LE
POSTILLON
Ot en est le réve algérien?
PAR KAMEL DAOUD
Comment le soulévement populaire du 22 février 2019 a-t-il pu échouer ?
L’écrivain tente de comprendre en revisitant l'année écoulée.
Alger les télévisions du pays insistent sure defilé de
milliers d’Algériens dans les rues. Pour une fois, la
foule ne «marche» pas contre un régime mais pour jeter
un «dernier regard» sur la dépouille du général Gaid Sa
Jah, mort ily a quelques jours. Effet de Ioupe sur les san-
glots et les hommages au «Sauveur», oraisons, salut
militaire maladroitement imité par des civls en pleurs,
poésie patriotiqueet sermentsde fidélité. La mortinatten
due du général est montrée comme une émotion natio
nale, sincere souvent, quelerégimeasu faire fru
A une opposition de rue, tenace mais dont la lé
sérodefaute de lucidité politique. Cette arméealgérienne
Vs trois décembre 2019. Prés du Palais du peuple a
reste un mythe fondateur en Algérie avec une mystique
de protection, de propriété, darbitre ultime. Née avant le
paysavec laguerred'indépendance, elleconvoquesouvent
cedroitd’ainessemalgrélescontestations. Enoctobre 1988,
elle rfavait pas hésité a tirer sur la foule, faisant des cen-
taines de morts. En 1992, elle annule des lections et sen-
gage dans une guerre civile avec des centaines de milliers
demorts. En 2019, elle sen est sortie avec le prestige dopé
d'une gardiennede la République, saluée par une partiede
la population. «Larmée a accompagné le soulevement sans
faire couler une seule qoutte de sang» aété Yargument répété
des jours durant, avec fierté, par ceux qui comparent lé
timement les printempsarabes et leurs ctashs. Un
«cLajusticeest une passion des hommes,
Aqui ne peut se récamer delle-méme.(..)
‘cestune passion dcre qu ne se saisait
‘que dans fa violence. Elle se moque bien de
Ja vérité»Ainsi parle le procureur Mallard
Valor, innocent quil vient de aire
condamner & mort. Nous sommes dans
la piece de Marcel Ayme, La Tete des autres.
Une satire de la justice francaise et des
reglements de comptes dapres-guere.
Nalllard, ce magistat petri infallibite,
acharné ala perte de chacun, a fait des
émule sures réseaux sociaux. Sur Twitter
(lusticed Exception2020) et Facebook,
chacun s improvise procureur, drapé dans
sa eceritude morale. Les comparutions
sont immeédiates, nermanentes. Devant le
La justice de meute
PAR SEBASTIEN LE FOL
tribunal numérique, de véritables victimes
se font entendre. Elles ont notre empathie
et notre soutien, Les fits quelles
dénoncentparfois, comme la pédophilie
dans le cas de fédirice Vanessa Springora,
sont en effet inacceptables. A écouter
la oravité de leurs accusations, on se
demande: mais pourquat institution uc
aire nfen a-t-elle pas été saise plus tot?
autre question, est le pouvoir que sar-
rogent ls juges improvisés. Et es curées
lancées & tout propos et avec le méme es-
pit sentencieux. Un our est visée une mi
niste ayant pris quelques jours de congés
€ Marrakech, Un autre, une PME francaise
se voit boycottée: deux de ses salariés ont
6t6 filmes, grimés en Noirs, lors d'une soi-
rée privée. Quel but poursuivent nos nou-
‘eaux justiciers? Uindignation tient lieu de
plaidoiri. Tout le monde dénonce tout le
‘monde. La cble du moment semble parfois
le moyen de régler des comptes. La tte du
oupable est disposée sur un plateau vir-
{uel On se succéde pour a lapider. Comme
sicerituel était une manire, pour chaque
accusateur,dexhiber sa vertu, Ce tribunal
‘dU XXF sie agit sans Code penal La pire
des peines qui yest encourue est la mort
sociale. Votre réputation détrute La justice
demeute est passée. Quen esi de celle
des hommes? En ce 60° anniversaire de sa
mort, Albert Camus, quis'nterrogea tant
surla justice, albert et la vérté nous
manque dans sa juste lumier
2472 | 9 janvier 2020 | 99LE POSTILLON
CARNET D’ALGERIE
constat difficilementcontestable, mais& usage biaisé
Du coup, Yenterrement du général offre, en climax de dix
‘mois de tension, lémotion manquante pour souder un nou
‘veau consensus politique qui, apresla présidentielledu12dé
cembre, veut contournerla contestation.
Mais commentest-onarrivéa cette victoire parles images
ssur une révolution miraculeuse? Pour faire basculer opi.
rion en sa faveur, réussir un enterrement digne d'un chef
«Etat pourson général supréme — que les générawx(empr-
sonnés,exilésoudécédés) desannées rogodoiventjalouser—,
Je nouveau régime a dai travailler au corps Popinion et la
contestation sofrantméme lesartificesd'tune nouvelle épo-
pée messianique. Quelques clés pour mieux comprendre.
La décolonisation réinventée
Etrange atmosphére algérienne depuis des
‘mois:lapropagande durégime,maisautant
laférocité desréseauxsociaux,et une partie
dela populationsensiblealath¢oriedu com-
plotetausouvenirpuissammententretenu
de la colonisation, ont impos¢ laréalité vir-
tuelle ’une vraie guerre imaginaire contre
aFrance. Généraux filmésscrutantlesfron-
tires avec des jumelles, arrestations
<, alias la France et YOccident.
Mémedansla bouche desdémocratesetlaiques, binationaux
‘ou modernistes, cette habitude du proces en mode justice
‘martiale est prégnante. Au plus obscur, on retrouve aupreés
du régime comme auprés de ses opposants cette envie de re-
jouer, absurdement, le martyr, lecolon, le moudjahid, lema-
quis et Yoppresseur. Ténébreuse incapacité a dépasser un
‘traumatismeancien, reconduiten figurationscreusescontem:
poraines. On s’tonnera de voir des vidéos sur la guerre le
1020 | Le Point 2472
jour d'une élection présidentielle,autant que dele, sur les
‘murs d'un village oranais, un potme se concluant par « Nous
ne serons jamais francais» écrit en 20r9 comme sil sagissait
d'un référendum dautodétermination en 1962!
Le régime a-t-il gagné?
Oui, provisoirement. ’estaussiconclure quela contestation
a perdu, provisoirement. Comment alors un mouvement
@'une telle ampleur, soudé par un souci aussi transcendant
de pacifisme, atil pu échouer? Pour envisager une réponse,
ilfaut remonter’ laveille du 22 février. Depuis plusieurs se
‘aines un personage franco-algérien,agitateur enone-man-
show, né des réseaux sociaux et des facilités que permet
Internet, parcourt les villages et les petites villesalgériennes.
Rachid Nekkaz, autoparachuté opposanten Algérieaprés des
Aéboires en France, sinvente un destin 31a Gandhi 3a ren-
contre des jeunes Algériens désemparés, oubliés,etsans pos- g
sibilité de convertir le sport de 'émeute (des milliers par an, 2
selon les statistiques) en contestation politique. Létrangeté
duriteestqueNekkazn‘aaucundiscours,pasde programme =
etaucun passé militant. Juste une veste, un smartphone et..
Tidée,révolutionnaire ensoi, aller vers Algérie rurale, ren
contrer les jeunes de la décennie Internet, écrasés par les vé-
téransdela guerredelibération, gérontocratesetinfanticides. =est, au contraire, la foule qui «parle» lors de ces meetings
sauvages. Le personnage meten rage le régime. On tente par-
tout de larréter, on s'y harasse, en vain. Le régime se rappe-
laitbrusquementcetenjeuquelesélitesurbainesalgériennes
opposantes ont négligé: lecontrole dela ruralitéest laclédu
pouvoir en Algérie. Nekkaz fait ce porte2-porte qui coupe
herbe sous le pied du vieux FLN, appareil du régime, et re
cruteces Algériens du pays profond qui votent «bien»etque
lesintellectuelsdélaissent. Neklkazseraharcelé,accuséd’«at-
teinte & Punité nationale» et d' d'un ralliement au régime. Sans généraliser,
onpeutexpliquercedénicommelasource deYaveuglement,
concomitant, surlamontée vigoureusedunéo islamisme qui
propose déja'a larmée d’tre son bras politique, alléché par
la perspective de prise de controle économique et politique
du pays. Pour 'élection du 12 décembre, on vit sans étonne-
‘ment les salafistes et les anciens de F'armée islamique appe-
Jer voter, massivement, Pour eux, un régime conservateur
estmoins nocif qu'une démocratie moderniste.
Impasse provisoire cependant. Une négociation muette est
Yoeuvre,entreun président faible quidoitconstruireson pou-
voir face au vide radical dela « rue », mais aussi face aux tu-
tours militaires, aux vétérans et aux conservateurs rentiers
derritre son dos. C'est aire entre un régime qui ait
mortel malgréses dénégations et une contestation qui adéja
signé 'irréversibilitéde la dictature, malgréson échec dema-
turité, malgré les dizaines de prisonniers injustement incar
cérés, malgré la foklorisation parle «self» quia guett.
Etranges réalités d'un pays fermé sur lui-méme, isolé du
restedu monde, diffcilea comprendre et encore traversé par
Jes houles de samémoire dévorante. La mort du général Gaid
Salah, chef desarmées, redistribue légerement les roles mais
consolide encore plus les castings symboliques de Algérie.
Legénéral est aujourd'hui présenté comme le «pére> perdu
du soulévement contre Bouteflika, le protecteur. Dans la
conviction ou lexcés, on retrouve ce lien cedipien avec Tar
mée, figure de paternité sécurisante, ’entrave paralysantede
lamémoire et le trauma d'une guerre dont lesouvenir est de-
ven une identité en soi. En boucle, PAlgérie, est le fils qui
Saveugle en tuant le pere, le pére qui tue le fils en 'égarant
danslelabyrinthe des revendications. On peutse perdre’ dé-
chiffrer des mythes dans cette réalité algérienne a la fois po-
litique et largement symbolique. D’ailleurs,il faut vivre en
Algérie, allerau-dela desarticles de presse confondant réalité
etconvictionsmilitantesdesesrédacteurs, pour comprendre
les extensions de ce « Frexit»algérien permanent, ce jeu de
rolesde aguerredindépendance, cette passion mortelle pour
union, cette fabrication cyclique de Fennemi, amateur de
littérature que esuisy voit lecasd'un postcolonial quiacréé,
par effet de huis clos, un fascinant melange de genres entre
Le Désert des Tartareset la Némésis grecque. Les étrangers re-
partent souvent d Algérie avec des sentiments mélangés:on
necomprend pascommentlasplendeuretleridicule,labeauté
énie, la richesse et Poisiveté le ciel et les cime-
la mémoire et les nouveau-nés, Pimpasse et horizon,
le viellissement raide et Péternelle jeunesse, 'agressivité et
lagénérosité s'y mélangent si dangereusement =
Etranges réalités d'un pays fermé sur lui-méme,
isolé du reste du monde, difficile a comprendre et encore
traversé par les houles de sa mémoire dévorante.
104 | 9 janvier 2020 | Le Point 2472LE POSTILLON
CHRONIQUE
Les ceilléres des pro-Erdogan
PAR KAMEL DAOUD
Notre chroniqueur dénonce le silence qui accompagne le déploiement de l’armée turque en Libye.
ne semaine durant, le chroniqueur a cherché dans
U les médias du Maghreb la condamnation du déploie-
ent de Parmée turque 4 Tripoli, le hurlement scan-
dalisé habituel deshypernationalistessiallergiquesquand
ils'agit des frontieres, le hola indigné des éditorialistes du
postcolonial ou méme une simple analyse sur les consé-
quences de cette invasion. Rien: Erdogan est invisible,
innocenté parle faitmémed'avoir disparude presque tous
les supports, y compris des réseaux sociaux. Le sultan dé-
barque en Libye comme un touriste généreux, un invité
philanthropeavecunearméeauservicedela «paix» etdes
zones offshore de ce pays moribond. Leffacement média-
tique complice est inexplicable, sauf si l'on se souvient
quelle image le dictateur d’Ankara a su se faire fabriquer
parsesrelais, partis politiqueslocaux, médias, associations,
au Maghreb: sauveur, lutteur, musulman
supréme, sultan réparateur chez les domi-
nés, La nouvelle extension du domaine
ottoman dautrefois, fantasméeaujourd’hui
par des élites islamistes comme un pallia-
tifal'impuissance faceal’Occident, est lar-
gementsoutenue parlagalaxie des«fréres
musulmans»locaux,etla prédation turque
est déja dédouanée, blanchie et servie
comme une assistance & pays en manque
de moyens pour étre souverain. Du coup,
pour ne pas médire d’Erdogan, on a choisi
dene pas le voir et d'accroitre le flou artis-
tique de la situation si dangereuse de la
Libye. Chez les islamistes comme chez les gauchistes.
En 1516, des corsaires ottomans ont été invités a libérer
Alger des Espagnols. Les fréres Barberoussele firentsi bien-
quilss’yinstallerent, violérentet essorérentle paysjusqu’a
Voffrir’a genouxal'occupantsuivant. Lerécitalgérien, pour
mieux raconter les faits d’armes de sa guerre d’indépen-
dance, insiste lourdement sur la colonisation francaise
maiseffaceavecunfauxangélismeetunenaivetéincroyable
leviol ottoman et sesdestructions. Le souvenir dececonsen-
tementestapparemmentencore si séduisantet sisublimé
que, apres avoir des années durant dénoncé la néocoloni-
sation occidentale en Libye, des médias et des élites locales
ne trouvent rien 3 redire au débarquement des troupes
Erdogan a Tripoli. On salue méme P«islamité» de cette
armée pouren gommerlecaracteére étranger. Laigreur qui
prédispose a la servilité, sinon au goat du fascisme, des
lites locales, et la machine de propagande de la nouvelle
internationale islamiste, sise & Ankara, ont bien formaté
les esprits au Maghreb pour qu'on croie voir dans le viol
un simple concubinage désiré par les deux parties.
Etpourtantc’est unavenirsombrequis'annonceauSud
sion reste fatalistes et myopes. Deux mondes dessinent
sourdementleursfrontitresnouvelles:celuideOccident,
qui se rétracte, oii Yon se dirige en chaloupe ou en avion.
quand on manque de pain, de liberté ou de sens; et celui
de ces foules noires et hystériques qui ont procédé & Ven
terrement d'un général iranien en Iran, ou celles des poli
ciers turcshurlantleurserment de idélité,
Ala Big Brother, criant pour un Allah ven:
geuret un drapeau. Etil faut choisirlesien.
Car tout ce qu’on peut dire pour amor-
tir ce futur possible est confusion entre
ses envies, ses rancoeurs, ses désirs et les
réalités. On assiste & de nouvelles préda-
tions internationales et il nesert a rien de
jouer les juges pour ne retenir qu’un seul
coupable de colonisation, Il faut prendre
conscience de ’avenement de ces especes
ambitieuses qui, pourenvahir,neprennent
pas la peine d’invoquer des projets de dé-
mocratisation mais affirment crament
leur envie de posséder, prendre, dévorer.
Erdoganasu aujourd'hui,au Maghrebse taillerlafausse
réputation d’un libérateur, d'unrésistantfacea’Occident.
Dansquelquesannées ladésillusionseracruellepourceux
qui se bousculent a Pentrée de son harem politique. Ils se
retrouveront serfs, janissaires, au lieu de citoyens libérés.
Trump oul Occidentnesontcertes pasinnocents, mais
cettehabitude de faire de’Iran ou dela Turquie islamiste,
Achaque crise, des héroset des victimes, juste parréaction
infantile, estagacante chez les naifs de'Europe et chez les
lites aigries du monde dit arabe. C’est une mode idiote, et
surtout un aveuglement contagieux =
Les esprits ont été bien formatés pour qu’on croie voir dans
le viol un simple concubinage désiré par les deux parties.
MO | 16 janvier 2020 | Le Point 2473