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DU MÊME AUTEUR
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
© Librairie Arthème Fayard, 2004.
978-2-213-65234-4
DU MÊME AUTEUR
Les Deux États, Paris, Fayard, 1987.
L'État importé, Paris, Fayard, 1992.
Culture et Politique, Paris, Economica, 1993 (3e éd.).
Le Développement politique, Paris, Economica, 1994 (5e éd.).
La Fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.
Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999.
La Diplomatie des droits de l'homme, Paris, Fayard, 2002.
Essai sur les incertitudes et les espoirs des nouvelles relations
internationales
INTRODUCTION
Il y a sûrement une autre façon d'aborder les relations internationales,
une manière fondée et rigoureuse de quitter les sentiers de la realpolitik,
une voie nouvelle qui s'écarte du culte rendu depuis des siècles à la
puissance. Celle-ci n'est certes pas abolie, comment le serait-elle dans un
monde fait d'êtres humains et d'acteurs sociaux ? Nier la puissance ne
pourrait dériver que d'un idéalisme coupé de tout rivage et déboucher sur
un angélisme qui ne parvient même plus à faire école aujourd'hui. Mais,
en même temps, comment peut-on croire que la puissance d'hier puisse
façonner celle d'aujourd'hui ? Adulé ou respecté par Henry Kissinger, le
prince de Metternich n'appartenait déjà plus au XIXe siècle qui voyait
naître le mouvement des nationalités ; le système bismarckien a connu
ses limites dans la tragédie de la Première Guerre mondiale, tandis que
Thomas Hobbes, le grand philosophe anglais, inventeur de notre
modernité politique, paraît à présent bien décalé lorsqu'il nous livre sa
prescience d'une arène internationale uniquement composée d'États-
gladiateurs1.
Une autre voie aurait pu se dégager. Grotius en son temps avait déjà
replacé l'humanité au centre de sa construction, devinant, comme
conseiller de la Compagnie des Indes orientales, que les États ne
contrôleraient jamais à eux seuls l'ordre mondial. Un quart de siècle plus
tard, Hobbes contribua à refermer la parenthèse. Les pistes se brouillent
jusqu'au premier conflit mondial, qui sut montrer que les rêves de
puissance pouvaient très vite tourner au cauchemar. Dès les « quatorze
points », Wilson réintroduisait le rôle équilibrant des sociétés, même si
leur vertu pacifique était surtout marquée du sceau du libre commerce et
de l'échange. Les peuples aussi bousculaient la puissance : en bon
constitutionnaliste, l'ancien professeur de Princeton était certain que
l'ordre triompherait par la démocratie, et donc par le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, complété des vertus de la délibération collective.
Les nations libres devaient décider entre elles de la marche du monde,
selon les codes naissants d'un multilatéralisme que la SDN devait
annoncer. En bref, un pas important venait d'être accompli : l'ordre
international n'était plus affaire de puissance, mais d'efforts destinés à
contenir la puissance, la limiter et la civiliser, l'apprivoiser aux lois de la
société…
LA PUISSANCE D'HIER OU
L'ILLUSION DES GLADIATEURS
En immortalisant l'image des gladiateurs qui s'opposent sur l'arène du
monde, Hobbes exposait clairement les risques de la souveraineté : « À
tous moments les rois et les personnes qui détiennent l'autorité
souveraine sont à cause de leur indépendance dans une continuelle
suspicion et dans la situation et la posture des gladiateurs, leurs armes
pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre… » Le lien est intime qui
unit si fortement la souveraineté à l'opposition sans merci, et l'une et
l'autre à l'idée de puissance : nul individu ne saurait être en sécurité sans
protection du souverain, qui est ainsi dispensé de toute allégeance à une
loi ou un ordre capable de le transcender ou de le déposséder. Les États
ne peuvent donc se considérer qu'à travers un dialogue de puissance que
rien ne saurait interrompre ni ordonner : la guerre devient donc la norme
et la paix l'exception. Aussi le gladiateur de Hobbes est-il un perpétuel
défi pour tout idéal pacifique : le prix à payer pour atteindre la paix
intérieure suppose de renvoyer la violence hors des frontières de l'État,
sur le pré des affrontements internationaux, devenu le champ des
manœuvres infinies de la puissance des uns et des autres. Simple jeu
d'armes, d'abord, celle-ci se dérègle, perd de sa signification et de sa
pertinence : le gladiateur d'aujourd'hui doit choisir entre différentes
recettes de combat, tout en ignorant laquelle le promet au succès et ce
que victoire veut dire. Dans le cirque présent, il est confronté à de
multiples périls.
CHAPITRE PREMIER
Aussi la guerre froide était-elle devenue une sorte de poule aux œufs
d'or : du jour où elle fut mise en échec, elle enraya durablement la réalité
et les vertus de la puissance. Le résultat fut évident pour celui qui la
perdit, puisque l'URSS dut, avec la chute du Mur, abdiquer par trois fois :
en concédant aux États-Unis le statut de vainqueur, en abandonnant son
rôle dérogatoire de superpuissance, en cessant de bénéficier d'une partie
de la prime que constituait la détention d'armes exceptionnelles. Il n'est
pas sûr que Washington n'ait pas eu paradoxalement à en souffrir de son
côté : vainqueurs de la guerre froide, les États-Unis purent aisément
flatter leur nouveau rôle de superpuissance militaire ; mais, défaits de
leur ennemi, ils découvrirent peu à peu l'inconfort des situations sans vis-
à-vis, et durent prendre douloureusement conscience que la capacité de la
ressource militaire était surévaluée.
La perte d'évidence
L'évidence peut pourtant égarer, et à plus d'un titre. Le PIB reste une
mesure bien imparfaite et illusoire : les chiffres donnés à propos de la
Chine varient si fortement que nul ne peut établir sérieusement si l'empire
d'Asie occupe aujourd'hui une brillante deuxième place derrière les États-
Unis et devant le Japon, ou s'il se situe encore derrière les principales
puissances européennes. Que veut-on d'ailleurs mesurer exactement ? La
puissance financière, commerciale ou, selon une autre démarche peut-
être plus fondée, le degré de dépendance d'une économie par rapport à
une autre ? Aucun de ces critères, apparemment convaincants, n'est
d'usage facile. La part des investissements directs à l'étranger (IDE)
resserre, par exemple, l'écart entre les États-Unis (moins de 25 % des
IDE mondiaux) et le Royaume-Uni (presque 15 %). L'Europe pensée
globalement dépasse sensiblement la puissance américaine, si l'on mesure
sa participation financière hors de ses frontières. De même la compétition
vient-elle se brouiller sur le plan commercial, dont nul ne doute pourtant
qu'il est devenu un marqueur décisif de puissance. Au cours de l'année
2002, les États-Unis occupaient la première place avec un volume
d'exportations de 775 milliards de dollars (soit 11,3 % du commerce
mondial), devant le Japon (320 milliards ; 7,6 %), l'Allemagne (596
milliards ; 8,7 %) ou la Chine (270 milliards). Singapour atteignait les
125 milliards, révélant déjà, par sa seule irruption, une distribution qui
bouscule les hiérarchies traditionnelles. Mais, en même temps, l'ensemble
des exportations européennes se chiffraient à 2 447 milliards de dollars,
bien au-dessus de celles des États-Unis, avec une part de marché de
35,7 % : mesure assez largement illusoire puisqu'elle inclut le commerce
intra-européen qui en constitue les deux tiers. Pourtant, même en
excluant ce dernier volume, le commerce extérieur de l'Union à 15 ou à
25 dépassait celui des États-Unis, pour occuper la première place dans le
monde.
On découvre aussitôt les lignes fortes d'une nouvelle puissance qui très
vite semble laisser les États-Unis en position de monopole. La
superpuissance contrôle à elle seule les trois quarts du marché mondial de
l'image ; à elle seule, elle exporte sept fois plus de programmes télévisés
que ne le fait le Royaume-Uni, son suivant immédiat. En 1993, la Syrie
du président Assad importait 86,9 % de ses films des États-Unis, la
Bulgarie 88 %, la France elle-même 57 %, et l'Équateur 99,5 % ! Il fallait
chercher du côté de l'Iran des ayatollahs pour retomber à un pourcentage
modeste (6,8 %). Alors que le marché américain ne produit que 6 % des
films au niveau mondial, les longs métrages venus des États-Unis
correspondent à 50 % du temps mondial de projection… On ne saurait
sous-estimer l'importance de cette industrie venue d'outre-Atlantique
dans son aptitude à refaçonner les comportements sociaux au sein de
l'Europe ex-soviétique : l'invasion cinématographique américaine atteint
des sommets en République tchèque, en Estonie, en Moldavie, en
Slovénie, en Macédoine, en Pologne ou en Roumanie.
Toutes les formes de consommation matérielle se rejoignent : la
conquête du monde ex-socialiste par Mac Donald en dit plus long que
tout autre indicateur. Plusieurs centaines d'établissements ont ainsi fait
leur apparition en Chine, en Russie, dans les anciennes démocraties
populaires. Alors qu'en 1990 s'ouvrait le premier « Mac Do » à Moscou,
le réseau couvrait déjà cent pays dans le monde. Coca-Cola connaît le
même succès : la levée de l'embargo américain sur le Vietnam fut
célébrée, en février 1994, par l'installation de deux énormes baudruches,
de part et d'autre de la grande porte de l'opéra d'Hanoi, représentant la
célèbre bouteille produite par la firme d'Atlanta. Est-il nécessaire de
multiplier les exemples, d'évoquer la célèbre photo laissant apparaître des
blue jeans sous les tchadors dans les manifestations islamistes du
Téhéran de 1979, ou la popularité de l'inspecteur Colombo dans les
milieux les plus contestataires du tiers-monde ? Est-il utile de rappeler la
force du dollar à Cuba ou l'engouement des enfants de la nomenklatura
chinoise pour les grandes universités de la côte Est ? Que dire des
progrès de la langue anglaise, seul « common denominator » des élites au
pouvoir dans les cinq continents, de l'effet CNN dont la couverture
satellitaire n'exclut de son champ que les côtes septentrionales de la
Sibérie orientale, le Groenland et quelques confettis océaniens. Non
seulement la grande chaîne d'information est la référence privilégiée des
élites en quête de nouvelles, mais elle pèse de façon forte et décisive en
alimentant, en dépêches et en images, quantité de chaînes de télévision
fonctionnant dans le tiers-monde…
Un gladiateur en péril
Au total, on peut entrer de fait dans le club nucléaire sans grand risque
d'entrave, sortir du régime de non-prolifération sans être réellement
inquiété, en violer les dispositions sans être véritablement contrôlé,
importer ou exporter et donc transférer les matières et les techniques
officiellement prohibées, contourner publiquement ou de façon privée,
cultiver l'ambiguïté, et donc bousculer les règles du jeu de puissance ; on
peut tricher, négocier ses dérogations, à condition de le faire au sein d'un
« package deal » jugé avantageux par l'autre.
***
Ce calcul est logiquement très présent chez ceux qui épousent le mieux
les contours de l'ancienne puissance : plus on est gradé dans cette
excellence, plus on se persuade aisément de l'utilité de persister dans son
être. Aussi les États les plus classiquement puissants restent-ils
naturellement les plus conservateurs. Cet acharnement à maintenir les
schémas anciens risque de conduire à l'échec et à la déconvenue. Mais il
y a plus : la politique de puissance se fonde sur un pari comparatif. Elle
suppose que le contestataire d'aujourd'hui ressemble à l'ennemi d'hier ;
que l'État actuel, en Afrique ou en Asie, corresponde à celui qui ornait le
système européen de jadis ; que les formes nouvelles de violence soient
réductibles aux formes connues autrefois ; que le conflit moderne
s'inscrive dans le prolongement de la guerre des générations passées. En
bref, que Saddam Hussein ou que Ben Laden puissent être transfigurés en
gladiateurs soviétiques pour être réellement vaincus. Le véritable enjeu
tient ainsi à une reconstitution scabreuse, ramenant la puissance
holistique et coercitive au centre d'un monde fait d'individualisation, de
fragmentation, d'échanges et d'utilités qui échappent à la puissance
militaire classique. Il s'agit de réhabiliter la puissance d'hier pour mieux
occulter l'impuissance d'aujourd'hui. Rien moins que cela.
DEUXIÈME PARTIE
IMPUISSANCE D'AUJOURD'HUI
Chancelleries et rédactions bruissent encore du terme de puissance et
de tous les vocables qui lui sont associés. La crise du Kosovo, celle de
l'Irak, l'oligarchie affichée dans le cadre du G8 ou dans celui du Conseil
de sécurité, l'ingérence restaurée : tout concourt à redorer le blason du
vieux concept. Au-delà d'une culture déjà ancienne, qui force les
habitudes, le climat de ce début de siècle semble toujours propice à la
puissance : aux États-Unis, le discours et la pratique des
néoconservateurs marquent un retour vers des idées simples ; réelle et
structurante, la puissance serait faite pour être utilisée, pour gagner de
nouveaux avantages, pour contrer les menaces ; constituée d'abord de
force et de coercition, elle ne saurait s'avilir dans un soft power, décevant
avatar d'un principe dénaturé. Accueilli avec un inégal scepticisme au
sein de la vieille Europe, ce mouvement consacre aux États-Unis le
triomphe d'un courant jacksonien, selon les termes de Walter Russel
Mead : à l'ancien président américain, le général Jackson, il emprunte ce
mélange de bellicisme et de goût du risque, de populisme et d'inclinaison
pour la force, combinant le mythe du shérif et celui du pionnier.
L'humiliation du 11 septembre 2001 y est pour beaucoup, tout comme les
désillusions laissées par l'hégémonie douce ou la banale tentation de se
servir d'une puissance affichée et dont l'acquisition a somme toute coûté
très cher. Peut-être les gouvernements des États-Unis ont-ils toujours
hésité entre des contraires, l'isolationnisme et l'interventionnisme,
l'idéalisme et la force, le multilatéralisme et le respect des intérêts
nationaux : le retour vers la puissance simple apparaît comme une
réaction à l'extrême complexité du monde, comme si la meilleure
manière de contrer les effets du système consistait à se réfugier dans
l'asymétrie de la coercition.
On comprend aussi qu'un système aussi bien réglé soit somme toute
assez rare. Aucun des ordres qui se succédèrent au cours du XIXe siècle
ne révèle de semblables propriétés : la Sainte-Alliance introduisit un
système de concert sans qu'aucune de ses unités constituantes, pas même
l'Empire autrichien, ne pût en tirer une position hégémonique ; le système
bismarckien ne put lui-même survivre qu'en tissant, de façon plus ou
moins secrète, des alliances bilatérales, assez peu stables à l'instar de
celles qui s'imposèrent de plus en plus difficilement entre l'Empire
allemand et celui du tsar. Quant à l'entre-deux-guerres, il fut largement
dominé par un jeu de cavalier seul qui rendait impossible toute forme de
polarisation, pas même celle qui aurait pu faire front face aux menaces
totalitaires. Incontrôlable jusqu'à l'absurde, ce système ultra-souverainiste
déboucha sur le pacte germano-soviétique et limitait la puissance au seul
cadre de son expression nationale.
Cette mutation qui s'opère parallèlement sur deux des terrains les plus
sensibles de la post-bipolarité révèle l'ambiguïté des formes nouvelles de
conflictualité : orphelines des tutelles bien ordonnées de l'époque de la
guerre froide et de la coexistence pacifique, elles gagnent en autonomie
et laissent libre cours à des dynamiques endogènes difficiles à maîtriser ;
promptes à susciter des réactions de puissance, elles érodent l'unipolarité
et suscitent des formes inédites de rivalité. Aussi un jeu hybride vint-il se
constituer alors qu'on se rapprochait de la fin du XXe siècle. À une
concurrence interétatique restaurée faisait écho un jeu diplomatique plus
traditionnel dont la seule réalité marquait les limites de l'hypothèse
unipolaire. À l'inaptitude de la Russie à rétablir le système dyadique
d'antan répondait la paralysie des gladiateurs qui ne trouvaient plus dans
leur opposition les moyens de gérer leurs conflits et d'en assurer le
règlement. Ni franchement unipolaire ni réellement multipolaire, l'ordre
mondial était ainsi privé de toute grammaire, comme le suggéraient
plusieurs signes avant-coureurs au demeurant inquiétants. Ainsi Madrid
et Oslo n'eurent aucun lendemain et les paramètres du conflit proche-
oriental paraissaient de plus en plus hors de tout contrôle de puissance.
Au lieu de disparaître, les anciens conflits périphériques de la guerre
froide gagnaient en autonomie et peut-être en gravité : Inde-Pakistan,
Corée du Nord-Corée du Sud. Quant aux guerres civiles, les exemples
somalien, libérien et rwandais révélaient, entre 1992 et 1995, le peu de
prise qu'elles offraient aux initiatives de puissance…
Il est remarquable en effet que toutes les puissances aiguisent ici les
mêmes soupçons. Puissance américaine vue comme dérangeante par les
tenants d'un noyau dur européen, puissance franco-allemande perçue
comme inquiétante par ceux qui s'en tiennent pour exclus ou pour
menacés : Espagne, Italie, petits États européens craignant la sujétion,
nouveaux membres venus de l'Est redoutant de nouvelles formes de
dépendance. Puissance contre puissance, qui conduit les uns à se
distinguer des États-Unis et les autres à préférer la tutelle américaine à la
suprématie de Berlin ou de Paris. Cette curieuse dialectique vient éroder
tout autant l'hypothèse de l'unipolarité que celle d'une multipolarité
ordonnée ; elle donne la priorité à la critique de la puissance sur la
puissance ; elle préfère neutraliser le gladiateur avant de se liguer sous
son bouclier. Elle déjoue la puissance avant de faire son jeu.
Ce qui est vrai de l'Europe l'est tout autant des autres formes de
construction régionale. Le succès de la formule ébranle l'unipolarité tout
en donnant à la puissance une toute nouvelle configuration. Inconnue
avant les années cinquante, réservée à la seule Europe jusque dans les
années soixante-dix, l'intégration régionale fait aujourd'hui souche un peu
partout : MERCOSUR en Amérique latine, NAFTA-ALENA en
Amérique du Nord, ASEAN et ASEAN +3 (Chine, Japon et Corée du
Sud) en Asie orientale, SADC, CEDEAO ou CEEAC en Afrique donnent
au système international une allure interrégionaliste qui corrige d'autant
l'impression d'unipolarité. Les performances de ces différentes
institutions sont certes inégales, à l'image de leur degré d'intégration
effective. On notera pourtant que même les plus faibles d'entre elles se
révèlent souvent meilleurs prestataires de sécurité que les grandes
puissances : la CEDEAO a pu réussir au Liberia, là même où la
puissance américaine échoua après la tentative de débarquement de
marines en août 1990. En même temps, chacune de ces organisations
suscite et conforte des puissances moyennes, accédant au statut de
puissance régionale : Brésil et Argentine à travers le MERCOSUR,
Afrique du Sud au sein de la SADC, Nigeria au sein de la CEDEAO,
alors que la Chine et le Japon se disputent la tutelle de l'ASEAN. Ici
aussi, l'histoire européenne se répète : l'ombre de la superpuissance
contribue à fabriquer des puissances moyennes qui équilibrent sa
prétention unipolaire tout en aiguisant aussi des craintes de domination
régionale et en suscitant des stratégies de protection.
La seconde des croyances prenait tout son relief alors que l'arrivée au
pouvoir des néoconservateurs annonçait un nouvel effort de défense. Les
attentats du World Trade Center intervinrent au moment même où était
relancée l'idée d'un bouclier anti-missiles, jadis prônée par Ronald
Reagan, alors qu'il menait, depuis la Maison Blanche, l'ultime croisade
qui devait opposer les États-Unis aux maîtres vacillants du Kremlin. En
fait, dès 1992, Paul Wolfowitz avait clairement indiqué, dans le Defence
Planning Guidance rédigé à l'attention du Congrès américain, que les
États-Unis devaient consolider et réaffirmer leur prééminence militaire,
renforcer leur capacité de défense et non l'amoindrir, malgré
l'effondrement de l'URSS, constituer autour d'eux des coalitions ad hoc et
mener, s'il le fallait, des attaques « préemptives » contre des États qui
chercheraient à se doter d'armes de destruction massive, nucléaires,
chimiques ou biologiques.
Un tel comportement est courant parmi les acteurs non étatiques : les
acteurs religieux, notamment, mais aussi certaines ONG, à l'instar des
mouvements altermondialistes, excellent dans l'accomplissement d'une
fonction tribunitienne, parfaite projection de celle autrefois caractérisée
par Georges Lavau lorsqu'il analysait la stratégie des partis communistes
au sein des sociétés industrielles ou postindustrielles. On retrouve ici les
effets naturels des demandes insatisfaites d'intégration sociale
internationale : réseaux de prêcheurs, mouvements messianiques, Églises,
mais aussi mouvements ou fronts d'extraction tribale ou communautaire,
associations d'entraide, d'origine religieuse ou pas, prennent en charge,
sur le terrain, tous les échecs de la mondialisation et gèrent l'œuvre
d'imputation à une hégémonie dénoncée. Toute crispation identitaire tend
ainsi à exprimer d'abord une critique forte de la domination. À l'instar de
ce militant qui, au poste-frontière de Wagah, séparant l'Inde du Pakistan,
mobilise quotidiennement les foules musulmanes venues, en rangs serrés,
assister à la descente des couleurs. Au cri de « super-power », il invite les
masses à répondre en chœur : « Allah ! », confondant ainsi dans
l'affirmation religieuse le désir d'exprimer une identité et de la caler sur la
critique de la puissance. Cette micro-mobilisation tribunitienne fait
l'ordinaire de tous les espaces de contestation et se branche
mécaniquement à l'international : du même coup, celui-ci structure de
plus en plus les comportements sociaux les plus élémentaires, les
convertissant de plus en plus couramment à un langage mondial. La
moindre frustration s'inscrit au plus vite sur l'agenda international,
rapidement dominé par la pression contestataire, contraignant d'autant les
gouvernements et les politiques qu'ils entendent produire. Dans la lignée
des travaux de Sydney Tarrow, de Keck ou Sikkink, les mouvements
sociaux transnationaux sont désormais abordés comme des modes
structurants de la vie internationale, du sommet de l'OMC à Seattle
(décembre 1999) au Forum social de Bombay (février 2004)…
On comprend donc le parti que les États peuvent tirer d'un usage
politique de cette propension à contester la puissance. Loin de lui obéir
ou de se mettre à son service, la politique étrangère de protestation tire sa
marque d'un affichage tribunitien de l'État qui en est porteur. La
conférence de l'OMC tenue à Cancun en septembre 2003 en est une
excellente illustration : elle marque probablement une rupture importante
dans l'histoire diplomatique et dans la chronique du multilatéralisme. Le
G20 qui s'est alors imposé ne correspondait plus à une géométrie de
groupe de pression, ni même à une coalition de puissance.
Fondamentalement politique, il trouvait sa raison d'être non pas dans la
volonté de promouvoir un ordre quelconque, mais dans celle de contenir,
arrêter et contester une structure de domination, celle-là même qui
s'affichait suite au rapprochement des deux géants commerciaux,
l'Europe et les États-Unis. L'alliance structurée par le G20 était d'abord
une coalition de dominés et de mécontents, unissant le Brésil, la Chine et
l'Inde, dont les intérêts économiques et commerciaux étaient pour le
moins divergents. Le premier cherchait surtout à s'ouvrir les marchés
agricoles des pays du Nord ; l'Inde voulait au contraire protéger son
marché et la Chine optimiser les effets de sa nouvelle adhésion. Le seul
dénominateur commun était au demeurant négatif : être les super-tribuns
d'un Sud victime, pour des raisons contradictoires, des effets
hégémoniques de la mondialisation. Le Groupe de Cairns volait, du
même coup, en éclat : le Brésil ne faisait plus cause commune avec une
Australie apparaissant soudain comme trop riche, même si leurs intérêts
de gros exportateurs agricoles pouvaient les réunir. En fait, les choix se
distinguaient du jeu de puissance ou d'intérêt pour répondre à des
logiques d'entreprise contestataire…
Ce mode d'action était suffisamment nouveau et original pour
suspendre et surtout pour bloquer tout processus de négociation et pour
bouleverser les paramètres traditionnels du multilatéralisme. Il connaît
évidemment des prolongements multiples à l'échelle des politiques
nationales. Celles-ci peuvent être classées selon une hiérarchie qui reflète
les différents degrés de l'escalade contestataire : d'un retour à la
rhétorique « tiers-mondiste » qu'on retrouve communément dans la
diplomatie du Brésil de Lula da Silva ou de l'Afrique du Sud de Thabo
Mbeki, aux mobilisations plus offensives d'un Robert Mugabe, au
Zimbabwe, d'un Hugo Chavez au Venezuela, d'un Fidel Castro, voire
d'un Mouammar Kadhafi. Évoquant un ressourcement à l'esprit de
Bandung, ces politiques, souvent éphémères, instables, prisonnières de
conjonctures, radicalisent pourtant les anciens discours : la domination
dénoncée n'est plus celle des anciennes puissances coloniales, ni celle des
deux camps qui se faisaient face, mais celle d'une puissance unique.
Aussi le non-alignement ne fait-il plus sens et laisse-t-il la place à la mise
en accusation de l'unilatéralisme : au lieu de chercher à construire
activement un « tiers-parti », il s'agit en fait de contrer sinon le parti
unique, du moins le parti dominant.
Plus on descend vers le sud, plus le dossier irakien est ainsi reconstitué
autour de la dénonciation de l'hégémonie américaine. Les mobilisations,
manifestations ou prêches orchestrés tout au long de l'Asie musulmane, à
mesure qu'on se rapprochait du 20 mars 2003, n'articulaient que le procès
de la superpuissance et de sa volonté de domination. Le Nahdatul Ulama
(NU) indonésien déployait ses banderoles à Surabaya en proclamant :
« L'agression unilatérale des États-Unis contre l'Irak brise l'ordre
mondial. » L'un de ses orateurs soulignait, de manière significative :
« Nous ne sommes pas contre le peuple américain, mais contre son
injustice et son arrogance ; nous sommes contre la violence » (Le Monde,
11 mars 2003). Le New Straits Times de Malaisie reconstruisait la
menace d'intervention en Irak en lui assignant pour objectif « d'imposer
la pax americana au Proche-Orient ». On rejoignait ainsi le discours tenu
par le Premier ministre Mahatir bin Mohamed, à la veille de son retrait de
la scène politique malaisienne. Au Pakistan, la rhétorique du MMA
(Muttahida Majlis-e Amal, formation islamiste représentée au Parlement
et gouvernant les deux provinces frontalières de l'Afghanistan) dénonce
les États-Unis « refusant toute indépendance de pensée », George W.
Bush « le plus grand terroriste, qui attaque les pays musulmans pour
s'emparer de leurs ressources naturelles », la politique de contrôle
infligée sur le sol américain aux ressortissants pakistanais « humiliés,
détenus et déportés » (Le Monde, 16-17 février 2003).
Il est clair que l'optimum de la nuisance n'est pas produit par les États.
Aussi « voyous » soient-ils, ceux-ci sont limités dans leur action.
Partenaires de négociation, ils sont aussi cibles de ripostes, risquées,
scabreuses, d'inégale inefficacité, mais toujours en partie dissuasives.
Pyongyang, Tripoli et Téhéran ont appris l'art de la négociation, tout
comme Khartoum, Damas et même La Havane. Ils sont tous exposés aux
contraintes et aux récompenses qui font l'ordinaire du jeu diplomatique :
bousculé, enrayé, malmené, celui-ci se rapproche par intermittence du
rituel de notre gladiateur, même si la déréglementation croissante du
système international conduit à des formes particulièrement instables et
imprévisibles. Plus l'acteur contestataire se défait de la panoplie étatique,
plus cette ultime chance de discrète régulation tend à s'effacer. Dès lors
que l'entrepreneur de nuisance prend la forme de réseaux, la prise que le
gladiateur peut avoir sur son jeu s'en trouve profondément réduite :
insensibles aux pressions militaires ou diplomatiques ou, en tout cas,
beaucoup moins vulnérables que les États, les réseaux du type Al Qaida
sont en mesure de produire de la violence et de la nuisance dans des
conditions d'impunité autrement plus marquées. Sur l'échelle des
évènements internationaux, les attentats du 11 septembre 2001 ont
probablement été ceux qui ont porté le plus loin le décalage entre le coup
porté et le coup rendu, entre la capacité de nuire et la capacité de riposter,
entre l'aptitude à produire de la menace et l'aptitude à s'en prémunir.
La revanche de la puissance
De tels paradoxes créent donc des situations inédites. À mesure que les
rôles d'autonomie, d'expression et de contestation viennent à proliférer
sur la scène internationale, ils affaiblissent les États, amoindrissent leurs
capacités, érodent leurs monopoles, mais n'abolissent pas pour autant le
face-à-face de puissance : ils laissent ainsi aux États l'illusion de couvrir
à eux seuls une part décisive du jeu international et les obligent à assurer
seuls le gouvernement international de la planète. L'intuition du juriste
français Georges Scelle demeure donc intacte : c'est bien dans un même
mouvement que les États conservent leur fonction régalienne et
construisent leur rôle exclusif d'unité constitutive d'un
intergouvernementalisme mondial.
La pratique est d'autant plus significative que les États-Unis en ont fait
un instrument privilégié de leur résistance aux pressions multilatérales
qu'ils tiennent pour insupportables. La contre-offensive menée contre la
CPI (Cour pénale internationale), en multipliant les accords dits de « type
article 98 », s'inscrit très manifestement dans cette ligne. L'idée est
simple et peut paraître ingénieuse : l'État américain conclut des traités
bilatéraux avec des États tiers qui s'engagent à ne pas extrader vers la
Cour des sujets états-uniens. La légalité de tels documents est âprement
discutée par les juristes internationaux : il reste qu'une cinquantaine
d'accords de ce type avaient été signés au printemps 2004, et que nul ne
conteste qu'ils le furent sur une base de puissance. Les pressions
diplomatiques, politiques et économiques furent particulièrement
sensibles, Washington conditionnant, la plupart du temps, la
pérennisation de son assistance militaire à l'acceptation de tels
arrangements. Certains États durent même signer des traités de ce type
tout en ayant déjà ratifié le texte de Rome instituant la CPI. Tel est le cas,
par exemple, de la Géorgie, de l'Albanie, de la Mongolie, de la
République démocratique du Congo, de la Colombie, de la Bolivie, du
Gabon, du Ghana ou du Cambodge. De façon significative, de tels
accords n'ont recueilli l'adhésion d'aucune puissance, petite ou moyenne,
y compris parmi les alliés les plus fidèles des États-Unis : ni le Japon, ni
l'Australie, ni le Royaume-Uni, ni la Corée du Sud, ni aucun membre de
l'Union européenne n'y ont souscrit. En revanche, la pression fut efficace
sur Nauru, Palau, Maurice, les îles Marshall, la Micronésie, le Salvador,
le Honduras, le Nicaragua ou Panama…
Tout le problème est dès lors de savoir s'il s'agissait de compenser les
horreurs de la guerre par un rêve idéaliste ou d'inventer un monde
nouveau au nom d'un froid calcul de coût. La puissance, coupable ici de
huit millions de morts ou plus peut-être, ne pouvait probablement plus
prétendre jouer son rôle classique de grand horloger de la vie
internationale. Le contrat social fut inventé pour mettre un terme aux
guerres civiles : le multilatéralisme devait permettre de créer, à l'échelle
planétaire, la cité minimale dont on avait besoin pour éviter que le jeu
des nations ne devînt le grand pourvoyeur de morts. Mais, dans cette
quête rationnelle, il y a plus : l'échec de la puissance se conjuguait avec
l'essor des échanges et l'intérêt bien compris de chacun de les organiser,
de façon à les porter jusqu'à leur extension maximale. Dans l'esprit
wilsonien, la puissance était doublement coupable et devait s'effacer au
nom de la paix qu'elle desservait et au nom du libre-échange qu'elle
entravait. La violence contredisait ainsi la réussite : la paix devenait
affaire de norme et le commerce supposait le libre épanouissement des
interdépendances…
Il s'agit bien en fait d'une mise sous surveillance : même si elle n'est
pas mise hors la loi, la puissance est aujourd'hui sous contrôle de
l'opinion. La conséquence est grave pour un principe qui, par définition,
n'accepte pas l'amendement et réduit la relation sociale à la faculté
d'obliger l'autre à agir en fonction de la volonté qu'on lui impose. Or
l'autre sait désormais que cette faculté est équivoque, négociée en société,
censurée, rectifiée, épiée, extrêmement fragile, parce que à la merci du
moindre grain de sable. Les nationalismes du Sud s'étaient bâtis en
exigeant de la puissance coloniale qu'elle fût fidèle aux principes dont
elle se réclamait : droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, souveraineté
des nations, droits égaux pour tous, protection des libertés publiques
fondamentales. Ils inauguraient ainsi un lent processus d'érosion d'une
puissance qui cherche désormais désespérément, et contre l'opinion, les
fondements nouveaux d'une immunité devenue impossible.
L'autre critère est d'usage plus concluant : l'OPI peut être saisie dans
ses modes de constitution et dériver d'une genèse transnationale. On
suppose alors qu'une scène transnationale est déjà en activité, gérée
efficacement par ses propres entrepreneurs, eux-mêmes porteurs de
stratégies, s'adressant à des individus qui agissent consciemment en
répondant à l'appel non plus de leurs États, mais d'acteurs qui sollicitent
des engagements post-nationaux. De telles pratiques ont aujourd'hui droit
de cité. Selon la formule même de Sanjeev Khagram, James Riker et
Kathryn Sikking, elles tendent à restructurer profondément l'espace
mondial. La mobilisation des ONG, des « advocacy groups », des
entreprises, des réseaux transnationaux de toute sorte contribue à
refaçonner les normes, nationales et internationales, mais aussi à peser
sur les pratiques de puissance. En bousculant les États pour les
contraindre à adopter la Convention d'Ottawa prohibant l'usage des mines
antipersonnel (3 décembre 1997), Handicap International exprimait bien
une amorce d'opinion publique internationale : son action eût été, en tout
cas, sans effets si elle n'avait pas réussi à imposer cette réputation. La
même remarque vaudrait pour les ONG qui militent activement en faveur
de la création d'une cour pénale internationale : c'est bel et bien la
représentation d'une OPI en formation qui persuada alors les États de
brider une part de leur puissance.
Le phénomène est évidemment plus parlant dès lors qu'on est en face
de processus réels. Manifestations, meetings, forums incarnent une forme
nouvelle d'OPI, dès lors qu'ils prennent une apparence transnationale. Le
sommet de l'OMC tenu à Seattle en décembre 1999 permet de visualiser
la constitution même d'un jeu transnational : les rues de la grande
métropole de l'Ouest américain favorisèrent la rencontre des syndicats du
Sud, indien, sud-africain, brésilien, coréen, de ceux des États-Unis et
d'Europe, des mouvements paysans, des associations écologistes et de
défense des consommateurs. La dynamique connut plusieurs effets
majeurs : une fusion thématique qui permit notamment aux syndicats
paysans de s'emparer de la question des OGM soulevée par les
écologistes ; une convergence d'organisations qui favorisa la
« désectorisation » des protestations et qui opposa aux délégations d'États
un embryon de société civile transnationale ; une pression effective qui
empêcha le sommet de se tenir et qui conduisit le président Clinton lui-
même à en suspendre les travaux. On assistait ainsi à une sorte de remake
qui évoquait un lointain passé : comme jadis, l'affirmation d'une
puissance d'État activa la lente constitution d'un espace public de débat et
d'une société civile qui entendait s'affirmer, le jeu international produit
aujourd'hui une scène contestataire transnationale qui prétend se faire
entendre. L'OPI ne naît pas d'un mystérieux consensus entre tous les
gouvernés décidés à se donner la main : elle se forge à mesure que se
constitue une puissance qui déborde les frontières nationales pour
prétendre, à force de mondialisation, organiser la planète tout entière. Ici,
c'est bel et bien la mutation de la puissance qui a favorisé
l'internationalisation de l'opinion et c'est bien celle-ci qui, à son tour, s'est
dotée de moyens de limiter la puissance.
L'ordre nouveau qui lui succède n'en est pas pour autant clair. On sait
ce que l'on perd, on devine mal ce que l'on gagne. L'intuition
durkheimienne a, de nos jours, toute sa place sur la scène internationale :
le besoin d'intégration se substitue à celui de puissance. La mise en
pratique d'une telle hypothèse n'est pourtant pas simple : contrairement
aux nations que le sociologue français s'ingéniait à observer, l'espace
mondial ne dispose d'aucune autorité centrale capable de promouvoir une
politique d'ensemble et de procéder aux allocations nécessaires. Le tissu
social est de même nature, à l'un et l'autre de ces niveaux ; crises et
conflits s'y développent de plus en plus selon la même logique : les
modes politiques de solution ne peuvent pourtant pas procéder de la
même manière et les institutions chargées de la régulation ne sauraient
participer de la même identité. Pis encore, la globalisation passe
aujourd'hui par l'intergouvernementalisme : elle n'est pas possible hors de
la volonté des États et réintroduit ainsi les logiques de puissance au cœur
même d'un système qui était destiné à les dépasser. Un tel paradoxe
donne une prime à toutes les imprudences ; il récompense l'arrogance là
où elle est en fait la plus dysfonctionnelle. On retrouve ici, pêle-mêle, les
dérapages de l'ingérence, l'aventurisme des expéditions militaires, et
notamment les effets pervers de la tentation irakienne à laquelle
succomba l'administration Bush… Face aux initiatives étatiques, l'espace
public fait œuvre de surveillance : aussi efficace soit-il, il ne se substitue
pas pour autant à la puissance et n'accomplit même pas une œuvre
équivalente à celle qui fut en son temps promue par les sociétés civiles
nationales. Loin de conduire à la formation d'une « société civile
mondiale », tous ces changements n'aboutissent qu'à un conglomérat de
relations sociales transnationales, assez fortes pour bousculer la
puissance, mais trop faibles pour lui opposer un nouveau partenaire. Ce
point intermédiaire est probablement la clé des principales incertitudes
planétaires…