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La condition
politique
Gallimard
Marcel Gauchet, né en 1946, est directeur d'études à l'École des hautes
études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat.
INTRODUCTION
LE REFOULEMENT DU POLITIQUE
LA NAISSANCE DE L'ÉTAT
LE RENVERSEMENT LIBÉRAL
DE LA RÉSURGENCE À L'ÉCLIPSÉ
DU POLITIQUE
Le problème, pour ce qui nous concerne directement ici, est de savoir ce que
devient le politique après ce détrônement qui confère la prééminence à la
société et qui, par voie de conséquence, intronise la politique en tant
qu'expression de la société. Il perd à tel point sa majesté et l'évidence
surplombante de son rôle, la société s'affirme avec une telle force dans son
dynamisme organisationnel et sa capacité d'influence sur le pouvoir qu'on
pourra être tenté de croire à sa disparition prochaine. Comme si, ramené à des
tâches subalternes de maintien de l'ordre, il ne représentait qu'un résidu
répressif appelé à se résorber dans l'autogouvernement collectif, une fois les
conditions de l'émancipation totale de la société parvenues à maturité. Il n'en
sera rien. Ce qu'il perd en visibilité ostentatoire, il le regagne en rôle
opératoire. Il s'efface derrière le spectacle animé de la politique représentative,
mais il conserve en arrière plan la fonction constituante qu'il remplissait depuis
toujours. Il se met à la remplir, simplement, sur un autre mode et par d'autres
voies. C'est la face cachée du fonctionnement de la société de l'histoire : elle
repose sur un socle qu'elle n'avoue pas et qui lui devient de plus en plus obscur
au fur et à mesure qu'elle avance et croît.
Officiellement, elle ne connaît que la société des acteurs privés qui se servent
de leur expression publique en tant que citoyens pour désigner un
gouvernement conforme à leur idée des besoins collectifs. Mais derrière le
gouvernement, il y a l'État qui procure son effectivité au pouvoir social et dont
les attributions s'élargissent en dépit des prévisions de la théorie. Derrière la
société, il y a la nation, qui assure l'intégration du collectif et sa continuité
dans le temps, au-delà des liens inter-individuels et de leur mobilité. En
principe, il n'existe plus que de la politique, puisque la totalité des options et
des règles mises en œuvre par la puissance publique en vient à être soumise à la
délibération et à la décision des citoyens. De ce point de vue, il n'est pas
excessif, même, de parler d'un sacre de la politique, par rapport à ses début
héroïques et fragiles du temps de la cité grecque. Le gouvernement
représentatif, avec ce qu'il exige d'activité constante autour de la désignation
des gouvernants et du contrôle de leur action, lui apporte un théâtre d'exercice
qui, pour être moins ambitieux, à première vue, se révèle pour finir
incomparablement plus stable et, surtout, plus exigeant réflexivement. Mais en
réalité, derrière la politique omniprésente, il y a le politique qui lui donne ses
bases, ses instruments, son cadre. La politique explicite mobilise une
structuration implicite du domaine collectif assurée par le politique. Celui-ci
commande de moins en moins, il n'en grandit pas moins en importance en
fonctionnant comme la forme sous-jacente qui permet au contenu manifeste
de se déployer. C'est ainsi que l'État-nation s'affermit, au XIXe siècle, du même
pas que la société s'autonomise, en liaison avec l'approfondissement de
l'orientation historique, et que ses droits politiques s'étendent, qu'elle passe
irrésistiblement d'un libéralisme étroit à une démocratie libérale de masse.
Cette dissociation du politique et de la politique caractéristique de la
démocratie des Modernes (par opposition à la fusion caractéristique de la
démocratie des Anciens), est la clé de voûte de notre monde en même temps
que la source de ses difficultés récurrentes. Car l'ajustement des deux
dimensions n'a rien d'automatique ni de nécessairement harmonieux. Il est
sujet à la discordance, à la tension, au déséquilibre. Celles-ci sont au cœur des
deux grandes crises par lesquelles l'avancée de la démocratie s'est soldée au XXe
siècle. Elles sont de signe inverse, de façon remarquable. Alors que la première
a été marquée par le retour offensif du politique aux dépens de la politique, la
seconde, où nous baignons toujours, et qui est loin, sans doute, d'avoir fait
sentir tous ses effets, tourne, à l'opposé, autour de la disparition du politique,
disparition qui, au lieu de profiter à la politique, l'entraîne dans sa chute.
À un moment déterminé du parcours, le renforcement de l'infrastructure
politique a pu faire croire qu'il était le remède à l'impuissance du
gouvernement représentatif. En face de l'incapacité, qui pouvait paraître
irrémédiable, de la représentation à dégager une expression sincère de la société
ou à fournir une réponse cohérente et efficace à ses besoins, l'Etat proposait ses
ressources inédites en matière de gestion globale, tandis que la nation dressait
sa force, tout aussi neuve, d'unification collective. Ce sera l'explosion des
totalitarismes, dans le sillage de la Première Guerre mondiale. Ce qu'ils ont en
commun, en leurs figures radicalement antagonistes, c'est une même foi
anachronique dans le pouvoir d'englobement et de commandement du
politique, comme s'il était possible de lui restituer son ancienne primauté
ordonnatrice, en en finissant avec l'ouverture de l'histoire, que ce soit au titre
de son accomplissement révolutionnaire ou de l'arrachement à son illusion, de
la restauration d'un ordre hiérarchique dont il n'eût jamais fallu s'écarter. Dans
l'un et l'autre cas, sous des visages mortellement ennemis, on a affaire à un
même combat de retardement, à la dernière bataille possible pour la suprématie
du politique dans le cadre de la société de l'histoire, sur la base d'une
fantasmagorie sécrétée par celle-ci.
Avant même que les séquelles de l'assaut totalitaire aient été complètement
liquidées, le balancier était reparti dans l'autre direction. En quelques
décennies, il nous a fait passer de l'illusion de la toute-puissance du politique
au mirage de son extinction. La réforme et la consolidation des démocraties
libérales dans l'après-1945, une phase de croissance économique
exceptionnelle, la « longue paix » dictée par l'équilibre nucléaire ont créé les
conditions d'un nouveau bond en avant de la société de l'histoire, à partir des
années 1970. Il s'est traduit par un processus de libéralisation d'une ampleur
sans précédent, auquel la désagrégation de l'empire soviétique a donné sa
portée finale en même temps que sa dimension mondiale depuis les années
1990. Sa manifestation la plus spectaculaire est naturellement le retour en
grâce de l'automatisme des marchés à une échelle élargie, mais il ne faut pas se
laisser hypnotiser par ce dernier ; il ne représente qu'un aspect d'une
transformation qui concerne l'ensemble de la vie collective. La libéralisation a
aussi bien le visage d'une individualisation démultipliée par rapport aux limites
qui la bornaient antérieurement, d'une dissolution des encadrements familiaux,
moraux, communautaires qui comprimaient la liberté des personnes. Cette
consécration de l'individu sous les traits de l'homme des droits de l'homme
donne le ton de la puissante autonomisation des sociétés civiles qui constitue
l'expression politique du phénomène, avec l'abaissement concomitant de
l'autorité des puissances publiques. La sacralité et le prestige qui continuaient
d'entourer l'action des pouvoirs, voici peu encore, se sont volatilisés. Bref, le
politique qui persistait et insistait au travers de la politique est en voie de
s'effacer de la scène ; il ne reste plus de visible et de légitime dans la lice que
l'expression des intérêts des individus et la protection de leurs droits. La
politique occupe enfin toute la place ou presque.
Elle ne s'en porte pas mieux pour autant. Loin de s'épanouir, comme le
voudrait la saine théorie, elle dépérit. L'éclipsé du politique associée à la
démocratie des droits aboutit en fait à mettre la démocratie en crise. Elle la
vide de son effectivité. Elle la détourne des moyens de se gouverner. En un
mot, elle la rend impuissante. Elle l'entraîne à la poursuite du leurre d'une
liberté sans pouvoir, où les individus intronisés maîtres d'eux-mêmes se
découvrent sans prise aucune sur leur destin. L'idée qu'ils se font de leur
souveraineté les empêche de se reconnaître dans les instruments de la puissance
collective sur soi ; elle tend à leur rendre impensable le cadre où elle pourrait
s'exercer. Davantage, elle leur fait croire que l'accomplissement de la
démocratie passe par leur abolition, que l'universa lisation du règne de
l'individu exige l'élimination des frontières et des appareils d'imposition
collective. Elle les pousse, en d'autres termes, à détruire ce qui soutient leur
liberté. Car ce bel automatisme du fonctionnement social est loin de marcher
tout seul. Il s'étaye plus que jamais sur le politique, l'imprévu de la trajectoire
de celui-ci étant qu'il s'est rendu discret en accroissant son rôle. Il est devenu
davantage ce qu'il avait commencé d'être, c'est-à-dire infrastructurel, position
qui fait, désormais, que plus il est important moins il se voit. C'est pourtant
bien lui qui porte ce monde qui prétend se passer de lui. C'est l'affermissement
fonctionnel du cadre des États-nations grâce à la redistribution et à la
régulation qui a rendu possible ce degré supplémentaire d'émancipation des
sociétés civiles et des individus ; c'est lui qui a rendu possible, vers l'extérieur,
l'ouverture internationale, le développement de la communication des sociétés
et de la libre liaison de leurs acteurs. L'étonnant est de voir cette réussite
déboucher sur une crise d'identité autodestructrice, où des démocraties saisies
par la démesure de leur foi en elles-mêmes en arrivent à méconnaître ce qui
leur permet d'exister au point d'être tentées de le déconstruire.
Nous en sommes là, sans pouvoir dire ce qu'il en adviendra de cette
contradiction, sauf qu'elle est solidement installée. Quant au déploiement de
ses effets et quant à ses issues possibles, nous en sommes réduits aux
conjectures. La seule chose assurée est qu'elle constitue la figure actuelle, et
peut-être durable, de notre condition politique, une figure placée sous le signe
de la difficulté à l'assumer. Sans vouloir tirer de conclusion précipitée de ce qui
pourrait n'être, au regard de l'histoire qu'on a traversée, qu'une disposition
fugace, un soubresaut infinitésimal, il est troublant de se retrouver, au sortir de
l'interminable neutralisation du politique par l'hétéronomie, devant sa
dénégation au nom des principes de l'autonomie.
VERS UNE THÉORIE DE L'ÊTRE-ENSEMBLE
Tel est, brutalement résumé, le parcours que dessinent ces études. Ce qui
m'a paru justifier leur réunion est précisément la cohérence du tableau qu'elles
composent. Elles explorent les principales configurations à partir desquelles il y
a du sens à interroger la nature et la fonction du politique. Leur rédaction s'est
étalée sur trente ans. On ne s'étonnera pas d'y relever quelques flottements
dans la conceptualisation, rendus plus sensibles encore par la continuité des
préoccupations. Elles témoignent des tâtonnements d'une recherche, recherche
que l'élargissement de son spectre a permis, j'espère, à la fois d'affermir dans
ses notions et d'approfondir dans son intention.
Surtout, elles portent l'empreinte du formidable déplacement intervenu
depuis ce fatidique milieu des années 1970. Les premières ont été conçues sous
l'empire de la grande question qui tenaillait les esprits depuis 1917 et 1933 et
qui a déterminé la renaissance de l'interrogation sur le politique au XXe siècle,
la question du totalitarisme. Il y avait là une révélation par le monstrueux
d'une dimension escamotée aussi bien par l'optique libérale que par l'optique
marxiste, dont les enseignements exigeaient d'être pris au sérieux. On reste
stupéfait, d'ailleurs, à distance, qu'ils l'aient été aussi peu. Et puis il a fallu
apprendre à vivre avec un changement de direction de l'histoire et du monde,
qui n'a cessé de s'amplifier depuis lors, en nous emmenant loin de cette
problématique d'origine. La disqualification du politique, sa marginalisation se
sont installées au lieu et place de sa magnification révolutionnaire et du péril de
sa domination totale. Il a fallu apprendre à le penser à l'épreuve de sa
disparition annoncée ou de son occultation bien réelle, en reconsidérant sa
trajectoire moderne, en revisitant les transformations où cette évanescence
apparente pouvait avoir ses racines. C'est autour de ce travail de réexamen que
tourne la plupart des textes rassemblés dans le présent recueil, avec les
flottements, de nouveau, qui tiennent à la prise de conscience progressive de
l'étendue du revirement en train de se jouer et les incertitudes qui s'attachent
au déchiffrement d'un mouvement en cours. Ce serait une objection à leur
reprise s'il existait quelque chose comme une conscience totale et un
déchiffrement final. Tel n'est pas le cas, justement. Nous nous éveillons
indéfiniment sans parvenir jamais à la lucidité pleine et entière, et jamais le
mouvement ne s'arrête pour nous permettre d'achever notre déchiffrement.
C'est la marque de notre condition historique, à laquelle ses développements
récents ont arraché les voiles dont elle était enveloppée depuis ses débuts. Il n'y
a pas d'extraterritorialité par rapport à elle, non plus que de révolution destinée
à la clore. Nous ne pouvons pas plus ignorer que nous sommes dedans que
croire qu'elle comporte un terme qui nous en livrera le fin mot. Nous sommes
définitivement voués au provisoire et condamnés en quelque façon à le savoir,
jusqu'au milieu de la méconnaissance somnambulique qui demeure notre
incompressible liberté. Même les dormeurs ont le sommeil agité et inquiet
dans notre terrible monde. Pour autant, dans ces implacables limites, il ne nous
est aucunement interdit de viser une vérité sur notre condition, de l'intérieur
de cet élément mouvant. Nous avons de solides raisons de penser que le dernier
siècle nous a apporté des lumières décisives sur notre condition politique, entre
les situations extrêmes où il nous a plongés, les expériences contrastées qu'il
nous a imposées et les connaissances qu'il nous a permis d'acquérir. De la leçon
des Sauvages quant au possible recouvrement du politique à la tentative libérale
de s'en débarrasser, en passant par son déchaînement dans la terreur totalitaire,
il nous a délivré une palette d'enseignements qui renouvellent l'intelligence de
ce que nous sommes. C'est dans cette conviction que je me suis décidé à
republier ces coups de sonde ensemble, en dépit du sentiment que j'ai de leurs
imperfections et des distances qui m'en séparent. Ils ont au moins le mérite
d'affronter l'essentiel et d'essayer de tirer tout le parti possible de ces sources
majeures, de sorte qu'ils composent à l'arrivée une carte assez systématique du
territoire récemment ouvert à l'exploration de notre condition politique. Il m'a
semblé qu'ils pouvaient avoir leur utilité en tant que prolégomènes à la théorie
de l'être-ensemble qu'appelle l'époque. Car c'est proprement cela l'enjeu du
politique. S'il est vrai que son domaine est celui de la pluralité humaine,
comme le dit Hannah Arendt, sa question est celle de ce qui autorise, mais par
là même aussi détermine, modèle, contraint le jeu de cette pluralité, jamais
donnée naturellement, mais toujours déjà instituée2. Qu'est-ce qui tient les
hommes ensemble, irréductiblement, en les vouant au pouvoir des uns sur les
autres et à la lutte des uns avec les autres au nom de ce qu'ils ont à être — de
ce qu'ils doivent ou de ce qu'ils veulent être ? Sur ce mode d'être
spécifiquement humain, nous avons acquis quelques lumières supplémentaires.
Ces investigations voudraient avoir contribué à la cerner. C'est vers ce nœud
commun qu'elles sont dirigées.
1 Je m'inscris donc en faux, par ce choix terminologique, je tiens à le souligner, contre l'usage
malheureux qui s'est répandu parmi les historiens de l'Antiquité de parler de naissance du politique en
Grèce pour désigner l'émergence de la démocratie et du gouvernement par la discussion publique (voir
par exemple Christian Meier, La Naissance du politique, Paris, Gallimard, 1995). Le souci de dignifier
l'objet conduit à une confusion dommageable. Sous quelle rubrique ranger dans ces conditions les
structures de commandement qu'on retrouve dans l'ensemble des sociétés? Il me semble préférable de
parler du politique en général à leur propos, afin de mieux spécifier cette possibilité défaire de la politique
qui naît en Grèce, avant de devenir, dans un autre contexte et sous une autre forme la loi de la modernité.
Dans la même ligne et de manière plus générale, la rigueur demande de bannir l'emploi solennisateur du
politique aux fins d'exalter la face noble du processus démocratique, disons l'exercice de la responsabilité
collective, par opposition aux basses besognes de la politique politicienne. Il est mystificateur. Qu'on le
veuille ou non, les luttes pour le pouvoir et les débats de fond constituent deux aspects d'une seule et
même sphère de la politique et sont à penser ensemble.
2 Je fais allusion aux phrases célèbres d'Hannah Arendt sur « la condition humaine de la pluralité »: «
... ce sont des hommes et non pas l'homme qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects
de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la
condition [...] de toute vie politique » (Condition de l'homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy,
1961, p. 15-16).
3 Il faut saluer à cet égard l'effort pionnier de théorisation du phénomène que représentent les deux
livres du politologue américain John Mueller, Retreat from Doomsday, New York, Basik Books, 1989, et
The Remuants of War, Comell University Press, 2004.
4 On trouvera un tableau suggestif de ce « développement inégal » chez Robert Cooper, La Fracture des
nations. Ordre et chaos au XXIe siècle, Paris, Denoël, 2004.
5 Pour une analyse plus étoffée de cette relève du politique et de l'histoire par le droit, je me permets
de renvoyer au chapitre intitulé « Quand les droits de l'homme deviennent une politique », dans La
Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, « Tel », 2002.
I
LA DETTE DU SENS
ET LES RACINES DE L'ÉTAT
Politique de la religion primitive
Dette du sens : ce que durant des millénaires les hommes ont reconnu devoir
aux dieux, ce que les sociétés ont à peu près toujours cru devoir aux opérations
des autres, aux décrets de l'au-delà ou aux volontés de l'invisible. Au travers de
l'expression nous visons la forme la plus élémentaire en même temps que la
raison la plus générale de la croyance religieuse. L'idée que nous voudrions
développer ici, en effet, c'est que la clé du problème de l'État est à chercher du
côté des racines profondes du fait religieux. Comprendre pourquoi les hommes
se sont universellement voulus débiteurs, pourquoi les sociétés ont aussi
obstinément pensé que leurs raisons d'être dépendaient d'autre chose qu'elles,
c'est comprendre pourquoi il y a eu État possible à un moment du devenir
humain-social.
Au-delà de la religion, fait positif partout attesté depuis les plus lointains
commencements, nous visons une structure ultime de l'organisation sociale
dont l'État n'est qu'une matérialisation particulière, comme la religion elle-
même n'en constitue qu'une expression spéciale. C'est aux dieux — entendons
simplement : à des êtres d'une autre nature que nous — que nous devons
d'être ce que nous sommes : proposition éminemment politique en laquelle
s'expose en quelque manière le fondement même de toute société. Il est une
nécessité au principe de cette pensée de la dette qui relève directement de la
logique primordiale commandant l'existence d'une société. Ainsi remontons-
nous à partir du lien religieux entre les fondateurs-donateurs surnaturels et les
héritiers-débiteurs que se veulent les vivants jusqu'au système des articulations
originaires capables de produire un espace social. En regard de cet universel
social, ce n'est pas seulement l'affirmation de l'altérité religieuse qui apparaît
comme institution seconde et dérivée, c'est encore le mode de gestion de la
différence du pouvoir. Ce que nous atteignons au travers de la dette
constitutive du sacré, c'est à la fois la nature du dispositif en mesure
d'empêcher la séparation du pouvoir et la raison de son déploiement possible
sous forme d'État. Nous trouvons accès en d'autres termes au point depuis
lequel tenir ce qu'il y a de commun aux sociétés sans État et aux sociétés
dominées par l'État.
Nous pourrions formuler notre problème de la sorte : le surgissement de
l'État représente-il une césure absolue dans le temps humain ? L'avènement
d'un pouvoir séparé tient-il à une création radicale, à une invention ex nihilo
dans l'histoire des sociétés ? À cette question nous répondons : non, sur la foi
précisément de l'interprétation que nous paraît requérir le phénomène
religieux. Si l'on scrute de près le mécanisme à l'œuvre dans ce report universel
de la source du sens à distance du monde des hommes, si l'on interroge tant ses
causes que ses effets, l'on se persuade que l'instauration de l'État correspond
non pas à la production d'une dimension sociale absolument inédite, mais à la
transformation d'une dimension déjà présente au sein de la société.
Transformation capitale à tous égards, certes, mais point pour autant
innovation radicale. L'État, c'est le nouveau visage d'une séparation qui
traversait déjà la société et à laquelle on ne voit quel autre statut donner que
celui de condition de possibilité du fait social même.
Nous n'entendons nullement minimiser ce disant la coupure immense que
signifie l'introduction d'une division entre dominants et dominés au sein de la
société. L'existence d'un rapport de sujétion entre des individus devenus
littéralement de nature différente alors qu'ils sont membres de la même
communauté, la ségrégation au sein de la collectivité d'une instance spéciale
concentrant entre ses mains le pouvoir de décider pour tous et monopolisant à
la fois la force et la légitimité : autant de différences massives, advenant d'un
coup, engendrant des effets incalculables, ouvrant une nouvelle époque de
l'aventure humaine. Cela, nous ne songeons pas à le niei. Nous nous bornons à
demander : cette dissymétrie entre maîtres et sujets, cette distance subitement
instaurée entre gouvernants et gouvernés, cette dépossession de la communauté
au profit d'un pouvoir qui se sépare d'elle, sortent-elles de rien ? N'ont-elles
aucune espèce d'équivalent, de répondant, d'amorce même cachée dans les
sociétés qui précèdent ? À quoi nous répondons qu'elles se situent dans le
prolongement d'une sujétion première et d'une dépossession antérieure, celles-
là mêmes qui s'expriment dans la ferme conviction de ce que les hommes
doivent l'ordre de leur monde à l'intervention de puissances autres. Sujétion et
dépossession d'un type assurément très différent de la confiscation étatique et
de la force de commandement qu'elle libère puisque la scission des maîtres du
sens d'avec le commun des mortels ne passe pas ici entre les hommes, mais entre
présents et absents, entre les vivants visibles et les maîtres de l'au-delà de telle
façon que sujets de l'invisible, les hommes le sont tous également. Et sujétion à
ce point différente, aurons-nous à montrer, que précisément agencée pour
empêcher le surgissement d'une division de la société entre gens de pouvoir et
sujets. Reste que dépossession et assujettissement il y a. L'État n'est pas apparu
dans des sociétés jusque-là maîtresses d'elles- mêmes, libres de leur organisation
et capables de se changer à volonté par le jeu du consentement général. Il a
succédé à des sociétés qui se pensaient privées de toute prise efficace sur leui
manière d'être, qui ne se reconnaissaient pas de droit sur leur ordre interne
dans la mesure où elles le croyaient dicté d'ailleurs ; et légitimé par une source
extérieure. L'avènement de l'État représente sans aucun doute une
métamorphose totale dans la manière pour la société de gérer sa séparation
d'avec le foyer de son sens et de sa légitimité. Mais cette séparation ce n'est pas
l'État qui l'a instaurée. Il n'y a jamais eu avant l'État que des sociétés de la
séparation, que des sociétés reportant au-dehors d'elles-mêmes leur principe
fondateur, l'origine de leur mode d'organisation, la source de leur sens, la
raison de leurs règles et de leurs usages. L'extériorité du fondement social
préexiste à l'État. Elle est fait premier de l'histoire des sociétés dont l'apparition
de l'État ne constitue qu'un avatar tardif — avatar décisif, certes, mais point
surgi du néant. L'État innove à tel point de par la figure ouverte qu'il confère à
la division de la société, de par l'altérité qu'il importe à l'intérieur de la
communauté des hommes jusqu'à les faire se penser d'une nature différente
selon qu'ils dirigent ou se soumettent, il introduit une telle coupure dans la
manière pour les individus de se reconnaître les uns les autres au sein d'un
même espace qu'il donne l'impression d'une invention sans précédent. L'État
c'est en effet un autre sens de l'homme pour l'homme : l'étrangeté des hommes
les uns pour les autres en fonction de la division commandement/obéissance.
Cette alté- rité pourtant qu'il injecte dans le tissu social, il ne la tire pas de son
propre fonds. Elle existait déjà. Seulement il la fait refluer au-dedans de la
société alors qu'elle commandait jusque-là la relation de la société à son dehors.
Et si l'État a été possible, c'est parce qu'il y avait déjà ce mystérieux impératif
pour la société de se lire dans autre chose qu'elle, de penser son sens sous le
signe de la dette. L'origine de l'État, il faut la chercher bien au-delà du
moment strict de la rupture de l'unité sociale sous le coup de la sécession d'un
foyer unique de pouvoir : dans ce qui peut donner sa nécessité à l'hétéronomie
qui hante depuis le début la réunion des hommes.
Nous ne disons surtout pas pour autant : l'État procède du développement
d'une virtualité présente depuis l'origine des sociétés et que leur histoire aurait
consisté précisément à porter à une expression toujours plus achevée. Il se
fonde sur une dimension d'extériorité de la société à elle-même que l'on
rencontre dans toutes les sociétés antérieures, avancions-nous. Cela ne signifie
nullement que cette extériorité devait un jour nécessairement se déployer sous
forme de séparation du pouvoir. Vainement chercherait-on dans la structure
première du fait social qui s'indique au travers de cette dette du sens, un
principe dynamique sous pression duquel s'effectuerait le passage d'une
économie du pouvoir à une autre. Dans les sociétés primitives la dette envers le
dehors est mobilisée au service de la rétention du pouvoir au sein de la société ;
dans les formations sociales étatiques l'obligation envers l'autre sert à légitimer
la différence du pouvoir : deux systèmes équivalents entre lesquels il n'est pas de
passage logique tel que l'un s'engendrerait de l'autre, et tel a fortiori que l'un
marquerait un progrès par rapport à l'autre du point de vue de l'essence de la
société. Mais deux systèmes qui représentent deux modes hétérogènes
d'assumer et de gérer les mêmes articulations primordiales qui font tout
simplement qu'existe une société. Si nous nous refusons par conséquent à faire
de l'État une création sociale absolue, ce n'est pas pour le poser dans la ligne
normale et prévisible du développement historique. C'est pour y reconnaître
l'un de ces possibles imprévisibles, fondés sur la nécessité, mais point par eux-
mêmes nécessaires, sous le visage énigmatique desquels se répète en se
réinventant, depuis les origines, l'identité à soi de l'être social. Depuis toujours,
mais pas forcément pour toujours. Car à force de répétitions, la conscience
s'éveille des contraintes auxquelles obéit obscurément mais invinciblement une
organisation sociale pour se maintenir comme telle. Les amener au jour,
apprendre à les reconnaître, n'est-ce pas en quelque façon commencer à
dissoudre les limites invisibles dans lesquelles elles ont toujours enfermé et
retenu l'entreprise des hommes ?
DE LA NÉCESSITÉ PRÉTENDUE
DE LA RELIGION
DE LA FONCTION POLITIQUE
DE LA RELIGION
DE LA NATURE DU POLITIQUE
C'est assez dire que ces sociétés ne témoignent pas d'un état natif
d'indivision qui serait normalement celui de toute société avant un certain
développement de l'activité productive et de la spécialisation des tâches. Pas de
société naturellement une. Ce que signifie justement la présence d'une pensée
religieuse dans les sociétés primitives, c'est l'impossibilité primordiale pour une
société de se réunir toute à elle-même. Certes ces sociétés ignorent la division
politique et la scission intérieure. Mais il y a cette pensée qui les fait pourtant
en quelque manière autres qu'elles-mêmes — et le contraire assurément de
sociétés autonomes intégralement maîtresses d'elles-mêmes et libres de tout
empêchement à se penser et agir sur elles-mêmes. Quelle signification lui
accorder, sinon que là où règne l'unité politique, il y a au moins séparation de
la communauté vivante d'avec le principe de son origine et le foyer de sa loi —
l'origine de la société, ce sont d'autres que les hommes, les règles de notre
monde, c'est à d'autres que nous les devons ? Sinon, autrement dit, que là où il
n'y a pas division politique de fait, il y a quand même le fondement de la
division politique ? Car ce n'est nulle part ailleurs que dans cette impossibilité
pour la société de tenir immédiatement en elle-même ce qu'elle reconnaît
comme sa règle et ce qu'elle pense comme sa cause que s'enracine la séparation
d'une instance de pouvoir. Il faut que la Loi et le Savoir qui comprennent ce
bas-monde viennent d'ailleurs que du plan où nous autres nous tenons : telle
est la volonté de dépossession, tel est le besoin de se tenir pour débiteur qui
rendent possible la soumission des masses d'en bas à ceux qui parlent d'en
haut, au nom des puissances souveraines qui ne peuvent avoir leur vrai lieu
qu'au-dehors. Extériorité, dépossession, dette : toutes dimensions qui sont à
l'œuvre dans les sociétés primitives, seulement retournées contre une division
politique dont elles portent en même temps la virtualité.
L'instrument primitif contre l'État, encore une fois, c'est le principe même
de l'État. S'il n'y a pas scission de la société en maîtres et sujets c'est parce que
la société empêche de se manifester une scission qui est là cependant à l'état
virtuel, qui la traverse invisiblement et la contraint dans son organisation. Si la
société est sans État, c'est, comme le dit Pierre Clastres, parce qu'elle est contre
l'État, c'est-à-dire contre ce qui en elle constitue la racine de la séparation de
l'État. Au plan structurel, les sociétés primitives ne sont pas des sociétés d'avant
l'État, des sociétés chez lesquelles n'existerait rien de nature à fonder
éventuellement une échappée hors de la société du foyer de l'autorité légitime.
Elles sont des sociétés hantées comme celles qui suivront par la dimension
d'extériorité du fondement social par où la possibilité de l'État prend sens et
nécessité. La différence, c'est qu'elles s'accommodent de la dépossession de leur
sens et de leur loi jusqu'à parvenir à se constituer dans l'indivision.
S'il y a sens à parler de société contre l'État, c'est évidemment dans la mesure
où l'on admet que la société trouve en elle à se poser contre l'État. Comment
être contre quelque chose qu'on ignore ? Sociétés contre l'État, les sociétés
primitives ne le sont pas au sens où une obscure prescience de l'avenir les
avertirait de se mettre en garde contre ce qui pourrait bien être un jour leur
fatal destin. Elles le sont en ceci que toute société depuis les origines a affaire
sinon à l'État lui-même, du moins à une structure de séparation dont l'État ne
constitue que la matérialisation visible. Société contre l'État : société qui se
détermine au présent par rapport à une articulation politique qu'elle rencontre
au-dedans d'elle-même comme son fondement et qui, libérée dans son
expression ouverte, prendrait forme de sécession d'une instance de pouvoir.
Il n'y a pas l'État dans les sociétés primitives. Mais il y a sa possibilité, que la
société s'emploie précisément à conjurer. En deçà du détachement de fait de
l'État là où il existe, il est en effet une structuration première et générale des
sociétés sur la base d'une scission d'avec elles-mêmes dont le déploiement de la
différence effective d'un pôle de l'autorité légitime n'est qu'une expression
singulière. Là où n'est pas l'État, il y a quand même, refoulé ou contenu, le
principe d'origine de l'État, à savoir la constitution primordiale de tout espace
social dans et par la division politique. L'écart politique de la société d'avec
elle-même, tel qu'incarné notamment dans la transcendance d'un point de vue
de pouvoir, est cause et forme première de toute société. Pas de société possible qui
se tiendrait toute en proximité avec elle-même, en coïncidence avec ses règles et
en union intime avec les raisons présidant à son organisation. Pas de société
connue qui ne se soit pensée sans différence ou étrangeté par rapport au lieu de
son fondement, qui n'ait projeté ailleurs, au-delà d'elle-même, le point depuis
lequel la comprendre et l'ordonner. C'est au travers de sa disjonction qu'un
espace social s'instaure, et spécialement de sa disjonction d'avec un dehors
réputé siège exclusif de sa vérité et de son droit. C'est autrement dit par
rapport à un point de vue de pouvoir absolu sur elle qu'une société se définit.
Car tel est bien ce dehors dont elle se sépare pour s'y lire. Il est point absolu
d'origine : c'est depuis ce dehors que la société a pu être créée telle qu'elle est. Il
est point absolu de savoir : depuis ce dehors radical, il est possible, de par la
distance même instaurée avec l'objet société, de le saisir entièrement comme de
le déchiffrer dans le plus petit détail. Il est point absolu d'égalité : la distance
garantit la possibilité d'y formuler une prescription qui vaille simultanément
pour tous de la même façon, sans rien devoir à personne d'entre les individus
particuliers ni pouvoir être influencé par eux. La Loi qui vient du dehors est
juste parce qu'elle est également soustraite en sa formulation à ceux qui
auraient intérêt à l'édicter. Le lieu du dehors, enfin, est siège d'une puissance
absolue : l'extériorité rend concevable la perspective d'une action sur la société
libre de tout obstacle, et capable d'étendre partout une contrainte sans frein.
Du dehors l'ensemble de la société peut être changé sans que rien puisse
échapper à une prise transformatrice.
S'il est besoin d'un tel point de vue de pouvoir, c'est pour les dimensions
symboliques qu'il produit et pour l'identité du collectif comme totalité qu'il
engendre au travers d'elles. La nécessité originaire qui contraint la société à se
référer à son dehors, c'est la nécessité de se rendre intelligible et reconnais-
sable comme société pour les individus qui la composent. C'est la nécessité
d'assurer à ses agents que leur commune organisation ne leur échappe pas, à
l'instar d'une sorte d'armature collective en laquelle chacun serait pris sans que
nul puisse y changer quelque chose, mais qu'elle constitue un ordre qui pour
être certes indépendant du vouloir de chaque individu n'en est pas moins
soumettable à une prise, à un pouvoir d'ensemble. Un peut changer tout parmi
les hommes : voilà la perspective qu'introduit l'institution de la différence du
pouvoir. Chacun par là même peut se penser en mesure de transformer ce qui
se présente spontanément à lui comme le cadre contraignant de son existence,
en se plaçant en esprit en posture d'extériorité.
Pouvoir : la référence qui garantit aux hommes que leur société est
effectivement leur, qu'ils ont droit et puissance sur elle, qu'ils sont capables
d'en décider et libres d'en disposer. Toutes choses qui ne vont nullement de
soi, qui ne sont pas données par décret de nature, mais dont l'existence dépend
d'une production sociale. La société se fait comme société en créant par la
scission qu'elle instaure d'avec un pouvoir du dehors cette signification qui
semble si évidente et selon laquelle il est une action possible sur la société. Ne
va pas davantage de soi, ne relève pas moins d'une création, la représentation
selon laquelle la société est intelligible en son ensemble. Relève d'une opération
instituante l'idée faussement « évidente » qui règle la relation des individus à
leur univers collectif, à savoir qu'il est de part en part univers explicable, où
chaque chose peut être rapportée à un commencement précis, où chaque fait
est passible d'une justification entière. Produit encore de l'institution, la
dimension du même social qui permet à une communauté humaine de se
représenter son ordre comme juste en tant qu'il procède d'un lieu depuis lequel
est concevable une prescription universelle en même temps qu'une application
égale à tout l'espace social. Car c'est une chose que la loi soit inégalitaire en son
contenu, et c'en est une autre qu'elle soit réputée s'imposer également à
l'ensemble des hommes — et qu'à ce titre elle soit reconnue juste en un sens
profond jusque par ses victimes, par un paradoxe qui a été fréquemment
souligné.
Le point mériterait à lui seul de longs développements. Nous nous bornons
à indiquer le problème au passage et la voie dans laquelle il faudrait s'engager
pour élucider quelque chose de ce vieux mystère de la loi juste jusque dans son
injustice. C'est à l'un des repères symboliques fondamentaux par lesquels se
produit et se maintient un espace social que l'on touche avec l'idée à la fois
vide et décisive que l'agencement du fait collectif relève d'un ordre universel et
sinon actuellement juste en tous points, du moins virtuellement juste. Légalité,
conformité réalisée ou exigible à un ordre vrai, universalité, intelligibilité,
unité, totalité : autant de significations cruciales nécessaires à l'advenue et à la
cohésion d'une société, autant de dimensions d'identité qu'une réunion
d'hommes doit instaurer pour exister comme société.
Au principe du pouvoir, rien d'autre que cet impératif d'autoproduction
symbolique du social. C'est en rejetant à distance ce lieu depuis lequel se
penser en extériorité avec elle- même que la société se procure les repères
capables de l'assurer dans son être. Telle est la racine dernière de la dette du sens
consubstantielle à la vie sociale : la nécessité pour une société de se penser en
dépendance de son dehors et de son autre pour se penser tout court. Toute
société est vouée pour être à se déchiffrer dans quelque chose qui est pour elle,
mais qui n'est pas d'elle, à indiquer au-delà de son espace propre un lieu où
c'est un autre qu'elle qui l'ordonne et la pense et un autre auquel elle doit sa
puissance propre de s'ordonner et de se penser. Elle se pense en pensant qu'un
autre la pense. Son intelligence d'elle-même, sa capacité d'action sur elle-
même, la société la conquiert en se suspendant à ce pouvoir-autre dont elle se
scinde. La dépendance est la manière même de l'existence. La dette est moyen
d'être soi, pourrait-on dire, si la formule ne comportait le risque d'une
psychologisation abusive. L'énigme de la séparation politique, c'est l'énigme de
l'être social.
Le social n'est pas un fait une fois pour toutes donné, comme surgi d'un
enchaînement de causes extrinsèques. Il se donne à lui-même, et la structure la
plus profonde à laquelle on puisse remonter en lui est celle de sa propre
institution. Tel est le cas de l'extériorité du pouvoir, structure ultime
d'excentra- tion par laquelle une société se constitue en se signifiant à elle-
même comme société, en se conférant forme significative de société.
Significations et formes, est-il besoin de le dire, qui n'ont pas besoin d'être
conscientes et claires pour être efficaces. Une société n'a certes nul besoin de se
savoir comme société pour exister. Reste que le social se produit dans l'élément
du sens, au travers de repères symboliques qui non seulement indiquent aux
hommes qu'ils appartiennent à une société, mais qui définissent très
précisément les modalités intelligibles de leur rapport à la société. Le lien social
est quelque part tissé d'un très obscur savoir d'être-en-société de la part des
individus et de ce que cela veut dire. Et la forme originaire de ce lien de savoir,
c'est la reconnaissance d'une dette. Nous sommes en société parce que nous
devons à de l'autre que nous qu'il y ait société et qu'il y ait cette société-ci
comme elle est. Telle est la racine du mal étrange qui porte invinciblement les
sociétés à se disjoindre de ce qu'elles croient qui les cause et garantit leur ordre
légitime — que cette fracture ait forme d'aliénation du fondement selon la
croyance religieuse, comme dans les sociétés primitives, ou figure de sécession
d'une instance spécialisée de définition de l'ordre social. L'impératif radical de
l'être en société : telle est la source de ce besoin aussi mystérieux qu'universel
qui pousse les hommes depuis leur commencement à s'en remettre à autre
chose qu'eux, à d'autres hommes qu'eux.
L'ORGANISATION DE L'EXTÉRIORITÉ
Une fois ces nécessités premières du fait social mises au jour, on n'a encore
rien dit de l'organisation effective des sociétés telles qu'on les rencontre
constituées — c'est-à-dire de la manière dont elles administrent concrètement
l'extériorité symbolique qui les traverse. Promises elles sont dans tous les cas à
une certaine séparation d'avec leur principe d'ordre, nous le savons, mais cela
ne nous avance guère quant à la forme qu'est susceptible de prendre cette
séparation en termes d'institutions et de matérialité du lien social. Il y a
plusieurs manières possibles de gérer la dette consécutive à l'instauration d'un
point de vue de pouvoir. On a vu ainsi la façon dont les sociétés primitives à la
fois accueillent et neutralisent leur division d'avec le foyer de leur cause et de
leur foi. Assumer jusqu'au bout la dette de leur raison d'être est pour elles le
moyen par excellence de libérer les hommes du poids de la dette, en un sens,
en la métamorphosant en dette envers autre chose que les hommes. Certes les
hommes doivent toujours. Ils doivent même absolument tout ce qui explique
leur existence. Du moins n'est-ce pas à des hommes qu'ils le doivent. La réalité
symbolique du point de vue de pouvoir, l'existence d'un dehors à la société
depuis lequel elle est censée recevoir sa règle et son sens, ne sont pas niées,
refoulées ou effacées. Elles sont au contraire radicalement reconnues et
acceptées, jusqu'à l'aliénation complète de la société à ce qui se tient au- dehors
d'elle.
Non pas que pour autant soit purement et simplement annulée jusqu'à la
possibilité de marquer un pôle de pouvoir dans la vie sociale. Place est faite à
une position de pouvoir parmi les hommes. Partout on trouve des « chefs » au
rôle strictement défini et codifié, et dont l'existence est là pour rappeler que ces
sociétés n'ignorent pas le problème politique ou ne l'éliminent pas, mais
s'organisent de façon à le contenir et à le maîtriser. Chef il y a donc, puisque ne
saurait être annulée dans l'espace humain-social la dimension instituante du
face-à-face entre un et les autres, entre un qui parle pour tous les autres et qui
représente à lui seul en quelque manière l'ensemble de la communauté, et donc
le fait social comme tel. Mais chef qui, s'il occupe une place distincte dans la
différence de laquelle s'indique la dimension du pouvoir, est sans nul pouvoir
effectif, chef qui ne détient pas le pouvoir dont il marque le lieu virtuel.
Concrètement, comme on sait, sa tâche se ramène pour l'essentiel à exalter
l'œuvre intangible des ancêtres et à exhorter la communauté au respect vigilant
de sa règle de toujours9. Sa besogne, autrement dit, consiste à énoncer sa
propre impuissance en même temps que l'impossibilité pour quiconque parmi
ceux qui l'écoutent de devenir un puissant. L'héritage des ancêtres, il ne faut
pas cesser de le célébrer, mais il est hors de question d'y changer quoi que ce
soit. Les discours du chef reviennent à souligner que s'il parle de la bonne Loi à
laquelle il s'agit de rester fidèle, ce n'est pas la Loi qui parle par lui. La Loi est
telle en son principe que personne ne peut parler en son nom, à commencer
par celui spécialement chargé d'en rappeler les mérites : voilà le propos qui
tient lieu de discours du pouvoir et qui vient là précisément pour prononcer
l'impossibilité du pouvoir dans les bornes de l'espace humain. Car le vrai du
pouvoir, c'est de parler du côté de la Loi et de la volonté globale censée
mouvoir la société, c'est de se voir reconnaître une prise spécifique sur la
définition de l'ordre social en général qui vous sépare de ceux dont il n'y a rien
à attendre que l'obéissance. Ce que dit à l'inverse le chef primitif, c'est qu'il lui
faut se conformer comme les autres à une règle et à une volonté sur lesquelles
nul n'a prise. Tout le dispositif social est agencé de façon à exclure le passage
d'un parmi les hommes du côté de la vérité du fondement, et donc du pouvoir.
Ce qu'il s'agirait ici très précisément de montrer, c'est comment les
caractéristiques majeures de la pensée religieuse primitive s'expliquent par
l'impératif politique d'indivision des hommes. Tâche trop vaste pour que nous
puissions à présent faire plus que très sommairement l'esquisser, mais dont
nous voudrions cependant poser les premiers jalons. Le contenu même des
croyances, s'agirait-il donc de montrer, est à comprendre dans ses lignes
principales en fonction de cette visée sociale de conjurer l'apparition d'un
pouvoir séparé, c'est-à-dire de faire en sorte que nul ne puisse s'autoriser de son
intime participation à la vérité du dehors pour l'imposer au reste de la société.
Il ne suffit pas en effet que le fondement de l'organisation sociale soit reporté à
distance de la communauté des vivants et que les raisons d'être du fait collectif
soient déclarées procéder d'autre chose que de l'œuvre des hommes. À preuve
encore une fois l'histoire du phénomène étatique qui sauf rupture relativement
récente s'est presque entièrement déroulée à l'intérieur d'un tel cadre de
pensée. Il faut l'extériorité du fondement, mais il faut surtout une ligne de
partage absolue entre l'espace-temps du fondement et du champ humain, telle
par exemple que devienne a priori inconcevable le passage d'un homme du
côté de la puissance créatrice des origines. Le monde où nous vivons, ce que
nous sommes, nous le devons à des êtres qui n'ont par nature rien à voir avec
des hommes comme nous, et qui sont d'ailleurs d'un autre temps et d'un autre
espace. En aucun cas, nous ne saurions avoir à révérer des hommes de notre
sorte pour leur intervention instauratrice dans l'ordre de l'univers. Les choses
sont comme au premier jour, inaltérées, telles que les ont voulues d'autres que
les hommes d'à présent.
On voit ainsi comment une certaine représentation de l'origine et du temps
est requise par le dessein proprement politique de maintenir une égale
dépossession entre membres d'une même communauté. Il faut que l'origine ait
eu lieu dans un temps différent, disjoint de celui où se succèdent maintenant
les générations de créatures et peuplé d'êtres sans commune mesure avec les
vivants d'aujourd'hui. Mais il faut d'autre part qu'il ne se soit rien passé de
significatif depuis l'origine, et partant il faut que l'origine soit comme le temps
d'hier — le temps de tous le plus proche. Lointain incomparable et proximité
vivante d'une création destinée à demeurer essentiellement même : telle doit se
diviser la représentation de l'origine pour efficacement soustraire l'ordre des
choses à la prise des hommes et donc au pouvoir de quelqu'un d'entre eux.
La diversité des mythologies primitives, et spécialement des récits
cosmogoniques qui disent la naissance du monde, est infinie. Il ne s'agit ni de
le nier contre toute évidence, ni de refuser toute portée significative à cette
variété de thèmes, de circonstances et de personnages en regard des invariants
qui la traversent. Nous ne visons pas à fournir une interprétation exhaustive
des conceptions religieuses. Nous nous bornons ici à pointer la signification
stratégique décisive de la vision remarquablement constante des origines dans
leur articulation au présent qui sous-tend de manière universelle, on peut le
dire, le propos mythique relatif au commencement dans les sociétés primitives.
Rien qu'un schème formel définissant la position de l'origine par rapport aux
choses de maintenant, et dont à part cela le remplissage pour fournir un récit
concret offre la plus large indétermination : l'origine relève d'une temporalité
autre, elle n'est pas simple temps d'avant dans le prolongement duquel se
situerait le présent social, elle est d'un temps où s'est dérouté quelque chose qui
n'a pas place dans le temps actuel des hommes, à savoir une instauration ; il n'y
a rien entre le temps de l'origine et le temps présent, ils sont en droit collés l'un
à l'autre, comme l'original justement de l'état du monde et sa réplique
forcément en tous points fidèle10. Comment ne pas voir que ce qu'il s'agit
rigoureusement de bannir, c'est le pensable d'une intervention créatrice des
hommes dans le champ de leur vie sociale ? Pareil propos ne reflète pas ou ne
constate pas une impuissance. Il l'établit, il la produit, il l'institue.
Les exemples sont là du reste qui ne permettent guère d'en douter. Ainsi
peut-on tenir à bon droit l'invention de l'agriculture pour l'une des
transformations majeures des conditions de production et de la vie matérielle
qui ont scandé le devenir humain. D'abord, elle témoigne de ce que les
individus dans les sociétés primitives font exactement le contraire de ce qu'ils
disent, à savoir qu'ils ne cessent pas d'inventer, de transformer leur monde et
de le repenser à nouveaux frais. Car on imagine la somme d'observations, de
recherches et de tâtonnements que représentent la domestication des plantes et
l'établissement d'un contrôle sur le cycle de la vie végétale ou la domestication
des animaux et l'exploitation de leurs ressources. Ensuite l'introduction de
l'agriculture a bouleversé en retour de fond en comble l'existence des sociétés.
Elle a entraîné ou définitivement imposé la sédentarisation de populations de
chasseurs-nomades, et l'on mesure les incidences d'une telle transformation du
mode de vie. Elle a d'autre part très évidemment démultiplié les capacités
productives et l'échelle des moyens de subsistance. Notre propos d'ailleurs n'est
pas d'analyser de près ou de loin l'événement, mais juste d'en faire saillir
l'extraordinaire portée de rupture. Ceci afin de faire bien ressortir en regard le
non moins extraordinaire mécanisme de déni ou de refoulement que possèdent
dans leur panoplie les sociétés primitives avec leur manière de penser l'origine.
Car enfin, voici typiquement un fruit de la pratique des hommes, contrôlé par
eux de bout en bout et que tout aurait dû les inciter à reconnaître pour leur
œuvre. Logiquement, donc, sous le poids de l'évidence concrète, une fracture
aurait dû se produire dans la vision du temps et une place même minime se
faire à l'intervention des hommes dans l'histoire. Il y a eu la création du monde
et l'œuvre des Ancêtres, et depuis lors il y a eu un changement du fait des
hommes dans leur mode de subsistance : telle est la mémoire nouvelle à
laquelle on aurait été en droit de s'attendre. Or absolument rien de tel.
L'agriculture ? Ce sont les ancêtres qui nous ont appris. L'innovation a été
radicalement effacée comme telle par son report sur la ligne des origines. Point
de changement dans l'ordre des choses : les hommes cultivent leurs jardins
depuis toujours comme l'ont voulu dans leur sagesse incomparable les
inventeurs héroïques qui étaient là au commencement.
Ainsi l'une des plus profondes transformations survenues dans le rapport de
l'homme à la nature et partant dans son mode de vie a-t-elle pu se trouver
annulée pour la mémoire sociale11. Ni trace de coupure ni trace surtout d'une
action des hommes qui aurait influé sur la définition de l'univers où ils vivent.
Car tel est bien le point qui confère sa cohérence systématique à la volonté de
penser le monde en conformité avec sa règle de toujours et contre toute
vraisemblance s'il le faut. Ce dont il s'agit, c'est de retirer aux individus le
pouvoir délibéré d'agir sur l'organisation de leur communauté, le droit de se
reconnaître le statut d'agent du devenir social. L'origine est politique. Elle est
écran entre la société et elle-même qui la prévient de devoir se penser comme
l'œuvre de ses membres. Parti pris de l'aliénation sans doute, mais qui
témoigne d'une juste appréciation du prix dont se paie la vérité. S'il fallait
reconnaître le droit à la société à se changer, c'en serait fait de l'indivision entre
les hommes : là réside la philosophie secrète du choix de l'illusion. Le pouvoir
de la société sur elle-même ne va pas sans le pouvoir d'un sur la société. Mieux
vaut dans ces conditions la dictature de l'origine que la soumission de l'homme
à l'homme.
A côté de l'articulation dans la diachronie du présent social et de l'origine,
c'est l'articulation dans la synchronie du visible et des puissances invisibles
réputées le commander qu'il s'agirait maintenant d'examiner. Toujours dans la
perspective de la fonction politique des conceptions religieuses. Il faut que ce
soit d'autres que les hommes qui exercent le pouvoir sur l'ordre des choses, à
commencer par l'ordre des choses humaines. Mais il faut en outre, dans le
cadre particulier des sociétés primitives et de la visée spécifique d'indivision
qu'elles poursuivent, qu'il soit impossible aux hommes de s'identifier au point
de vue de l'autre, de manière à ce que soit invalidée par avance toute
prétention à penser ou parler du lieu de l'absolu divin dans l'espace humain. Il
faut en d'autres termes que la structure du champ religieux exclue toute
perspective d'un rassemblement même virtuel et lâche de la puissance sacrée en
un foyer subjectif unique. Point de lieu depuis lequel tenir d'un coup
l'ensemble des raisons et des forces qui définissent et meuvent l'univers comme
il est. La règle intérieure des mythologies primitives, ce sera la dispersion, à
partir d'une dé-subjectivation initiale de l'invisible. Certes, ce sont bien des
puissances douées de caractères subjectifs, comme la conscience et la volonté
qui sont censées peupler la sphère autre qui commande à l'univers visible.
Prises une à une, elles constituent en effet autant de subjectivités. Mais en
aucun cas, et c'est cela évidemment qui est capital, elles ne peuvent se réunir et
se fondre en une subjectivité unique condensant du même coup une puissance
dernière de décision. Elles ne sont pas autant d'émanations d'une même réalité.
Elles ont statut de réalités distinctes dont la fusion est a priori exclue. Principe
de discrimination et de pluralité qui constitue véritablement la clé de voûte de
la pensée sauvage. C'est elle que l'on trouve au principe de l'infinité potentielle
de l'explication mythique. Pas de commencement et pas de fin, pas de point de
départ ni de point d'arrivée, pas de retour du discours sur lui-même ni de
sommation des discours, pas de progrès d'une explication partielle vers une
explication totale, mais une explication toujours égale à elle-même en tous ses
points. La raison motrice de l'intelligence mythique, c'est le rejet actif de
l'horizon d'une totalisation du savoir au sein d'une subjectivité ultime.
C'est dans la même perspective encore qu'il faudrait rendre compte des
opérations classificatoires auxquelles s'emploie inlassablement la pensée sauvage
et des catégories avec lesquelles elle travaille. Si elle met le monde en ordre,
s'agirait- il de montrer, c'est de façon à ce que le monde ait forme d'un tissu
infini de différences impossibles à résorber dans l'Un d'une saisie globale. C'est
également enfin des catégories interprétatives présidant aux manipulations
magiques qu'il y aurait lieu de parler dans cet esprit. On mesure en effet la
portée antisubjectiviste du postulat qui sous-tend l'appel à l'efficacité magique.
La possibilité de la magie tient d'un côté au caractère subjectif des réalités
supposées de l'invisible. Mais elle ne tient pas moins de l'autre côté à une
exclusion de principe de ce que les puissances de l'invisible se tiennent réunies
en une même main, relèvent d'un vouloir unique, souverain, entièrement libre
de ses déterminations. S'il y a magie, c'est que le monde de l'invisible est
divers, fractionné, parcellisé et soumis à des régularités internes desquelles les
hommes justement peuvent jouer. L'acte de mobilisation des forces magiques
pose implicitement l'inexistence d'un sujet absolu, totalisant et unifiant de
l'univers. À ce titre, il relève éminemment de la logique de la pensée primitive
et du refus — qui la fonde et la structure — de ce que les explications, les
justifications et les règles qu'elle produit pour se rendre la société et la nature
intelligibles, de ce que les raisons d'être, les causes et les lois qu'elle invoque
soient susceptibles d'une sommation fusionnelle pour un savoir-sujet.
On pourrait dire il est vrai que ce défaut de référence dans l'ordre religieux à
un point de vue depuis lequel le monde apparaît dans son essentielle unité, ne
fait que refléter l'absence effective de domination dans la vie sociale. Mais ce
serait manquer le travail de production de l'absence. Ce n'est pas seulement que
la perspective d'une totalisation dernière n'existe pas. C'est qu'elle est
activement exclue, c'est que les catégories mêmes utilisées par la pensée tendent
dans leur déploiement à en conjurer l'apparition. L'organisation politique ne se
projette pas dans les opérations de pensée : elle s'institue au travers de la visée
qui sous-tend l'ordre de la pensée. Car il est un effet politique de cette tension
antisubjective présidant à la mise en sens de l'univers : l'impossibilité pour
quiconque parmi les hommes de s'identifier en tant que sujet-un au point de
vue du sujet-autre concentrant en lui une puissance à l'échelle de l'ensemble
des choses.
Tel que déployé par les catégories de la pensée primitive, l'ordre des causes et
des raisons surnaturelles se présente comme radicalement séparé — non pas
lointain, proche au contraire, mais irrémédiablement distinct, impossible à
rejoindre et à épouser d'un point de vue humain. Nous sommes ailleurs,
irréductiblement, qu'au lieu du surnaturel, même si le surnaturel baigne
chacun de nos faits et gestes, même si l'on peut voyager dans le monde des
esprits. Nous ne sommes pas sans prise sur lui ni sans communication avec lui :
les forces surnaturelles sont manipulables par des opérations appropriées et il
est des accès à l'invisible. Seulement ce n'est pas la même chose d'évoluer
parmi les esprits et de se tenir au lieu de l'intelligible. Les chamanes savent de
la sorte se diriger au milieu des êtres de l'invisible. Cela ne leur confère pas une
prise particulière sur les raisons de ce monde, telle qu'ils pourraient prétendre
légiférer et prescrire en leur nom. Il est des moyens de passer dans l'au-delà.
Pour autant, nous ne pouvons concevoir les réalités d'ici-bas comme si nous
nous trouvions en possession de leur clé dans l'au-delà. Impossible de regarder
les autres hommes comme si l'on se trouvait soi- même du côté des puissances
surnaturelles et comme si l'on parlait de leur place. Impossible de passer en
pensée au lieu où maîtriser à l'instar des ancêtres et des dieux les raisons qui
font que les choses sont ce qu'elles sont. Il n'est pas de jonction concevable
d'un point de vue humain et d'un point de vue divin. Le corps des conceptions
religieuses est agencé de façon à interdire l'inégalité en matière de savoir. En
regard du foyer d'intelligibilité des choses du monde, tous les hommes sont sur
la même ligne, soudés par leur égale séparation d'avec cela qui commande leurs
existences. La règle interne du surnaturel dans les sociétés primitives, c'est de
ne pouvoir se rassembler au lieu d'un seul — d'être par conséquent partout et
pour tous le même : l'intenable.
Une remarque pour finir sur le caractère « subjectif » des puissances de
l'invisible et sur ses racines. Est-ce vraiment la pente analogique de l'esprit qui
fait qu'invinciblement l'homme pense à son image les forces de l'au-delà et
projette à l'extérieur de lui les attributs internes qui le constituent en sujet ?
Rien n'est moins sûr. L'origine de cet anthropomorphisme nous paraît
beaucoup plus à chercher du côté de la structure sociale que des contraintes
intimes qui voueraient l'esprit à prendre ses fantômes pour des réalités. Ce qui
est en jeu au travers de la dépossession religieuse, c'est le pouvoir, c'est-à- dire la
scission par laquelle une société se pense en se séparant de ce qui la pense. Les
êtres doués de conscience et de volonté dont la religion peuple l'invisible ont là
leur lieu de naissance. Pour représenter adéquatement quelque chose du
pouvoir il faut en effet que ce soient des êtres qui pensent. Nous nous pensons
puisqu'ils nous pensent. Ils représentent l'autre que les hommes, l'autre qui
peut et qui sait, mais un autre qui doit exister pour les hommes et qui doit
donc posséder les attributs autorisant un commerce d'une instance à l'autre.
De deux choses l'une, ou bien ce seront d'autres hommes qui penseront pour
nous, ou bien ce seront d'autres que les hommes. Mais dans tous les cas, le pôle
de référence, c'est l'homme. Il n'y a pas lieu de s'étonner de l'air de famille que
présentent avec lui les créatures de son discours religieux. S'il les invente et s'en
sépare, c'est pour se rejoindre. Au travers d'elles, c'est de son rapport à lui-
même qu'il s'agit, et de la séparation d'avec un autre que lui qui permet de
concevoir le même social.
L'ÉTAT ET LA RELIGION
1 On en trouvera par exemple un exposé rapide et commode dans le petit livre d'Evans-Pritchard, La
Religion des primitifs, trad. franç., Paris, Payot, 1971.
2 M. Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, nouvelle édition, Paris, Maspéro, 1977, vol.
II, p. 277.
3 Godelier, op. cit., p. 277-278.
4 Godelier, op. cit., p. 278.
5 Ibid., p. 290.
6 Comme d'ailleurs semble l'admettre Godelier lui-même, op. cit., p. 278, note 3 bis.
7 Nous reprenons en la modifiant légèrement pour les besoins de notre phrase une citation déjà
donnée de Godelier.
8 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 313.
9 Nous renvoyons sur tous ces points aux analyses de Pierre Clastres réunies dans La Société contre
l'État, Paris, Minuit, 1974.
10 Cf. La Pensée sauvage, p. 313.
11 Ceci explique peut-être cela : l'invention de l'agricultures, et plus largement l'ensemble des
innovations techniques qu'on regroupe sous le nom de « révolution néolithique», n'a pas non plus
entraîné dans un grand nombre de sociétés de modifications significatives de la structure sociale et de
l'organisation politique. Primitives elles étaient, primitives elles sont restées en dépit de l'agriculture et des
changements intervenus dans leur mode de vie. Voilà qui donne à penser sur les rapports entre
l'infrastructure et la superstructure.
II
POLITIQUE ET SOCIÉTÉ :
LA LEÇON DES SAUVAGES
En retour, il est une leçon capitale à tirer de ce système de défense par lequel
les sociétés primitives se prémunissent contre l'émergence d'un pouvoir séparé.
Pour ne pas se trouver assujettie à une instance se posant en extériorité vis-à-vis
d'elle, donc, la société s'installe dans une division plaçant radicalement hors
d'elle-même le principe de légitimation de ce qu'elle est. Pour conjurer
l'extériorité du pouvoir, il lui faut instaurer une autre forme d'extériorité. Il lui
faut se diviser pour empêcher d'autre part qu'apparaisse une division en son
sein. Elle ne peut à la fois interdire la sécession du pouvoir et revendiquer de
détenir par-devers elle le principe de son organisation, de façon à ne comporter
ni séparation d'avec une instance politique, ni extériorité vis-à-vis de ce qui est
reconnu fonder son ordre. N'est-ce pas qu'il y a toujours scission de la société
d'avec elle-même, et sinon sous la forme d'une sécession du pouvoir, du moins
au prix encore d'une division du fait collectif d'avec ce qui est censé le fonder ?
N'est-ce pas au-delà qu'avec la division de la société nous touchons à l'être
même de la société ? Non pas que sa division soit une propriété entre autres de
la société, mais qu'elle ne se donne en tant que telle que dans et par sa division.
Il n'y a pas d'abord la société, et ensuite division dans la société. La division
n'advient pas au sein d'un espace social déjà donné. C'est l'espace social qui
advient à lui-même au travers de sa division. Il n'y a pas d'en deçà de la
division, ni en deçà temporel — penser le social c'est toujours déjà le penser
rapporté à lui-même par sa scission —, ni en deçà actuel — l'espace social se
tenant entier en sa division. La division sociale est ce qui fait que la société
n'est pas simplement comme chose ou positivité fermée, mais est pour elle-
même, se tenant d'elle-même et se posant en vue d'elle-même. Ce qui fait
qu'elle s'apparaît, qu'elle comporte une dimension d'identité et recèle une
puissance virtuelle de se réfléchir. Ce qui fait concrètement enfin qu'elle est
douée de la capacité d'agir sur elle-même et davantage, qu'elle est vouée à se
produire constamment elle-même.
S'il y a pouvoir, c'est que la société ne peut advenir à elle-même qu'en se
posant contre elle-même, qu'elle ne peut se réfléchir qu'au travers d'une
scission excluant qu'elle s'atteigne dans une pure réflexité — qu'au travers
donc d'une irréflexion. Aussi peut-on dire avec Clastres que « le pouvoir
politique constitue la différence absolue de la société », la différence sans
laquelle il n'y aurait pas de société, et qu'avec lui nous tenons « la scission
radicale en tant que racine du social, la coupure inaugurale de tout mouvement
et de toute histoire, le dédoublement originel comme matrice de toutes les
différences21 ». Ce qui marque l'existence du pouvoir, de la différence du
pouvoir et de la société, c'est le fait que la société ne peut se déployer en
fonction d'un certain savoir d'elle-même — définissant son ordre et le
justifiant — qu'en se séparant d'un lieu censé être le foyer éminent de ce
savoir, et qu'en le pointant en extériorité à la société. Du même coup, par son
extériorité, c'est d'une puissance virtuelle de déterminer et de contrôler
entièrement la société que se trouve investi le pouvoir. Absolument au-dehors,
il pourrait absolument savoir le dedans, et se donner tout pouvoir à son égard.
Encore lui faudrait-il pour atteindre cette extrémité de sa puissance se détacher
totalement de la société, de telle sorte qu'au moment même où celle-ci serait
radicalement sue, elle serait plongée dans l'ignorance de ce qu'elle est sue, et
qu'avec l'extériorité réalisée du pouvoir s'abolirait pour la société toute
dimension d'extériorité. Ainsi d'un côté la division du pouvoir d'avec la société
a-t-elle vocation à s'affirmer radicalement, et n'a-t-elle d'efficacité instituante
que par référence à cette extrémité de sa réalisation, mais ne saurait de l'autre
côté parvenir à sa pleine expression sans que s'évanouisse aussitôt son rôle. Au
travers de l'extériorité du pouvoir est indiqué aux agents sociaux un lieu depuis
lequel leur communauté pourrait être connue et maîtrisée sous tous ses aspects.
En s'y rapportant, ils reçoivent une assurance quant à la cohésion de leur
monde et quant au sens de leurs actes. Mais ce lieu, le pouvoir ne peut le
pointer qu'en marquant qu'il ne l'occupe pas, et qu'il n'est pas lui-même tout à
fait au-dehors de la société. Car effectivement installé au dehors, il ne serait
plus qu'autre inconnu de la société. C'est à une limite que s'expose de la sorte
la société au travers de sa division : il lui faut pour être se faire l'autre d'elle-
même, et pourtant elle ne garde rapport avec soi comme autre qu'à la
condition de ne pas complètement se couper de soi. Le pouvoir, s'il doit se
faire autre à la société, doit demeurer pour la société.
Même confrontation à une limite avec ce que nous pourrions nommer
division du dedans, par opposition à la division d'avec le dehors qui se joue au
travers de la sécession du pouvoir. Au détour par l'extérieur répond, en effet, la
visée antagoniste d'un pur retour de l'espace social à lui-même au travers de
son opposition interne. Si d'un côté la société s'institue par une scission telle
qu'à la limite elle ne serait plus que pour et par son autre, toute suspendue à
son dehors, elle s'institue d'un autre côté dans une division telle que les agents
sociaux ne puissent se rapporter qu'en se posant les uns contre les autres,
chacune des parties rencontrant l'autre au sein de l'espace social comme son
autre radical, et la société se donnant et se réunissant par cet antagonisme tout
au-dedans d'elle-même, excluant d'être à son dehors en se le réincorporant.
Encore cet antagonisme n'est-il instituant qu'à la condition de ne pas se porter
à l'extrémité où il équivaudrait à l'éclatement de la société en deux sociétés. À
l'instar de l'extériorité du pouvoir, il ne demeure efficace qu'en se retenant
d'un plein accomplissement. La division de la société d'avec elle-même sous le
signe de l'extériorité est inséparable d'une division la rapportant à elle-même à
l'intérieur d'elle-même. Elles constituent deux « moments » solidaires, en dépit
de leur exclusive réciproque, d'un même procès, de ce procès par lequel advient
et tient ensemble un monde social. C'est le noyau primordial à partir duquel
est concevable l'instauration d'un espace commun aux hommes que nous
tenons en l'articulation de cette double scission. Telle est l'implacable figure du
nécessaire à laquelle nous confronte notre être-en-société : c'est cela même qui
écarte à jamais une réunion des hommes exclusive de toute séparation, fut-ce
d'avec son propre sens, qui rend d'autre part leurs destins inséparables.
Il est vrai que dans l'analyse de l'organisation sociale primitive nous n'avons
fait aucune place jusqu'alors à la question de cette division du dedans que nous
découvrons intimement liée à la question de la sécession du pouvoir. Il est
également vrai que si l'on saisit immédiatement au travers de la chefferie
quelque chose de l'ordre d'un pouvoir, l'on ne voit guère par contre d'éléments
signalant d'emblée le jeu d'une altérité interne au cœur de la vie sociale. Sans
doute de multiples différenciations interviennent-elles au sein de la collectivité,
séparant selon les cas groupes familiaux, lignages, clans, moitiés, classes d'âge,
voire strates rigoureusement hiérarchisées. Mais même dans cette dernière
éventualité, là où l'État n'a pas encore introduit de dissymétrie massive entre
gouvernants et gouvernés, le contraste entre éminence des uns et abaissement
des autres ne signifie nullement droit des uns à commander les autres et à vivre
de leur travail. L'écart des statuts n'est pas autrement dit porteur d'un
antagonisme virtuel dont l'enjeu serait directement l'organisation de la société
et son partage entre dominants et dominés. Remarquons d'ailleurs que cette
disposition par laquelle est bloquée la possibilité qu'advienne un pouvoir
séparé est aussi bien en son principe disposition qui interdit aux différences
séparant les groupes et les individus de se muer en foyers d'une opposition
radicale mettant en jeu le tout de la société et la manière dont elle s'ordonne.
Car empêcher la confiscation par Un de la tâche de savoir pour tous, c'est du
même coup exclure la possibilité d'un débat conflictuel entre tous quant à ce
qu'est actuellement l'organisation collective et quant à ce qu'elle devrait être.
Nous avons assez souligné ce trait fondamental du discours social des Sauvages
: son insistance à répéter que les choses sont bien comme elles sont et qu'elles
ne sont pas à discuter. Ce disant, il ne retire pas seulement sens à la prétention
d'édicter et d'imposer le devoir-être, mais tout autant à la volonté de récuser ce
qui est et de s'y opposer22. Encore ne nous plaçons-nous ici que d'un point de
vue extérieur et formel : s'il y a conflit, nous bornons-nous à constater, il est
exclu qu'il puisse prendre portée de mise en question de la société existante.
Cela ne préjuge pas des bases effectives du conflit dans la société, comme de
constater que tout sens est retiré à l'ambition d'un législateur ne préjuge pas de
la manière dont se trouve concrètement circonscrit le lieu du pouvoir et
déterminée la tâche de son occupant. Or ce qui se dérobe précisément à un
regard de surface, c'est l'équivalent institutionnel pour la division du dedans de
cette résolution de la division du pouvoir dans le statut qui lui est
pratiquement conféré — la transcription de la division du dedans en une
forme de rapport social capable de la neutraliser. Elle existe pourtant, croyons-
nous, et moins à chercher dans les différences de statuts entre groupes que dans
la règle la plus générale présidant à leur relation : la réciprocité dans l'échange.
Ce n'est rien d'autre en effet, nous semble-t-il, que cette reprise de la division
intérieure destinée à en conjurer le déploiement effectif en antagonisme radical
des agents sociaux qu'il s'agit de reconnaître au principe du système
d'obligations imposant de donner, de recevoir et de rendre. Ou, pour retourner
le problème, ce n'est que rapportée à la division d'origine de la société que
s'éclaire dans sa nécessité cette forme réglée du lien social. Pas plus que la
dimension même du pouvoir n'est annulée par l'acte instituant qui détourne la
virtualité d'une séparation du pouvoir, la dimension d'antagonisme total n'est
purement et simplement abolie dans l'institution du don. Elle est reprise et
conservée en un sens, mais de façon à ce que soit désamorcée son ultime
potentialité : la mise en discussion conflictuelle entre les acteurs sociaux de tout
ce qui les tient ensemble. D'un côté l'échange installe ses agents dans un face-
à-face radical, jamais exempt tout à fait de confrontation. De l'autre côté il leur
retire, jusque dans ses manifestations les plus exaspérées, là où il se fait
ouvertement moyen d'une lutte, le pouvoir de remettre en cause à partir de
leur relation le mode même de cette relation et le monde au sein duquel elle se
déroule. S'il n'y a pas d'antagonisme social sans perspective d'une société
affranchie de ses luttes intestines, s'il n'y a pas de conflit qui ne nourrisse chez
ses acteurs la visée d'une suppression du conflit avec sa cause, l'échange, à
l'inverse, ne porte pas contestation de l'échange, non plus qu'il n'ouvre sur une
mise en question de son cadre social. Il ne reconduit qu'à lui-même et paraît
avoir sa fin en lui-même23. C'est qu'il est instauré de manière à prévenir pareil
renvoi depuis son opération au questionnement des raisons et des fins de
l'organisation sociale.
L'instauration de l'échange, en effet, c'est d'une part la disjonction du
rapport social antagoniste d'avec sa virtualité primitive, à savoir la restitution
totale aux hommes du sens de leur entreprise collective au travers de leur
opposition, et d'autre part, la reprise exclusive de la dimension symbolique
engendrée par le face-à-face conflictuel de soi (du groupe-soi) et de l'autre, (du
groupe-autre), à savoir l'un produit depuis et par la scission. Séparation et
association : dans la relation de don, les deux termes sont indissociables. Ce qui
est signifié dans l'obligation de réciprocité, ce n'est pas seulement la nécessité
de se rapporter à l'autre, c'est tout autant et simultanément la différence et la
distance irréductibles de soi à l'autre. Comme le note très profondément
Marshall Sahlins : « Le don ne saurait organiser la société sous forme solidaire,
mais seulement sous forme segmentaire. La réciprocité est une relation "entre"
deux termes. Elle ne dissout pas les parties séparées au sein d'une unité
supérieure, mais au contraire conjugue leur opposition et par là même la
perpétue. Aussi bien le don n'institue-t-il pas non plus une tierce partie dont
les intérêts prévaudraient sur les intérêts séparés des contractants24. » L'un avec
la division et par la division : telle est, pour reprendre encore Sahlins, la «
philosophie » implicite de la règle de réciprocité. Deux traits, à cet égard
révèlent de manière privilégiée la présence sous-jacente de la division d'origine
dans les obligations attachées à l'échange. Le caractère total de ces prestations
contraignantes, en premier lieu, leur extension à l'ensemble de la vie sociale, le
fait qu'elles puissent porter, selon la formulation fameuse de Mauss, non
seulement sur « des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des
choses utiles économiquement », mais « avant tout (sur) des politesses, des
festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses,
des fêtes, des foires...25 ». N'est-ce pas que cette rencontre obligée avec l'autre
que ménage l'échange n'a de sens qu'à traverser le tout de l'activité collective,
dans la mesure où elle procède directement d'un partage inaugural engageant
l'espace social entier et assurant les individus d'un lien aux autres où qu'ils se
trouvent et quoi qu'ils fassent ? C'est à ceci précisément que l'agent du don est
partout voué à se découvrir confronté à l'autre et attaché à lui que l'on discerne
le travail primordial de la division. On le discerne, en second lieu, dans cet
autre caractère finement pointé par Sahlins, à savoir « l'horizontalité »
rigoureuse, pourrait-on dire, de la relation d'échange, sa suffisance
indépendamment de tout point de vue d'un tiers arbitre. Il est essentiel à
l'échange de ne pas renvoyer à une garantie extrinsèque et de tenir les parties
contractantes exclusivement l'une pour l'autre sur un même plan. C'est ce qui
lui donne l'aspect d'un face-à-face radical, et qui dévoile son enracinement
dans cette division rapportant la société toute en elle-même, à l'exclusion de
toute dimension d'extériorité. De manière générale, c'est le caractère paradoxal
du don qui s'éclaire lorsqu'on le rapporte de la sorte à la scission instituante du
social. Il vaut production du lien social, et cependant il est toujours lutte à
quelque titre, et donc déchirure du lien social. L'un des aspects ne doit pas être
gommé au profit de l'autre. Il s'agit au contraire de les tenir à la fois l'un et
l'autre dans leur corrélation. C'est par ce qu'il comporte d'antagonique que le
don est effectivement moyen de socialisation. Se reflète dans cette articulation
le procès fondamental instituant l'espace social au travers de l'opposition des
hommes. L'on voit d'ailleurs comment la manière dont cette division originelle
est reprise revient en même temps à en désamorcer la manifestation concrète.
Tant par le biais de l'obligation reconnue — on sait qu'il faut donner, qu'il est
interdit de ne pas recevoir et qu'il est nécessaire de rendre — que par la mise en
scène de la rencontre (et en particulier la dissimulation ostentatoire du
caractère contraignant des prestations : on fait semblant d'agir en toute
liberté), il est signifié explicitement que les agents sociaux sont de la sorte les
uns pour les autres parce que les uns contre les autres. Tout est agencé,
autrement dit, de façon à faire apparaître directement la dimension symbolique
du lien social ainsi produit. Et c'est par cette mise au grand jour de la puissance
symbolique de la division que celle-ci se trouve neutralisée dans son
déploiement réel. Là, en effet, où elle est laissée libre de se faire conflit effectif,
sa capacité instituante est occultée. Elle est recouverte, au niveau explicite de la
vie sociale, par l'irréductibilité des positions antagonistes au sein de la
communauté. C'est l'envers inconscient du conflit que l'attache sociale qu'il
noue entre parties contraires. Avec l'échange, tout au contraire, dans les
sociétés primitives, c'est la production symbolique inhérente à la confrontation
radicale des hommes qui est installée dans l'explicite, en même temps qu'est de
la sorte conjuré le passage de ce procès restaurant l'unité sociale par le jeu d'un
antagonisme effectif. Tout comme nous n'avons fait qu'apporter de premiers
éléments d'ordre général à propos de l'échange, nous nous bornons à poser un
premier jalon sur ce point de l'articulation entre mode symbolique et mode
réel du procès social. Nous aurons à y revenir pour constater que s'y livre l'une
des leçons les plus fécondes de la société sauvage.
Nous n'avons pas à nous étonner par conséquent d'avoir vu la fonction de
pouvoir spécifiée par rapport à la sphère de l'échange. Pouvoir et échange sous
leur forme primitive sont des institutions de même niveau, procédant chacune
à son fondement de l'une des divisions qui font qu'il y a société et s'engendrant
de la même neutralisation seconde de toute manifestation de la division dans la
société. Car telle est l'énigme des sociétés humaines que chaque type de société
advient et se constitue par une Décision quant à ce qui rend possible l'existence
du social en tant que tel. Toujours et toutes, elles s'enracinent dans la
contingence ineffaçable d'un acte par lequel elles prennent position quant à la
division sociale. Nous laisserons ici en suspens la question de la nécessité de ce
retournement « second » de la société sur la division où elle s'instaure par
rapport au fait primordial de la division, pour nous suffire de ce constat que
jamais dans une société la division ne se donne à l'état brut, en quelque sorte.
Toujours elle est reprise et réfléchie, et discernable seulement au travers de
l'intervention de la société à son égard26. Ainsi cette disposition qui empêche le
pouvoir de se détacher est-elle réflexion en acte de la division de la société d'avec
son dehors, d'avec ce lieu à distance d'elle d'où elle serait pleinement sue et
définie en connaissance de cause. L'extériorité virtuelle du social à son sens,
inhérente à son existence même, est reprise dans un accomplissement radical
posant en extériorité absolue à la société le principe de son sens et rendant de la
sorte en retour ce dehors extrême inaccessible aux agents sociaux. Nul, dès lors,
y compris le détenteur du pouvoir, ne peut plus prétendre participer de cette
extériorité pour édicter sa loi à la société. Le lieu du pouvoir est disjoint du lieu
du savoir sur la société dont il lui est pourtant consubstantiel d'ouvrir la
perspective et qu'il a originellement charge de pointer. Sans doute ne sauraient-
ils jamais se conjoindre tout à fait, puisque, comme nous le notions plus haut,
ce pouvoir qui se voudrait simultanément tout au-dehors de la société et en
position de savoir absolu vis-à-vis d'elle cesserait du même coup d'être pour
elle. Le pouvoir indique un dehors à la société, et il a vocation en cela à lui-
même se situer en extériorité à la société, mais il ne peut cependant continuer à
pointer ce dehors qu'en s'en démarquant pour le pointer au-delà de lui, c'est-à-
dire qu'en renonçant à faire de son extériorité à la société une extériorité totale.
C'est cet écart du pouvoir en tant que représentant d'avec ce qu'il a charge de
représenter qui est réfléchi pour être porté à son expression maximale dans un
partage rigoureux entre ce qui est de l'ordre de l'expérience sociale effective, où
le pouvoir se trouve inclus, et ce qui est de l'ordre du savoir censé comprendre
et justifier le corps des pratiques sociales.
Mais remarquons que cette opération qui reprend la division du pouvoir
pour réaliser absolument l'une de ses virtualités et absolument contenir son
déploiement effectif, est simultanément opération qui réfléchit la division
sociale intérieure, pour en détourner certes la virulence pratique, mais aussi
pour en effectuer d'autre part toute la puissance. Car suivant une figure plus
générale de ce paradoxe que nous relevions après Lévi-Strauss à propos du passé
mythique, conjoint au présent dans la mesure même où il en est disjoint —, la
scission radicale de la société d'avec le foyer de son sens entraîne en
contrepartie l'intime consubstantialité de la communauté à ce savoir censé la
comprendre. Dans la mesure même où l'expérience collective est absolument
disjointe de son principe d'explication, elle lui est d'autre part exactement
conjointe. D'autant plus se pense-t-elle dans le registre de l'autre, d'autant plus
s'affirme-t-elle en proximité étroite avec cet autre. Cet ordre différent d'elle qui
la justifie, elle ne peut que le refléter en tous points, que s'y conformer dans le
plus infime détail. Ces explications qui sont fournies de chaque chose, elles ne
peuvent être conçues que s'appliquant directement et massivement à leur objet,
sans médiation et sans nuances, et cela parce qu'elles font appel à des raisons
échappant entièrement à la prise de ceux qui les disent. Justifier au nom d'un
autre radical c'est rendre cet autre co-présent à ce qu'il est supposé fonder.
Du même mouvement ainsi par lequel l'organisation humaine déporte ses
origines et ses causes hors d'elle-même, elle se réunit toute à cela qui lui confère
sens et droit. Ou si l'on veut, la transcendance instaurée des raisons du monde
social par rapport à l'action des hommes ne va pas sans une immanence inverse
et complémentaire de la société à cet ordre qui la détermine en principe.
L'exploitation extrême de l'extériorité inhérente à la dimension de pouvoir va
de pair par conséquent avec l'accomplissement simultané de la relation
d'égalité du social avec son sens inscrite virtuellement dans la division-
confrontation des agents sociaux. Seulement, ce n'est pas en l'occurrence le
conflit qui ramène entre les parties antagonistes le sens problématique de leur
être-ensemble. Au contraire, la manière dont du dehors l'explication du fait
collectif vient coller littéralement à son objet ne peut qu'empêcher l'opposition
et le débat. Le recul et l'incertitude n'existent pas, en effet, qui permettraient
une mise en question de ces raisons toutes présentes aux faits qu'elles ont
charge de fonder. De même donc que l'extériorité introduite dans le champ
social par le point de vue du pouvoir est portée à son expression limite pour
être retournée contre le pouvoir, la consubstantialité du social à sa signification
liée à son altérité interne est réalisée dans sa forme extrême afin de conjurer
l'advenue de l'autre au sein de la société, entre les agents sociaux. Puissance ou
conflit, autre à la société ou autre dans la société, c'est un même acte
d'instauration qui en désamorce le possible, c'est un même système de sens qui
en prévient le surgissement.
C'est en outre la nature spécifique du procès continué par lequel une société
se réinstitue comme société que détermine ce parti central contre l'État. Car le
social n'est pas un fait brut, une réalité saisissable dans le positif. Il n'est jamais
simplement donné, tentions-nous de montrer, il se donne à lui-même et se
tenant de lui-même au travers d'une division d'origine qui ne se ramène jamais
elle-même à une division de fait. Il advient et se livre à lui-même, pourrions-
nous dire en d'autres termes, dans l'ordre symbolique. Non pas qu'il soit
davantage donné dans le symbolique. Mais qu'il s'y donne et qu'il ait à s'y
donner toujours de nouveau. En tant que le social est pour lui-même, il est, en
effet, voué à se restituer indéfiniment à lui-même. Il ne se garde pour lui-
même, il ne conserve sa dimension réfléchie que dans la mesure où il continue
sans trêve de s'instaurer. Il n'est pas : il se fait être. La loi qui soutient et
commande l'ordre humain comme tel est en permanence à restaurer, pourrions
encore autrement dire. C'est dans toute société l'axe majeur de la vie sociale
que ce procès qui confirme aux hommes leur appartenance à un même espace
et la cohésion de ce monde commun.
Il n'est que de lire à cet égard la Chronique des Indiens Guayaki pour
apprécier la place que peut tenir dans une société le travail de sa réaffirmation
comme société. Le contraste est poignant d'ailleurs entre le dénuement et le
désespoir de ces deux petits groupes de survivants acculés au renoncement, et le
souci omniprésent, l'effort continué de restauration de la dimension collective
et de l'ordre humain qui maintiennent entre ces derniers Guayaki une société
au sens le plus plein du terme. Dans les gestes les plus quotidiens, tels ceux
consacrés à l'entretien de la barbe et des cheveux, Clastres nous montre ainsi à
l'œuvre la volonté des indiens « d'affirmer et de préserver sans cesse leur
humanité par rapport au monde naturel, de veiller avec constance à ne pas se
laisser engloutir dans la sauvagerie de la nature, toujours à l'affût des humains
qu'elle tente d'absorber37 ». S'épiler soigneusement pour un Guayaki, ce n'est
pas seulement poursuivre une visée d'ordre esthétique ou hygiénique, c'est
signifier la distance de l'ordre de la culture à la nature, se faire l'agent d'une
confirmation de l'existence du social contre la menace de son annulation. De
même une subtile analyse révèle-t-elle le sens proprement sociologique d'un
usage alimentaire dont la portée paraît à première vue des plus minces :
l'exclusion du gibier des repas suivant la célébration d'un rituel et réunissant
pour la circonstance des familles alliées. Fait sens justement cette conjonction
entre nourriture seulement végétale — et donc pauvre aux yeux des Guayaki
— et conditions collectives de son absorption, par opposition à une «
nourriture riche, carnée, et familialement consommée ». « Appauvrie à se
réduire au végétal, commente Clastres, la nourriture alors consommée
s'enrichit cependant d'être destinée à nourrir moins le corps des participants
que la vie sociale du groupe en son entier. Souci constant des Indiens d'utiliser
l'événement de l'histoire individuelle comme moyen de restaurer l'unité
tribale, comme prétexte à re-susciter en chacun d'eux la certitude de constituer
une communauté38. » Encore est-ce « une éthique personnelle et une
philosophie de la société » qui se dissimulent, ajoute-il, dans ce lien instituant
de la frugalité et de la reconnaissance de l'être social des individus, « selon
lesquelles est proclamé que le destin des hommes dessine sa figure seulement
sur l'horizon du collectif et exige de chacun le renoncement à la solitude de son
soi, le sacrifice de la jouissance privée39 ». Le trait le plus discret de la coutume
rejoint par sa portée significative le temps fort par excellence de la vie sociale
qu'est la fête du miel, à l'occasion de laquelle se regroupe la tribu entière,
ordinairement dispersée en bandes par les tâches de la chasse et de la cueillette,
et où transparaît cette fois clairement la volonté de « reconstituer, ne fût-ce que
pour de brefs moments, la communauté comme un tout », et de « rappeler que
la véritable société, c'est la tribu et non la bande40 ». L'on n'épuise pas d'ailleurs
le sens de cet événement majeur de la vie tribale en se bornant à constater
l'effectivité du rassemblement des sous-groupes sociaux dont elle fournit
l'occasion. Elle n'est pas n'importe quelle fête, ou plutôt, elle n'est pas pour
rien fête du miel. On n'y consomme pas seulement le miel nouveau, on y joue
la ruche, en quelque sorte, et par ce biais ludique intervient encore une
signification instituante. Dans l'expression tô kybairu, qui désigne cette
célébration, il faut discerner l'implication d'une métaphore, nous dévoile
Clastres en analysant ses termes premiers. « Tô kybairu : un jeu tel que pour le
pratiquer les gens — hommes et femmes — rapprochent leurs têtes les unes
des autres, de sorte que leur ensemble offre le même dessin, et trouve la même
imité que les cellules qui composent dans la ruche en un tout lié les rayons chargés
de miel. La ruche : une métaphore de la société41. » Une métaphore, devons-
nous ajouter, qui joue un rôle dans la société, qui participe à quelque titre du
procès où se poursuit en permanence son institution en tant que société.
Nous pourrions multiplier les exemples : il n'est pas de détour que
n'emprunte cette opération obstinée qui revient confirmer aux hommes leur
inscription dans une communauté cohérente et la perduration du lien qui les
unit. Chacune des conduites collectives liées aux événements marquants de la
vie du groupe — naissance, mort, mariage, changement de statut dans le
groupe — révèle à l'analyse, outre sa visée spécifique, l'occasion saisie pour
contribuer à la réassurance de la collectivité comme telle.
Et d'autant plus ce fait nous frappe-t-il qu'il rompt avec notre perception
coutumière de la vie sociale. Rien, en effet, dans notre société qui paraisse
directement correspondre à ce souci omniprésent de restaurer la dimension
communautaire. Autant il est vivant et sensible dans une société sauvage,
autant il semble à première vue absent de notre expérience collective. Peut-être
ce constat primaire constitue-t-il d'ailleurs un point de départ des plus
pertinents pour l'interprétation du phénomène : la société primitive est
traversée par un procès manifeste d'institution du social comme tel, alors
qu'un tel procès n'apparaît pas dans notre société. Pour n'y être pas apparent,
cela dit, il n'y est pas moins à l'œuvre, au travers du procès de manifestation de
la division sociale. S'il n'est pas visible en lui-même, justement, c'est qu'il passe
par le déploiement pratique de l'expérience sociale. Ainsi le pouvoir joue-t-il
un rôle instituant en fonction de sa séparation même. Revendiquant de par sa
distance à la société un droit de regard sur l'ensemble de l'activité des
individus, prenant en charge les affaires concernant la totalité des agents
sociaux, se retournant contre la communauté pour y faire partout régner la Loi
dont il se proclame représentant, l'Etat contribue constamment à restituer
identité et cohésion au corps social. De même le conflit civil, en tant qu'il
rapporte les agents sociaux les uns aux autres au travers de leur lutte, en tant
qu'il implique qu'ils se reconnaissent comme membres de cette même société à
propos de laquelle ils se trouvent en radical désaccord, est-il en dépit des
apparences tout autre chose qu'un ferment de désagrégation : une voie par
laquelle les hommes se trouvent confirmés de ce qu'ils sont en société.
Non pas, on le voit sur ce dernier exemple, que pour passer par l'action
effective des individus, l'institution du social se ramène dans notre société à un
simple procès concret d'unification. Car la dimension de leur enracinement
dans un sol commun à laquelle les agents sociaux sont renvoyés au travers de
leur antagonisme ne relève pas à l'évidence du tangible. Elle est dimension
symbolique, comme l'est la dimension de cohérence introduite par le pouvoir
dans le champ social. L'État joue un rôle pratique considérable, son rôle
instituant est intrinsèquement lié à son rôle empirique, mais ne se réduit pas à
l'effet brut de ses tâches de maintien de l'ordre, d'organisation ou de gestion.
L'État n'est pas qu'un opérateur matériel de l'unification sociale. Il donne
corps au travers de ses opérations à la dimension symbolique de la société
comme ensemble. Il témoigne du possible d'une réunion de la collectivité par-
delà les différences et l'hétérogénéité des activités humaines. Reste que cette
dimension symbolique n'est produite qu'à l'horizon de sa confusion avec le
réel.
Il ne suffit pas de dire comme nous le faisions que le pouvoir institue la
dimension du collectif dans le symbolique au travers de ses tâches empiriques.
Car cette efficace symbolique c'est de la démesure du projet du pouvoir dans le
réel, précisément, et de l'épreuve qu'il fait de sa limite, qu'elle provient.
L'ambition du pouvoir séparé, c'est d'accomplir radicalement sa séparation, et
de se donner par là tout pouvoir sur la société, c'est de faire de la société son
pur avoir pour simultanément la faire pleinement être — en la prenant
totalement et concrètement en charge d'un côté, en se faisant matériellement
corps de la société, mais de l'autre côté au nom d'un savoir absolu de ce qu'elle
doit être qui la ferait advenir à son ultime incarnation. C'est une visée
inhérente au point de vue de pouvoir que d'amener de la sorte la société à l'état
d'institué dernier et de donner du même coup la consistance du positif au
social — d'abolir la nécessité future de sa tâche instituante, en d'autres termes,
en réalisant le social, en transmutant le symbolique en réel. Et c'est cette visée
imaginaire, consubstantielle à sa scission d'avec la société qui constitue le
ressort de sa puissance d'instituant symbolique. La restitution de la dimension
irréductiblement symbolique du social s'effectue depuis l'échec même auquel
est vouée cette entreprise de réalisation du social. Elle fait l'épreuve d'une
impossibilité en retour de laquelle est avéré ce symbolique d'abord méconnu et
dénié. Il y a mise en jeu de la différence du symbolique et du réel, et
production du symbolique à partir de l'impossibilité de sa confusion avec le
réel. C'est toujours de cet horizon d'un excès ultime qui le ferait instituant
total d'un institué dernier que le pouvoir tire la puissance symbolique de son
action, lors même qu'il se montre le plus dérisoire — la virtualité de cette
violence absolue restant dans tous les cas ressource inhérente à son
retranchement d'avec la société.
Le pouvoir, par conséquent, ne joue son rôle d'instituant qu'en en
méconnaissant la véritable nature, soit qu'il prétende à l'abolir dans une
inconcevable réalisation du social, soit encore qu'il ne se veuille que simple
exécutant d'une besogne concrètement définie. Il ne s'agit pas en l'occurrence
d'une méconnaissance accidentelle, mais d'une méconnaissance essentielle :
n'est-ce pas lorsque le pouvoir croit rejoindre et se rendre transparent le sens de
sa tâche qu'il se voue à l'égarement le plus radical ? Il est constitutif du procès
instituant de se trouver occulté dans la vie sociale.
Car aussi bien est-ce la contribution du conflit à la restauration de la
dimension collective comme telle qui échappe à ses acteurs, et qui ne peut que
leur échapper. Non seulement les parties antagonistes ne reconnaissent pas
dans leur affrontement une des articulations par lesquelles tient ensemble leur
société, mais encore est-ce au contraire à l'idée d'une nécessaire abolition du
conflit que celui-ci les renvoie, soit au nom d'une mythique réconciliation des
adversaires, soit au nom de l'instauration d'une société nouvelle dépassant les
contradictions de l'ancienne et se déployant à l'abri de toute déchirure. Dans
l'un et l'autre cas, la vérité quant au rôle du conflit est dérobée aux agents en
conflit. Il est consubstantiel au déploiement du conflit d'être méconnu dans
son efficacité propre au sein de la société. Dans une société divisée, ainsi, le
procès d'institution du social est essentiellement masqué dans ce qu'il faut
nommer l'idéologie.
S'éclaire en regard le trait majeur du même procès d'institution dans la
société qui s'ordonne de contenir la division sociale. En empêchant l'advenue
d'un pouvoir séparé et du conflit civil, la société primitive se garde du même
coup contre l'épreuve d'une possible confusion du symbolique et du réel. Elle
écarte cette tendance intrinsèque de la division de l'État et de la société, aussi
bien que de la division de classe à s'accomplir et à s'exposer comme division de
fait, et son corrélat, la visée d'une advenue du social à une positivité exclusive
de toute scission. C'est quant à elle expressément dans le symbolique qu'elle est
divisée, sans que puisse venir en question le caractère symbolique de cette
extériorité instaurée du principe de son ordre. Elle se déploie manifestement
dans le symbolique, pourrait-on dire, comme si sa décision instauratrice valait
reconnaissance de la nature du social. Et de même est-ce directement dans le
symbolique que s'y effectue l'institution du social. Elle est visée en tant que
telle, à la différence de notre société où elle est occultée et enfouie dans une
pratique méconnaissant sa portée, et d'autre part, elle se donne directement
dans l'ordre symbolique. C'est à l'évidence, en effet, du symbolique que relève
le rituel qui confirme le monde dans sa perduration ou le chasseur dans son
statut, ou encore qui confère statut d'humain à l'enfant nouveau-né, soulignant
par-là que l'existence du fait humain en tant que fait social ne va jamais de soi
et qu'elle est toujours à re-marquer comme telle. Il y a dans la société primitive
un explicite de l'institution du social. Tout se passe comme si s'y trouvaient
constamment réfléchies la menace d'une perte de substance du lien
communautaire et la nécessité de le rétablir dans sa force primitive. « Là gît le
secret, et le savoir qu'en ont les Indiens, écrit Clastres : l'excès, la démesure,
sans cesse tentent d'altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes,
c'est d'oeuvrer à empêcher cela, c'est de garantir la vie collective contre le
désordre42. »
Ainsi est-ce « dramatiquement » qu'une naissance est vécue. Elle n'est pas
simplement constatée en tant « qu'addition d'un individu supplémentaire à
telle ou telle famille », elle est rapportée au fait même de l'existence de la
société, elle est perçue en prise sur la possibilité pour la collectivité de se
maintenir comme telle, et réfléchie comme péril appelant conjuration. Elle est
« cause de déséquilibre entre le monde des hommes et l'univers des puissances
invisibles, subversion d'un ordre que le rituel doit s'attacher à rétablir43 ».
Démarche analogue à propos du mariage, chez les Guayaqui. La rencontre des
groupes entre lesquels s'effectue l'échange des femmes, à l'occasion de la grande
fête du miel, s'inaugure ainsi sous le signe de la guerre. Non pas qu'en dépit
des apprêts belliqueux on se destine réellement au combat, mais qu'on
reconnaisse par ces signes « l'opposition entre les hommes destinés à devenir des
beaux-frères », la nature sociale du mariage, autrement dit, en tant qu'il
concerne « non pas seulement l'homme et la femme qui vont s'épouser », mais
« deux groupes : celui des preneurs de femmes, celui des donneurs de femmes
». Chaque acte qui établit une relation matrimoniale est créateur d'une
inégalité momentanée entre les groupes, « il introduit de la différence, dit
remarquablement Clastres, et celle-ci peut fort bien conduire au différend : à la
violence, à la guerre ». C'est cette virtualité conflictuelle que recèle l'alliance
qui est justement réfléchie et détournée dans l'ostentation guerrière marquant la
rencontre des groupes. Détournée en même temps que reconnue : car on ne
fait que mimer la guerre, même si cette hostilité feinte, comme le précise
Clastres doit être prise au sérieux. Et à la démonstration belliqueuse succède un
rituel de réconciliation44. L'on feint ainsi la guerre pour prévenir la guerre et
marquer qu'on renonce à la guerre. Il ne s'agit pas d'un appel à la discipline des
individus pour qu'ils évitent par un effort sur eux-mêmes de faire preuve
d'hostilité les uns à l'égard des autres, mais d'un procès social qui fait place à la
démonstration d'hostilité réciproque pour signifier qu'il n'y aura pas violence
effective et remise en cause de la cohésion tribale. Tout se passe comme si au
travers du comportement rituel était explicitement pensée, affrontée et conjurée
la menace quant à l'ordre collectif née de la situation d'échange45. Tout se passe
comme si était mis en œuvre un savoir quant à la nécessité de prendre en
compte la vacillation toujours possible des repères symboliques conférant son
identité à l'espace social, et de réaffirmer l'existence du lien social.
N'est-ce pas d'ailleurs ce que suggère Clastres par l'accent insistant porté
tout au long de son livre sur ce terme de savoir, et qui lui fait par exemple
placer en sous-titre cette formule riche de sens : « Ce que savent les Aché,
chasseurs nomades du Paraguay ? » À maintes reprises il nous en assure, les
Guayaki savent, c'est d'un savoir que procèdent leurs actes et leurs paroles.
D'un savoir qu'ils partagent avec tous les Sauvages, comme l'atteste la référence
universelle, dans les cultures primitives, à l'origine, à un engendrement du
monde et des hommes toujours à rappeler et à confirmer ; comme l'atteste
encore le souci dont elles témoignent d'égale façon de maintenir ou de rétablir
la distance de la culture à la nature. Ce n'est pas un trait fortuit de la
superstructure des sociétés sauvages que cette invocation expresse de l'origine
ou que cette référence explicite à l'arrachement du social d'avec l'ordre naturel
auxquelles elles recourent. Au travers de ces thèmes significatifs, c'est le procès
continué de leur instauration en tant que sociétés que nous atteignons, le mode
de résolution du problème qui se pose à toute société de la restitution de
l'espace social à lui-même. Ce problème, elles le savent, justement, et
l'affrontent immédiatement dans leur retour rituel au temps de la création ou
de leur différenciation indéfiniment soulignée d'avec la nature. Elles
témoignent dans leur fonctionnement d'une prise directe sur la vérité de l'être
du social qui nous fonde à parler à leur propos d'un savoir s'incarnant dans la
pratique sociale.
Proposition qui, d'évidence, ne peut être avancée que pour être aussitôt
reprise et précisée tant elle fait problème et soulève de questions. Ne revient-
elle pas, en effet, contradictoirement d'ailleurs avec notre précédent propos, à
prêter aux sociétés primitives une transparence à leur sens de sociétés, à les
ériger en sociétés se sachant clairement comme sociétés, et sachant non moins
clairement ce qu'elles ont à faire pour se maintenir comme sociétés ?
Nullement, car la reconnaissance de ce qu'un savoir quant à l'institution du
social traverse et informe la pratique des Sauvages n'implique pas que leur soit
attribuée la maîtrise consciente de ce savoir. Loin justement qu'il leur soit
transparent, il leur est tout au contraire radicalement dérobé — dérobé dans le
temps même et dans la mesure même où il s'expose dans leur pratique. C'est
que ce savoir est savoir incamé, savoir matérialisé dans le rituel, et par là, savoir
se soustrayant à toute élucidation dans le mouvement même de sa
manifestation. Il nous apparaît dans sa portée et nous est restitué dans son
contenu par l'opération de l'ethnologue qui déplie la signification là où il ne
rencontre qu'une concrétion signifiante, qu'un « texte si concentré qu'il se
réduit à un geste46 ». Non pas qu'il soit simplement savoir agi, savoir muet,
savoir retranché du registre du verbe. Car métaphorisé dans le mythe, le savoir
se dérobe tout autant à celui qui dit le mythe que le savoir ramassé dans le
geste à celui qui s'en fait l'agent, et Clastres peut ainsi postuler de façon
significative une réversibilité du geste et du discours en donnant comme
propositions équivalentes que « l'articulation du récit mythique organise les
phases du rituel, ou qu'inversement le développement du rite fournisse au récit
sa syntaxe47 ». Si la pensée des Sauvages est « pensée inconsciente de soi en ce
que seuls les gestes la disent48 », elle est inconsciente encore lorsque pourtant
elle s'énonce au travers d'une parole — silencieuse en tant que pensée dans le
langage qui la porte.
Aussi ne suffit-il pas de relever que d'une certaine manière les sociétés
primitives savent le procès d'institution qui les traverse ; doit en outre être
apportée cette précision capitale qu'elles ne se savent pas sachant, en quelque
sorte, ou qu'elles ne savent pas ce qu 'elles savent. Ce savoir qui les habite se
déploie dans une irréflexion essentielle. Il les hante sans qu'elles puissent le
rejoindre, uni qu'il demeure aux indications du geste et aux figures d'un
discours où il passe en se celant.
Ainsi cette tâche instituante qui s'expose comme sue dans la société
primitive ne s'y livre-t-elle d'autre part que sous le signe du non-savoir. Objet
explicite de la pratique sociale d'un côté, elle constitue néanmoins de l'autre
côté l'inexplicitable par excellence dans la société. Réfléchie dans sa nécessité au
sein de l'expérience collective, il lui est consubstantiel pourtant de ne pas se
réfléchir. Nous pouvons légitimement soupçonner l'existence d'une
articulation entre ces deux versants, et le soupçon se renforce pour peu que l'on
place en parallèle la situation qui prévaut dans notre propre société. Car si d'un
côté le procès d'institution du social relève dans notre société de l'inconscient
social — au sens où Clastres dit la pensée des Guayaki inconsciente d'elle-
même —, s'il n'apparaît pas en tant que tel, et si davantage, comme nous nous
efforcions de le montrer, son occultation est inséparable de son effectuation, de
l'autre côté, ce procès y constitue l'objet possible de la théorie. Il peut y être
visé et réfléchi dans un savoir. Il peut également être visé depuis notre société
dans une autre société, et élucidé ou explicité lorsqu'il se donne comme dans la
société primitive à l'état de pratique immédiatement signifiante et cependant
fermée à son sens. N'est-on pas porté à penser en conséquence que
l'impensable de l'institution du social dans la société sauvage est
intrinsèquement lié à son statut explicite, comme à l'inverse la possibilité d'en
viser l'élucidation par un travail de connaissance est liée dans notre société à
son recouvrement dans l'expérience collective ? Encore faut-il restituer toute sa
portée à cette interrogation en rappelant que la question de l'institution du
social est inséparable de la question de l'être du social, et que c'est donc de la
possibilité d'une pensée de l'être du social, du rapport d'une société à la pensée
de ce qu'elle est qu'il s'agit ici. Seraient ainsi corrélatifs dans la société primitive
la prise directe de la pratique sociale sur la vérité de l'être du social et
l'irréflexion constitutive de cette pratique, comme dans notre société
l'occultation de la vérité et la visée ouverte de la vérité dans la théorie.
Dans l'un et l'autre cas, on le voit, c'est l'impossibilité d'une transparence de
la société à son sens et à sa vérité de société qui est en jeu. Si la société
primitive est conjointe pour une part en effet à la vérité de l'être-social par
l'incarnation d'un savoir dans sa pratique, elle en est d'autre part radicalement
disjointe par l'inconscience essentielle de ce savoir. Et si dans notre société il y a
pensée possible de l'être-social, et travail d'élucidation en vue de sa vérité, c'est
depuis le lieu séparé de la théorie, à distance de la pratique sociale effective, et
contre les représentations sociales accréditées. Toutefois, devons-nous ajouter, ce
savoir séparé n'advient que dans la mesure où lui est ménagé l'horizon de son
ultime conciliation avec la pratique sociale. Il n'est rendu possible que par la
perspective de l'advenue du sujet-objet social achevé, qui simultanément se
saurait absolument et serait concrètement savoir. Aussi bien d'ailleurs est-ce
l'idéologie qui s'engendre de cette perspective, soit que dans une version que
l'on pourrait nommer « subjectiviste » elle adhère purement et simplement au
mythe d'une conscience sociale intégralement réalisée, soit que dans une
version « objectiviste », elle cède à la fantasmagorie d'une société délivrée de la
représentation et enfin ramenée à la réalité nue des choses. Et si dès lors c'est la
voie obligée de la réflexion que de passer par la critique de l'idéologie, que de
dévoiler le mirage de cet achèvement réflexif du social dont elle se nourrit, il
n'en reste pas moins que c'est la figure de cette réunion dernière à soi dans le
savoir de soi qui assure son fondement à toute pensée du social. La source de
l'illusion est aussi support d'une visée de vérité. S'il y a savoir sur la société,
c'est par la vocation imaginaire à se savoir que s'assigne la société. Et si le savoir
est retourné à son inéluctable séparation, à sa distance à la pratique sociale,
c'est depuis l'épreuve de sa virtuelle et impossible jonction avec l'expérience
effective, dans la mise en jeu de son inconcevable résorption au sein de son
objet.
Si, en termes plus nets, il y a dans notre société réflexion possible quant à
l'être de la société et quant au procès de sa restitution, c'est que le parti
fondamental de laisser-être la division sociale en fonction duquel elle s'ordonne
est parti qui revient à rapporter toute la vie sociale à la perspective, de
l'advenue du sujet social ou plutôt du social comme sujet — sujet que
produirait précisément l'abolition de la division sociale et sujet voué dans cette
mesure à demeurer virtuel. Par sa Décision centrale, la société divisée est
société déterminée à ne se penser que par rapport à son être-sujet — fût-ce
contre son être-sujet — et société qui s'expose aux effets d'un travail interne
pour la faire accoucher de sa pleine puissance de sujet. La Décision quant à la
division est Décision quant à l'être virtuel de sujet du social — quant à la
dimension réfléchie qui fonde l'existence d'une Décision sociale. Le social,
disions-nous, se rapporte à lui-même, s'apparaît au travers de sa division. En
même temps ainsi que l'horizon lui est assigné d'un advenir à soi comme sujet
(dans un rapport transparent à soi), il en est écarté par cela même qui lui
permet de se rapporter à soi (sa division). Cela même qui lui confère puissance
sur soi lui barre la possibilité de se pourvoir d'une puissance totale et
consciente sur lui-même. Il doit sa dimension réfléchie à cela qui lui interdit de
purement se réfléchir. Aussi toute disposition prise à l'égard de la division
équivaut-elle à une disposition engageant la société envers la réflexivité
introduite dans la société par la division. Et si notre société en tant que vouée à
la division vit de se promettre son advenue à la réflexion totale de soi et sa
réalisation comme sujet, la société primitive par contre s'ordonne d'exclure tout
sujet virtuel du social, et tout horizon du social comme sujet. Langage que l'on
peut très directement rapporter à celui que nous avons jusqu'alors utilisé.
Qu'est-ce qui est en jeu, en effet, dans la disposition empêchant la sécession de
l'Etat, sinon le refus de laisser se ségréger une instance prétendant à s'ériger en
sujet du social, en sujet pour la société et à sa place, et se voulant
contradictoirement l'agent d'une advenue du social comme sujet—vouloir
rejoignant d'ailleurs le projet issu des luttes civiles d'une communauté parlant
d'une seule voix et clairement consciente de ses volontés ? En se posant contre
l'État, contre l'antagonisme des hommes, la société primitive se pose contre
l'être virtuel de sujet du social.
Elle se pense sans doute en définissant son ordre, mais elle se pense en
excluant de se penser pensant, pourrait-on dire dans une formule quelque peu
barbare ; elle se pense pensée, et se refusant à se reconnaître comme lieu et
agent du penser qui la détermine. Elle s'instaure, en termes plus lourds encore
d'implications s'ils sont plus clairs, dans l'exclusion de la conscience de soi. Elle
n'est pas le premier moment d'un processus devant conduire à son terme à la
conscience de soi la société humaine, et au sein duquel on observerait à la fois
une tendance au dégagement d'une conscience et une limite à cette tendance
imposée par les « conditions objectives ». Elle se détermine dans l'inconscience
de soi. Pas de défaut de conscience : une anti-conscience, en quelque sorte.
Ainsi le procès d'institution du social est-il de la même manière pensé sans
avoir pour autant à se penser. Il est su sans pour autant se savoir, et en se
disjoignant dans son effectuation même du savoir de soi. Nul ne le sait en se
sachant savoir, et tous le savent également, sans savoir ce qu'ils savent. C'est un
procès sans agent spécifique, même si le détail du rituel précise pour chaque
circonstance l'identité des acteurs. Il ne leur en confère pas pour cela le statut
d'agents exclusifs et seuls légitimes. La tâche d'institution demeure tâche
essentiellement anonyme, traversant les gestes des individus qui s'en chargent
sans jamais se souder à leur particularité. Comme reste anonyme le discours
mythique par-delà la particularité de ceux qui se font ici et maintenant ses
supports parlants et du même coup les agents de sa création, la parole d'un se
gardant indivise de celle latente des autres et s'entendant comme fait de tous.
C'est aussi le parti de l'égalité que celui qui installe l'irréflexion de soi au cœur
de la vie sociale.
L'on saisit mieux en regard la portée de ces novations qui détruisent l'ordre
primitif et amènent avec elles l'État : la captation en particulier de la tâche
d'institution du social par un agent spécialisé dans le cadre de ce que l'on a
coutume de nommer la royauté magique. Sans doute cette dévolution à la
figure d'un roi de la charge de maintenir et de rétablir l'ordre du monde
constitue-t-elle une de ces fractures décisives où doit être repérée l'origine de
l'État. Le cadre primitif demeure presque intact à beaucoup d'égards, mais
pourtant ébranlé en un point crucial, comme l'ébranlé le surgissement dans la
communauté d'un discours prophétique du type de celui que Pierre et Hélène
Clastres étudient chez les Tupi-Guarani49. Parole prophétique : parole qui
s'avance en rupture avec la parole établie, et sur l'essentiel — les fins dernières
et la misère de l'ici-bas. Parole inspirée d'un individu à distance de la parole
commune à tous les autres, et parole cependant pour les autres. Parole enfin
qui prétend se savoir dans ce qui la cause et la nécessite, et que dans tous les cas
celui qui la profère se doit de fonder dans son originalité. L'on comprend que
Clastres nous dise y voir un levier privilégié de la transformation en cours —
interrompue, comme on sait, par le choc de la Conquête — de la société
Guarani, dont tout fait supposer qu'elle la conduisait vers l'État. Le discours
des prophètes est, en effet, négateur de l'égalité anonyme du discours social
primitif, et au travers d'elle de l'exclusion de tout sujet du discours social dont
elle procède. Il en recèle la virtuelle subversion, tout comme l'avènement d'un
Roi qui pourtant peut ne pas se donner d'emblée comme sujet du social, mais
seulement comme agent de l'institution du social, et dont la charge restera
essentiellement symbolique. Tout coup porté à l'anonymat du procès social est
voie frayée à l'avènement du sujet social scellant cette fois catégoriquement la
rupture avec l'ordre primitif et consacrant l'existence d'une division sociale
encore incertaine peut-être en la personne d'un Roi doué surtout de puissance
symbolique, mais affirmé avec le retranchement d'un Despote appuyant sa
toute-puissance sur la violence. Dès lors, du Roi divin au Dieu souverain,
unique sujet de toutes choses et tout-sujet, le chemin est ouvert qui conduit
jusqu'à nous, jusqu'à la société quasi-sujet d'elle-même et en proie aux affres de
son avènement imaginaire comme Absolu-Sujet. Disparaît avec cette dernière,
mais seulement avec cette dernière, toute espèce de référence à un Autre que la
société pour la définition de son ordre, la société désormais s'expliquant à
partir d'elle-même et en vue d'elle-même.
La société primitive, de ce point de vue, ne nous est pas si lointaine. Car ce
n'est qu'à date récente qu'a cessé de s'imposer aux hommes le recours à un
garant extérieur de l'intelligibilité et de la cohésion de leur monde. Et des
sociétés profondément différentes des sociétés primitives, des sociétés à État —
toutes les sociétés à État avant la nôtre — ont pu néanmoins s'ordonner en
fonction d'un déport fondamental à distance d'elles-mêmes du lieu d'où elles
se pensent et se pensent être pensées les apparentant sur un point essentiel avec
les sociétés primitives et les plaçant à quelque titre en continuité avec elles.
Certes il est une irréductible originalité de la forme qu'affecte dans la société
primitive cette réfraction de soi dans l'autre, et qui tient à la constitution
spécifique de cet autre à partir d'une exclusion de ce qu'il puisse être Autre-
Sujet. Mais il faut aussi constater que par-delà la rupture cruciale marquée par
la naissance de l'État s'est maintenu ce mode de conception de soi des sociétés
en dépendance d'un Autre, comme si cette structure de représentation
possédait une solidité propre capable de la faire durer après même qu'elle soit
avérée échouer dans son rôle premier de bloquer l'émergence d'un pouvoir
séparé. Comme si l'ancienne et longue lutte contre l'État se poursuivait au
travers d'elle une fois même l'État advenu en une persévération désespérée.
Rien désormais pour contenir l'affirmation totale de l'État lorsque la source de
toute légitimité et le foyer de l'invention sociale viennent à être reconnus dans
leur immanence à la société : énonciateur par excellence de la Loi et agent
éminent du projet historique, le pouvoir se voit du même coup ouvrir la voie
de son accomplissement ultime dans la toute-puissance que scellerait
l'appropriation de la Loi et la concentration en soi de l'agir collectif. Alors que
tout autant que subsiste l'affirmation d'une dépendance du fait humain dans
son organisation envers un ailleurs le pouvoir reste irréductiblement écarté de
la toute-puissance : il peut bien se présenter ici comme lieu unique de la
puissance, il est autre part une autre puissance, dont la sienne procède ou
même participe sans jamais qu'elles puissent se conjoindre tout à fait, et qui le
tient à distance toujours de l'absolue souveraineté.
Deux types de sociétés, dit Clastres : celles qui comportent un État, celles
qui n'en comportent pas. Mais outre le partage que permet d'établir ce critère
crucial, ne convient-il pas d'autre part de tenir également pour déterminant le
partage entre la société qui s'explique à partir d'elle-même et se pense en elle-
même, et les sociétés qui la précèdent, toutes solidaires en un sens par leur mise
à distance du lieu à partir duquel elles se comprennent ? De telle sorte que,
pour sacrifier un instant à la périlleuse tentation classificatoire, c'est plutôt la
distinction de trois grands types de sociétés qui nous semble s'imposer en
fonction de ces deux ruptures fondamentales affectant l'instance de pouvoir et
l'instance de la représentation sociale. La société primitive, donc, en premier
lieu, société qui vise essentiellement à exclure que les rapports sociaux en son
sein s'ordonnent à partir d'une division — qu'elle soit celle séparant les
gouvernants des exécutants ou celle dressant l'une contre l'autre des moitiés en
conflit —, et qui y parvient en se divisant radicalement d'avec le principe de
son ordre. Ces sociétés en second lieu dites communément « despotiques » et
qui pour s'ordonner en fonction d'une division, qui pour connaître le pouvoir
séparé et la domination d'une partie de la société sur l'autre, n'en continuent
pas moins à se représenter leur organisation comme procédant d'un fondement
transcendant. Sociétés certes divisées, faut-il remarquer, mais où la division
sociale comme telle est radicalement dissimulée. Car c'est un effet direct et
nécessaire de cette démarche référant l'ordre social à un principe extrinsèque
que d'occulter la division sociale en tant que rapportant la société à elle-même.
La division est alors impensable dans la mesure où le rapport de la société à elle-
même est impensable — la société n'étant pensable que par rapport à autre
chose qu'elle-même. Ainsi la relation du despote à ses sujets est-elle
inconcevable sous l'aspect d'une opposition interne à la société, tout comme la
relation des groupes sociaux entre eux, même si la lutte sociale, diffuse ou
ouverte, la manifeste concrètement. Encore n'est-ce pas simplement que la
réalité de la division est transposée dans la sphère de la représentation de telle
sorte qu'elle ne soit pas pensable dans sa vérité. La division est aussi recouverte
dans le réel par l'engendrement de formes d'organisation sociale — castes ou
ordres, par exemple — à partir de cette sphère de la représentation sociale qui,
structurellement, ne peut qu'exclure toute représentation de la division.
Dans la société despotique comme dans la société primitive, la
représentation sociale continue d'informer directement l'organisation de la
société et les rapports sociaux. Elle n'est pas seulement représentation et
masque du réel, elle est aussi représentation qui se transcrit dans le réel et
masque le réel en produisant du réel50. Le discours social, en d'autres termes,
ne se limite pas en l'occurrence à s'appliquer à son objet, à se faire discours sur
la société : il fait en un sens de la société51, il la rejoint et la crée pour une part
— et pour une part seulement — dans sa configuration réelle, la part réelle de
sa configuration qui dissimule l'autre aspect de sa réalité. Société divisée, la
société despotique est société dont l'impensable majeur est la division sociale,
et davantage, société où s'incarne en institutions l'opération de recouvrement
de la division.
Société non moins divisée, notre société par contre est en dernier lieu cette
société que caractérisent à la fois la libre manifestation de la division sociale et
l'absence, pour la justification de la manière dont s'articule l'espace social, de
tout recours à un fondement étranger en son principe au champ humain. Vont
d'ailleurs rigoureusement de pair ce jeu propre de la division au sein de la
société et cette immanence au champ social du lieu du discours qui prétend le
fonder en raison. C'est dans la mesure où la division se déploie effectivement
comme telle dans la société qu'elle ramène la représentation de la société au
plan exclusif du social. Introduisant l'antagonisme ouvert dans la collectivité,
plaçant la vie sociale sous le signe de l'opposition interne, jouant
manifestement en un mot son rôle de rapporter à elle-même la société, de la
tenir ensemble au travers de son déchirement, elle fait entrevoir la dimension
du social en soi, ou plutôt ne permet de penser la société que tout en elle-
même — jusqu'à ouvrir la perspective d'une ultime résorption de la
représentation sociale dans le social, d'une coïncidence dernière de la société à
soi dans le savoir de soi qui en ferait l'Absolu-Sujet. À l'inverse, il est vrai, on
pourrait très légitimement dire que l'abandon de la référence à un pôle
transcendant d'intelligibilité est nécessaire pour que puisse venir à se déployer
librement la division sociale. Virtualité circulaire qui doit nous mettre en garde
contre l'assimilation hâtive de l'un ou l'autre des termes au statut de cause
déterminante et de nature à nous rappeler que c'est à un autre niveau encore
qu'est susceptible d'être élucidé le procès d'advenue d'une forme nouvelle de
société — ce niveau énigmatique que nous pointons comme celui de la
Décision de société.
Une possible équivoque d'autre part est à dissiper qui se grefferait sur
l'expression de « libre manifestation de la division sociale ». Nous n'entendons
nullement par là suggérer que l'opposition du Prince à ses sujets et
l'antagonisme des classes relèvent dans notre société de l'ordre du fait évident
et reconnu par tous. Il faut tenir au contraire pour pièce intégrante du
dispositif social le fait de l'occultation de la division sociale. Certes le Prince se
présente comme l'agent de la volonté générale, comme l'émanation du peuple,
comme celui qui quelque part se confond avec le vœu collectif. Et bien
entendu le discours de la classe dominante est tout entier pour dénier
l'existence d'un irréductible conflit au cœur de la société et pour prêcher la
réconciliation de la communauté. Reste que ce corps de représentations
destinées à masquer la déchirure sociale est d'une nature radicalement
différente de l'ordre imaginaire recouvrant le fait de la division sociale «
despotique ». L'idéologie, en effet, car c'est ici le concept précis et propre qu'il
s'agit de mettre en place, occulte la division, mais s'engendre de la division
même, la présuppose au plus profond et enfin y reconduit. Ainsi est-ce du
conflit de classe lui-même que naît la dénégation du conflit. C'est le conflit en
tant que conflit qui suscite sa propre méconnaissance. Engagé dans le conflit, y
rencontrant son autre, l'agent social y trouve l'occasion de se dissimuler à lui-
même la réalité du conflit en accomplissant dans l'imaginaire sa virtualité
extrême : en « supprimant » son autre, en s'aveuglant à l'existence de l'autre.
Mais le discours qui dénie de la sorte le conflit non seulement le présuppose,
mais encore y ramène. On affirme contre l'autre qu'il n'y a pas de conflit.
L'autre n'est aboli dans l'imaginaire que pour être retrouvé comme
interlocuteur réel.
L'idéologie en ce sens réengendre en un procès infini cela même qu'elle a
vocation de dissimuler. Elle laisse dans tous les cas exposée dans le champ social
la dimension dont elle est dénégatrice. Elle est discours comportant en lui-
même le principe de son écart à son objet, de telle sorte que celui qui le tient le
« sait » discours sur un objet, discours s'appliquant à un objet. Alors que le
discours qui dans la société « despotique » porte la justification de l'ordre social
est lui par contre discours placé sous le signe de l'adéquation immédiate à son
objet. Discours tout aussi imaginaire que le discours idéologique, il ne se
donne pas lui comme discours sur le réel mais comme discours du réel —
discours qui ne renvoie pas de l'intérieur à son statut de discours, et donc à sa
différence d'avec ce sur quoi il est discours, et donc à une distance du sujet
discourant à son propre discours. Il ne comporte pas ce creux interne qui
permet aux agents sociaux dans notre société de se déprendre de l'idéologie et
d'en entreprendre la critique. Pas davantage ne laisse-t-il subsister à sa jointure
la manifestation de la division qu'il a charge de recouvrir. Aussi ne saurait-on
purement et simplement ni d'un côté opposer la manifestation de la division
dans notre société à son recouvrement radical dans les sociétés qui la précèdent,
ni de l'autre côté, au nom du constat que partout opère une puissance
d'occultation, confondre les modalités des représentations sociales qui, ici et là,
contribuent à la dissimulation de la vérité quant à la division sociale. Il y a dans
notre société manifestation de la division. Il y a dans notre société occultation de
la division52. Et dans une articulation telle qu'il y ait aussi pensée possible de la
division, visée de vérité quant à la division et dénonciation possible de l'occultation
de la division. Impitoyable fait dont il est trop commode de se détourner, c'est
au mensonge institué de l'idéologie que nous devons notre volonté de vérité.
L'INSTITUTION DU PENSER
1 Pierre Clastres : Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1972 ; La Société contre l'État, Paris,
Minuit, 1974; Le Grand Parier, Paris, Seuil, 1974.
2 Contre l'emploi au terme Sauvage l'on pourrait arguer de son caractère peu « scientifique » et de sa
trop lourde charge historique. Mais ce sont précisément cet héritage attaché au vocable et le caractère
provocant qu'il confère à sa reprise qui nous semblent rendre celle-ci opportune. Car c'est bien ce sur
quoi la notion de « sauvage » dans sa vigueur première braque l'attention qu'il s'agit de penser : le défaut
des traits définissant l'état de « civilisation ». En retournant totalement la perspective de manière à faire
apparaître le système de civilisation qui soutient cette sauvagerie. Par l'impossibilité même de l'entendre
dans son acception d'origine, le terme nous paraît particulièrement apte à signifier la nécessité de ce
retournement. Primitif a pour lui l'exactitude, puisque de fait cette forme d'organisation sociale que nous
examinons s'avère partout à la surface du globe la forme première de société « vivante » à laquelle on
puisse chronologiquement remonter. Encore, faut-il souligner afin de dissiper toute équivoque qu'on ne
peut continuer après la démonstration de Clastres à désigner comme primitifs l'ensemble des « peuples
sans écriture ». Car il est des sociétés dépourvues d'écriture qui n'en sont pas moins des sociétés à État (ce
décalage faisant d'ailleurs éminemment problème). Précisons donc que la qualification de « primitives »
nous paraît devoir être réservée aux sociétés dépourvues certes d'écriture, mais surtout d'État (les plus «
archaïques » incontestablement, du reste, du point de vue de la chronologie). Là où il y a État, ressort-il
une fois mis en évidence le travail par lequel les sociétés véritablement primitives se prémunissent contre
l'émergence de l'État, il y a eu rupture fondamentale et rupture génératrice d'un monde social
essentiellement nouveau par rapport à la forme de société qui précède, même si l'écriture n'est pas venue
avec. Impossible de les confondre dans l'unité toute formelle d'une même catégorie.
3 La Société contre l'État, p. 175. Nous suivons pour faire bref la description de Clastres dans ses grands
traits sans entrer dans le détail des cas ethnographiques. L'on pourra sur ce point se reporter à un
remarquable article de synthèse de Lowie, dont les conclusions au niveau empirique concordent
globalement avec celles de Clastres : « Some aspects of political organization among the american
Aborigines », Journal of the Royal Anthropological Institute, 78, n° 1-2, 1948, repris dans Cohen et
Middleton (éd.), Comparative political Systems, Natural History Press, N.Y., 1963. Axé principalement sur
les faits de l'Amérique du Nord, fourmillant d'exemples et de références, il apporte un complément des
plus convaincants aux analyses de Clastres, centrées essentiellement sur les sociétés du sud du continent.
4 La Société contre l'État, p. 27. Selon Lowie, en outre, «undisputed supremacy for a restricted period
was also granted during religious festivals. When a Hopi ceremony is in process... "the chief of it is chief
of the village and ail the people". Similarly, the priest who directed a Crow Sun Dance was not merely the
master of cérémonies, but the temporary ruler of the tribe, superseding the camp chief. » Comparative
political Systems, op. cit., p. 79. Autre phénomène institutionnel typique, et posant un problème analogue,
celui des «polices» attestées notamment chez les Indiens des Plaines, et dont les pouvoirs pouvaient être
considérables à l'occasion, en particulier lors des moments déterminants de la vie économique du groupe.
En fait, montre sans équivoque Lowie, «though the Plain Indians developped coercive agencies, the
dispersai of authority and the seasonal disintegration of the tribes precluded a permanent State of modem
type » (op. cit., p. 83). De même enfin prévient-il la confusion qui pourrait nous faire assimiler, en
fonction de nos propres repères sociaux, les stratifications sociales observables chez les Indiens de la côte
de Colombie Britannique à des hiérarchies politiques. «What (these societies) emphazize is social
eminence, not political, power», écrit-il (p. 72). La remarque vaut rigoureusement au sud du continent
pour les sociétés également stratifiées du Chaco, comme Clastres nous en promet la démonstration dans
son ouvrage en préparation sur les systèmes politiques d'Amérique du Sud.
5 Chronique des Indiens Guayaki, p. 104-106.
6 La Société contre l'Etat, p. 135.
7 Ibid.
8 Ce privilège matrimonial des chefs s'explique très simplement il est vrai d'un point de vue
fonctionnel : il est le moyen majeur qui leur permet de satisfaire à leur obligation de générosité. Us ont
besoin du travail de leurs femmes pour pouvoir donner en suffisance et se montrer ainsi à la hauteur de
leur fonction. Pratiquement donc ce droit à un nombre supplémentaire de femmes est subordonné au
devoir et à la dette du chef envers ses « sujets ». Cette subordination en épuise-t-elle pour autant le sens?
L'explication que nous avançons, évidemment fort aventurée, présuppose le contraire en se fondant
uniquement sur une convergence probable des effets suscités par ces différents « droits et devoirs »
attachés à la chefferie.
9 La Société contre l'État, p. 20-21.
10 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 313.
11 La Pensée sauvage, p. 312-313. C'est nous qui soulignons.
12 Ibid, p. 313.
13 La Pensée sauvage, p. 309.
14 Ibid., p. 308.
15 Ibid., p. 169.
16 Entrons toutefois dans la discussion d'un point précis. L'on pourrait, en effet, très justement nous
opposer que nous ne tenons pas compte du mouvement symétrique et inverse qu'accomplit la pensée
sauvage et qui la porte à faire de cet Autre un Même, en prêtant en particulier aux êtres de nature des
attributs subjectifs (conscience et volonté), et sommairement parlant, une qualité anthropomorphique.
Mais, faut-il en fait remarquer, c'est dans la logique même de cette démarche attachant l'ordre de la
culture à l'ordre de la nature pour en nier la provenance humaine que de déboucher sur une
«humanisation» de la nature, en quelque sorte. La pensée sauvage ne procède pas en déterminant d'abord
une série culturelle puis une série naturelle pour les accorder ensuite : ce qui serait en premier lieu
reconnaître l'autonomie de la série culturelle et en second lieu procéder à une comparaison et non à un
assujettissement. Or ce dont il s'agit c'est de nier précisément la spécificité instituée de l'ordre humain, et
donc aussi de nier l'hétérogénéité de l'ordre naturel par rapport à lui. C'est la radicalité de cet
assujettissement du fait humain social à son Autre sous forme d'ordre de la nature qui conduit à faire de
cet Autre aussi un Même — il faut qu'il soit Même pour être vraiment l'Autre. L'on retrouve le statut
paradoxal de l'origine mythique pointé par Lévi-Strauss : elle est à la fois radicalement disjointe et
radicalement conjointe au présent. En termes triviaux cette assimilation des êtres de nature à des
anthropomorphes doués de conscience et de pouvoir ne signifie nullement leur identification ou leur
confusion avec les humains, mais tout le contraire. Ils ont quelque chose en commun avec les hommes
pour être vraiment leurs Autres, pour être pleinement êtres de nature.
17 La formule vient évidemment avec son allusion à Marx au-devant de l'objection que ce
développement ne peut manquer de susciter. Car il est parfaitement exact en un sens que dans notre
propre société les acteurs sociaux n'appréhendent pas davantage avec lesdits «sens sobres» la réalité de
l'organisation collective, et que l'ensemble des représentations dominantes continue d'avoir pour fonction
l'occultation des conditions effectives de la pratique sociale. Mais l'idéologie, si elle masque le vrai dans les
justifications qu'elle donne de l'ordre établi, n'en repose pas moins d'autre part sur une reconnaissance
fondamentale de ce que rejette a priori la pensée sauvage : c'est dans la société même qu'il faut chercher
les explications et les justifications de l'ordre social. Au travers de l'idéologie, la société se ment sans doute
à elle-même, mais elle s'explique à partir d'elle-même et en fonction d'elle-même, alors que tout discours
religieux, pour parler de manière très générale, renvoie ailleurs les raisons qui font la société comme elle
est. Ce que sanctifie l'idéologie, tout en en voilant les véritables tenants et aboutissants — l'initiative
humaine dans un cadre social se suffisant à lui-même —, c'est précisément ce que les systèmes de
représentations collectives prévalents dans les sociétés primitives ont pour fonction d'exclure. Aussi l'usage
du terme d'idéologie pour désigner dans toute société l'ensemble des discours qui légitiment et justifient
son ordre nous paraît-il non seulement inadéquat, mais de nature à masquer l'essentiel : la différence
entre des sociétés qui s'instituent en reportant hors d'elles-mêmes le principe de leur ordre, et la société,
la nôtre, qui s'incorpore en quelque sorte ses raisons tout en se les dissimulant.
18 Le projet totalitaire, c'est la production d'une société non pas seulement affranchie de ces
références, mais s'ordonnant de les exclure : société capable tout à la fois de se couper radicalement de ce
qui la précède, de ne pas renvoyer en direction d'un Ailleurs (fût-ce sous forme d'une société alternative),
de se tenir toute en elle-même sans avoir rien d'autre à considérer, tout étant au sein de la société pour la
société.
19 Remarquons que le cas des prophètes Tupi-Guarani, pointé par Clastres comme exemple possible,
encore que problématique, d'un processus d'émergence de l'Etat n'est pas sans recouper cette analyse. Les
prophètes ne visent nullement à l'établissement d'un pouvoir séparé. Tout semble indiquer à l'opposé que
la source de leur attitude (et la raison du succès de leur prédication) est dans un refus réactif de l'emprise
croissante des chefs au sein de la vie sociale. Néanmoins, procédant en un sens de la fidélité de la société
primitive à elle-même, le prophétisme Tupi-Guarani est peut-être par un autre côté, soupçonne Clastres,
l'amorce la plus puissante de sa négation dans l'apparition de l'État (cf. La Société contre l'État, p. 181-
186). Le prophète ne revendique-t-il pas, pour reprendre les éléments de la problématique ici esquissée,
un rapport privilégié, le distinguant entre tous, à l'ordre surnaturel? Le fondement de son discours, c'est
qu'il est dans le secret des dieux — dont il se déclare procéder en personne, au demeurant : son père n'est
pas homme, mais dieu. Et que dit-il en outre qui subvertit complètement la célébration de l'œuvre des
ancêtres et de la tradition constituant le thème ordinaire des harangues des chefs : cessez de cultiver la
terre, donnez vos femmes à qui vous voulez, abandonnons ce monde mauvais pour aller nous installer sur
la « Terre sans Mal ». La parole du prophète prononce la dissolution d'un univers de règles — jusqu'à
l'interdit de l'inceste, donc, indirectement (« donnez vos femmes à qui vous voulez ») — jusque-là pensé
comme intangible. Il est vrai maintenant que c'est une issue mystique au malheur de l'humanité, et
nullement la production d'un monde nouveau d'organisation sociale, que proposent les prophètes. Mais
après ce discours qui décrète que ce qui est peut être aboli, il devient concevable de dire : les dieux veulent
que la société des hommes soit non plus comme elle était, mais comme ceci que je formule et dont je
serai le garant — étant bien entendu que le prophète est seul en mesure d'être reconnu comme interprète
véridique de cette volonté divine. La parole prophétique fraie par l'opération du négatif la voie d'un
pouvoir révolutionnaire, redéfinissant et imposant règles et lois et d'un pouvoir dont le prophète paraît en
fait l'unique occupant possible. Aussi ne saurait-on prêter trop d'attention à tels effets pratiques du
discours prophétique — comme « unifier dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus » (La
Société contre l'État, p. 185) — ou à tels signes dans le statut personnel des prophètes — comme le
dégagement des liens du sang, l'existence à l'écart, voire la soustraction aux regards du commun, tous
signes du dehors et de l'autre. Agent de l'Un, voix de ces autres par excellence que sont les dieux, lui-
même marqué du sceau de l'Autre, le prophète apparaît bien ainsi comme le personnage clé d'un
processus où la mutation du monde religieux va de pair avec la transformation du lien politique, où
l'Autre surnaturel prend corps parmi les hommes en même temps que se ségrège une instance autre à la
société. (Pour une analyse détaillée du prophétisme, l'on se reportera à l'ouvrage d'Hélène Clastres, La
Terre sans Mal, Essai sur le prophétisme Tupi-Guarani, Paris, Seuil, 1975.)
20 Nous ne pouvons que laisser ouverte dans les limites de cette étude la question de la validité
générale du modèle dégagé par Clastres sur le cas du continent américain. Elle ne fait du reste pas vraie
difficulté. La moindre incursion dans la littérature ethnographique révèle une universalité incontestable
de ce traitement du pouvoir de l'Afrique à l'Asie en passant par l'Océanie. Partout l'on retrouve nombre
de ces organisations politiques revenant à faire du chef un débiteur du groupe, en paroles ou en biens, et
contenant étroitement ses attributions par ce biais. La difficulté surgit plutôt dans l'établissement d'une
démarcation entre sociétés sans Etat et sociétés à État (dans le cas de l'Afrique en particulier), et dans la
recherche historique de l'origine ou de la provenance des États.
21 À cet égard il importe de marquer que si le fonctionnement quotidien des sociétés primitives est
démocratique, dans la mesure notamment où les décisions prises par le chef sont systématiquement
précédées d'une consultation de l'opinion et ne font que refléter le verdict de celle-ci, le prix dont se paie
cette démocratie, c'est l'exclusion de la mise en discussion du cadre social lui-même. S'il y a autogestion
au niveau pratique, en somme, c'est par un rejet de l'autogestion au niveau «théorique». C'est la
démocratie radicale par le conservatisme le plus étroit. Aussi ne peut-on parler de la transparence effective
de ces sociétés sans en souligner la contrepartie : une opacité instituée du fondement et des fins de
l'organisation collective.
22 La Société contre l'État, p. 23.
23 Ce qui du reste ne contribue pas peu à donner l'impression qu'il constitue le lien social lui-même à
l'état élémentaire, comme s'il n'avait d'autre justification que de fournir la soudure primordiale des
individus les uns aux autres sans laquelle il n'y aurait pas de société.
24 Marshall Sahlins, « Philosophie politique de l'Essai sur le Don », L'Homme, 1968, n° 4.
25 « Essai sur le Don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1968, p. 151.
26 C'est pourquoi non seulement il n'y a pas et il ne saurait y avoir qu'une société — le fait social
étant inséparable d'une pluralité des formes de société — mais encore pourquoi il n'y a pas et il ne saurait
y avoir de bonne société, de société se déployant en conformité particulière avec l'être de la société. Car il
n'est pas de bonne Décision quant à la division. Quelle qu'elle soit, elle ne peut se donner comme la seule
possible en vérité. Elle reste dans tous les cas Décision singulière entre d'autres possibles, acte en ce sens
renvoyant à la virtualité d'actes non moins fondés et cependant également non nécessaires. Nulle réponse
à la question que son être de société fait à chaque société ne saurait la clore, et l'invention radicale
qu'exige des hommes cela qui les tient ensemble est destinée à demeurer ouverte. Les sociétés primitives,
en leur refus du pouvoir coercitif et du conflit intérieur, ne sont ni plus ni moins proches de la vérité du
lien social que notre propre société qui s'ordonne à l'inverse d'accueillir les effets de la division, de laisser
libre cours à la lutte des hommes et à la tyrannie étatique.
27 La Quinzaine littéraire, (du 16 au 30 juin 1972).
28 La Société contre l'État, p. 180. Comment ne pas évoquer à cet égard l'exemple rapporté par Clastres
dans un chapitre de sa Chronique, de la manière dont la société Guayaki résout le problème qui lui est
posé par l'homosexualité d'un de ses membres, et socialise ce comportement qui échappe à la règle en
répercutant l'inversion dans l'ordre sexuel en inversion dans l'ordre social? Pas d'incertitude possible
quant au statut de ce pédéraste, nous est-il montré dans des pages qui constituent une magistrale leçon de
sens sociologique. Il faut qu'une place lui soit assignée, non seulement par rapport à la division de
l'espace social entre pôle masculin et pôle féminin (il est socialement femme, socialement situé du côté du
panier, par opposition au côté masculin de l'arc), mais encore par rapport à la loi de l'échange des femmes
et de la prohibition de l'inceste en dehors de laquelle son choix sexuel le situe. Puisqu'elle renverse la loi
qui régit le rapport des sexes, l'homosexualité ne peut être située qu'à l'inverse de cette loi ; elle ne peut
être qu'incestueuse, et ce sont ses propres frères qui fourniront les partenaires électifs de l'homosexuel. De
la sorte « se confirme et se renforce la certitude précisément que l'inceste ne saurait être accompli (le
véritable : celui d'un homme et d'une femme) sans mettre à mort le corps social» (Chronique, p. 296).
Marque exemplaire jetée par la collectivité sur ce qui en principe échappe à sa marque.
29 Assurément cela dit, les mythes ne cessent de se transformer. Mais c'est une réponse toujours de
même niveau et sur un même plan qu'ils apportent à la question de l'origine et des raisons, sans par
surcroît que l'agent de cette transformation poursuive en cela une visée d'apporter une solution plus
satisfaisante au problème, et se sente requis par sa novation d'aller plus loin encore. Il ne remet pas en
question la vérité du mythe dans son état premier pour s'efforcer de le rendre plus véridique dans sa
version seconde. L'inventeur de mythes, pour reprendre une formule fameuse, ne cherche pas : il trouve.
30 Ainsi Clastres peut-il écrire à propos de la manière dont un groupe voisin des Guayaki conçoit leur
forme d'existence : « les Guayaki ne sont pas différence dans la culture, ils sont au-delà des règles, fors le
sens et hors-la-loi, ils sont les Sauvages : même les Dieux leur sont contraires. » (Chronique, p. 114.)
31 L'on ne peut manquer de relever à cet égard que l'avènement d'un regard ethnologique «
scientifique » — mieux vaudrait dire sensible à la question de sa différence d'avec une vue naïvement
ethnocentrique, et donc critique — est contemporain de la centration de l'existence de notre société
autour du fait révolutionnaire, autour de la dimension d'un appel à la société contre elle-même en vue de
son dépassement dans la réalisation de la société ultime.
32 La Pensée sauvage, p. 289.
33 Par sa tentative-limite, précisément, la société primitive nous permet d'apercevoir les raisons
primordiales de l'historicité de toute société. C'est parce qu'elle ne saurait s'expliquer ou se signifier
entièrement (non pas forcément se savoir, car l'exactitude objective des représentations d'elle-même
qu'elle se fournit est ici secondaire), qu'une société est vouée à l'histoire. Elle ne peut tout identifier et par
conséquent tout maîtriser. Par là, elle est toujours reconduite à affronter l'inconnu. S'il y a historicité,
c'est parce qu'on n'a jamais fini de donner sens, parce que le champ de la signification est inépuisable. La
racine de l'histoire est à chercher dans le fait même du sens. Ajoutons cela dit de manière incidente qu'un
autre noyau primordial d'historicité nous paraît à chercher dans l'institution de la parenté, inséparable,
pour autant qu'on en puisse juger, de l'état de société. Car dès qu'il y a parenté, c'est-à-dire identification
et différenciation expresses des statuts sexuels, c'est-à-dire prohibition signifiée de l'inceste, il y a
reconnaissance explicite de la temporalité du déploiement humain. Prohiber l'inceste, en effet, c'est
fondamentalement établir la différence des générations (la mère interdite au fils, le père à la fille : la
génération ascendante interdite à la génération descendante et l'inverse). La parenté, c'est l'ordre humain
expressément compris comme succession. C'est pour la société l'institution du temps.
34 L'on comprend en fonction de ces considérations que pour une telle société, le péril le plus grave
qui puisse affecter sa capacité à maintenir son ordre est celui qui vient du dehors sous la forme de
l'absolument Autre, de l'étranger inassimilable.
35 Ajoutons que les sociétés primitives sont comme dit Clastres des « sociétés du multiple », et de la
démultiplication. La sécession des groupes en désaccord y est possibilité toujours ouverte. Alors que les
sociétés où règne le conflit quant à l'ordre établi sont à l'inverse des «sociétés de l'Un», des sociétés où, en
dépit du conflit, la séparation des parties antagonistes en deux sociétés de fait est impensable. Aussi
l'aménagement des conditions de l'existence collective est-il indispensable sous quelque forme que ce soit,
alors que le processus de sécession neutralise dans une large mesure les effets de l'opposition intérieure sur
l'organisation sociale.
36 « Soumettre à la règle les choses et les êtres, tracer ou déceler pour toute déviation la limite de son
déploiement, maintenir une et sereine la figure parfois mouvante du Monde : tel est le fonds sur quoi
repose — inquiète devant le mouvement qui déforme les lignes — la pensée indienne du jepy (venger),
moyen à la fois d'exorciser l'altération, de supprimer la différence et d'exister dans la lumière du Même»,
écrit Clastres à propos de la vengeance rituelle chez les Guayaki (Chronique, p. 218).
37 Chronique, p. 133. Faut-il préciser que si nous nous attachons de manière privilégiée à cet ouvrage,
c'est parce que d'une part semblables faits sont assez universellement attestés pour que point ne soit
besoin d'en établir la généralité, et parce que d'autre part dans le très large échantillon auquel nous
pourrions recourir, le texte de Clastres se distingue par sa sensibilité au problème et sa finesse d'analyse?
38 Chronique, p. 51-52.
39 Ibid., p. 52.
40 Ibid., p. 219.
41 Chronique, p. 219.
42 Chronique, p. 167.
43 Ibid.,p. 12.
44 Chronique, p. 223-224.
45 L'échange en général ne relève-t-il pas du reste de ce procès portant à l'explicite la production du
lien social? L'échange, c'est tout d'abord en effet une reconnaissance en acte de ce qu'il y a l'autre.
Reconnaissance qui transparaît tout particulièrement au travers de ce trait largement attesté qu'est la
dissimulation du caractère obligatoire des prestations par leurs acteurs : l'on est rigoureusement contraint
de donner, mais on affecte de donner librement, comme on affecte de recevoir ou de rendre librement.
On pourrait ne pas donner, l'autre pourrait ne pas accepter le don. Il pourrait autrement dit n'y avoir pas
d'autre pour moi ; l'autre pourrait ignorer qu'il est pour moi. C'est une véritable dramatisation de la
rencontre, lui conférant le caractère d'une découverte réciproque d'origine qui est de la sorte mise en
œuvre. L'autre n'est pas dans l'échange abordé comme si on le savait d'évidence déjà là. Son existence
même, la possibilité de le trouver là y sont posées comme problème. Tout se passe comme s'il y avait mise
en scène de l'impossibilité de présupposer sa présence en toute certitude. À l'évidence courante de la co-
présence des groupes et des individus au sein de l'univers humain, le don oppose une quasi-réflexion de
ce qu'il y a co-présence d'un soi et d'un autre. D'un côté, la liberté qu'exhibent les agents (groupes ou
individus) les uns à l'égard des autres en affectant de se rencontrer comme atomes indépendants, dans
une indétermination complète, vient évoquer un possible non-social ou un état d'avant la société. En
regard, de l'autre côté, la règle dans sa rigueur réelle se présente comme riche d'une rupture, comme
arrachement producteur de l'état social, comme origine en un mot. Elle se donne comme constituante,
comme ce pont premier jeté de l'un à l'autre par lequel advient une dimension collective. Il ne faut
chercher nulle part ailleurs la racine de ce que nous pourrions nommer l'«illusion échangiste» : l'illusion
que le social advient dans et par la règle de réciprocité. C'est l'échange lui-même qui tend à induire cette
conviction que l'on tient avec lui la clé du passage à l'état de société. Paraît s'incarner en lui ce moment et
la réitération indéfinie de ce moment où les hommes échappent à leur dispersion primordiale par un acte
réflexif au moins inconscient, qui non seulement les donne les uns pour les autres, les uns avec les autres,
mais encore les porte à le reconnaître. Reconnaissance radicale de ce qu'il y a l'autre, reconnaissance non
moins radicale au travers de l'exigence de réciprocité de ce que soi et l'autre relèvent d'un même ordre et
se rejoignent dans l'identique : n'est-ce pas de l'établissement du lien social dans sa forme à la fois la plus
nécessaire et la plus élémentaire qu'il s'agit? Qu'il y ait soi et l'autre, que soi et l'autre soient tenus de
manifester qu'ils sont l'un pour l'autre, que cette manifestation n'ait en dernier ressort pour toute règle
que l'égalité entre partenaires; comment penser autrement ces exigences que comme les conditions
minimales qui font qu'une société est possible ? Mais il ne faut pas se laisser capter en l'occurrence par ce
qui est exposé dans le procès social lui-même, et transposer en structure objective ce qui est d'abord
production significative. Il ne faut pas s'empresser de juger que le don et ses règles sont effectivement à
l'origine du lien social parce que se signifie dans leur articulation un engendrement de l'espace social. Il
s'agit de les replacer dans un procès plus large, dans une économie générale de la signification typique des
sociétés primitives; tout se passant comme s'il était expressément refusé de considérer l'existence de la
société comme un fait acquis, et comme si un effort visible, direct et permanent devait s'attacher à la
reconstituer comme société.
46 Chronique, p. 41.
47 Ibid., p. 17.
48 Ibid., p. 34.
49 Hélène Clastres, La Terre sans Mal, Essai sur le prophétisme Tupi-Guarani, Paris, Seuil, 1975. Pierre
Clastres, La Société contre l'État, p. 182-186.
50 D'où ces débats d'apparence insolubles sur la « vraie » nature des sociétés de castes ou des sociétés
d'ordres. Il ne s'agit pas plus d'adhérer au discours de ces sociétés sur elles-mêmes pour dire qu'elles sont «
vraiment » des sociétés de castes ou des sociétés d'ordres qu'il ne s'agit de prétendre dévoiler leur nature
réelle de sociétés de classes en réduisant à rien le poids effectif du cadre des castes ou des ordres. Elles sont
à la fois et réellement sociétés de castes et d'ordres, et réellement sociétés de classes. Le véritable problème
qu'elles posent, nous semble-t-il, c'est celui du mécanisme par lequel l'occultation de la division sociale
s'effectue sous la forme de la création de cadres sociaux effectifs — à la différence des mécanismes de
l'idéologie dans notre société où l'occultation de la division est seulement fait de discours et de
représentation.
51 Que l'on songe à ce que nous dit Dumézil de l'« idéologie » de la tripartition fonctionnelle chez les
Indo-Européens, qui a pu, à l'une des extrémités de son aire, se « durcir », selon sa propre expression, en
castes — adéquation profonde sinon totale du discours à la réalité sociale, «fabrication» de la réalité
sociale entièrement à partir du discours social —, pour ne plus s'appliquer que de façon lâche à l'autre
extrémité au modelage des faits sociaux — mais en laissant toujours un résidu institutionnel.
52 Et non pas seulement réalité défait de la division en même temps que réalité de fait du
recouvrement de la division, recouvrement de la division s'incarnant dans l'organisation sociale.
53 Cf. dans la Société contre l'État le texte intitulé « De l'Un sans le Multiple », p. 146-151.
54 Le Bâton de l'Aveugle, Paris, Hermann, 1972, p. 213.
55 La Pensée sauvage, p. 31. C'est nous qui soulignons.
56 Ibid., p. 79.
57 «... Insoucieuse de partir ou d'aboutir franchement, pourra écrire Lévi-Strauss dans un autre
contexte, la pensée mythique n'effectue pas de parcours entier : il lui reste toujours quelque chose à
accomplir. Comme les rites, les mythes sont interminables. » Le Cru et le Cuit, Paris, Pion, 1964, p. 14.
58 « En aucun cas, l'animal, le « totem » ou son espèce ne peut être saisi comme entité biologique », La
Pensée sauvage, p. 196.
59 « Tout est totem potentiel », Ibid., p. 180.
60 Ibid., p. 228.
61 La Pensée sauvage, p. 226.
62 La Société contre l'État, p. 162-169.
63 « De la torture dans les sociétés primitives », La Société contre l'État, p. 152-160.
64 Sur le parcours et la figure de Pierre Clastres, disparu en 1973, à 43 ans, je renvoie aux trois
hommages de Michel Cartry, Claude Lefort et moi-même, parus en 1978 dans Libre, n° 4. Ses derniers
articles, portant en particulier sur la guerre dans les sociétés primitives, ont été rassemblés sous le titre
Recherches d'anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, 1980. On pourra se reporter enfin au volume
publié sous la direction de Miguel Abensour, L'Esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle
anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, 1987 (2005).
III
ON N'ÉCHAPPE PAS
À LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
Réponse à Emmanuel Terray
Il me faut commencer par reconnaître que la trop brève partie qui concerne
ces religions du monde « sauvage » dans le Désenchantement du monde n'est pas
la mieux faite pour emporter la conviction, tant elle se réduit à une épure
logique. Je me suis laissé prendre là par l'objet dont je voulais faire ressortir
qu'il relève d'une forme d'organisation particulièrement rigoureuse et
puissante. J'admets que le résultat se retourne contre l'intention, en laissant
croire à une sorte d'annexion abstraite quand il s'agit précisément du contraire.
S'il est un motif dans mon esprit de s'intéresser à l'enquête ethnologique telle
qu'elle s'est développée en ce siècle, c'est bien parce qu'elle nous apprend
quelque chose qu'aucune espèce de déduction ou de projection à partir de ce
que nous savons déjà n'eût pu seulement nous laisser approcher. Ce qu'elle
nous dévoile, quant à ce qu'ont pu être les sociétés d'avant l'État, représente
notre acquis le plus important depuis la formation des pensées classiques de
l'histoire. Celles-ci reposent toutes sur une vision du temps humain informée
par nos quelque cinq mille ans d'État. Ce que l'ethnologie reconstitue
représente à cet égard une rupture décisive : un renouvellement complet de la
figure des « commencements de l'histoire humaine » qui les délivre en
particulier de l'invincible prégnance, explicite ou implicite, des schémas
évolutionnistes. Contre l'image du devenir linéaire et cumulatif qui s'impose
spontanément à nous, nous avons appris à penser qu'une autre orientation,
qu'une autre disposition des sociétés est possible et a prévalu sur la plus longue
durée de l'humanité en possession d'elle-même. Elles s'incarnent notamment
dans la religion : voilà la leçon plus générale que j'ai essayé de tirer d'un
enseignement des faits, encore une fois, dont la portée ne me paraît pas avoir
été suffisamment relevée. Mes conclusions sont peut-être erronées. Mais le
problème, lui, subsiste, auquel il faudra bien finir par faire face.
Deux observations à ce propos. J'ai rencontré en Pierre Clastres l'homme le
plus tôt et le mieux conscient de ces implications du matériel ethnologique par
rapport aux idées reçues sur la politique et l'histoire. Le premier avec cette
vigueur et cette profondeur de vue, il a fait ressortir l'indispensable
arrachement à toute perspective de type hégéliano-marxiste qu'il appelait. À
l'époque, Emmanuel Terray s'illustrait dans l'application du marxisme-
léninisme aux sociétés primitives1. Il en est revenu et c'est fort bien. Il devrait
donc être bien placé pour admettre que Clastres avait à quelque titre raison
quand lui avait tort. La hargne de ses critiques en serait utilement tempérée. À
moins naturellement qu'il n'entende soutenir, en fonction des enrichissements
récents que le concept de vérité a connus en France, qu'il avait en fait raison
d'avoir tort. Car j'avoue mal comprendre et juger difficilement supportables les
procédés de disqualification dont l'œuvre de Clastres fait aujourd'hui l'objet de
la part de gens qui ont été ses collègues. J'endosse pour ce qui me concerne le
reproche « d'ethnologie de seconde main ». Mais Clastres, que je sache,
répondait à toutes les réquisitions professionnelles de l'institution académique.
Il a fait ses preuves d'enquêteur de terrain. Depuis sa mort, ses contradicteurs
ont pris l'habitude de se faciliter la besogne en feignant de le tenir pour un
amateur, pour un « essayiste », pour un de ces « philosophes » à propos
desquels on sait à quoi s'en tenir entre « scientifiques » — façon commode de
se débarrasser des faits qu'il a commencé par observer et construire avant de
nous apprendre à les lire dans la masse des données amérindiennes. Car il est
évidemment plus simple de sous-entendre qu'ils n'existent pas que d'en
proposer une autre interprétation.
Ceci m'amène à ma seconde observation. Les plus vindicatifs des détracteurs
de Clastres se recrutent parmi les africanistes, qui paraissent avoir investi dans
cette controverse un intérêt de corporation2. Tout se passe comme s'il s'agissait
de défendre la propriété du label « sociétés primitives » — les nôtres valent bien
les tiens. Où l'on mesure les dégâts que continue de provoquer une
conceptualité dramatiquement inadéquate que nous utilisons toujours, faute
d'alternative crédible, « l'archaïsme » s'étant avéré pire que la « primitivité » ou
la « sauvagerie », susceptibles au moins d'un usage au second degré. L'objet de
l'anthropologie s'est défini négativement, comme un « reste » : l'ensemble des
civilisations vivantes sans écriture. Il en résulte qu'il englobe des sociétés
historiquement très éloignées. Or, bizarrement, la discipline s'est développée en
mettant en avant les différences culturelles, mais conçues comme sur un même
plan synchronique et à l'intérieur d'une homogénéité d'essence tacitement
postulée entre ces civilisations réunies d'abord au titre de la méthode
d'approche. Les réactions aux travaux de Clastres sont révélatrices à cet égard :
chez nous en Afrique, les choses ne se passent pas de cette façon ; il faut donc
qu'il ait tort, ou qu'il ait mal vu, voire qu'il ait rêvé, puisque, sous-entendu, il
s'agit sembla blement de sociétés « primitives » dont l'étude devrait dégager des
conclusions convergentes. Il se trouve seulement que les faits amérindiens sur
lesquels se base Clastres (il en est de différents, dans les Andes ou en Amérique
centrale) relèvent d'une autre strate historique que la masse des faits africains
(même s'il y a là aussi de rares et marginales exceptions). Qu'y a-t-il là de
choquant dans le principe pour qui n'adhère pas à l'idée d'une nécessité de
l'histoire ? Je n'ignore évidemment pas l'existence des tribes without rulers que
m'oppose Emmanuel Terray3. Je maintiens que le mode de fonctionnement de
la plupart de ces sociétés segmentaires en Afrique (à commencer par la
définition et le modelage des segments) présente des différences patentes avec
ce que montrent les sociétés indiennes d'Amérique (mais aussi bien les sociétés
aborigènes d'Australie ou de Nouvelle-Guinée), différences qui ne me semblent
pouvoir s'expliquer qu'en fonction des effets induits, même indirectement,
même à distance, par l'existence et l'action des États. Partout, en Amérique
comme en Afrique, en Océanie comme en Asie, l'anthropologie est confrontée
à deux grands types de sociétés, sociétés d'avant l'État, sociétés d'après l'État, et
à un type intermédiaire de sociétés influencées par le type étatique sans en
relever véritablement. C'est pour avoir voulu traiter cet objet
fondamentalement composite comme une unité factice que la discipline a
ruiné son crédit en s'enfonçant dans la confusion et l'arbitraire (si l'on a
toujours une peuplade dans la manche pour réfuter les autres, alors leurs
enseignements se neutralisent et deviennent, au sens strict, indifférents).
L'actuelle déroute de l'africanisme français, refluant vers nos banlieues et nos
villes (ou la philosophie politique, d'ailleurs) pour nous proposer une
ethnographie fort peu convaincante parce que précisément insensible au
principal, c'est-à-dire la distance historique des sociétés, devrait de ce point de
vue donner à réfléchir.
Revenons au problème du « choix » et aux difficultés que la notion soulève.
Choix de quoi, par rapport à quoi, en fonction de quoi ? Choix il y a en ceci
que, si d'un côté on peut identifier des dimensions transcendantales ou
invariantes du social, jamais de l'autre côté on ne trouve ces dimensions jouant
de manière spontanée, mais toujours de manière réfléchie et instituée. Toutes
les sociétés s'ordonnent en fonction de l'extériorité d'un pouvoir qui est ce qui
leur permet d'exister comme telles. Jamais pour autant on ne trouve « le »
pouvoir nu ; on n'observe que des rapports à cette donnée constitutive qu'est le
pouvoir, que des façons pour les sociétés d'en disposer, par exemple en le
neutralisant. Je dis bien : des façons d'en disposer, au travers de dispositifs
objectivement intentionnels dont la religion représente le plus puissant.
L'expérience du temps tourne, toujours et partout, dans le même cercle.
Partout et toujours, les hommes ont été à la fois des héritiers en dette à l'égard
de leurs devanciers et des créateurs voués à altérer le monde reçu et à innover.
Reste que les sociétés témoignent de rapports très différents à cette même
organisation temporelle, dont l'attestation la plus spectaculaire est le parti pris
de la tradition manifesté par un grand nombre d'entre elles, jusqu'au pur et
simple déni de toute capacité créatrice aux présents-vivants. Déni qui
n'empêche pas leur créativité de s'exprimer en fait, mais qui la condamne à la
clandestinité, à l'invisibilité collective. Il n'y a pas de sociétés sans histoire, mais
il y a des sociétés dont le système de croyances et de valeurs exprime un refus
de cette historicité. J'insiste au passage sur la différence avec la notion de «
société froide », qui se borne à enregistrer un état, quand il s'agit à mon sens de
mettre en lumière les effets d'un rapport au changement.
La catégorie de « choix » s'impose ici d'abord pour une raison négative :
l'impossibilité d'assigner une quelconque nécessité à semblable disposition.
J'attends avec impatience la démonstration du caractère inévitable de ce parti
pris de tradition qui a si longuement et si durablement poussé l'espèce
humaine à refuser de se reconnaître sa propre puissance innovatrice, au mépris
souvent de l'évidence. Je ne dis pas qu'il est sans motifs. Je vois bien des raisons
qui ont pu l'inspirer ; je discerne les bénéfices qui peuvent en résulter. Je dis
seulement qu'aucun déterminisme n'en peut rendre compte. De façon
générale, c'est la grande faiblesse de la plupart des théories du religieux que
l'impuissance où elles se trouvent d'établir la nécessité de cette postulation de
dette et de dépendance des hommes envers plus haut qu'eux. Les plus habiles
se facilitent les choses en en faisant une donnée sociologique ou
anthropologique constitutive. Elles le paient en se retrouvant dans des
difficultés inextricables pour rendre compte du monde contemporain, lequel
nous oblige bel et bien à penser que les sociétés et les personnes peuvent vivre
en dehors du religieux. Possibilité de s'en passer, impossibilité à l'autre bout de
le rattacher à un quelconque déterminisme : je n'ai pas le fétichisme des mots,
je suis prêt à en adopter un meilleur, mais je n'en vois pour l'heure d'autre que
celui de choix pour nommer le problème. Car j'admets parfaitement que la
chose est difficile à penser. L'analyse des faits nous conduit devant cette donnée
énigmatique : nous ne trouvons nulle part l'humanité à l'état naturel et sauvage
; nous la trouvons toujours déjà engagée dans des systèmes hautement élaborés
d'institutions et de croyances qui ne sont compréhensibles que comme des
matérialisations d'une certaine disposition d'elle-même. S'il n'est pas possible
en effet de les rapporter à une contrainte qui expliquerait leur orientation, il est
possible en revanche de montrer par l'analyse interne que ces systèmes
cristallisent des options en retenant des possibles et en en éliminant d'autres.
Assurément, le phénomène est « obscur ». Mais qu'est-ce qui est conforme à
l'exigence scientifique ? Reconnaître l'obscurité, la circonscrire comme un
problème à élucider, ou bien décréter, comme le fait Emmanuel Terray, que le
phénomène ne peut pas exister puisqu'il déconcerte nos catégories communes
d'interprétation ? J'ajoute : et pas les catégories les plus subtiles, en
l'occurrence. L'individualisme méthodologique implicite au nom duquel
Emmanuel Terray dénonce l'idée d'un choix qui ne s'ancrerait pas dans
l'expression effective des acteurs, s'il a pour lui le gros bon sens, est d'une
impotence notoire devant quelque phénomène de croyance que ce soit. Qui a
jamais vu un vote sur l'existence de Dieu ? Et pourtant, ils croient... Il y a
beaucoup de zones qui nous restent opaques dans l'homme, les sociétés et
l'histoire. La démarche scientifique, ou simplement rationnelle, consiste,
jusqu'à nouvel ordre, à les faire ressortir pour tenter ensuite de les réduire,
moyennant rupture avec la conceptualité reçue. Nous en sommes à la
localisation de la difficulté. La surmonter exigera en effet de réviser
profondément l'image que nous avons du fonctionnement des sociétés. Qu'est-
ce qui permet à Emmanuel Terray de déclarer d'avance la tâche impraticable ?
Veut-il dire que nous savons en la matière tout ce qu'il y a à savoir ? L'idée
d'inconscient aussi est obscure. Est-ce devenu une preuve qu'il n'existe pas ?
L'observation vaut pour ce qui regarde la naissance de l'État. Emmanuel
Terray parle comme s'il disposait, lui, d'une explication convaincante de cet
événement de quelque conséquence, et comme si d'ailleurs le point ne faisait
pas particulièrement difficulté. La vérité, sauf à être démenti bientôt par de
bouleversantes révélations, c'est que personne à ce jour n'est parvenu à
proposer une interprétation ne serait-ce que plausible de ce tournant capital. Je
n'essaie pas d'en rendre compte. Renversant la démarche, conformément à ce
que je crois être l'esprit de la science, j'essaie de comprendre pourquoi il est si
difficile d'y parvenir. On y voit beaucoup plus clair si, au lieu de s'obstiner à
vouloir faire sortir l'État d'un développement des sociétés antécédentes, on
admet qu'on a affaire à une authentique discontinuité entre deux modes
d'organisation hétérogènes parce que distribuant les mêmes éléments selon des
orientations divergentes. Non seulement donc je ne prétends pas « réussir » là
où d'autres auraient échoué, mais je suggère que personne ne réussira jamais,
étant donné la nature du phénomène. Pour qu'émerge l'État, il faut que
l'organisation des sociétés antérieures soit défaite dans son principe de
cohérence, c'est-à-dire la neutralisation religieuse de la différence du pouvoir.
Cela signifie que le passage ne peut être que contingent et « catastrophique »,
au sens de la théorie du même nom. Il n'est pas « inexplicable », au sens où
l'on ne pourrait rien en dire : l' « explication » est seulement à chercher du côté
de processus de dissolution et de recomposition « accidentels » et non du côté
du déploiement « normal » de prémisses qui seraient contenues dans la société
primitive. C'est très exactement d'ailleurs un processus de cet ordre que Pierre
Clastres s'efforçait de reconstituer, au moment de sa mort, à propos des effets
de la guerre au sein de la société Tupi-Guarani telle que les Européens l'ont
découverte au XVI e siècle. Le progrès de l'intelligibilité ne peut naître sur ce
terrain que de la conscience des limites à toute explication possible. Peut-on
valablement faire grief à une théorie des limites de ne pas franchir les bornes
qu'elle s'assigne ?
CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS
DANS L'HISTOIRE
Les explications qui précèdent auront, j'espère, fait ressortir le caractère
tempéré de mon « structuralisme » et de mon recours à une « combinatoire »
(terme, soit dit au passage, que je n'emploie pas). Les éléments structurels ne
sont pas n'importe lesquels, mais des constituants transcendantaux du social
(par exemple le pouvoir) ou des axes invariants de l'expérience (par exemple la
distribution des temps). Quant à la combinaison de ces éléments, mieux
vaudrait parler de l'application des uns aux autres (l'application par exemple de
l'écart du passé à l'extériorité du pouvoir). Par parenthèse, c'est du côté de ce
modèle de l'application que se trouve la réponse à la difficulté cruciale que
soulève Emmanuel Terray d'entrée de jeu, lorsqu'il me reproche de cultiver
sciemment l'équivoque entre le point de vue de l'Un et le point de vue de
Deux dans ma description des faits religieux. L'objection touche une question
d'importance pour l'aspect « structuraliste » de la démarche. En fait
d'ambiguïté, je vois pour ma part une articulation rigoureuse. Qui dit religion,
dit distinction de deux ordres de réalité. Tout le problème, à partir de là, est de
savoir comment l'invisible fondateur et législateur s'applique au visible, quelle
structure leur conjonction compose, quelle réalité forment ensemble ces deux
ordres de réalité. La séparation radicale faisant des hommes de purs débiteurs
par rapport aux héros et aux ancêtres des origines implique d'autre part en
même temps une exacte conjonction de l'invisible primordial avec le visible
qu'il règle en tous points. Ils sont indissolublement accolés, en quelque sorte,
au sein d'un seul monde. Il y a, autrement dit, une relation inverse entre la
dualité posée au plan de la croyance explicite et l'unité régnant au plan de ce
que je propose d'appeler l'économie ontologique implicite. Au bout du
parcours, la relation se renverse : la réduction de l'altérité religieuse qui
émancipe les hommes de la dette sacrale est inséparable en son cheminement
de la promotion de la dualité ontologique (ce monde peut et doit être décrit
pour lui-même, par exemple, indépendamment de son ultime dépendance
envers l'autre monde). S'il y a une originalité historique du christianisme, c'est
d'avoir permis à l'intérieur de lui-même ce passage structurel d'une religion de
l'unité ontologique qu'il reste au départ à une religion de la dualité. Toute
pensée religieuse est à deux faces : en formulant consciemment un certain
mode de dépendance entre ici-bas et au-delà, elle pose tacitement un certain
mode de coappartenance entre eux. De l'un à l'autre, le lien est rigoureusement
réglé et leurs figures fondamentales sont en nombre très limité. S'il y a quelque
chose comme une logique des formes religieuses, à la fois du point de vue de la
définition de leurs types possibles et de l'organisation de leurs contenus, c'est là
qu'elle réside. Voilà très exactement en tout cas le genre de phénomènes qui me
semble justifier de parler de structures dans l'histoire.
Alors, justement, est-ce que ce structuralisme n'est pas en dernier ressort un
hégéliano-marxisme honteux ou du moins masqué, nécessitariste en diable sous
couvert de quelques concessions à la contingence et grevé par les apories de la
dissociation entre infrastructure et superstructure, apories aggravées de surcroît
par la reprise de la distinction entre transcendantal et empirique ? Le tableau
n'est pas flatté, il est même carrément apocalyptique. Il a un mérite, qui est de
signaler tous les périls avec lesquels il faut se résigner à jouer dès qu'on
entreprend aujourd'hui de formuler une quelconque proposition de portée
générale sur l'histoire. Car j'ai beau n'avoir que sympathie pour la prudence
dont Emmanuel Terray se fait l'avocat, pour l'attention à la fécondité du
hasard et à la liberté créatrice, elles me semblent pour le moins insuffisantes.
Sommes-nous vraiment condamnés, après la démesure scientiste, à la théorie
minimale, voire à la pensée pépère ? Dûment averti des risques, je préfère les
courir, et tenter de les maîtriser. Essayons de montrer en quoi je pense avoir
contourné les récifs sur lesquels Emmanuel Terray voudrait absolument me
voir naufragé.
En fait, le terme « infrastructure » apparaît une fois en tout et pour tout
dans Le Désenchantement du monde — mais elle n'a pas échappé à Emmanuel
Terray, qui échafaude un petit roman à son propos. Il voit un aveu dirimant là
où il s'agit, bien sûr, d'un retournement ironique. Il intervient, dans le
contexte de l'interprétation de la Réforme, en réponse à l'objection,
omniprésente sur ce terrain de l'histoire religieuse, d'accorder un crédit excessif
à ce qui se passe dans la sphère de la croyance explicite (la « superstructure »).
Tout le projet du livre est de montrer que le religieux ne se réduit pas,
justement, à des systèmes de convictions et de pratiques (à de « l'idéologie »),
mais qu'il participe, dans sa définition pleine, du mode même de structuration
des sociétés — et qu'il change radicalement de statut lorsqu'il perd cette
fonction, comme dans nos sociétés contemporaines. En fonction de quoi je
rétorque que « le mouvement des idées religieuses » ne constitue que la part
émergée d'un déplacement beaucoup plus profond de l'articulation entre
nature et surnature, lequel ne s'explique à son tour que par la cristallisation du
principe d'autosuffisance terrestre dans la dynamique démographique,
économique, politique, à l'œuvre depuis le xi « siècle. D'où cette référence à
l'infrastructure faite pour la subvertir, puisque, en disant qu'elle est
symbolique, je ne « la remets pas sur la tête », je la dissous comme sphère
séparée. Infrastructure et superstructure deviennent ici deux aspects de la
structure. Ce qui se donne dans la conscience des acteurs a ses racines dans une
organisation plus profonde du sens, laquelle intègre comme dimensions sensées
les pratiques sociales les plus matérielles. Si la démarche a une ambition, c'est
bien de faire apparaître un niveau d'ordre où saisir l'unité des formations
sociales. Loin de les dissocier, ce que j'essaie de mettre en lumière, c'est la
continuité entre la sphère des discours explicites (y compris dans les
contradictions et les conflits qui s'y manifestent) et la sphère des faits
politiques, sociaux et économiques. Je n'oppose pas, de même, le
transcendantal à l'empirique. En proposant de reconnaître dans le pouvoir, par
exemple, une dimension qui relève des conditions de possibilité du social, je ne
promeus pas une analyse d'un pouvoir en soi qui serait à considérer
indépendamment de ses expressions concrètes. J'introduis à l'opposé une
lecture de ses fonctions et, partant, de ses configurations possibles qui permet
de rendre compte beaucoup plus en détail de ses présentations effectives —
étant entendu que ce transcendantal, de par sa nature même, ne se présente
jamais qu'historiquement incarné. L'abstraction logique comme vecteur d'une
heuristique factuelle : n'est-ce pas là une définition de la démarche scientifique
? Le modèle que s'efforce de dégager Le Désenchantement du monde n'est pas
fait pour rester dans un ciel intelligible soigneusement épuré de données aussi
encombrantes qu'inutiles. Il n'a d'intérêt à mes yeux que comme instrument
programmatique destiné à « sauver les apparences », c'est-à-dire en l'occurrence
des modes de pensée et le contenu déroutant des croyances, tout en permettant
de mieux en comprendre la raison d'être, c'est-à-dire de les insérer, sans les
réduire, dans le fonctionnement global de leurs sociétés. Je ne doute pas du
caractère discutable de mes propositions en ce domaine. Du moins ne faut-il
pas les discuter à complet contre-sens.
Le dessein de m'enfermer dans les difficultés des philosophies classiques de
l'histoire que j'essaie précisément de déjouer conduit Emmanuel Terray à
présenter, de façon passablement déséquilibrée, le rôle de la nécessité dans le
parcours que je retrace. Car tel est l'enjeu dernier de notre discussion : il faut,
pour Emmanuel Terray, qu'il n'y ait pas de philosophie de l'histoire possible ;
donc il faut que toute théorie d'ensemble retombe dans les vices et les
errements bien connus de ses devancières, alors que je soutiens que notre tâche
consiste à reconstruire une théorie capable, en connaissance de cause, de les
surmonter. Une pensée de l'histoire est possible qui serait indemne des défauts
des illustrations anciennes du genre : voilà mon pari et notre point
fondamental de divergence. Encore faudrait-il, avant de me déclarer vaincu,
faire un tant soit peu droit à mes efforts, sur ce terrain tout particulièrement de
l'articulation entre nécessité et contingence. Là est le vrai problème en effet :
non de la présence de l'une et l'autre dimension, mais de la façon dont elles
entrent en combinaison, de la façon dont continuité et discontinuité se lient
dans le devenir. Or ce n'est pas seulement que je dissocie l'effectuation
(contingente) de la possibilité (nécessaire) — ce qui représenterait déjà
beaucoup plus qu'Emmanuel Terray n'a l'air de le croire, du point de vue des
retombées pratiques. C'est que je ne fais pas de ces possibles, même s'ils sont
déterminés dans leur teneur, des accomplissements d'une ligne générale du
devenir : ils y marquent autant de discontinuités. Reprenons l'exemple de la
séquence judaïsme/christianisme. Pas d'événement plus improbable, dans la
présentation que j'en fais, que l'émergence du monothéisme. Ce n'est pas pour
autant une création à partir de rien : c'est la coagulation d'une série de
transformations de la figure du divin qu'on voit à l'œuvre au sein des
formations impériales avoisinantes, mais dont on peut en même temps tenir
qu'il était à peu près impossible qu'elles s'y réalisent. Qu'il se soit trouvé un
peuple en position de cristalliser par le dehors, à la faveur d'une situation
historique hautement spécifique, ce qui n'avait guère de chance d'advenir par
le dedans, quoi de plus contingent ? Cela n'empêche pas ce surgissement de
répondre dans ses formes à une logique interne bien définie. Aucun
développement intrinsèquement nécessaire du judaïsme ne conduit à la figure
du Christ. Il y est rendu possible ; mais ce n'est pas seulement qu'il est
contingent que ce possible ait trouvé son actualisateur, c'est que ce possible lui-
même représente une discontinuité complète par rapport à ce qui eût pu être
une évolution linéaire du judaïsme ; reste que, dans sa teneur, la figure sous
laquelle le possible s'accomplit est rigoureusement déterminée, et c'est la raison
pour laquelle elle est efficace. Car c'est ce qu'il s'agit d'expliquer. Il y a eu
d'autres messies. Pourquoi le rayonnement de celui-là plutôt que des autres ?
L'intrication du contingent et du nécessaire est donc un peu plus subtile que
ne le présente Emmanuel Terray. Considérons enfin la bifurcation occidentale
à compter du xie siècle, exploitation du possible ontologique original ouvert
par le christianisme à la faveur de conditions historiques exceptionnelles. Non
seulement les circonstances échappent à toute nécessité, mais les formes mêmes
que va revêtir l'actualisation progressive de la séparation chrétienne entre ici-
bas et au-delà, sous les espèces par exemple de cette forme politique inédite que
représentent les nations, relèvent là pour de bon de la créativité de l'histoire.
C'est le motif du reste pour lequel je me refuse à suivre Weber sur le terrain de
la « rationalisation », avec ce que l'idée implique d'advenue nécessaire,
justement, de l'humanité à la vérité de ses pouvoirs. Il ne se passe pas
n'importe quoi ; le processus est encadré par une stricte nécessité de structure,
mais ses voies, ses expressions, ses résultats sont modelés par la contingence
pure. On a affaire, en d'autres termes, à un mixte de déterminisme et de hasard
que tout l'intérêt de l'interprétation doit être d'aider à démêler. Il y a des
séquences à l'intérieur desquelles on est fondé à parler de nécessité (c'est le sens
des formules sur le lien entre absolutisme et démocratie que relève Emmanuel
Terray : une fois installée, une structure, comme celle qui commande en
l'occurrence les rapports entre pouvoir et société, va au bout d'elle-même, sauf
accident). Mais, entre ces séquences, les rapports sont de discontinuité radicale.
Je ne crois donc aucunement réduire la contingence (et la discontinuité) au «
minimum incompressible ». Il me semble au contraire lui faire une place fort
considérable — mais n'est-ce pas très exactement ce que me reproche par
ailleurs Emmanuel Terray, quand il m'objecte en substance qu'à grossir la
discontinuité marquée par l'État on s'expose à rendre son surgissement
incompréhensible ? Alors, trop de contingence ou pas assez ? Mais la vraie
question en la matière est de faire à la contingence sa place raisonnée. Rien n'est
plus facile que de l'invoquer. Il est autrement plus délicat et plus fécond
d'élucider les modes de composition qui la lient à une nécessité qui n'est autre,
en dernière instance, que le jeu des contraintes qui permettent à quelque chose
comme une société d'exister.
CE QUE « NOUVEAU » VEUT DIRE
1 Emmanuel Terray, africaniste réputé, est notamment l'auteur d'un livre intitulé Le Marxisme devant
les sociétés primitives, paru en 1969 dans la collection « Théorie », alors dirigée par Louis Althusser, aux
Éditions François Maspéro. Toute une époque ! (2005)
2 Dans le genre, le sommet a été atteint avec un ouvrage collectif intitulé Le Sauvage à la mode, sous la
direction de Jean-Loup Amselle, Paris, Le Sycomore, 1979 (2005).
3 En l'occurrence les Pygmées et les Bushmen du Kalahari, ainsi que « bon nombre de sociétés
lignagéres d'Afrique occidentale et centrale » (p. 112 de l'article de E. Terray). Je fais allusion au célèbre
ouvrage dirigé par John Middleton et David Tait, Tribes without rulers. Studies in African Segmentary
Systems, Londres, Routledge, 1958, qui analyse quelques cas de figure exemplaires du phénomènes
(2005).
4 Je cite Emmanuel Terray: « Dans l'une de ces hautes prophéties dont il avait le secret, André Malraux
nous révélait peu avant sa mort que le XXIe siècle nous ferait assister au grand retour du sacré. Avec la
même assurance, sinon la même éloquence, Marcel Gauchet nous décrit l'avènement "d'un monde qui a
d'ores et déjà tourné radicalement le dos au règne des dieux". Entre ces opinions contraires, faut-il choisir
? » (p. 127 de son article) (2005).
IV
L'ÉTAT AU MIROIR
DE LA RAISON D'ÉTAT
Je me propose d'esquisser, dans les pages qui suivent, une mise en contexte de
la notion de raison d'État. Je crois en effet que c'est le chemin le mieux
approprié pour s'introduire à l'intelligence de ses enjeux, en contournant les
disputes autour du machiavélisme et de l'antimachiavélisme qui en piègent les
abords. Le véritable foyer de la problématique, voudrai-je plaider, se trouve
ailleurs. Et les leçons à en dégager sont d'une autre nature et d'une autre portée
que celles qu'on a coutume d'en tirer.
Je partirai d'une simple observation quant aux conditions d'émergence de la
notion, qui vaut observation quant au statut du discours théorique sur la
raison d'État — une observation banale, souvent faite, mais dont il me semble
qu'on n'a pas tiré tout le parti possible. Le discours sur la raison d'État, on le
sait, est un discours réactif, un discours au second degré, un contre-discours
par rapport à un supposé discours premier de la raison d'État. Botero, quand il
fait entrer l'expression dans la sphère de la pensée politique, en 1589, ne crée
pas la « raison d'État » : il la reprend à un discours commun qu'il a eu
l'occasion d'entendre « tout le jour », nous dit-il, dans les différentes cours
princières que ses fonctions l'ont amené à fréquenter. Je note au demeurant
que c'est déjà le cas pour la première occurrence attestée de la notion, chez
della Casa, en 1547 : la « raison d'État » y apparaît au titre de langage attribué
à des tiers, un langage qu'on rapporte pour le réprouver. Le langage de gens
rendus aveugles par « l'avarice et la cupidité » et qui ne craignent pas de dire
que l'empereur Charles Quint ne rendra jamais Plaisance au duc de Parme,
comme della Casa vient l'en prier, car si la « raison civile » le voudrait, la «
raison d'État » s'y oppose1. Sur les sources de pareil discours, aussi peu chrétien
qu'humain, selon la formule de della Casa, Botero, quarante ans plus tard, n'a
pas le moindre doute : il le réfère aux noms de Machiavel et de Tacite. Et s'il
fait œuvre de théoricien, c'est dans le dessein, précisément, de désamorcer le
scandale de ce mode de pensée répandu, résumé dans la proposition «
qu'aucunes choses sont licites pour la raison d'État, autres pour la conscience2
». Mais, cela, tout en reprenant à son compte l'expression emblématique du
courant d'opinion qu'il stigmatise, expression à laquelle il entend rendre son
juste poids de réalité.
La question que je souhaite poser est celle de l'identité véritable de ce
discours-repoussoir en face duquel s'enlève la série des traités de la raison
d'État (il ne paraîtra pas moins de huit ouvrages incorporant l'expression dans
leur titre, en Italie, de 1589 à 1635). Botero le dit « machiavélien ». Faut-il
forcément le croire sur parole ? Faut-il du même coup se contenter, pour
caractériser sa propre entreprise et celle de ses émules, de l'intention
antimachiavélienne qu'ils affichent ? Je pense que non. Je crois qu'il y a tout un
déplacement à opérer par rapport aux termes, largement trompeurs, dans
lesquels se présente l'opposition des deux raisons d'État. Il convient pour ce
faire de se tourner vers les données de la période. Nous aurons à considérer en
particulier le phénomène majeur qui s'y joue, à savoir l'émergence de l'« État »
dans son acception spécifiquement moderne. Il recèle, comme on verra, une
bonne partie des clés de notre problème, qu'il s'agisse de la nature exacte de ce
prétendu « machiavélisme » ou de la signification profonde de l'offensive
intellectuelle dirigée contre lui.
Il est un indice, au demeurant, à l'intérieur même de cette fallacieuse
imputation d'origine, qui suffirait à faire douter de son bien-fondé. Il réside
dans la contradiction manifeste, même si elle n'est que relative, qui traverse le
propos de nos pourfendeurs du machiavélisme, entre l'inspiration qu'ils
prêtent au discours de la raison d'État et la diffusion qu'ils lui reconnaissent.
Car sur ce point, ils sont unanimes, et leur témoignage rejoint les notations
qu'on peut glaner chez nombre d'auteurs de la période. Botero n'évoque que le
langage des cours, et Ammirato, en 1594, s'il note lui aussi que l'expression
vole « de bouche en bouche », ne précise pas davantage3. Mais Zuccolo, en
1621, donne un tableau frappant de la pénétration du thème : « Non
seulement les conseillers à la cour et les docteurs des écoles, mais même les
barbiers et les plus humbles artisans dans leurs échoppes et leurs cabarets
discourent et disputent de la raison d'État et cherchent à se persuader quelles
choses sont faites par raison d'État et lesquelles ne le sont pas4. » Nous
disposons d'un témoignage convergent pour la France, celui d'Antoine de
Laval, qui relève, en 1612, et pour le déplorer, combien la raison d'État est «
fréquente en la bouche de tout le monde ». Il ne s'agit pas d'un auteur
politique soucieux du fond, mais plutôt d'un observateur des mœurs de son
temps, ce qui rend sa charge d'autant plus digne d'intérêt. « Nous sommes
arrivés, écrit-il, en une saison si pleine de liberté, d'ignorance et de fainéantise
mère de toute pernicieuse curiosité que, jusques aux moindres soldatins, aux
petits artisans, chacun se mêle de dire son avis des conseils publics, et gloser les
desseins et actions de son prince et de ceux qui le représentent. Il ne leur suffit
plus comme autrefois d'être gouvernés : chacun veut mettre le nez, ou la langue
pour le moins, au gouvernement : chacun veut savoir pourquoi et comment on
le gouverne. Il n'y a si petit homme qui ne dise (dès qu'il voit arriver quelque
chose audelà de sa portée) cela se fait par raison d'État, par maxime d'État5. »
C'est la même année 1612 que Mathurin Régnier fait entrer dans ses Satires les
beaux parleurs qui « ont si bon cerveau qu'il n'est point de sottise dont par
raison d'État leur esprit ne s'avise6 ». Et à la même date toujours, Boccalini
dépeint de son côté les portefaix discutant de la raison d'État au marché7. Sans
prendre nécessairement au pied de la lettre ces aperçus, on peut au moins en
retenir l'indication d'une diffusion suffisamment étendue pour transgresser les
repères prévisibles de la compétence sociale. N'entrons pas en matière pour
savoir si effectivement les barbiers et les portefaix discutaient de la raison
d'État. Contentons-nous de retenir pour trait significatif le principe de ce
débordement par rapport au cercle des gens normalement appelés à s'occuper
des affaires politiques, principe autorisant « n'importe qui », virtuellement, à
s'en mêler — ce n'importe qui que symbolisent portefaix et barbiers. Or une
telle pénétration est-elle vraiment compatible avec l'identification au
machiavélisme ? Peut-on valablement postuler l'existence de quelque chose
comme un machiavélisme de masse qui serait descendu jusque dans les
boutiques et sur les places publiques en cette seconde moitié du XVI e siècle ? Il
semble raisonnable d'en douter. Mais le mystère s'épaissit d'autant. Si
l'omniprésence de ce discours exclut qu'il sorte droit des livres, a fortiori des
seuls livres d'un auteur singulier entre tous, d'où tient-il son ressort autonome
? À quelles sources est-il susceptible de s'alimenter ? D'où lui vient l'énergie qui
le fait si largement rayonner ?
De cette force, l'attestation la plus certaine ne réside-t-elle pas d'ailleurs dans
la façon dont la notion s'impose à ceux-là mêmes qui refusent l'esprit dans
lequel elle est couramment employée ? Nos auteurs peuvent juger détestable la
commune invocation de la raison d'État ; ils sont cependant obligés d'en
reconnaître la validité au moins partielle, en faisant leur un langage qu'ils
réprouvent, même si c'est pour en redresser l'usage. Ils auraient pu rejeter
l'expression avec les idées qui lui étaient ordinairement associées. Ils n'ont pas
pensé pouvoir faire autrement que de la consacrer, tout en s'efforçant d'en
domestiquer les périls. Involontaire ou délibérée, la démarche vaut aveu de ce
que se trouve nommée là une dimension de la réalité impossible à méconnaître,
comment qu'on doive ensuite la comprendre. L'interrogation redouble avec le
constat. Quelle peut donc être cette puissance symbolique inscrite dans la
notion de raison d'État qui la rend assez imparable pour contraindre
linguistiquement tout le monde, y compris ceux qui redoutent le plus les suites
de pareille façon de parler ?
L'hypothèse que je m'efforcerai de soutenir est que le foyer du phénomène
ne se situe nulle part ailleurs que dans l'État lui-même ou, pour être plus
précis, dans le processus de dégagement et d'installation du concept d'État,
processus dont la charnière des XVI e et XVII e siècles où nous nous situons
représente le moment historique décisif. C'est ce mouvement de surrection qui
porte la propagation du discours de la raison d'État et qui force à son
appropriation ; c'est lui qui en commande la teneur et les implications. La
raison d'État est d'abord le discours au travers duquel s'impose la réalité
nouvelle de l'instance politique — discours dont le « machiavélisme » ne
constitue qu'une configuration éventuelle et subordonnée. En regard, la
réaction qu'expriment les théoriciens de la raison d'État est à comprendre, bien
au-delà de « l'antimachiavélisme » moralisant, comme une tentative de
sauvetage d'un cadre de pensée fondamental, irrémédiablement miné par
l'irruption du principe étatique. En quoi elle offre le moyen de mesurer par
contraste les enjeux religieux et métaphysiques investis dans cette
transformation déterminante du lien politique que signale l'avènement du
concept d'État. L'opposition des deux raisons d'État fournit de la sorte un
double miroir où déchiffrer, dans le renvoi de l'une à l'autre, ce qui se passe aux
origines de la politique moderne, dans le moment de constitution de ses
concepts.
Encore faudra-t-il plus précisément cerner le mécanisme par lequel le
surgissement du point de vue étatique modifie les conditions d'accès à la chose
politique et les manières d'en traiter. Car c'est bien de cela qu'il s'agit en ce
discours amenant le secret des princes à portée de langue et d'entendement de
tout un chacun. Au vrai, ce à quoi nous touchons ici, c'est à la genèse, ni plus
ni moins, du principe de publicité en politique. Elle se confond en fait avec la
gestation de l'État, en tant que celle-ci est inséparable d'une certaine
objectivation de la politique, elle-même porteuse de l'institution, au moins
potentielle, d'un point de vue du public. De ce possible structurel, le discours
de la raison d'État représente une première exploitation et une exemplification
privilégiée. Il témoigne, par sa seule existence, indépendamment de sa vérité ou
de sa fausseté, des conditions nouvelles de lisibilité de l'action politique. Il n'y
va pas seulement du secret dans la raison d'État, mais aussi de ce qui le rend
déchiffrable ; il n'y va pas que de la soustraction à la règle commune, mais
également du pouvoir d'en juger. Par où la notion introduit à une tension
majeure de la politique moderne, dont elle permet de saisir le caractère
constitutif.
Sur fond de plus d'un quart de siècle d'inexpiables luttes de religion, l'État
s'impose comme le pacificateur par excellence. Sa victoire est celle d'une «
raison d'État » pour ainsi dire jamais expressément nommée comme telle dans
les textes qui nous restent, mais qui forme le motif sous-jacent des emplois du
terme21. Ce dernier est en effet le drapeau du tiers parti des Politiques dans sa
volonté d'en finir à tout prix avec l'affrontement des catholiques et des
huguenots. Un affrontement d'autant plus intolérable et destructeur, en cette
dernière phase, que le parti huguenot se trouve être aussi celui de l'héritier
légitime du trône, et qu'en face la Sainte Union qui regroupe les « catholiques
zélés » n'hésite pas à faire appel, plaçant la cause de la foi au-dessus de toute
autre considération, non seulement au glaive spirituel du pontife romain, mais
aussi au glaive temporel de l'ennemi principal et traditionnel, la « très
catholique » monarchie espagnole. En regard de cette division et de la
monstrueuse confusion qu'elle engendre, l'« État » prête corps à une double
aspiration. Vis-à-vis du dehors, il fournit l'emblème d'une aspiration qu'on
peut, pour le coup, appeler « nationale » sans trop risquer l'anachronisme : il
mobilise l'esprit gallican contre les empiétements de la papauté et plus encore
la fibre patriotique des « bons Français » contre le péril de la « monarchie
universelle » incamé par l'Espagne22. À l'intérieur, « l'État » renvoie au point de
vue supérieur de l'unité et donc de l'autorité de la chose publique aux dépens
de l'adhésion confessionnelle. C'est en ce sens que Bodin, dans l'Apologie de
René Herpin où il répond en 1581 aux critiques de la République, réaffirme que
« jamais Prince souverain bien conseillé ne doit être partisan, ni suivre la
querelle de ses sujets, ni ravaler jusque-là le degré de juge souverain où Dieu l'a
posé, pour se faire ennemi des uns et compagnon des autres ». Le Prince,
poursuit-il, qui voit ses sujets « bandés de part et d'autre pour le fait de
religion, doit passer par souffrance ce qui ne se peut ôter », car l'expérience
nous apprend que « presque tous princes de la terre » sont réduits à cette «
nécessité de souffrir diversité de religions »23. C'est à cette volonté
d'impartialité qu'en ont spécialement « les bons catholiques ».
Ils conspuent avec la dernière vigueur ces politiques « qui ont sans cesse
l'État en la bouche [...] sans se préoccuper en premier lieu de la sainte religion24
». On discerne l'enjeu : au travers de l'État tend à prévaloir une fidélité
prééminente par rapport à l'appartenance religieuse. Trait capital que ramasse
une formule des « politiques » qui, martelée sous diverses variantes, va devenir
classique : « L'État n'est pas dans la religion, mais la religion dans l'État » —
version empruntée à un anonyme de 1588. En 1585, Pierre de Belloy écrivait
déjà : « La République n'est pas dans l'Église, mais au contraire l'Église est dans
la République25. » Formidable renversement qui ne révèle toute sa portée que
lorsqu'on mesure le transfert de religiosité sur l'État dont il s'accompagne.
L'opposition ne passe pas simplement entre les valeurs séculières de la politique
et les valeurs religieuses du salut : elle passe entre deux formes, ou deux âges, de
religion. Et ce qui va l'emporter avec Henri IV, ce n'est pas platement le point
de vue laïc de l'État, c'est un État devenu une fin religieuse en lui-même. Cela
dans le cadre d'un basculement global vers une religion de la réalisation
terrestre — l'accomplissement du royaumenation par l'opération roi-État —
dont la thèse magistrale de Denis Crouzet a si lumineusement fait ressortir la
puissance d'apaisement26. L'État reçoit son nom, autrement dit, en même
temps qu'il devient l'objet d'une véritable religion, prenant le relais de la
religion royale qui s'était de plus en plus ostensiblement déployée au cours du
dernier Moyen Âge et de la Renaissance. La doctrine du droit divin dont on
évoquait un peu plus haut le tranchant polémique en reçoit un surcroît notable
de signification : la relation « immédiate » du roi à Dieu n'est pas seulement
moyen d'indépendance (et de supériorité) vis-à-vis de la médiation ecclésiale,
elle joue aussi comme source d'une religiosité intrinsèque de la royauté d'État.
Nous sommes en présence d'une de ces séquences historiques où l'essentiel
et le circonstanciel se conjoignent. On conçoit en quoi la conjoncture se prête
à rendre la notion d'État collectivement lisible. La division guerrière des
croyances fait apparaître l'urgente nécessité d'une instance tierce, capable
d'irrésistiblement s'imposer pour produire la paix. Mais pas n'importe quelle
paix, insistons-y, ni une paix dont le prix serait indifférent. Car en cette guerre
sans merci, il y a de l'ultime valeur : le salut. Si instance tierce il doit y avoir, il
faut donc que la suprématie dont elle est porteuse soit susceptible de
l'emporter jusques et y compris sur les suprêmes engagements. Par où le souci
de conciliation le plus pragmatique emporte une option théologique décisive.
Et d'autant plus la nécessité principielle de ce tiers est-elle ressentie comme
pressante qu'il y a carence de sa matérialisation dans la personne royale.
L'ouverture du problème de sa succession met à nu la faiblesse de l'autorité
dont jouit Henri III, faiblesse qu'il aggravera par ses erreurs de manœuvre —
Botero ne manque pas de relever comme une faute typique sa fuite devant « la
sédition et soulèvement de Paris », lors de la journée des Barricades de 158827.
Avec cet effet paradoxal de faire ressortir la force de l'héritage et l'intrinsèque
solidité de l'institution tombée en si piètre incarnation. Miracle des acquis
d'une longue histoire et de la providence divine, tenant debout « l'État de
France » au milieu d'une tourmente qui eût pu l'emporter, que salueront
nombre de contemporains. Pis encore, à la mort de ce roi de peu abattu
comme tyran, il y aura carrément, durant quelque cinq ans, de 1589 à 1594,
vacance de fait du trône — une vacance soulignée à dessein par le titre attribué
à Mayenne, à la tête de la Ligue : Lieutenant général de l'État et couronne de
France. Peut achever de prendre consistance, de la sorte, et sous l'angle
prospectif, cette fois, la figure d'une autorité détachée de son personnificateur
cependant indispensable : la légitimité de l'État d'abord, quoi qu'il en soit de la
foi du roi. Ce finira au demeurant par être l'avis de l'héritier légitime lui-
même, en son « saut périlleux » — c'est son mot — d'une confession à l'autre,
que la postérité caricaturera dans le cynisme apocryphe du « Paris vaut bien
une messe ». En ralliant le catholicisme majoritaire de ses sujets, Henri IV
subordonne ses propres convictions aux impératifs de la paix publique et traite
la religion comme un fait que le prince doit politiquement prendre en compte
avant d'y voir une matière de conscience. N'importe ses sentiments intimes,
c'est la signification objective que prend son acte. Tout se passe un instant
comme si le roi existait pour l'État, et non, comme dans l'ordinaire des temps,
l'État par le roi. C'est en ce sens que le sacre du 27 février 1594 a valeur
symbolique de sacre de l'État et d'une certaine raison d'État avec lui.
Mais ces données conjoncturelles ne jouent efficacement que dans la mesure
où elles font marcher avec elles de plus profonds et de plus puissants ressorts.
Elles mobilisent, ainsi qu'il a été souligné à plusieurs reprises, un legs immense
et un énorme poids de passé. Pas de dégagement de l'« État », d'évidence, sans
la possibilité de faire fonds sur les innombrables acquis d'une construction
multiséculaire donnant épaisseur à la chose, mais aussi, pour ce qui est du mot,
prêtant sens à l'existence autonome de la catégorie. Encore ces données
d'héritage n'exercent-elles un effet déterminant que parce qu'elles se
combinent à leur tour avec les incidences d'un tournant théologique capital
qui leur confère un nouveau relief.
Je ne puis m'étendre sur cette élaboration sédimentaire. Je me contenterai de
rappeler ce qui en forme l'âme du point de vue qui nous concerne, celui des
possibilités de pensée : l'érection des collectifs, et singulièrement des corps
politiques, en personnes morales, au travers de la continuité dans le temps28.
L'État est le concept d'une de ces entités qui « ne meurent jamais » et qui
s'élèvent, grâce à cette identité à elles-mêmes au milieu du renouvellement des
hommes et des accidents du devenir, au rang de personnes angelomorphes,
invisibles et transcendantes comme leurs correspondants célestes, mais d'une
transcendance toute terrestre, puisque purement faite d'une durée humaine
élevée, par l'absence d'interruption, au-dessus d'elle-même. L'État, en un mot,
est intellectuellement constitué par cette perpétuité que Bodin incorpore, non
sans quelque peine d'ailleurs, dans sa définition de la souveraineté29. Pour
pouvoir valablement parler de l'« État en soi », comme dit quelque part Bodin,
il faut qu'il soit doté d'un principe intrinsèque de consistance, au-delà des
agents qui lui prêtent existence effective. C'est la transcendance temporelle qui
le lui procurera, rendant ainsi concevable la dissociation de la quasi-personne
étatique d'avec les individualités qui l'incarnent. Une analyse complète devrait
montrer ici comment ce mouvement, loin d'aller au bout de lui-même, s'arrête
autour de 1600 en passant compromis avec le mouvement contraire. La même
préoccupation de continuité, appliquée à cet autre corps politique qu'est le
corps du roi, conduit, au nom de la perpétuité de la dynastie, à exalter son
personnificateur vivant. De sorte qu'on verra coexister sur deux siècles,
intriquées en une secrète et mortelle contradiction, une monarchie
d'abstraction, œuvrant à l'impersonnification de l'État, et une monarchie
d'incarnation, réactivée dans sa traditionnelle identité de sang par la neuve
exigence de durée. C'est en cette conjonction que le dégagement du principe
étatique s'interrompt aussitôt effectué, avant qu'un nouveau régicide ne lui
permette de reprendre son cours. Pour longtemps, il va s'immobiliser entre les
pôles que les apophtegmes louis-quatorziens exprimeront au mieux : d'un côté
le douteux « l'État, c'est moi » et de l'autre, le certain et ultime « je meurs, mais
l'État subsistera toujours » — leur opposition ne doit pas dissuader, mais au
contraire inciter à les rapprocher.
Le facteur capital est cependant ailleurs. Il est religieux et métaphysique. Il
réside dans la redéfinition du rapport entre ciel et terre qui s'impose alors dans
l'élément du politique — on peut aussi bien et circulairement l'appeler une
redéfinition religieuse du politique qu'une redéfinition politique du religieux.
C'est à sa lumière que les termes de la situation et l'héritage juridico-
théologique de la transfiguration des collectifs en « corps mystiques » vont se
charger d'une portée décisive. L'« État », pour schématiser en quelques phrases
un parcours infiniment complexe, naît de l'aboutissement et du dénouement
dans l'ordre politique de la crise de la médiation ouverte par la Réforme dans
l'ordre religieux. L'autonomisation de la sphère terrestre frappe d'une
irrémédiable incertitude les prétentions de l'Église à constituer l'intermédiaire
obligatoire entre ici-bas et au-delà. Avec un Dieu que la clôture du monde
humain sur lui-même éloigne dans une altérité radicale, il n'est de relation
possible qu'intérieure et directe — ce que condense l'exigence luthérienne de «
la foi seule » en matière de salut. Le statut de l'autorité politique s'en trouve
forcément affecté, en tant que manifestation et relais de la volonté divine. C'en
est fini de sa sacralité, si l'on veut bien prêter au mot, pour une fois, une
acception un peu rigoureuse, c'est-à-dire de la possibilité de se présenter
comme une émanation substantielle de l'au-delà. Le prince ou le magistrat ne
peuvent qu'être désignés de Dieu — ils sont « de droit divin », ils ne sauraient
être dits participer du divin. Ils ne sont en ce sens pas plus sacrés que l'Église
prétendument médiatrice n'est prolongement de l'invisible céleste dans son
édifice terrestre. Alors, maintenant, pourquoi est-ce qu'en France cette crise de
la médiation qui est une crise ontologique, une crise des modalités du lien
entre visible et invisible, a pris ces proportions de tragédie, dans le déchirement
entre une réformation impossible et la défense également en forme d'impasse
de la catholicité traditionnelle et de sa foi d'immanence, c'est une énigme dont
la solution reste toute à trouver. Mais on conçoit comment, en fonction de cet
affrontement : sans issue sur le terrain religieux, c'est un dénouement politique
qui va s'imposer. Il va apporter, au travers de la redéfinition de l'autorité d'ici-
bas, l'équivalent de la stabilisation du rapport à l'au-delà produite par la
formule réformée de la justification par la foi. Cela moyennant une
spectaculaire ascension de l'instance politique qui la met en posture de rendre
lisible la nouvelle articulation des ordres de réalité. Nous sommes assurés de
trouver Dieu en notre for intime dans la mesure même où nous le savons de
tout à fait ailleurs, et nous le connaissons pour tel dans la mesure où la
fermeture de l'univers des hommes sur sa consistance propre s'atteste dans un
pouvoir « qui n'a rien au-dessus de lui ». C'est de ce passage à la supériorité
absolue que l'État est le concept. Le pouvoir sacré, toujours dans la rigueur du
terme, n'exprime qu'une supériorité métaphysiquement relative, puisque ne
correspondant qu'à un degré dans une hiérarchie admettant des degrés
supérieurs — un degré certes éminent et stratégique, celui de la conjonction
entre visible et invisible, mais un degré qui se présente comme subordonné
jusque dans ce qui l'élève au-dessus des autres vivants-visibles. Au lieu que dans
le pouvoir de droit divin, c'est très exactement l'impossibilité de pareille
conjonction qui s'expose, et partant une suprématie parfaite dans son ordre, la
plus haute qui se puisse concevoir à l'intérieur de l'univers naturel, une
suprématie sans autre correspondant que la toute-puissance de Dieu dans le
monde surnaturel. A côté de l'ordre religieux proprement dit, ordre des
relations singulières entre les âmes et Dieu, nullement ébranlé, mais plutôt
conforté par cette ferme réarticulation entre ici-bas et au-delà, s'installe de la
sorte un ordre politique à la fois indépendant vis-à-vis de toute autorité
religieuse, et pourvu de sa religiosité propre, puisque manifestant, dans sa
sphère et ses perspectives toutes terrestres, un autre aspect de la relation au
divin en dehors, encore une fois, de la quête individuelle du salut. Il est besoin
d'avoir cette ambiguïté en tête si l'on veut comprendre comment de bons
chrétiens ont pu, sans cynisme ni tourments, sacrifier au culte de l'État30.
Il ne suffit donc pas, pour bien entendre ce qui se joue avec l'avènement de
la conceptualité politique moderne, d'écarter les naïvetés de la « laïcisation » et
de rappeler le rôle éminent des spéculations ecclésio-théologiques médiévales
dans la construction de la catégorie de souveraineté, comme l'a
remarquablement fait Jean-François Courtine31. Encore faut-il précisément
caractériser à sa date cette révolution religieuse de la politique ou cette
révolution politique de la religion qui interviennent à la fin du XVI e siècle et
qui non seulement vont conditionner le transfert des attributs et prérogatives
de l'autorité spirituelle sur l'autorité temporelle, mais aussi pourvoir cette
souveraineté héritée de sa signification définitive et spécifiquement moderne.
C'est en fonction de cette élévation métaphysique de la puissance temporelle
qu'appelle la séparation de Dieu que les idées de prééminence interne et
d'indépendance externe contenues dans la notion de souveraineté prennent
leur plein relief, en même temps que l'État en reçoit sa ferme identification.
Soit par exemple les définitions fameuses que propose Loyseau dans son
Traité des seigneuries de 1608 (deux ans avant le deuxième régicide, quand
Henri IV succombe sous le couteau de Ravaillac) : « La souveraineté est la
forme qui donne l'être à l'État [...]. La souveraineté est le comble et période de
la puissance où il faut que l'État s'arrête et s'établisse32. » Derrière semblable
postulation de plénitude, il y va du réaménagement du séjour terrestre
impliqué par le glissement d'un âge du divin à un autre — qui est en fait
glissement d'un âge ontologique à un autre. C'est la disjonction de l'ici-bas et de
l'au-delà, du visible et de l'invisible (dont va sortir et témoigner aussi bien, au
même moment, la science moderne) qui investit l'autorité parmi les hommes
de cette fonction de référence exclusive et déterminante que va spécifier la
notion d'État. On n'a pas de peine à concevoir comment pareille aspiration
vers le haut rend pensable sous un nouveau jour la différence interne de l'« État
» et de ses assujettis, et avec de considérables conséquences. Au regard de la
supériorité absolue imprimée au lieu du pouvoir, il n'existe que des sujets
identiques — où l'on saisit le fondement de l'égalité dans la souveraineté, une
égalité abstraite, indifférente aux qualités et statuts des personnes. Il est vrai
que cette idée de séparation comme constitutive de l'État doit être introduite
avec prudence puisque par un autre côté la même logique tend à faire du
pouvoir le principe d'ordre ou le facteur de cohésion par excellence, et à
ramener par ce canal l'exigence de son unité avec le corps politique. Mais il
n'est pas moins important de discerner comment, à la faveur de ce
redéploiement, l'indépendance de la communauté politique vis-à-vis de l'extérieur
se charge d'une signification nouvelle. Elle devient en son « autarcie » —
antique notion réélaborée dans la « société parfaite » des théologiens du Moyen
Âge et réactivée ici dans un emploi inédit — le réceptacle d'un
accomplissement destiné à manifester la grandeur de Dieu dans un
accroissement indéfini de la plénitude terrestre et humaine. Nous touchons à la
racine religieuse et métaphysique du fait national, ainsi qu'au phénomène
crucial qui en est inséparable : l'État comme dynamique. En même temps qu'il
reçoit sa dénomination, il se voit pourvu d'une tâche et d'une perspective qui
annoncent sa montée en puissance. Au rebours de l'ancienne logique impériale,
qui faisait dépendre l'accès à l'universel de l'insertion dans l'horizon du
rassemblement et de l'unité du genre humain, c'est à l'intérieur de la
particularité, du dedans de ces frontières jalousement défendues et de cette
identité singulière âprement affirmée, que s'effectuera désormais la recherche
de l'universalité. L'émergence du concept de l'État, autrement dit, et ce n'est
pas son moindre aspect, est indissociable de la ruine de la societas christiana. Se
trouve consacrée avec lui une irréductible pluralité des communautés politiques
(en balance les unes avec les autres), en laquelle s'abîme irrémédiablement la
vieille société universelle qui donnait sens, et c'est là qu'est l'enjeu sensible, à
l'union de la foi et du pouvoir. L'émoi des âmes dévotes et des esprits ancrés
dans la tradition, devant l'avènement du nouveau système de Dieu, du monde
et de l'homme, n'était pas sans quelque fondement.
Je voudrais à ce propos faire une brève observation sur la réflexion politique
de la seconde scolastique qui se déploie parallèlement au mouvement que nous
venons de décrire et pour partie directement contre lui ou ses conséquences.
En sa pointe polémique, comme on sait, elle est expressément dirigée en
particulier contre la subversion religieuse introduite par la doctrine du droit
divin des rois. L'affaire du serment d'allégeance imposé par le roi d'Angleterre
à ses sujets catholiques, en 1606, et ses suites, suscitent ainsi la Defensio fidei de
Suarez, publiée en 1613 et condamnée à Londres l'année même de sa parution,
à Paris l'année suivante. Mais ce que je voudrais faire sommairement ressortir,
c'est que cette réflexion n'en participe pas moins du même âge théologique que
les « nouveautés » qu'elle condamne, et qu'elle contribue à sa façon au même
résultat sur le plan conceptuel qui nous intéresse. Pour réfuter l'idée d'une
investiture divine « immédiate », Suarez prend acte à la base de la rupture avec
l'âge de la sacralité des rois dont elle procède. Il n'y a pas davantage pour lui de
participation de l'autorité royale à la réalité divine. C'est à partir du deuil de
cette conjonction à l'ancienne que se déploie le schéma génétique qu'il propose
comme alternative : la souveraineté n'est pas donnée au prince directement par
Dieu, elle est conférée de manière immanente à la communauté dans son
ensemble, qui la transfère sur le prince, dans un second temps, par un acte
d'aliénation sans retour. La construction, par ailleurs, représente un apport
notable au dégagement du concept d'Etat. La souveraineté populaire
primordiale qu'elle postule aide à rendre concevable la distinction entre le
gouvernement légitime et le fondement légitime du gouvernement. Tandis que
d'autre part l'idée d'une aliénation définitive de cette souveraineté originelle
conspire à rendre lisible en son principe la différence du pouvoir de la sorte
créé d'avec le peuple sujet. Comme quoi la défense de la tradition peut être
l'une des voies les plus sûres de l'innovation. Parler de réaction à l'émergence
de l'État, ce peut être line invite à détecter le travail du nouveau au milieu de
ce qui apparemment le conteste.
RAISONNER L'ÉTAT :
LA PENSÉE COMME DÉFENSE
DU SECRET À LA PUBLICITÉ
DE LA POLITIQUE
1 S. Ammirato, Discorsi sopra Comelio Tacito, Florence, 1594, liv. XII, dise. 1, p. 228.
2 L. Zuccolo,della ragion di Stato, in B. Croce (éd.), Politici e Moralisti del Seicento, Bari, 1930, p. 25.
Cf. également, R. de Mattei, R problema della « ragion di Stato », op. cit., p. 25.
3 A. de Laval, Desseins de professions nobles et publiques, Paris, 1612, p. 338 a.
4 Satires, X, je cite d'après le reprint de l'édition de 1853, Plan de la Tour, 1984, p. 117.
5 T. Boccalini, Ragguagli di Pamasso, Venise, 1612,1, p. 315.
6 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 348 r°.
7 Relazioni universali, Venise, 1640, p. 272. La première édition des Relazioni est de 1591, la seconde
partie, qui traite notamment de la France, est parue l'année suivante. Botero a séjourné à Paris en 1585
avec l'ambassadeur de Savoie René de Lucinge ; il y a publié à la même date son De Predicatore Verbi Dei.
8 Relazioni universali, op. cit., p. 442.
9 Ibid., p. 703. L'expression de « politique moderne » apparaît à la fin de la Raison d'État, p. 348 v°
(rendue par Chappuys en « moderne police »).
10 Outre l'étude classique de F. Chabod, « Alcune questioni di terminologia : Stato, nazione, patria nel
linguaggio del Cinquecento », recueillie dans ses Scritti sut Rinascimento, Turin, Einaudi, 1967, p. 627-
661, voir en dernier lieu H. Mansfield, « On the Impersonality of the Modem State : a Comment on
Machiavelli's Use of Stato », American Political Science Review, 1983, 77, p. 849-857. Sur le concept
moderne d'État, la remarquable mise au point de O. Beaud, « État », Vocabulaire fondamental du droit,
Archives de philosophie du droit, t. 35, 1990.
11 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 4 r°.
12 « La raison d'État antimachiavélienne », in Ch. Lazzeri et D. Reynié (éd.), La raison d'État: politique
et rationalité, Paris, P.U.F., 1992, p. 34.
13 Elle est pertinemment pointée par Q. Skinner, « The State », in T. Bail, J. Farr et R. L. Hanson,
Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge U.P., 1989, p. 90-131.
14 Discorsisopra Comelio Tacito, op. cit., p. 229.
15 Les Six livres de la République, Paris, 1583, reprint, Aalen, 1977, préface, p. n.
16 Possevino incrimine les « écrits pestilentiels » de Machiavel dans une adresse au Sénat de Lucques,
suivie en 1592 par son Judicium de N. Machiavelli et J. Bodini. Paraît en 1590 le De libenate christiana du
théologien de Louvain Lensaeus dénonçant lui aussi « les politiques qui croient que le soin de ce royaume
terrestre est plus important que la pratique de la religion ». Le dispositif polémique est complété en 1595
par le Tratado de la religion de Ribadeynera.
17 P. du Belloy, Apologie catholique, s.l., 1585, Moyens d'abus, entreprises et nullités du rescrit et bulle du
pape Sixte V, s.l., 1586, De l'autorité du roi, Paris, 1587.
18 H. de La Popelinière, L'histoire des histoires, avec l'idée de l'histoire accomplie, Paris, 1599, rééd. «
Corpus », Fayard, 1989, t. II, p. 157. Outre les études précitées, pour davantage d'éléments sur le
parcours du terme dans le contexte français et au-delà, cf. J.-P. Brancourt, « Des "estats" à l'État :
évolution d'un mot », Archives de philosophie du droit, t. 21, 1976, p. 39-54; P.-L. Weinacht, Staat.
Studien zur Bedeutungsgeschichte des Wortes von den Anfàngen bis ins 19 Jahrhundert, Berlin, 1968.
19 À tel point que les historiens les plus attentifs aux écrits et au discours de l'époque traduisent : M.
Yardeni intitule ainsi « Politique, Raison d'État et patriotisme (1572-1589) » un chapitre de son livre La
Conscience nationale en France pendant les guerres de Religion (1559-1598), Louvain-Paris, Nauwelaerts,
1971. L'unique exception à ma connaissance est constituée par l'anonyme huguenot intitulé Avertissement
au roi où sont déduites les raisons d'État pour lesquelles il ne lui est pas bienséant de changer de religion. Il est
daté de 1589, mais il y a de fortes raisons de penser qu'il n'a été effectivement diffusé qu'en 1593 (il est
reproduit dans les Mémoires de la Ligue édités par S. Goulart, Amsterdam, 1758, t. V). Une attestation
intéressante de la présence de l'expression dans le langage courant chez un prédicateur de la Ligue,
l'Italien Panigarole : dans un sermon prononcé au lendemain de la levée du siège de Paris, en août 1590,
il fait valoir le caractère miraculeux de l'événement, contre les politiques qui s'efforcent en vain, dit-il, «
de le rapporter à la raison d'État » (cité par Ch. Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue,
Paris, 1866, p. 199).
20 L'ouvrage précité de M. Yardeni offre à cet égard de nombreux textes et témoignages (spécialement
p. 176 et 317-332).
21 Le texte est reproduit à la suite des Six livres de la République dans l'édition de 1583, reprint, 1977,
p. 52 r°/v°.
22 Je combine les formulations de deux libelles, La foi et religion des politiques de ce temps, Paris, 1588
(« [...] les uns et les autres crient sans cesse : l'Etat, l'État, la police, la police, sans se soucier en premier
lieu de la sainte religion, voire disent la police lui devoir être en tout et partout préférée... »), et La dispute
d'un catholique de Paris contre un politique de Tours, Paris, 1591 (« [...] ces politiques, qui ont sans cesse
l'État en la bouche... »).
23 La première formule vient de l'anonyme Sur l'ed.it du mois d'avril 1588, s.l., 1588, cité par M.
Yardeni, La Conscience nationale en France pendant les guerres de religion, op. cit., p. 177; P. de Belloy,
Apologie catholique, s.l., 1585, p. 163. D'Aubigné écrira vers 1600 dans La confession catholique du sieur de
Sançy : « On n'a que trop débattu en ce temps si l'État est en l'Église ou si l'Église est en l'État » (Œuvres,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 579). La formule remonte à un auteur du IV e
siècle, Optât de Milève (Non enim respublica est in ecclesia, sed ecclesia est in respublica), pieusement cité
par nos auteurs. Optât l'avance dans le contexte d'une polémique avec les donatistes, au livre III de son
Adversus Parmenianum Donatistam (PL, 11, 803-1104). La filiation ne doit pas dissimuler la signification
inédite que la maxime acquiert au réemploi.
24 D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610),
Seyssel, Champ Vallon, 1990, en particulier le livre second, t. II : Le temps du repli de la violence.
25 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 178 v°.
26 On renvoie bien sûr à E. Kantorowicz, Les Deux Corps du mi, trad. franç., Paris, Gallimard, 1989.
27 Cf. R. Giesey, Cérémonial et puissance souveraine, Paris, Flammarion, 1987, p. 61-66. La difficulté
n'est pas triviale puisqu'elle engage la possibilité de concilier la transcendance temporelle de la
souveraineté et son incarnation royale.
28 Je me permets de renvoyer, pour davantage de justifications, au cadre d'interprétation proposé dans
Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
29 « L'héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l'âge classique », in L'État
baroque, 1610-1652, sous la direction de H. Méchoulan, Paris, Vrin, 1985, p. 91-118.
30 Je cite d'après l'édition des Œuvres de maître Charles Loyseau, Paris, 1666, p. 11.
31 Cf. R. Mousnier, L'Assassinat d'Henri IV, Paris, Gallimard, 1964; D. Richet, « La polémique
politique en France de 1612 à 1615 », in Repré-sentation et vouloir politique : autour des états généraux de
1614, sous la direction de R. Charrier et D. Richet, Paris, 1982; H. Duccini, « La vision de l'État dans la
littérature pamphlétaire au moment des états généraux de 1614 », ainsi que « Discours et réalité sociale: le
révélateur des pamphlets », in L'État baroque, op. cit. ; J. Sawyer, Printed Poison. Pamphlet Propaganda and
the Public Sphere in Early Seventeenih France, Berkeley, Un. of California Press, 1990.
32 Cf. P. Blet, « L'article du tiers état aux états généraux de 1614 », Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 1955, II, p. 81-106; J. M. Hayden, France and the Estâtes General of 1614, Cambridge U.
P., 1974.
33 Pour la restitution du contexte, W. F. Church, Richelieu and Reason of State, Princeton U. P., 1972,
p. 103-172.
34 D. L. M. Avenel, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'Etat du cardinal de Richelieu, Paris,
1854,1.1, p. 225.
35
36 La Ligue nécessaire, s.l., 1625, p. 11. Le Discours sur l'occurrence des affaires présentes se trouve dans
Le Mercure français, t. XI, p. 56-94. Sur le problème de l'attribution de ces deux textes, voir en dernier
lieu Church, op. cit., p. 118-119. Fancan, leur auteur probable, écrit semblablement à Richelieu : « [...]
nous savons séparer les intérêts de l'État d'avec la religion », cité par G. Fagniez, « Fancan et Richelieu »,
Revue historique, 108,1911, p. 79.
37 Discours des princes et estats de la chrétienté plus considérables à la France, in Mercure d'Estat, s.L,
1634, p. 295 et 399. Cf. Fr. Meinecke, L'Idée de la raison d'État dans l'histoire des Temps modernes, trad.
française, Genève, Droz, 1973, p. 139-150.
38 H. de Rohan, De l'intérest des princes et des Estats de la chrétienté, Paris, 1638, p. 1 (l'ouvrage a été
écrit en 1634).
39 D. L. M. Avenel, op. cit., 1.1, p. 224.
40 Considérations politiques sur les coups d'État, Rome, 1639, rééd. Paris, 1988. Naudé n'introduit pas
la notion de « coup d'État », comme on le voit souvent écrit. Elle a cours dès la fin du XVI e siècle. On la
trouve par exemple dans les Lettres historiques de Pasquier à propos de l'assassinat du duc de Guise (éd. de
D. Thickett, Genève, Droz, 1966, p. 369).
41 Rappelons ses deux traités posthumes, le Traité de la perfection du chrétien, Paris, 1646, et le Traité
qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église, Paris,
1651. Voir en dernier lieu J. de Viguerie, « Richelieu théologien », in Richelieu et la culture, Paris, 1987,
p. 29-42, et R. Mousnier, L'Homme rouge, Paris, Laffont, 1992, p. 607-622.
42 Testament politique, Paris, éd. L. André, 1947, p. 201.
43 « Advis donné au Roy après la prise de la Rochelle pour le bien de ses affaires », 13 janvier 1629, in
P. Grillon, Les papiers de Richelieu, Paris, 1980, t. IV, p. 35.
44 Mémoires du cardinal de Richelieu, Paris, 1921, t. V, p. 293.
45 On pourrait en regard, dans cette ligne d'analyse, caractériser la situation de l'Espagne par la
combinaison de quatre facteurs : elle est trop avancée dans la construction de l'État pour avoir laissé
subsister le terreau d'une pensée réactive; en même temps, l'alliance obligée avec le Saint-Siège,
dimension fondamentale de la politique du roi très catholique, obère la dissociation du politique et du
religieux ; par ailleurs et dans le même sens, elle est trop prise dans l'horizon impérial pour se concentrer
sur le dégagement de l'État, avec ce qu'il implique de restriction nationale; enfin, après 1600, on a affaire
à une puissance prioritairement confrontée au problème de son déclin. Sur la différence de vocabulaire
politique avec la Érance, les remarques intéressantes de J.-H. Elliott dans son Richelieu et Olivares, trad.
franç., Paris, P.U.F., 1991, p. 56-57.
46 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 102 v°.
47 Ibid., p. 105 r°. Il faut ici légèrement corriger la traduction de Chappuys, qui traduit una ragione di
Stato par « un conseil d'État ».
48 Ibid., p. 105 r°. Il faut ici légèrement corriger la traduction de Chappuys, qui traduit una ragione di
Stato par « un conseil d'État ».
49 J'emprunte ici à la thèse fameuse de A. Dupront sur le Mythe de croisade, en m'appuyant sur le
compte rendu de soutenance publié dans la Revue historique, 218, t. CCXII, octobre-décembre 1957, p.
457-460.
50 Relazioni universali, Venise, 1640, p. 703.
51 Ses trois ouvrages, les Aphorismes politiques, La Cité du soleil et La Monarchie d'Espagne, ne seront
publiés que plus tard, à partir de 1620.
52 Mais dans l'autre sens, R. Descimon a pu judicieusement rapprocher la démarche althusienne des
préoccupations communautaires qui s'expriment dans la Ligue parisienne, Qui étaient les Seize ? Mythes et
réalités de la Ligue parisienne (1585-1594), Paris, 1983, p. 297-300.
53 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 346 v°.
54 C'est le titre du livre VIII de la Raison et gouvernement d'Estat, p. 235 r°.
55 La focalisation sur la problématique du machiavélisme conduit cependant Michel Senellart à
surestimer, me semble-t-il, la nouveauté de l'apport de Botero en matière « économique », Machiavélisme
et raison d'État, op. cit. Il invente moins qu'il n'emprunte au point de vue émergent de l'État, un point de
vue sensiblement nouveau, en effet, par rapport à l'optique machiavélienne. Encore cet emprunt reste-t-il
encadré dans une problématique de la force, un trait que M. Senellart, en revanche, à mon sens, sous-
estime.
56 Respectivement, Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 68 r° et 125 v°. Sur les différences
d'orientation entre théoriciens de la raison d'État, il faut en dernier lieu renvoyer à l'important ouvrage
de R. Tuck, Philosophy and govemment, 1572-1651, Cambridge U. P., 1993.
57 Ibid., p. 127, r°/v°.
58 Sa Bilancia politica, incluant des Osservazioni sopra Cornelio Tacito n'a été publiée qu'en 1678, bien
après sa mort survenue en 1613.
59 G. Frachetta, Discorso della ragione di Stato, in Idea de'govemi, Venise, 1592; F. Bonaventura, della
ragion di Stato e della prudenza politica, Urbino, 1623 (écrit vers 1601); G. Palazzo, Discorso del govemo et
della ragion vera di Stato, Venise, 1606 ; L. Zuccolo, della ragione di Stato, Venise, 1621. Pour une mise au
point récente sur l'ensemble de cette littérature, voir P. Burke, « Tacitism, scepticism and reason of state »,
in J. H. Burns (éd.) The Cambridge History of Political Thought, 1450-1700, Cambridge U. P., 1991.
60 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 68 r°.
61 De l'intérest des Princes, op. cit., p. 1. Cf. J. H. M. Salmon, « Rohan and Interest of State », in
Renaissance and Revolt. Essays in the Intellectual and Social History of Early Modem France, Cambridge U.
P., 1987.
62 Sur ce point, voir en particulier l'étude de J. Gunn, « Interest will not lie. A Seventeeth Century
Political Maxim », Journal of the History of Ideas, 29, 1968, p. 551-564.
63 Philippe de Béthune, Le Conseiller d'Estat, Paris, 1632, p. 326.
64 De l'intérest des Princes, op. cit., p. 1
65 Je rejoins sur ce point la thèse de J. Sawyer selon laquelle il existait en France, lors du conflit de
1614-1617, « une sphère largement accessible de communications publiques de tournure politique »
(Printed Poison, op. cit., p. 10). Je me contente d'ajouter qu'elle plonge ses racines sensiblement plus haut.
66 Mémoire du cardinal de Richelieu, op. cit., t. V, p. 290.
67 Le Catholique d'État a été ultérieurement repris dans P. Hay du Chastelet, Recueil de diverses pièces
pour servir à l'histoire, Paris, 1640, d'après lequel je cite, p. 96 en l'occurrence. Sur Ferrier, l'étude récente
de J. Poivre, Jérémie Ferrier, Du protestantisme à la raison d'État, Genève, Droz, 1990. L'idée est reprise
par Bossuet : « Le secret est l'âme des conseils... (il) est une imitation de la sagesse profonde et
impénétrable de Dieu », Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, V, 16 (p. 139 de l'éd. J. Le
Brun, Droz, Genève, 1967).
68 Hay du Chastelet, op. cit., p. 125.
69 Remontrance de Caton Chrétien au cardinal de Richelieu, cité par E. Thuau, Raison d'État et pensée
politique à l'époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966, p. 123.
70 Ainsi, par exemple, les Observations sur la vie et la condamnation du maréchal de Marillac, de 1633,
après avoir noté le revirement des esprits provoqué par sa chute — ses « premiers accusateurs » en sont
maintenant à proclamer son innocence —, invite « chacun » à user de son propre jugement avec indifférence
et liberté (Hay du Chastelet, op. cit., p. 770). Intéressante convocation pour des tenants du secret d'État.
L'ensemble de cette littérature propagandiste serait à reconsidérer systématiquement sous cet angle.
71 Respectivement, la Bibliographie politique, citée par E. Thuau, Raison d'État, op. cit., p. 81-82, et
Considérations politiques sur les coups d'État, Paris, 1988, p. 92-93.
72 Comme on sait, les Considérations, initialement tirées à douze exemplaires, sont normalement
republiées en 1667. L'observation vaut bien entendu pour le Testament politique du cardinal lui-même,
qui ne juge pas inutile de saisir la postérité des motifs de sa conduite.
V
NECKER, UNE LECTURE POLITIQUE
DE LA RÉVOLUTION
Necker a contre lui la proscription sans appel qui s'attache à la mémoire des
vaincus. Sa réputation souffre en outre du handicap fatal de la modération. Les
adversaires radicaux sont d'un inestimable secours pour définir et légitimer ses
positions propres. Les maistriens ont besoin de robespierristes, et vice versa. «
L'esprit de tempérance », en revanche, déroute et brouille ces identifications en
miroir, tout en paraissant ne pas suffire à la hauteur des événements. Necker a
dit admirablement lui-même le tourment de l'homme public qui s'efforce à la
mesure « dans les temps de trouble et d'agitation », « au milieu de toutes les
passions sans être en faveur auprès d'aucune », avec pour lui seulement « la
chance incertaine des jugements à venir, ou la voix sourde et tremblante des
honnêtes gens de leur siècle ». Comme on voit de tels hommes, explique-t-il, «
dépassés par le mouvement accéléré des passions, comme on les voit en arrière
aussi des idées nouvelles et systématiques, on dédaigne la marche de leur esprit
et leur caractère même est accusé de faiblesse ». Et de conclure, avec une
dignité amère : « Cependant, il faut du courage aussi pour rester fidèle aux
opinions modérées. » Le fait est, il ne s'est pas remis de la double inculpation
d'inconséquence qui en a fait pour les uns le naufrageur inconscient de la
tradition monarchique et pour les autres le défenseur mou d'une cause perdue.
L'ACTEUR ET L'AUTEUR
Sa réputation était pourtant montée au plus haut avant qu'en une année,
d'août 1789 à septembre 1790, il ne roule dans l'abîme de l'échec et de la
disgrâce posthumes. Homme des situations difficiles, il avait trouvé cette fois
une tâche impossible. Il avait fallu que la pression des nécessités fût grande, en
1776, quelques mois après la chute de Turgot, pour qu'on appelle à la
direction des finances royales un étranger, ministre-président de la république
de Genève à Paris, fort pour tout titre de sa réussite dans la banque, protestant,
lié par surcroît, au travers du salon de sa femme, au milieu des Encyclopédistes.
Le financement de la guerre d'Amérique demandait un expert en crédit. Mais
Necker ne parviendra pas à transformer la réforme administrative que la
détresse du Trésor lui avait permis de mener en ouverture politique. Le coup
d'éclat du Compte rendu au roi de janvier 1781 fait sensation et soulève la
controverse. Mais la tentative pour changer l'esprit des institutions en faisant, «
pour la première fois, des affaires de l'État une chose commune » tourne court.
En mai, c'est la disgrâce. Necker aura tout loisir de développer cet appel de la
Nation « à la connaissance et à l'examen de l'Administration publique » qu'il
eût voulu installer au cœur des relations entre le prince et ses sujets : ce sera son
grand traité De l'administration des finances de la France, en 1784. L'une de ses
idées les plus fortes en politique tient à cette conscience exceptionnellement
aiguë qu'il a du pouvoir de l'opinion publique et de la nécessité de gouverner
par elle. Il faut y ajouter d'une part une vision fataliste de la propriété et de ses
conséquences, support d'une doctrine intervention niste qui l'oppose au «
laisser faire, laisser passer » des physiocrates, d'autre part le thème De
l'importance des opinions religieuses (titre d'un autre ouvrage qu'il publie durant
sa retraite, en 1788) dans le fonctionnement d'une société libre, et l'on a le
noyau original de sa réflexion.
La banqueroute le ramène aux affaires en août 1788 et l'élève au rang de
ministre prépondérant. Il va devoir conduire la convocation des États généraux
promis par son prédécesseur. S'engage alors la terrible partie où, pris entre
l'hostilité de la cour et la poussée du pays, il va inutilement tenter de sauver la
monarchie contre elle-même. Il s'en tire bien dans un premier temps. Il se
résout au doublement du Tiers et promeut un régime électoral
remarquablement libéral. Les choses se gâtent avec la tenue des États, le conflit
des ordres et l'autoproclamation de l'Assemblée nationale le 17 juin. La ligne
conciliante préconisée par Necker est désavouée par le roi, qui prend le parti
des ordres privilégiés dans sa déclaration du 23 juin. Il donne sa démission, elle
est refusée. Il est finalement renvoyé le 11 juillet, avec ordre de quitter
secrètement la France.
Le projet de coup de force royal fait long feu devant l'insurrection
parisienne. Il est rappelé, et c'est là qu'il commet l'erreur de sa vie en acceptant
de reprendre un pouvoir impossible à assumer. Il le sent, mais il se laisse abuser
par cette faveur publique à laquelle il attachait tant de prix. « Je retourne en
France en victime de l'estime dont on m'honore, écrit-il au moment de
reprendre la route de Paris. [...] Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre.
» Il fait une rentrée triomphale. Sa popularité est à son zénith. Un an plus tard,
il démissionnera dans l'indifférence générale, abandonné de l'opinion et
discrédité aux yeux de tous. Son réformisme était trop audacieux pour le parti
aristocratique et trop timoré pour les patriotes. Ses compétences financières
mêmes, qui lui permirent un temps de conserver un certain ascendant sur
l'Assemblée, finirent par se faner en orthodoxie étroite et désuète quand la
solution miracle de l'assignat se mit à resplendir dans toute sa séduction. Son
seul tort, dira un député le 2 août 1790, avec une bienveillante
condescendance qui souligne la mise hors jeu du thaumaturge d'hier, c'est de
s'être tenu à « des idées conformes à une longue expérience qui ne permet
guère de s'élever à la hauteur des conceptions nouvelles ».
Si tant est qu'un homme eût pu gouverner la Révolution, il est clair au
demeurant qu'il n'en avait ni le profil ni l'étoffe. Il ne possédait ni le don de
manier les êtres, avec le sens des passions qui les meuvent, ni la promptitude de
volonté, ni la dureté de résolution qui fraient le passage des conducteurs de
peuples au milieu des cataclysmes. Homme d'analyse et de prudence, confiant
à l'excès dans les ressources de l'analyse et dans l'autorité de l'intelligence, il
n'était pas fait pour affronter le visage de rupture et de violence de la politique.
Les faiblesses du ministre font en revanche la force de l'auteur. Il expose à
merveille cette situation qu'il n'eut pas les moyens de dominer. Son
commentaire ininterrompu du cours de la Révolution, jusqu'à Brumaire et à la
Constitution de l'an VIII, très injustement victime de la déconsidération du
gouvernant, représente ce que l'observation critique des contemporains a
produit de plus pertinent et de plus profond. Il tient en trois ouvrages : Du
pouvoir exécutif dans les grands États (1792), De la Révolution française (1796),
Dernières Vues de politique et de finance (1802). (On laisse de côté Sur
l'administration de M. Necker, par lui-même, de mai 1791, apologie à chaud
dont les éléments proprement interprétatifs sont repris dans les ouvrages
ultérieurs.) Point d'annonce solennelle, nulle vaticination prophétique, mais
une analyse serrée, exigeante, de la part d'un praticien de la politique obsédé
par le problème des moyens du gouvernement en face d'acteurs obsédés par le
problème des principes. Et de par cette acuité réaliste, au travers de ses limites
mêmes, l'une des œuvres les plus éclairantes qui soient au regard de l'expérience
politique qui fait le fond de la Révolution. Dans sa retraite, Necker n'est pas
toujours précisément informé. Surtout, son puissant bon sens le ferme à
l'intelligence de ce qui se joue d'essentiel et de bien réel dans cette « abstraction
des idées générales » dont il sait mettre à nu comme personne, en revanche,
l'inaptitude fonctionnelle. Il présente à cet égard une cécité symétrique et
inverse de celle des acteurs révolutionnaires à l'endroit de la praticabilité de
leurs constructions. Et puisque aussi bien nous savons aujourd'hui que
l'histoire de la démocratie aura été l'histoire de la lente et douloureuse
conversion de ces mêmes « idées générales » en « maximes actives », il nous est
permis désormais de renvoyer les protagonistes dos à dos en leur rendant
semblablement justice. Voici proprement en quoi « la Révolution française est
terminée » : en ceci qu'après deux siècles d'accommodation des principes
démocratiques aux contraintes inexorables de l'ordre politique et aux nécessités
du fonctionnement social, nous pouvons à la fois faire place sans réserve aux
idéaux abstraits de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple, et faire
pleinement droit au bien-fondé des critiques pragmatiques d'un Necker. Nous
n'y avons pas de mérite. C'est qu'entre-temps l'abîme initial entre les deux
ordres de réalité s'est comblé. À distance, le propos de Necker en éclaire
comme nul autre la prime profondeur et la béance tragique.
LE SECRET DE L'OBÉISSANCE
D'un livre à l'autre, l'axe central de la réflexion reste fourni par l'examen des
Constitutions successives : Constitution de 1791, Constitution de l'an III,
Constitution de l'an VIII (Necker a retiré de son livre de 1796, nous prévient-
il, les pages relatives à la Constitution de 1793, rendues caduques par la
marche des événements). Son problème majeur, la pierre de touche à laquelle il
ramène constamment l'analyse, c'est la gouvernabilité. Place à part doit être
faite, cependant, aux considérations rétrospectives sur le déclenchement de la
Révolution qui forment la première partie de l'ouvrage intitulé précisément De
la Révolution française. Leur dessein est largement autojustificateur. Il s'agit
pour l'ancien ministre de faire comprendre et de défendre la politique qui fut
la sienne. Mais il dresse ce faisant, par petites touches incluses dans le récit
explicatif des événements, un tableau assez frappant des forces en présence à la
veille de 1789 et de l'enchaînement des circonstances. D'un côté, le singulier
mélange de despotisme et de confusion offert par l'ancienne administration
royale et le peu de conscience de la situation dans l'entourage du roi, « la
négligence, dit Necker, avec laquelle on considérait et les grands changements
survenus en France depuis deux siècles et la singularité du temps présent ». De
l'autre côté, « la grande force de l'opinion publique », un goût général
d'innovation, « les jeunes gens devenus dominants », sur fond d'élévation du
Tiers et de perte de consistance parallèle des deux autres ordres. Dans ce
contexte, la maladresse a suffi pour allumer la mèche : « La Révolution
française est essentiellement due à des actes inconsidérés d'autorité. » La
responsabilité première, avant que le « parti populaire » prenne le relais, une
fois qu'avec la prise de la Bastille « le peuple eût appris en un jour que l'union
des volontés était la puissance suprême », revient sans conteste à
l'intransigeance bornée des ordres privilégiés. « L'histoire, résume-t-il, quand
elle élèvera sa voix librement, demandera compte aux deux premiers ordres, à la
noblesse surtout, d'une inflexibilité qui a fait passer le sceptre de l'opinion
entre les mains du Tiers État. Elle leur reprochera d'avoir voulu tout obtenir
par vaillance et par opiniâtreté, au lieu de faire, en temps opportun, les
sacrifices exigés par l'autorité des circonstances et par l'impérieuse loi de la
nécessité. » Toute son analyse est en fait pour démontrer que le but auquel lui
tendait et qui a déterminé sa conduite était jouable : « [...] On aurait
aujourd'hui, en France, le gouvernement d'Angleterre, et le gouvernement
d'Angleterre perfectionné, si le roi, la noblesse et le Tiers État, qui l'ont chacun
désiré dans un certain moment, avaient pu le vouloir ensemble à une époque. »
Le grand mot est lâché : la Constitution d'Angleterre. Voilà le modèle qu'il
eût fallu prendre au moins comme point de départ, non pour le suivre
servilement, mais pour lui apporter « tous les amendements que la raison et
l'expérience auraient conseillés ». Dans la Constitution anglaise, en effet, le
problème politique fondamental est sinon pleinement résolu, du moins pourvu
d'une solution relativement satisfaisante : l'alliance de l'efficacité et de la
liberté. « C'est dans la formation de l'obéissance, dit Necker, c'est dans la
combinaison des moyens pour assurer la subordination générale, sans
despotisme et sans tyrannie, que reposent toute la science politique et toute la
difficulté de l'ordonnance sociale. » L'idée revient comme un leitmotiv. « Il n'y
a rien de si extraordinaire dans l'ordre moral que l'obéissance d'une nation à
une seule loi [...]. Une pareille subordination doit frapper d'étonnement les
hommes capables de réflexion. » Que maintenant on puisse obtenir une telle
soumission sans contrainte brutale est chose « presque mystérieuse », qu'il faut
regarder comme le sommet de la difficulté en matière d'art constitutionnel. La
fascination pour ce secret de l'obéissance sans violence est le vrai cœur de la
pensée de Necker. Or, au lieu de s'appuyer sur l'exemple existant, les
Constituants français ont choisi, par une bifurcation fatale, la voie de la
reconstruction abstraite. Ils ont voulu procéder selon les principes. Necker
n'aura pas de mots assez durs pour stigmatiser l'ambition constructiviste de
l'Assemblée nationale. Il résume ainsi ses griefs en 1796 : « Un goût de jeunes
gens pour les choses nouvelles, un désir glorieux d'originalité, une répugnance
vaniteuse et pusillanime pour toute espèce d'imitation, enfin une confiance
crédule aux figures tracées par la théorie et un mépris inconsidéré pour les
réalités gravées par l'expérience. » C'est sa limite : il n'aperçoit que la
psychologie des acteurs et il est aveugle aux facteurs objectifs qui pouvaient
donner tant de force persuasive à l'illusion de la table rase. Il ne voit pas la
puissance intrinsèque attachée à l'idée de souveraineté de la Nation, il n'en
conçoit pas l'effectivité dynamique. À quoi il faut ajouter les préjugés
ordinaires sur l'incapacité politique de la partie de la population « occupée
entièrement à gagner sa subsistance par un travail continuel » qui le ferment
radicalement à ce qu'il y a de profond dans l'aspiration égalitaire.
En un mot, il n'a pas le sens des causes. Il a en revanche une intelligence
aiguë des effets. Ainsi met-il parfaitement en lumière, aussitôt, la contradiction
qui mine la Constitution de 1791 que ses auteurs voulaient installer dans
l'éternité. Monarchique dans son titre, elle est en réalité « républicaine dans ses
formes » et, ajoute-t-il, « despote dans ses moyens d'exécution ». « C'est une
faute à jamais mémorable, de la part d'une assemblée de législateurs, redira-t-il
en 1796, d'avoir voulu maintenir en France le gouvernement monarchique, de
l'avoir jugé le plus convenable à une nation de 25 millions d'âmes et d'avoir
cru remplir cette idée en plaçant un roi à la tête d'une constitution
démocratique. » Mais cette inconséquence, pour décisive qu'elle soit, n'est elle-
même que le fruit d'une erreur de méthode plus générale. Les Constituants se
sont laissé prendre au piège de l'ordre logique des matières, lequel est au
rebours de leur ordre réel. C'est de la sorte qu'ils ont traité du pouvoir exécutif
en dernier lieu, s'ils ne l'ont « absolument oublié », alors que « ce pouvoir,
quoique le second en apparence dans l'ordonnance politique, y joue le rôle
essentiel ».
L'objection va très loin. Elle porte au centre du système de légitimité des
modernes. On se souvient de la formule de Locke : « Il ne peut exister qu'un
seul pouvoir suprême, le pouvoir législatif, auquel tous les autres sont
subordonnés et doivent l'être. » En bonne logique représentative, c'est dans
l'instance législatrice que se concentre la souveraineté, le pouvoir exécutif n'en
étant que l'instrument. En opposant à cet ordre des raisons les nécessités
impérieuses du bon fonctionnement social, Necker met à nu la contradiction
majeure autour de laquelle va tourner pour un grand siècle et demi l'impossible
stabilisation du régime représentatif compris comme régime parlementaire. S'il
n'est là dans l'abstrait que pour appliquer la règle élaborée par les représentants,
le pouvoir exécutif est en pratique la première puissance. Il est, dit Necker, « la
force motrice d'un gouvernement. Il représente dans le système politique cette
puissance mystérieuse qui dans l'homme moral réunit l'action à la volonté ». Il
« forme la pierre de l'angle dans un édifice politique ». C'est pour avoir
méconnu cette contrainte essentielle que les « métaphysiciens politiques » de la
Constituante ont privé le monarque des moyens de relief et d'autorité
indispensables à l'accomplissement de ses fonctions de chef suprême de
l'exécutif. Ils n'ont pas seulement restreint à l'excès ses prérogatives réelles — et
Necker s'emploie à montrer, dans le cadre de la double comparaison avec la
Constitution anglaise et la Constitution américaine qui lui sert de support
permanent, que les États-Unis, tout républicains qu'ils sont, « ont assuré
l'action du gouvernement d'une manière beaucoup plus forte et beaucoup plus
respectable que nous ne l'avons fait en France ». Plus grave encore en dernier
ressort, les Constituants ont porté atteinte à l'ascendant symbolique du
monarque, au « caractère imposant de dignité nécessaire à son action ». Or
commander, c'est « dominer l'imagination ». L'efficacité du pouvoir passe pour
une part cruciale par la force de la représentation : « Il doit avoir son autorité
raisonnée et son influence magique ; il doit agir comme la nature et par des
moyens visibles et par un ascendant inconnu. » La liberté est en fait à ce prix :
car tout ce qui n'est pas obtenu par soumission spontanée doit être gagné par
coercition effective.
Le thème est longuement repris dans De la Révolution française, dont il
constitue au fond le principal objet, si l'on regarde l'ouvrage depuis les
Réflexions sur l'égalité qui le couronnent. Pas de liberté pensable sans
l'économie de la violence réelle permise par l'univers symbolique de la
hiérarchie. La sagesse politique, si l'on veut un régime authentiquement libéral,
consiste à « s'aider de la grandeur conventionnelle de cet être politique, de son
éclat extérieur, de son empire sur l'opinion et sur l'imagination même, pour
établir une autorité morale propre à faciliter l'action du gouvernement, propre
à maintenir l'ordre public, sans un recours continuel à des actes de violence et à
des moyens tyranniques ». Dans cette ligne d'idées, la majesté du monarque a
pour indispensable complément « les différences d'état, de rang et de fortune »,
toutes gradations « qui préparent aux sentiments de respect et d'obéissance ».
C'est en cela d'ailleurs que consiste l'ultime contradiction de la Constitution
de 1791 : avoir cru « qu'un trône pût subsis ter, battu par tous les flots de
l'égalité ». Ôte-t-on à l'autorité cet appui irréfléchi qu'il faut le remplacer par
un appareil de contrainte : « Tous les moyens de force deviennent nécessaires
au gouvernement dans un grand État quand aucune gradation des rangs ne
dispose les esprits au respect et à la subordination. » Pour avoir pensé que «
l'autorité se créait au commandement de la loi », en sus d'avoir méconnu la
nécessité première du pouvoir agissant, les révolutionnaires se sont voués à
basculer de l'inefficience des moyens réguliers dans la brutalité de l'état
d'exception. La dissolution des liens d'obligation naturellement entretenus par
la pyramide des rangs débouche sur un rapport d'imposition nue. « Le règne de
la violence et le règne de l'égalité ont ensemble un étroit rapport. » Aussi bien
est-ce le motif qui conduit Necker à repousser l'association communément
établie entre la liberté et l'égalité : elles ne sont alliées « qu'à titre d'abstractions
[...]. En réalité, introduites ensemble sur un vaste théâtre, [elles] seront
constamment en opposition ».
Cette vision de la politique s'appuie en dernier ressort chez Necker sur une
représentation religieuse de l'univers, La hiérarchie est ancrée dans la nature des
choses : « Tout nous annonce que les idées de prééminence et de supériorité
sont inséparablement unies à l'esprit de la création. » La tâche du législateur
éclairé consiste à mettre les « inégalités en harmonie », grâce à quoi, par un
côté, l'ordre social participe comme par résonance de l'économie divine, tandis
que de l'autre côté l'ajointement des croyances « diminue la tâche des
gouvernements ». C'est l'intéressante originalité de sa position : le plus extrême
libéralisme possible, pourrait-on dire, à l'intérieur d'une entente religieuse
cohérente du monde.
Elle le rend au plus haut point sensible à l'immense phénomène qu'annonce
et porte la Révolution : l'exorbitante dilatation de la sphère du pouvoir
qu'implique comme sa contrepartie la destitution jusque dans ses fondements
de l'économie religieuse de la dépendance. Comment contenir 25 millions
d'hommes autrement que par le despotisme quand il n'est plus d'attaches
traditionnelles pour les tenir ensemble ? Et quelle augmentation de pouvoir
quand l'autorité n'est plus composée que de pouvoir, comme le suggère une
belle formule. C'est d'abord par un formidable élargissement de la puissance
publique que se traduit sa recomposition représentative : « Ce système
représentatif, par une sorte d'escamotage métaphysique, est proclamé de nos
jours comme une empreinte exacte des volontés individuelles, comme une si
juste image de soi-même qu'un petit nombre d'élus peuvent raisonnablement
et légitimement disposer des personnes et des biens de toute une nation ; qu'ils
le peuvent indéfiniment et de la même manière que cette nation aurait droit de
le faire si tous les particuliers dont elle se trouve composée étaient consultés un
à un. Quel abus du mot représentatif ! [...] Rien ne prouve plus, ce me semble,
combien la nation française est encore à son enfance politique, que sa
respectueuse adhérence à une servitude sans exemple. »
Sur le long terme, non sans coûteux soubresauts, ces craintes devant l'abîme
d'une domination « dont on n'a mesuré ni la nature ni l'étendue » se sont
révélées vaines. Il s'est avéré possible d'assurer sans violence la cohésion d'une
multitude d'égaux au sein d'un grand État, comme de prévenir l'usurpation de
cette « aristocratie » d'un nouveau genre — le mot est de Necker — dont le
système électif introduit le péril. Mais il est infiniment éclairant de pouvoir
regarder par les yeux d'un homme, que son mélange rare de conservatisme et
d'ouverture constitue en témoin privilégié, l'irruption vertigineuse du
problème à un moment où nul n'était en mesure de dire s'il comportait une
issue.
Dans son regard, et d'autant plus qu'il peut moins l'entendre, la radicalité
principielle du mouvement de la Révolution ressort avec un saisissant relief : il
a une très forte page, par exemple, sur la différence de signification stratégique
entre les déclarations des droits américaine et française. Il se méprend en
l'imputant à méprise, mais il aperçoit profondément ce qui sépare le besoin de
refondation ex nihilo et l'universalisme instituant des Français de la démarche
somme toute pragmatique des Américains. Parce qu'elle était en tête de leur
code constitutionnel, dit-il, « nous avons regardé cette déclaration comme le
commencement, en quelque manière, de la nature politique [des Américains],
tandis qu'elle en était plutôt l'extrait et le résultat. Leur position continentale,
le genre de leurs relations extérieures, leurs mœurs, leurs habitudes et les
limites de leur fortune, toutes ces grandes circonstances qui déterminent le
génie d'une nation, existaient avant leur déclaration des droits ; ainsi leur
profession de foi s'est trouvée, comme toutes les paroles doivent l'être, dans la
dépendance des choses et dans une juste harmonie avec l'empire absolu des
réalités. Nos législateurs, cependant, ont vu cette déclaration des droits comme
la cause efficiente de la liberté des Américains et comme un principe universel
de régénération qui pouvait convenir également à toutes les nations ». Il n'a pas
de peine d'ailleurs à montrer comment tout ce qui assure la fonctionnalité de la
Constitution américaine fait défaut à l'œuvre des Constituants de 1791. On a
vu son objection à propos des moyens de l'exécutif. Il souligne, en outre, la
façon dont l'égalité étroitement entendue a conduit en France au rejet des deux
Chambres, la façon dont une vue doctrinaire de la séparation des pouvoirs a
conduit à les « mettre en inimitié avant même qu'ils ne fussent créés »,
l'inconséquence enfin qu'il y a à vouloir des formes électives étendues en
repoussant le contrepoids fédéral, à l'instar des Américains, au nom de l'unité
et de l'indivisibilité du royaume. « L'Angleterre dans son unité, conclut
Necker, l'Amérique dans son système de fédération, présentent à nos regards
deux beaux modèles de gouvernement. L'Angleterre nous apprend comment
une monarchie héréditaire peut être maintenue sans inspirer de défiance aux
amis de la liberté ; l'Amérique, comment un vaste continent peut être soumis
aux formes républicaines sans donner d'inquiétude aux amis de l'ordre public.
» Toutes vertus dont la Constitution française, « incertaine en ses fins, confuse
en ses principes, errante dans sa marche, mélange imparfait de tous les
gouvernements et de toutes les idées politiques », est tristement dépourvue.
Ce sont ces principes assumés dans leur plénitude et leur rigueur,
indépendamment et au-delà de ce que la réalité pouvait en supporter comme
transcription, qui sont la grandeur de la Révolution et qui feront son
rayonnement. À cela, dans un premier temps en tout cas, Necker est un esprit
trop positif pour être sensible — le recul modifiera quelque peu son optique.
Mais il est une autre face des choses où son acribie réaliste fait merveille : le
tragique déficit de moyens d'exécution, justement, dont se paient l'ampleur et
la radicalité de ce dessein d'une instauration dans l'universel. Il est l'analyste
incomparable de cette expérience de l'impuissance qu'est aussi l'expérience
révolutionnaire : l'impuissance à doter cette démocratie recherchée
effectivement en dehors des formes existantes et des appuis de l'exemple, à se
doter d'instruments adéquats, d'incarnations consistantes et d'institutions
stables, avec les dérives qui en résultent et les correctifs qui aggravent le mal. Le
démontage en règle des dispositions arrêtées lui procure même parfois une
capacité prédictive assez singulière. C'est vrai au premier chef de son livre de
1792 où l'analyse des choix constitutionnels et de la dynamique enclenchée par
l'Assemblée nationale débouche sur un tableau prémonitoire des évolutions
possibles : précarité du reste de monarchie fiché sur un corps « tellement
démocratique » qu'il suffirait de fort peu de chose pour « achever de
métamorphoser la France en république », tendance à la réunion de « tous les
genres de pouvoir dans les mains des élus de la nation », prévisible déception
du peuple, enfin, qui ne tardera pas à s'apercevoir que son sort n'a pas changé
et que « le prix du pain et le tarif des salaires ne sont pas dans [la] dépendance
[de ses représentants] ».
Necker avait déjà longuement critiqué la façon dont la Constitution de
1791 comprenait la distribution des fonctions entre le législatif et l'exécutif, et
leurs rapports. La Convention avait été à l'extrême de la tendance qu'il
dénonçait alors a ia concentration des pouvoirs au sein d'un Corps législatif
réduit lui-même à une seule assemblée afin de mieux marquer sa prééminence.
La Constitution de l'an III et son embardée en sens inverse lui fournissent
l'occasion d'une charge supplémentaire contre ses adversaires favoris : l'esprit
de système et l'abstraction en politique. Le souci de se démarquer de
l'organisation conventionnelle a conduit à tomber dans un autre extrême, « la
séparation complète et absolue des deux autorités premières, l'une qui fait les
lois, l'autre qui surveille et dirige leur exécution ». Ici encore, à la fausse rigueur
des mécanismes de papier, il faut préférer le sens pratique des « combinaisons
et des rapports ». Dès 1792, contre la doctrine rigide de la séparation et de la
balance des pouvoirs, Necker soulignait que ce sont « les liens plus que les
contrepoids, les proportions plus que les distances, les convenances plus que la
vigilance qui contribuent à l'harmonie des gouvernements ». Il le répète avec
force quatre ans plus tard : « On doit chercher à établir une liaison
constitutionnelle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; on doit
songer que leur prudente association, leur ingénieux entrelacement seront
toujours la meilleure caution d'une circonscription mutuelle et d'une
surveillance efficace. » Faute de cette cohérence dans la division des tâches, « ou
l'ordre ou la liberté » seront en péril — l'un et l'autre ne tarderont pas à l'être.
Il ne faudra pas longtemps pour que le constat d'inviabilité qu'il dresse et
détaille soit amplement vérifié.
Entre toutes les œuvres qui constituent aujourd'hui les références fondatrices
de notre univers politique, les Principes de politique applicables à tous les
gouvernements présentent cette particularité digne de remarque de ne nous être
devenus que très récemment accessibles dans leur forme première et complète,
tels que Constant les a rédigés dans les premiers mois de 1806. Nous en
connaissions amplement la matière, mais sous des formes secondes et
dispersées, au travers des réemplois multiples que Constant a tirés du
manuscrit initial durant sa carrière politique sous la Restauration — dont un
livre, en 1815, à l'occasion de l'épisode le plus controversé de sa vie politique,
sa collaboration avec Napoléon pendant les Cent-Jours, qui en reprend le titre,
modifié simplement par adjonction (Principes de politique applicables à tous les
gouvernements représentatifs, et particulièrement à la Constitution actuelle de la
France), mais qui n'en réutilise que partiellement le propos. La venue au jour
des papiers de Constant, à Lausanne et à Paris, nous a révélé l'importance de ce
stock primitif où ce que nous connaissions de son œuvre a été pour l'essentiel
puisé. Elle a corrigé l'image d'un homme poursuivi par ses palinodies
malheureuses en faisant ressortir, à côté des sinuosités et des écarts de la
carrière, une fidélité jamais démentie du penseur à un système de convictions
et d'idées tôt arrêté. Et puisque nous disposons depuis 1980 d'une édition du
texte princeps, il s'impose de le considérer désormais pour luimême dans sa
valeur de source — de le substituer en somme aux ouvrages qui furent
longtemps ses substituts1. Il ramasse dans un développement unifié les
principaux thèmes de la réflexion de Constant sur les « vrais principes de la
liberté » : circonscription nécessaire de l'autorité sociale et différence de la
liberté des Modernes avec la liberté selon les Anciens. Ainsi est-on fondé à le
considérer comme le premier classique de la pensée libérale dans son état
proprement contemporain : celui créé par l'obligation de penser à l'épreuve de
l'événement fondateur de la modernité politique, la Révolution française.
Les Principes de 1806 ne sont pas moins une œuvre de circonstance que
leurs réutilisations ultérieures. Constant croit discerner un relâchement calculé
du despotisme napoléonien. Il se précipite dans l'ouverture entrevue et rédige
en grande hâte son traité, pour finalement devoir le conserver par devers lui,
ses espérances rapidement évanouies. Le contexte explique la limitation du
propos. Il était exclu que l'étreinte de fer de la censure impériale, même
légèrement desserrée, laissât passer une libre discussion des mérites comparés
des différentes sortes de régimes. Ainsi toute considération relative aux
mécanismes politiques est-elle écartée au profit de l'examen d'une donnée plus
profonde : « Il existe [...] des principes politiques indépendants de toute
constitution [...] applicables sous tous les gouvernements, n'attaquant les bases
d'aucune organisation sociale, compatibles avec la royauté comme avec la
république, quelles que soient les formes de l'une et de l'autre » (PP, p. 21). La
restriction circonstancielle contribue en l'occurrence à mettre à nu une idée
essentielle. Elle ne relève pas que d'une considération d'opportunité plus ou
moins mutilante, elle engage une authentique conviction de fond. Le point
déterminant de l'ordre politique, ce ne sont pas les formes institutionnelles, ce
sont les normes réglant l'articulation centrale du fait collectif, à savoir le
rapport entre État et société. Une fois acquis les justes principes concernant les
attributions et les limitations de l'autorité, le reste viendra par surcroît —
comme à l'inverse, la leçon de la Révolution est làdessus précise, des
constitutions se réclamant théoriquement de la liberté peuvent déboucher sur
une tyrannie de fait, faute d'une ferme définition des conditions effectives de la
liberté. D'où une stratégie politique à base d'indifférence relative pour
l'identité des régimes qui conduira Constant à ses célèbres variations. En 1806,
donc, pas d'attaque frontale du despotisme établi, mais une mise en question à
la base, sous couvert de soumission apparente. Un régime intégralement électif
est possible, Constant en est convaincu, il en a tracé le plan, mais pourquoi pas
la monarchie constitutionnelle, si elle comporte des garanties relativement à
l'exercice des droits fondamentaux qui la rendront plus libérale que bien des
républiques ? Et pourquoi pas même l'Empire, comme en 1815, si le tyran
honni d'hier consent à se lier par des engagements qui l'entraîneront très au-
delà de ce qu'il croît concéder ? Où la rigoureuse fidélité à lui-même du
théoricien rejoint dangereusement les sinuosités opportunistes du politicien...
Ce n'est pas que Constant se soit désintéressé des questions
constitutionnelles. Tout au contraire. Elles ont constitué l'autre grand foyer de
sa réflexion politique. Et son apport sur le sujet demeure la partie la plus
méconnue de son œuvre. Nous avons de lui là-dessus un autre livre important
resté longtemps inédit lui aussi, intitulé Fragments d'un ouvrage abandonné sur
la possibilité de la constitution républicaine dans un grand pays2. L'expérience
révolutionnaire laisse deux questions ouvertes — les deux grandes questions
qui sont à la source de la pensée de Constant et auxquelles s'efforcent de
répondre de manière systématique ces deux ouvrages de la période 1802-1806 :
la question des conditions internes de viabilité d'un régime représentatif (les
Fragments sur la possibilité de la constitution républicaine), la question de la
compatibilité pratique de la liberté avec la souveraineté du peuple (les Principes
de politique). En langage d'époque, on pourrait dire : la question de l'anarchie,
la question du despotisme. « La nature et l'histoire se réunissent pour établir
qu'une grande république indivisible est une chose impossible... Il ne peut
exister une grande nation libre sous un gouvernement républicain » : telle est
l'objection péremptoire que Joseph de Maistre oppose en 1797 à l'ambition
révolutionnaire. Il ne faut pas s'y tromper, dans le contexte où elle est
formulée, la critique porte. Il est indispensable d'y répondre. D'abord sur le
plan de la clarification des principes du gouvernement représentatif par rapport
au modèle de la démocratie directe à l'antique, dans le cadre restreint de la cité.
Ensuite sur le plan de la gouvernabilité intrinsèque du régime d'assemblée.
Entre usurpation et faiblesse, l'exemple des assemblées révolutionnaires n'est
pas à cet égard encourageant. Problème en forme de quadrature du cercle :
comment contrôler l'incontrôlable ? C'est le drame du pouvoir par
représentation : une fois constitué, un pouvoir délégué échappe à la prise de la
collectivité dont il émane. Souffre-t-il de blocage interne ? Elle n'en peut mais.
S'écarte-t-il de son mandat, s'arroge-t-il des prérogatives sans commune mesure
avec ses attributions ? Il a pour lui la force et la légitimité. Hors les voies
extraordinaires de la révolte ou du coup d'État, il n'est que de prendre son mal
en patience. Comment prévenir les débordements de la représentation
nationale, comment remédier à ses dysfonctionnements ou à sa paralysie,
comment veiller à la convenance continuée de son action avec le sentiment de
la nation quand tous les pouvoirs sont également électifs et que nul n'a plus sur
les autres la moindre supériorité arbitrale ? Pas de bon fonctionnement du
système représentatif sans une manière d'arbitre entre les représentants et les
représentés. Ce que Constant s'efforce de mettre sur pied, dans son projet
constitutionnel, sous le nom de « pouvoir neutre ou préservateur ». L'idée
s'inscrit dans la ligne du « jury constitutionnaire » prôné par Sieyès dès les
débats sur la Constitution de l'an III, en fonction d'un même diagnostic de la
maladie infantile du parlementarisme français que Constant ne fait qu'éclaircir
et développer. Nous ne faisons que commencer à comprendre, pour des motifs
qui tiennent aux développements contemporains du fait démocratique, la
perspicacité de ces premiers jugements et la portée des remèdes proposés. Car,
pour le dire d'un mot, la stabilisation récente des régimes représentatifs a obéi,
de fait, à l'esprit des solutions préconisées par nos augures. Dans le cas de
Constant, cette appréciation du problème sous-tend la manière dont il
s'accommodera de la monarchie constitutionnelle dans la suite et la vision de
son fonctionnement qu'il essaiera de faire prévaloir. Pourquoi pas un pouvoir
royal, si celui-ci, moyennant un sage cantonnement de ses attributions, donne
forme à l'indispensable pouvoir neutre ? « Entre la monarchie constitutionnelle
et la république, la différence est dans la forme, écrira-t-il. Entre la monarchie
constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond3. » La
polarisation ultérieure du débat autour de l'alternative monarchie-république
rendra pour longtemps ce type de réflexion obsolète. Et pourtant nous en
sommes à nous rendre compte qu'à l'intérieur du républicanisme le plus strict,
c'est l'incorporation d'un certain élément monarchique qui a permis de
procurer au pouvoir électif une représentativité plus satisfaisante. Il y a là tout
un nouvel avenir pour la pensée de Constant, dont la ressaisie sous cet angle, et
pour cause, n'est qu'à peine amorcée.
Seconde question, plus fondamentale encore, laissée à la réflexion politique
par la Révolution et ses suites : la question du danger d'aliénation radicale de la
souveraineté inhérent au principe même de la souveraineté du peuple. Elle
n'est en un sens qu'un cas de figure extrême de la première. Comment
empêcher la soustraction des représentants à la prise de la nation d'aller jusqu'à
l'expropriation pure et simple et à « l'oppression du peuple au nom de sa
souveraineté » ? Ce fut, à l'acmé du processus révolutionnaire, la terreur
jacobine, la tyrannie d'un parti ; et ce fut, au reflux du mouvement, la
dictature de Bonaparte, la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul
homme. Ici, ce n'est plus au moyen d'un mécanisme constitutionnel qu'il peut
être valablement question de prévenir le mal. Il est affaire de principes, et c'est
sur le plan des principes qu'il s'agit de le combattre. Le problème est celui de
l'essence de l'autorité légitime. Pour ramasser d'une formule la position de
Constant, il est celui de l'extension générale qu'on a indûment prêtée à la
volonté générale. Dès qu'on admet l'existence d'un pouvoir s'étendant à tout
parce que procédant de tous, il devient impossible d'empêcher qu'il ne se
trouve à un moment ou à un autre retourné contre ceux supposés s'exprimer
au travers de lui. Il n'y a qu'une seule voie praticable, qui est de dénoncer le
sophisme constitutif de cette autorité absolue et de faire reconnaître le caractère
limité de toute souveraineté. Tel est proprement l'objet des Principes de
politique dans leur version de 1806.
Le combat est sur deux fronts. Il est certes contre la dérive terroriste du
républicanisme extrême. Mais il est d'abord contre le rejet du principe même
de la souveraineté du peuple au nom des débordements qu'il a couverts en
1793. Ce qui s'est fait alors au nom de la volonté du peuple n'en livre pas
l'essence fatale et n'en condamne nullement l'idée. Constant est sur ce point
beaucoup plus net que ceux de ses succèsseurs dans la tradition libérale qui
croiront se tirer de la difficulté en faisant l'économie ou en prononçant la
dissolution de la notion de souveraineté. Puisqu'il part de Rousseau en tant
que le penseur-origine et le principal inspirateur de l'événement, il prend soin
de distinguer deux éléments dans sa doctrine. Un premier, qu'il accepte,
relativement à « la source de l'autorité sociale » : « Toute autorité qui gouverne
une nation doit être émanée de la volonté générale » (PP, p. 22). Un second,
qu'il refuse, relativement à « l'étendue de l'autorité sociale » : « La volonté
générale doit exercer sur l'existence individuelle une autorité délimitée » (PP, p.
25). Laissons de côté la question de la validité philologique d'une telle
interprétation de Rousseau — il est clair qu'elle est problématique.
Contentons-nous de la question de la cohérence de fond d'une telle attitude.
Sa cohérence pratique ne fait pas difficulté : il est évidemment possible de
recevoir « la Révolution sans la Terreur4 », et de revendiquer ses conquêtes
politiques en les dissociant du dérapage jacobin. C'est la position que Constant
a adoptée dès Thermidor et sur laquelle il ne variera pas.
Reste à savoir si à cette cohérence politique, traçant une ligne nette de
partage au sein de l'héritage révolutionnaire, correspond une authentique
cohérence philosophique. Indépendamment de la lettre des propos de
Rousseau, si l'on considère que l'idée de souveraineté du peuple marque
l'épanouissement du point de vue moderne par excellence en politique, le
point de vue subjectif, est-il possible en raison de l'accepter en partie sans la
recevoir en totalité5 ? L'idée d'un peuple souverain conserve-t-elle un sens, en
d'autres termes, hors de son développement complet comme idée d'une
subjectivité inaliénable et indivisible ? Le problème apparemment le plus
abstrait est en réalité, historiquement, le plus concret. Il est ni plus ni moins,
en effet, celui des rapports entre le développement politique moderne et les
pensées qui l'ont informé. La réponse à lui donner est à notre sens
nécessairement ambiguë. Constant se trompe sur la portée de la pensée de
Rousseau en croyant pouvoir arrêter le déploiement d'essence absolue inscrit
dans le principe de la volonté générale. Rousseau est bien à ce titre le penseur-
source de la modernité démocratique comprise comme affirmation de la
subjectivité politique. Et pourtant Constant vise quelque chose
d'essentiellement juste au travers des limites qu'il entend assigner à l'autorité
souveraine. Car c'est à partir de ces limites (qui ont pour vrai sens de marquer
le partage entre la société civile et l'État) que s'est opérée la matérialisation
effective de la subjectivité sociale. Il a raison sous cet angle précis quand il
dénonce chez Rousseau une pensée antémodeme, appuyée sur des repères
anachroniques. C'est à l'intérieur et en fonction d'un cadre archaïque que
celui-ci a dessiné l'horizon le plus indépassablement moderne de la
représentation politique. Ce qu'il considère comme les conditions
d'établissement et d'expression de la volonté générale, c'est ce qu'il a fallu
dépasser en pratique pour qu'advienne le règne de la volonté générale.
Comme il y a une « illusion lucide » du libéralisme, il y a une « vérité
trompeuse » du subjectivisme contractualiste à la Rousseau. Le développement
entier de notre réalité politique sort de la confrontation et de l'ajustement
trouvé tant bien que mal entre ces deux interprétations de l'exercice de la
souveraineté démocratique. Rousseau demeure celui qui a désigné la fin à
laquelle il répond. Constant reste celui qui a nommé le moyen par lequel il s'est
concrétisé. Voilà de quoi notre vérité s'est faite de l'entrecroisement subtil
d'une double reconnaissance avec une double méprise.
DU CONTRAT À L'HISTOIRE
GENÈSE ET SIGNIFICATION
DU CONTRACTUALISME
Il nous faut, pour préciser les termes de cette transition décisive, esquisser
une genèse de la pensée du contrat dont on pardonnera le caractère sommaire.
Elle ne se comprend à notre sens qu'à l'intérieur et qu'en fonction des
transformations majeures que connaît le pouvoir monarchique à partir de la fin
du XVI e siècle — ce qu'on identifie généralement sous le nom d'avènement de
l'absolutisme. Le contractualisme dans la théorie politique, de Hobbes à
Rousseau, est l'accomplissement intellectuel du mouvement pratique à l'œuvre
au sein de l'absolutisme. Celui-ci consiste pour l'essentiel en une
transformation du rapport entre pouvoir et société revenant à confier au
souverain un monopole de l'institution du lien social. Le roi était la tête d'un
corps pluriel, le maillon le plus élevé d'une chaîne hiérarchique de
communautés organiques. L'instance politique devient l'organe exclusif par la
volonté duquel la communauté des hommes tient ensemble. Le monarque
incarnait en sa différence sacrale la loi extérieure édictée par Dieu. Sous couvert
de droit divin, l'État en vient à prendre collectivement en charge le maintien
du corps social en conformité avec son principe constituant, lequel n'est plus
donné, mais instauré, et constamment à réinstaller.
Le point crucial, ici, est de saisir exactement l'équilibre entre l'ancien et le
nouveau qui se réalise au sein de ce dispositif révolutionnaire. Il constitue la
matrice de la réflexion politique classique, et son ambiguïté interne se retrouve
dans le caractère de formation de compromis de ses traductions théoriques. Il
comporte trois éléments principaux de nouveauté : 1 / L'artificialisme social :
le lien collectif résulte de la volonté et de l'action réfléchie des hommes ; 2 /
L'individualisme : l'instance souveraine de cohésion, détentrice exclusive de ce
qui lie, ne connaît que les individus séparés comme composants de droit du
corps social ; 3 / L'essence représentative du pouvoir : sa finalité n'est plus de
garantir l'assujettissement à une norme extrinsèque, mais d'assurer en dernier
ressort la correspondance interne du corps social à lui-même. Mais ces données
radicalement nouvelles restent comprises, simultanément, à l'intérieur d'un
cadre traditionnel structuré envers et contre tout par l'héritage de l'ancienne
économie de la dépendance envers un fondement extérieur.
Le modèle idéal de la communauté humaine demeure celui de la
conjonction exacte et pleine du corps social à son principe d'ordre dans
l'ensemble de ses parties. Si individualisme il y a, c'est avec le dessein
simultanément de rétablir un ajustement parfait de l'atome individuel et de
l'être collectif— sinon sous forme d'assujettissement holiste de la partie à
l'ensemble, du moins sous forme d'une intime adéquation de la partie à
l'ensemble qui en reprend les contours. Si artificialisme représentatif il y a, de
même, c'est de concert avec un souci de co-présence de l'instance souveraine à
la somme des êtres qui emprunte les traits de l'ancienne soudure entre pouvoir
et société — soudure indispensable pour assurer la participation des êtres d'ici-
bas à la loi de l'au-delà dont le prince est médiateur. Ce qu'il y a de moderne,
c'est la définition du fondement en termes immanents et non plus
transcendants, c'est la détermination de l'instrument capable d'assurer la
cohésion du tout sous le signe de la conjonction entre le fondement premier et
le fonctionnement présent, à savoir la volonté substituée à l'attache
hiérarchique et à l'harmonie organique. Mais le but organisateur, lui, reste
ancien. Il le reste notamment par sa façon d'en situer la teneur dans le temps.
Si référence n'est plus faite à une loi antérieure à la volonté des hommes, le
temps légitime demeure celui de l'origine ; c'est dans le passé fondateur,
toujours, que la règle a sa source ; c'est à réaliser (éventuellement à recouvrer
contre l'oubli) la conjonction entre ce passé primordial et le présent, entre
l'acte instituant et la norme régnante que la puissance souveraine doit œuvrer.
L'horizon ainsi défini est rigoureusement extra-historique. Le principe
rationnel et légitime de l'organisation collective existe dans l'abstrait depuis et
pour toujours ; s'il n'a été au point de départ, il est au moins idéalement une
fois pour toutes arrêté ; il est, partant, ce avec quoi il s'agit de trouver une
coïncidence définitive.
Ce qu'il faut bien saisir, c'est le caractère précaire du compromis ainsi passé
entre la vision ancienne et la vision nouvelle de l'ordre social. On a affaire ici à
une alliance de termes qui deviennent antagonistes si on les pousse à leurs
dernières conséquences. D'où, du reste, les interprétations parfaitement
contradictoires qui ont été données du courant de pensée issu de ce dispositif
intellectuel. Le péril à éviter en la matière, c'est l'unilatéralité. Il ne s'agit pas de
nier l'appartenance essentielle de Hobbes et de Rousseau à la modernité
politique. Mais il faut savoir démêler la part d'archaïsme qui accompagne et
parfois soutient les innovations majeures que leur pensée introduit, il importe
en particulier de mesurer l'appartenance à l'ancien ordre de représentation de
l'intangible contrainte à concevoir le fait collectif dans l'horizon de l'unité, de
la continuité entre droits de l'individu et loi de la communauté, de la
compénétration et de la coparticipation entre pouvoir et société qui
véritablement articule et nourrit la réflexion contractualiste. Car on a là
l'exemple même de la donnée d'héritage, d'inspiration foncièrement
traditionaliste, qui, reprise dans un cadre défini par ailleurs par des prémisses
individualistes, se met à jouer et à peser dans un sens moderne.
C'est chez Rousseau que cette contribution des Anciens à l'accouchement de
l'idée par excellence du social-sujet apparaît avec le plus de clarté. Une pensée
holiste classique n'a pas même à se poser la question de l'harmonie des
composantes particulières avec l'ensemble où ils s'insèrent : elle commence par
établir la prééminence du tout sur les parties, d'où il résulte l'ajustement exact
des êtres chacun à leur place et dans leur rôle. Le problème de Rousseau est en
revanche d'obtenir cette harmonie qui pour lui est à constituer, en mariant des
prémisses antiholistes — des individus libres et égaux — avec la nécessité
d'aboutir à un résultat d'inspiration holiste — l'intime réconciliation de
l'individu, de la société et de la souveraineté. C'est à la faveur de cette tension
interne, faudrait-il montrer en détail, qu'il radicalise la réflexion de ses
prédécesseurs, élimine ce qui subsistait chez eux de concessions aux
dominations existantes et porte à leur entier accomplissement les promesses
démocratiques de l'idée de souveraineté. Le but du pouvoir, c'est la
correspondance interne du corps politique avec lui-même par l'exercice d'une
volonté qui conjoint l'action de ses membres avec la loi découlant de son
opération constituante. Poussée absolument jusqu'au bout, cette visée d'une
adéquation intégrale entre la volonté des agents et la volonté souveraine autour
d'une norme portant institution de leur être-ensemble produit très exactement
la volonté générale selon Rousseau — soit l'idée d'une légitimité procédant de
l'immanence participative des contractants au souverain à l'exclusion de toute
séparation dans le temps (inaliénabilité) ou dans l'espace social (indivisibilité).
Ainsi la radicalisation du schème de l'unité entre pouvoir et société (dans sa
version moderne, volonté substituée à organicité) aboutit-elle à le retourner
contre la matrice monarchique à l'intérieur duquel il a pris corps. Le destin des
rois est ramassé dans ce développement contradictoire. Du jour où leur
puissance est assise sur le concept clair de souveraineté, leur sort est scellé. Leur
apogée contient le principe de leur chute.
Intellectuellement parlant, le développement de l'union entre pouvoir et
société s'opère selon un double mouvement de fusion, temporel et spatial.
Fusion pour commencer de l'instance collective de la volonté et des volontés
individuelles. La première figure est obtenue par le croisement de la coercition
du prince et du consentement des sujets générant la communion collective
autour de la loi constitutive. Son accomplissement comme unité subjective
passe par la résorption de l'organe séparé de souveraineté. D'authentique
volonté constituante, il ne saurait y avoir que procédant de la coparticipation
délibérée des citoyens et de la composition expresse de leurs volontés
particulières, sans délégation ni division concevables. On voit comment cette
unification dans l'espace du corps politique qui l'établit en acteur réfléchi
appelle corrélativement son unification dans le temps par fusion de l'originel et
de l'actuel. Pas de distance et de différence admissibles entre la légitimité
fondatrice et la légalité présente. D'acte véritable de la volonté générale, il n'est
que réitérant de part en part le contrat constitutif et qu'absorbant du même
coup le passé dans le présent. Aussi bien pourrait-on expliquer à partir des
conditions déductives de cette genèse le statut problématique de l'idéalité très
particulière qu'est la souveraineté du peuple selon Rousseau11. La souveraineté
du peuple, ce sont les caractères subjectifs introduits au cœur du lien politique
par la souveraineté du prince conduits à leur complet déploiement.
L'idée démocratique dans ce qu'elle a de spécifiquement moderne sort du
creuset monarchique. Ce que réfractent à leur façon les ambiguïtés des pensées
du droit naturel, ce sont les contradictions internes du dispositif politique
classique. Elles lui appartiennent, elles en participent, jusques et y compris
dans les critiques les plus destructrices qu'elles lui adressent. Aussi se sont-elles
dissoutes avec son effondrement. En détruisant les bases de l'Ancien Régime, la
Révolution n'a pas moins déconstruit les présupposés nourriciers du
contractualisme moderne.
LA DISSOCIATION DU POUVOIR
ET DE LA SOCIÉTÉ
DEVENIR ET LIBERTÉ
LE RETOUR DE LA SOUVERAINETÉ
Ces principes une fois fermement établis, on pourrait croire en avoir terminé
une fois pour toutes avec les prétentions extrémistes des doctrinaires de la
souveraineté du peuple. L'unité subjective de la volonté générale supposait la
coextension du souverain aux membres du corps politique. Qu'en reste-t-il
quand s'installe à sa place la double démarcation qu'on vient de dégager entre
la société civile et l'État ? La société n'exerce pas directement le pouvoir par
elle-même, mais par délégation. Le pouvoir est limité dans son action à l'égard
de la société d'abord, formellement, par les droits des individus et ensuite,
matériellement, par le fait du mouvement progressif de l'histoire, qui installe
au cœur de l'activité collective un principe de fécondité soustrait par nature à
la prise de la volonté politique — à condition, naturellement, de repousser la
perspective d'une fin de l'histoire rétablissant la possibilité d'une fin
transparente de l'action historique et politique à elle-même. Les critiques que
Constant formule à l'encontre de l'ambition saint-simonienne de transporter le
monde « d'un état transitoire à un état définitif » sont de ce point de vue
capitales. « Rien n'est définitif sur la terre ; ce que nous prenons pour définitif
n'est qu'une transition comme une autre24. » La vérité des Modernes, c'est la
limitation de la souveraineté. En fonction de quoi, toute idée d'un sujet
politique paraît devoir être bannie : les conditions nécessaires à sa réalisation ne
sont-elles pas aux antipodes des articulations politiques désormais prévalentes ?
Dans une société libre, il ne saurait plus y avoir de place, dorénavant, pour une
réconciliation en acte entre individualité, société et souveraineté, et moins
encore pour une coïncidence de la collectivité tout entière avec son sens
instituant.
Et cependant, c'est le point de vue du sujet qui l'a emporté au travers de la
dynamique démocratique. En ce sens, Rousseau a eu raison contre Constant.
Mais il l'a emporté non seulement en respectant les bornes que ses premières
formules entendaient exclure — différence du pouvoir, séparation des
individus — mais en les prenant comme supports de son accomplissement. Et
en cet autre sens, c'est Constant qui a eu raison contre Rousseau. Le règne de
la volonté générale s'est finalement établi, en dépit de la dépossession
représentative et au travers d'elle, moyennant la laborieuse mise en place
(nullement achevée, au demeurant) d'une organisation réflexive à l'intérieur de
ce mécanisme substitutif. Sans attenter à sa propre neutralité spirituelle ni aux
libertés individuelles, l'État souverain a démesurément agrandi de même sa
sphère d'action, jusqu'à donner corps libéral à cette figure d'une prise en
charge complète de la société par le pouvoir qui paraissait indissociable du
despotisme. Or si dans l'une de ses lignes la dynamique de l'État moderne
conduit au despotisme par un retour au rêve d'une société entièrement unifiée,
pour lequel l'intuition de Constant demeure pleinement pertinente — le
totalitarisme, c'est le pouvoir le plus moderne au service du schème collectif le
plus ancien —, il est en revanche, contre toutes les prévisions libérales, une
croissance de l'État qui participe pleinement de l'approfondissement
démocratique. Il ne prétend pas arrêter l'histoire, au nom d'une science
terminale que l'humanité aurait acquise de son destin : il organise
l'appréhension de l'avenir, il donne forme à la puissance collective de se
produire dans le temps. Il n'empiète pas sur le territoire des indépendances
privées : il favorise leur épanouissement, tout en prêtant corps, par le
développement de ses instruments bureaucratiques d'investigation et de
régulation, à la capacité globale de la société à se gouverner elle-même.
L'illusion libérale, face à l'événement révolutionnaire, a été de croire qu'il
était possible d'en tirer des leçons définitives. Et « rien, décidément, n'est
définitif sur la terre ». L'incarnation jacobine de la souveraineté du peuple n'en
livre pas le dernier mot, si perspicace que soit l'analyse. Un instant arrêté à la
suite de ce terrible échec, le mouvement a repris son cours, débordant
irrésistiblement ceux qui avaient cru pouvoir assigner des limites. Constant
meurt en décembre 1830. Il a vu la révolution de Juillet, triomphe du
libéralisme mesuré tel qu'il n'a cessé de le prôner sur l'esprit de réaction. Il
disparaît en plein accord avec l'histoire. Il est salué comme l'une des grandes
figures du moment. Couronnement d'une carrière sans vraie consécration
publique, il a droit à des funérailles nationales.
Quelques mois plus tard, en avril 1831, Tocqueville s'embarque avec
Gustave de Beaumont pour son périple américain. Il en ramènera le sens de
l'histoire, dégagé des entraves et des voiles qui l'obscurcissent au milieu des
nations européennes. Il y trouvera la confirmation étendue de l'intuition qui
l'a déductivement guidé, qui l'a déterminé à s'arracher au cadre étroit de la
comparaison politique ordinaire, la sempiternelle Angleterre des libéraux
français depuis Montesquieu25. C'est qu'il ne saurait y avoir de milieu entre un
État social où le peuple se gouverne lui-même et un État social où « un pouvoir
extérieur à la société agit sur elle et la force de marcher dans une certaine voie
», ainsi qu'il le note en janvier 1832 dans un de ses cahiers de voyage26. Il faut
en d'autres termes ou que la souveraineté du peuple ne soit pas reconnue ou
qu'elle s'exerce complètement. Telle est l'irremplaçable leçon du laboratoire
d'outre-Atlantique : « En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple
n'est point caché ou stérile comme chez certaines nations ; il est reconnu par
les mœurs, proclamé par les lois ; il s'étend avec liberté et atteint sans obstacle
ses dernières conséquences27. »
Tocqueville va se déprendre aux États-Unis du cadre de pensée dans lequel
l'expérience révolutionnaire avait enfermé ses prédécesseurs immédiats : pas de
régime de liberté possible sans une limitation de la souveraineté populaire. Il y
trouve de quoi pleinement s'ouvrir à l'avenir qu'il pressent, tout en renouant
avec Rousseau par-dessus ses critiques libérales : la dynamique démocratique
est marche irrésistible à l'empire du peuple souverain. Dans l'intervalle de
quatre mois qui sépare l'enterrement solennel et victorieux du vieil apôtre de la
liberté selon les Modernes et le départ en forme de conversion du jeune
aristocrate pour la terre de la démocratie, il y a la fracture de deux grands
moments de la réflexion politique.
1 Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, édités par Étienne
Hofmann, Genève, Droz, 1980 (réédition en poche, collection « Pluriel », Hachette Littératures, 1997).
Toutes les références dans le texte renvoient à cette édition, désormais citée PP.
2 Il a été édité récemment par Henri Grange, chez Aubier, en 1991.
3 Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle de la
France, formant une espèce de cours de politique constitutionnelle, Paris, 1818, t. III, p. 61.
4 François Furet, « La Révolution sans la Terreur ? Le débat des historiens du XIX e siècle », Le Débat,
n° 13, juin 1981.
5 Luc Ferry, Alain Renaut, Philosophie politique, 3, Des droits de l'homme à l'idée républicaine, Paris,
P.U.F., 1985.
6 De l'esprit de conquête et de l'usurpation [1814], dans Écrits politiques, op. cit., p. 123 et 133.
7 Voir Philippe Raynaud, « Un romantique libéral : Benjamin Constant », Esprit, mars 1983.
8 De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes [1819], in Écrits politiques, op. cit., p. 602.
9 De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier, 1796, p. 95-96 (nouvelle édition par
Philippe Raynaud, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1988).
10 De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, Paris, 1824-1831, Sud
(nouvelle édition en un volume par Tzvetan Todorov, Arles, Actes Sud, 1999).
11 Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, Paris, Vrin, 1984.
12 Bernard Manin, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoir », Intervention, n° 9, mai-juillet
1984.
13 Mélanges de politique et de littérature [1829], dans Écrits politiques, op. cit., p. 626.
14 Ibid., p. 676.
15 Ibid., p. 656.
16 Dire sur la question du veto royal, 7 septembre 1789, Archives parlementaires, 1re série, t. VIII, p.
595.
17 De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 615.
18 Ibid., p. 616.
19 Ibid., p. 617.
20 Ibid.., p. 618.
21 Mélanges de littérature et de politique, dans Écrits politiques, op. cit., p. 629.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 714.
24 Ibid., p. 677.
25 François Furet, « Naissance d'un paradigme : Tocqueville et le voyage en Amérique (1825-1831) »,
Annales ESC, 39e année, n° 2, mars-avril 1984.
26 Alexis de Tocqueville, Voyages en Sicile et aux États-Unis, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
1954, p. 258.
27 De la démocratie en Amérique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, t. I, p. 54.
VII
TOCQUEVILLE, L'AMÉRIQUE ET NOUS
Sur la genèse des sociétés démocratiques
II
III
IV
Mais c'est par là, du coup, que la dynamique de l'égalité comporte un leurre
: en ce qu'elle fait signe vers une instauration radicale de l'univers humain-
social par lui-même, en ce qu'elle est inséparable de la perspective d'une auto-
fondation générale et exhaustive de la société et paraît pleinement se suffire en
tant que principe instituant. Contenant à elle seule le principe complet d'une
société, l'égalité tend à cacher l'intervention de ce qui ne relève pas strictement
de l'égalité, et singulièrement de ses conditions sociales d'émergence. Et
d'autant plus a-t-elle de facilité à jouer ce rôle d'écran que les déterminants
fondamentaux de son apparition tendent d'euxmêmes à s'occulter, à se
dissimuler dans leur véritable fonction. Ainsi en premier lieu de l'État, qui
dans le cadre classique de la supériorité affirmée de l'ensemble social sur ses
membres particuliers fait précisément figure de foyer de cette volonté tenant la
communauté d'une pièce et y faisant prévaloir la prééminence de l'unité,
collective, qui apparaît explicitement comme le lieu où s'opère et s'exhibe la
cohésion organique de la société, et qui, à l'avènement de l'individu égal, sa
créature, à nombre d'égards, se réalise en se séparant d'avec la société, dans son
projet structurel de puissance, et se rend invisible dans sa nécessité instituante.
Point de doute en effet que, pour une part essentielle, l'intuition
tocquevillienne reste là-dessus d'une indépassable justesse : c'est au travers de
l'État, et en étroite liaison avec la croissance singulière qu'il a connue en
Occident, que l'individu s'est créé. Les racines premières du phénomène, en
particulier chrétiennes, et plus spécialement encore inhérentes à la division des
deux puissances, l'Église et l'Empire, demeurent largement à élucider10.
Toujours est-il qu'avec l'État souverain, et le système politique connu sous le
nom d'absolutisme, apparaissent en Europe, fin XVI e siècle, des formes
profondément neuves de la puissance publique dont l'une des conséquences
directes en retour va être la constitution de cette entité non moins inédite :
l'individu détaché et autosuffisant. L'État dit absolutiste reste à l'intérieur de la
définition traditionnelle du rôle de l'instance politique, intimement liée à
l'unité collective et en exprimant l'antériorité ontologique sur les êtres qui la
composent, mais en même temps, tout soudé qu'il continue de se prétendre au
corps social, il innove en brisant avec le principe de la continuité hiérarchique.
Il cesse d'être le dernier maillon d'une chaîne régulière unissant l'inférieur au
supérieur, dans le cadre de laquelle on n'a jamais affaire qu'à son supérieur
immédiat, pour incarner une référence générale, en quelque manière
extérieure, suffisamment supérieure ou suréminente en tout cas pour que
chacun puisse directement s'y rapporter, en dehors de la pyramide
hiérarchique. Événement dont la traduction théorique la mieux saisissable est
fournit par le dégagement de la catégorie spécifique du politique, la notion
apparaissant d'un pouvoir de nature distincte, sans commune mesure avec les
autres pouvoirs à l'œuvre dans la société. Et la théorie a ici un impact pratique
immédiat : l'affirmation administrative de ce pouvoir autre, central et
proprement politique, au détriment des pouvoirs dits intermédiaires ou
naturels, puisque correspondant au cadre concret de l'existence des individus,
pouvoir familial, local, seigneurial, corporatif — affirmation à valeur
extraordinairement égalisatrice dans la mesure où elle repose sur le postulat au
moins implicite que l'instance étatique a les mêmes droits sur l'ensemble de ses
sujets, quelles que soient par ailleurs les caractéristiques qui les distinguent
entre eux. On peut reprendre ici une formule de Tocqueville : virtuellement,
dès lors qu'il a conquis cette supériorité radicale, « le bras du gouvernement va
chercher chaque homme en particulier au milieu de la foule pour le plier
isolément aux lois communes » (D.A., II, 202). Et c'est de là que naît
l'individu, en fonction de cette puissance sociale unique qui se matérialise dans
l'État, impossible désormais à confondre avec d'autres incarnations de la
hiérarchie, même au titre de suprême échelon, ayant à faire directement avec
chacun, et permettant aux agents particuliers de se concevoir, du sein de leur
rapport avec ce foyer absolu pour lequel ils sont tous pareils, indépendamment
de leurs appartenances effectives, de famille, de classe, de métier, et donc dans
leur individualité abstraite. Il est un lieu dans la société en regard duquel le fait
que je sois né d'un tel, que je vive à tel endroit, que j'occupe telle place, est
sans importance aucune. Ne nous y trompons pas : l'État est le miroir dans
lequel l'individu a pu se reconnaître dans son indépendance et sa suffisance, en
se dégageant de son insertion contraignante dans les groupes réels. C'est de
l'État moderne, de l'État qui s'impose comme le foyer à la fois global et ultime
du social, qui se donne les moyens d'une prise en charge gestionnaire complète
de l'activité des hommes, qu'est issu, et en ligne directe, celui qu'on voudrait
nous présenter comme son ennemi, alors qu'il en est le répondant obligé et le
meilleur complice. Dérisoire entreprise que d'opposer l'individu à l'État, alors
qu'ils sont termes strictement complémentaires, dont l'apparente rivalité n'est
que le moyen de se renforcer l'un l'autre. Toujours plus d'individu, toujours
plus d'État11. L'un ne décroîtra pas sans que l'autre recule.
Au-delà maintenant de cette étape de gestation, où dégagement de la
spécificité de l'État et dégagement de la généralité de l'individu se répondent,
séparation réalisée de l'individu et séparation achevée de l'État vont
rigoureusement de pair. La séparation de l'individu est consommée en effet
avec le triomphe du principe démocratique, lorsqu'il est posé que la puissance
souveraine émane de la volonté libre des citoyens assemblés sur la base de leur
autonomie, et donc de leur égalité première. L'État cesse totalement dès lors
d'apparaître comme la clé de voûte d'un ordre antérieur à toute intention
humaine : il est clairement censé en résulter au contraire, dans un temps
logiquement second. Il succède aux individus, il surgit à titre ontologiquement
bien séparé de leur association. Après avoir créé l'individu, l'État devient une
création des individus. Seulement, et c'est là que nous sommes ramenés à
l'illusion inhérente à l'égalité, le devenir-manifeste, en un sens, de la séparation
de l'État, sous forme de postériorité juridique, s'accompagne d'un devenir-
invisible de sa fonction, de sa logique spécifique et de sa nécessité. Tout le
temps où il se trouvait essentiellement lié à la société, puisque la précédant, son
rôle était explicitement défini : faire tenir ensemble les hommes, de façon
visible ou tangible, rendre en permanence sensible la cohésion de leur
communauté. Fonction dont la révolution démocratique n'abolit aucunement
la nécessité, mais qu'elle oblige à passer du registre explicite au registre
inconscient. Impossible d'affirmer ouvertement la dimension du tout social
comme tel dès lors qu'elle cesse de s'imposer de façon contraignante aux agents
particuliers pour résulter de leur libre consentement contractuel. Mais
indispensable toujours qu'elle soit en permanence recréée et restituée aux
individus comme horizon latent de leur action. Ce sont les voies de l'action
pratique de l'État que va pour une part emprunter l'institution du social. Car
cessant d'avoir à garantir un ordre fondé à l'extérieur (en Dieu), à l'intérieur de
la communauté des hommes, ce qui l'y maintenait étroitement uni, l'État, libre
d'affirmer une extériorité gestionnaire que son rôle symbolique de domination
contenait ou réfrénait, en réalité, sous l'absolutisme, voit s'étendre le champ de
ses prérogatives réelles à un degré qui le remet en mesure de produire, d'une
tout autre manière, la dimension de totalité du social — la totalité cette fois
qu'il prend concrètement en charge et qu'il dessine du coup symboliquement,
même si inconsciemment, depuis le dehors de la société. C'est l'autre aspect de
la séparation de l'État inhérente à la révolution démocratique, séparation non
plus au niveau des principes, mais au niveau de la dynamique sociale effective,
et qui nous amène peu ou prou dans les eaux de la problématique de L'Ancien
Régime et la Révolution : en quoi l'État issu de la Révolution continue-t-il
l'œuvre centralisatrice de l'État d'Ancien Régime, en quoi simultanément son
emprise sur la société est-elle considérablement renforcée par la Révolution ?
La réponse, nous semble-t-il, en ce qui concerne le renforcement tient à ce
changement fondamental dans le mode de production de la cohésion du social.
Tout distinct de la société qu'il tendait à s'établir, tout dégagé des
intermédiaires hiérarchiques qu'il pouvait se montrer, l'État d'Ancien Régime
se voyait limité dans sa puissance administrative potentielle par l'impossibilité
d'aller jusqu'au bout de son extériorité, contenue dans sa fonction symbolique
de représentant d'une volonté autre, transcendante, et de mainteneur interne
d'un ordre depuis toujours déjà préexistant. Alors que plus rien par contre
n'empêche l'État issu de la seule volonté humaine de passer complètement en
extériorité au corps social et d'y trouver la perspective et les moyens
intellectuels d'une activité de définition, de réglementation et de
transformation ne laissant rien virtuellement en dehors d'elle. L'État non plus
de la domination ostensible, mais de l'administration totale. Mais l'État de
nouveau, dans cette mesure, instituant symbolique du social, de façon occulte,
en tant que produisant pour les individus le sentiment aussi essentiel
qu'insaisissable d'évoluer dans un univers sur lequel une prise d'ensemble est
possible, qui d'un point de vue défini au moins est de part en part
compréhensible et maîtrisable. Fonction empirique de gestion et fonction
symbolique de production de la dimension d'ensemble sont ici indissociables,
l'opération symbolique se trouvant comme enfouie dans la pratique effective
de la maîtrise et de l'organisation, sans à aucun moment apparaître comme
telle. Ce qui nous faisait parler d'un effacement spontané de la fonction de
l'État. La nécessité vraie à laquelle répond en profondeur l'action de l'État tend
de par sa nature et de par son mouvement propre à se dissimuler, de même
d'ailleurs que la séparation au nom de laquelle secrètement elle se poursuit et
s'effectue. La supériorité de l'État ancien était manifeste. L'État administratif
nouveau semble au contraire se résorber fonctionnellement dans la société, se
priver des insignes de la grandeur, se vouloir même que ses administrés parmi
lesquels il n'exécute somme toute que des tâches d'aspect fort ordinaire —
apparence qui ne peut longtemps cacher à l'analyste, et Tocqueville sur ce
point reste un guide sûr, le point de vue d'extériorité radicale en fonction
duquel est conduite cette action d'allure innocemment immanente, et qui lui
confère cette force de pénétration et ce cachet de démesure qu'on verra
exploser dans l'État totalitaire. Toujours est-il donc que l'accomplissement de
l'État dans sa séparation, tel que le libère la révolution démocratique, va de pair
avec l'enfoncement dans l'invisible tant de la base de l'action de l'État (son
extériorité) que de la nécessité instituante à laquelle celle-ci obéit. Ceci se
croisant avec l'illusion instauratrice par ailleurs inscrite dans la conception de la
société comme formée par la réunion d'individus égaux : illusion selon laquelle
le politique est entièrement contenu dans l'assemblée des citoyens, le pouvoir
surgi par délégation du sein des contractants n'ayant d'autre rôle et n'obéissant
à d'autre nécessité que l'exécution et l'imposition de la volonté générale. La
genèse des démocraties effectives, dans ces conditions, va passer en son centre
par un heurt tâtonnant et tumultueux des principes manifestes avec une
nécessité invisible, insaisissable, mais ressentie par les acteurs comme
impérieusement contraignante. En théorie, le pouvoir sort de la société et n'a
d'autre consistance que celle qui lui est conférée par le mécanisme de la
représentation. Impossible pourtant de se suffire en pratique de cette
définition, dont on sent au contact des exigences du fonctionnement réel d'une
société qu'elle laisse échapper une dimension essentielle de ce que doit être un
pouvoir politique et de ce à quoi il sert — en clair, pour nous autres,
rétrospectivement : qu'elle ne permet pas d'établir sa différence d'avec la
société, de dégager son extériorité, seules à même de le mettre en mesure de
remplir sa fonction d'instituant symbolique d'un espace commun. Très
concrètement, dans le cas français, cette contradiction entre principes
démocratiques et nécessités profondes de l'ordre politique va engendrer, à
l'issue d'une Révolution de bout en bout travaillée par l'impossibilité affolante
de marquer la discontinuité (entre peuple et représentation, entre
gouvernement et nation)12, la solution bonapartiste, qui n'a de sens dans sa
réussite stabilisatrice qu'en tant que tentative de conciliation ou de synthèse
entre une extériorité réintroduite de l'État et une continuité sauvegardée de
l'État avec la nation. Un pouvoir imposé par en haut, mais qui bénéficie du
consentement général ; un pouvoir qui tombe du dehors, mais qui ne s'en
justifie pas moins par la seule volonté collective : une façon de tenir les deux
bouts de la chaîne, de raccrocher, si grossièrement, et toujours si
contradictoirement que ce soit, souveraineté théorique du peuple et division
claire de l'État d'avec la société, dont les adversaires libéraux du système
napoléonien — pensons à un Constant —, fort critiques à l'endroit de ses
aspects tyranniques, reconduiront cependant au fond largement le principe.
C'est durablement que l'impossibilité de faire complètement sortir le pouvoir
de la société, que l'obligation, difficile à justifier, mais énoncée comme
incontournable, de mitiger le mécanisme représentatif par l'existence d'un «
pouvoir préservateur », signifiant une irréductible différence de l'État sinon par
l'hérédité, alors par l'inamovibilité, constitueront les croix de la réflexion
libérale sur la forme qui donnerait ses chances à la « constitution républicaine
dans un grand pays ». Et c'est de la sorte du reste que les choses ont
effectivement fini par se passer : plutôt par reconquête progressive par la société
d'un pouvoir posé au départ comme extérieur et non-choisi (soit monarchique,
soit issu d'un coup d'État), pouvoir dont la différence manifeste permet en
regard la formulation complète de l'exigence représentative, et qui se trouve
investi dans son extériorité sans que celle-ci soit dissoute, plutôt donc par
socialisation de la différence de l'État que par un dégagement strict, davantage
conforme à l'idéal démocratique, des pouvoirs de l'État de l'intérieur même de
la société. D'autres contextes — songeons par exemple à l'Angleterre — ont pu
à l'évidence imposer d'autres chemins et d'autres solutions. Mais le problème
général auquel les démocraties émergentes, en Europe du moins, ont eu à se
confronter s'est avéré au fond partout le même : comment concilier la notion
explicite de la démocratie — le gouvernement du peuple par le peuple, le
pouvoir interne à la société — et les contraintes invisibles autant
qu'indépassables attachées à la fonction de l'État et supposant sa division de
plan d'avec la société ? Le facteur qui a permis au système de se stabiliser, nous
avons eu déjà l'occasion de l'évoquer, c'est l'intégration du conflit, la figuration
sur la scène du pouvoir de la division interne à la société, le mécanisme
représentatif cessant alors d'avoir pour seul rôle de dégager une volonté de
gouvernement selon le critère idéal de l'unanimité pour acquérir valeur de
moyen de reconnaissance symbolique de la scission partageant les agents
sociaux.
VI
VII
Des sociétés démocratiques européennes, tout au moins, car il est clair qu'en
fonction du « point de départ » américain c'est une société très différente qui
s'est développée. Une société fondée sur une rencontre fortuite de l'idéologie et
de la réalité, où la pratique politique a pu d'emblée se rouler dans les principes
abstraits de la démocratie et leur correspondre : au départ des individus
indépendants et égaux, la souveraineté en acte du peuple à la base, des
institutions représentatives sécrétées par les communautés réelles, selon une
remontée progressive du niveau le plus humble jusqu'au niveau le plus élevé.
Une société qui s'est par conséquent déployée en faisant l'économie du travail
convulsif d'ajustement des mêmes principes, tels qu'irrésistiblement imposés
par l'avènement de la société des individus, aux données massives léguées par
l'histoire — du travail, plus précisément encore, d'insertion de la nouveauté
démocratique dans la continuité historique, de conciliation des règles explicites
du gouvernement républicain avec les phénomènes sociaux qui ont
historiquement conditionné et produit cette re-fondation de l'ordre politique
sur la base normative de la souveraineté des égaux. Un pouvoir émanant
théoriquement en sa totalité de la volonté instituante des citoyens. Mais dans la
pratique un État aussi indéracinable qu'omniprésent, chargé d'attributions
décisives par le processus d'engendrement de l'égalité, et secrètement renforcé
dans son rôle par le triomphe de celle-ci — aussi impossible à résorber
réellement dans le corps social qu'impossible à entériner dans son statut de fait
d'instance détachée et pour ainsi dire autonome par rapport à la société. Des
individus en principe égaux, mais dans les faits, héritée de l'ordre aristocratique
ancien, une distance sociale immense entre les statuts personnels, avec pour
résultat une contradiction explosive entre la norme révolue et l'idéal
revendiqué, et des luttes intestines inévitables pour réduire leur écart. De là la
gestation laborieuse, l'instabilité révolutionnaire prolongée, les ruptures
répétées au travers desquelles nos sociétés sont parvenues à trouver leur relatif
équilibre démocratique, et l'entrecroisement final qui leur confère une
physionomie évolutive originale, entre approfondissement de l'égalité,
croissance de l'État et institutionnalisation du conflit civil. Au lieu que la
société américaine, établie d'entrée pour l'essentiel sur une base effectivement
égalitaire, n'a pas eu inéluctablement à passer par l'antagonisme ouvert des
citoyens de plein exercice et de ceux de second rang pour faire entrer l'égalité
dans les faits, non plus qu'elle n'a eu besoin du joug général de l'autorité
politique pour la garantir et la figurer. Les institutions libres, « chargeant les
citoyens de l'administration des petites affaires », plaçant à leur proximité la
gestion de toutes choses concernant leur environnement immédiat, comme la
pratique habituelle des droits politiques et l'usage familier des associations, de
nature à « rappeler sans cesse, et de mille manières, à chaque citoyen, qu'il vit
en société » (D.A., II, 112), comme par ailleurs enfin la place vivante ménagée
à la religion et l'actif sentiment d'une communauté de croyance en résultant,
ont permis à la société américaine de se reposer sur des éléments internes de
cohésion et de ne pas faire dépendre la production de l'identité collective de la
puissance administrative incarnée dans la puissance globale de l'État central, ou
d'un déchirement irréductible engageant la totalité des citoyens et
dramatiquement projeté sur la scène du pouvoir. Encore les choses ont-elles
notablement évolué depuis Tocqueville. Encore en particulier les facteurs
historiques et la logique sociale sur l'absence desquels s'est construit l'univers
américain n'ont-ils pas nécessairement désarmé pour n'être pas initialement
entrés en ligne de compte. Qui sait si l'Amérique, pour n'en avoir pas
directement hérité, n'est pas en train de les recréer de l'intérieur à sa manière ?
Est-il impensable que l'irrésistible croissance de l'État substitue peu à peu à la
cohésion collective élaborée en bas, de manière autonome, celle résultant de
l'emprise générale, et extérieure exercée sur la vie sociale par une instance
spéciale d'administration ? Faut-il totalement exclure que le débat politique en
vienne insensiblement, sous le poids de contraintes spécifiques, à opposer des
représentations foncièrement inconciliables des fins collectives (pour ne rien
dire d'ailleurs de l'empreinte profonde dont les luttes sociales et le mouvement
ouvrier américain ont marqué en ce sens déjà, même si de façon infiniment
moins caractéristique qu'en Europe, le contenu de la divergence entre partis) ?
Et si l'Europe était en quelque manière l'avenir de l'Amérique ?
1 Ces lignes, par exemple, qu'on croirait inspirées par le spectacle de nos télévisuels et prophétiques
titans de l'intellect : « L'un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c'est le goût qu'y
éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes. Ceci se retrouve dans les
carrières intellectuelles comme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans les temps
d'égalité sont pleins d'une ambition tout à la fois vive et molle ; ils veulent obtenir sur le champ de
grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts. Ces instincts contraires les mènent
directement à la recherche des idées générales, à l'aide desquelles ils se flattent de peindre de vastes objets
à peu de frais et d'attirer les regards du public sans peine. Et je ne sais s'ils ont tort de penser ainsi ; car
leurs lecteurs craignent autant d'approfondir qu'ils peuvent le faire eux-mêmes et ne cherchent
d'ordinaire dans les travaux de l'esprit que des plaisirs faciles et de l'instruction sans-travail », De la
démocratie en Amérique, Œuvres complètes de A. de Tocqueville, tome premier, Gallimard, Paris, 1961,
vol. II, p. 24. Toutes nos références renvoient uniformément à cette édition que nous désignerons
désormais dans le corps du texte sous le sigle D.A. suivi de l'indication du volume, et du numéro de la
page.
2 C'est aux Souvenirs que je fais ici allusion : lecture à nombre d'égards stupéfiante, tant s'y vérifie cette
possibilité bien connue, mais toujours à redécouvrir, de la coexistence chez le même individu du génie le
plus clairvoyant et de l'obtusion la plus systématique.
3 La Social-Démocratie ou le compromis, Paris, P.U.F., 1979, en particulier p. 43-49.
4 Eh oui, au moment de la rédaction de cet article, on venait de « découvrir » le totalitarisme en
France, à grand fracas, et d'inculper la modernité tout entière à son propos. Dans le genre, La Barbarie à
visage humain de Bernard-Henri Lévy reste le document insurpassable (Paris, Grasset, 1977) (2005).
5 Allusion à deux grandes performances intellectuelles de la période : l'article de Michel Foucault à la
gloire de la révolution iranienne (maintenant dans les Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. III, p. 683-
694) et Le Testament de dieu, du décidément inégalable Bernard-Henri Lévy (Paris, Grasset, 1979)
(2005).
6 Allusion à l'une des thèses favorites de la vulgate anti-psychiatrique des années 1970, dans la ligne de
l'Histoire de la folie de Foucault, selon laquelle la modernité rationnelle aurait brisé la tolérance inclusive
qui prévalait dans les sociétés traditionnelles (2005).
7 L'exacte teneur de la mutation par laquelle on est passé de la sorte de la logique de la reconnaissance
obligée de l'existence de l'autre, et de son corrélat, la séparation réciprocitaire, à une économie de la
ressemblance (de la reconnaissance de soi dans l'autre) et de la compénétration dans l'autre a été analysée
en détail, sous un autre angle, psychologique plus que politique, dans une étude menée en commun avec
Gladys Swain, La Pratique de l'esprit humain (Paris, Gallimard, 1980). Cf. en particulier le chapitre
intitulé « La société des individus et l'institution de la parole ».
8 On pourrait soumettre à une analyse du même ordre les considérations pessimistes que Tocqueville
consacre dans son premier volume à la « position qu'occupe la race noire aux États-Unis », reste par
excellence de l'univers de l'inégalité au sein de la société égalitaire, et nœud quasi pathologique de ses
traits les plus irréductibles, emmêlant la servitude réelle aux apparences de l'inhumanité (« cet homme qui
est né dans la bassesse; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-
nous les traits généraux de l'humanité... peu s'en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire
entre la brute et l'homme »), et enlaçant par surcroît l'altérité de statut avec une séparation visible (« le
fait immatériel et fugitif de l'esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et
permanent de la différence de race »). Et c'est ce dernier caractère, l'enracinement naturel de l'inégalité,
que Tocqueville juge former un obstacle insurmontable : « Nous avons vu jadis parmi nous de grandes
inégalités qui n'avaient leur principe que dans la législation. Quoi de plus fictif qu'une infériorité
purement légale ! Quoi de plus contraire à l'instinct de l'homme que des différences permanentes établies
entre des gens évidemment semblables! Les différences ont cependant subsisté pendant des siècles, elles
subsistent encore en mille endroits ; partout elles ont laissé des traces imaginaires, mais que le temps peut
à peine effacer. Si l'inégalité créée seulement par la loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle
qui semble, en outre, avoir ses fondements immuables dans la nature elle-même ? Pour moi, quand je
considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu'ils soient, arrivent à se fondre
dans la masse du peuple, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visibles et
impérissables » (D.A., I, 357-358). L'inégalité reposant sur des différences supposées de nature, que faire
lorsque interviennent des différences réellement fondées en nature? C'est en franchissant justement cette
sorte de barrières que l'égalité moderne révèle son vrai visage.
9 Mais encore faudrait-il poursuivre l'enquête sur les effets de ce processus de dissolution de l'autre
jusque dans le paysage social ou l'organisation de la temporalité. La dimension de la différence, en effet,
se projetait dans les anciennes sociétés sous forme de discontinuité du visible : d'un côté, l'architecture du
quotidien, de l'autre, le monument, matérialisation sensible de la puissance hiérarchique ou de la division
d'avec l'au-delà. Si notre société, comme on l'a observé souvent, est incapable de concevoir et d'édifier
d'authentiques monuments, c'est qu'en tant que société de l'égalité, elle a perdu le sens d'une altérité de
cet ordre qu'il s'agirait de manifester dans la pierre. Point d'autres emblèmes pour le monde des
semblables que ceux inscrits dans un espace homogène. De la même manière les ruptures tranchées du
temps social tendent-elles invinciblement à y disparaître. C'est l'altérité du fondement transcendant qui
s'indiquait dans ces moments de retour rituel et festif de la communauté à ses vérités d'origine, à distance
de la banalité du temps quotidien. Le temps de l'égalité à l'inverse est temps sans discontinuité profonde,
où nulle distinction radicale d'essence entre des ordres hiérarchisés de la réalité n'a besoin d'être marquée.
La seule forme originale d'altérité que notre société ait été amenée à créer, c'est celle, d'ailleurs fort
paradoxale, spéculaire plus encore que spectaculaire, engendrée par les médias : d'un côté, on exhibe des
gens qui se veulent aussi près de vous que possible, tout à fait semblables à vous, mais que, de l'autre côté,
la logique de l'image et de l'imaginaire collectif projette littéralement dans un autre monde et pourvoit
d'une différence d'essence — ceux qui participent de la visibilité sociale et ceux qui n'en participent pas,
forme moderne de la division du pouvoir. L'égalité prise à son propre piège : le semblable, mais situé dans
un ailleurs hallucinatoire radical. De là le problème hautement politique qui est en train de se créer
autour des médias. Un problème en fait d'égalité des conditions, au sens tocquevillien du terme, si
curieux que cela puisse paraître.
10 L'article de Louis Dumont, « La conception moderne de l'individu. Notes sur sa genèse, en relation
avec les conceptions de la politique et de l'État, à partir du XIII e siècle », Esprit, février 1978, met en place
les données essentielles du problème. (Il a été repris depuis lors, avec quelques autres textes essentiels dans
ses Essais sur l'individualisme, Paris, Éditions du Seuil, 1983.) Voir, plus loin, le chapitre VIII du présent
livre, « De l'avènement de l'individu à la découverte de la société ».
11 Avec cette conséquence majeure que la production de l'égalité est simultanément reproduction
d'une inégalité d'un autre ordre. En même temps qu'il égalise, l'État ne cesse d'engendrer de la différence
de statut et de pouvoir. Il élimine la dissemblance « naturelle » mais ce faisant, recrée sans arrêt de la
division « fonctionnelle » entre dirigeants et exécutants.
12 Point remarquablement établi par B. Manin à propos de la Terreur. Cf. « Saint-Just, la logique de la
Terreur », Libre, n° 6.
POST-SCRIPTUM
L'article qui précède a été rédigé durant l'été 1979, sur la base d'une
conférence prononcée l'année précédente. Il a paru au printemps 1980,
quelques mois après que Ronald Reagan fut devenu le 41e président des États-
Unis. C'est dire qu'il a essuyé de plein fouet la surprise de l'histoire. Il a été pris
à revers par l'inflexion du cours des sociétés occidentales qui se déclarait au
moment même de sa parution. Il s'inscrit dans une matrice intellectuelle dont
nous ne savions pas alors qu'elle était devenue obsolète, celle de la réponse à la
crise des années 1930, développée dans l'après 1945, que la « révolution
libérale » des années 1980 allait irrémédiablement renvoyer dans le passé. Dans
ce système de repères, centré sur le rôle organisateur de l'État, il y avait quelque
sens à envisager une convergence des trajectoires américaine et européenne. Le
profond changement survenu depuis, dont l'orientation des politiques
publiques n'est qu'un élément parmi d'autres, a remis, en sens inverse, la
divergence des continents à l'ordre du jour. L'inspiration du mouvement a
beau être analogue, de part et d'autre de l'Atlantique, elle y donne des résultats
très différents. Pour autant, la problématique esquissée dans l'article
relativement à la distance des deux mondes, à partir de « l'impensé de
Tocqueville », me semble conserver un intérêt. Elle demande simplement à être
affinée et actualisée.
L'impensé de Tocqueville, pour le dire en deux mots, ce sont les corrélats
politiques que suppose l'égalité sociale des conditions et dont la prise en
compte conditionne la juste appréciation du devenir de la société des égaux.
Tocqueville ne les ignore pas ; il les pressent sans les approfondir. Il les laisse en
lisière de son propos. Le détour américain l'aveugle quelque peu sur ce point.
Si le révélateur du Nouveau Monde n'a pas son pareil pour montrer son avenir
à l'Europe, au-delà des ruines des siècles aristocratiques dont elle reste
encombrée, en 1830, et qui brouillent la vue des observateurs, en leur
masquant le présent sous le passé, il tend à faire oublier une dimension du
problème, celle des structures du collectif qu'implique le règne de l'égalité
individuelle. Sans doute ces structures sont-elles destinées à s'ajuster à
l'impératif égalitaire — en quoi la prophétie s'est avérée valide — mais cela ne
signifie pas qu'elles en sortent ou qu'elles sont créées par lui. L'égalité n'est un
« fait générateur » que dans une certaine mesure, et le piège de l'Amérique est
de dissimuler ces limites. Elle influe sur tout, mais elle n'engendre pas tout. Sur
ce chapitre, il faut revenir au Vieux Monde, dont l'histoire délivre des
enseignements irremplaçables.
Les Américains ont eu la chance insigne de pouvoir développer l'égalité dans
toutes ses conséquences sans avoir à l'inventer, sans avoir à porter le poids de
l'histoire qui l'a rendue possible et du cadre où sa dynamique a germé. Histoire
et cadre qu'il a fallu ensuite, en Europe, adapter laborieusement, voire
révolutionnairement, à la norme toute-puissante surgie d'eux, en dissociant les
fonctions vivantes des expressions mortes. Est-ce à dire pour autant que les
Américains ont échappé à la nécessité de développer le cadre institutionnel
requis par l'expression collective de la norme égalitaire ? Certes pas, et le
chemin parcouru depuis Tocqueville ne laisse pas subsister de doute à cet
égard. Ils ont pu le faire, simplement, en conformité spontanée avec elle, sans
les luttes avec l'autorité du passé qui ont marqué la scène politique européenne
de leur empreinte indélébile, selon une démarche procédant d'en bas qui a pu
donner à croire, donc, que l'égalité fonctionnait comme une source exclusive,
et qui a conféré en tout cas son style inimitable à la démocratie américaine.
Reste qu'à l'arrivée ces deux parcours si dissemblables sont pour finir
comparables. Les Européens sont venus à bout de ce qui s'opposait à l'égalité
dans leur passé ; ils sont parvenus à modeler sur elle leurs pesantes machines
d'autorité publique. Les Américains ont réinventé pour leur compte l'appareil
de la politique à partir de l'égalité. Les ingrédients fondamentaux sont les
mêmes, au total, même si leurs traductions dans des configurations sociales et
politiques concrètes sont destinées à garder des distances irréductibles. L'avenir
commun est à une composition des deux ordres de facteurs où les équilibres ne
devraient pas être si éloignés. Tel est le diagnostic sur lequel je concluais, en
1980, diagnostic qui pouvait s'appuyer à l'époque sur la foi convergente dans
la nécessité d'une régulation publique. L'erreur était de tenir cette conviction
partagée pour un acquis irréversible.
La question est de savoir si la mise à mal de ce credo et l'éloignement des
deux mondes à l'œuvre depuis lors remettent en question le fond de ce
diagnostic. Je ne le crois pas. Il me paraît garder sa pertinence au-delà des
données conjoncturelles qui lui conféraient une plausibilité de surface. Les
évolutions contrastées qu'on observe de part et d'autre de l'Atlantique
n'infirment pas l'idée d'une convergence ultime des modes de composition des
deux univers, si distincts que doivent demeurer leurs modes d'expression
publique. Elles relèvent en réalité de manifestations différentes des mêmes
paramètres en fonction de contextes spécifiques. Et elles n'excluent pas, au-delà
de la phase actuelle de libéralisation, qui ne sera pas étemelle, le retour vers des
convergences explicites.
Tout dépend en la circonstance de l'appréciation de ce tournant historique
des années 1970-1980 dont la « révolution libérale » thatchero-reaganienne a
été le symptôme politique le plus voyant. Si notables qu'aient été les
conséquences de ce revirement idéologique, le phénomène est loin de s'y
réduire. Sa portée est autrement plus vaste. Il combine une étape du processus
de sortie de la religion, un approfondissement de l'orientation historique de
nos sociétés et une recomposition de la synthèse démocratico-libérale, pour ne
rien dire des changements du régime de la production et du système technique
qui justifient peut-être de parler d'une troisième révolution industrielle. Ce qui
a placé partout l'État organisateur et protecteur des Trente Glorieuses sur la
sellette, c'est une même perte de foi dans le collectif et dans l'accomplissement
des destinées humaines au travers de la politique, c'est une même confiance
renouvelée, en revanche, dans la capacité créatrice des sociétés civiles et de leurs
arrangements spontanés, c'est une même relance de la dynamique
individualiste, une même redécouverte de l'individu et du droit. Sauf que cette
onde générale, dont la secousse s'est communiquée à la planète entière, a
produit des effets remarquablement différenciés selon les sols qu'elle a traversés
et le bagage historique des sociétés qu'elle a remuées.
De ces retours de tradition provoqués par le bond en avant dans le nouveau,
la Grande-Bretagne, patrie pionnière de l'expérimentation néo-libérale, offre
une illustration saisissante. Voilà un pays qui paraissait s'être solidement arrimé
au continent, en 1945, par le socialisme démocratique le plus conséquent, le
Welfare State le plus développé, l'économie de marché la plus socialisée. Tout
s'est passé comme si, à la faveur de l'inflexion libérale, il avait été reconquis par
son passé manchesterien et libre-échangiste, comme si les insulaires « libertés
des Anglais » avaient repris le dessus. La « post-modernité » l'a retourné vers le
grand large et renvoyé à la vieille connivence individualiste avec les États-Unis.
Mais c'est partout que la phase nouvelle de la modernité s'est traduite,
semblablement, par la réactivation des modèles et des acquis du passé, par des
renouements de continuité inattendus qui ont accusé le relief des singularités
historiques. Le problème étant de ne pas se laisser abuser par ces résurgences ou
réemplois qui sont portés, en fait, par une commune avancée en direction de
l'avenir.
Il est un dernier point sur lequel les divergences et les convergences entre les
deux rives de l'Atlantique méritent d'être scrutées, c'est celui des styles
d'individualisme qui prévalent de part et d'autre. À dire vrai, il dépend
étroitement de ce qui précède, mais il apporte d'intéressantes lumières sur ce
qui constitue le cœur de notre sujet, à savoir l'entente de l'égalité. Il s'est
produit dans ce domaine, en effet, un chassé-croisé assez remarquable. S'il est
un terrain sur lequel l'Amérique possédait une sérieuse longueur d'avance, c'est
celui-là. C'est justement ce qui en a fait pendant si longtemps l'objet de la
fascination des observateurs européens, qui allaient y voir à l'œuvre l'individu
en possession de lui-même et semblable à ses pareils, par opposition au Vieux
Continent, englué dans ses appartenances traditionnelles, ses pesanteurs
communautaires et ses rigidités hiérarchiques. À cet égard, le tableau a
radicalement changé au cours de la dernière période. Dans le contexte de la
vague générale de libéralisation qu'on a évoquée, l'Europe s'est individualisée
avec une ampleur saisissante, à tel degré qu'elle a non seulement rattrapé son
retard, mais peut-être même dépassé les États-Unis. Sous l'effet de la
détraditionalisation en règle qu'elle a connue, elle a développé, en tout cas, un
style d'individualisme spécifique, qui n'a plus rien à envier, dans le principe, à
celui d'outre-Atlantique, mais qui revêt, en pratique, une physionomie
sensiblement différente. Les ombres du passé contre lesquelles Tocqueville allait
chercher la clarté américaine se sont évanouies. Plus rien ne subsiste de ces
obsédants encadrements collectifs qui perpétuaient l'Ancien régime paysan,
corporatif, clérical, militaire ou notabiliaire. Les indépendances individuelles
régnent sans partage, au point que l'individualisme américain paraît «
traditionnel », en regard.
L'inflexion libérale des années 1970, si retentissante qu'elle ait été, a été
moins spectaculaire et moins ressentie aux États-Unis, dans la mesure où elle
s'inscrivait dans la continuité profonde de l'histoire américaine. Elle s'est
donnée pour un retour aux sources, pour un renouement avec l'esprit
d'entreprise du pionnier et l'idée jeffersonienne de la démocratie des droits
individuels. Dans la ligne de l'attestation calviniste de l'élection, la spécificité
de cet individualisme tient à son insistance sur l'objectivation de
l'indépendance individuelle, qu'il s'agisse de son enracinement dans la
propriété, de la responsabilité de chacun quant à sa réussite ou son bonheur, de
la capacité de se défendre soi-même ou du pouvoir de créer des liens sociaux.
C'est d'ailleurs la densité de ces engagements volontaires tissés dans la famille,
avec le voisinage, au sein des associations de toutes sortes et venant balancer
l'isolement des individus, par une ruse de la liberté qui émerveillait
Tocqueville, qui donne aujourd'hui son caractère « traditionnel » à
l'individualisme américain, par rapport à l'individualisme de déliaison qui s'est
répandu sur le sol européen. Et il est exact qu'il est plus familial, plus
laborieux, plus moralisateur, plus patriotique, en un mot plus dépendant de
l'environnement social, tout en mettant plus l'accent sur l'initiative et la
responsabilité individuelles que son homologue européen.
En même temps, il a développé de manière tout à fait parallèle, cette fois, à
ce qui s'observe en Europe, les mêmes aspects de la logique du semblable
dégagée par Tocqueville à l'enseigne de l'égalité des conditions, sur tous les
fronts de l'altérité humaine, qu'il s'agisse de la race, du sexe ou de l'âge, avec
des résultats qui sont, eux, profondément détraditionalisants. Ils concernent
principalement le statut de la famille, travaillé par les revendications féminines,
la libération des enfants et l'émancipation homosexuelle, mais ils portent plus
large, via la culture des identités et la politique de la reconnaissance en
lesquelles ils se prolongent. Sans doute tous ces développements peuvent-ils
être rattachés au programme d'origine, mais ils lui imposent un
renouvellement tellement important qu'il ne va pas sans grands troubles de
conscience, comme le signalent le virage conservateur de l'opinion et la riposte
fondamentaliste.
Mais le développement qui paraît le plus problématique, à terme, se situe
sur un terrain plus classique. Il regarde les inégalités socio-économiques. Le
retour au libre jeu du marché, dans les conditions de la globalisation financière
et de la mutation industrielle, les a accrues dans des proportions considérables,
comme on sait. Elles ont pu se multiplier avec d'autant plus de facilité que le
progrès de l'égalité des conditions — du sentiment d'identité de substance
entre les êtres, indépendamment de leurs positions sociales — a pour effet
paradoxal de neutraliser la perception des distances matérielles. Ce qui les
rendait intolérables, c'est leur lien avec l'ancienne hiérarchie des rangs —
raison pour laquelle elles ont joué un rôle beaucoup plus crucial dans l'histoire
européenne, de par la prégnance du passé aristocratique et la contamination de
la réussite bourgeoise par la supériorité nobiliaire. Dès lors qu'elles sont
compatibles avec le sentiment de la similitude des êtres en dignité et qu'elles
apparaissent ouvertes à l'effort et aux talents, elles tendent à devenir
indifférentes. Cela, toutefois, jusqu'à un certain point seulement. Car l'envol
des écarts de fortune recrée inévitablement de la différence statutaire entre ceux
qu'il abaisse et ceux qu'il élève ; il engendre infailliblement une stratification
des destins sociaux avec lesquelles la contradiction entre l'égalité de droit et
l'inégalité de fait se rallume. La seule question est celle du moment où elle
viendra à être ressentie, où la guerre autour de l'équivalence des êtres reparaîtra.
Le nouvel individualisme européen n'est pas moins problématique, mais il
l'est d'une autre manière. Il s'est développé en fonction d'un équilibre différent
entre socialisation et individualisation. On pourrait dire en schématisant qu'il
s'agit d'un individualisme davantage produit par la société en amont et dont les
expressions passent moins par les liens sociaux en aval — l'individu idéal à
l'américaine est plus solitaire au départ, plus fils de ses œuvres, et plus engagé
socialement à l'arrivée. L'individualisme à l'européenne est largement l'enfant
de l'État-providence ; il est le fruit d'un niveau élevé d'investissement collectif
et de protection sociale, tout en étant centré de manière élective sur la
libération de l'individu vis-à-vis des conformismes sociaux et des contraintes
collectives. Son image de la réalisation personnelle est à la fois moins tributaire
de la réussite matérielle et plus allergique aux inégalités économiques. Peut-être
la cause exemplaire de la peine de mort, solidement ancrée dans la culture
américaine, alors qu'elle est devenue un repoussoir pour l'individualisme libéral
à l'européenne, est-elle ce qui symbolise le mieux l'opposition. Vu des États-
Unis, l'attachement à la peine de mort télescope le sens aigu de la
responsabilité individuelle et un sens non moins vif du droit ultime de la
collectivité sur ses membres. En regard, le refus européen mêle le doute sur la
responsabilité individuelle (toujours tempérée, si ce n'est supplantée, par
l'influence sociale) et la volonté de soustraire l'individu au pouvoir de la
société. Aussi les deux difficultés qui grèvent le dispositif sont-elles, sans
surprise, la dépendance et l'irresponsabilité. Outre son coût démesuré, il est
affecté par une contradiction morale entre l'indépendance idéale qu'il
ambitionne de promouvoir et la dépendance de fait sur la base de laquelle il la
construit. L'assistance peut être indispensable à la liberté, elle ne peut en être
l'unique ressort. Sans compter que les déliaisons sur lesquelles débouche cette
production de l'individu universel — universel parce que dégagé de ses
appartenances — sont génératrices d'une certaine anomie. Jusqu'où une société
peut-elle aller dans la constitution d'un individu extra-social, voire contre la
société ? Il est assuré que les Européens ne couperont pas à l'introduction d'une
dose substantielle de responsabilisation à l'américaine. Il est vraisemblable, de
même, dans l'autre sens, que les Américains seront amenés à redécouvrir la
nécessité d'une maîtrise politique de la dynamique sociale. Ce n'est pas le tout
d'avoir eu la chance de naître égaux ; encore faut-il savoir le rester.
Sur ce terrain-là, aussi, donc, la convergence paraît plus probable que la
divergence, si grandes que soient destinées à demeurer les distances.
L'Amérique a tracé son chemin à l'Europe en lui enseignant l'égalité, au point
qu'à de certains égards l'élève a dépassé le maître et se trouve en position de
l'instruire sur la détraditionalisation qui l'attend. L'Europe n'en continue pas
moins d'avoir à apprendre de l'Amérique, en fonction même des limites de
l'expérience qu'elle est en train de mener en matière d'émancipation
individuelle. La question américaine est différente, elle est celle des limites dans
lesquelles l'expansion des inégalités sociales est compatible avec le sentiment de
l'identité de nature entre les êtres. Elle est faite, cela dit, pour la rapprocher tôt
ou tard de l'expérience européenne et de sa foi dans la volonté publique. Si les
configurations ne sont pas les mêmes, elles relèvent d'une problématique
identique et elles poussent dans le sens d'une concordance à distance.
L'Amérique et l'Europe ne seront jamais pareilles, mais, du sein de ce qui les
rend dissemblables, elles marchent l'une vers l'autre.
Un commentateur averti résumait comme suit, voici peu, les trois raisons
pour lesquelles * le fossé entre les États-Unis et l'Europe n'a cessé de s'élargir
depuis quinze ans » : « l'effondrement de l'Union soviétique, l'immigration
musulmane croissante et la tendance à la sécularisation », trois raisons qui font
que « jamais depuis les années 1930 les sociétés européennes ne s'étaient senties
aussi détachées des États-Unis qu'aujourd'hui »4. Tout cela n'est pas faux, à
quoi on pourrait d'ailleurs ajouter les raisons propres qui ont éloigné les États-
Unis de l'Europe dans le même temps, mais reste à la surface des choses. Sans
doute les Européens se sentent-ils moins tributaires des États-Unis pour leur
défense, et moins immédiatement solidaires dans un combat commun. Sans
doute la proximité géographique et la présence musulmane colorent-elles
différemment la perception du conflit israélo-palestinien et de la menace
islamiste. Sans doute encore la composante religieuse de l'exceptionnalisme
américain, surtout lorsqu'elle prend l'aspect d'un unilatéralisme messianique,
est-elle de plus en plus inintelligible pour les Européens, étant donné « le
rapide déclin du christianisme » chez eux ces trente dernières années. Mais ces
décalages conjoncturels, qui peuvent alimenter d'importantes divergences
politiques, engagent-ils la marche profonde des sociétés, le développement de
leurs identités fondamentales ? C'est ce qu'il ne faut pas croire sans examen,
comme on s'est efforcé de le montrer. En fait, la communauté de programme
génétique des deux mondes est intacte et continue de les porter vers le
rapprochement de leurs définitions structurelles, quelles que soient les
discordes qui peuvent les séparer et si éloignées que leurs manières d'être soient
vouées à rester. La religiosité américaine n'est pas immobile, la vision que les
États-Unis ont de leur place et de leur rôle dans le monde n'est pas une donnée
intangible, non plus que leur idée du fonctionnement de la société et de ses
inégalités légitimes. Elles ont connu de notables changements par le passé ;
elles en verront d'autres. Chacun de ces facteurs, regardé de près, recèle des
potentialités d'évolution majeures, évolutions qui vont dans le sens ou à la
rencontre des évolutions que l'Europe est amenée à opérer pour son compte.
Peut-être l'Amérique et l'Europe ne parviendront-elles plus à s'entendre
durablement, au sein d'un monde sans conflit organisateur et sans autre
perspective que de tirer son épingle du jeu dans la course à la prospérité. Cela
ne les empêchera pas de continuer à se rapprocher du point de vue de la
logique fondamentale de leur déploiement historique, celle qui consiste à
concrétiser non seulement l'égalité des conditions, mais plus largement la
forme politique de l'autonomie humaine dont l'égalité constitue le pivot.
1 Un point suggestivement éclairé par Sébastien Fath, dans Dieu bénisse l'Amérique, Paris, Éd. du Seuil,
2004. Voir en particulier le chap. 8, pp. 182-197, « Les mutations du messianisme américain ».
2 Sur les racines de cette attitude, voir le livre remarquable d'Anatol Lieven, Le nouveau nationalisme
américain, Paris, Lattès, 2005.
3 Selon l'expression de Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003.
4 Niall Ferguson, « La fin de l'identité transatlantique », Courrier international, n° 746, 17-23 février
2005.
VIII
DE L'AVÈNEMENT DE L'INDIVIDU
À LA DÉCOUVERTE DE LA SOCIÉTÉ
L'ouvrage est de ceux, on l'aura compris, dont le premier et rare mérite est
d'aller droit à l'essentiel. Comme avec Homo Hierarchicus3, il s'était attaché à
mettre en lumière et à pénétrer, sur le cas paradigmatique de la société de
castes, le trait qui tend par excellence à nous échapper dans l'esprit des
anciennes sociétés, à savoir la compréhension foncièrement inégalitaire du lien
entre les hommes qui y prévaut, en liaison intime avec la subordination au tout
social des éléments qui le composent, c'est à ce que notre propre monde a
d'unique, d'exceptionnel dans l'histoire des civilisations que L. Dumont
s'efforce de nous rendre sensible, contre le mouvement qui nous aveugle et
nous fait trouver normal et naturel le règne des individus égaux et libres. Là-
dessus, il s'inscrit dans la lignée d'un Karl Polanyi, dont, soit dit au passage,
trente-cinq années après sa parution, l'œuvre majeure attend toujours d'être
traduite en français4, et d'un certain Marx, celui spontanément porté à insister
sur l'originalité radicale de la société bourgeoise, et finalement vaincu par
l'autre Marx, obligé pour les besoins de son système historique d'établir une
continuité essentielle avec les formations sociales antérieures. Vaine entreprise,
souligne Dumont à l'instar de l'auteur de La Grande Transformation, de même
que l'apparition du marché autorégulé dans sa dimension d'utopie démesurée
et dévorante représente une innovation absolue, génératrice d'une « civilisation
spécifique », selon les termes mêmes de Polanyi, l'avènement de la société des
individus qui en constitue le corrélat marque une rupture complète par rapport
à la norme holiste qui a dominé de façon plus ou moins accentuée l'ensemble
des sociétés connues. Et de même d'ailleurs que Polanyi appuie sur la part
extraordinaire de fantasmagorie qui traverse et qui hante le très réel dynamisme
de la société de marché, Dumont, encore que discrètement, n'est pas sans faire
ressortir l'essentielle illusion qu'implique l'espèce de priorité logique conférée à
l'individu détaché et autosuffisant sur l'ensemble du social par notre système
de valeurs.
En principe, le concept d'idéologie a sous sa plume une acception neutre,
descriptive (« j'appelle "idéologie" l'ensemble des idées et des valeurs
communes dans une société », H. ae., 16). De façon tout à fait nette par
moments, cependant, nous semble-t-il, le terme reprend la charge critique
dont l'avait primitivement investi Marx. A propos de Marx, justement, par
exemple, conduit par ses présupposés les plus profonds, contre toute
vraisemblance et en dépit de sa propre insistance sur la nature sociale de
l'homme, à poser l'individu comme sujet de ce processus évidemment social
qu'est la production (H. ae., 131, 173-174, 184-188). « La production dans sa
réalité, c'est-à-dire dans son développement, suppose qu'un homme travaille
pour un autre ; comment dès lors peut-on affirmer que la production, c'est-à-
dire la relation fondamentale entre l'homme et les choses, est indépendante des
relations entre hommes et exclusivement une affaire de l'individu ? » (H. ae.,
187). Pour le sociologue, il est une aperception fondatrice rigoureusement
indépassable : le social est premier, l'individu est de part en part création de la
société, jusques et y compris lorsqu'il se pense ou se croit originairement
indépendant. C'est par conséquent contre l'élémentaire vérité du fait social que
s'est instauré l'individualisme moderne. Idéologie il y a, en la circonstance,
dans la mesure où il y a occultation de la dépendance réelle des individus
envers la collectivité en laquelle ils s'insèrent, aveuglement sur la nature
véritable des processus économiques au travers desquels on construit cet être
hypothétique mais essentiellement valorisé qu'est l'individu autonome, existant
par lui-même et ayant sa fin en lui-même. L'exception que constitue notre
société à l'échelle de l'histoire découle donc directement de cette sorte
d'ignorance d'elle-même en tant que société qu'elle manifeste dans son système
de valeurs. Ce qui revient implicitement à dire, au-delà d'un simple relativisme
culturel érigeant en principe l'équivalence des choix incarnés au sein de chaque
civilisation, que les sociétés antérieures avaient comparativement en commun
d'assumer en plus pertinente connaissance de cause leur être de société.
Et c'est en effet ce que nous suggère, nous semble-t-il, Louis Dumont : le
propre de toutes les sociétés qui ont précédé la nôtre, ç'a été de reconnaître
dans leur organisation même cette antériorité ontologique du social sur
l'individu et, partant, de valoriser les relations entre les hommes plutôt que les
éléments singuliers mis en relation. De là leur aspect fondamentalement
hiérarchique, quelle que soit par ailleurs la façon dont la hiérarchie se trouve
concrètement instituée, le fait hiérarchique étant d'abord façon d'affirmer ou
de signifier la prééminence de l'ordre collectif, la subordination des êtres au
tout qui les rassemble, la transcendance du social (H. ae., 199). Ce qui s'est
passé dans notre société qui a permis de défaire cette ancienne cohésion et de se
détourner idéologiquement de toute forme de prédominance du social, ç'a été
l'introduction d'un type nouveau de relation de préférence à la relation entre
les hommes : la relation avec les choses. Ce qui instaure et définit l'individu au
sens moderne, c'est la propriété, c'est le travail, le rapport à la nature (soit pour
se l'approprier, soit pour la transformer), étant censé désormais précéder le
rapport avec les autres propriétaires ou producteurs qu'il rencontre au travers
du marché. Ainsi est-ce la primauté de l'économie qui est venue masquer la
primauté du social et de ce fait émanciper l'atome humain de sa subordination
explicite à l'ordre collectif. Avec cette conséquence redoutable, au plan
politique, comme le souligne d'autre part L. Dumont, que nous n'avons plus
guère le choix qu'« entre la richesse comme fin et des formes forcées,
pathologiques, de la subordination » (H. ae., 134).
Le totalitarisme, en effet, remarque-t-il de façon fort éclairante, est en son
cœur réaction contre l'individualisme, tentative de rétablir une étroite
subordination des sujets aux fins de la société considérée dans son tout, et
tentative, peut-on ajouter, de revenir sur la séparation de l'économique d'avec
le politique. Seulement c'est à l'intérieur d'un monde « où l'individualisme est
profondément enraciné, et prédominant » que s'effectue cet effort de
restauration. De sorte qu'en fait « il combine, sans le savoir, des valorisations
opposées » et qu'il est habité par une insoluble contradiction intérieure. « D'où
l'accent, démesuré, féroce, sur la totalité sociale. D'où la violence et son culte,
moins encore parce qu'il faut obtenir la soumission là où la subordination —
qui demande l'accord général des citoyens sur les valeurs fondamentales — est
hors d'atteinte, que parce que la violence habite les promoteurs du mouvement
eux-mêmes, déchirés qu'ils sont entre deux tendances contradictoires, et
condamnés par là à tenter désespérément de poser la violence à la place de la
valeur » (H. ae., 22).
Hors maintenant du projet totalitaire à l'état manifeste, point davantage
d'illusion à se faire, dans une perspective individualiste assumée, quant aux
chances de dépasser la prépondérance idéologique des relations avec les choses
qui depuis deux siècles conditionne l'autonomie des êtres : « Supprimer la
dépendance indirecte ou matérielle présente dans la société bourgeoise, c'est
fort probablement inviter à réapparaître l'antique dépendance directe entre les
hommes sous sa forme la plus arbitraire » (H. ae., 212). Et Dumont de citer là-
dessus un étonnant propos de Marx, déclarant sans ambages que dans la société
moderne « chaque individu possède le pouvoir social sous la forme d'une
chose. Privez la chose de ce pouvoir social, et vous devez le donner à des
personnes sur des personnes5 ». Tel serait en somme notre dilemme : ou
l'existence au sein d'une société qui méconnaît dans ses valeurs la véritable
teneur du lien social, en privilégiant la médiation des choses au détriment du
rapport entre les hommes, ou le retour de la domination sous des formes
exacerbées, d'autant plus virulentes qu'inexorablement contradictoires.
C'est cette alternative que nous voudrions au fond interroger, parce qu'en
sus de son enjeu intrinsèque, ici et maintenant, elle nous paraît contenir
implicitement l'essentiel du problème historique immense que pose la rupture
idéologique si fermement, si lumineusement mise en évidence par Louis
Dumont. N'avons-nous véritablement le choix, comme Dumont semble le
suggérer, qu'entre la primauté explicite du lien social telle qu'elle a prévalu sous
une forme ou sous une autre dans toutes les sociétés connues, à la seule
exception de la nôtre, et donc la subordination des sujets particuliers aux
impératifs du tout, ou l'inhumanité d'un rapport entre les individus ne passant
plus que par l'intermédiaire des choses ? Sommes-nous exclusivement voués
soit à une illusion individualiste garantie par la solide réalité de la poursuite des
richesses, soit au rétablissement d'un lien manifeste de dépendance entre les
hommes que le contexte rend tout sauf souhaitable ? Ou bien n'est-ce pas en
profondeur une irrésistible transmutation des termes du débat social qui s'est
jouée avec l'avènement corrélatif de l'individu comme valeur et comme donnée
(politique, économique) du marché, comme idée et comme pratique de
l'économique, comme catégorie de pensée et domaine effectif ? Est-ce qu'en
particulier le problème de la dépendance, c'est-à-dire du mode d'inscription de
l'atome individuel dans l'ensemble social, n'a pas radicalement changé de
teneur au travers de la transformation dont la constitution de l'économie en
secteur séparé fournit le signe le plus spectaculaire, de telle sorte qu'on puisse
envisager une valorisation des relations entre les hommes autrement que sous la
forme de la hiérarchie ? Est-ce que l'illusion de l'individu — entendons-nous
bien sur l'expression : l'illusion d'indépendance et d'autosuffisance d'un sujet
censé ontologiquement préexister à la société alors qu'il en est, et notamment
dans cette croyance, une création — n'est pas l'autre face d'un certain
dévoilement de la vérité de la société, pour la première fois dans l'histoire
directement exposée, de telle manière en particulier qu'on puisse l'appréhender
sous un angle proprement sociologique ?
Pour énoncer sommairement la thèse sous-jacente aux questions qui
précèdent : l'avènement de l'économique serait un moment fort de
l'avènement d'un mode entièrement inédit de cohésion du social. Ce dont
témoignerait la sécession à l'intérieur de la société d'un secteur autonome
d'activité régi par une instance propre de régulation, c'est du surgissement
d'une représentation absolument nouvelle de la manière dont la société globale
tient ensemble, et de la naissance corrélativement d'une façon non moins
neuve de laisser les acteurs organiser leurs entreprises — événement à double
face, indissolublement idéologique et pratique, où la représentation à la fois
conditionne le fait et le traduit, sans qu'on puisse définir une priorité. Il est
dans la société un facteur spontané d'ordre, indépendant de la volonté des
agents et de leur conscience immédiate et qui l'assure d'une cohésion en
quelque sorte « naturelle ». Il est autrement dit une réalité autonome du social,
obéissant à ses lois propres, se constituant et se reproduisant d'elle-même hors
de toute intervention délibérée des hommes. L'idée cruciale de marché n'est-
elle pas ainsi à comprendre comme un aspect spécialement lourd
d'implications et historiquement inaugural d'un processus plus vaste de prise
de conscience qu'il faut bien appeler, après Polanyi, « découverte de la société »
? Et dans l'autre sens, n'est-ce pas l'obscure possibilité offerte aux agents de se
rapporter à leur société comme à un corps relevant de mécanismes internes qui
s'imposent à tous quoi qu'il arrive et tendent à maintenir automatiquement un
équilibre général, qui a permis concrètement l'expansion de quelque chose
comme un marché et la séparation du domaine de l'économie ?
Disons que la constitution de l'économique correspond au premier moment
de l'aperception par la société de la puissance qui la fait tenir par elle-même
ensemble. Puissance strictement dissimulée ou déniée dans le cadre de
l'ancienne idéologie de la domination et de la subordination, où il est
fondamentalement posé au contraire que la société ne tient que par l'opération
d'une volonté créatrice d'ordre et que par le consentement explicite, conscient
des êtres à la suprématie de l'organisation collective. L'avènement de l'individu,
l'avènement de l'économie procèdent d'une gigantesque rupture avec ce
schème de la volonté (de la société comme voulue) qui a gouverné à des titres
divers l'ensemble des sociétés connues, d'une authentique mutation de la
teneur du lien social, engendrée par une certaine révélation de la société à elle-
même. Polanyi a une phrase très remarquable pour désigner ce renversement
du point de vue, qu'il impute, assez arbitrairement d'ailleurs à notre sens, à
Ricardo et Hegel, lesquels, écrit-il, « découvrirent sous des angles opposés
l'existence d'une société qui n'était pas assujettie aux lois de l'État, mais au
contraire assujettissait l'État à ses propres lois » (La Grande Transformation, p.
155). La découverte en question, nous la devons également à quelques autres.
Mais peu importe l'attribution. Retenons simplement l'idée : l'inversion du
fondement, la substitution à un ordre sciemment instauré, à une norme définie
et imposée par en haut, d'une organisation spontanément constituée par en
bas, selon des lois immanentes et objectives indépendantes des intentions et
des valeurs des individus particuliers. Telle nous paraît bien être la clé, pour
reprendre encore l'expression de Polanyi, des « origines politiques et
économiques de notre temps ».
L'AUTONOMISATION DE L'ÉCONOMIQUE
1 Esprit, fév. 1978, pp. 18-54 (version française de « The modem conception of the individual »,
Contributions to Indian sociology, VIII, oct. 1965).
2 Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard,
1977 (désormais cité dans le texte H. ae.).
3 Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966.
4 Elle est intervenue depuis lors. Cf. Karl Polanyi, The great transformation. The political and économie
origins of our time [1944], trad. franç., La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983, préface de
Louis Dumont (2005).
5 Grundrisse, trad. tranç., Œuvres de Marx, t. II, p. 210.
6 Le Capitalisme utopique. Critique de l'idéologie économique, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
IX
L'EXPÉRIENCE TOTALITAIRE
ET LA PENSÉE DE LA POLITIQUE
Réfléchir sur la politique aujourd'hui, ce doit être réfléchir d'abord sur l'État
totalitaire.
N'est-il pas temps en effet de considérer dans l'État totalitaire le phénomène
qui domine notre siècle, le nouveau par excellence de notre époque, à l'image,
s'il fallait une comparaison, de la révolution industrielle du siècle dernier ?
Pouvons-nous vraiment croire que la pensée héritée nous donne les moyens de
le comprendre ? Ne faut-il pas enfin l'accepter comme réalité sans précédent et
s'efforcer d'en tirer radicalement l'impitoyable leçon ? Il est vain de s'aveugler,
après Staline, Hitler, Mao, on ne peut plus penser la chose sociale comme
avant. L'événement nous met en présence d'un révélateur historique, sous la
forme crue du renversement d'une entreprise en son contraire. Comme jamais
dans l'histoire, une société se veut, se pense et s'auto-constitue en s'édifiant sur la
base d'une science de la société : elle se fait l'absolument autre de son projet
conscient, aboutissant à la société la plus ignorante d'elle-même qui puisse être.
Mais, société qui ment, et à ce point que nul quelque part ne peut en ignorer le
mensonge (qu'il se l'avoue ou non), elle est société qui du même coup dévoile.
Ce qu'elle a eu d'imprévisible pour elle-même, elle nous le fait voir. Elle
désigne à l'attention l'impensé de sa fondation. Elle contraint à considérer des
lois jusque-là invisibles du fonctionnement social, un aspect méconnu de
l'organisation profonde de la société, et peut-être même au-delà un principe de
cohérence inaperçu de tout espace social.
Et cela, du côté de la politique. C'est l'immense leçon du fait totalitaire que
de nous révéler la politique sous un nouveau jour et que de nous reconduire à
l'interrogation d'une réalité tenue pour seconde et sans secret ni poids
déterminant. Le totalitarisme n'est même en un sens que le retour du refoulé
politique. Renaissent en lui et avec lui la question de la nature du politique et la
question de la place du politique dans le social.
LE PROJET TOTALITAIRE
Le lien entre la pensée de Marx et le régime politique se réclamant du
marxisme tient tout entier dans ce postulat : possibilité et imminence, au-delà
du capitalisme, d'une société sans division, d'une société délivrée de son
antagonisme intérieur. C'est sur ce postulat que repose l'édification du régime
totalitaire, et ce postulat sort bel et bien de la pensée de Marx : l'État totalitaire
est un démenti à Marx issu de la pensée de Marx.
Le schéma est bien connu encore une fois. La propriété privée des moyens
de production est au fondement de la division de la société capitaliste en
classes. Elle fait des producteurs des prolétaires réduits à vendre la seule chose
qu'ils possèdent : leur force de travail. Que l'on supprime ce fondement, et
avec lui disparaît la raison déterminant l'existence d'un antagonisme entre
capitalistes et travailleurs. À partir de là, la tâche de l'État socialiste est
clairement tracée. Par la collectivisation des moyens de production, effacer la
cause de l'existence d'une couche exploiteuse. Sur la foi de quoi, l'État
socialiste peut proclamer qu'il a supprimé ou qu'il est en voie de supprimer les
bases mêmes du conflit social. Il est l'État, qui revendique la réalisation de
l'unité sociale, et c'est en cela qu'il est spécifiquement totalitaire.
La persistance de « contradictions » est reconnue, il est vrai, durant une
phase transitoire. Mais contradictions, est-il précisé, « de type non-antagoniste
», c'est-à-dire n'appelant pas à la constitution de groupes sociaux en conflit sur
le principe même de l'organisation sociale à partir d'intérêts inconciliables.
Gestionnaires de l'économie et ouvriers peuvent à l'occasion s'opposer par
exemple. Mais, dans le cadre d'une collectivité propriétaire des moyens de
production, leurs intérêts ne sauraient être fondamentalement divergents. En
dernier ressort, ils sont forcément les mêmes.
En Chine, pourrait-on m'objecter, il n'est sans cesse question que de lutte de
classes. Mais de quelle lutte entre quelles classes s'agit-il ? De la lutte bien sûr
entre capitalistes et prolétaires, c'est-à-dire d'un résidu conflictuel de l'ancienne
société continuant de hanter la nouvelle. Inutile d'épiloguer sur le caractère
fantomatique desdits « capitalistes » et sur la fonction politique bien réelle par
contre de cette évocation permanente du Malin. Il est affirmé : le conflit
inhérent au capitalisme se poursuit jusque sous le socialisme. Il n'est pas dit : le
socialisme recrée sur de nouvelles bases un conflit de classes d'un type inédit.
Sur ce point, le dogme n'est nullement entamé. La collectivisation des moyens
de production supprime les fondements de la formation de classes antagonistes.
Le mode de production socialiste tire son originalité radicale de ce que, à la
différence de tous ceux qui l'ont précédé, il ne suscite pas de division dans la
société. La lutte de classes n'est rien d'autre qu'un héritage que la nouvelle
société a pour vocation spécifique d'abolir. La société où le prolétariat est au
pouvoir contient virtuellement la suppression de la division des sociétés en
classes : voilà qui n'est pas un instant remis en cause.
L'exemple récent du Cambodge nous ramène de manière éloquente en deçà
de ces subtilités dialectiques. Plus de finasseries sur la poursuite nécessaire de la
lutte contre d'increvables « capitalistes ». La doctrine officielle est courte,
simple et nette : il n'y a plus d'oppresseurs et d'opprimés, d'exploiteurs et
d'exploités, les classes sociales sont abolies, « il y a l'égalité, l'unité, la solidarité
». Nous savons peu de choses des méthodes mises en œuvre pour la réalisation
de ce beau programme — assez, hélas, pour en mesurer déjà l'abomination1.
Mais aurions-nous pour seul élément d'appréciation ce discours propagandiste
que nous pourrions déjà juger que nous sommes en présence d'un État
particulièrement totalitaire. C'est un trait qui ne trompe pas : plus est
proclamée l'unité sociale, moins est nuancée l'affirmation de l'identité du
peuple avec lui-même, et plus le régime est totalitaire.
Voilà le critère décisif du totalitarisme : l'affirmation de l'unité sociale.
Affirmation donc, en premier lieu, de la suppression du principe d'existence
des classes. Affirmation en second lieu de l'identité de l'État et du peuple —
sur ce point, de « l'État du peuple tout entier » au « bloc compact des
gouvernants et des gouvernés », les formules-choc ne manquent pas.
Dans la problématique marxiste, la notion d'une telle identité État-société
ne soulève pas de difficulté particulière. Disons sommairement que pour Marx
la division politique se ramène à la division sociale ou civile. S'il y a un
organisme séparé de pouvoir, c'est parce qu'il y a des classes, et plus
précisément une domination de classe à garantir. L'action de l'appareil d'État
tire sans doute une autonomie relative, d'une part, des oppositions entre
fractions de la classe dominante et, d'autre part, de la lutte de la couche
bureaucratique pour défendre ses propres intérêts. Reste que l'État lui-même
ne tire sa substance que de l'antagonisme des classes, et que, si l'on supprime le
principe de l'opposition entre exploiteurs et exploités, on supprime le principe
d'existence de l'État, destiné dès lors à se résorber dans la société.
Transitoirement, dans la période révolutionnaire, le maintien d'un appareil
d'État est indispensable pour asseoir le pouvoir de la classe ouvrière. Mais dès
que la socialisation des moyens de production est réalisée, la raison de la
séparation du pouvoir est annulée avec la cause de l'existence de classes
antagonistes. Il devient possible de procéder, par une série de courts-circuits, à
une identification générale : l'État, c'est, par la médiation du Parti, l'État de la
classe ouvrière (classe vouée à l'abolition de la division de la société en classes).
Et comme il n'existe pas d'autre couche dominée susceptible de naître après la
prise du pouvoir par la classe ouvrière, l'État c'est le peuple entier, c'est le tout
de la société. Au terme, la société s'autodéfinit dans l'État comme société
différenciée, mais homogène, multiple, mais convergente, contradictoire en
surface, mais foncièrement identique à elle-même. Vient de naître la première
société au-delà de la division.
FASCISME ET COMMUNISME
Une fois posés les termes de cette analyse, on est en mesure de saisir ce qui
fait se rejoindre fascisme et communisme2, et qui autorise à parler d'un
totalitarisme en général.
Le fascisme a son origine « théorique » dans l'idéologie bourgeoise, dont le
travail essentiel est de masquer la division sociale sous le capitalisme. Qu'est-ce
donc que l'idéologie en général, sinon ce discours spécifiquement destiné à
recouvrir dans la société les dimensions du conflit, de l'opposition radicale, de
l'altérité ? Indication, soit dit au passage, qui pourrait conduire à se demander
ce qu'est devenue aujourd'hui l'idéologie. Quels sont ici et maintenant les
discours dominants dont la fonction est d'occulter les dimensions du
déchirement et de la scission ? La réponse est loin d'être évidente. Elle
risquerait même d'être surprenante3. Sur le terrain classique de l'idéologie
bourgeoise les contours sont plus nets et le déchiffrement plus aisé. La
dénégation est franche et grossière : la lutte de classes est une doctrine
pernicieuse et par surcroît une invention d'agitateurs coupés de la réalité. En
fait, les intérêts du capital et du travail sont absolument concordants. De
même, contre ce que prétendent des esprits malintentionnés, l'État est au
service de tous les citoyens et non des seuls privilégiés. Il est du reste en parfaite
continuité avec la société, le pouvoir politique n'étant que l'expression de la
volonté des citoyens. Dans sa figure centrale, l'idéologie bourgeoise est un
discours de dénégation de la dimension conflictuelle de la société capitaliste.
Là-dessus vient se brancher un discours conservateur anticapitaliste,
reprochant précisément au capitalisme d'avoir introduit la dissension dans la
belle totalité organique et stable de la société traditionnelle. Mais il faut voir
combien ces deux discours sont faits pour entrer en composition l'un avec
l'autre : l'un cache et l'autre déplore (le conflit), l'un postule dans le présent
une concorde civile que l'autre veut rétablir (contre le capitalisme, en théorie).
Il y a croisement ou rencontre à l'origine du fascisme entre l'idéologie
bourgeoise et une pensée proprement réactionnaire. Mais c'est essentiellement
dans le prolongement de l'idéologie bourgeoise qu'il faut situer l'avènement du
fascisme.
Qu'est-ce qui va se passer en effet avec le fascisme ? Une transformation du
discours idéologique sur la société en réalité sociale, pourrait-on très
sommairement dire. Ce que dit l'idéologie sur le processus social, elle veut que
cela soit : qu'il y ait harmonie et collaboration, entre les groupes sociaux, qu'il y
ait volonté unanime des citoyens au sein de l'État. Jusque-là, l'idéologie ne
faisait que s'appliquer de l'extérieur aux faits sociaux pour en proposer une
interprétation dissimulante. Dans sa mutation fasciste, le discours bourgeois se
met à transformer la réalité sociale pour que cette réalité soit de part en part
conforme au discours. Le discours en vient de la sorte à réaliser une société qui
se sait pour ce qu'elle est, et qui colle au discours qu'elle tient sur elle-même.
Réduite à un pur effet du complot judéo-bolchevique et du relâchement
démocratique, la lutte de classes est rayée d'un trait de plume. Mais en outre
sont mises en place les structures corporatistes intégrant l'ensemble des agents
économiques, quel que soit leur rôle dirigeant ou subalterne, et matérialisant
en quelque sorte l'unité générale de leurs tâches. Encore n'est-ce pas seulement
le monde du travail qu'il s'agit d'incorporer dans la généralité de l'État. C'est
d'autre part la vie entière des individus qu'il s'agit d'organiser en vue de la
parfaite cohésion du tout social et de l'unanimité politique. Pour ce faire,
l'ensemble des institutions et des organisations où se monnaye la division du
travail social devront être rattachées organiquement à l'État, depuis l'éducation
et la science jusqu'aux sports et loisirs, en n'omettant pas les arts et lettres. «
État du peuple tout entier » ou « État total », c'est le même État : un État qui
n'a rien en dehors de lui.
À partir du refus du conflit inscrit dans l'idéologie bourgeoise, l'État fasciste
rejoint l'État censé réaliser le communisme dans une même affirmation de
l'identité de la société avec elle-même, que ce soit sous la forme de l'unité de la
société avec son vouloir politique incarné dans l'État, ou sous la forme de la
convergence des intérêts et des aspirations de l'ensemble des agents sociaux.
Dans l'un et l'autre cas surgissent des régimes également fondés sur l'ambition
d'éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société. Aussi est-on
fondé à parler d'une complémentarité du fascisme et du communisme. Il serait
absurde de les confondre ou de tenter de les faire se recouvrir. Il serait aberrant
de ne pas les rapporter l'un à l'autre. Ils ne sont pas par hasard enfants du
même siècle, et ils sont bien le produit d'une même société, dont ils expriment
chacun à leur manière l'irrépressible tendance à se méconnaître.
L'hypothèse vaut d'ailleurs d'être risquée, selon laquelle la révolution
bolchevique de 1917 aurait littéralement révélé l'idéologie bourgeoise à elle-
même et libéré sa propre puissance totalitaire. Le choc de l'événement sur les
esprits ne saurait être trop souligné : voilà un discours révolutionnaire, tenu
pour le comble de l'irréalisme par « les hommes de bon sens », qui devient réel.
Ce n'est pas seulement que la révolution triomphe en déjouant les prévisions,
c'est qu'en sort une société qui se place sous le signe de cet Un polarisant
également l'illusion conciliatrice du discours bourgeois, et jusqu'au point de se
faire société consubstantielle au discours qu'elle tient sur elle-même.
L'avènement du régime soviétique fournit le modèle inouï d'une puissance de
l'idée à produire du social — le modèle d'une pensée qui cesse d'être pensée
parmi d'autres sur la société pour s'emparer de la réalité sociale et la forger
jusqu'à la fusion du fait social avec l'idée de la société. N'est-il pas légitime de
croire que l'ouverture de cette perspective révolutionnaire a pu avoir pour effet
en retour de révéler à l'idéologie bourgeoise sa capacité à engendrer elle aussi
une société ? Sous le coup de l'événement, il lui devient impossible d'ignorer
plus longtemps qu'elle porte en son sein une société virtuelle, qui serait
également société de l'Un et société de part en part conforme à son discours
sur elle-même. La révolution communiste montre d'un côté dans l'idéologie
un discours qui n'est que discours sur la société, contredit par la réalité et n'y
empêchant rien ; et elle offre de l'autre côté le modèle d'une société où cet
écart entre le discours et la réalité est aboli. Par là elle crée les conditions pour
que l'idéologie bourgeoise se transforme en projet fasciste. Sans l'exemple du
régime proclamant l'avènement de l'unité sociale dans le cadre du
communisme, on peut penser que la volonté de faire passer l'Un de l'idéologie
bourgeoise dans la réalité sociale n'aurait eu aucun sens.
L'ÉCHEC DU TOTALITARISME
Nous n'avons jusque-là examiné que le projet totalitaire sous son double
aspect : ambition d'une identité État-société, volonté d'abolir l'opposition de la
société à elle-même au travers de la division de classes. Nous n'avons envisagé,
autrement dit, que la visée imaginaire du totalitarisme.
Car l'extraordinaire leçon de cette tentative est qu'elle s'avère radicalement
illusoire. La société qui se dit par-delà le conflit n'est une que dans le discours
qui la commande. Et, qui plus est, mensonge et terreur vont de pair, dans la
mesure où le démenti des faits à la doctrine doit être effacé par tous les
moyens. Plier la réalité sociale à un discours qui la méconnaît ne va pas sans
une fantastique violence. Le totalitarisme, c'est très exactement l'illusion faite
coercition.
En fait d'abolition, la division sociale ressort de partout. Dans le cas du
fascisme, la chose est simple : les divisions de la société bourgeoise antérieure
persistent en dépit de l'organisation censée unir efficacement les individus
entre eux et les citoyens à l'État. Il y a seulement que tout est fait pour
empêcher qu'elles puissent se manifester sous forme de conflits sociaux par
exemple, ou même de libre regroupement des individus pour la défense de
leurs intérêts. Sous forme de distance de la direction politique aux agents
sociaux, aussi bien. D'où la mobilisation permanente, l'embrigadement des
individus, la multiplication des manifestations d'unanimité. Il ne faut pas
qu'apparaisse de séparation entre le foyer étatique de la volonté politique et les
préoccupations de la masse. De l'un à l'autre, ce doit être un même. Mais pour
être empêché de s'exprimer ouvertement, l'antagonisme des capitalistes et des
prolétaires n'en demeure pas moins sous-jacent avec ses bases concrètes.
Comme la scission entre dirigeants et dirigés n'est en rien réduite au fond par
l'obligation pour les citoyens de se montrer unanimes derrière leurs chefs.
Dans le cas du communisme, la chose est à la fois beaucoup plus complexe
et infiniment plus enseignante : la division sociale réapparaît sous une nouvelle
forme. Elle est recréée par ce système même qui se donne pour but de la
dépasser.
Car la scission entre exploiteurs et exploités, entre gouvernants et gouvernés,
renaît une fois exproprié le capital privé. Et se reconstitue en particulier avec la
bureaucratie gestionnaire et politique une nouvelle classe dominante et
exploiteuse. L'originalité de cette classe, c'est de n'exister que par l'État. C'est
l'État qui est à proprement parler dominant et exploiteur, et, partant, c'est
l'État qui crée l'opposition des classes. La division sociale est reproduite à partir
et en fonction de la division politique entre l'État et la société.
Ainsi, là où l'État est proclamé consubstantiel à la société, là où tout est fait
pour empêcher une organisation autonome de la société civile à partir des
droits classiques de réunion, d'expression et d'association, là où l'appareil
politique prend en charge la vie collective, subsiste ou renaît sous une forme
incomparablement plus accusée la séparation de l'État. Plus l'État se déclare
l'État du peuple, plus il s'approprie la société, plus il la pénètre — plus en fait
il la détruit par la terreur — et plus il se montre extérieur. Peut-être, au stade
atteint actuellement en URSS4, le signe à la fois le plus neutre et le plus criant
de sa différence est-il fourni par l'opposition entre l'apolitisme intégral des
individus et le discours politique censé conduire leur vie. Plus l'État est
politique, plus la politique est quotidiennement présente, et plus les citoyens
sont apolitiques.
Non seulement s'affirme une différence de l'État avec la société dans une
société où, à la limite, il devrait n'y avoir que l'État5, non seulement se
rétablissent les conditions d'un conflit virtuel entre dominants et dominés —
mais en outre la domination engendre une nouvelle forme d'exploitation, et les
conditions d'une divergence radicale des intérêts. Sous le signe de l'Un se
recompose un espace social conflictuel. L'antagonisme des hommes n'est pas
anéanti. Il n'est qu'interdit.
Telle est la logique autocontradictoire de l'expérience totalitaire : la division
sociale se recrée à partir de l'entreprise même qui vise à la supprimer. Lorsque
la propagande cambodgienne assure qu'il n'y a plus de classes sociales, que
faut-il entendre sinon : il y a une classe de militaires-bureaucrates qui s'assigne
pour mission exclusive de supprimer les classes. D'un côté, donc, ceux qui
suppriment les classes et, de l'autre, ceux qui supportent ladite entreprise de
suppression. A la société qui se veut unifiée, il faut un agent d'unification
complètement détaché du reste de la société pour être en mesure d'accomplir
sa tâche. Elle ne peut se donner les moyens de sa visée qu'en allant à l'inverse
de ce qu'elle vise. La société où « gouvernants et gouvernés forment un bloc
compact » est celle où la distance entre gouvernants et gouvernés est maximale.
Et les deux traits sont strictement corrélatifs : pour que les gouvernants
puissent parler de l'identité générale de la société, il leur faut absolument s'en
séparer pour la totaliser du dehors. En d'autres termes, il leur faut, pour parler,
démentir leur parole. La visée de l'indivision sociale n'a d'autre chemin pour
s'accomplir que de se retourner en son contraire. On lira là-dessus ce que
Claude Lefort, après Soljénitsyne, dit de l'Égocrate, du détachement d'un grand
Autre qu'implique la production de l'Un social6. Le même entre les hommes
est au prix d'un homme en plus, incomparable, unique, hors humanité ou seul
homme vrai.
L'échec du totalitarisme ne réside pas dans une réalisation incomplète ou
déviée de ses ambitions. Son échec, il le porte comme condition de son
effectuation : il ne se fait qu'au travers de et qui le contredit. Son moyen, ce ne
peut être que la scission de la société qu'il se propose d'abolir.
LE CONFLIT ET LA PRODUCTION
DU LIEN SOCIAL
Prêter une fonction de constitution de l'espace social au pouvoir ne choque
pas l'évidence sensible. Il n'en va pas de même s'agissant du conflit de classes.
Car il n'y a apparemment que menace pour la cohésion d'une société dans le
fait qu'oppresseurs et opprimés entrent en conflit. À la limite, on voit même
une telle lutte risquer d'entraîner la désagrégation de la collectivité. Et pourtant
le conflit de classes joue un rôle capital d'instituant symbolique au même titre
que le pouvoir.
Contre les apparences, il est un agent essentiel de la cohésion sociale. Il est
conflit d'intérêts, certes. Mais il est surtout conflit par lequel est mise en débat
l'organisation sociale. Dans la mesure où il y a un antagonisme radical
d'intérêts, s'ouvre la possibilité d'une complète remise en cause de la manière
dont la société est faite et fonctionne. Mais dans cette même mesure où les
individus s'affrontent sur les raisons d'être et les finalités de leur société, ils
s'affirment comme membres d'une même communauté. S'il s'agit d'instaurer
une autre société, c'est bel et bien à partir de cette société-ci qui fournit un
enjeu commun aux adversaires. Si la lutte des classes sépare, elle installe aussi
un même entre les partis antagonistes. Par le conflit social, les individus et les
groupes se posent comme ennemis au sein d'un même monde. La lutte des
hommes est productrice d'appartenance et restauratrice d'une dimension de
communauté. Et communauté, remarquons-le, qui est communauté vraie en
ceci que personne n'en détient le dernier mot. L'effet implicite du conflit, en
mettant le tout en question, est de faire reconnaître que le vrai de
l'organisation sociale ne saurait être qu'en débat, et par conséquent affaire de
tous. Dans la mesure où il y a antagonisme radical, le sens du fait collectif est
ramené entre les interlocuteurs. Le sens du social n'a pas de lieu privilégié dans
la société, il est inépuisable, sa mise au jour et sa contestation ne comportent
pas de terme assignable.
De nouveau se révèle une figure de l'absence au cœur de la division sociale.
Dire qu'il y a division dans la société, c'est dire qu'il y a dimension de totalité
introduite par une absence. Il y a société par le retrait conflictuel de la
possibilité pour un individu ou un groupe de capter le sens de l'ensemble social
et de l'enclore à son profit. Il y a société en ceci qu'il n'y a pas de maître du
sens, en ceci que le sens du fait collectif, par le jeu de la scission sociale, est
destiné à demeurer écartelé entre les hommes, et non à devenir propriété de
l'un ou d'une partie d'entre eux.
Cet exemple illustre avec un relief particulier à la fois la difficulté et la
nécessité de la notion d'institution symbolique. Les agents engagés dans la
remise en cause de leur société ne se rendent assurément pas compte de ce que
leur antagonisme conspire à la création d'un même espace entre eux. Ils sont
même rigoureusement persuadés du contraire. La production symbolique d'un
univers commun n'a rien à voir à l'évidence ici avec un contenu de conscience.
Pas davantage n'a-t-elle à voir avec la constitution d'une attache effective et
manifeste entre les individus. Elle est production d'un lien dans l'élément de la
signification et au niveau de l'inconscient. Elle est institution d'une
reconnaissance chez les agents sociaux de leur appartenance à un ordre qui à la
fois les dépasse et les tient avec d'autres. Il est ainsi une cohésion primordiale
de l'espace social qui se donne en permanence par la création significative de
dimensions d'identité, d'inclusion et d'indissociation. Si l'on est fondé à parler
de l'être symbolique du social, c'est en tant que le social tient par un procès
continué de signification de soi-même comme ensemble. Et comment nommer
autrement que symbolique cette signification clé, cette signification à la fois
minimale et inépuisable du même ultime réunissant les hommes ?
L'espace social n'est pas une réalité brute une fois pour toutes donnée. Il est
constamment à instaurer. Il y a un processus profond dans la société par lequel
se constitue la cohésion sociale. Il y a une institution du social passant par le jeu
de la division sociale. Voilà à quoi sert la division de la société : à la production
continuée du social même. C'est le tenir-ensemble symbolique qui fonde le fait
même de la société qu'ont pour fonction de créer ces deux figures majeures de
la scission dans l'univers humain :
— d'un côté donc, au travers de la séparation du pouvoir, par la dépossession
; par l'installation du foyer de sens de l'espace social dans un au-delà où nul n'a
accès, et qui, en fonction de cette impossibilité même pour un agent social de
l'occuper, représente l'également valide pour tous,
— de l'autre côté, au travers de l'antagonisme radical des classes, par une
assurance inverse d'appropriation intégrale-, par l'affirmation de ce que le sens
de la société se décide entièrement entre les individus qui la composent.
Ainsi, le procès instituant passe, d'une part, par le rejet hors de soi du
principe d'intelligibilité ou d'identité de l'organisation sociale et, de l'autre, par
son retour et sa résorption en soi. Mais dans les deux cas, pour marquer une
absence, et, oserait-on presque dire, pour indiquer une égalité entre les agents
sociaux par ce qui leur est dérobé. D'un côté, l'absolue intelligibilité de
l'univers social est au-delà de nous, et nul ne peut valablement s'en vouloir le
maître. De l'autre côté, le vrai de l'ordre social est absolument entre nous et,
du coup, nul ne le possède. Nul ne peut se poser en détenteur du savoir de
l'ensemble ; d'avance, il est assuré de devoir le remettre en débat. Cette double
structure de soustraction retire tout fondement à la prétention d'une maîtrise
dernière du social, comme à la volonté d'assigner un terme à la production des
significations sociales. La division de la société s'assure d'une historicité
radicale. La scission qui traverse l'espace humain est génératrice d'une
indéfmition dernière.
Par un chemin fort différent du sien, nous rejoignons quelque chose de la
réflexion de Castoriadis : il est une indétermination du social-historique et des
significations en fonction desquelles il s'organise. Lui s'intéresse d'abord au
processus créateur de significations. Nous n'en sommes restés pour notre part
qu'au négatif, avec l'examen de la structure conflictuelle empêchant l'arrêt de
la production de significations dans le monde social. Constituée en fonction
d'une absence symbolique, la structure politique fondamentale de la société est
telle, en effet, que la définition de l'organisation collective est en dernier ressort
immaîtrisable, et par conséquent tâche aussi inépuisable qu'interminable. Le
monde social est voué par son écartèlement constitutif à l'accueil du nouveau :
nul n'y saurait tenir le pouvoir d'arrêter l'élucidation de l'énigme collective et
la volonté d'y amener au jour l'inédit radical. Le déchirement est aussi
ouverture, indétermination, création.
1 Ce que nous avons appris depuis a dépassé les conjectures les plus pessimistes. Voir, par exemple, le
bilan de Jean-Louis Margolin dans Le Livre noir du communisme, sous la direction de Stéphane Courtois,
Paris, Robert Laffont, 1997 (2005).
2 Selon l'usage courant, j'entends ici par fascisme aussi bien le nazisme que le fascisme mussolinien
proprement dit.
3 On trouvera sur ce point d'importantes indications dans l'article de Claude Lefort, « Esquisse d'une
genèse de l'idéologie dans les sociétés modernes », Textures, n° 74/8-9 (maintenant dans Les Formes de
l'histoire, Paris, Gallimard, 1978).
4 Stade à la fois d'installation dans la durée et de retombée dans la routine de la domination totalitaire,
loin de l'incandescence idéologique et répressive de la période stalinienne.
5 Souvenons-nous de la formule de Staline : assurer « le dépérissement de l'État par le renforcement de
l'État » — annuler la spécificité de l'État par l'étatisation générale.
6 Claude Lefort, Un homme en trop, Paris, Éd. du Seuil, 1976.
7 La société contre l'État, Éd. de Minuit, 1974. Voir les deux premiers chapitres du présent livre.
8 Simon Leys, Ombres chinoises, coll. 10-18, 1974 (repris maintenant dans Simon Leys, Essais sur la
Chine, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1998) (2005).
9 Pensons à ce besoin quotidiennement constatable qu'ont les individus dans notre société de se
rassurer sur l'existence d'un savoir de l'ensemble social, et dont les ramifications sont parfois
surprenantes. Un postulat permanent de rationalité est projeté sur les détenteurs du pouvoir : il y a au
moins quelqu'un là-dedans qui sait et qui veut. Il n'y a le plus souvent personne, évidemment, et, lorsque
la chose est par trop manifeste, la défaillance est comblée par le recours à un pouvoir invisible. C'est de
cette façon que les « grands monopoles » voient leur rationalité supposée (et occulte) compenser la
médiocre prestation de leurs serviteurs officiels. De façon générale, le discours « révolutionnaire » est
hanté par cette présupposition fantasmagorique d'un pouvoir et d'un savoir également absolus (« le
capitalisme a su se laisser arracher des concessions... », peut-on ainsi lire régulièrement. D'où a-t-il tiré ce
miraculeux savoir ?). Le « chef d'orchestre clandestin » n'est pas loin. Mais par l'illusion même qu'ils
véhiculent, ces propos jouent un rôle dans la socialisation symbolique : ils contribuent à pointer au-delà
du pouvoir de fait un lieu de pouvoir d'où s'exercerait un pouvoir vrai.
X
LE PROBLÈME EUROPÉEN
NATIONS ET CIVILISATIONS
Pour bien saisir la nature et les racines de cette propension au
rapprochement, il est nécessaire d'introduire un second terme en regard de
celui de nation : le terme de civilisation. Vieux et noble mot, usé, décoloré,
discrédité, tombé en désuétude, qui ne subsiste plus guère dans l'usage que
sous la forme de son pluriel relativiste : les civilisations. C'est au contraire dans
sa singularité substantielle d'origine que je me propose de le ressaisir. C'est de
la civilisation que je parlerai. Il est possible de restituer à la notion un sens fort
et une valeur opératoire, m'efforcerai-je de faire valoir, en la dégageant des
critiques justifiées dont elle a fait l'objet et qui ont conduit à son abandon.
Ainsi retravaillée et redéfinie, elle apporte la lumière déterminante qui dissipe
l'obscurité de notre problème. Elle permet de penser ce qui est en jeu entre les
nations. Elle est le singulier autour duquel gravite leur pluriel.
Je défendrai la thèse suivante : le problème européen est un problème
d'articulation entre les nations et la civilisation. La civilisation est le produit
commun des nations, elle les transcende ; elle est leur horizon universel. Elle
est ce qui justifie de les dépasser ; elle porte le projet d'une union où se
réaliserait ce qu'il y a de plus pur à l'œuvre au sein des communautés
particulières. Dans l'autre sens, la civilisation ne peut pas exister en elle-même
et pour elle-même indépendamment des nations ; elle a besoin de leur support
; elle les suppose comme ses agents, comme les vecteurs de son développement.
Le problème est de trouver un juste équilibre entre les deux ordres d'exigences.
Des nations qui oublient ce qu'elles visent ensemble se renient ; une
civilisation (dans le sens de la civilisation) qui veut exister dans son universalité
sans communautés politiques particulières pour la déployer risque de s'abolir.
Le problème, je l'ai dit, ne date pas d'hier. Il est formulé en termes limpides
et frappants, ainsi, quelque temps avant la Première Guerre mondiale, par un
historien de la vieille école, Charles Seignobos : « La civilisation commune crée
un courant international qui pousse les peuples à se sentir solidaires et à se
rapprocher ; les rivalités et les haines créent un courant national qui pousse les
peuples à s'isoler et à se traiter en ennemis. De la force de ces deux courants
dépendra l'avenir du monde2. »
Un siècle après, nous sommes évidemment très loin de la façon dont cette
tension se définissait à la veille du conflit qui allait marquer le paroxysme des
divisions du continent. Et pourtant, nous en sommes tout près. C'est toujours
dans les mêmes termes que le dilemme se présente au fond, même si sa
configuration pratique est aux antipodes de celle d'alors. Tellement que nous
avons intérêt, pour nous retrouver dans les ténèbres du présent, à renouer avec
cette vénérable problématique. Elle seule est à même de nous permettre de
situer l'inédit de notre situation, en la replaçant dans une perspective
historique. Les incertitudes qui nous assaillent sont le fruit d'un nouveau
développement de cette tension entre nations et civilisation qui constitue le
foyer du problème européen dans la durée. C'est ce développement qu'il s'agit
de cerner.
Il paraît possible, à cet égard, de distinguer trois configurations
particulièrement significatives du problème européen depuis le début du XIX e
siècle :
1. La civilisation par les nationalités, où l'on suppose une harmonie naturelle
entre les deux termes. La formule culmine à la mi-XIX e siècle.
2. Les nationalismes au nom de la civilisation et, en fait, objectivement, contre
la civilisation. On peut autrement dire : la civilisation victime des nations qui
prétendent la capter à leur profit. La formule correspond à l'âge des
impérialismes qui s'épanouit autour de 1900. Elle suggère qu'il existe une
contradiction entre les deux termes.
3. La civilisation sans les nations. Entendons par là, en tendance, le
dépassement des nations au profit de la civilisation. C'est la formule du
moment présent. La configuration à laquelle elle renvoie n'est pas moins
problématique, en réalité, que la précédente, dont elle constitue le symétrique
inverse. On s'en accommode plus aisément, puisqu'elle est conciliatrice quand
l'autre était belligène. Elle n'en soulève pas moins une difficulté majeure. Elle
oblige à reposer à nouveaux frais la question de l'articulation entre civilisation
et nations. Il nous est demandé, cette fois, de l'aménager de façon délibérée.
L'équilibre ne se trouvera pas tout seul.
LE TRAVAIL DE L'HISTOIRE
Ce qui lie les deux termes, la racine commune à laquelle s'alimentent les
deux phénomènes, c'est l'histoire. Nations et civilisation incarnent deux
aspects essentiels du déploiement du monde historique depuis le début du XIX e
siècle. Aussi a-t-on pris l'habitude de les regarder du point de vue du passé, de
l'œuvre des siècles et de sa sédimentation. Leur approche privilégie, dans cette
perspective, l'idée de tradition ou de façonnement dans la durée. C'est une
dimension capitale des deux phénomènes, mais qui n'en épuise pas la
définition. Le monde historique, en précisant bien ce qui le spécifie, le monde
où advient la conscience de l'histoire, c'est aussi et surtout le monde de la
production de l'histoire tournée vers l'avenir. C'est dans ce cadre que
s'épanouissent de conserve nations et civilisation. La nation se confirme, dans
l'Europe des années 1820-1830, au-delà de la politique où sa figure se dégage
d'abord — la nation des citoyens de la Révolution française — comme
communauté de projet, acteur historique collectif. C'est exemplairement le
sens de l'entreprise des historiens libéraux de la Restauration, en France. La
restitution de son passé au pays est le plus sûr moyen de le conforter dans ses
droits au présent, d'en établir la souveraineté actuelle, de l'élever au rang
d'acteur politique en mesure de décider de son futur. Encore cet acteur
historique n'est-il pas au service de n'importe quoi, non plus qu'il n'est
enfermé en lui-même. Regardée sous l'angle du passé, l'histoire est
particularisante, elle donne un résultat singulier, elle se présente comme la
concrétisation d'une individualité collective. Regardée en fonction de l'avenir,
l'histoire apparaît comme le domaine d'un universel à réaliser, au-delà de la
perpétuation de l'individualité nationale installée — ce qui n'est pas sans
retentir en retour sur la compréhension du travail du passé. C'est dans cette
perspective que s'impose la « civilisation », comme la notion de cette œuvre
universelle que l'histoire devenue consciente d'elle-même vise à concrétiser,
après lui avoir prêté corps jusque-là de manière plus ou moins inconsciente et
hasardeuse. Elle nomme, donc, ce qu'ont en partage les communautés
historiques particulières, ce dans quoi elles se reconnaissent semblablement, ce
à quoi elles contribuent de manière convergente. Plus les nations vont devenir
conscientes de ce qu'elles sont et de l'histoire qu'elles font, plus elles vont
marcher de concert vers l'universalité de la civilisation dont elles offrent des
versions particulières.
Au-delà de cette première mise en place des deux notions, il faut remonter
plus haut encore. Les nations ou, du moins, leurs embryons sont de vieilles
choses en Europe. Avant les nations au sens strict, c'est-à-dire les nations en
possession de leur concept politique et historique, tel qu'il se dégage entre
1789 et 1830, il y a les États, depuis le début du XVI e siècle, et, avant ceux-ci
encore, il y a les royaumes, les monarchies territoriales dont les points de départ
remontent au moins au XI e siècle. Afin d'éviter d'inutiles querelles, parlons de
protonations pour désigner ces formations politiques sur la base desquelles les
nations vont se définir.
Le trait capital de ces entités proto-nationales qui l'emportent dans la durée
aux dépens des pouvoirs universels, l'Empire et l'Église, c'est la pluralité.
L'essence de la nation réside dans l'existence des nations au pluriel. Elle est
inséparable de leur coexistence et de leur rivalité. Il n'y a pas de nation isolée :
l'idée ne prend sens qu'en fonction d'un commerce des nations. C'est la raison
pour laquelle on ne parvient pas à saisir un principe purement interne de
constitution des nations : elles se définissent à partir de leur diversité, elles sont
tissées de rapports les unes avec les autres.
Mais cette pluralité n'est pas une simple hétérogénéité. Non seulement les
nations particulières se découpent en Europe sur fond d'une culture commune,
romaine et chrétienne, mais elles ambitionnent toutes de capter l'universel à
leur profit. C'est ce dessein qui donne un sens profond à leurs rivalités. Cet
universel dont elles veulent s'emparer a deux faces : une face temporelle,
l'Empire, une face spirituelle, l'Église. Il n'y aurait pas eu de nations sans
l'aspiration des monarques à être « empereurs en leurs royaumes » —
l'aspiration, non pas à dilater leurs royaumes aux dimensions de l'Empire,
encore que la tentation en ait été récurrente, mais à s'élever à l'Empire dans les
limites du royaume, en investissant celui-ci de la vocation à exprimer l'unité du
genre humain qui donne son sens à l'idée impériale. Il est possible de réaliser ce
qui passait par l'Empire dans les limites d'un corps politique délimité des
autres : tel est l'implicite fondateur qui a fait des royaumes les matrices des
nations européennes. Car cette incorporation de l'universalité impériale dans
une circonscription territoriale enclenche une transformation à longue portée
tant du pouvoir que du corps politique.
L'axe religieux de cette ambition n'est pas moins important. Le dessein de
s'approprier la religion chrétienne à leur profit est consubstantiel aux
royaumes. La première phase de constitution des « nations » dans un sens déjà
moderne, même si le mot n'y est pas, passe par la « nationalisation » des
Églises. C'est le sens politique de la Réforme dans l'histoire européenne. Mais
là où la Réforme ne s'impose pas, l'aspiration n'est pas moins présente, la
France en offre l'illustration exemplaire. L'ambition du roi très chrétien est de
se subordonner l'Église gallicane. Il veut voir confluer la fidélité des chrétiens et
la fidélité de ses sujets. Le cas du très catholique roi d'Espagne est une autre
figure intéressante du même phénomène. La tendance est à l'incorporation de
la communauté de salut dans la communauté politique. La communauté des
hommes en ce monde n'a sa pleine dignité que si elle correspond à la
communauté des croyants unis dans le souci de l'autre monde, que si elle est à
la hauteur des fins suprêmes que les êtres ont à poursuivre. C'est l'autre aspect
par lequel la particularité nationale s'est chargée d'une éminente universalité,
celle des choses de la foi et des rapports avec l'au-delà.
Cette capture de l'universalité impériale et ecclésiale explique, au-delà des
purs rapports de force, le mode de coexistence concurrentielle tout à fait
original qui va régir cette pluralité de proto-nations. Le particularisme des
différentes entités politiques s'affirme en fonction d'un universalisme
revendiqué de l'intérieur de chacune. De là une compétition qui est à l'origine
du dynamisme européen. L'émulation s'y combine avec la similitude. La
confrontation se joue entre des desseins parallèles qui puisent à la même source
et se réclament de modèles semblables. Il en résulte un ensemble d'« États »
rivaux, mais ouverts les uns sur les autres, et qui, d'ailleurs, se jaugent,
s'observent, se suivent, se copient. Comme l'écrira Lorenz von Stein, tirant la
leçon rétrospective de cette entre-connaissance : « Aucun mouvement de fond
dans un peuple quelconque d'Europe n'est particulier à celui-ci. Et que ce
mouvement exerce son influence bien au-delà des frontières de la nation
particulière, cela n'est pas un phénomène fortuit3. »
Une étape importante dans la décantation de l'esprit du « système » sera
franchie lorsque ces proto-nations en viendront à définir un équilibre entre
elles, destiné à préserver leur pluralité. La proscription de la « monarchie
universelle » fournira le moyen de légitimer par la négative cette irréductible
multiplicité des entités souveraines : elle représente le bien commun sur lequel
tous peuvent s'entendre (et s'allier pour la défendre, s'il en est besoin). Les
entités étatiques et nationales, risquons le mot, sont toutes habitées par une
nécessité supérieure qui justifie leur existence distincte. Sauf que c'est la même
pour toutes. D'où la lutte pour faire reconnaître une prépondérance qui n'est
jamais seulement la prépondérance militaire. La « puissance » résume
l'ensemble des facteurs qui conspirent à mettre hors de pair un pays particulier,
que les autres s'empressent d'imiter, sur tous les plans. Le génie de ce qu'on en
arrivera à concevoir comme « de système diplomatique de l'Europe » au xviif
siècle consistera à gérer l'intensité agonistique des relations entre ces «
puissances » qui se reconnaissent quelque part comparables, au milieu de leurs
oppositions, et à ce titre égales en dignité. Peu à peu, il se dégage l'idée que ces
« nations » représentent autant de manières différentes — et légitimement
différentes — de faire la même chose, de tendre au même but.
C'est très précisément cette identité que va exprimer le terme de civilisation,
lorsqu'il émerge à la mi-xviiF siècle. Il apparaît en liaison avec la thématique du
progrès, c'est-à-dire ce qu'on pourrait appeler, pour la symétrie, la «
protohistoire ». En somme, le progrès est à l'historicité consciente ce que les
États de l'âge absolutiste sont aux nations. La civilisation, c'est le progrès
objectivé sous forme de réalisations durables et susceptibles d'accumulation.
Elle consiste à la base dans les œuvres de la raison. Son incarnation primordiale
est constituée par les progrès cumulatifs de la connaissance scientifique, et leur
irradiation sous forme de progrès de l'esprit humain en général. Cela restera le
noyau dur de l'universalité civilisationnelle. La science n'est d'aucun pays, ce
qui ne l'empêche pas d'avoir des terres d'élection ; elle relève d'une
communauté des êtres de raison aptes à en développer les puissances par-delà
les frontières. On ne saurait trop insister sur le rôle de l'universalité scientifique
dans la genèse de l'idée.
Par extension, la civilisation va désigner les applications pratiques du
perfectionnement de l'esprit, dans les arts mécaniques, dans les lois et dans les
mœurs. Il n'est rien qui ne soit susceptible d'être changé dans les manières
d'être, de se conduire et de faire par les progrès de l'intelligence humaine. La
notion de civilisation « prend », s'impose, se répand quand il se découvre qu'il
existe une cohérence globale des retombées de ce travail de l'esprit qui fait
avancer l'humanité vers le mieux dans tous les domaines. Elle est requise pour
nommer l'unité des produits de ce mouvement dont le progrès désigne la
substance et la direction. C'est, du reste, par cette perspective d'un mouvement
d'ensemble fédérant les différents registres de l'activité collective que le progrès
conduit à notre idée inclusive d'histoire, processus qui ne laisse rien de
l'humanité en dehors de lui.
En bref, il y a un mouvement dans le temps de l'esprit humain et des
communautés humaines, mouvement qui va vers le meilleur en tous domaines.
C'est la somme de ces avancées de la raison, considérées dans leurs
concrétisations aussi bien spirituelles que matérielles, qui mérite le nom de
civilisation. Est proprement pointé sous ce terme ce qu'il y a d'universel dans la
construction progressive de l'humanité dans le temps.
Le cosmopolitisme du second XVII e siècle a ses racines dans cette vision de la
marche de la civilisation. Les hommes ont en commun l'humanité, certes, mais
ils ont aussi et surtout cette œuvre qui, bien qu'ils la poursuivent dans le cadre
d'États séparés, n'a son sens qu'à l'échelle de la collectivité des États. Elle fait
plus que leur permettre de transcender la particularité de leurs appartenances ;
elle promet, « en les rapprochant dans leurs principes », de les faire coexister un
jour dans la paix4.
UNIVERSALITÉ CIVILISATIONNELLE,
PARTICULARISME CULTUREL
1 Sur les racines du phénomène dans la longue durée, on se reportera à Krzysztof Pomian, L'Europe et
ses nations, Paris, Gallimard, 1990. Voir également son article « L'Europe et ses frontières », Le Débat, n°
68, janvier-février 1992.
2 Charles Seignobos, Histoire de la civilisation contemporaine, Paris, Masson, 1899, p. 412.
3 Lorenz von Stein, Der Sozialismus und Communismus des heutigen Frankreichs, Leipzig, 1842, préface,
pp. III-IV.
4 Je fais allusion aux réflexions de Kant sur la paix perpétuelle, qui constituent l'orchestration la plus
illustre de l'idée. Voir en particulier le premier supplément du Projet, « De la garantie de la paix
perpétuelle ».
5 François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l'Empire romain jusqu'en 1789,
Paris, 1828 (rééd. par Pierre Rosanvallon, Paris, Hachette Littérature, « Pluriel », 1985) ; Histoire de la
civilisation en France depuis la chute de l'Empire romain jusqu'en 1789, Paris, 1829-1832, 5 vol.
6 Le Peuple, éd. de Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, « G. F. », 1974, p. 220. « Plus l'homme avance,
écrit encore Michelet, mieux il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur
relative, comme une note du grand çoncert ; il s'y associe par elle ; en elle il aime le monde. »
7 Discours du 11 novembre 1895. Pour une vue d'ensemble de la période, voir Éric Hobsbawm, L'Ère
des empires, Paris, Fayard, 1989.
8 Cf. Philippe d'Iribame, « Trois figures de la liberté », Annales, 2003, n° 5.
9 Voir dans Le Débat, en dernier lieu, Yves Bertoncini, « Le temps des "Fils fondateurs" », n° 123,
janvier-février 2003.
POST-SCRIPTUM
LA NOUVELLE EUROPE
Généalogie de la modernité
DE L'HISTOIRE AU DROIT
DU DROIT AU POLITIQUE
Encore une fois, ce n'est pas la société de demain qui s'invente dans ce
retour aux fondements, c'est le présent qui s'éclaircit. Il ne se dessine rien
comme une légitimité alternative à la faveur de cet effort d'élucidation ; nous
apprenons juste à être plus cohérents avec nous-mêmes. A la différence de l'âge
héroïque où les abstractions des théoriciens faisaient surgir une autre façon de
penser la politique, nous sommes dans une société où les droits de l'homme
sont institutionnalisés dans leur rôle de fondement, de source et de référence.
Ils sont d'ores et déjà pour partie incarnés ; ils sont reconnus dans leur vocation
à s'incarner toujours davantage. Il ne s'agit que de rendre ce travail de
concrétisation plus judicieux et plus systématique.
D'accord, m'objectera-t-on, mais il y a toujours très loin de la promesse des
principes à l'existence sociale effective. Les droits de l'homme ont beau être
admis en théorie, leur réalisation reste un horizon infini. En quoi la philosophe
du droit politique, même si elle n'a plus le pouvoir qui fut le sien de dessiner
un autre monde, reste un instrument critique irremplaçable, un moteur, un
idéal régulateur, voire notre dernière utopie.
Je ne songe pas à méconnaître cette capacité d'entraînement. Je crois
cependant qu'on ne peut pas ne pas poser la question de ses limites, à la fois
intellectuelles et pratiques. Jusqu'à quel point la logique du droit nous permet-
elle de comprendre la nature de la démocratie, c'est-à-dire du régime se
proposant et autorisant la matérialisation progressive des droits de l'homme ?
Jusqu'à quel point cette logique du droit nous permet-elle, au-delà de la
critique et de la protestation légitime, d'agir sur la démocratie pour la
transformer ? Le problème crucial que soulève cette dynamique critique et
utopique du droit, c'est qu'elle ne permet pas de penser ses propres conditions
de réalisation. Le point de vue du droit ne permet pas de rendre compte du
cadre où peut régner le droit. C'est ici qu'il faut passer au point de vue du
politique. Il est appelé par la mesure des limites des pensées de la fondation en
droit.
Non seulement, ainsi, il y a résurgence du droit, mais il y a, dans son sillage,
résurgence du politique. Un phénomène qui nous fait remonter encore une
étape plus haut, historiquement parlant, vers la strate la plus profonde des
assises de la modernité. Une certaine crise de la pensée selon l'histoire et la
société nous a ramenés à la pensée selon le droit. De là, une certaine crise de la
pensée selon le droit nous renvoie à la pensée du politique. Plus le point de vue
du droit s'imposera, plus la nécessité de retourner, en deçà de lui, au point de
vue du politique se fera sentir.
Le politique renaît à nos yeux comme problème sous l'effet des limites
auxquelles se heurte ou que fait apparaître l'entreprise de fondation en droit.
Elle se révèle suspendue à l'intervention d'un principe qui lui échappe. Elle
suppose pour se déployer un socle qu'elle est incapable de concevoir par ses
propres moyens. Elle demande en d'autres termes à être fondée. Il ne s'agit pas
d'un problème théorique à l'usage des abstracteurs de quintessence. Il s'agit
d'un problème tout ce qu'il y a de pratique, qui représente le foyer des
incertitudes de la démocratie d'aujourd'hui. C'est en ce point très précisément
que s'opère le passage au politique. Du droit politique, nous sommes renvoyés
à la réflexion sur le politique comme ce qui rend possible la réalisation du droit
tout en la limitant ou en la contraignant. C'est en ce sens que le retour au droit
politique entraîne avec lui un retour au politique tout court, retour qui en
constitue la critique au sens le plus fort du terme, puisqu'il revient à en fonder
les prétentions, en même temps qu'à en limiter la pertinence.
C'est le lieu de dire quelques mots, avant d'entrer en matière, sur la
distinction entre le politique et la politique. Je l'ai marquée et utilisée depuis le
départ de mon propos, d'une manière, je l'espère, claire et rigoureuse, mais
sans la définir. Le moment est venu de combler cette lacune. La distinction
prend tout son sens dans une perspective historique. Toutes les sociétés
comportent une dimension politique. Dans une seule société, la nôtre (avec
l'exception relativement brève et très circonscrite des démocraties antiques), il
s'est développé un domaine politique à part, où les acteurs sociaux ont la
latitude de faire de la politique. Le domaine des libertés démocratiques où les
citoyens se réunissent pour débattre de la chose publique et peser sur elle dans
le cadre d'une compétition ouverte pour le pouvoir. Je propose de réserver le
politique à la désignation de l'essence politique de l'ensemble des sociétés
humaines et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique
démocratique, avec sa différenciation caractéristique d'un secteur à part des
autres activités sociales, axé sur la formation et le contrôle des gouvernements.
Nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique
dans notre société. La question étant de savoir si tout le politique est absorbé
dans la politique démocratique, ou s'il n'y a pas du politique, ou une part du
politique, qui subsiste irréductiblement en dehors de la part remodelée sous
l'aspect de la politique. En quoi la société démocratique, c'est-à-dire la société
où le politique connaît ce formidable changement qui le fait devenir de la
politique, l'objet et la matière de l'activité délibérative des citoyens, reste-t-elle
néanmoins une société politique comme les autres ?
Poser ces questions revient à formuler d'une autre façon les interrogations
auxquelles nous sommes aujourd'hui renvoyés à partir du droit. Car le
domaine de la politique, domaine de la manifestation des opinions, du débat
public, de la désignation des gouvernants par le suffrage, est également le
domaine de l'application et de la réalisation du droit. L'activité politique est le
moyen, tandis que le droit définit les fins que ces moyens doivent servir. On
débat au fond, en démocratie, de la meilleure façon de concrétiser le droit, et
l'objet civique de la théorie du droit politique est d'éclairer ce débat : quelles
sont les bonnes manières de traduire dans les faits les normes fondatrices que
nous reconnaissons ? Nous pouvons ainsi reformuler la question que je
soulevais. Je demandais : jusqu'à quel point la politique démocratique absorbe-
t-elle le politique ? Il est possible de convertir l'interrogation dans cette autre :
jusqu'à quel point le droit (comme doctrine des bases et des fins de la politique
démocratique) peut-il se soumettre le politique ? Voilà toute la question
exposée sous nos yeux par la marche même de nos sociétés et qu' est destinée à
nourrir pour un bon moment la réflexion.
La nature de la démocratie
La nature du politique
Il n'y a pas plus difficile à penser que la chose politique. Son évidence nous
trompe. Quelle est sa place au juste dans le fonctionnement de nos sociétés ?
Nous vivons à cet égard sur une illusion que la prophétie marxiste du
dépérissement de l'État n'a fait que porter à ses dernières conséquences. La
société est destinée à se suffire à elle-même en se débarrassant du carcan du
politique. Le marxisme est mort en tant que théorie révolutionnaire, mais sa
prophétie est en train de gagner dans les esprits. Ne nous répète-t-on pas tous
les jours qu'à l'heure de la mondialisation et de l'économie sans rivages les
États-nations ont fait leur temps et sont voués, sinon à la disparition, du moins
à la marginalisation ? La post-modernité se veut post-politique.
À l'opposé de ce nouveau sens commun, ce livre plaide l'idée que le
politique continue d'être ce qu'il a toujours été : ce qui tient les sociétés
ensemble. Il l'a été, simplement, selon des manières et par des voies très
différentes. Ce sont ces configurations fondamentales qu'explorent les études
réunies ici, du refoulement initial du politique par le religieux jusqu'à ses
transformations modernes et ultramodernes sous l'effet de l'orientation vers
l'avenir et de la dynamique de la société et de l'histoire. La mesure de cette
diversité permet de mieux apprécier le rôle caché qu'il remplit aujourd'hui.
L'éclipsé du politique est au cœur de la désorientation actuelle des
démocraties. Elles n'en sortiront pas sans se délivrer de la chimère de son
dépassement. Ce dont nous avons le plus besoin pour nous orienter au milieu
de ce désarroi, c'est une intelligence renouvelée de notre condition politique.
Tàpies, A.T. © Fondation Antoni Tàpies, Barcelone/ADAGP, 2005.
Bibliothèque nationale de France, Paris. Photo © BNF.
Cette édition électronique du livre La condition politique de Marcel Gauchet a été réalisée le 02 décembre
2015 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070775767 - Numéro d'édition :
282095).
Code Sodis : N29537 - ISBN : 9782072289828 - Numéro d'édition : 199980
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Inovcom www.inovcom.com à partir
de l'édition papier du même ouvrage.
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