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Karl Marx (1818/1883) est un penseur extrêmement important, controversé

et intéressant. Il est une des figures majeures de la modernité et sa contribution à


celle-ci assume plusieurs aspects parmi lesquels celui de représenter une espèce
de ligne frontalière pour le questionnement philosophique. D’ailleurs une des
grandes questions par rapport à son œuvre est : dans son évolution en tant que
penseur, a-t-il abandonné la philosophie et si oui pourquoi et qu’a-t-il mis à sa
place ? En effet, Marx dans sa jeunesse fait partie de ce mouvement
philosophique allemand d’une importance capitale pour les développements de
la théorie politique contemporaine, les jeunes hégéliens, disciples du grand
philosophe Allemand Friedrich Hegel (1770/1831) . Il découvre ensuite l’œuvre
des fondateurs de la pensée économique moderne (l’économie politique) et il se
jette dans l’étude de celle-ci ; il est aussi profondément influencé par la pensée
politique socialiste de laquelle il s’inspire pour développer sa vision politique et
sociale et sa théorie de la révolution communiste. De telle façon, Marx est tour à
tour considéré un philosophe, un économiste, un politologue et un sociologue.

De la philosophie de Hegel, Marx retient avant tout deux idées


fondamentales qui seront présentes tout au long de son évolution intellectuelle :
la première concerne non pas une idée en tant que telle mais une façon de penser
qu’on appelle dialectique. La dialectique est un des concepts les plus importants
de l’histoire de la philosophie, et sa signification varie selon les penseurs et les
époques mais une idée de base est présente dans toutes les significations
spécifiques. Le monde est un tout composé de parties qui prennent leur
signification seulement à l’intérieur du tout lui-même et dans ce tout, chacune est
déterminée par des médiations qui, seules, lui donnent sa véritable fonction et
son véritable sens. Cela signifie que rien ne signifie seulement par lui-même, et
que les contradictions qui existent entre les différentes réalités qui composent le
monde, sont, à un niveau supérieur, subsumées, dépassées et synthétisées dans
le déploiement de la réalité, qui n’est pas un tout statique et figée dans un ordre
immuable, mais un processus, un mouvement, qui détermine son sens dans sa
dynamique même. La deuxième idée que Marx tire de Hegel, c’est que ce
mouvement du tout et le déploiement de son sens se fait à travers l’histoire
réelle, concrète des êtres humains et que cette histoire suit une direction, une
logique dialectique qui tend vers un but. De cette façon de concevoir l’histoire on
dit qu’elle correspond à une vision téléologique de l’Histoire.

Vision théologique de l’histoire : des mots grecs telos (fin, but), et logos (discours
raisonné). L’histoire a un sens, elle procède dans une direction qu’on doit
comprendre et, éventuellement, prédire. Cela signifie que le sens de l’Histoire est
prédéterminé par quelque chose qui la surplombe. Dans le cas de Hegel cette
chose est la Raison, dans le cas de Marx, la lutte de classes. La vision
téléologique de l’Histoire par ailleurs ne doit pas être confondue avec celle
théologique, des mots grecs theos (Dieu) et logos (discours raisonné) et qui
stipule que ce qui guide l’évolution de l’histoire est la volonté de dieu et elle est
donc tout à fait différente de la vision qui voit dans l’homme l’agent de l’histoire.
Mais entre ces deux conceptions différentes de l’histoire il y a quand même un
lien. Les deux pensent que l’histoire de l’humanité est comme une traversée de
quelque chose de douloureux, de problématique voire de négatif, vers quelque
chose de bien, de positif. Elles acceptent ce négatif au nom du positif qui va en
résulter, comme une étape nécessaire à la conquête par l’humanité du bonheur
et de la paix. Cela approche une telle vision de la théodicée, cette idée que le mal
dans le monde est justifié par sa résorption dans le Bien ultime et définitif que
l’histoire dans son accomplissement saura procurer à l’humanité.

Hegel exprime ces idées de la façon la plus saisissante lorsqu’il nous dit :

«Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur


déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s'associer non seu1ement aux passions,
mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l'histoire nous
met devant les yeux le mal, l'iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu'ait
produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom
des individus, nous ne pouvons qu'être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en
général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l'œuvre de la nature, mais
encore de la volonté humaine, le spectacle de l'histoire risque à la fin de provoquer une
affliction morale et une révolte de l'esprit du bien, si tant est qu'un tel esprit existe en
nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune
exagération oratoire, rien qu'en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu,
l'innocence, aux peuples et aux États et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à
une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre
supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi;
c'est le destin; on n'y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse
réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref,
dans l'égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse
confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l'histoire nous apparaît comme l'autel
où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu des individus,
la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices

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ont été accomplis. C'est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or
dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des
moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime
absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l'histoire universelle»
(F. Hegel, La raison dans l’Histoire, Paris, 10/18, p. 102-103)

De la pensée socialiste française, Marx tire l’idée fondamentale que la société


telle qu’elle est, est le fruit de l’injustice et de la domination de l’homme sur
l’homme. Il faut donc opérer pour un changement de la société et cela par
l’action politique. Derrière cette position, il y a une autre idée fondamentale : on
ne peut pas accepter ce qui existe du simple fait qu’il existe, mais il faut penser
la réalité à l’aune d’une exigence éthique, celle qui se traduit par l’idée
philosophique du devoir être . Or, de quoi s’agit-il dans le “devoir être” ? De rien
de moins que de la position fondatrice de l’éthique occidentale, inaugurée par
Socrate, systématisée par Aristote, et parachevée par Hegel.

Or, le questionnement sur le «devoir être» qu’on retrouve chez Aristote s’inscrit
dans cette optique qui établit que le «devoir être« est une nécessité naturelle de
l’être humain qui le distingue des autres animaux, en même temps qu’il le
partage avec eux. En effet, pour Aristote, le propre de l’être humain, ainsi que de
tout être vivant plié à la loi de la naissance et de la croissance, est d’être pris de
façon inévitable, dès sa venue au monde, dans un processus de transformation
vers la forme générique de l’espèce à laquelle il appartient. Pour comprendre ce
point il faut penser à ce qui arrive à l’animal : un lion doit s’accomplir dans la
forme lion, comme tous les autres lions. L’accomplissement de l’individu est, du
même coup, accomplissement de l’espèce. Cet accomplissement est toujours relatif,
bien sûr, mais il est aussi générique : un lion sera plus lion qu’un autre au niveau
des qualités singulières (il sera plus fort, plus courageux, plus paresseux), mais
les deux seront lions quand même. Pour l’être humain la même loi est en
vigueur, sauf que l’être humain n’a pas de nature animale, ou plutôt : sa nature
animale c’est de ne pas être déterminée de façon naturelle, immanente. C’est pour
cela qu’il est l’animal politique et qu’il est humain dans la mesure où il partage
avec ses semblables un espace qui est de part en part social. L’être humain n’est
pas tel en fonction d’un principe immanent et instinctuel, mais d’un fondement
transcendant et rationnel : la société. C’est celle-ci qui détermine les formes de
l’être auxquelles les êtres humains doivent se conformer : le «devoir être» est
toujours, d’abord, une fonction sociale. C’est pour cela qu’Aristote formulera, en
reprenant les intuitions de Platon, un principe sociologique primordial : chaque
société particulière produit un type humain particulier ; la production sociale

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de rapports sociaux est en même temps production du type humain qui pourra
les assumer. C’est la même idée qui sous tend l’analyse de Marx de la nature du
prolétariat comme produit tout à fait violent de la société capitaliste. Sauf que
Aristote et Marx posent un autre principe du «devoir être», qui double celui posé
par la société. Cela leur permet de contester la légitimité du «devoir être» des
sociétés où ils vivent, en se positionnant éthiquement face à elles : le «devoir
être» ne peut pas se limiter au constat des formes qu’il prend historiquement,
mais doit être jugé par un principe éthique. Ce principe éthique, qui semble posé à
l’extérieur du social, mais qui, en fait, dépend d’une valeur normative qu’ils
croient déceler au cœur même de la nature sociale, sert alors à le juger et à juger
aussi le type humain qu’il produit. Toute l’histoire de la pensée critique
occidentale se tient dans cette possibilité de jugement éthique. C’est d’ailleurs ce
jugement qui est à la base de toute l’analyse de la société capitaliste par Karl
Marx.

De l’économie politique Marx retient plusieurs éléments : le premier concerne


l’importance extraordinaire des nouvelles formes sociales nées de la Révolution
Industrielle et des nouvelles idées portant sur la richesse sociale ( La richesses des
Nations, selon le titre du livre le plus important du plus important des
Économistes politiques, Adam Smith) et du travail comme source première de
production de la valeur économique. En particulier Marx produira une théorie
de la division en classe des sociétés humaines selon un principe d’exploitation et
de domination qui parcourt toute l’histoire : «L’Histoire de toute société jusqu’à nos
jours, c’est l’histoire de la lutte de classes. Hommes libres et esclaves, patriciens et
plébéiens (…) en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante
opposition : ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte (…) La
société bourgeoise moderne, qui est issue des ruines de la société féodale, n’a pas surmonté
les vieux antagonismes de classes. Elle a mis en place des classes nouvelles, des nouvelles
conditions d’oppression, des nouvelles formes de lutte» (Le manifeste du parti
communiste, 1848). C’est contre cette oppression, pour prendre part directement à
cette lutte contre l’injustice et pour défendre les intérêts des opprimés que Marx
entreprend son œuvre pour déchiffrer cette nouvelle réalité de la société
bourgeoise. L’économie politique est la base de cette étude, mais n’oubliez pas
que tous les livres de Marx sur le sujet portent comme titre critique de
l’économie politique. Or, en quoi consiste celle-ci ? Dans le fait de soumettre
l’économie politique à une critique immanente, selon des principes interprétatifs
et explicatifs qui ne transcendent pas le cadre de l’économie politique elle-même.
Ce qui est “critique” chez Marx, n’est pas l’appel à une dimension autre de la
réalité que celle de Smith, Ricardo ou Sismondi (une dimension spirituelle,
métaphysique, ou moraliste) au nom de laquelle démettre les prétentions de

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l’économie politique à dire la vérité. Non : la critique de Marx consiste dans le
fait de démontrer que, selon les paradigmes théoriques de l’économie politique
elle-même, celle-ci, dans la forme actuelle, n’est pas la science qu’elle devrait être
et qu’elle prétend néanmoins être.

Paradigmes théoriques : Un paradigme théorique est constitué par une idée


fondamentale qui détermine toute la construction théorique d’une science ou
d’un élément d‘une science. Par exemple : l’idée que la Terre tourne autour du
Soleil dès par ses implications demande un développement scientifique
absolument différent que l’idée que le Soleil tourne autour de la Terre. Un
paradigme peut être véridique ou non et la science évolue en changeant ses
paradigmes de façon ponctuelle.

Pourquoi ? Parce qu’elle se trompe dans la détermination de son objet : elle


n’étudie pas l’organisation de l’économie dans sa réelle structure interne, mais
seulement dans l’apparence qu’elle prend sous la distorsion idéologique de
l’appareil de domination politique, en devenant ainsi un de ses moments. La
critique de Marx consiste alors à produire une véritable rupture
épistémologique au sein de l’économie politique : démontrer que l’économie est
la base de cette domination et que celle-ci est le résultat de l’Histoire entendue
comme lutte des classes. Faire sortir l’économie politique hors de ses gonds
idéologiques, lui donner son vrai objet, voilà le but de la critique de Marx. Elle
est immanente à la théorie même qu’elle veut critiquer.

Idéologie : un des concepts les plus difficiles à saisir dans la pensée de Marx. Par
ce mot, on désigne d’abord une formation de la pensée dont le principal aspect
est d’avoir une valeur négative. L’idéologie est une production de la conscience
mais de la conscience distordue par les intérêts de la classe dominante, qui
impose ses idées à la société entière. «Les idées qui dominent une époque ne sont
jamais que les idées de la classe dominante» (Le manifeste communiste). Une des
formes les plus importantes de l’aliénation est ce partage par les dominés des
idées des dominants, le fait de croire que leurs intérêts coïncident avec ceux de
ces derniers. De façon encore plus générale, l’idéologie est une forme de
mauvaise conscience qui essaye de faire passer ce qu’est une interprétation du
monde fictive et intéressée comme étant objective et réelle —par exemple :
l’enrichissement des capitalistes se fait au nom de l’intérêt général…Bill Gates est
un bienfaiteur de l’humanité… etc. On dit des choses qu’on sait qu’il serait bien
de dire, mais sans y croire.

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La critique chez Marx porte sur une théorie, sur un discours déjà constituée en
science : elle est critique de quelque chose. La critique a, comme il se doit, son
objet. Mais que peut-il bien être l’objet d’une critique qui ne vise aucun objet
théorique particulier, mais qui marque la qualité intrinsèque de la posture
théorique elle-même? Pour répondre à cette question il faut, naturellement, en
poser une autre : de quoi la théorie critique fait-elle la critique ; quel est l’objet de
cette théorie ? Or, l’objet de la théorie critique de Marx est, tout simplement, la
totalité
Ce fondement épistémologique consiste en cette règle élémentaire : aucun
objet partiel ne peut être compris si on ne comprend pas le sens du tout qui le contient.
Cette règle, est celle qui régit toute vision holistique du monde, et en cela celle
de Marx n’apporte rien de nouveau. Une telle position est en fait à la base de la
pensée mythique, où toute chose doit être inscrite dans une place immuable par
rapport au tout de l’ordre cosmique, ainsi que pour la pensée religieuse, où ce
tout est le Dieu en qui chacun et chaque chose, tôt ou tard, devra revenir. Cela
vaut aussi bien pour la pensée métaphysique, où ce tout est celui de l’ordre
ontologique du monde déduit discursivement par le philosophe. Dans tous ces
cas, la totalité est constituée par la réalité historique, telle qu’inscrite dans un
ordre supérieur, transcendant. Ce qu’il y a de nouveau chez Marx, c’est la
réduction de la totalité à la seule réalité terrestre, contingente, historique et
sociale. C’est ce que Marx appelle matérialisme.

Holisme (du grec holos qui signifie le tout) : système de pensée pour lequel les
caractéristique d’un être ou d’un ensemble ne peuvent être connues que
lorsqu’on les considère et l’appréhende dans sa totalité, et non pas quand on les
étudie chaque partie séparément., Ainsi un être est entièrement ou fortement
déterminé par le tout dont il fait partie ; il suffit de, et il faut, connaître ce tout
pour comprendre toutes les propriétés de l’élément ou de l’entité étudiée. (Tiré
de Wikipédia)

Marx étudie le système capitaliste comme totalité et y applique l’exigence


éthique du devoir-être. Cela donne comme résultat le fait que la totalité elle-même
est pensée, au sein de l’œuvre de Marx, comme une catégorie éthique. Cela n’a rien de
bien original, car c’est le fondement ultime de toute la pensée holistique de
concevoir la totalité comme étant le Bien, ou du moins : comme étant le moment
synthétique, et pour tout dire positif, de la réalité.
Or. le «tout» dont il s’agit ici est celui de la seule véritable totalité réalisée dans
l’Histoire, le capitalisme, et ce tout est traversé de part en part de négativité. C’est
cette totalité négative qui est l’objet de la réflexion de Marx et pour lui toutes les

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vérités sectorielles qui perdent de vue le fait que tous les possibles objets partiels
se rapportent, en fin de compte, à la matrice ultime de la valeur d’échange,
médiateur universel du social contemporain, perdent aussi de vue la réalité
sociale dans son aspect le plus objectif.

Valeur d’échange : la valeur que prend une marchandise, dans sa mise en


marché, c’est-à-dire sa valeur en argent. Elle est une valeur abstraite, déterminée
par le travail humain qui est enfermé dans la marchandise, i. e. le temps de
travail social moyen qui a nécessité pour la produire. Les marchandises sont
toutes ramenées à un principe unique : «tous ces objets (i.e. les marchandises) ne
manifestent qu’une chose, c’est que dans leur production une force de travail humaine a
été dépensée, que du travail humain a été accumulé. En tant que cristaux de cette
substance sociale commune, ils sont réputés (avoir une) valeur. Une marchandise n’a une
valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en elle » (Marx, Le capital. Livre
premier, 1867)

La domination de la marchandise sur le monde bourgeois/capitaliste se fait par


une sorte de mystification universelle qui empêche les être humains de
comprendre la réalité dans laquelle ils vivent : le fétichisme de la marchandise
que Marx a analysé. Voilà ce qu’il nous dit : «...la forme valeur et le rapport de
valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur nature
physique. C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt
ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une
analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde
religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants,
doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il
en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand.
C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès
qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable [du] mode
de production [capitaliste]» (Marx, Le Capital. Livre premier, 1867)

Fétichisme : prendre la partie pour le tout et investir cette partie d’une valeur
totalisante qui enlève la valeur spécifique au tout dont il est partie. L’exemple le
plus manifeste de cette nature du fétichisme est le fétichisme sexuel où le désir se
porte sur un accessoire porté par la personne ou sur une partie de son corps sans
véritable souci pour la personne elle-même en tant que être humain doté d’une
valeur autonome.

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Mais si les rapports entre hommes se présentent comme des rapports entre
choses, et que les êtres humains y croient jusqu’au point de ne pas voir quels
rapports sociaux ils entretiennent dans leurs rapports avec les choses, alors l’être
humain fétichiste ne pourra tout simplement pas comprendre le monde dans
lequel il vit. Cela a évidemment des conséquences néfastes, car c’est dans cette
incapacité des êtres humains à comprendre la réalité qu’ils créent dans leurs
rapports sociaux que consiste la réification placée au cœur de la société. La
réification est en fait ce processus par lequel l’être humain ne reconnaît pas dans
le monde où il vit la forme des rapports sociaux et de leurs lois qu’il crée de lui-
même en y participant, mais une réalité naturelle, une nécessité sur laquelle il
n’a pas de pouvoir, si non en l’acceptant telle qu’elle se donne, comme elle se
donne. Il est clair que tant que les êtres humains seront soumis au fétichisme de
la marchandise, et qu’ils conformeront leur action à la croyance qui sous tend ce
fétichisme, il n’y aura aucun espoir de dépasser l’état actuel des choses, et la
domination, la violence, qui le régit. Sous une telle domination, les êtres
humains sont mutilés, leur vie est mutilée, car c’est la conscience de ce qu’ils font
et subissent qui leur fait défaut, et avec elle toute capacité de vouloir autre chose
que leur propre mutilation.

Cette mutilation de l’être humain sous le régime capitaliste a un nom :


aliénation et c’est par l’analyse de l’aliénation subie par les prolétaires dans le
processus de production capitaliste que Marx dévoile le fondement de violence
qui constitue la nature du monde bourgeois, la racine de son injustice et pour
tout dire de son inhumanité.

L’aliénation, Marx la lit d’abord et avant tout dans l’expérience des prolétaires,
dans leur condition en tant que producteurs de la richesse capitaliste, en tant que
salariés qui travaillent dans les usines. Le salaire constitue un échange établi par
un contrat : l’ouvrier vend au capitaliste son travail et en reçoit en retour une
somme d’argent. Donc le travail de l’ouvrier est vendu comme une
marchandise, il est une marchandise. Le travail de l’ouvrier est par ailleurs
composé de deux éléments : le temps dédié à l’activité productive, l’énergie
nécessaire pour que cette activité soit réalisée. On peut donc dire TRAVAIL =
TEMPS + ÉNERGIE, mais temps et énergie sont en fait l’activité vitale de l’être
humain et l’ouvrier vend effectivement sa vie comme moyen de production, il
vend en effet sa force de travail. De telle façon, l’ouvrier vit une aliénation
primordiale et essentielle : la valeur de sa vie est réduite à la valeur marchande
qu’on peut retirer de son activité vitale, sa vie ne lui appartient pas, elle
appartient à celui qui a acheté sa force de travail. Il est donc aliéné de sa vie.
C’est pour cette raison fondamentale que Marx affirme que le prolétaire est un

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esclave et que la relation dans laquelle il est obligé de se tenir vis-à-vis du
capitaliste en est une de domination.
Domination : forme particulière de rapport de pouvoir où plus le pouvoir de
celui qui le détient augmente plus le pouvoir de celui qui y est soumis baisse. La
forme pure de la domination est dans le rapport maître/esclave, là où le maître
possède toute la valeur de la vie et l’esclave aucune. C’est un tel rapport que
l’ouvrier subit et que Marx explique ainsi : « L'ouvrier devient d'autant plus pauvre
qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume.
L'ouvrier devient une marchandise d'autant plus vile qu'il crée plus de marchandises. La
dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du
monde des choses».

Mais l’ouvrier n’est pas aliéné seulement de sa vie au niveau individuel, il est
aussi aliéné de sa vie au niveau de l’humanité, en tant qu’être générique, en tant
que représentant de l’espèce humaine. En effet, pour Marx le travail est une
dimension essentielle de la nature humaine, l’activité par laquelle l’être humain
rend objective son activité vitale humaine en produisant une transformation de la
nature (de la realité) et en construisant ainsi l’environnement humain de son
existence humaine. Cette activité est le travail dans le sens le plus universel et le
plus positif, car c’est de lui qui naît le monde humain qui constitue le partage de
la nature transformée par le travail des êtres humains en un lieu accueillant et
dans lequel l’être humain se reconnaît et qui lui donne son sens. C’est pour cela
que l’aliénation du travail constitue pour l’ouvrier une perte de sa qualité
générique et que le travail se transforme et devient, au lieu de l’inscription de sa
qualité générique d’être humain, la marque de sa perte de valeur en tant qu’être
humain.

C’est pour cette raison que l’ouvrier au lieu de voir dans le produit de son travail
une image de soi-même, de sa capacité créatrice et de son activité humaine, y
voit une réalité qui lui est étrangère, qui ne lui appartient pas : «… le travail aliéné
rend étrangers à l'homme 1) la nature, 2) lui-même, sa propre fonction active, son
activité vitale, il rend étranger à l'homme le genre il fait pour lui de la vie générique le
moyen de la vie individuelle». « L'objet que le travail produit, son produit, l'affronte
comme un être étranger, comme une puissance indépendante». Donc l’aliénation est
totalisante car tous les aspects de la vie de l’ouvrier en sont concernés : au niveau
individuel de sa vie en tant que sujet particulier, au niveau de sa vie en tant que
représentant de l’espèce, au niveau de son rapport à son travail comme
manifestation de sa créativité individuelle et générique. Par ailleurs, il est aliéné
de la nature car son travail n’est plus le rapport vital que l’être humain entretient

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avec le monde naturel, et il est aliéné du monde humain que ce travail devrait
contribuer à bâtir.

L’aliénation de l’ouvrier par rapport au monde humain est illustrée par les
conditions misérables de sa vie : il vit dans des taudis insalubres et surpeuplés,
sans eau courante, sans systèmes d’égout, dans des quartiers où il côtoie la
population la plus misérable (les sous prolétaires) constituée de prostituée et de
criminels. Il n’a aucune perspective d’amélioration de ses conditions car il est
pris dans un cercle vicieux où plus il se dépense dans son travail, plus il devient
misérable. « L'ouvrier met sa vie dans l'objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus,
elle appartient à l'objet. Donc plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet
(…) plus ce produit est grand, moins il est lui-même. L'aliénation de l'ouvrier dans son
produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure,
mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et
devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet
s'oppose à lui, hostile et étrangère. L'ouvrier devient donc un esclave de son objet : plus
l'ouvrier produit, moins il a à consommer; plus il crée de valeurs, plus il se déprécie et
voit diminuer sa dignité; plus son produit a de forme, plus l'ouvrier est difforme; plus son
objet est civilisé, plus l'ouvrier est barbare; plus le travail est puissant, plus l'ouvrier est
impuissant; plus le travail s'est rempli d'esprit, plus l'ouvrier a été privé d'esprit et est
devenu esclave de la nature…»

L’aliénation de l’ouvrier par rapport à la nature se donne de la façon la plus


concrète et évidente dans la perte de toute jouissance de la nature dans sa forme
la plus universelle et évidente. Le milieu de vie et de travail de l’ouvrier est tel
que l’air y est vicié, nauséabond et pollué ; que l’eau y est contaminée et de
difficile accès ; que la campagne, les près, les parcs et tout ce qui met à la
disposition des êtres humains une nature amie et réconfortante est totalement
absent de son horizon vital et mental. . Même les fonctions physiologiques
essentielles perdent leur dimension humaine, voire animale, pour acquérir une
dimension absolument aliénée : «Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des
fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ
des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales».

Cela est d’autant plus vrai que sous le régime capitaliste l’ouvrier perd la
sensibilité qui permet à l’être humain de se mettre dans un contact enrichissant
avec le monde et la nature à travers ses sens. Ce sont des sens développés de
façon humaine qui permettent la sensibilité nécessaire pour la création artistique,
pour la véritable compréhension de la nature, pour des rapports humains fondés
sur le partage de cette même capacité sensitive.

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«Voilà pourquoi les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non-social ;
c'est seulement grâce à la richesse déployée objectivement de l'essence humaine que la
richesse de la faculté subjective de sentir de l'homme est tout d'abord soit développée, soit
produite, qu'une oreille devient musicienne, qu'un oeil perçoit la beauté de la forme, bref
que les sens deviennent capables de jouissance humaine, deviennent des sens qui
s'affirment comme des forces essentielles de l'homme. Car non seulement les cinq sens,
mais aussi les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot le
sens humain, l'humanité des sens, ne se forment que grâce à l'existence de leur objet,à la
nature humanisée. La formation des cinq sens est le travail de toute l'histoire passée. Le
sens qui est encore prisonnier du besoin pratique grossier n'a qu'une signification
limitée. Pour l'homme qui meurt de faim, la forme humaine de l'aliment n'existe pas,
mais seulement son existence abstraite en tant qu'aliment; il pourrait tout aussi bien se
trouver sous sa forme la plus grossière et on ne peut dire en quoi cette activité nutritive se
distinguerait de l'activité nutritive animale. L'homme qui est dans le souci et le besoin
n'a pas de sens pour le plus beau spectacle ; celui qui fait commerce de minéraux ne voit
que la valeur mercantile, mais non la beauté ou la nature propre du minéral ; il n'a pas le
sens minéralogique. Donc l'objectivation de l'essence humaine, tant au point de vue
théorique que pratique, est nécessaire aussi bien pour rendre humain le sens de l'homme
que pour créer le sens humain qui correspond à toute la richesse de l'essence de l'homme
et de la nature». Ainsi, la perte de la sensibilité est en fait une perte qui somme en
elle seule toute la misère de la condition du prolétaire qui se trouve rabaissée à
un niveau inférieur à celui de l’animal.

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Pour terminer voici une synthèse un peu superficiel mais quand même utile de
l’idée de l’aliénation chez Marx :

Les cinq effets de l’aliénation : l’homme s’en trouve

« a) appauvri car il est moins que sa véritable nature


b) mutilé par la perte de soi-même
c) rendu étranger de quelque chose qui est une expression, une création
de sa propre potentialité, mais sur laquelle il a perdu le contrôle.
d) divisé à cause de la contradiction entre sa condition actuelle et celle
pleinement humaine dans laquelle il pourrait et devrait vivre
e) mis en esclavage parce que, même si la liberté est essentielle à son être
et à l’expression de cet être, il est dominé par sa situation actuelle et par
un être qui lui est extérieur

Les cinq sources de l’aliénation chez l’ouvrier :

a) Il met son énergie et intelligence dans un objet qui est ensuite


exproprié par quelqu’un d’autre
b) Cela signifie que son travail n’est pas une expression de lui-même mais
un travail pénible accompli pour le bénéfice de quelqu’un d’autre
c) Même si la richesse créée par le travail industriel est en fait le produit
des êtres humains, ce caractère du travail comme expression de l’être
humain générique est pervertie par l’appropriation du travail social
par une minorité
d) La division du travail industriel implique que chaque individu qui s’y
adonne est condamné à une expérience de vie limitée et avec un sens
amoindri
e) Dans le système capitaliste, l’appropriation privée du travail et
l’accumulation du capital par une minorité, concurrent à produire
l’aliénation de l’être humain soit dans sa dimension singulière soit en
tant que représentant générique de l’espèce»

[John Maguire Marx’s Paris writings, p.70, je traduis]

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