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Suite de la leçon
IIB (fin du 2 et 3)

c) « Le livre noir du colonialisme » ou les violences coloniales


Ici va être développée une réflexion sur les violences coloniales. En situation coloniale, la violence
n’est pas limitée aux seuls moments exceptionnels. On peut se demander si la violence n’est pas
constitutive de la domination coloniale.
Voici l’avis de quelques chercheurs afin de problématiser :
- Selon Catherine COQUERY-VIDROVITCH, les « abus coloniaux » sont inévitables à
partir du moment où une minorité d’administrateurs et de militaires jouit de quasi tous les
pouvoirs et est peu surveillée. Selon elle, « le colonisateur était le dominant et le colonisé un
sujet à soumettre ».
- Marc FERRO (Le livre noir du colonialisme, 2003) explique qu’à partir du moment où un
Etat se donne le devoir d’exercer un pouvoir sans limite sur des peuples dominés, la violence de
masse peut se développer.
- Tous les deux sont influencés par Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme.
L’impérialisme, 1951 (1982) : selon la philosophe 3 totalitarismes ont existé au 20e siècle : le
nazisme, le communisme et le colonialisme. Evidemment le dernier est remis en cause
aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, le thème des violences coloniales a donné lieu et continue de
donner lieu à de nombreuses polémiques.

Les formes de violences physiques sont multiples et extrêmes (viols, amputations, exécutions,
massacres de populations civiles, villages rasés, pillages, torture… mais comme dans les conflits
entre Européens aux XIXe et XXe siècle).

- On a parfois tenté d’expliquer ces actes par la folie des auteurs.


Ex : affaire VOULET-CHANOINE en 1899. Le gouvernement de la IIIe République avait confié à
ces deux officiers la mission de relier le Sénégal au lac Tchad pour assurer à la France le contrôle du
cœur de l’Afrique (volonté de constituer à terme l’axe Dakar-Djibouti). L’expédition réunit 50
tirailleurs réguliers (troupes d’infanterie formées d’autochtones et encadrées par des Français à
partir de la IIIe République), 20 spahis (cavalerie indigène de 1834 à 1962), 200 tirailleurs
auxiliaires, 700 porteurs, 8 officiers et sous-officiers blancs dirigés par le capitaine d’infanterie de
marine VOULET et le lieutenant de spahis soudanais CHANOINE. L’expédition sème la mort sur
son passage au mépris des ordres (villages rasés, meurtres, pendaison d’enfants, viols…). Les deux
officiers ont une conception brutale de la colonisation et stéréotypée des populations locales. Dans
une lettre à son père, VOULET écrit « Trêve de diplomatie et de conciliation avec des barbares qui
ne comprennent que la force. Il ne faut pas hésiter à imposer des corvées aux habitants, à les forcer
enfin à travailler ». Cette sanglante épopée a été connue et dénoncée par la presse en métropole. Le
colonel KLOBB est alors envoyé à leur poursuite mais il est exécuté par Voulet et Chanoine ! Les
deux officiers rompent donc avec la France et sont finalement exécutés par leurs soldats après une
mutinerie. Voulet en était venu à proclamer qu’il bâtirait un empire africain. La dérive de cette
expédition est alors expliquée en France par la chaleur, la soif et la faim, génératrices de maladie
mentale chez les deux chefs français.

- Mais en réalité, il n’est pas exceptionnel que les administrateurs s’arrogent un droit de
vie ou de mort sur leurs administrés et se placent ainsi théoriquement hors-la-loi. Ainsi le 1er
décembre 1944 a lieu le massacre de Thiaroye (prononcer « tiaroillé ») au Sénégal. Des tirailleurs
sénégalais ayant servi pendant la Seconde Guerre mondiale sont ramenés en AOF. Ils demandent la
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régularisation de leur situation administrative (soldes et indemnités impayées par la France
jusqu’alors). 500 hommes refusent d’être ramenés dans leurs cercles avant d’avoir été payés. Ils
sont alors placés dans un camp où le commandant Français décide de faire intervenir les troupes.
Devant le refus des tirailleurs de céder, l’ordre est donné de tirer = au moins 35 morts sénégalais. La
France ne reconnaît pas alors cet acte comme un massacre mais comme une sédition de tirailleurs
sénégalais (reconnu depuis comme une répression sanglante par le président François Hollande).

- récurrence de la violence de masse : les bilans sont souvent incertains en situation coloniale (à
titre d’exemple la répression de la révolte des Mau-Mau au Kenya par les Britanniques aurait
fait entre 11 000 et 60 000 morts entre 1952 et 1956…). Certains historiens font un lien, dans les
colonies françaises, entre la violence de masse et le régime pénal de l’indigénat qui prévoit
souvent des peines collectives. Cette collectivisation des peines favoriserait culturellement le
déploiement de répressions de masse.

En fait, au tournant des 19e et 20e siècles, de nouvelles formes de violence apparaissent dans les
colonies :
- naissance du camp de concentration à Cuba (espagnol). Son usage est généralisé en 1896 par
le général WEYLER qui s’oppose aux insurgés révoltés cubains pour que Cuba obtienne son
indépendance aux dépens de l’Espagne. Son but est de vider les campagnes cubaines des
partisans de la rébellion afin de priver les insurgés de tout soutien dans les campagnes. Il parque
ainsi plusieurs centaines de milliers de Cubains dans des camps entourés de barbelés = entre 200
000 et 500 000 Cubains décèdent dans ces camps, essentiellement de faim. Les camps de
concentration sont ensuite aussi employés par les Britanniques de Lord KITCHENER à partir de
1900 lors de la 2e guerre des Boers (1899-1902). Dans le cas anglais, c’est la première fois que
des Européens enferment des blancs dans un camp de concentration en situation coloniale.

Les Boers parqués et soumis au travail forcé sont décimés par les épidémies. Les Allemands
utilisent ensuite les camps de concentration de 1905 à 1908 dans le Sud-Ouest Africain contre les
Hereros et les Nama. Le général VON TROTHA décide de les parquer et de les soumettre au travail
forcé au bénéfice de l’armée et des entreprises privées (la moitié des prisonniers meurt la première
année et en tout environ 80% des Hereros sont tués).
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- La période coloniale voit également la naissance des génocides. Ce terme a été créé en 1944 par
le juriste Raphaël LEMKIN. Génocide : destruction préméditée et méthodique de tout ou partie
d’une population en raison de son appartenance nationale, ethnique ou religieuse. Ainsi lorsque ces
massacres de masse sont prémédités par des ordres d’extermination, naît alors un génocide. Mais
ces questions sont très polémiques:
o L’extermination des Hereros (1904-1908) dans le Sud-ouest allemand (Namibie) est
reconnue comme un génocide.
o L’historiographie débat aussi pour savoir si la conquête étasunienne des Philippines
de 1898 à 1902 peut être aussi qualifiée de génocide, et avoir ainsi une antériorité.
Le Brigadier-général SMITH a alors ordonné que toute personne « capable de porter
une arme » et hostile aux USA soit tuée. C’est donc un ordre d’extermination. Par la
suite, Smith a précisé qu’il visait tout individu à partir de 10 ans. Bilan entre 250000
et 700 000 morts aux Philippines.

Les historiens et philosophes se sont demandés si ces génocides coloniaux sont à l’origine du
génocide des juifs et des tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale. Oui selon Hannah
ARENDT qui fonde la comparaison sur une conception racialisée et hiérarchisée de l’humanité
dans les deux cas. Oui aussi en 2008, pour l’historien allemand Jürgen ZIMMERER qui pense que
les massacres coloniaux sont « l’archéologie de la pensée génocidaire ».
Mais c’est aussi critiqué car les responsables de la Solution Finale n’ont pas connu
l’expérience coloniale (il n’y aplus d’empire allemand après 1918). De plus des massacres de masse
fondés sur le racisme ont eu lieu dans tous les empires et n’ont pas donné naissance au nazisme
dans toute l’Europe. Certains historiens (Robert GERWARTH, 2008) pensent que s’il faut chercher
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un lien entre colonisation et nazisme, c’est dans la confiscation des territoires coloniaux allemands
en 1918 qu’il faut la trouver. Car cette confiscation réorienta l’expansionnisme allemand vers le
continent européen.
Par ailleurs, une partie de la violence des guerres coloniales est fondée sur l’expérience des auteurs
de ces violences (la brutalisation de la Première Guerre mondiale pour les Allemands). Les
violences commises aux Philippines par les généraux étasuniens peuvent aussi être liées aux
violences imposées aux Indiens d’Amérique (26 des 30 généraux étasuniens qui ont participé à la
conquête des Philippines ont servi avant dans les guerres indiennes sur le sol américain).

Actuellement des historiens tendent à penser que la violence coloniale est spécifique et qu’il faut la
différencier de la violence qui s’est développé en Europe. C’est valable, sauf pour les génocides
commis en Europe, comparables aux génocides coloniaux.
Certains discutent aussi du cas français des guerres de Vendée de 1793-94. Ainsi le général
républicain WESTERMANN écrit à la Convention en décembre 1793 après la bataille de Savenay :
« Il n’y a plus de Vendée, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je
viens de l’enterrer dans les marais et les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m’avez
donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, massacré les femmes qui au moins pour
celles-là n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas de prisonnier à me reprocher, j’ai tout exterminé
[…]. Nous ne faisons plus de prisonniers, il faudrait leur donner le pain de la liberté, et la pitié n’est
pas révolutionnaire. » Daniel LEFEUVRE (2006) rappelle que c’est du discours et donc pas un
génocide (Jean-Clément MARTIN, Violence et révolution (2006), pense que néanmoins 20 à 25%
de la population vendéenne a été tuée, soit 200 000 habitants) et que la résistance s’est poursuivie
mais sous forme de guérilla jusqu’au Consulat. Donc la naissance de l’idée d’extermination ne se
trouve pas dans la période coloniale.

Pour Raphaëlle BRANCHE, la spécificité des violences coloniales (elle parle ici des « massacres
coloniaux » en général) est que la violence est inscrite dans les rapports sociaux ordinaires. Elle
explique que la violence est inhérente à la colonisation puisque le colonisateur a besoin de la
violence pour s’imposer, en raison d’un déficit de légitimité. Ainsi, contrairement à la violence
développée historiquement en Europe, la violence coloniale est régulière, « ordinaire ». En Europe,
la violence extrême est dans des périodes exceptionnelles. Ce n’est pas le cas dans les territoires
colonisées.

3) Maintenir l’ordre colonial par la domination fiscale et économique

Voir l’exposé (et la reprise) sur l’économie.

Selon les historiens britanniques CAIN et HOPKINKS (1993) « l’Etat colonial » se développe
outre-mer dans la continuité de « l’Etat moderne »: il est avant tout un Etat militaro-fiscal, c’est-à-
dire un appareil militaire et fiscal. Ce sont ses deux buts premiers.

a) Une domination fiscale complexe

La fiscalité coloniale est un point essentiel à aborder car :


- c’est le moyen qui permet à « l’Etat colonial » de survivre en assurant son financement
- la fiscalité est une marque de la domination de la métropole sur les colonisés
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- la fiscalité est perçue comme un levier permettant les améliorations sociales, et partant la
« mission civilisatrice »

En situation coloniale existent deux formes de fiscalité :


- la fiscalité directe :
• impôt foncier
• capitation : impôt personnel ou par tête auquel sont soumis les indigènes. C’est
véritablement l’impôt qui symbolise la colonisation.
• Aux 19e et 20e siècles se développe aussi l’idée d’impôt sur le revenu (créé en 1842
au RU et en 1913 en France). Cet impôt sur le revenu est imposé en 1860 en Inde à
tous ; imposé en 1956 en AOF à tous).
- la fiscalité indirecte sur les produits échangés
• cette fiscalité repose en grande partie sur les douanes
• dans certaines colonies, la fiscalité indirecte repose sur certains produits que l’Etat
exploite en situation de monopole (taxes sur l’opium et le sel en Indochine ou en
Inde).

Attention tous les impôts coloniaux ne sont pas des créations des colonisateurs. Une fois la
conquête achevée, les autorités coloniales captent les systèmes fiscaux existants. C’est ainsi le cas
en 1896 quand le gouverneur général GALLIENI achève la conquête de Madagascar : il maintient
les impôts et les corvées de la monarchie merina qu’il vient de renverser. Les Malgaches sont
habitués à les payer. C’est donc intéressant pour les colonisateurs.

La fiscalité coloniale repose en partie sur une différenciation liée au statut de chacun. Ainsi,
seuls les indigènes paient un impôt personnel dans les colonies françaises. Cette capitation est par
exemple imposée dès 1896 aux indigènes de Madagascar. En fait l’essentiel de la fiscalité coloniale
est payée par les indigènes (en 1901, les revenus issus de la capitation représentent 50% des recettes
du gouvernement général de Madagascar. En AEF et AOF, de 1900 à 1950, la capitation représente
environ 30% des revenus « étatiques »).
Ce sont donc les indigènes qui paient une fiscalité imposée par les colonisateurs afin de
« mettre en valeur » leur territoire. Cela correspond à la philosophie coloniale des métropoles :
les colonies doivent trouver elles-mêmes des ressources leur permettant de mettre en valeur leur
territoire. C’est notamment stipulé en France dans une loi de finance votée en 1900 par la Chambre
des députés. Ainsi la pression fiscale s’accroit sur les indigènes.
Cette pression fiscale est justifiée par la prétendue vertu de la fiscalité sur l’indigène qui
est ainsi incité à travailler pour payer ses impôts. GALLIENI à Madagascar estime en 1905 que
« l’impôt est le stimulant indispensable de l’énergie indigène ». La monétarisation de l’économie
par les impôts oblige ainsi l’indigène à produire pour payer ses impôts (l’impôt en nature est de plus
en plus interdit dans les années 1910).
Mais cette pression fiscale ne suffit parfois pas à équilibrer les budgets des territoires
colonisés.
- La domination fiscale est complexe car les fonctionnaires sont peu renseignés sur la situation
économique exacte des contribuables. Ils doivent ainsi, en situation de sous-administration,
s’appuyer fortement sur des relais locaux autochtones pour collecter les impôts, entre domination,
transactions et dissimulations.
- La crise des années 1930 grève les budgets des colonies (la baisse des prix agricoles fait diminuer
les revenus de la plupart des indigènes, qui se trouvent incapables de s’acquitter de leurs impôts :
ils sont alors emprisonnés). Ainsi en AEF, le budget est régulièrement déficitaire. Par exemple en
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1937, le remboursement de la dette de l’AEF représente 80% du budget de l’AEF. Des subventions
métropolitaines complètent ainsi alors le budget de l’AEF jusque dans les années 1950. En réalité,
le principe de l’autonomie financière des colonies est régulièrement mis à mal.

b) Une domination économique prédatrice

Dans quelle mesure est-ce une « économie prédatrice » (Catherine COQUERY-VIDROVITCH) ?


➢ La colonisation bouleverse économiquement les sociétés colonisées :
Les colonisateurs imposent leurs valeurs:
- Rationalisation économique
- mise en valeur
- soumission de l’environnement (déforestation…)
- propriété privée
- sédentarisation
- travail salarié
- travail forcé
- capitalisme
- rentabilité immédiate

Quelques exemples :

Les Européens déforestent car ils viennent d’une culture fondée sur la mise en valeur, la
soumission de l’environnement et la propriété privée (en Inde, les Britanniques déforestent la
région de Coorg [sud-ouest de l’Inde, près de Bangalore] à partir de 1854 pour y installer des
plantations de café aux mains d’Européens). Les communautés paysannes sont donc dépossédées de
leurs usages de la forêt. Une partie des paysans est alors incorporée dans un système de travail
salarié et sédentaire, système perçu comme civilisateur. Les Européens veulent rationaliser
l’économie.

➢ Le travail forcé a été imposé dans les colonies de tous les empires pour le compte d’intérêts
publics ou privés afin d’obtenir la main-d’œuvre masculine et féminine nécessaire aux projets
de développement. Le travail forcé est justifié moralement par les colonisateurs car sont mis en
avant le cliché de la paresse traditionnelle des indigènes, leur incapacité à mettre en valeur leur
territoire, la vertu liée au travail qui permet de moraliser les individus et le résultat final qui est
la mise en valeur par les colonisés de leur propre terre, pour les colonisés.
• Le travail forcé n’est pas de l’esclavage car il s’agit de l’exploitation du travail de la
personne, et non de la personne elle-même qui est niée en tant qu’être humain libre. De
plus le travail forcé est pour une durée limitée. Mais la mortalité est très élevée,
notamment parce que les maîtres d’œuvres n’ont pas de souci de préserver la main
d’œuvre car ils n’en sont pas propriétaires et que de nouvelles réquisitions peuvent la
renouveler (alimentation insuffisante, coups, travail pénible…). Le travail forcé peut
aussi bien concerner l’espace rural que l’espace urbain (les chantiers urbains de
Ouagadougou en Haute-Volta dans l’AOF recrutent plus de 100 000 travailleurs forcés/
an en 1927 et 1928 ; la CFCO (CHEMIN DE FER CONGO-OCEAN) réalise de 1921 à
1934, la construction de la voie ferrée reliant Pointe-Noire à Brazzaville ce qui provoque
20 000 morts sur 127 000 travailleurs forcés. Les Loango, peuple du Congo, sont alors
décimés tant par le portage (transport à dos d’homme) en faveur des Français que par la
maladie du sommeil. « C’était la grande fonte des nègres » dénonce Albert LONDRES,
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Terre d’ébène, 1929. La « terreur » est imposée selon André GIDE, Voyage au Congo,
1927. Des camps d’otages de femmes et d’enfants sont mis en place par les entreprises,
avec l’accord de l’administration, pour contraindre les hommes à plus de rentabilité.

➢ Cette prédation économique est parfois déléguée par l’Etat à des entreprises afin de
limiter les investissements. Par exemple, dans l’Afrique équatoriale française (occupée depuis
1885), l’Etat français envisage de rentabiliser ses possessions. Il suit la philosophie coloniale
suivante : les colonies ne doivent rien lui coûter tout en lui rapportant. Cette philosophie est
fondée économiquement sur l’autonomie financière des colonies : les gouvernements coloniaux
doivent trouver eux-mêmes les ressources permettant la mise en valeur des territoires colonisés.

➢ Exemple développé de l’AEF :


En 1899-1900, la fédération AEF est alors partagée en 40 concessions territoriales qui
réunissent 700 000 km2 qui vont de Port-Gentil sur la côte Atlantique jusqu’à Bangui au nord du
Congo dominé par les Belges. Tout le sud-ouest de la colonie est exploitée par des concessions.
Concession : action par laquelle l’Etat cède à une société les droits d’exploitation sur un territoire
afin de le mettre en valeur et d’effectuer les dépenses d’infrastructures nécessaires.
La plus petite concession reçoit 1 200 km2, la plus grande 140 000 km2 (la COMPAGNIE
DES SULTANATS DU HAUT-OUBANGUI). Selon Catherine COQUERY-VIDROVITCH, on
assiste à une démission de l’Etat qui renonce à faire lui-même d’énormes investissements mais qui
espère mettre la colonie en valeur grâce à l’initiative privée. Dans cette colonie, les entreprises de
colonisation reçoivent le monopole d’exploitation sur l’ivoire et le caoutchouc.
C’est un échec humain car cette solution concessionnaire entraine un pillage autodestructeur
de la colonie, des abus (portages abusifs, camps d’otages, massacres). Ce système n’était pas viable
puisque les seules entreprises qui ont réussi à se développer sont celles qui ont commis les abus les
plus importants. Ces entreprises font face à de nombreux obstacles (éloignement, climat, végétation,
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pénurie de matériel et d’infrastructures). Pour compenser le manque de moyen, les entreprises
décident d’ériger la contrainte comme principe de colonisation.
Les entreprises demandent donc à l’Etat d’imposer le travail forcé. Il ne fut jamais
officiellement légalisé dans les colonies françaises (mais l’Etat l’a supprimé en 1946…). Les agents
commerciaux en ont pourtant usé, avec l’appui occulte ou officiel de l’administrateur.
A partir de 1900, l’Etat impose l’impôt de capitation aux Africains en AEF. Ils sont tenus de
verser une taxe à l’administration. Mais l’absence de monnaie sur la majorité du territoire oblige les
Africains à récolter du caoutchouc pour payer un impôt en nature : ils apportent des boules de
caoutchouc au chef-lieu où le fonctionnaire les cède à l’entreprise qui en fixe le prix. Ainsi la
puissance coercitive de l’Etat est mise au service des concessionnaires. Parfois les indigènes
peuvent se substituer à l’impôt en échange de jours de corvées (travail forcé).
Les entreprises profitent de la rareté du numéraire au cœur de l’Afrique pour faire du troc
avantageux et elles renchérissent les prix pour augmenter leurs bénéfices. Par exemple, la
SOCIETE DU HAUT-OGOOUÉ échange 1 kg de caoutchouc (d’une valeur d’environ 15 F en
Europe) contre 1 kg de sel (25 centimes en Europe) ou contre 2 aiguilles à tricoter. Les entreprises
sont donc opposées à l’introduction de la monnaie puisque le troc permet d’abuser plus facilement
des Noirs. Les bénéfices sur l’ivoire peuvent être encore plus importants : le kg d’ivoire est payé à
l’Africain 2 à 8 F et vendu en Europe 30 à 60 F vers 1900.
Après la Première Guerre mondiale puis la crise des années 1930-1935, de nombreuses
entreprises concessionnaires cèdent leurs droits à des entreprises modernes qui fournissent des
efforts d’investissements pour équiper la colonie en infrastructures qui permettent le démarrage
économique de la colonie, mais pas sans violence.

c) « L’empire, une bonne affaire ? »

Dans la continuité des travaux de Ronald ROBINSON et John GALLAGHER (Africa and
the Victorians. The official mind of imperialism, Macmillan, Londres 1967), Jacques MARSEILLE
publie sa thèse : Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Albin Michel, 1984
dans laquelle il se demande si « l’empire est une bonne affaire ? » Jacques Marseille explique que
l’empire n’a pas été si rentable et que ce manque de rentabilité a généré un divorce entre les milieux
d’affaires et l’empire.
C’est confirmé par Daniel LEFEUVRE, Chère Algérie, 2005 qui explique que les gains procurés
par la colonie sont inférieurs aux dépenses de la métropole pour sa colonie de 1830 à 1962. Dans
Pour en finir avec la repentance coloniale (2006), LEFEUVRE explique que l’économie du milieu
du XIXe siècle au milieu du XXe siècle dépend surtout de matières premières et parmi elles :
- surtout du charbon (la France n’est pas autosuffisante en charbon, donc elle doit toujours en
importer, pourtant les flux en provenance de l’empire représentent une quantité négligeable : on
en achète au RU, Allemagne ou Belgique tout le temps. Par ailleurs seule l’Indochine possède
assez de charbon pour elle. Tous les autres territoires colonisés doivent en importer. Ainsi
l’empire a accentué la dépendance de la France à l’égard des voisins européens et donc accentué
le déficit commercial national).
- du fer (la métropole est autosuffisante donc elle n’a pas besoin des colonies)
- du coton (le coton étasunien est meilleur marché, sauf pendant la guerre de Sécession de 1861 à
1865 où le coton algérien est très utile à la métropole mais en quantité insuffisante malgré tout
pour la métropole qui est obligé de se fournir en Egypte). A partir de 1895 la France veut faire
du Niger un nouveau Nil et du Soudan français une nouvelle Egypte. Mais c’est un échec.
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- de la soie. Mais l’empire est de peu d’utilité car la soie chinoise est meilleure marché (en 1929
les importations de soie issues de l’empire français ne représentent que 3% des importations
totales de soie de la France, et c’est son maximum historique).
- Seules les importations impériales de phosphate, de bois et de caoutchouc ont été
fructueuses à l’économie française. Mais « si l’essor économique de la France s’était vraiment
nourri du “pillage” colonial, comme l’affirment les Repentants, alors elle ne serait qu’un pays
sous-industrialisé » (LEFEUVRE, 2006, p. 109). Certes le cacao, le riz, le vin, le sucre de canne
sont aussi au cœur des importations françaises mais ce ne sont pas des secteurs vitaux de
l’économie française fondée sur le charbon et la sidérurgie.
- Par ailleurs les colonies sont des « boulets » accrochés à la France car elle doit les
développer. En septembre 1961, le ministère des finances fait un rapport montrant que la
France importe certes beaucoup d’Algérie mais paie ses produits 68% plus chers que si elle se
livrait en Italie ou en Espagne. Pour Lefeuvre « si l’Algérie vend la quasi-totalité de ses
productions agricoles en métropole, c’est tout simplement parce que la cherté de ses produits lui
ferme les marchés étrangers ». Idem pour le reste de l’empire pour de nombreux produits : les
bananes de l’empire sont payées 20% plus cher que le cours mondial, les oléagineux 32% de
plus, l’huile de palme 19% plus chère. Les phosphates du Maroc sont concurrentiels car la
France fournit une subvention pour le transport qui baisse de 40% le prix du produit. Le
caoutchouc d’Indochine est certes intéressant pour Michelin mais l’Indochine ne fournit que
2,2% de la production mondiale et elle le vend 136 francs le kg contre 120 francs le kg au
marché de Singapour. C’est pourquoi Michelin se fournit aussi ailleurs qu’en Indochine.

Combien coûte l’empire ? On ne peut pas le savoir selon Jacques MARSEILLE car on ne
peut pas donner de coût à la perte de milliers de vie ou au prestige que la possession d’un vaste
empire procure à la France. Mais selon Jacques MARSEILLE, l’empire n’a jamais été le « gouffre
financier » dénoncé par les anticolonialistes. Il écrit que « la France a acquis son empire pour une
bouchée de pain ».

D’après François BOBRIE, « Le financement de la conquête coloniale de 1850 à 1913 »,


Annales ESC, 1976, n°6 :

T e r r i t o i r e Période de la Coût pour le budget métropolitain


colonisé conquête
Cochinchine 1860 à 1868 134,7 millions de F
A n n a m e t 1877 à 1889 346,2 millions de F
Tonkin
Tunisie 1881 à 1886 133,3 millions de F
Madagascar 1885 à 1901 291 millions de F
Afrique Noire 1875-1904 Environ 150 millions de F
Maroc 1912 Difficile à calculer car les crédits militaires affectés à
l’établissement du Protectorat sont étroitement mêlés aux
dépenses liées à la politique extérieure globale de la France
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Cela fait environ 1 milliard de francs (pour une période de 52 ans), soit 20% des dépenses
ordinaires de l’Etat pour la seule année 1913 ou deux années d’impôts indirects sur les boissons
vers 1900. Globalement, les dépenses coloniales (tout compris) ne représentent que 6 à 7 % des
dépenses annuelles de l’Etat. C’est donc peu.

De plus, de 1850 à 1930 : les dépenses civiles sont faibles (environ 4 milliards de francs), en accord
avec loi du 13 avril 1900 qui stipule que les colonies ne doivent rien coûter à la métropole et
qu’elles doivent s’autofinancer (pas toujours appliqué en réalité).

Atouts de l’empire français :


o débouché sûr pour le capitalisme français. L’empire est un champ d’investissement pour les
capitaux français : 6,5 milliards de francs sont placés en 1914 dans l’empire sous forme de
capitaux investis dans des entreprises non cotées en Bourse ou bien d’actions et
d’obligations de sociétés cotées en Bourse (en moyenne pour les plus grandes sociétés, les
dividendes représentaient 30% du nominal de l’action. Mais on peut aller au-delà avec par
exemple la Compagnie Française de l’Afrique Occidentale ou CFAO qui versait en 1913 un
dividende de 125 francs/an pour une action libellée à 250 francs). L’empire est le 3e
placement extérieur préféré des Français derrière la Russie et l’Amérique Latine, mais
devant l’empire ottoman.
o Les relations économiques entre la métropole et l’empire ne cessent de s’accroitre : de 1928
à la décolonisation : l’empire français est le 1er partenaire commercial de la métropole
française.
o En 1930, l’empire absorbe 50% des exportations métropolitaines de tissus de coton, 60% du
ciment, 30% des machines et des automobiles, etc. Mais en réalité l’empire n’est pas la zone
de débouchés rêvée par Ferry en 1885. En 1953 par exemple au plus haut des ventes
métropolitaines à l’empire, les exportations de produits métropolitains vers l’empire ne
représentent que 5% des ventes (ainsi le moteur de la croissance est le marché intérieure pas
le marché colonial).
o L’empire fournit 80% du vin, 80% du riz, 56% du cacao, 65% de l’huile d’olive, 40% des
céréales consommés en métropole vers 1930. Pendant la Première Guerre mondiale la
propagande française officielle explique que l’empire est très utile à l’effort de guerre par
ses travailleurs et ses matières premières. Mais il ne fournit que 6 millions de tonnes de
produits divers entre 1914 et 1918 (alors que la France importe de l’étranger 170 millions de
tonnes de produits divers pendant le conflit = utilité économique très négligeable). De plus
les importations impériales représentent 10,95% des importations françaises entre 1910 et
1913 mais seulement 3,5% entre 1914 et 1918. Elles ont donc reculé car : manque de
bateaux pour le transport + guerre maritime et sous-marine de l’Allemagne (dans les ports
algériens, le nombre de navires qui chargent est divisé par 2 entre 1913 et 1918 selon R.
DOBRENN, L’Apport économique de l’Algérie pendant la guerre, thèse de la faculté de
droit de Paris, Oran, 1925, p. 112-113).
o LEFEUVRE démontre que C. Coquery-Vidrovitch s’est trompée en 2004 dans le livre dirigé
par Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, Culture coloniale quand elle écrit que
l’Indochine à la fin du XIXe siècle, le Maghreb dans l’entre-deux-guerres et l’Afrique noire
dans les années 1950 ont rempli les caisses de l’Etat. En réalité l’empire est
économiquement « un tonneau de Danaïdes » selon Daniel LEFEUVRE (2006). Entre
l’Empire et la France, entre 1900 et 1962, le solde commercial pour les colonies n’a été
excédentaire qu’une année sur trois (donc cela signifie que les colonies avaient un déficit 2
années sur 3 et demandaient à chaque fois de combler leurs découvert à la métropole) et au
11 sur 12
total les déficits commerciaux cumulés entre les colonies et la métropole s’élèvent à 44
milliards de francs, soit 3 fois les aides étasuniennes pour la France entre 1945 et 1955.
Finalement ce n’est pas la métropole qui bénéficie économiquement des colonies mais le
contraire. Finalement les colonies paient une grande partie de leurs importations issues de la
métropole avec l’argent fourni par la métropole sous forme de subventions. Par exemple en
1957, la France consacre 2,1% de son PNB à l’aide au développement de ses colonies (à
titre de comparaison, depuis 1970 les pays développés se sont engagés auprès de l’ONU à
utiliser 0,7% de leur PNB à l’aide au développement dans le monde. Finalement, la France
était plus généreuse au temps de la colonisation). Finalement la France coloniale ne propose
qu’une propagande officielle vantant l’empire et son utilité économique, bien loin de la
réalité. Il ne faut donc pas croire ce discours officiel qui n’est qu’un discours de propagande.

Il ne faut pas tomber dans le panneau de la propagande qui présente toute colonie comme rentable.
Daniel RIVET, Lyautey et le protectorat du Maroc, T.1, 1996 écrit « le tort du courant d’exégèse
historique confondant anticolonialisme et anticapitalisme, ce fut de lire au premier degré ce discours
de propagande […] pour vanter l’importance stratégique du Maroc, ses minerais fabuleux, son
agriculture surabondante. »

o Certes certains secteurs économiques sont rentables : Selon Pierre BROCHEUX, Indochine,
la colonisation ambiguë, 1995, l’Indochine est une « affaire rentable » dans les secteurs de
la riziculture, l’hévéaculture (Michelin pour le caoutchouc) et l’extraction minière du
charbon au Tonkin (« Charbonnages du Tonkin »), Banque de l’Indochine. C’est la même
chose en Afrique avec la Compagnie des mines d’Ouasta par exemple en Algérie (plomb,
zinc…). Mais de nombreuses entreprises coloniales font faillite très vite : Jacques
MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français, 1984 montre que 38% disparaissent
très vite.
o De même contrairement à une légende bien ancrée, ce ne sont pas les travailleurs d’Afrique
du Nord qui ont reconstruit la France après la Deuxième Guerre mondiale. LEFEUVRE
rappelle qu’en 1946 26% des étrangers en France sont Italiens, 24% Polonais, 17%
Espagnols, 9% Belges, 3% Algériens (donc Français). En 1954, 29% sont Italiens, 16%
Espagnols, 15% Polonais, 12% Algériens (un peu plus de 220 000 travailleurs). En 1962
29% Italiens, 20% Espagnols, 16% Algériens. Dans tous les cas, les historiens de
l’économie expliquent que la France est reconstruite en 1950-51. Pour LEFEUVRE (2006),
« le lieu commun, profondément ancré dans la conscience nationale, d’une main-d’œuvre que les patrons
seraient allés enrôler dans les douars pour la conduire à l’usine, généralement entretenu sur un mode
compassionnel par les Repentants, remplit une fonction : il sert à justifier l’existence d’une créance de la
société et de l’Etat français à l’égard de ces travailleurs, que certains de leurs descendants, réels ou
imaginaires, se posant en ayant droits, entendent monnayer. »
o En 1957, Pierre MOUSSA, le directeur des Affaires économiques et du plan au ministère de
la France d’outre-mer, explique dans Les Chances économiques de la communauté franco-
africaine qu’1 ménage français sur 28 vit grâce à l’existence des colonies. On voit ici encore
l’utilité toute relative de l’empire.

Selon Jacques Marseille :


o la métropole aurait pu se fournir ailleurs en vin, riz, cacao, café, arachide ou caoutchouc à
meilleur prix, selon une logique capitaliste plutôt que protectionniste.
o L’assurance de débouchés dans l’empire pour les producteurs français ne les incite pas à
améliorer la qualité de leurs produits afin d’être plus compétitifs sur les marchés non
12 sur 12
protégés. Les « marchés captifs » coloniaux ne permettent pas la modernisation de
l’économie métropolitaine. Les colonies sont donc un « élément frein » dans la mutation du
capitalisme français au XXe siècle (même chose pour le capitalisme britannique) peu habitué
à proposer des produits à forte valeur ajoutée et à bonne qualité concurrentielle.

Ces inconvénients font que dans les années 1950, les milieux des affaires français ne sont
pas pro-coloniaux.
Pour les hommes d’affaires français, l’un des modèles serait les Pays-Bas. La revue
patronale Entreprise titre dans le numéro du 1er novembre 1955 : « une économie prospère sans
colonies : les Pays-Bas ». On y explique que depuis que les Pays-Bas ont perdu l’Indonésie (1949),
ils connaissent une croissance importante du niveau de vie. Cette perte en 1949 leur permet de ne
plus poursuivre « une politique d’investissements non productifs ». De plus, signe de l’évolution du
temps vers davantage de prise en compte des populations colonisées : « les pays politiquement
dominés exigent de plus en plus que des avantages matériels compensent la sujétion politique ».
En décembre 1955, la revue Entreprise titre : « Ce que nous coûte l’Afrique du Nord ». En
août et septembre 1956, Raymond CARTIER, journaliste à Paris-Match dénonce dans deux articles
le gaspillage de l’argent français en Afrique alors que de nombreuses régions françaises demeurent
sous-équipées. Il est favorable au désengagement colonial. Dans la revue, il se demande s’il n’aurait
pas mieux fallu construire à Nevers l’hôpital de Lomé » (Mandat du Togo). Il appelle à privilégier
« la Corrèze plutôt que le Zambèze » (Mozambique).
Le cartiérisme : mouvement anti-colonial aux motivations économiques.
Le divorce est bel et bien consommé dans les années 1950 entre le monde des affaires et
l’impérialisme. Le monde des affaires préfère alors le capitalisme au colonialisme.

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