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DU MÊME AUTEUR

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE
© Librairie Arthème Fayard, 2004.
978-2-213-65234-4
DU MÊME AUTEUR
Les Deux États, Paris, Fayard, 1987.
L'État importé, Paris, Fayard, 1992.
Culture et Politique, Paris, Economica, 1993 (3e éd.).
Le Développement politique, Paris, Economica, 1994 (5e éd.).
La Fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.
Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999.
La Diplomatie des droits de l'homme, Paris, Fayard, 2002.
Essai sur les incertitudes et les espoirs des nouvelles relations
internationales
INTRODUCTION
Il y a sûrement une autre façon d'aborder les relations internationales,
une manière fondée et rigoureuse de quitter les sentiers de la realpolitik,
une voie nouvelle qui s'écarte du culte rendu depuis des siècles à la
puissance. Celle-ci n'est certes pas abolie, comment le serait-elle dans un
monde fait d'êtres humains et d'acteurs sociaux ? Nier la puissance ne
pourrait dériver que d'un idéalisme coupé de tout rivage et déboucher sur
un angélisme qui ne parvient même plus à faire école aujourd'hui. Mais,
en même temps, comment peut-on croire que la puissance d'hier puisse
façonner celle d'aujourd'hui ? Adulé ou respecté par Henry Kissinger, le
prince de Metternich n'appartenait déjà plus au XIXe siècle qui voyait
naître le mouvement des nationalités ; le système bismarckien a connu
ses limites dans la tragédie de la Première Guerre mondiale, tandis que
Thomas Hobbes, le grand philosophe anglais, inventeur de notre
modernité politique, paraît à présent bien décalé lorsqu'il nous livre sa
prescience d'une arène internationale uniquement composée d'États-
gladiateurs1.

La puissance demeure et les États aussi, mais ceux-ci ne sont plus


seuls et celle-là tend à se troubler. Le paradoxe est aujourd'hui bien
connu : jamais un État n'a accumulé autant de ressources de pouvoir que
les États-Unis en ce début de troisième millénaire ; jamais cependant les
enjeux auxquels ils se trouvent confrontés n'ont été si délicats à résoudre,
si rebelles à tout traitement. Jamais les décalages de puissance n'ont été si
forts entre des États sur-armés et des réseaux de violence si élémentaires.
Jamais les conflits internationaux n'avaient si brutalement régressé à une
forme de violence si rudimentaire et n'avaient cependant été si difficiles à
résoudre. Washington a vaincu Moscou à l'issue d'une guerre froide des
plus sophistiquées, mais reste terrorisé par l'ombre d'un Ben Laden qu'il
s'entête à combattre comme si Brejnev renaissait de ses cendres.
Pourtant, le problème sous-jacent est vieux comme la science
politique. Il s'aggrave sous l'effet d'une triple inattention. La puissance
occupe la partie la plus confortable et la plus centrale des sciences
sociales : il n'est pas sûr pour autant qu'on sache clairement ce qu'elle
signifie. Max Weber nous expliquait en son temps qu'on pouvait la
concevoir comme la chance d'imposer sa propre volonté, quel que fût le
moyen utilisé à cette fin. Cette définition rassure quand elle s'applique
aux individus que nous sommes, mais convient-elle vraiment aux
collectivités ? Quand la vie internationale tendait à la simplicité, on
pouvait construire, au moins métaphoriquement, la puissance comme
celle qui distinguait chaque État-gladiateur. Mais aujourd'hui qui peut
prétendre configurer la puissance : les États ? Les acteurs économiques ?
Les acteurs religieux ? Les médias ? Parmi les quelque deux cents États
que compte le monde d'aujourd'hui, plus des deux tiers ont une puissance
négligeable, alors qu'au sein même du peloton de tête, le chiffre d'affaires
de certaines firmes dépassent le PIB du Danemark ou de la Finlande…
Que veut dire d'ailleurs une puissance collective ? Qu'entend-on par
puissance américaine ? Celle de l'économie américaine ? Celle de
certains lobbies ? Celle de la culture d'outre-Atlantique ? Celle du
président, avec ou sans entourage ? Celle de l'armée ? Dans un monde de
complexité, la puissance collective perd son sens et nous sommes
rappelés à l'ordre d'une grammaire weberienne malencontreusement
oubliée : faute de se rapporter à un acteur précis, la puissance devient une
simple évocation imagée.

Le deuxième sophisme prend sa source dans un excès de confiance : la


puissance ne se mesure pas seulement en ressources accumulées, mais
doit s'apprécier aussi au travers de sa capacité de faire, de ne pas faire ou
d'empêcher. La première évaluation ne vaut pas grand-chose si elle est
démentie par la seconde. Le débat fut vigoureux au sein de la science
politique des années soixante, entre ceux qui étaient davantage attentifs à
l'asymétrie et à la coercition et ceux qui, de Parsons à Bachrach, Baratz
ou Lukes, s'intéressaient davantage au résultat. La discussion bénéficie
même d'une solide dynamique : la force paraissait, aux yeux des seconds,
moins déterminante que la capacité plus mystérieuse de « contrôler le
système », de le transformer en douceur mais au gré de ses intérêts,
d'obtenir de bons résultats sans coup férir. La réflexion n'a que
partiellement touché le domaine des relations internationales : c'eût été
porter préjudice au gladiateur de Hobbes, dont la puissance ne pouvait
reposer que sur la force. Susan Strange ou Robert Cox ont bien tenté de
nous entraîner vers une autre vision qui suggérait que les hégémonies les
plus performantes n'étaient plus gagées sur la coercition. Dans un monde
d'affrontement bipolaire, leurs voix sont restées marginales. Alors que le
Mur est tombé, la question se pose de nouveau : la force d'hier est-elle
capable aujourd'hui ? Peut-on être puissant sans maîtriser la menace ?
Peut-on l'être alors que les violences nouvelles échappent à tout contrôle,
que la nuisance met en échec la puissance, que des acteurs sociaux,
désorganisés ou décentralisés, atomisés, peu visibles et faiblement
institutionnalisés défient des puissances nucléaires qui ne parviennent
même pas à les localiser ? C'est ainsi que la puissance devient
impuissante, que le bazooka est d'autant moins opérationnel que la
mouche à abattre est petite, imprévisible et rebelle à toute règle. Hobbes
reste, sur ce point, très actuel : plus l'ennemi se détourne de la norme,
plus la puissance perd de sa pertinence.

La troisième erreur tient à l'imprudence de ceux qui ne firent confiance


qu'à une seule vision du monde. Hobbes ne pouvait pas avoir raison de
toute éternité : l'État n'est pas à tout jamais le seul entrepreneur de
sécurité et il ne saurait être pour toujours condamné à l'affrontement. Il
arrive un moment où l'acteur perd à un tel jeu, parce que son glaive peut
le conduire à détruire sans pour autant triompher. Tel est bien le
fondement de l'incertitude qui pèse de nos jours sur la puissance
militaire, tant les enjeux sociaux sont désormais nombreux, pressants,
décisifs et surtout contrôlés par des acteurs multiples. L'affrontement
militaire n'est plus le jeu unique et exclusif de la compétition
internationale : on peut donc être armé sans gagner et détruire sans
réussir à contrôler l'ordre à reconstruire. Les sociétés prennent ainsi leur
revanche sur les États, la violence devient le fait d'un marché
incroyablement déréglementé. Penser le monde à travers une filiation où
se succèdent Hobbes, Metternich, Clausewitz, Carl Schmitt et Kissinger
ne permet plus d'accéder à la complexité du jeu international qui a cours
aujourd'hui.

Une autre voie aurait pu se dégager. Grotius en son temps avait déjà
replacé l'humanité au centre de sa construction, devinant, comme
conseiller de la Compagnie des Indes orientales, que les États ne
contrôleraient jamais à eux seuls l'ordre mondial. Un quart de siècle plus
tard, Hobbes contribua à refermer la parenthèse. Les pistes se brouillent
jusqu'au premier conflit mondial, qui sut montrer que les rêves de
puissance pouvaient très vite tourner au cauchemar. Dès les « quatorze
points », Wilson réintroduisait le rôle équilibrant des sociétés, même si
leur vertu pacifique était surtout marquée du sceau du libre commerce et
de l'échange. Les peuples aussi bousculaient la puissance : en bon
constitutionnaliste, l'ancien professeur de Princeton était certain que
l'ordre triompherait par la démocratie, et donc par le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, complété des vertus de la délibération collective.
Les nations libres devaient décider entre elles de la marche du monde,
selon les codes naissants d'un multilatéralisme que la SDN devait
annoncer. En bref, un pas important venait d'être accompli : l'ordre
international n'était plus affaire de puissance, mais d'efforts destinés à
contenir la puissance, la limiter et la civiliser, l'apprivoiser aux lois de la
société…

Ce traitement social de la guerre et de la paix ne fit pas vraiment


carrière aux États-Unis, du moins si l'on excepte la récurrence du
discours libre-échangiste et quelques timides rémanences wilsoniennes
imparfaitement maîtrisées par le discours sur la « paix positive »… Les
vaincus sont probablement plus prompts à se méfier de la puissance que
les vainqueurs : l'Europe a tiré le meilleur de son grand âge en semant les
graines d'une approche sociologique de la vie internationale. Étroitement
liées à la science du pouvoir, les relations internationales firent souche
aux États-Unis dans un terrain dominé par les études stratégiques : le
réalisme, la théorie du choix rationnel en furent et en demeurent les
parrains à peine contestés. En Grande-Bretagne, les travaux de Mitrany,
venu d'Europe centrale, puis de John Burton, Australien d'origine,
introduisaient, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l'idée de
besoin humain et de société mondiale, comme pour conjurer la toute-
puissance de la puissance.

Dans la tradition française, les relations internationales n'ont jamais


perdu le contact avec l'étude des sociétés. L'école des Annales contribua
à valoriser le rôle des « forces profondes » dans l'histoire des relations
internationales telle qu'elle fut pensée et promue par Pierre Renouvin,
puis par Jean-Baptiste Duroselle. L'anthropologie culturelle, puis l'étude
des aires culturelles devenues ensuite aires politiques distinguaient
l'effort comparatif et soulignaient ainsi le poids des formations sociales et
des cultures dans la production des faits internationaux. Le droit
international lui-même résistait au positivisme tout en attirant l'analyse
internationale vers une réflexion normative. Le rôle de Georges Scelle
doit être rappelé, le grand juriste français de l'entre-deux-guerres
s'opposant à la vieille vision hobbesienne qui niait tout pouvoir
international capable de s'exercer communément sur les États. Alors que
s'écrivait la pré-histoire du multilatéralisme, l'auteur du Précis du droit
des gens réintroduisait l'idée de solidarité internationale et risquait
l'hypothèse du dédoublement fonctionnel de l'État, combinant la
souveraineté et la participation effective à une société internationale.

Le cheminement est intellectuel et politique. Le rôle discret de


Durkheim est fondamental. Le grand sociologue français ne s'est que peu
préoccupé de relations internationales, sauf en écrivant, avec Émile
Denis, un ouvrage très conventionnel sur les origines de la Première
Guerre mondiale. Mais l'œuvre du théoricien de l'intégration et de la
solidarité rayonne au-delà de sa stricte production : on sait qu'il a
influencé Léon Bourgeois et Aristide Briand, et, partant, les nouveaux
prêcheurs du multilatéralisme et du solidarisme transnational ; de même
a-t-il marqué la pensée de Georges Scelle. L'implicite est peut-être encore
plus important : Durkheim réfléchissait sur des nations en cours de
construction et de consolidation, pour lesquelles le besoin d'intégration
faisait écho aux risques de conflits sociaux et aux impératifs de bonne
gouvernance. Les nations qu'il observait étaient, à ce titre, proches de
certains aspects essentiels du système international d'aujourd'hui.
L'auteur de la Division du travail social préparait déjà les questions et les
réponses qui hantent l'internationaliste contemporain : comment répondre
aux phénomènes d'interdépendance croissante qui marquent la
mondialisation ? Comment limiter ou contenir des conflits internationaux
dont la pesanteur sociale est de plus en plus évidente ? L'intégration
sociale internationale se profile comme mode de régulation des crises là
où l'usage de la puissance à l'état brut semble incompatible avec les
prémisses de la sociologie durkheimienne. C'est en même temps une
approche alternative des relations internationales qui semble se dégager :
on peut évoquer les risques d'anomie et songer jusqu'aux applications des
thèses du Suicide aux formes nouvelles de violence internationale. Sans
qu'ils ne l'aient jamais voulu l'un et l'autre, Weber et Durkheim ont créé
un débat très actuel, partageant les internationalistes entre ceux qui
restent fidèles au parti de la puissance et ceux qui se rangent dans le
camp de l'intégration sociale.

La politique fera le reste du chemin. La colonisation ouvrait la voie à


la curiosité, tour à tour craintive et enthousiaste, pour tout ce qui évoque
la diversité culturelle, conduisant elle-même à moduler le sens de la
puissance et à susciter aussi des formes nouvelles de domination. Mais
surtout, les défaites répétées ont eu raison du culte qu'on rendait à celle-
ci. La république fut, en France, fille de la défaite, celle de 1871. Son
entrée dans le système international contemporain se fit dans le contexte
de deux guerres perdues : la première en 1940, la seconde au fil de la
décolonisation. L'Allemagne eut à subir l'une mais pas l'autre. La
Grande-Bretagne ne connut évidemment pas celle-là, et ne fut touchée
par la seconde que de façon très atténuée. Il reste que l'Europe a
aujourd'hui de bonnes raisons de se méfier de la puissance et peut-être de
ne point l'aimer. Elle a de bons arguments pour jeter sur le monde un
regard plus durkheimien que weberien, pour croire aux vertus de
l'intégration sociale internationale et pour craindre, voire dénoncer
l'impuissance de la puissance.
1 Par commodité, les auteurs sont référencés dans la bibliographie qui figure à la fin de
l'ouvrage. Quand un auteur est cité plusieurs fois en référence, nous donnons, dans le corps du
texte, le titre de l'ouvrage utilisé ou sa date d'édition.
PREMIÈRE PARTIE

LA PUISSANCE D'HIER OU
L'ILLUSION DES GLADIATEURS
En immortalisant l'image des gladiateurs qui s'opposent sur l'arène du
monde, Hobbes exposait clairement les risques de la souveraineté : « À
tous moments les rois et les personnes qui détiennent l'autorité
souveraine sont à cause de leur indépendance dans une continuelle
suspicion et dans la situation et la posture des gladiateurs, leurs armes
pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre… » Le lien est intime qui
unit si fortement la souveraineté à l'opposition sans merci, et l'une et
l'autre à l'idée de puissance : nul individu ne saurait être en sécurité sans
protection du souverain, qui est ainsi dispensé de toute allégeance à une
loi ou un ordre capable de le transcender ou de le déposséder. Les États
ne peuvent donc se considérer qu'à travers un dialogue de puissance que
rien ne saurait interrompre ni ordonner : la guerre devient donc la norme
et la paix l'exception. Aussi le gladiateur de Hobbes est-il un perpétuel
défi pour tout idéal pacifique : le prix à payer pour atteindre la paix
intérieure suppose de renvoyer la violence hors des frontières de l'État,
sur le pré des affrontements internationaux, devenu le champ des
manœuvres infinies de la puissance des uns et des autres. Simple jeu
d'armes, d'abord, celle-ci se dérègle, perd de sa signification et de sa
pertinence : le gladiateur d'aujourd'hui doit choisir entre différentes
recettes de combat, tout en ignorant laquelle le promet au succès et ce
que victoire veut dire. Dans le cirque présent, il est confronté à de
multiples périls.
CHAPITRE PREMIER

Le gladiateur de Hobbes au défi de la paix

L'obsession de puissance accompagne bien la naissance du système


international moderne. Hobbes écrivait alors que se négociait la paix de
Westphalie, ce qui souligne davantage encore l'intimité réunissant entre
elles les composantes de la diplomatie d'État. Comme rien n'organise la
coexistence des États sur un échiquier que nul ne peut coordonner, seule
la puissance de l'autre peut dissuader de l'aventure. À mesure qu'il
s'affiche, le principe devient pourtant ambigu : la puissance a une vertu
de système, puisqu'elle protège l'ordre par un subtil jeu d'équilibre ; mais
elle a aussi le charme de l'égoïsme, puisqu'elle permet à celui qui en
dispose d'agir, d'empêcher et de peser au gré de ses intérêts. Face à ce
choix délicat, tout État qui se respecte compose une mystérieuse alchimie
mêlant l'ambition de puissance et la quête de l'équilibre. Tous les risques
de la malencontre sont dès lors réunis. D'abord parce que la subjectivité
fait loi : dans ce jeu complexe, l'évaluation objective n'existe pas ou, du
moins, n'a que peu de chance d'être entendue ; ce qui compte en premier
est de se sentir puissant et de croire que l'autre l'est un peu moins. En
outre, cette coexistence douteuse est à la merci de toutes les ruptures :
entre l'affirmation de sa supériorité et le consentement lucide aux règles
de l'équilibre, la marge est souvent très étroite. Aussi la grammaire de la
puissance décide-t-elle de la guerre et de la paix sous l'effet de micro-
événements, de coups de tête ou d'erreurs de calcul.

À ce jeu funambulesque, les grands diplomates du XIXe siècle ont su


exceller. Talleyrand en tira parti brillamment, tout au long du congrès de
Vienne qui en portait la marque. La rentrée de la France dans le concert
des monarchies y trouvait son fondement : rappelons par exemple que le
prince-diplomate savait qu'il fallait jouer de l'équilibre entre la Prusse et
l'Autriche et éviter pour cela qu'un royaume prussien trop puissant ne
menaçât Vienne. Grâce à quoi, le roi de Saxe put sauver sa couronne,
quelles que fussent ses compromissions d'antan avec l'empereur des
Français. L'architecture semblait impeccable : pourtant, elle annonçait
Sadowa et condamnait l'unification allemande à s'effectuer dans la
douleur de la guerre. L'histoire a cependant resservi les plats de la
puissance belligène : les systèmes bismarckiens ne cessèrent de sacrifier
au même calcul d'équilibre, pour conduire à août 1914. Alors que les
nations poussaient sous les empires, les concerts et les congrès qui se
succédaient ne pensaient ni aux peuples ni à la paix, mais à la seule vertu
des pondérations de puissance : comme San Stefano avait trop concédé à
la Russie vainqueur, Bismarck promit ses faveurs à l'Angleterre en lui
offrant Chypre, puis à l'Autriche-Hongrie en lui abandonnant la Bosnie-
Herzégovine… Tour à tour malmené et protégé par Londres et Vienne,
l'Empire ottoman ne comptait ni comme puissance en perdition ni comme
source de conflit futur, mais seulement comme facteur de déséquilibre
capable d'offrir, par sa déchéance, trop de bonheur à Moscou et trop de
soucis aux Habsbourg…

Même s'il conduisit au malheur, ce système avait jadis l'excuse d'être


crédible. Il se constituait en réunissant un petit nombre d'États qui
entretenaient l'illusion d'une concertation minimale et d'un
ordonnancement assez explicite. Le jeu était possible entre cinq ou six
grands, liés entre eux par des pactes collectifs, puis des accords
bilatéraux ou trilatéraux, plus ou moins manifestes. On vivait alors à
l'abri de toute polarité, on acceptait la compagnie de quelques États petits
ou moyens, prompts à suivre, convaincus qu'ils étaient d'appartenir au
même monde. Les autres peuples plus éloignés restaient hors du système
ou étaient totalement soumis. Quant aux gouvernés, ils étaient d'abord et
avant tout sujets de leurs souverains puis citoyens de leurs États ; ils ne
descendaient dans l'arène des gladiateurs qu'en parfaite intelligence avec
la puissance qui les y projetait. Nul ne sait ce qu'aurait valu un tel
système si l'Europe avait été dominée par une seule superpuissance
confrontée à des spasmes sociaux venus de toute la planète et relayés par
quantité d'intermédiaires mal contrôlés…
Aussi la fascination d'Henry Kissinger et de nombreux réalistes pour
Vienne et le Prince des Ténèbres trouve-t-elle très tôt ses limites. Nul
doute que ce premier exercice moderne de la puissance sut faire école,
mais les décalages sont aujourd'hui trop importants pour que le modèle
ne vacille point. On doit à la Sainte-Alliance d'avoir inventé le « concert
des nations » ; elle a posé le postulat que des valeurs communément
partagées, aussi conservatrices fussent-elles, pouvaient donner naissance
à un système international cohérent ; elle a relancé l'idée d'ingérence tout
en plaidant sa légitimité lorsque ces valeurs étaient trop sévèrement
contrariées par les libéraux espagnols ou les nationalistes italiens ; elle a
enfin fondé la règle de l'intangibilité des frontières comme gage le plus
sûr d'équilibre durable. L'œuvre avait un coût : un splendide légitimisme
qui conduisit bien vite Talleyrand à penser que les restaurations
dynastiques étaient les instruments les plus sûrs d'une politique
d'équilibre pérenne. Il était évident que les deux faces de la puissance ne
coexisteraient que grâce au conservatisme : seules les vertus de celui-ci
permettraient d'affirmer sa puissance et d'accepter celle de l'autre, de
penser l'équilibre sans avoir le sentiment désagréable qu'il vous entrave.

On ne pouvait probablement pas connaître, en ces temps-là, les risques


auxquels on s'exposait. Le conservatisme méthodique rassure, car il
semble garantir contre l'aventure excessive. Mais cette qualité est
particulièrement recherchée dans les périodes de changement social
accéléré, celles-là même qui le rendent coûteux et dangereux à terme. La
Sainte-Alliance a réprimé le nationalisme jusqu'à en faire un enjeu
international, source précisément de tous les conflits qui vont
ensanglanter l'Europe : guerres des Balkans à répétition, guerres de
l'unification italienne et allemande, Première Guerre mondiale.
Probablement était-il coupable, vu un tel carnage, de restaurer ce vieux
modèle en contournant le multilatéralisme naissant, en produisant le
pacte de Locarno (1925) puis, pis encore, en juin 1933, le pacte à Quatre,
liant la France, l'Angleterre, l'Italie et l'Allemagne, quelques mois avant
que celle-ci ne quittât la SDN.
Ce conservatisme de puissance connut le même succès pendant la
guerre froide et tout au long du processus de détente : même obsession de
l'intangibilité des frontières, même illusion souverainiste, même culte de
l'équilibre, même myopie qui condamnait les diplomates à ne pas voir les
peuples et les sociétés derrière les États. À deux détails près, cependant,
qui changèrent peut-être le cours de l'histoire : l'Acte final d'Helsinki (1er
août 1975) évoquait bien des traits du congrès de Vienne, en célébrant le
même mariage de la puissance et de l'équilibre, mais, paradoxalement, il
reconnaissait la dualité des idéologies qui se faisaient face tout en
affirmant la vertu des normes universelles officialisées par la « troisième
corbeille », celle qui se rapportait aux droits de l'homme dont on devait
assurer la promotion. Cette double reconnaissance servit de base à toutes
les dissidences à l'Est, suscita un peu partout les « comités de
surveillance des accords d'Helsinki », galvanisa les sociétés, imposa
l'idée que des normes supérieures pourraient l'emporter sur l'arbitraire de
la puissance…

On perçoit ainsi les risques liés à cette croyance obsessionnelle que


rien n'a changé dans la vie internationale. La guerre froide a eu un prix
considérable : en muselant les sociétés, en dissimulant le changement
social derrière le jeu de puissance, en entravant les nouveaux acteurs
sociaux, en réduisant toute la dynamique internationale au seul discours
et aux seules pratiques de la puissance, elle a retardé la satisfaction des
besoins d'intégration sociale internationale, elle a transformé les retards
de développement en aubaine pour les plus forts et les plus riches, elle
s'est jouée des décalages de culture, elle a paralysé le multilatéralisme.
En un mot, en flattant la puissance dans le court terme, elle a préparé un
contexte qui devait conduire à sa dévalorisation puis à sa vulnérabilité.

Contrairement aux idées reçues et aux poncifs qui se transmettent, ni la


conférence de Yalta ni celle de Potsdam n'ont joué ici un rôle fondateur ;
elles n'ont guère davantage sanctionné la formation de sphères
d'influence. Le travail portait au contraire sur les sociétés, justement
accusées des malheurs dont on sortait à peine : Roosevelt et les
démocrates américains n'abdiquaient pas leur statut de vainqueurs, mais
proclamaient, dans un beau mouvement wilsonien, que la reconstruction
de la paix passait d'abord par la démocratisation, le respect des droits, la
dénazification et le retour vers les urnes. C'est donc plutôt l'abandon
précoce de ce traitement social des conflits et des tensions qui précipita le
monde dans la guerre froide : celle-ci remit en selle la puissance dans sa
version la plus simple, en lui imposant une tonalité exclusivement
militaire, servie et renforcée par l'apparition de la concurrence nucléaire.
Dans cette fulgurante montée aux extrêmes de la simplicité, le géant
économique ou démographique restait un nain s'il n'avait pour lui la
crédibilité martiale : à mesure qu'ils se relevaient, le Japon et l'Allemagne
en firent l'expérience. Quant aux géants militaires, peu importait, sur le
marché de la puissance, qu'ils souffrissent, à l'instar de l'URSS, de
malformations économiques ou technologiques…

Cette simplification sortit grandie de la décolonisation. On peut s'en


étonner : les premières guerres coloniales auraient dû suggérer que la
puissance militaire n'était ni sans failles ni sans surprises, que la capacité
de faire ou de défaire obéissait déjà à des lois plus complexes. Les leçons
de Dîen Bîen Phu ou de la bataille d'Alger, des vraies défaites ou des
fausses victoires, auraient pu alerter : elles ont été couvertes par
l'obsession étatique qui s'empara très vite des grands leaders du nouveau
tiers-monde. Les circonstances étaient autant internes qu'externes et
conduisirent, très vite et tout droit, à une des malencontres majeures dont
nous payons encore le prix et dont finalement l'idée classique de
puissance dut faire les frais.

L'urgence fit loi : la première vague de la décolonisation s'imposa au


moment même où naissait la guerre froide et où le principe de puissance
devenait la première norme internationale dans sa facture la plus
classique. Le monde appartenait à ceux qui disposaient de la faculté de
détruire le réfractaire, et l'équilibre de ces forces dessinait ainsi les règles
de la décision internationale. Pour les nouveaux États, le piège était
double : l'indépendance chèrement acquise devenait un trompe-l'œil, la
puissance ayant raison de la souveraineté ; être ou subsister au sein de ce
nouveau monde supposait la recherche d'un patronage capable de
compenser ce cruel déficit de puissance. Les princes du Sud n'avaient,
pour toute réponse, que les illusions de la forme et de l'imitation,
encouragés en cela par la montée des enjeux et des périls internes : les
pouvoirs traditionnels menaçaient leur légitimité livrée au jeu fluctuant
du charisme et des survivances de plus en plus ténues de l'épopée des
guerres de libération ; les mouvements fondamentalistes se profilaient
déjà à l'horizon, dans l'Égypte de Nasser ou l'Inde de Nehru.

En se faisant les entrepreneurs sourcilleux et zélés d'une construction


étatique d'extraction occidentale, les dirigeants d'Afrique et d'Asie
crurent contenir la menace. En important l'État forgé par l'ancienne
puissance coloniale, ils cherchèrent à prolonger les avantages qu'ils
tirèrent autrefois de l'emprunt d'un nationalisme venu de leurs tuteurs. La
conférence de Bandung répondait à de tels vœux : les dix principes
adoptés au printemps 1955 célébraient les vertus de l'égalité souveraine
et de la non-ingérence, condamnaient les effets de puissance et
stigmatisaient les arrangements de défense collective qui pouvaient servir
les grandes puissances. En même temps, et pour des raisons évidentes de
bonne mesure, le droit de défense individuelle et collective se trouvait
réaffirmé. Le paradoxe s'imposa de lui-même : la puissance devait être
contenue au nom de la souveraineté, mais celle-ci devait, à son tour,
conduire à endiguer le plus fort et, le cas échéant, à se liguer pour le
combattre… Bandung célébrait le droit d'être de chacun, mais dessinait
aussi les contours d'un afro-asiatisme naissant, d'un club des faibles qui
espérait que l'union ferait la force, d'un Troisième monde qui ferait
équilibre aux deux premiers, et dont la Chine de Mao Tsé-toung et Chou
En-lai rêvait d'être le leader, le nouveau pôle dominant de puissance,
faisant valoir les mérites d'une armée forte de quatre millions
d'hommes…
La course à l'État importé a incontestablement différé les débats sur les
formes nouvelles de puissance ou sur l'impuissance de la puissance.
Soekarno, Nehru, Nasser, comme tous les délégués des vingt-cinq pays
représentés, abandonnèrent, par tactique ou conviction, toute référence
aux pressions démographiques, à la contestation culturelle ou religieuse
de l'Occident, aux formes émergentes de violence nouvelle, aux
expressions identitaires déviantes, aux demandes de recomposition de
l'espace mondial qui pouvaient menacer l'intégrité territoriale ou
l'intangibilité des frontières. Bien au contraire, on se cabrait un peu
partout dans l'espoir insensé de contenir la puissance. À Jakarta, Le Caire
et même Delhi, ou plus encore à Pékin, la ressource militaire était
valorisée, les régimes se militarisaient, la guerre devenait un gage de
respectabilité : après la Chine en Corée, ou l'Égypte face à Israël, l'Inde
célébrait le culte de Mars, face au Pakistan, à la Chine, voire au Portugal.
La seconde vague de décolonisation fut vite suivie d'une cascade de
coups d'État, portant au pouvoir généraux chamarrés ou soudards issus de
la décolonisation, sortis des rangs de la puissance coloniale. L'âme
martiale s'en trouvait exhaussée, les casernes se transformaient en palais
de circonstance, l'armée fournissait tout à l'État nouveau : administration,
loi, prestige, symboles et budget. Cruel paradoxe du développement, les
États les plus pauvres caracolaient en tête des statistiques lorsqu'il
s'agissait d'évaluer la part du PIB occupée par les budgets de défense :
encore aujourd'hui, la Corée du Nord trône à la première place en frôlant
les 27 %, tandis que, de Pyongyang au Caire, de Bangkok à Harare, la
parade militaire sert à faire acte de présence internationale. Désir de
puissance devant lequel cède le plat de lentilles : la règle a été très tôt
parfaitement assimilée. Il faut être, encore aujourd'hui, le Japon ou
l'Allemagne pour s'installer heureux dans les profondeurs d'un tel
classement en compagnie de ceux qui, à l'instar de la Moldavie ou de
Maurice, ont de gré ou de force renoncé à toute illusion…

Cette curieuse histoire a renforcé le lien que d'aucuns tenaient pour


nécessaire, entre la construction des États et l'entreprise guerrière. Avec
la guerre froide, le jeu était particulier : les États se renforçaient en
fonction de l'aptitude qu'on leur prêtait à faire la guerre. La puissance y
trouvait sa niche : elle devenait très vite l'unité de compte, puisque la
capacité militaire installait ainsi les uns et les autres sur un gradient qui
décidait de leur niveau de contrôle sur la vie internationale, du crédit qu'il
convenait d'accorder aux choix politiques qu'ils affichaient. Le jeu était
d'autant plus subtil que la puissance s'affirmait par deux fois : face à
l'ennemi avec lequel on entendait rivaliser, et face à l'allié qu'on
ambitionnait de contrôler. La particularité de la guerre froide fut en effet
de figer les alliances et de leur conférer une cohérence que le ciment
idéologique sut parfaitement servir. Au XIXe siècle, comme pendant
l'entre-deux-guerres, celles-ci se révélaient fragiles, instables, dominées
par des considérations latérales à l'instar de la Duplice ou du pacte
germano-soviétique ; clauses secrètes et réassurances individualisées
brouillaient toute hypothèse de communauté de sécurité et de puissance,
dont seule la Sainte-Alliance pouvait à la rigueur se rapprocher. Le Pacte
atlantique et la création de l'OTAN, puis celle du pacte de Varsovie,
innovaient donc profondément : de nouveau, la puissance surclassait la
souveraineté et le partage assumé de communes menaces plaçait la
plupart des États européens dans une double identité, celle d'ennemi ou
celle d'allié, celle de producteur ou celle de consommateur de puissance.

Ce confort donné à la puissance a fortement contribué à sa


surévaluation, en même temps qu'elle a profondément structuré le jeu
international. Les États-Unis et l'URSS étaient ainsi doublement
puissants : dans leur aptitude à se mesurer l'un à l'autre, à se contenir et à
se dissuader, et dans leur capacité de contrôler leurs alliés et de limiter
leur souveraineté. L'alliance, qui, dans les contextes précédents, postulait
l'égalité des parties contractantes, sous-entendait désormais l'asymétrie,
la relation de protection et de polarisation : forgée par la puissance, elle
alimentait celle-ci jusqu'à la renforcer substantiellement. Les effets furent
très vite suffisamment sensibles pour guider et contrôler le jeu politico-
diplomatique : la France sortit du dispositif intégré de l'OTAN en 1966,
tandis qu'à la même époque, la Roumanie relâchait ses liens avec le pacte
de Varsovie. Alors qu'elle atteignait son zénith, la puissance militaire
produisait un monde polarisé ; à mesure que celui-ci venait à émerger, il
suscitait des stratégies de résistance qui, peu à peu, contribuèrent à le
défaire : Paris et Bucarest prenaient une voie autrefois inaugurée par
Pékin ou Belgrade, suggérant que trop de puissance conduisait
mécaniquement à des pratiques qui visaient à la contester. Les vertus
intégratrices d'un tel jeu ne sont pas sans limites : les communautés de
sécurité se révèlent précaires, dès lors qu'elles ne sont plus alimentées par
une activation de la menace.

Le modèle de la guerre froide y a trouvé son identité : l'acuité du péril


dénoncé renforce les alignements et valide les leaderships ; elle confère à
la puissance des plus grands la distinction nécessaire à l'abolition de toute
velléité d'autonomie. Les crises de Berlin et celle de Cuba ont fait taire
tout discours de déviance ; elles ont contribué à distinguer les lieux de
décision et à séparer les acteurs de pouvoir des simples prestataires de
solidarité. Les efforts des États-Unis visant à activer l'article 5 du traité
de l'OTAN, dès le 12 septembre 2001, apparaissent comme une tentative
de retour vers une telle grammaire : en faisant valoir ainsi l'obligation de
solidarité mutuelle entre alliés, Washington redonnait tout son sens à la
puissance d'antan. Restait à établir si l'ennemi qui prenait désormais la
figure du terroriste était de nature à restaurer les principes hobbesiens.

Force est d'admettre que la lente décomposition du bloc soviétique


confortait les thèses de Carl Schmitt, tout en les abandonnant aux seuls
historiens : en perdant peu à peu leur ennemi, les États-Unis étaient
dépossédés d'une des recettes les plus sûres de la puissance. L'ultime
alerte nucléaire date d'octobre 1973, lorsque la détente entre l'Est et
l'Ouest souffrait des contrecoups du dernier conflit israélo-arabe et que
celui-ci prenait soudain un tour incertain. Nixon, dans les affres de la
crise du Watergate, avait stratégiquement tout intérêt à ranimer la flamme
de la puissance et à en faire un argument de politique étrangère comme
de politique intérieure. Aucun de ses successeurs ne put renouveler
l'opération à son profit, ni Gerald Ford qui eut à encaisser le choc de la
chute de Saigon, le 30 avril 1975, ni Jimmy Carter qui dut faire face à
l'humiliation issue de la révolution iranienne et à la défaite de Tabas
lorsque, le 25 avril 1980, un hélicoptère américain, envoyé pour libérer
les otages américains à Téhéran, s'écrasa dans le désert du Khorasan…
L'ennemi venu du Sud, hors de la mécanique bien huilée de l'équilibre de
puissance, porte d'autres coups, suscite d'autres confrontations et invente
d'autres conflits : l'apparente infériorité qui le distingue de la puissance
soviétique semble déjà le doter d'une capacité d'agir qui disqualifie
quelque peu, surprend ou tétanise les formes traditionnelles et les vieilles
recettes…

Aussi le lien entre la puissance et la conception classique de la guerre


livre-t-il son intimité, peut-être même son caractère exceptionnel : la
première trouve tout son sens dans la symétrie des gladiateurs et leur
commune adhésion aux mêmes règles du jeu. C'est en se posant dans leur
inimitié que Washington et Moscou ont pu affirmer et structurer leur
puissance, et l'imposer comme mode d'organisation des rapports
internationaux ; c'est aussi la commune inimitié qui a contribué à forger
ou du moins à actualiser les amitiés, volontaires et forcées, qui ont
organisé leurs systèmes d'alliances… Le jeu dyadique qui s'en est dégagé
a donné sens au concept contemporain de puissance, lui a conféré cette
orientation militaire et l'a crédité des vertus de l'évidence.

Ce système schmittien a donné une identité à la guerre froide, à la


coexistence pacifique et à la détente bipolaire. À ce titre, il a
profondément marqué le deuxième âge du tiers-monde issu de Bandung,
qui a peu à peu abdiqué sa souveraineté. Résistant d'abord, les États qui
le constituaient ont presque tous cédé à la pratique de clientèle, en ultime
hommage rendu aux vertus de la puissance : l'Égypte de Nasser,
l'Indonésie de Soekarno, l'Irak de Kassem, même l'Inde de Nehru, auprès
de l'URSS, tandis que le Pakistan, l'Éthiopie, l'Iran ou l'Arabie Saoudite
courtisaient la puissance américaine. Pis encore, délaissant, surmontant
ou occultant les formes nouvelles de violence issues de la décolonisation,
les États du Sud reproduisaient une conflictualité qui alimentait et
justifiait le monde schmittien du Nord, sa bipolarité et la cristallisation
militaire de la puissance : les conflits israélo-arabes, ceux de l'Afrique
australe ou de la Corne de l'Afrique, ceux opposant l'Inde et le Pakistan,
ou le Maroc à l'Algérie reproduisaient presque impeccablement le clivage
entre l'Est et l'Ouest, célébraient la vertu des alliances et des protections,
excusaient la progression des budgets de défense, réinstallaient les lustres
de la puissance militaire au centre même de la grammaire internationale.
Que d'autres formes, nouvelles et surprenantes, de conflictualité vinssent
à apparaître, et elles se trouvaient immédiatement travesties et banalisées
en guerre d'affrontement Est-Ouest : la crise du Congo en 1960, la
sécession du Katanga, la rébellion toubou au nord du Tchad, la question
d'Irian Jaya ou, plus tard, celle du Timor, la rébellion du Dhofar ou la
guerre civile sri-lankaise étaient uniformément coloriées en rouge ou en
bleu, annexées par la concurrence entre les deux blocs, instrumentalisées
par les diplomaties, étouffées dans le sens nouveau qu'elles tentaient de
livrer, rattachées de force à un jeu de puissance militaire qui pourtant ne
les représentait que très imparfaitement.

Aussi la guerre froide était-elle devenue une sorte de poule aux œufs
d'or : du jour où elle fut mise en échec, elle enraya durablement la réalité
et les vertus de la puissance. Le résultat fut évident pour celui qui la
perdit, puisque l'URSS dut, avec la chute du Mur, abdiquer par trois fois :
en concédant aux États-Unis le statut de vainqueur, en abandonnant son
rôle dérogatoire de superpuissance, en cessant de bénéficier d'une partie
de la prime que constituait la détention d'armes exceptionnelles. Il n'est
pas sûr que Washington n'ait pas eu paradoxalement à en souffrir de son
côté : vainqueurs de la guerre froide, les États-Unis purent aisément
flatter leur nouveau rôle de superpuissance militaire ; mais, défaits de
leur ennemi, ils découvrirent peu à peu l'inconfort des situations sans vis-
à-vis, et durent prendre douloureusement conscience que la capacité de la
ressource militaire était surévaluée.

Cette vision simple de la puissance permettait naguère de dégager des


hiérarchies évidentes. La seule mesure des dépenses militaires consenties
par le gladiateur était on ne peut plus évocatrice. En termes de moyens
engagés, les États-Unis purent traverser toute la seconde moitié du XXe
siècle sans que leur suprématie ne fût jamais contestée : leurs dépenses
militaires s'élevaient déjà à 50 milliards de dollars dès 1965 (contre
moins de 6 milliards pour la France gaulliste de l'époque) ; elles
atteignaient les 100 milliards dix ans plus tard (contre 11 milliards pour
la France giscardienne) ; 225 milliards en 1983 (contre 19 milliards pour
la France mitterrandienne). En 1990, l'administration Bush consacrait
300 milliards à la défense alors qu'on était en train de changer de monde :
la France et derrière elle l'Allemagne se rapprochaient avec peine des 40
milliards, le Japon des 30 milliards et le Royaume-Uni affichait quelque
36 milliards.

Pourtant, la puissance n'impliquait pas les mêmes sacrifices : la


position ultra-dominante des États-Unis en 1990 ne leur coûtait que
5,6 % de leur PIB, alors que des économies infiniment moins
développées durent consentir des efforts beaucoup plus substantiels si on
en croit certaines estimations, bien sûr fragiles. Ainsi en était-il alors de
l'Angola (20 %), du Nicaragua (18,9 %), de l'Éthiopie (14 %), de la
Jordanie ou de Cuba (10 %). Des pays naturellement bien dotés perdaient
des chances évidentes de développement social : l'Arabie Saoudite
(17,7 %) ou Oman (15 %) tendaient ainsi à se distinguer, alors que la
guerre du Golfe eut vite fait de démontrer, quelques mois plus tard, que
ni Ryad ni Mascate n'avaient pour autant la maîtrise des instruments de
puissance dont ils venaient de s'équiper. Les pays les plus militairement
pourvus n'avaient guère plus de chance de profiter de leur sacrifice : en se
ruinant, l'Éthiopie ne consacrait que 700 millions de dollars à sa défense,
l'Angola, un milliard et demi, la Jordanie, 330 millions…

L'URSS elle-même restait discrète sur son effort de défense : pour


s'approcher de la parité avec les États-Unis, elle dut pourtant concéder, si
l'on en croit l'OTAN, entre 10 et 20 % de son PIB aux dépenses
militaires. Celles-ci représentaient, tout au long de la période bipolaire,
entre le double et le triple, peut-être plus, de l'effort consenti en matière
d'éducation et sept fois plus que ce qui était attribué à la recherche. C'est
pourtant l'incapacité de suivre le rythme imposé par la puissance
américaine qui a conduit Moscou à lâcher prise dans le courant des
années quatre-vingt, en renonçant à rivaliser avec l'Initiative de défense
stratégique et à doter l'URSS d'un bouclier de missiles anti-missiles. À
l'intérieur de son camp et face à l'autre, la puissance militaire américaine
avait gagné, au fil des ans, une prédominance qui annonçait son
triomphe.

De ce point de vue, rien n'a changé. Même si la fin de la bipolarité a


permis à Washington de modérer son effort militaire, celui-ci l'emporte
de façon encore plus éclatante : en dépassant, aux lendemains du 11
septembre, le seuil des 400 milliards de dollars, le budget américain de la
défense s'affiche plus que jamais en tête, tout en ne représentant que 4 %
du PIB total. On estime aujourd'hui à moins de 100 milliards le budget
militaire russe, à 40 milliards environ celui de la Chine, à 38 milliards
celui du Royaume-Uni, à 30 milliards celui de la France, à 25 milliards
celui de l'Allemagne ; celui d'Israël s'élève à 10 milliards, celui de la
Syrie à un seul milliard, celui de la République démocratique du Congo,
au cœur des conflagrations africaines, à 400 millions…

En effort consenti, les mêmes contrastes continuent à se manifester :


avec 4 % de leur PIB, les États-Unis se distinguent de nombre de pays du
Sud, l'Irak à la fin de l'ère Saddam (14,6 %) ou la Corée du Nord (27 %).
Mais ils se démarquent aussi des autres puissances du Nord, du
Royaume-Uni (2,3 %), de la France (à peine 2 %), de l'Allemagne
(1,3 %), et que dire, très loin derrière, du Brésil et du Japon qui, en
pourcentages, figurent vers le bas du classement mondial ?

De pareils palmarès livrent bien des leçons. Les États-Unis misent


d'autant plus sur les vertus de la puissance militaire que leur domination
est aujourd'hui sans appel : on sait que leurs dépenses militaires
dépassent en volume celles des dix pays suivants réunis. On constate
également que ni l'Europe ni le monde occidental pris dans son ensemble
n'ont en l'espèce la moindre chance de faire contrepoids. L'Union
européenne à quinze couvrait, en 2003, 39 % des dépenses américaines ;
à vingt-cinq, elle ne représente que 43 % de celles-ci. Les relations
d'hostilité qui survivent de la guerre froide ou qui se construisent dans le
contexte post-bipolaire traduisent une asymétrie spectaculaire : la Corée
du Nord, dénoncée comme « rogue state » et membre de l'« Axe du
mal », oppose aux États-Unis un budget militaire qui leur est deux cents
fois inférieur… On estime celui de l'Irak de l'an 2000 à moins de cinq
milliards de dollars, tandis que celui de la Syrie est quatre cents fois
moindre que celui du Pentagone…

La différence n'est pas seulement quantitative ; elle distingue


clairement des mondes dissemblables, renvoyant à des échelles de
puissance qui enlèvent tout sens à la compétition. Dans un tel contexte,
l'allié n'est plus que le supplétif, tandis que l'ennemi perd son statut de
gladiateur. L'intervention au Kosovo avait clairement montré que l'Union
européenne dépendait entièrement des États-Unis dans l'usage des
instruments de défense les plus conventionnels, et qu'elle ne disposait
d'aucune autonomie dans la menace, comme dans l'usage de la force. Le
même gouffre se retrouve dans le domaine des armes de destruction
massive : seule la Russie peut, théoriquement du moins, faire équilibre
aux 6 000 têtes nucléaires que les États-Unis peuvent déployer, quand la
Chine n'en possède que 410, la France 350, l'Inde et le Pakistan quelques
dizaines…

L'extrême déséquilibre a ses lois et ses paradoxes. Les gladiateurs de


Hobbes ne trouvent leur compte qu'en se renvoyant l'image d'un jeu
équilibré. La puissance de l'un a besoin de celle de l'autre pour exister : à
force de tenir le dominant pour un géant hors d'atteinte, le faible invente
des formes nouvelles de défi et va chercher l'espoir et le réconfort dans le
jeu de la nuisance. À défaut de gagner, il peut espérer faire perdre ou
faire mal : à défaut de recréer l'équilibre qui le protège, il peut prétendre
trouver quelques compensations dans les drames d'un déséquilibre trop
prononcé. Du même coup, la puissance perd de son sens, à tous les
niveaux qui la constituent : au lieu d'être associée au principe d'équilibre,
elle cherche des profits douteux dans les vertus de la relation
asymétrique ; au lieu de se confondre avec la capacité de faire ou
d'empêcher, elle laisse dangereusement la place à la dialectique de la
destruction et de la nuisance ; au lieu d'ordonner les acteurs de la scène
mondiale, elle les range en des catégories fondamentalement distinctes,
sans espoir de compétition, sans rêve égalitaire, sans la moindre chance
pour l'écrasante majorité d'entre eux de retirer le moindre profit du
respect des règles communes.

Dans ce contexte, les avantages du conservatisme n'existent plus que


d'un seul côté, peut-être même chez un seul acteur. Celui-ci est tenté de
surinvestir dans la conservation d'un ordre qui, en termes militaires, le
berce de l'illusion de pouvoir, à lui seul, tout contrôler et pour longtemps.
D'expression consensuelle d'une chance raisonnable de minimiser les
pertes et de maximiser les gains, le conservatisme ne devient, sur la scène
internationale, que l'option favorite d'un seul joueur. Plus on descend
dans l'échelle de puissance, plus au contraire la stratégie du désordre,
voire du chaos, tend à devenir alléchante… Le jeu devient d'autant plus
dangereux qu'il s'associe, chez le plus puissant, à celui du cavalier seul,
bravant les règles fragiles d'un multilatéralisme qu'il juge encombrant et
inutile.

Dans ces conditions, l'unilatéralisme conservateur peut nourrir


l'illusion d'être une option immanquablement gagnante, dont on perçoit
déjà qu'elle fut à Washington une source de bien des tentations. Il
suppose cependant une condition que la fin de la bipolarité a
profondément ébranlée, avec le concours de nombre d'autres facteurs :
que la puissance militaire reste cohérente, absolue et sans la moindre
faille. Dès l'époque de la bipolarité triomphante, cette croyance fut
pourtant fortement défiée. Le gladiateur, à trop vouloir en faire, perdait
déjà une partie de ses atouts. À force de combattre tous les autres, il a
créé, dans l'arène, un contexte de solitude qu'alimentent de nouveaux
périls.
CHAPITRE II

La perte d'évidence

Le gladiateur de Hobbes participait, dans l'idéal, à un jeu très simple :


son rôle était de s'imposer en faisant usage, dans l'arène, d'une force licite
et dispensée de toute retenue. Plus le guerrier était équipé et performant,
plus il avait de chances de contenir la puissance de l'autre et d'assurer la
sécurité de ses sujets. Personne ne contestait l'unité de compte qui
classait les souverains selon une impeccable hiérarchie : la voie était
même toute tracée pour conduire le faible à s'élever et à entrer dans
l'arène dans les conditions les plus favorables. En fait, comme toujours,
l'ordre idéal n'existe que dans l'esprit du philosophe : la puissance
militaire a toujours caché des facteurs plus sensibles de puissance ; avec
les bouleversements qui accompagnent la mondialisation, la prolifération
de ces facteurs a pris un tour beaucoup plus complexe. Les États les plus
divers, des acteurs autrefois inattendus, ont aujourd'hui les meilleures
raisons de vouloir jouer dans la cour des grands, conduisant notre antique
gladiateur à réagir à sa façon, à s'en accommoder ou à en souffrir : dans
un monde d'interdépendance croissante, le champion doit savoir tout faire
et s'imposer sur tous les registres. De simple lutteur, il prend des allures
de décathlonien, jusqu'à craindre la défaillance là où il est le moins
performant.

Depuis toujours, la puissance économique se dissimule ainsi derrière la


puissance militaire : dépendante d'un budget et d'un choix économique,
celle-ci reste avant tout fonction d'une richesse globale dont on sait
qu'elle est pour le moins inégalement répartie. Grand prêtre du
néoréalisme, Kenneth Waltz observait déjà qu'une croissance économique
de l'ordre de 5 % pouvait apporter aux États-Unis un surplus de puissance
militaire capable de compenser en trois ans l'éventuelle défection d'un
allié de la taille du Royaume-Uni. L'effort économique de défense se
révèle ainsi plus productif que l'entreprise diplomatique dont l'appoint a
davantage d'effets symboliques que d'efficacité matérielle. Pourtant, au
temps de la guerre froide, la barrière restait étanche : la puissance
économique allemande ou japonaise n'avait pas de réelle pertinence
politique, faute de connaître un prolongement militaire. De son côté, le
PIB soviétique était mal connu et difficile à interpréter, tandis qu'il
renvoyait à une économie largement repliée sur elle-même, abstraite de
toute compétition et donc absente de l'arène des gladiateurs. Ce n'est que
très progressivement, et sous les assauts d'un progrès technologique sans
cesse plus coûteux et plus exigeant, que le Kremlin découvrit les vertus
de la performance économique : mais, au contraire de la Chine qui choisit
de s'adapter aux données de l'économie mondiale et d'en faire un atout de
sa puissance nouvelle, l'URSS gorbatchevienne fit le pari très risqué de
s'en tenir aux seules réformes politiques et à l'audace d'une diplomatie
moins agressive. Le gladiateur soviétique y a perdu une part importante
de sa combativité, sans gagner en crédibilité…

Pour autant, l'hypothèse de la puissance économique reste elle-même


incertaine, faute de pouvoir se référer à un gradient totalement
convaincant. On relève, avec pertinence, que le PIB donne en quelque
sorte la mesure de la force de frappe économique d'un État. Celle-ci est
d'ailleurs éloquente : entre les 10 000 milliards de dollars affichés par les
États-Unis et les 4,9 milliards de la République centrafricaine ou les 3
milliards du Congo-Brazzaville, l'écart est parlant. Sans aller si loin, les 1
450 milliards opposés par le Royaume-Uni ou la France au géant d'outre-
Atlantique suggèrent que les puissances européennes, membres
permanents du Conseil de sécurité, ne peuvent nullement espérer jouer
dans la même arène que le supergrand. En retour, pour garder son
exceptionnalité, celui-ci n'a d'autre choix que d'entretenir la division du
Vieux Continent.

Ce décalage d'échelle brûle même les yeux quand on observe la carte


des États fédérés : par son PIB, le Texas se hisse à lui seul au niveau du
Canada, l'Arizona supporte la comparaison avec l'Indonésie et ses 220
millions d'âmes, le Wisconsin avec l'Arabie Saoudite, qui est pourtant au
centre de toutes les obsessions stratégiques de Washington. La Californie
vaut autant que le Royaume-Uni, la Pennsylvanie autant que l'Inde, la
Corée guère davantage que la seule Floride. La Russie, superpuissance
nucléaire capable d'équilibrer militairement les États-Unis, ne pèse pas
économiquement plus lourd que la Virginie, et le Pakistan coudoie le
Maryland (E. H. Fry)… Autant d'images fortes qui peuvent de prime
abord suggérer que les États-Unis ont gagné la bataille de la
mondialisation après avoir remporté celle de la guerre froide : le
gladiateur confirme sa puissance, même lorsque la compétition change de
nature ; Mars et Mercure lui sourient d'une égale faveur, entretenant ainsi
la conviction que les États-Unis peuvent autant dominer le monde par le
glaive que par le marché et le libre-échange.

L'évidence peut pourtant égarer, et à plus d'un titre. Le PIB reste une
mesure bien imparfaite et illusoire : les chiffres donnés à propos de la
Chine varient si fortement que nul ne peut établir sérieusement si l'empire
d'Asie occupe aujourd'hui une brillante deuxième place derrière les États-
Unis et devant le Japon, ou s'il se situe encore derrière les principales
puissances européennes. Que veut-on d'ailleurs mesurer exactement ? La
puissance financière, commerciale ou, selon une autre démarche peut-
être plus fondée, le degré de dépendance d'une économie par rapport à
une autre ? Aucun de ces critères, apparemment convaincants, n'est
d'usage facile. La part des investissements directs à l'étranger (IDE)
resserre, par exemple, l'écart entre les États-Unis (moins de 25 % des
IDE mondiaux) et le Royaume-Uni (presque 15 %). L'Europe pensée
globalement dépasse sensiblement la puissance américaine, si l'on mesure
sa participation financière hors de ses frontières. De même la compétition
vient-elle se brouiller sur le plan commercial, dont nul ne doute pourtant
qu'il est devenu un marqueur décisif de puissance. Au cours de l'année
2002, les États-Unis occupaient la première place avec un volume
d'exportations de 775 milliards de dollars (soit 11,3 % du commerce
mondial), devant le Japon (320 milliards ; 7,6 %), l'Allemagne (596
milliards ; 8,7 %) ou la Chine (270 milliards). Singapour atteignait les
125 milliards, révélant déjà, par sa seule irruption, une distribution qui
bouscule les hiérarchies traditionnelles. Mais, en même temps, l'ensemble
des exportations européennes se chiffraient à 2 447 milliards de dollars,
bien au-dessus de celles des États-Unis, avec une part de marché de
35,7 % : mesure assez largement illusoire puisqu'elle inclut le commerce
intra-européen qui en constitue les deux tiers. Pourtant, même en
excluant ce dernier volume, le commerce extérieur de l'Union à 15 ou à
25 dépassait celui des États-Unis, pour occuper la première place dans le
monde.

Le commerce mondial suggère en fait l'importance d'un double écran


qui recompose les logiques de puissance. Celui, d'une part, du
régionalisme qui les module ; celui, d'autre part, de l'interdépendance qui
les complique jusqu'à l'équivoque. La constitution des blocs régionaux
bouscule les règles de l'addition : dans le registre militaire, elle les limite
à un simple effet de juxtaposition, pouvant aller jusqu'à produire des
logiques de coalition dont la crédibilité reste limitée ; dans celui du
commerce, l'exemple européen montre que l'addition conduit à la
coalescence, jusqu'à déclasser la puissance américaine : les flux
commerciaux partant du bloc asiatique vers l'Amérique du Nord et ceux
partant de l'Europe pour franchir l'Atlantique l'emportent sur ceux qui
vont d'Amérique du Nord vers l'Asie ou l'Europe. Les correctifs
protectionnistes apparaissent alors comme les premiers symptômes d'une
puissance qui doute d'elle-même.

L'équivoque s'aggrave dès qu'on touche aux logiques


d'interdépendance. Dans un monde d'échange, la puissance ne se limite
plus à brandir des supériorités de volume ni même à savoir imposer sa
règle. Le mélange complexe de souveraineté et d'interaction qui guide les
relations internationales attache la puissance ancienne aux incertitudes de
la puissance émergente, aux exploits et aux fragilités des nouvelles
économies, voire aux risques d'effondrement des plus faibles. On évalue
à 150 000 environ le nombre d'emplois qui, aux États-Unis, dépendent de
l'avenir du commerce entre la puissance américaine et la Chine. Celle-ci
est devenue le quatrième partenaire commercial des États-Unis, alors que
le déficit américain a tendance à se creuser et que l'échange qui se
construit semble être plus vital pour Washington que pour Pékin. Dans
les batailles qui se mettent en place entre les deux rives du Pacifique, les
États-Unis disposent incontestablement de moyens incitatifs (ouverture
du marché américain, prêts et financements, transferts de
technologies…), alors que les instruments dissuasifs (menaces de
sanctions, retraits de projets, comme au lendemain des événements de
Tian'an-men) restent en fait de portée assez limitée. Et que dire des
moyens de pression, financiers et monétaires, engrangés par la Chine aux
dépens de la « superpuissance » ? L'interdépendance a ainsi ses
surprises : la faiblesse relative de l'économie mexicaine au sein du
NAFTA-ALENA crée des contraintes économiques et politiques pour les
États-Unis, de même que les risques d'endettement ou d'insolvabilité des
plus faibles limitent ou entravent la liberté des plus grands. Sans oublier
enfin les dures lois de la dépendance énergétique qui soumettent la
puissance aux contextes politiques et sociaux tourmentés des pays dotés
d'un sous-sol flatteur. En ne détenant que 2,8 % des réserves pétrolières
mondiales, les États-Unis sont de plus en plus dépendants du Moyen-
Orient, qui représente 66 % des richesses pétrolières de la planète. Leur
puissance politique, militaire et économique leur permet certes de peser
efficacement sur l'évolution du marché, sur la politique de production et
de commercialisation des États producteurs, sur la composition même du
cartel de l'OPEP, sur le niveau des stocks, et bien entendu, grâce au
dollar, sur la traduction monétaire des gains et des pertes ; elle ne leur
permet cependant pas d'influer sur l'évolution de la consommation ni de
contourner la complexité des situations politiques qui se constituent à
l'ombre des derricks…

Les logiques de système enferment ainsi la puissance dans ce qui lui


est le plus rebelle : l'imprévisible, le précaire, l'inévitable, les effets de
faiblesse, peut-être de caprice ? Aussi voit-on de plus en plus coexister
deux logiques de puissance. D'une part, celle de Hobbes, précisément
fondée sur l'étanchéité des États, leur parfaite souveraineté et qui confère
ainsi tout son sens au simple rapport de force, où la faiblesse de
l'adversaire devient, dans un parfait jeu à somme nulle, la force du
gladiateur. D'autre part, la puissance qui s'exerce dans le contexte
d'interdépendance, où le cloisonnement disparaît et où la souveraineté
cède devant la complexité des liens d'échange qui unissent le champion à
ses rivaux les plus faibles. Dans ce dernier cas de figure, que les données
de la mondialisation rendent de plus en plus courant, l'optimum de
puissance consiste à combiner les postures souverainistes, afin de se
protéger, et l'aptitude à contrôler les règles ainsi que le comportement des
autres acteurs, afin de les contenir. Ce mélange subtil correspond assez
étroitement à l'attitude des États-Unis, articulant souverainisme tatillon,
ingérence chez l'autre et efforts de régulation : l'unilatéralisme proactif y
trouve incontestablement sa source mais aussi le niveau élevé de son
coût. Le militantisme américain au sein des institutions de Bretton
Woods, la propension à en contrôler la production doctrinale, à l'instar du
fameux « consensus de Washington », rejoignent ici les pressions
exercées sur les systèmes politiques latino-américains et singulièrement
mexicain pour qu'ils procèdent aux réformes attendues ; ils convergent
également avec les dispositions par lesquelles le Congrès des États-Unis
se réserve de sortir de toute disposition unilatérale qui se révélerait
contraire à l'intérêt national, à l'instar de ce qu'il fit en ratifiant le traité
fondant l'OMC.

De telles pratiques s'inscrivent dans un contexte beaucoup plus


général, conduisant très couramment les États les mieux dotés à imposer
bilatéralement une limitation des importations venant des pays en voie
d'industrialisation, comme le montre par exemple l'Accord multifibre,
tout en subventionnant massivement les secteurs de leur économie les
plus vulnérables, à l'instar de la production céréalière ou laitière en
Europe, du maïs ou du coton aux États-Unis. En s'élevant à 4 milliards de
dollars par an, l'aide concédée par Washington à ce dernier secteur est
égale à la moitié du PIB malien ou au tiers de celui du Burkina Faso…

Toutes ces logiques, apparemment capables de restaurer la puissance,


laissent pourtant percer deux faiblesses. La capacité régulatrice des États
s'émousse sous les effets d'une mondialisation qui banalise la
transnationalisation des investissements et accélère les processus de
délocalisation. La puissance est en mesure de maîtriser le système pour
autant qu'elle reste fidèle au triple postulat qui aguerrissait le gladiateur
de Hobbes tout en protégeant la cohérence de son action : le repérage
sans équivoque d'un intérêt national, la ferme délimitation de sa
communauté civique, la rigueur de son encadrement territorial. En bref,
l'État s'accommode mal des logiques de système pourtant en pleine
progression. Mais il y a plus : dans ce contexte nouveau, le puissant
devient dépendant d'une conjoncture qui n'est plus le simple fait de son
espace national. Capable de peser sur les règles du jeu international,
comme probablement aussi sur les institutions, les structures et les
processus de décision relevant d'États plus faibles, sa chance de pouvoir
agir sur les comportements sociaux venus d'ailleurs s'en trouve des plus
limitées : tout au contraire, la probabilité est forte de voir ceux-ci se
forger en réaction à des logiques de domination accusées de tous les
maux. La contradiction paraît alors irréductible : plus l'échange est nourri
entre le fort et le faible, plus le premier devient dépendant des
conjonctures sociopolitiques qui encadrent le second ; mais plus cette
dépendance est importante, plus elle se combine à des comportements de
contestation ou de frustration qui non seulement échappent au contrôle
du plus puissant, mais tendent même à s'amplifier à mesure qu'il
intervient…

On retrouve, à travers cet imbroglio, l'implacable logique qui a conduit


l'antiaméricanisme à prospérer là même où la puissance américaine se
faisait le plus sentir. Ainsi, en 2003, les mauvaises opinions sur les États-
Unis l'emportaient-elles largement sur les bonnes en Argentine (écart de
20 points) ou au Mexique (écart de 18 points) et atteignaient des
sommets dans le monde arabe… Derrière cette micro-politique qui
projette les individus sur l'arène internationale et embarrasse le
gladiateur, on perçoit les effets perturbateurs des conjonctures politiques
et la très faible prise que les constructions de puissance peuvent avoir sur
elles : dans un contexte de croissante mobilisation, les conjonctures
politiques sont davantage fonction des comportements individuels et
sociaux que du choix des gouvernements. Plus ceux-ci sont faiblement
institutionnalisés et peu légitimes, plus ils sont sujets à contestation et à
des réajustements brutaux conduisant à des postures populistes
généralement peu favorables à la puissance qui domine le monde. Dans
sa facture économique ou dans sa facture militaire, celle-ci n'a eu que peu
de moyens pour contenir les manifestations d'instabilité liées à la crise
socio-économique qui affecta le Mexique en 1994 et 1995, l'Argentine en
2001 et 2002. Sur un autre plan, les économies occidentales ont certes
démontré leur capacité de résister aux pressions économiques du choc
pétrolier de 1973 : leur faculté d'adaptation et leur aptitude hégémonique
les dispensèrent même de devoir recourir à la force un temps jugée
inéluctable si le prix du baril dépassait les 30 dollars… La suite a même
révélé l'aptitude des États-Unis à agir sur l'OPEP de l'intérieur, à
encourager certains de ses membres, notamment les monarchies du
Golfe, à augmenter leur production quand il le fallait et à garder la
maîtrise indirecte de la fixation des prix. Ainsi la puissance économique
semblait-elle se reconstituer à mesure qu'elle se défaisait, et les vertus de
l'hégémonie parvenaient-elles à imposer leurs capacités régulatrices : en
revanche, son efficacité face aux conjonctures politiques reste beaucoup
plus incertaine. L'entreprise politique de Hugo Chavez, les méandres
suivies par la politique iranienne depuis la chute du Shah, la complexité
des conjonctures et des mobilisations en monde arabe, la subtilité du tissu
social des monarchies de la péninsule Arabique sont infiniment plus
difficiles à contrôler, tandis que toute initiative de puissance crée aussitôt
des risques de désordre et de contestation générateurs de déstabilisations
encore plus coûteuses. Le résultat net de la mondialisation est d'avoir
ainsi exposé la puissance économique à la pression presque incontrôlable
des sociétés.

D'autant que cette déréglementation du marché de la puissance crée


également des aubaines pour les plus faibles. La diversification des
sources de puissance qui a suivi la fin de la guerre froide et surtout de la
bipolarité a redonné son importance à d'anciens facteurs que le face-à-
face américano-soviétique avait un temps marginalisés. La puissance
démographique, bien oubliée, reprend sa pertinence, à un moment où
l'Indonésie (220 millions d'habitants), le Brésil (176 millions) ou le
Nigeria (120 millions) font valoir, avec plus ou moins d'insistance, leur
poids démographique pour revendiquer un siège de membre permanent
du Conseil de sécurité. Certaines projections donnent à réfléchir
lorsqu'elles indiquent qu'en 2025, les États-Unis compteront un nombre
d'habitants équivalent à celui du Bangladesh, du Pakistan, du Brésil ou du
Nigeria, tandis que la France pourrait être dépassée largement par
l'Égypte ou la Tanzanie et beaucoup plus encore par l'Éthiopie…

En soi, le rapport démographique peut paraître faiblement significatif,


plus symbolique que réellement perturbateur du jeu de puissance. Les
canons d'autrefois qui en faisaient un repère sûr de la géopolitique ne
sont pas totalement restaurés. L'effet n'est pas pour autant négligeable et
revêt des apparences variées. Le conflit israélo-palestinien montre ainsi
que la ressource démographique est la seule capable d'équilibrer la
puissance israélienne, incontestable et écrasante, sur le plan militaire,
économique ou technologique. Alors que l'État juif parvient tout juste à
reproduire les générations, la population palestinienne et les Arabes
d'Israël connaissent une croissance autrement plus importante dont on
peut facilement penser qu'elle modifiera à terme de manière très profonde
l'équilibre des forces. Plus encore, l'effet de domination se retourne de
façon spectaculaire : en connaissant un taux de fécondité record (8,1), la
bande de Gaza révèle que la guerre, le chômage, la frustration et le
sentiment d'impuissance favorisent et encouragent la croissance
démographique, tandis que les politiques natalistes auxquelles se sont
essayés les différents gouvernements israéliens n'ont obtenu que peu de
succès. Tout se passe comme si la puissance manifeste suscitait, en
réaction, des comportements sociaux de nature à la contenir et à
déboucher, à moyen terme, sur un conflit d'une tout autre nature (P.
Fargues).

Le facteur démographique intervient souvent de façon beaucoup plus


indirecte. La vision classique de la puissance est associée, comme nous
l'avons vu, à une conception close et souveraine des nations, dramatisant
tout processus migratoire qu'elle ne parvient pas à inclure dans le jeu
banal d'un système international de plus en plus en proie à la
communication et à la mobilité. Tout flux migratoire est répertorié en
termes de « pression » ou de « menace » sans que les États ne sachent en
faire un élément de restauration de leur puissance. Celle-ci se trouve
donc mobilisée de plus en plus pour contenir, réglementer, voire interdire
les flux humains, tandis que ceux-ci deviennent, par leur faculté de
résistance et d'expansion, une source de défi que notre gladiateur
s'essouffle à vouloir à tout prix déjouer, en bordure méditerranéenne de
l'Europe ou sur la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique. Deux
scénarios sont dès lors possibles : ou les États traditionnels campent dans
une posture rejetant toute idée d'ouverture, et leur puissance est
condamnée à l'usure face à des flux que l'ordre mondial ne pourra que
banaliser, ou ils composent avec l'évidente fluidification propre au monde
moderne et doivent alors profondément repenser leur conception et leur
pratique de la puissance. La puissance américaine est encore aujourd'hui
défiée par un million et demi de clandestins chaque année ; l'Union
européenne, par trois millions environ. Gage de ces contradictions, la
répression encourage la clandestinité, tandis que les délibérations qui
conduisent des individus ou des petits groupes à émigrer et à en affronter
l'aventure créent, de fait, des espaces de micropuissance incontrôlables.
En même temps, moins l'intégration fera son œuvre, plus s'imposeront
des réseaux d'immigrés, valorisant leur propre sociabilité, secrétant leur
propre imaginaire et gérant leur rapport à l'autre à la manière de relations
internationales inédites. À force de se briser sur une conception de la
puissance qui les nie, les réseaux migratoires deviennent ainsi des îlots de
puissance, capables de forger et de moduler les identités, de passer des
alliances, de produire des enjeux internationaux et même de transformer,
à l'instar du voile dans l'école française, un problème national en enjeu
transnational, devenu du même coup insoluble. Bizarre construction
diplomatique qui conduit la puissance française à appeler le sheikh d'Al-
Azhar à sa rescousse, pour susciter immédiatement l'antagonisme violent
d'autres imams égyptiens, du leader chiite irakien Moqtada al-Sadr ou des
conservateurs iraniens les plus radicaux. Otage de réseaux humains qui
deviennent des cibles presque invisibles, la puissance classique s'épuise
dans l'illusion que rien n'a changé.
De manière également indirecte, les structures démographiques
blessent la puissance par leur instabilité et les configurations erratiques
qui en dérivent. Naguère, Karl Deutsch et Daniel Lerner avaient très
pertinemment souligné l'importance des processus d'urbanisation, plus ou
moins brutaux et contrôlés, qui pesaient fortement sur le mode de
gouvernement des sociétés. Élément essentiel de la mobilisation sociale,
c'est-à-dire de la formation d'un public rendu anonyme, arraché avec une
inégale vivacité au contrôle des communautés traditionnelles
d'appartenance (famille, village, tribu, clan…), l'urbanisation renvoie
aujourd'hui l'image d'une puissance brisée : les grandes métropoles du
tiers-monde, du Caire à Lagos, de Téhéran à Jakarta affichent une force
ostentatoire qui donne visibilité et prestige aux États dont elles
retiennent, à elles seules, jusqu'à 20 % de la population. En même temps,
leur croissance brutale dans un contexte de développement manqué en
fait des lieux de rupture dramatique du lien social, où des paysans
« déruralisés » sont projetés au sein d'univers modernes et occidentalisés
auxquels ils se sentent étrangers. Aussi, à défaut d'être maîtrisé, ce mode
d'urbanisation compose des espaces au sein desquels l'État ne pénètre que
faiblement, avouant son incapacité et laissant se constituer des
micropuissances irréductibles qui font le régal de toutes sortes de réseaux
d'entrepreneurs fondamentalistes ou mafieux, petits chefs ou petits
prêcheurs.

La pertinence internationale de cette inversion de puissance est


manifeste. Depuis la naissance du mouvement des Frères musulmans
dans le delta sur-urbanisé du Nil, en 1929, elle explique le succès des
mobilisations islamistes qui, grâce aux relais urbains, de Karachi à
Casablanca, forgent une véritable puissance transnationale. Le piège de la
démographie fait alors le jeu des mouvements radicaux qui disposent
d'une armature de mobilisation suffisamment opérante pour enlever au
prince le surplus de puissance né de la croissance démographique, et le
confisquer à leur profit. Mais le phénomène irrigue de plus en plus les
marges africaines et asiatiques, suit jusque dans les banlieues
européennes les traces de l'immigration et de l'intégration manquée,
pénètre dans le continent latino-américain pour laisser libre cours à toutes
sortes de réseau où se mêlent nouveaux mouvements religieux
d'inspiration protestante, mafias et gangs. Ainsi, des facteurs de
puissance mal dominés se trouvent saisis par des acteurs sociaux, utilisés
contre les États et réintroduits comme tels dans l'arène internationale : à
force de se diversifier, la puissance se déréglemente et bascule dans un
univers anarchique où le gladiateur de Hobbes n'est plus protégé par
aucune sorte de règle. La restriction est d'autant plus sévère qu'ici le
souverain perd la main et ne peut pas vraiment espérer contenir de tels
débordements par le truchement de politiques publiques adaptées : le
gladiateur n'est pas seulement piégé, mais en quelque sorte trahi par ce
qui faisait autrefois les ressources de sa puissance.

L'hypothèse prolonge celle que Susan Strange avait autrefois élaborée


sur le compte du territoire. Elle avait observé que l'URSS avait perdu la
guerre froide sous l'effet alourdissant d'un territoire trop vaste et dans
lequel le régime soviétique avait épuisé sa capacité de contrôle politique ;
au contraire, les États-Unis avaient alors bénéficié des vertus de la
souplesse et de la mobilité que leur conférait la maîtrise des
communications. La domination politico-militaire sur un empire terrestre
se révèle en effet plus hasardeuse et plus coûteuse que la pénétration
virtuelle des espaces mondiaux par le biais des réseaux, de la monnaie et
de l'information. La crispation de Moscou sur ses marches, en
Afghanistan ou dans les « démocraties populaires », est peu à peu passée
d'une expression de puissance à un aveu d'échec : elle suggère aussi, à
travers ses résurgences contemporaines, en Tchétchénie ou en
Transnistrie, que la tradition impériale perd de son efficacité politique et
brouille les repères classiques. Singapour ou bien Hongkong,
probablement Dubaï et peut-être Beyrouth évoquent une contre-
expérience infiniment plus convaincante : véritables cités virtuelles, pour
reprendre la formule du politiste américain Richard Rosecrance, elles
démontrent qu'un État peut se passer de territoire et construire ses
performances sur les réseaux d'échanges économiques, financiers ou
commerciaux qu'il contrôle formellement ou non. Le régime chinois l'a
vite compris en corrigeant les effets de son exceptionnel fardeau
territorial : par le biais de Hongkong et des zones économiques spéciales
qui maculent de taches territoriales microscopiques son rivage océanique,
il tente avec un incontestable succès de pénétrer les espaces économiques
mondiaux et de s'y imposer sur un mode qui contredit la grammaire
classique de la puissance. Il s'agit là d'une rupture périlleuse, puisqu'elle
casse le monopole que les États exerçaient jadis sur la gestion des
ressources territoriales : la capacité d'agir ne s'apprécie plus en termes
d'espaces bornés, mais en termes d'espaces virtuels. Tout acteur
individuel ou collectif disposant de ressources de communication peut
entrer, solidement doté, sur l'arène internationale : ce qui est vrai de la
cité virtuelle l'est autant des diasporas, de certains mouvements religieux
(comme par exemple les confréries musulmanes) ou de réseaux
d'entreprises. Diasporas indiennes ou chinoises, mourides ou tidjanides
du Sénégal sont aujourd'hui capables de peser sur la gouvernance
mondiale sans qu'aucun pouvoir politique institutionnalisé ne puisse
espérer agir efficacement sur leur orientation.

Ainsi la puissance est-elle doublement brouillée : à travers les effets


pervers de certaines de ses ressources qui se retournent contre elle, mais
aussi à travers la mutation qu'elle subit et qui rend très facile sa
privatisation. On touche ici aux malencontres qui accompagnent le destin
périlleux du soft power. L'aventure était apparemment simple et semblait
relever banalement du processus de modernisation de la puissance : les
États-Unis firent, dans les années soixante-dix, la première expérience de
la défaite militaire, alors qu'en même temps leur influence et la séduction
de l'American way of life atteignaient leur paroxysme. Aussi la chute de
Saigon, le 30 avril 1975, avait-elle l'effet d'un douloureux paradoxe : le
pouvoir militaire n'était pas aussi infaillible qu'on pouvait le penser,
tandis que des formes plus élaborées de domination pouvaient se révéler
autrement plus sûres et plus efficaces. Le vieux débat autrefois entamé
sur le pouvoir prenait soudain une pertinence internationale : la
coercition pouvait être moins opérante qu'une hégémonie fondée sur un
consentement plus ou moins actif des dominés. Le gladiateur s'effaçait
soudain devant le séducteur pour imposer une autre lecture de la
puissance, fondée cette fois sur l'effort de socialisation visant à attirer le
plus faible dans un univers de biens matériels et symboliques favorable
au plus fort. L'attraction exercée par le dollar, mais aussi par la culture
américaine, ses valeurs, ses modes de consommation, ses façons d'être et
d'agir devenaient le gage d'une domination douce. Les travaux de Robert
Keohane et Joseph Nye, puis de Nye seul, de Susan Strange ou Robert
Cox introduisirent progressivement, dans les années qui suivirent la
défaite subie au Vietnam, l'hypothèse très forte d'un « leadership
international par consentement » qui prolongeait celle que la sociologie
interniste avait autrefois élaborée sur le compte du « contrôle social ». La
césure chronologique est frappante : en 1976, Jimmy Carter accède au
pouvoir, constate l'inefficacité de la domination militaire et propose une
nouvelle politique étrangère fondée sur la diffusion de valeurs
américaines et l'exaltation des droits de l'homme. La politique du gros
bâton semble abandonnée au profit d'un ordre où se mêlent la puissance
des réseaux et de la communication, l'amour du dollar, du jean et du
Coca-Cola.

On découvre aussitôt les lignes fortes d'une nouvelle puissance qui très
vite semble laisser les États-Unis en position de monopole. La
superpuissance contrôle à elle seule les trois quarts du marché mondial de
l'image ; à elle seule, elle exporte sept fois plus de programmes télévisés
que ne le fait le Royaume-Uni, son suivant immédiat. En 1993, la Syrie
du président Assad importait 86,9 % de ses films des États-Unis, la
Bulgarie 88 %, la France elle-même 57 %, et l'Équateur 99,5 % ! Il fallait
chercher du côté de l'Iran des ayatollahs pour retomber à un pourcentage
modeste (6,8 %). Alors que le marché américain ne produit que 6 % des
films au niveau mondial, les longs métrages venus des États-Unis
correspondent à 50 % du temps mondial de projection… On ne saurait
sous-estimer l'importance de cette industrie venue d'outre-Atlantique
dans son aptitude à refaçonner les comportements sociaux au sein de
l'Europe ex-soviétique : l'invasion cinématographique américaine atteint
des sommets en République tchèque, en Estonie, en Moldavie, en
Slovénie, en Macédoine, en Pologne ou en Roumanie.
Toutes les formes de consommation matérielle se rejoignent : la
conquête du monde ex-socialiste par Mac Donald en dit plus long que
tout autre indicateur. Plusieurs centaines d'établissements ont ainsi fait
leur apparition en Chine, en Russie, dans les anciennes démocraties
populaires. Alors qu'en 1990 s'ouvrait le premier « Mac Do » à Moscou,
le réseau couvrait déjà cent pays dans le monde. Coca-Cola connaît le
même succès : la levée de l'embargo américain sur le Vietnam fut
célébrée, en février 1994, par l'installation de deux énormes baudruches,
de part et d'autre de la grande porte de l'opéra d'Hanoi, représentant la
célèbre bouteille produite par la firme d'Atlanta. Est-il nécessaire de
multiplier les exemples, d'évoquer la célèbre photo laissant apparaître des
blue jeans sous les tchadors dans les manifestations islamistes du
Téhéran de 1979, ou la popularité de l'inspecteur Colombo dans les
milieux les plus contestataires du tiers-monde ? Est-il utile de rappeler la
force du dollar à Cuba ou l'engouement des enfants de la nomenklatura
chinoise pour les grandes universités de la côte Est ? Que dire des
progrès de la langue anglaise, seul « common denominator » des élites au
pouvoir dans les cinq continents, de l'effet CNN dont la couverture
satellitaire n'exclut de son champ que les côtes septentrionales de la
Sibérie orientale, le Groenland et quelques confettis océaniens. Non
seulement la grande chaîne d'information est la référence privilégiée des
élites en quête de nouvelles, mais elle pèse de façon forte et décisive en
alimentant, en dépêches et en images, quantité de chaînes de télévision
fonctionnant dans le tiers-monde…

Encore ne s'agit-il là que d'un échantillon des formes multiples que


revêt une puissance qui touche quotidiennement chaque individu. On
pourrait vaguer à l'infini dans ce vaste champ où on identifierait, pêle-
mêle, la sophistication du régime nouveau des télécommunications, celle
de l'industrie des logiciels ou encore l'effet d'attraction exercé par les
laboratoires implantés sur le territoire américain. On retrouve, à chaque
fois, le lien intime entre la vigueur de ce soft power et la puissance
technologique, mesurée en nombre de chercheurs ou en moyens
budgétaires mobilisés : si les États-Unis comptent 74 actifs pour 10 000
engagés dans la recherche, l'Union européenne n'en aligne que 44, tandis
que le Japon se distingue avec 80. En termes financiers, les premiers
consacrent chaque année 25 milliards de dollars à ce chapitre, tandis que
les 15 pays européens réunis se limitent à 15 milliards, à peine mieux que
le Japon (12 milliards)…

Gardons-nous pour autant de trop simplifier : l'erreur fut probablement


de penser trop vite que le monde pourrait appartenir à ceux qui
détiennent la part la plus importante d'un pouvoir dont la douceur ne rime
pas toujours avec l'efficacité. Le soft power n'arme pas le gladiateur de
Hobbes : il s'adresse de façon périlleuse à chaque individu qui le
consomme à sa manière et en fait un usage qui lui est propre. Le jeu
international prend dès lors une tournure incertaine et imprévisible : le
puissant ne rencontre plus, face à lui, un acteur collectif dont il pourrait
orienter la stratégie, mais des milliards de microdécideurs dont il
maîtrisera faiblement les modes de réaction. Si on se tourne vers la
sociologie des comportements sociaux, on ne peut qu'imaginer la
complexité d'un jeu parsemé de pièges et d'effets de boomerang : l'acteur
individuel réinterprète les messages de séduction qu'il reçoit et les place
librement dans son propre système de références. L'erreur fut de penser
que boire ou manger américain, porter des baskets ou des tee-shirts
conduiraient le consommateur à acheter la politique avec le reste et à
approuver, par reconnaissance ou par allégeance, la diplomatie
américaine. Bien au contraire : les émeutes qui ébranlèrent Le Caire à la
veille de l'intervention américaine en Irak ou celles de 1986, dirigées
contre le FMI, mirent d'abord à sac les fast foods où, quelques jours
auparavant, les mêmes grouillaient pour y consommer avec délectation
les dernières créations de hamburger. De même l'alignement des
populations latino-américaines sur les modes de leur grand voisin du
Nord a-t-il constamment alimenté un antiaméricanisme qui ne cherche
nullement à mettre à l'index les vedettes du cinéma ou de la chanson
produites par les États-Unis.

En s'orientant vers l'individu, la puissance se casse et se fragmente :


elle ne contraint plus mais elle influence ; elle se distingue du jeu pour lui
préférer l'effet de démonstration, elle se détourne des structures pour
s'adresser à l'individu. Aussi la scène internationale perd-elle de son
exceptionnalité pour ressembler à un jeu social banal. En abolissant le
rôle de l'ennemi, tout juste relégué à l'état d'un vague fantasme, le soft
power entraîne son titulaire dans un mode d'action qui perd toute
prévisibilité, qui enlève toute raison d'être à la négociation et aux
compromis, qui ne met aucunement à l'abri du risque d'être victime de
son propre succès. Qui va-t-on asseoir à la table de négociation ? Auprès
de qui exigera-t-on des concessions ou quémandera-t-on la contrepartie
des bienfaits dispensés ? L'ingratitude devient ainsi l'ultime
condamnation que le « leader doux » ou le séducteur déçu oppose à son
admirateur récalcitrant. Elle se banalise dans la rhétorique diplomatique
contemporaine, mais semble bien dérisoire devant l'indifférence, voire
l'incompréhension de ceux qui s'en trouvent accablés. Le décalage prend
d'ailleurs tout son sens lorsqu'on mesure l'écart qui, dans les pays du Sud,
sépare des masses gouvernées prises d'antiaméricanisme de
gouvernements encore dociles, tant ils restent exposés aux méthodes de
la vieille diplomatie… Cette rupture parfois dramatique entre
gouvernants et gouvernés du Sud peut devenir, à tout moment, un enjeu
grave de politique intérieure, comme dans une Égypte écartelée entre un
État qui dépend des deux milliards de dollars annuellement versés par les
États-Unis et une population de moins en moins sensible aux vertus
postulées du soft power…

La déception qu'inspire aujourd'hui cet avatar de la puissance moderne


trouve sa source dans les revers subis par Jimmy Carter qui s'en fit le
champion, mais dut déjà essuyer l'humiliation de la prise d'otages
américains à Téhéran en novembre 1979. Elle fut à son comble aux
lendemains du 11 septembre, quand de nombreux citoyens américains
durent admettre que la séduction n'assure pas contre la violence. La leçon
tirée était probablement simpliste, mais elle s'imposa d'autant mieux
qu'elle fut relayée par une rhétorique néoconservatrice qui sut saisir
l'occasion pour réhabiliter les vertus du hard power. Au-delà de ce débat
politique se profile une évidence : si la puissance se cherche, elle n'est
pas extensible à l'infini ; ce qu'elle gagne en imagination, elle le perd en
faculté d'anticipation et dans les vertus d'assurance dont Hobbes la
gratifiait.
CHAPITRE III

Un gladiateur en péril

Revenons à notre gladiateur et observons-le en situation : dès la guerre


froide, période faste s'il en est, ses résultats sont quelque peu incertains.
On retient que le champion américain put l'emporter sur l'URSS et
gagner ainsi la grande compétition qui consacra sa puissance. Nul ne
saurait contester l'importance d'un tel résultat, mais il serait imprudent de
conclure à un pur triomphe. Celui-ci aurait pu être sans mélange si le
duel avait été parfait, si le jeu avait été réellement dyadique. Mesuré à ses
capacités et ses exploits, le gladiateur avait pourtant trébuché trois fois,
annonçant ainsi trois faiblesses que la disparition de l'URSS n'a pu
qu'aggraver : il devait se battre sur plusieurs fronts, en même temps dans
l'arène des États, des nations et des peuples ; le conflit qu'il menait se
compliquait de batailles secondaires dont il perdait de plus en plus la
maîtrise ; il ne pouvait plus contenir l'entrée dans le combat de nouveaux
gladiateurs qui brouillaient son propre jeu. Autant de résultats qui, dès
l'époque de la bipolarité, attestaient d'une capacité qui était en deçà des
prouesses qu'on associe généralement à la disparition de l'Union
soviétique.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes s'inscrit dans la ligne que


Woodrow Wilson cherchait à donner à sa propre croisade. En le
proclamant haut et fort, le président américain reléguait la puissance à un
rang plus modeste et incertain : celle-ci n'était plus le principe fondateur
de la vie internationale mais était désormais soumise à un ordre
international, à une carte idéale du monde où coexistaient
harmonieusement des peuples libres et émancipés de toute servitude,
interne ou externe. La lutte n'était plus un principe d'ordre : elle perdait la
place essentielle que Hobbes lui avait conférée, pour la céder à
l'harmonie des constructions nationales légitimes. L'idée toute simple et
si forte supposait un double déplacement qui fit rapidement la nouvelle
chronique internationale : à la légitimité des guerres interétatiques
succédait celle des mouvements de libération ; le concert des États cédait
devant le concert des nations. À chaque fois, la puissance abandonnait
une part de ses promesses.

Le temps des mouvements de libération était arrivé avec son cortège


d'ambiguïtés. Ces mobilisations nouvelles perdaient en même temps leur
identité première de rébellions ou de conflits intestins. Elles accédaient
au statut de question internationale majeure, projetant dans l'arène de
curieux combattants : ceux-ci ne déployaient pas les armes classiques de
l'État, mais une puissance non répertoriée par les stratèges, faite
d'engagement militant, d'aptitude à la mobilisation par l'idéologie, à la
subversion et à la guérilla. D'un côté, l'armée et l'engagement frontal, de
l'autre, l'arme psychologique, l'agitation, la libre gestion du temps,
l'usure. Cette asymétrie explique facilement que les deux camps
pouvaient gagner en même temps, mais que la victoire de la puissance
classique était celle de Pyrrhus : l'unité de compte n'était plus la même,
car les nouveaux conflits projetaient désormais les peuples directement
dans l'arène, faisant du soutien populaire et de l'intimité du lien entre la
nation en formation et les nouveaux gladiateurs un facteur nouveau et
redoutable d'une puissance entièrement repensée. Plus la nation était
outragée, plus la mobilisation était conséquente : les oppressions
coloniales les plus dures formaient les mobilisations les plus fortes ; les
régimes oppresseurs les plus vifs provoquaient les insurrections les plus
vigoureuses. La puissance de Hobbes suscitait ainsi une contre-puissance
jusque-là non répertoriée : en Inde, en Algérie, en Indochine puis au
Vietnam ; tout comme Castro usait des mêmes arguments pour s'opposer
avec succès à Battista, les sandinistes à Somoza ou les djihadistes au
régime prosoviétique de Kaboul… L'inversion surprenait tellement que
l'armée française eut le plus grand mal à accepter que sa victoire en
Algérie n'en était pas une, tout comme l'armée américaine ne sut pas
interpréter la puissance de l'offensive du Têt comme les prémisses d'un
échec programmé…
Mais il y a plus : le passage du monde des États à celui des nations
change profondément la donne. L'État n'est plus une fin en soi, ni un
principe de légitimité autonome ; il est désormais tributaire de sa capacité
d'incarner la nation. Tout décalage entre l'un et l'autre devient source
d'affaiblissement et annonce en quelque sorte une fuite de puissance. Le
lien est fort, même intime, entre l'aptitude à s'imposer et la propension à
incarner une communauté dont l'identité nationale ne souffre d'aucune
faille. L'empire tenait autrefois sa force de sa capacité d'intégrer les
minorités les plus variées : son « multiethnisme » – proclamé et
revendiqué – était en fait gage de puissance et moyen d'affirmation
internationale, à l'instar de l'Autriche-Hongrie, de la Russie ou de
l'Empire ottoman. Le discours wilsonien a permis d'entériner
l'effondrement de l'empire Habsbourg, miné par le progrès du
mouvement des nationalités qui avait déjà contrarié sa puissance ; mais il
redessinait aussi la carte de l'Europe en Silésie, au Slesvig, en Carinthie,
au Tyrol, au Voralberg et commençait même à ébranler les cartes
coloniales, au sein des dépouilles arabes de l'Empire ottoman et jusqu'en
Rhodésie.

Le principe des nationalités devenait tour à tour argument de puissance


et facteur d'impuissance : élément catalyseur du IIIe Reich qui sut capter
le discours wilsonien à son profit en revendiquant l'identité allemande
des monts Sudètes ; source d'affaiblissement pour les nouveaux États
d'Europe centrale, Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie ou Pologne,
objectivement affaiblis par leur inaptitude à faire coïncider les frontières
étatiques et les bornages nationaux. Désormais, le gladiateur doit justifier
sa présentation : toute équivoque sur son identité nationale devient source
d'affaiblissement, par perte de légitimité, par déficit d'intégration et de
mobilisation, par effet de captation des allégeances citoyennes par des
États rivaux. L'Inde d'Indira Gandhi put ainsi prendre le dessus sur le
Pakistan de Yahya Khan en tirant parti du nationalisme bengali et en
soutenant militairement la sécession du Bangladesh menée par la ligue
Awami, en 1971. L'Irak de Saddam Hussein souffrit davantage de la
décomposition de son tissu national que des sanctions internationales : la
puissance du maître de Bagdad lui permit d'affronter la première guerre
du Golfe, mais fut clairement mise en déroute par la mobilisation kurde,
tandis que celle des chiites du Sud affaiblissait sa capacité de résister
militairement aux troupes de la coalition… Au sein même de l'Europe,
l'identitarisme basque, irlandais, voire corse s'inscrit comme un facteur
de perte de puissance qui grève l'État espagnol, britannique ou français…

L'intimité entre la puissance de l'État et le degré d'intégration nationale


est telle que le processus apparaît autant comme cause que comme
conséquence. Les mobilisations identitaires sont des facteurs de
régression de puissance dont souffrent la Russie face à la Tchétchénie, la
Chine face au Tibet ou au Sin-Kiang, la Turquie face au séparatisme
kurde. Mais, en même temps, toute perte de puissance de l'État encourage
et renforce les mouvements identitaires qui s'attaquent aux conditions
d'intégration nationale. La révolution islamiste en Iran a favorisé l'essor
des séparatismes azéri, baloutche ou turkmène en même temps qu'elle a
galvanisé et renforcé la mobilisation des Kurdes iraniens. La chute de
Suharto a contribué à relancer le séparatisme à Atceh, dans les îles
Moluques, en Irian Jaya ou à Timor. La guerre civile algérienne a
encouragé la renaissance du mouvement kabyle. Un peu partout en
Afrique, la décomposition de l'État a conduit les individus à rechercher,
dans la réinvention du tribalisme ou de l'ethnicisme, les conditions
nouvelles de protection et d'identification : c'est la crise de l'État ivoirien,
après la disparition de Félix Houphouët-Boigny, qui a peu à peu conduit à
l'invention du concept d'ivoirité et à la fragmentation ethnique et tribale
aboutissant aux affrontements d'octobre 2000 et à la guerre civile qui
s'ensuivit…

Ce cercle vicieux révèle certaines apories de la puissance dans l'ordre


international contemporain. Marqué de l'empreinte wilsonienne, celui-ci
produit de façon incessante des revendications identitaires qui
affaiblissent certains États et confèrent des atouts nouveaux à certains
autres. À mesure que s'affirment les dynamiques sociales et que
s'autonomisent les acteurs sociaux, ces expressions nouvelles deviennent
les emblèmes des formes les plus variées de contestation, de protestation
et d'humiliation ressenties. En cela, elles créent un véritable marché
parallèle de la puissance : plus celle-ci est dénoncée dans sa facture
classique, plus l'habillage identitaire de sa dénonciation est vigoureux et
mobilisateur. Non seulement la banalisation des mouvements de cette
nature stigmatise la puissance qu'ils se plaisent à défier, mais elle déplace
les rivalités et les enjeux sur une autre scène, dans une autre cour. On
atteint ainsi le bout du paradoxe : l'expression identitaire ne correspond
mécaniquement à aucun enjeu naturel. Contrairement à ce que pensait
Wilson, relayé par les tenants d'une conception objective de l'identité, il
n'y a pas de peuple préconstruit dont l'existence s'imposerait comme
scientifiquement. Nul ne sait ce qu'est un peuple et nul ne connaît les
critères incontestables qui permettent de le distinguer, de légitimer a
priori les mouvements identitaires qui s'imposeraient d'eux-mêmes
comme la réalisation forcée d'une histoire en devenir. Toute construction
identitaire appartient au domaine des entreprises politiques et des
stratégies choisies, encouragées et propulsées par des dominations
insupportables, des frustrations avérées ou des inégalités trop flagrantes.
Opposées à la puissance, avant d'être des puissances en construction, les
mobilisations de ce type font entrer dans l'arène des entrepreneurs
d'identité dont l'arme la plus redoutable ne dépend pas de leur budget
militaire, mais de leur aptitude à disposer sinon d'un soutien populaire, du
moins d'un tissu social qui leur est favorable. À une puissance objective
s'oppose ainsi une subjectivité nouvelle où la décision se fait en fonction
de la conviction d'être différent et de la volonté de vivre séparément.
L'identitarisme est fidèle à la volonté wilsonienne d'aller au-delà de la
puissance pour inventer l'international, mais il va encore plus loin : il
substitue à la géométrie ordonnée des États celle, instable, imaginaire et
perpétuellement contestataire des nations. Il est évident que ces
tendances nouvelles n'ont cessé de s'affirmer à mesure que le système
international s'élargissait au-delà du domaine de ses pères fondateurs
pour toucher le monde incertain des anciens domaines coloniaux,
nécessairement plus sujets que l'Ancien Monde aux effets de la quête
identitaire. À ce titre, la décolonisation sanctionnait bien une double
perte de puissance : la disparition des empires de tutelle et la formation
d'une arène nouvelle au sein de laquelle les modes de confrontation
n'appartenaient plus à la même grammaire…

Aussi la bipolarité inventait-elle déjà les conditions de sa propre


déstabilisation. À l'échelle de l'histoire des relations internationales, elle
représente un moment très bref dont on a vite oublié qu'il était
exceptionnel : les deux principaux gladiateurs renforçaient leur
incomparable puissance en étant à eux deux les maîtres de toute la
conflictualité internationale. On songeait alors à un ordre qui ne laissait
guère d'autonomie aux batailles qui s'y livraient : il n'était pas un conflit
qu'on ne pût, semblait-il, ramener à l'affrontement des deux Grands. Être
puissant ne signifiait plus seulement être capable de l'emporter sur l'autre,
mais aussi être en mesure de contrôler les luttes qui opposaient entre eux
les plus petits que soi. Tout pôle de puissance tendait ainsi à devenir un
pôle de conflictualité ; il devenait impossible d'agir contre autrui sans se
faire parrainer par plus puissant. Cet ordre nouveau était particulièrement
exigeant : il fut donc instable et précaire. Sa réalisation éphémère a porté
la puissance plus haut que jamais : elle annonçait pourtant sa perte.

Rien a priori ne destinait le conflit israélo-arabe à s'inscrire dans la


bipolarité entre l'Est et l'Ouest : le camp soviétique ne ménagea pas son
soutien, politique et militaire, à la création d'Israël et à sa survie. Il fallut
attendre février 1953 pour que l'URSS, à la veille de la mort de Staline,
amorçât une rupture que Laurent Rucker analyse avec précision. Quant
au soutien américain, qui devint massif à partir de la guerre de 1967, il
restait modéré, comme l'État juif eut à en souffrir lors du conflit de 1956
et de la crise de Suez. Les alignements ne se firent pas d'évidence, mais
par le jeu d'une attraction progressive d'un conflit à part et tout à fait
particulier dans le processus de la polarisation mondiale. Moscou savait
le parti qu'il pouvait tirer des vives tensions qui opposaient la Grande-
Bretagne au mouvement sioniste à la fin des années quarante ; il put
mesurer ensuite la vanité de l'alliance qui se dessinait, alors que Tel Aviv
entrait peu à peu dans la sphère d'influence occidentale ; il comprit très
vite que l'évolution interne du monde soviétique le conduisait à dénoncer
le sionisme comme l'un de ses ennemis, au même titre que l'impérialisme
ou le capitalisme ; il sut vite que le monde arabe lui offrait, du même
coup, un espace de manœuvre et une clientèle d'autant plus fidèle que le
conflit serait durable. La logique était imparable : plus les conflits se
succédaient et s'aggravaient, plus les alignements étaient dessinés. Les
guerres de 1967 et de 1973 furent véritablement cogérées par Moscou et
Washington qui y monnayaient leur puissance diplomatique et militaire,
tout en renforçant leur position hiérarchique.

Rares sont les conflits « périphériques » qui firent exception : grand


bourgeois fortement occidentalisé, Nehru aligna son propre pays sur
l'URSS qui le protégeait du Pakistan. Les conflits d'Afrique australe,
pourtant aux antipodes, ont été aspirés avec la même vertu simplificatrice
par la rivalité est-ouest : le MPLA angolais ne tarda pas à se placer sous
la tutelle soviétique et la protection cubaine, ce qui condamnait l'UNITA,
la formation rivale dirigée par Jonas Savimbi, à se placer sous la double
tutelle américaine et sud-africaine, recevant entre 1986 et 1991 une aide
de Washington s'élevant à quelque 250 millions de dollars… Mieux
encore, le retrait cubain ne fut obtenu, en décembre 1988, qu'en échange
du désengagement sud-africain de Namibie. L'un et l'autre de ces
mouvements s'étaient constitués dans la mobilisation anticoloniale, face à
l'armée portugaise : leur compétition ouvrit le champ à une autre guerre
civile qui précipita leur alignement, les asservit à une conflictualité
mondiale qui les dépassait complètement, les soumit à une rationalité qui
n'était plus la leur. Une forme nouvelle de puissance tendait à s'affirmer,
par laquelle le gladiateur parvenait à capter les enjeux suscités par les
autres jusqu'à les refaçonner en fonction de ses propres mises…
Puissance redoutable qui contrôlait en fait le combat des autres, leurs
alliances, leurs référents idéologiques et en réalité même les valeurs pour
lesquelles ils se battaient : on peut lui attribuer, pêle-mêle, le basculement
de Nehru, de Nasser, de Sékou Touré vers le socialisme, celui de Savimbi
ou même de Sadate vers l'autre camp, lorsque le raïs égyptien choisit de
renvoyer les coopérants soviétiques d'Égypte et d'opter pour une
politique de paix avec Israël…
Cette impressionnante mécanique n'a pourtant jamais pu fonctionner à
plein rendement. Chaque conflit, aussi périphérique fût-il, a toujours
conservé sa part d'autonomie : la puissance façonnante que nous avons
décrite est aussi prise à son propre piège. Manipulant les conflits qu'elle
tient dédaigneusement pour secondaires, elle se ressource à une
dynamique sociale qui n'est jamais totalement docile. Aucun conflit n'est
téléguidé ni purement importé : la puissance extérieure lui fournit aides et
emblèmes ; elle lui confère une visibilité internationale ; même la
superpuissance la plus avertie ne saurait cependant préfabriquer le sens
qu'il revêt pour les acteurs qui y participent. L'erreur est d'oublier cette
superposition de sens, local et mondial ; abolir le second d'entre eux ne
conduit pas à l'anéantissement du premier : Washington n'a pas pu
imposer à l'UNITA l'accord négocié à Abidjan en 1993 qui devait mettre
un terme à une guerre dont les États-Unis n'avaient plus besoin. Il est de
même évident que la puissance américaine a toujours une capacité de
pression limitée sur les gouvernements israéliens, tout comme, en son
temps, l'URSS sur Nasser ou Assad, voire sur Fidel Castro lui-même.

Cette marge d'autonomie du client par rapport au patron s'inscrit dans


ce lent processus d'érosion de la puissance qu'on perçoit dès l'époque
faste de la bipolarité. L'URSS n'était pas assez puissante pour garder la
Chine dans son giron : l'option afro-asiatique qui s'est présentée à
l'occasion de la conférence de Bandung en 1955 et, plus tard, le besoin de
se distinguer de Moscou pour faire oublier les erreurs du « Grand Bond
en avant » révèlent que les stratégies d'autonomie peuvent aussi avoir
leur rationalité et être pratiquées avec succès. De Gaulle opposa par la
suite la même logique à Washington, tout comme Ceauşescu à Brejnev…
Le grand schisme maoïste offrit même une surprenante aubaine à Hô Chi
Minh qui sut en jouer pour mettre en concurrence la Chine et l'URSS au
moment de la guerre du Vietnam, obtenant sans cesse davantage de ses
deux parrains : loin d'être confirmé dans la pâle figure de l'instrument du
camp socialiste, Hanoi a parfaitement réussi à protéger une part
importante d'autonomie au conflit vietnamien qui consacra pourtant la
première grande défaite militaire des États-Unis. Ceux-ci, de leur côté,
n'ont jamais réussi à imposer leur propre engagement en Asie comme
étant celui de l'Occident tout entier : à mesure que le conflit s'aggravait,
les dynamiques centrifuges l'emportaient sur celles qui devaient réunir
l'Ouest démocratique et libéral autour de l'alliance américano-sud-
vietnamienne. La diplomatie gaulliste se distinguait bruyamment de
l'administration de Lyndon Johnson à la faveur du discours de Phnom
Penh (1966) et surtout l'opinion publique américaine et européenne y
trouvait la première grande occasion de se démarquer de la politique
étrangère de la Maison Blanche, sur les campus californiens, dans les
cortèges soixante-huitards ou à travers la multiplication des comités
Vietnam en Europe…

À l'ombre de l'Asie du Sud-Est, le gladiateur découvrait que sa


maîtrise des conflits périphériques n'était pas aussi parfaite : le Vietnam
n'était pas cette « guerre pour l'exemple » évoquée par Mac Namara
lorsqu'il était Secrétaire à la Défense de John Kennedy. La chaîne qui
devait impeccablement relier le centre à la périphérie fut par trois fois
rompue : la puissance centrale fut mise à mal par les guerriers locaux ;
elle ne parvint pas à y porter l'emblème d'un Occident unanime ; elle
mobilisa contre elle une partie de son opinion et de ses propres
dynamiques sociales. La défaite de 1975 suggérait ainsi que la
suprématie gagnée au centre du système international n'octroyait
mécaniquement aucun avantage à la périphérie et que l'unification du
système international autour d'un mode unique de cotation de la
puissance devenait incertaine.

On pourrait donc s'attendre à ce que l'extinction de la bipolarité vînt


singulièrement compliquer la nature des conflits périphériques. La fin du
match entre les États-Unis et l'URSS ne mit pas un terme aux conflits du
Sud, comme certains le pronostiquèrent imprudemment, supposant avec
légèreté qu'ils n'étaient que le pâle reflet de la compétition est-ouest. Le
retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan ne conduisit qu'à
l'avènement d'une nouvelle guerre afghane, à la redéfinition des
alignements et à la fabrication de nouveaux emblèmes : la décomposition
de l'URSS et du régime de Kaboul eut principalement pour effet de
diviser le front jusque-là uni des moudjahidin et de réorienter la stratégie
des seigneurs de la guerre… De la même manière, la multiplication des
conflits en Afrique tout comme la radicalisation du conflit israélo-
palestinien rejoignaient l'exemple afghan pour confirmer que les
affrontements prétendument périphériques obéissaient en fait à une
rationalité propre, à une histoire qui était la leur, à des violences qui
trouvaient dans leur propre contexte social les dynamiques capables de
les entretenir. La puissance d'hier n'était pas celle qu'on avait coutume de
présenter : loin d'être cette faculté d'organiser toutes les grandes batailles
du monde, elle se limitait à un travail de captation du jeu des autres. Être
puissant supposait pouvoir se rendre indispensable en substituant ses
propres inimitiés à celles qui opposaient entre eux des combattants de
faible envergure. Que la bipolarité se maintienne et la dynamique propre
au conflit périphérique déborde déjà quelque peu ; qu'elle vienne à
disparaître et celle-ci reprend alors toute son autonomie pour se retourner
même, comme nous le verrons, contre la superpuissance dominante.
Ainsi les « nouveaux conflits internationaux » qui ensanglantent
l'Afrique, et à un moindre degré l'Asie, de guerres civiles sans merci et de
dérapages ethniques de toute nature ne sont pas, comme on le pense
généralement, des produits de la post-bipolarité : ils prolongent des
formes de conflictualité déjà anciennes, liées à la décolonisation, à
l'échec du développement et à celui de la construction étatique, mais que
le jeu bipolaire a réussi à maquiller, voire à travestir en affrontements
compréhensibles par le monde du Nord.
Ce jeu de puissance qui tenait de la prestidigitation politico-militaire
est aujourd'hui presque éteint. Il nous offre cependant, par un saisissant
retour en arrière, l'image d'une capacité redoutable et périlleuse.
Effrayante, car elle permettait aux plus forts d'imposer aux plus faibles de
se battre comme eux, avec eux et par eux. Dangereuse, car elle forçait les
règles de la conflictualité, détournait celle-ci de ses buts et augmentait
sensiblement l'œuvre de frustration et d'humiliation. Ainsi le déguisement
du conflit angolais ne se solda-t-il pas seulement par la soviétisation du
régime de Luanda, qui ouvrit, aussitôt l'indépendance, des « Magasins du
Peuple », et signa immédiatement un traité d'amitié avec Moscou : il
cassa pour longtemps toute chance d'établir un contrat social au sein de
l'ancienne colonie portugaise, de doter le pouvoir d'une vraie légitimité et
de saisir les vrais enjeux du développement pour en faire les lignes
prioritaires de l'agenda national. Traduit en russe, en anglais ou dans la
langue des « barbudos », celui-ci, en réalité, n'existait plus : la puissance
d'alors lui substituait un programme et des règles qui relevaient d'une
autre histoire. L'agénésie avait commencé, mais, au-delà même de toute
idée de complot, la captation devenait loi d'airain, consciente ou non,
imposée autant que demandée, se moulant en fait dans le jeu de puissance
qui y trouvait déjà ses propres limites.

Ce nouveau défi auquel était exposé notre gladiateur à l'époque de la


guerre froide était compliqué d'un troisième : l'arrivée massive dans
l'arène de nouveaux combattants, liée à la prolifération du nombre des
États. Les systèmes du XIXe siècle laissaient paraître une véritable
aristocratie internationale : la puissance metternichienne, celle-là même
sur laquelle réfléchissait Clausewitz, concernait moins de dix États, à
peine plus nombreux au temps de Bismarck. En 1914, on comptait, dans
le monde, 56 entités souveraines, à condition encore d'y inclure les
dominions de l'Empire britannique. Aujourd'hui, les Nations unies
comptent 191 membres, auxquels on ajoute généralement Taïwan et le
Vatican. 142 États apparaissent, au tournant du siècle, comme
successeurs des empires coloniaux défunts, dont 56 de l'Empire
britannique et 22 de son rival français… Aussi, en quelques années, a-t-
on complètement changé d'échelle et même de système. L'évidence a
immédiatement conduit à dresser la longue liste des micro-États et, en
fait, des faux États. Les Nations unies réservent la première appellation à
ceux qui comptent moins d'un million et demi d'habitants : Tuvalu (10
000), Nauru (12 000), Monaco (33 000), mais on y retrouve aussi
l'Estonie (1,3 million), sans pouvoir y inclure le Lesotho (1,8 million) ni
la Guinée Bissau (1,5 million) ni même le Bhoutan (2,2 millions)…

Au-delà de l'artifice, il apparaît aussitôt que la plupart des États du


monde actuel, comme de celui de la bipolarité, se situent clairement en-
dessous du seuil minimal de puissance. Un État qui ne dispose même pas
d'un budget pour envoyer un de ses représentants siéger à l'Assemblée
générale des Nations unies ne peut évidemment pas prétendre franchir un
tel seuil. Sans aller jusqu'à de tels extrêmes, nombreux sont ceux qui
affichent une capacité qui les met définitivement hors jeu : 140 États ont
un budget militaire inférieur à un milliard de dollars et 80 se situent
encore en-dessous de 100 millions ; 145 États alignent moins de 100 000
hommes et 85 moins de 20 000. Plus de 80 États ont un indice de
développement humain (IDH) inférieur à 0,7… On comprend, dans ces
conditions, que la plupart des États de la planète vivent et agissent dans
une autre arène, mais surtout que leur survie dépende de leur capacité de
privatiser leur puissance, de manière à disposer des ressources qui leur
sont strictement nécessaires. Paradis fiscaux, zones de blanchiment de
capitaux ou narco-États, les plus petites entités « souveraines »
récupèrent, dans les réseaux privés plus ou moins licites, les attributs de
puissance qu'ils n'ont aucune chance de pouvoir brandir dans l'arène de
Hobbes… La corrélation est parfaite : les paradis fiscaux s'agglutinent
dans les Caraïbes, reconstituant, sur la carte, le chapelet des petites îles
qui gagnèrent chacune leur indépendance (Saint-Vincent, Sainte-Lucie,
Saint-Kitts…) ; on les retrouve en Océanie (Vanuatu, Tonga, Fidji,
Nauru, Marshall…), dans l'océan Indien (Maurice, Seychelles,
Maldives…), mais aussi en Europe où ils se confondent avec les confettis
étatiques (Monaco, Andorre, Luxembourg, Liechtenstein…).

Le résultat est pourtant trompeur, surtout si on oublie que trop d'États


tuent l'État : cette étonnante prolifération que rien ne semble arrêter
dénature la puissance qui est désormais séparée de sa matrice étatique.
Elle fait le jeu des acteurs privés les mieux dotés, ranime les réseaux,
mafieux ou non, violents ou pas, qui y trouvent la vigueur nécessaire et
l'énergie utile pour s'opposer aux vrais États, les menacer, voire les priver
de capacité réactive ou de contrôle : c'est avec les plus grandes difficultés
que désormais les grandes puissances traquent l'argent sale ou les flux
financiers menaçants. La sophistication croissante des techniques
bancaires réévalue sans cesse la force du défi opposé aux États qui
prétendent au contrôle de la finance internationale, par l'intermédiaire du
G8, de l'ONU ou du GAFI… Cette fuite de puissance n'épuise pas les
effets de déconvenue : les échappatoires aux échecs de la puissance sont
en fait des plus variées. Mesurer sa propre faiblesse conduit à plusieurs
parades qui sont autant de coups portés à la puissance classique : jouer
dans le virtuel, à l'instar de Singapour, donner dans la déviance, voire la
délinquance, comme l'évoque l'appellation contestable de rogue state
(État « voyou ») ou suivre les méandres de la décomposition
institutionnelle pour s'abandonner au jeu des milices ou des organisations
para-étatiques. Nous verrons que ce cortège grandissant de « Léviathans
boîteux », selon les termes de Thomas Callaghy, est loin d'être rassurant
pour les plus puissants, annonçant même la constitution d'un jeu
international parallèle contre lequel ils ne peuvent pas grand-chose…

À mesure que se construisait la bipolarité, les deux superpuissances


semblaient avoir trouvé l'esquive en se constituant en un club distinct qui
marquait leur exceptionnalité : la détention de l'arme nucléaire redessinait
incontestablement un espace de puissance séparé, sorte de division d'élite
qui mettait les élus hors de toute portée concurrentielle, reconstituant une
oligarchie plus sélective encore que celle qui prévalait à l'époque de
Metternich ou de Bismarck. Hiroshima et Nagasaki avaient évidemment
réévalué sensiblement la puissance militaire américaine, lui conférant une
prédominance absolue à l'époque d'une bipolarité encore balbutiante : en
décembre 1946, Truman n'eut aucun mal à dissuader Staline d'intervenir
pour protéger les deux républiques séparatistes, kurde et azéri, alors que
l'armée iranienne venait de reconquérir Tabriz. Accédant à son tour au
rang de puissance nucléaire, l'URSS brusqua l'entrée dans un univers de
bipolarité qui donnait tout son sens au nouveau club. La puissance
signifiait désormais tout autre chose : elle renvoyait à une catégorie à
part, à la détention des ressources rares qui ruinaient celles des États qui
n'en étaient pas dotés. Elle ouvrait surtout à une capacité triplement
inédite : la puissance nucléaire inventait de nouvelles règles du jeu, qui
s'imposaient avec succès à tous les autres ; elle dessinait une organisation
nouvelle du système international en radicalisant et en ossifiant la
bipolarité, ordre du monde inconnu jusqu'alors ; elle offrait à ses
détenteurs un vrai leadership sur leurs alliés respectifs ; elle créait de fait
un droit distinct et dérogatoire de gestion des affaires du monde en faveur
de ceux qu'elle distinguait. L'Alliance atlantique se constitua le 4 avril
1949 alors que le 29 avril explosait la première bombe soviétique à
Semipalatinsk et que le COMECON était institué en janvier de la même
année. La puissance atteignait alors son paroxysme, en prenant un sens
inédit : elle était en même temps principe de distinction, d'exclusion, de
structuration et de hiérarchisation…

On frôlait alors une sorte de puissance absolue, dépassant largement


toutes les réalisations passées. La barre était, du coup, placée très haut :
cette olympe de puissance qui se constituait au cœur même du système
international activait toutes les convoitises. Les États-Unis et l'URSS ne
purent pas rester longtemps en situation de parfaite dyarchie : le 3
octobre 1952, le Royaume-Uni testa sa première bombe au-dessus des
îles Montebello, la France fit de même, à Reggane, en février 1960,
tandis que la Chine rejoignit le club le 15 octobre 1964, l'Inde, un peu
moins de dix ans plus tard et le Pakistan, le 28 mai 1998. On essaya alors
de faire monter les enchères : les États-Unis tentèrent d'imposer un
nouvel espace de distinction en procédant au premier essai de bombe à
hydrogène le 31 octobre 1952, mais furent imités par l'URSS en août
1953, le Royaume-Uni en 1957, la Chine en 1967, la France en août
1968, l'Inde en mai 1998…

Le jeu de distinction était désormais associé à un sens nouveau : la


puissance supposait la capacité de contenir les logiques de prolifération,
de maintenir des barrières incertaines entre l'élite nucléaire et le reste des
États. Les deux traités de non-prolifération (TNP), celui de 1968 puis
celui de 1995, complétés par le traité d'interdiction des essais nucléaires
(CTBT), dessinaient une carte de la puissance somme toute étrange et
tissée d'ambiguïtés : le second TNP ne fut évidemment signé ni par le
Pakistan, ni par l'Inde, ni par Israël, trois États qu'on entendait tenir à
l'écart du club nucléaire, alors qu'ils y étaient entrés de fait. De même fut-
il dénoncé par la Corée du Nord, à plusieurs reprises, tandis que son
efficacité restait des plus faibles auprès des États qui étaient décidés à
consentir les efforts technologiques et financiers nécessaires pour accéder
au stade suprême de la puissance militaire. Cette puissance réinventée, et
apparemment consolidée, venait donc à pâlir devant l'échec patenté d'un
véritable régime de non-prolifération. Celui-ci pouvait être défié ou au
moins contourné par quiconque y mettait le prix. À mesure que se
constituait une nouvelle oligarchie internationale apparaissait un
ensemble troublant de stratégies qui permettaient de la contester de
manière efficace.

Les biais étaient nombreux et symptomatiques des impasses de la


puissance : le régime n'offrait aucun dispositif de sanctions crédibles ; les
contrôles étaient de plus en plus difficiles à mener ; la distinction entre
les recherches civile et militaire était des plus scabreuses. Surtout, la
puissance était doublement prise au piège. D'une part, parce que la
diplomatie des grands perdait de plus en plus de latitude et de liberté à
l'égard de leurs suivants immédiats engagés dans les conflits
périphériques : la lutte contre le terrorisme et l'imbroglio sud-asiatique
ont conduit les États-Unis à lever leurs sanctions contre les programmes
indien et pakistanais. D'autre part, des voies détournées, tantôt étatiques,
tantôt privées, ouvraient à la coopération nucléaire de véritables chances
ébranlant la puissance des plus grands : la Chine put ainsi aider le
Pakistan, l'Iran, voire l'Algérie ; la Corée du Nord put échanger avec le
Pakistan et l'Iran, la Russie d'État ou celle des réseaux para-étatiques put
conforter le programme iranien, des savants pakistanais purent prêter
main forte à la République islamique d'Iran. Sans compter la privatisation
du marché des matières fissiles capables d'augmenter les réseaux de toute
nature : Marie-Hélène Labbé montre que, sur les 3 000 tonnes d'uranium
aujourd'hui disponibles, 8 à 15 kg suffisent pour créer une vraie menace
terroriste ; de même, le simple usage de matériaux radioactifs permet-il
de fabriquer une bombe sale capable de défier n'importe quelle
puissance…

Au total, on peut entrer de fait dans le club nucléaire sans grand risque
d'entrave, sortir du régime de non-prolifération sans être réellement
inquiété, en violer les dispositions sans être véritablement contrôlé,
importer ou exporter et donc transférer les matières et les techniques
officiellement prohibées, contourner publiquement ou de façon privée,
cultiver l'ambiguïté, et donc bousculer les règles du jeu de puissance ; on
peut tricher, négocier ses dérogations, à condition de le faire au sein d'un
« package deal » jugé avantageux par l'autre.

On touche ainsi à un paradoxe complexe. Ce qui vient d'abord à faillir


n'est pas la puissance prise comme telle, mais le régime qui l'organise.
Tout se passe comme si le fait nucléaire avait libéré la puissance de son
carcan, comme si celle-ci s'était soudain libéralisée, pour renouer avec
l'anarchie d'antan : face aux enjeux nouveaux, le chacun pour soi paraît
prendre le dessus, rendant vaine toute convention internationale. Le
gladiateur de Hobbes semblerait même reprendre de la vigueur, défiant
ceux qui cherchent à l'entraver et s'imposant dans l'arène dès lors qu'il
parvient à arracher à son profit la force supplémentaire qui lui permet
d'accéder à la cour des grands. On peut certes en convenir, mais la réalité
est plus complexe et la belle mécanique de la puissance vient en réalité se
piéger elle-même. D'abord parce que la puissance nucléaire découvre
chaque jour la porosité de ses bornages : voulant imposer ses vertus
aristocratiques et ses prétentions oligarchiques, elle perd jour après jour
sa capacité d'exclure les autres, sauf à consentir un prix sans cesse plus
élevé. La puissance implique alors une obligation de partager qui
contribue à la dévaluer. Ensuite, la puissance nucléaire tend à se
distinguer de plus en plus de la capacité autrefois revendiquée de dire et
de faire la norme : au lieu de s'imposer à mesure qu'elle est produite par
les plus forts, celle-ci est sans cesse renégociée, redéfinie, contournée et
remise en cause selon un jeu complexe de transactions où le plus faible,
le marginal, voire le franc-tireur découvre quotidiennement qu'il dispose
de ressources propres, souvent décisives. Enfin, ce nouveau marché de la
puissance laisse de plus en plus d'initiatives à des acteurs privés, savants,
experts, trafiquants en tous genres, intermédiaires de tout acabit rendant
d'autant plus difficiles et incertaines les interventions des États respectés.
Cette contestation banalisée de la puissance laisse apparaître de
nouveaux rôles : au cours de l'automne 2002, la Corée du Nord affichait
explicitement l'avancement de son programme et son jeu de
contrevenant, quitte même à l'exagérer ; en février 2003, le président
iranien Khatami révélait des progrès en matière nucléaire plus réels que
ce que d'aucuns pensaient ; quelques mois plus tard, le père de la bombe
pakistanaise, Abdul Qadir Khan, reconnaissait avoir aidé Téhéran à
fabriquer « une bombe islamique ». Ce jeu contestataire, public et privé,
enrichit les relations internationales de paramètres très ambivalents qui,
en tout cas, érodent la logique de puissance et lui font perdre les
prétentions auxquelles Washington et Moscou aspiraient au cours de la
guerre froide et au moment où ils inventaient le TNP…

Cette évolution a trouvé sur sa route un autre facteur de complication


tenant cette fois à l'usage même de l'arme nucléaire. La doctrine classique
de la dissuasion s'inscrivait, comme nous l'avons vu, dans la droite ligne
de la conception hobbesienne de la puissance, puisqu'elle conduisait le
gladiateur américain à menacer son égal du feu nucléaire s'il venait à
attaquer l'Europe occidentale ou, a fortiori, les États-Unis. La disparition
de la menace soviétique a laissé planer, tout au long des années quatre-
vingt-dix, une série d'hypothèses qui s'inscrivait en gros dans la même
philosophie : une attaque contre Taïwan qui pourrait alors venir de la
Chine, puissance nucléaire patentée, une attaque contre la Corée du Sud,
venant de son voisin du Nord ou contre Israël venant d'Irak. Mais un
rapport déposé par le Pentagone devant le Congrès en janvier 2002,
intitulé Nuclear Posture Review, va soudain plus loin : il envisage
explicitement un usage banalisé de l'arme nucléaire destiné à répondre à
des « circonstances potentielles, immédiates ou imprévues » et visant
l'Iran, l'Irak de Saddam Hussein, la Corée du Nord, la Libye ou la Syrie,
nommément ciblés du fait de leur hostilité aux États-Unis, de leurs liens
avec les « terroristes » et de leur projet de se doter d'armes de destruction
massive. Un tel élargissement des conditions d'usage de l'arme nucléaire
bouscule par deux fois le principe de puissance. D'abord en mettant à mal
les dispositifs de non-prolifération, moins opérants que jamais puisqu'ils
devaient garantir les États non-détenteurs d'armes nucléaires contre le
risque d'être la cible de l'arme atomique : une nouvelle fois, la distinction
de puissance faisait ainsi faillite. Ensuite, en dévaluant et banalisant les
instruments exceptionnels de puissance de moins en moins confinés à des
cas ultimes : le gladiateur devait désormais accepter la montée aux
extrêmes dans des situations où sa propre puissance n'est pas défiée avec
des moyens de même nature. Cette asymétrie du risque conduit ainsi à un
dérèglement de la logique de puissance. Elle traduit du même coup
l'inaptitude de celle-ci à faire face, par des moyens conventionnels, aux
enjeux de violence auxquels elle se trouve confrontée.

***

L'incertitude de l'héritage hobbesien nous permet paradoxalement de


mieux connaître et de mieux comprendre ce que puissance voulait dire.
Fondamentalement militaire, violente et coercitive, elle ne s'est pas
confondue par hasard avec l'image du gladiateur. Foncièrement
collective, elle est bel et bien attachée à l'idée d'une communauté en
action, résistant mal aux dérives individualistes du jeu international.
Cette double caractéristique se retrouve parfaitement dans l'impeccable
lignage qui relie Hobbes, Clausewitz, Weber et Carl Schmitt : la
puissance de l'État tient à sa capacité d'imposer sa volonté à d'autres en
faisant usage de violence, au nom d'une obligation fondatrice qui est celle
de protéger ses sujets, grâce à cet ordre territorial qui lui donne pleine
compétence et par le biais de cette relation d'inimitié qui active et
légitime le recours à la puissance.

Ce bel ordonnancement a nourri toute une vision stratégique du monde


dont on voit la profondeur et on imagine facilement les limites. La
première est en réalité perverse : à mesure qu'elle s'installe et qu'elle
atteint des seuils de sophistication, la puissance militaire apparaît de plus
en plus comme dépendante. Elle ne procède plus seulement de la vertu
guerrière, de l'esprit de sacrifice ou de l'âme chevaleresque : elle provient
aussi des capacités démographiques, économiques ou technologiques. La
puissance dépend désormais des puissances qui peuvent se contredire
l'une l'autre, mais surtout suivre chacune leur propre destin : grande
puissance technologique, le Japon ne chercha pas à être une puissance
militaire. Aussi, l'évolution cesse d'être linéaire : au gré des choix
politiques, les princes peuvent doser leurs apports en puissance, être
faibles ici et forts là-bas. À vouloir se compliquer et s'enrichir à
l'extrême, le jeu de puissance perd la vertu de simplicité qu'on associe au
gladiateur de Hobbes : on ne sait plus comment évaluer ses
performances.

On rejoint ici les limites de l'histoire. Faisons le compte des paramètres


qui décident des performances de notre guerrier : il doit jouer dans une
arène unique, ne rencontrer que ses semblables, représenter, comme par
transfiguration, un État homogène et exclusif. La coopération ne peut être
qu'un instrument qui installe son leadership dans un camp, de manière à
mieux se mesurer à celui d'en face. Le jeu était pur, clairement à somme
nulle : le puissant gagnait en montrant son aptitude à écraser l'adversaire.
Une telle configuration est bien connue : Hobbes la contemplait, puisque
le Léviathan était contemporain de la paix de Westphalie ; Clausewitz
l'observait puisqu'il composait De la Guerre aux lendemains du congrès
de Vienne ; Weber l'examinait puisqu'il était le témoin du système
bismarckien et de sa lente descente aux enfers de la Première Guerre
mondiale ; Carl Schmitt s'en réclamait, puisqu'il était d'abord le
théoricien des deux grands conflits du XXe siècle. Les hasards d'une
bipolarisation impromptue contribuèrent à maintenir, à figer et même à
geler une construction qui pourtant s'effilochait : le réveil de 1989 était là
pour suggérer que non seulement les vieux principes étaient datés, mais
que l'illusion de leur immortalité expliquait bien des échecs qui, au fil de
la guerre froide, restaient totalement mystérieux…

On comprit alors que la vieille puissance était défiée de partout. Les


peuples la disputaient aux États, les arènes secondaires se distinguaient
de l'arène principale, adoptaient d'autres règles qui échappaient aux
guerriers traditionnels, le fort devenait soudain dépendant pour partie du
faible, et surtout l'acteur devenait complexe, divers, profondément inégal,
décomposé jusqu'à l'individualité. Au jeu d'autrefois, bien ordonné,
scrupuleusement limité au petit nombre, succède celui d'un
fourmillement anarchique qui ne sied nullement au gladiateur
traditionnel. Une telle complexité ne vaut évidemment pas abolition : non
seulement la puissance est comme telle un paramètre ineffaçable de tout
jeu social, grand ou petit, mais sa forme classique reste en partie
opérante, en partie aussi cultivée et flattée par des acteurs qui nourrissent
l'illusion qu'elle ne saurait jamais se périmer.

Ce calcul est logiquement très présent chez ceux qui épousent le mieux
les contours de l'ancienne puissance : plus on est gradé dans cette
excellence, plus on se persuade aisément de l'utilité de persister dans son
être. Aussi les États les plus classiquement puissants restent-ils
naturellement les plus conservateurs. Cet acharnement à maintenir les
schémas anciens risque de conduire à l'échec et à la déconvenue. Mais il
y a plus : la politique de puissance se fonde sur un pari comparatif. Elle
suppose que le contestataire d'aujourd'hui ressemble à l'ennemi d'hier ;
que l'État actuel, en Afrique ou en Asie, corresponde à celui qui ornait le
système européen de jadis ; que les formes nouvelles de violence soient
réductibles aux formes connues autrefois ; que le conflit moderne
s'inscrive dans le prolongement de la guerre des générations passées. En
bref, que Saddam Hussein ou que Ben Laden puissent être transfigurés en
gladiateurs soviétiques pour être réellement vaincus. Le véritable enjeu
tient ainsi à une reconstitution scabreuse, ramenant la puissance
holistique et coercitive au centre d'un monde fait d'individualisation, de
fragmentation, d'échanges et d'utilités qui échappent à la puissance
militaire classique. Il s'agit de réhabiliter la puissance d'hier pour mieux
occulter l'impuissance d'aujourd'hui. Rien moins que cela.
DEUXIÈME PARTIE

IMPUISSANCE D'AUJOURD'HUI
Chancelleries et rédactions bruissent encore du terme de puissance et
de tous les vocables qui lui sont associés. La crise du Kosovo, celle de
l'Irak, l'oligarchie affichée dans le cadre du G8 ou dans celui du Conseil
de sécurité, l'ingérence restaurée : tout concourt à redorer le blason du
vieux concept. Au-delà d'une culture déjà ancienne, qui force les
habitudes, le climat de ce début de siècle semble toujours propice à la
puissance : aux États-Unis, le discours et la pratique des
néoconservateurs marquent un retour vers des idées simples ; réelle et
structurante, la puissance serait faite pour être utilisée, pour gagner de
nouveaux avantages, pour contrer les menaces ; constituée d'abord de
force et de coercition, elle ne saurait s'avilir dans un soft power, décevant
avatar d'un principe dénaturé. Accueilli avec un inégal scepticisme au
sein de la vieille Europe, ce mouvement consacre aux États-Unis le
triomphe d'un courant jacksonien, selon les termes de Walter Russel
Mead : à l'ancien président américain, le général Jackson, il emprunte ce
mélange de bellicisme et de goût du risque, de populisme et d'inclinaison
pour la force, combinant le mythe du shérif et celui du pionnier.
L'humiliation du 11 septembre 2001 y est pour beaucoup, tout comme les
désillusions laissées par l'hégémonie douce ou la banale tentation de se
servir d'une puissance affichée et dont l'acquisition a somme toute coûté
très cher. Peut-être les gouvernements des États-Unis ont-ils toujours
hésité entre des contraires, l'isolationnisme et l'interventionnisme,
l'idéalisme et la force, le multilatéralisme et le respect des intérêts
nationaux : le retour vers la puissance simple apparaît comme une
réaction à l'extrême complexité du monde, comme si la meilleure
manière de contrer les effets du système consistait à se réfugier dans
l'asymétrie de la coercition.

La contradiction est pourtant suffisamment forte pour donner à ce


retour une allure de fuite en avant. D'instable et imprécise jadis et surtout
naguère, la puissance est aujourd'hui profondément déstabilisée. Trois
grands changements, intervenus depuis 1989, l'engagent dans une
nouvelle histoire : contre toute attente, et malgré les apparences,
l'unipolarité use la puissance et fait très vite mauvais ménage avec elle ;
celle-ci vient s'abîmer sur des formes nouvelles de violence qu'elle
maîtrise mal ; elle s'épuise dans un combat inégal qui l'oppose non plus à
son double, mais aux effets périlleux d'une nuisance inventée.
CHAPITRE IV

L'impossible puissance unipolaire

L'arithmétique peut parfois égarer. Personne ne songerait à contester


que deux moins un font un. La règle s'applique cependant très mal aux
relations internationales : l'effondrement de l'URSS n'a pas transformé,
comme on l'a longtemps cru, le système bipolaire en un système
unipolaire simple, dominé par la puissance américaine. La culture issue
de la guerre froide donne à la polarité un goût d'évidence. On oublie trop
vite que celle-ci ne s'applique pour autant qu'à un court moment des
relations internationales. Plusieurs composantes viennent la distinguer :
un système est polarisé dès lors qu'un État agit comme pôle d'attraction,
c'est-à-dire est investi non seulement de puissance, mais d'une véritable
force captivante, reproduisant la vertu magnétique des pôles physiques.
On comprendra que, dans ce contexte, les relations d'hostilité, les
menaces et les insécurités qui en dérivent, et donc les alliances qui y
répondent, s'inscrivent comme des propriétés fondamentales de toute
polarisation.

Aussi la bipolarité est-elle profondément inspirée par le modèle de


l'ennemi stable, pérenne, ouvrant à une confrontation opposant entre eux
des systèmes de valeurs. On trouve, dans un tel ensemble, les raisons
intimes qui fondent la connivence entre l'idée de pôle et celle de
puissance, qui expliquent pourquoi la seconde profite de la première et
trouve dans la bipolarité les conditions optimales de sa réalisation. Dans
un tel ordre, la puissance qui domine de part et d'autre agit
inévitablement comme leader et comme protecteur : cette double fonction
constitue une aubaine rare pour celui qui en est doté. Non seulement
l'hegemon fait figure de gladiateur principal, mais il est perçu par ceux de
son camp comme un prestataire de sécurité auquel on doit, à ce titre,
allégeance. Conjoncturellement, Hobbes a raison deux fois : dans sa
science de l'État que la bipolarité vient conforter, et dans l'analyse qu'il
nous propose de chacun des camps qui s'affrontent où le leadership du
plus fort se construit sur son aptitude à garantir la sécurité de ses alliés.
L'URSS et les États-Unis étaient ainsi doublement Léviathan, jusqu'à
l'hiver 1989 : en reproduisant le pacte social chez eux, auprès de leur
propre sujet, et en le construisant également au sein de leur sphère
d'alliances. On comprend, dans ces conditions, que la puissance se portait
bien, qu'elle s'épanouissait à travers la figure classique du guerrier,
qu'elle créait même une discrète complicité entre les deux grands qui y
trouvaient matière à ressemblance et probablement prétexte à transaction.

On comprend aussi qu'un système aussi bien réglé soit somme toute
assez rare. Aucun des ordres qui se succédèrent au cours du XIXe siècle
ne révèle de semblables propriétés : la Sainte-Alliance introduisit un
système de concert sans qu'aucune de ses unités constituantes, pas même
l'Empire autrichien, ne pût en tirer une position hégémonique ; le système
bismarckien ne put lui-même survivre qu'en tissant, de façon plus ou
moins secrète, des alliances bilatérales, assez peu stables à l'instar de
celles qui s'imposèrent de plus en plus difficilement entre l'Empire
allemand et celui du tsar. Quant à l'entre-deux-guerres, il fut largement
dominé par un jeu de cavalier seul qui rendait impossible toute forme de
polarisation, pas même celle qui aurait pu faire front face aux menaces
totalitaires. Incontrôlable jusqu'à l'absurde, ce système ultra-souverainiste
déboucha sur le pacte germano-soviétique et limitait la puissance au seul
cadre de son expression nationale.

Tout bascula donc à partir de 1947 : l'OTAN et le pacte de Varsovie


reproduisirent comme une géo-physique des pôles, dans laquelle le
rideau de fer faisait office d'équateur et chaque hémisphère entretenait
des mouvements de convergence menant chaque allié à conforter, de gré
ou de force, la puissance du chef de file qui gagnait ainsi ses galons de
supergrand. Les velléités d'autonomie des alliés récalcitrants se calmaient
à mesure qu'on entrait dans des cycles de crise : plus celles-ci se
développaient au cœur du système, plus elles confirmaient la puissance
du leader, comme le révèlent les crises de Berlin ou de Cuba, mais aussi
celles de Budapest ou de Prague. À chaque fois, c'est bel et bien la
référence à l'autre, l'ennemi, le camp qui fait face, qui produit de la sur-
puissance, qui la cristallise en un centre, et lui donne cette identité
martiale supplantant nettement toutes ses autres formes d'expression.

Lorsqu'à Malte, en décembre 1989, Mikhaïl Gorbatchev vint avouer à


George H. Bush que l'URSS n'avait rien à gagner de la confrontation
bipolaire, le monde changea brutalement de nature. Apparemment, la
paix en sortait grande gagnante : peut-être avait-on trop vite oublié que
toutes les règles du jeu international y trouvaient une fin brutale et non
prévue. En perdant leur ennemi, les États-Unis devaient faire face à un
lent processus de décomposition qui touchait l'essentiel de leurs atouts :
un système d'alliances politico-militaires dont ils étaient le centre actif,
dirigeant, et d'autant moins contesté que nul ne pouvait prétendre occuper
leur place ; un ensemble de valeurs, d'autant plus légitimes et flatteuses
qu'elles opposaient un monde libre à celui de l'oppression, du
totalitarisme et du post-totalitarisme ; une claire hiérarchie de ressources
qui, face à la menace soviétique, donnait à la suprématie militaire
américaine un statut distingué, salué au grand soulagement de tous par
des alliés qui y voyaient la condition de leur survie. Même si le système
ne fut jamais impeccable, il était en tout cas porteur de sens et installait la
culture de la puissance au centre de la vie internationale.

Précisément parce qu'il avait un fondement culturel, le moment


bipolaire se révéla particulièrement résistant dans les consciences. Parce
que l'essentiel de ses dispositions était conforté par des traits
fondamentaux de la culture américaine, il n'eut à subir, auprès du public
américain et de ses élites, que de timides inflexions. L'incontestable
victoire de l'Ouest sur l'Est était mise au crédit de la supériorité morale
des États-Unis qui trouvait donc naturellement son prolongement dans
l'unipolarité. Celle-ci présentait en outre l'avantage de concilier
durablement le messianisme inauguré par les pèlerins du Mayflower avec
les vertus d'un exceptionnalisme dont se parent volontiers leurs héritiers.
L'unipolarité ne choque pas, de l'autre côté de l'Atlantique, non pas tant à
cause de sa saveur impériale, mais parce qu'elle installe la puissance de la
« First New Nation » dans sa posture de leader bienveillant (benign
hegemon), dont le rôle exceptionnel la place naturellement au-dessus de
la mêlée internationale et de ses règles positivistes. Il est, à ce titre,
normal et correct que les États-Unis dirigent des coalitions partant
éventuellement en guerre derrière la bannière étoilée. À ce compte,
semble-t-il, les ennemis ne manqueront jamais : l'URSS faisant défection,
les candidats au rôle de méchant restèrent nombreux ; on pensa d'abord à
la Chine, puis, l'actualité faisant loi, la Corée du Nord, l'Iran, l'Irak, la
Libye semblèrent se bousculer dans l'arène, sans oublier Cuba, et,
bientôt, l'hydre tentaculaire du terrorisme… On n'a pas su voir cependant
que les hostilités de substitution bouleversaient totalement l'équation,
laissant orpheline la vieille conception de la puissance que nul n'a songé
alors à corriger.

Personne en réalité n'a vu le virage. Il est facile d'expliquer cette


inconscience partagée. Après la chute du Mur et le bouleversement de
Malte, le monde est bel et bien entré dans un très court intermède d'une
unipolarité plausible. Celui-ci fut bref et n'a pas réussi à surmonter le
choc yougoslave, mais il fut suffisamment long et surtout assez
spectaculaire pour conforter les esprits dans l'idée simple qu'un monde
aussi complexe que le nôtre pouvait s'accommoder d'un pôle unique. Le
spectacle fut offert par l'invasion irakienne du Koweït et l'opération
« Tempête du désert » qui la suivit. Soudain, le multilatéralisme onusien
se réactivait autour de Washington : l'URSS, encore sous l'emprise de la
« Confession de Malte », et la Chine, tétanisée par le massacre de
Tian'an-men dont elle devait se faire pardonner, décidèrent de faire front
aux côtés des États-Unis. Par la résolution 678, le Conseil de sécurité
autorisait le recours à la force, dans le cadre des dispositions du chapitre
VII de la Charte des Nations unies : cette posture, jusque-là presque
inconnue dans la maison de verre, autorisait les États-Unis à diriger une
impressionnante coalition, qui allait bien au-delà de leurs alliés officiels,
et qui avait pour mission de rétablir le droit, la paix, la souveraineté et la
justice. Le temps de monter cette armada suffit à reléguer le secrétaire
général des Nations unies, Javier Pérez de Cuéllar, dans un rôle annexe :
la bannière des États-Unis se substituait à celle des Nations unies ; on
croyait découvrir les vertus bienveillantes d'une puissance efficace et
dominante. George Bush, l'aîné, s'installait ainsi dans le rôle nouveau du
plébain d'un concert mondial unifié.

On croyait trouver réunies toutes les caractéristiques de l'unipolarité :


une puissance qui dépassait toutes les autres, capable d'organiser l'ordre
mondial mais surtout d'attirer à elle les soutiens et les engagements dont
elle avait besoin. La conjoncture koweïtienne semblait réaliser
l'impensable : une vraie convergence s'opérait, depuis les quatre points
cardinaux de l'espace mondial, légitimant l'hégémonie à laquelle
prétendait Washington, sans avoir cette fois à la partager. Dans cette
ambiance faite d'une double conjoncture, alliant la décomposition du
camp soviétique et la réprobation quasi unanime qu'inspirait le faux pas
du baath irakien, la puissance américaine cumulait les victoires : la table
ronde que l'opposition polonaise imposait aux maîtres de Varsovie, la
réhabilitation d'Imre Nagy à Budapest, la chute du mur de Berlin, la
révolution de velours à Prague suivie de l'élection de Vaclav Havel,
l'écrasement de l'armée de Saddam Hussein aux confins de l'Irak et du
Koweït. On oubliait peut-être un peu trop vite que cette étrange situation
mêlait la fin d'un monde schmittien et les balbutiements d'un jeu nouveau
que le gladiateur pouvait encore se donner l'illusion de remporter. Au
seuil de la dernière décennie du siècle, la puissance américaine touchait
les dividendes de sa victoire sur son rival sans pouvoir encore identifier
clairement la nature des liens qu'elle pourrait tisser avec de nouveaux
acteurs qui la priveront du confort de l'inimitié. En même temps, la partie
qui se jouait dans le Golfe offrait aux États-Unis une occasion inespérée
de s'affirmer comme les défenseurs d'un principe de souveraineté auquel
les États du Sud sont précisément si attachés.

Là aussi, pourtant, la victoire était dangereuse. En contribuant à


inventer une conception nouvelle de l'intervention, elle en laissait deviner
l'énorme ambiguïté. Ou la doctrine restait fidèle à une vision
souverainiste et classique des relations internationales, et la coalition
devait alors s'arrêter aux frontières de l'Irak, dès lors que le Koweït était
libéré ; ou elle innovait de manière audacieuse, et il s'agissait alors, dans
un monde résolument post-souverainiste, de châtier le prince déviant, de
renverser un régime oppresseur, de construire un nouveau contrat social,
en menant alors « les soldats du droit » jusqu'à Bagdad. Le débat fit rage
à Washington : il est significatif que les tenants de la seconde option
firent corps autour de Dick Chenney, alors secrétaire à la Défense,
annonçant ainsi le futur courant néoconservateur. En choisissant la
première formule, George H. Bush campait encore dans l'ancienne
configuration, souverainiste et schmittienne. Implicitement au moins, il
marquait les limites de l'unipolarité en construction : l'« hegemon
bienveillant » ne prétendait pas bousculer les régimes politiques ennemis
une fois défaits, ni instaurer une quelconque continuité entre la guerre
interétatique et la recomposition des systèmes politiques vaincus. Les
Chiites du sud de l'Irak en payèrent le prix fort ; seule la complexité de la
question kurde laissait apparaître quelques hésitations qui ne tardèrent
pas à rebondir.

Ce régime international nouveau peut être qualifié d'unipolarité


prudente. Ses fruits ne sont pas négligeables : les États-Unis purent, dans
ce contexte, imposer la tenue de la conférence de Madrid qui, pour la
première fois, réunissait autour d'une même table tous les protagonistes
du conflit du Proche-Orient. Ils purent institutionnaliser la nouvelle
asymétrie des rapports est-ouest par le biais du « Partenariat pour la
paix » et également à travers les transformations de la CSCE en OSCE.
Enfin, ils évitèrent la dissolution de l'OTAN et favorisèrent son ouverture
à de nouveaux membres issus de l'ancien camp ennemi. Septembre 1993
mettait la nouvelle abstraction en image : sur la pelouse de la Maison
Blanche, le président des États-Unis se dressait seul, entre Yasser Arafat
et Isaac Rabin, pour sceller l'accord de paix signé à Oslo.
Pourtant, le moment unipolaire touchait déjà à sa fin. Il disparut le
temps de solder le démantèlement de l'ancien ennemi et de voir les
nouveaux conflits internationaux s'émanciper des tutelles de l'ancien
monde. La crise yougoslave, tout comme l'impasse irakienne, révéla très
vite au Kremlin les coûts excessivement élevés d'un alignement passif sur
Washington. Paradoxalement, l'effondrement du système soviétique, une
fois consommé, conduisit à une sorte de retour en arrière : un régime
affaibli ne peut pas se permettre le luxe d'affadir à l'excès sa politique
étrangère. Eltsine comprit vite que sa légitimité tenait en grande partie à
sa capacité de démontrer que la Russie n'était pas devenue un nain
politico-militaire. Pour sauver sa couronne, il lui fallait restaurer la
dignité de son rôle de gladiateur. Ce retour partiel aux rivalités d'antan
était particulièrement impératif lorsque la victime était slave et
orthodoxe, appartenant traditionnellement à son propre espace
d'influence. Les injonctions formulées par l'OTAN à la Serbie, en février
1994, et le recours à des frappes aériennes dans l'espace bosniaque
recomposaient ainsi une partie de l'ancien jeu bipolaire qui alla crescendo
jusqu'à la crise du Kosovo et le fameux épisode de la prise de l'aéroport
de Pristina par les troupes aéroportées russes. La guerre froide n'était
certes pas restaurée, tant s'en faut : mais l'unipolarité touchait ses limites
à mesure que les logiques d'attraction vers la superpuissance américaine
étaient ainsi désactivées, au moins dans la partie la plus orientale de
l'Europe. Le blocage du Conseil de sécurité durant l'hiver 1998-1999 en
est d'ailleurs la meilleure preuve : incapable d'aller au-delà de la
résolution 1199 (septembre 1998), menaçant la Serbie de « mesures
additionnelles » si la paix n'était pas rétablie au Kosovo, le Conseil
retournait à l'impuissance, à la division jusqu'à pousser l'OTAN à se
substituer à l'ONU. L'unilatéralisme prenait peu à peu le pas sur
l'unipolarité…

D'un certain point de vue, le dossier irakien conduisait aux mêmes


résultats. En rebondissant en zone kurde, le conflit passait à une autre
dimension : il amena peu à peu la coalition gagnante à s'imposer dans le
jeu intérieur irakien. Le tournant fut pris très tôt, dès le 2 avril 1991,
lorsque la résolution 687 du Conseil de sécurité fit valoir un « devoir
d'ingérence humanitaire » pour prêter assistance aux populations du nord
de l'Irak bousculées par le sanglant retour des armées baathistes à
Kirkouk. Les données du conflit s'en trouvaient modifiées et, de zones
d'exclusion aérienne élargies en implications sur le terrain, les forces
occidentales apparaissaient de moins en moins comme les protectrices
d'une souveraineté bafouée par Saddam Hussein. La distance prise par les
régimes arabes naguère membres de la coalition et la mise sous
surveillance occidentale d'un de ses anciens alliés déterminèrent Moscou
à reprendre son autonomie et à jouer sa propre carte. Elles conduisirent
aussi la France socialiste et celle de la seconde cohabitation à se
distinguer de Washington : on trouve, dans cet épisode, les germes du
divorce consacré dix ans plus tard. Ici aussi, l'unipolarité se transformait
progressivement en unilatéralisme.

Cette mutation qui s'opère parallèlement sur deux des terrains les plus
sensibles de la post-bipolarité révèle l'ambiguïté des formes nouvelles de
conflictualité : orphelines des tutelles bien ordonnées de l'époque de la
guerre froide et de la coexistence pacifique, elles gagnent en autonomie
et laissent libre cours à des dynamiques endogènes difficiles à maîtriser ;
promptes à susciter des réactions de puissance, elles érodent l'unipolarité
et suscitent des formes inédites de rivalité. Aussi un jeu hybride vint-il se
constituer alors qu'on se rapprochait de la fin du XXe siècle. À une
concurrence interétatique restaurée faisait écho un jeu diplomatique plus
traditionnel dont la seule réalité marquait les limites de l'hypothèse
unipolaire. À l'inaptitude de la Russie à rétablir le système dyadique
d'antan répondait la paralysie des gladiateurs qui ne trouvaient plus dans
leur opposition les moyens de gérer leurs conflits et d'en assurer le
règlement. Ni franchement unipolaire ni réellement multipolaire, l'ordre
mondial était ainsi privé de toute grammaire, comme le suggéraient
plusieurs signes avant-coureurs au demeurant inquiétants. Ainsi Madrid
et Oslo n'eurent aucun lendemain et les paramètres du conflit proche-
oriental paraissaient de plus en plus hors de tout contrôle de puissance.
Au lieu de disparaître, les anciens conflits périphériques de la guerre
froide gagnaient en autonomie et peut-être en gravité : Inde-Pakistan,
Corée du Nord-Corée du Sud. Quant aux guerres civiles, les exemples
somalien, libérien et rwandais révélaient, entre 1992 et 1995, le peu de
prise qu'elles offraient aux initiatives de puissance…

Le jeu de puissance s'en trouvait profondément entravé. En se berçant


de l'illusion unipolaire, le gladiateur risquait de présumer de ses forces,
de surestimer son capital de soutien et de minimiser la part d'autonomie
des conflits auxquels il devait faire face. Il tendait par là même à aiguiser
les contestations qui lui étaient opposées, à aggraver son isolement et à
perdre ainsi toute vertu attractive. En retournant vers les formes
traditionnelles de diplomatie, à l'instar de ce que suggérait Henry
Kissinger ou James Baker, il risquait d'assister impuissant à l'aggravation
de conflits qui ne répondaient plus à l'ancien ordonnancement bipolaire et
de subir, sans rien n'y pouvoir, la transformation d'une guerre somme
toute classique en une conflictualité qui perdait son identité
clausewitzienne. C'est bien ainsi qu'évoluèrent en particulier les
questions irakienne et proche-orientale.

L'échec de l'unipolarité est au demeurant fort complexe. Il serait


imprudent de le ramener à l'effet d'un seul facteur et d'occulter ainsi le
jeu de rebond qui vient l'aggraver. L'argument le plus fort et le plus
convaincant relève de la simple logique : il est à ce titre universel et
indéfectible. La polarité suppose d'abord une force d'attraction : elle se
construit sur un désir et une recherche de protection, une volonté plus ou
moins calculée de faire bloc autour d'un plus fort et d'accepter, de gré ou
non, un abandon partiel d'autonomie, voire de souveraineté. Elle a un
coût ; elle n'est donc acceptée que contre l'espoir d'un gain ou la crainte
d'une sanction. La disparition d'un des deux pôles vient tout changer : la
menace n'est plus ressentie comme venant du camp opposé ; elle ne sert
plus de prétexte ou d'excuse pour réclamer la docilité et le suivisme
auprès des alliés les plus faibles. Bien au contraire, l'insécurité présumée
vient épisodiquement du pôle qui demeure, désormais accusé de mettre
en péril la souveraineté, l'autonomie ou l'intérêt national des uns et des
autres. À cette crainte diffuse s'ajoute le soupçon de voir le plus fort tirer
abusivement parti de sa position dominante. À l'un et l'autre de ces
sentiments se mêle la propension à contester : perdant de son utilité
collective, le pouvoir unit contre lui et suscite un discours et des
pratiques qui visent d'abord à le remettre en cause, le délégitimer, le
contourner, en fait l'affaiblir.

L'unipolarité active ainsi des logiques centrifuges, là où la bipolarité


mettait en œuvre des forces centripètes. Elle anime la contestation, là où
la configuration antérieure favorisait l'alliance et parfois même
l'allégeance. Celle-ci certes ne disparaît pas totalement de l'arène
internationale, mais intègre d'autres calculs : au lieu de satisfaire un désir
de protection, elle mise sur l'espoir de partager les gains ou les
dépouilles, à l'instar des jeux affichés par la Grande-Bretagne, l'Espagne,
l'Italie ou la plupart des États d'Europe orientale au cours de la crise
irakienne de 2003. L'alliance fait alors place à la coalition : celle-ci est
plus fragile, plus incertaine et surtout infiniment moins sélective,
doublement bornée par l'intérêt tactique des participants de ne pas trop
devoir partager et par la volonté des autres de tirer avantage de leur
position d'autonomie, voire de contestation. La pertinence de ces logiques
centrifuges donne ainsi à l'unipolarité une figure d'aporie, même de
contradiction. L'ordre qu'elle évoque n'existe pas, ou, plus exactement, se
défait à mesure qu'il se construit. Privé de toute réalité objective, il n'a
cours que comme représentation du réel, par laquelle la superpuissance se
berce de l'illusion d'une forme de prédominance absolue qu'elle se prête à
tort. La puissance ne disparaît pas et peut même continuer à accumuler
des ressources ; elle garde, intacte ou renforcée, sa force de frappe, mais
elle s'exerce dans un contexte infiniment plus coûteux et plus périlleux
que celui qui faisait l'ordinaire de la bipolarité. Cette élévation des coûts
et des risques ne peut être véritablement compensée par un renforcement
des moyens : au contraire, plus le gladiateur solitaire affiche sa force et
plus il suscite des comportements complexes de crainte, de frustration ou
de méfiance. Aussi le cercle devient-il vicieux, à l'instar d'un anti-
américanisme qui enfle à mesure que la puissance américaine affiche sa
distinction.
À l'illusion de l'unipolarité fait face la réalité des croyances et des
convictions qu'elle alimente. Cette forte contradiction est au centre de
toutes les incertitudes qui pavent aujourd'hui l'arène internationale. La
formidable accumulation des ressources de pouvoir par la superpuissance
de ce début du siècle est assez évidente pour inspirer toutes les mises,
auprès des joueurs américains comme auprès de bien d'autres, venant des
horizons les plus divers. La faiblesse affichée par ceux qui la défient,
mêlée à la difficulté d'interpréter les logiques centrifuges, hâtivement
mises sur le compte d'un monde « chaotique », en « pleine transition » ou
livré aux « forces du mal », conduit à toutes les présomptions et donc aux
usages malencontreux de la puissance. Alors que la configuration post-
bipolaire appelle, comme nous le verrons, la prudence du
multilatéralisme, elle incite, outre-Atlantique, à valoriser l'unilatéralisme
et à lui faire excessivement confiance. Rarement écart a été si grand entre
le crédit accordé à la puissance et l'incertitude des gains qu'on peut en
escompter.

L'impossible unipolarité est très logiquement associée à la disparition


de l'ennemi. D'une part, celui-ci alimente l'hypothèse de la menace ;
mais, d'autre part, il favorise les comportements communautaires, les
alliances fusionnelles et l'exaltation des valeurs communément partagées.
Une représentation unipolaire du monde conduit, au contraire, à
abandonner l'idée de valeurs clivées et de batailles idéologiques. À cette
opposition frontale de deux visions du monde succède une curieuse
dialectique de l'universel et du particulier, mêlant ainsi l'habilitation
internationale des droits de l'homme et le retour en force des cultures sur
l'arène internationale. Cette nouvelle distribution risque d'incriminer
l'universel, soupçonné d'être l'instrument du plus fort, lui-même tenté
d'en revendiquer la paternité ; elle risque en outre d'aggraver la
fragmentation du monde dont chaque parcelle tend à s'enfermer dans une
sorte de crispation identitaire. La sortie de la guerre froide et de la
coexistence pacifique a ainsi fait le jeu de l'islamisme ou de l'asianisme
au lieu de conforter l'adhésion à un jeu de communes valeurs.
La vision unipolaire dramatise enfin le décalage de puissance : le
super-gladiateur fait clairement face à des rivaux qui ont perdu tout
espoir de le vaincre et qui n'ont, à ce titre, la possibilité de le défier qu'en
le contestant, en créant un désordre capable de l'affaiblir ou en déployant
à son encontre des stratégies de nuisance. En bref, la seule latitude offerte
par un déséquilibre de puissance trop marqué tient à des « stratégies du
pauvre » aptes à flétrir, limiter ou défaire l'unipolarité. En reléguant le
faible dans l'appellation de voyou (rogue state), le super-gladiateur le
conforte dans son statut et sa stratégie de déviance, l'encourage à
transgresser les règles, l'écarte du code de l'ennemi et l'incite à trouver
hors du système des espoirs de gain aussi incertains que dangereux. Kim
Jong Il a su en jouer et obtenir sans cesse plus de concessions du géant
américain, en quittant sans perte le TNP et en sachant négocier à un prix
avantageux les conditions d'une coexistence minimale. Saddam Hussein
lui-même en fit le principe de son action durant les douze années qui
suivirent sa défaite au Koweït. Que dire du jeu diplomatique de la
République islamique d'Iran, de la Libye de Kadhafi et, à un moindre
degré, du Cuba de Fidel Castro ou même du Venezuela d'Hugo Chavez ?

Cette entropie qui frappe l'idée même d'unipolarité dépasse la simple


réflexion théorique : au-delà de ce que révèle ainsi la théorie des jeux,
elle est confortée par une série de réalités empiriques que l'acteur
rencontre quotidiennement sur la scène internationale. La première est de
nature géopolitique : l'effondrement de l'ordre bipolaire a enlevé à
l'Europe la position centrale qu'elle occupait depuis l'origine des temps
internationaux, en tout cas depuis la paix de Westphalie. La guerre froide
avait porté cette propriété jusqu'à son paroxysme, puisque le rideau de fer
s'abattait au milieu du Vieux Continent et que le contrôle de celui-ci était
l'enjeu dominant de tous les rapports de force. La disparition de l'Union
soviétique, la réunification allemande et la fin des derniers soubresauts
balkaniques créèrent une situation inédite : pour la première fois,
l'Europe devenait un espace sans enjeux de nature militaire. La guerre et
la paix déplaçaient leur dialectique vers le Moyen-Orient, l'Asie
occidentale ou méridionale, et l'Afrique. De facteur d'unité, la relation
euro-atlantique devenait ainsi source de division. En premier lieu parce
que le parapluie américain perdait, aux yeux de nombreux acteurs, sa
pertinence d'antan. Seules les anciennes « démocraties populaires » y
trouvaient encore les raisons d'apaiser les quelques angoisses liées à leurs
réminiscences. En deuxième lieu parce que l'Europe s'affichait désormais
comme un rival et non plus un protégé : sur la scène diplomatique, où
elle se distingue des États-Unis, notamment à propos du Moyen-Orient ;
sur la scène commerciale, où elle tend à les surclasser. En troisième lieu
parce que le géant américain devenait désormais un facteur de division
entre États européens : misant sur une Europe forte, capable de prendre
sa part du fardeau, il préfère pourtant une Europe affaiblie ou divisée à un
Vieux Continent défiant le Nouveau Monde ou cédant à
l'antiaméricanisme. L'Union européenne est d'autant plus admise outre-
Atlantique qu'elle reste étroitement « otanisée » ; une défense effective
dans le cadre de la PESC doit, aux yeux des États-Unis, accepter la
tutelle discrète de l'Alliance atlantique. Cette architecture était présente
en filigrane tout au long de la crise irakienne de 2003, éclairant en partie
les prises de position contrastées des États européens : elle explique en
tout cas que la dynamique issue de la construction européenne s'impose
de plus en plus comme un facteur d'endiguement de l'unipolarité, voire
comme un réducteur d'une puissance jugée contrariante pour les uns et
confortante pour les autres.

Il est remarquable en effet que toutes les puissances aiguisent ici les
mêmes soupçons. Puissance américaine vue comme dérangeante par les
tenants d'un noyau dur européen, puissance franco-allemande perçue
comme inquiétante par ceux qui s'en tiennent pour exclus ou pour
menacés : Espagne, Italie, petits États européens craignant la sujétion,
nouveaux membres venus de l'Est redoutant de nouvelles formes de
dépendance. Puissance contre puissance, qui conduit les uns à se
distinguer des États-Unis et les autres à préférer la tutelle américaine à la
suprématie de Berlin ou de Paris. Cette curieuse dialectique vient éroder
tout autant l'hypothèse de l'unipolarité que celle d'une multipolarité
ordonnée ; elle donne la priorité à la critique de la puissance sur la
puissance ; elle préfère neutraliser le gladiateur avant de se liguer sous
son bouclier. Elle déjoue la puissance avant de faire son jeu.
Ce qui est vrai de l'Europe l'est tout autant des autres formes de
construction régionale. Le succès de la formule ébranle l'unipolarité tout
en donnant à la puissance une toute nouvelle configuration. Inconnue
avant les années cinquante, réservée à la seule Europe jusque dans les
années soixante-dix, l'intégration régionale fait aujourd'hui souche un peu
partout : MERCOSUR en Amérique latine, NAFTA-ALENA en
Amérique du Nord, ASEAN et ASEAN +3 (Chine, Japon et Corée du
Sud) en Asie orientale, SADC, CEDEAO ou CEEAC en Afrique donnent
au système international une allure interrégionaliste qui corrige d'autant
l'impression d'unipolarité. Les performances de ces différentes
institutions sont certes inégales, à l'image de leur degré d'intégration
effective. On notera pourtant que même les plus faibles d'entre elles se
révèlent souvent meilleurs prestataires de sécurité que les grandes
puissances : la CEDEAO a pu réussir au Liberia, là même où la
puissance américaine échoua après la tentative de débarquement de
marines en août 1990. En même temps, chacune de ces organisations
suscite et conforte des puissances moyennes, accédant au statut de
puissance régionale : Brésil et Argentine à travers le MERCOSUR,
Afrique du Sud au sein de la SADC, Nigeria au sein de la CEDEAO,
alors que la Chine et le Japon se disputent la tutelle de l'ASEAN. Ici
aussi, l'histoire européenne se répète : l'ombre de la superpuissance
contribue à fabriquer des puissances moyennes qui équilibrent sa
prétention unipolaire tout en aiguisant aussi des craintes de domination
régionale et en suscitant des stratégies de protection.

L'unipolarité est enfin contrariée par la déliquescence du jeu de


clientèle. Même s'il n'a jamais atteint la perfection, celui-ci connut, avec
la bipolarité, ses moments de force et d'accomplissement. Dans un ordre
international de moins en moins clivé, la dépendance devient en revanche
coûteuse pour celui qui la subit et paraît moins précieuse pour le patron.
Dans un contexte qui dépréciait la menace castriste, la tutelle américaine
parut très vite encombrante et blessante un peu partout en Amérique
latine : la rhétorique d'un Lula da Silva au Brésil, d'un Chavez au
Venezuela, ou, plus modérément, d'un Fox au Mexique ou d'un Lagos au
Chili ne trompe pas. Traditionnellement très proche des États-Unis,
l'Argentine a nettement modifié son attitude à l'égard de l'ancien patron,
dès l'investiture de Nestor Kirchner, au printemps 2003. Ce fut pour Fidel
Castro l'occasion de s'adresser à la foule argentine, tandis que le nouveau
président affichait sa complicité avec son homologue brésilien, bien
décidé à faire cause commune avec lui, au sein de l'OMC, contre le grand
voisin du Nord.

L'épisode diplomatique qui a précédé l'intervention en Irak a


clairement montré l'importance de ce processus de déclientélisation.
Alors que Washington ne parvenait pas à convaincre le Mexique et le
Chili d'appuyer sa cause aux Nations unies, les soutiens faisaient
explicitement défaut là où on avait coutume de les attendre : au Canada,
en Turquie, et même au Pakistan, quels que fussent les risques encourus.
De même, les pressions américaines exercées sur le Cameroun, l'Angola
ou la Guinée pour bénéficier de leur voix au Conseil de sécurité se sont
révélées vaines. De façon significative, les incitations matérielles et
symboliques perdaient de leur efficacité par rapport à un passé proche.
Plus déterminant encore, l'illusion unipolaire conduit la superpuissance à
relâcher son « investissement patronal », et à marquer moins d'attention à
des clients autrefois courtisés de peur qu'ils ne rejoignent le camp d'en
face. Ainsi la crise irakienne n'a-t-elle favorisé que des incitations
sélectives, souvent limitées aux membres du Conseil de sécurité ou à
quelques pourvoyeurs de contingents, au demeurant peu rémunérés. Si on
la compare à l'épisode de 1990-1991, on ne retrouve plus la même
attention portée aux régimes arabes alliés, à l'instar de l'Égypte ou de
l'Arabie Saoudite, flattées hier, marginalisées aujourd'hui.

Cette dévalorisation de la clientèle n'est pas seulement liée à un excès


de confiance dans les vertus naturellement attractives de l'unipolarité.
Elle tient aussi à un surcoût perçu de part et d'autre : du côté du patron,
qui tient l'investissement pour dérisoire dans un contexte qui n'est plus
compétitif ; du côté du client, qui considère l'engagement comme
onéreux, à un moment où il le conduit à affronter une population de plus
en plus mobilisée dans la contestation de l'hegemon, ainsi que le
révélaient les violentes manifestations cairotes des 20 et 21 mars 2003.
Dans cette ambiance nouvelle de redéfinition des coûts et des gains, on
assiste mécaniquement au retour en force du local, du particularisme,
d'un identitarisme encouragé par la contestation montante, découvrant
ainsi une nouvelle face de la résistance à l'unipolarité.

Ce jeu complexe est surprenant, très éloigné en fait de ce que les


fossoyeurs de la guerre froide avaient annoncé, et suscite des stratégies
nouvelles, au demeurant assez confuses. Il a conduit les États-Unis à se
chercher des ennemis capables de se substituer à l'URSS, notamment de
polariser leur stratégie, de favoriser une réactivation de leurs alliances et
de donner un sens à l'action du gladiateur. La Chine fut
incontestablement sollicitée. La fin du millénaire ressuscita même un
climat de guerre froide entre les deux pays qui ne fut certainement pas le
fruit du hasard. On se souvient du bombardement – accidentel ou non –
de l'ambassade chinoise à Belgrade, en plein conflit du Kosovo. La même
année, le rapport Cox mettait gravement en cause les activités
d'espionnage technologique menées par Pékin sur le sol américain, et
aboutissait à l'inculpation de Wen Ho Lee, physicien chinois convaincu
d'activités douteuses sur le territoire américain. Simultanément,
Washington prit activement fait et cause pour Taïwan, alors que la
tension se renforçait substantiellement dans le détroit de Formose. Arrivé
au pouvoir, George W. Bush s'empressa de parler de « compétition
stratégique » avec la Chine, tandis que les maîtres de Pékin
s'empressèrent de répondre par la publication d'un Livre blanc dénonçant
« la stratégie d'hégémonie américaine », l'érigeant en « axe de combat »
et annonçant une augmentation de 17,7 % de leur budget militaire.
Paroxysme de la crise, un avion-espion américain EP3E, hautement
sophistiqué, fut contraint d'atterrir par la marine chinoise, et retenu sur
l'île d'Hainan, selon des mœurs qui évoquaient ostensiblement un passé
qu'on croyait révolu.
L'incident eut lieu en avril 2001. Quelques mois plus tard, la politique
américaine se trouvait entièrement mobilisée par l'attentat du World
Trade Center et l'année s'achevait sur l'entrée de la Chine dans l'OMC.
On avait, de part et d'autre, de bonnes raisons d'oublier ces tensions et de
se persuader que Pékin ne devait pas tenir le rôle de Moscou dans la
nouvelle configuration internationale. Taïwan fut probablement la seule
véritable victime de l'abandon d'un schéma qui, de toute manière, ne
pouvait pas rétablir la bipolarité dans ses droits anciens : l'opposition qui
se profilait n'avait pas de réelle ligne de front ; elle ne pouvait réactiver
aucune des alliances dont Washington avait besoin, à l'exception peu
convaincante du Japon et de la Corée du Sud ; elle n'épousait pas cette
construction symétrique qui lui donnait naguère toute sa rigueur
schmittienne. La complémentarité économique et la complicité sélective
qui se tissait sur le plan politique constituaient pour l'un et l'autre des
partenaires des perspectives plus rémunératrices et plus sûres. Cette
parenthèse refermée ne consolidait pas pour autant une unipolarité plus
incertaine que jamais au lendemain du 11 septembre. Ni « l'Axe du mal »
ni les réseaux terroristes ne correspondaient suffisamment aux normes de
l'inimitié pour s'imposer comme pôles concurrents capables de s'opposer
aux États-Unis selon leur code et sur l'arène qui leur était familière. Ils
étaient, en même temps, porteurs des formes nouvelles de violence qui
s'imposaient, assez redoutables pour arrêter les illusions d'un ordre
unipolaire stable.

L'incertitude s'exprime clairement au sein même du débat stratégique


qui se développe aux États-Unis. L'hypothèse unipolaire est loin de faire
l'unanimité ; elle est mise en cause par des représentations contradictoires
dont la complexité laisse apparaître bien des doutes sur ce que puissance
veut dire ou permet de tenir. Samuel Huntington parle ainsi « d'uni-
multipolarité » pour reconnaître la supériorité de la superpuissance, tout
en admettant qu'elle doit coexister avec de nombreuses petites puissances
installées loin derrière, mais qui gagnent en autonomie jusqu'à gêner le
grand gladiateur. Art, Haass, tout comme les conservateurs de la
puissance, de Brzezinski jusqu'à la génération Kissinger, insistent sur les
vertus de la prudence, la sagesse du « reluctant sheriff » dont
l'engagement très sélectif trahit son absence de maîtrise totale de l'ordre
international. Quant aux libéraux, impressionnés par la mondialisation et
les concurrences nouvelles qu'elle suscite, ils se plaisent à opposer une
unipolarité politique plus ou moins accomplie à une multi-polarité
économique croissante qui évoquerait davantage l'idée de polyarchie.
Joseph Nye ou David Calleo rendent ainsi l'image d'une puissance qui,
sur le plan international, suivrait la mutation qu'elle connut jadis à
l'intérieur des nations. Sans compter G. Wills, qui récuse durement la
légitimité même du leadership américain, ou D. Wilkinson, qui
s'interroge sur une hégémonie affaiblie par son manque d'influence.
Jusqu'à Charles Doran qui suscite le doute en supputant un décalage entre
la puissance proclamée et le rôle effectivement tenu par celle-ci ou tel
qu'accepté par ses partenaires. Options nombreuses et incertaines entre
lesquelles on ne peut trancher qu'en pariant : de postulat, la puissance
devient ainsi une simple gageure.
CHAPITRE V

La violence sociale contre la violence d'État

Toute la théorie classique des relations internationales, au-delà de sa


diversité et de sa fragmentation, repose sur l'hypothèse de violences
d'État qui se font face. Weber a longtemps été préféré à Durkheim, dès
lors qu'il s'agissait de comprendre les affrontements mondiaux, les
compétitions planétaires, les rapports de force entre nos gladiateurs. Dans
la lignée de Hobbes, seule l'opposition entre États retenait l'attention ;
dans celle de Schmitt, ceux-ci étaient en parfaite symbiose avec leurs
sujets ; dans celle de Weber, la violence physique légitime, c'est-à-dire la
violence d'État, alimentait les confrontations. Il allait alors de soi que seul
un État plus fort pouvait arrêter la puissance de l'agresseur. Tout
dépendait donc de la mise de chaque Léviathan : celle-ci était, en toute
hypothèse, légitime…

On est entré probablement dans un autre monde, où Durkheim tend à


prendre sa revanche. La violence interétatique n'a certes pas disparu : de
Pyongyang à Washington, de l'Inde au Pakistan, de Taipei à Pékin, elle se
manifeste sous les formes les plus variées et les plus spectaculaires. Elle
aboutit même parfois à des conflits directs entre États, dont certains
furent particulièrement meurtriers : la guerre entre l'Irak et l'Iran ne fit
pas loin d'un million de morts ; celle entre l'Irak et le Koweït aboutit à la
disparition provisoire du second ; on crut, à plusieurs reprises, que Delhi
et Islamabad étaient au bord de l'apocalypse thermonucléaire. Pourtant,
cette violence politique, opposant entre eux des États sur une base
clairement territoriale, n'est plus tenue pour le péril dominant. Le jeu de
puissance a pu, pour l'essentiel, se stabiliser dans la dissuasion
réciproque ; sa dégénérescence périodique n'inquiète qu'épisodiquement
les chancelleries parfaitement rodées aux codes de l'affrontement
classique. Si d'ailleurs on excepte la guerre entre l'Iran et l'Irak,
probablement souhaitée et encouragée par certaines puissances grandes
ou moyennes, la « communauté internationale » a amplement démontré
qu'elle disposait des moyens nécessaires au contrôle et à la neutralisation
des conflits interétatiques. Rares sont ceux qui ont dérapé dans un passé
récent : dès qu'ils prennent l'allure d'une opposition frontale entre États,
le jeu diplomatique sait les arrêter, les endiguer et mettre à l'abri
l'essentiel de la sécurité internationale. Ainsi en était-il des phases
guerrières du conflit entre Israël et les autres États arabes voisins, des
belligérances ouvertes entre l'Équateur et la Colombie, le Maroc et
l'Algérie, le Sénégal et la Mauritanie. La première guerre indo-
pakistanaise (octobre 1947-avril 1948) dura un peu plus de six mois, la
seconde (1965) à peine un mois, et la troisième, en 1971, douze jours
seulement…

La violence sociale prend en revanche un aspect beaucoup plus


inquiétant lorsqu'elle envahit la scène internationale. Multiple, variée,
désorganisée, fragmentée, elle ne répond à aucun des mécanismes de
contrôle et de régulation mis au point par les États ou les institutions
internationales. Elle pervertit les guerres classiques en les engageant dans
des violences incontrôlables. Elle suscite des conflits nouveaux aux
allures de guerre civile et de décomposition brutale du contrat social, sur
lesquels aucune recette de pacification ne semble avoir une réelle
efficacité. Elle produit un peu partout des foyers de violence, faits
d'émeutes, d'attaques ponctuelles, d'attentats, et des formes de
criminalisation les plus variées. Contrairement à la violence d'État, la
violence sociale n'est pas institutionnellement ordonnée, elle ne mobilise
pas l'allégeance citoyenne. Tout au contraire, elle traduit l'impuissance
des gouvernements à la maîtriser et se nourrit du manque d'intégration
des individus. Elle marque ainsi l'irruption des sociétés dans la
conflictualité internationale et met par là même en péril la légitimité des
acteurs étatiques. À mesure que se banalise ce type de violence, la
frontière se brouille entre violence légitime et violence illégitime : les
États sont désormais contestés dans leur prétention à régler à eux seuls
l'ordre international ; la tendance est alors marquée de remettre en cause
la distinction fondamentale entre le droit du souverain d'utiliser la force
dans l'arène internationale et l'illégitimité absolue de tout usage privé de
celle-ci.

Cette violence sociale internationale est d'orientation durkheimienne


par le lien intime qui l'unit à la question de l'intégration. La
mondialisation crée aujourd'hui une situation d'interdépendance
croissante qui dépasse le seul cadre des solidarités nationales.
L'intégration que Durkheim observait en son temps dans les sociétés
religieuse, domestique ou politique, s'applique aujourd'hui aux tissus
sociaux les plus vastes. Un défaut d'intégration sociale internationale
suscite, par le biais du sous-développement, l'inégalité des richesses ou
l'insécurité humaine, ainsi que des comportements collectifs réagissant à
l'exclusion. Ceux-ci produisent des formes de violence s'inscrivant
délibérément dans l'arène internationale, qui prétendent agir sur celle-ci,
peser sur son orientation et la façonner. En même temps, tout défaut
d'intégration au niveau microsocial peut prendre très rapidement une
énonciation internationale, soit que la responsabilité en soit imputée à des
acteurs internationaux, soit que les conséquences s'en fassent directement
sentir sur la scène internationale tout entière.

Aussi cette forme nouvelle de violence tend-elle à se banaliser comme


résultat d'un défaut constaté d'intégration, obéissant aux critères autrefois
énoncés par le grand sociologue français : manque de conscience
commune, défaut d'interaction, absence ou faiblesse des buts partagés.
Au premier d'entre eux correspondent les crispations identitaires qui
fournissent l'ordinaire des violences sociales internationales. Au
deuxième font écho la faiblesse des échanges et des solidarités ainsi que
l'inégalité constatée. Au troisième s'apparente le défaut de valeurs et de
projets internationalement partagés. Autant d'éléments de conflictualité
qui ouvrent un marché énorme à tout entrepreneur de violence
internationale qui prétend rivaliser avec les États.
La mondialisation vient ainsi profondément renouveler les formes de
conflictualité. Par l'interdépendance qu'elle engendre, elle disqualifie la
vieille distinction entre l'interne et l'externe et confère à tous les enjeux
sociaux, même les plus limités et les plus localisés, une dimension et une
signification internationales. Chômage ou port du voile, insécurité
urbaine ou pauvreté ; il n'est plus de débat qui ne déborde des frontières,
ne prenne une consistance internationale, servie et contrôlée par des
acteurs extra-étatiques. Par les inégalités qu'elle aggrave et surtout qu'elle
rend visibles, la mondialisation donne aux disparités les plus critiques
une acuité qui échappe aux politiques gouvernementales et qui révèle
leur impuissance : l'insécurité sanitaire ou alimentaire disqualifie les
gouvernements locaux les plus faibles et accuse leur nature factice, voire
leur statut de fantoche. Par les réseaux transnationaux qu'elle banalise et
dont elle favorise la prolifération, la mondialisation marginalise les
vecteurs politiques de communication internationale tout en renforçant la
pertinence des liens religieux, ethniques ou tribaux. Par les diversités
culturelles qu'elle met à jour, elle favorise enfin le transfert des
identifications, d'un rôle de citoyen dévalorisé vers une appartenance
communautaire rehaussée.

Ainsi les tissus sociaux nationaux viennent-ils se rejoindre dans une


même conflictualité internationale. Celle-ci tend à se définir de moins en
moins en termes interétatiques et de plus en plus par référence à une
intégration globale dont les échecs ou les ratés alimentent constamment
les formes nouvelles d'affrontement. Celui-ci en retire un langage plus
social que politique, qui n'est rattrapable que par les princes les plus
populistes. Il sert donc la cause et la montée en puissance d'entrepreneurs
nouveaux, au plus grand bénéfice des acteurs identitaires qui ont de
bonnes raisons d'exceller dans ces tâches nouvelles : porteurs d'une
solidarité de substitution, ils sont crédibles dans leur contestation du
politique, ils offrent des formes alternatives de socialisation, ils
construisent sur le particularisme une dénonciation visible et
convaincante de l'étranger, du dominant, du porteur de toutes les
menaces. À son opposé, le leader populiste est vite limité et entravé par
les contraintes de la fonction gouvernementale, par l'obligation d'avoir
une diplomatie « responsable », par le besoin de favoriser un minimum
d'investissements étrangers. S'ils ne finissent pas dramatiquement, les
populismes du Sud doivent prudemment battre en retraite, révélant la part
incompressible de realpolitik qu'ils se doivent d'assumer : ainsi en fut-il
de Nasser à Kadhafi, de la révolution algérienne à la révolution iranienne.
Ce champ libre laissé aux acteurs extra-étatiques évoque une forme
d'éternel recommencement : par disqualification du Léviathan, on repasse
la barrière de l'état de nature hobbesien, la violence se re-privatise, elle
devient sociale, laissant les gladiateurs en compagnie d'une infinité de
petits producteurs de violence. Celle-ci se cristallise bel et bien sur la
dénonciation des ratés de l'intégration durkheimienne : un monde sans
buts communs, sans interaction, sans conscience collective.

On ne s'étonnera pas, dès lors, que les nouveaux conflits


internationaux développent des caractéristiques qui s'inscrivent dans ces
sillages et qui les éloignent de la guerre interétatique et clausewitzienne.
Au lieu d'opposer des souverains, ils prennent des allures de guerre
civile. Au lieu de mobiliser des armées institutionnelles, ils mettent en
scène des acteurs fugaces, éphémères, difficilement identifiables et peu
organisés. Au lieu de consacrer le choc frontal d'intérêts nationaux, ils
s'alimentent de haine, de rejet de l'altérité et d'une xénophobie qui
s'adresse autant à la puissance lointaine qu'au voisin immédiat, tout
proche, banni, honni, et rejeté dans une identité prescrite et bricolée à la
hâte. Au lieu de s'appuyer sur le patriotisme et la solidarité citoyenne, ils
exacerbent les marquages identitaires. Surtout, au lieu d'instrumentaliser
la violence, ils en font une fin en soi, construisant ainsi une société
guerrière qui devient paradoxalement productrice de lien social. Le
conflit d'Ituri révèle comment les milices engagées font de la violence un
principe d'initiation, offrant aux combattants tout un ensemble de recettes
très précises pour parfaire leur intégration dans de véritables confréries
ou sociétés secrètes capables de les socialiser. Lors de la guerre civile
haïtienne, en février 2004, des milices apparaissaient de façon spontanée,
incluant et enrôlant à mesure que les institutions s'effondraient, passant, à
l'instar des « Cannibales », du rôle de supplétifs d'Aristide à celui
d'opposants déterminés et radicaux. La socialisation guerrière répond
alors à toutes les pathologies sociales : chômage, déclassement,
urbanisation brutale, frustration, humiliation, faiblesse du lien
associatif…

Par un cruel retour, la violence sociale s'alimente d'elle-même.


L'inégalité dramatique entre les zones côtières et les territoires intérieurs
de la Sierra Leone a évidemment contribué à activer une guerre civile qui
fit plus de 50 000 morts, près de 20 000 amputés, tout en enrôlant
quelque 10 000 enfants-soldats selon des modes tragiques de contre-
socialisation. D'un côté, la richesse commerciale, une population créole
contrôlant l'essentiel du fragile appareil d'État et le meilleur des relations
avec l'étranger. De l'autre, une population pauvre, démunie, battant des
records de sous-développement humain, malgré un sous-sol
particulièrement riche dont elle ne profitait pas. D'un côté, les
institutions, de l'autre des milices armées de machettes et encadrées de
petits intellectuels frustrés de toute chance d'ascension sociale. Une
violence inouïe, élémentaire et coupée de toute construction normative,
s'érigea en forme ordinaire de mobilisation. Mais en même temps, cet
affrontement asymétrique trouvait les conditions de son lissage dans le
jeu conflictuel qu'il inventait : la condition de réussite ou de victoire de
l'un et l'autre camp dépendait de son aptitude à contrôler le maximum de
population, pour en faire un soutien et une source d'enrôlement. Dans un
contexte de pénurie, la distribution de ressources alimentaires, et donc de
rations de riz, devenait l'enjeu majeur qui organisait la rivalité des deux
camps. Affamer pour affaiblir l'autre, puis nourrir pour gagner une assise
sociale devenaient ainsi les deux ressources de la guerre, au nom
desquelles on n'hésitait pas à dilapider les richesses du sous-sol en les
cédant aux circuits mafieux transnationaux. Violence et société, faible
intégration sociale et forte intégration par la violence devenaient ainsi
d'intimes complices. Famines et flux de réfugiés renforçaient ce cercle
vicieux : conséquences de ces conflits, ils les alimentaient, les aidaient à
rebondir, aggravant la désintégration sociale et hâtant toutes les formes
connues et répertoriées de réintégration par la violence. Les conflits qui
ponctuent l'histoire récente de l'Afrique des Grands Lacs y ont trouvé
toutes les énergies dont ils avaient besoin pour renaître de leurs
cendres…

Face à de telles dynamiques, la puissance de notre gladiateur perd de


son efficacité et de sa crédibilité. Les armes modernes sont, bien sûr,
inopérantes face aux machettes et aux techniques élémentaires de
massacre. L'État moderne qui se hasarderait à une intervention n'aurait,
face à lui, ni acteur institutionnalisé, ni partenaire visible, ni interlocuteur
autorisé. Ahmed Ould Abdallah, représentant spécial du Secrétaire
général des Nations unies au Burundi, raconte comment la plus grande
difficulté de sa mission consistait à entrer en contact avec les vrais
protagonistes du conflit. Fondamentalement, la grammaire
clausewitzienne n'est plus respectée : ce nouveau type de conflit ne
permet aucune négociation, puisque son principal projet consiste à
pérenniser la société guerrière. La violence n'a plus de rationalité
politique, n'est au service d'aucun objectif gouvernemental, mais sert au
contraire de jeu social. Aussi sa déconnexion du jeu étatique tend-elle à
être totale.

Dans ces conditions, les trois postures de la puissance étatique se


trouvent directement défiées : l'attaque frontale, la médiation comme la
pacification. La première fut déjà durement mise à l'épreuve par les
guerres coloniales qui, comme nous l'avons vu, annonçaient certaines des
asymétries présentes, transformant souvent des victoires militaires
classiques en défaites politiques ou en échecs sociaux. Elle est actualisée
dans des formes plus récentes d'intervention comme celle des États-Unis
en Afghanistan, faisant suite aux infortunes soviétiques, puis celle de la
coalition américano-britannique en Irak, amorcée au printemps 2003.
Une incontestable victoire militaire rapide introduit, dans les deux cas,
une incertitude qui semble beaucoup plus durable. La première phase de
l'une et l'autre de ces interventions fut d'autant plus aisée qu'elle
correspondait à la dimension proprement étatique du conflit : démanteler
le gouvernement des taliban, avec l'aide de l'Alliance du Nord, fut
l'affaire d'un mois ; la chute de Bagdad et la fin officielle de la campagne
militaire menée par la coalition américano-britannique intervinrent
quarante jours après le début des hostilités. Dans les deux cas, le
déséquilibre de puissance faisait sens. L'étape suivante n'opposait plus en
revanche deux gladiateurs de taille différente, mais plaçait la
superpuissance américaine dans l'arène des nouveaux conflits
internationaux où il s'agissait désormais d'affronter des formes inédites de
violence.

La situation afghane révèle d'abord que l'Alliance du Nord ne


constituait nullement une entité politique cohérente capable de se muer
en État ou en acteur gouvernemental. Coalition de seigneurs de la guerre,
elle exprimait d'abord une addition de violences sociales qui ne
trouvaient leur unité que dans le projet de chasser les taliban. Notables,
chefs de tribus, entrepreneurs ouzbeks, tadjiks, hazaras ou pashtounes
recomposèrent, après l'éviction du mollah Omar, le même jeu de
fragmentation sociale qui avait été répertorié auparavant,
progressivement complété par la reconstitution de réseaux taliban
reconvertis en des guérillas précisément incrustées dans le nouvel ordre
social, et capables de gérer les frustrations des populations pashtounes.
Le jeu coopératif qui faisait sens un temps, notamment dans l'ambiance
de Bonn habilement gérée par Lakhdar Brahimi, perdait de son
attractivité à mesure que s'érodait la légitimité du gouvernement Karzaï.

L'enjeu autour duquel s'organise cette nouvelle phase du conflit afghan


est donc de nature différente de la précédente. Le rôle de « pacification »
et de reconstruction étatique auquel prétend l'IS » (Force internationale
d'assistance et de sécurité, fournie par l'OTAN) ne suppose plus la
destruction d'une micro-puissance qui était celle de l'État taliban, mais
l'éradication d'une violence qui a, cette fois, un réel substrat social. Celui-
ci est constitué de la fragmentation de la société afghane dépourvue de
tout contrat social, donc de la frustration de chacune de ses composantes
ethniques par rapport à un gouvernement incapable de produire les
allocations attendues et perçu comme étroitement lié aux États-Unis, des
prétentions à l'autonomie de chaque segment de la société et du territoire
afghan, du jeu des entrepreneurs identitaires capables de capitaliser tous
les ressentiments de la population civile et de les retourner contre l'armée
« étrangère »…

L'Irak porte peut-être plus loin encore la plupart de ces traits


constitutifs. La destruction du pouvoir baathiste a requalifié un dossier
ouvert avec la guerre du Golfe : à un système de pressions et de sanctions
à l'encontre d'un régime mis sous surveillance et dénoncé succédait la
nécessité de gérer un vide institutionnel complet et de prendre en charge
l'invention d'un État nouveau. La « coalition » ne devait pas seulement,
comme en Afghanistan, accompagner les efforts de l'Alliance du Nord et
consolider le choix coopératif des seigneurs de la guerre : même si elle
pouvait s'appuyer sur les partis kurdes et l'embryon d'État qu'ils avaient
construit, l'essentiel de son travail supposait d'abord une œuvre
d'invention politique, dans un contexte d'antagonisme culturel exacerbé.
Ni le droit international ni la pratique politique ne maîtrisent les
processus de state-building ; le multilatéralisme onusien en a peut-être la
prescience en tentant de ranimer de façon quelque peu hasardeuse
l'ancien conseil de tutelle, jadis destiné à faciliter l'accès à la pleine
souveraineté de territoires qui s'acheminaient vers l'indépendance.
L'œuvre unilatérale, parachevant un acte de guerre, ne jouit en revanche
d'aucun précédent probant dès lors que certaines précautions ne sont pas
prises : soit un minimum de continuité institutionnelle, comme dans le
Japon de l'après-guerre lorsque les États-Unis décidèrent de maintenir
l'empereur sur son trône ; soit une implication sensible de la société civile
comme ce fut le cas, au même moment, en Allemagne.

Le retour brutal à une situation préétatique donne en revanche libre


cours à toutes les poussées de violence sociale. Comme Hobbes l'avait
prévu, le défaut de pacte social banalise la violence privée, aligne les
rapports sociaux élémentaires sur les formes les plus agressives de
comportement. En lui substituant un ordre venu d'ailleurs, l'intervention
étrangère, unilatérale et portée par la puissance, vient légitimer, ou du
moins alimenter, le discours identitaire et xénophobe de tout entrepreneur
de violence. Il est significatif que les attentats les plus tragiques et les
plus meurtriers dont fut victime la population irakienne, et en particulier
la communauté chiite, nourrirent d'abord les procès instruits contre
l'occupant américain. Des scènes d'émeutes contre celui-ci ponctuèrent
les journées de deuil qui suivirent l'assassinat de l'ayatollah Al-Hakim et
de ses compagnons ou, en février 2004, les massacres de l'Ashoura, à
Bagdad et Karbala. Vide institutionnel, pression exogène et violence
sociale se complètent ainsi parfaitement pour cristalliser des situations de
faible intégration, de défaut de coopération, d'absence de réglementation.
En ce sens, la situation ainsi créée rejoint certains traits caractéristiques
de l'anomie chez Durkheim. Mais sa pertinence internationale vient
l'aggraver sensiblement : le défaut de règles partagées est renforcé par
l'effet d'imposition d'une norme venue de l'extérieur ; l'imputation
xénophobe d'une absence dramatique d'intégration est aiguisée par la
présence ostentatoire d'une armée étrangère incarnant une puissance
qu'on ne saurait atteindre.

C'est ici que la violence sociale devient source d'inversion de la


puissance. Le gladiateur doit guerroyer avec des formes de violence qu'il
attise plus qu'il ne les contient. L'entrepreneur qui en a la charge n'est
plus calé dans le traditionnel jeu à somme nulle : misant sur des
ressources fondamentalement distinctes des normes de la puissance, il
parvient même à se nourrir des victoires remportées par son adversaire.
L'Irak devenait ainsi, dès l'été 2003, un champ de manœuvre idéal pour
tous ceux qui comptaient gérer la violence sociale, providentiellement
servis par les prédécoupages identitaires que des décennies
d'autoritarisme avaient favorisés. En fait, ces formes alternatives
d'intégration viennent en quelque sorte limiter l'effet d'anomie, bloquer sa
dégénérescence individualiste et donc réactiver les mobilisations selon un
cercle vicieux très périlleux.

Le danger va bien au-delà, car il atteint aussi les formes moins


frontales d'intervention. Les opérations de maintien de la paix risquent de
reproduire les mêmes symptômes lorsqu'elles se déploient dans des
contextes de même nature. L'échec de l'opération Restore Hope en
Somalie met en évidence les mêmes effets pervers de la violence sociale
et l'inadaptation des recettes de la puissance, même lorsqu'elles se
limitent à une œuvre de pacification. Amorcée en décembre 1992,
l'intervention onusienne a conduit sur le terrain une première vague de 36
000 soldats, dont 24 000 Américains. L'ONU allait, dans l'année 1993,
engager près d'un milliard de dollars dans une opération qui devait très
vite tourner à l'échec. Au lieu d'être contenue par la puissance des
moyens mobilisés, la violence conduisait à la violence, engageant le
pacificateur dans sa propre dynamique. Tenues pour des forces
irrégulières qu'il convenait de désarmer, les milices qui se faisaient face
accédaient alors au statut d'ennemis des casques bleus, entraînant ceux-ci
dans la guerre, à l'instar des affrontements du 3 octobre 1993 dans
lesquels périrent 18 rangers américains et des dizaines de soldats
malaisiens, ou ceux de juin qui coûtèrent la vie à 24 Pakistanais. Si la
démobilisation réussit, elle conduit au gonflement des bandes armées
encore moins contrôlables, donnant libre cours à toute forme de
jacquerie, banditisme et brigandage, aggravant d'autant l'inefficacité des
casques bleus. Si au contraire, comme ce fut le cas par intermittence, les
milices sont reconnues comme des partenaires officiels qui les
rapprochent de la guerre classique, les pacificateurs sont alors happés par
un jeu complexe de coalition et de négociation qui les transforme en
acteurs banals de la scène conflictuelle. Le retrait américain puis onusien,
étalé sur les années 1994 et 1995, a ainsi renforcé la légitimité des chefs
de guerre, au lieu de l'affaiblir : la puissance des intervenants a conforté
la désagrégation de la société somalienne au lieu de l'endiguer…

Le phénomène fut assez manifeste pour conduire la communauté


internationale, et en premier lieu les États-Unis, à une pause brutale qui
vint interrompre le lent processus d'institutionnalisation du droit
d'ingérence. La Yougoslavie et l'Afrique des Grands Lacs en firent les
frais : l'impuissance de la puissance fut cette fois celle de l'inaction. La
violence sociale qui s'exprimait en Bosnie, au Rwanda, puis à l'est du
Zaïre d'alors, n'avait pour seuls remèdes que la générosité des
organisations humanitaires ou quelques discrètes résolutions du Conseil
de sécurité. L'impuissance était celle des armes, retenues par une
diplomatie prudente, comme on le vit dès l'été 1995 à Srebrenica et, un
peu plus tard, dans les camps de réfugiés de Goma où se prolongeait
l'œuvre génocidaire commencée quelques mois auparavant en deçà des
frontières rwandaises.

L'impuissance diplomatique rebondit dans l'œuvre même de médiation.


La déconnexion entre la diplomatie d'État, voire la diplomatie
multilatérale elle-même, et la violence propre aux formes nouvelles de
conflictualité internationale se mesure de plusieurs manières. La durée
des conflits en est déjà un premier signe : alors que les affrontements
interétatiques proprement dits sont de plus en plus brefs, les guerres de
décomposition sociale battent de tristes records de durée, comme le
révèlent les conflits angolais, libérien, somalien, tchadien, sierra-léonais,
sri lankais, sans oublier la guerre civile algérienne, libanaise ou
colombienne. Médiations et interpositions échouent dans la plupart de
ces conflits, même lorsqu'elles sont demandées par les parties adverses et
lorsqu'elles sont promues par des États puissants, à l'instar de l'Inde qui
envoya des troupes au Sri Lanka le 30 juillet 1987, mais dut les retirer en
septembre 1989… Ni le « Groupe de contact », face aux guerres
yougoslaves, ni le « quartet » face au conflit israélo-palestinien, ni la
médiation américaine à Camp David, n'ont pu déployer une puissance
diplomatique supérieure aux pressions qui dérivaient des violences
sociales engagées sur chacun de ces fronts. En fait, tout se passe comme
si primait le rythme propre à ce type de violence, dépendant tragiquement
du degré d'épuisement des combattants beaucoup plus que des
démonstrations de puissance.

Plus grave encore peut-être, les processus de conversion à des


stratégies étatiques plus conventionnelles peuvent se révéler périlleux. À
mesure que l'OLP se transformait en Autorité palestinienne et s'adaptait
au jeu diplomatique traditionnel, elle abandonnait une part de son
influence à des organisations plus promptes à gérer la violence sociale
qui se régénérait alors que le processus d'Oslo semblait s'installer dans
l'impasse. La seconde Intifada a ainsi relancé, à partir de l'automne 2000,
un processus de mobilisation faisant directement écho à l'échec des
négociations de Camp David. Elle plaçait l'OLP dans une situation de
concurrence délicate avec le mouvement Hamas et le Djihad islamique.
Elle limitait d'autant la marge de manœuvre de l'Autorité palestinienne et
mettait clairement en évidence la faible prise du jeu institutionnel
classique sur toute expression réactivée de violence sociale.
Paradoxalement, la création, en mars 2003, d'un poste de Premier
ministre de l'Autorité palestinienne eut même le contraire des effets
recherchés. Elle a contribué à recadrer le président de l'Autorité dans une
fonction tribunitienne, libérée des contraintes exécutives et de certaines
entraves du jeu diplomatique, et à cristalliser sur son premier titulaire,
Mahmoud Abbas, l'essentiel de l'impopularité qui en découlait. Le
blocage des négociations, le refus de jouer la carte institutionnelle, et de
créer un État palestinien « viable » et souverain ne cessent donc de
replacer le conflit du Proche-Orient à un niveau infra-étatique, à le
prolonger dans ses traits de « nouveau conflit international », à lui donner
ainsi une charge de violence sociale qui le rend irréductible aux modes de
solution politico-diplomatiques. Exclues de toute logique institutionnelle,
les populations palestiniennes se retrouvent dans les principales
caractéristiques de l'anomie durkheimienne, attisée par l'absence de tout
espoir de solution immédiate. Les attentats perpétrés par des
« kamikazes » en constituent l'un des aboutissements les plus inédits et
les plus violents, faisant même du suicide une forme d'action
internationale. Comme évoqué par Durkheim à propos du suicide
anomique, le recours à cette forme de mort violente répond en même
temps à un défaut et à un excès d'intégration, de régulation et de contrôle
social. Défaut propre à une collectivité qui ne parvient pas à
s'institutionnaliser et dont les individus concernés, parfois diplômés et
préparés à un avenir professionnel stimulant, considèrent n'avoir aucune
chance d'accomplissement. Excès, en revanche, des formes substitutives
d'intégration et de contrainte sociale, de nature primordialiste, religieuse
et communautaire, qui banalisent le sacrifice. Drame suprême d'un conflit
qui s'éternise, jusqu'à s'imposer comme le plus long de l'histoire
contemporaine, la pratique de l'attentat-kamikaze révèle jusqu'où peut
être portée la violence sociale, sa tendance naturelle à s'internationaliser
et son aptitude à refaçonner les conflits internationaux jusqu'à les mettre
hors de portée de toute capacité défensive ou offensive des États. Les
attentats du 11 septembre 2001 sont là pour indiquer que la
mondialisation de ces comportements constitue l'un des risques majeurs
auxquels se trouve confronté le système international, et contre lequel
n'acquièrent de pertinence ni les armes les plus sophistiquées, ni les
frontières, ni les bastions au sein desquels les sociétés développées se
croyaient efficacement installées. De manière significative, la
Tchétchénie et l'Asie centrale intègrent à leur tour cette pratique de
violence, partiellement inaugurée par les bonzes bouddhistes lors de la
guerre du Vietnam qui n'entraînaient cependant qu'eux-mêmes dans la
mort, hors de tout autre victime.

Les évènements du 11 septembre mènent au plus haut ce paradoxe de


la puissance. Cette formidable tension explique mieux que toute autre
référence l'ampleur du traumatisme qui a frappé l'opinion publique
américaine. Deux des postulats les plus forts de la théorie de la puissance
volaient en éclat : celui de l'invulnérabilité de la nation américaine sur
son sol ; celui de la capacité de se protéger et de gagner en mettant le prix
qu'il fallait dans la construction d'une défense efficace. La première de
ces croyances couvre pratiquement toute l'histoire des États-Unis qui,
contrairement à l'Europe, n'ont jamais été un champ de bataille ni même
une cible de bombardement. Pearl Harbor était une exception éloignée et
excentrée qui fut pourtant perçue de manière dramatique. Or il est clair
que la violence qui s'est abattue sur le World Trade Center était d'abord
déterritorialisée : elle se jouait délibérément des frontières dont elle
voulait montrer qu'elle était capable de les transcender ; elle s'organisait
selon une logique de réseau qui ne la rattachait à titre principal à aucun
territoire précis pouvant faire ensuite l'objet de réplique ou, a fortiori, de
neutralisation. Les cartes qui étaient présentées dans les jours qui
suivirent révélaient que l'entreprise terroriste avait des relais à Kaboul et
dans plusieurs métropoles du monde arabe, mais aussi à Boston, à
Miami, à Hambourg, à Bruxelles, à Marseille ou à Londres… Les
biographies des principaux protagonistes ne font que rarement apparaître
des personnages solidement enracinés dans des sociétés locales dont ils
se seraient soudain extraits : la plupart présentent au contraire les
caractéristiques habituelles de l'acteur transnational, très mobile, rompu à
la communication moderne, transitant par les universités occidentales,
aussi à l'aise sur le Net que dans une salle de prière. Ce mélange de
modernité, de mobilité et d'invisibilité rend de tels acteurs difficilement
saisissables, mais surtout les distingue complètement de la figure du
gladiateur. Il les émancipe aussi de tout cadre territorial, ramené parfois à
l'usage épisodique de sanctuaires ou de camps d'entraînement où ne se
produit probablement pas l'essentiel de la violence manipulée. Face à ce
scénario inédit, très peu hobbesien, mais étranger également à Clausewitz
comme à Max Weber, le gladiateur ne peut réagir que par la stratégie de
la punition collatérale, comme il le fit en attaquant, le 7 octobre 2001, le
régime taliban de Kaboul, incontestablement lié aux attentats du 11
septembre, mais probablement cantonné dans un rôle qui était plus
intermédiaire qu'essentiel.

La seconde des croyances prenait tout son relief alors que l'arrivée au
pouvoir des néoconservateurs annonçait un nouvel effort de défense. Les
attentats du World Trade Center intervinrent au moment même où était
relancée l'idée d'un bouclier anti-missiles, jadis prônée par Ronald
Reagan, alors qu'il menait, depuis la Maison Blanche, l'ultime croisade
qui devait opposer les États-Unis aux maîtres vacillants du Kremlin. En
fait, dès 1992, Paul Wolfowitz avait clairement indiqué, dans le Defence
Planning Guidance rédigé à l'attention du Congrès américain, que les
États-Unis devaient consolider et réaffirmer leur prééminence militaire,
renforcer leur capacité de défense et non l'amoindrir, malgré
l'effondrement de l'URSS, constituer autour d'eux des coalitions ad hoc et
mener, s'il le fallait, des attaques « préemptives » contre des États qui
chercheraient à se doter d'armes de destruction massive, nucléaires,
chimiques ou biologiques.

L'ambiance était donc favorable à la consolidation de notre gladiateur.


La particularité de la menace qui se révélait le 11 septembre semblait
pourtant défier la pertinence d'une telle doctrine. C'est cependant celle-ci
qui triompha des débats engagés, puisque la « Grand Strategy », élaborée
en septembre 2002, et consignée dans le National Security Strategy,
reprend l'essentiel de la théorie de Wolfowitz. Celle-ci est même
consolidée, puisque la spécificité prêtée au terrorisme conduit à
abandonner l'ancienne stratégie du containment (endiguement), à prôner
une attitude plus offensive et à construire celle-ci sur le ciblage des rogue
states, l'élargissement de la doctrine de la légitime défense allant jusqu'à
l'affirmation du droit à l'action préemptive, menée seule ou en coalition,
sans préavis et de manière discrétionnaire contre tout État qui paraîtrait
porteur de danger. L'intention était claire : on déporterait les formes
inédites de violence internationale sur le pré des États, quitte à
rebadigeonner certains d'entre eux d'un vernis de « rogue state » suffisant
pour annuler leur souveraineté et se bercer de l'illusion qu'ils sont la
cause essentielle des menaces nouvelles. L'écart entre la thérapie
préconisée et la pathologie constatée a incontestablement créé un climat
de tension, au sein de l'opinion comme parmi les dirigeants, obligés
d'admettre que la menace terroriste est loin d'être sous contrôle et qu'on
ne peut lui opposer aucune défense imparable : les paniques qui
s'emparent périodiquement des responsables de l'aviation civile outre-
Atlantique traduisent bien cette part irréductible d'impuissance.

En fait, l'unipolarité favorise l'expression de la déviance dans le jeu


banal du système international. Dans un système bipolaire, tout
comportement individuel ou collectif, dès lors qu'il revêt une pertinence
internationale, se trouve ramené, directement ou non, à l'opposition des
deux systèmes idéologiques qui se font face. Dès lors que disparaît ce
clivage, toute forme de protestation qui pénètre sur la scène
internationale peut être produite ou interprétée comme une transgression
d'un système de normes dont la puissance hégémonique se pose en
garant. Sous la pression de la mondialisation, ces normes prétendent de
plus en plus à l'universalité ; sous l'éclairage des inégalités, des échecs du
développement et des défauts croissants d'intégration internationale, ces
comportements protestataires s'imposent d'eux-mêmes ou sont
reconstruits comme des déviances issues de frustrations collectives,
d'aspirations légitimes, conformes aux codes universels, mais insatisfaites
et non réalisées. On retrouve ici, à l'échelle internationale, ce que Robert
Merton observait comme résultat patent des contradictions sociales ou
des compétitions brutales qui se développent au niveau national ou local.
L'insécurité alimentaire, sanitaire ou économique, le désordre né d'une
urbanisation chaotique, d'une aspiration nationale ou souveraine
insatisfaite sont générateurs, à ce niveau, des mêmes déviances que celles
observées par le sociologue américain dans ses Éléments de théorie et de
méthode sociologiques.

En même temps, ces comportements déviants impliquent à un double


titre la puissance hégémonique. D'une part, dans un système unipolaire,
celle-ci devient l'instrument de cristallisation et de ciblage de toutes les
protestations, l'acteur auquel se trouve imputée la responsabilité des
échecs et des désordres qui ont contrarié la satisfaction des désirs et des
aspirations déçus. D'autre part, la puissance elle-même accroît sa
vulnérabilité en se présentant comme la principale garante de
l'universalité des normes, portant jusqu'au messianisme l'affichage de son
rôle d'acteur exemplaire, de « bonne » ou de « grande nation »,
s'attribuant un rôle civilisateur et éducateur, valable pour le monde entier.
Productrice d'un modèle politique supérieur à tous les autres, elle
construit sa propre trajectoire comme norme valable partout. Dans la
phase finale de négociation de la nouvelle Constitution irakienne, Paul
Bremer, administrateur américain à Bagdad, s'extasiait ainsi avec candeur
en constatant que les membres du Conseil provisoire irakien découvraient
« les débats que les États-Unis eurent à soutenir plus de deux cents ans
auparavant »… Cette norme, appropriée et endossée par la
superpuissance, confère à celle-ci un pouvoir de définition et d'étiquetage
international qui évoque les travaux que consacra jadis le sociologue
Howard Becker aux phénomènes de déviance et de délinquance. L'auteur
d'Outsiders observait ainsi que ces formes de transgression tenaient leur
existence du contrôle exercé par ceux qui dominaient le jeu social et
résultaient d'abord du travail de marquage (labeling) auquel ils
procédaient, décidant de manière ultime qui était dans la norme et qui
s'en était exclu, qui devait être tenu pour déviant et puni comme tel,
entraînant dans la sanction les alliés d'un jour qui accédaient au statut de
complice, voire tous ceux qui ne combattaient pas le délinquant avec
détermination et étaient tenus pour moralement responsables.

Ce « labeling » évoque on ne peut plus clairement cette étrange


nomenclature qui conduit l'administration américaine à classer, selon un
palmarès fluctuant, les États de la planète dans des catégories infamantes
de « rogue state » (« État voyou ») ou « state of concern » (« État
préoccupant ») et les mouvements politiques de leur choix sur la liste
noire des groupes terroristes. La première labelisation fit son apparition
dans le discours de politique étrangère élaboré à Washington en 1995. On
la retrouva communément dans les propos de Bill Clinton, du secrétaire à
la Défense, William Cohen, et du secrétaire au département d'État,
Madeleine Albright. Elle fut reprise par l'administration suivante, George
W. Bush distinguant même un niveau supérieur d'infamie lorsque, dans
son discours sur l'état de l'Union, en janvier 2002, il rangea l'Iran, l'Irak
et la Corée du Nord dans « l'Axe du mal ». Les critères fondant ces
classements restent imprécis : ils semblent inclure le soutien au
terrorisme international, la possession d'armes de destruction massive, la
nature oppressive du régime en place, mais aussi « l'animosité » à
l'encontre des États-Unis. Le président Clinton paraissait également
considérer, davantage que son successeur, le narco-trafic et le crime
international.

Au gré des objectifs de la diplomatie américaine, les États entrent ou


sortent de la liste. La Chine y figurait encore à la fin du siècle, lorsque les
États-Unis songeaient à en faire leur ennemi. Elle en disparut ensuite,
même si rien ne changea fondamentalement dans ses grandes orientations
politiques ou dans la nature même du régime en place. L'Iran est, en
revanche, constamment cité, avec une remarquable continuité, précédant
de peu l'Irak de Saddam Hussein. Plus loin derrière viennent la Corée du
Nord, la Syrie, et Cuba, par intermittence. La Libye, l'Afghanistan et le
Soudan y figurèrent un moment, pour en sortir ensuite. Quant à la liste
des groupes terroristes, elle fait l'objet d'une forte activité de lobbying,
chancelleries et groupes de pression accomplissant de gros efforts pour
modifier la ligne de partage entre les bons et les mauvais, les
mouvements de libération et les organisations terroristes. La Chine put
ainsi obtenir l'inscription de l'ETIM (East Turkestan Islamic Movement)
sur la mauvaise liste lorsqu'elle fut en position de monnayer son soutien à
la politique « antiterroriste » du président George W. Bush.

Ce pouvoir de marquage a un prix. Il expose d'autant plus la puissance


qui le détient aux mouvements de protestation qui viennent à se former
dans les « zones grises » du système international. Il rend plus visible que
jamais l'arbitraire qui préside au choix des gouvernements ou des
organisations qu'il convient de punir. Le Proche-Orient montre on ne peut
plus clairement que cette démarche sélective est perçue par ceux qui en
sont victimes comme une injustice nouvelle qui accélère le cycle de la
frustration et de la violence, l'orientant directement contre la politique de
puissance. Mais il y a plus : la violence sociale, ainsi créée et reproduite,
inverse les signes du conflit traditionnel. Expression du faible, elle se
nourrit de la faiblesse : insensible à la force, elle trouve au contraire en
celle-ci les sources les plus redoutables de sa vitalité. Philippe Georgeon
a montré comment les solidarités islamistes ont fait leur apparition au
sein de l'Empire ottoman quand celui-ci a essuyé la défaite face à
l'Occident. Loin de s'estomper sous la pression venue de l'Ouest, ces
nouveaux principes de mobilisation se sont vite alimentés de la faiblesse
de la structure impériale. Le sultan, défait en 1876, a pu recomposer et
réorienter son pouvoir en l'adossant à la renaissance du califat.

Plus elle est réprimée par la force du gladiateur, plus la violence


sociale se renforce, se popularise et prend une orientation politique
ciblée, préparant des affrontements plus périlleux. À mesure qu'elle
trouve la puissance sur son chemin, elle se radicalise, s'écarte davantage
des formes conflictuelles auxquelles le système international est
accoutumé. Plus la puissance s'affiche face à la faiblesse, plus celle-ci se
distingue des règles classiques de la compétition. La puissance doit alors
se mesurer à la nuisance, dans un combat des plus incertains.
CHAPITRE VI

Autonomie, contestation et nuisance

Dans une conception classique des relations internationales, la


puissance appelle la puissance. Le gladiateur s'oppose à celui qui le défie
en ayant recours aux mêmes armes, aux mêmes méthodes et avec l'idée
de faire triompher ses propres intérêts, aux dépens de ceux qui lui font
concurrence. La compétition est réglée par le souci de vaincre, de
gagner : le jeu est à somme nulle et se trouve être banalement compétitif.
En ce sens, la puissance de l'un alimente et légitime celle de l'autre,
reproduisant à l'infini le fameux dilemme de sécurité. Pour se protéger,
chaque État renforce sa défense et conduit immanquablement l'autre à en
faire autant. L'illusion unipolaire, alliée au progrès de la violence sociale,
est venue casser cette mécanique. L'asymétrie croissante entre les acteurs
en conflit enlève toute pertinence au dilemme de sécurité, bloque tout
espoir de gain chez le plus faible et change en profondeur la notion même
de victoire. Il ne s'agit plus désormais de gagner, mais de faire perdre la
puissance hégémonique ; il n'est plus question de satisfaire ses intérêts au
détriment du rival, mais d'éroder la puissance du plus fort ; le jeu n'est
plus à somme nulle et l'expression contestataire l'emporte sur
l'affirmation stratégique.

En réalité, la puissance change désormais de statut : l'action


internationale n'en fait plus un objet de concurrence mais une cible qu'il
convient de contester. Il n'est plus pertinent d'alimenter une compétition,
dans laquelle un seul dispose de toutes les chances de vaincre : il ne reste
plus que l'arme de la dénonciation. La puissance souffre alors de ne plus
être un mode de distinction, pour devenir au contraire un principe de
disqualification. Certaines des tendances familières des vies politiques
nationales deviennent ainsi l'ordinaire de la scène internationale : la
contestation se substitue à la compétition ; la résistance à la domination
remplace la course à la puissance ; les politiques de mobilisation
l'emportent sur la recherche de l'équilibre. Une telle mutation est
suffisamment dramatique pour brouiller les pistes, tromper l'analyste et
égarer l'acteur dans un dédale d'illusions stratégiques et de victoires de
dupe. De nouvelles politiques étrangères en découlent, implicites ou
explicites, fortement conditionnées par des objectifs autrefois
marginaux : affirmer son autonomie, contester la superpuissance,
composer contre celle-ci des politiques de nuisance et de désordre. Une
puissance qu'on ne saurait égaler vient ainsi complètement bouleverser la
rengaine internationale : la mise en débat de la domination organise
soudain la scène mondiale. La sociologie de la contestation devient plus
opérante que celle du pouvoir : le joueur cesse d'être un rival pour
devenir un protestataire. Le conflit lui-même s'en trouve profondément
altéré : on ne le résout plus de la même manière, on ne s'en protège plus
de la même façon.

Aussi l'intelligence des relations internationales conduit-elle à être


davantage attentif aux conditions mêmes dans lesquelles s'opère la
domination. Barnett Rubin note avec pertinence que l'orientation anti-
américaine de la révolution iranienne s'explique moins par référence au
rôle joué par les États-Unis dans le renversement de Mossadegh (1953)
que par l'effet corrosif et conflictuel d'une présence longue et ostensible
sur le sol de Perse. L'argument vaudrait dans bien d'autres cas et
expliquerait de façon convaincante le niveau d'antiaméricanisme sans
précédent atteint en Égypte, au Mexique, au Brésil et en Turquie. Une
enquête menée, au cours de l'année 2002, par le Pew Center cherchait à
évaluer l'image des États-Unis dans le monde. Elle révèle que les
opinions les plus défavorables se retrouvent là où la présence de la
puissance américaine est la plus ancienne et la plus visible ; elle indique
surtout que le public est davantage sensible aux conséquences négatives
de la puissance qu'à ses effets protecteurs. Ainsi les opinions
défavorables l'emportent-elles en Corée du Sud (44 %), en Turquie
(55 %), au Pakistan (69 %), en Égypte (69 %), en Jordanie (75 %), autant
de pays en faveur desquels Washington a développé un effort
considérable d'assistance militaire, économique ou diplomatique. Plus
encore, la politique antiterroriste américaine reçoit l'opposition de 85 %
des Jordaniens, de 79 % des Égyptiens, de 64 % des Indonésiens, de
72 % des Sud-Coréens ou de 50 % des Turcs, alors même que les
opinions se déclarent, dans les mêmes pays, fortement préoccupées par la
montée du terrorisme. En revanche, l'image des États-Unis est nettement
plus positive là où leur présence se fait plus discrète : dans les pays
européens, avant la crise irakienne, mais aussi en Afrique et surtout en
Russie où elle s'est même visiblement améliorée, les opinions favorables
passant, entre 2000 et 2002, de 37 % à 61 %…

À mesure qu'elle s'affirme, la puissance américaine suscite


impopularité, crainte et contestation. L'intervention en Irak a été
clairement jugée davantage en fonction de la force utilisée qu'en
référence à la cible visée. La démonstration de puissance a éveillé plus de
condamnation que la cause de Saddam Hussein n'a mobilisé de
compassion. Le phénomène apparaît clairement au fil des manifestations
qui se sont succédé à partir de janvier 2003, submergeant les choix
diplomatiques effectués par les États-Unis. Mais il se mesure de façon
encore plus nette : un sondage Eurobaromètre, réalisé entre le 8 et le 16
octobre 2003, indique que les Européens interrogés placent les États-Unis
parmi les pays qui mettent le plus en danger la paix du monde, rejoignant
ainsi Israël qui occupe la première place, la Corée du Nord, l'Iran, l'Irak
et l'Afghanistan. Dans la même ligne, ils ne sont que 18 % à souhaiter
que la reconstruction de l'Irak soit confiée à la superpuissance, derrière
les Nations unies, « le gouvernement provisoire irakien » et l'Union
européenne elle-même. En revanche, ils jugent que ce sont les États-Unis
qui doivent payer à cette fin (65 %), avant les Nations unies (44 %), le
gouvernement provisoire (29 %), l'Union européenne (24 %). Sur la
question plus générale de savoir qui doit garantir la paix dans le monde,
l'ONU vient en tête (43 %) alors que les États-Unis arrivent en dernier
(6 %). Le paradoxe de la puissance apparaît on ne peut plus clairement :
celle-ci est associée à des devoirs et non à des droits, elle s'installe dans
une connotation négative là même où est valorisé le multilatéralisme, elle
produit la crainte et l'hostilité davantage que la confiance…
Non seulement la domination alimente l'ordinaire de la contestation,
mais elle réduit les comportements de coopération. D'une part, nous
savons que ceux-ci sont dévalorisés par les illusions unipolaires : dans un
monde qui n'est plus clivé, l'alliance avec le plus puissant est moins
avantageuse, puisqu'elle ne protège plus ; elle est plus coûteuse,
puisqu'elle rend plus sensible l'inégalité des ressources. D'autre part, le
sentiment de puissance incite l'hegemon à forcer les choix : la rhétorique
de l'administration Bush insistait couramment sur la légitimité de
l'engagement manichéen, dictant aux autres États d'être « soit pour les
États-Unis soit en faveur du terrorisme ». L'alignement se substitue ainsi
à la coopération : la puissance n'est plus affaire d'addition ni d'alliance,
mais de totale fusion avec le leader. L'évolution fut remarquable d'une
guerre du Golfe à l'autre : alors qu'en 1990-1991, George H. Bush
concédait une place de choix à ses alliés arabes, abandonnant à Hosni
Moubarak un rôle essentiel dans la coalition, son fils réduisait, douze ans
plus tard, le raïs égyptien à un statut de totale passivité… Il est évident
que le jeu coopératif constitue le plus efficace des contrepoids à la
domination, tandis que l'alignement forcé focalise sur celle-ci toutes les
frustrations.

Le contexte lui-même n'est pas sans effets. Les formes contemporaines


de domination se distinguent de façon dangereuse sous l'effet de
plusieurs facteurs inédits. La mondialisation la projette au centre même
de toutes les mobilisations : en la rendant plus visible, plus concrète,
davantage réductible à des images fortes et parfois sensationnelles ; en
l'associant intimement aux échecs du développement, au déficit de
sécurité humaine et aux défauts d'intégration sociale internationale ; en la
reliant à la crise ou à la faiblesse des États périphériques qui apparaissent
du coup sous les traits de fantoches dirigés par une élite corrompue,
campée dans le rôle peu enviable de « collaborateur »… Une spirale
dramatique vient dès lors articuler tous les échecs intérieurs et toutes les
poussées d'autoritarisme au jeu de la puissance dominante : contestation
interne et contestation internationale fusionnent et s'alimentent l'une
l'autre. Le gladiateur doit assumer les échecs de tous les « Léviathans
boiteux »… En fait, la domination internationale accède ainsi à l'identité
d'objet sociologique à mesure que l'arène internationale est contrôlée par
les acteurs sociaux, placée sous leur surveillance, arrachée au monopole
des États.

Ces orientations nouvelles débouchent sur des stratégies inédites.


Puisqu'il s'agit désormais de contester un pouvoir et non plus de le
concurrencer, elles s'affinent sur des modes renouvelés. La recherche de
l'autonomie devient un paramètre courant de l'action. James Rosenau en a
fait très tôt la marque du jeu transnational, mené par des acteurs non
étatiques davantage préoccupés par le fait d'échapper au contrôle des
États que prompts à les concurrencer. Les firmes multinationales, les
acteurs religieux ou les réseaux en tous genres ne cherchent pas à battre
les États ni à s'y substituer, mais à réaliser leurs objectifs propres sans
devoir trop concéder au contrôle politique. Les ONG brillent à un tel jeu :
leur performance est étroitement associée au succès de leurs conduites
autonomes. Libres de toute contingence diplomatique, elles sont d'autant
plus efficaces, écoutées et craintes, qu'elles gèrent librement les
informations et les ressources dont elles disposent. Le rapport publié
annuellement par Amnesty International porte sur la place publique les
méfaits et les inconduites des États, sans que la pression des plus
puissants d'entre eux n'y puisse grand-chose. La Fédération internationale
des droits de l'homme ou Human Rights Watch parviennent à produire et
à agir comme acteurs libres de la scène internationale, capables de
contenir la puissance sans chercher à l'équilibrer, de contrarier des
diplomaties sans les remplacer par d'autres, de mettre en lumière un fait
de torture ou un rôle de dissident sans pour autant substituer une
puissance à une autre.

Le processus est redoutable, car il a pour enjeu la constitution même


de l'agenda international. Celui-ci n'est plus réglé par la rivalité entre
puissants qui assument les risques liés à l'inscription d'un problème sur la
liste des sujets à débat et conflit. Il dépend désormais d'une complète
déréglementation de l'information internationale, de plus en plus
contrôlée par une kyrielle d'acteurs autonomes choisissant de mettre sous
le feu des projecteurs la Tchétchénie, Guantanamo, des exactions
commises en Afghanistan, en Palestine ou au Tibet, sans avoir à en
acquitter le coût politique. La puissance y est particulièrement
vulnérable, ne disposant pas de véritables moyens qui réduiraient au
silence chacune de ces ONG, comme elle ne peut davantage agir
efficacement contre des acteurs religieux ou des médias…

On peut cependant supposer que cette stratégie d'autonomie ne se


limite pas aux seuls acteurs non étatiques. Les États eux-mêmes, petits ou
moyens, en font de plus en plus couramment l'ordinaire de leur action
diplomatique : faute de pouvoir s'imposer face à la puissance
hégémonique, ils cherchent de plus en plus à protéger leur marge
d'indépendance ; faute de gagner des positions de pouvoir, ils font de leur
aptitude à réaffirmer leur propre souveraineté l'essentiel de leur dessein.
Nul doute que la crise irakienne fut souvent dominée par la volonté
obsessionnelle de certains gouvernements d'affirmer d'abord leur
autonomie : avant de se définir sur le dossier en cause, il s'agissait bel et
bien de se protéger du risque de dépendre totalement ou partiellement de
la puissance américaine. De ce point de vue, la valorisation du
multilatéralisme et, en particulier, du rôle des Nations unies devenait un
enjeu crucial : elle s'imposait pour plusieurs chancelleries, notamment la
France, la Russie ou la Chine, comme l'unique façon de préserver une
part minimale d'indépendance face à Washington. À cause de cela, les
Nations unies n'ont cessé, tout au long de cette crise, de bénéficier
d'atouts propres qui s'inscrivaient au passif de la diplomatie américaine.

La recherche d'autonomie s'impose alors comme stratégie globale,


principe d'action et paradigme d'interprétation. Derrière la crise irakienne
se profilait ainsi la question même du gouvernement de l'Europe en
instance d'élargissement. Un lien apparaissait de façon de plus en plus
nette entre le projet américain d'intervention au Moyen-Orient et la
définition d'une politique européenne de défense. Soutenir l'initiative de
Washington revenait à plaider pour une Europe atlantique et un
renforcement de l'OTAN. S'y opposer conduisait à militer pour une
Europe indépendante et une politique autonome de défense. La politique
étrangère abandonnait ainsi ses référents habituels : au lieu d'entretenir
une rivalité de puissances sur un enjeu précis, elle se mettait au service
d'une entreprise visant à protéger l'autonomie des uns et à réduire celle
des autres. Le choix opéré par le couple franco-allemand, appuyé par la
Grèce ou par la Belgique, confortait le dessein de promouvoir une
défense européenne autonome et rejoignait notamment le projet de créer
un état-major européen distinct. L'alignement britannique sur les États-
Unis s'inspirait au contraire du désir de ne pas dépendre du moteur
franco-allemand et de ne rien abdiquer au processus d'intégration
européenne. Cette même stratégie d'autonomie se retrouvait parmi les
petits États du Vieux Continent, hantés par le risque de devoir se
soumettre à un ordre défini à Paris ou à Berlin, ou parmi les PECO qui
préféraient encore dépendre d'une superpuissance éloignée que de
moyennes puissances très proches ou immédiatement voisines. Les
« neutres » eux-mêmes, États européens non-membres de l'OTAN,
voyaient dans leur critique de l'intervention américaine un moyen de se
protéger de la domination d'une alliance dont ils n'étaient pas membres à
part entière : Suède, Finlande, Autriche, Irlande y trouvaient des raisons
suffisantes pour contrer la politique de George W. Bush et se rapprocher
de Paris et de Berlin.

Dans un pareil dispositif, la puissance ne joue plus le rôle moteur qu'on


lui prête. Au lieu de répondre à son jeu et à ses pressions, les politiques
élaborées se construisent au contraire avec le souci dominant de saisir les
enjeux les plus saillants pour promouvoir des espaces d'autonomie et se
mettre à l'abri des effets d'attraction exercés par les logiques de
puissance. Cette priorité nouvelle et affichée, rançon normale d'une
asymétrie trop prononcée, explique de manière convaincante l'échec
diplomatique essuyé par les États-Unis au printemps 2003, qui se
traduisit notamment par leur inaptitude à recueillir une majorité au
Conseil de sécurité en faveur d'une seconde résolution légitimant l'usage
de la force en Irak. La puissance diplomatique américaine devait
logiquement vaincre les résistances des uns et des autres, conformément
à un calcul explicité dès décembre 2002. L'incapacité d'aller au-delà du
soutien accordé dès le départ par trois des quatorze autres membres du
Conseil révèle clairement que le jeu diplomatique n'est plus fonction de
la puissance, mais peut-être, au contraire, des efforts concédés pour
résister à celle-ci. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler que, dans le
contexte post-bipolaire, le soutien au puissant devient plus coûteux et
moins rémunérateur ; l'acte d'autonomie se révèle, au contraire, plus
rentable et moins dispendieux. Face à des opinions publiques
profondément engagées dans la contestation du leadership américain,
face à des risques ou des menaces pour lesquels la protection américaine
est peu efficace, voire périlleuse, le calcul de coût s'inverse tout
naturellement. Le président chilien, Ricardo Lagos, a ainsi choisi de
contrer Washington au Conseil de sécurité, au risque de remettre en cause
l'accord de libre-échange qui fut pourtant signé avec les États-Unis en
juin 2003. Le président mexicain, Vicente Fox, n'a pas craint non plus de
braver son voisin du Nord au moment où leurs relations bilatérales
étaient doublement affectées par la question de l'immigration et celle,
sensible durant l'été 2002, du partage des eaux des fleuves frontaliers.

La même remarque vaudrait pour le Pakistan dont on pouvait penser


qu'il avait toute raison d'être sensible aux injonctions des États-Unis :
ceux-ci amélioraient leurs relations avec l'Inde, tandis qu'Islamabad
devait protéger sa politique de prolifération nucléaire. La stratégie
d'autonomie cultivée par les autorités pakistanaises n'a pas empêché
Washington de suspendre pour un an les « sanctions-démocratie » prises
après le coup d'État de Musharraf, ou d'annuler, en avril 2003, un tiers de
la dette dont Islamabad lui était redevable. La même remarque vaudrait à
propos de la Guinée, du Cameroun ou de l'Angola qui trouvèrent, dans
leur propre faiblesse, les ressources qui leur permirent de résister aux
pressions du gladiateur américain.

Les stratégies d'autonomie restent au demeurant assez bénignes, même


si elles contribuent à bloquer, voire paralyser les logiques de puissance.
Avec les politiques de contestation, on accède à un tout autre niveau : il
ne s'agit plus de se protéger des effets de domination, mais d'agir en vue
de mettre ceux-ci en échec, de les contrer et de les dénoncer. À mesure
qu'elle se banalise, la politique de contestation prend des allures
tribunitiennes : ceux qui la promeuvent cherchent à bénéficier de leur
démarche critique en affichant une marque, en se dotant d'une clientèle et
en se rendant indispensables ou incontournables dans la production
même du jeu international. Le propos de la stratégie protestataire est de
construire des coalitions critiques, unies par une commune dénonciation,
au lieu d'être rassemblées autour de la promotion d'une politique de
substitution.

Un tel comportement est courant parmi les acteurs non étatiques : les
acteurs religieux, notamment, mais aussi certaines ONG, à l'instar des
mouvements altermondialistes, excellent dans l'accomplissement d'une
fonction tribunitienne, parfaite projection de celle autrefois caractérisée
par Georges Lavau lorsqu'il analysait la stratégie des partis communistes
au sein des sociétés industrielles ou postindustrielles. On retrouve ici les
effets naturels des demandes insatisfaites d'intégration sociale
internationale : réseaux de prêcheurs, mouvements messianiques, Églises,
mais aussi mouvements ou fronts d'extraction tribale ou communautaire,
associations d'entraide, d'origine religieuse ou pas, prennent en charge,
sur le terrain, tous les échecs de la mondialisation et gèrent l'œuvre
d'imputation à une hégémonie dénoncée. Toute crispation identitaire tend
ainsi à exprimer d'abord une critique forte de la domination. À l'instar de
ce militant qui, au poste-frontière de Wagah, séparant l'Inde du Pakistan,
mobilise quotidiennement les foules musulmanes venues, en rangs serrés,
assister à la descente des couleurs. Au cri de « super-power », il invite les
masses à répondre en chœur : « Allah ! », confondant ainsi dans
l'affirmation religieuse le désir d'exprimer une identité et de la caler sur la
critique de la puissance. Cette micro-mobilisation tribunitienne fait
l'ordinaire de tous les espaces de contestation et se branche
mécaniquement à l'international : du même coup, celui-ci structure de
plus en plus les comportements sociaux les plus élémentaires, les
convertissant de plus en plus couramment à un langage mondial. La
moindre frustration s'inscrit au plus vite sur l'agenda international,
rapidement dominé par la pression contestataire, contraignant d'autant les
gouvernements et les politiques qu'ils entendent produire. Dans la lignée
des travaux de Sydney Tarrow, de Keck ou Sikkink, les mouvements
sociaux transnationaux sont désormais abordés comme des modes
structurants de la vie internationale, du sommet de l'OMC à Seattle
(décembre 1999) au Forum social de Bombay (février 2004)…

On comprend donc le parti que les États peuvent tirer d'un usage
politique de cette propension à contester la puissance. Loin de lui obéir
ou de se mettre à son service, la politique étrangère de protestation tire sa
marque d'un affichage tribunitien de l'État qui en est porteur. La
conférence de l'OMC tenue à Cancun en septembre 2003 en est une
excellente illustration : elle marque probablement une rupture importante
dans l'histoire diplomatique et dans la chronique du multilatéralisme. Le
G20 qui s'est alors imposé ne correspondait plus à une géométrie de
groupe de pression, ni même à une coalition de puissance.
Fondamentalement politique, il trouvait sa raison d'être non pas dans la
volonté de promouvoir un ordre quelconque, mais dans celle de contenir,
arrêter et contester une structure de domination, celle-là même qui
s'affichait suite au rapprochement des deux géants commerciaux,
l'Europe et les États-Unis. L'alliance structurée par le G20 était d'abord
une coalition de dominés et de mécontents, unissant le Brésil, la Chine et
l'Inde, dont les intérêts économiques et commerciaux étaient pour le
moins divergents. Le premier cherchait surtout à s'ouvrir les marchés
agricoles des pays du Nord ; l'Inde voulait au contraire protéger son
marché et la Chine optimiser les effets de sa nouvelle adhésion. Le seul
dénominateur commun était au demeurant négatif : être les super-tribuns
d'un Sud victime, pour des raisons contradictoires, des effets
hégémoniques de la mondialisation. Le Groupe de Cairns volait, du
même coup, en éclat : le Brésil ne faisait plus cause commune avec une
Australie apparaissant soudain comme trop riche, même si leurs intérêts
de gros exportateurs agricoles pouvaient les réunir. En fait, les choix se
distinguaient du jeu de puissance ou d'intérêt pour répondre à des
logiques d'entreprise contestataire…
Ce mode d'action était suffisamment nouveau et original pour
suspendre et surtout pour bloquer tout processus de négociation et pour
bouleverser les paramètres traditionnels du multilatéralisme. Il connaît
évidemment des prolongements multiples à l'échelle des politiques
nationales. Celles-ci peuvent être classées selon une hiérarchie qui reflète
les différents degrés de l'escalade contestataire : d'un retour à la
rhétorique « tiers-mondiste » qu'on retrouve communément dans la
diplomatie du Brésil de Lula da Silva ou de l'Afrique du Sud de Thabo
Mbeki, aux mobilisations plus offensives d'un Robert Mugabe, au
Zimbabwe, d'un Hugo Chavez au Venezuela, d'un Fidel Castro, voire
d'un Mouammar Kadhafi. Évoquant un ressourcement à l'esprit de
Bandung, ces politiques, souvent éphémères, instables, prisonnières de
conjonctures, radicalisent pourtant les anciens discours : la domination
dénoncée n'est plus celle des anciennes puissances coloniales, ni celle des
deux camps qui se faisaient face, mais celle d'une puissance unique.
Aussi le non-alignement ne fait-il plus sens et laisse-t-il la place à la mise
en accusation de l'unilatéralisme : au lieu de chercher à construire
activement un « tiers-parti », il s'agit en fait de contrer sinon le parti
unique, du moins le parti dominant.

Plus on descend vers le sud, plus le dossier irakien est ainsi reconstitué
autour de la dénonciation de l'hégémonie américaine. Les mobilisations,
manifestations ou prêches orchestrés tout au long de l'Asie musulmane, à
mesure qu'on se rapprochait du 20 mars 2003, n'articulaient que le procès
de la superpuissance et de sa volonté de domination. Le Nahdatul Ulama
(NU) indonésien déployait ses banderoles à Surabaya en proclamant :
« L'agression unilatérale des États-Unis contre l'Irak brise l'ordre
mondial. » L'un de ses orateurs soulignait, de manière significative :
« Nous ne sommes pas contre le peuple américain, mais contre son
injustice et son arrogance ; nous sommes contre la violence » (Le Monde,
11 mars 2003). Le New Straits Times de Malaisie reconstruisait la
menace d'intervention en Irak en lui assignant pour objectif « d'imposer
la pax americana au Proche-Orient ». On rejoignait ainsi le discours tenu
par le Premier ministre Mahatir bin Mohamed, à la veille de son retrait de
la scène politique malaisienne. Au Pakistan, la rhétorique du MMA
(Muttahida Majlis-e Amal, formation islamiste représentée au Parlement
et gouvernant les deux provinces frontalières de l'Afghanistan) dénonce
les États-Unis « refusant toute indépendance de pensée », George W.
Bush « le plus grand terroriste, qui attaque les pays musulmans pour
s'emparer de leurs ressources naturelles », la politique de contrôle
infligée sur le sol américain aux ressortissants pakistanais « humiliés,
détenus et déportés » (Le Monde, 16-17 février 2003).

Cette gestion du thème de l'humiliation, de la prédation et de


l'arrogance se trouve régulièrement au centre de toute entreprise
tribunitienne. Comme celle qu'on a pu observer dans le cadre de l'OMC,
et dans le contexte de Cancun, elle bloque tout processus de négociation,
conduit directement à des mobilisations globales et frontales, interdit
toute discussion sur le concret de chaque dossier pour disqualifier l'acte
unilatéral lui-même, quel que soit l'éventuel bien-fondé des objectifs qu'il
poursuit. À nouveau, seule la conversion multilatérale est en mesure de
lui donner une chance minimale de réalisation, là où la signature
américaine ne lui laisse aucune chance. L'entreprise de contestation est
suffisamment forte pour laisser aux États et aux gouvernements qui y
sont sensibles la moindre possibilité de s'en distinguer et de produire une
politique qui n'en serait pas l'émanation, à l'instar du choix affiché par
Mahatir bin Mohamed. Les politiques officielles peuvent tout juste
concéder, comme le Pakistan de Pervez Musharraf, l'Indonésie de
Megawati Sukarnoputri ou l'Égypte de Hosni Moubarak, quelques
pratiques de coopération qui atténuent à peine un discours de
condamnation de l'intervention américaine en Irak.

Il est remarquable que, dans tout processus de mobilisation, cette


politique de contestation, loin d'être modérée et contenue par le soft
power, tende au contraire à prendre celui-ci pour cible. Les émeutes dites
de la faim, en 1977 ou en 1986, les manifestations de soutien à l'Intifada
ou celles provoquées par la politique irakienne des États-Unis en 2003
conduisirent régulièrement, au Caire, à la mise à sac des banques
américaines, des succursales de Mac Donald ou de KFC. Des scènes
identiques ont pu être observées à Tunis, Casablanca, Karachi, Jakarta,
ou Téhéran…

Les stratégies de nuisance portent au plus haut la négation de la


puissance et des constructions politiques qui l'accompagnent. Plus encore
que l'autonomie ou la contestation, la nuisance est étrangère au répertoire
du gladiateur. Elle se distingue de toute prétention à la victoire : chassant
toute illusion de défaire un adversaire bien plus fort, elle ne cherche ni à
le contourner ni même à le dénoncer. Tout juste prétend-elle l'affaiblir, lui
porter des coups ; à défaut de gagner ou de faire gagner, elle ne vise qu'à
faire perdre l'autre, en créant du désordre, des pertes marginales, en
semant la crainte, le doute et l'imprévisibilité. En retour, ce type de
conduite apporte à son auteur un surcroît de visibilité, un renforcement
de sa capacité tribunitienne, et parfois même quelques avantages
matériels à la marge, concédés comme prix à payer pour conserver un
minimum de stabilité dans le contexte d'une mondialisation qui en a de
plus en plus besoin. Perdant toute chance d'être intégré dans une coalition
gagnante, le producteur de nuisance peut néanmoins espérer monnayer
son aptitude à générer des pertes et de l'incertitude, et rémunérer ainsi ce
mélange subtil de coups portés et de chantage orchestré.

La Corée du Nord semble parfois exceller dans ce type de stratégie.


Décidant en mars 1993 de son retrait du TNP, elle s'est alors lancée dans
une escalade rhétorique et politique qui éleva sensiblement la tension sur
la ligne d'armistice, qui la conduisit à refuser les missions d'inspection de
l'AIEA et qui culmina avec son choix de quitter l'Agence. Le coup était
rude, puisqu'il faisait vaciller tout le régime de non-prolifération dans une
région particulièrement sensible, qu'il anéantissait la politique de pression
par laquelle Washington entendait contenir le réarmement de la Corée
communiste et qu'il redonnait à Pyongyang l'initiative des choix
stratégiques dans la péninsule. La nuisance suprême consistait à créer un
exemple auquel d'autres États « déviants » ne manqueraient pas d'être
sensibles. L'espoir de gain était faible : le gladiateur nord-coréen ne
pouvait s'attendre à aucune victoire militaire ni conduire l'adversaire à la
défaite. En même temps, le coût de l'insécurité ainsi produite en Asie
orientale était loin d'être négligeable : il continue à expliquer le trouble
qui s'est alors emparé de Washington, le choix de temporiser, activé par
la mission que conduisit Jimmy Carter en Corée, et le dénouement qui fut
doublement favorable à un régime qui cumulait pourtant les scores de
faible puissance et de sous-développement.

La carrure tribunitienne de Kim Jong Il s'en est trouvée confortée par


l'œuvre même de la superpuissance. Bill Clinton lui adressa, le 20
octobre 1994, une lettre personnelle en le flattant du titre de « leader
suprême ». L'échiquier diplomatique fut dominé, tout au long de la crise,
par un face-à-face saisissant de la puissance et de la nuisance. Cette
récompense symbolique, présentée à Pyongyang comme « la plus grande
victoire diplomatique obtenue par la direction du parti et le peuple
coréen », fut complétée par des avantages matériels qu'on ne saurait
négliger : par des accords signés à Genève, les États-Unis s'engageaient à
créer un consortium destiné à financer deux réacteurs nord-coréens à eau
légère, à livrer 500 000 tonnes de pétrole brut par an et à établir à terme
des relations diplomatiques avec le régime honni. Le Japon et la Corée du
Sud durent y contribuer, aux côtés du géant américain…

La nuisance devenait ainsi rentable, puisqu'en échange, Kim Jong Il


acceptait seulement de revenir à la case départ en renouant avec l'AIEA
et en acceptant de démanteler les installations nucléaires qui, sur son sol,
contrevenaient à ses engagements. Il est clair que, dans une confrontation
de ce type, la puissance ne répondait pas à la puissance et que celle-ci
était d'une faible efficacité, dès lors qu'il s'agissait de circonvenir les
risques de nuisance : l'échec de la puissance tenait à son obligation
d'acheter au prix fort une réduction de l'incertitude, alors que celle-ci
constituait un risque négligeable pour le plus faible. La stratégie est
d'autant plus probante qu'elle fut réutilisée, moins de dix ans plus tard, et
qu'elle conduisit à des résultats comparables, alors que l'orientation
politique de la Maison Blanche avait pourtant changé. En octobre 2002,
les autorités de Pyongyang claironnèrent leur intention de se doter d'une
arme nucléaire utilisant l'uranium enrichi. Les États-Unis interrompirent
alors la livraison de carburant amorcée par les accords de 1994, ce qui
conduisit le régime nord-coréen à décider la reprise immédiate de son
programme nucléaire, gelé depuis lors, et à sortir à nouveau du TNP.
L'administration républicaine, adepte pourtant d'un retour à la fermeté et
au hard power, choisit d'obtempérer, comme le firent les démocrates en
leur temps. La politique fut la même, car les risques n'avaient pas
changé : les négociations qui s'engagèrent en avril 2003, à Pékin, purent
même conduire la délégation nord-coréenne à confirmer que Pyongyang
détenait bel et bien l'arme nucléaire. Alors que s'engageait presque
simultanément l'intervention de la « coalition » en Irak, le secrétaire
d'État, Colin Powell, rappelait que les États-Unis n'avaient aucunement
l'intention de se lancer dans une opération militaire contre le « rogue
state » asiatique.

La différence de traitement entre les deux dossiers semble


significative : la Corée du Nord est ménagée, précisément parce que sa
capacité de nuisance est alors supérieure à celle de l'Irak.
Considérablement affaibli par plus de dix années de sanctions et par une
procédure efficace de désarmement, le régime de Saddam Hussein était
privé non seulement de puissance, mais de toute réelle aptitude à
déstabiliser. Mis au ban de la communauté internationale, isolé au sein
d'un monde arabe où nul ne le relayait, sa capacité de nuisance
s'effondrait : la dissuasion du pauvre ne fonctionnait plus. De ce point de
vue, le changement intervenu était radical : lors de la première guerre du
Golfe, l'Irak disposait d'une réelle capacité de nuisance, dont le dictateur
put, à l'époque, tirer des avantages politiques non négligeables.
L'invasion du Koweït ne s'inscrivait probablement pas dans un plan
global de conquête : incapable de garder le riche émirat pétrolier, le raïs
pouvait difficilement prétendre au rôle de gladiateur gagnant, face à une
coalition qui ne cessait de s'étendre au fil des jours.

La stratégie de nuisance mise en place lors de l'été 1990 avait pourtant


sa part de rationalité. Loin d'être alors isolé, Saddam Hussein put
effectivement diviser le monde arabe, rallier à sa cause Yasser Arafat et
le plus clair de l'OLP, les régimes libyen, mauritanien, soudanais,
yéménite et, à un degré non négligeable, jordanien, algérien et même
tunisien. Se présentant alors dans le rôle de tribun, contrant à lui seul la
puissance américaine et reléguant les princes du Golfe dans le rôle de
supplétifs de l'Occident, il put mobiliser une part appréciable de masses
arabes descendues dans la rue pour le soutenir, à l'instar des grandes
manifestations qui eurent lieu au Maroc en décembre 1990. Tentant de
jouer en séparant, un peu partout dans le monde musulman, les gouvernés
des gouvernants, il put, dès août 1990, faire voler en éclat la Ligue arabe.

Contrairement à ce que suggère l'exemple nord-coréen, les gains


matériels furent nuls. Les gains symboliques n'étaient pourtant pas
négligeables : l'accomplissement tribunitien donnait au dirigeant irakien
un poids international considérablement surévalué si on le rapporte à sa
puissance réelle. Défiant avec d'autres armes les grands gladiateurs de
l'arène internationale, capable d'atteindre effectivement le sol israélien
par l'envoi de quelques missiles, il se distinguait on ne peut plus
clairement du rôle du gagnant, tout en s'imposant comme acteur principal
d'un jeu de déstabilisation où chacun avait gros à perdre : Israël pour sa
sécurité, le monde développé pour son approvisionnement énergétique,
les dirigeants arabes pour leur propre survie, les Nations unies pour leur
crédibilité. Le résultat doit être médité, si on le ramène à ce qu'il fut
douze ans plus tard : George Bush père choisit de ne pas renverser le
maître de Bagdad et de se lancer dans un long processus d'endiguement
dont l'effectivité resta longtemps incertaine. George Bush fils prit l'option
contraire, dans un contexte qui le permettait, puisque le régime irakien
avait perdu l'essentiel de son offre de nuisance. La déstabilisation qui fit
suite à l'occupation de l'Irak par les forces de la coalition réactiva en
revanche la capacité de nuisance d'un État désormais en voie
d'effondrement…

Cette curieuse revanche de la nuisance se retrouve dans bon nombre


d'autres histoires. La révolution iranienne et la prise d'otages à
l'ambassade américaine de Téhéran ne purent conférer au régime des
ayatollahs aucun gain militaire ou diplomatique sur la scène
internationale. L'acte d'humiliation pourrait être en revanche jaugé dans
sa dimension psycho-sociologique, dans son aptitude à effacer des années
de présence américaine et de collusion entre les États-Unis et le régime
du Shah : on proclamait volontiers qu'il s'agissait de nettoyer le « nid
d'espions », qui reste, encore aujourd'hui, l'appellation courante qu'on
livre au chauffeur de taxi quand on veut se rendre dans le quartier de
l'ancienne représentation diplomatique américaine à Téhéran. Une autre
lecture est pourtant possible, probablement plus probante. L'opération
peut être analysée comme une production de nuisance, contraignant le
gladiateur américain, limitant gravement sa capacité de réplique et
affichant ainsi son impuissance. Deux événements majeurs viennent
étayer cette hypothèse. D'une part, l'échec ostentatoire de l'opération
héliportée montée par l'armée américaine pour libérer les détenus et qui
s'abîma dans les sables du désert de Tabas, peut-être avec la complicité
des services d'écoutes et de renseignements soviétiques. D'autre part, le
traitement infligé à Jimmy Carter, dont Téhéran attendit la défaite, face à
Ronald Reagan, avant de relâcher les otages, comme pour signifier la
capacité de la République islamique de conduire le président des États-
Unis à l'échec. Rien, dans ces pratiques, n'évoque une puissance
triomphante, mais tout indique, au contraire, à travers ces péripéties,
l'impuissance circonstancielle de la puissance. Au-delà de tels
symptômes, c'est un jeu qui se révèle : montrer le « non-pouvoir » de
l'autre et faire de cette démonstration la marque d'une politique, voire
d'un statut, la source d'une influence, la légitimation, intérieure et
extérieure, d'un rôle à tenir. L'infirmité proclamée du gladiateur s'inscrit
ainsi parmi les symboles recherchés d'une nouvelle diplomatie trop faible
pour gagner, mais assez efficace pour peser sur les règles du jeu et
décider, au moins en partie, du rythme des évènements internationaux, de
la non-paix et de la non-guerre.

Il est clair que l'optimum de la nuisance n'est pas produit par les États.
Aussi « voyous » soient-ils, ceux-ci sont limités dans leur action.
Partenaires de négociation, ils sont aussi cibles de ripostes, risquées,
scabreuses, d'inégale inefficacité, mais toujours en partie dissuasives.
Pyongyang, Tripoli et Téhéran ont appris l'art de la négociation, tout
comme Khartoum, Damas et même La Havane. Ils sont tous exposés aux
contraintes et aux récompenses qui font l'ordinaire du jeu diplomatique :
bousculé, enrayé, malmené, celui-ci se rapproche par intermittence du
rituel de notre gladiateur, même si la déréglementation croissante du
système international conduit à des formes particulièrement instables et
imprévisibles. Plus l'acteur contestataire se défait de la panoplie étatique,
plus cette ultime chance de discrète régulation tend à s'effacer. Dès lors
que l'entrepreneur de nuisance prend la forme de réseaux, la prise que le
gladiateur peut avoir sur son jeu s'en trouve profondément réduite :
insensibles aux pressions militaires ou diplomatiques ou, en tout cas,
beaucoup moins vulnérables que les États, les réseaux du type Al Qaida
sont en mesure de produire de la violence et de la nuisance dans des
conditions d'impunité autrement plus marquées. Sur l'échelle des
évènements internationaux, les attentats du 11 septembre 2001 ont
probablement été ceux qui ont porté le plus loin le décalage entre le coup
porté et le coup rendu, entre la capacité de nuire et la capacité de riposter,
entre l'aptitude à produire de la menace et l'aptitude à s'en prémunir.

Les pratiques de nuisance créent ainsi des blessures triplement


coûteuses pour ceux qui en sont victimes. D'abord, et bien évidemment,
dans la réalité du coût humain qui en découle, à Manhattan, à Bali, à
Madrid et probablement partout dans le monde. Ensuite, dans l'insécurité
et l'incertitude qui en dérivent : l'ordre de la mondialisation est
essentiellement hypothéqué par la prévisibilité, par la faculté
d'anticipation qui règle tout, de la décision d'investir jusqu'à la certitude
d'être protégé. La nuisance vient ainsi attaquer les sociétés développées
dans ce qui fait leur force et leur performance : en les rendant
imprévisibles, elle les expose à un surcoût des plus lourds. Enfin, la
nuisance inverse l'ordre des choses, faisant passer la perte avant le gain,
donnant ainsi au pauvre un ascendant sur le riche et disqualifiant la
portée même des nouvelles ressources technologiques.
***

Aussi la puissance est-elle régulièrement mise en échec : par les


apories de l'unipolarité, par la montée des nouvelles violences, par les
tentations qu'exercent avec succès les nouvelles stratégies de contestation
inspirées, jusqu'au désespoir, par une puissance trop forte pour qu'on
puisse l'atteindre par ses propres armes. Peut-être trop de puissance vient-
elle tuer la puissance, ou en tout cas conduit-elle à en émousser la portée.
Certes, la puissance n'est pas abolie. Dans un monde marqué par la
coexistence de plusieurs logiques qui se distinguent et parfois s'opposent,
elle reste une part vivace du jeu international, pesant, intimidant,
dissuadant et imposant. Elle demeure, en outre, intacte dans sa dimension
subjective, conférant même un excès de confiance à ceux qui s'en croient
dotés ou protégés. L'intelligence des relations internationales passe bien
évidemment par la prise en compte attentive et scrupuleuse de cette
double réalité, y compris jusque dans la géométrie variable qui fait
alterner, au rythme des choix et des perceptions, des moments de
puissance réhabilitée et des périodes de puissance reléguée.

Mais l'essentiel n'est probablement pas là et réside dans l'œuvre


d'évaluation. L'impuissance d'aujourd'hui conduit à se demander ce que
le gladiateur peut faire et ne peut pas faire, peut espérer gagner ou
redouter de perdre : si la puissance continue à irriguer le jeu international,
son efficacité devient douteuse, son échec égare ceux qu'il surprend et
son aptitude à la contourner aiguise des stratégies nouvelles, en même
temps qu'elle suscite des espoirs inédits. Face à cette complexité
nouvelle, les stratégies produites perdent leur cohérence, mais surtout
conduisent à des arbitrages impossibles, qui suscitent débats et
anathèmes, rendant impossible toute forme de compromis. Blessée dans
sa capacité, la puissance apparaît intacte dans son œuvre destructrice,
mais médiocre, entravée et décevante dans sa prétention à produire un
ordre nouveau. La fin de la bipolarité semblait marquer un retour vers
Wilson et le wilsonisme. George H. Bush retrouvait au seuil de la
dernière décennie du XXe siècle les accents de son lointain prédécesseur
et François Mitterrand parlait de « soldat du droit » pour évoquer les
combattants de l'opération Tempête du désert. Cette puissance génératrice
s'est heurtée aux mobilisations nouvelles, aux stratégies de contestation,
aux violences sociales qui s'internationalisaient, à l'asymétrie de la
domination, aux apories de l'hégémonie et surtout à la résistance des
sociétés. Autant d'entraves qui ont séparé la destruction de la
reconstruction : devenu solitaire dans son leadership, l'hegemon a été pris
au piège de son propre succès, repoussant d'autant les instruments
capables de promouvoir cette œuvre de recomposition et de conduire à
l'éthique internationale wilsonienne.
TROISIÈME PARTIE

LE CAVALIER SOLITAIRE PRIS AU


PIÈGE
L'illusion unipolaire incite le plus puissant à se complaire dans les
délices de l'unilatéralisme, à retirer le maximum d'avantages d'un jeu
solitaire qui semble désormais possible. À l'adage déjà évocateur qu'on
prête à Madeleine Albright : « Multilateralism when we can,
unilateralism when we must », l'administration néoconservatrice a
substitué une formule beaucoup plus exigeante : « Unilateralism when
we can, multilateralism when we must. » La crise irakienne, plus encore
que l'épisode afghan, révèle en fait un jeu complexe : le multilatéralisme
est plus que jamais conçu à Washington comme une entrave qu'il est
possible, nécessaire et moral de contourner. La crise du Kosovo avait
déjà installé dans les esprits, et notamment en Europe, la solide
conviction que la communauté internationale pouvait intervenir dans les
zones sensibles du monde sans mandat de l'ONU, alors que celle-ci
pouvait être réduite à l'impuissance sous l'effet de mauvaises causes ou
de mauvaises raisons. On convenait que l'idéal de départ était de toute
manière illusoire : la maison de verre ne pouvait pas tout faire par elle-
même et se trouvait condamnée à confier aux plus puissants le rôle
indispensable de bras séculier. Aussi le multilatéralisme parfait
s'apparentait-il à de la pure fiction : les « soldats du droit » laissaient la
place aux coalitions volontaires (« coalition of the willing »), ceux-là
même qui avaient les moyens et le désir de gendarmer le monde. Le
cavalier solitaire, s'il était suffisamment armé, pouvait espérer, par ce
biais, revenir sur scène.
La construction peut séduire : elle fut érigée en doctrine. Elle est
pourtant frappée d'une double faiblesse. D'une part, le multilatéralisme
n'est plus un simple instrument qui composerait la boîte à outils de
l'acteur international : il est le reflet d'un monde qui a de fait substitué le
principe d'interdépendance à celui de souveraineté. Aussi devient-il
incontournable, sur le plan symbolique comme sur celui de la pratique
internationale. Le double discours américain est révélateur : sévère pour
les Nations unies, il ne cesse en même temps de concéder et de faire
appel à la machine onusienne. D'autre part, la crise du Kosovo avait
amorcé en son temps une forte exception : elle s'est illustrée par l'entrée
vigoureuse de l'opinion publique internationale sur la scène
diplomatique ; cette pression inédite s'est imposée comme un substitut à
la délibération du Conseil de sécurité, en conférant la légitimité minimale
dont a aujourd'hui besoin toute pratique d'intervention.

Aussi le cavalier solitaire agit-il à la croisée de trois pressions : son


propre désir de puissance qui prolonge les formules d'antan ; l'effet de
délibération collective qui sanctionne la montée en force du principe
d'interdépendance et annonce un monde post-souverain ; l'expression qui
se dégage d'un espace public international de plus en plus actif et
productif, qui rend impossible la diplomatie du secret ou la froide
stratégie bismarckienne. À mesure qu'il se berce d'illusions nouvelles, le
cavalier solitaire apprend ainsi à ses dépens qu'il est de plus en plus
contraint par une logique collective : le plus grave échec essuyé par la
puissance tient à son impossible individualisation, aux coûts sans cesse
réévalués de l'entreprise unilatérale, aux risques qui en dérivent, à la
banalisation croissante des modes les plus variés d'interdépendance. Le
candidat démocrate à l'élection présidentielle américaine de 2004, John
Kerry, déclarait, dès le mois de mars précédent, que le multilatéralisme
« n'était pas une faiblesse mais une force » et qu'il convenait parfaitement
aux valeurs américaines : il ouvrait ainsi la voie à la conversion du
gladiateur hobbesien au jeu complexe et incertain de la pluralité, du débat
et de la décision collective.
CHAPITRE VII

La revanche de la puissance

Le gladiateur tire sa revanche de la fluidité même de la situation dans


laquelle il se trouve. Le court terme peut lui paraître des plus favorables :
ceux qui le défient peuvent le contester sans espérer le remplacer ; les
logiques d'interdépendance qui l'entravent ne cessent de lui fournir des
occasions nouvelles de s'affirmer ; les États, comme groupés dans un
club de puissance, lui offrent, autant que faire se peut, les consolations
précaires d'un bilatéralisme restauré ; quant aux postures unilatéralistes,
aussi scabreuses soient-elles, elles apportent dans l'immédiat
d'incontestables régals. À brève échéance, l'unilatéralisme, le
bilatéralisme et même le multilatéralisme sont porteurs de rétributions
individuelles et favorisent parfois jusqu'à une politique de pourboires…
En recueillant ces fruits précaires, le gladiateur imprudent cumule
pourtant les risques : la puissance produit, dans l'ordre international
contemporain, une capacité trompeuse, dont les vertus et l'attraction
suscitent les convoitises et entretiennent les stratégies les plus
dangereuses. À même de générer des avantages unilatéraux à court
terme, elle se heurte en fait très vite aux effets de système entretenus par
les logiques d'interdépendance : ce décalage entre les différents temps de
la puissance devient un paramètre décisif des nouvelles relations
internationales.

L'ordre de la contestation peut, de prime abord, paraître porteur de


revanche pour le gladiateur défié. La protestation a toujours été
clairement séparée du pouvoir. Plus les stratégies qu'elle inspire viennent
à se développer, plus elles semblent conforter l'hypothèse d'un jeu
bruyant, chaotique, dont ne procède finalement aucune puissance de
substitution. Il devient banal de rappeler, dans les antichambres de la
puissance, que chaque crise qui frappe le Proche-Orient et chaque
démonstration de force qui s'y déploie ne se soldent que par d'éphémères
manifestations urbaines dont la fièvre retombe très vite. Chaque épisode
de l'Intifada, tout événement en Irak, ou n'importe où dans le monde
musulman relancent, semble-t-il, une violence sociale épisodique
incapable en fait de bloquer les dynamiques de puissance. À celles-ci ne
fait face qu'une logique de mobilisation qui les affecte sans les
déposséder. De même la prolifération des acteurs non étatiques nuit-elle à
la prétention monopolitisque des États sans susciter pour autant des lieux
nouveaux de production d'autorité : travaillant à cultiver leur autonomie
et à la renforcer, les nouveaux acteurs veillent de toute évidence à ne pas
tomber dans le piège de l'exercice du pouvoir. Cherchant à se doter d'une
clientèle, ils se complaisent dans les rôles les plus divers sans viser pour
autant à reconstituer à leur profit un rôle de puissance. Ils seraient en fait
victimes à leur tour. Qu'ils choisissent une stratégie de tribun, de témoin
ou d'investigateur, ils évitent soigneusement de renouer avec une
conception de l'action publique qui leur assignerait des obligations
gouvernementales ou diplomatiques susceptibles d'éroder leur propre
performance. Le mouvement palestinien Hamas tient en partie sa
popularité de la richesse de ses moyens qui lui permet de redistribuer sur
le plan social des allocations dépassant en volume ce que l'Autorité
palestinienne peut elle-même offrir. Ayant en outre l'avantage de pouvoir
le faire en évitant toutes les astreintes propres aux canaux
gouvernementaux, il dispose de facilités et de capacités mobilisatrices
que le rôle classique de puissance serait incapable de lui donner.

De tels paradoxes créent donc des situations inédites. À mesure que les
rôles d'autonomie, d'expression et de contestation viennent à proliférer
sur la scène internationale, ils affaiblissent les États, amoindrissent leurs
capacités, érodent leurs monopoles, mais n'abolissent pas pour autant le
face-à-face de puissance : ils laissent ainsi aux États l'illusion de couvrir
à eux seuls une part décisive du jeu international et les obligent à assurer
seuls le gouvernement international de la planète. L'intuition du juriste
français Georges Scelle demeure donc intacte : c'est bien dans un même
mouvement que les États conservent leur fonction régalienne et
construisent leur rôle exclusif d'unité constitutive d'un
intergouvernementalisme mondial.

Une telle distribution alimente la complicité entre États, restaure les


concerts d'antan, crée même une inflation de sommets en tous genres qui,
du Conseil de sécurité des Nations unies au G8, des réunions de l'OMC
aux multiples forums régionaux, entretiennent une solidarité souvent
spectaculaire entre acteurs autrefois rivaux. On y célèbre les vertus d'un
monde policé, contrastant avec la dangereuse anarchie des sociétés
civiles en voie d'internationalisation. On y dénonce les violences privées,
assimilées tout à la fois au terrorisme et à la mafia. On y exalte la
légitimité des violences d'État, même si elles débouchent sur des conflits
meurtriers. On y cultive l'art de la solidarité face aux nouvelles menaces,
confondant dans un même ensemble les violences associées à l'attaque
contre le World Trade Center, le séparatisme tchétchène ou les
mouvements d'inspiration musulmane qui se développent au Sin-Kiang.
On y invente des subterfuges ou des modes ingénieux de contrôle,
destinés à endiguer « l'argent sale », le narco-trafic ou à déjouer les
« menaces terroristes ». Autant d'initiatives qui pourraient remettre la
puissance en selle et qui peuvent mobiliser une quantité croissante
d'instruments mis à la disposition des États par des institutions
intergouvernementales en pleine expansion. Les acteurs non étatiques
sont pratiquement absents, exclus de telles régulations : il n'est pas sûr
pour autant que cette marginalité restaure efficacement la puissance du
gladiateur. Elle souligne au contraire les difficultés du nouveau jeu
international, liées à l'absence de partenariat, privant les États des
interlocuteurs dont ils auraient besoin pour imposer leurs décisions et
rendre applicables les mesures de régulation qu'ils viennent à adopter.
Dénués de responsabilité, les acteurs extra-étatiques privent ainsi les
États des bénéfices de leur puissance, davantage qu'ils ne limitent leur
propre capacité.

Aussi le multilatéralisme crée-t-il l'illusion de reconstituer une scène


interétatique au sein de laquelle les plus puissants paraissent en mesure
de gagner des avantages substantiels. Échaudés par l'échec de la SDN, les
inventeurs du système onusien avaient tout fait pour que leur création
reste dans le cadre strict de l'intergouvernementalisme et de la puissance.
La Charte des Nations unies commence par un hymne à la souveraineté,
tandis que les dispositions qui organisent le fonctionnement du Conseil
de sécurité demeurent parmi les rares textes de droit qui légalisent les
inégalités de puissance jusqu'à en faire la base du droit de vote. Instituée
comme un club de vainqueurs aux lendemains mêmes du second conflit
mondial, l'ONU conforte la raison d'État, la distingue et la protège,
davantage qu'elle ne la contient ni ne la transcende. Son action de
pacification a d'abord été conçue comme un service offert à des
belligérants qui cherchent à assurer et à consolider leur choix de faire
taire les armes. L'usage de la force contre un État membre, tel qu'il est
prévu par le chapitre VII, se révèle beaucoup plus hasardeux, dépendant
de conditions inapplicables à la lettre : justifié en cas de menace contre la
paix, de rupture de la paix ou d'acte d'agression, il peut donner lieu à des
sanctions ou à une intervention militaire, décidée et organisée
théoriquement sous le commandement direct du Conseil. Deux
restrictions importantes réintroduisent cependant la logique de
puissance : soumise au vote du Conseil, l'initiative militaire dépend de
l'unanimité des membres permanents et devient donc un acte de
puissance à la discrétion des Grands. Par ailleurs, l'ONU n'ayant pas
d'armée permanente, l'acte militaire entrepris dépend de la contribution
des États et reste largement sous commandement de ceux qui le
promeuvent. Par souci de réalisme, le Conseil se contente, à mesure qu'il
banalise ces actes d'intervention, de donner mandat à des coalitions
volontaires qui exercent directement les opérations de police. Ainsi la
SFOR en Bosnie est-elle placée sous commandement de l'OTAN, comme
la KFOR au Kosovo ou l'IS » en Afghanistan. Ainsi en est-il du
commandement français dans le cadre de l'opération Licorne en Côte
d'Ivoire ou Artémis en Ituri, du commandement australien lors de
l'intervention au Timor-Oriental en 1999, ou du commandement
américain lors de l'intervention menée en Haïti en 1994… Une curieuse
division du travail se met ainsi en place qui évoque un retour en force de
notre gladiateur au cœur même du multilatéralisme : les plus forts paient
et commandent, alors que les plus pauvres fournissent les hommes érigés
ainsi en martyrs potentiels de la paix.

On évolue en plein paradoxe : l'abolition de la souveraineté que


consacre cette banalisation croissante de l'intervention semble conforter
la puissance des plus grands. Elle donne à ceux-ci l'ultime argument qui
leur permet d'aller faire œuvre de police chez le plus faible, tout en les
protégeant efficacement du risque qu'on vienne un jour s'occuper de leurs
propres affaires. Mieux encore : tout en célébrant les vertus de la
souveraineté, les Nations unies n'ont cessé de trouver et de définir des
procédures implicites pour la violer ou du moins la reléguer. Qu'on se
souvienne seulement que, le 24 octobre 1970, en pleine effervescence
tiers-mondiste, l'Assemblée générale adoptait solennellement la
résolution 2625 qui dénonçait l'intervention comme un mal à bannir, dès
lors qu'elle affectait un État souverain. Mais, comme dans un parfum
d'hypocrisie, elle précisait aussitôt que celui-ci devait encore, pour
mériter cette immunité, se conduire conformément au principe de
l'égalité des droits, respecter le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
être doté d'un gouvernement représentant l'ensemble du peuple, sans
distinction de race, de croyance ou de couleur… Que celui qui n'a pas
péché jette la première pierre ! Au nom de ces principes, rares seraient
les États, y compris parmi les plus puissants, qui pourraient en pleine
conscience se considérer juridiquement à l'abri d'une intervention sur leur
propre sol. On ne s'y est pas trompé : c'est bien sur la base de ce texte que
les sanctions contre l'Afrique du Sud ont été aggravées, que l'Inde a
soutenu militairement la sécession bangalie contre le Pakistan et que le
Vietnam s'est autorisé à entrer au Cambodge pour chasser les Khmers
rouges…

Plus le multilatéralisme s'affirme, plus la puissance semble s'inviter. La


résolution du 8 décembre 1988, prise par la même assemblée, instituait le
droit d'ingérence qui recevait ainsi sa première charte officielle : la
communauté internationale proclamait son obligation de solidarité dans
l'assistance humanitaire, en en faisant un principe qui transcendait celui
de souveraineté. L'affirmation allait dans le sens de l'interdépendance et
de la coresponsabilité. Sa mise en pratique servit pourtant les logiques de
puissance. Ainsi inspira-t-elle la résolution 688 du Conseil de sécurité qui
imposait à l'État irakien l'obligation de laisser les organisations
humanitaires accéder librement aux populations kurdes dans le besoin.
Le texte permit aux armées anglo-américaines d'accroître leur pression
sur le régime de Saddam Hussein et de renforcer légalement leur
présence au nord de l'Irak. Timide en Yougoslavie, suite à la résolution
770, beaucoup plus active en Somalie, après la résolution 794,
l'intervention conciliait donc puissance, droit et même œuvre
humanitaire, selon les dosages qui convenaient le mieux au gladiateur
intervenant.

Tout le rituel de la puissance se mettait ainsi en ordre de marche. Le


choix absolu et sans appel d'intervenir ou d'ignorer : on décidait d'aller à
Mogadiscio, puis d'en repartir, d'agir en Irak et de persévérer, de
s'abstenir de toute intervention dans l'Afrique des Grands Lacs ou dans
les territoires palestiniens. La méthode, les bénéfices et les pourboires :
on prenait l'initiative de se partager les zones d'intervention entre
puissants, de se répartir les œuvres de construction, de penser de façon
complémentaire les retours sur investissement. Les coûts, les sacrifices et
le sang : en août 2003, le Pakistan faisait don, aux opérations de maintien
de la paix montées par les Nations unies, de 3 905 hommes, le
Bangladesh 3 771, l'Inde 2 504, le Ghana 1 908, l'Uruguay 1 740, le
Kenya 1 674, le Nigeria 1 630, l'Afrique du Sud 1 409, la Jordanie 1
088… Aucun État développé n'atteignait le seuil du millier. En revanche,
les États industrialisés finançaient 98 % de ces opérations. Ultime
disposition : le droit de légitime défense reste en bonne place dans le
système onusien et fut solennellement rappelé après le 11 septembre
2001 par la résolution 1368 du Conseil de sécurité. Le principe est
ancien : sa réaffirmation légalise pourtant un peu plus la puissance à un
moment où seul le gladiateur fortement doté peut espérer en faire un
usage réel. Son actualisation paraît même favoriser tous les
débordements, dès lors que l'ennemi a laissé la place à des entreprises de
violence privée, conduisant à confondre, dans une même riposte, le
fauteur de troubles et l'État dont la complicité est présumée…

Ainsi la puissance semble-t-elle se complaire dans le multilatéralisme,


dont les délices paraissent davantage promis aux entrepreneurs
individuels qu'à la communauté internationale tout entière. On ne
forcerait guère la réalité en suggérant même que le démantèlement
effectif de la souveraineté remet en selle la puissance, brise ses entraves
légales, neutralise les modes d'endiguement que des siècles de culture
westphalienne avaient contribué à construire. La même remarque
vaudrait d'ailleurs pour le multilatéralisme économique qui confère en
fait, aux plus forts et aux plus riches, la capacité de défaire et de
recomposer l'ordre économique, social et politique des plus faibles et des
plus pauvres, à coup de pressions, d'incitations et d'ajustements
structurels. Il suffit de songer à la manière dont le Ghana de Jerry
Rawlings changea complètement d'orientation, entre 1982 et 1985, sous
le seul effet de puissance des institutions de Bretton Woods. On se
souvient aussi que, dans son rapport de 1991, la Banque mondiale
célébrait encore les vertus salvatrices de l'autoritarisme là où les besoins
de développement se faisaient le plus sentir.

La revanche est pourtant piégée. En construisant le multilatéralisme


comme un club de vainqueurs, les alliés d'alors commettaient une erreur
d'identité. Un tel ordre laisse passer la puissance, mais celle-ci a peu de
chance d'aller très loin. L'effet est réel sur le processus de décision : il est
dérisoire sur celui de l'application. Le multilatéralisme appartient au
domaine de la culture dans un monde qui est désormais globalisé et
interdépendant : l'essentiel de sa vertu campe donc dans l'univers du
symbolique et de la légitimité. Les textes peuvent réhabiliter la
puissance, lui garantir des exceptions, lui offrir des aménagements et des
assurances : ils ne peuvent nullement la gratifier de l'onction collective
qui la rend acceptable et juste. Ce que donne le droit de veto dans la
sphère des États est immédiatement perdu dans celle des sociétés. La
puissance s'en trouve davantage stigmatisée, dénoncée, mise en
accusation dans ses débordements coupables.

Plus fondamentalement encore, l'évolution du multilatéralisme révèle,


jour après jour, l'étonnant décalage qui sépare l'œuvre de destruction de
celle de construction. Quand elle y parvient, l'ONU peut abandonner à la
puissance des États le soin de détruire des régimes incriminés avec les
meilleures raisons du monde : la dictature du haïtien Cedras ou le régime
des taliban en Afghanistan en sont de bons exemples. La résolution 940,
dans le premier cas, les résolutions 1368 et 1378 dans le second,
ouvraient une incontestable voie de légalisation à l'intervention de la
superpuissance. L'œuvre de reconstruction n'a laissé, en revanche, que
peu de ressources à l'action du cavalier solitaire. Hors d'une implication
globale de la communauté internationale et d'un plan concerté de remise
à flot d'Haïti, l'intervention de 1994 conduisit à un échec, au retour des
violences, des « escadrons de la mort », du trafic de cocaïne, des
élections truquées et des logiques de répression, jusqu'à ce que la même
histoire se répète, faite d'une nouvelle action de force et d'un nouveau
renversement, au début de l'année 2004. Rapidement chassés du pouvoir,
les taliban ne laissèrent guère davantage la place à un nouvel État afghan,
mais à d'autres violences accusant, à leur manière, l'impuissance de la
puissance. Tout au contraire, les exemples probants de « state-building »
réussi mettent en bannière la revanche du multilatéralisme
institutionnalisé sur le multilatéralisme confisqué : en témoignent la
difficile mais réelle construction d'un État namibien par la GONUPT, le
succès du processus de démobilisation et de réintégration mené par
l'ONUMOZ au Mozambique, l'accession du Timor-Oriental à
l'indépendance conduite par l'UNMISET.

Tout se passe comme si les vertus du multilatéralisme n'atteignaient


leur plein rendement qu'en effaçant les marques ostensibles de puissance.
Plus le bras séculier de la communauté internationale est visible et
manifeste, plus les acteurs locaux confondent intervention et domination.
Plus il évoque la puissance, plus la nature collective de l'action entreprise
perd de sa crédibilité et donc de son efficacité. Même placée sous mandat
des Nations unies, l'intervention française en Côte d'Ivoire enclenchait les
vieux réflexes anticoloniaux. Même destinée à rétablir l'autorité du
président Aristide démocratiquement élu, l'intervention américaine de
1994 ne tarda pas à ressusciter des mobilisations anti-impérialistes. Dans
un cas comme dans l'autre, la dénonciation de la tutelle exercée par les
puissants a fédéré les énergies contestataires, tandis que le rétablissement
de la paix paraissait de plus en plus hors de portée : les 4 000 hommes
déployés dans le cadre de l'opération Licorne et la localisation sur le sol
français des accords de réconciliation dits de Marcoussis ont contribué à
externaliser la crise ivoirienne beaucoup plus qu'à la résoudre, conduisant
à des explosions de violence antifrançaises, faites de manifestations
virulentes, de menaces sur les locaux de l'ambassade, de campagnes de
presse et même d'assassinats. L'opération de maintien de la paix montée
depuis Paris n'allégeait les tensions internes qu'en les réorientant vers
l'ancienne puissance coloniale, les milices du président Laurent Gbagbo
délaissant quelque peu leur ennemi d'hier pour se rebaptiser « patriotes »
et faire ainsi face aux nouvelles figures du pouvoir.

Dans ces conditions, les régals de la puissance sont bien maigres : en


cherchant à contrôler le multilatéralisme, à en assurer le leadership
matériel ou moral, le gladiateur concentre sur lui l'essentiel des risques et
des coûts. Sa position n'est tenable que s'il accepte d'en payer le prix,
fortement réévalué à mesure qu'il acquiert une apparence de puissance ou
qu'il cristallise sur lui le soupçon de domination. L'opération n'avait
probablement pas le même sens lorsqu'au Mozambique, elle était pilotée
par l'Italien Aldo Ajello ou au Timor-Oriental par le Brésilien de Mello…
Sur une scène internationale à prétention unipolaire, dominée par les
dérives unilatéralistes et les obsessions antihégémoniques, le coût de
l'intervention s'élève à mesure qu'elle se pare des oripeaux de la
puissance : les délices de l'intervention pro-active ne semblent dès lors
raisonnables que lorsqu'on valorise fortement la satisfaction symbolique
de jouer le rôle de leader. Dans le cas contraire, l'anonymat du
multilatéralisme paraît être une carte bien plus sûre…
Le puissant peut néanmoins compenser les désillusions du
multilatéralisme en cultivant les vertus du bilatéralisme. La fluidité du
jeu international contemporain semble autoriser de tels écarts. Dévalorisé
ou tenu en soupçon par les grands projets d'intégration internationale, le
jeu à deux n'a pas pour autant été aboli. À la limite, la disparition de la
bipolarité lui a même donné une nouvelle jeunesse : dans un monde
moins clivé, moins contraint par la menace frontale, tournant résolument
le dos au respect rigoureux des alliances et des alignements, la tentation
est grande de prendre des initiatives séparées, de conclure des accords
d'autant plus alléchants qu'il n'est plus question de partager avec
quiconque. À mi-chemin entre un clientélisme trop coûteux en terme de
dépendance et un multilatéralisme qui oblige à entrer dans le rang, le
bricolage bilatéral peut sembler attractif, suffisamment souple pour
réguler, au gré des conjonctures, les enjeux en suspens. Réglé sur les
intérêts de deux parties et non sur ceux de deux cents, il peut paraître à
même de dispenser de concessions trop lourdes, comme de conduire à
des avantages plus appréciables.

Les périodes de crise post-bipolaire ont révélé la fréquence et la


banalité de tels arrangements. Ainsi en fut-il de la crise irakienne, dès
l'été 2002 : avant que ne se joue l'essentiel de la partie multilatérale, les
négociations bilatérales allèrent bon train selon un ordonnancement
saisissant. Le jeu fut construit sur une relation dyadique américano-
britannique. Il fut complété par une série de dispositions bilatérales,
négociées entre les États-Unis et des puissances moyennes qui gagnaient
ainsi un statut d'interlocuteur privilégié, à l'instar de l'Espagne ou de
l'Italie. Il fut parachevé par une série impressionnante d'accords
bilatéraux, par le biais desquels des États de faible puissance
monnayaient leur participation – publique ou secrète – à la coalition
dirigée par Washington : de l'Ukraine au Honduras, de l'Albanie aux îles
Tonga, la faveur pour des coalitions ad hoc réactivait de manière
spectaculaire le jeu diplomatique le plus traditionnel. Il est clair qu'un tel
dispositif s'impose comme un vecteur réel de puissance : celle-ci ne subit
plus l'entrave de la norme, ni l'effet régulateur du grand nombre. Le
gladiateur y retrouve de très anciennes inspirations : le poids de chacun
des partenaires, sa capacité, réelle ou supposée, le nombre de ses
divisions ou, à tout le moins, la réalité de son apport marginal deviennent
les seuls principes aptes à animer le jeu dyadique. Autant de traits que le
multilatéralisme avait en effet estompés…

La pratique est d'autant plus significative que les États-Unis en ont fait
un instrument privilégié de leur résistance aux pressions multilatérales
qu'ils tiennent pour insupportables. La contre-offensive menée contre la
CPI (Cour pénale internationale), en multipliant les accords dits de « type
article 98 », s'inscrit très manifestement dans cette ligne. L'idée est
simple et peut paraître ingénieuse : l'État américain conclut des traités
bilatéraux avec des États tiers qui s'engagent à ne pas extrader vers la
Cour des sujets états-uniens. La légalité de tels documents est âprement
discutée par les juristes internationaux : il reste qu'une cinquantaine
d'accords de ce type avaient été signés au printemps 2004, et que nul ne
conteste qu'ils le furent sur une base de puissance. Les pressions
diplomatiques, politiques et économiques furent particulièrement
sensibles, Washington conditionnant, la plupart du temps, la
pérennisation de son assistance militaire à l'acceptation de tels
arrangements. Certains États durent même signer des traités de ce type
tout en ayant déjà ratifié le texte de Rome instituant la CPI. Tel est le cas,
par exemple, de la Géorgie, de l'Albanie, de la Mongolie, de la
République démocratique du Congo, de la Colombie, de la Bolivie, du
Gabon, du Ghana ou du Cambodge. De façon significative, de tels
accords n'ont recueilli l'adhésion d'aucune puissance, petite ou moyenne,
y compris parmi les alliés les plus fidèles des États-Unis : ni le Japon, ni
l'Australie, ni le Royaume-Uni, ni la Corée du Sud, ni aucun membre de
l'Union européenne n'y ont souscrit. En revanche, la pression fut efficace
sur Nauru, Palau, Maurice, les îles Marshall, la Micronésie, le Salvador,
le Honduras, le Nicaragua ou Panama…

Le jeu dyadique a pourtant ses surprises. Devant les prises de position


très fermes de l'Union européenne, solennellement exprimées lors du
sommet de Salonique au printemps 2003, aucun des États qui
s'apprêtaient à entrer dans l'Union n'a cédé aux pressions américaines.
Les relations privilégiées entre Washington, Varsovie, Prague ou
Budapest s'effaçaient devant l'appel de l'intégration régionale. Parmi les
candidats potentiels ou déclarés, seules l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine,
la Roumanie et la Bulgarie acceptèrent de signer, encore que les deux
derniers laissèrent traîner le processus de ratification. De surcroît,
l'offensive solitaire contre les dangers prêtés au texte de Rome trouve les
prolongements les plus inattendus : elle associe le multilatéralisme, en
obtenant du Conseil de sécurité la résolution 1422 qui écarte les forces de
maintien de la paix de la juridiction de la CPI, et l'unilatéralisme, par
l'autorisation donnée au président des États-Unis de recourir à la force
pour libérer des soldats américains qui seraient détenus par la Cour.

La revanche de la puissance est pourtant des plus ambiguës : l'exemple


de la CPI, tout comme celui de l'Irak, montre que le bilatéralisme souffre
de nouvelles entraves. Son efficacité est dorénavant suspendue à une
capacité croissante de s'y soustraire librement, de résister à la pression du
plus fort en choisissant de lui opposer la carte du grand nombre. Jadis,
nul ne pouvait fuir le jeu dyadique et chacun devait y tenir le rôle que lui
imposait sa puissance réelle. Désormais, en fonction des enjeux, des
priorités affichées ou délibérées, le plus faible peut contenir les assauts
du plus fort en optant pour le jeu multilatéral, en s'engageant en faveur de
la norme collective, en s'appuyant sur la chance d'intégration régionale
ou globale. Une puissance affirmée comme la Chine, plus discrète
comme chacun des PECO, voire un État faible d'Afrique ou d'Asie ne
dépendent plus totalement du différentiel de puissance qui les sépare des
États-Unis, et peuvent, face à tous sujets qui viennent à débat, choisir
d'équilibrer la superpuissance par une adhésion délibérée au jeu collectif.
C'est probablement ce calcul, imprévu à Washington, qui a ruiné les
efforts diplomatiques de l'administration Bush visant à regagner sur le
plan bilatéral les soutiens dont le débat onusien l'avait privée.

Un calcul inédit de coût tend ainsi à s'instaurer qui ne redonne de la


force au bilatéralisme que dans des contextes précis, lorsque le jeu
d'intégration est perçu comme trop dispendieux. Ainsi, la méfiance
suscitée, chez les petits ou les puissances moyennes, par une défense
européenne intégrée soupçonnée de profiter d'abord à la France et peut-
être à l'Allemagne rend les liens bilatéraux avec les États-Unis à nouveau
attrayants. La puissance américaine y trouve probablement l'occasion
d'une revanche, mais la puissance en tant que telle n'y gagne rien : c'est
bel et bien le soupçon de dénaturation qui perturbe ici les logiques
d'intégration ainsi que la peur de voir celle-ci confisquée par une
nouvelle logique de pouvoir. Dans un jeu si complexe, il est clair que la
subjectivité, l'intuition, l'affectif ont toute leur place. Cette constante
réinterprétation par l'acteur du risque de puissance enlève à l'hégémonie
une part importante de sa vigueur. Elle conduit à des relations
internationales d'autant plus instables et incertaines que ces perceptions
sont fluctuantes, imprévisibles et exposées à toutes les surprises, comme
la chronique diplomatique de l'année 2003 le démontrait avec évidence.
Cette dépendance croissante du gladiateur soumis à un perpétuel
jugement de crédibilité et d'opportunité constitue probablement l'une des
causes majeures de sa fragilité stratégique.

Il est clair enfin que la déréglementation de la scène internationale


offre des perspectives nouvelles et apparemment prometteuses à l'acte
unilatéral. D'une part, l'effondrement de la bipolarité libère l'usage de la
puissance et allège les contrôles qui s'exerçaient sur elle, du temps de la
guerre froide ou de la coexistence pacifique. Le face-à-face schmittien
des deux ennemis tempérait l'usage unilatéral de la puissance, tout en
faisant de celle-ci le principe essentiel de toute compétition. Le jeu de
dissuasion, mais, plus généralement encore, le désir de ne pas être
victime à son tour de l'intempérance de l'autre retenaient le gladiateur
dans ses élans. Si les relations internationales, entre 1945 et 1989, ont été
dominées par le jeu de puissance, l'usage débridé de celle-ci a été plutôt
rare, limité à des crises célèbres, elles-mêmes caractérisées par une
certaine retenue. Les terrains sensibles sont particulièrement évocateurs :
les États-Unis, comme d'ailleurs l'URSS, se gardaient bien de tout usage
unilatéral de la puissance dans le contexte proche-oriental. Les rares
exceptions ont conduit à une brutale montée aux extrêmes, comme en
témoigne la simple proposition soviétique, émise le 23 octobre 1973,
d'envoyer des troupes pour « surveiller » les abords du canal de Suez,
alors que l'armée israélienne y lançait une contre-offensive victorieuse.
Richard Nixon répliqua aussitôt en mettant en état d'alerte les forces
stratégiques américaines. Leonid Brejnev renonça immédiatement à son
projet. Les États-Unis eux-mêmes ne se sont pas aventurés dans la région
tout au long de la guerre froide, si on excepte du moins le débarquement
d'un contingent de marines, en juillet 1958, sur la plage de Khalde, au
Liban, à la demande du président de l'époque, Camille Chamoun…

On peut avancer que les interventions qui se sont produites dans le


contexte post-bipolaire auraient été impossibles avant 1989. Ni
l'opération Tempête du désert, ni les actions militaires menées en
Kurdistan irakien, ni les opérations de surveillance aérienne active, ni
surtout le renversement de Saddam Hussein au printemps 2003 n'auraient
pu être entrepris du temps de la bipolarité et n'auraient été acceptés par
l'URSS. Une curieuse évidence s'impose à travers cette évolution : la
puissance s'accomplit dans des situations d'équilibre ; elle atteint son
maximum d'efficacité non pas tant dans ce qu'elle fait, mais dans ce
qu'elle empêche de faire. En ce sens, ses vertus statiques sont élevées,
l'ordre de la puissance se confondant avec celui du conservatisme, de la
retenue et de la gestion équilibrée des affaires internationales. À mesure,
au contraire, qu'elle se déréglemente, la puissance gagne en visibilité, en
audace, en intention « pro-active ». Mais elle se détache alors de l'idée de
compétition et du duel de gladiateurs ; elle change de cible, s'attaquant à
une situation davantage qu'à un ennemi capable de la contrebalancer.
L'usage de la puissance est alors lié à l'absence de son double qui lui
ferait face avec la même force. La dérive unilatérale est logiquement
associée à la faiblesse présumée de l'adversaire : l'Irak de Saddam
Hussein a probablement été attaquée non pas parce qu'elle était
soupçonnée de posséder des armes de destruction massive, mais bien
parce qu'on pensait à Washington qu'à la différence de la Corée du Nord,
elle en était privée…
Aussi l'unilatéralisme et la puissance constituent-ils un curieux ménage
qui affiche la faiblesse de l'autre, davantage que la capacité de celui qui
se pense plus fort. Par rapport au jeu de jadis, il présente un triple défaut.
Rejetant l'altérité dans l'anonymat de la faiblesse, il abolit de fait la
négociation, le compromis et la composition d'un ordre nouvellement
codifié. Misant, au contraire du jeu bipolaire, sur la fragilité de
l'adversaire, il se détourne des dossiers et des enjeux les plus sensibles
qui deviennent alors probablement insolubles. Orientant son gladiateur
vers un jeu nettement déséquilibré, il l'expose en même temps au risque
d'essuyer les effets de nuisance et l'oblige à se battre sur un terrain qui
précisément n'est plus le sien. Parce qu'elle partait d'un énorme décalage
de puissance, l'intervention américaine en Irak avait toute chance
d'évoluer vers une confrontation de violences qui ne ressemblerait plus à
un conflit d'États.

Banalement lié à la déréglementation post-bipolaire, l'unilatéralisme


s'inscrit tout aussi couramment dans les effets incontournables des
progrès mêmes des mœurs multilatérales. À mesure qu'il prend corps,
qu'il contraint et qu'il contrôle le comportement des États, le
multilatéralisme attise, chez les plus forts, les désirs de resquille et les
appétits de dérogation. La tentation du cavalier seul est particulièrement
forte lorsque se constitue un ordre collectif, fait de normes et de
procédures, porteur d'avantages individuels, mais maculé de coûts
supplémentaires et de charges nouvelles. Avoir l'un sans l'autre devient le
jeu banal de tout égoïsme national, d'autant plus aiguisé qu'il repose sur
une réserve rassurante de puissance. C'est dans ce contexte qu'il convient
de comprendre le réveil du souverainisme américain, débouchant très
logiquement sur un tri pragmatique, consistant à garder ce qui rapporte et
à rejeter ce qui semble coûteux. Aussi les États-Unis n'ont-ils adhéré ni
au traité instituant une Cour pénale internationale, ni au protocole de
Kyoto limitant les émissions de gaz à effet de serre, ni à la Convention
sur le droit de la mer, ni à celle concernant le droit des enfants, ni au
Protocole de contrôle des armes bactériologiques… De même, en octobre
1999, le Congrès américain a-t-il refusé de ratifier le CTBT
(Comprehensive Test Ban Treaty), portant interdiction complète des
essais nucléaires, pourtant signé trois ans plus tôt par les cinq puissances
atomiques officielles…

Ce souverainisme militant n'est pas l'apanage des États-Unis :


couramment pratiqué par la Chine, Israël, la Libye, et, à un moindre
degré, l'Union indienne, il fédère toutes les énergies réticentes, tous les
calculs de soupçon alimentés par les États qui tiennent pour trop coûteux
l'alignement sur les normes collectivement définies. À ce niveau,
l'unilatéralisme ne dépend plus de la puissance : le choix de la
marginalité est aussi bien opéré par les forts que par les faibles. Le texte
instituant la CPI a recueilli l'adhésion de nombreuses puissances : tous les
pays de l'Union européenne, mais aussi le Brésil, ou le Canada ; il a aussi
suscité un rejet de la part de petits et de faibles pas nécessairement liés
aux États-Unis : la Guinée équatoriale, le Congo ou le Tchad… Le choix
de sortie répond en fait à un débat politique où l'argument de puissance
n'occupe qu'une place marginale. En revanche, la posture unilatérale
réengage la puissance : elle distingue alors le choix du fort de celui du
faible, conduisant le premier à afficher sa conviction que la pression
collective ne l'atteindra pas et qu'il pourra maximiser ses gains tout en se
tenant en marge de l'ordre mondial. Cette confiance en ses propres
capacités explique l'attitude militante des États-Unis et leur volonté de
mettre en échec les ordres conventionnels auxquels ils ne souscrivent pas,
contrastant avec l'attitude de retrait passif des autres contestataires qui se
font alors des plus discrets dans leur décision de retrait.

Cette réactivation sélective de la puissance est difficile à évaluer. Il


n'est pas sûr qu'elle ne soit pas excessivement dispendieuse. La décision
de George W. Bush de retirer la signature américaine du protocole de
Kyoto fut justifiée par un discours nationaliste militant, expliquant que
les États-Unis n'entendaient pas mettre en péril leur économie et menacer
leurs emplois en adhérant à une convention qui demandait des efforts
marqués aux plus riches. Ce choix fut pour autant mal accueilli et
diplomatiquement coûteux pour Washington qui eut à essuyer les
critiques les plus vives parmi ses alliés les plus fidèles, au premier rang
desquels figurait la Grande-Bretagne de Tony Blair. D'une façon
générale, l'attitude du cavalier seul est de moins en moins admise à
mesure que les États multiplient leurs engagements collectifs. L'évolution
même de Bill Clinton sur le dossier de la Cour pénale internationale est
des plus significatives : lui étant foncièrement hostile, déployant tout au
long de la négociation les moyens les plus variés pour la faire échouer,
faisant connaître à Rome, le 17 juillet 1998, son refus de souscrire au
texte final, il se résolut cependant à signer dans les ultimes moments de
sa présidence, concédant qu'il ne voulait pas passer dans l'histoire pour
responsable d'un tel refus. On sait que, peu après le 11 septembre, George
W. Bush fit connaître sa décision de ne pas soumettre le traité à la
ratification du Congrès. Il reste que, sur une question qui s'inscrit au
centre même des dynamiques du multilatéralisme, le leader de la
superpuissance marqua une hésitation qui témoigne d'une singulière
réévaluation des coûts du cavalier seul.

L'ordre international contemporain cultive donc la symbolique de la


puissance, parfois même de façon plus ostentatoire, plus spectaculaire et
plus débridée que jadis. En revanche, dans un même mouvement et en
réponse aux mêmes facteurs, il en réduit l'efficacité, en dévalue la portée,
en bloque la réalisation, jusqu'à conduire sa logique à des résultats
parfaitement contradictoires. Il en dérive un gigantesque jeu d'illusion qui
prend au piège l'acteur comme l'observateur. À celui-ci, il donne parfois
le sentiment que l'État résiste, se renforce, se remplume et que les
relations transnationales sont vides d'efficacité. À celui-là, il confère tour
à tour un excès de confiance ou un désespoir injustifié. Confiance dans
un jeu qui conduit le gladiateur à collectionner les victoires à la Pyrrhus,
à se croire à l'abri de toute revanche ou dispensé de tout contrôle.
Désespoir de ceux qui cèdent trop vite à la fatalité de la loi du plus fort et
qui semblent ignorer que ce qui se fait dans l'arène et dans le court terme
se défait hors de celle-ci et dans un temps plus long. La puissance
couvrait, dans la théorie classique, l'ensemble des espaces et toutes les
temporalités, comme le suggère l'épistémologie hobbesienne fortement
dominée par les lois de la mécanique. Dans un monde désormais post-
hobbesien, les modes de spatialisation se multiplient et la temporalité se
décompose : à un espace de puissance s'opposent des formes nouvelles de
construction de l'espace qui la détruisent ou l'affaiblissent ; du temps
court de la puissance se distinguent celui, moyen, des mobilisations
sociales et celui, beaucoup plus long, de la transformation des sociétés.
CHAPITRE VIII

Le bel avenir du multilatéralisme

La fin du temps hobbesien marque le début du multilatéralisme. Fort


logiquement, l'auteur du Léviathan récusait toute idée de pouvoir
international commun : celui-ci mettait en danger le principe de
souveraineté, mais aussi la sécurité même des États. Seule une libre
disposition de la puissance permettait de dissuader efficacement
l'adversaire ; c'était dans la rivalité des gladiateurs que se reconstituait
l'équilibre des forces capables d'assurer la tranquillité du souverain et de
ses sujets. Rien n'était plus périlleux, dès lors, que de s'en remettre à
l'arbitrage d'un pouvoir supranational ; rien n'était plus aléatoire que
d'abandonner à un ordre international composite ce que la relation
bilatérale simple se proposait de faire mécaniquement, spontanément, au
gré des ressources accumulées par chacun des atomes de la vie
internationale. Le lien est donc intime entre puissance et bilatéralisme : il
se brouille à mesure que les relations interétatiques s'installent dans un
ordre collectif.

Aussi l'effet de système fut-il longtemps tenu en lisières : le XIXe


siècle semblait pourtant annoncer une lente érosion du bilatéralisme,
alors que s'affirmaient les alliances multilatérales fondées de surcroît sur
des valeurs communément partagées. La Sainte-Alliance paraissait
organiser un ordre européen, mais qui restait cependant faiblement
institutionnalisé, à la merci des diplomaties princières et de leur
arbitraire, réengageant la puissance au service d'une coalition de
monarchies conservatrices. La vraie rupture fut celle de la Première
Guerre mondiale, lorsqu'on put précisément prendre la pleine mesure des
dangers de la puissance et de ses coûts élevés jusqu'à l'absurde. En bon
professeur de droit constitutionnel, Woodrow Wilson considérait que le
désordre et la violence ne cesseraient d'affecter la vie internationale que
lorsque la norme collective se serait substituée au simple rapport de
force. Son fameux 14e point, édicté en janvier 1918, était des plus
explicites : « Une association générale des Nations unies doit être formée
(…) dans le but d'apporter des garanties mutuelles d'indépendance
politique et d'intégrité territoriale aux grands comme aux petits États. » Il
s'agissait bien en fait de « civiliser » la vie internationale, de désarmer le
gladiateur pour donner force à la norme collective. L'histoire devait écrire
un nouveau chapitre qui rappelait un passé vieux de quelques siècles : de
même que les États se construisirent jadis en proscrivant les violences
privées et en abolissant le duel, l'ordre international serait protégé de ses
propres excès en interdisant les combats singuliers entre les gladiateurs
de Hobbes. La puissance est clairement bannie par Wilson au nom d'un
multilatéralisme triomphant : au lieu de rapport de force, il parle de
« garanties mutuelles » ; au lieu d'une compétition opposant des rivaux, il
vante un ordre nouveau garantissant indistinctement les « grands » et les
« petits »… Dans cette perspective, le délégué français auprès de la
commission spéciale chargée de préparer le pacte de la SDN se livra à
une intéressante surenchère : Léon Bourgeois proposa que la nouvelle
organisation fût dotée d'une armée internationale. La grande aventure de
l'ingérence multilatérale était déjà pensée…

Tout le problème est dès lors de savoir s'il s'agissait de compenser les
horreurs de la guerre par un rêve idéaliste ou d'inventer un monde
nouveau au nom d'un froid calcul de coût. La puissance, coupable ici de
huit millions de morts ou plus peut-être, ne pouvait probablement plus
prétendre jouer son rôle classique de grand horloger de la vie
internationale. Le contrat social fut inventé pour mettre un terme aux
guerres civiles : le multilatéralisme devait permettre de créer, à l'échelle
planétaire, la cité minimale dont on avait besoin pour éviter que le jeu
des nations ne devînt le grand pourvoyeur de morts. Mais, dans cette
quête rationnelle, il y a plus : l'échec de la puissance se conjuguait avec
l'essor des échanges et l'intérêt bien compris de chacun de les organiser,
de façon à les porter jusqu'à leur extension maximale. Dans l'esprit
wilsonien, la puissance était doublement coupable et devait s'effacer au
nom de la paix qu'elle desservait et au nom du libre-échange qu'elle
entravait. La violence contredisait ainsi la réussite : la paix devenait
affaire de norme et le commerce supposait le libre épanouissement des
interdépendances…

Ainsi que le suggère John Ruggie (1993), le multilatéralisme se


construit donc sous l'effet de deux découvertes successives : d'abord, le
besoin de coopération l'emporte progressivement sur celui de
concurrence ou de confrontation ; ensuite, comme sous l'effet d'un jeu
itératif, cette logique coopérative vient à se répéter, rendant peu à peu la
stratégie de cavalier seul exceptionnelle, coûteuse et excessivement
risquée. Cette banalisation du modèle coopératif marginalise le gladiateur
hobbesien et favorise progressivement l'institutionnalisation du
multilatéralisme jusqu'aux formes que nous lui connaissons aujourd'hui.
Il est d'ailleurs significatif que les progrès les plus nets aient été
accomplis à chaque fois que sont apparues les crises internationales les
plus graves : dans le contexte de la Première et de la Seconde Guerre
mondiale, dans l'ambiance des guerres coloniales, sous la pression des
grands désordres économiques qui se sont succédé à partir des années
soixante-dix…

En fait, le multilatéralisme s'est imposé plus qu'il n'a été réellement


désiré. Cette fatalité mécanique constitue le suprême aveu de
l'impuissance de la puissance : comme l'ont suggéré Axelrod ou Keohane
(1983), la coopération internationale a d'abord triomphé dans la
perspective d'éviter le pire. Elle a eu raison de la pure rivalité lorsque les
États ont compris, à leurs dépens, que le « self-help » absolu n'était pas
possible, et que, devant l'interdépendance croissante issue de la
mondialisation, même le plus puissant ne pouvait faire face tout seul aux
enjeux et aux menaces auxquels il était confronté. Dans cette même
ligne, l'institutionnalisation du multilatéralisme apportait aussi un
avantage supplémentaire : elle offrait une prime aux plus faibles, en leur
donnant en même temps l'illusion d'exister et d'accéder à un minimum
d'information. Ce faisant, elle garantissait les plus puissants contre les
effets de nuisance et de déstabilisation. La découverte fut rude pour les
puissances grandes ou moyennes : elle fut au centre des grandes batailles
diplomatiques qui accompagnèrent la décolonisation, la transformation
de l'ONU en forum largement ouvert au tiers-monde, la création de la
CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le
développement) en 1964, celle du PAM (Programme alimentaire
mondial), un an plus tôt, puis du PNUD (Programme des Nations unies
pour le développement), en 1965. D'une façon plus générale, le
multilatéralisme a été construit et inventé au rythme de la découverte
empirique des besoins d'assistance mutuelle, clairement illustrée par la
prolifération des institutions spécialisées de l'ONU : celles dites des
institutions de Bretton Woods, en matière de régulation économique et
commerciale, suivies immédiatement de l'UNESCO et de la FAO en
1945, l'OACI (Organisation de l'aviation civile internationale) en 1947,
l'OMS (Organisation mondiale de la santé) en 1948 ; l'OMM
(Organisation météorologique mondiale) en 1950, l'ONUDI (pour le
développement industriel) et l'OMPI (propriété industrielle) en 1967 ; le
FIDA (Fonds international de développement agricole) en 1977…
L'aggravation de la crise des réfugiés, à la fin des années quarante,
conduisit de même à la mise en place du HCR en 1951 ; la montée en
puissance des questions environnementales hâta la création du PNUE
(Programme des Nations unies pour l'environnement) en 1972…

Cette lente agonie de l'illusion souverainiste et de la prétention


autarcique fit plus que tous les beaux discours réunis : l'auto-assistance
cédait ainsi devant les rétributions de la froide régulation opérée par un
multilatéralisme essentiellement technique. Ce triomphe de l'utilitarisme
a bien évidemment son revers : saisi comme un instrument et non plus
comme une fin, le multilatéralisme devient l'objet de toutes les torsions
jusqu'à entamer une carrière de restaurateur de puissance.
Multilatéralisme de vainqueurs, celui instauré en 1945 accordait aux plus
forts le privilège du veto. Successivement bricolé par la déclaration de
Washington (1er janvier 1943), puis celle adoptée lors de la conférence de
Moscou (octobre 1943), il préparait d'abord la dyarchie des deux futures
superpuissances. Destiné à composer avec la doctrine de la stabilité
hégémonique, il se popularisa au plus vite, dans l'ère post-bipolaire, à
travers la doctrine de l'« assertive multilateralism » (multilatéralisme
autoritaire) : alors qu'il n'était plus question de servir de base à un
quelconque diumvirat, tout fut fait et bien fait pour donner aux États-
Unis, dès la crise du Golfe en 1990, les moyens de redéployer leur
hégémonie en la parant de la légitimité multilatérale. Inventé pour donner
un sens et un contenu à l'universalisme, le multilatéralisme se fit au plus
vite l'aimable promoteur d'un « cosmopolitisme pro-actif » vantant les
mérites de normes communes pour tous, mais continuellement suspectes
d'occidentalocentrisme, alimentant la méfiance et la désillusion des
dominés. Conçu comme la réalisation concrète et immédiate de la
« global governance », il risque à tout moment d'apparaître comme
l'auxiliaire institutionnel du marché, le bras séculier de l'ultra-libéralisme,
la transfiguration des intérêts nationaux des plus forts en biens communs
hâtivement rattachés à l'humanité tout entière… Acteur d'une ingérence
qui se veut corrective des inégalités et des incapacités, il fut vite
confisqué et détourné par le jeu très intéressé de tous les vicaires
autoproclamés de la communauté internationale ou du moins prétendue
telle…

Cette revanche de l'utilité est indéniable et a fait incontestablement le


lit de la puissance, selon des modalités inespérées et inatteignables dans
l'univers classique de Hobbes : il suffit d'évoquer, pêle-mêle, l'opération
Tempête du désert, les conforts multilatéraux offerts aux puissances
occidentales en Bosnie, en Macédoine, au Kosovo, ou en Afghanistan,
sans oublier dans un autre registre les nombreux plans d'ajustement
structurel mis en route par le FMI… Cette œuvre de récupération par la
puissance et la dénaturation qui en découle ont des fondements simples.
Il est clair d'abord que ceux qui peuvent peser le plus sur le
multilatéralisme sont ceux qui escomptent en tirer, à court terme, le
moins d'avantages individuels et qui cherchent donc le plus activement à
en puiser des compensations cyniques. La formule s'applique moins au
commerce mondial : peut-être est-ce pour cela que les États-Unis
s'avèrent plus prompts à accepter les astreintes de l'OMC, et notamment
les nombreuses condamnations dont ils sont l'objet de la part de
l'organisme de règlement des différends. L'immédiateté de leur gain dans
le cadre des Nations unies est, en revanche, moins évidente : leur
promptitude à abandonner une part de leur puissance s'en trouve de ce
fait fortement limitée.

Réciproquement, l'État le plus faible risque, à la longue, de découvrir


l'illusion, voire l'inanité, de ses propres gains. Investie par la vague tiers-
mondiste, alors qu'elle atteignait des sommets au cours des années
soixante-dix, l'ONU tend aujourd'hui à se ressentir des déceptions qu'elle
a suscitées en Afrique ou en Asie. La tétanie onusienne au cours de la
crise des Grands Lacs rejoint l'incapacité du Conseil de sécurité à faire
respecter ses propres résolutions sur le conflit israélo-palestinien. Les
pays du Sud ne cessent de redécouvrir les faiblesses du multilatéralisme
dans la solution des conflits, en Somalie, au Congo, au Liberia ; dans la
gestion du multilatéralisme économique, dans les questions de propriété
intellectuelle, de médicaments génériques, de stabilisation des prix des
produits de base ou encore en matière de transferts technologiques.

Entre les deux, le multilatéralisme tend à devenir le lieu


d'investissement privilégié des puissances moyennes. Trop faibles pour
triompher sur le mode unilatéral, mais trop solides pour renoncer à tout
rôle international et se réfugier dans la passivité du client, les puissances
moyennes font des institutions multilatérales le réceptacle privilégié de
leur démonstration de force internationale. D'autant que le système
onusien les régale à bien des titres : comme anciennes puissances
coloniales, elles reconstituent leur influence, à l'instar de la France et du
Royaume-Uni et, à un moindre degré, de la Russie ou de la Chine qui
disposent d'une capacité de pression et de mobilisation sur leurs propres
clients, contrôlant ainsi un nombre appréciable de voix, à l'Assemblée
générale ou au Conseil de sécurité. Rejointes par le Canada, nombre
d'États européens, mais aussi l'Inde, le Brésil, le Mexique, ces puissances
renforcent leur influence et leur légitimité en apparaissant comme les
défenseurs actifs des institutions multilatérales face aux mauvaises
intentions des plus grands et, tout particulièrement, des États-Unis. Le jeu
français était particulièrement significatif tout au long de la phase
diplomatique de la crise irakienne, lorsqu'il s'agissait de se présenter,
notamment en novembre 2002, à l'occasion de l'adoption de la résolution
1441, puis en février-mars 2003, lors du débat avorté sur la « seconde
résolution », comme le champion et le principal soutien de la cause
multilatéraliste.

Cette stratégie de reconstruction de la puissance moyenne par


l'intermédiaire du système onusien connaît des variantes suggestives.
Celle du Japon et de l'Allemagne qui ont tenté avec succès leur retour sur
la scène internationale par l'usage aseptisant de l'onction onusienne :
l'empire du Soleil-Levant en occupant des rôles de plus en plus
nombreux, à la tête du Commissariat aux réfugiés, de l'Unesco, de la
Commission sur la sécurité humaine ou en jouant les bailleurs de fonds ;
la République fédérale allemande, en déployant une diplomatie active au
sein du Conseil de sécurité pendant la crise irakienne. Mais on pourrait
citer également le rôle du Canada, prenant la tête de la croisade en faveur
de la sécurité humaine ou s'illustrant dans la promotion des nouvelles
institutions judiciaires internationales, voire de Singapour ou de l'Inde, en
accomplissant une véritable fonction tribunitienne de défense des États
du Sud et de leur rôle de pourvoyeur de contingents dans les opérations
de maintien de la paix.

Dans chacun de ces cas, la transaction peut surprendre : les puissances


moyennes se regénèrent au contact du multilatéralisme, lui confèrent un
sang neuf, le renforcent en se restaurant, établissent une sorte d'étrange
connivence qui les consolide en les abandonnant à un jeu dont elles
deviennent sinon les otages, du moins les obligés. Mais en fin de compte,
les institutions multilatérales deviennent curieusement les instruments
d'un nouveau règlement de compte entre une superpuissance qui y perd
une part de son ascendant et des puissances moyennes qui y gagnent un
rôle nouveau, intermédiaire entre le cavalier seul et le chevalier servant
du jeu collectif.
Cet incontestable déplacement du centre de gravité, de l'individuel vers
le collectif, participe du bel avenir du multilatéralisme et de l'érosion de
la puissance. De manière évidente, les décalages croissants entre
puissances affichées encouragent les moyens et les petits à investir dans
le multilatéralisme, à en faire une arme de défense et de revanche, à
aborder le gladiateur de façon collective, à tenter de le contenir, voire de
l'entraver, en l'insérant et en l'impliquant dans un jeu à plusieurs. De ce
point de vue, la fin de la bipolarité n'a pu que profondément transformer
la signification et la portée du jeu multilatéral : elle l'a émancipé
définitivement de son statut de club de vainqueurs ; elle l'a libéré du tête-
à-tête pesant entre superpuissances ; de prudent gérant du pouvoir tel
qu'il est, elle a su en faire un cadre d'endiguement de la puissance. Telle
est bien l'ambiance qui se dégage de la longue phase diplomatique qui a
précédé l'intervention américaine en Irak et qui a proprement inversé les
calculs diplomatiques traditionnels : au lieu de ratifier un rapport de
puissance, la dynamique onusienne a pesé de tout son poids pour
délégitimer celui-ci, isoler le gladiateur hégémonique et transformer
profondément l'usage des logiques collectives. D'appoint ou d'instrument
aux mains du plus fort, celles-ci se sont mobilisées comme mode de
résistance symbolique à la domination…

Cette stratégie nouvelle a incontestablement un effet d'entraînement.


En utilisant les logiques collectives pour se rassurer ou se défendre, les
puissances moyennes ou petites découvrent empiriquement les régals
inattendus de l'action collective. À l'époque bipolaire, celle-ci était
largement travestie en se limitant strictement au jeu d'alliance, à la mise
en forme du rapport ami-ennemi. À travers une telle formule, on restait
largement en deçà de l'univers des biens communs, pour camper dans
celui de l'association ou de la coalition : on cherchait alors à partager
entre alliés des avantages qu'on s'appropriait aux dépens du camp
ennemi. Si on évoquait le multilatéralisme, on lui donnait deux sens
différents, assez nettement contradictoires : ou il était effectif, mais
exclusif, limité à quelques États régionalement intégrés et à des espaces
d'alliance ; ou il se voulait inclusif, à l'instar de l'ONU de la guerre froide,
et il se limitait au seul rôle de forum. Dans le premier cas, on parlait de
« communauté de sécurité » ; dans l'autre, de multilatéralisme de façade.

La spectaculaire émancipation des alliés – ou anciens alliés – des


États-Unis dans la phase diplomatique de la crise irakienne évoque tout
autre chose. Le Brésil ou l'Allemagne, la Turquie ou le Canada, le
Mexique ou le Pakistan, le Chili ou la Guinée ont découvert un processus
différent : dans un contexte où le jeu solitaire n'apporte aucune chance de
gain hors de l'alignement total sur le plus fort, le jeu multilatéral devient
avantageux en étant en même temps inclusif et effectif. Cette
réévaluation de l'attitude coopérative est d'autant plus sensible qu'elle ne
dérive ainsi d'aucun choix éthique ou idéaliste, mais d'une démarche des
plus utilitaires. Le multilatéralisme a été réhabilité par les puissances
moyennes qui l'ont tenu pour un bon moyen de faire un coup
diplomatique, puis par les autres, plus petits, qui y ont vu un moyen
d'exister, de survivre et d'être servis à un moindre coût.

Cette attitude nouvelle des diplomaties, moins frileuse à l'égard du


wilsonisme et du jeu onusien, a ouvert la voie à une nouvelle grammaire
du bien public. Traditionnellement, celui-ci était assimilé à la
souveraineté et à la nation : plus un bien était jugé indispensable à la
survie collective, plus il devait être défini et conçu comme national, dans
le parfait prolongement de la pensée hobbesienne et du paradigme du
contrat social. La sensibilité croissante aux effets d'interdépendance a
changé la donne : le partage le plus profitable apparaît désormais au
niveau mondial. À l'idée classique de bien public national succède celle
de bien commun de l'humanité. Peu à peu s'est imposée l'idée qu'il existe
des biens dont nous sommes tous dépositaires afin d'assurer la survie de
tous. Ce postulat étant admis, le jeu multilatéral apparaît progressivement
comme le plus économique et, en réalité, comme le seul capable d'assurer
la gestion de tels biens. Cette conviction, encore confuse et inégalement
partagée, constitue en même temps la base fragile d'une relance du
multilatéralisme et la source d'un nouvel effritement de la puissance.

On chercherait en vain une théorie globale des biens communs de


l'humanité qui mettrait en musique de telles certitudes. Ni l'emprunt
massif à la théorie économique ni les modèles sophistiqués issus du
rational choice n'emportent vraiment la conviction. L'idée a peu à peu
triomphé par la magie du fonctionnalisme : personne ne peut établir
scientifiquement l'existence de tels biens, mais chacun tend à admettre
que ceux-ci correspondent à un besoin croissant du système international.
L'intuition de David Mitrany ne cesse de gagner du terrain : satisfaire les
besoins humains fondamentaux l'emporte sur les raisons d'État ; l'œuvre
ne présuppose plus de respecter les pointillés des frontières ; le jeu
politique mondial se recompose en fonction des moyens les plus
économiques de combler les manques ; ceux-ci impliquent donc, face aux
besoins les plus fondamentaux, une gestion globalisante. Dans cette
lignée, John Ruggie (1972) put aisément définir les biens publics
mondiaux comme la réponse logique à un besoin de coopération et de
surveillance conjointe au sein de l'arène internationale.

À une époque encore largement dominée par les soucis de la bipolarité,


l'affirmation n'allait guère au-delà du simple diagnostic. Celui-ci était
doublement favorisé : par les premiers signes d'un désordre économique
grave qui déjà pointaient à l'horizon ; par la découverte progressive des
dérèglements environnementaux et des méfaits d'une croissance mal
maîtrisée ou d'un développement trop inégal. On se souvient que,
toujours en 1972, le rapport Meadows dénonçait les périls qui menaçaient
la survie même de l'humanité. John Ruggie a tenté, dans un article publié
la même année, d'aller quelque peu au-delà du constat et d'en inférer une
définition matérielle des biens communs, envisagés comme « produits »
et « acquis » solidairement par l'ensemble de l'humanité. Dans l'ambiance
d'alors, la conversion était rude et périlleuse : l'hypothèse d'un danger
collectif avait fait son chemin, alors que la résistance souverainiste et le
clivage bipolaire s'accommodaient encore très mal de celle de production
ou d'acquis collectifs, encore moins de celle, implicite, de propriété
collective… Si on admettait volontiers que les biens publics les plus
sensibles étaient porteurs d'externalités, il était beaucoup plus délicat
d'imposer l'idée que celles-ci devaient ou pouvaient conduire à des
abandons volontaires de souveraineté.

Aussi l'idée de bien commun continua-t-elle sa progression en suivant


le sillon fonctionnaliste : si certains biens impliquaient coopération et
surveillance conjointes, les institutions multilatérales étaient
naturellement appelées à jouer un nouveau rôle, relayant et complétant
celui des États souverains. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que
la dernière décennie du XXe siècle fut celle de grandes conférences
internationales qui, chacune dans leur secteur, prétendaient élargir
l'espace du multilatéralisme jusqu'à en faire un mode nouveau de
régulation et de production normative : Rio de Janeiro en 1992, pour
l'écologie, Vienne, en 1993, pour les droits de l'homme, Le Caire, en
1994, pour la démographie, Pékin, en 1995, à propos des droits de la
femme, Copenhague la même année, pour le développement social,
Istanbul, en 1996, sur l'habitat…

Plutôt que de chercher l'édiction spontanée d'un nouveau régime


international tout fait, il serait plus sage et plus prudent de repérer un
nouveau langage qui se distingue précisément de la rhétorique de la
puissance. Le principe 7 de la résolution adoptée à Rio par les
représentants des États-parties appelait ainsi à un « partenariat global » et
à une coopération entre tous les acteurs de la planète. Le principe 12
recommandait un « consensus international » et un « traitement
transfrontalier » des problèmes écologiques. Un nouveau langage se
mettait ainsi peu à peu en place, qui, de manière déguisée, dénonçait déjà
les impasses de la puissance : la coopération devenait plus économique
que le rapport des forces dans le traitement de certains enjeux. Cette
affirmation encore timide a largement profité du nouveau contexte
international : on entrait alors dans un monde différent de celui de
Tchernobyl qui, en 1986, opposait encore au risque collectif le discours et
la pratique de la seule puissance…

L'effet d'entraînement de ce nouveau paradigme est doublement


repérable. Il a d'abord fortement pesé sur le système onusien qui en a été
profondément régénéré : la fameuse Déclaration du millénaire, édictée en
septembre 2000, a recentré la fonction des Nations unies sur la recherche
active d'une « mondialisation bénéfique pour tous », sur la constitution
d'un « civisme mondial », se traduisant par « la promotion de normes de
travail équitables », le « respect des droits de l'homme » et la « protection
de l'environnement ». L'organisation se fixe alors pour objectif
« d'aplanir les différends » qui opposent les États et de « forger des
coalitions pour le changement ». L'être humain se doit, selon la propre
formule de Kofi Annan, d'être « au centre de tout ce que nous faisons »…
Belles paroles ? Propos idéalistes ? Technique bien connue qui consiste à
se payer de mots là où la pratique se trouve bloquée ? De telles
conclusions seraient bien imprudentes : en érigeant la sécurité humaine
en bien commun dont les Nations unies seraient sinon le gérant, du
moins le lieu de gestion, l'organisation mondiale joue un beau coup
tactique. Elle s'empare d'une identité et d'une fonction nouvelles qui la
distinguent du simple jeu intergouvernemental, qui l'arrachent à sa
fonction classique d'arbitre plus ou moins crédible d'un match
interminable entre gladiateurs. Se soustrayant à un rôle exclusivement lié
à la concurrence millénaire entre États, elle s'approprie une fonction
clairement supra-étatique et en appelle directement et explicitement à
l'humanité tout entière… Si l'ONU se veut l'expression de la communauté
internationale, celle-ci n'est plus la résultante des déséquilibres de
puissance entre États, mais peut désormais se lire à travers les défauts
d'intégration sociale internationale, l'inégale satisfaction des besoins
humains et le traitement des biens communs.

Un autre effet d'entraînement est aisément repérable : l'ouverture du


multilatéralisme sur les questions de société favorise la promotion des
acteurs sociaux et leur entrée massive dans l'espace onusien. De l'ordre
de la dizaine en 1945, près de 2 000 ONG sont accréditées aujourd'hui
auprès de l'ECOSOC. Les conférences internationales se doublent de
forums où de telles organisations jouent un rôle de plus en plus visible.
De strictement interétatique, le multilatéralisme devient ouvert, plural,
mêlant les acteurs classiques de la puissance à de nouveaux acteurs qui
monnayent sur la scène internationale des ressources d'une autre nature,
faites d'information, de mobilisation sociale, d'insertion à l'intérieur
même des sociétés civiles, de légitimité et d'influence.

Nul doute que cette double transformation contribue à socialiser les


États à l'idée de biens communs de l'humanité et de biens publics
mondiaux. Elle les conduit à ne plus négocier seulement en termes
strictement diplomatiques ou militaires, à ne plus se définir
exclusivement en termes de concurrence internationale ; elle les incite à
concevoir la mise sur agenda international à partir de la prise en compte
de biens collectifs et non plus seulement nationaux. On peut même
émettre l'hypothèse que cette posture nouvelle a des effets de retour : peu
à peu acclimatés à cette grammaire nouvelle des biens communs, les
États et leur diplomatie tendent progressivement à appréhender les
questions plus traditionnelles de façon puissamment renouvelée. La
guerre et la paix, les nouveaux conflits internationaux, les questions de
sécurité sont ainsi conçus, de façon de plus en plus courante, comme
relevant des biens collectifs et non plus seulement comme des relations
entre gladiateurs.

Cette conversion globale de l'action internationale peut être analysée


de deux manières. La première conduit à l'aborder par le biais d'une
économie de la colère rapprochée. On sait bien que les solidarités sont
plus particulièrement respectées dans les petites communautés, du fait de
la solidité des dépendances mutuelles et du risque de devoir affronter, en
cas contraire, la fureur du voisin immédiat, dépossédé, frustré ou humilié.
Plus cette colère est proche, plus elle est coûteuse et risque d'être
destructrice. Dans une économie des coûts immédiats, elle conduit à
choisir la redistribution et la générosité qui sont des attitudes plus
raisonnables que le choix égoïste et de puissance : à cause de cela, on
peut comprendre que celle-ci soit peu à peu exclue du fonctionnement
des groupes sociaux dès lors que ceux-ci prétendent à l'intégration
durable. Au XIXe siècle, cette crainte de la colère rapprochée est devenue
un paramètre de plus en plus familier de l'économie nationale : elle s'est
imposée peu à peu comme le vecteur rationnel des politiques sociales et
de la construction progressive d'un État de bien-être et d'intégration. La
réduction de la lutte des classes et l'endiguement de la fureur du dominé
ont été à la base même de la construction des biens publics nationaux. On
peut admettre que l'abolition des distances donne à ce paradigme de la
colère rapprochée une pertinence désormais internationale. Dans une
économie des coûts, il devient parfaitement raisonnable de se protéger
activement des risques dérivés d'une exaspération inhérente aux manques
d'intégration sociale internationale : à défaut d'être repérables dans leur
production, ces biens deviennent ainsi identifiables à travers une
évaluation des risques liés à leur ignorance.

Cette conception en fait « défensive » des biens communs tend à se


banaliser de différentes manières. Elle apparaît comme une composante
du discours sur la sécurité humaine, souvent présentée comme la
nouvelle assurance que le monde développé doit souscrire pour éviter
l'incertitude ou la déstabilisation. Elle s'exprime plus prosaïquement dans
les rhétoriques de politique intérieure qui vendent les politiques d'aide au
développement comme moyens permettant de réduire la pression
migratoire et de favoriser de manière douce les choix de retour vers les
pays d'origine. Elle irrigue également les politiques d'assistance
économique ou d'aide à la reconstruction dans les zones affectées par les
nouveaux conflits internationaux, et se trouve couramment mobilisée
dans les conférences internationales de donateurs. Elle apparaît comme
l'un des arguments utilisés pour justifier l'aide économique européenne au
développement des territoires palestiniens occupés. Elle est enfin assez
largement employée pour régénérer le discours et la pratique humanitaire,
pendant ou après les conflits les plus sanglants.
Parfaitement utilitaire, un tel discours confère à l'idée de bien commun
une consistance indéniable. Recevable par les États, il l'est tout autant par
les individus, surtout dans un contexte qui donne une visibilité de plus en
plus grande à la menace de violence et aux risques associés à la
frustration. Cette politique de biens communs est dotée ainsi d'une
efficacité croissante. Elle donne une fonctionnalité au multilatéralisme
qui apparaît clairement comme porteur de service, en même temps qu'elle
dessert la puissance qui, dans une économie de colère rapprochée, paraît
dangereuse, coûteuse et inopérante. Elle conduit logiquement les États à
se décharger des fonctions classiquement associées à leur rôle de
gladiateur sur les institutions multilatérales qui agissent ainsi de plus en
plus comme boucliers contre les effets de violence réactive. À nouveau,
l'évolution de la crise irakienne, après la chute de Saddam Hussein, a
valeur d'exemple.

Une telle évolution explique le sensible regain de popularité et de


légitimité des Nations unies dans l'opinion publique mondiale. Elle
suggère même un changement significatif des critères de la juste
violence : dans le schéma classique, celle-ci était atteinte dès lors que
l'État en faisait usage, se distinguant ainsi de la violence privée tenue en
toute hypothèse pour inacceptable. Cette vision qui nous vient de Hobbes
et de Weber est aujourd'hui remise en cause : dans la conscience
populaire, une intervention militaire est désormais juste dans la mesure
où elle dispose de l'onction multilatérale. Un sondage Gallup, réalisé en
janvier 2003 dans 41 pays et auprès de 30 000 personnes, est des plus
éloquents. Il indiquait que 37 % des Américains subordonnaient encore
une action militaire contre l'État au feu vert des Nations unies. La
proportion était de 39 % en Grande-Bretagne et de 47 % en Australie.
Dans les pays dont les gouvernements s'étaient déclarés hostiles à la
guerre, la différence apparaissait de façon presque aussi nette : 85 % des
Français se déclaraient contre une intervention, mais ils n'étaient plus que
50 % en cas de décision positive de l'ONU ; hostiles à 88 % en
Allemagne, ils ne l'étaient plus qu'à 49 % dans la seconde option… La
délibération multilatérale tend ainsi à agir en même temps comme veto
des choix nationaux et comme source d'engagement en faveur d'une
alternative qui n'a pas la préférence populaire.

Cette approche défensive du multilatéralisme, alimentée par une


économie des coûts immédiats, est complétée par une autre, au
demeurant plus offensive, et qui repose directement sur l'espoir de gain.
La prise de conscience progressive de la réalité des biens communs
modifie très substantiellement la façon même de concevoir les intérêts
collectifs. Elle atténue d'abord quelque peu la conception classique d'un
jeu à somme nulle, selon laquelle les gains remportés par un État
impliqueraient mécaniquement des pertes équivalentes chez les autres. La
commission Palme sur la sécurité commune avait amorcé, dès 1982, une
réflexion novatrice qui fut prolongée ensuite par l'idée de sécurité
coopérative, mise en œuvre par l'OSCE, et celle de sécurité humaine,
endossée, comme nous l'avons vu, par la Déclaration du millénaire. La
sécurité devient globale, définissant les conditions d'une vie sûre, dont la
commission Palme rappelle avec pertinence qu'elle ne peut aucunement
être promue dans les bastions nationaux et derrière des remparts
frontaliers qui ne seraient qu'illusoirement sécuritaires. En bref, la
sécurité s'impose comme un bien insécable qui est singulièrement
atrophié par la concurrence nationale, alors qu'il est au contraire
revalorisé par une démarche d'acquisition puis de protection collective.

L'aubaine post-bipolaire a permis, moins de dix ans plus tard, de


donner un contenu concret à la rhétorique de la Commission.
Significativement, cette conversion multilatérale s'est prioritairement
effectuée dans le domaine politico-militaire, de loin le plus délicat et
parce que le plus régalien et le plus jalousement protégé par les égoïsmes
étato-nationaux. La conférence de Budapest, en décembre 1994, puis
surtout celle d'Istanbul, en novembre 1999, qui permit l'adoption de la
« Charte sur la sécurité européenne », placèrent l'OSCE sur des rails
clairement multilatéraux. Les travaux de Victor-Yves Ghebali, ceux de
Michaël Merlingen et Zebet Mujic, montrent la double entrée qui tend
alors à se dessiner : l'officialisation de la prévention et l'acceptation de
l'intrusion consentie. Dans un cas comme dans l'autre, la mutation est la
même : tout le monde admet désormais dépendre de tout le monde et
chacun reconnaît que toute dysfonction intervenant chez soi est source de
gêne collective. Il devient dès lors essentiel non pas que chacun gagne
contre les autres, mais que tout le monde gagne en même temps. Pour ces
raisons, le domaine de la sécurité s'étend à l'infini jusqu'à se globaliser :
la dimension militaire n'est plus exclusive, alors que les questions
économiques, sociales, écologiques ou les droits de l'homme
appartiennent au même agenda. L'ingérence devient, à l'échelle de
l'OSCE, une pratique non seulement admissible et recommandée, mais
banalisée, voire appelée de leurs vœux par les États déficitaires. Ainsi en
est-il de la politique active de prévention mise en place par l'OSCE en
Macédoine, mais aussi de l'assistance consentie en 1997 par
l'Organisation auprès du Belarus ou en Croatie pour travailler à
l'amélioration du fonctionnement de leurs institutions. La doctrine s'est
même élargie aux Nations unies, à travers l'opération Alba montée par les
Italiens et les Français, sous mandat du Conseil de sécurité, pour
restaurer la paix civile en Albanie.

L'hypothèse de la sécurité coopérative débouche directement sur celle


de communauté de responsabilité. Les États ne sont plus
qu'accessoirement souverains : le grand principe post-médiéval s'efface
désormais devant la reconnaissance d'une imputation généralisée des
risques. Autrement dit, tout élément d'une politique nationale crée des
répercussions en chaîne sur tous les autres États, celles-ci étant
potentiellement porteuses d'une déstabilisation dont chacun risque d'être
victime. Une coordination et une harmonisation des politiques nationales
sont donc sources d'un gain collectif appréciable. On comprend, dans ces
conditions, que l'ingérence s'inverse et perde sa connotation négative
pour devenir une pratique de plus en plus normale du jeu international.
Mais on doit admettre, en même temps, deux autres conséquences. D'une
part, la légitimité et l'efficacité de la pratique nouvelle passent par la mise
en évidence du vecteur multilatéral qui prend inévitablement la place
occupée jusque-là par la scène nationale. D'autre part, l'importance du
consensus s'en trouve singulièrement réévaluée : si la sécurité devient
affaire de coopération, d'interdépendance et d'ingérences mutuelles, un
accord minimal sur les valeurs fondamentales et les règles du jeu devient
pressant, voire indispensable. La fin de la bipolarité rendait possible la
satisfaction d'une telle attente, même si la réactivation des tensions
culturalistes et identitaires venait simultanément la desservir. Le retour
des thèses mondialistes et de ce qu'on nomme aujourd'hui le
« cosmopolitisme pro-actif » est des plus significatifs : Habermas (1998)
renoue ainsi avec les utopies kantiennes, tout en délaissant la faveur
autrefois consentie au commerce, pour souligner les effets probablement
plus convaincants de la mondialisation face aux résistances
particularistes.

Posée de la sorte, cette nouvelle lecture du multilatéralisme cerne la


puissance sans directement l'abolir. Il est frappant de constater que
presque tout le monde adhère au diagnostic. Seule l'aile la plus
conservatrice du vieux réalisme semble faire exception : John
Mearsheimer ou Henry Kissinger sont clairement réticents à l'hypothèse
d'une régulation collective et à celle d'un lent glissement vers un
universalisme de valeurs. On ne manquera pas en revanche de noter que
l'un et l'autre de ces principes se retrouvent aujourd'hui chez les
néoconservateurs américains et que l'intervention en Irak fut décidée et
justifiée par référence à bien des éléments du diagnostic que nous venons
de poser. C'est probablement pour cela que les champions du réalisme
classique furent plus que sceptiques sur la nécessité d'aller à Bagdad.

Pourtant, l'essentiel du débat est ailleurs et porte sur deux questions


intimement liées l'une à l'autre : l'allégeance au multilatéralisme est-elle
la conséquence obligée d'une relecture « interdépendantiste » de la vie
internationale ? Conduit-elle alors directement à l'impuissance de la
puissance ? La première interrogation nous ramène au calcul
économique : si le recours au jeu collectif tend à devenir de plus en plus
utile, il devient peut-être possible de le capter d'une manière sélective. En
menant le raisonnement plus loin, on retrouve la vieille idée défendue par
le sociologue Mancur Olson : il n'est opportun de participer à une
entreprise collective que si on est certain d'en retirer un avantage
individuel ; plus le coût d'entrée dans une action de ce genre est élevé,
plus la rémunération qu'on en attend doit être substantielle. On peut
imaginer que la superpuissance dont l'attachement au multilatéralisme est
nécessairement plus discret en fait une condition première de ses choix.
L'hypothèse est d'ailleurs suggestive lorsqu'on l'applique aux différentes
administrations qui se sont succédé à Washington depuis la fin de la
bipolarité : c'est bien en référence à un tel calcul que les États-Unis ont
encouragé l'adoption de la résolution 912 du Conseil de sécurité, fermant
la porte à une intervention massive au Rwanda et autour des Grands
Lacs ; c'est fidèle à la même idée que l'administration Clinton a choisi de
précipiter le retrait des GI de Somalie ; c'est bien dans le même esprit
qu'a été choisie la politique de contournement des Nations unies en mars
2003.

L'amendement de Mancur Olson éclaire incontestablement le choix


des États et rend même compte de leur évolution : choisir l'action
collective tout en préservant une part de rétribution individuelle, elle-
même variable selon la puissance affichée et la nature de la conjoncture,
semble constituer un jeu de chancellerie au demeurant assez courant. Le
calcul est périlleux, car il conduit bien souvent à opérer à la frontière du
multilatéralisme, comme le fit la France avec l'opération Licorne en Côte
d'Ivoire, voire à en sortir délibérément pour lui substituer une coalition
ad hoc, comme le firent les États-Unis avec l'Irak. Or le résultat de tels
débordements se traduit presque inévitablement par une brutale élévation
des coûts. D'abord sur le plan symbolique, car l'intervention est réputée
unilatérale et donc rejetée par la communauté internationale, voire
activement combattue par les acteurs locaux. Le contournement de
l'onction onusienne devient des plus scabreuses et suppose donc, pour
réussir, une solide réserve de légitimité propre, comme ce fut le cas pour
l'opération menée au Kosovo en mars 1999, fortement soutenue par
l'opinion publique internationale. Mais l'élévation des coûts est
également sensible sur le plan matériel : en prenant le risque de ne pas
partager les gains, l'action unilatérale se réserve de fait la totalité des
pertes. Certes, l'enjeu évolue très vite, comme ce fut le cas pour
l'Afghanistan ou l'Irak, vers la mise en place d'une conférence de
donateurs qui atténue les effets de l'unilatéralisme : outre leur résultat
généralement médiocre et le peu d'empressement des exclus à la
rejoindre, elle n'épuise pas pour autant la gamme des coûts concernés et,
en premier lieu, ceux qui se mesurent en pertes de vie.

La transgression du multilatéralisme devient ainsi de plus en plus


onéreuse. Elle donne à la puissance une visibilité et, du même coup, une
vulnérabilité dont l'entreprise unilatérale devait précisément la protéger.
Inversement, tout nouvel investissement de puissance et tout effet
d'affichage qui lui est associé affaiblissent la portée du multilatéralisme,
diminuent sa légitimité, condamnent à l'escalade, suscitent un
comportement de résistance et de rejet de la part des populations
impliquées. Plus encore, en retournant la logique d'intervention, en la
privant de ses vertus collectives pour la ramener vers une action
unilatérale, la puissance renoue avec l'acte banal de guerre et les
impasses qui lui sont désormais associées. L'ingérence apparaît ainsi de
plus en plus comme un faux ami de la puissance et le contournement du
multilatéralisme s'impose de plus en plus comme un piège qui se referme
sur celui qui en fait usage. Hier, le multilatéralisme apparaissait comme
un libre choix qui s'offrait aux États pour compléter leur panoplie
diplomatique : il se révèle aujourd'hui comme solidaire d'un jeu
d'interdépendance au sein duquel il est de plus en plus coûteux de
chercher à individualiser ses gains. En cela, et selon la formule de John
Ikenberry, le multilatéralisme devient de plus en plus désirable.
CHAPITRE IX

L'opinion contre la puissance

Les embarras du cavalier solitaire ou du gladiateur de Hobbes ne se


limitent pas à l'essor du multilatéralisme. Ils s'aggravent de l'intrusion du
public sur la scène internationale. Le jeu d'autrefois était propice au
combat frontal : la guerre évoquait un tournoi entre champions ; elle
opposait des camps parfaitement unis et monolithiques où, selon la
formule de Carl Schmitt, État et nation fusionnaient totalement. La
dissidence était exceptionnelle, mais surtout dramatique : celui qui ne
suivait pas son prince dans l'arène avait immédiatement la figure du
traître et était promis à la mort. Nul besoin, dans ces conditions,
d'expliquer ni de justifier : l'action internationale des États s'imposait aux
sujets, puis aux citoyens ; la négociation internationale s'opérait hors de
tout contrôle et de toute écoute populaire ; la diplomatie du secret était le
mode normal d'intervention et d'action. Fusion et exclusion étaient ainsi à
la base de toute vie internationale : la symbiose absolue des gouvernants
et des gouvernés permettait aux princes d'évincer sans risque tout
individu de la délibération sur le monde. C'est dans cet équilibre
commode que prenait corps la vision classique de la diplomatie et de la
sécurité ; c'est à travers une telle équation que la realpolitik put
triompher ; c'est à cette condition longtemps facile que la puissance a pu
régner en maître : rien n'est plus sûr qu'une puissance qui n'a, face à elle,
que son double. Cette parfaite symétrie est aujourd'hui abolie.

On trouve bien des raisons à ce changement : la mondialisation qui


abolit les distances et favorise l'avènement d'un monde de
communication généralisée ; la démocratie qui s'accommode de plus en
plus mal de cette exclusion du citoyen de la décision internationale ; la
médiatisation qui s'attaque au secret et se régale de pouvoir le débusquer
et le dévoiler ; le retour des sociétés sur la scène internationale et leur
inaptitude à cultiver la dissimulation, à vivre dans le silence et à régler
leurs problèmes autour d'un tapis vert. Dernier bastion prétendant tenir le
débat public à l'écart, la vie internationale cède désormais devant celui-ci,
comme jadis le monarque absolu dut accepter la libre discussion des
enjeux auxquels se mesurait la Cité. L'entrée de l'opinion dans l'arène
internationale est un phénomène des plus banals, comme une évidence
qui n'a que trop tardé à s'imposer : elle est pourtant au centre de
bouleversements profonds ; elle est un moment fort de l'agonie de la
puissance. Elle atteint en particulier celle-ci à travers l'un de ses aspects
les plus déterminants : l'individu, le public revendiquent désormais la
faculté de contrôler le prince dans son usage du droit de vie et de mort
sur ses sujets.

L'opinion publique s'impose alors, dans chaque société, comme une


voix collective qui se manifeste hors des gouvernements, qui prétend
exprimer un éventuel désaccord, exercer une pression, témoigner même
d'une solidarité avec l'adversaire. Le code démocratique est parfaitement
respecté, il est même porté jusqu'au bout de sa logique, mais le dogme
réaliste s'en trouve profondément ébranlé. Cette rencontre explosive est
très naturellement au centre des recompositions philosophiques qui
sourdaient dans la tourmente de la Première Guerre mondiale : le premier
des quatorze points du président Wilson célébrait la vertu de la publicité
des traités et dénonçait l'effet malfaisant du secret d'État. Le président
appelait de ses vœux une SDN dont la transparence serait, à ses yeux, la
meilleure des garanties contre les risques de guerre : en s'imposant
comme le forum d'une opinion publique mondiale, elle serait aussi la
meilleure des protections contre le jeu de puissance. L'idéalisme
wilsonien faisait ainsi de la démocratie et de la libre expression collective
une source de paix indépendante de la raison d'État.

L'intuition existait déjà au XIXe siècle, comme le montrent clairement


William Olson et John Groom, à propos surtout de la société britannique.
Alors que le royaume se démarquait de la diplomatie de puissance, telle
que célébrée sur le continent par Metternich puis Bismarck, l'idée d'une
paix garantie par l'opinion commençait à faire fortune : James Mill
opposait volontiers le sentiment moral à l'injustice des nations et
proclamait ainsi la supériorité de la parole individuelle sur l'autorité
collective ; Cobden entendait promouvoir des mouvements sociaux
favorables à la paix ; la British Peace Society puis, plus tard, le Royal
Institute of International Affairs prétendaient déjà fournir des principes
d'action aux gouvernements, tout en appelant à une « indiscrétion
arrogante », capable de bousculer la manie réaliste des diplomaties
secrètes. Elihu Root, secrétaire d'État de Wilson, aspirait, dès 1916, à une
« compréhension populaire de la loi internationale »…

La pensée précédait à peine la pratique. L'essor de la communication a


lentement mais sûrement brisé l'intimité souveraine des princes.
Contrairement à la politique intérieure, la politique internationale souffrit
longtemps de l'effet d'ignorance : rares étaient ceux qui pouvaient
surveiller les choix diplomatiques du Prince des Ténèbres ou du
chancelier Bismarck, faute d'informations autres que celles distillées par
les autorités elles-mêmes. La montée des totalitarismes fut à peine
entravée par l'essor d'une médiatisation qui fit cependant une part de leur
efficacité. Les choses ne changèrent vraiment qu'avec la seconde moitié
du XXe siècle. Le coup asséné par l'armée soviétique à Budapest, en
1956, rencontra moins de résistance que celui qui se répéta, douze ans
plus tard, à Prague : entre-temps, la télévision s'était installée dans les
foyers occidentaux et l'image des chars déployés par le pacte de Varsovie
avait contribué à forger un début d'opinion internationale. Tout comme à
Pékin, sur la place Tian'an-men, à Gaza ou à Jenine… L'éclosion qui tend
ainsi à s'opérer échappe à la puissance : les effets d'image ne se corrigent
ni ne s'effacent au son du canon. Bien au contraire.

À peine née, cette opinion est gravement frappée d'inégalité. On


compte plus de postes de télévision en Grande-Bretagne que dans toute
l'Afrique réunie. On dénombre sept millions de postes de téléphone pour
la seule ville de New York, nettement plus que dans tout le continent
noir, au sud du Sahara… L'opinion qui s'affirme s'émancipe quelque peu
des États et de la puissance, mais ressemble aussi à une puissance : celle
qui exclut de facto trois quarts de l'humanité de cette forme nouvelle de
délibération internationale. Pourtant, l'égalité tient parfois sa revanche : à
force de s'afficher et de s'affirmer, l'opinion occidentale produit des effets
d'entraînement. En occupant le devant de la scène, elle convoque ses
semblables. Le sommet de l'OMC, tenu à Cancun en 2003, a échoué au
moment même où les États du Sud mettaient à leur tour en avant une
opinion publique qui se constituait chez eux et qui leur réclamait
davantage de fermeté. Manipulation ? Prétexte ? Effet rhétorique ?
Gardons-nous bien de simplifier : dans la confusion, et souvent dans la
violence, naît au Sud une opinion publique qui s'oppose aux pouvoirs en
place tout en leur servant d'argument pour réclamer, au nom des risques
de colère rapprochée, un changement des politiques élaborées au Nord.
Bel exemple de double détente : il se forme ainsi, dans les profondeurs
du sous-développement, une opinion qui se mobilise contre la puissance
des États et que les plus faibles d'entre eux manipulent pour tenter de
contenir les hégémonies les plus affirmées. Le dictateur, en Égypte, en
Jordanie, au Pakistan, ou ailleurs, sait en jouer, arrachant autant de
concessions à la puissance protectrice.

Il ne faut pas non plus se bercer d'illusions. L'opinion occidentale qui


fait intrusion sur la scène internationale n'est pas ce contre-pouvoir idéal,
cette force efficace et performante qui contredit la puissance des États.
Celle-ci a ses entrées dans la nouvelle délibération collective et dispose
même des moyens qui lui permettent de l'orienter. L'idéal schmittien de la
cohésion nationale n'est pas totalement dépassé : le ralliement à la guerre
s'opère de façon significative à mesure que celle-ci est tenue pour
certaine. Le 23 janvier 2003, 52 % des citoyens américains se déclaraient
favorables à une intervention militaire en Irak ; ils étaient 58 % aussitôt
après que Colin Powell eut pris la parole devant le Conseil de sécurité
des Nations unies et eut officialisé la voix de l'Amérique ; ils étaient
63 %, le 7 février suivant, lorsque le conflit semblait certain. On sait ce
que veut dire « préparer une opinion publique », à l'instar du travail
accompli avec insistance par François Mitterrand au cours de l'été, puis
de l'automne 1990, en direction d'une population peu disposée, au départ,
à soutenir une action militaire dans le Golfe… Hubert Védrine rappelle, à
l'inverse, que l'intervention occidentale au Kosovo avait d'abord répondu
à une pression de l'opinion publique, alors que les gouvernements étaient
réticents. La sociologie de la communication a surtout permis de récuser
toute vision unilinéaire : la singularité de cet acteur nouveau, collectif ou
agrégé, tient précisément à son aptitude à réduire les relations de
certitude, à contrecarrer les automatismes, à contester les passions
univoques. C'est en cela que l'intrusion de l'opinion sur la scène
internationale contredit le jeu de puissance et accable le gladiateur de
considérations nouvelles, variées, souvent contradictoires et des plus
difficiles à maîtriser.

L'affectif et l'irrationnel ont plus que jamais droit de cité : récupérables


par la puissance, ils le sont souvent à des prix élevés, pour faire mauvais
ménage avec le jeu réaliste traditionnel. La puissance américaine a peut-
être tiré profit de l'ignorance de son opinion publique. Un sondage,
effectué aux États-Unis en mars 2003, indiquait que 40 % des citoyens
croyaient que l'Irak disposait de l'arme atomique ; 44 % étaient
convaincus que les pirates du 11 septembre étaient irakiens ; 45 %
pensaient que Saddam Hussein était personnellement impliqué dans la
destruction du World Trade Center. Le service rendu n'est pourtant
qu'apparent : aucune puissance ne peut prétendre maîtriser de telles
sensibilités qui deviennent la proie de manipulations multiples et qui
peuvent à tout moment gêner les diplomaties d'État. Les travaux de
Minear et Weiss ont ainsi montré que l'implication croissante de l'opinion
publique réévaluait la part de la pitié par rapport à la raison d'État : ONG,
médias, entreprises politiques, mouvements de rébellion savent s'en
servir jusqu'à en faire une arme redoutable, handicapant, voire paralysant,
le jeu de puissance. Le général Ojukwu sut en jouer lors de la guerre du
Biafra, pour mettre la compassion de son côté, équilibrer ainsi le pouvoir
nigérian qui disposait d'une réserve de puissance pourtant bien
supérieure, et neutraliser la prétention des États-Unis et de la Grande-
Bretagne, prompts pourtant à prendre fait et cause pour les autorités de
Lagos. Une gestion astucieuse et parfois cynique du marché de la pitié se
banalise au fil des guerres civiles et des crises politiques, conduisant, tour
à tour, gouvernements, rebelles ou miliciens à mettre en scène des
situations de famine, à médiatiser des camps de réfugiés ou à livrer aux
projecteurs les souffrances les plus atroces afin de mettre l'opinion
internationale de leur côté.

La puissance devient alors l'otage de la médiatisation. Le président


Clinton dut décider du retrait américain de Somalie dès lors que furent
diffusées aux États-Unis les images des GI suppliciés dans les rues de
Mogadiscio. La mémoire fraîche des cercueils rapatriés pesa très lourd
dans la décision américaine de ne pas réagir au génocide rwandais. Dix
ans plus tard, l'administration Bush dut interdire de médiatiser le deuil
qui frappait les familles de soldats américains tombés en Irak. Début avril
2004, aucune entreprise de presse ne put diffuser aux États-Unis les
images de cadavres pendus sur le pont de Fallujah… La même censure
était imposée en URSS à propos des dépouilles de soldats soviétiques
rapatriés d'Afghanistan, puis en Russie où tout fut fait pour ne rien
montrer des jeunes recrues tombées en Tchétchénie. Le jeu d'interdiction
ne constitue pourtant qu'un très fragile rempart qui n'assure que le très
court terme de la puissance : l'exemple des guerres coloniales et surtout
celui de la guerre du Vietnam sont là pour montrer que les opinions
métropolitaines se laissent lentement gagner par ce jeu complexe de
lassitude devant la vanité de la puissance, de pitié pour les victimes de
toute sorte et surtout de compassion pour le plus faible. Bien gérée, et
bien construite, l'image de celui-ci devient très vite gagnante face à celle
du plus fort : une inversion décisive tend ainsi à se produire, qui conduit
à se liguer contre la puissance et à prendre fait et cause pour celui qui
exhibe les moyens et les armements les plus pauvres, les plus simples et
les plus dérisoires. Le marché de la pitié conduit ainsi à une permutation
des valeurs qui pénalise la puissance, pour récompenser la faiblesse et la
précarité.

De telles orientations ne seraient pas possibles si un travail substantiel


n'avait pas été accompli, en amont de l'opinion occidentale, pour
alimenter l'offre de pitié et de compassion. Les médias des sociétés
développées entretiennent ainsi une véritable cosmogonie assimilant le
Sud à la misère et à la souffrance : les journaux télévisés, notamment,
n'évoquent l'Afrique ou l'Asie qu'à l'occasion de catastrophes naturelles
de tous genres, d'épidémies, de massacres ou de révolutions. Occultant
avec la même efficacité toutes les performances qui peuvent s'y déployer,
l'histoire ou la culture de ces sociétés, la presse rejoint les manuels
scolaires et la tonalité dominante du charity business pour ramener
l'espace mondial d'aujourd'hui à une arène dominée par un gladiateur
occidental et moderne aux prises avec l'impuissance généralisée, à peine
atténuée par la survivance de quelques îlots armés. Cette vision
caricaturale qui installe le tiers-monde d'hier dans le monde spectral de
l'agonie permanente pèse incontestablement sur une opinion publique
d'autant plus sceptique, incrédule ou révoltée quand ses propres
gladiateurs font usage, contre le Sud, de leurs instruments modernes de
puissance.

Il serait absurde, en revanche, de ne pas s'interroger sur l'orientation


des opinions qui font souche dans le Sud. Elles bouleversent à leur
manière le jeu de puissance, en associant de façon subtile une faible
allégeance citoyenne, une tendance fortement accusée à incriminer toutes
les formes de domination internationale, une instabilité marquée,
étroitement liée à leur faible institutionnalisation. Proche du popolino,
autrefois décrit par Hobsbawm, l'opinion en Afrique ou en Asie est peu
réceptive à l'appel citoyen, et probablement de moins en moins marquée
de l'empreinte d'un nationalisme qui perd aujourd'hui de sa pertinence. La
confiance de plus en plus faible qu'elle accorde à l'État se traduit par une
promptitude à se regrouper derrière d'autres bannières, religieuses,
tribales, ethniques, claniques ou linguistiques et à s'en remettre à des
entrepreneurs politiques qui s'installent clairement dans un marché
parallèle à celui de la puissance. Bien souvent même, de telles
mobilisations, quelle que soit leur origine, tournent bien vite au double
procès de la puissance extérieure et de la puissance intérieure, celle
d'abord de l'État local, au demeurant peu légitime, contraint aux
gesticulations les plus périlleuses pour ne pas perdre totalement le
contact avec les gouvernés. On se souvient ainsi comment l'État égyptien
dut organiser lui-même, en mars 2003, une manifestation officielle contre
l'intervention américaine en Irak, alors que les cortèges qui s'étaient
formés les jours précédents dans les rues du Caire à l'initiative des
mouvements islamistes associaient Bush et Moubarak dans une
commune condamnation. Le même jeu s'était tissé lors de la première
guerre du Golfe, lorsqu'à Rabat le gouvernement marocain dut participer
à un défilé contre la participation des troupes marocaines à la coalition
mandatée par l'ONU…

Cristallisée sur une puissance révoquée, l'opinion se construit dans une


critique globale de la domination. L'effet le plus spectaculaire de la
mondialisation est probablement d'avoir fait ratifier dans les cœurs
l'hypothèse pourtant simpliste de la main invisible qui façonne et
organise, d'un même mouvement, jusqu'aux plus fins détails des
injustices du monde. Langage commun de tous les déçus, de tous les
humiliés, de toutes les victimes des frustrations les plus diverses, la
critique de la domination transforme le moindre mécontentement local en
acte de guerre prêté à la superpuissance. Machine à produire de
l'antiaméricanisme, d'autant plus avivé qu'on a soi-même le sentiment
d'une impuissance absolue et paralysante, la mondialisation ne cesse ainsi
de distiller des antidotes quasiment individuels à la puissance. À tel point
qu'une opinion, méfiante ou carrément hostile, aura vite fait de convertir
une bonne intention en complot, une intervention musclée destinée à
rétablir la sécurité en acte d'agression conçu pour servir une cause
égoïste.

Le tout dans une ambiance qui disqualifie tout soutien institutionnel.


Le petit entrepreneur de mobilisation, parfois invisible, souvent discret,
presque toujours insaisissable prend la place du parti, clairement
identifiable, avec lequel la puissance peut discuter ou négocier.
Imprévisible, l'opinion est d'autant plus difficile à refaçonner qu'on se
trouve, la plupart du temps, dans une ambiance autoritaire. Hommage du
vice à la vertu : les logiques patrimoniales et coercitives ne laissent que
peu de chances à la puissance, qui se trouve ainsi placée hors jeu,
menacée ou carrément défaite par des dynamiques contestataires qui ne
lui laissent que très peu de prise, tout en ignorant superbement ses lois.
Davantage en affinité avec la nuisance qu'avec la puissance, cette culture
émeutière perturbe ou remet en cause tous les calculs stratégiques. Elle
hypothèque les actes de puissance et aggrave de manière significative le
climat d'incertitude qui les grève.

Cette prise de parole est d'autant plus déterminante qu'elle marque en


fait l'entrée des sociétés dans le débat politique international. De forts
mouvements d'opinion ne dérivent jamais de la seule manipulation
cynique : ils expriment une crise profonde du tissu social. L'exemple du
Vietnam est là pour en attester : la première défaite de la puissance
américaine s'est en partie jouée sur le sol américain. Le mouvement
pacifiste qui y a grandi reflétait d'abord les effets les plus marquants d'un
changement social ample, porteur d'exclusion, d'aliénation et de
déstabilisation. L'opinion protestataire s'est constituée dans le creuset de
la contre-culture, mobilisant les minorités raciales, sexuelles et
linguistiques, s'imposant d'abord sur les campus où elle se confondait
avec la naissance de l'écologisme, les campagnes contre le nucléaire et
les appels à la libéralisation des mœurs. C'est aussi parmi les Noirs et les
hispanophones que la guerre recueillait le plus d'hostilité, au moment
même où la société américaine était directement confrontée aux enjeux
d'intégration. En 1962, Rachel Carson publiait le Printemps silencieux,
lançant d'un certain point de vue la grande campagne en faveur de
l'écologie ; en octobre 1966, le premier live-in rassemblait 30 000 hippies
sur les pelouses du Golden Gate Park de San Francisco. Entre ces deux
dates, le mouvement contre la guerre du Vietnam distinguait une opinion
qui cherchait à cristalliser son autonomie par rapport au pouvoir politique
et qui trouvait, dans la vie internationale, l'emblème rêvé de sa révolte
contre un ordre et un pouvoir qui ne parvenaient pas à suivre l'évolution
de la société. De façon remarquable, cette transfiguration internationale
des frustrations sociales fit école : elle essaima en Europe occidentale où
les comités Vietnam, les manifestations contre l'expédition militaire
américaine, voire la vénération dont firent l'objet d'Hô Chi Minh, Giap et
jusqu'à Mao Tsé-toung, servirent de vecteurs à tout un nouveau climat
contestataire qui conduisait directement au printemps 1968. Par un effet
de halo, le gauchisme estudiantin rayonnait sur tout un public moins
politisé, mais qui participait d'une opinion publique vigoureusement
hostile à la guerre. Nul doute que, de ce côté-ci de l'Atlantique,
l'activisme d'une opinion qui faisait l'apprentissage d'un anti-
américanisme promis à durer trouvait sa source dans des malaises
sociaux qu'un jeu politique vieilli ne parvenait pas à exprimer.

Le phénomène n'a pas disparu de nos jours et se retrouve différemment


dans la crise irakienne de 2003. Une variante s'impose cependant : moins
divisée, moins conflictuelle, moins mobilisée, la société américaine n'a
pas reproduit, au bénéfice de Bagdad, le mouvement d'opinion qu'elle eut
en faveur de Saigon. Aussi, au lieu d'être à la traîne, comme quarante ans
plus tôt, l'Europe fut-elle à la pointe des grandes mobilisations. Celles-ci
s'expliquent néanmoins par référence à la même logique sociale : leur
ampleur exprime d'abord l'importance du clivage qui oppose les
comportements sociaux de chaque côté de l'Atlantique. Comme l'a
montré Dominique Reynié, l'hostilité de l'opinion européenne à toute
action militaire américaine doit être rapprochée du fossé qui se dessine
entre les sociétés européennes et états-uniennes. Dans un sondage réalisé
en juin 2003, 82 % des Britanniques, 85 % des Français, 87 % des
Néerlandais admettaient que les valeurs culturelles et sociales des
Américains et des Européens étaient différentes. On remarque qu'ils
étaient 83 % à penser la même chose outre-Atlantique. Au même
moment, une enquête du Pew Institute révélait qu'en moyenne deux tiers
des Européens considéraient que le gouvernement devait d'abord garantir
que personne ne reste « sans ressource », alors qu'un Américain sur trois
seulement partageait cet avis ; le même décalage apparaît à propos de la
famille ou de l'homosexualité…

Aussi, en s'ouvrant à l'opinion publique, les relations internationales


changent-elles, mêlant de façon de plus en plus intime la guerre et la paix
aux questions de société, aux clivages sociaux, aux dynamiques sociales
autrefois cloisonnées dans l'intimité souveraine. L'opinion agit alors
comme cause et rejaillit comme conséquence : se saisissant, grâce à la
communication et à la médiatisation, des grands événements
internationaux, elle les rapproche de leur expérience quotidienne, de leurs
récriminations, voire de leurs souffrances journalières, pour les
recomposer et les réinterpréter. D'un même mouvement, elle s'exprime,
au gré des conjonctures sociales, de façon plus ou moins forte et active,
créant dans des moments de paroxysme une dynamique que la puissance
ne sait ni gérer ni encore moins combattre.

Au contraire, la riposte du gladiateur aux soubresauts de l'opinion


publique devient vite contre-productive. L'offensive du Têt, en 1968,
permit à l'armée américaine de faire une démonstration de force qui coûta
la vie à près de 50 000 Vietnamiens, tout en montrant son aptitude à
contenir la pression du Viêt-cong. À son issue, 60 % de la population
interrogée aux États-Unis affirma pourtant son hostilité à la politique de
la Maison Blanche, atteignant ainsi un niveau record. Quant à la
popularité de Lyndon Johnson, elle toucha alors le fond, avec seulement
26 % d'opinions favorables. D'une victoire militaire, froide et dure,
l'opinion américaine fit de l'offensive du Têt une défaite politique de la
puissance… Peut-être l'échec était-il ressenti de cette manière au sein de
l'armée française durant les dernières années de la guerre d'Algérie.
Probablement en allait-il de même parmi les officiers soviétiques
stationnés en Afghanistan. Il est vraisemblable que le syndrome se
retrouve dans toute armée d'occupation…

L'intrus malmène la puissance. Il l'oblige d'abord à changer, dans ses


méthodes, ses apparences, voire ses cibles. Ces dernières années ont
popularisé l'idée d'une diplomatie publique qui prend nettement le contre-
pied des pratiques de naguère. Au lieu de vivre du secret, le diplomate
cherche désormais à forger une image flatteuse de son prince et de la
politique étrangère qu'il est censé servir. L'opinion publique est
courtisée : il s'agit de lui plaire au lieu de la contourner, tandis que
l'action internationale devient à son tour objet de marketing. En même
temps, la puissance est mise sous surveillance active d'une opinion
soigneusement sollicitée. Autrefois vanté comme art diplomatique par
excellence, le mensonge est traqué par la presse ou l'opposition
parlementaire : la puissance de la Maison Blanche ou de Downing Street
est aujourd'hui mise à l'épreuve par la traque de la dissimulation. À la
mise en échec diplomatique ou militaire s'ajoute désormais la menace
judiciaire, véritable épée de Damoclès pesant sur George W. Bush ou
Tony Blair, soupçonnés d'avoir sciemment égaré l'opinion publique en
prétendant que Saddam Hussein disposait d'armes de destruction
massive, capables même d'être opérationnelles en quelques dizaines de
minutes. Ici le droit n'est pas seul à se dresser contre la puissance : on
bascule aussi dans un monde qui rejette l'excuse du secret, qui entend
modifier en profondeur le sens même de la diplomatie, pour l'insérer dans
un débat public qui l'affaiblit substantiellement. Une nouvelle
bourgeoisie internationale, faite de journalistes, d'intellectuels, de
professionnels des ONG a tout intérêt à gérer cette œuvre de
publicisation, à en tirer les gratifications qui lui sont liées, à l'orchestrer
jusqu'à devenir ainsi des acteurs à part entière d'un jeu international où,
du coup, la puissance ne fait plus qu'une partie de la loi…

La France et l'Allemagne, notamment, ont joué un rôle important dans


l'épanouissement de cette diplomatie publique tout au long de la crise
irakienne, d'autant que la partie se révélait particulièrement facile et
rémunératrice. Les mois qui ont précédé l'intervention du 20 mars 2003
ont révélé ainsi une autre politique internationale, ponctuée de réunions
télévisées du Conseil de sécurité, pavée d'élans rhétoriques prononcés en
direct, comme s'ils s'adressaient à la foule manifestante beaucoup plus
qu'aux délégations officielles. Tout était mis sur la table devant tout le
monde : sur la nécessité ou non d'une nouvelle résolution du Conseil, sur
l'opportunité d'user du droit de veto, sur les décisions prises à l'occasion
de chaque sommet. Tout semblait transiter par une scène publique où
s'émoussait l'arme de la puissance, où parfois même elle se retournait
contre celui qui en faisait usage.
L'intrus malmène en imposant aux puissances les effets redoutables de
sa propre mutation. En entrant sur le stade, il perd son identité de simple
citoyen discipliné. L'opinion, en s'ouvrant à l'international, détribalise et
retribalise. La mondialisation lève les frontières nationales de
l'identification. Désormais, selon la belle formule de Martin Shaw,
« there are no others » : l'imaginaire est désenclavé, il n'a plus de limite.
Dès lors qu'il se sent sollicité de façon convaincante, l'individu, exposé
aux messages internationaux, tend à s'identifier, par compassion, intérêt
ou solidarité, avec tout autre semblable, indépendamment des
délibérations de son gouvernement. Inversement, l'opinion retribalise,
reconstitue des solidarités particulières et exclusives sur lesquelles les
canons n'ont pas beaucoup de prise. L'offensive lancée en mars 2004 par
l'armée pakistanaise, traquant, dans les zones tribales du nord-ouest,
taliban et partisans d'Al Qaida, avait bien peu d'effets sur la véritable
fusion qui mêlait ceux-ci à la population locale. Cette vigoureuse
décentralisation des modes de construction des allégeances détruit certes
la géométrie westphalienne, mais elle déréglemente surtout le lien social,
jusqu'à faire de cette déstabilisation une variable indépendante,
explicative du conflit international.

L'intrus malmène enfin le jeu des gladiateurs en créant un nouvel


espace de confrontation. À peine sorti du contexte de la bipolarité, simple
au point de mettre deux camps indéfiniment face à face, l'acteur
international assiste à une prolifération des débats. Les « affaires
étrangères » ne sont plus réduites au tabou : chacun peut s'en emparer, en
débattre, de part et d'autre des frontières, hors de toute tutelle
gouvernementale et de tout alignement patriotique. Aussi la confrontation
est-elle extra-territoriale : les vieilles grammaires créent l'illusion de
« l'ennemi intérieur » et la menace n'épouse plus la ligne bleue des
frontières. Flux migratoires, réfugiés, minorités religieuses sont dénoncés
comme sources de conflits, d'opinions dissidentes, de périls pour
l'intégration nationale. Dans un autre registre, l'événement politiquement
gênant, enfoui sous les couvertures diplomatiques, rejaillit sous la
pression du débat public, brouillant d'autant les stratégies de puissance :
pêle-mêle, les massacres de Srebrenica, ceux de Jenine, les actes de
torture perpétrés par l'armée américaine lors du printemps de Bagdad, en
2004, gênaient à peu près toutes les diplomaties, tout comme le fit le
génocide rwandais de 1994. La réception de ces événements par le débat
public, au hasard d'un scoop médiatique ou d'un témoignage de
fonctionnaires internationaux intègres et horrifiés, déjoue alors toutes les
pratiques de puissance, perturbe les rapports de force, interrompt les
routines diplomatiques.

L'effet de pression de cette opinion sur l'orientation de la politique


internationale est certes difficile à mesurer ; il est encore plus hasardeux
d'évaluer le recul de la puissance qui tend à en dériver. On sait cependant
que les gouvernements ont conscience du phénomène : on a attendu la fin
de la conférence des donateurs qui se tenait à Madrid, à l'automne 2003,
pour publier les résultats d'un sondage Eurobaromètre qui ne lui était pas
très favorable. Plusieurs chercheurs ont hasardé l'hypothèse d'un effet de
seuil, au-delà duquel un gouvernement ne peut pas ignorer les requêtes
de son opinion nationale (Risse-Kappen). D'autres distinguent selon la
nature des enjeux, le contexte de la décision, le type de procédure en
place, ou la manière dont les décideurs perçoivent l'opinion qui leur fait
face (Holsti) : autant de variables sérieuses qu'il convient de considérer,
sans qu'on puisse cependant parvenir à une modélisation probante. On
peut en revanche confirmer l'hypothèse d'une puissance mise sous
surveillance : celle-ci ne peut plus désormais faire tout et n'importe quoi.

Les massacres ont pu se prolonger au Timor, de 1975 à 1991, dans la


quasi-indifférence. Peut-être la puissance permit-elle au général Suharto
de faire alors trois cent mille victimes, encadrées par les rigueurs d'une
bipolarité finissante. L'Australie pouvait alors tranquillement partager les
dépouilles de l'ancienne colonie portugaise en obtenant de Jakarta et des
généraux indonésiens quelques droits de prospection pétrolière contre la
reconnaissance de l'annexion du Timor-Oriental par l'État-archipel. La
dernière décennie en décida autrement : alors que s'effondrait la
bipolarité, la question timoraise fut peu à peu arrachée à l'ombre et au
silence par l'espace public international. Les médias s'en saisirent, tout
comme les ONG, les Églises, le Comité Nobel, ou les réseaux internet.
En quelque huit ans, l'histoire fut retournée, l'ONU dut peu à peu entrer
dans le jeu et l'Australie dut prendre la tête d'une coalition mandatée par
le Conseil de sécurité pour conduire progressivement, mais désormais
assez vite, l'Est-Timor vers une indépendance acquise en 2002. On peut
suggérer, de la même manière, que la passivité des puissances n'était pas
indéfiniment possible en Yougoslavie et que la réaction de l'opinion
publique au drame bosniaque prépara l'intervention au Kosovo. Elle
n'était guère davantage supportable en Afrique : si le traumatisme
somalien a poussé l'administration Clinton à l'inaction face aux
massacres qui ensanglantèrent la région des Grands Lacs, la dénonciation
croissante d'une telle passivité a certainement pesé sur le choix
britannique de monter une opération en Sierra Leone et sur la résolution
française d'organiser l'opération Licorne en Côte d'Ivoire et l'opération
Artémis en Ituri.

Il est de plus en plus difficile de se réclamer de la démocratie et d'en


faire une marque gouvernementale sans chercher l'adhésion de son
opinion publique, sans accepter d'abandonner une part de sa propre
puissance au jeu de la délibération collective. Les élections n'ont cessé de
parasiter l'évolution des stratégies à propos de l'Irak : le chancelier
Schröder, donné battu par tous les sondages au cours de l'été 2002, a
sauvé sa couronne en se rangeant résolument du côté de son opinion ; le
Parti populaire espagnol a perdu la sienne, dans des conditions
dramatiques, lorsque les électeurs de la péninsule ont réalisé, à la suite de
l'attentat du 11 mars 2004, qu'une politique étrangère qu'ils combattaient
depuis plus d'un an pouvait aussi être la source de leur souffrance
immédiate. L'opinion n'a pas sanctionné un choix de puissance différent
du sien, puisque les sondages indiquaient qu'elle s'apprêtait, en mars
2004, à reconduire les sortants au pouvoir : elle a en revanche choisi
d'interrompre un jeu de puissance quand elle découvrit, face à l'horreur
des attentats, qu'elle risquait d'en payer un prix trop élevé…
De même est-il de plus en plus périlleux de se réclamer des droits de
l'homme sans en accepter les contraintes et les disciplines. La
contradiction était non seulement possible, mais courante au temps de la
diplomatie secrète : celle-ci permettait même, au nom de la raison d'État,
de sauver la puissance, de protéger ses pompes et ses œuvres. Le
processus résiste pourtant de plus en plus mal au double filtre de la
médiatisation et de l'implication de l'opinion publique. La dénonciation
ouverte de la torture en Algérie a lourdement contribué à neutraliser de
façon décisive la puissance militaire française œuvrant pour « sauver »
l'entreprise coloniale. La bataille d'Alger commença en janvier 1957 :
elle fut réputée gagnée sur le plan militaire dès le mois de juillet. En
mars, Henri Alleg publia son ouvrage La Question, relayé en septembre
par Pierre-Henri Simon qui procéda à la même dénonciation publique
dans Contre la Torture. La même année, le général Pâris de la Bollardière
prit l'initiative d'une pétition qui fustigeait de telles pratiques, juste après
avoir demandé à être relevé de son commandement. Un mois plus tard,
Gisèle Halimi mobilisait les intellectuels, Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir notamment, pour défendre Djamila Bouhired, victime de
détention arbitraire. Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux et
Laurent Schwartz créaient simultanément le Comité Maurice Audin. On
peut aisément émettre l'hypothèse que la guerre d'Algérie devenait dès
lors une guerre impossible à mener par un État de droit : l'opinion qui se
constituait avait accompli son travail de déminage de la puissance. Les
batailles sur le terrain ne pouvaient plus faire grand-chose.

La « guerre propre » n'a en fait pratiquement plus de marge, surtout


lorsqu'elle est asymétrique et qu'elle oppose la puissance à beaucoup plus
faible que soi. La médiation de l'opinion agit ainsi comme instance de
disqualification des inégalités de force : elle rend la puissance
impuissante. L'histoire algérienne s'est reproduite au Vietnam. Le
massacre de My Lay eut lieu le 16 mars 1968 : sous les ordres du
lieutenant Calley, une centaine de GI tuèrent quelque 500 paysans
vietnamiens. La nouvelle fit le tour du monde et frappa notamment les
esprits aux États-Unis : elle fit plus que tout autre discours pour
galvaniser la mobilisation contre la guerre et annula tous les bénéfices
militaires tirés de la contre-offensive du Têt, presque simultanée. Fin
avril 2004, une chaîne de télévision américaine montra les images de
prisonniers irakiens torturés et humiliés par les troupes de la
« coalition » : rien ne put arrêter les campagnes de protestation qui se
déchaînèrent et qui purent très vite s'élargir au principe même de
l'intervention. La même semaine, un sondage réalisé aux États-Unis et
publié par le New York Times révélait que les partisans de la politique
irakienne du président tombaient en dessous du seuil symbolique des
50 %, chutant de 58 % en mars à 47 %…

Il s'agit bien en fait d'une mise sous surveillance : même si elle n'est
pas mise hors la loi, la puissance est aujourd'hui sous contrôle de
l'opinion. La conséquence est grave pour un principe qui, par définition,
n'accepte pas l'amendement et réduit la relation sociale à la faculté
d'obliger l'autre à agir en fonction de la volonté qu'on lui impose. Or
l'autre sait désormais que cette faculté est équivoque, négociée en société,
censurée, rectifiée, épiée, extrêmement fragile, parce que à la merci du
moindre grain de sable. Les nationalismes du Sud s'étaient bâtis en
exigeant de la puissance coloniale qu'elle fût fidèle aux principes dont
elle se réclamait : droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, souveraineté
des nations, droits égaux pour tous, protection des libertés publiques
fondamentales. Ils inauguraient ainsi un lent processus d'érosion d'une
puissance qui cherche désormais désespérément, et contre l'opinion, les
fondements nouveaux d'une immunité devenue impossible.

Blessée par une opinion publique qui se saisit de l'international, la


puissance est à nouveau contrée par une opinion publique qui devient
internationale. Il convient d'être attentif à ce glissement substantiel qui
ne tient pas seulement du jeu de mots. On confond trop souvent deux
phénomènes en réalité très différents : les progrès de la démocratie, la
révolution des communications, l'abolition des distances,
l'interdépendance croissante entre les individus et les collectivités ont
amené les opinions à se saisir des questions internationales, à en débattre,
à faire pression sur leurs gouvernements, à les surveiller, voire à les
chasser du pouvoir sur des choix de politique étrangère. Le processus est
vigoureux, bouleversant : il n'autorise pas pour autant à parler d'« opinion
publique internationale ». Au contraire, tout conduit à penser que ce type
d'opinion se forme et se transforme à l'intérieur du moule national. On
peut maintenant passer à un autre niveau d'analyse en suggérant la
formation d'une opinion publique réellement internationale qui se joue
alors des frontières, qui se structure indépendamment des nations et qui
exerce ses pressions sur un gouvernement qui n'est plus nécessairement
l'émanation de ses choix électoraux. L'OPI (opinion publique
internationale) va alors plus loin que l'OPSI (opinion publique sur
l'international) : émancipée de tout contrat social, délibérément extérieure
au jeu démocratique national comme au rite électoral, elle pose les jalons
d'une hypothétique société civile mondiale et se construit surtout dans un
face-à-face inédit avec la puissance. Celle-ci n'est plus saisie comme un
acte de gouvernement qu'on cherche à remettre en cause, mais comme
une manifestation de l'ordre (ou du désordre) mondial qu'on prétend
dénoncer.

Deux critères permettent de construire l'hypothèse d'une OPI. D'abord,


celui de la convergence constatée. On peut parler d'une opinion
internationale favorable à l'intervention au Kosovo ou hostile à l'action
militaire entreprise en Irak, tant les scores révélés par les sondages
étaient proches non seulement à l'intérieur de l'Europe, mais même à
l'échelle du monde entier. L'appellation reste pourtant assez
métaphorique et sa pertinence demeure mystérieuse. Que veut dire alors
OPI ? Peut-on prétendre qu'elle dérive de facteurs communs, de
processus de socialisation rapprochés ou est-elle le fruit de coïncidences,
peut-être fragiles et conjoncturelles ? Comment les décideurs réagissent-
ils réellement à de telles convergences ? À quel degré leur puissance en
est-elle affectée ? George W. Bush a des raisons évidentes de se soucier
de sa propre opinion nationale, surtout à un moment où il entre en
campagne électorale. Quelle nuisance peut en revanche lui apporter un
score largement négatif, ruinant sa cote de popularité en Europe ou dans
le reste du monde ? À la limite, peut-il se faire du souci pour ses alliés,
craindre un « syndrome espagnol », une déroute électorale chassant du
pouvoir un leader de la coalition et conduisant son successeur à décider
un changement effectif de politique : en toute hypothèse, l'opinion qui
opérerait alors serait nationale et ne relèverait en aucun cas du jeu de
pression d'une opinion internationale.

L'autre critère est d'usage plus concluant : l'OPI peut être saisie dans
ses modes de constitution et dériver d'une genèse transnationale. On
suppose alors qu'une scène transnationale est déjà en activité, gérée
efficacement par ses propres entrepreneurs, eux-mêmes porteurs de
stratégies, s'adressant à des individus qui agissent consciemment en
répondant à l'appel non plus de leurs États, mais d'acteurs qui sollicitent
des engagements post-nationaux. De telles pratiques ont aujourd'hui droit
de cité. Selon la formule même de Sanjeev Khagram, James Riker et
Kathryn Sikking, elles tendent à restructurer profondément l'espace
mondial. La mobilisation des ONG, des « advocacy groups », des
entreprises, des réseaux transnationaux de toute sorte contribue à
refaçonner les normes, nationales et internationales, mais aussi à peser
sur les pratiques de puissance. En bousculant les États pour les
contraindre à adopter la Convention d'Ottawa prohibant l'usage des mines
antipersonnel (3 décembre 1997), Handicap International exprimait bien
une amorce d'opinion publique internationale : son action eût été, en tout
cas, sans effets si elle n'avait pas réussi à imposer cette réputation. La
même remarque vaudrait pour les ONG qui militent activement en faveur
de la création d'une cour pénale internationale : c'est bel et bien la
représentation d'une OPI en formation qui persuada alors les États de
brider une part de leur puissance.
Le phénomène est évidemment plus parlant dès lors qu'on est en face
de processus réels. Manifestations, meetings, forums incarnent une forme
nouvelle d'OPI, dès lors qu'ils prennent une apparence transnationale. Le
sommet de l'OMC tenu à Seattle en décembre 1999 permet de visualiser
la constitution même d'un jeu transnational : les rues de la grande
métropole de l'Ouest américain favorisèrent la rencontre des syndicats du
Sud, indien, sud-africain, brésilien, coréen, de ceux des États-Unis et
d'Europe, des mouvements paysans, des associations écologistes et de
défense des consommateurs. La dynamique connut plusieurs effets
majeurs : une fusion thématique qui permit notamment aux syndicats
paysans de s'emparer de la question des OGM soulevée par les
écologistes ; une convergence d'organisations qui favorisa la
« désectorisation » des protestations et qui opposa aux délégations d'États
un embryon de société civile transnationale ; une pression effective qui
empêcha le sommet de se tenir et qui conduisit le président Clinton lui-
même à en suspendre les travaux. On assistait ainsi à une sorte de remake
qui évoquait un lointain passé : comme jadis, l'affirmation d'une
puissance d'État activa la lente constitution d'un espace public de débat et
d'une société civile qui entendait s'affirmer, le jeu international produit
aujourd'hui une scène contestataire transnationale qui prétend se faire
entendre. L'OPI ne naît pas d'un mystérieux consensus entre tous les
gouvernés décidés à se donner la main : elle se forge à mesure que se
constitue une puissance qui déborde les frontières nationales pour
prétendre, à force de mondialisation, organiser la planète tout entière. Ici,
c'est bel et bien la mutation de la puissance qui a favorisé
l'internationalisation de l'opinion et c'est bien celle-ci qui, à son tour, s'est
dotée de moyens de limiter la puissance.

Rien n'autorise certes à donner à cette nouvelle OPI un brevet de


démocratie, rien ne permet d'établir qu'elle est majoritaire, dans un
contexte où les enquêtes par sondage montrent même une adhésion réelle
des populations européennes à la mondialisation (D. Reynié). En
revanche, ce type de mobilisation contribue fortement à structurer le
débat, à contrôler la formation des enjeux et l'élaboration des agendas :
en pérennisant les « convergences de Seattle », les forums sociaux, à
Porto-Alegre, Florence, ou Bombay, deviennent des lieux de structuration
de la contestation transnationale, et même des modes d'appropriation des
institutions internationales qui ne peuvent plus gouverner uniquement en
fonction des logiques de puissance. En cela, l'histoire se répète : la
puissance de l'État absolutiste eut à pâtir de l'organisation progressive
d'une contestation, puis d'une opposition populaire, exactement comme la
politique internationale doit aujourd'hui, contrainte et forcée, jeter par-
dessus bord une part de sa puissance ainsi devenue inefficace.
La dynamique de cette OPI est parfois inattendue : à mesure qu'elle se
mobilise sur la scène internationale, elle cède à des tentations
schmittiennes, se fabriquant, à travers la dénonciation du néolibéralisme,
une sorte d'ennemi fédérateur et peut-être simplificateur. Elle se dote
d'emblèmes, relayant à travers le discours sur la « sustainable equity », le
thème plus institutionnel de la sécurité humaine. Elle retient des cibles,
en distinguant précisément les expressions les plus dures et les plus
directes de la puissance : sommets du G8, FMI, Banque mondiale, OMC.
Elle se dote enfin de pratiques qui ne se limitent plus à celles du défilé :
dénonciations publiques, boycotts, labeling… Autant d'intrusions dans le
tissu de la puissance qui ont conduit des entreprises parmi les plus
puissantes à céder : Shell, Nike, Gap…

Ce jeu nouveau de l'opinion rapproche ainsi l'international des


sociétés, s'attaque aux passivités ou aux résignations d'autrefois, tout
comme aux automatismes citoyens : autant de traits que Roger Martin du
Gard brossait dans l'Été 14, mettant le désespoir dans la bouche de
Jacques. Cette socialisation de la guerre et de la paix ne ressemble plus
aux analyses de Clausewitz : sans abolir la puissance, elle l'égare,
l'expose aux surprises, à l'inefficacité, mais aussi à une sorte de révolte
qui n'avait pas cours autrefois. Les États glorifiaient une puissance qui les
servait vis-à-vis de leurs semblables, comme de leurs sujets. Les
individus, dès qu'ils ont la parole, tendent à la décrier parce que,
fondamentalement, elle les exclut et les manipule. Lorsqu'ils la
recherchent, c'est bien souvent parce qu'elle leur manque et qu'elle est
donc le fait d'un autre qu'ils redoutent et qu'ils condamnent. Lorsqu'en de
rares occasions, ils veulent en faire usage, pour faire valoir un droit ou un
désir, ils la soumettent strictement à l'intention nourrie, veillant à ce
qu'elle ne serve pas d'autres fins. De principe pour les États, elle se
transforme alors en instrument de circonstance pour les individus.
CONCLUSION
La puissance est aujourd'hui plus mystérieuse et contradictoire que
jamais. Sa carrière internationale était le fait d'un étonnant coup de force
qui lui donnait un sens en personnifiant les États, en limitant leur
nombre, en ignorant ou en occultant leurs débats internes et en réduisant
les règles du jeu à une simple compétition de gladiateurs. L'État n'était
puissant que si la métaphore hobbesienne tenait le choc des réalités et
tant que la thèse de Carl Schmitt était plaidable, faisant des nations le
simple reflet unanimiste de la volonté des princes. On était, en ce temps-
là, dans le domaine de l'image simplificatrice : les États n'ont jamais été
des personnes et la puissance qu'on leur prêtait ne relevait que de
l'analogie. De ce point de vue, la bipolarité était bien un âge d'or : le
clivage entre l'Est et l'Ouest forçait le jeu ; l'affrontement des deux camps
personnalisait la confrontation, soudait les alliances et regroupait, de gré
ou de force, les gouvernés autour des gouvernants ; la référence militaire
l'emportait sur toutes les autres, elle qui s'imposait comme l'expression
matérielle la plus claire de la puissance. Un tel contexte enrichissait un
système qui s'était mis en place au fil des siècles, lorsque l'absolutisme,
l'absence de communication internationale, l'affirmation des droits
régaliens des États confinaient déjà l'international dans le domaine de
l'exception et le soustrayaient presque complètement au contrôle des
sociétés. On était alors, et depuis la fin du Moyen Âge, dans l'ambiance
autrefois décrite par Voltaire lorsqu'il dénonçait l'absurdité des guerres :
des rangées de petits soldats manipulables à merci les uns contre les
autres par la main, en fait très visible, du prince, monarque absolu ou
émanation nouvelle du suffrage universel.

En ce temps-là, la puissance créait la puissance. Non seulement celle-


ci faisait la sécurité et la légitimité des États, mais elle organisait aussi,
de manière impeccable, l'ordinaire de leurs relations. Cette géométrie,
parfaitement codifiée, donnait corps à la théorie de la stabilité
hégémonique, autrefois avancée par Kindleberger : la puissance était
fonctionnelle sur la scène internationale, réglait les alliances, organisait
les protections et était garante de tous les équilibres. À l'échelle de tels
apports, le droit de vie et de mort que les États s'accordaient à travers la
guerre était tenu pour une contrepartie somme toute légitime. Seuls les
désastres les plus barbares venaient modérer les enthousiasmes, jusqu'à
susciter, de temps à autre, des discours de doute sur la puissance : ceux-ci
restaient fragiles et précaires, à l'instar de la réaction wilsonienne à la
tuerie de la Première Guerre mondiale. Contredit même chez lui, le
président américain passa dans l'histoire avec l'étiquette, gentille mais
dérisoire, d'idéaliste…

Les choses changent aujourd'hui : la puissance n'appelle désormais


plus la puissance, mais la contestation. Autrefois, en s'affirmant, elle
forçait le respect ; à présent, elle attise l'indignation, la rancœur ou la
haine. Entre-temps, la bipolarité avait disparu, la communication s'était
globalisée et les acteurs sociaux étaient entrés dans l'arène : n'ayant
aucun intérêt à cultiver la puissance, qui ne relève ni de leurs moyens ni
de leur aspiration, ceux-ci font fortune en la contournant, en la
discréditant ou en la critiquant. Suscitant non plus son double, mais son
contraire, la puissance, à mesure qu'elle se reproduit, devient ainsi facteur
de désordre : à la théorie de la stabilité hégémonique s'est substituée, à
une vitesse incroyable, celle d'une « instabilité hégémonique »… À
l'ennemi collectif, visible, organisé, confortablement installé dans la
métaphore du gladiateur, succède l'ennemi individuel, figure impossible
pour le stratège, qui frappe d'incapacité toutes les déclinaisons de la
puissance. La fragmentation, la dissémination d'une violence
internationale, devenue plus sociale que politique, désorientent les
canons et rendent absurdes les rêves de missiles anti-missiles.
L'appropriation sociale de cette violence internationale enlève aux
batailles d'antan leur vertu expressive des compétitions entre États : au
mieux, celles-ci demeurent comme vestiges, comme anachronismes,
comme effets résiduels, d'ailleurs de mieux en mieux contenus et
contrôlés.
Cette instabilité hégémonique a plusieurs facettes. Elle alimente
d'abord le flot de contestation qui fait l'ordinaire dangereux de la vie
internationale, d'un antiaméricanisme rhétorique jusqu'aux formes les
plus violentes de terrorisme. Elle banalise aussi les pratiques unilatérales,
encouragées par l'absence de partenaires de même force, rendant plus
visible et plus ostentatoire l'usage de la puissance, mais pour la projeter
en fait dans un univers où s'épanouissent ses capacités destructrices, sans
que ne s'exercent plus ses aptitudes constructrices. Elle nourrit les
illusions, abandonnant la proie pour l'ombre, laissant le contestataire
radical produire ses nuisances et s'acharnant sur des cibles accessoires.
Elle reproduit enfin, et à l'infini, des conflits autrefois qualifiés de
périphériques pour leur donner une gravité croissante, surchargée du
poids de la dénonciation de la superpuissance. L'hégémonie est
aujourd'hui source d'instabilité : plus la puissance se montre et plus elle
mobilise contre elle.

La puissance atteint en fait son optimum dans une logique de


complémentarité, lorsque celle de l'autre opère un travail de rééquilibrage
et définit ainsi un ordre mondial. Laissée toute seule, la puissance
unilatérale s'offre plus que jamais en spectacle, mais débouche sur
l'illusion et l'inconsistance. Reconstruite dans une relation de face à face,
elle cultive le statu quo dans les contextes d'équilibre et risque le
changement dès que celui-ci est compris comme rompu. Dans un cas,
chacun y gagne en confort ; dans l'autre, le risque devient de plus en plus
dramatique, à mesure que la technologie militaire vient à progresser. Au
nom de ce double principe, la bipolarité est aujourd'hui regrettée, autant
qu'elle fut autrefois redoutée.

L'ordre nouveau qui lui succède n'en est pas pour autant clair. On sait
ce que l'on perd, on devine mal ce que l'on gagne. L'intuition
durkheimienne a, de nos jours, toute sa place sur la scène internationale :
le besoin d'intégration se substitue à celui de puissance. La mise en
pratique d'une telle hypothèse n'est pourtant pas simple : contrairement
aux nations que le sociologue français s'ingéniait à observer, l'espace
mondial ne dispose d'aucune autorité centrale capable de promouvoir une
politique d'ensemble et de procéder aux allocations nécessaires. Le tissu
social est de même nature, à l'un et l'autre de ces niveaux ; crises et
conflits s'y développent de plus en plus selon la même logique : les
modes politiques de solution ne peuvent pourtant pas procéder de la
même manière et les institutions chargées de la régulation ne sauraient
participer de la même identité. Pis encore, la globalisation passe
aujourd'hui par l'intergouvernementalisme : elle n'est pas possible hors de
la volonté des États et réintroduit ainsi les logiques de puissance au cœur
même d'un système qui était destiné à les dépasser. Un tel paradoxe
donne une prime à toutes les imprudences ; il récompense l'arrogance là
où elle est en fait la plus dysfonctionnelle. On retrouve ici, pêle-mêle, les
dérapages de l'ingérence, l'aventurisme des expéditions militaires, et
notamment les effets pervers de la tentation irakienne à laquelle
succomba l'administration Bush… Face aux initiatives étatiques, l'espace
public fait œuvre de surveillance : aussi efficace soit-il, il ne se substitue
pas pour autant à la puissance et n'accomplit même pas une œuvre
équivalente à celle qui fut en son temps promue par les sociétés civiles
nationales. Loin de conduire à la formation d'une « société civile
mondiale », tous ces changements n'aboutissent qu'à un conglomérat de
relations sociales transnationales, assez fortes pour bousculer la
puissance, mais trop faibles pour lui opposer un nouveau partenaire. Ce
point intermédiaire est probablement la clé des principales incertitudes
planétaires…

À quoi l'action internationale peut-elle ressembler dans un monde


orphelin de puissance ? Poser la question peut conduire à transformer
certaines carences en capacités prometteuses : l'Europe risque-t-elle
vraiment de tout perdre en ne parvenant pas au statut de superpuissance
militaire ? L'échec flagrant des politiques européennes de défense
intégrée conduit peut-être à une aubaine. Faute de pouvoir imposer la
marque d'une puissance martiale redoutable, le Vieux Continent s'insère
différemment sur la scène internationale : par ses vertus commerciales,
par la promotion des droits de l'homme et de la démocratie, par
l'invention d'un mode nouveau d'intégration. À bien y regarder, on y
retrouve tous les éléments de la théorie de la paix positive, vantée
implicitement par Emmanuel Kant et officiellement proclamée par tout
un courant idéaliste contemporain. À défaut de puissance convaincante,
l'Union européenne devient ainsi, sans l'avoir vraiment voulu, le
laboratoire du post-réalisme, le lieu de dépassement d'une théorie dont
elle fut, dans sa chair, la principale victime.

Faute de pouvoir vendre ou vanter une puissance qu'elle n'a plus,


l'Europe monnaye, sur l'arène internationale, les normes et les valeurs
d'un nouvel humanisme qu'elle peut d'autant mieux célébrer que ses
capacités martiales ont très singulièrement régressé. L'influence remplace
alors la puissance : le jeu est nouveau, mais en même temps très difficile
à évaluer. Dispensée de contrainte, cette fonction nouvelle débouche sur
des résultats beaucoup moins visibles ; n'impliquant aucune transaction,
elle n'est plus sanctionnée par un régime aussi clair de récompenses : les
bénéfices qui en dérivent sont donc impossibles à chiffrer. Cette
incertitude permet certainement d'interpréter le malaise des diplomaties
européennes et leur état d'âme ; elle rend compte aussi de l'impression
d'inefficacité, voire des déceptions qui accompagnent la mise en œuvre
des politiques élaborées. Il n'est pas sûr pour autant que les politiques
déclaratoires produites à tant de frais lors des grands sommets européens
soient si vaines : elles ont contribué à dire la norme sur nombre de
dossiers internationaux, alors que la puissance ne disait plus rien du tout
et que l'état d'éclatement de la scène internationale demandait de façon
pressante une réorientation normative. Il n'est pas sûr non plus que les
formes inédites d'intégration inventées par l'Europe ne pèsent d'aucun
poids dans la reconstruction de l'espace mondial, essaimant un peu
partout, en Amérique latine, en Asie et aujourd'hui en Afrique, attirant de
plus en plus les déçus de la puissance.

La même idée vaudrait pour le système onusien, impuissant dans sa


charte, mais performant dans le bricolage de formes inédites de
dépassement de la puissance : constitution de forums internationaux,
association active d'ONG et même de grandes entreprises, promotion de
la sécurité humaine, multiplication de grandes conventions
internationales, conception puis mise en pratique d'une justice
internationale, élaboration d'une approche humanitaire de l'ingérence…
Le multilatéralisme, l'ONU en particulier, revient plus par le besoin qui
s'en est fait sentir que par l'affirmation de ses propres capacités. Cette
revanche du fonctionnalisme sur la puissance est aujourd'hui plus que
jamais dans l'air du temps, alors qu'on ne finit pas de découvrir tous les
échecs liés aux témérités d'un gladiateur trop sûr de sa supériorité. Cette
quête inédite, encore maladroite et tâtonnante, de nouvelles pratiques des
relations internationales acquiert une densité jamais égalée jusqu'ici.
Cette volonté d'inventer de nouvelles diplomaties, publiques ou privées, à
l'échelle des États ou à celle des acteurs sociaux, révèle la caducité des
vieilles grammaires : elle annonce ainsi l'impuissance de la puissance…1
1 Je remercie l'École doctorale de Siences Po, et son directeur, Marc Lazar, de l'aide accordée
dans la réalisation de cet ouvrage. En souvenir des petits matins du 199…
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