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Marcel Gauchet

La condition
politique

Gallimard
Marcel Gauchet, né en 1946, est directeur d'études à l'École des hautes
études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat.
INTRODUCTION

LES FIGURES DU POLITIQUE

Condition historique : la révolution dans la condition humaine qui nous


emporte dans son accélération depuis le milieu du XVIIIe siècle, en exerçant une
emprise croissante sur nos vies par le canal de l'économie et de la technique.
Elle concerne ce que notre façon d'être a de radicalement original par rapport à
celle de nos devanciers.
Condition politique : notre condition permanente, celle qui nous rattache à
nos prédécesseurs et par laquelle nous continuons d'appartenir à la même
humanité, celle qui demeure en dépit de l'ampleur du changement et qui
définit notre identité fondamentale d'acteurs de l'être-ensemble. Celle qui
résiste à l'ambition de l'abolir ou d'y échapper, au nom en particulier des
possibilités inscrites dans la condition historique. Car c'est la tentation
récurrente de la modernité. La force et la nouveauté de la redéfinition de la
condition collective amenée par l'orientation vers le futur portent avec elles la
croyance que la structuration politique relève d'un héritage archaïque en voie
d'être dépassé. Cette illusion de perspective eut longtemps l'aspect de la foi
dans une révolution grâce à laquelle adviendrait une société pleinement sociale,
c'est-à-dire délivrée de la contrainte étatique. Elle revient aujourd'hui sous
l'aspect de la promesse d'une consécration de l'individu grâce au marché et au
droit qui réduirait l'appareil de la puissance publique à une gouvernance
inoffensive. De la néces sité de faire ressortir, en regard de ces mirages, le
caractère constitutif de la mise en forme politique des communautés humaines.
Autant il importe de mesurer les implications bouleversantes de la projection
dans un processus de changement cultivé pour tel, autant il est indispensable
de ne pas perdre de vue la permanence du processus d'institution de l'être-
ensemble qui se cache derrière. Sans le socle stable fourni par le politique, il n'y
aurait pas de production de l'avenir possible.
Mais permanence ne signifie pas invariance. Il n'y a pas plus variable dans
ses expressions que le politique, et c'est bien ce qui rend si facile de se
méprendre à son propos. Ou, pour le dire avec plus d'exactitude, s'il y a
invariance de sa fonction, il y a variation, et considérable, des formes dans
lesquelles il se présente. Il est éminemment plastique en sa constance. C'est
directement la source des illusions de dépassement qu'on vient d'évoquer. Elles
résultent pour partie des changements de forme que le politique a connu et
connaît dans notre monde, parallèlement à l'approfondissement de la
dynamique historique. La méprise obéit à un mécanisme d'une régularité
infaillible. Elle repose sur l'assimilation de la forme en place à l'essence du
politique, dans une configuration où elle est manifestement condamnée par
des forces puissantes ; d'où l'on conclut à la liquidation programmée du
politique même. Il renaît, en réalité, tel le phénix : il n'a fait que se
transformer. On l'a vu survivre, ainsi, à la prophétie marxienne comme à
l'assaut léniniste, qui avaient capté, pourtant, de notables inflexions de son
rôle. Gageons qu'il survivra de la même façon aux annonces actuelles de sa
dissolution, qui n'en signalent pas moins une inflexion de sa courbe à prendre
au sérieux. Ce sont ces transformations qu'il s'agit de suivre. C'est en elles que
le politique se donne électivement à penser. Les raisons de sa permanence ne se
laissent véritablement saisir qu'à la lumière de ses changements.
Tel est le fil conducteur des études réunies dans le présent recueil. Elles ont
en commun d'interroger les métamorphoses du politique. Elles l'envisagent
non seulement dans ses mutations récentes, mais dans l'écart maximal de ses
figures, d'un effacement à l'autre, pourrait-on dire, depuis les sociétés les plus
éloignées des nôtres, les sociétés dites « primitives » ou « sauvages », où le
politique à l'air de ne pas exister, jusqu'à notre prétendue « postmodernité »,
où il a l'air en voie de dissolution. Rien de tel que ces cas extrêmes et ces pièges
de l'apparence pour exercer la sagacité, sortir de nos évidences les plus
vénérables, qui ne sont cependant que des préjugés trompeurs, et obliger à
penser au niveau d'exigence et de profondeur que la matière requiert.

LE REFOULEMENT DU POLITIQUE

S'il y a eu, au XXe siècle, un événement intellectuel dont les conséquences


sont loin d'avoir été tirées, c'est celui qu'ont représenté les apports de
l'observation ethnologique de terrain, et en particulier ceux relatifs aux sociétés
antérieures à l'apparition de l'État. La lumière, si faible et incertaine soit-elle,
jetée dans les ténèbres de ces dizaines de millénaires d'une humanité si
différente de celle qui nous est familière, emporte des révisions bouleversantes.
Elle remet radicalement en question les visions de l'histoire et de sa «
préhistoire » élaborées au XIXe siècle et sur lesquelles nous continuons
largement de vivre, leur étatisme, leur évolutionnisme, leur économisme. En ce
qui me concerne, l'impulsion de ce décentrement ethnologique a été
déterminante. Elle m'a fourni les premiers éléments de la reconsidération en
règle du politique que je me suis efforcé d'approfondir depuis lors.
Comme pour beaucoup de gens de ma génération, la question du politique
s'était imposée à moi, au préalable, sous les traits de la question des limites du
marxisme à son endroit, de son impuissance à en rendre compte, et
spécialement de son incapacité à expliquer en quoi que ce soit la nature du
régime exorbitant, inouï surgi de la révolution russe. Mais c'est au travers des
matériaux de l'ethnologie que j'ai pris conscience de l'étendue du problème et
de l'ampleur de la tâche. La ren contre avec la pensée fulgurante de Pierre
Clastres a été ici le trait de lumière décisif. Ce que nous entrevoyons de
l'organisation des plus anciennes sociétés, ces sociétés que Clastres appelle «
contre l'État », invalide, non seulement le marxisme, mais l'ensemble des
philosophies du développement ou du progrès, dont il ne représente qu'une
variante, et pour lesquelles l'histoire de l'humanité se ramène à l'effort qui lui
permet de passer du dénuement à la richesse, bref à l'histoire des forces
productives et des formes de la production. La leçon des Sauvages, en
changeant totalement l'idée qu'on pouvait se faire des débuts de l'humanité,
demande d'élaborer une autre vision de l'histoire, dont le politique constitue le
centre de gravité. Ce sont les travaux d'approche, menés sur des points
névralgiques, au travers desquels je me suis efforcé de donner corps à une telle
conception alternative, que rassemble ce volume.
En réalité, ces peuples « sans foi, ni loi, ni roi », comme les baptisent les
Européens qui les découvrent au XVIe siècle, ne sont nullement en dehors de la
condition politique, ou d'avant elle, sans besoin d'elle. Ils en participent
éminemment, même si c'est d'une manière déroutante pour nous, puisqu'elle
ne passe pas par le pouvoir distinct auquel nous avons coutume de l'identifier.
Le coup de génie de Clastres a été de substituer le point de vue dynamique de
l'opposition au point de vue naïf de la privation. Ces sociétés ne sont pas
dépourvues d'État ; elles sont agencées contre le surgissement d'un État. La
formule peut sembler, il est vrai, ne s'élever au-dessus de la platitude du constat
que pour retomber dans l'absurdité d'un raisonnement encore plus naïvement
finaliste, où l'avant s'explique par l'après. Les esprits forts n'ont pas manqué de
ricaner de la prescience divinatoire ainsi prêtée à nos lointains ancêtres vis-à-vis
de leur destinée future. Admirables sauvages qui savaient à quoi s'en tenir sur
un État qu'ils n'avaient jamais vu ! Il va de soi que la proposition n'a le
moindre intérêt que si elle exclut toute idée d'anticipation. Mais elle prend
alors un caractère d'énigme. Par rapport à quoi un tel choix négatif a-t-il pu
s'effectuer au présent, et par quels moyens a-t-il pu se concrétiser, si l'on exclut
l'autre hypothèse absurde de communautés anarchistes primitives votant
unanimement le refus de l'autorité ? Je me suis convaincu, à tort ou à raison,
que cette énigme de la première politique — la politique en l'absence
apparente de politique — recelait les clés de l'intelligence de notre condition
politique. C'est sur ce pari que s'est joué ma vie intellectuelle. Tout le reste est
venu de la solution que j'ai cru pouvoir lui donner.
Elle tient en un mot, le mot de religion. Si le politique est caché, c'est parce
que sa place est occupée et neutralisée par le religieux. De même que pour être
« sans roi » ces peuples n'en sont pas moins politiques, pour être « sans foi » —
sans dogmes, sans prêtres, sans cultes, bref, sans institutions religieuses
distinctes —, ils n'en sont pas moins des peuples de religion. Davantage, ils
sont ceux chez lesquels la religion revêt la plus grande puissance, et révèle de ce
fait tout son sens, à la lumière de la fonction politique qu'elle remplit. Les
structures en lesquelles consiste le politique existent dans ces sociétés, à
commencer par le rapport de pouvoir qui prendra ultérieurement l'aspect de
l'État séparé, on en repère sans difficulté les traces (qu'on a pris à tort pour des
« embryons »). Le phénomène remarquable, simplement, c'est que ces
virtualités de séparation interne sont contenues et étouffées par une séparation
de rang supérieur, la séparation religieuse instituée entre le fondement invisible
de l'ordre des choses et son domaine visible d'application. Si la loi à laquelle il
s'agit d'obéir vient radicalement d'ailleurs, il n'y a que des égaux dans
l'obéissance, nul ne saurait avoir de légitimité à imposer ou à commander. Tout
au plus aura-t-on des « chefs sans pouvoir », cette figure exemplaire de la
présence et de la neutralisation du politique. L'extériorité métaphysique la plus
radicale, peut-on montrer, est en fait celle qui passe par l'altérité temporelle,
par l'antériorité mythique du temps de la fondation, non par l'omnipotence
des divinités au présent. La loi la plus inquestionnable est celle des ancêtres. La
dépendance la plus étroite est celle qui lie à la leçon des origines, indéfiniment
à répéter. Voilà pourquoi ces religions « sans dieux », dont le caractère
apparemment inchoatif nous déconcerte tellement, au point qu'on a pu refuser
de leur appliquer le terme de « religion » pour se contenter de celui de «
mythologie », sont en réalité les plus systématiques, en leur absence de
différenciation institutionnelle, la religion se donne à concevoir, dans cette
perspective, comme une relation de l'humanité avec elle-même sous le signe de
la dépossession au profit d'un autre qu'elle. Dépossession qui prend sens à
partir et en fonction du politique et des divisions que celui-ci lui assigne pour
destinée.
En ce nœud primordial, le politique et le religieux s'éclairent l'un par l'autre.
Le politique, se découvre-t-il, consiste en une série de partages constitutifs dont
le système procure aux communautés humaines la propriété irréductiblement
originale qui justifie d'en parler comme de communautés politiques, celle
d'avoir prise sur elles-mêmes. Elles sont dotées de la capacité de se définir, de
s'organiser, d'agir sur elles-mêmes, et cela de façon pratique, par leur structure
même, antérieurement à l'activité consciente et volontaire de leurs membres ;
laquelle structure repose sur la scission de la communauté d'avec elle-même
suivant plusieurs axes, dont l'axe du pouvoir n'est que le plus manifeste. Elle
doit se séparer d'elle-même pour s'appréhender. L'identité humaine est
construite autour d'une logique du paradoxe, ainsi qu'on commence à
l'entrevoir dans différents domaines qui touchent aux aussi au noyau
anthropogène, par exemple le fonctionnement du langage. La condition
politique en est l'illustration éclatante : l'union passe par la division ; la
possession de soi est suspendue à la séparation d'avec soi.
La nature paradoxale du religieux se comprend en regard des paradoxes de
l'existence politique. Il est le moyen de se posséder par la dépossession.
L'extériorité du fondement est le vecteur d'une essentielle proximité avec soi.
Non seulement elle interdit le déploiement des séparations politiques, non
seulement elle assure la communauté d'une liaison, d'une cohésion, d'une
unité sans faille de ses composantes, mais elle garantit une intime conjonction
de l'existence collective avec ses raisons d'être. Elle l'assoit dans la certitude
d'être ce qu'elle doit être, puisqu'elle se déroule de part en part en conformité
avec sa norme suprême. En sens inverse, l'avènement à une existence politique
explicite, la réappropriation de ses raisons d'être par la collectivité contre la
dépossession religieuse se solderont par la douloureuse expérience de la
soustraction à soi, de la dispersion, de la contradiction intime, de la désunion,
d'une incertitude essentielle sur ce que doit être l'organisation collective.
Ce parti pris initial de l'unité humaine au moyen de l'extériorité religieuse
ne peut être conçu, si étrange que cela puisse paraître, que comme le résultat
d'un choix. Il a beau s'être imposé partout, sans exceptions repérables, aucun
déterminisme n'est capable d'en rendre compte. Cela ne veut pas dire qu'il est
sans raison. Il est possible aussi bien d'en scruter les bases — ce qui rend
l'humanité susceptible de religion — que d'en interroger la signification
intrinsèque. Reste que ces données une fois réunies, le mystère du passage à
l'acte demeure. Une énigmatique liberté de l'humanité vis-à-vis d'elle-même
est intervenue dans cette décision sans sujet individuel ou collectif pour la
prendre, quelque chose comme une réaction vis-à-vis de ce qui la fait être ce
qu'elle est, une manière de disposition de soi, à un niveau abyssal où nous
n'avons guère eu accès jusqu'à présent et par rapport auquel le mot
d'inconscient paraît faible. Sûrement butons-nous là sur l'énigme principale de
notre passé profond. Nous saurions mieux qui nous sommes si nous étions en
mesure de l'élucider.
Le fait est, toujours est-il, que l'humanité a commencé par la religion, c'est-
à-dire par le refoulement du politique. Elle n'en est venue que tard, par rapport
à cette immense premier âge, à un mode de fonctionnement expressément
politique, et encore, de façon très longtemps équivoque ou mitigée.
Refoulement n'est pas abolition. Les sociétés « sauvages », les sociétés d'avant
l'État, sont organisées politiquement, même si c'est sur un mode où la place
institutionnelle du politique est des plus restreintes. Il n'y a qu'une seule
humanité politique, autrement dit, ce qui n'empêche pas cette condition
commune de se présenter sous des visages prodigieusement contrastés. Cette
variété des expressions est partie intégrante de sa définition. Deux axes
d'enquête s'imposent logiquement, à partir de là : l'analyse des variations et
l'éclaircissement de l'invariable. Il s'agit, d'un côté, de reconstituer les
configurations exemplaires et de suivre les métamorphoses de ce nœud du
politique et du religieux au-delà de ses incarnations premières ; il s'agit, de
l'autre côté, de cerner la nature exacte de ces articulations instituantes en
lesquelles consiste le politique, de dégager l'architecture subtile grâce à laquelle
s'établit et se perpétue l'être-ensemble. Telles ont été les deux lignes de force
selon lesquelles s'est développée l'exploration engagée avec cette
reconsidération des commencements de l'histoire humaine, comme on eût dit
à l'époque des Lumières. J'ai proposé dans Le Désenchantement du monde une
esquisse d'ensemble de l'histoire politique de la religion relue dans cette
perspective. Les essais rassemblés dans ce livre représentent autant de tentatives
de déchiffrement des temps forts ou des tournants du même parcours, pris
plutôt sous l'angle de la structuration politique. Il ne me semble pas inutile
d'insister sur la périodisation qu'elles dessinent. Le recul qu'elle fournit en fait
une table d'orientation efficace vis-à-vis du dédale du présent.

LA NAISSANCE DE L'ÉTAT

En regard de ce recouvrement inaugural du politique par l'altérité religieuse,


l'événement qui apparaît comme le tournant majeur de l'histoire humaine,
comme le moment pivot autour duquel elle bascule est la naissance de l'État.
Elle correspond dans cette perspective à une révolution religieuse brisant
l'hétéronomie religieuse qui prévalait initialement. Le fondement extérieur
possède désormais des représentants à l'intérieur de la communauté humaine,
justifiés à commander par leur participation à l'ordre surnaturel. Le politique
devient visible au titre de la médiation qu'il opère avec l'invisible ; il acquiert la
consistance institutionnelle de structure de domination qui nous est familière
en tant que relais du religieux. Cette matérialisation de l'extériorité religieuse
dans l'espace collectif ne bouleverse pas seulement la trame des rapports
sociaux en les remodelant selon la hiérarchie ; elle transforme tout autant la
teneur du religieux. Elle donne au surnaturel le visage du divin. Surtout, en le
présentifïant, en l'impliquant dans un lien de société dorénavant travaillé par la
dynamique de l'imposition interne et de l'expansion externe, elle le rend
malléable, en quelque sorte, elle l'installe à portée de questionnement. Il ne va
plus cesser de changer sous l'effet des changements de la base sociale et
politique et de la pression à l'ajustement à laquelle ces mouvements du fondé
soumettent la figure du fondement, mais aussi des innovations spirituelles
appelées chez les acteurs par ces décalages entre l'expérience commune et
l'image de l'ordre divin supposée en rendre raison.
On ne saurait trop souligner à cet égard la méprise de la thèse classique selon
laquelle la religion n'aurait été inventée que pour légitimer l'ordre social et
l'obéissance politique. Elle n'est pas entièrement fausse, mais elle en reste à la
surface statique des choses et à ce que la religion dit d'elle-même. Faute de
recul, faute de discernement de la neutralisation antérieure du politique par la
religion, elle ignore l'interaction dynamique entre l'idée religieuse et
l'économie du commandement qui se noue dès lors que l'invisible s'incarne
sous forme d'autorité parmi les hommes. En réalité, les grandes machines
impériales en lesquelles se prolonge l'avènement de l'État ont fonctionné, sur la
très longue durée, à l'échelle des trois millénaires qui séparent leurs débuts du
commencement de notre ère, comme de formidables appareils à réduire
l'altérité du fondement. Leur action souterraine a créé les conditions, en leur
sein ou sur leurs bords (comme dans le cas du monothéisme juif ), des percées
de l'« âge axial » où se sont forgées les figures du divin et les démarches de
pensée sur lesquelles nous continuons de vivre. La pointe avancée la plus
étonnante de cette ouverture de la dette inquestionnable au questionnement a
été, en marge là aussi des machines despotiques, dans le microcosme très
singulier de la cité, la mise en question de l'ordre de la cité lui-même entre ses
membres. Soit la naissance de la politique, avec et grâce à l'émergence de la
démocratie, la politique comprise comme cette activité où les contraintes
constitutives du politique deviennent l'objet de la délibération et de la décision
collective1. Une percée fragile et brève, vite recouverte par le retour de
l'assujettissement aux dieux et à leurs délégués, mais dont les fruits fulgurants
n'allaient plus arrêter de cheminer dans les esprits, avant de trouver, vingt
siècles plus tard, les conditions d'un nouvel épanouissement, sur des bases cette
fois plus solides.
Le second tournant décisif de l'histoire, dans la même perspective, est celui
qui va justement procurer ses fondations à la démocratie telle que nous la
pratiquons, à savoir l'apparition de l'État moderne. Le secret de cette
transformation de l'État tel qu'on le connaissait depuis quelque chose comme
quatre millénaires et demi, n'est autre que la sortie de la religion. Il était le
relais du religieux. Il devient l'appareil au travers duquel la communauté
humaine s'assure de ses propres raisons et des moyens de sa définition,
autrement dit un appareil à matérialiser Pauto-suffisance de l'ici-bas, autrement
dit encore, la machine qui rend l'autonomie humaine concevable en lui prêtant
corps de manière opératoire. Pour la première fois, en se dissociant du
religieux, le politique apparaît au grand jour et devient identifiable en lui-
même et pour lui-même — le regard de Machiavel, début XVIe siècle, apporte à
cet égard le plus parlant des repères : il atteste de ce que le politique est devenu
pensable en tant que tel. Ce processus de dégagement va prendre beaucoup de
temps. S'il commence, donc, à se laisser repérer dans les parages de 1500, s'il
connaît un temps fort autour de 1600 avec l'émergence de la notion même d'«
État » (l'État moderne et l'État en possession de son concept), nous sommes
toujours en train d'en subir les soubresauts et les contrecoups. Il a été tout sauf
linéaire. Il est à appréhender dans sa continuité, néanmoins, au-delà des
revirements et des ruptures qui l'ont scandé. Ce travail de remodelage du
politique hors de la religion est le foyer de ce qu'il est possible d'appeler, d'un
terme englobant, la révolution moderne, la révolution qui fédère les multiples
révolutions qui ont bouleversé l'ensemble des aspects de l'établissement
humain-social depuis le XVIe siècle. Elle se ramène dans son principe à
l'autonomisation pratique du politique et à l'autonomisation métaphysique des
communautés humaines grâce au politique. Toute la difficulté est de s'orienter
au milieu des expressions de ce principe si simple sur le papier. Elles n'ont cessé
de surprendre ou de tromper, depuis des siècles. Elles continuent.
Avant de venir à cet aval tumultueux, je voudrais quand même dire quelques
mots sur l'amont de l'événement, ne serait-ce qu'afin d'écarter le soupçon de
complaisance envers l'hypothèse d'un surgissement ex nihilo. Il n'y a pas, au
contraire, d'émergence plus préparée par un travail d'accumulation séculaire.
Elle s'enracine, très loin en amont, dans la matrice chrétienne, dont je me suis
efforcé par ailleurs de cerner la spécificité. Mais celle-ci ne suffit pas, à loin
près, à rendre compte des puissants soubassements qui se cachent derrière les
passages à l'explicite du XVIe siècle, que ce soit dans le domaine politique,
religieux ou intellectuel. Le phénomène déterminant est la cristallisation, lors
du tournant du XIe siècle, des conditions qui allaient permettre l'exploitation
effective des virtualités inscrites dans le dispositif chrétien de l'incarnation en
matière de relations du ciel et de la terre : l'avènement, avec la « révolution
féodale », de bien plus que d'un type nouveau de liens sociaux et d'économie,
d'un mode nouveau d'occupation de la sphère terrestre ; l'apparition, avec la «
révolution grégorienne » dans l'Église, d'un type d'autorité spirituelle et
d'institution jamais vu ; la constitution avec les « royaumes », d'une forme
politique qui, sous ses dehors faussement traditionnels, allait subvertir et
supplanter la vieille logique des empires. Une fois que ces éléments sont en
place, le socle de notre histoire est posé. La suite du parcours sera d'une
remarquable continuité, à tel point qu'il n'est pas illégitime d'y reconnaître une
séquence unique, bousculant les partages hérités, Moyen-Âge, Renaissance,
époque moderne. Il s'agit de bout en bout d'une même histoire : le millénaire
de la révolution européenne, la révolution de la sortie de la religion et de la
condition politique assumée en conscience. Cela n'empêche évidemment pas
de continuer à découper des étapes et des périodes au sein de ce parcours. La
spécification du moment « moderne », par exemple, puisqu'on parlait de lui,
du moment où des développements jusqu'alors obscurs accèdent à l'existence
manifeste, conserve sa pertinence. Mais elle prend une autre signification et un
relief supplémentaire en étant relativisée par un objet commun, en s'inscrivant
sur fond d'une unité de processus.

LE RENVERSEMENT LIBÉRAL

S'il ne s'agissait que du politique, les choses seraient relativement simples,


encore que ses développements aient pris parfois un tour inattendu. Mais, les
aperçus qui précèdent relativement à l'amont permettent de l'anticiper, c'est
une transformation beaucoup plus vaste qui s'est opérée à la faveur de la sortie
de la religion. Il n'est pas de domaine ou de secteur de l'être-ensemble qu'elle
n'ait touché. Elle s'est traduite en particulier par la dissociation de la cohérence
collective immédiatement lisible qui résultait de la subordination à un pouvoir
chargé lui-même de répercuter la dépendance envers l'ordre surnaturel. À cette
unité hiérarchique conférant à chaque élément sa place au sein du tout s'est
substituée une autonomisation des composantes de l'existence collective qui a
rendu problématique le fonctionnement de l'ensemble, et spécialement la place
du politique, une fois détrôné de son ancienne prééminence.
Ce démembrement de la conjonction organique qu'assurait le nœud du
politique et du religieux a emprunté deux grandes voies. Il est passé d'abord
par une révolution du droit qui a propulsé l'individu sur le devant de la scène ;
il a pris ensuite le chemin d'une révolution de l'orientation de l'activité
collective dans le temps qui nous a projetés dans la condition collective qu'on
évoquait en commençant.
À partir du moment où émerge, avec l'État moderne, un pouvoir qui n'est
plus médiateur avec l'au-delà, mais de fait séparateur, facteur d'immanence et
non de rattachement à la transcendance, s'ouvre sous ses pas une question
béante de ce qui peut le légitimer dans sa tâche. L'avènement de l'État
moderne est inséparable du surgissement dans son sillage du problème de ses
fondements en droit, lequel va entraîner une redéfinition totale des conditions
de son établissement et de son fonctionnement. Car il n'y a que deux solutions
et deux seulement au problème de la légitimité. Ou bien elle tombe d'en haut,
ou bien elle monte d'en bas, pour simplifier à l'extrême. Où bien elle s'impose
de l'extérieur, en tant que loi du tout, ou bien elle se forme de l'intérieur, à
partir de la volonté des acteurs, pris dans leur indépendance primordiale. Si
l'on se détourne des dieux, il n'y a d'autre choix que de s'en remettre aux
individus, et de concevoir l'unité politique comme le résultat d'un accord des
atomes de droit, si improbable que cette genèse puisse paraître. La Révolution
des droits de l'homme se chargera de montrer que cette construction qui
semblait de pure théorie avait vocation à s'incarner et à devenir la loi de
fonctionnement de nos sociétés, non sans faire violemment ressortir par la
même occasion la difficulté de principe inhérente à l'entreprise. Le politique
peut-il réellement se dissoudre dans le droit, se ramener au statut d'instrument
des libertés individuelles, comme il est de la logique de la construction de le
faire croire ? Il doit se plier à leur règle, mais est-ce à dire qu'il peut s'y résorber
?
Mais c'est avec le basculement vers la production de l'avenir que la
perplexité sur la nature et la place du politique va prendre un tour permanent
et radical. Si révolutionnaire que soit l'exigence de refonder l'organisation du
corps politique à partir des droits de ses membres, elle laisse intacte l'idée que
la composition de ces droits individuels s'exprime dans l'unité d'un ordre
politique où le pouvoir exercé en commun est ce qui commande l'existence
collective. De ce point de vue, les aspirations les plus extrêmes suscitées par la
percée du droit naturel moderne restent compatibles avec le principe dont
l'État absolutiste donne l'illustration concrète durant son âge classique : on
enlève la religion, il reste la primauté ordonnatrice du politique, à l'appui de
laquelle la raison et l'individu remplacent petit à petit la révélation et la
hiérarchie des incorporations. La question étant de trouver la bonne manière
de faire droit à ces nouvelles sources justificatrices. C'est ce principe qui
semblait installé pour la suite des siècles que l'entrée dans la condition
historique va subvertir de fond en comble, en ouvrant la perspective d'une
révolution autrement profonde que celles conduites au nom du droit. Le
déploiement de l'autonomie entamé au travers de l'indépendance du politique
et de la redéfinition du droit va révéler une dimension supplémentaire en
touchant l'axe du temps, en substituant l'appel du futur à l'autorité du passé.
L'extériorité surnaturelle, dans le cadre des sociétés religieuses, se combinait
nécessairement toujours avec l'antériorité temporelle. La structuration
hétéronome ne se limitait jamais à la dépendance envers une loi divine au
présent ; elle était associé par essence à l'assujettissement à une tradition dans
laquelle cette subordination à plus haut que soi s'est sédimentée. Dans l'autre
sens, le passage à l'organisation autonome implique l'émancipation vis-à-vis
des modèles du passé et une projection dans le futur qui libère l'invention de
soi. L'autonomie ne va pas consister simplement à se donner sa propre loi et à
se gouverner ; elle va consister bien plus fondamentalement à se faire soi-
même, à se constituer concrètement dans la durée. Tel est le grand basculement
de la condition humaine sur son axe temporel qui se joue entre 1750 et 1850,
de la percée du progrès à la libération des énergies du travail de la technique et
de l'industrie. Il érige l'historicité en dimension centrale de l'expérience
collective. Le changement subi fait place à l'autoproduction délibérée, une
autoproduction passant pour une notable part, ce n'est pas le moindre de ses
problèmes, par la production matérielle.
Il s'ensuit un bouleversement complet de l'agencement des communautés
humaines, une inversion de la base et du sommet que l'on peut résumer dans la
notion de renversement libéral. Le politique est irrévocablement destitué de sa
primauté ordonnatrice par la perspective dynamique de la création historique.
Celle-ci fait surgir dans le champ de vision une entité nouvelle, appelée à
prendre une importance toujours plus grande, la société, à laquelle elle confère
la prééminence au titre de moteur de l'invention collective. Ce qui compte en
priorité, désormais, ce n'est pas l'ordre défini et imposé d'en haut, c'est le
mouvement émané d'en bas. L'instance d'ordre que demeure l'État ne peut
être qu'au service du mouvement, dont le siège se trouve dans cette sphère des
relations immédiates entre les êtres où ils déploient leur ingéniosité et leur
labeur, à la poursuite de leurs intérêts propres, et où ils échangent les fruits de
leur travail. Si l'on veut libérer la puissance d'histoire de la sorte inscrite dans la
société civile, il est indispensable d'en assurer l'indépendance par rapport à
l'État, comme de garantir la liberté de manœuvre de ses composantes. Pareille
consécration ne peut être valablement obtenue, en réalité, que si l'on fait du
gouvernement ce qu'il doit être, compte tenu de cette primauté de la société, à
savoir la représentation de ses intérêts. La tâche du pouvoir n'est plus de
constituer la collectivité, elle est d'exprimer une société devenue distincte de
lui.
C'est en fonction de l'orientation historique, ainsi, que les principes de la
liberté se sont imposés au sein de notre monde, en reprenant largement le
langage du droit naturel, mais en l'infléchissant de manière sensible par rapport
à sa logique d'origine. La pensée d'un Benjamin Constant nous permet de
saisir sur le vif ce travail de transposition et d'adaptation, avec ses équivoques et
ses flottements. La nouveauté cruciale réside dans cette dissociation de la
société civile et de l'État, fort étrangère à la pensée contractualiste, et devenue
l'articulation centrale de nos sociétés, de par leur projection active vers l'avenir.
Je propose de parler de fait libéral à son propos, pour le distinguer de
l'idéologie libérale et lui reconnaître sa portée de donnée organisatrice, tout en
sauvant sa dimension idéologique. Car cette disposition de nos sociétés dans le
temps, cette orientation on ne peut plus pratique de leur activité, ne vont pas
sans de lourdes conséquences intellectuelles. La condition historique est
inséparable d'un « libéralisme minimal », pourrait-on dire, se résumant dans les
conditions de l'ouverture de la collectivité au changement, et de la
participation de ses membres à l'innovation collective — nos sociétés sont «
ouvertes » en ceci qu'elles sont ouvertes d'abord sur le futur de leur propre
invention. Ce libéralisme élémentaire, devenu concrètement une manière
d'être à base d'accueil du devenir, ne peut être comprimé sans porter atteinte à
l'identité la plus profonde de nos sociétés. En revanche, il laisse entièrement
ouverte — autre ouverture à souligner — la question de savoir comment
aménager les alentours de cette articulation centrale, question par rapport à
laquelle l'idéologie libérale au sens strict, en tant que vision d'ensemble de la
société organisée autour du fait libéral, ne jouit d'aucun privilège particulier.
Ce que nous venons de vivre, précisément, sous le coup du tournant des
années 1970, c'est la disparition des alternatives révolutionnaires prétendues à
ce libéralisme structurel du fait libéral, c'est-à-dire, en réalité, à la société de
l'histoire. La formule de celle-ci a achevé de s'imposer. Il reste à en redéfinir la
politique, c'est-à-dire la confrontation des doctrines sur ce que peut et doit être
la société de l'histoire en tant que société.

DE LA RÉSURGENCE À L'ÉCLIPSÉ
DU POLITIQUE

Le problème, pour ce qui nous concerne directement ici, est de savoir ce que
devient le politique après ce détrônement qui confère la prééminence à la
société et qui, par voie de conséquence, intronise la politique en tant
qu'expression de la société. Il perd à tel point sa majesté et l'évidence
surplombante de son rôle, la société s'affirme avec une telle force dans son
dynamisme organisationnel et sa capacité d'influence sur le pouvoir qu'on
pourra être tenté de croire à sa disparition prochaine. Comme si, ramené à des
tâches subalternes de maintien de l'ordre, il ne représentait qu'un résidu
répressif appelé à se résorber dans l'autogouvernement collectif, une fois les
conditions de l'émancipation totale de la société parvenues à maturité. Il n'en
sera rien. Ce qu'il perd en visibilité ostentatoire, il le regagne en rôle
opératoire. Il s'efface derrière le spectacle animé de la politique représentative,
mais il conserve en arrière plan la fonction constituante qu'il remplissait depuis
toujours. Il se met à la remplir, simplement, sur un autre mode et par d'autres
voies. C'est la face cachée du fonctionnement de la société de l'histoire : elle
repose sur un socle qu'elle n'avoue pas et qui lui devient de plus en plus obscur
au fur et à mesure qu'elle avance et croît.
Officiellement, elle ne connaît que la société des acteurs privés qui se servent
de leur expression publique en tant que citoyens pour désigner un
gouvernement conforme à leur idée des besoins collectifs. Mais derrière le
gouvernement, il y a l'État qui procure son effectivité au pouvoir social et dont
les attributions s'élargissent en dépit des prévisions de la théorie. Derrière la
société, il y a la nation, qui assure l'intégration du collectif et sa continuité
dans le temps, au-delà des liens inter-individuels et de leur mobilité. En
principe, il n'existe plus que de la politique, puisque la totalité des options et
des règles mises en œuvre par la puissance publique en vient à être soumise à la
délibération et à la décision des citoyens. De ce point de vue, il n'est pas
excessif, même, de parler d'un sacre de la politique, par rapport à ses début
héroïques et fragiles du temps de la cité grecque. Le gouvernement
représentatif, avec ce qu'il exige d'activité constante autour de la désignation
des gouvernants et du contrôle de leur action, lui apporte un théâtre d'exercice
qui, pour être moins ambitieux, à première vue, se révèle pour finir
incomparablement plus stable et, surtout, plus exigeant réflexivement. Mais en
réalité, derrière la politique omniprésente, il y a le politique qui lui donne ses
bases, ses instruments, son cadre. La politique explicite mobilise une
structuration implicite du domaine collectif assurée par le politique. Celui-ci
commande de moins en moins, il n'en grandit pas moins en importance en
fonctionnant comme la forme sous-jacente qui permet au contenu manifeste
de se déployer. C'est ainsi que l'État-nation s'affermit, au XIXe siècle, du même
pas que la société s'autonomise, en liaison avec l'approfondissement de
l'orientation historique, et que ses droits politiques s'étendent, qu'elle passe
irrésistiblement d'un libéralisme étroit à une démocratie libérale de masse.
Cette dissociation du politique et de la politique caractéristique de la
démocratie des Modernes (par opposition à la fusion caractéristique de la
démocratie des Anciens), est la clé de voûte de notre monde en même temps
que la source de ses difficultés récurrentes. Car l'ajustement des deux
dimensions n'a rien d'automatique ni de nécessairement harmonieux. Il est
sujet à la discordance, à la tension, au déséquilibre. Celles-ci sont au cœur des
deux grandes crises par lesquelles l'avancée de la démocratie s'est soldée au XXe
siècle. Elles sont de signe inverse, de façon remarquable. Alors que la première
a été marquée par le retour offensif du politique aux dépens de la politique, la
seconde, où nous baignons toujours, et qui est loin, sans doute, d'avoir fait
sentir tous ses effets, tourne, à l'opposé, autour de la disparition du politique,
disparition qui, au lieu de profiter à la politique, l'entraîne dans sa chute.
À un moment déterminé du parcours, le renforcement de l'infrastructure
politique a pu faire croire qu'il était le remède à l'impuissance du
gouvernement représentatif. En face de l'incapacité, qui pouvait paraître
irrémédiable, de la représentation à dégager une expression sincère de la société
ou à fournir une réponse cohérente et efficace à ses besoins, l'Etat proposait ses
ressources inédites en matière de gestion globale, tandis que la nation dressait
sa force, tout aussi neuve, d'unification collective. Ce sera l'explosion des
totalitarismes, dans le sillage de la Première Guerre mondiale. Ce qu'ils ont en
commun, en leurs figures radicalement antagonistes, c'est une même foi
anachronique dans le pouvoir d'englobement et de commandement du
politique, comme s'il était possible de lui restituer son ancienne primauté
ordonnatrice, en en finissant avec l'ouverture de l'histoire, que ce soit au titre
de son accomplissement révolutionnaire ou de l'arrachement à son illusion, de
la restauration d'un ordre hiérarchique dont il n'eût jamais fallu s'écarter. Dans
l'un et l'autre cas, sous des visages mortellement ennemis, on a affaire à un
même combat de retardement, à la dernière bataille possible pour la suprématie
du politique dans le cadre de la société de l'histoire, sur la base d'une
fantasmagorie sécrétée par celle-ci.
Avant même que les séquelles de l'assaut totalitaire aient été complètement
liquidées, le balancier était reparti dans l'autre direction. En quelques
décennies, il nous a fait passer de l'illusion de la toute-puissance du politique
au mirage de son extinction. La réforme et la consolidation des démocraties
libérales dans l'après-1945, une phase de croissance économique
exceptionnelle, la « longue paix » dictée par l'équilibre nucléaire ont créé les
conditions d'un nouveau bond en avant de la société de l'histoire, à partir des
années 1970. Il s'est traduit par un processus de libéralisation d'une ampleur
sans précédent, auquel la désagrégation de l'empire soviétique a donné sa
portée finale en même temps que sa dimension mondiale depuis les années
1990. Sa manifestation la plus spectaculaire est naturellement le retour en
grâce de l'automatisme des marchés à une échelle élargie, mais il ne faut pas se
laisser hypnotiser par ce dernier ; il ne représente qu'un aspect d'une
transformation qui concerne l'ensemble de la vie collective. La libéralisation a
aussi bien le visage d'une individualisation démultipliée par rapport aux limites
qui la bornaient antérieurement, d'une dissolution des encadrements familiaux,
moraux, communautaires qui comprimaient la liberté des personnes. Cette
consécration de l'individu sous les traits de l'homme des droits de l'homme
donne le ton de la puissante autonomisation des sociétés civiles qui constitue
l'expression politique du phénomène, avec l'abaissement concomitant de
l'autorité des puissances publiques. La sacralité et le prestige qui continuaient
d'entourer l'action des pouvoirs, voici peu encore, se sont volatilisés. Bref, le
politique qui persistait et insistait au travers de la politique est en voie de
s'effacer de la scène ; il ne reste plus de visible et de légitime dans la lice que
l'expression des intérêts des individus et la protection de leurs droits. La
politique occupe enfin toute la place ou presque.
Elle ne s'en porte pas mieux pour autant. Loin de s'épanouir, comme le
voudrait la saine théorie, elle dépérit. L'éclipsé du politique associée à la
démocratie des droits aboutit en fait à mettre la démocratie en crise. Elle la
vide de son effectivité. Elle la détourne des moyens de se gouverner. En un
mot, elle la rend impuissante. Elle l'entraîne à la poursuite du leurre d'une
liberté sans pouvoir, où les individus intronisés maîtres d'eux-mêmes se
découvrent sans prise aucune sur leur destin. L'idée qu'ils se font de leur
souveraineté les empêche de se reconnaître dans les instruments de la puissance
collective sur soi ; elle tend à leur rendre impensable le cadre où elle pourrait
s'exercer. Davantage, elle leur fait croire que l'accomplissement de la
démocratie passe par leur abolition, que l'universa lisation du règne de
l'individu exige l'élimination des frontières et des appareils d'imposition
collective. Elle les pousse, en d'autres termes, à détruire ce qui soutient leur
liberté. Car ce bel automatisme du fonctionnement social est loin de marcher
tout seul. Il s'étaye plus que jamais sur le politique, l'imprévu de la trajectoire
de celui-ci étant qu'il s'est rendu discret en accroissant son rôle. Il est devenu
davantage ce qu'il avait commencé d'être, c'est-à-dire infrastructurel, position
qui fait, désormais, que plus il est important moins il se voit. C'est pourtant
bien lui qui porte ce monde qui prétend se passer de lui. C'est l'affermissement
fonctionnel du cadre des États-nations grâce à la redistribution et à la
régulation qui a rendu possible ce degré supplémentaire d'émancipation des
sociétés civiles et des individus ; c'est lui qui a rendu possible, vers l'extérieur,
l'ouverture internationale, le développement de la communication des sociétés
et de la libre liaison de leurs acteurs. L'étonnant est de voir cette réussite
déboucher sur une crise d'identité autodestructrice, où des démocraties saisies
par la démesure de leur foi en elles-mêmes en arrivent à méconnaître ce qui
leur permet d'exister au point d'être tentées de le déconstruire.
Nous en sommes là, sans pouvoir dire ce qu'il en adviendra de cette
contradiction, sauf qu'elle est solidement installée. Quant au déploiement de
ses effets et quant à ses issues possibles, nous en sommes réduits aux
conjectures. La seule chose assurée est qu'elle constitue la figure actuelle, et
peut-être durable, de notre condition politique, une figure placée sous le signe
de la difficulté à l'assumer. Sans vouloir tirer de conclusion précipitée de ce qui
pourrait n'être, au regard de l'histoire qu'on a traversée, qu'une disposition
fugace, un soubresaut infinitésimal, il est troublant de se retrouver, au sortir de
l'interminable neutralisation du politique par l'hétéronomie, devant sa
dénégation au nom des principes de l'autonomie.
VERS UNE THÉORIE DE L'ÊTRE-ENSEMBLE

Tel est, brutalement résumé, le parcours que dessinent ces études. Ce qui
m'a paru justifier leur réunion est précisément la cohérence du tableau qu'elles
composent. Elles explorent les principales configurations à partir desquelles il y
a du sens à interroger la nature et la fonction du politique. Leur rédaction s'est
étalée sur trente ans. On ne s'étonnera pas d'y relever quelques flottements
dans la conceptualisation, rendus plus sensibles encore par la continuité des
préoccupations. Elles témoignent des tâtonnements d'une recherche, recherche
que l'élargissement de son spectre a permis, j'espère, à la fois d'affermir dans
ses notions et d'approfondir dans son intention.
Surtout, elles portent l'empreinte du formidable déplacement intervenu
depuis ce fatidique milieu des années 1970. Les premières ont été conçues sous
l'empire de la grande question qui tenaillait les esprits depuis 1917 et 1933 et
qui a déterminé la renaissance de l'interrogation sur le politique au XXe siècle,
la question du totalitarisme. Il y avait là une révélation par le monstrueux
d'une dimension escamotée aussi bien par l'optique libérale que par l'optique
marxiste, dont les enseignements exigeaient d'être pris au sérieux. On reste
stupéfait, d'ailleurs, à distance, qu'ils l'aient été aussi peu. Et puis il a fallu
apprendre à vivre avec un changement de direction de l'histoire et du monde,
qui n'a cessé de s'amplifier depuis lors, en nous emmenant loin de cette
problématique d'origine. La disqualification du politique, sa marginalisation se
sont installées au lieu et place de sa magnification révolutionnaire et du péril de
sa domination totale. Il a fallu apprendre à le penser à l'épreuve de sa
disparition annoncée ou de son occultation bien réelle, en reconsidérant sa
trajectoire moderne, en revisitant les transformations où cette évanescence
apparente pouvait avoir ses racines. C'est autour de ce travail de réexamen que
tourne la plupart des textes rassemblés dans le présent recueil, avec les
flottements, de nouveau, qui tiennent à la prise de conscience progressive de
l'étendue du revirement en train de se jouer et les incertitudes qui s'attachent
au déchiffrement d'un mouvement en cours. Ce serait une objection à leur
reprise s'il existait quelque chose comme une conscience totale et un
déchiffrement final. Tel n'est pas le cas, justement. Nous nous éveillons
indéfiniment sans parvenir jamais à la lucidité pleine et entière, et jamais le
mouvement ne s'arrête pour nous permettre d'achever notre déchiffrement.
C'est la marque de notre condition historique, à laquelle ses développements
récents ont arraché les voiles dont elle était enveloppée depuis ses débuts. Il n'y
a pas d'extraterritorialité par rapport à elle, non plus que de révolution destinée
à la clore. Nous ne pouvons pas plus ignorer que nous sommes dedans que
croire qu'elle comporte un terme qui nous en livrera le fin mot. Nous sommes
définitivement voués au provisoire et condamnés en quelque façon à le savoir,
jusqu'au milieu de la méconnaissance somnambulique qui demeure notre
incompressible liberté. Même les dormeurs ont le sommeil agité et inquiet
dans notre terrible monde. Pour autant, dans ces implacables limites, il ne nous
est aucunement interdit de viser une vérité sur notre condition, de l'intérieur
de cet élément mouvant. Nous avons de solides raisons de penser que le dernier
siècle nous a apporté des lumières décisives sur notre condition politique, entre
les situations extrêmes où il nous a plongés, les expériences contrastées qu'il
nous a imposées et les connaissances qu'il nous a permis d'acquérir. De la leçon
des Sauvages quant au possible recouvrement du politique à la tentative libérale
de s'en débarrasser, en passant par son déchaînement dans la terreur totalitaire,
il nous a délivré une palette d'enseignements qui renouvellent l'intelligence de
ce que nous sommes. C'est dans cette conviction que je me suis décidé à
republier ces coups de sonde ensemble, en dépit du sentiment que j'ai de leurs
imperfections et des distances qui m'en séparent. Ils ont au moins le mérite
d'affronter l'essentiel et d'essayer de tirer tout le parti possible de ces sources
majeures, de sorte qu'ils composent à l'arrivée une carte assez systématique du
territoire récemment ouvert à l'exploration de notre condition politique. Il m'a
semblé qu'ils pouvaient avoir leur utilité en tant que prolégomènes à la théorie
de l'être-ensemble qu'appelle l'époque. Car c'est proprement cela l'enjeu du
politique. S'il est vrai que son domaine est celui de la pluralité humaine,
comme le dit Hannah Arendt, sa question est celle de ce qui autorise, mais par
là même aussi détermine, modèle, contraint le jeu de cette pluralité, jamais
donnée naturellement, mais toujours déjà instituée2. Qu'est-ce qui tient les
hommes ensemble, irréductiblement, en les vouant au pouvoir des uns sur les
autres et à la lutte des uns avec les autres au nom de ce qu'ils ont à être — de
ce qu'ils doivent ou de ce qu'ils veulent être ? Sur ce mode d'être
spécifiquement humain, nous avons acquis quelques lumières supplémentaires.
Ces investigations voudraient avoir contribué à la cerner. C'est vers ce nœud
commun qu'elles sont dirigées.

LES TENTATIONS DE L'EUROPE

J'ai souligné le pari qu'avait représenté, au départ de cette aventure


spéculative, l'analyse de la politique des religions primitives. Je voudrais
insister, pour conclure, sur le pari que comporte, à l'autre bout du parcours,
l'analyse de l'éclipsé actuelle du politique. Je l'ai introduite sans faire ressortir
cette dimension, mais je crois utile d'y revenir. Le point est crucial tant du
point de vue de la démarche intellectuelle — comment s'orienter face à
l'opacité et à l'indéchiffrabilité du présent ? — qu'en raison de l'importance de
ses retombées pratiques. Beaucoup de notre sort futur en dépend.
Le politique a l'air de s'effacer, ai-je avancé, mais en réalité, il est plus que
jamais là, à l'arrière-plan ; il n'a fait que se métamorphoser d'une manière qui
le rend à la fois invisible et omniprésent dans le rôle de support instituant. Il
faut renverser les apparences, autrement dit, pour comprendre le
fonctionnement effectif de nos sociétés : voilà le pari.
La proposition, notons-le, a l'intérêt d'être falsifiable. Elle constitue un test
pour la théorie présentée. L'avenir se chargera, à une échéance relativement
brève, d'infirmer ou de confirmer la thèse. Autant le problème du
fonctionnement des sociétés d'avant l'État est destiné à demeurer matière à
conjectures et à controverses, autant le problème de la place du politique dans
le mécanisme de nos sociétés est susceptible, sinon d'être tranché, du moins
d'être fortement éclairé par leur évolution. En ce qui concerne le dépérissement
ou le dépassement annoncé de la forme État-nation, nous saurons assez vite à
quoi nous en tenir. Je soutiens que cette perspective qui a pris la force d'un lieu
commun en Europe relève d'une illusion d'optique, qu'elle repose sur une
confusion, qu'elle prend le recul d'anciennes fonctions pour un déclin, en
méconnaissant l'avancée des nouvelles. L'histoire jugera.
La dispute n'est pas d'ordre purement académique. Cette méprise sur la
place du politique dans l'existence collective a directement à voir, on l'a dit,
avec le marasme qui ronge la démocratie. Sur le théâtre européen, elle est au
cœur des incertitudes qui affectent la construction d'une communauté de
communautés politiques. Il est permis de poser l'hypothèse que les démocraties
ne retrouveront pas leur vitalité sans recouvrer expressément cette part dérobée
et décisive de l'être-ensemble. Aussi bien l'union des nations qui se cherche en
Europe ne trouvera-t-elle pas son équilibre sans une juste appréciation des
bases sur lesquelles elle s'édifie. Cette portée stratégique du pari sur le
politique, au carrefour des perplexités qui forment notre actualité, justifie de
regarder d'un peu plus près les circonstances dans lesquelles s'est opérée son
occultation et la teneur de la transformation qu'il a connue. Une façon de
sonder les chances du renversement de tendance que le pari conduit à postuler
comme possible et souhaitable.
Nous sommes typiquement en présence, avec cette méconnaissance, des
ravages du provincialisme européen, de l'illusion sur l'état du monde dans
laquelle leur expérience tend à enfermer les Européens. Non pas qu'ils soient
les seuls à cultiver cette chimère. Ils ont partout l'appui influent de la tribu
universelle des économistes, qui croient par profession que les marchés
marchent tout seuls. Mais les Européens ont l'originalité de les avoir rejoints
pour des motifs proprement politiques, liés aux perspectives de leur
unification, qui font de leur continent, depuis les années 1990, un laboratoire
unique. Ils s'y sont ralliés, au-delà de l'économie, en fonction de l'idée que les
sociétés politiques pouvaient elles aussi fonctionner beaucoup mieux en
s'extirpant des vieux cadres où elles étaient confinées pour accéder à une
gouvernance de niveau supérieur, en fin de compte plus naturelle, puisque
faisant davantage droit à un jeu spontané des acteurs, et restituant à la
démocratie son sens primordial d'autorégulation des libertés. Il est vrai qu'il y a
eu un moment de grâce, au lendemain de l'écroulement du concentré
d'archaïsme militaro-politique que représentait le bloc soviétique, où cette
aimable vision d'une société civile mondiale devenant capable de faire ses
propres affaires, au moyen du droit, et à l'abri de l'intrusion rétrograde des
anciens pouvoirs, semblait sur le point de prendre corps. Les attentats du 11
septembre 2001 ont brutalement mis fin à l'idylle, en retirant le partenaire
principal du jeu et en ramenant les États-Unis au classicisme de l'affirmation
nationale et de la politique de puissance. Les Européens, eux, n'en poursuivent
pas moins sur leur erre ; ils ne peuvent pas s'empêcher de persévérer dans le
rêve, parce qu'ils y ont des raisons puissantes, venues du fond de leur histoire.
Ils y sont poussés, en effet, par leur ancienneté et leur antériorité en matière de
développement de l'État-nation, c'est-à-dire de la mise en forme du politique
qui fait la spécificité de leur expérience historique, développement qui s'est
effectué dans des conditions très différentes de celles qui ont prévalu outre-
Atlantique. C'est cette divergence qui éclate aujourd'hui au grand jour.
La situation de l'île-continent entretient la tentation de l'isolement ; les
circonstances de la fondation et du déploiement de la démocratie américaine
alimentent un exceptionnalisme métaphysique érigeant les États-Unis en terre
de réalisation du bien à part d'un reste du monde voué au mal ; la réussite et la
position unique en termes de puissance poussent à l'autosuffisance spirituelle
— de qui recevoir des leçons ? — et à l'autarcie morale. À l'opposé, pour les
Européens, le façonnement des États-nations s'est opéré, depuis le départ, sous
le signe de la fragmentation, de la multiplicité des forces en présence, de la
coexistence obligée avec des entités comparables et rivales, et donc de la
compétition, tantôt en forme d'émulation pacifique et tantôt en forme de
confrontation guerrière — sous le signe de l'impossibilité, dans tous les cas, de
s'isoler, de rester à part ; sous le signe de la nécessité permanente de s'instruire
des autres, afin de n'être pas dépassé et d'être en mesure de les surpasser. Il en
est résulté le long chapelet d'affrontements que l'on connaît, jusqu'aux conflits
cataclysmes du XXe siècle, qui ont achevé d'identifier les États-nations à la
guerre. Erreur d'appréciation facile à expliquer, mais qui n'en constitue pas
moins l'écran qui empêche de comprendre ce qui s'est passé en Europe depuis
1945. Car la conflictualité n'est qu'une des faces de ce pluralisme agonistique
en fonction duquel s'est modelé l'espace européen ; il en comporte une autre
par laquelle il a créé les conditions d'une paix sans précédent. Il a fabriqué peu
à peu des entités qui ont appris, à la dure, en se mesurant les unes aux autres, à
se penser les unes en fonction des autres, à s'extraire du sentiment égocentrique
de leur unicité, à se reconnaître comme semblables, comme attachées aux
mêmes valeurs, comme attelée à la même tâche. C'est cette reconnaissance qui
a permis, après 1945, d'établir entre elles un rapprochement, une coopération,
une association comme on n'en avait jamais vu, en répudiant définitivement la
guerre. Ce sentiment de similitude explique ce qu'il a d'absolument original
dans la construction européenne, qui n'a rien à voir avec la formation d'un
État-nation fédéral. Elle consiste dans un processus de mise en commun de la
part de nations qui entendent se gouverner ensemble sans renoncer à se
gouverner chacune — davantage, afin de mieux se gouverner pour leur propre
compte, de façon à la fois plus raisonnée et plus démocratique. Ce pourquoi il
convient de parler à son propos d'une méta-communauté, du processus de
constitution d'une communauté de communautés politiques. Processus en
lequel s'exprime et s'objective l'essence de l'État-nation, tel qu'il s'est inventé
dans la dialectique de la diversité et de l'homogénéité, des divergences et des
convergences de l'espace européen. Sa formule consiste ultimement, en effet,
dans la gestion de l'universel par des communautés singulières, communautés
vouées en conséquence à s'unir sans perdre leur singularité lorsque leur formule
leur devient claire.
Ce dessein s'est épanoui à la faveur de la grande transformation qui s'est
engagée au cours des années 1970 et accélérée après 1990. Elle est passée
notamment par une maturation de la forme État-nation qui a achevé de
solidariser les nations européennes, en achevant de faire du politique une
infrastructure de relation — de relation de la communauté avec elle-même au-
dedans (État), ou de relation avec les communautés semblables au-dehors
(nation). Le trait par lequel la portée de cette maturation s'exprime avec le plus
de relief est sans aucun doute la dissociation du politique et de la guerre. La
guerre en laquelle une longue tradition nous avait accoutumés à voir la
manifestation par excellence de la primauté du politique, ordinairement
masquée par les routines de la vie sociale et rendue soudain irrécusable par la
mobilisation générale des forces collectives. Eh bien l'heure est venue de
reconsidérer l'autorité des classiques. La guerre est en voie de disparaître. Elle
est principiellement exclue des relations entre États-nations démocratiques. On
la croyait irréductiblement inscrite dans la constitution même d'unités
politiques sépa rées, et donc virtuellement ennemies. Tel n'est pas le cas. Elle
n'a ni place ni sens au sein de la similitude pluraliste qui régit la coexistence
des États-nations parvenus au plein développement de leur formule3. Le
politique est à repenser sans la guerre, à un niveau plus profond que
l'attestation incontournable que celle-ci était supposée en fournir, grâce à la
réquisition chez les acteurs de la conscience de se devoir entièrement à leur
communauté. Son essence se livre à l'opposé dans ce qui le rend absent à la
conscience des acteurs dont il autorise la libre cohabitation.
Le problème des Européens est de se situer à l'avant-garde de cette mutation,
de par la vitesse acquise de leur histoire. Leur privilège est leur péril ; il
fonctionne comme un piège, en les aveuglant tant sur le reste du monde que
sur eux-mêmes. Il leur voile que l'état de choses qui prévaut entre eux est
encore loin d'être la loi du monde, même s'il est permis de penser qu'il
représente la tendance organisatrice et qu'il est appelé à s'imposer
universellement. En attendant, une diversité considérable reste de mise, selon
le degré d'avancement, fort inégal, atteint par le processus de gestation des
États-nations. Le politique dans sa version classique, à base d'appareils de
puissance et de rapports de force, le politique tel que les Européens ne veulent
plus en entendre parler, continue de modeler pour une part notable la scène
internationale4. En s'absentant de cette réalité, les Européens s'interdisent de
peser sur elle aussi significativement qu'ils le pourraient.
Ce n'est pas seulement leur perception du monde extérieur qui est brouillée.
La même irréalité se retrouve à l'intérieur pour troubler la conscience des
ressorts autour desquels tourne leur existence collective. L'enfouissement
libérateur du poli tique, accroissant la cohésion de l'être-ensemble en cessant
de la suspendre à une contrainte exercée d'en haut, confère à l'autonomisation
des sociétés civiles une amplitude sans équivalent ailleurs. Au degré de
développement des armatures politiques en général s'ajoute, en effet,
l'hypertrophie spécifique, dictée par l'histoire, de leur dimension de structures
de relations avec les entités voisines, hypertrophie encore démultipliée par son
objectivation institutionnelle dans le mécanisme de la construction
européenne. Le résultat en est que nulle part le sentiment d'émancipation des
sociétés civiles par rapport à leurs anciens encadrements politiques n'est aussi
vigoureux. Il n'est que de comparer avec les limites que le patriotisme assigne,
en la matière, aux Etats-Unis, à une société pourtant dotée d'une consistance
exceptionnellement indépendante (si l'immigration aboutit à créer une «
société universelle », c'est dans les bornes d'une communauté politique
parfaitement identifiée).
S'il est un lieu du monde où l'on peut avoir l'impression qu'une société
civile cosmopolite est en train de se former au-delà des frontières des États-
nations, c'est l'Europe — une société vraiment civile, puisqu'extra-politique.
Avec cette réserve de taille, toutefois, que ce sont les États-nations associés qui
fournissent l'infrastructure de ce dépassement de leurs limites, et qu'à l'ignorer,
on court le risque de scier la branche sur laquelle cette libération, en ce qu'elle
a d'effectif, est assise. C'est là où l'État-nation est le plus enraciné — et
enraciné dans sa pluralité principielle de système d'États-nations — que
l'illusion qu'on est en passe d'en sortir est la plus forte. C'est lui qui la secrète.
C'est lui qui nourrit le mirage de l'autosuffisance d'une société dégagée de tout
cadre politique et capable de se pourvoir par ses propres moyens des
régulations dont elle a besoin. Capitaliser les bénéfices très réels qu'apporte sa
mue suppose de se garder des perspectives chimériques qu'il fait miroiter. Seule
une idée claire de son rôle, à distance de ces fantasmes d'auto-destitution, peut
permettre de jouir de ses acquis. Aux Européens de savoir mesurer à quoi ils
doivent leur chance actuelle, sans céder aux séductions trompeuses inscrites
dans cet aboutissement inespéré de leur histoire.
Il leur serait plus facile de se défendre contre l'illusion qui les travaille, il est
vrai, si une seconde tentation n'intervenait pour mêler ses effets à la première
et la conforter. En plus d'être en proie au mirage de la sortie du politique, les
Européens sont en proie, simultanément, au mirage de la sortie de l'histoire —
j'entends, de l'histoire comme tâche, de l'histoire à faire au futur. Ils se
renforcent mutuellement. La méconnaissance de ce qu'on fait ajoute à celle de
ce qu'on est.
Le régime de l'action historique n'a pas moins changé que le régime de
l'appartenance politique, à la faveur de la grande transformation de la période
récente. L'orientation historique de nos sociétés a connu un
approfondissement majeur. L'activité collective s'est tournée encore plus
largement et encore plus systématiquement vers le futur. Le point de vue du
changement s'est généralisé chez les acteurs. Les derniers bastions de la
conformité à la tradition ont été balayés. Jamais une telle puissance auto-
constituante n'a été à l'œuvre dans le présent. Et le grand paradoxe est que
cette démultiplication de la capacité de produire l'avenir l'a fait disparaître de
l'horizon. Elle l'a rendu imprévisible, d'abord, et plus profondément encore
infïgurable. Il est l'inconnu vers lequel nous fonçons à une vitesse accélérée et
avec des moyens toujours plus grands, sans qu'il nous soit demandé, d'ailleurs,
d'y songer. Car ce n'est pas seulement qu'il n'a plus de visage assignable, c'est
qu'il ne représente plus un pôle d'identification collective, renvoyant à une
responsabilité assumée en commun.
Avec et au-delà de l'avenir, c'est le processus historique en général qui a cessé
d'être discernable et de compter. C'est la sommation des résultats de l'action
des individus et de leurs groupements, quels qu'ils soient, au sein d'une marche
d'ensemble reliant l'héritage du passé aux fruits escomptés du futur, qui est
passée dans l'invisible. Il n'y a plus que le présent d'éclairé, un présent où seule
compte la possibilité d'innover par rapport au passé, chaque lien avec lui
n'apparaissant plus que comme une entrave ou un fardeau dont il y a lieu de se
délivrer. Un présent où il n'y a pas davantage à se préoccuper de l'avenir global,
de toute façon impossible à anticiper, étant donné la démultiplication des
projets singuliers qui concourent à le former, et qui ne sera jamais que la
résultante aléatoire et précaire des entreprises des uns et des autres. La visée du
futur a subi une individualisation radicale en laquelle s'est dissoute la
perspective d'un but collectif en fonction duquel se guider et sur lequel se caler.
La projection dans l'avenir n'a de sens qu'à l'échelle des acteurs particuliers. De
même qu'il n'y a plus que le présent, il n'y a plus que des individus. La notion
de « société », qui s'était imposée pour désigner le foyer et le support de la
dynamique collective, pâlit et s'efface à son tour. C'est en ce sens qu'il faut
parler d'une éclipse du social-historique parallèle à l'éclipsé du politique.
Le résultat de cette double éclipse est la promotion du troisième élément de
la modernité, à savoir le droit, le droit comme droit des individus, au statut de
rouage central du mécanisme collectif. Il se substitue au politique, en
fournissant une compréhension d'ensemble du processus démocratique qui
justifie, par surcroît, de se passer du politique. Il remplace le point de vue du
social-historique, en apportant un instrument de gestion du changement
adapté à la décentralisation des sources du devenir en même temps qu'à la
réduction des ambitions qui s'y investissaient5. La solution est fonctionnelle ;
elle marche dans une certaine mesure ; elle définit un équilibre susceptible de
durer. Elle n'en représente pas moins une configuration de crise foncièrement
instable. Elle laisse échapper l'essentiel, en effet ; elle se traduit par une
déperdition de substance du processus démocratique dont l'angle de vision
adopté ici fait ressortir l'ampleur. Non seulement, donc, la démocratie des
droits flotte dans le vide en ignorant ce sur quoi elle repose, non seulement elle
se voue à l'impotence en renonçant aux moyens de se gouverner au profit de la
propriété de soi de ses membres, mais elle se prive de son objet en excluant de
son champ l'histoire qui passe par elle.
La dépossession se joue dès au niveau des acteurs individuels. Le même
mouvement qui consacre leur souveraineté les coupe de leur identité. En leur
rendant la pleine propriété du sens de leur action, il leur enlève la possibilité de
concevoir ce qu'ils font comme participant d'une histoire née avant eux et
destinée à se poursuivre au-delà d'eux. Il les ferme à l'intelligence de ce qui les
a faits comme de l'intrigue dont ils sont, bon gré, mal gré, partie prenante. S'ils
sont supposés maîtres de ce qu'ils veulent, ils ignorent, en revanche, à quoi ils
travaillent — et ils ne peuvent pas ne pas le sentir, si confusément que ce soit.
Mais c'est au niveau de la décision politique et du gouvernement en
commun que la perte est la plus sensible. Elle touche à ce qui constitue l'objet
véritable, bien que non dit, de la démocratie des modernes, celle dont
l'originalité est de passer par la projection dans le temps et pour laquelle
l'exercice de l'autonomie se confond avec la production délibérée de soi.
L'enjeu suprême du processus démocratique, dans ces conditions, n'est autre
que la transformation du devenir aveugle, tel qu'il sourd du chaos des
initiatives individuelles et de la fermentation sociale, en histoire proprement
dite. C'est dans cette alchimie que consiste l'autogouvernement. Elle
commence par l'appropriation réfléchie du changement à l'échelle d'une
communauté politique particulière, appropriation qui l'érigé en une œuvre
collective justiciable d'authentiques choix publics, moyennant délibération sur
ce qui s'est passé, sur ce qui en résulte au présent et sur les décisions à prendre
au futur afin de lui donner une forme plus satisfaisante et plus méditée. Elle
s'achève avec l'inscription à la fois universalisante et relativisante de cette
histoire singulière au sein de l'histoire en général, c'est-à-dire du travail de
l'humanité pour se construire. Elle est vraiment histoire pour autant qu'elle en
représente un fragment. Mais pour être reconnue comme telle, il faut au
préalable qu'elle ait été constituée en une histoire par son imputation à un
auteur collectif en charge de la vouloir. Privée de cet enjeu par la réduction du
devenir à la composition des desseins individuels, la démocratie devient
littéralement sans objet. Elle tourne le dos aux conditions effectives de
l'exercice de l'autonomie, avec l'immense désorientation qu'engendre, en
pratique, ce renoncement à gouverner le changement au moment où il
s'amplifie.
On discerne, au passage, comment l'éclipsé du social-historique et l'éclipsé
du politique s'alimentent l'une l'autre. L'enfoncement dans l'ombre des entités
étatiques et nationales qui matérialisaient la permanence au milieu du
changement contribue à priver de support le processus réflexif permettant aux
collectivités de se situer historiquement et d'ambitionner la maîtrise du devenir
qui les traverse. Dans l'autre sens, l'effacement de ce qu'il y avait de tangible
dans l'englobement par le processus historique pour ses acteurs, que ce soit au
titre de la dette vis-à-vis du passé ou de l'obligation envers le futur, alimente
une individualisation radicale qui conspire à son tour à rejeter un peu plus
dans l'obscurité les contours du politique. C'est la combinaison des deux effets
d'optique qui fait la force du sentiment de distance à l'égard de l'ensemble du
passé, et de délivrance de ses limites, dont se nourrit l'irréalité caractéristique
du climat de l'Europe actuelle. La divergence est notable, là encore, avec les
États-Unis, où le nouveau cours à l'œuvre depuis les années 1970 est apparu
plutôt comme une confirmation de l'exceptionnalisme américain. Il faut dire
qu'outre-Atlantique, l'orientation futuriste particulièrement marquée de
l'activité collective a toujours été balancée par un puissant facteur de
continuité, lié à la proximité imaginaire ou réelle avec l'inspiration des Pères
fondateurs, au rayonnement même de l'idée de la fondation, à la vitalité
maintenue de la religion chrétienne et de l'identité religieuse du pays. Loin
d'altérer cette continuité essentielle, les renouvellements récents du régime de
l'action collective ont trouvé naturellement à s'y inscrire, alors que les mêmes
développements ont projeté les Européens dans l'apesanteur d'une post-histoire
aussi frénétique que dépourvue d'horizon. L'avancée même de leur expérience
les met en péril d'y devenir étrangers.
Tel est le contexte dans lequel se pose aujourd'hui le problème du politique,
à la pointe extrême du mouvement qui nous le dérobe. L'originalité de la
situation tient à la manière dont son occultation se conjugue avec celle de
l'histoire. En un sens, c'est la condition historique qui, conformément à son
programme natif, conspire à évacuer la condition politique de la scène, comme
une vieillerie rendue caduque par le dynamisme des sociétés et l'inventivité des
individus. Sauf qu'en l'occurrence la dilatation de cette sphère de l'action
collective conduit à la rendre incompréhensible pour ses propres protagonistes,
de sorte que leur ignorance des tenants et aboutissants de leurs entreprises n'est
pas moindre que leur aveuglement sur ce qui assure leur coexistence. Les deux
méconnaissances sont à ce point nouées l'une à l'autre qu'elles ne peuvent être
combattues qu'ensemble. Il n'y aura pas de réappropriation du politique sans
une ressaisie en parallèle de la nature de l'action historique. Elles sont les deux
faces solidaires de l'entreprise de reconstruction appelée par la crise de
conscience des démocraties libérales, oublieuses aussi bien des moyens
politiques qui les rendent démocratiques que de la matière historique qui leur
impose d'être libérales. Elles ont à reconquérir le sens de leur place dans le
temps, le sens des tâches qui les attendent au futur compte tenu des liens qui
les unissent au passé. Cela ne peut se faire sans la mesure de ce qu'il y a de
permanent dans la condition politique. La juste appréciation des défis du
présent, en ce qu'ils ont d'inédits, suppose de saisir ce qui nous rattache à la
figure de toujours de l'humaine condition.

1 Je m'inscris donc en faux, par ce choix terminologique, je tiens à le souligner, contre l'usage
malheureux qui s'est répandu parmi les historiens de l'Antiquité de parler de naissance du politique en
Grèce pour désigner l'émergence de la démocratie et du gouvernement par la discussion publique (voir
par exemple Christian Meier, La Naissance du politique, Paris, Gallimard, 1995). Le souci de dignifier
l'objet conduit à une confusion dommageable. Sous quelle rubrique ranger dans ces conditions les
structures de commandement qu'on retrouve dans l'ensemble des sociétés? Il me semble préférable de
parler du politique en général à leur propos, afin de mieux spécifier cette possibilité défaire de la politique
qui naît en Grèce, avant de devenir, dans un autre contexte et sous une autre forme la loi de la modernité.
Dans la même ligne et de manière plus générale, la rigueur demande de bannir l'emploi solennisateur du
politique aux fins d'exalter la face noble du processus démocratique, disons l'exercice de la responsabilité
collective, par opposition aux basses besognes de la politique politicienne. Il est mystificateur. Qu'on le
veuille ou non, les luttes pour le pouvoir et les débats de fond constituent deux aspects d'une seule et
même sphère de la politique et sont à penser ensemble.
2 Je fais allusion aux phrases célèbres d'Hannah Arendt sur « la condition humaine de la pluralité »: «
... ce sont des hommes et non pas l'homme qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects
de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la
condition [...] de toute vie politique » (Condition de l'homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy,
1961, p. 15-16).
3 Il faut saluer à cet égard l'effort pionnier de théorisation du phénomène que représentent les deux
livres du politologue américain John Mueller, Retreat from Doomsday, New York, Basik Books, 1989, et
The Remuants of War, Comell University Press, 2004.
4 On trouvera un tableau suggestif de ce « développement inégal » chez Robert Cooper, La Fracture des
nations. Ordre et chaos au XXIe siècle, Paris, Denoël, 2004.
5 Pour une analyse plus étoffée de cette relève du politique et de l'histoire par le droit, je me permets
de renvoyer au chapitre intitulé « Quand les droits de l'homme deviennent une politique », dans La
Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, « Tel », 2002.
I
LA DETTE DU SENS
ET LES RACINES DE L'ÉTAT
Politique de la religion primitive

Dette du sens : ce que durant des millénaires les hommes ont reconnu devoir
aux dieux, ce que les sociétés ont à peu près toujours cru devoir aux opérations
des autres, aux décrets de l'au-delà ou aux volontés de l'invisible. Au travers de
l'expression nous visons la forme la plus élémentaire en même temps que la
raison la plus générale de la croyance religieuse. L'idée que nous voudrions
développer ici, en effet, c'est que la clé du problème de l'État est à chercher du
côté des racines profondes du fait religieux. Comprendre pourquoi les hommes
se sont universellement voulus débiteurs, pourquoi les sociétés ont aussi
obstinément pensé que leurs raisons d'être dépendaient d'autre chose qu'elles,
c'est comprendre pourquoi il y a eu État possible à un moment du devenir
humain-social.
Au-delà de la religion, fait positif partout attesté depuis les plus lointains
commencements, nous visons une structure ultime de l'organisation sociale
dont l'État n'est qu'une matérialisation particulière, comme la religion elle-
même n'en constitue qu'une expression spéciale. C'est aux dieux — entendons
simplement : à des êtres d'une autre nature que nous — que nous devons
d'être ce que nous sommes : proposition éminemment politique en laquelle
s'expose en quelque manière le fondement même de toute société. Il est une
nécessité au principe de cette pensée de la dette qui relève directement de la
logique primordiale commandant l'existence d'une société. Ainsi remontons-
nous à partir du lien religieux entre les fondateurs-donateurs surnaturels et les
héritiers-débiteurs que se veulent les vivants jusqu'au système des articulations
originaires capables de produire un espace social. En regard de cet universel
social, ce n'est pas seulement l'affirmation de l'altérité religieuse qui apparaît
comme institution seconde et dérivée, c'est encore le mode de gestion de la
différence du pouvoir. Ce que nous atteignons au travers de la dette
constitutive du sacré, c'est à la fois la nature du dispositif en mesure
d'empêcher la séparation du pouvoir et la raison de son déploiement possible
sous forme d'État. Nous trouvons accès en d'autres termes au point depuis
lequel tenir ce qu'il y a de commun aux sociétés sans État et aux sociétés
dominées par l'État.
Nous pourrions formuler notre problème de la sorte : le surgissement de
l'État représente-il une césure absolue dans le temps humain ? L'avènement
d'un pouvoir séparé tient-il à une création radicale, à une invention ex nihilo
dans l'histoire des sociétés ? À cette question nous répondons : non, sur la foi
précisément de l'interprétation que nous paraît requérir le phénomène
religieux. Si l'on scrute de près le mécanisme à l'œuvre dans ce report universel
de la source du sens à distance du monde des hommes, si l'on interroge tant ses
causes que ses effets, l'on se persuade que l'instauration de l'État correspond
non pas à la production d'une dimension sociale absolument inédite, mais à la
transformation d'une dimension déjà présente au sein de la société.
Transformation capitale à tous égards, certes, mais point pour autant
innovation radicale. L'État, c'est le nouveau visage d'une séparation qui
traversait déjà la société et à laquelle on ne voit quel autre statut donner que
celui de condition de possibilité du fait social même.
Nous n'entendons nullement minimiser ce disant la coupure immense que
signifie l'introduction d'une division entre dominants et dominés au sein de la
société. L'existence d'un rapport de sujétion entre des individus devenus
littéralement de nature différente alors qu'ils sont membres de la même
communauté, la ségrégation au sein de la collectivité d'une instance spéciale
concentrant entre ses mains le pouvoir de décider pour tous et monopolisant à
la fois la force et la légitimité : autant de différences massives, advenant d'un
coup, engendrant des effets incalculables, ouvrant une nouvelle époque de
l'aventure humaine. Cela, nous ne songeons pas à le niei. Nous nous bornons à
demander : cette dissymétrie entre maîtres et sujets, cette distance subitement
instaurée entre gouvernants et gouvernés, cette dépossession de la communauté
au profit d'un pouvoir qui se sépare d'elle, sortent-elles de rien ? N'ont-elles
aucune espèce d'équivalent, de répondant, d'amorce même cachée dans les
sociétés qui précèdent ? À quoi nous répondons qu'elles se situent dans le
prolongement d'une sujétion première et d'une dépossession antérieure, celles-
là mêmes qui s'expriment dans la ferme conviction de ce que les hommes
doivent l'ordre de leur monde à l'intervention de puissances autres. Sujétion et
dépossession d'un type assurément très différent de la confiscation étatique et
de la force de commandement qu'elle libère puisque la scission des maîtres du
sens d'avec le commun des mortels ne passe pas ici entre les hommes, mais entre
présents et absents, entre les vivants visibles et les maîtres de l'au-delà de telle
façon que sujets de l'invisible, les hommes le sont tous également. Et sujétion à
ce point différente, aurons-nous à montrer, que précisément agencée pour
empêcher le surgissement d'une division de la société entre gens de pouvoir et
sujets. Reste que dépossession et assujettissement il y a. L'État n'est pas apparu
dans des sociétés jusque-là maîtresses d'elles- mêmes, libres de leur organisation
et capables de se changer à volonté par le jeu du consentement général. Il a
succédé à des sociétés qui se pensaient privées de toute prise efficace sur leui
manière d'être, qui ne se reconnaissaient pas de droit sur leur ordre interne
dans la mesure où elles le croyaient dicté d'ailleurs ; et légitimé par une source
extérieure. L'avènement de l'État représente sans aucun doute une
métamorphose totale dans la manière pour la société de gérer sa séparation
d'avec le foyer de son sens et de sa légitimité. Mais cette séparation ce n'est pas
l'État qui l'a instaurée. Il n'y a jamais eu avant l'État que des sociétés de la
séparation, que des sociétés reportant au-dehors d'elles-mêmes leur principe
fondateur, l'origine de leur mode d'organisation, la source de leur sens, la
raison de leurs règles et de leurs usages. L'extériorité du fondement social
préexiste à l'État. Elle est fait premier de l'histoire des sociétés dont l'apparition
de l'État ne constitue qu'un avatar tardif — avatar décisif, certes, mais point
surgi du néant. L'État innove à tel point de par la figure ouverte qu'il confère à
la division de la société, de par l'altérité qu'il importe à l'intérieur de la
communauté des hommes jusqu'à les faire se penser d'une nature différente
selon qu'ils dirigent ou se soumettent, il introduit une telle coupure dans la
manière pour les individus de se reconnaître les uns les autres au sein d'un
même espace qu'il donne l'impression d'une invention sans précédent. L'État
c'est en effet un autre sens de l'homme pour l'homme : l'étrangeté des hommes
les uns pour les autres en fonction de la division commandement/obéissance.
Cette alté- rité pourtant qu'il injecte dans le tissu social, il ne la tire pas de son
propre fonds. Elle existait déjà. Seulement il la fait refluer au-dedans de la
société alors qu'elle commandait jusque-là la relation de la société à son dehors.
Et si l'État a été possible, c'est parce qu'il y avait déjà ce mystérieux impératif
pour la société de se lire dans autre chose qu'elle, de penser son sens sous le
signe de la dette. L'origine de l'État, il faut la chercher bien au-delà du
moment strict de la rupture de l'unité sociale sous le coup de la sécession d'un
foyer unique de pouvoir : dans ce qui peut donner sa nécessité à l'hétéronomie
qui hante depuis le début la réunion des hommes.
Nous ne disons surtout pas pour autant : l'État procède du développement
d'une virtualité présente depuis l'origine des sociétés et que leur histoire aurait
consisté précisément à porter à une expression toujours plus achevée. Il se
fonde sur une dimension d'extériorité de la société à elle-même que l'on
rencontre dans toutes les sociétés antérieures, avancions-nous. Cela ne signifie
nullement que cette extériorité devait un jour nécessairement se déployer sous
forme de séparation du pouvoir. Vainement chercherait-on dans la structure
première du fait social qui s'indique au travers de cette dette du sens, un
principe dynamique sous pression duquel s'effectuerait le passage d'une
économie du pouvoir à une autre. Dans les sociétés primitives la dette envers le
dehors est mobilisée au service de la rétention du pouvoir au sein de la société ;
dans les formations sociales étatiques l'obligation envers l'autre sert à légitimer
la différence du pouvoir : deux systèmes équivalents entre lesquels il n'est pas de
passage logique tel que l'un s'engendrerait de l'autre, et tel a fortiori que l'un
marquerait un progrès par rapport à l'autre du point de vue de l'essence de la
société. Mais deux systèmes qui représentent deux modes hétérogènes
d'assumer et de gérer les mêmes articulations primordiales qui font tout
simplement qu'existe une société. Si nous nous refusons par conséquent à faire
de l'État une création sociale absolue, ce n'est pas pour le poser dans la ligne
normale et prévisible du développement historique. C'est pour y reconnaître
l'un de ces possibles imprévisibles, fondés sur la nécessité, mais point par eux-
mêmes nécessaires, sous le visage énigmatique desquels se répète en se
réinventant, depuis les origines, l'identité à soi de l'être social. Depuis toujours,
mais pas forcément pour toujours. Car à force de répétitions, la conscience
s'éveille des contraintes auxquelles obéit obscurément mais invinciblement une
organisation sociale pour se maintenir comme telle. Les amener au jour,
apprendre à les reconnaître, n'est-ce pas en quelque façon commencer à
dissoudre les limites invisibles dans lesquelles elles ont toujours enfermé et
retenu l'entreprise des hommes ?

DE LA NÉCESSITÉ PRÉTENDUE
DE LA RELIGION

Les théories de la religion primitive sont nombreuses et diverses1. Nous


n'entrerons pas à leur propos dans une recen- sion critique qui s'avérerait très
vite fastidieuse. Sous des formes variées et avec un degré de sophistication plus
ou moins poussé, elles se ramènent en effet pour l'essentiel à la répétition d'un
même postulat ou plutôt d'un même déni : la religion n'est pas institution.
Certes, c'est toujours instituée que nous la rencontrons au sein des sociétés,
comme corps de croyances collectivement arrêtées et appareil de rites
strictement fixés et codifiés. À l'évidence, nul ne songerait à nier son aspect
institutionnel. Ce qu'obscurément on lui refuse, c'est de procéder
originellement d'une libre opération instituante, de relever d'un acte de
création exprimant un choix de la société, d'être pièce d'un dispositif dont la
fonction a été décidée. L'essence native de la religion, est-il toujours au moins
sous- entendu, c'est la contrainte. Ainsi fera-t-on de la croyance religieuse un
produit des contraintes intérieures de l'esprit, voué paraît-il par nature à
projeter au-dehors les créatures extraordinaires et toutes-puissantes qui
peuplent ses rêves. L'homme ne pouvait faire autrement que pourvoir d'une
réalité surnaturelle les fantômes suscités par son désir. C'est son enfermement
autistique premier à l'intérieur de ses chimères et ses fabulations qu'expriment
ses constructions mythologiques. A un autre pôle, on verra par contre la cause
première de toute révérence envers les forces surnaturelles dans la contrainte
externe que fait peser une nature hostile et démesurée sur une créature chétive
et désarmée. Comment un respect superstitieux et affolé pourrait-il ne pas se
porter sur les puissances à l'œuvre au sein d'un cosmos où les hommes sont
abandonnés à leurs si frêles ressources ? Ou encore, expliquera- t-on, comment
les hommes pourraient-ils faire autrement que se masquer leur solitude terrible
et leur manque de moyens ? La présence des dieux est l'indispensable secours
qui les apaise et les assure non seulement de ce que ce bas monde est fait pour
eux, mais encore qu'ils ont prise sur lui par l'intercession des esprits qui le
mènent. Et l'on pourrait multiplier les variantes sans dévier d'un pouce de la
thèse centrale. Toutes ces explications prétendues se bornent à en appeler à un
même règne implacable de la nécessité. Les premiers hommes étaient tels de
leur nature ou leurs conditions d'existence étaient telles qu'il leur fallait croire à
un au-delà, qu'ils ne pouvaient pas ne pas croire à l'intervention de forces
surnaturelles. Religion : leur seule issue, leur voie obligée.
C'est l'idée qu'on trouve même encore chez Durkheim, celui pourtant qui
s'est le plus soucié de déchiffrer le phénomène religieux en termes d'institution
et de logique sociale. Ni enlisement dans les ténèbres de la psyché, pour lui, ni
réponse dictée d'avance par l'angoisse du faible devant les forces immenses qui
le cernent. Rien que le produit des impératifs de la conscience collective, rien
que l'effet du besoin pour une société de s'assurer de son identité communielle.
S'il y a religion, c'est parce qu'il faut que se concrétise dans une croyance
unanime et objective — indépendante des consciences individuelles — le
sentiment d'existence de la collectivité. Pour qu'une société existe et se
maintienne, il faut que les agents sociaux croient en quelque façon à la
supériorité absolue du fait social sur leur réalité palpable de personnes.
Fonction que remplit la croyance en la supériorité des êtres surnaturels. En la
figure des puissances sacrées, c'est la conscience du tout communautaire qui
prend corps. Au travers de leurs dieux, c'est l'abstraite réalité de leur réunion
que les hommes adorent comme autant d'individualités constituées. La vie
religieuse est donc authentiquement invention sociale. Elle n'a de sens que par
le rôle qu'elle joue dans la cohésion et la perpétuation du monde collectif.
N'est-ce pas pleinement reconnaître à la religion un caractère d'institution au
sens où nous l'entendions ? Beaucoup moins qu'il y paraît en fin de compte. Le
schème tout-puissant de la nécessité n'est pas loin en effet. Certes pour
Durkheim le phénomène religieux est de part en part phénomène social,
phénomène instauré par la société pour la société. Mais il l'est tellement, il est à
tel point consubstantiel à l'être social, qu'il ne pouvait pas ne pas y avoir religion.
La religion est création de la société, mais création qui se confond en dernier
ressort avec l'avènement même de la société. Étant donné ce qu'est la société, il
fallait qu'il y eût religion, car la société est vouée de toute éternité à cette
reconnaissance d'elle-même au travers du culte d'une puissance supérieure à
l'homme. Pas d'autre chemin, pas d'autre possible que la religion : on reste bel
et bien avec Durkheim dans le cercle d'une idée classique de contrainte. Il reste
irrémédiablement en retrait à ce titre d'une véritable pensée du fait religieux
comme institution, comme produit de la société et donc produit dont elle
aurait pu se passer, comme résultat d'une décision sociale qui aurait pu être
autre. L'espèce humaine n'est pas vouée à la religion : elle a opté pour la voie
religieuse, elle est en passe d'y renoncer, elle aurait pu ne jamais s'y engager. Ce
qu'il s'agit de penser, ce sont les raisons qui ont placé l'ensemble des sociétés
humaines devant ce choix d'une entente religieuse d'elles-mêmes, ce sont les
fins poursuivies par l'organisation collective au travers de la convocation de ce
très curieux moyen d'action d'une communauté sur elle-même : la
reconnaissance de ce qu'elle doit son sens et sa raison d'être à autre chose
qu'elle-même.
Remarquablement, du reste, la réflexion ethnographique sur le fait religieux
a plutôt régressé depuis Durkheim. Si elle a avancé, du moins, c'est
exclusivement sur le terrain de l'analyse interne des productions de la pensée
mythique et des systèmes rigoureux dans lesquels se coulent les croyances
primitives. Sur ce point précis on ne saurait trop souligner en particulier le
caractère déterminant de la clarification opérée par Lévi-Strauss. Mais pour ce
qui touche par contre aux raisons d'être d'une pensée religieuse chez les
primitifs, à la fonction sociale qu'elle est susceptible de remplir, le recul est tout
à fait frappant. Durkheim, lui, se posait au moins le problème, et à un haut
niveau d'exigence. Tout se passe, constate- t-on avec étonnement, jusque chez
un Lévi-Strauss, comme s'il n'avait plus lieu d'être posé. Serait-ce qu'on le
suppose résolu ? Il serait légitime donc de s'interroger sur ce que pensent les
primitifs et la façon dont ils le pensent, mais incongru de se demander
pourquoi ils pensent de la sorte et quels sont les effets qui en résultent. Plus
ordinairement, hélas, ce n'est pas parce que la question a été disqualifiée après
examen attentif qu'on ne la trouve pas envisagée, c'est parce qu'une réponse
immédiate et triviale a effacé l'inquiétude à son sujet. On sait l'opinion de
Lévi-Strauss sur l'origine et la nature de la pensée sauvage : pensée à l'état
sauvage, où jouent librement, avant leur future domestication au sein de ce que
nous nommons pensée rationnelle, les schèmes logiques élémentaires qui sont à
la base de toute pensée et qui procèdent en dernier ressort de l'organisation
cérébrale même. Les sauvages ne pensent pas selon ce que l'institution
commande à la pensée, mais selon la nature première et spontanée de l'ordre
pensant. Ils ne font que déployer et projeter sur le monde le réseau de
différences et d'oppositions par lequel un pensable peut s'articuler. On
retombe dans le cadre d'une des variantes interprétatives que nous recensions.
Ce sont directement les contraintes constitutives de la pensée qui engendrent
les constructions mythico-religieuses prévalentes chez les peuples primitifs. La
pensée primitive, c'est l'exhibition à la fois méthodique et indéfinie des
principes logiques qui font qu'il y a pensée : c'est assez dire qu'il était hors de
question qu'ils puissent penser autrement.
Il est au moins un aspect de la pensée primitive que pareille vision
structurale n'explique guère, celui précisément qui nous importe : son contenu
religieux, son articulation de fond autour du thème d'un au-delà invisible. Si
l'on comprend bien, à suivre Lévi-Strauss, la manière dont la pensée sauvage
ordonne le monde de la culture avec le monde de la nature, on saisit mal les
raisons du partage fondamental qu'elle établit entre sacré et profane, entre
forces visibles et puissances surnaturelles, entre les fondateurs-législateurs de
toutes choses et leurs débiteurs humains. Il y a là un contenu de pensée qui
paraît irréductible à l'intervention d'une exigence purement logique et
classificatoire. Pourquoi cette division systématique entre ce qui tient à l'ordre
des causes premières et des fins dernières et ce qui relève de l'ici-bas, pourquoi
ce report à distance de l'ici-bas des raisons essentielles qui le meuvent et le
justifient ? À ces questions, on ne voit pas de réponse possible en termes
d'organisation interne de la pensée. Aussi ne faut- il pas s'étonner de voir
resurgir dans les parages de l'anthropologie structurale les bonnes vieilles «
évidences » de la vulgate marxiste. L'état du développement des forces
productives arrive très opportunément pour combler une lacune fâcheuse dans
l'explication des constructions mythico-religieuses par la nature des opérateurs
primordiaux de toute pensée. De sorte qu'une alliance tactique s'impose. Voilà
par exemple ce que le matérialisme historique permettra d'avancer pour
généreusement soutenir le naturalisme logique dans la mauvaise passe qu'il lui
faut traverser : « étant donné le faible développement de leurs techniques de
production et malgré les différences importantes de niveau de développement
qui existent entre les divers modes de production des peuples primitifs
(chasseurs, collecteurs, pêcheurs, agriculteurs), le contrôle que ceux-ci exercent
sur la nature reste très limité. Dans ces conditions, le domaine de ce que
l'homme ne contrôle pas ne peut pas ne pas apparaître, se présenter
spontanément à la conscience comme un domaine des puissances supérieures à
l'homme — qu'il lui faut à la fois se représenter, donc expliquer, et se concilier,
donc contrôler indirectement2 ». La représentation d'un au-delà de l'homme
est fille de la contrainte matérielle. Elle naît « spontanément » de l'idée que des
êtres pourvus de très faibles moyens technologiques sont obligés de se faire de
la nature au sein de laquelle ils sont jetés. C'est nécessairement sous le signe de
la différence et de la supériorité que l'homme appréhende au départ ce qui
échappe à sa prise transformatrice. Ainsi se procure-t-on à peu de frais une
explication de ce point qui se laisse mal dériver des exigences internes de la
pensée : la représentation d'une altérité et d'une division du monde qui
constitue le fait primitif de toute construction religieuse. Aux nécessités
propres du processus de pensée, il faut seulement ajouter le poids des nécessités
économiques et techniques. L'homme ne peut penser plus loin que ses moyens
d'agir sur le monde qui l'environne le lui permettent ; il ne peut penser
autrement que selon les lois du pensable. C'est doublement donc qu'il était
voué à cette explication mythique de lui-même et de l'univers en laquelle nous
le trouvons enfermé. La chose est doublement sûre : il ne pouvait pas ne pas
croire aux puissances de l'invisible et ne pas révérer l'autre que lui. Toujours la
même idée, inlassablement reprise, de la religion reflet direct de la structure
mentale ou reflet spontané des limites du développement social.
Soyons justes, la « science » marxiste, à défaut d'avancer, gagne sans cesse en
raffinement dans l'expression. Ainsi nous est-il bien précisé, dans l'exposé que
nous citions, que par elle-même cette représentation du « domaine des causes
naturelles cachées, des forces invisibles que l'homme ne contrôle pas... comme
un domaine de puissances supérieures à l'homme » ne se confond pas avec
l'explication illusoire « de la réalité et de la causalité dans l'ordre du monde »
qui constitue le cœur de la conception magico-religieuse à proprement parler3.
Elle n'en est que le premier moment, et le moment « objectif » si l'on veut. Il
faut un second moment pour passer au stade de l'illusion religieuse constituée :
le moment de l'intervention de la pensée analogique. « La transmutation
s'opère dès que la pensée se représente les forces et les réalités invisibles de la
nature comme des êtres analogues aux hommes. Par analogie, les causes et les
forces invisibles qui font naître et règlent le monde inhumain (nature) ou le
monde humain (culture) revêtent les attributs de l'homme, c'est-à-dire se
présentent spontanément dans la conscience comme des êtres doués de
conscience, de volonté, d'autorité et de pouvoir4. » L'appréciation « spontanée »
de forces naturelles comme forces supérieures à l'homme est une chose non
moins « spontanée ». Leur conversion en forces subjectives par voie d'analogie
en est une autre. Pour qu'il y ait vision magico-religieuse du monde, autrement
dit, il ne suffit pas du sentiment d'impuissance devant la nature, il est encore
besoin de la pente analogique de l'esprit. Le rapport inégal des forces entre la
nature et l'homme crée les conditions objectives. L'analogisme spontané de la
pensée humaine fait le reste. Car d'où sort l'analogie, nous est-il répondu par
ailleurs, sinon de la nature matérielle même de la pensée ? Établir une analogie,
c'est poser une relation d'équivalence. Or, « le fondement de la possibilité pour
la pensée de se représenter des relations d'équivalence se situe au-delà de la
pensée elle-même, dans les propriétés des fermes complexes d'organisation de
la matière vivante, le système nerveux et le cerveau5 ». Ainsi, partant avec Lévi-
Strauss de la structure de l'esprit, en arrivions-nous à la nécessité de faire appel
à un fondement extra-mental de l'idée d'un au-delà de l'homme. Partant en
sens inverse des conditions de représentation de la nature créées, paraît-il, par
le faible développement des techniques productives, nous retrouvons une
nécessité symétrique de s'appuyer sur de prétendus schèmes logiques
primordiaux qui seraient inhérents à la nature même de l'esprit. Si nous nous
sommes étendus de la sorte sur ce renvoi circulaire d'une figure de la nécessité
à une autre c'est d'abord parce qu'il convient de soumettre à un examen sans
concession des platitudes qui parviennent à se faire passer pour la pointe
avancée de la réflexion sur l'histoire des sociétés. Mais c'est aussi parce que s'y
exhibe lourdement la difficulté toujours actuelle de la théorie sociale à penser
jusqu'au bout en termes d'institution. Derrière les affirmations positives : c'est
la structure naturelle de l'esprit, ce sont les conditions matérielles de la
production, c'est aux déterminations négatives sous-jacentes à ces discours qu'il
faut prêter attention. Inconcevable que les sociétés créent jusqu'aux outils
logiques que leurs agents emploient. Impensable que les sociétés instaurent à
distance de la stricte nécessité jusqu'à un mode de pensée comme celui dont
témoigne l'explication religieuse. Impossible qu'elles prennent le parti de
l'illusion sans y être rigoureusement contraintes d'une façon ou d'une autre.
Tels sont en fait les interdits qui obligent ici à se rabattre sur les quiètes
certitudes des naturalismes en tous genres. On ne dira quand même pas d'un
sauvage qu'il a choisi sa manière de penser, pas plus qu'on ne soutiendra que
les premières sociétés ont pu se poser déjà hors du cercle étroit défini par la
nécessité matérielle, psychique ou intellectuelle.
DE L'INSTITUTION DE LA RELIGION

Supposons même que « spontanément », comme il nous est dit, « le


domaine des causes naturelles cachées... se présente... comme un domaine de
puissances supérieures à l'homme ». Il y a dans la nature des choses qui nous
dépassent, à des dimensions qui nous écrasent, et avec derrière elles des raisons
qui nous échappent. Soit. On ne tient pas grand-chose pour autant des
articulations essentielles d'une vision religieuse des choses du monde. D'abord
parce que supériorité n'est pas altérité. Pourquoi l'homme ne tirerait-il pas du
constat élémentaire de son infériorité une espèce d'entente hiérarchique de
l'univers où il se placerait quelque part vers le bas tandis que les forces
suprêmes de la nature occuperaient le haut, et cela sans qu'il y ait
nécessairement discontinuité radicale entre les différents degrés de puissance ?
D'autant après tout que si faibles que soient les ressources techniques des
sociétés primitives, elles ne sont pas nulles, et qu'ici par conséquent la fameuse
pente analogique de l'esprit pourrait jouer dans un sens gradualiste. Les forces
à l'œuvre dans la nature sont du même ordre que celles que nous sommes
nous- mêmes capables de concrètement mobiliser, avec seulement une autre
échelle et des ressorts qui nous demeurent cachés. Au lieu de cela, c'est une
coupure rigoureuse qui est établie avec l'invisible. En sus d'être vues comme
supérieures, les puissances qui meuvent la nature et sur lesquelles les hommes
n'ont pas prise sont reconnues comme d'une nature autre, comme d'une
nature radicalement distincte de celles que les techniques matérielles ordinaires
permettent de gouverner. Puissances dont l'abord et la manipulation requièrent
des moyens à part, adaptés à leur nature spécifique : les pratiques magiques, les
rites sacrificiels, par lesquels il s'agit soit de contraindre, soit de se concilier les
réalités agissantes de l'invisible. Pareil passage de la supériorité hiérarchique à la
différence ontologique (car l'altérité est également en l'occurrence celle des
choses sacrées) ne saurait être spontané. Il faut pour avoir lieu qu'il ait été
décidé. Il faut qu'un partage ait été prononcé. Il faut qu'ait été socialement
reconnue et établie une division entre au-delà et en deçà de la capacité
matérielle des hommes, entre sphères absolument distinctes d'efficacité6. Ce
qui ne veut pas dire sphères absolument séparées et fonctionnant l'une à part
de l'autre dans la vie sociale. Les deux domaines sont au contraire en contact
sur toute leur surface. Derrière chaque activité dans l'ordre du visible et de
l'immé- diatement tangible, il y a le jeu caché des pouvoirs extrahumains. C'est
le chasseur qui tire la flèche, mais ce sont les esprits qu'il a su se concilier qui
lui font atteindre le gibier. Reste qu'il y a discontinuité, hiatus — et hiatus
irrémédiable — entre la force propre de l'arc et la puissance dernière des
esprits. De la manière la plus tranchée, ce monde-ci, accessible à nos sens et à
la mesure des moyens que nous contrôlons de bout en bout, est disjoint d'un
autre monde pourvu de sa cohérence propre et soustrait à notre prise directe —
monde coextensif au premier et donc présent, mais d'une présence qui ne nous
est sensible qu'au travers des marques de son irrémédiable absence.
Mais ensuite et surtout, le point qui fait problème, c'est que l'homme se
pense lui-même de part en part dans la dépendance de ces forces invisibles qu'il
sacralise. Qu'il pose en effet la différence irréductible d'un ordre défini de
causes et de phénomènes par rapport à l'ordre des faits directement
maîtrisables par l'homme, c'est une chose. Mais c'en est une autre qu'il se
comprenne comme entièrement déterminé et notamment dans son être social
par les puissances qu'il place de la sorte au-dessus de lui et dans un ailleurs par
rapport à lui. Passe qu'il voie des « causes et des forces invisibles faire naître et
régler le monde inhumain (nature) ». Ce qui ne va pas du tout de soi, c'est
qu'il les voie également faire naître et régler « le monde humain (culture)7 ».
Car si l'on peut admettre sans trop de peine qu'une nature médiocrement
contrôlée soit éprouvée comme autre, on saisit beaucoup plus mal que
l'organisation sociale soit « spontanément » ressentie elle aussi comme
étrangère en dernier ressort et soustraite à la prise des individus qui la
composent et la vivent. S'il est a priori une réalité qui paraît immédiatement au
contraire à la mesure des hommes et pleinement en leur pouvoir, c'est celle de
leur communauté, des règles qui président à son fonctionnement, des usages
qui y sont reçus, des traditions qu'elle possède, de la culture en un mot qui la
définit. Va pour la supériorité des causes naturelles, mais à la condition
d'admettre en fonction du même raisonnement une espèce de familiarité native
à l'inverse pour les faits de culture. L'individu perdu au milieu des immenses
concentrations collectives et spécialement urbaines des âges ultérieurs de l'État
pourra en venir, lui, à percevoir sa société à la fois comme obscure et comme
traversée de forces indépendantes de la volonté singulière des acteurs. Mais la
bande minuscule des chasseurs nomades, mais le village d'agriculteurs où le
millier d'âmes fait déjà grand nombre ? Comment à cette échelle restreinte les
ressorts de la vie sociale n'apparaîtraient-ils pas comme transparents ?
Comment tout au moins n'apparaîtraient-ils pas directement sous la main des
acteurs sociaux, toujours disponibles pour une correction, un changement à la
signification claire pour tous et susceptible de recueillir un consentement
unanime ? Logiquement, c'est donc une coexistence de deux systèmes
d'explication qu'il y aurait lieu de supposer. D'un côté la sphère des puissances
naturelles, que leur infinie supériorité en même temps que leur impénétrable
opacité conduisent à surnaturaliser, si l'on peut dire. De l'autre côté l'espace
restreint, mais familier, de l'organisation humaine dont les racines et la
dynamique restent directement intelligibles de bout en bout. Si la nature nous
est obscure, notre société nous est du moins sans secret : à se fier à la logique
du bon sens, telle devrait être la vision primitive du monde.
Or rien de tel, comme on sait, et c'est là à nos yeux le point décisif sur
lequel doit se fonder une interprétation du phénomène religieux comme
phénomène social. Point le moindre dédoublement dans la vision du monde
entre la sphère de l'incontrôlable et la sphère du contrôlable, mais une
cohérence systématique dans l'affirmation de ce que l'ordre général des choses est
soustrait à la prise des hommes. Loin que l'on puisse observer une quelconque
transaction entre l'évidence de la supériorité des puissances de la nature sur
l'homme et l'évidence de l'accessibilité des raisons de l'organisation collective,
on ne trouve qu'il s'agisse de la nature ou de la culture que des faits décrétés
échapper au pouvoir de l'homme tant par leur origine que par leur principe
interne. Et pas sous une forme qui ménagerait des interstices négociables ou
laisserait place de-ci de-là au compromis. Rien des raisons d'être de leur
société, rien des principes qui meuvent la nature dont la source soit maîtrisée
par les hommes non plus que leur loi profonde : la reconnaissance de
dépossession est complète, tranchée, méthodique. Elle ne laisse rien en dehors
d'elle. Non seulement ainsi elle ne procède pas en sa systématisation d'une
quelconque observation spontanée, mais elle la bafoue tranquillement et foule
aux pieds l'évidence sensible. Évident en effet que les hommes ne cessent de
peser sur leur société et de la changer. Évident aussi que les circonstances leur
imposent régulièrement d'y introduire des modifications parfois très
profondes. Cela, le discours religieux n'en veut rien savoir. Il le nie
rigoureusement, nous le verrons, et efface toute trace de l'intervention
transformatrice des hommes dans l'ordre de leur communauté. Ce sont les
ancêtres, les héros des temps d'origine, les dieux, et jamais des hommes comme
nous, qui ont créé, décidé, changé le monde où nous vivons et la manière dont
nous le vivons : tel est le déni général, telle est la foi unanime dans l'autre qui
font la base de la pensée religieuse primitive. Vainement tenterait-on de
ramener pareil refus de soi de l'invention sociale à la généralisation d'un
constat empirique et objectif d'impuissance. C'est un choix intellectuel qu'il
exprime, un parti pris méthodique de pensée, c'est le tranchant d'une décision
instaurée par la société qu'il reflète. Lévi-Strauss le souligne lui-même avec
force. « ... Cette justification inlassablement répétée de chaque technique, de
chaque règle, et de chaque coutume, au moyen d'un argument unique : les
ancêtres nous l'ont appris..., écrit-il, ne traduit nulle carence morale ou
intellectuelle : elle exprime un parti adopté consciemment ou inconsciemment
», et parti, ajoute- il, auquel il faut reconnaître « un caractère systématique8 ». Il
est seulement dommage que Lévi-Strauss s'arrête là et n'aille pas jusqu'à se
demander quelle peut être la raison de ce parti systématique et quelles peuvent
être les fins que la société poursuit en s'en remettant à lui. Qu'il en vaille un
autre, on l'admettra bien volontiers. Mais qu'il ne soit pas là pour rien, qu'il ait
au contraire été avancé et adopté en vue d'un résultat, cela ne paraît pas moins
probable, et l'on regrette que Lévi- Strauss ne nous en dise pas plus en ce sens.
L'on regrette, à dire vrai, que ses postulats naturalistes l'empêchent de
développer ce qu'il perçoit de la pensée sauvage comme fait d'institution. Car
on voit très mal ici par contre ce que pourrait devoir à « une logique originelle,
expression directe de la structure de l'esprit » semblable choix d'une
légitimation exhaustive du présent social par le passé mythique.

DE LA FONCTION POLITIQUE
DE LA RELIGION

Il serait concevable de soutenir l'idée d'une déduction du statut d'abord


reconnu aux causes naturelles. Les puissances énigmatiques à l'œuvre dans la
nature sont tellement supérieures en regard des nôtres qu'elles ne peuvent pas
ne pas déterminer aussi de façon cachée l'ordre des choses humaines et sociales.
Rien par définition qui puisse échapper à la toute- puissance. Le raisonnement
n'est pas nécessairement faux, mais encore faudrait-il expliquer ce qui le cause
et le fonde, c'est-à-dire ce qui fait passer d'un jugement de supériorité à la
notion d'un partage entre toute-puissance des causes et des raisons
surnaturelles et impuissance des hommes. Pourquoi cette opération qui
transporte d'un côté dans l'invisible le tout des puissances qui ont voulu les
choses telles qu'elles sont et qui continuent de les ordonner, pour placer de
l'autre côté la sphère visible où évoluent les vivants dans une dépendance
complète à l'égard de la réalité située au-delà d'elle qui lui fournit sa substance
? Pas de donnée objective encore une fois qui soit de nature à la susciter
linéairement ou mécaniquement. Loin qu'elle revienne à entériner la vérité
immédiate d'une situation concrète, elle est refus en acte de l'évidence sensible
au profit d'une idée systématique. Elle est création qui excède de toutes parts le
cercle étroit des nécessités matérielles. Elle est invention et non pas réaction
dictée à l'esprit des hommes par le poids de leur environnement.
Ce ne sont pas les conditions objectives qui nous éclaireront sur les racines
et les raisons d'être du fait religieux. Revenons à l'exigence durkheimienne : ce
n'est pas de la nature et de la manière dont la société s'inscrit dans la nature
qu'il faut partir, mais de la société même et des impératifs qu'elle poursuit au
travers de son organisation. C'est entièrement en effet, croyons-nous, à une
visée intérieure à l'espace social, qu'il faut rapporter la décision religieuse de
scinder le monde d'ici- bas du domaine de ses causes premières. Il y a un point
d'application de la pensée de l'altérité au sein de la société et c'est lui qu'il faut
d'abord dégager et le contenu de sens exact du fait religieux et sa fonction
politique. La religion n'est pas qu'une manière mystifiée de s'expliquer l'univers
et l'enchaînement des phénomènes. Elle a beau être tout entière du domaine
inconsistant des idées et de la « superstructure », elle n'en constitue pas moins
par elle-même une véritable structure sociale, une pièce très effective du
dispositif social, à défaut d'en être un élément matériel, et une pièce jouant un
rôle stratégique dans le fonctionnement social réel. Elle est articulation efficace
de la société à son dehors. Elle relève de l'instauration politique d'une
extériorité de la société à elle-même. Au travers de la religion une ligne de
partage est installée entre les hommes et les modalités de leur organisation en
société. Les raisons qui président à l'organisation de la société ont leur foyer au-
dehors de la société. Cela dans le but d'empêcher que quiconque parmi les
hommes puisse parler au nom de la légitimité dernière de la chose collective et
depuis le lieu du fondement — c'est-à-dire exercer le pouvoir. L'extériorité
symbolique du fondement social contre la séparation effective de l'autorité
politique : telle est la philosophie de la religion primitive.
Échange d'une extériorité contre une autre : tel est en tout cas l'implicite de
notre précédente proposition. S'il n'y a pas la différence entre les vivants et les
législateurs de l'invisible, sous-entendons-nous, il y a une distance à l'intérieur
de la communauté des hommes entre ceux qui commandent et ceux qui
obéissent. Ce serait donc la religion ou l'État (laissons provisoirement de côté
la question d'une relation non plus exclusive, mais additive entre les deux
termes : la religion et l'État, comme la question de la nouvelle relation exclusive
qu'illustrent les récents développements de notre histoire : l'État contre la
religion). Telle est l'alternative en effet. De toutes les façons, avançons-nous, il
y a une distance de la société à elle-même, une rupture interne du tissu social
sans lesquelles il n'y aurait pas société. L'élément constitutif du social, c'est sa
scission par rapport à lui-même. De cette scission la religion est à la fois une
expression et une neutralisation. Elle y a son fondement : s'il a jamais pu y
avoir une pensée religieuse, c'est bien parce qu'il y avait d'emblée sécession
virtuelle d'un foyer de sens par rapport au champ social. Elle en conjure en
même temps le déploiement spontané.
C'est que la séparation de la société n'est pas n'importe laquelle. Elle
correspond très précisément à la structuration politique originaire du fait social,
dont la donnée centrale peut s'énoncer comme suit : le lieu depuis lequel la
société est capable de se penser, de se pourvoir de sens et d'agir sur elle- même
est hors de la société. Par scission constitutive de la société, en d'autres termes,
il faut entendre ségrégation première d'un point de vue de pouvoir. La
détermination religieuse de vouer la société à de l'autre qu'elle-même intervient
justement pour neutraliser le détachement effectif d'une instance de pouvoir
jusqu'à la vider de tout sens. Le discours religieux affirme au contraire qu'il est
un lieu de pouvoir où ce que font les hommes prend son origine et sa raison
d'être, un siège des puissances invisibles qui commandent au visible. Mais ce
lieu, dans le cas des sociétés primitives tout au moins, il le place en telle
position par rapport aux hommes que nul parmi ceux-ci ne peut même penser
valablement l'occuper. Le pouvoir existe ; il n'est pas pour les hommes ; il faut
cesser d'être homme pour passer de son côté, en mourant par exemple. Pas de
séparation politique possible au-dedans de la société, de la sorte, pas d'homme
qui puisse se faire l'autre du reste des hommes, celui qui les commande de par
la scission instaurée entre les hommes et les Autres, ceux de l'invisible auxquels
ils doivent tout de la manière dont ils vivent. Unis et égaux, ils le sont, de par
leur commune dépossession. « Ce sont les ancêtres qui nous l'ont appris » :
derrière cette certitude positive, il faut en entendre une autre, négative : «
personne parmi nous qui puisse dire : je vous apprends que vous devez à
présent faire comme cela ».
Il y aura un retournement crucial dans l'histoire de ce dispositif. A un
moment, cessant de prévenir la scission entre celui qui parle en connaissance de
cause et ceux qui lui doivent en conséquence obéissance, la coupure religieuse
avec l'au- delà en viendra au contraire à justifier la division entre les hommes.
D'un côté, celui ou ceux qui participent de l'essence autre des puissances de
l'au-delà, de l'autre côté, la masse ordinaire de ceux qui doivent s'incliner
devant la vérité surnaturelle matérialisée en quelque façon au sein de la société.
L'homme de pouvoir est né, un être du dedans, mais traversé par la différence
souveraine du dehors, et de par sa nature même, rejeté à distance infinie de
l'homme du commun. Moment énigmatique de la séparation de l'État, c'est-à-
dire du devenir-autre des hommes les uns pour les autres selon qu'ils ont droit
de commander ou devoir d'obéir. Des raisons pour lesquelles s'effectue
concrètement ce tournant décisif, nous n'en savons pas plus. Mais en prenant
en compte la dimension religieuse, du moins aperçoit-on quelque chose des
conditions qui l'autorisent.
La naissance de l'État, discerne-t-on, correspond à un renversement dans
l'utilisation de la dimension d'extériorité du fondement social. D'instrument
d'égalité, la coupure entre les vivants et les puissances fondatrices et législatrices
qui règlent leur existence devient le ressort de l'assujettissement. Les sociétés
d'avant l'État : tous peuvent invoquer la sagesse des ancêtres, les entreprises des
héros mythiques, la volonté des dieux par laquelle les choses sont telles que
nous les connaissons et doivent le rester ; nul parmi les hommes n'est du côté
des ancêtres, des héros ou des dieux pour dicter la loi sacrée aux autres,
représenter en personne les ultimes raisons d'être de l'univers et imposer la
soumission aux fins dernières. Avènement de l'État : avènement parmi les
hommes d'un représentant de l'invisible et des maîtres du sens. C'est toujours
aux dieux que l'on doit le sens, mais c'est aux dieux par l'intermédiaire et en la
personne d'autres hommes. L'État advient en retournant contre la société le
dispositif de différence destiné d'abord à préserver la société contre l'État. Mais
il est clair que ce n'est pas l'État qui crée l'extériorité du fondement par
laquelle il justifie sa séparation. Il ne fait qu'exploiter une reconnaissance déjà
immémorialement constituée de ce que la loi des choses est soustraite à la prise
des hommes. Il transforme du tout au tout le mode sur lequel la société vit son
écart d'avec le foyer de sa raison d'être et de ses principes régulateurs. Il
n'instaure pas cet écart lui-même. Il introduit dans la société une séparation
entre les représentants exclusifs de la loi et du savoir et le nombre dont le destin
est de se soumettre. Mais il n'institue pas la séparation de la société d'avec les
puissances censées la comprendre, la vouloir telle qu'elle est et la régir. S'il n'y
avait pas eu cette séparation première, il n'y aurait pas eu sens à l'apparition de
l'État. À ce titre, il faut dire que la religion a été historiquement la condition de
possibilité de l'État. L'État n'a pu s'asseoir que parce qu'il a rencontré une
division bien antérieurement accréditée de la société et de son fondement. S'il
a pu paraître nécessaire et légitime, en dépit de la rupture de l'égalité politique
qu'il représentait, c'est qu'il ne faisait que donner un visage neuf à une très
vieille foi dans l'extériorité : le sens de notre société, nous le devons à un autre
que nous.
En fait, il faut remonter pour parler juste en deçà de la stricte consécution
historique. La religion n'est pas elle-même une institution sortie du néant qui
aurait par la suite vu sa substance transfusée dans l'institution de l'État. Elle
procède, avons-nous suggéré, d'une structure sociale encore plus primitive,
dont elle constitue à la fois une expression et une neutralisation. S'il a pu y
avoir pensée religieuse, c'est parce qu'il n'est pas en dernier ressort de société
qui puisse se poser sans se déposséder de son sens en quelque manière, sans
reporter hors d'elle-même le lieu depuis lequel elle se pense maîtrisable,
intelligible et fondée en raison. Il est plus vrai de dire par conséquent que le
fondement de l'État est le même que celui de la religion.
Ce que prouve la présence universellement attestée d'une pensée religieuse
de la différence d'origine et de l'altérité de la règle dans les sociétés primitives,
c'est qu'il n'est pas de société capable de rigoureusement se conjoindre toute
avec elle-même. Pas de société sans une scission d'avec son principe d'être. Pas
de société spontanément une ou nativement indivise. Il s'agit ici de rompre
avec une représentation strictement positive de la division sociale telle que
l'entretiennent les conceptions reçues de l'État comme résultant de la nécessité
matérielle à un moment du développement des sociétés. Comme imposé par
exemple par un certain état de la division sociale du travail qui crée le besoin
d'un organe spécialisé de gestion et de coordination sur la base d'une idée de
l'ensemble. La scission de la société, est-il alors sous-entendu, est un produit de
l'histoire, issu d'un impératif instrumental. Mais il va de soi, cela dit, que
spontanément et comme naturellement la société est une et qu'elle ne perd sa
belle indivision d'origine que sous l'effet de sa complexité croissante. Elle est
non moins logiquement promise à la division, autrement dit, étant donné la
dynamique de son devenir, qu'elle est homogène et simple au départ. Les deux
pôles entre lesquels est réputé s'effectuer le trajet sont en fait également à
récuser. Il n'y a pas plus d'unité immédiate de départ que de nécessité
mécanique à la survenue d'une division sous forme de séparation d'un organe
étatique de gestion. C'est que la division de la société, ce n'est pas seulement la
différence manifeste de l'État. Entendons-nous bien à cet égard sur ce que nous
visons au travers de l'idée d'une division première, antérieure à la séparation de
l'État. Il ne s'agit en aucun cas d'une scission visible et concrète entre les
membres d'une même communauté. Pas d'État, donc pas de pôle distinct du
commandement légitime. Pas d'inégalité politique à ce titre du genre de celle
que marque la différence entre maîtres et sujets. Aussi n'est-il pas faux de dire
que les sociétés primitives fonctionnent positivement comme des sociétés unes
et indivises. À condition seulement de préciser aussitôt que ce fonctionnement
ne révèle rien de l'essence naturelle des premières sociétés. Unes et indivises,
elles ne le sont pas spontanément, elles se produisent comme telles, et elles ne
le restent qu'au prix d'un travail sur elles-mêmes. À l'unité politique, elles ne
parviennent que grâce à l'instauration d'une division rigoureuse entre la société
et le domaine de ses raisons d'être. Elles ne se font indivises qu'en neutralisant
en leur propre sein une scission originaire qui traverse l'espèce humaine et telle
que le sens est toujours appréhendé sous le signe d'une dépossession.
Le sens vient de l'autre : axiome fondamental d'extériorité qui trouve son
incarnation la plus exemplaire dans la soumission à la figure du pouvoir. La
raison et la loi de nos vies, de nos conduites, il faut qu'elles nous soient
données d'ailleurs : principe élémentaire de ce que nous nommions dette du
sens, en lequel s'enracine la possibilité même d'un gouvernement des hommes
par les hommes — c'est-à-dire l'acceptation d'une séparation entre ceux
réputés savoir et ceux qui doivent se plier à ce qui est ailleurs décidé en
connaissance de cause. L'originalité du dispositif à l'œuvre dans les sociétés
primitives, c'est de retourner en quelque sorte le fondement de la domination
politique contre la réalité de la domination politique. En acceptant l'aliénation
radicale de son sens — car comment nommer autrement l'interdiction pour les
hommes de reconnaître leur organisation sociale comme leur œuvre et l'œuvre
d'hommes comme eux ? —, en se posant comme autre pour ceux qui la vivent,
la société se préserve de l'aliénation de l'homme à l'homme. Les hommes ne
commandent pas aux hommes dans la mesure où tous se soumettent également
à la volonté des ancêtres et aux décrets des dieux.
Ce n'est pas comme le voudrait le bon sens l'appropriation par la collectivité
de ses raisons d'être, de ses principes d'organisation et de ses buts qui lui
permet de faire l'économie de la sécession d'une instance de l'autorité légitime
et de la définition sociale. C'est à l'inverse une dépropriation systématique de ce
qui la cause et la justifie qui lui fournit le moyen de se conserver une et
identique à elle-même en la personne de ses membres. L'aliénation contre la
servitude, l'hétéronomie contre la différence du pouvoir : l'Un social dans les
sociétés primitives passe par cette étrangeté des hommes à ce qui les fait vivre
qui a nom religion.

DE LA NATURE DU POLITIQUE

C'est assez dire que ces sociétés ne témoignent pas d'un état natif
d'indivision qui serait normalement celui de toute société avant un certain
développement de l'activité productive et de la spécialisation des tâches. Pas de
société naturellement une. Ce que signifie justement la présence d'une pensée
religieuse dans les sociétés primitives, c'est l'impossibilité primordiale pour une
société de se réunir toute à elle-même. Certes ces sociétés ignorent la division
politique et la scission intérieure. Mais il y a cette pensée qui les fait pourtant
en quelque manière autres qu'elles-mêmes — et le contraire assurément de
sociétés autonomes intégralement maîtresses d'elles-mêmes et libres de tout
empêchement à se penser et agir sur elles-mêmes. Quelle signification lui
accorder, sinon que là où règne l'unité politique, il y a au moins séparation de
la communauté vivante d'avec le principe de son origine et le foyer de sa loi —
l'origine de la société, ce sont d'autres que les hommes, les règles de notre
monde, c'est à d'autres que nous les devons ? Sinon, autrement dit, que là où il
n'y a pas division politique de fait, il y a quand même le fondement de la
division politique ? Car ce n'est nulle part ailleurs que dans cette impossibilité
pour la société de tenir immédiatement en elle-même ce qu'elle reconnaît
comme sa règle et ce qu'elle pense comme sa cause que s'enracine la séparation
d'une instance de pouvoir. Il faut que la Loi et le Savoir qui comprennent ce
bas-monde viennent d'ailleurs que du plan où nous autres nous tenons : telle
est la volonté de dépossession, tel est le besoin de se tenir pour débiteur qui
rendent possible la soumission des masses d'en bas à ceux qui parlent d'en
haut, au nom des puissances souveraines qui ne peuvent avoir leur vrai lieu
qu'au-dehors. Extériorité, dépossession, dette : toutes dimensions qui sont à
l'œuvre dans les sociétés primitives, seulement retournées contre une division
politique dont elles portent en même temps la virtualité.
L'instrument primitif contre l'État, encore une fois, c'est le principe même
de l'État. S'il n'y a pas scission de la société en maîtres et sujets c'est parce que
la société empêche de se manifester une scission qui est là cependant à l'état
virtuel, qui la traverse invisiblement et la contraint dans son organisation. Si la
société est sans État, c'est, comme le dit Pierre Clastres, parce qu'elle est contre
l'État, c'est-à-dire contre ce qui en elle constitue la racine de la séparation de
l'État. Au plan structurel, les sociétés primitives ne sont pas des sociétés d'avant
l'État, des sociétés chez lesquelles n'existerait rien de nature à fonder
éventuellement une échappée hors de la société du foyer de l'autorité légitime.
Elles sont des sociétés hantées comme celles qui suivront par la dimension
d'extériorité du fondement social par où la possibilité de l'État prend sens et
nécessité. La différence, c'est qu'elles s'accommodent de la dépossession de leur
sens et de leur loi jusqu'à parvenir à se constituer dans l'indivision.
S'il y a sens à parler de société contre l'État, c'est évidemment dans la mesure
où l'on admet que la société trouve en elle à se poser contre l'État. Comment
être contre quelque chose qu'on ignore ? Sociétés contre l'État, les sociétés
primitives ne le sont pas au sens où une obscure prescience de l'avenir les
avertirait de se mettre en garde contre ce qui pourrait bien être un jour leur
fatal destin. Elles le sont en ceci que toute société depuis les origines a affaire
sinon à l'État lui-même, du moins à une structure de séparation dont l'État ne
constitue que la matérialisation visible. Société contre l'État : société qui se
détermine au présent par rapport à une articulation politique qu'elle rencontre
au-dedans d'elle-même comme son fondement et qui, libérée dans son
expression ouverte, prendrait forme de sécession d'une instance de pouvoir.
Il n'y a pas l'État dans les sociétés primitives. Mais il y a sa possibilité, que la
société s'emploie précisément à conjurer. En deçà du détachement de fait de
l'État là où il existe, il est en effet une structuration première et générale des
sociétés sur la base d'une scission d'avec elles-mêmes dont le déploiement de la
différence effective d'un pôle de l'autorité légitime n'est qu'une expression
singulière. Là où n'est pas l'État, il y a quand même, refoulé ou contenu, le
principe d'origine de l'État, à savoir la constitution primordiale de tout espace
social dans et par la division politique. L'écart politique de la société d'avec
elle-même, tel qu'incarné notamment dans la transcendance d'un point de vue
de pouvoir, est cause et forme première de toute société. Pas de société possible qui
se tiendrait toute en proximité avec elle-même, en coïncidence avec ses règles et
en union intime avec les raisons présidant à son organisation. Pas de société
connue qui ne se soit pensée sans différence ou étrangeté par rapport au lieu de
son fondement, qui n'ait projeté ailleurs, au-delà d'elle-même, le point depuis
lequel la comprendre et l'ordonner. C'est au travers de sa disjonction qu'un
espace social s'instaure, et spécialement de sa disjonction d'avec un dehors
réputé siège exclusif de sa vérité et de son droit. C'est autrement dit par
rapport à un point de vue de pouvoir absolu sur elle qu'une société se définit.
Car tel est bien ce dehors dont elle se sépare pour s'y lire. Il est point absolu
d'origine : c'est depuis ce dehors que la société a pu être créée telle qu'elle est. Il
est point absolu de savoir : depuis ce dehors radical, il est possible, de par la
distance même instaurée avec l'objet société, de le saisir entièrement comme de
le déchiffrer dans le plus petit détail. Il est point absolu d'égalité : la distance
garantit la possibilité d'y formuler une prescription qui vaille simultanément
pour tous de la même façon, sans rien devoir à personne d'entre les individus
particuliers ni pouvoir être influencé par eux. La Loi qui vient du dehors est
juste parce qu'elle est également soustraite en sa formulation à ceux qui
auraient intérêt à l'édicter. Le lieu du dehors, enfin, est siège d'une puissance
absolue : l'extériorité rend concevable la perspective d'une action sur la société
libre de tout obstacle, et capable d'étendre partout une contrainte sans frein.
Du dehors l'ensemble de la société peut être changé sans que rien puisse
échapper à une prise transformatrice.
S'il est besoin d'un tel point de vue de pouvoir, c'est pour les dimensions
symboliques qu'il produit et pour l'identité du collectif comme totalité qu'il
engendre au travers d'elles. La nécessité originaire qui contraint la société à se
référer à son dehors, c'est la nécessité de se rendre intelligible et reconnais-
sable comme société pour les individus qui la composent. C'est la nécessité
d'assurer à ses agents que leur commune organisation ne leur échappe pas, à
l'instar d'une sorte d'armature collective en laquelle chacun serait pris sans que
nul puisse y changer quelque chose, mais qu'elle constitue un ordre qui pour
être certes indépendant du vouloir de chaque individu n'en est pas moins
soumettable à une prise, à un pouvoir d'ensemble. Un peut changer tout parmi
les hommes : voilà la perspective qu'introduit l'institution de la différence du
pouvoir. Chacun par là même peut se penser en mesure de transformer ce qui
se présente spontanément à lui comme le cadre contraignant de son existence,
en se plaçant en esprit en posture d'extériorité.
Pouvoir : la référence qui garantit aux hommes que leur société est
effectivement leur, qu'ils ont droit et puissance sur elle, qu'ils sont capables
d'en décider et libres d'en disposer. Toutes choses qui ne vont nullement de
soi, qui ne sont pas données par décret de nature, mais dont l'existence dépend
d'une production sociale. La société se fait comme société en créant par la
scission qu'elle instaure d'avec un pouvoir du dehors cette signification qui
semble si évidente et selon laquelle il est une action possible sur la société. Ne
va pas davantage de soi, ne relève pas moins d'une création, la représentation
selon laquelle la société est intelligible en son ensemble. Relève d'une opération
instituante l'idée faussement « évidente » qui règle la relation des individus à
leur univers collectif, à savoir qu'il est de part en part univers explicable, où
chaque chose peut être rapportée à un commencement précis, où chaque fait
est passible d'une justification entière. Produit encore de l'institution, la
dimension du même social qui permet à une communauté humaine de se
représenter son ordre comme juste en tant qu'il procède d'un lieu depuis lequel
est concevable une prescription universelle en même temps qu'une application
égale à tout l'espace social. Car c'est une chose que la loi soit inégalitaire en son
contenu, et c'en est une autre qu'elle soit réputée s'imposer également à
l'ensemble des hommes — et qu'à ce titre elle soit reconnue juste en un sens
profond jusque par ses victimes, par un paradoxe qui a été fréquemment
souligné.
Le point mériterait à lui seul de longs développements. Nous nous bornons
à indiquer le problème au passage et la voie dans laquelle il faudrait s'engager
pour élucider quelque chose de ce vieux mystère de la loi juste jusque dans son
injustice. C'est à l'un des repères symboliques fondamentaux par lesquels se
produit et se maintient un espace social que l'on touche avec l'idée à la fois
vide et décisive que l'agencement du fait collectif relève d'un ordre universel et
sinon actuellement juste en tous points, du moins virtuellement juste. Légalité,
conformité réalisée ou exigible à un ordre vrai, universalité, intelligibilité,
unité, totalité : autant de significations cruciales nécessaires à l'advenue et à la
cohésion d'une société, autant de dimensions d'identité qu'une réunion
d'hommes doit instaurer pour exister comme société.
Au principe du pouvoir, rien d'autre que cet impératif d'autoproduction
symbolique du social. C'est en rejetant à distance ce lieu depuis lequel se
penser en extériorité avec elle- même que la société se procure les repères
capables de l'assurer dans son être. Telle est la racine dernière de la dette du sens
consubstantielle à la vie sociale : la nécessité pour une société de se penser en
dépendance de son dehors et de son autre pour se penser tout court. Toute
société est vouée pour être à se déchiffrer dans quelque chose qui est pour elle,
mais qui n'est pas d'elle, à indiquer au-delà de son espace propre un lieu où
c'est un autre qu'elle qui l'ordonne et la pense et un autre auquel elle doit sa
puissance propre de s'ordonner et de se penser. Elle se pense en pensant qu'un
autre la pense. Son intelligence d'elle-même, sa capacité d'action sur elle-
même, la société la conquiert en se suspendant à ce pouvoir-autre dont elle se
scinde. La dépendance est la manière même de l'existence. La dette est moyen
d'être soi, pourrait-on dire, si la formule ne comportait le risque d'une
psychologisation abusive. L'énigme de la séparation politique, c'est l'énigme de
l'être social.
Le social n'est pas un fait une fois pour toutes donné, comme surgi d'un
enchaînement de causes extrinsèques. Il se donne à lui-même, et la structure la
plus profonde à laquelle on puisse remonter en lui est celle de sa propre
institution. Tel est le cas de l'extériorité du pouvoir, structure ultime
d'excentra- tion par laquelle une société se constitue en se signifiant à elle-
même comme société, en se conférant forme significative de société.
Significations et formes, est-il besoin de le dire, qui n'ont pas besoin d'être
conscientes et claires pour être efficaces. Une société n'a certes nul besoin de se
savoir comme société pour exister. Reste que le social se produit dans l'élément
du sens, au travers de repères symboliques qui non seulement indiquent aux
hommes qu'ils appartiennent à une société, mais qui définissent très
précisément les modalités intelligibles de leur rapport à la société. Le lien social
est quelque part tissé d'un très obscur savoir d'être-en-société de la part des
individus et de ce que cela veut dire. Et la forme originaire de ce lien de savoir,
c'est la reconnaissance d'une dette. Nous sommes en société parce que nous
devons à de l'autre que nous qu'il y ait société et qu'il y ait cette société-ci
comme elle est. Telle est la racine du mal étrange qui porte invinciblement les
sociétés à se disjoindre de ce qu'elles croient qui les cause et garantit leur ordre
légitime — que cette fracture ait forme d'aliénation du fondement selon la
croyance religieuse, comme dans les sociétés primitives, ou figure de sécession
d'une instance spécialisée de définition de l'ordre social. L'impératif radical de
l'être en société : telle est la source de ce besoin aussi mystérieux qu'universel
qui pousse les hommes depuis leur commencement à s'en remettre à autre
chose qu'eux, à d'autres hommes qu'eux.

L'ORGANISATION DE L'EXTÉRIORITÉ

Une fois ces nécessités premières du fait social mises au jour, on n'a encore
rien dit de l'organisation effective des sociétés telles qu'on les rencontre
constituées — c'est-à-dire de la manière dont elles administrent concrètement
l'extériorité symbolique qui les traverse. Promises elles sont dans tous les cas à
une certaine séparation d'avec leur principe d'ordre, nous le savons, mais cela
ne nous avance guère quant à la forme qu'est susceptible de prendre cette
séparation en termes d'institutions et de matérialité du lien social. Il y a
plusieurs manières possibles de gérer la dette consécutive à l'instauration d'un
point de vue de pouvoir. On a vu ainsi la façon dont les sociétés primitives à la
fois accueillent et neutralisent leur division d'avec le foyer de leur cause et de
leur foi. Assumer jusqu'au bout la dette de leur raison d'être est pour elles le
moyen par excellence de libérer les hommes du poids de la dette, en un sens,
en la métamorphosant en dette envers autre chose que les hommes. Certes les
hommes doivent toujours. Ils doivent même absolument tout ce qui explique
leur existence. Du moins n'est-ce pas à des hommes qu'ils le doivent. La réalité
symbolique du point de vue de pouvoir, l'existence d'un dehors à la société
depuis lequel elle est censée recevoir sa règle et son sens, ne sont pas niées,
refoulées ou effacées. Elles sont au contraire radicalement reconnues et
acceptées, jusqu'à l'aliénation complète de la société à ce qui se tient au- dehors
d'elle.
Non pas que pour autant soit purement et simplement annulée jusqu'à la
possibilité de marquer un pôle de pouvoir dans la vie sociale. Place est faite à
une position de pouvoir parmi les hommes. Partout on trouve des « chefs » au
rôle strictement défini et codifié, et dont l'existence est là pour rappeler que ces
sociétés n'ignorent pas le problème politique ou ne l'éliminent pas, mais
s'organisent de façon à le contenir et à le maîtriser. Chef il y a donc, puisque ne
saurait être annulée dans l'espace humain-social la dimension instituante du
face-à-face entre un et les autres, entre un qui parle pour tous les autres et qui
représente à lui seul en quelque manière l'ensemble de la communauté, et donc
le fait social comme tel. Mais chef qui, s'il occupe une place distincte dans la
différence de laquelle s'indique la dimension du pouvoir, est sans nul pouvoir
effectif, chef qui ne détient pas le pouvoir dont il marque le lieu virtuel.
Concrètement, comme on sait, sa tâche se ramène pour l'essentiel à exalter
l'œuvre intangible des ancêtres et à exhorter la communauté au respect vigilant
de sa règle de toujours9. Sa besogne, autrement dit, consiste à énoncer sa
propre impuissance en même temps que l'impossibilité pour quiconque parmi
ceux qui l'écoutent de devenir un puissant. L'héritage des ancêtres, il ne faut
pas cesser de le célébrer, mais il est hors de question d'y changer quoi que ce
soit. Les discours du chef reviennent à souligner que s'il parle de la bonne Loi à
laquelle il s'agit de rester fidèle, ce n'est pas la Loi qui parle par lui. La Loi est
telle en son principe que personne ne peut parler en son nom, à commencer
par celui spécialement chargé d'en rappeler les mérites : voilà le propos qui
tient lieu de discours du pouvoir et qui vient là précisément pour prononcer
l'impossibilité du pouvoir dans les bornes de l'espace humain. Car le vrai du
pouvoir, c'est de parler du côté de la Loi et de la volonté globale censée
mouvoir la société, c'est de se voir reconnaître une prise spécifique sur la
définition de l'ordre social en général qui vous sépare de ceux dont il n'y a rien
à attendre que l'obéissance. Ce que dit à l'inverse le chef primitif, c'est qu'il lui
faut se conformer comme les autres à une règle et à une volonté sur lesquelles
nul n'a prise. Tout le dispositif social est agencé de façon à exclure le passage
d'un parmi les hommes du côté de la vérité du fondement, et donc du pouvoir.
Ce qu'il s'agirait ici très précisément de montrer, c'est comment les
caractéristiques majeures de la pensée religieuse primitive s'expliquent par
l'impératif politique d'indivision des hommes. Tâche trop vaste pour que nous
puissions à présent faire plus que très sommairement l'esquisser, mais dont
nous voudrions cependant poser les premiers jalons. Le contenu même des
croyances, s'agirait-il donc de montrer, est à comprendre dans ses lignes
principales en fonction de cette visée sociale de conjurer l'apparition d'un
pouvoir séparé, c'est-à-dire de faire en sorte que nul ne puisse s'autoriser de son
intime participation à la vérité du dehors pour l'imposer au reste de la société.
Il ne suffit pas en effet que le fondement de l'organisation sociale soit reporté à
distance de la communauté des vivants et que les raisons d'être du fait collectif
soient déclarées procéder d'autre chose que de l'œuvre des hommes. À preuve
encore une fois l'histoire du phénomène étatique qui sauf rupture relativement
récente s'est presque entièrement déroulée à l'intérieur d'un tel cadre de
pensée. Il faut l'extériorité du fondement, mais il faut surtout une ligne de
partage absolue entre l'espace-temps du fondement et du champ humain, telle
par exemple que devienne a priori inconcevable le passage d'un homme du
côté de la puissance créatrice des origines. Le monde où nous vivons, ce que
nous sommes, nous le devons à des êtres qui n'ont par nature rien à voir avec
des hommes comme nous, et qui sont d'ailleurs d'un autre temps et d'un autre
espace. En aucun cas, nous ne saurions avoir à révérer des hommes de notre
sorte pour leur intervention instauratrice dans l'ordre de l'univers. Les choses
sont comme au premier jour, inaltérées, telles que les ont voulues d'autres que
les hommes d'à présent.
On voit ainsi comment une certaine représentation de l'origine et du temps
est requise par le dessein proprement politique de maintenir une égale
dépossession entre membres d'une même communauté. Il faut que l'origine ait
eu lieu dans un temps différent, disjoint de celui où se succèdent maintenant
les générations de créatures et peuplé d'êtres sans commune mesure avec les
vivants d'aujourd'hui. Mais il faut d'autre part qu'il ne se soit rien passé de
significatif depuis l'origine, et partant il faut que l'origine soit comme le temps
d'hier — le temps de tous le plus proche. Lointain incomparable et proximité
vivante d'une création destinée à demeurer essentiellement même : telle doit se
diviser la représentation de l'origine pour efficacement soustraire l'ordre des
choses à la prise des hommes et donc au pouvoir de quelqu'un d'entre eux.
La diversité des mythologies primitives, et spécialement des récits
cosmogoniques qui disent la naissance du monde, est infinie. Il ne s'agit ni de
le nier contre toute évidence, ni de refuser toute portée significative à cette
variété de thèmes, de circonstances et de personnages en regard des invariants
qui la traversent. Nous ne visons pas à fournir une interprétation exhaustive
des conceptions religieuses. Nous nous bornons ici à pointer la signification
stratégique décisive de la vision remarquablement constante des origines dans
leur articulation au présent qui sous-tend de manière universelle, on peut le
dire, le propos mythique relatif au commencement dans les sociétés primitives.
Rien qu'un schème formel définissant la position de l'origine par rapport aux
choses de maintenant, et dont à part cela le remplissage pour fournir un récit
concret offre la plus large indétermination : l'origine relève d'une temporalité
autre, elle n'est pas simple temps d'avant dans le prolongement duquel se
situerait le présent social, elle est d'un temps où s'est dérouté quelque chose qui
n'a pas place dans le temps actuel des hommes, à savoir une instauration ; il n'y
a rien entre le temps de l'origine et le temps présent, ils sont en droit collés l'un
à l'autre, comme l'original justement de l'état du monde et sa réplique
forcément en tous points fidèle10. Comment ne pas voir que ce qu'il s'agit
rigoureusement de bannir, c'est le pensable d'une intervention créatrice des
hommes dans le champ de leur vie sociale ? Pareil propos ne reflète pas ou ne
constate pas une impuissance. Il l'établit, il la produit, il l'institue.
Les exemples sont là du reste qui ne permettent guère d'en douter. Ainsi
peut-on tenir à bon droit l'invention de l'agriculture pour l'une des
transformations majeures des conditions de production et de la vie matérielle
qui ont scandé le devenir humain. D'abord, elle témoigne de ce que les
individus dans les sociétés primitives font exactement le contraire de ce qu'ils
disent, à savoir qu'ils ne cessent pas d'inventer, de transformer leur monde et
de le repenser à nouveaux frais. Car on imagine la somme d'observations, de
recherches et de tâtonnements que représentent la domestication des plantes et
l'établissement d'un contrôle sur le cycle de la vie végétale ou la domestication
des animaux et l'exploitation de leurs ressources. Ensuite l'introduction de
l'agriculture a bouleversé en retour de fond en comble l'existence des sociétés.
Elle a entraîné ou définitivement imposé la sédentarisation de populations de
chasseurs-nomades, et l'on mesure les incidences d'une telle transformation du
mode de vie. Elle a d'autre part très évidemment démultiplié les capacités
productives et l'échelle des moyens de subsistance. Notre propos d'ailleurs n'est
pas d'analyser de près ou de loin l'événement, mais juste d'en faire saillir
l'extraordinaire portée de rupture. Ceci afin de faire bien ressortir en regard le
non moins extraordinaire mécanisme de déni ou de refoulement que possèdent
dans leur panoplie les sociétés primitives avec leur manière de penser l'origine.
Car enfin, voici typiquement un fruit de la pratique des hommes, contrôlé par
eux de bout en bout et que tout aurait dû les inciter à reconnaître pour leur
œuvre. Logiquement, donc, sous le poids de l'évidence concrète, une fracture
aurait dû se produire dans la vision du temps et une place même minime se
faire à l'intervention des hommes dans l'histoire. Il y a eu la création du monde
et l'œuvre des Ancêtres, et depuis lors il y a eu un changement du fait des
hommes dans leur mode de subsistance : telle est la mémoire nouvelle à
laquelle on aurait été en droit de s'attendre. Or absolument rien de tel.
L'agriculture ? Ce sont les ancêtres qui nous ont appris. L'innovation a été
radicalement effacée comme telle par son report sur la ligne des origines. Point
de changement dans l'ordre des choses : les hommes cultivent leurs jardins
depuis toujours comme l'ont voulu dans leur sagesse incomparable les
inventeurs héroïques qui étaient là au commencement.
Ainsi l'une des plus profondes transformations survenues dans le rapport de
l'homme à la nature et partant dans son mode de vie a-t-elle pu se trouver
annulée pour la mémoire sociale11. Ni trace de coupure ni trace surtout d'une
action des hommes qui aurait influé sur la définition de l'univers où ils vivent.
Car tel est bien le point qui confère sa cohérence systématique à la volonté de
penser le monde en conformité avec sa règle de toujours et contre toute
vraisemblance s'il le faut. Ce dont il s'agit, c'est de retirer aux individus le
pouvoir délibéré d'agir sur l'organisation de leur communauté, le droit de se
reconnaître le statut d'agent du devenir social. L'origine est politique. Elle est
écran entre la société et elle-même qui la prévient de devoir se penser comme
l'œuvre de ses membres. Parti pris de l'aliénation sans doute, mais qui
témoigne d'une juste appréciation du prix dont se paie la vérité. S'il fallait
reconnaître le droit à la société à se changer, c'en serait fait de l'indivision entre
les hommes : là réside la philosophie secrète du choix de l'illusion. Le pouvoir
de la société sur elle-même ne va pas sans le pouvoir d'un sur la société. Mieux
vaut dans ces conditions la dictature de l'origine que la soumission de l'homme
à l'homme.
A côté de l'articulation dans la diachronie du présent social et de l'origine,
c'est l'articulation dans la synchronie du visible et des puissances invisibles
réputées le commander qu'il s'agirait maintenant d'examiner. Toujours dans la
perspective de la fonction politique des conceptions religieuses. Il faut que ce
soit d'autres que les hommes qui exercent le pouvoir sur l'ordre des choses, à
commencer par l'ordre des choses humaines. Mais il faut en outre, dans le
cadre particulier des sociétés primitives et de la visée spécifique d'indivision
qu'elles poursuivent, qu'il soit impossible aux hommes de s'identifier au point
de vue de l'autre, de manière à ce que soit invalidée par avance toute
prétention à penser ou parler du lieu de l'absolu divin dans l'espace humain. Il
faut en d'autres termes que la structure du champ religieux exclue toute
perspective d'un rassemblement même virtuel et lâche de la puissance sacrée en
un foyer subjectif unique. Point de lieu depuis lequel tenir d'un coup
l'ensemble des raisons et des forces qui définissent et meuvent l'univers comme
il est. La règle intérieure des mythologies primitives, ce sera la dispersion, à
partir d'une dé-subjectivation initiale de l'invisible. Certes, ce sont bien des
puissances douées de caractères subjectifs, comme la conscience et la volonté
qui sont censées peupler la sphère autre qui commande à l'univers visible.
Prises une à une, elles constituent en effet autant de subjectivités. Mais en
aucun cas, et c'est cela évidemment qui est capital, elles ne peuvent se réunir et
se fondre en une subjectivité unique condensant du même coup une puissance
dernière de décision. Elles ne sont pas autant d'émanations d'une même réalité.
Elles ont statut de réalités distinctes dont la fusion est a priori exclue. Principe
de discrimination et de pluralité qui constitue véritablement la clé de voûte de
la pensée sauvage. C'est elle que l'on trouve au principe de l'infinité potentielle
de l'explication mythique. Pas de commencement et pas de fin, pas de point de
départ ni de point d'arrivée, pas de retour du discours sur lui-même ni de
sommation des discours, pas de progrès d'une explication partielle vers une
explication totale, mais une explication toujours égale à elle-même en tous ses
points. La raison motrice de l'intelligence mythique, c'est le rejet actif de
l'horizon d'une totalisation du savoir au sein d'une subjectivité ultime.
C'est dans la même perspective encore qu'il faudrait rendre compte des
opérations classificatoires auxquelles s'emploie inlassablement la pensée sauvage
et des catégories avec lesquelles elle travaille. Si elle met le monde en ordre,
s'agirait- il de montrer, c'est de façon à ce que le monde ait forme d'un tissu
infini de différences impossibles à résorber dans l'Un d'une saisie globale. C'est
également enfin des catégories interprétatives présidant aux manipulations
magiques qu'il y aurait lieu de parler dans cet esprit. On mesure en effet la
portée antisubjectiviste du postulat qui sous-tend l'appel à l'efficacité magique.
La possibilité de la magie tient d'un côté au caractère subjectif des réalités
supposées de l'invisible. Mais elle ne tient pas moins de l'autre côté à une
exclusion de principe de ce que les puissances de l'invisible se tiennent réunies
en une même main, relèvent d'un vouloir unique, souverain, entièrement libre
de ses déterminations. S'il y a magie, c'est que le monde de l'invisible est
divers, fractionné, parcellisé et soumis à des régularités internes desquelles les
hommes justement peuvent jouer. L'acte de mobilisation des forces magiques
pose implicitement l'inexistence d'un sujet absolu, totalisant et unifiant de
l'univers. À ce titre, il relève éminemment de la logique de la pensée primitive
et du refus — qui la fonde et la structure — de ce que les explications, les
justifications et les règles qu'elle produit pour se rendre la société et la nature
intelligibles, de ce que les raisons d'être, les causes et les lois qu'elle invoque
soient susceptibles d'une sommation fusionnelle pour un savoir-sujet.
On pourrait dire il est vrai que ce défaut de référence dans l'ordre religieux à
un point de vue depuis lequel le monde apparaît dans son essentielle unité, ne
fait que refléter l'absence effective de domination dans la vie sociale. Mais ce
serait manquer le travail de production de l'absence. Ce n'est pas seulement que
la perspective d'une totalisation dernière n'existe pas. C'est qu'elle est
activement exclue, c'est que les catégories mêmes utilisées par la pensée tendent
dans leur déploiement à en conjurer l'apparition. L'organisation politique ne se
projette pas dans les opérations de pensée : elle s'institue au travers de la visée
qui sous-tend l'ordre de la pensée. Car il est un effet politique de cette tension
antisubjective présidant à la mise en sens de l'univers : l'impossibilité pour
quiconque parmi les hommes de s'identifier en tant que sujet-un au point de
vue du sujet-autre concentrant en lui une puissance à l'échelle de l'ensemble
des choses.
Tel que déployé par les catégories de la pensée primitive, l'ordre des causes et
des raisons surnaturelles se présente comme radicalement séparé — non pas
lointain, proche au contraire, mais irrémédiablement distinct, impossible à
rejoindre et à épouser d'un point de vue humain. Nous sommes ailleurs,
irréductiblement, qu'au lieu du surnaturel, même si le surnaturel baigne
chacun de nos faits et gestes, même si l'on peut voyager dans le monde des
esprits. Nous ne sommes pas sans prise sur lui ni sans communication avec lui :
les forces surnaturelles sont manipulables par des opérations appropriées et il
est des accès à l'invisible. Seulement ce n'est pas la même chose d'évoluer
parmi les esprits et de se tenir au lieu de l'intelligible. Les chamanes savent de
la sorte se diriger au milieu des êtres de l'invisible. Cela ne leur confère pas une
prise particulière sur les raisons de ce monde, telle qu'ils pourraient prétendre
légiférer et prescrire en leur nom. Il est des moyens de passer dans l'au-delà.
Pour autant, nous ne pouvons concevoir les réalités d'ici-bas comme si nous
nous trouvions en possession de leur clé dans l'au-delà. Impossible de regarder
les autres hommes comme si l'on se trouvait soi- même du côté des puissances
surnaturelles et comme si l'on parlait de leur place. Impossible de passer en
pensée au lieu où maîtriser à l'instar des ancêtres et des dieux les raisons qui
font que les choses sont ce qu'elles sont. Il n'est pas de jonction concevable
d'un point de vue humain et d'un point de vue divin. Le corps des conceptions
religieuses est agencé de façon à interdire l'inégalité en matière de savoir. En
regard du foyer d'intelligibilité des choses du monde, tous les hommes sont sur
la même ligne, soudés par leur égale séparation d'avec cela qui commande leurs
existences. La règle interne du surnaturel dans les sociétés primitives, c'est de
ne pouvoir se rassembler au lieu d'un seul — d'être par conséquent partout et
pour tous le même : l'intenable.
Une remarque pour finir sur le caractère « subjectif » des puissances de
l'invisible et sur ses racines. Est-ce vraiment la pente analogique de l'esprit qui
fait qu'invinciblement l'homme pense à son image les forces de l'au-delà et
projette à l'extérieur de lui les attributs internes qui le constituent en sujet ?
Rien n'est moins sûr. L'origine de cet anthropomorphisme nous paraît
beaucoup plus à chercher du côté de la structure sociale que des contraintes
intimes qui voueraient l'esprit à prendre ses fantômes pour des réalités. Ce qui
est en jeu au travers de la dépossession religieuse, c'est le pouvoir, c'est-à- dire la
scission par laquelle une société se pense en se séparant de ce qui la pense. Les
êtres doués de conscience et de volonté dont la religion peuple l'invisible ont là
leur lieu de naissance. Pour représenter adéquatement quelque chose du
pouvoir il faut en effet que ce soient des êtres qui pensent. Nous nous pensons
puisqu'ils nous pensent. Ils représentent l'autre que les hommes, l'autre qui
peut et qui sait, mais un autre qui doit exister pour les hommes et qui doit
donc posséder les attributs autorisant un commerce d'une instance à l'autre.
De deux choses l'une, ou bien ce seront d'autres hommes qui penseront pour
nous, ou bien ce seront d'autres que les hommes. Mais dans tous les cas, le pôle
de référence, c'est l'homme. Il n'y a pas lieu de s'étonner de l'air de famille que
présentent avec lui les créatures de son discours religieux. S'il les invente et s'en
sépare, c'est pour se rejoindre. Au travers d'elles, c'est de son rapport à lui-
même qu'il s'agit, et de la séparation d'avec un autre que lui qui permet de
concevoir le même social.
L'ÉTAT ET LA RELIGION

On discerne, une fois esquissée de la sorte à grands traits l'analyse du rôle de


la religion dans les sociétés contre l'État, ce que pourrait être une analyse des
rapports entre religion et État, entre séparation symbolique de la société d'avec
son fondement et scission politique entre détenteurs de l'autorité légitime et
sujets. Une chose est claire tout au moins : pas de naissance possible de l'État
sans une transformation majeure du discours religieux par rapport à sa forme
primitive. Ce qui n'est pas dire que ce sont des changements dans la sphère
religieuse qui sont la cause de l'avènement de l'État, comme s'il y avait
antériorité d'un processus sur l'autre. Mais que l'apparition d'une instance
détachée de garantie de l'ordre universel et de définition des fins collectives est
rigoureusement inconcevable sans une reformulation en profondeur de la
vision de l'au-delà. Que des hommes puissent participer du divin et en
représenter en personne l'ultime sagesse : voilà précisément ce que le dispositif
religieux des sociétés primitives s'employait à conjurer. On a vu par quels
moyens. Ce qu'il s'agirait donc d'examiner en détail ce sont les voies par
lesquelles sont rendues possibles, à l'inverse de ce qui se passe dans le monde
primitif, une identification humaine au point de vue divin, un passage dans
l'extériorité des significations instauratrices. Comment un homme parvient-il à
se faire reconnaître l'autre des hommes en prêtant son visage à l'altérité sans
figure censée commander le destin de toutes choses ? Comment ce qui est au-
delà et au-dessus des hommes en arrive-t-il à prendre forme humaine ?
Mais à l'autre bout, prenons-y garde, pas d'accomplissement de l'État sans
liquidation de la religion. Si les premiers États s'enracinent dans la religion, il
est de la logique interne du développement de la puissance étatique de ruiner la
référence de la société à un autre qu'elle. Tout le temps qu'il se présente comme
le représentant et l'agent d'une puissance divine, le pouvoir d'État est arrêté
dans le déploiement de la virtualité fondamentale qu'il porte et qui le
constitue. Le destin qui découle normalement de sa raison d'être de toujours,
en effet, c'est de rejoindre lui-même une position d'extériorité depuis laquelle
complètement comprendre, justifier et définir l'organisation de la société. Là
où était Dieu, c'est à l'État d'advenir, pourrions-nous dire en reprenant une
célèbre formule. Ou, toujours pour paraphraser Freud, risquerions-nous, de
par la structure qui lui confère sa nécessité, l'État est appelé à déloger Dieu.
L'extrémité logique de l'affirmation étatique, c'est le monopole de l'extériorité
législatrice longtemps reportée pour sa majeure partie au-delà de la prise des
hommes — la société se pensant en son entier dans l'État, l'État se posant
comme capable de constituer de part en part la société.
On sait à quelles entreprises exorbitantes ces perspectives neuves offertes à la
puissance politique ont donné lieu avec les États totalitaires contemporains.
Mais le totalitarisme, s'il est l'enfant naturel de l'État moderne, de cet État que
l'abolition de la transcendance met en mesure de viser un savoir et un pouvoir
total sur la société, est en même temps l'héritier des temps de religion. Il naît
au moment où la scission de la société d'avec elle-même se révèle pour la
première fois dans l'histoire humaine à l'état pur, sans la justification de
l'altérité divine. C'est cette libre division du pouvoir qui rend le projet
totalitaire énonçable et son effectuation concevable — il est un lieu depuis
lequel recréer intégralement l'espace collectif et maîtriser l'ensemble des
activités humaines. Mais simultanément le totalitarisme procède d'une illusion
totale sur ce qui le rend possible, d'un aveuglement radical sur la scission du
pouvoir à partir de laquelle il se déploie et d'un refus de regarder en face la
division entre les hommes qui l'apparente justement peut-être à l'immémoriale
réaction religieuse. Cen- tralement en effet, il est visée d'une société une,
rassemblée derrière ses gouvernants, exclusive de tout conflit des intérêts, en
conjonction intime avec son savoir d'elle-même. Si division il y a, elle est
accidentelle, inessentielle, dépassable et effaçable. Ce qu'il s'agit de produire,
c'est une société une fois pour toutes délivrée de ses oppositions internes. À ce
titre, le totalitarisme ne serait-il pas le dernier avatar d'une très ancienne
impossibilité pour les hommes d'accepter la vérité de ce qui les tient ensemble
— à savoir précisément leur séparation et leur opposition virtuelles ?
Impossibilité qui aurait donc précipité les sociétés durant les millénaires dans la
religion — l'unité au prix du mensonge et par l'illusion. Impossibilité qui
depuis la naissance de l'État aurait continué à crisper les communautés
humaines dans la défense de ce qui continuait à donner, malgré la division
réelle entre maîtres et sujets, une figure de cohésion essentielle à la société, et
qui évitait du moins d'avoir à regarder la véritable racine de la scission entre les
hommes. Impossibilité enfin qui aurait engendré le sursaut totalitaire au
moment où l'expansion étatique achevait de rendre l'évidence irréfutable : s'il y
a division entre les hommes, elle n'est pas le fait des dieux ou d'un vouloir qui
les dépasse, elle n'est le fait que de leur communauté et que de leur manière
propre d'exister ensemble. Retrouver l'Un à tout prix, ne point regarder ce qui
divise ou l'exorciser à bon compte : il convient de se demander dans quelle
mesure le totalitarisme ne participe pas d'un très vieux choix de l'espèce
humaine dont il serait ainsi comme un ultime prolongement. N'est-ce pas un
refus originaire de laisser être la séparation par laquelle les hommes se trouvent
réunis qui aboutit en lui ? Ce refus même qui a si longtemps réussi dans les
organisations sociales primitives, avant l'irruption somme toute récente de
l'État, et qui a si longtemps voué les hommes à s'en remettre à l'autre qu'eux.
L'histoire humaine n'est pas que l'histoire d'une lutte longtemps victorieuse
contre l'aliénation politique, c'est-à-dire contre la sécession d'une instance de
pouvoir, puis d'une défaite qui n'aurait cessé de s'approfondir — et l'histoire
corrélativement d'un triomphe de l'État, jusqu'aux tentatives d'étatisation
intégrale qui constituent l'horizon de notre époque. Les avatars de la
domination sont aussi les étapes d'une vérité : celle du lien social. L'avènement
de l'État, la liquidation de la légitimation de l'ordre social par la religion,
l'affirmation de la puissance entière des hommes sur leur société et le rêve de
domination absolue qui l'accompagne comme son double : tous ces moments
clés de l'engendrement et de l'appesantissement de l'aliénation politique
forment aussi le parcours contraignant d'une découverte, le trajet d'une
reconnaissance par l'homme de ce qui le fait homme avec les hommes, de ce
qui le constitue comme être social. Le choix de la société contre l'État, il ne
faut pas l'oublier, c'est le parti pris de l'illusion. Le parti de l'État, et ce n'est
pas rien non plus à considérer, c'est en quelque manière la volonté de regarder
en face la nature du lien qui tient ensemble les sociétés. N'aurions-nous donc
le choix qu'entre l'illusion libératrice et l'implacable vérité de l'oppression ? Ou
ne peut-on croire que s'achève l'immense époque du refus de voir et de penser
l'énigme du social — l'énigme de cette division qui unit — et que s'ouvre une
nouvelle époque, époque où le rejet de la domination ira enfin de pair avec la
décision de regarder en face les racines de la domination et de s'interroger sur
ce qui la fonde et la nourrit ?
Tout se passe en effet comme si les hommes, mus par une obscure prescience
de ce que leur sujétion s'ancre au plus intime d'eux-mêmes, et littéralement les
constitue pour ce qu'ils sont, ne parvenaient à refuser leur condition de
dominés qu'en se détournant simultanément d'en interroger les véritables
raisons. Dans le rejet de la servitude, il y a une passion de l'ignorance qui
communément le leurre et le dévoie. Ne serait-ce pas là du reste le vrai
fondement de cette étrange entrée dans l'histoire à reculons qui fait que les
hommes ont commencé par choisir de ne pas se voir pour ce qu'ils sont, et de
s'émanciper non pas en cherchant à contrôler ce qui les promettait à la division
entre maîtres et sujets, mais en se détournant résolument de leur vérité de
créateurs et agents d'une histoire ? Mais peut-être sommes-nous à ce moment
où le temps bascule, et où le désir de n'avoir plus de maître commence à
pouvoir supporter l'idée que ce n'est pas pour rien qu'il y a des maîtres. Au
fond, seuls les maîtres, étonnés de leur sort plus encore que soucieux de le
justifier, se sont jamais vraiment demandé pourquoi il en est qui commandent
tandis que d'autres obéissent. La pensée des esclaves et le moteur de leur
révolte, ce fut toujours : il n'y a pas de raison que les uns commandent et que
les autres obéissent. Hélas, si, il y a une raison, plus profonde et plus solide que
l'énergie réunie de tous les désespoirs. Et si la question : pourquoi y a-t-il des
maîtres et des esclaves, devenait la question des esclaves ? Et si naissait parmi
les hommes après les millénaires de refus de voir les origines de la soumission
pour ce qu'elles sont, une volonté sans précédent d'affronter les raisons du
pouvoir ? Une volonté non pas de conjurer la domination, mais d'en dominer
le principe. Une volonté non pas d'empêcher le maître, mais de s'en rendre
maître. D'une histoire du refus du pouvoir, peut-être sommes-nous en train de
passer à une histoire de la prise de la vérité du pouvoir — de la prise
authentique du pouvoir par la conquête de sa vérité, la seule à même en fin de
compte de l'empêcher de s'exercer.

1 On en trouvera par exemple un exposé rapide et commode dans le petit livre d'Evans-Pritchard, La
Religion des primitifs, trad. franç., Paris, Payot, 1971.
2 M. Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, nouvelle édition, Paris, Maspéro, 1977, vol.
II, p. 277.
3 Godelier, op. cit., p. 277-278.
4 Godelier, op. cit., p. 278.
5 Ibid., p. 290.
6 Comme d'ailleurs semble l'admettre Godelier lui-même, op. cit., p. 278, note 3 bis.
7 Nous reprenons en la modifiant légèrement pour les besoins de notre phrase une citation déjà
donnée de Godelier.
8 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 313.
9 Nous renvoyons sur tous ces points aux analyses de Pierre Clastres réunies dans La Société contre
l'État, Paris, Minuit, 1974.
10 Cf. La Pensée sauvage, p. 313.
11 Ceci explique peut-être cela : l'invention de l'agricultures, et plus largement l'ensemble des
innovations techniques qu'on regroupe sous le nom de « révolution néolithique», n'a pas non plus
entraîné dans un grand nombre de sociétés de modifications significatives de la structure sociale et de
l'organisation politique. Primitives elles étaient, primitives elles sont restées en dépit de l'agriculture et des
changements intervenus dans leur mode de vie. Voilà qui donne à penser sur les rapports entre
l'infrastructure et la superstructure.
II
POLITIQUE ET SOCIÉTÉ :
LA LEÇON DES SAUVAGES

À la tâche qu'impose notre temps de repenser en nouveaux termes le tout de


l'histoire, c'est une contribution stratégiquement déterminante qu'apporte la
réflexion de Clastres1, par la rupture qu'elle opère avec les conceptions reçues
quant aux « débuts » de l'aventure historique, précisément, et quant à l'état «
primitif » des sociétés humaines. Défaille aujourd'hui dans notre propre société
ce mythe majeur de la Raison selon lequel toutes les sociétés jusqu'alors
advenues, voire toute société possible, trouveraient en elle aboutissement par
cumulation des effets d'un progrès linéaire ou dialectique. Et en fonction de
l'effondrement de cette représentation universaliste et auto-centrique se fait
sensible la nécessité de faire ressortir au contraire la relativité des dispositions
sur lesquelles se fonde notre univers social-historique. Mais aussi la nécessité de
libérer au-dehors la représentation des sociétés autres de son asservissement à la
position de soi de la civilisation occidentale comme foyer unique du sens du
développement historique. Ce sont les bases de ce travail capital que jette
Clastres.
Lui-même n'hésite d'ailleurs pas à recourir à l'expression, particulièrement
lourde d'engagements, de « révolution copernicienne » pour qualifier cet
arrachement de la réflexion ethnologique à une perspective subordonnant
l'approche des sociétés primitives à l'idée que notre propre société représente
un achèvement nécessaire par rapport à elles, et par là même vouée à
déboucher sur ce qu'on pourrait nommer une conception déficitaire du monde
social des sauvages. Dès lors en effet qu'obscurément ou explicitement la réalité
de notre civilisation est assimilée à la vérité pleinement déployée de l'état de
société, l'absence empiriquement constatable dans les sociétés sauvages d'une
instance de pouvoir séparée, d'un procès continu de transformation lié à la
structure sociale, d'un système d'écriture, d'un dégagement de surplus dans
l'ordre de la production, ne peut être interprétée qu'en termes de défaut ou de
manque2. À l'instar de la nôtre, est-il ainsi sous-entendu, une société ne peut
par essence qu'aspirer à se pourvoir d'un État, à se livrer à l'histoire, à se
donner la puissance de l'écriture, à s'engager dans l'accumulation des biens, et
ne se découvrir à nos yeux comme société sans État, sans histoire, sans écriture
et limitée à une « économie de subsistance » qu'en raison d'une impuissance
momentanée ou continuée à combler ces lacunes. En chemin vers ces formes
obligées du lien social, de l'activité humaine et de la culture, traversée et
travaillée de toutes les façons par des forces conspirant à l'y faire accéder, la
société sauvage témoignerait simplement vis-à-vis de l'avancée des autres
sociétés dans l'histoire, d'un retard dont les causes resteraient à imputer. C'est
sur ce point que Clastres procède à un renversement radical de perspective. Le
cœur de sa démarche, c'est la réinterprétation de ces absences où se donne au
regard ethnologique la différence des sociétés primitives. Au point de vue
négatif qui les fait traditionnellement signes d'un déficit ou d'une
incomplétude, il nous montre qu'il faut substituer un point de vue positif, en
quelque sorte. Les sociétés primitives ne tendent pas vers l'État et vers l'histoire
comme vers leur vérité dernière tout en échouant à les produire : elles
réussissent dans leur refus d'un pouvoir séparé et d'un procès les contraignant à
se transformer en permanence. Il s'agit de les penser tout à la fois comme
sociétés radicalement autres, puisque s'ordonnant contre ce qui dans notre
société est essentiellement accepté, et comme sociétés pleinement sociétés,
distribuant selon un parti qui leur est absolument spécifique ces termes qui
font qu'il y a société humaine.
Mais la portée de l'entreprise de Clastres outrepasse de beaucoup le simple
renouvellement des idées dans un domaine bien particulier de connaissance.
Dans son effort pour rendre intelligible une forme originale de société, elle est
en effet amenée à promouvoir des catégories qui portent un bouleversement
virtuel des conditions d'intelligibilité de toute organisation sociale. Lorsqu'en
particulier Clastres dévoile au principe de l'ordre primitif ce qu'il nomme un
acte sociologique par lequel une société décide quant à son mode de déploiement
en regard du pouvoir, de l'histoire, du rapport à la nature et du discours des
hommes, il met au jour un niveau d'investigation dont la prise en
considération est non seulement de nature à transformer nos conceptions
relatives aux formations sociales connues, mais encore susceptible au-delà de
nous ouvrir à une interrogation sur l'être même de la société. En ouvrant cette
voie, aussi bien est-ce vers la mise en question du fondement de notre propre
univers social qu'il nous tourne. En faisant ressortir l'inéluctable originalité de
l'organisation des Sauvages, il nous renvoie à ce qui constitue la spécificité
radicale de notre expérience collective, à la Décision fondatrice autour de
laquelle se déploient les diverses dimensions de notre pratique sociale. Il nous
contraint à nous déprendre d'une illusion universaliste quant à notre position
dans l'histoire et quant à la nature de notre société, pour nous rendre au
contraire sensibles à la non-nécessité des dispositions majeures qui ici et
maintenant régissent l'activité des hommes, et qui, à l'inverse de celles qui
prévalent dans la société primitive, laissent l'espace social s'ordonner en
fonction d'une division, qu'elle soit celle séparant l'instance de pouvoir du
reste de la société, où celle opposant des classes antagonistes.
La leçon de la réflexion ethnologique rejoint ici les leçons durement données
par l'histoire contemporaine, qui nous ont privés de pouvoir penser que nous
touchions à la fin de l'histoire et avec elle à l'avènement prochain d'une société
exclusive de toute division. De la reproduction de la division de classe et de la
division de l'État et de la société sous des formes nouvelles dans les régimes
censés conduire vers leur effacement, il nous a fallu apprendre que ce terme
que nous croyions entrevoir était un mirage, que notre société ne recelait pas la
virtualité d'un achèvement en gestation depuis toujours et travaillant toutes les
sociétés, que la venue de la division sociale à sa manifestation explicite, enfin,
ne faisait nullement signe direct vers sa suppression, mais nous renvoyait à
l'énigme d'une Décision, d'un acte sociologique, là encore, donnant libre cours à
une scission du corps social d'avec soi, qui sur une immense durée a pu en
fonction d'une autre Décision se trouver empêchée de se matérialiser. Notre
société est cette société singulière qui s'ordonne en son tréfonds d'une
acceptation du retournement des détenteurs du pouvoir contre la société et de
l'antagonisme de ses acteurs, comme la société sauvage est cette autre société
singulière ancrée quant à elle dans un refus fondamental aussi bien de la
transcendance du pouvoir que du conflit intérieur, et par là société se posant
contre l'histoire, comme à l'opposé notre société en se livrant dans une
déchirure se promet à l'histoire. Dans l'un et l'autre cas apparaît comme
centrale la position de la société à l'égard de sa division. C'est là le point à
partir duquel les autres dimensions du fait collectif deviennent intelligibles.
Enseignement commun, encore, de la réflexion ethnologique et de la pensée se
mesurant à l'interprétation de notre récente histoire : au lieu du politique, nous
sommes en prise sur le procès même par lequel s'institue une société. Avec la
division sociale, pourrions-nous dire en d'autres termes, nous tenons tout à la
fois ce qui fait qu'une société humaine existe et ce qui fait qu'il existe des
sociétés radicalement différentes — chaque société n'étant société qu'au travers
de sa division et s'instaurant dans sa singularité par sa prise de position à
l'égard de sa division. Ainsi la pensée qui affronte le plus différent et le plus
lointain peut-elle nourrir et recevoir éclaircissement en retour de la pensée aux
prises avec le plus proche. En nous montrant qu'il faut comprendre à partir de
la politique ces sociétés d'abord jugées en deçà de la politique, c'est aussi une
contribution décisive à l'élucidation de l'énigme du présent que nous apporte
Clastres. De même, à l'inverse, que la redécouverte de la politique à laquelle les
convulsions de notre histoire nous amènent — découverte de l'irréductibilité
de la politique, tant en fonction de l'impossibilité de la dériver d'autre chose
que d'elle-même que de l'impossibilité avérée de sa résorption dans la société
— confère sens et portée supplémentaires à son entreprise. Elle ajoute à son
pouvoir déjà si rare de susciter le sentiment qu'à nouveau peut être aujourd'hui
affrontée sans ambition démesurée ou excès de naïveté la question : qu'est-ce
que la société ?

D'UN POUVOIR IMPUISSANT


COMME POUVOIR POLITIQUE

La réflexion de Clastres procède toute, en un sens, du travail d'élucidation


d'un problème spécifique auquel le confronte au départ le domaine
ethnographique américain qui est le sien : le problème de la nature de la
chefferie indienne. Autant en effet les systèmes politiques des hautes
civilisations du Mexique, d'Amérique Centrale et des Andes présentent au
regard occidental le visage familier du pouvoir despotique, autant par contre
l'organisation des sociétés du reste du continent sous le rapport de ce que l'on
ose à peine nommer dans ce cas politique fait à nos yeux énigme. Car si l'on
voit bien à peu près partout des chefs, nulle part pour autant ces chefs
n'apparaissent comme détenteurs d'un « pouvoir » au sens où nous pouvons
spontanément l'entendre. « Ils ne disposent d'aucune autorité, d'aucun pouvoir
de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre », écrit Clastres3. L'on se
trouve ainsi devant le paradoxe d'un lieu du pouvoir marqué dans la société,
mais dont l'occupant est privé des attributs et des moyens qui pour nous
définissent l'exercice du pouvoir — tant du droit de décider seul pour tous que
de la puissance de faire effectivement appliquer ses décisions. N'est-ce pas trop
s'avancer dès lors que de qualifier la place du chef de lieu du pouvoir, et de lui
reconnaître du même coup une dimension proprement politique ? Ne
sommes-nous pas ici typiquement en deçà de la politique, même si se laisse
discerner un embryon de réalité politique ? Questions dont l'enjeu est crucial,
car on n'y peut répondre sans engager simultanément la réponse à d'autres
questions d'ordre plus général et celles-là décisives : existe-il des sociétés en
deçà de la politique, ou hors de la politique ? La politique est-elle une création
des sociétés à un moment de leur histoire ou la dimension politique est-elle
inséparable de l'état de société ? Ne peut-on parler de politique que dans le cas
d'une société où l'instance de pouvoir est investie d'une tâche qui la fait se
substituer pour les décisions d'ordre collectif à la collectivité elle-même, et les
lui imposer ensuite par la contrainte ? Dans le cas qui nous occupe, le recours à
une explication de type évolutionniste est indéniablement tentant. Nous nous
trouverions ainsi en face de l'exercice d'un leadership « naturel », autour
duquel ne se seraient encore cristallisées que faiblement les tâches de gestion
collective, mouvement esquissé déjà cependant avec le rôle de « faiseur de paix
», de modérateur des conflits à l'intérieur du groupe dévolu au chef. Aussi bien
pourrait-on dire que l'état rudimentaire de la technologie et la taille limitée des
groupes empêchent que se différencie nettement une fonction de pouvoir dont
les premiers signes d'existence indiquent toutefois la tension historique de ces
sociétés vers une étape ultérieure où sera clairement dégagée la nécessité d'une
prise en charge des affaires collectives en tant que telles, et affirmée la
séparation du pouvoir. Pas véritablement encore de politique, donc, faute
d'État, mais des traits indiquant l'effort de la société vers la spécification en son
sein d'un appareil politique.
Seulement, c'est plutôt un effort inverse que révèle l'examen attentif des faits
amérindiens, un effort pour contenir le pouvoir dans son affirmation de lui-
même. Les sociétés indiennes n'« ignorent » nullement l'existence de la relation
de commandement-obéissance afférente au lieu de pouvoir tel que nous le
concevons. Plusieurs lui ménagent un emploi en leur sein, mais des plus précis
et exactement limité à la conduite des opérations de guerre. Remarquablement,
d'ailleurs, ces chefs militaires pourvus durant le temps de leurs fonctions d'une
autorité rigoureuse sont souvent distincts des chefs « civils ». Il est alors un chef
de paix et un chef de guerre, en quelque sorte, et dans tous les cas, « la paix
revenue, le chef de guerre perd toute sa puissance. Le modèle du pouvoir
coercitif n'est donc accepté qu'en des occasions exceptionnelles, lorsque le
groupe est confronté à une menace extérieure. Mais la conjonction du pouvoir
et de la coercition cesse dès que le groupe n'a rapport qu'à soi-même4 ». Quant
au « chef qui veut faire le chef », comme dit Clastres, on l'abandonne et parfois
même on le tue. Et loin maintenant qu'il faille voir dans cette tâche de «
faiseur de paix » qui lui est ordinairement dévolue un point de départ à partir
duquel il pourrait ensuite étendre toujours plus le cercle de sa qualification, il
s'agit au contraire d'y reconnaître un point d'arrêt, assurant le groupe de ce que
le chef ne trouvera rien dans sa fonction de nature à l'inciter à « faire le chef ».
Car à ce rôle d'apaisement des conflits qui peuvent surgir au sein du groupe, il
ne peut satisfaire qu'en s'éloignant du même coup des moyens de l'autorité,
qu'en se situant à l'opposé de l'exercice d'une contrainte : en parlant. Il n'a
pouvoir de régler les litiges, d'accorder les points de vue antagonistes, que celui
puisé dans la force persuasive de la parole et renforcé par son prestige. Il ne
décide pas en effet à la place de parties s'en remettant à lui (« le chef n'est pas
un juge », dit Clastres), il ne peut que contribuer à leur propre décision, en les
incitant à la mesure, à la renonciation aux injures, à l'imitation des ancêtres qui
ont toujours vécu dans la bonne entente. Aussi, plus exerce-t-il son rôle de
chef, et plus s'écarte-il du statut de détenteur d'un pouvoir retournant sa
puissance coercitive contre la société. « Toute parole du leader est une
assurance donnée à la société que son pouvoir ne la menace point », dès lors
que son autorité « se déploie dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans
l'élément du discours5 ». Loin donc qu'une sorte de pente naturelle doive
insensiblement conduire le chef de l'effort de persuasion et du devoir de parole
au recours à la contrainte, sa fonction se définit de lui barrer ce passage.
Séparation du pouvoir militaire et du pouvoir civil, étroite limitation de
l'autorité contraignante valant en temps de guerre, assignation de l'exercice du
pouvoir au registre du discours : autant de traits constitutifs d'un véritable
dispositif social destiné à conjurer l'émergence d'un pouvoir détaché de la
société et soumettant par la force la société à sa loi. Il y a travail de la société
sur elle-même pour garder le pouvoir de son déploiement en une instance
étatique, travail en ce sens de la société contre l'État.
Tout se passe comme si la société prenait position envers une dimension de
pouvoir qui lui serait d'abord donnée, comme si elle s'appliquait à résoudre à
un niveau second le problème posé par une virtualité première du pouvoir à
s'arracher d'elle et à se retourner contre elle une fois sa séparation accomplie.
Ce qui n'est pas dire qu'elle aurait une fois pour toutes résolu le problème du
pouvoir ou qu'elle serait parvenue à le supprimer. Elle s'ordonne d'apporter
une réponse à ce problème, mais qui n'empêche pas le problème de se
maintenir comme tel. Si elle neutralise la potentialité coercitive du pouvoir, elle
ne va pas, elle n'a pas puissance d'aller jusqu'à éliminer la dimension même du
pouvoir. Est conservé un lieu éminent du pouvoir dans la société, c'est-à-dire
un lieu auquel tous les agents sociaux peuvent se rapporter immédiatement et
simultanément, dans la mesure où son occupant est retranché du reste de la
communauté, même s'il n'en est pas séparé pour la transcender. Non pas tant
que son prestige le place au-dessus de tous les autres, mais qu'en son lieu se
brise le lien de réciprocité qui tient dans l'échange hommes et groupes les uns
pour les autres, et que l'asymétrie de la sorte instaurée dans le rapport du chef
au reste du groupe le fasse celui isolé au sein du groupe qui en droit peut à tout
instant se mettre en rapport avec n'importe lequel de ses membres. Lorsque
ainsi selon son devoir le chef parle — et il ne parle pas seulement dans le but
précis d'apaiser, comme nous le rapportions plus haut, mais encore et surtout
pour simplement parler, en un discours ritualisé qui « consiste pour l'essentiel,
écrit Clastres, en une célébration maintes fois répétée, des normes de vie
traditionnelles : nos aïeux se trouvèrent bien de vivre comme ils vivaient.
Suivons leur exemple et de cette manière, nous mènerons ensemble une
existence paisible6 » — c'est un discours qui le retranche d'un possible échange
de discours qu'il tient. Nulle réponse n'y est appelée, et nulle opposition n'y est
a fortiori concevable. Nul dans la société ne saurait s'élever contre l'exaltation
de la fidélité aux traditions, et « personne, de toute façon, ne prête attention au
discours du chef ». « Ou plutôt, poursuit Clastres, on feint l'inattention. Si le
chef doit, comme tel, se soumettre à l'obligation de parler, en revanche les gens
auxquels il s'adresse ne sont tenus, eux, qu'à celle de paraître ne pas l'entendre7.
» Un discours qu'on n'écoute pas, songerait-on à le reprendre ou à y rétorquer ?
C'est la rupture de réciprocité que souligne l'inattention feinte du groupe à
l'endroit des paroles du chef. Mais en tant que discours dont chacun prend
soin, en se détournant ostensiblement de l'écouter, de marquer qu'il ne
s'adresse à personne, le discours du chef se détache de tout rapport singulier
d'interlocution pour accéder au statut de discours proprement général, de
discours pour la collectivité, valant directement pour tous et sans médiation.
La rupture de la réciprocité parlante est moyen de faire apparaître la dimension
de la communauté comme telle, par-delà tous liens inter-individuels et liens
des segments sociaux entre eux. À cet égard, c'est pour bien entendre la parole
du chef qu'on feint de ne pas l'écouter.
Ce n'est d'ailleurs pas uniquement au plan du discours que la position du
chef le place en rupture d'échange, mais à tous les plans, qu'il s'agisse de
l'échange des femmes ou de l'échange des biens. L'exemple du statut de sa
parole nous a seulement paru privilégié dans la mesure où il nous met en prise
sur le trait le plus saillant de sa fonction, mais une même analyse pourrait être
entreprise à propos du statut conjugal du chef ou de son rôle « économique ».
Soit que revienne au chef un nombre plus élevé d'épouses, soit que lui soit faite
obligation de générosité, le lieu du pouvoir est déterminé comme ce lieu
unique où ne vaut plus strictement la règle égalitaire de réciprocité, et qui
prend en cela sa nature de lieu authentiquement politique. Car cette
disjonction au moins relative du pouvoir d'avec la sphère de l'échange a pour
effet éminemment politique d'instaurer entre le chef et le groupe un rapport tel
que s'y fasse jour la conscience d'une identité collective. Elle installe le
détenteur du pouvoir dans une différence essentielle à la société, en tant qu'elle
le pose à l'écart du plus central dans la définition du fonctionnement social —
sans nullement que cette différence implique séparation. Et sans non plus que
cette différence soit purement formelle. Au travers en effet du privilège de
polygynie attaché à la chefferie, n'est-ce pas une nécessité pour le leader de
dépasser la particularité d'alliances exclusives et de se faire parent et allié du
plus grand nombre au sein du groupe qui se trouve reconnue ? Le surcroît
d'alliances qu'il est en droit de nouer par rapport à la règle commune ne
revient-il pas à faire du chef un homme du général, en rapport virtuel avec
tous, en rapport égal avec chacun8 ? Et de même sa générosité obligée n'est-elle
pas moyen pour le détacher de tout rapport privilégié et le contraindre à
accepter des rapports identiques avec tous les membres du groupe, en
l'exposant à la demande générale ? Aussi chacun en retour dans la société peut-
il se rapporter au lieu du pouvoir comme au lieu spécifique en lequel se
découvre la dimension du collectif, comme au lieu depuis lequel prend figure
la généralité propre du fait communautaire. Au travers de la différence du
pouvoir, dans la distance interne à l'ordre du groupe où se tient le chef, c'est le
fait qu'ils font partie d'une même société qui pour les agents sociaux se donne
à déchiffrer. Empêché de se disjoindre d'avec la société et de se poser en
extériorité vis-à-vis d'elle, le pouvoir n'en constitue pas moins ainsi, dans la
société, cet Autre à la société par lequel elle fait détour pour s'assurer de son
identité.
Sans doute est-ce là un rôle à première vue fort différent de celui que joue
l'instance politique dans la plupart des sociétés, dont tout spécialement la
nôtre, et que nous serions tentés en conséquence de considérer comme propre
exclusivement à la chefferie primitive. C'est dévolu à des tâches bien concrètes,
en effet, que nous apparaît généralement le pouvoir, qu'il s'agisse d'exercice de
la contrainte, d'unification et d'organisation d'un univers social hétérogène, ou
de prise en charge des besoins spécifiquement collectifs. À tel point d'ailleurs
que l'on a pu assimiler le politique à l'ensemble de ces fonctions empiriques, et
le faire procéder d'une nécessité fonctionnelle imposée par une différenciation
sociale toujours accrue, la complexité de la vie collective exigeant à un certain
moment la spécialisation d'une instance dans l'exécution des tâches d'intérêt
général et la menace d'une désagrégation de la communauté appelant un
travail également spécialisé de remise en ordre et de restauration de l'unité.
Mais pour être rôle empirique effectivement déterminant dans l'existence
sociale, le rôle du pouvoir n'est-il alors que rôle empirique ? Sa fonction se
ramène-t-elle strictement, dans notre société même, par exemple, où son rôle
est le plus considérable, à l'accomplissement d'une besogne positive spécifique
? L'épuise-t-on par une recension de tout ce qui se donne comme fonctions
immédiatement manifestes ? Ou ne comporte-t-elle pas une dimension en
excès sur celles directement manifestes et nous portant au-delà de l'ordre
empirique ? Au travers de sa tâche gestionnaire, et par-delà les effets matériels
de celle-ci, le pouvoir dans notre société ne contribue-t-il pas en outre, au
même titre que le pouvoir primitif, à la production d'une identité de la
collectivité en tant que telle, à l'introduction d'une dimension réfléchie dans la
société ? C'est ici au niveau le plus profond de la fonction politique que nous
touchons : à son rôle dans l'advenue de la société à elle-même et pour elle-
même.
Nous devons nous déprendre de cette idée commune que le politique
consiste essentiellement dans le corps de tâches gestionnaires dévolues à l'État
dans notre société, pour ne plus voir dans cet appareil qu'une forme possible
du politique, dont le rôle crucial reste dans tous les cas de fournir aux agents
sociaux l'assurance de ce qu'ils s'inscrivent dans un même espace et de leur
donner à voir en quelque sorte qu'ils sont en société. À cet égard, le pouvoir
impuissant du chef indien n'est pas moins politique que le pouvoir tout-
puissant de notre État séparé revendiquant la prise en charge intégrale de
l'existence collective. Et du même mouvement, il nous faut renoncer à dériver
le politique d'une nécessité d'ordre empirique apparue à un moment
hypothétique du développement social. Il y a politique dès qu'il y a société
dans la mesure où c'est par la politique que la société tient ensemble en se
tenant pour elle-même. Ainsi l'analyse des fonctions de la chefferie vient-elle
corroborer ce que déjà nous indiquait la mise en évidence d'un travail de la
société pour empêcher le pouvoir de se couper d'elle, d'une application donc
de la société au problème du pouvoir, comme si cette question politique
appelant réponse était toujours déjà là, consubstantielle à l'état de société. Et il
s'avère de la sorte, comme l'écrit Clastres, que « l'on ne peut penser le social
sans le politique », « que le pouvoir politique est immanent au social9 », il se
découvre en outre que le caractère primordial du politique est d'introduire une
dimension réfléchie dans la société, comme le montre non seulement le fait
qu'au travers du pouvoir identité soit conférée à la communauté, mais encore
la capacité de la société à se retourner sur elle-même pour se défendre contre la
virtualité de son assujettissement à un pouvoir contraignant. Par cet acte il
nous est marqué qu'elle n'est pas simplement ce qu'elle est, mais qu'elle se fait
ce qu'elle est, qu'elle se donne à elle-même. Et ne pouvons-nous pas enfin
soupçonner que cette possibilité d'un rapport à soi n'est pas sans rapport avec
la virtualité d'une disjonction d'avec soi contre laquelle justement s'organisent
ces sociétés indiennes ? N'est-ce pas dans cette scission qui les hante et qu'elles
refusent qu'il convient de chercher le fondement de leur puissance réfléchie sur
leur organisation ? Davantage, devrons-nous interroger, ne tient-on pas en
cette division de soi dont la société décide ce qui fait qu'il y a société ?
LA PUISSANCE DU SACRÉ

C'est en nous tournant vers l'élucidation du dispositif social capable


d'empêcher de la sorte la sécession du pouvoir, que nous pourrons nous rendre
intelligibles dans leur cohérence et leur portée générale ces dimensions du fait
politique dégagées par l'investigation des formes et des fonctions de la chefferie
amérindienne. Car nous nous en sommes tenus jusqu'alors à une description,
mettant en relief un refus de ces sociétés de se couper d'une instance politique
pourvue d'autorité, mais sans nous préoccuper de ce qui peut socialement
garantir l'efficacité d'un tel refus, c'est-à-dire sans affronter le problème de sa
place dans l'organisation sociale et de son rapport avec les autres traits de celle-
ci. L'on conçoit mal qu'il faille se suffire d'une explication ethno-
psychologique évacuant le problème en se contentant d'imputer aux Indiens
d'Amérique une aversion marquée pour l'obéissance et la soumission. Dans
tous les cas, partirait-on d'un tel schème simpliste qu'on ne parviendrait pas
pour autant à faire l'économie d'une interrogation quant à la transcription en
institutions de cette humeur indépendante et qu'on reviendrait avec elle au
problème que l'on prétendait d'abord contourner. Jusqu'à quel point, et en
quelle façon la société est-elle imprégnée par ce souci anti-autoritaire ? ne
pourrait-on en effet éviter de se demander. Comment autrement dit ce refus
d'un pouvoir séparé s'inscrit-il dans l'ordre social d'ensemble ? Et d'autre part
encore, faudrait-il questionner, quel est le moyen institutionnel censé prévenir
l'échappée du pouvoir hors de la communauté — étant donné qu'outre la
volonté de se défendre qu'elles manifestent en cas de besoin, on doit prêter à
ces sociétés une volonté de se prémunir d'avance contre les empiétements
autoritaires des chefs ? On serait ainsi ramené aux vraies questions, dont la
réponse ne nous paraît nullement devoir être cherchée du côté de
l'organisation caractérielle des individus, mais toute dans le déploiement de
l'organisation sociale.
Non seulement, en effet, il est un refus en acte du pouvoir coercitif repérable
au niveau du comportement collectif, mais encore est-ce la société entière qui
s'agence en fonction de ce refus. Elle s'ordonne de façon à retirer sens à toute
entreprise par laquelle le détenteur du pouvoir en viendrait à s'affirmer contre
la société, de façon à en fermer le possible. Et cette disposition n'est pas
marginale. Elle constitue au contraire le pivot de l'organisation sociale, le cœur
auquel doivent être rapportés les traits majeurs de l'expérience collective. Elle
consiste fondamentalement, nous semble-t-il, en l'instauration d'une scission
radicale de la société d'avec le principe de son ordre, d'avec le lieu censé lieu du
savoir quant aux raisons et quant aux fins de l'organisation sociale. C'est par
cette soustraction totale de l'ordre social à la prise actuelle des hommes, par le
refus institué de les laisser se reconnaître comme « inventeurs » de leur société
que celle-ci se garantit dans son refus d'un pouvoir séparé. C'est par
l'instauration de cette division qu'est prévenu l'avènement d'une division du
pouvoir et de la société. En reportant absolument ailleurs qu'en elle-même le
pourquoi de l'activité des hommes dans sa conformité aux règles, aux
coutumes, aux usages établis, la société affirme l'impossibilité pour tout agent
social de prétendre à une extériorité l'autorisant à savoir et à édicter pour
l'ensemble des hommes ce qu'ils doivent faire et pourquoi ils doivent le faire.
Dès lors que savoir et pouvoir quant à l'ordre des choses et quant au monde
humain sont exclus du champ effectif de la vie sociale et posés dans le registre
de l'autre, nul dans la société ne peut revendiquer d'être seul du côté de ce
savoir et en droit par conséquent d'imposer à tous ce qu'il a charge de
connaître pour eux. Il n'est personne jouissant d'une proximité particulière au
foyer de sens où s'alimente l'expérience collective, et tous s'en trouvent en
quelque sorte à distance égale.
Aussi est-ce une affirmation d'ordre politique qu'il faut reconnaître dans «
cette justification inlassablement répétée de chaque technique, de chaque règle
et de chaque coutume au moyen d'un argument unique : les ancêtres nous
l'ont appris10 ». Ce refus opiniâtre — et général dans les sociétés primitives,
bien au-delà de l'exemple américain auquel nous nous étions d'abord tenus —
de placer son activité sous le signe d'une autonomie novatrice pour au
contraire la penser en dépendance d'un temps sacré d'invention radicalement
disjoint du présent, n'a pas sa fin en lui-même. Il vaut refus de la sécession
d'une instance qui se ferait dans le présent détentrice de cette légitimité ayant
ici son lieu dans le passé et confisquerait le savoir de ce qu'il est bon ou
mauvais de faire. Et si, comme le dit très profondément Lévi-Strauss, « il
exprime un parti adopté consciemment ou inconsciemment », et d'un «
caractère systématique11 », c'est le parti de la société contre l'État. Parti dont la
rigueur explique la forme extrême de ce recours justificatif au passé mythique.
Car il ne s'agit pas simplement, souligne Lévi-Strauss, d'une légitimation
diffuse par l'ancienneté et la continuité, comme pour nous après tout « dans
d'autres domaines jusqu'à une époque récente » : « cette ancienneté est posée
dans l'absolu, puisqu'elle remonte à l'origine du monde, et cette continuité
n'admet ni orientation, ni degrés12 ». Point de relativité possible, en effet, dans
la soustraction décrétée de l'institué et du créé à l'emprise transformatrice des
hommes actuels. Il faut qu'à nul de l'espèce, jamais, — fût-ce à une époque
très antérieure, mais rattachable encore à la nôtre —, n'ait été reconnu le
pouvoir d'introduire du nouveau dans l'ordre des choses. Rien n'a pu se passer
du fait de nos semblables ou de notre fait depuis l'origine, et tout est comme à
l'origine. Pour autant, cette origine qui fournit la mesure de l'identique, c'est le
temps autre par excellence, le temps dont tout nous sépare, puisqu'aussi bien
s'y déroule ce qui fondamentalement n'a pas de place dans le présent, ce dont
la puissance nous est essentiellement retirée : la création, l'instauration. La
contradiction entre les deux aspects n'est qu'apparente. Ils se complètent en
fait rigoureusement dans l'expression d'une absolue dépossession de ce qui
explique et fonde en droit l'ordonnance des choses et la règle des hommes.
Encore ne suffit-il pas de situer l'altérité de ce foyer de la législation et du sens
dans le temps. Car non seulement l'origine mythique est posée dans l'autre
temporel, mais encore est-elle pensée de façon à lier indissolublement le monde
humain à son autre, l'ordre culturel à l'ordre naturel/ surnaturel. C'est le
complément logique de la référence au passé absolu du mythe que cette
conception de « l'ordre humain comme projection fixe de l'ordre naturel13 »,
qui s'exprime au travers des opérations classificatoires dites « totémiques » et de
l'intime correspondance qu'elles s'appliquent à établir entre une « série
originelle » comprenant « les espèces zoologiques et botaniques sous leur aspect
surnaturel » et une « série issue » comprenant « les groupes humains sous leur
aspect culturel14 ». L'ordre humain procède de son autre, en même temps qu'il
lui demeure totalement conjoint et qu'il le reflète exactement. Pas de
représentation des rapports sociaux qui ne passe de la sorte par une
représentation de l'ordre naturel (qui simultanément, en l'occurrence, est ordre
surnaturel) — la conception des différences et des liens entre les groupes
sociaux se trouvant toujours associée à une mise en ordre classificatoire de la
nature, de telle façon que « le système des fonctions sociales corresponde au
système des fonctions naturelles, le monde des êtres au monde des objets15 ».
Ce n'est pas ici le lieu d'entreprendre l'examen des principes logiques
gouvernant le déploiement de ces constructions intellectuelles, non plus que de
leur nécessité significative interne. Ce qui nous importe seulement pour le
moment, c'est la cohérence sans faille dont elles témoignent dans l'affirmation
de ce que l'intelligibilité de l'univers des hommes est de part en part suspendue
à un avant, à un ailleurs, à son autre16 — et dans l'implicite négation qui la
double de ce que l'entreprise humaine puisse être source et cause de ce qui
constitue son cadre. Vainement chercherait-on dans cette rigueur à se refuser
toute maîtrise des raisons de l'ordre qui pourtant vous gouverne un reflet de
l'état naturel ou du mode spontané de la pensée. C'est d'un choix systématique
qu'elle témoigne, c'est de l'institution qu'elle procède. C'est en fonction d'une
Décision sociale que l'organisation du monde humain, du monde de la culture
est de cette manière arrimée dans le temps et dans la forme à l'organisation du
monde naturel, à un autre d'autant plus autre que hanté du dedans par la
différence du sacré. Ce dont il s'agit pour les hommes en se retirant ainsi de
pouvoir se penser comme créateurs de leur univers collectif, c'est de se mettre
en garde contre la captation par une instance détachée tant de la fonction de
légitimation de ce qui est que du droit à le transformer. La division instaurée
est telle en effet que nul ne peut prétendre s'ériger en garant de cet ordre,
homologue à l'ordre surnaturel de la nature et issu de lui, non plus que
s'arroger la compétence de le modifier. Avec ce pouvoir, c'est le pouvoir tout
court sous sa forme étatique qui se voit contenu ou mieux conjuré.
Entre l'organisation politique et le système des représentations sociales, il est
une articulation directe. L'enjeu dernier de ces convictions partout si
fermement ancrées chez les Sauvages, l'ultime point d'application de ces
spéculations complexes auxquelles ils s'adonnent avec prédilection, c'est la
garantie du parti primordial de leur société contre l'avènement d'une division
au cœur de la société. Le ressort vrai des religions primitives, pourrait-on dire,
c'est une foi politique. Et l'on saisit mieux maintenant, en fonction de cette
articulation, à la fois l'unité profonde des productions de la pensée sauvage et la
nécessité à laquelle elles répondent. Infiniment diverses, et d'une diversité certes
à prendre en considération, elles n'en disent pas moins, elles n'en signifient pas
moins toutes une même chose : cet univers de règles, de coutumes, de
techniques au sein duquel nous vivons, nous autres hommes, nous n'y sommes
pour rien. C'est par l'autre et dans l'autre qu'il est compréhensible. Et il ne
suffit pas ici d'expliquer que toute société se fournit une représentation et une
explication d'elle-même, du reste plus ou moins distordue par rapport à son
fonctionnement effectif, et d'ouvrir le débat quant au rôle joué pratiquement
par ce reflet. Car ce qui reste à comprendre — l'essentiel —, c'est ce besoin
aussi singulier que général qui conduit ces sociétés à se déposséder du prin cipe
de leur intelligibilité et de leur légitimité, à se penser toujours et radicalement à
partir d'autre chose que d'elles-mêmes. Quelle est en un mot la nécessité qui
préside à ce geste de dépossession et de report du foyer de sens de
l'organisation collective ? Tout platement : pourquoi les Sauvages se refusent-ils
avec un tel esprit de système à appréhender la réalité avec des sens sobres17 ?
Admettons un instant cette idée que suggère le sens commun selon laquelle
leurs ressources techniques restreintes dans la maîtrise de la nature les
conduiraient à une révérence aussi aveugle que « naturelle » envers les forces à
l'œuvre au sein de celle-ci. Ce statut de puissances supérieures une fois reconnu
aux êtres de nature, il n'y aurait qu'un pas à franchir pour en faire le principe
et la source de toutes choses, dont les choses humaines. Mais est-ce moins une
« évidence naturelle » que la capacité des hommes à intervenir sur leur
environnement social immédiat, à en adapter ou en modifier les règles, à y
introduire en un mot du changement ? L'on devrait donc s'attendre à une
accommodation théorique infiniment variable entre ces deux ordres de
données élémentaires. Or, nous l'avons vu, il n'en est rien, et l'on n'explique
rien à partir de telles prémisses, ni le mode spécifiquement radical de
l'assujettissement décrété du monde humain aux puissances surnaturelles de la
nature, ni surtout le rapport des hommes à l'ordre de leur société qu'engage
cette manière de penser la nature. Serait-ce alors qu'en son état premier la
pensée est vouée de par ses lois propres à cette dénégation et à ce détour
compliqué ? Ou que c'est un irrépressible besoin pour l'homme que de se
projeter dans et se voir depuis un ailleurs ? Dans tous les cas, l'on en revient à
rapporter ce système de représentation à la manifestation d'une limite interne
ou d'une contrainte subie et l'on masque du même coup son caractère institué.
L'on méconnaît le besoin social auquel vient répondre ce mode de pensée et la
fonction déterminante qu'il remplit au sein de la collectivité primitive. Si les
hommes se représentent en dépendance totale d'un avant et d'un différent ce
n'est pas parce qu'ils ne peuvent faire autrement. C'est parce qu'il est un choix
social engageant comme l'une de ses composantes cette dessaisie instaurée des
raisons de la société. C'est pour fermer la voie d'un autre asservissement et
d'une autre division. Tel est l'enjeu qui traverse l'institution du penser sauvage
: l'établissement d'un rapport des agents sociaux à l'ordre de leur société
rendant impensable qu'Un vienne à s'en prétendre créateur ou seulement à s'en
vouloir réformateur et garant — et inconcevable donc l'émergence d'un
pouvoir séparé. Ni force dans l'infrastructure, ni reflet, même actif, dans la
superstructure, le mode primitif de représentation des rapports sociaux est
pièce majeure néanmoins du dispositif par lequel la société se prémunit contre
son assujettissement à une instance se posant en extériorité vis-à-vis d'elle.
Contre la division qui précipiterait tous sous le gouvernement d'Un, pas
d'autre recours que l'instauration de cette division qui soumet également tous à
un savoir de ce qu'à l'égard de leur monde comme il est, les hommes n'ont pas
à pouvoir. C'est par une soustraction générale que la collectivité retient toute
en son sein Teffectivité de la volonté générale. L'assujettissement en pensée se
fait suprême moyen contre la réalité de la servitude.
Le jour sous lequel nous sommes ainsi conduits à envisager le phénomène
religieux est quelque peu inhabituel, et ce retournement de perspective ne va
pas sans soulever des questions. Car non seulement ce mode de lecture des
sociétés dans leur autre, ce système de renvoi dans Tailleurs du foyer de tout
sens, ne disparaît pas avec l'émergence de l'État, mais encore est-il annexé par
l'État sitôt qu'il naît et lui fournit-il les assises de sa légitimité. S'établit alors ce
rôle de support manifeste de Tordre étatique établi dans lequel nous sommes
accoutumés à rencontrer les religions constituées. Les faits sont aussi
incontestables qu'ils semblent mal cadrer avec ce que nous venons d'avancer
quant à l'efficace systématique des représentations religieuses primitives. Mais
notre interprétation paraîtra moins aventurée pour peu qu'on considère le
destin politique des sociétés modernes, où précisément le discours de la
légitimation sociale s'émancipe de la référence religieuse, où l'organisation
collective cesse de renvoyer à un garant transcendant. N'est-ce pas seulement
en effet dans ces sociétés que l'emprise de l'État révèle sa véritable mesure, et
cela en fonction de ce nouveau mode d'intelligibilité du fait social ? Plus
désormais de renvoi à un ailleurs et de détour par un autre à la société : elle est
reconnue receler ses finalités en elle-même et s'expliquer à partir d'elle-même.
Rien dans la société qui ait raison ou cause autre que sociale. Rien qui participe
d'un ordre auquel l'on ne saurait toucher ; rien dont l'intelligence nous soit a
priori fermée. S'ouvre de la sorte l'espace virtuel d'un tout-savoir et d'un tout-
pouvoir sur la société dans lequel va s'engouffrer l'entreprise de l'État totalitaire
et sa visée d'assumer intégralement, jusque dans le moindre détail,
l'organisation et la gestion de la vie collective, au nom d'une vérité dernière sur
le sens de l'histoire et sur l'aboutissement de l'aventure humaine. Sans doute
cette prétention exorbitante de l'agent de pouvoir à se retourner complètement
contre la société pour la modeler selon le savoir dont il est détenteur, pour la
faire incarnation de sa vérité prétendue, est-elle en un sens depuis toujours la
prétention de tout despote. Sans doute aussi le caractère exclusif et totalisant
des systèmes du sacré a-t-il fourni, depuis les origines de l'État, la base et
l'aliment de son projet extrême d'appropriation de la société. Mais de la
domination despotique à l'ambition totalitaire, le pas franchi est immense, et il
permet de mesurer à quel point ce corps de croyances qui légitime le despote
en même temps lui assigne ses limites. De par son mode surnaturel de
légitimation, en effet, le despote est voué à rester toujours à la fois un héritier et
un représentant : héritier d'un monde qu'il n'a pas créé, même s'il est censé y
jouer un rôle éminent, représentant d'un univers sacré essentiellement
différent, même s'il est censé en participer directement (le despote est-il
reconnu dieu qu'il ne fait encore que représenter ici ce qui a proprement son
lieu ailleurs). Il ne saurait en un mot s'incorporer absolument le principe de sa
légitimité. Ce qu'il est, il ne l'est que par quelque chose qui n'est pas lui. Il
peut s'employer à le dénier dans ses titres, mais pas l'effacer. Il lui manque
quelque chose pour atteindre à l'absolu du pouvoir, et c'est ce manque qui le
fonde dans son pouvoir. De la même manière l'ordre dont il est parmi les
hommes le suprême agent ne saurait-il jamais atteindre à l'auto-sufïïsance, en
quelque sorte. Il ne s'agit au mieux que de le voir refléter ou égaler un ordre
transcendant dont les ressorts échappent, la coïncidence des deux ne pouvant
constituer qu'une limite inatteignable. Le despote, au total, s'il est reconnu
comme la clé de voûte de l'ordre existant est d'autre part empêché de se poser
en origine effective, permanente et omnisciente de l'organisation collective, et
il en est empêché par son ancrage dans le religieux. Alors qu'au contraire une
fois effacé ce point d'arrêt, c'est à se faire l'agent d'un tel auto-engendrement de
la société que postule fondamentalement l'État totalitaire. Marquer un
avènement absolu, reconstruire ex nihilo un monde en le soustrayant d'un coup
à l'emprise du passé, produire une société n'ayant en vue qu'elle-même, ou
plutôt réalisant l'essence même du social : tel est l'horizon imaginaire de
l'action du pouvoir totalitaire, qui ne lui est encore une fois ouvert que par la
disparition de la référence à un avant, à un ailleurs, à un autre18. Si donc le fait
religieux est d'évidence susceptible de se mettre au service du pouvoir séparé,
ce n'est pourtant qu'avec la disparition de tout garant d'ordre sacré que peut
radicalement se déployer la séparation du pouvoir — que l'État peut affirmer
sa différence jusqu'à prétendre se rendre la société transparente, la pénétrer
toute et littéralement se l'incorporer. Caution efficace de l'ordre et du pouvoir
établi, la justification de l'ici-bas par un au-delà n'en continue pas moins à
jouer d'autre part un rôle aussi occulte que considérable de neutralisation du
pouvoir. Elle conserve jusqu'au bout quelque chose de sa puissance primitive,
même radicalement détournée par ailleurs de sa fonction dans l'univers des
Sauvages, puisqu'ici asservie à un État que là-bas elle conjure.
L'on saisit du reste en ce point la transformation dans l'ordre religieux
qu'implique l'émergence de l'État, en même temps que la spécificité profonde
du dispositif chargé de la prévenir dans les sociétés primitives. Ce n'est pas
seulement le recours pour l'explication de ce qui est à autre chose que l'œuvre
des hommes, mais l'assignation en outre de cet autre à un statut tel que nul ne
puisse prétendre en participer dans son être. Il est bien des chamanes ainsi dans
les sociétés que décrit Clastres — chamanes cumulant parfois leur fonction
avec celle de chef —, dont on peut dire qu'ils entretiennent un rapport
privilégié avec le monde des puissances invisibles. Mais le chamane reste un
manipulateur prestigieux ou redouté de forces obscures. En rien il n'est
assimilable lui-même à un vivant témoignage de la réalité seconde au sein de
laquelle il est censé intervenir. Il sait établir la communication avec elle et s'en
servir, il ne la manifeste pas en tant qu'individu. Il ne saurait devenir l'Autre, à
la société au nom de cet autre censé fonder la société et se déléguant en quelque
sorte en sa personne. Du surnaturel, le chamane ne participe personnellement
ni plus ni moins que les autres membres de sa société. C'est que cet ordre
second de référence est conçu et agencé de telle façon que soit impensable sa
matérialisation privilégiée en un lieu de l'espace humain. Alors que la
révolution dans les formes du sacré qui accompagne systématiquement la
naissance de l'État consiste précisément à concrétiser le surnaturel dans la
société, à l'y rendre d'une manière ou d'une autre effectivement présent — au
lieu du pouvoir. L'autre cesse d'être absolument autre pour prendre incarnation
parmi les hommes et retrancher ceux dans lesquels il se délègue du reste des
hommes. La scission instaurée entre le social et sa source supposée n'est plus
désormais scission radicale : elle passe au sein de la société même pour y fonder
la scission entre gouvernants et gouvernés19. Toute une histoire est à faire, de la
sorte, des figures du surnaturel dans leur corrélation avec les modes de la
domination, depuis la réussite des sociétés primitives à conjurer la domination
par le surnaturel, jusqu'à l'affirmation totale de la domination de l'État avec la
fin de toute légitimation religieuse de l'organisation sociale. Toute une histoire
qui ferait ressortir la résistance continuée des sociétés à l'État bien au-delà du
surgissement de l'État, qui montrerait jouant de manière invisible dans les
systèmes de légitimation du pouvoir un dispositif de neutralisation du pouvoir.
Ce que révèle l'analyse de Clastres, ce n'est pas seulement la vérité particulière
d'un type de société, d'un modèle d'organisation collective partout attesté20,
c'est encore dans le temps un trait de toutes les sociétés advenues, à la seule
exception de la nôtre, et depuis une date récente : la présence d'une force à
l'œuvre pour contenir l'emprise du pouvoir retourné contre la société. Du
même coup, dans cet « acte sociologique » par lequel les sociétés primitives se
décident contre l'État, c'est le foyer auquel rapporter les représentations
millénaires de l'espèce humaine qu'il nous fait voir. Nul destin inéluctable de la
pensée naissante dans ce pas de l'imaginaire sur une sobre vision des choses :
un parti de l'imaginaire. Cette étrange emprise de l'illusion, ces inexplicables
fantasmagories ont, en effet, un point d'application éminent dans le réel. En
regardant ailleurs, les hommes se détournaient moins qu'il y paraît de la réalité
de leur monde. Ils s'y rapportaient aussi de la manière la plus efficace. Le choix
de l'imaginaire, c'est le réalisme de la politique sauvage et de ses
prolongements.

LA DIVISION SOCIALE ET SON INSTITUTION

En retour, il est une leçon capitale à tirer de ce système de défense par lequel
les sociétés primitives se prémunissent contre l'émergence d'un pouvoir séparé.
Pour ne pas se trouver assujettie à une instance se posant en extériorité vis-à-vis
d'elle, donc, la société s'installe dans une division plaçant radicalement hors
d'elle-même le principe de légitimation de ce qu'elle est. Pour conjurer
l'extériorité du pouvoir, il lui faut instaurer une autre forme d'extériorité. Il lui
faut se diviser pour empêcher d'autre part qu'apparaisse une division en son
sein. Elle ne peut à la fois interdire la sécession du pouvoir et revendiquer de
détenir par-devers elle le principe de son organisation, de façon à ne comporter
ni séparation d'avec une instance politique, ni extériorité vis-à-vis de ce qui est
reconnu fonder son ordre. N'est-ce pas qu'il y a toujours scission de la société
d'avec elle-même, et sinon sous la forme d'une sécession du pouvoir, du moins
au prix encore d'une division du fait collectif d'avec ce qui est censé le fonder ?
N'est-ce pas au-delà qu'avec la division de la société nous touchons à l'être
même de la société ? Non pas que sa division soit une propriété entre autres de
la société, mais qu'elle ne se donne en tant que telle que dans et par sa division.
Il n'y a pas d'abord la société, et ensuite division dans la société. La division
n'advient pas au sein d'un espace social déjà donné. C'est l'espace social qui
advient à lui-même au travers de sa division. Il n'y a pas d'en deçà de la
division, ni en deçà temporel — penser le social c'est toujours déjà le penser
rapporté à lui-même par sa scission —, ni en deçà actuel — l'espace social se
tenant entier en sa division. La division sociale est ce qui fait que la société
n'est pas simplement comme chose ou positivité fermée, mais est pour elle-
même, se tenant d'elle-même et se posant en vue d'elle-même. Ce qui fait
qu'elle s'apparaît, qu'elle comporte une dimension d'identité et recèle une
puissance virtuelle de se réfléchir. Ce qui fait concrètement enfin qu'elle est
douée de la capacité d'agir sur elle-même et davantage, qu'elle est vouée à se
produire constamment elle-même.
S'il y a pouvoir, c'est que la société ne peut advenir à elle-même qu'en se
posant contre elle-même, qu'elle ne peut se réfléchir qu'au travers d'une
scission excluant qu'elle s'atteigne dans une pure réflexité — qu'au travers
donc d'une irréflexion. Aussi peut-on dire avec Clastres que « le pouvoir
politique constitue la différence absolue de la société », la différence sans
laquelle il n'y aurait pas de société, et qu'avec lui nous tenons « la scission
radicale en tant que racine du social, la coupure inaugurale de tout mouvement
et de toute histoire, le dédoublement originel comme matrice de toutes les
différences21 ». Ce qui marque l'existence du pouvoir, de la différence du
pouvoir et de la société, c'est le fait que la société ne peut se déployer en
fonction d'un certain savoir d'elle-même — définissant son ordre et le
justifiant — qu'en se séparant d'un lieu censé être le foyer éminent de ce
savoir, et qu'en le pointant en extériorité à la société. Du même coup, par son
extériorité, c'est d'une puissance virtuelle de déterminer et de contrôler
entièrement la société que se trouve investi le pouvoir. Absolument au-dehors,
il pourrait absolument savoir le dedans, et se donner tout pouvoir à son égard.
Encore lui faudrait-il pour atteindre cette extrémité de sa puissance se détacher
totalement de la société, de telle sorte qu'au moment même où celle-ci serait
radicalement sue, elle serait plongée dans l'ignorance de ce qu'elle est sue, et
qu'avec l'extériorité réalisée du pouvoir s'abolirait pour la société toute
dimension d'extériorité. Ainsi d'un côté la division du pouvoir d'avec la société
a-t-elle vocation à s'affirmer radicalement, et n'a-t-elle d'efficacité instituante
que par référence à cette extrémité de sa réalisation, mais ne saurait de l'autre
côté parvenir à sa pleine expression sans que s'évanouisse aussitôt son rôle. Au
travers de l'extériorité du pouvoir est indiqué aux agents sociaux un lieu depuis
lequel leur communauté pourrait être connue et maîtrisée sous tous ses aspects.
En s'y rapportant, ils reçoivent une assurance quant à la cohésion de leur
monde et quant au sens de leurs actes. Mais ce lieu, le pouvoir ne peut le
pointer qu'en marquant qu'il ne l'occupe pas, et qu'il n'est pas lui-même tout à
fait au-dehors de la société. Car effectivement installé au dehors, il ne serait
plus qu'autre inconnu de la société. C'est à une limite que s'expose de la sorte
la société au travers de sa division : il lui faut pour être se faire l'autre d'elle-
même, et pourtant elle ne garde rapport avec soi comme autre qu'à la
condition de ne pas complètement se couper de soi. Le pouvoir, s'il doit se
faire autre à la société, doit demeurer pour la société.
Même confrontation à une limite avec ce que nous pourrions nommer
division du dedans, par opposition à la division d'avec le dehors qui se joue au
travers de la sécession du pouvoir. Au détour par l'extérieur répond, en effet, la
visée antagoniste d'un pur retour de l'espace social à lui-même au travers de
son opposition interne. Si d'un côté la société s'institue par une scission telle
qu'à la limite elle ne serait plus que pour et par son autre, toute suspendue à
son dehors, elle s'institue d'un autre côté dans une division telle que les agents
sociaux ne puissent se rapporter qu'en se posant les uns contre les autres,
chacune des parties rencontrant l'autre au sein de l'espace social comme son
autre radical, et la société se donnant et se réunissant par cet antagonisme tout
au-dedans d'elle-même, excluant d'être à son dehors en se le réincorporant.
Encore cet antagonisme n'est-il instituant qu'à la condition de ne pas se porter
à l'extrémité où il équivaudrait à l'éclatement de la société en deux sociétés. À
l'instar de l'extériorité du pouvoir, il ne demeure efficace qu'en se retenant
d'un plein accomplissement. La division de la société d'avec elle-même sous le
signe de l'extériorité est inséparable d'une division la rapportant à elle-même à
l'intérieur d'elle-même. Elles constituent deux « moments » solidaires, en dépit
de leur exclusive réciproque, d'un même procès, de ce procès par lequel advient
et tient ensemble un monde social. C'est le noyau primordial à partir duquel
est concevable l'instauration d'un espace commun aux hommes que nous
tenons en l'articulation de cette double scission. Telle est l'implacable figure du
nécessaire à laquelle nous confronte notre être-en-société : c'est cela même qui
écarte à jamais une réunion des hommes exclusive de toute séparation, fut-ce
d'avec son propre sens, qui rend d'autre part leurs destins inséparables.
Il est vrai que dans l'analyse de l'organisation sociale primitive nous n'avons
fait aucune place jusqu'alors à la question de cette division du dedans que nous
découvrons intimement liée à la question de la sécession du pouvoir. Il est
également vrai que si l'on saisit immédiatement au travers de la chefferie
quelque chose de l'ordre d'un pouvoir, l'on ne voit guère par contre d'éléments
signalant d'emblée le jeu d'une altérité interne au cœur de la vie sociale. Sans
doute de multiples différenciations interviennent-elles au sein de la collectivité,
séparant selon les cas groupes familiaux, lignages, clans, moitiés, classes d'âge,
voire strates rigoureusement hiérarchisées. Mais même dans cette dernière
éventualité, là où l'État n'a pas encore introduit de dissymétrie massive entre
gouvernants et gouvernés, le contraste entre éminence des uns et abaissement
des autres ne signifie nullement droit des uns à commander les autres et à vivre
de leur travail. L'écart des statuts n'est pas autrement dit porteur d'un
antagonisme virtuel dont l'enjeu serait directement l'organisation de la société
et son partage entre dominants et dominés. Remarquons d'ailleurs que cette
disposition par laquelle est bloquée la possibilité qu'advienne un pouvoir
séparé est aussi bien en son principe disposition qui interdit aux différences
séparant les groupes et les individus de se muer en foyers d'une opposition
radicale mettant en jeu le tout de la société et la manière dont elle s'ordonne.
Car empêcher la confiscation par Un de la tâche de savoir pour tous, c'est du
même coup exclure la possibilité d'un débat conflictuel entre tous quant à ce
qu'est actuellement l'organisation collective et quant à ce qu'elle devrait être.
Nous avons assez souligné ce trait fondamental du discours social des Sauvages
: son insistance à répéter que les choses sont bien comme elles sont et qu'elles
ne sont pas à discuter. Ce disant, il ne retire pas seulement sens à la prétention
d'édicter et d'imposer le devoir-être, mais tout autant à la volonté de récuser ce
qui est et de s'y opposer22. Encore ne nous plaçons-nous ici que d'un point de
vue extérieur et formel : s'il y a conflit, nous bornons-nous à constater, il est
exclu qu'il puisse prendre portée de mise en question de la société existante.
Cela ne préjuge pas des bases effectives du conflit dans la société, comme de
constater que tout sens est retiré à l'ambition d'un législateur ne préjuge pas de
la manière dont se trouve concrètement circonscrit le lieu du pouvoir et
déterminée la tâche de son occupant. Or ce qui se dérobe précisément à un
regard de surface, c'est l'équivalent institutionnel pour la division du dedans de
cette résolution de la division du pouvoir dans le statut qui lui est
pratiquement conféré — la transcription de la division du dedans en une
forme de rapport social capable de la neutraliser. Elle existe pourtant, croyons-
nous, et moins à chercher dans les différences de statuts entre groupes que dans
la règle la plus générale présidant à leur relation : la réciprocité dans l'échange.
Ce n'est rien d'autre en effet, nous semble-t-il, que cette reprise de la division
intérieure destinée à en conjurer le déploiement effectif en antagonisme radical
des agents sociaux qu'il s'agit de reconnaître au principe du système
d'obligations imposant de donner, de recevoir et de rendre. Ou, pour retourner
le problème, ce n'est que rapportée à la division d'origine de la société que
s'éclaire dans sa nécessité cette forme réglée du lien social. Pas plus que la
dimension même du pouvoir n'est annulée par l'acte instituant qui détourne la
virtualité d'une séparation du pouvoir, la dimension d'antagonisme total n'est
purement et simplement abolie dans l'institution du don. Elle est reprise et
conservée en un sens, mais de façon à ce que soit désamorcée son ultime
potentialité : la mise en discussion conflictuelle entre les acteurs sociaux de tout
ce qui les tient ensemble. D'un côté l'échange installe ses agents dans un face-
à-face radical, jamais exempt tout à fait de confrontation. De l'autre côté il leur
retire, jusque dans ses manifestations les plus exaspérées, là où il se fait
ouvertement moyen d'une lutte, le pouvoir de remettre en cause à partir de
leur relation le mode même de cette relation et le monde au sein duquel elle se
déroule. S'il n'y a pas d'antagonisme social sans perspective d'une société
affranchie de ses luttes intestines, s'il n'y a pas de conflit qui ne nourrisse chez
ses acteurs la visée d'une suppression du conflit avec sa cause, l'échange, à
l'inverse, ne porte pas contestation de l'échange, non plus qu'il n'ouvre sur une
mise en question de son cadre social. Il ne reconduit qu'à lui-même et paraît
avoir sa fin en lui-même23. C'est qu'il est instauré de manière à prévenir pareil
renvoi depuis son opération au questionnement des raisons et des fins de
l'organisation sociale.
L'instauration de l'échange, en effet, c'est d'une part la disjonction du
rapport social antagoniste d'avec sa virtualité primitive, à savoir la restitution
totale aux hommes du sens de leur entreprise collective au travers de leur
opposition, et d'autre part, la reprise exclusive de la dimension symbolique
engendrée par le face-à-face conflictuel de soi (du groupe-soi) et de l'autre, (du
groupe-autre), à savoir l'un produit depuis et par la scission. Séparation et
association : dans la relation de don, les deux termes sont indissociables. Ce qui
est signifié dans l'obligation de réciprocité, ce n'est pas seulement la nécessité
de se rapporter à l'autre, c'est tout autant et simultanément la différence et la
distance irréductibles de soi à l'autre. Comme le note très profondément
Marshall Sahlins : « Le don ne saurait organiser la société sous forme solidaire,
mais seulement sous forme segmentaire. La réciprocité est une relation "entre"
deux termes. Elle ne dissout pas les parties séparées au sein d'une unité
supérieure, mais au contraire conjugue leur opposition et par là même la
perpétue. Aussi bien le don n'institue-t-il pas non plus une tierce partie dont
les intérêts prévaudraient sur les intérêts séparés des contractants24. » L'un avec
la division et par la division : telle est, pour reprendre encore Sahlins, la «
philosophie » implicite de la règle de réciprocité. Deux traits, à cet égard
révèlent de manière privilégiée la présence sous-jacente de la division d'origine
dans les obligations attachées à l'échange. Le caractère total de ces prestations
contraignantes, en premier lieu, leur extension à l'ensemble de la vie sociale, le
fait qu'elles puissent porter, selon la formulation fameuse de Mauss, non
seulement sur « des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des
choses utiles économiquement », mais « avant tout (sur) des politesses, des
festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses,
des fêtes, des foires...25 ». N'est-ce pas que cette rencontre obligée avec l'autre
que ménage l'échange n'a de sens qu'à traverser le tout de l'activité collective,
dans la mesure où elle procède directement d'un partage inaugural engageant
l'espace social entier et assurant les individus d'un lien aux autres où qu'ils se
trouvent et quoi qu'ils fassent ? C'est à ceci précisément que l'agent du don est
partout voué à se découvrir confronté à l'autre et attaché à lui que l'on discerne
le travail primordial de la division. On le discerne, en second lieu, dans cet
autre caractère finement pointé par Sahlins, à savoir « l'horizontalité »
rigoureuse, pourrait-on dire, de la relation d'échange, sa suffisance
indépendamment de tout point de vue d'un tiers arbitre. Il est essentiel à
l'échange de ne pas renvoyer à une garantie extrinsèque et de tenir les parties
contractantes exclusivement l'une pour l'autre sur un même plan. C'est ce qui
lui donne l'aspect d'un face-à-face radical, et qui dévoile son enracinement
dans cette division rapportant la société toute en elle-même, à l'exclusion de
toute dimension d'extériorité. De manière générale, c'est le caractère paradoxal
du don qui s'éclaire lorsqu'on le rapporte de la sorte à la scission instituante du
social. Il vaut production du lien social, et cependant il est toujours lutte à
quelque titre, et donc déchirure du lien social. L'un des aspects ne doit pas être
gommé au profit de l'autre. Il s'agit au contraire de les tenir à la fois l'un et
l'autre dans leur corrélation. C'est par ce qu'il comporte d'antagonique que le
don est effectivement moyen de socialisation. Se reflète dans cette articulation
le procès fondamental instituant l'espace social au travers de l'opposition des
hommes. L'on voit d'ailleurs comment la manière dont cette division originelle
est reprise revient en même temps à en désamorcer la manifestation concrète.
Tant par le biais de l'obligation reconnue — on sait qu'il faut donner, qu'il est
interdit de ne pas recevoir et qu'il est nécessaire de rendre — que par la mise en
scène de la rencontre (et en particulier la dissimulation ostentatoire du
caractère contraignant des prestations : on fait semblant d'agir en toute
liberté), il est signifié explicitement que les agents sociaux sont de la sorte les
uns pour les autres parce que les uns contre les autres. Tout est agencé,
autrement dit, de façon à faire apparaître directement la dimension symbolique
du lien social ainsi produit. Et c'est par cette mise au grand jour de la puissance
symbolique de la division que celle-ci se trouve neutralisée dans son
déploiement réel. Là, en effet, où elle est laissée libre de se faire conflit effectif,
sa capacité instituante est occultée. Elle est recouverte, au niveau explicite de la
vie sociale, par l'irréductibilité des positions antagonistes au sein de la
communauté. C'est l'envers inconscient du conflit que l'attache sociale qu'il
noue entre parties contraires. Avec l'échange, tout au contraire, dans les
sociétés primitives, c'est la production symbolique inhérente à la confrontation
radicale des hommes qui est installée dans l'explicite, en même temps qu'est de
la sorte conjuré le passage de ce procès restaurant l'unité sociale par le jeu d'un
antagonisme effectif. Tout comme nous n'avons fait qu'apporter de premiers
éléments d'ordre général à propos de l'échange, nous nous bornons à poser un
premier jalon sur ce point de l'articulation entre mode symbolique et mode
réel du procès social. Nous aurons à y revenir pour constater que s'y livre l'une
des leçons les plus fécondes de la société sauvage.
Nous n'avons pas à nous étonner par conséquent d'avoir vu la fonction de
pouvoir spécifiée par rapport à la sphère de l'échange. Pouvoir et échange sous
leur forme primitive sont des institutions de même niveau, procédant chacune
à son fondement de l'une des divisions qui font qu'il y a société et s'engendrant
de la même neutralisation seconde de toute manifestation de la division dans la
société. Car telle est l'énigme des sociétés humaines que chaque type de société
advient et se constitue par une Décision quant à ce qui rend possible l'existence
du social en tant que tel. Toujours et toutes, elles s'enracinent dans la
contingence ineffaçable d'un acte par lequel elles prennent position quant à la
division sociale. Nous laisserons ici en suspens la question de la nécessité de ce
retournement « second » de la société sur la division où elle s'instaure par
rapport au fait primordial de la division, pour nous suffire de ce constat que
jamais dans une société la division ne se donne à l'état brut, en quelque sorte.
Toujours elle est reprise et réfléchie, et discernable seulement au travers de
l'intervention de la société à son égard26. Ainsi cette disposition qui empêche le
pouvoir de se détacher est-elle réflexion en acte de la division de la société d'avec
son dehors, d'avec ce lieu à distance d'elle d'où elle serait pleinement sue et
définie en connaissance de cause. L'extériorité virtuelle du social à son sens,
inhérente à son existence même, est reprise dans un accomplissement radical
posant en extériorité absolue à la société le principe de son sens et rendant de la
sorte en retour ce dehors extrême inaccessible aux agents sociaux. Nul, dès lors,
y compris le détenteur du pouvoir, ne peut plus prétendre participer de cette
extériorité pour édicter sa loi à la société. Le lieu du pouvoir est disjoint du lieu
du savoir sur la société dont il lui est pourtant consubstantiel d'ouvrir la
perspective et qu'il a originellement charge de pointer. Sans doute ne sauraient-
ils jamais se conjoindre tout à fait, puisque, comme nous le notions plus haut,
ce pouvoir qui se voudrait simultanément tout au-dehors de la société et en
position de savoir absolu vis-à-vis d'elle cesserait du même coup d'être pour
elle. Le pouvoir indique un dehors à la société, et il a vocation en cela à lui-
même se situer en extériorité à la société, mais il ne peut cependant continuer à
pointer ce dehors qu'en s'en démarquant pour le pointer au-delà de lui, c'est-à-
dire qu'en renonçant à faire de son extériorité à la société une extériorité totale.
C'est cet écart du pouvoir en tant que représentant d'avec ce qu'il a charge de
représenter qui est réfléchi pour être porté à son expression maximale dans un
partage rigoureux entre ce qui est de l'ordre de l'expérience sociale effective, où
le pouvoir se trouve inclus, et ce qui est de l'ordre du savoir censé comprendre
et justifier le corps des pratiques sociales.
Mais remarquons que cette opération qui reprend la division du pouvoir
pour réaliser absolument l'une de ses virtualités et absolument contenir son
déploiement effectif, est simultanément opération qui réfléchit la division
sociale intérieure, pour en détourner certes la virulence pratique, mais aussi
pour en effectuer d'autre part toute la puissance. Car suivant une figure plus
générale de ce paradoxe que nous relevions après Lévi-Strauss à propos du passé
mythique, conjoint au présent dans la mesure même où il en est disjoint —, la
scission radicale de la société d'avec le foyer de son sens entraîne en
contrepartie l'intime consubstantialité de la communauté à ce savoir censé la
comprendre. Dans la mesure même où l'expérience collective est absolument
disjointe de son principe d'explication, elle lui est d'autre part exactement
conjointe. D'autant plus se pense-t-elle dans le registre de l'autre, d'autant plus
s'affirme-t-elle en proximité étroite avec cet autre. Cet ordre différent d'elle qui
la justifie, elle ne peut que le refléter en tous points, que s'y conformer dans le
plus infime détail. Ces explications qui sont fournies de chaque chose, elles ne
peuvent être conçues que s'appliquant directement et massivement à leur objet,
sans médiation et sans nuances, et cela parce qu'elles font appel à des raisons
échappant entièrement à la prise de ceux qui les disent. Justifier au nom d'un
autre radical c'est rendre cet autre co-présent à ce qu'il est supposé fonder.
Du même mouvement ainsi par lequel l'organisation humaine déporte ses
origines et ses causes hors d'elle-même, elle se réunit toute à cela qui lui confère
sens et droit. Ou si l'on veut, la transcendance instaurée des raisons du monde
social par rapport à l'action des hommes ne va pas sans une immanence inverse
et complémentaire de la société à cet ordre qui la détermine en principe.
L'exploitation extrême de l'extériorité inhérente à la dimension de pouvoir va
de pair par conséquent avec l'accomplissement simultané de la relation
d'égalité du social avec son sens inscrite virtuellement dans la division-
confrontation des agents sociaux. Seulement, ce n'est pas en l'occurrence le
conflit qui ramène entre les parties antagonistes le sens problématique de leur
être-ensemble. Au contraire, la manière dont du dehors l'explication du fait
collectif vient coller littéralement à son objet ne peut qu'empêcher l'opposition
et le débat. Le recul et l'incertitude n'existent pas, en effet, qui permettraient
une mise en question de ces raisons toutes présentes aux faits qu'elles ont
charge de fonder. De même donc que l'extériorité introduite dans le champ
social par le point de vue du pouvoir est portée à son expression limite pour
être retournée contre le pouvoir, la consubstantialité du social à sa signification
liée à son altérité interne est réalisée dans sa forme extrême afin de conjurer
l'advenue de l'autre au sein de la société, entre les agents sociaux. Puissance ou
conflit, autre à la société ou autre dans la société, c'est un même acte
d'instauration qui en désamorce le possible, c'est un même système de sens qui
en prévient le surgissement.

LA SOCIÉTÉ CONTRE L'HISTOIRE

Dans le type de réponse à la question : pourquoi notre société est-elle


comme elle est ? que la société primitive impose à ses membres, c'est la clé de
voûte de son organisation qui est en jeu. Rien dans la société (et dans le
monde, faut-il ajouter) n'est sans raison ; tout et dans le plus infime détail, a sa
place marquée et renvoie à une explication. Car, installé en extériorité totale
vis-à-vis du champ qu'il est censé comprendre, le savoir sur la société est posé
du même coup comme savoir comprenant absolument la société. Directement
corrélative de la mise à distance du principe de l'ordre social, la reconnaissance
de celui-ci comme ordre intégralement déterminé ou « codé ». « Le monde des
Sauvages, déclarait Clastres au cours d'un débat, c'est le lieu du codage des flux
: rien n'échappe au contrôle des sociétés primitives, et si un dérapage se
produit — ça arrive — la société trouve toujours le moyen du blocage27. » « La
propriété essentielle (c'est-à-dire qui touche à l'essence) de la société primitive,
précise-t-il ailleurs, c'est d'exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui
la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des sous-
ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les mouvements internes,
conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans
la direction voulues par la société28. » En ce sens, l'on pourrait dire qu'il y a
socialisation absolue dans la société primitive, dans la mesure où il est posé que
tout relève en droit d'une détermination lui assignant sa place au sein du
monde social, et que rien ne saurait advenir qui ne soit en principe reconnu.
D'où ce refus remarquable de l'anonyme. D'où ce travail frappant de la pensée
sauvage pour établir des liens et des correspondances entre toutes les
dimensions de l'univers, pour associer déterminations astronomiques,
géographiques, botaniques, zoologiques, techniques, religieuses, et sociales, et
convertir les codes les uns dans les autres, selon l'expression de Lévi-Strauss.
Toutes choses sont identifiables et toutes se tiennent. Mais de l'autre côté, si
tout est en principe fondé de la sorte dans la vie sociale, aucune part n'est faite
à l'action des agents sociaux dans l'explication du pourquoi et du comment de
l'organisation de leur société. Rien n'est reconnu comme relevant de leur
création. Tout est posé à l'inverse comme radicalement extrinsèque aux effets
de leur action, comme provenant d'un autre ordre que de l'œuvre d'hommes
comme eux.
Quelles que soient les variations du propos mythologique, l'essentiel est dans
cette dénégation constamment réitérée : il n'est pas d'action humaine, à
l'échelle de l'espèce actuelle, à laquelle soit reconnue le pouvoir d'engendrer du
social, de créer dans l'espace de la société. Ni dans le passé immédiat, ni dans le
présent, ni dans le futur proche, il n'y a eu, il n'y a ou il n'y aura d'hommes
dont l'action aurait pour effet de modifier les structures et les usages de la
collectivité. Aussi n'est-il pas d'explication concevable de l'ordre de la société
qui renverrait à une cause interne à la société, qui serait liée aux actes des
individus, et n'est-il pas davantage de possibilité d'une mise en question de ces
justifications données à l'appui de ce qui est et de ce que font les hommes. Dès
lors, en effet, que nulle part n'est reconnue aux agents sociaux dans
l'élaboration du cadre de l'existence collective, celui-ci apparaît comme
essentiellement intangible et incontestable. La société primitive est société qui
s'ordonne d'exclure que soit en permanence posée et explicitement posée en
son sein la question de son fondement et de ses fins — qu'à cette question les
agents sociaux puissent se rapporter comme à une question. Elle est société
donnant à cette question une réponse telle que ne soit manifeste que la
réponse, sans qu'apparaisse la question. Non seulement elle exclut que puisse
rester en suspens une interrogation quant à ce qui justifie tel usage ou telle
règle — la réponse étant toujours déjà immédiatement là —, mais elle exclut
encore que cette réponse puisse ouvrir au-delà d'elle-même sur une réponse
plus approfondie, et a fortiori sur un procès de recherche creusant toujours plus
avant son résultat29. Aussi bien se constitue-t-elle d'ignorer toute mise en
question interne relative aux fins en vue desquelles elle fonctionne, à partir de
l'écart entre ce qu'est et ce que pourrait être ou devrait être la société. Il n'y a
pas de distance ouverte, entre la réalité sociale et le vrai ou le bien social30. Il
n'y a pas d'interrogation possible quant aux finalités de la société en général. Là
encore, il n'est que réponse : l'organisation des choses, dont le monde social —
et c'est la conviction de tous les Sauvages — est la meilleure possible.
L'ethnocentrisme maintes fois souligné des populations primitives ne
procède nullement ainsi d'une quelconque naïveté d'origine ou d'un défaut
d'information et de contacts. Il est consubstantiel au mode d'institution de
leur société, il est fait social, comme l'est notre propre volonté de mettre en
question l'ethnocentrisme. Sans doute sommes-nous également victimes et ne
pouvons-nous qu'être victimes de l'ethnocentrisme. Mais pour nous fait sens
l'idée d'une critique de l'ethnocentrisme, d'un travail pour échapper aux effets
de la conviction consciente ou inconsciente de la supériorité de notre
civilisation, alors qu'elle n'a rigoureusement aucun sens pour un primitif, et
qu'elle est socialement instituée comme n'ayant pas sens. De même à l'inverse
est-ce dans notre propre ancrage social que nous trouvons à nous déprendre
d'une adhésion à notre société comme à la bonne société, dans la mesure
précisément où elle est travaillée par le problème de son écart d'avec la bonne
société, dans la mesure où si elle se donne comme recelant à terme la fin vers
laquelle ont tendu toutes les sociétés, elle se veut dans son présent distincte de
la bonne société à venir. Par cette différence qu'elle manifeste entre son être
actuel et son être virtuel, elle nous rend possible de nous détacher de la
croyance en sa validité absolue, de nous tourner vers d'autres sociétés sans que
la conviction de leur infériorité bloque d'avance toute curiosité — et donc avec
la capacité de nous montrer sensibles à leur cohérence et à la validité propre de
leur mode d'organisation —, voire de nous détourner d'elle et de la rejeter en
décrétant meilleures ces sociétés autres31.
Mais ce n'est pas seulement la considération d'autres sociétés à égalité avec la
leur, en quelque sorte, que la société primitive exclut pour ses membres, c'est
aussi la possibilité d'une visée du social en tant que tel. Car si la distance
interne et le renvoi de la société présente à son au-delà font apparaître la
dimension d'une transcendance du social par rapport à ses incarnations
singulières, la mise hors de question, à l'inverse, des fins de la collectivité et
l'étroite adhésion des hommes à leur société qui en résulte leur retirent du
même coup la possibilité d'une pensée de la société visant explicitement
l'universel. Il n'y a pas d'écart concevable entre la généralité du social et la
particularité de sa manifestation. Ainsi est-ce directement de la manière dont
s'institue leur société que procède ce qui apparaît comme ethnocentrisme
radical et absence de point de vue « sociologique » dans la réflexion des
Sauvages. Ni l'un ni l'autre ne relèvent d'un défaut de moyens, imputable soit
à un certain état du développement psychique individuel, soit à un certain état
du développement historique, qui empêcherait lesdits Sauvages de surmonter
l'égocentrisme premier de la pensée ou d'accéder à d'abstraites généralisations
quant aux faits sociaux. C'est à une véritable institution du penser, étroitement
corrélative de la position fondamentale de la société en regard de sa division,
qu'il faut les rapporter, comme doit être rapporté à la spécificité de la
disposition régissant notre société le déploiement possible de notre propre
pensée du social et des autres sociétés.
D'ailleurs, une telle mise en question des racines sociales de notre souci
ethnologique ne constitue-t-elle pas la voie obligée pour une démarche se
voulant en rupture complète avec l'ethnocentrisme ? Car celui-ci ne consiste-t-
il pas dans sa forme la plus subtile et la plus inaperçue en un refus avoué ou
inavoué de l'ethnologue de penser son travail en dépendance d'un ancrage
social, qui revient non seulement à se poser soi-même au-dessus de toute
détermination sociologique dans le temps où l'on s'efforce en général de
montrer l'emprise des déterminismes collectifs sur l'action des individus dans
un univers autre, mais encore à poser la connaissance ethnologique comme une
démarche intrinsèquement nécessaire de l'esprit humain — et dont par
conséquent l'absence dans une société ne peut être interprétée que sous la
catégorie du manque ? Penser contre l'ethnocentrisme, n'est-ce pas penser qu'il
n'y a pas plus de nécessité absolue dans la pensée sauvage que dans la nôtre,
chacune n'étant nécessaire que par rapport à l'être institué de sa société ?
La pensée sauvage, en ce sens, ne nous paraît pas, comme le dit Lévi-Strauss,
« pensée à l'état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue
d'obtenir un rendement32 ». Pour singulier que soit son régime par rapport à
celui de la pensée visant au résultat pratique ou théorique qui nous est
familière, il n'en est pas pour autant plus proche d'un régime naturel, et n'en
procède pas moins d'une institution qui le détermine dans sa systématicité. De
même, d'autre part, cette pensée sauvage ne nous paraît-elle pas devoir être
assimilée à une superstructure reflétant d'une manière ou d'une autre les
rapports sociaux déterminés au niveau de l'infrastructure. Non pas qu'il s'agisse
de remettre à nouveau « sur la tête » ce que Marx, on le sait, avait ramené déjà
sur ses pieds, mais d'échapper aux termes mêmes de cette fausse alternative.
L'organisation de la société primitive n'est évidemment pas d'abord pensée
pour être ensuite réalisée et maintenue par la force des idées. La pensée ne
détermine pas la réalité sociale, elle est déterminée dans son mode par le mode
d'institution de la société. Mais elle n'est pas pour autant un simple reflet
second. Sa détermination est en prise directe sur la Décision à partir de laquelle
s'articulent les dimensions essentielles du champ social. Elle participe du
procès qui reprend et réfléchit la division sociale. Ainsi la position hors de la
prise des hommes du principe de leur organisation collective, pour se
manifester au travers de discours et de représentations, n'est pas expression
dans la sphère des idées d'une réalité de cette organisation définie d'autre part
au niveau par exemple des exigences de la production et de la vie matérielle.
Elle est pièce intégrante du dispositif social. C'est par elle que prend corps et
que se trouve garantie la Décision de ne pas laisser se déployer dans le réel la
division de la société. C'est par cette division tout à la fois instituante et
instituée de la société d'avec ce qui est censé la commander qu'est contrée la
séparation d'une instance qui saurait pour la société et contre elle ce qu'elle
doit être.
L'extériorité virtuelle du lieu de la loi et du savoir, liée à la figure primordiale
du pouvoir et consubstantielle à l'existence même de la société est exploitée à
fond, en quelque sorte, pour neutraliser précisément le pouvoir dans sa
vocation à rejoindre un dehors à la société. C'est la puissance de division
inhérente au fait même qu'il y a pouvoir qui est retournée contre le pouvoir.
De même que la puissance de division inhérente au mode antagoniste de la
solidarité sociale originelle est retournée contre le possible d'une scission
conflictuelle au sein de la société. Aussi est-ce improprement, nous semble-t-il
en dernier ressort, que l'on parlerait de la société primitive comme d'une
société sans division. Car ce serait courir le risque d'occulter qu'elle ne se garde
de sa division qu'au prix d'une autre division qui, pour ne pas se manifester
comme division « réelle », n'en est pas moins division effective. La société
primitive n'est nullement cette société qui par une mystérieuse sagesse aurait su
demeurer en conciliation avec elle-même. Sans doute nous donne-t-elle à voir
qu'il n'est pas de nécessité dans le recours écrasant à l'État, que le rapport civil
des hommes ne passe pas nécessairement par leur antagonisme. Mais c'est pour
nous apprendre d'autre part que le refus de la distance entre les membres d'une
même communauté se paie de l'acceptation d'une distance radicale des agents
sociaux à ce qui commande le tout de leur existence. L'impuissance du
pouvoir, soulignons-le encore une fois, c'est aussi l'impouvoir institué des
hommes sur le cadre commun de leur destinée.
Encore cette dernière formule ne doit-elle pas abuser. Dire qu'est instituée
une impuissance des hommes sur l'ordre de leur société ne mène pas à croire
que de fait dans les sociétés primitives les agents sociaux sont sans prise aucune
sur leur organisation collective, et que leur expérience se coule dans des
structures rigoureusement intangibles et indépendantes de leur action. Le
penser reviendrait d'ailleurs à s'aligner sur la représentation que les Sauvages se
forment eux-mêmes de leur inscription dans un univers identique à lui-même
depuis toujours et qu'il n'appartient à personne de changer, et à la tenir pour
correspondant en tous points à la réalité. Or c'est une chose que les individus
se veuillent sans prise sur leur cadre social, et c'en est une autre qu'ils puissent
effectivement y parvenir. Quoi qu'ils en aient, leur société reste création
humaine, toujours inachevée et toujours ouverte, et en dépit d'eux-mêmes
leurs actes gardent pouvoir de novation. Ils ne peuvent qu'être agents du
changement. C'est vers une limite que se porte la société primitive dans sa
Décision instituante. C'est un impossible qu'elle affronte en reportant hors
d'elle-même le foyer de son sens et en posant que tout en elle a sens déjà
connu, que tout ce qui peut advenir a d'avance sa place assignée33. Jamais par là
elle n'est ce qu'elle tend à être. Son dispositif comporte nécessairement des
lacunes et laisse constamment subsister du non-identifié, du hors-code,
appelant un travail de réduction, de codage ou d'identification.
Pour reprendre la formule de Clastres que nous citions plus haut, nous
dirons que non seulement il arrive qu'il se produise dans la société primitive
des dérapages dans ce que lui nomme « codage des flux », mais qu'il ne peut
que s'y produire des dérapages, qu'une incessante opération collective doit
ensuite s'employer à corriger, en innovant forcément quelque part et en
transformant ainsi la société. En ce sens elle est bien évidemment société
comportant une dimension historique, si l'on entend par là qu'elle est habitée
à tout instant par la virtualité de sa transformation. Elle est vouée du dedans à
se transformer, indépendamment même des changements adaptatifs
qu'imposent l'environnement et le jeu mouvant des circonstances. Reste
toutefois à remarquer que cette transformation n'y est pas et ne saurait y être
visée explicitement. L'innovation que nécessite à tous niveaux l'irruption d'un
inconnu — d'une technique apprise, par exemple —, l'adaptation des
comportements et de leurs justifications qu'entraîne l'événement ne sont pas et
ne sauraient être reconnues pour telles. Elles viennent à l'inverse pour recouvrir
la nécessité même qui les a engendrées, insérer la nouveauté dans le déjà-
identifïé en la conjurant comme nouveauté et confirmer que cela aussi « ce
sont les ancêtres qui nous l'ont appris ». Soit par exemple un événement aussi
considérable dans l'existence sociale que l'introduction de techniques agricoles,
que nous autres pouvons rétrospectivement dater, et dont nous savons qu'il
entraîne de profonds changements dans le mode de vie, à commencer par la
sédentarisation et ses répercussions sur la répartition de la population et le type
d'habitat. Aucune société primitive passée à l'agriculture ne se réfère pour
autant à cet événement en lui reconnaissant sa portée de coupure et en
rappelant les transformations en chaîne qu'il lui a imposées. Tout au contraire
la coupure est effacée comme coupure, l'événement déporté du côté des
origines mythiques, l'état agricole érigé en état premier et depuis toujours
hérité de l'humanité, et l'évocation du temps d'avant l'agriculture
rigoureusement bannie. La discontinuité bien « réelle » (et « historique » en ce
sens) est totalement gommée des représentations sociales et la continuité
conservatrice de la communauté avec ses origines aussitôt rétablie.
De manière générale, l'imprévu, l'irréductible advenu ne sont pas perçus
comme porteurs potentiels d'une rupture dont les effets auraient vocation à se
propager au-delà du supposable, mais simultanément comme faits échappant
incompréhensiblement à la trame du déjà-connu et devant pourtant y être
compris en quelque manière — ne pouvant qu'y être compris. L'exemple
précédemment commenté de Krembegi, cet homosexuel Guayaki voué au
panier — l'instrument féminin par excellence — et à l'inceste, est dans sa
singularité des plus démonstratifs à cet égard : son cas est naturellement réglé
selon la logique du système social, sans qu'ait eu à se poser explicitement la
question de savoir qu'en faire, sans que la question de son cas subsiste comme
question quant à l'ordre des choses par-delà la « solution » mise en œuvre. Tout
se passe comme si d'avance sa place lui avait été assignée, même s'il a fallu dans
le concret l'inventer face à l'événement. De même un mythe peut-il se révéler à
la comparaison de ses variantes porter la marque de l'événement, et de
changements en fonction d'une situation nouvelle. Il ne renvoie pas pour
autant de l'intérieur à ce moment objectivement fécond comme à un foyer
d'invention à partir duquel lui aurait été donné de se déployer en fonction de
l'écart avéré entre les représentations instituées et la réalité. Sa transformation
vient au contraire pour masquer le fait qu'ait pu se découvrir une inadéquation
du discours social. Le mythe est transformé sans que se pose explicitement la
question de sa transformation et pour qu'une telle question n'ait pas à être
posée. L'innovation, ainsi, dans la société primitive, n'est introduite que déniée
pour telle34.
Aussi la question ne peut-elle être évacuée, à notre sens, de sa différence
d'avec la société dite précisément « historique », et ne se disant pas pour rien
historique, puisque la transformation de l'organisation sociale y est débat en
permanence ouvert, puisque la nouveauté y est produite et visée pour elle-
même, et la nécessité d'une rupture avec l'ancien et l'établi collectivement
reconnue. De l'une à l'autre, il n'y a pas simplement accélération d'un procès
toujours essentiellement identique de changement social, mais rapport
fondamentalement différent de la société au fait de son changement. La société
sauvage est certes société traversée par l'histoire, mais comme en dépit d'elle-
même à la limite, société s'organisant d'exclure l'historicité, alors que la société
historique s'organise de l'accueillir. Le parti par lequel une société s'engage
envers sa division est du même coup parti qui l'engage envers l'histoire. En
refusant de faire place à la sécession d'une instance de pouvoir et à l'opposition
radicale des agents sociaux, la société primitive s'agence de telle sorte que
jamais ne surgissent en son sein d'événements directement suscités par
l'organisation sociale et de nature à la remettre en cause. Alors que dans la
société qui laisse libre cours au conflit civil cet affrontement de parties
antagonistes débouche en chacune de ses péripéties sur la nécessité proclamée
d'une refonte des institutions et d'un réexamen des fins collectives et que dans
tous les cas l'évolution du rapport des forces en présence suppose un constant
aménagement des formes de la vie sociale. Il est bien des luttes dans la société
primitive entre individus et groupes, et luttes génératrices de changement dans
les hiérarchies et les statuts respectifs par exemple. Mais ces luttes se
poursuivent à l'intérieur d'un cadre qui n'est à aucun moment lui-même
l'enjeu de la lutte, et que les changements intervenus n'ont pas vocation de
modifier35. Aussi bien d'ailleurs le chef pourra-t-il être tenté de « faire le chef »
en s'arrogeant un droit à l'autorité, sans jamais pour autant prétendre modifier
à sa façon l'ordre de la communauté, alors que l'objectif ultime de tout pouvoir
séparé est à l'opposé de transformer et de régenter entièrement la société au
nom d'un monopole du savoir quant à ce qu'elle doit être. Quelque distance
qu'il prenne dans les faits avec cet absolu de sa prétention, il ne s'affirme dans
sa séparation qu'en voulant à la place de la société et qu'en lui imposant sa loi,
et donc qu'en la transformant et qu'en proclamant qu'il la transforme, lors
même que son but est le plus étroitement conservateur. Encore faudrait-il
évoquer l'instabilité obligée de l'État dès lors qu'il se pose contre la société, la
lutte corrélative pour le pouvoir et les conflits qu'elle implique, la
réinstauration toujours à reprendre, enfin, de la légitimité. Il nous suffit ici du
constat de ce que l'organisation d'une société laissant se déployer sa division est
par elle-même génératrice d'une instabilité événementielle au travers de
laquelle est visée la transformation de la société. La pratique sociale, dans ses
articulations essentielles — par rapport au pouvoir, par rapport au conflit —
renvoie immédiatement à la dimension du changement social. Elle n'a sens
qu'en fonction de son inscription revendiquée dans un devenir collectif. Et si
en se vouant à l'État, les sociétés se vouent à l'histoire, le refus à l'inverse d'un
pouvoir détaché dans les sociétés primitives est inséparable du refus d'une
ouverture sur l'indétermination d'un avenir et l'horizon d'une société autre36.
S'instaurant comme société contre l'État, la société primitive s'installe dans le
devenir comme société contre l'Histoire.

UNE REPRODUCTION EXPLICITE

C'est en outre la nature spécifique du procès continué par lequel une société
se réinstitue comme société que détermine ce parti central contre l'État. Car le
social n'est pas un fait brut, une réalité saisissable dans le positif. Il n'est jamais
simplement donné, tentions-nous de montrer, il se donne à lui-même et se
tenant de lui-même au travers d'une division d'origine qui ne se ramène jamais
elle-même à une division de fait. Il advient et se livre à lui-même, pourrions-
nous dire en d'autres termes, dans l'ordre symbolique. Non pas qu'il soit
davantage donné dans le symbolique. Mais qu'il s'y donne et qu'il ait à s'y
donner toujours de nouveau. En tant que le social est pour lui-même, il est, en
effet, voué à se restituer indéfiniment à lui-même. Il ne se garde pour lui-
même, il ne conserve sa dimension réfléchie que dans la mesure où il continue
sans trêve de s'instaurer. Il n'est pas : il se fait être. La loi qui soutient et
commande l'ordre humain comme tel est en permanence à restaurer, pourrions
encore autrement dire. C'est dans toute société l'axe majeur de la vie sociale
que ce procès qui confirme aux hommes leur appartenance à un même espace
et la cohésion de ce monde commun.
Il n'est que de lire à cet égard la Chronique des Indiens Guayaki pour
apprécier la place que peut tenir dans une société le travail de sa réaffirmation
comme société. Le contraste est poignant d'ailleurs entre le dénuement et le
désespoir de ces deux petits groupes de survivants acculés au renoncement, et le
souci omniprésent, l'effort continué de restauration de la dimension collective
et de l'ordre humain qui maintiennent entre ces derniers Guayaki une société
au sens le plus plein du terme. Dans les gestes les plus quotidiens, tels ceux
consacrés à l'entretien de la barbe et des cheveux, Clastres nous montre ainsi à
l'œuvre la volonté des indiens « d'affirmer et de préserver sans cesse leur
humanité par rapport au monde naturel, de veiller avec constance à ne pas se
laisser engloutir dans la sauvagerie de la nature, toujours à l'affût des humains
qu'elle tente d'absorber37 ». S'épiler soigneusement pour un Guayaki, ce n'est
pas seulement poursuivre une visée d'ordre esthétique ou hygiénique, c'est
signifier la distance de l'ordre de la culture à la nature, se faire l'agent d'une
confirmation de l'existence du social contre la menace de son annulation. De
même une subtile analyse révèle-t-elle le sens proprement sociologique d'un
usage alimentaire dont la portée paraît à première vue des plus minces :
l'exclusion du gibier des repas suivant la célébration d'un rituel et réunissant
pour la circonstance des familles alliées. Fait sens justement cette conjonction
entre nourriture seulement végétale — et donc pauvre aux yeux des Guayaki
— et conditions collectives de son absorption, par opposition à une «
nourriture riche, carnée, et familialement consommée ». « Appauvrie à se
réduire au végétal, commente Clastres, la nourriture alors consommée
s'enrichit cependant d'être destinée à nourrir moins le corps des participants
que la vie sociale du groupe en son entier. Souci constant des Indiens d'utiliser
l'événement de l'histoire individuelle comme moyen de restaurer l'unité
tribale, comme prétexte à re-susciter en chacun d'eux la certitude de constituer
une communauté38. » Encore est-ce « une éthique personnelle et une
philosophie de la société » qui se dissimulent, ajoute-il, dans ce lien instituant
de la frugalité et de la reconnaissance de l'être social des individus, « selon
lesquelles est proclamé que le destin des hommes dessine sa figure seulement
sur l'horizon du collectif et exige de chacun le renoncement à la solitude de son
soi, le sacrifice de la jouissance privée39 ». Le trait le plus discret de la coutume
rejoint par sa portée significative le temps fort par excellence de la vie sociale
qu'est la fête du miel, à l'occasion de laquelle se regroupe la tribu entière,
ordinairement dispersée en bandes par les tâches de la chasse et de la cueillette,
et où transparaît cette fois clairement la volonté de « reconstituer, ne fût-ce que
pour de brefs moments, la communauté comme un tout », et de « rappeler que
la véritable société, c'est la tribu et non la bande40 ». L'on n'épuise pas d'ailleurs
le sens de cet événement majeur de la vie tribale en se bornant à constater
l'effectivité du rassemblement des sous-groupes sociaux dont elle fournit
l'occasion. Elle n'est pas n'importe quelle fête, ou plutôt, elle n'est pas pour
rien fête du miel. On n'y consomme pas seulement le miel nouveau, on y joue
la ruche, en quelque sorte, et par ce biais ludique intervient encore une
signification instituante. Dans l'expression tô kybairu, qui désigne cette
célébration, il faut discerner l'implication d'une métaphore, nous dévoile
Clastres en analysant ses termes premiers. « Tô kybairu : un jeu tel que pour le
pratiquer les gens — hommes et femmes — rapprochent leurs têtes les unes
des autres, de sorte que leur ensemble offre le même dessin, et trouve la même
imité que les cellules qui composent dans la ruche en un tout lié les rayons chargés
de miel. La ruche : une métaphore de la société41. » Une métaphore, devons-
nous ajouter, qui joue un rôle dans la société, qui participe à quelque titre du
procès où se poursuit en permanence son institution en tant que société.
Nous pourrions multiplier les exemples : il n'est pas de détour que
n'emprunte cette opération obstinée qui revient confirmer aux hommes leur
inscription dans une communauté cohérente et la perduration du lien qui les
unit. Chacune des conduites collectives liées aux événements marquants de la
vie du groupe — naissance, mort, mariage, changement de statut dans le
groupe — révèle à l'analyse, outre sa visée spécifique, l'occasion saisie pour
contribuer à la réassurance de la collectivité comme telle.
Et d'autant plus ce fait nous frappe-t-il qu'il rompt avec notre perception
coutumière de la vie sociale. Rien, en effet, dans notre société qui paraisse
directement correspondre à ce souci omniprésent de restaurer la dimension
communautaire. Autant il est vivant et sensible dans une société sauvage,
autant il semble à première vue absent de notre expérience collective. Peut-être
ce constat primaire constitue-t-il d'ailleurs un point de départ des plus
pertinents pour l'interprétation du phénomène : la société primitive est
traversée par un procès manifeste d'institution du social comme tel, alors
qu'un tel procès n'apparaît pas dans notre société. Pour n'y être pas apparent,
cela dit, il n'y est pas moins à l'œuvre, au travers du procès de manifestation de
la division sociale. S'il n'est pas visible en lui-même, justement, c'est qu'il passe
par le déploiement pratique de l'expérience sociale. Ainsi le pouvoir joue-t-il
un rôle instituant en fonction de sa séparation même. Revendiquant de par sa
distance à la société un droit de regard sur l'ensemble de l'activité des
individus, prenant en charge les affaires concernant la totalité des agents
sociaux, se retournant contre la communauté pour y faire partout régner la Loi
dont il se proclame représentant, l'Etat contribue constamment à restituer
identité et cohésion au corps social. De même le conflit civil, en tant qu'il
rapporte les agents sociaux les uns aux autres au travers de leur lutte, en tant
qu'il implique qu'ils se reconnaissent comme membres de cette même société à
propos de laquelle ils se trouvent en radical désaccord, est-il en dépit des
apparences tout autre chose qu'un ferment de désagrégation : une voie par
laquelle les hommes se trouvent confirmés de ce qu'ils sont en société.
Non pas, on le voit sur ce dernier exemple, que pour passer par l'action
effective des individus, l'institution du social se ramène dans notre société à un
simple procès concret d'unification. Car la dimension de leur enracinement
dans un sol commun à laquelle les agents sociaux sont renvoyés au travers de
leur antagonisme ne relève pas à l'évidence du tangible. Elle est dimension
symbolique, comme l'est la dimension de cohérence introduite par le pouvoir
dans le champ social. L'État joue un rôle pratique considérable, son rôle
instituant est intrinsèquement lié à son rôle empirique, mais ne se réduit pas à
l'effet brut de ses tâches de maintien de l'ordre, d'organisation ou de gestion.
L'État n'est pas qu'un opérateur matériel de l'unification sociale. Il donne
corps au travers de ses opérations à la dimension symbolique de la société
comme ensemble. Il témoigne du possible d'une réunion de la collectivité par-
delà les différences et l'hétérogénéité des activités humaines. Reste que cette
dimension symbolique n'est produite qu'à l'horizon de sa confusion avec le
réel.
Il ne suffit pas de dire comme nous le faisions que le pouvoir institue la
dimension du collectif dans le symbolique au travers de ses tâches empiriques.
Car cette efficace symbolique c'est de la démesure du projet du pouvoir dans le
réel, précisément, et de l'épreuve qu'il fait de sa limite, qu'elle provient.
L'ambition du pouvoir séparé, c'est d'accomplir radicalement sa séparation, et
de se donner par là tout pouvoir sur la société, c'est de faire de la société son
pur avoir pour simultanément la faire pleinement être — en la prenant
totalement et concrètement en charge d'un côté, en se faisant matériellement
corps de la société, mais de l'autre côté au nom d'un savoir absolu de ce qu'elle
doit être qui la ferait advenir à son ultime incarnation. C'est une visée
inhérente au point de vue de pouvoir que d'amener de la sorte la société à l'état
d'institué dernier et de donner du même coup la consistance du positif au
social — d'abolir la nécessité future de sa tâche instituante, en d'autres termes,
en réalisant le social, en transmutant le symbolique en réel. Et c'est cette visée
imaginaire, consubstantielle à sa scission d'avec la société qui constitue le
ressort de sa puissance d'instituant symbolique. La restitution de la dimension
irréductiblement symbolique du social s'effectue depuis l'échec même auquel
est vouée cette entreprise de réalisation du social. Elle fait l'épreuve d'une
impossibilité en retour de laquelle est avéré ce symbolique d'abord méconnu et
dénié. Il y a mise en jeu de la différence du symbolique et du réel, et
production du symbolique à partir de l'impossibilité de sa confusion avec le
réel. C'est toujours de cet horizon d'un excès ultime qui le ferait instituant
total d'un institué dernier que le pouvoir tire la puissance symbolique de son
action, lors même qu'il se montre le plus dérisoire — la virtualité de cette
violence absolue restant dans tous les cas ressource inhérente à son
retranchement d'avec la société.
Le pouvoir, par conséquent, ne joue son rôle d'instituant qu'en en
méconnaissant la véritable nature, soit qu'il prétende à l'abolir dans une
inconcevable réalisation du social, soit encore qu'il ne se veuille que simple
exécutant d'une besogne concrètement définie. Il ne s'agit pas en l'occurrence
d'une méconnaissance accidentelle, mais d'une méconnaissance essentielle :
n'est-ce pas lorsque le pouvoir croit rejoindre et se rendre transparent le sens de
sa tâche qu'il se voue à l'égarement le plus radical ? Il est constitutif du procès
instituant de se trouver occulté dans la vie sociale.
Car aussi bien est-ce la contribution du conflit à la restauration de la
dimension collective comme telle qui échappe à ses acteurs, et qui ne peut que
leur échapper. Non seulement les parties antagonistes ne reconnaissent pas
dans leur affrontement une des articulations par lesquelles tient ensemble leur
société, mais encore est-ce au contraire à l'idée d'une nécessaire abolition du
conflit que celui-ci les renvoie, soit au nom d'une mythique réconciliation des
adversaires, soit au nom de l'instauration d'une société nouvelle dépassant les
contradictions de l'ancienne et se déployant à l'abri de toute déchirure. Dans
l'un et l'autre cas, la vérité quant au rôle du conflit est dérobée aux agents en
conflit. Il est consubstantiel au déploiement du conflit d'être méconnu dans
son efficacité propre au sein de la société. Dans une société divisée, ainsi, le
procès d'institution du social est essentiellement masqué dans ce qu'il faut
nommer l'idéologie.
S'éclaire en regard le trait majeur du même procès d'institution dans la
société qui s'ordonne de contenir la division sociale. En empêchant l'advenue
d'un pouvoir séparé et du conflit civil, la société primitive se garde du même
coup contre l'épreuve d'une possible confusion du symbolique et du réel. Elle
écarte cette tendance intrinsèque de la division de l'État et de la société, aussi
bien que de la division de classe à s'accomplir et à s'exposer comme division de
fait, et son corrélat, la visée d'une advenue du social à une positivité exclusive
de toute scission. C'est quant à elle expressément dans le symbolique qu'elle est
divisée, sans que puisse venir en question le caractère symbolique de cette
extériorité instaurée du principe de son ordre. Elle se déploie manifestement
dans le symbolique, pourrait-on dire, comme si sa décision instauratrice valait
reconnaissance de la nature du social. Et de même est-ce directement dans le
symbolique que s'y effectue l'institution du social. Elle est visée en tant que
telle, à la différence de notre société où elle est occultée et enfouie dans une
pratique méconnaissant sa portée, et d'autre part, elle se donne directement
dans l'ordre symbolique. C'est à l'évidence, en effet, du symbolique que relève
le rituel qui confirme le monde dans sa perduration ou le chasseur dans son
statut, ou encore qui confère statut d'humain à l'enfant nouveau-né, soulignant
par-là que l'existence du fait humain en tant que fait social ne va jamais de soi
et qu'elle est toujours à re-marquer comme telle. Il y a dans la société primitive
un explicite de l'institution du social. Tout se passe comme si s'y trouvaient
constamment réfléchies la menace d'une perte de substance du lien
communautaire et la nécessité de le rétablir dans sa force primitive. « Là gît le
secret, et le savoir qu'en ont les Indiens, écrit Clastres : l'excès, la démesure,
sans cesse tentent d'altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes,
c'est d'oeuvrer à empêcher cela, c'est de garantir la vie collective contre le
désordre42. »
Ainsi est-ce « dramatiquement » qu'une naissance est vécue. Elle n'est pas
simplement constatée en tant « qu'addition d'un individu supplémentaire à
telle ou telle famille », elle est rapportée au fait même de l'existence de la
société, elle est perçue en prise sur la possibilité pour la collectivité de se
maintenir comme telle, et réfléchie comme péril appelant conjuration. Elle est
« cause de déséquilibre entre le monde des hommes et l'univers des puissances
invisibles, subversion d'un ordre que le rituel doit s'attacher à rétablir43 ».
Démarche analogue à propos du mariage, chez les Guayaqui. La rencontre des
groupes entre lesquels s'effectue l'échange des femmes, à l'occasion de la grande
fête du miel, s'inaugure ainsi sous le signe de la guerre. Non pas qu'en dépit
des apprêts belliqueux on se destine réellement au combat, mais qu'on
reconnaisse par ces signes « l'opposition entre les hommes destinés à devenir des
beaux-frères », la nature sociale du mariage, autrement dit, en tant qu'il
concerne « non pas seulement l'homme et la femme qui vont s'épouser », mais
« deux groupes : celui des preneurs de femmes, celui des donneurs de femmes
». Chaque acte qui établit une relation matrimoniale est créateur d'une
inégalité momentanée entre les groupes, « il introduit de la différence, dit
remarquablement Clastres, et celle-ci peut fort bien conduire au différend : à la
violence, à la guerre ». C'est cette virtualité conflictuelle que recèle l'alliance
qui est justement réfléchie et détournée dans l'ostentation guerrière marquant la
rencontre des groupes. Détournée en même temps que reconnue : car on ne
fait que mimer la guerre, même si cette hostilité feinte, comme le précise
Clastres doit être prise au sérieux. Et à la démonstration belliqueuse succède un
rituel de réconciliation44. L'on feint ainsi la guerre pour prévenir la guerre et
marquer qu'on renonce à la guerre. Il ne s'agit pas d'un appel à la discipline des
individus pour qu'ils évitent par un effort sur eux-mêmes de faire preuve
d'hostilité les uns à l'égard des autres, mais d'un procès social qui fait place à la
démonstration d'hostilité réciproque pour signifier qu'il n'y aura pas violence
effective et remise en cause de la cohésion tribale. Tout se passe comme si au
travers du comportement rituel était explicitement pensée, affrontée et conjurée
la menace quant à l'ordre collectif née de la situation d'échange45. Tout se passe
comme si était mis en œuvre un savoir quant à la nécessité de prendre en
compte la vacillation toujours possible des repères symboliques conférant son
identité à l'espace social, et de réaffirmer l'existence du lien social.
N'est-ce pas d'ailleurs ce que suggère Clastres par l'accent insistant porté
tout au long de son livre sur ce terme de savoir, et qui lui fait par exemple
placer en sous-titre cette formule riche de sens : « Ce que savent les Aché,
chasseurs nomades du Paraguay ? » À maintes reprises il nous en assure, les
Guayaki savent, c'est d'un savoir que procèdent leurs actes et leurs paroles.
D'un savoir qu'ils partagent avec tous les Sauvages, comme l'atteste la référence
universelle, dans les cultures primitives, à l'origine, à un engendrement du
monde et des hommes toujours à rappeler et à confirmer ; comme l'atteste
encore le souci dont elles témoignent d'égale façon de maintenir ou de rétablir
la distance de la culture à la nature. Ce n'est pas un trait fortuit de la
superstructure des sociétés sauvages que cette invocation expresse de l'origine
ou que cette référence explicite à l'arrachement du social d'avec l'ordre naturel
auxquelles elles recourent. Au travers de ces thèmes significatifs, c'est le procès
continué de leur instauration en tant que sociétés que nous atteignons, le mode
de résolution du problème qui se pose à toute société de la restitution de
l'espace social à lui-même. Ce problème, elles le savent, justement, et
l'affrontent immédiatement dans leur retour rituel au temps de la création ou
de leur différenciation indéfiniment soulignée d'avec la nature. Elles
témoignent dans leur fonctionnement d'une prise directe sur la vérité de l'être
du social qui nous fonde à parler à leur propos d'un savoir s'incarnant dans la
pratique sociale.
Proposition qui, d'évidence, ne peut être avancée que pour être aussitôt
reprise et précisée tant elle fait problème et soulève de questions. Ne revient-
elle pas, en effet, contradictoirement d'ailleurs avec notre précédent propos, à
prêter aux sociétés primitives une transparence à leur sens de sociétés, à les
ériger en sociétés se sachant clairement comme sociétés, et sachant non moins
clairement ce qu'elles ont à faire pour se maintenir comme sociétés ?
Nullement, car la reconnaissance de ce qu'un savoir quant à l'institution du
social traverse et informe la pratique des Sauvages n'implique pas que leur soit
attribuée la maîtrise consciente de ce savoir. Loin justement qu'il leur soit
transparent, il leur est tout au contraire radicalement dérobé — dérobé dans le
temps même et dans la mesure même où il s'expose dans leur pratique. C'est
que ce savoir est savoir incamé, savoir matérialisé dans le rituel, et par là, savoir
se soustrayant à toute élucidation dans le mouvement même de sa
manifestation. Il nous apparaît dans sa portée et nous est restitué dans son
contenu par l'opération de l'ethnologue qui déplie la signification là où il ne
rencontre qu'une concrétion signifiante, qu'un « texte si concentré qu'il se
réduit à un geste46 ». Non pas qu'il soit simplement savoir agi, savoir muet,
savoir retranché du registre du verbe. Car métaphorisé dans le mythe, le savoir
se dérobe tout autant à celui qui dit le mythe que le savoir ramassé dans le
geste à celui qui s'en fait l'agent, et Clastres peut ainsi postuler de façon
significative une réversibilité du geste et du discours en donnant comme
propositions équivalentes que « l'articulation du récit mythique organise les
phases du rituel, ou qu'inversement le développement du rite fournisse au récit
sa syntaxe47 ». Si la pensée des Sauvages est « pensée inconsciente de soi en ce
que seuls les gestes la disent48 », elle est inconsciente encore lorsque pourtant
elle s'énonce au travers d'une parole — silencieuse en tant que pensée dans le
langage qui la porte.
Aussi ne suffit-il pas de relever que d'une certaine manière les sociétés
primitives savent le procès d'institution qui les traverse ; doit en outre être
apportée cette précision capitale qu'elles ne se savent pas sachant, en quelque
sorte, ou qu'elles ne savent pas ce qu 'elles savent. Ce savoir qui les habite se
déploie dans une irréflexion essentielle. Il les hante sans qu'elles puissent le
rejoindre, uni qu'il demeure aux indications du geste et aux figures d'un
discours où il passe en se celant.

SOCIÉTÉ, SUJET SOCIAL ET SAVOIR


SUR LA SOCIÉTÉ

Ainsi cette tâche instituante qui s'expose comme sue dans la société
primitive ne s'y livre-t-elle d'autre part que sous le signe du non-savoir. Objet
explicite de la pratique sociale d'un côté, elle constitue néanmoins de l'autre
côté l'inexplicitable par excellence dans la société. Réfléchie dans sa nécessité au
sein de l'expérience collective, il lui est consubstantiel pourtant de ne pas se
réfléchir. Nous pouvons légitimement soupçonner l'existence d'une
articulation entre ces deux versants, et le soupçon se renforce pour peu que l'on
place en parallèle la situation qui prévaut dans notre propre société. Car si d'un
côté le procès d'institution du social relève dans notre société de l'inconscient
social — au sens où Clastres dit la pensée des Guayaki inconsciente d'elle-
même —, s'il n'apparaît pas en tant que tel, et si davantage, comme nous nous
efforcions de le montrer, son occultation est inséparable de son effectuation, de
l'autre côté, ce procès y constitue l'objet possible de la théorie. Il peut y être
visé et réfléchi dans un savoir. Il peut également être visé depuis notre société
dans une autre société, et élucidé ou explicité lorsqu'il se donne comme dans la
société primitive à l'état de pratique immédiatement signifiante et cependant
fermée à son sens. N'est-on pas porté à penser en conséquence que
l'impensable de l'institution du social dans la société sauvage est
intrinsèquement lié à son statut explicite, comme à l'inverse la possibilité d'en
viser l'élucidation par un travail de connaissance est liée dans notre société à
son recouvrement dans l'expérience collective ? Encore faut-il restituer toute sa
portée à cette interrogation en rappelant que la question de l'institution du
social est inséparable de la question de l'être du social, et que c'est donc de la
possibilité d'une pensée de l'être du social, du rapport d'une société à la pensée
de ce qu'elle est qu'il s'agit ici. Seraient ainsi corrélatifs dans la société primitive
la prise directe de la pratique sociale sur la vérité de l'être du social et
l'irréflexion constitutive de cette pratique, comme dans notre société
l'occultation de la vérité et la visée ouverte de la vérité dans la théorie.
Dans l'un et l'autre cas, on le voit, c'est l'impossibilité d'une transparence de
la société à son sens et à sa vérité de société qui est en jeu. Si la société
primitive est conjointe pour une part en effet à la vérité de l'être-social par
l'incarnation d'un savoir dans sa pratique, elle en est d'autre part radicalement
disjointe par l'inconscience essentielle de ce savoir. Et si dans notre société il y a
pensée possible de l'être-social, et travail d'élucidation en vue de sa vérité, c'est
depuis le lieu séparé de la théorie, à distance de la pratique sociale effective, et
contre les représentations sociales accréditées. Toutefois, devons-nous ajouter, ce
savoir séparé n'advient que dans la mesure où lui est ménagé l'horizon de son
ultime conciliation avec la pratique sociale. Il n'est rendu possible que par la
perspective de l'advenue du sujet-objet social achevé, qui simultanément se
saurait absolument et serait concrètement savoir. Aussi bien d'ailleurs est-ce
l'idéologie qui s'engendre de cette perspective, soit que dans une version que
l'on pourrait nommer « subjectiviste » elle adhère purement et simplement au
mythe d'une conscience sociale intégralement réalisée, soit que dans une
version « objectiviste », elle cède à la fantasmagorie d'une société délivrée de la
représentation et enfin ramenée à la réalité nue des choses. Et si dès lors c'est la
voie obligée de la réflexion que de passer par la critique de l'idéologie, que de
dévoiler le mirage de cet achèvement réflexif du social dont elle se nourrit, il
n'en reste pas moins que c'est la figure de cette réunion dernière à soi dans le
savoir de soi qui assure son fondement à toute pensée du social. La source de
l'illusion est aussi support d'une visée de vérité. S'il y a savoir sur la société,
c'est par la vocation imaginaire à se savoir que s'assigne la société. Et si le savoir
est retourné à son inéluctable séparation, à sa distance à la pratique sociale,
c'est depuis l'épreuve de sa virtuelle et impossible jonction avec l'expérience
effective, dans la mise en jeu de son inconcevable résorption au sein de son
objet.
Si, en termes plus nets, il y a dans notre société réflexion possible quant à
l'être de la société et quant au procès de sa restitution, c'est que le parti
fondamental de laisser-être la division sociale en fonction duquel elle s'ordonne
est parti qui revient à rapporter toute la vie sociale à la perspective, de
l'advenue du sujet social ou plutôt du social comme sujet — sujet que
produirait précisément l'abolition de la division sociale et sujet voué dans cette
mesure à demeurer virtuel. Par sa Décision centrale, la société divisée est
société déterminée à ne se penser que par rapport à son être-sujet — fût-ce
contre son être-sujet — et société qui s'expose aux effets d'un travail interne
pour la faire accoucher de sa pleine puissance de sujet. La Décision quant à la
division est Décision quant à l'être virtuel de sujet du social — quant à la
dimension réfléchie qui fonde l'existence d'une Décision sociale. Le social,
disions-nous, se rapporte à lui-même, s'apparaît au travers de sa division. En
même temps ainsi que l'horizon lui est assigné d'un advenir à soi comme sujet
(dans un rapport transparent à soi), il en est écarté par cela même qui lui
permet de se rapporter à soi (sa division). Cela même qui lui confère puissance
sur soi lui barre la possibilité de se pourvoir d'une puissance totale et
consciente sur lui-même. Il doit sa dimension réfléchie à cela qui lui interdit de
purement se réfléchir. Aussi toute disposition prise à l'égard de la division
équivaut-elle à une disposition engageant la société envers la réflexivité
introduite dans la société par la division. Et si notre société en tant que vouée à
la division vit de se promettre son advenue à la réflexion totale de soi et sa
réalisation comme sujet, la société primitive par contre s'ordonne d'exclure tout
sujet virtuel du social, et tout horizon du social comme sujet. Langage que l'on
peut très directement rapporter à celui que nous avons jusqu'alors utilisé.
Qu'est-ce qui est en jeu, en effet, dans la disposition empêchant la sécession de
l'Etat, sinon le refus de laisser se ségréger une instance prétendant à s'ériger en
sujet du social, en sujet pour la société et à sa place, et se voulant
contradictoirement l'agent d'une advenue du social comme sujet—vouloir
rejoignant d'ailleurs le projet issu des luttes civiles d'une communauté parlant
d'une seule voix et clairement consciente de ses volontés ? En se posant contre
l'État, contre l'antagonisme des hommes, la société primitive se pose contre
l'être virtuel de sujet du social.
Elle se pense sans doute en définissant son ordre, mais elle se pense en
excluant de se penser pensant, pourrait-on dire dans une formule quelque peu
barbare ; elle se pense pensée, et se refusant à se reconnaître comme lieu et
agent du penser qui la détermine. Elle s'instaure, en termes plus lourds encore
d'implications s'ils sont plus clairs, dans l'exclusion de la conscience de soi. Elle
n'est pas le premier moment d'un processus devant conduire à son terme à la
conscience de soi la société humaine, et au sein duquel on observerait à la fois
une tendance au dégagement d'une conscience et une limite à cette tendance
imposée par les « conditions objectives ». Elle se détermine dans l'inconscience
de soi. Pas de défaut de conscience : une anti-conscience, en quelque sorte.
Ainsi le procès d'institution du social est-il de la même manière pensé sans
avoir pour autant à se penser. Il est su sans pour autant se savoir, et en se
disjoignant dans son effectuation même du savoir de soi. Nul ne le sait en se
sachant savoir, et tous le savent également, sans savoir ce qu'ils savent. C'est un
procès sans agent spécifique, même si le détail du rituel précise pour chaque
circonstance l'identité des acteurs. Il ne leur en confère pas pour cela le statut
d'agents exclusifs et seuls légitimes. La tâche d'institution demeure tâche
essentiellement anonyme, traversant les gestes des individus qui s'en chargent
sans jamais se souder à leur particularité. Comme reste anonyme le discours
mythique par-delà la particularité de ceux qui se font ici et maintenant ses
supports parlants et du même coup les agents de sa création, la parole d'un se
gardant indivise de celle latente des autres et s'entendant comme fait de tous.
C'est aussi le parti de l'égalité que celui qui installe l'irréflexion de soi au cœur
de la vie sociale.
L'on saisit mieux en regard la portée de ces novations qui détruisent l'ordre
primitif et amènent avec elles l'État : la captation en particulier de la tâche
d'institution du social par un agent spécialisé dans le cadre de ce que l'on a
coutume de nommer la royauté magique. Sans doute cette dévolution à la
figure d'un roi de la charge de maintenir et de rétablir l'ordre du monde
constitue-t-elle une de ces fractures décisives où doit être repérée l'origine de
l'État. Le cadre primitif demeure presque intact à beaucoup d'égards, mais
pourtant ébranlé en un point crucial, comme l'ébranlé le surgissement dans la
communauté d'un discours prophétique du type de celui que Pierre et Hélène
Clastres étudient chez les Tupi-Guarani49. Parole prophétique : parole qui
s'avance en rupture avec la parole établie, et sur l'essentiel — les fins dernières
et la misère de l'ici-bas. Parole inspirée d'un individu à distance de la parole
commune à tous les autres, et parole cependant pour les autres. Parole enfin
qui prétend se savoir dans ce qui la cause et la nécessite, et que dans tous les cas
celui qui la profère se doit de fonder dans son originalité. L'on comprend que
Clastres nous dise y voir un levier privilégié de la transformation en cours —
interrompue, comme on sait, par le choc de la Conquête — de la société
Guarani, dont tout fait supposer qu'elle la conduisait vers l'État. Le discours
des prophètes est, en effet, négateur de l'égalité anonyme du discours social
primitif, et au travers d'elle de l'exclusion de tout sujet du discours social dont
elle procède. Il en recèle la virtuelle subversion, tout comme l'avènement d'un
Roi qui pourtant peut ne pas se donner d'emblée comme sujet du social, mais
seulement comme agent de l'institution du social, et dont la charge restera
essentiellement symbolique. Tout coup porté à l'anonymat du procès social est
voie frayée à l'avènement du sujet social scellant cette fois catégoriquement la
rupture avec l'ordre primitif et consacrant l'existence d'une division sociale
encore incertaine peut-être en la personne d'un Roi doué surtout de puissance
symbolique, mais affirmé avec le retranchement d'un Despote appuyant sa
toute-puissance sur la violence. Dès lors, du Roi divin au Dieu souverain,
unique sujet de toutes choses et tout-sujet, le chemin est ouvert qui conduit
jusqu'à nous, jusqu'à la société quasi-sujet d'elle-même et en proie aux affres de
son avènement imaginaire comme Absolu-Sujet. Disparaît avec cette dernière,
mais seulement avec cette dernière, toute espèce de référence à un Autre que la
société pour la définition de son ordre, la société désormais s'expliquant à
partir d'elle-même et en vue d'elle-même.
La société primitive, de ce point de vue, ne nous est pas si lointaine. Car ce
n'est qu'à date récente qu'a cessé de s'imposer aux hommes le recours à un
garant extérieur de l'intelligibilité et de la cohésion de leur monde. Et des
sociétés profondément différentes des sociétés primitives, des sociétés à État —
toutes les sociétés à État avant la nôtre — ont pu néanmoins s'ordonner en
fonction d'un déport fondamental à distance d'elles-mêmes du lieu d'où elles
se pensent et se pensent être pensées les apparentant sur un point essentiel avec
les sociétés primitives et les plaçant à quelque titre en continuité avec elles.
Certes il est une irréductible originalité de la forme qu'affecte dans la société
primitive cette réfraction de soi dans l'autre, et qui tient à la constitution
spécifique de cet autre à partir d'une exclusion de ce qu'il puisse être Autre-
Sujet. Mais il faut aussi constater que par-delà la rupture cruciale marquée par
la naissance de l'État s'est maintenu ce mode de conception de soi des sociétés
en dépendance d'un Autre, comme si cette structure de représentation
possédait une solidité propre capable de la faire durer après même qu'elle soit
avérée échouer dans son rôle premier de bloquer l'émergence d'un pouvoir
séparé. Comme si l'ancienne et longue lutte contre l'État se poursuivait au
travers d'elle une fois même l'État advenu en une persévération désespérée.
Rien désormais pour contenir l'affirmation totale de l'État lorsque la source de
toute légitimité et le foyer de l'invention sociale viennent à être reconnus dans
leur immanence à la société : énonciateur par excellence de la Loi et agent
éminent du projet historique, le pouvoir se voit du même coup ouvrir la voie
de son accomplissement ultime dans la toute-puissance que scellerait
l'appropriation de la Loi et la concentration en soi de l'agir collectif. Alors que
tout autant que subsiste l'affirmation d'une dépendance du fait humain dans
son organisation envers un ailleurs le pouvoir reste irréductiblement écarté de
la toute-puissance : il peut bien se présenter ici comme lieu unique de la
puissance, il est autre part une autre puissance, dont la sienne procède ou
même participe sans jamais qu'elles puissent se conjoindre tout à fait, et qui le
tient à distance toujours de l'absolue souveraineté.
Deux types de sociétés, dit Clastres : celles qui comportent un État, celles
qui n'en comportent pas. Mais outre le partage que permet d'établir ce critère
crucial, ne convient-il pas d'autre part de tenir également pour déterminant le
partage entre la société qui s'explique à partir d'elle-même et se pense en elle-
même, et les sociétés qui la précèdent, toutes solidaires en un sens par leur mise
à distance du lieu à partir duquel elles se comprennent ? De telle sorte que,
pour sacrifier un instant à la périlleuse tentation classificatoire, c'est plutôt la
distinction de trois grands types de sociétés qui nous semble s'imposer en
fonction de ces deux ruptures fondamentales affectant l'instance de pouvoir et
l'instance de la représentation sociale. La société primitive, donc, en premier
lieu, société qui vise essentiellement à exclure que les rapports sociaux en son
sein s'ordonnent à partir d'une division — qu'elle soit celle séparant les
gouvernants des exécutants ou celle dressant l'une contre l'autre des moitiés en
conflit —, et qui y parvient en se divisant radicalement d'avec le principe de
son ordre. Ces sociétés en second lieu dites communément « despotiques » et
qui pour s'ordonner en fonction d'une division, qui pour connaître le pouvoir
séparé et la domination d'une partie de la société sur l'autre, n'en continuent
pas moins à se représenter leur organisation comme procédant d'un fondement
transcendant. Sociétés certes divisées, faut-il remarquer, mais où la division
sociale comme telle est radicalement dissimulée. Car c'est un effet direct et
nécessaire de cette démarche référant l'ordre social à un principe extrinsèque
que d'occulter la division sociale en tant que rapportant la société à elle-même.
La division est alors impensable dans la mesure où le rapport de la société à elle-
même est impensable — la société n'étant pensable que par rapport à autre
chose qu'elle-même. Ainsi la relation du despote à ses sujets est-elle
inconcevable sous l'aspect d'une opposition interne à la société, tout comme la
relation des groupes sociaux entre eux, même si la lutte sociale, diffuse ou
ouverte, la manifeste concrètement. Encore n'est-ce pas simplement que la
réalité de la division est transposée dans la sphère de la représentation de telle
sorte qu'elle ne soit pas pensable dans sa vérité. La division est aussi recouverte
dans le réel par l'engendrement de formes d'organisation sociale — castes ou
ordres, par exemple — à partir de cette sphère de la représentation sociale qui,
structurellement, ne peut qu'exclure toute représentation de la division.
Dans la société despotique comme dans la société primitive, la
représentation sociale continue d'informer directement l'organisation de la
société et les rapports sociaux. Elle n'est pas seulement représentation et
masque du réel, elle est aussi représentation qui se transcrit dans le réel et
masque le réel en produisant du réel50. Le discours social, en d'autres termes,
ne se limite pas en l'occurrence à s'appliquer à son objet, à se faire discours sur
la société : il fait en un sens de la société51, il la rejoint et la crée pour une part
— et pour une part seulement — dans sa configuration réelle, la part réelle de
sa configuration qui dissimule l'autre aspect de sa réalité. Société divisée, la
société despotique est société dont l'impensable majeur est la division sociale,
et davantage, société où s'incarne en institutions l'opération de recouvrement
de la division.
Société non moins divisée, notre société par contre est en dernier lieu cette
société que caractérisent à la fois la libre manifestation de la division sociale et
l'absence, pour la justification de la manière dont s'articule l'espace social, de
tout recours à un fondement étranger en son principe au champ humain. Vont
d'ailleurs rigoureusement de pair ce jeu propre de la division au sein de la
société et cette immanence au champ social du lieu du discours qui prétend le
fonder en raison. C'est dans la mesure où la division se déploie effectivement
comme telle dans la société qu'elle ramène la représentation de la société au
plan exclusif du social. Introduisant l'antagonisme ouvert dans la collectivité,
plaçant la vie sociale sous le signe de l'opposition interne, jouant
manifestement en un mot son rôle de rapporter à elle-même la société, de la
tenir ensemble au travers de son déchirement, elle fait entrevoir la dimension
du social en soi, ou plutôt ne permet de penser la société que tout en elle-
même — jusqu'à ouvrir la perspective d'une ultime résorption de la
représentation sociale dans le social, d'une coïncidence dernière de la société à
soi dans le savoir de soi qui en ferait l'Absolu-Sujet. À l'inverse, il est vrai, on
pourrait très légitimement dire que l'abandon de la référence à un pôle
transcendant d'intelligibilité est nécessaire pour que puisse venir à se déployer
librement la division sociale. Virtualité circulaire qui doit nous mettre en garde
contre l'assimilation hâtive de l'un ou l'autre des termes au statut de cause
déterminante et de nature à nous rappeler que c'est à un autre niveau encore
qu'est susceptible d'être élucidé le procès d'advenue d'une forme nouvelle de
société — ce niveau énigmatique que nous pointons comme celui de la
Décision de société.
Une possible équivoque d'autre part est à dissiper qui se grefferait sur
l'expression de « libre manifestation de la division sociale ». Nous n'entendons
nullement par là suggérer que l'opposition du Prince à ses sujets et
l'antagonisme des classes relèvent dans notre société de l'ordre du fait évident
et reconnu par tous. Il faut tenir au contraire pour pièce intégrante du
dispositif social le fait de l'occultation de la division sociale. Certes le Prince se
présente comme l'agent de la volonté générale, comme l'émanation du peuple,
comme celui qui quelque part se confond avec le vœu collectif. Et bien
entendu le discours de la classe dominante est tout entier pour dénier
l'existence d'un irréductible conflit au cœur de la société et pour prêcher la
réconciliation de la communauté. Reste que ce corps de représentations
destinées à masquer la déchirure sociale est d'une nature radicalement
différente de l'ordre imaginaire recouvrant le fait de la division sociale «
despotique ». L'idéologie, en effet, car c'est ici le concept précis et propre qu'il
s'agit de mettre en place, occulte la division, mais s'engendre de la division
même, la présuppose au plus profond et enfin y reconduit. Ainsi est-ce du
conflit de classe lui-même que naît la dénégation du conflit. C'est le conflit en
tant que conflit qui suscite sa propre méconnaissance. Engagé dans le conflit, y
rencontrant son autre, l'agent social y trouve l'occasion de se dissimuler à lui-
même la réalité du conflit en accomplissant dans l'imaginaire sa virtualité
extrême : en « supprimant » son autre, en s'aveuglant à l'existence de l'autre.
Mais le discours qui dénie de la sorte le conflit non seulement le présuppose,
mais encore y ramène. On affirme contre l'autre qu'il n'y a pas de conflit.
L'autre n'est aboli dans l'imaginaire que pour être retrouvé comme
interlocuteur réel.
L'idéologie en ce sens réengendre en un procès infini cela même qu'elle a
vocation de dissimuler. Elle laisse dans tous les cas exposée dans le champ social
la dimension dont elle est dénégatrice. Elle est discours comportant en lui-
même le principe de son écart à son objet, de telle sorte que celui qui le tient le
« sait » discours sur un objet, discours s'appliquant à un objet. Alors que le
discours qui dans la société « despotique » porte la justification de l'ordre social
est lui par contre discours placé sous le signe de l'adéquation immédiate à son
objet. Discours tout aussi imaginaire que le discours idéologique, il ne se
donne pas lui comme discours sur le réel mais comme discours du réel —
discours qui ne renvoie pas de l'intérieur à son statut de discours, et donc à sa
différence d'avec ce sur quoi il est discours, et donc à une distance du sujet
discourant à son propre discours. Il ne comporte pas ce creux interne qui
permet aux agents sociaux dans notre société de se déprendre de l'idéologie et
d'en entreprendre la critique. Pas davantage ne laisse-t-il subsister à sa jointure
la manifestation de la division qu'il a charge de recouvrir. Aussi ne saurait-on
purement et simplement ni d'un côté opposer la manifestation de la division
dans notre société à son recouvrement radical dans les sociétés qui la précèdent,
ni de l'autre côté, au nom du constat que partout opère une puissance
d'occultation, confondre les modalités des représentations sociales qui, ici et là,
contribuent à la dissimulation de la vérité quant à la division sociale. Il y a dans
notre société manifestation de la division. Il y a dans notre société occultation de
la division52. Et dans une articulation telle qu'il y ait aussi pensée possible de la
division, visée de vérité quant à la division et dénonciation possible de l'occultation
de la division. Impitoyable fait dont il est trop commode de se détourner, c'est
au mensonge institué de l'idéologie que nous devons notre volonté de vérité.

L'INSTITUTION DU PENSER

Ne quittons pas ce terrain du penser, dont notre parcours total de l'histoire,


si hâtif et grossièrement schématique qu'il ait dû rester, nous aura du moins
peut-être permis d'entrevoir que des voies nouvelles de partout s'ouvraient
pour en traiter dès lors que l'on se portait au niveau de cette Décision où se
détermine en dernière instance une société, et qu'une histoire sociale du penser
humain restait, en un sens radical, à construire. L'occasion s'offre ici d'une
tentative en direction d'une telle histoire. Car, croyons-nous, c'est le
fondement même du mode de déploiement de la pensée sauvage qui devient
susceptible d'élucidation une fois rapporté à cette exclusion de ce que l'Autre
en lequel se pense la société soit sujet — exclusion où nous avons vu se
concentrer la Décision quant à la division sociale instauratrice de la société
sauvage.
De cette pensée sauvage, nous avons auparavant souligné l'implication
directement sociale, jusqu'à avancer l'idée que dans son articulation
significative centrale — l'ordre culturel indissolublement conçu avec son Autre,
l'ordre naturel — elle constituait une pièce majeure du dispositif social
primitif. Mais c'est sous un autre angle qu'il s'agit maintenant de la considérer,
dans son travail, dans son mode opératoire, et en particulier dans cette activité
classificatoire, cette œuvre de mise en ordre systématique du monde et de mise
en correspondance de ces divers ordres entre eux par laquelle passe
concrètement son rôle dans l'organisation sociale, et dont Lévi-Strauss a
magistralement mis en évidence les caractéristiques formelles.
N'est-ce pas à cette in-sujétion de la société dans sa représentation que doit
être rapportée l'articulation spécifique du penser des Sauvages en fonction de la
dimension de totalité qui pourrait bien receler l'ultime secret de ses modalités
pratiques ? Rien de plus frappant assurément que la visée d'exhaustivité qui
anime cet effort conférant intelligibilité à l'univers, que sa volonté totalisante,
pour reprendre l'expression de Lévi-Strauss (lui-même déclarant l'emprunter à
Sartre, mais nous importe seulement qu'il la fasse sienne et lui confère dès lors
un sens approprié). Mais non moins frappant d'autre part le fait que cette
pensée, toujours en train d'effectuer une totalisation, n'en vienne jamais pour
autant à s'identifier elle-même au point de vue de la totalité. Elle totalise sans
viser comme telle la totalité — trait d'ailleurs pointé par Clastres lorsqu'il note
à propos des Tupi-Guarani qu'il faut tenir sans doute pour étrangère à leur
pensée la catégorie du Tout53. Et là encore, il s'agit de se porter au-delà du
vocabulaire de l'absence et du manque, de le retourner en un langage attentif à
l'intention positive : la pensée sauvage exclut de viser comme telle la totalité, et
c'est de là néanmoins que s'engendre son opération totalisante. Elle vit de
l'exclusion de ce qu'à l'horizon de ses opérations il y ait rassemblement possible
de l'intelligibilité qu'elle établit dans une intelligibilité totale — de ce qu'il y
ait terme à son horizon et réunion ultime avec le tout-savoir enfin conquis.
Non pas qu'elle se veuille, comme par sagesse, dans l'inachevé, et s'accepte,
confusément consciente d'une limite humaine, dans l'indéfini : elle ne se situe
pas, elle ne se pense pas par rapport à la dimension du terme. Elle se fonde
dans l'exclusion d'avoir à se poser en regard d'un point d'achèvement qui serait
le Savoir-Tout se sachant tel, le Savoir-Sujet, l'Absolu-Savoir résorbant en lui le
Sujet du Savoir. Au principe de la pensée des Sauvages, il y a cette Décision
fondatrice qui écarte radicalement leur société de toute dépendance envers un
Autre-Sujet aussi bien que de la poursuite de soi comme Sujet.
A l'appui de cette thèse nous ne pouvons pas ne pas citer la conclusion à
laquelle parviennent A. Adler et A. Zempleni au terme de leur remarquable
analyse d'un processus de divination dans une société africaine — qui n'est
d'ailleurs pas une société primitive au sens strict où l'entend Clastres, mais une
« royauté » que l'on peut qualifier de « symbolique » — : « La société
Moundang conjure ainsi un Savoir dont l'extension illimitée postulerait un
Sujet omniscient, omnipotent, servi par une classe de prêtres et de savants
prétendant s'arroger une partie de cette omniscience et de cette omnipotence. »
C'est dans cette direction, ajoutent-ils, qu'il conviendrait de chercher « la
fonction sociale de la divination54 ». Elle le conjure encore, ajouterions-nous,
alors que déjà elle est engagée d'autre part, au travers de la constitution d'un
pouvoir séparé dans la voie d'un virtuel assujettissement à l'omniscience et à
l'omnipotence d'un Autre.
Mais il s'agit d'aller plus loin et de montrer que l'on ne tient pas seulement
dans cette Décision qui détermine dans leur articulation essentielle rapports
sociaux et représentation sociale, le foyer donnant son sens général à la
démarche de la pensée sauvage, mais aussi le nœud à partir duquel se spécifient
ses modalités opératoires concrètes. Ainsi, avancions-nous, est-il au principe de
la pensée sauvage de ne pas se situer par rapport à la dimension d'une réunion
ultime du savoir. De là, il résulte qu'elle est pensée qui ne se pense pas en
différence d'avec elle-même, qui du même coup ne se réfléchit pas dans son
possible écart à elle-même et à son objet. Elle est pensée qui va toujours de
l'avant et ne revient jamais sur elle-même en vue de se reprendre et de se rendre
plus adéquate à son objet. « Ses créations, écrit Lévi-Strauss, se ramènent
toujours à un agencement nouveau d'éléments dont la nature n'est pas
modifiée55… » Elle ne se pose pas devant le monde, pourrait-on dire, mais dans
le monde, en quelque sorte, et c'est là sans doute ce qui fait, toujours selon
Lévi-Strauss, que le « principe d'une classification ne se postule jamais. Seule
l'enquête ethnographique peut le dégager a posteriori56 ». Il n'y a pas effort a
priori, en effet, pour circonscrire un objet, pour délimiter un champ
d'investigation susceptible ensuite d'être partout reconnu le même au travers
du travail visant à s'y appliquer pour en rendre compte de manière adéquate.
Le point de départ est en un certain sens indifférent57. Il est quelque part dans
l'espace à ordonner, et ne procède pas d'une distance d'abord prise avec cet
espace. Et l'espace mis en ordre est compris au travers de la classification sans
que la classification s'ordonne explicitement de la visée de le comprendre.
Partant, il y a une infinité de déterminations classificatoires possibles. La
pensée sauvage n'isole pas d'objets, elle ne procède pas à des prélèvements dans
le réel pour ensuite tisser des liens d'éléments à éléments : elle met
immédiatement en rapport des termes qui ne deviennent jamais des entités
accrochant la réflexion par leur originalité propre58. Tout pour elle est en un
sens très profond sur le même plan59, ce qui ne l'empêche pas évidemment de
différencier et de hiérarchiser à l'infini — mais à partir de cette identité de
niveau primordiale.
Le singulier, le différent pour la pensée sauvage, c'est le singulier, le différent
par rapport à d'autres termes. Pas la singularité, la différence en soi. Elle ne
découpe pas dans le réel, elle articule le réel. Elle ne détache pas au sein de
l'espace général un espace particulier en regard duquel elle se poserait dans le
dessein d'y décerner des relations internes. Seules l'intéressent les articulations
externes. Elle rapporte, elle n'interroge pas les liens intrinsèques qui unissent les
choses ou organisent une chose de l'intérieur et la spécifient justement comme
entité.
De même encore faut-il préciser que si la pensée sauvage doit être reconnue
comme pensée totalisante, il faut se garder pour autant de la confondre avec
une pensée cumulative. Totalisante, elle l'est dans la mesure où elle s'enracine
dans une postulation initiale de sens telle que rien de ce qui est ne soit censé
pouvoir échapper au registre du connu et du fondé depuis le lieu de l'Autre.
Pour la pensée sauvage, dit Lévi-Strauss, « tout offre un sens », et le concret ne
saurait « receler un résidu d'inintelligibilité60 ». Aussi sa vocation à épuiser le
réel n'est-elle nullement assimilable à l'audace d'une avancée à la fois
permanente et indéfinie dans l'inconnu. Elle tient au contraire à ceci que le réel
a pour elle d'abord et primordialement sens à être épuisé dans une mise en
ordre. Par là, elle est pensée pour laquelle la conquête d'un nouveau ou
l'affrontement d'un inconnu n'ont pas de sens : elle intègre ce qu'«
objectivement » elle ne connaissait pas en le postulant comme connu déjà en
droit, et le renouvellement de ces productions auquel « objectivement »
toujours elle procède ne revêt pas pour elle la portée d'une acquisition ou de
l'introduction d'un supplément inédit. L'extension éventuelle n'est pas et n'a
pas à être mesurée par rapport à la somme du déjà accumulé.
Il n'est pas pour cette pensée de bilan, et corrélativement, de démarche
d'appréciation de la tâche restant à entreprendre. Il n'est pas d'accueil
envisageable à l'information imprévisible de nature à contraindre la réflexion
établie à une rupture avec elle-même, avec l'ensemble d'elle-même : la
nouveauté dont la survenue est susceptible de solliciter la réflexion est vouée
d'avance à prendre place dans son cadre établi, et les modifications
éventuellement entraînées de proche en proche par l'effectuation concrète de
cette mise en place ne sauraient dans tous les cas remettre en question le cadre
lui-même — seulement un certain ordre à l'intérieur de lui-même. La pensée
sauvage n'est pas pensée cumulative dans la mesure où elle ne se confronte pas
au réel en vue de la réduction d'une part d'inconnu supposant d'un côté la
mobilisation entière de résultats déjà connus et de l'autre côté l'ouverture à la
virtualité d'une refonte entière et radicale de soi au contact des exigences de la
prise en compte de cet objet déterminé d'abord comme échappant à toute
intelligibilité. Dissipons au passage l'équivoque que pourrait faire naître
l'expression : la pensée sauvage ne se confronte pas au réel, si l'on voulait lui
faire dire : la pensée sauvage ignore le réel, elle y est « schizophréniquement »
aveugle. « Objectivement », là encore, pour nous qui observons et nous
efforçons d'élucider son fonctionnement, elle st confronte à la réalité pour la
mettre en ordre et se la rendre intelligible. Mais elle ne se pose pas pour autant
elle-même devant une réalité qu'elle constituerait explicitement comme à
connaître, elle ne se vit pas elle-même comme disposant de son côté de moyens
propres (en d'autres termes : en se reconnaissant comme pensée) et confrontée
à un connaissable, certes, mais inséparable d'un inconnaissable, et celui-ci de
nature soit à lui faire échec — momentanément ou irréductiblement — soit à
l'obliger à se transformer elle-même de fond en comble lorsqu'elle en vient à le
pénétrer. Il n'y a pour la pensée sauvage ni doute quant à ses moyens, ni péril
d'une rencontre au fil de ses opérations capables de la contraindre à se
réexaminer en tant que mode de pensée et à se faire mode de pensée autre. Et
cela non par « défaut de développement », mais en fonction d'une disposition
rigoureuse, d'un parti parfaitement cohérent, parfaitement équivalent à celui
sur lequel repose notre propre mode de pensée, et d'une certaine Décision en
dernier ressort quant à la façon d'être-en-société des hommes.
Reste, nous dira-t-on, la question des « opérateurs logiques » de cette pensée,
qu'on ne saurait pour leur part faire relever aussi directement et aussi
strictement d'une détermination sociale, mais qu'il s'agit à l'évidence de
rapporter d'abord et surtout aux lois profondes de la pensée humaine en
général, même s'il y a lieu ensuite de tenir compte de leurs conditions
singulières d'application — conditions d'ailleurs qui peuvent d'une certaine
manière équivaloir à une absence de conditions si l'on reconnaît dans la société
sauvage, à l'instar de Lévi-Strauss précisément, ce lieu privilégié où jouent
librement, à l'état natif et sans autre finalité que leur propre jeu, les catégories
primordiales sur lesquelles se fonde le fonctionnement de l'esprit humain. Mais
ces opérateurs, mais ces catégories, loin de devoir être renvoyés à une
quelconque nature logique ou logique naturelle, nous paraissent tout au
contraire procéder en droite ligne de l'institution de la société primitive, et non
moins que la démarche de la pensée sauvage à l'égard de son objet, ne pouvoir
être compris que rapportés au même foyer instituant : l'exclusion de ce que
l'Autre auquel s'en remet la société pour se comprendre soit Autre-Sujet.
Cette exclusion, en effet, pour les Sauvages de ce qu'à l'horizon de leur
savoir, il y ait un Savoir-Sujet, c'est du même coup l'exclusion de l'horizon
d'une conciliation finale du sujet du savoir, du savoir lui-même et de l'objet du
savoir, de l'horizon d'une résorption ultime de la différence du concept et de
l'objet — mais l'exclusion aussi, dans l'attente de cette résorption indéfiniment
différée, du renvoi constant du sujet maniant le concept à la différence du
concept et de l'objet visé au travers du concept.
Depuis cette exclusion, autrement dit, ce qui s'engendre, c'est l'exclusion de
ce qui pour nous est concept, l'instrument de pensée par excellence, et dont
nous saisissons ici à la fois le caractère éminemment institué et les conditions
sociales-historiques dont dépend cette institution. Pour qu'il y ait pensée à
proprement parler conceptuelle, il faut qu'il y ait cet écart, cette distance en
question, cette possible mise en jeu permanente du rapport du conçu au réel,
cette circulation contraignante de la compréhension du terme condensant en
lui la visée de l'universel à son extension, pour reprendre la terminologie
classique — écart-question, retournement sur soi de la différence, circulation
qui présupposent la perspective et n'existent qu'en fonction de la perspective
d'une abolition de la question, d'une substitution de la transparence à la
différence, d'une conciliation avec soi mettant un terme au travail de soi envers
soi. Et donc n'ont de chance d'advenir que dans une société où non seulement
une omniscience subjective, un Savoir-Sujet, quelque forme qu'il affecte, soit
installée au cœur de la représentation sociale, mais où encore cette intellection
absolue comme horizon du penser est instituée de telle sorte que d'une part nul
agent dans le champ social ne puisse se prévaloir d'un droit unique à la
communication avec ce pôle ultime d'entendement, et que d'autre part
cependant il y ait en droit sens pour tous dans la société à s'y rapporter. Il faut
en somme que simultanément d'un côté ce savoir-Sujet perde tout contact avec
l'humanité concrète, jusqu'à être explicitement reconnu et logé dans l'absence
et que pourtant de l'autre côté il devienne de partout accessible si longue doive
être la quête et différée le terme : la jonction du penser humain à l'Absolu-
Pensant. Quelque réduit que soit le nombre des individus expressément
soucieux de se mesurer à cette tâche, il en revient à tous de penser selon un
autre mode de pensée, de se vouer désormais à l'idée, jusque dans le plus
quotidien, de ne plus pouvoir tenir de discours qu'en proie au concept, à la
permanente mise en jeu, au sein du discours même, de la différence de
l'universel et du particulier, de l'abstrait et du concret. Non pas que la masse
doive à quelques aventuriers de l'idée, à quelques héros du savoir : ceux-là ne
font que se spécialiser dans l'exploration d'une virtualité ouverte par
l'énigmatique procès d'instauration historique où nul ne décide, où tous
tranchent, pourtant, où la société en un mot se détermine ; et partant s'attache
à leur nom de l'avoir rendue manifeste et portée à son expression consciente —
philosophes.
Indications trop brèves, certes, en regard de l'enjeu qui les traverse, mais qui
ne prétendent à rien d'autre que situer : situer le lieu à partir duquel
comprendre le philosophique dans sa société et interroger la naissance de la
philosophie dans l'émergence d'une certaine société ; situer le foyer d'un mode
de pensée autre, et l'inscrire lui aussi dans sa société. Comprendre le possible
social, l'institué d'une pensée abstraite sans concept : car tel est le problème
auquel nous confronte l'élucidation de la pensée sauvage, et qui ne s'éclaire que
replacé dans le contexte de cette exclusion de la forme-sujet de l'horizon de la
représentation sociale.
La pensée sauvage, en effet, n'est pas pensée qui se tiendrait en deçà de
l'abstrait, du général, de l'universel : elle est pensée abstraite pour laquelle il n'y
a pas mise en jeu de la différence de l'abstrait et du concret, pensée
généralisante qui n'est pas habitée par le renvoi permanent à la différence du
général et du particulier, pensée dans l'universel qui n'est pas retournée depuis
elle-même à la différence de l'universel et du singulier. Elle tient ensemble
universel et singulier, ou plutôt elle se tient simultanément dans l'universel et le
singulier sans jouer de leur écart, comme l'exprime admirablement ce passage
de Lévi-Strauss : « ... dans les systèmes que nous considérons ici, les individus
ne sont pas seulement rangés dans des classes ; leur appartenance commune à
la classe n'exclut pas, mais implique, que chacun y occupe une position
distincte, et qu'une homologie existe entre le système des individus au sein de
la classe, et le système des classes au sein des catégories de rang plus élevé. Un
même type d'opérations logiques relie par conséquent, non seulement tous les
domaines internes au système classificatoire, mais des domaines périphériques
dont on aurait pu penser que par nature ils lui échappent : à un bout de
l'horizon (en raison de leur extension pratiquement illimitée et de leur
indifférence principielle) le substrat physico-géographique de la vie sociale, et
cette vie sociale elle-même, mais extravasée hors du moule qu'elle s'était creusé.
Et à l'autre bout (en raison de sa concrétude qui est également donnée)
l'ultime diversité des êtres individuels et collectifs...61 ». Et que dire de ce
concept de classe qu'emploie Lévi-Strauss pour désigner la « catégorie » par
excellence de la pensée sauvage ? Ni concept ni objet, en un sens, mais en
même temps à la fois concept et objet : nous sommes renvoyés au pôle du
concept dans la mesure où il ne s'agit pas d'une désignation attachée à une
singularité, mais il nous faut revenir au pôle de l'objet néanmoins dans la
mesure où l'on ne saurait y séparer compréhension et extension, où l'abstrait
qui s'y trouve visé adhère étroitement au concret qui s'y trouve recouvert.
Quant au caractère fini de ces classes sur lequel insiste Lévi-Strauss, l'on n'aura
pas trop de peine à le comprendre en le référant à cette exclusion centrale d'un
lieu de réconciliation du connaître, de transparence à soi et d'indivision du su.
Se poser contre le possible d'une fusion notionnelle, d'un recouvrement et
d'une ultime indétermination des termes du penser, c'est instaurer par contre-
coup ses propres opérateurs de connaissance dans la délimitation stricte, la
détermination exacte et la finitude d'un trait cernable. Et l'institué, de la pensée
sauvage, n'est-ce pas enfin aussi cette fameuse opération dichotomique qui est à
la base de la construction des systèmes classificatoires en tant que systèmes de
différences, et dans laquelle on a voulu reconnaître, résultats de la linguistique,
et plus précisément de la phonologie structurale à l'appui — analogique —
l'opération élémentaire révélant la nature dernière, l'essence même de toute
pensée ? Bien plutôt qu'une structure révélant l'enracinement de l'intellect
humain dans l'organisation des phénomènes naturels, ne faut-il pas voir dans
cette façon de procéder par constitution d'oppositions entre termes, par
indéfinie démultiplication diacritique d'éléments, un instrument sinon forgé
en conscience par les hommes en vue d'un projet clairement établi, du moins
instauré dans une société donnée en fonction de la logique d'un certain mode
d'instauration sociale ?
Revenons-en une fois encore à ce foyer instituant que nous avons cru
pouvoir discerner au principe de chacune des articulations majeures du
déploiement de la pensée des Sauvages ? N'est-ce pas le plus sûr instrument,
n'est-ce pas le seul procès possible pour une pensée qui vit du refus de revenir
sur soi, qui se renouvelle sans se retourner sur soi ni rompre avec soi, qu'un
procès d'élaboration où la définition s'emporte toujours plus avant dans un jeu
d'oppositions où toujours surgit la possibilité d'un discriminable nouveau ? Le
diacritisme instrumental de la pensée sauvage, c'est la forme instituée d'une
pensée qui se constitue en son cœur d'une exclusion d'avoir à se rassembler,
d'avoir à résorber en soi ses productions et à se rejoindre elle-même en cette
transparence, et qui par là ne se donne qu'exposée, qu'extériorisée dans le réseau
arborescent des écarts où elle s'établit — d'une pensée qui, à la différence de la
nôtre, obsédée par la coïncidence du point tonique, fonde sa cohérence sur
l'éclatement, l'espacement des termes qu'elle manipule et la distance à ses
propres productions.
Aussi les critiques portées contre Lévi-Strauss à la suite de la publication de
La Pensée sauvage nous paraissent-elles tomber à faux pour l'essentiel. Elles
nous paraissent surtout tomber dans le piège tendu par l'articulation même du
propos de Lévi-Strauss, le prenant au sérieux et le discutant là où il croit
pouvoir étendre à l'espèce humaine et en particulier à cette étrange faculté
nommée pensée, les conclusions issues de l'investigation spécifique des formes
de la pensée dans les sociétés primitives, et méconnaissant la portée de sa
réflexion là où il est lui le premier à prendre au sérieux la pensée des Sauvages.
Il ne fait guère de doute que nous ne pensons pas à la manière des Sauvages,
que l'opération dichotomique n'est pas à la base de notre travail intellectuel,
que l'élaboration de systèmes différentiels de classification ne constitue pas le
plus clair de notre activité de pensée. Mais le fait de démontrer que la pensée
humaine en général ne consiste pas en cela ne doit pas masquer cet autre fait
que la pensée des Sauvages par contre passe bien par là, et qu'il s'agit bien
d'accompagner Lévi-Strauss dans sa remarquable mise à jour de l'ensemble de
ces processus. C'est d'ailleurs que doit venir la critique : de la démonstration
que contrairement à ce que semble croire Lévi-Strauss, la pensée des Sauvages
n'est pas pensée à l'état sauvage, ici livrée à l'observation dans sa nature brute
et ses structures primordiales, mais pensée de part en part instituée, élucidable
seulement à la lumière de son ancrage social, et dont l'investigation, du même
coup, faisant ressortir sa spécificité radicale, dévoile la possibilité d'existence
d'autres modes de pensée également institués — et nous renvoie notamment,
rappel qui n'est jamais inutile, à cette idée non seulement que notre propre
mode de pensée relève de l'ordre d'une institution, mais encore qu'au-delà de
lui peut s'instituer un autre mode de pensée.

Pas majeur que celui que Clastres fait franchir à la réflexion


anthropologique, en dissipant les dernières apparences d'une conformité native
à l'état de nature dans les formes primitives du social, et en faisant ressortir
partout l'institué là où le bon sens ne nous fait d'abord voir qu'un donné
purement factuel. Là où l'on croyait pouvoir s'en tenir à l'idée de transactions
naturelles et spontanées, dictées par des besoins élémentaires, Mauss avait pu
ainsi montrer la présence d'une forme réglée d'échange par dons attestée dans
toutes les parties du monde et nullement réductible à la satisfaction d'exigences
matérielles de base. Là de même où l'on voulait limiter les productions de
l'intellect des Sauvages à l'expression d'une mentalité reflétant l'engagement
affectif primordial et obligé des hommes envers leur milieu, Lévi-Strauss a fait
reconnaître l'existence d'une pensée pleinement pensée, fonctionnant
rigoureusement selon des règles internes qui lui sont propres et sont des règles
à valeur universelle. À ce mouvement critique révélant les sociétés Sauvages
toujours moins soumises à l'empire de la nécessité naturelle et toujours plus
sociales, toujours moins déterminées du dehors et toujours plus instaurées
depuis elles-mêmes, Clastres donne un prolongement décisif. Il systématise la
suspicion et le refus de tenir les choses pour allant de soi. L'absence de pouvoir
séparé et de processus historique, certes, mais aussi, pour dire quelques mots de
points que nous n'avons pratiquement pas abordés, l'absence d'écriture,
l'inexistence d'une sphère économique ou bien encore le rôle de la guerre.
Rien de moins naturel ainsi que cet état permanent de confrontation
virtuelle avec ses voisines où se tient une unité sociale primitive, et qui
l'entraîne dans un jeu constant d'affrontements, d'alliances, de paix et
d'hostilités avec l'allié d'hier. Au travers de cette disposition belliciste, le monde
social se maintient sous le signe du multiple, chaque unité se posant parmi
d'autres, et l'unification de l'ensemble étant évidemment exclue par la volonté
combative générale. La guerre, en ce sens, dit Clastres, c'est l'essence de la
société primitive : ce qui la préserve dans son égalité et sa dispersion acéphales.
Mais si la guerre est authentique dimension sociale et nullement reflet d'une
agressivité native à l'endroit du semblable, de même le système de
production/consommation des biens indispensables à la vie ne révèle-t-il
nullement un arrêt contraint au stade d'une subsistance biologique originelle,
faute de moyens technologiques évolués. D'une part, pour aller très vite et
négliger la diversité des situations, les temps effectifs de travail sont
généralement restreints et ménagent la place d'un travail supplémentaire qui
pourrait être effectué et qui ne l'est concrètement pas62. Et d'autre part, la
recherche systématique du surplus ou de l'accroissement continu de la
production n'a pas de sens dans l'organisation sociale. Les sociétés primitives
ne sont pas sociétés d'accumulation. La meilleure démonstration en est fournie
sans doute par le cas des sociétés passées à l'agriculture, et de ce fait douées par
rapport aux chasseurs-cueilleurs d'un supplément tout à fait considérable de
potentialités productives. Mais il s'avère pratiquement qu'il n'y a aucune
nécessité à ce que ces virtualités soient utilisées : agricole ou non, l'« économie
» peut parfaitement rester de « subsistance ». La réserve de puissance productive
reste en réserve, et l'organisation sociale ne se modifie pas substantiellement.
La transformation de la base matérielle de l'existence sociale dans le sens d'une
augmentation « objective » des capacités à produire n'entraîne absolument pas
de manière automatique la conversion de la société à l'accroissement effectif de
la production. Il n'y a pas seulement par conséquent un fait en soi de la
production, mais aussi un rapport de la société à son mode de vie matériel, et
une institution de la pratique productive, capable d'accueillir des changements
techniques de grande ampleur sans se trouver disloquée, et capable au contraire
de leur dicter sa loi, d'en infléchir les effets dans une direction préétablie. Ce
dont il s'agit en l'occurrence, au travers de l'élimination du surplus, c'est
encore de cette instance spécialisée dans la direction et la gestion collective, et
qui a besoin pour assurer l'existence de ses agents de ce que produisent les
autres agents sociaux en plus de ce qu'il leur faut pour vivre. Là où la division
du travail est faible (et annulée dans ses effets au niveau de chaque unité
familiale lorsqu'elle recoupe, comme souvent, la division des sexes), là où
chaque cellule sociale assure sa propre subsistance sans qu'un surcroît général
soit dégagé, il n'y a pas place pour une élite se dégageant des liens du travail
productif, vivant aux dépens du reste des agents sociaux confinés eux dans la
production et se consacrant exclusivement aux nobles tâches du
commandement. Il n'y a pas place en un mot pour l'État. Le refus du travail
aliéné, c'est-à-dire le refus d'un travail dont le contrôle et le produit échappent
ensemble au travailleur, d'un travail à la fois décidé par d'autres et exécuté pour
d'autres, c'est le corrélat immédiat du refus de la sécession et du retournement
du pouvoir contre la société.
À la question de l'écriture, enfin, Clastres consacre quelques pages aussi
elliptiques qu'inspirées, dont on n'a pas fini d'éprouver le choc suggestif et qui
renouvellent profondément les termes de la problématique accréditée63.
Sociétés sans écriture, les sociétés primitives n'ignorent pas pour autant ce
qu'on pourrait nommer la dimension de l'écriture, nous est-il indiqué dans un
premier temps. Elles pratiquent d'une certaine façon l'écriture, dit même
Clastres : une écriture sur les corps, qu'il identifie dans les marques imposées
en particulier au cours des cérémonies d'initiation. Il y a place ainsi pour
l'inscription dans l'univers primitif, pour le dépôt ou mieux la précipitation du
sens dans la trace. Car ces marques signifient pour celui qui se les voit infliger
dans une terrible souffrance et qui les portera à jamais : qu'il ne peut ignorer
son appartenance à la société, qu'il est pour la loi de sa société. « L'écriture »
primitive, c'est l'écriture de la loi, et qu'il s'agisse vraiment d'une écriture, on le
saisit en ceci que ce qui est de la sorte inscrit n'a pas à être dit et, davantage,
n'est inscrit que pour n'avoir pas à être dit. Ce que signifie l'écriture ne peut
être qu'écrit, car il n'y a personne parmi les hommes en droit de se dire du côté
de la loi, en droit de dire la loi et de la faire respecter. Elle est loi égale pour
tous, loi absolument non-séparée d'un côté et simultanément de l'autre côté loi
absolument séparée puisque nul n'a prise sur elle, que ce soit pour s'en faire le
représentant ou la remettre en cause. Se marquant dans la chair, se logeant dans
l'opaque proximité des corps, la loi se signifie aux hommes comme leur loi,
tellement leur qu'ils n'ont qu'à l'éprouver sans qu'il soit besoin de la formuler,
comme loi du même coup dérobée à l'appropriation dans son intangibilité. Ce
qui s'inscrit avec ces marques qui signifient la loi, c'est que la loi n'a pas de
voix parmi les hommes, qu'il n'y a pas, en d'autres termes, de loi d'État.
L'absence de système d'écriture dans les sociétés primitives, outre qu'elle n'est
pas absence pure et simple de la dimension même de l'écrit, n'est pas à
rapporter seulement à des critères fonctionnels et instrumentaux liés eux-
mêmes aux exigences d'une évolution ou d'un développement. Sans doute n'y
a-t-il pas pratiquement besoin de scribes pour l'administration des êtres et des
choses à l'échelle des communautés sauvages. La taille restreinte des groupes,
leur faible différenciation, l'absence de surplus à répartir rendent inutiles les
tâches d'enregistrement, de communication ou de promulgation pour
lesquelles l'écrit constitue un outil irremplaçable. Mais, nous l'avons vu, s'il n'y
a ni dégagement important de surplus ni forte division du travail, c'est d'abord
que tout est fait pour en écarter la virtualité. Et l'absence de système d'écriture
ne leur est pas empiriquement subordonnée. Elle participe du même effort de
neutralisation centrée sur la division de la société d'avec l'État. Quelque chose
de l'ordre d'une écriture — le marquage des corps — vient conjurer cette
puissance de l'écriture qui ne se sépare pas de la puissance du despote. En
retour ce dégagement de l'écriture de sa stricte fonction instrumentale ouvre
une perspective profondément neuve sur sa dimension sociale là où elle se fait
instrument effectif, en tant que création et élément propre de l'État, en tant
que support et vecteur d'une loi qui se dit et s'impose aux hommes par les
hommes. Une politique de l'écriture : telle est la voie entrouverte.
C'est une conversion définitive du regard ethnologique qu'opère Clastres, en
faisant reconnaître dans le monde social des Sauvages un institué total. L'on
pourra discuter telle ou telle de ses interprétations, mais pas revenir sur
l'exigence qui les sous-tend : rendre compte des faits sociaux en termes
d'institution, comprendre ce qui socialement les a faits ce qu'ils sont, sans se
contenter de les ramener à l'« évidence » des faits de nature. Le Sauvage
mythique est cette fois pour de bon enterré. Il n'y a pas dans l'ensemble de
celles que nous pouvons connaître de sociétés proches d'un quelconque état de
nature (fût-il ordre naturel de la pensée). Toutes sont pleinement et également
sociétés, et aucune n'est à même de nous apporter de réponse à la question du
passage à l'état de société.
En ce point, du reste, la démarche critique engendre une nouvelle et
vertigineuse interrogation. Car si Clastres nous montre que les sociétés
primitives s'ordonnent et complètement en fonction d'un parti fondamental
qu'on ne saurait déduire d'un conditionnement externe il nous montre en
même temps avec une netteté jamais atteinte l'unité de l'univers sauvage. Il
prolonge là-dessus l'effort que nous attachions aux noms de Mauss et de Lévi-
Strauss pour dégager des régularités sociales au sein de la diversité des cultures
archaïques, en révélant une régularité supplémentaire du côté de l'organisation
politique. Il met en lumière la Décision sociale à partir de laquelle comprendre
aussi bien le fondement général de l'échange que la raison de l'unité que
manifestent les créations de la pensée primitive.
Après Clastres, nous n'en pouvons plus douter : nous tenons le principe en
fonction duquel se sont ordonnées toutes les premières sociétés — sinon
objectivement premières, du moins à jamais celles que nous pourrons connaître
comme premières. Si d'un côté donc nous sommes conduits à penser la non-
nécessité de la disposition centrale de ces sociétés, avec son caractère institué,
de l'autre côté, nous sommes amenés à reconnaître qu'en dépit de sa non-
nécessité cette forme sociale a pu prévaloir partout dans le monde et seule sur
une immense profondeur de temps. Clastres ramène véritablement les sociétés
primitives dans l'histoire, pourrait-on dire, en les regroupant dans la cohérence
d'un moment historique défini. Et en même temps qu'il constitue une histoire,
il nous détache du schème de la nécessité qui fournit la base ordinaire et
commode de nos interprétations du devenir : il fallait en passer par là.
L'énigme de cette unité sans nécessité paraît plus impénétrable encore pour
peu qu'on considère en outre la généralité et la relative synchronie dans le
temps du mouvement d'apparition des États qui est venu mettre fin à ce règne
primordial des sociétés contre l'État. Du Mexique et des Andes à l'Égypte, de
la Mésopotamie à la Chine, la parenté des systèmes est frappante, les dates
d'apparition sont relativement proches et pourtant selon toute vraisemblance
les processus sont indépendants. Et pourtant, encore une fois, nous savons qu'à
cette émergence dispersée mais parallèle des ordres despotiques nous ne
trouverons pas de raison selon la nécessité intérieure du devenir social en
général. Est-ce, pour rester dans les catégories classiques, d'un processus dont
les lois nous échappent encore qu'il s'agit ? Est-ce le besoin de nous affranchir
d'un cadre logique devenu carcan de la pensée qui se fait ici jour au contact des
faits ? S'ouvre en tout cas la perspective d'un au-delà de notre actuel savoir64.

1 Pierre Clastres : Chronique des Indiens Guayaki, Paris, Plon, 1972 ; La Société contre l'État, Paris,
Minuit, 1974; Le Grand Parier, Paris, Seuil, 1974.
2 Contre l'emploi au terme Sauvage l'on pourrait arguer de son caractère peu « scientifique » et de sa
trop lourde charge historique. Mais ce sont précisément cet héritage attaché au vocable et le caractère
provocant qu'il confère à sa reprise qui nous semblent rendre celle-ci opportune. Car c'est bien ce sur
quoi la notion de « sauvage » dans sa vigueur première braque l'attention qu'il s'agit de penser : le défaut
des traits définissant l'état de « civilisation ». En retournant totalement la perspective de manière à faire
apparaître le système de civilisation qui soutient cette sauvagerie. Par l'impossibilité même de l'entendre
dans son acception d'origine, le terme nous paraît particulièrement apte à signifier la nécessité de ce
retournement. Primitif a pour lui l'exactitude, puisque de fait cette forme d'organisation sociale que nous
examinons s'avère partout à la surface du globe la forme première de société « vivante » à laquelle on
puisse chronologiquement remonter. Encore, faut-il souligner afin de dissiper toute équivoque qu'on ne
peut continuer après la démonstration de Clastres à désigner comme primitifs l'ensemble des « peuples
sans écriture ». Car il est des sociétés dépourvues d'écriture qui n'en sont pas moins des sociétés à État (ce
décalage faisant d'ailleurs éminemment problème). Précisons donc que la qualification de « primitives »
nous paraît devoir être réservée aux sociétés dépourvues certes d'écriture, mais surtout d'État (les plus «
archaïques » incontestablement, du reste, du point de vue de la chronologie). Là où il y a État, ressort-il
une fois mis en évidence le travail par lequel les sociétés véritablement primitives se prémunissent contre
l'émergence de l'État, il y a eu rupture fondamentale et rupture génératrice d'un monde social
essentiellement nouveau par rapport à la forme de société qui précède, même si l'écriture n'est pas venue
avec. Impossible de les confondre dans l'unité toute formelle d'une même catégorie.
3 La Société contre l'État, p. 175. Nous suivons pour faire bref la description de Clastres dans ses grands
traits sans entrer dans le détail des cas ethnographiques. L'on pourra sur ce point se reporter à un
remarquable article de synthèse de Lowie, dont les conclusions au niveau empirique concordent
globalement avec celles de Clastres : « Some aspects of political organization among the american
Aborigines », Journal of the Royal Anthropological Institute, 78, n° 1-2, 1948, repris dans Cohen et
Middleton (éd.), Comparative political Systems, Natural History Press, N.Y., 1963. Axé principalement sur
les faits de l'Amérique du Nord, fourmillant d'exemples et de références, il apporte un complément des
plus convaincants aux analyses de Clastres, centrées essentiellement sur les sociétés du sud du continent.
4 La Société contre l'État, p. 27. Selon Lowie, en outre, «undisputed supremacy for a restricted period
was also granted during religious festivals. When a Hopi ceremony is in process... "the chief of it is chief
of the village and ail the people". Similarly, the priest who directed a Crow Sun Dance was not merely the
master of cérémonies, but the temporary ruler of the tribe, superseding the camp chief. » Comparative
political Systems, op. cit., p. 79. Autre phénomène institutionnel typique, et posant un problème analogue,
celui des «polices» attestées notamment chez les Indiens des Plaines, et dont les pouvoirs pouvaient être
considérables à l'occasion, en particulier lors des moments déterminants de la vie économique du groupe.
En fait, montre sans équivoque Lowie, «though the Plain Indians developped coercive agencies, the
dispersai of authority and the seasonal disintegration of the tribes precluded a permanent State of modem
type » (op. cit., p. 83). De même enfin prévient-il la confusion qui pourrait nous faire assimiler, en
fonction de nos propres repères sociaux, les stratifications sociales observables chez les Indiens de la côte
de Colombie Britannique à des hiérarchies politiques. «What (these societies) emphazize is social
eminence, not political, power», écrit-il (p. 72). La remarque vaut rigoureusement au sud du continent
pour les sociétés également stratifiées du Chaco, comme Clastres nous en promet la démonstration dans
son ouvrage en préparation sur les systèmes politiques d'Amérique du Sud.
5 Chronique des Indiens Guayaki, p. 104-106.
6 La Société contre l'Etat, p. 135.
7 Ibid.
8 Ce privilège matrimonial des chefs s'explique très simplement il est vrai d'un point de vue
fonctionnel : il est le moyen majeur qui leur permet de satisfaire à leur obligation de générosité. Us ont
besoin du travail de leurs femmes pour pouvoir donner en suffisance et se montrer ainsi à la hauteur de
leur fonction. Pratiquement donc ce droit à un nombre supplémentaire de femmes est subordonné au
devoir et à la dette du chef envers ses « sujets ». Cette subordination en épuise-t-elle pour autant le sens?
L'explication que nous avançons, évidemment fort aventurée, présuppose le contraire en se fondant
uniquement sur une convergence probable des effets suscités par ces différents « droits et devoirs »
attachés à la chefferie.
9 La Société contre l'État, p. 20-21.
10 Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 313.
11 La Pensée sauvage, p. 312-313. C'est nous qui soulignons.
12 Ibid, p. 313.
13 La Pensée sauvage, p. 309.
14 Ibid., p. 308.
15 Ibid., p. 169.
16 Entrons toutefois dans la discussion d'un point précis. L'on pourrait, en effet, très justement nous
opposer que nous ne tenons pas compte du mouvement symétrique et inverse qu'accomplit la pensée
sauvage et qui la porte à faire de cet Autre un Même, en prêtant en particulier aux êtres de nature des
attributs subjectifs (conscience et volonté), et sommairement parlant, une qualité anthropomorphique.
Mais, faut-il en fait remarquer, c'est dans la logique même de cette démarche attachant l'ordre de la
culture à l'ordre de la nature pour en nier la provenance humaine que de déboucher sur une
«humanisation» de la nature, en quelque sorte. La pensée sauvage ne procède pas en déterminant d'abord
une série culturelle puis une série naturelle pour les accorder ensuite : ce qui serait en premier lieu
reconnaître l'autonomie de la série culturelle et en second lieu procéder à une comparaison et non à un
assujettissement. Or ce dont il s'agit c'est de nier précisément la spécificité instituée de l'ordre humain, et
donc aussi de nier l'hétérogénéité de l'ordre naturel par rapport à lui. C'est la radicalité de cet
assujettissement du fait humain social à son Autre sous forme d'ordre de la nature qui conduit à faire de
cet Autre aussi un Même — il faut qu'il soit Même pour être vraiment l'Autre. L'on retrouve le statut
paradoxal de l'origine mythique pointé par Lévi-Strauss : elle est à la fois radicalement disjointe et
radicalement conjointe au présent. En termes triviaux cette assimilation des êtres de nature à des
anthropomorphes doués de conscience et de pouvoir ne signifie nullement leur identification ou leur
confusion avec les humains, mais tout le contraire. Ils ont quelque chose en commun avec les hommes
pour être vraiment leurs Autres, pour être pleinement êtres de nature.
17 La formule vient évidemment avec son allusion à Marx au-devant de l'objection que ce
développement ne peut manquer de susciter. Car il est parfaitement exact en un sens que dans notre
propre société les acteurs sociaux n'appréhendent pas davantage avec lesdits «sens sobres» la réalité de
l'organisation collective, et que l'ensemble des représentations dominantes continue d'avoir pour fonction
l'occultation des conditions effectives de la pratique sociale. Mais l'idéologie, si elle masque le vrai dans les
justifications qu'elle donne de l'ordre établi, n'en repose pas moins d'autre part sur une reconnaissance
fondamentale de ce que rejette a priori la pensée sauvage : c'est dans la société même qu'il faut chercher
les explications et les justifications de l'ordre social. Au travers de l'idéologie, la société se ment sans doute
à elle-même, mais elle s'explique à partir d'elle-même et en fonction d'elle-même, alors que tout discours
religieux, pour parler de manière très générale, renvoie ailleurs les raisons qui font la société comme elle
est. Ce que sanctifie l'idéologie, tout en en voilant les véritables tenants et aboutissants — l'initiative
humaine dans un cadre social se suffisant à lui-même —, c'est précisément ce que les systèmes de
représentations collectives prévalents dans les sociétés primitives ont pour fonction d'exclure. Aussi l'usage
du terme d'idéologie pour désigner dans toute société l'ensemble des discours qui légitiment et justifient
son ordre nous paraît-il non seulement inadéquat, mais de nature à masquer l'essentiel : la différence
entre des sociétés qui s'instituent en reportant hors d'elles-mêmes le principe de leur ordre, et la société,
la nôtre, qui s'incorpore en quelque sorte ses raisons tout en se les dissimulant.
18 Le projet totalitaire, c'est la production d'une société non pas seulement affranchie de ces
références, mais s'ordonnant de les exclure : société capable tout à la fois de se couper radicalement de ce
qui la précède, de ne pas renvoyer en direction d'un Ailleurs (fût-ce sous forme d'une société alternative),
de se tenir toute en elle-même sans avoir rien d'autre à considérer, tout étant au sein de la société pour la
société.
19 Remarquons que le cas des prophètes Tupi-Guarani, pointé par Clastres comme exemple possible,
encore que problématique, d'un processus d'émergence de l'Etat n'est pas sans recouper cette analyse. Les
prophètes ne visent nullement à l'établissement d'un pouvoir séparé. Tout semble indiquer à l'opposé que
la source de leur attitude (et la raison du succès de leur prédication) est dans un refus réactif de l'emprise
croissante des chefs au sein de la vie sociale. Néanmoins, procédant en un sens de la fidélité de la société
primitive à elle-même, le prophétisme Tupi-Guarani est peut-être par un autre côté, soupçonne Clastres,
l'amorce la plus puissante de sa négation dans l'apparition de l'État (cf. La Société contre l'État, p. 181-
186). Le prophète ne revendique-t-il pas, pour reprendre les éléments de la problématique ici esquissée,
un rapport privilégié, le distinguant entre tous, à l'ordre surnaturel? Le fondement de son discours, c'est
qu'il est dans le secret des dieux — dont il se déclare procéder en personne, au demeurant : son père n'est
pas homme, mais dieu. Et que dit-il en outre qui subvertit complètement la célébration de l'œuvre des
ancêtres et de la tradition constituant le thème ordinaire des harangues des chefs : cessez de cultiver la
terre, donnez vos femmes à qui vous voulez, abandonnons ce monde mauvais pour aller nous installer sur
la « Terre sans Mal ». La parole du prophète prononce la dissolution d'un univers de règles — jusqu'à
l'interdit de l'inceste, donc, indirectement (« donnez vos femmes à qui vous voulez ») — jusque-là pensé
comme intangible. Il est vrai maintenant que c'est une issue mystique au malheur de l'humanité, et
nullement la production d'un monde nouveau d'organisation sociale, que proposent les prophètes. Mais
après ce discours qui décrète que ce qui est peut être aboli, il devient concevable de dire : les dieux veulent
que la société des hommes soit non plus comme elle était, mais comme ceci que je formule et dont je
serai le garant — étant bien entendu que le prophète est seul en mesure d'être reconnu comme interprète
véridique de cette volonté divine. La parole prophétique fraie par l'opération du négatif la voie d'un
pouvoir révolutionnaire, redéfinissant et imposant règles et lois et d'un pouvoir dont le prophète paraît en
fait l'unique occupant possible. Aussi ne saurait-on prêter trop d'attention à tels effets pratiques du
discours prophétique — comme « unifier dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus » (La
Société contre l'État, p. 185) — ou à tels signes dans le statut personnel des prophètes — comme le
dégagement des liens du sang, l'existence à l'écart, voire la soustraction aux regards du commun, tous
signes du dehors et de l'autre. Agent de l'Un, voix de ces autres par excellence que sont les dieux, lui-
même marqué du sceau de l'Autre, le prophète apparaît bien ainsi comme le personnage clé d'un
processus où la mutation du monde religieux va de pair avec la transformation du lien politique, où
l'Autre surnaturel prend corps parmi les hommes en même temps que se ségrège une instance autre à la
société. (Pour une analyse détaillée du prophétisme, l'on se reportera à l'ouvrage d'Hélène Clastres, La
Terre sans Mal, Essai sur le prophétisme Tupi-Guarani, Paris, Seuil, 1975.)
20 Nous ne pouvons que laisser ouverte dans les limites de cette étude la question de la validité
générale du modèle dégagé par Clastres sur le cas du continent américain. Elle ne fait du reste pas vraie
difficulté. La moindre incursion dans la littérature ethnographique révèle une universalité incontestable
de ce traitement du pouvoir de l'Afrique à l'Asie en passant par l'Océanie. Partout l'on retrouve nombre
de ces organisations politiques revenant à faire du chef un débiteur du groupe, en paroles ou en biens, et
contenant étroitement ses attributions par ce biais. La difficulté surgit plutôt dans l'établissement d'une
démarcation entre sociétés sans Etat et sociétés à État (dans le cas de l'Afrique en particulier), et dans la
recherche historique de l'origine ou de la provenance des États.
21 À cet égard il importe de marquer que si le fonctionnement quotidien des sociétés primitives est
démocratique, dans la mesure notamment où les décisions prises par le chef sont systématiquement
précédées d'une consultation de l'opinion et ne font que refléter le verdict de celle-ci, le prix dont se paie
cette démocratie, c'est l'exclusion de la mise en discussion du cadre social lui-même. S'il y a autogestion
au niveau pratique, en somme, c'est par un rejet de l'autogestion au niveau «théorique». C'est la
démocratie radicale par le conservatisme le plus étroit. Aussi ne peut-on parler de la transparence effective
de ces sociétés sans en souligner la contrepartie : une opacité instituée du fondement et des fins de
l'organisation collective.
22 La Société contre l'État, p. 23.
23 Ce qui du reste ne contribue pas peu à donner l'impression qu'il constitue le lien social lui-même à
l'état élémentaire, comme s'il n'avait d'autre justification que de fournir la soudure primordiale des
individus les uns aux autres sans laquelle il n'y aurait pas de société.
24 Marshall Sahlins, « Philosophie politique de l'Essai sur le Don », L'Homme, 1968, n° 4.
25 « Essai sur le Don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1968, p. 151.
26 C'est pourquoi non seulement il n'y a pas et il ne saurait y avoir qu'une société — le fait social
étant inséparable d'une pluralité des formes de société — mais encore pourquoi il n'y a pas et il ne saurait
y avoir de bonne société, de société se déployant en conformité particulière avec l'être de la société. Car il
n'est pas de bonne Décision quant à la division. Quelle qu'elle soit, elle ne peut se donner comme la seule
possible en vérité. Elle reste dans tous les cas Décision singulière entre d'autres possibles, acte en ce sens
renvoyant à la virtualité d'actes non moins fondés et cependant également non nécessaires. Nulle réponse
à la question que son être de société fait à chaque société ne saurait la clore, et l'invention radicale
qu'exige des hommes cela qui les tient ensemble est destinée à demeurer ouverte. Les sociétés primitives,
en leur refus du pouvoir coercitif et du conflit intérieur, ne sont ni plus ni moins proches de la vérité du
lien social que notre propre société qui s'ordonne à l'inverse d'accueillir les effets de la division, de laisser
libre cours à la lutte des hommes et à la tyrannie étatique.
27 La Quinzaine littéraire, (du 16 au 30 juin 1972).
28 La Société contre l'État, p. 180. Comment ne pas évoquer à cet égard l'exemple rapporté par Clastres
dans un chapitre de sa Chronique, de la manière dont la société Guayaki résout le problème qui lui est
posé par l'homosexualité d'un de ses membres, et socialise ce comportement qui échappe à la règle en
répercutant l'inversion dans l'ordre sexuel en inversion dans l'ordre social? Pas d'incertitude possible
quant au statut de ce pédéraste, nous est-il montré dans des pages qui constituent une magistrale leçon de
sens sociologique. Il faut qu'une place lui soit assignée, non seulement par rapport à la division de
l'espace social entre pôle masculin et pôle féminin (il est socialement femme, socialement situé du côté du
panier, par opposition au côté masculin de l'arc), mais encore par rapport à la loi de l'échange des femmes
et de la prohibition de l'inceste en dehors de laquelle son choix sexuel le situe. Puisqu'elle renverse la loi
qui régit le rapport des sexes, l'homosexualité ne peut être située qu'à l'inverse de cette loi ; elle ne peut
être qu'incestueuse, et ce sont ses propres frères qui fourniront les partenaires électifs de l'homosexuel. De
la sorte « se confirme et se renforce la certitude précisément que l'inceste ne saurait être accompli (le
véritable : celui d'un homme et d'une femme) sans mettre à mort le corps social» (Chronique, p. 296).
Marque exemplaire jetée par la collectivité sur ce qui en principe échappe à sa marque.
29 Assurément cela dit, les mythes ne cessent de se transformer. Mais c'est une réponse toujours de
même niveau et sur un même plan qu'ils apportent à la question de l'origine et des raisons, sans par
surcroît que l'agent de cette transformation poursuive en cela une visée d'apporter une solution plus
satisfaisante au problème, et se sente requis par sa novation d'aller plus loin encore. Il ne remet pas en
question la vérité du mythe dans son état premier pour s'efforcer de le rendre plus véridique dans sa
version seconde. L'inventeur de mythes, pour reprendre une formule fameuse, ne cherche pas : il trouve.
30 Ainsi Clastres peut-il écrire à propos de la manière dont un groupe voisin des Guayaki conçoit leur
forme d'existence : « les Guayaki ne sont pas différence dans la culture, ils sont au-delà des règles, fors le
sens et hors-la-loi, ils sont les Sauvages : même les Dieux leur sont contraires. » (Chronique, p. 114.)
31 L'on ne peut manquer de relever à cet égard que l'avènement d'un regard ethnologique «
scientifique » — mieux vaudrait dire sensible à la question de sa différence d'avec une vue naïvement
ethnocentrique, et donc critique — est contemporain de la centration de l'existence de notre société
autour du fait révolutionnaire, autour de la dimension d'un appel à la société contre elle-même en vue de
son dépassement dans la réalisation de la société ultime.
32 La Pensée sauvage, p. 289.
33 Par sa tentative-limite, précisément, la société primitive nous permet d'apercevoir les raisons
primordiales de l'historicité de toute société. C'est parce qu'elle ne saurait s'expliquer ou se signifier
entièrement (non pas forcément se savoir, car l'exactitude objective des représentations d'elle-même
qu'elle se fournit est ici secondaire), qu'une société est vouée à l'histoire. Elle ne peut tout identifier et par
conséquent tout maîtriser. Par là, elle est toujours reconduite à affronter l'inconnu. S'il y a historicité,
c'est parce qu'on n'a jamais fini de donner sens, parce que le champ de la signification est inépuisable. La
racine de l'histoire est à chercher dans le fait même du sens. Ajoutons cela dit de manière incidente qu'un
autre noyau primordial d'historicité nous paraît à chercher dans l'institution de la parenté, inséparable,
pour autant qu'on en puisse juger, de l'état de société. Car dès qu'il y a parenté, c'est-à-dire identification
et différenciation expresses des statuts sexuels, c'est-à-dire prohibition signifiée de l'inceste, il y a
reconnaissance explicite de la temporalité du déploiement humain. Prohiber l'inceste, en effet, c'est
fondamentalement établir la différence des générations (la mère interdite au fils, le père à la fille : la
génération ascendante interdite à la génération descendante et l'inverse). La parenté, c'est l'ordre humain
expressément compris comme succession. C'est pour la société l'institution du temps.
34 L'on comprend en fonction de ces considérations que pour une telle société, le péril le plus grave
qui puisse affecter sa capacité à maintenir son ordre est celui qui vient du dehors sous la forme de
l'absolument Autre, de l'étranger inassimilable.
35 Ajoutons que les sociétés primitives sont comme dit Clastres des « sociétés du multiple », et de la
démultiplication. La sécession des groupes en désaccord y est possibilité toujours ouverte. Alors que les
sociétés où règne le conflit quant à l'ordre établi sont à l'inverse des «sociétés de l'Un», des sociétés où, en
dépit du conflit, la séparation des parties antagonistes en deux sociétés de fait est impensable. Aussi
l'aménagement des conditions de l'existence collective est-il indispensable sous quelque forme que ce soit,
alors que le processus de sécession neutralise dans une large mesure les effets de l'opposition intérieure sur
l'organisation sociale.
36 « Soumettre à la règle les choses et les êtres, tracer ou déceler pour toute déviation la limite de son
déploiement, maintenir une et sereine la figure parfois mouvante du Monde : tel est le fonds sur quoi
repose — inquiète devant le mouvement qui déforme les lignes — la pensée indienne du jepy (venger),
moyen à la fois d'exorciser l'altération, de supprimer la différence et d'exister dans la lumière du Même»,
écrit Clastres à propos de la vengeance rituelle chez les Guayaki (Chronique, p. 218).
37 Chronique, p. 133. Faut-il préciser que si nous nous attachons de manière privilégiée à cet ouvrage,
c'est parce que d'une part semblables faits sont assez universellement attestés pour que point ne soit
besoin d'en établir la généralité, et parce que d'autre part dans le très large échantillon auquel nous
pourrions recourir, le texte de Clastres se distingue par sa sensibilité au problème et sa finesse d'analyse?
38 Chronique, p. 51-52.
39 Ibid., p. 52.
40 Ibid., p. 219.
41 Chronique, p. 219.
42 Chronique, p. 167.
43 Ibid.,p. 12.
44 Chronique, p. 223-224.
45 L'échange en général ne relève-t-il pas du reste de ce procès portant à l'explicite la production du
lien social? L'échange, c'est tout d'abord en effet une reconnaissance en acte de ce qu'il y a l'autre.
Reconnaissance qui transparaît tout particulièrement au travers de ce trait largement attesté qu'est la
dissimulation du caractère obligatoire des prestations par leurs acteurs : l'on est rigoureusement contraint
de donner, mais on affecte de donner librement, comme on affecte de recevoir ou de rendre librement.
On pourrait ne pas donner, l'autre pourrait ne pas accepter le don. Il pourrait autrement dit n'y avoir pas
d'autre pour moi ; l'autre pourrait ignorer qu'il est pour moi. C'est une véritable dramatisation de la
rencontre, lui conférant le caractère d'une découverte réciproque d'origine qui est de la sorte mise en
œuvre. L'autre n'est pas dans l'échange abordé comme si on le savait d'évidence déjà là. Son existence
même, la possibilité de le trouver là y sont posées comme problème. Tout se passe comme s'il y avait mise
en scène de l'impossibilité de présupposer sa présence en toute certitude. À l'évidence courante de la co-
présence des groupes et des individus au sein de l'univers humain, le don oppose une quasi-réflexion de
ce qu'il y a co-présence d'un soi et d'un autre. D'un côté, la liberté qu'exhibent les agents (groupes ou
individus) les uns à l'égard des autres en affectant de se rencontrer comme atomes indépendants, dans
une indétermination complète, vient évoquer un possible non-social ou un état d'avant la société. En
regard, de l'autre côté, la règle dans sa rigueur réelle se présente comme riche d'une rupture, comme
arrachement producteur de l'état social, comme origine en un mot. Elle se donne comme constituante,
comme ce pont premier jeté de l'un à l'autre par lequel advient une dimension collective. Il ne faut
chercher nulle part ailleurs la racine de ce que nous pourrions nommer l'«illusion échangiste» : l'illusion
que le social advient dans et par la règle de réciprocité. C'est l'échange lui-même qui tend à induire cette
conviction que l'on tient avec lui la clé du passage à l'état de société. Paraît s'incarner en lui ce moment et
la réitération indéfinie de ce moment où les hommes échappent à leur dispersion primordiale par un acte
réflexif au moins inconscient, qui non seulement les donne les uns pour les autres, les uns avec les autres,
mais encore les porte à le reconnaître. Reconnaissance radicale de ce qu'il y a l'autre, reconnaissance non
moins radicale au travers de l'exigence de réciprocité de ce que soi et l'autre relèvent d'un même ordre et
se rejoignent dans l'identique : n'est-ce pas de l'établissement du lien social dans sa forme à la fois la plus
nécessaire et la plus élémentaire qu'il s'agit? Qu'il y ait soi et l'autre, que soi et l'autre soient tenus de
manifester qu'ils sont l'un pour l'autre, que cette manifestation n'ait en dernier ressort pour toute règle
que l'égalité entre partenaires; comment penser autrement ces exigences que comme les conditions
minimales qui font qu'une société est possible ? Mais il ne faut pas se laisser capter en l'occurrence par ce
qui est exposé dans le procès social lui-même, et transposer en structure objective ce qui est d'abord
production significative. Il ne faut pas s'empresser de juger que le don et ses règles sont effectivement à
l'origine du lien social parce que se signifie dans leur articulation un engendrement de l'espace social. Il
s'agit de les replacer dans un procès plus large, dans une économie générale de la signification typique des
sociétés primitives; tout se passant comme s'il était expressément refusé de considérer l'existence de la
société comme un fait acquis, et comme si un effort visible, direct et permanent devait s'attacher à la
reconstituer comme société.
46 Chronique, p. 41.
47 Ibid., p. 17.
48 Ibid., p. 34.
49 Hélène Clastres, La Terre sans Mal, Essai sur le prophétisme Tupi-Guarani, Paris, Seuil, 1975. Pierre
Clastres, La Société contre l'État, p. 182-186.
50 D'où ces débats d'apparence insolubles sur la « vraie » nature des sociétés de castes ou des sociétés
d'ordres. Il ne s'agit pas plus d'adhérer au discours de ces sociétés sur elles-mêmes pour dire qu'elles sont «
vraiment » des sociétés de castes ou des sociétés d'ordres qu'il ne s'agit de prétendre dévoiler leur nature
réelle de sociétés de classes en réduisant à rien le poids effectif du cadre des castes ou des ordres. Elles sont
à la fois et réellement sociétés de castes et d'ordres, et réellement sociétés de classes. Le véritable problème
qu'elles posent, nous semble-t-il, c'est celui du mécanisme par lequel l'occultation de la division sociale
s'effectue sous la forme de la création de cadres sociaux effectifs — à la différence des mécanismes de
l'idéologie dans notre société où l'occultation de la division est seulement fait de discours et de
représentation.
51 Que l'on songe à ce que nous dit Dumézil de l'« idéologie » de la tripartition fonctionnelle chez les
Indo-Européens, qui a pu, à l'une des extrémités de son aire, se « durcir », selon sa propre expression, en
castes — adéquation profonde sinon totale du discours à la réalité sociale, «fabrication» de la réalité
sociale entièrement à partir du discours social —, pour ne plus s'appliquer que de façon lâche à l'autre
extrémité au modelage des faits sociaux — mais en laissant toujours un résidu institutionnel.
52 Et non pas seulement réalité défait de la division en même temps que réalité de fait du
recouvrement de la division, recouvrement de la division s'incarnant dans l'organisation sociale.
53 Cf. dans la Société contre l'État le texte intitulé « De l'Un sans le Multiple », p. 146-151.
54 Le Bâton de l'Aveugle, Paris, Hermann, 1972, p. 213.
55 La Pensée sauvage, p. 31. C'est nous qui soulignons.
56 Ibid., p. 79.
57 «... Insoucieuse de partir ou d'aboutir franchement, pourra écrire Lévi-Strauss dans un autre
contexte, la pensée mythique n'effectue pas de parcours entier : il lui reste toujours quelque chose à
accomplir. Comme les rites, les mythes sont interminables. » Le Cru et le Cuit, Paris, Pion, 1964, p. 14.
58 « En aucun cas, l'animal, le « totem » ou son espèce ne peut être saisi comme entité biologique », La
Pensée sauvage, p. 196.
59 « Tout est totem potentiel », Ibid., p. 180.
60 Ibid., p. 228.
61 La Pensée sauvage, p. 226.
62 La Société contre l'État, p. 162-169.
63 « De la torture dans les sociétés primitives », La Société contre l'État, p. 152-160.
64 Sur le parcours et la figure de Pierre Clastres, disparu en 1973, à 43 ans, je renvoie aux trois
hommages de Michel Cartry, Claude Lefort et moi-même, parus en 1978 dans Libre, n° 4. Ses derniers
articles, portant en particulier sur la guerre dans les sociétés primitives, ont été rassemblés sous le titre
Recherches d'anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, 1980. On pourra se reporter enfin au volume
publié sous la direction de Miguel Abensour, L'Esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle
anthropologie politique, Paris, Éditions du Seuil, 1987 (2005).
III
ON N'ÉCHAPPE PAS
À LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
Réponse à Emmanuel Terray

Emmanuel Terray a lu Le Désenchantement du monde avec, à défaut de


bienveillance, un soin dont je lui sais gré. Me sera-t-il toutefois permis de
regretter qu'il n'ait pas un tout petit peu plus élargi le cercle de ses lectures ?
Un simple coup d'œil sur quelques autres de mes travaux eût suffi à calmer une
partie des appréhensions que mon mauvais exemple lui inspire pour l'avenir
des sciences sociales. Je ne crois pas moins que lui, il s'en fut aisément
persuadé, à la nécessité de l'enquête savante, au plus près du document et de
l'archive. Je suis aussi convaincu que lui du caractère irremplaçable des
enseignements que délivre la reconstitution d'un petit morceau des choses
telles qu'elles se sont réellement passées. Mais je suis également convaincu
qu'on n'échappe pas à la philosophie de l'histoire : on en fait sans le savoir ou
en le sachant, c'est tout, et, à mon humble avis, on a tout intérêt à savoir celle
qu'on fait. Voilà le motif qui m'a conduit sur ces hauteurs spéculatives d'où
Emmanuel Terray voudrait que je ne puisse plus descendre. Les pensées
héritées de l'histoire ont failli, on s'accorde aisément sur le constat. Est-ce à
dire que nous allons désormais nous en passer et bricoler au jour le jour en
fonction des besoins — puisque, encore une fois, on n'échappe pas à la mise en
perspective du devenir ? Je me fais une autre idée du travail qui nous attend. Si
ces philosophies s'avèrent défaillantes, commençons par analyser exactement en
quoi, et remplaçons-les. Reconstruisons une pensée de l'histoire intégrant à la
fois les critiques de méthode et de fond auxquelles ont succombé nos
devancières et ce qu'un siècle et demi de devenir mondial réel nous a appris.
Ne succombons pas, autrement dit, à l'illusion typiquement philosophique de
la « fin de l'histoire » qui se dissimule sous les propos faussement modestes sur
l' « épuisement des grands récits ». L'histoire est ouverte, et avec elle la tâche de
nous la rendre intelligible. Menons-la en conscience afin précisément de ne pas
nous laisser conduire par l'insistance ignorée de représentations issues de ce
passé qu'on croit récuser ou par de fausses alternatives improvisées sur le tas
qui en reconduisent toutes les impasses. Car c'est pareil bricolage
confusionniste qui me semble au principe de l'actuelle autodestruction des
sciences sociales. Les objections légitimes que l'on est fondé à opposer aux
anthropologues de cabinet ne doivent pas faire oublier, en effet, la puissance de
leurs constructions, sur lesquelles nous continuons de vivre et dont on regrette
de constater qu'on serait bien en peine de trouver l'équivalent dans l'ethnologie
contemporaine, en dépit de son meilleur outillage technique. L'observation
vaut pour l'ensemble des sciences sociales. Les interdits de penser du type de
celui que formule Emmanuel Terray ne sont pas de nature à les sortir de
l'ornière.

LES CONDITIONS TRANSCENDANTALES


DU SOCIAL

Ce qui m'a conduit à me lancer dans cette entreprise périlleuse, c'est le


sentiment, né de l'intérieur d'une enquête sur les formes contemporaines du
politique, que les ruptures modernes ne devenaient compréhensibles, jusque
dans le détail de leurs manifestations, qu'à la lumière du rapport singulier que
notre monde entretient avec le religieux. D'où l'intérêt pour le «
désenchantement ». Sauf que le constat ne mène pas loin. Les choses
intéressantes commencent avec la question : en quoi consiste-t-il au juste ?
Aucunement, par exemple, en un processus de « rationalisation », au sens
weberien. Qu'est-ce qu'un « monde enchanté » ? Si c'est de sortie de la religion
qu'il s'agit, comment l'entendre sans établir de manière un peu satisfaisante ce
que c'est que religion ? Dilemme du « spécialiste » dont j'aimerais qu'on me
dise quel tribunal savant pourra jamais trancher : la solution de votre problème
est au-dehors de votre champ, mais les lois de la tribu académique vous
interdisent d'en sortir. Choisissez entre l'impuissance et la disqualification. J'ai
choisi, et je suis très exactement en train d'en payer le prix en essayant de me
sauver de la disqualification.
La perspective adoptée, dans la mesure où elle raisonne en termes d'exception
de l'expérience moderne, s'inscrit immédiatement en faux contre toute idée de
développement nécessaire de type hégélo-marxiste. Ce pourquoi je récuse
complètement le reproche de « christiano-centrisme » que m'adresse
Emmanuel Terray. Non seulement je ne dis pas que « le désenchantement du
monde » est le sens de l'histoire, mais je dis le contraire : il est la caractéristique
aussi singulière qu'improbable du monde où nous vivons. C'est cette
singularité qui m'intéresse, avec les cheminements, la suite de bifurcations qui
ont pu y mener. Mais je n'en fais pas un aboutissement. Je suis le fil rouge des
expressions historiques qui me semblent correspondre au desserrement de
l'altérité religieuse, raison pour laquelle, d'ailleurs, je ne me crois pas obligé de
parler de toutes les religions. C'est du point de vue, en effet, de la sortie
occidentale moderne du religieux que cette histoire est écrite, c'est par rapport
à elle qu'elle est mise en perspective. Cela ne signifie aucunement qu'elle devait
conduire à ce résultat, ni que celui-ci représente le dénouement qui justifie,
englobe, dépasse et donne sens à l'ensemble du parcours qui précède. C'est un
décentrement qui est à l'inverse proposé : nous ne pouvons pas concevoir
l'histoire qui nous a faits dans le prolongement d'un devenir homogène ; elle
témoigne d'un basculement vis-à-vis de ce qui fut l'orientation prédominante
des sociétés que nous pouvons connaître à travers le temps.
Pareille proposition « exceptionnaliste » et « discontinuiste » fait aussitôt
naître, bien sûr, une nouvelle question, celle de l'unité de l'histoire humaine. Je
ne m'étends pas sur les difficultés et les dangers que comporte une vision de
l'histoire qui la transforme en un archipel de singularités, en une multiplicité
de créations fermées chacune sur leur particularité. J'essaie de concilier l'idée
selon laquelle on reste de bout en bout à l'intérieur de la même histoire et
l'idée que, sur la base de ce commun socle d'expérience, des orientations
divergentes sont néanmoins possibles. C'est en ce point précis qu'intervient le «
transcendantal » dont je reconnais que le concept, appliqué à ces matières, et
même avancé prudemment, peut surprendre. J'aurais pu me contenter d' «
invariants ». Pourquoi ce risque ? Parce que, en sus de sa constance, une
dimension comme celle du pouvoir représente — il est possible de le montrer,
je crois, par une analyse interne — l'une des conditions par lesquelles une
société devient possible. Il est un tout petit nombre de ces dimensions
véritablement constituantes. Elles ont leur correspondant au niveau individuel
avec la conscience et le langage — dimensions qui rendent possible quelque
chose comme un sujet humain. D'où l'expression un peu provocatrice, je
l'admets, « d'anthropo-sociologie transcendantale ». L'outrecuidance que
souligne Emmanuel Terray tient au fait que nous sommes dans l'histoire et que
demain le devenir peut nous révéler un autre visage du social, faire apparaître
un niveau d'organisation plus profond qui rendront dérisoires nos tentatives
pour identifier des conditions de possibilités trans-historiques. Devons-nous
pour autant renoncer à viser une vérité intrinsèque et dernière, sous prétexte
que l'avenir, désormais le vrai nom de notre finitude, suspend un démenti
potentiel au-dessus de nos têtes ? Il est de fortes raisons pour soutenir le
contraire, en montrant le caractère intenable de cet historicisme anticipateur.
Ayons simplement l'outrecuidance modeste, si j'ose dire.
À côté de ces dimensions de l'expérience sociale que je propose d'identifier
comme transcendantales pour le simple motif, encore une fois, qu'en dehors
d'elles il n'y a pas d'espace collectif concevable, et qui tournent toutes autour
de cette extériorité interne qui paraît être le trait spécifique de l'humain
(extériorité à soi de la conscience, extériorité du pouvoir par lequel une
collectivité s'assure d'une prise globale sur elle-même), il en est d'autres que je
dirai simplement invariantes. Ainsi de l'organisation de la temporalité, partagée
entre passé et futur. Historicité ou pas, on a bien affaire à une donnée
élémentaire de l'expérience humaine qui subsiste toujours identique à elle-
même. En revanche, les cultures assument cette donnée de façon très
différenciée. Il est de fait qu'elles privilégient l'une ou l'autre orientation,
passéiste ou futuriste. Et ce que je soutiens, c'est que cette orientation a
fondamentalement à voir avec le problème de la religion, avec l' «
enchantement » et le « désenchantement » du monde. Le monde le plus
enchanté qui se puisse concevoir est le monde que j'appelle du « passé pur »,
faute d'une meilleure expression. Nous sommes toujours héritiers de ce qui
s'est passé avant nous. On peut opter pour la radicalisation de cette donnée et
ne se voir que comme héritier. C'est très exactement ce « choix » qui me semble
au cœur de l'institution de la religion. Il transforme une donnée relative en
donnée absolue. Nous ne créons pas, nous ne faisons que recevoir et
reconduire, ce qui n'a de sens que parce que les choses ont été créées ou
modelées telles qu'elles sont dans un temps d'un autre ordre par des êtres d'une
autre nature. Pas d'altérité plus rigoureuse que celle des origines telle que les
mythes l'énoncent et qui fait du présent une pure dépendance de ce qui s'est
joué une fois pour toutes en un temps primordial à la fois irrévocablement
aboli et indéfiniment destiné à la reviviscence. Le système au premier abord
passablement déroutant des religions dites « primitives » s'éclaire lorsqu'on le
reconstruit en fonction de ce parti pris de passéisme radical. Nous voici sur le
terrain où porte le vif de la contestation d'Emmanuel Terray, le terrain
anthropologique.
DU BON USAGE
DES DONNÉES ANTHROPOLOGIQUES

Il me faut commencer par reconnaître que la trop brève partie qui concerne
ces religions du monde « sauvage » dans le Désenchantement du monde n'est pas
la mieux faite pour emporter la conviction, tant elle se réduit à une épure
logique. Je me suis laissé prendre là par l'objet dont je voulais faire ressortir
qu'il relève d'une forme d'organisation particulièrement rigoureuse et
puissante. J'admets que le résultat se retourne contre l'intention, en laissant
croire à une sorte d'annexion abstraite quand il s'agit précisément du contraire.
S'il est un motif dans mon esprit de s'intéresser à l'enquête ethnologique telle
qu'elle s'est développée en ce siècle, c'est bien parce qu'elle nous apprend
quelque chose qu'aucune espèce de déduction ou de projection à partir de ce
que nous savons déjà n'eût pu seulement nous laisser approcher. Ce qu'elle
nous dévoile, quant à ce qu'ont pu être les sociétés d'avant l'État, représente
notre acquis le plus important depuis la formation des pensées classiques de
l'histoire. Celles-ci reposent toutes sur une vision du temps humain informée
par nos quelque cinq mille ans d'État. Ce que l'ethnologie reconstitue
représente à cet égard une rupture décisive : un renouvellement complet de la
figure des « commencements de l'histoire humaine » qui les délivre en
particulier de l'invincible prégnance, explicite ou implicite, des schémas
évolutionnistes. Contre l'image du devenir linéaire et cumulatif qui s'impose
spontanément à nous, nous avons appris à penser qu'une autre orientation,
qu'une autre disposition des sociétés est possible et a prévalu sur la plus longue
durée de l'humanité en possession d'elle-même. Elles s'incarnent notamment
dans la religion : voilà la leçon plus générale que j'ai essayé de tirer d'un
enseignement des faits, encore une fois, dont la portée ne me paraît pas avoir
été suffisamment relevée. Mes conclusions sont peut-être erronées. Mais le
problème, lui, subsiste, auquel il faudra bien finir par faire face.
Deux observations à ce propos. J'ai rencontré en Pierre Clastres l'homme le
plus tôt et le mieux conscient de ces implications du matériel ethnologique par
rapport aux idées reçues sur la politique et l'histoire. Le premier avec cette
vigueur et cette profondeur de vue, il a fait ressortir l'indispensable
arrachement à toute perspective de type hégéliano-marxiste qu'il appelait. À
l'époque, Emmanuel Terray s'illustrait dans l'application du marxisme-
léninisme aux sociétés primitives1. Il en est revenu et c'est fort bien. Il devrait
donc être bien placé pour admettre que Clastres avait à quelque titre raison
quand lui avait tort. La hargne de ses critiques en serait utilement tempérée. À
moins naturellement qu'il n'entende soutenir, en fonction des enrichissements
récents que le concept de vérité a connus en France, qu'il avait en fait raison
d'avoir tort. Car j'avoue mal comprendre et juger difficilement supportables les
procédés de disqualification dont l'œuvre de Clastres fait aujourd'hui l'objet de
la part de gens qui ont été ses collègues. J'endosse pour ce qui me concerne le
reproche « d'ethnologie de seconde main ». Mais Clastres, que je sache,
répondait à toutes les réquisitions professionnelles de l'institution académique.
Il a fait ses preuves d'enquêteur de terrain. Depuis sa mort, ses contradicteurs
ont pris l'habitude de se faciliter la besogne en feignant de le tenir pour un
amateur, pour un « essayiste », pour un de ces « philosophes » à propos
desquels on sait à quoi s'en tenir entre « scientifiques » — façon commode de
se débarrasser des faits qu'il a commencé par observer et construire avant de
nous apprendre à les lire dans la masse des données amérindiennes. Car il est
évidemment plus simple de sous-entendre qu'ils n'existent pas que d'en
proposer une autre interprétation.
Ceci m'amène à ma seconde observation. Les plus vindicatifs des détracteurs
de Clastres se recrutent parmi les africanistes, qui paraissent avoir investi dans
cette controverse un intérêt de corporation2. Tout se passe comme s'il s'agissait
de défendre la propriété du label « sociétés primitives » — les nôtres valent bien
les tiens. Où l'on mesure les dégâts que continue de provoquer une
conceptualité dramatiquement inadéquate que nous utilisons toujours, faute
d'alternative crédible, « l'archaïsme » s'étant avéré pire que la « primitivité » ou
la « sauvagerie », susceptibles au moins d'un usage au second degré. L'objet de
l'anthropologie s'est défini négativement, comme un « reste » : l'ensemble des
civilisations vivantes sans écriture. Il en résulte qu'il englobe des sociétés
historiquement très éloignées. Or, bizarrement, la discipline s'est développée en
mettant en avant les différences culturelles, mais conçues comme sur un même
plan synchronique et à l'intérieur d'une homogénéité d'essence tacitement
postulée entre ces civilisations réunies d'abord au titre de la méthode
d'approche. Les réactions aux travaux de Clastres sont révélatrices à cet égard :
chez nous en Afrique, les choses ne se passent pas de cette façon ; il faut donc
qu'il ait tort, ou qu'il ait mal vu, voire qu'il ait rêvé, puisque, sous-entendu, il
s'agit sembla blement de sociétés « primitives » dont l'étude devrait dégager des
conclusions convergentes. Il se trouve seulement que les faits amérindiens sur
lesquels se base Clastres (il en est de différents, dans les Andes ou en Amérique
centrale) relèvent d'une autre strate historique que la masse des faits africains
(même s'il y a là aussi de rares et marginales exceptions). Qu'y a-t-il là de
choquant dans le principe pour qui n'adhère pas à l'idée d'une nécessité de
l'histoire ? Je n'ignore évidemment pas l'existence des tribes without rulers que
m'oppose Emmanuel Terray3. Je maintiens que le mode de fonctionnement de
la plupart de ces sociétés segmentaires en Afrique (à commencer par la
définition et le modelage des segments) présente des différences patentes avec
ce que montrent les sociétés indiennes d'Amérique (mais aussi bien les sociétés
aborigènes d'Australie ou de Nouvelle-Guinée), différences qui ne me semblent
pouvoir s'expliquer qu'en fonction des effets induits, même indirectement,
même à distance, par l'existence et l'action des États. Partout, en Amérique
comme en Afrique, en Océanie comme en Asie, l'anthropologie est confrontée
à deux grands types de sociétés, sociétés d'avant l'État, sociétés d'après l'État, et
à un type intermédiaire de sociétés influencées par le type étatique sans en
relever véritablement. C'est pour avoir voulu traiter cet objet
fondamentalement composite comme une unité factice que la discipline a
ruiné son crédit en s'enfonçant dans la confusion et l'arbitraire (si l'on a
toujours une peuplade dans la manche pour réfuter les autres, alors leurs
enseignements se neutralisent et deviennent, au sens strict, indifférents).
L'actuelle déroute de l'africanisme français, refluant vers nos banlieues et nos
villes (ou la philosophie politique, d'ailleurs) pour nous proposer une
ethnographie fort peu convaincante parce que précisément insensible au
principal, c'est-à-dire la distance historique des sociétés, devrait de ce point de
vue donner à réfléchir.
Revenons au problème du « choix » et aux difficultés que la notion soulève.
Choix de quoi, par rapport à quoi, en fonction de quoi ? Choix il y a en ceci
que, si d'un côté on peut identifier des dimensions transcendantales ou
invariantes du social, jamais de l'autre côté on ne trouve ces dimensions jouant
de manière spontanée, mais toujours de manière réfléchie et instituée. Toutes
les sociétés s'ordonnent en fonction de l'extériorité d'un pouvoir qui est ce qui
leur permet d'exister comme telles. Jamais pour autant on ne trouve « le »
pouvoir nu ; on n'observe que des rapports à cette donnée constitutive qu'est le
pouvoir, que des façons pour les sociétés d'en disposer, par exemple en le
neutralisant. Je dis bien : des façons d'en disposer, au travers de dispositifs
objectivement intentionnels dont la religion représente le plus puissant.
L'expérience du temps tourne, toujours et partout, dans le même cercle.
Partout et toujours, les hommes ont été à la fois des héritiers en dette à l'égard
de leurs devanciers et des créateurs voués à altérer le monde reçu et à innover.
Reste que les sociétés témoignent de rapports très différents à cette même
organisation temporelle, dont l'attestation la plus spectaculaire est le parti pris
de la tradition manifesté par un grand nombre d'entre elles, jusqu'au pur et
simple déni de toute capacité créatrice aux présents-vivants. Déni qui
n'empêche pas leur créativité de s'exprimer en fait, mais qui la condamne à la
clandestinité, à l'invisibilité collective. Il n'y a pas de sociétés sans histoire, mais
il y a des sociétés dont le système de croyances et de valeurs exprime un refus
de cette historicité. J'insiste au passage sur la différence avec la notion de «
société froide », qui se borne à enregistrer un état, quand il s'agit à mon sens de
mettre en lumière les effets d'un rapport au changement.
La catégorie de « choix » s'impose ici d'abord pour une raison négative :
l'impossibilité d'assigner une quelconque nécessité à semblable disposition.
J'attends avec impatience la démonstration du caractère inévitable de ce parti
pris de tradition qui a si longuement et si durablement poussé l'espèce
humaine à refuser de se reconnaître sa propre puissance innovatrice, au mépris
souvent de l'évidence. Je ne dis pas qu'il est sans motifs. Je vois bien des raisons
qui ont pu l'inspirer ; je discerne les bénéfices qui peuvent en résulter. Je dis
seulement qu'aucun déterminisme n'en peut rendre compte. De façon
générale, c'est la grande faiblesse de la plupart des théories du religieux que
l'impuissance où elles se trouvent d'établir la nécessité de cette postulation de
dette et de dépendance des hommes envers plus haut qu'eux. Les plus habiles
se facilitent les choses en en faisant une donnée sociologique ou
anthropologique constitutive. Elles le paient en se retrouvant dans des
difficultés inextricables pour rendre compte du monde contemporain, lequel
nous oblige bel et bien à penser que les sociétés et les personnes peuvent vivre
en dehors du religieux. Possibilité de s'en passer, impossibilité à l'autre bout de
le rattacher à un quelconque déterminisme : je n'ai pas le fétichisme des mots,
je suis prêt à en adopter un meilleur, mais je n'en vois pour l'heure d'autre que
celui de choix pour nommer le problème. Car j'admets parfaitement que la
chose est difficile à penser. L'analyse des faits nous conduit devant cette donnée
énigmatique : nous ne trouvons nulle part l'humanité à l'état naturel et sauvage
; nous la trouvons toujours déjà engagée dans des systèmes hautement élaborés
d'institutions et de croyances qui ne sont compréhensibles que comme des
matérialisations d'une certaine disposition d'elle-même. S'il n'est pas possible
en effet de les rapporter à une contrainte qui expliquerait leur orientation, il est
possible en revanche de montrer par l'analyse interne que ces systèmes
cristallisent des options en retenant des possibles et en en éliminant d'autres.
Assurément, le phénomène est « obscur ». Mais qu'est-ce qui est conforme à
l'exigence scientifique ? Reconnaître l'obscurité, la circonscrire comme un
problème à élucider, ou bien décréter, comme le fait Emmanuel Terray, que le
phénomène ne peut pas exister puisqu'il déconcerte nos catégories communes
d'interprétation ? J'ajoute : et pas les catégories les plus subtiles, en
l'occurrence. L'individualisme méthodologique implicite au nom duquel
Emmanuel Terray dénonce l'idée d'un choix qui ne s'ancrerait pas dans
l'expression effective des acteurs, s'il a pour lui le gros bon sens, est d'une
impotence notoire devant quelque phénomène de croyance que ce soit. Qui a
jamais vu un vote sur l'existence de Dieu ? Et pourtant, ils croient... Il y a
beaucoup de zones qui nous restent opaques dans l'homme, les sociétés et
l'histoire. La démarche scientifique, ou simplement rationnelle, consiste,
jusqu'à nouvel ordre, à les faire ressortir pour tenter ensuite de les réduire,
moyennant rupture avec la conceptualité reçue. Nous en sommes à la
localisation de la difficulté. La surmonter exigera en effet de réviser
profondément l'image que nous avons du fonctionnement des sociétés. Qu'est-
ce qui permet à Emmanuel Terray de déclarer d'avance la tâche impraticable ?
Veut-il dire que nous savons en la matière tout ce qu'il y a à savoir ? L'idée
d'inconscient aussi est obscure. Est-ce devenu une preuve qu'il n'existe pas ?
L'observation vaut pour ce qui regarde la naissance de l'État. Emmanuel
Terray parle comme s'il disposait, lui, d'une explication convaincante de cet
événement de quelque conséquence, et comme si d'ailleurs le point ne faisait
pas particulièrement difficulté. La vérité, sauf à être démenti bientôt par de
bouleversantes révélations, c'est que personne à ce jour n'est parvenu à
proposer une interprétation ne serait-ce que plausible de ce tournant capital. Je
n'essaie pas d'en rendre compte. Renversant la démarche, conformément à ce
que je crois être l'esprit de la science, j'essaie de comprendre pourquoi il est si
difficile d'y parvenir. On y voit beaucoup plus clair si, au lieu de s'obstiner à
vouloir faire sortir l'État d'un développement des sociétés antécédentes, on
admet qu'on a affaire à une authentique discontinuité entre deux modes
d'organisation hétérogènes parce que distribuant les mêmes éléments selon des
orientations divergentes. Non seulement donc je ne prétends pas « réussir » là
où d'autres auraient échoué, mais je suggère que personne ne réussira jamais,
étant donné la nature du phénomène. Pour qu'émerge l'État, il faut que
l'organisation des sociétés antérieures soit défaite dans son principe de
cohérence, c'est-à-dire la neutralisation religieuse de la différence du pouvoir.
Cela signifie que le passage ne peut être que contingent et « catastrophique »,
au sens de la théorie du même nom. Il n'est pas « inexplicable », au sens où
l'on ne pourrait rien en dire : l' « explication » est seulement à chercher du côté
de processus de dissolution et de recomposition « accidentels » et non du côté
du déploiement « normal » de prémisses qui seraient contenues dans la société
primitive. C'est très exactement d'ailleurs un processus de cet ordre que Pierre
Clastres s'efforçait de reconstituer, au moment de sa mort, à propos des effets
de la guerre au sein de la société Tupi-Guarani telle que les Européens l'ont
découverte au XVI e siècle. Le progrès de l'intelligibilité ne peut naître sur ce
terrain que de la conscience des limites à toute explication possible. Peut-on
valablement faire grief à une théorie des limites de ne pas franchir les bornes
qu'elle s'assigne ?

CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS
DANS L'HISTOIRE
Les explications qui précèdent auront, j'espère, fait ressortir le caractère
tempéré de mon « structuralisme » et de mon recours à une « combinatoire »
(terme, soit dit au passage, que je n'emploie pas). Les éléments structurels ne
sont pas n'importe lesquels, mais des constituants transcendantaux du social
(par exemple le pouvoir) ou des axes invariants de l'expérience (par exemple la
distribution des temps). Quant à la combinaison de ces éléments, mieux
vaudrait parler de l'application des uns aux autres (l'application par exemple de
l'écart du passé à l'extériorité du pouvoir). Par parenthèse, c'est du côté de ce
modèle de l'application que se trouve la réponse à la difficulté cruciale que
soulève Emmanuel Terray d'entrée de jeu, lorsqu'il me reproche de cultiver
sciemment l'équivoque entre le point de vue de l'Un et le point de vue de
Deux dans ma description des faits religieux. L'objection touche une question
d'importance pour l'aspect « structuraliste » de la démarche. En fait
d'ambiguïté, je vois pour ma part une articulation rigoureuse. Qui dit religion,
dit distinction de deux ordres de réalité. Tout le problème, à partir de là, est de
savoir comment l'invisible fondateur et législateur s'applique au visible, quelle
structure leur conjonction compose, quelle réalité forment ensemble ces deux
ordres de réalité. La séparation radicale faisant des hommes de purs débiteurs
par rapport aux héros et aux ancêtres des origines implique d'autre part en
même temps une exacte conjonction de l'invisible primordial avec le visible
qu'il règle en tous points. Ils sont indissolublement accolés, en quelque sorte,
au sein d'un seul monde. Il y a, autrement dit, une relation inverse entre la
dualité posée au plan de la croyance explicite et l'unité régnant au plan de ce
que je propose d'appeler l'économie ontologique implicite. Au bout du
parcours, la relation se renverse : la réduction de l'altérité religieuse qui
émancipe les hommes de la dette sacrale est inséparable en son cheminement
de la promotion de la dualité ontologique (ce monde peut et doit être décrit
pour lui-même, par exemple, indépendamment de son ultime dépendance
envers l'autre monde). S'il y a une originalité historique du christianisme, c'est
d'avoir permis à l'intérieur de lui-même ce passage structurel d'une religion de
l'unité ontologique qu'il reste au départ à une religion de la dualité. Toute
pensée religieuse est à deux faces : en formulant consciemment un certain
mode de dépendance entre ici-bas et au-delà, elle pose tacitement un certain
mode de coappartenance entre eux. De l'un à l'autre, le lien est rigoureusement
réglé et leurs figures fondamentales sont en nombre très limité. S'il y a quelque
chose comme une logique des formes religieuses, à la fois du point de vue de la
définition de leurs types possibles et de l'organisation de leurs contenus, c'est là
qu'elle réside. Voilà très exactement en tout cas le genre de phénomènes qui me
semble justifier de parler de structures dans l'histoire.
Alors, justement, est-ce que ce structuralisme n'est pas en dernier ressort un
hégéliano-marxisme honteux ou du moins masqué, nécessitariste en diable sous
couvert de quelques concessions à la contingence et grevé par les apories de la
dissociation entre infrastructure et superstructure, apories aggravées de surcroît
par la reprise de la distinction entre transcendantal et empirique ? Le tableau
n'est pas flatté, il est même carrément apocalyptique. Il a un mérite, qui est de
signaler tous les périls avec lesquels il faut se résigner à jouer dès qu'on
entreprend aujourd'hui de formuler une quelconque proposition de portée
générale sur l'histoire. Car j'ai beau n'avoir que sympathie pour la prudence
dont Emmanuel Terray se fait l'avocat, pour l'attention à la fécondité du
hasard et à la liberté créatrice, elles me semblent pour le moins insuffisantes.
Sommes-nous vraiment condamnés, après la démesure scientiste, à la théorie
minimale, voire à la pensée pépère ? Dûment averti des risques, je préfère les
courir, et tenter de les maîtriser. Essayons de montrer en quoi je pense avoir
contourné les récifs sur lesquels Emmanuel Terray voudrait absolument me
voir naufragé.
En fait, le terme « infrastructure » apparaît une fois en tout et pour tout
dans Le Désenchantement du monde — mais elle n'a pas échappé à Emmanuel
Terray, qui échafaude un petit roman à son propos. Il voit un aveu dirimant là
où il s'agit, bien sûr, d'un retournement ironique. Il intervient, dans le
contexte de l'interprétation de la Réforme, en réponse à l'objection,
omniprésente sur ce terrain de l'histoire religieuse, d'accorder un crédit excessif
à ce qui se passe dans la sphère de la croyance explicite (la « superstructure »).
Tout le projet du livre est de montrer que le religieux ne se réduit pas,
justement, à des systèmes de convictions et de pratiques (à de « l'idéologie »),
mais qu'il participe, dans sa définition pleine, du mode même de structuration
des sociétés — et qu'il change radicalement de statut lorsqu'il perd cette
fonction, comme dans nos sociétés contemporaines. En fonction de quoi je
rétorque que « le mouvement des idées religieuses » ne constitue que la part
émergée d'un déplacement beaucoup plus profond de l'articulation entre
nature et surnature, lequel ne s'explique à son tour que par la cristallisation du
principe d'autosuffisance terrestre dans la dynamique démographique,
économique, politique, à l'œuvre depuis le xi « siècle. D'où cette référence à
l'infrastructure faite pour la subvertir, puisque, en disant qu'elle est
symbolique, je ne « la remets pas sur la tête », je la dissous comme sphère
séparée. Infrastructure et superstructure deviennent ici deux aspects de la
structure. Ce qui se donne dans la conscience des acteurs a ses racines dans une
organisation plus profonde du sens, laquelle intègre comme dimensions sensées
les pratiques sociales les plus matérielles. Si la démarche a une ambition, c'est
bien de faire apparaître un niveau d'ordre où saisir l'unité des formations
sociales. Loin de les dissocier, ce que j'essaie de mettre en lumière, c'est la
continuité entre la sphère des discours explicites (y compris dans les
contradictions et les conflits qui s'y manifestent) et la sphère des faits
politiques, sociaux et économiques. Je n'oppose pas, de même, le
transcendantal à l'empirique. En proposant de reconnaître dans le pouvoir, par
exemple, une dimension qui relève des conditions de possibilité du social, je ne
promeus pas une analyse d'un pouvoir en soi qui serait à considérer
indépendamment de ses expressions concrètes. J'introduis à l'opposé une
lecture de ses fonctions et, partant, de ses configurations possibles qui permet
de rendre compte beaucoup plus en détail de ses présentations effectives —
étant entendu que ce transcendantal, de par sa nature même, ne se présente
jamais qu'historiquement incarné. L'abstraction logique comme vecteur d'une
heuristique factuelle : n'est-ce pas là une définition de la démarche scientifique
? Le modèle que s'efforce de dégager Le Désenchantement du monde n'est pas
fait pour rester dans un ciel intelligible soigneusement épuré de données aussi
encombrantes qu'inutiles. Il n'a d'intérêt à mes yeux que comme instrument
programmatique destiné à « sauver les apparences », c'est-à-dire en l'occurrence
des modes de pensée et le contenu déroutant des croyances, tout en permettant
de mieux en comprendre la raison d'être, c'est-à-dire de les insérer, sans les
réduire, dans le fonctionnement global de leurs sociétés. Je ne doute pas du
caractère discutable de mes propositions en ce domaine. Du moins ne faut-il
pas les discuter à complet contre-sens.
Le dessein de m'enfermer dans les difficultés des philosophies classiques de
l'histoire que j'essaie précisément de déjouer conduit Emmanuel Terray à
présenter, de façon passablement déséquilibrée, le rôle de la nécessité dans le
parcours que je retrace. Car tel est l'enjeu dernier de notre discussion : il faut,
pour Emmanuel Terray, qu'il n'y ait pas de philosophie de l'histoire possible ;
donc il faut que toute théorie d'ensemble retombe dans les vices et les
errements bien connus de ses devancières, alors que je soutiens que notre tâche
consiste à reconstruire une théorie capable, en connaissance de cause, de les
surmonter. Une pensée de l'histoire est possible qui serait indemne des défauts
des illustrations anciennes du genre : voilà mon pari et notre point
fondamental de divergence. Encore faudrait-il, avant de me déclarer vaincu,
faire un tant soit peu droit à mes efforts, sur ce terrain tout particulièrement de
l'articulation entre nécessité et contingence. Là est le vrai problème en effet :
non de la présence de l'une et l'autre dimension, mais de la façon dont elles
entrent en combinaison, de la façon dont continuité et discontinuité se lient
dans le devenir. Or ce n'est pas seulement que je dissocie l'effectuation
(contingente) de la possibilité (nécessaire) — ce qui représenterait déjà
beaucoup plus qu'Emmanuel Terray n'a l'air de le croire, du point de vue des
retombées pratiques. C'est que je ne fais pas de ces possibles, même s'ils sont
déterminés dans leur teneur, des accomplissements d'une ligne générale du
devenir : ils y marquent autant de discontinuités. Reprenons l'exemple de la
séquence judaïsme/christianisme. Pas d'événement plus improbable, dans la
présentation que j'en fais, que l'émergence du monothéisme. Ce n'est pas pour
autant une création à partir de rien : c'est la coagulation d'une série de
transformations de la figure du divin qu'on voit à l'œuvre au sein des
formations impériales avoisinantes, mais dont on peut en même temps tenir
qu'il était à peu près impossible qu'elles s'y réalisent. Qu'il se soit trouvé un
peuple en position de cristalliser par le dehors, à la faveur d'une situation
historique hautement spécifique, ce qui n'avait guère de chance d'advenir par
le dedans, quoi de plus contingent ? Cela n'empêche pas ce surgissement de
répondre dans ses formes à une logique interne bien définie. Aucun
développement intrinsèquement nécessaire du judaïsme ne conduit à la figure
du Christ. Il y est rendu possible ; mais ce n'est pas seulement qu'il est
contingent que ce possible ait trouvé son actualisateur, c'est que ce possible lui-
même représente une discontinuité complète par rapport à ce qui eût pu être
une évolution linéaire du judaïsme ; reste que, dans sa teneur, la figure sous
laquelle le possible s'accomplit est rigoureusement déterminée, et c'est la raison
pour laquelle elle est efficace. Car c'est ce qu'il s'agit d'expliquer. Il y a eu
d'autres messies. Pourquoi le rayonnement de celui-là plutôt que des autres ?
L'intrication du contingent et du nécessaire est donc un peu plus subtile que
ne le présente Emmanuel Terray. Considérons enfin la bifurcation occidentale
à compter du xie siècle, exploitation du possible ontologique original ouvert
par le christianisme à la faveur de conditions historiques exceptionnelles. Non
seulement les circonstances échappent à toute nécessité, mais les formes mêmes
que va revêtir l'actualisation progressive de la séparation chrétienne entre ici-
bas et au-delà, sous les espèces par exemple de cette forme politique inédite que
représentent les nations, relèvent là pour de bon de la créativité de l'histoire.
C'est le motif du reste pour lequel je me refuse à suivre Weber sur le terrain de
la « rationalisation », avec ce que l'idée implique d'advenue nécessaire,
justement, de l'humanité à la vérité de ses pouvoirs. Il ne se passe pas
n'importe quoi ; le processus est encadré par une stricte nécessité de structure,
mais ses voies, ses expressions, ses résultats sont modelés par la contingence
pure. On a affaire, en d'autres termes, à un mixte de déterminisme et de hasard
que tout l'intérêt de l'interprétation doit être d'aider à démêler. Il y a des
séquences à l'intérieur desquelles on est fondé à parler de nécessité (c'est le sens
des formules sur le lien entre absolutisme et démocratie que relève Emmanuel
Terray : une fois installée, une structure, comme celle qui commande en
l'occurrence les rapports entre pouvoir et société, va au bout d'elle-même, sauf
accident). Mais, entre ces séquences, les rapports sont de discontinuité radicale.
Je ne crois donc aucunement réduire la contingence (et la discontinuité) au «
minimum incompressible ». Il me semble au contraire lui faire une place fort
considérable — mais n'est-ce pas très exactement ce que me reproche par
ailleurs Emmanuel Terray, quand il m'objecte en substance qu'à grossir la
discontinuité marquée par l'État on s'expose à rendre son surgissement
incompréhensible ? Alors, trop de contingence ou pas assez ? Mais la vraie
question en la matière est de faire à la contingence sa place raisonnée. Rien n'est
plus facile que de l'invoquer. Il est autrement plus délicat et plus fécond
d'élucider les modes de composition qui la lient à une nécessité qui n'est autre,
en dernière instance, que le jeu des contraintes qui permettent à quelque chose
comme une société d'exister.
CE QUE « NOUVEAU » VEUT DIRE

Les considérations qui précèdent valent réponse à l'objection d'évacuer le


nouveau de l'histoire sur laquelle culmine la critique d'Emmanuel Terray.
Incidemment, il se livre pour les besoins de sa démonstration à un
détournement d'argument qu'il me faut commencer par rejeter. Il prête une
portée générale à une analyse faite pour répondre à une question très spécifique
: qu'est-ce qui a permis aux sociétés contemporaines de s'ouvrir à la dimension
du changement ? Car le phénomène est très mystérieux, si l'on considère les
besoins de cohérence identitaire qui ont si généralement assuré le succès de la
solution par la fidélité à la tradition. À quoi je réponds en faisant observer que
nos sociétés, moyennant un mode original d'installation dans le temps, ont en
fait trouvé le moyen de transformer le mouvement en source symbolique de
stabi lité. Propos dont Emmanuel Terray s'empare pour en faire le fin mot de
ma position : une histoire où il ne se passe rien, ouverte sur un avenir vide, une
sorte de « bridge » monotone, indéfiniment répétitif. Je ne m'étends pas sur
l'impropriété absurde de l'image. La petite différence, c'est que dans ce jeu
(d'ailleurs sans joueurs), il y va tout de même du rapport de l'espèce humaine à
elle-même, de ses façons d'assumer sa condition, et que les cartes, de surcroît,
varient complètement d'aspect et de valeur selon les donnes où elles se
présentent. Car dans l'analyse proposée, on l'aura compris, les « invariants
transcendantaux », pour faire vite, s'incarnent dans des configurations
historiques extrêmement différentes. Il y a toujours et partout une invariante
nécessité du pouvoir, mais il n'y a pas pour autant de « pouvoir en soi » : il n'y
a que des figures historiquement déterminées du pouvoir, des expressions
susceptibles d'écarts très considérables selon les dispositifs sociaux où elles
s'insèrent (et j'insiste sur le fait que le passage de la nécessité transcendantale à
l'expression « empirique » est réglé). Un mot préalable encore sur les problèmes
que soulève l'emploi du concept de « nouveau », mot si beau qu'on le croirait
innocent, quand son maniement engage les plus redoutables difficultés. Si
nouveau il y a, qu'est-ce à dire pour nous qui avons à le décrire ? De deux
choses l'une : ou ce nouveau intègre l'ancien, auquel cas il implique une
supériorité par rapport à l'ancien, et c'est seulement comme tel qu'il est
compréhensible — on retrouve toutes les difficultés des pensées de l'histoire en
termes de développement, qui ne peuvent voir le passé qu'en termes de
moindre développement, de sous-développement, de non-développement — ;
ou ce nouveau représente une altérité par rapport à l'ancien, et alors l'histoire,
comme processus d'émergence ou d'invention permanente, est en vérité
inconnaissable — le mouvement qui crée le nouveau rend simultanément
l'ancien opaque. J'engage tous les amants du nouveau — ils sont aujourd'hui
légion — à la méditation de cet intéressant dilemme, de nature à refroidir des
passions inconsidérées. Je ne me targue pas d'être parvenu à le dominer, mais
au moins d'avoir essayé en conscience d'y répondre. Non, il n'y a pas de
nouveau si l'on s'en tient au plan des articulations constitutives de tout espace
humain-social. L'histoire tourne toujours dans un même cercle de limites et de
contraintes. Il en résulte notamment cette conséquence, non sans intérêt,
qu'elle nous est intelligible et que les données d'univers de civilisation
infiniment éloignés du nôtre nous sont déchiffrables et traduisibles. Oui, il y a
évidemment du nouveau si l'on considère maintenant ce que les sociétés font
avec ces contraintes invariantes. Oui, il y a du nouveau dans la manière dont
les hommes disposent des conditions qui les font être. Oui, de ce point de vue,
l'avenir est ouvert sur la nouveauté authentique : d'autres dispositions du
pouvoir, du lien des êtres, de l'extériorité symbolique, de l'espace, du temps
que celles qui ont eu cours sont possibles, et sans doute elles seront, sans que
nous puissions nous figurer en quoi elles consisteront. Reste que ce seront
toujours alors, sous des visages concrets radicalement transformés, les mêmes
structures anthropo-sociales de base qui seront à l'œuvre, celles-là mêmes qui
font de nous les contemporains à quelque titre des peuples sauvages vivants,
comme des civilisations disparues. Il est vrai qu'il y a quelque chose de
choquant dans cette assurance prise sur un avenir qui peut nous démentir.
Mais c'est un pari nécessaire. On ne saurait s'y soustraire. C'est ainsi : le futur
est devenu l'inexorable horizon de notre finitude. Il ne nous laisse le choix
qu'entre la paralysie du jugement, dans l'attente d'un verdict par définition
toujours repoussé, et un pari dont le passé peut nous aider, du moins, à étayer
la plausibilité. Il faut ou faire le saut ou se taire. Parions, sans ignorer la
précarité de notre pari.

PLUS ON EN SORT, PLUS ON Y RENTRE

Emmanuel Terray eût pu s'épargner le trop facile coup bas du


rapprochement avec l'oracle de banlieue dont les déjec tions vaticinatoires
polluent inévitablement aujourd'hui les abords du sujet4. Comme il n'y a pas
de petits profits, la mise en balance de mon propos avec celui de Malraux
permet non seulement de me basculer du côté des « prophètes », mais aussi,
accessoirement, de juger mon « éloquence » peu compétitive parmi ce qui serait
ma compagnie naturelle. J'en conviens d'autant plus volontiers que je
n'ambitionne vraiment rien d'autre que la plate et froide lucidité de l'analyste.
Je n'annonce rien du tout, je propose une interprétation de ce qui s'est
effectivement passé. Le diagnostic est en lui-même parfaitement trivial. Ce qui
essaie de ne pas l'être, ce sont les éléments de compréhension. « Fin de la
religion », c'est bien, mais qu'est-ce exactement à dire ? Ce qui m'importe, et
qui ne se trouve pas à ma connaissance chez Malraux, ce sont les raisons de
l'affaire. Je donne les instruments d'analyse qui permettent par exemple de
soutenir que les phénomènes qui nous sont aujourd'hui communément
présentés à l'enseigne de la « revanche de Dieu » ou du retour du religieux ne
correspondent aucunement à une inversion de signe par rapport à la logique
du processus dit de « sécularisation », en laquelle ils s'inscrivent au contraire. Et
j'ajoute là-dessus, en effet, que cela ne signifie pas qu'un authentique retour du
religieux soit impensable. Dans le principe, il est concevable, et l'on peut
expliquer en quoi et pourquoi. Où est la contradiction ? Où est la difficulté du
point de vue de la cohérence interne de l'argumentation ?
Usant de toutes les ficelles de la rhétorique de la disqualification, Emmanuel
Terray en arrive enfin à la diatribe de rigueur contre les méfaits d'un essayisme
gratuit qui s'exonère des contraintes de la vérification. J'aurais aimé qu'il fût
plus explicite et qu'il nous exposât en quoi pourrait consister, face à un
phénomène comme le prétendu « retour du religieux », cette vérification tant
fameuse, mais qu'on ne voit pas souvent à l'œuvre. Une fois compilées toutes
les monographies possibles et toutes les statistiques imaginables, la tâche de
l'interprétation reste entière. Vrai ou faux retour du religieux ? Les données ne
sauraient offrir par elles-mêmes de preuves, et l'on a des raisons de croire que
l'invention du « théomètre » n'est pas pour demain. L'appel au modèle d'une
science inexistante ne peut intimider que les naïfs et fonctionner comme un
écran à l'égard des véritables exigences du travail susceptible d'élargir notre
intelligence des faits, qui sont de rigueur conceptuelle (qu'est-ce que « religieux
» ?) et d'approfondissement théorique (en quoi a consisté la sortie du religieux
avant ce prétendu retour ?). Le tout dans les infranchissables limites de la
plausibilité interprétative. En ce sens, on n'échappe pas à « l'essai », genre dont
relèvent tous les classiques des sciences sociales, de L'Éthique protestante à La
Pensée sauvage en passant par le bien nommé Essai sur le don. Il n'y a pas de
critères absolus pour faire le départ avec la sous-littérature hâtive dont la France
a beaucoup moins l'exclusivité, hélas, qu'on ne le dit — et c'est bien ce qui
permet à Emmanuel Terray de gentiment m'y amalgamer. Il n'y a que le
jugement. Je me permettrai toutefois de proposer un critère formel, qui ne
saurait certes valoir gage de vérité, ni même de qualité, mais qui du moins
atteste du désintéressement de l'auteur à l'égard des succès faciles de la tribune
et de l'estrade : le degré d'exigence vis-à-vis du lecteur. Peut-être sous ce
rapport trouverai-je quand même grâce aux yeux de mon censeur.
De nous deux, celui qui prend le risque prophétique n'est pas celui qu'on
croit. Face à un livre programmatique, Emmanuel Terray décrète le programme
intenable et inapplicable. Pour une fois, nous allons pouvoir « vérifier » la
prophétie à vue raisonnable. Si Dieu me prête vie, j'espère, dans les années qui
viennent, être en mesure de l'infirmer.

1 Emmanuel Terray, africaniste réputé, est notamment l'auteur d'un livre intitulé Le Marxisme devant
les sociétés primitives, paru en 1969 dans la collection « Théorie », alors dirigée par Louis Althusser, aux
Éditions François Maspéro. Toute une époque ! (2005)
2 Dans le genre, le sommet a été atteint avec un ouvrage collectif intitulé Le Sauvage à la mode, sous la
direction de Jean-Loup Amselle, Paris, Le Sycomore, 1979 (2005).
3 En l'occurrence les Pygmées et les Bushmen du Kalahari, ainsi que « bon nombre de sociétés
lignagéres d'Afrique occidentale et centrale » (p. 112 de l'article de E. Terray). Je fais allusion au célèbre
ouvrage dirigé par John Middleton et David Tait, Tribes without rulers. Studies in African Segmentary
Systems, Londres, Routledge, 1958, qui analyse quelques cas de figure exemplaires du phénomènes
(2005).
4 Je cite Emmanuel Terray: « Dans l'une de ces hautes prophéties dont il avait le secret, André Malraux
nous révélait peu avant sa mort que le XXIe siècle nous ferait assister au grand retour du sacré. Avec la
même assurance, sinon la même éloquence, Marcel Gauchet nous décrit l'avènement "d'un monde qui a
d'ores et déjà tourné radicalement le dos au règne des dieux". Entre ces opinions contraires, faut-il choisir
? » (p. 127 de son article) (2005).
IV
L'ÉTAT AU MIROIR
DE LA RAISON D'ÉTAT

Je me propose d'esquisser, dans les pages qui suivent, une mise en contexte de
la notion de raison d'État. Je crois en effet que c'est le chemin le mieux
approprié pour s'introduire à l'intelligence de ses enjeux, en contournant les
disputes autour du machiavélisme et de l'antimachiavélisme qui en piègent les
abords. Le véritable foyer de la problématique, voudrai-je plaider, se trouve
ailleurs. Et les leçons à en dégager sont d'une autre nature et d'une autre portée
que celles qu'on a coutume d'en tirer.
Je partirai d'une simple observation quant aux conditions d'émergence de la
notion, qui vaut observation quant au statut du discours théorique sur la
raison d'État — une observation banale, souvent faite, mais dont il me semble
qu'on n'a pas tiré tout le parti possible. Le discours sur la raison d'État, on le
sait, est un discours réactif, un discours au second degré, un contre-discours
par rapport à un supposé discours premier de la raison d'État. Botero, quand il
fait entrer l'expression dans la sphère de la pensée politique, en 1589, ne crée
pas la « raison d'État » : il la reprend à un discours commun qu'il a eu
l'occasion d'entendre « tout le jour », nous dit-il, dans les différentes cours
princières que ses fonctions l'ont amené à fréquenter. Je note au demeurant
que c'est déjà le cas pour la première occurrence attestée de la notion, chez
della Casa, en 1547 : la « raison d'État » y apparaît au titre de langage attribué
à des tiers, un langage qu'on rapporte pour le réprouver. Le langage de gens
rendus aveugles par « l'avarice et la cupidité » et qui ne craignent pas de dire
que l'empereur Charles Quint ne rendra jamais Plaisance au duc de Parme,
comme della Casa vient l'en prier, car si la « raison civile » le voudrait, la «
raison d'État » s'y oppose1. Sur les sources de pareil discours, aussi peu chrétien
qu'humain, selon la formule de della Casa, Botero, quarante ans plus tard, n'a
pas le moindre doute : il le réfère aux noms de Machiavel et de Tacite. Et s'il
fait œuvre de théoricien, c'est dans le dessein, précisément, de désamorcer le
scandale de ce mode de pensée répandu, résumé dans la proposition «
qu'aucunes choses sont licites pour la raison d'État, autres pour la conscience2
». Mais, cela, tout en reprenant à son compte l'expression emblématique du
courant d'opinion qu'il stigmatise, expression à laquelle il entend rendre son
juste poids de réalité.
La question que je souhaite poser est celle de l'identité véritable de ce
discours-repoussoir en face duquel s'enlève la série des traités de la raison
d'État (il ne paraîtra pas moins de huit ouvrages incorporant l'expression dans
leur titre, en Italie, de 1589 à 1635). Botero le dit « machiavélien ». Faut-il
forcément le croire sur parole ? Faut-il du même coup se contenter, pour
caractériser sa propre entreprise et celle de ses émules, de l'intention
antimachiavélienne qu'ils affichent ? Je pense que non. Je crois qu'il y a tout un
déplacement à opérer par rapport aux termes, largement trompeurs, dans
lesquels se présente l'opposition des deux raisons d'État. Il convient pour ce
faire de se tourner vers les données de la période. Nous aurons à considérer en
particulier le phénomène majeur qui s'y joue, à savoir l'émergence de l'« État »
dans son acception spécifiquement moderne. Il recèle, comme on verra, une
bonne partie des clés de notre problème, qu'il s'agisse de la nature exacte de ce
prétendu « machiavélisme » ou de la signification profonde de l'offensive
intellectuelle dirigée contre lui.
Il est un indice, au demeurant, à l'intérieur même de cette fallacieuse
imputation d'origine, qui suffirait à faire douter de son bien-fondé. Il réside
dans la contradiction manifeste, même si elle n'est que relative, qui traverse le
propos de nos pourfendeurs du machiavélisme, entre l'inspiration qu'ils
prêtent au discours de la raison d'État et la diffusion qu'ils lui reconnaissent.
Car sur ce point, ils sont unanimes, et leur témoignage rejoint les notations
qu'on peut glaner chez nombre d'auteurs de la période. Botero n'évoque que le
langage des cours, et Ammirato, en 1594, s'il note lui aussi que l'expression
vole « de bouche en bouche », ne précise pas davantage3. Mais Zuccolo, en
1621, donne un tableau frappant de la pénétration du thème : « Non
seulement les conseillers à la cour et les docteurs des écoles, mais même les
barbiers et les plus humbles artisans dans leurs échoppes et leurs cabarets
discourent et disputent de la raison d'État et cherchent à se persuader quelles
choses sont faites par raison d'État et lesquelles ne le sont pas4. » Nous
disposons d'un témoignage convergent pour la France, celui d'Antoine de
Laval, qui relève, en 1612, et pour le déplorer, combien la raison d'État est «
fréquente en la bouche de tout le monde ». Il ne s'agit pas d'un auteur
politique soucieux du fond, mais plutôt d'un observateur des mœurs de son
temps, ce qui rend sa charge d'autant plus digne d'intérêt. « Nous sommes
arrivés, écrit-il, en une saison si pleine de liberté, d'ignorance et de fainéantise
mère de toute pernicieuse curiosité que, jusques aux moindres soldatins, aux
petits artisans, chacun se mêle de dire son avis des conseils publics, et gloser les
desseins et actions de son prince et de ceux qui le représentent. Il ne leur suffit
plus comme autrefois d'être gouvernés : chacun veut mettre le nez, ou la langue
pour le moins, au gouvernement : chacun veut savoir pourquoi et comment on
le gouverne. Il n'y a si petit homme qui ne dise (dès qu'il voit arriver quelque
chose audelà de sa portée) cela se fait par raison d'État, par maxime d'État5. »
C'est la même année 1612 que Mathurin Régnier fait entrer dans ses Satires les
beaux parleurs qui « ont si bon cerveau qu'il n'est point de sottise dont par
raison d'État leur esprit ne s'avise6 ». Et à la même date toujours, Boccalini
dépeint de son côté les portefaix discutant de la raison d'État au marché7. Sans
prendre nécessairement au pied de la lettre ces aperçus, on peut au moins en
retenir l'indication d'une diffusion suffisamment étendue pour transgresser les
repères prévisibles de la compétence sociale. N'entrons pas en matière pour
savoir si effectivement les barbiers et les portefaix discutaient de la raison
d'État. Contentons-nous de retenir pour trait significatif le principe de ce
débordement par rapport au cercle des gens normalement appelés à s'occuper
des affaires politiques, principe autorisant « n'importe qui », virtuellement, à
s'en mêler — ce n'importe qui que symbolisent portefaix et barbiers. Or une
telle pénétration est-elle vraiment compatible avec l'identification au
machiavélisme ? Peut-on valablement postuler l'existence de quelque chose
comme un machiavélisme de masse qui serait descendu jusque dans les
boutiques et sur les places publiques en cette seconde moitié du XVI e siècle ? Il
semble raisonnable d'en douter. Mais le mystère s'épaissit d'autant. Si
l'omniprésence de ce discours exclut qu'il sorte droit des livres, a fortiori des
seuls livres d'un auteur singulier entre tous, d'où tient-il son ressort autonome
? À quelles sources est-il susceptible de s'alimenter ? D'où lui vient l'énergie qui
le fait si largement rayonner ?
De cette force, l'attestation la plus certaine ne réside-t-elle pas d'ailleurs dans
la façon dont la notion s'impose à ceux-là mêmes qui refusent l'esprit dans
lequel elle est couramment employée ? Nos auteurs peuvent juger détestable la
commune invocation de la raison d'État ; ils sont cependant obligés d'en
reconnaître la validité au moins partielle, en faisant leur un langage qu'ils
réprouvent, même si c'est pour en redresser l'usage. Ils auraient pu rejeter
l'expression avec les idées qui lui étaient ordinairement associées. Ils n'ont pas
pensé pouvoir faire autrement que de la consacrer, tout en s'efforçant d'en
domestiquer les périls. Involontaire ou délibérée, la démarche vaut aveu de ce
que se trouve nommée là une dimension de la réalité impossible à méconnaître,
comment qu'on doive ensuite la comprendre. L'interrogation redouble avec le
constat. Quelle peut donc être cette puissance symbolique inscrite dans la
notion de raison d'État qui la rend assez imparable pour contraindre
linguistiquement tout le monde, y compris ceux qui redoutent le plus les suites
de pareille façon de parler ?
L'hypothèse que je m'efforcerai de soutenir est que le foyer du phénomène
ne se situe nulle part ailleurs que dans l'État lui-même ou, pour être plus
précis, dans le processus de dégagement et d'installation du concept d'État,
processus dont la charnière des XVI e et XVII e siècles où nous nous situons
représente le moment historique décisif. C'est ce mouvement de surrection qui
porte la propagation du discours de la raison d'État et qui force à son
appropriation ; c'est lui qui en commande la teneur et les implications. La
raison d'État est d'abord le discours au travers duquel s'impose la réalité
nouvelle de l'instance politique — discours dont le « machiavélisme » ne
constitue qu'une configuration éventuelle et subordonnée. En regard, la
réaction qu'expriment les théoriciens de la raison d'État est à comprendre, bien
au-delà de « l'antimachiavélisme » moralisant, comme une tentative de
sauvetage d'un cadre de pensée fondamental, irrémédiablement miné par
l'irruption du principe étatique. En quoi elle offre le moyen de mesurer par
contraste les enjeux religieux et métaphysiques investis dans cette
transformation déterminante du lien politique que signale l'avènement du
concept d'État. L'opposition des deux raisons d'État fournit de la sorte un
double miroir où déchiffrer, dans le renvoi de l'une à l'autre, ce qui se passe aux
origines de la politique moderne, dans le moment de constitution de ses
concepts.
Encore faudra-t-il plus précisément cerner le mécanisme par lequel le
surgissement du point de vue étatique modifie les conditions d'accès à la chose
politique et les manières d'en traiter. Car c'est bien de cela qu'il s'agit en ce
discours amenant le secret des princes à portée de langue et d'entendement de
tout un chacun. Au vrai, ce à quoi nous touchons ici, c'est à la genèse, ni plus
ni moins, du principe de publicité en politique. Elle se confond en fait avec la
gestation de l'État, en tant que celle-ci est inséparable d'une certaine
objectivation de la politique, elle-même porteuse de l'institution, au moins
potentielle, d'un point de vue du public. De ce possible structurel, le discours
de la raison d'État représente une première exploitation et une exemplification
privilégiée. Il témoigne, par sa seule existence, indépendamment de sa vérité ou
de sa fausseté, des conditions nouvelles de lisibilité de l'action politique. Il n'y
va pas seulement du secret dans la raison d'État, mais aussi de ce qui le rend
déchiffrable ; il n'y va pas que de la soustraction à la règle commune, mais
également du pouvoir d'en juger. Par où la notion introduit à une tension
majeure de la politique moderne, dont elle permet de saisir le caractère
constitutif.

LES GUERRES DE RELIGION


ET LA « POLITIQUE MODERNE »

Ce changement de forme du politique ne se joue pas dans le ciel des idées :


il plonge dans les déchirements de l'histoire vivante, il se projette très
concrètement dans la confrontation des puissances mondiales de l'époque. Il
est besoin, pour en suivre les cheminements et les conséquences, d'entrer dans
une sorte de « géographie de la pensée » dont on verra qu'elle définit
l'organisation sous-jacente du champ polémique autour de la raison d'État.
Entre les leçons de la « politique d'équilibre » interne du XV e siècle et le
bouleversement entraîné par les irruptions étrangères, française, puis espagnole,
l'Italie du premier XVI e siècle avait été le laboratoire de ce qu'on pourrait
appeler une réforme « proto-étatique » de l'entendement politique. C'est en
France que le processus va connaître son aboutissement, dans le contexte de la
fin des guerres de Religion, du grand soubresaut de violence de la Ligue, puis
de la restauration de l'autorité royale et de l'opposition à l'hégémonie
espagnole. Toutes conditions éminemment propices, en leur succession et
combinaison, pour amener la notion d'État à son acception pleinement
développée. La fortune de la raison d'État accompagne et prolonge cette
consécration, dont elle se borne à expliciter les exigences. Telle est la cible en
fonction de laquelle se déploie l'offensive des théoriciens : elle vise une
configuration pratique de la politique d'autant plus perçue comme menaçante
qu'elle est puissamment incarnée. Elle ne vient pas par hasard d'une Italie de la
ContreRéforme insérée dans l'orbite espagnole. C'est là qu'à divers titres les
enjeux du nouvel ordre étaient faits pour être le plus vivement ressentis, qu'il
s'agisse directement de l'articulation entre politique et religion, ou bien de
l'option entre la voie nationale et l'idéal de la communauté universelle, ou bien
encore, dans l'opposition entre l'intérêt de l'État et la primauté du bien
commun, de l'ébranlement du corps de présupposés qui encadraient
traditionnellement la réflexion politique, et qui continuaient en particulier de
donner sens à l'héritage antique.
Que ce soit en particulier à la France que songe Botero quand il dénonce la
funeste maxime en usage dans les cours, on en a l'attestation avec la deuxième
partie de ses Relazioni, publiée en 1592. Il fait bien allusion, dans l'appel à la
défense de la chrétienté contre les Turcs qui termine son traité de 1589, à la
suprême impiété d'une politique qui conduit, au nom de la raison d'État (« si
toutefois, dit-il, une chose du tout irraisonnable, pour ne pas dire brutale,
mérite le nom de raison »), des chrétiens à se déclarer les ennemis d'autres
chrétiens plutôt que des infidèles, mais il ne se montre pas plus précis8. La
diatribe contre la politique religieuse de la monarchie qui figure, trois ans plus
tard, dans sa description de la France ne laisse subsister, en revanche, aucune
équivoque : voilà l'exemple d'une raison d'État « stupide et bestiale », celle qui
consiste à protéger les foyers d'hérésie que sont Genève ou Sedan et à chercher
l'alliance turque, au mépris de toute considération de foi9. Botero s'en prend
ailleurs de manière encore plus explicite à ceux qu'on appelle « les politiques »
en France et qui « professent de préférer la paix temporelle à la paix
ecclésiastique et l'État politique au royaume de Dieu ; d'exclure le Christ notre
seigneur et son Saint-Évangile des Conseils de l'État, et finalement d'adapter
leurs délibérations non à la loi divine, mais aux occasions présentes10 ». Une
autre notation polémique, dans les Relations toujours, achève de préciser le
profil de l'adversaire qu'il a dans l'esprit. Le principe maléfique par excellence
est celui de la « balance du pouvoir », principe en lequel, ajoute-t-il, « consiste
quasiment toute la raison d'État des politiques modernes ». Et d'expliquer que
« ceux qui attachent tant d'importance à balancer ne visent pas le bien
universel, non plus que celui de la République chrétienne, ni du genre humain,
mais ils ont pour but le bien particulier, non celui de tel ou tel État ou peuple,
mais celui de tel ou tel prince11 ». C'est en fonction, bien sûr, des exigences de
la balance du pouvoir que les rois de France sont amenés à défendre les «
sentines d'impiété » protestantes ou à s'appuyer sur le revers turc pour contrer
la puissance espagnole.
Nous voilà ainsi en mesure de donner un contenu mieux défini au «
machiavélisme » en usage parmi les grands et les bien informés, contenu qui
l'identifie fortement aux conduites et aux dilemmes d'une puissance
particulière, à savoir la France. Non que celle-ci en soit le réceptacle exclusif,
mais plutôt quelque chose comme le foyer le plus représentatif. Si le
dévoiement de la « politique moderne » qu'incrimine Botero a quelque part
son siège électif, c'est dans le pays où « l'intérêt de l'État » conduit, au-dedans,
à dissocier l'appartenance civile de la croyance religieuse, et au-dehors, à briser
l'unité catholique.
L'historien ne peut que corroborer rétrospectivement le diagnostic. Si
l'invocation ouverte de la raison d'État ne paraît pas avoir laissé de traces
écrites dans la littérature pamphlétaire, pourtant abondante, du dernier XVI e
siècle français, c'est pratiquement en revanche au titre de la raison d'État que la
notion même d'État s'installe au centre de la scène publique, en cette période
d'exacerbation puis d'apaisement du conflit de religion. Elle en représente,
pourrait-on dire, l'implicite constituant.
Avant d'aller plus loin, il est indispensable, ici, de commencer par s'entendre
sur les mots. Il ne s'agit évidemment pas, en cette intronisation du concept
d'État, d'un pur et soudain surgissement, mais de l'aboutissement d'une
longue genèse. Genèse en laquelle, j'y faisais allusion à l'instant, le monde
italien a joué, durant le premier XVI e siècle, un rôle crucial. Botero et ses
suivants sont les héritiers, quelques décennies plus tard, de ce moment fécond
— au plan du langage, en tout cas. Ils en héritent les limites avec l'apport. Car
pas plus Machiavel que Guichardin, quelque décisive qu'ait été leur
intervention pour appeler l'intérêt sur lo Stato, n'utilisent véritablement le
concept moderne de l'État, tous les bons analystes s'accordent sur ce point12.
On va voir qu'il en va de même pour Botero. Ni les uns ni les autres
n'accèdent au principe de la double distinction (au moins tacite) de l'« État »
d'avec la communauté politique sur laquelle son autorité s'exerce, et de l'« État
» en tant que tel d'avec la personne des gouvernants, qui définit l'acception
spécifiquement moderne de la notion. « L'État est une ferme domination sur
les peuples », écrit ainsi Botero en tête du premier livre de son traité13. Comme
l'observe finement Michel Senellart, c'est là le concept d'un rapport, loin de
l'idée d'une « personne abstraite ou fictive14 ». Même si Botero dissocie un peu
plus loin le prince « comme ouvrier » de l'État « comme matière », il ne
reconnaît pas à ce dernier la qualité d'institution autonome. Il n'a pas, en
d'autres termes, la notion de la subsistance en soi-même et de la consistance
par soi-même de l'instance politique qui permet d'en concevoir l'existence
indépendamment à la fois du peuple qu'elle domine et de ceux qui exercent la
domination. Fait défaut à toute cette lignée d'auteurs, sans doute, en premier
lieu, la possibilité de s'appuyer sur le développement institutionnel qui s'est
accompli dans les grandes monarchies atlantiques, Espagne, France, Angleterre.
C'est là que le concept d'État trouvera à s'épanouir, porté par le déploiement
matériel et symbolique de puissants appareils, avec la riche élaboration
juridique qui les accompagne. Mais l'explication ne suffit pas. Il a fallu
qu'intervienne une seconde série de facteurs, d'ordre religieux ceux-là. La
décantation finale n'a pu s'opérer que sur fond de réarticulation entre le divin
et l'humain. L'État est le concept en lequel se condense et culmine la
nouveauté théologico-politique du XVI e siècle. En ultime ressort, c'est
l'éloignement de Dieu qui a changé les conditions de repérage du pouvoir en
même temps que le statut de toute supériorité parmi les hommes. Processus
qui se lit au mieux dans le contexte français, où l'enchaînement des divisions
religieuses et de la restauration politique de l'unité lui confère une radicalité
démonstrative.
Autre précision indispensable, dans l'autre sens, non plus cette fois du côté
du passé, mais du futur : apparition d'un concept formé de l'État ne signifie
pas le déploiement complet et définitif du concept, il s'en faut de beaucoup.
L'aboutissement est en même temps commencement — le commencement
d'une histoire qui ne trouvera son débouché que tard dans le XIX e siècle. Il n'y
aura rien de plus difficile à penser, en fait, pour la philosophie politique
classique que cet « État » dont elle possède une notion claire et familière, mais
auquel, pour des motifs de fond que je ne puis qu'à peine effleurer, elle est
incapable de faire place — la réticence des auteurs devant l'emploi du terme
vaut à cet égard symptôme15. Qui dit une idée de l'État développée dans toutes
ses conséquences dit en effet, sur la base même des prémisses que nous avons
dégagées, une impersonnalité de principe du pouvoir — et par conséquent,
entre autres choses, l'exclusion de toute personnification royale. Il dit par
ailleurs encore une séparation de l'instance politique fort problématique à
assumer pour une pensée dont la grande affaire est l'établissement de la
concordance de droit entre le mode de composition du corps politique et le
mode d'exercice de l'autorité. Ceci brièvement, trop brièvement évoqué afin de
situer à ses justes proportions la « naissance » dont nous nous occupons : rien
de plus qu'un moment-tournant dans un développement de longue durée qui
constitue le phénomène central du devenir politique moderne. Contre l'image
trompeuse d'une solution enfin arrêtée, il faut souligner l'ampleur des remises
en cause qu'annonce cette émergence conceptuelle. L'« État royal » porte dans
son nom même une explosive tension interne, comme par sa seule existence, la
notion d'État assigne par avance ses limites à la refondation de la politique en
droit naturel qui prend son essor en même temps qu'elle.
Revenons au contexte historique pour fixer quelques repères. En 1589,
quand paraît le livre de Botero, nous sommes en France au paroxysme du
drame qui va précipiter l'imposition du langage et du point de vue de l'État. Le
1er août, le roi Henri III est assassiné par le moine Jacques Clément — réplique
ligueuse à l'assassinat du duc de Guise en décembre de l'année précédente, un
crime royal bien fait pour exemplifier les œuvres de la raison d'État aux yeux
des contemporains (c'est expressément en ces termes qu'Ammirato l'évoque)16.
Le régicide ouvre la phase finale des guerres de Religion en posant de façon
directe et pressante le problème de l'accès au trône d'un prince huguenot. C'est
l'État, précisément, qui va offrir le dénouement et fonctionner comme le grand
réconciliateur en la figure de son incarnateur, le souverain converti Henri IV.
Mais le problème, s'il gagne soudain en acuité, ne date pas de cette année
1589. Il est pendant depuis la mort du duc d'Anjou en 1584, qui a fait de
l'hérétique Henri de Navarre, de par la loi salique, l'héritier présomptif du
trône, à l'immense scandale des catholiques intransigeants, qui unissent leur
refus dans la Ligue. Remontons toujours, en changeant de plan, mais non
d'élément. En 1584, il y a beau temps déjà que Jean Bodin, en réponse à la
crise tragique de légitimité suscitée par le massacre de la Saint-Barthélemy, en
1572, a posé, avec la réélaboration décisive de la catégorie de souveraineté qu'il
produit dans les Six livres de la République de 1576, un jalon théorique crucial
dans la genèse du concept d'État (sans toutefois mettre en avant le mot lui-
même). Bodin, notons-le, se montre énergiquement hostile à Machiavel, pour
« avoir eu la vogue entre les couratiers des tyrans17 ». L'année 1576 est
d'ailleurs celle du grand classique du genre, L'Anti-Machiavel du huguenot
Innocent Gentillet, stigmatisant les maximes politiques qui ont conduit au
massacre de ses coreligionnaires. Provenance qui n'empêchera pas la polémique
catholique de la fin du siècle, telle que le jésuite Possevinoen lance l'offensive
en 1589, justement, parallèlement à Botero, d'y puiser d'abondance (elle se
traduira notamment par la condamnation pontificale des œuvres de Bodin en
1593)18. Ceci relevé afin de rappeler au passage combien l'antimachiavélisme,
dans la période, est à la fois commun et divers. La fortune de la souveraineté
bodinienne, avec ce qu'elle cristallise comme sensibilité à l'indépendance de la
couronne, ne sera sûrement pas étrangère aux réactions violentes que suscite
l'excommunication et déchéance du Béarnais prononcée par le pape Sixte
Quint en 1585. La doctrine du droit divin des rois, rejetant l'immixtion de
l'Église dans une investiture réputée procéder « immédiatement » de la volonté
de Dieu seul, s'affirme en riposte. Elle y trouvera sa signification définitive, au
cours des années suivantes, sous la plume en particulier de Pierre de Belloy19.
Comment ne pas mentionner, enfin, la parution en 1588 du troisième livre des
Essais, qui marque la grande entrée de « l'État » dans le vocabulaire de
Montaigne — une appropriation qui fera beaucoup pour la popularisation du
vocable.
Dix ans plus tard, quand Chappuys publie sa traduction de Botero, en
1599, on peut ternir le processus de consécration pour consommé. Depuis
cinq ans, le « roi de la raison », selon l'expression de Denis Crouzet, est
effectivement installé sur le trône et, en sa personne, c'est l'État qui règne.
Cette même année 1599, par exemple, l'historien La Popelinière célèbre dans
l'État, « gardien de nos biens, vies et honneurs », « la plus louable et nécessaire
institution qui fut oncques introduite pour l'entretien de cette société humaine
»20. C'est en fonction de cet État désormais puissamment installé que la raison
d'État va sortir de l'ombre et faire officiellement florès. L'expression va devenir
l'un des vecteurs privilégiés de l'universelle diffusion du nouveau langage de la
politique.

L'ENJEU RELIGIEUX DU CONCEPT D'ÉTAT

Sur fond de plus d'un quart de siècle d'inexpiables luttes de religion, l'État
s'impose comme le pacificateur par excellence. Sa victoire est celle d'une «
raison d'État » pour ainsi dire jamais expressément nommée comme telle dans
les textes qui nous restent, mais qui forme le motif sous-jacent des emplois du
terme21. Ce dernier est en effet le drapeau du tiers parti des Politiques dans sa
volonté d'en finir à tout prix avec l'affrontement des catholiques et des
huguenots. Un affrontement d'autant plus intolérable et destructeur, en cette
dernière phase, que le parti huguenot se trouve être aussi celui de l'héritier
légitime du trône, et qu'en face la Sainte Union qui regroupe les « catholiques
zélés » n'hésite pas à faire appel, plaçant la cause de la foi au-dessus de toute
autre considération, non seulement au glaive spirituel du pontife romain, mais
aussi au glaive temporel de l'ennemi principal et traditionnel, la « très
catholique » monarchie espagnole. En regard de cette division et de la
monstrueuse confusion qu'elle engendre, l'« État » prête corps à une double
aspiration. Vis-à-vis du dehors, il fournit l'emblème d'une aspiration qu'on
peut, pour le coup, appeler « nationale » sans trop risquer l'anachronisme : il
mobilise l'esprit gallican contre les empiétements de la papauté et plus encore
la fibre patriotique des « bons Français » contre le péril de la « monarchie
universelle » incamé par l'Espagne22. À l'intérieur, « l'État » renvoie au point de
vue supérieur de l'unité et donc de l'autorité de la chose publique aux dépens
de l'adhésion confessionnelle. C'est en ce sens que Bodin, dans l'Apologie de
René Herpin où il répond en 1581 aux critiques de la République, réaffirme que
« jamais Prince souverain bien conseillé ne doit être partisan, ni suivre la
querelle de ses sujets, ni ravaler jusque-là le degré de juge souverain où Dieu l'a
posé, pour se faire ennemi des uns et compagnon des autres ». Le Prince,
poursuit-il, qui voit ses sujets « bandés de part et d'autre pour le fait de
religion, doit passer par souffrance ce qui ne se peut ôter », car l'expérience
nous apprend que « presque tous princes de la terre » sont réduits à cette «
nécessité de souffrir diversité de religions »23. C'est à cette volonté
d'impartialité qu'en ont spécialement « les bons catholiques ».
Ils conspuent avec la dernière vigueur ces politiques « qui ont sans cesse
l'État en la bouche [...] sans se préoccuper en premier lieu de la sainte religion24
». On discerne l'enjeu : au travers de l'État tend à prévaloir une fidélité
prééminente par rapport à l'appartenance religieuse. Trait capital que ramasse
une formule des « politiques » qui, martelée sous diverses variantes, va devenir
classique : « L'État n'est pas dans la religion, mais la religion dans l'État » —
version empruntée à un anonyme de 1588. En 1585, Pierre de Belloy écrivait
déjà : « La République n'est pas dans l'Église, mais au contraire l'Église est dans
la République25. » Formidable renversement qui ne révèle toute sa portée que
lorsqu'on mesure le transfert de religiosité sur l'État dont il s'accompagne.
L'opposition ne passe pas simplement entre les valeurs séculières de la politique
et les valeurs religieuses du salut : elle passe entre deux formes, ou deux âges, de
religion. Et ce qui va l'emporter avec Henri IV, ce n'est pas platement le point
de vue laïc de l'État, c'est un État devenu une fin religieuse en lui-même. Cela
dans le cadre d'un basculement global vers une religion de la réalisation
terrestre — l'accomplissement du royaumenation par l'opération roi-État —
dont la thèse magistrale de Denis Crouzet a si lumineusement fait ressortir la
puissance d'apaisement26. L'État reçoit son nom, autrement dit, en même
temps qu'il devient l'objet d'une véritable religion, prenant le relais de la
religion royale qui s'était de plus en plus ostensiblement déployée au cours du
dernier Moyen Âge et de la Renaissance. La doctrine du droit divin dont on
évoquait un peu plus haut le tranchant polémique en reçoit un surcroît notable
de signification : la relation « immédiate » du roi à Dieu n'est pas seulement
moyen d'indépendance (et de supériorité) vis-à-vis de la médiation ecclésiale,
elle joue aussi comme source d'une religiosité intrinsèque de la royauté d'État.
Nous sommes en présence d'une de ces séquences historiques où l'essentiel
et le circonstanciel se conjoignent. On conçoit en quoi la conjoncture se prête
à rendre la notion d'État collectivement lisible. La division guerrière des
croyances fait apparaître l'urgente nécessité d'une instance tierce, capable
d'irrésistiblement s'imposer pour produire la paix. Mais pas n'importe quelle
paix, insistons-y, ni une paix dont le prix serait indifférent. Car en cette guerre
sans merci, il y a de l'ultime valeur : le salut. Si instance tierce il doit y avoir, il
faut donc que la suprématie dont elle est porteuse soit susceptible de
l'emporter jusques et y compris sur les suprêmes engagements. Par où le souci
de conciliation le plus pragmatique emporte une option théologique décisive.
Et d'autant plus la nécessité principielle de ce tiers est-elle ressentie comme
pressante qu'il y a carence de sa matérialisation dans la personne royale.
L'ouverture du problème de sa succession met à nu la faiblesse de l'autorité
dont jouit Henri III, faiblesse qu'il aggravera par ses erreurs de manœuvre —
Botero ne manque pas de relever comme une faute typique sa fuite devant « la
sédition et soulèvement de Paris », lors de la journée des Barricades de 158827.
Avec cet effet paradoxal de faire ressortir la force de l'héritage et l'intrinsèque
solidité de l'institution tombée en si piètre incarnation. Miracle des acquis
d'une longue histoire et de la providence divine, tenant debout « l'État de
France » au milieu d'une tourmente qui eût pu l'emporter, que salueront
nombre de contemporains. Pis encore, à la mort de ce roi de peu abattu
comme tyran, il y aura carrément, durant quelque cinq ans, de 1589 à 1594,
vacance de fait du trône — une vacance soulignée à dessein par le titre attribué
à Mayenne, à la tête de la Ligue : Lieutenant général de l'État et couronne de
France. Peut achever de prendre consistance, de la sorte, et sous l'angle
prospectif, cette fois, la figure d'une autorité détachée de son personnificateur
cependant indispensable : la légitimité de l'État d'abord, quoi qu'il en soit de la
foi du roi. Ce finira au demeurant par être l'avis de l'héritier légitime lui-
même, en son « saut périlleux » — c'est son mot — d'une confession à l'autre,
que la postérité caricaturera dans le cynisme apocryphe du « Paris vaut bien
une messe ». En ralliant le catholicisme majoritaire de ses sujets, Henri IV
subordonne ses propres convictions aux impératifs de la paix publique et traite
la religion comme un fait que le prince doit politiquement prendre en compte
avant d'y voir une matière de conscience. N'importe ses sentiments intimes,
c'est la signification objective que prend son acte. Tout se passe un instant
comme si le roi existait pour l'État, et non, comme dans l'ordinaire des temps,
l'État par le roi. C'est en ce sens que le sacre du 27 février 1594 a valeur
symbolique de sacre de l'État et d'une certaine raison d'État avec lui.
Mais ces données conjoncturelles ne jouent efficacement que dans la mesure
où elles font marcher avec elles de plus profonds et de plus puissants ressorts.
Elles mobilisent, ainsi qu'il a été souligné à plusieurs reprises, un legs immense
et un énorme poids de passé. Pas de dégagement de l'« État », d'évidence, sans
la possibilité de faire fonds sur les innombrables acquis d'une construction
multiséculaire donnant épaisseur à la chose, mais aussi, pour ce qui est du mot,
prêtant sens à l'existence autonome de la catégorie. Encore ces données
d'héritage n'exercent-elles un effet déterminant que parce qu'elles se
combinent à leur tour avec les incidences d'un tournant théologique capital
qui leur confère un nouveau relief.
Je ne puis m'étendre sur cette élaboration sédimentaire. Je me contenterai de
rappeler ce qui en forme l'âme du point de vue qui nous concerne, celui des
possibilités de pensée : l'érection des collectifs, et singulièrement des corps
politiques, en personnes morales, au travers de la continuité dans le temps28.
L'État est le concept d'une de ces entités qui « ne meurent jamais » et qui
s'élèvent, grâce à cette identité à elles-mêmes au milieu du renouvellement des
hommes et des accidents du devenir, au rang de personnes angelomorphes,
invisibles et transcendantes comme leurs correspondants célestes, mais d'une
transcendance toute terrestre, puisque purement faite d'une durée humaine
élevée, par l'absence d'interruption, au-dessus d'elle-même. L'État, en un mot,
est intellectuellement constitué par cette perpétuité que Bodin incorpore, non
sans quelque peine d'ailleurs, dans sa définition de la souveraineté29. Pour
pouvoir valablement parler de l'« État en soi », comme dit quelque part Bodin,
il faut qu'il soit doté d'un principe intrinsèque de consistance, au-delà des
agents qui lui prêtent existence effective. C'est la transcendance temporelle qui
le lui procurera, rendant ainsi concevable la dissociation de la quasi-personne
étatique d'avec les individualités qui l'incarnent. Une analyse complète devrait
montrer ici comment ce mouvement, loin d'aller au bout de lui-même, s'arrête
autour de 1600 en passant compromis avec le mouvement contraire. La même
préoccupation de continuité, appliquée à cet autre corps politique qu'est le
corps du roi, conduit, au nom de la perpétuité de la dynastie, à exalter son
personnificateur vivant. De sorte qu'on verra coexister sur deux siècles,
intriquées en une secrète et mortelle contradiction, une monarchie
d'abstraction, œuvrant à l'impersonnification de l'État, et une monarchie
d'incarnation, réactivée dans sa traditionnelle identité de sang par la neuve
exigence de durée. C'est en cette conjonction que le dégagement du principe
étatique s'interrompt aussitôt effectué, avant qu'un nouveau régicide ne lui
permette de reprendre son cours. Pour longtemps, il va s'immobiliser entre les
pôles que les apophtegmes louis-quatorziens exprimeront au mieux : d'un côté
le douteux « l'État, c'est moi » et de l'autre, le certain et ultime « je meurs, mais
l'État subsistera toujours » — leur opposition ne doit pas dissuader, mais au
contraire inciter à les rapprocher.
Le facteur capital est cependant ailleurs. Il est religieux et métaphysique. Il
réside dans la redéfinition du rapport entre ciel et terre qui s'impose alors dans
l'élément du politique — on peut aussi bien et circulairement l'appeler une
redéfinition religieuse du politique qu'une redéfinition politique du religieux.
C'est à sa lumière que les termes de la situation et l'héritage juridico-
théologique de la transfiguration des collectifs en « corps mystiques » vont se
charger d'une portée décisive. L'« État », pour schématiser en quelques phrases
un parcours infiniment complexe, naît de l'aboutissement et du dénouement
dans l'ordre politique de la crise de la médiation ouverte par la Réforme dans
l'ordre religieux. L'autonomisation de la sphère terrestre frappe d'une
irrémédiable incertitude les prétentions de l'Église à constituer l'intermédiaire
obligatoire entre ici-bas et au-delà. Avec un Dieu que la clôture du monde
humain sur lui-même éloigne dans une altérité radicale, il n'est de relation
possible qu'intérieure et directe — ce que condense l'exigence luthérienne de «
la foi seule » en matière de salut. Le statut de l'autorité politique s'en trouve
forcément affecté, en tant que manifestation et relais de la volonté divine. C'en
est fini de sa sacralité, si l'on veut bien prêter au mot, pour une fois, une
acception un peu rigoureuse, c'est-à-dire de la possibilité de se présenter
comme une émanation substantielle de l'au-delà. Le prince ou le magistrat ne
peuvent qu'être désignés de Dieu — ils sont « de droit divin », ils ne sauraient
être dits participer du divin. Ils ne sont en ce sens pas plus sacrés que l'Église
prétendument médiatrice n'est prolongement de l'invisible céleste dans son
édifice terrestre. Alors, maintenant, pourquoi est-ce qu'en France cette crise de
la médiation qui est une crise ontologique, une crise des modalités du lien
entre visible et invisible, a pris ces proportions de tragédie, dans le déchirement
entre une réformation impossible et la défense également en forme d'impasse
de la catholicité traditionnelle et de sa foi d'immanence, c'est une énigme dont
la solution reste toute à trouver. Mais on conçoit comment, en fonction de cet
affrontement : sans issue sur le terrain religieux, c'est un dénouement politique
qui va s'imposer. Il va apporter, au travers de la redéfinition de l'autorité d'ici-
bas, l'équivalent de la stabilisation du rapport à l'au-delà produite par la
formule réformée de la justification par la foi. Cela moyennant une
spectaculaire ascension de l'instance politique qui la met en posture de rendre
lisible la nouvelle articulation des ordres de réalité. Nous sommes assurés de
trouver Dieu en notre for intime dans la mesure même où nous le savons de
tout à fait ailleurs, et nous le connaissons pour tel dans la mesure où la
fermeture de l'univers des hommes sur sa consistance propre s'atteste dans un
pouvoir « qui n'a rien au-dessus de lui ». C'est de ce passage à la supériorité
absolue que l'État est le concept. Le pouvoir sacré, toujours dans la rigueur du
terme, n'exprime qu'une supériorité métaphysiquement relative, puisque ne
correspondant qu'à un degré dans une hiérarchie admettant des degrés
supérieurs — un degré certes éminent et stratégique, celui de la conjonction
entre visible et invisible, mais un degré qui se présente comme subordonné
jusque dans ce qui l'élève au-dessus des autres vivants-visibles. Au lieu que dans
le pouvoir de droit divin, c'est très exactement l'impossibilité de pareille
conjonction qui s'expose, et partant une suprématie parfaite dans son ordre, la
plus haute qui se puisse concevoir à l'intérieur de l'univers naturel, une
suprématie sans autre correspondant que la toute-puissance de Dieu dans le
monde surnaturel. A côté de l'ordre religieux proprement dit, ordre des
relations singulières entre les âmes et Dieu, nullement ébranlé, mais plutôt
conforté par cette ferme réarticulation entre ici-bas et au-delà, s'installe de la
sorte un ordre politique à la fois indépendant vis-à-vis de toute autorité
religieuse, et pourvu de sa religiosité propre, puisque manifestant, dans sa
sphère et ses perspectives toutes terrestres, un autre aspect de la relation au
divin en dehors, encore une fois, de la quête individuelle du salut. Il est besoin
d'avoir cette ambiguïté en tête si l'on veut comprendre comment de bons
chrétiens ont pu, sans cynisme ni tourments, sacrifier au culte de l'État30.
Il ne suffit donc pas, pour bien entendre ce qui se joue avec l'avènement de
la conceptualité politique moderne, d'écarter les naïvetés de la « laïcisation » et
de rappeler le rôle éminent des spéculations ecclésio-théologiques médiévales
dans la construction de la catégorie de souveraineté, comme l'a
remarquablement fait Jean-François Courtine31. Encore faut-il précisément
caractériser à sa date cette révolution religieuse de la politique ou cette
révolution politique de la religion qui interviennent à la fin du XVI e siècle et
qui non seulement vont conditionner le transfert des attributs et prérogatives
de l'autorité spirituelle sur l'autorité temporelle, mais aussi pourvoir cette
souveraineté héritée de sa signification définitive et spécifiquement moderne.
C'est en fonction de cette élévation métaphysique de la puissance temporelle
qu'appelle la séparation de Dieu que les idées de prééminence interne et
d'indépendance externe contenues dans la notion de souveraineté prennent
leur plein relief, en même temps que l'État en reçoit sa ferme identification.
Soit par exemple les définitions fameuses que propose Loyseau dans son
Traité des seigneuries de 1608 (deux ans avant le deuxième régicide, quand
Henri IV succombe sous le couteau de Ravaillac) : « La souveraineté est la
forme qui donne l'être à l'État [...]. La souveraineté est le comble et période de
la puissance où il faut que l'État s'arrête et s'établisse32. » Derrière semblable
postulation de plénitude, il y va du réaménagement du séjour terrestre
impliqué par le glissement d'un âge du divin à un autre — qui est en fait
glissement d'un âge ontologique à un autre. C'est la disjonction de l'ici-bas et de
l'au-delà, du visible et de l'invisible (dont va sortir et témoigner aussi bien, au
même moment, la science moderne) qui investit l'autorité parmi les hommes
de cette fonction de référence exclusive et déterminante que va spécifier la
notion d'État. On n'a pas de peine à concevoir comment pareille aspiration
vers le haut rend pensable sous un nouveau jour la différence interne de l'« État
» et de ses assujettis, et avec de considérables conséquences. Au regard de la
supériorité absolue imprimée au lieu du pouvoir, il n'existe que des sujets
identiques — où l'on saisit le fondement de l'égalité dans la souveraineté, une
égalité abstraite, indifférente aux qualités et statuts des personnes. Il est vrai
que cette idée de séparation comme constitutive de l'État doit être introduite
avec prudence puisque par un autre côté la même logique tend à faire du
pouvoir le principe d'ordre ou le facteur de cohésion par excellence, et à
ramener par ce canal l'exigence de son unité avec le corps politique. Mais il
n'est pas moins important de discerner comment, à la faveur de ce
redéploiement, l'indépendance de la communauté politique vis-à-vis de l'extérieur
se charge d'une signification nouvelle. Elle devient en son « autarcie » —
antique notion réélaborée dans la « société parfaite » des théologiens du Moyen
Âge et réactivée ici dans un emploi inédit — le réceptacle d'un
accomplissement destiné à manifester la grandeur de Dieu dans un
accroissement indéfini de la plénitude terrestre et humaine. Nous touchons à la
racine religieuse et métaphysique du fait national, ainsi qu'au phénomène
crucial qui en est inséparable : l'État comme dynamique. En même temps qu'il
reçoit sa dénomination, il se voit pourvu d'une tâche et d'une perspective qui
annoncent sa montée en puissance. Au rebours de l'ancienne logique impériale,
qui faisait dépendre l'accès à l'universel de l'insertion dans l'horizon du
rassemblement et de l'unité du genre humain, c'est à l'intérieur de la
particularité, du dedans de ces frontières jalousement défendues et de cette
identité singulière âprement affirmée, que s'effectuera désormais la recherche
de l'universalité. L'émergence du concept de l'État, autrement dit, et ce n'est
pas son moindre aspect, est indissociable de la ruine de la societas christiana. Se
trouve consacrée avec lui une irréductible pluralité des communautés politiques
(en balance les unes avec les autres), en laquelle s'abîme irrémédiablement la
vieille société universelle qui donnait sens, et c'est là qu'est l'enjeu sensible, à
l'union de la foi et du pouvoir. L'émoi des âmes dévotes et des esprits ancrés
dans la tradition, devant l'avènement du nouveau système de Dieu, du monde
et de l'homme, n'était pas sans quelque fondement.
Je voudrais à ce propos faire une brève observation sur la réflexion politique
de la seconde scolastique qui se déploie parallèlement au mouvement que nous
venons de décrire et pour partie directement contre lui ou ses conséquences.
En sa pointe polémique, comme on sait, elle est expressément dirigée en
particulier contre la subversion religieuse introduite par la doctrine du droit
divin des rois. L'affaire du serment d'allégeance imposé par le roi d'Angleterre
à ses sujets catholiques, en 1606, et ses suites, suscitent ainsi la Defensio fidei de
Suarez, publiée en 1613 et condamnée à Londres l'année même de sa parution,
à Paris l'année suivante. Mais ce que je voudrais faire sommairement ressortir,
c'est que cette réflexion n'en participe pas moins du même âge théologique que
les « nouveautés » qu'elle condamne, et qu'elle contribue à sa façon au même
résultat sur le plan conceptuel qui nous intéresse. Pour réfuter l'idée d'une
investiture divine « immédiate », Suarez prend acte à la base de la rupture avec
l'âge de la sacralité des rois dont elle procède. Il n'y a pas davantage pour lui de
participation de l'autorité royale à la réalité divine. C'est à partir du deuil de
cette conjonction à l'ancienne que se déploie le schéma génétique qu'il propose
comme alternative : la souveraineté n'est pas donnée au prince directement par
Dieu, elle est conférée de manière immanente à la communauté dans son
ensemble, qui la transfère sur le prince, dans un second temps, par un acte
d'aliénation sans retour. La construction, par ailleurs, représente un apport
notable au dégagement du concept d'Etat. La souveraineté populaire
primordiale qu'elle postule aide à rendre concevable la distinction entre le
gouvernement légitime et le fondement légitime du gouvernement. Tandis que
d'autre part l'idée d'une aliénation définitive de cette souveraineté originelle
conspire à rendre lisible en son principe la différence du pouvoir de la sorte
créé d'avec le peuple sujet. Comme quoi la défense de la tradition peut être
l'une des voies les plus sûres de l'innovation. Parler de réaction à l'émergence
de l'État, ce peut être line invite à détecter le travail du nouveau au milieu de
ce qui apparemment le conteste.

L'ÉTAT DE LA RAISON D'ÉTAT


Afin d'affermir encore la perspective, on la prolongera quelque peu, en
soulignant la continuité entre ces conditions initiales de déploiement du point
de vue et du langage de l'État dans le contexte français, et l'âge d'or que va
connaître l'État de la raison d'État sous Richelieu. Le vif du problème, d'une
situation à l'autre, demeure le conflit entre fidélités religieuses et impératifs
étatiques.
La querelle ne s'est jamais interrompue. Au contraire, même, l'assassinat
d'Henri IV et les multiples incertitudes de la Régence ouvrent une nouvelle
période faste pour la bataille des pamphlets33. Le choc du régicide rallume la
dispute autour du tyrannicide déclaré légitime par d'aucuns auteurs
catholiques pour motif de religion. Se trouve ainsi reposée dans toute sa force
la grande question de la supériorité du droit politique par rapport à l'autorité
religieuse et aux inspirations de la foi. Elle culminera dans son expression avec
l'affaire de l'article sur le droit divin des rois proposé par le tiers-état aux états
généraux de 1614. Afin de mettre l'investiture royale à l'abri des contestations
et attentats au nom de la foi, le tiers proposait de faire admettre comme « loi
fondamentale du royaume, qui soit inviolable et notoire à tous, que comme il
est reconnu souverain en son État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il
n'y a puissance en terre, quelle qu'elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait
aucun droit sur son royaume, pour en priver les personnes sacrées de nos rois,
ni dispenser ou absoudre leurs sujets de la fidélité et obéissance qu'ils lui
doivent, pour quelque cause ou prétexte que ce soit34 ». Contre quoi le clergé
fera valoir qu'il n'était pas possible de disposer de la sorte « des choses divines
sans recourir à l'Église », fût-ce pour le salut de l'État. Il obtiendra le rejet ou
du moins la mise en suspens de cette tentative pour faire consacrer la fidélité
religieuse à l'autorité politique hors l'Église. L'essai n'en aura pas moins fixé
l'esprit qui s'imposera comme l'esprit de fait de l'institution. Le « coup d'État »
du jeune Louis XIII, se saisissant de son office de roi, en 1617, par l'assassinat
du favori de sa mère, remet spectaculairement à l'ordre du jour, quant à lui, la
question des « moyens extraordinaires » que peut exiger le gouvernement. Il
laisse entier, en revanche, le problème de l'orientation de la politique étrangère,
sur laquelle se partagent les « dévots », tenants de l'alliance espagnole au nom
des intérêts supérieurs de l'union catholique en Europe, et les « bons Français »,
faisant passer l'intérêt du royaume avant toute autre considération, à l'instar
des « Politiques » leurs aînés, et opposés à l'alignement sur les Habsbourg. C'est
sur ce front que le grand retour de Richelieu au ministère, en 1624, et la
reprise de l'offensive « couverte » contre la maison d'Espagne qu'il impulse
d'entrée, avec l'affaire de la Valteline, vont soulever la tempête. Explose ici la
polémique au travers de laquelle la raison d'État va se trouver solennellement
intronisée en France et s'installer au cœur de la vie publique.
La politique qu'engage Richelieu, et qu'il développera avec l'implacable
opiniâtreté que l'on sait, jusqu'à l'entrée en guerre « ouverte » en 1635, a de
quoi heurter les consciences dévotes : elle implique l'alliance avec les «
hérétiques » contre le pilier principal de la puissance catholique en Europe, au
prix de l'affrontement direct avec la papauté s'il le faut. Elle passe par le «
mariage anglais » de la sœur du roi avec le prince de Galles (négocié par le
cardinal de Bérulle en personne), par l'alliance avec les calvinistes hollandais,
par l'aide au général luthérien Mansfeld, mais aussi, acte d'une grande portée
symbolique, par le combat contre les troupes pontificales35. Cela au nom d'un
Intérêt de l'État réputé passer en la circonstance devant les intérêts de la foi. Car
« autres sont les intérêts d'État qui lient les princes et autres les intérêts du salut
de nos âmes36 ». Dans le prolongement du Discours sur l'occurrence des affaires
présentes de janvier 1625, qui expose les quatre « raisons d'État » obligeant les
rois à défendre leurs alliés, et plus concrètement la nécessité de contenir la
puissance espagnole par une large alliance de tous les ennemis des Habsbourg,
un second pamphlet, La Ligue nécessaire, précise que les différences religieuses
entre coalisés n'ont pas d'importance, puisque tous savent que la ligue ainsi
projetée est « un fait d'État et non un fait de religion37 ».
Cette doctrine de l'intérêt reçoit d'ailleurs l'une de ses premières défenses et
illustrations en règle très exactement à ce moment-là, en 1624, avec le Discours
des princes et estats de la chrétienté. Il est devenu célèbre depuis que Meinecke l'a
installé en bonne place dans sa généalogie de l'idée de raison d'État. On
connaît les formules : « [...] ce qu'il y a de princes au monde ne se gouverne
que par les intérêts et ne se meut qu'au branle de la bonne ou mauvaise fortune
des autres, selon les occurrences favorables ou contraires. » De cette thèse
théorique, il suit la démonstration pratique que « tous les princes et États de la
chrétienté non sujets ou partisans d'Espagne ont de l'intérêt à lui former un
contrepoids nécessaire38 ». Le duc de Rohan élèvera l'idée à son expression
classique, dix ans plus tard, avec les phrases fameuses qui ouvrent son
justement nommé Intérêt des princes : « Les princes commandent aux peuples,
et l'intérêt commande aux princes. La connaissance de cet intérêt est d'autant
plus relevée par-dessus celle des actions des princes qu'eux-mêmes le sont par
dessus les peuples39... » On reviendra sur la signification de ces propos, plus
rituellement cités peut-être que reconnus dans leur véritable portée.
Il ne s'agit pas d'entrer dans une analyse détaillée de la politique selon la
raison d'État à l'époque de Richelieu. Mon intention se bornait à mettre
succinctement en lumière, encore une fois, la continuité de problématique
unissant cette phase d'épanouissement du thème — et de consolidation
décisive de l'État — à la phase germinative de la fin des guerres de Religion.
Dans les années 1620 comme dans les années 1590, c'est d'abord et
principalement la collision entre les réquisitions de la catholicité et les
exigences de la survie et prospérité du royaume qui fait de l'État un problème,
le problème que désigne la raison d'État. Quand Richelieu, du reste, écrit en
1616 dans les instructions à l'ambassadeur Schomberg : « […] divisés en la foi,
nous demeurons unis en un prince au service duquel nul catholique n'est si
aveugle d'estimer en matière d'État un espagnol meilleur qu'un français
huguenot », il pense manifestement sous l'empire d'une mémoire toujours
fraîche — un politique du temps de la Ligue n'eût point désavoué l'esprit de
son propos40. Sans doute ne saurait-on réduire les usages de la raison d'État à
cette seule dimension extérieure. Singulièrement après le tournant de 1630 qui
voit l'éclatante confirmation du ministériat de Richelieu, la notion va couvrir à
l'intérieur les moyens expéditifs d'une réduction impitoyable des oppositions.
Du maniement extensif de la notion de lèse-majesté aux châtiments préventifs,
se déploiera contre les fauteurs de troubles, ennemis du prince et rebelles à
l'autorité, la gamme complète de ces « coups d'État » que Naudé théorisera en
163941. C'est l'aspect de la politique du cardinal que la postérité a retenu et
amplifié jusqu'au légendaire — son versant « machiavélien ». Il est
extrêmement trompeur si on le considère isolément, abstraction faite du
système de l'État où il s'inscrit et de la logique religieuse qui en commande
l'économie. Car jamais celle-ci sans doute n'aura été plus claire que chez notre
théologien-ministre, préoccupé toute sa vie de doctrine et de réunion à l'Église
des confessions séparées42. Sa sincérité chrétienne ne saurait être mise en
question, mais elle coexiste, ou plus exactement elle emprunte pour partie les
voies d'une authentique dévotion à l'État. Nulle trace en effet d'« esprit laïc »
chez ce praticien froid du calcul politique : « Ce qui est fait pour l'État est fait
pour Dieu qui en est la base et le fondement », réaffirme le Testament
politique43. A part de la relation à Dieu en vue de l'autre monde par le canal de
la Sainte-Église, il est un second domaine où il y va également de l'exaltation
de la gloire de Dieu, mais en ce monde celui-ci, et par conséquent selon de
tout autres moyens, ceux appropriés à l'efficacité des entreprises terrestres
quand de surcroît elles n'ont rien au-dessus d'elles. À la différence des âmes,
explique quelque part Richelieu, « les États n'ont pas de subsistance après ce
monde, leur salut est présent ou nul44 ». C'est à propos de la papauté que l'on
saisit le mieux, peut-être, la façon dont s'effectue dans son esprit la
combinaison de la « politique moderne » et de la fidélité à la foi traditionnelle :
« La raison et l'expérience nous montrent, écrit-il, qu'il faut pour le bien de
l'Église qu'il y ait balance entre les princes temporels, en sorte que dans leur
égalité l'Église puisse subsister et se maintenir en ses fonctions et en sa
splendeur, autrement le pape ne pourrait être, comme il se doit, père commun
de tous les princes chrétiens, mais serait contraint d'être serf et simple
chapelain du plus puissant45. » Les fonctions de l'Église, autrement dit, se
situent dans un élément qui n'a rien à voir avec celui où opèrent les puissances
temporelles, et elle n'a qu'à gagner à l'autonomie de ce dernier, qui sera
d'autant mieux garantie qu'il y a balance entre les différents États. À quoi il
faut cependant ajouter que pour les serviteurs de ces États, il y va dans leur
tâche d'une forme de « salut », qui n'est pas le leur, mais celui de cette entité de
consistance purement terrestre, dont le sort néanmoins engage la cause de
Dieu. Encore une fois, c'est cette captation de religion par l'État dans le temps
même de la dissociation des deux ordres qui constitue le point crucial. En son
élévation au rang de suprême autorité dans son ordre, élévation qui le fonde le
cas échéant à combattre de front une autorité spirituelle sortie de son rôle, ou
bien à imposer sa loi par-dessus la conviction des fidèles, il gagne une manière
de légitimité surnaturelle qui fera de croyants fervents les zélateurs sans
scrupules d'une puissance exclusivement naturelle devenue fin en soi. Là est le
vrai mystère de l'État, tel que le contexte français nous a permis d'en suivre la
venue au monde et la prime affirmation. Le processus dont il reçoit sa
dénomination est religieux en son fond ; il est inséparable de la reconnaissance
d'une raison d'État dont le tranchant est primordialement tourné contre les
prétentions de l'autorité religieuse ; tranchant qui ne l'empêche pas toutefois
d'entrer dans le monde pourvu de sa religiosité propre. C'est sous le jour de
cette équation, telle que le moment Richelieu la confirme et l'explicite, qu'il
faut comprendre les réactions au séisme mental suscité par l'advenue de cet être
qui ne pouvait que paraître monstrueux à beaucoup, au regard tant de la nature
que de la surnature.

RAISONNER L'ÉTAT :
LA PENSÉE COMME DÉFENSE

L'imputation de « machiavélisme » est pour partie une commodité


polémique — il n'est pas d'acteur ou d'auteur politique qui ne se verra
appliquer l'épithète infamante, à commencer par les jésuites —, pour partie
une manière vague de saisir ce qui est en cause par ses conséquences, à savoir
une certaine autonomie du raisonnement ou du calcul politique, pour laquelle
l'étiquette d'« athéisme » fera aussi d'abondance l'affaire. Mais ce dont il s'agit
est d'une autre nature et d'une autre ampleur que cette résultante
approximativement nommée. Si rupture politique il y a, elle est celle qui
découle de la traduction dans la forme du lien de société du passage d'un âge
du divin à un autre, de la substitution d'une économie métaphysique à une
autre. C'est en fonction de cet enjeu fondamental que se déploie la réplique des
théoriciens de la raison d'État. Elle porte sur l'ensemble : l'affrontement est
système contre système. Elle n'est nullement homogène pour autant. Comme
toujours, face à la menace du nouveau, les stratégies de réponse divergent,
depuis le rejet pur et simple et la réaffirmation de l'ancien, jusqu'à une
intégration de la nouveauté qui se voudrait neutralisante, mais qui peut s'avérer
déstabilisante, aussi bien, pour le cadre traditionnel qu'on entendait
sauvegarder.

1. C'est cette posture défensive qui fonde en l'occurrence la possibilité de la


théorie. C'est parce qu'ils s'appuient sur une solide tradition de pensée que
Botero et ses émules peuvent élever l'objet « raison d'État », moyennant
appropriation critique, au statut d'objet de spéculation. Pour le dire autrement,
il n'y a, à la date, de théorie de la raison d'État possible que du côté de ses
adversaires. Si cette bavarde raison d'État des places publiques et des cours ne
prend pas forme d'écrits un peu substantiels, ce n'est pas par simple carence de
talents. Si les « politiques » du temps de la Ligue ou les « bons Français » des
débuts du règne de Louis XIII ne coulent pas la défense de leur cause dans des
expositions méthodiquement argumentées, ce n'est certes pas par indifférence
de praticiens de la politique vis-à-vis des ressources de la théorie. C'est parce
qu'ils ne disposent pas, au-delà de la justification pragmatique de leurs choix et
de leurs engagements, des moyens d'expliciter au fond les principes qui guident
leur conduite. Ils mettent en œuvre, sous le nom d'État, une construction qui
appelle une refonte complète des horizons intellectuels de la politique. Ils
peuvent avoir le sentiment de cette exigence, à preuve la revendication
d'originalité d'un Bodin, lorsqu'il redéfinit la souveraineté, revendication
ratifiée par l'accueil réservé à son propos, ou bien encore la recherche d'un
cadre de référence approprié à la nouveauté des temps et de ses tâches dont
témoigne la diffusion du tacitisme à partir des années 1570. Ils n'ont pas les
instruments et le cadre pour penser les tenants et les aboutissants de cette
révolution dont l'explicitation n'interviendra véritablement qu'avec Hobbes.
C'est du camp d'en face, en cette fin XVI e début XVII e siècles, que la fracture
est lisible et traitable au plan des principes, négativement, au travers de l'effort
pour la contenir. La raison d'État devient objet de théorie par la tentative pour
l'inscrire dans le cadre même qu'elle subvertit.
La géographie intervient ici. L'épicentre du mouvement ne se situe sans
doute pas pour rien en Italie. Les acquis d'une expérience exceptionnelle,
réfractés par une riche littérature, y ont prépare les esprits à la réflexion sur les
évolutions de l'univers politique. En même temps, si elle en a subi les
contrecoups, l'Italie a échappé à la coagulation des grandes monarchies
territoriales, avec les effets d'érosion et de désagrégation de la synthèse
aristotélo-chrétienne entraînés par l'affirmation des appareils souverains et des
particularités nationales (encore qu'avec l'exception vénitienne la prétention de
l'autorité politique de se subordonner l'autorité religieuse y soit dignement
représentée, ainsi que l'affaire de l'Interdit le fera éclater au grand jour en
1606). D'où peut-être une vitalité maintenue du cadre traditionnel de pensée,
ailleurs davantage affaibli, voire affecté dans ses fondements (ce qui ne
l'empêche pas, bien sûr, d'avoir de fervents défenseurs en France, comme dans
l'autre sens, du côté italien, sur le front de la science, l'œuvre d'un Galilée
témoigne de ce que la dislocation des anciens présupposés chemine partout).
Relancée par le concile de Trente, la monarchie spirituelle romaine est en phase
offensive et sa pression reconquérante se fait vigoureuse. A quoi il faut ajouter
enfin les incidences de l'insertion dans la sphère de domination espagnole. Elle
n'est pas sans rendre sensibles, d'abord, les bienfaits pacificateurs de la
monarchie universelle. Surtout elle donne pour axe naturel à la réflexion la
confrontation avec la France, qui fait figure en regard de creuset de l'impiété
politique, prise qu'elle est dans la tentation de placer la cause nationale et
l'intérêt de l'État au-dessus de tout — encore la situation d'affrontement
oblige-t-elle à ne pas se suffire de l'indignation pieuse, et à assumer les
nécessités de la politique de puissance. Voilà, schématiquement dégagée,
l'équation qui paraît donner sens à la localisation italienne de l'entrée de la
raison d'État en théorie. Il est frappant de constater, en tout cas, que c'est en
une autre future terre classique de l'absence d'État-nation, terre d'Empire,
l'Allemagne, que l'idée connaîtra ses autres développements et prolongements
les plus significatifs. Là aussi, la prégnance de l'héritage aristotélicien, sous le
signe duquel s'effectuent la réception et l'élaboration du nouvel objet, à partir
de Clapmar, en 1605 — mais c'est sous le même signe que s'effectue
l'appropriation de la souveraineté bodinienne chez Althusius, en 1603 —,
semble entretenir quelque rapport avec l'évitement du passage à la forme
territoriale unifiée et de l'expérience du type de prééminence du politique qui
accompagne cette fermeture homogénéisante sur un territoire. La théorie de la
raison d'État, c'est la pensée de l'État du dehors, là où il n'existe pas, à la
lumière de ce que son affirmation effective tend à détruire46.

2. La révolution religieuse et métaphysique de l'État, telle qu'on l'a décrite,


est confessionnellement neutre, en un double sens : elle divise semblablement
les catholiques et les protestants ; à l'intérieur de chaque confession, elle ne
heurte pas de front l'édifice dogmatique, elle porte sur la façon de l'entendre et
de l'habiter. On peut la dire en cela une révolution invisible. Il en résulte en
face qu'on ne peut aucunement identifier l'œuvre réactive des théoriciens de la
raison d'État à une cause religieuse strictement définie. On verra de dévoués
contre-réformateurs catholiques — et des princes de l'Église — du côté de
l'État, et de fervents luthériens ou calvinistes se battre pour le primat explicite
et global du religieux. En chaque camp, c'est l'affaire de « sensibilités », comme
on se résignera à dire faute d'un meilleur mot, qui se laissent mal enfermer en
des doctrines constituées, même s'il y va au fond de systèmes d'options
rigoureusement articulés. Il faut combiner les deux traits : systématicité des
enjeux au plan métaphysique, flou de l'expression dogmatique.
La chose se vérifie sur les trois points fondamentaux qui sont en cause : le
mode de liaison entre le politique et le religieux, la forme du corps politique,
l'inscription des fins dans l'ordre politique. On l'a vu au plus net sur l'exemple
de Richelieu, la foi établie n'est d'aucune manière contestée, elle est hautement
respectée dans son domaine, étant entendu qu'il est un autre domaine, doté de
ses impératifs propres, où ses commandements ne sauraient directement valoir.
Encore ne saurait-on vraiment qualifier ce second domaine de laïc : il
représente une autre façon de servir Dieu, sur la base de la satisfaction
d'exigences purement séculières. Pour les tenants de l'État, il y a deux voies du
service divin, quand pour leurs adversaires dévots il ne saurait y en avoir
qu'une. Le conflit est entre deux visions du lien entre ici-bas et au-delà, l'une,
traditionnelle, qui ne peut les concevoir que dans une continuité hiérarchisée,
avec une subordination marquée des choses de la terre aux exigences du ciel, et
l'autre, moderne, qui pose une disjonction entre ce qui relève du rapport
spirituel à Dieu et ce qui regarde l'action (pour Dieu) en ce monde. Quand
Botero suggère de faire passer les délibérations du Conseil d'État derrière celles
d'un Conseil de conscience « auquel fussent assemblés docteurs excellents en
théologie et droit canon », c'est, au-delà de toutes prérogatives cléricales
concrètes, le principe d'une organisation du monde qu'il défend. Une
organisation non point même chrétienne, mais immémoriale, puisque, note-t-
il, dès « les temps héroïques, les Princes avaient souci des choses sacrées,
comme Aristote enseigne47 ». Une organisation que met à mal l'hérésie
politique moderne, où l'on peut « dresser une raison d'État contraire à la loi de
Dieu, comme autel contre autel48 » — l'acuité de la formule mérite d'être
soulignée. La Réforme a représenté un jalon important dans l'établissement de
cette spiritualité à double registre, sur fond de dualité ontologique ; elle est
restée loin, cependant, de la mener à son terme. Au travers du gallicanisme et
de la foi d'État à la française, elle a fini, en revanche, par fortement s'introduire
dans le catholicisme. De sorte, encore une fois, qu'un bon calviniste
d'orthodoxie théocratique ne sera guère moins heurté qu'un fidèle zélé du
Saint-Siège par le dédoublement de la cause de Dieu entre le salut des âmes et
le salut de l'État. En chaque camp, sous les mêmes mots, à l'intérieur du même
corps de croyances, ce sont deux âges de la foi, deux économies du divin qui
s'affrontent sans se comprendre. De ce trouble intraconfessionnel, la dissidence
janséniste offrira bientôt en France l'expression quintessencielle, tant par son
insaisissabilité que par son retentissement.
Ce passage d'une économie du divin à une autre a son correspondant dans
un changement d'économie du lien social qui va constituer le second enjeu de
la controverse. En très bref, le régime d'imbrication hiérarchique du ciel et de
la terre dans un ordre unique implique, au plan des formes politiques, à la fois
la reconnaissance de la cohésion intrinsèque des corps et communautés
particulières et l'exigence de leur insertion dans l'horizon de la communauté
humaine universelle. C'est seulement à l'échelon de ce rassemblement ultime,
en effet, que se vérifie la conjonction instituante du visible avec son fondement
invisible. Mais elle s'accommode d'un étagement des appartenances où chaque
organisme, qu'il soit vaste comme un royaume ou restreint comme une famille,
tient ensemble par lui-même. L'État naît en subvertissant cette double
articulation. Il ramène l'universel dans les frontières d'une communauté
particulière, en même temps qu'il dissout la légitimité des autres appartenances
communautaires, à commencer par la communauté de foi. Celles-ci n'en
continuent certes pas moins d'exister : elles cessent de faire véritablement lien.
Elles sont dans l'État, un État qui s'établit en s'emparant du monopole de la
cohésion collective. Rupture avec l'universalisme impérial et chrétien,
réduction de la consistance propre des corps sociaux : le corps politique au sens
moderne émerge de cette opération d'arrachement et de transmutation, loin de
la plate évidence où il nous apparaît quand nous le trouvons déjà tout
constitué. Il faut retourner à sa violence d'origine pour concevoir la répulsion
qu'a pu inspirer l'égoïsme d'un genre nouveau revendiqué par les praticiens de
la balance du pouvoir, tournant résolument le dos aux perspectives de l'unité et
de la concorde entre les hommes au profit d'une irréductible rivalité de tous les
instants entre des puissances enferrées chacune dans la poursuite de son seul
intérêt. Ce n'est pas seulement le vieil idéal de la chrétienté qui s'abîme en ce
jeu de forces instable ; c'est bien plus profondément encore, avec lui, la
possibilité même de se figurer une quelconque conjonction de l'établissement
humain avec son suprême principe d'ordre. La nostalgie chnistianoimpériale
reste mesurée chez Botero. Elle perce dans son recours au mythe universaliste
par excellence qu'est le mythe de Croisade, mythe non seulement de la réunion
en mouvement du peuple chrétien, mais mythe également de la conjonction à
venir de la Jérusalem terrestre avec la Jérusalem céleste49. Sa connaissance
résignée du monde le limite toutefois à écrire que la félicité de la lignée
humaine serait plus grande « si le monde entier était réduit sous un seul
prince50 ». C'est chez Campanella que la double figure d'une restauration de
l'unité impériale et d'une réunion du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel
acquiert sa dimension visionnaire, avec l'utopie eschatologique qu'il élabore
autour de 1600 du fond de sa prison napolitaine51. Par un retournement
révélateur, voici la raison d'État mise au service d'une entreprise qui ne propose
rien moins que l'Empire espagnol pour moyen, et la théocratie pontificale pour
but — parfait miroir qui nous la montre dans son contraire, appelée par l'ordre
qui pourrait l'annuler. Mais quand sur un tout autre terrain, non plus celui de
la forme dernière de la communauté humaine, en extension, mais de son mode
de constitution interne, le calviniste Althusius ranime la philosophie des corps
sociaux, il ne fait pas moins œuvre réactive par rapport au même mouvement.
L'inducteur appelant à la fois appropriation et neutralisation n'est pas pour le
coup la raison d'État, mais la souveraineté. Sauf que la souveraineté est la
catégorie couvrant cet accaparement du lien politique par l'État au-dedans qui
accompagne sa captation de l'universel vis-à-vis du dehors. Accaparement qui
tend, donc, à vider les communautés naturelles de leur consistance
indépendante et contre lequel, en même temps qu'au travers duquel, Althusius
s'efforce de restaurer en pensée cette solidarité organique menacée. Il s'agit en
fait d'un autre aspect du même processus, dont l'impact traverse les frontières
confessionnelles. L'émergence de l'État ne bouscule pas que l'ordonnance de la
société universelle, elle bouleverse autant l'intime composition du lien entre les
êtres. Si le point de vue de l'Église romaine et de l'unité catholique est fait pour
rendre particulièrement sensible l'effet désagrégateur des intérêts d'État, le
travail de dissolution des formes organiques de cohésion qui en est inséparable
est fait, lui, pour être ressenti partout — mais plus spécialement peut-être là où
la vie religieuse réformée passe par une certaine immanence « démocratique »
aux communautés locales52.
Il faut reconnaître une sorte de perspicacité seconde, là encore, au reproche
de se détourner du « bien universel » que Botero adresse aux adeptes de la
politique des contrepoids. Le bien particulier qu'ils poursuivent, dit-il en
substance, on s'en souvient, est à ce point particulier qu'il n'est jamais le bien
d'une collectivité quelle qu'elle soit, État ou peuple, mais toujours le bien d'un
individu singulier, de « tel ou tel prince ». Le propos ne fait certes que
reprendre le critère aristotélicien de la constitution défectueuse. En situation,
l'argument n'en touche pas moins à un point effectivement crucial du nouveau
cours, à savoir la façon dont il affecte le statut, la place, la possibilité du bien
commun en politique. C'est le troisième enjeu fondamental engagé dans la
dispute sur la raison d'État. Il est étroitement lié aux deux précédents, mais il
porte, lui, plus spécifiquement sur le cadre et les conditions de la pensée
politique. Il est immédiatement sensible sur le terrain de la balance entre les
puissances. Pour celui qui s'emploie à équilibrer les forces, la question des fins
que doit servir l'État est de nulle pertinence, l'État est une fin en soi — ce qui
fonde Botero à dire qu'il ne regarde à aucun bien commun (mais à ses propres
yeux, bien sûr, le salut de l'État est la figure du bien commun). De même, sur
le terrain religieux, les « impies et fols » qui « donnent à entendre au prince que
les hérésies n'ont rien de commun avec les choses politiques » et qu'il faut
tolérer l'exercice des différents cultes posent que la paix dans l'État est un but
en soi, abstraction faite des finalités religieuses qui pourraient être dévolues à
l'État53. Mais le problème ne s'arrête pas à ces cas de figure ; il est celui de la
mise en place d'un régime de pensée caractérisé par une transformation
radicale du rôle de la finalité dans l'intelligence du réel. La révolution
métaphysique qui installe l'État en position de suprême principe d'ordre parmi
les hommes est aussi une révolution intellectuelle, une révolution dans la
manière de concevoir cet ordre et les conditions qui lui donnent sens. Une
révolution dont on ne peut manquer de relever la congruence avec la
révolution scientifique en train de cheminer, et destinée bientôt, au travers
précisément de l'évacuation du finalisme et de la promotion du mécanisme, à
changer de fond en comble l'intelligibilité des phénomènes naturels. Dans l'un
et l'autre cas, c'est semblablement à la ruine du cosmos aristotélicien, ressaisi
dans un cadre chrétien, que nous assistons. Sauf que dans le cas de la politique,
le problème se pose un peu différemment, parce que la question des fins y est
inéliminable. Il ne saurait y avoir de pensée purement mécaniste du politique.
Tout au plus peut-on parler à son propos d'un équivalent de l'évacuation du
finalisme constitué par le retournement de l'articulation entre l'ordre et les fins.
Disons sommairement que pour la pensée classique, telle que la tradition
chrétienne la reprend et la prolonge, la définition de l'ordre politique est
subordonnée à la détermination des finalités qui sont naturellement les siennes
: le bien-vivre en commun ou le vivre chrétiennement conditionnent
l'agencement de la Cité. Au lieu que pour la pensée moderne l'ordre devient
non pas tant une fin en soi, comme le lui reprocheront ses détracteurs, que la
condition des fins — soit que celles-ci, indéterminables objectivement, se
trouvent renvoyées à l'appréciation des consciences individuelles, soit qu'elles
se trouvent conçues comme les résultantes de la puissance. Le politique
embarqué dans les jeux de l'équilibre ne poursuit pas en fait la puissance de son
État pour elle-même ; il ne la traite de la sorte qu'au plan de la méthode ; son
obtention ne représente qu'un moment, mais le moment obligatoire dont peut
seul découler le bien commun ; si la puissance exige d'être visée comme une fin
en soi, hors et au-dessus de toute autre considération, c'est parce qu'elle est le
préalable et la source de la prospérité collective. De la même façon,
l'organisation du corps politique demande à être conçue en elle-même, dans sa
logique intrinsèque et son élément propre, comme pur effet de composition
interne, destiné à produire la pleine et parfaite cohésion de l'ensemble sur la
base des seules propriétés primordiales des parties — c'est-à-dire en
l'occurrence les droits originaires inhérents à l'être même des atomes
individuels. Cela non pas parce que l'instauration de cette exacte
correspondance du corps politique avec son principe constitutif est supposée
suffire par elle-même, comme s'il ne s'agissait justement que de monter un
mécanisme, mais parce que la solidité de l'être-ensemble et la justesse de son
ordonnance sont tenues pour les conditions impératives du bien-vivre, tant
privé que public. Il n'y a pas simple substitution du droit au bien, mais
inversion de leur rapport de construction, de telle sorte que le moment de
construction de l'ordre de droit se trouve effectivement autonomisé par rapport
à toute considération des fins.
C'est cette mise entre parenthèses qui va faire division et soulever les refus
— on comprend en quoi elle appelle le reproche d'« athéisme ». Elle est
sensible d'abord et principalement sur le terrain de l'action. C'est là, dans ses
manifestations concrètes au sein de la conduite des États, que Botero et ses
suivants la repèrent et la repoussent. Il est essentiel toutefois de bien saisir que
c'est la même démarche qui va se déployer dans l'explicite au cours du demi-
siècle suivant, sur le terrain de la conception des fondements de la politique, de
façon à la fois infiniment moins spectaculaire et, cependant, en un sens
beaucoup plus scandaleuse encore. L'émergence de l'État se traduit par un
changement global dans la logique du politique, un changement
indissolublement pratique et intellectuel. Et sans doute est-ce l'aspect du
processus qui mobilise le maximum de résistances, parce qu'il touche à plus
décisif que les croyances investies dans un domaine : aux voies et aux moyens
de l'appréhender, au cadre même qui permet de le penser. Tout l'effort des
théoriciens de la raison d'État, en regard, va consister à rappeler l'État,
justement, à ses raisons d'être. Contre cette déraison de la politique qui
autonomise la conservation du pouvoir et l'accroissement de la puissance
comme des buts en soi, ramener le bien commun au centre de la définition de
l'État, réordonner la politique aux fins qui seules peuvent lui donner sens. La
ligne de partage peut être presque invisible, puisque aussi bien, des deux côtés,
il est question des mêmes choses, tout étant dans la façon de les articuler, de
placer les accents. Le traitement de la prospérité matérielle chez Botero en
fournit un bon exemple. Significativement, c'est au titre des « deux manières
d'accroître les gens de guerre et les forces » qu'il l'aborde54. Une marque
d'origine qui ne trompe pas. Car c'est en effet par le canal de la quête de la
puissance que l'intérêt pour ses bases et moyens matériels s'est éveillé — c'est
l'aspect politique de la naissance de l'économie, au service typiquement non
pas de la richesse du prince, mais de la vitalité défensive et de la capacité
d'expansion d'un « État » considéré comme un tout. Simplement, Botero
déporte l'accent en cours de route, comme Michel Senellart l'a justement fait
ressortir, sur la félicité publique et le bonheur des sujets55. Façon, contre la
tentation inspiratrice de rechercher la force pour la force, de réinscrire l'action
du prince dans l'orbite explicite de ses fins légitimes. La différence peut
paraître vaine à force de subtilité, pour nous autres qui avons définitivement
perdu les critères qui lui procuraient son relief : il faut retrouver le sens de ce
qui la rendait cruciale aux yeux des contemporains. Ce sont deux manières de
raisonner qui s'affrontent, dont l'opposition emporte d'incalculables
conséquences (on le verra au mieux avec le destin de l'économie, précisément,
quand, de par la propagation de la même onde, l'extension des richesses
deviendra à son tour fin en soi). Ajoutons qu'ici encore le critère de religion est
de faible portée explicative, puisque, comme on sait, c'est dans l'Allemagne
luthérienne que s'épanouira par la suite l'idée de « l'État de bien-être » — c'est-
à-dire un État pourvu de raisons, le contre-type de l'État pour l'État de la
raison d'État.

3. Le dessein même qui porte l'entreprise des théoriciens de la raison d'État


explique leurs divisions. La stratégie défensive à laquelle ils sont acculés, on l'a
vu, est celle de l'appropriation neutralisante : ils ont à désamorcer une
nouveauté qui en même temps s'impose invinciblement à eux. Ils ont à ressaisir
le langage et l'idée de raison d'État tout en les vidant de leur portée
transgressive par rapport au cadre religieux et philosophique établi. D'où déjà
de notables variations entre les auteurs, selon qu'ils jugent prioritaires les
exigences de la conscience chrétienne ou les impératifs de la saine philosophie
— encore l'aristotélisme sur lequel ils s'appuient est-il lui-même en pleine crise
et admet-il de sensibles écarts entre ses versions. D'où surtout l'inéluctable
activation d'un principe polémique interne au sein de ce courant de pensée
tout entier ordonné à la polémique. La lutte qu'il mène au-dehors se transporte
fatalement au-dedans, dans la mesure où elle implique de pactiser avec le
langage de l'ennemi : jusqu'à quel point peut-on reprendre celui-ci sans faire
quelque place à son inspiration d'origine ? L'effort pour établir la vraie raison
d'État contre la fausse sera toujours à la merci du soupçon de sympathie secrète
ou de fascination involontaire pour l'adversaire. C'est exemplairement le cas
avec Botero, le premier à entrer dans la lice, celui probablement qui va le plus
loin dans la reddition au point de vue et aux raisonnements de cette « politique
moderne » qu'il s'agit de maîtriser, et celui contre lequel, du coup, se
retournent tous les auteurs qui s'engouffrent à sa suite dans le traitement du
problème qu'il a révélé — sans parler du procès en hypocrisie que la postérité
lui dressera volontiers. Cette « duplicité » est précisément ce que sa démarche
comporte de plus instructif. Sa science du monde l'avertit qu'il se trouve
devant des réalités avec lesquelles il faut se résoudre à compter. « Aux
délibérations des Princes, l'intérêt emporte tout parti », comme parmi les sujets
il « apaise tous »56. Si l'on ne conduit pas la guerre au-dehors, il faut s'attendre
à la voir s'allumer au-dedans, comme la France, à la différence de l'Espagne, en
a fait l'expérience57. Toutes considérations, de même que celles relatives aux
nécessités de « l'accroissement des forces » qu'on a déjà croisées, typiques du
nouveau cours étatiste. Pour Botero, manifestement, ce n'est qu'en le
connaissant de l'intérieur, en entérinant ce qu'il véhicule d'inéliminables
exigences, qu'il sera possible de le raisonner, de le contenir ou de le canaliser
dans les bornes intangibles de la vraie foi et de la droite pensée. Mais faire sa
part, de la sorte, à ce dont on met en lumière le péril, c'est infailliblement
s'exposer au reproche tant de trop concéder à l'adversaire (voire d'épouser en
fait sa cause) que de mal entendre ce qu'on veut défendre. Aussi Botero sera-t-il
la cible de critiques multipliées à l'intérieur même du mouvement de réflexion
qu'il enclenche, lequel se partage assez naturellement en deux branches,
séparées justement par le degré de connivence qu'elles admettent avec cet autre
qu'il s'agit de conjurer. Il ne paraît pas arbitraire à l'excès, en effet, de
regrouper et de répartir les auteurs selon deux lignées. Une première de
stratégie plutôt modératrice, dans le fil de l'inspiration de Botero, même si c'est
en se démarquant de lui, où l'on se préoccupe à son instar de faire droit aux
réquisitions « extraordinaires » de la pratique politique, pour mieux ensuite les
dominer et les mettre à leur vraie place ; lignée à laquelle se rattacheraient
Ammirato et ses Discours sur Tacite de 1594, Campanella, donc, puis un peu
plus tard le Vénitien d'adoption Boccalini, autour de 1612-1613, observateur
attentif de la balance du pouvoir en Europe58. En face de quoi on peut
distinguer une seconde lignée, de stratégie plutôt conservatrice celle-ci, où le
souci prioritaire est la réaffïrmation de l'orthodoxie et qui va tendre en
conséquence à vider la notion de raison d'État de ses traits de nouveauté
sulfureuse pour la dissoudre dans des configurations intellectuelles solidement
éprouvées, entre son « aristotélisation » en bonne et due forme et sa
moralisation chrétienne. Branche dont Frachetta fournit la première
illustration dès 1592, et qui se prolonge chez Bonaventura, Palazzo, puis
Zuccolo59. Ces quelques remarques, est-il besoin de le dire, ne prétendent pas
fonder une typologie exhaustive. Elles se bornent à suggérer que la dispersion
ou la diversité des théories de la raison d'État ne sont pas les simples fruits du
hasard, mais répondent à une division organisatrice, elle-même inhérente à leur
objet. De par le combat qui la fait exister, la réflexion qui se déploie autour de
la raison d'État ne peut qu'être intrinsèquement partagée.

DU SECRET À LA PUBLICITÉ
DE LA POLITIQUE

L'autre aspect des choses qui rendait indispensable de pousser jusqu'à


Richelieu regarde la transformation des conditions de lisibilité du politique qui
suit comme son double l'imposition du point de vue de l'État, telle qu'on la
saisit au travers de la cristallisation achevée de l'idée d'intérêt. C'est sur l'une
des conséquences majeures du nouvel ordre qu'on débouche ici pour finir,
cette conséquence paradoxale qui diffuse le discours du secret des princes et des
moyens extraordinaires du gouvernement jusque sur les places publiques,
parmi les plus éloignés des milieux de pouvoir, non par accident ou
malentendu, mais par propriété de structure. L'État de la raison d'État, pour
abruptement formuler le point, est celui avec lequel advient la publicité de la
politique : il la rend principalement possible. Où, de la conséquence, on arrive
à la contradiction majeure et constitutive du nouvel ordre. Cette redéfinition
fondamentale de la place du pouvoir qui, par un côté, dégage ses maîtres de la
contrainte commune et les soustrait à l'appréciation ordinaire au nom des
suprêmes intérêts qu'ils ont à servir, par l'autre côté, rend leur conduite
déchiffrable de l'extérieur, hors de toute connivence avec le monde de ceux qui
sont dans le secret, sur la seule base de la pesée des situations. Ce qui fonde
l'exception mystérieuse des voies de l'Etat est simultanément ce qui les expose à
la sagacité de tout un chacun.
Dans la mesure en effet où c'est l'inexorable loi de l'intérêt qui les guide et
qui les justifie, ces voies sont susceptibles d'une objectivation qui autorise
n'importe qui, idéalement, à en reconstituer du dehors l'enchaînement
intelligible. Revenons au passage où Botero conseille au prince de tenir pour «
chose résolue » qu'aux délibérations des autres princes « l'intérêt est celui qui
surmonte tout parti », et que « pour cette cause, il ne se doit fier en amitié, en
affinité, ni ligue, ni en aucun autre lien auquel quiconque traite avec lui, ne
doit avoir fondement d'intérêt »60. Que lui recommande-t-il, sinon de faire
abstraction de tout engagement personnel, de se déprendre de toute
appréciation subjective, pour s'en tenir à la froide et rigoureuse mesure du seul
facteur objectif capable de fonder un rapport solide. Mais à partir de l'instant
où il s'agit exclusivement de discerner qui a intérêt en soi à quoi, l'opération de
jugement devient en droit universelle. Elle est identiquement ouverte à
quiconque prend la peine de se placer devant les données effectives de la
situation. Si, comme le dit le Discours des princes et États de la chrétienté de
1624, « le meilleur conseil qui se puisse donner en matière d'État est celui qui
est fondé sur la connaissance particulière de l'État même » et que « cette
connaissance gît principalement à en savoir exactement et par le menu la
disposition », alors est apte au conseil qui possède les éléments de cette science
et la capacité d'en tirer les leçons. Sans doute l'information la plus étendue et la
plus sûre se trouvera-t-elle souvent du côté des détenteurs de l'autorité. Mais il
se pourra aussi qu'une situation soit mieux jugée de loin par un observateur
impartial. Dans tous les cas, le résultat sera soumis à la censure des faits, et de
celle-là il n'est personne qui ne pourra être juge. C'est à peu près ce que
suggère Rohan dans ces phrases trop fameuses, peut-être, pour qu'on prête
encore suffisamment d'attention à leur audace : « Le Prince peut se tromper,
son Conseil peut être corrompu, mais l'intérêt seul ne peut manquer, selon
qu'il est bien ou mal entendu, il conserve ou ruine les États61. » Comme
traduiront les Anglais, l'intérêt ne ment pas, il ne peut que s'imposer aux
dépens de ceux qui n'ont pas su le comprendre62. Il y a en d'autres termes une
vérité objective de la politique, indépendante des acteurs, et partant une
accessibilité de ses ressorts à l'analyse indépendante de la position de
l'observateur. Aussi bien celle-ci fournit-elle une arme efficace contre la
dissimulation ou le mensonge. « Ne faut croire trop facilement ce que les
princes disent, ou dont ils font apparence », écrit par exemple Philippe de
Béthune, l'un des théoriciens de l'entourage de Richelieu, « mais considérer ce
que raisonnablement selon leurs intérêts, leur humeur et les affaires du temps,
ils peuvent désirer, et ne s'arrêter à l'alliance, amitié ou parenté, parce que leur
intérêt leur fait oublier tout cela, et à aucuns leur foi, s'ils ont quelque couleur
pour la rompre63. » Le propos ne manque pas de saveur sous la plume d'un
distingué propagandiste, livrant de la sorte à son lecteur la règle qui soumet
son propre discours à la défiance — signe de ce qu'il y a dans ce principe de
véridiction une logique qui ne se laisse pas maîtriser. Probablement est-ce cette
publicité potentielle qui différencie l'intérêt d'État de la nécessité familière au
prince machiavélien. Celle-ci n'est lisible justement que du point de vue
singulier du prince auquel elle s'impose, au lieu que, de par le caractère d'entité
supra-personnelle de l'État, son intérêt est déchiffrable en lui-même et pour
lui-même, et par conséquent de partout (ou de n'importe où) — les contenus
ou les modes de raisonnement peuvent se recouper, ce sont les conditions de
lisibilité collective qui changent.
C'est sur ces bases qu'on peut reconnaître toute leur portée aux maximes de
Rohan : « La connaissance de cet intérêt est d'autant plus relevée par-dessus
celle des actions des princes qu'eux-mêmes le sont par-dessus les peuples64. »
On ne saurait plus fortement exprimer la soumission du prince à cette
contrainte objective que représente l'identification pertinente des intérêts de
l'Etat qu'il a en charge : elle le domine autant qu'il domine ses sujets. Mais il
ne s'agit pas d'un étagement hiérarchique qui rajouterait un troisième étage à la
pyramide. La transcendance de cette tierce instance qui sera juge de ses
entreprises est au contraire un facteur de liaison entre les deux premiers termes.
Elle crée un espace d'intelligibilité et de communication où le prince et les
sujets peuvent se retrouver, puisqu'ils sont à une distance dans le principe égale
de ce foyer où s'opère l'implacable arbitrage des faits. Au-delà du balancement
rhétorique, c'est une véritable organisation cognitive du champ politique que
pointent ces symétries formulaires. L'« absolutisation » de l'État, en
extériorisant la référence sur laquelle il se règle, en objectivant la norme qui
régit sa conduite rend connaissable la connaissance sur laquelle il lui est enjoint
de s'établir. Plus l'État agit selon la raison d'État, plus son action est dans le
principe ouverte à l'investigation, tenue pour prévisible et déchiffrable, exposée
à l'appréciation du « public ». Plus il y aura de boutiquiers ou de portefaix pour
en discuter, plus il se trouvera de gens sans qualités, en un mot, pour donner
leur avis — bien ou mal fondé, peu importe. Ce qui compte, c'est le sentiment
d'accessibilité dont ce discours témoigne et, derrière, l'identification au point
de vue de l'État qui le porte. Or cette identification, c'est l'État lui-même qui,
du dedans, en suscite le possible structurel. En imposant le point de vue des
intérêts qui s'imposent à lui, il instaure le point de vue du public, dans ce que
celui-ci comporte d'ouverture et d'indéfinition constitutives.
La genèse de l'espace public, autrement dit, ne relève pas primordialement
d'une sociologie. Il n'y a pas d'abord des groupes sociaux que leur poids
croissant, leur appétit de pouvoir ou les besoins de leur fonction conduiraient à
se mêler des affaires politiques. Il y a d'abord institution d'une déchiffrabilité
de la politique qui permet ensuite aux forces sociales disponibles — par
éducation, intérêt, aspiration — de se l'approprier. La sociologie ne saisit
jamais que la concrétisation (certes d'importance) d'une puissance dont
l'établissement procède d'une autre logique, d'une logique en l'occurrence
purement politique. Encore le mode de constitution de ce « public » rendra-t-il
toujours fort incertaine la délimitation de ses contours. Il s'avérera
régulièrement inattendu et hétéroclite au regard des stricts critères de
compétence qui eussent dû commander sa composition — c'est le sens
profond de ces notations stigmatisant l'indignité populacière des discoureurs ès
raisons d'État. Il n'en saurait aller autrement quand on a affaire à des
actualisations toujours restreintes en fait d'une virtualité générale en droit. Le
même motif frappera de la même incertitude, d'ailleurs, les explications du
comportement dudit « public » par ses appartenances — qui n'a en mémoire
les laborieuses autant qu'improbables tentatives pour en établir le caractère «
bourgeois » ! C'est que précisément les individus n'y viennent pas sur la base de
leur particularité et de leur appartenance, mais au contraire pour les quitter et
s'en distancier en se rapportant à un foyer qu'ils identifient comme devant les
arracher à eux-mêmes et à leur monde. Cela ne veut pas dire qu'ils y
parviennent et qu'ils ne demeurent pas à leur insu sous l'emprise de leurs
origines. Mais cela signifie qu'il faut tenir compte autant du mouvement par
lequel ils s'en démarquent que des déterminations qu'ils y trouvent.
Deux précisions. On ne décrit pas ici le surgissement d'une sphère publique
toute constituée. On situe les conditions de possibilité d'un basculement : de la
chose politique du côté de la publicité en montrant qu'elles sont inhérentes à la
redéfinition fondamentale que traduit l'émergence du concept d'État. Ce point
établi, il est clair qu'il y a loin, historiquement, de l'apparition d'un tel possible
à sa pleine matérialisation. Reste, dans l'autre sens, qu'on ne saurait accorder
trop d'importance à ses expressions embryonnaires dans l'espace polémique
ouvert par la littérature pamphlétaire de la période65. Il n'en faut pas juger à
l'aune des limites de son rayonnement effectif, mais de ses virtualités
principielles, de la puissance structurelle qui se trouve là mobilisée sous ces
timides dehors et dont les manifestations ne cesseront plus de s'élargir, au long
d'un parcours heurté et complexe qui est à reconstituer pour lui-même.
Quand, en second lieu, on parle de l'institution d'un point de vue du public de
l'intérieur même de l'État, on n'évoque naturellement rien comme un dessein
conscient ou une démarche délibérée. On pointe la résultante d'un processus
où non seulement elle n'est pas visée pour telle, mais qui se déploie, à l'opposé,
sous le signe d'une soustraction ostentatoire des « mystères de l'État » à
l'intelligence des peuples. On met en évidence un effet induit qui va au rebours
des intentions affichées.
Car l'État de la raison d'État, c'est d'abord un discours d'autorité énonçant
une prétention à l'indiscutable au nom du secret. Présentation de soi à ce point
massive et résolue qu'on s'y est généralement arrêté. Le thème est omniprésent
dans la littérature de propagande impulsée par Richelieu. Il est orchestré
quelquefois sur la base d'un simple argument fonctionnel : les ressorts à manier
sont tellement nombreux et subtils que seuls de rares initiés sont capables de les
démêler. C'est la thèse qu'assène par exemple un Discours de 1625, destiné à
prouver « la justice de l'alliance du roi de France avec les hérétiques et les
infidèles » et auquel le cardinal en personne est réputé avoir prêté la main : «
C'est aux ministres de l'État de juger s'il est vrai que l'alliance du roi avec les
Hollandais soit nécessaire pour s'opposer aux mauvais desseins de l'Espagne sur
ce royaume ; ce qui dépend de la connaissance de choses infinies que le
vulgaire ne peut discerner, en quoi il se doit apaiser et soumettre son
jugement66. » On ne sera pas sans avoir relevé au passage la prétention de savoir
prêtée à ce « vulgaire » qu'il s'agit de renvoyer à son ignorance. De là peut-être
le besoin, face à tant d'outrecuidance, de renforcer l'argument par le recours au
langage du sacré. Le Catholique d'État de Ferrier, autre produit type de
l'officine cardinalice, en livre à la même date tin échantillon exemplaire. « Le
secret du cabinet des grands » doit être mystiquement révéré à l'égal d'un «
sanctuaire »67. L'idée du droit divin trouve ici une application naturelle : les «
mystères de l'État » représentent l'analogue terrestre des mystères de la sagesse
divine, ils exigent la même soumission que les articles de la foi. La vieille figure
du médiateur avec l'invisible pourra encore porter par ailleurs la notion d'une «
science royale » surpassant infiniment la pénétration du commun des mortels
par sa participation à la suprême intelligence. Rien n'autorise à tenir cette
formidable revendication de transcendance pour un développement accessoire
ou contingent qui se bornerait à travestir une vérité plus profonde. Elle
exprime bel et bien au contraire l'un des aspects essentiels de la redéfinition du
politique que condense l'appellation de « raison d'État », à savoir
l'autonomisation radicale de son mode de prise en compte, la dissociation du
point de vue de l'État, précisément, vis-à-vis de tout autre type de
considération. C'est cette émancipation qui porte la volonté de séparation des
maîtres de l'État au nom du savoir aussi spécial que contraignant qu'ils ont à
mettre en œuvre. La figure de l'autorité irrésistible d'un secret impénétrable
symbolise un moment du nouveau cours. Sauf que ce moment, pour essentiel
qu'il soit, en appelle un autre. La nature et l'objet de ce savoir — cette mesure
de l'inéluctable et du possible en matière d'intérêts d'État découlant de l'analyse
du jeu des forces en présence — font en effet qu'il est rendu reconstituable par
la démarche même qui entreprend de se régler sur lui. Le secret se retourne
tendanciellement en son contraire. Le même ressort qui fonde par un côté les
conducteurs de l'État à exciper d'un retranchement sans discussion ni appel
voue par l'autre côté leurs entreprises à la déchiffrabilité et partant à la
controverse. Ils l'ignorent si peu, d'ailleurs, qu'ils en tiennent le plus grand
compte, comme la préoccupation propagandiste du ministère Richelieu va
l'attester à une échelle jusqu'alors inconnue. La contradiction n'est pas
qu'entre l'ambition subjective et les conséquences objectives : elle est au cœur
du comportement des acteurs. Rarement aura-t-on vu gens aussi persuadés de
la nécessité et de la légitimité du secret dans la conduite des affaires se soucier
autant de plaider le bienfondé de leur ligne de conduite et d'en justifier les
motifs.
Le paradoxe ne saurait être trop souligné : ce sont des partisans de la
soustraction au public de choses qu'il ne saurait entendre qui se sont lancés
dans un appel systématique au public — le paradoxe étant à son comble quand
on entreprend de convaincre ledit public qu'il n'a pas à connaître de ce à
propos de quoi on le convoque. La contradiction traverse les textes eux-mêmes
: ils disent l'un et l'autre. Dans le genre, Le Catholique d'État, déjà mentionné,
présente un passage étonnant où l'auteur, en guise de préambule au plaidoyer
pour la politique suivie « sur le fait de la Valteline », multiplie les protestations
d'ignorance : « [...] je ne veux pas entrer dans le fond de cette affaire. Je n'ai pas
assez d'outrecuidance pour parler de ce qui m'est inconnu ; et je n'ai pas assez
de part aux cabinets pour la savoir et la représenter au vrai... » Non seulement,
nous dit-il, il ne sait pas grand-chose en fait, mais il sait qu'en droit il ne doit
pas prétendre savoir — et de multiplier les protestations de respect pour « ce
qui doit rester caché dans la nuée qui couvre la conduite, les desseins et les
conseils des grands ». Après quoi, on peut tranquillement se livrer à la coupable
activité dont on s'est si énergiquement défendu, en exposant au long « ce qu'à
mon avis (on) ne peut contester ou blâmer » quant aux excellents motifs qui
nécessitent l'alliance du roi très chrétien avec les Grisons, tout hérétiques qu'ils
soient68. L'écartèlement n'a pas échappé aux adversaires du cardinal ; ils
savaient frapper un point sensible en insistant sur l'abondance et la diffusion
de cette littérature de propagande qui étalait les mystères de l'État par les rues.
C'est dans cet esprit qu'un Mathieu de Morgues raille le bas prix de libelles
destinés à « empoisonner à petits frais le petit peuple » ou le vacarme des
vendeurs employés à les crier aux carrefours69.
L'important est de saisir le mécanisme dont procède cette compulsion
propagandiste. Sans doute est-elle principalement vécue comme riposte.
Riposte qui est largement en vérité une réaction anticipatrice. On devine que,
de toutes les façons, la politique suivie sera disséquée et discutée ; donc on
répond, même d'avance, à des objections qui n'ont pas forcément été
formulées — et de fait l'ampleur de la littérature gouvernementale est
disproportionnée par rapport à la minceur de la polémique oppositionnelle,
mais le trait significatif réside dans la façon dont on est comme obligé d'en
postuler l'attaque. C'est précisément qu'il y a bien davantage à la racine de
cette concession forcée à la publicité. Il y a que les motifs qui président à la
conduite de l'État, de par leur nature, doivent être intrinsèquement capables de
supporter l'épreuve de la place publique. Pour véritablement tenir, il faut qu'ils
puissent être dégagés dans leur objectivité indiscutable. En s'annonçant sous le
signe des intérêts d'État, l'action politique se met implicitement en demeure de
satisfaire à une validation qui passe au moins potentiellement par l'exposition
de ses raisons. C'est ce qui demande une approche nuancée du phénomène
propagande. Il convient de distinguer avec soin, en l'occurrence, le contenu
partiel ou mensonger que peut véhiculer cette littérature justificatrice et les
critères que tacitement elle pose — critères avec lesquels elle livre en
profondeur son plus sûr antidote. Elle ne dit peut-être pas la vérité sur la
politique de Richelieu, mais elle dit — et elle ne peut pas ne pas dire — à
quelle aune en juger70. Le secret en ce sens n'est pas seulement fait pour être
décrypté du dehors, il est fait pour être divulgué du dedans. Si l'on ment,
encore faudra-t-il dire quelque part la vérité sur le mensonge — il faudra en
faire la théorie, de par la nature des raisons susceptibles d'en justifier l'emploi.
D'où le caractère de contradiction performative si remarquable de cette
littérature machiavélienne sur le gouvernement des esprits, le maniement des
apparences et la nécessité de la dissimulation, qui ne cesse de démystifier la
mystification qu'elle préconise et de démasquer le travestissement qu'elle
organise. Ses protagonistes ne sont pas sans le sentir, comme les hésitations
d'un Naudé en donnent une illustration frappante. Faut-il admirer chez
Machiavel la sagacité avec laquelle il perce à jour « les secrets des princes, les
stratagèmes cachés, les fourberies des ministres », exposant ainsi « Diane nue et
sans voile aux regards de n'importe quel profane » ? Ou faut-il le vouer aux
gémonies pour avoir « profané par ses écrits ce dont les plus judicieux se
servaient comme de moyens très cachés et puissants pour faire mieux réussir
leurs entreprises »71 ? L'oscillation prend un tour plus parlant encore quand
Naudé entreprend de coucher par écrit son propre démontage des
indispensables artifices et des voies nocturnes de l'État. Respect ou profanation
du mystère, rétention ou divulgation du secret ? Il a beau réserver à ses
Considérations une circulation ultra-confidentielle en limitant leur tirage à une
douzaine d'exemplaires, il ne peut s'empêcher de les publier — donc de créer
les conditions pour que, tôt ou tard, le secret s'échappe et pour que les arcanes
du pouvoir tombent carrément dans le domaine public. Ce qui ne manquera
pas d'arriver72. Destin qui vaut apologue quant à ce que comporte
d'irrépressible, dans la politique moderne, la vérité sur le mal qui l'habite.
L'avènement de l'« État », tel que la « raison d'État » en nomme la
dimension la plus spécifique, apparaît ainsi gros de formidables tensions et de
batailles futures. La dialectique de la publicité et du secret qui lui est
consubstantielle dessine un théâtre d'affrontements. Ce qui fonde la séparation
du politique est simultanément ce qui fonde son appropriation : telle est la loi
d'airain de sa conflictualité intrinsèque. La contradiction ne passe pas
simplement entre la volonté de retranchement des maîtres et la puissance de
jugement des sujets. Elle traverse le comportement des maîtres, voués à dissiper
le mystère dont par ailleurs ils excipent. Il faudra du temps pour qu'elle fasse
son œuvre. Mais elle est d'entrée au travail au milieu de l'impitoyable machine
d'autorité qu'élève l'absolutisme, avec son ambition inégalée de soumission des
esprits. Elle constituera l'un des ressorts qui désétabliront du dedans cet État
du secret. Nous n'en avons toujours pas fini pour autant avec elle, car il s'en
faut que l'État de la raison d'État se soit purement et simplement résorbé dans
la consécration du principe de publicité. Nous n'y prêtons plus guère
d'attention, absorbés que nous sommes par l'évidence du droit qui nous ouvre
les arcanes de la puissance. Ce n'en est pas moins toujours en réalité autour de
cette tension nourricière entre l'opacité de la conduite de l'État et le
déchiffrement de son mystère que continue de se modeler, pour une part non
négligeable même si c'est sous une forme apprivoisée, la politique
démocratique

1 S. Ammirato, Discorsi sopra Comelio Tacito, Florence, 1594, liv. XII, dise. 1, p. 228.
2 L. Zuccolo,della ragion di Stato, in B. Croce (éd.), Politici e Moralisti del Seicento, Bari, 1930, p. 25.
Cf. également, R. de Mattei, R problema della « ragion di Stato », op. cit., p. 25.
3 A. de Laval, Desseins de professions nobles et publiques, Paris, 1612, p. 338 a.
4 Satires, X, je cite d'après le reprint de l'édition de 1853, Plan de la Tour, 1984, p. 117.
5 T. Boccalini, Ragguagli di Pamasso, Venise, 1612,1, p. 315.
6 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 348 r°.
7 Relazioni universali, Venise, 1640, p. 272. La première édition des Relazioni est de 1591, la seconde
partie, qui traite notamment de la France, est parue l'année suivante. Botero a séjourné à Paris en 1585
avec l'ambassadeur de Savoie René de Lucinge ; il y a publié à la même date son De Predicatore Verbi Dei.
8 Relazioni universali, op. cit., p. 442.
9 Ibid., p. 703. L'expression de « politique moderne » apparaît à la fin de la Raison d'État, p. 348 v°
(rendue par Chappuys en « moderne police »).
10 Outre l'étude classique de F. Chabod, « Alcune questioni di terminologia : Stato, nazione, patria nel
linguaggio del Cinquecento », recueillie dans ses Scritti sut Rinascimento, Turin, Einaudi, 1967, p. 627-
661, voir en dernier lieu H. Mansfield, « On the Impersonality of the Modem State : a Comment on
Machiavelli's Use of Stato », American Political Science Review, 1983, 77, p. 849-857. Sur le concept
moderne d'État, la remarquable mise au point de O. Beaud, « État », Vocabulaire fondamental du droit,
Archives de philosophie du droit, t. 35, 1990.
11 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 4 r°.
12 « La raison d'État antimachiavélienne », in Ch. Lazzeri et D. Reynié (éd.), La raison d'État: politique
et rationalité, Paris, P.U.F., 1992, p. 34.
13 Elle est pertinemment pointée par Q. Skinner, « The State », in T. Bail, J. Farr et R. L. Hanson,
Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge U.P., 1989, p. 90-131.
14 Discorsisopra Comelio Tacito, op. cit., p. 229.
15 Les Six livres de la République, Paris, 1583, reprint, Aalen, 1977, préface, p. n.
16 Possevino incrimine les « écrits pestilentiels » de Machiavel dans une adresse au Sénat de Lucques,
suivie en 1592 par son Judicium de N. Machiavelli et J. Bodini. Paraît en 1590 le De libenate christiana du
théologien de Louvain Lensaeus dénonçant lui aussi « les politiques qui croient que le soin de ce royaume
terrestre est plus important que la pratique de la religion ». Le dispositif polémique est complété en 1595
par le Tratado de la religion de Ribadeynera.
17 P. du Belloy, Apologie catholique, s.l., 1585, Moyens d'abus, entreprises et nullités du rescrit et bulle du
pape Sixte V, s.l., 1586, De l'autorité du roi, Paris, 1587.
18 H. de La Popelinière, L'histoire des histoires, avec l'idée de l'histoire accomplie, Paris, 1599, rééd. «
Corpus », Fayard, 1989, t. II, p. 157. Outre les études précitées, pour davantage d'éléments sur le
parcours du terme dans le contexte français et au-delà, cf. J.-P. Brancourt, « Des "estats" à l'État :
évolution d'un mot », Archives de philosophie du droit, t. 21, 1976, p. 39-54; P.-L. Weinacht, Staat.
Studien zur Bedeutungsgeschichte des Wortes von den Anfàngen bis ins 19 Jahrhundert, Berlin, 1968.
19 À tel point que les historiens les plus attentifs aux écrits et au discours de l'époque traduisent : M.
Yardeni intitule ainsi « Politique, Raison d'État et patriotisme (1572-1589) » un chapitre de son livre La
Conscience nationale en France pendant les guerres de Religion (1559-1598), Louvain-Paris, Nauwelaerts,
1971. L'unique exception à ma connaissance est constituée par l'anonyme huguenot intitulé Avertissement
au roi où sont déduites les raisons d'État pour lesquelles il ne lui est pas bienséant de changer de religion. Il est
daté de 1589, mais il y a de fortes raisons de penser qu'il n'a été effectivement diffusé qu'en 1593 (il est
reproduit dans les Mémoires de la Ligue édités par S. Goulart, Amsterdam, 1758, t. V). Une attestation
intéressante de la présence de l'expression dans le langage courant chez un prédicateur de la Ligue,
l'Italien Panigarole : dans un sermon prononcé au lendemain de la levée du siège de Paris, en août 1590,
il fait valoir le caractère miraculeux de l'événement, contre les politiques qui s'efforcent en vain, dit-il, «
de le rapporter à la raison d'État » (cité par Ch. Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue,
Paris, 1866, p. 199).
20 L'ouvrage précité de M. Yardeni offre à cet égard de nombreux textes et témoignages (spécialement
p. 176 et 317-332).
21 Le texte est reproduit à la suite des Six livres de la République dans l'édition de 1583, reprint, 1977,
p. 52 r°/v°.
22 Je combine les formulations de deux libelles, La foi et religion des politiques de ce temps, Paris, 1588
(« [...] les uns et les autres crient sans cesse : l'Etat, l'État, la police, la police, sans se soucier en premier
lieu de la sainte religion, voire disent la police lui devoir être en tout et partout préférée... »), et La dispute
d'un catholique de Paris contre un politique de Tours, Paris, 1591 (« [...] ces politiques, qui ont sans cesse
l'État en la bouche... »).
23 La première formule vient de l'anonyme Sur l'ed.it du mois d'avril 1588, s.l., 1588, cité par M.
Yardeni, La Conscience nationale en France pendant les guerres de religion, op. cit., p. 177; P. de Belloy,
Apologie catholique, s.l., 1585, p. 163. D'Aubigné écrira vers 1600 dans La confession catholique du sieur de
Sançy : « On n'a que trop débattu en ce temps si l'État est en l'Église ou si l'Église est en l'État » (Œuvres,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 579). La formule remonte à un auteur du IV e
siècle, Optât de Milève (Non enim respublica est in ecclesia, sed ecclesia est in respublica), pieusement cité
par nos auteurs. Optât l'avance dans le contexte d'une polémique avec les donatistes, au livre III de son
Adversus Parmenianum Donatistam (PL, 11, 803-1104). La filiation ne doit pas dissimuler la signification
inédite que la maxime acquiert au réemploi.
24 D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610),
Seyssel, Champ Vallon, 1990, en particulier le livre second, t. II : Le temps du repli de la violence.
25 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 178 v°.
26 On renvoie bien sûr à E. Kantorowicz, Les Deux Corps du mi, trad. franç., Paris, Gallimard, 1989.
27 Cf. R. Giesey, Cérémonial et puissance souveraine, Paris, Flammarion, 1987, p. 61-66. La difficulté
n'est pas triviale puisqu'elle engage la possibilité de concilier la transcendance temporelle de la
souveraineté et son incarnation royale.
28 Je me permets de renvoyer, pour davantage de justifications, au cadre d'interprétation proposé dans
Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
29 « L'héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l'âge classique », in L'État
baroque, 1610-1652, sous la direction de H. Méchoulan, Paris, Vrin, 1985, p. 91-118.
30 Je cite d'après l'édition des Œuvres de maître Charles Loyseau, Paris, 1666, p. 11.
31 Cf. R. Mousnier, L'Assassinat d'Henri IV, Paris, Gallimard, 1964; D. Richet, « La polémique
politique en France de 1612 à 1615 », in Repré-sentation et vouloir politique : autour des états généraux de
1614, sous la direction de R. Charrier et D. Richet, Paris, 1982; H. Duccini, « La vision de l'État dans la
littérature pamphlétaire au moment des états généraux de 1614 », ainsi que « Discours et réalité sociale: le
révélateur des pamphlets », in L'État baroque, op. cit. ; J. Sawyer, Printed Poison. Pamphlet Propaganda and
the Public Sphere in Early Seventeenih France, Berkeley, Un. of California Press, 1990.
32 Cf. P. Blet, « L'article du tiers état aux états généraux de 1614 », Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 1955, II, p. 81-106; J. M. Hayden, France and the Estâtes General of 1614, Cambridge U.
P., 1974.
33 Pour la restitution du contexte, W. F. Church, Richelieu and Reason of State, Princeton U. P., 1972,
p. 103-172.
34 D. L. M. Avenel, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'Etat du cardinal de Richelieu, Paris,
1854,1.1, p. 225.
35
36 La Ligue nécessaire, s.l., 1625, p. 11. Le Discours sur l'occurrence des affaires présentes se trouve dans
Le Mercure français, t. XI, p. 56-94. Sur le problème de l'attribution de ces deux textes, voir en dernier
lieu Church, op. cit., p. 118-119. Fancan, leur auteur probable, écrit semblablement à Richelieu : « [...]
nous savons séparer les intérêts de l'État d'avec la religion », cité par G. Fagniez, « Fancan et Richelieu »,
Revue historique, 108,1911, p. 79.
37 Discours des princes et estats de la chrétienté plus considérables à la France, in Mercure d'Estat, s.L,
1634, p. 295 et 399. Cf. Fr. Meinecke, L'Idée de la raison d'État dans l'histoire des Temps modernes, trad.
française, Genève, Droz, 1973, p. 139-150.
38 H. de Rohan, De l'intérest des princes et des Estats de la chrétienté, Paris, 1638, p. 1 (l'ouvrage a été
écrit en 1634).
39 D. L. M. Avenel, op. cit., 1.1, p. 224.
40 Considérations politiques sur les coups d'État, Rome, 1639, rééd. Paris, 1988. Naudé n'introduit pas
la notion de « coup d'État », comme on le voit souvent écrit. Elle a cours dès la fin du XVI e siècle. On la
trouve par exemple dans les Lettres historiques de Pasquier à propos de l'assassinat du duc de Guise (éd. de
D. Thickett, Genève, Droz, 1966, p. 369).
41 Rappelons ses deux traités posthumes, le Traité de la perfection du chrétien, Paris, 1646, et le Traité
qui contient la méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l'Église, Paris,
1651. Voir en dernier lieu J. de Viguerie, « Richelieu théologien », in Richelieu et la culture, Paris, 1987,
p. 29-42, et R. Mousnier, L'Homme rouge, Paris, Laffont, 1992, p. 607-622.
42 Testament politique, Paris, éd. L. André, 1947, p. 201.
43 « Advis donné au Roy après la prise de la Rochelle pour le bien de ses affaires », 13 janvier 1629, in
P. Grillon, Les papiers de Richelieu, Paris, 1980, t. IV, p. 35.
44 Mémoires du cardinal de Richelieu, Paris, 1921, t. V, p. 293.
45 On pourrait en regard, dans cette ligne d'analyse, caractériser la situation de l'Espagne par la
combinaison de quatre facteurs : elle est trop avancée dans la construction de l'État pour avoir laissé
subsister le terreau d'une pensée réactive; en même temps, l'alliance obligée avec le Saint-Siège,
dimension fondamentale de la politique du roi très catholique, obère la dissociation du politique et du
religieux ; par ailleurs et dans le même sens, elle est trop prise dans l'horizon impérial pour se concentrer
sur le dégagement de l'État, avec ce qu'il implique de restriction nationale; enfin, après 1600, on a affaire
à une puissance prioritairement confrontée au problème de son déclin. Sur la différence de vocabulaire
politique avec la Érance, les remarques intéressantes de J.-H. Elliott dans son Richelieu et Olivares, trad.
franç., Paris, P.U.F., 1991, p. 56-57.
46 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 102 v°.
47 Ibid., p. 105 r°. Il faut ici légèrement corriger la traduction de Chappuys, qui traduit una ragione di
Stato par « un conseil d'État ».
48 Ibid., p. 105 r°. Il faut ici légèrement corriger la traduction de Chappuys, qui traduit una ragione di
Stato par « un conseil d'État ».
49 J'emprunte ici à la thèse fameuse de A. Dupront sur le Mythe de croisade, en m'appuyant sur le
compte rendu de soutenance publié dans la Revue historique, 218, t. CCXII, octobre-décembre 1957, p.
457-460.
50 Relazioni universali, Venise, 1640, p. 703.
51 Ses trois ouvrages, les Aphorismes politiques, La Cité du soleil et La Monarchie d'Espagne, ne seront
publiés que plus tard, à partir de 1620.
52 Mais dans l'autre sens, R. Descimon a pu judicieusement rapprocher la démarche althusienne des
préoccupations communautaires qui s'expriment dans la Ligue parisienne, Qui étaient les Seize ? Mythes et
réalités de la Ligue parisienne (1585-1594), Paris, 1983, p. 297-300.
53 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 346 v°.
54 C'est le titre du livre VIII de la Raison et gouvernement d'Estat, p. 235 r°.
55 La focalisation sur la problématique du machiavélisme conduit cependant Michel Senellart à
surestimer, me semble-t-il, la nouveauté de l'apport de Botero en matière « économique », Machiavélisme
et raison d'État, op. cit. Il invente moins qu'il n'emprunte au point de vue émergent de l'État, un point de
vue sensiblement nouveau, en effet, par rapport à l'optique machiavélienne. Encore cet emprunt reste-t-il
encadré dans une problématique de la force, un trait que M. Senellart, en revanche, à mon sens, sous-
estime.
56 Respectivement, Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 68 r° et 125 v°. Sur les différences
d'orientation entre théoriciens de la raison d'État, il faut en dernier lieu renvoyer à l'important ouvrage
de R. Tuck, Philosophy and govemment, 1572-1651, Cambridge U. P., 1993.
57 Ibid., p. 127, r°/v°.
58 Sa Bilancia politica, incluant des Osservazioni sopra Cornelio Tacito n'a été publiée qu'en 1678, bien
après sa mort survenue en 1613.
59 G. Frachetta, Discorso della ragione di Stato, in Idea de'govemi, Venise, 1592; F. Bonaventura, della
ragion di Stato e della prudenza politica, Urbino, 1623 (écrit vers 1601); G. Palazzo, Discorso del govemo et
della ragion vera di Stato, Venise, 1606 ; L. Zuccolo, della ragione di Stato, Venise, 1621. Pour une mise au
point récente sur l'ensemble de cette littérature, voir P. Burke, « Tacitism, scepticism and reason of state »,
in J. H. Burns (éd.) The Cambridge History of Political Thought, 1450-1700, Cambridge U. P., 1991.
60 Raison et gouvernement d'Estat, op. cit., p. 68 r°.
61 De l'intérest des Princes, op. cit., p. 1. Cf. J. H. M. Salmon, « Rohan and Interest of State », in
Renaissance and Revolt. Essays in the Intellectual and Social History of Early Modem France, Cambridge U.
P., 1987.
62 Sur ce point, voir en particulier l'étude de J. Gunn, « Interest will not lie. A Seventeeth Century
Political Maxim », Journal of the History of Ideas, 29, 1968, p. 551-564.
63 Philippe de Béthune, Le Conseiller d'Estat, Paris, 1632, p. 326.
64 De l'intérest des Princes, op. cit., p. 1
65 Je rejoins sur ce point la thèse de J. Sawyer selon laquelle il existait en France, lors du conflit de
1614-1617, « une sphère largement accessible de communications publiques de tournure politique »
(Printed Poison, op. cit., p. 10). Je me contente d'ajouter qu'elle plonge ses racines sensiblement plus haut.
66 Mémoire du cardinal de Richelieu, op. cit., t. V, p. 290.
67 Le Catholique d'État a été ultérieurement repris dans P. Hay du Chastelet, Recueil de diverses pièces
pour servir à l'histoire, Paris, 1640, d'après lequel je cite, p. 96 en l'occurrence. Sur Ferrier, l'étude récente
de J. Poivre, Jérémie Ferrier, Du protestantisme à la raison d'État, Genève, Droz, 1990. L'idée est reprise
par Bossuet : « Le secret est l'âme des conseils... (il) est une imitation de la sagesse profonde et
impénétrable de Dieu », Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, V, 16 (p. 139 de l'éd. J. Le
Brun, Droz, Genève, 1967).
68 Hay du Chastelet, op. cit., p. 125.
69 Remontrance de Caton Chrétien au cardinal de Richelieu, cité par E. Thuau, Raison d'État et pensée
politique à l'époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966, p. 123.
70 Ainsi, par exemple, les Observations sur la vie et la condamnation du maréchal de Marillac, de 1633,
après avoir noté le revirement des esprits provoqué par sa chute — ses « premiers accusateurs » en sont
maintenant à proclamer son innocence —, invite « chacun » à user de son propre jugement avec indifférence
et liberté (Hay du Chastelet, op. cit., p. 770). Intéressante convocation pour des tenants du secret d'État.
L'ensemble de cette littérature propagandiste serait à reconsidérer systématiquement sous cet angle.
71 Respectivement, la Bibliographie politique, citée par E. Thuau, Raison d'État, op. cit., p. 81-82, et
Considérations politiques sur les coups d'État, Paris, 1988, p. 92-93.
72 Comme on sait, les Considérations, initialement tirées à douze exemplaires, sont normalement
republiées en 1667. L'observation vaut bien entendu pour le Testament politique du cardinal lui-même,
qui ne juge pas inutile de saisir la postérité des motifs de sa conduite.
V
NECKER, UNE LECTURE POLITIQUE
DE LA RÉVOLUTION

Necker a contre lui la proscription sans appel qui s'attache à la mémoire des
vaincus. Sa réputation souffre en outre du handicap fatal de la modération. Les
adversaires radicaux sont d'un inestimable secours pour définir et légitimer ses
positions propres. Les maistriens ont besoin de robespierristes, et vice versa. «
L'esprit de tempérance », en revanche, déroute et brouille ces identifications en
miroir, tout en paraissant ne pas suffire à la hauteur des événements. Necker a
dit admirablement lui-même le tourment de l'homme public qui s'efforce à la
mesure « dans les temps de trouble et d'agitation », « au milieu de toutes les
passions sans être en faveur auprès d'aucune », avec pour lui seulement « la
chance incertaine des jugements à venir, ou la voix sourde et tremblante des
honnêtes gens de leur siècle ». Comme on voit de tels hommes, explique-t-il, «
dépassés par le mouvement accéléré des passions, comme on les voit en arrière
aussi des idées nouvelles et systématiques, on dédaigne la marche de leur esprit
et leur caractère même est accusé de faiblesse ». Et de conclure, avec une
dignité amère : « Cependant, il faut du courage aussi pour rester fidèle aux
opinions modérées. » Le fait est, il ne s'est pas remis de la double inculpation
d'inconséquence qui en a fait pour les uns le naufrageur inconscient de la
tradition monarchique et pour les autres le défenseur mou d'une cause perdue.

L'ACTEUR ET L'AUTEUR
Sa réputation était pourtant montée au plus haut avant qu'en une année,
d'août 1789 à septembre 1790, il ne roule dans l'abîme de l'échec et de la
disgrâce posthumes. Homme des situations difficiles, il avait trouvé cette fois
une tâche impossible. Il avait fallu que la pression des nécessités fût grande, en
1776, quelques mois après la chute de Turgot, pour qu'on appelle à la
direction des finances royales un étranger, ministre-président de la république
de Genève à Paris, fort pour tout titre de sa réussite dans la banque, protestant,
lié par surcroît, au travers du salon de sa femme, au milieu des Encyclopédistes.
Le financement de la guerre d'Amérique demandait un expert en crédit. Mais
Necker ne parviendra pas à transformer la réforme administrative que la
détresse du Trésor lui avait permis de mener en ouverture politique. Le coup
d'éclat du Compte rendu au roi de janvier 1781 fait sensation et soulève la
controverse. Mais la tentative pour changer l'esprit des institutions en faisant, «
pour la première fois, des affaires de l'État une chose commune » tourne court.
En mai, c'est la disgrâce. Necker aura tout loisir de développer cet appel de la
Nation « à la connaissance et à l'examen de l'Administration publique » qu'il
eût voulu installer au cœur des relations entre le prince et ses sujets : ce sera son
grand traité De l'administration des finances de la France, en 1784. L'une de ses
idées les plus fortes en politique tient à cette conscience exceptionnellement
aiguë qu'il a du pouvoir de l'opinion publique et de la nécessité de gouverner
par elle. Il faut y ajouter d'une part une vision fataliste de la propriété et de ses
conséquences, support d'une doctrine intervention niste qui l'oppose au «
laisser faire, laisser passer » des physiocrates, d'autre part le thème De
l'importance des opinions religieuses (titre d'un autre ouvrage qu'il publie durant
sa retraite, en 1788) dans le fonctionnement d'une société libre, et l'on a le
noyau original de sa réflexion.
La banqueroute le ramène aux affaires en août 1788 et l'élève au rang de
ministre prépondérant. Il va devoir conduire la convocation des États généraux
promis par son prédécesseur. S'engage alors la terrible partie où, pris entre
l'hostilité de la cour et la poussée du pays, il va inutilement tenter de sauver la
monarchie contre elle-même. Il s'en tire bien dans un premier temps. Il se
résout au doublement du Tiers et promeut un régime électoral
remarquablement libéral. Les choses se gâtent avec la tenue des États, le conflit
des ordres et l'autoproclamation de l'Assemblée nationale le 17 juin. La ligne
conciliante préconisée par Necker est désavouée par le roi, qui prend le parti
des ordres privilégiés dans sa déclaration du 23 juin. Il donne sa démission, elle
est refusée. Il est finalement renvoyé le 11 juillet, avec ordre de quitter
secrètement la France.
Le projet de coup de force royal fait long feu devant l'insurrection
parisienne. Il est rappelé, et c'est là qu'il commet l'erreur de sa vie en acceptant
de reprendre un pouvoir impossible à assumer. Il le sent, mais il se laisse abuser
par cette faveur publique à laquelle il attachait tant de prix. « Je retourne en
France en victime de l'estime dont on m'honore, écrit-il au moment de
reprendre la route de Paris. [...] Il me semble que je vais rentrer dans le gouffre.
» Il fait une rentrée triomphale. Sa popularité est à son zénith. Un an plus tard,
il démissionnera dans l'indifférence générale, abandonné de l'opinion et
discrédité aux yeux de tous. Son réformisme était trop audacieux pour le parti
aristocratique et trop timoré pour les patriotes. Ses compétences financières
mêmes, qui lui permirent un temps de conserver un certain ascendant sur
l'Assemblée, finirent par se faner en orthodoxie étroite et désuète quand la
solution miracle de l'assignat se mit à resplendir dans toute sa séduction. Son
seul tort, dira un député le 2 août 1790, avec une bienveillante
condescendance qui souligne la mise hors jeu du thaumaturge d'hier, c'est de
s'être tenu à « des idées conformes à une longue expérience qui ne permet
guère de s'élever à la hauteur des conceptions nouvelles ».
Si tant est qu'un homme eût pu gouverner la Révolution, il est clair au
demeurant qu'il n'en avait ni le profil ni l'étoffe. Il ne possédait ni le don de
manier les êtres, avec le sens des passions qui les meuvent, ni la promptitude de
volonté, ni la dureté de résolution qui fraient le passage des conducteurs de
peuples au milieu des cataclysmes. Homme d'analyse et de prudence, confiant
à l'excès dans les ressources de l'analyse et dans l'autorité de l'intelligence, il
n'était pas fait pour affronter le visage de rupture et de violence de la politique.
Les faiblesses du ministre font en revanche la force de l'auteur. Il expose à
merveille cette situation qu'il n'eut pas les moyens de dominer. Son
commentaire ininterrompu du cours de la Révolution, jusqu'à Brumaire et à la
Constitution de l'an VIII, très injustement victime de la déconsidération du
gouvernant, représente ce que l'observation critique des contemporains a
produit de plus pertinent et de plus profond. Il tient en trois ouvrages : Du
pouvoir exécutif dans les grands États (1792), De la Révolution française (1796),
Dernières Vues de politique et de finance (1802). (On laisse de côté Sur
l'administration de M. Necker, par lui-même, de mai 1791, apologie à chaud
dont les éléments proprement interprétatifs sont repris dans les ouvrages
ultérieurs.) Point d'annonce solennelle, nulle vaticination prophétique, mais
une analyse serrée, exigeante, de la part d'un praticien de la politique obsédé
par le problème des moyens du gouvernement en face d'acteurs obsédés par le
problème des principes. Et de par cette acuité réaliste, au travers de ses limites
mêmes, l'une des œuvres les plus éclairantes qui soient au regard de l'expérience
politique qui fait le fond de la Révolution. Dans sa retraite, Necker n'est pas
toujours précisément informé. Surtout, son puissant bon sens le ferme à
l'intelligence de ce qui se joue d'essentiel et de bien réel dans cette « abstraction
des idées générales » dont il sait mettre à nu comme personne, en revanche,
l'inaptitude fonctionnelle. Il présente à cet égard une cécité symétrique et
inverse de celle des acteurs révolutionnaires à l'endroit de la praticabilité de
leurs constructions. Et puisque aussi bien nous savons aujourd'hui que
l'histoire de la démocratie aura été l'histoire de la lente et douloureuse
conversion de ces mêmes « idées générales » en « maximes actives », il nous est
permis désormais de renvoyer les protagonistes dos à dos en leur rendant
semblablement justice. Voici proprement en quoi « la Révolution française est
terminée » : en ceci qu'après deux siècles d'accommodation des principes
démocratiques aux contraintes inexorables de l'ordre politique et aux nécessités
du fonctionnement social, nous pouvons à la fois faire place sans réserve aux
idéaux abstraits de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple, et faire
pleinement droit au bien-fondé des critiques pragmatiques d'un Necker. Nous
n'y avons pas de mérite. C'est qu'entre-temps l'abîme initial entre les deux
ordres de réalité s'est comblé. À distance, le propos de Necker en éclaire
comme nul autre la prime profondeur et la béance tragique.

LE SECRET DE L'OBÉISSANCE

D'un livre à l'autre, l'axe central de la réflexion reste fourni par l'examen des
Constitutions successives : Constitution de 1791, Constitution de l'an III,
Constitution de l'an VIII (Necker a retiré de son livre de 1796, nous prévient-
il, les pages relatives à la Constitution de 1793, rendues caduques par la
marche des événements). Son problème majeur, la pierre de touche à laquelle il
ramène constamment l'analyse, c'est la gouvernabilité. Place à part doit être
faite, cependant, aux considérations rétrospectives sur le déclenchement de la
Révolution qui forment la première partie de l'ouvrage intitulé précisément De
la Révolution française. Leur dessein est largement autojustificateur. Il s'agit
pour l'ancien ministre de faire comprendre et de défendre la politique qui fut
la sienne. Mais il dresse ce faisant, par petites touches incluses dans le récit
explicatif des événements, un tableau assez frappant des forces en présence à la
veille de 1789 et de l'enchaînement des circonstances. D'un côté, le singulier
mélange de despotisme et de confusion offert par l'ancienne administration
royale et le peu de conscience de la situation dans l'entourage du roi, « la
négligence, dit Necker, avec laquelle on considérait et les grands changements
survenus en France depuis deux siècles et la singularité du temps présent ». De
l'autre côté, « la grande force de l'opinion publique », un goût général
d'innovation, « les jeunes gens devenus dominants », sur fond d'élévation du
Tiers et de perte de consistance parallèle des deux autres ordres. Dans ce
contexte, la maladresse a suffi pour allumer la mèche : « La Révolution
française est essentiellement due à des actes inconsidérés d'autorité. » La
responsabilité première, avant que le « parti populaire » prenne le relais, une
fois qu'avec la prise de la Bastille « le peuple eût appris en un jour que l'union
des volontés était la puissance suprême », revient sans conteste à
l'intransigeance bornée des ordres privilégiés. « L'histoire, résume-t-il, quand
elle élèvera sa voix librement, demandera compte aux deux premiers ordres, à la
noblesse surtout, d'une inflexibilité qui a fait passer le sceptre de l'opinion
entre les mains du Tiers État. Elle leur reprochera d'avoir voulu tout obtenir
par vaillance et par opiniâtreté, au lieu de faire, en temps opportun, les
sacrifices exigés par l'autorité des circonstances et par l'impérieuse loi de la
nécessité. » Toute son analyse est en fait pour démontrer que le but auquel lui
tendait et qui a déterminé sa conduite était jouable : « [...] On aurait
aujourd'hui, en France, le gouvernement d'Angleterre, et le gouvernement
d'Angleterre perfectionné, si le roi, la noblesse et le Tiers État, qui l'ont chacun
désiré dans un certain moment, avaient pu le vouloir ensemble à une époque. »
Le grand mot est lâché : la Constitution d'Angleterre. Voilà le modèle qu'il
eût fallu prendre au moins comme point de départ, non pour le suivre
servilement, mais pour lui apporter « tous les amendements que la raison et
l'expérience auraient conseillés ». Dans la Constitution anglaise, en effet, le
problème politique fondamental est sinon pleinement résolu, du moins pourvu
d'une solution relativement satisfaisante : l'alliance de l'efficacité et de la
liberté. « C'est dans la formation de l'obéissance, dit Necker, c'est dans la
combinaison des moyens pour assurer la subordination générale, sans
despotisme et sans tyrannie, que reposent toute la science politique et toute la
difficulté de l'ordonnance sociale. » L'idée revient comme un leitmotiv. « Il n'y
a rien de si extraordinaire dans l'ordre moral que l'obéissance d'une nation à
une seule loi [...]. Une pareille subordination doit frapper d'étonnement les
hommes capables de réflexion. » Que maintenant on puisse obtenir une telle
soumission sans contrainte brutale est chose « presque mystérieuse », qu'il faut
regarder comme le sommet de la difficulté en matière d'art constitutionnel. La
fascination pour ce secret de l'obéissance sans violence est le vrai cœur de la
pensée de Necker. Or, au lieu de s'appuyer sur l'exemple existant, les
Constituants français ont choisi, par une bifurcation fatale, la voie de la
reconstruction abstraite. Ils ont voulu procéder selon les principes. Necker
n'aura pas de mots assez durs pour stigmatiser l'ambition constructiviste de
l'Assemblée nationale. Il résume ainsi ses griefs en 1796 : « Un goût de jeunes
gens pour les choses nouvelles, un désir glorieux d'originalité, une répugnance
vaniteuse et pusillanime pour toute espèce d'imitation, enfin une confiance
crédule aux figures tracées par la théorie et un mépris inconsidéré pour les
réalités gravées par l'expérience. » C'est sa limite : il n'aperçoit que la
psychologie des acteurs et il est aveugle aux facteurs objectifs qui pouvaient
donner tant de force persuasive à l'illusion de la table rase. Il ne voit pas la
puissance intrinsèque attachée à l'idée de souveraineté de la Nation, il n'en
conçoit pas l'effectivité dynamique. À quoi il faut ajouter les préjugés
ordinaires sur l'incapacité politique de la partie de la population « occupée
entièrement à gagner sa subsistance par un travail continuel » qui le ferment
radicalement à ce qu'il y a de profond dans l'aspiration égalitaire.
En un mot, il n'a pas le sens des causes. Il a en revanche une intelligence
aiguë des effets. Ainsi met-il parfaitement en lumière, aussitôt, la contradiction
qui mine la Constitution de 1791 que ses auteurs voulaient installer dans
l'éternité. Monarchique dans son titre, elle est en réalité « républicaine dans ses
formes » et, ajoute-t-il, « despote dans ses moyens d'exécution ». « C'est une
faute à jamais mémorable, de la part d'une assemblée de législateurs, redira-t-il
en 1796, d'avoir voulu maintenir en France le gouvernement monarchique, de
l'avoir jugé le plus convenable à une nation de 25 millions d'âmes et d'avoir
cru remplir cette idée en plaçant un roi à la tête d'une constitution
démocratique. » Mais cette inconséquence, pour décisive qu'elle soit, n'est elle-
même que le fruit d'une erreur de méthode plus générale. Les Constituants se
sont laissé prendre au piège de l'ordre logique des matières, lequel est au
rebours de leur ordre réel. C'est de la sorte qu'ils ont traité du pouvoir exécutif
en dernier lieu, s'ils ne l'ont « absolument oublié », alors que « ce pouvoir,
quoique le second en apparence dans l'ordonnance politique, y joue le rôle
essentiel ».
L'objection va très loin. Elle porte au centre du système de légitimité des
modernes. On se souvient de la formule de Locke : « Il ne peut exister qu'un
seul pouvoir suprême, le pouvoir législatif, auquel tous les autres sont
subordonnés et doivent l'être. » En bonne logique représentative, c'est dans
l'instance législatrice que se concentre la souveraineté, le pouvoir exécutif n'en
étant que l'instrument. En opposant à cet ordre des raisons les nécessités
impérieuses du bon fonctionnement social, Necker met à nu la contradiction
majeure autour de laquelle va tourner pour un grand siècle et demi l'impossible
stabilisation du régime représentatif compris comme régime parlementaire. S'il
n'est là dans l'abstrait que pour appliquer la règle élaborée par les représentants,
le pouvoir exécutif est en pratique la première puissance. Il est, dit Necker, « la
force motrice d'un gouvernement. Il représente dans le système politique cette
puissance mystérieuse qui dans l'homme moral réunit l'action à la volonté ». Il
« forme la pierre de l'angle dans un édifice politique ». C'est pour avoir
méconnu cette contrainte essentielle que les « métaphysiciens politiques » de la
Constituante ont privé le monarque des moyens de relief et d'autorité
indispensables à l'accomplissement de ses fonctions de chef suprême de
l'exécutif. Ils n'ont pas seulement restreint à l'excès ses prérogatives réelles — et
Necker s'emploie à montrer, dans le cadre de la double comparaison avec la
Constitution anglaise et la Constitution américaine qui lui sert de support
permanent, que les États-Unis, tout républicains qu'ils sont, « ont assuré
l'action du gouvernement d'une manière beaucoup plus forte et beaucoup plus
respectable que nous ne l'avons fait en France ». Plus grave encore en dernier
ressort, les Constituants ont porté atteinte à l'ascendant symbolique du
monarque, au « caractère imposant de dignité nécessaire à son action ». Or
commander, c'est « dominer l'imagination ». L'efficacité du pouvoir passe pour
une part cruciale par la force de la représentation : « Il doit avoir son autorité
raisonnée et son influence magique ; il doit agir comme la nature et par des
moyens visibles et par un ascendant inconnu. » La liberté est en fait à ce prix :
car tout ce qui n'est pas obtenu par soumission spontanée doit être gagné par
coercition effective.
Le thème est longuement repris dans De la Révolution française, dont il
constitue au fond le principal objet, si l'on regarde l'ouvrage depuis les
Réflexions sur l'égalité qui le couronnent. Pas de liberté pensable sans
l'économie de la violence réelle permise par l'univers symbolique de la
hiérarchie. La sagesse politique, si l'on veut un régime authentiquement libéral,
consiste à « s'aider de la grandeur conventionnelle de cet être politique, de son
éclat extérieur, de son empire sur l'opinion et sur l'imagination même, pour
établir une autorité morale propre à faciliter l'action du gouvernement, propre
à maintenir l'ordre public, sans un recours continuel à des actes de violence et à
des moyens tyranniques ». Dans cette ligne d'idées, la majesté du monarque a
pour indispensable complément « les différences d'état, de rang et de fortune »,
toutes gradations « qui préparent aux sentiments de respect et d'obéissance ».
C'est en cela d'ailleurs que consiste l'ultime contradiction de la Constitution
de 1791 : avoir cru « qu'un trône pût subsis ter, battu par tous les flots de
l'égalité ». Ôte-t-on à l'autorité cet appui irréfléchi qu'il faut le remplacer par
un appareil de contrainte : « Tous les moyens de force deviennent nécessaires
au gouvernement dans un grand État quand aucune gradation des rangs ne
dispose les esprits au respect et à la subordination. » Pour avoir pensé que «
l'autorité se créait au commandement de la loi », en sus d'avoir méconnu la
nécessité première du pouvoir agissant, les révolutionnaires se sont voués à
basculer de l'inefficience des moyens réguliers dans la brutalité de l'état
d'exception. La dissolution des liens d'obligation naturellement entretenus par
la pyramide des rangs débouche sur un rapport d'imposition nue. « Le règne de
la violence et le règne de l'égalité ont ensemble un étroit rapport. » Aussi bien
est-ce le motif qui conduit Necker à repousser l'association communément
établie entre la liberté et l'égalité : elles ne sont alliées « qu'à titre d'abstractions
[...]. En réalité, introduites ensemble sur un vaste théâtre, [elles] seront
constamment en opposition ».
Cette vision de la politique s'appuie en dernier ressort chez Necker sur une
représentation religieuse de l'univers, La hiérarchie est ancrée dans la nature des
choses : « Tout nous annonce que les idées de prééminence et de supériorité
sont inséparablement unies à l'esprit de la création. » La tâche du législateur
éclairé consiste à mettre les « inégalités en harmonie », grâce à quoi, par un
côté, l'ordre social participe comme par résonance de l'économie divine, tandis
que de l'autre côté l'ajointement des croyances « diminue la tâche des
gouvernements ». C'est l'intéressante originalité de sa position : le plus extrême
libéralisme possible, pourrait-on dire, à l'intérieur d'une entente religieuse
cohérente du monde.
Elle le rend au plus haut point sensible à l'immense phénomène qu'annonce
et porte la Révolution : l'exorbitante dilatation de la sphère du pouvoir
qu'implique comme sa contrepartie la destitution jusque dans ses fondements
de l'économie religieuse de la dépendance. Comment contenir 25 millions
d'hommes autrement que par le despotisme quand il n'est plus d'attaches
traditionnelles pour les tenir ensemble ? Et quelle augmentation de pouvoir
quand l'autorité n'est plus composée que de pouvoir, comme le suggère une
belle formule. C'est d'abord par un formidable élargissement de la puissance
publique que se traduit sa recomposition représentative : « Ce système
représentatif, par une sorte d'escamotage métaphysique, est proclamé de nos
jours comme une empreinte exacte des volontés individuelles, comme une si
juste image de soi-même qu'un petit nombre d'élus peuvent raisonnablement
et légitimement disposer des personnes et des biens de toute une nation ; qu'ils
le peuvent indéfiniment et de la même manière que cette nation aurait droit de
le faire si tous les particuliers dont elle se trouve composée étaient consultés un
à un. Quel abus du mot représentatif ! [...] Rien ne prouve plus, ce me semble,
combien la nation française est encore à son enfance politique, que sa
respectueuse adhérence à une servitude sans exemple. »
Sur le long terme, non sans coûteux soubresauts, ces craintes devant l'abîme
d'une domination « dont on n'a mesuré ni la nature ni l'étendue » se sont
révélées vaines. Il s'est avéré possible d'assurer sans violence la cohésion d'une
multitude d'égaux au sein d'un grand État, comme de prévenir l'usurpation de
cette « aristocratie » d'un nouveau genre — le mot est de Necker — dont le
système électif introduit le péril. Mais il est infiniment éclairant de pouvoir
regarder par les yeux d'un homme, que son mélange rare de conservatisme et
d'ouverture constitue en témoin privilégié, l'irruption vertigineuse du
problème à un moment où nul n'était en mesure de dire s'il comportait une
issue.

UNE EXPÉRIENCE DE L'IMPUISSANCE

Dans son regard, et d'autant plus qu'il peut moins l'entendre, la radicalité
principielle du mouvement de la Révolution ressort avec un saisissant relief : il
a une très forte page, par exemple, sur la différence de signification stratégique
entre les déclarations des droits américaine et française. Il se méprend en
l'imputant à méprise, mais il aperçoit profondément ce qui sépare le besoin de
refondation ex nihilo et l'universalisme instituant des Français de la démarche
somme toute pragmatique des Américains. Parce qu'elle était en tête de leur
code constitutionnel, dit-il, « nous avons regardé cette déclaration comme le
commencement, en quelque manière, de la nature politique [des Américains],
tandis qu'elle en était plutôt l'extrait et le résultat. Leur position continentale,
le genre de leurs relations extérieures, leurs mœurs, leurs habitudes et les
limites de leur fortune, toutes ces grandes circonstances qui déterminent le
génie d'une nation, existaient avant leur déclaration des droits ; ainsi leur
profession de foi s'est trouvée, comme toutes les paroles doivent l'être, dans la
dépendance des choses et dans une juste harmonie avec l'empire absolu des
réalités. Nos législateurs, cependant, ont vu cette déclaration des droits comme
la cause efficiente de la liberté des Américains et comme un principe universel
de régénération qui pouvait convenir également à toutes les nations ». Il n'a pas
de peine d'ailleurs à montrer comment tout ce qui assure la fonctionnalité de la
Constitution américaine fait défaut à l'œuvre des Constituants de 1791. On a
vu son objection à propos des moyens de l'exécutif. Il souligne, en outre, la
façon dont l'égalité étroitement entendue a conduit en France au rejet des deux
Chambres, la façon dont une vue doctrinaire de la séparation des pouvoirs a
conduit à les « mettre en inimitié avant même qu'ils ne fussent créés »,
l'inconséquence enfin qu'il y a à vouloir des formes électives étendues en
repoussant le contrepoids fédéral, à l'instar des Américains, au nom de l'unité
et de l'indivisibilité du royaume. « L'Angleterre dans son unité, conclut
Necker, l'Amérique dans son système de fédération, présentent à nos regards
deux beaux modèles de gouvernement. L'Angleterre nous apprend comment
une monarchie héréditaire peut être maintenue sans inspirer de défiance aux
amis de la liberté ; l'Amérique, comment un vaste continent peut être soumis
aux formes républicaines sans donner d'inquiétude aux amis de l'ordre public.
» Toutes vertus dont la Constitution française, « incertaine en ses fins, confuse
en ses principes, errante dans sa marche, mélange imparfait de tous les
gouvernements et de toutes les idées politiques », est tristement dépourvue.
Ce sont ces principes assumés dans leur plénitude et leur rigueur,
indépendamment et au-delà de ce que la réalité pouvait en supporter comme
transcription, qui sont la grandeur de la Révolution et qui feront son
rayonnement. À cela, dans un premier temps en tout cas, Necker est un esprit
trop positif pour être sensible — le recul modifiera quelque peu son optique.
Mais il est une autre face des choses où son acribie réaliste fait merveille : le
tragique déficit de moyens d'exécution, justement, dont se paient l'ampleur et
la radicalité de ce dessein d'une instauration dans l'universel. Il est l'analyste
incomparable de cette expérience de l'impuissance qu'est aussi l'expérience
révolutionnaire : l'impuissance à doter cette démocratie recherchée
effectivement en dehors des formes existantes et des appuis de l'exemple, à se
doter d'instruments adéquats, d'incarnations consistantes et d'institutions
stables, avec les dérives qui en résultent et les correctifs qui aggravent le mal. Le
démontage en règle des dispositions arrêtées lui procure même parfois une
capacité prédictive assez singulière. C'est vrai au premier chef de son livre de
1792 où l'analyse des choix constitutionnels et de la dynamique enclenchée par
l'Assemblée nationale débouche sur un tableau prémonitoire des évolutions
possibles : précarité du reste de monarchie fiché sur un corps « tellement
démocratique » qu'il suffirait de fort peu de chose pour « achever de
métamorphoser la France en république », tendance à la réunion de « tous les
genres de pouvoir dans les mains des élus de la nation », prévisible déception
du peuple, enfin, qui ne tardera pas à s'apercevoir que son sort n'a pas changé
et que « le prix du pain et le tarif des salaires ne sont pas dans [la] dépendance
[de ses représentants] ».
Necker avait déjà longuement critiqué la façon dont la Constitution de
1791 comprenait la distribution des fonctions entre le législatif et l'exécutif, et
leurs rapports. La Convention avait été à l'extrême de la tendance qu'il
dénonçait alors a ia concentration des pouvoirs au sein d'un Corps législatif
réduit lui-même à une seule assemblée afin de mieux marquer sa prééminence.
La Constitution de l'an III et son embardée en sens inverse lui fournissent
l'occasion d'une charge supplémentaire contre ses adversaires favoris : l'esprit
de système et l'abstraction en politique. Le souci de se démarquer de
l'organisation conventionnelle a conduit à tomber dans un autre extrême, « la
séparation complète et absolue des deux autorités premières, l'une qui fait les
lois, l'autre qui surveille et dirige leur exécution ». Ici encore, à la fausse rigueur
des mécanismes de papier, il faut préférer le sens pratique des « combinaisons
et des rapports ». Dès 1792, contre la doctrine rigide de la séparation et de la
balance des pouvoirs, Necker soulignait que ce sont « les liens plus que les
contrepoids, les proportions plus que les distances, les convenances plus que la
vigilance qui contribuent à l'harmonie des gouvernements ». Il le répète avec
force quatre ans plus tard : « On doit chercher à établir une liaison
constitutionnelle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; on doit
songer que leur prudente association, leur ingénieux entrelacement seront
toujours la meilleure caution d'une circonscription mutuelle et d'une
surveillance efficace. » Faute de cette cohérence dans la division des tâches, « ou
l'ordre ou la liberté » seront en péril — l'un et l'autre ne tarderont pas à l'être.
Il ne faudra pas longtemps pour que le constat d'inviabilité qu'il dresse et
détaille soit amplement vérifié.

L'ÉGALITÉ DANS L'UNITÉ ?


Deux ans avant sa mort, Necker reprend la plume une dernière fois, il le sait
et il le dit, en choisissant le titre testamentaire de Dernières Vues de politique et
de finance. L'ouvrage est étonnant par l'ouverture d'esprit qu'il atteste chez un
vieil homme. Le partisan de toujours du gouvernement anglais se rend à la
marche de l'histoire. Convaincu « qu'une suite d'événements sans pareils ont
fait de la France un monde nouveau », il revient de son ancien préjugé et
s'efforce à son tour de dresser le plan d'une « république une et indivisible,
soumise autant qu'il est raisonnablement possible aux lois de l'égalité », mais
d'une république susceptible d'un fonctionnement régulier, à la différence des
ébauches immatures qui ont été tentées, ou pis encore du travestissement
dictatorial mis en place par la Constitution de l'an VIII. Celle-là ne trouve pas
davantage grâce à ses yeux que les précédentes. Il discerne fort clairement
qu'elle n'est qu'un vêtement de transition. Elle n'a « par elle-même aucun
soutien. Toutes les autorités dont elle est composée ne peuvent ni se surveiller
ni s'entraider et l'indépendance du premier pouvoir a été préparée de toutes les
manières ». Il s'agit en vérité d'une « oligarchie bourgeoise rangée autour d'un
maître, où le nom de république est simplement conservé ». Il va falloir bientôt
choisir entre la vérité de la dictature et le déguisement républicain. D'où la
stratégie du livre : un appel discret à Bonaparte pour qu'il établisse enfin la
république sur des bases solides. Ce qui décide donc Necker à franchir le pas de
la proposition, non sans crainte et tremblement devant la difficulté de la tâche :
« L'union de l'ordre, de la liberté et de l'égalité à un gouvernement un et
indivisible doit être considérée comme le grand œuvre en politique ; et si le
problème peut être résolu dans une vaste contrée, l'histoire du moins n'en offre
aucun exemple. »
Il décrétait la république impossible dans un grand pays, en 1792, sans le
secours du gouvernement fédératif à l'américaine. Puisque l'expérience paraît
avoir établi que la nation, en France, resterait décidément une et indivisible, il
entreprend en 1802 de s'en passer. Sa Constitution prévoit deux Chambres
pourvues d'attributions égales, élues respectivement pour cinq et dix ans au
suffrage censitaire (un cens relativement modeste, d'ailleurs, puisqu'il est fixé à
12 francs d'impôts pour les électeurs, à 200 francs pour les éligibles), et, tribut
payé au recul général de la Révolution devant le remplacement d'un roi, un
exécutif collectif de sept membres. Ses préférences intimes, il ne le dissimule
pas, continuent d'aller à la monarchie tempérée, en fonction de son argument
invariable : « L'avantage d'un pareil gouvernement, son mérite particulier est
d'attacher tous les corps et tous les pouvoirs au maintien de l'harmonie
existante. » Simplement, en France, son heure est passée, « tant les esprits, dit-
il, sont détournés de toute espèce de fiction ». Ses assises symboliques, ces «
apanages de respect » qu'il créditait autrefois d'un tel rôle ont été
définitivement déracinés. Dès 1792, Necker mettait en garde ceux qui
croyaient possible « le retour pur et simple d'un ancien gouvernement miné
depuis longtemps dans l'opinion publique ». « Un despotisme de vingt ans,
avertissait-il, et la plus terrible tyrannie ne seraient pas de trop pour exécuter ce
projet. » Dix ans plus tard, c'est le principe même de la royauté qui lui paraît
irrémédiablement atteint : même Bonaparte, constate-t-il avec désabusement,
ne viendrait pas à bout aujourd'hui « d'établir une monarchie héréditaire
tempérée ». En revanche, il pourrait faire ce que la Convention elle-même au
sommet de sa puissance, « lorsque l'autorité suprême était tout entière entre les
mains de gens passionnés par l'égalité la plus complète », a été incapable de
faire : « Jeter les fondements d'une république qui aurait de la considération et
de la force et qui résisterait à l'épreuve du temps. »
Peut-on croire que le vieillard malade qui rédigeait ces lignes, à un moment
qu'il devinait décisif, se faisait beaucoup d'illusions sur le personnage et sur les
chances de son plaidoyer ? Fort peu sans doute. Mais une ultime tentative
néanmoins pour infléchir le cours d'une histoire qui lui avait depuis longtemps
échappé. Il n'est pas de destin, peut-être, qui donne mieux l'échelle de la
tragédie révolutionnaire, sans l'éclat de la mort, dans la seule grisaille paisible
du cabinet : ou le heurt inutile de l'homme raisonnable avec la raison dans
l'histoire, c'est-à-dire la déraison des événements.
VI
CONSTANT : LE LIBÉRALISME
ENTRE LE DROIT ET L'HISTOIRE

Entre toutes les œuvres qui constituent aujourd'hui les références fondatrices
de notre univers politique, les Principes de politique applicables à tous les
gouvernements présentent cette particularité digne de remarque de ne nous être
devenus que très récemment accessibles dans leur forme première et complète,
tels que Constant les a rédigés dans les premiers mois de 1806. Nous en
connaissions amplement la matière, mais sous des formes secondes et
dispersées, au travers des réemplois multiples que Constant a tirés du
manuscrit initial durant sa carrière politique sous la Restauration — dont un
livre, en 1815, à l'occasion de l'épisode le plus controversé de sa vie politique,
sa collaboration avec Napoléon pendant les Cent-Jours, qui en reprend le titre,
modifié simplement par adjonction (Principes de politique applicables à tous les
gouvernements représentatifs, et particulièrement à la Constitution actuelle de la
France), mais qui n'en réutilise que partiellement le propos. La venue au jour
des papiers de Constant, à Lausanne et à Paris, nous a révélé l'importance de ce
stock primitif où ce que nous connaissions de son œuvre a été pour l'essentiel
puisé. Elle a corrigé l'image d'un homme poursuivi par ses palinodies
malheureuses en faisant ressortir, à côté des sinuosités et des écarts de la
carrière, une fidélité jamais démentie du penseur à un système de convictions
et d'idées tôt arrêté. Et puisque nous disposons depuis 1980 d'une édition du
texte princeps, il s'impose de le considérer désormais pour luimême dans sa
valeur de source — de le substituer en somme aux ouvrages qui furent
longtemps ses substituts1. Il ramasse dans un développement unifié les
principaux thèmes de la réflexion de Constant sur les « vrais principes de la
liberté » : circonscription nécessaire de l'autorité sociale et différence de la
liberté des Modernes avec la liberté selon les Anciens. Ainsi est-on fondé à le
considérer comme le premier classique de la pensée libérale dans son état
proprement contemporain : celui créé par l'obligation de penser à l'épreuve de
l'événement fondateur de la modernité politique, la Révolution française.

DES MOYENS DE LA LIBERTÉ

Les Principes de 1806 ne sont pas moins une œuvre de circonstance que
leurs réutilisations ultérieures. Constant croit discerner un relâchement calculé
du despotisme napoléonien. Il se précipite dans l'ouverture entrevue et rédige
en grande hâte son traité, pour finalement devoir le conserver par devers lui,
ses espérances rapidement évanouies. Le contexte explique la limitation du
propos. Il était exclu que l'étreinte de fer de la censure impériale, même
légèrement desserrée, laissât passer une libre discussion des mérites comparés
des différentes sortes de régimes. Ainsi toute considération relative aux
mécanismes politiques est-elle écartée au profit de l'examen d'une donnée plus
profonde : « Il existe [...] des principes politiques indépendants de toute
constitution [...] applicables sous tous les gouvernements, n'attaquant les bases
d'aucune organisation sociale, compatibles avec la royauté comme avec la
république, quelles que soient les formes de l'une et de l'autre » (PP, p. 21). La
restriction circonstancielle contribue en l'occurrence à mettre à nu une idée
essentielle. Elle ne relève pas que d'une considération d'opportunité plus ou
moins mutilante, elle engage une authentique conviction de fond. Le point
déterminant de l'ordre politique, ce ne sont pas les formes institutionnelles, ce
sont les normes réglant l'articulation centrale du fait collectif, à savoir le
rapport entre État et société. Une fois acquis les justes principes concernant les
attributions et les limitations de l'autorité, le reste viendra par surcroît —
comme à l'inverse, la leçon de la Révolution est làdessus précise, des
constitutions se réclamant théoriquement de la liberté peuvent déboucher sur
une tyrannie de fait, faute d'une ferme définition des conditions effectives de la
liberté. D'où une stratégie politique à base d'indifférence relative pour
l'identité des régimes qui conduira Constant à ses célèbres variations. En 1806,
donc, pas d'attaque frontale du despotisme établi, mais une mise en question à
la base, sous couvert de soumission apparente. Un régime intégralement électif
est possible, Constant en est convaincu, il en a tracé le plan, mais pourquoi pas
la monarchie constitutionnelle, si elle comporte des garanties relativement à
l'exercice des droits fondamentaux qui la rendront plus libérale que bien des
républiques ? Et pourquoi pas même l'Empire, comme en 1815, si le tyran
honni d'hier consent à se lier par des engagements qui l'entraîneront très au-
delà de ce qu'il croît concéder ? Où la rigoureuse fidélité à lui-même du
théoricien rejoint dangereusement les sinuosités opportunistes du politicien...
Ce n'est pas que Constant se soit désintéressé des questions
constitutionnelles. Tout au contraire. Elles ont constitué l'autre grand foyer de
sa réflexion politique. Et son apport sur le sujet demeure la partie la plus
méconnue de son œuvre. Nous avons de lui là-dessus un autre livre important
resté longtemps inédit lui aussi, intitulé Fragments d'un ouvrage abandonné sur
la possibilité de la constitution républicaine dans un grand pays2. L'expérience
révolutionnaire laisse deux questions ouvertes — les deux grandes questions
qui sont à la source de la pensée de Constant et auxquelles s'efforcent de
répondre de manière systématique ces deux ouvrages de la période 1802-1806 :
la question des conditions internes de viabilité d'un régime représentatif (les
Fragments sur la possibilité de la constitution républicaine), la question de la
compatibilité pratique de la liberté avec la souveraineté du peuple (les Principes
de politique). En langage d'époque, on pourrait dire : la question de l'anarchie,
la question du despotisme. « La nature et l'histoire se réunissent pour établir
qu'une grande république indivisible est une chose impossible... Il ne peut
exister une grande nation libre sous un gouvernement républicain » : telle est
l'objection péremptoire que Joseph de Maistre oppose en 1797 à l'ambition
révolutionnaire. Il ne faut pas s'y tromper, dans le contexte où elle est
formulée, la critique porte. Il est indispensable d'y répondre. D'abord sur le
plan de la clarification des principes du gouvernement représentatif par rapport
au modèle de la démocratie directe à l'antique, dans le cadre restreint de la cité.
Ensuite sur le plan de la gouvernabilité intrinsèque du régime d'assemblée.
Entre usurpation et faiblesse, l'exemple des assemblées révolutionnaires n'est
pas à cet égard encourageant. Problème en forme de quadrature du cercle :
comment contrôler l'incontrôlable ? C'est le drame du pouvoir par
représentation : une fois constitué, un pouvoir délégué échappe à la prise de la
collectivité dont il émane. Souffre-t-il de blocage interne ? Elle n'en peut mais.
S'écarte-t-il de son mandat, s'arroge-t-il des prérogatives sans commune mesure
avec ses attributions ? Il a pour lui la force et la légitimité. Hors les voies
extraordinaires de la révolte ou du coup d'État, il n'est que de prendre son mal
en patience. Comment prévenir les débordements de la représentation
nationale, comment remédier à ses dysfonctionnements ou à sa paralysie,
comment veiller à la convenance continuée de son action avec le sentiment de
la nation quand tous les pouvoirs sont également électifs et que nul n'a plus sur
les autres la moindre supériorité arbitrale ? Pas de bon fonctionnement du
système représentatif sans une manière d'arbitre entre les représentants et les
représentés. Ce que Constant s'efforce de mettre sur pied, dans son projet
constitutionnel, sous le nom de « pouvoir neutre ou préservateur ». L'idée
s'inscrit dans la ligne du « jury constitutionnaire » prôné par Sieyès dès les
débats sur la Constitution de l'an III, en fonction d'un même diagnostic de la
maladie infantile du parlementarisme français que Constant ne fait qu'éclaircir
et développer. Nous ne faisons que commencer à comprendre, pour des motifs
qui tiennent aux développements contemporains du fait démocratique, la
perspicacité de ces premiers jugements et la portée des remèdes proposés. Car,
pour le dire d'un mot, la stabilisation récente des régimes représentatifs a obéi,
de fait, à l'esprit des solutions préconisées par nos augures. Dans le cas de
Constant, cette appréciation du problème sous-tend la manière dont il
s'accommodera de la monarchie constitutionnelle dans la suite et la vision de
son fonctionnement qu'il essaiera de faire prévaloir. Pourquoi pas un pouvoir
royal, si celui-ci, moyennant un sage cantonnement de ses attributions, donne
forme à l'indispensable pouvoir neutre ? « Entre la monarchie constitutionnelle
et la république, la différence est dans la forme, écrira-t-il. Entre la monarchie
constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond3. » La
polarisation ultérieure du débat autour de l'alternative monarchie-république
rendra pour longtemps ce type de réflexion obsolète. Et pourtant nous en
sommes à nous rendre compte qu'à l'intérieur du républicanisme le plus strict,
c'est l'incorporation d'un certain élément monarchique qui a permis de
procurer au pouvoir électif une représentativité plus satisfaisante. Il y a là tout
un nouvel avenir pour la pensée de Constant, dont la ressaisie sous cet angle, et
pour cause, n'est qu'à peine amorcée.
Seconde question, plus fondamentale encore, laissée à la réflexion politique
par la Révolution et ses suites : la question du danger d'aliénation radicale de la
souveraineté inhérent au principe même de la souveraineté du peuple. Elle
n'est en un sens qu'un cas de figure extrême de la première. Comment
empêcher la soustraction des représentants à la prise de la nation d'aller jusqu'à
l'expropriation pure et simple et à « l'oppression du peuple au nom de sa
souveraineté » ? Ce fut, à l'acmé du processus révolutionnaire, la terreur
jacobine, la tyrannie d'un parti ; et ce fut, au reflux du mouvement, la
dictature de Bonaparte, la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul
homme. Ici, ce n'est plus au moyen d'un mécanisme constitutionnel qu'il peut
être valablement question de prévenir le mal. Il est affaire de principes, et c'est
sur le plan des principes qu'il s'agit de le combattre. Le problème est celui de
l'essence de l'autorité légitime. Pour ramasser d'une formule la position de
Constant, il est celui de l'extension générale qu'on a indûment prêtée à la
volonté générale. Dès qu'on admet l'existence d'un pouvoir s'étendant à tout
parce que procédant de tous, il devient impossible d'empêcher qu'il ne se
trouve à un moment ou à un autre retourné contre ceux supposés s'exprimer
au travers de lui. Il n'y a qu'une seule voie praticable, qui est de dénoncer le
sophisme constitutif de cette autorité absolue et de faire reconnaître le caractère
limité de toute souveraineté. Tel est proprement l'objet des Principes de
politique dans leur version de 1806.
Le combat est sur deux fronts. Il est certes contre la dérive terroriste du
républicanisme extrême. Mais il est d'abord contre le rejet du principe même
de la souveraineté du peuple au nom des débordements qu'il a couverts en
1793. Ce qui s'est fait alors au nom de la volonté du peuple n'en livre pas
l'essence fatale et n'en condamne nullement l'idée. Constant est sur ce point
beaucoup plus net que ceux de ses succèsseurs dans la tradition libérale qui
croiront se tirer de la difficulté en faisant l'économie ou en prononçant la
dissolution de la notion de souveraineté. Puisqu'il part de Rousseau en tant
que le penseur-origine et le principal inspirateur de l'événement, il prend soin
de distinguer deux éléments dans sa doctrine. Un premier, qu'il accepte,
relativement à « la source de l'autorité sociale » : « Toute autorité qui gouverne
une nation doit être émanée de la volonté générale » (PP, p. 22). Un second,
qu'il refuse, relativement à « l'étendue de l'autorité sociale » : « La volonté
générale doit exercer sur l'existence individuelle une autorité délimitée » (PP, p.
25). Laissons de côté la question de la validité philologique d'une telle
interprétation de Rousseau — il est clair qu'elle est problématique.
Contentons-nous de la question de la cohérence de fond d'une telle attitude.
Sa cohérence pratique ne fait pas difficulté : il est évidemment possible de
recevoir « la Révolution sans la Terreur4 », et de revendiquer ses conquêtes
politiques en les dissociant du dérapage jacobin. C'est la position que Constant
a adoptée dès Thermidor et sur laquelle il ne variera pas.
Reste à savoir si à cette cohérence politique, traçant une ligne nette de
partage au sein de l'héritage révolutionnaire, correspond une authentique
cohérence philosophique. Indépendamment de la lettre des propos de
Rousseau, si l'on considère que l'idée de souveraineté du peuple marque
l'épanouissement du point de vue moderne par excellence en politique, le
point de vue subjectif, est-il possible en raison de l'accepter en partie sans la
recevoir en totalité5 ? L'idée d'un peuple souverain conserve-t-elle un sens, en
d'autres termes, hors de son développement complet comme idée d'une
subjectivité inaliénable et indivisible ? Le problème apparemment le plus
abstrait est en réalité, historiquement, le plus concret. Il est ni plus ni moins,
en effet, celui des rapports entre le développement politique moderne et les
pensées qui l'ont informé. La réponse à lui donner est à notre sens
nécessairement ambiguë. Constant se trompe sur la portée de la pensée de
Rousseau en croyant pouvoir arrêter le déploiement d'essence absolue inscrit
dans le principe de la volonté générale. Rousseau est bien à ce titre le penseur-
source de la modernité démocratique comprise comme affirmation de la
subjectivité politique. Et pourtant Constant vise quelque chose
d'essentiellement juste au travers des limites qu'il entend assigner à l'autorité
souveraine. Car c'est à partir de ces limites (qui ont pour vrai sens de marquer
le partage entre la société civile et l'État) que s'est opérée la matérialisation
effective de la subjectivité sociale. Il a raison sous cet angle précis quand il
dénonce chez Rousseau une pensée antémodeme, appuyée sur des repères
anachroniques. C'est à l'intérieur et en fonction d'un cadre archaïque que
celui-ci a dessiné l'horizon le plus indépassablement moderne de la
représentation politique. Ce qu'il considère comme les conditions
d'établissement et d'expression de la volonté générale, c'est ce qu'il a fallu
dépasser en pratique pour qu'advienne le règne de la volonté générale.
Comme il y a une « illusion lucide » du libéralisme, il y a une « vérité
trompeuse » du subjectivisme contractualiste à la Rousseau. Le développement
entier de notre réalité politique sort de la confrontation et de l'ajustement
trouvé tant bien que mal entre ces deux interprétations de l'exercice de la
souveraineté démocratique. Rousseau demeure celui qui a désigné la fin à
laquelle il répond. Constant reste celui qui a nommé le moyen par lequel il s'est
concrétisé. Voilà de quoi notre vérité s'est faite de l'entrecroisement subtil
d'une double reconnaissance avec une double méprise.

DU CONTRAT À L'HISTOIRE

L'argumentation de Constant en faveur des « principes à substituer aux idées


reçues sur l'étendue de l'autorité sociale » se déploie sur deux plans. Elle n'est
pas que classiquement théorique ; elle ne consiste pas qu'à démonter
rationnellement des idées fausses pour établir à leur place des idées justes. Elle
comporte un volet original, le premier du genre à notre connaissance, qui est
un volet historique. Il ne suffit pas de montrer qu'un principe est erroné.
Encore faut-il essayer de comprendre pourquoi il s'est accrédité, comment il a
pu s'imposer, contre toute évidence, parfois, jusqu'à la tragédie. Constant
introduit à ce sujet un type d'interprétation entièrement neuf : l'oblitération
du présent par l'emprise du passé. Il a lui-même une conscience aiguë de
l'originalité de son temps par rapport aux époques antérieures, et il est frappé,
manifestement, de la propension de ses contemporains à la méconnaissance sur
ce point. C'est l'argument majeur qu'il utilisera contre « l'esprit de conquête »
fournissant au régime napoléonien son âme : « Il y a des choses qui sont
possibles à telle époque et qui ne le sont plus à telle autre. Cette vérité, souvent
méconnue, ne l'est jamais sans danger... Un gouvernement qui voudrait
aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen
commettrait donc un grossier et funeste anachronisme6. » De même est-ce dans
cet esprit qu'il condamne les « imitateurs modernes des républiques de
l'Antiquité », aveugles aux différences « qui, en nous distinguant
essentiellement des anciens, rendent presque toutes leurs institutions d'une
application impossible de nos jours » (PP, p. 420). Si le mythe d'une
juridiction collective absorbant entièrement l'existence des individus a prévalu
avec cette force durant la Révolution, c'est indépendamment de sa séduction
intrinsèque, à la faveur d'une confusion des temps. À côté de l'erreur, il y a la
soumission des vivants à un héritage qu'ils ont cru exemplaire quand il était
mort. Le malheur des Modernes tient à leur ignorance d'eux-mêmes ; il
s'enracine dans leur peu d'aptitude à se comprendre pour ce qu'ils sont à la
lumière du devenir qui les a faits.
La dimension historique est capitale pour la compréhension d'ensemble de
la pensée de Constant. Elle en commande la cohérence, d'une manière que le
mode d'exposition adopté, très dans la façon du XVIII e dans le traité de 1806,
peut en partie masquer, mais qu'il faut savoir reconstituer si l'on veut
exactement mesurer la portée charnière de ce qui constitue probablement la
première œuvre politique organisée par le point de vue de l'histoire. Ainsi la
critique de Rousseau ne prend-elle toute sa signification qu'une fois rapportée
au changement d'orientation historique qui lui est sous-jacent. Ramenée à sa
plus simple expression, l'opération de Constant consiste à dissocier ce que les
théories classiques du contrat entendaient penser ensemble : la souveraineté
collective et les droits individuels7. Là où les droits politiques de l'individu
étaient supposés se conquérir et s'épanouir au travers de l'égale participation de
tous au souverain, Constant installe l'irréductible démarcation de deux sphères.
Phrases fameuses : « Il y a une partie de l'existence humaine qui, de
nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est, de droit, hors de toute
compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et
relative. Au point où commence l'indépendance de l'existence individuelle,
s'arrête la juridiction de cette souveraineté » (PP, p. 49). L'association ne saurait
porter sur la totalité des droits des contractants ; ce n'est pas du pacte
constitutif de la société qu'il s'agit de déduire la préservation des droits
individuels comme l'un de ses buts impératifs ; il n'y a pas de conciliation et
d'harmonie concevables entre individu, souveraineté et société. Les droits des
individus — liberté personnelle ou « liberté d'action », liberté religieuse, liberté
d'opinion, « dans laquelle est comprise sa publicité », garantie judiciaire contre
tout arbitraire — sont antérieurs et ont à rester extérieurs à la formation de
l'autorité politique. Il y a toute une série d'objets, dit Constant, « sur lesquels
le gouvernement et la société doivent s'abstenir de prononcer et laisser les
individus parfaitement libres » (PP, p. 58). C'est en cela précisément que
consiste la liberté spécifique des Modernes : non plus dans « la participation
active et constante au pouvoir collectif », mais dans « la jouissance paisible de
l'indépendance privée »8. L'originalité radicale de notre époque, c'est d'avoir
scindé la sphère d'exercice de la « liberté civile » d'avec la sphère d'exercice de
l'« intérêt public ». La tâche propre de la théorie politique doit donc être de
fonder cette différence organisatrice en principe. Ce qui ne peut se faire que
moyennant la reconnaissance d'une extériorité d'essence des droits individuels
par rapport à l'autorité sociale.
L'opération marque un tournant de la pensée politique. Elle sépare deux
époques, deux manières de poser le problème de l'homme en société. On sort
avec elle de l'âge du contrat — on n'aurait pas de peine à montrer que celui-ci
ou bien est « complet », c'est-à-dire correspond à une redéfinition entière de
l'ensemble collectif engageant l'intégralité du statut des êtres qui le composent,
ou bien n'a pas de sens. Notre thèse est que cette transformation est gouvernée
par un changement d'économie temporelle sous-jacent. La pensée du politique
selon le contrat est une pensée commandée par la contrainte de l'origine ; elle a
pour horizon obligé la coïncidence idéale entre le fonctionnement social
présent et la loi fondatrice de la société même. Ce qu'on voit naître chez
Constant, c'est une pensée déliée du problème de la constitution de la société,
et une pensée déterminée corrélativement par l'ouverture historique.
L'orientation prévaut d'entrée chez lui, dès ses premiers écrits. En témoignent
par exemple ces lignes de 1796 qui préfigurent si étonnamment Tocqueville : «
L'origine de l'état social est une grande énigme, mais sa marche est simple et
uniforme. Au sortir du nuage impénétrable qui couvre sa naissance, nous
voyons le genre humain s'avancer vers l'égalité sur les débris d'institutions de
tout genre9... » Constant n'est pas seulement un homme pénétré de sens
historique ; il y a chez lui un authentique philosophe de l'histoire. On sait qu'il
a travaillé sa vie durant à un grand livre sur l'histoire des religions, dont les
cinq volumes restent à lire et à expliciter sous cet angle10. La curiosité et les
connaissances de l'historien ne sont pas périphériques par rapport aux intérêts
du théoricien politique. Elles jouent un rôle central dans l'ordre de sa réflexion.

GENÈSE ET SIGNIFICATION
DU CONTRACTUALISME

Il nous faut, pour préciser les termes de cette transition décisive, esquisser
une genèse de la pensée du contrat dont on pardonnera le caractère sommaire.
Elle ne se comprend à notre sens qu'à l'intérieur et qu'en fonction des
transformations majeures que connaît le pouvoir monarchique à partir de la fin
du XVI e siècle — ce qu'on identifie généralement sous le nom d'avènement de
l'absolutisme. Le contractualisme dans la théorie politique, de Hobbes à
Rousseau, est l'accomplissement intellectuel du mouvement pratique à l'œuvre
au sein de l'absolutisme. Celui-ci consiste pour l'essentiel en une
transformation du rapport entre pouvoir et société revenant à confier au
souverain un monopole de l'institution du lien social. Le roi était la tête d'un
corps pluriel, le maillon le plus élevé d'une chaîne hiérarchique de
communautés organiques. L'instance politique devient l'organe exclusif par la
volonté duquel la communauté des hommes tient ensemble. Le monarque
incarnait en sa différence sacrale la loi extérieure édictée par Dieu. Sous couvert
de droit divin, l'État en vient à prendre collectivement en charge le maintien
du corps social en conformité avec son principe constituant, lequel n'est plus
donné, mais instauré, et constamment à réinstaller.
Le point crucial, ici, est de saisir exactement l'équilibre entre l'ancien et le
nouveau qui se réalise au sein de ce dispositif révolutionnaire. Il constitue la
matrice de la réflexion politique classique, et son ambiguïté interne se retrouve
dans le caractère de formation de compromis de ses traductions théoriques. Il
comporte trois éléments principaux de nouveauté : 1 / L'artificialisme social :
le lien collectif résulte de la volonté et de l'action réfléchie des hommes ; 2 /
L'individualisme : l'instance souveraine de cohésion, détentrice exclusive de ce
qui lie, ne connaît que les individus séparés comme composants de droit du
corps social ; 3 / L'essence représentative du pouvoir : sa finalité n'est plus de
garantir l'assujettissement à une norme extrinsèque, mais d'assurer en dernier
ressort la correspondance interne du corps social à lui-même. Mais ces données
radicalement nouvelles restent comprises, simultanément, à l'intérieur d'un
cadre traditionnel structuré envers et contre tout par l'héritage de l'ancienne
économie de la dépendance envers un fondement extérieur.
Le modèle idéal de la communauté humaine demeure celui de la
conjonction exacte et pleine du corps social à son principe d'ordre dans
l'ensemble de ses parties. Si individualisme il y a, c'est avec le dessein
simultanément de rétablir un ajustement parfait de l'atome individuel et de
l'être collectif— sinon sous forme d'assujettissement holiste de la partie à
l'ensemble, du moins sous forme d'une intime adéquation de la partie à
l'ensemble qui en reprend les contours. Si artificialisme représentatif il y a, de
même, c'est de concert avec un souci de co-présence de l'instance souveraine à
la somme des êtres qui emprunte les traits de l'ancienne soudure entre pouvoir
et société — soudure indispensable pour assurer la participation des êtres d'ici-
bas à la loi de l'au-delà dont le prince est médiateur. Ce qu'il y a de moderne,
c'est la définition du fondement en termes immanents et non plus
transcendants, c'est la détermination de l'instrument capable d'assurer la
cohésion du tout sous le signe de la conjonction entre le fondement premier et
le fonctionnement présent, à savoir la volonté substituée à l'attache
hiérarchique et à l'harmonie organique. Mais le but organisateur, lui, reste
ancien. Il le reste notamment par sa façon d'en situer la teneur dans le temps.
Si référence n'est plus faite à une loi antérieure à la volonté des hommes, le
temps légitime demeure celui de l'origine ; c'est dans le passé fondateur,
toujours, que la règle a sa source ; c'est à réaliser (éventuellement à recouvrer
contre l'oubli) la conjonction entre ce passé primordial et le présent, entre
l'acte instituant et la norme régnante que la puissance souveraine doit œuvrer.
L'horizon ainsi défini est rigoureusement extra-historique. Le principe
rationnel et légitime de l'organisation collective existe dans l'abstrait depuis et
pour toujours ; s'il n'a été au point de départ, il est au moins idéalement une
fois pour toutes arrêté ; il est, partant, ce avec quoi il s'agit de trouver une
coïncidence définitive.
Ce qu'il faut bien saisir, c'est le caractère précaire du compromis ainsi passé
entre la vision ancienne et la vision nouvelle de l'ordre social. On a affaire ici à
une alliance de termes qui deviennent antagonistes si on les pousse à leurs
dernières conséquences. D'où, du reste, les interprétations parfaitement
contradictoires qui ont été données du courant de pensée issu de ce dispositif
intellectuel. Le péril à éviter en la matière, c'est l'unilatéralité. Il ne s'agit pas de
nier l'appartenance essentielle de Hobbes et de Rousseau à la modernité
politique. Mais il faut savoir démêler la part d'archaïsme qui accompagne et
parfois soutient les innovations majeures que leur pensée introduit, il importe
en particulier de mesurer l'appartenance à l'ancien ordre de représentation de
l'intangible contrainte à concevoir le fait collectif dans l'horizon de l'unité, de
la continuité entre droits de l'individu et loi de la communauté, de la
compénétration et de la coparticipation entre pouvoir et société qui
véritablement articule et nourrit la réflexion contractualiste. Car on a là
l'exemple même de la donnée d'héritage, d'inspiration foncièrement
traditionaliste, qui, reprise dans un cadre défini par ailleurs par des prémisses
individualistes, se met à jouer et à peser dans un sens moderne.
C'est chez Rousseau que cette contribution des Anciens à l'accouchement de
l'idée par excellence du social-sujet apparaît avec le plus de clarté. Une pensée
holiste classique n'a pas même à se poser la question de l'harmonie des
composantes particulières avec l'ensemble où ils s'insèrent : elle commence par
établir la prééminence du tout sur les parties, d'où il résulte l'ajustement exact
des êtres chacun à leur place et dans leur rôle. Le problème de Rousseau est en
revanche d'obtenir cette harmonie qui pour lui est à constituer, en mariant des
prémisses antiholistes — des individus libres et égaux — avec la nécessité
d'aboutir à un résultat d'inspiration holiste — l'intime réconciliation de
l'individu, de la société et de la souveraineté. C'est à la faveur de cette tension
interne, faudrait-il montrer en détail, qu'il radicalise la réflexion de ses
prédécesseurs, élimine ce qui subsistait chez eux de concessions aux
dominations existantes et porte à leur entier accomplissement les promesses
démocratiques de l'idée de souveraineté. Le but du pouvoir, c'est la
correspondance interne du corps politique avec lui-même par l'exercice d'une
volonté qui conjoint l'action de ses membres avec la loi découlant de son
opération constituante. Poussée absolument jusqu'au bout, cette visée d'une
adéquation intégrale entre la volonté des agents et la volonté souveraine autour
d'une norme portant institution de leur être-ensemble produit très exactement
la volonté générale selon Rousseau — soit l'idée d'une légitimité procédant de
l'immanence participative des contractants au souverain à l'exclusion de toute
séparation dans le temps (inaliénabilité) ou dans l'espace social (indivisibilité).
Ainsi la radicalisation du schème de l'unité entre pouvoir et société (dans sa
version moderne, volonté substituée à organicité) aboutit-elle à le retourner
contre la matrice monarchique à l'intérieur duquel il a pris corps. Le destin des
rois est ramassé dans ce développement contradictoire. Du jour où leur
puissance est assise sur le concept clair de souveraineté, leur sort est scellé. Leur
apogée contient le principe de leur chute.
Intellectuellement parlant, le développement de l'union entre pouvoir et
société s'opère selon un double mouvement de fusion, temporel et spatial.
Fusion pour commencer de l'instance collective de la volonté et des volontés
individuelles. La première figure est obtenue par le croisement de la coercition
du prince et du consentement des sujets générant la communion collective
autour de la loi constitutive. Son accomplissement comme unité subjective
passe par la résorption de l'organe séparé de souveraineté. D'authentique
volonté constituante, il ne saurait y avoir que procédant de la coparticipation
délibérée des citoyens et de la composition expresse de leurs volontés
particulières, sans délégation ni division concevables. On voit comment cette
unification dans l'espace du corps politique qui l'établit en acteur réfléchi
appelle corrélativement son unification dans le temps par fusion de l'originel et
de l'actuel. Pas de distance et de différence admissibles entre la légitimité
fondatrice et la légalité présente. D'acte véritable de la volonté générale, il n'est
que réitérant de part en part le contrat constitutif et qu'absorbant du même
coup le passé dans le présent. Aussi bien pourrait-on expliquer à partir des
conditions déductives de cette genèse le statut problématique de l'idéalité très
particulière qu'est la souveraineté du peuple selon Rousseau11. La souveraineté
du peuple, ce sont les caractères subjectifs introduits au cœur du lien politique
par la souveraineté du prince conduits à leur complet déploiement.
L'idée démocratique dans ce qu'elle a de spécifiquement moderne sort du
creuset monarchique. Ce que réfractent à leur façon les ambiguïtés des pensées
du droit naturel, ce sont les contradictions internes du dispositif politique
classique. Elles lui appartiennent, elles en participent, jusques et y compris
dans les critiques les plus destructrices qu'elles lui adressent. Aussi se sont-elles
dissoutes avec son effondrement. En détruisant les bases de l'Ancien Régime, la
Révolution n'a pas moins déconstruit les présupposés nourriciers du
contractualisme moderne.

LA DISSOCIATION DU POUVOIR
ET DE LA SOCIÉTÉ

La rupture libérale est de ce point de vue fille de l'événement. Elle traduit en


théorie ce qui s'est effectivement passé, ce qui a fini par se trouver et s'imposer,
en tâtonnant, en dépit de la prégnance obsédante des habitudes de pensée
léguées par le pouvoir d'Ancien Régime et contre le désir de se conformer aux
glorieux modèles de l'Antiquité. Car Constant, notons-le, incrimine les deux.
Il ne se contente pas de dénoncer le mirage Spartiate. « L'erreur de Rousseau et
des écrivains les plus amis de la liberté, écrit-il encore, [...] vient de la manière
dont ils se sont formé leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit
nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense
qui faisait beaucoup de mal. Mais leur courroux s'est dirigé contre les
possesseurs et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont
songé qu'à le déplacer. C'était un fléau ; ils l'ont considéré comme une
conquête, ils en ont doté la société entière » (PP, p. 39). On comparera avec le
passage de Tocqueville sur les économistes au chapitre III du livre III de
L'Ancien Régime et la Révolution. Le cœur de l'événement, ce qui en lui ruine
les représentations antérieures du rapport entre pouvoir et société, celle
élaborée par les philosophes comme celle agie par les princes et leurs sujets,
consiste en la dissolution de l'idéal d'une communauté unanimement soudée
avec sa norme, unie autour de ses valeurs, par l'intermédiaire ou de l'étreinte
(version ancienne) ou de la participation (version moderne) à la puissance
souveraine — soit l'ultime vestige du vieil ordre holiste et hiérarchique. Il
faudrait montrer comment la rupture est en dernier ressort avec le religieux et
l'idée d'un devoir-être transcendant, assignant à l'existence des hommes des
fins communes et déterminant la bonne forme de l'être-ensemble.
Tel est le fait, tel est le changement dans l'économie symbolique du social
auxquels la théorie libérale s'efforce de prêter un langage : la disparition des
fins universelles et objectives susceptibles de s'imposer identiquement à tous les
êtres et d'informer de part en part le lien collectif. Plus d'assujettissement
général possible à la quête d'un bien commun dont ce serait la tâche du
théoricien que de clarifier et de préciser le contenu. Nulle identité de vue à
rechercher et à faire prévaloir entre les individus sur les buts et les valeurs qui
doivent présider à la bonne vie : à chacun de définir les objectifs qu'il entend
poursuivre, d'établir sa propre idée du bien et d'ordonner sa vie en
conséquence, dans la seule limite de la préservation de la même liberté chez les
autres12. De foncièrement prescriptive, de pourvoyeuse de sens d'ensemble
qu'elle était, la loi devient essentiellement protectrice de la faculté privée de
mener son existence à sa guise dans le cadre d'une coexistence pacifique avec
autrui. Elle sanctionne et organise l'absence d'unité intellectuelle ou spirituelle
dans la société.
En devenant pratique, autrement dit, l'individualisme défait le schème de la
communauté ordonnée de manière homogène et consciente à une fin avec
lequel il était demeuré abstraitement compatible dans sa phase théorique,
quand il ne constituait encore que le premier postulat des pensées de
l'institution de la société. Dans sa toute dernière forme, d'ailleurs, sous la
pression de l'évidement individualiste des valeurs communes, ce schème de
l'un substitue à la classique participation en vue d'une fin la participation
comme fin en soi. Ultime figure de compromis possible entre le
désassujettissement individualiste (qui exclut la soumission à une valeur globale
prédéterminée) et la contrainte de l'insertion communielle des acteurs
particuliers dans l'ensemble social. L'acte du citoyen devient le moyen
d'obtenir ce que produisait la dépendance des sujets. L'obligation civique, sans
autre but qu'elle-même, remplace le contenu normatif que véhiculait l'attache
sociale. Où l'on retrouve les imitateurs rousseauistes des républiques de
l'Antiquité, et leur mélange, on le discerne bien, parvenu à ce point de
l'analyse, de complet contresens sur leur modèle et la nature d'une vie civique
ordonnée à la promotion du bien commun, et d'appartenance continuée,
malgré tout, même si limite, au bord de l'éclatement, à la tradition de
prééminence du collectif.
Où l'on retrouve également, côté Constant, la notion du pouvoir neutre,
dont c'est une autre composante, appréhendée non pas du point de vue des
formes institutionnelles, mais du point de vue de la teneur de l'action de l'État.
« En fait d'opinions, de croyances, de lumières, il y aura neutralité complète de
la part du gouvernement13. » Le rôle du pouvoir ne saurait plus être en aucune
manière d'impulser une finalité collective. Constant aura à le rappeler d'une
façon très significative, dans la dernière partie de sa vie, face à la « secte
nouvelle » des saint-simoniens, annonciatrice de bien d'autres, et à ses
prétentions au rétablissement de l'unité des consciences sous l'égide d'un
pouvoir spirituel. La prétendue « anarchie morale » que vous dénoncez,
objectera Constant aux tenants du « papisme industriel », n'est en réalité « que
l'état naturel, désirable, heureux, d'une société dans laquelle chacun, suivant
ses lumières, ses loisirs, sa disposition d'esprit, croit ou examine, conserve ou
améliore, fait en un mot un usage libre et indépendant de ses facultés »14. Aussi
bien cette neutralisation spirituelle de l'autorité sociale n'est-elle qu'un aspect
d'une transformation générale des rapports entre pouvoir et société. Car
l'imposition de sens n'est que la pointe explicite d'un schème volontariste
global où le pouvoir est supposé tenir ensemble la société et l'informer toute
par son action. Une bonne part des Principes de politique est par conséquent
consacrée à la critique méthodique des rémanences de cette représentation du
rôle des gouvernements héritée de l'Ancien Régime, dans leurs domaines les
plus concrets d'application : la propriété, l'impôt, la diffusion des Lumières ou
l'industrie et la population. Constant regroupe ces séquelles sous trois chefs :
les idées d'uniformité, les idées de stabilité, le désir inconsidéré d'améliorations
prématurées (PP, p. 385). Trois cas de figures types du volontarisme politique,
qu'il s'agisse de « la manie de niveler un pays par des institutions uniformes »,
de l'ambition d'arrêter « la marche naturelle de l'espèce humaine » ou, à
l'opposé, de forcer le cours du temps par des réformes abusivement
anticipatrices. Non seulement il n'est pas du ressort du pouvoir d'édicter la
norme commune du bien vivre, mais il ne saurait modeler et régenter l'activité
de la société, c'est-à-dire le devenir. Au-delà du respect de la liberté d'examen et
d'initiative des personnes, il y va de la prise en compte de l'autonomie de la
société civile comme acteur historique. « Il est dans la nature des
gouvernements d'être stationnaires, tandis qu'il est dans celle des nations d'être
progressives15 »
D'une façon générale, en fonction de cette dissolution du schème de l'unité
par volonté, l'opération libérale doit consister à dissocier ce que le droit naturel
s'efforçait de conjoindre : le pouvoir et la société, l'institution originelle du
corps politique et son fonctionnement actuel. Première scission par rapport à
l'immanence idéale du principe souverain à la communauté des citoyens : le
gouvernement représentatif, tel que la Révolution l'impose de fait et tel qu'il
trouve sa doctrine la plus claire chez Sieyès. « Le peuple ne peut parler, ne peut
agir que par ses représentants16. » La liberté politique selon les Modernes, ce
n'est pas l'exercice direct de la souveraineté du peuple, à l'antique, c'est sa
délégation et son contrôle. « Les individus pauvres, dit Constant par image,
font eux-mêmes leurs affaires ; les hommes riches prennent des intendants.
C'est l'histoire des nations anciennes et des nations modernes. Le système
représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d'hommes par la
masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins
n'a pas le temps de les défendre lui-même17. » Encore ne faudrait-il pas se
suffire de la vue caricaturale d'une dépossession politique joyeusement
consentie au nom de la poursuite des jouissances privées et des intérêts
particuliers. En 1819, Constant corrige la perspective par rapport à son propos
initial de 1806. Sous le coup de la Révolution encore proche, son idée est
prioritairement protectrice. « La liberté des temps anciens était tout ce qui
assurait aux citoyens la plus grande part dans l'exercice du pouvoir social. La
liberté des temps modernes, c'est tout ce qui garantit l'indépendance des
citoyens contre le pouvoir » (EP, p. 432). La paix revenue, la libéralisation des
institutions amorcée, il entrevoit un péril inhérent à cette absorption des
individus dans une activité purement civile. Si « le danger de la liberté antique
était que les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances
individuelles », il y a un danger spécifique de la liberté moderne, qui est que «
nous renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir
politique »18. Et Constant de procéder à partir de là à une éloquente
réhabilitation de la liberté politique, au titre de « moyen de perfectionnement
le plus puissant, le plus énergique que le ciel nous ait donné19 ». En soumettant
« à tous les citoyens sans exception l'examen et l'étude de leurs intérêts les plus
sacrés », elle « agrandit leur esprit, anoblit leurs pensées, établit entre eux tous
une sorte d'égalité intellectuelle qui fait la gloire et la puissance d'un peuple »
(ibid.). L'organisation représentative ne saurait donc s'entendre comme un
système de décharge de fonction. Le problème des Modernes, c'est qu'ils sont
partagés entre deux libertés, correspondant à deux axes disjoints de l'activité
collective. Il ne s'agit pas de choisir l'une au détriment de l'autre. Il s'agit, dit
Constant, « d'apprendre à combiner l'une avec l'autre20 ». Les institutions
n'ont pas seulement à garantir l'indépendance des individus dans la vie civile.
Il faut simultanément qu'elles « consacrent l'influence des citoyens sur la chose
publique » (ibid.).
La correction vaut en réalité changement de perspective. D'une conception
limitative, dans le cadre d'un jeu à somme nulle, où ce que gagne la liberté
individuelle est perdu par la liberté politique et réciproquement, on passe à une
conception dynamique où l'élargissement de l'une s'ajoute à l'extension de
l'autre. Signe d'une pensée en résonance avec le mouvement profond de
l'histoire, contre ses propres points aveugles. Car cette croissance simultanée de
la puissance publique et de l'autonomie individuelle, c'est la dynamique même
du fait démocratique. Soit ce qui débordera la perception libérale, et ce que le
principe de limitation de la souveraineté, tel que Constant le pose et le
maintient par ailleurs, interdit de penser.

DEVENIR ET LIBERTÉ

Seconde rupture par rapport à la conjonction idéale de l'originel et de


l'actuel, du fonctionnement présent du corps politique avec son principe
constituant : l'intégration de l'histoire comme dimension politique. Le facteur
déterminant, en l'occurrence, réside dans un renversement radical du temps
social légitime. Il était logé dans le passé ; il se trouve projeté dans l'avenir.
Toute pensée possible du rapport entre pouvoir et société en sort changée.
L'idée de la séparation de la société civile et de l'État n'a d'autre vrai
fondement. Elle procède directement de la prise en compte du paramètre de la
mobilité. Qui dit en effet légitimation par un passé primordial dit immobilité.
La règle collective par excellence est la fidélité à ce fondement arrêté une fois
pour toutes. Ce que l'union intime du pouvoir et de la société a charge à la fois
de traduire et de produire. Le pouvoir est l'instance qui assure le maintien en
conformité avec la loi d'origine. Son inséparabilité d'avec la société est fonction
de l'essentielle continuité du présent avec le passé fondateur. La théorie
contractuelle de l'institution du social procède d'une transformation interne de
ce schème temporel qui substitue, tant au point de départ qu'au point
d'arrivée, le voulu au reçu, l'intentionnel au substantiel. Mais elle en reconduit
le principe d'immobilité avec l'impératif d'alignement sur les conditions du
pacte initial : l'acte souverain est celui qui réalise la coïncidence avec l'acte
créateur. Elle reste prise jusqu'au bout dans les contraintes structurelles de la
légitimation par le passé. Le bouleversement, c'est l'irruption d'un temps
producteur ouvert sur l'avenir qui l'introduit. Elle impose d'entrée une
appréhension complètement différente de la politique et de la société. Elle
disqualifie d'un côté la problématique de l'origine, elle la rend relativement
indifférente — « l'origine de l'état social est une grande énigme », sousentendu,
une énigme qu'il serait assez vain de vouloir percer ; Constant écrira
explicitement plus tard qu'elle « ne peut servir de base à aucun système »21. De
l'autre côté, elle déplace la question de l'essence sociale et de la légitimité
politique sur la direction du procès cumulatif ou gît le vrai secret de la destinée
humaine. Autant les commencements de l'état social nous sont impénétrables
et d'un faible enseignement, autant en revanche, dit Constant, « sa marche est
simple et uniforme ». C'est en fonction de ce « mouvement de progression
auquel l'espèce humaine obéit avec une persévérance et une activité infatigables
» qu'il s'agit de le penser22. Le problème de la provenance est supplanté par le
problème de la destination. Ce n'est plus le « d'où nous venons » qui est
susceptible de nous apprendre quelque chose de décisif sur notre identité, sur
nos espérances et nos devoirs, c'est le « où nous allons ». La réponse de
Constant est : à l'égalité. Il voit le cours de l'histoire scandé par quatre
révolutions, « la destruction de l'esclavage théocratique, de l'esclavage civil, de
la féodalité, de la noblesse privilégiée », en lesquelles il reconnaît autant de pas
vers un même but. « La perfectibilité de l'espèce humaine n'est autre chose que
la tendance vers l'égalité23. »
Le renversement de perspective théorique ne va pas sans d'énormes
conséquences pratiques. La tâche d'un gouvernement légitime ne saurait plus
être, dans le nouveau cadre, de maintenir l'adéquation du corps social à une
institution première : son institution, c'est son devenir, c'est ce mouvement
constant qui le traverse et le déplace. Le devoir de l'acteur historique en général
est donc de consentir au mouvement, de l'épouser, d'œuvrer au progrès qui lui
donne un sens. Mais le pouvoir n'est pas et ne saurait être l'acteur privilégié de
l'histoire. Car l'histoire n'est pas quelque chose qui se peut vouloir. Elle se fait,
à l'intersection des actions de tous, nul ne la produit par intention délibérée.
Voilà la vraie limite de l'action de l'État : le devenir. Dans la mesure où son
rôle est de prescrire, d'édicter, de déterminer, en un mot de vouloir, le pouvoir
est par essence « stationnaire », selon la formule de Constant que nous citions
plus haut. C'est la société qui est proprement l'agent de l'histoire, qui est «
progressive », dans la mesure où elle est interaction permanente de volontés
privées dont la pluralité et l'indépendance libèrent de l'innovation quand
l'instance qui veut pour tous fixe et arrête, lors même qu'elle entend précipiter
le mouvement. S'il est du devoir absolu du pouvoir de ne pas empiéter sur la
sphère des libertés civiles, c'est aussi, en ultime ressort, parce qu'elle est le vrai
lieu du progrès. Ce qu'en vue du passé il réalisait en enserrant la société jusqu'à
se confondre avec elle, c'est désormais, en vue de l'avenir, en la laissant se
composer et se mouvoir en dehors de lui qu'il l'opère.
Aussi bien est-ce tacitement ce statut de générateur de la nouveauté qui
confère à l'individu moderne, replié sur la poursuite de « ses jouissances privées
et de ses intérêts particuliers », sa dignité complète d'agent social. Jusque dans
l'exercice de ce droit d'ignorer apparemment la contrainte collective, il œuvre
au bien collectif. La séparation de la société civile et de l'État, c'est ni plus ni
moins l'ouverture de principe au changement historique. Le libéralisme, ou le
consentement organisé à l'insaisissable de l'histoire.

LE RETOUR DE LA SOUVERAINETÉ

Ces principes une fois fermement établis, on pourrait croire en avoir terminé
une fois pour toutes avec les prétentions extrémistes des doctrinaires de la
souveraineté du peuple. L'unité subjective de la volonté générale supposait la
coextension du souverain aux membres du corps politique. Qu'en reste-t-il
quand s'installe à sa place la double démarcation qu'on vient de dégager entre
la société civile et l'État ? La société n'exerce pas directement le pouvoir par
elle-même, mais par délégation. Le pouvoir est limité dans son action à l'égard
de la société d'abord, formellement, par les droits des individus et ensuite,
matériellement, par le fait du mouvement progressif de l'histoire, qui installe
au cœur de l'activité collective un principe de fécondité soustrait par nature à
la prise de la volonté politique — à condition, naturellement, de repousser la
perspective d'une fin de l'histoire rétablissant la possibilité d'une fin
transparente de l'action historique et politique à elle-même. Les critiques que
Constant formule à l'encontre de l'ambition saint-simonienne de transporter le
monde « d'un état transitoire à un état définitif » sont de ce point de vue
capitales. « Rien n'est définitif sur la terre ; ce que nous prenons pour définitif
n'est qu'une transition comme une autre24. » La vérité des Modernes, c'est la
limitation de la souveraineté. En fonction de quoi, toute idée d'un sujet
politique paraît devoir être bannie : les conditions nécessaires à sa réalisation ne
sont-elles pas aux antipodes des articulations politiques désormais prévalentes ?
Dans une société libre, il ne saurait plus y avoir de place, dorénavant, pour une
réconciliation en acte entre individualité, société et souveraineté, et moins
encore pour une coïncidence de la collectivité tout entière avec son sens
instituant.
Et cependant, c'est le point de vue du sujet qui l'a emporté au travers de la
dynamique démocratique. En ce sens, Rousseau a eu raison contre Constant.
Mais il l'a emporté non seulement en respectant les bornes que ses premières
formules entendaient exclure — différence du pouvoir, séparation des
individus — mais en les prenant comme supports de son accomplissement. Et
en cet autre sens, c'est Constant qui a eu raison contre Rousseau. Le règne de
la volonté générale s'est finalement établi, en dépit de la dépossession
représentative et au travers d'elle, moyennant la laborieuse mise en place
(nullement achevée, au demeurant) d'une organisation réflexive à l'intérieur de
ce mécanisme substitutif. Sans attenter à sa propre neutralité spirituelle ni aux
libertés individuelles, l'État souverain a démesurément agrandi de même sa
sphère d'action, jusqu'à donner corps libéral à cette figure d'une prise en
charge complète de la société par le pouvoir qui paraissait indissociable du
despotisme. Or si dans l'une de ses lignes la dynamique de l'État moderne
conduit au despotisme par un retour au rêve d'une société entièrement unifiée,
pour lequel l'intuition de Constant demeure pleinement pertinente — le
totalitarisme, c'est le pouvoir le plus moderne au service du schème collectif le
plus ancien —, il est en revanche, contre toutes les prévisions libérales, une
croissance de l'État qui participe pleinement de l'approfondissement
démocratique. Il ne prétend pas arrêter l'histoire, au nom d'une science
terminale que l'humanité aurait acquise de son destin : il organise
l'appréhension de l'avenir, il donne forme à la puissance collective de se
produire dans le temps. Il n'empiète pas sur le territoire des indépendances
privées : il favorise leur épanouissement, tout en prêtant corps, par le
développement de ses instruments bureaucratiques d'investigation et de
régulation, à la capacité globale de la société à se gouverner elle-même.
L'illusion libérale, face à l'événement révolutionnaire, a été de croire qu'il
était possible d'en tirer des leçons définitives. Et « rien, décidément, n'est
définitif sur la terre ». L'incarnation jacobine de la souveraineté du peuple n'en
livre pas le dernier mot, si perspicace que soit l'analyse. Un instant arrêté à la
suite de ce terrible échec, le mouvement a repris son cours, débordant
irrésistiblement ceux qui avaient cru pouvoir assigner des limites. Constant
meurt en décembre 1830. Il a vu la révolution de Juillet, triomphe du
libéralisme mesuré tel qu'il n'a cessé de le prôner sur l'esprit de réaction. Il
disparaît en plein accord avec l'histoire. Il est salué comme l'une des grandes
figures du moment. Couronnement d'une carrière sans vraie consécration
publique, il a droit à des funérailles nationales.
Quelques mois plus tard, en avril 1831, Tocqueville s'embarque avec
Gustave de Beaumont pour son périple américain. Il en ramènera le sens de
l'histoire, dégagé des entraves et des voiles qui l'obscurcissent au milieu des
nations européennes. Il y trouvera la confirmation étendue de l'intuition qui
l'a déductivement guidé, qui l'a déterminé à s'arracher au cadre étroit de la
comparaison politique ordinaire, la sempiternelle Angleterre des libéraux
français depuis Montesquieu25. C'est qu'il ne saurait y avoir de milieu entre un
État social où le peuple se gouverne lui-même et un État social où « un pouvoir
extérieur à la société agit sur elle et la force de marcher dans une certaine voie
», ainsi qu'il le note en janvier 1832 dans un de ses cahiers de voyage26. Il faut
en d'autres termes ou que la souveraineté du peuple ne soit pas reconnue ou
qu'elle s'exerce complètement. Telle est l'irremplaçable leçon du laboratoire
d'outre-Atlantique : « En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple
n'est point caché ou stérile comme chez certaines nations ; il est reconnu par
les mœurs, proclamé par les lois ; il s'étend avec liberté et atteint sans obstacle
ses dernières conséquences27. »
Tocqueville va se déprendre aux États-Unis du cadre de pensée dans lequel
l'expérience révolutionnaire avait enfermé ses prédécesseurs immédiats : pas de
régime de liberté possible sans une limitation de la souveraineté populaire. Il y
trouve de quoi pleinement s'ouvrir à l'avenir qu'il pressent, tout en renouant
avec Rousseau par-dessus ses critiques libérales : la dynamique démocratique
est marche irrésistible à l'empire du peuple souverain. Dans l'intervalle de
quatre mois qui sépare l'enterrement solennel et victorieux du vieil apôtre de la
liberté selon les Modernes et le départ en forme de conversion du jeune
aristocrate pour la terre de la démocratie, il y a la fracture de deux grands
moments de la réflexion politique.

1 Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements, édités par Étienne
Hofmann, Genève, Droz, 1980 (réédition en poche, collection « Pluriel », Hachette Littératures, 1997).
Toutes les références dans le texte renvoient à cette édition, désormais citée PP.
2 Il a été édité récemment par Henri Grange, chez Aubier, en 1991.
3 Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle de la
France, formant une espèce de cours de politique constitutionnelle, Paris, 1818, t. III, p. 61.
4 François Furet, « La Révolution sans la Terreur ? Le débat des historiens du XIX e siècle », Le Débat,
n° 13, juin 1981.
5 Luc Ferry, Alain Renaut, Philosophie politique, 3, Des droits de l'homme à l'idée républicaine, Paris,
P.U.F., 1985.
6 De l'esprit de conquête et de l'usurpation [1814], dans Écrits politiques, op. cit., p. 123 et 133.
7 Voir Philippe Raynaud, « Un romantique libéral : Benjamin Constant », Esprit, mars 1983.
8 De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes [1819], in Écrits politiques, op. cit., p. 602.
9 De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier, 1796, p. 95-96 (nouvelle édition par
Philippe Raynaud, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1988).
10 De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements, Paris, 1824-1831, Sud
(nouvelle édition en un volume par Tzvetan Todorov, Arles, Actes Sud, 1999).
11 Alexis Philonenko, Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, Paris, Vrin, 1984.
12 Bernard Manin, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoir », Intervention, n° 9, mai-juillet
1984.
13 Mélanges de politique et de littérature [1829], dans Écrits politiques, op. cit., p. 626.
14 Ibid., p. 676.
15 Ibid., p. 656.
16 Dire sur la question du veto royal, 7 septembre 1789, Archives parlementaires, 1re série, t. VIII, p.
595.
17 De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 615.
18 Ibid., p. 616.
19 Ibid., p. 617.
20 Ibid.., p. 618.
21 Mélanges de littérature et de politique, dans Écrits politiques, op. cit., p. 629.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 714.
24 Ibid., p. 677.
25 François Furet, « Naissance d'un paradigme : Tocqueville et le voyage en Amérique (1825-1831) »,
Annales ESC, 39e année, n° 2, mars-avril 1984.
26 Alexis de Tocqueville, Voyages en Sicile et aux États-Unis, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
1954, p. 258.
27 De la démocratie en Amérique, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, t. I, p. 54.
VII
TOCQUEVILLE, L'AMÉRIQUE ET NOUS
Sur la genèse des sociétés démocratiques

Il ne s'agira pas tant, au cours des pages qui suivent, de la pensée de


Tocqueville considérée en elle-même et pour elle-même, que de son actualité.
Qu'est-ce aujourd'hui que la démocratie, qu'est-elle en vérité devenue, qu'en
dire désormais au juste par rapport à ce que Tocqueville nous a appris à en
penser ? Son grand ouvrage sur l'Amérique — auquel je m'attacherai plus
particulièrement — demeure une source incomparablement vivante pour ce
qui concerne l'intelligence de notre univers politique, toujours plus
étonnamment présente au fur et à mesure qu'on y revient1. Il a mis le doigt avec
ce qu'il nomme « l'égalité des conditions » sur une des significations-clés où
s'alimente l'irrépressible dynamique des sociétés contemporaines, et dont la
teneur profonde reste à élucider, par-delà son apparente et fausse simplicité ; il
est de ces très rares auteurs qui ont eu le bonheur d'avoir raison contre eux-
mêmes, l'histoire, bonne fille pour une fois, allant assez dans leur sens pour
bousculer et outrepasser les bornes qu'au jour de leur plus grande audace ils ne
pouvaient encore imaginer franchies, et les justifier ainsi sur l'essentiel aux
dépens de leurs propres naïvetés ou timidités de détail. Il n'en est que plus
instructif, en regard de cette faculté unique de pénétration, à tant d'égards
prémonitoire, d'interroger sur l'autre versant les limites, les blocages, les points
aveugles de la réflexion tocquevillienne. Car, le jour rétrospectif sous lequel
nous l'abordons le fait durement ressortir, il est aussi chez Tocqueville une
certaine cécité systématique à l'endroit d'aspects qui nous sont devenus
essentiels du phénomène démocratique et dont la tendance fondamentale, la
portée historique ou la véritable place paraissent lui avoir échappé. Fermeture
qu'exemplifïe et résume le détour américain lui-même : d'avoir été chercher la
démocratie dans le Nouveau Monde, là où, dans le vide d'histoire, elle s'est
établie comme naturellement, là où l'absence de frein lui a permis de déployer,
croirait-on, son essence complète, par reconstruction quasi expérimentale à
partir de l'élément de base, des individus libres et égaux, Tocqueville en a
perdu de vue les chemins détournés par lesquels un type autre de démocratie
s'est instauré sur le Vieux Continent. Il n'en a plus su discerner l'inexorable
gestation de la nouveauté politique au sein de cela, que l'exemple américain l'a
incité plutôt à considérer comme essentiellement contraire à la marche normale
de la modernité. Car tel est le propre de l'expérience historique dont le Vieux
Continent a été le théâtre que l'ordre démocratique s'y est finalement forgé et
imposé au travers même de ce qu'un Tocqueville, en fonction de ses repères, a
jugé d'abord être autant d'empêchements cruciaux à la manifestation vraie de
la démocratie. Du coup, avec la continuité contradictoire du processus à
l'œuvre en Europe entre les forces antagonistes de la réaction et de la
révolution, c'est la signification ultime du fait démocratique à l'échelle de
l'histoire des sociétés que Tocqueville a nécessairement tendu à méconnaître
dans le laboratoire américain. Ce qu'il y a génialement observé, c'est d'abord,
avec le travail multiforme et indéfini de l'égalisation, un trait central, universel
des sociétés modernes ; c'est ensuite et seulement l'un des visages possibles de
la démocratie, l'un des développements, et au bout du compte le moins
prévisible, le plus singulier, qu'elle est susceptible de prendre lorsque les
circonstances font que les principes du régime politique précédent pour ainsi
dire la société et littéralement la modèlent. Ce dont il s'est par contre coupé, en
cette trop transparente matrice, c'est du sens des transformations conflictuelles
du vieil univers de l'unité organique-hiérarchique et de l'œuvre pénible
d'ajustement des principes au fonctionnement effectif d'une société d'allure
désespérément rebelle, à partir desquelles la démocratie, une autre démocratie,
s'est formée de ce côté-ci de l'Atlantique — la démocratie comme mode d'être
de la société bien plus que comme système politique, ou du moins, le système
politique comme expression et mode de gestion d'articulations dernières du
champ social que le développement spécial du modèle américain n'a pas laissé
centralement s'épanouir. Une démocratie, de ce fait, emportant
inséparablement avec elle la menace totalitaire : la potentialité par excellence
absente précisément du destin américain, sous sa figure d'origine en tout cas,
alors que l'histoire européenne du dernier siècle est inintelligible hors de cet
horizon ou de cet aboutissement virtuel. Divergence cruciale des lignes
d'évolution que Tocqueville, du reste, n'a pas été sans pressentir jusqu'en ses
implications les plus lourdes, comme le retour géographique à l'Europe en
même temps que retour avoué sur soi-même que représente la partie conclusive
de la Démocratie en Amérique, le basculement de perspective qui s'y amorce, le
portrait de l'espèce inédite de despotisme que les nations démocratiques ont à
craindre qui s'y trouve esquissé, en témoignent avec éloquence. Ce que nous
avons à faire, en somme, c'est de prolonger ce retournement aussi loin que
possible, jusqu'où notre présente histoire nous le permet, d'y mesurer
l'éloignement vers lequel la différence américaine, malgré qu'il en ait eu, a
emmené Tocqueville par rapport à la dérive de notre propre monde.

II

Il est une problématique sous-jacente qui conditionne la démarche de


Tocqueville, qui justifie en profondeur le détour américain et qui livre la clé
raisonnée de ce qui nous apparaît aujourd'hui comme cécité certes relative,
mais d'autant plus paradoxale devant le destin européen : une problématique
qu'on pourrait abstraitement dire de l'adéquation de la société démocratique avec
elle-même. Son point de départ, au fond, c'est le scandale que constitue
l'incapacité des nations du Vieux Monde à reconnaître et assumer leur devenir
démocratique, pourtant inéluctable. Tocqueville n'a pas de mots assez forts
pour fixer l'idée, et l'on sait les formules frappantes dans lesquelles il a imposé
le constat. La révolution démocratique procède d'un mouvement irrésistible.
Son avancée est « le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que
l'on connaisse dans l'histoire » (D.A., I,1). Seul le langage de la religion, seules
les catégories de l'absolu, sont en mesure de fournir une juste notion de la force
souterrainement et indubitablement à l'œuvre dans le temps long des sociétés.
Comment n'y pas reconnaître « les signes certains » de la volonté même de
Dieu ? « Le développement graduel de l'égalité des conditions est un fait
providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il
échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme
tous les hommes, servent à son développement » (D.A., I, 4). Devant un
phénomène à ce point soustrait à l'intention de ses acteurs qu'il s'est alimenté
aussi bien des efforts de « ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès »
que de « ceux qui ne songeaient point à la servir », de « ceux qui ont combattu
pour [lui] » que de « ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis » (ibid.),
quelle autre position adopter d'ailleurs, toute préférence partisane écartée, que
celle d'humble témoin qui se borne à enregistrer ? « Le livre entier qu'on va lire
a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans
l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis
tant de siècles à travers tous les obstacles et qu'on voit aujourd'hui encore
s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites » (ibid.). La logique voudrait donc
qu'en présence d'une manifestation aussi éclatante, aussi irréfragable du sens de
l'histoire, les esprits unanimement s'inclinent, et que les nations, après avoir
compris que « vouloir arrêter la démocratie » reviendrait à « lutter contre Dieu
même », froidement et complètement se résolvent à « s'accommoder à l'état
social que leur impose la Providence » (D.A., I, 5).
Or rien de tel ne se dessine, au contraire, et c'est là qu'il faut parler plus
même peut-être que d'un scandale, d'un aveuglement blasphématoire des «
peuples chrétiens » devant le sort que le « souverain maître » leur assigne. Bien
que « le développement graduel et progressif de l'égalité », où Tocqueville,
donc, voit le trait saillant de l'âge démocratique, soit d'évidente manière « le
passé et l'avenir des hommes », les peuples de l'Europe et leurs gouvernants
s'avèrent incapables tant de se former une conscience un peu claire du
mouvement qui les emporte que de se guider en conséquence. Personne parmi
les chefs d'État n'a le discernement et l'intelligence de la révolution sociale en
passe de s'opérer : « elle s'est faite malgré eux ou à leur insu ». Tantôt ils ont été
assez stupides pour croire qu'il était en leur pouvoir de valablement s'y opposer
; tantôt ils n'ont su que la subir et s'y plier servilement faute de pouvoir la
comprendre. D'où une confusion inextricable, où ceux qui devraient se ranger
parmi les amis naturels de la démocratie en deviennent les ennemis, où, à
l'inverse, ceux qui luttent en faveur de la démocratie s'emploient en toute
inconséquence à en saper les fondements et les chances. Par une perversion
inexplicable, les sociétés européennes restent obstinément comme
inconscientes de leur vérité démocratique. Elles en sont à se déchirer pour
savoir s'il faut un état social largement déjà là, d'évidence, et contre
l'affirmation duquel nul ne peut rien. Elles demeurent étrangement
impuissantes à s'installer et à s'organiser franchement dans la démocratie,
comme sur l'autre bord à canaliser la poussée de celle-ci. « Ainsi, nous avons la
démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages
naturels ; et voyant déjà les maux qu'elle entraîne, nous ignorons encore les
biens qu'elle peut donner » (D.A., I, 6).
Telle est la situation qui impose ou requiert le détour américain : pour
comprendre la démocratie ici même en son principe fondamental, il est besoin
d'aller la saisir, au-delà du complet désordre intellectuel et moral sous lequel se
dissimule sa vraie nature au sein du Vieux Monde, dans une société qui vit à
l'opposé en accord foncier avec son état social démocratique.
La société américaine devient ainsi pour Tocqueville providentielle réponse
concrète à une exigence abstraite. Elle donne figure — contingente, et
nullement contraignante (« je suis très loin de croire, dit Tocqueville, que [les
Américains] aient trouvé la seule forme de gouvernement que puisse se donner
la démocratie », D.A., I, II), mais extraordinairement enseignante à ce qu'il eût
fallu de toutes les manières se risquer à concevoir : la société en coïncidence avec
le principe démocratique, la société acceptant, épousant de part en part,
laissant se déployer jusqu'au bout l'ordre social et politique lié à l'égalité des
conditions. Or, « il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale
dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s'y est
opérée d'une manière simple et facile » (D.A., I, II). Point de recours nécessaire
par conséquent aux voies toujours hasardeuses de la spéculation : mais une
possible lecture à livre ouvert de cette adéquation essentielle des institutions et
des mœurs, avec leur désormais incontournable donnée génératrice, l'égalité, à
laquelle invinciblement l'histoire nous destine.
A y regarder de près, déterminer en quoi consistent au juste semblables
correspondances ou continuités « complètes et paisibles », pour reprendre les
termes de Tocqueville, de la société aux principes cardinaux qui la régissent,
s'avère aller moins de soi qu'on pourrait croire. À un premier niveau, certes, la
chose ne fait pas difficulté. Elle renvoie simplement au déploiement entier, sans
entraves ni restrictions, du principe de la souveraineté du peuple qui découle
en ligne directe de l'égalité reconnue entre les individus. Aux États-Unis, il est «
mis en pratique de la manière la plus directe, la plus illimitée, la plus absolue ».
« Il s'étend avec liberté et atteint sans obstacles ses dernières conséquences. »
Les formules sont fameuses : « Le peuple règne sur le monde américain comme
Dieu sur l'univers. Il est la cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout
s'y absorbe » (D.A., I, 56). À quoi il convient d'ajouter, à un second niveau,
au-delà même de l'absence d'une contestation publique significative et
organisée des règles et des formes démocratiques, une sorte d'adhésion positive
et générale, symbolique autant qu'effective, de la collectivité à son mode de
fonctionnement. Le principe de la souveraineté du peuple, dit Tocqueville, est
« reconnu par les mœurs » aussi bien que « proclamé par les lois ». La société se
sait dans toutes ses parties pour ce qu'elle est ; elle s'appréhende et s'admet sans
obscurité, drame ni violence. Ce qui nous fait passer à un troisième niveau
dont l'aspect immédiatement tangible et « évident » ne parvient pas longtemps
à dissimuler le caractère décisivement problématique. Adéquation de la société
et du fait démocratique, telle que l'entend ou la sous-entend Tocqueville, cela
signifie en effet la paix civile et l'unité de la collectivité — choses cette fois qui,
en dépit de leur charge d'irréfutable empiricité, engagent une représentation de
fond des sociétés et de l'histoire que tout le sens de l'expérience démocratique,
tel qu'il se donne aujourd'hui à reconsidérer, est peut-être de rendre irrecevable
ou du moins de mettre radicalement en question. C'est ici, sur le terrain le plus
solidement factuel de l'enquête, que nous touchons à ce qui a joué pour
Tocqueville comme leurre américain.
Le constat ne se discute pas : tandis, au cours de l'histoire récente, « que
toutes les nations de l'Europe étaient ravagées par la guerre ou déchirées par les
discordes civiles, le peuple américain seul dans le monde civilisé restait paisible.
Presque toute l'Europe était bouleversée par des révolutions ; l'Amérique
n'avait pas même d'émeutes ». C'est en 1848 que Tocqueville ajoute ces lignes
à son livre. Durant les soixante dernières années, écrit-il encore dans le même
avertissement de la douzième édition, le peuple américain a été « non seulement
le plus prospère, mais le plus stable de tous les peuples de la terre » (D.A., I,
XLTV). Point de tenants de la révolution aux États-Unis, ou si peu, comme en
connaît l'Europe. La perspective paraît vide et dépourvue d'attrait populaire.
Rien là-dedans de fortuit aux yeux de Tocqueville, qui consacre un chapitre de
son second volume (paru en 1840) à démontrer que, contrairement à ce que
pourrait suggérer une vue superficielle, l'état social des nations démocratiques
ne les porte pas vers des transformations brutales des lois, des doctrines et des
mœurs, « mais plutôt les en éloigne ». « Je ne soutiens pas [...] qu'un peuple
soit à l'abri des révolutions par cela seul que, dans son sein, les conditions sont
égales ; mais je crois que quelles que soient les institutions d'un pareil peuple,
les grandes révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus
rares qu'on suppose ; et j'entrevois aisément tel état politique qui, venant à se
combiner avec l'égalité, rendrait la société plus stationnaire qu'elle ne l'a jamais
été dans notre Occident » (D.A., II, 263). Les mécanismes concrets de
stabilisation, d'uniformisation (« les principales opinions des hommes
deviennent semblables à mesure que les conditions se ressemblent »), voire de
perpétuation de l'ordre installé et des croyances établies qu'il invoque
n'épuisent pas, cela dit, les raisons qu'il a de penser qu'une société
authentiquement démocratique exclut de par sa nature même le péril d'un
discord interne que seule une révolution pourrait résoudre. Il en est une plus
profonde, inavouée, mais repérable en filigrane, qui relève de quelque chose
comme la représentation « métaphysique » latente que Tocqueville se fait de
l'établissement de la démocratie. À maintes reprises viennent sous sa plume des
remarques qui vont à cet égard dans le sens d'un certain relativisme. « L'égalité
forme le caractère distinctif de l'époque », elle est parce qu'elle est, sans plus de
raisons, dit-il par exemple à un moment (D.A., II, 102). Donc demain une
autre notion du rapport entre les individus devrait pouvoir s'imposer de
manière analogue et se substituer aux valeurs démocratiques. Il suffit de
pousser au bout l'expression de l'idée pour sentir combien elle cadre peu avec
l'orientation dominante de l'ouvrage et ne constitue guère qu'une tentation
marginale. En fait, c'est manifestement dans la direction opposée que penche
Tocqueville. La tendance qui globalement chez lui l'emporte est à tenir la
démocratie sous sa forme moderne, c'est-à-dire égalitaire, pour tout autre chose
qu'un accident de l'histoire ou que le fruit d'un décret en fin de compte
contingent et révocable, même si durable, de la providence. Bel et bien
discerne-t-on, à l'arrière-plan de son propos, l'idée insistante que l'égalité
démocratique est fondamentalement au contraire la réalisation du dessein par
excellence de l'histoire comme de la volonté divine. La façon dont il entend la
religion le dispose en effet à cette pensée. Le sens profond du message
christique, c'est l'égalité — « le christianisme, qui a rendu tous les hommes
égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi
» (D.A., I, 9). Il n'y a pas à s'étonner par conséquent de la voir se réaliser ici-
bas contre la volonté des hommes au besoin ou à leur insu. L'âge
démocratique, et l'exemple américain le confirme puissamment, est temps
d'épanouissement de l'idéal religieux. Mais la révélation chrétienne elle-même
n'a fait que hâter la venue au grand jour d'un principe en quelque sorte
immanent à l'ensemble des sociétés, et seulement relégué longtemps dans
l'obscurité. L'avènement de la démocratie devient ainsi pour Tocqueville libre
déploiement et matérialisation d'une vérité de la société que celle-ci portait en
la cachant depuis toujours. « Le principe de la souveraineté du peuple, écrit-il à
un moment, qui se trouve toujours plus ou moins au fond de presque toutes les
institutions humaines, y demeure d'ordinaire comme enseveli » — à preuve « les
intrigants de tous les temps et les despotes de tous les âges » qui ont su s'en
réclamer pour mieux l'usurper (D. A., I, 54 ; c'est moi qui souligne). Le propre
du monde moderne, c'est moins de l'avoir inventé que de l'avoir laissé
pleinement se manifester. Et il y a plus encore chez Tocqueville pour appuyer
l'impression d'achèvement que procure l'état social démocratique : la notion
qu'il se forme de l'égalité, sur laquelle il nous faudra plus précisément revenir,
et qui implique pratiquement qu'il ne puisse y avoir d'au-delà de l'égalité,
puisqu'avec celle-ci c'est à la fois le rapport entre les hommes qui trouve une
assise logiquement parfaite et définitive (la ressemblance) et l'autosuffisance de
chaque individu qui trouve à s'accomplir. De sorte d'ailleurs que le vrai péril
en ce monde ne réside pas là où de passagères apparences convulsives le
suggèrent. Ce n'est point le travail incessant de la subversion qu'il y a lieu de
redouter, mais une inexorable immobilisation dans l'agitation. Ce dont j'ai
peur, dit Tocqueville, c'est « que le genre humain s'arrête et se borne ; que
l'esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d'idées
nouvelles ; que l'homme s'épuise en petits mouvements solitaires et stériles, et
que, tout en se remuant sans cesse, l'humanité n'avance plus » (D.A., II, 269).
Comment s'étonner dans ces conditions de ce que la société démocratique,
là où elle parvient à une expression directe et authentique, soit société en paix
avec elle-même ? Elle est vouée de nature à la quiétude intérieure, puisqu'elle
vit en conformité avec l'exigence la plus profonde qui ait jamais traversé et uni
les sociétés. La démocratie réconcilie essentiellement la société avec elle-même,
et les révolutions n'apparaissent plus guère dans cette perspective que comme
l'effet inévitable de la poussée démocratique, condamnée à briser sans
rémission les résistances qu'elle rencontre. Sur ce point, la pensée de
Tocqueville est fort claire. C'est fatalement au terme d'un violent effort, dit-il,
que l'état social démocratique finit par s'imposer. Du coup, « alors même que
cette grande révolution est terminée, l'on voit encore subsister pendant
longtemps les habitudes révolutionnaires créées par elle, et de profondes
agitations lui succèdent. Comme tout ceci se passe au moment où les
conditions s'égalisent, on en conclut qu'il existe un rapport caché et un lien
secret entre l'égalité même et les révolutions, de telle sorte que l'une ne saurait
exister sans que les autres naissent » (D.A., II, 258). Mais coïncidence
temporelle n'est pas lien intime et, en réalité, ce qu'on observe de
révolutionnaire aux premiers temps de la démocratie, loin de tenir à la
démocratie même, ne constitue qu'un héritage résiduel du processus dont elle
est issue. En tant que telle, la démocratie égalitaire signe l'entrée de l'humanité
dans un âge où les grandes révolutions ont cessé d'être nécessaires, même si de
« petites » restent possibles — que du reste la logique interne du
fonctionnement social tend à proscrire.
D'où le privilège des États-Unis s'agissant d'exhiber le vrai visage de la
démocratie : le privilège du commencement. En Europe, la souveraineté du
peuple a dû renverser l'ordre ancien pour s'établir, et les séquelles de cette lutte
impitoyable continuent à brouiller les cartes autant qu'à égarer les esprits. Alors
qu'aux États-Unis la démocratie s'est instaurée sans avoir à détruire de fond en
comble un régime aristocratique séculairement enraciné. « Le grand avantage
des Américains est d'être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de
révolutions démocratiques, et d'être nés égaux au lieu de le devenir » (D.A., II,
108).
Voici donc au total ce que Tocqueville a trouvé aux États-Unis qui lui a paru
résolution satisfaisante du problème posé par le destin des sociétés
européennes, en proie toujours à la lutte inexpiable de « deux principes
contraires » : la confirmation, en premier lieu, de ce que l'état démocratique est
de part en part assumable par une société. Les conflits du Vieux Continent
pourraient donner à croire que l'avancée de l'égalité nous fait entrer dans une
ère de discordes civiles indéfinies, où chaque pas vers la souveraineté populaire
se paie d'une aggravation de la guerre sociale, comme si la démocratie ne devait
jamais s'établir à l'abri d'une contestation de son principe même. Situation
tératologique et probablement transitoire, démontrent au contraire l'exemple
américain et le spectacle d'une société pleinement adaptée à sa nature
démocratique, d'une société qui s'organise selon des « allures naturelles » et des
« mouvements libres » en adéquation à la fois expresse et entière avec les
impératifs qui naissent de l'égalité des conditions. Ainsi la société
démocratique s'y révèle-t-elle société foncièrement destinée à se reconnaître et à
s'épouser comme telle. Et corrélativement en second lieu, ce qui se découvre
lorsque se réalise pareille acceptation démocratique sans réserve, c'est la preuve
en acte de ce qu'elle seule recèle la virtualité d'une paix ou d'une harmonie
collective profonde, en un mot d'une authentique unité sociale. La société qui
se veut et se déploie complètement comme démocratique, et qui libère par
conséquent, avec le droit égal pour ses membres de participer aux affaires, un
ferment apparemment inépuisable de désunion, s'avère en fait, tout à l'opposé,
société qui tend vers un accord moral et spirituel fondamental avec elle-même,
lourd surtout en fin de compte d'une préoccupante menace conformiste.
Nous voici arrivés au point nodal de notre démarche critique : au point
précis de divergence entre les dynamiques respectives de l'univers politique
américain et de l'univers politique européen ; au point aveugle de la vision
tocquevillienne — au point exact où la réalité américaine se met à jouer un
rôle d'écran pour la réflexion, en liaison avec un point d'arrêt très déterminé
dans la représentation de la société. Telle se découvre ici, en effet, la limite de la
pensée de Tocqueville : l'enfermement obstiné dans la perspective d'une
coïncidence démocratique, elle-même fondée sur le postulat d'une nécessaire
cohésion positive du social. Les propos de Tocqueville sont là-dessus sans la
moindre équivoque : « Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le
même gouvernement, écrit-il par exemple, c'est bien moins la volonté
raisonnée de demeurer unis que l'accord instinctif et en quelque sorte
involontaire qui résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance
des opinions. Je ne conviendrai jamais que des hommes forment une société
par cela seul qu'ils reconnaissent le même chef et obéissent aux mêmes lois ; il
n'y a société que quand des hommes considèrent un grand nombre d'objets
sous le même aspect ; lorsque sur un grand nombre de sujets, ils ont les mêmes
opinions ; quand enfin les mêmes faits font naître en eux les mêmes
impressions et les mêmes pensées » (D.A., I, 390). Et de montrer là-dessus
comment les habitants des États-Unis satisfont précisément à ces conditions.
La même idée revient dans le second volume : « Il est facile de voir qu'il n'y a
pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n'y
en a point qui subsistent ainsi ; car sans idées communes, il n'y a pas d'actions
communes, et sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un
corps social. Pour qu'il y ait société, et à plus forte raison, pour que cette
société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours
rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales » (D.A., II, 16).
Pas de société, autrement dit, sans une vivante unité intellectuelle, que le
malheur de l'Europe, et singulièrement de la France, héritage toujours des
ruptures révolutionnaires, est d'avoir perdue au profit d'une anarchie
généralisée « où les opinions humaines ne forment plus qu'une sorte de
poussière intellectuelle qui s'agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et se
fixer » (D.A., II, 15). Unité qui ne signifie nullement plate unanimité ou teme
identité ! « Les Anglo-Américains [ont] plusieurs religions, [mais] ils ont tous la
même manière d'envisager la religion. » Ils divergent entre eux quant aux
formes du gouvernement, mais « ils sont d'accord sur les principes généraux
qui doivent régir les sociétés humaines » (D.A., I, 390). Sur nombre de points,
leur opinion publique « se fractionne à l'infini ». Et un observateur pénétrant
ne peut manquer de discerner, derrière les diverses « factions politiques » où ils
se regroupent, « les deux grands partis qui divisent les hommes depuis qu'il y a
des sociétés libres », l'un qui « travaille à resserrer l'usage de la puissance
publique », l'autre « à l'étendre » (DA, I, 182). Mais cela à l'intérieur d'une
commune enveloppe de présupposés telle que nul parmi ces partis ne s'attaque
« à la forme actuelle du gouvernement et à la marche générale de la société ».
Tocqueville a quelque part sur ce sujet une comparaison qui achève de clarifier
ce qu'il vise avec tant d'insistance sous l'aspect d'une espèce de congruence
globale des esprits : « de nos jours, dit-il, le principe républicain règne en
Amérique comme le principe monarchique dominait en France sous Louis
XIV. Les Français d'alors n'étaient pas seulement amis de la monarchie, mais
encore ils n'imaginaient pas qu'on pût rien mettre à la place ; ils l'admettaient
ainsi qu'on admet le cours du soleil et les vicissitudes des saisons. Chez eux, le
pouvoir royal n'avait pas plus d'avocats que d'adversaires. C'est ainsi que la
république existe en Amérique, sans combat, sans opposition, sans preuve, par
un accord tacite, une sorte de consensus universalis » (D.A., I, 415-416).
Encore la convergence spontanée des âmes ne suffit-elle pas. Il lui faut en
outre composer avec cet autre facteur impératif, selon Tocqueville, qu'est
l'intervention d'une puissance spirituelle de limitation des prétentions
humaines : la religion. En sus de l'unité, et pour en quelque sorte la renforcer
ou la garantir tout en lui donnant corps, il est besoin d'un arrêt intellectuel,
que seule la foi dans la divinité peut valablement fournir. À la vérité, le rôle que
Tocqueville assigne à la religion n'est pas absolument aisé à déterminer. Il a
beau lier l'uniformisation des opinions à l'égalisation des conditions, ce qui
devrait en bonne logique le rassurer quant aux chances de voir s'établir à terme
le consensus qu'il juge indispensable, on a nettement le sentiment, à le suivre,
qu'il est au moins fortement tenté de penser que seul un corps de croyances
dogmatiques, à l'abri des contestations de l'expérience puisque référant à l'au-
delà, peut en dernière instance assurer une ferme conjonction des esprits. C'est
que « l'égalité place les hommes à côté les uns des autres, sans lien commun qui
les retienne » (D.A., II, 109), que « chez un peuple où les rangs sont à peu près
égaux, aucun lien apparent ne réunit les hommes » (D.A., II, 114 ; c'est moi
qui souligne). Suffit-il d'une similitude d'idées pour contrebalancer cette
tendance à la dispersion des individus et à leur fermeture sur eux-mêmes, ou ne
faut-il pas davantage, à savoir une conviction unanime en laquelle ils puissent
explicitement et comme visiblement communier ? Tocqueville en effet le
suggère : « Comment la société pourrait-elle manquer de périr, interroge-t-il, si
tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? » Mais
la phrase qui suit nous porte encore plus haut dans la hiérarchie des nécessités :
« Que faire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu ? »
(D.A., I, 308). Pour ce qui est de rendre sensible aux individus leur
communauté d'appartenance, il est d'autres voies que l'analogie des croyances
quant aux fins dernières, à commencer par la participation quotidienne aux
affaires locales et l'insertion dans une vie associative intense — « Les
institutions libres que possèdent les habitants des États-Unis et les droits
politiques dont ils font tant d'usage, rappellent sans cesse, et de mille manières,
à chaque citoyen, qu'il vit en société » (D.A., II, 112). Il est par contre une
fonction déterminante où la religion est rigoureusement irremplaçable : la
circonscription des entreprises humaines dans les bornes hors desquelles elles
cessent d'être viables. Car l'inconcevable, c'est l'abandon des peuples
entièrement à eux-mêmes. Il est dans la faculté des esprits de ne plus se reposer
que sur leurs seules lumières un élément de dissolution radicalement
impossible à assumer et qu'il s'agit de mettre hors jeu. Normalement d'ailleurs,
la raison s'arrête quelque part de son propre mouvement pour s'incliner au-
delà devant une puissance supérieure, et c'est encore une fois aux
débordements de la Révolution que Tocqueville impute les transgressions dont
le Vieux Continent se trouve être de ce point de vue le théâtre. C'est « une
cause accidentelle et particulière », écrit-il, « qui empêche parmi nous l'esprit
humain de suivre sa pente et le pousse au-delà des limites dans lesquelles il doit
naturellement s'arrêter » (D.A., I, 314) — en l'occurrence, « l'union intime de
la politique et de la religion ». Étroitement associé aux princes en place, le
christianisme est devenu l'ennemi de la puissance populaire en passe de
s'imposer, de sorte que le triomphe de l'égalité paraît devoir aller de pair avec
l'éradication de la foi. Alors qu'aux États-Unis, la stricte distinction des
domaines, mettant les vérités révélées à l'abri des vicissitudes du débat public,
non seulement laisse « l'état naturel des hommes en matière de religion » (D.A.,
I, 312) s'épanouir, mais permet du même coup à ladite religion d'exercer son
indispensable tâche de contention des âmes dans le registre moral, sans laquelle
il n'est pas de maintien pensable des républiques. « Je doute, dit Tocqueville,
que l'homme puisse jamais supporter une complète indépendance religieuse et
une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que, s'il n'a pas de foi, il
faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie » (D.A., II, 29). Non du tout qu'il
faille placer l'organisation de la société dans la dépendance d'une juridiction
religieuse. Au contraire, il convient de tout y abandonner « à la discussion et
aux essais des hommes », ce que du reste l'égalité impose absolument dans le
principe. Mais autant il serait vain de vouloir contenir la liberté de jugement et
de mouvement attachée à l'indépendance individuelle dans la sphère de
l'administration collective, autant il est à souhaiter que s'établisse à distance de
ce sur quoi les citoyens ont prise une sphère de règles morales « certaines et
arrêtées », soustraites à la puissance des hommes parce que reconnues, celles-là,
émaner de la volonté divine. Ainsi, borné par des « vérités qu'il admet sans
discuter », confronté dans le monde moral à des impératifs intangibles grâce
auxquels « tout est classé, coordonné, prévu, décidé à l'avance » (D.A., I, 42), «
l'esprit humain n'aperçoit jamais devant lui un champ sans limites : quelle que
soit son audace, il sent de temps en temps qu'il doit s'arrêter devant des
barrières insurmontables. Avant d'innover, il est forcé d'accepter certaines
données premières, et de soumettre ses conceptions a certaines formes qui le
retardent et qui l'arrêtent » (D.A., I, 305). Ces dernières phrases l'indiquent
assez, la distinction du monde moral et religieux d'avec le monde politique ne
signifie pas l'absence d'interaction entre les deux. C'est un effet politique en
retour qui est escompté de la foi investie dans l'au-delà — effet qui suppose
seulement pour se produire, dans les conditions créées par le principe de la
souveraineté du peuple, que les ministres des Églises s'interdisent expressément
d'intervenir dans les affaires publiques et acceptent d'y reconnaître un champ
entièrement malléable aux initiatives humaines. C'est l'autonomie de la
religion vis-à-vis du politique qui la rend politiquement efficace. Tocqueville se
résume sur ce point en une formule qui donne particulièrement à penser : «
Ainsi donc, en même temps que la loi permet au peuple américain de tout
faire, la religion l'empêche de tout concevoir et de tout oser » (D.A., I, 306).
Nécessité de l'unité intellectuelle, nécessité de l'arrêt intellectuel devant les
décrets de l'intelligence divine : les deux conditions que Tocqueville trouve
réalisées aux États-Unis, et qu'il juge correspondre à la pente « naturelle » de
l'état social démocratique, sont étroitement solidaires. Non pas seulement
parce que la commune croyance en un certain nombre de vérités placées à
l'abri du débat a pour effet de solidement réunir les individus. Mais bien plus
profondément, sur un plan dynamique, parce qu'en effet le questionnement
radical par les hommes du fondement des règles morales qui régissent leurs
rapports entre eux ou des significations dernières qui commandent leur vie en
société ne peut aller sans division irréconciliable de la communauté, comme à
l'inverse l'antagonisme entre groupes sociaux ne peut que déboucher en se
développant sur une mise en cause du sens global de l'univers humain et de ses
fins. L'intuition qui pousse Tocqueville à distinguer entre libre gestion par les
citoyens de tout ce qui relève du cadre concret de leurs existences et de leurs
intérêts, et servitude consentie des individus à l'égard du maître transcendant
de leurs destinées — et cela, afin précisément d'exclure la perspective d'une
gestion complète du monde des hommes par lui-même, jusques et y compris
dans ses légitimations ultimes —, intuition à valeur d'exorcisme, née de l'effroi
devant l'insoutenable spectacle de l'abîme ouvert par les révolutions, est à sa
manière d'une pertinence parfaite. C'est qu'il est en effet un rapport intime
entre l'installation de la société dans une interrogation illimitée sur elle-même,
entre la décision de parcourir « l'espace vide et presque sans bornes » qui
s'étend devant les esprits lorsqu'ils ne reconnaissent plus d'autre maître qu'eux-
mêmes, et le conflit civil, voire la lutte révolutionnaire. C'est à fort bon droit
que Tocqueville voit dans « l'irréligion » la passion qui a par excellence
imprimé à la Révolution française son caractère extrême si particulier.
Auparavant, observe-t-il, « il y avait toujours eu dans les plus grands
ébranlements des sociétés un point qui restait solide. Mais, dans la Révolution
Française, les lois religieuses ayant été abolies en même temps que les lois
civiles, étaient renversées, l'esprit humain perdit entièrement son assiette ; il ne
sut plus à quoi se retenir ni où s'arrêter, et l'on vit apparaître des
révolutionnaires d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie,
qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et qui
n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'un dessein. Et il ne faut pas croire que
ces êtres nouveaux aient été la création isolée et éphémère d'un moment : ils
ont formé, depuis une race qui s'est perpétuée et, répandue dans toutes les
parties civilisées de la terre »... (L'Ancien Régime et la Révolution, Œuvres
complètes, t. II, vol. I, p. 208). C'est au titre, indiscutablement, de cette
puissance totale de mise en question, de ce droit infini d'entreprendre qu'elle a
libérés au sein de la société, que la Révolution française marque le
commencement d'une époque. L'étonnant, c'est que le même homme qui
discerne si clairement le lien d'essence qui unit la guerre sociale à l'extension de
la sphère du problématique pour l'homme, qui par surcroît ne se fait pas faute
de relever la permanence du type et l'expansion du nombre de ces « êtres
nouveaux » qui ont fait reculer les limites du questionnable, cependant se
refuse à y voir autre chose que des déviations « fortuites et passagères » du cours
de l'histoire. L'étonnant, d'ailleurs, aussi bien, c'est que le même homme qui se
montre si convaincu du caractère irrépressible du mouvement d'égalisation des
conditions, confronté en 1848 au soulèvement ouvrier, ne sait regarder ces
prolétaires que comme de véritables étrangers, participant d'une condition en
tous points autre, et qu'il n'est d'autre issue que de contenir ou d'écraser, sans
qu'une seconde le problème paraisse l'effleurer de la nécessaire intégration de
ces exclus à laquelle l'avancée de l'histoire, telle qu'il l'a lui-même décrite,
devra, fatalement conduire — et a en effet conduit2. Autant d'aveuglements
qui n'en font qu'un, au regard des développements ultérieurs des sociétés
démocratiques européennes. Si le siècle écoulé depuis lors établit une chose,
c'est qu'il faut renverser les termes de Tocqueville, et tenir pour traits d'essence
des démocraties ce qu'il imputait lui aux séquelles de l'accident
révolutionnaire, qu'il s'agisse des discordes internes quant aux formes à
observer dans le gouvernement ou de la mise en débat des valeurs
fondamentales qui sous-tendent et guident l'aventure humaine. Ni unité
intellectuelle ni arrêt des intelligences devant les raisons ultimes qui justifient
l'existence : telle se découvre, au bout de notre supplément d'expérience
historique, l'irréductible originalité de l'univers démocratique. Faire tenir les
hommes ensemble au travers de leur opposition, les engager dans une mise en
question sans limites des significations qui les soudent en société : voilà qu'elles
s'avèrent, en fin de compte, les propriétés cruciales des sociétés qui se sont
péniblement mises en place sur le Vieux Continent, sous les pressions
contradictoires de la volonté révolutionnaire et du refus rétrograde de la
république comme de l'égalité. La démocratie, aux antipodes de ce que pouvait
donner à penser sa prime version américaine, ce n'est pas l'accord profond des
esprits, c'est le déchirement du sens et l'antagonisme sans merci des pensées.
L'âge démocratique, pour retourner la formule de Tocqueville, c'est l'âge où la
société impose aux hommes de tout concevoir et les met en demeure de tout
oser. Cela dans la mesure où elle est société du conflit, société qui se structure
définitivement en dehors de cette dimension d'unité que Tocqueville pensait
devoir se reconstituer au-delà des divisions de l'âge révolutionnaire, tant de par
la pente naturelle des rapports entre égaux que du fait des nécessités inhérentes
à l'existence même du social.
Le propre des démocraties, de ce côté-ci de l'Atlantique, c'est justement de
s'être développées en large méconnaissance de cause, sans plus de claire
compréhension d'elles-mêmes que de tendance à l'évidente adéquation en acte
des sociétés avec elles-mêmes au travers de leurs formes politiques. Et cela en
raison directe de la prégnance obsédante de ce schème de l'unité-identité qui
pèse si fort sur la réflexion tocquevillienne. Lui, Tocqueville, et c'est son
originalité, place l'ajustement intime et général qu'il faut absolument, paraît-il,
au sein du processus collectif, dans le déploiement entier et libre de l'égalité, tel
que l'état social et les institutions des États-Unis lui semblent en offrir le
modèle. Mais la préoccupation en tant que telle ne lui est aucunement
particulière : elle est celle de tous les esprits de son siècle. Celle spécialement
des adversaires de la démocratie contre les illusions et les préjugés desquels il
écrit, et dont les alarmes tiennent à ce qu'ils jugent menacée dans ses
fondements l'indispensable unité substantielle du corps social, que Tocqueville
— qui s'en fait au demeurant une représentation sensiblement différente —
estime lui devoir se recomposer une fois l'égalité complètement installée. Seuls
le retour en arrière, le rétablissement des hiérarchies anciennes peuvent
permettre de retrouver cette solidarité organique des hommes entre eux hors de
laquelle il n'est point de société digne de ce nom : le souci de fond qui
détermine la pensée authentiquement réactionnaire puise à la même source que
la recherche tocquevillienne, aux États-Unis, de la société capable d'assumer de
part en part et sans discorde l'absence des liens explicites qui produisaient
autrefois la cohésion collective. Et le remarquable, en la circonstance, c'est que
ce refus résolu du régime républicain, au nom de l'indispensable unité du corps
social à laquelle les mécanismes de la représentation porteraient d'irréparables
atteintes, n'en a pas moins joué un rôle déterminant dans l'installation de la
société au sein d'un conflit politique obscurément reconnu constitutif, et
obligeant à ce titre, bon gré, mal gré, d'être pratiquement assumé. Ce que nous
connaissons en effet aujourd'hui comme démocratie s'est façonné pour une
part essentielle grâce à l'opposition à la démocratie et en fonction d'elle. Du
fait de la présence dans la société d'un parti de la sorte en tous points hostile à
la souveraineté du peuple, s'est aménagé d'emblée un espace de débat social
radical, engageant l'essence même de l'ordre collectif, et à l'intérieur duquel a
pu venir ensuite se couler et s'exprimer, au-delà du conflit d'idées quant au
système politique, le conflit des intérêts interne à la société. La « lutte des
principes contraires », loin de s'estomper, comme le croyait Tocqueville, avec
l'irrésistible avancée de l'égalité et des institutions qu'elle implique, a fourni en
somme à la société un miroir où elle a pu projeter et déchiffrer un déchirement
plus crucial encore que son balancement entre le passé hiérarchique et le
présent égalitaire : le déchirement entre possédants et dépossédés, entre
propriétaires et prolétaires (dont Tocqueville relève signifïcativement « qu'ils
n'existent pas aux États-Unis »). Comme, de la même manière, la discussion
forcément totale imposée par l'existence d'un projet réactionnaire en bonne et
due forme a fourni le cadre potentiel à l'intérieur duquel développer une mise
en question sans limites des raisons et des fins de la communauté humaine, à
partir du constat de ce qu'il est une complète contradiction entre les intérêts
des uns et des autres. Ne nous y trompons pas : cet antagonisme entre
conservatisme rétrograde et républicanisme du coup nécessairement
révolutionnaire dont Tocqueville déplore les effets pervers par rapport à ce que
devrait être une acceptation raisonnable du mouvement de l'histoire, a fait
office de révélateur décisif, de préfiguration matricielle par où s'est introduit,
approfondi, déployé, l'aspect central du processus démocratique, à savoir la
figuration du conflit. Du dedans de la bataille en effet contingente entre
tenants de l'ordre ancien et partisans du nouveau, et grâce au cadre symbolique
ainsi instauré, la perspective en est insensiblement venue à prendre sens d'une
expression politique du conflit social par excellence, le conflit de classes, et le
mode réel de fonctionnement du système démocratique moderne à s'établir,
autour de cette représentation-neutralisation d'une division nullement
accidentelle, cette fois, mais sourdement admise comme inhérente à la
structure de la société. Ce dont, comme l'observent profondément A.
Bergougnioux et B. Manin, la création du parti ouvrier marque le moment
crucial de cristallisation3. L'entrée en scène du parti de classe, en effet, entraîne
une réorganisation de tout le champ politique, à commencer par une
redéfinition de la nature des autres partis, dont l'ancrage, la correspondance à
des forces socialement définies deviennent les critères au moins tacitement
indispensables. De sorte que la compétition pour le pouvoir, au travers des
mécanismes de délégation, se transforme en processus d'expression légitime des
antagonismes reconnus traverser le corps social, et en processus partant de
réduction de la violence contenue virtuellement dans ces oppositions réelles par
leur matérialisation symbolique. Mais on ne saurait trop souligner, encore une
fois, à quel point les luttes que le principe démocratique a dû soutenir pour
s'imposer en Europe ont puissamment influé sur ce devenir, en prêtant
précocement une ébauche de figure à ce que la démocratie s'ordonne en
dernier ressort d'admettre tout en le contenant par l'expression : l'existence de
l'inconciliable au sein de la société.
Encore ne faudrait-il pas croire que cette lente constitution d'une scène de la
conflictualité s'est effectuée en conscience, ou que le fonctionnement du
système de pacification qui en est résulté relève d'un calcul délibéré. Tout au
contraire. De la même façon que c'est en s'opposant avec détermination à la
désagrégation sociale attachée, selon lui, à la souveraineté populaire que le parti
réactionnaire ou contre-révolutionnaire a donné une première forme, à son
insu, à la division démocratique, c'est en plaçant au premier rang de son
programme l'instauration d'une société délivrée de ses anciens antagonismes
que le parti ouvrier révolutionnaire a fini de structurer le système politique en
tant que système d'expression du conflit social. Avec cette conséquence
capitale, soit dit au passage, de laisser du même coup libre de se manifester la
séparation de l'État : d'un côté la sphère des intérêts privés et des
regroupements collectifs que leurs convergences et divergences entraînent, et
de l'autre côté, bien distincte au plan symbolique, la sphère de la
représentation légitime des divisions du corps social, de la traduction en termes
de pouvoir s'appliquant à l'ensemble de la société du jeu de forces mouvant qui
travaille celle-ci. Depuis le départ principiel des républiques modernes, depuis
l'érection en axiome de l'autonomie première des individus qui s'assemblent
dans un second temps pour délibérer quant à la forme du contrat qui les
réunit, le lieu politique tendait spécifiquement à apparaître au contraire
comme lieu de l'indistinction entre pouvoir et société, le pouvoir n'étant
idéalement que la société en acte. De là le caractère unanimiste de la politique
démocratique dans son premier état, la volonté d'unité qui obsède par exemple
la Révolution française et qui la pousse à proscrire les factions et les partis, la
visée d'indifférenciation du peuple et de sa représentation qui ne cesse d'y
revenir. De là en un mot le volontarisme démocratique primitif qui se coule en
réalité sans tellement de rupture dans le moule des représentations anciennes
du pouvoir comme volonté, précisément, comme visée nécessairement expresse
de maintenir la cohésion collective et la conformité du monde des hommes à
l'ordre qui lui est par avance assigné. En l'un et l'autre cas le pouvoir fait figure
de cette instance au travers de laquelle se concrétise la coïncidence du corps
social dans toutes ses parties, avec le projet qui le fonde et l'anime. La
figuration du conflit est historiquement le levier grâce auquel s'est
définitivement opérée l'émancipation du fonctionnement social effectif par
rapport aux rémanences tenaces du schème archaïque de la volonté politique
instituante. Dès l'instant où elle devient, si peu consciemment que ce soit, la
clé de voûte du champ politique, est corrélativement posée l'autonomie de la
société civile : il existe un domaine indépendant de l'activité des hommes,
s'organisant de lui-même, produisant sa cohésion propre, et déléguant
seulement ensuite ses mandants, en fonction des clivages qui le traversent, dans
la sphère publique du pouvoir. Le mécanisme de la représentation, loin dès lors
de conspirer à établir une coïncidence de la collectivité avec elle-même,
équivaut à l'inverse à une affirmation en acte de la distance qui sépare le lieu
où s'enracinent et se forment les conflits (la société) et le lieu où ils s'exhibent
et se répercutent (l'État). Et de la même manière que le conflit social est pacifié
au travers de sa reconnaissance symbolique, la différence de l'État est
neutralisée au travers de sa manifestation symbolique : l'opération
représentative n'est pas en effet que reconnaissance de l'autonomie de
l'instance politique par rapport à la société civile ; elle est aussi simultanément
démonstration en acte de ce que le pouvoir sort de la société et n'est que par
elle, même si c'est pour s'en séparer. Ainsi nous trouvons-nous en présence
d'un système qui vit en profondeur de laisser être des divisions qu'à la surface
leurs acteurs dénient, refusent ou s'efforcent de supprimer. Car l'État, s'il est
symboliquement posé comme séparé par les mécanismes mêmes qui le
pourvoient de ses occupants, n'est jamais dans son discours officiel que
l'expression immédiate et organique de la volonté générale et l'exécutant
spécialisé, mais parfaitement intégré, des tâches d'intérêt collectif. Comme les
forces et les groupes en conflit n'ont de cesse, en même temps qu'ils alimentent
de fait celui-ci, d'en dénouer les effets pernicieux et le caractère artificiel, voire
d'en nier la réalité, ou encore d'en annoncer le prochain et inéluctable
dépassement. Ce qu'on pourrait condenser en disant que la démocratie
n'implique pas de se connaître pour être. Ou encore que la démocratie résulte de
l'interaction de partis tous également ignorants de la vérité démocratique, pour
ne pas dire tous idéologiquement antidémocratiques. Qu'on nous entende bien
: nous ne songeons pas à nier, pour le plaisir du paradoxe, l'existence de partis
effectivement « démocratiques », qu'ils se disent républicains ou libéraux, dans
la mesure où ils acceptent la compétition entre une pluralité de courants
d'opinion organisés — acceptation sans laquelle, à l'évidence, il n'y aurait
guère eu d'évolution concevable vers une figuration de l'inconciliable dans
l'espace public. Nous suggérons seulement que la réalité dernière du fait
démocratique, si elle passe à la fois superficiellement et décisivement par le jeu
réglé de la lutte ouverte pour le pouvoir, relève, au-delà des règles définies d'un
régime politique, de la logique occulte d'un procès social d'ensemble, en
contradiction au bout du compte avec l'idéologie des principes institutionnels
où elle se coule. Car que suppose en effet la confrontation des partis, telle que
la conçoit Tocqueville, par exemple, à partir du cas américain, sinon le
consentement général aux « principes générateurs des lois » et aux assises
actuelles de la société, et un englobant intellectuel commun que n'entament
pas les divergences de vues, quelque considérables qu'elles puissent être —
c'est-à-dire toujours une unité et adéquation ultimes de la société avec elle-
même, sans « dissidence naturelle et permanente entre les intérêts » des diverses
classes de citoyens, et corrélativement sans remise en cause des fondements de
l'organisation sociale ? Tous présupposés avec lesquels il est indispensable de
rompre si l'on veut saisir le fonctionnement réel, en profondeur, non pas des
régimes, mais des sociétés démocratiques qui sont advenues sur le Vieux
Continent, où le bien-fondé même des institutions démocratiques n'a cessé
d'être en débat, avec la teneur du lien communautaire. Contre les illusions
conciliatrices du républicanisme libéral, la critique de classe portée par le
mouvement ouvrier a été de ce point de vue un élément majeur dans la
formation de cette scène symbolique de l'inconciliable qui constitue le cœur
des démocraties modernes. À l'intérieur de l'éventail « normal » des partis, le
prolétariat organisé en parti a introduit la dimension supplémentaire d'un écart
irréductible. Avec à son tour, il est vrai, en même temps que cette juste
dénonciation des mythes de la concorde collective, l'illusion d'une abolition
prochainement à venir des divisions présentement régnantes — illusion
reconduisant en fait rigoureusement le même postulat que celui guidant les
autres partis quant à la bonne forme de la société, quant aux nécessités de sa
cohésion et quant à son destin foncièrement unitaire. De sorte qu'on peut
soutenir que la démocratie s'est faite indépendamment des efforts de partis
démocratiques pour la promouvoir, si l'on entend par là des partis qui auraient
été en mesure d'en discerner et d'en vouloir la nouveauté véritable. Elle s'est
avancée et instaurée à l'abri d'un déni général de ses articulations effectives de
la part de ses propres agents sociaux. Elle s'est établie à l'insu de ses créateurs,
au titre de résultante de leurs aveuglements respectifs, ou comme à
l'intersection d'entreprises toutes contraires à leur façon à l'esprit authentique
de la démocratie, puisque toutes inspirées par un biais ou par un autre par le
schème d'une adéquation dernière de la société à elle-même, schème qui
domine l'histoire humaine en son entier, et avec lequel l'âge démocratique en
ce qu'il a de plus neuf marque une rupture essentielle. De démocratie vraie,
dans nos sociétés, il n'est qu'en deçà de ce que croient et visent les acteurs
sociaux. Sans doute se concrétise-t-elle en règles, en formes, en institutions qui
lui confèrent une teneur de pratique explicite. Reste qu'en tant que processus
social, elle s'est engendrée et continue de se déployer comme un processus
largement inconscient de lui-même. Comme un processus destiné à demeurer
inconscient ? C'est une autre affaire, où le choc en retour du totalitarisme
risque d'intervenir à terme comme un facteur décisif de transformation.
Car des conditions de cette genèse placée de bout en bout sous le signe
d'une méconnaissance offensive, il résulte que les démocraties portent en elles,
constitutivement, leur négation totalitaire virtuelle. La possibilité du
totalitarisme est de naissance inscrite dans les démocraties telles qu'elles se sont
développées sur le Vieux Continent. Elle les accompagne comme leur envers
ou comme leur double inséparable. Elle tient de façon structurelle à la
contradiction qui les a forgées entre l'explicite et l'implicite de leur
fonctionnement, entre le contenu manifeste des idéologies qui s'affrontent et la
réalité sous-jacente du système symbolique dans lequel elles s'insèrent. Société
du conflit, en profondeur, où cependant n'existent expressément que des gens
qui rêvent de l'unité du corps social, comment par ailleurs qu'ils la conçoivent,
la société démocratique est travaillée en permanence par la menace de voir le
discours déborder sur le réel et l'idéologie de l'un se concrétiser aux dépens de
la vérité en acte du conflit. Soit sous la forme contre-révolutionnaire d'une
société à forte solidarité organique garantie par le rétablissement d'une
structure hiérarchique (variante fasciste), soit sous la forme « progressiste »
d'une société supposée non pas revenir à un type d'unité antérieur, mais
produire un type supérieur et définitif d'unité grâce à la résorption des
antagonismes de classes et de la séparation de l'État au sein d'une totalité
historique achevée (variante communiste). Soit même sous la forme d'un
durcissement du républicanisme, où la souveraineté du peuple est invoquée
dans ses aspirations unanimes contre les clivages artificiels créés par les partis
— encore qu'on débouche plutôt alors sur un autoritarisme plébiscitaire que
sur un totalitarisme proprement dit, l'aspect réconciliateur du régime ne
l'inscrivant pas moins, sur un mode paisible, dans la perspective totalitaire. Le
point essentiel à faire ressortir dans tout cela, et plus que jamais devant les
divagations dont le totalitarisme est devenu l'objet depuis sa récente «
découverte », c'est le caractère historiquement régressif de l'entreprise
totalitaire4. Fondamentalement le totalitarisme procède d'un refus, d'une
réaction contre la nouveauté démocratique, et ce qui s'y dévoile, d'une volonté
forcenée de retour à la cohésion explicite de la communauté humaine, dont
l'idéal institué domine l'histoire des origines à nos jours, y compris depuis
l'avènement de l'État et des classes, et cela principalement au travers de la
religion, de la conformité de la société à un plan pré-établi qu'elle autorise, de
l'intime solidarité qu'elle permet ce faisant d'instaurer par-delà les différences
immenses du statut réel. Comme si l'humanité défaillait devant l'insoutenable
spectacle de sa propre vérité, arrivant au jour avec le retrait précisément de la
religion et la mise en débat générale des raisons de l'organisation collective.
Comme si elle s'avérait incapable de supporter la libre manifestation de ces
oppositions internes qui se découvrent structurer le champ social dès l'instant
où la religion cesse d'exercer sa fonction millénaire de les dissimuler. Le
totalitarisme, c'est le retour en règle du principe religieux au sein d'un monde
en passe de se défaire de la religion, le deuil impossible de l'occultation majeure
que les religions véhiculent depuis le départ, la persévération insensée dans ce
que la modernité démocratique a justement pour originalité absolue de rendre
impossible, à savoir l'adéquation pleine et entière de la société à une vérité
depuis toujours prédéterminée (à laquelle il ne fallait que revenir, ou qu'il
fallait au contraire faire advenir comme la fin de l'histoire, c'est secondaire).
C'est assurément le plus insondable mystère des sociétés humaines que ce refus
farouche, unanime, obstiné de se considérer en face qu'atteste depuis toujours
l'existence des religions. Comme c'est une énigme, en regard, que la décision
qui les a portées à sortir de ce déni institué d'elles-mêmes, de leur pouvoir sur
elles-mêmes, de la vraie nature de leurs articulations, dans lequel on aurait pu
les croire définitivement et constitutivement installées. Mais si nous restent
parfaitement opaques les racines de cette difficulté spécifique à s'assumer pour
ce qu'elle est qui paraît caractériser l'espèce humaine, ce qui est clair par
contre, c'est que le phénomène totalitaire représente le resurgissement virulent,
au sein d'un monde en train de lentement s'en dégager, de la passion
immémoriale de méconnaissance, se matérialisant dans l'unité arrêtée du corps
social, dont nous savons du moins qu'elle est puissamment enracinée dans
l'ordre inconscient des groupes humains. Il est vrai en même temps à ce titre
que le totalitarisme est inséparable de la modernité, qu'il était inconcevable en
âge de religion — pour la bonne raison que la religion, quand elle était là,
remplissait exactement le rôle, à moindres frais d'ailleurs, dont il vise à pallier
le défaut. Non qu'il soit lui-même religion, mais qu'il tende au rétablissement
du type de cohésion collective qu'assuraient les religions, à l'intérieur d'un
univers où la religion a cessé, sinon d'exister, du moins d'avoir une application
efficace au social. Ce qui se réalise en lui, assez étrangement, c'est l'alliance du
plus ancien et du plus nouveau. Car il est vrai aussi qu'il emprunte avec l'État
comme instrument par excellence de sa réalisation, un facteur social dont la
montée en puissance est strictement corrélative du déclin de la transcendance.
Ce n'est qu'avec la réintégration complète dans l'espace humain des
justifications jusque-là censées dépendre de l'au-delà que devient imaginable le
projet d'une saisie exhaustive et d'un remodelage intégral de la société par une
instance de pouvoir détachée. Et il est juste de dire en ce sens que le
totalitarisme signe l'achèvement de la modernité, qu'il en porte les virtualités à
leur exploitationlimite, qu'il en incame l'expression la plus développée. Encore
faut-il alors ne pas omettre de considérer l'autre face du phénomène. Encore
convient-il de se demander dans quel but, en vue de quoi pareille toute-
puissance étatique se trouve mobilisée. Or si les moyens du totalitarisme
relèvent en propre de la politique moderne, émancipée de la religion, le dessein
qu'il poursuit est lui, par contre, de part en part rétrograde, et ne représente
rien d'autre en son fond qu'une récurrence nostalgique de la forme sociale
idéale découlant depuis toujours d'une vision religieuse du destin humain. Le
bon vieux temps où tout le monde pensait pareil, où la place de chacun était
claire en même temps que son appartenance à la collectivité lui était tangible,
où la convergence des intérêts, la complémentarité sans concurrence des
différents agents, la tension sans heurts de tous et de tout vers un but unique et
manifeste formaient la trame solide de l'existence communautaire : à l'arrière-
plan, conscient ou inconscient, du totalitarisme, il y a l'impossibilité radicale
de s'affranchir de ce modèle originaire de la vie sociale, enraciné dans les
millénaires, garanti intimement par l'entente religieuse des choses, mais
fondamentalement affecté à l'inverse par les déchirements démocratiques. C'est
aux fins de retrouver un monde perdu ou en passe de se perdre qu'est
mobilisée, en vain, au demeurant, la puissance nouvelle contenue dans l'État
dès lors que son affirmation n'est plus arrêtée vers le haut par la présence d'un
Dieu détenant seul le dernier mot en fait de savoir et de pouvoir. S'il y a
actualisation du projet fantasmagorique de domination inscrit dans la
prétention inédite de nos sociétés à se posséder, c'est à l'appel du rêve à la fois
révolu et reviviscent de l'identité collective pleine que produisait l'antique
dépossession transcendante du sens — ce n'est qu'au titre de la réincarnation
fantomatique d'un passé évanescent ou mort.
L'hypothèse a le mérite minimal de coller aux conditions effectives dans
lesquelles a surgi le totalitarisme. Nulle part en effet il ne s'est imposé sans
rupture, dans les pays où s'est précisément effectuée, au long d'un processus
séculaire, la construction de l'État national moderne, comme par
prolongement naturel et irrésistible de la dynamique de croissance de l'appareil
politique. Partout au contraire il est apparu dans des contextes d'archaïsme ou
d'insuffisance relative de développement des structures étatiques, là où l'État
national sous sa forme canonique ne possédait que de faibles racines, pour
cause de constitution récente (l'Allemagne ou l'Italie), ou pour cause de
prégnance historique du vieux modèle impérial, en rupture avec lequel se sont
édifiées les nations modernes (la Russie ou la Chine ; encore que la connexion
avec le problème impérial est présente, plus ou moins directe, plus ou moins
souterraine, aussi bien dans le cas de l'Allemagne que dans le cas de l'Italie). Il
a joué chaque fois plutôt comme un moyen d'édifier l'État moderne dans son
paroxysme de puissance, qu'il ne s'est avéré le résultat d'une édification de
l'État parvenue à son terme logique. Et à chaque fois enfin, il s'est instauré à la
suite de périodes de libéralisation politique, soit ouvertement en réaction
contre la désagrégation qui s'en est suivie, soit à la faveur de l'agitation qui en
est résultée, mais toujours pour refermer la possibilité authentiquement
démocratique un instant entrevue. Comme s'il avait fallu à la fois établir par
un effort surhumain cet État miroir de la Nation et matérialisation de son
absolue puissance souveraine, et précipitamment retourner de l'autre côté,
contre le danger des divisions apparaissantes, à la cohérence intangible, à
l'unité sans faille, à la solidarité mystique de l'ancienne société un instant
ébranlées. Toujours et partout, l'entrée violente dans l'ère du monopole
étatique de la définition et de l'organisation de la société, mais cela au service
du rétablissement d'une adéquation exacte de la société avec elle-même, où
nulle contradiction n'oppose plus les hommes, où l'État est censé coïncider
avec la société, voire s'y résorber — adéquation qui incarne depuis l'origine des
sociétés leur idéal obsédant, indéfectible, adéquation dont les religions ont été
l'instrument par excellence de production, et avec laquelle l'apparition, au sein
des démocraties, d'un jeu ouvert des oppositions constitutives du social,
scission de l'État d'avec la société et antagonisme des classes, représente une
rupture inouïe, et intolérable du coup peut-être là où une lente genèse ne l'a
pas insensiblement préparée. Qu'on ne vienne pas dans ces conditions nous
prêcher le retour à on ne sait quelle « spiritualité politique » ou autre misérable
« monothéisme » de drugstore, qui constitueraient, paraît-il, les garde-fous
indispensables contre le péril totalitaire inscrit dans l'athéisme social5. Ce n'est
certes pas en revenant à la religion qu'on se prémunira efficacement contre le
totalitarisme, c'est en achevant de s'en débarrasser. Ce n'est pas du défaut de
religion que naît le totalitarisme, c'est de l'insuffisance de son éradication et de
l'impuissance à sortir de ses cadres. Symptôme formidable des tensions
inhérentes au passage où nos sociétés se sont engagées, monstrueuse formation
de compromis entre des logiques antinomiques de l'établissement collectif,
l'épisode totalitaire relève historiquement d'une pathologie de la transition
entre deux époques. Il est au plus profond le signe réactif de la difficulté pour
l'espèce humaine de briser avec le réflexe primordial qui la voue depuis son
émergence à refuser de se voir pour ce qu'elle est, et dont c'est l'enjeu immense
de l'âge démocratique que d'avoir entrepris de le défaire et de nous en
déprendre.
Car telle est la dimension absolument neuve qu'introduit la démocratie et
dont le totalitarisme est une conjuration désespérée : l'absorption entière de la
société dans une question sur elle-même au travers de sa scission. Toutes les
sociétés antérieures disposaient à l'égard d'elles-mêmes de réponses par avance
prêtes, unanimement acceptées ou à peu près, quant à leur teneur ultime du
moins, s'agissant de s'expliquer et de se justifier. Réponses infiniment variées
dans leur contenu, mais uniment construites sur le modèle : si les choses sont
ainsi, c'est que les Autres, les Dieux, c'est que l'Autre Absolu, le Dieu unique et
tout-puissant, les ont voulues comme elles sont. L'originalité radicale de la
société démocratique, en regard, c'est d'être société en question de par son
organisation même, qui la détermine à se fournir des réponses antagonistes.
D'un côté, ainsi, avec la séparation de l'État, apparaît en son sein la possibilité
paradoxale d'une saisie complète d'elle-même qui à la fois l'ouvre à la
perspective d'un plein pouvoir de se modeler et de s'organiser (dont l'idée de «
révolution » fournit le pur symbole), et signe sa dépossession, puisque c'est du
dehors d'elle-même, et en un sens contre elle-même, que cette puissance
devient opératoire. De l'autre côté, avec la division de classes et le constat
d'une divergence structurelle des intérêts qu'elle impose, c'est d'une autre
manière, mais tout aussi profondément, une interrogation sur la nature d'un
ordre juste ou simplement acceptable qui s'installe, béante, au cœur de
l'existence collective, sans plus de sentiment concevable que la société repose
sur une assise stable et définitive, mais avec par contre la certitude positive que
la réponse à son problème se trouve toute au-dedans d'elle-même et nulle part
ailleurs. Société non pas nécessairement où tous se trouvent contraints de se
poser des questions. Société où le procès social est lui-même en forme de
question, de sorte que les acteurs visibles ont beau ne s'opposer en apparence
que des réponses toutes faites, ils ne cessent de creuser par-derrière, ne serait-ce
qu'en rendant manifeste l'impossibilité de clore le débat, l'abîme mental d'un
possible indéfini.
Sans doute cette dynamique souterraine de l'incertitude, cette inexorable
déstabilisation de tout ce que des millénaires parfois de tradition avaient
installé dans l'inquestionnable, ces ressources infinies de contestation découlant
de la structure même des sociétés démocratiques, représentent-elles les
dimensions par excellence devant lesquelles un Tocqueville s'est arrêté. Il les a
discernées. Il parle fort bien de « l'espace vide et presque sans bornes » dans
lequel « toute révolution » a plus ou moins pour effet de lancer l'esprit des
hommes (D.A., II, 14). C'est sciemment, et d'autant plus significativement,
qu'il les a repoussées, comme contraires à la marche normale des sociétés et
destinées par conséquent à ne se manifester que de façon transitoire. La
répugnance qu'elles lui inspirent n'est pas rétrospectivement pour surprendre,
lorsque l'on considère les réactions paroxystiques de rejet qu'a déclenchées en
notre siècle même l'entrée progressive de l'ordre humain entier dans
l'inquiétude du débat, sans plus de fondements « naturels » ou de repères «
évidents ». Rien qui ne soit contestable, rien qui ne soit virtuellement à établir
ou à instituer autrement qu'il n'est • loin de devenir acceptable à l'usage, par
rapport au temps d'un Tocqueville, la perspective en s'approfondissant paraît
ne s'en être faite que toujours plus douloureuse, jusqu'à susciter enfin la
restauration totalitaire d'un sol collectif assuré, d'une société qui se sait
pleinement pour ce qu'elle est, d'une organisation du monde de nouveau
définitive et déterminée dans toutes ses parties. Regardons au plus près de nous
l'édifiant spectacle qu'offrent nos maîtres en palinodie : fraîchement délivrée de
son adhésion totalitaire, notre intelligentsia ne trouve rien d'autre à proposer
qu'un échange de foi pour continuer surtout de ne pas voir l'abîme du possible
social. L'homme « livré à lui-même », comme dit Tocqueville, reste une
représentation insoutenable pour l'homme. Pourtant, s'il est dans notre univers
un phénomène « universel, durable, qui échappe chaque jour à la puissance
humaine », que « tous les événements » comme « tous les hommes » conspirent
à développer, y compris lorsqu'ils s'y opposent, c'est bien l'installation
irrésistible des sociétés dans une interrogation sur elles-mêmes toujours plus
impossible à refermer, de par l'écartèlement interne qui les travaille sans
relâche, dont la violence directe tend à s'estomper, sans doute, dont l'enjeu
explicite et concret en vient à se brouiller, mais dont la nécessité se découvre en
fait toujours plus nue, plus profonde, toujours plus indépassable au fur et à
mesure que s'efface la perspective d'élimination de l'adversaire dans le cadre de
la guerre sociale qui lui donnait autrefois figure, au fur et à mesure que
l'étreinte de l'État se pacifie et que la visée de dépossession s'y substitue à la
coercition. Probablement arrivons-nous à un tournant, de ce point de vue, où
quelque chose de l'ancienne économie de la méconnaissance se défait, où la
conscience gagne du caractère inéluctable de la rencontre d'un autre qui ne
saurait s'abolir dans le prochain règne de l'Un. Effet en retour du heurt
cataclysmique des illusions totalitaires avec la réalité, cela n'est pas douteux.
Mais aussi épuisement historique de la fonction de cet aveuglement des partis
en présence les uns sur les autres et tous ensemble sur le sens de leur conflit.
Chacun déniant à l'autre le droit à l'existence, prétendant à son élimination,
ambitionnant d'imposer sa propre vision d'une société redevenue une grâce à la
résorption de l'autre, l'aveuglement a en effet permis ici à la confrontation de
prendre le tour radical d'un choc de deux mondes constitués et de s'étendre par
là à l'activité humaine sous tous ses aspects sans exception. Si nous assistons
aujourd'hui à une chute significative de la virulence de ces affrontements, c'est
aussi parce qu'ils ont rempli leur office : il ne reste rien ou à peu près dans
notre monde d'indiscutable. Du coup, la dynamique problématique de la
démocratie n'a plus besoin de passer par l'affirmation offensive d'une
représentation achevée autant qu'exclusive de la bonne société. Il est acquis que
la vie sociale dans son ensemble est de droit en débat, et la forme des
oppositions où celui-ci se matérialise inévitablement s'en ressent. Non pas le
moins du monde qu'elles tendent à disparaître : elles sont tacitement
reconnues, simplement, et dispensées partant de l'obligation de s'imposer par
effraction ou de se faire admettre. Point d'illusion à se faire de ce côté-là : avec
le pouvoir total de la société sur elle-même désormais figuré dans l'État, avec
l'antagonisme interne des visions du social et du destin humain, nous ne
sommes pas près de finir. Commence tout juste peut-être au contraire à
pleinement jouer, après plus d'un siècle de gestation, l'athéisme collectif
(parfaitement compatible avec la foi privée, est-il besoin de le dire) inscrit dans
la logique sociale des démocraties. Car, aux antipodes de ce que croyait
Tocqueville, la société démocratique, non seulement n'a pas besoin des limites
dernières tracées par la divinité, mais est très exactement cette société qui
s'ordonne de libérer en elle une force pratique de questionnement, destinée
immanquablement à terme à détourner les individus du divin. N'importent
aucunement ici les opinions régnantes : c'est dans le dispositif social même
qu'est marquée la disparition de Dieu. Si les puissances de refus qui continuent
d'y œuvrer, ou passion totalitaire ou déni religieux, ne finissent pas, dans un
sursaut généralisé que rien ne permet absolument d'exclure, par l'emporter, le
développement des démocraties selon leur « pente naturelle » sera le tombeau
des religions.

III

« Lorsque, après avoir étudié attentivement l'histoire de l'Amérique, on


examine avec soin son état politique et social, on se sent profondément
convaincu de cette vérité : qu'il n'est pas une opinion, pas une habitude, pas
une loi, je pourrais dire pas un événement, que le point de départ n'explique
sans peine. » Proposition qu'il convient de compléter par cette autre : «
L'Amérique est le seul pays où l'on ait pu assister aux développements naturels
et tranquilles d'une société, et où il ait été possible de préciser l'influence
exercée par le point de départ sur l'avenir des États » (D.A., I, 27-28). Le
raisonnement de Tocqueville est sans faille. Le fait à la fois central et
inépuisablement séminal de l'univers démocratique, c'est l'égalité des
conditions. Or il existe une nation qui non seulement s'est tout entière et ex
nihilo constituée sur la base de l'égalité des conditions, mais dont en outre la
croissance ultérieure est restée constamment fidèle au contenu du premier
germe, de sorte que le produit est comme transparent à son origine. Le régime
démocratique suppose par ailleurs une antériorité logique des citoyens
indépendants sur le mode de gouvernement résultant de leur association
souveraine. Or l'Amérique offre par surcroît l'exemple historique unique d'une
société où le pouvoir souverain s'est effectivement, et pas seulement dans le
principe, cristallisé par en bas, où l'exercice de la fonction délibérative est
d'autant plus intense qu'on est plus proche des éléments premiers du corps
social, où enfin l'usage généralisé de l'association réactive en permanence l'acte
fondateur du contrat politique. Comment mieux juger dès lors de l'avenir des
nations arrivées plus ou moins confusément elles aussi à l'âge de la souveraineté
populaire que sur le modèle d'une société où l'évolution historique et la
nécessité logique du déploiement des principes ne forment en quelque manière
qu'un seul et même processus ? Seulement, il est une contrepartie au privilège
du commencement, qui est en l'occurrence la coupure d'avec les conditions
d'émergence. La limpidité du « point de départ », aux États-Unis, se paie de
l'oblitération de ce qui l'a antérieurement permis, et c'est là le trait qui a
trompé Tocqueville quant aux perspectives d'avenir des sociétés démocratiques
en général. Replacé dans la longue durée du processus où l'égalité s'est
engendrée, le cas exemplaire s'avère en réalité cas hautement particulier,
l'évidence de l'origine y faisant écran aux mécanismes historiques de création et
à leurs incontournables prolongements. Car s'il est une dynamique propre de
l'égalité, porteuse d'une rupture radicale dans le cours des affaires humaines et
riche en effet d'un nouveau commencement, d'une re-fondation des sociétés
sur des assises entièrement neuves, si ce n'est d'une recomposition du tissu
social sous l'ensemble de ses aspects, il est aussi une dynamique propre des
articulations sociales dont le jeu a produit l'égalité des conditions, à savoir
précisément ces scissions internes, séparation de l'Etat et oppositions des
classes, qui ont donné une allure irréductiblement conflictuelle, contre ce que
croyait Tocqueville, à la vie publique des démocraties modernes. Et la difficulté
spécifique qu'a rencontré la gestation tâtonnante des sociétés démocratiques
sur le Vieux Continent, ç'a été justement de réaliser la compénétration et
l'ajustement de ces deux séries de facteurs d'apparence quasiment incompatible
: le principe de la souveraineté du peuple et la réalité de la séparation de l'État,
la nécessité d'une représentation active de la volonté générale et l'obligation de
prendre en compte les antagonismes effectifs. Ce que Tocqueville a vu aux
États-Unis, c'est l'exemple parfaitement singulier en sa trompeuse pureté,
d'une société délivrée des contraintes de sa naissance, et qui n'a pas eu de ce
fait à affronter l'épreuve historique déterminante de la synthèse entre les
impératifs de l'instauration démocratique et l'héritage attaché à la généalogie
de l'égalité. Aveuglante clarté qui illumine le sens général de l'histoire (qui
fournit « le flambeau qui manquait à nos pères », dit Tocqueville), mais qui
rejette dans l'ombre, simultanément, ses raisons génératrices.
Rien de plus curieux chez Tocqueville que l'absence, non pas de réflexion sur
les origines de l'égalité, car il a là-dessus sa thèse arrêtée, dont L'Ancien régime
et la Révolution fournira plus tard la démonstration en règle, mais de prise en
compte systématique de ce qu'il dégage comme facteur causal au nombre des
nécessités vouées à peser sur la définition et l'évolution du phénomène
démocratique. Il note d'un côté : « ce sont les rois absolus qui ont le plus
travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets » (D.A., II, 104). Et il traite de
l'autre côté de l'accroissement du pouvoir social, chaque jour « plus centralisé,
plus entreprenant, plus absolu, plus étendu » (D.A., II, 319), comme d'une
conséquence résultant, en Europe tout particulièrement, en raison de « causes
secondaires et accidentelles que les Américains ne connaissent point » (ibid.,
310), de l'approfondissement de l'égalité. La centralisation tend à produire
l'égalité ; l'égalité tend à produire la centralisation. Il ne s'agit donc pas de
reprocher à Tocqueville de ne pas établir de corrélation entre les deux
mouvements de l'étatisation et de l'égalisation. N'empêche qu'au centre, entre
l'égalité comme effet et, l'égalité comme cause, un blanc de fond subsiste —
l'analyse historique, en l'espèce, de la démocratie comme devant résulter de
l'intégration réciproque d'éléments à la fois inséparables du point de vue du
devenir, et d'essence contradictoire. Car cet État qui en élargissant ses
prérogatives en vient à se détacher de la société pour apparaître au-dessus d'elle
en son ensemble, et en mesure par conséquent d'y exercer une influence
égalisatrice, il est clair qu'il ne va pas se résorber comme par enchantement du
jour où son action de réduction de ses sujets à l'équivalence, à l'identité
individuelle, aura fini par entraîner la subversion de l'ordre social hiérarchique
au profit de la souveraineté des égaux. Ce sera toute l'entreprise ultérieurement
de L'Ancien Régime et la Révolution que de démontrer justement l'essentielle
continuité du facteur étatique par-delà et jusqu'au sein de la rupture
révolutionnaire, largement suscitée par la concentration du pouvoir, et
conspirant puissamment à l'accroître encore. Or, pour avoir été l'un des agents
les plus efficaces de son établissement, l'État séparé n'en est pas moins
contradictoire dans le principe avec la souveraineté du peuple — difficile en
effet de concilier l'autonomie de l'instance politique avec la transparence
représentative, et le retournement de la puissance administrative contre une
société quelle entend régenter étroitement du dehors avec la notion abstraite
d'un gouvernement des hommes par eux-mêmes. Cela pour ne parler que du
plus fondamental, car si le détachement du pouvoir n'est pas absolument
inconciliable par nature avec l'égalité (l'égalité pouvant se réaliser, observe
Tocqueville, moyennant le retranchement d'un seul qui garantit en retour
l'équivalence de tous), il tend par contre nécessairement à empiéter sur son
corollaire, la liberté, l'indépendance d'individus qui ne sont égaux,
précisément, que parce qu'ils sont autonomes les uns par rapport aux autres.
Comment, dans ces conditions, la démocratie pourrait-elle historiquement
s'être constituée autrement que comme le fruit de l'interaction et de l'entrée en
composition de données appartenant d'abord à des temporalités hétérogènes et
de teneur ensuite logiquement opposée ? Et ne disons rien du problème posé
par la conciliation de l'impératif d'une représentation de la volonté de tous les
citoyens avec l'existence d'un conflit au moins sourdement reconnu pour
irréductible entre leurs intérêts — l'aspect des sociétés modernes auquel
Tocqueville est jusqu'au bout resté le plus résolument fermé.
Au lieu de se tourner vers une analyse de ce genre, dont il a pourtant,
s'agissant en tout cas de l'État, les éléments à disposition, Tocqueville préfère
envisager l'exemple d'une société purement fondée sur l'égalité, comme si cette
dernière contenait le principe d'un changement de base de l'édifice social tel
que tôt ou tard les vestiges de ses conditions d'avènement s'y trouveraient
absorbées, digérées, effacées, le monde nouveau devant entièrement sortir
d'une reconstruction progressive à partir du module premier, élémentaire,
fourni par le rapport d'équivalence et similitude entre les individus. Sans nul
doute touchons-nous là au postulat fondamental, suggéré par la logique même
de l'objet démocratique, qui guide et aveugle Tocqueville : le postulat de
l'instauration. La démocratie est en son fond redéfinition totale de l'ordre
social sur la base de ce matériau entièrement neuf que sont les hommes
indépendants. Elle est commencement radical d'une histoire, en fonction de
prémisses et d'assises absolument autres. Elle a beau procéder d'un travail
séculaire dont l'observateur décèle les signes dans le passé et reconstitue le
cours, elle est discontinuité décisive, réinstitution de la communauté humaine
sur un fondement inédit, impliquant une redéfinition en règle de la vie sociale
jusqu'en ses plus minces détails. C'est une chose que la marche progressive de
l'égalité dans un univers aristocratique où chaque homme est attaché aux autres
hommes et s'insère dans une chaîne de dépendances unissant continûment
supérieurs et inférieurs. C'en est une tout autre que l'instauration en bonne et
due forme d'une société des individus, êtres indépendants, se reconnaissant
pour semblables, sans différence hiérarchique qui les sépare, et participant tous
identiquement de la souveraineté politique. Le privilège de l'Amérique, c'est
d'exposer nûment, de par la rencontre fortuite de l'événement et du principe,
cette vérité de l'instauration, de refléter à l'état libre la dynamique fondatrice et
génératrice de l'égalité. Rien de plus significatif à cet égard que le saut qui fait
passer Tocqueville dans son analyse de l'État du Vieux Continent, de
l'étatisation comme cause à la centralisation comme effet. L'intéressant, du
point de vue du dégagement des caractères de la démocratie (car du point de
vue de la compréhension historique, c'est le contraire), ce n'est pas la
continuité, c'est ce qui sort proprement de l'égalité, ce qu'elle sécrète
spécifiquement considérée en tant que source destinée à supplanter et à
résorber les autres sources, léguées par le passé, qui la contaminent encore.
Ainsi est-ce l'illusion révolutionnaire inhérente au procès démocratique
qu'on trouve à la racine des incertitudes tocquevilliennes quant à la nature et
quant au devenir prévisible des démocraties. L'illusion efficace et ô combien
vraie, en vin sens, de la fondation, du retour général de la société à un premier
principe à partir duquel intégralement se recomposer et retisser. Ce principe,
Tocqueville le nomme égalité des conditions. Nous pourrions l'appeler, sans
infidélité majeure à sa pensée, et en reprenant d'ailleurs un terme que lui-
même emploie dans une acceptation descriptive restreinte, mais pour lui
conférer une portée beaucoup plus étendue : individualisme — c'est-à-dire
renversement de la priorité ontologique explicite de la société considérée
comme un tout sur chacun de ses membres pris isolément, en priorité logique
non moins expresse de l'individu détaché sur la société résultant du contrat
d'association passé entre des êtres initialement indépendants, et à ce titre
radicalement égaux, puisque de statut rigoureusement identique à l'origine. Si
« révolution » démocratique il y a eu, indépendamment même des événements
révolutionnaires par lesquels elle a pu passer ici ou là, c'est en ceci qu'il y a eu
inversion du fondement social, avec pour conséquence directe un changement
complet dans le statut du politique. Alors que dans l'univers hiérarchique
ancien, où le primat du collectif comme tel est signifié précisément aux agents
sociaux par leur dépendance envers un supérieur, l'ordre politique est posé
comme précédant par nature la volonté des hommes, dès l'instant par contre
où les individus sont reconnus primitivement autonomes, le politique acquiert
un rang second, dérivé, et prend consistance de produit libre et délibéré de
l'activité des égaux. C'est à l'intérieur de ce mouvement historico-idéologique
réel que s'insère la démarche tocquevillienne consistant à ramener le procès
démocratique à l'efficacité instauratrice d'un fait jugé à la fois élémentaire (en
deçà duquel la décomposition analytique ne saurait remonter), et riche à lui
seul d'un monde globalement nouveau. La vision théorique procède en
l'occurrence, ou reflète, en même temps du reste qu'elle contribue à l'effectuer,
le retournement et la rupture survenus dans l'ordre des représentations
instituantes de la société. Elle en reconduit du coup à sa manière l'illusion
spécifique, en forme d'oubli de ce que c'est la société elle-même qui, à un
moment défini de son histoire, et en fonction d'une mutation dans son
articulation profonde, suscite l'individu, la conviction corrélative de la
souveraineté originaire des égaux, et se rend en quelque sorte invisible dans les
mécanismes qui l'assurent de son unité et de son identité. L'illusion selon
laquelle il n'y aurait effectivement au départ que des individus — alors que s'il
y a indiscutablement les individus, le postulat ontologique de leur antériorité se
traduisant efficacement en autonomie sociale concrète, il y a aussi, désormais
dissimulées au regard, mais contraignantes, les structures qui font
inconsciemment et symboliquement être la société —-, Tocqueville la
répercute, décalée, dans l'illusion déductive qui le porte à faire surgir la société
démocratique tout entière de la dynamique intrinsèque de l'égalité. Alors que
la démocratie s'est faite de l'interaction entre le manifeste de nos sociétés (le
droit des individus) et leur latent (les contraintes de l'articulation politique,
séparation de l'État et opposition frontale des hommes) ; entre les atomes
produits (les êtres indépendants et égaux) et l'englobant social producteur, qui
les a engendrés en se rendant justement lui-même en quelque façon
indiscernable, mais qui n'a cessé pour autant en profondeur de les contenir, et
sur les impératifs incontournables duquel ils sont constamment venus buter.
On voit comment l'Amérique, parce que séparée de cette matrice de l'égalité
dont la présence enveloppante, en Europe, ne pouvait malgré tout qu'être
difficilement méconnue, parce que délivrée des contraintes toujours
sourdement ressenties, malgré leur enfouissement dans l'inconscient social, du
processus de production de l'unité collective, a pu incarner à la perfection le
leurre, constitutif de la démocratie, d'une société rendue à ses seuls composants
manifestes, les individus, ou les égaux.

IV

Reste que si l'élément caché du phénomène démocratique lui a en fin de


compte échappé, encore qu'il y ait été indirectement sensible, Tocqueville s'est
montré par contre et demeure un analyste à la pénétration inégalée de sa
dynamique ouverte, celle découlant du statut nouveau conféré à l'agent
politique et du reclassement général des rapports entre les hommes entraîné
par le postulat tacite de leur autosuffisance. On ne peut encore là-dessus le lire
sans être saisi par l'intelligence étrangement actuelle du démontage d'un fait
social total auquel il est procédé, et, au-dessus de tout, par la pertinence dans
l'identification de la tendance centrale à l'œuvre dans la longue durée
occidentale, la tendance à la réduction de l'altérité dans l'espace humain, dont
l'opération poursuivie et les effets spectaculairement féconds durant le siècle
qui s'est écoulé depuis la Démocratie en Amérique n'en restent pas moins
obstinément ignorés par les plus notables de nos « penseurs » contemporains. Il
est un Tocqueville incisif à délivrer de ses pâles et tièdes thuriféraires « libéraux
» un Tocqueville polémique, même, à opposer aussi bien à nos médiocres
professeurs ès subversion officielle et autres contempteurs patentés d'une
histoire à laquelle ils ne comprennent rien. Car avec ce qu'il pointe sous le
nom d'égalité, c'est un des vivants noyaux de sens — sens agi, sens effectuant,
sens à destin d'incarnation, et non pas sens conçu et maîtrisé — qui ont formé
notre société dans ce qu'elle a de plus irréductiblement original à l'échelle des
sociétés connues qu'il dégage. Ce que Castoriadis appellerait une « signification
imaginaire centrale », puissance profuse de perforation des rapports sociaux
établis, source inépuisable de déplacement de la position des êtres les uns vis-à-
vis des autres. Rien à de certains égards que de bien connu au plan des
changements visibles, mais dont Tocqueville continue d'être l'un des rares
sinon le seul en mesure de nous rendre sensible la surprenante unité, de nous
porter au cœur cohérent de cette tranchante ligne de force de notre histoire
profonde.
La tâche n'est pas absolument aisée qui consiste à reconstituer ce que
Tocqueville entend au juste par « égalité des conditions ». Ce n'est
naturellement pas que l'égalité au sens juridique — l'identité des hommes
devant une loi elle-même caractérisée par son unicité, encore que du point de
vue des origines d'une égalité « introduite par le pouvoir absolu et sous l'œil
des rois », elle soit loin d'être secondaire. Ce n'est pas non plus l'égalité au sens
économique — cette égalité « réelle » que notre bonne vieille tradition critique
nous a appris à réclamer contre l'opium abstrait de l'égalité de droit. Il y a
quelque étrangeté, d'ailleurs, au premier abord, en fonction de nos repères
conceptuels ordinaires, à voir Tocqueville qui parle sans cesse de l'égalité et de
son irrépressible mouvement, ne pas davantage s'arrêter sur une inégalité des
fortunes qu'il estime manifestement et ne pas faire question et à peu près
inévitable, qu'il ne s'attache, dans le cadre d'une évolution prévisible, à en
envisager la nécessaire résorption. L'important, en ce domaine, ce n'est pas que
l'écart soit considérable entre les biens dont les individus disposent, c'est
l'existence d'une continuité graduée dans le champ social, sans failles ou
ruptures réputées infranchissables. Dimension que concrétise la mobilité des
sociétés démocratiques où tout le monde peut légitimement prétendre à toutes
les places, par opposition à la perpétuité des constitutions aristocratiques où la
position de chacun se trouve d'entrée irrévocablement fixée. « En vain, écrit
Tocqueville à propos des effets qui résultent de ces passages ou échanges
possibles de statuts, en vain la richesse et la pauvreté, le commandement et
l'obéissance mettent accidentellement de grandes distances entre les hommes,
l'opinion publique, qui se fonde sur l'ordre ordinaire des choses, les rapproche
du commun niveau et crée entre eux une sorte d'égalité imaginaire, en dépit de
l'inégalité réelle de leurs conditions » (D.A., II, 189). Ainsi, du point de vue de
la vérité structurelle de l'égalité démocratique, une « égalité imaginaire » peut-
elle être plus importante qu'une « inégalité réelle ». C'est que « l'inégalité réelle
» en question ne crée aucunement dans l'esprit du public de dissemblance de
nature entre les individus, alors que dans les siècles aristocratiques, une égalité
des fortunes n'eût pas pour autant aboli la différence d'essence séparant les
êtres. Ce qui constitue les hommes en égaux à l'âge démocratique passe en deçà
des caractéristiques extrinsèques liées à la richesse ou même à la position
hiérarchique. C'est pour le définir privativement toujours, à l'impossibilité de
poser une différence de substance profonde ou d'essence intime entre les
individus qu'il tient, quels que soient par ailleurs les accidents superficiels dus à
leurs attributions, à leur rôle ou à leur place. Ce qui se peut positivement
traduire par la « notion du semblable », comme dit Tocqueville (D.A., II, 106 ;
c'est lui qui souligne). L'idée revient à plusieurs reprises sous sa plume, avec
une constance dans l'expression qui permet d'y voir le centre de gravité de sa
réflexion en la matière. Veut-il spécifier l'originalité des Temps modernes en les
opposant à l'Antiquité ? « Les génies les plus profonds et les plus vastes de
Rome et de la Grèce, écrit-il, n'ont jamais pu arriver à cette idée si générale,
mais en même temps si simple, de la similitude des hommes » (D.A., II, 22 ;
c'est moi qui souligne). Mais c'est le critère qu'on retrouve, s'agissant d'établir
le partage d'avec les peuples aristocratiques, où, dit Tocqueville, « chaque caste
a ses opinions, ses sentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi,
les hommes qui la composent ne ressemblent point à tous les autres ; ils n'ont
point la même manière de penser ni de sentir et c'est à peine s'ils croient faire
partie de la même humanité ». On ne voit alors « ses semblables, écrit-il encore,
que dans les membres de sa caste ». Au lieu que « quand les rangs sont à peu
près égaux chez un peuple » — et ce passage où il s'agit d'expliquer
l'adoucissement des mœurs par le rapprochement des conditions est à nos yeux
décisif pour la bonne intelligence de la représentation tocquevillienne de
l'égalité — « tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et
de sentir, chacun d'eux peut juger en un moment des sensations de tous les
autres : il jette un coup d'œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n'y a donc
pas de misère qu'il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui
découvre l'étendue. En vain s'agira-t-il d'étrangers ou d'ennemis :
l'imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel
à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu'on déchire le corps de son
semblable » (D.A., II, 171-174 ; c'est toujours moi qui souligne). L'idée est
reprise enfin, avec un décalage d'angle, dans une note qui a l'intérêt de faire
pendant aux propos tenus sur « l'égalité imaginaire » oblitérant « l'inégalité
réelle », et d'illustrer le flottement de la pensée tocquevillienne. C'est encore
une fois du « semblable » qu'il est question, mais au titre de ce que nous
appellerions aujourd'hui les phénomènes de massification. « Lorsque les
citoyens sont divisés en castes et en classes, non seulement ils diffèrent les uns
des autres, mais ils n'ont ni le goût ni le désir de se ressembler », au point que «
ceux mêmes qui sont naturellement pareils aspirent à créer entre eux des
différences imaginaires » ; par contre « quand un peuple a un état social
démocratique [...] les hommes se ressemblent, et de plus, ils souffrent en
quelque sorte de ne pas se ressembler » — « ceux mêmes qui naturellement ne
se ressemblent pas ne demandent qu'à devenir semblables et se copient » (D.A.,
II, 288). Au lieu cette fois d'une identité de fond (« imaginaire »), compatible
avec une différence marquée de surface, on se trouve en présence d'un désir
carrément de similitude qui s'attache à l'ensemble des formes individuelles, y
compris extérieures. Les deux propos sont moins contradictoires cependant
qu'il y pourrait paraître. Ils ne relèvent pas, simplement, du même niveau de
description. Dans un cas, avec le rapport entre maître et serviteur, on a affaire à
une situation exemplaire parce que charnière du point de vue historique et
limite d'un point de vue logique, qui permet d'établir par où passe l'égalité
entre les individus et à l'intérieur en quelque sorte de chacun d'eux, qui permet
de discerner ce qu'elle engage au juste, et si « semblable » il doit y avoir, ce sur
quoi porte la ressemblance. Qu'est-ce qui fait que des êtres aussi
essentiellement différents qu'un maître et qu'un serviteur au regard de
l'ancienne mentalité aristocratique, peuvent être tenus pour fondamentalement
mêmes malgré l'écart effectif de leurs positions ? C'est la composante abstraite
de l'égalité qui ressort de l'opération par laquelle l'entendement démocratique
contourne ainsi d'instinct les accidents pour remonter à la substance. Alors que
l'esprit des sociétés hiérarchiques les déterminerait à ériger les séparations de
statuts et de rôles en séparations d'appartenance, de « race », de nature, de
valeur entre les hommes, les sociétés démocratiques sont conduites à négliger
les disjonctions visibles, concrètes, naturelles au profit d'une identité qu'il faut
bien nommer abstraite, puisque engageant une forme générale indépendante
des caractères fonctionnellement donnés, et au fond, en tant que telle
insaisissable — l'opération consistant à dégager les individus des données qui
pratiquement les définissent et les situent pour obtenir l'égal en eux ne
pouvant par principe que rester inachevée. Ce pourquoi nous avons à plusieurs
reprises avancé le terme de structure : car pareille égalité n'est concevable que
dans le rapport où indéfiniment elle s'institue. Ce qui crée l'égalité entre les
êtres n'est pas discernable en soi, au-dedans de chacun d'eux pris en particulier.
Il tient à la façon, socialement définie, dont ils se rencontrent et se situent les
uns vis-à-vis des autres — à la structure d'une relation qui les détermine, et de
manière fort peu évidente historiquement, à se détourner de leurs différences
réelles ou naturelles, lorsque celles-ci sont patentes, pour se reconnaître, pour
se retrouver l'un dans l'autre, quoiqu'ils en aient, de sorte, comme l'observe si
finement Tocqueville, que l'un ne peut être témoin de la souffrance de l'autre
sans involontairement se mettre à sa place et éprouver sourdement sa douleur
jusqu'en son propre corps. Structure en miroir, tendant à dissoudre les
séparations pratiques et à instaurer une communauté d'appartenance indéfinie,
puisque détachée à la limite de toute détermination effective. Un miroir
mutuel, donc, avec cette étrange propriété que c'est un infigurable qu'il révèle
pour chacun en la personne de l'autre : nous sommes semblables, bien que
d'apparences différentes. Et un miroir qui, cette ressemblance sans visage
établie, peut se mettre à jouer un rôle d'incitation et d'appel à la similitude
superficielle, les différences visibles devenant justement insupportables en
raison de l'identité profonde qu'on les sent recouvrir, et l'insaisissabilité même
de cette redécouverte de soi dans l'autre demandant anxieusement à se fixer ou
à se matérialiser en signes manifestes. Mais on est là dans un temps
logiquement second et devant une application particulière, où l'exigence de
voir l'égalité se monnayer en identité effective et générale n'est rendue
concevable qu'en fonction d'un mode de relation primitivement noué avec
l'autre, et tel qu'il exclut symboliquement toute possibilité d'arrêter le
mouvement de la reconnaissance sur une différence de fait. Ce n'est que parce
que l'autre est éprouvé comme insondablement même qu'on veut exactement,
absolument, lui ressembler. Double détente du phénomène qui garantit à la
quête de l'égalité son caractère interminable. D'abord parce qu'il n'est point, à
l'évidence, de copie conforme qui se puisse obtenir en matière humaine. Mais
ensuite et surtout parce que l'identité visée et poursuivie au travers de la
similitude de fait est en réalité d'un autre ordre, qui disqualifie par avance
toute tentative pour lui fournir une traduction et l'arrêter dans une figure
assurée. « Chez les peuples démocratiques, conclut Tocqueville, les hommes
obtiendront aisément une certaine égalité ; ils ne sauraient atteindre celle qu'ils
désirent. Celle-ci recule chaque jour devant eux, mais sans jamais se dérober à
leurs regards, et, en se retirant, elle les attire à sa poursuite. Sans cesse ils
croient qu'ils vont la saisir, et elle échappe sans cesse à leurs étreintes » (D.A.,
II, 144). Ne nous trompons pas sur ce qui soustrait l'égalité à la prise et
l'empêche de se réaliser : en elle c'est un invisible que les hommes poursuivent
au travers et sous couvert du visible.
A l'arrière-fond de la réflexion tocquevillienne sur l'égalité, il y a le
sentiment de l'originalité majeure des sociétés modernes, auxquelles on
chercherait en vain un terme de comparaison à l'échelle de l'histoire connue, «
dans aucun temps ni dans aucun pays du monde ». La liberté a déjà existé, à
d'autres âges, et sous d'autres cieux. L'égalité, elle, est à tous égards neuve. Les
sociétés aristocratiques antérieures, référence inévitable et commode, ne font de
ce point de vue que refléter la loi en vigueur depuis toujours, avec laquelle brise
justement la démocratie égalitaire : l'homme est un autre pour l'homme. Et il
est de fait que l'ensemble des sociétés qui nous ont précédés ont été
uniformément, même si à des titres variés et selon des modes divers, des sociétés
de l'autre, des sociétés s'articulant fondamentalement en fonction d'une
dimension d'altérité. Sous la forme en premier lieu de la dépendance religieuse,
de l'institution du fondement de la société comme radicalement autre par
rapport aux hommes, et partant comme entièrement soustrait à leur prise
créatrice : ce sont d'autres qui ont voulu les choses comme elles sont,
reconduisons-les telles en nous gardant soigneusement d'y toucher. Forme
originaire de la division des hommes d'avec eux-mêmes, dont l'immuable
prégnance sur des dizaines de millénaires rend parfaitement énigmatique la
rupture qui a permis d'en sortir — forme qui, si elle garantit l'égalité et l'unité
au sein de la communauté avec l'absence de pouvoir détaché, interdit de
reconnaître aux autres sociétés un statut seulement d'humanité : en fait
d'hommes, nous sommes les seuls ; les autres sont tout simplement autres que
l'homme. La rupture décisive, qui va rendre l'altérité contestable et
questionnable, l'événement par lequel l'hétéronomie primitive va devenir
problématique, c'est la naissance de l'État, c'est-à-dire l'importation de
l'altérité à l'intérieur de la société. Les dieux fondateurs et législateurs cessent
d'être purement au-dehors de l'espace humain. Ils sont pourvus désormais de
représentants, sinon d'incarnations, parmi les hommes mêmes, et c'est cette
délégation qui définit le retranchement du pouvoir. Et c'est à ce moment-là
que l'homme devient proprement un autre pour l'homme, c'est-à-dire qu'entre
membres de la même société se trouve instaurée une différence de nature et de
valeur, dont l'expression-limite, d'ailleurs, aux antipodes de la figure de
l'homme-dieu, est le statut pur et simple de non-homme : l'esclave.
L'avènement de la domination politique, introduction de l'altérité divine dans
le monde humain, a été de pair avec l'établissement entre dominants et
dominés d'une hétérogénéité interne à l'humanité même, dont la supériorité
de « race » de nos aristocraties européennes représente l'ultime avatar. L'État ne
crée pas l'altérité : il en infléchit le cours, il en change le point d'application, il
la transfère du dehors au dedans, et ce faisant, l'exposant à l'expérience directe,
la constituant en enjeu sensible de l'oppression, il la place à portée de la lutte
des hommes et du débat collectif en acte. Il la rend pratiquement ébranlable,
comme intellectuellement interrogeable jusqu'en ses fondements. Nul doute à
ce titre qu'il faille reconnaître dans la naissance de la domination étatique un
pas immense vers l'émancipation humaine. L'autre incarné dans l'homme
même, c'est l'homme rendu potentiellement capable de surmonter cet autre
que lui-même qui le hante depuis l'origine, auquel désespérément il se suspend
et s'aliène, cet autre pour lui-même que durant la majeure partie de son
histoire il s'est efforcé de se faire. Mais l'altérité à l'intérieur de l'espace social
ne saurait être réduite à la transcription de la division hiérarchique entre
dominants et dominés — un point supplémentaire exigeant toutefois encore
d'être précisé à propos dudit principe hiérarchique, à savoir l'intrication qui s'y
réalise entre altérité et solidarité. Au travers de la différence intrinsèque de
nature des supérieurs, c'est en effet, comme L. Dumont nous a appris à le
déchiffrer, la prééminence du tout sur la partie, de l'ordre d'ensemble sur les
éléments particuliers, de la société une fois pour toutes instituée sur la volonté
des agents humains qui se trouve symboliquement signifiée. De sorte que ce
qui sépare, et radicalement, les hommes est aussi ce qui les assure de leur
commune inscription, et davantage, de leur co-appartenance à l'intérieur d'un
plan général absolument cohérent. De là ces formes à nos yeux si paradoxales
de cohésion collective où la scission d'essence posée entre les êtres et
l'extériorité mutuelle avec laquelle ils se considèrent vont néanmoins de pair
avec une force et une intensité des liens sociaux entre ces « étrangers » dont
notre propre reconnaissance d'identité réciproque ne nous fournit par contre
qu'une très pâle idée. Ce qui est vrai du lien politique l'est du reste de façon
générale : l'altérité, la séparation des êtres, leur rencontre sous le signe du
dehors, ne sont aucunement contradictoires avec leur intégration ressentie dans
une unité englobante et nécessaire. On peut dans un tel cadre être à la fois
rigoureusement « exclu », pensé comme autre, traité comme hors-humanité, et
parfaitement « intégré » — cas des disgraciés de tous ordres, infirmes, aveugles,
fous, idiots, dans l'Europe toute récente d'avant l'égalité, par exemple, dont la
joyeuse et chaude « insertion », paraît-il, dans la communauté, avant le funeste
renfermement des modernes, a suscité de nos jours de pittoresques autant que
doctorales divagations6. Car si la socialisation de ces êtres frappés soit dans
leurs caractéristiques naturelles, physiques, soit affectés dans leur humanité
même, dans leurs facultés d'appartenance ou leurs capacités de communication
avec les autres, n'est pas douteuse, s'il est vrai qu'ils sont explicitement admis
au nombre des figures avec lesquelles la condition humaine implique de
compter, encore faut-il bien voir que cette incorporation ne tient que
moyennant une exclusion interne, un strict enfermement du pas-pareil dans sa
différence, dont il est certes accepté qu'elle existe, mais qu'on traite comme
signant un retranchement sans remède d'avec le commun des mortels, dont le
rire est la moindre sanction. La familiarité est ici aux antipodes du sentiment
d'une intime proximité ou d'une similitude. Elle naît à l'inverse de la radicalité
de la différence. Et c'est justement lorsque la paisible certitude d'avoir affaire à
un tout-autre ou plutôt à un intrinsèquement autre vacille que la familiarité se
défait, que le spectacle de la différence devient intolérable et exige d'être
conjuré. Naissance alors de l'exclusion au sens moderne, dont d'innombrables
et fébriles bien-pensants nous rebattent aujourd'hui les oreilles, sans un instant
s'apercevoir qu'appelée par une vision émergente du même dans le champ
social, que suscitée par l'inquiétude devant une altérité sans plus de consistance
sûre ni de fondement certain, elle est travaillée d'entrée de jeu par une
contradiction qui la destine à terme à produire, en s'auto-effaçant, une
inclusion de l'autre en soi, une reconnaissance de soi dans l'autre. D'un côté,
l'impossibilité désormais de se reposer sur une différence qui irait de soi, qui
permettrait de coexister sans problème avec ce contrefait si plaisant à regarder,
cet aveugle si distrayant dans sa maladresse, ce fou si amusant à entretenir et
contrarier — et le besoin du coup de se prémunir contre une différence dont
confusément on se met à discerner que, pour le malheur des hommes, elle
n'empêche pas une identité d'appartenance, dans un mixte indémêlable d'élan
répressif et d'intention charitable : soustraire au regard, mais prendre en
charge. Cela, de l'autre côté, dans le contexte général d'une société de plus en
plus ouvertement en proie à la volonté du même, à une dynamique profonde
de l'abolition de l'altérité-extériorité interne, jusques et y compris en la figure
de ses propres lieux clos, sans exceptions de marges ou de confins. D'emblée,
ainsi, se trouvaient en fait réunies au sein de l'univers de l'exclusion les
conditions de l'opération multi-séculaire qui nous a conduits à déchiffrer les
termes ordinaires de la condition humaine dans des états ou des destins qui
signalaient par excellence qu'on en avait franchi les bornes.
Nous avons plusieurs fois appuyé sur l'importance de l'ancrage naturel de
ces disjonctions interdisant aux êtres de se reconnaître l'un dans l'autre — mais
non pas du tout de se reconnaître l'un l'autre : au contraire, l'impératif
réciprocitaire, avec ce qu'il implique de séparation tranchée entre les individus
qu'il rapporte, inclut la possibilité de ce que les agents qu'il oblige chacun à
reconnaître l'existence de l'autre se pensent simultanément comme de nature
complètement différente. L'égalité qui naît de l'échange, il n'est pas sans
intérêt de le relever, n'a rien à voir avec l'égalité des modernes : elle procède de
l'identité de positions d'êtres qui, pris chacun en eux-mêmes, peuvent n'offrir
aucune caractéristique commune ; au lieu que le propre de l'égalité moderne
est d'ouvrir chaque individu sur l'autre, de lever les séparations qui imposaient
jusque-là un contact purement extérieur7. Le rôle crucial des critères de «
nature » dans la formation de ces différences intrinsèques séparant les hommes
est à connecter pour partie au moins, probablement, avec les nécessités du
partage instituant entre nature et culture. La société s'enlève, dans son
mouvement spécifique d'affirmation, sur fond et contre une nature avec
laquelle il est essentiel d'établir une démarcation symbolique rigoureuse.
Nature et dehors ont ainsi partie liée. C'est dans le naturel que devra
logiquement se fonder l'extériorité entre les agents sociaux. Extériorité par
exemple entre les sexes, la division entre statut masculin et féminin constituant
l'un des avatars les plus remarquables par sa généralité, sa persistance et son
enracinement dans les mentalités de ce principe de partage renvoyé à la nature
qui organise depuis le fond des âges les mondes de l'inégalité. Car la clé de
voûte de l'altérité qui intervient pour séparer les femmes, très probablement
est-ce dans la force du corps qu'elle réside, dans la nécessité vitale qui le
traverse, et qui divise au demeurant la femme d'avec elle-même, dans le cycle
autonome de la fécondité qui s'y loge et s'y indique — puissance naturelle à la
fois obligatoirement interne à la société et faisant signe vers un dehors
dangereux, vers ce avec quoi elle ne saurait se confondre, contre lesquels doit
être impérativement réaffirmée la prééminence du proprement culturel ou de
l'authentiquement social, le masculin. L'inégalité, au sens historique du terme,
comme caractéristique de l'ensemble des sociétés qui ont précédé la nôtre, se
révèle ici dans sa teneur structurelle, puisque indépendante de l'échelle graduée
des statuts politiques et économiques. De ce dernier point de vue, du haut en
bas, puissants, riches ou misérables, l'homme et la femme sont chaque fois à
égalité — et séparés néanmoins par une inégalité très réelle, d'ailleurs
historiquement antérieure à l'avènement, avec l'État, de l'inégalité politique et
économique. L'inégalité, ce n'est pas seulement que l'un est plus que l'autre,
c'est que, conditionnant cet écart, passe entre les deux une ligne stricte de
dissemblance, une démarcation quant au contenu de l'être intime, une division
de nature telle que l'idée même de se retrouver soi-même dans cet autre de
substance hétérogène soit par avance privée de sens — toutes scissions, faut-il
par surcroît préciser, engageant dans leur définition des critères d'appartenance
sociale, de participation ou d'extériorité relative par rapport au vrai collectif,
considéré dans son noyau, qui leur confèrent leur aspect valorisant. De
révolution égalitaire, il n'a pu y avoir que moyennant un ébranlement de fond
de ce principe organisateur, de cette manière immémoriale, originaire, pour les
individus de se rapporter les uns aux autres. Naissance de l'égalité : fin d'une
économie générale de l'altérité, d'un système de la clôture des êtres dans leur
différence ; émergence d'un mode d'appréhension de la réalité d'autrui
entièrement nouveau pour chacun des hommes, à base d'ouverture mutuelle
des identités l'une sur l'autre.
Le génie tout à fait unique de Tocqueville est d'avoir discerné l'exacte teneur
et la portée principielle du changement d'assiette de la sorte survenu dans les
rapports entre les individus en général. Ce qu'il a saisi comme nul autre, c'est
le mouvement irradiant par lequel l'élément actif de la similitude, une fois
introduit au cœur de la relation interhumaine, a pénétré en étendue et en
profondeur la matière sociale jusqu'en sa substance quotidienne. Pas d'égalité
sans droits politiques de l'individu, c'est-à-dire sans souveraineté du peuple.
Pas d'égalité de même sans droits économiques, l'équivalence participative
posee dans le domaine de la citoyenneté devant nécessairement trouver sa
traduction dans le domaine de la production collective des richesses — point
sur lequel Tocqueville, il est vrai, nous y avons touché déjà, se montre fort peu
disert. Mais au-delà de cette transformation explicite des institutions et des lois
en fonction de l'identité de principe des hommes, du reste moins évidente qu'il
y paraît, si l'on considère la dynamique qui y est à l'œuvre — où arrêter la
légitime participation de chacun aux décisions qui le concernent ? —, le travail
de l'égalité, c'est aussi, beaucoup plus largement et pour ainsi dire
inconsciemment, l'érosion ou la dissolution de tout ce qui figurait l'altérité
sociale. Et cela reste l'apport incomparable de l'analyse tocquevillienne que la
mise en lumière de la source unique à laquelle raccrocher les innombrables
aspects d'une opération de réduction des différences dissemblances dans le
champ humain qui n'a pas fini, loin s'en faut, de bouleverser nos repères de
l'autre.
La dissemblance sous la forme vécue, ainsi, de la distance sociale, celle
impliquée exemplairement par l'éminence aristocratique et disjoignant la race
des maîtres de la race des serviteurs, mais celle aussi, dérivée sans doute de la
précédente et vivace, attachée à l'exercice de l'autorité en général, et tendant à
loger, signifiée en particulier par l'impératif de « respect », une différence de
nature là encore entre celui qui commande et celui qui obéit. Point n'est besoin
de longues observations pour se persuader que là réside le trait sensible et le
lieu précis d'application de l'esprit anti-autoritaire si notablement à l'œuvre
toujours en notre temps ; infiniment moins sur le principe même de l'existence
d'une autorité que sur son « style », comme on dit, c'est-à-dire sur ses
présupposés quant à l'identité des êtres qu'elle engage. La réflexion de
Tocqueville sur la modification des rapports du serviteur et du maître sous
l'effet de l'état social démocratique conserve à cet égard toute son acuité : que
l'un commande, soit, mais qu'il soit clair qu'aussi bien ce pourrait être l'autre,
qu'il soit entendu et marqué que ce n'est en aucune manière au nom d'une
supériorité intrinsèque et incarnée que s'exerce l'autorité.
De même est-il nettement plus convaincant d'expliquer, comme le fait
Tocqueville, ce qu'il appelle « l'adoucissement des mœurs », le recul continu du
recours à la violence à l'égard d'autrui, par la transformation de l'image de
l'autre et des conditions du rapport qu'on noue avec lui, que par le
refoulement tout intérieur et privé, sous la pression de la société — mieux : de
la « bourgeoisie » —, de pulsions agressives, paraît-il, « spontanées » et «
naturelles ». Nul besoin vraiment de réfréner ses inclinations normales au
massacre et au meurtre dès lors qu'on cesse de considérer l'individu qui vous
fait face comme n'ayant rien ou pas grand-chose de commun avec soi pour le
regarder au contraire comme quelqu'un qui participe quasiment de votre
propre chair. C'est fort paisiblement, en fait, sans discipline, contrôle et autres
tortures intimes que la violence, signe de l'autre, décroît ; comme c'est en
fonction de l'altérité socialement instituée, de la séparation toute culturelle des
êtres, et nullement d'une bestialité instinctive, qu'on nous aurait appris, à
nous, à réprimer que nos aïeux se traitaient entre eux sans excès d'aménité.
Le rapport des sexes, les liens du sang : autres domaines où la révolution
individualiste et son corrélat, le rapprochement des atomes individuels de la
sorte libérés au sein d'un rapport contenant la potentialité d'une identification
mutuelle, ont irréversiblement transformé, et de part en part, les conditions de
la rencontre des sujets, avec des conséquences pour la formation de l'identité
intérieurement ressentie de chacun dont nous commençons à peine à entrevoir
l'ampleur. Point n'est besoin là encore d'aller chercher ailleurs que dans
l'établissement irrésistible du règne de l'égalité la raison d'être de ces
mouvements issus des profondeurs sociales et qui ont imposé, qui
continueront d'imposer un droit nouveau des femmes comme un droit de cité
inédit des jeunes. Mouvements qui, certes, ne progressent qu'au prix de luttes
pénibles, sans cesse à reprendre, mais qui participent tellement en dernier
ressort de la légitimité immanente de notre société qu'ils en tirent une
puissance invincible à laquelle rien de solide, sauf l'inertie des conduites
acquises, ne peut être opposé. Tocqueville sur ce point a eu raison en un sens
très au-delà de ce qu'il pouvait imaginer ; et ce qui l'a arrêté dans la voie de
pénétrer complètement l'avenir n'est pas le moins intéressant de son propos,
tant la pesanteur des catégories du passé s'y révèle insistante, chez l'homme le
mieux convaincu pourtant de leur perte irrémédiable. Il se montre
parfaitement persuadé en effet de ce que le mouvement social par lequel « la
démocratie détruit ou modifie les diverses inégalités que la société fait naître »
ne pouvait laisser en l'état « cette grande inégalité de l'homme et de la femme,
qui a semblé, jusqu'à nos jours, avoir ses fondements éternels dans la nature »
(D.A., II, 219). Il souligne, et l'exemple américain le lui confirme, que la
tendance générale à approcher les niveaux des individus doit inéluctablement
faire de la femme l'égale de l'homme. Avec cette réserve, toutefois, inspirée elle
aussi par l'observation américaine, que l'égalité ne saurait en l'occurrence
passer par-dessus des différences réelles. Les Américains, écrit-il, « ont pensé
que puisque la nature avait établi une si grande variété entre la constitution
physique et morale de l'homme et celle de la femme, son but clairement
indiqué était de donner à leurs différentes facultés un emploi divers ; et ils ont
jugé que le progrès ne consistait point à faire faire à peu près les mêmes choses
à des êtres dissemblables, mais à obtenir que chacun d'eux s'acquittât le mieux
possible de cette tâche » (D.A., II, 219 ; c'est moi qui souligne). Et encore : «
les Américains ne croient pas que l'homme et la femme aient le devoir ni le
droit de faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le
rôle de chacun d'eux, et ils les considèrent comme des êtres dont la valeur est
égale, quoique la destinée diffère. [...] [ils] ont laissé subsister dans la société
l'infériorité de la femme, [mais ils] l'ont élevée de tout leur pouvoir, dans le
monde intellectuel et moral, au niveau de l'homme » (D.A., II, 222). Frappant
exemple du recul d'un auteur à l'égard de ses propres prémisses intuitives, au
contact d'une difficulté décisive, qui va jusqu'au retour, nullement fortuit, des
catégories utilisées par ailleurs pour caractériser un univers révolu (des « êtres
dissemblables »). Frappant exemple surtout d'une reconduction de la manière
ancienne de juger par celui-là même qui en discerne avec le plus d'acuité
l'irrévocable effacement8. Car s'il est un trait fondamental du fonctionnement
des esprits dans l'univers traditionnel de l'altérité, c'est assurément celui-là, la
transposition de toute dissemblance naturelle en séparation d'essence. Le
mystère de l'égalité, à l'opposé, justement, comme Tocqueville le pressent,
même s'il le manque sur ce cas crucial, c'est de faire passer le sentiment de
ressemblance et la volonté de similitude par-dessus les obstacles de la nature et
au-delà de l'écran du visible, de procurer aux individus la notion militante
d'une identité avec leur vis-à-vis indifférente aux caractères de surface, voire en
stricte contradiction avec les données manifestes. On pourrait même dire, dans
cette ligne, que le développement de l'égalité ne prend et ne révèle sa
signification véritable que lorsqu'il se disjoint résolument du support de la
certitude sensible et instaure la possibilité d'une reconnaissance là où il n'est
pas évident d'en voir jouer une. Lorsqu'il l'établit ainsi entre homme et femme,
non pas, comme croyait Tocqueville, autour et en fonction d'une différence
centralement maintenue, mais indépendamment et en dehors de la division
réelle des sexes, aucunement annulée pour autant, on s'en doute — seulement
marginalisée, reléguée au second plan au profit d'une identité plus profonde,
exigeant notamment de se traduire en interchangeabilité des rôles sociaux.
Encore le contoumement des apparences est-il plus spectaculairement parlant
lorsqu'il vient, avec l'érection de l'enfant en individu de plein exercice, à
outrepasser la frontière de la maturité biologique. Car après tout, la division de
statut entre masculin et féminin passe entre des êtres également capables de se
suffire, et immédiatement comparables, du moins sur la base de cette
autonomie élémentaire ; alors que l'infériorité qui sépare l'enfant de l'adulte
semble décidément rédhibitoire, enracinée qu'elle est dans la dépendance
animale d'un petit être contraint d'en passer par d'autres pour subsister. C'est
devant une barrière de cette sorte, qu'on serait tenté de croire infranchissable,
que se dévoile au mieux le génie propre de l'égalité. Nul déni de la réalité, dans
son mouvement, une souple intégration de ses contraintes, à l'opposé, mais
simplement une substitution interprétative au régime de l'ontologisation de la
différence qui eût autrefois prévalu (et qui se matérialisait très concrètement
dans l'institution de classes d'âges strictement définies, comme le mode de
passage de l'une dans l'autre, et faisant de la vie d'un même individu une
succession d'êtres différents) d'un régime inverse où la différence est dé-
substantialisée en même temps qu'assumée, de telle façon que sa présence
n'empêche aucunement l'adulte de retrouver un semblable dans cet autre qu'il
domine, à l'évidence, et qui, davantage, dépend entièrement de lui — donc un
individu essentiellement autonome en droit, et exigeant d'être traité comme
tel. Les apôtres du « bon sens » auront beau faire pour nous persuader du
caractère indépassable d'une condition de minorité que personne n'ignore, ils
ne pourront rien contre la reconnaissance opérante qui nous pousse, et
toujours plus avant, à nous redécouvrir nous-mêmes sous les traits de ce que
nous ne sommes apparemment pas, et qui invinciblement constitue l'enfant en
« égal ». Il est d'ores et déjà clair du reste que ce ne sont pas les limites de
l'espèce humaine qui arrêteront le mouvement, en passe dès à présent de
révolutionner nos rapports avec l'animal, et ce faisant, au travers de l'étrange
identité d'individu, au sens quasi-social du terme, que nous sommes
d'expérience amenés à lui prêter, par-delà le retranchement qui devrait, selon
toujours le « bon sens », radicalement nous en séparer, en train de miner,
insensiblement encore, mais à une profondeur insoupçonnable, le corps entier
de nos représentations anthropologiques. « L'humanité » de l'animal : l'une des
sources prévisibles pour les révolutions de la connaissance à venir, amenées,
portées, suscitées par le travail de l'égalité, à l'instar de celle, au demeurant loin
d'avoir livré toutes ses conséquences, qui nous a conduit par exemple à intégrer
la potentialité de folie dans la définition de l'homme, sur la base là encore de la
reconnaissance du semblable au sein et en dépit de Paltérité « naturelle », et en
liaison avec la restitution politique d'un plein droit d'individu à cet être
spécifiquement frappé pourtant dans ses facultés d'autonomie. Mais à quelle
autre source que la dynamique de l'égalité ainsi entendue rapporter la
révolution intellectuelle, du reste elle aussi loin d'être achevée, qui a peu à peu,
au cours du dernier siècle, opéré une conversion du regard jeté sur les peuples
autres par excellence, ceux sans écriture, sans Etat, sans histoire, défait les
certitudes assises de notre supériorité de « civilisés » sur les « sauvages », et
amené en un mot l'univers réputé « primitif » à hauteur du nôtre ? Un mode
de pensée radicalement différent de celui qui nous est familier, une logique
institutionnelle aux antipodes de celle qui organise notre société, un ordre des
valeurs sans commune mesure avec celui sur lequel nous nous reposons —
mais un monde néanmoins exigeant impérativement pour être compris d'être
conçu comme équivalent au nôtre, un monde en lequel nous avons à retrouver,
par un patient effort de déprise et de participation, le sens d'une organisation
qui le fait semblable au nôtre en sa cohérence, en sa complexité, en sa
plénitude de monde social. Si jamais une rupture intentionnelle avec
l'ethnocentrisme a pu devenir concevable, si le projet d'une identification
délibérée à des systèmes humains posés a priori comme exprimant des choix
absolument originaux et requérant d'être reconnus pour tout aussi valables que
ceux sur lesquels se fonde notre société, a jamais pu se formuler, c'est en
fonction de la dissolution des repères traditionnels de l'autre sous toutes ses
formes entraînée par l'interminable avènement de l'égalité. C'est en tant que
première société de l'égalité que notre société est aussi la première à avoir été
conduite, de l'intérieur de son propre développement, à mettre en question la
relativité de ses principes fondateurs et de ses idéaux par rapport à ceux
d'autres sociétés. Remarquons à ce propos, dans une ligne toute
tocquevillienne, la façon détournée mais sûre dont cette société mobilise au
service de son dessein central jusqu'à ses plus acharnés contempteurs : ceux-là
mêmes qui en méconnaissent le sens ne l'en agissent pas moins. Car s'il fallait
en croire la contestation officielle et la clameur publique, le procès global à
l'œuvre dans l'Occident de ces derniers siècles ne serait animé en son vif que
par l'exclusion, le rejet, la mise à distance de l'autre — les tenants de ce
discours dénonciateur s'interrogeant d'ailleurs sur tout sauf sur les racines
sociales de leur sensibilité à ce refus supposé d'accueillir la différence. Mais le
déni est en l'occurrence un instrument efficace de ce qu'il dénie, à savoir que
c'est à la réduction de tout ce qui peut figurer ou incarner l'altérité dans
l'espace humain que tend fondamentalement le mouvement social
démocratique. Il n'est pas vrai ainsi que le système d'attitudes des modernes à
l'égard de la folie s'ordonne en fonction d'une exclusion originairement
consommée (même si l'inclusion de la folie dans l'humain a historiquement
emprunté le détour d'une exclusion de fait). Mais il est sûr que le mythe qui
s'est récemment créé quant à la signification du « Grand Renfermement » a été
d'une incomparable efficacité pour accélérer une transformation de statut
depuis fort longtemps en cours de manière souterraine, et pour amener au jour
une exigence identitaire jusqu'alors obscurément à l'œuvre. Et l'on pourrait
faire une analyse du même type partout où s'élève la protestation contre le
coupable rejet auquel notre univers par excellence intégrateur aurait procédé,
partout où se trouve invoqué le « droit à la différence » (le droit à l'équivalence
dans la différence, en fait) — c'est chaque fois sur les modes les plus variés de
pousser plus avant une égalisation que l'examen révèle préparée de fort longue
main, mais que sa nature destine à un approfondissement indéfini. Sur l'autre
bord, est-il indispensable d'ajouter pour compléter le tableau, la
méconnaissance patente qui s'étale au sein de la véhémence contestataire
alimente à bon compte un scepticisme conservateur trouvant invariablement
argument dans le chemin déjà parcouru (indéniable) et les limites « naturelles »
de l'égalité (indiscutables, mais en dehors du vrai propos de l'égalité), et guère
plus averti, finalement, du mouvement réel, en dépit de sa bien naïve « lucidité
». Car le chemin déjà parcouru n'empêche pas que tout soit encore en un sens
à parcourir ; et le propre de l'égalité, c'est de s'établir en tournant les bornes
que pourrait lui assigner la nature et de reculer la portée de celles-ci, à défaut
de pouvoir les dissoudre. De sorte que c'est toujours au niveau de la mêlée
confuse que décrivait Tocqueville que continue d'avancer la démocratie, tous y
travaillant en commun, « les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles
instruments de Dieu ».
C'est à Dieu, justement, qu'il nous faut un instant revenir pour clore ce
chapitre de l'égalité. Car le lien est direct, intime, essentiel, entre
l'établissement de l'égalité et la sortie de l'univers religieux. La religion, nous
l'avons dit, a été à la fois le symptôme primordial et la clé de voûte
fonctionnelle de l'organisation du monde humain sous le signe de l'altérité.
Manifestation première, fondamentale de l'autre pour l'homme : la rencontre
de la loi établie, de la norme collective en vigueur comme d'une essence
différente, comme échappant radicalement à son pouvoir parce que procédant
d'autre part, d'une volonté infiniment supérieure, celle des dieux. Comment
penser que l'immense travail de destruction de l'inégalité, c'est-à-dire au plus
profond de l'hétérogénéité et de la division fondée en nature (division entre
nature et surnature, en l'occurrence), dont nous sommes les héritiers, les
témoins, et quoique nous en ayons, les agents, pourrait s'arrêter devant
l'obstacle d'une règle tombée d'ailleurs et donc irréductiblement autre ?
Comment croire un instant tenable un partage à la manière tocquevillienne
entre un champ politique concédé entièrement à l'entreprise humaine et un
domaine moral soustrait à la volonté des individus et maintenant pour eux la
figure d'une extériorité intangible ? L'effacement de l'altérité ira jusqu'au bout
de lui-même, il n'est aucune raison d'en douter, jusqu'à la résorption complète
de tout ce qui pourrait signer une dissemblance dernière de l'homme d'avec
lui-même — de lui-même ainsi avec une règle morale à laquelle il lui faudrait
se soumettre et qui ne viendrait pas de lui9. Religion, égalité : deux ordres
antinomiques, deux façons antagonistes de comprendre le destin humain, deux
âges distincts du monde, quelles qu'aient pu être les formes de passage de l'un
à l'autre, les deux grandes périodes de l'histoire universelle, en réalité, dont
l'une s'achève tout juste et l'autre commence à peine.
V

Mais c'est par là, du coup, que la dynamique de l'égalité comporte un leurre
: en ce qu'elle fait signe vers une instauration radicale de l'univers humain-
social par lui-même, en ce qu'elle est inséparable de la perspective d'une auto-
fondation générale et exhaustive de la société et paraît pleinement se suffire en
tant que principe instituant. Contenant à elle seule le principe complet d'une
société, l'égalité tend à cacher l'intervention de ce qui ne relève pas strictement
de l'égalité, et singulièrement de ses conditions sociales d'émergence. Et
d'autant plus a-t-elle de facilité à jouer ce rôle d'écran que les déterminants
fondamentaux de son apparition tendent d'euxmêmes à s'occulter, à se
dissimuler dans leur véritable fonction. Ainsi en premier lieu de l'État, qui
dans le cadre classique de la supériorité affirmée de l'ensemble social sur ses
membres particuliers fait précisément figure de foyer de cette volonté tenant la
communauté d'une pièce et y faisant prévaloir la prééminence de l'unité,
collective, qui apparaît explicitement comme le lieu où s'opère et s'exhibe la
cohésion organique de la société, et qui, à l'avènement de l'individu égal, sa
créature, à nombre d'égards, se réalise en se séparant d'avec la société, dans son
projet structurel de puissance, et se rend invisible dans sa nécessité instituante.
Point de doute en effet que, pour une part essentielle, l'intuition
tocquevillienne reste là-dessus d'une indépassable justesse : c'est au travers de
l'État, et en étroite liaison avec la croissance singulière qu'il a connue en
Occident, que l'individu s'est créé. Les racines premières du phénomène, en
particulier chrétiennes, et plus spécialement encore inhérentes à la division des
deux puissances, l'Église et l'Empire, demeurent largement à élucider10.
Toujours est-il qu'avec l'État souverain, et le système politique connu sous le
nom d'absolutisme, apparaissent en Europe, fin XVI e siècle, des formes
profondément neuves de la puissance publique dont l'une des conséquences
directes en retour va être la constitution de cette entité non moins inédite :
l'individu détaché et autosuffisant. L'État dit absolutiste reste à l'intérieur de la
définition traditionnelle du rôle de l'instance politique, intimement liée à
l'unité collective et en exprimant l'antériorité ontologique sur les êtres qui la
composent, mais en même temps, tout soudé qu'il continue de se prétendre au
corps social, il innove en brisant avec le principe de la continuité hiérarchique.
Il cesse d'être le dernier maillon d'une chaîne régulière unissant l'inférieur au
supérieur, dans le cadre de laquelle on n'a jamais affaire qu'à son supérieur
immédiat, pour incarner une référence générale, en quelque manière
extérieure, suffisamment supérieure ou suréminente en tout cas pour que
chacun puisse directement s'y rapporter, en dehors de la pyramide
hiérarchique. Événement dont la traduction théorique la mieux saisissable est
fournit par le dégagement de la catégorie spécifique du politique, la notion
apparaissant d'un pouvoir de nature distincte, sans commune mesure avec les
autres pouvoirs à l'œuvre dans la société. Et la théorie a ici un impact pratique
immédiat : l'affirmation administrative de ce pouvoir autre, central et
proprement politique, au détriment des pouvoirs dits intermédiaires ou
naturels, puisque correspondant au cadre concret de l'existence des individus,
pouvoir familial, local, seigneurial, corporatif — affirmation à valeur
extraordinairement égalisatrice dans la mesure où elle repose sur le postulat au
moins implicite que l'instance étatique a les mêmes droits sur l'ensemble de ses
sujets, quelles que soient par ailleurs les caractéristiques qui les distinguent
entre eux. On peut reprendre ici une formule de Tocqueville : virtuellement,
dès lors qu'il a conquis cette supériorité radicale, « le bras du gouvernement va
chercher chaque homme en particulier au milieu de la foule pour le plier
isolément aux lois communes » (D.A., II, 202). Et c'est de là que naît
l'individu, en fonction de cette puissance sociale unique qui se matérialise dans
l'État, impossible désormais à confondre avec d'autres incarnations de la
hiérarchie, même au titre de suprême échelon, ayant à faire directement avec
chacun, et permettant aux agents particuliers de se concevoir, du sein de leur
rapport avec ce foyer absolu pour lequel ils sont tous pareils, indépendamment
de leurs appartenances effectives, de famille, de classe, de métier, et donc dans
leur individualité abstraite. Il est un lieu dans la société en regard duquel le fait
que je sois né d'un tel, que je vive à tel endroit, que j'occupe telle place, est
sans importance aucune. Ne nous y trompons pas : l'État est le miroir dans
lequel l'individu a pu se reconnaître dans son indépendance et sa suffisance, en
se dégageant de son insertion contraignante dans les groupes réels. C'est de
l'État moderne, de l'État qui s'impose comme le foyer à la fois global et ultime
du social, qui se donne les moyens d'une prise en charge gestionnaire complète
de l'activité des hommes, qu'est issu, et en ligne directe, celui qu'on voudrait
nous présenter comme son ennemi, alors qu'il en est le répondant obligé et le
meilleur complice. Dérisoire entreprise que d'opposer l'individu à l'État, alors
qu'ils sont termes strictement complémentaires, dont l'apparente rivalité n'est
que le moyen de se renforcer l'un l'autre. Toujours plus d'individu, toujours
plus d'État11. L'un ne décroîtra pas sans que l'autre recule.
Au-delà maintenant de cette étape de gestation, où dégagement de la
spécificité de l'État et dégagement de la généralité de l'individu se répondent,
séparation réalisée de l'individu et séparation achevée de l'État vont
rigoureusement de pair. La séparation de l'individu est consommée en effet
avec le triomphe du principe démocratique, lorsqu'il est posé que la puissance
souveraine émane de la volonté libre des citoyens assemblés sur la base de leur
autonomie, et donc de leur égalité première. L'État cesse totalement dès lors
d'apparaître comme la clé de voûte d'un ordre antérieur à toute intention
humaine : il est clairement censé en résulter au contraire, dans un temps
logiquement second. Il succède aux individus, il surgit à titre ontologiquement
bien séparé de leur association. Après avoir créé l'individu, l'État devient une
création des individus. Seulement, et c'est là que nous sommes ramenés à
l'illusion inhérente à l'égalité, le devenir-manifeste, en un sens, de la séparation
de l'État, sous forme de postériorité juridique, s'accompagne d'un devenir-
invisible de sa fonction, de sa logique spécifique et de sa nécessité. Tout le
temps où il se trouvait essentiellement lié à la société, puisque la précédant, son
rôle était explicitement défini : faire tenir ensemble les hommes, de façon
visible ou tangible, rendre en permanence sensible la cohésion de leur
communauté. Fonction dont la révolution démocratique n'abolit aucunement
la nécessité, mais qu'elle oblige à passer du registre explicite au registre
inconscient. Impossible d'affirmer ouvertement la dimension du tout social
comme tel dès lors qu'elle cesse de s'imposer de façon contraignante aux agents
particuliers pour résulter de leur libre consentement contractuel. Mais
indispensable toujours qu'elle soit en permanence recréée et restituée aux
individus comme horizon latent de leur action. Ce sont les voies de l'action
pratique de l'État que va pour une part emprunter l'institution du social. Car
cessant d'avoir à garantir un ordre fondé à l'extérieur (en Dieu), à l'intérieur de
la communauté des hommes, ce qui l'y maintenait étroitement uni, l'État, libre
d'affirmer une extériorité gestionnaire que son rôle symbolique de domination
contenait ou réfrénait, en réalité, sous l'absolutisme, voit s'étendre le champ de
ses prérogatives réelles à un degré qui le remet en mesure de produire, d'une
tout autre manière, la dimension de totalité du social — la totalité cette fois
qu'il prend concrètement en charge et qu'il dessine du coup symboliquement,
même si inconsciemment, depuis le dehors de la société. C'est l'autre aspect de
la séparation de l'État inhérente à la révolution démocratique, séparation non
plus au niveau des principes, mais au niveau de la dynamique sociale effective,
et qui nous amène peu ou prou dans les eaux de la problématique de L'Ancien
Régime et la Révolution : en quoi l'État issu de la Révolution continue-t-il
l'œuvre centralisatrice de l'État d'Ancien Régime, en quoi simultanément son
emprise sur la société est-elle considérablement renforcée par la Révolution ?
La réponse, nous semble-t-il, en ce qui concerne le renforcement tient à ce
changement fondamental dans le mode de production de la cohésion du social.
Tout distinct de la société qu'il tendait à s'établir, tout dégagé des
intermédiaires hiérarchiques qu'il pouvait se montrer, l'État d'Ancien Régime
se voyait limité dans sa puissance administrative potentielle par l'impossibilité
d'aller jusqu'au bout de son extériorité, contenue dans sa fonction symbolique
de représentant d'une volonté autre, transcendante, et de mainteneur interne
d'un ordre depuis toujours déjà préexistant. Alors que plus rien par contre
n'empêche l'État issu de la seule volonté humaine de passer complètement en
extériorité au corps social et d'y trouver la perspective et les moyens
intellectuels d'une activité de définition, de réglementation et de
transformation ne laissant rien virtuellement en dehors d'elle. L'État non plus
de la domination ostensible, mais de l'administration totale. Mais l'État de
nouveau, dans cette mesure, instituant symbolique du social, de façon occulte,
en tant que produisant pour les individus le sentiment aussi essentiel
qu'insaisissable d'évoluer dans un univers sur lequel une prise d'ensemble est
possible, qui d'un point de vue défini au moins est de part en part
compréhensible et maîtrisable. Fonction empirique de gestion et fonction
symbolique de production de la dimension d'ensemble sont ici indissociables,
l'opération symbolique se trouvant comme enfouie dans la pratique effective
de la maîtrise et de l'organisation, sans à aucun moment apparaître comme
telle. Ce qui nous faisait parler d'un effacement spontané de la fonction de
l'État. La nécessité vraie à laquelle répond en profondeur l'action de l'État tend
de par sa nature et de par son mouvement propre à se dissimuler, de même
d'ailleurs que la séparation au nom de laquelle secrètement elle se poursuit et
s'effectue. La supériorité de l'État ancien était manifeste. L'État administratif
nouveau semble au contraire se résorber fonctionnellement dans la société, se
priver des insignes de la grandeur, se vouloir même que ses administrés parmi
lesquels il n'exécute somme toute que des tâches d'aspect fort ordinaire —
apparence qui ne peut longtemps cacher à l'analyste, et Tocqueville sur ce
point reste un guide sûr, le point de vue d'extériorité radicale en fonction
duquel est conduite cette action d'allure innocemment immanente, et qui lui
confère cette force de pénétration et ce cachet de démesure qu'on verra
exploser dans l'État totalitaire. Toujours est-il donc que l'accomplissement de
l'État dans sa séparation, tel que le libère la révolution démocratique, va de pair
avec l'enfoncement dans l'invisible tant de la base de l'action de l'État (son
extériorité) que de la nécessité instituante à laquelle celle-ci obéit. Ceci se
croisant avec l'illusion instauratrice par ailleurs inscrite dans la conception de la
société comme formée par la réunion d'individus égaux : illusion selon laquelle
le politique est entièrement contenu dans l'assemblée des citoyens, le pouvoir
surgi par délégation du sein des contractants n'ayant d'autre rôle et n'obéissant
à d'autre nécessité que l'exécution et l'imposition de la volonté générale. La
genèse des démocraties effectives, dans ces conditions, va passer en son centre
par un heurt tâtonnant et tumultueux des principes manifestes avec une
nécessité invisible, insaisissable, mais ressentie par les acteurs comme
impérieusement contraignante. En théorie, le pouvoir sort de la société et n'a
d'autre consistance que celle qui lui est conférée par le mécanisme de la
représentation. Impossible pourtant de se suffire en pratique de cette
définition, dont on sent au contact des exigences du fonctionnement réel d'une
société qu'elle laisse échapper une dimension essentielle de ce que doit être un
pouvoir politique et de ce à quoi il sert — en clair, pour nous autres,
rétrospectivement : qu'elle ne permet pas d'établir sa différence d'avec la
société, de dégager son extériorité, seules à même de le mettre en mesure de
remplir sa fonction d'instituant symbolique d'un espace commun. Très
concrètement, dans le cas français, cette contradiction entre principes
démocratiques et nécessités profondes de l'ordre politique va engendrer, à
l'issue d'une Révolution de bout en bout travaillée par l'impossibilité affolante
de marquer la discontinuité (entre peuple et représentation, entre
gouvernement et nation)12, la solution bonapartiste, qui n'a de sens dans sa
réussite stabilisatrice qu'en tant que tentative de conciliation ou de synthèse
entre une extériorité réintroduite de l'État et une continuité sauvegardée de
l'État avec la nation. Un pouvoir imposé par en haut, mais qui bénéficie du
consentement général ; un pouvoir qui tombe du dehors, mais qui ne s'en
justifie pas moins par la seule volonté collective : une façon de tenir les deux
bouts de la chaîne, de raccrocher, si grossièrement, et toujours si
contradictoirement que ce soit, souveraineté théorique du peuple et division
claire de l'État d'avec la société, dont les adversaires libéraux du système
napoléonien — pensons à un Constant —, fort critiques à l'endroit de ses
aspects tyranniques, reconduiront cependant au fond largement le principe.
C'est durablement que l'impossibilité de faire complètement sortir le pouvoir
de la société, que l'obligation, difficile à justifier, mais énoncée comme
incontournable, de mitiger le mécanisme représentatif par l'existence d'un «
pouvoir préservateur », signifiant une irréductible différence de l'État sinon par
l'hérédité, alors par l'inamovibilité, constitueront les croix de la réflexion
libérale sur la forme qui donnerait ses chances à la « constitution républicaine
dans un grand pays ». Et c'est de la sorte du reste que les choses ont
effectivement fini par se passer : plutôt par reconquête progressive par la société
d'un pouvoir posé au départ comme extérieur et non-choisi (soit monarchique,
soit issu d'un coup d'État), pouvoir dont la différence manifeste permet en
regard la formulation complète de l'exigence représentative, et qui se trouve
investi dans son extériorité sans que celle-ci soit dissoute, plutôt donc par
socialisation de la différence de l'État que par un dégagement strict, davantage
conforme à l'idéal démocratique, des pouvoirs de l'État de l'intérieur même de
la société. D'autres contextes — songeons par exemple à l'Angleterre — ont pu
à l'évidence imposer d'autres chemins et d'autres solutions. Mais le problème
général auquel les démocraties émergentes, en Europe du moins, ont eu à se
confronter s'est avéré au fond partout le même : comment concilier la notion
explicite de la démocratie — le gouvernement du peuple par le peuple, le
pouvoir interne à la société — et les contraintes invisibles autant
qu'indépassables attachées à la fonction de l'État et supposant sa division de
plan d'avec la société ? Le facteur qui a permis au système de se stabiliser, nous
avons eu déjà l'occasion de l'évoquer, c'est l'intégration du conflit, la figuration
sur la scène du pouvoir de la division interne à la société, le mécanisme
représentatif cessant alors d'avoir pour seul rôle de dégager une volonté de
gouvernement selon le critère idéal de l'unanimité pour acquérir valeur de
moyen de reconnaissance symbolique de la scission partageant les agents
sociaux.

VI

Car l'autre corrélat fondamental et agent majeur de l'égalité, c'est le conflit


dans la société. L'antagonisme des classes est l'un des facteurs qui ont le plus
décisivement contribué à l'égalisation des conditions, l'opposition frontale des
hommes et des groupes sociaux est dimension inséparable de la substitution de
l'individu à la hiérarchie, le conflit collectif est, en dépit des apparences,
puissance intégratrice, force instituante auxquelles il a fallu faire face dans le
système politique. La société hiérarchique, en même temps qu'elle distingue
soigneusement les rangs, et crée ainsi, de notre point de vue, avec
d'innombrables inégalités, d'innombrables foyers de frictions, ne laisse aucune
place, dans le principe, pour la manifestation d'un conflit engageant la
définition même de l'ordre social : chacun occupe une position par avance bien
définie dans un plan d'ensemble déterminé d'ailleurs de toute éternité, de sorte
que les accrochages toujours possibles sinon au niveau des rôles sociaux, du
moins au niveau des particularités (non pas entre seigneur et serf : entre tel
seigneur et ses serfs), ne sauraient en aucune manière remettre en cause l'unité
collective dans sa forme nécessaire. La prééminence affirmée du collectif,
répercutée à chaque échelon par la prééminence du supérieur sur l'inférieur,
juxtapose les êtres sans les tourner l'un vers l'autre, pourrait-on dire. Dans la
mesure où elle les lie par cela même qui les sépare, elle vide de sens la
perspective d'une confrontation qui mettrait en jeu cette différence qui les
tient ensemble — différence au demeurant inquestionnable en tant que telle
puisque différence d'être ou de nature. L'apparition d'un mouvement social
amenant en débat, même de manière diffuse, la nature de l'organisation sociale
et tendant de fait à substituer la figure d'une opposition des agents sociaux à
celle de leur juxtaposition, fournit de ce point de vue l'un des signes les plus
sûrs de l'écroulement du principe hiérarchique et de l'avènement de l'égalité.
Qui dispute de l'adéquation de la société présente au vrai fondement des
sociétés (au lieu de seulement chercher à légitimer en raison l'ordre existant) et,
en quelque sens que ce soit, suppose la rencontre, sur un plan idéalement égal
au sien, d'un autre dont la figure complètement développée ne peut être que
celle d'un contradicteur sur toute la ligne. À l'inverse, la mise hors-jeu de toute
discussion portant sur la correspondance de l'ordre établi à l'ordre juste est
l'une des conditions fondamentales requises par le maintien de l'inégalité,
c'est-à-dire par un rapport entre les êtres à base de complémentarité, où le lien
qui les attache nécessairement est créé par la dissemblance même qui les
enferme chacun dans sa nature spéciale et les sépare, mais qui aussi les rend
indispensables les uns aux autres. Il est un lien interne, et pas simplement de
conséquence, entre l'égalité, entendue comme mode de rapport social
permettant à chacun de se retrouver dans l'autre, le débat social, compris
comme mise en question, précisément, de ce qui réunit ces semblables, et le
conflit social, forme structurellement obligée d'un face-à-face placé sous le
signe de la similitude. C'est nécessairement que l'égalité passe par la figure de
l'opposition radicale : nul n'est éprouvé davantage pareil que celui qui pense de
façon absolument antagoniste à la vôtre, et dont vous êtes, si obscurément que
ce soit, contraint de reconnaître qu'il est fondé à penser comme il fait, parce
que par exemple ses intérêts l'y déterminent. Ce n'est pas un pur effet de la
physique sociale, comme un cliché trop commode le suggère, quelque chose
comme l'impossibilité de contenir une force excédant tous les obstacles qu'on
aurait pu lui opposer, si, avec l'apparition du mouvement ouvrier, la lutte des
classes a pris un tour ouvert, aigu, central, dans les sociétés européennes du
siècle dernier. Après tout, notre propre siècle a fait la preuve qu'un régime
politique résolu et une domination de classe conséquente sont parfaitement
capables de réduire au silence des forces sociales autrement considérables. Ce
n'est assurément pas une impuissance irrémédiable qui a empêché les
bourgeoisies au pouvoir de s'orienter vers un despotisme industriel dont elles
auraient fort bien pu se donner les moyens. Au-delà du jeu strict d'équilibre
entre les forces en présence, c'est l'intervention « providentielle », ici encore, du
génie propre de l'égalité qu'il s'agit de prendre en compte : le déploiement
d'un antagonisme manifeste entre agents sociaux, antagonisme impliquant des
représentations contradictoires de ce qu'est la société et de ce qu'elle doit être,
antagonisme enfin découlant d'intérêts réels, est un cas de figure limite mais
exemplaire du rapport entre individus tel qu'instauré par le lien de
ressemblance. C'est dans l'égalité et nulle part ailleurs que la division de classes
a trouvé la légitimité collective diffuse qui l'a fait surgir au grand jour et qui a
désarmé le réflexe, ô combien enraciné dans les mentalités et dans l'histoire, de
sacralisation de l'unité et de rejet des discordes civiles. Pas d'égalité en effet sans
un heurt avec l'autre, inscrit dans la logique même qui me le donne pour
irréfragablement identique, et obligeant à le reconnaître pour indiscutablement
même, toujours, par-delà une divergence sans remède de positions, et point
accidentelle, mais tenant à l'ordre du monde où il nous faut coexister. Le
développement ouvert de la guerre sociale et son institutionnalisation tacite
n'ont été possibles au plus profond qu'en raison de son enracinement dans le
schème primordial du rapport interindividuel advenu avec la règle de l'égalité,
auquel il a fourni son indispensable et quelque part légitime expression. Inutile
de longuement s'appesantir sur la contribution décisive à l'établissement de
l'égalité que la lutte des classes a eu pour effet en retour d'apporter, après y
avoir puisé les éléments premiers de son droit de manifestation.
Historiquement, on pourrait dire que l'antagonisme de classes a pris la relève
de l'État comme agent principal de l'égalité, comme facteur dynamique
tendant irrésistiblement à amener les individus sur un même plan, à les faire se
reconnaître comme effectivement de même nature, puisque interlocuteurs les
uns et les autres de plein droit s'agissant des fins dernières de l'organisation
collective, en dehors de tout critère de compétence, la seule légitimité en la
circonstance résidant dans la position sociale réellement occupée — cela dans
des sociétés européennes demeurant très imprégnées de valeurs aristocratiques
d'éminence et d'une notion toute hiérarchique des restrictions sévères à
observer s'agissant de participation à la conduite des hommes et des affaires.
N'est-ce pas là, d'ailleurs, dans ce rôle crucial d'intégrateur des exclus et
d'agent de l'égalité qu'a de fait joué le mouvement ouvrier, indépendamment,
bien qu'au travers de ses buts proclamés, qu'il faut chercher la clé de son actuel
effacement de la scène de l'histoire ? N'est-ce pas pour une bonne part qu'il a
rempli sa mission historique réelle, à défaut de la mission idéologique
d'émancipation totale en fonction de laquelle il s'est construit : faire admettre
ceux jusque-là réduits au silence et tenus en dehors de la sphère de la décision
sociale au nombre des partenaires du procès collectif à prendre nécessairement
en compte ? N'est-ce pas qu'un des buts essentiels qui l'ont suscité, celui
relevant au plus direct justement de l'égalité, se trouvant dans une certaine
mesure atteint, il est affecté dans ce qui fut sa véritable raison d'être, dans sa
capacité créatrice en tout cas à proposer, alimenter et soutenir une vision
alternative de la société ? Non pas certes qu'une égalité sans mélange prévale
désormais au sein de nos sociétés, et de très loin s'en faut, mais que partout
place représentative comme incontestable droit de cité aient été conquis par les
masses ouvrières, que le problème spécifique posé par l'existence d'un
prolétariat extérieur à la vie civile ait été pour sensible partie résolu — c'est-à-
dire que partout aient été établies au moins les bases de principe de l'égalité.
Non pas davantage du reste qu'avec l'insertion relative des classes populaires le
conflit politique façonné fondamentalement par les luttes ouvrières pour la
reconnaissance sociale tende à s'évanouir au profit d'un consentement global
sur l'essentiel du type de celui décrit et rêvé par Tocqueville. Simplement, il se
déplace, il change de forme, ses repères, son ancrage, ses modalités d'expression
insensiblement évoluent, sans que s'efface ou disparaisse le moins du monde
du cœur de la pratique collective la dimension d'une divergence irréductible
quant aux fins et quant à la manière d'être de la communauté des hommes. Ce
à quoi nous assistons, très précisément, c'est à un détachement de
l'antagonisme des représentations voulues du social du support qui lui a si
durablement fourni sa substance, et que résume le concept d'exploitation :
l'opposition d'intérêts entre ceux qui bénéficient et ceux qui pâtissent de
l'organisation économique. De façon lente, et en liaison évidemment avec les
transformations d'ensemble d'une société où l'image de groupes et de blocs
bien tranchés se brouille au profit de l'image d'une pyramide intégrée et
complexe où la scission entre dirigeants et exécutants se répercute à tous les
échelons, l'objet et l'enjeu de la division collective, regroupant les individus
indépendamment, de plus en plus, de leur appartenance première, se déportent
vers l'englobant social lui-même, les valeurs générales qui le sous-tendent et la
nature de la dynamique qui l'anime. D'une division de fait dans la société,
remettant en cause par l'intérieur la justice du mode de production et de
distribution des richesses, on passe peu à peu à une division non moins
profonde, à propos directement de la totalité sociale comme telle et de ses
fondements. Au bout de cette mutation, le débat politique et la lutte pour le
pouvoir auront pris sans doute un visage assez différent de celui que nous leur
connaissons. Il n'est pas probable qu'ils auront beaucoup perdu de leur
radicalité intrinsèque, articulation maîtresse, en réalité, du procès égalitaire.
C'est en s'opposant frontalement que les hommes en sont venus à se
reconnaître mêmes. C'est dans ce qui les divise qu'ils ont trouvé le secret de
leur identité. La même logique, selon d'autres voies, déterminera demain leur
conduite. L'égalité, création indéfiniment continuée, ce n'est pas : tous pareils,
donc tous d'accord, mais tous d'autant plus semblables, d'autant plus sur un
plan proche, qu'en foncier discord.
Au plan de la production symbolique du social, nous retrouvons avec
l'apparition d'un antagonisme ouvert au sein de la société le paradoxe que nous
signalions à propos de l'État. Lorsque l'institution du cadre collectif se met à
passer directement par le processus social effectif, de l'action de l'État, ainsi, ou
de l'opposition interne des groupes et des classes, au lieu de relever comme
traditionnellement d'une affirmation symbolique directe ou explicite,
matérialisée tout spécialement dans le principe hiérarchique de la
subordination à l'ensemble, la nécessité de pareille tâche d'institution devient
invisible. En un sens, elle est manifeste comme jamais, puisque tenant
directement à une pratique ouverte ; et pourtant, se poursuivant désormais
d'elle-même, automatiquement et comme inconsciemment, elle cesse
d'apparaître, d'être reconnue ou perçue comme indispensable, avec le
problème qui aussitôt en résulte : la difficulté de ménager une place dans les
notions et dans les règles institutionnelles à une réalité qui à la fois échappe à la
conscience sociale et contraint inexorablement la vie sociale. Là aussi il a fallu
de laborieux tâtonnements pour marier le visible à l'invisible ou ajuster tant
bien que mal le conscient à l'inconscient. Car le conflit est facteur essentiel de
socialisation. Il est à sa manière producteur éminemment efficace d'intégration
et de cohésion. Emportant une mise en cause complète de l'ordre établi, il est
moyen de brancher les individus sur la question de l'ordre d'ensemble de leur
société, de les rendre à leur insu sensibles à leur appartenance à un tout
structuré, compréhensible et transformable, donc maîtrisable — moyen tout
aussi sûr à sa manière détournée que celui qui consistait à leur signifier leur
subordination à un ordre voulu par les dieux et garanti par les rois. Et par
ailleurs, s'il oppose violemment les hommes et les désunit en apparence, le
conflit social a simultanément valeur d'affirmation d'une communauté
d'appartenance entre eux plus profonde en fin de compte que les divergences
qui les séparent. Un seul et même enjeu, une seule et même société au centre
de leur affrontement. La guerre sociale n'est pas guerre entre des nations
étrangères l'une à l'autre, mais une façon pour les partis en présence d'affirmer
un droit de propriété égal sur la totalité collective par-delà sa division et y
compris les adversaires sur lesquels on y bute. Là-dessus les leçons de l'histoire,
et singulièrement la dérive nationaliste générale des mouvements ouvriers
révolutionnaires, sont éloquentes. Lutter contre le capitalisme, c'est aussi
prétendre à l'éminente possession de la nation considérée dans son tout.
Contre l'image illusoire de prolétaires sans rien de commun avec leurs maîtres,
mais conformément à la logique instituante du conflit, ce qui unit les ouvriers
à leurs capitalistes nationaux s'est avéré plus fort que ce qui devait les lier
indépendamment des frontières. Cela, il est vrai, à partir du moment où
précisément l'antagonisme social a plus ou moins trouvé sa traduction dans le
système politique, en dépit des valeurs d'unanimité et du mirage d'unité de la
volonté générale si fortement attachés à l'idée de représentation. La création de
l'unité sociale s'effectuant au travers de la division visible des classes sociales :
non seulement la fonction véritable du conflit tend à n'apparaître pas, enfouie
qu'elle est dans le procès social concret, mais sa réalité profonde est en
contradiction avec les apparences où elle se donne. Rien d'étonnant par
conséquent à ce qu'elle ait été intégrée en parfaite méconnaissance de cause. Le
miracle démocratique, c'est justement l'équilibre ou le compromis qui sont
parvenus à s'établir entre le discours social explicite et la matérialité
inconsciente du processus à l'œuvre derrière lui, malgré leurs antinomies. Et
d'autant plus en l'occurrence l'entrée du conflit social à l'intérieur du système
politique, consacrée par la formation des partis de classe, des partis ouvriers,
marque-t-elle un tournant capital de la constitution des démocraties qu'elle ne
correspond pas seulement à l'assimilation réussie d'une articulation aussi
cachée que nécessaire du champ social, mais fournit en outre la clé de voûte
occulte garantissant la cohérence du mécanisme démocratique dans son
ensemble. C'est par son intermédiaire en effet que réussit à se réaliser la
synthèse si difficile à opérer entre ces exigences contradictoires et
complémentaires : la correspondance du pouvoir à la société, et la séparation
du pouvoir d'avec la société. Le conflit qui traverse la collectivité est représenté
sur la scène politique : au travers de la lutte pour le pouvoir, c'est la société
entière, et en ses composantes brutes, qui s'y projette ; mais, du même coup,
c'est la différence entre ce qui est réalité sociale immédiate (les classes) et le lieu
proprement politique où elle se réfracte qui se voit fortement éclairée. C'est
dans l'État que la société se déchiffre ; mais la société, telle que la révèle son
organisation autonome et spontanée en fonction des intérêts élémentaires qui
la partagent, c'est autre chose que l'État. Ainsi s'achève l'œuvre de conciliation
du principe de la souveraineté représentative logiquement inhérent à l'égalité et
des articulations sociales effectives découlant non moins logiquement, même si
invisiblement, de l'avènement du monde des égaux, en laquelle a centralement
consisté la genèse des sociétés démocratiques.

VII

Des sociétés démocratiques européennes, tout au moins, car il est clair qu'en
fonction du « point de départ » américain c'est une société très différente qui
s'est développée. Une société fondée sur une rencontre fortuite de l'idéologie et
de la réalité, où la pratique politique a pu d'emblée se rouler dans les principes
abstraits de la démocratie et leur correspondre : au départ des individus
indépendants et égaux, la souveraineté en acte du peuple à la base, des
institutions représentatives sécrétées par les communautés réelles, selon une
remontée progressive du niveau le plus humble jusqu'au niveau le plus élevé.
Une société qui s'est par conséquent déployée en faisant l'économie du travail
convulsif d'ajustement des mêmes principes, tels qu'irrésistiblement imposés
par l'avènement de la société des individus, aux données massives léguées par
l'histoire — du travail, plus précisément encore, d'insertion de la nouveauté
démocratique dans la continuité historique, de conciliation des règles explicites
du gouvernement républicain avec les phénomènes sociaux qui ont
historiquement conditionné et produit cette re-fondation de l'ordre politique
sur la base normative de la souveraineté des égaux. Un pouvoir émanant
théoriquement en sa totalité de la volonté instituante des citoyens. Mais dans la
pratique un État aussi indéracinable qu'omniprésent, chargé d'attributions
décisives par le processus d'engendrement de l'égalité, et secrètement renforcé
dans son rôle par le triomphe de celle-ci — aussi impossible à résorber
réellement dans le corps social qu'impossible à entériner dans son statut de fait
d'instance détachée et pour ainsi dire autonome par rapport à la société. Des
individus en principe égaux, mais dans les faits, héritée de l'ordre aristocratique
ancien, une distance sociale immense entre les statuts personnels, avec pour
résultat une contradiction explosive entre la norme révolue et l'idéal
revendiqué, et des luttes intestines inévitables pour réduire leur écart. De là la
gestation laborieuse, l'instabilité révolutionnaire prolongée, les ruptures
répétées au travers desquelles nos sociétés sont parvenues à trouver leur relatif
équilibre démocratique, et l'entrecroisement final qui leur confère une
physionomie évolutive originale, entre approfondissement de l'égalité,
croissance de l'État et institutionnalisation du conflit civil. Au lieu que la
société américaine, établie d'entrée pour l'essentiel sur une base effectivement
égalitaire, n'a pas eu inéluctablement à passer par l'antagonisme ouvert des
citoyens de plein exercice et de ceux de second rang pour faire entrer l'égalité
dans les faits, non plus qu'elle n'a eu besoin du joug général de l'autorité
politique pour la garantir et la figurer. Les institutions libres, « chargeant les
citoyens de l'administration des petites affaires », plaçant à leur proximité la
gestion de toutes choses concernant leur environnement immédiat, comme la
pratique habituelle des droits politiques et l'usage familier des associations, de
nature à « rappeler sans cesse, et de mille manières, à chaque citoyen, qu'il vit
en société » (D.A., II, 112), comme par ailleurs enfin la place vivante ménagée
à la religion et l'actif sentiment d'une communauté de croyance en résultant,
ont permis à la société américaine de se reposer sur des éléments internes de
cohésion et de ne pas faire dépendre la production de l'identité collective de la
puissance administrative incarnée dans la puissance globale de l'État central, ou
d'un déchirement irréductible engageant la totalité des citoyens et
dramatiquement projeté sur la scène du pouvoir. Encore les choses ont-elles
notablement évolué depuis Tocqueville. Encore en particulier les facteurs
historiques et la logique sociale sur l'absence desquels s'est construit l'univers
américain n'ont-ils pas nécessairement désarmé pour n'être pas initialement
entrés en ligne de compte. Qui sait si l'Amérique, pour n'en avoir pas
directement hérité, n'est pas en train de les recréer de l'intérieur à sa manière ?
Est-il impensable que l'irrésistible croissance de l'État substitue peu à peu à la
cohésion collective élaborée en bas, de manière autonome, celle résultant de
l'emprise générale, et extérieure exercée sur la vie sociale par une instance
spéciale d'administration ? Faut-il totalement exclure que le débat politique en
vienne insensiblement, sous le poids de contraintes spécifiques, à opposer des
représentations foncièrement inconciliables des fins collectives (pour ne rien
dire d'ailleurs de l'empreinte profonde dont les luttes sociales et le mouvement
ouvrier américain ont marqué en ce sens déjà, même si de façon infiniment
moins caractéristique qu'en Europe, le contenu de la divergence entre partis) ?
Et si l'Europe était en quelque manière l'avenir de l'Amérique ?

1 Ces lignes, par exemple, qu'on croirait inspirées par le spectacle de nos télévisuels et prophétiques
titans de l'intellect : « L'un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c'est le goût qu'y
éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes. Ceci se retrouve dans les
carrières intellectuelles comme dans toutes les autres. La plupart de ceux qui vivent dans les temps
d'égalité sont pleins d'une ambition tout à la fois vive et molle ; ils veulent obtenir sur le champ de
grands succès, mais ils désireraient se dispenser de grands efforts. Ces instincts contraires les mènent
directement à la recherche des idées générales, à l'aide desquelles ils se flattent de peindre de vastes objets
à peu de frais et d'attirer les regards du public sans peine. Et je ne sais s'ils ont tort de penser ainsi ; car
leurs lecteurs craignent autant d'approfondir qu'ils peuvent le faire eux-mêmes et ne cherchent
d'ordinaire dans les travaux de l'esprit que des plaisirs faciles et de l'instruction sans-travail », De la
démocratie en Amérique, Œuvres complètes de A. de Tocqueville, tome premier, Gallimard, Paris, 1961,
vol. II, p. 24. Toutes nos références renvoient uniformément à cette édition que nous désignerons
désormais dans le corps du texte sous le sigle D.A. suivi de l'indication du volume, et du numéro de la
page.
2 C'est aux Souvenirs que je fais ici allusion : lecture à nombre d'égards stupéfiante, tant s'y vérifie cette
possibilité bien connue, mais toujours à redécouvrir, de la coexistence chez le même individu du génie le
plus clairvoyant et de l'obtusion la plus systématique.
3 La Social-Démocratie ou le compromis, Paris, P.U.F., 1979, en particulier p. 43-49.
4 Eh oui, au moment de la rédaction de cet article, on venait de « découvrir » le totalitarisme en
France, à grand fracas, et d'inculper la modernité tout entière à son propos. Dans le genre, La Barbarie à
visage humain de Bernard-Henri Lévy reste le document insurpassable (Paris, Grasset, 1977) (2005).
5 Allusion à deux grandes performances intellectuelles de la période : l'article de Michel Foucault à la
gloire de la révolution iranienne (maintenant dans les Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. III, p. 683-
694) et Le Testament de dieu, du décidément inégalable Bernard-Henri Lévy (Paris, Grasset, 1979)
(2005).
6 Allusion à l'une des thèses favorites de la vulgate anti-psychiatrique des années 1970, dans la ligne de
l'Histoire de la folie de Foucault, selon laquelle la modernité rationnelle aurait brisé la tolérance inclusive
qui prévalait dans les sociétés traditionnelles (2005).
7 L'exacte teneur de la mutation par laquelle on est passé de la sorte de la logique de la reconnaissance
obligée de l'existence de l'autre, et de son corrélat, la séparation réciprocitaire, à une économie de la
ressemblance (de la reconnaissance de soi dans l'autre) et de la compénétration dans l'autre a été analysée
en détail, sous un autre angle, psychologique plus que politique, dans une étude menée en commun avec
Gladys Swain, La Pratique de l'esprit humain (Paris, Gallimard, 1980). Cf. en particulier le chapitre
intitulé « La société des individus et l'institution de la parole ».
8 On pourrait soumettre à une analyse du même ordre les considérations pessimistes que Tocqueville
consacre dans son premier volume à la « position qu'occupe la race noire aux États-Unis », reste par
excellence de l'univers de l'inégalité au sein de la société égalitaire, et nœud quasi pathologique de ses
traits les plus irréductibles, emmêlant la servitude réelle aux apparences de l'inhumanité (« cet homme qui
est né dans la bassesse; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-
nous les traits généraux de l'humanité... peu s'en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire
entre la brute et l'homme »), et enlaçant par surcroît l'altérité de statut avec une séparation visible (« le
fait immatériel et fugitif de l'esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et
permanent de la différence de race »). Et c'est ce dernier caractère, l'enracinement naturel de l'inégalité,
que Tocqueville juge former un obstacle insurmontable : « Nous avons vu jadis parmi nous de grandes
inégalités qui n'avaient leur principe que dans la législation. Quoi de plus fictif qu'une infériorité
purement légale ! Quoi de plus contraire à l'instinct de l'homme que des différences permanentes établies
entre des gens évidemment semblables! Les différences ont cependant subsisté pendant des siècles, elles
subsistent encore en mille endroits ; partout elles ont laissé des traces imaginaires, mais que le temps peut
à peine effacer. Si l'inégalité créée seulement par la loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle
qui semble, en outre, avoir ses fondements immuables dans la nature elle-même ? Pour moi, quand je
considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu'ils soient, arrivent à se fondre
dans la masse du peuple, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visibles et
impérissables » (D.A., I, 357-358). L'inégalité reposant sur des différences supposées de nature, que faire
lorsque interviennent des différences réellement fondées en nature? C'est en franchissant justement cette
sorte de barrières que l'égalité moderne révèle son vrai visage.
9 Mais encore faudrait-il poursuivre l'enquête sur les effets de ce processus de dissolution de l'autre
jusque dans le paysage social ou l'organisation de la temporalité. La dimension de la différence, en effet,
se projetait dans les anciennes sociétés sous forme de discontinuité du visible : d'un côté, l'architecture du
quotidien, de l'autre, le monument, matérialisation sensible de la puissance hiérarchique ou de la division
d'avec l'au-delà. Si notre société, comme on l'a observé souvent, est incapable de concevoir et d'édifier
d'authentiques monuments, c'est qu'en tant que société de l'égalité, elle a perdu le sens d'une altérité de
cet ordre qu'il s'agirait de manifester dans la pierre. Point d'autres emblèmes pour le monde des
semblables que ceux inscrits dans un espace homogène. De la même manière les ruptures tranchées du
temps social tendent-elles invinciblement à y disparaître. C'est l'altérité du fondement transcendant qui
s'indiquait dans ces moments de retour rituel et festif de la communauté à ses vérités d'origine, à distance
de la banalité du temps quotidien. Le temps de l'égalité à l'inverse est temps sans discontinuité profonde,
où nulle distinction radicale d'essence entre des ordres hiérarchisés de la réalité n'a besoin d'être marquée.
La seule forme originale d'altérité que notre société ait été amenée à créer, c'est celle, d'ailleurs fort
paradoxale, spéculaire plus encore que spectaculaire, engendrée par les médias : d'un côté, on exhibe des
gens qui se veulent aussi près de vous que possible, tout à fait semblables à vous, mais que, de l'autre côté,
la logique de l'image et de l'imaginaire collectif projette littéralement dans un autre monde et pourvoit
d'une différence d'essence — ceux qui participent de la visibilité sociale et ceux qui n'en participent pas,
forme moderne de la division du pouvoir. L'égalité prise à son propre piège : le semblable, mais situé dans
un ailleurs hallucinatoire radical. De là le problème hautement politique qui est en train de se créer
autour des médias. Un problème en fait d'égalité des conditions, au sens tocquevillien du terme, si
curieux que cela puisse paraître.
10 L'article de Louis Dumont, « La conception moderne de l'individu. Notes sur sa genèse, en relation
avec les conceptions de la politique et de l'État, à partir du XIII e siècle », Esprit, février 1978, met en place
les données essentielles du problème. (Il a été repris depuis lors, avec quelques autres textes essentiels dans
ses Essais sur l'individualisme, Paris, Éditions du Seuil, 1983.) Voir, plus loin, le chapitre VIII du présent
livre, « De l'avènement de l'individu à la découverte de la société ».
11 Avec cette conséquence majeure que la production de l'égalité est simultanément reproduction
d'une inégalité d'un autre ordre. En même temps qu'il égalise, l'État ne cesse d'engendrer de la différence
de statut et de pouvoir. Il élimine la dissemblance « naturelle » mais ce faisant, recrée sans arrêt de la
division « fonctionnelle » entre dirigeants et exécutants.
12 Point remarquablement établi par B. Manin à propos de la Terreur. Cf. « Saint-Just, la logique de la
Terreur », Libre, n° 6.
POST-SCRIPTUM

LA DÉRIVE DES CONTINENTS

L'article qui précède a été rédigé durant l'été 1979, sur la base d'une
conférence prononcée l'année précédente. Il a paru au printemps 1980,
quelques mois après que Ronald Reagan fut devenu le 41e président des États-
Unis. C'est dire qu'il a essuyé de plein fouet la surprise de l'histoire. Il a été pris
à revers par l'inflexion du cours des sociétés occidentales qui se déclarait au
moment même de sa parution. Il s'inscrit dans une matrice intellectuelle dont
nous ne savions pas alors qu'elle était devenue obsolète, celle de la réponse à la
crise des années 1930, développée dans l'après 1945, que la « révolution
libérale » des années 1980 allait irrémédiablement renvoyer dans le passé. Dans
ce système de repères, centré sur le rôle organisateur de l'État, il y avait quelque
sens à envisager une convergence des trajectoires américaine et européenne. Le
profond changement survenu depuis, dont l'orientation des politiques
publiques n'est qu'un élément parmi d'autres, a remis, en sens inverse, la
divergence des continents à l'ordre du jour. L'inspiration du mouvement a
beau être analogue, de part et d'autre de l'Atlantique, elle y donne des résultats
très différents. Pour autant, la problématique esquissée dans l'article
relativement à la distance des deux mondes, à partir de « l'impensé de
Tocqueville », me semble conserver un intérêt. Elle demande simplement à être
affinée et actualisée.
L'impensé de Tocqueville, pour le dire en deux mots, ce sont les corrélats
politiques que suppose l'égalité sociale des conditions et dont la prise en
compte conditionne la juste appréciation du devenir de la société des égaux.
Tocqueville ne les ignore pas ; il les pressent sans les approfondir. Il les laisse en
lisière de son propos. Le détour américain l'aveugle quelque peu sur ce point.
Si le révélateur du Nouveau Monde n'a pas son pareil pour montrer son avenir
à l'Europe, au-delà des ruines des siècles aristocratiques dont elle reste
encombrée, en 1830, et qui brouillent la vue des observateurs, en leur
masquant le présent sous le passé, il tend à faire oublier une dimension du
problème, celle des structures du collectif qu'implique le règne de l'égalité
individuelle. Sans doute ces structures sont-elles destinées à s'ajuster à
l'impératif égalitaire — en quoi la prophétie s'est avérée valide — mais cela ne
signifie pas qu'elles en sortent ou qu'elles sont créées par lui. L'égalité n'est un
« fait générateur » que dans une certaine mesure, et le piège de l'Amérique est
de dissimuler ces limites. Elle influe sur tout, mais elle n'engendre pas tout. Sur
ce chapitre, il faut revenir au Vieux Monde, dont l'histoire délivre des
enseignements irremplaçables.
Les Américains ont eu la chance insigne de pouvoir développer l'égalité dans
toutes ses conséquences sans avoir à l'inventer, sans avoir à porter le poids de
l'histoire qui l'a rendue possible et du cadre où sa dynamique a germé. Histoire
et cadre qu'il a fallu ensuite, en Europe, adapter laborieusement, voire
révolutionnairement, à la norme toute-puissante surgie d'eux, en dissociant les
fonctions vivantes des expressions mortes. Est-ce à dire pour autant que les
Américains ont échappé à la nécessité de développer le cadre institutionnel
requis par l'expression collective de la norme égalitaire ? Certes pas, et le
chemin parcouru depuis Tocqueville ne laisse pas subsister de doute à cet
égard. Ils ont pu le faire, simplement, en conformité spontanée avec elle, sans
les luttes avec l'autorité du passé qui ont marqué la scène politique européenne
de leur empreinte indélébile, selon une démarche procédant d'en bas qui a pu
donner à croire, donc, que l'égalité fonctionnait comme une source exclusive,
et qui a conféré en tout cas son style inimitable à la démocratie américaine.
Reste qu'à l'arrivée ces deux parcours si dissemblables sont pour finir
comparables. Les Européens sont venus à bout de ce qui s'opposait à l'égalité
dans leur passé ; ils sont parvenus à modeler sur elle leurs pesantes machines
d'autorité publique. Les Américains ont réinventé pour leur compte l'appareil
de la politique à partir de l'égalité. Les ingrédients fondamentaux sont les
mêmes, au total, même si leurs traductions dans des configurations sociales et
politiques concrètes sont destinées à garder des distances irréductibles. L'avenir
commun est à une composition des deux ordres de facteurs où les équilibres ne
devraient pas être si éloignés. Tel est le diagnostic sur lequel je concluais, en
1980, diagnostic qui pouvait s'appuyer à l'époque sur la foi convergente dans
la nécessité d'une régulation publique. L'erreur était de tenir cette conviction
partagée pour un acquis irréversible.
La question est de savoir si la mise à mal de ce credo et l'éloignement des
deux mondes à l'œuvre depuis lors remettent en question le fond de ce
diagnostic. Je ne le crois pas. Il me paraît garder sa pertinence au-delà des
données conjoncturelles qui lui conféraient une plausibilité de surface. Les
évolutions contrastées qu'on observe de part et d'autre de l'Atlantique
n'infirment pas l'idée d'une convergence ultime des modes de composition des
deux univers, si distincts que doivent demeurer leurs modes d'expression
publique. Elles relèvent en réalité de manifestations différentes des mêmes
paramètres en fonction de contextes spécifiques. Et elles n'excluent pas, au-delà
de la phase actuelle de libéralisation, qui ne sera pas étemelle, le retour vers des
convergences explicites.
Tout dépend en la circonstance de l'appréciation de ce tournant historique
des années 1970-1980 dont la « révolution libérale » thatchero-reaganienne a
été le symptôme politique le plus voyant. Si notables qu'aient été les
conséquences de ce revirement idéologique, le phénomène est loin de s'y
réduire. Sa portée est autrement plus vaste. Il combine une étape du processus
de sortie de la religion, un approfondissement de l'orientation historique de
nos sociétés et une recomposition de la synthèse démocratico-libérale, pour ne
rien dire des changements du régime de la production et du système technique
qui justifient peut-être de parler d'une troisième révolution industrielle. Ce qui
a placé partout l'État organisateur et protecteur des Trente Glorieuses sur la
sellette, c'est une même perte de foi dans le collectif et dans l'accomplissement
des destinées humaines au travers de la politique, c'est une même confiance
renouvelée, en revanche, dans la capacité créatrice des sociétés civiles et de leurs
arrangements spontanés, c'est une même relance de la dynamique
individualiste, une même redécouverte de l'individu et du droit. Sauf que cette
onde générale, dont la secousse s'est communiquée à la planète entière, a
produit des effets remarquablement différenciés selon les sols qu'elle a traversés
et le bagage historique des sociétés qu'elle a remuées.
De ces retours de tradition provoqués par le bond en avant dans le nouveau,
la Grande-Bretagne, patrie pionnière de l'expérimentation néo-libérale, offre
une illustration saisissante. Voilà un pays qui paraissait s'être solidement arrimé
au continent, en 1945, par le socialisme démocratique le plus conséquent, le
Welfare State le plus développé, l'économie de marché la plus socialisée. Tout
s'est passé comme si, à la faveur de l'inflexion libérale, il avait été reconquis par
son passé manchesterien et libre-échangiste, comme si les insulaires « libertés
des Anglais » avaient repris le dessus. La « post-modernité » l'a retourné vers le
grand large et renvoyé à la vieille connivence individualiste avec les États-Unis.
Mais c'est partout que la phase nouvelle de la modernité s'est traduite,
semblablement, par la réactivation des modèles et des acquis du passé, par des
renouements de continuité inattendus qui ont accusé le relief des singularités
historiques. Le problème étant de ne pas se laisser abuser par ces résurgences ou
réemplois qui sont portés, en fait, par une commune avancée en direction de
l'avenir.

Le chapitre sur lequel les contrastes transatlantiques se sont le plus


sensiblement creusés est à coup sûr celui de la religion. En Europe (Grande-
Bretagne comprise, en la circonstance), la période a été marquée par un recul
rapide et spectaculaire du christianisme, à tous les niveaux. La pratique a
décliné au point de devenir un comportement minoritaire ; les encadrements
communautaires se sont désagrégés ; l'autorité sociale des magistères s'est
évanouie, pour ne leur laisser qu'une autorité purement morale. En bas, ce qui
se maintenait de christianisme sociologique, assurant la cohésion rituelle des
collectivités locales s'est disloqué. En haut, ce qui subsistait d'inscription
officielle des confessions chrétiennes dans la sphère publique s'est vidé de sens
et de portée, là même où les Églises sont d'État. Bref, la sortie de la religion a
connu une accélération de grande ampleur, au travers de laquelle la religion a
cessé à peu près complètement, cette fois, d'être ce qu'elle avait été depuis
toujours, une affaire de structuration sociale et politique. Elle est devenue une
religion des individus qui en attendent autre chose que la réponse à la question
de leur place en société — fonction dans laquelle il n'est pas exclu, d'ailleurs,
qu'elle puisse prendre un nouveau départ.
En regard, la ferveur des Américains conserve des niveaux élevés ; elle se
présente même comme redoublée dans certains secteurs de la population ou
certains domaines. Il est vrai qu'elle part de beaucoup plus haut, de par le legs
d'une histoire placée sous le signe de l'alliance fondatrice entre religion et
liberté, alliance elle-même permise par l'absence de structuration primordiale
selon la Tradition et l'Autorité. Jamais sur le sol de l'Amérique la religion ne
s'est donnée sous les traits de la dépendance envers un passé ordonnateur ;
jamais elle n'a pris le visage de la soumission à un pouvoir indiscutable. Jamais
par conséquent elle n'a été la cible ou l'enjeu des batailles de l'émancipation
qui se sont livrées à son propos, en Europe, aussi bien à l'échelle des existences
individuelles que de l'organisation collective. Le rôle intégrateur qu'elle n'a
cessé de remplir, pour autant, au sein des communautés locales, est resté
globalement compatible avec la pluralité des choix et l'indépendance des
personnes.
Il n'empêche qu'en dépit de ces caractères natifs qui conservent et
conserveront une physionomie originale à l'Amérique religieuse le travail de la
sortie de la religion y est perceptible. Il se détecte en particulier à deux
phénomènes qui se présentent au premier abord comme des manifestations de
vitalité religieuse, et qui sont constamment invoqués à ce titre, du reste : la
diffusion d'un fondamentalisme multiforme, en marge des dénominations
établies, et la métamorphose de la religion civile en culte nationaliste de la
mission de l'Amérique. Or, à y regarder de plus près, c'est un repli du religieux
qu'ils signalent, sous couvert de son activation de surface.
Le fondamentalisme est par essence réaction à une perte d'emprise de
l'entente hétéronome du cours des choses et tentative de recomposition de
cette emprise — tentative, faut-il ajouter, qui ne peut qu'incorporer, d'une
manière ou d'une autre, l'orientation autonomisante qu'elle s'efforce de
conjurer. L'expérience des États-Unis en la matière est hautement singulière,
puisque l'hétéronomie n'y a jamais connu d'institutionnalisation globale. Aussi
le dessein d'une reconstruction d'une société politique hétéronome, pouvoir
compris, n'y a-t-il aucun sens, y compris pour les plus enragés des zélateurs de
la loi divine. Le projet fondamentaliste y est par avance cantonné ; il est
condamné à s'inscrire dans le cadre du pluralisme démocratique surgi de la
coexistence de sectes fanatiques. Mais cette limitation politique a fonctionné
dans l'autre sens comme un abri pour des modes de croyance extrêmement
traditionnels, préservés de la contestation que leur a valu, en Europe, la
prétention de définir la norme publique d'ensemble. La liberté démocratique
s'est révélée un conservatoire efficace de la foi la plus rigoureuse dans
l'assujettissement humain. En même temps, cette protection relative est
forcément imparfaite. Elle ne peut empêcher le développement des
conséquences de la liberté de venir agresser ces convictions d'un autre âge, que
ce soit au plan de la codification des mœurs ou des modes de pensée reçus.
D'où la vigueur récurrente, depuis le début du XX e siècle, de la réafïirmation
de ces « fondamentaux » de la foi chrétienne menacés par la perdition
moderne, dans les bornes, toutefois, du respect des institutions de la liberté.
Des bornes qui ont pour effet de conserver, encore une fois, le ressort de la
protestation dont elles limitent la portée. C'est ainsi que le fondamentalisme
peut être, aux Etats-Unis, plus prégnant et de moindre conséquence qu'ailleurs.
En Europe, il a joué plus gros, dans des sociétés restées longtemps plus
traditionnelles que la société américaine, et il a tout perdu, de par le choc en
retour de ses ambitions de remodelage global.
Il n'y a plus, en Europe, au terme de la grande vague des émancipations
individuelles qui a déferlé depuis les années 1960, le moindre support pour
une entente hétéronome de l'existence humaine. Ce qui subsiste de religion
n'est plus en mesure d'alimenter un fondamentalisme. Les sociétés
européennes se retrouvent, pour le coup, davantage détraditionali-sées que la
société américaine. Au sein de cette dernière, la même vague hédoniste et
libertaire a suscité, en revanche, une riposte fidéiste dont le rayonnement
s'étend à mesure que la révolution des droits individuels pénètre les institutions
et gagne ses galons officiels. Ses expressions les plus parlantes sont d'ailleurs
celles qui débordent des territoires classiques du biblisme intransigeant pour
toucher la masse des fidèles désorientés par la conversion des principales
confessions à l'esprit du siècle. Mais cet évangélisme qu'ils veulent strict, au
rebours des concessions ou de la trahison « libérale », en plaçant l'accent sur
l'intensité de l'adhésion intime, les inscrit à leur tour, de l'intérieur d'une foi
vibrante, dans le courant du siècle qu'ils réprouvent. Rien de plus significatif à
cet égard, que cette forme minimale du fondamentalisme que représente la
tentative de ressaisie d'un ordre religieux à l'échelle d'une existence
individuelle, sous l'aspect d'une renaissance à la vraie foi (born agaiti), en
rupture avec un égarement initial. Non seulement elle intègre au départ la
déliaison de l'individu, donnée de base de la modernité, mais elle la renforce à
l'arrivée, la rigueur chrétienne de surface cachant la valorisation toute profane
de l'autoconstruction personnelle. L'opposition aux dérives du siècle est un
détour pour le rejoindre. Ce que signale l'effervescence fondamentaliste, en la
dissimulant, c'est l'inexorable érosion des vestiges du plus lointain passé
religieux, des empreintes de la structuration hétéronome qui ont trouvé de
quoi se perpétuer dans la patrie de l'ultramodernité.
De la même façon, l'exaltation du mandat divin de répandre la démocratie
confié à l'Amérique se donne, et ne manque pas de passer, pour une attestation
de l'omniprésence de la référence religieuse. Elle témoigne surtout, en réalité,
d'un transfert prononcé du souci du ciel vers les affaires terrestres, où l'idole
Amérique prend insensiblement la place du Dieu chrétien. Les Américains
n'ont guère été sensibles, au cours du xx« siècle, à l'appel des religions
séculières qui ont hypnotisé tant de consciences européennes. L'authenticité de
leur foi les préservait de croire dans un salut par l'histoire ; leur religion civile,
tout en magnifiant la destinée providentielle de la nation, les dissuadait de
confondre les accomplissements de l'ici-bas et l'inspiration de l'au-delà. Il se
pourrait qu'ils soient en train de prendre à leur tour le chemin de la confusion
des ordres, en assimilant le rayonnement de leur puissance à une œuvre divine,
en sacralisant abusivement des intérêts on ne peut plus profanes1. Les
Européens sont placés pour connaître les dangers de ce moment de transition
où la perte d'évidence des liens avec l'autre monde et le besoin de la compenser
conduisent à vouloir les retrouver de l'intérieur d'une réalisation en ce monde.
Il est permis de penser, heureusement, que les valeurs de la démocratie au nom
desquelles se déploie ce « néo-messianisme » seront toujours là pour limiter ses
débordements. Il n'est pas dit, toutefois, qu'elles suffiront à contenir
entièrement les embardées imprévisibles auxquelles est susceptible de pousser,
en cas de circonstances adverses, l'assurance brutale d'une nation inspirée,
prompte à confondre, au moins pour un temps, l'enivrement de sa force et la
voix de la Providence.
Si l'Amérique s'écarte de l'Europe, ainsi, c'est sur la base d'une trajectoire
qui leur est commune, si différentes que soient et que doivent demeurer les
illustrations qu'elle en donne. Ce qui paraît l'éloigner en réalité les rapproche.
L'avenir dira jusqu'où ce travail de la règle au sein de l'exception peut
conduire.

Comme l'indiquait le thème du nationalisme, la divergence n'est pas


moindre sur le plan politique. L'Europe s'est résolument tournée vers une
organisation post-nationale au cours du dernier quart de siècle, un mouvement
accéléré, à partir des années 1990, par la disparition de la menace soviétique.
La priorité traditionnellement accordée aux États, en fonction des rivalités de
puissance et des impératifs de défense, s'est évanouie au profit du libre
déploiement des sociétés civiles et de leur ouverture les unes sur les autres.
L'esprit de domination impérial de naguère a fait place à une vision
coopérative de l'ordre international. Les réactions à l'attaque terroriste du 11
septembre 2001 ont révélé, en revanche, une Amérique aux réflexes
patriotiques intacts, voire, pour une partie notable de son opinion, à la passion
nationaliste prête à se déchaîner. Une Amérique, est-il apparu, que la défaite de
son adversaire communiste n'avait nullement conduite à l'abandon de la
politique de puissance, mais avait confortée dans le sentiment de son exception
vertueuse et de sa vocation hégémonique à l'échelle du monde.
L'unilatéralisme belliqueux dont elle a fait montre devant le défi a mis en
lumière l'écart qui s'est creusé avec le Vieux Continent2. Bref, comme l'a
résumé un observateur au plus fort du différend transatlantique, on a pu avoir
l'impression de deux humanités distinctes, les Américains venant de Mars, les
Européens de Vénus3.
Le contraste est-il si déterminant qu'il en a l'air sur le fond ? En réalité, c'est
un équilibre comparable entre le politique et le social qui est à l'œuvre des
deux côtés, à ceci près qu'il se situe à des étapes différentes du développement
de la forme État-nation. On touche ici au point aveugle de la phase de
libéralisation actuelle, à savoir le rôle d'infrastructure qu'y remplit précisément
la forme État-nation. L'illusion de perspective est de croire que le retrait des
États par rapport à leurs fonctions gestionnaires et organisatrices de la période
antérieure signifie la diminution de leur rôle. C'est le contraire. Il est plus
crucial que jamais, mais d'un autre ordre. Il se redéploie. Ce qui permet et
porte l'émancipation des sociétés civiles et des individus, c'est la puissance
intégratrice et instituante acquise par les appareils politiques. Elle ne les
contraint plus par en dessus ; elle leur procure un soubassement par en dessous,
elle apporte le socle stable et prévisible à partir duquel la dynamique des
rapports sociaux peut se déployer librement, à la limite comme si elle existait
seule et par ses propres moyens. C'est l'aboutissement du phénomène majeur
du XX e siècle, la métamorphose du politique, qui a transformé l'État-nation,
d'appareil de commandement qu'il était, en infrastructure de relation, tant au-
dedans que vers le dehors. Leur longue histoire en la matière place les
Européens à l'avant-garde du processus, en même temps qu'à la pointe de la
méconnaissance qui l'accompagne. C'est là où le politique est le plus mûr que
l'oubli du politique est le plus prononcé, puisque son glissement dans les
fondations le rend presque invisible et donne à croire qu'on est en passe de s'en
délivrer. Alors qu'il est à la base de l'intégration du continent, les Européens
pensent communément en être sortis ; ils sont aveugles à ce qui autorise
l'ouverture de leurs sociétés les unes sur les autres.
Bien que depuis la fin du XIX e siècle cette transformation du politique ait eu
son correspondant aux États-Unis, tant sur le plan de la régulation interne que
sur celui de la projection externe, elle y a pris un cours distinct, ne serait-ce que
parce que la transformation était simultanément une construction de la nation
et de l'État en train d'acquérir de nouveaux traits. À ce décalage dans le temps,
il faut ajouter la situation unique de « l'île-continent » dans l'espace, qui donne
un support physique à l'exceptionnalisme américain sous forme
d'isolationnisme, en autorisant le retrait vis-à-vis du reste du monde avec
lequel il s'agit d'avoir commerce, à la différence des liens de voisinage obligés
en fonction desquels les puissances et les consciences européennes ont eu à se
façonner. C'est ainsi que les États-Unis ont pu prendre part à deux guerres
mondiales et conduire une confrontation de l'ampleur de la guerre froide en
conservant le sentiment de leur être à part. Ils ont accru leur puissance et
multiplié leurs interventions en gardant cette distance qui les fonde à agir sur le
monde comme de l'extérieur du monde. Probablement est-ce ce que la densité
relationnelle propre à la phase actuelle de globalisation tend à rendre
impossible. Les États-Unis sont rattrapés par l'appartenance au monde. Les
attentats du 11 septembre 2001 ont signifié la fin de l'extraterritorialité, le
tournant de l'inclusion dans le monde. D'où leur retentissement et l'intensité
des réactions qu'ils ont suscitées. Mais d'où, de manière plus générale, la
différence d'attitude avec les Européens dans l'adaptation à cette ouverture
planétaire généralisée. Les Européens y ont trouvé l'occasion de tourner
définitivement le dos à leur passé impérial, jusqu'à l'aveuglement sur ce qui
leur permet de la sorte de répudier la logique de la puissance, jusqu'à
l'ignorance des limites de l'universalisme auquel ils se vouent désormais. Les
Américains y ont puisé en sens inverse l'inspiration d'une stratégie mondiale,
une ambition de maîtrise renouvelée. C'est qu'il leur reste en effet à apprendre
le monde, à parfaire cet appareil de relation permettant de se penser dans le
monde et de s'y rapporter, avec ce que cela implique de mesure de la relativité
de sa place, appareil que les Européens n'ont eu que trop le temps de
développer au fil de leurs confrontations et de leurs aventures outre-mer. Chose
remarquable, loin de leur enseigner le décentrement, les croisades morales
auxquelles les Américains ont participé les ont renforcés dans leur
exceptionnalisme. Ils sont intervenus dans le monde, et décisivement, sans s'y
mêler. C'est précisément le pas que l'heure impose de franchir, quand il ne
s'agit plus de l'affrontement d'absolus et que l'espace du globe se resserre, que
l'interpénétration de ses parties se renforce — il faut en être, puisqu'il vous
enveloppe. Le problème est de se donner les moyens de s'y situer. Conversion
difficile, tant la situation aiguise la tension entre la tentation du repli et la
nécessité de participer. Jamais la réussite de l'expérience engagée depuis 1776
n'a semblé aussi éclatante et incontestable ; la désagrégation du communisme
lui a apporté la ratification de la planète entière ; ses valeurs, les valeurs de la
démocratie et du marché, sont désormais seules dans la lice ; rien ne paraît plus
en mesure de menacer une puissance désormais à part des autres ; le
déclassement de l'Europe lui a ôté ce qu'elle pouvait conserver d'exemplarité
culturelle et d'autorité intellectuelle ; la convergence des immigrations
confirme au quotidien la centralité de cette exception en édifiant peu à peu un
peuple-monde. On conçoit la séduction de l'autarcie, dans ces conditions.
Jamais en même temps la pression de l'interdépendance n'a rendu aussi
inévitable de se mêler des affaires des autres, de tous les autres, présents en
quelque façon chez vous comme vous l'êtes chez eux. L'implication n'est plus
une affaire de choix, elle est obligée. La pire des solutions, face à cet
écartèlement, étant de vouloir jouer sur les deux tableaux, en combinant les
avantages de l'extra-territorialité et les bénéfices du contrôle, le confort
spirituel de l'autarcie et les impératifs pratiques de l'intervention. Comme si
l'hégémonie pouvait s'exercer à distance ; comme s'il était possible de mener le
monde sans le connaître et le comprendre. À cet égard, le prétendu « réalisme »
supposé guider la puissance américaine n'est pas moins onirique que
l'idéalisme impotent des Européens.
En réalité, l'équilibre est du même ordre, de part et d'autre de l'Atlantique,
entre l'émancipation de la dynamique sociale et le renforcement des structures
politiques qui la portent de manière sous-jacente — renforcement qui se
traduit par un recul de l'intervention directe du commandement politique
dans la vie sociale. La différence est que le rôle du politique reste plus explicite,
plus ostensible du côté des États-Unis, même si par ailleurs son retrait de
l'économie et du fonctionnement collectif est plus prononcé, tradition et esprit
de la fondation obligent. Mais si le libéralisme est plus poussé, l'appartenance
nationale continue de remplir une fonction plus manifestement constituante
pour l'existence collective qu'en Europe, de la même façon que la relation avec
le monde extérieur continue plus manifestement de passer par l'identification
au dessein stratégique global matérialisé dans l'État. Des dimensions devenues
presque entièrement implicites en Europe, à force d'accoutumance,
d'incorporation et de mise en commun. Au péril d'en arriver à croire que ce
sur quoi on repose n'existe plus (et que les autres partagent cette aimable
illusion).
De ces trajectoires similaires et décalées, il résulte ainsi des aveuglements
symétriques, où chaque partenaire a grandement besoin de l'autre pour se
désabuser. Les Européens ont de la chance de pouvoir compter sur les
Américains pour leur rappeler l'existence de dimensions qu'ils tendent à
méconnaître, voire à détruire. En sens inverse, les Européens peuvent épargner
aux Américains les mésaventures inutiles de l'autisme impérial, en leur frayant
le chemin qu'ils sont voués à chercher vers l'inscription dans le monde, comme
partie du monde. Les uns ont à se guérir de l'irréalité de leur universalisme sans
base ni moyens, les autres ont à apprendre le décentrement. Ils vont dans la
même direction. S'ils parviennent à s'instruire mutuellement, s'ils savent tirer
les leçons que comporte la comparaison de leurs expériences, ils sont faits pour
se retrouver sur des lignes comparables.

Il est un dernier point sur lequel les divergences et les convergences entre les
deux rives de l'Atlantique méritent d'être scrutées, c'est celui des styles
d'individualisme qui prévalent de part et d'autre. À dire vrai, il dépend
étroitement de ce qui précède, mais il apporte d'intéressantes lumières sur ce
qui constitue le cœur de notre sujet, à savoir l'entente de l'égalité. Il s'est
produit dans ce domaine, en effet, un chassé-croisé assez remarquable. S'il est
un terrain sur lequel l'Amérique possédait une sérieuse longueur d'avance, c'est
celui-là. C'est justement ce qui en a fait pendant si longtemps l'objet de la
fascination des observateurs européens, qui allaient y voir à l'œuvre l'individu
en possession de lui-même et semblable à ses pareils, par opposition au Vieux
Continent, englué dans ses appartenances traditionnelles, ses pesanteurs
communautaires et ses rigidités hiérarchiques. À cet égard, le tableau a
radicalement changé au cours de la dernière période. Dans le contexte de la
vague générale de libéralisation qu'on a évoquée, l'Europe s'est individualisée
avec une ampleur saisissante, à tel degré qu'elle a non seulement rattrapé son
retard, mais peut-être même dépassé les États-Unis. Sous l'effet de la
détraditionalisation en règle qu'elle a connue, elle a développé, en tout cas, un
style d'individualisme spécifique, qui n'a plus rien à envier, dans le principe, à
celui d'outre-Atlantique, mais qui revêt, en pratique, une physionomie
sensiblement différente. Les ombres du passé contre lesquelles Tocqueville allait
chercher la clarté américaine se sont évanouies. Plus rien ne subsiste de ces
obsédants encadrements collectifs qui perpétuaient l'Ancien régime paysan,
corporatif, clérical, militaire ou notabiliaire. Les indépendances individuelles
régnent sans partage, au point que l'individualisme américain paraît «
traditionnel », en regard.
L'inflexion libérale des années 1970, si retentissante qu'elle ait été, a été
moins spectaculaire et moins ressentie aux États-Unis, dans la mesure où elle
s'inscrivait dans la continuité profonde de l'histoire américaine. Elle s'est
donnée pour un retour aux sources, pour un renouement avec l'esprit
d'entreprise du pionnier et l'idée jeffersonienne de la démocratie des droits
individuels. Dans la ligne de l'attestation calviniste de l'élection, la spécificité
de cet individualisme tient à son insistance sur l'objectivation de
l'indépendance individuelle, qu'il s'agisse de son enracinement dans la
propriété, de la responsabilité de chacun quant à sa réussite ou son bonheur, de
la capacité de se défendre soi-même ou du pouvoir de créer des liens sociaux.
C'est d'ailleurs la densité de ces engagements volontaires tissés dans la famille,
avec le voisinage, au sein des associations de toutes sortes et venant balancer
l'isolement des individus, par une ruse de la liberté qui émerveillait
Tocqueville, qui donne aujourd'hui son caractère « traditionnel » à
l'individualisme américain, par rapport à l'individualisme de déliaison qui s'est
répandu sur le sol européen. Et il est exact qu'il est plus familial, plus
laborieux, plus moralisateur, plus patriotique, en un mot plus dépendant de
l'environnement social, tout en mettant plus l'accent sur l'initiative et la
responsabilité individuelles que son homologue européen.
En même temps, il a développé de manière tout à fait parallèle, cette fois, à
ce qui s'observe en Europe, les mêmes aspects de la logique du semblable
dégagée par Tocqueville à l'enseigne de l'égalité des conditions, sur tous les
fronts de l'altérité humaine, qu'il s'agisse de la race, du sexe ou de l'âge, avec
des résultats qui sont, eux, profondément détraditionalisants. Ils concernent
principalement le statut de la famille, travaillé par les revendications féminines,
la libération des enfants et l'émancipation homosexuelle, mais ils portent plus
large, via la culture des identités et la politique de la reconnaissance en
lesquelles ils se prolongent. Sans doute tous ces développements peuvent-ils
être rattachés au programme d'origine, mais ils lui imposent un
renouvellement tellement important qu'il ne va pas sans grands troubles de
conscience, comme le signalent le virage conservateur de l'opinion et la riposte
fondamentaliste.
Mais le développement qui paraît le plus problématique, à terme, se situe
sur un terrain plus classique. Il regarde les inégalités socio-économiques. Le
retour au libre jeu du marché, dans les conditions de la globalisation financière
et de la mutation industrielle, les a accrues dans des proportions considérables,
comme on sait. Elles ont pu se multiplier avec d'autant plus de facilité que le
progrès de l'égalité des conditions — du sentiment d'identité de substance
entre les êtres, indépendamment de leurs positions sociales — a pour effet
paradoxal de neutraliser la perception des distances matérielles. Ce qui les
rendait intolérables, c'est leur lien avec l'ancienne hiérarchie des rangs —
raison pour laquelle elles ont joué un rôle beaucoup plus crucial dans l'histoire
européenne, de par la prégnance du passé aristocratique et la contamination de
la réussite bourgeoise par la supériorité nobiliaire. Dès lors qu'elles sont
compatibles avec le sentiment de la similitude des êtres en dignité et qu'elles
apparaissent ouvertes à l'effort et aux talents, elles tendent à devenir
indifférentes. Cela, toutefois, jusqu'à un certain point seulement. Car l'envol
des écarts de fortune recrée inévitablement de la différence statutaire entre ceux
qu'il abaisse et ceux qu'il élève ; il engendre infailliblement une stratification
des destins sociaux avec lesquelles la contradiction entre l'égalité de droit et
l'inégalité de fait se rallume. La seule question est celle du moment où elle
viendra à être ressentie, où la guerre autour de l'équivalence des êtres reparaîtra.
Le nouvel individualisme européen n'est pas moins problématique, mais il
l'est d'une autre manière. Il s'est développé en fonction d'un équilibre différent
entre socialisation et individualisation. On pourrait dire en schématisant qu'il
s'agit d'un individualisme davantage produit par la société en amont et dont les
expressions passent moins par les liens sociaux en aval — l'individu idéal à
l'américaine est plus solitaire au départ, plus fils de ses œuvres, et plus engagé
socialement à l'arrivée. L'individualisme à l'européenne est largement l'enfant
de l'État-providence ; il est le fruit d'un niveau élevé d'investissement collectif
et de protection sociale, tout en étant centré de manière élective sur la
libération de l'individu vis-à-vis des conformismes sociaux et des contraintes
collectives. Son image de la réalisation personnelle est à la fois moins tributaire
de la réussite matérielle et plus allergique aux inégalités économiques. Peut-être
la cause exemplaire de la peine de mort, solidement ancrée dans la culture
américaine, alors qu'elle est devenue un repoussoir pour l'individualisme libéral
à l'européenne, est-elle ce qui symbolise le mieux l'opposition. Vu des États-
Unis, l'attachement à la peine de mort télescope le sens aigu de la
responsabilité individuelle et un sens non moins vif du droit ultime de la
collectivité sur ses membres. En regard, le refus européen mêle le doute sur la
responsabilité individuelle (toujours tempérée, si ce n'est supplantée, par
l'influence sociale) et la volonté de soustraire l'individu au pouvoir de la
société. Aussi les deux difficultés qui grèvent le dispositif sont-elles, sans
surprise, la dépendance et l'irresponsabilité. Outre son coût démesuré, il est
affecté par une contradiction morale entre l'indépendance idéale qu'il
ambitionne de promouvoir et la dépendance de fait sur la base de laquelle il la
construit. L'assistance peut être indispensable à la liberté, elle ne peut en être
l'unique ressort. Sans compter que les déliaisons sur lesquelles débouche cette
production de l'individu universel — universel parce que dégagé de ses
appartenances — sont génératrices d'une certaine anomie. Jusqu'où une société
peut-elle aller dans la constitution d'un individu extra-social, voire contre la
société ? Il est assuré que les Européens ne couperont pas à l'introduction d'une
dose substantielle de responsabilisation à l'américaine. Il est vraisemblable, de
même, dans l'autre sens, que les Américains seront amenés à redécouvrir la
nécessité d'une maîtrise politique de la dynamique sociale. Ce n'est pas le tout
d'avoir eu la chance de naître égaux ; encore faut-il savoir le rester.
Sur ce terrain-là, aussi, donc, la convergence paraît plus probable que la
divergence, si grandes que soient destinées à demeurer les distances.
L'Amérique a tracé son chemin à l'Europe en lui enseignant l'égalité, au point
qu'à de certains égards l'élève a dépassé le maître et se trouve en position de
l'instruire sur la détraditionalisation qui l'attend. L'Europe n'en continue pas
moins d'avoir à apprendre de l'Amérique, en fonction même des limites de
l'expérience qu'elle est en train de mener en matière d'émancipation
individuelle. La question américaine est différente, elle est celle des limites dans
lesquelles l'expansion des inégalités sociales est compatible avec le sentiment de
l'identité de nature entre les êtres. Elle est faite, cela dit, pour la rapprocher tôt
ou tard de l'expérience européenne et de sa foi dans la volonté publique. Si les
configurations ne sont pas les mêmes, elles relèvent d'une problématique
identique et elles poussent dans le sens d'une concordance à distance.
L'Amérique et l'Europe ne seront jamais pareilles, mais, du sein de ce qui les
rend dissemblables, elles marchent l'une vers l'autre.

Un commentateur averti résumait comme suit, voici peu, les trois raisons
pour lesquelles * le fossé entre les États-Unis et l'Europe n'a cessé de s'élargir
depuis quinze ans » : « l'effondrement de l'Union soviétique, l'immigration
musulmane croissante et la tendance à la sécularisation », trois raisons qui font
que « jamais depuis les années 1930 les sociétés européennes ne s'étaient senties
aussi détachées des États-Unis qu'aujourd'hui »4. Tout cela n'est pas faux, à
quoi on pourrait d'ailleurs ajouter les raisons propres qui ont éloigné les États-
Unis de l'Europe dans le même temps, mais reste à la surface des choses. Sans
doute les Européens se sentent-ils moins tributaires des États-Unis pour leur
défense, et moins immédiatement solidaires dans un combat commun. Sans
doute la proximité géographique et la présence musulmane colorent-elles
différemment la perception du conflit israélo-palestinien et de la menace
islamiste. Sans doute encore la composante religieuse de l'exceptionnalisme
américain, surtout lorsqu'elle prend l'aspect d'un unilatéralisme messianique,
est-elle de plus en plus inintelligible pour les Européens, étant donné « le
rapide déclin du christianisme » chez eux ces trente dernières années. Mais ces
décalages conjoncturels, qui peuvent alimenter d'importantes divergences
politiques, engagent-ils la marche profonde des sociétés, le développement de
leurs identités fondamentales ? C'est ce qu'il ne faut pas croire sans examen,
comme on s'est efforcé de le montrer. En fait, la communauté de programme
génétique des deux mondes est intacte et continue de les porter vers le
rapprochement de leurs définitions structurelles, quelles que soient les
discordes qui peuvent les séparer et si éloignées que leurs manières d'être soient
vouées à rester. La religiosité américaine n'est pas immobile, la vision que les
États-Unis ont de leur place et de leur rôle dans le monde n'est pas une donnée
intangible, non plus que leur idée du fonctionnement de la société et de ses
inégalités légitimes. Elles ont connu de notables changements par le passé ;
elles en verront d'autres. Chacun de ces facteurs, regardé de près, recèle des
potentialités d'évolution majeures, évolutions qui vont dans le sens ou à la
rencontre des évolutions que l'Europe est amenée à opérer pour son compte.
Peut-être l'Amérique et l'Europe ne parviendront-elles plus à s'entendre
durablement, au sein d'un monde sans conflit organisateur et sans autre
perspective que de tirer son épingle du jeu dans la course à la prospérité. Cela
ne les empêchera pas de continuer à se rapprocher du point de vue de la
logique fondamentale de leur déploiement historique, celle qui consiste à
concrétiser non seulement l'égalité des conditions, mais plus largement la
forme politique de l'autonomie humaine dont l'égalité constitue le pivot.

1 Un point suggestivement éclairé par Sébastien Fath, dans Dieu bénisse l'Amérique, Paris, Éd. du Seuil,
2004. Voir en particulier le chap. 8, pp. 182-197, « Les mutations du messianisme américain ».
2 Sur les racines de cette attitude, voir le livre remarquable d'Anatol Lieven, Le nouveau nationalisme
américain, Paris, Lattès, 2005.
3 Selon l'expression de Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse, Paris, Plon, 2003.
4 Niall Ferguson, « La fin de l'identité transatlantique », Courrier international, n° 746, 17-23 février
2005.
VIII
DE L'AVÈNEMENT DE L'INDIVIDU
À LA DÉCOUVERTE DE LA SOCIÉTÉ

La plus élémentaire, la mieux ancrée de nos évidences : au départ, les


individus, « entités se suffisant chacune à elle-même », ensuite la société,
résultant de leur agrégation ; d'abord le sujet humain particulier, « incarnation
de l'humanité complète en soi », en second lieu la collectivité qui naît de la
réunion de ces termes premiers. Évidence en forme de priorité ontologique qui,
pour ne pas s'exprimer crûment et même volontiers se dénier, n'en fournit pas
moins toujours le principe dynamique et l'image ultime de l'émancipation
politique : une association enfin authentiquement libre d'individus — de «
producteurs » — véritablement indépendants. Évidence qu'on voit
régulièrement revenir alimenter la même découverte stupéfaite et douloureuse
du mal radical que constitue décidément l'existence même de la société,
violence insupportable infligée à ces individus indépendants et suffisants que
nous sommes d'abord.
Ce sont les racines historiques et les voies selon lesquelles s'est établie cette
conviction clé de l'idéologie moderne que Louis Dumont a entrepris
d'élucider. Après une stimulante esquisse d'ensemble, « La conception
moderne de l'individu, note sur sa genèse, en relation avec les conceptions de
la politique et de l'État à partir du XIII e siècle1 », il nous livre avec Homo
aequalis2, l'étude approfondie d'un moment circonscrit, mais décisif de ce
processus multi-séculaire : la constitution de l'économique en catégorie
séparée, appelant un traitement spécifique. La pleine promotion de l'individu
au sens moderne, s'attache en effet centralement à montrer L. Dumont, est
inséparable de la révolution dans les valeurs, selon ses propres termes, qui a
accompagné « la séparation radicale des aspects économiques du tissu social et
leur construction en un domaine autonome » (H. ae., 15). Ou, pour prendre
les choses par l'autre bout, c'est au travers de cette différenciation au sein de la
société d'un secteur de la production et de l'échange reconnu posséder son
ordre propre et relever, avec le marché, d'un mécanisme interne de régulation,
que s'est achevé le processus de dissolution des catégories anciennes de
subordination et de dépendance d'où sort notre représentation de l'homme
comme individu, c'est-à-dire comme être moral primitivement « indépendant,
autonome et ainsi (essentiellement) non social » (H. ae., 17).
Deux volets dans l'enquête : « la genèse », d'une part, les étapes significatives
de l'émancipation de l'économique, de Quesnay à Smith en passant par Locke
et Mandeville ; « l'épanouissement », d'autre part, une contre-épreuve en fait,
nous semble-t-il, destinée à montrer comment chez un auteur comme Marx,
qu'on pourrait croire à première vue fortement pénétré de la primauté du
social, l'idéologie individualiste en réalité l'emporte et commande l'analyse
critique de l'économie, le sujet de la production demeurant en particulier
invinciblement assimilé au sujet individuel.

LIEN DES HOMMES ET RAPPORT


AUX CHOSES

L'ouvrage est de ceux, on l'aura compris, dont le premier et rare mérite est
d'aller droit à l'essentiel. Comme avec Homo Hierarchicus3, il s'était attaché à
mettre en lumière et à pénétrer, sur le cas paradigmatique de la société de
castes, le trait qui tend par excellence à nous échapper dans l'esprit des
anciennes sociétés, à savoir la compréhension foncièrement inégalitaire du lien
entre les hommes qui y prévaut, en liaison intime avec la subordination au tout
social des éléments qui le composent, c'est à ce que notre propre monde a
d'unique, d'exceptionnel dans l'histoire des civilisations que L. Dumont
s'efforce de nous rendre sensible, contre le mouvement qui nous aveugle et
nous fait trouver normal et naturel le règne des individus égaux et libres. Là-
dessus, il s'inscrit dans la lignée d'un Karl Polanyi, dont, soit dit au passage,
trente-cinq années après sa parution, l'œuvre majeure attend toujours d'être
traduite en français4, et d'un certain Marx, celui spontanément porté à insister
sur l'originalité radicale de la société bourgeoise, et finalement vaincu par
l'autre Marx, obligé pour les besoins de son système historique d'établir une
continuité essentielle avec les formations sociales antérieures. Vaine entreprise,
souligne Dumont à l'instar de l'auteur de La Grande Transformation, de même
que l'apparition du marché autorégulé dans sa dimension d'utopie démesurée
et dévorante représente une innovation absolue, génératrice d'une « civilisation
spécifique », selon les termes mêmes de Polanyi, l'avènement de la société des
individus qui en constitue le corrélat marque une rupture complète par rapport
à la norme holiste qui a dominé de façon plus ou moins accentuée l'ensemble
des sociétés connues. Et de même d'ailleurs que Polanyi appuie sur la part
extraordinaire de fantasmagorie qui traverse et qui hante le très réel dynamisme
de la société de marché, Dumont, encore que discrètement, n'est pas sans faire
ressortir l'essentielle illusion qu'implique l'espèce de priorité logique conférée à
l'individu détaché et autosuffisant sur l'ensemble du social par notre système
de valeurs.
En principe, le concept d'idéologie a sous sa plume une acception neutre,
descriptive (« j'appelle "idéologie" l'ensemble des idées et des valeurs
communes dans une société », H. ae., 16). De façon tout à fait nette par
moments, cependant, nous semble-t-il, le terme reprend la charge critique
dont l'avait primitivement investi Marx. A propos de Marx, justement, par
exemple, conduit par ses présupposés les plus profonds, contre toute
vraisemblance et en dépit de sa propre insistance sur la nature sociale de
l'homme, à poser l'individu comme sujet de ce processus évidemment social
qu'est la production (H. ae., 131, 173-174, 184-188). « La production dans sa
réalité, c'est-à-dire dans son développement, suppose qu'un homme travaille
pour un autre ; comment dès lors peut-on affirmer que la production, c'est-à-
dire la relation fondamentale entre l'homme et les choses, est indépendante des
relations entre hommes et exclusivement une affaire de l'individu ? » (H. ae.,
187). Pour le sociologue, il est une aperception fondatrice rigoureusement
indépassable : le social est premier, l'individu est de part en part création de la
société, jusques et y compris lorsqu'il se pense ou se croit originairement
indépendant. C'est par conséquent contre l'élémentaire vérité du fait social que
s'est instauré l'individualisme moderne. Idéologie il y a, en la circonstance,
dans la mesure où il y a occultation de la dépendance réelle des individus
envers la collectivité en laquelle ils s'insèrent, aveuglement sur la nature
véritable des processus économiques au travers desquels on construit cet être
hypothétique mais essentiellement valorisé qu'est l'individu autonome, existant
par lui-même et ayant sa fin en lui-même. L'exception que constitue notre
société à l'échelle de l'histoire découle donc directement de cette sorte
d'ignorance d'elle-même en tant que société qu'elle manifeste dans son système
de valeurs. Ce qui revient implicitement à dire, au-delà d'un simple relativisme
culturel érigeant en principe l'équivalence des choix incarnés au sein de chaque
civilisation, que les sociétés antérieures avaient comparativement en commun
d'assumer en plus pertinente connaissance de cause leur être de société.
Et c'est en effet ce que nous suggère, nous semble-t-il, Louis Dumont : le
propre de toutes les sociétés qui ont précédé la nôtre, ç'a été de reconnaître
dans leur organisation même cette antériorité ontologique du social sur
l'individu et, partant, de valoriser les relations entre les hommes plutôt que les
éléments singuliers mis en relation. De là leur aspect fondamentalement
hiérarchique, quelle que soit par ailleurs la façon dont la hiérarchie se trouve
concrètement instituée, le fait hiérarchique étant d'abord façon d'affirmer ou
de signifier la prééminence de l'ordre collectif, la subordination des êtres au
tout qui les rassemble, la transcendance du social (H. ae., 199). Ce qui s'est
passé dans notre société qui a permis de défaire cette ancienne cohésion et de se
détourner idéologiquement de toute forme de prédominance du social, ç'a été
l'introduction d'un type nouveau de relation de préférence à la relation entre
les hommes : la relation avec les choses. Ce qui instaure et définit l'individu au
sens moderne, c'est la propriété, c'est le travail, le rapport à la nature (soit pour
se l'approprier, soit pour la transformer), étant censé désormais précéder le
rapport avec les autres propriétaires ou producteurs qu'il rencontre au travers
du marché. Ainsi est-ce la primauté de l'économie qui est venue masquer la
primauté du social et de ce fait émanciper l'atome humain de sa subordination
explicite à l'ordre collectif. Avec cette conséquence redoutable, au plan
politique, comme le souligne d'autre part L. Dumont, que nous n'avons plus
guère le choix qu'« entre la richesse comme fin et des formes forcées,
pathologiques, de la subordination » (H. ae., 134).
Le totalitarisme, en effet, remarque-t-il de façon fort éclairante, est en son
cœur réaction contre l'individualisme, tentative de rétablir une étroite
subordination des sujets aux fins de la société considérée dans son tout, et
tentative, peut-on ajouter, de revenir sur la séparation de l'économique d'avec
le politique. Seulement c'est à l'intérieur d'un monde « où l'individualisme est
profondément enraciné, et prédominant » que s'effectue cet effort de
restauration. De sorte qu'en fait « il combine, sans le savoir, des valorisations
opposées » et qu'il est habité par une insoluble contradiction intérieure. « D'où
l'accent, démesuré, féroce, sur la totalité sociale. D'où la violence et son culte,
moins encore parce qu'il faut obtenir la soumission là où la subordination —
qui demande l'accord général des citoyens sur les valeurs fondamentales — est
hors d'atteinte, que parce que la violence habite les promoteurs du mouvement
eux-mêmes, déchirés qu'ils sont entre deux tendances contradictoires, et
condamnés par là à tenter désespérément de poser la violence à la place de la
valeur » (H. ae., 22).
Hors maintenant du projet totalitaire à l'état manifeste, point davantage
d'illusion à se faire, dans une perspective individualiste assumée, quant aux
chances de dépasser la prépondérance idéologique des relations avec les choses
qui depuis deux siècles conditionne l'autonomie des êtres : « Supprimer la
dépendance indirecte ou matérielle présente dans la société bourgeoise, c'est
fort probablement inviter à réapparaître l'antique dépendance directe entre les
hommes sous sa forme la plus arbitraire » (H. ae., 212). Et Dumont de citer là-
dessus un étonnant propos de Marx, déclarant sans ambages que dans la société
moderne « chaque individu possède le pouvoir social sous la forme d'une
chose. Privez la chose de ce pouvoir social, et vous devez le donner à des
personnes sur des personnes5 ». Tel serait en somme notre dilemme : ou
l'existence au sein d'une société qui méconnaît dans ses valeurs la véritable
teneur du lien social, en privilégiant la médiation des choses au détriment du
rapport entre les hommes, ou le retour de la domination sous des formes
exacerbées, d'autant plus virulentes qu'inexorablement contradictoires.

UN MODE INÉDIT DE COHÉSION SOCIALE

C'est cette alternative que nous voudrions au fond interroger, parce qu'en
sus de son enjeu intrinsèque, ici et maintenant, elle nous paraît contenir
implicitement l'essentiel du problème historique immense que pose la rupture
idéologique si fermement, si lumineusement mise en évidence par Louis
Dumont. N'avons-nous véritablement le choix, comme Dumont semble le
suggérer, qu'entre la primauté explicite du lien social telle qu'elle a prévalu sous
une forme ou sous une autre dans toutes les sociétés connues, à la seule
exception de la nôtre, et donc la subordination des sujets particuliers aux
impératifs du tout, ou l'inhumanité d'un rapport entre les individus ne passant
plus que par l'intermédiaire des choses ? Sommes-nous exclusivement voués
soit à une illusion individualiste garantie par la solide réalité de la poursuite des
richesses, soit au rétablissement d'un lien manifeste de dépendance entre les
hommes que le contexte rend tout sauf souhaitable ? Ou bien n'est-ce pas en
profondeur une irrésistible transmutation des termes du débat social qui s'est
jouée avec l'avènement corrélatif de l'individu comme valeur et comme donnée
(politique, économique) du marché, comme idée et comme pratique de
l'économique, comme catégorie de pensée et domaine effectif ? Est-ce qu'en
particulier le problème de la dépendance, c'est-à-dire du mode d'inscription de
l'atome individuel dans l'ensemble social, n'a pas radicalement changé de
teneur au travers de la transformation dont la constitution de l'économie en
secteur séparé fournit le signe le plus spectaculaire, de telle sorte qu'on puisse
envisager une valorisation des relations entre les hommes autrement que sous la
forme de la hiérarchie ? Est-ce que l'illusion de l'individu — entendons-nous
bien sur l'expression : l'illusion d'indépendance et d'autosuffisance d'un sujet
censé ontologiquement préexister à la société alors qu'il en est, et notamment
dans cette croyance, une création — n'est pas l'autre face d'un certain
dévoilement de la vérité de la société, pour la première fois dans l'histoire
directement exposée, de telle manière en particulier qu'on puisse l'appréhender
sous un angle proprement sociologique ?
Pour énoncer sommairement la thèse sous-jacente aux questions qui
précèdent : l'avènement de l'économique serait un moment fort de
l'avènement d'un mode entièrement inédit de cohésion du social. Ce dont
témoignerait la sécession à l'intérieur de la société d'un secteur autonome
d'activité régi par une instance propre de régulation, c'est du surgissement
d'une représentation absolument nouvelle de la manière dont la société globale
tient ensemble, et de la naissance corrélativement d'une façon non moins
neuve de laisser les acteurs organiser leurs entreprises — événement à double
face, indissolublement idéologique et pratique, où la représentation à la fois
conditionne le fait et le traduit, sans qu'on puisse définir une priorité. Il est
dans la société un facteur spontané d'ordre, indépendant de la volonté des
agents et de leur conscience immédiate et qui l'assure d'une cohésion en
quelque sorte « naturelle ». Il est autrement dit une réalité autonome du social,
obéissant à ses lois propres, se constituant et se reproduisant d'elle-même hors
de toute intervention délibérée des hommes. L'idée cruciale de marché n'est-
elle pas ainsi à comprendre comme un aspect spécialement lourd
d'implications et historiquement inaugural d'un processus plus vaste de prise
de conscience qu'il faut bien appeler, après Polanyi, « découverte de la société »
? Et dans l'autre sens, n'est-ce pas l'obscure possibilité offerte aux agents de se
rapporter à leur société comme à un corps relevant de mécanismes internes qui
s'imposent à tous quoi qu'il arrive et tendent à maintenir automatiquement un
équilibre général, qui a permis concrètement l'expansion de quelque chose
comme un marché et la séparation du domaine de l'économie ?
Disons que la constitution de l'économique correspond au premier moment
de l'aperception par la société de la puissance qui la fait tenir par elle-même
ensemble. Puissance strictement dissimulée ou déniée dans le cadre de
l'ancienne idéologie de la domination et de la subordination, où il est
fondamentalement posé au contraire que la société ne tient que par l'opération
d'une volonté créatrice d'ordre et que par le consentement explicite, conscient
des êtres à la suprématie de l'organisation collective. L'avènement de l'individu,
l'avènement de l'économie procèdent d'une gigantesque rupture avec ce
schème de la volonté (de la société comme voulue) qui a gouverné à des titres
divers l'ensemble des sociétés connues, d'une authentique mutation de la
teneur du lien social, engendrée par une certaine révélation de la société à elle-
même. Polanyi a une phrase très remarquable pour désigner ce renversement
du point de vue, qu'il impute, assez arbitrairement d'ailleurs à notre sens, à
Ricardo et Hegel, lesquels, écrit-il, « découvrirent sous des angles opposés
l'existence d'une société qui n'était pas assujettie aux lois de l'État, mais au
contraire assujettissait l'État à ses propres lois » (La Grande Transformation, p.
155). La découverte en question, nous la devons également à quelques autres.
Mais peu importe l'attribution. Retenons simplement l'idée : l'inversion du
fondement, la substitution à un ordre sciemment instauré, à une norme définie
et imposée par en haut, d'une organisation spontanément constituée par en
bas, selon des lois immanentes et objectives indépendantes des intentions et
des valeurs des individus particuliers. Telle nous paraît bien être la clé, pour
reprendre encore l'expression de Polanyi, des « origines politiques et
économiques de notre temps ».

L'AUTONOMISATION DE L'ÉCONOMIQUE

L'idée en un sens est au centre de l'analyse que donne L. Dumont du


dégagement de la catégorie économique. Ainsi se trouve-t-elle très directement
impliquée dans l'examen de l'œuvre économique de Quesnay qui, d'un côté,
parvient à la représentation de l'économie comme « un tout cohérent, un
ensemble constitué de parties reliées entre elles, un système de relations
logiques s'étendant à la totalité du domaine » (H. ae., 51), qui dégage
l'interdépendance de la production, du revenu et de la consommation, mais
cela, de l'autre côté, à l'intérieur d'un système global de subordination où « la
politique juste de la part de l'État est une condition nécessaire de l'ordre
économique » (H. ae., 54). D'où la significative objection d'Adam Smith que
rapporte Dumont : « L'ordre économique est plus indépendant des décisions
humaines que Quesnay ne l'a dit » (cité p. 54). C'est très justement, nous
semble-t-il, que L. Dumont soutient que pareille conception d'un système
articulé ne pouvait être atteinte au départ du point de vue même de
l'économie, mais « devait être dérivée de l'extérieur, devait résulter pour ainsi
dire de la projection sur le plan économique de la conception générale de
l'univers comme un tout ordonné » (H. ae., 51), donc s'insérer dans le cadre
traditionnel de la domination. La pensée économique de Quesnay représente
en quelque sorte la limite extrême de ce qui pouvait être conçu à l'intérieur
d'une vision classique du monde faisant de l'instance politique la clé de voûte
normative de l'ensemble social.
La rupture décisive, logiquement sinon historiquement, puisqu'il vient en
fait avant Quesnay, c'est Locke qui l'opère au travers de ce qu'on pourrait
appeler un renversement du fondement politique, qui d'en haut, du côté du
souverain, est ramené en bas, du côté des individus, dont l'autonomie première
est garantie par la propriété. À la base de la pensée de Locke, il y a une
transformation capitale dont découlent toutes les autres : une transformation
de la conception du rapport de l'homme à la nature, défini désormais comme
un rapport d'appropriation, originaire et spécifique, ne découlant plus comme
dans le cadre traditionnel de la domination, du pouvoir sur les hommes, mais
précédant tout rapport avec les autres hommes, et interdisant du même coup
de penser les relations possibles ensuite avec ceux-ci en termes de
subordination, puisque chacun se définit d'abord par sa puissance
indépendante de propriétaire. Se trouve de la sorte établie l'autonomie d'une
sphère de la richesse, de la possession, distincte de la sphère politique, en
liaison, indissolublement, faut-il aussitôt ajouter, avec une complète
transformation de la teneur de celle-ci. L'émancipation de l'économique vis-à-
vis du politique va inséparablement de pair en l'occurrence avec l'avènement
d'un pouvoir démocratique, sortant de la société et produit par elle, mais aussi,
et Dumont a raison d'y insister, second et dérivé par rapport à un ordre plus
fondamental de réalité, « inffastructurel » devrait-on presque dire, centré sur la
propriété, « c'est-à-dire sur l'individu et sur l'économique ». Si d'un côté le
politique est « élevé du statut de ce qui est simplement donné au statut de ce
qui est librement combiné et voulu », il est de l'autre côté « réduit à une
adjonction ontologiquement marginale, à construire par les hommes selon
leurs lumières » (H. ae., 71). La chaîne des raisons impliquées par la
constitution de l'économique ressort ainsi chez Locke avec une clarté
particulière : le primat conféré aux relations avec la nature (avec les choses) est
simultanément à la base de l'autosuffisance originaire prêtée à l'individu et de
l'autonomie reconnue au domaine du travail (fondement pour Locke de la
propriété) et de l'accumulation des richesses. Il sous-tend en outre le statut
démocratique, c'est-à-dire produit et ontologiquement second, du politique de
la sorte détaché de l'économique.
Chez Locke, dit L. Dumont, la subordination disparaît comme principe
social. Mais, ajoute-t-il, « elle est dans une grande mesure remplacée par
l'obligation morale » (H. ae., 76). La moralité fournit une sorte de relais
maintenant quelque chose de l'ancienne contrainte que le tout social faisait
peser sur la conduite individuelle. Et s'il y a ensuite émancipation vis-à-vis de
cette dernière entrave à la conception d'un secteur à part, sécrétant ses propres
normes, et ne connaissant en fait de lois que les nécessités internes de son
fonctionnement, ce n'est nullement par un pur et simple rejet des règles
morales, mais par un transfert beaucoup plus subtil de la moralité de la sphère
de l'impératif privé à la sphère de l'activité collective. « Il y a bien
émancipation par rapport au cours général et commun de la moralité mais elle
s'accompagne de la notion que l'action économique est par elle-même orientée
au bien, qu'elle a un caractère moral qui lui est spécial » (H. ae., 83). La morale
en vient à s'incarner dans l'économie considérée dans son ensemble, où elle
perd son caractère normatif pour revêtir l'aspect d'un « critère immanent,
empirique, à savoir le plus grand bonheur du plus grand nombre » (H. ae., 99).
On sait la formule fameuse dans laquelle Mandeville a condensé ce
déplacement : « Vices privés, bénéfices publics. » Au-delà de ce que font les
hommes en particulier, il faut considérer la résultante globale de leurs actions.
Chacun poursuit ses fins égoïstes et ses seuls intérêts matériels : ces entreprises
où les individus n'ont en vue qu'eux-mêmes et s'ignorent les uns les autres n'en
composent pas moins un ensemble harmonique, et davantage, n'en produisent
pas moins au bout du compte la prospérité générale. Dumont parle à propos
de Mandeville de l'apparition de « l'idéologème du libre commerce : il doit y
avoir un ordre spontané d'une certaine sorte » (H. ae., 91). D'un côté, la
postulation d'un tel ordre a pour effet de libérer absolument l'individu : peu
importent les passions qui le mènent, puisqu'elles conspirent en dernier ressort
à son insu au bien général. De l'autre côté, elle a pour conséquence
intellectuelle de faire apparaître sous un jour totalement inédit la nature de
l'ordre social — point dont Smith en développant les paradoxes de Mandeville
fournira une formulation systématique : comme un ordre en soi (à l'instar de
l'ordre de la nature), soustrait à la volonté des êtres qu'il englobe et qu'il meut,
caché aux individus, « invisible » dira Smith, inconscient dirions-nous plus
volontiers. Se trouve ainsi définitivement défaite l'ancienne alliance du sujet
particulier et du tout social, où chaque élément humain était censé, de par son
consentement conscient à la place et au rôle prévus pour lui dans le plan
d'ensemble, contribuer à un ordre collectif de part en part lui-même voulu, et
en particulier sciemment, explicitement instauré et reproduit en permanence
par l'autorité politique. Désormais, la scission est consommée entre l'atome
individuel qui a le droit de ne penser qu'à lui et une organisation totalisante
supposée se créer d'elle-même et marcher toute seule, en fonction de
mécanismes d'harmonisation et de régulation automatiques.
C'est en ce point que la démarche de L. Dumont nous semble marquer une
inflexion déterminante, sous forme à la fois d'un jugement de valeur et d'un
changement corrélatif du plan de l'analyse pour la suite. Voici en effet la
manière dont Dumont apprécie le statut de la régulation sociale globale
postulée par Mandeville : « ... Mandeville admet l'existence de quelque chose
au-delà et au-dehors de chaque homme particulier, qu'on peut appeler
provisoirement pour cette raison quelque chose de "social". Ce quelque chose
est le mécanisme par lequel les intérêts particuliers s'harmonisent : un
mécanisme — comme chez Hobbes, mais à un niveau non plus personnel,
mais interpersonnel, c'est-à-dire non pas quelque chose de voulu et de pensé
par les hommes, mais quelque chose qui existe indépendamment d'eux : la
"société" est ainsi de la même nature que le monde des objets naturels, une
chose non humaine, ou tout au plus une chose qui est humaine seulement
dans la mesure où les êtres humains font partie du monde naturel. » Et ceci un
peu plus loin, qui durcit encore le jugement : « En d'autres termes, si nous
pouvons dire avec Tufts que chez Mandeville, et à travers toute la période, il y a
une reconnaissance croissante de la société, nous devons immédiatement
ajouter que c'est une reconnaissance de la société dégradée, prise non plus
comme un fait de conscience, mais comme un fait de nature physique. Tout se
passe comme si la suprématie de l'individu avait été achetée à ce prix : dégrader
les relations entre les hommes au statut de faits naturels bruts » (H. ae., 101).
Ces lignes nous paraissent constituer le tournant du livre. Elles représentent un
aboutissement : une reconnaissance de ce que l'autonomisation achevée de
l'économique et le dégagement de l'individu en tant justement qu'acteur
économique qui l'accompagne impliquent d'autre part une transformation
radicale de la représentation du lien social. Le primat de l'individu, ce n'est
évidemment pas l'absence du social, c'est même une idée extrêmement
déterminée de la société. Seulement le problème est ici réglé et congédié
aussitôt que considéré : cette transformation est dégradation, abaissement des «
relations entre les hommes au statut de faits naturels bruts ». Étant clairement
sous-entendu que de reconnaissance véritable de la société, il n'est que comme
« fait de conscience », que comme « quelque chose de pensé et de voulu par les
hommes ».
Cela établi, qui bien que formulé à propos de Mandeville, s'applique autant,
suppose-t-on, à « l'immense machine aux mouvements harmonieux et réguliers
» dont parle Adam Smith, l'objet de l'investigation se restreint strictement à
l'idéologie de l'individu de la sorte consacrée par la réduction naturaliste du
social, telle que s'exprimant en particulier dans la théorie au travers de la
notion de valeur. Chez Smith et chez Marx, les deux auteurs retenus pour leur
exemplarité, L. Dumont éclaire, de façon à notre sens fort convaincante, le
travail de l'idéologie, l'opération d'une « conviction ontologique » qui
rencontre des résistances et doit lutter pour s'imposer. L'originalité de la lecture
que propose Dumont, c'est de tenir compte du conflit interne entre la
perception que Smith comme Marx ont à des titres différents du social
(comme relation ou totalité) et la nécessité qui les pousse invinciblement
néanmoins à mettre en avant « l'homme créateur de valeur » entendu comme «
l'homme individuel, dans sa relation vivante, active, avec la nature ou la
matière » (H. ae., 122).
Remarquable de ce point de vue le démontage des difficultés inextricables de
la notion de valeur chez Smith, porté d'un côté à affirmer la prééminence du
travail (donc de l'individu isolé), mais arrêté de l'autre côté — « à juste raison
», souligne Dumont — par le sentiment que la valeur ne naît en réalité que de
l'échange, et mis de ce fait dans l'impossibilité de penser, comme le feront ses
successeurs, « la valeur ou la plus-value comme déjà présente dans la
marchandise produite » (H. ae., 119). En regard de cet arrêt dans l'affirmation
individualiste apparaît ce qui sera la tâche ultérieure de la théorie : se
débarrasser de l'aspect relationnel, « et si incroyable que l'exploit paraisse, cet
aspect a été de plus en plus expurgé, par étapes successives, par Smith, Ricardo
et Marx » ; localiser la valeur de moins en moins dans la relation d'échange
entre les hommes et « de plus en plus dans les choses en tant que produites »
(H. ae., 128).
Conduite dans la même perspective, l'interprétation des oscillations de Marx
quant au sujet de la production est elle aussi d'une rare acuité. Loin des
sornettes de la « scientificité », c'est un Marx aux prises avec des directions de
pensée contradictoires que nous découvre Dumont, profondément sensible à la
dimension sociale de l'homme, et de plus en plus à certains égards au fil du
développement de son œuvre, tout prêt ainsi, à tel moment des Grundrisse,
d'admettre que c'est la société qui est le sujet de la production (H. ae., 196),
mais doublement et indéfectiblement « marié à l'individu » par sa volonté
révolutionnaire, d'une part, et les catégories majeures de l'économie qu'il
reprend à son compte, d'autre part. La démonstration est dans ses grandes
lignes convaincante, et nous pouvons tenir la thèse pour solidement établie : «
De Locke à Smith et de Smith à Marx, il s'agit tout au long de propriété, de
valeur ou de travail, par opposition à la subordination, à un ordre voulu, à
l'État » (H. ae., 199). L'économie politique, en son mouvement même de
constitution, est valorisation de la relation humaine à la nature, et au travers de
cela valorisation d'un individu réputé exister par lui-même, donc résumer en
lui l'humanité tout entière, à égalité avec n'importe quel autre de ses
semblables.

LES CONDITIONS DE L'IDÉE DE SOCIÉTÉ

Encore une fois, au plan des fondements idéologiques de la théorie


économique, l'opération de dévoilement à laquelle se livre L. Dumont est
d'une lumineuse acuité. Mais il faut se demander dans quelle mesure la
perspective d'ensemble n'est pas faussée par l'abandon en cours de route d'un
aspect du problème, envisagé tout le temps où il s'agit de la genèse de
l'économique, du dégagement d'un secteur autonome d'activité par rapport à
la société globale, et perdu de vue lorsque l'analyse passe à l'épanouissement en
théorie de la séparation accomplie, à savoir la transformation de la
représentation de la société qui accompagne le détachement de l'individu en
tant que travailleur ou producteur. Nous avons vu comment Dumont se
débarrasse expéditivement de la question à propos du mécanisme
transindividuel de l'harmonie des intérêts chez Mandeville que nous pouvons
considérer sous cet angle comme logiquement équivalent à ce que sera le
marché chez Smith : « Nous sommes invités, dit-il, à admettre l'existence dans
la société humaine d'un automatisme involontaire, d'un fait naturel » (H. ae.,
103). À la fiction de l'individu comme sujet de la production en répond par
conséquent une autre, relative à l'essence de la société, abaissée au rang de « fait
de la nature physique » comme si la société pouvait être autre chose qu'un «
fait de conscience ».
C'est un point qu'on ne peut laisser passer sans l'interroger, et que nous
oserions presque dire le point aveugle de la démarche de Louis Dumont. Pas de
difficulté s'agissant de ce avec quoi il y a rupture : en effet, avec la
subordination, avec l'ordre voulu, avec la société comme « fait de conscience »
à l'intérieur duquel la partie est supposée coïncider avec le tout dont la loi seule
compte. Ce qui fait problème, c'est la qualification de ce qui surgit de la
rupture. Y a-t-il vraiment dégradation de la dignité ontologique du social
lorsqu'on reconnaît que l'unification et l'harmonisation des intérêts particuliers
sont suspendues à l'intervention d'un mécanisme « naturel », échappant à la
conscience et à la volonté humaine ? Ou n'est-on pas fondé à l'inverse à y
discerner les débuts d'un dévoilement du social comme tel et de la
transcendance spécifique de la logique à laquelle répond son fonctionnement
par rapport à l'action des individus — dévoilement dont ce que nous appelons
aujourd'hui connaissance sociologique constitue l'exploitation systématique ?
Remarquons à ce propos que dans une société de type holiste où prévaut une
claire subordination des hommes à l'ordre d'ensemble, quoi que ce soit qui
pourrait ressembler de près ou de loin à une investigation sociologique est par
principe exclu. Le primat de la totalité implique en effet que l'ordre global où
les sujets s'insèrent est de part en part explicite, exposé, connu, de sorte
qu'aucune espèce de loi cachée réglant en profondeur la marche des affaires
collectives n'est seulement concevable. Le discours par lequel la société légitime
son organisation et toute démarche de connaissance visant l'organisation de la
société sont censés par avance devoir coïncider. Là où la société est fait de
conscience, pour reprendre les catégories de Dumont, elle est soustraite à
l'opération de connaissance, au sens du moins d'opération de mise au jour de
mécanismes régissant les phénomènes collectifs à l'insu des agents.
Il conviendrait d'ailleurs ici de prendre en compte cet autre trait capital dont
nous ne pouvons que faire mention au passage, à savoir que la subordination à
un ordre voulu dans le champ social implique nécessairement aussi la
subordination à une volonté supérieure à celle des hommes : celle d'un Dieu
ou des Dieux. C'est au travers de la conscience de l'autre Divin supposé l'avoir
instaurée et voulue comme elle est que la société se constitue en fait de
conscience. La dépendance envers la totalité sociale va de pair avec l'idée que
les hommes pris dans leur ensemble n'ont pas pouvoir (y compris le souverain,
qui veille au bon ordre des choses, mais ne le crée pas) sur l'ordre de leur
monde. L'avènement de la société des individus, c'est la reconnaissance du
pouvoir des hommes sur l'organisation de leur société, organisation qui ne leur
préexiste pas, qui n'a pas à être voulue par d'autres qu'eux, qu'ils ont
entièrement à délibérer et à produire. Ce que les philosophies du contrat
s'emploieront à thématiser tout au long du XVIII e siècle. Ne parlons pas trop
vite par conséquent d'abandon de la catégorie de l'ordre voulu : ne pourrait-on
pas dire après tout que la souveraineté selon Rousseau en constitue l'apothéose
?
Mais l'avènement de la société des individus, c'est aussi d'autre part
l'avènement de la possibilité d'une connaissance de la société se proposant d'y
discerner des régularités ou des articulations dissimulées à la conscience
immédiate des agents. Ce dont la théorie économique va fournir l'incarnation
exemplaire. D'un côté, l'action consciente des sujets particuliers poursuivant
leurs intérêts ; de l'autre côté, les mécanismes occultes assurant la cohésion et la
régulation de l'ensemble, dont l'élucidation relève d'une tâche spécialisée de
connaissance. Ce n'est que dans une société qui pose le primat, l'antériorité,
l'autosufïisance originaire de l'individu que devient concevable le
déchiffrement du social comme objet spécifique, doté d'une consistance
propre, relevant de lois internes sans commune mesure avec ce que
spontanément chacun aperçoit du fonctionnement collectif. Il est vrai qu'en
l'occurrence, chez Mandeville ou chez Smith, comme Dumont y appuie, cette
particularité n'apparaît pas le moins du monde conceptuellement, la tendance
étant plutôt, à l'opposé, à l'assimilation des mécanismes sociaux à des
mécanismes non sociaux et à la limite non-humains : la nature. N'entrons pas
dans la longue discussion qu'exigerait un point aussi épineux, et contentons-
nous d'observer que l'objection semble infiniment moins rédhibitoire dès
qu'on se préoccupe de faire la part de ce qui est intuitivement visé et de ce qu'il
est possible de nommer. L'objectivité propre des faits sociaux, après Marx,
après Durkheim, avons-nous véritablement aujourd'hui les mots qui nous
permettraient de la désigner et de la penser dans son originalité, hors de toute
référence à d'autres modes d'objectivité (comme celle des fameuses « choses »
que les faits sociaux ne seraient pas. Mais que sont-ils donc ?) ? Point guère
d'étonnement à avoir par conséquent, à notre sens, devant la réduction
conceptuelle de l'automatisme social global à un automatisme « naturel ». Elle
n'enlève rien à la portée de la scission effectuée entre le cercle conscient de
l'activité égoïste des individus et le processus « invisible » qui établit et
maintient la compatibilité générale des intérêts, et au-delà la réunion en société
de ces êtres aveugles à ce qui les tient ensemble et en droit de l'être — scission
qui constitue, à n'en pas douter, l'opération autour de laquelle la pensée
moderne du social a basculé, à partir de laquelle a pu naître quelque chose
comme une science autonome de la société, fondée sur l'aperception, pour
reprendre le terme de Dumont, de ce qu'il est un mode d'être spécial et une vie
propre de la collectivité considérée comme un tout.
Ainsi ne peut-on séparer le surgissement de la fiction individualiste de
l'avènement des conditions de possibilité de sa critique. Impossible de dissocier
l'érection idéologique de l'individu en entité prétendument première, existant
par elle-même et ne s'associant que secondairement à d'autres, et le
dévoilement de ce qu'il est une cohésion primordiale du social, antérieure à
toute conscience d'un quelconque parmi les agents sociaux et indépendante de
leur volonté à tous, la découverte aussi bien de ce qu'il est une immersion
originaire des individus dans le collectif qui les façonne entièrement à leur
insu. C'est dans la même société et en fonction en dernier ressort d'une même
nécessité intellectuelle que la théorie économique s'obstine contre l'évidence
du caractère collectif du procès de production à faire de l'individu le sujet
créateur de la valeur, et qu'un Owen découvre, comme le rappelle Polanyi, que
contre tout ce qu'on a cru jusqu'à présent en prêtant à l'individu « le pouvoir
de créer lui-même son propre caractère », c'est la société et ses prédécesseurs
qui le lui forment, la puissance du social étant telle qu'« on peut inculquer à
l'humanité n'importe quelles habitudes et n'importe quels sentiments ».
Polanyi loge plutôt pour sa part, il est vrai, cette découverte du côté de la
réaction de défense à laquelle l'utopie dévorante du marché autorégulé a
contraint la société, la logique dudit marché supposant qu'il puisse s'étendre
aux dimensions d'une société de marché et incorporer des éléments comme le
travail et la terre « qui ne sont rien d'autre que les êtres humains eux-mêmes
dont est faite toute société et l'environnement naturel dans lequel ils évoluent
», qu'il puisse donc subordonner à ses lois l'intime substance de la société (La
Grande Transformation, p. 108) — atteinte intolérable contre laquelle la société
est obligée en retour de chercher à se prémunir et en fonction de laquelle par
conséquent elle est amenée en quelque sorte à prendre conscience d'elle-même.
Mais ce qui se cristallise de la sorte, avec sans doute davantage d'acuité sur le
versant négatif (défensif ) est déjà présent de façon au moins latente sur le
versant positif (offensif ) de l'utopie, sous forme de cette décisive intuition de
base que la société tient fort bien d'elle-même ensemble sans le concours lucide
et intentionnel de ses membres. C'est dans la société où chacun n'a en vue que
lui-même (ses « intérêts ») et se pense indépendamment du tout social qu'une
entreprise d'élucidation de ce qui lie « objectivement » les individus entre eux,
sans qu'ils le sachent, devient possible, qu'un travail de dévoilement par
exemple de ce que ces individus émancipés doivent à la culture dans laquelle ils
baignent commence à prendre sens.
Avec la séparation de l'individu, se révèle un au-delà des individus : tel est le
paradoxe à prendre en compte s'agissant de cette mutation cruciale des
représentations et des valeurs. L'avènement de l'individu au plan de l'idéologie,
avec ce qu'implique la méconnaissance de la réalité sociale, cette notion d'un
être primitivement détaché, a pour contrepartie l'avènement de la société au
plan sinon de la science, du moins d'une investigation critique libérée d'une
perspective normative, capable de l'aborder dans son objectivité, et de
dénoncer entre autres l'illusion de l'individu au nom de la puissance cachée de
formation et de détermination que recèle en son autonomie l'englobant
collectif.
Impossible du reste de disjoindre ce que nous envisageons ici sous l'angle
restreint de l'économie d'un phénomène plus général incluant notamment
l'avènement d'une conscience nette ou d'une perception systématique de
l'historicité. La société des individus est en même temps la société qui se
conçoit clairement et globalement comme historique, c'est-à-dire comme
traversée et produite par un ou des processus pourvus de leur logique propre,
de leur nécessité interne, à déchiffrer au-delà et contre ce que les individus
croient mettre dans leurs faits et gestes et posséder du sens des événements où
ils sont pris. Comme la société à ce titre, où apparaît au grand jour une
certaine vérité du social jusqu'alors cachée, et nécessairement cachée à
l'intérieur de ce que L. Dumont appelle un « ordre voulu », où justement
l'ordre des choses est supposé coïncider avec ce qu'on en voit, avec ce qu'on en
sait, avec, en un mot, ce que les représentations collectives légitiment, et où en
aucun cas il ne peut être pensé comme s'engendrant à l'insu des acteurs au fil
des événements.
Pourquoi parler dès lors, à propos de l'intuition que c'est un mécanisme
invisible, involontaire, inconscient qui réunit les hommes, d'une dégradation
du statut de la société au rang de « fait naturel » ? Ce qui s'est passé avec la
séparation de l'économique et l'instauration du primat idéologique de
l'individu ne peut-il aussi bien être dit moment d'un accès d'ensemble de la
société (au travers simultanément de la démocratie, de l'historicité assumée) ou
d'une restitution de la société à son immédiate vérité pratique, occultée depuis
toujours par la subordination, par le postulat incarné qu'une société ne tient
ensemble que du fait d'une volonté qui la domine explicitement et que grâce à
l'étroite dépendance consciente de ses membres envers l'organisation qui les
comprend ? Point besoin d'une intention supérieure de cohésion, d'une
affirmation indiscutable de la primauté du tout pour qu'il y ait société : telle
est la découverte dont l'autonomisation de l'économique ne constitue encore
une fois qu'un aspect, découverte porteuse d'une façon nouvelle pour la société
d'assumer sa réalité de société, dont rien, nous semble-t-il, ne permet de poser
qu'elle représente un abaissement par rapport à celles antérieurement
prévalentes.
Et du coup, est-il sûr que nous n'ayons le choix qu'entre le pouvoir des
choses et la subordination au tout social ? Le primat idéologique de la relation
avec les choses, loin d'être condition strictement nécessaire de l'existence de la
société des individus, n'en représente-t-il pas qu'un aspect certes
historiquement essentiel, mais résorbable sans que cette puissance autonome de
cohésion du social qui autorise et sous-tend l'autonomie des individus en soit
affectée dans son principe ? Peut-être est-ce irréversiblement que nous sommes
en train de sortir de l'univers de la hiérarchie, dont le totalitarisme pourrait
n'avoir été qu'un ultime et réactif avatar.
DU CONTRAT AU MARCHÉ

C'est le grand mérite du livre de Pierre Rosanvallon, Le Capitalisme


utopique6, que de rendre à l'idée clé autour de laquelle s'est finalement
cristallisée la séparation de l'économique, celle de marché, son enjeu
authentique de « mode de représentation de la société », en la réinsérant dans la
continuité de la réflexion politique sur le contrat dont le marché serait venu en
fait résoudre les difficultés internes, au prix d'un déplacement radical de
terrain. Le concept de marché, tel qu'il se forme au XVIII e siècle, dit
Rosanvallon, n'est pas un concept technique, renvoyant à un « mode de
régulation de l'activité économique par un système de prix librement formés,
c'est un concept sociologique et politique, qui s'oppose au concept de contrat
», qui est « réponse aux problèmes non résolus par les théoriciens du contrat
social » (Cap. utop., 6). Là où Dumont s'intéresse avant tout à la progressive
affirmation du primat de l'individu, au travers de la constitution de
l'économique, Rosanvallon considère, lui, la genèse d'une appréhension
nouvelle du social : leurs démarches sont complémentaires.
Nous avons eu l'occasion de souligner, à propos de l'analyse que L. Dumont
donne de Locke, l'interdépendance, du point de vue de l'avènement de
l'individualisme, de l'émancipation de l'économique d'avec le politique (avant
toute relation politique, il y a l'existence autonome des individus propriétaires),
et de la transformation interne du politique (le fondement se trouvant ainsi
ramené du haut en bas, du souverain comme incarnation de la prééminence du
tout social à la pluralité primitive des individus associés ensuite en corps
politique). Le contrat est précisément l'instrument conceptuel avec lequel il va
s'agir de relever le défi lancé en retour par cette antériorité ontologique
reconnue à l'individu : s'il n'y a au départ que des sujets indépendants,
comment concevoir le processus qui les a rassemblés en société et, plus épineux
encore à partir de telles prémisses, comment fonder le droit de l'ensemble
collectif sur chacun de ses membres ? Le contrat est réponse au renversement
de la vision de la société en termes d'ordre voulu, pour rester toujours dans les
catégories de L. Dumont, d'antériorité et d'indépendance de l'ordre du tout
par rapport à l'avis ou au souhait des êtres particuliers : l'ordre est second, il est
délibéré, choisi, produit par les individus dans le mouvement qui les réunit en
société. Mais le remarquable des théories du contrat, c'est de répondre à la
ruine de la représentation d'une société qui tient ensemble parce qu'une
volonté supérieure d'ordre la domine, la pénètre, se subordonne étroitement
tous les éléments, en reprenant fondamentalement à leur compte le schème de
volonté comme principe actif du lien social. Il y a contrat parce qu'il y a
volonté (inspirée ou non par la nécessité) de se réunir, il y a société autrement
dit parce qu'il y a volonté de société, il y a cohésion du corps social dans la
mesure où l'individu, comprenant la coïncidence de son intérêt propre avec
l'intérêt collectif, épouse par un acte libre le point de vue contraignant de la
totalité qui l'englobe. Ce que résume la formule fameuse de Rousseau : «
L'essence du corps politique est dans l'accord de l'obéissance et de la liberté. »
L'ordre n'est plus imposé d'en haut, comme de l'extérieur des volontés
particulières, il ne suppose plus subordination de chacun au point de vue de
l'ensemble. Mais il ne va pas sans une affirmation explicite de la volonté
générale, au sein de laquelle se retrouvent unanimes et soudées toutes les
volontés particulières ; mais il implique toujours adhésion expresse des
individus au fait collectif. Aussi pourrait-on parler des doctrines du contrat
comme de formations de compromis entre l'ancien et le nouveau, dans
l'immense mouvement de transformation des représentations de la société dont
le XVIII e siècle a été le théâtre. Procédant de l'émancipation de la société du
schème de la subordination, elles ne font cependant le chemin qu'à moitié,
reconduisant pour partie l'idée du social comme « fait de conscience », dirait
Dumont, comme suspendu à l'opération d'une volonté formelle de l'établir et
de le maintenir.
Le pas supplémentaire et décisif en direction de ce que nous avons appelé
après Polanyi « découverte de la société », la mise en perspective à laquelle se
livre Rosanvallon nous semble à cet égard aussi pertinente qu'éclairante, c'est la
notion de marché qui va permettre de l'accomplir : il est un principe autonome
de cohésion du social indépendant de la volonté des individus et fonctionnant
rigoureusement à leur insu de manière à les rassembler. Le concept de marché
est très précisément ce grâce à quoi la réflexion politique est parvenue à
s'affranchir de l'idée, héritée en fait de l'univers holiste, et maintenue au travers
du concept de contrat, que l'instauration du lien social est effet d'une volonté
explicite d'y procéder.
La façon dont Smith « devient économiste dans sa philosophie », telle que
nous la restitue Rosanvallon, est à cet égard particulièrement démonstrative.
Nulle rupture, dit Rosanvallon, entre le philosophe de la Théorie des sentiments
moraux, en quête du lien de sympathie entre les hommes qui constitue le
fondement naturel de l'ordre social, et l'économiste de La Richesse des Nations,
qui systématise la notion d'un mécanisme général d'harmonisation des
égoïsmes privés et des intérêts particuliers au travers de l'échange. « C'est de
l'intérieur même de la problématique de la Théorie des sentiments moraux que
naît la question économique, du sein même de sa limite » (Cap. utop., 40).
Smith commence en effet par postuler l'existence d'une sympathie portant
activement les individus les uns vers les autres et créant entre eux naturellement
un lien de bienveillance réciproque qui est proprement le lien de société. Il ne
s'agit plus de volonté : l'idée s'est imposée de plus en plus nettement, courant
XVIII e siècle, que ce n'est pas contre les passions, contre les mouvements
spontanés de l'âme individuelle, mais à partir de leur combinaison et de leur
jeu mutuel qu'il faut penser l'institution de la société, et Smith peut ainsi partir
de l'opinion que la société ne s'établit et ne s'impose pas nécessairement aux
dépens des forces qui meuvent d'instinct les êtres chacun de leur côté, mais est
parfaitement susceptible au contraire d'en naître et de s'en nourrir. Reste qu'il
a toujours besoin de poser l'existence d'un principe actif et positif de cohésion,
constamment à l'œuvre entre les hommes et les mobilisant tous à l'instar d'une
volonté, sans impliquer seulement comme celle-ci conscience claire du but et
contrainte par rapport à la pente de la nature, pour concevoir l'engendrement
et la perpétuation d'un état de société. Condition dont en même temps il
discerne le caractère problématique, et à laquelle il s'efforce d'entrée de trouver
une alternative — ce qui va le mener à l'économie.
Lorsqu'il n'y a plus bienveillance réciproque entre les hommes, le lien social
ne s'en maintient pas moins, pour des raisons purement égoïstes. La société,
écrit-il, « peut alors subsister entre les hommes, comme elle subsiste entre des
marchands, par le sentiment de son utilité, sans aucun lien d'affection :
quoique alors aucun homme ne tienne à un autre par les devoirs ou par les
nœuds de la gratitude, la société peut encore se soutenir, à l'aide de l'échange
intéressé des services mutuels, auxquels on a assigné une valeur convenue »
(Théorie des sentiments moraux, cité par Rosanvallon, p. 40). C'est à bon droit,
nous semble-t-il, que Rosanvallon voit dans ce texte « le vrai tournant de la
pensée de Smith », le point de passage à l'économie comme énigme résolue du
social. Comme moyen de penser l'existence d'un lien de société là où « aucun
homme ne tient à un autre par les devoirs ou par les nœuds de la gratitude »,
en dehors de toute espèce de volonté de la part de qui que ce soit de faire être
une société. Ce que condensent en langage frappé les formules archicélèbres de
La Richesse des Nations : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du
marchand de biens ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien
du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur
humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur
parlons, c'est toujours de leur avantage. » Nul n'a en vue que lui-même et
néanmoins sans que personne soit en charge d'y penser, un monde commun
s'instaure, se maintient et se reproduit. Ainsi l'économie devient-elle le terrain
emblématique où par excellence saisir ce qui fait tenir ensemble une société par
ses mécanismes propres, indépendamment de la participation intentionnelle ou
de la subordination assumée de ceux qui la composent. Foyer d'une double
émancipation et des individus désormais en droit de se penser existants par
eux-mêmes et pour eux-mêmes, et de la société d'autre part rendue de manière
analogue à elle-même, dorénavant appréhendable en sa consistance spécifique
et ses lois à part.

Du livre de P. Rosanvallon, on nous permettra dans les limites de la présente


analyse de ne retenir que ce par quoi il éclaire l'autre face du processus de
dégagement de l'autonomie de l'individu mis en lumière par L. Dumont :
l'avènement d'une nouvelle représentation du social au travers de l'économie.
Ce serait maintenant une autre tâche que de le suivre sur le terrain où il se
porte ensuite de la question des racines politiques de cette séparation de
l'économique. L'accord sur ce point est général entre nos auteurs. Dumont de
son côté l'indique : c'est le politique, lui-même issu comme domaine séparé
d'une différenciation d'avec le domaine de la religion qui a ensuite donné
naissance à l'économique. Polanyi souligne pour sa part combien c'est en fait
l'énorme accroissement d'un interventionnisme étatique « continu, organisé de
façon centralisée et contrôlée qui a ouvert et maintenu ouverte la route du
marché libre » (La Grande Transformation, p. 207). Rosanvallon insiste quant à
lui sur l'intime corrélation qui unit la forme politique de l'État-Nation, dans ce
qu'elle implique comme mode absolument original d'administration d'un
territoire, avec la forme économique du marché, les deux ayant en commun de
tendre logiquement à postuler un seul et même agent : l'individu.
Nul doute, nous contenterons-nous d'ajouter, que la découverte de la société
en dehors d'une volonté qui la ferait exister est étroitement liée à une
transformation du rôle de l'État et de son mode de rapport à la société,
l'instance symbolique de domination tendant à devenir de par le
développement de ses attributions effectives, instance pratique
d'administration. D'un pouvoir opérant dans l'élément de la représentation,
incarnant la volonté supérieure d'ordre dont dépend le maintien de la société,
signifiant de par son éminence la sujétion obligée des agents sociaux, on passe à
un pouvoir essentiellement fonctionnel, qui prend concrètement en charge la
dimension collective sous tous ses aspects, libère ce faisant les individus de
l'assujettissement symbolique au tout social, leur donne en quelque sorte le
droit de ne plus penser qu'ils sont en société, mais les enserre d'autre part dans
le réseau minutieux et complet tissé par son emprise gestionnaire sur la société.
Double inséparable et à ne pas perdre de vue de l'individu, tel que l'Occident
moderne l'a émancipé : la puissance pratique potentiellement totale conférée à
l'État.

1 Esprit, fév. 1978, pp. 18-54 (version française de « The modem conception of the individual »,
Contributions to Indian sociology, VIII, oct. 1965).
2 Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard,
1977 (désormais cité dans le texte H. ae.).
3 Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966.
4 Elle est intervenue depuis lors. Cf. Karl Polanyi, The great transformation. The political and économie
origins of our time [1944], trad. franç., La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983, préface de
Louis Dumont (2005).
5 Grundrisse, trad. tranç., Œuvres de Marx, t. II, p. 210.
6 Le Capitalisme utopique. Critique de l'idéologie économique, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
IX
L'EXPÉRIENCE TOTALITAIRE
ET LA PENSÉE DE LA POLITIQUE

Réfléchir sur la politique aujourd'hui, ce doit être réfléchir d'abord sur l'État
totalitaire.
N'est-il pas temps en effet de considérer dans l'État totalitaire le phénomène
qui domine notre siècle, le nouveau par excellence de notre époque, à l'image,
s'il fallait une comparaison, de la révolution industrielle du siècle dernier ?
Pouvons-nous vraiment croire que la pensée héritée nous donne les moyens de
le comprendre ? Ne faut-il pas enfin l'accepter comme réalité sans précédent et
s'efforcer d'en tirer radicalement l'impitoyable leçon ? Il est vain de s'aveugler,
après Staline, Hitler, Mao, on ne peut plus penser la chose sociale comme
avant. L'événement nous met en présence d'un révélateur historique, sous la
forme crue du renversement d'une entreprise en son contraire. Comme jamais
dans l'histoire, une société se veut, se pense et s'auto-constitue en s'édifiant sur la
base d'une science de la société : elle se fait l'absolument autre de son projet
conscient, aboutissant à la société la plus ignorante d'elle-même qui puisse être.
Mais, société qui ment, et à ce point que nul quelque part ne peut en ignorer le
mensonge (qu'il se l'avoue ou non), elle est société qui du même coup dévoile.
Ce qu'elle a eu d'imprévisible pour elle-même, elle nous le fait voir. Elle
désigne à l'attention l'impensé de sa fondation. Elle contraint à considérer des
lois jusque-là invisibles du fonctionnement social, un aspect méconnu de
l'organisation profonde de la société, et peut-être même au-delà un principe de
cohérence inaperçu de tout espace social.
Et cela, du côté de la politique. C'est l'immense leçon du fait totalitaire que
de nous révéler la politique sous un nouveau jour et que de nous reconduire à
l'interrogation d'une réalité tenue pour seconde et sans secret ni poids
déterminant. Le totalitarisme n'est même en un sens que le retour du refoulé
politique. Renaissent en lui et avec lui la question de la nature du politique et la
question de la place du politique dans le social.

MARX : DU CONFLIT DE CLASSES


À LA SOCIÉTÉ INDIVISE

Du totalitarisme, en effet, on ne peut rendre compte que du lieu politique et


par des catégories politiques.
Par un côté, l'analyse du régime qui se place sous l'invocation du marxisme
nous ramène en deçà de Marx et de son effort pour dépasser la réflexion
classique sur la société en termes d'organisation politique. Nous revenons,
encore qu'en un sens fort différent, à une pensée du monde social comme
ordre politique, renouant ainsi avec un fil qu'on aurait pu croire définitivement
coupé.
D'un autre côté, il ne s'agit que de prolonger la réflexion de Marx, et de la
radicaliser. Nous demeurons pleinement ses héritiers lorsqu'il substitue à une
problématique des modes de gouvernement une problématique du conflit civil.
Mais reste à élucider au fond ce dont il dévoile avec une acuité sans égale le
caractère central dans la vie collective : la lutte interne, le déchirement de la
société. Les questions qui nous sollicitent sont dans Marx. Qu'est-ce qui est au
principe de la lutte des classes ? Quelle est en dernier ressort la nature de ce
processus après tout infiniment étrange : le conflit radical entre agents et
groupes sociaux ? Mais nous ne pouvons aujourd'hui y trouver de réponse
qu'au-delà de Marx. Il a définitivement ruiné le présupposé commandant la
vision politique des penseurs classiques, à savoir le présupposé de l'unité
sociale. S'il y a société, c'est parce qu'il y a la possibilité d'une harmonie, d'un
accord, d'une réunion des hommes. L'essence du lien social est à chercher du
côté des formes ou des forces (le contrat ou l'intérêt, par exemple) qui
conspirent à cette claire cohésion et qui seules expriment sa vérité. La société
n'est que parce qu'elle est une, c'est-à-dire sans opposition irréductible de ses
membres. Par une prodigieuse rupture avec la raison commune, contre pareille
idée d'un conflit qui ne serait que non-sens et menace sur l'existence même
d'une communauté, Marx nous fait reconnaître dans la lutte des hommes le
principe de vie des sociétés et le moteur de l'histoire. Il nous montre la
nécessité de penser la société à partir de sa division. Seulement, dans cette voie,
il faut se porter beaucoup plus loin que lui.
Car, chez Marx, il n'y a pas de vraie question du conflit social, ou du moins
la question est supposée soluble aussitôt que posée. Établir le rôle du conflit de
classes dans l'histoire, pour Marx, c'est établir en même temps la certitude de
sa prochaine abolition. Puisque se révèle la nature conflictuelle de la société,
c'est que l'avènement de la société authentiquement une est à l'ordre du jour
comme étape prochaine du devenir humain.
Les termes de sa réflexion sur ce possible sont assez connus pour qu'il ne soit
pas besoin de s'y étendre. Si la lutte des classes est, depuis le départ, le moteur
méconnu de l'histoire, elle prend, sous le capitalisme, une figure absolument
neuve et pour ainsi dire finale.
— Le conflit des exploiteurs et des exploités parvient à une forme pure, en
quelque sorte, par la création d'une classe de producteurs entièrement
dépossédés des moyens de production. Sous l'aspect de la scission nue entre
capital et travail, la division de classe arrive à son suprême développement.
— Les conditions sont créées par voie de conséquence d'une conscience de
la lutte de classes, d'une science de l'histoire et d'une organisation des
opprimés fondée sur le savoir qu'ils ont de leur mission. S'il n'y a eu que des
sociétés de classes depuis la rupture de la communauté primitive, l'originalité
de la société capitaliste tient en ceci que la lutte des classes y prend un caractère
manifeste et conscient. Avec le capitalisme, la division de la société se révèle à
elle-même.
Ce qui implique la venue à l'horizon d'un dépassement définitif de la
scission sociale. Inutile, encore une fois, de rappeler ce que chacun connaît du
rôle assigné par Marx à cette classe des producteurs que le degré même de sa
dépossession conduit logiquement à l'instauration d'une société sans
appropriation. Je me borne à souligner la corrélation entre conscience du
conflit et proximité de sa disparition. Le fait qu'il y ait conflit ouvert dans la
société entre les travailleurs et les détenteurs du capital, le fait qu'il y ait, à cette
lumière, science possible de l'histoire (c'est-à-dire science des formes successives
d'exploitation jusqu'à sa forme dernière sous le capitalisme), tous ces faits
signifient, pour Marx, que l'advenue d'une société sans conflit est à l'ordre du
jour.
Le terme de transparence qui a pu être avancé pour rendre compte de la
visée propre à la révolution prolétarienne n'est guère adéquat. Il ne désigne pas
l'essentiel. La question n'est pas, pour Marx, celle d'une société transparente —
même si la formule se trouve dans Le Capital —, mais celle d'une société sans
antagonisme, sans déchirement intérieur, sans opposition radicale. Le
communisme : d'abord une société où il n'existerait plus d'intérêts
fondamentalement divergents entre les individus. Société une et même.
Si Marx fait éclater, par conséquent, l'idée classique d'une unité primordiale
de la société, c'est pour, en fin de compte, la retrouver. Pas un instant ne fait
doute pour lui que peut et que doit exister pareille société non-antagoniste.
Certes, l'unité n'est plus donnée première tombant sous le sens. Certes, elle est
dénoncée comme un mythe dans le présent capitaliste. Elle est à constituer,
mais elle est un terme certain. La lutte des classes est destinée à être surmontée
dans une société où il n'y aura pas d'opposition de la société à elle-même.
Voilà, à la lumière de l'expérience de notre siècle, ce qui apparaît
rétrospectivement comme le point aveugle de Marx : le postulat du caractère
second et réductible de la division sociale. C'est ce que Marx n'avait pas mis en
doute, que le marxisme incarné nous oblige à mettre en question : la possibilité
d'une société sans division.
Brève digression marxo-freudienne pour donner dans les inquiétudes
contemporaines. La découverte de Freud, par un de ses côtés au moins, peu
interrogé du reste, ou platement interprété, correspond à la découverte de
Marx. Qu'est-ce que Freud met au jour, sinon la nature contradictoire de l'être
psychique ? Qu'est-ce d'autre ainsi qu'il s'emploie à fonder au travers du
dualisme toujours plus affirmé des pulsions, jusqu'au partage que l'on sait
entre pulsion de vie et pulsion de mort ? Si Marx montre que la société
s'organise au plus profond dans un conflit, Freud révèle, lui, que le conflit est
au centre de l'organisation subjective. Cela dit, si pour Marx le conflit social
fait évidemment signe vers une société au-delà du conflit, pour Freud le conflit
psychique, organisateur ultime de l'âme, est tout aussi évidemment
irréductible. Par ce trait, la pensée de Freud est peut-être une pensée à portée
politique éminente, en tant que pensée de l'irréductible du conflit constituant
la psyché humaine. La pratique analytique se proposera pour fin de permettre
au sujet d'accéder à la vérité de sa contradiction ; elle ne saurait se donner pour
but d'éliminer l'antagonisme intérieur, forme indépassable du rapport du sujet
à lui-même. L'individu qui réconcilierait en lui pulsions de vie et pulsions de
mort n'est ni en vue ni au programme. Si le rapprochement entre Marx et
Freud paraît pleinement justifié, par conséquent, c'est à la condition de
l'entendre : Freud contre Marx.

LE PROJET TOTALITAIRE
Le lien entre la pensée de Marx et le régime politique se réclamant du
marxisme tient tout entier dans ce postulat : possibilité et imminence, au-delà
du capitalisme, d'une société sans division, d'une société délivrée de son
antagonisme intérieur. C'est sur ce postulat que repose l'édification du régime
totalitaire, et ce postulat sort bel et bien de la pensée de Marx : l'État totalitaire
est un démenti à Marx issu de la pensée de Marx.
Le schéma est bien connu encore une fois. La propriété privée des moyens
de production est au fondement de la division de la société capitaliste en
classes. Elle fait des producteurs des prolétaires réduits à vendre la seule chose
qu'ils possèdent : leur force de travail. Que l'on supprime ce fondement, et
avec lui disparaît la raison déterminant l'existence d'un antagonisme entre
capitalistes et travailleurs. À partir de là, la tâche de l'État socialiste est
clairement tracée. Par la collectivisation des moyens de production, effacer la
cause de l'existence d'une couche exploiteuse. Sur la foi de quoi, l'État
socialiste peut proclamer qu'il a supprimé ou qu'il est en voie de supprimer les
bases mêmes du conflit social. Il est l'État, qui revendique la réalisation de
l'unité sociale, et c'est en cela qu'il est spécifiquement totalitaire.
La persistance de « contradictions » est reconnue, il est vrai, durant une
phase transitoire. Mais contradictions, est-il précisé, « de type non-antagoniste
», c'est-à-dire n'appelant pas à la constitution de groupes sociaux en conflit sur
le principe même de l'organisation sociale à partir d'intérêts inconciliables.
Gestionnaires de l'économie et ouvriers peuvent à l'occasion s'opposer par
exemple. Mais, dans le cadre d'une collectivité propriétaire des moyens de
production, leurs intérêts ne sauraient être fondamentalement divergents. En
dernier ressort, ils sont forcément les mêmes.
En Chine, pourrait-on m'objecter, il n'est sans cesse question que de lutte de
classes. Mais de quelle lutte entre quelles classes s'agit-il ? De la lutte bien sûr
entre capitalistes et prolétaires, c'est-à-dire d'un résidu conflictuel de l'ancienne
société continuant de hanter la nouvelle. Inutile d'épiloguer sur le caractère
fantomatique desdits « capitalistes » et sur la fonction politique bien réelle par
contre de cette évocation permanente du Malin. Il est affirmé : le conflit
inhérent au capitalisme se poursuit jusque sous le socialisme. Il n'est pas dit : le
socialisme recrée sur de nouvelles bases un conflit de classes d'un type inédit.
Sur ce point, le dogme n'est nullement entamé. La collectivisation des moyens
de production supprime les fondements de la formation de classes antagonistes.
Le mode de production socialiste tire son originalité radicale de ce que, à la
différence de tous ceux qui l'ont précédé, il ne suscite pas de division dans la
société. La lutte de classes n'est rien d'autre qu'un héritage que la nouvelle
société a pour vocation spécifique d'abolir. La société où le prolétariat est au
pouvoir contient virtuellement la suppression de la division des sociétés en
classes : voilà qui n'est pas un instant remis en cause.
L'exemple récent du Cambodge nous ramène de manière éloquente en deçà
de ces subtilités dialectiques. Plus de finasseries sur la poursuite nécessaire de la
lutte contre d'increvables « capitalistes ». La doctrine officielle est courte,
simple et nette : il n'y a plus d'oppresseurs et d'opprimés, d'exploiteurs et
d'exploités, les classes sociales sont abolies, « il y a l'égalité, l'unité, la solidarité
». Nous savons peu de choses des méthodes mises en œuvre pour la réalisation
de ce beau programme — assez, hélas, pour en mesurer déjà l'abomination1.
Mais aurions-nous pour seul élément d'appréciation ce discours propagandiste
que nous pourrions déjà juger que nous sommes en présence d'un État
particulièrement totalitaire. C'est un trait qui ne trompe pas : plus est
proclamée l'unité sociale, moins est nuancée l'affirmation de l'identité du
peuple avec lui-même, et plus le régime est totalitaire.
Voilà le critère décisif du totalitarisme : l'affirmation de l'unité sociale.
Affirmation donc, en premier lieu, de la suppression du principe d'existence
des classes. Affirmation en second lieu de l'identité de l'État et du peuple —
sur ce point, de « l'État du peuple tout entier » au « bloc compact des
gouvernants et des gouvernés », les formules-choc ne manquent pas.
Dans la problématique marxiste, la notion d'une telle identité État-société
ne soulève pas de difficulté particulière. Disons sommairement que pour Marx
la division politique se ramène à la division sociale ou civile. S'il y a un
organisme séparé de pouvoir, c'est parce qu'il y a des classes, et plus
précisément une domination de classe à garantir. L'action de l'appareil d'État
tire sans doute une autonomie relative, d'une part, des oppositions entre
fractions de la classe dominante et, d'autre part, de la lutte de la couche
bureaucratique pour défendre ses propres intérêts. Reste que l'État lui-même
ne tire sa substance que de l'antagonisme des classes, et que, si l'on supprime le
principe de l'opposition entre exploiteurs et exploités, on supprime le principe
d'existence de l'État, destiné dès lors à se résorber dans la société.
Transitoirement, dans la période révolutionnaire, le maintien d'un appareil
d'État est indispensable pour asseoir le pouvoir de la classe ouvrière. Mais dès
que la socialisation des moyens de production est réalisée, la raison de la
séparation du pouvoir est annulée avec la cause de l'existence de classes
antagonistes. Il devient possible de procéder, par une série de courts-circuits, à
une identification générale : l'État, c'est, par la médiation du Parti, l'État de la
classe ouvrière (classe vouée à l'abolition de la division de la société en classes).
Et comme il n'existe pas d'autre couche dominée susceptible de naître après la
prise du pouvoir par la classe ouvrière, l'État c'est le peuple entier, c'est le tout
de la société. Au terme, la société s'autodéfinit dans l'État comme société
différenciée, mais homogène, multiple, mais convergente, contradictoire en
surface, mais foncièrement identique à elle-même. Vient de naître la première
société au-delà de la division.

FASCISME ET COMMUNISME
Une fois posés les termes de cette analyse, on est en mesure de saisir ce qui
fait se rejoindre fascisme et communisme2, et qui autorise à parler d'un
totalitarisme en général.
Le fascisme a son origine « théorique » dans l'idéologie bourgeoise, dont le
travail essentiel est de masquer la division sociale sous le capitalisme. Qu'est-ce
donc que l'idéologie en général, sinon ce discours spécifiquement destiné à
recouvrir dans la société les dimensions du conflit, de l'opposition radicale, de
l'altérité ? Indication, soit dit au passage, qui pourrait conduire à se demander
ce qu'est devenue aujourd'hui l'idéologie. Quels sont ici et maintenant les
discours dominants dont la fonction est d'occulter les dimensions du
déchirement et de la scission ? La réponse est loin d'être évidente. Elle
risquerait même d'être surprenante3. Sur le terrain classique de l'idéologie
bourgeoise les contours sont plus nets et le déchiffrement plus aisé. La
dénégation est franche et grossière : la lutte de classes est une doctrine
pernicieuse et par surcroît une invention d'agitateurs coupés de la réalité. En
fait, les intérêts du capital et du travail sont absolument concordants. De
même, contre ce que prétendent des esprits malintentionnés, l'État est au
service de tous les citoyens et non des seuls privilégiés. Il est du reste en parfaite
continuité avec la société, le pouvoir politique n'étant que l'expression de la
volonté des citoyens. Dans sa figure centrale, l'idéologie bourgeoise est un
discours de dénégation de la dimension conflictuelle de la société capitaliste.
Là-dessus vient se brancher un discours conservateur anticapitaliste,
reprochant précisément au capitalisme d'avoir introduit la dissension dans la
belle totalité organique et stable de la société traditionnelle. Mais il faut voir
combien ces deux discours sont faits pour entrer en composition l'un avec
l'autre : l'un cache et l'autre déplore (le conflit), l'un postule dans le présent
une concorde civile que l'autre veut rétablir (contre le capitalisme, en théorie).
Il y a croisement ou rencontre à l'origine du fascisme entre l'idéologie
bourgeoise et une pensée proprement réactionnaire. Mais c'est essentiellement
dans le prolongement de l'idéologie bourgeoise qu'il faut situer l'avènement du
fascisme.
Qu'est-ce qui va se passer en effet avec le fascisme ? Une transformation du
discours idéologique sur la société en réalité sociale, pourrait-on très
sommairement dire. Ce que dit l'idéologie sur le processus social, elle veut que
cela soit : qu'il y ait harmonie et collaboration, entre les groupes sociaux, qu'il y
ait volonté unanime des citoyens au sein de l'État. Jusque-là, l'idéologie ne
faisait que s'appliquer de l'extérieur aux faits sociaux pour en proposer une
interprétation dissimulante. Dans sa mutation fasciste, le discours bourgeois se
met à transformer la réalité sociale pour que cette réalité soit de part en part
conforme au discours. Le discours en vient de la sorte à réaliser une société qui
se sait pour ce qu'elle est, et qui colle au discours qu'elle tient sur elle-même.
Réduite à un pur effet du complot judéo-bolchevique et du relâchement
démocratique, la lutte de classes est rayée d'un trait de plume. Mais en outre
sont mises en place les structures corporatistes intégrant l'ensemble des agents
économiques, quel que soit leur rôle dirigeant ou subalterne, et matérialisant
en quelque sorte l'unité générale de leurs tâches. Encore n'est-ce pas seulement
le monde du travail qu'il s'agit d'incorporer dans la généralité de l'État. C'est
d'autre part la vie entière des individus qu'il s'agit d'organiser en vue de la
parfaite cohésion du tout social et de l'unanimité politique. Pour ce faire,
l'ensemble des institutions et des organisations où se monnaye la division du
travail social devront être rattachées organiquement à l'État, depuis l'éducation
et la science jusqu'aux sports et loisirs, en n'omettant pas les arts et lettres. «
État du peuple tout entier » ou « État total », c'est le même État : un État qui
n'a rien en dehors de lui.
À partir du refus du conflit inscrit dans l'idéologie bourgeoise, l'État fasciste
rejoint l'État censé réaliser le communisme dans une même affirmation de
l'identité de la société avec elle-même, que ce soit sous la forme de l'unité de la
société avec son vouloir politique incarné dans l'État, ou sous la forme de la
convergence des intérêts et des aspirations de l'ensemble des agents sociaux.
Dans l'un et l'autre cas surgissent des régimes également fondés sur l'ambition
d'éliminer le conflit ou de surmonter la division de la société. Aussi est-on
fondé à parler d'une complémentarité du fascisme et du communisme. Il serait
absurde de les confondre ou de tenter de les faire se recouvrir. Il serait aberrant
de ne pas les rapporter l'un à l'autre. Ils ne sont pas par hasard enfants du
même siècle, et ils sont bien le produit d'une même société, dont ils expriment
chacun à leur manière l'irrépressible tendance à se méconnaître.
L'hypothèse vaut d'ailleurs d'être risquée, selon laquelle la révolution
bolchevique de 1917 aurait littéralement révélé l'idéologie bourgeoise à elle-
même et libéré sa propre puissance totalitaire. Le choc de l'événement sur les
esprits ne saurait être trop souligné : voilà un discours révolutionnaire, tenu
pour le comble de l'irréalisme par « les hommes de bon sens », qui devient réel.
Ce n'est pas seulement que la révolution triomphe en déjouant les prévisions,
c'est qu'en sort une société qui se place sous le signe de cet Un polarisant
également l'illusion conciliatrice du discours bourgeois, et jusqu'au point de se
faire société consubstantielle au discours qu'elle tient sur elle-même.
L'avènement du régime soviétique fournit le modèle inouï d'une puissance de
l'idée à produire du social — le modèle d'une pensée qui cesse d'être pensée
parmi d'autres sur la société pour s'emparer de la réalité sociale et la forger
jusqu'à la fusion du fait social avec l'idée de la société. N'est-il pas légitime de
croire que l'ouverture de cette perspective révolutionnaire a pu avoir pour effet
en retour de révéler à l'idéologie bourgeoise sa capacité à engendrer elle aussi
une société ? Sous le coup de l'événement, il lui devient impossible d'ignorer
plus longtemps qu'elle porte en son sein une société virtuelle, qui serait
également société de l'Un et société de part en part conforme à son discours
sur elle-même. La révolution communiste montre d'un côté dans l'idéologie
un discours qui n'est que discours sur la société, contredit par la réalité et n'y
empêchant rien ; et elle offre de l'autre côté le modèle d'une société où cet
écart entre le discours et la réalité est aboli. Par là elle crée les conditions pour
que l'idéologie bourgeoise se transforme en projet fasciste. Sans l'exemple du
régime proclamant l'avènement de l'unité sociale dans le cadre du
communisme, on peut penser que la volonté de faire passer l'Un de l'idéologie
bourgeoise dans la réalité sociale n'aurait eu aucun sens.

L'ÉCHEC DU TOTALITARISME

Nous n'avons jusque-là examiné que le projet totalitaire sous son double
aspect : ambition d'une identité État-société, volonté d'abolir l'opposition de la
société à elle-même au travers de la division de classes. Nous n'avons envisagé,
autrement dit, que la visée imaginaire du totalitarisme.
Car l'extraordinaire leçon de cette tentative est qu'elle s'avère radicalement
illusoire. La société qui se dit par-delà le conflit n'est une que dans le discours
qui la commande. Et, qui plus est, mensonge et terreur vont de pair, dans la
mesure où le démenti des faits à la doctrine doit être effacé par tous les
moyens. Plier la réalité sociale à un discours qui la méconnaît ne va pas sans
une fantastique violence. Le totalitarisme, c'est très exactement l'illusion faite
coercition.
En fait d'abolition, la division sociale ressort de partout. Dans le cas du
fascisme, la chose est simple : les divisions de la société bourgeoise antérieure
persistent en dépit de l'organisation censée unir efficacement les individus
entre eux et les citoyens à l'État. Il y a seulement que tout est fait pour
empêcher qu'elles puissent se manifester sous forme de conflits sociaux par
exemple, ou même de libre regroupement des individus pour la défense de
leurs intérêts. Sous forme de distance de la direction politique aux agents
sociaux, aussi bien. D'où la mobilisation permanente, l'embrigadement des
individus, la multiplication des manifestations d'unanimité. Il ne faut pas
qu'apparaisse de séparation entre le foyer étatique de la volonté politique et les
préoccupations de la masse. De l'un à l'autre, ce doit être un même. Mais pour
être empêché de s'exprimer ouvertement, l'antagonisme des capitalistes et des
prolétaires n'en demeure pas moins sous-jacent avec ses bases concrètes.
Comme la scission entre dirigeants et dirigés n'est en rien réduite au fond par
l'obligation pour les citoyens de se montrer unanimes derrière leurs chefs.
Dans le cas du communisme, la chose est à la fois beaucoup plus complexe
et infiniment plus enseignante : la division sociale réapparaît sous une nouvelle
forme. Elle est recréée par ce système même qui se donne pour but de la
dépasser.
Car la scission entre exploiteurs et exploités, entre gouvernants et gouvernés,
renaît une fois exproprié le capital privé. Et se reconstitue en particulier avec la
bureaucratie gestionnaire et politique une nouvelle classe dominante et
exploiteuse. L'originalité de cette classe, c'est de n'exister que par l'État. C'est
l'État qui est à proprement parler dominant et exploiteur, et, partant, c'est
l'État qui crée l'opposition des classes. La division sociale est reproduite à partir
et en fonction de la division politique entre l'État et la société.
Ainsi, là où l'État est proclamé consubstantiel à la société, là où tout est fait
pour empêcher une organisation autonome de la société civile à partir des
droits classiques de réunion, d'expression et d'association, là où l'appareil
politique prend en charge la vie collective, subsiste ou renaît sous une forme
incomparablement plus accusée la séparation de l'État. Plus l'État se déclare
l'État du peuple, plus il s'approprie la société, plus il la pénètre — plus en fait
il la détruit par la terreur — et plus il se montre extérieur. Peut-être, au stade
atteint actuellement en URSS4, le signe à la fois le plus neutre et le plus criant
de sa différence est-il fourni par l'opposition entre l'apolitisme intégral des
individus et le discours politique censé conduire leur vie. Plus l'État est
politique, plus la politique est quotidiennement présente, et plus les citoyens
sont apolitiques.
Non seulement s'affirme une différence de l'État avec la société dans une
société où, à la limite, il devrait n'y avoir que l'État5, non seulement se
rétablissent les conditions d'un conflit virtuel entre dominants et dominés —
mais en outre la domination engendre une nouvelle forme d'exploitation, et les
conditions d'une divergence radicale des intérêts. Sous le signe de l'Un se
recompose un espace social conflictuel. L'antagonisme des hommes n'est pas
anéanti. Il n'est qu'interdit.
Telle est la logique autocontradictoire de l'expérience totalitaire : la division
sociale se recrée à partir de l'entreprise même qui vise à la supprimer. Lorsque
la propagande cambodgienne assure qu'il n'y a plus de classes sociales, que
faut-il entendre sinon : il y a une classe de militaires-bureaucrates qui s'assigne
pour mission exclusive de supprimer les classes. D'un côté, donc, ceux qui
suppriment les classes et, de l'autre, ceux qui supportent ladite entreprise de
suppression. A la société qui se veut unifiée, il faut un agent d'unification
complètement détaché du reste de la société pour être en mesure d'accomplir
sa tâche. Elle ne peut se donner les moyens de sa visée qu'en allant à l'inverse
de ce qu'elle vise. La société où « gouvernants et gouvernés forment un bloc
compact » est celle où la distance entre gouvernants et gouvernés est maximale.
Et les deux traits sont strictement corrélatifs : pour que les gouvernants
puissent parler de l'identité générale de la société, il leur faut absolument s'en
séparer pour la totaliser du dehors. En d'autres termes, il leur faut, pour parler,
démentir leur parole. La visée de l'indivision sociale n'a d'autre chemin pour
s'accomplir que de se retourner en son contraire. On lira là-dessus ce que
Claude Lefort, après Soljénitsyne, dit de l'Égocrate, du détachement d'un grand
Autre qu'implique la production de l'Un social6. Le même entre les hommes
est au prix d'un homme en plus, incomparable, unique, hors humanité ou seul
homme vrai.
L'échec du totalitarisme ne réside pas dans une réalisation incomplète ou
déviée de ses ambitions. Son échec, il le porte comme condition de son
effectuation : il ne se fait qu'au travers de et qui le contredit. Son moyen, ce ne
peut être que la scission de la société qu'il se propose d'abolir.

LES FONDEMENTS DE LA DÉMOCRATIE

Le problème posé en ces termes et l'attention portée sur cette visée


spécifiquement totalitaire de la société sans division, on se rend compte qu'il y
a autre chose à considérer dans la société démocratique que le pur et simple
exercice du pouvoir de classe de la bourgeoisie.
La société totalitaire apparaît donc au total comme société divisée en dépit
de son refus central de le reconnaître et d'un fantastique effort coercitif pour
réaliser l'unité de la société.
Est-ce qu'en regard la société démocratique n'est pas d'abord société qui
accepte la division ? Est-ce qu'il n'y a pas en somme à prendre en compte une
décision qui serait sous-jacente à l'organisation politique : acceptation dans un
cas et refus dans un autre ? Ne sommes-nous pas portés vers un processus social
profond où se jouerait une véritable prise de position inconsciente de la société
vis-à-vis d'elle-même ? Ne serions-nous pas devant « un acte sociologique »
analogue à celui mis en évidence par Pierre Clastres sur le cas des sociétés
primitives et qui lui fait parler de sociétés contre l'État7 ? A cette transposition
près que, dans le cas de la démocratie et du totalitarisme, la société aurait à se
décider par rapport au fait qu'elle est divisée.
Ce n'est pas que dans la société démocratique bourgeoise le conflit soit
clairement et consciemment reconnu, comme j'y ai déjà insisté. Il y a tout un
travail de l'idéologie pour occulter les oppositions. Reste que l'idéologie
n'empêche pas le conflit de classes de se déployer effectivement, comme la
séparation entre gouvernants et gouvernés de s'affirmer. N'est-ce pas que
derrière le discours officiel joue autre chose que l'intention proclamée, à savoir
la logique d'un processus social dont nul n'a la maîtrise et qui n'est à
proprement parler conscient pour personne ? Tout se passe au fond comme s'il
était admis que la scission sociale est indépassable, bien qu'elle soit partout
déniée dans le discours de la classe dominante et des dirigeants politiques. Par
rapport à un système totalitaire placé sous le signe de l'illusion, la démocratie
se révèle sous le signe du réalisme — réalisme à l'égard de l'antagonisme qui la
travaille.
Ni l'équilibre d'un rapport de force entre classes, ni la volonté de ruse des
dominants ne permettent de rendre compte de l'origine des libertés
démocratiques. N'est-ce que par défaut de pouvoir que les classes possédantes
n'ont pas tenté sous le capitalisme l'écrasement systématique du mouvement
ouvrier ? Ce n'est pas faute en tout cas de sensibilité au mirage totalitaire d'une
société où les ouvriers ne s'opposeraient pas aux patrons et où les citoyens
seraient tous comme un seul homme derrière les gouvernants. Mais force est de
constater, en regard de l'exemple totalitaire, que les classes bourgeoises n'ont
finalement pas tenté d'organiser la société en fonction de leur discours et de
leur rêve. Que d'un autre côté ce soit dans la lutte politique qu'aient été gagnés
les droits permettant au conflit des citoyens de s'organiser en partis, syndicats
et associations de toute espèce est incontestable. Mais n'ont-ils véritablement
été qu'arrachés par la force ? Peut-on valablement croire que les classes
dominantes n'avaient pas les moyens de les refuser ? Ou la demande
démocratique n'a-t-elle pas triomphé au lieu d'être implacablement étouffée
parce que pourvue d'un sens dépassant les stricts intérêts des groupes sociaux
en présence, et procédant de la logique d'un processus dont la clé n'est détenue
par personne ? La société démocratique n'est pas la résultante d'une dynamique
naturelle des forces sociales. Elle n'est pas davantage le produit d'une volonté
consciente. Elle procède d'une disposition sociale inconsciente que le
totalitarisme nous fait apercevoir par contraste : disposition de la société par
rapport à sa division la laissant libre de se déployer et de s'exprimer. La société
démocratique est société qui repose sur une secrète renonciation à l'unité, sur
une sourde légitimation de l'affrontement de ses membres, sur un abandon
tacite de l'espoir d'unanimité politique. Contre tout son discours explicite, elle
est société qui charge invisiblement de sens son déchirement intérieur.

LA QUESTION DE LA DIVISION SOCIALE

La division de la société : tel est le phénomène central que l'analyse du


totalitarisme nous contraint à complètement reconsidérer.
Une première question s'impose d'évidence à son propos : la division sociale
est-elle dimension réductible ?
L'entreprise de suppression de la division s'avère en effet gouvernée
entièrement par l'illusion. La société totalitaire est une société en opposition
radicale avec elle-même par-delà ce que ses maîtres proclament.
Contrairement à ce que pensait Marx, la résolution de la dimension
conflictuelle de la société n'apparaît plus après le totalitarisme comme la
destinée certaine du devenir humain. La division sociale résiste à la résorption,
au point d'échapper totalement à ceux qui prétendent l'abolir pour se
reconstituer en dépit d'eux (et par eux, qui plus est).
Questions nécessaires par conséquent : la division sociale est-elle effaçable ?
Peut-on faire plus que la dénier, peut-on la supprimer, peut-il exister
effectivement une société au-delà du conflit ?
Une seconde série de questions découle directement, du reste, de la
précédente : quelle est la nature, quel est le fondement de la division sociale ?
La collectivisation des moyens de production ne change rien au fait que la
société soit divisée. Ce n'est pas dans l'appropriation privée du capital que
réside le fondement dernier de la division de classes. En outre, la division
politique État-société ne se laisse pas dériver de la division sociale entre
détenteurs du capital et travailleurs. À l'inverse, c'est la division politique qui
crée la division sociale. La domination de classe est engendrée par la séparation
de l'État.
Voilà donc qui oblige à réinterroger la nature de la chose politique. La
scission de l'État d'avec la société ne procède pas d'une scission première qui
serait enracinée dans le système de production. La séparation de l'État se révèle
première. D'où tire-t-elle sa consistance ? A quoi tient cette division de l'État et
de la société ?
La scission en classes dans le système bureaucratique-totalitaire, si elle a
évidemment pour aspect principal un aspect économique, n'a pas pour
fondement l'économie, mais la politique. Encore la division de classes ne se
laisse-t-elle pas purement et simplement rabattre sur la scission politique.
Intimement dépendante de la séparation de l'État, elle n'en conserve pas moins
une figure spécifique. Quelle est la raison d'être d'une telle division de classes ?
Et d'où sort en général l'opposition des classes au sein de la société ?
En d'autres termes, peut-on dériver de quelque chose dans la société le
phénomène de la division de la société en dominants et dominés, en
exploiteurs et exploités ? Une fois établi le caractère intenable de la réponse de
Marx avec l'impossibilité de ramener à un fondement économique la scission
sociale, le problème est-il de chercher un autre ordre de causes ? Ou ne s'agit-il
pas de changer complètement de démarche en renonçant à la quête d'une
source du politique ailleurs que dans le politique ?
Un saut interprétatif radical est nécessaire. Il faut prendre acte de
l'impossibilité de déduire l'antagonisme politique central et retourner
complètement les termes dont nous partions avec Marx : la division n'est ni
dérivable ni réductible. Tirée jusqu'au bout, la leçon du phénomène totalitaire,
c'est qu'il n'y a pas de sens à vouloir dériver l'État, le politique, la scission de la
société. Ils n'expriment en dernier ressort rien qui serait avant eux ; ils ne
renvoient pas à autre chose qui en livrerait la raison.
D'où l'idée d'une division originaire de la société. Il y a division originaire de
la société en ceci qu'on ne peut rapporter à aucun fondement préalablement
constitué dans la société l'antagonisme de la société avec elle-même, et qu'à
l'inverse c'est l'antagonisme de la société avec elle-même qui la fonde en tant
que société, qui lui permet d'exister, qui la fait tenir ensemble. La société est
par essence contre elle-même, elle ne se pose qu'en se posant contre elle-même,
qu'en se faisant l'Autre d'elle-même.
Division originaire : parce que l'existence de la société est inconcevable sans
la division politique. La possibilité d'une société est suspendue au fait de sa
division. La division est à l'origine de la société.
Avec la division politique, de la société, c'est le noyau de l'être-social que
l'on atteint. Non pas une forme particulière de la société, mais un mode
primordial de cohérence de tout espace social, en fonction duquel deviennent
ensuite possibles des systèmes institutionnels parfaitement divers. Ce qu'il
s'agit donc de montrer, c'est que le social se constitue dans le politique, selon
ces deux axes de la séparation d'un pouvoir et de la lutte des hommes autour
de la divergence de leurs intérêts. La fonction de ces oppositions n'est autre
que la production d'un espace collectif. La société se donne à elle-même en se
coupant de ce dehors incarné dans l'instance de pouvoir qui se retourne contre
elle. De même s'engendre-t-elle comme société au travers de l'irréductible
opposition de ses membres. Division au-dedans de la collectivité, division de la
communauté d'avec un dehors : en l'articulation de ces deux dimensions
premières se ramasse le noyau d'être politique de la société.
LE POUVOIR ET L'INSTAURATION
DE L'ESPACE SOCIAL

Il n'y a pas à ajouter à l'inventaire classique des fonctions du pouvoir dressé


par les sociologues : fonction de coercition (monopole de la violence légitime),
fonction de gestion (prise en charge d'un secteur d'intérêt collectif ), fonction
de définition (fixation de buts et détermination d'une évolution, au travers
notamment de la tâche du législateur). Une image relativement nette se dégage
de l'ensemble. Le pouvoir est l'incarnation de la généralité au-dessus des
intérêts particuliers, des visions parcellaires et de la diversité sociologique. Il est
instance régulatrice, universalisante et homogénéisante. Il est à proprement
parler le centre social et, pour glisser dans la métaphore, la tête de l'organisme
social.
Or, à une telle problématique de la centralité, doit être substituée une
problématique de l'extériorité. Cette analyse traditionnelle laisse en effet
échapper deux points du reste indissociables.
1) que le rapport du pouvoir à la société est un rapport d'opposition, et
d'une opposition commandée par la scission d'un dedans et d'un dehors ;
2) qu'au-delà de ses fonctions empiriques le pouvoir joue un rôle
d'instituant symbolique.
Tant le mode du rapport entre pouvoir et société que les effets de son action
se trouvent méconnus à ne considérer que sa position de centre fonctionnel. La
loi, la violence, l'universel : tels sont bien schématiquement les trois éléments
du pouvoir. Le Prince définit et applique la loi, il l'impose par la force et il
s'occupe des tâches d'intérêt général. Il est du côté du juste, de la contrainte et
de la connaissance de l'ensemble de la collectivité. Mais il n'y a pas que le faire
qui compte en chacun de ces ordres d'activité. Il y a aussi la représentation. Au
travers de son rôle pratique, le pouvoir représente quelque chose pour les
individus sur lesquels il s'exerce, et peut-être est-ce même l'essentiel,
finalement, de sa tâche.
Il représente quelque chose de différent au niveau le plus immédiat : la
puissance contre les individus désarmés, le savoir de l'ensemble contre les
points de vue particuliers, la légalité à laquelle tous doivent se référer contre la
loi de leur désir. Et de façon générale, on n'a pas prêté assez d'attention à cette
représentation du pouvoir comme autre à la société. Car c'est de l'essence du
pouvoir qu'il s'agit dans le spectacle du pouvoir. L'inutile au sens strict est
peut-être le plus indispensable. La nécessité la plus impérieuse du pouvoir tient
dans l'affirmation de sa vanité, c'est-à-dire dans le travail de son image. Il est
voué à l'ostentation et à l'exhibition. Et dans cette permanente démonstration
de son altérité, il n'ajoute pas un vain supplément aux tâches « pour lesquelles
on le paye » comme le dirait le bon sens populaire. Il obéit à sa vocation la plus
essentielle et se conforme à l'appel de sa fonction. L'apparat, le faste, les
cérémonies, la solennité, le prestige, la gloire : autant d'instruments dérisoires
qui sont pourtant ce au travers de quoi le pouvoir effectue le plus important de
sa tâche. Au lieu du pouvoir, l'apparence, c'est le vrai. La tentation est
légitimement très forte de ramener cet appareil de signes à un rien de sens dont
une rationalité élémentaire exigerait l'abandon. Mais sur ce point encore la
leçon totalitaire est éloquente. Car le pouvoir révolutionnaire, lui, va se
montrer sous le jour de la simplicité et de la familiarité, à distance de la ridicule
ostentation bourgeoise. Il va même aller jusqu'à l'effacement des marques de la
suprême hiérarchie. Seulement, ici aussi, les effets se font sentir d'une logique
sociale qui ne se maîtrise pas par décret. Interdits, les signes du pouvoir se
réintroduisent par la bande — signes dont Simon Leys nous décrit par exemple
en Chine le code aussi discret que rigoureux (nombre de poches aux vareuses,
de stylos, etc.) avec la quête fébrile qu'ils suscitent8. Ils sont d'autant plus
décisifs qu'il faut faire comme s'ils n'existaient pas, et d'autant plus visibles
qu'ils sont censés ne pas devoir être remarqués. Et au sommet surtout, la
simplicité du grand dirigeant se retourne de façon nécessaire en « culte de la
personnalité ». Les signes de la différence ne sont plus en effet dans l'appareil
officiel entourant le pouvoir : ils sont dans l'homme même au pouvoir. Ce n'est
plus le lieu du pouvoir qui est distingué : c'est la personne même du dirigeant
qui est intrinsèquement autre et suréminente. Ainsi, plus le pouvoir se veut
familier, plus il se fait différent. Plus il se rapproche de vous, plus il est comme
vous à distance de vous.
Le déni n'aboutit qu'à le marquer davantage : il y a une nécessité du pouvoir
qui est d'être figuration d'une altérité et signe d'un dehors. Il s'installe en
opposition à la société et cela au travers de la représentation d'une extériorité.
Le pouvoir pointe en se montrant l'Autre un lieu au-delà et en dehors de la
société, d'où celle-ci serait absolument sue, absolument rassemblée sous un
regard, absolument totalisable par l'opération coercitive, absolument
intelligible dans son fonctionnement.
La fonction du pouvoir est de produire par conséquent une identité dans
l'espace social. Par le pouvoir, il est signifié aux agents sociaux que leur société
est à savoir comme un tout et se tient comme ensemble cohérent. Cette
signification, on peut la dire symbolique. Autant de termes à justifier.
Identité sociale: en plus d'être effectivement en société les individus le savent.
Ce qui ne veut pas dire qu'ils en ont la conscience claire et permanente. Mais
qu'ils sont ouverts à une signification d'être-en-société et pris en elle. Cela
prend sens pour eux, en se rapportant au lieu du pouvoir, d'être avec d'autres
dans un même monde. On ne saurait considérer comme allant de soi cette
assurance donnée aux hommes qu'ils sont ensemble au sein d'un espace
commun. Elle est à constituer, elle est à restaurer constamment et c'est
précisément la tâche du pouvoir que de produire cette dimension d'inclusion
ou d'appartenance. Qu'il y ait pouvoir, cela signifie pour les agents sociaux que
leur ensemble collectif est intelligible, maîtrisable, ordonnable, transformable.
Cela signifie qu'ils se sentent une prise sur leur société et qu'ils savent une
action possible sur la société. La société est à comprendre et à changer : voilà ce
qu'importe dans l'espace humain la dimension du pouvoir. N'est-ce pas après
tout ce qui fait la différence radicale de la société humaine et des sociétés
animales ? Car l'individu humain n'est pas que dans sa société comme un
rouage dans un mécanisme. La société est en outre pour lui, c'est-à-dire qu'il a
une prise immédiate sur son organisation, qu'elle lui apparaît d'emblée comme
sollicitant l'interprétation, l'élucidation ou la discussion, c'est-à-dire enfin qu'il
la sait modifiable. Le propre de la société humaine, c'est d'être pourvue
d'identité, en tant qu'elle a pour repère un pouvoir, en tant qu'elle a pour
horizon une histoire.
Maintenant, pourquoi dire symbolique cet espace commun ? Sa consistance
est des plus singulières. Il n'est ni une réalité tangible, ni l'objet d'une
conscience. Il n'est pas plus concrètement visible qu'il ne relève d'une claire
connaissance. Le lien social ne se laisse pas plus objectiver qu'il ne se laisse
ramener à l'adhésion délibérée des individus à la communauté. Il est de l'ordre
d'un savoir, mais d'un savoir qui ne se sait pas lui-même. Les agents sociaux ne
se disent pas : je suis membre d'une société. Mais ils ne l'ignorent pas non plus
: cette appartenance a pour eux aussi spontanément qu'obscurément un sens.
Soit dit au passage, cette difficile articulation entre conscience et savoir non
conscient du lien social est historiquement la pierre d'achoppement des
philosophies du contrat. Qu'est-ce en effet que le moment du contrat, sinon le
moment supposé d'une possible conscience rationnelle de l'être-en-société, où
la collectivité se tient égale à elle-même dans la mesure où les individus se
savent pleinement citoyens ? La genèse de l'oppression, dès lors, est dans la
perte de conscience du lien social. Au fur et à mesure que les contractants
cessent de nettement se penser dans leur citoyenneté, la nécessité se fait plus
forte d'une instance créatrice d'un lien social coercitif. Remarquablement, dans
une telle interprétation, on oscille entre contenu de conscience (la décision
contractuelle) et fait positif (le lien forcé qu'impose le pouvoir). Ce qui est
manqué, c'est cet ordre intermédiaire de signfficanon que nous tentons de
pointer sous le nom de symbolique.
Exemple-type de la difficulté à déterminer exactement cette nature
symbolique de l'espace social : celle qui s'attache à la notion de Loi. Car ce lieu
extérieur signalé par le pouvoir et depuis lequel le tout social prend sens et
figure de tout doit être dit lieu de la Loi. Lieu depuis lequel existe une
commune mesure entre les hommes pour autant que leur vie collective se
conçoit en fonction d'une règle. S'il y a une Loi pour les hommes, c'est qu'ils
pensent leur faire par rapport au faire des autres. La règle, c'est ce qui assure la
communication et la compénétration des activités diverses des individus. Si
aucune collectivité humaine connue ne s'est passée de prescriptions à valeur
universelle, c'est parce qu'il n'y a pas d'évidence à la compossibilité des
pratiques singulières. Elle est à instaurer, et le prescriptif, c'est la communauté
rendue possible et indiquée comme telle. En même temps, comme on sait, les
systèmes de règles sont infiniment divers d'une société à l'autre (à quelques
invariants près). La Loi ne se confond pas avec les lois. Mais les lois
particulières n'ont de portée que parce qu'elles ont derrière elles cette
dimension du contraignant pour tous, dont l'universalité autorise à parler d'une
Loi. La Loi comme telle, ce n'est que la forme vide du même pour tous, du
général comprenant et s'appliquant à tout particulier. Ainsi entendue, la Loi est
une dimension qui fait sens, mais qui ne relève pas de la conscience. C'est un
repère sans contenu propre, la marque d'une identité, le signe de l'existence
d'un ordre, et à ce titre un terme symbolique.
Le pouvoir, s'il fait signe vers un dehors donnant sens à l'être-social, n'est
pas lui-même ce dehors. Il n'est efficace précisément pour le pointer que dans
la mesure où il marque bien qu'il ne l'occupe pas. Il est de son côté, sans y être
passé purement et simplement. Il est du côté de la légitimité sans être la Loi. Il
parle au nom de la Loi, mais il ne se dit pas lui-même la Loi et c'est par cet
écart qu'elle reste Loi. Il faut qu'elle soit au-delà de son représentant ou même
de son incarnation dans le monde social pour demeurer le signifiant d'un ordre
englobant le tout social. Voilà qui fait discerner la nécessité profonde
commandant l'existence d'un pouvoir : la société humaine se définit comme
espace même en se référant à un point absent. Elle pense son sens par rapport à
un lieu dont elle se sépare jusqu'à s'interdire de jamais le rejoindre. Sur ce cas
de la Loi, justement, la raison en est parlante : c'est parce que la Loi échappe à
tous qu'elle vaut pour tous. C'est parce qu'il y a un au-delà de la communauté
humaine qu'il y a communauté humaine. Elle se divise pour se faire. S'il y a du
pouvoir, c'est parce que la société se constitue à partir d'une absence que le
pouvoir est chargé de pointer. C'est constitutivement que la société reporte son
foyer de sens hors d'elle-même. Et ce n'est que dans la mesure où il y a
référence à cet au-delà que les individus sont assurés de se rencontrer dans un
même monde, dans un monde intelligible comme ensemble, dans un monde
fait de la même chair en toutes ses parties, indépendamment de la diversité des
individus.
Si ces propos paraissent incongrus, qu'on songe un instant à ce fait
extraordinaire qu'est l'universalité du phénomène religieux à travers le tout de
l'aventure humaine. Ce lieu décrit ici comme absent, ou comme vide, il n'a en
fait cessé d'être occupé, depuis qu'il y a des sociétés, par les Ancêtres et les
Dieux. Pour autant qu'on sache, jusqu'à il y a fort peu à l'échelle du cours
entier de l'histoire, l'ensemble des sociétés se sont crues faites par un Autre.
Pratiquement, partout et toujours, le lieu de la Loi et de l'intelligible a été posé
expressément ailleurs, au-delà et au-dehors. L'expérience millénaire de
l'humanité se résume pour une part essentielle dans l'idée selon laquelle la
raison d'être de l'organisation sociale n'a pas son lieu dans la société. Pourquoi
ce besoin universel d'installer le foyer du sens en extériorité ? Toute demande
de consolation mise à part, cela ne doit-il pas être rapporté plus profondément
à une extériorité constitutive ? La religion a pu perdre d'ailleurs sa fonction
d'explication et de légitimation de l'organisation sociale. La référence à un
dehors, à un lieu à distance de la société d'où elle serait sue, rassemblable et
maîtrisable, n'en subsiste pas moins, se révélant dans sa nécessité nue9.
Puisqu'il n'y a précisément plus de Dieu pour l'occuper, un pouvoir humain
peut prétendre le faire. Revient ici la question du totalitarisme. L'illusion
totalitaire par excellence, c'est la volonté d'occuper cette extériorité radicale
depuis laquelle gouverner au nom du savoir absolu sur la société en ramenant
entièrement la Loi dans l'espace humain-social. Et comme nulle autre, la
tentative totalitaire montre à quel point ce lieu est inoccupable. Lorsque le
pouvoir s'empare de la Loi, se veut la Loi, il n'y a plus de Loi — constat sur
lequel se clôt signifîcativement L'Archipel du Goulag. Un pouvoir qui par sa
prétention au savoir ne remplit plus ce rôle d'indiquer quelque chose au-delà
de lui, un pouvoir qui refuse d'avoir quelque chose au-dehors de lui, dissout
littéralement le lien social avec la dimension symbolique de l'espace collectif.
Peut-être est-ce pour partie une fonction de la terreur que de venir combler par
une omniprésence de la menace cet effacement des repères symboliques. Le
social ne trouve plus à se rendre sensible aux individus que dans la pression
coercitive.
Il est une sorte de modestie obligée du pouvoir que fait reconnaître par
contrecoup l'ambition totalitaire. C'est en indiquant un lieu du savoir sur la
société et un lieu de la Loi que le pouvoir joue son rôle d'instituant symbolique
du champ social. Encore n'indique-t-il efficacement ce lieu qu'en renonçant
ostensiblement à l'occuper. Le vrai moyen du pouvoir, c'est le deuil de la toute-
puissance.

LE CONFLIT ET LA PRODUCTION
DU LIEN SOCIAL
Prêter une fonction de constitution de l'espace social au pouvoir ne choque
pas l'évidence sensible. Il n'en va pas de même s'agissant du conflit de classes.
Car il n'y a apparemment que menace pour la cohésion d'une société dans le
fait qu'oppresseurs et opprimés entrent en conflit. À la limite, on voit même
une telle lutte risquer d'entraîner la désagrégation de la collectivité. Et pourtant
le conflit de classes joue un rôle capital d'instituant symbolique au même titre
que le pouvoir.
Contre les apparences, il est un agent essentiel de la cohésion sociale. Il est
conflit d'intérêts, certes. Mais il est surtout conflit par lequel est mise en débat
l'organisation sociale. Dans la mesure où il y a un antagonisme radical
d'intérêts, s'ouvre la possibilité d'une complète remise en cause de la manière
dont la société est faite et fonctionne. Mais dans cette même mesure où les
individus s'affrontent sur les raisons d'être et les finalités de leur société, ils
s'affirment comme membres d'une même communauté. S'il s'agit d'instaurer
une autre société, c'est bel et bien à partir de cette société-ci qui fournit un
enjeu commun aux adversaires. Si la lutte des classes sépare, elle installe aussi
un même entre les partis antagonistes. Par le conflit social, les individus et les
groupes se posent comme ennemis au sein d'un même monde. La lutte des
hommes est productrice d'appartenance et restauratrice d'une dimension de
communauté. Et communauté, remarquons-le, qui est communauté vraie en
ceci que personne n'en détient le dernier mot. L'effet implicite du conflit, en
mettant le tout en question, est de faire reconnaître que le vrai de
l'organisation sociale ne saurait être qu'en débat, et par conséquent affaire de
tous. Dans la mesure où il y a antagonisme radical, le sens du fait collectif est
ramené entre les interlocuteurs. Le sens du social n'a pas de lieu privilégié dans
la société, il est inépuisable, sa mise au jour et sa contestation ne comportent
pas de terme assignable.
De nouveau se révèle une figure de l'absence au cœur de la division sociale.
Dire qu'il y a division dans la société, c'est dire qu'il y a dimension de totalité
introduite par une absence. Il y a société par le retrait conflictuel de la
possibilité pour un individu ou un groupe de capter le sens de l'ensemble social
et de l'enclore à son profit. Il y a société en ceci qu'il n'y a pas de maître du
sens, en ceci que le sens du fait collectif, par le jeu de la scission sociale, est
destiné à demeurer écartelé entre les hommes, et non à devenir propriété de
l'un ou d'une partie d'entre eux.
Cet exemple illustre avec un relief particulier à la fois la difficulté et la
nécessité de la notion d'institution symbolique. Les agents engagés dans la
remise en cause de leur société ne se rendent assurément pas compte de ce que
leur antagonisme conspire à la création d'un même espace entre eux. Ils sont
même rigoureusement persuadés du contraire. La production symbolique d'un
univers commun n'a rien à voir à l'évidence ici avec un contenu de conscience.
Pas davantage n'a-t-elle à voir avec la constitution d'une attache effective et
manifeste entre les individus. Elle est production d'un lien dans l'élément de la
signification et au niveau de l'inconscient. Elle est institution d'une
reconnaissance chez les agents sociaux de leur appartenance à un ordre qui à la
fois les dépasse et les tient avec d'autres. Il est ainsi une cohésion primordiale
de l'espace social qui se donne en permanence par la création significative de
dimensions d'identité, d'inclusion et d'indissociation. Si l'on est fondé à parler
de l'être symbolique du social, c'est en tant que le social tient par un procès
continué de signification de soi-même comme ensemble. Et comment nommer
autrement que symbolique cette signification clé, cette signification à la fois
minimale et inépuisable du même ultime réunissant les hommes ?
L'espace social n'est pas une réalité brute une fois pour toutes donnée. Il est
constamment à instaurer. Il y a un processus profond dans la société par lequel
se constitue la cohésion sociale. Il y a une institution du social passant par le jeu
de la division sociale. Voilà à quoi sert la division de la société : à la production
continuée du social même. C'est le tenir-ensemble symbolique qui fonde le fait
même de la société qu'ont pour fonction de créer ces deux figures majeures de
la scission dans l'univers humain :
— d'un côté donc, au travers de la séparation du pouvoir, par la dépossession
; par l'installation du foyer de sens de l'espace social dans un au-delà où nul n'a
accès, et qui, en fonction de cette impossibilité même pour un agent social de
l'occuper, représente l'également valide pour tous,
— de l'autre côté, au travers de l'antagonisme radical des classes, par une
assurance inverse d'appropriation intégrale-, par l'affirmation de ce que le sens
de la société se décide entièrement entre les individus qui la composent.
Ainsi, le procès instituant passe, d'une part, par le rejet hors de soi du
principe d'intelligibilité ou d'identité de l'organisation sociale et, de l'autre, par
son retour et sa résorption en soi. Mais dans les deux cas, pour marquer une
absence, et, oserait-on presque dire, pour indiquer une égalité entre les agents
sociaux par ce qui leur est dérobé. D'un côté, l'absolue intelligibilité de
l'univers social est au-delà de nous, et nul ne peut valablement s'en vouloir le
maître. De l'autre côté, le vrai de l'ordre social est absolument entre nous et,
du coup, nul ne le possède. Nul ne peut se poser en détenteur du savoir de
l'ensemble ; d'avance, il est assuré de devoir le remettre en débat. Cette double
structure de soustraction retire tout fondement à la prétention d'une maîtrise
dernière du social, comme à la volonté d'assigner un terme à la production des
significations sociales. La division de la société s'assure d'une historicité
radicale. La scission qui traverse l'espace humain est génératrice d'une
indéfmition dernière.
Par un chemin fort différent du sien, nous rejoignons quelque chose de la
réflexion de Castoriadis : il est une indétermination du social-historique et des
significations en fonction desquelles il s'organise. Lui s'intéresse d'abord au
processus créateur de significations. Nous n'en sommes restés pour notre part
qu'au négatif, avec l'examen de la structure conflictuelle empêchant l'arrêt de
la production de significations dans le monde social. Constituée en fonction
d'une absence symbolique, la structure politique fondamentale de la société est
telle, en effet, que la définition de l'organisation collective est en dernier ressort
immaîtrisable, et par conséquent tâche aussi inépuisable qu'interminable. Le
monde social est voué par son écartèlement constitutif à l'accueil du nouveau :
nul n'y saurait tenir le pouvoir d'arrêter l'élucidation de l'énigme collective et
la volonté d'y amener au jour l'inédit radical. Le déchirement est aussi
ouverture, indétermination, création.

Comme jamais dans l'histoire, le totalitarisme nous oblige à penser contre


notre désir. Il nous force à concevoir que ce que nous haïssons et dont nous
voulons la fin a de solides raisons d'être. Nous ne pouvons plus croire après lui
que l'opposition entre les hommes et l'oppression dont elle est inséparable ne
constituent qu'un détour du processus historique où elles se trouveront
nécessairement surmontées. Nous ne pouvons plus même nous limiter à ne
voir dans la scission de la société qu'une forme sociale après tout contingente.
La division sociale intéresse le processus même par lequel se donne un espace
social. Elle fournit sa matrice à l'être-social. Avec le pouvoir et le conflit, nous
touchons aux éléments premiers qui ont jusqu'à présent permis aux sociétés
d'exister, au noyau d'être de toutes les sociétés connues.
Cela dit, le problème politique non seulement reste entier, mais encore
acquiert une acuité inégalée. Car si nous devons reconnaître une nécessité au
rôle de la division sociale dans ce qu'ont été les sociétés humaines, nous ne
pouvons pour autant la pourvoir d'un sens qui nous permettrait de nous en
accommoder. Il n'y a pas de sens à la domination. Elle n'a pas de légitimité
intrinsèque. Nous savons seulement, et d'un cruel savoir, qu'elle n'est pas rien,
qu'au contraire elle remplit une fonction décisive dans la production du social
même. Savoir qui ne nous accorde pas le repos, comme si nous avions à nous
résigner à la vérité une fois pour toutes atteinte de la physique sociale. Que
voudrait dire d'ailleurs vivre avec la loi d'une société en s'interdisant d'y
toucher sous le prétexte de son intangibilité fondée en raison ? Nous
découvrons une nécessité du pouvoir et du conflit. La nécessité d'abolir cette
nécessité avec l'instauration d'une société sans oppression ni opposition entre
les hommes ne nous en tient pas moins.
Seulement, nous ne pouvons pas ignorer — et nous nous devons de ne pas
l'ignorer, car ici l'illusion, c'est la terreur certaine — à quoi nous touchons au
travers d'une telle entreprise. Ce n'est ni plus ni moins que du principe de
cohérence et du noyau d'être des sociétés telles qu'elles ont existé depuis le
départ qu'il s'agit. La rupture, si elle doit être, sera avec ce qui a fait jusqu'à
nous la possibilité d'existence des sociétés. Peut-on concevoir une institution
du social qui ne passerait pas par l'opposition de la société à elle-même ? Que
serait une société qui se constituerait sans se faire l'Autre d'elle-même ?
Comment penser, comment instaurer une société qui se penserait depuis elle-
même, sans besoin d'un lieu de pouvoir, et qui saurait se mettre radicalement
en question sans la lutte imposée par l'oppression ? De la folie des tyrannies
contemporaines, une leçon de réalisme intégral a-t-elle chance d'être tirée qui
amènerait une société de raison ?

1 Ce que nous avons appris depuis a dépassé les conjectures les plus pessimistes. Voir, par exemple, le
bilan de Jean-Louis Margolin dans Le Livre noir du communisme, sous la direction de Stéphane Courtois,
Paris, Robert Laffont, 1997 (2005).
2 Selon l'usage courant, j'entends ici par fascisme aussi bien le nazisme que le fascisme mussolinien
proprement dit.
3 On trouvera sur ce point d'importantes indications dans l'article de Claude Lefort, « Esquisse d'une
genèse de l'idéologie dans les sociétés modernes », Textures, n° 74/8-9 (maintenant dans Les Formes de
l'histoire, Paris, Gallimard, 1978).
4 Stade à la fois d'installation dans la durée et de retombée dans la routine de la domination totalitaire,
loin de l'incandescence idéologique et répressive de la période stalinienne.
5 Souvenons-nous de la formule de Staline : assurer « le dépérissement de l'État par le renforcement de
l'État » — annuler la spécificité de l'État par l'étatisation générale.
6 Claude Lefort, Un homme en trop, Paris, Éd. du Seuil, 1976.
7 La société contre l'État, Éd. de Minuit, 1974. Voir les deux premiers chapitres du présent livre.
8 Simon Leys, Ombres chinoises, coll. 10-18, 1974 (repris maintenant dans Simon Leys, Essais sur la
Chine, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1998) (2005).
9 Pensons à ce besoin quotidiennement constatable qu'ont les individus dans notre société de se
rassurer sur l'existence d'un savoir de l'ensemble social, et dont les ramifications sont parfois
surprenantes. Un postulat permanent de rationalité est projeté sur les détenteurs du pouvoir : il y a au
moins quelqu'un là-dedans qui sait et qui veut. Il n'y a le plus souvent personne, évidemment, et, lorsque
la chose est par trop manifeste, la défaillance est comblée par le recours à un pouvoir invisible. C'est de
cette façon que les « grands monopoles » voient leur rationalité supposée (et occulte) compenser la
médiocre prestation de leurs serviteurs officiels. De façon générale, le discours « révolutionnaire » est
hanté par cette présupposition fantasmagorique d'un pouvoir et d'un savoir également absolus (« le
capitalisme a su se laisser arracher des concessions... », peut-on ainsi lire régulièrement. D'où a-t-il tiré ce
miraculeux savoir ?). Le « chef d'orchestre clandestin » n'est pas loin. Mais par l'illusion même qu'ils
véhiculent, ces propos jouent un rôle dans la socialisation symbolique : ils contribuent à pointer au-delà
du pouvoir de fait un lieu de pouvoir d'où s'exercerait un pouvoir vrai.
X
LE PROBLÈME EUROPÉEN

L'Europe avance — il est de la nature du mécanisme politique qui préside à


son unification d'avancer —, mais l'incertitude croît du même pas sur sa
méthode de construction, ses institutions, ses limites, son identité. Plus elle se
fait, moins elle sait ce qu'elle est et doit être.
C'est ce problème que les réflexions qui suivent ont pour but d'éclaircir.
Elles voudraient en proposer une formulation philosophique de nature à le
rendre mieux intelligible.
Le problème est communément ressenti. L'incertitude sur l'objet de la
construction européenne n'a cessé de grandir, en fait, depuis le tournant de
1989-1991 qui, en mettant fin au partage du continent et à la menace
soviétique, lui a ouvert d'autres horizons. Elle a fait la fortune de l'expression
lancée par Jacques Delors : « un objet politique non identifié », qui, en effet, la
résume assez bien. On ne peut plus faire comme si on savait, comme si
l'objectif était parfaitement clair, au-delà des justifications pragmatiques qui
vont, ou qui allaient, de soi : la paix plutôt que la guerre entre ennemis d'hier,
la défense commune contre un impérialisme totalitaire, la prospérité par la
coopération et les échanges dans un monde globalisé, la recherche de la taille
dans un processus d'ouverture planétaire vis-à-vis duquel les États-nations
européens se révèlent trop petits. Ces justifications sont valides et respectables,
mais elles n'épuisent pas le sujet : il y a autre chose et plus dans le projet
européen. La fuite en avant du récent élargissement à l'Est n'a fait qu'amplifier
ce défaut d'identification. Il brouille davantage encore la physionomie de ce
que pourrait être l'Europe comme construction politique. Il y a quelque chose
dans l'histoire européenne qui pousse à une unification du continent et, en
même temps, cette unification reste problématique1.
Il faut commencer par souligner, à cet égard, ce que le processus européen a
de parfaitement original à la surface du globe. Il est banal d'invoquer à son
propos, afin d'en plaider la nécessité, les exemples d'intégration économique
régionale qui se multiplient un peu partout dans le monde, en Amérique ou en
Asie. Le rapprochement n'est pas infondé, là aussi, mais il ne saisit qu'une
petite partie de la question, la moins importante. L'Alena ou le Mercosur n'ont
pas grand-chose à voir, en vérité, avec ce que représente la construction
européenne. Il est indispensable de bien en mesurer la spécificité.
Cette spécificité entretient les plus étroits rapports avec l'incertitude qui
nous intéresse. Elles peuvent se ramasser ensemble dans un dilemme qu'il est
de bonne démarche de commencer par formuler en termes politiques standards
: l'Europe ne peut être ni une simple zone de libre échange entre des États-
nations associés en vue de leur prospérité commune, ni une nation-État
fédérale unitaire. A vue humaine, l'Europe « unie » n'a pas vocation à devenir
un État-nation de rang supérieur. C'est cette tension qu'essaie de dominer la
formule proposée par Jacques Delors, à laquelle on a pu reprocher d'être un
oxymore : une fédération d'États-nations. La formule est assurément
énigmatique. Elle implique qu'il s'agit de conserver les États-nations tout en les
fédérant, ce qui ne va pas de soi, pour le moins (sans entrer dans le débat
juridique et technique, qui n'est pas indispensable ici, sur la distinction entre
fédération et confédération). Comment concevoir une union politique d'États-
nations où ils restent des États-nations ? C'est pourtant cet objet difficile à
circonscrire qu'il nous est demandé d'essayer de penser.
Il y a là un dessein, une propension, un projet qui viennent de loin, on le
sait. Il n'est pas excessif de dire qu'ils expriment le génie propre de l'histoire
européenne. Ils manifestent l'ambivalence du principe national qui constitue le
cœur de cette histoire. Il faut savoir y reconnaître un aboutissement du
laboratoire des nations qu'a été l'Europe. Car les nations ne contiennent pas
qu'un principe de division et d'affrontement, comme une vue simpliste, ancrée
dans l'expérience des guerres civiles européennes du XX e siècle, continue de le
faire croire. Elles comportent également un principe de coopération et de
pacification, davantage, un principe d'union des termes séparés. Le
cosmopolitisme est fils des États-nations autant que le bellicisme. Ce sont les
nations qui rendent possible le projet de leur réunion au sein d'un ensemble
plus vaste, d'une communauté universelle des nations basée sur l'égalité de ses
composantes et leur libre accord. Où l'on discerne, d'entrée de jeu, pourquoi la
nation européenne, qui ne serait jamais, de nouveau, qu'une nation
particulière à un niveau supérieur, n'est pas la réponse à ce qui se cherche dans
l'union des nations d'Europe. Où l'on discerne aussi les raisons du péril
d'irréalité qui menace cet universalisme. Ce qui se cherche dans cette
convergence ne comporte pas de principe de clôture, ni ne pousse à la défense
d'une patrie commune.
Sans doute est-ce en fonction de la même racine qu'il faut comprendre la
spécificité de l'universalisme européen en gestation par rapport à
l'universalisme américain. Ils relèvent de deux modèles différents.
L'universalisme américain est classiquement national. Il est le fait d'un pays qui
se pense exceptionnel dans la mesure où il se veut universel, de par les valeurs
qui ont présidé à sa fondation et à son expansion. L'universalisme européen
relève d'un modèle polycentrique, où l'universel résulte du concours des
nations sans s'incarner dans aucune, ni même dans l'ensemble qu'elles
forment. Il réside dans la visée de leur démarche de convergence. Aussi est-il
sans exclusive vis-à-vis de l'extérieur. C'est à la fois sa grandeur et sa faiblesse.

NATIONS ET CIVILISATIONS
Pour bien saisir la nature et les racines de cette propension au
rapprochement, il est nécessaire d'introduire un second terme en regard de
celui de nation : le terme de civilisation. Vieux et noble mot, usé, décoloré,
discrédité, tombé en désuétude, qui ne subsiste plus guère dans l'usage que
sous la forme de son pluriel relativiste : les civilisations. C'est au contraire dans
sa singularité substantielle d'origine que je me propose de le ressaisir. C'est de
la civilisation que je parlerai. Il est possible de restituer à la notion un sens fort
et une valeur opératoire, m'efforcerai-je de faire valoir, en la dégageant des
critiques justifiées dont elle a fait l'objet et qui ont conduit à son abandon.
Ainsi retravaillée et redéfinie, elle apporte la lumière déterminante qui dissipe
l'obscurité de notre problème. Elle permet de penser ce qui est en jeu entre les
nations. Elle est le singulier autour duquel gravite leur pluriel.
Je défendrai la thèse suivante : le problème européen est un problème
d'articulation entre les nations et la civilisation. La civilisation est le produit
commun des nations, elle les transcende ; elle est leur horizon universel. Elle
est ce qui justifie de les dépasser ; elle porte le projet d'une union où se
réaliserait ce qu'il y a de plus pur à l'œuvre au sein des communautés
particulières. Dans l'autre sens, la civilisation ne peut pas exister en elle-même
et pour elle-même indépendamment des nations ; elle a besoin de leur support
; elle les suppose comme ses agents, comme les vecteurs de son développement.
Le problème est de trouver un juste équilibre entre les deux ordres d'exigences.
Des nations qui oublient ce qu'elles visent ensemble se renient ; une
civilisation (dans le sens de la civilisation) qui veut exister dans son universalité
sans communautés politiques particulières pour la déployer risque de s'abolir.
Le problème, je l'ai dit, ne date pas d'hier. Il est formulé en termes limpides
et frappants, ainsi, quelque temps avant la Première Guerre mondiale, par un
historien de la vieille école, Charles Seignobos : « La civilisation commune crée
un courant international qui pousse les peuples à se sentir solidaires et à se
rapprocher ; les rivalités et les haines créent un courant national qui pousse les
peuples à s'isoler et à se traiter en ennemis. De la force de ces deux courants
dépendra l'avenir du monde2. »
Un siècle après, nous sommes évidemment très loin de la façon dont cette
tension se définissait à la veille du conflit qui allait marquer le paroxysme des
divisions du continent. Et pourtant, nous en sommes tout près. C'est toujours
dans les mêmes termes que le dilemme se présente au fond, même si sa
configuration pratique est aux antipodes de celle d'alors. Tellement que nous
avons intérêt, pour nous retrouver dans les ténèbres du présent, à renouer avec
cette vénérable problématique. Elle seule est à même de nous permettre de
situer l'inédit de notre situation, en la replaçant dans une perspective
historique. Les incertitudes qui nous assaillent sont le fruit d'un nouveau
développement de cette tension entre nations et civilisation qui constitue le
foyer du problème européen dans la durée. C'est ce développement qu'il s'agit
de cerner.
Il paraît possible, à cet égard, de distinguer trois configurations
particulièrement significatives du problème européen depuis le début du XIX e
siècle :
1. La civilisation par les nationalités, où l'on suppose une harmonie naturelle
entre les deux termes. La formule culmine à la mi-XIX e siècle.
2. Les nationalismes au nom de la civilisation et, en fait, objectivement, contre
la civilisation. On peut autrement dire : la civilisation victime des nations qui
prétendent la capter à leur profit. La formule correspond à l'âge des
impérialismes qui s'épanouit autour de 1900. Elle suggère qu'il existe une
contradiction entre les deux termes.
3. La civilisation sans les nations. Entendons par là, en tendance, le
dépassement des nations au profit de la civilisation. C'est la formule du
moment présent. La configuration à laquelle elle renvoie n'est pas moins
problématique, en réalité, que la précédente, dont elle constitue le symétrique
inverse. On s'en accommode plus aisément, puisqu'elle est conciliatrice quand
l'autre était belligène. Elle n'en soulève pas moins une difficulté majeure. Elle
oblige à reposer à nouveaux frais la question de l'articulation entre civilisation
et nations. Il nous est demandé, cette fois, de l'aménager de façon délibérée.
L'équilibre ne se trouvera pas tout seul.

LE TRAVAIL DE L'HISTOIRE

Ce qui lie les deux termes, la racine commune à laquelle s'alimentent les
deux phénomènes, c'est l'histoire. Nations et civilisation incarnent deux
aspects essentiels du déploiement du monde historique depuis le début du XIX e
siècle. Aussi a-t-on pris l'habitude de les regarder du point de vue du passé, de
l'œuvre des siècles et de sa sédimentation. Leur approche privilégie, dans cette
perspective, l'idée de tradition ou de façonnement dans la durée. C'est une
dimension capitale des deux phénomènes, mais qui n'en épuise pas la
définition. Le monde historique, en précisant bien ce qui le spécifie, le monde
où advient la conscience de l'histoire, c'est aussi et surtout le monde de la
production de l'histoire tournée vers l'avenir. C'est dans ce cadre que
s'épanouissent de conserve nations et civilisation. La nation se confirme, dans
l'Europe des années 1820-1830, au-delà de la politique où sa figure se dégage
d'abord — la nation des citoyens de la Révolution française — comme
communauté de projet, acteur historique collectif. C'est exemplairement le
sens de l'entreprise des historiens libéraux de la Restauration, en France. La
restitution de son passé au pays est le plus sûr moyen de le conforter dans ses
droits au présent, d'en établir la souveraineté actuelle, de l'élever au rang
d'acteur politique en mesure de décider de son futur. Encore cet acteur
historique n'est-il pas au service de n'importe quoi, non plus qu'il n'est
enfermé en lui-même. Regardée sous l'angle du passé, l'histoire est
particularisante, elle donne un résultat singulier, elle se présente comme la
concrétisation d'une individualité collective. Regardée en fonction de l'avenir,
l'histoire apparaît comme le domaine d'un universel à réaliser, au-delà de la
perpétuation de l'individualité nationale installée — ce qui n'est pas sans
retentir en retour sur la compréhension du travail du passé. C'est dans cette
perspective que s'impose la « civilisation », comme la notion de cette œuvre
universelle que l'histoire devenue consciente d'elle-même vise à concrétiser,
après lui avoir prêté corps jusque-là de manière plus ou moins inconsciente et
hasardeuse. Elle nomme, donc, ce qu'ont en partage les communautés
historiques particulières, ce dans quoi elles se reconnaissent semblablement, ce
à quoi elles contribuent de manière convergente. Plus les nations vont devenir
conscientes de ce qu'elles sont et de l'histoire qu'elles font, plus elles vont
marcher de concert vers l'universalité de la civilisation dont elles offrent des
versions particulières.
Au-delà de cette première mise en place des deux notions, il faut remonter
plus haut encore. Les nations ou, du moins, leurs embryons sont de vieilles
choses en Europe. Avant les nations au sens strict, c'est-à-dire les nations en
possession de leur concept politique et historique, tel qu'il se dégage entre
1789 et 1830, il y a les États, depuis le début du XVI e siècle, et, avant ceux-ci
encore, il y a les royaumes, les monarchies territoriales dont les points de départ
remontent au moins au XI e siècle. Afin d'éviter d'inutiles querelles, parlons de
protonations pour désigner ces formations politiques sur la base desquelles les
nations vont se définir.
Le trait capital de ces entités proto-nationales qui l'emportent dans la durée
aux dépens des pouvoirs universels, l'Empire et l'Église, c'est la pluralité.
L'essence de la nation réside dans l'existence des nations au pluriel. Elle est
inséparable de leur coexistence et de leur rivalité. Il n'y a pas de nation isolée :
l'idée ne prend sens qu'en fonction d'un commerce des nations. C'est la raison
pour laquelle on ne parvient pas à saisir un principe purement interne de
constitution des nations : elles se définissent à partir de leur diversité, elles sont
tissées de rapports les unes avec les autres.
Mais cette pluralité n'est pas une simple hétérogénéité. Non seulement les
nations particulières se découpent en Europe sur fond d'une culture commune,
romaine et chrétienne, mais elles ambitionnent toutes de capter l'universel à
leur profit. C'est ce dessein qui donne un sens profond à leurs rivalités. Cet
universel dont elles veulent s'emparer a deux faces : une face temporelle,
l'Empire, une face spirituelle, l'Église. Il n'y aurait pas eu de nations sans
l'aspiration des monarques à être « empereurs en leurs royaumes » —
l'aspiration, non pas à dilater leurs royaumes aux dimensions de l'Empire,
encore que la tentation en ait été récurrente, mais à s'élever à l'Empire dans les
limites du royaume, en investissant celui-ci de la vocation à exprimer l'unité du
genre humain qui donne son sens à l'idée impériale. Il est possible de réaliser ce
qui passait par l'Empire dans les limites d'un corps politique délimité des
autres : tel est l'implicite fondateur qui a fait des royaumes les matrices des
nations européennes. Car cette incorporation de l'universalité impériale dans
une circonscription territoriale enclenche une transformation à longue portée
tant du pouvoir que du corps politique.
L'axe religieux de cette ambition n'est pas moins important. Le dessein de
s'approprier la religion chrétienne à leur profit est consubstantiel aux
royaumes. La première phase de constitution des « nations » dans un sens déjà
moderne, même si le mot n'y est pas, passe par la « nationalisation » des
Églises. C'est le sens politique de la Réforme dans l'histoire européenne. Mais
là où la Réforme ne s'impose pas, l'aspiration n'est pas moins présente, la
France en offre l'illustration exemplaire. L'ambition du roi très chrétien est de
se subordonner l'Église gallicane. Il veut voir confluer la fidélité des chrétiens et
la fidélité de ses sujets. Le cas du très catholique roi d'Espagne est une autre
figure intéressante du même phénomène. La tendance est à l'incorporation de
la communauté de salut dans la communauté politique. La communauté des
hommes en ce monde n'a sa pleine dignité que si elle correspond à la
communauté des croyants unis dans le souci de l'autre monde, que si elle est à
la hauteur des fins suprêmes que les êtres ont à poursuivre. C'est l'autre aspect
par lequel la particularité nationale s'est chargée d'une éminente universalité,
celle des choses de la foi et des rapports avec l'au-delà.
Cette capture de l'universalité impériale et ecclésiale explique, au-delà des
purs rapports de force, le mode de coexistence concurrentielle tout à fait
original qui va régir cette pluralité de proto-nations. Le particularisme des
différentes entités politiques s'affirme en fonction d'un universalisme
revendiqué de l'intérieur de chacune. De là une compétition qui est à l'origine
du dynamisme européen. L'émulation s'y combine avec la similitude. La
confrontation se joue entre des desseins parallèles qui puisent à la même source
et se réclament de modèles semblables. Il en résulte un ensemble d'« États »
rivaux, mais ouverts les uns sur les autres, et qui, d'ailleurs, se jaugent,
s'observent, se suivent, se copient. Comme l'écrira Lorenz von Stein, tirant la
leçon rétrospective de cette entre-connaissance : « Aucun mouvement de fond
dans un peuple quelconque d'Europe n'est particulier à celui-ci. Et que ce
mouvement exerce son influence bien au-delà des frontières de la nation
particulière, cela n'est pas un phénomène fortuit3. »
Une étape importante dans la décantation de l'esprit du « système » sera
franchie lorsque ces proto-nations en viendront à définir un équilibre entre
elles, destiné à préserver leur pluralité. La proscription de la « monarchie
universelle » fournira le moyen de légitimer par la négative cette irréductible
multiplicité des entités souveraines : elle représente le bien commun sur lequel
tous peuvent s'entendre (et s'allier pour la défendre, s'il en est besoin). Les
entités étatiques et nationales, risquons le mot, sont toutes habitées par une
nécessité supérieure qui justifie leur existence distincte. Sauf que c'est la même
pour toutes. D'où la lutte pour faire reconnaître une prépondérance qui n'est
jamais seulement la prépondérance militaire. La « puissance » résume
l'ensemble des facteurs qui conspirent à mettre hors de pair un pays particulier,
que les autres s'empressent d'imiter, sur tous les plans. Le génie de ce qu'on en
arrivera à concevoir comme « de système diplomatique de l'Europe » au xviif
siècle consistera à gérer l'intensité agonistique des relations entre ces «
puissances » qui se reconnaissent quelque part comparables, au milieu de leurs
oppositions, et à ce titre égales en dignité. Peu à peu, il se dégage l'idée que ces
« nations » représentent autant de manières différentes — et légitimement
différentes — de faire la même chose, de tendre au même but.
C'est très précisément cette identité que va exprimer le terme de civilisation,
lorsqu'il émerge à la mi-xviiF siècle. Il apparaît en liaison avec la thématique du
progrès, c'est-à-dire ce qu'on pourrait appeler, pour la symétrie, la «
protohistoire ». En somme, le progrès est à l'historicité consciente ce que les
États de l'âge absolutiste sont aux nations. La civilisation, c'est le progrès
objectivé sous forme de réalisations durables et susceptibles d'accumulation.
Elle consiste à la base dans les œuvres de la raison. Son incarnation primordiale
est constituée par les progrès cumulatifs de la connaissance scientifique, et leur
irradiation sous forme de progrès de l'esprit humain en général. Cela restera le
noyau dur de l'universalité civilisationnelle. La science n'est d'aucun pays, ce
qui ne l'empêche pas d'avoir des terres d'élection ; elle relève d'une
communauté des êtres de raison aptes à en développer les puissances par-delà
les frontières. On ne saurait trop insister sur le rôle de l'universalité scientifique
dans la genèse de l'idée.
Par extension, la civilisation va désigner les applications pratiques du
perfectionnement de l'esprit, dans les arts mécaniques, dans les lois et dans les
mœurs. Il n'est rien qui ne soit susceptible d'être changé dans les manières
d'être, de se conduire et de faire par les progrès de l'intelligence humaine. La
notion de civilisation « prend », s'impose, se répand quand il se découvre qu'il
existe une cohérence globale des retombées de ce travail de l'esprit qui fait
avancer l'humanité vers le mieux dans tous les domaines. Elle est requise pour
nommer l'unité des produits de ce mouvement dont le progrès désigne la
substance et la direction. C'est, du reste, par cette perspective d'un mouvement
d'ensemble fédérant les différents registres de l'activité collective que le progrès
conduit à notre idée inclusive d'histoire, processus qui ne laisse rien de
l'humanité en dehors de lui.
En bref, il y a un mouvement dans le temps de l'esprit humain et des
communautés humaines, mouvement qui va vers le meilleur en tous domaines.
C'est la somme de ces avancées de la raison, considérées dans leurs
concrétisations aussi bien spirituelles que matérielles, qui mérite le nom de
civilisation. Est proprement pointé sous ce terme ce qu'il y a d'universel dans la
construction progressive de l'humanité dans le temps.
Le cosmopolitisme du second XVII e siècle a ses racines dans cette vision de la
marche de la civilisation. Les hommes ont en commun l'humanité, certes, mais
ils ont aussi et surtout cette œuvre qui, bien qu'ils la poursuivent dans le cadre
d'États séparés, n'a son sens qu'à l'échelle de la collectivité des États. Elle fait
plus que leur permettre de transcender la particularité de leurs appartenances ;
elle promet, « en les rapprochant dans leurs principes », de les faire coexister un
jour dans la paix4.

DES NATIONALITÉS AUX NATIONALISMES

L'âge de l'histoire va consacrer, dans un premier temps, et les nations et la


civilisation. En reconnaissant le travail générateur du temps, il va contribuer à
légitimer les formations collectives nées du devenir et pourvues par lui d'une
identité séculaire. Mais il va légitimer, de la même façon, la perspective d'une
communauté d'histoire entre les peuples européens tournant autour des
conquêtes associées de la raison et de la liberté. Rien de plus expressif, à cet
égard, que la démarche d'un Guizot qui entame son Cours d'histoire moderne,
en 1828, par « la civilisation en Europe », avant de se concentrer sur « la
civilisation en France »5.
Il est remarquable que le grand mouvement d'affirmation des nationalités
qui occupera le centre de la scène européenne de 1820 à 1870 — de
l'indépendance grecque à l'unité italienne et allemande — s'effectue pour le
principal sous le signe d'un accord entre les deux principes. Nulle
contradiction : s'il faut consacrer l'existence des nations historiques, c'est afin
d'ajouter un agent libre et efficace de plus à l'entreprise universelle de la
civilisation. Celle-ci est polyphonique. Elle est d'autant plus harmonique dans
ses résultats qu'elle mêle des voix diverses. Les chantres de l'émancipation des
peuples le répètent à l'envi. Michelet le dit, en 1846, d'une manière aussi
admirable que typique : « La patrie est l'initiation nécessaire à l'universelle
patrie6. » Mazzini, Hugo, bien d'autres multiplient les variations sur le thème.
La liberté des nations opprimées ou inconstituées accroîtra, avec la diversité du
monde, les chances de sa concorde. En intensifiant l'émulation entre les
peuples, elle augmentera la fécondité du travail identique qu'ils mènent par des
voies différentes.
On ne saurait trop souligner, en regard, la rupture que constitue l'apparition
des nationalismes, au sens exact du terme, au cours des deux dernières
décennies du XIX e siècle. Leur surgissement est à lier à cet autre phénomène
crucial de la période qu'est le déploiement des impérialismes. La première
mondialisation économique, l'ouverture du globe, lance les nations
européennes dans une course folle à la domination mondiale. Elle les
embarque dans une expansion coloniale, justifiée par leurs rivalités
économiques, tandis que leurs rivalités politiques et militaires traditionnelles
s'exacerbent sur le théâtre européen. Dans ce contexte, nationalisme et
impérialisme représentent quelque chose de tout à fait nouveau que la
perspective proposée permet de caractériser avec précision. Ils correspondent à
une lutte pour la prépondérance civilisationnelle, où chaque nation tend à se
poser comme élue de Dieu, du destin ou de l'histoire en tant qu'interprète et
agent de la civilisation. À la limite, elle se veut l'universel à elle seule. Je me
contenterai d'un échantillon du très abondant discours qu'a suscité ce moment
de démesure, juste afin de donner l'idée d'un univers mental devenu mal
imaginable. Je l'emprunte non à un idéologue en chambre ou à un publiciste
forcené, mais à un homme politique de premier plan, Joseph Chamberlain,
l'apôtre du progrès social par la « plus grande Angleterre » : « Je crois en cette
race, la plus grande des races gouvernantes que le monde ait jamais connues, en
cette race anglo-saxonne, fière, tenace, confiante en soi, résolue, que nul
climat, nul changement ne saurait abâtardir, et qui, infailliblement, sera la
force prédominante de la future histoire et de la civilisation universelle... Et je
crois en l'avenir de cet empire, vaste comme le monde, dont un Anglais ne
saurait parler sans un frisson d'enthousiasme7. »
C'est ce qui distingue le nationalisme d'un simple chauvinisme : il injecte
une puissante composante universaliste dans son exaltation particulariste. Il ne
va pas sans l'attribution d'une mission d'ordre civilisationnel au pays dont il
célèbre la vocation spécifique. Raison pour laquelle il s'associe volontiers au
dessein d'une traduction de cette suprématie dans une expansion la plus large
possible. La notion d'« empire » est à prendre à la lettre, de ce point de vue :
elle seule est à la hauteur de cette ambition qui, par nature, ultimement, ne
saurait avoir d'autres frontières que le monde. On ne peut concevoir le
colonialisme d'alors en dehors de cette dimension par laquelle il déborde, et de
loin, les motifs économiques qui lui servent d'alibi. Cela vaut pour la
colonisation intérieure : la « frontière » américaine est aussi la ligne d'avancée
de la civilisation. Notons encore au passage que le débat allemand autour des
notions rivales de Kultur et de Zivilisation relève de cette problématique. Il
illustre à merveille la combinaison de particularisme et d'universalisme qui
opère sur ce terrain. Le rejet de la Zivilisation, comme matérielle, artificielle et
mercantile, au nom de l'intériorité et de l'authenticité spirituelle de la Kultur,
est fait, d'un côté, pour mettre en valeur le génie propre de l'Allemagne (la
Kultur), mais simultanément, de l'autre côté, pour substituer un universel vrai
à l'universalité factice de la Zivilisation, l'universel que l'Allemagne se doit
d'imposer à l'échelle mondiale.
C'est cette appropriation de la civilisation par les nations qui a discrédité la
notion. Elle n'a pas survécu aux guerres menées en son nom et à ses emplois
coloniaux. D'autant que, dans le même temps, la réflexion critique dirigée
contre l'ethnocentrisme occidental a conduit à faire reconnaître la dignité des
cultures prétendument inférieures et l'essentielle pluralité des civilisations. La
relativisation de l'Occident et le rejet des nationalismes agressifs lui ont été
fatals. Et, en effet, si chaque nation se veut la détentrice, sinon exclusive, du
moins hégémonique de la civilisation, l'idée perd vite tout sens, quand elle ne
débouche pas sur la barbarie. C'est une cruelle épreuve de réalité qui a
provoqué son éclipse.

DE LA PAIX ENTRE NATIONS


AU DÉPASSEMENT DES NATIONS

Nous nous trouvons dans une configuration entièrement différente. D'abord


parce que nous sommes héritiers, en Europe, d'une « longue paix » issue des
guerres antérieures. On ne s'étonne pas assez de l'aisance avec laquelle s'est
opérée la réconciliation des ennemis inexpiables d'hier. Quoi de plus
miraculeux, pourtant, à bien y songer, que la façon dont l'idée même de guerre
entre les puissances européennes s'est effacée des esprits, mieux, est devenue
impensable, en quelques décennies ? Cette évacuation sans bruit du plus
persistant facteur de notre histoire, depuis des siècles, est liée pour partie sans
doute à la mémoire des désastres et des hécatombes ; elle a été pour partie le
fruit du rapprochement imposé par la menace soviétique ; elle sort, pour une
autre partie encore, de la prise de conscience du monde dans ses nouvelles
dimensions, qui relativise implacablement la place de l'ancien centre du monde
et frappe d'un anathème définitif la folie suicidaire de l'Europe — de la
désormais vieille et petite Europe. Toutes ces raisons comptent, mais elles
n'épuisent pas le mystère de cette conversion à la paix sans réserve ni retour.
Celle-ci procède également, me semble-t-il, des ressources internes des nations
; elle résulte pour une quantité non négligeable de l'ambivalence de leur
formule et de la face que leurs conflits avaient rejetée pour un temps dans
l'oubli. Elles se sont instinctivement souvenues, en quelque sorte, malheur
aidant, qu'elles comportaient un principe de convergence, de rapprochement,
de concordance, de liaison dans une direction commune. Les nations sont au
moins autant faites pour la paix que pour la guerre — en réalité, elles sont plus
faites pour la paix que pour la guerre, comme il se découvrira de plus en plus,
de par leur constitution interne, même si leur séparation porte en germe la
possibilité de la guerre.
Le retournement a réveillé la civilisation sans le dire, le mot étant devenu
imprononçable sous l'effet de la crise de conscience coloniale. L'absence de la
notion n'a pas empêché le fait de revenir au premier plan, en tant que vecteur
de communauté entre les nations hier ennemies. Le retour de la civilisation
s'est effectué sous son aspect le plus humble, le plus prosaïque, mais aussi le
moins sujet à discussion : l'aspect matériel de l'industrie, de la technique, des
échanges, du calcul économique. Sauf qu'il faut savoir reconnaître dans ces
données triviales la version concrète de l'universalité scientifique. C'est la ruse
de ce que nous appelons « économie » au sein de notre monde. Elle symbolise
le contraire de l'esprit, elle se présente comme l'opposé de l'idéal, alors qu'elle
en est une traduction en acte. Par son canal, l'universel de la raison a trouvé
une incarnation pratique — une incarnation qui n'a pas besoin de l'affichage
glorieux des grands principes pour diffuser efficacement son langage commun.
Sous cet angle, notons-le au passage, la défaite du communisme a été la défaite
d'un particularisme. Loin des titres « scientifiques » qu'il revendiquait, il ne
proposait qu'un patois incommunicable. Peut-être comprend-on mieux, du
reste, dans cette perspective, pourquoi sa décomposition s'est produite en
douceur. L'universalité rationnelle était l'idéal affiché du système, alors que sa
pratique le démentait. Il suffisait de vouloir réformer le communisme
conformément à ses valeurs officielles pour le détruire.
Quoi qu'il en soit, cette ressaisie du principe de civilisation par en bas, par
son expression matérielle, s'est montrée d'une efficacité incomparable. Grâce à
elle, l'Europe est parvenue à renouer avec le génie de son histoire, tout en
offrant à ses peuples la prospérité la mieux à même de recueillir leur
assentiment pacifique. À cette instauration d'un espace de l'universel concret
qui ne dit même pas son nom, l'universel muet des modes de pensée qui
président à l'action productive ou transactionnelle efficace, il s'est
progressivement ajouté, au cours de la dernière période, la reconquête d'un
universalisme civilisationnel explicite dans le registre collectif et politique :
l'universalisme du droit et de l'État de droit. L'Europe en est venue à se définir,
en même temps et en plus que comme « un grand marché », comme une
communauté de concrétisation de valeurs et de règles quant aux personnes et
quant aux institutions. Les valeurs et les règles représentant ce que toutes les
nations ne peuvent que vouloir et avouer de concert en ce qui concerne le
statut de leurs membres et leur organisation intérieure. C'est le noyau rationnel
de la thèse du « patriotisme constitutionnel » défendue par Habermas. Se
reconnaître membre d'une communauté politique et s'en sentir solidaire
implique, en effet, lorsque cette adhésion est libre, de requérir un certain
nombre de conditions quant à la constitution de cette communauté. La fidélité
du citoyen envers la chose publique n'est pas séparable de la validité reconnue
aux normes qui la régissent. Ce qu'oublie juste le patriotisme constitutionnel,
c'est le support particulier que continue de présupposer cette élévation de la
citoyenneté à l'universel. Il n'est pas seulement donné au départ pour être
ensuite transfiguré par les principes de droit valables identiquement partout. Il
est à entretenir et à reproduire de manière permanente. Qui se chargera de le
faire exister ?
Cette situation est à lire comme le résultat d'un développement de la
formule des nations qui les amène à un nouveau stade de leur histoire, à un
degré inégalé d'ouverture les unes sur les autres, à une assomption sans
précédent de ce qu'elles ont en commun, tant du point de vue de leur mode de
fonctionnement en tant que corps politiques que du point de vue du genre
d'activités auxquelles elles se dédient en tant que sociétés. Davantage, ce
développement les conduit devant la perspective de leur dépassement au sein
de ce qu'elles sont susceptibles d'être et de faire en commun. Étant donné les
similitudes qu'elles présentent et la convergence de leurs aspirations, rien ne
justifie plus leur existence séparée au regard des individus qui les composent.
Sauf que rien non plus, dans ce qui les lie ensemble, ne fournit de quoi fonder
une entité politique. Là est le dilemme inédit qui surgit avec l'ampleur inédite
atteinte par le processus de rapprochement. La civilisation, l'œuvre
civilisationnelle qui réunit les nations européennes n'est pas en elle-même
politique. Elle associe les peuples, jusqu'à les fondre, d'une certaine manière,
en abolissant leurs anciens motifs d'hostilité, mais elle ne donne pas pour
autant de quoi les constituer en une communauté d'action et de décision.
Nous nous trouvons projetés, ainsi, dans une configuration inverse de celle
qui s'installe autour de 1900, à la faveur de la première mondialisation, et qui
voit les nations européennes prétendre absorber la civilisation en elles, chacune
pour leur compte. Un siècle après, la deuxième mondialisation produit un effet
contraire. La civilisation tend, en Europe, à dissoudre les nations en elle. Ou,
pour être plus exact, elle pousse les nations, puisque l'initiative du mouvement
leur appartient, à se sublimer dans l'universalité réalisée de la civilisation dont
leur histoire moderne a accouché. Le problème est qu'il y a un point aveugle
dans ce dessein. Il achoppe sur une butée intime qui lui interdit d'aboutir.
L'approfondissement du projet européen, dans ce qu'il a de plus noble et de
plus significatif, suppose d'éclaircir cette articulation des acteurs nationaux et
du théâtre universel qui constitue leur horizon de référence. Le point à mettre
en relief, c'est que ce n'est pas son universel propre que vise l'Europe, ou
qu'elle cherche à faire prévaloir. C'est l'universel tout court, à part et
indépendamment des acteurs particuliers qui contribuent à son actualisation. Il
en est ainsi, précisément, parce qu'il y a une pluralité de contributeurs et qu'il
en découle une transcendance de l'objet de la visée par rapport à ses sources, en
même temps qu'une relativisation et un décentrement de celles-ci. C'est sur ce
point qu'il y a du sens à contraster l'universalisme européen et l'universalisme
américain. Les États-Unis tendent à s'enfermer dans leur version des mêmes
valeurs universelles. Ce qui a maintenu leur ouverture, pendant longtemps,
c'était la référence obligée aux origines européennes et l'ambition de battre
l'Europe sur son terrain, en accomplissant les promesses que le poids du passé
l'empêchait de mener à bien. L'exceptionnalisme américain continuait de se
définir par comparaison. A présent que le surclassement de l'Ancien Monde
par le Nouveau est chose acquise, en termes de puissance et de rayonnement, la
référence est de moins en moins de mise. D'où la tentation de l'autarcie, d'où
la propension à se regarder comme le foyer de concrétisation autosuffisant de la
civilisation universelle, propension renforcée par une immigration planétaire
qui fait du peuple américain une sorte de résumé des populations et des
cultures du monde et qui fonctionne comme une ratification de cette vocation
à la fois unique et valable pour tous. De là ce paradoxal épanouissement
conjoint de l'universalisme et de l'exceptionnalisme qui engendre un étrange
rapport au monde, où la bonne volonté dans sa prise en charge n'a d'égale que
l'incompréhension de ses réalités.
En revanche, il est impossible aux nations européennes d'ignorer, d'abord,
leur grande sœur d'outre-Atlantique et son puissant exemple ; il leur est
impossible d'ignorer, ensuite, leur diversité de démarches et d'histoires au
service des mêmes valeurs. L'universalisme qu'elles cultivent sur cette base en
acquiert un caractère sensiblement différent — mais non moins
problématique. Il se distingue par son souci de différencier les principes, les
valeurs ou les règles dont il se réclame de leurs incarnations sociopolitiques
contingentes. Non seulement, cela va de soi, chaque nation n'en constitue
qu'un laboratoire singulier et incomplet, mais leur ensemble lui-même n'en
représente qu'une exemplification relative et par essence ouverte. D'où le péril
de l'indéfinition, par incapacité de déterminer les limites d'un tel théâtre de
l'universalité civilisationnelle. Encore n'est-ce pas tout. Cette même
relativisation de soi de chaque unité politique par rapport aux acquis et aux
buts qu'elle partage avec ses pareilles nourrit l'aspiration à se délivrer de ces
entités encombrantes au profit de ce qui se réalise au travers d'elles. D'où la
tentation de la fuite en avant dans une dissolution des corps politiques —
dissolution en forme d'accomplissement — qui les verrait s'effacer au sein
d'une société enfin rendue à la vérité de ses seules composantes qui vaillent, la
garantie du droit des personnes et l'efficacité des mécanismes économiques.
D'où l'aspiration à une communauté supra-politique, où une « gouvernance »
globale suffirait à assurer les arbitrages et l'équilibre entre les différentes faces
de cette dynamique civilisationnelle enfin pleinement consacrée dans son
homogénéité. D'où le péril de l'autodestruction. Car la rigueur de cet
universalisme est fonction de la multiplicité et de la particularité des creusets
où il s'élabore ; sa vitalité est suspendue à la volonté de se transcender que cet
écart du particulier et de l'universel installe au cœur de chaque corps politique.
C'est à partir des nations entre lesquelles elle se divise que l'Europe peut
s'unifier conformément au génie propre de son histoire. Mais elle ne saurait y
parvenir en détruisant les nations qui sont le laboratoire du genre d'unité
auquel elle aspire. Le jour où il n'y aura plus de nations pour vouloir l'Europe,
il n'y aura plus d'Europe.

UNIVERSALITÉ CIVILISATIONNELLE,
PARTICULARISME CULTUREL

Afin d'étayer cette sommaire esquisse, il est à présent nécessaire de revenir


plus à fond sur ces deux notions de civilisation et de nation. Je voudrais
clarifier davantage en quoi ces deux dimensions de l'expérience collective
forment un couple, en quoi elles se complètent, en quoi elles renvoient l'une à
l'autre. La civilisation a besoin des nations ; la nation ne se conçoit que
projetée, en compagnie d'autres, dans l'horizon de la civilisation.
Grâce à cette articulation du particulier et de l'universel, de la forme
politique et de la matière historique, il est possible, pour commencer, de
redonner une portée opératoire au vieux concept de civilisation, en échappant
aux travers et aux naïvetés qui l'ont disqualifié.
Nous savons qu'il y a d'autres grandes civilisations que la civilisation
occidentale, mais aussi que les plus humbles, les plus petites civilisations dont il
nous est donné de rencontrer les vestiges dans les interstices des grandes
représentent des manières d'être de l'humanité infiniment précieuses à
comprendre en tant que possibles advenus au cours de l'histoire humaine, et
donc à protéger. Nous savons qu'il est aussi puéril intellectuellement que
criminel politiquement de considérer la civilisation occidentale comme la seule
digne de ce nom, et dès lors en droit d'imposer sa loi aux autres afin de les «
civiliser ». La critique de l'ethnocentrisme est l'un des acquis intellectuels
fondamentaux du XX e siècle, le principal, peut-être, et il serait aberrant d'y
renoncer. C'est plus que jamais, au contraire, le moment de tabler sur lui. C'est
à sa lumière qu'il faut envisager ce que je propose néanmoins de continuer à
appeler la civilisation, au singulier, afin d'en marquer la nature spécifique. Car
il demeure, tout esprit de domination mis à part, qu'il se développe dans
l'Occident moderne quelque chose qui dépasse l'Occident : un mode de pensée
dont l'explication rationnelle et mathématique de la nature forme le noyau. Un
mode de pensée qui ne reste pas confiné dans la connaissance scientifique, mais
qui irradie la vie sociale, s'y diffuse par le canal de la technique, s'y élargit en
mode d'action rationnel, dont le calcul économique est la forme la plus
répandue, mais non la seule, loin s'en faut. La validité universelle de ce premier
noyau est indiscutable, mais je crois que nous pouvons lui en ajouter un
second, beaucoup plus discuté, lui, dont l'universalité me semble néanmoins
plaidable. Je veux parler du principe de légitimité constitué par les droits
individuels — « les droits de l'homme », dans le langage consacré. Aucune
mathématique n'est en mesure sur ce terrain d'incarner la contrainte
rationnelle. L'assentiment intuitif des peuples devra tenir lieu de
démonstration. Il me semble que nous sommes fondés à y reconnaître le seul
principe de légitimité rationnel et universel dont nous puissions disposer dans
un monde sorti de la religion. Il y a deux solutions et deux seulement : si la
source du droit n'est pas du côté des ancêtres, de la tradition ou des dieux,
alors elle ne peut résider que dans l'égale liberté attribuée aux individus. S'il y a
controverse sur l'universalité du principe, c'est que la sortie de la religion et ses
conséquences sont loin d'être uniformément acquises.
Tels sont les deux noyaux de la civilisation, l'un ancré dans la science, l'autre
dans la politique, le premier déterminant une manière de penser et de faire, le
second une manière collective de se constituer et de fonctionner. Ils ont nourri
l'histoire de la civilisation occidentale ; ils sont aujourd'hui en passe de lui
échapper. Nous voyons bien qu'ils sont destinés à devenir les noyaux d'une
civilisation mondiale, globale ou planétaire, comment qu'on préfère l'appeler.
Cela dans la mesure où, indépendamment de toute imposition de la part de
l'Occident qui les a cultivés de manière endogène, ils font l'objet — et ne
peuvent pas ne pas faire l'objet — d'une appropriation de la part des autres
civilisations, en raison des biens qu'ils promettent. C'est ce qui distingue la
deuxième mondialisation de la première. L'ère des empires ne laissait guère de
place qu'à l'occidentalisation contrainte, les réformes de l'ère Meiji au Japon
constituant déjà, toutefois, une exception à méditer. L'inégalité dans le rapport
des forces n'a pas disparu par enchantement. Il n'empêche qu'intervient
manifestement, dans la configuration présente, autre chose que la pression
extérieure. Il existe une demande émanée de l'intérieur, dont l'exploration
attentive et dépassionnée serait une mine d'enseignements. Il est possible de
dire, sans excès de candeur, que le principal du mouvement procède d'une
aspiration à se saisir des instruments et des démarches de la modernité, à
distance, éventuellement, de l'image qu'en donnent les Occidentaux.
Cela ne veut pas dire, maintenant, que cette appropriation s'effectue dans la
joie et la bonne humeur, comme le nouvel ethnocentrisme égalitaire voudrait
nous en persuader — « Où est le problème ? Nous sommes tous modernes. »
Qu'elle soulève force douleurs et difficultés est dans la nature des choses. Le
passé européen est là pour nous rappeler ce que le remodelage civilisationnel a
pu représenter de traumatique et de quelles secousses et convulsions il s'est
accompagné. L'appropriation avance néanmoins, y compris au milieu de rejets
apparents, le rejet n'étant nulle part aussi vigoureux que parmi ceux qui sont
en première ligne dans ce travail d'incorporation. Le recrutement électif du
personnel fondamentaliste chez les esprits qui ont bénéficié d'une formation
scientifique n'a pas d'autre explication. La réaffirmation agressive de l'identité
traditionnelle est suscitée par cette acquisition des outils d'une rationalité sur
laquelle il est exclu de revenir, mais dont il faut bien se saisir à partir de ce
qu'on est, le problème restant béant de la manière de les nouer. De ce point de
vue, la diffusion planétaire des vecteurs universels de la civilisation développée
en Occident peut aller de pair avec un anti-occidentalisme identitaire et
culturel.
Si ces universaux sont susceptibles de faire l'objet d'une telle appropriation,
moins dramatique, au bout du compte, qu'on eût pu le redouter, c'est
précisément parce qu'ils n'ont pas réponse à tout, parce qu'ils ne définissent
pas une manière d'être totale. La science, le calcul, les règles de l'action
rationnelle ne dictent pas le tout des façons de penser et des façons de faire. Les
droits de l'homme ne commandent pas le tout des rapports entre les êtres et du
fonctionnement des institutions politiques. Il y a plus d'une façon de les
entendre et de les mettre en œuvre. C'est ici que nous retrouvons le
particularisme nécessaire, inéliminable. Il a présidé au développement d'une
civilisation universaliste entre les nations européennes, puis entre le Vieux et le
Nouveau Monde ; il est destiné à présider à son élargissement mondial, en
prenant une amplitude supplémentaire. La diversité des façons d'entendre,
d'appliquer et d'aménager ces principes universels est d'essence.
L'universalisme s'articule nécessairement sur des particularismes. La modernité
a toujours été multiple ; elle va le devenir bien davantage. Il y a des
démocraties, et non pas une, des systèmes de droit, des capitalismes et même des
visions de la science et de la technique. En ces domaines, il ne peut qu'y avoir
plusieurs manières de viser la même chose, des manières ancrées dans la
contingence d'histoires singulières. Il convient à cet égard de réactiver la vieille
distinction de la culture et de la civilisation, non pour continuer à opposer les
deux termes, mais au contraire afin de les accorder en les rendant
complémentaires. Il n'existe que des versions culturelles de l'universalité
civilisationnelle. Celle-ci ne se donne nulle part dans sa pureté ; elle ne
s'actualise que dans le cadre de communautés de culture où elle acquiert
chaque fois une physionomie et des expressions spécifiques, en fonction de la
continuité de l'histoire où elle s'insère. Cette pluralisation de l'universel
n'implique pas le relativisme. Soit l'exemple de la liberté. On a pu faire
ressortir, à juste titre, la diversité d'acceptions dont cette valeur politique
fondamentale était investie entre trois traditions nationales européennes : la
liberté des propriétaires à l'anglaise n'est pas la liberté aristocratique des
citoyens à la française ; elles se distinguent l'une et l'autre de la liberté
communautaire et participative à l'allemande8. Ces variantes ne relèvent pas
d'un folklore négligeable. Elles témoignent d'ententes possibles de la valeur
universelle toutes significatives du point de vue de celle-ci, en leur singularité
associée à la pesée d'un passé, et toutes à connaître et à comprendre,
idéalement, à ce titre (il en est encore d'autres, est-il besoin de le dire). Plus
l'universalité civilisationnelle progresse, plus l'arpentage cosmopolite de la
variété des contextes où elle prend sens s'impose comme un impératif.
Les nations représentent la mise en forme privilégiée de la particularité
culturelle qui accompagne inévitablement la visée de l'universalité
civilisationnelle. C'est en ce sens que la civilisation a besoin des nations. Son
déploiement requiert des communautés qui soient non seulement des
communautés de référence et de tradition, mais des communautés de choix
politique. Or c'est cela la nation, la transfiguration d'une histoire assumée au
passé en une histoire librement et collectivement forgée au futur. Trois raisons
imbriquées les unes dans les autres interviennent pour définir cette
articulation.
En premier lieu, la mise en œuvre progressive de l'universel scientifique,
économique ou politique se déroule dans le temps. Elle exige un énorme travail
de cohérence afin de nouer la nouveauté en train d'advenir avec l'héritage en
place, l'ancien permettant de lire l'inédit, l'inédit demandant de relire l'ancien.
Ce travail est d'autant plus indispensable que les universaux de la civilisation
affectent la totalité de l'existence collective sans la déterminer en totalité : il
s'agit de combler les trous et d'établir les liens qu'ils ne fournissent pas. Voilà
en quoi l'avancement de la civilisation suppose l'élaboration d'une culture au
travers de laquelle elle prend sens historiquement et socialement pour les
acteurs.
Or, en deuxième lieu, cette culture ne peut être que singulière, étant donné
les conditions dans lesquelles il y a de la signification pour nous. Nous ne
parlons pas le langage, mais des langues distinctes — si les dauphins parlent le
dauphin, comme l'observe suggestivement Jean Gagnepain, les hommes ne
parlent pas l'humain. Nous sommes ainsi faits que nous n'évoluons pas
spontanément dans l'élément de l'universel. Nous le construisons à partir et
au-delà de la particularité à laquelle nous sommes primitivement assignés.
Nous n'y accédons qu'au moyen d'un travail d'abstraction qui s'appuie sur
l'incarnation qu'il dépasse. Il faut la singularité reconnue de cette «
personnalité » culturelle par rapport à d'autres pour être en mesure de sortir de
la sienne propre et de s'élever à ce qu'elles ont en commun.
En troisième lieu, enfin, l'universel de la civilisation exige, de par sa nature,
d'être mis en œuvre de manière collectivement consciente et maîtrisée. Son
épanouissement suppose des communautés politiques dotées de la pleine
disposition d'elles-mêmes. Non seulement il se prolonge naturellement en
démocratie, par la simple logique des droits de l'homme, mais il appelle une
version forte de la démocratie, où ses incarnations collectives font l'objet d'un
façonnement délibéré. Loin de marcher toute seule, la civilisation réclame le
gouvernement en commun de ses produits. C'est par ce dernier canal qu'elle
suppose le concours des nations. Elles constituent son corrélat politique autant
que son creuset culturel et sa condition cognitive.
Dans l'autre sens, maintenant, les nations historiques et politiques n'ont de
justification aux yeux de leurs acteurs qu'en tant que communautés de
réalisation de quelque chose qui les dépasse. C'est en ce sens que les nations ne
s'entendent que tournées vers la civilisation. Une nation perd sa raison d'être
aux yeux de ses citoyens si elle s'enferme dans une solitude autarcique. Elle ne
vit que de son lien avec le dehors, que de sa participation à une aire de
concrétisation plus vaste des mêmes biens, des mêmes buts, des mêmes
principes d'activité. En un mot, elle ne tire sa substance que de son inscription
à l'intérieur d'une civilisation, dont la nature universelle la justifie dans ses
efforts pour en donner, du sein de ses limites, l'expression la plus exemplaire
possible. Expression vis-à-vis de laquelle ses membres peuvent manifester plus
ou moins d'attachement et de fierté, mais dont ils ne peuvent ignorer qu'elle
n'est pas la seule. L'émulation ne va pas sans compétiteurs.
C'est en raison de ce branchement sur l'universel que la forme nation a pu
se montrer si dangereuse à un moment donné de son histoire. Si elle n'avait
entretenu que des tribalismes autistes, le mal aurait été circonscrit. Le problème
est qu'elle charge ces égocentrismes collectifs d'une portée autrement
considérable, le cas échéant. Elle leur insuffle l'ambition de conduire
l'ensemble, au nom de l'excellence de la traduction locale des valeurs
communes. La rivalité de ces particularismes à vocation universelle en acquiert
une âpreté de lutte sans merci pour la suprématie, quand elle ne rallume pas
des appétits de domination sans mesure. La nation est, par construction,
susceptible d'impérialisme. La manière dont cette virtualité a pu s'actualiser est
à expliquer dans son contexte. Il reste à comprendre les voies par lesquelles la
première mondialisation a suscité son déchaînement.
Pour autant, ce gonflement expansionniste ne représente pas le dernier mot
de la formule nationale, qui est anti-impériale, à l'opposé, lorsqu'elle est
complètement développée. Il devient clair, alors, en effet, que la nation ne
saurait se confondre avec la civilisation à laquelle elle travaille ; elle est en cela
identique aux autres nations qui marchent dans la même direction ; elle est sur
le même plan. La perspective impériale est définitivement écartée par la
projection de l'universel dans une réalisation historique disjointe par essence
des unités politiques qui en constituent le creuset. Chacune de ces unités
combine l'intégration intérieure de ses parties avec le décentrement vis-à-vis de
l'extérieur, au rebours de la formule de l'empire, qui associe l'autocentrisme
englobant avec l'hétérogénéité des peuples et des cultures. Via la civilisation,
l'orientation historique des sociétés est définitivement venue à bout de la
logique impériale, en consacrant les nations, leur multiplicité de ressorts et leur
concordance pacifique. Tel est l'aboutissement capital d'une très longue genèse
auquel il nous est donné d'assister.

Il existe de fortes raisons de penser, ainsi, que nous aurons durablement


affaire, sans préjuger du lointain avenir, au couple nation/civilisation. Là réside
le fond du problème européen. La paix est solidement établie entre les nations
d'Europe ; le spectre de la guerre civile est conjuré ; les antiques discordes ne
sont plus qu'un pâle souvenir, à peine compréhensible ; jamais les sentiments
de proximité ou de communauté de destin n'ont été aussi vigoureux parmi les
peuples. Pour autant, l'union n'est pas au rendez-vous dans la forme qu'avaient
rêvée les promoteurs d'une grande fédération européenne. Ce qui lie est aussi
ce qui sépare. L'intensité de l'aspiration à l'unité civilisationnelle n'a d'égale
que la résistance des inscriptions nationales, d'autant plus inexpugnables que
devenues pour une grande part inconscientes. Leur force est de ne plus
s'afficher dans des proclamations tonitruantes, mais de fonctionner comme des
systèmes de repères implicites. En se faisant discrètes, elles se sont rendues
invincibles. Derrière ce contraste déconcertant, il faut savoir reconnaître la
logique d'une forme politique, plus puissante que l'ambition des conducteurs
de peuples. Elle n'avait pas fini de dérouler son lot de surprises.
C'est sur la base de cet aboutissement qu'on n'attendait pas que la suite doit
être envisagée. L'incertitude croissante sur l'avenir et le visage que pourrait y
prendre l'entité politique européenne ne relève pas de la simple mécanique
institutionnelle. Elle engage ce qui constitue ultimement l'identité de l'Europe.
De bons observateurs l'ont pointé depuis un moment : une époque de la
construction européenne est close9. La démarche des fondateurs, la fameuse «
méthode Monnet », a épuisé ses ressources. L'Europe pour les peuples sans les
peuples a donné tout ce qu'elle pouvait. Il est possible d'ajouter, dans la
perspective qui vient d'être développée : l'heureuse époque où il était permis de
faire sans trop savoir ce que l'on faisait est révolue, parce que la contradiction
se réveille entre les termes qui s'étaient combinés jusque-là de manière
harmonique. La naïveté est désormais interdite aux Européens. Ils ne peuvent
plus avancer qu'en se rendant compte de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font. Si
quelque chose comme une refondation du projet européen est imaginable, c'est
d'une juste appréciation des contraintes et des potentialités de cette dialectique
des nations et de la civilisation qu'elle doit partir. Le temps est venu de tirer les
leçons de l'expérience : cet empire de la civilisation, sans territoire ni pouvoir
pour l'incarner, ne peut reposer que sur le concours actif des nations qu'il
transcende. L'Europe avancera par les peuples ou n'avancera plus. Elle est
condamnée, autrement, à l'interminable piétinement sur place d'une
déconstruction de ses composantes sans construction d'une chose commune,
sous la houlette d'une bureaucratie missionnaire dont la cécité le dispute à
l'ardeur.
Vis-à-vis du monde extérieur, de la même façon, les Européens ont à se
départir du provincialisme auquel les conduit leur universalisme. Il les enferme
dans une problématique qui ne vaut en réalité que pour eux. Il n'est pas
interdit de penser que la formule dont ils sont les pionniers est destinée, à
terme, à servir de modèle pour l'union des nations du monde. C'est dans son
programme génétique. En attendant, force est de constater que le reste de la
planète fonctionne sur d'autres bases et que le dépassement des nations par le
droit n'y est pas à l'ordre du jour. L'évolution des États-Unis diverge de celle de
l'Europe et les pousse vers l'exercice solitaire de leur prépondérance. Ailleurs
émergent, avec la Chine ou l'Inde, ou se recomposent, comme dans le cas de la
Russie, des puissances de facture classique. Bref, le monde reste un monde
d'États-nations qui sont loin du stade d'intégration mutuelle atteint par les
nations d'Europe (pour ne pas parler des zones considérables qui demeurent
pré-nationales). C'est à l'aune de cet univers-là qu'il s'agit de raisonner. Les
Européens seront d'autant mieux capables de faire vivre le subtil mécanisme de
leur union, vers l'intérieur, qu'ils sauront mesurer, vers l'extérieur, ce que leur
ambition a d'exceptionnel.

1 Sur les racines du phénomène dans la longue durée, on se reportera à Krzysztof Pomian, L'Europe et
ses nations, Paris, Gallimard, 1990. Voir également son article « L'Europe et ses frontières », Le Débat, n°
68, janvier-février 1992.
2 Charles Seignobos, Histoire de la civilisation contemporaine, Paris, Masson, 1899, p. 412.
3 Lorenz von Stein, Der Sozialismus und Communismus des heutigen Frankreichs, Leipzig, 1842, préface,
pp. III-IV.
4 Je fais allusion aux réflexions de Kant sur la paix perpétuelle, qui constituent l'orchestration la plus
illustre de l'idée. Voir en particulier le premier supplément du Projet, « De la garantie de la paix
perpétuelle ».
5 François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l'Empire romain jusqu'en 1789,
Paris, 1828 (rééd. par Pierre Rosanvallon, Paris, Hachette Littérature, « Pluriel », 1985) ; Histoire de la
civilisation en France depuis la chute de l'Empire romain jusqu'en 1789, Paris, 1829-1832, 5 vol.
6 Le Peuple, éd. de Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, « G. F. », 1974, p. 220. « Plus l'homme avance,
écrit encore Michelet, mieux il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur
relative, comme une note du grand çoncert ; il s'y associe par elle ; en elle il aime le monde. »
7 Discours du 11 novembre 1895. Pour une vue d'ensemble de la période, voir Éric Hobsbawm, L'Ère
des empires, Paris, Fayard, 1989.
8 Cf. Philippe d'Iribame, « Trois figures de la liberté », Annales, 2003, n° 5.
9 Voir dans Le Débat, en dernier lieu, Yves Bertoncini, « Le temps des "Fils fondateurs" », n° 123,
janvier-février 2003.
POST-SCRIPTUM

LA NOUVELLE EUROPE

Les échéances se précipitent parfois. Le « problème européen », tel que défini


ci-dessus, est arrivé à l'ordre du jour encore plus vite qu'il ne paraissait
prévisible. La désaffection des peuples vis-à-vis de « l'Europe telle qu'elle est1 »
qu'a révélée le rejet du Traité constitutionnel par les électeurs français et
hollandais les 29 mai et 1er juin 2005, l'a installé sur le devant de la scène.
Sûrement de multiples motifs circonstanciels et nationaux se sont-ils conjugués
dans ces votes. Reste qu'ils ne s'y réduisent pas. Ils ont aussi procédé en
profondeur d'une crise de définition de la construction européenne que la
solennité de la démarche constitutionnelle a fait ressortir malgré elle en
prétendant la conjurer. L'élargissement a rendu criante une difficulté que les
officiels voulaient ne pas voir. En se développant, l'Europe politique a changé
de nature, d'une manière qui eût exigé de repenser son objet et les institutions
adéquates à son dessein. En n'assumant pas cette transformation et en
s'acharnant à enfermer le nouveau dans le corset de l'ancien, elle est devenue
un carcan anti-politique, ne répondant à aucune des attentes que les peuples
placent dans une communauté politique et sécrétant la désorientation et
l'anxiété. C'est sur les causes de ce déraillement que je voudrais revenir. Leur
élucidation est le préalable à la clarification de son principe sans laquelle
l'Europe ne sortira pas de l'ornière où ses conducteurs l'ont menée. Elle a
l'intérêt, dans l'optique du présent propos, d'obliger à serrer de plus près, en les
dégageant de la méconnaissance qui les a travestis, les termes de ce qui se
présente désormais pour les Européens comme le dilemme de leur propre
identité.
De nombreux observateurs avaient souligné, au début des années 1990, le
défi que représentait la disparition de la menace soviétique pour la
construction européenne. Force est de constater, quinze ans après, que leurs
avertissements ont été aussi prophétiques qu'inutiles. L'Europe a très mal
négocié ce tournant capital. On voit bien, rétrospectivement, que l'impératif
de défense commune tenait lieu de dimension politique au projet européen, et
pas seulement en pratique, mais tout autant sur un plan identitaire. Face à la
menace totalitaire, il définissait un idéal partagé, une façon d'être en commun
rendant dérisoires les affrontements du passé. C'est à l'abri de cette nécessité
qu'a pu prendre corps, à partir de 1958, un rapprochement institutionnalisé
des nations européennes, sur la base de la pacification irréversible de leurs
rapports dorénavant acquise — il importe de le rappeler, contre un
renversement propagandiste de l'ordre des facteurs devenu routinier : c'est la
paix des nations qui a permis la construction européenne, et non l'inverse.
L'horizon lointain, mais prégnant, de cette démarche d'intégration était celui
de la formation d'une nouvelle nation, capable de relever le défi de la taille à
l'échelle d'un monde dominé par la confrontation de l'Union soviétique et des
États-Unis. En attendant, afin de ménager les susceptibilités du passé tout en
préparant l'avenir, l'entité émergente restait dans une indéfinition prudente, le
système institutionnel s'arrêtant à un compromis entre un embryon de
fédéralisme et une coopération intergouvernementale étroite.
S'il est un épisode qui a montré la fécondité de cette équation fondatrice, du
point de vue français, c'est la relance de l'option européenne engagée par
François Mitterrand à partir de 1983, au titre de grand dessein du règne
destiné à faire oublier l'écroulement du rêve de la construction du socialisme
dans un seul pays. D'un côté, elle s'inscrit sur fond d'une fermeté défensive
réaffirmée par rapport à une Union soviétique qui semble alors, à tort ou à
raison, plus redoutable que jamais. De l'autre côté, elle offre à un pays en quête
d'une grandeur qui s'enfuit un théâtre de substitution à ses ambitions.
L'Europe sera pour la France le moyen de retrouver, grâce à la souveraineté
partagée, un rôle dont à elle seule elle n'a plus les moyens. Il est essentiel de se
souvenir de cette promesse pour comprendre la désillusion amenée par les
changements ultérieurs.
Car 1989 et ses suites ont entièrement redistribué les cartes. Le laboratoire
européen a été le théâtre d'un étonnant processus politico-idéologique dont il
n'est pas simple de démêler les fils. L'imaginaire compte ici autant que le réel
auquel il est inexorablement noué. La désagrégation de l'ennemi communiste a
fonctionné comme une levée du principe de réalité. Elle a libéré le
développement d'une bouffée d'onirisme idéologique, mais sous couvert de
laquelle s'est joué un phénomène on ne peut plus effectif, une métamorphose
de l'État-nation, le parachèvement d'une transformation du politique engagée
de longue main. L'aspect le plus spectaculaire du changement a été l'appel d'air
créé par l'émancipation des peuples auparavant sous la domination soviétique,
lequel s'est soldé par l'actuel élargissement à vingt-cinq, en attendant la suite.
Celui-ci a porté en pleine lumière une donnée qui était déjà acquise, à dire
vrai, du temps de l'Europe à quinze, mais que l'accroissement de
l'hétérogénéité des composantes a rendu patente, à savoir l'évacuation de
l'horizon national. Il est devenu flagrant que l'objet, même lointain, de la
construction européenne n'était pas la fusion des anciennes nations au profit
d'une nouvelle. S'il est une nation qui s'est effacée de la scène durant cette
phase que la fortune du vocable de « postnational » résume à merveille, c'est la
nation européenne virtuelle. L'originalité de l'entreprise, a-t-il fallu se résoudre
à admettre, est d'associer étroitement des nations qui n'ont pas vocation à
disparaître au sein d'une entité de rang supérieur. Loin de l'idée que s'en
faisaient ses Pères fondateurs, la construction européenne s'est révélée être, en
fait, l'amorce d'une fédération mondiale des États-nations. Sans doute
constitue-t-elle par force une puissance régionale. Mais son destin n'est pas de
s'affirmer dans sa particularité géographique et civilisationnelle. Elle est ouverte
dans son principe. Son génie est cosmopolite. Sauf que les institutions n'ont
pas suivi cette évolution, pour des raisons aisément compréhensibles, l'inertie
qui s'attache à des compromis laborieusement négociés, les succès du passé qui
ont fait croire qu'on pouvait augmenter le nombre des partenaires sans
modifier substantiellement les mécanismes. Non seulement elles n'ont pas
accompagné le mouvement, mais elles ont plutôt marché en sens inverse, vers «
une union toujours plus étroite » de type fédéral, de par l'intégration monétaire
qui s'est imposée comme la première réponse à la disparition du rideau de fer.
D'où le porte-à-faux entre les attentes confuses des citoyens et cette machinerie
que la démarche constitutionnelle a maladroitement tenté de pérenniser en
l'adaptant à la marge. Elle ne procure plus son débouché normal au genre de
société politique que l'Europe est devenue sans s'en rendre compte. Il en
résulte une crise de légitimité rampante, à ne pas confondre avec le « déficit
démocratique » depuis longtemps répertorié2.
Le maître-mot en lequel confluent les différents aspects de la métamorphose
est celui d'universalisme. Il résume les transformations effectives du politique
qui sont intervenues, en même temps que les illusions sous le voile desquelles
elles se sont effectuées ; il concentre le vif des changements qui se sont produits
tant dans le mode de composition interne des communautés politiques que
dans leur mode de coexistence les unes avec les autres. En réalité, la
métamorphose a consacré les États-nations comme unités collectives de base,
mais sous une figure inédite qui les rend méconnaissables, au regard des repères
traditionnels, et dans une fonction, de surcroît, qui tend par nature à être
méconnue. Le problème est de retrouver le sol ferme, au terme de cette
prodigieuse embardée historique, de réapprendre les conditions du
fonctionnement collectif, en faisant le départ des chimères et des données
nouvelles de l'expérience commune.
L'impératif militaire, en présence d'un ennemi redoutable, maintenait
l'identification du politique dans sa teneur la plus classique, la force armée,
l'emprise coercitive sur un territoire aux fins de défense vis-à-vis de l'extérieur.
L'effacement de son urgence a libéré une transformation engagée de longue
main, depuis un bon siècle, dont l'édification de l'État social et de l'État de
régulation dans l'après 1945 avait représenté déjà une étape majeure, mais qui
a brusquement trouvé, dans l'euphorie post-totalitaire, les conditions de son
parachèvement. L'État-nation a basculé dans l'infrastructure. Il a cessé de faire
figure d'instance de contrainte extérieure et supérieure à la collectivité pour
devenir une instance de production de l'espace collectif par en dessous. Il est
devenu potentiellement invisible, au profit de sa créature, l'individu de droit
universel, dégagé dans l'opération de ses dettes et obligations envers la
collectivité, et rendu libre, lui l'enfant de la société, de se penser comme un
être de la nature. Cet universalisme des droits de l'homme s'est épanoui
idéologiquement au travers d'un procès en règle du passé, instruit spécialement
au titre du péché de « nationalisme », supposé avoir constitué la matrice des
iniquités et oppressions sans nombre dont l'individu a été victime. L'Europe
s'est ainsi muée en terre des expiations ; elle s'est mise à redéfinir son identité à
partir d'une répudiation masochiste de son histoire pouvant confiner à la haine
de soi.
Dans un premier temps, l'universalisme de l'individu a représenté un
adjuvant de poids à la démarche européenne, en disqualifiant les frontières et
l'étroitesse de la vieille politique selon la souveraineté, jusqu'à recycler les restes
de l'internationalisme prolétarien à son service. Il a consacré la perspective
post-nationale comme la seule adéquate à un être de droit bâti pour ne
s'enfermer dans aucune limite. Mais dans un second temps, sur sa lancée, on
l'a dit, il a tout autant sapé de l'intérieur l'idée d'une nation fédérale bornée
dans son territoire et restreinte à un « club chrétien ». Il a été un levier
déterminant pour imposer l'élargissement à l'Est et pour rendre imparable la
candidature de la Turquie. C'est un nouveau principe de définition qui s'est
installé au cœur de l'Europe ; il est subrepticement devenu le moteur moral de
sa construction ; il l'a emportée vers l'utopie du dépassement du politique par
le droit. L'irréalité de ce dessein est directement à la source de l'incertitude
anxieuse qui a précipité le rejet des peuples. Elle a ajouté aux difficultés
pratiques, déjà grandes, du nombre et de l'hétérogénéité une dose fatale de
brouillage symbolique. Elle a fait de l'Union européenne un objet à ce point
non-identifiable qu'il a cessé d'être un objet politique — entendons un objet
satisfaisant aux besoins primordiaux de l'animal politique. En même temps
qu'elle est présentée comme le seul horizon d'appartenance possible par
rapport aux misérables « égoïsmes nationaux » du passé, l'Europe ne répond
pas aux attentes fondamentales que les citoyens placent (de manière largement
inconsciente désormais) dans l'appartenance à une communauté politique (et
d'autant plus qu'ils se sentent faibles et démunis). Elle ne protège pas, et pas au
sens technique étroit de la « défense », mais de la circonscription d'une entité
cohérente soucieuse d'exister en tant que telle et apportant de ce fait à la
vulnérabilité des personnes l'abri de la compacité d'un collectif. Elle ne procure
pas d'identité ; elle ne donne pas de quoi se situer et se définir dans le temps et
dans l'espace ; elle ne dit pas aux individus ce qu'ils sont, compte tenu d'une
histoire assumée et d'une situation dans le monde. Elle ne fournit pas la base
d'une projection, à la fois dans le collectif et dans le futur, projection qui, au
sein de l'univers démocratique, prend la forme particulièrement exigeante
d'une ambition débattue et maîtrisée en commun. Faute de satisfaire ces
réquisitions constituantes, elle est perçue au contraire sous le signe de la
menace, de la dissolution, de la dépossession.
On ne s'étonnera pas, soit dit au passage, que ces sentiments de frustration
se soient manifestés avec une vigueur spéciale en France. La déception est à la
hauteur des flatteuses espérances qui avaient été investies sur une « Europe
puissance » supposée permettre un rôle que l'État-nation n'était plus en mesure
d'exercer. Non seulement le prolongement annoncé ne ressemble guère aux
projections locales, non seulement l'Europe se révèle de moins en moins
française, mais elle se présente comme le théâtre de la déconstruction de ce que
la patrie de la politique admettait tacitement, depuis son advenue, comme le
foyer de son existence. Pour un pays où il n'existe pas, de par l'histoire, de
support alternatif à la scène politique pour l'identification du collectif, le choc
en retour est rude. A dire vrai, chaque pays réagit avec des susceptibilités et des
intensités variables, en fonction du filtre de son idiosyncrasie historique, mais il
n'en est pas qui ne soient affectés par l'immersion dans ce bain d'acide de la
gouvernance post-politique.
Toutefois, cette impasse où la conjonction des circonstances et de l'idéologie
a fourvoyé l'Europe n'est pas le dernier mot de la situation. Car derrière
l'universalisme bruyant du droit s'en cache un autre, discret, qui fait signe dans
une autre direction, même s'il a commencé par prêter son concours aux
mirages du premier. Les ambitions de l'individu universel n'ont pas surgi de
rien. Leur déploiement a été rendu possible, on l'a vu, par la métamorphose du
cadre politique, qui a cessé de se présenter comme un englobant contraignant
pour devenir un socle implicite, en suscitant la périlleuse illusion que cet
individu de droit existe par lui-même. Or cette métamorphose interne a sa
contrepartie externe, non moins importante, et peut-être encore plus décisive
pour l'avenir, dans le cas qui nous intéresse. Elle s'est accompagnée d'une
refonte des conditions de la coexistence des nations, de leur façon de se situer
et de se définir les unes vis-à-vis des autres — une refonte à comprendre, là
aussi, comme l'aboutissement d'une maturation venue de loin. Les nations ont
achevé d'intégrer dans leur idée opératoire d'elles-mêmes les dimensions qui
sont à la base de leur construction depuis le départ, à savoir leur similitude
dans la pluralité. Elles n'existent qu'à plusieurs et qu'en rapport les unes avec
les autres ; elles sont taillées sur le même patron ; elles se consacrent à la même
tâche. En d'autres termes, elles sont semblables dans leur forme politique et
dans leur fonction historique ; elles participent d'une double universalité
subtilement combinée, en tant que creusets de la démocratie et que
laboratoires de la civilisation. La prise de conscience de cette parenté foncière a
représenté une véritable révolution intellectuelle et morale. Elle a liquidé les
bases cognitives des égocentrismes nationaux ; elle a rendu l'autarcie impossible
; elle a vidé de sens les prétentions à l'hégémonie au nom d'une vocation
unique et prééminente. En un mot, elle a introduit l'égalité au sein des
rapports internationaux, avec ses corollaires, l'ouverture des partenaires les uns
sur les autres et la possibilité d'une consociation entre eux fondée sur le
sentiment de l'œuvre conduite en commun. Point capital, c'est
l'accomplissement des nations, ainsi, qui a rendu le nationalisme obsolète et
banni la guerre de l'espace européen.
Dans un premier temps, cette révolution cosmopolitique silencieuse a
contribué à conforter le règne de l'universalisme juridique, en abaissant les
frontières, en alimentant, sur la base des nations, le mirage d'un espace des
individus situé au-delà d'elles. Elle a nourri cette projection avec d'autant plus
de force qu'elle a simultanément changé l'esprit, la direction, la teneur de la
construction européenne, en modifiant, de la même manière subreptice, son
principe de composition, en y injectant une dynamique universaliste.
L'horizon a basculé ; il a cessé d'être l'édification d'une nation européenne
particulière pour devenir la formation d'une communauté des nations à
vocation universelle, en droit ouverte à toutes celles qui se reconnaissent dans
les conditions de ce processus de mise en commun. L'élargissement a été le
fruit des circonstances, c'est entendu. Il n'empêche qu'il s'est joué à cette
occasion un phénomène qui ne s'y réduit pas. L'opportunité historique a
précipité la cristallisation d'un principe fédérateur logé dans les nations mêmes
et porteur de perspectives autrement plus vastes que les limites provisoires où il
s'est arrêté. Il est essentiel d'identifier ce ressort si l'on veut le maîtriser et le
contenir dans les bornes du raisonnable tout en respectant l'exigence qui
l'anime. Ce sera l'une des grandes affaires de demain.
Toujours est-il que l'irruption de cet universalisme en extension derrière
l'universalisme en compréhension centré sur l'atome individuel a sans doute
été le facteur supplémentaire de déstabilisation et de brouillage qui a déterminé
la crise. La combinaison de l'élargissement du théâtre d'application avec
l'effacement du politique a multiplié les incertitudes. Les effets de cette
dynamique fédératrice ne s'arrêtent pas là, cependant. Ils vont beaucoup plus
loin. Si la redéfinition des unités politiques et de leur mode de coexistence a
commencé par accroître l'improbabilité de l'agrégat, elle est porteuse d'une
alternative, dans un second temps. Elle contient en germe un recentrage de
l'ensemble. L'évanouissement de la figure de la nation européenne ramène aux
nations d'Europe en tant que supports de la volonté seule capable de faire vivre
leur association. Il est vain de chercher à constituer par en haut une unité qui
se dérobe et qui, de surcroît, dans les conditions dorénavant régnantes, n'est
plus l'objet. Quant au rêve de dépassement du politique, au moyen d'un
montage subtil de pouvoir proche, d'administration et de droit, il est en train
de faire long feu. Aucune gouvernance, si sophistiquée qu'elle soit, ne viendra à
bout de l'exigence de se gouverner, laquelle suppose de renouer avec le cadre
qui la rend possible. Il n'y a d'autre issue que de revenir au politique là où il se
trouve et où il est destiné à rester, dans les États-nations. Il est à réinvestir, au
terme de sa métamorphose, en tant qu'infrastructure d'une démocratie
cosmopolite. Car l'idéal de l'autogouvernement, là réside la grande nouveauté
de l'heure, est devenu inséparable de l'autogouvernement à plusieurs. Se
gouverner ne s'entend qu'en se gouvernant avec d'autres. C'est cette solidarité
des démocraties qu'il s'agit d'aménager, en renouvelant l'esprit des institutions
où elle a pris corps. Elle demande, vers l'intérieur, une clarification de la règle
de subsidiarité distinguant entre ce qui ne peut être valablement fait qu'en
commun et ce qui gagne à être accompli chacun par devers soi. Elle requiert,
vers l'extérieur, la maîtrise de l'ouverture à d'autres partenaires qui est dans son
programme génétique.
La nouvelle Europe en train de décanter au milieu de la confusion propre à
ce genre de tournants historiques sera une Europe des peuples à horizon
mondial. Cet universalisme est son génie distinctif ; elle ne peut y renoncer
sans se nier. Il est en même temps sa croix pratique, sa difficulté d'être
constitutive ; elle ne peut s'y abandonner sans risquer de se perdre. Son avenir
dépendra de sa capacité à faire face aux redoutables questions qui en naissent.
Comment concilier la défense des intérêts de l'ensemble existant avec
l'hospitalité vis-à-vis de ses membres potentiels ? Comment accorder la
préservation de la spécificité du noyau européen d'origine avec la vocation à
s'étendre du mécanisme initié en Europe ? Tels sont les dilemmes avec lesquels
il va falloir vivre. Ils ne seront valablement affrontés que s'ils sont débattus de
la manière la plus ouverte possible, au rebours de l'opacité oligarchique qui a
prévalu jusqu'à présent. Ils réclament à la fois de l'imagination et du réalisme,
loin de la mixture de bureaucratie et de bons sentiments qui menace de nous
engloutir — que vaut l'idéalisme des fins sans le réalisme des moyens ? C'est à
ce prix que l'Europe restera à la hauteur de son histoire et de sa puissance
d'invention. La chance qui lui est offerte est de se transcender, de se porter au-
delà de ses limites en devenant le laboratoire de la démocratie mondiale sans
État mondial qui constitue notre nouvel horizon. Comment des communautés
qui se gouvernent elles-mêmes se gouvernent-elles ensemble ? Elle est placée,
de par son histoire, pour être pionnière en la matière. Elle est forte d'une
expérience à nulle autre pareille, en ce qui concerne la dialectique de la
singularité des nations et de l'universalité de la civilisation formant la trame de
cette société du genre humain en gestation. Saura-t-elle la faire fructifier, au
moment où elle prend sens à l'échelle de la planète entière ? Il lui reste toujours
la possibilité, il est vrai, de se contenter du rôle de continent des retraités de
l'histoire, confits en remords vains et en moralisme sénile.
1 Suivant l'expression de Jean-Claude Juncker, président en exercice de l'Union européenne au
moment des deux référendums : « Il faut constater que l'Europe ne fait plus rêver. On n'aime pas
l'Europe telle qu'elle est, et, par conséquent, on rejette l'Europe telle qu'elle est proposée par le Traité
constitutionnel. »
2 Je rejoins sur ce point le diagnostic de Larry Siedentop, « A crisis of legitimacy », Prospect, juillet
2005. Il précise utilement : « Une crise de légitimité survient quand il n'y a pas de cadre d'élaboration des
décisions publiques largement compris et accepté » (p. 26).
XI
LES TÂCHES DE
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

La question n'est pas de celles que l'on s'adresse spontanément à soi-même.


Vous êtes sollicité d'y répondre ou vous n'y réfléchissez même pas. C'est le cas.
La question m'a été posée, en l'occurrence, par les animateurs du Collège de
philosophie, dans le cadre d'un passage en revue du paysage philosophique
actuel. Je me suis rendu volontiers à leur invitation, cela dit, parce qu'elle
m'obligeait à sortir de mon sillon et à me situer au milieu d'un cadastre
compliqué. Même si l'on doit refuser le tableau proposé, on aura du moins une
carte d'ensemble par rapport à laquelle s'orienter. L'utilité de l'instrument n'est
pas à démontrer, et les propositions ne sont pas si nombreuses.
Conformément aux règles de l'exercice, je m'efforcerai de donner une vue
impartiale et compréhensive de ce qui se fait en matière de philosophie
politique. J'avancerai, en même temps, une vue plus personnelle de ce qui me
semble à faire. Je plaiderai pour la tâche que doit plus particulièrement se
proposer la philosophie politique, à mon sens, compte tenu de la situation qui
est la nôtre, en la situant par rapport aux autres tâches qu'elle poursuit
légitimement.
Pourquoi la philosophie politique ? On lui reconnaît volontiers une
actualité, qu'elle aurait conquise petit à petit au cours des vingt ou trente
dernières années. Que peut vouloir dire une telle actualité ? La politique est un
trait permanent de la condition humaine. En ce sens, depuis qu'il y a
philosophie, il y a philosophie politique. Il y a au minimum des propos de
philosophes sur la politique. Il faut parler d'une inactualité de la philosophie
politique, sous cet aspect. Elle n'empêche pas qu'il y a des moments où la
philosophie politique occupe une place plus en relief qu'à l'ordinaire, où elle
acquiert une urgence, une centralité, une correspondance ou une consonance
plus marquées avec les interrogations collectives. Il y a de bonnes raisons de
penser que nous nous trouvons, en effet, dans un tel moment.
Écartons tout de suite le cliché facile selon lequel il s'agirait d'une « mode ».
La durée, le caractère diffus et très modérément grand public du phénomène
suffisent pour tordre une bonne fois le cou de ce piètre canard. La vérité, plus
intéressante, est que nous sommes devant une inflexion intellectuelle de vaste
portée à mettre en rapport avec les évolutions de nos sociétés depuis la crise
économique des années 1970. Elle a directement à voir avec les
transformations sociales et la métamorphose idéologique que l'on peut
observer depuis lors. Trois traits paraissent plus particulièrement à retenir.
L'actualité de la philosophie politique, pour commencer, a un lien flagrant
avec le dépérissement de l'idée révolutionnaire, la remise en question du
marxisme et la percée politique de l'antitotalitarisme. La chose, j'imagine, ne
sera disputée par personne. Mais ce sont les conséquences de fond de ce
basculement idéologique qui sont à considérer. Il impose à l'attention de tous
la question surgie avec les régimes totalitaires : le marxisme ne rend pas compte
de ce qui s'est établi en son nom. Comment rendre compte de la forme
politique construite sous l'égide du matérialisme historique et qui a
l'intéressante propriété d'en démentir les prémisses ? Corrélativement,
comment penser la démocratie comme fait politique si elle ne se dissout pas
dans l'économie capitaliste et dans les rapports de force de la société bourgeoise
? Interrogations bien connues, mais rarement soutenues, ce pourquoi je me
permets de les rappeler. Si l'on doit se débarrasser définitivement et
radicalement du marxisme, que met-on à la place ? C'est de cette inquiétude
qu'est d'abord faite la conjoncture de la philosophie politique.
Il est à noter ensuite qu'elle accompagne un aspect frappant de la
transformation de nos sociétés depuis une trentaine d'années : la montée du
droit. Une montée idéologique — il n'est que de penser aux droits de
l'homme. Une montée pratique, confiant un rôle de plus en plus étendu à la
régulation juridique. Une montée politique qui ne se réduit pas à l'ascendant
conquis par les cours constitutionnelles, mais qui concerne plus largement la
place dévolue au contrôle et à l'arbitrage judiciaire par rapport au processus
politique. Cette montée du droit est sociologiquement liée à l'affirmation de
l'individu.
Intellectuellement, enfin, l'actualité de la philosophie politique doit
beaucoup à la crise des sciences sociales, à la crise du concept de société, de ses
pouvoirs explicatifs et de ses capacités à guider l'action publique. Il en résulte
une résurgence du point de vue normatif dont l'objectivisme des sciences
sociales prononçait la disqualification. Nous voyons renaître le point de vue
moral comme le point de vue de la légitimité prescriptive. On revient à
l'interrogation sur ce que les choses doivent être en raison et en droit.

HISTOIRE, DROIT, POLITIQUE

J'aurai en fait à parler de trois choses : d'histoire, de droit et de politique au


sens strict — en termes plus développés et plus explicites : d'histoire de la
philosophie politique, dans ses liens avec l'histoire tout court, puis de
philosophie du droit politique, et, enfin, d'application de la philosophie à la
chose politique.
J'examinerai, en premier lieu, à quelles conditions l'histoire de la pensée
politique qui se fait de toute façon, par la vitesse acquise de l'institution,
pourrait acquérir sa signification ou sa portée véritables, et à partir de quelles
questions.
J'essaierai, en deuxième lieu, de comprendre la signification du phénomène
central que représente la renaissance du droit politique dans la période récente,
puisque aussi bien c'est cette théorie du droit politique qui constitue le gros de
ce qu'on met sous le nom de philosophie politique. Pourquoi le problème de la
fondation en droit de l'ordre politique revit-il aujourd'hui ? Qu'est-ce que cela
veut dire ? Quels sont les apports de cette démarche fondationnelle ? Que
peut-on en attendre ? Quelles sont ses limites ?
Je plaiderai, en troisième et dernier lieu pour une philosophie du politique, la
branche de loin la moins représentée dans la production, la filière minoritaire
du domaine, et pourtant, à mon sens, à la fois la plus nécessaire civiquement,
et la plus féconde philosophiquement.

Généalogie de la modernité

Impossible de ne pas remarquer tout de suite que ces trois entrées


correspondent à ce que nous pouvons repérer, d'emblée, comme les trois
grandes nouveautés caractéristiques de la modernité dans le domaine politique.
Trois nouveautés qu'il est possible et commode de raccrocher aux trois noms
de Machiavel, de Hobbes et de Hegel — trois noms d'initiateurs et, partant,
trois noms à valeur de symbole. La modernité commence, en effet, avec
l'irruption d'une vue réaliste de la chose politique au XVI e siècle ; elle se
marque dans l'apparition d'un nouveau regard sur la réalité de la politique, à la
mesure d'une réalité politique nouvelle. La modernité passe, ensuite, par
l'introduction, au XVII e siècle, d'une démarche nouvelle de fondation en droit
de l'ordre politique, sur la base d'une conception du droit elle-même
essentiellement renouvelée. La modernité consiste enfin dans l'émergence,
début XIX e siècle, du point de vue de l'histoire, point de vue qui modifie
entièrement le statut et l'intelligence du politique — doublement, d'abord en
faisant du politique un problème à résoudre dans et par l'histoire, ensuite en
soumettant le politique à une critique radicale au nom de l'illusion qu'il
représenterait.
Si je procède à ce rappel, c'est afin de débanaliser mon premier point, autant
que faire se peut, de lui ôter ce qu'il a de trop prévisible et ce qu'il peut paraître
annoncer d'académisme stérile. Il faut pourtant bien en passer par là : la
première tâche de la philosophie politique, c'est de faire sa propre histoire. On
s'en doute, ne manquera-t-on pas de me dire. On ne le sait même que trop, en
particulier dans une université française, qui tend à confondre philosophie et
histoire de la philosophie, et qui n'a enfourché le cheval de la philosophie
politique, depuis peu, que pour l'empailler aussitôt, en s'empressant de réduire
l'entreprise à l'étude des auteurs et des œuvres — et encore, d'un corpus
d'auteurs et d'oeuvres soigneusement délimité comme corpus légitime, selon
des critères très contestables.
C'est contre cette pente fatale qu'il est utile de rappeler les raisons que nous
avons de nous intéresser à cette histoire, les questions vives qu'elle soulève et les
enjeux qui s'y attachent. Au demeurant, la tâche est peut-être plus facile sur ce
terrain qu'un autre. L'histoire de la pensée politique est somme toute moins
menacée d'oublier sa raison d'être, peut-on croire, que l'histoire de la
philosophie en général. Il est sans doute plus difficile d'oublier pourquoi nous
en faisons et ce en quoi nous en avons besoin. Elle paraît moins exposée au
risque de s'ossifier en devenant une fin routinière en soi.
Il ne suffit pas, cela dit, de déplorer cette involution aberrante qui étouffe la
pensée vivante sous la mémoire antiquaire. Il faut comprendre les raisons
auxquelles elle obéit, qui sont puissantes. Elle est la rançon de ce que notre
situation intellectuelle a de plus spécifique par rapport à celle de nos
devanciers. Nous ne sommes plus capables d'accéder à nous-mêmes, à notre
identité, à la vérité de notre condition que par le détour du passé dont nous
sortons et dont nous nous éloignons. Une situation inédite dont nous sommes
loin d'avoir pris la mesure et qui ne cesse de nous jouer des tours. J'en prends
un exemple approprié à notre sujet. Il m'est fourni par l'un des courants
intellectuels les plus influents de la philosophie politique d'aujourd'hui, le
courant issu de Léo Strauss. Ses représentants nous exhortent à nous délivrer de
l'illusion moderne de l'histoire pour retrouver la vérité de la nature en politique
dont les Anciens auraient su capter le secret. Us n'en passent pas moins leur
vie, par une admirable contradiction, à nous relater en grand détail les voies
par lesquelles s'est joué historiquement cet exil de la nature. Ils dénoncent
l'histoire, et ils ne font que de l'histoire. Ils sont en cela bel et bien modernes,
quoi qu'ils en aient et quoi qu'ils disent. Alors, autant l'être en sachant qu'on
l'est et en s'efforçant de l'être de manière conséquente. Il nous faut apprendre à
assumer en conscience ce nouvel élément où notre réflexion est contrainte
d'évoluer et qui nous distingue inexorablement de nos prédécesseurs. C'est
pour n'avoir pas réfléchi suffisamment à ses impératifs et à ses pièges que nous
en subissons les expressions pathologiques. Faute d'une juste appréciation de
ses ressources et de ses difficultés, nous sommes ballottés entre l'hypermnésie et
une amnésie réactive. D'un côté, nous sommes en proie à un souci du passé
qui écrase le présent, mais de l'autre côté, à mesure que le poids du passé
s'accuse, que le musée, la bibliothèque, les archives gagnent en extension, la
tentation grandit de vivre sans eux et de faire comme s'ils n'existaient pas.
Jamais nous n'avons été aussi obsédés par le passé ; jamais nous n'avons pu
vivre à ce point dans le présent comme si nous n'avions pas de passé. Si, en de
certains lieux, le passé menace de remplacer le présent, en d'autres, la menace
est plutôt de vivre dans un présent sans passé. Les deux périls font système.
Dans le cas de l'histoire de la philosophie politique, peut-être avons-nous
une chance plus grande qu'ailleurs d'échapper à cette double malédiction.
Parce que, contre l'obsession antiquaire, le souci du présent y est plus fort et
plus facile à plaider qu'ailleurs. Parce que, contre l'enfermement dans le
présent, la dimension généalogique y est plus tangible qu'ailleurs : ce qui nous
tourne vers la pensée du passé, c'est l'indispensable recherche de nos
commencements.
Nous vivons dans des régimes qui ont la particularité de se réclamer d'une
légitimité qui n'est ni traditionnelle, ni naturelle, ni transcendante. Ce ne sont
ni les ancêtres, ni l'ordre cosmique des choses, ni les dieux qui nous dictent nos
lois. Depuis deux siècles, pas davantage, temps très court à l'échelle des cinq
millénaires documentés par l'écriture, pour s'en tenir à eux, nos régimes
présentent cette singularité non seulement d'avoir leur physionomie fixée dans
des constitutions écrites, mais surtout de se réclamer de principes de droit, de
s'appuyer sur des normes juridiques qui font de la volonté humaine le ressort
du lien politique.
Une situation historique qui possède cette originalité supplémentaire de
nous renvoyer à une genèse livresque — grande différence, soit dit au passage,
avec les Anciens. La pensée politique a anticipé sur l'histoire réelle. Elle a
préparé cette révolution dans la légitimation. De Grotius à Rousseau, on voit se
déployer sur un siècle et demi une problématique des droits des individus et de
l'ordre politique juste devant découler de ces droits subjectifs qui a fini par
sortir des livres pour se faire histoire effective. A partir des révolutions des
droits de l'homme de la fin du XIII e siècle, la refondation en droit de la
communauté politique méditée par les théoriciens entre dans les mœurs et les
données de nos sociétés. Il a fallu deux siècles pour que cette incarnation
s'opère pleinement, mais nous y voici parvenus. C'est la marque distinctive de
notre présent.
Il s'ensuit naturellement un triple chantier problématique.
1. Comment ces démarches et pensées de la fondation sont-elles nées, avec
leur charge de rupture ? Il paraît difficile, dès à première vue, de les isoler de ce
que l'âge politique moderne amène de réalités politiques nouvelles : d'abord un
nouveau rapport de la religion avec la politique, à partir de la Réformation de
Luther ou parallèlement à elle, comme dans le cas de Machiavel ; ensuite une
consistance nouvelle des États souverains au-dedans et au-dehors. Elle se forge
en réponse aux défis des guerres de religion, au-dedans ; elle s'affirme en
réponse aux défis de la révolution militaire et de la politique d'équilibre des
puissances, au-dehors.
2. Comment ces pensées de la fondation ont-elles trouvé à s'incarner, dans le
sillage des révolutions américaines et françaises qui mettent leurs principes à
l'ordre du jour, à la fin du XVIII e siècle ? Par quels chemins sont-elles entrées
dans la réalité au XIX e siècle et jusqu'à nous, cela dans des conditions
hautement paradoxales, puisqu'au travers d'un élément, l'histoire, qui paraît
d'abord en démentir, voire en ruiner sans appel, l'ambition rationalisatrice ?
Dans un premier temps, l'histoire, telle que sa conscience s'impose à compter
du début du XIX e siècle, semble porter avec elle la dénonciation du droit, en
tout cas dans ses ambitions fondatrices. S'il y a histoire, alors il n'y a pas de
fondation en droit possible, le droit étant lui-même une création de l'histoire.
Au bout de deux siècles, nous voici arrivés à une intéressante inversion de
problématique : c'est le droit, matérialisé dans sa portée fondatrice par
l'histoire, qui en vient à dénoncer l'illusion de cette dernière. Mais au prix de
quelles altérations cette concrétisation des droits de l'homme s'est-elle effectuée
? Jusqu'à quel point est-elle devenue effective ?
3. Cette généalogie directe appelle, au-delà, une réflexion sur notre situation
et sur nos origines de plus vaste portée historique. En quoi au juste cette
situation moderne et contemporaine qui est la nôtre nous éloigne-t-elle ou
nous sépare-t-elle de nos plus lointains ancêtres, grecs et romains ? Car, pour
très inédite qu'elle soit, cette situation qui est la nôtre ne fait pas perdre toute
pertinence aux auteurs anciens, bien au contraire. Si nous sommes aujourd'hui,
par un côté, dans le moment où les droits de l'homme sont devenus pour de
bon la pierre de touche de la légitimité politique, par l'autre côté, nous
pouvons aussi bien dire que nous sommes au moment où la politique
d'Aristote acquiert une nouvelle pertinence à nos yeux. C'est un élément de
notre réalité, qui justifie jusqu'à un certain point — tout étant dans la mesure
de ce point — les « retours aux Anciens », contre les illusions modernes,
proclamés et mis en œuvre par quelques éminents auteurs. Notre généalogie est
double. Nous procédons de deux commencements, un commencement
interrompu, le commencement antique, et puis un second commencement,
avec lequel nous sommes en continuité, le commencement moderne, qui
reprend maints éléments du premier, mais qui les change profondément et qui
introduit à côté d'eux des éléments essentiellement nouveaux, qui nous
emmènent très loin des Anciens et de leur intelligence de la chose politique et
juridique, mais sans cependant couper tous les ponts avec eux. Toute la
question étant, dès lors, de faire le départ entre provenance et réinvention,
entre ce qui nous arrive d'eux directement ou indirectement, mais selon
toutefois un fil continu, et ce qui fait que, de l'intérieur de notre monde dans
ce qu'il a de plus éloigné du leur, nous retrouvons les Anciens.

Les trois révolutions du politique

En d'autres termes, l'enjeu central de l'histoire de la philosophie politique,


c'est la mesure de la modernité, en elle-même et par rapport à ses précédents.
C'est maintenant vers cette mesure interne que je voudrais me tourner, après
avoir décrit le déploiement des interrogations généalogiques qui surgissent du
plus simple constat que nous puissions faire relativement à la singularité de
notre condition politique. Nous évoluons à l'intérieur d'un ordre
constitutionnel-légal. La politique se présente à nous comme encadrée et réglée
par des normes juridiques bien définies. De là, toute une série de questions
relativement au contenu de ces normes, à l'installation de cette situation et à
son originalité en regard des périodes antérieures de l'histoire. On pourrait
prolonger ces observations par quelques réflexions supplémentaires
relativement aux conditions de l'exécution. De par son objet, cette anamnèse
soulève quelques exigences de démarche et de méthode qu'il n'est pas inutile
de souligner. Je les laisserai provisoirement de côté, pour me concentrer sur
l'inventaire systématique de la modernité politique. Celui-ci nous y ramènera
obliquement. En évoquant ce que recouvrent les trois noms de Machiavel, de
Hobbes et de Hegel, nous aurons inévitablement à indiquer une manière de
traiter leurs œuvres et de les inscrire dans leur temps. Il n'y aura pas besoin de
beaucoup y insister pour faire ressortir qu'une certaine mise en contexte des
œuvres paraît la condition pour leur faire rendre la plénitude de leur sens, mais
pas n'importe quelle mise en contexte.
La modernité politique se déploie en trois « vagues », en effet, pour
reprendre l'expression fameuse de Léo Strauss en lui donnant un autre
contenu. Pour le dire autrement, elle prend la forme de trois révolutions du
politique qui vont successivement introduire des nouveautés décisives en
matière, pour commencer, de concepts de la politique, puis en matière de
justification de la politique, enfin en matière de milieu dans lequel se donne et
se réalise la politique.

1. Première vague, donc, celle que nous pouvons identifier au nom-symbole


de Machiavel, soit ce qui est communément reconnu comme l'apparition
d'une politique pure, une politique réalistement regardée en elle-même et sans
autre fin qu'elle-même, hors de toute considération religieuse et morale. En
fait, il faut tenir l'irruption du « réalisme » machiavélien pour le premier
moment ou pour l'enclenchement d'un vaste mouvement de redéfinition du
politique qui traverse tout le XVI e siècle et qui court jusque loin avant dans le
XVII e siècle. Un mouvement qui se déploie parallèlement à la révolution
religieuse du XVI e siècle — la Réformation de Luther est exactement
contemporaine de la rédaction des œuvres politiques majeures de Machiavel.
Le Prince et les Discours sont écrits entre 1513 et 1519. Luther affiche ses thèses
à Wittenberg en 1517. Un mouvement qui va trouver sa forme finale en
incorporant dans la définition du politique les fruits de la révolution
théologique dont il est contemporain, à la faveur d'une situation qui mérite
d'être tenue pour la matrice de la conscience moderne. En face des divisions
religieuses introduites par la Réforme et des situations de guerre civile qui en
résultent, s'affirme un parti des « politiques » — et l'on peut bien dire un parti
du politique, au sens de la prééminence du politique sur la religion — parti
pour lequel l'autorité souveraine s'impose comme la seule chance de paix. Le «
magistrat civil », le monarque, le prince, bref le pouvoir politique, comment
qu'il se présente et comment qu'on l'appelle, doivent passer au-dessus des
autorités ecclésiastiques et se subordonner les « choses sacrées ». En quoi la
révolution religieuse du début du XVI e siècle se prolonge, à la fin du XVI e
siècle, dans une révolution religieuse du politique dont sont issus les concepts
politiques spécifiquement modernes, à commencer par le concept cardinal
d'État. L'État émerge comme notion en tant qu'État de la raison d'État, c'est-
à-dire l'État fondé à se soumettre la religion. C'est au titre de ce rôle qu'il se
définit par la souveraineté. Il est doté d'une suprématie métaphysiquement
absolue, à l'échelle de la sphère humaine, puisqu'elle commande même aux
ministres du divin.
La première mesure de la modernité consiste ainsi dans la mesure de l'inédit
dans la mise en forme du politique dont la décantation s'opère autour de 1600
et qui achève de prendre corps vers 1650. Elle passe en particulier par la
mesure de l'inédit des notions qui servent à désigner et à penser ces figures
émergentes du pouvoir et du commandement.

2. Deuxième vague, celle que je rapportais au nom de Hobbes, plus décisif


que celui de Grotius, qu'il serait aussi légitime d'employer, d'un point de vue
historique. Deuxième vague étroitement dépendante de la première. C'est une
fois qu'on a éclairci le surgissement de l'État souverain de droit divin, de l'État
de la raison d'État, au sortir de la révolution théologico-politique du XVI e
siècle, que l'on comprend comment se déclare un problème de légitimité de ce
nouvel ordre politique. L'invocation d'un religieux d'au-delà des religions
constituées n'y suffit pas. Le nouvel ordre demande à être étayé par en bas ; il
exige une nouvelle fondation en droit. C'est à ce problème que va répondre le
déploiement du droit naturel moderne. On peut parler, à propos de cette
entreprise, d'une révolution juridique du politique, puisqu'il va s'agir de
redéfinir entièrement le lien politique sur la base d'une nouvelle source et
norme du droit, la source constituée par les droits subjectifs des individus.
Hobbes introduit un nouveau principe de composition, en droit, de toute
communauté politique concevable, qui se résume en une très simple
proposition : il n'y a que des individus. C'est à partir de ce principe qu'il faut
penser la genèse juridique du politique. Ce principe de composition emporte
comme sa conséquence capitale la subjectivation du domaine politique. On a
enfermé, en général, l'avènement moderne du sujet dans le domaine de la
connaissance. Il ne concerne pas moins, en réalité, le domaine de la politique.
L'enjeu philosophique du droit naturel moderne, de Grotius et Hobbes à
Rousseau et à Hegel, va être la redéfinition du politique selon le sujet,
doublement, du côté de l'élément politique, le citoyen, sous l'aspect du sujet
de droit individuel, mais aussi du côté de l'ensemble politique, de la
communauté politique, sous l'aspect du sujet politique collectif. C'est cette
double détermination qui va constituer l'originalité de la démocratie des
modernes par rapport à ses précédents antiques.

3. Troisième vague, celle que je liais au nom de Hegel et qui correspond à ce


formidable événement dont nous n'avons qu'à peine encore effleuré les
conséquences : l'apparition d'un nouvel ordre de réalité pour la conscience
humaine, l'histoire. Elle s'effectue en peu d'années, quelque part autour de
1800. Hegel est le premier à lui donner son expression pleinement développée
en théorie. Mais il faut préciser aussitôt que l'on ne tient avec Hegel qu'un
commencement. Il y a un déploiement continué de l'idée d'histoire au-delà de
Hegel. Il y a une histoire de l'élargissement et de l'approfondissement de la
conscience historique, au XIX e et au XX e siècle, qui reste à écrire.
L'apparition de l'histoire modifie entièrement, de nouveau, le statut du
politique et la manière de le considérer, de telle sorte que nous pouvons parler
d'une révolution historique du politique. Il est spécialement nécessaire d'en
prendre une exacte mesure, parce qu'elle est le facteur qui conditionne de la
manière la plus directe et la plus lourde, aujourd'hui, le problème
philosophique du politique.
Pour résumer son impact d'une phrase : l'irruption du point de vue de
l'histoire entraîne la secondarisation du politique. Le droit naturel moderne, la
philosophie individualiste et artificialiste du contrat, en dépit de la rupture
qu'ils représentent, restent en continuité avec la pensée ancienne sur un point
crucial. Ils reconduisent la présupposition du primat explicite du politique. Le
point de vue du politique est le point de vue de l'organisation d'ensemble de la
communauté humaine. Si l'on veut penser une communauté humaine comme
telle, il faut l'appréhender sous l'angle du politique, qui est l'élément au travers
duquel elle s'ordonne et se définit. L'histoire amène avec elle une nouvelle
notion englobante du collectif humain. Le concept de société s'impose en lieu
et place de celui de corps politique. Au sein de la société, le domaine politique
ne représente plus qu'un secteur particulier, ce pourquoi je parle de «
secondarisation ». Le politique n'est plus qu'une subdivision des affaires
humaines à côté d'autres, il n'apparaît plus immédiatement comme ce qui les
ordonne ou les coordonne. Qu'on le tienne pour un facteur dérivé, qui
s'explique par d'autres facteurs jugés davantage structurants, comme
l'économie ou la division de classes, ou qu'on le tienne pour un facteur
irréductible, exprimant une dimension permanente et indépendante de la vie de
l'homme en société, la secondarisation de son rôle est pour finir la même.
C'est cette évidence devenue la nôtre qui constitue aujourd'hui le principal
défi, le mot n'est pas trop fort, pour une philosophie du politique. Le politique
n'est-il vraiment que cela, que ce domaine rentré dans le rang où la révolution
de l'histoire nous a conduits à le cantonner depuis le début du XIX e siècle ? Ou
ne faut-il pas lui reconnaître, au-delà de ces apparences, une puissance
d'organisation, une fonction d'institution, désormais cachées dans nos sociétés,
mais non moins agissantes pour être dissimulées ? Ce qui impliquerait de
renouer d'une certaine manière, à l'intérieur du monde historique qui est
devenu le nôtre, avec l'entente ancienne et classique du politique. S'il ne peut
plus être question de primat ordonnateur explicite du politique, le politique ne
demeure-t-il pas, tout en étant passé dans l'implicite, le facteur englobant et
instituant qu'une longue tradition y a vu ? Mais ce passage dans l'implicite ou
dans l'inconscient d'un rôle jadis placé au premier rang exige évidemment,
dans tous les cas, de le repenser. Je crois que ce problème de l'identification du
politique et de la place qu'il occupe dans nos sociétés est le problème le plus
profond posé à la philosophie politique aujourd'hui.
Il est à remarquer que Hegel se situe exactement à la charnière, du point de
vue de cette discontinuité. Il maintient encore l'idée ancienne du primat
organisateur du politique. Sa pensée s'inscrit toujours à l'intérieur de cette
présupposition. Ce par quoi il continue d'appartenir à l'univers intellectuel du
droit naturel moderne. En même temps, il est celui qui, dans ce cadre
maintenu, amène au jour les instruments intellectuels qui vont permettre de le
renverser. Sous cet angle, Marx accomplit bel et bien le mouvement de
renversement amorcé par Hegel. Mais un renversement préparé d'abondance
par les penseurs libéraux des premières décennies du XIX e siècle, un Constant,
un Guizot, un Bentham, soucieux de consacrer l'indépendance de la société
civile et de ses libertés et de limiter l'emprise du pouvoir politique. C'est chez
les libéraux d'abord que le pouvoir est expressément déchu de son ancien statut
de cause pour être assigné au rang d'effet, que le politique cesse d'être conçu
comme organisateur pour n'être plus considéré que comme un produit second
de la société. Marx ne fait que radicaliser ce renversement libéral en le
transportant à l'intérieur de l'histoire et de son développement dialectique tel
que Hegel en a promu l'idée. C'est chez lui que le détrônement du politique
atteint son point extrême avec sa relégation au rang de superstructure
essentiellement répressive par rapport à l'infrastructure constituante représentée
par le mode de production.
L'apparition de l'élément historique ne modifie pas seulement, de la sorte, le
statut du politique, elle disqualifie en outre la problématique de la fondation
imposée par le droit naturel moderne. Une fois qu'on apprend à penser dans
les termes de l'histoire, ce qui compte, c'est le mouvement, c'est-à-dire, d'un
côté, l'identification du moteur de ce mouvement et, de l'autre côté,
l'identification de sa direction. Toute démarche de retour à l'origine et de
détermination de ce qui doit être à partir de composantes natives et de normes
primordiales apparaît irréelle, en regard. Tant la possibilité de cerner de tels
termes initiaux que la perspective normative se vident de sens. Le droit lui-
même ne peut être qu'un produit du développement historique. Le point
essentiel ne réside pas dans sa capacité à signifier un devoir-être dans l'abstrait,
mais dans les conditions concrètes de la réalisation d'un tel devoir-être,
conditions qui ne peuvent être fournies que par le mouvement de l'histoire.
Cela, même si l'on accepte de reconnaître une consistance à part entière au
droit, de même qu'à la politique.
Je l'ai déjà suggéré, la pensée politique selon l'histoire admet au moins deux
versions et non pas une seule : une version libérale et une version radicale. On
pense toujours à la thèse révolutionnaire selon laquelle le droit n'est qu'un
leurre et le masque d'une domination politique réduite au rapport de forces,
domination qui ne s'explique elle-même que par une division des classes dictée
par le régime de la propriété et les rapports de production. Mais à côté de cette
thèse radicale, il y a la thèse modérée qui se refuse à voir dans le droit une
illusion et dans la politique un pur rapport de forces. Elle leur prête au
contraire une réalité indépendante et un rôle positif. Elle n'en repose pas
moins, pour ce qui nous intéresse, sur les mêmes présupposés et sur la même
version de la marche du collectif. Elle aussi loge le primum movens dans la
société civile et la libre activité des individus qui la composent. A ceci près
qu'elle regarde cette situation comme un progrès historique, progrès dont le
couronnement est le système représentatif qui entérine enfin la vérité de la
politique en faisant formellement du pouvoir l'expression de la société. Ce qui
est et doit être premier, c'est le social, que le politique est destiné à servir par le
canal de la représentation et à réguler par le moyen du droit. A la base de
l'option libérale, on retrouve le même renversement du primat du politique en
primat du social que dans le socialisme révolutionnaire. Le libéralisme est tout
aussi critique que lui vis-à-vis de l'illusion du politique et du droit dans leur
prétention ancienne et classique à normer à priori l'existence en commun. La
différence est qu'il reconnaît la réalité propre de la politique et du droit et qu'il
se refuse à en envisager la résorption. Il s'en tient à leur limitation
instrumentale, là où le socialisme vise à leur complète réappropriation dans le
gouvernement du social par lui-même. Mais il partage avec lui le refus
d'attribuer à la politique et au droit la puissance d'institution et de définition
qui leur était traditionnellement prêtée.
C'est ainsi que le XIX e siècle est le théâtre d'une vaste dénonciation de
l'illusion politique, portée par l'expansion de l'histoire. Il est traversé par une
critique radicale de l'entente héritée du politique comme principe ordonnateur
et, dans sa ligne, du droit politique comme droit fondateur. Elle a ceci de
remarquable qu'elle coïncide avec le développement de la politique, comprise
comme la sphère des activités liées à la formation et au contrôle du pouvoir
dans le cadre du régime représentatif. L'expansion pratique de la politique (et
parallèlement du droit) est parfaitement corrélée avec la secondarisation
théorique du politique, avec la disqualification de l'ancienne portée explicative
qui lui était reconnue. L'histoire alimente la perspective d'une science de la
société en rupture avec les anciens modes de pensée de la chose collective. Elle
nourrit l'ambition d'une science objective de la réalité sociale, d'une science
des faits sociaux, en un mot, délivrée des illusions normatives qui étaient au
cœur tant de la politique ancienne que des philosophies du droit naturel
moderne. Ce sont l'histoire et la société qui sont capables d'expliquer la
politique et le droit, en aucun cas le contraire.
Il faut avoir à l'esprit les termes de cette problématique archi-hégémonique
jusqu'il y a peu pour prendre la mesure du renversement de tendance que nous
sommes en train de vivre depuis une trentaine d'années. Nous sommes en train
de nous désillusionner de l'histoire qui avait elle-même paru en son temps
nous désillusionner de la politique et du droit. Nous prenons distance avec la
perspective historique et sociale — ou plutôt nous découvrons que l'histoire et
la société sont autre chose en vérité que ce qu'on croyait —, et cet écart nous
ramène au droit et au politique. Tout se passe comme si nous refaisions le
parcours à l'envers et en accéléré : l'histoire nous ramène au droit et le droit
nous ramène au politique. C'est cet étonnant parcours qui définit l'actualité de
la philosophie politique.

DE L'HISTOIRE AU DROIT

Nous assistons à la résurgence du droit politique, c'est-à-dire de la théorie de


la fondation en droit de la communauté politique. Cette résurgence se produit
à l'intérieur de l'élément intellectuel de l'histoire et de la société. Car on n'est
évidemment pas en présence d'un mouvement de bascule qui nous ramènerait
en arrière et qui réinstallerait le droit politique en majesté à la place de
l'élément historique, comme si celui-ci n'avait jamais existé. L'acquis en la
matière est irréversible. Mais l'acquis change. Un certain exclusivisme du point
de vue de l'histoire et de la société a fait long feu. Il s'est produit une
transformation de la conscience historique, qui autorise, dans son cadre, un
nouveau déploiement de la démarche de fondation en droit. Le règne sans
partage des sciences sociales n'est plus de mise. Alors qu'il semblait avoir
définitivement vidé de sens l'idée d'une approche normative de la chose
collective, chaque jour montre un peu mieux qu'il laisse place à une
philosophie de la règle avec laquelle il doit, en réalité, composer au sein d'un
nouveau partage des tâches. La sociologie se pénètre et se nourrit du point de
vue du droit.
C'est l'actualité la plus visible de la philosophie politique que cette
renaissance normative à côté et en liaison avec la science sociale objective. La
théorie du droit politique tient la vedette incontestée dans le domaine, à tel
point qu'elle se confond avec lui aux yeux de beaucoup, et qu'elle en épuise la
définition. Tel n'est pas le cas, à mon sens, comme on verra, mais cette
contestation ultérieure ne doit pas empêcher de reconnaître l'éminente
signification du phénomène.
La réapparition du droit politique est à coup sûr l'un des grands événements
intellectuels de notre histoire récente. Nous pouvons lui donner une date : la
publication en 1971 de la Théorie de la justice de John Rawls. L'immense écho
qu'a rencontré l'ouvrage, l'énorme postérité qu'il a eue en font un repère et un
symbole. On peut compléter le tableau en rappelant la publication en 1981
d'un autre ouvrage séminal, la Théorie de l'agir communicationnel de Jûrgen
Habermas. Il donne une version « continentale » du mouvement, plus
soucieuse d'intégrer les acquis de la pensée critique du dernier siècle, mais il
confirme la direction. Nous voyons renaître, après deux siècles d'éclipsé, la
problématique de la fondation comme problématique vivante en matière
politique.

Les raisons d'un retour


Je formulerai trois observations à propos de cette résurgence, afin de cerner
les caractères nouveaux que revêt cette problématique de la fondation par
rapport à ses expressions antérieures.
1. Il est impossible de ne pas noter la corrélation de ce retour du droit avec
la mutation planétaire des économies et des sociétés à l'œuvre depuis le début
des années 1970. On s'aperçoit chaque jour un peu plus, avec le recul, que ce
qui s'est manifesté d'abord comme une « crise économique » aura été une
métamorphose sociale totale, et mondiale, qui n'aura laissé intact aucun aspect
de la vie de nos sociétés. Son impact idéologique est bien connu. Parallèlement
aux transformations de l'industrie et de l'économie, ces années ont été
marquées par le frappant dépérissement de l'espérance révolutionnaire. C'est
sur fond de ce déclin que s'opère la percée de la réflexion antitotalitaire, de
concert avec un ralliement généralisé aux principes et aux valeurs
démocratiques, le tout associé à une poussée massive d'individualisation au sein
de nos sociétés. Mais, sous ces évolutions superficiellement ressassées, il y va
d'un déplacement des conditions d'intelligibilité de nos sociétés, d'une refonte
du système des repères en fonction desquels les acteurs peuvent penser leur
monde dans le temps. C'est un changement de rapport à l'histoire qui s'est
joué là. Il a pris la forme d'une crise de l'avenir dont l'évanouissement de l'idée
révolutionnaire n'a été que le symptôme le plus voyant. Avec la possibilité de se
représenter l'avenir, ce qui entre en crise, c'est la capacité de la pensée de
l'histoire de rendre intelligible la nature de nos sociétés sur la base de l'analyse
de leur devenir, et sa capacité à leur fournir des guides pour leur action
transformatrice sur elles-mêmes, au titre de la prévision et du projet.
La pensée selon le droit revient et s'impose en tant que réponse au double
déficit théorique et pratique creusé par la crise de l'avenir. Elle correspond à
une autre manière pour nos sociétés de répondre à la question de ce qu'elles
sont et de ce qu'elles ont à être. Elle leur procure une autre manière de
s'identifier : ce que nous sommes, ce n'est pas le devenir qui nous emporte qui
peut nous le dire, ce sont nos principes fondateurs. Elle leur ouvre une autre
façon de se projeter et de se vouloir : ces principes nous disent par la même
occasion ce vers quoi nous devons tendre, où nous devons aller. Le droit
fondationnel s'est réintronisé, de la sorte, en tant qu'instrument d'intelligibilité
et, en tant que moyen d'action, comme vecteur politique du changement
social.
2. Si la transition a pu se faire aussi facilement, de l'histoire au droit, c'est
que l'opposition était en trompe l'œil pour une bonne partie, découvrons-nous
rétrospectivement. Il nous faut relire sous cet angle l'histoire du XIX e siècle et
du premier XX e siècle. Nous nous apercevons après coup que cette période
placée sous le signe de la critique des illusions et des mensonges du droit
naturel, invalidé pour son artificialisme, son rationalisme abstrait, son
formalisme, a été en réalité une période de lente concrétisation du point de vue
de l'individu et de ses droits. Elle s'est opérée au travers même de ces réalités
collectives massives que l'on prétendait opposer à son abstraction : le peuple, la
nation, l'État, les classes, le travail comme processus collectif. Le XIX e siècle et
le premier XX e siècle se sont voulus l'âge du réalisme social, par opposition à
l'idéalisme juridique des Lumières. Sauf que tous ces collectifs réels mis en
avant par la pensée du social-historique ont fonctionné comme autant de
vecteurs d'individualisation. Ils ont été les incubateurs grâce auxquels cette
créature effectivement fort « abstraite », sinon chimérique, encore dans le
monde de la fin du XVIII e siècle, l'individu, est devenue très concrète. C'est de
ce travail de matérialisation historique et sociologique que la pensée selon le
droit a pu solder le compte, à un moment donné, pour repartir armée d'une
nouvelle crédibilité. C'est parce qu'il y a eu ce long travail pour produire et
construire socialement l'individu doté de droits qu'il est devenu possible de
faire fonds sur lui pour repenser l'ensemble social.
3. Cette situation permet de comprendre en quoi nous ne sommes plus dans
l'espace intellectuel du droit naturel, même si formellement nous en retrouvons
la logique fondationnelle. La similitude des démarches ne les empêche pas de
revêtir des significations différentes. La pensée du droit naturel procède par
rationalisation mythique de l'origine. Elle projette dans le passé abstrait de
l'état de nature, passé hors-histoire, la recherche d'une norme primordiale en
elle-même intemporelle quant à la composition du corps politique.
L'avènement du temps de l'histoire dénonce ce passéisme abstrait et
l'intemporalité de cette fondation en nature. Il est clair que nous ne revenons
pas, avec l'actuelle résurgence du point de vue du droit, à cette vision anté-
historique du temps. La différence cruciale de la philosophie de la fondation
telle que nous la voyons revivre aujourd'hui, par rapport à sa devancière du
XVII e et du XVIII e siècle, c'est qu'elle évolue à l'intérieur de l'élément
historique. Nous sommes au-delà de l'opposition classique entre droit naturel
et histoire. Ce que nous pouvons exprimer en disant : si retour du droit il y a,
c'est un droit sans la nature. Nous avons le contenu du droit subjectif sans le
support qui a permis de l'élaborer.
Il en résulte un changement notable dans son mode d'application. Le
rapport entre l'être et le devoir-être n'est plus le même. Ce qui d'un côté se
présente comme fait dans l'histoire peut être appréhendé de l'autre côté sous
l'angle normatif. Ce sont deux angles de vue sur la même réalité. Décrire nos
sociétés telles qu'elles sont et les décrire telles qu'elles devraient être, ce ne sont
pas deux tâches radicalement différentes — d'autant que les décrire telles
qu'elles sont, c'est les saisir telles qu'elles s'efforcent de se faire être dans un
travail incessant sur elles-mêmes pour se réformer. L'appel à la fondation
revenait initialement à se réclamer d'une base idéale logée en deçà du temps
historique qui, si elle avait pu prévaloir, aurait installé la communauté
politique dans une forme définitive, à l'abri des vicissitudes corruptrices du
devenir. Il est devenu une façon de donner un visage à l'avenir, de définir un
idéal régulateur pour l'acteur historique. Il est dans tous les cas conçu dans une
relation immédiate à la possibilité de sa réalisation. L'être de nos sociétés, pour
autant qu'il est historique, est fait de devoir-être, d'anticipation. C'est en ce
sens que le point de vue du droit fonctionne comme un substitut à la prévision
défaillante.

Une fonction de rattrapage

Une fois qu'on a établi de la sorte la fonction civique et politique qu'a


retrouvée le droit, on comprend ce qu'a été depuis les années 1970 et ce que
demeure à ce jour la tâche intellectuelle de ces pensées renouvelées de la
fondation. Cette tâche est essentiellement une tâche de rattrapage. Elle les
distingue là aussi de leurs ancêtres. Les philosophies jusnaturalistes du XVII e et
du XVIII e siècle, nonobstant leur passéisme formel, ont été historiquement des
pensées anticipatrices. Elles ont inventé et élaboré une idée nouvelle de la
société des hommes, de ses bases, de sa norme et de ses fins, à l'intérieur d'une
société qui restait encore largement traditionnelle et religieuse. Rien de pareil
pour nous. Le rôle dévolu à la pensée de la fondation est d'expliciter une
légitimité latente, qui s'est peu à peu installée dans nos sociétés, à mesure que
se matérialisaient en pratique les garanties individuelles et les libertés
démocratiques. Légitimité latente à laquelle il s'agit d'apporter son fondement
après coup, dans les termes de la légitimité fondamentale des droits de
l'homme, alors que, comme dans le cas exemplaire de l'Etat-providence, il s'est
agi d'entreprises qui se sont conçues comme la réalisation de compromis
politiques et sociaux auxquels il s'agissait d'assurer une base technique, au
moyen de procédures d'assurance ou de redistribution.
Pour le dire autrement, nous avons appris petit à petit, au cours des deux
derniers siècles, à tirer d'autres conséquences en pratique des droits de
l'homme que celles que leurs premiers formulateurs avaient aperçues. Nous en
sommes venus à envisager autrement l'incarnation de la liberté et de l'égalité
primordiales des individus. Il s'agit de procurer à ces développements leur
assise en théorie. Nous sommes au moment où il nous est demandé d'aligner
les principes explicites de notre droit sur la forme de nos sociétés qui se cherche
implicitement, de procurer à des faits ou à des exigences confusément perçues
comme légitimes leurs bases de droit, alors qu'ils se sont installés, souvent, au
nom d'autres justifications.
Ce rattrapage, cette traduction, cette explicitation et cette fondation du sens
commun en matière de légitimité trouvent à s'exercer dans les trois registres
qui étaient traditionnellement ceux de la philosophie du droit naturel. Elles
s'appliquent en premier lieu au droit de la nature proprement dit, ce qu'on
appellera plutôt aujourd'hui la sphère des droits fondamentaux. Elles
s'appliquent en deuxième lieu au droit politique ; elles s'emploient à tirer les
conséquences de ces droits fondamentaux sur toute forme légitime concevable
d'ordre politique. Elles s'appliquent, enfin, en troisième lieu, au droit des gens,
selon l'expression consacrée, entendons le droit qui prévaut entre les
communautés politiques et les nations, on dira plus justement aujourd'hui, en
reprenant l'expression kantienne, le droit cosmopolitique.
1. Premier registre, donc, la nature des droits fondamentaux, la manière de
les comprendre, leur signification, qui change beaucoup d'aspect, dès lors
qu'on ne recourt plus à la fiction d'un ancrage en nature pour les établir. Mais
à côté de leur signification se pose aussi la question de leur extension. À cet
égard, la question principale reste celle des droits sociaux — la question de leur
existence d'abord, et celle ensuite de leur teneur exacte. Quid, en droit
fondamental, du point de vue des droits de l'homme, de l'État protecteur qui
s'est tant bien que mal établi dans le cadre des démocraties libérales, qui en
constitue désormais une dimension cruciale, et qui en fait des démocraties
libérales-sociales. Faut-il y voir un fait qui n'emporte pas de droit ? C'est la
thèse commune aux purs libéraux, pour lesquels il ne saurait exister de tels
droits sociaux, et aux marxistes révolutionnaires, pour lesquels il faut voir là un
compromis social de classes et non un développement de droit des régimes
bourgeois. Ces thèses demeurent relativement minoritaires. Le sentiment
dominant, le sens commun prévalent dans nos sociétés est qu'il y va là, au
contraire, d'un point de droit fondamental, et même de la vérité des droits de
l'homme. Au-delà du contrat politique entre des individus libres et égaux et
des conséquences qui en résultent quant à la souveraineté du peuple et quant
aux libertés publiques, nous nous accordons communément à penser que ce
contrat comporte en outre des conséquences relativement à la justice sociale
devant régner à l'intérieur d'une telle communauté politique. Nous
pressentons intuitivement que ces conséquences ont directement à voir avec le
noyau des droits primordiaux des individus. Mais quelles conséquences au
juste, pourquoi, jusqu'à quel point ? C'est très exactement le problème du
premier Rawls, le Rawls de la Théorie de la justice.
Mais est apparue plus récemment, au-delà des droits sociaux, une question
des droits culturels, qui soulève des difficultés peut-être encore plus redoutables.
Comment définir les droits qui regardent l'identité des personnes, dont nous
devinons qu'elles représentent en effet des composantes de leur dignité, mais
dont nous discernons aussi combien il est malaisé de les objectiver ?
2. Rattrapage, exploitation et fondation, ensuite, dans le registre du droit
politique. Le déploiement de l'expérience démocratique a fait apparaître, sur ce
terrain-là également, d'autres visages de ce que nous pouvons tenir pour un
régime légitime.
Nous avons vu se développer, par exemple, de nouvelles exigences en matière
de pluralisme, et, conséquemment, en matière de formes de la coexistence
collective et du rôle de l'autorité publique. Le phénomène modifie le regard
qu'on pouvait porter sur la neutralité libérale de l'État. On en était resté à une
image négative de l'abstention nécessaire de l'État dans le domaine des
croyances et des modes de vie — il doit surtout ne pas se mêler de ce qui ne le
regarde pas. On en vient à une image positive de son rôle dans l'organisation
du pluralisme. Il lui est demandé une reconnaissance active des options
religieuses, philosophiques ou existentielles dans leur diversité. La liberté se
donne à repenser, au-delà de son image classique de la liberté de conscience, en
fonction de son incarnation sous les traits d'un pluralisme social créant à la
puissance publique de nouvelles obligations et de nouvelles limitations. C'est la
question du second Rawls, le Rawls du Libéralisme politique.
Mais nous avons vu semblablement se développer de nouvelles exigences en
matière de délibération, de participation à la préparation des décisions et de
garanties procédurales relativement à la manière dont sont effectués les choix
publics. Impératifs que l'on traduit en jargon savant en parlant de la préséance
nouvelle de la procédure sur la substance. De fait, un nouveau formalisme
démocratique s'est inventé et se cherche. Que doit être en droit le processus
démocratique ?
3. Rattrapage, enfin, en matière de droits cosmopolitiques, dans un monde
en voie d'unification, (de « globalisation »), de rapprochement des États,
d'abaissement des frontières, de mélange des populations. Comment penser les
droits de l'homme à l'heure de la formation de quelque chose comme une
société civile mondiale ? On ne peut plus se contenter, dans le domaine, du
droit des nations entre elles, il faut envisager les droits des individus au milieu
des nations. Droits des minorités, droits des individus par rapport aux États,
dans l'espace international, droits de la société internationale des États sur les
États particuliers qui la composent : toutes vieilles questions, mais auxquelles le
mouvement du monde requiert aujourd'hui d'apporter de nouvelles réponses
en droit.
Je n'ai envisagé, sous ces trois aspects, le travail de rattrapage, d'explicitation
d'une légitimité latente, de fondation du nouveau sens commun démocratique,
que sur le plan du contenu du droit. Mais je crois qu'on pourrait parler
semblablement de rattrapage sur le plan de la forme philosophique de la
problématique fondationnelle. Chez Rawls ou chez Habermas, il s'agit aussi de
redéfinir ou de remplacer la problématique contractualiste (redéfinir chez
Rawls, remplacer chez Habermas), par rapport à ses versions héritées. Il s'agit
de repenser l'engendrement de la légitimité collective, résultant des droits des
individus et consacrant ces droits, à la lumière des acquis critiques de la
philosophie contemporaine vis-à-vis du grand rationalisme classique dans
lequel cette problématique fondationnelle a pris sa première forme. Comment
concevoir des droits subjectifs, c'est-à-dire des droits absolument inhérents à la
personne, hors de toute référence à un état de nature ou à une nature humaine
? Comment concevoir un contrat social sans passage d'un état de nature à un
état social ? Faut-il sortir du cadre de référence centré sur l'individu, ou faut-il
y rester ? Ne faut-il pas partir plutôt de l'intersubjectivité et de la
communication, afin d'éviter l'illusion monologique ou égologique ? Il ne peut
pas s'agir seulement d'actualiser la teneur du droit, il s'agit forcément en outre
de rendre la philosophie du droit politique philosophiquement contemporaine,
la difficulté ici étant de s'orienter au sein de ce que veut dire contemporain.

DU DROIT AU POLITIQUE

Encore une fois, ce n'est pas la société de demain qui s'invente dans ce
retour aux fondements, c'est le présent qui s'éclaircit. Il ne se dessine rien
comme une légitimité alternative à la faveur de cet effort d'élucidation ; nous
apprenons juste à être plus cohérents avec nous-mêmes. A la différence de l'âge
héroïque où les abstractions des théoriciens faisaient surgir une autre façon de
penser la politique, nous sommes dans une société où les droits de l'homme
sont institutionnalisés dans leur rôle de fondement, de source et de référence.
Ils sont d'ores et déjà pour partie incarnés ; ils sont reconnus dans leur vocation
à s'incarner toujours davantage. Il ne s'agit que de rendre ce travail de
concrétisation plus judicieux et plus systématique.
D'accord, m'objectera-t-on, mais il y a toujours très loin de la promesse des
principes à l'existence sociale effective. Les droits de l'homme ont beau être
admis en théorie, leur réalisation reste un horizon infini. En quoi la philosophe
du droit politique, même si elle n'a plus le pouvoir qui fut le sien de dessiner
un autre monde, reste un instrument critique irremplaçable, un moteur, un
idéal régulateur, voire notre dernière utopie.
Je ne songe pas à méconnaître cette capacité d'entraînement. Je crois
cependant qu'on ne peut pas ne pas poser la question de ses limites, à la fois
intellectuelles et pratiques. Jusqu'à quel point la logique du droit nous permet-
elle de comprendre la nature de la démocratie, c'est-à-dire du régime se
proposant et autorisant la matérialisation progressive des droits de l'homme ?
Jusqu'à quel point cette logique du droit nous permet-elle, au-delà de la
critique et de la protestation légitime, d'agir sur la démocratie pour la
transformer ? Le problème crucial que soulève cette dynamique critique et
utopique du droit, c'est qu'elle ne permet pas de penser ses propres conditions
de réalisation. Le point de vue du droit ne permet pas de rendre compte du
cadre où peut régner le droit. C'est ici qu'il faut passer au point de vue du
politique. Il est appelé par la mesure des limites des pensées de la fondation en
droit.
Non seulement, ainsi, il y a résurgence du droit, mais il y a, dans son sillage,
résurgence du politique. Un phénomène qui nous fait remonter encore une
étape plus haut, historiquement parlant, vers la strate la plus profonde des
assises de la modernité. Une certaine crise de la pensée selon l'histoire et la
société nous a ramenés à la pensée selon le droit. De là, une certaine crise de la
pensée selon le droit nous renvoie à la pensée du politique. Plus le point de vue
du droit s'imposera, plus la nécessité de retourner, en deçà de lui, au point de
vue du politique se fera sentir.
Le politique renaît à nos yeux comme problème sous l'effet des limites
auxquelles se heurte ou que fait apparaître l'entreprise de fondation en droit.
Elle se révèle suspendue à l'intervention d'un principe qui lui échappe. Elle
suppose pour se déployer un socle qu'elle est incapable de concevoir par ses
propres moyens. Elle demande en d'autres termes à être fondée. Il ne s'agit pas
d'un problème théorique à l'usage des abstracteurs de quintessence. Il s'agit
d'un problème tout ce qu'il y a de pratique, qui représente le foyer des
incertitudes de la démocratie d'aujourd'hui. C'est en ce point très précisément
que s'opère le passage au politique. Du droit politique, nous sommes renvoyés
à la réflexion sur le politique comme ce qui rend possible la réalisation du droit
tout en la limitant ou en la contraignant. C'est en ce sens que le retour au droit
politique entraîne avec lui un retour au politique tout court, retour qui en
constitue la critique au sens le plus fort du terme, puisqu'il revient à en fonder
les prétentions, en même temps qu'à en limiter la pertinence.
C'est le lieu de dire quelques mots, avant d'entrer en matière, sur la
distinction entre le politique et la politique. Je l'ai marquée et utilisée depuis le
départ de mon propos, d'une manière, je l'espère, claire et rigoureuse, mais
sans la définir. Le moment est venu de combler cette lacune. La distinction
prend tout son sens dans une perspective historique. Toutes les sociétés
comportent une dimension politique. Dans une seule société, la nôtre (avec
l'exception relativement brève et très circonscrite des démocraties antiques), il
s'est développé un domaine politique à part, où les acteurs sociaux ont la
latitude de faire de la politique. Le domaine des libertés démocratiques où les
citoyens se réunissent pour débattre de la chose publique et peser sur elle dans
le cadre d'une compétition ouverte pour le pouvoir. Je propose de réserver le
politique à la désignation de l'essence politique de l'ensemble des sociétés
humaines et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique
démocratique, avec sa différenciation caractéristique d'un secteur à part des
autres activités sociales, axé sur la formation et le contrôle des gouvernements.
Nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique
dans notre société. La question étant de savoir si tout le politique est absorbé
dans la politique démocratique, ou s'il n'y a pas du politique, ou une part du
politique, qui subsiste irréductiblement en dehors de la part remodelée sous
l'aspect de la politique. En quoi la société démocratique, c'est-à-dire la société
où le politique connaît ce formidable changement qui le fait devenir de la
politique, l'objet et la matière de l'activité délibérative des citoyens, reste-t-elle
néanmoins une société politique comme les autres ?
Poser ces questions revient à formuler d'une autre façon les interrogations
auxquelles nous sommes aujourd'hui renvoyés à partir du droit. Car le
domaine de la politique, domaine de la manifestation des opinions, du débat
public, de la désignation des gouvernants par le suffrage, est également le
domaine de l'application et de la réalisation du droit. L'activité politique est le
moyen, tandis que le droit définit les fins que ces moyens doivent servir. On
débat au fond, en démocratie, de la meilleure façon de concrétiser le droit, et
l'objet civique de la théorie du droit politique est d'éclairer ce débat : quelles
sont les bonnes manières de traduire dans les faits les normes fondatrices que
nous reconnaissons ? Nous pouvons ainsi reformuler la question que je
soulevais. Je demandais : jusqu'à quel point la politique démocratique absorbe-
t-elle le politique ? Il est possible de convertir l'interrogation dans cette autre :
jusqu'à quel point le droit (comme doctrine des bases et des fins de la politique
démocratique) peut-il se soumettre le politique ? Voilà toute la question
exposée sous nos yeux par la marche même de nos sociétés et qu' est destinée à
nourrir pour un bon moment la réflexion.

La leçon des totalitarismes

À dire vrai, il y a des antécédents à cette interrogation sur le politique. Il ne


serait pas exact de la faire procéder toute des questions de l'heure soulevées par
la concrétisation du droit et des droits de l'homme. Elle reconnaît au moins un
grand précédent dans notre siècle. La réflexion sur le politique a reparu d'abord
à l'épreuve de la tragédie qui se noue en août 1914. Elle a resurgi sous l'effet de
l'enchaînement des totalitarismes issus de l'apocalypse des champs de bataille
de la Première Guerre mondiale. Ce sont les tyrannies totalitaires qui ont
réimposé, les premières, le point de vue du politique à la pensée. Elles
représentent une résurgence brutale du politique à l'intérieur du monde «
bourgeois », autrement dit, du monde libéral qui secondarise et subordonne le
politique au profit des intérêts économiques et de la politique représentative.
Ce retour violent du refoulé politique se manifeste sous deux visages opposés et
complémentaires. Il prend l'allure, avec le nazisme, d'une ressaisie avouée,
revendiquée, affichée du politique, sous son aspect le plus barbare, celui de la
domination pure, ouvertement ancrée, qui plus est, dans la division raciale de
l'humanité et destinée à s'épanouir dans la guerre. Tout au rebours, il prend les
traits, avec le communisme soviétique, d'un retour dénié du politique, et d'un
retour d'autant plus parlant qu'il est le fait du régime qui se réclame du primat
de l'économie. Il apporte, en acte, le plus cinglant démenti à sa propre doctrine
dont il soit possible de rêver. Le régime qui s'installe au nom du primat de
l'infrastructure économique est le régime qui démontre par le fait le primat
structurant de la supposée superstructure politique. L'appropriation collective
des moyens de production, loin de déboucher sur le dépassement de
l'exploitation capitaliste et de la domination bourgeoise, s'avère engendrer une
nouvelle structure de domination politique dans laquelle l'extorsion
économique se réintroduit à partir de l'organisation politique.
Le totalitarisme apparaît comme une forme politique irréductible à quelque
explication économique que ce soit — on n'explique pas davantage le nazisme
par les besoins du « grand capital », il ne paraît pas nécessaire de s'y étendre.
Une forme politique pathologique, qui oblige en regard à repenser la
démocratie libérale également comme une forme politique. Ce qui est
pertinent, ce n'est pas l'opposition propriété privée/propriété collective, ou
l'opposition capitalisme/socialisme, c'est l'opposition démocratie/totalitarisme,
c'est-à-dire une opposition où le politique se révèle bel et bien premier et
organisateur. En face du totalitarisme, la démocratie apparaît comme cette
forme paradoxale où le politique est dissimulé dans son rôle premier et
organisateur, au profit de la politique et de la primauté ostensible de la société
civile et de ses intérêts. Le politique laisse jouer au premier plan d'autres forces
que lui-même, de manière indépendante, à commencer par l'économie, au
point de créer l'illusion d'optique que c'est l'économie qui prime, la politique
selon la représentation se bornant à en réguler l'hégémonie. En réalité, le
politique est toujours là dans une configuration où son rôle n'est plus
prééminent. Mais c'est lui qui conditionne à l'arrière-plan le libre jeu de
l'économie et des forces de la société civile, comme l'a fait ressortir par
contraste son retour pathologique au poste de commandement dans les
totalitarismes.
Telle a été la première leçon de politique que nous a infligée le XX e siècle, au
prix fort. Tel a été le premier démenti, terrible, qu'il a apporté à notre
intelligence spontanée de la chose politique, à notre manière immédiate de la
comprendre, telles qu'elles découlent de la révolution historique du politique
et de la secondarisation du politique par laquelle elle s'est traduite. Leçon
brutale, massive, démenti irréfragable. Leçon tellement scandaleuse, en même
temps, pour nos cadres de pensée ordinaires, que le phénomène a pu rester
cinquante ans sous le regard de tous sans être ni vu ni compris. Si la leçon a
fini par être tirée, c'est a minima, sur un mode purement pragmatique et
moral. La liberté dite formelle est préférable, dans tous les cas, aux tyrannies
bien réelles. C'est le message essentiel, je ne songe pas à en disconvenir. Mais ce
n'est pas sans un certain vertige que l'on est obligé de constater, avec le recul,
maintenant que l'affaire est jugée et irrévocablement jugée, que la leçon de
fond de l'expérience totalitaire n'a pas pénétré.
Nous avons de bonnes raisons de penser que nous sommes sortis de l'âge des
totalitarismes, ils font désormais l'objet d'une réprobation à peu près unanime,
mais le souci de leur signification est resté ultra-minoritaire. Ils sont
condamnés et bannis, mais ils resteront sans avoir été collectivement compris.
Nous aurons vécu cette atroce épreuve d'une certaine manière pour rien — à
moins que l'expérience ne se mette à faire l'objet, à retardement, d'une
anamnèse et d'une élaboration rétrospectives. Cela laisse mélancolique et
perplexe sur la capacité de nos sociétés à s'entendre elles-mêmes.
On ne peut s'empêcher d'y songer à l'heure où se dessine une seconde leçon
de politique, d'un genre tout à fait différent, il est vrai, mais dont on se
demande si nos sociétés seront mieux armées pour y faire face. À la lumière du
passé, on est tenté d'en douter.

Un dévoilement par l'évanescence

Nous voyons reparaître aujourd'hui, en effet, le politique comme problème,


sur un autre mode, aux antipodes de l'univers de la violence totalitaire. Il
resurgit dans le moment et dans le prolongement du triomphe des principes
démocratiques, en fonction même de cette victoire, par une suite imprévue du
retour du droit. La redécouverte contrainte et forcée du politique à laquelle
nous sommes de nouveau conduits s'effectue, ce qui la distingue heureusement
de sa devancière, de l'intérieur des démocraties, au titre de la critique interne
des illusions de la démocratie sur elle-même, et de la critique des
dysfonctionnements inattendus que provoquent ces illusions.
C'est au titre de la recherche de ce qu'est véritablement la démocratie, de ce
qui lui permet d'exister, de ce qu'elle peut devenir que s'impose ici et
maintenant pour nous le retour à la question du politique. Il naît et il trouve sa
nécessité dans la crise d'un genre nouveau vers laquelle se dirigent nos
démocraties triomphantes. Rien à voir avec la contestation par l'extérieur de
leur nature et de leur forme qu'elles ont connu à l'âge totalitaire, soit sous
l'aspect d'un rejet passéiste, soit sous l'aspect de tentatives de dépassement
futuristes. La crise s'insinue ici par le canal de la mise en œuvre des principes
démocratiques eux-mêmes. Celle-ci s'avère déboucher, à un moment donné,
sur une dévitalisation de la démocratie, si ce n'est, plus profondément, sur une
dissolution de son cadre et de ses instruments d'exercice. Dans son mouvement
d'expansion, dans le déploiement de ses principes de droit, la démocratie en
vient à s'attaquer elle-même. En avançant, la concrétisation de ses normes de
droit en vient à se retourner contre ses conditions politiques de
fonctionnement ; elle se met à les ronger insidieusement. Ce pourquoi, si la
crise est sourde, diffuse, si elle est aussi éloignée que possible des paroxysmes de
l'âge totalitaire dans ses expressions, elle n'en est pas moins d'une profondeur
comparable dans son principe.
C'est l'analyse de cette crise en train de s'installer qui nous oblige à nous
réinterroger sur le politique sous un angle où nous ne le connaissions pas. Le
politique, ou la dimension d'elles-mêmes que les démocraties, dans leur phase
actuelle de développement, tendent à oublier ou à nier. Ce n'est plus sa
résurgence incontrôlable qui pose question, mais son évanescence, et les
méconnaissances en chaîne qui en découlent. Forte de l'évidence incontestée
de leurs principes, les démocraties en viennent à se regarder comme nées de
rien, comme simplement conformes à la nature des choses et, par conséquent,
comme le régime qui aurait dû depuis toujours et partout prévaloir. Elles
perdent de vue l'exception historique inouïe qu'elles représentent, et, avec elle,
le sens du substrat qui leur permet d'exister. Ce n'est pas tout : le même
mouvement les pousse en outre à considérer la structure où elles s'inscrivent et
l'appareil par lequel elles passent comme des obstacles à leur plein
épanouissement. Comme si un enthousiasme aveugle pour leur pure doctrine
les poussait à se couper bras et jambes. Voilà le problème interne à la
démocratie qui définit l'actualité de la philosophie politique comme
philosophie du politique. C'est autour de cette contradiction en train de se
révéler entre la face visible et la face cachée de la démocratie, entre le droit dont
elle se réclame et le politique qui la sous-tend, que la réflexion sur le politique
va prendre pour un bon moment ses quartiers.
Ce qu'il nous est demandé de repenser d'abord, à la lumière de cette
configuration inédite, c'est la nature de la démocratie comme combinaison de
politique et de droit, combinaison qui autorise et qui borne la réalisation du
droit. La tâche requiert de revenir sur la forme très particulière que le politique
a pris à l'âge moderne, sous le nom d'« État », et sur les métamorphoses
continuées de cette forme jusqu'à nous, métamorphoses qui expliquent à la fois
son rôle structurant et sa surprenante discrétion. Mais au-delà de cette
spécification moderne et de son devenir, c'est la nature du politique en général
qu'il nous est donné de réinterroger, à partir de la variété de formes dont il est
susceptible.
Examinons de plus près la contradiction qui se creuse, de la sorte, entre la
logique de la fondation en droit et l'effectivité politique de la démocratie. Elle
se manifeste à deux niveaux, en allant de la surface vers la profondeur.
A un premier niveau, l'ambition fondationnelle a pour effet de rendre le
contenu de la démocratie problématique. Elle en modifie la compréhension.
Elle impose l'idée d'une démocratie qu'il faut dire minimale, où les droits
individuels prennent le pas sur le pouvoir collectif. Le mot même de
démocratie a enregistré ce déplacement en changeant de sens au cours de la
dernière période. Il renvoyait classiquement à la capacité des corps politiques
de se gouverner eux-mêmes. Il désigne désormais la garantie des libertés
personnelles. De la souveraineté du peuple, l'accent s'est déporté vers la
souveraineté de l'individu. Pour l'exprimer autrement, en replaçant cette
évolution dans une perspective historique, un des versants de la synthèse
démocratico-libérale l'a emporté sur l'autre. La démocratie libérale, telle que la
formule s'en est laborieusement définie au xx« siècle, comporte deux faces
associées et distinctes : son problème est de marier la protection des libertés
privées et publiques avec la conversion de ces libertés singulières en puissance
commune, en autogouvernement de l'ensemble. S'il est acquis que cet
autogouvernement doit s'exercer dans le respect des droits individuels,
puisqu'il est conçu pour les traduire, il est également entendu qu'il constitue
un pouvoir à part et supérieur, dans la mesure où les libertés personnelles y
trouvent leur accomplissement. C'est ce second volet qui s'est effacé au profit
du premier. Le moins de pouvoir social possible pour le plus de liberté
personnelle possible : tel est le nouvel idéal. Il s'est codifié dans une vision du
fonctionnement de la démocratie qui se ramène à la coexistence procédurale
des libertés. Le problème est d'assurer la compossibilité des entreprises menées
par les individus et leurs groupements, de façon à ce qu'ils jouissent du
maximum de latitude dans la poursuite de leurs buts propres, en évitant les
empiétements des uns sur les autres. L'objet de la démocratie est l'organisation
et la gestion du « pluralisme raisonnable », étant entendu que tout ce qui relève
des fins substantielles est renvoyé du côté des acteurs singuliers et des
communautés de conviction en lesquelles ils se reconnaissent. Le régime
politique en tant que tel n'a pas à en connaître. Il ne peut consister que dans
l'aménagement du cadre et la définition des procédures garantissant la
coexistence harmonieuse des acteurs libres et la compatibilité de leurs droits.
Or cette entente de la démocratie est unilatérale. Elle méconnaît une autre
dimension nécessaire de la démocratie. Sûrement celle-ci consiste-t-elle dans la
gestion juridique de la coexistence et du pluralisme. Mais elle exige aussi autre
chose. Elle est et doit être le gouvernement de la collectivité par elle-même
dans son ensemble et non pas simplement la liberté de ses parties. Plus de
droits pour chacun, en effet, dans cette perspective, c'est moins de pouvoir
pour tous. Et si l'on ne veut plus rigoureusement que les droits de chacun, il
n'y a plus, pour finir, aucun pouvoir de tous. La communauté politique cesse
de se gouverner. Il ne subsiste plus qu'une société politique de marché, dont la
forme globale est la résultante des initiatives des uns et des autres, au terme
d'un processus d'agrégation automatique, où les gouvernants ne sont plus en
charge que de la règle du jeu. Tiendra-t-on cette organisation de l'impuissance
pour la démocratie, même si formellement elle en respecte la physionomie ?
C'est dire que la démocratie des droits est une démocratie tronquée, qui perd
de vue la dimension proprement politique de la démocratie. Elle oublie le fait
de la communauté politique, fait au niveau duquel se joue en dernier ressort
l'existence de la démocratie. Car qu'est-ce qu'une souveraineté des individus
qui laisse échapper la maîtrise de l'ensemble, mieux, qui contribue à
l'impouvoir collectif ? Qu'est-ce qu'une liberté exercée en commun où les
choix qui engagent le destin commun se soustraient aux citoyens ? Car
l'ignorance de la communauté politique ne l'empêche pas d'exister, pas plus
que la limitation des capacités directrices des gouvernements ne les empêche de
perdurer. L'enfermement des acteurs dans la particularité de leurs intérêts, de
leurs convictions ou de leurs identités revient de fait à abandonner le point de
vue de l'ensemble au personnel dirigeant. De sorte que la dépossession générale
est redoublée par un désaisissement oligarchique, pour la partie des décisions
qui continuent malgré tout de façonner l'être-ensemble, jour après jour. D'où
le sentiment trouble d'être abusé qui accompagne l'indéniable progrès des
libertés. L'installation du sujet individuel de droit dans la plénitude de ses
prérogatives entraîne l'occultation du sujet politique collectif de la démocratie.
Encore les effets induits par la poussée du droit ne s'arrêtent-ils pas à cette
méprise. Ils descendent plus profond. A un second niveau, la démarche de
fondation, non contente d'aveugler la démocratie sur son objet, entreprend
d'en saper les conditions d'existence effectives. Elle se met à détruire ses
propres bases, parce qu'il est de sa nature de se vouloir sans bases. Le
fondement ne mérite ce nom que s'il est autosuffisant et que s'il est susceptible
de commander la totalité de l'existence collective. Nous pouvons parler en ce
sens d'une utopie du droit : l'utopie d'une juridisation intégrale et sans reste de
l'espace social. Son mode de déploiement pragmatique ne doit pas nous
dissimuler sa radicalité. Il y a une dynamique et une logique utopiques des
droits de l'homme, dont l'ambition n'est pas moins que d'opérer la résorption
progressive des données du politique dans le droit. Elles sont amenées, ce
faisant, à se retourner contre le cadre dans lequel elles s'affirment. Comment
l'universalité des principes pourrait-elle s'accommoder des limites contingentes
d'un territoire ou de la dépendance envers la particularité d'une histoire ? Elle
déborde par essence l'étroitesse des nations. Elle exige de s'élever au-dessus des
contraintes de l'inscription dans l'espace et dans le temps. Semblablement,
l'universalisme fondationnel ne peut avoir que méfiance, voire répugnance,
pour les États constitués sur la base des nations. En regard de ses idéaux de
transparence contractuelle et de rigueur procédurale, il n'aperçoit que
l'arbitraire de l'autorité et l'abus de la force dans ces appareils de pouvoir venus
du fond des âges. Loin de cet héritage obsolète qu'il aspire à dissoudre, il
œuvre à la constitution d'une société civile mondiale de purs individus, sans
politique, ou sans autre politique que la gestion juridique de la coexistence des
individualités et des particularités, la seule figure de l'être-ensemble où il puisse
se reconnaître.
Voilà comment la démarche de fondation en droit conduit à ce qu'il faut
bien appeler une crise des fondements de la démocratie. Une crise d'un genre
inhabituel, puisque ce n'est pas le défaut de fondement qui fait problème, mais
le trop-plein, la concurrence des fondements. Le facteur de crise n'est autre que
l'ambition fondationnelle elle-même, en la circonstance, dans la mesure où elle
met en question les fondations hors de l'appui desquelles elle ne peut bâtir. Elle
défait le socle sur lequel elle repose en prétendant se soutenir par ses seuls
moyens. Elle récuse la communauté réelle où elle prend corps et l'instrument
de pouvoir qui la rend effective. En plus d'aveugler la démocratie sur son objet,
elle l'aveugle sur ses conditions de possibilité, en disqualifiant la forme
politique qui a permis son déploiement et qui porte son exercice.
Configuration assez extraordinaire, où quelque chose comme un
fondamentalisme démocratique en vient, au nom de la pureté des principes, à
rendre leur incarnation impensable et à priver la démocratie de ses moyens de
concrétisation, en la projetant en quelque sorte dans le vide.
C'est par rapport à cette occultation et à cette menace d'autodestitution que
la philosophie politique trouve aujourd'hui sa fonction civique en même temps
que sa nécessité philosophique. Elle tire son interrogation primordiale de ce
vertige intérieur qui retourne les démocraties contre leur support historico-
politique et les ferme à l'intelligence à la fois de leurs bases et de leurs limites.
Qu'est-ce qui a rendu, qu'est-ce qui rend la démocratie possible ? Telle est la
question qu'il nous faut reprendre à la lumière des incertitudes et des
contradictions du présent. Une fois écartée cette trompeuse évidence des
principes qui masque la question et qui entraîne les démocraties dans un
processus d'autodestruction d'un genre inédit, que trouvons-nous pour
soutenir pareil règne exorbitant des principes — car, si illusoire que soit ce
dernier, il faut bien qu'il bénéficie d'un puissant support ? C'est en ce point
critique que s'effectue aujourd'hui la redécouverte du politique, aux antipodes
de ses figures du passé, lointain ou proche. Il ne s'agit plus ici d'altitude
majestueuse, d'ordonnance par en haut, de commandement impérieux ou de
domination totale. Il nous est demandé de concevoir le politique à la fois dans
sa puissance de fondation et au péril de sa disparition. Nous avons à
réinterroger sa mise en forme moderne en fonction de cet aboutissement qui le
rend plus indispensable que jamais, en tant que fondement pratique de
l'entreprise de juridisation et qui, simultanément, en le rendant indiscernable,
l'expose à la dissolution. L'Etat-nation, ou le creuset de la démocratie qui rend
possible son expansion jusqu'au point où elle tend à renier son creuset, où elle
croit pouvoir s'en passer.

La nature de la démocratie

Le problème de la nature de la démocratie devient dans cette perspective


celui de l'articulation du droit et du politique autorisée par une certaine mise
en forme du politique. La naïveté ne nous est plus permise. Nous ne pouvons
imaginer des principes juridiques s'appliquant par leur seule force et pliant à
leur guise n'importe quel matériau brut. La démocratie suppose pour
apparaître et se développer une forme extrêmement particulière de
communauté politique, rendant concevable ces deux choses hautement
improbables à l'aune de ce dont les millénaires de l'histoire humaine nous
offrent le spectacle : un pouvoir collectivement appropriable et un lien collectif
individualisable. Là où les anciens pouvoirs s'imposent, par essence, à la
communauté qu'ils régentent, au nom de l'extériorité religieuse qu'ils
représentent, là où ils s'exhibent sous le signe du dissemblable et de
l'hétéronomie, la modernité invente, sous le nom d'« État », un pouvoir agent
des raisons immanentes de la communauté en lequel celle-ci peut se
reconnaître et se projeter. Là où nous voyons fonctionner partout le lien contre
l'individu, un lien qui n'est réputé tel que parce qu'il précède et englobe les
personnes, que parce qu'il est posé avant les termes qu'il lie et qu'il s'impose à
eux sans qu'ils aient prise sur sa teneur, la modernité invente, avec l'entité qui
recevra le nom de « nation », une appartenance individualisable, un lien
politique dont les termes sont réputés antérieurs au lien, de telle sorte que le
lien ne peut procéder que de leur volonté de se lier — les hommes existent
d'abord, ils se lient ensuite, autrement dit, ils naissent libres et également
libres, selon la formule des droits de l'homme. Voilà ce qu'il nous faut penser
comme soubassements de la démocratie.
C'est le miracle de l'État-nation, création originale d'un millénaire d'histoire
européenne, dont la formule et la dynamique de longue durée attendent d'être
élucidées. Je ne pourrai en dire que quelques mots, sans autre prétention que
d'indiquer la direction de ce travail nécessaire. L'État-nation est la mise en
forme du politique qui correspond à la sortie de la religion. Elle consiste
fondamentalement dans la construction d'une forme d'unité collective
alternative par rapport à l'unité religieuse, alternative faisant passer par le
politique, justement, ce qui passait par la religion. La première des vagues
révolutionnaires de la modernité, aux XVI e et XVII e siècles, ne concerne pas par
hasard le politique. Ce qui commence à se mettre en place avec « l'État » en
possession de son concept va servir de socle à tout le reste. La voie à suivre
pour aboutir à une description systématique de cette forme est de la contraster
avec l'ancienne structuration religieuse de l'être-ensemble. Elle la renverse
point pour point, qu'il s'agisse du pouvoir médiateur, du lien hiérarchique, de
l'appartenance organique et holiste ou de l'assujettissement au passé fondateur.
A la logique impériale de l'englobement universel qui constituait l'horizon
obligé de la réalisation de l'unité religieuse — le rassemblement de l'humanité
sous une autorité unique chargée de l'unir à l'invisible —, elle substitue une
logique de la circonscription territoriale, logeant la réalisation de l'universel
dans les limites d'un espace particulier, coexistant avec d'autres semblables.
Peut-être est-ce l'innovation la plus décisive de l'État-nation : sa pluralité
principielle, impliquant qu'il existe par définition plusieurs foyers parallèles de
réalisation du même universel, plusieurs versions approchées d'un universel qui
ne se concrétise substantiellement nulle part. Où l'on discerne que si l'on s'est
beaucoup fait la guerre, en Europe, au nom des nations, elles n'en sont pas
moins la forme politique qui rend concevable cette chose que l'histoire
semblait exclure, une coexistence authentiquement pacifique entre unités
politiques distinctes, fondée sur la reconnaissance de leur similitude et de leur
communauté d'idéaux. Mais la rupture avec la logique impériale, cela veut dire
aussi un changement complet du statut de l'universel. Il ne se situe plus en
haut par principe, du côté du pouvoir et du foyer d'ordre surnaturel qu'il
revient à celui-ci de personnifier. Il bascule vers le bas, il glisse du côté de
l'individu, seul à même de jouer le rôle de support d'une valeur universelle dès
lors que l'attache au surnaturel ne détermine plus l'organisation collective. On
reconnaît la révolution du droit naturel qui survient dans le sillage de l'État
souverain et qui donne naissance au principe de légitimité moderne.
Parallèlement à l'enracinement dans un espace délimité, s'édifie une
permanence temporelle grâce à laquelle va pouvoir se dissoudre la dépendance
envers la tradition et s'opérer la projection des activités collectives vers l'avenir.
L'État-nation est la forme politique qui rend concevable et praticable la
révolution de l'histoire, c'est-à-dire l'assomption d'un passé commun en vue
d'un futur voulu ensemble.
L'âme de la forme État-nation, par rapport aux formations politiques
antérieures, réside dans la concentration, la spécification et la monopolisation
du lien politique. Monopole du pouvoir de l'État souverain, c'est sa définition,
qui n'empêche pas des autorités sociales de subsister, mais qui les vide du rôle
politique qu'elles tenaient auparavant. Il existe un seul pouvoir proprement
politique, à part et au-dessus de quelque hiérarchie statutaire que ce soit,
pouvoir envers lequel tous sont directement comptables et qui ne connaît que
des individus, aucun écran n'étant fondé à s'interposer entre lui et ses
assujettis. Comme par ailleurs la supériorité « absolue » de l'État souverain est à
la mesure de la clôture métaphysique du domaine humain sur lui-même et de
l'immanence des raisons qui président à son organisation, cette supériorité
l'érigé en vecteur du rapatriement des nécessités suprêmes commandant
l'existence de la communauté politique au sein de celle-ci, en agent de ses
propres besoins auquel elle peut s'identifier. Avec la séparation de l'instance
souveraine, s'enclenche ainsi sa redéfinition comme une instance d'essence
fonctionnelle, représentative et impersonnelle. Jointe à l'individualisation du
rapport d'obligation, cette redéfinition jette les bases de l'appropriation
collective du pouvoir.
À la monopolisation de la souveraineté par l'État répond la monopolisation
de l'inclusion par la nation. Elle n'empêche pas, là non plus, les autres
appartenances sociales des acteurs (de résidence, de métier, de condition) de se
perpétuer, mais elle leur ôte tout rôle constituant dans la définition du lien
collectif. Il existe une seule appartenance absolument contraignante, une seule
inclusion de droit public, parce que l'existence de la communauté politique y
est engagée, les autres étant laissées au bon vouloir des acteurs et aux
mécanismes spontanés de la vie collective. C'est ici que s'ouvre, grâce à la
dissociation du lien proprement politique et des liens sociaux, la possibilité de
concevoir un espace collectif juridisable selon le droit des personnes. C'est ici
qu'émerge aussi bien, sur la base de cette autonomisation des rapports sociaux,
la possibilité de concevoir un champ de la politique, de l'expression de la
société, distinct du domaine de la constitution impérative de l'être-ensemble
par le politique.
Nous avons avec cette caractérisation schématique de la forme État-nation
les principaux éléments de réponse à notre problème. Il s'agit maintenant de les
en extraire. Elle nous offre de quoi éclaircir l'articulation entre droit et
politique qui se réalise dans la démocratie et l'histoire de cette articulation
jusqu'à la phase actuelle — tout étant dans l'appréhension historique du
problème. Il suffit en effet d'énumérer les traits de cette forme pour discerner
la dynamique qui va avec. Elle se déploie dans la longue durée, la révolution
des XVI e-XVII e siècles ne représentant à cet égard qu'un point de départ. La
révolution moderne du politique qui s'engage alors se développe sur cinq
siècles, et nous sommes sous le coup, justement, d'un de ses aboutissements de
grande conséquence. Le moderne se forge à l'intérieur de l'ancien, et il va en
porter longtemps la marque. Il va durablement garder l'empreinte de la
prééminence ordonnatrice, nourrie de transcendance religieuse, qui distinguait
les anciens pouvoirs et les anciennes appartenances. L'État abstrait et
représentatif commencera par faire montre d'une hauteur qui le constituera en
digne héritier des fastes monarchiques. La nation des égaux se présentera
volontiers sous le signe d'un exclusivisme tyrannique qui n'aura rien à envier
aux contraintes des communautés les plus holistes du passé. De telle sorte que
le rapport entre ce cadre politique et les normes juridiques censées régir les
liens entre les êtres qu'il englobe pourra resté caché longtemps. Le droit naturel
moderne se construira ainsi par extrapolation idéale, voire projection
fictionnelle, à partir de la logique secrète de la matrice étatique, sans que sa
dette se voie le moins du monde. L'extériorité mutuelle diminuera, certes,
lorsque les principes modernes l'auront emporté et que l'on aura officiellement
affaire à un gouvernement représentatif. Il n'empêche que, même alors, les
deux séries de données continueront de faire assez mauvais ménage pour que
leurs affinités continuent d'être obscures. Il y aura suffisamment
d'empiétements de l'autorité des États et des exigences des nations sur les
prérogatives des individus, pour que leur co-implication demeure
problématique, tout en étant fortement soupçonnée. Les totalitarismes
porteront la tension à son paroxysme, au point de lui donner l'allure d'une
antinomie, en écrasant les droits subjectifs sous le primat inconditionnel du
politique. Loin de telles extrémités, les démocraties poursuivront leur œuvre
patiente d'accommodement entre ces deux ordres d'exigences à la fois
relativement complices, sauf de quoi il n'y eût pas eu de transaction possible, et
relativement hétérogènes, comme, en somme, les contraintes étemelles de la
réalité et la logique de l'idéal moderne.
Et puis il s'est produit, au cours du dernier demi-siècle, un développement
qui a entièrement changé les termes du problème. Une étape supplémentaire
du processus de sortie de la religion a vidé l'État et la nation de tout ce qu'ils
pouvaient garder de l'ancienne transcendance impérative du politique. En
parallèle, leur formule s'est complètement déployée. La révolution moderne du
lien politique (et conséquemment du lien social) s'est accomplie. L'unité
politique a terminé de prendre la relève de l'unité religieuse, la différence entre
les deux étant qu'elles se présentent de manière radicalement opposées. L'unité
religieuse s'impose explicitement par en haut, l'unité politique se donne
implicitement par en bas. De la position de superstructure qu'il devait à ses
vieilles accointances avec le religieux, le politique est passé dans celle
d'infrastructure prosaïque qui soutient dans l'ombre. La démultiplication des
fonctions structurantes et intégratrices de l'État-nation est allée de pair avec
son basculement dans les fondations invisibles.
C'est ce glissement dans les profondeurs qui a libéré en surface la dynamique
de l'individualisation du lien social et l'expansion des droits subjectifs. La
démocratie des droits de l'homme est fille de ce parachèvement de la
constitution du politique en socle tacite de l'être-ensemble. La liberté nouvelle
qu'on voit à l'œuvre à l'intérieur du lien des hommes est permise par la
présence d'un lien plus profond fonctionnant dans l'implicite. Ils sont liés de
fait, ils sont tenus ensemble, mais d'une manière qui ne leur apparaît pas, qui
ne les contraint pas directement, de telle sorte qu'ils disposent d'une marge de
manœuvre pour définir leurs rapports dans l'explicite, selon le droit. Pour le
dire autrement, le lien invisible qui existe entre eux leur laisse la liberté de
définir leurs rapports en conscience, comme s'ils n'étaient pas liés au départ. Si
notre société peut se poser comme une société d'individus, c'est-à-dire prendre
le risque, ou se payer le luxe de ne pas se présenter comme une société une,
cohérente, à l'exemple de toutes celles qui l'ont précédée dans l'histoire, c'est
parce qu'elle dispose de moyens puissants de rester une société,
indépendamment de la déliaison de ses membres — moyens qui lui sont
fournis par sa forme politique. La nouveauté inouïe réside dans ce
dédoublement entre le dire et le faire, entre la face visible et la face invisible du
fonctionnement collectif, entre sa part consciente et sa part inconsciente, entre
la politique explicite et le politique implicite. C'est la condition de la liberté
sans précédent dont nous jouissons en même temps que la source des périls
que nous affrontons.
Car rien ne garantit l'équilibre et l'harmonie entre la face éclairée et la face
cachée de nos régimes. Bien au contraire, comme on l'a vu, la logique de la
politique des droits est d'occuper toute la place et de refuser le secours de
quelque support que ce soit. Elle y est encouragée par le glissement dans
l'implicite des fonctions de l'État-nation, où elle ne perçoit plus que des
reliquats d'un autre âge et des limites à dépasser. C'est ainsi que la juridisation
délibérée des liens entre les êtres en vient à attaquer le substrat de leurs liens
invisibles. De même qu'en d'autres temps, on avait pu voir le politique
entreprendre d'anéantir le droit des individus, le danger qui nous guette est de
voir le droit des individus détruire la forme politique qui tient les individus
ensemble et leur donne pouvoir sur leur monde commun, c'est-à-dire la base
de son règne.
Cette situation demande de repenser la forme État-nation à la lumière de ses
développements récents. C'est la clé d'une théorie de la démocratie comme
théorie de l'articulation du politique et du droit capable d'en dégager à la fois
les conditions et les limites. Il n'est plus possible de se contenter de l'idée d'un
cadre contingent, qui aurait offert, à un moment donné, un abri plus ou moins
favorable à la juridisation du lien social sur la base des droits subjectifs des
individus, et dépassé désormais par l'ampleur de l'entreprise, au point de
devoir céder la place à ce qui serait, ni plus ni moins, la réalisation de la société
générale du genre humain. Si le processus de matérialisation des États-nations a
été largement contingent, le principe de la forme État-nation ne l'est pas, et il
n'est pas appelé à être dépassé de sitôt.
Il s'agit donc, d'un côté, de concevoir une congruence complète du
politique et du droit, de la forme État-nation et de l'homme des droits de
l'homme. Cela ne veut pas dire qu'elle est réalisée, loin s'en faut, mais qu'elle
est de l'ordre du réalisable, qu'il faut imaginer la démocratie de l'avenir sous le
signe d'un ajustement intime entre la puissance du collectif et l'égale liberté des
individus. Nous ne sommes pas au bout du travail de façonnement de
l'appartenance et du pouvoir qui les rendra pleinement adéquats à
l'individualisation de la communauté des citoyens. Mais pour que pareille
combinaison se réalise, encore faut-il que le politique subsiste, qu'il échappe à
la dénégation ou au refoulement, qu'il soit reconnu dans son rôle constituant.
Encore faut-il, autrement dit, qu'il soit admis que le droit ne se soutient pas de
lui-même, qu'il suppose l'inclusion dans un cadre collectif déterminé pour
s'incarner et l'obligation envers un pouvoir capable de procurer l'effectivité à
ses expressions.
Il s'agit donc, de l'autre côté, de prendre la mesure des limites que le
politique impose au droit pour permettre sa concrétisation. Ou, si l'on veut
encore : les limites que le politique impose à la politique pour lui donner les
moyens de poursuivre sa tâche spécifique de réalisation du droit. Sans doute le
pouvoir doit-il assurer une représentation aussi attentive et fidèle que possible
de la diversité des préférences individuelles, mais dans les limites où il demeure
un pouvoir capable de donner corps à la prépondérance des choix collectifs.
Sans doute la communauté politique doit-elle faire autant de place que possible
à la singularité de ses composantes, mais dans les limites où elle reste une
communauté cohérente, dotée d'une identité suffisamment consistante pour
figurer la continuité d'une histoire aux yeux de ses membres et fournir le
support d'un projet commun. Sans doute, de la même façon, cette
communauté doit-elle être aussi ouverte que possible sur l'extérieur, aussi
consciente qu'il se peut des devoirs que lui crée sa coexistence avec des
communautés semblables et semblablement peuplées d'êtres libres et égaux en
droit. Mais cela dans les limites où elle ne méconnaît pas la nécessité de ces
délimitations particulières pour construire la figure d'une commune humanité.
Il n'y a pas de société universelle du genre humain. L'humanité est ainsi faite
que l'universalité dont elle est susceptible doit être produite sur la base d'une
particularité assumée. Ce pourquoi, s'il n'y aurait pas grand sens à déclarer
indépassables les nations telles qu'elles existent, étant donné le caractère
aléatoire des circonstances qui les ont façonnées, il n'est pas absurde en
revanche de reconnaître quelque chose d'indépassable dans leur principe. Hors
de l'ouverture du singulier sur l'universel qu'elles autorisent, on ne voit guère
ce que pourrait être l'existence de la démocratie.
Je souligne ce qui distingue la perspective proposée d'une simple théorie
réaliste de la démocratie, opposant les contraintes du fonctionnement politique
aux idéaux conscients dont la démocratie se réclame. Ce décalage existe, et
l'apport des théories réalistes exige d'être accueilli avec la plus grande attention.
Mais elles ne suffisent pas. La tâche requise est d'une nature autrement subtile.
Ce dont il s'agit, c'est d'élaborer une théorie capable de justifier l'idée que la
démocratie se fait d'elle-même, tout en mettant en lumière l'illusion qui
l'habite et les bornes sur lesquelles elle est vouée à buter. Car ce discours, ces
principes, ces idéaux ne sont pas un masque et ne se réduisent pas à un songe :
ils modèlent bel et bien, dans une mesure toujours plus large, la réalité sociale
et politique de nos régimes. Il faut rendre compte de cette validité effectuante.
Mais il faut rendre compte, simultanément, des périls attachés à cette
démarche, de la démesure autodestructrice qui la menace, des frontières
auxquelles elle est aveugle et qui sont pourtant ce qui lui permet d'exister. Il
faut éclairer la démocratie sur la part dissimulée qui, à la fois, porte et contraint
sa part revendiquée. Il s'agit, en un mot, de passer à une véritable théorie
critique de la démocratie, capable de penser ensemble ses conditions de
possibilité et ses limites. J'ajoute que seule une telle théorie critique est
authentiquement réaliste, en ce qu'elle fait place à toutes les dimensions du
fonctionnement de la démocratie, y compris les chimères qui l'habitent. Seule
elle intègre pleinement ensemble les réalités coexistantes, conniventes et
contradictoires du politique et du droit.
Il n'est pas sans intérêt de formuler la perspective encore autrement en la
plaçant cette fois dans un horizon comparatif. Penser la démocratie, de la sorte,
sous l'angle du politique, c'est devoir penser deux choses en même temps. C'est
penser à la fois ce qui la différencie de tous les ordres politiques qui l'ont
précédée, et ce qui l'apparente, néanmoins, à l'ensemble des ordres politiques
connus. C'est penser la transformation du politique qui le fait devenir en
grande partie de la politique, et qui, ce faisant, l'ouvre à une juridisation
toujours plus poussée, à une redéfinition en droit toujours plus exigeante et
plus approfondie. Mais sans perdre de vue que cette transformation ne
l'empêche pas de rester au fond ce qu'il fut dans l'ensemble des sociétés
connues.

La nature du politique

Du problème de la nature de la démocratie, nous sommes ainsi conduits au


problème de la nature du politique lui-même. Le rôle sous-jacent que nous
sommes amenés à lui reconnaître dans la démocratie oblige en effet à
reconsidérer ses figures antérieures et à réinterroger sa fonction en général.
L'évolution récente est clarificatrice. L'effacement du politique derrière la
politique, son glissement dans l'implicite lèvent l'hypothèque qui pesait sur sa
définition depuis ce que j'ai appelé plus haut la révolution historique du
politique, qui l'avait détrôné de son ancienne primauté ordonnatrice pour le
ramener à un phénomène second et dérivé. En réalité, il était resté depuis dans
un statut équivoque qui le rendait difficile à cerner. Certes, c'est la politique
selon la représentation qui s'installe, la société devenant l'instance première et
source dont procèdent les gouvernements. En même temps, on l'a souligné à
propos du parcours de l'État-nation, le politique va conserver longtemps
quelque chose de sa superbe ancienne. Les pouvoirs ont beau émaner de la
collectivité par le truchement de l'élection, ils continuent de la surplomber.
D'où les disputes confuses qui vont entourer cet hybride associant l'ombre de
l'antique domination avec la spécialisation fonctionnelle moderne. La
transformation qui a précipité le dédoublement du politique et de la politique,
au cours du dernier demi-siècle, en rejetant le politique dans l'ombre, a été
libératrice à cet égard. Il y a d'un côté un domaine de la politique,
fonctionnant comme un secteur particulier de la vie sociale — un système
différencié des autres systèmes ou sous-systèmes sociaux par ses critères
spécifiques, pour parler comme Luhmann, au même titre que l'économie, la
science ou l'éducation. Et puis il y a derrière cette réalité sous-jacente du
politique, discernable uniquement à partir des effets ravageurs de sa
méconnaissance, désormais entièrement vidée de ses prestiges d'autrefois, et par
conséquent rendue pensable dans sa fonction la plus profonde. Ce qui n'était
qu'à demi lisible tout le temps où le politique faisait figure de clé de voûte de
l'organisation collective (ou conservait des traits de ce rôle prééminent) devient
pleinement déchiffrable lorsqu'il bascule dans l'infrastructure. Sa fonction
spécifique se trouve pour ainsi dire isolée. Il ne relève pas proprement de ce qui
définit l'ordre d'une communauté humaine, mais de ce qui lui permet d'exister
— et de ce qui permet à des hommes de se constituer comme hommes à
l'intérieur de cette communauté. Pour le dire d'un mot très lourd, mais qui est
le seul adéquat : l'enjeu du politique est transcendantal.
Cette décantation de la place et du rôle du politique nous permet d'une
certaine manière de rendre justice au point de vue des Anciens, tout en prenant
distance avec lui, et tout en allant beaucoup plus loin. Le politique est ce qui
structure les communautés humaines en dernier ressort ; il est ce qui les fait
tenir ensemble. Sauf que cela n'implique pas qu'il commande leur architecture
ou qu'il dicte leur juste manière d'être. Il peut parfaitement se contenter de
construire leur cohérence, de leur conférer unité et identité, de leur procurer
une prise sur elles-mêmes, en laissant à d'autres instances le soin de définir leur
organisation concrète. C'est le cas de nos sociétés, justement, où ce sont la
dynamique historique et sociale, d'un côté, la logique du droit, de l'autre côté,
qui modèlent le contenu de la vie collective. Contenu qui se projette, se discute
et se régule dans la politique, derrière laquelle se tient discrètement le politique
en charge de porter le fonctionnement de l'ensemble sans s'en mêler
directement. Ce que nous connaissons comme la séparation de la société civile
et de l'État repose sur et passe par la séparation-articulation de la politique et
du politique. Voilà l'immense nouveauté que l'aboutissement actuel de la
révolution moderne nous met en mesure d'apercevoir : le politique reste
instituant sans plus être déterminant.
Non seulement les deux fonctions étaient confondues, durant l'âge de la
religion, mais la détermination cachait l'institution. La mise en ordre de la
communauté, par laquelle le politique se faisait le relais de l'unité religieuse,
dissimulait sa production comme communauté. La dissociation des deux
fonctions, dans le cadre de la substitution de l'unité politique à l'unité
religieuse, donne à concevoir un rôle du politique encore plus crucial que ne le
pensaient les Anciens, puisque de lui dépend l'existence et la subsistance de
quelque chose comme un être-ensemble ; et en même temps, dans l'autre sens,
elle lui révèle une nature bien moins contraignante et beaucoup plus plastique
que ce qu'on pouvait croire, puisqu'elle s'accommode d'une large latitude des
rapports sociaux et des liens inter-individuels. Mieux, elle l'encourage. Le
politique n'est plus, comme jadis, l'opérateur d'une totalisation surplombante
et forcée ; il est l'opérateur d'une unification sous-jacente qui autorise
l'expression des divisions de la société en surface. Il est le facteur de cohésion
grâce auquel la contradiction peut être laissée libre de se manifester.
On s'explique mieux les faux-semblants de la phase de libéralisation que
nous connaissons à la lumière de cette dissociation. Elle dissipe les équivoques
du résistible retrait de l'État en distinguant les plans sur lesquels il intervient. Si
l'État se retire, en effet, de la gestion directe des activités collectives, s'il cesse de
faire figure de pilote suprême et de grand ordonnateur, sa fonction n'en grandit
pas moins par ailleurs, dans un autre registre. C'est ce qui subsistait de son
ancien rôle déterminant qui se trouve liquidé, tandis que son rôle instituant
s'en voit souterrainement renforcé. La puissance de ce dernier est ce qui porte
le processus de libéralisation, ce qui élargit la marge de manœuvre des sociétés
civiles, des individus et des marchés. Le monde où le politique ne commande
plus est un monde qui dépend plus que jamais du politique. Son péril est de
tendre à l'ignorer.
Je l'ai suggéré, ce vers quoi nous mène cette manière de comprendre la place
et le rôle du politique, c'est ni plus ni moins une réactivation de la question
transcendantale sur un autre terrain que celui où nous sommes accoutumés à la
rencontrer et où elle s'est d'abord formulée. Elle s'est initialement imposée
dans le registre de la connaissance : qu'est-ce qui nous permet de connaître et
jusqu'à quel point pouvons-nous connaître ? Nous la retrouvons ici dans un
tout autre domaine d'expérience : qu'est-ce qui permet à une communauté
humaine d'exister et de tenir ensemble, compte tenu du fait qu'elle n'est ni de
l'ordre d'une donnée de nature, ni de l'ordre d'une création délibérée, même si
elle comporte des traits des deux ? Si elle était un organisme, il n'y aurait pas
lieu de se poser le problème, il n'y aurait qu'à établir l'anatomie, la physiologie
et la pathologie, éventuellement, du corps social. Tel n'est pas le cas : elle a à se
faire être et à décider de ce qu'elle doit être. Pour autant, elle n'est pas le
résultat de l'artifice, le produit d'un contrat volontairement passé entre des
êtres primitivement déliés — autre cas de figure dans lequel il n'y aurait pas
non plus de problème. Il suffirait de connaître les clauses de l'accord qui a
donné naissance à cette association artificielle. En réalité, les individus sont
toujours déjà liés ; la communauté dans laquelle ils s'inscrivent existe
préalablement à toute réflexion sur les conditions de leurs rapports. En quoi
elle relève en quelque manière d'une donation naturelle, bien que cette nature
ait la remarquable propriété, non seulement d'être ouverte à l'intervention
d'une action réfléchie, mais d'appeler un travail d'autoconstitution et
d'autodéfinition. C'est une nature qui a besoin d'être voulue, dans des limites
qui sont une partie essentielle du problème. Ce qui veut dire qu'une société ne
peut exister que comme société de personnes, en entendant par là des êtres
dotés d'une disposition d'eux-mêmes qui interdit de jamais les réduire aux
parties d'un tout, et qui les met en mesure de vouloir leur société. Laquelle
société, loin pour autant d'être le fruit de cette volonté, est ce qui en rend
l'exercice concevable, dans la mesure où elle est par ailleurs capable, au travers
et au-delà des personnes qui la composent, d'une prise globale et collective sur
elle-même. Qu'est-ce qui rend possible ce mode d'être paradoxal et
énigmatique ? La réponse est et ne peut être que : le politique. C'est par lui que
passe ce travail d'institution, entre nature et artifice, qui fait la spécificité des
communautés humaines. Il représente cette structuration primordiale de l'être-
ensemble qui assure sa cohérence tout en la laissant ouverte à la réflexion et à
l'action de ses membres. Il est ce nœud qui donne aux hommes une certaine
puissance, malgré tout, sur le monde commun qui les transcende.
L'objectif du présent propos était d'indiquer une voie, de tracer un chemin,
de fixer les repères d'une démarche. Je crois avoir atteint les limites de ce qu'il
était possible de viser dans un tel cadre. Cependant, comme le point d'arrivée
est d'une difficulté vertigineuse, j'en suis conscient, je ne voudrais pas terminer
sans apporter quelques précisions supplémentaires sur ce qui risquerait de
paraître, autrement, une énigme indéchiffrable. Sans prétendre épuiser la
définition du politique en quelques phrases, il ne me semble pas hors de portée
de donner une idée substantielle de ce en quoi il consiste dans les bornes du
laconisme programmatique auquel je suis tenu.
Pour ramasser le principal dans une proposition abrupte qu'il s'agira ensuite
de déplier : l'humanité est politique en ceci qu'elle se présente toujours et
partout sous l'aspect d'une pluralité de communautés processuellement autonomes.
Elle ne serait pas politique s'il existait ce que les auteurs classiques appelaient
une « société générale du genre humain ». Le politique est l'organisation de
cette discontinuité des unités humaines. Ces imités ont à se définir les unes
indépendamment des autres en même temps que les unes par rapport aux
autres ; elles sont dotées pour ce faire de puissance sur elles-mêmes. Elles ne se
contentent pas d'être, elles se font. Ce pourquoi il convient de les dire
autonomes, à condition de préciser que ce travail par lequel elles s'appliquent à
elles-mêmes et s'organisent elles-mêmes s'effectue, non pas de manière
consciente et délibérée, mais de manière processuelle. Le politique consiste
proprement dans les voies par lesquelles passe cette autonomie en acte, ou, si
l'on veut encore, dans le système des médiations qui mettent une communauté
en relation avec elle-même et la rendent capable de s'instituer. Ces médiations
constituantes semblent se ramener à trois : le pouvoir, le conflit, la norme. Le
pouvoir, ou l'extériorité d'un seul dont la parole vaut pour tous ; le conflit, ou
la mise en question de ce qui vaut pour tous ; la norme, ou le devoir-être qui
crée du commun en s'imposant identiquement à tous. Telles sont les trois
dimensions irréductibles et spécifiques qui font que les communautés
humaines, à la différence des sociétés animales, possèdent la disposition
pratique d'elles-mêmes, se réfléchissent en acte et se gouvernent
processuellement.
L'expression par excellence de cette autonomie processuelle durant la plus
longue durée de l'histoire humaine aura été, paradoxalement, sa propre
négation, au travers de la religion. Nous pouvons définir celle-ci, dans cette
perspective, comme l'emploi de l'autonomie processuelle aux fins de poser
l'hétéronomie explicite. Car c'est encore une façon de disposer de soi, ô
combien, que de poser qu'on ne dispose pas de soi, que c'est à d'autres,
ancêtres ou dieux, antérieurs et supérieurs, qu'on doit d'être ce qu'on est. Mais
aussi bien, dans l'autre sens, l'autonomie processuelle est-elle ce qui rend
possible la visée d'une autonomie explicite. Elle représente le support
effectuant à partir duquel l'ambition démocratique peut se déployer, aux
antipodes du renoncement religieux. Le problème devenant, dans cette
configuration, que le projet d'autonomie, une fois pleinement formé, tend à se
concevoir comme autosuffisant et à ignorer les bases sur lesquelles il repose. Tel
est exactement le point où nous sommes parvenus, à la faveur de l'ampleur
acquise par le basculement hors de l'hétéronomie ; telle est la source de la crise
de la démocratie d'un genre nouveau dans laquelle nous sommes entrés. Nous
pouvons en reformuler le principe dans cette lumière : il réside en ceci que la
poursuite de l'autonomie explicite, au travers de la politique, refoule et nie
l'autonomie processuelle, assurée par le politique, dans laquelle elle s'enracine
et qui seule peut lui procurer consistance. La tâche des démocraties va être de
surmonter ce clivage fatal et de réunir les deux faces ; elles vont devoir trouver
le moyen de conj oindre la politique délibérante et le politique instituant.
Mais ce qui justifie véritablement de parler d'un enjeu transcendantal à
propos de ces conditions de l'être-ensemble, c'est qu'elles se confondent
ultimement avec les conditions de l'être-soi. Nous touchons avec elles au noyau
générateur du phénomène humain-social, à ce qui nous donne à nous-mêmes,
individuellement et collectivement. Nous sommes des personnes, c'est-à-dire
des êtres capables de se savoir et de se vouloir dans une certaine mesure, parce
que nous appartenons simultanément à des communautés politiques dotées
d'un certain pouvoir sur elles-mêmes. Des individualités pourvues de
conscience ne se conçoivent que dans le cadre de collectivités politiquement
organisées, c'est-à-dire pourvues d'identité et de capacités d'action propres. Les
structures qui produisent cette disposition de soi au niveau collectif sont
étroitement parentes de celles qui assurent la possession réfléchie de chacun de
nous. Elles ne sont pas les mêmes, mais elles sont du même ordre sur un autre
plan, et elles s'articulent avec elles. Elles sont à penser les unes et les autres dans
leur solidarité, comme les parties d'un tout.
La réflexion sur le politique débouche ainsi, en dernier ressort, sur une
anthroposociologie transcendantale plus vaste, dont elle ne représente qu'un
volet.
DU MÊME AUTEUR

LA PRATIQUE DE L'ESPRIT HUMAIN. L'institution asilaire et la révolution


démocratique, en collaboration avec Gladys Swain, Gallimard, « Bibliothèque
des Sciences humaines », 1980.
LE DESENCHANTEMENT DU MONDE. Une histoire politique de la
religion, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1985. (« Folio
essais », 2005, n° 466).
LA RÉVOLUTION DES DROITS DE L'HOMME, Gallimard, «
Bibliothèque des Histoires », 1989.
L'INCONSCIENT CÉRÉBRAL, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXe
siècle », 1992.
LA RÉVOLUTION DES POUVOIRS. La souveraineté, le peuple et la
représentation (1789-1799), Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1995.
LE VRAI CHARCOT. Les chemins imprévus de l'inconscient, en collaboration
avec Gladys Swain, Calmann-Lévy, 1997.
Benjamin Constant, ÉCRITS POLITIQUES, édition Marcel Gauchet,
nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, « Folio essais », 1997, n° 307.
LA RELIGION DANS LA DÉMOCRATIE. Parcours de la laïcité, Gallimard,
« Le Débat », 1998 ; « Folio essais », 2001, n° 394.
LA DÉMOCRATIE CONTRE ELLE-MÊME, Gallimard, « Tel », 2002.
POUR UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE DE L'ÉDUCATION, en
collaboration avec Marie-Claude Biais et Dominique Ottavi, Bayard, 2002.
LA CONDITION HISTORIQUE, Paris, Stock, 2003. (« Folio essais », 2005,
n° 465.)
Avec Luc Ferry, LE RELIGIEUX APRÈS LA RELIGION, Grasset, 2004.
UN MONDE DÉSENCHANTÉ ? , Éd. de l'Atelier, 2004.
GALLIMARD
5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07
www.gallimard.fr

© Éditions Gallimard, 2005.


Marcel Gauchet
La condition politique

Il n'y a pas plus difficile à penser que la chose politique. Son évidence nous
trompe. Quelle est sa place au juste dans le fonctionnement de nos sociétés ?
Nous vivons à cet égard sur une illusion que la prophétie marxiste du
dépérissement de l'État n'a fait que porter à ses dernières conséquences. La
société est destinée à se suffire à elle-même en se débarrassant du carcan du
politique. Le marxisme est mort en tant que théorie révolutionnaire, mais sa
prophétie est en train de gagner dans les esprits. Ne nous répète-t-on pas tous
les jours qu'à l'heure de la mondialisation et de l'économie sans rivages les
États-nations ont fait leur temps et sont voués, sinon à la disparition, du moins
à la marginalisation ? La post-modernité se veut post-politique.
À l'opposé de ce nouveau sens commun, ce livre plaide l'idée que le
politique continue d'être ce qu'il a toujours été : ce qui tient les sociétés
ensemble. Il l'a été, simplement, selon des manières et par des voies très
différentes. Ce sont ces configurations fondamentales qu'explorent les études
réunies ici, du refoulement initial du politique par le religieux jusqu'à ses
transformations modernes et ultramodernes sous l'effet de l'orientation vers
l'avenir et de la dynamique de la société et de l'histoire. La mesure de cette
diversité permet de mieux apprécier le rôle caché qu'il remplit aujourd'hui.
L'éclipsé du politique est au cœur de la désorientation actuelle des
démocraties. Elles n'en sortiront pas sans se délivrer de la chimère de son
dépassement. Ce dont nous avons le plus besoin pour nous orienter au milieu
de ce désarroi, c'est une intelligence renouvelée de notre condition politique.
Tàpies, A.T. © Fondation Antoni Tàpies, Barcelone/ADAGP, 2005.
Bibliothèque nationale de France, Paris. Photo © BNF.
Cette édition électronique du livre La condition politique de Marcel Gauchet a été réalisée le 02 décembre
2015 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070775767 - Numéro d'édition :
282095).
Code Sodis : N29537 - ISBN : 9782072289828 - Numéro d'édition : 199980

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Inovcom www.inovcom.com à partir
de l'édition papier du même ouvrage.
Table des matières

Couverture

Titre

L'Auteur

INTRODUCTION. LES FIGURES DU POLITIQUE

I. LA DETTE DU SENS ET LES RACINES DE L'ÉTAT. Politique de


la religion primitive

II. POLITIQUE ET SOCIÉTÉ : LA LEÇON DES SAUVAGES

III. ON N'ÉCHAPPE PAS À LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE.


Réponse à Emmanuel Terray

IV. L'ÉTAT AU MIROIR DE LA RAISON D'ÉTAT

V. NECKER, UNE LECTURE POLITIQUE DE LA RÉVOLUTION


FRANÇAISE

VI. CONSTANT : LE LIBÉRALISME ENTRE LE DROIT ET


L'HISTOIRE

VII. TOCQUEVILLE, L'AMÉRIQUE ET NOUS. Sur la genèse des


sociétés démocratiques

POST-SCRIPTUM. LA DÉRIVE DES CONTINENTS


VIII. DE L'AVÈNEMENT DE L'INDIVIDU À LA DÉCOUVERTE
DE LA SOCIÉTÉ

IX. L'EXPÉRIENCE TOTALITAIRE ET LA PENSÉE DE LA


POLITIQUE

X. LE PROBLÈME EUROPÉEN

POST-SCRIPTUM. LA NOUVELLE EUROPE

XI. LES TÂCHES DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

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