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Série 

Le Pen en Algérie : lutter contre l’oubli

Jean-Marie Le Pen, fondateur du Front national devenu Rassemblement national, a d’abord revendiqué
d’avoir pratiqué la torture avant de faire volte-face. Alors qu’un certain négationnisme se fait jour,
Mediapart revient sur les trois mois du lieutenant d’extrême droite à Alger, en 1957, et rassemble des
témoignages jusque-là épars.

La rédaction de Mediapart  — 3 épisodes

Mis à jour le 29 juillet 2023

Tous les épisodes

ÉPISODE 1

Alger, 1957 : les missions de l’officier de renseignement Le Pen

Lorsqu’il débarque en Algérie, le député poujadiste de Paris, âgé de 29 ans, a connu les défaites de Suez et
d’Indochine. Le général Massu a les pleins pouvoirs pour y rétablir l’ordre colonial. Le lieutenant Le Pen
est chargé de collecter des informations. Premier volet de notre série.

25 juillet 2023 par Fabrice Riceputi
ÉPISODE 2

Alger, 1957 : la routine sanglante du « lieutenant Marco »

Chaque nuit ou presque, deux mois durant, Jean-Marie Le Pen se rend au domicile d’un « suspect »,
accompagné d’une escouade de parachutistes. Ses victimes, quand elles ont survécu, ou leurs proches, ont
témoigné au fil des années des tortures subies. Rappel.

27 juillet 2023 par Fabrice Riceputi

ÉPISODE 3

« Pas de preuves » : notre bonne conscience coloniale

L’effacement en cours des témoignages qui accablent Jean-Marie Le Pen, y compris par ceux qui n’ont
pour lui aucune sympathie, tient à deux facteurs : la parole algérienne reste pour certains illégitime par
nature, comme la reconnaissance des crimes de la République coloniale.

29 juillet 2023 par Fabrice Riceputi
Alger, 1957 : les missions de l’officier de renseignement Le Pen | Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/250723/alger-1957-le...

SÉRIE EP. 1 LE PEN EN ALGÉRIE : LUTTER CONTRE L’OUBLI témoignages dont nous disposons ne laisse guère de doute
à l’historien. Qu’on en juge.
Alger, 1957 : les missions de l’officier de
renseignement Le Pen Jean-Marie Le Pen lui-même a toujours fait l’apologie de la
torture. Au nom du célèbre scénario dit de la bombe à
Lorsqu’il débarque en Algérie, le député poujadiste de retardement, popularisé par Massu et ses officiers en 1957 :
Paris, âgé de 29 ans, a connu les défaites de Suez et la torture aurait été justifiée en Algérie par l’urgence de
d’Indochine. Le général Massu a les pleins pouvoirs sauver des vies, menacées par des bombes prêtes à
pour y rétablir l’ordre colonial. Le lieutenant Le Pen est exploser. Une « fable perverse », maintes fois réfutée, dont
chargé de collecter des informations. Premier volet de aucun cas concret, on le sait, n’est jamais venu confirmer
notre série. la véracité, mais qui semble s’être imposée dans
l’imaginaire français relatif à la guerre coloniale en Algérie.
Fabrice Riceputi - 25 juillet 2023 à 14h59

Jean-Marie Le Pen nie néanmoins depuis des décennies,


par exemple encore en 2018 dans ses Mémoires, avoir lui-

J ean-Marie Le Pen a-t-il commis, en 1957 à Alger, le


crime de torture, aujourd’hui considéré en droit
international comme un crime contre l’humanité ? La
même torturé : les accusations portées de façon répétée
depuis cette époque contre lui seraient, selon lui, une
« machination politique ».
torture a été pratiquée si massivement par l’armée
française durant la guerre coloniale en Algérie que la Telle ne fut pas toujours sa version des faits. Il admit jadis
question serait presque anecdotique, s’il ne s’agissait de la bien volontiers avoir, selon ses termes, « fait le métier » de
personnalité qui est parvenue ensuite à faire du racisme tortionnaire, s’amusant même à l’Assemblée nationale, en
hérité du colonialisme un ressort majeur de la vie politique juin 1957, qu’on puisse voir en lui « le mélange d’un officier
française durant des décennies. SS et d’un agent de la Gestapo ». En novembre 1962, il
déclarait au journal Combat : « Je n’ai rien à cacher. J’ai
Déjà posée à l’époque des faits, cette question a ressurgi torturé parce qu’il fallait le faire. »
périodiquement, des années 1980 aux années 2000, dans la
presse et devant les tribunaux, dans un contexte de sortie Une amnistie de tous les crimes et délits en relation avec
progressive de l’amnésie qui frappait la société française les « événements d’Algérie » venait alors d’être décrétée,
depuis 1962 sur la nature de la guerre en Algérie. Alors que au lendemain des accords d’Évian, bientôt consolidée et
ce qu’on a appelé la « lepénisation des esprits » atteint élargie par quatre lois destinées à fabriquer l’oubli. Elle
aujourd’hui en France une sorte de paroxysme, elle vient à garantissait désormais à tous les auteurs d’exactions une
nouveau d’être posée de la pire des façons. Avec une impunité judiciaire complète, mais elle dissuadait aussi
désinvolture choquante, une émission à caractère fortement toute évocation publique de ces crimes.
historique de France Inter, de bonne qualité et très
écoutée, a en effet récemment cru pouvoir y répondre par Ce n’est qu’en 1984 et 1985, quand le Front National (FN)
la négative. remporta son premier succès, aux élections européennes,
que les journalistes Louis-Marie Horeau dans Le Canard
Or, pour peu qu’on veuille bien replacer les activités du enchaîné puis Lionel Duroy dans Libération passèrent
lieutenant Le Pen à Alger dans leur contexte historique, et outre, estimant qu’informer les électeurs et électrices sur
aussi accorder à la parole de ses accusateurs algériens le passé de Le Pen était d’intérêt public.
l’attention qu’elle mérite, le dossier de documents et de

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Batailles devant les tribunaux particulier de Le Pen. Il n’est dans l’histoire de la guerre
coloniale en Algérie qu’un protagoniste parmi bien
C’est alors que se produisit son grand revirement : il d’autres et de peu d’importance.
attaqua désormais en diffamation ceux qui osaient
exhumer son passé. Avec de bonnes chances de succès Cependant, des travaux historiques ont considérablement
puisque les faits eux-mêmes, à la fois amnistiés et enrichi la connaissance de la « bataille d’Alger », à laquelle
prescrits, ne seraient pas jugés. participa Le Pen. Après ceux de Pierre Vidal-Naquet, la
thèse de Raphaëlle Branche a solidement établi en 2000 le
Rappelons que d’autres personnalités accusées comme lui caractère massif de l’emploi de la torture et décrit avec
d’agissements criminels durant la guerre d’indépendance précision ses modalités, notamment à Alger en 1957. Le
algérienne firent de même, avec des fortunes diverses : projet historiographique Mille autres que je mène avec
l’ancien ministre Maurice Papon, quand Jean-Luc Einaudi l’historienne Malika Rahal sur la disparition forcée, a,
rappela son rôle prépondérant dans le massacre de quant à lui, collecté depuis 2018 un grand nombre de
manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961, ou encore témoignages d’Algérien·nes sur la terreur qui s’abattit sur
le général Maurice Schmitt, ancien chef d’état-major de elles et eux cette année-là[1].
François Mitterrand, accusé lui aussi d’avoir torturé à Alger
dans une salle de classe de l’école Sarouy, à l’été 1957. Sur le cas Le Pen, ce sont des militant·es et des journalistes
qui, des années 1980 aux années 2000, ont recueilli en
Jean-Marie Le Pen gagna ses premiers procès, notamment Algérie des témoignages de victimes et de témoins
en 1989 contre Le Canard enchaîné et Libération. Durant oculaires d’exactions perpétrées par lui. Notre
quinze ans, les velléités de revenir sur le sujet furent donc connaissance du contexte algérois de 1957 permet de juger
à nouveau annihilées par la peur d’être condamné. Puis le de la crédibilité de ces récits. Ils sont de ces sources que les
chef du Front national finit par être débouté par les historien·nes du temps présent ont coutume de traiter
tribunaux, dans les années 1990 et 2000, lors de ses trois pour restituer l’histoire de violences de masse niées par les
dernières tentatives de faire taire ses accusateurs. États, alors que les archives de ces derniers sont le plus
souvent, dans ce cas, celles de la dissimulation et du
Successivement, le premier ministre Michel Rocard, mensonge. En l’espèce, ces sources permettent, même si ce
l’historien Pierre Vidal-Naquet et le journal Le Monde ne peut être que de façon fragmentaire, de faire l’histoire
gagnèrent, ce dernier n’ayant pas craint, fort du sérieux du du séjour du lieutenant Le Pen à Alger.
travail de sa journaliste, Florence Beaugé, d’accabler à
nouveau Le Pen en 2002. La justice estima que la « bonne Les trois mois de Le Pen à Alger
foi », le « sérieux » et la « crédibilité » de son enquête
étaient suffisants et qu’elle n’était pas diffamatoire. Le 28 décembre 1956, le 1er régiment étranger de
parachutistes (REP) débarque à Zéralda, à quelques
On pouvait légalement dire que Le Pen avait été un kilomètres à l’ouest d’Alger. Dans ses rangs, Jean-Marie Le
tortionnaire. Mais l’intéressé pouvait continuer à le nier. Pen, 29 ans, député poujadiste du Ve arrondissement de
Paris, depuis peu engagé volontaire, avec le grade de
Est-ce vrai ? C’est là la question qui importe et à laquelle lieutenant. Avec son régiment, il vient de battre
les historiens peuvent répondre en examinant le dossier piteusement en retrait lors de l’expédition de Suez, où il
réuni depuis 1957 par diverses sources. dirigeait une brigade de fossoyeurs, après avoir évacué
l’Indochine où il était arrivé après la bataille, c’est-à-dire
La collecte des témoignages après la défaite cuisante infligée à l’armée française à Diên
Biên Phu par le Vietminh en mai 1954, et où il avait pour
Certes, en dehors de Pierre Vidal-Naquet qui le fit très tôt, fonction d’établir une revue de presse à l’usage des
très peu d’entre eux ont précisément travaillé sur le cas militaires.

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Ce militant d’extrême droite est idéologiquement en phase section d’une compagnie d’appui du 1er REP, sous les ordres
avec les officiers des généraux Salan et Massu, tout au du capitaine Louis Martin, soit sans doute une escouade de
moins sur l’essentiel : comme eux, il est avide de prendre deux ou trois dizaines de parachutistes.
une revanche contre l’insurrection anticoloniale
algérienne commencée depuis deux ans par le Front de Mais à quoi ce lieutenant est-il occupé exactement durant
libération nationale (FLN). Comme eux, il croit ces trois mois ? Là-dessus, Le Pen lui-même n’est d’aucun
sincèrement que cette « rébellion » est l’œuvre d’un secours. Alors qu’y abondent sur d’autres moments de sa
complot du communisme international contre vie les anecdotes et récits les plus détaillés, rien ne semble
l’« Occident ». Il adhère à la « doctrine de la guerre digne d’être retenu dans ses Mémoires de sa participation
révolutionnaire » (ou « antisubversive »), enseignée depuis concrète à cette héroïque « victoire sur le terrorisme
[2]
la défaite en Indochine aux cadres de l’armée française , algérien ». Entre son arrivée à Alger et sa décoration des
dont on sait que la mise en œuvre en Algérie entraîna une mains de Massu, à la veille de son départ, aucun récit
pratique systémique de la torture. d’opérations auxquelles il aurait participé. Pas de noms, de
dates ni de lieux, seulement les généralités d’usage chez les
Le 8 janvier 1957, Jean-Marie Le Pen est parmi les 8 000 anciens « paras ».
parachutistes qui, selon ses termes, « entrent dans Alger »
de façon spectaculaire pour y éradiquer à tout prix le Disparitions forcées
nationalisme dans la population dite « musulmane ». La
veille, le gouvernement du socialiste Guy Mollet a en effet Il livre cependant une indication : il exerçait dans sa
e
donné au général Massu, commandant la 10 division compagnie la fonction bien particulière d’officier de
parachutiste, les pleins pouvoirs pour y rétablir l’ordre renseignement (OR). Autrement dit, il ne fut pas le simple
colonial menacé par la montée en puissance du FLN. exécutant du « maintien de l’ordre », s’occupant par
Commence alors la séquence historique que la propagande exemple « des contrôles d’identité », qu’il prétendit avoir
qualifiera bientôt de « bataille d’Alger ». été. Mais bel et bien, comme tous ceux qui assumaient
cette fonction, un élément clé dans l’opération militaro-
L’armée est autorisée le 7 janvier 1957 policière en cours.
par le gouvernement à perquisitionner,
arrêter, détenir et interroger tous ceux Les officiers de renseignement, l’historienne Raphaëlle
qu’elle estime « suspects ». Branche l’a montré[3], sont en effet ses « fers de lance ». Ils
sont chargés de la collecte du « renseignement » auprès des
Sans doute quelque peu embarrassé d’avoir à intégrer dans « suspects » et de leur « exploitation », c’est-à-dire des
ses rangs ce jeune politicien parisien, déjà connu pour son arrestations et des interrogatoires pouvant en découler. Et
goût de la violence physique et de la provocation et il est établi que la torture fut massivement commandée et
dépourvu d’expérience militaire, le 1er REP ne lui a confié pratiquée par eux.
aucun commandement d’importance. C’est en ce sens qu’il
peut à bon droit souligner dans ses Mémoires qu’il joua Certes, dans l’organigramme militaire de l’opération, Le
alors un « rôle mineur ». D’autant qu’il quitta l’Algérie au Pen n’est pas Paul Aussaresses, qui dirige alors un escadron
bout de trois mois, le 31 mars 1957, bien avant la fin de de la mort en lien avec l’état-major de l’armée. Il n’a pas
l’opération. dans les exactions perpétrées en masse en 1957 le niveau de
responsabilité d’un Jacques Massu ou d’un Marcel Bigeard.
Quelles sont alors ses fonctions et quel est exactement son Comme nous allons le voir, il n’en est pas moins, durant
rôle ? Son dossier militaire personnel n’étant pas trois mois, l’un de ces « seigneurs de la guerre aux
consultable sans son autorisation, on doit ici s’en remettre terrifiants caprices » (Jean-Paul Sartre) qui règnent alors en
à ses dires, ce qui ne va pas, sur ce sujet comme sur maîtres absolus sur Alger.
d’autres, sans risques. Il affirme qu’il commandait une

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Rappelons qu’en vertu de la loi dite des « pouvoirs les témoignages recueillis.
spéciaux » votée en mars 1956, l’armée est autorisée le 7
janvier 1957 par le gouvernement à perquisitionner, L a s u i t e à l i re c e j e u d i 27 j u i l l e t .
arrêter, détenir et interroger tous ceux qu’elle estime
« suspects » de liens avec la « rébellion », sans en référer à [1] Voir Malika Rahal et Fabrice Riceputi, « La disparition forcée durant la
quiconque. Le mode opératoire mis en œuvre est la guerre d’indépendance algérienne. Le projet Mille autres, ou les disparus de la
pratique massive de ce qu’on nomme aujourd’hui la “bataille d’Alger” (1957) », Annales Histoire Sciences Sociales, 2022/2, ainsi que le
disparition forcée. site 1000autres.org.

Au cours de l’année 1957 à Alger, des dizaines de milliers de [2] Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la
« suspects » sont enlevés, de préférence la nuit, puis « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.
interrogés – le plus souvent sous la torture – dans les
dizaines de locaux de toutes natures où cantonnent les [3] Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie,
unités parachutistes. La plupart d’entre eux sont ensuite 1954-1962, Paris, 2001, réédité en poche en 2016.
internés dans des camps, parfois jusqu’en 1962, sans jamais
être jugés. Mais plusieurs milliers de ces « suspects » Fabrice Riceputi

disparaissent définitivement, morts de la torture ou


exécutés, leurs corps détruits ou dissimulés.
Boîte noire
Dans ce système qui vise principalement à dissuader par la
terreur les Algérien·nes de soutenir le FLN, l’officier de Fabrice Riceputi, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps
présents (IHTP), co-animateur des sites 1000autres.org et
renseignement est un rouage essentiel. Il est en première histoirecoloniale.net, est notamment l’auteur d’Ici on noya les
ligne, au contact quotidien et direct de la population Algériens (Le Passager clandestin, 2021). Il collabore régulièrement à
algérienne « suspecte ». S’agissant du lieutenant Le Pen, ce Mediapart.

contact est d’une extrême violence, ce que documentent

Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart - 127 avenue Ledru-Rollin, 75011 Paris.
RCS Paris 500 631 932. Numéro de CPPAP : 1224Y90071 - Directeur de la publication : Edwy Plenel

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SÉRIE EP. 2 LE PEN EN ALGÉRIE : LUTTER CONTRE L’OUBLI obtenu d’un interrogatoire réalisé par lui ou par d’autres,
ou encore d’une fiche des Renseignements généraux, il se
Alger, 1957 : la routine sanglante du rend au domicile d’un « suspect », accompagné d’une
« lieutenant Marco » escouade de parachutistes.

Chaque nuit ou presque, deux mois durant, Jean-Marie Puis il se livre, souvent accompagné d’un mouchard
Le Pen se rend au domicile d’un « suspect », cagoulé (un bou shkara, disent les Algériens), à une
accompagné d’une escouade de parachutistes. Ses « arrestation » qui a tout d’un enlèvement et dont bien des
victimes, quand elles ont survécu, ou leurs proches, familles algériennes ont conservé le souvenir : entrée au
ont témoigné au fil des années des tortures subies. domicile avec une violence ostentatoire, brutalités et
Rappel. insultes à l’égard des proches, fréquents saccages des lieux
souvent accompagnés de vols, absence d’explications sur le
Fabrice Riceputi - 27 juillet 2023 à 11h08 motif de l’arrestation comme sur le lieu de détention du
« suspect ».

La famille n’a généralement plus aucune nouvelle, pendant


Mise en garde quelques mois ou des années, parfois pour toujours.

Cet article fait état de tortures, sa lecture peut être particulièrement


Telle fut la routine du lieutenant Le Pen. C’est ce que
di�icile et choquante.
disent de façon circonstanciée et parfaitement crédible
plusieurs témoins directs, principalement des victimes de
ses « interrogatoires ». Ils dessinent la chronologie et la
géographie, nécessairement partielles mais parfaitement

L es récits dont on va lire une synthèse sont ceux de


victimes et/ou de témoins oculaires. Ils sont tirés du
périodique Résistance algérienne (1957), cité par Hafid
cohérentes avec ce que nous savons par ailleurs, des
agissements de Le Pen à Alger.

Keramane dans La Pacification (1960) et Vérité-Liberté Lorsqu’il a tenté de les réfuter, Le Pen a prétendu qu’il
(1962), du Canard enchaîné (1984), de Libération (1985), du n’avait pu intervenir dans tous les lieux où ils affirment
film de René Vautier À propos de… l’autre détail (1985), du l’avoir vu opérer, car beaucoup étaient hors de « son
livre de Hamid Bousselham Torturés par Le Pen (2000), du secteur ». C’est faux. Des secteurs d’occupation d’Alger sont
journal Le Monde (2002), du livre de Florence Beaugé en effet répartis entre les différents régiments de la 10e
Algérie, une guerre sans gloire (2005) et enfin du film de division parachutiste. Mais la plus grande souplesse dans
José Bourgarel, La Question : Le Pen et la torture (2007). l’action leur est recommandée, au nom de l’efficacité. La
recherche de « suspects » les conduit nécessairement à
Presque tous leurs auteurs ont témoigné plusieurs fois, faire preuve d’une grande mobilité et à mener des raids
sans varier, et sont venus le faire en France sous serment dans toute la ville.
lors de multiples procès intentés par Jean-Marie Le Pen
dans les années 1980, 1990 et 2000. Des dizaines de victimes en deux mois

Le quotidien de l’officier opérant comme Le Pen au niveau Deux vastes et belles villas algéroises réquisitionnées,
d’une section durant la « bataille d’Alger » nous est connu. dotées de grands jardins, servent de centres de « tri »
Chaque nuit ou presque, sur la base d’un renseignement principaux au 1er REP de Le Pen, c’est-à-dire qu’on y

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enferme des « suspects » pour les interroger : la villa l’un d’eux. Dénudé, il est immédiatement soumis à la
Sésini, PC du régiment, et la villa Les Roses à El Biar, où torture, selon les procédés déjà très normés en usage au
cantonne l’unité de Le Pen. La caserne de Fort-L’Empereur, sein de l’armée française, souvent appris en Indochine et
également située sur les hauteurs de la ville, est aussi qui ont été décrits par d’innombrables témoins, algériens
utilisée à cette fin. Mais les unités engagées se partagent ou non. Ils ne nécessitent qu’un équipement très
au gré des besoins des dizaines d’autres centres de torture sommaire – une source d’électricité et d’eau – et, en
disséminés dans la ville et sa périphérie, où ils s’échangent théorie, ne laissent que peu de traces physiologiques, à la
fréquemment les « suspects ». différence d’autres procédés tels que le « chalumeau », le
nerf de bœuf, la suspension ou encore la bouteille destinée
Selon Le Pen, les accusations de torture à domicile portées au viol, qui sont toutefois aussi parfois utilisés par les
contre lui par certains témoins seraient invraisemblables. militaires.
Il n’en est rien. Les parachutistes subissent alors de la part
de leur commandement une forte pression pour faire à D’abord, des électrodes sont placées sur ses seins et son
tout prix du chiffre. Et l’interrogatoire doit être réalisé au sexe. Puis il doit ingérer de force de grandes quantités
plus vite, si possible sur-le-champ, pour empêcher d’eau sale. C’est Le Pen, assis sur lui, qui commande la
d’éventuels complices dénoncés d’avoir le temps de torture. Une voisine, Saliha Meziane, dont le mari fait
s’enfuir. partie des torturés dans cette maison, raconte à la
journaliste que les hommes suppliciés hurlaient « comme
En janvier 1957, l’armée quadrille les quartiers algériens et des loups ». Le viol d’une femme de la maison est rapporté.
y multiplie les démonstrations de sa puissance, tout
entière mobilisée sur un objectif : empêcher le succès de la Chez les Merouane, Le Pen cherche
grève générale de huit jours annoncée par le Front de deux des fils, Ali et Boualem. 
libération nationale (FLN), en dissuadant la population d’y
participer. Déclenchée le 28 janvier, violemment réprimée, À ce moment, les habitant·es de la maison ignorent le vrai
la grève est pourtant massivement suivie, mais elle fournit nom du lieutenant qui dirige l’opération. Ses hommes ne
aux militaires parmi les grévistes de nouveaux « suspects » l’appellent en effet que par un pseudonyme : « lieutenant
à interroger. Marco ». Quelques semaines plus tard, comme d’autres de
ses victimes, ils découvriront son identité en le
Si plusieurs témoins ont eu affaire à Le Pen durant les mois reconnaissant sur une photo publiée dans la presse
de février et mars 1957, il faut noter qu’aucun ne dit l’avoir d’Algérie. On l’y voit en effet décoré de la croix de la Valeur
croisé en janvier. En effet, le député est alors rentré « en militaire par le général Massu, à la villa Sésini.
permission » à Paris durant une quinzaine de jours, afin
d’y faire campagne lors d’une législative partielle.  Durant la même nuit, « Marco » apparaît quelques
centaines de mètres plus loin, au 33 rue N’Fissa, chez les
Février 1957 Merouane. Et à nouveau un plus loin, au 3 rue Ben-Ali,
toujours dans la Casbah, chez les Amara.
Nous retrouvons donc Le Pen pour la première fois dans la
nuit du 2 au 3 février, veille du dernier jour de la grève, Chez les Merouane, il cherche deux des fils, Ali et Boualem.
dans trois récits recueillis en avril 2002 par la journaliste Leur frère Mustapha est interrogé par Le Pen : ingestion
du Monde Florence Beaugé. d’eau sale, puis torture au moyen d’un sommier métallique
électrifié par ses soins. Enfin, pistolet sur la tempe, il subit
Au soir du 2 février, Le Pen et ses hommes font tout un simulacre d’exécution. Le lendemain, il est conduit, de
d’abord violemment irruption au 5 impasse de la Grenade, même que son père Mohamed, à la caserne de Fort-
dans la Casbah. Les hommes sont interrogés sur place, L’Empereur où se trouvent de nombreux détenus en cours
devant tous les présents. Abdelkader Ammour, 19 ans, est d’interrogatoire. Le Pen l’y torture à nouveau, de même

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que son père. Après quelques semaines, ce dernier et ne nous soit connue, Boukhalfa Hadj, agent municipal,
quatre autres prisonniers, selon Mustapha Merouane, sont maître d’hôtel du maire d’Alger Jacques Chevallier, reçoit
exécutés et leur corps sans doute « brûlé ». lui aussi en pleine nuit la visite de l’escadron de Le Pen. Le
maire d’Alger, ancien ministre de la défense, est un
Au petit matin, chez les Amara, Le Pen cherche Ali, dit « libéral ». Il a des relations avec des nationalistes et les
Allilou. Comme il est absent, Mohamed, 18 ans, et Saïd, 24 « paras » veulent savoir qui lui rend visite.
ans, sont embarqués à Fort-L’Empereur, où Saïd est
torturé, au point, dit son jeune frère à Florence Beaugé, À la villa Les Roses, en présence de Le
d’être « méconnaissable ». Ils y côtoient de nombreux Pen et du capitaine Martin, Mohamed
détenus, tous torturés. Saïd Amara disparaîtra, donné Louli est torturé à l’eau.
comme « abattu le 13 mars » par un document militaire
archivé. Sous la direction de Le Pen, Boukhalfa est torturé à
l’électricité, à l’eau, on lui enfonce les yeux dans les orbites,
Le 10 février, le lieutenant Le Pen et ses ce qui le laissera quasi aveugle, et on lui casse les doigts. En
hommes défoncent la porte d’Ahmed 1966, Jacques Chevallier lui fournit un certificat dans
Korichi. lequel il identifie formellement Le Pen comme le
lieutenant responsable de ces actes. On entend et on voit
Peu après, à un moment qu’il situe « à la fin de la grève », Boukhalfa dans un film de René Vautier diffusé au procès
donc au début de février, Mohamed Abdellaoui, 27 ans, du Canard enchaîné. On peut aussi y voir ledit certificat,
ouvrier chez Bastos, a lui aussi rencontré Le Pen et ses reproduit par Lionel Duroy dans Libération et authentifié.
hommes. Il l’a également raconté à Florence Beaugé en
2002. Pris chez lui au 4 rue du Sphinx, dans la Casbah, il est Le même cinéaste militant a, dans les années 1980,
conduit à la caserne de Fort-L’Empereur et enfermé avec enregistré le témoignage d’Ali Rouchaï, dit Dahmane. Sa
d’autres. Puis un soldat l’interpelle en des termes pour lui torture par Le Pen a été dénoncée par le périodique
incompréhensibles à ce moment : « Abdellaoui, le député clandestin du FLN Résistance algérienne dès juin 1957.
t’attend à l’Assemblée. » Dans un bureau, l’attendent ceux Arrêté sur son lieu de travail « le 21 ou le 22 février », il est
que les détenus appellent les « patrons » : le lieutenant Le conduit à la villa Les Roses par Le Pen. Après trois jours de
Pen et le commandant Aussaresses. Ils cherchent un tortures selon les procédés en vigueur, désespéré et
responsable important du FLN. Abdellaoui est torturé à craignant de parler, il se tranche la gorge avec un tesson de
l’eau et à l’électricité par Le Pen et Aussaresses. bouteille. À l’hôpital où on le fait soigner, les paras
harcèlent le médecin pour le reprendre. Ce qu’ils font après
Le 10 février, le lieutenant Le Pen et ses hommes défoncent près d’un mois, pour le torturer à nouveau.
la porte d’Ahmed Korichi et le conduisent à la villa Les
Roses. Torturé à l’électricité sous les ordres de Le Pen, il y René Vautier a aussi filmé Mohamed Louli, 30 ans au
reste dix-sept jours. Il ira témoigner à Paris en mars 1985 moment des faits. C’est chez lui, à Notre-Dame d’Afrique,
au procès intenté par Le Pen au Canard enchaîné. que Le Pen et ses hommes l’ont pris, dans la nuit du 23 au
24 février. À la villa Les Roses, en présence de Le Pen et du
Dans un témoignage publié par Libération en 1985, capitaine Martin, il est torturé à l’eau. Puis, en compagnie
Makhlouf Abdelbaki affirme quant à lui avoir été arrêté le d’autres détenus, il creuse des « tombeaux » dans le jardin.
22 février, conduit dans un lieu dont il est le seul à faire Les militaires y « stockent » les détenus en attente
mention et qu’il définit de façon imprécise comme « un d’« exploitation ». Ils le font aussi, nous le verrons, à la
camp à Sidi Ferruch ». Il dit y avoir été longuement torturé villa Sésini.
sous les ordres de Le Pen.
Malika Rahal et moi-même avons vu, en novembre 2022,
Au cours du même mois de février, sans que la date exacte dans la cave d’une ferme coloniale servant à la torture, la

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ferme Perrin, de semblables installations. Louli ajoute de comptes » est l’une des façons fréquemment employées
qu’entre deux séances de torture, Le Pen fait des sermons, par les militaires pour maquiller une exécution sommaire.
des « séances de politique », dit-il. Il dit encore avoir vu Mohamed Chérif Moulay est l’enfant de 12 ans qui a trouvé
quatre détenus mourir de la torture et un autre abattu. chez lui le lendemain le fameux poignard des Jeunesses
hitlériennes portant l’inscription « JM Le Pen 1er REP ».
Lakhdari Khelifa, 34 ans, est ouvrier chez Job et Celui-ci, grâce à la détermination de Florence Beaugé, a été
syndicaliste de l’UGTA, l’Union générale des travailleurs produit en 2004 au procès intenté par Le Pen au Monde.
algériens, syndicat indépendantiste affilié au FLN. « Un
soir de février », raconte-t-il à René Vautier, il tombe dans La dernière des exactions commises par
un guet-apens dans la boutique d’un tailleur auquel il rend le lieutenant Le Pen survient sans
visite, rue Montaigne. Il est conduit par le lieutenant Le doute durant la nuit du 30 au 31 mars
Pen à la villa Les Roses, où ce dernier le torture à 1957.
l’électricité. Il note : « Le Pen, c’était un parleur, il faisait de
la psychologie : “Pourquoi vous faites la guerre, qu’est-ce qui Le 8 mars, à Notre-Dame d’Afrique, le lieutenant Le Pen et
vous manque en Algérie ? Moi, je suis un député, je suis venu ses hommes s’emparent d’Abdenour Yahiaoui, 19 ans, dont
ici pour la pacification.” » À la villa Les Roses, il côtoie de ils cherchent le cousin. Les paras sont pressés et
nombreux détenus torturés, dont Ali Rouchaï. commencent à le torturer dans la voiture. À la villa Les
Roses, il est mis « au tombeau », procédé qu’il décrit dans
Mars 1957 les mêmes termes que Mohamed Louli. Le soir, c’est Le Pen
qui dirige les tortures, tout en prenant des notes. Yahiaoui
er
Le 1 mars, Le Pen et ses hommes sont à nouveau dans la indique : « Il nous avait même conviés, si on avait l’occasion
Casbah. Ils pénètrent au 7 rue des Abencérages, chez les de passer à Paris, à demander après M. Le Pen, à l’Assemblée
me
Moulay. Ils y cherchent Ali Bahriz, le frère de M Moulay. nationale. »
Du fait d’une ressemblance physique, ils se saisissent par
erreur, comme cela arrive souvent, de son frère Rachid. Ils Ces sévices-là firent dès le 1er avril 1957, lendemain de la
le conduisent dans un immeuble d’El Biar, celui où Ali libération d’Abdenour Yahiaoui, l’objet d’un dépôt de
Boumendjel sera bientôt « suicidé » et où seront plainte auprès de la police, son père étant lui-même
notamment torturés Maurice Audin et Henri Alleg, puis à policier. La plainte n’eut, comme tant d’autres, aucune
Fort-L’Empereur. Ayant compris leur erreur, ils reviennent suite judiciaire. Mais un rapport du commissaire principal
le lendemain avec Rachid, ensanglanté. Gilles adressé au préfet d’Alger fut conservé par Paul
Teitgen. Ce haut fonctionnaire à la préfecture d’Alger,
Son beau-frère, Ahmed Moulay, est alors interrogé. Son horrifié par les méthodes des militaires, le communiqua à
fils, Mohamed Chérif Moulay, alors âgé de 12 ans, raconte à l’historien Pierre Vidal-Naquet. Celui-ci le publia en 1962
Florence Beaugé comment toute la famille assiste, dans un numéro du périodique Vérité-Liberté, sous le titre
terrorisée, au long supplice d’Ahmed Moulay. À l’ingestion « Le Pen : député tortionnaire ».
forcée d’eau souillée va succéder l’électricité. Moulay est
électricien et les paras l’emportent dans son atelier. Puis Enfin, Pierre Vidal-Naquet publia dans le même périodique
un para s’écrie : « Mon lieutenant, il est mort ! » Le corps, un autre document : un dossier de la brigade criminelle
rhabillé, est déposé dans la rue. Retentit alors le bruit d’Alger témoignant de ce qui est sans doute la dernière des
d’une rafale de mitraillette. exactions commises par le lieutenant Le Pen, durant la
nuit du 30 au 31 mars 1957, c’est-à-dire quelques heures
Quand sa femme Rania ira demander des comptes au avant son départ d’Alger. Une plainte a été déposée par
commissariat, elle s’entendra répondre : « Votre mari est Ahmed Bouali ben Ameur, 37 ans, veilleur de nuit à l’hôtel
mort au cours d’un règlement de comptes entre fellaghas. » Albert, boulevard Pasteur à Alger. Il y déclare que, vers 2
Comme la tentative d’évasion ou le suicide, le « règlement heures du matin, pour avoir refusé de lui ouvrir l’accès au

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bar de l’hôtel, il a été frappé, menacé d’une arme puis serment lors de procès intentés par Le Pen de la parfaite
enlevé par un Jean-Marie Le Pen manifestement ivre, qui « correction » de ce dernier à l’égard des « suspects ».
l’a conduit à la villa Sésini, l’y a mis brièvement « au Cependant, l’ancien légionnaire hollandais Wilhelmus
tombeau », avant de le libérer en lui enjoignant de « la Waal, qui réceptionnait certains « suspects » à la villa Les
fermer ». Roses pour les conduire à la villa Sésini, déclara à Lionel
Duroy, de Libération : « J’ai vu des sadiques, ce qui n’était
er
La plupart des anciens du 1 REP, quant à eux, ont observé pas le cas de Le Pen, mais rarement des officiers qui
jusqu’à ce jour le silence le plus complet. Certains, tel le s’engagent de telle façon. Il tapait sur un type qui était déjà
capitaine Martin, alors supérieur direct de Le Pen à la villa bien entamé. Et encore branché à la “gégène”. »
Les Roses, lui-même accusé dans des témoignages d’avoir
au moins assisté à la torture, ont tenu à témoigner sous Fabrice Riceputi

Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart - 127 avenue Ledru-Rollin, 75011 Paris.
RCS Paris 500 631 932. Numéro de CPPAP : 1224Y90071 - Directeur de la publication : Edwy Plenel

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SÉRIE EP. 3 LE PEN EN ALGÉRIE : LUTTER CONTRE L’OUBLI Ce n’était pas la première fois que des journalistes
dédouanaient ainsi le fondateur du Front national (FN) de
« Pas de preuves » : notre bonne ses antécédents. En 2012 par exemple, dans Le Pen, une
conscience coloniale histoire française, une enquête biographique œuvrant
quant à elle clairement à une certaine banalisation du
L’effacement en cours des témoignages qui accablent lepénisme, Pierre Péan et Philippe Cohen concluaient déjà
Jean-Marie Le Pen, y compris par ceux qui n’ont pour qu’il n’avait vraisemblablement pas torturé.
lui aucune sympathie, tient à deux facteurs : la parole
algérienne reste pour certains illégitime par nature, Le jeu pervers avec le sens du mot « preuves » en histoire,
comme la reconnaissance des crimes de la République qui valide ici purement et simplement les dénégations
coloniale. mensongères de Le Pen, est bien connu des historiens. Il
est typique des arguties négationnistes.
Fabrice Riceputi - 29 juillet 2023 à 15h09

Qu’est-ce qui autorise l’effacement d’un coup d’éponge


péremptoire et plein de suffisance de l’ensemble des

À propos… de l’autre détail : ainsi René Vautier


intitulait-il en 1985 un film sur le passé tortionnaire
de Jean-Marie Le Pen, en référence aux propos de ce
témoignages qui accablent Le Pen, y compris par ceux qui
n’ont pour lui aucune sympathie ? Cela mérite d’être
questionné.
dernier selon lesquels les chambres à gaz n’auraient été
qu’un « détail » de l’histoire de la Seconde Guerre On doit certes rejeter ces témoignages, au même titre que
mondiale. d’autres, s’ils se révèlent à l’examen contradictoires,
inconstants, incohérents, invraisemblables ou encore le
Ce détail-là, le passé colonial criminel de l’homme qui fruit d’une machination. Or, jusqu’à une preuve du
répandit ensuite comme personne le poison du racisme contraire que nul n’a à ce jour administrée, aucun de ceux
dans la vie politique française, n’en est à l’évidence pas un. qui sont produits ici ne doit l’être. Tel était déjà l’avis de
Pourtant, lorsque l’on rappelle aujourd’hui les origines Pierre Vidal-Naquet, qui, lorsqu’on lui demandait s’il fallait
idéologiques du courant politique aujourd’hui dirigé par sa publier ces témoignages, répondait : « Il faut les hurler ! »
fille, il est presque systématiquement oublié, de même que
la part prise dans sa fondation par d’anciens de l’OAS. Celles et ceux qui les ont recueillis ont mené les enquêtes
les plus sérieuses, ce que, du reste, plusieurs décisions de
Davantage, une petite musique négationniste se fait justice ont reconnu. Ainsi, la journaliste Florence Beaugé a
parfois entendre à ce sujet. Dans une série documentaire à par exemple vérifié que ses interlocuteurs n’étaient pas liés
très forte audience consacrée à la vie de Jean-Marie Le Pen, entre eux et n’avaient pu coordonner leurs récits. Elle a
diffusée par France Inter en mars dernier, le réalisateur, encore pris soin d’établir elle-même que les déplacements,
Philippe Collin, par ailleurs peu suspect de sympathie indiqués par eux, de Le Pen dans la Casbah durant la nuit
envers Le Pen, a ainsi cru pouvoir affirmer qu’on ne peut du 2 au 3 février 1957 étaient matériellement possibles.
pas dire que « le soldat Le Pen a torturé » car il n’y a pas de
« preuves ». Cette affirmation pour le moins scandaleuse, Plus de soixante ans après, on entend
découlant d’une erreur factuelle commise par l’historien parfois dire sérieusement que les
Benjamin Stora, n’a à ce jour toujours pas été rectifiée témoins seraient partiaux,
comme elle devrait l’être. puisqu’algériens.

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À vrai dire, cette suspicion de mensonge n’est jamais intéressé à peu près personne. C’était l’époque de l’amnésie
appuyée sur un véritable examen critique des volontaire, facilitée par l’amnistie officielle et
témoignages. Mais bien plutôt, plus ou moins soigneusement entretenue par un personnel politique
consciemment, sur un préjugé qui imprègne encore impliqué jusqu’au cou dans les faits en question. Il n’y
l’opinion publique française. S’agissant de la guerre en avait pas de place pour un retour sur tous ces faits
Algérie, la parole algérienne reste pour certains illégitime honteux. Ainsi, lorsqu’il voulut publier son livre magistral,
par nature et a priori suspecte d’affabulation. Il en allait La Torture dans la République - Essai d’histoire et de
ainsi à l’époque coloniale, quand la justice française en politique contemporaine (1954-1962),, quelques années après
Algérie enterrait systématiquement les plaintes la fin de la guerre en Algérie, Pierre Vidal-Naquet ne put
algériennes ou que la presse les ignorait de peur de d’abord le faire, de façon significative, qu’à Londres.
paraître alimenter la propagande ennemie.
Cette parole algérienne n’a surgi en France que
Plus de soixante ans après, on entend en effet parfois dire tardivement, car la France s’est résolue alors, et seulement
sérieusement, pour mettre en doute leur sincérité, que les alors, et non sans difficultés extrêmes, à commencer à
témoins seraient partiaux, puisqu’algériens. Mais qui donc s’intéresser à son passé colonial pour y trouver les racines
les militaires français ont-ils torturé en Algérie ? Le Pen d’un racisme qui flambait à nouveau sous les couleurs du
lui-même, suivi en cela par d’autres, a avancé l’argument FN et qui visait particulièrement les Algériens immigrés et
de sa célébrité : c’est elle qui aurait poussé des Algériens en leurs descendants. Il en alla de même pour la redécouverte
mal de notoriété à lui attribuer, bien tardivement, leurs du massacre de manifestants algériens par la police
supplices. française le 17 octobre 1961 à Paris. Là encore, nul, avant les
années 1980, n’était allé interroger les témoins depuis 1962.
C’est imputer à ces témoins une responsabilité dans le
déroulement de cette affaire franco-française qui n’est Notre aphasie postcoloniale
nullement la leur. Ils n’ont en effet jamais pu s’exprimer
en France avant d’y être sollicités et, surtout, avant que En 2000, deux ans avant ses révélations sur le passé
leur parole ne soit devenue simplement audible par tortionnaire de Le Pen, de premières enquêtes de Florence
l’opinion française. Beaugé dans le journal Le Monde avaient provoqué dans
l’opinion l’explosion de la « bombe mémorielle à
C’est en effet l’effrayante ascension politique du chef du retardement » que l’amnésie organisée depuis 1962 sur nos
FN qui conduisit un cinéaste militant, René Vautier, puis crimes en Algérie avait fabriquée. L’émoi fut alors
plusieurs journalistes français, à aller dans les années 1980, considérable.
1990 et 2000 chercher à Alger ceux qui avaient croisé Le
Pen en 1957, dans l’espoir de freiner cette ascension. En Un Appel solennel fut lancé au président Chirac par douze
Algérie, l’effarement de voir un homme tel que Le Pen personnalités, parmi lesquelles Germaine Tillion, Gisèle
jouer ainsi les premiers rôles en France ne pouvait Halimi ou Pierre Vidal-Naquet. Il rappelait que « la torture,
qu’inciter certaines de ses victimes à accepter de revenir mal absolu, pratiquée de façon systématique par une “armée
sur un épisode particulièrement douloureux de leur de la République” et couverte en haut lieu à Paris, a été le
existence. En quoi tout cela permet-il de douter de leur fruit empoisonné de la colonisation et de la guerre,
sincérité ? l’expression de la volonté du dominateur de réduire par tous
les moyens la résistance du dominé ». Il demandait à
Nul, avant les années 1980, n’était allé Jacques Chirac qu’advienne enfin, dans une démarche
interroger les témoins depuis 1962. comparable à celle qui avait été la sienne en 1995 à propos
des crimes du régime de Vichy, une reconnaissance et une
Auparavant, la parole des victimes de Le Pen, tout comme condamnation claire de ces faits. Cet appel resta lettre
celle de milliers d’autres victimes d’exactions, n’avait morte et nous en subissons les conséquences.

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Faute de cette reconnaissance et de la pédagogie qu’elle guerre » et qu’elle perpétra en Algérie des crimes contre
aurait pu entraîner quant à la nature, l’ampleur et la l’humanité, dont la torture n’est du reste que le plus
gravité des crimes en question, comme le fit la déclaration emblématique. Cet aveu est toujours politiquement
de Chirac sur ceux de Vichy ou encore la loi Taubira sur impossible. Il faut à nos dirigeants en reculer sans cesse
l’esclavage, tout reste permis. l’échéance, au prix de dénis, de tergiversations et de
diversions sans fin.
On peut, sans susciter de scandale particulier, nier jusque
sur un media du service public le passé tortionnaire de Le Un alibi a été inventé par l’extrême droite à cette fin dans
Pen, faire fi du dossier qui l’accable, et, consciemment ou les années 2000 : le refus de faire « repentance », ce que
non, achever ainsi la « dédiabolisation » décidément nul n’a pourtant jamais exigé. Celui-ci est depuis Nicolas
irrésistible de son courant politique. Et Marine Le Pen Sarkozy une véritable doctrine officielle française. Les
après son père, ou encore Éric Zemmour peuvent estimer récents « gestes symboliques mémoriels » et la création
qu’aujourd’hui comme hier, la torture est un « mal d’une « commission d’historiens » consacrée à l’Algérie
nécessaire », sans être poursuivis. coloniale, tous faits sous le signe de la « non-repentance »
par le président Emmanuel Macron, ne sont que la
Le cas Le Pen n’est en vérité qu’un des nombreux dernière mutation de cette maladie française : le déni des
symptômes d’une pathologie que l’historienne Ann-Laura crimes coloniaux, garant d’une bonne conscience que rien
Stoler a qualifié d’aphasie coloniale française : ne doit troubler.
l’impossibilité de dire que la République coloniale viola
massivement ses valeurs proclamées durant cette « sale Fabrice Riceputi

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