dis, et
c’est Allāh — qu’Il soit exalté ! — qui parle par ma langue : celui qui ne
suit pas la voie des initiés et n’acquiert pas leurs sciences spirituelles afin de
se connaître soi-même n’atteindra pas la parfaite pureté dans l’adoration,
même s’il est le plus pieux, le plus scrupuleux, le plus ascétique des
hommes, le plus énergique dans la retraite loin des créatures et la poursuite
d’une vie cachée, le plus perspicace dans l’examen des ruses de l’âme
passionnelle et de ses défauts secrets. Mais si la Miséricorde divine lui
octroie la connaissance de soi, alors son adoration sera pure ; et, pour lui, le
paradis et l’enfer, les récompenses, les degrés spirituels et toutes les choses
créées seront comme si Dieu ne les avait jamais créées. Il ne leur accordera
pas d’importance, ni ne les prendra en considération, sinon dans la mesure
que prescrivent la Loi et la Sagesse divines. Car, alors, il saura Qui est le
seul Agent.
Le serviteur, en effet, n’agit pas, ne crée pas ses propres actes
volontaires, selon l’opinion qu’on attribut aux mu‘tazilites. Il n’agit pas non
plus sous la contrainte divine, comme le professent les jabriyya. Il n’y a pas
non plus en lui une part de libre arbitre en raison de laquelle on peut le
considérer comme agent, ainsi que le pense Māturīdī. Il n’y a pas non plus
« acquisition » (kasb) de l’acte par la créature en ce sens que l’occurrence
de l’acte se produirait par sa volonté et son libre choix, sans qu’il y ait ni
création de l’acte par la créature, ni contrainte divine absolue, la vérité se
trouvant entre ceci et cela, comme c’est l’opinion des ash‘arites. Il n’y a pas
non plus effectuation de l’acte par Dieu, l’action du serviteur ne produisant
d’effet que sur la qualification légale de cet acte comme « bon » ou
« mauvais », ainsi que le soutient l’imām al-Ḥaramayn 21. Il n’y a pas
davantage à retenir l’opinion de toutes les autres catégories de philosophes
ou de théologiens 22.
Quant à l’attribution des actes au serviteur du point de vue de la Loi
sacrée et à la correspondance entre la récompense et le châtiment d’une
part, les bonnes ou les mauvaises actions d’autre part, elle est à considérer
d’une autre manière, que nous avons mentionnée en divers passages de ce
livre.
Mawqif 4.
5

« Ô, toi, âme pacifiée… »

« Ô, toi, âme pacifiée, retourne vers ton Seigneur, agréante et


agréée
Entre parmi ses Serviteurs
Et entre dans Mon paradis »
(Cor. 89 : 27-29).

Cette âme que son Seigneur interpelle ainsi, en la décrivant comme


« pacifiée, agréante et agréée », Il lui ordonne — et cet ordre est en fait une
autorisation, une permission et une marque d’honneur — d’entrer parmi Ses
serviteurs, ceux qu’Il s’attribue expressément, qui ont été choisis par Lui. Il
s’agit là de ceux qui connaissent leur véritable relation à la servitude et à la
Seigneurie, c’est-à-dire de ceux qui savent qu’en nommant le « serviteur »
on ne désigne pas autre chose qu’une manifestation particulière du Seigneur
telle que la conditionnent les caractéristiques du serviteur : la Réalité
essentielle est « Seigneur », la forme extérieure est « Serviteur ». Le
serviteur est un « Seigneur » manifesté sous la forme d’un « Serviteur » et,
sous l’apparence de l’adorateur, c’est Lui-même qui S’adore Lui-même.
L’entrée dans Son paradis (fī jannatihi) consiste pour le serviteur
[conformément au sens de la racine JNN] à s’occulter (ijtinān) dans Son
Essence. Celui qui y parvient a traversé les voiles des créatures et des Noms
divins. Pour lui se sont évanouies les déterminations créaturelles illusoires
qui n’ont de réalité qu’au niveau des perceptions sensibles. N’étaient ces
perceptions, il n’y aurait que l’Etre pur, absolu.
Alors, la créature étant « enveloppée » par Dieu, son ipséité disparaît
— sous le rapport de son statut existentiel, mais non sous celui de la réalité
permanente 23. Au contraire, quand l’Ipséité divine est « enveloppée » par la
créature, elle demeure dans son immuable transcendance et n’est jamais
affectée par aucun changement.
Cette interpellation et cet ordre divin ne s’adressent cependant à l’âme
que lorsqu’elle a dépassé l’étape de la « science de la certitude » pour
atteindre celle de la « réalité de la certitude » 24, grâce à l’expérience
spirituelle authentique et au dévoilement parfait, et cela à propos de deux
choses.
Il faut en premier lieu que cette âme ait la certitude que Dieu est un
Agent libre qui fait, conformément à Sa science et à Sa sagesse, ce qui
convient, comme il convient, dans la mesure qui convient, au moment qui
convient ; avec pour conséquence que, sous quelque rapport ou de quelque
point de vue que ce soit, il ne peut y avoir d’acte plus parfait et plus sage
que celui-là 25, et que si le serviteur avait accès à la Sagesse divine et à la
connaissance de ce qu’exigent les circonstances, il ne choisirait pas
d’accomplir un autre acte que celui-là. Dès lors que l’âme possède cette
certitude, elle atteint la station de l’« agrément » à la volonté d’Allāh, elle
est « pacifiée » et l’accomplissement des décrets divins n’ébranle pas son
immuable sérénité.
En second lieu, elle doit avoir la certitude, fondée sur l’expérience
spirituelle et le dévoilement intuitif, que Dieu est le seul Agent de tout ce
qui procède de Ses créatures sans aucune exception. Que la créature joue,
par rapport à un acte donné, le rôle de cause, de condition ou
d’empêchement, c’est en réalité Dieu qui « descend » du degré de Son
absoluité — sans cesser pour autant d’être absolu — dans cette forme qu’on
appelle condition, cause ou empêchement. Il fait ce qu’Il fait au moyen de
cette forme. Il pourrait s’en passer s’Il désirait agir sans elle, mais tel est
Son libre choix et telle est Sa sagesse. L’acte est donc attribué à première
vue à cette forme, alors qu’il n’appartient réellement qu’à Lui, seul, sans
associé.
Alors l’âme sera « agréée » auprès de son Seigneur, puisque d’elle ne
peut procéder aucun acte, et que par conséquent rien ne peut faire qu’elle
cesse d’être agréée. L’agrément et l’amour de Dieu pour Ses créatures
constituent l’état originel. C’est par eux qu’Il les a existenciées et ils sont la
cause de cette existenciation. Celui qui sait qu’il ne possède ni l’être ni
l’agir, celui-là se retrouve dans cet état originel d’agrément et d’amour
divin.
Qu’Allāh, de par Sa grâce et Sa générosité, nous place, nous et nos
frères, au nombre de ceux qu’englobe l’interpellation de ce verset ! Ainsi
soit-il 26 !
Mawqif 180.
6

« Qu’a donc perdu celui


qui T’a trouvé ? »

« Et si vous êtes patients — certes cela (huwa) est meilleur (khayr)


pour ceux qui sont capables d’être patients »
(Cor. 16 : 126).

Dans ce verset, Allāh console Ses serviteurs patients dans les épreuves
en annonçant qu’Il est Lui-même le substitut et le remplaçant de ce qu’ils
ont perdu et qui agréait à leurs dispositions naturelles. Etre patient consiste
en effet à contraindre l’âme à accepter ce qui lui répugne ; et elle éprouve
de l’aversion pour tout ce qui n’est pas en accord avec sa prédisposition
dans l’instant présent, même si elle sait que cela sera un bien pour elle par
la suite. La douleur psychique (nafsānī) et naturelle que les âmes ressentent
lorsqu’elles sont ainsi contraintes ne peut être repoussée que si un état
spirituel puissant et dominateur s’empare d’elles et leur fait oublier ce qui
cause leurs souffrances et ce qui leur aurait donné du plaisir. C’est parce
que l’homme ne peut, de lui-même, échapper à cette douleur que les plus
grands saints ont pleuré, gémi, soupiré, demandé secours et prié que ces
souffrances leur soient épargnées. Il n’en va pas de même pour la
souffrance spirituelle (rūḥānī), que l’homme est capable de repousser.
Aussi voit-on les saints se réjouir intérieurement, heureux, satisfaits, sûrs
que ce qu’Allāh a choisi pour eux est ce qu’il y a de meilleur, tranquilles
devant la souffrance [spirituelle] qui les atteint. Aucune chose n’est
déplaisante et mauvaise par essence, mais seulement par rapport aux
« réceptacles » et aux prédispositions des corps physiques. Si l’on considère
à présent les êtres sous le rapport de leurs réalités métaphysiques (al-
ḥaqā’iq al-ghaybiyya), tout ce qui leur advient leur convient. Plus encore :
rien ne leur advient qui ne soit exigé par leur nature essentielle.
Allāh a donc annoncé à ceux qui supportent avec patience la perte de ce
qui leur est agréable — santé, richesse, grandeur, sécurité, possessions et
enfants — que « Lui » [car tel est le sens propre du pronom huwa rendu
plus haut par « cela » conformément à la manière dont ce verset est
habituellement compris] est meilleur (khayr) pour eux que ce qu’ils ont
perdu : car ceux-là savent que « Lui » [qui est le Nom de l’Essence suprême
absolument inconditionnée] est leur Réalité inséparable et leur refuge
nécessaire, et que les choses agréables qu’ils ont perdues étaient de pures
illusions (umūr wahmiyya khayāliyya).
Allāh — qu’Il soit exalté ! — a employé ici le terme lahuwa, « certes
Lui » ; or le huwa est la Réalité insaisissable, inconnaissable, qui ne peut
être nommée ou décrite. Il est le Principe non manifesté de toute
manifestation, la Réalité de toute réalité. Il ne cesse ni ne se transforme, ne
part ni ne change. Huwa n’est pas employé ici comme pronom de la
troisième personne — la personne absente — grammaticalement corrélative
d’une première personne — celle qui parle — et d’une deuxième — celle à
qui l’on parle [ce qui impliquerait une multiplicité que transcende
infiniment le huwa métaphysique]. Allāh n’a pas dit : la-anā, « certes
Moi », car le pronom anā a un caractère déterminateur puisqu’il implique la
présence. Or tout ce qui est déterminé est par là même limité.
Quant au terme « meilleur » (khayr), c’est [grammaticalement] un élatif
qui suppose donc comparaison entre deux termes qui ont entre eux quelque
chose de commun. Certes, rien de commun et aucune comparaison ne sont
concevables ici : mais Dieu parle à Ses serviteurs le langage qu’ils
connaissent et les conduit par les chemins qui leur sont familiers. Sinon,
qu’y a-t-il de commun entre l’être et le néant ? Et comment comparer la
réalité et l’illusion ?
Celui qui a trouvé Allāh n’a rien perdu ; et celui qui a perdu Allāh n’a
rien trouvé. C’est ce qu’on lit dans les oraisons de Ibn ‘Aṭā Allāh 27 :

« Qu’a donc trouvé celui qui T’a perdu ?


Et qu’a donc perdu celui qui T’a trouvé ? »

Mawqif 220.
7

De la nécessité du maître spirituel

« Ô, vous qui croyez ! Craignez Allāh, et cherchez un moyen


d’accès vers Lui, et luttez sur Sa voie, peut-être parviendrez-vous au
succès ! »
(Cor. 5 : 35) 28.

Il y a dans ce verset une indication sur le parcours de la Voie qui


conduit à la connaissance.
En premier lieu, Dieu ordonne aux croyants de pratiquer la crainte de
Lui (al-taqwā). Cela correspond à ce que, chez nous, on appelle la « station
du repentir » (maqām al-tawba), qui est la base de tout progrès sur la Voie
et la clef qui permet de parvenir à la « station de la réalisation » (maqām al-
taḥqīq). Celui à qui elle a été accordée, l’arrivée au but lui a été accordée, et
celui à qui elle a été refusée, l’arrivée au but lui a été refusée. Ainsi que l’a
dit l’un des maîtres : « Ceux qui ne parviennent pas au but (al-wuṣūl), c’est
parce qu’ils n’ont pas respecté les principes (al-uṣūl). »
Dieu nous dit ensuite : « et cherchez un moyen d’accès vers Lui »,
c’est-à-dire : après avoir maîtrisé la « station du repentir » en vous
conformant à toutes ses conditions, cherchez un moyen d’accès. Ce moyen,
c’est le maître dont la filiation initiatique (nisba) est sans défaut 29, qui a une
connaissance véritable de la Voie, des déficiences qui font obstacle et des
maladies qui empêchent de parvenir à la Gnose, qui possède une science
éprouvée de la thérapeutique, des dispositions tempéramentales et des
remèdes qui conviennent. Il y a unanimité absolue des Gens d’Allāh sur le
fait que, dans la Voie de la Gnose, un « moyen d’accès » (wasīla), c’est-à-
dire un maître, est indispensable. Les livres ne permettent nullement de s’en
passer, du moins dès lors que se produisent les inspirations surnaturelles
(al-wāridāt), les éclairs des théophanies (bawāriq al-tajalliyāt) et les
événements spirituels (al-wāqi‘āt), et qu’il devient donc nécessaire
d’expliquer au disciple ce qui, dans tout cela, doit être accepté ou rejeté, ce
qui est sain et ce qui est vicié 30. En revanche, au tout début de la Voie, il
peut se contenter des livres qui traitent du comportement pieux et du
combat spirituel dans son sens le plus général.
« Et luttez sur Sa Voie » : c’est là un ordre de se battre après avoir
trouvé un maître. Il s’agit d’une guerre sainte (jihād) spéciale, qui est
menée sous le commandement du maître et selon les règles qu’il prescrit.
On ne peut faire confiance au combat spirituel mené en l’absence d’un
maître, sauf en des cas très exceptionnels, car il n’y a pas une guerre sainte
unique, conduite d’une unique manière : les dispositions des êtres sont
variées, leurs tempéraments très différents les uns des autres, et telle chose
qui est profitable à l’un peut être nuisible à l’autre.
Mawqif 197.
8

Les deux morts

Allāh — qu’Il soit exalté ! — a dit :

« N’est-ce pas à Allāh que toute chose retournera ? »


(Cor. 42 : 53)

« C’est à Lui que tout reviendra »


(Cor. 11 : 123)

« Et vous serez ramenés à Lui »


(Cor. 10 : 56)

« C’est à Lui que vous reviendrez »


(Cor. 6 : 60)

ainsi que d’autres paroles analogues.

Sache que le devenir de toute chose la reconduit à Dieu et que c’est à


Lui qu’elle retourne. Ce retour à Lui des créatures se produit après la
Résurrection, et cette dernière fait suite à l’anéantissement des créatures.
Mais, comme l’a dit le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — « Celui
qui meurt, pour lui le jour de la Résurrection s’est déjà levé. »
Or il y a deux sortes de morts : la mort inévitable et commune à tous les
êtres et la mort volontaire et particulière à certains d’entre eux. C’est cette
seconde mort qui nous est prescrite dans la parole de l’Envoyé d’Allāh :
« Mourez avant de mourir. » Celui qui meurt de cette mort volontaire, la
résurrection pour lui est accomplie 31. Ses affaires reviennent à Dieu et ne
sont plus qu’une. Celui-là est revenu à Dieu et il Le voit par Lui. Ainsi que
l’a dit le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — selon une tradition
mentionnée par Tabarānī : « Vous ne verrez pas votre Seigneur avant d’être
morts » ; et cela parce que, dans la contemplation de ce mort-ressuscité,
toutes les créatures se sont anéanties, et que pour lui ne subsiste qu’une
seule chose, une seule Réalité. Tout ce qui sera le lot des croyants dans
leurs états posthumes est préfiguré à un degré ou à un autre dès cette vie
pour les initiés. Le « retour » des choses — considérées sous le rapport de
[la diversité de] leurs formes — à Allāh, au terme de leur devenir,
n’exprime qu’un changement de statut cognitif et non point une
modification de la réalité. Celui qui meurt et pour qui s’accomplit la
résurrection, pour celui-là, le multiple est Un, en raison de son unité
essentielle ; et l’Un est multiple en raison de la multiplicité en Lui des
relations et des aspects.
Les essences (al-a‘yān) — que certains appellent aussi les substances
(al-jawāhir) — ne disparaissent jamais. La « création nouvelle 32 », qui est
permanente en ce monde et dans l’autre, concerne seulement les formes, qui
ne sont que des accidents. Et tout ce qui n’est pas l’Etre absolu — qui
appartient à Dieu — est accident.
Mawqif 221.
9

« Lorsque le regard sera ébloui… »

« Lorsque le regard sera ébloui, que s’éclipsera la lune, que seront


en conjonction le soleil et la lune, ce jour-là l’homme dira : “où
fuir ?” Mais il n’y a pas de refuge »
(Cor. 75 : 7-11).

Ce qu’ont dit les commentateurs au sujet de ces versets est bien connu,
et il n’y a rien à y changer 33. Mais il y a là, en outre, une allusion subtile et
un autre aspect à considérer.
« Lorsque le regard sera ébloui » : lorsqu’il sera étourdi et perplexe.
Cela se rapporte au moment où commencent les théophanies 34, car l’être n’a
aucune connaissance préalable de ce qu’il contemple alors, aucune
familiarité avec ce qu’il voit.
La « lune » symbolise le serviteur dans sa contingence, et l’« éclipse »
sa disparition, c’est-à-dire l’évidence que son être est d’emprunt et ne lui
appartient pas en propre car il n’« est » que de façon métaphorique.
Tout cela indique donc l’obtention de la station de l’« union » (maqām
al-jam’), laquelle consiste à voir Dieu sans voir la créature 35. C’est une
station dangereuse, où le risque est grand de trébucher, une position critique
pour tous, à l’exception de celui à qui cette station appartient en vertu d’une
réalisation spirituelle effective (dhawqan), car Dieu assiste ce dernier,
l’amène en lieu sûr et le met à l’abri de la colère divine. Mais quant à celui
qui n’atteint cette station que par les livres, ou n’en a reçu la connaissance
que de la bouche de maîtres imparfaits, il est bien près de sa perte et a peu
de chance d’y échapper. Satan a auprès de lui un accès facile et dispose à
son endroit d’arguments puissants. Le diable ne cesse donc de l’induire peu
à peu en erreur en lui disant : « Dieu est ta réalité essentielle. Tu n’es pas
autre que Lui ! Ne t’épuise pas en actes d’adoration : ils n’ont été institués
que pour le vulgaire qui n’a pas atteint cette station, qui ne sait pas ce que tu
sais, qui n’est pas arrivé au point où tu es arrivé. » Puis il lui rend licites les
choses interdites en lui disant : « Tu fais partie de ceux à qui il a été dit :
faites ce que vous voulez, car le paradis vous appartient de droit 36. » Cet
homme devient alors athée, libertin, incarnationniste. « Il sort de la religion
comme la flèche sort du gibier qu’elle a traversé, sans en garder nulle
trace 37. »
Le soleil symbolise le Seigneur — qu’Il soit exalté ! — de même que la
lune symbolise le serviteur. Leur « conjonction » symbolise le degré de
l’« union de l’union » (jam‘ al-jam‘), qui est le degré ultime, la délivrance
majeure et la félicité suprême et consiste à voir à la fois la création
subsistant par Dieu et Dieu se manifestant par Sa création : car Dieu ne Se
manifeste que par la création et la création, sans Dieu, ne se manifesterait
pas. Aucune forme ne peut dès lors exister qui ne les conjugue sans qu’il y
ait cependant incarnation, unification ou mélange 38, puisque Allāh est la
Réalité de tout ce qui est (fa-inna Llāha ‘aynu kulli mawjūd) et qu’il ne peut
y avoir de créature qui serait vide de l’Etre de Dieu, pas plus qu’il ne peut y
avoir un Dieu qui serait vide de l’être de sa création.
Le gnostique demande alors : « où fuir ? », en raison de la violence de
la perplexité que provoquent en lui la multiplicité des théophanies, leur
diversité, leur caractère fugace, la rapidité avec laquelle elles disparaissent,
l’abondance des descentes (tanazzulāt) divines qui étourdissent l’intellect et
le plongent dans la stupeur — tout cela bien que ces théophanies procèdent
d’une source unique.
« Mais il n’y a pas de refuge » — il n’y a pas d’abri, pas
d’échappatoire : le gnostique, qui voudrait sortir de cet état pour trouver le
repos, est averti que le repos et la gnose ne se trouvent précisément que là.
La perplexité s’accroît en effet lorsque s’accroissent les descentes divines,
mais ce sont ces dernières qui sont la source des connaissances spirituelles.
Voilà pourquoi le chef des gnostiques, notre Prophète — sur lui la Grâce et
la Paix ! — a dit : « Ô Allāh, augmente ma perplexité à Ton sujet 39 ! »
Mawqif 320.
10

De la prière diurne et de la prière


nocturne

« Ne récite pas ta prière à voix haute et ne la récite pas non plus à


voix basse mais cherche une voie médiane entre ceci et cela »
(Cor. 17 : 110).

Cela signifie : ne récite pas à voix haute la totalité de la récitation


coranique prescrite dans la prière rituelle et ne la récite pas non plus
totalement à voix basse, mais efforce-toi de trouver entre la récitation
entièrement vocale et la récitation entièrement silencieuse une voie
médiane. Celle-ci consiste à faire la récitation, dans tes prières rituelles,
tantôt silencieusement et tantôt à voix haute ainsi que l’explique la sunna
prophétique 40.
On m’a interrogé sur la signification ésotérique de cela chez les gens de
notre voie. Je n’avais alors aucune science à ce sujet et je me suis borné à
répondre par ce qui constitue la moitié du savoir, en disant simplement :
« Je ne sais pas. »
Le sens secret de cette règle m’a été ensuite inspiré. Le voici. La réalité
totale se partage entre la non-manifestation, qui est le propre de l’Essence
divine, et la manifestation, qui est l’apanage des Noms divins. Il incombe
donc au serviteur d’être perpétuellement entre deux contemplations : celle
de ce qui est caché de par l’Essence et celle de ce qui est apparent de par les
Noms. Aussi Dieu a-t-il donné au serviteur deux yeux, l’un extérieur,
l’autre intérieur. Avec l’œil intérieur, il regarde le non-manifesté ; avec
l’œil extérieur, il regarde le manifesté. Il est ainsi comme un isthme
(barzakh) 41 entre ces deux mondes et ne doit pas s’engloutir entièrement
dans l’un à l’exclusion de l’autre. S’il le fait, il est comme borgne.
Or, en raison de la correspondance symbolique entre la nuit et la ténèbre
de l’Essence — laquelle est la mer des Ténèbres —, celui qu’elle environne
de toute part périt sans aucun doute. La récitation à voix haute est
manifestation (ẓuhūr). Elle a donc été prescrite à celui qui prie la nuit afin
que la Ténèbre du non-manifesté ne s’empare pas totalement de lui et qu’il
conserve un lien avec le manifesté, dont ainsi il n’est pas séparé sous tous
les rapports. S’il en était autrement, la ténèbre du non-manifesté
l’engloutirait, et alors de deux choses l’une : ou bien il disparaîtrait en
compagnie de ceux que la ténèbre de l’Essence a submergés et pour qui il
s’agit d’une réalisation spirituelle effective (dhawqan) ; ceux-là, toute
obligation légale est annulée pour eux puisqu’ils ont laissé derrière eux la
lumière des Noms divins et la faculté de discernement qui est la condition
de la responsabilité légale. Ou bien il irait à sa perdition avec tous ceux que
l’unicité de l’Essence a submergés sous le seul rapport de la connaissance
théorique mais qui ont conservé la faculté de discernement dont la présence
rend obligatoire le respect des prescriptions légales ; ceux-là deviennent des
libertins et périssent. « Et nous nous réfugions en Allāh contre la pénurie
après l’abondance 42. »
Dans une vision entre veille et sommeil, il me fut dit : « les
désobéissances et les infractions proviennent toutes de l’Essence ». Cela
peut être compris de deux manières. Celle qui nous intéresse ici est la
suivante : l’être que submerge la vision de l’Essence une — qui transcende
les Noms et leurs opérations — et qui est ainsi privé de la vision du degré
d’où les Messagers apportent la définition du licite et de l’illicite, d’où sont
révélés les Livres sacrés, d’où sont instituées les lois — cet être-là [est
exposé à accomplir des actes qui 43], s’agissant d’autres que lui, seraient des
fautes légales.
Il y a pareillement, d’autre part, correspondance symbolique entre le
jour et le degré d’où procèdent les épiphanies des Noms divins — qui sont
lumières, étoiles, soleils et lunes 44. La récitation à voix basse étant non-
manifestation, elle a été prescrite à celui qui prie le jour afin qu’il conserve
un lien avec le degré de la non-manifestation de l’Essence et ne s’en sépare
pas sous tous les rapports. Car celui qui s’engloutit dans la multiplicité
relationnelle des Noms reste prisonnier de leurs opérations, c’est-à-dire de
[ce qui, dans le monde manifesté, nous apparaît comme] la multiplicité
réelle. Et il est alors comme borgne.
Ainsi au jour, qui est manifestation, a été attribuée la récitation à voix
basse, qui est non-manifestation. Tandis qu’à la nuit, qui est non
manifestée, était attribuée la récitation à voix haute, qui est manifestation.
Quant aux deux prières rituelles du coucher du soleil et du soir, elles sont
comme des isthmes puisqu’elles se situent entre la nuit — dont nous avons
dit qu’elle correspond symboliquement au degré de l’Essence non
manifestée puisque son apparition entraîne la disparition des choses — et le
jour qui correspond au degré d’où s’épiphanisent les Noms divins. Il est
donc prescrit dans ces deux prières de joindre la récitation à voix haute et la
récitation à voix basse car l’isthme conjoint les deux choses entre lesquelles
il occupe cette position intermédiaire et a une face tournée vers chacune
d’elles.
Si en outre, dans ces deux prières, la récitation à voix haute doit
précéder la récitation à voix basse, c’est que l’orant se dispose à accueillir
la nuit, symbole de l’Essence non manifestée.
Cette dernière est le principe de la manifestation. Mais la manifestation
est puissante. Aussi a-t-il été enjoint à l’orant d’affronter cette puissance par
son contraire. On récite donc à haute voix dans les deux premières parties
(rak‘atayn) de la prière et à voix basse dans les autres.
Il n’en va pas de même pour la prière de l’aurore (ṣubḥ), où la récitation
est entièrement à voix haute. Lorsqu’elle survient, la nuit a résorbé les êtres
dans son silence, sa non-manifestation et son mystère : ils ont dès lors
besoin de quelque chose qui les fasse sortir de ce mystère, les ramène du
monde de la non-manifestation au monde de la manifestation et les arrache
au silence. Cette prière est donc tout entière à haute voix, et il nous a été
prescrit d’y prolonger la récitation du Coran 45.
Mawqif 271.
11

De la certitude

« Et ceux qui suivent le chemin droit, Il les augmente en guidance et


leur apporte la piété »
(Cor. 47 : 17).

C’est-à-dire : « Ceux qui suivent le chemin droit » par la foi et


l’accomplissement des œuvres pieuses « Il les augmente en guidance » en
leur accordant un dévoilement (kashf) au sujet de ce qu’ils croient et en leur
montrant les significations secrètes de leurs actes d’obéissance. Ainsi qu’Il
l’a dit aussi : « Soyez pieux envers Allāh, et Allāh vous enseignera »
(Cor. 2 : 282). De même, selon un ḥadīth, « celui qui agit conformément à
sa science, Allāh lui accorde la science qu’il ne possédait pas encore ».
Cette science supplémentaire qu’Allāh enseigne à ceux qui agissent
conformément à la science qu’ils possédaient déjà consiste précisément
dans le dévoilement du secret de ce qu’ils font. Rien n’incombe, en effet, à
l’être légalement responsable (mukallaf) si ce n’est en premier lieu la foi,
puis l’accomplissement des obligations — actions ou abstentions — au fur
et à mesure qu’elles se présentent, le respect des limites prescrites et la
ferme conviction que tout cela est conforme à la justice. Il doit en outre
s’abstenir de réfléchir sur le « comment » [de ce qui est rationnellement
incompréhensible] et éviter les interprétations tendancieuses (ta’wīlāt).
Au croyant qui agit selon ce qu’il croit, Dieu dévoile l’aspect caché et la
réalité essentielle des choses. Il le fait ainsi s’élever du degré de la foi
— laquelle consiste à professer que le Messager est véridique dans son
Message, et correspond à [ce qui est désigné dans le Coran comme] « la
science de la certitude » (‘ilm al-yaqīn, cf. Cor. 102 : 7) puis enfin à celui
de « la réalité de la certitude » (ḥaqq al-yaqīn) 46. Dès lors, ce qui était
seulement foi devient contemplation et vision directe. C’est cela que
signifie « être augmenté en guidance » et qui est aussi appelé
« augmentation de la foi » dans plus d’un verset et plus d’un ḥadīth. Cette
expression est une métonymie où l’on désigne l’effet par sa cause : car c’est
la foi, avec ce qu’elle implique — paroles, actes, conviction intime —, qui
est cause de l’augmentation de la certitude et de la progression jusqu’aux
degrés de l’« œil de la certitude » et de la « réalité de la certitude ».
Inversement, l’infidélité et l’abstention des œuvres pieuses provoquent
une perdition accrue et sont causes que les cœurs sont « scellés » et
« rouillés », conformément aux versets ci-après : « Quant à ceux dont le
cœur est malade [la Révélation] n’a eu pour effet que d’accroître leur
souillure par une souillure supplémentaire » (Cor. 9 : 125) ; « Il y a dans
leurs cœurs une maladie et Allāh augmente leur maladie » (Cor. 2 : 10) ;
« Mais la rouille a atteint leurs cœurs » (Cor. 83 : 14) ; et à d’autres versets
analogues.
Pour celui qui atteint la certitude, il n’y a pas à proprement parler
d’« augmentation » de l’objet même de sa vision : ce qui augmente, c’est la
visibilité et le degré de dévoilement de cet objet. La différence entre les
trois certitudes mentionnées plus haut consiste en ceci : la « science de la
certitude » a besoin d’une preuve et elle admet le doute ; l’« œil de la
certitude » a besoin lui aussi d’une preuve et elle admet le doute ; l’« œil de
la certitude » a besoin lui aussi d’une preuve 47 mais il n’admet plus le
doute ; la « réalité de la certitude » n’a pas besoin de preuve et n’admet pas
le doute. Toutes les sciences qui sont le fruit d’une réalisation spirituelle
effective, c’est-à-dire celles qu’Allāh accorde par Ses théophanies à qui Il
veut d’entre Ses serviteurs, appartiennent à la troisième catégorie.
Il est donc clair que « augmente en guidance » ne signifie pas croire en
plus de choses mais croire davantage en ce que l’on croyait déjà ; et que
l’augmentation de la science des saints ne représente pas une augmentation
par rapport à ce que Muḥammad — sur lui la Grâce et la Paix ! — a
apporté. Les saints, eux, n’apportent ni ordre, ni défense, ni interdiction, ni
prescription supplémentaires. Simplement, Dieu leur a dévoilé les secrets,
les réalités essentielles, les sens cachés et les significations ésotériques de
ce que Muḥammad a apporté. Car à tout « extérieur » correspond un
« intérieur ». L’extérieur d’une chose est son mulk, l’intérieur est son
malakūt 48. Allāh — qu’il soit exalté ! — a dit : « De même, Nous fîmes voir
à Abraham le malakūt des cieux et de la terre afin qu’il soit de ceux qui
détiennent la certitude » (Cor. 6 : 75). [Ce verset est la preuve scripturaire
que] la certitude qui s’ajoute à la foi ne peut être acquise que par le
dévoilement de la réalité ésotérique des choses et la vision de leur malakūt.
Mawqif 222.
12

Celui qui parle et Celui qui écoute

Dieu — qu’Il soit exalté ! — a dit (Cor. 7 : 204) : « Lorsque le Coran


est récité » — que ce soit par vous-même ou par quelqu’un d’autre qui le
récite à votre intention, d’où la forme passive 49 — « écoutez-le et taisez-
vous : peut-être vous sera-t-il fait miséricorde » 50 — à condition que vous
l’écoutiez comme étant la Voix d’Allāh : car cette Parole est la parole
même d’Allāh, et c’est lui Lui seul qui l’énonce. A condition aussi que celui
qui écoute soit Allāh : car en tout être, qu’il le sache ou non, Allāh est Celui
qui parle et Celui qui écoute. Lorsque Celui qui récite et Celui qui écoute ne
sont qu’un, il en va de même que lorsqu’on se parle à soi-même et que l’on
s’écoute soi-même 51.
Quiconque écoute le Coran de cette manière obéit à ses injonctions, se
retient de faire ce qu’il réprouve, tient compte de ses admonitions, est
attentif aux allusions subtiles qu’il recèle. Et dès lors, la Miséricorde divine
se vérifiera pour lui et surviendra nécessairement en sa faveur. En effet,
ainsi que l’ont dit les savants, « peut-être », de la part d’Allāh, exprime une
conséquence nécessaire 52.
Quant à celui qui écoute [la récitation du Coran] d’une autre manière
que celle-là, il n’est pas inclus dans cette promesse généreuse. La
Miséricorde divine ne sera pas pour lui vérifiée. Si le récitant n’est pas celui
qui écoute, il se peut que ce dernier n’entende que la mélodie, les
modulations, la beauté de la voix du récitant et ne saisisse ni la signification
de ce qu’il dit, ni, à plus forte raison, ce qui est au-delà de cette
signification. Et si celui qui écoute est aussi le récitant, il se peut qu’il fasse
partie de ceux à propos desquels le Prophète a dit — sur lui la Grâce et la
Paix ! — : « Il y a bien des récitateurs du Coran que le Coran maudit ! »
Dieu maudit les injustes, les pécheurs, les menteurs : or cet homme-là est de
leur nombre. Celui, donc, qui veut obtenir les trésors, qu’il brise les serrures
et s’empare de ce qui se trouve au-delà !
Mawqif 167.
13

De la véritable crainte de Dieu

« Ne les craignez point, mais craignez-Moi, si vous êtes croyants ! »


(Cor. 3 : 175).

La crainte est de deux sortes. En premier lieu, il y a la crainte de Dieu :


ce sont la majesté, la magnificence et la révérence qui l’inspirent et elle
laisse, selon l’expression proverbiale, « sans gestes et sans voix ». Elle n’est
pas crainte de la tyrannie mais reconnaissance de la Majesté divine. C’est
celle-là qu’éprouvent les gnostiques qui, à divers degrés — selon qu’ils sont
Envoyés, prophètes, anges ou saints —, sont parvenus à la véritable
réalisation de l’Unicité divine (tawḥīd haqīqī) 53, c’est-à-dire à ce que
prescrit précisément ce verset. Il s’agit là d’un tawḥīd particulier [et non du
tawḥīd entendu en son sens général, qui consiste à professer qu’il n’y a
qu’un seul Dieu] : celui qui Le connaît — qu’Il soit exalté ! — sait aussi
que Lui seul doit être craint puisque toutes les choses, en ce monde et dans
l’autre, ne sont rien de plus que Ses épiphanies et Ses manifestations.
Les gnostiques ne redoutent donc qu’Allāh, ils ne craignent (yattaqūn)
que Lui, et ils ne se prémunissent (ittiqā’uhum) contre Allāh que par Allāh
et non par quoi que ce soit d’autre 54. Seule cette protection est efficace, à
l’exclusion de toute autre, car on ne peut se prémunir contre une chose que
par elle-même : ainsi le glaive, le fer de lance, la lame ou le couteau d’acier,
contre lesquels on ne peut se défendre que par une cuirasse également
d’acier. C’est pourquoi Il a dit, en de nombreux versets : « Craignez Allāh »
— ce qui signifie : « ne craignez que Lui, à l’exclusion de toutes les
créatures ». Il a dit aussi, sous forme de louange : « Ceux qui craignent,
lorsque les touche quelque esprit envoyé par le démon, se souviennent et
sont alors clairvoyants » (Cor. 7 : 201).
Il s’agit ici de ceux qui se prémunissent contre Allāh par Allāh, et c’est
en raison de ce point subtil que n’est précisé dans le verset ni « contre qui »
ils se prémunissent, ni « par qui » ils se prémunissent. Les êtres ainsi
décrits, lorsqu’ils perçoivent la venue d’une suggestion satanique qui les
frôle tel un spectre ou un voleur furtif, se souviennent d’Allāh. Il est en
effet impossible que soit réceptif aux suggestions mauvaises celui qui se
souvient d’Allāh avec présence lorsqu’il est dans cet état de présence
(ḥūḍūr) 55. Ces hommes, donc, « rendent présent Dieu » (istaḥḍarū l-ḥaqq)
contre Qui et par Qui ils se prémunissent. L’envoyé de Dieu a dit en ce
sens : « Je me réfugie en Toi contre Toi 56. » De même, dans l’ordre des
choses sensibles, celui qui perçoit la venue de l’ennemi réunit (istaḥḍara,
litt. : « rend présent ») l’équipement et les armes grâce auxquels il se
prémunira contre lui.
« Et sont alors clairvoyants » signifie qu’ils contemplent Celui contre
qui et par qui ils se prémunissent. Ils s’enfuient vers Lui et s’en remettent
totalement à Lui. Cette contemplation les met à l’abri du démon et de ses
ruses, tandis que ce dernier s’en retourne humilié et dépité : il voulait leur
perte et voilà qu’à cause de lui ils y ont gagné de rendre Dieu présent et de
se réfugier en Lui.
La seconde espèce de crainte est la crainte des créatures : crainte des
ennemis — hommes ou djinns 57 —, crainte de l’enfer, des serpents, des
scorpions et des autres tourments qui s’y trouvent, crainte des péchés et des
désobéissances et ainsi de suite. Cette crainte-là n’est pas inspirée par la
révérence et la majesté — avoir peur des scorpions, des serpents ou autres
choses du même genre ne correspond à rien de tel. C’est celle qu’éprouve le
commun des croyants qui pratiquent l’adoration, le renoncement, la piété
mais sur les regards desquels le voile de l’altérité n’a pas été enlevé. Leur
cœur est toujours rempli par ce qui est « autre qu’Allāh ». Ils craignent un
« autre qu’Allāh » en toute chose dont Dieu a fait, en apparence, un lieu de
manifestation du mal et se protègent contre ces créatures par d’autres
créatures pareilles à elles : contre les ennemis, ils se protègent par les
fortifications et les armes ; contre l’enfer, ses serpents et ses tourments, par
le repentir, l’obéissance à la Loi et les dévotions, lesquels, à leurs yeux, sont
des actes qui proviennent d’eux-mêmes et leur appartiennent en propre. Ils
jeûnent, prient, accomplissent le pèlerinage, font l’aumône par eux-mêmes
et non par leur Seigneur.
Cette manière de se protéger est sans profit. Celui qui s’y fie est
illusionné et court à une perte certaine.
« Ne les craignez point, mais craignez-Moi, si vous êtes croyants. »
Autrement dit : lorsque vous êtes dans la première station de la séparation 58,
qu’un voile épais vous recouvre encore, que vous croyez de la foi du
commun des hommes, il y a, pour vous, Dieu d’une part et d’autre part une
création distincte de Lui, possédant une existence contingente différente de
Son Etre éternel. Il vous appartient alors, pour que soit parfaite cette foi
commune qui est la vôtre, de ne craindre que Moi, à l’exclusion de toute
créature : car la créature ne peut [par elle-même] vous causer tort ni profit
et il n’y a rien à craindre ni à espérer d’elle. Ce qui sous-entend : si vous
n’êtes pas seulement de ceux qui croient, mais de ceux qui voient de leurs
propres yeux et qui contemplent, alors on ne peut plus dire de vous que
vous « croyez » à ce que vous avez vu de vos propres yeux, sinon de
manière purement métaphorique. En effet, « croire », c’est affirmer la
véridicité de ce qu’un autre affirme. Or, vous avez dépassé ce degré pour
atteindre celui de la vision directe, celui où l’on contemple l’effusion de la
Réalité divine en toute chose existante — que cette chose inspire la terreur
ou non — sans qu’il y ait « incarnation » ni « fusion ». Dans ces conditions,
« craignez-les » c’est-à-dire : « craignez-Moi en eux », car ils sont les lieux
de manifestation de Mes noms et les formes particulières de Mes
théophanies. A toute créature correspond un aspect divin, et c’est par cet
aspect qu’elle agit, non par sa forme sensible. C’est pourquoi celui qui est
parvenu à la réalisation spirituelle parfaite — et dont le rang est donc
supérieur à celui du simple initié — déclare : les effets sont produits dans
les causes secondes — et non par les causes secondes 59. Aussi, lorsque tu
vois un des gnostiques craindre un roi, un tyran, un animal féroce ou un
serpent, sache qu’en vérité il ne craint pas la forme créée, illusoire et
dépourvue d’être réel, mais ce dont elle est le lieu épiphanique : à savoir les
Noms divins de rigueur, de vengeance et de force contraignante. Entre la
crainte du simple croyant et celle du gnostique, il y a la même différence
qu’entre l’aveugle et le clairvoyant.
Mawqif 131.
14

Quand le soleil se lèvera


à son couchant

« Le jour où surviendront certains des signes de Ton Seigneur,


aucune âme ne tirera profit de sa foi »
(Cor. 6 : 158) 60.

Selon un ḥadīth authentique, ce jour est celui où « le soleil se lèvera à


son couchant ». Or sache qu’il y a un soleil véritable et un soleil purement
métaphorique. La « porte du repentir » sera définitivement close le jour où
l’un et l’autre se lèveront à leur couchant et aucune âme, alors, ne tirera
profit de sa foi.
Le soleil métaphorique, c’est l’astre du jour, source des lumières
sensibles ; son lever à son couchant, et ce qui s’ensuivra, sont des choses
connues de tous.
Quant au soleil véritable, source à la fois des lumières sensibles et
spirituelles, il est désigné par le verset : « Allāh est la Lumière des cieux et
de la terre » (Cor. 24 : 35) 61. Son lever à son couchant, c’est le moment où
il se dévoile et apparaît dans le lieu où il s’était caché et occulté, c’est-à-dire
dans l’âme, laquelle est le voile et l’occident du soleil de la Réalité
essentielle. Ce lever au couchant qui est l’âme, c’est pour cette dernière la
connaissance de soi : « Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur 62. »
Le couchant devient ainsi le levant. Ce signe est le plus grand de tous.
Après s’être levé à l’occident, le soleil de la Réalité essentielle ne se
couchera plus, puisque cet occident qui le voilait et le celait est devenu le
lieu même où il se lève et resplendit. Il ne sera donc plus jamais occulté.
Comme l’a dit quelqu’un :

« Le soleil diurne se couche la nuit


Mais le soleil des cœurs ne disparaît jamais. »

Alors la fameuse « porte du repentir » sera close devant celui pour qui
le soleil s’est levé à son couchant, car le repentir (tawba) signifie
étymologiquement le retour (rujū‘) 63. Or celui pour qui le soleil de la
Réalité essentielle s’est levé à son couchant, vers qui retournerait-il ? Car la
Présence divine (al-ma‘iyya alilāhiyya) 64 et l’Infinité seigneuriale se sont
révélées à lui. Il n’y a plus de « qui » vers qui il puisse revenir. Tous les
« autres » se sont anéantis. Toutes les lumières sont devenues une. Seul
demeure Allāh, l’Unique, le Victorieux, à Qui seul appartient l’autorité.
« C’est vers Lui que vous serez ramenés » (Cor. 2 : 28, 245, etc.) : or celui-
là est déjà revenu vers Lui dès cette vie, sans attendre la vie future. Pour lui,
le Jour de la Résurrection s’est déjà levé. Il s’impose dès lors à lui de se
repentir du repentir ordinaire, qui est devenu, pour l’être parvenu à cette
station spirituelle, une faute, un péché, une marque d’ignorance, car « ce
qui est bonne action pour les hommes pieux est faute pour les
Rapprochés ».
Sa foi ne lui est plus d’aucun profit. La foi ne profite en effet qu’aussi
longtemps que l’on est voilé et que l’on n’a pas obtenu l’évidence et la
vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves inutiles. Lorsque ce
qui était caché devient évident, que ce dont on était seulement informé est
vu directement, l’âme ne tire plus profit de ce qu’elle croit mais seulement
de ce qu’elle contemple et voit. Les états, les intentions, les buts qui étaient
les siens dans la phase de foi sont transformés. Cette transformation doit
s’entendre comme purement intérieure. Quant à l’extérieur de cet être, il ne
se modifie pas d’un iota. Il continue de se comporter de la manière qui est
agréée par la Loi sacrée et louable selon la coutume et la loi naturelle,
pratiquant les activités conformes à sa situation et à son rang parmi ses
semblables.
Tel est l’état des gnostiques lorsque la porte de la connaissance s’est
ouverte à eux et que le soleil s’est levé pour eux à son couchant. Tout le
reste n’est qu’hypocrisie (taṣannu‘). Et il vaut mieux pour le serviteur,
lorsqu’il rencontre son Seigneur, être couvert de tous les péchés — le
polythéisme excepté — que de se présenter devant Lui avec fût-ce un atome
d’hypocrisie.
Mawqif 172.
II

DE L’UNICITÉ DE L’ÊTRE
15

De l’identité suprême

Dieu (al-ḥaqq : la Réalité suprême) — qu’Il soit exalté ! — m’a dit :


« Sais-tu qui tu es ? » Je répondis : « Oui, je suis le néant 65 manifesté par Ta
manifestation ; je suis la ténèbre qu’illumine Ta lumière. »
Il me dit alors : « Puisque tu sais, persévère fermement [en cette
connaissance] et garde-toi de revendiquer ce qui ne t’appartient pas : car le
dépôt (amāna) doit être remis à son propriétaire, et l’emprunt restitué. Le
nom d’“être contingent” t’appartient depuis toujours et pour toujours. »
Il me dit encore : « Sais-tu qui tu es ? » Je répondis : « Oui. Je suis
réellement Dieu (al-ḥaqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la
Voie, je suis créature (al-khalq). Je suis l’être contingent quant à ma forme,
mais je ne peux pas ne pas être l’Etre nécessaire. C’est le nom divin al-ḥaqq
qui m’appartient par droit d’origine (aṣl) ; le nom de créature n’est qu’un
nom d’emprunt et une formule distinctive (faṣl). »
Il me dit : « Voile ce symbole ; et laisse le mur s’écrouler sur le trésor 66,
afin que ne puisse l’extraire que celui qui a mis son âme à dure épreuve et
regardé sa mort (rams : littéralement “sa tombe”) en face. »
Puis Dieu — qu’Il soit exalté ! — me dit : « Qu’est-ce que tu es 67 ? » Je
répondis : « Je suis deux choses, selon deux rapports différents. En tant que
Toi, je suis l’Eternel depuis toujours et à jamais, je suis l’Etre nécessaire qui
s’épiphanise. Ma nécessité procède de l’exigence de Ton essence et mon
éternité de l’éternité de Ta science et de Tes attributs.
« En tant que moi, je suis le pur néant qui n’a jamais respiré le parfum
de l’existence, l’être adventice qui demeure inexistant dans son adventicité.
Je ne possède l’être qu’aussi longtemps que je suis présent avec Toi et pour
Toi. Rendu à moi-même et absent de Toi, je suis celui qui n’est pas tout en
étant (fa-anā mafqūd mawjūd). »
Il me dit ensuite : « Et Moi, qui suis-Je ? » Je répondis : « Tu es l’Etre
nécessaire par Soi, seul parfait en Son essence et en Ses attributs. Mieux :
Tu transcendes par la perfection de Ton essence la perfection de Tes
attributs. Tu es le Parfait en tout état, le Transcendant à l’égard de tout ce
qui peut venir à l’esprit. »
Il me répondit : « Tu ne Me connais pas ! »
Je Lui dis, sans craindre de manquer au respect : « Tu es Celui à la
ressemblance de Qui sont toutes les créatures contingentes. Tu es le
Seigneur et le serviteur, la proximité et l’éloignement, Tu es l’Un et le
multiple, le Sublime et l’infime, le Riche et l’indigent, l’adorateur et
l’Adoré, le contemplant et le Contemplé. En Toi se conjoignent les
contraires et les opposés. Car Tu es l’Apparent et le Caché, le voyageur et
le sédentaire, Celui qui sème et Celui qui cultive. Tu es Celui qui se joue,
qui ruse et qui trompe. Tu es la Réalité suprême et je suis la Réalité
suprême. Tu es créature et je suis créature. Tu n’es ni ceci ni cela et je ne
suis ni ceci ni cela. »
Il me dit : « Cela suffit. Tu Me connais ! Cache-Moi de ceux qui ne Me
connaissent pas. Car la Seigneurie a un secret et, s’il était révélé, la
Seigneurie serait anéantie 68. Et la servitude a, elle aussi, un secret ; et, s’il
était révélé, la servitude serait anéantie. Loue-Nous pour ce que Nous
t’avons enseigné à Notre sujet : car tu ne peux Nous connaître par un autre
que Nous. Rien ne conduit à Nous, que Nous-même ! »
Mawqif 30.
16

La vérité qui doit être celée

« Quiconque d’entre eux dit : “Je suis un dieu en dehors de Lui”,


Nous lui donnerons l’enfer pour récompense »
(Cor. 21 : 29).

Le châtiment dans la vie future est réservé par Dieu dans ce verset à
celui qui dit : « Je suis un dieu en dehors de Lui » (min dūnihi) et, pour qu’il
s’applique, il faut que cette stipulation ait été ajoutée 69. La créature qui se
borne à dire : « je suis un dieu » n’est pas menacée d’un châtiment dans la
vie future dès lors que Dieu lui a fait contempler la fonction divine
(ulūhiyya) se répandant dans l’univers comme s’y répand l’Etre véritable
(al-wujūd al-ḥaqq). Il s’agit là, toutefois, d’une vérité qui doit être celée ;
car toute vérité n’est pas bonne à dire : il n’est pas louable en toute
circonstance de dire le vrai, ni blâmable en toute circonstance de dire le
faux.
Celui qui, en ce monde, déclare qu’il est Allāh est donc blâmé. Bien que
cela soit vrai, il n’en est effectivement ainsi que dans la vie future, lorsque
le serviteur devient lui-même créateur et que, s’il dit à une chose « Sois ! »,
elle est. Mais, en cette vie, les conditions limitatives propres à ce bas-
monde réfutent son affirmation qu’il est Allāh : car il a faim et soif, il est
soumis au sommeil et doit se rendre aux latrines.
C’est pourquoi celui qui dit cela en pleine possession de sa raison, les
glaives de l’exotérisme et de l’ésotérisme (suyūf al-sharī’ a wa l-ḥaqīqa)
s’abattent sur lui et versent son sang, ainsi qu’il advint à Ḥusayn b. Manṣūr
al-Ḥallāj — qu’Allāh soit satisfait de lui ! — car il avait dit ce qu’il avait dit
alors que, semble-t-il, il avait toute sa raison. Il fut donc mis à mort en vertu
d’une décision juridique (fatwa) commune des docteurs de la loi et des
maîtres spirituels, parmi lesquels ses propres maîtres, qui savaient pourtant
que ses propos étaient ésotériquement valides 70.
Celui qui, au contraire, dit : « Je suis Allāh » sous l’empire d’une
ivresse mystique et d’un état spirituel est légalement irresponsable puisque
la possession de la raison est la condition de toute responsabilité légale, et
qu’il ne la possède plus.
Un autre cas est celui des êtres qui disent cela en vertu d’une permission
divine, comme Abū Yazīd 71 et ses semblables : les gens de cette catégorie
sont protégés de toute atteinte des créatures par leur condition spirituelle.
Il ne faut pas dire non plus : « je suis Lui » car le sens de « je » est
différent de celui de « Lui ». Ces deux termes sont mutuellement
incompatibles, et l’identification de l’un à l’autre est donc une pure
impossibilité.
Quant à la parole du Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — dans la
demande qu’il adressait à Dieu, telle qu’elle est rapportée dans le Ṣaḥīḥ :
« Fais-moi Lumière ! » 72 — c’est-à-dire : « Fais-moi Toi ! », puisque Allāh
est la Lumière 73 —, il la disait dans un état qui survenait parfois mais ne
durait pas.
Il ne faut pas dire non plus, cependant : « je suis autre que Lui ». Il
s’agit là en effet d’une parole vaine puisque, par définition, le Créateur [en
tant que tel] est autre que la créature ; c’est comme si l’on disait : « l’eau
n’est pas le feu » ou « le ciel n’est pas la terre ». Observe plutôt ce qui
t’apparaît venant de Lui. S’Il te dit : « Je suis toi, et tu es Moi », écoute et
tais-toi ! Et s’Il te dit « tu es autre que Moi et Je suis autre que toi », écoute
et conforme-toi à cela. […]
Mawqif 322.
17

De la Solitude éternelle
de l’Essence divine

« Nous avons créé toute chose selon une mesure »


(Cor. 54 : 49).

(Selon une lecture peu répandue, celle d’Ibn Sammāk, on lit parfois
kullu (« toute ») au nominatif [au lieu de l’accusatif kulla qui est la leçon la
plus répandue] 74.)
Sache qu’il n’y a pas, d’une part, une Essence divine et, d’autre part,
des essences propres aux créatures qui seraient indépendantes, subsistant
par elles-mêmes, et auxquelles Il n’aurait pas conféré l’être. Il n’y a rien
d’autre que l’Essence divine. C’est Elle qui est l’essence des créatures sans
se multiplier ni se diviser et, réciproquement, les essences des créatures sont
identiques à l’Essence divine. Cela ne signifie pas que Dieu a Son essence,
que les créatures ont elles aussi leurs essences propres et que l’Essence
divine s’unit à celles-ci, ou se mélange à elles, ou s’infuse en elles. Toutes
ces choses sont impossibles, et ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Non : cela signifie que Son essence — qu’Il soit exalté — c’est-à-dire
Son être même par lequel subsistent les créatures, et qui les régit — est
l’essence des créatures. Autrement dit, quand on parle des « essences des
créatures », ce n’est qu’une manière d’exprimer la manifestation de l’Etre
véritable, lorsqu’Il se revêt des statuts qu’impliquent les prédispositions des
créatures, c’est-à-dire leurs prototypes immuables (a‘yānuha al-thābita) tels
qu’ils sont dans la science divine, non-existants, depuis toujours et à
jamais : n’étant rien d’autre que de purs aspects ou relations au sein de la
Réalité divine et n’y ayant aucun être propre 75.
Mais comme c’est le caché qui a autorisé sur l’apparent, et le non-
manifesté qui agit sur le manifesté, ce sont les statuts conférés par les
prédispositions [des prototypes], immuablement contenues dans la science
divine, mais dépourvues d’être, qui ont autorité sur l’Etre véritable, lequel
s’épiphanise conformément à ces statuts. Ainsi, bien que ces prédispositions
soient en vérité non existantes, les statuts et les attributs [qui conditionnent
Sa manifestation] sont donc les leurs, mais en Lui [puisque Lui seul est].
Son essence — qu’Il soit exalté ! — est l’Etre véritable, éternel,
subsistant par soi. Les essences des créatures sont toutes identiques à l’Etre
véritable, en tant qu’Il se manifeste dans les états qu’impliquent les
prototypes, lesquels sont adventices sous le rapport de la manifestation et
immuables sous le rapport de la Science divine.
C’est donc Lui — qu’Il soit exalté ! — qui est notre essence en tant
qu’elle manifeste les attributs de nos prototypes immuables. Mais nos états
ont autorité sur Lui en tant qu’Il se qualifie par eux. Nous sommes Son
essence en tant qu’Il se manifeste par nous. Car Il ne Se manifeste que par
nous, bien que nous soyons pur néant : or l’essence d’une chose, c’est ce
par quoi elle se manifeste. Le fait que nous parlions de « Lui » et de
« nous » ne met pas en cause ce que nous venons de dire : la nécessité de
nous faire comprendre impose cela, mais il n’y a qu’une seule Essence, ou
une seule Réalité, qu’on appelle « Dieu » lorsqu’elle se manifeste en mode
actif, qu’elle exerce des effets et est dotée des attributs de la perfection, et
qu’on appelle « créature » ou « serviteur » lorsqu’elle se manifeste en mode
passif, qu’elle est réceptive et dotée des attributs de l’imperfection. Mais il
s’agit, dans l’un et l’autre cas, de la même chose.
Il en va de même pour les attributs (ṣifāt) : les créatures ne possèdent
pas des attributs différents des attributs divins. Les attributs, qui, s’agissant
de Lui, sont infinis et opèrent sur tous les objets sur lesquels il convient
qu’ils opèrent et qui, s’agissant de nous, sont limités et n’opèrent que sur
une partie de ces objets, sont identiques. Par exemple, Sa puissance absolue
s’exerce sur tous les possibles, tandis que Sa puissance, en tant qu’elle est
conditionnée par nous, ne s’exerce que sur une partie d’entre eux.
De même Sa science absolue embrasse à la fois l’impossible, le
nécessaire et le possible tandis que Sa science, en tant qu’elle est
conditionnée par nous, et qu’elle nous est attribuée, n’embrasse qu’une
partie des cogniscibles à l’exclusion des autres. Ces mêmes attributs sont
divins en tant qu’ils sont absolus, et créaturels en tant qu’ils sont
conditionnés. Mais, dans l’un ou l’autre de ces états, sous l’un ou l’autre de
ces rapports, ils sont identiques et seul les distingue leur caractère absolu ou
conditionné. L’absolu est cela même qui apparaît dans le monde manifesté
comme conditionné, même s’il est différent de lui selon le point de vue et la
compréhension [des créatures]. La limitation et l’adventicité ne
caractérisent les attributs qu’en tant qu’ils sont mis en relation avec les
créatures.
De manière analogue, les actes des créatures sont Ses actes — qu’il soit
exalté ! — et Ses actes sont les actes des créatures. C’est pour cette raison
que, dans le Livre et la Sunna, les actes sont attribués tantôt à Dieu seul,
tantôt aux créatures seules, tantôt à Dieu par l’entremise des créatures, et
tantôt aux créatures par l’entremise de Dieu 76. Comprends !
Prends garde, ô toi qui lis cela, de nous accuser de professer
l’incarnationisme, l’union [de Dieu et de la créature], l’athéisme ou
l’hérésie. Car nous ne portons pas la responsabilité de ta compréhension
tortueuse et de ton esprit insensé.
Mawqif 64.
18

Etre et néant

« Certes, Nous avons créé toute chose selon une mesure »


(Cor. 54 : 49).

Selon la lecture de Ibn Sammāk, il faut prononcer le mot kull (toute) au


nominatif : kullu [et non à l’accusatif — kulla — comme le veut la lecture
la plus courante ; ce qui a pour conséquence que les trois premiers mots
arabes du verset peuvent alors être traduits par « Certes, Nous sommes toute
chose », le pronom « Nous » se rapportant toujours à Dieu].
Allāh — qu’Il soit exalté ! — nous apprend par là qu’Il est toute chose
sous le rapport de l’essence — que cette chose soit existante ou non — : car
la notion de chose est la plus universelle de toutes et s’applique à tout ce qui
peut être connu ou énoncé. Allāh est en soi le néant et l’être, l’inexistant et
l’existant. Il est à la fois ce que nous désignons par « néant absolu » et par
« être absolu » ou par « néant relatif » et par « être relatif ». Telle chose, qui
était inexistante, a accédé à l’existence ; et telle autre n’y accédera jamais.
Telle est le néant sous un rapport quelconque et telle l’est sous tous les
rapports. Et ainsi de suite : or toutes ces désignations ne renvoient qu’à Lui
seul, car il n’est rien de ce que l’on peut sentir, connaître, écrire ou
prononcer qui ne soit Lui. L’existence n’est pas quelque chose qui
s’ajouterait à l’existant, ni l’inexistence quelque chose qui s’ajouterait à
l’inexistant.
Sa lumière 77 s’est répandue, et cette opération n’exprime rien d’autre
que le déploiement ordonné de Ses attributs sur le néant. Ce qu’on appelle
« les possibles », c’est ce qui est apparu alors capable de recevoir cette
lumière ; et ce qu’on appelle « les impossibles », c’est ce qui ne pouvait la
recevoir. C’est à cela même que le Prophète — sur lui la Grâce et la
Paix ! — a fait allusion lorsqu’il a dit : « Allāh a créé les créatures dans
l’obscurité, puis Il les a aspergées de Sa lumière. Ceux que quelque chose
de cette lumière a atteints sont sur la bonne voie ; et ceux qu’elle a manqués
sont égarés. »
Il est la lumière qui se déploie, et le néant sur lequel elle se déploie. Ce
qui, du néant, reçoit la lumière, n’est autre que Son essence : car elle est la
matière même du néant. Tout ce qui est possède dans la Science divine des
formes que l’on nomme les « prototypes immuables » (al-a‘yān al-
thābita) ; et ce qui n’a pas reçu la lumière est égaré dans le néant, qui est la
Ténèbre de l’Essence divine. Ce qui est existencié, puis disparaît, ce sont
les formes et les accidents ; quant aux substances, elles ne retournent plus
au néant après avoir accédé à l’existence.
Mawqif 287.
19

« Et Il est avec vous où que vous


soyez… »

« Et Il est avec vous où que vous soyez… »


(Cor. 57 : 4).

Sache que le pronom « Il » (Huwa) a pour fonction, selon les principes


de l’organisation du langage, de représenter le non-manifesté (ghayb) 78. Ce
non-manifesté peut éventuellement devenir manifesté à un moment donné,
dans un état donné. Mais, ici, huwa représente l’occultation de l’Essence
divine, laquelle ne peut en aucun cas se manifester à une créature
quelconque ou dans quelque état que ce soit, en ce monde ou dans l’autre. Il
s’agit donc du Non-Manifesté absolu, qui transcende toute allusion (ishāra)
— car on ne peut indiquer par une allusion que ce qui est situé quelque
part — et que n’est capable de désigner aucune expression (‘ibāra) qui
puisse Le limiter, Le séparer ou L’inclure. En dépit de quoi, toute allusion
ne fait allusion qu’à Lui, toute désignation Le désigne, et Il est à la fois le
Non-Manifesté et la Manifestation.
« Etre avec » (al-ma‘iyya), selon les règles du langage, se dit lorsqu’il y
a compagnonnage de deux choses possédant une existence indépendante,
comme par exemple dans la phrase : « Zayd est avec ‘Amr. » En revanche,
on ne parle pas d’« être avec » dans le cas de la substance et de l’accident,
car l’accident n’a pas d’existence autonome puisqu’il ne subsiste que par la
substance dont il est un attribut inhérent : sa définition est d’être ce qui, s’il
existe, n’existe que dans un sujet (mawdū’). On ne dira donc pas : « Zayd
est avec la blancheur, ou avec le mouvement. » De même, on ne dira pas :
« La science de Zayd est avec lui. »
Dans le verset commenté, le compagnonnage exprimé par « avec » est
celui de l’Etre et du néant, car il n’est d’Etre qu’Allah. « La parole la plus
véridique qu’ait jamais dite un poète est celle-ci :

« Toute chose, en dehors d’Allāh, n’est-elle pas


qu’illusion 79 ? »

Ce qui est illusion est pur néant, et si l’on attribue l’être à autre chose
qu’à la Réalité divine (al-Ḥaqq), c’est de manière métaphorique car il ne
s’agit que d’une existence imaginaire. L’être n’appartient proprement qu’à
Lui — qu’Il soit exalté ! — et il est légitime de le dénier à tout ce qui n’est
pas Lui comme il est de règle lorsqu’on a affaire à des relations purement
métaphoriques 80.
Si Allāh — qu’Il soit exalté ! — n’était pas, par Son essence même 81
qui est l’être de tout ce qui est, « avec » les créatures, on ne pourrait
attribuer l’être à aucune de ces dernières et elles ne pourraient être perçues,
ni par les sens, ni par l’imagination, ni par l’intellect. C’est son « être
avec » qui assure aux créatures une relation avec l’être. Mieux encore : il
est leur être même. Cet « être avec » embrasse toutes les choses, qu’elles
soient sublimes ou infimes, grandes ou petites. C’est par lui qu’elles
subsistent. Il est l’Etre pur par lequel ce qui est est. L’« être avec » d’Allāh
consiste donc dans le fait qu’Il est avec nous par Son essence, c’est-à-dire
par ce qu’on désigne comme le Soi (huwiyya) divin, universellement
présent sans qu’on puisse cependant parler à ce sujet de « diffusion »
(sarayān), d’inhérence (ḥulūl), d’union (ittiḥād), de mélange (imtizāj) ou de
dissolution (inḥilāl) 82. Ces mots ne peuvent en effet s’employer que
lorsqu’on a affaire à deux réalités distinctes, ce qui correspond à la
croyance du vulgaire. Mais il n’y a pour nous qu’une Réalité unique,
éternelle, dont la transcendance exclut que les choses contingentes soient
présentes en elles ou qu’Elle soit présente dans les choses contingentes.
Quant à ceux qui professent, selon l’opinion la plus répandue, qu’Allāh
— qu’Il soit exalté ! — est « avec nous » par Sa science [et non par Son
essence], s’ils entendent par là préserver l’Essence divine de la compagnie
des créatures, on sait bien que la transcendance qui revient de façon certaine
à l’Essence revient également de droit aux attributs divins 83 ; et s’ils veulent
dire que l’Essence est une et indivisible, tandis que les créatures sont
multiples, cette objection s’applique pareillement à la Science divine qui est
elle aussi une réalité une et indivisible. Celui qui prétend posséder la
science alors qu’il ignore même par quoi elle s’acquiert ignore a fortiori ce
qu’il prétend savoir !
Lorsque tu entends un gnostique dire, ou que tu lis dans ses écrits,
qu’« Allāh est avec les choses par Sa science », sache qu’il n’entend pas par
là ce qu’entendent les simples théologiens. Il veut dire autre chose mais en
voile l’expression à l’intention des contradicteurs et des faiseurs de trouble.
Selon le maître des gnostiques, Muḥyī l-dīn [Ibn ‘Arabī] : « dire qu’Allāh
est avec toute chose par Sa science est plus conforme aux convenances
(adab), et dire qu’Il est avec toute chose par Son essence est plus conforme
à ce qu’enseigne la réalisation spirituelle (taḥqīq) ». Par « convenance », il
faut comprendre « lorsqu’on s’adresse à ceux qui sont sous les voiles [de
l’ignorance] et pour tenir compte de leurs prétentions » ; ou, d’une manière
plus générale, que toute vérité n’est pas bonne à dire et que tout ce que l’on
sait ne doit pas être divulgué.
Cet « être avec » divin se trouve indiqué aussi par les versets suivants :
« Et Il est témoin sur toute chose » (Cor. 34 : 47) ; « Et Allāh, derrière eux,
les cerne » (Cor. 85 : 20) ; « Où que vous vous tourniez, là est la Face
d’Allāh » (Cor. 2 : 116). Le mot « Face » (wajh) signifie ici l’Essence.
Wajh est en effet une des manières de désigner l’essence d’un être, et la
lettre même du verset fournit donc un appui à notre interprétation et écarte
toute interprétation contraire car on dit couramment : « Zayd est venu en
personne » en employant indifféremment nafsuhu (littéralement : « son
âme »), wajhuhu (littéralement : « sa face ») ou ‘aynuhu (littéralement :
« son être » ou « son essence ») 84.
Il y a d’autre part pour Allāh une manière spéciale d’« être avec » l’élite
des simples croyants. Elle consiste dans la concomitance de Sa grâce
(imdād) avec les nobles vertus et les beaux caractères. En témoignent ces
versets : « En vérité, Allāh est avec ceux qui Le craignent et ceux qui font le
bien » (Cor. 16 : 128) ; « En vérité, Allāh est avec les patients » (Cor. 2 :
153 ; 8 : 47) ; ou encore cette parole du Prophète — sur lui la Grâce et la
Paix ! — : « En vérité, Allāh est avec le juge aussi longtemps qu’il ne
prévarique point » — ainsi que d’autres paroles semblables de source divine
ou prophétique. Il s’agit en tout cela de la manifestation en certaines
créatures, à l’exclusion des autres, de quelques-unes des perfections de
l’Etre.
Il y a enfin pour Allāh une manière particulière d’« être avec » l’élite de
l’élite, c’est-à-dire avec les Envoyés, les prophètes et leurs héritiers
spirituels — qu’Allāh leur accorde à tous Sa Grâce et Sa Paix ! Elle n’est
rien d’autre que la prédominance du statut de l’Etre nécessaire et éternel sur
leur statut de créature contingente, adventice et dépourvue d’existence
réelle. C’est ainsi qu’Il dit, s’adressant à Mūsā (Moïse) et Hārūn (Aaron) :
« Certes Moi, avec vous deux, J’écoute et Je vois » (Cor. 20 : 46), ce qui
signifie « par vous deux J’entends et par vous deux Je vois, car Ma
compagnie a subjugué vos deux êtres. Il n’y a ici que Moi, il n’y a plus de
“vous” si ce n’est sous le rapport de la forme apparente ». Cette station
spirituelle est connue chez les initiés — qu’Allāh soit satisfait d’eux ! —
sous le nom de « Proximité par les œuvres obligatoires » (qurb al-farā’iḍ) 85
et elle consiste dans la manifestation du Seigneur et l’occultation du
serviteur. Lorsqu’on interpelle celui qui a atteint cette station en lui disant
« ô, untel ! », c’est Dieu qui répond à sa place « Me voici ! ».
Ce degré est supérieur à celui qu’on appelle « Proximité par les œuvres
surérogatoires » (qurb al-nawāfil). Celui qui se trouve dans ce dernier,
quand quelqu’un dit « ô Allāh ! », c’est lui qui, au contraire, répond à la
place d’Allāh « Me voici ! ».
Qu’Allāh soit « avec » toute chose est une certitude. Néanmoins, on ne
peut dire d’aucune chose qu’elle est « avec Lui ». Car, tandis qu’il existe
une base scripturaire explicite (naṣṣ) dans le premier cas, l’affirmation
corrélative que toute chose est avec Lui est seulement implicite.
Elle découle, certes, du fait que si quelqu’un est avec toi, tu es avec lui.
Mais nous ne pouvons, en l’absence d’un appui scripturaire, affirmer « Je
suis avec Lui ».
Mawqif 132.
20

L’orientation exclusive

« Nous dîmes : ô feu, sois fraîcheur et paix pour Abraham »


(Cor. 21 : 69) 86.

Le feu est ici celui de la constitution naturelle et représente les


exigences de l’âme animale, et il lui est ordonné [par Dieu] d’être
« fraîcheur et paix » pour Abraham. Or Abraham ne désigne pas, en réalité,
un individu mais une personnalité collective ; car à toute réalité collective
correspond un être qui la symbolise : ainsi Adam pour l’humanité. C’est
pour cette raison que Dieu a dit : « Certes, Abraham était une
communauté » (Cor. 16 : 120).
Abraham, étant leur origine et leur père, représente la totalité de ceux
qui suivent sa voie. Il symbolise la reconnaissance la plus pure de l’unicité
divine, l’orientation exclusive vers le Seigneur des mondes 87, de même
qu’Adam est l’origine et le père du genre humain, c’est-à-dire des animaux
doués de raison. Quant à Muḥammad — sur lui la Grâce et la Paix ! —, il
est le père et l’origine d’Abraham et d’Adam 88 en cela même qui constitue
leur paternité. Quiconque suit la religion d’Abraham est Abraham 89 ; il est
donc ordonné au feu d’être « fraîcheur et paix » pour Abraham et pour ceux
qui suivent sa religion, telle que la caractérise la Parole divine : « Ô mon
peuple, je désavoue tout ce que vous associez [à Dieu]. J’oriente ma face,
d’une orientation exclusive, vers Celui qui a créé les cieux et la terre, et je
ne suis pas du nombre des associateurs » (Cor. 6 : 78-79). « Je me sépare de
vous et de ce que vous invoquez à côté d’Allāh » (Cor. 19 : 48).
Dieu nous a prescrit de suivre la religion abrahamique par Sa parole :
« Suivez de la manière la plus pure la religion d’Abraham — et il n’était
pas du nombre des associateurs » (Cor. 3 : 95) ; « Et qui est plus parfait
dans sa religion que celui qui soumet sa face à Allāh, fait le bien et suit de
la manière la plus pure la religion d’Abraham ? » (Cor. 4 : 125).
Abraham n’a attribué qu’à Dieu, sans partage, l’être et tout ce qui en
découle (al-wujūd wa tawabi’ al-wujūd). Quiconque, par conséquent,
attribue à autre que Lui — qu’Il soit exalté ! — un « être », éternel ou non,
distinct de Lui, n’est pas de ceux qui suivent la religion d’Abraham. Il n’est
donc pas Abraham, et le feu n’a pas reçu à son sujet l’ordre d’être
« fraîcheur et paix ». Il est au contraire de ceux qui se sont écartés de la
religion d’Abraham et sont allés à leur perte, conformément à la Parole
divine : « Qui donc, si ce n’est l’insensé, s’écarte de la religion
d’Abraham ? » (Cor. 2 : 130).
Mawqif 183.
21

De la vie universelle

« Et, de l’eau, Nous avons fait toute chose vivante »


(Cor. 21 : 30).

Dieu nous informe que, par Sa volonté et Sa puissance, Il a « fait » toute


chose vivante à partir de l’eau. « Faire » signifie ici « faire devenir »,
« former ». Autrement dit : Il a fait prendre à l’eau une forme qu’elle
n’avait pas. C’est pour cette raison qu’Il a attribué au verbe deux
compléments 90, car par « chose » il faut seulement entendre ici la forme de
la chose, non son esprit, lequel procède du Souffle du Très-Miséricordieux
(nafas al-Raḥmān) 91. D’autre part, le mot « chose » désigne « ce qui est
existant » (mawjūd), à l’exclusion de ce qui est non existant (ma‘dūm)
puisqu’on ne peut donner forme au néant.
Ainsi toute chose vivante procède de l’eau. Or toute chose est vivante,
car toute chose glorifie Dieu : et seul peut glorifier ce qui est vivant et sait
qui il glorifie et par quoi il glorifie. « Il n’est pas de chose qui ne Le glorifie
par Sa louange » (Cor. 17 : 44) 92. La vie est donc de manière évidente
coextensive à l’existence. Chaque existant est vivant, d’une vie conforme à
la prédisposition qu’impliquent sa forme et son degré ontologique. Les
accidents eux-mêmes ont une vie conforme à leur prédisposition puisqu’ils
sont existants : en effet, l’accident est proprement ce qui, s’il existait,
existerait dans une substance 93. Les accidents vivent par conséquent, eux
aussi, d’une vie autonome, distincte de celle des substances en lesquelles ils
existent.
Il en va de même pour les formes, les apparences, les paroles et les
actes, ainsi que l’énoncent les traditions sûres selon lesquelles [après la
mort] les actes revêtiront des formes et interpelleront celui qui les a
accomplis, mettant ce dernier à l’aise dans sa tombe s’il s’agit d’actes
pieux, l’y rendant malheureux s’il s’agit d’actes mauvais 94.
Bien que cette vie soit une — car elle n’est rien d’autre que la Vie
d’Allāh, par laquelle toutes les choses sont vivantes — elle se manifeste
selon des modalités variées et se diversifie en fonction de la réceptivité des
formes qui l’accueillent. La vie de ce qu’on appelle « accident » est
différente de la vie de ce qu’on appelle « substance », qui est différente de
la vie de ce qu’on appelle « minéral », « végétal », « animal » ou
« homme ». Mais il n’y a rien dans l’univers qui ne soit vivant, bien que
dans certains cas la vie soit cachée et dans d’autres manifestée.
Sache d’autre part que cette « eau » dont Dieu a fait tout chose vivante
n’est pas l’eau perceptible par les sens — qui est l’un des quatre éléments et
dont les qualités caractéristiques sont le froid et l’humidité — mais l’eau du
fleuve de la vie de la Nature primordiale, qui se situe au-dessus des
éléments. C’est dans ce fleuve que Jibrīl — sur lui la Paix ! —, ainsi que le
rapporte la tradition prophétique, se plonge chaque jour, après quoi il
s’ébroue et Dieu crée, de chaque goutte, un ange. C’est dans ce fleuve
également que seront jetés ceux que l’intercession fera sortir du feu de
l’enfer, de sorte qu’ils « repousseront », comme le rapporte le Ṣaḥiḥ de
Bukhārī 95. C’est de lui aussi qu’il s’agit dans la tradition selon laquelle la
première chose qu’Allāh créa fut une pierre précieuse, qu’Il regarda avec
l’œil de la Majesté : elle fondit alors de honte lorsqu’elle eut conscience de
Son regard et devint une eau en laquelle sont celés tous les joyaux et toutes
les perles de Sa science, etc. 96. Il existe différentes versions de cette
tradition, qui toutes font allusion à la Réalité muhammadienne 97, laquelle
est la Materia prima de l’univers, la Réalité des réalités, la substance de
tout ce qui est « autre qu’Allāh ».
Au même titre que les autres éléments, l’eau sensible est une des formes
de l’« eau » mentionnée dans ce verset. L’ensemble des quatre éléments,
considérés sous le rapport des contenus intelligibles (ma‘ānī) de leurs
formes, constitue la Nature suprême, c’est-à-dire l’« eau » de laquelle est
faite toute chose vivante, et qui est présente en chacun des quatre éléments
sensibles. Dans l’élément « feu » se trouvent donc l’eau, le feu, l’air et la
terre ; dans l’élément « eau », le feu, l’eau, l’air et la terre et ainsi de suite 98
[…].
Mawqif 325.
22

Les secrets du Lām-Alif

« Ces symboles, nous les faisons pour les hommes mais ne les
comprennent que ceux qui savent »
(Cor. 29 : 43).

Sache que Dieu propose des symboles par Ses actes comme par Ses
paroles, car la raison d’être du symbole est de conduire à la compréhension,
de telle sorte que l’objet intelligible devienne aussi évident que l’objet
sensible [qui le symbolise]. Parmi les symboles qu’Il propose par Ses actes
figure la création des lettres de l’alphabet : leur tracé enferme, en effet, des
secrets que seul peut saisir celui qui est doué de science et de sagesse. Entre
toutes ces lettres se trouve le Lām-Alif, qui recèle des allusions subtiles, des
secrets et des énigmes innombrables, et un enseignement 99.
Parmi ces secrets, il y a le fait que la combinaison des deux lettres Lām
et Alif [dans le Lām-Alif] est analogue à celle de la Réalité divine avec les
formes des créatures. D’un certain point de vue, il s’agit de deux lettres
distinctes et, d’un autre point de vue, d’une lettre unique. De même la
Réalité divine 100 et les formes des créatures sont deux choses distinctes d’un
certain point de vue et une seule et même chose d’un autre point de vue.
Il y a aussi le fait que l’on ne sait laquelle des deux branches [du Lām-
Alif] est l’Alif et laquelle est le Lām. Si tu dis : « C’est le Lām qui est la
première branche », tu as raison, si tu dis : « C’est l’Alif », tu as raison
aussi. Si tu te déclares incapable de décider entre ceci et cela, tu as raison
encore.
De même, si tu dis que seule la Réalité divine se manifeste et que les
créatures sont non manifestées, tu dis vrai. Si tu dis le contraire, tu dis vrai
aussi. Et si tu confesses ta perplexité à ce sujet, tu dis vrai encore.
Parmi les secrets du Lām-Alif, il y a aussi ceci : Dieu et la créature sont
deux noms qui désignent en fait un seul et même Nommé : à savoir
l’Essence divine qui Se manifeste par l’un et par l’autre. De façon analogue,
le Lām et l’Alif sont deux désignations qui s’appliquent à un seul et même
« nommé » car ils constituent le double nom d’une lettre unique.
Autre secret : de même que la forme de la lettre qu’on appelle Lām-Alif
ne peut être manifestée par l’une des deux lettres qui la constituent
indépendamment de l’autre, de même il est impossible que la Réalité divine
ou la création se manifestent l’une sans l’autre : Dieu sans la création est
non manifesté et la création sans Dieu est dépourvue d’être.
Autre secret : les deux branches du Lām-Alif se réunissent puis se
séparent. De même, Dieu et les créatures sont indiscernables sous le rapport
de la réalité essentielle et se distinguent sous le rapport du degré
ontologique : car le degré ontologique du dieu créateur n’est pas celui du
serviteur créé.
Un autre secret réside dans le fait que le scripteur, lorsqu’il trace le
« Lām-Alif », commence parfois par tracer la branche qui apparaît la
première dans la forme complète du Lām-Alif, et parfois par celle qui
apparaît la seconde. Ainsi en va-t-il de la connaissance de Dieu et de la
création : la connaissance de la création précède parfois celle de Dieu
— c’est la voie que mentionne la formule : « Qui connaît son âme connaît
son Seigneur 101 », c’est-à-dire celle des « itinérants » (al-sālikūn) ; parfois,
au contraire, la connaissance d’Allāh précède la connaissance de la
création : c’est la voie de l’élection et de l’attraction divine (jadhb), c’est-à-
dire celle des « désirés » (al-murādūn) 102.
Un autre secret est que la perception ordinaire ne saisit [lorsque le Lām-
Alif est prononcé] que le son Lā qui est le nommé, bien qu’il s’agisse en fait
de deux lettres, le Lām et l’Alif. De même la perception ordinaire ne
distingue-t-elle pas les deux « noms » [qui constituent inséparablement la
Réalité totale] : « Dieu » 103 et « création », bien qu’il s’agisse en fait de
deux choses distinctes.
Un autre secret est que le Lām et l’Alif, lorsqu’ils se mélangent et
s’assemblent pour former le Lām-Alif, se cachent l’un et l’autre. De même
la Réalité divine, lorsqu’elle « s’assemble » avec les créatures en mode
strictement conceptuel (tarkīban ma‘nawiyyan), se cache au regard de ceux
qui sont spirituellement voilés : ceux-là ne voient que les créatures.
Inversement, ce sont les créatures qui disparaissent sous le regard des
maîtres de l’Unicité de la contemplation (waḥdat al-shuhūd) 104, car ils ne
voient que Dieu seul. Ainsi, Dieu et les créatures se cachent l’un et l’autre
[comme le Lām et l’Alif] mais de deux points de vue différents.
Parmi les secrets du Lām-Alif, il y a encore ceci : lorsque se confondent
les deux branches du Lām et de l’Alif et que la forme du Lā disparaît donc
aux yeux de l’observateur, la signification attachée à cette forme disparaît
aussi. De même, lorsque survient l’extinction (fanā’) — que l’on nomme
aussi l’« union » (ittiḥād) chez les hommes de la Voie 105 —, l’adorateur et
l’Adoré, le Seigneur et le serviteur disparaissent ensemble : s’il n’y a pas
d’adorateur, il n’y a pas d’Adoré ; et s’il n’y a pas de serviteur, il n’y a pas
de Seigneur. Car, lorsque deux termes sont corrélatifs, la disparition de l’un
entraîne nécessairement celle de l’autre et ils disparaissent donc ensemble.
A toi de poursuivre ces analogies, et d’en tirer les enseignements !
Mawqif 215.
III

DES THÉOPHANIES
23

La face de Dieu

« Tourne ta face vers la Mosquée sacrée »


(Cor. 2 : 144, 149, 150).

Cela signifie : « tourne la face [divine] qui t’est particulière » — celle


dont Dieu a dit : « Seule subsiste la Face de ton Seigneur » (Cor. 55 : 27) 106.
Cette face, c’est le secret (sirr) 107 par lequel ton esprit subsiste, de
même qu’à son tour ton corps ne subsiste que par ton esprit. Elle est la
raison d’être de l’homme, et c’est elle que l’ordre [formulé dans le verset]
concerne. Dieu, en effet, ne considère pas vos formes extérieures mais
seulement vos cœurs — qui sont les « faces divines » propres à chacun de
vous. Ce sont elles qui, en vous, « contiennent » Dieu alors que son ciel et
sa terre ne peuvent Le contenir 108. Dieu ne nous a pas prescrit de nous
orienter vers la qibla 109 si ce n’est par ces faces. Nous n’entendons et nous
ne voyons que par elles. Celui qui ne s’oriente [vers la qibla] que par son
corps, sans orienter aussi cette face, ne s’oriente pas véritablement. Celui
qui ne regarde que par ses yeux de chair, sans regarder aussi par cette face,
ne regarde pas véritablement. Ainsi que Dieu l’a dit : « Tu les verras [= les
infidèles] qui te regardent, et ils ne voient point » (Cor. 7 : 198). Cela vient
de ce qu’ils ne regardent que par leurs regards de chair et non point par
leurs « faces » particulières et par leurs « secrets ». Pareillement, celui qui
écoute par son ouïe seule, indépendamment de cette face, n’entend pas.
C’est pourquoi Dieu a dit : « Ils ont des oreilles et ils n’entendent point »
(Cor. 7 : 179).
Celui qui ne se tourne [vers Dieu] que par cet organe conique qu’est son
cœur de chair, celui-là ne saisit ni ne comprend : « Ils ont un cœur et ils ne
comprennent point » (Cor. 7 : 179).
Celui qui regarde par son œil fini ne voit que les choses finies — corps,
couleurs ou surfaces. Celui qui regarde par l’œil de son esprit caché voit les
choses cachées — êtres spirituels, formes du monde de l’Imagination
absolue, djinns — qui toutes ne sont encore que des êtres créés et donc des
voiles. Mais celui qui regarde par sa face, c’est-à-dire son secret (sirr), voit
les faces que Dieu a en toutes choses ; car, en vérité, seul Allāh voit Allāh,
seul Allāh connaît Allāh.
Ces trois « yeux » n’en sont en réalité qu’un seul et ne se distinguent
que par la différence des objets de leur perception. Que cela est
déconcertant et surprenant ! Celui qui regarde ne peut lui-même faire la
distinction entre le regard de ses yeux de chair, celui de son esprit et celui
de son « secret » — c’est-à-dire de sa « face » particulière — que par la
nature de ce qu’il perçoit !
C’est à cette « face » que se rapporte la parole de Dieu : « Ô fils
d’Adam, J’ai été malade et tu ne M’as pas visité. J’ai eu faim et tu ne M’as
pas nourri. J’ai eu soif et tu ne M’as pas abreuvé 110… »
C’est à elle encore qu’il est fait allusion dans le ḥadīth « Je suis son
ouïe… son regard… » où Dieu énumère successivement toutes les facultés
du serviteur 111. C’est également à cause d’elle que Dieu a dit « Et ton
Seigneur a décrété que vous n’adoreriez que Lui » (Cor. 17 : 23) 112: car
c’est en réalité cette face divine seule qui est adorée en toute créature
— feu, soleil, étoile, animal ou ange. La considération de cette face est
nécessaire en tout acte, religieux ou non.
Lorsque [le gnostique] s’oriente vers la qibla pour accomplir la prière
rituelle, il voit que celui qui s’oriente est Dieu, et que celui vers qui il
s’oriente est Dieu aussi. Lorsqu’il fait l’aumône, il voit que celui qui donne
est Dieu, et que celui qui reçoit est Dieu aussi, ainsi qu’il est dit dans le
verset : « Ne savent-ils pas que c’est Allāh lui-même qui accepte le repentir
de Ses serviteurs et qui prend les aumônes ? » (Cor. 9 : 104). Et il est
rapporté aussi dans le Ṣaḥīḥ que l’aumône tombe d’abord dans la Main du
Tout-Miséricordieux [avant de tomber dans la main de celui à qui elle est
destinée].
Lorsqu’il récite le Coran, il voit que celui qui parle est Dieu, et que
celui à qui il est parlé est Dieu aussi. Lorsqu’il écoute le Coran, il voit que
la Parole est Dieu, et que l’auditeur est Dieu. Lorsqu’il regarde une chose
quelconque, il voit que celui qui regarde est Dieu et que ce qui est regardé
est Dieu.
Car il voit Dieu par Dieu — mais prends garde de croire qu’il s’agit là
d’incarnation, d’union, d’infusion ou d’engendrement 113 : je désavoue tout
cela. Comme l’a dit le Shaykh al-akbar :

« Nous avons laissé derrière nous les mers agitées


Comment les hommes sauraient-ils vers quoi nous nous
dirigeons ? »

Quant à la « Mosquée sacrée » [mentionnée dans le verset introductif],


bien que ce terme s’applique littéralement à la Mosquée que les sens
peuvent percevoir, il faut comprendre qu’il désigne le degré qui totalise
tous les Noms divins, c’est-à-dire le degré de la divinité (ulūhiyya), qui est
le « lieu de la prosternation » 114. De la prosternation des cœurs, non de celle
des corps. On dit un jour à l’un des Maîtres : « Le cœur se prosterne-t-il ? »
Il répondit : « [oui] Et de cette prosternation, il ne se relève jamais ! » 115. Le
mot « sacré » (ḥarām) signifie qu’il est interdit de pénétrer en ce lieu à un
cœur qui ne s’est pas dégagé de la sphère de l’âme et de la sphère des êtres
créés. [La suite du verset :] « où que vous soyez, tournez vos faces » [vers
la Mosquée sacrée] signifie : « où que vous soyez, dans l’accomplissement
des œuvres d’adoration ou dans les actes ordinaires de la vie, contemplez-
Le — dans ce que vous mangez, dans ce que vous buvez, dans ceux ou
celles que vous épousez ; tout en sachant qu’Il est à la fois le Contemplant
et le Contemplé :

« Il a juré par le Contemplant et le Contemplé 116


Et ce faisant, Il n’a juré que par Lui-même, non par un autre
que Lui. »

Mawqif 149.
24

Transcendance et immanence

« Ce jour-là, Nous déploierons la géhenne pour les infidèles, ceux


dont les yeux étaient couverts d’un voile qui les empêchait de se
souvenir de Moi, et qui ne pouvaient entendre »
(Cor. 18 : 100-101).

Il s’agit là d’une mise en garde et d’une menace. La géhenne est pour


chaque être à la mesure de son état et de sa station. « Géhenne » signifie,
selon l’étymologie, « éloignement ». Pour certains, la géhenne consistera
dans le fait d’être privé de la vision divine ; pour d’autres elle comportera,
outre cette privation, le châtiment.
Quant à l’infidélité (kufr), elle peut être soit manifeste, soit secrète. Il
est fait mention, dans le Ṣaḥīḥ de Bukhārī, d’« une infidélité sous une
infidélité » 117.
L’infidélité consiste proprement, selon l’étymologie, à cacher 118, et
c’est pour cette raison que le semeur est également appelé kāfir. L’infidélité
manifeste réside dans le fait de cacher et de nier le message des Envoyés de
Dieu : c’est là l’infidélité au sens ordinaire du terme. Quant à l’infidélité
secrète, qui est plus difficile à percevoir que la plus minuscule fourmi, elle
consiste à « cacher » l’Etre véritable, nécessaire, éternel, de qui les cieux, la
terre et ce qui est entre eux tirent toute leur réalité, en attribuant aux choses
contingentes ce qui n’appartient qu’à Lui, c’est-à-dire en leur attribuant un
être distinct de l’Etre véritable.
« Ceux dont les yeux étaient couverts d’un voile qui les empêchait de se
souvenir de Moi » : ce sont ceux dont les yeux étaient couverts d’un voile
qui les empêchaient de Me voir et donc de se souvenir de Ma présence, soit
en voyant les formes créées, leurs contours et leurs couleurs, soit avant de
les voir, soit après les avoir vues 119.
« Et qui ne pouvaient entendre » : ils étaient incapables d’entendre
comme venant de Moi ce qu’ils entendaient de la bouche des créatures, bien
que Je sois en vérité Celui qui parle (al-mutakallim) caché derrière la paroi
de toute forme créée. Considère le cas de Moïse — sur lui la Paix ! Quand il
entendit l’appel venant du buisson ardent, il sut que c’était Allāh qui parlait.
Et pourtant le buisson se trouvait dans une direction bien précise de
l’espace, alors que Dieu, lui, n’est dans aucune direction de l’espace !
S’ils sont incapables de voir Dieu dans les formes où Il Se manifeste et
les déterminations particulières qu’Il S’assigne, si leurs yeux sont couverts
d’un voile qui les empêche de se souvenir de Lui dans le moment même où
ils perçoivent les formes manifestées, s’ils ne peuvent entendre Sa parole,
c’est en raison de leur attachement exclusif à la transcendance (tanzīh)
divine telle que la conçoivent leurs intellects, sans que cette transcendance
soit chez eux mitigée par l’immanence (tashbīh) dont elle est inséparable
dans la Loi sacrée 120. Ils n’ont pas su qu’Allāh est infiniment transcendant
et exalté au-dessus de toute inhérence, de toute union ou de tout mélange
avec la créature, dans le moment même où, sous le rapport de Son nom
l’Apparent (al-ẓāhir) 121, Il Se manifeste dans les formes et est donc
appréhendé par tous les sens, perçu par tout organe de perception, interne
ou externe. C’est Lui que voit le sens de la vue, Lui qu’entend le sens de
l’ouïe, Lui que touche le sens du toucher, car Celui qui Se manifeste est
l’essence même de ce qui Le manifeste. L’Imām des gnostiques, le shaykh
Muḥyī l-Dīn a déclaré :

« Si tu dis que Dieu te transcende,


Ta Loi sacrée affirme cependant qu’Il est à portée de main
Et elle affirme aussi, pourtant, Sa transcendance.
Sois conscient de ceci et cela
Malgré l’infirmité de ton intellect ! »

Voilà pourquoi on peut Le décrire par les attributs des êtres contingents
et Lui assigner leurs statuts. C’est là l’explication du Propos seigneurial (al-
ḥadīth al-rabbānī) rapporté dans le Ṣaḥīḥ : « J’ai été malade, et tu ne M’as
pas visité, J’ai eu faim et tu ne M’as pas nourri 122… », comme aussi du
verset : « En vérité, ceux qui font le pacte avec toi, c’est avec Allāh Lui-
même qu’ils font le pacte, et la Main d’Allāh est au-dessus de leurs mains »
(Cor. 18 : 10) 123.
De même aussi, Il peut être nommé par les noms de tous les êtres
contingents, ainsi qu’il résulte du verset : « Ce n’est pas toi qui lançais les
flèches, lorsque tu les lançais, mais c’est Allāh Lui-même qui les lançait »
(Cor. 8 : 17) 124.
Abū Sa‘īd al-Kharrāz a déclaré : « Je n’ai connu Allāh — qu’Il soit
exalté ! — que par la coïncidence en Lui des opposés. » Puis il récita : « Il
est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché » (Cor. 57 : 3).
Quand on nomme « Abū Sa‘īd al-Kharrāz », c’est Lui que l’on
nomme 125. Chaque fois que, dans le Coran ou la Sunna, se trouvent des
expressions qui impliquent Son immanence, elles correspondent au degré
de Sa manifestation et de Sa détermination par les formes qui Le
manifestent en vertu de Son nom « l’Apparent ». Chaque fois que s’y
trouvent des expressions de Sa transcendance, elles correspondent au degré
de Son retrait des formes en vertu de Son nom « le Caché » […] 126.
Mawqif 193.
25

La Lumière des cieux et de la terre

« Allāh est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est


semblable à une niche dans laquelle se trouve une lampe. La lampe
est dans un verre. Le verre est comme un astre resplendissant. Elle
tire sa flamme d’un arbre béni, un olivier qui n’est ni d’orient ni
d’occident. Peu s’en faut que son huile n’illumine sans même que la
touche le feu. Lumière sur lumière ! Allāh guide vers Sa lumière qui
Il veut. Allāh fait des symboles pour les hommes et Allāh connaît
toutes choses »
(Cor. 24 : 35) 127.

Dans ce précieux verset, Il nous a enseigné que, sous le rapport de Son


nom al-Nūr (La lumière) 128, Allāh — à savoir le Nom qui totalise tous les
Noms — est la Lumière des cieux et de la terre, c’est-à-dire leur être même,
que c’est par Lui qu’ils subsistent et par Lui qu’ils sont manifestés. En effet,
c’est par la lumière qu’apparaît ce qui était celé dans la Ténèbre du néant.
N’eût été Sa lumière, aucune chose ne serait perçue et il n’y aurait aucune
différence entre une ombre et celui qui la projette. La lumière est la cause
(sabab) de la manifestation des créatures — parmi lesquelles la terre et les
cieux — ainsi qu’il en va dans le monde physique, où l’obscurité de la nuit
rend les choses comme inexistantes par rapport aux observateurs jusqu’au
moment où l’apparition de la lumière entraîne celle des choses et les
distingue les unes des autres ; et cela au point qu’un des philosophes a dit
que les couleurs étaient inexistantes dans l’obscurité et que la clarté était
une condition sine qua non de leur existence.
Si Dieu a priviligié les cieux et la terre d’une mention dans ce verset,
c’est parce que les cieux sont le lieu symbolique des purs esprits
(ruḥāniyyāt) et la terre celui des êtres dotés d’un corps. Les uns et les autres
sont illuminés par une unique Lumière, sans que pour autant elle se sépare,
se divise ou se partage.
La Lumière absolue ne peut pas davantage être perçue que l’Obscurité
absolue. La lumière a donc brillé sur l’obscurité, de telle sorte que cette
dernière soit perçue par la lumière, et celle-ci par elle. Tel est le sens de
cette parole des maîtres : Dieu Se manifeste par les créatures, et les
créatures se manifestent par Lui. Le Shaykh al-akbar a dit à ce propos :

« N’eût été Lui, n’eût été nous


Ce qui est ne serait pas. »

Autrement dit : sans Dieu, la créature ne serait pas existenciée (khalqun


bi-lā ḥaqqin lā yūjad) et sans la créature, Dieu ne serait pas manifesté
(ḥaqqun bi-lā khalqin lā yaẓhar). Sache cependant que Dieu, pour Se
manifester par Son essence à Son essence, n’a nul besoin des créatures
puisque sous le rapport de l’Essence, il est absolument indépendant à
l’égard des mondes et même de Ses propres noms : car, de ce point de vue,
à qui se nommerait-Il ? à qui pourrait-Il être décrit ? A ce degré, il n’y a que
l’Essence une et absolue ! En revanche, lorsqu’Il se manifeste avec Ses
noms et Ses attributs — ce qui implique la manifestation de leurs effets —
Il a besoin (huwa muftaqir) des créatures 129. Le Shaykh al-akbar a fait
allusion à cela dans ces vers :
« Chacun d’eux est dans le besoin
Aucun d’eux ne se passe de l’autre »,

« eux » désignant ici Dieu et la créature. Cette dépendance des Noms divins
à l’égard des êtres qui sont leurs lieux de manifestation n’est pas une
imperfection. Elle constitue au contraire la perfection au niveau des Noms
et des Attributs car le besoin qu’à la cause, en tant que telle, de son effet en
tant que tel représente la perfection même. Cette relation est en effet
nécessaire pour que les Noms divins, qui ne se distinguent que par leurs
effets, puissent se distinguer les uns des autres. Toutefois les Noms divins,
par celle de leurs « faces » qui est tournée vers l’Essence, sont eux aussi
totalement autonomes à l’égard des mondes : sous ce rapport, ils ne sont
rien d’autre que l’Essence même, et c’est pourquoi chacun d’eux peut être
qualifié et désigné par tous les autres Noms au même titre que l’Essence 130.
Dans l’une de mes visions contemplatives, je vis ceci : un immense
registre ouvert m’était présenté. Sur chaque ligne, un Nom divin était écrit,
puis était successivement qualifié sur cette même ligne par tous les autres
Noms. Sur la ligne suivante, un autre Nom était écrit et pareillement
qualifié par tous les autres et ainsi de suite jusqu’à épuisement de la liste
des quatre-vingt-dix-neuf Noms divins.
Au contraire, si l’on considère la « face » des Noms qui est tournée vers
les mondes créés, ils sont, de ce point de vue, dépendants de ces derniers
dans la mesure où ils cherchent à produire leurs effets : celui qui cherche est
dépendant à l’égard de ce qu’il cherche.
Les cieux, la terre et toutes les créatures, dont la lumière est le Nom al-
nūr, sont les ombres des Noms et des Attributs projetées sur les prototypes
immuablement fixés dans la Science divine (al-a‘yān al-thābita fī l-ḥaḍrat
131
al-‘ilmiyya) . Toute ombre nécessite en effet une surface, telle que la terre
ou l’eau, sur laquelle elle puisse se projeter. C’est la lumière qui rend
l’ombre visible, mais c’est l’objet vertical [éclairé par cette lumière] qui lui
donne sa forme. Cet objet vertical correspond, en l’occurrence, au degré des
Noms et des Attributs, et la Lumière est l’Etre qui se répand sur les
possibles.
Puis Dieu a répondu [dans la suite du verset] à la question : cette
illumination de la terre, des cieux et de toutes les créatures se produit-elle
directement ou par intermédiaire ? Doit-elle être comprise comme une
conjonction, une union ou un mélange ? Par le recours au symbole de la
niche, du verre et de la lampe, Il nous a fait savoir que cette illumination
s’opérait, sans union, mélange ni conjonction, par l’intermédiaire de la
Réalité muhammadienne (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya), laquelle est la
première détermination (al-ta‘ayyun al-awwal), l’Isthme des isthmes
(barzakh al-barāzikh) 132, le lieu de la théophanie de l’Essence et de
l’apparition de la Lumière des lumières. C’est cette Réalité
muhammadienne qui est désignée par le « verre ». Quant à la « niche », elle
représente la totalité des créatures — la Réalité muhammadienne exceptée,
car c’est du « verre », et par son intermédiaire, que se répand
perpétuellement la lumière. Quant à la « lampe », elle symbolise la lumière
existentielle et relative (al-nūr al-wujūdī al-iḍāfī) […] 133.
Dieu nous a informé ensuite que ce verre, par quoi la lumière parvient à
la niche, possède cette finesse, cette plénitude, cette pureté, cette aptitude à
recevoir la lumière et à la répandre sur la niche en raison de sa
prédisposition parfaite et insurpassable, au point qu’on a pu dire qu’à lui
s’appliquait ce distique de Ṣāḥib Ibn ‘Abbād 134 :

« La coupe était si pure et le vin si limpide qu’ils devinrent


semblables, au point qu’on ne savait
S’il y avait là du vin sans coupe ou une coupe sans vin. »

C’est là le sens de « comme un astre resplendissant ».


« Elle tire sa flamme » : il s’agit ici de la lampe, c’est-à-dire de la
lumière existentielle relative. « D’un arbre » : d’un principe, d’une source.
« Béni » : sa bénédiction est pérenne, et sa surabondance inépuisable. « Ni
d’orient ni d’occident » : on ne peut dire de cet arbre dont la lampe tire sa
flamme, ni qu’il est « oriental » — ce qui le rattacherait au lever du soleil et
à l’illumination — ni qu’il est « occidental » — ce qui le rattacherait au
couchant et à l’ombre — car il est l’Essence même. Or, à cette dernière, on
ne peut assigner aucun statut particulier puisqu’elle ne peut être saisie par
l’intellect et que l’assignation d’un statut à ce qui est inintelligible est
impossible. Elle n’est ni d’orient ni d’occident, ni nécessaire ni contingente,
ni être ni non-être. Elle ne se manifeste pas par une chose sans se manifester
aussi par son contraire.
« Peu s’en faut » : cela était près de se produire mais ne s’est pas
produit. « Que son huile » : ce qui alimente la « lampe » mentionnée plus
haut. « N’illumine » : que l’Essence ne se manifeste que par elle-même et
pour elle-même, sans être associée à quoi que ce soit — j’entends par là une
association en mode purement conceptuel. « Sans même que la touche le
feu » : c’est là une allusion aux formes manifestées auxquelles s’associe ce
qui est symbolisé par l’huile, laquelle représente la réalité essentielle de la
lampe. La lumière de la lampe n’apparaît pas si elle n’est pas en contact
avec le feu. A son tour, le feu n’éclaire pas et ne se manifeste pas sans la
présence de quelque chose qui l’alimente, et cette chose elle-même ne se
manifeste que si le feu est en contact avec elle.
« Lumière sur lumière » : la lumière attribuée aux cieux et à la terre est
identique à la Lumière absolue que ne limitent ni les cieux ni la terre.
« Sur » (‘alā) : signifie « Nous » (bi-ma‘nā naḥnu) 135.
«Allāh guide » par Ses instructions et Ses théophanies « qui Il veut »
d’entre ses serviteurs « vers Sa lumière » : Sa lumière absolue, et non la
lumière relative attribuée à telle ou telle chose. « Allāh fait des symboles
pour les hommes » : afin que leur soit évidente la réalité des choses car
« Allāh connaît toute chose » et sait comment en tirer un symbole. Mais aux
hommes Il a dit : « Ne faites pas de symboles d’Allāh » (Cor. 16 : 74). Il a
formulé cette interdiction en raison de leur ignorance, car ils ne sauraient
comment faire ces symboles ; mais cette interdiction ne s’applique qu’au
Nom Allāh, qui est le Nom totalisateur. Quant aux autres Noms, il n’y a pas
d’interdiction 136.
Et Allāh est plus Savant et plus Sage !
Mawqif 103.
26

Les théophanies et leurs réceptacles

« Et ton Seigneur crée ce qu’Il veut et choisit »


(Cor. 28 : 68).

Sache qu’à Dieu appartiennent l’acte et le choix absolu, aussi longtemps


qu’Il ne se limite pas Lui-même par un lieu théophanique ou ne se
détermine pas Lui-même par une détermination quelconque : dans ce cas, Il
n’est plus un Agent libre mais ne peut agir qu’à la mesure des
prédispositions essentielles (isti‘dādāt) 137 et de la nature des réceptacles de
Ses théophanies. Ce conditionnement par les essences 138 des choses
s’impose à Dieu Lui-même et c’est en conformité avec ce qu’elles sont
qu’Il se manifeste en elles. Son acte et Son choix en toute chose sont ce
qu’exige l’essence de cette chose. En effet, les prédispositions universelles
ne sont pas extrinsèques aux choses. Or Ses actes sont déterminés par Sa
science 139 ; et Sa science, à son tour, est déterminée par son objet. Certes, Il
peut faire sortir un fruit d’une pierre — mais pas avant d’avoir changé la
pierre en arbre. Connais donc les réalités essentielles, et comprends leurs
subtilités !
Mawqif 227.
27

Le minaret des Noms divins

« Les aumônes sont seulement pour les pauvres… »


(Cor. 9 : 60).

Sache que quiconque demande une chose qui lui est nécessaire parce
qu’il ne peut exister, subsister ou se manifester sans elle — que cette
demande soit formulée ou non — est « pauvre » à l’égard de cette chose. Si
celui qui la lui donne est Dieu, on dit qu’Il est le Bienfaiteur et le
Généreux ; si c’est une créature, on dit de cette créature qu’elle fait
l’aumône (fa-huwa mutaṣaddiq), mot qui se rattache étymologiquement à
ṣidq, « force » : car l’homme ne fait pas l’aumône et ne donne pas à autrui
sans se faire violence. En effet, comme Dieu l’a dit : « Les âmes sont
portées à l’avidité » (Cor. 4 : 128) ; « Ceux qui auront défendu leurs âmes
de l’avidité, à eux la félicité » (Cor. 59 : 9) […].
Allāh a accordé un bienfait à la substance en donnant l’existence à
l’accident sans lequel elle ne peut exister, de même qu’il a accordé un
bienfait à l’accident en donnant l’existence à la substance sans laquelle il ne
peut subsister. Il a accordé un bienfait aux Noms divins en existenciant
l’univers car ils ne peuvent se manifester que par lui et n’agir qu’en lui.
Ceux qui font l’aumône se répartissent en plusieurs groupes. Les uns
donnent à celui à qui ils font l’aumône par miséricorde pour lui mais aussi
avec l’espoir de la récompense promise par Allāh. Ceux-là ne font pas de
différence, dans leurs aumônes, entre le croyant et l’infidèle, entre celui qui
obéit à la Loi et celui qui l’enfreint, considérant que l’ordre a été donné à
l’homme de choisir librement le bénéficiaire de l’aumône 140.
Un second groupe, d’un rang plus élevé que le premier, comprend ceux
qui donnent aux bénéficiaire de l’aumône afin que sa forme individuelle
subsiste et continue à glorifier Allāh et à L’invoquer. Ils ne font aucune
différence, à cet égard, entre le croyant et l’infidèle, entre l’animal doué de
raison et celui qui ne l’est point — mieux encore : entre les animaux et les
végétaux. Car ce qu’ils considèrent, c’est le fait que toute forme, quelle
qu’elle soit, glorifie Allāh aussi longtemps qu’elle subsiste 141.
Il y a enfin un groupe plus élevé encore que tous les autres — et rares
sont ceux qui y appartiennent ! Il est constitué de ceux qui donnent au
bénéficiaire de leur aumône afin que perdure la manifestation des Noms
divins. Ces derniers ne peuvent en effet se manifester que par les formes
créées, et tout Nom dont le « minaret » est détruit, ses effets
disparaissent 142.
Mawqif 312.
IV

DE DIEU ET DES DIEUX


28

Il est cela…

« Et votre Dieu est un Dieu unique ; il n’y a pas de dieu si ce n’est


Lui »
(Cor. 2 : 163).

« Dis : il m’a seulement été révélé que votre Dieu est un Dieu
unique »
(Cor. 21 : 108).

« Dis : je ne suis qu’un homme pareil à vous mais il m’a été révélé
que votre Dieu est un Dieu unique »
(Cor. 18 : 110).

« Annoncez qu’il n’y a pas de Dieu si ce n’est Moi »


(Cor. 16 : 2).

Dans ces versets et dans d’autres analogues, Dieu s’adresse à tous ceux
à qui sont parvenues la révélation coranique ou les révélations antérieures
— juifs, chrétiens, mazdéens, idolâtres, manichéens et autres groupes
professant des croyances et des opinions variées à Son sujet — pour leur
faire savoir que leur Dieu est unique en dépit des divergences de leurs
doctrines et de leurs credo en ce qui Le concerne. Car Son essence est
unique ; et les divisions à Son sujet n’entraînent point de divisions en Sa
réalité essentielle. Toutes ces croyances qu’on professe sur Lui sont pour
Lui comme autant de noms. Or la multiplicité des noms n’implique pas
celle du Nommé ! Il possède un Nom dans toutes les langues, qui sont en
nombre infini, sans que cela affecte Son unicité.
Les versets qui précèdent font allusion à ce qu’enseigne l’élite — c’est-
à-dire les soufis —, à savoir l’Unicité de l’Etre (waḥdat al-wujūd) et le fait
qu’Il est l’essence de tout « adoré » et que, par suite, sous un certain
rapport, tout adorateur n’adore que Lui, ainsi que le prouve le verset
suivant : « Et ton Seigneur a décrété que vous n’adoreriez que Lui »
(Cor. 17 : 23) 143.
Dieu ayant décrété que tout adorateur n’adorerait que Lui, il est
impossible qu’un autre que Lui soit adoré puisque l’occurrence de quelque
chose qui serait contraire à Son décret est exclue. Ceux qui sont voués à la
perdition le sont donc seulement à raison de leur désobéissance aux ordres
et aux défenses qu’ont apportés les Envoyés d’Allāh car nul n’est un
infidèle sous tous les rapports 144.
Il est — qu’Il soit exalté ! — la réalité essentielle de tout ce dont
l’existence est concevable, imaginable ou perçue par les sens, l’Unique qui
ne se multiplie ni ne se divise. Il est à la fois tous les contraires et tous les
semblables ; et il n’y a rien d’autre que cela dans l’univers ! Il est à la fois
« le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché » (Cor. 57 : 3) ; et il n’y a
rien d’autre que cela dans l’univers 145. Les lieux où Il se manifeste ne Le
limitent pas, les opinions et les croyances des anciens ou des modernes ne
Le contiennent pas. Ainsi qu’Il nous l’a fait savoir dans un ḥadīth
authentique 146, Il est conforme à l’opinion que se fait de Lui tout croyant et
à ce que dit de Lui la langue de tout locuteur : car l’opinion et la parole sont
Ses créations. Toute représentation qu’on se fait de Lui est réellement Lui,
et Sa présence dans cette représentation ne cesse pas même si celui qui se
Le représentait de cette manière se Le représente ensuite autrement : Il sera
présent également dans cette nouvelle représentation. Il est limité pour
quiconque Le croit et se Le représente limité, absolu pour celui qui Le croit
absolu, Il est substance ou accident, transcendant ou immanent. Il est pur
concept ou Se tient dans les cieux, ou sur la terre, et ainsi de suite,
conformément à chacune des innombrables croyances et doctrines.
Voilà pourquoi quelqu’un a dit : « Chaque fois que quelque chose te
vient à l’esprit au sujet d’Allāh — sache qu’Il est différent de cela ! » Ce
propos est lourd de sens dans l’ordre des vérités essentielles. S’il fut proféré
par un gnostique, ce dernier était digne de tenir ce langage. Si ce n’est pas
le cas, c’est qu’il arrive à Dieu de faire énoncer certaines vérités par des
gens qui n’en sont pas dignes, afin de les faire connaître à ceux qui en sont
dignes. Les théologiens qui affirment la transcendance absolue de Dieu par
voie spéculative — et non par conformité à la Loi sacrée — discutent entre
eux cette parole en pensant qu’elle est une preuve en faveur de leur notion
de la transcendance absolue. Or elle ne signifie pas du tout ce qu’ils
s’imaginent. Son sens véritable est que Dieu n’est pas contenu dans une
doctrine ou une croyance particulière mais qu’Il est, sous un certain rapport,
ce que dit quiconque parle de Lui et ce que croit tout croyant. Tout ce qui te
vient à l’esprit au sujet d’Allāh, de Son essence et de Ses attributs, sache
qu’Il est cela, et qu’Il est autre que cela ! Celui qui a tenu le propos que
nous avons rapporté ne voulait pas dire qu’Allāh n’est pas ce qui t’est venu
à l’esprit, mais qu’Il est cela et qu’en même temps Il est autre que cela pour
celui dont l’opinion diffère de la tienne. Allāh n’est pas limité par ce qui te
vient à l’esprit — entends par là ton credo — ou enfermé dans la doctrine
que tu professes. Pour l’auteur de cette parole, Allāh est autre que ce qui te
vient à l’esprit [non pas pour toi, mais] pour celui qui professe une croyance
différente de la tienne : l’une et l’autre sont en effet également valides. On
entend ici par « différence » tout ce qui est mutuellement incompatible,
qu’il s’agisse de l’incompatibilité des contraires, des opposés, des termes
divergents ou de celle des semblables — car les semblables eux aussi, chez
les logiciens, sont mutuellement incompatibles.
En conclusion : si ce que tu penses et crois est ce que disent les Gens de
la Sunna 147, sache qu’Il est cela — et autre que cela ! Si tu penses et crois
qu’Il est ce que professent et croient toutes les écoles de l’Islam —, Il est
cela, et Il est autre que cela ! Si tu penses qu’Il est ce que croient les
diverses communautés — musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens,
polythéistes et autres —, Il est cela et Il est autre que cela ! Et si tu penses et
crois ce que professent les Connaisseurs par excellence — prophètes, saints
et anges —, Il est cela ! Il est autre que cela ! Aucune de Ses créatures ne
L’adore sous tous Ses aspects ; aucune ne Lui est infidèle sous tous Ses
aspects. Nul ne Le connaît sous tous Ses aspects ; nul le L’ignore sous tous
Ses aspects.
Ceux qui sont parmi les plus savants à Son sujet ont dit : « Gloire à Toi.
Nous n’avons aucune science, sinon ce que Tu nous a enseigné » (Cor. 2 :
32) 148.
Chacune de Ses créatures L’adore et Le connaît sous un certain rapport
et L’ignore sous un autre. Il n’a créé les créatures que pour qu’elles Le
connaissent et L’adorent. Tous Le connaissent donc nécessairement sous un
certain rapport et L’adorent sous ce même rapport. Dès lors, l’erreur
n’existe pas en ce monde, si ce n’est de manière relative. Mais, en dépit de
cela, quiconque s’écarte de ce qu’ont apporté les Envoyés va certainement à
la perdition ; et quiconque l’agrée est certainement sauvé. « Et Allāh
embrasse tout et Il est savant » (Cor. 2 : 115, 247, etc.). Il embrasse les
croyances de toutes Ses créatures, de même que les embrasse Sa
miséricorde. Il embrasse toute chose par Sa miséricorde et par Sa science
(Cor. 40 : 7). Il est le Glorieux, et aucune de Ses créatures ne peut Le
connaître comme Il Se connaît Lui-même, ni L’adorer selon ce qui convient
à Sa grandeur et à Sa majesté. Il est le Subtil, qui Se manifeste par cela
même par quoi Il Se cache, et Se cache par cela même par quoi Il Se
manifeste. Pas de dieu si ce n’est Lui ! Ô perplexité des perplexités ! Il
n’embrasse pas Lui-même Sa propre essence 149. Comment donc l’infirmité
des créatures pourrait-elle L’embrasser ?
Mawqif 254.
29

Le dieu conditionné par la croyance

« Dites : nous croyons en ce qui nous a été révélé et en ce qui vous


a été révélé ; votre Dieu et notre Dieu sont un seul Dieu, et nous Lui
sommes soumis (muslimūn) »
(Cor. 29 : 46).

Ce que nous allons dire ici relève de l’allusion subtile (ishāra) et non de
l’exégèse (tafsīr) proprement dite 150.
Dieu prescrit aux muhammadiens de dire à toutes les communautés
appartenant aux « Gens du Livre » — chrétiens, juifs, sabéens et autres :
« Nous croyons en ce qui nous a été révélé », c’est-à-dire en ce qui s’est
épiphanisé à nous, à savoir le Dieu exempt de toute limitation, transcendant
dans son immanence même, plus encore : transcendant dans sa
transcendance même ; et qui en tout cela demeure pourtant immanent. « Et
en ce qui vous a été révélé », c’est-à-dire en ce qui s’est épiphanisé à vous
dans les formes conditionnées, immanentes et limitées. C’est Lui que Ses
théophanies manifestent à vous comme à nous. Les divers termes qui
expriment la « descente » ou la « venue » de la révélation 151 ne désignent
rien d’autre que des manifestations (ẓuhūrāt) ou des théophanies (tajalliyāt)
de l’Essence, de Son verbe ou de tel ou tel de Ses attributs. Allāh n’est pas
« au-dessus » de quiconque, ce qui impliquerait qu’il faut « monter » vers
Lui. L’Essence divine, Son verbe et Ses attributs ne sont pas localisables
dans une direction particulière d’où ils « descendraient » vers nous.
La « descente » et les autres termes de ce genre n’ont de sens que par
rapport à celui qui reçoit la théophanie et à son rang spirituel. C’est ce rang
qui justifie l’expression de « descente » ou les expressions analogues. Car le
rang de la créature est bas et inférieur alors que celui de Dieu est élevé et
sublime. N’eût été cela, il ne serait pas question de « descendre » ou de
« faire descendre » [la Révélation], et on ne parlerait pas de « montée » ou
d’« ascension », d’« abaisser » ou d’« approcher ».
C’est la forme passive [dans laquelle le sujet réel de l’action exprimée
par le verbe reste occulté] qui est employée dans ce verset car la théophanie
dont il s’agit ici se produit à partir du degré qui totalise tous les Noms
divins 152. De ces Noms ne s’épiphanisent, à partir de ce degré, que le nom
de la divinité (c’est-à-dire le nom Allāh), le nom al-Rabb (« le Seigneur »)
et le nom al-Raḥmān (« le Tout-Miséricordieux »). [Parmi les témoins
scripturaires de ce qui précède] Allāh a dit : « Et ton Seigneur viendra »
(Cor. 89 : 22), et, de même, on trouve dans une tradition prophétique :
« Notre Seigneur descend 153… » Allāh a dit encore : « Sauf si Allāh vient »
(Cor. 2 : 210), etc. Il est impossible qu’un des degrés divins s’épiphanise
avec la totalité des Noms qu’il renferme. Il manifeste perpétuellement
certains d’entre eux et en cache d’autres. Comprends !
Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées à la nôtre
sont véritablement et réellement un Dieu unique, conformément à ce qu’Il a
dit en de nombreux versets : « Votre Dieu est un Dieu unique » (Cor. 2 :
163 ; 16 : 22 ; etc.) Il a dit aussi : « Il n’y a de dieu qu’Allāh » (wa mā min
ilāhin illa Llāhu, Cor. 3 : 62). Il en est ainsi nonobstant la diversité de Ses
théophanies, leur caractère absolu ou limité, transcendant ou immanent, et
la variété de Ses manifestations. Il S’est manifesté aux muhammadiens au-
delà de toute forme tout en Se manifestant en toute forme, sans que cela
entraîne incarnation, union ou mélange. Aux chrétiens, Il s’est manifesté
dans la personne du Christ et des moines, ainsi qu’Il le dit dans le Livre 154.
Aux juifs, Il s’est manifesté sous la forme de ‘Uzayr et des rabbis ; aux
mazdéens sous la forme du feu, et aux dualistes dans la lumière et la
ténèbre. Et Il s’est manifesté à tout adorateur d’une choses quelconque
— pierre, arbre ou animal… — sous la forme de cette chose : car nul
adorateur d’une chose finie ne l’adore pour elle-même. Ce qu’il adore, c’est
l’épiphanie en cette forme des attributs du Dieu vrai — qu’Il soit
exalté ! —, cette épiphanie représentant, pour chaque forme, l’aspect divin
qui lui correspond en propre. Mais [au-delà de cette diversité des formes
théophaniques], ce qu’adorent tous les adorateurs est un, leur faute
consistant seulement dans le fait de le déterminer limitativement [en
l’identifiant exclusivement à une théophanie particulière].
Notre Dieu, celui des chrétiens, des juifs, des sabéens et de toutes les
sectes égarées, est Un, ainsi qu’Il nous l’a enseigné. Mais Il S’est manifesté
à nous par une théophanie différente de celle par laquelle Il S’est manifesté
dans Sa révélation aux chrétiens, aux juifs et aux autres sectes. Plus encore :
Il S’est manifesté à la communauté muhammadienne elle-même par des
théophanies multiples et diverses, ce qui explique que cette communauté à
son tour comprenne jusqu’à soixante-treize sectes différentes 155, à
l’intérieur de chacune desquelles il faudrait encore distinguer d’autres
sectes, elles-mêmes variées et divergentes, ainsi que le constate quiconque
est familier avec la théologie. Or tout cela ne résulte de rien d’autre que de
la diversité des théophanies, laquelle est fonction de la multiplicité de ceux
à qui elles sont destinées et de la diversité de leurs prédispositions
essentielles. En dépit de cette diversité, Celui qui s’épiphanise est Un, sans
changement de l’éternité sans commencement à l’éternité sans fin. Mais Il
Se révèle à tout être doué d’intelligence à la mesure de son intelligence.
« Et Allāh embrasse toute chose, et Il est le Savant par excellence »
(Cor. 2 : 115).
Il y a donc en fait unanimité des religions quant à l’objet de l’adoration
— cette adoration étant co-naturelle à toutes les créatures, même si peu
d’entre elles en ont conscience — du moins en tant qu’elle est
inconditionnée, et non point quand on la considère sous le rapport de la
diversité de ses déterminations. Et nous, musulmans, ainsi qu’Il nous l’a
prescrit, sommes soumis au Dieu universel et croyons en Lui. Ceux qui sont
voués au châtiment ne le sont qu’en tant qu’ils L’adorent sous une forme
sensible exclusive de toute autre. Seule connaît la signification de ce que
nous disons l’élite de la communauté muhammadienne, à l’exclusion des
autres communautés 156. Il n’y a pas au monde un seul être — fût-il de ceux
qu’on appelle « naturalistes », « matérialistes » ou autrement — qui soit
véritablement athée. Si ses propos te font penser le contraire, c’est ta
manière de les interpréter qui est mauvaise. L’infidélité (kufr) n’existe pas
dans l’univers, si ce n’est en mode relatif. Si tu es capable de comprendre,
tu verras qu’il y a là un point subtil : à savoir que quiconque ne connaît pas
Dieu de cette connaissance véritable n’adore en réalité qu’un seigneur
conditionné par la croyance qu’il a à son sujet, et qui ne peut donc se
révéler à lui que dans la forme de sa croyance. Mais le véritable Adoré est
au-delà de tous les « seigneurs » !
Tout cela fait partie des secrets qu’il convient de celer à quiconque ne
suit pas notre voie. Prends garde ! Celui qui les divulgue doit être compté
parmi les tentateurs des serviteurs de Dieu ; et nulle faute ne peut être
imputée aux docteurs de la Loi s’ils l’accusent d’être un infidèle ou un
hérétique dont on ne peut accepter le repentir. « Et Dieu dit la Vérité, et
c’est Lui qui conduit sur la voie droite » (Cor. 33 : 4).
Mawqif 246.
30

De la docte ignorance

« Et ils n’ont pas mesuré Allāh à sa juste mesure »


(Cor. 6 : 91).

Ce verset signifie : ils n’ont pas proclamé la Grandeur de Dieu comme


il conviendrait, selon ce qu’exige Son essence et ce qui est dû à Sa majesté ;
et cela leur est d’ailleurs impossible : il n’est pas au pouvoir de l’être
contingent d’y parvenir ; sa prédisposition essentielle (isti‘dād) ne le lui
permet pas.
Le pronom de la troisième personne du pluriel dans « Et ils n’ont pas
mesuré » englobe tous les anges, les Esprits éperdus d’amour 157 et, en
dessous d’eux, les djinns et les hommes, y compris les Envoyés, les
prophètes et les saints. Plus encore : il englobe jusqu’à l’Intellect premier,
l’Esprit de sainteté, qui est le premier des êtres créés et le plus proche des
Rapprochés.
En effet, celui qui proclame la grandeur le fait à la mesure de la
connaissance qu’il a de celui dont il proclame la grandeur. Or aucun être
créé — qu’il soit de ceux dont les connaissances sont le fruit de la raison ou
de ceux dont les connaissances proviennent des théophanies — ne connaît
véritablement Allāh, c’est-à-dire ne Le connaît tel qu’Il Se connaît Lui-
même. Comment l’être fini pourrait-il connaître Celui qui est exempt de
toute relation ou limitation ? La plus savante des créatures au sujet d’Allāh
(i.e. le Prophète), elle-même, ne dit-elle pas : « Gloire à Toi ! Nous ne Te
connaissons pas comme il conviendrait de Te connaître. Aucune louange ne
T’embrasse. Tu es tel que Tu T’es loué Toi-même et ce qui est en Toi est
hors d’atteinte de moi 158. »
Toutes les espèces de l’univers Le glorifient, et chacune affirme Sa
transcendance à l’égard de ce que les autres professent à Son sujet : ce que
l’un affirme, c’est précisément ce que nie l’autre. Cela vient de ce que tous
sont voilés, quel que soit le degré qu’ils aient atteint. Celui qui professe la
pure transcendance est voilé, celui qui professe la pure immanence est
voilé, et voilé aussi celui qui professe les deux à la fois. Celui qui professe
qu’Il est absolu est voilé, et de même celui qui Lui attribue des limitations,
et de même encore celui qui nie et ceci et cela. Quiconque Lui assigne un
statut est voilé, dans une mesure que déterminent son rang et sa place
auprès de Dieu : car il y a autant de voiles différents que de voilés. Et qu’on
n’objecte pas que ce que je viens de dire est aussi une manière de Lui
assigner un statut, car je répondrai que ce que j’ai dit ne procède pas de
moi. C’est Lui-même qui l’a affirmé en disant : « Et leur science ne
L’embrasse pas » (Cor. 20 : 110) ; « Et Allāh vous met en garde contre Lui-
même » (Cor. 3 : 28) 159, nous dispensant par là de chercher à atteindre ce
qui est inaccessible. Ses Envoyés nous ont dit la même chose. Lorsqu’il
s’agit de l’Essence d’Allāh, l’univers entier est stupide. Il n’est pas jusqu’au
Plérôme suprême (al-malā’ al-a‘lā) 160 qui ne soit en quête de Lui. Or on ne
cherche que ce qui est absent là où on le cherche !
Cette quête n’a pas de terme ; la connaissance de Dieu n’a pas de terme.
Il ne peut être connu : n’est connaissable que ce qui procède de Lui, en tant
qu’effet de Ses noms, non Son ipséité. C’est pourquoi l’ordre suivant fut
donné à celui-là même qui, pourtant, détient la science des Premiers et des
Derniers (i.e. le Prophète) : « Dis : Seigneur, augmente-moi en science ! »
(Cor. 20 : 114). Et il ne cesse de le dire, en tout état, toute station, tout
degré, en ce monde, dans le monde intermédiaire et dans l’au-delà.
Cela étant, ce qui s’impose à nous, c’est de nous attacher fermement à
la voie de la foi, d’accomplir les œuvres prescrites et de suivre l’exemple de
celui qui nous a apporté la Loi. Ce qu’il a dit, nous le disons aussi, pour
nous conformer à son exemple et comme simple interprète de sa parole
— car c’est lui qui le dit, et non nous. Et ce qu’il a tu, nous le taisons
— tout en appliquant la législation sacrée et les peines légales, et en
attendant la mort.
Mawqif 359.
V

DES CAUSES SECONDES


31

Science divine et Décret divin

« Les associateurs diront : si Allāh l’avait voulu, nous ne Lui


aurions rien associé, nous et nos pères, et nous n’aurions rien
prohibé [de ce qu’Il a déclaré licite] »
(Cor. 6 : 148).

Cette parole [que Dieu place dans la bouche des polythéistes] est un cas
d’énonciation véridique formulée avec une intention mensongère. Elle
signifie en effet : « Si Allāh voulait que nous ne soyons pas des
associateurs, nous ne le serions pas ; et s’Il voulait que nous ne prohibions
rien de licite, nous ne le ferions pas. » Et cela est vrai. L’aspect mensonger
de cette énonciation véridique consiste, de leur part, à considérer que tout
ce que Dieu veut pour Ses serviteurs Le satisfait et Lui est agréable : et cela
est faux. Dieu veut pour Ses serviteurs ce que Sa science lui apprend à leur
sujet de toute éternité. Et ce que Sa science lui apprend à leur sujet de toute
éternité. Et ce que Sa science lui apprend à leur sujet de toute éternité, c’est
ce qu’exigent leurs réalités essentielles et que réclament leurs
prédispositions — que cela soit bien ou mal, croyance ou infidélité. Sa
volonté se conforme à Sa science, laquelle à son tour se conforme à son
objet 161 : or tantôt les objets de Sa science sont sur la voie droite et tantôt ils
sont du nombre des égarés, tantôt ils professent l’Unité divine et tantôt ils
sont polythéistes ; les uns sont voués au châtiment, les autres à la félicité,
les uns sont véridiques et les autres menteurs. Car les créatures sont les
lieux où se manifestent Ses noms et, parmi ces Noms, les uns impliquent la
Beauté et la Miséricorde — qui sont le lot des élus, les « Gens de la Poignée
droite » 162 —, tandis que d’autres Noms impliquent la Majesté et la Force
— qui sont le lot des damnés, les « Gens de la Poignée gauche ». Le fait
qu’Il veuille une chose n’est pas le signe qu’Il aime cette chose et qu’elle
Lui agrée : Il n’agrée pas l’infidélité de la part de Ses serviteurs et pourtant
Sa volonté est que beaucoup d’entre eux soient infidèles. Sa volonté est
seulement le signe que de toute éternité Il savait de science préalable ce
qu’Il veut et voudra éternellement et à jamais. Si tout ce qu’Il veut pour Ses
serviteurs était un bien, il s’ensuivrait que l’envoi des Messagers et la
promulgation des Lois sacrées seraient vains : or ces Lois nous sont venues,
apportant ordre et interdiction et discriminant entre la « Poignée droite » et
la « Poignée gauche ». N’a-t-il pas dit : « Certains d’entre eux sont voués au
malheur et certains à la félicité » (Cor. 11 : 106) ?
Ce qu’Allāh — qu’Il soit exalté ! — nous a rapporté [dans le verset qui
ouvre ce chapitre] au sujet des polythéistes 163 et de leur opinion selon
laquelle tout ce que veut Allāh pour Ses serviteurs est un bien représente
l’une des trois positions sur ce problème. Celle des gens de la Sunna est
qu’Il veut pour Ses serviteurs le bien comme le mal. Celle des mu‘tazilites
est qu’Il ne veut pour eux que le bien, et que le mal procède de leur volonté
et non de celle de Dieu 164.
Si Allāh — qu’Il soit exalté ! — dévoilait à l’un de Ses serviteurs d’élite
ce que Sa science connaît d’avance à son sujet — c’est-à-dire ce qu’exige le
« prototype immuable » de cet être (‘aynuhu al-thābita) —, alors il serait
juste et agréé de Dieu que ce serviteur dise : « J’ai fait ce que j’ai fait par la
volonté de Dieu et par Son ordre 165 » — ordre qui transcende les catégories
du bon et du blâmable. Aussi a-t-Il dit : « Détenez-vous donc une science ?
Eh bien montrez-la-Nous ! » (Cor. 6 : 148), ce qui signifie : détiendriez-
vous donc une science au sujet de ce qu’impliquent vos prédispositions
essentielles ? Vos « prototypes immuables » vous auraient-ils été dévoilés ?
N’auriez-vous donné des associés à Dieu, prohibé ce que vous avez
prohibé, fait ce que vous avez fait, qu’après que Dieu vous eut dévoilé Sa
volonté à votre sujet — cette volonté étant elle-même subordonnée à [ce
qu’Il savait de vous dans] Sa science ? Le secret du Décret divin, qui est la
cause des causes, relève de cette Science. Comme ce que professaient les
polythéistes n’était pas de cette nature, et qu’ils n’avaient agi comme ils
l’avaient fait que sur la base d’une simple opinion, Allāh leur a dit : « Vous
avez seulement suivi une opinion » (Cor. 6 : 148), c’est-à-dire : vous n’avez
commis le péché d’associationnisme et prohibé ce que vous avez prohibé
que sur la base d’une opinion. Or l’opinion est le plus menteur des discours
car elle procède de suggestions psychiques que le démon inspire à ses
amis 166. Le cas de ces polythéistes étant tel qu’Allāh nous en informe, ils ne
peuvent invoquer comme preuve à leur décharge le fait qu’Allāh voulait
qu’ils soient polythéistes et qu’ils mentent à Son sujet en prohibant ce qu’ils
prohibaient indûment. Mais c’est Allāh qui, au contraire, détient une preuve
contre eux, et voilà pourquoi Il a dit : « Dis : à Allāh appartient la preuve
décisive » (Cor. 6 : 149) — sous-entendu : contre vous, au sujet de votre
polythéisme et de toutes vos désobéissances à Ses ordres et à Ses
interdictions. Car Il n’a voulu pour vous que ce que réclamaient vos
prototypes immuables par la « langue de leurs états » 167. Allāh, étant le
Généreux par excellence, ne rejette pas la demande des prédispositions
essentielles, ou, en d’autres termes, les exigences des Noms et des aspects
divins particuliers qui constituent les réalités principielles dont les créatures
tiennent leurs réalités. Ainsi donc, Il ne les a jugés que par eux-mêmes et à
partir d’eux-mêmes. Ou pour mieux dire : vous êtes vous-mêmes vos
propres juges. Et le juge est contraint de juger toute affaire selon ce
qu’impose la nature de cette affaire.
Mawqif 236.
32

De l’attribution des actes

« C’est Allāh qui vous a créés, vous et ce que vous faites »


(Cor. 37 : 96).

Ce verset et d’autres analogues ont rendu perplexes les intelligences et


les imaginations. A leur sujet, les opinions se sont égarées et les
interprétations ont divergé. Il en est ainsi parce qu’Allāh S’attribue la
création de Ses serviteurs et de leurs actes et que, dans le même temps, Il
affirme que leurs actes leur appartiennent [puisqu’Il emploie le pronom de
la deuxième personne — ce que vous faites — et assigne donc à Ses
serviteurs les actes dont Il revendique pourtant la création] : déclarant ainsi
sans partage ce qu’à la fois Il déclare partagé. La raison en est qu’Il agit
tantôt sans intermédiaire et tantôt avec un intermédiaire, en restant alors
voilé derrière les créatures à travers lesquelles Il agit : d’où certains ont
conclu que l’acte appartenait en propre à la créature derrière laquelle Il se
voile, bien que cette dernière soit seulement la forme en laquelle l’acte est
perçu en mode sensible ; tandis que d’autres estimaient que l’acte est
commun à Dieu et à la forme créée en laquelle Il se manifeste.
Or l’acte (al-fi‘l : mot qui, dans le lexique technique des grammairiens,
désigne aussi le verbe) n’appartient véritablement qu’à Dieu seul. L’univers
n’est rien d’autre que les actes d’Allāh [ou « les verbes d’Allāh »] et ceux-
ci sont tous intransitifs. Ils n’ont de réalité qu’en Lui, ainsi qu’il en va, chez
les grammairiens, des verbes intransitifs [qui se suffisent à eux-mêmes et
n’ont pas besoin de compléments]. Allāh n’a pas d’actes [ou « de verbes »]
transitifs, lesquels supposeraient un complément distinct de Lui et dont on
pourrait dire qu’il est « autre ». Le sujet et l’objet sont logiquement
distincts : le menuisier, par exemple, a pour complément d’objet le coffre
qu’il fabrique et qui est nécessairement distinct de lui. Mais Allāh n’a pas
d’« autre », ni de « complément » doté d’une existence séparée. C’est
pourquoi les maîtres de la contemplation contemplent Dieu Se manifestant
comme Agent, Formateur et Créateur dans tous les atomes de l’univers,
sans que cela mette en cause la sainteté et la transcendance qui Lui
appartiennent de droit. [Si une telle contemplation est possible, c’est que]
tout agent se manifeste par son acte : or l’acte d’Allāh n’a de réalité qu’en
Lui seul [sans nécessité d’un « objet » qui serait le complément du Sujet
divin] et est inséparable de Lui.
Allāh est l’Apparent par Son acte pour qui Il veut d’entre Ses serviteurs.
Et Il est le Caché, qui se voile par son acte, pour qui Il veut d’entre Ses
serviteurs ; de sorte qu’ils s’imaginent que le monde est « autre que Lui » et
« à côté de Lui » alors qu’il n’en est rien. L’univers, en vérité, est comme
l’infinitif des grammairiens, lequel est par définition un pur concept
dépourvu d’existence réelle. Pareillement l’univers, qui est l’acte créateur et
formateur d’Allāh, n’est lui aussi qu’un concept dépourvu de toute réalité
autonome et n’a d’existence que dans et par le Sujet qui l’accomplit, c’est-
à-dire Dieu. Il n’est pas « autre que Lui » ou « à côté de Lui ». Il en va de
même que pour le fait de se lever ou de s’asseoir, lequel [étant pur accident]
n’a, par définition, pas d’existence propre : il advient simplement que le
sujet qui, dans un premier temps, apparaissait sans cette caractéristique
accidentelle, apparaît plus tard avec elle.
Dans le Coran et dans les paroles du Prophète, les actes sont attribués,
tantôt à Dieu par l’intermédiaire de la créature, tantôt à la créature par
l’intermédiaire de Dieu. Aussi y a-t-il eu bien des clameurs confuses et bien
des divergences sur le point de savoir quelle est l’attribution correcte. Celui
qui connaît ce que désigne le mot de « créature » et ce que cette dernière est
véritablement, celui-là sait ce qu’il en est de cette affaire. Mais cette science
n’appartient qu’à la troupe de ceux qu’Allāh a comblés de Sa miséricorde.
Qu’Il nous accorde de les rejoindre et d’être comptés parmi eux !
Il m’a été dit, dans une vision entre veille et sommeil (wāqi‘a) : « Si
Allāh a parfois attribué les actes à Ses créatures, c’est seulement parce
qu’elles sont des formes et des aspects de l’unique Réalité. »
Mawqif 275.
33

Du mal

Il est rapporté dans le Ṣaḥīḥ 168 que le Prophète — sur lui la Grâce et la
Paix ! — a dit : « Celui d’entre vous qui constate un mal, qu’il s’y oppose
par la force (littéralement : “par sa main”) ; s’il ne le peut, qu’il s’y oppose
par la parole ; et s’il ne le peut, qu’il s’y oppose par son cœur — c’est là le
moindre de ce qu’exige la foi 169. »
C’est au sultan et aux détenteurs de l’autorité, lesquels ont été institués
précisément à cette fin, qu’il revient de s’opposer au mal par la force.
L’opposition par la parole appartient aux docteurs de la Loi dont la science
est reconnue et qui la manifestent en public. S’opposer au mal par son cœur
est enfin ce qui convient au commun des croyants dès lors qu’ils savent
reconnaître ce qui est mal, et cela consiste à réprouver en son for intérieur
les actes ou les propos que la religion interdit. Cela, pour le croyant
ordinaire, fait partie de sa foi en la révélation muhammadienne.
Quant à celui qui n’appartient à aucun de ces trois groupes, c’est-à-dire
celui qui [en tout acte] contemple le seul Agent véritable, cette obligation
ne lui incombe pas. L’opposition au mal par la force, de la part des
détenteurs de l’autorité, ou par la parole, de la part des docteurs, comporte
un profit pour la communauté et pour celui qui commet le mal.
L’opposition au mal par le cœur, elle, ne profite qu’au croyant ordinaire lui-
même, en ce qu’elle renforce sa foi par la conviction que le mal est interdit
et prévient ainsi toute inclination à l’accomplir à son tour. Mais le fait de ne
pas s’opposer en son cœur au mal n’entraîne pas ipso facto la ruine d’un des
piliers de la Loi sacrée et n’a pas pour effet de rendre licite ce qui est
illicite.
L’Imām des gnostiques, le shaykh Muḥyī l-Dīn, a dit, à propos du secret
des nombres : « Lorsque l’homme combat sa propre passion, qu’il donne la
prééminence au nombre pair sur le nombre impair » — c’est-à-dire : qu’il
privilégie la contemplation simultanée du Seigneur et du serviteur sur
l’« impair », qui est la contemplation du Seigneur seul — « et lorsqu’il
combat la passion des autres, que l’autorité de l’impair l’emporte sur celle
du pair » — c’est-à-dire : qu’il privilégie la contemplation du Seigneur seul,
attestant ainsi l’Unicité divine 170. L’un des gnostiques a dit aussi : « Celui
qui regarde les pécheurs du regard de la Loi les hait ; celui qui les regarde
par l’œil de la Vérité essentielle les excuse. »
Celui qui parvient à la véritable connaissance de l’Unicité divine et sait
le sens de la Parole : « Allāh vous a créés, vous et ce que vous faites »
(Cor. 37 : 96) ; « Ils n’ont de pouvoir sur rien de ce qu’ils ont acquis »
(Cor. 2 : 264) ; « Ce n’est pas vous qui les avez tués, mais c’est Allāh qui
les a tués » (Cor. 8 : 17) ; « Vous ne voulez pas sans qu’Allāh veuille »
(Cor. 76 : 30) ; « N’est-ce pas à Lui qu’appartiennent la création et le
commandement ? » (Cor. 7 : 54) ; « Dis : Toute chose procède d’Allāh »
(Cor. 4 : 77), ainsi que d’autres versets qui indiquent que Dieu seul agit
— celui, donc, qui sait cela, d’une science fondée sur l’expérience
spirituelle (dhawq) et sur la vision directe (shuhūd), et non sur
l’imagination et sur la conjecture, celui-là sait que les créatures ne sont rien
d’autre que les réceptacles des actes, des paroles et des intentions que Dieu
crée en elles, et sur lesquels elles sont sans pouvoir, même si, d’autre part,
Dieu les interpelle, leur impose des obligations, leur donne des ordres.
Dans ces conditions, il n’y a pas lieu pour l’homme de défendre
jalousement les droits de Dieu ou les siens propres, à moins qu’il ne soit du
nombre de ceux qui détiennent le pouvoir et l’autorité, ou des savants
exotériques qui se font connaître publiquement comme tels, ou encore qu’il
appartienne au commun des croyants : dans ces cas, il s’efforcera de
s’opposer au mal par conformité et soumission à l’ordre du Législateur, en
raison du profit que ce dernier lui a dit se trouver en cela. Mais s’il
n’appartient pas à l’un des trois groupes, s’opposer au mal revient pour lui à
associer à Dieu autre que Lui et à nier l’Unicité divine. L’Unicité divine
exclut, en effet, l’opposition au mal par le cœur puisqu’elle exclut
l’attribution de l’acte à son agent [apparent]. Il n’est pas d’être qui puisse
« s’opposer » puisqu’une seule et même Réalité est l’unique Agent de tous
les actes qui sont attribués aux créatures. S’il y avait un agent autre que
Dieu, il n’y aurait plus d’Unicité divine. Ce qui provoque l’opposition au
mal par le cœur, c’est l’existence de l’acte, or il n’y a pas d’Agent [à cet
acte], si ce n’est Dieu.
Cette question 171 est l’une de celles que les initiés jugent les plus
difficiles. Mais le gnostique qui possède le sens des convenances
spirituelles sait distinguer les lieux et les circonstances et ce que chacun
d’eux impose comme obligation : et à chaque lieu, comme à chaque
moment, il rend son dû.
Mawqif 133.
34

Des causes secondes

« Et lorsqu’ils entrèrent [dans la ville] de la façon que leur père


leur avait prescrite, cette précaution ne les rendait en rien
indépendants d’Allāh ; elle satisfaisait seulement un besoin que
Jacob ressentait en son âme, car il possédait une science que Nous
lui avions enseignée — mais la plupart des hommes ne savent
point ! »
(Cor. 12 : 67) 172.

L’entrée [des fils de Jacob dans la ville] « de la façon que leur père leur
avait prescrite » signifie leur entrée par des portes différentes. Elle « ne les
rendait en rien indépendants d’Allāh », c’est-à-dire que cette précaution ne
pouvait contrarier l’effet du décret prééternel à leur sujet. Jacob — sur lui la
Paix ! — ne l’ignorait pas mais désirait enseigner à ses enfants le sens des
convenances spirituelles et les faire progresser jusqu’à la cime de la
perfection. Or cela est aussi incompatible avec le recours aux causes
secondes et la confiance exclusive en elles qu’avec leur abandon pur et
simple. S’en remettre totalement aux causes secondes revient à nier la
Toute-Puissance divine — or l’un des Noms d’Allāh est « le Tout-
Puissant » (al-qādir) ; et les abandonner entièrement revient à nier la
Sagesse divine — or Il s’appelle aussi « le Sage » (al-ḥakīm), et s’Il a choisi
d’établir des causes secondes et de voiler derrière elles Sa toute-puissance,
ce n’est pas en vain.
La manière de faire de Jacob diffère de la pratique habituelle des
maîtres de la Voie. Ces derniers, en effet, prescrivent d’abord au disciple de
renoncer complètement aux causes secondes, et cela afin qu’il s’établisse
fermement dans la station de la Confiance absolue en Dieu (tawakkul). Puis,
lorsqu’il y est fermement établi, le maître le renvoie, quant à son
comportement extérieur, vers le recours aux causes secondes tandis que son
cœur demeure avec le Causateur des causes 173. Cette méthode s’impose en
raison de la faiblesse du disciple et de son éloignement de la lumière de la
Prophétie, contrairement à ce qu’il en est pour les fils de Jacob : car ils sont
[en vertu de leur filiation] une part de la Prophétie et ce qui est difficile
pour d’autres ne l’est pas pour eux. Voilà pourquoi Jacob leur a prescrit à la
fois de recourir à une cause seconde et de faire absolument confiance à
Dieu seul, ce qui est l’attitude la plus parfaite. Il leur a donc dit d’« entrer
par des portes différentes » — cette précaution constituant le recours à une
cause seconde — tout en leur ordonnant de ne mettre leur confiance qu’en
Dieu et de ne s’appuyer que sur Lui à l’exclusion de la cause seconde : « La
décision n’appartient qu’à Allāh ; c’est à Lui seul que je m’en remets ; qu’à
Lui seul s’en remettent les Confiants ! » (Cor. 12 : 67).
Tel était le besoin intérieur que Jacob a satisfait. Les Connaisseurs par
Allāh — et a fortiori les prophètes — sont en effet les plus miséricordieux
des êtres à l’égard des autres créatures, et surtout de leurs proches parents,
qui sont les plus dignes d’être bien traités. Aussi Dieu ordonna-t-il à son
Envoyé Muḥammmad — sur lui la Grâce et la Paix ! — de commencer son
apostolat en s’adressant d’abord à ses proches : « Et avertis ta proche
parentèle » (Cor. 26 : 214). Le Prophète monta donc sur la colline de Ṣafā et
appela successivement à l’Islām sa fille, puis son oncle paternel, puis les
Banū ‘abd Manāf, puis les tribus qurayshites.
Après avoir raconté l’histoire de Jacob et de ses fils, Allāh a loué dans
ce verset la science de Jacob — et il n’est pas de louange plus haute, car la
science est le plus élevé des degrés — réfutant par là ce que s’imaginent les
esprits faibles, pour qui pratiquer extérieurement la confiance en Dieu vaut
mieux que de la pratiquer intérieurement sans cesser de recourir
extérieurement aux causes secondes ; opinion fallacieuse qui prévaut chez
la plupart des hommes. « Mais la plupart des hommes ne savent point ! »
Puis Allāh a accordé à Jacob un honneur supplémentaire en précisant
que sa science ne procède pas du raisonnement et de la réflexion et qu’il ne
l’a pas non plus reçue d’une autre créature, mais que Lui-même l’a instruit.
« Mais la plupart des hommes ne savent point » qu’Allāh prend Lui-même
en charge l’enseignement de certains de Ses serviteurs, et que la science
qu’Il enseigne est la seule véritable : car elle est la Science immuable que
nul doute n’ébranle et que nulle incertitude n’atteint.
Mawqif 269.
35

Du retour à Dieu

« Si, lorsqu’ils ont été injustes envers eux-mêmes, ils venaient vers
toi et demandaient pardon à Allāh et que l’Envoyé demandait pour
eux pardon, ils trouveraient Allāh accueillant à leur repentir
(tawwāban) et Très-Miséricordieux (raḥīman) »
(Cor. 4 : 64) 174.

« Si, lorsqu’ils ont été injustes envers eux-mêmes » : en commettant des


actes que la Loi divine interdit, ou en n’accomplissant pas des actes
prescrits par Dieu ; « ils venaient vers toi » : s’ils venaient vers ta voie
(ṭarīqatika) et les règles traditionnelles que tu as établies (sunanika), et cela,
que tu sois vivant ou mort, fermement résolus à renoncer à leurs
désobéissances antérieures, repentants, prêts à te prendre pour guide et à te
suivre — en paroles, en actes, et dans leurs états spirituels (aḥ-wāl) —, le
voile qui couvre leur regard intérieur (baṣā’irihim) serait ôté 175. Ils verraient
les choses telles qu’elles sont, ils connaîtraient les réalités essentielles telles
qu’elles sont.
Si, une fois ce dévoilement survenu, « ils demandaient pardon à Allāh »
(fa-staghfīrū Llāha), ils se « cacheraient » en Allāh, c’est-à-dire qu’Allāh
deviendrait leur cachette car « pardonner » signifie [étymologiquement]
« cacher » (wa-l-ghafr al-satr) 176.
Dès lors, les actes qui leur sont attribués seraient attribués à Allāh,
conformément à ce qu’il en est en réalité : ils sauraient en effet que tout ce
qui procédait d’eux-mêmes était exigé par leurs prédispositions essentielles,
lesquelles ne sont rien d’autre que les formes par lesquelles se manifestent
les Noms divins. Or ces Noms, à leur tour, ne sont rien d’autre que les
formes de l’Essence suprême : c’est donc en cette Essence même qu’ils
trouveraient à se cacher. Ils rentreraient en elle comme l’ombre rentre dans
celui qui la projette 177, puisque chaque acte, et ce qui le rend nécessaire,
reviendraient alors à l’Essence. Le décret (qaḍā) et la décision (ḥukm) sont
en effet conformes à ce que cette Essence exige pour Elle-même et à ce
qu’Elle décide.
« Et que l’Envoyé demandait pour eux pardon » — si, vivant ou mort,
l’Envoyé demandait pour eux qu’ils soient « cachés », c’est-à-dire qu’ils
parviennent à ce degré spirituel sublime au moyen de son aide et de sa
direction 178, « ils trouveraient Allāh accueillant à leur repentir » (tawwāban)
[ce qui signifie étymologiquement] « revenant » 179 de la colère à
l’agrément, de la vengeance à la miséricorde. Car Il abroge ce qu’Il veut par
ce qu’Il veut, Il efface ce qu’Il veut et confirme ce qu’Il veut. Ce qui, du
point de vue de Sa loi, s’appelait désobéissance s’appelle alors
« obéissance » du point de vue de Sa volonté et de Son commandement. Il
transforme les mauvaises actions en bonnes actions : « Ceux-là, Allāh
transformera leurs mauvaises actions en bonnes actions » (Cor. 25 : 70).
La cause de cette transformation, c’est le fait [pour les êtres en
question] d’être parvenus à ce que nous avons décrit. Celui qui atteint ce
degré ne connaîtra pas l’infortune.
Cette transformation n’affecte que la forme et le statut légal [des actes
considérés]. Une faute majeure sera donc changée en une bonne action
majeure, une faute mineure en une bonne action mineure 180. Selon une
tradition, l’homme qui a atteint cette station spirituelle dira [au jour du
Jugement Dernier] : « Ô mon Seigneur ! J’ai commis des fautes. Comment
se fait-il que je ne les voie pas ici ? »
« Cela est une grâce d’Allāh. Il l’accorde à qui Il veut. Et à Allāh
appartient une grâce immense ! » (Cor. 57 : 21).
Mawqif 168.
VI

DU PROPHÈTE
36

De l’imitation du Prophète

« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un modèle


excellent »
(Cor. 33 : 21) 181.

J’ai reçu ce précieux verset selon une modalité spirituelle secrète :


Allāh, en effet, lorsqu’Il veut me communiquer un ordre ou une
interdiction, m’annoncer une bonne nouvelle ou me mettre en garde,
m’enseigner une science ou répondre à une question que je Lui ai posée, a
pour coutume de m’arracher à moi-même — sans que ma forme extérieure
en soit affectée — puis de projeter sur moi ce qu’Il désire par une allusion
subtile contenue dans un verset du Coran. Après quoi, Il me restitue à moi-
même, muni de ce verset, consolé et comblé. Il m’envoie ensuite une
inspiration au sujet de ce qu’Il a voulu me dire par le verset considéré. La
communication de ce verset s’opère sans son ni lettre et ne peut être
assignée à aucune direction de l’espace 182.
J’ai reçu de cette manière — et c’est à Allāh qu’en revient la Grâce —
environ la moitié du Coran, et j’espère ne pas mourir avant que je ne
possède ainsi le Coran tout entier. Je suis, par la faveur d’Allāh, protégé
dans mes inspirations, assuré de leurs origines et de leurs fins, et Satan n’a
pas de prise sur moi, car nul démon ne peut apporter la Parole d’Allāh : ils
ne peuvent transmettre la Révélation, cela leur est totalement impossible.
Tous les versets dont je parle ici [= dans cet ouvrage], je les ai reçus
selon cette modalité, à quelques rares exceptions près. Les Gens de notre
Voie — qu’Allāh soit satisfait d’eux ! — n’ont jamais prétendu apporter
quoi que ce soit de nouveau en matière spirituelle, mais seulement
découvrir dans la Tradition immémoriale des significations nouvelles. La
légitimité de cette attitude est confirmée par la parole du Prophète selon
laquelle l’intelligence d’un homme n’est parfaite que lorsqu’il découvre au
Coran des significations multiples, ou par cet autre ḥadīth rapporté par Ibn
Ḥibbān dans son Ṣaḥīḥ 183, selon lequel le Coran a « un extérieur et un
intérieur [littéralement : un dos, ẓahr, et un ventre, baṭn], une limite et un
point d’ascension ». Ou encore par ce propos de Ibn ‘Abbās 184 : « Aucun
oiseau n’agite ses ailes dans le ciel sans que nous trouvions cela inscrit dans
le Livre d’Allāh. » Et aussi par cette demande (dū‘a) que le Prophète
adressa à Allāh en faveur d’Ibn ‘Abbās : « Rends-le perspicace en matière
de religion et enseigne-lui la science de l’interprétation (ta’wīl). » De
même, dans le Ṣaḥīḥ, il est mentionné qu’on demanda à ‘Alī 185 :
« L’Envoyé d’Allāh vous a-t-il privilégiés, vous autres Gens de la Maison
(ahl al-bayt), par une science particulière qui n’aurait pas été accordée aux
autres ? » Il répondit : « Non — par Celui qui fend le germe et crée tout être
vivant ! — à moins que tu ne veuilles parler d’une pénétration particulière
des significations du Livre d’Allāh. »
Tout ce qui se trouve en cette page, et tout ce qui se trouve dans ces
Mawāqif, est de cette nature. C’est Allāh qui dit le Vrai, et c’est Lui qui
guide sur le chemin droit !
Quant à celui qui veut vérifier la véridicité des Gens de la Voie, qu’il
les suive ! Les Gens de la Voie ne réduisent pas à néant le sens littéral [du
Livre sacré]. Ils ne disent pas non plus : « Le sens de ce verset se ramène à
ce que nous en avons compris, à l’exclusion de toute autre signification. »
Bien au contraire, ils affirment la validité du sens exotérique conformément
à la littéralité du texte et se bornent à dire : « nous avons perçu une
signification qui s’ajoute au sens littéral ». Il est évident que la Parole
d’Allāh est à la mesure de Sa science. Or Sa science embrasse également
les choses nécessaires, les choses possibles et les choses impossibles. On
peut aller jusqu’à soutenir, par conséquent, qu’Allāh a voulu dire par un
verset donné tout ce qu’en ont compris aussi bien les exotéristes que les
ésotéristes — et en outre tout ce qui a échappé aux premiers comme aux
seconds. C’est pour cela que, chaque fois que survient un être dont Allāh a
ouvert le regard intérieur (baṣīra) et illuminé le cœur, on le voit tirer d’un
verset ou d’un ḥadīth un sens que personne avant lui n’avait été conduit à
découvrir. Et il en sera ainsi jusqu’au lever de l’Heure ! Or tout cela est dû
au caractère infini de la Science d’Allāh, qui est leur Maître et leur Guide.
[Revenant au verset introductif de ce chapitre] nous dirons qu’il
présente — en dépit de sa brièveté — un caractère de miracle inimitable
(i‘jāz) tel qu’il n’est possible d’en rendre compte, ni de manière directe ni
par allusion symbolique. C’est une mer immense, sans commencement ni
fin. Tout ce qu’on a pu écrire sur les sciences de ce bas-monde ou de l’autre
est contenu dans cette allusion sans pareille.
« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un modèle excellent » :
Cela se rapporte, en premier lieu, à la manière dont Dieu traite son Envoyé :
tantôt Il le comble, tantôt Il le prive ; tantôt Il l’éprouve et tantôt Il
l’assiste ; Il le soumet parfois à ses ennemis ; le combat, tour à tour, se
conclut par sa victoire ou par sa défaite. Parfois, Il le contracte et parfois Il
le dilate 186. Tantôt Il lui accorde ce qu’il demande et tantôt Il refuse.
Tantôt Il lui dit : « Certes, ceux qui font le pacte avec toi, c’est en vérité
avec Allāh qu’ils font le pacte » (Cor. 18 : 10) ; « Celui qui obéit à
l’Envoyé, c’est à Allāh qu’il obéit » (Cor. 4 : 80) ; « Dis : si vous aimez
Allāh, suivez-moi et Allāh vous aimera » (Cor. 3 : 31) ; « Ce n’est pas toi
qui lançais [la poussière], lorsque tu [la] lançais, mais c’est Allāh qui [la]
lançait » (Cor. 8 : 17). La force de l’expression montre que cela signifie :
« Tu n’es pas toi lorsque tu es toi, mais tu es Allāh ! » 187.
Et tantôt Il lui dit : « Certes, tu ne guides pas ceux que tu aimes [mais
c’est Allāh qui guide qui Il veut] » (Cor. 28 : 16) ; « Tu n’as pas de prise sur
cette affaire : ou bien Il leur pardonnera, ou bien Il les châtiera » (Cor. 3 :
128) ; « Tu ne peux faire entendre les morts, ni faire entendre l’appel aux
sourds quand ils tournent le dos » (Cor. 27 : 80) ; « Et ce n’est pas toi qui
peux conduire les aveugles hors de leur égarement » (Cor. 27 : 81 ; 30 :
53) ; « Est-ce toi qui sauveras celui qui est dans le feu ? » (Cor. 30 : 19) ;
« Et ce n’est pas toi qui es sur eux tout-puissant ! » (Cor. 50 : 45).
Ainsi Dieu place-t-il parfois l’Envoyé à Son propre rang sublime, et
parfois au rang d’un serviteur infime. De ce point de vue, le verset
introductif enferme des sciences infinies et hors d’atteinte au sujet d’Allāh,
de Ses attributs, de Son indépendance à l’égard de Ses créatures et de leur
dépendance à Son égard, des Envoyés, de ce qui s’impose à eux, de ce qui
leur est permis et de ce qui leur est interdit, de la Sagesse divine dans la
création, de la succession du monde d’ici-bas et de l’autre monde.
« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un modèle excellent » :
ce modèle, d’un autre point de vue, consiste, dans le comportement de
l’Envoyé envers son Seigneur, dans la Réalisation parfaite de ce
qu’implique la servitude, et l’accomplissement de tout ce qu’exige la
Seigneurie, dans sa dépendance totale à l’égard de Dieu (al-faqr ilayhi) et
son abandon total à Lui en toutes choses, dans sa soumission à Sa puissance
et sa satisfaction de tout ce qu’Il décrète, sa reconnaissance pour les grâces
qu’Il accorde et sa patience dans les épreuves qu’Il inflige. A cet aspect du
verset se rattachent des sciences sans nombre et sans limites relatives à la
Loi sacrée et concernant les œuvres d’adoration comme les actes ordinaires
de l’existence, les pratiques salvatrices et celles qui conduisent l’homme à
sa perte.
« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un modèle excellent » :
cela se rapporte d’autre part au comportement des hommes à l’égard du
Prophète. Les uns ont professé qu’il était véridique et les autres l’ont accusé
de mensonge. Les uns l’ont aimé, les autres l’ont haï, l’ont fait souffrir par
leurs paroles et par leurs actes, lui ont fait subir, la mort exceptée, tous les
tourments. Ils ont frappé son noble visage et brisé ses dents. Des coalitions
se sont formées contre lui. Ses proches l’ont abandonné. Mais tout cela n’a
eu d’autre effet que de rendre plus claire sa vision de ce qui lui incombait,
et plus ferme encore son état spirituel. A cette catégorie d’interprétation du
verset se rattache la connaissance inépuisable des vertus du Prophète, de ses
enseignements, de ceux des autres prophètes et des gnostiques, des
épreuves qu’ils ont subies de la part de ceux qui les traitaient d’imposteurs.
« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un modèle excellent » :
cela peut s’entendre aussi du comportement du Prophète envers les
créatures, de l’amour qu’il leur porte, du bien qu’il a voulu pour elles — et
cela au point que son Seigneur lui a dit : « Peut-être te consumes-tu de
chagrin parce qu’ils ne croient pas » (Cor. 26 : 3) —, de sa patience envers
elles. Il voyait en elles la face de Dieu 188. Les hommes l’ont traité
injustement, et il a pardonné. Ils lui ont refusé, et il leur a donné. Ils l’ont
méconnu, il a enduré leur ignorance, ils l’ont exclu et il les a rassemblés. Il
a dit : « Ô mon Dieu, pardonne à mon peuple car ils ne savent pas ce qu’ils
font. » Au mal il a répondu par le bien, aux offenses par les bontés, se
revêtant des caractères divins (takhalluqan bi-l-akhlāq al-ilahiyya) et
réalisant les Noms divins de Miséricorde (taḥaquqqan bi-l-asmā’ al-
raḥmāniyya) — car nul n’est plus patient que Dieu devant l’insulte. A cet
aspect du verset se rattache la connaissance — que les plumes ne peuvent
transcrire, ni les esprits enfermer — des nobles caractères et des parfaites
vertus, la science du gouvernement des hommes dans les affaires de la
religion et dans celles du siècle en vue du bon ordre et de la prospérité de
l’univers et de la félicité des élus.
Il appartient au disciple — que dis-je ? au gnostique lui-même — de
faire de ce verset le point cardinal de son orientation (qiblatahu) en tout
lieu, le but de sa contemplation en tout instant. Tous les états spirituels qu’il
peut connaître se rattachent en effet à l’un des quatre aspects dont nous
avons parlé. Ce verset peut représenter la voie droite sur laquelle Satan se
tient en embuscade pour assaillir de quatre côtés les fils d’Adam, car il a
fait ce serment : « Assurément, je me tiendrai contre eux en embuscade sur
Ton chemin droit, puis je les assaillerai par-devant, par-derrière, par leur
droite et par leur gauche. Et tu trouveras que la plupart d’entre eux ne sont
point reconnaissants envers Toi » (Cor. 7 : 16-17).
Celui qui se conforme à ce qu’indique ce verset appartient au nombre
des reconnaissants (al-shākirīn) ; et celui-là, les démons sont sans pouvoir
sur lui 189.
Mawqif 1.
37

De l’extinction dans le Prophète

« Je vais t’apprendre l’interprétation de ce que tu n’as pu endurer


avec patience »
(Cor. 18 : 79).

J’ai aimé étudier les ouvrages des maîtres spirituels — qu’Allāh soit
satisfait d’eux ! — dès ma jeunesse, alors que je ne suivais pas encore leur
voie. Il m’arrivait, au cours de cette étude, de tomber sur des propos,
émanant des plus grands d’entre eux, qui me faisaient dresser les cheveux
sur la tête et oppressaient mon âme, malgré ma foi en leurs paroles selon la
signification qu’ils avaient voulu leur donner : car j’étais certain de leur
sens parfait des convenances spirituelles et de leurs vertus éminentes. Tel
était le cas, par exemple, pour cette phrase de ‘Abd al-Qādir al-Jīlī 190 : « Ô
vous les Prophètes ! c’est à vous que le titre honorifique a été conféré, mais
il nous a été donné à nous quelque chose qui ne vous a pas été donné ! » Ou
encore pour ce propos d’Abū l-Ghayth b. Jamīl 191 : « Nous avons plongé
dans une mer sur le rivage de laquelle les prophètes se sont arrêtés 192 ! » Ou
bien ce propos de Shiblī disant à son disciple : « Attestes-tu que je suis
Muḥammad l’Envoyé d’Allāh ? » A quoi le disciple répondit : « J’atteste
que tu es Muḥammad l’Envoyé d’Allāh » 193.
Tout ce qu’ont écrit ceux qui ont entrepris d’interpréter de telles paroles
ne suffisait pas à apaiser mon âme. Il en fut ainsi jusqu’au moment où Dieu
me fit la grâce de séjourner à Médine — qu’elle soit bénie 194 ! Un jour que
j’étais en retraite (khalwa), tourné vers la qibla, invoquant Allāh, Il me ravit
au monde et à moi-même ; puis Il me renvoya et voici que je disais, sur le
mode déclaratif et non sur le mode narratif : « Si Mūsā b. ‘Imrān (= Moïse)
était vivant, il ne pourrait faire autrement que de me suivre 195. » Je sus alors
que cette parole faisait partie de ce qui subsistait en moi du rapt extatique
que je venais d’éprouver : je m’étais « éteint » dans l’Envoyé d’Allāh et,
dans ce moment, je n’étais plus untel, j’étais Muḥammad — sur lui la Grâce
et la Paix ! S’il n’en avait pas été ainsi, je n’aurais pu tenir ce propos qu’en
mode narratif, c’est-à-dire en le rapportant comme venant du Prophète.
La même chose m’arriva, un autre jour, avec cette autre parole du
Prophète : « Je suis le chef des fils d’Adam, et je le dis sans me vanter. »
C’est ainsi que m’apparut la manière dont on doit interpréter les propos des
maîtres — j’entends par là que mon propre cas me servit de modèle et
d’exemple, et non que je compare mon état spirituel au leur 196, loin de là !
Loin de là ! Loin de là ! Leur station est plus haute et plus glorieuse, leur
état plus complet et plus parfait !
C’est cette explication qu’énonce ‘Abd al-Karīm al-Jīlī 197 lorsqu’il
écrit : « Lorsque deux êtres se rencontrent dans une des stations spirituelles
parfaites, chacun d’eux devient identique à l’autre dans cette station. Celui
qui sait de quoi nous parlons comprend le sens de la parole de Ḥallāj et
d’autres que lui 198. »
Avant que ne jaillisse de moi la parole que j’ai rapportée, alors que
j’étais tourné vers le Noble Jardin 199 au cours de la troisième nuit du mois
de ramaḍān, un état spirituel accompagné de larmes survint. Allāh projeta
dans mon cœur une parole que le Prophète m’adressait en me disant :
« Réjouis-toi à cause d’une victoire 200 ! Deux nuits plus tard, j’invoquais
Allāh quand le sommeil me prit. J’eus une vision dans laquelle la noble
personne du Prophète se confondait avec la mienne au point que nous étions
devenus un seul être : je me regardais et je le voyais, lui, devenu moi. Pris
d’effroi et de joie à la fois, je me levai, fis une ablution et entrai dans la
mosquée pour saluer le Prophète — que la Grâce et la Paix soient sur lui !
Je revins ensuite dans ma retraite et je me mis à invoquer Allāh.
Dieu m’arracha alors à moi-même et au monde, puis me renvoya après
avoir projeté sur moi Sa parole : « Maintenant, tu es venu avec la Vérité »
(Cor. 2 : 71). Je sus que cette projection était une confirmation de ma
vision.
Un jour après, Dieu me ravit à moi-même comme à l’accoutumée et
j’entendis une voix qui disait : « Regarde ce que J’ai caché afin que tu sois
cela » (unẓur mā aknantuhu ḥattā kuntahu) en employant littéralement cette
forme assonancée et bénie. Je sus que cette parole confirmait la vision
précédente — Dieu en soit loué !
Or Dieu m’a enjoint de proclamer les grâces que j’ai reçues de Lui par
l’ordre de portée générale qu’Il a donné au Prophète : « Et quant à la grâce
de ton Seigneur, annonce-la ! » (Cor. 93 : 11). En effet, tout ordre qu’Il
adresse au Prophète est un ordre pour sa communauté à l’exception de ce
qui, sans le moindre doute, le concerne exclusivement. Mais Dieu m’a en
outre donné cet ordre de manière particulière à plusieurs reprises au moyen
de ce noble verset : « Et quant à la grâce de ton Seigneur, annonce-la 201 ! »
Mawqif 13.
38

De l’abandon à Dieu

Muslim 202 a rapporté, d’après Rāfi‘ b. Khudayj : « Le Prophète — sur


lui la Grâce et la Paix ! — arriva à Médine au moment où les gens
fertilisaient les palmiers. Il leur dit : Que faites-vous ? Ils répondirent :
Nous sommes en train de fertiliser les palmiers. Il leur dit : Peut-être
vaudrait-il mieux vous abstenir de le faire ! Ils cessèrent donc de le faire, et
la récolte de dattes diminua. Le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! —
leur dit alors : Je ne suis qu’un homme. Lorsque je vous ordonne quelque
chose qui se rapporte à votre religion, conformez-vous à cet ordre. Mais
lorsque je vous ordonne quelque chose qui procède de mon opinion
personnelle, sachez que je ne suis qu’un homme ! »

Dans une autre recension également rapportée par Muslim, on trouve


cette variante : « Je ne suis qu’un homme pareil à vous, dont l’opinion peut
errer ou tomber juste. Je ne vous avais pas dit : “Allāh a dit”…, car je ne
mens pas au sujet d’Allāh 203. »

Sache que celui qui, de ces deux ḥadīth-s, conclut que le Prophète
ignorait que la fertilisation est habituellement profitable au palmier selon ce
qu’Allāh a disposé dans Sa sagesse et Sa générosité, celui-là est loin de la
vérité. Si toutefois celui qui tient ce langage est d’entre les hommes
spirituels, sans doute veut-il dire autre chose. Car, comment les Envoyés
pourraient-ils être ignorants à ce point des affaires de ce bas-monde ?
Muḥammad a grandi en Arabie, c’est-à-dire au pays des palmiers, à
l’endroit par excellence où l’on sait les cultiver et les fertiliser. Une telle
conclusion à son sujet est donc absurde ! En outre la science du Prophète
est, pour une part, puisée aux sciences du Calame et de la Table 204, qui
incluent précisément la connaissance des affaires de ce bas-monde, de leurs
causes et de leurs effets — cela me fut inspiré hier dans une vision entre
veille et sommeil.
Mais le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — savait à quel point
les Arabes s’appuyaient sur les causes secondes. Or les musulmans étaient
alors fraîchement sortis du paganisme et de l’adoration des idoles. Il a donc
voulu leur enseigner que les causes secondes n’ont point, par elles-mêmes,
d’efficace, et que Dieu est le seul Agent, que les causes secondes soient
présentes ou non. Il leur dit donc : « Si vous vous absteniez, cela vaudrait
mieux ! », pensant que, s’ils abandonnaient le recours à une cause seconde
— en l’occurrence la fertilisation —, Dieu accomplirait un miracle 205 et que
les palmiers seraient améliorés sans intervention de la fertilisation ; après
quoi Il renverrait les musulmans à la pratique des causes secondes : ainsi
atteindraient-ils la station de l’abandon à Dieu (tawakkul), laquelle consiste
à s’appuyer exclusivement sur Lui, en la présence aussi bien qu’en
l’absence des causes secondes, et non pas à croire qu’il vaut mieux faire
confiance à Dieu [et s’abstenir d’agir] que de recourir extérieurement aux
causes secondes tout en s’appuyant intérieurement sur Dieu.
C’est pourquoi le Prophète n’ordonna pas catégoriquement aux
musulmans d’abandonner tout recours aux causes secondes. Il serait
inconcevable, en effet, qu’il défendît totalement de recourir à elles alors
qu’elles ont leur place dans l’économie de la Sagesse divine, et que nous ne
trouvons jamais rien qui soit dépourvu d’une cause. Les causes secondes
sont exigées par la Sagesse divine et c’est Dieu qui les a instituées. Les
dénier serait pure ignorance, et cette ignorance au sujet de Dieu est
inconcevable s’agissant du Prophète.
S’il a dit « je ne suis qu’un homme, etc. » dans le premier ḥadīth et « je
ne suis qu’un homme pareil à vous, etc. » dans le second, c’est parce qu’ils
n’avaient pas compris ce qu’il voulait d’eux et, d’autre part, s’imaginaient
que tout ce que disait le Prophète était une révélation (waḥy) de la part
d’Allāh et un enseignement venu de Lui. Il leur a donc expliqué qu’il est
homme et prophète : tout ce qui, dans ses paroles, se rapporte aux
commandements et aux interdictions, à l’institution de la Loi, aux annonces
divines, tout cela fait partie de la révélation qu’il a reçu ordre de
transmettre ; et tout ce qui se rapporte à la discipline spirituelle, au
gouvernement des âmes et à la montée vers les stations de la perfection
vient de lui-même — sur lui la Grâce et la Paix ! Il leur a ainsi appris qu’ils
ne devaient pas considérer tout ce qu’il disait ni comme appartenant
toujours à la Révélation, ni comme procédant toujours de lui-même.
Il a été envoyé vers tous les hommes sans exception, Blancs ou Noirs. Il
parle à chacun selon sa prédisposition et l’instruit selon sa capacité, le
gouverne de la manière qui lui sera profitable. Il s’adresse aux grands et aux
humbles ; au roi et à ses sujets, au savant et à l’ignorant, à l’intelligent et au
sot, il plaisante avec l’enfant, le vieillard ou la femme. Dans tout ce qu’il
ordonne ou interdit par ordre divin, ou enseigne de la part d’Allāh, il est
prophète ; et dans ce qui se rapporte au gouvernement de sa communauté, à
son éducation, à son organisation, il est homme et ce qu’il dit vient de lui
— mais en vertu d’un mandat général que Dieu lui a accordé.
Les maîtres soufis se sont inspirés de cet exemple dans leur façon de
former leurs disciples. Ils commencent par les faire renoncer aux causes
secondes, considérant que celui qui entre dans la voie ne pourra vraiment
atteindre la station de l’abandon à Dieu — au point où cet abandon devient
pour lui un état permanent — en s’adonnant en même temps aux causes
secondes. Puis, lorsque les disciples s’affermissent, leurs maîtres les
autorisent de nouveau à recourir aux causes secondes tout en ne s’appuyant
intérieurement que sur Dieu seul, ce qui correspond à la station des parfaits
d’entre les prophètes et d’entre les saints. Le recours aux causes secondes
conjoint à la confiance exclusive en Dieu est unanimement recommandé, et
il est même jugé obligatoire chez certains des maîtres.
Cette histoire présente une différence avec celle de Jacob — sur lui la
Grâce et la Paix ! — lorsqu’il dit à ses fils : « N’entrez pas par une seule
porte, etc. » (Cor. 12 : 67), car Jacob leur enseigne en une seule fois à
utiliser les causes secondes et à faire exclusivement confiance à Dieu. La
raison en est la force de leur lumière intérieure et leur participation à la
prophétie sans intermédiaire 206.
Mawqif 278.
39

Vision unitive et vision séparative

Le Ṣaḥīḥ de Muslim 207 rapporte cette parole du Prophète — sur lui la


Grâce et la Paix ! : « Il survient sur mon cœur des moments d’oppression.
Je demande alors pardon à Allāh et je reviens vers Lui, repentant, plus de
cent fois par jour. » Il existe d’autres recensions de cette tradition.

Sache que le mot ghayn [à la racine duquel se rattache le verbe arabe


employé au début de ce ḥadīth] désigne une « couverture », un « vêtement »
— que cette « couverture » soit de l’ordre des choses sensibles ou de celui
des réalités spirituelles comme c’est le cas ici. Il arrivait en effet au
Prophète d’être à certains moments écrasé par la vision de l’immensité de la
souveraineté divine (rubūbiyya) et de ce qu’implique la servitude absolue
(‘ubūda) que réclame la divinité d’Allāh, compte tenu de la diversité des
effets produits par Ses noms : car il faut rendre leur dû à tous ces effets et à
tous ces lieux théophaniques, en dépit de leur caractère contradictoire.
Voyant tout cela, le Prophète considérait ensuite la faiblesse et
l’impuissance du serviteur à s’acquitter même d’une partie de l’infinité de
ses devoirs envers son Seigneur et Dieu alors qu’il lui fallait, en même
temps, supporter ses adversaires, tenir compagnie à ses partisans, respecter
l’ordre divin de les unir et d’attirer leurs cœurs malgré leurs aversions
naturelles, la différence de leurs intentions et la divergence de leurs buts ; et
cela tout en veillant sur sa famille et sur lui-même !
Ce que le Prophète voit dans cette contemplation est d’une immensité
telle que l’homme, en tant que tel 208, ne peut les supporter en aucune
manière. Il demande alors « pardon » à Allāh : ce qui signifie [si l’on
interprète conformément à l’étymologie le verbe istaghfara qui est employé
ici] qu’il demande à Allāh — c’est-à-dire au Nom qui renferme tous les
Noms divins — de le « voiler » pour que cesse cette contemplation en mode
distinctif, épuisante et éprouvante, qu’implique le Nom d’Allāh. Ce Nom
est en effet celui du degré de la « fonction de divinité », et celle-ci exige un
objet (ma’lūh) sur lequel s’exercer 209. Car tout « adoré » exige un
« adorateur » : ces deux termes sont inséparables et corrélatifs.
Allāh, après l’avoir voilé à l’égard de cette contemplation de la
« fonction de divinité », lui accorde alors la contemplation unitive et
bienheureuse de l’Essence et l’introduit dans la présence de l’Ipséité divine
totalisatrice en laquelle s’anéantissent les Noms et leurs effets et
s’engloutissent les étoiles, les soleils et les lunes 210, où le Messager, le
message et le destinataire du message ne sont plus qu’un : car dans le
« Lui » (huwa) de l’Essence 211, il n’y a plus de distinction, et c’est pourquoi
le Prophète a dit : « Je reviens vers Lui » en employant le pronom « Lui ».
Ce qui signifie : Je reviens là où il n’y a plus ni Adoré ni adorateur, ni
Seigneur ni serviteur. La disparition de l’adorateur entraîne celle de l’Adoré
en tant que tel 212, de même qu’en grammaire la disparition du premier terme
d’un état d’annexion entraîne celle du second.
Mais, conformément à Sa sagesse, car Il n’a créé les hommes et les
djinns que pour qu’ils L’adorent et Le connaissent — et, s’ils demeuraient
au degré de la pure Unitude, il n’y aurait personne pour L’adorer —, il
convenait que le Prophète fût ensuite renvoyé de la vision de la pure
Unitude et qu’il retournât — c’est là le sens de son « repentir » [tawba, mot
qui signifie aussi « retour »] — vers la vision séparative 213. En cette
dernière sont perçus l’Adoré et l’adorateur, le Seigneur et le serviteur, le
Créateur et la créature. C’est la vision de ce degré qui permet d’opérer ces
distinctions, car ce sont les degrés qui différencient et séparent [l’unique
Réalité].
Alors le Prophète s’acquitte de ce qui est dû à la Seigneurie, satisfait
aux exigences de la « fonction de Divinité » et fait droit, dans toute la
mesure de la capacité humaine, à ce que réclament les degrés ontologiques,
les lieux théophaniques et les effets des Noms divins.
Le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — allait perpétuellement de
l’une à l’autre de ces visions, ce qu’exprime le nombre mentionné dans les
recensions de ce ḥadīth. Tel était son état au début de son apostolat. Ibn
Qanī‘ a rapporté que le Prophète avait dit : « Mon Seigneur m’a envoyé
avec une mission (risāla) et j’en ai été oppressé. »
C’est en raison du caractère écrasant de la vision séparative et de tout ce
qu’elle implique de devoirs envers Dieu et envers les créatures que certains
des prophètes et des saints ont été jusqu’à désirer n’avoir jamais existé, car
ils en perdent de vue le fait que l’existence est un bien, une miséricorde et
une félicité, et que le néant est un mal et un châtiment.
J’ai déjà commenté ce même ḥadīth dans ce livre selon une
interprétation qui est en contradiction avec celle-ci 214, et cela sous l’effet
d’une inspiration contradictoire avec celle qui me survient à présent. Je
n’écris pas selon mon désir, mais selon ce qui m’est inspiré :

« Je suis tantôt yéménite, si je rencontre un homme du


Yémen et tantôt ‘Adnānite, si c’est un fils de Ma‘add que je
rencontre 215. »

Il n’y a rien d’étonnant à ce que le Prophète, qui connaissait l’un et


l’autre de ces états [correspondant à la vision unitive et à la vision
séparative], en ait parlé dans un propos unique qui est la synthèse de leurs
significations : il a reçu les « Sommes des Paroles » (jawāmi ‘al-kalim) 216,
et toutes les fontaines de la Sagesse lui ont été données ; tandis que chacun,
lui excepté, connaît seulement « le lieu particulier où il doit boire » (Cor. 2 :
60 et 7 : 160) et chemine sur la voie qui lui est réservée.
Il se peut que ce ḥadīth contienne secrètement d’autres sens encore.
Qu’Allāh les inspire à qui Il veut d’entre Ses serviteurs !
Mawqif 253.
VII

JE SUIS DIEU, JE SUIS


CRÉATURE…
40

Je suis Dieu, je suis créature…

Je suis Dieu 217, je suis créature ; je suis Seigneur, je suis serviteur

Je suis le Trône et la natte qu’on piétine ; je suis l’enfer et je suis


l’éternité bienheureuse

Je suis l’eau, je suis le feu ; je suis l’air et la terre

Je suis le « combien » et le « comment » ; je suis la présence et


l’absence

Je suis l’essence et l’attribut ; je suis la proximité et l’éloignement

Tout être est mon être ; je suis le Seul, je suis l’Unique 218.
Notes
Notes de l’introduction

1. Voir infra le commentaire de ce verset dans le texte 19.


2. Cité par M. Habart (p. 36) dans son introduction à la traduction française de la Vie d’Abd
el-Kader de Charles-Henry Churchill, 2e éd., Alger, 1974. Malgré ses inexactitudes, cet
ouvrage présente l’intérêt d’avoir été écrit par un homme qui, ayant rencontré une première
fois l’émir à Brousse en 1853, a eu ensuite en 1859-1860, à Damas, de nombreux entretiens
avec lui.
3. Sur le traité de la Tafna, et sur la commission perçue par Bugeaud, voir Ch. A. Julien,
Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, 1964, tome I, p. 137 s. On trouvera une
appréciation plus indulgente de Bugeaud dans le livre bien documenté d’Antony Thrall
Sullivan, Thomas-Robert Bugeaud : France and Algeria 1784-1849, Connecticut, 1983.
4. Cité par Paul Azan, L’Emir Abd el-Kader, du fanatisme musulman au patriotisme français,
Paris, 1925. En dépit d’un point de vue extrêmement tendancieux qu’annonce ouvertement
le sous-titre, cet ouvrage demeure la seule biographie qu’on puisse recommander en raison
de la richesse des sources utilisées (documents d’archives officielles en particulier, mais
aussi correspondances privées et témoignages inédits) dont il donne la liste p. 286-295. On
trouvera, d’autre part, dans la bibliographie de l’ouvrage de Ch. A. Julien, cité supra
(p. 532-534), une liste des principales publications en langue française qui, depuis, ont
contribué, parfois sur des points très importants (notamment en ce qui concerne le traité de
la Tafna), à rectifier ou à préciser l’histoire de l’émir. Il convient d’y ajouter désormais le
livre de R. Danziger, ‘Abd al-Qadīr and the Algerians, New York et Londres, 1977. La
plupart de ces travaux, toutefois, ne concernent que les activités militaires et politiques
d’Abd el-Kader. Nous ferons référence, dans la suite de cette introduction, aux sources, le
plus souvent arabes, et généralement inexploitées jusqu’ici, qui permettent de compléter
— ou permettront, quand elles seront accessibles — notre connaissance d’Abd el-Kader.
5. Cité par M. Habart, ibid.
6. Léon Roches, Dix Ans à travers l’Islam, Paris, 1904. Ce volume couvre la période 1834-
1844. Le texte complet des mémoires de Roches (Trente-deux Ans à travers l’Islam, Paris,
1884) poursuit le récit jusqu’en 1864. Tout en affichant sa bonne conscience de patriote
français, Roches — dont la France fera, après une longue carrière algérienne, un ministre
plénipotentiaire au Japon — laisse percer dans ses mémoires un remords qui le conduira à
correspondre, bien des années plus tard, avec l’émir, et à tenter — sans succès — de le
revoir.
7. Cf. Marcel Emerit, « La légende de Léon Roches », Revue africaine, 1er-2e trimestre 1947,
p. 81-105.
8. Léon Roches, op. cit., p. 113-114.
9. Id., ibid., p. 140-141.
10. Elle intéresse en revanche considérablement l’administration française qui surveillera
toujours de fort près les activités de l’émir par l’intermédiaire du consulat de France ou de
divers agents. Voir, à ce sujet, les textes cités par A. Temimi dans la Revue d’histoire
maghrébine, no 15-16, Tunis, 1979, p. 107-115, « L’émir Abd el-Kader à Damas »,
M. Temimi a publié dans cette même revue des documents inédits relatifs à la vie d’Abd
el-Kader après sa sortie d’Amboise ; cf. Rev. hist. maghrébine, no 10-11, p. 157-202 ; no 12,
p. 308-343, et dans le no 15-16, partie arabe, p. 5-33. Regrettons cependant les
commentaires dont il croit devoir assortir les lettres dans lesquelles l’émir exprime ses
besoins d’argent. La frugalité et le détachement d’Abd el-Kader n’ont plus à être prouvés
— non plus que l’existence, à Damas, d’une large colonie algérienne qui, le plus souvent,
vivait des subsides qu’il accordait sans compter.
11. Churchill, op. cit., p. 321.
12. Muḥammad b. al-Amīr ‘Abd al-Qādir, Tuḥfat al-zā’ir fi ta’rīkh al-Jazā’ir wa l-Amīr ‘Abd
al-Qādir, 2e éd., Damas, 1964, p. 596-597.
13. Plusieurs biographes, suivant Léon Roches, ont fait naître l’émir en 1223/1808. La date à
retenir nous paraît être celle du 23 rajab 1222 (1807) que donne le fils d’Abd el-Kader
(Tuhfa, p. 932).
14. Tuhfa, p. 856 s. ; ‘Abd al-Majīd b. Muḥammad al-Khānī, Al-ḥadā’iq al-wardiyya fī ḥaqā’iq
ajillā’ al-naqshbandiyya, Damas, 1308 h., p. 282. Après l’indépendance de l’Algérie, le
corps de l’émir a été transféré au cimetière des shuhadā’ à Alger.
15. Al-miqraḍ al-ḥādd, Beyrouth, s.d., p. 186.
16. Cf. Tuḥfa, p. 529, où sont mentionnés la ’Aqīda sughra de Sanūsī et la Risāla de Ibn Abī
Zayd al-Qayrawānī. Dans ses lettres, l’émir réitère à ses correspondants son désir de se
procurer des livres. Certains lui seront fournis par un shaykh de Constantine. Muḥammad
al Shādhilī, personnage assez ambigu sur lequel on peut consulter l’étude du Dr Abū l-
Qāsim Sa‘ad Allāh (Alger, 1974 ; les relations avec Abd el-Kader sont traitées p. 51-60).
Sur les années de formation de l’émir et sur ses maîtres, des précisions sont contenues dans
le « document Chevallier » étudié par Mgr Teissier, évêque d’Oran, dans le no 1 de
Islamochristiana, Rome, 1975, p. 41-69, sous le titre « L’entourage de l’émir ‘Abd al-
Qādir et le dialogue islamo-chrétien ». Ce document, aujourd’hui conservé à la
Bibliothèque nationale d’Alger, nous avait été communiqué en 1965 par Jacques
Chevallier, alors maire d’Alger. Une édition en fac-similé a été publiée par les autorités
algériennes à l’occasion du centenaire de la mort de l’émir en 1983, sous le titre Al-sīra al-
dhātiyya li l-amīr ‘Abd al-Qādir. Les renseignements qu’il fournit sur les maîtres de l’émir
ne se rapportent toutefois qu’aux disciplines classiques — fiqh, grammaire… — et non à
l’étude des ouvrages de taṣawwuf. La thèse en préparation d’un chercheur algérien,
M. Abdelkader Benharrats, sur la société algérienne et la formation de l’émir Abd el-
Kader, apportera sans doute des renseignements précieux sur la jeunesse de l’auteur des
Mawāqif.
17. Nous faisons allusion ici à la thèse soutenue par le Dr Abū l-Wafā Taftāzānī dans un article
(« Al ṭarīqa al-akbariyya », in Al-kitāb al-tadhkārī, Muḥyī l-dīn b. ‘Arabī, Le Caire, 1969,
p. 295-353) qui comporte des éléments documentaires intéressants sur lesquels nous
reviendrons mais appelle, tant sur le plan historique que sur le plan doctrinal, une critique
détaillée que nous ne pouvons entreprendre dans ces pages.
18. Le voyage au cours duquel cette rencontre avec le sayyīd Murtaḍā s’est produite est
mentionné dans Tuhfa, p. 929. En ce qui concerne les chaînes de transmission de la khirqa
akbariyya, je tiens tout d’abord à exprimer mes remerciements à M. Riyāḍ al-Māliḥ, de
Damas, qui a bien voulu me communiquer plusieurs silsila-s contemporaines dans
lesquelles figure l’émir. (Ces silsila-s seront ultérieurement publiées dans un ouvrage de
M. Riyāḍ al-Māliḥ consacré à Ibn ‘Arabī et intitulé Sulṭān al-‘Ārifīn.) Ma gratitude va
d’autre part à ma fille, Claude Chodkiewicz-Addas, qui a procédé à un minutieux et
fastidieux dépouillement des sources disponibles sur ce sujet. Les principaux documents
permettant de reconstituer cette généalogie initiatique sont les suivants :
1. Sur les chaînes de transmission de la khirqa aboutissant à Ibn ‘Arabī : Futūḥāt
Makkiyya, I, p. 185-187 ; Al-durrat al-fākhira (notice no 69, p. 157 de la traduction anglaise
due au Dr Austin et parue à Londres en 1971 sous le titre de Sufis of Andalusia ; cette
notice figure à la p. 177 de la version française publiée à Paris en 1979 sous le titre Les
Soufis d’Andalousie) ; Kitāb nasab al-khirqa (cet ouvrage inédit d’Ibn ‘Arabī présente en
outre l’intérêt d’exposer les vues doctrinales du Shaykh al-akbar sur la notion même de
khirqa). Ces diverses sources font apparaître qu’Ibn ‘Arabī a reçu la khirqa : (a) d’Abū l-
Ḥasan b. ‘Abdallāh b. Jāmi‘ qui la tenait directement de Khaḍir ; (b) de Taqī al-dīn al-
Tawzarī avec un isnad remontant également à Khaḍir par deux intermédiaires ; (c) du
même, avec un isnad « classique » remontant au Prophète ; (d) de Muḥammad b. Qāsim al-
Tamīmī avec un isnad aboutissant également au Prophète ; (e) de Jamal al-dīn Yūnus b.
Yaḥyiā al-‘Abbāsī, qui l’avait reçue de ‘Abd al-Qādir al-Jilānī, à partir duquel l’isnad,
comme dans les deux cas précédents, conduit jusqu’au Prophète.
2. Sur les chaînes de transmission à partir d’Ibn ‘Arabī et jusqu’à l’émir (outre les
documents communiqués par M. Riyāḍ al-Māliḥ) : Ṣafi al-dīn al-Qushshāshī
(ob. 1071/1660), Al-simṭ al-majīd, Hayderabad, 1367 h., p. 105 ; Murtaḍā al-Zabīdī
(ob. 1205/1791), ‘Iqd al-jawhar al-thamīn (s.v. Ḥātimiyya, Ṣadriyya) ; Muḥammad b. ‘Alī
al-Sanūsī (ob. 1276/1859), Al-salsabīl al-mu‘īn fī l-ṭarā’iq al-‘arba‘īn en marge de Al-
Masā’il al-‘Ashr, Le Caire, 1353 h., p. 70-72. Le premier maillon de ces chaînes après Ibn
‘Arabī est dans tous les cas son disciple Ṣadr al-dīn Qūnawī.
19. Même si on laisse de côté, en raison de son caractère spécifique, le Wishaḥ al-katā’ib,
règlement militaire des troupes de l’émir (trad. française par V. Rosetty, Le Spectateur
militaire, no du 15 février 1844 ; réédition Alger, 1890), l’œuvre d’Abd el-Kader, telle que
peut la connaître un lecteur français, ne laisse guère prévoir les Mawāqif : le Dhikrā l-‘āqil
(trad. de Gustave Dugat, Paris, 1858, sous le titre Rappel à l’intelligent, avis à
l’indifférent ; nouvelle trad. de René Khawam, Paris, 1977, sous le titre Lettre aux
Français) est, comme le Miqraḍ al-ḥādd (inédit en français) que nous avons signalé plus
haut, un écrit de circonstance. Rédigé à Brousse semble-t-il, en réponse à une invitation de
la Société asiatique, cet éloge de la science — et plus particulièrement de la science de la
sharī‘a, la Loi révélée — ne témoigne d’aucune originalité particulière : s’adressant,
comme dans le Miqraḍ à des Européens dont il avait bien des raisons de ne pas surestimer
l’aptitude à comprendre les enseignements traditionnels de l’Islām, l’émir a adopté un ton
et une méthode d’exposition assez scolaires. La même remarque vaut pour certaines de ses
lettres et, en particulier, celles qu’il a adressées aux membres de la Loge maçonnique
Henri-IV (texte arabe publié par A. Temimi, Revue d’hist. maghrébine, no 15-16, p. 5-33,
documents 9-10-11). Sur les relations de l’émir avec la maçonnerie, on consultera avec
profit la contribution de Bruno Étienne, L’Émir Abd el-Kader vu par le Grand-Orient de
France, 1864-1865, au colloque « Perceptions françaises et américaines du Maghreb » qui
s’est tenu à Princeton en avril 1982.
20. Al-ḥadā’iq al-wardiyya, p. 281. Sur le shaykh Khālid (ob. 1242/1827), outre les ḥadā’iq
(p. 224 s.), cf. A. Hourani, « Shaykh Khālid and the Naqshbandī Order », in Islamic
Philosophy and the Classical Tradition, Oxford, 1972, p. 89-103 ; H. Algar, « The
Naqshbandī Order : a Preliminary Survey », in Studia Islamica, Paris, 1976, p. 123-152 ;
‘Abbās al-Ghazāwī, « Mawlanā Khālid al-Naqshbandī », in Majalla al-majma‘ al-‘ilmī al-
kurdī, Baghdad, 1974, tomes I et II. L’ouvrage (en kurde) de ‘Abd al-Karīm al-Mudarris,
Yādī Mardān, publié en 1979 par l’académie kurde de Baghdad, inclut des écrits en arabe
du shaykh Khālid.
21. Le chapitre le plus explicite à cet égard est le M. 18 (ici texte 2).
22. Fut., I, p. 248. Ce passage fait partie d’un chapitre, le quarante-quatrième (p. 247-250),
consacré aux bahālīl et dans lequel Ibn ‘Arabī analyse les trois types fondamentaux
auxquels on peut ramener l’extrême diversité des cas individuels.
23. Citation extraite du texte 2. Sur la nécessité du maître spirituel, voir le texte 7.
24. Le rôle que joue, dans le destin d’Abd el-Kader, la ruḥāniyya (« forme » ou « présence »
spirituelle) d’Ibn ‘Arabī, mort six siècles plus tôt, relève d’un type de réalisation bien
connu dans le taṣawwuf, celui des uwaysiyya. Entre autres cas similaires, citons celui de
Bahā al-dīn Naqshband (ob. 1389) qui eut plusieurs maîtres vivants mais dont le véritable
shaykh fut la ruḥāniyya d’un maître décédé, ‘Abd al-Khāliq Ghujdawānī (ob. 1220).
25. Sur le shaykh Muḥammad b. Mas‘ūd al-Fāsī (mort à La Mecque en 1289 h.), voir Ḥasan b.
al-Hājj Muḥammad al-Kūhan al-Fāsī, Kitāb ṭabaqāt al-Shādhiliyya, Le Caire, 1347 (p. 197
s.) et Yūsuf al-Nabhānī, Jāmi‘ Karāmāt al-awliyā’, Le Caire, 1329 h., I, p. 223. Son propre
maître, le shaykh Muḥammad b. Ḥamza Ẓāfir al-Madanī, dont il était devenu le disciple à
Tripoli en 1242, était lui-même disciple du shaykh al-‘Arabī al-Darqāwī (mort en 1242 h.).
Sur les rapports de ces deux derniers personnages, voir Martin Lings, A Moslem Saint of
the Twentieth Century, Londres, 1951, p. 70-71 (p. 85-87 de la traduction française parue
sous le titre Un saint musulman du XXe siècle, Paris, 1973). En ce qui concerne les relations
de l’émir avec le shaykh Muḥammad al-Fāsī, voir Tuḥfat al-zā’ir, p. 695 s., où figure aussi
le texte de la qaṣīda composée par Abd el-Kader en l’honneur de son maître (reproduite
avec des variantes dans Kitāb al-Mawāqif, p. 1394 s. et dans le Dīwān al-Amīr ‘Abd al-
Qādir, Damas, s.d., p. 135 s.).
26. Le récit de ce voyage se trouve rapporté, avec de nombreuses digressions, dans Tuhfa,
p. 671-717, d’où sont extraites les citations qui suivent.
27. Ce commentaire improvisé sera le point de départ du M. 137, non traduit ici, mais dont le
thème est identique à celui du M. 132 (texte 19).
28. Deux sources fournissent de précieuses informations sur le processus de composition des
Mawāqif. La première, et la plus ancienne, est l’ouvrage déjà cité de ‘Abd al-Majīd al-
Khānī — dont le grand-père a connu l’émir pendant son premier séjour en Orient et a
même été chargé par le shaykh Khālid de la direction spirituelle du père d’Abd el-Kader
(p. 281) et dont le père, le shaykh Muḥammad al-Khānī, est l’un des trois personnages qui
demandent à l’émir la permission de noter ses propos. Le shaykh Muḥammad est en outre
l’auteur de nombreuses questions dont la réponse a fourni la matière de chapitres des
Mawāqif. C’est lui enfin, qui, après la mort d’Abd el-Kader, compléta le tome III de
l’ouvrage en y ajoutant des textes découverts dans ses papiers (cf. Ḥadā’iq, p. 282).
Signalons d’autre part que le passage des Ḥadā’iq d’où nous tirons ces informations est
suivi du texte du M. 365 (p. 1288-1290 de la 2e édition des Mawāqif). La comparaison des
deux textes — celui donné par les Ḥadā’iq est trois fois plus long — confirme le soupçon,
inspiré par la lecture de divers passages, que les éditions imprimées des Mawāqif sont
lacunaires — pour ne rien dire des fautes de lecture et d’impression.
La seconde de nos sources est un livre récent, celui de Jawād al-Murābiṭ, Al-taṣawwuf wa l-
amīr ‘Abd al-Qādir, Damas, 1966 (p. 20-24, 89), mais dont l’auteur a utilisé des
informations provenant de son arrière-grand-oncle qui, d’origine algérienne, avait suivi
l’émir à Damas et était l’un de ses familiers (p. 18).
29. C’est manifestement le cas du dernier chapitre, le M. 372, qui n’est sans doute qu’un
brouillon. Nous avons vu d’autre part, dans la note précédente, qu’il peut exister, d’un
même chapitre, des versions plus ou moins longues. Une édition critique serait nécessaire :
ni l’édition égyptienne de 1911, ni celle de Damas en 1966-1967 ne méritent ce nom,
malgré les soins dont on nous dit les avoir entourées. D’innombrables bévues, et une
ponctuation fantaisiste, défigurent le texte, dont les variantes sont, au surplus, ignorées,
alors que la manière dont l’ouvrage s’est constitué permet de penser qu’elles sont assez
nombreuses. La première édition est basée sur le manuscrit du shaykh al-Bayṭār annoté par
l’émir (et fut financée par une sœur de ‘Izzet Pāshā, gouverneur de Damas à l’époque où
l’émir s’y installa). La seconde édition, si l’on en croit la notice introductive, a colligé ce
texte avec celui fourni par un manuscrit dont le copiste est le shaykh Muḥammad Sa‘īd
Jamal al-dīn al-Qāsimī. Bien que ce détail ne soit pas précisé, cette copie conservée à la
Ẓahiriyya sous la cote 5323, et qui est datée de 1308 h., ne correspond qu’au premier
volume. D’autres manuscrits plus ou moins complets, que nous n’avons pu consulter, se
trouvent également à la Ẓahiriyya sous les cotes 9236, 9264 à 9268, 1528 à 1530, 11424,
6995 (écrit pendant la vie de l’auteur).
M. Riyāḍ al-Māliḥ nous a signalé par ailleurs qu’il avait examiné un manuscrit des
Mawāqif chez un neveu de l’émir, aujourd’hui décédé, l’émir Badr al-dīn al-Jazā’irī. Mais
d’autres collections privées détiennent certainement des manuscrits provenant des proches
d’Abd el-Kader. En outre, certains fragments des Mawāqif ont pris une vie indépendante
sous un titre autonome, tel ce Sharḥ khutbat al-Futūḥāt que signale M. Osman Yahya à
Ankara (Histoire et Classification de l’œuvre d’Ibn ‘Arabī, Damas, 1964, I, p. 232) et qui
est sans doute — mais jusqu’à quel point ? — identique au chapitre 366.
Précisons que Brockelmann, G.A.L., S II, p. 886 (le renvoi de l’index à G. I., p. 502, est
erroné), ne mentionne pas le Kitāb al-Mawāqif, qui est également ignoré dans l’article de
E.I.2 consacré à l’émir. Massignon est, sauf erreur, le premier orientaliste qui ait fait
mention du Kitāb al-Mawāqif (cf. Passion, II, p. 350). Il proposait, nous a indiqué
M. Vincent Monteil, de traduire mawāqif par « reposoirs ». Cette traduction nous paraît
doublement inadéquate. Le mot « reposoir » présente tout d’abord l’inconvénient de
« christianiser » indûment le titre d’Abd el-Kader. Mais surtout, le terme arabe qu’il traduit
désigne selon l’étymologie un lieu où l’on s’arrête en position debout — ce qu’illustre
d’ailleurs le rite du wuqūf à ‘Arafāt pendant le pèlerinage. Cette immobilité verticale n’est
donc pas à proprement parler un « repos », et suggérer un tel sens serait au surplus en
contradiction avec l’interprétation akbarienne de la notion de mawqif signalée infra.
30. Que ce titre ait été choisi par l’émir lui-même ne fait aucun doute. Les allusions à « ces
Mawāqif » ou à « un autre de ces Mawāqif » sont nombreuses dans le texte. Mais, de plus,
le chapitre 360 (p. 1276) apporte une précision intéressante : « Il me fut dit », écrit l’auteur
(ces mots introduisant toujours chez lui la relation d’une inspiration surnaturelle),
« Allonge le titre de ton livre [en l’appelant] Livre des Haltes, Sur certaines allusions
subtiles que recèle le Coran à des secrets et des connaissances spirituelles. »
31. La première édition des Mawāqif de Niffarī est celle d’Arberry, Londres, 1935. Le
P. Nwyia a publié d’importants fragments inédits (in Trois Œuvres inédites de mystiques
musulmans, Beyrouth, 1973, p. 181-324). Sur la notion de mawqif chez Niffarī, cf. Arberry,
op. cit., p. 14-15 de l’introduction et p. 9-16 du texte arabe ; Nwyia, Exégèse coranique et
Langage mystique, Beyrouth, 1970, p. 359 s. Outre les références que fait Ibn ‘Arabī lui-
même à Niffarī, l’intérêt de l’école akbarienne pour cet auteur est remarquablement illustré
par le commentaire que ‘Afif al-dīn Tilimsānī a donné de ses Mawāqif. Des extraits de ce
commentaire ont été publiés, également par le P. Nwyia, Bulletin d’études orientales,
tome XXX, Damas, 1978, sous le titre « Une cible d’Ibn Taymiyya : le moniste al-
Tilimsānī ».
32. Fut., I, p. 392 ; II, p. 609.
33. Mawāqif, p. 1337.
34. Ibid., p. 745, 826, 872, 946, 1158, etc.
35. Ibid., p. 1155-1159.
36. Ibid., p. 1114.
37. Ibid., p. 1133.
38. Ibid., p. 1387.
39. Ibid., p. 570, 946.
40. Ibid., p. 917. Pour l’intelligence du passage, il faut se souvenir qu’Ibn ‘Arabī (Fus., I,
p. 47) déclare avoir reçu cet ouvrage de la main même du Prophète.
41. Ibid., p. 514. Ce « Livre sur le Rūḥ » serait-il le Rūḥ al-rūḥ mentionné par Ibn ‘Arabī dans
son Ijāza et qui semble perdu ?
42. Ibid., p. 1133. D’autres cas de rencontres en mode subtil avec le Shaykh al-akbar sont
rapportés p. 1389-1390, vraisemblablement d’après les notes recueillies par le shaykh
Muḥammad al-Khānī après la mort d’Abd el-Kader.
43. Nous pensons en particulier à des termes comme ceux de tajallī, a‘yān thābita, fayḍ,
isti‘dād, sur lesquels nous reviendrons dans les notes de la traduction. (Sur le vocabulaire
technique d’Ibn ‘Arabī, on consultera avec profit la thèse de Mme Su‘ād al-Hakīm, éditée à
Beyrouth en 1981, dans une version revue et augmentée, sous le titre Al-mu‘jam al-sūfī :
al-ḥikma fī ḥudūd al-kalima.) Il faut signaler aussi l’usage que fait Abd el-Kader, pour
dégager la signification ésotérique de certains passages coraniques, des étymologies
employés, aux mêmes fins, par Ibn ‘Arabī (par exemple pour les racines GhFR, JNN,
KFR…).
44. Mawāqif, p. 1290-1336 ; cf. note 25.
45. Ibid., p. 1337-1354.
46. Ibid., p. 1197-1274.
47. Ibid., p. 1161-1195.
48. Ibid., p. 910-917.
49. Ibid., p. 1152-1155.
50. Ibid., p. 1017-1021.
51. Ibid., p. 1021-1026.
52. Ibid., p. 1195-1196.
53. Ibid., p. 745-759, 826-841, 861-867, 870-875.
54. Longtemps considéré comme perdu, et connu seulement par les citations qu’en donne Ibn
‘Arabī, cet ouvrage de Tirmidhī a été retrouvé et édité par le Dr Osman Yahya (Beyrouth,
1965). Sur Tirmidhī, mort en 285/898, voir Al-Ḥakīm al-Tirmidhī wa-naẓariyyatuhu fī l-
Wilāya, par le Dr ‘Abd al-Fattāh ‘Abdallāh Baraka, 2 vol., Le Caire, 1971 et Al-ma‘rifa
‘inda l-Ḥakīm al-Tirmidhī de ‘Abd al-Muḥsin al-Ḥusaynī, Le Caire, s.d. Les réponses
d’Ibn ‘Arabī aux questions de Tirmidhī se trouvent dans Fut., II, p. 40-139.
55. Sur cette manière de résoudre les difficultés de certains textes akbariens, cf. Sha‘rānī, Al-
Yawāqīt wa l-jawāhir, Le Caire, 1369 h., I, p. 7, 61 ; II, p. 182. Bien que l’hypothèse
d’interpolations délibérées soit utilisée d’une manière trop systématique pour ne pas être
suspecte, et que l’examen des manuscrits autographes d’Ibn ‘Arabī permette dans plusieurs
cas de la rejeter catégoriquement, nous avons cependant quelques raisons de supposer que
des interpolations se sont effectivement produites, volontairement ou non, du fait
notamment de la large circulation des écrits d’Ibn ‘Arabī en milieu shiite. Le travail
d’édition critique des œuvres d’Ibn ‘Arabī est à peine commencé et il est difficile pour
l’instant d’être plus précis.
56. Cf. ‘Abd al-Majīd al-Khanī, op. cit., p. 288 et Jawād al-Murābiṭ, op. cit., p. 89 (lequel
donne pour ce voyage la date de 1288). La première de ces sources permet de préciser que
l’un des deux personnages en question était le shaykh Muḥammad at-Ṭanṭāwī, né en
Egypte en 1240, rattaché à la ṭarīqa naqshbandiyya en 1255 à Damas (Al-ḥadā’iq al-
wardiyya, p. 276), et qui fut, nous l’avons dit, l’un des trois auditeurs de l’émir à qui l’on
doit la mise par écrit des propos tenus par ‘Abd el-Kader dans ses majālis. Le shaykh
Ṭanṭāwī devait jouer un rôle important dans le renouveau akbarien qui se manifesta en
Egypte à la fin du siècle dernier dans des milieux rattachés à la branche khālīdīyya de la
ṭarīqa naqshbandiyya (sur lesquels nous renvoyons à l’article du Dr Taftāzānī, cité note 15,
où l’on trouvera une bibliographie détaillée). L’affirmation de ‘Abd al-Majīd al-Khānī est
confirmée par la présence, dans le premier volume d’un manuscrit des Futūḥāt conservé à
Damas à la Ẓahiriyya (no 142), d’une lettre envoyée par Muḥammad al-Ṭanṭāwī à Abd el-
Kader au cours de son séjour à Qonya. Cette lettre est datée du 19 ramaḍān 1287.
57. Mawāqif, p. 1112-1134.
58. Ibid., p. 419-421. Pour Ibn ‘Arabī le Furqān, c’est-à-dire la Révélation sous son aspect
discriminateur, éloigne Iblīs (le diable), en raison de son caractère séparateur alors que le
Qur’ān, du fait de son caractère totalisateur (qu’implique le sens de la racine QR’), le
convoque : d’où la nécessité de la « prise de refuge » (isti‘ādha). Sur le Coran, en tant que
totalisateur des ḥaqā’iq, cf. Fut., III, p. 91-96. La différence qu’établit Abd el-Kader entre
waḥdat al-shuhūd et waḥdat al-wujūd correspond à celle qu’établit Ibn ‘Arabī entre
l’« arrivée » à Dieu et le « retour » vers les créatures dans le chapitre 45 des Futūḥāt (I,
p. 250-253).
59. Il semble bien qu’elle ait été utilisée pour la première fois par Ṣadr al-dīn Qūnawī. On la
trouve en tout cas dans son Miftāḥ al-ghayb (voir la thèse de S. Ruspoli, La Clef du monde
suprasensible, Paris IV, 1978, p. 28 du texte arabe, 42). Une remarque s’impose à propos
de la traduction de waḥdat al-wujūd par « unicité de l’être » et non, selon un usage
fréquent, par « unicité de l’existence ». En Occident, la scolastique n’a accepté que
tardivement la substitution de existere à esse — substitution qui suppose fâcheusement une
équivalence que le latin classique (où exsistere/existere avait le sens de « sortir de »,
« apparaître ») n’admettait pas. En tout état de cause, existere et ses dérivés français ne
devraient rigoureusement s’appliquer qu’à ce qui est « autre que Dieu » : il est donc tout à
fait impropre, dans le contexte de la métaphysique akbarienne, de rendre par « existence »
le wujūd de waḥdat al-wujūd, expression qui exclut précisément, on le verra dans les textes
traduits ici, qu’il y ait « autre chose que Dieu ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que la
fortune d’« existence » dans le vocabulaire philosophique à partir du XVIIe siècle a tenu au
souci de dissiper la confusion entre « être » au sens de esse, actus essendi, et « être » au
sens de ens (lui-même tardif en latin), ces deux sens correspondant respectivement à ceux
de εἶναι et de τὸ δν en grec. Or, confrontés au problème de la traduction de ces mêmes
mots grecs, les philosophes et théologiens arabes — après des hésitations que certaines
particularités de la langue arabe rendent fort compréhensibles — ont choisi, depuis Fārābī
(ob. 950) au moins, de les traduire par wujūd et mawjūd (dérivés l’un et l’autre de la racine
WJD dont le sens premier est « trouver », « connaître », ce qui appellerait bien des
commentaires que nous réservons pour un travail consacré à Ibn ‘Arabī). Sur les données
historiques de cette question, nous renvoyons à Charles H. Kahn, On the Terminology for
COPULA and EXISTENCE, in Islamic Philosophy and the Classical Tradition, Oxford,
1972, p. 141-158 ; F. Jabre, « Etre et esprit dans la pensée arabe », Studia Islamica, XXXII,
Paris, 1970, p. 169-180 ; E. Gilson, « Notes sur le vocabulaire de l’être », Medieval
Studies, VIII, 1946, p. 150-158.
60. Mawāqif, p. 129-130 (ici texte 17).
61. Ibid., p. 304-308. (Pour le commentaire de ce même verset chez Ibn ‘Arabī, cf. Fut.,
chapitre 558, la section consacrée au Nom divin ar-Raqīb.) Autre exemple de formulation
très explicite de la waḥdat al-wujūd dans le M. 238 (p. 535-536).
62. Ibid., p. 131. Nous faisons allusion ici à la polémique déclenchée au Caire par la parution
des premiers volumes de l’édition critique des Futūḥāt. Voir en particulier le quotidien al-
Akhbār, no du 14.11.75, 8.3.76, 9.4.76, et 14.5.76 et la série de cinq articles parus dans les
premiers numéros de 1976 de la revue Liwā’ al-Islām.
63. Fut., I, p. 301.
64. Par exemple Fut., II, p. 410-411 ; Fus., I, p. 201. On trouvera un dossier très complet de ce
problème dans l’article de D. Gril, « Le personnage coranique de Pharaon d’après
l’interprétation d’Ibn ‘Arabī », Annales islamologiques, t. XIV, 1978, p. 37-57.
65. Mawāqif, p. 63. A propos de Fir‘awn, voir aussi un passage très curieux du M. 265
(p. 795). Sur la polémique suscitée par la position d’Ibn ‘Arabī au sujet du sort de Fir‘awn,
on trouvera un échantillon caractéristique des thèses en présence dans Muḥammad ‘Abd al-
Laṭīf b. al-Khatīb, Imān Fir‘awn, Le Caire, 1963, qui contient deux traités, l’un, favorable
à Ibn ‘Arabī, de Jalāl al-dīn al-Dawwānī, l’autre, hostile, écrit en réplique au premier par
‘Alī b. Sulṭān Muḥammad al-Qārī. Cf. aussi le Kitāb al-Fatḥ al-mubīn, Le Caire, 1304 h.,
du shaykh ‘Umar Ḥafīd al-Shihāb Aḥmad al-‘Aṭṭār (p. 62).
66. Voir en particulier Fut., I, p. 656 ; II, p. 408 ; IV, p. 248, et Fus., p. 94 (vers).
67. Mawāqif, p. 508-512 ; 937-977.
68. Tarjumān al-ashwāq, Beyrouth, 1961, p. 43.
69. Fut., III, p. 132. Ibn Taymiyya attribue à tort ce vers à Ḥallāj dans son Ibṭāl waḥdat al-
wujūd (Majmū‘at al-Rasā’il, I, 61 et 81 ; cf. Massignon, Le Diwān d’al-Hallāj, Paris, 1953,
p. 122-123.
70. Voir par exemple Fut., I, p. 415.
71. Mawāqif, p. 561, 767, 770, 1003, 1212. Voir ici les textes 28 à 30.
72. Ibid., p. 768 (ici texte 28).
73. Al-ḥadā’iq al-wardiyya, p. 281.
74. Cf. les exemples donnés, pour l’Egypte, par le Dr Taftāzanī dans l’article mentionné note
15.
75. Ce sujet mérite une étude spéciale que nous espérons pouvoir lui consacrer. Nous nous
bornerons ici à attirer plus particulièrement l’attention sur deux personnages clés : le
shaykh Muḥammad al-Ṭanṭāwī (cf. note 52) et le shaykh ‘Abd al-Raḥmān ‘Illaysh (mort en
1349 h.) qui assista aux derniers moments de l’émir et fut à l’origine de l’intérêt que
certains Occidentaux commencèrent alors à porter à l’œuvre d’Ibn ‘Arabī. Abd el-Kader
était déjà en rapport avec le père d’‘Abd al-Raḥmān ‘Illaysh — le shaykh Muḥammad
‘Illaysh, grand mufti malikite d’Egypte — à l’époque de ses combats en Algérie : c’est en
effet le shaykh Muḥammad ‘Illaysh qui, sur la demande d’Abd el-Kader, rendit une fatwa
au sujet du sultan du Maroc qui, à la suite du traité de Tanger, avait désavoué l’émir (on
trouvera dans le Tuhfat al-zā’ir, p. 471, le texte de la demande de fatwa et, p. 474, la fatwa
elle-même ; une mise au point bien documentée des rapports du sultan et de l’émir a été
donnée récemment par R. Danziger sous le titre « Abd al-Qādir and Abd al-Rahmān :
religious and political aspects of their confrontation », The Maghreb Review, 1981, vol. 6,
no 1-2, p. 27-35). Sur le rôle du shaykh ‘Abd al-Raḥmān ‘Illaysh, des indications
importantes se trouvent dans l’article de Michel Vâlsan, « L’Islam et la fonction de René
Guénon », in Etudes traditionnelles, janv.-fév. 1953, p. 14-48. Une partie des papiers
personnels du shaykh ‘Illaysh ont été acquis par l’intermédiaire du Dr F. De Jong et se
trouvent maintenant à Leiden où ils font partie de la collection Ms. Or. 14431. Le Dr De
Jong nous a néanmoins précisé qu’aucun document se rapportant aux relations entre l’émir
et le shaykh ‘Illaysh ne se trouvait parmi ces papiers, ni dans la collection privée
égyptienne d’où ils proviennent. En revanche, une correspondance entre les deux hommes,
que nous n’avons pu encore consulter, figure dans une collection privée syrienne, annexée
à un manuscrit inédit de l’émir intitulé Ḥusam al-dīn li-qat‘ shaym al-murtaddīn. (Bien que
certains orientalistes aient retenu la transcription ‘Ullaysh, la forme correcte est celle que
nous indiquons, conformément aux précisions fournies par le père du shaykh ‘Abd al-
Raḥmān, le shaykh Muḥammad dans plusieurs de ses ouvrages.)
76. La publication par le Dr William C. Chittick du testament de Qūnawī (« The last will and
testament of Ibn ‘Arabī’s foremost disciple », in Sophia Perennis, Téhéran, 1978, p. 43-58)
confirme d’ailleurs que ce dernier a formulé de manière expresse l’interdiction de lui
désigner un khalifa (voir 2e, p. 51 et note 30).
77. Il est pourtant évident, comme l’a souligné Jacques Berque (L’Intérieur du Maghreb, Paris,
1978, chapitre XV, voir en particulier p. 512-513) que la « splendeur littéraire » de maints
passages des Mawāqif « risque de renverser bien des hiérarchies reçues » et que la vraie
nahḍa n’est sans doute pas où on la cherche. Nous profitons de cette remarque pour
remercier le professeur Berque qui, en nous invitant à présenter une communication
consacrée à Abd el-Kader et Ibn ‘Arabī lors du colloque organisé par lui au Collège de
France en 1977 sur l’émir Abd el-Kader en Orient, nous a donné l’occasion de présenter un
premier bilan des recherches qui sont à l’origine du présent ouvrage.
78. Né en 1819, le shaykh Aḥmad Gümüshkhanevī, qui appartenait à la ṭarīqa naqshbandiyya-
khālidiyya, fut un des maîtres spirituels les plus éminents de la Turquie ottomane au
e
XIX siècle. A sa mort en 1894 il fut enterré, sur l’ordre du sultan ‘Abd al-Ḥamīd, dont il
était l’un des proches, dans le cimetière qui jouxte la mosquée Sulaymaniyya (sa tombe est
située à gauche de l’entrée du mausolée de Soliman le Magnifique). Sur lui, voir l’article
d’Irfan Gündüz dans Islam Ansiklopedisi, Istanbul, 1986, et celui de Butrus Abu-Manneh,
Shaikh Ahmad Ziya al-Din al-Gümüshkhanevī and the Khalidi Suborder dans Bulletin of
the Israeli Academic Center in Cairo, no 6, 1985, p. 2-3. Il est l’auteur d’un traité de
taṣawwuf, fortement marqué par l’influence d’Ibn ‘Arabī, le Jamī‘ al-uṣūl, édité au Caire
en 1331 h. mais dont il existe une édition lithographiée sans date réalisée en Turquie. Voir,
p. 49 de cette dernière édition, le passage sur la ṭarīqa akbariyya, le mot ṭarīqa étant ici à
prendre dans le double sens de ṭarīq (« voie », définie par une perspective métaphysique et
une discipline initiatique) et de silsila (exprimant la transmission régulière de la baraka) et
non dans celui de « confrérie ». L’un des nombreux disciples de Gümüshkhanevī fut le
shaykh Jūda Ibrāhīm (ob. 1344 h.), connu comme Shādhilī-naqshbandī-akbarī. Il a eu pour
successeur son fils ‘Isā, qui réside en Égypte à Minyā al-qamḥ. (Une notice est consacrée
au shaykh Jūda Ibrāhīm dans Muḥammad al-Rakhāwi, Al-anwār al-qudsiyya, Le Caire,
1344 h., p. 263 s.)
79. Mawāqif, p. 919. La citation d’Ibn ‘Arabī se trouve dans Fut., III, p. 188.
Notes de la traduction

1. La terre et le ciel symbolisent respectivement le « monde de la manifestation sensible »


(‘ālam al-shahāda) et le « monde de l’occultation » (‘ālam al-ghayb) auxquels
correspondent, microcosmiquement, le corps et l’esprit. Leur « disparition » est la
conséquence de leur résorption dans le Principe.
2. Selon Ibn ‘Arabī (Fut, I, p. 169), qui précise que cet emploi technique des mots ṭūl et ‘arḍ
fut institué par Ḥallāj (sur leur signification chez ce dernier, cf. Massignon, Passion, index
s.v., et plus particulièrement III, p. 16, note 8), « la hauteur (ṭūl) de l’univers désigne le
monde spirituel, c’est-à-dire le monde des idées pures et du Commandement divin » et « la
largeur (‘arḍ) le monde de la création, de la nature et des corps ». L’anéantissement des
deux « dimensions » qui ordonnent la manifestation universelle correspond, dans le
symbolisme géométrique, à leur réintégration dans le Point initial.
3. L’acte surérogatoire (al-nafl) implique l’autonomie de celui qui l’accomplit. Son « retour »
à l’acte obligatoire (farḍ) qui, dans la perspective akbarienne, en constitue la matrice,
traduit l’extinction de la créature, et donc l’anéantissement de toute volonté qui lui serait
propre, et l’identification totale à la Volonté divine. Sur ce thème, voir texte 19.
4. Les couleurs du spectre représentent les différenciations apparentes de la lumière blanche.
Cette nouvelle expression symbolique du retour au Principe est renforcée par les
connotations du terme arabe inṣibāgh : ces couleurs sont des « teintures » et ont donc un
caractère artificiel.
5. Cette expression est empruntée à un ḥadīth qudsī, c’est-à-dire à une parole du Prophète
dans laquelle Dieu s’exprime à la première personne. Ibn ‘Arabī la commente dans un
passage des Fuṣūṣ (I, p. 112). Elle signifie pour lui la disparition de notre relation illusoire
à nous-mêmes et son remplacement par l’évidence de notre relation réelle à Dieu.
6. La « parole de Ḥallāj » est évidemment le fameux Anā l-Ḥaqq, que l’on peut traduire par
« Je suis Dieu » ou « Je suis le Réel absolu ». Le contexte suggère que la parole qui « fut
dite » à l’émir est Anta al-Ḥaqq, « tu es Dieu » ou « tu es le Réel absolu ». Sur ce propos
de Ḥallāj, voir texte 16.
7. « Les sept redoublés » : cette expression énigmatique a donné lieu à bien des
interprétations, l’une des plus courantes étant qu’elle désigne la Fātiḥa, la sourate
inaugurale du Coran, qui comprend sept versets (lesquels, selon certains commentateurs,
auraient été révélés deux fois ; cf. Suyūtī, Itqān, chap. 11 ; Ibn ‘Arabī, Fut., II, p. 507,
évoque le cas des sourates révélées deux fois mais ne mentionne pas la Fātiḥa). Sans
pouvoir nous étendre sur ce problème, signalons surtout l’interprétation de Qāshānī
(ob. 1329) pour qui « les sept redoublés » sont les sept attributs de l’Essence (la vie, la
science, la puissance, la volonté, l’ouïe, la vue, la parole), tandis que le « Coran glorieux »
mentionné dans la suite du verset symbolise l’Essence divine elle-même (Qāshānī, Tafsīr,
publié sous le nom d’Ibn ‘Arabī, Beyrouth, 1968, I, p. 670). Le « redoublement » est alors
une allusion au reflet dans la personne de l’Homme Parfait, qui est le « miroir de Dieu »,
des sept attributs. Mais l’Essence, qui transcende absolument toute dualité, ne se dédouble
pas : en toute rigueur métaphysique, le « miroir de Dieu » n’est pas « autre chose que
Dieu ». Sur les interprétations proposées par les orientalistes, voir E.I.2, s.v. Ḳur’ān,
tome V, p. 403 et 426.
8. Ibn ‘Arabī (Fut, II, p. 310-311) identifie l’Imagination absolue à la « nuée » (al-‘amā) dans
laquelle Dieu a donné forme à tout ce qui n’est pas Lui. Les termes employés par Abd el-
Kader dans cette phrase recouvrent donc à la fois le domaine de la manifestation informelle
et celui de la manifestation formelle supra-sensible. Ces degrés, pour être supérieurs à celui
de la manifestation grossière, n’en sont pas moins comme lui dépourvus de toute réalité au
regard de l’Etre absolu et constituent donc pour l’homme spirituel autant de « tentations ».
9. Sur les notions de jadhba et de sulūk, voir notre introduction p. 24.
10. Cet aspect périlleux du voyage initiatique est plus particulièrement traité par Ibn ‘Arabī
dans sa Risālat al-anwār (Hayderabad, 1948 ; voir surtout p. 9-13) et dans le commentaire
qu’en a donné ‘Abd al-Karīm al-Jīlī (Damas, 1329 h., p. 129 s.). Une traduction en anglais
de cet ouvrage, avec des extraits du commentaire de Jīlī, a été publiée sous le titre Journey
to the Lord of Power, New York, 1981, par Mme R. Terri Harris.
11. Il s’agit d’Ibn ‘Aṭā Allāh (ob. 1309), troisième shaykh de la confrérie shādhilite, dont les
« Sentences » (Ḥikam) résument avec autant de concision que de force les règles
fondamentales de la Voie. Il existe des Hikam une traduction en français par le P. Nwyia
(Ibn ‘Atā Allāh et la Naissance de la confrérie shādhilite, Beyrouth, 1972) et une
traduction en anglais par V. Danner (Ibn ‘Atā Allāh, The Book of Wisdom, New York,
1978). Le texte cité par l’émir, de mémoire, et non littéralement, est celui de la sentence 19
(pour le texte exact, voir Nwyia, op. cit., p. 95).
12. Murād : ce terme s’oppose traditionnellement à celui de murīd (« désirant ») qui, dans le
vocabulaire du soufisme, désigne le disciple qui entreprend le voyage initiatique. Son désir
ou sa volonté sont « arrachés » au murād (cette définition est empruntée par Abd el-Kader
à Ibn ‘Arabī, Ist., définition 4) alors que le murīd fait effort pour s’en défaire (cf. ibid.,
définition 3). Toutefois, tandis que le premier de ces termes correspond à une réalité
objective, le second traduit seulement la perception subjective qu’à l’initié de son propre
cas spirituel : comme le soulignent abondamment les maîtres, il n’est pas de murīd qui ne
soit d’abord murād, désiré par Dieu.
13. Sur le resserrement ou la contraction (qabḍ), voir note 182.
14. Le mot awzājan, que nous traduisons par « groupes », désigne proprement des « couples »,
des « paires » et doit être compris ésotériquement comme une allusion à la situation des
êtres qui vivent dans le monde de la dualité sans percevoir le caractère illusoire de cette
dernière.
15. Il est plus que probable que le « serviteur » en question n’est autre qu’Abd el-Kader lui-
même. Ce mode d’expression indirect pour relater un événement spirituel intime est assez
fréquent chez les maîtres du taṣawwuf. Ibn ‘Arabī y a recours à maintes reprises.
16. « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » Il s’agit là d’une allusion au « Pacte primordial »
(mīthāq) décrit dans Cor. 7 : 172, par lequel, en réponse à cette question, tous les hommes à
venir jusqu’à la fin des temps reconnaissent la suzeraineté divine. C’est cette évidence de la
Seigneurie, que tout être a perçue et confessée alors qu’il était encore « dans les reins
d’Adam », qui fonde la validité du « Témoignage » (shahāda) exigé de chaque musulman
(lā ilāha illa Llāh, « il n’y a de dieu qu’Allāh ») : car on ne peut témoigner que de ce que
l’on a vu, et la shahāda n’est pas un simple « acte de foi ». La discipline spirituelle a donc
essentiellement pour objet, selon les maîtres du taṣawwuf, de réactualiser cette évidence
originelle, et le pacte initiatique (‘ahd, mubāya‘a) avec le shaykh n’est rien d’autre qu’un
renouvellement et une confirmation du Pacte primordial.
17. Voir la note 55 sur le ḥadīth auquel cette phrase fait allusion.
18. Sur les djinns, voir note 56.
19. La « Mosquée sacrée » (al-masjid al-ḥaram) désigne la mosquée de La Mecque, au centre
de laquelle se trouve la Ka’aba. Le maṭāf est l’espace aménagé pour la circumambulation
rituelle (ṭawāf) et en dehors duquel elle n’est pas valide. L’événement spirituel décrit dans
ce chapitre se situe probablement au cours du séjour que fit l’émir au Ḥijāz entre
janvier 1863 et juillet 1864.
20. Sur cette « projection » d’un verset de la révélation, voir le texte 36.
21. Imām al-Ḥaramayn, surnom honorifique du théologien Abū l-Ma‘ālī ‘Abd al-Malik al-
Juwaynī (1028-1085).
22. Les opinions mentionnées dans ce paragraphe sont — très sommairement résumées —
celles des principales écoles théologiques sur le problème de « l’attribution des actes » (que
l’émir traite plus amplement dans le texte 32). L’étude approfondie de ce problème a été
faite par M. Daniel Gimaret dans sa thèse, Théories de l’acte humain en théologie
musulmane, Paris, 1980.
23. Ḥukman lā ‘aynan : cette extinction (fanā’) en Dieu a pour effet de faire perdre à la
créature le statut d’autonomie apparente qu’elle possédait parmi les degrés de la
Manifestation universelle mais n’attente pas à sa réalité essentielle qui subsiste
éternellement dans la Science divine sous forme de ‘ayn thābita, de « prototype
immuable ».
24. Allusion à la hiérarchie traditionnelle dans le soufisme des degrés de la certitude (inspirée
de Cor. 102 : 5-7) : ‘ilm al-yaqīn, la « science de la certitude », représente la simple
connaissance théorique ; ‘ayn al-yaqīn, l’« œil de la certitude », correspond à la
connaissance qui résulte de la vision directe ; haqq al-yaqīn, la « réalité de la certitude »,
correspond à l’identification totale du connaissant et du connu. Ces trois termes sont définis
par Ibn ‘Arabī dans Ist., définitions 56-57-58.
25. Cette phrase fait implicitement référence à une formule célèbre de Ghazālī selon laquelle
ce monde est le plus parfait de tous les mondes possibles. L’émir a commenté cette formule
dans le M. 226 (p. 500-507 du texte arabe) et dans le M. 369 (p. 1361-1370 du texte arabe)
en réponse dans ce dernier cas à une question du shaykh Salīm al-‘Aṭṭār (cf. Tuḥfa, II,
p. 224). Ibn ‘Arabī l’a, de son côté, cité à plusieurs reprises (Fut. I, p. 259 ; III, p. 449,
etc.).
26. Ibn ‘Arabī commente le verset introductif de ce chapitre dans Fus., I, p. 92 (faṣṣ Ismā’il).
27. Sur Ibn ‘Aṭā Allāh, voir note 11.
28. Sur la signification du terme la‘alla (« peut-être ») dans le discours divin, voir note 51.
29. La régularité de cette filiation est exprimée par la silsila, la « chaîne » — remontant à
travers une suite ininterrompue d’intermédiaires jusqu’au Prophète lui-même — par
laquelle s’est transmise la baraka, l’influence spirituelle. La fonction de maître (murshid,
shaykh) implique obligatoirement le rattachement à l’une de ces chaînes.
30. Cette phrase fait référence à des notions techniques appartenant au vocabulaire de la
phénoménologie spirituelle islamique. Al-wārid, l’inspiration, désigne selon Ibn ‘Arabī
(Ist., définition 59) « toutes les pensées louables qui surviennent inopinément dans les
cœurs sans effort préalable ». Al-barq, l’éclair, est défini par Jurjānī (Ta‘rifāt, s.v.) comme
« la première manifestation au serviteur des éclats de lumière supra-sensible ; il l’invite à
pénétrer dans la demeure de la Proximité du Seigneur en vue du “voyage en Allāh” ». La
wāqi‘a, « l’événement », s’applique généralement, dans le taṣawwuf, à une vision
survenant entre veille et sommeil.
31. « Mourez avant de mourir » : rapporté par Tirmidhī, qiyāma, 25 (qui donne la suite du
ḥadīth : « … et demandez-vous à vous-même des comptes avant que l’on ne vous en
demande »). Il s’agit bien entendu de la mort initiatique sans laquelle il n’est pas de
« seconde naissance », et à laquelle fait allusion un adage soufi, inlassablement répété tout
au long des siècles, prescrivant au disciple d’être, dans ses rapports avec son shaykh,
« comme le cadavre entre les mains du laveur des morts ». Certains maîtres instituent, à
l’intérieur de cette notion générale de mort initiatique, une quadruple distinction : la mort
« rouge » correspond au combat contre les passions, la mort « blanche » au jeûne, la mort
« verte » à l’investiture de la muraqqa‘a (la robe rapiécée de soufis), la mort « noire »
consistant à voir les actes des créatures comme provenant de Dieu seul. Ibn ‘Arabī traite de
ce symbolisme dans le Kitāb al-amr al-muḥkam et le Kitāb kunh mā lā budda li-l-murīd
minhu (cf. Asin Palacios, El Islam cristianizado, Madrid, 1931, p. 163). Voir aussi Jurjānī,
Ta‘rīfāt, s.v.
32. L’expression « création nouvelle » (khalq jadīd) empruntée à Cor. 50 : 15 recouvre une
notion fondamentale chez Ibn ‘Arabī (Fus., I, p. 126, 156 ; Fut., III, p. 198-199, etc.), celle
du renouvellement incessant de l’univers — dont la continuité n’est donc qu’apparente —
par le jeu inépuisable des théophanies dont il n’est que le théâtre. On trouvera un exposé
sur ce thème, et notamment sur sa formulation dans l’œuvre de ‘Ayn al-Quḍāt al-Hamadānī
(ob. 525/1131), dans T. Izutsu, Unicité de l’existence et Création perpétuelle en mystique
islamique, Paris, 1980, p. 96-120.
33. Comme l’indique le titre — al-qiyāma — de la sourate à laquelle appartiennent ces versets,
ce texte coranique se rapporte, dans son sens obvie, à la Résurrection et au Jugement
Dernier. Les commentaires exotériques se limitent à cette interprétation. Selon sa méthode
habituelle, qui est celle d’Ibn ‘Arabī, Abd el-Kader n’en conteste nullement la validité dans
son ordre mais développe une interprétation microcosmique dans laquelle les phénomènes
mentionnés par la Révélation sont compris comme des événements spirituels jalonnant
l’itinéraire du gnostique (Qāshānī, pour sa part, privilégie également, selon son habitude,
une interprétation microcosmique, mais situe ces événements au moment de la mort
corporelle, qui est la « petite résurrection », al-qiyāmat al-sughra).
34. Dans la doctrine akbarienne, l’univers n’est rien d’autre que la succession inépuisable des
théophanies (Fus., I, p. 81) et, en ce sens, on ne peut parler, pour un individu quelconque,
du « moment où commencent les théophanies ». Mais une chose est de savoir que le monde
n’est que théophanies, autre chose est de percevoir ces dernières comme telles (cette
distinction correspondant à celle qu’opèrent certains auteurs comme Jāmī entre tajallī
wujūdī et tajallī shuhūdī ou ‘irfānī). L’événement spirituel, la « surrection » (qiyāma) dont
il s’agit ici, inaugure ce dévoilement.
35. Cette définition du maqām al-jam’ est littéralement celle que donne Ibn ‘Arabī dans Ist.,
définition 37.
36. Cette phrase est extraite d’un ḥadīth où elle s’applique aux survivants musulmans de la
bataille de Badr (Bukhārī, maghāzī, 9).
37. Nous traduisons librement cette formule fameuse, empruntée à des traditions prophétiques
(par exemple Bukhārī, adāb, 95) indépendamment desquelles elle ne peut être intelligible
au lecteur français.
38. Voir note 81.
39. Ce ḥadīth, absent des recueils canoniques, est souvent cité par Ibn ‘Arabī (Fus., I, p. 72-
73 ; Fut., I, p. 270-272 ; III, p. 490, etc.).
40. La sunna est l’ensemble des règles de conduite fondées sur les propos ou les
comportements du Prophète et constitue l’une des sources de la Loi sacrée (sharī’a). A ce
titre, elle précise sur bien des points les modalités d’application de prescriptions instituées
par la révélation coranique. C’est le cas en ce qui concerne les cinq prières légales dont il
est question ici. Chacune de ces prières comporte un nombre variable de séquences (rak’a,
pl. rak’āt). La prière de l’aube comprend deux rak’a-s, pendant lesquelles les récitations
coraniques prescrites se font à voix haute. Les prières du milieu de la journée et de l’après-
midi comprennent chacune quatre rak’a-s, pendant lesquelles les récitations coraniques se
font à voix basse. Dans la prière du coucher du soleil (3 rak’a-s) et celle de la nuit (4 rak’a-
s), les deux premières rak’a-s seules incluent des récitations à voix haute, le reste se faisant
à voix basse.
41. Sur le barzakh, voir note 129.
42. Cette expression figure dans un ḥadīth rapporté entre autres par Muslim, ḥajj, 426.
43. La fin de cette phrase est, dans le texte arabe, tronquée ou déformée. Nous reconstituons le
sens le plus probable.
44. Les termes employés ici ne doivent pas être considérés comme de simples figures de style
mais correspondant à des modalités, plus ou moins lumineuses, de dévoilements
théophaniques.
45. Ibn ‘Arabī (Fut., I, p. 395-396) traite du symbolisme des moments de la prière d’une
manière quelque peu différente mais fondée, elle aussi, sur la correspondance entre la nuit
et le monde de la non-manifestation (‘ālam al-ghayb) d’une part, le jour et le monde de la
manifestation (‘ālam al-shahāda) d’autre part.
46. Sur ces trois degrés de la certitude, voir note 24.
47. Cette « preuve » au degré symbolise par l’expression ‘ayn al-yaqīn n’est pas d’ordre
rationnel et indirect comme au degré précédent : elle consiste dans la vision directe de
l’objet de la certitude et c’est pourquoi le doute se trouve ici exclu. Quant à la « réalité de
la certitude », elle correspond à l’identification du sujet connaissant et de l’objet connu et
ne laisse plus aucune place à une preuve, cette dernière impliquant nécessairement une
dualité désormais dépassée.
48. Mulk, malakūt : ces deux termes peuvent se traduire respectivement par « royaume » et
« royauté ». Chez Ibn ‘Arabī (Ist., définitions 175, 176), comme chez la plupart des
auteurs, ils désignent le domaine de la manifestation (‘ālam al-shahāda) et celui de la non-
manifestation (‘ālam al-ghayb).
49. La voix passive est — comme son nom l’indique en arabe — celle où le sujet du verbe
reste inconnu (majhūl).
50. La fin du verset (« peut-être, etc. ») n’est pas donnée dans l’édition des Mawāqif, bien qu’il
y soit fait allusion quelques lignes plus loin. Il était donc nécessaire, pour l’intelligence du
texte, de compléter la citation.
51. La justification scripturale du passage se trouve dans le ḥadīth cité infra, note 84, selon
lequel Dieu est « l’ouïe, la vue », etc., de celui qu’Il aime.
52. La‘alla, « peut-être », en dépit du caractère dubitatif qu’il introduit dans le discours
humain, ne doit pas, lorsque c’est Dieu qui parle, être interprété comme l’expression d’une
incertitude sur l’occurrence d’un événement ou la réalisation d’une promesse. Cette
incertitude impliquerait en effet une limitation métaphysiquement absurde de la Science
divine dans le premier cas, de la Justice ou de la Puissance divine dans le second. Les
commentateurs du Coran reconnaissent donc à des constructions du type de celles que nous
rencontrons ici, selon le contexte, soit le caractère d’une affirmation, soit celui d’une
exhortation (= «puissiez-vous »). Sur le fait d’« entendre Dieu » en toute parole — et non
point seulement lorsqu’on écoute la récitation du Coran —, nous renvoyons à un très
intéressant passage d’Ibn ‘Arabī dans les Mawāqi ‘al-nujūm, Le Caire, 1325 h., p. 164.
53. Le mot employé ici et dans la phrase suivante, celui de tawḥīd, recouvre chez l’émir, et
plus généralement dans l’école d’Ibn ‘Arabī, une pluralité de sens hiérarchiquement
superposés, depuis son acception exotérique courante (où il désigne la simple affirmation
verbale que Dieu est unique) jusqu’à la réalisation effective de l’Identité suprême du Soi
divin et du « moi » du serviteur. Sa traduction doit donc varier selon le contexte.
54. Les mots yattaqūn et ittiqā appartiennent tous deux à la huitième forme verbale de la même
racine WQY qui, selon le cas, exprime l’idée de « craindre » (et plus précisément
« craindre Dieu »), de « se garder contre » ou de « protéger ». C’est ce dernier sens que
retient habituellement Ibn ‘Arabī qui donne donc de versets analogues à celui qui est
commenté ici une exégèse assez différente dont on trouvera un exemple dans Fus., I, p. 56.
55. Ḥuḍūr peut se traduire aussi par « concentration », mais cette traduction ne permettrait pas
de rendre sensible la relation entre ce terme et le verbe de même racine istaḥḍarū (« rendre
présent ») qui apparaît dans la suite du texte. La présence à Dieu par l’invocation a pour
effet, du point de vue du serviteur, de « rendre Dieu présent » bien que, métaphysiquement,
on ne puisse parler en aucun cas et pour aucun être d’une « absence de Dieu ».
56. Ce ḥadīth figure dans plusieurs des recueils canoniques et notamment chez Muslim (source
habituelle de l’émir), Ṣaḥīḥ, ṣalāt, 148, 222 ; dhikr, 96.
57. Les djinns qui sont mentionnés à maintes reprises dans le Coran (6 : 128, 130 ; 7 : 179,
184 ; 11 : 119 ; 72 [toute la sourate] ; 114 : 6, etc.) représentent des entités subtiles de
nature ignée (nāriyya) à la différence des anges qui sont de nature lumineuse (nūriyya). Ibn
‘Arabī, qui précise que ce mot peut désigner des forces psychiques intérieures à l’homme
(Fut., III, p. 354), traite à plusieurs reprises de la nature des djinns : Fut., I, p. 131-134 ; I,
p. 272-273 ; III, p. 367.
58. La première « station de la séparation » (maqam al-farq) correspond à l’état de l’homme
ordinaire qui perçoit l’univers comme distinct de Dieu. A partir de là, l’itinéraire initiatique
conduit d’abord l’être à l’extinction dans l’Unité divine, qui abolit toute perception des
choses créées. Mais la réalisation spirituelle, si elle est complète, aboutit ensuite à la
« deuxième station de la séparation » où l’être perçoit simultanément l’Un dans le multiple
et multiple dans l’Un.
59. La négation manque dans le texte imprimé qui donne : ‘inda l-asbāb wa bi-l-asbāb. Son
absence rend la phrase inintelligible et contradictoire avec d’autres énoncés de l’émir — et
d’Ibn ‘Arabi — sur le même sujet.
60. « Aucune âme ne tirera profit de sa foi… » La suite du verset précise : « … si elle n’a pas
cru auparavant ». Dans son sens obvie, ce verset se rapporte à l’apparition des « signes de
l’Heure » qui annonceront la fin du monde et parmi lesquels figure, selon le ḥadīth que
mentionne le texte à la ligne suivante, « le lever du soleil à son couchant », c’est-à-dire à
l’occident (Tirmidhī, fitan, 22). La « porte du repentir » sera alors close, et, pour celui qui
aura vécu dans l’infidélité, il sera trop tard pour professer la vraie foi.
61. Voir ici (texte 25) le commentaire de ce « verset de la Lumière ».
62. Cf. note 98bis. Abd el-Kader, qui commente cette formule dans le M. 48 (p. 101 du texte
arabe), évoque dans le M. 163 les controverses relatives à son attribution au Prophète sans
se prononcer sur ce problème.
63. Sur la tawba, voir ici texte 35 et note 176.
64. Allusion à Cor. 57 : 4, que commente Abd el-Kader dans le M. 132, ici texte 19.
65. Il faut corriger ‘adl, que porte le texte imprimé, en ‘adam.
66. Allusion probable à Cor. 18 : 77 et 18 : 82, avec cette différence notable que, dans le même
but — préserver le trésor pour ceux à qui il est destiné —, Khadir reçoit de Dieu l’ordre de
reconstruire le mur.
67. Ma anta ? et non plus Man anta ? comme précédemment.
68. Cette sentence, souvent citée avec de légères variantes, est attribuée à Sahl Tustarī
(203/818-283/896). Sur son interprétation, cf. Fut., I, p. 42-43.
69. Limitée à sa première partie, cette formulation est en effet métaphysiquement correcte dans
la perspective de la waḥdat al-wujūd. Si elle peut, on le verra, exposer légitimement sous
certaines conditions celui qui l’énonce à un châtiment en cette vie, elle ne saurait donc
entraîner pour lui un châtiment posthume. C’est l’ajout de la stipulation « en dehors de
Lui » qui, en introduisant la dualité au plan de la pure Unitude, transforme cette affirmation
en absurdité, donc en blasphème, et justifie les peines infernales mentionnées dans le
verset.
70. Sur Ḥallāj et les circonstances de sa condamnation, voir L. Massignon, Passion, I, p. 385-
606. Un des documents fondamentaux de la « légende dorée » ḥallājienne a été récemment
réédité en français : Le Mémorial des Saints, de Farīd al-dīn ‘Aṭṭār, Editions du Seuil,
Paris, 1976, p. 299-309.
71. Abū Yazīd al-Bisṭāmī, l’un des grands saints des premiers siècles de l’Islam (mort en
234/857 ou 261-874), de qui sont rapportés des « propos extatiques » (shataḥāt) qui, au
regard de l’exotérisme, ne sont pas moins « scandaleux » que ceux de Ḥallāj.
72. Cette partie finale d’une formule d’invocation utilisé par le Prophète figure, avec quelques
variantes, dans plusieurs recueils canoniques, par exemple le Ṣaḥīḥ de Bukhārī, da‘awāt,
10.
73. Sur la signification de cette allusion au Nom divin al-Nur (la Lumière), voir le texte 25 qui
commente le « verset de la Lumière ».
74. Sur la portée de cette variante, voir le début du texte 18, lequel commente une seconde fois
le même verset coranique.
75. Sur les a‘yān thābita, voir note 128.
76. Sur le problème de l’attribution des actes et ses sources coraniques, voir les textes 32 et 33,
et note 22.
77. Le symbolisme de la Lumière, dont l’effusion fait passer les choses du néant (al-‘adam) à
l’être (al-wujūd), est traité ici dans le texte 25.
78. Le Huwa, qui renvoie à la troisième personne du discours, est, selon sa définition usuelle,
le « pronom de la personne absente ». Le déploiement des implications métaphysiques de
la grammaire d’une langue sacrée — dont les règles procèdent d’une institution divine et
non d’une simple convention humaine — constitue l’une des voies traditionnelles de
l’herméneutique ésotérique de la Révélation. L’émir — à la suite d’Ibn ‘Arabī — y a
souvent recours. Un exemple caractéristique est offert par le texte 32.
79. Cette citation est un ḥadīth, plusieurs fois rapporté dans les recueils canoniques (par
exemple Bukhārī, Ṣaḥīḥ, manāqib al-Anṣār, 36 ; adab, 90) et qui, sous sa forme complète,
précise d’ailleurs le nom du poète auquel il est fait allusion : il s’agit de Labīd, auteur d’une
des sept mu‘allaqāt.
80. Ces relations, en effet, ne modifient en rien le statut ontologique respectif des termes entre
lesquels on les établit : dire d’un homme qu’il est un lion ne fait pas de lui un lion, ni du
lion un homme.
81. Cette précision est nécessaire pour distinguer l’interprétation ésotérique de ce verset de son
interprétation habituelle chez les commentateurs exotériques pour lesquels Allāh n’est
« avec nous » que par Sa science. Ce problème est discuté un peu plus loin.
82. Ces termes désignent, en dogmatique musulmane, autant de doctrines hérétiques souvent
imputées — à tort — par des polémistes au Shaykh al-akbar et à son école. Ces attaques,
dont les longues listes établies par M. Osman Yahya montrent l’étendue et la persistance à
travers les siècles (voir à ce sujet son Histoire et Classification de l’œuvre d’Ibn ‘Arabī,
Damas, 1964, I, p. 114-132 ; et son introduction au Naṣṣ al-nuṣūṣ de Ḥaydar Āmulī,
Téhéran, 1975, p. 36-62 du texte arabe), se poursuivent encore aujourd’hui, notamment en
Egypte où, il y a quelques années, l’orthodoxie d’Ibn ‘Arabī a été l’objet d’une violente
campagne de presse et de débats au Parlement. Ces débats avaient d’ailleurs abouti à une
décision — aujourd’hui levée — d’interdire la parution de l’édition critique des Futūḥāt
actuellement en cours de publication. La plupart des thèmes de la polémique anti-
akbarienne se trouvent déjà dans l’œuvre de Ibn Taymiyya (1263-1328) et en particulier
dans sa Risāla ilā man sa’alahu ‘an ḥaqīqati madhhab al-ittiḥadiyyīn (Majmū‘at al-
rasā’il, édition Rashīd Riḍā, V, p. 1-102).
83. Ils ne peuvent donc, par cette interprétation réductrice, « sauvegarder », comme ils se le
proposent, la transcendance divine.
84. Sur la notion de « face », voir le texte 23.
85. Cette notion et celle, corrélative, de « Proximité par les œuvres surérogatoires » (qurb al-
nawāfil) sont fondamentales chez Ibn ‘Arabī et ne sont pas sans conséquences
méthodologiques dans les enseignements initiatiques que son influence a marqués. Elles
sont fondées l’une et l’autre sur un ḥadīth qudsī souvent cité et commenté dans la
littérature du taṣawwuf et dont voici le texte tel que le donne Bukhārī (Bāb al-tawāḍu’)
d’après Abū Hurayra : « L’Envoyé de Dieu — sur lui la Grâce et la Paix ! — a dit : Dieu a
dit “Celui qui traite en ennemi un de Mes amis (ou “un de Mes saints”, walī), Je lui déclare
la guerre. Mon serviteur ne s’approche pas de Moi par quelque chose que J’aime davantage
que par les œuvres que Je lui ai prescrites. Et il ne cesse de s’approcher de Moi par les
œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par
laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il saisit, son pied avec
lequel il marche. S’il me demande, Je lui donne ; s’il cherche refuge en Moi, Je le protège.
Je n’ai jamais hésité à faire une chose quelconque comme j’hésite à prendre l’âme du
croyant qui hait la mort, car Je hais, Moi, lui faire mal. » Ibn ‘Arabī, qui inclut ce ḥadīth
dans un recueil de ḥadīth-s qudsī-s dont il est l’auteur, le Mishkāt al-anwār, cite et
commente sa partie centrale à maintes reprises dans les Futūḥāt Makkiyya (voir par
exemple I, p. 406 ; III, p. 68 ; IV, p. 20, 24, 30). Par la pratique des nawāfil, des actes de
piété surérogatoires, le serviteur s’approche d’Allāh jusqu’au point où il entend, voit, saisit
par Lui : toutefois, cette « substitution » d’Allāh au serviteur ne se limite pas aux sens
externes mais, selon Ibn ‘Arabī, s’étend aussi aux facultés internes. Elle est donc totale :
Allāh est l’être même du serviteur. D’autre part, souligne le Shaykh al-akbar (Fut., I,
p. 406), il ne faut pas penser qu’il se produit, en l’occurrence, quelque chose de nouveau :
Allāh a toujours été l’ouïe, la vue, etc. du serviteur, et seul le voile de l’illusion empêchait
ce dernier d’en être conscient. La pratique des nawāfil a simplement eu pour effet un kashf,
un « dévoilement » qui lui a fait découvrir la réalité permanente qu’il ignorait. La
« proximité » dont il s’agit n’est donc rien d’autre, en fait, qu’une désignation allusive de
l’Identité suprême — celle du Ḥaqq (la Réalité divine) et du Khalq (la créature).
Cette « station », comme le rappelle l’émir, n’est cependant pas, pour Ibn ‘Arabī, la plus
parfaite (cf. Fut., IV, p. 24, 449). Si, dans le qurb al-nawāfil (obtenu par la pratique des
actes surérogatoires, où intervient donc encore par définition la volonté de la créature).
Allāh entend, voit… à la place de Son serviteur, corrélativement dans le qurb al-farā’iḍ
(que la créature atteint en manifestant sa servitude absolue — c’est-à-dire son indigence
ontologique radicale — par l’accomplissement des actes obligatoires, où toute volonté
propre est éteinte), c’est au contraire le serviteur qui « devient » l’ouïe, la vue, la main
d’Allāh.
Ces deux « proximités » sont dans la même relation hiérarchique que les Nawāfil et les
Farā’iḍ (lesquels jouent à l’égard des Nawāfil le rôle de principe : cf. Fut., I, p. 203) et
correspondent respectivement à la réalisation « ascendante » et à la réalisation
« descendante » telles que les décrit le chapitre 45 des Futūḥāt une traduction et un
commentaire de ce chapitre ont été donnés par M. Vâlsan dans un article de la revue Etudes
traditionnelles, avril-mai 1953, sous le titre « Un texte du Cheikh al-Akbar sur la
“réalisation descendante” »). On entrevoit ainsi, notons-le en passant, la signification
profonde d’une définition célèbre qu’Ibn ‘Arabī rappelle à la fin du chapitre 25 des Futūḥāt
en déclarant que « sous ces mots se cache une science immense », et selon laquelle le
taṣawwuf consiste dans les « cinq prières et l’attente de la mort ».
86. Ce verset appartient à un épisode du récit coranique — qui a sa correspondance dans le
Talmud — au cours duquel Abraham est jeté par les idolâtres dans une fournaise dont,
grâce à l’intervention divine, il sortira intact.
87. Ces termes font allusion à des versets coraniques relatifs à Abraham qui sont cités un peu
plus loin.
88. Allusion à un ḥadīth célèbre — qui se réfère à la Ḥaqīqa muḥammadiyya, à la « Réalité
muhammadienne » métahistorique, et non pas à la personne historique du Prophète —
selon lequel « J’étais Prophète alors qu’Adam était encore entre l’eau et la boue » (ce
ḥadīth ne figure pas sous cette forme dans les recueils canoniques ; on le trouve en
revanche sous la forme « J’étais Prophète alors qu’Adam était encore entre l’esprit et le
corps » — bayna l-rūḥ wa l-jasad — chez Tirmidhī, manāqib, I et Ibn Ḥanbal 4/66 ; 5/59 ;
5/379. Ibn Taymiyya attaque Ibn ‘Arabi sur ce point dans son traité contre les Ittiḥādiyyīn,
Majmū‘at al-Rasā’il, IV, p. 8 et 71). Ibn ‘Arabī a commenté à maintes reprises les
implications doctrinales de cette notion selon laquelle le « Sceau des Prophètes », qui clôt
le cycle de la prophétie, est aussi la source originelle de toute prophétie. (Voir par exemple
Fus., I, p. 62 s. ; Fut., I, p. 243.)
89. Cette identification à Abraham est affirmée par le texte coranique lui-même (Cor. 14 : 36)
dans lequel Abraham déclare : « Celui qui me suit, celui-là en vérité fait partie de moi »
(fa-innahu minni).
90. Sans doute faut-il comprendre par là que Dieu ne s’est pas borné à dire qu’Il faisait de l’eau
toute chose mais a précisé : « toute chose vivante ». Or ce qui fait qu’une chose est vivante,
c’est la présence en elle de l’esprit, lequel procède du « Souffle du Très-Miséricordieux » :
seule, donc, la forme de la chose est faite à partir de l’eau.
91. Pour Ibn ‘Arabī, (cf. Fus., I, p. 143-144), le « Souffle du Très-Miséricordieux » est la
hayūlā (du grec hylé), la materia prima des « paroles divines » (kalimāt). Or tous les êtres
créés, considérés sous le rapport de leur réalité essentielle (ḥaqīqa), non sous celui de leur
forme (ṣūra), sont des « paroles de Dieu » (Fut., II, p. 366, 400, 402, 404, etc.).
92. Ibn ‘Arabī insiste à maintes reprises, à partir du même argument scripturaire ou d’autres
analogues, sur le fait qu’il n’est rien dans la Manifestation universelle, envisagée dans tous
ses degrés et toutes ses modalités, qui ne soit vivant. Il n’y a donc aucune place, dans la
doctrine akbarienne, pour une matière « inerte » ou un objet « inanimé » (Fus., I, p. 170 ;
Fut., III, p. 258, etc.).
93. D’où il résulte que l’accident doit par définition être dit existant même si, du fait que son
existence est subordonnée à celle de la substance, il se situe à l’extrémité inférieure de la
hiérarchie des statuts ontologiques.
94. Allusion à un long ḥadīth sur les états posthumes de l’être humain que Sha‘rānī
(Mukhtaṣar tadhkirat al-Qurtubī, Alep, 1395 h., p. 46) cite d’après Ibn Ḥanbal.
95. Cf. Sha‘rānī, op. cit., p. 116. Cette régénération par l’eau de Vie concerne les pécheurs
croyants qui, après avoir expié leurs fautes dans la Géhenne, en sortiront pour entrer dans
le paradis (Bukhārī, tawḥīd, 24/5).
96. Ce ḥadīth ne figure pas dans les recueils canoniques et, selon les critères externes
d’authentification propre à la science du ḥadīth, est considéré comme apocryphe bien que,
pour la plupart des soufis et notamment Ibn ‘Arabī, il soit validé par le dévoilement intuitif
(Kashf). Sur cette forme de validation, cf. Fut., I, p. 150. Pour Ibn ‘Arabī, cette pierre
précieuse, qui est plus précisément une « perle blanche » (durra bayḍā), est identique à
l’Intellect premier (al-‘aql al-awwal ; Ist., définition 118 ; Fut., I, p. 46), qui est l’une des
désignations de la « Réalité muhammadienne ». Le Shaykh al-akbar précise (‘Uqlat al-
mustawfiz., éd. Nyberg, p. 56) qu’il a consacré à la durra bayḍā un traité spécial.
97. Sur la « Réalité muḥammadienne » (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya), voir note 129.
98. Les quatre éléments — y compris l’élément eau — représentent donc autant de
différenciations de l’Eau primordiale, dont le rôle correspond ici à celui de l’éther (ākāsha)
dans la tradition hindoue.
99. Le Lām-Alif (‫)ﻻ‬, bien que formé de la combinaison de deux lettres, est souvent considéré
par les auteurs arabes comme une lettre autonome, s’ajoutant donc aux 28 que compte
normalement l’alphabet. Sur le symbolisme du Lām-Alif (traité ici par l’émir
essentiellement sous son aspect graphique mais qui, en raison de sa fonction grammaticale,
appelle également d’autres considérations fort intéressantes), voir Fut., I, p. 75-78 où Ibn
‘Arabī traite des rapports entre le Lām-Alif (qui, prononcé Lā, est une particule négative) et
le Alif-Lām (qui, prononcé Al, est en arabe l’article défini). Voir aussi Fut., I, p. 177, à
comparer avec le texte de la première rédaction, sur lequel consulter l’édition critique
d’O. Yahya, vol. III, p. 134 ; ainsi que Fut., II, p. 123, où Ibn ‘Arabī répond à la
question 141 du questionnaire de Tirmidhī. L’édition du Khatm al-awliyā’ de M. Osman
Yahya (Beyrouth, 1965, p. 312) donne également en note une formulation différente de
cette même réponse extraite d’un autre traité du Shaykh al-akbar, le Jawāb mustaqīm.
100. Nous suppléons ici à une lacune du texte imprimé qui omet de répéter « al-wujūd al-
ḥaqq », comme l’impose le contexte.
101. Cf. note 61. Cette formule célèbre et souvent citée par les maîtres du taṣawwuf est
généralement considérée comme un ḥadīth nabawī, c’est-à-dire une parole attribuée au
Prophète, voire même comme un ḥadīth qudsī (dans lequel le Prophète rapporte un propos
où Dieu s’exprime à la première personne). Certains auteurs jugent qu’il s’agit d’un ḥadīth
apocryphe et attribuent cette sentence à Yaḥyā b. Mu‘ādh al-Rāzī (ob. 258/871)
(cf. Massignon, Lexique technique, Paris, 1954, p. 127). Ibn ‘Arabī — qui la cite toujours
sous la forme man ‘arafa nafsahu ‘arafa rabbahu (sans fa qad) — la considère comme un
ḥadīth nabawī (voir Fut., I, p. 328, 331, 353 ; II, p. 297, etc.). Il faut rappeler à cette
occasion que le traité intitulé « Risāla fi l-aḥadiyya » ou « Risāla wujūdiyya », plusieurs
fois publié et traduit (par ‘Abd al-Hādī en français, par T.H. Weir en anglais) sous le nom
d’Ibn ‘Arabī et qui se présente comme un commentaire ésotérique de ce ḥadīth, est en
réalité de Awḥad al-dīn Balyānī (ob. 686/1287 ; une notice lui est consacrée par Jāmī,
Nafaḥāt al-uns, Téhéran, 1336/1957, p. 258-262), lequel, par son maître Shushtarī, se
rattache à la lignée spirituelle d’Ibn Sab‘īn. Ce rattachement, à la fois initiatique et
doctrinal, explique les divergences très marquées de ce commentaire avec les
interprétations akbariennes.
102. Sur la différence entre la réalisation spirituelle progressive, qui est celle du sālik, et celle
qui résulte d’un « arrachement extatique » (jadhb), voir notre introduction, p. 24.
103. Al-Ḥaqq (Dieu) est omis dans le texte imprimé.
104. Pour l’émir, les deux termes de waḥdat al-wujūd et de waḥdat al-shuhūd, souvent opposés
dans des polémiques dont nous ne pouvons ici donner l’analyse, représentent deux aspects
complémentaires de la réalisation spirituelle. Il s’en explique en particulier dans le M. 192
(Mawāqif, p. 419-421). Voir également notre introduction p. 31-32.
105. Il convient de ne pas oublier que ce terme d’« union », même s’il a une certaine validité
subjective et psychologique, est métaphysiquement impropre comme le souligne l’auteur à
plusieurs reprises. Voir ici, par exemple, le texte 19.
106. Pour l’intelligence du texte, il convient de citer le verset précédent de la sourate 55 : « Tout
être sur elle (= la terre) périt. Et seule subsiste la Face de ton Seigneur… » Cette « face »
ou aspect divin propre à chaque être — identique à ce « quelque chose d’incréé et
d’incréable » dont parle Maître Eckhart — constitue, dans la doctrine du Shaykh al-akbar
et de son école, le fondement métaphysique de la créature, le « seigneur » étant, pour
chacun, le Nom divin particulier dont il est le « lieu épiphanique ». C’est pour cette raison
qu’Ibn ‘Arabī, lorsqu’il commente (par exemple in Fut., III, p. 420) le verset 28 : 88
« Toute chose périt, sauf Sa face » (où le pronom possessif est généralement interprété
comme se rapportant à Dieu), considère qu’il s’agit de la « face » de la chose. Ces deux
interprétations ne sont d’ailleurs contradictoires qu’en apparence. Sur la notion de wajh,
voir H. Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, Paris, 1983, p. 237-295 (où ce thème
akbarien est surtout traité en référence à des textes shi‘ītes).
107. Le mot sirr, pluriel asrār, qu’on retrouvera plus loin dans ce texte est, dans le vocabulaire
de l’anthropologie sacrée, une des désignations du centre de l’être et en ce sens s’identifie
au cœur (qalb). Il peut prendre cependant dans certains cas une signification technique plus
précise, en relation avec la localisation des différents centres subtils que la discipline
initiatique a pour but d’éveiller.
108. Allusion à un ḥadīth qudsī célèbre (« Mon ciel et Ma terre ne peuvent me contenir, mais le
cœur de Mon serviteur croyant me contient ») souvent cité dans la littérature du Taṣawwuf
avec un isnād remontant à Wahb b. Munabbīh, mais qui ne figure pas dans les recueils
canoniques.
109. La qibla est la direction de la Mosquée sacrée [de La Mecque] citée dans le verset
introductif, vers laquelle l’orant doit se tourner pour accomplir les prières rituelles.
110. Il s’agit ici, non d’une citation coranique, mais d’un ḥadīth qudsī (Ibn Ḥanbal, Musnad, II,
404 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, birr, 43). Voici la suite de ce ḥadīth (à rapprocher de Matthieu 25 :
41-45) : [l’homme répond :] « Ô mon Seigneur, comment pourrais-je Te visiter, alors que
Tu es le Seigneur des mondes ? » Dieu dit : « Ne savais-tu pas que Mon serviteur untel
était malade ? Et pourtant tu ne l’as pas visité ! Ne savais-tu pas que, si tu l’avais visité, tu
M’aurais trouvé chez lui ? » Le dialogue se poursuit sur le modèle de ce qui précède. Ce
texte, où le Moi divin s’identifie à l’être même de la créature, est commenté par Ibn ‘Arabī
in Fut., I, p. 407 qui cite également dans ce passage le ḥadīth qudsī selon lequel « Je suis
son ouïe, sa vue, etc. (voir ici note 84) que mentionne l’émir à la ligne suivante.
111. En d’autres termes : c’est la présence en l’homme (et en tout être) de cette « face » divine
qui justifie l’identification qu’établissent ces textes entre le Ḥaqq et le Khalq.
112. Voir le commentaire de ce verset dans le texte 28.
113. Voir note 81.
114. Car tel est le sens propre du mot masjid, habituellement traduit par « mosquée ».
115. Cette réponse est celle que fit un shaykh d’Abādān à Sahl b. ‘Abdallāh al-Tustarī
(ob. 283/896). Ibn ‘Arabī, qui évoque cet épisode à plusieurs reprises (Fut., II, p. 20, 32,
34, 102 ; III, p. 302-308), précise que la « prosternation du cœur » (sujūd al-qalb) est une
modalité de réalisation spirituelle extrêmement rare mais que Sahl l’avait obtenue dès l’âge
de six ans et chercha longtemps en vain un maître qui put l’instruire sur son état. Cet
épisode de la vie de Sahl est très probablement celui qu’évoque la Risāla qushayriyya (Le
Caire, 1957, p. 15). Le nom du shaykh concerné serait donc Abū Ḥabīb Ḥamza b.
‘Abdallāh al-‘Abādānī.
116. Allusion au verset 3 de la sourate 85, laquelle débute par un triple serment dont celui-ci est
le dernier.
117. Cette formule figure chez Tirmidhī (imān, 15) mais, sauf erreur, ne se trouve pas dans le
Ṣaḥīḥ de Bukhārī.
118. Dans le verset coranique 57 : 20, le mot kuffār (pluriel de kāfir) est employé dans le sens de
« semeurs » et c’est sans doute en particulier à cet exemple que fait allusion la suite de la
phrase.
119. Allusion à trois sentences attribuées aux trois premiers califes. La première est : « Je ne
vois jamais une chose sans voir Allāh avant cette chose » ; la deuxième : « Je ne vois
jamais une chose sans voir Allāh en même temps que cette chose » ; la troisième : « Je ne
vois jamais une chose sans voir Allāh après la chose ».
120. L’affirmation que tanzīh et tashbīh sont indissolublement liés dans la Connaissance
suprême est un des thèmes caractéristiques de la doctrine akbarienne. Elle est développée,
en particulier, dans les Fuṣūṣ al-ḥikam (Faṣṣ Nūḥ).
121. Nous rétablissons le nom divin al-ẓāhir, qui a été omis du texte imprimé, mais que le sens
impose.
122. Sur ce ḥadīth, voir texte 23 et note 107.
123. « Ceux qui font le pacte avec toi… » Le « toi » de ce verset, comme le « tu » du verset cité
ensuite, désigne le Prophète.
124. Voir texte 36 et note 183.
125. Ce paragraphe sur Abū Sa‘īd al-Kharrāz est une contraction d’un passage des Fuṣūṣ (I,
p. 77).
126. Nous renonçons à traduire la dernière phrase, dont le texte est manifestement mutilé ou
corrompu.
127. Ce verset coranique célèbre a suscité d’innombrables commentaires parmi lesquels le plus
connu est sans doute celui que Ghazālī (1058-1111) a écrit sous le titre de Mishkāt al-
anwār (édité par ‘Afīfī, Le Caire, 1964). Une excellente traduction française de ce traité a
été publiée par R. Deladrière, Le Tabernacle des Lumières, Paris, Éditions du Seuil, 1980.
Sur l’interprétation par Ibn ‘Arabī de ce même verset, on se reportera à l’article de Denis
Gril, « Le commentaire du verset de la Lumière d’après Ibn ‘Arabī », Bulletin d’études
orientales, tome XXIX, Damas, 1977, p. 179-189 (en ajoutant, aux nombreux textes qu’il
cite, une mention brève mais intéressante dans le commentaire du Tarjumān al-Ashwāq, éd.
Beyrouth, 1961, p. 17).
128. Al-Nūr est l’un des 99 Noms divins.
129. Sur le « besoin » qu’ont les Noms divins des créatures pour se manifester, cf. Fus., I,
p. 111-112.
130. Dans Fut., I, p. 101, Ibn ‘Arabī écrit : « chaque Nom divin contient tous les autres et se
qualifie par tous les autres ». Il précise dans Fus., I, p. 79, qu’« en tant qu’il désigne
l’Essence, tous les Noms appartiennent [à chaque Nom divin] mais en tant qu’il désigne le
sens particulier qui lui est propre, il se distingue des autres ».
131. Le Thubūt, la permanence, la stabilité, désigne chez Ibn ‘Arabī le mode de présence des
possibles dans la Science divine. « Les possibles ont des essences — ou des prototypes,
a‘yān — immuables, dépourvues d’être propre, qui accompagnent dans l’éternité l’Etre
Nécessaire » (Fut., III, p. 429). « Il n’y a pas de forme existante qui ne soit identique à son
propre prototype immuable ; l’être est sur lui comme un vêtement » (Fut., I, p. 302). « Ce
que tu étais dans ton état de thubūt, tu le manifestes dans ton existence, pour autant qu’on
puisse affirmer ton existence » (Fus., I, p. 83).
132. La « réalité muhammadienne » (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya) est ainsi définie par Ibn
‘Arabī : « Le commencement de la création, c’est la poussière primordiale (al-habā). La
première chose qui y fut existenciée, c’est la Ḥaqīqa Muḥammadiyya […] Pourquoi fut-elle
existenciée ? Pour manifester les réalités essentielles divines (al-ḥaqā’iq al-ilāhiyya) »
(Fut., I, p. 118). Voir aussi Fus., I, p. 63-64. L’isthme (barzakh) est chez Ibn ‘Arabī ce qui
à la fois sépare et conjoint deux choses, deux ordres de réalité. Le Prophète est l’« Homme
Parfait », l’« Homme Universel » (al-insān al-kāmil) qui est « un isthme entre le monde et
Dieu et qui réunit la créature et le Créateur : il est la ligne de séparation entre le degré divin
et le degré des choses existenciées, pareil à la ligne qui sépare l’ombre du soleil » (Inshā
al-dawā’ir, éd. Nyberg, p. 22). « Il se manifeste avec les Noms divins, et sous ce rapport il
est Dieu ; et il se manifeste aussi avec la nature des contingents, et sous ce rapport il est
créature » (Fut., II, p. 391).
133. Nous omettons ici deux membres de phrase qui répètent littéralement l’explication du
symbolisme du verre et de la niche telle qu’elle figure quelques lignes plus haut. Al-nūr al-
wujūdī al-iḍāfī : cette lumière représente en effet une détermination de la Lumière absolue
qui est celle de l’Essence, en laquelle aucune espèce de multiplicité — y compris celle des
Noms — n’est concevable.
134. Il s’agit ici de Abū b. Qāsim b. ‘Abbād (4e/10e siècle), vizir de plusieurs sultans buyides et
homme de lettres, à ne pas confondre avec Abū ‘Abdallāh Muḥammad b. ‘Abbād al-Rundī
(8e/14e siècle), célèbre notamment comme commentateur des Ḥikam de Ibn ‘Aṭā Allāh. Ces
vers sont généralement attribués à Abū Nuwās (ob. circa 200/815). Ibn ‘Arabī les cite
— sans attribution — dans Fut., I, p. 64, et dans son Kitāb al-tajalliyāt, Hayderabad, 1948,
p. 43.
135. Nous traduisons littéralement ce membre de phrase dont le sens nous échappe.
136. Tout symbolisme implique en effet une relation entre le symbole et ce qu’il symbolise. Les
Noms divins peuvent donc être symbolisés puisqu’ils sont les termes d’une relation (pas de
rabb sans marbūb, etc.). Mais le Nom Allāh, qui les contient en mode synthétique, est un
Nom de l’Essence (ism al-dhāt) dont la transcendance absolue exclut tout rapport avec quoi
que ce soit et donc toute symbolisation.
137. La « prédisposition » (isti‘dād, pl. isti‘dādāt) est un terme technique d’emploi fréquent
chez Ibn ‘Arabī pour qui il désigne l’aptitude des a‘yān thābita, des « prototypes
immuables » contenus dans la Science divine, à recevoir — et donc à déterminer par les
limitations propres à chacun d’eux — l’effusion (fayḍ) perpétuelle des théophanies (voir
Fus., I, p. 49, 59-60 et les commentaires de ‘Afīfī, II, p. 21-23).
138. Cf. Ibn ‘Arabī, Fus., I, p. 81 : « L’univers n’est rien d’autre que Sa théophanie
[conditionnée] par les formes des a‘yān thābita ».
139. Pour Ibn ‘Arabī (cf. Fus., I, p. 82, 83) la Volonté d’Allāh s’exerce en conformité avec ce
que Sa science lui révèle de la nature des possibles. « Ce n’est pas », écrit le Shaykh al-
akbar, « la science qui agit sur son objet, mais son objet qui agit sur la science. » On
constate ici, une fois de plus, la parfaite identité de vues entre Abd el-Kader et l’auteur des
Fuṣūṣ. Elle conduit d’ailleurs l’émir à réfuter (M. 346, en particulier p. 1115) la critique
que Jīlī (Insān kāmil, Le Caire, 1388/1949, I, p. 46) adresse à Ibn ‘Arabī sur ce point précis
(la rédaction de ce M. 346 s’accompagnant d’une vision d’Ibn ‘Arabī décrite p. 1114).
140. L’ordre divin est en effet de donner l’aumône « aux pauvres » (li-l-fuqarā’) sans autre
spécification et n’impose donc aucune limitation au choix du destinataire de l’aumône dès
lors qu’il appartient à cette catégorie très générale.
141. Sur la justification de ce point de vue, voir texte 21 et note 90.
142. Le « minaret », ou le « phare » (manār), représente, pour chaque Nom divin, le lieu où se
manifeste Sa lumière, le réceptacle de Son épiphanie.
143. Ibn ‘Arabī, pour qui « Allāh est l’Adoré en tout adoré » (Fut., II, p. 303), interprète
toujours de cette manière (e.g. Fut., I, p. 405) le verset 17 : 23.
144. La négation que le sens impose est omise dans le texte arabe.
145. Selon une sentence attribuée à Abū l-Ḥasan al-Shādhilī (ob. 656/1258) : « Allāh a effacé
tous les “autres que Lui” par Sa parole : Je suis le Premier et le Dernier, l’Apparent et le
Caché. »
146. Allusion au ḥadīth qudsī : « Je suis conforme à l’opinion que Mon serviteur se fait de
Moi » (Ibn Ḥanbal, musnad, 2, 391 ; Bukhārī, tawhīd, 15). Ce ḥadīth est interprété de la
même manière par Ibn ‘Arabī (voir par exemple Fus., I, p. 226). Sur « le dieu créé dans les
croyances », voir aussi Fut., IV, p. 143, 279 ; et Corbin, Imagination créatrice, p. 145-148.
147. A la ligne 15 de la page 768 du texte arabe, il faut de toute évidence corriger un lapsus du
copiste ou du typographe en supprimant ka-dhālika wa bi-khilāfi dhālika ta‘ālā et en
ajoutant annahu.
148. Ce sont les anges qui parlent dans ce verset.
149. Cette phrase paradoxale ne doit pas être interprétée, bien entendu, comme signifiant que
Dieu ne Se connaît pas Lui-même, mais comme signifiant que Sa science, qui est un
attribut de l’Essence, ne peut logiquement « enfermer » cette dernière à laquelle elle est
coextensive. Ibn ‘Arabī, à l’avant-dernière ligne d’un passage dont le thème est celui même
de ce chapitre des Mawāqif (Fus., I, p. 226), déclare sur ce point précis, de manière plus
rigoureuse : « On ne peut dire d’une chose, ni qu’elle se contient elle-même, ni qu’elle ne
se contient pas. »
150. Sur la nature des significations ésotériques que le ‘ārif bi-Llāh peut percevoir dans la
révélation et leurs relations avec les commentaires exotériques qui dégagent le sens obvie
des versets coraniques, voir note 33, et le début du texte 36. La distinction entre la mise en
évidence d’« allusions subtiles » (ishārāt) et le commentaire proprement dit (tafsīr) est très
souvent affirmée chez Ibn ‘Arabī. Un texte de ce dernier (Fut., I, p. 278) dans le chapitre
des Futūḥāt consacré précisément aux ishārāt souligne que le fait, pour les hommes
spirituels, de ne pas désigner comme tafsīr l’interprétation qu’ils « voient en eux-mêmes »
(mā yarawnahu fī nufūsihim), si elle correspond à une différence de nature entre deux
modes d’intellection, est aussi une mesure de prudence destinée à éviter des controverses
avec les « littéralistes » (ṣāḥib al-rusūm).
151. Le texte arabe énumère les termes nuzūl, inzāl, tanzīl, ītā’ qui, bien qu’ils présentent
certaines différences de signification, sont souvent employés de façon interchangeable pour
désigner la « descente » de la Révélation.
152. Ce degré est celui du Nom Allāh en tant qu’il s’applique à la ulūhiyya, à la « fonction de
divinité » (et non en tant qu’il s’applique à l’Essence divine, laquelle est « antérieure » à la
distinction des Noms).
153. Le hạdīth évoqué ici est celui, rapporté dans la plupart des recueils canoniques (par
exemple Bukhārī, tawḥīd, 35, da’awāt, 13, etc.), selon lequel : « Chaque nuit Notre
Seigneur descend au ciel de ce bas-monde alors qu’il ne reste plus que le troisième tiers de
la nuit et dit : Y a-t-il quelqu’un qui M’invoque, afin que Je lui réponde ? Y a-t-il
quelqu’un qui M’adresse une prière afin que Je l’exauce ? Y a-t-il quelqu’un qui Me
demande pardon, afin que Je lui pardonne ? »
154. Cette phrase fait allusion au verset 31 de la sourate 9 où il est dit des chrétiens : « Ils ont
pris leurs docteurs et leurs moines, ainsi que Jésus fils de Marie, comme seigneurs à côté
d’Allāh » ; or, pour Abd el-Kader, l’« erreur » des chrétiens est relative et non absolue :
elle ne consiste pas dans le fait de reconnaître en des êtres créés la manifestation des Noms
divins mais dans l’identification réductrice de Dieu à telle ou telle de Ses théophanies. La
même remarque vaut pour le cas des Juifs, envisagé à la phrase suivante, où la référence est
à Cor. 9 : 30. Cette interprétation de « l’infidélité » (kufr) est analogue à celle que donne
Ibn ‘Arabī dans les Fuṣūṣ à propos de Jésus (Fus., I, p. 141) où il déclare notamment que
l’erreur des chrétiens ne réside pas dans l’affirmation que « Jésus est Dieu » ni dans celle
qu’« il est le fils de Marie » mais dans le fait d’« enfermer » (taḍmīn) la puissance
vivificatrice de Dieu dans la personne humaine de Jésus.
155. Selon un ḥadīth (Ibn Ḥanbal, 3, 145) la communauté muhammadienne se divisera en 71 ou
73 sectes.
156. Cette remarque doit se comprendre ainsi : de même que le Prophète Muḥammad est le
« Sceau de la Prophétie », à qui a été donnée « la science des premiers et des derniers », de
même sa communauté — en la personne de ses élites spirituelles — détient-elle par voie
d’héritage, et en raison de sa fonction à la fin du cycle humain, le privilège de récapituler
— et donc de valider — tous les modes de connaissance de Dieu correspondant aux
perspectives spécifiques des révélations antérieures.
157. Al-muhayyamūn : ces « esprits éperdus d’amour », identifiés dans la tradition musulmane
aux chérubins, ne sont pas à proprement parler des « anges », c’est-à-dire des
« messagers ». Selon Ibn ‘Arabī (Fut., II, p. 250), Allāh, lorsqu’Il les a existenciés, s’est
épiphanisé à eux par Son Nom al-Jamīl (Le Beau) et cette théophanie les a « enivrés » :
dans cet état spirituel d’« extinction » (fanā’), ils ne connaissent « ni eux-mêmes, ni Celui
qu’ils aiment éperdument ». L’ordre adressé aux anges de se prosterner devant Adam ne les
concernait pas (voir Fut., chap. 157 et 361) et, par voie de conséquence, ils sont également
dispensés de faire le pacte avec le Pôle (quṭb) (Fut., III, p. 136).
158. Ce ḥadīth figure dans la plupart des recueils canoniques et en particulier chez Muslim
(Ṣalāt, 222), source habituelle de l’émir.
159. Ce verset est souvent interprété dans le soufisme comme une mise en garde contre toute
prétention d’atteindre l’Ipséité divine (voir par exemple Fut., I, p. 271) et non pas
simplement comme une exhortation à pratiquer la « crainte de Dieu ». C’est évidemment ce
sens que retient ici Abd el-Kader.
160. Le « Plérôme suprême » correspond aux degrés les plus élevés du monde des esprits
angéliques (‘ālam al-arwāḥ).
161. Cf. notes 134 et 136.
162. Les « Deux Poignées » — celle où la Main de Dieu rassemble les « Gens du Paradis », et
celle qui contient les « Gens de l’Enfer » — sont mentionnées dans un ḥadīth rapporté par
Ibn Ḥanbal (4/176 et 323) et par Tirmidhī (tafsīr, 2/2).
163. Il faut évidemment lire mushrikīn et non pas mushri‘īn.
164. Il s’agit là, en effet, d’une des thèses fondamentales de l’école mu’tazilite et notamment de
son fondateur, Wāṣil b. ‘Aṭā (ob. 131/748).
165. Bi-mashī‘ati Llāh wa amrihi al-irādī : ces deux termes mashī‘a et amr irādī sont
équivalents dans le vocabulaire akbarien. Le amr irādī (ou takwīnī), l’ordre divin en vertu
duquel les choses sont, se distingue du amr taklīfī, « l’ordre normatif », qui institue les
prescriptions légales : l’acte « voulu » par Dieu dans le cas d’une créature donnée n’est pas
nécessairement celui qu’il a prescrit à cette créature. Cf. Fut., III, p. 356 ; Fus., I, p. 165.
166. Awliyā’ihi : on pourrait traduire ce mot par « ses saints ». L’expression « les saints de
Satan » (awliyā’ al-shayṭān) — cette « sainteté » à rebours étant celle des êtres qui sont les
supports humains des puissances infernales — est d’origine coranique (Cor. 4 : 76).
167. … « La langue de leurs états » (bi-alsinati ḥāliha) : cette expression s’applique, chez Abd
el-Kader comme chez Ibn ‘Arabī (Fus., I, p. 60) à tout ce qui procède d’une exigence non
formulée mais inscrite dans la nature même des a‘yān thābita par opposition aux demandes
expressément formulées (al-sū’āl bi-l-lafẓ) que les créatures peuvent adresser à Dieu. Ibn
‘Arabī affine toutefois cette distinction en discernant, du plus explicite au plus implicite,
trois catégories de demandes : bi-l-lafẓ, « par la parole » ; bi-l-ḥāl, « par l’état » ; bi-l-
isti‘dād, « par la prédisposition essentielle ». La connaissance immédiate des isti‘dādāt est
réservée à Dieu mais leur connaissance médiate au moyen des états (aḥwāl) est accessible
aux créatures.
168. Il s’agit du Ṣaḥīḥ de Muslim (imān, 78).
169. Cette règle est une application d’un commandement plus général, celui d’ordonner le bien
et d’interdire le mal (al-amr bi-l-ma‘rūf wa l-nahy ‘ani l-munkar). Les mots que nous
traduisons selon l’usage par « bien » (ma‘rūf) et « mal » (munkar) renvoient
respectivement, conformément à la signification des racines ‘ARF et NKR, aux notions de
« connaissance » et d’« ignorance » et se prêtent donc à des développements doctrinaux
dont une interprétation étroitement morale ne retient que les aspects les plus contingents.
Le verbe rendu ici par « s’opposer » signifie proprement « transformer », « changer »,
« altérer » : cette transformation du mal en bien, au-delà du sens littéral qui garde bien
entendu toute sa force, est, sous sa forme la plus haute, une « transmutation » — que seule
la connaissance métaphysique peut opérer — qui sépare ce qui, dans le « mal », est
purement négatif, donc illusoire, de ce qui s’y trouve nécessairement de positif (et faute de
quoi le mal n’aurait aucune espèce de réalité).
170. L’extinction dans l’Unicité divine abolit la Loi qui, étant une relation, implique
nécessairement la dualité. Pour l’aspirant (murīd), voir Dieu comme Agent des actes des
autres est à la fois une condition nécessaire de la réalisation spirituelle et le fondement
doctrinal de l’éthique la plus exigeante ; voir Dieu comme seul Agent de ses propres actes
— bien qu’il s’agisse ici et là d’une même évidence métaphysique — risque au contraire de
conduire à l’antinomianisme (ibāḥa).
171. Sur ce problème de l’« attribution des actes », voir ici textes 32 et 34 et Fut., II, p. 204 ; III,
p. 211.
172. Le début de ce verset se rapporte à l’ordre (mentionné dans le verset précédent) que Jacob
avait donné à ses fils, lors de leur second voyage en Egypte, d’entrer chacun par une porte
différente. Le récit de la Genèse ne fait pas mention de cet ordre mais il est rapporté dans
certains Midraschim (cf. Sidersky, Les Origines des légendes musulmanes, Paris, 1933,
p. 66-67).
173. Le problème des « causes secondes » a donné lieu, dans l’histoire du soufisme, à des débats
où les divergences portent sur les conséquences pratiques à tirer de la doctrine : le faqr (la
pauvreté spirituelle), le tawakkul (la « confiance en Dieu », ou mieux « l’abandon à Dieu »)
sont-ils conciliables avec l’exercice d’un métier ? Vaut-il mieux mendier que de gagner son
pain ? Est-il licite pour le faqīr de recourir aux soins d’un médecin ? Les réponses des
maîtres à ces questions sont très variées mais l’interprétation de ces divergences doit tenir
compte des situations concrètes dans lesquelles les réponses ont été données, et de l’état
spirituel des disciples auxquels elles s’adressaient. Ibn ‘Arabī résume — et légitime — les
deux positions fondamentales concevables en ce qui concerne « l’appui sur les causes
secondes » (al-i‘timād ‘alā l-asbāb) dans un passage sur le symbolisme de l’ablution
rituelle (Fut., I, p. 339). Il traite des règles pratiques que doit respecter le novice quant à ses
moyens d’existence dans les Tadbīrāt ilāhiyya (voir traduction de ce texte dans Asin
Palacios. El Islam cristianizado, Madrid, 1931, p. 363). Le thème de ce chapitre, avec
référence au cas des fils de Jacob, est repris dans le texte 38.
174. « Lorsqu’ils ont été injustes envers eux-mêmes » (littéralement : envers leurs âmes) : cette
expression, que l’on trouve à plusieurs reprises dans le Coran, s’applique à tout être qui
désobéit aux ordres divins, cette désobéissance ne causant de tort qu’à lui-même et non pas
à Dieu. « Ils venaient vers toi » : « toi » désigne ici le Prophète.
175. Tandis que baṣar, pluriel ‘abṣār, désigne la vue dans l’ordre sensible, baṣīra, pluriel
baṣā’ir, s’applique dans le taṣawwuf à l’« œil intérieur », à l’organe de la vision
suprasensible.
176. Le sens premier de la racine GhFR, d’où dérive le verbe que nous traduisons, selon l’usage,
par « demander pardon » est en effet identique à celui de la racine STR qui signifie
« cacher », « voiler », « protéger ». L’istighfār, la demande de pardon à Dieu, consiste
donc, du point de vue ésotérique, à demander à Dieu de « recouvrir » par Ses actes, Ses
attributs et enfin Son Essence même les actes, les attributs et l’essence de sa créature, c’est-
à-dire — le processus ainsi décrit étant purement subjectif — à dissiper l’illusoire
autonomie de l’ego et à prendre conscience de ce qui, métaphysiquement, a toujours été.
Cette interprétation de la racine GhFR et de ses dérivés est celle d’Ibn ‘Arabī (voir par
exemple Fus., I, p. 71, 149 ; Fut., III, p. 352 ; IV, p. 145).
177. Ce « retour » de l’ombre à sa source se produit, dans l’ordre sensible, lorsque le soleil est à
son zénith, et correspond donc, dans l’ordre de la connaissance métaphysique, au moment
où le soleil de la Lumière divine brille au « zénith de l’être », étant entendu que, dans l’un
et l’autre cas, le mouvement du soleil n’est qu’apparent et que seules la terre ou la créature
se déplacent par rapport à lui.
178. L’interprétation ésotérique du Coran implique qu’il ne s’y trouve aucun verset, aucun mot
qui ne soit susceptible d’une application hic et nunc. Le verset commenté ici, qui s’adresse
au premier chef à des contemporains du Prophète, ne doit donc pas être pris comme ayant
une acception liée à des circonstances historiques déterminées en dehors desquelles il
n’aurait plus sa pleine validité. Il en résulte que les grâces dues à l’intercession du Prophète
sont accessibles aux croyants après sa mort au même degré qu’elles l’étaient de son vivant.
Ce rôle posthume du Prophète est attesté par plusieurs ḥadīth-s. Cf. sur ce point
l’argumentation de Taqī al-dīn al-Subkī, Shifa’ al-siqām, Beyrouth, 1978, p. 160 s., qui
répond aux objections de Ibn Taymiyya et de son école.
179. Tel est en effet le sens premier de la racine TWB. L’interprétation de l’émir est, là encore,
conforme à la méthode du Shaykh al-akbar pour qui, par exemple, la tawba (le repentir)
c’est le rujū‘ (le retour) (Fut., IV, p. 127). Tel est aussi le sens premier du terme hébreu
correspondant, teshuvah.
180. Ṣadr al-dīn Qūnawī insiste sur la différence entre la maghfira — qui a pour conséquence la
transformation des actes mauvais en actes bons — et le ‘afw (mot que l’on peut traduire
aussi par « pardon ») qui a seulement pour effet d’effacer les mauvaises actions (Sharḥ al-
aḥādith al-nabawiyya, ms. Shehit Alī 2825, folio 4b).
181. Une traduction partielle de ce chapitre des Mawāqif a été publiée par Mgr Teissier dans
Etudes arabes, 47, Rome, 1974, p. 30-31.
182. La « descente du Coran sur les saints » est un privilège attaché à la qualité d’« héritier »
(wirātha) du Prophète. Ibn ‘Arabī en traite dans Fut., II, p. 94 ; et IV, p. 178.
183. Le Ṣaḥīḥ de Ibn Ḥibbān, mort en 354/965, est un des derniers recueils originaux de ḥadīth-
s. La chaîne de transmission du ḥadīth cité remonte à Ibn Mas‘ūd.
184. Ibn ‘Abbās, né trois ans avant l’hégire et mort en 68/686, est considéré comme le
« Tarjumān al-Qur’ān », l’interprète par excellence du Coran. On lui doit la transmission
de nombreux ḥadīth-s.
185. ‘Alī b. Abī Ṭālīb, quatrième calife, mort en 40/660. Cousin du Prophète, ‘Alī devint son
gendre par son mariage avec Fāṭima. L’expression « Gens de la Maison » employée dans la
phrase suivante et qui est d’origine coranique désigne traditionnellement la famille du
Prophète, entendue de façon plus ou moins large.
186. La « contraction » (qabḍ) et la « dilatation » (basṭ) sont des termes techniques d’un emploi
fréquent dans la littérature du soufisme. Selon Jurjānī, Ta‘rīfāt (s.v ; qabḍ), « ce sont deux
états qui surviennent [alternativement] lorsque le serviteur a dépassé le stade de la crainte
(khawf) et de l’espoir (rajā’). La “contraction” est pour le gnostique (‘ārif) ce que la crainte
est pour le novice. La différence entre eux est que la crainte et l’espoir sont liés à un
événement futur, désiré ou craint, alors que contraction et dilatation sont liées à une chose
immédiatement présente procédant d’une inspiration surnaturelle qui domine le cœur du
gnostique ». Voir aussi Ibn ‘Arabī, Ist., définitions 28-29.
187. Wa mā ramayta… allusion à un épisode de la bataille de Badr. Ibn ‘Arabī commente
souvent ce verset qui à la fois affirme la réalité individuelle de la personne du Prophète en
lui attribuant cet acte puis la nie en l’identifiant à la Réalité divine elle-même. Voir entre
autres Fut., IV, p. 41.
188. Sur la notion de wajh, « face », voir le texte 23.
189. A toutes les considérations qui précèdent il convient d’ajouter que l’emploi, dans le verset
commenté tout au long de ce chapitre (« Certes, il y a pour vous dans l’Envoyé d’Allāh un
modèle excellent »), de la préposition fī (« dans ») revêt une signification particulière que
la prophétologie akbarienne — telle qu’elle est exposée, en particulier, dans le chapitre 73
des Fut. (réponses au questionnaire de Tirmidhī) et dans le 2e faṣṣ des Fuṣūṣ al-Ḥikam
— permet de mettre en évidence. Selon Ibn ‘Arabī, en effet, tout prophète conjoint en lui la
sainteté (wilāya) et la prophétie, la seconde se manifestant extérieurement tandis que la
première représente l’aspect le plus intérieur de la personne prophétique. La prophétie ne
pouvant être acquise (muktasaba) et étant au surplus définitivement close avec la venue de
Muḥammad, seul l’aspect intérieur de ce dernier, c’est-à-dire sa wilāya, peut à proprement
parler constituer un modèle pour les croyants.
190. ‘Abd al-Qādir al-Jīlī ou al-Jilānī : un des maîtres les plus illustres de l’histoire du soufisme.
Né en 470/1077, il est mort en 561/1166. C’est de lui que procède la ṭarīqa qādiriyya à
laquelle, rappelons-le, l’émir Abd el-Kader avait été rattaché par son père dès sa jeunesse.
191. Abū l-Ghayth b. Jamīl, disciple de Shiblī (voir infra), est mort en 374/984.
192. Le caractère « scandaleux » de ces deux propos tient au fait qu’ils paraissent impliquer une
supériorité des saints sur les prophètes. La polémique sur ce thème s’est souvent centrée
sur les écrits de Ḥakīm Tirmidhī (mort en 288/898) et sur les commentaires qu’en a donnés
Ibn ‘Arabī, en particulier dans ses réponses au « questionnaire » de Tirmidhī, réponses que
l’on trouve dans un traité indépendant, le Jawāb mustaqīm, d’une part, et dans le
chapitre 73 des Futūḥāt, d’autre part. Des extraits significatifs de ces textes figurent dans
l’édition critique établie par M. Osman Yahya du Kitāb Khatm al-awliyā’ de Tirmidhī
(Beyrouth, 1965). Sommairement, disons que pour Ibn ‘Arabī tout nabī (prophète) est
éminemment walī (saint) et qu’en lui la wilāya (sainteté) est supérieure à la nubuwwa
(prophétie), puisque la première exprime un degré spirituel permanent alors que le second
correspond à une fonction limitée dans le temps.
193. Shiblī : soufi baghdadien né en 247/861, mort en 334/945. ‘Abd al-Karīm al-Jīlī, dans son
Insān Kāmil, chap. 60 (Le Caire, 1949, II, p. 46), rapporte cet échange de propos entre
Shiblī et son disciple : « Le secret de cela, écrit-il, c’est l’aptitude du Prophète à revêtir
toutes les formes… Lorsqu’il se manifeste sous la forme de Shiblī, celui-ci dit à son
disciple “Atteste que je suis l’Envoyé d’Allāh !”. Or le disciple était un homme doué de
dévoilement intuitif et il le reconnut (= Il reconnut l’Envoyé d’Allāh sous les traits de
Shiblī). Il répondit donc : “J’atteste que tu es l’Envoyé d’Allāh”. »
194. Ce séjour à Médine se situe en 1280/1864 (Tuhfa, p. 702). Arrivé à Médine le 26 rajab,
l’émir Abd el-Kader obtint qu’on lui réservât, pour y faire retraite, une maison qui avait été
(ou plus probablement était située sur l’emplacement de) celle d’Abū Bakr, le premier
calife. Il demeura là dans la solitude pendant deux mois.
195. Ces paroles étant celles d’un ḥadīth, il faut comprendre qu’Abd el-Kader ne les prononce
pas comme une citation du Prophète mais, dans l’état spirituel où il se trouve, les prend à
son compte puisqu’il est alors totalement identifié au Prophète.
196. Nous corrigeons li-annī, le sens de la phrase imposant manifestement la négation lā.
197. ‘Abd al-Karīm al-Jīlī (ob. 832/1428) est l’un des personnages majeurs de l’école du Shaykh
al-akbar. Nous avons mentionné plus haut ses remarques à propos des paroles de Shiblī à
son disciple. Dans le même passage de son livre, il précise que lui-même a vu le Prophète à
Zabīd, en 796 h., sous les traits de son propre maître Isma‘il al-Jabartī.
198. Sur la « parole de Ḥallāj », voir note 6. Nous avons, en traduisant cette citation, ajouté le
mot « être » sans lequel la phrase eût paru étrange au lecteur français. Mais Jīlī dit
simplement : « lorsque quelqu’un se rencontre avec un autre »… formulation plus générale
et plus respectueuse de l’adab lorsqu’il s’agit de l’appliquer à Ḥallāj qui déclare : Anā l-
Ḥaqq, « Je suis Dieu ! ».
199. Al-rawḍat al-sharīfa. Cette expression désigne un espace de la mosquée de Médine
compris entre la tombe du Prophète et sa chaire (minbar). Selon un ḥadīth, cet
emplacement « est un jardin d’entre les jardins du Paradis ».
200. Le mot fatḥ, que nous traduisons par « victoire », signifie étymologiquement « ouverture »
et s’applique bien évidemment, dans le lexique technique des soufis, à une « ouverture
spirituelle » qui marque le franchissement d’une étape de la réalisation.
201. La différence entre l’« ordre général » et l’« ordre particulier » qu’évoque ce paragraphe
est la suivante : tout musulman est visé par le commandement contenu dans le verset, et il y
a donc là pour Abd el-Kader une raison suffisante de proclamer les grâces qu’il a reçues.
Mais, de plus, il nous fait comprendre qu’à diverses reprises ce verset a été « projeté » sur
son cœur, selon une expression usuelle chez lui, et a donc pris pour lui le caractère d’une
injonction qui lui était personnellement adressée par Dieu. Il y a là une conséquence
normale de la « descente du Coran sur les saints » (cf. note 178) au cours de laquelle
chaque mot du Livre sacré est reçu de sa source même et a donc la nouveauté, la force
— l’originalité — de la Révélation originelle.
202. Muslim, Ṣaḥīḥ, faḍā’il, 140.
203. Ibn ‘Arabī fait allusion à ce ḥadīth dans le deuxième chapitre des Fuṣūṣ (I, p. 63) et le
commente en disant : « Il n’est pas nécessaire que le parfait ait la prééminence en toute
chose et en tout degré : car, pour les hommes spirituels, n’est à prendre en considération
que la prééminence du degré de connaissance d’Allāh. »
204. Ces deux termes, d’origine coranique, jouent un rôle fondamental dans la cosmologie
sacrée ; le « Calame » (qalam, Cor. 68 : 1) — qui est un symbole de l’Intellect premier —
inscrit les décrets divins sur la « Table bien gardée » (al-lawḥ al-mahfūẓ, Cor. 85 : 22) qui
symbolise l’Ame universelle.
205. L’auteur n’use pas ici du mot mu‘jiza, qui est réservé aux seuls miracles accomplis par un
prophète pour authentifier sa mission. La tournure qu’il emploie signifie littéralement « …
que Dieu interromprait pour eux la coutume » — c’est-à-dire l’ordre « naturel » des choses.
Cette « interruption » ne correspond bien entendu, du point de vue de l’école akbarienne,
qu’à la perception subjective des individus en cause, non à celle du Prophète. Elle
impliquerait en effet une permanence du cosmos qui est en contradiction avec la doctrine
de la « création perpétuelle » (khalq jadīd). Cf. note 32.
206. L’auteur fait ici allusion à l’épisode de la sourate Yūsuf déjà commenté dans le texte 34. La
« participation à la prophétie » des frères de Joseph résulte du fait que le « sang des
prophètes » coule dans leurs veines. Elle se manifeste notamment dans leur aptitude
— qu’ils possèdent en commun avec Joseph — à interpréter les visions. Cette aptitude est
démontrée par la crainte qu’exprime Jacob dans Cor. 12 : 5 en recommandant à Joseph de
ne pas décrire à ses frères la vision — correspondant à celle de Genèse 37, 9-10 — qu’il
vient de confier à son père.
207. Muslim, Saḥīḥ, dhikr, 41.
208. Min ḥaythu huwa et non hiya comme le porte le texte imprimé.
209. La ulūha, ou ulūhiyya, que nous traduisons par « fonction de divinité », désigne chez Ibn
‘Arabī et dans son école un degré (martaba) de l’Essence : celui où l’on considère cette
dernière, non pas en soi, c’est-à-dire comme transcendant toute espèce de relation, mais en
tant qu’elle est digne d’adoration, ce qui implique l’existence d’un adorateur (cf. Fut., I,
p. 42 ; III, p. 314). La traduction ne peut rendre la force du texte arabe qui utilise, dans
cette phrase et la suivante, des termes de même racine (ulūha, ma’lūh ; ma‘būd, ‘abd).
210. Ces mots correspondent, comme indiqué supra à propos du texte 10, à des modalités de
dévoilements théophaniques.
211. Bien que, dans d’autres contextes, le Nom Allāh puisse représenter l’Essence par rapport
aux autres Noms divins qui en représentent les attributs et les actes, il exprime ici une
première détermination de l’Essence divine, laquelle, en tant qu’elle est absolument
indéterminée, se trouve symbolisée par le pronom huwa, « Lui », qui est en grammaire,
comme nous l’avons déjà rappelé, le « pronom de la personne absente ».
212. L’auteur emploie ici les termes ma’lūh et ilāh, grammaticalement corrélatifs, et qui
expriment donc de manière immédiate, pour un lecteur arabophone, la corrélation logique
de leurs signifiés. Mais comme il résulte de la note 205, la disparition du ilāh (« dieu »),
c’est-à-dire de la « fonction de divinité », laisse inaffectée l’Essence divine en tant que
telle.
213. Le texte précise qu’il s’agit ici de la « deuxième séparation » (al-farq al-thānī). Sur cette
notion voir la note 57.
214. Ce ḥadīth est en effet commenté dans le M. 92 (p. 195 du texte arabe), dans le M. 126
(p. 276) et dans le M. 214 (p. 477).
215. L’éditeur précise — dans une des rares notes dont il accompagne le texte — que cette
citation d’un poème de Imrān b. Ḥiṭṭān (ob. 84/703) comporte une erreur, le premier mot
devant être yawman et non ṭawran. Ni la métrique du vers, ni le sens ne sont affectés par
cette défaillance de mémoire. ‘Adnan et Ma‘add sont les ancêtres légendaires des Arabes
du nord, tandis que le Yémen correspond au sud de la péninsule.
216. Allusion à un ḥadīth (Muslim, masājid, 5-8, Bukhārī, ta‘bīr, 11) qui exprime en premier
lieu le caractère de totalisation définitive et de parachèvement des révélations antérieures
que présente la mission du « Sceau des Prophètes » mais comporte d’autres significations
complémentaires. Pour Ibn ‘Arabī, la « somme des Paroles » représente aussi la Science de
ce qui est nommé par les Noms que Dieu a enseignés à Adam (Fus., I, p. 214) ou encore la
connaissance de Dieu simultanément dans Sa transcendance et Son immanence (Fus., I,
p. 71).
217. Anā ḥaqq, sans article.
218. Ce chant extatique (rime en dāl, mètre hazaj), titré waḥdat al-wujūd (« unicité de l’Etre »)
par l’éditeur, figure à la page 162 du Dīwān.
Table de concordance du texte arabe
et de la traduction française

Mawqif no 1 : Texte français no 36


Mawqif no 4 : Texte français no 4
Mawqif no 7 : Texte français no 1
Mawqif no 13 : Texte français no 37
Mawqif no 18 : Texte français no 2
Mawqif no 30 : Texte français no 15
Mawqif no 64 : Texte français no 17
Mawqif no 103 : Texte français no 25
Mawqif no 112 : Texte français no 3
Mawqif no 131 : Texte français no 13
Mawqif no 132 : Texte français no 19
Mawqif no 133 : Texte français no 33
Mawqif no 149 : Texte français no 23
Mawqif no 167 : Texte français no 12
Mawqif no 168 : Texte français no 35
Mawqif no 172 : Texte français no 14
Mawqif no 180 : Texte français no 5
Mawqif no 183 : Texte français no 20
Mawqif no 193 : Texte français no 24
Mawqif no 197 : Texte français no 7
Mawqif no 215 : Texte français no 22
Mawqif no 220 : Texte français no 6
Mawqif no 221 : Texte français no 8
Mawqif no 222 : Texte français no 11
Mawqif no 227 : Texte français no 26
Mawqif no 236 : Texte français no 31
Mawqif no 246 : Texte français no 29
Mawqif no 253 : Texte français no 39
Mawqif no 254 : Texte français no 28
Mawqif no 269 : Texte français no 34
Mawqif no 271 : Texte français no 10
Mawqif no 275 : Texte français no 32
Mawqif no 278 : Texte français no 38
Mawqif no 287 : Texte français no 18
Mawqif no 312 : Texte français no 27
Mawqif no 320 : Texte français no 9
Mawqif no 322 : Texte français no 16
Mawqif no 325 : Texte français no 21
Mawqif no 359 : Texte français no 30
Index des noms propres
et des termes techniques

‘Abd al-Hādī, 1.
‘Abd al-Qādir al-Jilānī [ou al-Jīlī], 1, 2, 3, 4.
Abraham (Ibrāhīm), 1, 2, 3.
Abū I-Ghayth b. Jamīl, 1, 2.
Abū ‘Iqāl al-Maghribī, 1.
Abu-Manneh (B.), 1.
Abū Yazīd al-Bisṭāmī, 1, 2.
Adam, 1, 2.
‘Adam, 1.
‘Afifi, 1.
‘Afw, 1.
‘Ahd, 1.
Ahl al-bayt, 1.
‘Ālam al-arwāḥ, 1.
‘Ālam al-ghayb, 1, 2, 3.
‘Ālam al-shahāda, 1, 2.
Algar (H.), 1.
‘Alī b. Abī Ṭālīb, 1, 2.
‘Amā (al-), 1.
Amr, 1.
Amr al-muḥkam (Kitāb al-), 1.
Āmulī (Ḥaydar), 1.
‘Aql al-awwal (al-), 1.
‘Arabī al-Darqāwī (shaykh al-), 1.
Arberry, 1.
‘Arḍ, 1, 2.
Asin Palacios, 1, 2.
‘Aṭṭār (Farīd al-dīn), 1.
‘Aṭṭār (Salīm al-), 1.
‘Aṭṭār (‘Umar al-), 1.
Austin, 1.
‘Ayn, a‘yān, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
‘Ayn Māḍī, 1.
‘Ayn al-yaqīn, 1, 2, 3.
Azan (P.), 1.

Badr al-dīn (émir), 1.


Balyānī (Awḥad al-dīn), 1.
Bālī Effendī, 1.
Baraka, 1, 2, 3, 4, 5.
Baraka (‘Abdallāh), 1.
Barq, 1.
Barzakh, 1, 2, 3, 4.
Basṭ, 1.
Bayṭār (‘Abd al-Razzāq al-), 1, 2.
Benharrats (A.), 1.
Berque (J.), 1.
Brockelmann, 1.
Brousse, 1, 2, 3, 4.
Bugeaud, 1, 2.
Bukhārī, 1, 2.

Calame, 1, 2.
Chevallier (Jacques), 1.
Chittick (W.), 1.
Christ [voir aussi Jésus], 1.
Churchill (Ch.-H.), 1, 2, 3.
Corbin (H.), 1, 2.

Damas, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12.


Danner (V.), 1.
Danziger (R.), 1, 2.
Dawwānī, 1.
Deladrière (R.), 1.
Dhawq, 1.
Dhikrā l-‘āqil, 1.
Dīwān [d’Abd el-Kader], 1, 2, 3.
Djinn, 1, 2, 3, 4.
Dugat (G.), 1.
Durra bayḍā, 1.
Durrat al-fākhira (al-), 1.

Eckhart, 1, 2.
Emerit (M.), 1.
Étienne (Bruno), 1.

Fanā’, 1, 2, 3.
Faqr, 1, 2.
Fārābī, 1.
Farḍ, 1.
Farq, 1, 2.
Fatḥ, 1, 2.
Fātiḥa, 1.
Fayḍ, 1, 2.
Fir‘awn, 1, 2.
Furqān, 1.
Fuṣūṣ al-ḥikam, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12-13, 14,
15, 16, 17.
Futūḥāt Makkiyya, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-12, 13,
14, 15-16, 17-18.

Ghafr, 1.
Ghayn, 1.
Ghazālī, 1, 2.
Ghazāwī (‘A.), 1.
Ghujdawānī, 1.
Gilson (E.), 1.
Gimaret (D.), 1.
Gril (D.), 1, 2.
Guénon (R.), 1.
Gūmūshkhanevī, 1, 2, 3.
Gūndūz (I.), 1.

Habart (M.), 1, 2.
Ḥadā’iq al-wardiyya (Kitāb al-), 1, 2, 3, 4, 5.
Hakīm (Su‘ād al-), 1.
Ḥallāj, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Hamadānī (‘Ayn al-Quḍāt), 1.
Ḥaqīqa, ḥaqā’iq, 1, 2, 3, 4, 5.
Ḥaqq al-yaqīn, 1, 2.
Ḥaqqī (Mamdūḥ), 1.
Ḥaramayn (Imām al-), 1, 2.
Harris (R. Terri), 1.
Hārūn [Aaron], 1.
Hayūlā, 1.
Ḥirā’, 1.
Hourani (A.), 1.
Ḥusam al-dīn, 1.
Ḥusaynī, 1.
Ḥuḍūr, 1, 2.
Ḥulūl, 1.
Huwa, 1, 2, 3, 4, 5.
Huwiyya, 1.

Ibāḥa, 1.
Ibn ‘Abbād, 1, 2.
Ibn ‘Abbās, 1, 2.
Ibn ‘Arabī (al-shaykh al-akbar Muḥyī l-dīn), 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8,
9, 10, 11, 12, 13-14, 15-16, 17-18.
Ibn ‘Aṭā Allāh, 1, 2, 3.
Ibn Ḥibbān, 1, 2.
Ibn Ḥiṭṭān, 1.
Ibn Jāmi‘ (Abū I-Ḥasan b. ‘Abdallāh), 1.
Ibn al-Khatīb (‘Abd al-Laṭīf), 1.
Ibn Sab‘īn, 1.
Ibn Taymiyya, 1, 2, 3.
Ijāza, 1.
Ijtinān, 1.
Ilāh, 1.
‘Illaysh (‘Abd al-Raḥmān), 1, 2, 3.
‘Illaysh (Muḥammad), 1, 2.
‘Ilm al-yaqīn, 1, 2.
Ilqā, 1.
Imtizāj, 1.
Inḥilāl, 1.
Insān kāmil, 1, 2.
Inshā al-dawā’ir, 1.
‘Iqd al-jawhar al-thamīn, 1.
Irshād al-murīdīn (Kitāb), 1.
Istanbul, 1.
Isti‘ādha, 1.
Isti‘dād, 1, 2, 3, 4.
Iṣṭilāh al-Sūfiyya, 1-2, 3, 4.
Istitār, 1.
Ittiḥād, 1, 2.
‘Izzet Pāshā, 1, 2.
Izutsu (T.), 1.

Jabal al-Nūr, 1.
Jabartī (Isma‘īl), 1.
Jabre (F.), 1.
Jabriyya, 1.
Jacob (Ya‘qūb), 1-2, 3, 4, 5, 6.
Jadhb, jadhba, 1, 2, 3, 4, 5.
Jam‘, 1, 2, 3.
Jamal al-dīn al-‘Abbāsī, 1.
Jawāb mustaqīm, 1, 2.
Jawāmi ‘al-kalim, 1.
Jésus [voir aussi Christ], 1.
Jihād, 1.
Jilānī (‘Abd al-Qādir al-) ou al-Jīlī.
Jīlī (‘Abd al-Karīm), 1, 2, 3, 4, 5.
Jong (F. De), 1
Joseph [Yūsuf], 1.
Jūda Ibrāhīm (shaykh), 1.
Julien (Ch.-A.), 1.
Jurjānī, 1, 2.
Juwaynī, 1.

Kāfir, 1.
Kahn (Ch.-H.), 1.
Kalima, Kalimār, 1.
Kasb, 1.
Kashf, 1, 2, 3.
Khaḍir, 1, 2.
Khālid (shaykh), 1, 2, 3, 4, 5.
Khālidī (Aḥmad b. Sulaymān), 1.
Khalq jadīd, 1, 2.
Khānī (‘Abd al-Majīd), 1, 2, 3.
Khānī (Muḥammad al-), 1, 2, 3, 4.
Kharrāz (Abū Sa‘īd al-), 1, 2.
Khatm al-awliyā’ (Kitāb), 1, 2.
Khawam (R.), 1.
Khayāl muṭlaq, 1.
Khilāfa, 1.
Khirqa, 1, 2, 3, 4.
Kufr, 1, 2, 3.
Kūhan (Ḥasan al-), 1.
Kunh mā lā budda… (Kitāb), 1.

Labīd, 1.
Lām-Alif, 1-2, 3.
Lings (M.), 1.

Ma‘būd, 1.
Madanī (Muḥammad al-), 1.
Ma‘dūm, 1, 2.
Maghfira, 1.
Majdhūb, 1.
Malā’ al-a’lā (al-), 1.
Malakūt, 1, 2.
Ma’lūh, 1.
Man‘arafa nafsahu…, 1.
Marbūb, 1.
Ma‘rūf, 1.
Mashī’a, 1.
Massignon, 1, 2, 3, 4, 5.
Mastūr, 1.
Māturīdī, 1.
Mawjūd, 1, 2, 3, 4.
Médine, 1, 2, 3.
Mecque (La), 1-2.
Miftāḥ al-ghayb, 1.
Miqraḍ al-ḥādd (al-), 1, 2.
Mishkāt al-anwār [Ghazālī], 1.
Mishkāt al-anwār [Ibn ‘Arabī], 1.
Mīthāq, 1.
Moïse [Mūsā], 1, 2, 3, 4.
Monteil (V.), 1.
Mubāya’a, 1.
Mudarris (‘Abd al-Karīm), 1.
Muḥammad b. al-amīr ‘Abd al-Qādir, 1, 2.
Muḥammad al-Fāsī, 1, 2.
Muhayyamūn (al-), 1.
Muḥyī I-dīn [père de l’émir], 1.
Mulk, 1, 2.
Munkar, 1.
Murābiṭ (Jawād), 1, 2.
Murād, 1, 2, 3.
Murcie, 1.
Murīd, 1, 2.
Murtaḍā al-Zabīdī, 1, 2, 3, 4.
Muṣṭafā [grand-père de l’émir], 1.

Nafas al-Raḥmān, 1.
Nafi, 1.
Naqshband (Bahā al-dīn), 1.
Naqshbandiyya, 1, 2, 3.
Nasab al-khirqa (Kitāb), 1.
Niffarī, 1, 2.
Nubuwwa, 1.
Nwyia (P.), 1, 2.
Nyberg, 1, 2.

Ohod, 1.

Pau, 1.

Qabḍ, 1, 2, 3.
Qaḍā, 1.
Qādiriyya, 1.
Qalb, 1.
Qāshānī, 1, 2, 3.
Qāsimī (Muḥammad Sa‘īd), 1.
Qayrawānī (Ibn Abī Zayd al-), 1.
Qayṣarī, 1.
Qibla, 1, 2, 3, 4, 5.
Qubā, 1.
Qūnawī, 1, 2, 3, 4.
Qur’ān, 1.
Qurb al-farā’iḍ, 1, 2.
Qurb al-nawāfil, 1, 2.
Qushshāshī, 1.

Rabb, 1.
Rakhāwi (M.), 1.
Risāla fi l-aḥadiyya, 1.
Risālat al-anwār, 1.
Risāla qushayriyya, 1.
Riyāḍ al-Māliḥ, 1, 2.
Roches (L.), 1, 2, 3, 4.
Rosetty (V.), 1.
Rubūbiyya, 1.
Rūḥ al-rūḥ, 1.
Ruḥāniyya, 1, 2, 3.
Ruspoli (S.), 1.

Sa‘ad Allāh (Abū l-Qāsim), 1.


Ṣāḥib b. ‘Abbād, 1, 2.
Sālik, 1, 2, 3, 4, 5.
Salsabīl al-mu‘in (al-), 1.
Sanūsī (Abū ‘Abdallāh), 1.
Sanūsī (Muḥammad b. ‘Alī), 1.
Sarayān, 1.
Satr, 1.
Sceau des Prophètes [ou de la Prophétie], 1, 2, 3.
Sceau de la sainteté, 1, 2, 3.
Shādhilī (Abū I-Ḥasan al-), 1.
Shādhilī (Muḥammad al-), 1.
Shādhiliyya, 1.
Shahāda, 1.
Sha‘rānī, 1, 2, 3.
Sharḥ khutbat al-Futūḥāt, 1.
Shaykh al-akbar [voir Ibn ‘Arabī].
Shiblī, 1, 2, 3.
Shuhūd, 1.
Shushtarī, 1.
Sidersky, 1.
Silsila, 1, 2, 3, 4, 5.
Simṭ al-majīd (al-), 1.
Sirr, 1, 2.
Subkī, 1.
Suez, 1.
Sullivan (Antony Thrall), 1.
Sulūk, 1, 2, 3, 4.
Suyūtī, 1.

Table, 1, 2.
Tadbīrāt ilāhiyya, 1.
Tafna, 1, 2.
Tafsīr, 1, 2.
Taftāzānī (Abū I-Wafā), 1, 2.
Taḥaqquq, 1.
Taḥqīq, 1, 2.
Taïf, 1.
Tajallī, tajalliyāt, 1, 2, 3, 4.
Takhalluq, 1.
Tamīmī (M. b. Qāsim), 1.
Ṭanṭāwī (Muḥammad al-), 1, 2, 3, 4.
Tanzīh, 1, 2.
Tashbīh, 1, 2.
Ṭarīq, ṭarīqa, ṭuruq, 1, 2, 3.
Tawakkul, 1, 2, 3.
Tawba, 1, 2, 3, 4, 5.
Tawḥīd, 1, 2.
Tawzarī, 1.
Teissier (H.), 1, 2.
Temimi (A.), 1, 2.
Thubūt, 1.
Tīlimsānī (‘Afif al-dīn), 1.
Tirmidhī (Ḥakīm), 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Toulon, 1.
Tuḥfat al-zā’ir, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
Ṭūl, 1, 2.
Tustarī (Sahl), 1, 2.

‘Ubūda, 1.
Ulūha, 1.
Ulūhiyya, 1, 2, 3, 4.
‘Uqlat al-mustawfiz, 1.
Uwaysiyya, 1.
‘Uzayr, 1.

Vâlsan (M.), 1, 2.

Wajh, 1, 2, 3, 4.
Waḥdat al-shuhūd, 1, 2, 3, 4.
Waḥdat al-wujūd, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8.
Wārid, 1, 2.
Wāqi‘a, 1, 2.
Wāṣil b. ‘Aṭā, 1.
Weir (T.H.), 1.
Wilāya, 1.
Wirātha, 1.
Wishaḥ al-katā’ib, 1.
Wujūd, 1, 2.

Yādī Mardān, 1.
Yaḥyā b. Mu‘ādh al-Rāzī, 1.
Yahya (Osman), 1, 2, 3, 4, 5, 6.

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