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Les dynamiques locales et quotidiennes

de la répression
Claudio Hernández Burgos, p. 197

Une histoire sociale de la résistance


au franquisme
Jorge Marco, p. 211

Adhésion,
consentement, résistance
Le premier franquisme « vu d’en bas »
MercedesYusta Rodrigo, p. 231

La question religieuse
Feliciano Montero García, p. 245

Les dynamiques locales et quotidiennes


de la répression franquiste (1936-1950)
Claudio Hernández Burgos

De la comptabilisation des morts à l’étude de concentration ou espace public) dans les-


des lieux de persécution, des mesures quels l’objectif principal n’était pas tant d’éli-
d’épuration et de confiscation des biens, miner que de faire plier, de convertir et d’ex-
l’histoire de la répression franquiste clure les ennemis du régime 2. Parallèlement,
entre 1936 et 1950 a adopté plusieurs les chercheurs ont enquêté sur les effets des
voies. C’est toutefois à un changement mesures de répression socio-économiques
d’échelle que nous invite cet article, en adoptées par l’État : épurations profession-
proposant d’observer la violence de la nelles, responsabilités politiques, confiscations
dictature franquiste au « ras du sol ». Cette de biens, etc. 3, ainsi que sur l’impact des poli-
perspective permet de se déprendre d’une tiques d’ostracisme à l’égard des vaincus pen-
vision centrée sur l’État, pour découvrir dant l’après-guerre, en étudiant les stratégies
la diversité des scènes, des logiques et de survie des plus défavorisés 4. Parallèlement,
des acteurs de la répression et prendre la on s’est davantage penché sur les effets impos-
mesure des formes actives et passives de sibles à chiffrer de la répression, en mettant en
répression entre voisins. lumière les dynamiques locales de la violence
et le sentiment d’intimidation ressenti par ceux
La répression exercée par le régime franquiste qui avaient perdu la guerre 5.
est certainement l’une des questions qui a le
plus monopolisé l’attention des chercheurs
spécialistes de cette dictature. Ainsi connais- (2)  Voir, par exemple, Santos Juliá Díaz (coord.), Víctimas
de la guerra civil, Madrid, Temas de hoy, 1999 ; Encar­nación
sons-nous mieux aujourd’hui l’amplitude, les Barranqueiro Texeira, Matilde Eiroa San Francisco, Paloma
mécanismes, les lieux et les acteurs de sa vio- Navarro Jiménez, Mujer, cárcel y franquismo : la prisión provin-
lence. Cette évolution historiographique a cial de Málaga (1937-1945), Malaga, sans éditeur, 1994 ; Carme
Molinero Ruiz, Margarida Sala i Albareda et Jaume Sobrequés
cependant été longue et complexe. Si, dans i Callicó (dir.), Una inmensa prisión : los campos de concentración
un premier temps, l’objectif principal fut de y las prisiones durante la Guerra Civil, Barcelone, Crítica, 2003.
(3)  On trouvera une synthèse récente dans Josefina Cuesta
chiffrer le nombre exact de morts causés par Bustillo (dir.), La depuración de funcionarios bajo la dictadura fran-
la répression franquiste dans chacune des pro- quista (1936-1975), Madrid, Fundación Largo-Caballero, 2009.
(4)  Michael Richards, A Time of Silence : Civil War and the
vinces espagnoles 1, l’attention s’est peu à peu Culture of Repression in Franco’s Spain, 1936-1945, Cambridge,
déplacée vers d’autres aspects de la violence, Cambridge University Press, 1998, p. 91-99 ; Miguel Ángel
del Arco Blanco, « Hunger and Consolidation of the Francoist
et les lieux de leur exercice (prisons, camps Regime (1939-1951) », European History Quarterly, 40 (3),
2010, p. 458-483 ; Óscar Rodríguez Barreira, Migas con
(1)  Sur ces premiers temps, voir Javier Rodrigo Sánchez, miedo : prácticas de resistencia en el primer franquismo. Almería
« La bibliografía de la represión franquista : hacia el salto cua- 1939-1952, Almería, Universidad de Almería, 2008.
litativo », Spagna contemporanea, 19, 2001, p. 153-160 ; Ángela (5)  Conxita Mir Curcó, Vivir es sobrevivir : justicia, orden y
Cenarro, « Miradas y debates sobre la violencia franquista », marginación en la Cataluña rural de posguerra, Lleida, Milenio,
Ayer, 91, 2013, p. 241-243. 2000.

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 127, JUILLET-SEPTEMBRE 2015, p. 197-209
CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

Tout cela a permis de mieux saisir les con­ cet article s’appuiera sur l’abondante biblio-
tours de la répression et l’éventail des méca- graphie existante et sur diverses sources orales
nismes employés pour soumettre les vaincus, et archivistiques, qui permettront d’observer
les comportements des agents impliqués dans minutieusement la répression, entendue ici
les actes de violence ou les effets de celle-ci sur dans son sens le plus large et le plus souple,
les familles, proches et entourages des vain- indissociable à la fois des mécanismes utilisés
cus 1. Il reste toutefois un long chemin à par- par le régime pour soigner ses appuis dans la
courir pour appréhender le fonctionnement de société et du processus même de construction
la violence franquiste dans toutes ses dimen- de la dictature. À cette fin, la première partie
sions. À cette fin, la réduction de l’échelle de de cet article analyse les voies hétérogènes em­­
l’analyse et l’augmentation de la puissance de pruntées par la violence franquiste dans la vie
la loupe se révèlent des opérations efficaces. quotidienne des villes et villages d’Espagne. La
Observer au microscope permet de se rappro- deuxième partie se centre sur les acteurs de la
cher des instruments, acteurs et théâtres de la répression et essaie de mesurer les différents
répression, mais aussi des dynamiques internes degrés d’implication des citoyens ainsi que les
des communautés locales, du processus d’éla- comportements des « personnes normales »
boration de la dictature et de la participation face au climat mis en place. Il s’agit de démon-
des citoyens ordinaires à ce projet. C’est en ce trer que la question n’est pas (ou, du moins,
sens que la répression doit être comprise dans pas seulement) qu’il « faille désormais étu-
son lien avec la soumission : derrière les confis- dier la répression contre les vivants », mais de
cations, les épurations ou les humiliations, se comprendre la violence franquiste comme un
trouve un bénéficiaire ou un acteur qui, par son phénomène complexe et changeant en termes
comportement, participe à la construction de de mécanismes, d’acteurs, de théâtres et de
la dictature 2. contextes temporels 3.
Partant de ces hypothèses, l’objectif de cet
article est d’analyser la répression franquiste Le large spectre de la répression
en l’observant « par le bas », depuis la réalité franquiste
locale. Nous aborderons les faits à l’échelle
Quand fut annoncée officiellement, le 1er avril
de la province et nous nous pencherons, plus
1939, la fin de la guerre, le franquisme était
spécifiquement, sur les petites villes et sur les
déjà en cours de construction. L’élimination
villages, afin d’étudier dans le détail le fonc-
de la société républicaine et de ses éléments
tionnement des dynamiques de la répression
les plus représentatifs avait débuté des années
au quotidien ainsi que le type de relations qui
auparavant dans le territoire contrôlé par les
s’établissent entre les habitants et les institu-
rebelles depuis l’été 1936, et dans les villes et
tions étatiques au niveau local. Pour ce faire,
villages qu’ils avaient peu à peu occupés. La
(1)  Gutmaro Gómez Bravo, El exilio interior : Cárcel y repre-
répression franquiste doit donc être analysée
sión en la España franquista, 1939-1950, Madrid, Taurus, 2009 ; à la fois d’un point de vue géographique et
Alicia Alted Vigil, La voz de los vencidos : el exilio republicano de d’un point de vue chronologique. Il convient,
1939, Madrid, Aguilar, 2005 ; Peter Anderson, The Francoist
Military Trials : Terror and Complicity, 1939-1945, New York,
Routledge, 2010.
(2)  Nous reprenons certaines de ces idées à Peter Anderson (3)  La citation est empruntée à Julio Ponce Alberca et Irene
et Miguel Ángel del Arco, « Construyendo la dictadura y cas- Sánchez González, « No solo represión : dictadura franquista,
tigando a sus enemigos : represión y apoyos sociales del fran- conceptos históricos y categorías morales », Hispania nova, 10,
quismo (1936-1951) », Historia Social, 71, 2011, p. 125-141. 2012.

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LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

d’une part, de prendre en compte les diffé- pencher sur les logiques internes de la violence
rences entre la violence en temps de guerre dans les communautés locales peut nous aider
et la violence en temps de « paix », entre ce à déterminer le caractère planifié ou dirigé de
que l’on a appelé « terreur chaude » et « ter- la terreur franquiste, à observer les critères
reur froide », mais également les différentes de sélection des objectifs, les motivations ou
dynamiques (d’insurrection militaire, d’occu- les fins qui ont guidé les actes répressifs et à
pation ou de prémisses de l’après-guerre) qui interroger la pertinence de l’usage de termes
touchèrent chaque village. Par ailleurs, avril tels que « extermination », « génocide » ou
1939 ne marque pas une rupture absolue (bien « crimes de guerre » pour les décrire 3.
qu’il y ait des différences entre avant et après) Le coup d’État de l’été 1936 engendra
et il existe entre la période de la guerre et de une gigantesque spirale de violence qui plon-
l’après-guerre une continuité que le régime gea dans un bain de sang les territoires sous
lui-même s’est chargé de cultiver dans ses dis- le contrôle des rebelles. Les journaliers et les
cours et ses pratiques. D’autre part, l’identité ouvriers affiliés à des partis ou syndicats de
du groupe dominant, le degré de conflictua- gauche, ou tout simplement sympathisants,
lité antérieur à la guerre, l’enracinement des furent punis avec une violence remarquable 4.
idées républicaines et de gauche et les vicissi- Le principal critère de sélection appliqué par
tudes liées à la lutte armée con­ditionnent loca- les autorités séditieuses fut la proximité des
lement, de manière décisive, l’amplitude du personnes avec un vaste ensemble d’idéologies
phénomène répressif 1. libérales et de gauche, englobées dans la caté-
On ne rappellera pas ici les différences entre gorie plutôt floue d’« anti-Espagne 5 ». Le dis-
les types de violences pratiquées à l’arrière de cours de déshumanisation et l’exaltation de la
chacun des fronts, pas plus qu’on ne préten- communauté nationale devinrent ainsi des élé-
dra déconstruire les interprétations faussées ments de justification de la violence qui s’était
qui mettent sur le même plan les pratiques déchaînée dès les premiers moments du conflit.
déployées respectivement par les deux camps Les cimetières, les talus et les fossés de la zone
en lutte 2. Au contraire, il s’agit de saisir les
dimensions réelles et les dynamiques locales
(3)  Ce sujet est amplement discuté. On peut consul-
de la violence franquiste. Néanmoins, une ter Javier Rodrigo Sánchez, « 1936 : guerra de exterminio,
vision « au ras du sol » comme celle adoptée genocidio y exclusión », Historia y Política, 10, 2003, p. 249-
258 ; Julius Ruiz, « A Spanish Genocide ? Reflections of
ici semble être d’une grande utilité pour déter- the Francoist Repression after the Spanish Civil War »,
miner la nature de la répression. En effet, se Contemporary European History, 14, 2005, p. 171-181 ; « De
genocidios, holocaustos, exterminios... », dossier coordonné
par Julio Aróstegui Sánchez, Jorge Marco et Gutmaro Gómez
(1)  Peter Waldmann, « Sociedades en guerra civil : dinámi- Bravo, Hispania nova, 10, 2012 ; Antonio Míguez Macho,
cas innatas a la violencia desatada », Sistema, 132-133, 1996 ; « Challenging Impunity in Spain Through the Concept of
Stahis N. Kalyvas, The Logic of Violence in Civil War, Cambridge, Genocidal Practices », in Peter Anderson et Miguel Ángel del
Cambridge University Press, 2006, trad. esp., id., La lógica de Arco Blanco (dir.), Mass Killing and Violence in Spain : Grappling
la violencia en la guerra civil, trad. de l’angl. par Pedro Andrès with the Past, 1936-1952, Abingdon Routledge, 2015,
Piedras Monroy, Madrid, Akal, 2010, p. 42 ; Michael Richards, p. 210-225.
« The Limits of Quantification : Francoist Repression and (4)  Julián Casanova Ruiz, « Rebelión y revolución », in
Historical Metho­dology », Hispania nova, 7, 2007. S. Juliá Díaz (coord.), Víctimas…, op. cit., p. 81-126 ; Francisco
(2)  Sur ce sujet, on se réfère, entre autres, à Javier Rodrigo Cobo Romero, Revolución campesina y contrarrevolución fran-
Sánchez, « Tirarse los muertos y los libros a la cabeza : modos quista en Andalucía, Grenade, Universidad de Granada/ Uni­
de ver la guerra civil española », Alcores, 2, 2006, p. 266-270 ; versidad de Córdoba, 2004, p. 331-332.
José Luis Ledesma, « El pasado opaco del 36 : las violencias en (5)  Xosé Manoel Núñez Seixas, ¡Fuera el invasor! Naciona­
la zona republicana durante la guerra civil y sus narrativas », lismos y movilización bélica durante la guerra civil española,
Historia Social, 58, 2007, p. 151-168. Madrid, Marcial Pons, 2006, p. 227-261.

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CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

rebelle se remplirent, les premières semaines, de huit prisonniers en représailles aux bom-
des cadavres des individus les plus signifi- bardements de l’aviation républicaine  4
, ou
catifs du Front populaire, des responsables quand une petite fille de seulement huit ans
républicains et de personnes liées aux partis fut témoin, en pleine nuit, de la manière dont
de gauche. Robert Neville, correspondant du « on avait emmené un voisin et aussi son père
New York Herald Tribune à Grenade infor- parce qu’il avait essayé de le défendre 5 ». Être
mait ainsi son journal que l’un des « passe- témoin de morts et d’arrestations, entendre les
temps favoris et effrayants » des étrangers récits de la conduite féroce des autorités ou
qui logeaient sur les collines de l’Alhambra sentir que la répression peut atteindre tout le
« consistait à compter le nombre de fois où monde expliquent la propagation de la peur au
passait le fourgon militaire, fermé, qui trans- sein de la population, mais également le rôle
portait à chaque voyage une vingtaine de des citoyens dans le processus de violence.
cadavres 1 ». Un informateur du Service stra- Bien qu’au cours du temps les exécutions
tégique et spécial de renseignements (Servicio extrajudiciaires aient laissé peu à peu la place
de información especial estratégico, SIEE) à l’action des conseils de guerre, la conquête
en Galice, région dominée par les rebelles des villages « soumis au joug marxiste » et le
depuis le début de la guerre, commentait dans contrôle définitif du territoire espagnol par les
les premières semaines de 1937 qu’à « Vigo, forces de Franco se soldèrent par de nouveaux
Pontevedra, La Corogne, etc., tous les res- épisodes de « terreur chaude ». Les diplomates
ponsables politiques avaient été fusillés », et italiens, par exemple, informèrent de « l’épura-
il affirmait que « jusqu’en décembre [1936], tion des masses rouges grâce aux moyens som-
les prisonniers de guerre étaient fusillés après maires bien connus 6 » qui se produisit à la suite
qu’on les avait obligés à creuser leur propre de la prise de Malaga en février 1937. Deux
tombe » 2. ans plus tard, leurs homologues britanniques
Des scènes semblables se déroulèrent indiquèrent que des villes comme Valence ou
chaque jour dans d’autres zones contrôlées Barcelone (occupées dans les derniers mois
par les rebelles, marquant la vie quotidienne de la guerre) étaient victimes de « plus d’exé-
d’Espagnols qui entendaient pendant la nuit les cutions que n’importe quel autre endroit en
décharges des fusils et voyaient les corps sans Espagne 7 ». À cela, il faudrait ajouter d’autres
vie de leurs concitoyens le lendemain matin, éléments caractéristiques de la « violence mas-
démonstration d’une violence que le régime sive » : les bombardements stratégiques sur la
ne cherchait pas particulièrement à cacher 3. population ou les mesures d’emprisonnement
La répression prit un caractère public et exem- abusives, empêchant toute tentative de média-
plaire quand, par exemple, le quotidien de tion 8. D’autres facteurs, moins tangibles, restent
Grenade Ideal publia la nouvelle de l’exécution importants à mentionner pour rendre compte

(1)  « La sublevación militar de Granada contada por un (4)  « Ocho fusilados como represalia por los bombardeos »,
periodista yanqui », La Vanguardia, Barcelone, 21 août 1936, Ideal, 11 août 1936.
p. 12. (5)  Entretien avec Dolores, Grenade, 25 novembre 2008.
(2)  Archivo de la guerra civil española (AGCE), 727, Servi­ (6)  Archivio del Ministero degli Afari Esteri d’Italia, Liasse
cio de información especial estratégico (SIEE), « Informe del 1216, 24 mars 1937.
SIEE sobre Galicia », 1er février 1937. (7)  The National Archives (TNA), Foreign Office (FO),
(3)  Voir Ronald Fraser, Recuérdalo tú y recuérdalo a otros : his- boîte 371/24160, 6 juin 1939.
toria oral de la guerra civil española, Barcelone, Crítica, 1999 ; (8)  Éléments analysés dans Christian Gerlach, Extremely
Carlos Gil Andrés, Lejos del Frente : la guerra civil en la Rioja Violent Societies : Mass Violence in the Twentieth Century World,
Alta, Barcelone, Crítica, 2006. New York, Cambridge University Press, 2010, p. 1-2 ; sur les

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LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

de ce climat, comme le sentiment d’incertitude tion et les prisons. Ces lieux de punition étaient
qui étreignait les prisonniers soumis au risque caractérisés par l’entassement et les mauvaises
d’être conduits hors des geôles en pleine nuit conditions d’hygiène qui menaçaient sérieuse-
pour être fusillés (sacas) ou la course désespé- ment la survie des détenus. Un rapport de 1943
rée contre la montre que devaient réaliser les définit la situation de la prison de Jaca (pro-
familles des « condamnés » à mort pour essayer vince de Huesca) en ces termes : « peu d’ali-
de localiser les personnes influentes ou de réu- mentation, grande saleté, odeur nauséabonde
nir les cautions nécessaires pour leur sauver la et tous types d’insectes 3 ». En 1940, la prison
vie 1. rénovée de La Campana, à Grenade, était déjà
À la fin de la guerre, le régime trouva de considérée comme « en ruine », « antihygié-
nouveaux sujets à réprimer. Les soldats démo- nique » et « ayant un besoin urgent de réno-
bilisés de l’armée républicaine, les habitants vation » 4. Dans de telles conditions, les vain-
des régions qui étaient restées sous « domina- cus devenaient des proies faciles non seulement
tion marxiste » tout au long du conflit et le pour l’interprétation particulière de la justice
grand contingent de réfugiés qui avaient fui qu’avaient certains de leurs geôliers, mais éga-
vers la zone républicaine à la suite de l’occupa- lement pour les politiques d’endoctrinement
tion et de la violence déployée par les rebelles, religieux et patriotique promues par les auto-
devinrent les victimes potentielles du nouvel rités. Ces politiques et ces discours touchaient
État. À l’instar du père de Gumersindo, secré- aussi les proches des détenus qui devaient trou-
taire de la mairie républicaine de Zújar (pro- ver, hors des prisons, les moyens de leur four-
vince de Grenade), nombreux furent ceux qui nir de la nourriture et du linge propre pour
décidèrent de rentrer ou de rester dans leur vil- améliorer leurs déplorables conditions de vie,
lage d’origine en pensant qu’il ne leur arriverait alors même que les autorités du régime cher-
rien, puisqu’ils « n’avaient rien fait de mal ». Ils chaient à contrôler leurs vies et à les « recatho-
ne tardèrent cependant pas à se rendre compte liciser 5 ».
de leur tragique erreur. « Mon père, raconte L’univers pénitentiaire ne fut qu’un maillon
Gumersindo, s’enfuit à San Pedro del Pinatar de la chaîne de la répression parmi d’autres.
[province de Murcie], mais finalement il décida Hors les murs, la vie quotidienne de nombreux
de nous rejoindre à Grenade ; il y resta jusqu’en vaincus de la guerre se heurtait à de nom-
mai 1939, où il fut arrêté et emprisonné sur breuses difficultés. La perte de leur emploi et
dénonciation d’un voisin. 2 » la confiscation de leurs biens rendirent leurs
Comme dans ce cas, de nombreux ­vaincus conditions économiques encore plus miséra­
furent incarcérés dans les camps de concentra- bles, en particulier pour les femmes sans reve­
­nu dont les maris étaient morts ou en prison. La
veuve de Juan Arribas Martínez, fusillé devant
effets des bombardements, voir Gamel Woosley, El otro reino
de la muerte (Málaga, julio 1936), Malaga, Ágora, 1988. les murs du cimetière de Salamanque en 1938
(1)  Ángela Cenarro Lagunas, « La institucionalización del en raison de son « manque d’enthousiasme
universo penitenciario franquista », in Carme Molinero Ruiz,
Margarida Sala i Albareda et Jaume Sobrequés i Callicó (dir.),
pour le régime et de son danger potentiel »,
Una inmensa prisión…, op. cit., p. 133-153.
(2)  Entretien avec Gumersindo, Madrid, 29 décembre
2009. Au sujet de l’hostilité à laquelle les vaincus durent faire (3)  Archivo general de la administración (AGA), 41/11955.
face quand ils regagnèrent leurs foyers, voir Michael Richards, (4)  AGA, 41/11350.
After the Civil War : Making Memory and Re-Making Spain (5)  Irene Abad Buil, En las puertas de la prisión : de la solida-
Since 1936, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, ridad a la concienciación política de las mujeres de los presos del fran-
p. 100-102. quismo, Barcelone, Icaria, 2012.

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CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

se vit obligée de demander de l’aide aux auto- en gestionnaire de la faim et utilisa à discré-
rités de la province pour « pouvoir nourrir tion le système des tickets de rationnement. Le
[ses] cinq enfants mineurs » et payer « quatre consul britannique à Malaga relata ainsi qu’il
mois de loyer à la propriétaire de la maison » lui semblait « absurde » de « voir que la caté-
qu’elle louait après avoir été dépossédée de gorie en question [la troisième, dans laquelle
ses biens 1. La confiscation des biens des vain- se trouvaient les habitants aux revenus les plus
cus était considérée comme un acte de justice faibles] incluait de nombreuses personnes (voire
censé compenser les dommages qu’ils avaient quelques membres de la communauté britan-
causés à la nation. C’est ce que nous pouvons nique qui ont les moyens de payer leur pain) » 6.
déduire de l’autorisation donnée par la com- L’État ne lutta pas de manière égale contre le
mission provinciale 2 de Grenade pour que marché noir. Tandis que les personnes bien pla-
soient « mises en location les maisons appar- cées dans la société profitaient de sa permissi-
tenant à des individus en fuite » même si elles vité et de la tolérance nécessaires pour ne pas
sont « occupées par des parents de ceux-ci » 3, souffrir de la faim et même augmenter leur
ou de la décision du gouverneur civil de la pro- richesse, la participation des vaincus au marché
vince de donner aux soldats rebelles « un mil- noir était souvent sanctionnée par des amendes
lier de propriétés agricoles » appartenant aux et des peines de prison, alors même que, pour
« mauvais Espagnols, qui n’ont pas su appré- ceux-là, le marché noir faisait figure de survie ;
cier ce qu’ils avaient » 4. le vol, la mendicité et la prostitution devinrent
Ces mesures se déroulaient dans une les quelques alternatives possibles pour lutter
Espagne marquée par la faim et la misère, où contre la faim 7, en dehors de celles qui impli-
les vaincus vivaient dans des difficultés encore quaient d’accepter la charité du régime.
plus grandes que le reste de la population. Le Se rendre à la cantine du Secours social
manque de produits de première nécessité et les (Auxilio social 8) représentait une nécessité pour
défaillances dans la répartition des ressources les familles des vaincus. S’abaisser à supplier
par l’État provoquèrent de grands méconten- pour recevoir à manger fut l’un des nombreux
tements et furent à l’origine de l’apparition éléments qui les poussèrent à l’autoflagellation,
d’un marché noir parallèle, appelé estraperlo, à l’origine de récits de contrition comprenant
qui habitua une grande partie des Espagnols à la reconnaissance des erreurs commises par
vivre en marge de la loi, et qui déborda complè-
tement le strict contrôle imposé par les autori- juillet 1941. Voir aussi Miguel Ángel del Arco, « Hunger and
tés 5. Dans ce contexte, le régime se transforma the Consolidation… », op. cit., p. 474.
(6)  TNA, FO 371/26891, « Internal Report », 10 juillet
1941.
(1)  Archivo histórico provincial de Salamanca (AHPS), (7)  AGA, Presidencia, 51/20667, Parte mensual,
Gobierno civil, 44/1, Ayudas, 6 juin 1940. Grenade, février 1945 ; Lucía Prieto Borrego et Encarnación
(2)  Les commissions provinciales, qui dépendent de la Barranqueiro Texeira, Así sobrevivimos al hambre : estrategias
Commission centrale de saisie des biens, avaient pour objet la de supervivencia de las mujeres en la postguerra española, Malaga,
confiscation des biens et des propriétés des organisations poli- Diputación provincial, 2003.
tiques interdites par les insurgés. (8)  NdT : Le Secours social (Auxilio social) était un orga-
(3)  Archivo de la real chancillería de Granada (ARCHG), nisme créé pendant la guerre civile par la veuve de l’un des fon-
25921, Expediente 34, 26 avril 1938. dateurs de la Phalange espagnole, de laquelle il dépendait. Il
(4)  AGA, Gobernación, 2790, Memoria del gobierno civil jouait un rôle à la fois de secours social aux plus démunis, mais
de Granada, 1938. aussi de rééducation morale et politique pour les enfants dont
(5)  C’est ce que l’on peut déduire de quelques rapports les parents avaient été tués ou emprisonnés pendant le conflit.
qui qualifient le problème d’« effrayant » ou de « véritable Du Secours social dépendaient de nombreuses cantines, ainsi
besoin » : AGA, Presidencia, 51/20508, Parte quincenal, que des foyers d’enfants, dans lesquels régnait une discipline
Alicante, juin 1940, et 51/20569, Parte mensual, Grenade, militaire et religieuse stricte.

202
LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

leurs proches, cibles de représailles. En bien humiliaient plus encore ceux qui s’y rendaient
des endroits de la péninsule se produisirent des à la recherche d’une assistance sociale 5. Ces
situations identiques à celle qui provoqua l’en- espaces constituaient un élément supplémen-
voi d’un courrier au gouverneur civil de la pro- taire de la répression symbolique pratiquée par
vince par un groupe de veuves « rouges » du vil- la dictature. La sphère publique fit l’objet de
lage de La Alberca (province de Salamanque). toute une politique de recatholicisation et de
Réduites à la misère du fait de leur situation renationalisation, qui manifestait à quel point
économique très précaire, les signataires sup- la construction du régime fut indissociable
pliaient qu’on leur accorde un « petit subside du châtiment de ses ennemis. Sous couvert
quotidien » puisque, même si elles compre- d’une rhétorique d’expiation et de rédemp-
naient qu’il avait été nécessaire de « recourir à tion, l’État punit l’« impiété » et l’« anticléri-
de tels moyens pour mettre en place la renais- calisme » de ceux que l’on considérait insuf-
sance de [leur] Espagne bien-aimée », la perte fisamment enthousiastes vis-à-vis du régime.
de leurs maris les avait conduites à ne plus avoir Les missions religieuses, les processions de
« le moindre morceau de pain pour calmer la pénitence ou le retour du crucifix sur les murs
faim de [leurs] enfants 1 ». Dans bien des cas, de des salles de classe furent quelques-unes des
tels comportements relevaient d’une attitude voies utilisées en vue de cette recatholicisa-
feinte pour soulager la misère ou éviter des tion 6. Les habitants de Moclín (province de
punitions, mais dans d’autres, le régime réus- Grenade) furent chargés de transporter eux-
sit à démobiliser ces proches, voire à les trans- mêmes, à dos d’hommes, le Christ du Pagne
former et obtenir qu’ils s’identifient à la dicta- jusqu’à son emplacement « parmi les cris de
ture, par la transmission familiale notamment. joie et des larmes de la foule 7 ». Le 10 mars
Magdalena, par exemple, dont le père fut fusillé 1937, date anniversaire des incendies qui
à Guadix (province de Grenade) en 1940, entra avaient détruit de nombreuses églises et cha-
au foyer José-Antonio de la capitale provin- pelles dans le quartier de l’Albayzín l’année
ciale et finit par devenir instructrice et propa- précédente, « une foule » parcourut les rues
gandiste de la section féminine de la Phalange 2. de Grenade « en entonnant des cantiques de
Les institutions prises en charge par le dévotion » en « pénitence » 8. Plus significa-
Secours social ou les femmes de la Phalange3 tive encore fut la reconstruction de la croix de
compre­ naient une autre facette répressive, la Rauda, dans le même quartier, par « ceux-là
plus insidieuse. Les motifs décoratifs de la mêmes qui l’avaient détruite » qui gagnèrent
première cantine pour enfants inaugurée à ainsi « le droit au pardon des péchés qu’ils
Grenade (« une image de l’enfant Jésus » et avaient commis » 9.
« des drapeaux entrelacés de l’Espagne et de
la Phalange 4 »), combinés au travail de réédu­ (5)  Ángela Cenarro Lagunas, La sonrisa de Phalange : Auxilio
cation qui devait se réaliser entre ses murs, social en la guerra y en la posguerra, Barcelone, Crítica, 2005,
p. 145-174.
(6)  Sur cette rhétorique, voir Mary Vincent, « Expiation as
(1)  AHPS, Gobierno civil, 197/1, 21 février 1940. Performative Rhetoric in National-Catholicism : The Politic
(2)  Entretien avec Magdalena, Grenade, 19 juillet 2011 ; of Gesture in Post-Civil War Spain », Past & Present, 203 (4),
Ana Cabana Iglesia, « De imposible consenso : actitudes 2009, p. 235-236.
de consentimiento hacia el franquismo en el mundo rural (7)  « Explosión de emoción en el desfile procesional del
(1940-1960) », Historia social, 71, 2011, p. 89-106. Santísimo Cristo del Paño de Moclín », Ideal, 6 octobre 1938.
(3)  Une note sur la Phalange figure en page 10 de ce (8)  « Acto de desagravio en el Albayzín », Ideal, 11 mars
numéro. 1937.
(4)  « Ayer se inauguró un comedor de Auxilio de Invierno (9)  « Cristianización del Albayzin », Ideal, 20 septembre
en el Albayzín », Ideal, 1er avril 1937. 1936.

203
CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

À ces initiatives vinrent s’ajouter des pro- citoyens à collaborer avec elle. Cependant, l’ef-
jets de « renationalisation » de l’espace public, ficacité des appels à la délation, d’une appli-
alors transformé en un territoire hostile pour cation de la loi à deux vitesses ou de la mise
les vaincus. Drapeaux, symboles, changements en place des lieux d’exclusion des vaincus vint
de noms des rues ou édification d’espaces d’ex- surtout de la capacité de la dictature à utiliser
clusion, comme le musée anticommuniste les préjugés et les attentes d’une partie de la
ouvert à Salamanque ou les monuments érigés société. C’est pourquoi il est important d’ob-
en l’honneur des « caídos », « morts pour Dieu server l’évolution et la variation des dyna-
et pour l’Espagne 1 » : les vaincus devaient pas- miques locales de la répression, l’interaction
ser tous les jours devant ces espaces de punition entre les institutions étatiques et la société, et
et d’exclusion. Ils y côtoyaient non seulement les diverses motivations qui guidèrent les com-
les autorités et les représentants de l’État, mais portements individuels face à la violence, en
aussi les vainqueurs, leurs relais dans la société différenciant ses promoteurs, ses opposants et
et la vaste « majorité grise » des citoyens qui ceux qui y restèrent indifférents.
adoptèrent différentes attitudes face à la vio- Les comportements de ceux qui encoura-
lence. gèrent l’installation de la violence dans la vie
quotidienne ou qui y collaborèrent, furent
Les acteurs de la violence au quotidien motivés par de nombreuses raisons. Il faut bien
sûr évoquer la peur suscitée par une possible
Aujourd’hui, la plupart des chercheurs s’ac-
sanction au cas où l’on ne répondrait pas à la
cordent sur le fait que l’État n’a pas été le
demande de collaboration du régime, ainsi que
seul moteur de la machine répressive, dont il
les motifs personnels ou économiques liés à des
est impossible de mesurer la portée sans faire
querelles anciennes ou encouragés par la pers-
état de la participation de franges entières de
pective de bénéfices consécutifs à l’emprison-
la société. Il est néanmoins encore difficile
nement, l’élimination, la confiscation des biens
d’avoir une bonne vision d’ensemble du rap-
et l’exclusion sociale des vaincus 3. On ne peut
port des Espagnols à cette violence, au-delà de
cependant écarter le fait que, bien souvent, les
représentations de paysages en noir et blanc,
motivations relevèrent des registres idéolo-
dans lesquels seuls apparaissent oppresseurs et
gique, symbolique ou culturel. La guerre civile
opprimés. La répression fut un processus d’in-
avait en effet créé un climat propice à la réso-
teractions entre l’État et la société ; les catégo-
lution violente des conflits et des rancœurs nés
ries de « bourreau » et de « victime » furent
pendant la période républicaine ; elle avait sus-
souvent perméables et instables et d’autres
cité des comportements étroitement liés à la
acteurs eurent un impact sur l’intensité et les
diffusion d’une « culture de la victoire » qui
formes de cette répression 2. Certes, la dicta-
rendirent possibles la collaboration d’une par-
ture créa de nombreux espaces pour inciter les
tie de la société pour des raisons purement
« patriotiques », ou parce que l’on considérait
(1)  Exemples dans AHPS, Gobierno civil, 29/2, 9 mai 1938 ;
José Luis Ledesma Vera et Javier Rodrigo Sánchez, « Caídos
por España. Mártires de la libertad : víctimas y conmemora-
ción de la guerra civil en la España posbélica », Ayer, 63, 2006, azul : la violencia de los sublevados en la guerra civil », Ayer,
p. 233-255. 76, 2009, p. 115-141.
(2)  Christian Gerlach, Extremely Violent Societies…, op. cit., (3)  Stahis Kalyvas, La Lógica de la violencia…, op. cit.,
p. 4-6 ; Benjamin A. Valentino, Final Solutions : Mass Killing and p. 72-73 et p. 205 ; Michael Seidman, Republic of Egos : A Social
Genocide in Twentieth Century, Ithaca, Cornell University Press, History of the Spanish Civil War, Wisconsin, The Wisconsin
2004, p. 46-48 ; Carlos Gil Andrés, « La zona gris en la España University Press, 2002.

204
LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

que la punition de l’ennemi était un véritable faim et que Franco ne servait à rien 4 ». L’un
« acte de justice » 1. des voisins de José entendit ces déclarations et
Ceux qui participèrent aux activités répres- le dénonça aux autorités, qui l’emprisonnèrent
sives ou qui décidèrent d’encourager délibéré- aussitôt 5.
ment la violence trouvèrent différents canaux Toutefois, bien souvent, il n’était pas même
pour le faire, même si l’option la plus fré- nécessaire que les citoyens aient commis des
quente fut la délation des « non-sympathi- « imprudences » pour qu’on leur cherche
sants ». À l’instar de l’Italie fasciste ou de l’Al- des ennuis. Il suffisait que les autorités se
lemagne nazie, la dictature franquiste tissa un montrent réceptives aux accusations de ceux
dense réseau d’espionnage et de surveillance qui formaient les « groupes punitifs ». Dans
policière qui, en s’appuyant sur le travail réa- ces groupes à géométrie variable, on trouvait
lisé par les institutions, leurs indicateurs et des prêtres et des phalangistes, mais aussi d’an-
leurs collaborateurs, permit de contrôler la ciens combattants, des veuves de « morts pour
vie publique et privée de la population espa- la patrie », des victimes de la « terreur rouge » et
gnole 2. Le fait de critiquer publiquement une un nombre incalculable d’individus qui consi-
décision des autorités du régime, de se moquer déraient que punir les ennemis était un acte
du chef de l’État ou de se plaindre de la situa- de justice et une réparation pour les sacrifices
tion économique constituant un acte risqué consentis sur le front et les souffrances vécues
dans des espaces limités, où tout le monde se à l’arrière de la zone républicaine 6. Une habi-
connaissait. Leopoldo Santamaría Gómez, tante de Fuentetodos (province de Saragosse),
habitant du petit village de Cabrerizos (pro- dont la famille avait été victime de la violence
vince de Salamanque), fut dénoncé par son révolutionnaire, demanda aux autorités locales
voisin Florencio García parce qu’il avait dit que l’un de ses concitoyens paie pour ses crimes
en pleine rue que « si l’on mangeait du pain « avec la même monnaie 7 ». Pour ces acteurs de
noir », c’était parce que les autorités locales la violence au niveau local, les rumeurs étaient
« en avaient décidé ainsi », et que « les béné- souvent des preuves suffisantes de la culpabi-
fices du boulanger étaient répartis entre tous lité de leurs voisins. À Dos Torres (province de
les membres de la municipalité 3 ». Les bars, Cordoue), par exemple, une femme dénonça
les rues et les cinémas furent le cadre habituel les assassins de son oncle, curé du village, en
de situations similaires, mais l’espace privé ne s’appuyant sur le fait qu’« une rumeur insis-
constituait pas un lieu plus sûr. José López
Sánchez était à son domicile à Almería quand (4)  AGA, Caja 52/14112, « Informe de la Delegación de
il se plaignit du fait qu’« après un an aux com- información e investigación de Almería », 15 avril 1940.
(5)  Sur les punitions infligées aux femmes, voir Pura
mandes, [le nouvel État] avait juste semé la Sánchez Sánchez, Individuas de dudosa moral : la represión de
las mujeres en Andalucía, 1936-1958, Barcelone, Crítica, 2009,
p. 102-105.
(6)  Julio Prada Rodríguez, La España masacrada : la represión
(1)  Claudio Hernández Burgos, Franquismo a ras de suelo : franquista de guerra y posguerra, Madrid, Alianza, 2010, p. 367-
zonas grises, apoyos sociales y actitudes durante la dictadura, 369 ; Gutmaro Gómez Bravo et Jorge Marco, La obra del
1936-1975, Grenade, Editorial de la Universidad de Granada, miedo : violencia y sociedad en la España franquista (1936-1950),
2013, p. 126-129. Barcelone, Península, 2011, p. 198-199 ; Peter Anderson
(2)  Jonathan Dunnage, « Surveillance and Denunciation et Miguel Ángel del Arco Blanco, « Construyendo la dicta-
in Fascist Siena, 1927-1940 », European History Quarterly, dura… », op. cit., p. 127-128.
38 (2), 2008, p. 244-265 ; Eric A. Johnson, « Criminal Justice, (7)  Estefanía Langarita García, « En pie de guerra : la
Coercion and Consent in Totalitarian Society », British Journal trama en torno a la jurisdicción de responsabilidades políti-
of Criminology, 51, 2011, p. 399-614. cas de Aragón (1939-1945) », Actas del XI Congreso de la AHC,
(3)  AHPS, Gobierno civil, 188/3, 9 juillet 1940. Grenade, Comares, 2013, cd-rom.

205
CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

tante à l’époque » dans le village les désignait public », « membre du Comité révolution-
comme responsables de sa mort 1. « Sans pou- naire » et « personne de très mauvaise répu-
voir étayer leurs dires », deux habitants de tation » 5.
Macael (province d’Almería) affirmèrent au La population exigeait souvent un durcis-
cours du conseil de guerre qui jugeait Ángel sement de la répression et incitait elle-même,
Valdés Rueda que l’on pouvait « supposer qu’il maintes fois, à la violence. Protégés par la
avait pris part à l’assaut de l’église, puisqu’en vulnérabilité de ceux qui étaient étiquetés
ce temps-là, il faisait partie du Comité révolu- « rouges », « non-sympathisants » ou « dan-
tionnaire » 2. gereux », et situés à l’abri derrière l’intense
La proximité géographique et le fait de se pression policière, bien des Espagnols ordi-
côtoyer tous les jours aggravèrent la situation naires essayèrent de tirer profit de la répres-
de ceux qui étaient dans la ligne de mire des sion, voire contribuèrent, par leurs compor-
« groupes punitifs ». Le régime put toujours tements, à rendre la vie des vaincus encore
compter sur de solides relais dans la société de plus difficile. Ainsi, Juan Andrés Sánchez
chaque village, prêts à donner des certificats de Pérez et Miguel Campos Ródenas proposè­
bonne conduite, rassembler des témoignages rent, le 1er janvier 1941, à José Barroso Pérez
ou informer sur les antécédents des accusés 3. de « régler le problème de la dénonciation »
Cependant, la collaboration n’était pas tou- portée contre lui devant la Fiscalía de Tasas 6
jours initiée par l’État. À l’inverse, lorsque de Grenade. Malgré de premières réticences,
celui-ci ne se montrait pas assez expéditif dans Barroso finit par leur verser mille quatre cents
la persécution de ses ennemis, nombreuses pesetas en liquide et des produits alimentaires
étaient les voix qui le lui signalaient, en parti- en paiement d’un travail qu’ils n’effectuèrent
culier dans les petits bourgs. À San Bartolomé en réalité pas 7. L’abus de fonction par des poli-
de Béjar (province d’Ávila), un certain nombre ciers, l’usurpation d’autorité, la corruption ou
d’habitants firent part de « leur gêne face au l’extorsion furent sans doute des phénomènes
fait que l’interdiction d’exercer des responsa- habituels localement. Preuve en est cette anec-
bilités publiques ou de premier ordre » avait dote survenue à Grenade en août 1936, quand
été « la seule punition infligée au maître Francisco García se présenta chez Vicenta
d’école » du village, malgré son rôle pendant la Remacho en se faisant passer pour un policier :
République 4. La Délégation provinciale d’in- il affirma qu’« elle et toute sa famille étaient
formation et de recherche de Grenade rap- des rouges » et la menaça de la dénoncer « si
porta en novembre 1940 que, dans le village elle refusait de vivre avec lui ». La tentative de
de Maracena, « on [était] fort mécontent de viol, évitée grâce aux membres de la famille
la libération de Francisco Pérez », « agitateur présents à ce moment-là, illustre clairement
le laxisme dont profitèrent certains individus
(1)  Peter Anderson, « Singling Out Victims : Denunciation pour imposer d’en bas leur propre conception
and Collusion in the Post-Civil War Francoist Repression
Spain, 1939-1945 », European History Quarterly, 39 (1), 2009,
p. 7-26, p. 18.
(2)  Ramón Ramos Sánchez et Eusebio Rodríguez Padilla,
República, guerra civil y represión franquista en Macael (Almería), (5)  AGA, 52/2974, 13 novembre 1940.
Mojácar, Arráez, 2010, p. 206-208. (6)  NdT : Tribunal chargé de poursuivre les infractions à la
(3)  C. Mir Curcó, Vivir es sobrevivir…, op. cit., p. 28 ; Loi sur la régulation des prix des produits de première néces-
ARCHG, Responsabilidades políticas, 25895 et 25899. sité (loi du 30 septembre 1940).
(4)  Archivo histórico provincial de Ávila (AHPA), Gobierno (7)  ARCHG, Audiencia provincial, Libro 1100, Sentencia
civil, 78, 5 décembre 1942. 106, 10 octobre 1941.

206
LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

de la justice ou profiter de la faiblesse et de la il lui répondit que « c’était inutile », puisqu’il


vulnérabilité des vaincus 1. n’avait « rien fait de mal » et qu’il n’avait « rien
En dehors de ces promoteurs de la violence, à craindre » 5.
une majorité de la population demeura silen- Tout au long de la guerre, mais aussi durant
cieuse, sans tacher ses mains de sang, ni dénon- l’après-guerre, il y eut par ailleurs des citoyens
cer personne, ni exiger la punition de son voi- ordinaires et des relais du franquisme qui
sin. Elle fut simple spectatrice de mécanismes essayèrent de décourager la répression, d’en
répressifs qui, le plus souvent, finirent par se atténuer la violence ou d’en protéger les vic-
normaliser 2. Cependant, il faut distinguer les times. Les attitudes qu’ils adoptèrent furent
degrés de responsabilité de ces observateurs. très diverses, et dangereuses à des degrés dif-
À un bout de la chaîne, on trouve ceux qui, férents. Ainsi, cela va de ceux qui refusèrent
comme les habitants de Valladolid venant assis- de révéler l’endroit où se cachaient des per-
ter aux exécutions dictées par la justice mili- sonnes poursuivies, à des membres de l’ad-
taire, partageaient les pratiques de ceux qui ministration franquiste qui décidèrent de ne
appliquaient la violence et favorisaient, par pas faire payer des amendes ou de fermer les
leurs comportements, son développement  3
. yeux sur des cas de marché noir, ou encore
Dans un deuxième groupe, on observe des des personnes qui se portèrent garantes ou
individus qui, bien que s’identifiant aux idéaux défendirent publiquement leurs concitoyens
du franquisme, désapprouvaient l’emploi de pour des raisons très variées. Prenons-en
la violence exercée contre les ennemis, son comme exemple un courrier envoyé par la
intensité et sa durée. C’est, par exemple, l’at- Commission de confiscation des biens d’Ávila
titude révélée par le journal intime de Carlos aux autorités centrales. Les membres de cette
González Posada qui, apprenant l’amplitude institution y demandaient un « allègement du
de la répression franquiste dans les Asturies, processus de confiscation des biens » mené
écrivit : « Cela me semble une erreur, une par l’État pour adoucir « la situation angois-
énorme erreur. Ce n’est ni politiquement effi- sante » de « nombreuses familles composées
cace, ni chrétien 4. » Enfin, on doit examiner le d’une femme et d’au moins huit enfants ou
rôle des spectateurs moraux, ceux-là qui, alors plus, aux besoins desquels elles subviennent
qu’ils avaient les ressources ou les contacts par leur seul travail », problème encore plus
nécessaires pour intercéder et modifier nota- grave dans les « villages les plus petits et les
blement le cours des événements, décidèrent plus pauvres, où n’existe aucun organisme de
de ne pas intervenir. Ce fut le cas d’Alfonso bienfaisance et jusqu’auxquels n’est pas par-
Gámir Sandoval, professeur à l’Université de venu le Secours social » 6.
Grenade, que son cuisiner supplia d’user de
« son influence » pour sauver son beau-frère ;
(5)  Témoignage recueilli dans Helen Nicholson, Death
(1)  ARCHG, Audiencia provincial, Libro 1096, Sentencia in the Morning…, Londres, Lovat Dickinson, 1937, p. 75.
26, 1936. Voir aussi Ernesto Verdeja, « Moral Bystander and Mass
(2)  Frank Trommler, « Between Normality and Resistance : Violence », in Adam Jones (dir.), New Directions in Genocide
Catastrophic Gradualism in Nazi Germany », Journal of Research, Abingdon, Routledge, 2011, p. 153-167 ; Robert
Modern History, 64, 1992, p. 82-101 Ehrenreich et Tim Cole, « The Perpetrator-Bystander-Victim
(3)  « El espectáculo de los fusilamientos », El Norte de Constallation : Rethinking Genocidal Relationship », Human
Castilla, 26 septembre 1936. Organization, 64 (3), 2005, p. 213-224.
(4)  Carlos González Posada, Diario de la revolución y de la (6)  Ana Cabana Iglesia, La Derrota de lo épico, Valence,
guerra, étude préliminaire et édition de Miguel Ángel del Arco Publicacions de la Universitat de València, 2013, p. 63-64 ;
Blanco, Grenade, Comares, 2011, p. 151. AHPA, Gobierno civil, 95, 16 juillet 1938.

207
CLAUDIO HERNÁNDEZ BURGOS

Malgré tout, la grande majorité de la popu- avons défendue ici, peuvent se révéler d’une
lation opta pour l’indifférence et l’inaction, grande utilité.
des attitudes explicables, ne serait-ce qu’en Déplacer son regard de l’État aux personnes
partie, par la contrainte, la peur de la répres- ne signifie pas perdre de vue le rôle du pre-
sion ou l’idée que leurs actions n’auraient mier dans le phénomène de la répression, mais
aucune influence sur les événements. C’est reconnaître qu’il faut concevoir la répression
la raison pour laquelle il convient de prêter comme un processus dynamique fait d’interac-
attention aux attitudes d’adaptation sociale tions mouvantes entre le régime et la société,
choisies par une part importante de la société, tout en tenant compte du fait que ni l’un ni
car, grâce à elles, bien des individus évitèrent l’autre ne constituèrent un univers fermé et
de « se créer des ennuis » et purent faire la impénétrable. Nous devons interroger les
preuve de leur « loyauté » au régime, colla- mesures répressives prises par l’État, les ins-
borer ponctuellement aux activités de répres- truments employés pour éliminer et soumettre
sion, profiter de certains avantages offerts par ses ennemis et les pratiques d’exclusion de ceux
l’État, en intégrer les institutions et contri- que l’on concevait comme des « vaincus » ; il
buer à la construction du régime 1. Si l’on ne faut, dans le même temps, prendre en compte
tenait pas compte de ces attitudes complexes les impulsions dues aux citoyens ordinaires, à
dans une perspective d’histoire par le bas, on ceux qui dénonçaient, intimidaient ou exer-
laisserait de côté une partie importante de la çaient un chantage sur leurs voisins en profi-
société, dont les comportements sont fonda- tant de leur vulnérabilité ; il convient, en outre,
mentaux pour comprendre les dimensions de d’estimer le rôle des spectateurs de la violence,
la répression franquiste. en s’interrogeant sur les raisons de leur inac-
tion et de leur désintérêt vis-à-vis du sort des
Plus d’une décennie plus tard, l’affirmation de victimes des représailles ; enfin, nous devons
Conxita Mir Curcó, selon laquelle la répres- évaluer le rôle de ceux qui s’exposèrent plus ou
sion franquiste est « une question sans fin », moins à la répression, en essayant d’intercéder
est encore valable. Nous en connaissons désor- en faveur d’autres individus.
mais avec plus de détails les chiffres, les mani- Ainsi envisagée, la répression devient plus
festations, les acteurs et les conséquences. floue, mais également plus fluide. La distance
Cependant, il faut encore creuser des thèmes entre bourreaux et victimes, entre la violence
comme la violence sur le champ de bataille, et l’acceptation, ou entre l’État et « les gens
l’efficacité des mécanismes répressifs passée ordinaires » se réduit, et laisse place à une réa-
l’après-guerre, la question du genre ou les atti- lité plus complexe et plus proche des contra-
tudes de la société face à la répression au-delà dictions qui marquèrent les comportements
du binôme bourreau-victime. Autant de ques- de la grande majorité de la population espa-
tions pour lesquelles une définition souple gnole. On voit ainsi apparaître de nouveaux
de la répression et une approche d’histoire acteurs, théâtres et instruments de la violence,
sociale au ras du sol, comme celle que nous qui sont liés au processus de construction du
régime et aux mécanismes d’adaptation mis en
(1)  Antonio Míguez Macho, « Perpetradores y gente cor- place par les citoyens. Ce sont autant de ques-
riente : la mirada del otro », in Óscar Rodríguez Barreira tions qui devraient nous amener à adopter une
(dir.), El Franquismo desde los márgenes : campesinos, mujeres, dela-
tores, menores…, Lleida, Universidad de Almería/ Universitat
vision plus précise de la répression franquiste,
de Lleida, 2013, p. 60-61. nous permettre d’approfondir les concepts

208
LES DYNAMIQUES LOCALES ET QUOTIDIENNES DE LA RÉPRESSION

employés pour la décrire, d’établir des com-


paraisons avec d’autres dictatures de la même
Claudio Hernández Burgos est postdoctorant à l’Uni-
période et, finalement, de mettre en lumière la versité de Leeds sur un contrat financé par l’Université de
réalité quotidienne des villes et villages, en étu- Grenade. Ses recherches portent sur la guerre civile et la dic-
diant les relations horizontales et verticales qui tature franquiste ainsi que sur les attitudes sociales sous
les régimes dictatoriaux. Il est l’auteur de Granada azul : la
se nouèrent à l’échelle locale.
construcción de la cultura de la Victoria durante el primer fran-
quismo, 1936-1951 (Comares, 2011), Franquismo a ras de suelo :
zonas grises, apoyos sociales y actitudes durante la dictadura
(traduit de l’espagnol par Eva Touboul Tardieu 1) (1936-1976) (Universidad de Granada, 2013) et le codirec-
teur de No solo miedo : actitudes sociales y opinión popu-
Claudio Hernández Burgos, Universidad de lar bajo la dictadura franquista (1936-1977) (Comares, 2013).
Granada, 18071, Granada, Espagne. (chb@ugr.es)

(1)  Eva Touboul Tardieu, traductrice des articles en


espagnol de ce dossier, est maître de conférences à l’Uni-
versité Lyon-II et rattachée au Centre de recherches sur
l’Espagne contemporaine. Ses travaux portent principale-
ment sur les représentations croisées de l’Espagne et des juifs
au 20e siècle, ainsi que sur les chemins hétérodoxes du régé-
nérationisme. Elle est l’auteur de Séphardisme et Hispanité :
l’Espagne à la recherche de ses racines (1920-1936) (Publications
de la Sorbonne, 2009). Elle participe actuellement à un projet
d’anthologie bilingue de poésie en prose espagnole.

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