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Cahiers d’études romanes

Revue du CAER
35 | 2017
Le peuple. Théories, discours et représentations

Hegel, Marx, Gramsci : People, Nation, Revolution


Nasser Suleiman Michaëlen Gabryel

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesromanes/6563
DOI : 10.4000/etudesromanes.6563
ISSN : 2271-1465

Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille

Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2017
Pagination : 539-562
ISBN : 979-10-320-0141-7
ISSN : 0180-684X

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Référence électronique
Nasser Suleiman Michaëlen Gabryel, « Hegel, Marx, Gramsci : People, Nation, Revolution », Cahiers
d’études romanes [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 juin 2018, consulté le 04 février 2022. URL :
http://journals.openedition.org/etudesromanes/6563 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.
6563

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Hegel, Marx, Gramsci :
Peuple, Nation, Révolution
Nasser Suleiman Michaëlen Gabryel
CEU Budapest / EHESS Paris / Science Po Aix

Le peuple est une notion politique. Il est le dépositaire d’une action politique et d’une
possibilité révolutionnaire ; possibilité car elle ne peut être envisagée qu’à la mesure où
la notion de peuple perd sa relative abstraction pour définir un projet de transformation
politique et sociale : la révolution.
Mots-clés : révolution, Peuple, histoire, puissance, souveraineté.
The people are a political notion. He is the agent of a political action (share) and a
revolutionary possibility; possibility because she can be envisaged only in the measure where
the notion of people loses its relative abstraction to define a project of political and social
transformation: the revolution.
Keywords: revolution, people, history, power, sovereignty.

La notion de peuple est souvent décrite sous des définitions binaires : auctoritas
(autorité) et potestas (pouvoir), potestas (pouvoir) et potentias (puissance), mais
au-delà des effets du discours, qu’est-ce que « le Peuple » ? Quelle différence
donnée entre le peuple (en tant que système de définition d’institution et de
fonction) et le « Peuple » politique (en tant que sens collectif d’une nation et
éthique) ? Le « Peuple » est conçu dans la définition de la souveraineté ; il en
est le dépositaire essentiel (Machiavel), le législateur par excellence (Aristote)
ou peut être le jouet de sa propre définition :
S’il lui arrive d’être joué, comme dans les illusions des sens, c’est qu’il a joué
lui-même à être victime de ce jeu ; alors qu’il lui appartient d’être maître du
jeu, de le reprendre à son compte dans l’artifice d’une intention1.
Comme si la parole devait un jour être reprise par d’autres porte-parole, plus
conformes dans la captation normative de la parole. Quelle réalité, pour la
démocratie, si celle-ci ne s’appuie plus sur le « Peuple » ? En effet, dans l’espace

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contemporain et compte tenu du niveau de refus et d’abstention, la démocratie


politique subit une sorte d’affaissement qui impacte directement et les formes
instituées de la représentation et les organismes sociopolitiques.
Le « Peuple » s’est construit dans la même matrice que le sujet (la Révolution
française) et il est peut-être logique qu’il soit destiné à mourir en même temps
dans la même phase historique. Cette mort est-elle liée à plusieurs assassins
politiques et anthropologiques (la mondialisation, la technique, etc.) ? Cela
s’est-il fait sans acte de décès officiel ? Et donc ne nécessite-t-il ni fleur ni
couronne ? L’hypothèse est de voir autrement cet événement, en essayant de
sauver ce qui peut l’être : « L’homme est une invention dont l’archéologie de
notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la fin prochaine2. »
À partir des Essais politiques 3 d’Antonio Gramsci, nous chercherons à
comprendre le rapport entre révolution et peuple dans l’optique de l’analyse du
projet révolutionnaire. Pour ce faire, il s’agit de partir de la double définition
politique et culturelle du peuple. Effectivement, comme aime à le souligner
Gramsci, le peuple a deux dimensions fondamentales. Il est une notion
culturelle, induisant une forme homogène en termes d’idéologie, de structure
économique, de classe sociale et des échelons hétérogènes selon les rapports
linguistiques (langues régionales) et sociohistoriques (traditions et coutumes
locales). Le peuple est aussi une notion politique. Il est le dépositaire d’une
action politique et d’une possibilité révolutionnaire ; possibilité car elle ne peut
être envisagée qu’à la mesure où la notion de peuple perd sa relative abstraction
pour dégager un projet de transformation politique et sociale : la révolution.
Comment comprendre la notion de peuple à l’aune du projet révolutionnaire ?
Celui-ci fonde-t-il une nouvelle définition du peuple, c’est-à-dire le prolétariat
ou est-il investi d’une fonction narrative qui à partir de registres précis, indique
une forme de culture nationale, une sorte de réceptacle d’un patrimoine
historique (Michelet) ? Comment penser le peuple ? Celui-ci peut-il se « laisser
penser » ? (G. Sorel). Enfin, la pensée politique doit-elle mesurer sa définition
à l’aune d’une conception réaliste du peuple qui puisse permettre de fonder
réellement les conditions de possibilité du projet révolutionnaire ?

Questions de méthode
Du temps de la définition philosophique (Hegel), en passant à la conception
marxienne (Marx), pour situer la détermination gramscienne (Gramsci) :
comment penser le « Peuple » ? Pour construire l’objet de cette recherche, il
est nécessaire de se référer préalablement au concept bachelardien d’« obstacle

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épistémologique3 ». Il s’agit de penser un concept, en le délivrant de son


contexte de science objective, en lui laissant la possibilité d’être pensé d’une
autre manière : une possibilité d’écart entre ce qui est dit sur la notion de
« Peuple » et ce qui pourrait se dire ; une « possibilité » dans la construction du
problème politique de la notion de peuple. Il y a là un écart ou une torsion entre
« le désigner » (sélectionner les faits, les sources, les problèmes) et « l’expliquer »
(définir une rationalité du point de vue personnel sur la notion de « Peuple »).
Si ordinairement les deux termes sont accolés, ce qui se désigne ne répond pas
nécessairement à ce qui s’explique, le problème que l’on peut poser passe par
une construction, une délimitation mais aussi un cadre de dé-signification 1.
Là, le « désigner » est indexé aux perceptions communes des différentes
conceptions sur le « Peuple ». Chaque lecture détermine des formes de mimesis
où la définition qui pose l’enjeu de la majuscule « Peuple » est d’abord conçue
en tant que définition sans résistance, sans obstacle, où le « comprendre » est,
pour ainsi dire, déterminé comme matière inerte, extérieure, ou dialectique
notamment ; ce qui induit de « dé-signifier » la fonction de « Peuple », de lui
rendre son caractère problématique 2.

Mise en œuvre
Selon Hegel, il faut pour ce faire adopter un point de vue résolument
matérialiste et gramscien afin de mettre en question une théorie du sujet
dont le thème revient à réduire la notion de « Peuple » à l’aune unique des
problématiques philosophiques des définitions idéalistes avec ses ramifications
métaphysique et logique. Cet idéalisme présuppose que le « Peuple » comme
entité contient en lui-même son sens collectif et son caractère absolu avec ce

1 C’est surtout en approfondissant la notion d’obstacle épistémologique qu’on donnera sa pleine


valeur spirituelle à l’histoire de la pensée scientifique. Trop souvent, le souci d’objectivité
qui amène l’historien des sciences à répertorier tous les textes ne va pas jusqu’à mesurer les
variations psychologiques dans l’interprétation d’un même texte. À une même époque, sous
un même mot, il y a des concepts si différents ! Ce qui nous trompe, c’est que le même mot à
la fois désigne et explique. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution
à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938, p. 17.
2 Cette observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète,
naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre. Nous
commencerons notre enquête en caractérisant cet obstacle et en montrant qu’il y a rupture et
non pas continuité entre l’observation et l’expérimentation : de l’observation au système, on va
ainsi des yeux ébahis aux yeux fermés. Ibid., p. 18.

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que cela sous-entend en tant que « complète réalisation de cette essence 3. »


Ces types de présupposés conduisent à une forme platonicienne qui rend la
forme en tant qu’expression, comme essence exprimée sous la détermination
immédiate et pure du romantisme. Celle-ci conduit à décrire « le Peuple » sous
des registres métaphysiques ou naturels sans questionner le travail nécessaire
des processus historiques et matériels.
L’écriture abstraite et romantique sur le « Peuple » dicte pour ainsi dire
sa démonstration, ses postulats. Par exemple, pour Hegel, « le Peuple » est
le fragment indispensable bien que complémentaire de plusieurs éléments
hiérarchiques dont l’élévation la plus universelle est « l’esprit absolu ». « Le
Peuple » est une catégorie indexée à deux domaines : celui de la religion et celui
de l’État. La religion, en tant que « conscience de la vérité absolue », englobe à la
fois les entités singulières telles que le sujet et les entités collectives telles que la
famille, les ordres, les systèmes politiques. À cette aune, l’État est le dépositaire
d’un phénomène extérieur (mondain) et intérieur (psychologique). Il est le
degré le plus haut de l’absoluité. Il est la forme de la représentation de « l’esprit
absolu » (art, philosophie, religion), cumulant à la fois les aspects objectifs
(extérieur) et subjectifs (intérieur). À cette aune, l’absolu de l’universalité efface
« le Peuple » en tant que volonté générale (Rousseau), au profit du rapport
asymétrique entre la pensée et l’action, les sociétés et l’histoire, le génie et les
hommes. L’absolu de l’universel est au centre de la démonstration hégélienne.
Celui-ci est l’État. Il territorialise sa fonction, sa mission, son historicité, son
universalité 4 : « L’État est la réalité en acte de la liberté concrète5. » Dans cette
configuration, la raison et l’histoire sont autoconstituées en tant qu’à la fois
finalité immanente et modalité transcendantale 5. Nous avons là, un ordre
normatif de la perfectibilité des ordres politiques où le « Peuple » est absorbé
par « l’État » et par la « Société civile ». L’émergence de la « Société civile »
ne peut se faire qu’à la condition d’un consentement à l’autorité rationnelle en
tant qu’entité unique et universelle. Celle-ci est elle-même un attribut de l’État
et en première et en dernière instance de l’« Esprit » à la fois un ajournement
et un adossement ; ajournement, en effet, de confrontations classiques de
conceptions entre ce qui est présenté ordinairement en tant que double idéalité :

3 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, p. 69.
4 Id., Principes de la philosophie du droit, trad. de l’allemand par André Kaan, Paris, Gallimard,
1940, p. 18.
5 Id., Introduction à la philosophie de l’histoire – La raison dans l’histoire, Paris, Plon – 10/18, 1965,
traduction de Kostas Papaioannou.

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idéalité de la raison pure (Kant) et idéalité de la raison empirique (Smith).


Cette politique de l’universel s’oppose d’une certaine manière à Jean-Jacques
Rousseau. En effet, avec l’absoluité de l’État, est dépassée ou reconduite, sous
une forme rationnelle, la notion de volonté générale du peuple 6. L’ordre de
la rationalité détermine rationnellement l’ordre du monde, qui est un ordre
du pouvoir dans le monde où le « Peuple » s’efface dans la manifestation de
« l’Esprit » que sont l’État et ses différents instruments. L’adossement est
entendu en tant qu’adossement à la raison et à l’histoire, car Hegel, au contraire
de Rousseau refuse d’être une « belle âme ». De son refus de toute historicité,
il indique que le passage à l’État social est plus que nécessaire mais primordial
car tout être est d’abord un être historique. L’État social est la condition sine
qua non pour l’universalité du « Peuple » en tant qu’être rationnel et historique.
Cette condition ne peut se fonder pour Hegel (comme pour ses devanciers
de l’Aufklärung) que par la rationalité de sujet rationnel, c’est-à-dire libre
de s’autocontraindre afin d’accéder à l’universalité. La liberté est l’élément
déterminé et déterminant (l’« esprit objectif ») permettant de relier par la
norme/médiation de l’État politique et des communautés sociales, l’intériorité
du sujet individuel et l’extériorité de la raison historique. Dans l’État, les
contradictions inhérentes de l’ordre social et politique sont effacées au profit
de la puissance politique publique en charge du « Nous » collectif de la nation.
Le « Peuple », conçu comme particularité, devient « Nation », c’est-à-dire une
collectivité universelle.
À cet effet, la nature dialectique de l’État hégélien 7 est symptomatique d’un
épuisement des logiques de conflictualités au nom de la rationalisation de la
puissance publique : l’État. Celui-ci est le garant de l’ordre rationnel ultime,
il est dépositaire, d’une part, de la subjectivité des individus et des processus
historiques et, d’autre part, de l’objectivité de l’ordre social et politique. Tout
peuple, toute existence est historique. Toute particularité doit relever d’une
architecture de la totalité (qui a la charge de signifier et légitimer) en tant
qu’« esprit » et « universel » : le Peuple doit s’effacer devant l’Histoire pour
devenir « la Nation ». Le particulier et l’universel sont corrélatifs : de l’un
naissent les conditions historiques qui déterminent la fonction et le statut de

6 Chez le philosophe genevois, c’est une déclinaison de la dichotomie entre l’amour de soi et
l’amour-propre.
7 G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, traduction de Maurice de
Gandillac, NRF-Gallimard, 1990, p. 441-442.

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« Peuple », de l’autre s’établit la loi explicative et justificatrice du genre que


représente « la Nation ».
À ce stade, la Nation relève de l’esprit objectif de l’État, elle est une
théologie politique avec ce que cela signifie de maîtrise de la causalité et de
la finalité de justification. Une justification qui ne peut être qu’absolue et
objective, effectivité matérielle d’un ordonnancement du politique entendu
dans sa pleine acceptation intégratrice de communauté sociale et morale. Par
conséquent, l’État est conçu comme la forme universelle du Peuple, c’est-à-dire
une forme universelle de la Nation en tant que matérialisation directe entre la
dunamis (processus) et la mimesis (représentation). L’État est l’étalon de cette
mise en cohérence, le stade à la fois premier et final, effaçant par sa puissance
de l’universel, les régimes spécifiques ou des habitudes singulières de pensée et
d’actions. Les coutumes, les sédimentations d’appartenance, les lois sont elles-
mêmes dépositaires d’un sens absolu de l’universel en tant qu’« esprit objectif ».
Dans ce vouloir 8 se définit le souverain bien qui fusionne entre volonté
particulière, volonté générale et raison d’État. Cela conduit à une imbrication
nécessaire entre société civile et société politique avec le primat d’un cadre
éthique inhérent à l’absolu de l’État. Il s’agit à la fois de l’accession à un vouloir
collectif en tant qu’essence en soi (la raison) et conscience de soi (la liberté)
pour soi et les autres : l’universel de la volonté (la nation).
L’État est la forme la plus matérielle (politique) de l’esprit objectif, la
manifestation la plus parfaite de l’esprit absolu et de l’humanité. Par sa
médiation, les subjectivités éparses trouvent l’expression la plus parfaite, la
plus complète : « Il faut donc vénérer l’État comme un être divin-terrestre9. »
Cette vénération n’est pas une soumission mais une projection du singulier
vers l’universel, c’est-à-dire des principes supérieurs à la mesure d’un impératif
catégorique de type kantien. On perçoit les lignes téléologiques et idéales à la
fois d’une nouvelle reformulation du souverain bien et la reprise ultérieure de
Marx : « Une sorte de biens non pas en vue de leur conséquence mais pour
eux-mêmes9. » Comme avec Socrate, Hegel traduit le vouloir du particulier :
Les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble et celui-ci
forme les individus dont il a besoin. Les individus n’empêchent pas qu’arrive
ce qui doit arriver. […] Il est fort possible que l’individu subisse une injustice
– mais cela ne concerne pas l’histoire universelle et son progrès, dont les
individus ne sont que les serviteurs, les instruments9.

8 Id., Phénoménologie de l’esprit, trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.

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Il n’est donc pas question, pour Hegel, de reproduire la mimesis politique


platonicienne néantisant toute forme de subjectivité au nom d’une entité
monolithique 9. Ce n’est que par ma liberté que j’accède en tant qu’individu à
l’absoluité de l’universel incarné par l’État. L’échelon du Peuple est pour ainsi
dire court-circuité.
Marx : À partir de la pensée de Marx, est déterminée une définition critique
de la notion de « Peuple » considéré, sous sa forme la plus massive, en tant
que forme inconsciente et historique d’une domination sociale, politique et
économique de l’ordre dominant sur l’ordre dominé. La notion de « Peuple »
est présentée d’abord sous le vocable d’une sorte d’hubris littéraire et romantique
permettant de manière unilatérale aux conformismes de l’ordre dominant de
trouver une justification à la conservation de l’ordre inégalitaire des choses.
Nous pouvons à ce stade penser à la réflexion de Pascal sur la justice :
Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste
d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que la
justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien10.
Dans cette optique, la notion de « Peuple » est sujette à toutes les manipulations
politiques et idéologiques. Elle peut recouvrir la dictature bourgeoise de
la fin de la Première République française comme elle peut sous-tendre
l’instrumentation des classes paysannes par les classes dominantes de la Seconde
République française. De ce fait, pour Karl Marx, l’acteur collectif apte à saisir
le sens de l’histoire est d’abord considéré sous sa forme la plus consciente :
« le prolétariat » en tant qu’acteur dominant de l’histoire. Un acteur dominant,
qui faute de conscience politique et sociale de classe, ce que Marx nomme
le prolétariat révolutionnaire, reste le géant endormi de la fable : « Quand le
prolétariat, dit Marx, annonce la dissolution de l’ordre actuel du monde, il ne
fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue la dissolution
effective de cet ordre du monde10. »
Du « Peuple » au prolétariat : Marx souligne le problème dans L’idéologie
allemande et les thèses sur Feuerbach. Il y distingue deux définitions du
« Peuple », c’est-à-dire, pour lui deux formes de révolution. La première forme
est bourgeoise, elle repose sur un hégélianisme de gauche dont le prédicat

9 « [Platon] ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la
subjectivité qui était encore cachée dans son esprit ; c’est pourquoi son État est, en lui-même,
sans la liberté subjective. […] La rationalisation objective qui brime la subjectivité, consiste
dans la transformation de la seule forme extérieure de la vie éthique », Bernard Bourgeois,
La pensée politique de Hegel, Paris, PUF, p. 108.

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révolutionnaire se consume dans l’impossibilité romantique de la rupture


avec l’usage de la langue philosophique. Celle-ci a la puissance d’édicter
une conception du monde, avec ses délimitations, ses présupposés et ses
prédicats 10. Dans cette première configuration, la notion de « Peuple » est le
corollaire d’une conception abstraite et philosophique qui aime à prêter aux
« masses » des caractéristiques collectives qui répondent moins à la réalité des
populations qu’aux idées abstraites des philosophes. Cela a conduit à soustraire
la politique à l’objectivité des conditions sociales des hommes et de leurs
processus collectifs au profit des intérêts moraux des individus et aux contextes
particuliers. L’universel est ainsi adossé à un principe de généralisation des
intérêts particuliers de la classe dominante avec comme prédicat abstrait la
liberté et l’autonomie de l’individu comme premium principæ. La seconde
forme de révolution, qui est celle de Marx, radicalise le matérialisme français
en le dé-idéalisant et en posant le projet de la révolution en tant que langage
et écriture critiques d’un acteur collectif : le prolétariat. La conception de la
Révolution est dans la droite lignée de cette approche. En la construisant
de manière matérielle, Marx pose le problème d’une conception qu’il veut
émancipatrice. Ce qui sous-entend une corrélation entre l’idée révolutionnaire
et l’idée de prolétariat qu’il décrit comme la figure moderne du « Peuple ». En
effet, la notion de « Peuple » dans la grammaire révolutionnaire est d’abord
considérée sous sa forme la plus consciente « le prolétariat » en tant qu’acteur
dominant de l’histoire : « Quand le prolétariat, dit Marx, annonce la dissolution
de l’ordre actuel du monde, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence,
car il constitue la dissolution effective de cet ordre du monde11. » Dans cette
configuration, « le peuple » est d’abord au service d’une masse non politique qu’il
s’agit de redessiner à l’aune du projet d’émancipation. Du peuple, il conviendra
pour Marx, notamment dans ses écrits philosophiques, et pour le marxisme de
première génération (Kautsky) de proposer les modes de politisations afin de
construire une conscience de classe révolutionnaire susceptible de permettre
la transformation de la situation historique. Marx est sans doute le premier
dépassement de la philosophie, non pas pour effacer la philosophie, mais pour
en établir une nouvelle potentia contre ce qui s’identifie en tant que destruction
de l’humanisme par excellence : le capitalisme. Le dépassement est matérialisé
par le primat de l’économie et de la matérialité économique contre la matérialité

10 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845-1846 ; Karl Marx, Philosophie, Paris,
Gallimard, 1982, p. 289-395 (première partie) ; id., Thèses sur Feuerbach, 1844-1847, éd. cit.,
p. 232-236 ; id., Introduction générale à la critique de l’économie politique [1857], op. cit., p. 443‑486.

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économique et son aliénation du travail humain. Pourtant, dans cette écriture de


la réfutation et de la proposition, s’affirme le rôle de la conscience collective de
classe, avec sa puissance de législation notamment envers l’État : le prolétariat
révolutionnaire : « Tant que le prolétariat a besoin de l’État, il n’en a pas besoin
dans l’intérêt de la liberté, mais pour écraser ses adversaires11. »
Cette conscience révolutionnaire de classe se conçoit sous sa forme de
praxis. Elle est un régime d’action en acte de l’éveil révolutionnaire. Elle est
marquée de l’ordre de la praxis et chez Gramsci notamment, elle prend, sous
l’écriture de Marx ou de Rosa Luxembourg 11, une caractéristique spontanéiste.
Elle se veut garante d’une immanence menacée d’une monopolisation
transcendantale du mouvement social révolutionnaire par l’hégémonie du
parti ; ce que Plekhanov qualifiait en référence à Engels de « blanquisme12 ».
Dans ce registre, le rôle de la classe ouvrière dans le débat d’avant la révolution
de 1917 caractérise le débat sur le rôle d’une doctrine sur le « prolétariat » : en
effet, est-elle accompagnatrice d’un mouvement continuel de la classe ouvrière
vers son émancipation historique (Luxemburg) ou doit-elle probablement
déterminer la prise du pouvoir et l’organisation de la classe comme moyen de
construction de la société socialiste ? (Lénine) Nous en restons à la logique des
fondations explicitées notamment dans la polémique entre Marx et Proudhon,
Plekhanov et Lénine ou entre Bernstein et Kautsky, où le prolétariat est
découplé en différenciations logiques prenant les aspects de la réforme ou de la
révolution, de la définition ou de la représentation, de la société ou du pouvoir.
Une conscience de classe, qui en devenant conscience politique de classe,
signe l’affirmation de la réalité constitutive du mouvement révolutionnaire
dans l’action politique. Elle est l’élément primordial : « Dans le mouvement
social-démocrate, l’organisation aussi est un produit historique de la lutte des
classes dans lequel la social-démocratie introduit simplement la conscience
politique12. »
La figure du théoricien social du prolétariat. Ceci se fait au nom d’une
approche absolutoire du politique conçu en tant que dramaturgie historique
et politique. En effet, dans la démiurgie propre à une certaine conception
du théoricien social, la figure du penseur radical (Bakounine, Grosz, Fanon,
Wright Mills, Pasolini) marque une reconduction archétypale, une forme de
prétention qui constitue à la fois le prisme romantique de la pensée narrative
sur sa propre geste politique et l’édification de rhétoriques argumentatives et
normatives sur le meilleur des régimes de connaissances et de politisation, les

11 Rosa Luxemburg, La socialisation de la société, 4 décembre 1918, marxisme.org.

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deux étant corollaires d’une systématisation d’un nom supérieur présenté en


tant que « révolution », « politique », « culture » ou « Peuple ». Cette trame,
faite au nom d’un ordre narratif particulier, excède la parole édictée, elle en
réoriente la direction dans un sens proprement mythologique de la parole
démiurgique. Cette parole présente le héros révolutionnaire 12 qui porte avec
lui le feu du ciel historique dépassant les formes instituées de l’ordre social afin
de (re)fonder une philosophie politique des publics assemblés, reconstruits ;
mise en forme d’autant plus forte que la prétention créatrice est étendue 13 :
Le socialisme, dans la mesure où il est l’idéologie de la lutte de la classe
prolétarienne, subit les conditions générales de naissance, le développement
et la consolidation d’une idéologie, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur tous les
éléments de la connaissance humaine, elle suppose un haut niveau de science,
exige un travail scientifique, etc. Dans la lutte de classe du prolétariat qui
se développe spontanément, comme une force élémentaire, sur la base des
rapports capitalistes, le socialisme est introduit par les idéologues14.
Le système d’idées, axé sur le prolétariat, est considéré comme condition
d’appropriation de l’imaginaire social collectif ; une appropriation explicite
qui ne sollicite aucune alliance ou forme de connivence et se traduit par une
militarisation de l’ordre intellectuel marqué par l’héroïsme des mots et l’inflation
des figures de confrontation. Il n’est donc plus question d’une idéologie de la
dominance, mais de différents types qu’il s’agit de soutenir, de produire ou
de réfuter et de détruire. Chaque groupe social est rattaché à une conception
axiomatique du monde. La figure de l’ennemi remplace le masque de l’altérité
renvoyé à une digression philosophique, neutraliste ou extrapolitique. La
forme de description qu’elle déduit n’est qu’un mode parmi d’autres d’une
figure générale : celle d’un regard combattant, d’autant plus combattant qu’il
se doit d’être héroïque avec ce que cela suppose de lutte entre le demi-dieu et
les titans. Le postulat du premier marxisme considérant que la lutte, c’est-à-
dire la subjectivation (non seulement réelle, mais aussi psychologique) serait
l’aboutissement du combat du socialisme, est pour ainsi dire mis en suspens.
Les concepts se différencient mais l’écriture politique révolutionnaire sur le
« prolétariat » a sa propre cohérence. Elle souligne des réflexes de pensée, des

12 Thomas Carlyle, Les héros [« On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History »],
Maisonneuve & Larose, coll. « Les trésors retrouvés de la Revue des deux mondes », 1841.
13 En tant que modèle complet de l’homme, de la société et de leurs interrelations politiques et
sociales dans le processus historique.

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procédés argumentatifs, des systèmes d’« antagonisation » décelables dans les


divers contextes du démiurge romantique.
Le prolétariat est décrit dans un rapport structurel avec l’exploitation.
Celle-ci est tout autant processus qu’état d’un certain rapport au capitalisme.
L’exploitation du prolétariat est conçue en tant que processus dynamique de
l’occident qui explicite une naturalité, c’est-à-dire l’évidence que le capitalisme
est déterminé en tant qu’une suite d’expériences historiques qui s’enchaînent
et se succèdent dans un procès continu d’accumulation, de distinction et
de confrontation. L’ordre social légitime la structure économique par la
médiation des classes possédantes en interaction avec la structure culturelle.
Par conséquent, les différents éléments consubstantiels au capitalisme que
sont l’aliénation (de type psychologique et social), l’exploitation (de type
social et économique), et la domination (de type culturel et social) ne sont
pas des modes opposés de l’action humaine mais des situations historiques qui
expriment un rapport concret et systémique du capitalisme, ce que l’historien
de la longue durée définit comme le « privilège du petit nombre ». Ce privilège
social manifeste une accumulation de puissance qui suppose la possession du
monopole (économique, social, culturel) de la compétence et la définition
asymétrique du public légitime susceptible de recevoir, c’est-à-dire, d’accepter
cette exploitation.
Conscience de classe : Dans la conception de Marx puis, entre autres, de
Gramsci, les conditions de possibilité de la raison sont élargies à la condition
sociale et politique de l’homme, non plus seulement vis-à-vis de la métaphysique
ou de la tradition religieuse 14, mais dans le rapport structurel avec le capital.
Ce rapport structurel est la lutte des classes entre d’une part, les classes des
travailleurs en charge de devenir une conscience active de classe, c’est-à-dire,
une conscience sociale et politique et d’autre part, les classes dominantes
détentrices du capital. Pour ce faire, il ne s’agit plus de poser le problème des
conditions de possibilités idéelles et individuelles, c’est-à-dire théoriques, mais
de poser de manière pratique, autrement dit, révolutionnaire et collective, les
conditions de possibilités d’une souveraineté de la raison révolutionnaire :
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de
classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître
de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition
constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée,

14 Karl Marx, Friedrich Engels, « Feuerbach IX Thèse », Bibliothèque des sciences sociales, uqac.
ac, 21-2003.

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une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de
la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte15.
La politique n’est donc pas affaire d’intelligible (to noèton, to noumenon) mais
de praxis, une praxis révolutionnaire. La classe sociale (nous en sommes
dépositaires) peut être vécue de manière tacite. Elle est une conscience en soi
qui ne se dévoile qu’à l’occasion de rencontres avec d’autres classes sociales. Elle
peut être une conscience de soi, c’est-à-dire la connaissance objective de notre
situation historique. Cela ne peut se faire que par l’acquisition d’un savoir qui ne
serait pas seulement livresque mais qui me permet de manière réflexive de me
penser en tant qu’homme, c’est-à-dire subjectivité, en tant qu’anthropologue,
en tant qu’intellectuel de l’universel, en tant que dépositaire d’une conscience
politique et sociale de classe.
La conscience de classe est toujours maintenue en tant que représentation
(Darstallung). Elle est un concept neutralisé qui n’est plus conçu ou utilisé, de
manière opératoire, dans l’analyse de la société. Elle est mise à la marge, au
bénéfice des concepts d’identité et d’ethnicité. La conscience de classe ne me
détermine pas par rapport à des logiques de culture mais de trajectoire. Elle
suppose une appropriation consciente de sa condition et ceci ne peut se faire
sans lutte contre soi et contre les dispositifs de domestication. Ce n’est pas
du seul propos d’une sensibilité ou d’une perception mais c’est la tâche de la
connaissance guidée par le concept. Le concept de conscience de classe est le
producteur de l’intelligibilité et donc de l’universalisation de la connaissance.
Cette possibilité permet de penser sa condition mais elle n’est pas en soi, une
finalité ; elle permet de relier ce qui m’émancipe et ce qui me fait penser, et par
là même, me donne conscience d’une dignité collective liée à une histoire, une
transmission de ma classe. La conscience de classe détient en sa pluralité tous
les possibles. Elle n’est pas un objet dans le sujet, une sorte de fétichisme du
réel à partir de quoi se détermineraient et la méthode et la finalité du monde.
Elle est, au contraire, une conscience des possibles, en lutte. Cela conduit à
radicaliser le projet critique des Lumières 15 qui n’est plus seulement d’ordre
idéaliste et intersubjectif 16 mais est élargie à la volonté de savoir, c’est-à-dire,
de constituer une science 17 de la praxis, de la connaissance pratique du monde.

15 Le projet critique, en tant que connaissance a priori des objets mise au service d’une méthode
transcendantale, vise à poser le sujet des conditions de possibilités des ordres de savoirs.
16 C’est à dire de produire les conditions réflexives de sa propre justification en délimitant l’objet
de la pensée, l’être (de l’intuition), de la pensée, la connaissance et l’être.
17 Pour qui la fonction première est la distinction entre le vrai et le faux.

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Cadre d’analyse : Dans ce premier cadre d’analyse, nous étudierons


un extrait du tome I du livre I du Capital, sur le capital variable qui décrit
l’émergence d’une définition matérielle du « Peuple », née de la première
Révolution industrielle à la fin du xviiie siècle :
Le capital variable n’est qu’une forme historique particulière de la somme
des moyens de subsistance ou de la somme de travail dont le travailleur a
besoin pour son entretien et sa reproduction et qu’il doit lui-même produire
et reproduire dans tous les systèmes de la production sociale. La somme de
travail ne lui revient que sous la forme du paiement de son travail car son
propre produit s’éloigne toujours de lui sous la forme du capital. La forme
marchande du produit et la forme monétaire de la marchandise masquent la
transaction18.
La sémiotique analytique permet d’une part de concevoir la forme grammaticale
et définitionnelle de la proposition et d’autre part, de situer son aspect cognitif
et linguistique où se matérialisent une langue, une présentation, des formes
d’expression, plusieurs modes d’expressivités. Ces différents espaces de
compréhension se mettent en jeu et déterminent de manière grammaticale des
processus formels transitifs ou des formes définitionnelles, par exemple « le
capital économique » et des prédicats de type intransitif comme « la notion
d’objectivité chez Marx ». Dans notre propos, il s’agit de penser les termes
d’une grammaire avec son credo syntaxique, son économie rhétorique, ses
prédicats philosophiques, ses concepts en tant que formes, mises en forme d’une
expression critique déclinant elle-même différentes topiques d’expressivité.
La nature de l’extrait à l’étude est de type définitionnel, il vise à
appréhender une forme grammaticale « le capital variable » et des formes de
sujets notamment « le travailleur », « le travail », etc. Le verbe être est utilisé
sous sa forme négative (« ne… pas ») alors que le verbe avoir l’est sous sa forme
positive (« a »). L’usage ainsi situé permet de relier ces formes verbales à des
attributs : « l’avoir » pour le capital, « le non-être » pour le travail). Le mode
d’écriture est grammaticalement injonctif et formellement tautologique.
Dans un second cadre d’analyse, dans la définition du prolétariat, nous
évoquerons l’ultime énonciation par Marx du mot struggle qui est à la fois le
« combat », la « lutte », et excède la détermination d’une cause ou d’une finalité.
Il est grammaticalement un adjectif, il est de l’ordre d’une lutte dans l’acception
ordinaire, une lutte qui est le combat, dans un registre qui peut s’apparenter
aussi bien à un match de boxe qu’a une guerre ou une polémique. Ce mot est
dit, il est verbalisé matériellement, il donne la synthèse d’un champ lexical où le
combat (struggle) ne répond pas d’abord à une vérité mais répond d’une vérité,
vérité d’un langage à l’œuvre. Celui-ci répond à une forme de compréhension

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ordinaire du langage, mais aussi à un mode particulier de la sémantique. En


sémantique, la détermination est substantielle, elle donne à signifier un ordre
du monde, un fait – struggle – qui s’impose en tant qu’injonction affirmative.
Cette injonction s’inscrit dans une finalité émancipatrice visant à la remise
en cause radicale de l’exploitation de l’homme par l’homme (de l’esclavage
de l’Antiquité à la paysannerie de la féodalité médiévale jusqu’aux ouvriers
de Manchester à la fin du xviiie siècle). Dans ce cadre, le terme de struggle
matérialise une conscience de classe du peuple : le prolétariat révolutionnaire.
Le prolétariat révolutionnaire pose le sujet de l’émancipation dans un certain
régime de contraintes sociale, linguistique, existentielle. Il s’agit dans ce
champ lexical de « socialisme scientifique » de « réponse à l’aliénation », de
« révolution », de « domination », d’« exploitation » entre « prolétaires » et
« capitalistes » où l’homme est présenté comme souverainement agissant,
affirmatif. Il est le coauteur de l’histoire pour la transformer. Le prolétariat
se doit d’être un acteur de la communauté des hommes avec sa finitude et
sa réalité. Contre l’abêtissement généralisé faisant de tout homme une bête
enchaînée, il ne suffit plus de manier les poncifs comme autant de discours
creux, il est nécessaire de devenir des militants révolutionnaires de l’universel,
des militants en mouvement à qui est dévolue la responsabilité de relier la
pensée et la vie, la vita attiva et la vita contemplativa. Ceci en méprisant l’anti-
intellectualisme des prêtres auto-institués et des faiseurs d’argent trop contents
de gérer les brebis du troupeau.
Dans une seconde opération, cela induit une anthropologie du langage
ordinaire qui peut dans un cadre contemporain, être appréhendé sous le champ
lexical de la « précarité », de la « faim », de l’« argent », de la nécessité » et de la
« pauvreté » par celle de la vulnérabilité de l’acteur agissant. Le langage ordinaire
peut être extrait de sa détermination philosophique afin de poser la radicalité
de la lutte existentielle de l’homme du commun et de son langage ordinaire.
L’expressivité « du langage populaire » est ainsi une forme importante 18 du jeu
d’écriture 19. Il établit le signe démonstratif de l’énoncé sur le « Peuple ». Mais
de quel énoncé parle-t-on ? A contrario, il convient de proposer un langage

18 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005, p. 42.


19 « Donner des ordres, et agir d’après des ordres – Décrire un objet en fonction de ce qu’on
voit ou à partir des mesures que l’on prend – Produire un objet d’après une description
(dessin) – Rapporter un événement – Faire des conjectures au sujet d’un événement – Établir
une hypothèse et l’examiner – Représenter par des tableaux et des diagrammes les résultats
d’une expérience – Inventer une histoire et la lire. Jouer du théâtre – Chanter des comptines –
Résoudre des énigmes – Faire une plaisanterie ; la raconter – Résoudre un problème

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public de la classe sociale, celui de la « Révolution prolétarienne » et de la


confrontation du prolétariat révolutionnaire contre le capital. L’énoncé du
prolétariat, dans la conception de Marx, ne se préoccupe pas de langage privé
au sens de Wittgenstein qui en reste à un certain romantisme (Victor Hugo)
ou à un misérabilisme (Eugène Sue).
Cette tentation du langage est partagée aussi bien par les idéalistes
conservateurs que par les idéalistes marxistes. Dans les deux cas, le « Peuple »
ou le « prolétariat » sont au service de dicteurs de vérité. Chacun se pose en
prophète idéaliste de la protection du « Peuple » en oubliant, à bon compte,
que la fonction de porte-parole ou de protecteur est une manière de confisquer
la parole en lui donnant un sens arbitraire, binaire et autoritaire. Ainsi, par
l’édification dogmatique du prolétariat, il se détermine une totalité matérielle
du monde qui est lui-même une totalité conceptuelle du monde. Les dérivations
de l’universel sont comme autant de points de rencontre, de trahison et de
filiation d’une conception arbitraire du prolétariat. Il est donc tout aussi
critiquable d’instituer une filiation directe entre Platon et Staline (Popper) que
de nier les trames communes entre différentes pensées sur des objets distincts
mais non moins familiers. L’effet premier de la doctrine sur le « Peuple » ou
« sur le prolétariat » est de rationaliser le monde démiurgique du théoricien en
donnant un effet de systématicité à l’ensemble du corpus théorique.
L’héritage du léninisme : À notre sens et à risque de choquer les derniers
théologiens doctrinaux du marxisme, la conception marxienne décrit le
« Peuple » dans son acceptation la plus forte comme un modèle d’idéologie
à l’état holiste. Une globalité dont l’aspect théorique n’est que le vocable
intellectuellement acceptable d’une légitimation d’un certain groupe dominant
sur les classes dominées et les groupes subordonnés. Le « Peuple », devenu
« le prolétariat », étant dans sa définition générale et universaliste, un moyen
méthodologique d’éviter toute réfutation pratique et résoudre par là même
tout conflit de reconnaissance et d’identité idéologique. « Le prolétariat » ou le
« Parti » ou la « Révolution » sont ainsi autant de personnages de la grammaire
philosophique pour reprendre Wittgenstein. Une grammaire en charge de
traduire, construire une phénoménologie pratique du monde social. Le penseur
et le militant peuvent se rejoindre dans cette conception idéologique des choses
et des hommes, mais la première ligne de symétrie est dans l’idée d’une totalité
dogmatique. Effectivement, des deux côtés (le penseur et le militant), nous

d’arithmétique appliquée – Traduire d’une langue dans une autre – Solliciter, remercier,
maudire, saluer, prier… » Ibid., p. 39-40, § 23.

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assistons à des personnages sociaux, des formes fictionnelles propres à justifier


la justification théorique militante. Dans cette division léniniste du travail
révolutionnaire, le parti prend ou reprend en charge les fonctions historiques
des institutions ecclésiales, il érige lui aussi à sa mesure une responsabilité
universelle envers les populations hier pécheurs, aujourd’hui prolétaires à qui il
destine une fonction politique de formation historique et sociologique :
Le parti communiste n’a pas d’intérêts différents de ceux de l’ensemble de la
classe ouvrière, il ne diffère de l’ensemble de la classe ouvrière que parce qu’il
envisage la mission historique de la classe ouvrière dans sa totalité et s’efforce à
tous les tournants de la route de défendre non les intérêts de quelques groupes
ou de quelques professions, mais ceux de toute la classe ouvrière21.
La doctrine fait à ce titre fonction de légitimation de l’hégémonie du parti sur
les « masses » à qui il est dévolu la responsabilité de la conscience de classe que
doit lui procurer le parti 20. Nous sommes dans le registre de la quantité figurée
de Gaston Bachelard qui consiste dans une sorte de métaphore conceptuelle
propre à toute vision de la mathématisation figurative des phénomènes sociaux
ou scientifiques. Il s’agit de
[…] rendre géométrique la représentation, c’est-à-dire dessiner les phénomènes
et ordonner en série les événements décisifs d’une expérience, voilà la tâche
première où s’affirme l’esprit scientifique. C’est en effet de cette manière qu’on
arrive à la quantité figurée, à mi-chemin entre le concret et l’abstrait, dans
une zone intermédiaire où l’esprit prétend concilier les mathématiques et
l’expérience, les lois et les faits22.
Cette mathématisation du réel détermine un modèle de réalisme naïf spécifique
à une eschatologie de l’arrière-monde 21.

20 Pour tout ouvrier né dans la société capitaliste et grandi sous son influence, il y a un chemin
plus ou moins chargé d’expériences à parcourir pour pouvoir réaliser en soi la conscience
correcte de sa propre situation de classe. L’enjeu de la lutte du parti communiste, c’est la
conscience de classe du prolétariat. Sa séparation organisationnelle d’avec la classe ne signifie
pas, dans ce cas, qu’il voudrait combattre à la place de la classe, pour les intérêts de la classe
(comme l’ont fait par exemple les blanquistes). S’il le fait quand même, ce qui peut arriver au
cours de la révolution, ce n’est pas d’abord au nom des buts objectifs de la lutte en question
(qui de toute façon ne peuvent à la longue être atteints et sauvegardés que par la classe elle-
même), mais pour faire avancer et accélérer le processus d’évolution de la conscience de classe.
Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, trad. de l’allemand par
Kostas Axelos et Jacqueline Bois, 1960.
21 « La tâche de géométrisation qui sembla souvent réalisée – soit après le succès du cartésianisme,
soit après le succès de la mécanique newtonienne, soit encore avec l’optique de Fresnel – en

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La mathématisation de la conception du parti communiste est le corollaire


en amont du « socialisme scientifique » défini par Engels et du système
bureaucratique en aval accentué sous Staline. La praxis prend les aspects
les plus dogmatiques de l’esprit scientifique dans un registre combinant
l’obscurantisme de l’axiomatique et le réductionnisme de la dogmatique : nous
sommes alors entraînés dans des formes de réflexivités dialectiques qui pensent
d’autant plus ses définitions qu’elles sont tributaires d’une approche critique de
la propre grammaire du locuteur révolutionnaire 22. Cela induit nécessairement
une montée en généralité afin de neutraliser les effets de cette distorsion : « vers
des « constructions » plus métaphoriques que réelles, vers des « espaces de
configuration » dont l’espace sensible n’est, après tout, qu’un pauvre exemple.
Le rôle des mathématiques dans la physique contemporaine dépasse donc
singulièrement la simple description géométrique. Le mathématisme est non
plus descriptif mais formateur. La science de la réalité ne se contente plus
du comment phénoménologique ; elle cherche le pourquoi mathématique 23.
L’abstraction est le prédicat de cette mathématisation, elle est l’élément
d’invariance d’un schéma premier où la forme géométrique de la politique
devient progressivement le signe autorégulateur 24 d’une conception politique qui

vient toujours à révéler une insuffisance. Tôt ou tard, dans la plupart des domaines, on est
forcé de constater que cette première représentation géométrique, fondée sur un réalisme
naïf des propriétés spatiales, implique des convenances plus cachées, des lois topologiques
moins nettement solidaires des relations métriques immédiatement apparentes, bref des liens
essentiels plus profonds que les liens de la représentation géométrique familière. » Gaston
Bachelard, La formation de l’esprit scientifique…, op. cit., p. 17.
22 La division du travail, ne reposant pas sur les caractères humains propres, fige d’une part
schématiquement les hommes dans leur activité ; ils deviennent des automates de leurs
occupations, de simples routiniers. D’autre part, elle exaspère en même temps leur conscience
individuelle qui, par suite de l’impossibilité de trouver dans l’activité elle-même la satisfaction
et l’expression vitale de la personnalité, est devenue vide et abstraite, et l’entraîne à un égoïsme
brutal, cupide et avide d’honneurs. Ces tendances doivent nécessairement continuer à agir
dans le parti communiste aussi, qui n’a certes jamais prétendu métamorphoser intérieurement
par un miracle les hommes qui en font partie. D’autant plus, que la nécessité des actions
conséquentes impose, à tout parti communiste également, une division du travail effective
et poussée qui recèle nécessairement en elle ces dangers de sclérose, de bureaucratisation, de
corruption, etc. Georg Lukacs, op. cit.
23 Gaston Bachelard, op. cit., p. 2.
24 Cette interaction dialectique ininterrompue entre théorie, parti et classe, cette orientation de
la théorie vers les besoins immédiats de la classe ne signifient pas pour autant dissolution du
parti dans la masse du prolétariat. Georg Lukacs, op. cit.

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fait du réel d’abord une entité abstraite parce qu’omniprésente et omnisciente 25


et de la masse, une fonction légitimante à qui échoit la responsabilité d’accepter
la décision révolutionnaire 26 et de concrétiser la théorie doctrinaire 27.
Le concret devient l’élément définitif de la conversion de la quantité figurée
au réalisme naïf. Ce que, par exemple, G. Lukacs détermine en tant que
« pratique quotidienne », est investi d’une fonction de sortie du schématisme
conceptuel mais pour mieux le réinvestir en tant « masse » 28. Mais si dans la
science, on peut admettre de manière modérée que « l’ordre abstrait est donc un
ordre prouvé » dans le cas du parti communiste et de sa doctrine révolutionnaire,
l’ordre abstrait est clairement dans le registre de l’« ordre trouvé30 ».
L’hérésie est d’autant plus puissante qu’il s’agit pour la doxa de l’ordre
du parti, à la fois d’arracher les ferments d’erreurs doctrinaires, de vivifier

25 Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l’information géométrique, puisque le concret est
correctement analysé par l’abstrait, pourquoi n’accepterions-nous pas de poser l’abstraction
comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique ? En fait, si l’on médite sur
l’évolution de l’esprit scientifique, on décèle bien vite un élan qui va du géométrique plus ou
moins visuel à l’abstraction complète. Gaston Bachelard, op. cit.
26 Il est parfois contraint de prendre position contre les masses, de leur montrer la voie correcte
par la négation de leur volonté présente. Il est contraint de faire entrer en ligne de compte
que ce qu’il y a de correct dans sa prise de position ne deviendra compréhensible aux masses
qu’après coup, après des expériences nombreuses et amères. Georg Lukacs, op. cit.
27 En conséquence, dans une situation objectivement révolutionnaire, la justesse du marxisme
révolutionnaire signifie bien plus que la justesse simplement « générale » d’une théorie. C’est
précisément parce qu’elle est devenue tout à fait actuelle, tout à fait pratique, que la théorie doit
devenir un guide pour toute étape particulière des actions quotidiennes. Cela n’est cependant
possible que si la théorie se débarrasse complètement de son caractère purement théorique, que
si elle devient purement dialectique, c’est-à-dire si elle dépasse pratiquement toute opposition
entre le général et le particulier, entre la loi et le cas isolé qui lui est « subsumé », donc entre
la loi et son application, et en même temps toute opposition entre théorie et pratique. Georg
Lukacs, op. cit.
28 Dès qu’on accède à une loi géométrique, on réalise une inversion spirituelle très étonnante,
vive et douce comme une génération ; à la curiosité, fait place l’espérance de créer. Puisque la
première représentation géométrique des phénomènes est essentiellement une mise en ordre,
cette première mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d’une abstraction alerte et
conquérante qui doit nous conduire à organiser rationnellement la phénoménologie comme
une théorie de l’ordre pur. Alors ni le désordre ne saurait être appelé un ordre méconnu,
ni l’ordre une simple concordance de nos schémas et des objets comme cela pouvait être le
cas dans le règne des données immédiates de la conscience. Quand il s’agit des expériences
conseillées ou construites par la raison, l’ordre est une vérité, et le désordre une erreur.

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de manière continuelle l’existence du parti 29 et d’inculquer la promesse de la


libération révolutionnaire 30.
La conception marxiste n’a pas de vocabulaire, ni même une syntaxe, mais
une grammaire, dans le vocable de Wittgenstein, une essence. Celle-ci rédige
sa dialectique, elle écrit son opposition 31 et son identité entre l’historique et

29 La vie intérieure du parti est un combat incessant contre cet héritage capitaliste. Le moyen de
lutte décisif, sur le plan de l’organisation, ne peut être que d’amener les membres du parti à
prendre part à l’activité du parti avec l’ensemble de leur personnalité. Ce n’est que si la fonction
dans le parti n’est pas un emploi, exercé certes à l’occasion avec une probité et un dévouement
entiers, restant quand même uniquement un emploi, mais si, au contraire, l’activité de tous les
membres se rapporte de toutes les façons possibles au travail du parti, et s’il y a en outre, dans
la mesure des possibilités effectives, des permutations dans cette activité, que les membres du
parti parviennent avec l’ensemble de leur personnalité à une relation vivante à la totalité de
la vie du parti et à la révolution, qu’ils cessent d’être de simples spécialistes nécessairement
soumis au danger de sclérose intérieure. Georg Lukacs, op. cit.
30 Car la lutte contre les effets de la conscience réifiée constitue elle-même un processus de
longue haleine, exigeant des luttes acharnées, dans lequel on ne doit s’arrêter ni à une forme
déterminée de tels effets ni aux contenus de phénomènes déterminés. Or la domination de la
conscience réifiée sur les hommes vivant actuellement, agit justement dans de telles directions.
La réification est-elle surmontée en un point, aussitôt surgit le danger que le niveau de
conscience de ce dépassement se fige en une nouvelle forme, également réifiée.
31 Le problème de l’« épuration » du parti, tant dénigrée et calomniée, n’est que l’aspect négatif
du même problème. Il a fallu sur ce point, comme sur toutes les questions, parcourir le chemin
qui va de l’utopie à la réalité […]. Cette affaire interne et très intime du parti montre ainsi, à
une étape avancée du parti communiste, la liaison interne et très intime entre parti et classe.
Elle montre combien la séparation organisationnelle tranchée entre l’avant-garde consciente
et les larges masses n’est qu’un moment dans le processus unitaire, mais dialectique, de
l’évolution de toute la classe, de l’évolution de sa conscience. Elle montre en même temps
que plus ce processus médiatise clairement et énergiquement les nécessités du moment par
leur signification historique, plus aussi il englobe clairement et énergiquement le membre
individuel du parti dans son activité en tant qu’individu, l’utilise, l’amène à s’épanouir et le
juge. De même que le parti, en tant que totalité, dépasse les distinctions réifiées de nations,
de professions, etc., et de formes d’apparition de la vie (économie et politique) par son action
dirigée vers l’unité et la cohésion révolutionnaires, pour créer la véritable unité de la classe
prolétarienne, de même et précisément par son organisation sévère, par la discipline de fer
qui en résulte et par son exigence d’un engagement de toute la personnalité, il déchire pour
son membre individuel les enveloppes réifiées qui, dans la société capitaliste, obnubilent la
conscience de l’individu. C’est un processus de longue haleine et nous n’en sommes qu’au
commencement ; cela ne peut et ne doit pas pourtant nous empêcher de nous efforcer de
reconnaître, avec la clarté aujourd’hui possible, le principe qui apparaît ici, l’approche du « règne
de la liberté » en tant qu’exigence pour l’ouvrier ayant une conscience de classe. Précisément,
parce que la formation du parti communiste ne peut être que l’œuvre consciemment accomplie
des ouvriers ayant une conscience de classe, tout pas dans la direction d’une connaissance juste
est en même temps un pas vers la réalisation de ce règne. Georg Lukacs, op. cit.

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l’éthique. C’est ce que l’on retrouve dans la distinction dialectique chez Lukacs,
entre facteur processuel (société féodale, capitalisme, socialisme) et mode
transformationnel (Révolution, État, parti, idéologie).
Gramsci : Contrairement à Marx, Gramsci infuse la superstructure idéelle
et idéologique (en tant que conscience de classe) dans la structure (socio-
économique) car comme il le rappelle à dessein :
Chaque groupe social provient d’une fonction sociale dans le monde de la
production économique, crée pour lui-même, organiquement, une ou plusieurs
couches d’intellectuels qui lui donnent homogénéité et prise de conscience de
sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi
social et la politique33.
Gramsci développe une proposition fondée sur le concept de philosophie de la
praxis qui ne se limite pas à une élite élitaire mais permet l’affranchissement
du prolétariat. Il s’agit de relier Le Prince de Machiavel et le peuple au service
d’une cause qui les dépasse tous les deux : la République et ceci au service des
plus dominés et en radicalisant la théorie léniniste du parti d’avant-garde dans
ses présupposés concernant les leaders33.
Cela suppose une conception de l’ordre social et politique 32 déterminé
par le matérialisme historique 33. Celui-ci est mobilisé de manière paradoxale
au nom d’une approche organiciste de la communauté humaine en tant que
collectivité qu’identifient « l’homme collectif » et sa matérialisation : le parti
politique (le parti communiste). Pour Gramsci, en bon léniniste, sans le parti
il ne peut avoir d’hégémonie civile ni contrepoids à l’édification de la puissance
hiérocratique par le parti politique. L’individu se nationalise, il renonce à son
auto-isolation favorisée par l’autorité hiérocratique avec le risque inhérent de
pédantisme, de coupure entre le sentir des classes dominées et le savoir des
classes dominantes. Cette diffraction favorisée par l’autorité hiérocratique des
ordres institués (épistémologiques, politiques, ecclésiale) induit une erreur
intellectuelle spécifique :
[…] l’erreur intellectuelle consiste à croire que l’on peut savoir sans la
compréhension et surtout sans se sentir et d’être dans l’amour pas de la
connaissance elle-même, mais de l’objet de la connaissance, c’est à croire que
l’intellectuel peut être […] distinct et séparé du peuple-nation35.

32 Confère la critique gramscienne du concept de « classe politique », Q. 8, § 52, p. 972.


33 Antonio Gramsci, Q. 13, et 6, p. 1565.

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Hegel, Marx, Gramsci : Peuple, Nation, Révolution

L’histoire est une forme politique narrative en action qui s’organise autour
d’une fusion entre société et courants sociopolitiques : « le bloc historique35 »
se mobilise dans le corps politique de la classe ouvrière afin d’organiser sous une
forme directive la société civile représentante la volonté générale de la nation. Ce
centre axial ne peut être cimenté que par l’émergence d’une pensée organique et
critique afin de « renforcer la culture et d’approfondir la conscience critique35 »
– esquissant par là même la reconstruction d’un ordre social et politique
détruisant définitivement l’hégémonie politique des classes dominantes.
L’histoire est ce qui advient et non une démarche statique. Elle s’incarne
dans l’existence du parti politique en tant qu’action publique collective avec
un contour défini et une dissociation entre individualité et biens communs,
intérêt de classe et unité de vie active. Le premier devant s’effacer/disparaître
dans le second au nom d’une union renouvelée entre le « peuple et la nation35 »
L’histoire est une logique processuelle. Elle acte les rapports de forces et elle
les accélère en faisant des conceptions idéologiques non seulement une altérité
opposable mais aussi une nécessité révolutionnaire liée aux situations matérielles
de la cause révolutionnaire. En érigeant les systèmes philosophiques en
conceptions idéologiques, on arrache à la resprivata de l’ordre social bourgeois,
ce qui, au départ, était considéré comme de simples « manifestations intimes
de contradictions déchirantes de la société35 ».
Les postulats gramsciens d’une théorie de l’émancipation du prolétariat
reposent sur quelques points essentiels : il convient d’abord de partir de l’analyse
sociohistorique des structures socio-économiques. Une analyse critique de la
superstructure politico-institutionnelle (ordre politique et ordre juridique et
institutionnel) et des superstructures idéologiques (cosmologie et conception
du monde des élites et des classes sociales) en charge de l’ordonnancement
de la société sous la forme d’un ordre social. Une réflexion sociologique sur
les groupes sociaux ou « subalternes », pour reprendre la formulation de
Gramsci, en capacité de provoquer de manière culturelle, l’émergence d’un
courant révolutionnaire 34. Pour ce faire, il s’agit de penser le rôle en premier
de la culture populaire comme élément de médiation et d’intelligibilité sur
ces notions. Cela induit une double détermination : une vision matérielle de
l’État, de la société civile, des classes sociales et une acceptation des formes non
légitimes de la culture populaire et des registres non institutionnels du langage
tels que les patois locaux.

34 Michael Lowy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, François Maspero, 1970,
p. 14.

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Antonio Gramsci vise à dépasser la distinction méthodologique entre


prolétariat révolutionnaire et société civile. Le contrôle de l’une (Société
civile) permettant l’avènement de l’autre (le prolétariat en tant que conscience
révolutionnaire de classe). Refusant de poser l’enjeu de l’État de manière
extérieure au développement du prolétariat, Gramsci juge la maturation du
processus de construction de l’État moderne en adéquation avec la notion
de société civile. Le terme, repris notamment à Hegel, permet à Gramsci de
présenter les formes d’un rapport de force des classes sociales entre d’une part, la
classe sociale dominante (bourgeoisie capitaliste et industrielle) et d’autre part,
les classes sociales dominées (prolétaires, paysans). L’ordre juridique et civil
est ainsi une des applications de cette dominance sociologique qui préempte
non seulement le droit mais le fonctionnement de l’État en tant qu’instrument
organique de la classe dominante. L’État moderne est donc le corollaire d’une
victoire idéologique et économique de la classe bourgeoisie qui a préalablement
gagné la lutte pour l’hégémonie culturelle, la modernisation de la puissance
publique étant la traduction idéologique de la victoire culturelle qui a imposé la
part de la classe bourgeoise, la notion de société civile à l’État. Cette victoire se
traduit par une reformulation du pouvoir et des finalités de l’État constitué en
tant qu’État éthique ou moderne :
Voici, me semble-t-il, ce qu’on peut dire de plus sensé et de plus concret à
propos de l’État éthique : tout État est éthique dans la mesure où une de ses
fonc­tions les plus importantes est d’élever la grande masse de la population
à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond aux
nécessités de développement des forces productives et par conséquent
aux intérêts des classes dominantes. L’école, comme fonction éducatrice
positive, et les tribunaux comme fonction éducative, répressive et négative,
sont les activités de l’État les plus importantes en ce sens : mais, en réalité,
à ce but tendent une multi­plicité d’autres initiatives et d’autres activités dites
privées qui forment l’appareil de l’hégémonie politique et culturelle des
classes dominantes. La conception de Hegel appartient à une période où le
développement en extension de la bourgeoisie pouvait sembler illimité, d’où la
possibilité d’affirmer le caractère éthique de la bourgeoisie ou son universalité :
tout le genre humain sera bourgeois. Mais, en réalité, seul le groupe social
qui pose la fin de l’État et sa propre fin comme but à atteindre peut créer un
État éthique, tendant à mettre un terme aux divisions internes qu’entraîne
la domination, etc., et à créer un organisme social unitaire technico-moral 35.

35 Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne, 1931-1933, une édition électronique
réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes, édition réalisée par André Tosel, une

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Dans la vita attiva que Gramsci appelle de ses vœux, l’homo loquens 36, c’est-
à-dire l’homme cicéronien de la parole politique, doit être non pas remplacé
mais dépassé par un nouveau type d’intellectuel, un nouvel homo faber : une
sorte d’alliage entre l’acteur politique et l’humaniste classique, c’est-à-dire, la
forme de ce que Gramsci prénomme un scientifique humaniste 37. Alors il serait
possible de penser l’universel autrement que par la médiation de l’intelligible
platonicien constitué en tant qu’opposé aux sensibles (Le Timée, 51d).
Alors il serait possible de retrouver le regard, celui du sensible, pour
ainsi dire, de la matérialité de la pensée, celui de l’appréhension immédiate
du politique et ceci sans l’intermédiaire de l’intellectuel platonicien, ou du
théologien expert. Car rien n’est donné, tout est engendré, c’est-à-dire tout
est matérialité, mise à l’épreuve de nos limites, de notre situation de mortel
agissant. Ceci renvoie à la relation du sens et du sensible, de l’esprit pensant et
la matière agissante, de la réflexion et de l’engagement.
Si nous posons les conditions de possibilité de la connaissance, cela
revient à poser les limites de celles-ci entre ce qui est déterminé en tant que
connaissance et ce qui est déterminé en tant que non-connaissance. Dans un
premier registre, nous avons la conscience de classe comme donnée construite :
elle peut être représentée objectivement, autrement dit, qu’il peut être
constitué rationnellement dans un processus d’acquisition (sociale, politique)
de connaissance sur soi et sur le monde (avec les modes d’observation de
délimitation et de conception rationnellement déterminée). Dans le second
registre, l’identité ethnique ou confessionnelle, en tant que donnée intuitive,
est une conscience en soi. Elle ne peut être représentée, elle ne peut être
appréhendée subjectivement que sur le mode de l’intuition et non de la raison :
« ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas, et n’ai pas besoin de le
savoir puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans

traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel,
Paris, Éditions sociales, 1983, 388 p., introduction et choix des textes par André Tosel, une
publication effectuée en collaboration avec la Bibliothèque des sciences sociales de l’université
de Québec, p. 128.
36 « La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence, agent moteur
extérieur et momentané des sentiments et des passions, mais dans le fait qu’il se mêle
activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, “persuadeur permanent” parce
qu’il n’est plus un simple orateur – et qu’il est toutefois supérieur à l’esprit mathématique
abstrait ; de la technique-travail. » Antonio Gramsci, « La fonction d’intellectuel dans la
société », Écrits politiques, 1930-1932, Bibliothèque des sciences sociales, uqam.ac.
37 Il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique sans laquelle on reste
un « spécialiste » et l’on ne devient pas un « dirigeant » (spécialiste politique).

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le phénomène 38 ». L’identité ethnique ou confessionnelle est par là conçue


de manière négative, délimitative en tant que norme représentationnelle du
paraître et des illusions.
Ainsi, dans l’optique de Gramsci, l’école comme le parti des travailleurs
ont vocation à former, encadrer les militants de l’universel que seraient
les intellectuels révolutionnaires. Dans ce cadre conceptuel, l’école a une
responsabilité fondamentale car elle est le moyen de former cette nouvelle
intellectualité plus pratique et plus consciente de la technicisation de la
société 39, c’est-à-dire une conscience politique et sociale de classe. Rien
n’est donné, tout est acquis. L’optique gramscienne, que je fais mienne, est
nettement de reprendre le projet critique au sens kantien, qui est celui de poser
les conditions de possibilité d’une autonomie de la raison. Cette autonomie
(autos nomos, légiférer sur soi-même) ne va pas de soi, elle est d’abord pour
Kant, le produit d’une opération transcendantale où les conditions de possibilité
de la connaissance sont questionnées, vérifiées, problématisées. Dans la pensée
kantienne, au principe de la finitude, la connaissance objective soumet l’intuition
subjective à sa détermination individuelle. Dans la configuration marxienne, au
principe révolutionnaire, la conscience de classe soumet l’intuition subjective
de la conscience tacite (c’est-à-dire non pensée) à sa détermination sociale.

38 Bibliothèque des sciences sociales, uqac.ac, 2 mars 2008.


39 « L’énorme développement qu’ont pris l’activité et l’organisation scolaires (au sens large) dans
les sociétés surgies du monde médiéval, montre quelle importance ont prise, dans le monde
moderne, les catégories et les fonctions intellectuelles : de même que l’on a cherché à approfondir
et à élargir l’“intellectualité” de chaque individu, on a aussi cherché à multiplier les spécialisations
et à les affiner. Cela apparaît dans les organismes scolaires de divers degrés, jusqu’à ceux qui sont
destinés à promouvoir ce qu’on appelle la “haute culture”, dans tous les domaines de la science
et de la technique. L’école est l’instrument qui sert à former les intellectuels à différents degrés.
La complexité de la fonction intellectuelle dans les divers États peut se mesurer objectivement
à la quantité d’écoles spécialisées qu’ils possèdent, et à leur hiérarchisation : plus l’“aire” scolaire
est étendue, plus les “degrés verticaux” de l’école sont nombreux, et plus le monde culturel, la
civilisation des divers États est complexe. » Antonio Gramsci, op. cit.

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