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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.
ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)
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La violence génocidaire
et ses causes
GUERRES ET GÉNOCIDES AU X X E SIÈCLE. ARCHITECTURES DE
LA VIOLENCE DE MASSE de Yves Temon
Odile Jacob, 398 p.
O
ce
in
S elon qu'ils sont présentés par les historiens ou par les juges, les
génocides sont l'objet de définitions qui peuvent varier: là où les
historiens cherchent d'abord des explications et une vérité qui per-
met d'établir des causes, les juges ont en vue des responsabilités et des
peines. Cette différence a beaucoup d'importance au moment de préciser
tidisciplinaires, il renonce dès le point de départ à
la recherche d'un modèle explicatif unique. S'il est
vrai, par exemple, que les génocides sont souvent
le résultat de guerres dont ils constituent l'aboutis-
sement extrême, on ne les comprend vraiment que
UJ le concept même de ce qu'est un génocide. Les principaux textes du droit lorsqu'on introduit dans l'analyse plusieurs autres
o pénal international remontent à 1945 et 1948, alors qu'il faut attendre les composantes, comme leur insertion dans un projet
oc dossiers instruits au sujet de Fex-Yougoslavie et du Rwanda pour voir mis révolutionnaire: cette approche est d'abord celle de
o en œuvre des tribunaux internationaux mandatés pour les -mettre en Robert Melson, le premier à avoir comparé le géno-
UJ application. La mise sur pied de la Cour pénale internationale permettra cide arménien et la Shoah (Revolution and
o peut-être une évolution plus rapide, mais elle se fonde elle aussi sur les Genocide, University of Chicago Press, 1984). La
ru textes rédigés dans la foulée de la Deuxième Guerre mondiale. Pour leur révolution rend possible en effet l'accélération du
part, les historiens ont développé le champ très complexe des « Genocide processus par lequel les victimes sont désignées
studies », dans le but de voir ce qui rapproche ou ce qui distingue des comme ennemis à abattre et elle détruit toute
massacres comme ceux du Cambodge, des famines provoquées comme forme de résistance morale aux projets purifica-
celles d'Ukraine en 1932-1933 et tant d'autres crimes contre l'humanité teurs des décideurs.
au cours de l'histoire ancienne et moderne.
Yves Temon connaît bien le sujet. Il a déjà beaucoup écrit sur le néga- Entre juristes et historiens
tionnisme et s'est intéressé, avec Gérard Chaliand, au génocide des Les historiens savent bien que toutes les guerres ne
Arméniens. Son plus récent livre est à la fois un bilan critique et un effort conduisent pas à des projets d'extermination et le
pour dépasser les débats théoriques sur les définitions. D'abord historien, défi est dès lors de comprendre comment et en
il propose une synthèse comparative des trois grands génocides du ving- vertu de quelles causes intrinsèques le génocide
tième siècle: le génocide des Arméniens, la Shoah et le génocide des devient un but en soi, au sein même de la guerre:
Tutsi au Rwanda. Prenant appui sur un vaste éventail de recherches mul- si les guerres doivent d'abord atteindre des buts
politiques, et si elles développent à cette fin un
droit de tuer qui affecte autant les militaires que les
civils, en dépit de toutes les conventions destinées
à encadrer ce droit, on ne peut pas en dire autant
des génocides, qui sont de pures entreprises
d'anéantissement. Il est certes toujours possible de le suivant : dans quelle mesure les génocides sont-ils identifiables, histori-
les considérer politiquement, mais c'est alors au quement et juridiquement, comme des ensembles où se conjuguent une
détriment d'un concept du politique interprété diversité de ces crimes? Le cas du Darfour permet de comprendre l'impor-
comme recherche d'un bien ou d'une justice supé- tance de la rigueur, car l'État soudanais pourrait à brève échéance devoir
rieure. Le crime contre l'humanité, par son carac- répondre de crimes complexes de ce genre contre ses populations civiles.
tère absolu, ne peut en aucune manière être sub- Il peut paraître plus prudent de parler de crimes contre l'humanité, mais
sume par le politique, sauf à proposer une forme de une analyse plus précise pourrait conduire à évoquer le génocide.
nihilisme. C'est ce qui explique que ce livre soit
divisé en deux parties: on y trouve d'abord une Certains théoriciens, comme Jacques Sémelin, ont recommandé une telle
analyse rigoureuse du concept de la guerre dans prudence, préférant recourir au terme générique descriptif « massacres »
son rapport à sa limite extrême qu'est le génocide, dans tous les cas de doute sur la finalité, mais la plupart acceptent d'intro-
et cette analyse est suivie de la discussion compa- duire le génocide quand il s'agit d'un projet d'anéantissement avéré. Yves
rative des trois cas les plus déterminants pour l'his- Temon pense pour sa part que la désignation du génocide est accessible et
toire du vingtième siècle. que l'historien ne doit pas se laisser arrêter par les complexités du concept,
encore moins par le soupçon qui pèse sur son travail et qui le transforme
Au point de départ, le concept du génocide semble souvent en juge influencé par un jugement prédéterminé et cherchant dans
s'apparenter à celui qu'on trouve déjà chez l'enquête la confirmation a posteriori d'un projet d'extermination. Ce ne
Clausewitz, celui de « guerre totale ». Parce qu'il sont pas seulement les articles 2 et 3 de la Convention de 1948 qui l'y auto-
s'agit d'une destruction physique, massive et inten- risent, mais un jugement prudentiel sur la « nature substantielle » de la des-
tionnelle d'un groupe humain, le génocide apparaît truction. La discussion sur les critères, et en particulier sur les actes décrits
comme la réalisation du concept extrême de la à l'article 2, permet ainsi de dégager le caractère essentiel de l'intention, de
guerre ; pourtant, cette assimilation demeure impos- l'identité du groupe ciblé, de la nature de la destruction et de la qualité des
sible, puisque dans la doctrine classique la guerre individus civils. Les historiens travaillent à interpréter plusieurs guerres et
est d'abord une entreprise qui poursuit des buts et massacres historiques tels que des génocides complets ou partiels, mais
qu'elle met en présence des États possédant des comme y insiste Yves Temon, les génocides les plus évidents et les plus
frontières et opère en frappant des cibles militaires. nettement identifiables sont ceux qui furent perpétrés au vingtième siècle,
La limite interne des guerres est donc la militarisa- précisément parce qu'ils correspondent à ces critères. Que ce fait soit
tion, alors que le génocide déborde entièrement le d'abord tributaire de l'avènement d'un totalitarisme d'État à la faveur de
militaire : il vise la destruction des populations civi- guerres ou de révolutions particulières intéresse moins dans ce cadre que
les. Même si les deux guerres mondiales du siècle le caractère systématique et délibéré des exterminations.
dernier peuvent être interprétées comme des guerres
totales, parce qu'elles ont mobilisé toutes les res-
sources des États en guerre, sans discrimination des Arméniens, Juifs, Tutsi : trois figures exemplaires
civils, le génocide constitue un phénomène qui les La seconde partie de l'ouvrage se concentre sur trois cas irréfutables, et
dépasse tout en s'en nourrissant: il supprime en leur analyse permet d'éviter les discussions qui font s'affronter juristes et
effet au sein d'une population toute inhibition par historiens sur des cas moins clairs, parfois qualifiés de situations inter-
rapport à une violence généralisée. Ce phénomène médiaires, comme le nettoyage ethnique en Bosnie et au Kosovo, les
en est un de continuité, comme l'écrit Yves Temon : famines d'Ukraine et les massacres révolutionnaires du Cambodge.
« La totalisation du meurtre dans la guerre annonce Chaque section est ici présentée comme un dossier autonome et complet :
la radicalisation de la destruction génocidaire dans l'auteur met en œuvre certes une procédure comparative, mais il s'agit
la guerre. » d'abord pour lui de montrer comment, dans trois cas exemplaires, l'in-
tention génocidaire a donné lieu à des crimes et à des exactions concer-
L'évolution du droit international, et en particulier la tées et systématiques. C'est donc le caractère substantiel de la violence
rédaction des conventions et protocoles relatifs aux qui est ici mis à l'épreuve, dans son rapport intrinsèque et immédiat à
crimes de guerre, a joué dans cette analyse un rôle une planification par un pouvoir. L'érudition sur le génocide arménien et
déterminant: le crime contre l'humanité, dont la sur la Shoah est certes plus volumineuse que sur le Rwanda, mais les
portée devient claire dans le statut de Londres en données mises au jour par l'historien et la synthèse qu'il en propose ne
1945, est d'abord une notion destinée à justifier l'in- laissent aucun doute sur la comparabilité de ces trois situations. Le débat
tervention humanitaire. Le Tribunal international de international sur le génocide arménien pourrait avoir trouvé sa conclu-
Nuremberg a fondé sa compétence sur la nécessité sion dans la récente résolution du Congrès américain pour le reconnaî-
de juger par un mécanisme spécifique les crimes tre, après la plupart des pays d'Europe et le Canada, mais on ne doit pas
commis contre les civils et ces crimes figureront de s'attendre à le voir s'atténuer, compte tenu de son importance dans l'his-
manière distincte dans les conventions de Genève toire nationale de la Turquie moderne. Par comparaison, le négation-
en 1949. Yves Temon consacre un chapitre impor- nisme européen relatif à la Shoah, et sa reprise récente par le pouvoir ira-
tant à l'avènement de cette doctrine, et en particu- nien, paraît constituer une bien faible résistance. Mais l'historien ne
lier à la question de l'imprescriptibilité de ces cri- s'encombre pas de ces débats politiques, il travaille sur un horizon trans-
mes. La déportation, la réduction en esclavage, les historique où la qualité du génocide, en tant que meurtre de masse, est
disparitions forcées, l'apartheid, les violences d'abord ce qui compte.
sexuelles deviennent ainsi objet de la Cour pénale
internationale. L'état actuel de la discussion est donc Spécialiste de l'Arménie, Yves Temon donne à la fois une reconstitution
historique complète et nuancée des dispositions prises par les Jeunes
Turcs qui ont conduit au génocide, dès les premières mesures de dépor-
tation en février 1914. Il reconstitue les préparatifs et décrit également les
complicités internationales, notoirement la responsabilité de la chan-
cellerie allemande, qui sont accablantes. Mais l'essentiel de son effort
l'accomplissement d'une violence historique mise
en marche dès la conquête romaine. L'historien
peut refuser de tenir compte de cette incommensu-
rabilité, il ne peut pas cependant refuser d'intégrer
l'antisémitisme séculaire dans son explication du
génocide européen.