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Revue du CAER
35 | 2017
Le peuple. Théories, discours et représentations
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesromanes/6563
DOI : 10.4000/etudesromanes.6563
ISSN : 2271-1465
Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille
Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2017
Pagination : 539-562
ISBN : 979-10-320-0141-7
ISSN : 0180-684X
Référence électronique
Nasser Suleiman Michaëlen Gabryel, « Hegel, Marx, Gramsci : People, Nation, Revolution », Cahiers
d’études romanes [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 juin 2018, consulté le 04 février 2022. URL :
http://journals.openedition.org/etudesromanes/6563 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.
6563
Cahiers d'études romanes est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Hegel, Marx, Gramsci :
Peuple, Nation, Révolution
Nasser Suleiman Michaëlen Gabryel
CEU Budapest / EHESS Paris / Science Po Aix
Le peuple est une notion politique. Il est le dépositaire d’une action politique et d’une
possibilité révolutionnaire ; possibilité car elle ne peut être envisagée qu’à la mesure où
la notion de peuple perd sa relative abstraction pour définir un projet de transformation
politique et sociale : la révolution.
Mots-clés : révolution, Peuple, histoire, puissance, souveraineté.
The people are a political notion. He is the agent of a political action (share) and a
revolutionary possibility; possibility because she can be envisaged only in the measure where
the notion of people loses its relative abstraction to define a project of political and social
transformation: the revolution.
Keywords: revolution, people, history, power, sovereignty.
La notion de peuple est souvent décrite sous des définitions binaires : auctoritas
(autorité) et potestas (pouvoir), potestas (pouvoir) et potentias (puissance), mais
au-delà des effets du discours, qu’est-ce que « le Peuple » ? Quelle différence
donnée entre le peuple (en tant que système de définition d’institution et de
fonction) et le « Peuple » politique (en tant que sens collectif d’une nation et
éthique) ? Le « Peuple » est conçu dans la définition de la souveraineté ; il en
est le dépositaire essentiel (Machiavel), le législateur par excellence (Aristote)
ou peut être le jouet de sa propre définition :
S’il lui arrive d’être joué, comme dans les illusions des sens, c’est qu’il a joué
lui-même à être victime de ce jeu ; alors qu’il lui appartient d’être maître du
jeu, de le reprendre à son compte dans l’artifice d’une intention1.
Comme si la parole devait un jour être reprise par d’autres porte-parole, plus
conformes dans la captation normative de la parole. Quelle réalité, pour la
démocratie, si celle-ci ne s’appuie plus sur le « Peuple » ? En effet, dans l’espace
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Questions de méthode
Du temps de la définition philosophique (Hegel), en passant à la conception
marxienne (Marx), pour situer la détermination gramscienne (Gramsci) :
comment penser le « Peuple » ? Pour construire l’objet de cette recherche, il
est nécessaire de se référer préalablement au concept bachelardien d’« obstacle
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Mise en œuvre
Selon Hegel, il faut pour ce faire adopter un point de vue résolument
matérialiste et gramscien afin de mettre en question une théorie du sujet
dont le thème revient à réduire la notion de « Peuple » à l’aune unique des
problématiques philosophiques des définitions idéalistes avec ses ramifications
métaphysique et logique. Cet idéalisme présuppose que le « Peuple » comme
entité contient en lui-même son sens collectif et son caractère absolu avec ce
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3 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, p. 69.
4 Id., Principes de la philosophie du droit, trad. de l’allemand par André Kaan, Paris, Gallimard,
1940, p. 18.
5 Id., Introduction à la philosophie de l’histoire – La raison dans l’histoire, Paris, Plon – 10/18, 1965,
traduction de Kostas Papaioannou.
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6 Chez le philosophe genevois, c’est une déclinaison de la dichotomie entre l’amour de soi et
l’amour-propre.
7 G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, traduction de Maurice de
Gandillac, NRF-Gallimard, 1990, p. 441-442.
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8 Id., Phénoménologie de l’esprit, trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.
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9 « [Platon] ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la
subjectivité qui était encore cachée dans son esprit ; c’est pourquoi son État est, en lui-même,
sans la liberté subjective. […] La rationalisation objective qui brime la subjectivité, consiste
dans la transformation de la seule forme extérieure de la vie éthique », Bernard Bourgeois,
La pensée politique de Hegel, Paris, PUF, p. 108.
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10 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845-1846 ; Karl Marx, Philosophie, Paris,
Gallimard, 1982, p. 289-395 (première partie) ; id., Thèses sur Feuerbach, 1844-1847, éd. cit.,
p. 232-236 ; id., Introduction générale à la critique de l’économie politique [1857], op. cit., p. 443‑486.
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12 Thomas Carlyle, Les héros [« On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History »],
Maisonneuve & Larose, coll. « Les trésors retrouvés de la Revue des deux mondes », 1841.
13 En tant que modèle complet de l’homme, de la société et de leurs interrelations politiques et
sociales dans le processus historique.
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14 Karl Marx, Friedrich Engels, « Feuerbach IX Thèse », Bibliothèque des sciences sociales, uqac.
ac, 21-2003.
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une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de
la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte15.
La politique n’est donc pas affaire d’intelligible (to noèton, to noumenon) mais
de praxis, une praxis révolutionnaire. La classe sociale (nous en sommes
dépositaires) peut être vécue de manière tacite. Elle est une conscience en soi
qui ne se dévoile qu’à l’occasion de rencontres avec d’autres classes sociales. Elle
peut être une conscience de soi, c’est-à-dire la connaissance objective de notre
situation historique. Cela ne peut se faire que par l’acquisition d’un savoir qui ne
serait pas seulement livresque mais qui me permet de manière réflexive de me
penser en tant qu’homme, c’est-à-dire subjectivité, en tant qu’anthropologue,
en tant qu’intellectuel de l’universel, en tant que dépositaire d’une conscience
politique et sociale de classe.
La conscience de classe est toujours maintenue en tant que représentation
(Darstallung). Elle est un concept neutralisé qui n’est plus conçu ou utilisé, de
manière opératoire, dans l’analyse de la société. Elle est mise à la marge, au
bénéfice des concepts d’identité et d’ethnicité. La conscience de classe ne me
détermine pas par rapport à des logiques de culture mais de trajectoire. Elle
suppose une appropriation consciente de sa condition et ceci ne peut se faire
sans lutte contre soi et contre les dispositifs de domestication. Ce n’est pas
du seul propos d’une sensibilité ou d’une perception mais c’est la tâche de la
connaissance guidée par le concept. Le concept de conscience de classe est le
producteur de l’intelligibilité et donc de l’universalisation de la connaissance.
Cette possibilité permet de penser sa condition mais elle n’est pas en soi, une
finalité ; elle permet de relier ce qui m’émancipe et ce qui me fait penser, et par
là même, me donne conscience d’une dignité collective liée à une histoire, une
transmission de ma classe. La conscience de classe détient en sa pluralité tous
les possibles. Elle n’est pas un objet dans le sujet, une sorte de fétichisme du
réel à partir de quoi se détermineraient et la méthode et la finalité du monde.
Elle est, au contraire, une conscience des possibles, en lutte. Cela conduit à
radicaliser le projet critique des Lumières 15 qui n’est plus seulement d’ordre
idéaliste et intersubjectif 16 mais est élargie à la volonté de savoir, c’est-à-dire,
de constituer une science 17 de la praxis, de la connaissance pratique du monde.
15 Le projet critique, en tant que connaissance a priori des objets mise au service d’une méthode
transcendantale, vise à poser le sujet des conditions de possibilités des ordres de savoirs.
16 C’est à dire de produire les conditions réflexives de sa propre justification en délimitant l’objet
de la pensée, l’être (de l’intuition), de la pensée, la connaissance et l’être.
17 Pour qui la fonction première est la distinction entre le vrai et le faux.
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d’arithmétique appliquée – Traduire d’une langue dans une autre – Solliciter, remercier,
maudire, saluer, prier… » Ibid., p. 39-40, § 23.
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20 Pour tout ouvrier né dans la société capitaliste et grandi sous son influence, il y a un chemin
plus ou moins chargé d’expériences à parcourir pour pouvoir réaliser en soi la conscience
correcte de sa propre situation de classe. L’enjeu de la lutte du parti communiste, c’est la
conscience de classe du prolétariat. Sa séparation organisationnelle d’avec la classe ne signifie
pas, dans ce cas, qu’il voudrait combattre à la place de la classe, pour les intérêts de la classe
(comme l’ont fait par exemple les blanquistes). S’il le fait quand même, ce qui peut arriver au
cours de la révolution, ce n’est pas d’abord au nom des buts objectifs de la lutte en question
(qui de toute façon ne peuvent à la longue être atteints et sauvegardés que par la classe elle-
même), mais pour faire avancer et accélérer le processus d’évolution de la conscience de classe.
Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, trad. de l’allemand par
Kostas Axelos et Jacqueline Bois, 1960.
21 « La tâche de géométrisation qui sembla souvent réalisée – soit après le succès du cartésianisme,
soit après le succès de la mécanique newtonienne, soit encore avec l’optique de Fresnel – en
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vient toujours à révéler une insuffisance. Tôt ou tard, dans la plupart des domaines, on est
forcé de constater que cette première représentation géométrique, fondée sur un réalisme
naïf des propriétés spatiales, implique des convenances plus cachées, des lois topologiques
moins nettement solidaires des relations métriques immédiatement apparentes, bref des liens
essentiels plus profonds que les liens de la représentation géométrique familière. » Gaston
Bachelard, La formation de l’esprit scientifique…, op. cit., p. 17.
22 La division du travail, ne reposant pas sur les caractères humains propres, fige d’une part
schématiquement les hommes dans leur activité ; ils deviennent des automates de leurs
occupations, de simples routiniers. D’autre part, elle exaspère en même temps leur conscience
individuelle qui, par suite de l’impossibilité de trouver dans l’activité elle-même la satisfaction
et l’expression vitale de la personnalité, est devenue vide et abstraite, et l’entraîne à un égoïsme
brutal, cupide et avide d’honneurs. Ces tendances doivent nécessairement continuer à agir
dans le parti communiste aussi, qui n’a certes jamais prétendu métamorphoser intérieurement
par un miracle les hommes qui en font partie. D’autant plus, que la nécessité des actions
conséquentes impose, à tout parti communiste également, une division du travail effective
et poussée qui recèle nécessairement en elle ces dangers de sclérose, de bureaucratisation, de
corruption, etc. Georg Lukacs, op. cit.
23 Gaston Bachelard, op. cit., p. 2.
24 Cette interaction dialectique ininterrompue entre théorie, parti et classe, cette orientation de
la théorie vers les besoins immédiats de la classe ne signifient pas pour autant dissolution du
parti dans la masse du prolétariat. Georg Lukacs, op. cit.
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25 Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l’information géométrique, puisque le concret est
correctement analysé par l’abstrait, pourquoi n’accepterions-nous pas de poser l’abstraction
comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique ? En fait, si l’on médite sur
l’évolution de l’esprit scientifique, on décèle bien vite un élan qui va du géométrique plus ou
moins visuel à l’abstraction complète. Gaston Bachelard, op. cit.
26 Il est parfois contraint de prendre position contre les masses, de leur montrer la voie correcte
par la négation de leur volonté présente. Il est contraint de faire entrer en ligne de compte
que ce qu’il y a de correct dans sa prise de position ne deviendra compréhensible aux masses
qu’après coup, après des expériences nombreuses et amères. Georg Lukacs, op. cit.
27 En conséquence, dans une situation objectivement révolutionnaire, la justesse du marxisme
révolutionnaire signifie bien plus que la justesse simplement « générale » d’une théorie. C’est
précisément parce qu’elle est devenue tout à fait actuelle, tout à fait pratique, que la théorie doit
devenir un guide pour toute étape particulière des actions quotidiennes. Cela n’est cependant
possible que si la théorie se débarrasse complètement de son caractère purement théorique, que
si elle devient purement dialectique, c’est-à-dire si elle dépasse pratiquement toute opposition
entre le général et le particulier, entre la loi et le cas isolé qui lui est « subsumé », donc entre
la loi et son application, et en même temps toute opposition entre théorie et pratique. Georg
Lukacs, op. cit.
28 Dès qu’on accède à une loi géométrique, on réalise une inversion spirituelle très étonnante,
vive et douce comme une génération ; à la curiosité, fait place l’espérance de créer. Puisque la
première représentation géométrique des phénomènes est essentiellement une mise en ordre,
cette première mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d’une abstraction alerte et
conquérante qui doit nous conduire à organiser rationnellement la phénoménologie comme
une théorie de l’ordre pur. Alors ni le désordre ne saurait être appelé un ordre méconnu,
ni l’ordre une simple concordance de nos schémas et des objets comme cela pouvait être le
cas dans le règne des données immédiates de la conscience. Quand il s’agit des expériences
conseillées ou construites par la raison, l’ordre est une vérité, et le désordre une erreur.
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29 La vie intérieure du parti est un combat incessant contre cet héritage capitaliste. Le moyen de
lutte décisif, sur le plan de l’organisation, ne peut être que d’amener les membres du parti à
prendre part à l’activité du parti avec l’ensemble de leur personnalité. Ce n’est que si la fonction
dans le parti n’est pas un emploi, exercé certes à l’occasion avec une probité et un dévouement
entiers, restant quand même uniquement un emploi, mais si, au contraire, l’activité de tous les
membres se rapporte de toutes les façons possibles au travail du parti, et s’il y a en outre, dans
la mesure des possibilités effectives, des permutations dans cette activité, que les membres du
parti parviennent avec l’ensemble de leur personnalité à une relation vivante à la totalité de
la vie du parti et à la révolution, qu’ils cessent d’être de simples spécialistes nécessairement
soumis au danger de sclérose intérieure. Georg Lukacs, op. cit.
30 Car la lutte contre les effets de la conscience réifiée constitue elle-même un processus de
longue haleine, exigeant des luttes acharnées, dans lequel on ne doit s’arrêter ni à une forme
déterminée de tels effets ni aux contenus de phénomènes déterminés. Or la domination de la
conscience réifiée sur les hommes vivant actuellement, agit justement dans de telles directions.
La réification est-elle surmontée en un point, aussitôt surgit le danger que le niveau de
conscience de ce dépassement se fige en une nouvelle forme, également réifiée.
31 Le problème de l’« épuration » du parti, tant dénigrée et calomniée, n’est que l’aspect négatif
du même problème. Il a fallu sur ce point, comme sur toutes les questions, parcourir le chemin
qui va de l’utopie à la réalité […]. Cette affaire interne et très intime du parti montre ainsi, à
une étape avancée du parti communiste, la liaison interne et très intime entre parti et classe.
Elle montre combien la séparation organisationnelle tranchée entre l’avant-garde consciente
et les larges masses n’est qu’un moment dans le processus unitaire, mais dialectique, de
l’évolution de toute la classe, de l’évolution de sa conscience. Elle montre en même temps
que plus ce processus médiatise clairement et énergiquement les nécessités du moment par
leur signification historique, plus aussi il englobe clairement et énergiquement le membre
individuel du parti dans son activité en tant qu’individu, l’utilise, l’amène à s’épanouir et le
juge. De même que le parti, en tant que totalité, dépasse les distinctions réifiées de nations,
de professions, etc., et de formes d’apparition de la vie (économie et politique) par son action
dirigée vers l’unité et la cohésion révolutionnaires, pour créer la véritable unité de la classe
prolétarienne, de même et précisément par son organisation sévère, par la discipline de fer
qui en résulte et par son exigence d’un engagement de toute la personnalité, il déchire pour
son membre individuel les enveloppes réifiées qui, dans la société capitaliste, obnubilent la
conscience de l’individu. C’est un processus de longue haleine et nous n’en sommes qu’au
commencement ; cela ne peut et ne doit pas pourtant nous empêcher de nous efforcer de
reconnaître, avec la clarté aujourd’hui possible, le principe qui apparaît ici, l’approche du « règne
de la liberté » en tant qu’exigence pour l’ouvrier ayant une conscience de classe. Précisément,
parce que la formation du parti communiste ne peut être que l’œuvre consciemment accomplie
des ouvriers ayant une conscience de classe, tout pas dans la direction d’une connaissance juste
est en même temps un pas vers la réalisation de ce règne. Georg Lukacs, op. cit.
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l’éthique. C’est ce que l’on retrouve dans la distinction dialectique chez Lukacs,
entre facteur processuel (société féodale, capitalisme, socialisme) et mode
transformationnel (Révolution, État, parti, idéologie).
Gramsci : Contrairement à Marx, Gramsci infuse la superstructure idéelle
et idéologique (en tant que conscience de classe) dans la structure (socio-
économique) car comme il le rappelle à dessein :
Chaque groupe social provient d’une fonction sociale dans le monde de la
production économique, crée pour lui-même, organiquement, une ou plusieurs
couches d’intellectuels qui lui donnent homogénéité et prise de conscience de
sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi
social et la politique33.
Gramsci développe une proposition fondée sur le concept de philosophie de la
praxis qui ne se limite pas à une élite élitaire mais permet l’affranchissement
du prolétariat. Il s’agit de relier Le Prince de Machiavel et le peuple au service
d’une cause qui les dépasse tous les deux : la République et ceci au service des
plus dominés et en radicalisant la théorie léniniste du parti d’avant-garde dans
ses présupposés concernant les leaders33.
Cela suppose une conception de l’ordre social et politique 32 déterminé
par le matérialisme historique 33. Celui-ci est mobilisé de manière paradoxale
au nom d’une approche organiciste de la communauté humaine en tant que
collectivité qu’identifient « l’homme collectif » et sa matérialisation : le parti
politique (le parti communiste). Pour Gramsci, en bon léniniste, sans le parti
il ne peut avoir d’hégémonie civile ni contrepoids à l’édification de la puissance
hiérocratique par le parti politique. L’individu se nationalise, il renonce à son
auto-isolation favorisée par l’autorité hiérocratique avec le risque inhérent de
pédantisme, de coupure entre le sentir des classes dominées et le savoir des
classes dominantes. Cette diffraction favorisée par l’autorité hiérocratique des
ordres institués (épistémologiques, politiques, ecclésiale) induit une erreur
intellectuelle spécifique :
[…] l’erreur intellectuelle consiste à croire que l’on peut savoir sans la
compréhension et surtout sans se sentir et d’être dans l’amour pas de la
connaissance elle-même, mais de l’objet de la connaissance, c’est à croire que
l’intellectuel peut être […] distinct et séparé du peuple-nation35.
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L’histoire est une forme politique narrative en action qui s’organise autour
d’une fusion entre société et courants sociopolitiques : « le bloc historique35 »
se mobilise dans le corps politique de la classe ouvrière afin d’organiser sous une
forme directive la société civile représentante la volonté générale de la nation. Ce
centre axial ne peut être cimenté que par l’émergence d’une pensée organique et
critique afin de « renforcer la culture et d’approfondir la conscience critique35 »
– esquissant par là même la reconstruction d’un ordre social et politique
détruisant définitivement l’hégémonie politique des classes dominantes.
L’histoire est ce qui advient et non une démarche statique. Elle s’incarne
dans l’existence du parti politique en tant qu’action publique collective avec
un contour défini et une dissociation entre individualité et biens communs,
intérêt de classe et unité de vie active. Le premier devant s’effacer/disparaître
dans le second au nom d’une union renouvelée entre le « peuple et la nation35 »
L’histoire est une logique processuelle. Elle acte les rapports de forces et elle
les accélère en faisant des conceptions idéologiques non seulement une altérité
opposable mais aussi une nécessité révolutionnaire liée aux situations matérielles
de la cause révolutionnaire. En érigeant les systèmes philosophiques en
conceptions idéologiques, on arrache à la resprivata de l’ordre social bourgeois,
ce qui, au départ, était considéré comme de simples « manifestations intimes
de contradictions déchirantes de la société35 ».
Les postulats gramsciens d’une théorie de l’émancipation du prolétariat
reposent sur quelques points essentiels : il convient d’abord de partir de l’analyse
sociohistorique des structures socio-économiques. Une analyse critique de la
superstructure politico-institutionnelle (ordre politique et ordre juridique et
institutionnel) et des superstructures idéologiques (cosmologie et conception
du monde des élites et des classes sociales) en charge de l’ordonnancement
de la société sous la forme d’un ordre social. Une réflexion sociologique sur
les groupes sociaux ou « subalternes », pour reprendre la formulation de
Gramsci, en capacité de provoquer de manière culturelle, l’émergence d’un
courant révolutionnaire 34. Pour ce faire, il s’agit de penser le rôle en premier
de la culture populaire comme élément de médiation et d’intelligibilité sur
ces notions. Cela induit une double détermination : une vision matérielle de
l’État, de la société civile, des classes sociales et une acceptation des formes non
légitimes de la culture populaire et des registres non institutionnels du langage
tels que les patois locaux.
34 Michael Lowy, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, François Maspero, 1970,
p. 14.
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35 Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne, 1931-1933, une édition électronique
réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes, édition réalisée par André Tosel, une
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Dans la vita attiva que Gramsci appelle de ses vœux, l’homo loquens 36, c’est-
à-dire l’homme cicéronien de la parole politique, doit être non pas remplacé
mais dépassé par un nouveau type d’intellectuel, un nouvel homo faber : une
sorte d’alliage entre l’acteur politique et l’humaniste classique, c’est-à-dire, la
forme de ce que Gramsci prénomme un scientifique humaniste 37. Alors il serait
possible de penser l’universel autrement que par la médiation de l’intelligible
platonicien constitué en tant qu’opposé aux sensibles (Le Timée, 51d).
Alors il serait possible de retrouver le regard, celui du sensible, pour
ainsi dire, de la matérialité de la pensée, celui de l’appréhension immédiate
du politique et ceci sans l’intermédiaire de l’intellectuel platonicien, ou du
théologien expert. Car rien n’est donné, tout est engendré, c’est-à-dire tout
est matérialité, mise à l’épreuve de nos limites, de notre situation de mortel
agissant. Ceci renvoie à la relation du sens et du sensible, de l’esprit pensant et
la matière agissante, de la réflexion et de l’engagement.
Si nous posons les conditions de possibilité de la connaissance, cela
revient à poser les limites de celles-ci entre ce qui est déterminé en tant que
connaissance et ce qui est déterminé en tant que non-connaissance. Dans un
premier registre, nous avons la conscience de classe comme donnée construite :
elle peut être représentée objectivement, autrement dit, qu’il peut être
constitué rationnellement dans un processus d’acquisition (sociale, politique)
de connaissance sur soi et sur le monde (avec les modes d’observation de
délimitation et de conception rationnellement déterminée). Dans le second
registre, l’identité ethnique ou confessionnelle, en tant que donnée intuitive,
est une conscience en soi. Elle ne peut être représentée, elle ne peut être
appréhendée subjectivement que sur le mode de l’intuition et non de la raison :
« ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas, et n’ai pas besoin de le
savoir puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans
traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel,
Paris, Éditions sociales, 1983, 388 p., introduction et choix des textes par André Tosel, une
publication effectuée en collaboration avec la Bibliothèque des sciences sociales de l’université
de Québec, p. 128.
36 « La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence, agent moteur
extérieur et momentané des sentiments et des passions, mais dans le fait qu’il se mêle
activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, “persuadeur permanent” parce
qu’il n’est plus un simple orateur – et qu’il est toutefois supérieur à l’esprit mathématique
abstrait ; de la technique-travail. » Antonio Gramsci, « La fonction d’intellectuel dans la
société », Écrits politiques, 1930-1932, Bibliothèque des sciences sociales, uqam.ac.
37 Il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique sans laquelle on reste
un « spécialiste » et l’on ne devient pas un « dirigeant » (spécialiste politique).
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