Vous êtes sur la page 1sur 31

PRÉFACE

LE POUVOIR EN DEVENIR:
TARDE ET L'AcruALITÉ

Gabrid Tarde ne fait de théorie que dans un but pratique. S'il


étudie les transformations du pouvoir, c'est pour élaborer les ins-
truments nécessaires au déchiffrement de cette « grande transforma-
tion qui est l'onde lente et irrésistible de notre âge »1. Deux convic-
tions président à ce déchiffrement. La première est qu'il est illusoire
de croire à une décadence du pouvoir politique à l'ère démocra-
tique: sans doute, son prestige et son autorité sont en crise, mais
cette réalité ne doit pas nous masquer une tendance plus profonde
- l'accroissement sans précédent de l'appareil d'État. La seconde,
appuyée sur l'idée que toute transformation est à la fois élargisse-
ment et approfondissement, et que la vie sociale, dans son double
dynamisme de clôture et d'ouverture, obéit à une cc loi de répétition
amplifiante)) qui structure son devenir comme une série d'enclos
d'aire croissante, met à l'ordre du jour le stade logiquement ultime
de la transformation sociale. Tarde constate en effet que la vie poli-
tique, née de l'ouverture et de la fusion des groupes familiaux ou
tribaux dans le groupe national, s'étend désormais au-ddà de la
nation vers le continent et le monde, tout en s'incorporant les
couches les plus inférieures de la société. Mondialisation et démo-
cratisation: telle est la forme générale de la transformation nou-
velle, qui ouvre un horizon de paix définitive.

1. ùs Lois de l'imitation, p. 357 (désormais abrégé LI. suivi du numéro de page).


Sauf indication contraire, les œuvres de Tarde sont citées dans leur réédition actuelle
aux Empêcheurs de penser en rond.

7
Les transformations du pouvoir

Mais que d'ores et déjà cette transformation soit en cours ne


signifie pas que son accomplissement aille de soi. Dans l'immédiat,
le militarisme auquel conduit la concurrence des nations plaide
même plutôt en sa défaveur; ce n'est qu'un leurre, estime Tarde,
car si l'on peut raisonnablement parier sur l'imminence d'un
conflit généralisé l, celui-ci portera au premier plan un problème
entrevu dès maintenant, celui d'une paix qui ne serait pas un
simple équilibre international mais l'extension de la société au-delà
des limites de la nation 2. L'autre difficulté est la forme dans
laquelle tend à s'investir l'élan ultime vers l'égalité: le socialisme.
L'ambivalence de Tarde vient ici de ce qu'il a le sentiment de se
trouver devant une bonne question mal posée: il est vrai que la
paix sociale ne se réalisera pas sans porter le mutualisme dans l'éco-
nomique même, soit dans les relations de production; mais le rêve
révolutionnaire ruine d'avance cette perspective en n'entrevoyant
pas d'autre méthode que 1'« imitation obligatoire», vraie chimère
sociologique 3.
Deux plaidoyers, par conséquent, courent à travers le livre. L'un
en faveur de la romanité. Car il y a empire et empire: celui qui
étend sa particularité sur les autres nations et à leur détriment,
celui qui dépasse sa particularité à force d'assimiler toutes les autres
et de créer un milieu universellement communiquant. Ce
deuxième cas - celui de l'Empire romain - fournit le modèle des
fédérations à venir. Il devient alors indifférent - et non pas impré-
cis - de parler de « fédération ou empire », comme le fait souvent
Tarde: ce ne sont que deux solutions d'un même problème 4.
L'autre plaidoyer s'emploie à démystifier le « socialisme», terme

1. Cf. noramment LI, 246.


2. Cf. aussi Essais et mélanges sociologiques, Lyon, Srorck, 2 e éd., 1900, p. 206 (désor-
mais abrégé EMS) : « Au fond l'enthousiasme militaire est mort, la foi militaire est
morte. C'est comme une religion frappée au cœur, se survivant dans son culte exté-
rieur. » L'ampleur nouvelle des conflits ne change rien à la réalité ni à la profondeur de
cette mutation. C'est l'argument le plus profond en faveur du pressentiment d'une paix
mondiale à venir.
3. Üs Transformations du pouvoir, p. 167 (désormais abrégé Tp).
4. TP, 211 sq., 232 (à propos des États-Unis), 266. Cf. aussi L'Opposition universelle,
p. 310 ct 370.

8
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

sous lequel Tarde vise explicitement Marx. Si la centralisation éta-


tique est une nécessité, due au fait que les différents pouvoirs ne
sont pas de nature à coopérer, organiser le travail relève en
revanche d'un contresens '. La fin du livre s'insurge contre la «fas-
cination de la criminalité glorieuse », qui ne sait que dresser ou
entretenir haineusement des barrières là où il faudrait les abattre,
et souligne la tentation « de massacrer et de terroriser par philan-
thropie »2.
Tel est le plan théorique des Transformations du pouvoir. Mais,
d'une certaine façon, l'essentiel n'est pas là. Tarde est de ces pen-
seurs qui n'avancent dans leurs problèmes qu'en reprenant inlassa-
blement la même construction. Non qu'ils y voient leur œuvre
même, comme s'ils avaient pour tâche suprême de parfaire un
ensemble de dogmes. Ils y reviennent comme au réservoir inépui-
sable de lueurs et de signes ambigus au contact duquel la pensée
trace ses chemins, et ainsi œuvre réellement, quoique dans le
secret. Trois de ces signes sont le centralisme, le conformisme et l'iné-
galité. Le vrai lecteur est celui qui déchiffre, sous le déploiement
des thèses et de leurs arguments, comment Tarde avance sur cha-
cun de ces points, comment il intervient dans des débats publics
qui sont encore les nôtres, pour en déplacer ingénieusement les
enjeux.
Tout en insistant sur la nécessaire centralisation de l'État, Tarde
paraît se contredire et approuver la décentralisation (objet de

1. TP, 229-231. Le lecteur ne doit pas conclure à un éloge de la libre concurrence, à


laquelle Tarde ne croit pas. " Enrre les socialistes et les économistes, j'ai marché vers un
idéal qui m'a paru être étranger aux uns et aux autres. Toutefois, vous avez raison de
remarquer malignement que j'ai été très communiste dans mon petit roman ..... (lettre à
Casimir de Kellès-Krauz, sociologue marxiste, Archives d'anthropologie criminelle, t. XIX,
1904, p. 904-905 - Tarde souligne. Le" petit roman .. est le Fragment d'histoire future).
Tarde entrevoyait la réalisation de la paix sociale sous la forme d'" une multitude d'asso-
ciations diverses et entrelacées ", aux antipodes de la gigantesque association unique du
socialisme d'État (car il ne saurait y avoir d'autre socialisme, dès lors qu'il opte pour la
voie révolutionnaire) mais aussi de l'organisation autoritaire des entreprises capitalistes
(puisque l'association implique le mutualisme) (La Psychologie économique, Paris, Alean,
1902, t. II, p. 411 et 421 - désormais abrégé PsE). Tarde se démarque tout autant de
l'anarchisme, dont il condamne le terrorisme et le contresens sur le pouvoir.
2. TP, 266-267, 276.

9
Les transformations du pouvoir

revendications constantes sous la Ille République, de la part des


anarchistes, des régionalistes et des royalistes notamment). En réa-
lité, il procède à un déplacement fulgurant du problème. Dans son
étude du phénomène des « supériorités sociales», Tarde explique
comment les noblesses cèdent la place aux capitales. Surprise: mal-
gré les apparences - exode rural, essor de l'urbanisation -, notre
âge n'est politiquement déjà plus celui des villes. Cette transforma-
tion passe inaperçue parce que le pouvoir reste localisé dans les
capitales; mais le centre de gravité de la vie politique s'est transféré
du groupe urbain au groupe national, si bien que l'importance des
capitales a complètement changé de sens. Désormais, la capitale
n'est plus guère qu'une survivance utile, minée par le principe de la
représentation nationale: chacun, par exemple, a clairement le
sentiment qu'à la différence de l'Empire romain, la France survi-
vrait à la ruine de sa capitale. Dès lors, le vrai problème n'est pas
celui de la décentralisation mais de la déterritorialisation des pou-
voirs publics, et nous devons cesser de confondre le centre et le
lieu: « En réalité, les États démocratiques, pour être vraiment d'ac-
cord avec leurs principes, devraient promener de ville en ville la
tente nomade de leurs ministères 1. »
De la même manière, Tarde intervient dans le débat sur l'uni-
formisation sociale pour renvoyer dos à dos les théories impliquant
ou prophétisant le conformisme social- nous y reviendrons - et la
célébration des particularismes. Sa morale, formulée à la fin du
livre, n'a qu'un principe: est bon tout ce qui contribue à abattre
des barrières, est mauvais tout ce qui les entretient ou les renforce.
C'est bien la seule morale que Tarde puisse se permettre sans cesser
d'être sociologue, puisque en somme il ne milite à travers elle
qu'en faveur de son objet -la société. Peut-être même est-ce une
morale nécessaire et immanente à toute sociologie, s'il est vrai que
cet objet tient à la fois du fait et de l'idée. Tarde dénonce un faux
problème: celui qui voit, dans la mise en communication des dif-

1. TP, 150. Cette phrase montre bien, par-delà l'emploi équivoque du mot • décentra-
lisation .. dans la même page, que le problème n'est pas celui de la décentralisation, c'est-à-
dire de l'abandon par l'Etat de certaines de ses prérogatives au profit de pouvoirs locaux.

10
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

férences ou des hétérogénéités, la fin annoncée de toute différence


et de toute hétérogénéité. On ne voit pas que ces différences, loin
de s'annuler, se transfigurent et se transforment; on ne voit pas
que l'uniformité n'est que le plan ou le champ de communication
des différences, la condition sous laquelle elles se rencontrent et se
fécondent mutuellement (ne serait-ce qu'une langue com-
mune ... ) 1. Or qu'est-ce que la fédération ou l'empire, sinon le
devenir universel des singularités? La meilleure approximation
moderne de la romanité est le metting-pot américain - bien que
l'Amérique puisse également choisir de se comporter comme l'un
de ces empires obtus qui entreprennent de peindre le monde entier
aux couleurs de leur particularisme: c'est alors seulement que
l'uniformité se mue en conformisme, parce que le point de départ
est pris pour un point d'arrivée, la condition pour un idéal. Mais
ce n'est pas à cette Amérique dévoyée que songe Tarde lorsqu'il
évoque « la romanisation de l'univers, fût-ce sous couleur anglo-
saxonne» ou encore « la grande confédération américano-euro-
péenne, civilisée presque uniformément» 2. Si Tarde a parfois sem-
blé donner des gages à la thèse de l'uniformisation totale,
notamment dans Les Lois de l'imitation, il confirme dans Les Trans-
formations du pouvoir qu'il n'en est rien, ou que sa ligne de pensée
rigoureuse est celle d'un avenir « multicolore» 3 dont l'homogénéi-
sation bien comprise n'est que le moyen.
D'où la conception de la justice et de l'égalité à laquelle parvient
Tarde, habituellement si mal comprise. On l'envisage correctement

1. CE notamment TP, 226, et Philosophie de l'histoire et science sociale. La


de Cournot, p. 233, où Tarde, récusant aussi bien Spencer (évolution de l'homogène à
l'hétérogène) que Cournot (évolution de l'hétérogène à l'homogène), affirme le « pas-
sage d'une différence à une différence différente, moyennant une similitude superfi-
cielle ". Ce thème est constant chez lui.
2. TP, 212-214, 231-233, et Philosophù de l'histoire et science sociale. La philosophie
de Cournot, p. 229. Tarde n'est jamais univoque dans ses projections d'avenir: il envi-
sage rout aussi bien un grand empire anglais, et surrout russe. C'est qu'il tient à garder
au présent route sa complexité, au futur sa dimension d'incertitude: rien ne lui est plus
étranger que la prophétie. Il lui est arrivé -ce qui est tout différent - de pratiquer l'an-
ticipation : l'avenir se raconte alors au passé (Fragment d'histoire forure).
3. PsE, Il, 411, 420.

11
Les transformations du pouvoir

si l'on part de la tension apparente, chez lui, entre deux dyna-


mismes: celui, finalisé, de l'imitation, dont tous les processus ten-
dent à une égalisation comme condition de la paix et de la socia-
bilité; et celui, aléatoire, de l'innovation et de l'initiative, qui
recharge sans arrêt le monde en inégalités. S'il n'est pas scandaleux
d'écouter plutôt ceux qui ont des idées, de souhaiter apprendre
auprès de ceux qui savent, de suivre de préférence les gens entre-
prenants, on doit cesser de confondre inégalité et injustice: cette
dernière est plutôt le signe que l'inégalité a disparu mais se survit
sous la forme vide de l'autoritarisme, qu'une position de supério-
rité prétend se maintenir en l'absence de toute légitimité - de
toute autorité'. L'ultime conquête du processus d'égalisation, ce
n'est pas le conformisme absolu, comme si aucune inégalité (com-
prenons: aucune invention, découverte, initiative) d'aucune sorte
n'était désormais plus possible, mais la conviction unanime que
l'inégalité peut surgir n'importe où dans le champ social, convic-
tion dont le corollaire est que la supériorité qu'elle crée ne peut
être que provisoire (il n'y a pas de supériorité a prion). Comme dit
Tarde, «ce qu'on appelle l'émancipation démocratique tend à
rendre accessible à tous le concours dont il s'agit» 2. Dès lors le
problème peut s'énoncer. La justice - ou la paix, ou la vraie société
- se réalise par l'instauration, non d'un milieu dénué d'inégalité, ce
qui serait « la mort du genre humain » 3, mais d'un milieu d'égalité
fictive propice au « libre rayonnement imitatif des inventions », ce
qui suppose d'abattre les barrières tant sociales que nationales 4•
C'est aussi bien l'émergence du mutualisme, ou le passage de l'uni-
latéral au réciproque: car « on appelle une "société" - expression
excellente, car elle revient à dire que le rapport social par excellence,
le seul digne de ce nom, est l'échange des idées - un groupe de gens
habitués à se réunir quelque part pour causer ensemble » 5. Ce n'est

1. Cf. notammenr LI, 260 n. 1.


2. L Opinion et la foule, p. 148 (désormais abrégé Of).
3. PŒ, II, 416.
4. TP, 213. Et OF, 110: « Cene fiction de ngalité est l'éclosion finale de la sociabi-
lité» (Tarde souligne).
5. OF, III (Tarde souligne).

12
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

pas exactement le modèle militaire, ni le modèle entrepreneurial.


Enfin, le gouvernement n'a pas d'autre devoir que de protéger et
favoriser cette conversation de tous avec tous 1.
Ce livre, on le voit, ne présente pas seulement des thèmes
actuels, ne reflète pas seulement des hantises qui sont encore les
nôtres, ou qui l'étaient déjà. Si nous n'allions chercher dans le
passé que ce qui nous ressemble, si nous uy découvrions que des
précurseurs, le seul profit serait pour notre vanité et pour la justifi-
cation de recherches parfois commodément installées à l'écart du
présent. Mais Tarde ouvre une série de voies originales qui nous
aident peut-être à avancer dans nos problèmes.
On remarquera pour finir son aptitude à reconfigurer certains
lieux théoriques lourds: la division du travail (celui-ci n'évolue pas
en se différenciant mais en se compliquant2), la séparation des pou-
voirs (ce n'est pas ce principe qui garantit lès libenés individuelles,
mais l'indépendance relative de la croyance et du désir, d'où résulte
une limitation volontaire du pouvoir, même chez les dictateurs:
« on n'est pas toujours maître de croire ce qu'on désirerait croire, ce
qu'on aurait intérêt à croire» 3). On admirera son acuité dans
l'analyse différentielle, son goût de la description clinique et
logique, aux antipodes de la philippique décadentiste ou barbaro-
logique: ce n'est pas le journaliste et son article qui remplacent
l'orateur et son discours, mais le bureau de rédaction et la chaîne
d'anicles déployée sur une longue durée; à l'auditoire réuni pour
écouter l'orateur s'est substitué le public, dispersé et sollicité par
un environnement varié, que le Journal doit captiver par un
tapage. Aussi en appelle-t-il à l'élaboration d'une « rhétorique supé-
rieure» dont la presse serait l'objet 4.

* * *

1. OF, 115.
2. TP,247.
3. TP, 193. Bien entendu, le lecteur ne peut s'empêcher de penser à certains démen-
tis apportés par le xxe siècle. Mais on dirait que Tarde les indique lui-même: « il y a des
moments où un parti aurait intérêt à croire qu'il fait nuit en plein jour »•••
4. TP, 256-258.

13
transformations du pouvoir

Intéressons-nous maintenant à la conception originale du pou-


voir qui sous-tend toute cette batterie d'excursions théoriques.
Modestement, Tarde présente son ouvrage comme 1'« application»
de ses idées sociologiques à une dimension particulière de la
société - la politique. Il s'agit en réalité de beaucoup plus: chez
lui, le pouvoir n'est pas un objet sociologique parmi d'autres; en
aborder l'étude revient à s'interroger sur la texture même du social,
et sur la nature du conditionnement auquel la société soumet l'in-
dividu.
Le centre de gravité du pouvoir, c'est l'obéissance: « le Pouvoir
n'est, en somme, que le privilège de se faire obéir» 1. Si nous
croyons habituellement le contraire, c'est que nous concluons à
tort, du fait que l'ordre est suivi d'exécution, à l'idée que l'obéis-
sance est causée par l'ordre. L'acte d'obéir nous apparaît alors
essentiellement contraint, et dans l'exercice de cette contrainte
nous voyons le ressort même du pouvoir. Par là nous confondons
l'inégalité propre à la relation de pouvoir et les conditions de son
émergence, d'où le contresens qui voit une injustice dans toute
domination. Or, loin d'être imposée, la relation découle bien plu-
tôt d'une rencontre, où les termes en présence adoptent des rôles
inégaux. Mais si c'est le cas, pourquoi prendre le contre-pied du
préjugé en soutenant que le pouvoir, à tout prendre, réside dans
l'obéissance plutôt que dans le commandement, sans que la rela-
tion s'en trouve par là inversée ou dialectisée (selon un cliché en
vogue à la fin du XIXe siècle, les dirigeants sont manipulés par les
masses 2) ?
C'est qu'obéir n'est pas céder au pouvoir de quelqu'un, mais
lui prêter un pouvoir 3• Le pouvoir, en ce sens, est moins détenu
qu'attribué. Il n'est pas exclu que ce pouvoir soit réel, mais il ne
l'est pas forcément; ce qui compte est qu'il soit tenu pour tel.
Nous obéissons à quelqu'un parce que nous croyons à son pouvoir.

1. TP,59.
2. TP, 58 et 106.
3. TP, 82-83.

14
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

Tel est le prestige, qui institue la relation de pouvoir. Par là, Tarde
ne déréalise nullement cette relation; il montre au contraire la
force de la croyance, et combien la réalité en est elle-même consti-
tuée.
Le champ social suppose une multitude d'individus mais n'est
pas constitué par eux. Les individus ne valent eux-mêmes qu'en
tant qu'auteurs ou propagateurs d'innovations de tous ordres
(inventions ou découvertes). Chacun d'entre eux, à un degré ou à
un autre, fait preuve d'originalité, émet de la nouveauté dans des
proportions variables, mais seules certaines innovations rencon-
trent la faveur qui fera d'elles autant de ({ foyers de rayonnement
imitatif» : la nouveauté ne suffit pas, il faut encore qu'elle intéresse.
Or l'imitation a sans doute pour condition nécessaire la sympathie
qui, en retour, en élargit et en approfondit le domaine en produi-
sant de la similitude; mais la véritable expliçation de la propaga-
tion d'une innovation est le débouché nouveau qu'elle offre au
désir et à la croyance, soit en répondant mieux ou autrement à la
demande, soit en modifiant cette demande dans le sens d'un
accroissement de croyance et de désir. Circulent alors, d'individu
en individu, des « courants d'exemples» qui tantôt se croisent et
se superposent, tantôt interfèrent, tantôt encore rivalisent et se
heurtent: là seulement apparaît le champ social, conditionné par
la distribution des « foyers», remaniable par conséquent chaque
fois qu'émerge un foyer nouveau qui entraînera une modification
du rapport de forces entre les différents « courants». Son tissu,
inégalement dense et traversé de lignes de fracture partielles, est
fait d'imitations (l'échange, d'après Tarde, ne suffit pas à lier les
individus).
On voit que le champ social, si l'on suit Tarde dans sa définition
du pouvoir, est aussi bien un champ de pouvoir!. Une société, c'est
d'abord le découpage et l'enchevêtrement de différentes aires de
prestige, d'une multiplicité de rones d'emprise dont le sociologue
déchiffre l'émergence, la ptogression, les conflits qui les opposent

1. Ce pourquoi Tarde s'arrache à montrer que, si route imirarion esr une forme
d'obéissance, réciproquement route obéissance s'enracine dans l'imitation: TP, 154 sq.

15
Les transformations du pouvoir

et éventuellement le déclin (c'est dire combien les transformations


du pouvoir sont inscrites dans sa logique même). Ce qu'on appelle
les désirs et croyances « personnels» de quelqu'un, c'est le système
des emprises qui s'exercent sur lui et auxquelles il n'échappe qu'ex-
ceptionnellement en innovant, c'est-à-dire «en rompant pour
quelques instants le charme de l'imitation ambiante, et se mettant
face à face avec la nature, avec le dehors universel, représenté, réflé-
chi, élaboré en mythes ou en connaissances, en rites ou en procé-
dés industriels» 1. C'est pourquoi, comme chez Spinoza, nous
sommes avant tout des somnambules 2 •
Certes, un individu est à l'origine de chaque innovation, de
chaque foyer, courant ou aire. Il serait néanmoins illusoire d'en
déduire abstraitement qu'une société est dominée par une aris-
tocratie dispersée d'innovateurs en tout domaine (scientifique,
industriel, religieux, artistique, scolaire, moral, etc. - bref, toutes
les grandes régions du désir) 3. D'abord parce que l'auteur de l'in-
novation peut très bien ne pas recueillir lui-même le prestige qui
lui est attaché: ce qui est le cas lorsque son invention, microsco-
pique, n'a pas immédiatement de succès, ou ne le connaît qu'une
fois couplée avec une ou plusieurs autres inventions, etc. ; même
les grands inventeurs sont spoliés d'une partie du prestige afférent
à leur invention, qui va bénéficier à beaucoup d'autres (d'une
manière générale, dit Tarde, les inventeurs sont les grands exploités
de l'histoire 4). Ensuite parce que le prestige ne s'attache à des indi-
vidus qu'à travers des croyances, variables dans l'espace et dans le
temps, auxquelles le prétendant au pouvoir doit satisfaire: être

1. TP, 80 (nous soulignons).


2. Cf. LI, p. 83: «L'état social, comme l'état hypnotique, n'est qu'une forme de
rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N'avoir que des idées suggérées et les
croire spontanées: telle est l'illusion propre au somnambule, et aussi bien à l'homme
social. » La grande théorie spinozienne du somnambulisme comme condition humaine
ordinaire s'énonce noramment dans l'Ethique (III, 2, sc.), et partout ailleurs sous le
motif récurrent du « rêve les yeux ouverts» (Traité théologico-politÜJue, etc.).
3. Mais c'est le cas dans l'utopie palingénésique que Tarde présente dans son Frag-
ment d'une histoire forure. Encore cene aristocratie y est-elle ouvene et non héréditaire,
fondée sur la seule capacité innovante (régime «géniocratique »).
4. PsE. l, 348. Et sur l'appropriation indusuielle puis collective de l'invention, 351.

16
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

vieux, ou bien fort physiquement, ou encore riche, chanceux, élo-


quent, d'origine étrangère, noble, natif de la capitale, à moitié
fou J ••• Enfin, le prestige se trammet par la voie du sang (noblesse)
ou de l'institution, qui n'est rien d'autre que la sédimentation cou-
tumière, héréditaire, d'anciennes innovations adoptées par l'en-
semble d'une collectivité sous la forme de fonctions (magistrature,
sacerdoce, enseignement ... ). Une définition complète du pouvoir
doit ainsi combiner deux sources: le degré de confiance dans l'ap-
titude d'un homme à remplir ses fonctions, le degré du besoin
qu'on a de cette fonction 2.

* * *

À l'évidence, le besoin dépend lui aussi d'une croyance: par


exemple le sentiment d'insécurité, ou le sentiment antisémite. Si
Tarde, au nom de la dualité de la croyance et du désir, renvoie dos
à dos les explications « intellectualistes» (Fustel de Coulanges,
Sumner-Maine) ou « économistes» (Marx, via Loria) de l'histoire,
il n'en accorde pas moins le primat à la croyance 3. Sans doute ne
peut-il imputer au marxisme de n'avoir pas envisagé la possibilité
de se tromper sur son propre intérêt; mais c'est là, après tout, un
cliché de la philosophie morale, que Tarde précisément conteste.
En vérité, l'intérêt par nature est l'objet d'une croyance: il n'y a
donc pas de sens à distinguer un intérêt « réel» de l'intérêt sup-
posé. Il y a d'autant moins de sens à le faire que l'innovation et sa
propagation contribuent à transformer l'intérêt, qu'il s'agisse de
nouveaux besoins matériels ou de la perception de nouveaux
droits: tout cela s'oppose à l'idée qu'on puisse définir un intérêt
« objectif» 4. Est-ce à dire que les hommes n'agissent jamais contre
leur intérêt? Non, mais cela signifie alors qu'ils se déterminent

1. TP,67.
2. TP,85.
3. Fustel, en définitive, • a eu raison de dire que les idées mènent le monde» (TP,
104).
4. Sans doute le marxisme reconnaît pour son compte la mutation des intérêts mais
dans la dépendance d'une mutation économique. Or ce lien, comme on sait, est obscur.

17
Les transformations du pouvoir

d'après des principes (croyances) qui se trouvent contrarier leur inté-


rêt 1. Il arrive en revanche qu'un intérêt naisse d'un faux problème:
Tarde donne l'exemple du boulangisme et de l'antisémitisme. Ce qui
s'exprime dans ces mouvements récents, ce ne sont pas de faux
besoins, mais des besoins réels fondés sur de faux problèmes: de là
leur force et le danger qu'ils représentent, du moins tant que la
croyance sur laquelle ils s'appuient ne se heurte pas subjectivement à
de puissants démentis. On rétorquera que Tarde oppose lui-même
nommément un « intérêt collectif imaginaire» et un « intérêt collec-
tif bien réel» 2. Mais cette objection tombe d'elle-même pour peu
qu'on suive attentivement le mouvement de pensée qui s'exprime
dans ces pages: en effet, Tarde restitue de plus en plus clairement au
mot« intérêt» sa signification originelle, «s'intéresser à». C'est bien
pourquoi il tend à reformuler la distinction devenue inadéquate des
vrais et des faux intérêts en intérêts cormpondant à de vrais problèmes
et intérêts correspondant à de foux problèmes. Il peut alors qualifier
d'« intérêt réel» une question à laquelle la majorité des gens n'a pas
su s'intéresser: ce n'est plus qu'une simple manière de parler, ou la
contraction polémique d'une expression que l'esprit doit impérative-
ment sous-entendre, et qui n'oppose pas à la préférence ruineuse des
masses un intérêt objectif inconscient, mais l'intérêt effectif d'une
minorité éclairée (<< fort peu l'ayant senti ») pour une question enga-
geant réellement l'avenir de la collectivité nationale. On ne dira
donc pas que les masses se trompent sur leur intérêt propre, mais
qu'elles ne s'intéressent pas à leur propre avenir.
Que les masses puissent s'intéresser (réellement) à de faux pro-
blèmes et ne pas s'intéresser aux vrais, voilà le souci de Tarde. En
effet, le triomphe social de la presse à grand tirage affecte profon-
dément le mode de détermination de l'intérêt: l'important y est
plus que jamais débordé par le passionnant. Ce n'est pas, nous
l'avons vu, que les journalistes soient des idiots ou que de sombres

1. TP, L08 (et le développement déjà cité sur l'auto-limitation du pouvoir même
despotique, L93: «On n'est pas toujours maître de croire ce qu'on désirerait croire, ce
qu'on aurait intérêt à croire ..... ).
2. TP, L85.

18
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

intentions les animent: les conditions d'audience du journal ne


sont pas celles du conférencier, et créent un devoir de tapage l •
Ainsi s'agissait-il, durant l'affaire Dreyfus, de « tenir l'intérêt en
haleine» ; le conditionnement par la presse eut pour effet de rame-
ner tout intérêt à « l'intérêt mélodramatique» 2. Plus généralement,
la presse affecte le mode de reproduction de l'autorité gouverne-
mentale en cultivant dans les esprits un « besoin d'information et
d'excitation quasi alcoolique» 3 : pour le gouvernement, entretenir
le public dans la conviction qu'il veille à ses intérêts équivaut
désormais à se rendre lui-même intéressant 4 •
Ces pages sur l'intérêt sont parmi les meilleures du livre; Tarde
y tente une opération difficile et pleine d'audace, qui risque mal-
heureusement d'être traitée avec condescendance et de ne pas être
appréciée à son juste prix. Nous n'avons pas l'habitude de penser
sous le même concept nos intérêts pécuniaires et nos intérêts esthé-
tiques, nos intérêts de carrière et celui qui nous retient à l'intrigue
d'un polar bien ficelé (même si Kant, d'une certaine façon, nous
mettait sur la voie). Nous y voyons à peu près la même parenté
qu'entre le chien animal aboyant et le Chien constellation céleste.
Tarde, au contraire, avance dans la voie d'un concept univoque,
rassemblant des données hétérogènes pour les faire communiquer
sur un même plan, parce qu'il ne voit aucune raison de disperser et
de cloisonner les différentes modalités de la fonction « s'intéres-
ser à», l'éventail des intérêts de toute nature qui façonnent réelle-
ment notre existence. Pour réussir, l'opération doit récuser la
pseudo-dualité de l'intérêt et de sa représentation qui, rejetant
d'emblée du côté de l'illusion, de l'aliénation, de la diversion ou de
l'abrutissement, tous les investissements stupides de l'intérêt, leur
dénie toute effectivité et interdit par là même de concevoir l'intérêt
comme un champ bigarré, intime et social à la fois, de lutte et de
production permanentes, dans des conditions historiques variables.
* * *
1. TP,258.
2. TP, 187 n. 1.
3. TP,86.
4. TP,95.

19
Les transformations du pouvoir

Revenons à la sl:conde formulation du pouvoir. L'innovation heu-


reuse n'est que la source du pouvoir, elle fait couler un flux de pres-
tige essentiellement anonyme, sans que son auteur en soit nécessai-
rement le bénéficiaire (l'imitation rayonne à partir de l'innovation,
non de son auteur). De là le couplage de la fonction, investie par le
désir collectif, et de la personne, élue par la croyance, qui, loin de
concerner seulement l'institution, structure le pouvoir en général.
Quand le prestige apparaît directement personnel, c'est que le lien
entre une innovation heureuse et son auteur est patent, ou mieux
encore exclusif: il n'y a pour toujours qu'un vainqueur d'Alésia. En
revanche, telle découverte, telle invention sont fondamentalement
interprétables, en termes de portée scientifique et d'utilité sociale.
Par conséquent, le pouvoir appartient moins à ceux qui sont à l'ori-
gine des flux de prestige qu'à ceux qui savent les intercepter, les cou-
per: interprètes de l'innovation, ils recueillent les fruits du prestige
qu'ils entretiennent en s'en montrant les garants, les desservants.
C'est à eux qu'on prête un pouvoir, non pas de découvrir ou d'in-
venter, mais d'alimenter nos désirs et nos croyances. Il n'est certes
pas exclu que l'auteur se consacre au culte de sa propre innovation,
tel est même le destin pathétique d'un nombre non négligeable d'in-
venteurs, ou réputés tels j mais il n'y a là rien de nécessaire, et c'est
pourquoi le prestige échappe si souvent, en fait, à son bénéficiaire
attitré. Nous devons donc distinguer les sources et l'exercice du pou-
voir. L'autorité passagère ou durable des individus se prélève sur les
courants de croyance et de désir, elle consiste à capter un rayonne-
ment: « Quiconque, par suite d'une croyance vraie ou fausse, d'une
découverte réelle ou imaginaire propagée dans son public, parvient à
s'approprier le monopole d'une de ces inventions réelles ou imagi-
naires, dispose d'un pouvoir spécial qui l'impose aux autres
hommes. »1 Tel est le troisième état ou la troisième formule du pou-
voir selon Tarde: adaptation à l'état des connaissances et des res-
sources d'un temps, aux idées et aux besoins régnants 2. Sans doute,

1. Tf>, 82.
2. Tf>. 115 et 216-217.

20
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

pour rayonner, l'innovation devait déjà aller à la rencontre du désir


et de la croyance: l'originalité n'est pas intéressante dans l'absolu.
Mais c'était pour leur offrir de nouveaux débouchés. Le confor-
misme de l'ambition de pouvoir est d'un autre ordre: il flaire
les lieux de prestige les plus intenses, soit par leur ancienneté
(coutume), soit par leur nouveauté (mode), et en administre l'ex-
ploitation.
Aller des sources à leur capture nous conduit au pouvoir pro-
prement dit. Le champ social, disions-nous, est conditionné par
une distribution remaniable de foyers de rayonnement imitatif,
qui donnent lieu à des courants de croyance et de désir qui se pro-
pagent d'individu en individu et parfois se conjuguent ou s'affron-
tent. La conception de Tarde n'est complète que si l'on tient
compte en outre de ces « cimes sociales » 1 qui donnent au champ
son relief ou sa courbure particulière, aux courants les pentes sans
lesquelles ils ne s'écouleraient pas. En d'autres termes, le jeu de la
croyance et du désir met aux prises les innovations et les individus
moyennant un troisième terme qui oriente le champ et rend pos-
sible l'imitation: les supériorités sociales. L'imitation se propage
toujours de haut en bas, si bien que le pouvoir n'est pas un fait
social parmi d'autres mais une dimension constituante de toute
société. On se représente faussement la société selon Tarde quand
on ne veut y voir que des individus parcourus et façonnés par des
flux émis par les foyers eux-mêmes allumés par quelques rares indi-
vidus. Tarde, nous allons le voir, ne se contente pas de récuser la
supposée transcendarIce contraignante du social, il oppose à Dur-
kheim sa propre conception des multiples autorités auxquelles les
individus ont affaire d'emblée, dès l'instauration même du lien
social. Rien ne lui est plus étranger qu'une sociologie abstraite
d'après laquelle le lien social serait le produit de l'interaction
immédiate des individus. C'est même l'enjeu des Transformations
du pouvoir: pour la première fois, dans l'œuvre de Tarde, le troi-
sième terme passe au premier plan.

1. LI, 278, 296.

21
Les transf()rmati()llS du p()uv()ir

A la distribution des foyers de rayonnement imitatif, nous


devons donc combiner ou superposer celle des supériorités. Tout à
l'heure, l'homme de pouvoir pouvait nous apparaître comme un
accapareur, un exploiteur, un parasite isolé tirant parti du jeu de la
croyance et du désir. Son rôle s'avère maintenant essentiel: il n'in-
tercepte pas sans distribuer, et Tarde peut comparer la noblesse,
dans les sociétés où elle domine, à un «château d'eau social» 1.
Classe ou lieu, noblesse ou capitale, une supériorité sociale ne se
définit pas par l'invention mais par l'initiative, au double sens
d'une conduite initiale (imiter en premier) et d'un travail d'initia-
tion (suggérer le désir d'imiter) 2. Sa réceptivité est donc plus com-
plexe que nous ne le disions d'abord: elle est à l'écoute non seule-
ment des croyances et des désirs du temps mais des innovations
principalement étrangères, qu'elle introduit dans le corps social.
Elle est comme l'interface des croyances et désirs d'un côté, des
découvertes et inventions de l'autre; l'interface de la nation et de
l'étranger. Et si le pouvoir est avant tout celui que l'on prête à
quelqu'un, on doit parler ici de « présomption de supériorité» 3.
Il est vrai que le lecteur se demande si c'est bien l'initiative qui
crée la supériorité, ou si elle ne la présuppose pas plutôt. Tarde est
très net sur ce point: la supériorité dépend de l'initiative, elle
entame son déclin quand l'interface ne fonctionne plus (elle n'est
donc pas acquise pour roujours, quand bien même l'hérédité lui
est reconnue, et Tarde dit bien que le pouvoir est l'objet d'une
« reproduction incessante» 4). La constitution d'une noblesse sup-
pose certes la croyance dans la transmission héréditaire du prestige,
mais cene croyance demande à être renforcée par la perpétuation
du talent initiateur inaugural. Quant à la capitale, lieu de ren-
. contre et de propagation intense des courants d'exemples, elle
concentre les initiatives et attire les regards: la présomption de
supériorité consiste ici en ce que le prestige s'étend au lieu même

1. TP, 115 (l'image se trouve déjà dans lJ, 278).


2. Cf. LI, 278 «< son caractère initiateut sinon inventif »). Et TP, 276 «< l'homme au
pouvoir doit être initiateur »).
3. LI, 252, 293.
4. TP,67.

22
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

(comme à la dynastie nobiliaire); et là encore la présomption se


renforce de ses confirmations. Enfin, si l'on admet avec Tarde que
le propre d'une institution - et sa consistance effective - est d'in-
carner une croyance et de satisfaire un besoin unanimes (ainsi de
l'école, de l'église, de l'armée, de la police, etc.), chaque institution
est l'occasion d'un pouvoir spécifique accordé à ceux qui savent
« monopoliser)) les innovations favorables à l'expression de ces
deux tendances.
Tarde, à vrai dire, ne distingue peut-être pas assez clairement ici
deux types d'autorité: le pouvoir interne à l'institution ou sa struc-
turation hiérarchique, et le pouvoir dont jouissent nécessairement
ceux qui en accomplissent les fonctions (prestige du prêtre et de la
cour pontificale l, prestige du simple soldat et de l'état-major -
dans le cas de l'enseignement ou de la médecine, l'analyse serait
plus complexe car le monopole de l'innovation, dont le prestige
général retentit sur le corps entier ou nourrit chaque prestige dis-
cret, y est moins facilement localisable). Quoi qu'il en soit, les ins-
titutions aussi sont des supériorités sociales: le prestige dont jouis-
sent leurs desservants (les militaires, les professeurs, les ministres,
les médecins, etc.) est relatif au pouvoir dont ils sont crédités, celui
de satisfaire un besoin (défense et gloire nationales, instruction,
gouvernement, santé) ; et ce besoin est doublement pris en charge,
par chaque fonctionnaire au sens large et par les supériorités aux-
quelles celui-ci rend hommage dans l'exercice de ses fonctions.
Tarde, bien sûr, n'ignore pas que le fonctionnement effectif des
institutions et de l'État est fréquemment obtus et routinier, sans
autre perspective que la perpétuation de l'existant, témoignant
d'une conduite de plus en plus autonome, indifférente à la
demande collective, potentiellement parasitaire. Mais ce ne peut
être qu'un signe de crise, car la reproduction n'est jamais recon-
duction du même, et la conservation apparente du pouvoir
« recouvre un renouvellement continu )) 2 qui s'enracine dans la
logique des tendances sur lesquelles il s'appuie: « le désir ou le

1. LI, 279.
2. TP,67.

23
Les tralHformations du pouvoir

besoin de la conservarion de soi n'est pas le vrai fond de la nature


de l'être; il est subordonné au désir et au besoin de développement
ou de complément de soi. Durer, c'est changer: la durée, le temps
n'est que par et pour les événements» 1. Ce n'est pas, on le voit,
que les besoins s'usent à force d'être satisfaits, ou soient perpétuel-
lement insatisfairs; au contraire, c'est leur manière propre de s'af-
firmer et de se reproduire que d'exiger, dans la forme qu'ils ont
durablement prise, des modes de satisfaction renouvelés qui en
maintiennent l'intensité. En effet, le désir n'est pas carence d'être
ou négativité mais l'une des deux formes fondamentales sous les-
quelles l'être s'affirme ou s'exprime, l'aurre étant la croyance. Aussi
se porte-t-il moins sur l'objet qui momentanément le satisfait que
sur le dispensateur présumé de satisfactions toujours nouvelles.
« Pourquoi soupire l'ingénu près de ce qu'il aime? et nous, à vrai
dire, le savons-nous mieux?»2 Il aime qu'on garantisse à son désir
des débouchés toujours nouveaux. Il n'est amoureux qu'à cette
condirion: l'être aimé est une source capable d'entretenir le désir,
plutôt que l'objet qui viendrait le satisfaire; et c'est en cela qu'il a
pouvoir sur nous. Croire à cette source, c'est aimer. L'amour, non
la contrainte, est pour Tarde au point d'origine du pouvoir.
La nature des situations de crise nous apparaît maintenant plus
clairement: ou bien le désir collectif continue de se porter sur la
fonction (l'institution reste perçue comme utile), tandis que la foi
dans la capacité de ceux qui l'exercent à le satisfaire décline: situa-
tion qui semble à Tarde éminemment contemporaine - nous
y reviendrons. Ou bien la fonction elle-même perd en prestige,
comme Tarde, nous le savons déjà, l'affirme de l'armée; dans ce cas,
l'autorité personnelle du fonctionnaire sort également amoindrie de
la désaffection collective à l'endroit de la fonction qu'il exerce 3•
Ce qui est sûr, c'est que l'institution ne se maintient qu'en se
transformant, à moins qu'une mutation profonde des désirs et
croyances n'en ruine le prestige et ne la vide de sa substance. Mais, à

1. EMS, 392.
2. EMS, 393.
3. TP. 85 sq.

24
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

ce moment-là, nous sommes fondés à demander non seulement de


quelle nature sont les désirs et croyances nouveaux, mais dans quelles
institutions inédites ils trouvent à s'investir et à se satisfaire l •

* * *
On n'accusera pas Tarde d'angélisme, sous prétexte qu'il fonde
le pouvoir sur le prestige et l'amour. Pas plus qu'un autre, il
n'ignore la violence et l'injustice: ses allusions aux moyens mili-
taires de l'État et à la cruauté dont il peut faire preuve 2, à la
« répartition monstrueusement inégale» de la propriété 3, au « can-
nibilisme » des nations civilisées et aux: campagnes de colonisation
portées par « une sorte de devoir de la force qui nous inspire hypo-
critement nos exactions» 4, montrent assez que la violence est chez
lui reléguée au second plan par un parti pris. méthodologique des-
tiné à faire apparaître le pouvoir dans sa vraie nature. C'est que la
collusion factuelle du persuasif et du coercitif, du pouvoir et de la
simple puissance, dispose à reconnaître le pouvoir là même où il
rencontre ses limites, et favorise l'emploi métonymique du terme.
Le souhait de Tarde est de montrer qu'aucune domination ne se
fonde sur un simple rapport de forces, contrainte nue ou même
terreur. De la même façon, on ne lui reprochera pas d'identifier
pouvoir et autorité: loin d'être une marque d'imprécision ou de
confusion, cette synonymie est le fond même, revendiqué, de sa
conception du pouvoir (on peut seulement, si l'on y tient, rejeter
celle-ci en bloc). Tarde juge très improbable que la puissance soit
en mesure d'usurper durablement le pouvoir; ce qui demande à
être compris, c'est que la fonction inhérente au pouvoir politique
puisse ainsi s'écarter des conditions de son émergence.

1. TP, 252-253.
2. TP, 95, 235, 238, etc.
3. TP, 110 (on remarquera qu'il ne la justifie qu' historiquement, dans la mesure où,
compre tenu de la loi de propagation du supérieur à l'inférieur, il y voir la condition
dialectique de l'. égalisation relative des fonunes »).
4. TP, 206. En revanche, Tarde milire pour le droit d'ingérence: cf. Les Transfoririil-
tions du droit, rééd. Paris, Berg International, 1994, p. 157.

25
Les transformations du pouvoir

On pourrait même, au-delà du texte, suggérer que la terreur est


beaucoup plus qu'un instrument de dissuasion ou qu'une donnée
objective dans le calcul de son destinataire, et que certains événe-
ments du xx e siècle auraient anlené Tarde à ne plus opposer sim-
plement crainte et amour l . On ne dissuade qu'un interlocuteur
dont la conduite est rationnelle, c'est-à-dire qui de deux maux
choisit le moindre. Mais le terrorisé, lui, n'est plus en mesure de
peser quoi que ce soit: il est paralysé par un prestige, par une
superstition au-delà du fait; il cède à une emprise envoûtante
indépendamment de ses convictions, puisque celles-ci ne sont plus
en jeu. En d'autres termes, la terreur n'est pas la répression mais
son produit, lorsque la coercition, dépassant toute mesure,
engendre sa propre autorité et par là même recrée de l'obéissance, à
côté de la dissuasion qu'exerce, par exemple, la torture 2.
Mais considérons pour le moment la critique de la contrainte :
sa ponée ne se limite pas à l'élucidation du phénomène considéré.
Relativiser le rôle de la contrainte, mettre en cause sa réalité même,
c'est frapper au cœur de la conception durkheimienne de l'enquête
sociologique. Dans chacun ou presque de ses ouvrages, Tarde
combat la transcendance que Durkheim attribue au social, l'exté-
riorité présumée d'un certain nombre de « structures» holistiques
par rapport aux individus (pour son compte, il ne reconnaît d'ex-
tériorité qu'immanente: l'hétérogénéité primitive de la vie sociale,
l'extériorité relative des enclos les uns par rapport aux autres, enfin
le « dehors» évoqué tout à l'heure comme condition de la décou-
verte ou de l'invention). Or le mode de manifestation propre à de
telles structures résulte de leur transcendance supposée: c'est la

1. Comme il le fait dans LI, 260, où il parle des «dépenses inouïes d'amour, et
d'amour malheureux, à l'origine de toutes les grandes civilisations». Les fameuses scènes
d'affliction et d'anxiété de la place Rouge, à la mort du «père des peuples », auraient
sans doute frappé Tarde, qui prévoyait pour le xx e siècle des formes inédites de pouvoir
personnel, tirant parti des nouvelles possibilités de répression et de propagande
(cf. infta).
2. Tarde s'approche d'une synthèse de la terreur et de l'amour lorsqu'il donne des
exemples de pouvoir primitif, même s'ils relèvent de la crédulité pure et simple: le bien-
faiteur y est cllaque fois terrorisant. Cf. TP, 82.

26
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

contrainte, consciente ou non. Telle est, d'après Durkheim, la


marque discriminante du social: « Un fait social se reconnaît au
pouvoir de coercition externe qu'il exerce ou est susceptible d'exer-
cer sur les individus. »1 Remonter aux sources diffuses du pouvoir
ne conduit donc pas seulement à élucider le phénomène de l'État,
mais à concevoir tout autrement que Durkheim le lien originaire
du pouvoir et du social. Affirmer le caractère transcendant du
pouvoir, c'est d'abord rendre son exercice inexplicable: la pensée
est tenue d'admettre des entités analogues aux « facultés» de l'an-
cienne Scolastique (Leibniz, principale référence philosophique de
Tarde, aurait appelé cela sociologie barbare). Tarde s'insurge contre
la propension de ses contemporains à rendre compte des phéno-
mènes socio-historiques par l'action mystérieuse d'entités sur-
plombantes telles que la race ou le génie de la nation 2. Mais les
structures durkheimiennes sont-elles autre chose qu'un avatar par-
ticulièrement raffiné du même travers intellectuel? Au contraire,
l'exercice du pouvoir implique son objet, de sorte qu'il est pleine-
ment une relation, plutôt qu'un attribut détenu par un sujet - la
relation, répétons-le, consistant en ce que le dominant n'a que le
pouvoir dont le crédite le dominé. Toute domination est intime;
aussi la marque du social n'est-elle pas la contrainte mais ces deux
véritables conditiom que sont les courants de croyance et de désir
tels qu'ils se propagent sous la triple règle de l'innovation, de l'ini-
tiative et de l'imitation. Tarde réclame une genèse du social: le
recours à des entités distinctes des individus et de leur interaction
lui paraît intellectuellement ruineuse, inexcusablement irration-
nelle. Même appuyées sur les enquêtes les plus rigoureuses, elles
supposent en dernier ressort un saut, un postulat, une extrapola-
tion. Leur double défaut est d'être aussi inexplicables qu'inobser-
vables, et lorsque Tarde définit la croyance et le désir comme de
véritables « quantités sociales », il entend clairement éviter le saut
magique en faisant porter la quantification statistique sur les
conditions mêmes du champ.

1. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, ch. I.


2. TP, 121,« le mensonge prestigieux de cene notion» (la race).

27
Les transformations du pouvoir

Cependant, la polémique prend un tour plus mordant. Que


veut dire le plus iréniste des sociologues lorsqu'il affirme que l'ar-
mée « incarne le principe social pur» l? On soutiendrait plus
volontiers l'inverse, arguant de la suppression de tout échange au
ptofit de l'ordre unilatéral et de la pyramide autoritaire. En réalité,
il faut comprendre que l'armée ne ptoduit rien, ni les individus
qu'elle reçoit tout faits, ni les biens de consommation qu'elle se
contente de répartir: les relations y sont dégagées de toute dimen-
sion biologique ou économique, et n'ont donc de contenu que
social. Telle est la première acception, négative, de l'énoncé. La
seconde, positive, est que la vie militaire, toute faite de comman-
dement et d'obéissance, exhibe dans sa nudité le principe fonda-
mental de la socialisation - la tendance à imiter. Voilà par consé-
quent le modèle réduit d'une société qui ne serait que société, pute
Idée du social, selon le critère platonicien. Si la thèse est plausible,
on doit y reconnaître la vérité de la vie sociale. Mais Tarde ne dit
pas cela: ce que l'armée présente sous une lumière crue, c'est « la
vérité de notre manière d'envisager la vie sociale en général et la vie
politique en particulier» 2. D'une part elle révèle une aspiration
illusoire ptopre aux sociétés contemporaines: un « idéal de parasi-
tisme nécessaire et supérieur» où l'immigration, l'importation et le
machinisme dispenseraient de la production des hommes et des
biens - premier aspect, inattendu, d'une militarisation tendancielle
de la vie sociale (le second aspect, implicite, est la perspective de
« l'enrégimentation collectiviste» - nous y reviendrons). D'autre
part et surtout, elle seule est en mesure de nous livrer, du moins à
première vue, « cette chose sociale tout objective que cherchent cer-
tains sociologues» 3. C'est que le conformisme y étant poussé à
l'extrême, l'initiative individuelle disparaît complètement au profit
d'une action collective d'allure mécanique: tel est le moulage
social dont parle Durkheim. Il est symptomatique que, sans utili-
ser le mot « anomie», Tarde reste fidèle au sens que lui donnait

1. TP, 202 (lire à partir de la p. 200).


2. TP, 200 (nous soulignons).
3. TP, 202 (Tarde souligne).

28
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

initialement Guyau, celui d'une individualisation des croyances et


des règles, alors qu'il connote chez Durkheim une pathologie l . Au
pire, la sociologie durkheimienne n'est qu'une abstraction; au
mieux, elle confond société et armée; à moins que ce ne soit l'in-
verse. Son présupposé implicite est le conformisme parfait, qui n'a
de réalité qu'à titre d'artifice ou de produit, et apparaît nécessaire-
ment au sociologue immanentiste sous les traits de l'idéal ou de la
tendance hypothétique.
Tarde va plus loin encore dans sa critique: même l'armée, si l'on
y regarde bien, ne réalise pas le vœu de Durkheim qui est celui du
social comme chose (pour ce dernier, en effet, l'extériorité du fait
social par rapport aux individus auxquels il s'impose et son exté-
riorité par rapport au regard scientifique objectif ne font qu'un 2).
Car il faudrait pour cela prendre au sérieux la métaphore du méca-
nisme, croire à l'armée comme chose pilotée' du dehors, déduire la
conduite individuelle d'un mouvement d'ensemble qui n'en est en
réalité que l'effet statistique. Jamais le conformisme, si exact soit-il,
fi autorise à hypostasier le social, à détacher le produit du processus
immanent de sa production et à inverser le sens du conditionne-
ment. Non pas que les individus soient « libres» : Tarde n'a que
sarcasme et impatience envers le concept de libre-arbitre, qui relève
à ses yeux d'un faux problème; seules comptent l'innovation, l'in-
vention, la manière dont quelques individus échappent parfois,
temporairement, au somnambulisme général 3. L'obéissance elle-
même est souvent mimétique. Mais jamais les courants d'exemples,
qui sans arrêt, à des niveaux divers, façonnent et déterminent l'in-
dividualité, n'agissent sur les individus comme un conditionne-
ment externe, soustrait aux variations de la croyance et du désir. La
conception chosiste sépare le social de sa genèse, le vide de sa sub-
stance. « Et après cela, nous nous amuserions à prétendre expliquer
les manœuvres d'une bataille d'Austerlitz, par exemple, sans avoir
égard à ce qui s'est passé alors dans le cœur des soldats et la tête du

1. us Lois sociales, 126-127.


2. Durkheim, op. cit., ch. II - en particulier p. 29 (éd. PUF, « Quadrige .).
3. Cf. notamment TP, 268-269.

29
Les transformations du pouvoir

capitaine! - Plus les mouvements des troupes ont un air méca-


nique, c'est-à-dire sont parfaits, et plus ils attestent la profondeur
de l'action psychologique d'où ils procèdent, le caractère haute-
ment spirituel du pouvoir et de l'obéissance qui les produisent. » 1
Il est remarquable que, lorsque Tarde s'interroge sur les condi-
tions de réussite du socialisme, il obtienne une fiction qui coïncide
avec la société selon Durkheim. Comment étendre « l'enrégimenta-
tion collectiviste» au-delà d'un petit cercle de volontaires sans se
heurter à des révoltes individuelles? « Pour assurer universellement
et d'une tàçon durable le régime collectiviste, il faudrait donc que, à
partir d'un moment donné, l'humanité cessât brusquement d'être
inventive et initiatrice et ne fût plus qu'imitatrice, ou qu'elle se divi-
sât, comme chez les Incas, en deux classes superposées: une élite
d'initiateurs et une forte masse populaire entièrement dépourvue
de forte originalité individuelle. » 2 On retrouve ici la discontinuité
qu'implique la thèse de la transcendance du social.
En un mot, ce qu'on appelle à tort contrainte sociale est un phé-
nomène d'autorité intense, justiciable d'une explication imma-
nente, sans recours à l'emprise mystérieuse d'une force surplom-
bante qui conditionnerait les individus de l'extérieur: car tout
pouvoir est investi par le désir et la croyance.

* * *

La conception tardienne du pouvoir culmine évidemment dans


une explication du pouvoir politique. La fonction essentielle de ce
dernier est la coordination (collaboration, coopération). Rendre
viable le pluriel, tel est son rôle fondamental, qui n'existe pas
encore dans l'enclos simple de la famille, car il suppose une société,
c'est-à-dire un enclos déjà complexe, essentiellement hétérogène.
En ce sens, le pouvoir politique provient lui-même d'une transfor-
mation du pouvoir. Pour en comprendre la nature, nous devons le
réinscrire dans un champ d'analyse plus large qui est celui des pou-

1. TP,203.
2. PsE, II, 408.

30
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

voirs de tous ordres, éminemment pluriels, variables, disparates.


Cette réinscription a d'ailleurs plus de portée qu'il n'y paraît
d'abord: l'autonomie de l'État fait problème. Quoi qu'il en soit,
on comprend l'importance que prend dans ce livre le thème de
l'ouverture des enclos: il renseigne sur l'origine de la politique (nais-
sance de la société) autant que sur sa fin (devenir-mondial de la
société).
Coordonner est une fonction ambiguë. D'un côté, l'État doit
surmonter les entraves qui surviennent dans la vie sociale, autre-
ment dit les « duels» qui résultent d'une « hésitation» de la société
sur telle ou telle question et de sa division subséquente en partis
rivaux. De l'autre, les duels qu'il est censé arbitrer sont autant de
compétitions pour s'approprier le pouvoir d'État l . L'arbitrage
risque de n'être jamais qu'un leurre, induit par une situation
d'équilibre entre partis qui ne peuvent se vaincre; que l'un des par-
tis l'emporte, au contraire, et le pouvoir politique s'en trouve
transformé. L'État n'est donc jamais en position de réelle extério-
rité par rapport au devenir social, et l'alternative de l'arbitrage
entre partis (par le moyen de la loi) et du gouvernement d'un parti
ne correspond nullement à deux fondations possibles du pouvoir
politique. C'est une alternative factuelle, et le mépris de Tarde
pour l'équilibre, cette paix trompeuse, témoigne assez du cas qu'il
faut en faire: seul importe son deuxième terme - gouvernement
de parti - avec l'ambiguïté profonde qu'il recèle. « Le gouverne-
ment véritable, écrit-il, c'est l'opinion du groupe des meneurs ou
du groupe des terroristes militaires ou civils. »2 Il n'y a de gouver-
nement que de parti.
D'où cette formule embarrassée et presque contradictoire qui
trahit la complexité du problème: « [L'autorité publique] est la
grande direction générale des courants d'exemples dans les lits
multiples de la croyance et du désir. » 3 Elle ne peut aboutir qu'à la
division du concept d'autorité publique en deux instances, l'une

1. TP,53.
2. TP,58.
3. TP.59.

31
Les tramformations du pouvoir

«(
officielle, l'autre officieuse poètes, artistes, littérateurs, orateurs,
journalistes, apôtres, hommes illustres de tout genre» recrutés dans
ces sphères de prestige que sont noblesses et capitales). Cette division,
qui laisse entier pour le moment le mystère de l'origine de l'État, est
aussi celle de deux modes de propagation ou de « rayonnement imi-
tatif» - « peu à peu et de proche en proche », « brusquement et par-
tout à la fois». Elle porte ainsi en elle tout le problème du volonta-
risme politique. Car il est clair, encore une fois, que l'imitation
rendue obligatoire serait une chimère: l'État ne peut donner à imiter
que des exemples qui se répandent déjà dans le champ social, sauf à
s'avouer impuissant. L'efficacité de l'État est donc d'abord ryth-
mique: « il excelle à précipiter » l, parfois à freiner. Gouverner, c'est
manier les croyances et les désirs, et « ce maniement consiste à agir
sur l'un des mille bras du grand fleuve de l'Imitation dont les
hommes d'État ont à surveiller et utiliser sans cesse le cours» 2.
Comment comprendre cette scission apparente du concept
d'autorité? Tarde part de la famille, où il repère la formation d'un
certain régime affectif - « plaisir et désir d'être protégé et dirigé» -
qui rend intelligible à ses yeux le pouvoir politique. Il s'agit moins
là d'une tendance innée que de possibilités de jouissance que la vie
fàmiliale révèle et qui, par habitude, se muent en besoins cardi-
naux, appelés à subsister bien au-delà de la forme initiale que leur
donne la nécessité naturelle. Ce double besoin trouve à se satisfaire
dans l'habitude connexe d'obéir et d'imiter. On peut donc conjec-
turer que, sans l'institution familiale, le pouvoir politique n'aurait
jamais existé, et qu'une éventuelle crise de l'autorité paternelle,
a contrario, se répercuterait vraisemblablement sur l'autorité de
l'État 3. La difficulté est que si ce besoin est à l'origine de l'obéis-
sance en général, on ne voit pas comment il pourrait rendre
compte de la soumission particulière à l'autorité politique.
Comment Tarde échappe-t-il à ce cercle? L'autorité publique
n'est pas une simple extension de l'autorité paternelle. Pour que

1. TP,60.
2. TP, 255 n. 1 (Tarde souligne).
3. TP, 68 cr 74.

32
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

l'État émerge, il faut que la famille s'ouvre, que l'individu en sone.


Pourquoi la famille ne forme-t-dle pas encore une société, même
restreinte? Quelle différence logique entre famille, tribu, cité,
nation, qui sont toutes des enclos dont l'extension seule varie?
C'est que « les mêmes principes, la tendance de l'imitation à un
rayonnement indéfini et la stimulation réciproque entre l'imitation
et la sympathie, font comprendre pourquoi les hommes s'emmu-
rent d'abord dans la famille, puis en sonent» 1. Ce qui définit la vie
sociale, c'est l'imitation; or l'imitation inaugure un cycle de clô-
tures et d' ouvenures qui ne donne à penser le champ social que
dans l'horizon de son élargissement périodique; c'est pourquoi la
famille n'est pas encore la société. Mais celle-ci commence quand,
par le jeu de la sympathie et de la contagion, la propension à dési-
rer et à croire, à obéir et à se fier - par conséquent aussi le besoin
d'être protégé et dirigé - trouve hors de la famille des formes de
satisfaction supérieures, et ainsi s'émancipe du cercle étroit de sa
perpétudle reproduction à l'identique. La famille, en effet, n'est
pas un enclos comme un autre: c'est un exclusivisme, l'entretien
d'une originalité figée en vase clos (on ne peut en dire autant de la
nation, bien que le nationalisme tende à reconstituer une famille à
grande échelle -l'enclos national aussi doit s'ouvrir) 2.
Quand la famille s'ouvre et prend place dans un enclos élargi,
l'unique pouvoir paternd, qui condensait une multiplicité de fonc-
tions correspondant à la diversité des croyances et désirs pris en
charge, éclate en autant de pouvoirs distincts. Mais la vocation à
protéger et diriger, elle, doit se diviser: il est donc nécessaire
qu' « une partie de l'autorité paternelle passe, en s'amplifiant, au
prêtre, à l'instituteur, au patron, au capitaine, au ministre, au jour-
naliste même » 3, donnant lieu à autant de conduites potentielle-
ment rivales, à autant de prétentions hégémoniques qui appellent
l'intervention d'une instance qui n'existe pas encore -l'État. En
somme, le confinement du père et la dispersion des prérogatives

1. TP,73.
2. TP, 72-73-
3. TP, 79 - Tarde souligne.

33
Les transformations du pouvoir

qu'il tenait concentrées dans une seule main révèlent ou créent une
vacance, un lieu inoccupé pour une autorité inédite. Encore une
fois, l'enclos familial ne s'ouvre que dans la perspective d'un endos
élargi et par conséquent complexe, dont la consistance demande
que soit résolu un problème nouveau, celui de la coordination.
Réciproquement, le pouvoir d'État commence nécessairement par
prendre le déguisement des puissances disponibles (paternelle,
sacerdotale, patronale, militaire) 1. Mais comme ce jeu de masques
est déjà le fait du père, selon que prédomine en lui telle fonction
plutôt que telle autre, le lecteur en vient à la conclusion que l'iden-
tité du pouvoir politique se joue dans le destin de la fonction
paternelle hors de la famille, et dans le rapport de cette fonction
vide à la pluralité variable des fonctions émancipées. Doit-on
croire que l'autorité publique conquiert un jour sa forme propre?
Mais d'où le gouvernement tirerait-il son prestige, lui qui ne fait
que coordonner? Où donc puise-t-il ce pouvoir même, si ce n'est
en s'alimentant à ce qu'il coordonne? N'est-il en somme que la
reconnaissance d'une hégémonie temporaire?
La réponse est dans la forme que prend nécessairement en
société la satisfaction du « besoin de protection et de direction» :
mon intérêt n'est protégé qu'à condition de s'harmoniser avec celui
des autres. Cette harmonisation peut prendre deux formes: limita-
tion mutuelle et orientation commune. Tantôt un équilibre ou un
compromis donne à l'intérêt la forme du droit; tantôt l'intérêt, par
coïncidence ou conformation, se présente comme un but commun
que l'État propose à la nation ou qu'il sait reconnaître et prendre
en charge (on retrouve ici la dualité de la croyance et du désir).
L'État gagne ainsi son prestige de ce qu'il sait pourvoir aux intérêts
communs, c'est-à-dire convergents, et l'on ne confondra pas ces
derniers avec la similitude des intérêts particuliers, qui divergent
les uns des autres. C'est pourquoi « la politique est l'ensemble des
activités quelconques d'une société en tant qu'elles collaborent ou
s'efforcent de collaborer en dépit de leurs mutuelles entraves », si
bien que « l'État, détenteur du pouvoir, a pour tâche de diriger ou

1. TP, 74-75 et 84.

34
Le pouvoir en devenir: Tarde et J'actualité

de rétablir cette convergence de toutes les forces nationales vers un


même idéal » 1. Par là, l'État apparaît comme un véritable pouvoir
et comme un pouvoir spécifique, quand bien même ses arbitrages
se borneraient à entériner la prépondérance d'un parti. L'État est
neutre ou tend à l'être non pas en soi, mais eu égard à l'état du
rapport des forces politiques et à la nature des désirs et croyances
dominants à tel moment dans le champ social. Il incarne, par
conséquent, la ou les supériorités du moment, dont il capte le
prestige: ce qui signifie aussi bien qu'il se transforme périodique-
ment, fût-ce sous l'apparente perpétuation des institutions. La
division d'où nous partions entre « autorité déterminée» et « auto-
rité indéterminée» témoigne seulement de la tension à laquelle est
soumise chaque forme temporaire du pouvoir d'État.
Et sans doute cette tension s'exacerbe à l'âge démocratique, qui
se définit autant par le rôle directeur de la prèsse dans l'évolution
de l'Opinion que par le suffrage universel. Néanmoins, la logique
du pouvoir et de ses transformations dissuade d'y voir un affaiblis-
sement de l'autorité publique: l'accroissement des intérêts et des
droits à protéger, des buts à poursuivre, joint à des moyens de pro-
pagation sans précédent, ne peut que renforcer le prestige de la
fonction, quel que soit par ailleurs le discrédit jeté par la presse sur
le personnel politique. Si Tarde juge préoccupante, et favorable au
mirage anarchiste, cette situation où l'État, tout en augmentant
virtuellement son prestige, n'est plus guère obéi que comme « puis-
sance », il n'y voit qu'une « anomalie passagère» 2, bien moins
significative que les ressources d'ampleur inédite offertes désormais
au pouvoir personnel par la conjugaison des moyens militaires et
des moyens de communication. «Aussi pouvons-nous prédire, à
coup sûr, que l'avenir verra des personnifications de l'Autorité et
du Pouvoir à côté desquelles pâliront les plus grandes figures des
despotes du passé, et César, et Louis XlV, et Napoléon. » 3

* * *
1. TP,49.
2. TP, 94-95 et 243.
3. TP,244.

3S
Les transformations du pouvoir

Quelle est pour nous l'importance de la thèse de Tarde sur le


pouvoir et ses transformations, au-delà de son intérêt intrinsèque,
au-delà même des thèmes et des problèmes actuels qu'elle charrie
et travaille (centralisme, uniformisation, inégalité)? Supposons que
nous vivions aujourd'hui dans le suspens d'une mutation générale,
de longue portée, liée à des inventions «( nouvelles technologies»)
et à une évolution des croyances et des désirs (dont Mai 68 serait la
manifestation récente la plus saillante). Ce qui semblait n'être
d'abord qu'une simple crise affecte désormais en profondeur le tra-
vail et les échanges, et, bien que cette mutation n'ait pas fini de
s'accomplir, nous en déchiffrons plus ou moins les signes, tantôt
« positifs» - esquissant une nouvelle configuration, par exemple
celle qu'il est devenu courant de désigner sous le nom de « postfor-
disme» -, tantôt négatifs - vies brisées ou précarisées. Supposons
maintenant que le plus profond de la crise ou de la mutation soit
que nous-mêmes sommes en train de changer: nous ne sommes
plus sûrs de savoir encore nommer nos désirs ni nos croyances,
nous ne nous reconnaissons plus. Le scepticisme n'est pas ici en
jeu, bien qu'il soit l'une des ripostes traditionnelles aux temps de
crise, faite d'adaptation et de détachement à la fois. Il ne s'agit pas
non plus de ramener les enjeux de la politique à une affaire de
psychologie, fût-elle collective (ceux-là « psychologisent», au
contraire, qui sont enclins à juger notre âge moins héroïque et plus
terne que d'autres). Mais il se pourrait que cette époque voie
remonter confusément le soubassement de croyances et de désirs
qui commande à nos évaluations et à nos institutions au sens large
(incluant le travail et son organisation, le couple et ses modes de
fonctionnement, l'éducation, la santé, la défense, etc.). Objecte-
rait-on que cette conjecture, même avérée, n'est après tout qu'un
visage de plus de notre impuissance à penser activement le présent ?
Rien n'est moins sûr: une partie de cette impuissance pourrait
bien être liée à l'habitude de poser les problèmes en faisant abs-
traction du devenir des désirs et des croyances, parce qu'ils sont
censés aller de soi. Il ne paraît plus absurde d'envisager des négo-
ciations sociales de tous ordres où serait inclus ce paramètre, pour-

36
Le pouvoir en devenir: Tarde et l'actualité

tant incertain entre tous. Car aussi délicat qu'il soit à circonscrire,
ila le pouvoir de priver ou de doter de sens, de changer la portée
d'une disposition, d'une solution. Reste que la difficulté du travail
de déchiffrement qu'il requiert se redouble de ce que, pris lui-même
dans la mutation, ce travail a aussi impérativement à se déchiffrer
lui-même.
François Zourabichvili

Vous aimerez peut-être aussi