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Les approches critiques des Relations internationales et des conflits armés

Les approches « critiques » se positionnent à l’instar de la tradition marxiste, de


l’Ecole de Francfort (Adorno, Habermas, Honneth) ou encore de la sociologie
de Pierre Bourdieu en opposition aux « dominants » et au service d’un science
« émancipatoire ». Comme les constructivistes, les penseurs critiques estiment
que des concepts ou des notions comme les « menaces », la « sécurité » et la
guerre ne sont pas seulement des descriptions fidèles de la réalité sociale mais
qu’ils sont socialement construits et variables en fonction des normes et de ceux
qui peuvent « dire » la réalité. Plus fortement que les constructivistes, les
penseurs critiques mettent en avant le rapport de forces qui sous-entendent les
représentations sociales. En simplifiant on pourrait dire que pour ce courant ce
sont les plus souvent les « classes » dominantes qui parviennent à imposer à la
société leurs valeurs et interprétations de la réalité sociale. Ainsi, un penseur
critique s’interroge par exemple sur l’inégalité de la vie humaine dans les
représentations sociales. Pourquoi, sommes «nous» (les citoyens des pays
« occidentaux ») consternés lorsque nous apprenons la mort de 3000 tués dans
les attentats de 9/11 à New York mais quasiment ignorants voire indifférents
devant les 800.000 morts dans le génocide de 1994 au Rwanda ou les 3 à 5
millions dans le conflit en ex-République démocratique de Congo ?
(Illustration 1). Au lieu de se retrancher derrière la neutralité axiologique,
certains penseurs critiques admettent leur intérêt émancipatoire (M. Horkheimer,
J. Habermas) en dévoilant les méfaits de la raison instrumentale pour permettre
la naissance d’une communauté communicative fondée sur la raison délibérative
(A. Linklater, R. Cox). Par exemple, que devons- nous faire pour restaurer une
communication plus équitable dans les relations internationales rendant
impossible des guerres pour de «fausses raisons» (la guerre contre l’Irak contre
les armes de destruction massive par exemple)?

Si les approches critiques partagent comme Marx, Bourdieu ou Wallerstein un


même souci de dévoilement des représentations « dominantes » de la réalité
sociale, la plupart des approches critiques dans les relations internationales ont
abandonné l’idée selon laquelle il est possible de dire « objectivement » la
réalité même d’un point de vue des dominés. En outre, les dominés ne sont plus
exclusivement les classes populaires mais surtout les peuples colonisés, les
femmes, les minorités sexuelles voire la « nature » qui serait objectivée dans la
société productiviste. Les auteurs critiques féministes (A. Tickner, C. Cohn, J.
Weldes) visent à comprendre en particulier la constitution langagière et
«patriarcale» de la réalité (Illustration 2). Elles insistent par exemple sur le fait
que le succès de la dissuasion présuppose au préalable une entente
intersubjective sur ce que signifie cet acte. Un bébé ne sera pas impressionné par
une menace de mort1. En outre, la posture dissuasive est souvent associée à
l’affirmation d’un idéal de masculinité reposant sur l’affirmation d’une
domination physique et morale (la fameuse « fermeté » face aux « rogue
states ») et le refus de compromis.

Central dans la pensée critique sont les «pratiques rhétoriques» («rhetorical


practices») et la « securitization ». Pour Zehfuss, un changement identitaire est
souvent introduit par des «mots». Lors de la guerre du Golfe (1991), les élites de
la «puissance civile» allemande ont certes formellement signifié leur refus d’un
engagement militaire en Irak mais en même temps suggéré aux alliés par des
nuances qu’une modification de leur position «pacifiste» était possible. Elle
estime que l’approche constructiviste classique de Wendt écarte les dynamiques
internes et « élitistes » dans la construction identitaire. Ainsi, Maja Zehfuss
démontre que le gouvernement allemand a même incité ses alliés à adresser à
l’Allemagne des demandes d’engagement militaire pour réhabiliter l’usage de la
«force militaire» dans l’opinion publique (Illustration 3). Grâce à ce processus
de recadrage linguistique que présente l’attitude anti-interventionniste comme
« nationaliste », l’engagement militaire de la Bundeswehr dans la zone « hors
OTAN » semble de manière grandissante « normalisé » comme actuellement en
Afghanistan. Particulièrement populaire dans le courant critique est le concept
de «sécurisation» (B.Buzan, O.Waever) qui suggère que les élites politiques sont
capables de construire des menaces par «un acte de parole» 2. En somme, un
problème peut uniquement devenir un problème de « sécurité » lorsqu’il est
représenté comme une menace vitale, urgente et exigeant des mesures
exceptionnelles. Cette perspective partirait de l’hypothèse que les changements
d’une politique extérieure devraient être relativement fréquents dans la mesure
où les «dominants» parviendraient à imposer une représentation de la réalité
correspondant à leurs «intérêts». Ceci semble particulièrement manifeste dans
le cas de l’administration Bush qui peu populaire avant les attentats de 9/11 a pu
grâce à la « securitization » du « terrorisme » (Patriotic Act) renforcer sa
légitimité. Toutefois, il conviendrait d’examiner plus en détail si les élites ont
réellement une telle liberté interprétative dans la mesure où les menaces doivent
être plausibles pour le destinataire de la «sécurisation»3. Le concept de
«sécurisation» suggère le caractère «construit» et donc quelque peu arbitraire
des menaces. Si cette perspective est fertile pour un très grand nombre de cas
(telle que la problématique de «l’immigration»), il n’en existe pas moins des
menaces «vitales» susceptibles de mettre en péril l’existence physique des
acteurs. Ainsi, si les attentats du 11 septembre 2001 peuvent être interprétés
différemment, il reste vrai que même sans «sécurisation», ils auraient été
1 Friedrich Kratochwil, Rules, Norms and Decisions, op. cit.
2 Barry Buzan, Ole Waever, “Slippery? Contractory? Sociologically Untenable? The Copenhague School Replies”, Review of International
Studies, 23 (2), 1997, p. 241-250.
3 Voir Thierry Balzacq,”The Three Faces of Securitization: Political Agency, Audience and Context”, European Journal of International
Relations 2005, no. 11, p. 171-201
facilement perçus comme une menace par une grande partie de la population
américaine. Il n’est pas sûr que les décideurs français au début du vingt et
unième siècle soient parvenus à faire de l’Allemagne une menace militaire pour
le peuple français. Souvent, une perspective «interactionniste» qui prend aussi
bien en compte le point de vue des «dominés» que celui des «dominants» nous
semble plus pertinent. Elle suggère que les élites peuvent instrumentaliser les
identités à des fins politiques comme au Rwanda en 1994 mais que ces
instrumentalisations doivent être enracinées dans les croyances collectives pour
être «mobilisables»4. Elles doivent être «légitimes». Toute identité exige sa
confirmation par les autres pour être valable. Si les acteurs politiques
poursuivent éventuellement des intérêts matériels plus profanes, ils doivent
toujours obtenir la reconnaissance des identités «manipulées» par les autres5.
Ainsi, l’Espagne après Franco, les pays de l’Europe orientale et centrale et les
pays baltes après la chute du communisme voulaient tous prouver aux autres
pays leur identité démocratique. Cette logique de l’action appropriée explique
leur désir d’appartenance aux institutions occidentales, surtout recherchée pour
leur mise en conformité avec les pays les plus démocratiques et modernes de la
planète. Cette perspective «symbolique» est aussi «conséquentaliste» car la
recherche des gains, des utilités immatérielles comme une bonne image de soi-
même est aussi une action «finalisée» mais dont la réussite dépend
particulièrement des autres. Une perspective plus interactionniste pourrait peut-
être aussi éclairer la construction «réussie» ou non des communautés de sécurité.
Il est évident que de telles communautés exigent au préalable des interactions
répétées et typifiées entre partenaires avant de pouvoir se cristalliser en
«cultures».

En outre, la plupart des penseurs critiques nie toute possibilité d’accéder via des
procédures «scientifiques» à la connaissance de la réalité extérieure (D. Bigo, J.
Der Derian, R. Doty, S. Gill, R.B.K. Walker). Ainsi, ces auteurs déconstruisent
souvent les concepts que nous prenons comme acquis tel que la distinction entre
le national et l’international dont la compréhension varie et qui fait l’objet de
luttes acharnées entre acteurs (par exemple, peut-on intervenir pour les droits de
l’homme?). Selon eux, les choses en soi sont inaccessibles à l’esprit humain. La
signification des «choses» change constamment dans le temps et l’espace. En se
référant par exemple à François Lyotard, ces auteurs estiment que tout
fondement solide de nos connaissances serait illusoire (illustration 4) 6. Dans
cette perspective, la seule matière valable de l’étude des relations internationales

4 James D. Feron, David D. Laitin, «Violence and the Social Construction of Ethnic Identity », Ithaca, Cornell University Press, 1996.
5 Pour la perspective de la reconnaissance dans les relations internationales : Erik Ringmar, Identity and Interest, and Action, Cambridge
University Press, 1996, Alexander Wendt, “Why a world state is inevitable”, European Journal of International Relations, 9 (4), 2003, p.
492-542.

6 J. George, Discourses of Global Politics, Boulder, Lynne Rienner, 1994.


est le «discours» des acteurs7. Cette affirmation nous paraît discutable. Si la
réalité ne peut pas être appréhendée en soi, elle nous dévoile son existence par
sa résistance à nos «idées». Ainsi, même si je crois que je peux voler, toute
tentative de «jouer» à l’oiseau sera réfutée par la loi impitoyable de la gravité.
De la même manière, certaines théories - telles que celle de la paix démocratique
- résistent sans doute mieux à l’épreuve empirique que d’autres par exemple
celle de «surpopulation». Le principe poppérien de la «falsification» repose sur
l’idée que si nous ne pouvons pas savoir comment est la réalité nous apprenons
souvent par expérience comment elle n’est pas8. En revanche, les post-
positivistes ont sans doute raison d’insister sur le fait que la coupure entre réalité
extérieure et connaissances scientifiques est moins prononcée que l’on ne le
croit généralement. D’une part nos théories scientifiques peuvent affecter la
réalité et devenir des prophéties auto-réalisatrices. La thèse du choc des
civilisations d’Huntington a fait en sorte que certains traitent désormais la
civilisation islamique avec suspicion, ce qui contribue sûrement à rendre les
populations musulmanes plus hostiles à l’égard de la «civilisation occidentale».
D’autre part, il ne convient pas de sous-estimer l’impact des élites sur «l’agenda
scientifique». Ainsi, certains sujets de «recherche» (par exemple, comment
pacifier les populations irakiennes?) sont plus propices à une carrière
universitaire ou à une subvention que d’autres (par exemple, comment gagner
une guerre de guérilla?). C’est en ce sens que Robert Cox a pu affirmer qu’une
«théorie est toujours pour quelqu’un et quelque chose» (Illustration 5). Il
qualifie une telle démarche de «problem-solving theory». Une telle démarche
accepte les structures existantes de pouvoir et tente de trouver des solutions pour
en garantir un fonctionnement sans perturbation9.

L’étude empirique des approches critiques

Comme nous l’avons noté, les approches critiques sont attentives aux actes
de securitization des élites. Elles utilisent souvent un vocabulaire stratégique
pour caractériser les discours des responsables politiques. Ainsi l’étude très
largement citée de Barry Buzan, Ole Waever et Jaap de Wilde démontre certes
comment les acteurs sécurisent les enjeux au lieu de se demander pourquoi ils
« sécurisent ». Toutefois, ils utilisent un vocabulaire inspiré des métaphores du
jeu et du théâtre. Leur terminologie suggère le plus souvent un calcul stratégique
des élites, comme le montre par exemple l’utilisation des
termes securitization(l’acte de sécuriser), securitizing move, audience. Tout se
passe comme si les discours et les actes discursifs servaient avant tout à asseoir
la domination des élites de manière plus globale au sein d’une société ou dans
7 Voir par exemple R.B.K. Walker, Inside/Outside. International Relations as Political Theory, Cambridge, Cambridge University Press,
1993.
8 K. Popper, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973.
9 R. Cox, Production, Power and World Order, New York, Columbia University Press, 1987.
un champ de la sécurité . Certains auteurs comme Frank Schimmelfenning
semblent même attribuer une rationalité matérielle aux stratégies discursives
mobilisées par les acteurs. L’étude de Ronald Krebs et Jennifer Lobasz sur la
guerre des États-Unis contre l’Irak illustre l’approche instrumentale des
identités. Les auteurs montrent comment l’administration Bush junior a
quasiment contraint l’opposition démocrate en 2002/2003 d’accepter la guerre
contre l’Irak en présentant ce dernier comme une menace vitale. La rhétorique
républicaine de la guerre contre le terrorisme et son acceptation dans les
discours médiatiques désamorça toute opposition à cette guerre. Il était
quasiment impossible d’exprimer son opposition à la guerre contre l’Irak sans se
faire accuser de mollesse voire de complicité à l’égard du terrorisme. 

Ces perspectives se heurtent à deux difficultés. D’une part, elles minimisent le


poids des facteurs symboliques aussi bien chez les « dominants » que chez les
« dominés ». Si les élites calculent l’impact d’une décision sur leur position de
pouvoir, elles sont néanmoins aussi souvent prises dans les logiques d’estime de
soi comme fin et non comme moyen. Même les calculs stratégiques dans un
milieu compétitif s’effectuent dans un contexte où ces élites doivent prendre en
compte les attentes morales des autres acteurs et des populations pour ne pas
perdre l’estime de soi devant les autres et face à eux-mêmes. En d’autres termes,
l’option belliqueuse comme l’emploi de l’arme nucléaire dépend aussi de la
façon dont celle-ci affecte l’estime et l’image de soi. L’option belliqueuse est le
plus souvent considérée par les décideurs et les opinions comme un moyen
exceptionnel, et non pas banal, pour réaliser certaines fins. Il n’y pas de raison
de penser que les décideurs politiques sont totalement désocialisés et insensibles
aux considérations morales. L’homo strategicus pur est une fiction de la théorie
des jeux. La guerre est loin d’être un moyen banalisé. Nous allons encore
montrer plus loin la dimension morale et symbolique des décisions politiques
déjà solidement étayées dans des études de cas sur la Première Guerre mondiale,
la Deuxième Guerre mondiale ou la guerre des Malouines.

La seconde difficulté rencontrée par la perspective stratégique est la sous-


estimation des compétences stratégiques et morales des « dominés ». Même si
l’on accepte l’idée de l’instrumentalisation identitaire, il n’est pas certain que
ces logiques soient toujours imposées par le haut. Dans un conflit social
asymétrique, la partie plus faible peut compenser son infériorité matérielle par
un meilleur statut moral auprès des acteurs tiers. Les travaux d’Erving Goffman
ont montré comment un stigma peut être retourné au profit de l’acteur faible
(illustration 6) . Le stigmapeut être exhibé pour revendiquer un statut
particulier. Certes, la validation d’un statut moral ne va pas de soi et repose sur
un rapport de forces, mais celui-ci ne peut pas être réduit à un rapport de forces
matériel. Le rapport de forces en faveur des victimes est le plus souvent induit
par un appel moral qui incite l’intervention des acteurs tiers. Dans les relations
internationales, il existe, comme dans la grève de la faim, de véritables stratégies
de victimisation visant à faire perdre la face à l’acteur puissant s’il ne se plie pas
à la volonté de l’acteur plus faible. De telles stratégies d’exploitation
du stigma ont été développées par les autorités palestiniennes dans les conflits
avec Israël de 2006 et 2008 (Illustration 7). Bien évidemment les stratégies
identitaires peuvent uniquement avoir du succès en raison des attentes morales
réellement existantes dans l’opinion. En somme, les stratégies de victimisation
supposent des destinataires soucieux de leur image et dotés d’une certaine
sensibilité morale

Bibliographie :

Barry Buzan, Ole Waever, “Slippery? Contractory? Sociologically Untenable? The


Copenhague School Replies”, Review of International Studies, 23 (2), 1997, p. 241-250
R. Cox, Production, Power and World Order, New York, Columbia University Press, 1987

Illustration 1 :

Illustration 2 :

Illustration 3 :
Illustration 4 :

Illustration 5 :
Illustration 6 :

Illustration 7 :

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