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TABLE DES MATIÈRES


Éric Dacheux
Présentation générale

L’espace public : un concept clef de la démocratie


L’origine du concept : Kant
Habermas : auteur central, mais critiqué
Deux autres auteurs clefs du XX  siècle : Hannah Arendt et Richard Sennett
e

Essai de définition
Hermès, une revue pionnière
Les travaux actuels sur l’espace public
Articulation des textes présentés
Dominique Wolton
Les contradictions de l'espace public médiatisé
1 - La tyrannie de l'événement
2 - Le « bocal » médiatique
3 - Une communication sans interdits
4 - La standardisation
5 - La personnalisation
6 - L'identification action-communication
7 - Le thème de la transparence
8 - L'irénisme* communicationnel
9 - Le « village global »
10 - Un espace public sans frontières
Peter Dahlgren
L'espace public et les médias : une nouvelle ère ?
Les configurations institutionnelles : une nouvelle ère médiatique
Le domaine de la production du sens
Thierry Paquot
L’espace de la parole
Le café un lieu d’inclusion et d’exclusion
Les discussions alimentées par la presse naissante
Un lieu convivial qui amplifie la parole publique
Bernard Floris
Espace public et sphère économique
L'espace public symbolique
Un espace public inégal et conflictuel
Les rapports de l'espace public et de l'économie
L’irruption hégémonique du marché et de l'entreprise dans l'espace public
L'espace public soumis à l'économie de marché
L'espace public renouvelé par l'économie solidaire ?
Solidarité, équité et débat public
Économie et espace public réconciliés
Au-delà de l'économisme
Étienne Tassin
Espace commun ou espace public ?

L'antagonisme de la communauté et de la publicité


Communauté et espace public : l'articulation des deux notions
La maisonnée ou la cité
Espace intervallaire et lieux communs
Le domaine public et l'institution du monde commun
Glossaire

Présentation générale
L’espace public : un concept clef de la démocratie
Éric Dacheux
p. 5-12

 1 LECA, J., « La question démocratique » in DAMAMME, D. (dir.), La Démocratie en


Europe, Paris, L’Har (...)

1Qu’est-ce que la démocratie ? « Le gouvernement du peuple par le peuple ! »


Certes, puisque ce mot, d’origine grecque, est composé de « dêmos » (peuple) et
« cratein » (gouverner), mais encore ? C’est un idéal, nous rappelle Jacques Rancière,
celui de l’égalité et de l’autonomie, chacun en démocratie peut exercer le pouvoir
sans condition de classe, de race, de religion ou de savoir, comme le signifie la
pratique antique du choix du gouvernement par tirage au sort (Rancière, 2005).
Mais cet idéal, que la démocratie poursuit sans jamais l’atteindre, se double
d’institutions et de règles concrètes : élection de représentants, séparation des
pouvoirs, État de droit, etc. : « La démocratie est la procédure, dans sa version
représentative, par laquelle les gouvernés gouvernent, désignent et sanctionnent les
gouvernants »1. Mais la démocratie, c’est aussi un régime politique particulier
marqué par l’instauration d’un espace de médiation entre la société civile et l’État
qui favorise, par le débat contradictoire, l’émergence d’une opinion publique. Cet
espace – qui n’existe pas dans les régimes totalitaires – c’est l’espace public. C’est à
la compréhension de ce concept clef qu’est consacré cet ouvrage.

 2 Cet astérisque renvoie, dans l’ensemble des textes, à des définitions présentées dans
le glossaire (...)

 3 Par exemple SCHUDSON, M., “Was There Ever a Public Sphere ?” in CALHOUN, C.


(dir.), Habermas and th (...)

2Le concept d’espace public soulève de nombreuses difficultés. La première est liée
au succès même de ce concept. Il est utilisé par les chercheurs pour appréhender la
vie sociale, mais ce travail de recherche est, à son tour, repris par les acteurs
sociaux pour modifier la réalité sociale. Un exemple ? La Commission européenne
lors de la préparation du Livre Blanc* 2 sur la gouvernance (1999) a mis sur pied une
sous-commission « Espace public européen ». Décision qui a eu des effets matériels
et symboliques venant modifier la réalité analysée. Dès lors, plus qu’un écart
classique entre usage public et usage scientifique d’un concept, on assiste à un
enchevêtrement de sens. Le même terme renvoie, chez les acteurs comme chez les
chercheurs, à des acceptions différentes se recoupant partiellement : l’ensemble des
espaces non domestiques, les lieux physiques où se rassemble un public, les
espaces médiatiques où se déploie le débat politique, les instances démocratiques
soumises au principe de publicité, etc. La seconde difficulté, étroitement liée à la
première, tient à l’ambiguïté du concept d’espace public. Tout d’abord, ce terme
rend compte d’une réalité sociale historique concrète, mais renvoie à une
conception normative* de la vie démocratique. Ensuite, il fait référence à un concept
unique, mais s’incarne dans des réalités extraordinairement diverses (télévision,
place publique, etc.). Cette double ambiguïté explique pourquoi de nombreux
chercheurs remettent en cause l’intérêt de ce concept : certains parce qu’ils
n’adhèrent pas aux valeurs libérales sous-tendant cette notion (Bourdieu, par
exemple), d’autres parce qu’ils doutent de l’existence concrète, historique, d’un
espace public3. Malgré ces critiques, le concept d’espace public irrigue l’ensemble
des sciences humaines et sociales. Ce qui autorise un dialogue transdisciplinaire sur
ce thème, mais qui, en même temps, génère de nombreuses incompréhensions
puisque, d’une discipline à l’autre, le sens se déplace légèrement, si bien que
l’historien, l’architecte ou le philosophe qui parlent d’espace public n’évoquent pas
tout à fait la même chose. Il convient donc de définir, ici, ce que nous entendons par
« espace public » non pour imposer un sens, une définition « légitime », mais pour
faciliter la compréhension, donc la critique, des propos tenus.

L’origine du concept : Kant


 4 On peut, bien entendu, avoir une autre approche de l’espace public. Par exemple,
certains travaille (...)

3Nous nous intéressons, dans cet ouvrage, à l’espace public en tant que fondement
de la démocratie4. Une telle acception de l’espace public renvoie, à travers le
concept de « communauté politique », à celle d’un lien social qui ne se noue pas
seulement dans des solidarités primaires (propres à un groupe culturel particulier,
un village breton, par exemple), mais qui se construit également dans des
solidarités secondaires (entre individus appartenant à des groupes culturels
différents, comme c’est le cas pour un État-nation, comme la France). Les prémices
de cette acception politique de la notion d'espace public se trouvent dans deux
textes d'Emmanuel Kant parus en 1784. Dans le premier, « Idée d'une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique », Kant affirme que : « Chez l'homme (en
tant que seule créature raisonnable sur terre) les dispositions naturelles qui visent à
l'usage de sa raison ne devaient être développées complètement que dans l'espèce,
mais non dans l'individu ». C'est pourquoi, afin d'atteindre le « dessein suprême de
la nature », à savoir établir une « constitution civile parfaitement juste », l'homme
doit être libre de raisonner publiquement avec ses semblables. C'est, en tout cas, la
thèse qu'il défend dans Réponse à la question, qu'est-ce que les Lumières.  En effet,
l'individu « ne peut s'arracher tout seul à la minorité [...]. En revanche, la possibilité
qu'un public s'éclaire de lui-même est plus réelle ; cela est même à peu près
inévitable pourvu qu'on lui en laisse la liberté ». Cet usage public de la raison qui
permet aux hommes de se dégager « eux-mêmes peu à peu de leur grossièreté »
influe sur « la mentalité du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir
librement) et finalement sur les principes même du gouvernement [...] ». L'espace
public moderne, issu des Lumières, serait donc un espace de médiation entre l'État
et la sphère privée où les citoyens délibèrent publiquement des questions
politiques.

Habermas : auteur central, mais critiqué


4Cette thèse popularisée par Habermas dans « l'Espace public » (Habermas, 1978) a
été critiquée sur quatre points principaux :
1.
 5 FLORIS, B., L’Entreprise dans l’espace public, Grenoble, PUG, 1996.

 6 FRAZER, N., “Rethinking the Public Sphere” in CALHOUN, G. (dir.), Habermas and the Public


Sphere, C (...)

Les caractéristiques du public. Selon Habermas, le public est constitué de


personnes privées, égales entre elles, qui débattent ensemble du bien public.
Cette vision est contestée par Bernard Floris, pour qui « le public des personnes
privées est toujours aussi le produit d'une médiation »5 que celle-ci soit
institutionnelle (famille, entreprise, associations, etc.) ou communicationnelle
(télévision, agence de communication, instituts de sondages, etc.). De même,
Nancy Fraser, dénonce l'illusion d'un dialogue égalitaire entre des personnes qui
ont des statuts sociaux différents et un accès inégal à l'information6. De plus,
cette vision libérale de la citoyenneté s'oppose à une vision républicaine civique.
Selon celle-ci, la citoyenneté n'est pas un droit exercé par des individus libres et
égaux qui, par le biais des élections, confient les affaires publiques à des
représentants, mais un devoir que chaque membre de la communauté exerce
dans l'intérêt de tous.
2.
 7 WALZER, M., « Sauver la société civile », Mouvement, n  8, 2000. ELEY, G., “Nations, Publics
o

and Po (...)

La séparation vie privée/espace public et espace public/État. Habermas soutient


que l'espace public bourgeois est une arène où des personnes privées discutent
des affaires publiques. Or, une telle définition pose le problème de la
caractérisation de ce qui relève du public et du privé. Par exemple, la violence
conjugale est-elle une affaire privée, puisqu'elle relève de la sphère familiale ou
doit-elle devenir une affaire publique afin que soient instaurées des lois
protégeant les victimes ? Bien évidemment, Nancy Fraser plaide pour la seconde
solution, ce qui revient à dire que les frontières entre espace privé et espace
public sont nécessairement perméables puisque l'existence d'une affaire
publique ne peut être présumée à l'avance ; elle relève d'un accord entre les
délibérateurs : “Only participants themselves can decide what is and what is not
of common concern to them”. De même, la séparation entre l'État et la société
civile n'est pas aussi nette que semble le penser Habermas puisque, comme le
rappellent, de manière différente mais complémentaire, l’historien Geoff Eley et
le philosophe Michael Walzer7, le mode de régulation choisi par l'État influence la
constitution et le fonctionnement de l'espace public.
3.
 8 NOELLE-NEUMANN, E., “The Theory of Public Opinion. The Concept of the Spiral of
Silence”, Communica (...)

La possibilité de parvenir à l'établissement consensuel de normes universelles


par une communication rationnelle. Cette possibilité a engendré trois catégories
de critique. La première porte sur la notion de communication rationnelle. Par
exemple, Elisabeth Von Neumann montre que, sous certaines conditions, la
pression sociale peut conduire les citoyens à ne pas exprimer leur opinion dans
l'espace public8. La deuxième catégorie de critique a trait à la raison. Les néo-
libéraux dans le sillage de Hayeck (1986) affirment que la rationalité de l'homme
est limitée par ses affects et ses capacités cognitives et ne peut donc régir les
systèmes complexes que sont devenues nos sociétés. De son côté, une analyse
systémique de la démocratie conçoit la société comme un ensemble de sous-
systèmes autonomes qui ne sont pas dirigés par une volonté politique émanant
du peuple, mais qui s'autorégulent en interagissant les uns avec les autres
(Luhmann, 1990). Le troisième type de critique concerne la prétention à fonder
des normes à partir d'une raison intersubjective. En effet, comme le souligne
Paul Ricœur, si une procédure ne mobilise pas, en plus de la raison, les
convictions profondes des participants, comment pourraient-elles devenir
effectives ? (Ricœur, 1990).
4. L’existence d’un seul, et unique, espace public bourgeois. Habermas a décrit la
naissance d’un « espace public bourgeois », c’est-à-dire d’une sphère
délibérative à vocation universelle mais réservée, en pratique, à « un public qui
lit ». Mais si l’espace public bourgeois a bien vocation à faire émerger un intérêt
général, dit Oskar Negt, c’est au prix d’une montée en généralité abstraite qui ne
tient pas compte de la multiplicité des expériences concrètes des citoyens. En
particulier, souligne l’ancien assistant scientifique d’Habermas, l’expérience
fondamentale qu’est le travail, avec son cortège de frustrations et de contraintes
inhérentes au salariat. C’est pourquoi, s’appuyant sur des événements
historiques comme la Commune ou la révolution allemande et ses « conseils
ouvriers », Negt forge le concept « d’espace public prolétarien », par opposition
à l’espace public bourgeois. Ces critiques formulées dès 1972, mais disponibles
en anglais vingt ans plus tard (1993) ont alimenté, surtout dans la littérature
anglo-saxonne, toute une tradition de recherche faisant référence à la notion de
« Counter-Public Sphere » qui est aujourd’hui traduite, en Français, par
l’expression « espace public oppositionnel » (Negt, 2007).
5Habermas intègre la plupart de ces critiques et reconnaît même l’existence d’un
« espace public plébéien » (Habermas, 1992). Cependant, dans Droit et
Démocratie, il maintient l'essentiel de sa thèse : le « monde vécu » est capable de
générer un « pouvoir communicationnel » venant légitimer le droit (Habermas,
1997). En effet, comme l'explique parfaitement Jürgen Habermas (chapitre 7
de Droit et Démocratie), sa conception de la démocratie délibérative (et donc sa
vision de l'espace public politique) représente une synthèse entre trois visions de la
démocratie.

 La première, libérale, est axée sur les droits individuels. Toutes les idées sont
équivalentes et doivent être respectées. En conséquence, pour éviter qu’une idée
s’impose aux autres, l’espace public doit être neutre. Ce n’est pas le lieu du
débat public, mais l’espace où la somme des opinions individuelles devient
l’opinion publique perceptible par tous.
 La seconde, républicaine, est basée sur le devoir de participation politique.
Chaque citoyen peut et doit participer à la définition de l’intérêt général par son
engagement dans l’espace public. C’est la participation de chacun qui renforce la
démocratie.
 La troisième est systémique. Elle met l'accent sur la division de nos sociétés
complexes en sous-systèmes se régulant indépendamment des citoyens. Chaque
système est autopoïétique* et obéit à une logique qui le distingue et le sépare
des autres (la logique de profit sépare le système économique du système
administratif par exemple).

6Ces trois théories ne sont pas forcément complémentaires, pourtant Habermas


emprunte à chacune d'elle. L’espace public est un espace de médiation qui relie des
sphères autonomes (le système étatique, la sphère économique, la société civile) et
permet à des citoyens protégés par le droit de participer à la définition de l’intérêt
général. Selon lui, l'espace public politique « ne peut pas se concevoir comme une
institution, ni, assurément, comme une organisation [...]. Il ne constitue pas non
plus un système ; il admet certaines frontières intérieures, mais, vis-à-vis de
l'extérieur, se caractérise par des horizons ouverts, poreux et mobiles ». Au sein de
ces frontières poreuses, « la procédure démocratique de législation est conçue de
telle sorte que les citoyens fassent de leurs droits de communication et de
participation un usage qui soit, entre autres, orienté vers le bien public, usage que
l'on peut demander, mais qui ne peut être obtenu de force par le droit ».

Deux autres auteurs clefs du XX  siècle : e

Hannah Arendt et Richard Sennett


7En dehors d’Habermas, deux auteurs proposant des visions différentes de l’espace
public sont souvent cités : Hannah Arendt et Richard Sennett. Le dernier nommé
s’interroge, dans Les tyrannies de l’intimité (1979), sur le brouillage des repères
entre vie privée et sphère publique. Le sociologue anglais décrit le déclin de la vie
publique – un type de sociabilité urbaine faite de souci des apparences et de
maîtrise des passions – qui s’efface au profit de l’affichage des sentiments intimes.
En réaction contre une société industrielle ayant généralisé les relations
impersonnelles, un seul modèle légitime serait aujourd'hui valorisé : celui des
relations personnalisées, sincères. Autrement dit, selon Sennett, l’espace public
serait de plus en plus façonné sur le modèle de l’espace privé, les hommes
politiques seraient de moins en moins jugés sur leurs idées, mais sur leurs
caractéristiques psychologiques. Cette omniprésence de la vie privée finit par livrer
l'individu à la tyrannie d'une « communauté destructrice de l'esprit critique ». C’est
pourquoi, Sennett craint, pour l’avenir, la conquête de l’espace public par des
dictateurs aimés pour leur parcours, leur sincérité, leur charisme. Ce que dénonce
Sennett, au fond, c’est la fusion des individus rationnels dans une communauté
émotionnelle, la fin de la civilité : « La civilité est l'activité qui protège le moi des
autres moi, et lui permet donc de jouir de la compagnie d'autrui […]. La civilité
consiste à traiter les autres comme s'ils étaient des inconnus, à forger avec eux des
liens sociaux respectant cette distance première ».

8Hannah Arendt, de son côté, interroge elle aussi, le brouillage public/privé, mais à
partir d’une analyse historique : celle de l’espace public antique. Selon elle, l’espace
public n’est donc pas né au  XVII  siècle comme le soutient Habermas, mais deux
e

millénaires plus tôt, à Athènes. Dans La condition de l’homme moderne,  la


philosophe décrit une démocratie athénienne où espace public et espace politique
coïncident parfaitement et s’opposent à l’espace privé : « La distinction entre vie
privée et vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités
distinctes, séparées, au moins depuis l’avènement de la cité antique […] ». Il y a
donc, selon Arendt, deux sphères distinctes : d’une part la vie domestique liée à la
nécessité et, d’autre part, la vie politique, domaine de la liberté. Or, explique la
philosophe, l’intrusion des questions économiques et salariales dans le domaine des
affaires publiques – l’avènement du social – marque l’emprise croissante de la
nécessité sur la liberté et par là le déclin de la démocratie. De plus, autre différence
marquée avec Habermas, Hannah Arendt définit l’activité politique comme une mise
en relation des hommes qui se réalise dans la cité, une action commune concertée
qui obéit moins à la raison qu’à la figuration, plus à la présentation de soi qu’à
l’argumentation. Dans cette perspective, rendre public un fait n’est pas un acte
purement abstrait, symbolique, mais une action sensible, concrète. L’espace public
n’est pas un concept théorique, mais un espace incarné, un lieu de mise en
visibilité, dans lequel les actions, les paroles et les acteurs accèdent à leur être
véritable et s’ouvrent ainsi au jugement public.

Essai de définition
9Dans une vision synthétique qui tient compte des travaux d’Habermas, d’Arendt et
de Sennett, nous pouvons donner une première définition : l’espace public est, tout
à la fois :

1. Le lieu de légitimation du politique. C’est par l’espace public que les citoyens ont
accès aux informations politiques, qu’ils peuvent débattre et se forger une
opinion et qu’ils choisissent les personnes qui exerceront le pouvoir politique.
C’est par l’espace public que les citoyens se sentent non seulement destinataires
du droit, mais aussi auteurs de ce droit.
2. Le fondement de la communauté politique. L’espace public est un espace
symbolique qui permet de relier entre eux des individus appartenant à des
communautés ethniques ou religieuses diverses afin de former une communauté
politique commune.
3. Une scène d’apparition du politique. C’est sur l’espace public que les acteurs
politiques se mettent en scène et où les problèmes publics deviennent visibles et
sensibles.

10Cette définition suppose que l’espace public ne se réduit pas à sa dimension


institutionnelle. L’espace public n’est pas une institution, mais un espace potentiel,
ouvert à tous les acteurs ; ce n’est pas une donnée a-historique, mais une
construction sociale en évolution. Caractères qui soulignent la fragilité intrinsèque
de l’espace public, donc la possibilité de sa disparition ou de sa dissolution dans la
construction européenne. De plus, l’espace public est un lieu où l’on traite des
questions relevant de la collectivité, où se formulent des visions antagonistes de
l’intérêt général qui n’est donc pas l’apanage exclusif du pouvoir. C’est un espace
qui se veut universel, mais qui est inégalitaire puisque tout le monde n’accède pas à
cet espace. Les individus et les organisations collectives qui se rencontrent dans
l’espace public n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes compétences politiques, ni
le même poids social. Par ailleurs, le concept d’espace public suppose que les
acteurs sociaux ne soient pas totalement aliénés et possèdent une certaine capacité
critique auto-réflexive. Enfin, l’espace public concourt à une certaine pacification
des mœurs sociales en substituant la communication à la violence physique, ce qui
d’ailleurs n’exclut pas une certaine violence symbolique.

Hermès, une revue pionnière


 9 Hermès n  4, « Le nouvel espace politique », 1989 ; Hermès n  10 « Espaces publics,
o o

traditions et c (...)

11La revue Hermès a joué un rôle central dans la diffusion et la définition théorique


du concept d’espace public. Tout d’abord, elle a inscrit ce concept dans la recherche
francophone dès la fin des années 1980 alors qu’il faudra attendre les années 1990
pour voir la recherche américaine en sciences sociales s’intéresser fortement à ce
concept. Dès le premier numéro « Théorie politique et communication » (1988), la
revue propose des textes de Pierre Livet et Plinio Prado approchant de manière
critique les travaux d’Habermas. Le numéro suivant, consacré au lien entre Masses
et Politique, propose une lecture originale de l’espace public, instance de médiation
circonscrite, régulée, pacifiée, autorisant une gestion du grand nombre limitant le
recours à la force dans les démocraties de masse. Mais c’est en réunissant, en 1989,
dans un même ouvrage intitulé « Le nouvel espace public », des auteurs aussi
différents et prestigieux que René Boudon, Alain Touraine, Jean-Luc Parodi ou Eliu
Katz, que Dominique Wolton, fondateur de la revue  Hermès et Jean-Marc Ferry,
philosophe proche des thèses d’Habermas, ont inscrit durablement le concept
d’espace public dans les sciences sociales francophones. De plus, la
revue Hermès, en éditant pas moins de trois autres numéros entièrement consacrés
à l’espace public9, a développé une approche critique qui a permis de clarifier le
concept. D’une part, les auteurs réunis dans « Espaces publics traditions et
communautés » (1992) ont proposé des distinctions claires entre espace public,
espace politique et espace commun, toujours d’actualité. D’autre part, le numéro
« Espaces publics en image » (1994) a permis de sortir des idées reçues sur la
télévision en montrant le rôle structurant des images dans les démocraties
modernes. Enfin, en proposant, dans chaque numéro consacré à ce thème, des
recherches empiriques, la revue Hermès a favorisé le développement de la recherche
sur des thématiques jusqu’ici peu traitées, à l’image du numéro 36 consacré à
l’économie solidaire (2003).

Les travaux actuels sur l’espace public


12Bien entendu, à l’heure actuelle, les recherches sur l’espace public sont très
nombreuses et variées et ne s’inscrivent pas forcément dans le prolongement de la
revue Hermès. On peut, cependant regrouper les travaux contemporains en deux
grandes catégories :


 10 SMITH, A., « L’espace public européen : une vue trop aérienne », Critique
Internationale, n  2, 199 (...)
o

Les approches théoriques. Il s’agit de prendre à bras le corps le concept d’espace


public. On retrouve, dans cette catégorie aussi bien des discussions serrées des
thèses défendues par Habermas, Arendt ou Sennett, que des interrogations sur
les possibilités d’existence d’un espace public européen ou mondial, mais aussi
des réflexions sur les dysfonctionnements (institutionnels et médiatiques) de
l’espace public démocratique ou des doutes sur la possibilité théorique
d’existence d’un espace public virtuel, etc. Dans un article souvent cité, Andy
Smith10 critique ce type d’approche qui s’appuie, selon lui, beaucoup plus sur
des considérations idéologiques que sur l’observation attentive des réalités de
terrain. On peut, au contraire, penser que « ces vues aériennes » permettent une
certaine prise de distance et offrent des instruments théoriques puissants pour
penser la démocratie du XXI  siècle.
e

 Les approches empiriques. Ce sont des études de terrain. Il s’agit, dans la


plupart des cas, de confronter telle ou telle construction théorique à la réalité
des faits. On trouvera alors des études portant sur les mobilisations collectives
dans l’espace public, l’analyse des débats publics dans différents médias,
l’observation de dispositifs de démocratie participative, etc. Ces études
permettent de donner chair à la notion d’espace public, de l’ancrer dans la
réalité de la vie quotidienne, mais en même temps, par leur singularité même,
n’autorisent pas une montée en généralité permettant d’identifier des évolutions
structurelles fortes. Entre vue trop aérienne et approche trop terre-à-terre, il y a
sans doute un juste milieu qui semble difficile à trouver.

Articulation des textes présentés


 11 Cf. par exemple, La Folle du logis, Gallimard, 1983, écrit avec J.-L. Missika ou Éloge
du Grand pub (...)

13La diversité des travaux scientifiques, menés principalement en sociologie, en


philosophie, en science politique ou en sciences de la communication ne simplifie
pas le choix des articles publiés dans la revue  Hermès. Choisir parmi la soixantaine
d’articles ne fut pas chose aisée. Pour nous aider dans notre décision, nous avons
croisé trois critères : le référencement de l’article dans les textes francophones
portant sur l’espace public, gage de l’intérêt scientifique du texte ; la capacité du
texte à être compris par un lecteur actuel (de nombreux articles faisant référence à
des émissions télévisées depuis longtemps disparues ont ainsi été écartés), la
nécessité de rendre compte de la diversité des approches (en retenant au moins un
texte de chaque numéro). Ces critères ne prétendent nullement à l’objectivité et/ou
à l’exhaustivité mais correspondent à la volonté de cette collection : donner un
accès direct à des connaissances scientifiques de première main afin de faciliter la
construction d’un « camp de base » théorique facilitant les explorations
intellectuelles futures. Nous avons donc, en définitive, retenu cinq textes que nous
avons retravaillés, le plus souvent en coupant certains passages et en modifiant les
sous-titres. Par souci pédagogique, nous avons choisi de présenter ces textes par
ordre croissant de difficulté. Le premier texte est celui de Dominique Wolton,
sociologue qui fut l’un des premiers, en France, à développer cette notion dans une
perspective non-marxiste11. Cette synthèse, toujours actuelle, souligne les
ambiguïtés de l’espace public médiatique qui, d’un côté, permet la gestion pacifique
d’une « société individualiste de masse » et qui, de l’autre, engendre un certain
nombre d’effets pervers susceptibles de mettre à mal la démocratie. Cette analyse
critique est complétée par celle de Peter Dahlgren qui propose une lecture différente
des liens unissant espace public et médias. Contre Habermas qui déplorait la
colonisation de l’espace public par la marchandise (via les médias), cet auteur
suédois, s’appuyant sur une très riche littérature anglo-saxonne, montre que la
capacité des citoyens à produire un sens non prévu par les diffuseurs reste grande.
Mais, l’espace public contemporain ne se réduit pas aux médias de masse. L’espace
public n’est pas, nous l’avons vu, uniquement un espace symbolique, c’est aussi un
espace concret de rencontres et d’échanges politiques (Ion, 2001). Ces interactions
sociales peuvent, comme l’évoque Thierry Paquot dans le troisième texte de cet
ouvrage, se résumer à des commentaires de la presse, dans les cafés. Ces derniers,
au nombre de 500 000 au milieu du XIX  siècle, sont alors des amplificateurs
e

passionnés d’un débat d’opinion mêlant étroitement raison et émotions. Mais ces
interactions peuvent se traduire non plus par des discours, mais par des gestes
politiques concrets (rassemblements, marches, barrages, etc.) ou des engagements
durables comme l’illustre le militantisme associatif. C’est ce que rappelle le
quatrième texte, proposé par Bernard Floris, qui étudie les rapports entre espace
public et sphère économique à l’aide d’initiatives militantes (commerce équitable,
système d’échanges locaux, etc.) regroupées sous le terme « d’économie solidaire ».
Cet « Essentiel » se termine par un article d’Étienne Tassin qui, en philosophe,
propose une distinction qui a fait date entre « espace commun » et « espace
public ». Le premier réunit, en les liant, les membres d’une même communauté, le
second relie, sans les lier, les membres de communautés différentes et fonde ainsi
une communauté politique. Pas de démocratie sans distance nous rappelle ainsi le
philosophe. Puisse cet « Essentiel » permettre au lecteur de prendre ses distances
critiques avec les visions démoniaques ou les représentations angéliques de la
démocratie contemporaine.

Les contradictions de l'espace public


médiatisé
Dominique Wolton
p. 13-22

1La démocratie requiert l'existence d'un espace public où sont débattus


contradictoirement les grands problèmes du moment. Cet espace symbolique,
inséparable du principe de « publicité » et de « sécularisation », est une des
conditions structurelles du fonctionnement de la démocratie. La démocratie de
masse a ensuite conduit à ce qu'un plus grand nombre d'acteurs s'exprime sur un
plus grand nombre de sujets. Ce qui a modifié l'espace public dans le sens d'un
élargissement, résultat conjugué de la démocratisation, et du rôle croissant des
médias. C'est pourquoi, l'espace public contemporain peut être appelé « espace
public médiatisé », au sens où il est fonctionnellement et normativement
indissociable du rôle des médias.

 12 1. On trouvera des références explicites à cette problématique dans les articles
suivants :

2C'est aujourd'hui, plus qu'aux XVIII  et XIX  siècles qu'apparaît la nécessité, pour


e e

comprendre ce qu'est la démocratie, d'évaluer avec précision ce que recouvre ce


concept12. Pour ma part, j'essaye depuis maintenant plusieurs années de réfléchir
aux caractéristiques théoriques de cet espace public contemporain, et notamment
au rôle qu'y jouent les médias.

 13 2. Le renouveau des travaux visibles en philosophie, science politique, histoire,


sociologie, porta (...)

3J'ai suffisamment insisté ailleurs 13 sur le fait que la communication n'est pas
antinomique avec la démocratie de masse mais qu'elle en est au contraire une
condition structurelle, pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Je voudrais plutôt
examiner ici un certain nombre de contradictions liées au fonctionnement de cet
espace public élargi, caractéristique de la démocratie de masse. Moins, pour
remettre en cause son rôle et son statut, que pour analyser les dysfonctionnements
consécutifs à son avènement.

4Revenons un moment sur les caractéristiques de l'espace public médiatisé où les


liens symboliques sont beaucoup plus importants que les liens réels et concrets. Il
renvoie à une société ouverte, urbanisée, dans laquelle les relations sociales sont
marquées par une forte valorisation de l'individu, tant sur le plan du travail que sur
celui du modèle de consommation. Mais, cet espace est aussi marqué par
l'organisation de masse, tant sur le plan du travail, que sur celui de la
consommation, des loisirs, de l'éducation. La contradiction principale de notre
société, et son intérêt, est de gérer ces deux dimensions opposées. Dans  Éloge du
Grand Public (1990), j'ai parlé de « société individualiste de masse » pour faire
ressortir l'opposition entre ces deux dimensions : une priorité accordée à tout ce qui
facilite l'expression, l'identité, la libération de l'individu, plus que de la personne
d'ailleurs, et en même temps une société qui, sur le plan économique, politique et
culturel repose sur l'échelle du grand nombre. Cette antinomie requiert l'existence
d'un espace public élargi médiatisé pour que les contradictions inhérentes à cette
double orientation ne soient pas trop violentes.

5L'espace public médiatisé est un des lieux symboliques, parfois le seul, où peut se
gérer cette caractéristique contradictoire des sociétés actuelles.

6C'est également un espace dans lequel la presse écrite et les médias audiovisuels
jouent un rôle considérable en termes d'information et de communication. Non
seulement parce qu'ils sont nombreux, libres et en concurrence, mais aussi parce
que l'élargissement du champ de la politique leur confère un rôle central, tant pour
la production que la diffusion de l'information. Les sociétés ouvertes doivent
disposer d'un moyen de relation à l'autre : c'est la fonction de l'information, récit
d'un monde qui élargit sans cesse ses frontières, mais qui s'adresse à une
communauté bien particulière beaucoup plus réduite et en général, nationale. Les
sociétés ne peuvent s'ouvrir les unes sur les autres qu'à la condition de conserver
leur identité. Communication et identité ne sont donc pas antagonistes, mais
substantiellement liées. La communication peut multiplier la diffusion
d'informations de plus en plus nombreuses, venant de tous les coins du monde,
uniquement parce qu'il existe simultanément des communautés restreintes de
réception et d'interprétation de ces informations.

7Enfin, c'est un espace public marqué par la présence des sondages. Ceux-ci
construisent une représentation constante de l'opinion publique. L'information des
médias sur les événements d'une part, et l'information des sondages sur l'état de
l'opinion d'autre part sont la condition de fonctionnement de l'espace public élargi
de la démocratie de masse. On y retrouve les caractéristiques de la société
individualiste de masse avec la gestion de trois paramètres souvent contradictoires :
la liberté et la pluralité de l'information ; la valorisation de l'individu ; une société
marquée par le nombre et la standardisation.

8J'examinerai dix contradictions de cet espace public médiatisé.

1 - La tyrannie de l'événement
9Le premier paradoxe est « la réduction » de toutes les échelles de temps à celle de
l'événement. C'est l'impérialisme du news, de l'instant et du direct. Le temps de
l'information est littéralement réduit à la seule durée de l'instant. Il n'existe que ce
qui surgit. Le triomphe de l'information est la conséquence d'un double
changement : l'élargissement du champ de la politique, lié à la victoire de la
démocratie et les fantastiques progrès sur le plan technique, sur la production, la
diffusion et la réception de l'information. Toute la difficulté vient de ce double
changement, politique et technique, l'un n'étant évidemment pas sans rapport avec
l'autre. Le changement technique dans l'information a permis de réaliser les rêves
les plus audacieux en donnant au citoyen le moyen de savoir ce qui se passe le plus
rapidement et le plus complètement possible – quasiment partout en direct.

10Résultat ? Le direct qui était hier à la fois l'horizon de l'information et son idéal
devient le pain quotidien, l'ordinaire. L'effet de ce changement de proportion sur la
chaîne de l'information est considérable car le direct apparaît en quelque sorte
comme le standard, dont l'effet est encore renforcé par le poids de l'image. La
chronologie de l'information est aujourd'hui étalonnée par rapport « au direct » alors
même que de très nombreuses situations d'informations ne justifient pas un tel
rythme ni une telle échelle de temps, ni surtout une telle échelle de compréhension.
Si le direct s'impose pour certains événements, il ne peut s'imposer comme la norme
et l'idéal de l'information. La domination d'un modèle de l'information marqué par
l'urgence et l'événement a nécessairement un impact très lourd sur toute la
conception de l'information : l'honnêteté d'une émission se jugerait simplement au
fait d'être « en direct ». La valorisation de l'instant est déjà très forte puisque tout ce
qui est neuf et nouveau est privilégié, tout ce qui est lent et complexe a tendance à
être évacué. Quel événement peut durer plus d'une semaine dans les médias ? Tout
ce qui dure trop longtemps lasse et n'attire plus l'attention. Il y a évidemment une
contradiction entre la rapidité de l'information, la simplification qui en résulte et la
complexité de l'histoire et des problèmes de société.
11La contradiction croissante entre la logique de l'information événementielle et le
rythme du fonctionnement de la société résulte assez directement du triomphe de
l'information. Mais la politique, et encore moins la société ne vivent au simple
rythme de l'événement et du direct. La démocratie nie le temps qu'il lui a fallu pour
advenir.

2 - Le « bocal » médiatique
12La victoire de l'information aurait dû rapprocher les journalistes, les hommes
politiques, et en général les élites, du reste de la société. En effet, l'omniprésence
des médias et des sondages permet de « tout savoir sur tout ». Pourtant, « la classe
médiatique, intellectuelle et politique » n'est pas plus proche des problèmes de
société qu'hier, même si elle a très exactement le sentiment inverse. En effet, cette
connaissance élargie de la réalité est très « médiatisée », c'est-à-dire liée à des
informations, et dépend de moins en moins de l'expérience. À cet éloignement
inévitable de l'expérience s'ajoutent les biais qu'introduisent les journalistes et les
médias dans l'appréhension de la réalité. Il y a une « connaissance » de la réalité qui
demande du temps, et une certaine expérimentation, les deux étant en quelque
sorte antinomiques avec le schéma rationnel de l'information qui domine dans nos
sociétés, avec la logique de l'événement, l'instantané des sondages, la sécheresse
des statistiques et la distance des enquêtes.

13En d'autres termes, il n'y a pas de lien direct entre appartenir â la même élite
culturelle, aujourd'hui plus nombreuse et plus « mélangée » qu'hier, et connaître
mieux la réalité, même si l'on en est mieux informé. Non seulement l'usage des
mêmes informations et des mêmes données tend à développer une vision identique
du monde, mais surtout l'existence d'une « communauté des élites » aboutit à un
processus d'auto-légitimation. Les élites ont moins le sentiment de tout savoir que
de savoir l'essentiel, d'autant qu'elles voyagent beaucoup plus que la moyenne des
autres catégories sociales et culturelles et qu'à l'étranger, elles rencontrent le plus
souvent des populations qui ont des caractéristiques socio-culturelles identiques.
Contrairement à ce que l'on n'aurait pu penser, l'omniprésence de l'information ne
donne pas aux élites le sentiment d'une réalité de plus en plus complexe, elle crée
exactement le sentiment inverse.

14Le risque de coupure est également renforcé par l'effet de saturation que le public
peut avoir à l'égard d'un flot continu d'informations. Le paradigme dominant
de l'information news conduit à une consommation accélérée d'information qui
s'accompagne d'un phénomène inévitable de rejet. Au bout d'un moment personne
ne peut vivre sous « le bombardement médiatique ». La réaction à l'égard de la
saturation d'information conduit à rejeter en même temps les médias et « la classe
médiatico-intellectuello-politique ». L'ouverture de l'espace public aboutit à l'effet
paradoxal de refermement des différents composants de l'élite politique, culturelle
et scientifique sur elle-même, alors que de bonne foi cette élite pense mieux
intégrer les différents paramètres de la réalité.

3 - Une communication sans interdits


15De nombreux acteurs de ce secteur pensent que la communication devra être
organisée exclusivement par les lois du marché. Le changement est notamment dû
au fait que la communication est devenue un secteur « porteur ». On est passé de la
réglementation publique, avec les inconvénients de politisation que l'on connaît, à
l'idée toute différente qu'il vaut mieux laisser le marché assurer seul la régulation.
Autrement dit, banaliser le secteur de la télévision et de la communication au sens
large. Ne plus lui attribuer de responsabilité particulière, ni de statut particulier, et
l'intégrer dans le lot commun de tous les autres secteurs d'activité économique de la
société moderne. « Libérer la communication » de toutes les tutelles, et d'abord de
la première d'entre elles, celle de l'État, même si cette liberté politique
s'accompagne d'une nouvelle dépendance, cette fois-ci économique. Et même si
parallèlement beaucoup continuent à réclamer des systèmes d'aides... mais pour la
presse écrite. Pourquoi les aides souhaitables pour un secteur particulier de la
communication – la presse écrite – ne le sont-elles pas pour d'autres ? Sans doute
parce que la télévision et la communication, en général, sont des secteurs
apparemment plus rentables que celui de la presse écrite. Encore faut-il distinguer
la presse généraliste très fragile, qui demande l'aide de l'État, et la presse
spécialisée qui se porte très bien sans cette aide de l'État. Un peu comme si les
réglementations étaient souhaitables quand le marché n'est pas porteur, et inutiles
quand il l'est…

16Dans l'appel à la liberté, et au minimum de contraintes dans le domaine de la


communication, il y a confusion entre trois plans distincts. D'abord, celui de
l'ouverture d'un marché, ensuite celui des possibilités techniques, enfin celui de la
réglementation des usages. Si les deux premiers niveaux de la réalité peuvent
éventuellement se satisfaire d'un libéralisme absolu, il n'en est pas de même pour le
troisième. Le contresens consiste, à croire que la même liberté doit concerner les
contenus et les usages, comme elle concerne les techniques et le marché. À
supposer d'ailleurs, que les techniques et le marché doivent eux-mêmes rester
libres de toute réglementation. Réintroduire des interdits, des réglementations, des
normes et des valeurs est aujourd'hui d'autant plus nécessaire que le domaine de la
communication est lui-même en pleine expansion et contribue assez directement à
la représentation que les citoyens se font de la réalité historique. Il y a même un
contresens dans l'appel à la déréglementation comme condition de l'explosion des
médias. C'est au contraire l'explosion des médias, et leur rôle croissant dans la
communication sociale, qui impose le maintien d'une certaine règle, et non la
déréglementation.

17Il n'y a pas d'espace public sans règles, et sans respect de certains principes
d'intérêt public. Le premier concerne l'équilibre à maintenir entre les médias publics
et les médias privés et entre les médias généralistes et les médias thématiques,
justement pour éviter de trop gros déséquilibres de communication au sein de
l'espace public. II est à la fois difficile de reconnaître que l'espace public est le lieu
central de la démocratie, en termes d'émission et de discussion de messages et ne
pas admettre l'impérieuse nécessité d'un minimum de réglementation en ce qui
concerne son fonctionnement et notamment pour les médias. Pourquoi l'idée de
l'intérêt général disparaît-elle au moment où l’on reconnaît le rôle déterminant des
médias et de l'opinion publique dans l'espace public ?

18La communication à travers son expansion retrouve le principe de base de toute


activité sociale : pas de liberté sans contrainte. La liberté de communication ne peut
uniquement servir à favoriser les industries de la communication, car au bout de ces
industries se trouvent des citoyens, des valeurs et des enjeux qui dépassent le cadre
d'une industrie. Avec la communication, il ne s'agit pas seulement de vendre des
techniques et des messages, il s'agit aussi de relier des citoyens, des communautés
et de réfléchir aux conditions qui du côté des récepteurs, il y ait une certaine
condition d'interlocution. Ceci ne résulte pas toujours, et même pas souvent, des
seules règles du marché.

4 - La standardisation
19La multiplication des échanges, au sens où un plus grand nombre d'acteurs
s'exprime sur un plus grand nombre de sujets, impose que les uns et les autres
utilisent partiellement les mêmes codes. Ce code, c'est celui du discours laïc et
rationnel dominant dans l'espace public démocratique, et très largement marqué par
le discours politique. C'est en effet à travers les catégories politiques que les acteurs
appréhendent le monde, construisent leurs discours et leurs oppositions. C'est
parce que les uns et les autres utilisent plus ou moins le même langage politique,
même s'ils le font au travers de discours conflictuels, qu'existe ce minimum
d'intercompréhension que l'on observe dans les démocraties pluralistes. Le prix à
payer à l'élargissement de l'espace public est donc la prédominance du discours
politique, le seul compris par tous. Mais cette « unification », toute partielle et
simple condition d'une communication possible, conduit inévitablement à un certain
appauvrissement, car le code politique appliqué à la plupart des sujets de société
est nécessairement réducteur. Les exemples, sans doute les plus notoires de cet
envahissement du discours politique, concernent la manière dont la mort, la
sexualité, les manipulations génétiques, la religion, sont aujourd'hui abordées sur le
même mode que l'économie, les élections, la fiscalité... Comme si l'existence d'un
autre type de discours avait quelque chose d'insupportable.

20La conséquence évidente de cette prééminence du discours politique est


l'idéologisation de pans entiers de la réalité sociale. Avec pour conséquence
l'accentuation des oppositions, et la dévalorisation des discours qui n'entrent pas
dans cette logique dichotomique. Certes, le fonctionnement de l'espace public est
indissociable de l'existence de conflits, mais tous ne se traduisent pas
nécessairement dans un vocabulaire et sur un mode politique. S'il faut parler un peu
le même langage pour communiquer, la question est de savoir à partir de quel
moment, cette prééminence d'un code – fut-il politique – n'est plus synonyme de
liberté, mais plutôt d'appauvrissement. La solution à ce problème ne consiste pas
dans l'organisation de l'expression des citoyens, par l'intermédiaire de multiples
médias plus ou moins locaux, au plus ou moins interactifs comme on l'a souvent dit,
car cette expression reprend les mêmes codes de communication. Elle consiste
plutôt à admettre la coexistence au sein de l'espace public d'un plus grand nombre
de discours hétérogènes aux valeurs et aux références laïques et politiques
dominantes. Admettre également qu'à côté du discours laïc et rationnel, cohabitent
sans avoir à se justifier par rapport à lui des discours à caractère esthétique,
religieux, spirituel... porteurs d'autres valeurs et d'autres représentations.

5 - La personnalisation
21L'élargissement de l'espace public et le rôle croissant des médias accentuent les
phénomènes de personnalisation. Certes, il n'y a pas de politique sans
personnalisation, et c'est ce qui en fait finalement sa grandeur, mais il faut
néanmoins admettre que la généralisation de la communication médiatisée, à
destination d'un grand public, accentue encore ce processus. Même si c'est à cette
condition qu'une bonne partie du public peut comprendre des questions
nécessairement techniques, et ardues de la société moderne. La complexité et la
technicité de nombreux dossiers s'accommodent mal de ce traitement personnalisé
de la politique. La plupart du temps, il n'y a pas de concordance entre l'existence
d'un problème, le temps nécessaire à son émergence dans l'espace public, la prise
de conscience qu'en ont les citoyens et la rapidité avec laquelle il est traité dans les
médias, avant de ressortir du cercle de lumière médiatique. Ramener la politique à
une question humaine a l'avantage de rappeler son caractère « solutionnable » mais
a l'inconvénient de l'inscrire dans le calendrier des échéances électorales
pratiquement jamais adéquat à leur solution. Il y a non seulement un risque de jeu
de miroir, d'identification croisée, mais aussi « de perte de définition » dans un tel
mécanisme. Ce que l'on gagne en personnalisation et en temps court, on le perd en
compréhension de la complexité et de la durée des problèmes.

6 - L'identification action-communication
22En politique, l'action est inséparable de la communication, surtout en démocratie,
où les hommes politiques doivent expliquer leur décision pour gagner les élections,
ou leur réélection. De toutes façons, une bonne partie de l'action devient
indissociable d'une stratégie de communication pour obtenir l'acquiescement du
plus grand nombre. Et chacun sait bien depuis longtemps que « parler c'est agir »,
notamment en politique, et progressivement cette assimilation entre communication
et action se renforce comme on le voit dans le rôle que joue la télévision dans la
politique. Les hommes politiques, après avoir cru utiliser la télévision à leur profit
pour séduire les citoyens, ont compris qu'il ne leur suffisait pas de parler pour
convaincre et que celui qui contrôlait les « tuyaux » ne contrôlait pas forcément les
opinions publiques et encore moins les votes. Bref, il y avait une autonomie, souvent
étonnante de la part des récepteurs que l'on a pourtant longtemps crus passifs et
manipulables ! Mais les hommes politiques ont aussi compris, à l'inverse, que sans
communication, ils n'ont aucune chance de se faire comprendre. Si l'attitude à
l'égard du processus de communication a changé en passant d'une idée simple « il
suffit de parler pour convaincre » à l'idée plus complexe « il faut en tous cas parler
et c'est le public qui se fera sa propre idée », ce qui n'a pas changé c'est
l'importance de la communication.

23La part de la communication dans l'action ne cesse de croître avec le risque d'un
renversement du rapport entre les deux, au profit cette fois de la communication.
D'autant que les médias ne cessent de faire pression pour que les hommes
politiques se justifient, s'expliquent, « au nom du droit des citoyens à savoir ». En
outre, dans un système de communication où le rôle des sondages, comme capteurs
partiels de l'opinion publique ne cesse d'augmenter, les hommes politiques ont
beaucoup plus qu'hier tendance, quoi qu'ils disent, à modifier leur image et leur
discours en fonction des informations que leur apportent les sondages. Ils ont beau
rappeler la nécessité de ne pas confondre sondages et élections, ils sont enclins,
dans une démocratie de masse où par nature ils ne « voient » ni le public ni ses
réactions, à considérer les sondages comme de bons indicateurs.

24Ces trois transformations contribuent à accroître la part de la communication


dans l'action politique. Le résultat est que les hommes politiques passent entre 20 à
40 % de leur temps dans des stratégies de communication. Soit pour valoriser leur
action, soit pour offrir et améliorer leur image du public, soit pour neutraliser des
concurrents qui eux aussi jouent cette logique de la communication.

25Cette place croissante de la communication dans la politique moderne soulève


une autre question : la difficulté de plus en plus grande à distinguer l'information,
l'opinion et l'action. Quelle que soit la dimension communicationnelle de
la politique, celle-ci reste définie par l'assomption de la décision, c'est-à-dire,
l'exercice de l'arbitraire du pouvoir. L'interdépendance croissante entre décision,
communication et action ne met pas fin à leurs différences radicales.

7 - Le thème de la transparence
26Il résulte de la place croissante accordée à la communication et des deux
mouvements complémentaires qui lui sont liés.

27Le premier concerne l'omniprésence des médias et de l'information qui donnent


de bonne foi le sentiment que les problèmes importants d'une société sont
« visibles », en tous cas portés à la connaissance de tous. La première transparence
vient de l'information, la seconde de la présence des sondages qui semblent fournir
l'information complémentaire de celle des médias. Ceux-ci « couvrent » les
événements, et les sondages « couvrent » l'état de l'opinion publique pour les
problèmes plus ou moins publics du moment.

28L'idée simple est que médias plus sondages donnent une assez bonne visibilité de
la réalité sociale et de ses différents composants. Surtout, médias et sondages sont
considérés comme des capteurs essentiels des problèmes à venir, alors même que
la plupart du temps ils ne font qu'enregistrer ce qui survient et n'ont pas vocation à
une fonction anticipatrice. Et c'est là que réside la contradiction. Médias et sondages
produisent plutôt les informations sur ce qui arrive, même si l’on espère
confusément trouver également dans leur information, une anticipation des
problèmes à venir. Anticipation qu'ils n'apportent pas souvent car tel n'est pas le
rôle. Même s'ils avaient cette fonction anticipatrice, il n'est pas certain que les
responsables politiques prendraient ces anticipations pour certaines, car il y a déjà
suffisamment de problèmes à gérer pour ne pas avoir à s'encombrer avec ceux qui
ne se posent pas encore de manière aiguë ! Si chacun admet que l'information des
médias et des sondages ne constitue pas une anticipation, mais la plupart du temps
une photographie de l'instant, chacun souhaite y voir, cependant une dimension
anticipatrice, sans pour autant s'y sentir lié ! Cette ambiguïté est encore renforcée
par le poids des chiffres. On souhaite en effet implicitement que les sondages, par
le simple fait qu'ils sont chiffrés, donneront une vision complémentaire, et parfois
plus rigoureuse de l'information fournie par les médias.
29En se calquant sur le modèle de la politique, – le caractère plus ou moins
représentatif de ce qui est avancé –, l'information risque de perdre ce qui est sa
force, et sa légitimité : faire le récit de l'histoire. De toute façon, la représentativité
en politique est très différente de celle qui prévaut dans les sondages, car en
politique chacun par le vote donne ultérieurement sa décision. Par contre on ne vote
pas pour la plus grande partie des phénomènes de société abordés aujourd'hui par
ces sondages. Et l'information qu'ils apportent est inéluctablement renforcée par la
légitimité qui en démocratie entoure tout ce qui est « représentatif ». À ceci près
qu'ici il n'y a pas la contre-épreuve de l'élection. Le risque est donc que les
sondages apparaissent comme une sorte de complément ou de forme dérivée de la
légitimité politique, sans en avoir la signification. Risque d'autant plus grand que le
nombre de problèmes entrant dans la sphère politique ne cesse de s'accroître et
donc de légitimer cette dimension de représentativité liée à la politique.

30Le mode « représentatif » d'appréhension élargi au-delà des champs stricts de la


politique a l'avantage d'unifier les représentations de la réalité, mais il a
l'inconvénient d'appliquer un code commun à des phénomènes qui n'en relèvent
pas.

31Car il n'y a pas de continuité entre la vision de la société fournie par les médias,
les sondages et la politique, même si les trois parlent évidemment de la même
réalité. Il est souhaitable de conserver cette hétérogénéité de représentation. Plus la
politique envahit l'ensemble de la société, et plus la communication joue un rôle
important dans cette même société, plus il faut faire cohabiter des représentations
différentes de la société pour éviter une fausse homogénéité, donc une fausse
transparence. Le prix à payer de cette fausse transparence serait le surgissement de
conflits d'autant plus inexplicables, qu' a priori, le dispositif réunissant la politique,
les sondages et les médias aurait dû permettre de voir l'essentiel.

8 - L'irénisme* communicationnel
32La démocratie suppose un langage partiellement commun pour que les
oppositions idéologiques se jouent sur un mode communicationnel et non sur celui
de la violence physique. Le passage de la violence à l'affrontement, plus ou moins
argumenté, constitue d'ailleurs un signe de maturité politique et l'on mesure en
général le développement de la démocratie à l'entrée d'un nombre croissant
d'aspects de la réalité sociale dans l'espace public. C'est-à-dire dans un espace où
les mots remplacent les coups. Le risque est évidemment de confondre la dimension
communicationnelle nécessaire à l'affrontement politique avec un consensus
politique. De confondre l'acceptation d'un code commun de communication avec un
consensus. Parler la même langue n'implique nullement être d'accord. Ceci chacun
le savait tant que l'espace politique était étroit. Dès lors qu'il s'élargit, avec une
tendance à traiter tous les problèmes de société dans l'espace public et donc à
généraliser ce vocabulaire commun minimum, la tentation est grande de confondre
partiellement le langage commun nécessaire à la communication politique, avec un
accord sur le fond des problèmes.

33Le paradoxe de la communication, dont le rôle croissant est lié à l'élargissement


du champ de la politique, est de favoriser l'idée d'une réduction des antagonismes.
Comme si être en plus grand nombre à s'opposer, au travers des processus de
communication plus nombreux, devait aboutir à des consensus plus faciles ! Le
second effet pervers dû au rôle croissant de la communication dans la politique, est
de généraliser une approche des diverses oppositions en terme de « conservateur »
et « progressiste ». Cette dichotomie est en quelque sorte le complément dans
l'ordre politique du schéma rationaliste qui préside au modèle communicationnel.
On aura tendance à gratifier de « conservateurs » les acteurs politiques n'utilisant
pas le discours politique adéquat au monde de la communication, et de
« modernes », ceux qui au contraire s'y soumettent ou le promeuvent.

34Ce rapprochement entre la communication et l'opposition conservateur-


moderniste, comme étalon de la politique, est cependant inadéquat à la
communication, comme à la politique. À la communication, parce qu'il rationalise et
réduit encore plus le code communicationnel nécessaire à la compréhension, alors
même que l'Histoire montre combien sont peu rationnels la plupart des discours
politiques ! À la politique dont la nature est justement de casser cette opposition
dans laquelle à chaque génération, on veut enfermer les choix. En un mot, il n'y a
pas de modernité communicationnelle, et la modernité n'est pas plus l'apanage de la
politique que la communication n'en est l'étalon. Finalement, il n'y a pas de politique
communicationnelle même s'il y a une condition communicationnelle à la politique.

9 - Le « village global »
35Le changement essentiel, dans le domaine de la communication en cinquante ans,
résulte dans la mondialisation des techniques de communication. Hier, seules les
agences de presse avaient une couverture partiellement « mondiale » des
événements. Aujourd'hui, grâce à l'alliance de l'informatique, des
télécommunications et de l'audiovisuel n'importe quel événement jugé important au
bout du monde peut être couvert. Les satellites ont encore accentué cette
possibilité, généralisant une information en temps réel. Du point de
vue technique, nous ne sommes pas loin du village global dont parlait Marshall Mac
Luhan. Mais plus il est facile de communiquer d'un point de vue technique, plus on
s'aperçoit de la différence de nature entre technique de communication et contenu
de la communication.

36Il ne s'agit pas de « voir » ou de connaître les événements du monde pour savoir,
encore faut-il s'y intéresser. Et non seulement personne ne s'intéresse à tout, mais
plus il est facile de produire et de diffuser de l'information, plus on réalise que les
conditions de réception sont difficiles et limitées. À  l'ouverture de la communication
s'oppose la fermeture de la réception. Hier, les limites de la communication venaient
des contraintes de production et de diffusion et l'on s'inquiétait peu des conditions
de réception, d'autant que le volume d'information était limité.

37Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse. Presque tout est visible et la principale


restriction est du côté de la réception, car ce sont les codes langagiers, culturels,
religieux, historiques, qui constituent les cadres au travers desquels les différents
publics s'informent et communiquent. Personne n'est intéressé par tout, et d'ailleurs
cette fermeture du côté de la réception est finalement un facteur favorable pour
éviter que la communication n'aboutisse à une « tyrannie communicationnelle ».
Autrement dit, il n'y a pas de communication sans compréhension et c'est le filtre de
la compréhension qui oriente et limite « l'absorption » des messages.

38Cela signifie concrètement deux choses.

39Il n'y a pas de compréhension sans une certaine durée : il faut du temps,
beaucoup de temps pour comprendre, un temps en tout cas plus long que le temps
de la production, de la diffusion et de la réception de l'information. Un écart se
creuse donc entre la rapidité de « information et la nécessaire lenteur de sa
compréhension ». La deuxième condition est le partage de valeurs communes pour
décoder et « comprendre » à peu près de la même manière les informations que l'on
reçoit. Le problème principal pour l'avenir de la communication, réside dans la
redécouverte de la complexité des facteurs mobilisés dans ce que l'on appelle d'un
terme général « la réception ».

40Plus il y a d'information et, de communication, plus  la notion de point de vue est


déterminante du côté de la réception. Et, dans l'ensemble, les points de vue
s'organisent autour des valeurs nationales. C'est même d'ailleurs au sein d'un
espace public national que se structurent la plupart du temps le codage et le
décodage des débats portant sur les grands événements du moment. Il suffit pour
s'en convaincre d'observer comment les débats politiques sont radicalement
différents en Belgique ou en Suisse, des pays pourtant fort peu éloignés de la France
et qui utilisent largement la langue française !
41En d'autres termes, la mondialisation de l'information, tant du point de vue des
techniques que du nombre des sujets traités va de pair avec la redécouverte de
l'importance du cadre national pour ce qui concerne le décodage et l'interprétation
des événements. Plus les conditions de production et de diffusion de l'information
et de la communication sont « internationales », plus sont importantes à maintenir
les identités à partir desquelles sont décodées et interprétées ces informations.
L'identité, condition de l'interprétation, s'oppose au caractère ouvert des processus
de communication. C'est pourquoi il ne faut pas confondre le fait que la télévision
s'organise sur le mode d'un marché mondial, avec l'autre aspect, à savoir que dans
sa réalité communicationnelle, elle reste attachée à une identité nationale.

10 - Un espace public sans frontières


42L'histoire de la société depuis le XVII  siècle, et de la démocratie depuis
e

le XVIII  siècle, est synonyme de l'émergence d'un espace public et du processus


e

complémentaire de rejet de certains phénomènes, dans l'espace privé, Le principe


de « publicité » est devenu la règle, au point qu'il y a aujourd'hui quasiment
recouvrement entre espace public, espace politique et société civile. C’est l'espace
public qui devient l'étalon, et le symbole de la société, avec en parallèle une
dévalorisation de l'espace privé.

43Le triomphe de l'espace public est aussi le triomphe d'un « vocabulaire


sociologique » et l'élimination de toute référence externe à ce vocabulaire. Il est
évident que la généralisation de la communication contribue à unifier les catégories
de discours et plus généralement les cadres d'analyse utilisés au sein de l'espace
public. Le problème est donc plutôt celui de la limite à apporter à l'extension de
l'espace public, pour éviter la tyrannie d'un principe de publicité lié au schéma
sécularisé du XVIII  siècle. Pour éviter un risque – si ce n'est de tyrannie en tout cas
e

d'unidimensionalisation – il est souhaitable de renforcer au sein de la société la


coexistence voire l'affrontement de valeurs et de références de natures différentes.

44Que signifient ces dix contradictions présentes dans le fonctionnement de


l'espace public médiatique ?

45Que la communication, au sens large, est aujourd'hui la condition fonctionnelle et


normative de l'espace public et de la démocratie de masse, mais qu'elle ne peut, à
elle seule, garantir la qualité du fonctionnement de cet espace public démocratique.
Cet espace suppose aussi des valeurs politiques, qui sont relativement hétérogènes
aux valeurs communicationnelles.

46Autrement dit soit l'on souscrit au modèle démocratique initial ; et l'on voit dans
le mouvement quasiment synchronique, d'un nombre croissant de problèmes
débattus dans un espace public lui-même sans cesse élargi, avec des processus de
communication eux-mêmes de plus en plus nombreux, la condition d'un « bon
modèle de fonctionnement politique ».

47Soit au contraire on souligne que la croissance, en parallèle, de la communication


et de la politique rendent encore plus nécessaire le maintien d'un antagonisme entre
les valeurs inhérentes aux deux.

48On assiste donc à un changement du point de vue normatif dans les relations
entre communication et action. Si hier les deux étaient normativement liés au
modèle démocratique, force est de reconnaître que la victoire du modèle
démocratique, et donc de la communication oblige au contraire à les disjoindre.
D'autant plus les différencier au plan normatif, qu'ils sont liés sur le plan
fonctionnel. C'est pour préserver les conditions de fonctionnement d'un espace
public élargi au sein d'une démocratie de masse largement médiatisée qu'il est
souhaitable de maintenir, plus que par le passé, une différence de nature entre
information, communication et action politique.

49Le triomphe du modèle démocratique oblige à mieux distinguer ce que l'on


souhaitait, au contraire, joindre hier, C'est à cette capacité à recréer une tension
entre des valeurs complémentaires, mais structurellement antinomiques, que l'on
échappera à certaines dérives graves pour l'espace public médiatisé de la
démocratie de masse.

L'espace public et les médias : une


nouvelle ère ?14
Peter Dahlgren
p. 23-30

14 Cet article est une version remaniée de l'introduction à l'ouvrage


collectif, Communicating Citize (...)

1Les configurations institutionnelles propres à l'ordre social dominant et à ses


médias sont d'une complexité immense, et il existe d'innombrables façons de les
représenter. La catégorie d'espace public peut nous aider à les ordonner de façon
cohérente à partir d'un critère : l'accès et la participation du citoyen au processus
politique. Les années qui ont suivi la sortie du livre d’Habermas ont été le théâtre de
nombreux et dramatiques changements de société, changements qui continuent à
s'accélérer dans le domaine des médias. Parler d'une nouvelle ère médiatique ne
relève évidemment pas de ce que les historiens accepteraient comme une
périodisation sérieuse. Il s'agit simplement ici de souligner l'importance des
transformations qui ont affecté les médias et la société en général. Ni les
institutions médiatiques, ni les constellations du pouvoir social ne sont tout à fait ce
qu'elles étaient au début des années 1960.

Les configurations institutionnelles : une


nouvelle ère médiatique
2L'économie politique des moyens traditionnels de communication de masse dans
les sociétés occidentales a évolué de manière significative. De nombreux chercheurs
ont attiré notre attention sur les changements dramatiques opérés sur les médias
dans les domaines de la propriété, du contrôle et du pouvoir politique. Les
processus de privatisation, de concentration des entreprises, de transnationalisation
et de dérégulation ont amplifié et répandu la logique mercantile des opérations
médiatiques, et progressivement exclu toute référence à d'autres normes.

3Les chaînes publiques ont toujours joué un rôle mineur aux États-Unis dans un
système presque totalement commercial. En Europe occidentale, les chaînes de
service public ont vu leurs conditions historiques d'existence se désagréger à
grande vitesse, ce qui a conduit bien des pays à capituler devant les impératifs
commerciaux, l'État contribuant à ces changements au lieu de leur résister. L'espace
public moderne semble alors être redevenu « l'espace public de représentation » de
l'époque médiévale, époque durant laquelle les élites se donnaient en spectacle aux
masses, tout en utilisant les lieux publics pour communiquer entre elles.

 15 MURDOCK, G., “Television and citizenship : in defense of public


broadcasting”, in TOMLINSON, A. (d (...)

4Le progrès politique ne consiste certes pas à défendre contre les privatisations les
monopoles actuellement financés par l'État. Ceux-ci se sont souvent avérés élitistes,
vulnérables à l'intervention de l'État et de plus, languissants. Il s'agirait plutôt de
jeter les bases d'un système de radio et de télévision répondant à l'intérêt public,
libéré à la fois de l'intervention étatique et des nécessités de la commercialisation,
système qui, en respectant la diversité des informations, des opinions et des formes
d'expression, favoriserait l'exercice actif de la citoyenneté 15.

 16 MURDOCK, G., GOLDING, P., “Information poverty and political inequality : citizenship


in the age o (...)
5Dans un autre domaine, la « société d'information » dont on a tant clamé les vertus
ne favorise ni la diffusion d'informations politiquement utiles, ni les possibilités
d'expression culturelle pour le plus grand nombre (Schiller, 1989 ; Garnham, 1990).
Au contraire, alors que les progrès technologiques multiplient les interfaces entre
communications de masse, ordinateurs, télécommunications et satellites, les forces
du marché couplées aux politiques publiques ont favorisé les intérêts privés au
détriment du domaine public. Pour le citoyen, l'accès à des informations pertinentes
va coûter de plus en plus cher, se répartir de plus en plus inégalement, et cela
compromettra un peu plus l'idéal universaliste de la citoyenneté 16.

6Dans le domaine du journalisme, un fossé de plus en plus grand se creuse entre


les élites que l'on informe et les masses que l'on divertit. La presse réussit à adapter
ses structures de fonctionnement à une logique commerciale, mais elle n'en reste
pas moins complaisante vis-à-vis du pouvoir étatique. Dans le cas du journalisme
télévisuel, il est difficile de parler sérieusement d'un discours rationnel, au moment
où la politique et l'information passent avec armes et bagages du côté d'une logique
commerciale de création et de fidélisation des publics.

7Toutes ces réflexions ne font que confirmer l'importance des thèses d’Habermas
sur la responsabilité des médias modernes face au déclin de l'espace public.
Évidemment, ce message est bien connu. C'est celui que les théoriciens critiques
n'ont cessé de répéter depuis des années. Sur le statut politique et culturel des
médias, une même logique est à l'œuvre, et depuis fort longtemps. Ce qui était vrai
au début des années 1960, l'est toujours aujourd'hui, à ceci près que la situation a
empiré. Devant ce sombre tableau, il semble qu'il ne nous reste alors plus qu'à
procéder à quelques retouches. Il faut, en somme, le remettre à jour, de temps en
temps ; le compléter de données plus récentes sur les structures, les messages ou
les publics. Pourtant, il y a un danger à s'en tenir à cette condamnation globale. Elle
risque de mener à une vision déformée, si on ne tient pas compte des tensions et
des contradictions internes aux médias, si on ignore les fissures et les craquements
qui s'y manifestent.

8En d'autres termes, se contenter de souligner l'aspect monolithique des industries


de la communication, en dénonçant leurs liens avec les pouvoirs de l'État et ceux du
capital, c'est risquer de perdre de vue qu'il existe d'autres configurations qui, elles
aussi, déterminent la sphère publique. Pour illustrer cette assertion, je voudrais
évoquer quatre domaines majeurs et interdépendants : la crise de l'État-nation, la
fragmentation des publics, l'apparition de nouveaux mouvements politiques et
sociaux, la relative liberté d'accès des consommateurs aux technologies avancées de
la communication et de l'information.
9La démocratie moderne se développe à l'intérieur d'un cadre théorique qui renvoie
à l'État-nation. En tant qu'entité politique, celui-ci traverse aujourd'hui une crise
profonde, accablé qu'il est de problèmes de gestion et de légitimation. Cette crise
s'accompagne d'un mouvement de dispersion de la production et
d'internationalisation des capitaux. Les économies nationales sont de plus en plus
contrôlées de l'extérieur des frontières, dépendant du contexte économique
mondial.

10Sur le front intérieur, l'État doit faire face à la diminution de ses marges de
manœuvre administratives et politiques, et à une inertie parlementaire que traduit la
convergence croissante des programmes des différents partis.

11Lorsque des initiatives politiques majeures connaissent le succès – dans les États-
Unis de Reagan, dans la Grande-Bretagne du thatchérisme des années 1980 – il en
résulte des traumatismes sociaux dont les milieux populaires font les frais. On voit
alors se dessiner les contours d'une « société des deux tiers » : une sorte
d'écrémage social instaure un système qui, en gros, semble ne bénéficier qu'aux
deux tiers de la population. Le tiers résiduel est sacrifié, rejeté peu à peu dans une
classe de sous citoyens. Les partis politiques tombent en discrédit et l'on constate
un recul – compréhensible – de la participation politique. Rappelons que Reagan
n'accède au pouvoir que par le soutien d'un quart des électeurs. Dans une telle
situation, le pouvoir fait l'objet d'une contestation passive. Une telle passivité de la
sphère publique n'a jamais été observée depuis trente ans.

12Avec l'adoption croissante d'une logique commerciale par les médias, on peut
observer la mise en place progressive d'un clivage des publics à partir de leurs
caractéristiques démographiques, et d'une évaluation de leurs capacités de
consommation. Le journalisme d'information se construit désormais différemment
selon les divers groupes visés, en fonction de stratégies de marché. Le processus
est certainement complexe, mais en gros, il a tendance à reproduire la polarisation
de classe ci - dessus évoquée. On peut parler d'un recul général des médias de
qualité, de ceux qui prétendaient constituer un forum national, à l'instar de l'ex-
service public européen.

13Le conditionnement actif d'une information sur mesure pour des publics
spécifiques est particulièrement visible, lorsqu'il s'agit du radio-journalisme
américain. Il sévit aussi à la télévision et dans la presse écrite. La qualité de la
presse aux États-Unis est ainsi fortement affectée par le déclin de la culture
littéraire dans les nouvelles générations de lecteurs, déclin dont les effets
retentissent sur l'ensemble de l'industrie. De nouvelles initiatives donnent
l'impression d'inverser la tendance à la fragmentation. On peut ainsi parler du
succès d'un nouveau quotidien américain d'envergure nationale : « USA today ».
Pourtant, l'impact de ce type d'initiative sur la participation politique reste
négligeable. Le déclin de tout espace public viable pour la politique nationale
semble irréversible.

14À l'intersection de la crise de l'État-nation, de l'alanguissement des débats


parlementaires et de la fragmentation des publics, apparaît par contre, un
développement dramatique : la floraison drue de nouveaux mouvements politiques
et sociaux. Ces derniers se manifestent dans des domaines variés : environnement,
désarmement, conditions sociales et droits juridiques des femmes, des minorités
sexuelles, des groupes ethniques et raciaux, problèmes de politique sociale tels que
le logement ou la sécurité sociale.

15Ces mouvements ne partagent ni les mêmes orientations, ni les mêmes objectifs,


ni les mêmes tactiques. De plus, certains d'entre eux se clivent rapidement en
courants antagonistes. Pourtant, malgré des intérêts très distincts – ceux des
féministes et des environnementalistes, par exemple – ils réussissent de temps en
temps à joindre leurs forces et à mener certaines campagnes en commun. Une
tentative « post-marxiste » de théorisation de ces mouvements peut être trouvée
dans Laclau et Mouffe (1985).

16Bien que ces mouvements soient majoritairement progressistes, il en existe


également de type conservateur ou réactionnaire comme les diverses ailes droites
des mouvements chrétiens aux États-Unis, et les groupes racistes qui, en Europe,
s'opposent à l'immigration. Ils ont en commun l'origine de leurs militants qui,
souvent, viennent des classes moyennes, encore que, là aussi, il n'y ait pas
uniformité absolue. Leurs bases politiques se situent en dehors des partis politiques
établis, bien qu'il puisse leur arriver de contracter des alliances passagères avec ces
partis, ou avec des organisations de classes plus traditionnelles, comme les
syndicats.

17L'un des traits les plus significatifs de ces mouvements est qu'ils rattachent
souvent les expériences de la vie quotidienne, surtout celles de la sphère privée
(famille, quartier) à une vision normative qu'ils traduisent en interventions
politiques. Un des principaux facteurs de leur réussite vient de ce qu'ils disposent
d'une technologie informatique et de communication obtenue à des prix abordables.
À l’aide d'ordinateurs de bureau, d'imprimantes et de fax, ils réussissent à assurer
les multiples tâches d'organisation, d'information et de débat, qui leur incombent.
Ceci aurait été impensable il y a quelques décennies. Ainsi, la lettre d'information a-
t-elle pu devenir un médium efficace, et à bon marché. Les divisions s'estompent
entre la lettre d'information, le prospectus et le journal. Par ailleurs, la possibilité de
produire un livre dans la semaine suivant le dépôt du manuscrit, a déjà commencé à
estomper les frontières entre le journalisme et l'édition.

 17 DOWNING, J., “The alternative public realm : the organization of the 1980's


antinuclear press in W (...)

18En fait, nous assistons à l'émergence d'une pluralité dynamique d'espaces publics
alternatifs17, dans un mouvement complémentaire et inverse de celui qui mène à la
fragmentation des publics des médias dominants. Ce serait commettre une erreur
que d'exagérer l'importance de ces mouvements, car les États et les grandes
entreprises sont certainement mieux rôdés que ceux-ci à l'utilisation des nouveaux
médias. Mais, ce serait une erreur tout aussi grave que de les ignorer.

19En effet, si nous procédons maintenant à la synthèse des quatre éléments de notre
configuration : crise de l'État, fragmentation des publics, nouveaux mouvements
sociaux, disponibilité des nouvelles technologies de communication, nous pouvons
commencer à entrevoir de nouvelles conditions historiques pour l'existence d'un
espace public. II suffit que deux de ces éléments entrent en contact pour que
surgissent d'intéressants points de tension. Par exemple, les médias dominants ne
cessent de délégitimer les nouveaux mouvements sociaux qu'ils assimilent à une
menace pour le système (parallèlement aux efforts juridiques visant à pénaliser
certaines formes d'action politique extraparlementaires).

20Pourtant, les définitions que les médias dominants donnent de la réalité ne


peuvent plus se permettre d'être en contradiction trop voyante avec les expériences
et les points de vue de ceux qui participent à de tels mouvements. À mesure que la
taille de ces mouvements croît, les batailles de définition se multiplient. Les grands
médias sont contraints de reconnaître, dans une certaine mesure, les interprétations
du monde social avancées par leurs interlocuteurs des petits médias.

21On peut voir, avec l'exemple de  Greenpeace, avec quelle adresse certains
mouvements parviennent à se servir des médias dominants, ce qui suggère un
nouveau type de rapports entre les uns et les autres. Les médias propres à ces
mouvements tendent en effet de plus en plus souvent à servir de sources
d'information pour les grands médias. Ainsi, ces mouvements, grâce à leurs médias
commencent-ils à entrer en compétition avec les organisations plus établies qui
servaient jusqu'ici de « sources », en faisant pression pour obtenir plus d'espace et
de temps pour leurs nouvelles dans les principaux médias. Il s'agit peut-être là d'un
premier signe de la division de l'espace public. Les médias des mouvements
alternatifs, liés aux expériences et aux interprétations de la vie quotidienne de leurs
membres, sont de plus en plus capables d'imposer leurs versions de la réalité
politique aux médias dominants. Ceci permet à la fois de diffuser et de légitimer un
spectre plus large de points de vue et d'informations.

22Si cette interprétation est correcte, nous pourrions bien assister ici à des
changements historiques, parallèles à ceux qu'avait décrits Habermas. Pour ce
dernier, les luttes politiques menées par les classes bourgeoises montantes contre
les pouvoirs de l'État avaient abouti à créer un nouvel espace public, espace qui était
entré en déclin avant de finalement se désintégrer, faisant place à ce que J.
Habermas désigne comme la « reféodalisation » du pouvoir social sous l'État-
providence. Certes, ces nouveaux mouvements ne sont pas près de dissoudre ou de
supplanter le pouvoir concentré par des médias liés aux États et aux regroupements
industriels. Pourtant leurs médias alternatifs pourraient très bien parvenir à
rééquilibrer le système dominant de communications. Si tel était le cas, cet espace
public à deux voix serait en tout cas un reflet de la transformation des relations
sociales de pouvoir.

 18 JAKUBOWICZ, K., “Musical chairs ? The three public spheres of Poland”, Media, Culture


& Society, A (...)

23Il faudrait parler en conclusion des événements historiques sans précédents


survenus en Europe de l'Est et en Europe centrale. Bien que la mise en place
d'espaces publics ouverts à l'opposition soit impensable lorsque la répression d'État
est totale et systématique (par exemple dans l'URSS, la Tchécoslovaquie ou la
Roumanie d'avant 1989), on peut observer par contre qu'un appareil répressif
relativement bénin (en comparaison des autres) – comme celui qui existait par
exemple dans la Pologne des années 1980 – se montre suffisamment poreux pour
laisser fonctionner un espace public oppositionnel. Les relations entre cet espace
public et les médias dominants se révèlent, comme l'a montré Jakubowiicz 18,
inopinément complexes.

24Lorsque l'appareil est plus répressif et qu'il se trouve soudainement relâché, nous
assistons à l'explosion de médias alternatifs (dans les républiques Baltes, par
exemple), bien que ceux-ci ne disposent pas des ressources financières et
technologiques dont bénéficient les mouvements sociaux à l'Ouest. Avec la relative –
et peut-être provisoire – stabilité politique observable aujourd'hui, notamment en
Hongrie, en Pologne et en Tchécoslovaquie, la politisation atteint son niveau le plus
élevé. Une « normalisation » est accomplie. Notons pourtant que la conversion aux
modèles démocratiques occidentaux s'accompagne d'importants investissements
occidentaux dans le domaine des médias. Inévitablement, de nouveaux rapports
vont s'établir entre médias alternatifs et médias dominants, luttes dont, une fois de
plus, la sphère publique constituera l'enjeu.
Le domaine de la production du sens
25Parler en termes de configurations institutionnelles, c'est s'intéresser à l'espace
public au niveau macro-social des structures. En comprendre la dynamique
nécessite cependant que l'on se tourne vers les processus et les conditions de la
production du sens : des sujets combinent leurs expériences et leur réflexion pour
produire du sens (politique ou autre). Pour rendre compte d'une telle production, il
faut tenir compte de trois facteurs : les interactions entre les membres du public,
l'interface entre médias et public, les produits médiatiques eux-mêmes.

 19 Voir Dewey (1927), puis Carey (1989), et Rosen (1986) pour la discussion relative à
la pertinence (...)

26Commençons par le public. La conception du public que développe Habermas se


rapproche beaucoup de celle de John Dewey, que l'on peut considérer comme son
homologue américain. Ils soulignent, l'un et l'autre, la nécessité de penser le public
comme un procès situé à l'intérieur d'un cadre communautaire 19. Pour Habermas, il
s'agit de réagir contre une rationalité technocratique, particulièrement
prépondérante dans le contexte des grands médias. Celle-ci consiste à réduire la
notion de public à celle d'une audience de consommateurs de médias. Le public
n'est plus alors qu'un produit à livrer aux publicitaires ou qu'un objet de
manipulation sociale : acheteurs potentiels des produits annoncés, électeurs qu'il
faut faire basculer du bon côté. La montée en puissance de cette logique
commerciale et instrumentale développe entre les médias et leurs publics, un climat
de cynisme réciproque qui finit par ronger l'espace public. L'idée même d'opinion,
par exemple, tend à se vider de son sens lorsqu'on s'en sert pour décrire les
résultats des sondages.

27Malgré son étroitesse, cette vision du public, fréquemment adoptée et renforcée


par des discours commerciaux, politiques ou universitaires, se révèle
indiscutablement utile, en termes idéologiques. Elle dispense également d'avoir à
réfléchir sur un certain nombre de questions véritablement centrales pour la
sociologie. Celles de savoir, par exemple : comment les publics se constituent ?
Quel est le rôle joué par les médias dans ce processus ? Quelle est la nature des
liens sociaux entre les membres du public ? Comment le journalisme et les autres
médias réussissent-ils à favoriser ou à exclure la possibilité du dialogue et du
débat ? Les publics, en d'autres termes, diffèrent par des conditions et par des traits
socioculturels spécifiques. Quant aux médias, ils jouent un rôle majeur dans la
construction des publics.
28Il faut bien souligner que l'importance des médias sur ce point ne tient pas
seulement à leur diffusion de l'information, mais aussi à leur logique et à leur
stratégie d'ensemble. Le journalisme y fait partie d'un ensemble de discours qui lui
servent de contexte et lui donnent, selon leur contenu, un éclairage différent. En
d'autres termes, l'espace public s'ouvre aux discours publicitaires et au spectacle. Le
maintien des frontières devient d'autant plus artificiel, que les médias eux-mêmes
s'appliquent, avec brio, à en effacer le tracé. Tout ceci est essentiel, si l'on veut
comprendre les déterminations médiatiques de la production de sens dans l'espace
public.

29L'effacement des frontières entre journalisme, spectacle, relations publiques et


publicité illustre précisément ce que J. Habermas déplore. Pourtant, il a peut-être
sous-estimé le rôle de la culture médiatique dans l'instauration de cadres
interprétatifs communs. L'existence de ces cadres interprétatifs ne suffit
évidemment pas à instaurer entre les partenaires de la sphère publique l'interaction
requise par un idéal de participation politique. Les médias contribuent néanmoins,
et fortement, à l'élaboration de perceptions culturelles communes. Bonnes ou
mauvaises, celles-ci ont le mérite d'exister. Le type de communauté qu'elles créent
peut être authentique ou non : mais ceci est un autre problème.

30II est indubitable en tout cas que l'existence de communautés interprétatives


fondées sur les médias conditionne la production de sens dans un espace public
moderne. On peut ne pas aimer les significations ainsi partagées. Pourtant, tout
modèle qui viserait à construire un public « non contaminé » par la culture des
médias se révélerait à la fois illusoire et stérile. Il faut partir des réalités
contemporaines telles qu'elles sont.

31Signalons à ce propos une évolution significative. L'audiovisuel commercial crée


depuis longtemps des « marchés » qui ne coïncident pas nécessairement avec les
frontières politiques d'une nation. Nous voyons aujourd'hui la télévision par satellite
produire une culture internationale. Si la fragmentation des publics nationaux
favorisait l'apparition de communautés interprétatives différenciées,
l'internationalisation de la production d'information télévisuelle favorisera peut-être
par contre la construction de réseaux internationaux de sens commun. Même si de
telles constellations n'ont pas de fondement politique formel, elles peuvent avoir
leur importance dans la formation de l'opinion internationale.

32Si un véritable « public » se construit dans l'interaction discursive des citoyens,


peut-être faut-il voir la notion d'audience comme une étape, étape modeste mais
nécessaire, vers la construction de ce public. L'appartenance à l'une peut déboucher
sur l'appartenance à l'autre. C'est dans le cadre de  l'audience que s'opère la
rencontre avec le produit médiatique. C'est l'audience qui constitue l'écologie
sociale du lecteur, du spectateur ou de l'auditeur. Quant à la réalité du « public »,
elle prend forme à partir des pratiques sociales qui, créées dans ce contexte, se
développent bien au-delà.

 20 Cf. Allor (1989) et les réponses qui lui sont faites dans le même numéro, ainsi que
Erni (1989).

33De récents débats ont mis en avant le caractère problématique et complexe de la


notion d'audience20. En dépit de ceux-ci, il est probablement plus facile,
théoriquement et empiriquement, d'étudier des audiences que des publics. À
condition, bien entendu, de clairement spécifier la relation entre les deux.

 21 Pour un rapide survol de cette littérature abondante, ainsi que des synthèses sur les
problèmes mé (...)

34La dernière décennie a vu un énorme développement des études sur la réception


des médias et donc sur l'audience. Ces études portaient notamment sur le lien entre
l'appartenance à une audience et d'autres pratiques sociales pouvant s'avérer
pertinentes pour la constitution d'un public. Un tel programme – notamment celui
des chercheurs « culturalistes » – a suscité un regain d'attention pour les processus
actifs de production de sens mis en œuvre par les membres d'une audience, en
termes d'interaction sociale et de décodage des médias. Au nombre des problèmes
simultanément posés : celui des pratiques sociales et culturelles ; celui de la
perception des structures textuelles ; celui du rôle joué par le langage, la conscience
et la subjectivité dans la construction de la réalité sociale 21.

35En nous permettant de mieux comprendre les produits médiatiques et la nature


des relations entre médias et audience, ces études, tout comme certains courants
actuels de recherche dans les disciplines littéraires, nous offrent le moyen de
dépasser certaines prémisses rationalistes de la théorie d’Habermas. On peut
constater un intérêt croissant pour des problèmes liés à la représentation, au
réalisme, au rituel, à la réception et à la résistance (excusez les allitérations...).
Mentionnons enfin les problèmes liés à la polysémie et à la conception plurielle du
sujet. Ces problèmes sont souvent associés à des points de vue postmodernes, mais
certains des débats présents commencent à ne plus ressembler à des guerres de
tranchées et les nouvelles problématiques ne sont pas a priori rejetées par les
courants critique et interprétatif (Kellner, 1989).

36Faisant simultanément intervenir des thèmes chers à la théorie critique et des


thèmes post-modernes, les notions de « plaisir » ou de « résistance » du spectateur
se voient reconnaître une pertinence, même lorsqu'on les invoque à propos de
discours aussi ostensiblement rationnels que les programmes d'information (de
Certeau, 1984 ; Fiske, 1987).

37La distinction a priori faite entre information et divertissement devient fort


problématique si on la reconsidère du point de vue de la production du sens par
l'audience. Mais sans attendre les conclusions des études de réception, la
production médiatique s'oriente vers l'« info spectacle », dans un brassage accéléré
des genres traditionnels. Les recherches actuelles nous incitent à réfléchir sur le rôle
joué par le sujet comme site de négociation ou de contestation. Le sens n'est donc
jamais fixé. Devant le caractère polysémique du discours des médias et des
interprétations de l'audience, cette remarque entraîne bien des conséquences que
l'on ne peut explorer ici. Soulignons simplement qu'une question de taille est
soulevée : quels rapports y a-t-il entre, d'une part, le « libre jeu » du sens, et, de
l'autre, le caractère systémique de la structure sociale et de l'idéologie ?

 22 COLLINS, J., “Watching ourselves watch television, or who's your argent ?”, Cultural


Studies, octo (...)

38Les différents courants – conceptuels, théoriques, méthodologiques – qui se


regroupent au sein de l'école culturaliste (pour une synthèse utile, voir Real, 1989)
contribuent tous à un savoir sur la dynamique de la production du sens dans
l'espace public. On peut simplement regretter que ces travaux aient, pour la plupart,
porté sur la fiction plutôt que sur le journalisme et l'information, et que dans ce
dernier domaine, seules les nouvelles télévisées, largement étudiées aient fait l'objet
d'une ambitieuse théorisation22, les autres médias de l'espace public ayant été
relativement négligés. Ainsi, les études empiriques traditionnelles et les analyses de
contenu nous ont certes beaucoup appris sur la sociologie de la presse écrite. Mais
elles ne nous disent pas grand-chose sur les processus de production de sens par
leurs lecteurs. Les recherches sur le journalisme ont beaucoup à apprendre
des études culturalistes.

39Dans cette présentation, j'ai privilégié une certaine interprétation de la notion


d'espace public. Cette notion renvoie à deux grandes questions. La première est une
question de structure institutionnelle. La seconde porte sur le processus ambigu de
la production du sens. Mais, parler d'espace public, c'est aussi se situer sur le plan
pratique, apprendre à en identifier les manifestations dans le flux du discours des
médias ; apprendre à reconnaître ce qui est dit, ce qui ne l'est pas, et la façon dont
ce qui est dit est exprimé. C'est se familiariser avec les thèmes, avec les débats,
avec les styles de présentation, les modes d'adresse, la rhétorique. Une telle
familiarité n'est pas seulement nécessaire à une compréhension théorique. Elle est
la condition d'un engagement politique concret, engagement qu'il faut mener au
sein et au nom de l'espace public. Personne n'a jamais promis qu'il fût facile d'être
un citoyen...

L’espace de la parole
Thierry Paquot
p. 31-33

1« Les paroles s'envolent, les écrits restent » a-t-on coutume d'affirmer... Rien n'est
moins sûr. Il y a des mots qui frappent pour la vie, qui blessent et qui guérissent,
qui tourmentent et qui caressent. Tout dépend de qui parle et d'où il parle.
Réfléchissant sur le rapport complexe entre le lieu (son architecture, son
environnement, construit ou non) et l'impact de la parole (entendue à la fois
comme médium, médiat*, média et médiation...) je prendrai l’exemple du café, au
milieu du XIX  siècle. L'esprit frondeur, l'élaboration d'utopies, la contestation de
e

l'ordre social, l'examen des réformes à apporter, tout cela caractérise la culture
populaire des faubourgs. La rue et ses estaminets constituent un espace public,
sélectif et ségrégatif, au sein duquel se construit le  sens commun du discours
démocratique de l'époque. Les travaux des historiens (M. Agulhon, G. Duveau, J.-M.
Goulemot, etc.) des philosophes (W. Benjamin, R. Caillois, etc.) des romanciers et
témoins de l’époque serviront de corpus à notre réflexion.

Le café un lieu d’inclusion et d’exclusion24


 24 Sur ce thème et cette période, les ouvrages abondent... j'ai utilisé plus précisément
pour ce qui s (...)

2Tout au long du tumultueux  XIX  siècle, le café, l'estaminet, la taverne, le cabaret, le


e

bistrot, etc., sont autant de lieux de rassemblement. Chacun de ces établissements


reçoit une clientèle régulière et fidèle. Pas question de se mélanger, de fréquenter
plusieurs troquets en même temps. Chaque café est connu pour être le lieu de
rencontre des partisans de telle ou telle  passion. Celui-ci accueille les bohèmes aux
accoutrements excentriques, celui-là abrite les Républicains de telle tendance, ou
les collectivistes à la Pecqueur, ou bien encore les communistes à la Cabet. Point de
rencontre et de confrontation directe en dehors de la rue. C'est une barricade
dressée à la hâte avec des moyens de fortune qui façonne une entraide sociale, qui
provoque une communication élémentaire. Ce sont les contestations qui cimentent
des rapprochements, par définition provisoires et précaires. Ces hommes – car les
femmes « honnêtes » ne fréquentent pas ces lieux – se retrouvent dans un café
précis, signe de leur appartenance à un club, un cercle, une association, un corps de
métier, une ligue politique, une chambrée, que sais-je encore ?, afin de partager le
même idéal, afin de se retrouver ensemble fraternellement.

3Le café est donc un lieu d'intégration et d'exclusion à la fois. Mais la voix qui
s'élève dans ce nouveau temple des Idées n'est pas une parole improvisée : c'est un
commentaire. Cette voix lit et apprécie les arguments de l'auteur d'un texte, d'un
texte imprimé. En effet, sans la presse écrite pas de café de ce genre. Même la
chanson qui réchauffe les cœurs découragés par le labeur du jour est aussi un texte
qui exprime une opinion :

« Rare est le blé, lourd le chômage. Que sont tes fils ? Chair à canon.
César banquette à Trianon. Il jouit. Souffre ! Ah ! quel partage. Les Jacques au son
du beffroi De leur seigneur réglaient le compte... »

Les discussions alimentées par la presse


naissante
4De même que ce couplet d'une chanson,  Le Réveil du Peuple, que l'on affectionne
dans les cafés républicains de Bordeaux sous le Second Empire et que l'on chante
sur l'air d'une autre chanson très connue, telle que  La Marseillaise, par exemple.
Ainsi, le café où s'élaborent des sociétés futures, où se débattent des conceptions
du monde ne peut exister qu'à partir, avec et autour de ce nouveau support
d'opinions et d'informations : le journal. Il faut reconnaître que le rétablissement de
la liberté de la presse, malgré le maintien d'une censure étatique, va provoquer une
véritable explosion journalistique... Il faut dire, également, que la Révolution
de 1789 est encore dans les mémoires et l'on sait l'extraordinaire déploiement de la
presse à l'époque. Napoléon 1  a bâillonné la presse et il a fallu attendre la
er

suppression de la censure préventive sous Louis-Philippe pour impulser une presse


diversifiée, voulant toucher un « grand » public. En 1836, Émile de Girardin lance La
Presse qui rapidement compte 20 000 abonnés. Dutacq le concurrence avec  Le
Siècle qui annonce 30 000 abonnés. Des auteurs célèbres y collaborent, Tocqueville,
Lamartine par exemple ; des romans y sont publiés en feuilleton, comme Le juif
errant, d'Eugène Sue, dans le Journal des débats ou bien Notre-Dame de Paris, de
Victor Hugo, dans le Constitutionnel ; des dessins humoristiques y donnent un ton
d'impertinence salubre – sans oublier les illustrés qui sont très demandés, comme
la Caricature en 1830 avec Daumier, Monnier, Grandville et Raffet ou bien encore
le Charivari, à partir de 1832, avec Gavarni, Tony Johannot et Daumier...

5La presse est essentiellement une presse d'opinion, contrairement à ce que nous
connaissons de plus en plus actuellement. Le Globe de Pierre Leroux – inventeur du
mot « socialisme » – est racheté par les Saint-Simoniens en 1830. Enfantin demande
à Michel Chevalier d'y collaborer : « A nous, Michel ; vieux voltairien, arrive ! Ta
chambre est prête au troisième, tu logeras avec tes frères Lerminier et Leroux, sous
l'aile de votre père Margerin et tu vas nous tailler des croupières à tous ces
bourgeois en moustache, à tous ces tribuns en jabots, à tous ces pairs en
manchette... Tu es de la pâte dont sont pétris les prophètes. » Le Globe est un
instrument de combat, de propagande. Il s'agit de convaincre les lecteurs de la
véracité des thèses saint-simoniennes. C'est clair, net et précis. Pas de doute quant
à la finalité de l'opération, les devises placées sous le titre sont explicites : « Toutes
les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration du sort moral,
physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ; tous les
privilèges de la naissance, sans exception, seront abolis ; à chacun selon sa
capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. »

6Une telle profession de foi est quotidienne, comme une prière d'une religion
nouvelle. Le journal s'ajoute aux prédications et aux missions que les Saint-
Simoniens effectuent sans relâche, c'est même pour eux le principal moyen de
diffusion de leurs idéaux. Et dans les cafés, direz-vous ? Résonnent les propos du
café de commerce, commerce dans son sens figuré aussi... C'est là que l'opinion se
forge, cette opinion tant raillée par P.-J. Proudhon qui dans ses  Carnets note :
« L'opinion c'est quelque chose de vague, d'insaisissable, de fantastique, créé un
matin par les cancans des coulisses, les bavardages des journalistes, les fantaisies
d'un orateur. – L'opinion, c'est le désespoir des cervelles humaines », cette opinion
qui dérange, qui mobilise, qui casse ou réactive les ressorts du militantisme. Le café
sentirait-il le soufre ? Certainement, c'est pourquoi tant de policiers en civil s'y
rendent pour espionner pour surveiller, pas seulement le degré d'alcoolémie des
piliers de bar, mais pour entendre l'air de la révolte, les propos doux-amers des
« classes dangereuses », pour mesurer l'ampleur d'une rumeur, pour prévenir d'un
mécontentement populaire qui gronde si fort qu'il ne tardera pas à éclater sur le
pavé des rues et à se faire entendre dans un autre quartier, dans une autre cité.

7Dans les romans de l'époque, les comploteurs se retrouvent secrètement dans une
auberge. C'est l'anonymat de la foule qui protège le chaland. Les idéalistes y rêvent
à haute voix et font rêver les autres consommateurs. Parfois c'est l'alcool qui gagne.
La parole devient pâteuse, hésitante, bafouillante, répétitive, inarticulée, agressive et
pleurnicharde à la fois. C'est alors une parole sans mémoire, qui entre par une
oreille et sort par l'autre, fuyante, aérienne. Cette parole ne compte pas, elle dit
seulement le désarroi, la peur, l'isolement ou bien plus simplement la fatigue,
l'épuisement, le refus de retourner coucher dans son taudis, de préférer l'ambiance
chaleureuse du groupe, du groupe qui ne juge pas, qui écoute, qui écoute et qui
trinque avec. C'est là une autre forme de sociabilité. Mais revenons à la parole
pédagogique, celle qui éclaire la nuit des prolétaires, elle rebondit d'une lecture du
journal, aux propos de l'atelier, d'une discussion de café à la réunion publique de
quartier. Celle-là trouve dans les cafés des chambres d'écho inestimables. Une idée
s'y trouve démultipliée dans son audience, dans sa validité, dans sa légitimité.

Un lieu convivial qui amplifie la parole publique


8Le café c'est l'épreuve du feu pour une proposition. C'est là qu'elle acquiert ou non
sa postérité. Quand Denis Poulot rédige Le sublime qui aidera Zola à
imaginer L'assommoir, il établit une hiérarchie parmi les buveurs, mais
simultanément il reconnaît au café sa puissance sociale. Malgré l'abus de l'alcool, on
retrouve dans son fonctionnement une certaine conception de la société. Là encore,
il faudrait que les murs eussent des oreilles, pour ces voix libérées, rebelles et
pourtant victimes du sacro-saint principe : « Viens donc, dit un ouvrier à son
compagnon en l'entraînant au cabaret, espèce de mufle, tu ne sais donc pas ce qui
plaît à Dieu, c'est le sublime ouvrier.  » Le sublime n'est pas seulement un ivrogne
capable d'absorber une quantité impressionnante de boisson, c'est souvent un des
meilleurs ouvriers de sa branche. En 1860, on dénombre plus de 500 000 débits de
boisson en France, c'est dire l'importance quantitative, mais aussi  qualitative de
cette « maison pour tous », de ce lieu magique où l'homme, pour un temps et pour
un temps seulement, est réconcilié avec lui-même. La presse quotidienne ou
hebdomadaire répercutée par l'amplificateur-bistrot joue un rôle fondamental, que
les historiens n'ont pas encore vraiment mesuré. Il y a là un vaste domaine à étudier.

9L’espace de l'estaminet est impie, profane. Et pourtant habité de croyances, de


certitudes, de désirs d'héroïsme, de volontés de vaincre, de foi. Le café dans ces
années turbulentes s'affirme comme un possible, un lendemain Et la ville ? La ville
respire au rythme des respirations de tous ses habitants, ceux qui dorment sans
crainte, ceux qui espèrent un monde meilleur, ceux qui prient pour le changement
et dans la joie, ceux qui lisent Cabet et envisagent de fonder une Icarie, ceux qui
utopisent. La ville est cette alchimie qui conditionne la communication et la stimule,
la démultiplie, la propulse dans un dialogue inachevé.

10La ville est un théâtre... !

Espace public et sphère économique


Bernard Floris
p. 34-39
1On ne peut pas porter un regard sur le rapport entre l'économie solidaire et
l'espace public sans l'inscrire dans l'histoire des rapports généraux entre ce dernier
et la sphère économique marchande. Or, ce qui caractérise les sociétés
démocratiques et capitalistes à la différence d'autres est l'existence d'un espace
public qui structure la vie politique, les relations entre les institutions et
l'organisation des communications sociales. À partir d'une problématique
sociologique, on pose la question du rapport entre l'espace public et le marché. Ce
qui revient également à poser la question du lien entre la démocratie politique et le
fonctionnement de l'économie de marché (avec celle du quasi-tabou de la
démocratie dans l'entreprise).

L'espace public symbolique


 25 ACHACHE, G., « Le marketing politique », Le Nouvel espace public, Hermès, n  4,
o

Paris, 1989.

2Avant d'aborder la question de l'espace public dans son sens communicationnel, il


est nécessaire d'interroger la fréquente confusion qui en est faite avec une acception
plus large. Dans l'Antiquité, les Grecs avaient eux-mêmes institutionnalisé les
divisions d'espaces sociaux. L'oikos désignait les affaires strictement privées ;
l'agora exprimait un espace à la fois public et privé o ù se rencontrent librement les
citoyens mais en dehors du domaine politique ; et l’ekklesia était à proprement
parler la sphère publique où les citoyens délibèrent de leurs opinions et de leurs
affaires communes aux yeux de tous,  via une communication essentiellement orale,
que d'aucuns ont classé sous la forme dialogique à partir des techniques
rhétoriques25. Les deux premiers espaces sociaux sont présents dans toutes les
formes de société, tout en excluant des individus tels que les esclaves qui ne
possèdent pas de sphère privée. Mais il n'y a pas de sociétés démocratiques sans le
troisième espace de débat et de choix politique. Il y a communication dans l' oikos et
l'agora. Mais elle est privée alors qu'elle passe par des moyens de communication
publique (au sens d'accessibles, en principe, à tous les citoyens). Cette sphère à
vocation « publique/publique » est donc avant tout un espace social de circulation
et d'échange des idées, des valeurs, des informations ou des savoirs sociaux. Elle se
définit donc essentiellement comme espace public symbolique (au sens le plus
général de représentations signifiantes). C'est pourquoi elle se différencie de la
notion large et floue d'espace public que nous désignerons comme civil, tout en
sachant qu'il n'y a pas de frontière distincte entre les deux.

Un espace public inégal et conflictuel


3L'usage du concept d'espace public nécessite une reconsidération critique que les
limites du présent article obligent à exposer très brièvement. Le noyau conceptuel
du principe de publicité, ou usage public de la raison par des personnes privées
constituées en public, pose en effet quelques problèmes à l'analyse sociologique.
Cette conception tend à réduire la communication au processus langagier inter-
individuel médiatisé par des moyens de communication. Il ne tient pas compte de la
médiation des processus de communication par des champs sociaux spécialisés et
des formes d'appartenances sociales diverses. En conséquence, il ne tient pas non
plus compte des inégalités de position, d'organisation et de pouvoir sociaux face à
la formation des représentations politiques ou culturelles. Ce qui fait problème est
de ne considérer l'espace public que dans la référence à un principe idéal ou
normatif qui prédétermine les rapports sociaux concrets. Ce principe symbolique est
certes présent dans les représentations collectives, mais il est de fait en
contradiction avec la réalité des rapports sociaux d'inégalité et des positions dans
l'espace social. L'espace public n'est pas le lieu formel de la médiation entre un état
démocratique et une société civile souveraine. Il est le champ de médiation entre
des intérêts et des positions sociales contradictoires passant nécessairement par
des formes culturelles et symboliques inégales de formation de l'opinion.

4À partir de ces considérations, on peut identifier quatre formes de médiation dans


l'espace public symbolique et communicationnel. Premièrement, il est le champ de
la formation symbolique d'une opinion publique à travers toutes les formes de
communication existantes dans la société. Deuxièmement, il est le champ de la
formation démocratique d'une volonté politique par le moyen du Suffrage universel,
du Parlement et des Partis. Troisièmement, il est une sphère de médiation entre
l'État et la Société civile. Quatrièmement, l'espace public n'est pas un lieu abstrait de
consensus démocratique idéal, c'est un espace conflictuel exprimant des rapports
sociaux d'inégalité et de domination.

Les rapports de l'espace public et de l'économie


5Dans la sphère publique bourgeoise du XIX  siècle, l'entreprise et le marché étaient
e

soustraits à l'espace public. Dans cette période, le champ économique est pour
l’essentiel soustrait à l’autorité de l'État, période où, comme l'a remarqué Maurice
Godelier avec d'autres, les fonctions économiques et politiques, auparavant mêlées,
se séparent dans deux structures sociales différentes, l'économique passant
presque totalement dans le domaine privé avec le capitalisme libéral. L'État ne se
mêle pas du fonctionnement des entreprises et du marché dans cette période du
« laissez faire ». La vie de l'entreprise et de ses membres est donc du seul ressort
des propriétaires. On sait de quelle manière ceux-ci ont largement usé de cette
« liberté » et en usent encore aujourd'hui sous d'autres cieux : travail des enfants,
horaires illimités, salaires de misère, licenciements discrétionnaires, interdiction des
syndicats, répression, etc.

6Cette situation originelle d'une coupure entre le champ économique privé et


l'espace public a fait dire à Jürgen Habermas qu'il y avait une contradiction
structurelle et insoutenable entre le capitalisme et la démocratie. Après la crise
économique mondiale de 1929, le champ économique est sorti de sa structure
essentiellement privée et s'est interpénétré avec les États sociaux dit Providence
d'obédience keynésienne. L'intervention croissante de ces derniers dans la
régulation de la production et des échanges, et l'extension constante du droit de
l'économie et du travail en sont l'expression sous des formes différentes selon les
pays (fonction de réglementation aux États-Unis, économie mixte privée et publique
en Europe). Cette phase d'interpénétration du politique et de l'économique a tendu à
rapprocher le champ économique et l'espace public, en même temps que se
développait la communication publicitaire dans les médias de masse et la
massification de la distribution commerciale avec les hypermarchés.

L’irruption hégémonique du marché et de l'entreprise dans


l'espace public
7Nous vivons précisément l'époque où l'entreprise a fait irruption dans l'espace
public comme valeur positive structurante des représentations collectives. Le champ
économique a d'abord investi l'espace public civil et symbolique durant les Trente
Glorieuses par l'intermédiaire de la consommation de masse : la communication
publicitaire dans les médias, d'une part, et la formation des nouvelles places
publiques ou lieux de convivialité sous forme de centres commerciaux en sont les
deux principaux aspects. Mais l'irruption de l'entreprise comme thème central dans
l'espace public a succédé à une longue période où la visibilité publique de
l'entreprise privée était floue et négative. Cette situation était due à des rapports de
forces politiques et économiques en Europe, surtout en France et en Italie,
structurés par la présence d'un fort mouvement ouvrier et sa représentation par des
partis et des syndicats influents et exprimant une alternative possible au
capitalisme. À partir des années 1960, la décomposition-recomposition des
rapports de forces et des organisations de la vie économique et politique a produit
une transformation de la structure et des acteurs de l'espace public. Les causes
multiples et profondes de ce processus ne seront pas analysées ici et sont à ranger
dans la globalité de la crise profonde qui affecte l'économie et le gouvernement des
sociétés occidentales, ainsi que leur redisposition des forces économiques et
politiques dans l'ensemble de la communauté internationale.
L'espace public soumis à l'économie de marché
 26 L'origine principale de la constitution des instituts de sondages est celle des études de
marché p (...)

8À partir de la fin des années 1970, la structure de l'espace public et du champ de


la communication est chamboulée par la transformation du rapport des forces entre
les hommes politiques, les journalistes et les organisations syndicales et politiques,
du fait, en partie, de l'arrivée des instituts de sondage d'opinion publique 26 et des
consultants en communication. Par leur intermédiaire, la
forme marketing publicitaire issue du champ économique s'est imposée comme
forme dominante de communication dans l'espace public et a importé ses modèles
d'appréhension de la réalité sociale. La domination de la télévision dans l'espace
public n'est peut-être que l'apparence spectaculaire d'un phénomène plus profond.
Ce dernier réside dans la nouvelle structuration des formes de communication dans
l'espace public par l'intermédiaire de nouvelles technologies intellectuelles qui
structurent le processus en question. La généralisation du  marketing à toutes les
formes d'organisation a produit un nouveau type de gestion stratégique et
communicationnelle du social qui en est le noyau décisif, et au sein duquel la
télévision occupe une fonction médiatrice générale. Pour le dire autrement, il existe
un processus de pénétration continue de l'espace public par le marché dont l'origine
est la publicité à l'occasion du financement des journaux, puis de la radio, puis de la
télévision. En France, ce processus a connu une vive accélération au début des
années 1980 avec l'irruption de l'entreprise dans l'espace public. Mais il faut
observer que ce processus est relativement unilatéral, ou tout au moins qu'il s'opère
très peu, et de façon peu aisée et très contrôlée, dans le sens de la pénétration des
acteurs de l'espace public vers ceux de l'entreprise et du marché.

L'espace public renouvelé par l'économie


solidaire ?
9Si on a connu la séparation totale de l'économie et de l'espace public, puis la
pénétration unilatérale de ce dernier par l'entreprise et le marché, est-il possible
d'envisager une interaction réciproque des deux dans un nouvel ensemble ?

Solidarité, équité et débat public


10L'économie solidaire se présente comme une logique différente de celle de
l'économie de marché libérale et de celle de la régulation étatique de l'économie de
marché. Elle peut être à la fois dans une logique marchande ou hors de celle-ci. À la
différence de l'économie libérale, elle ne repose pas sur la recherche de profits
commerciaux ou financiers, mais sur la volonté de trouver l'échange le plus
équitable possible de biens, de services ou de relations. À la différence de
l'économie keynésienne, il n'y a pas volonté d'insertion dans une régulation étatique
ou bureaucratique. Au lieu de venir de règles édictées par le haut, l'économie
solidaire se construit sur un mode associatif dont la régulation se ferait plutôt par le
bas.

11Et c'est là qu'intervient, me semble-t-il, la question de l'espace public. Si ce n'est


ni la « main invisible » du marché, ni la régulation par des dispositifs étatiques, il
faut donc trouver un autre mode de régulation. C'est pourquoi on va trouver dans
chaque forme d'économie solidaire la mise en place  quasi « naturelle » d'espaces de
débats ou d'argumentation pour co-construire les termes échange. Et dès lors qu'il
y a constitution d'espaces de débats et de co-construction des choix ou bien encore
d'intermédiation, la question de l'espace public est ouverte. La communication
prend alors dans l'échange économique une place de premier choix où il ne s'agit
plus seulement d’accéder à de l'information, mais de faire du débat un élément
central de cet échange.

12On peut ajouter que la recherche de la proximité des relations d'échange est une
caractéristique profonde de ces expériences. Jürgen Habermas a remarqué combien
l'éloignement spatial et vécu entre les usagers et la bureaucratie des services
publics était une des raisons fortes de l'instrumentalisation de la communication. Le
« médium du pouvoir » condense la relation communicationnelle du monde vécu en
règles impersonnelles et aveugles du sous-système politique. En conséquence,
l'espace public est déconnecté de la vie réelle et le débat est remplacé par les
dispositifs réglementaires. Il semblerait que les politiques de « décentralisation »
restent un vain mot si elles ne sont pas relayées par un immense déplacement vers
le terrain concret des rapports avec les usagers et les citoyens.

13Ici l'alternative est claire : ou bien des experts et des sondeurs continuent
d'analyser les besoins sociaux à travers des technologies de plus en plus pointues,
ou bien l'information sociale vient des intéressés eux-mêmes, et les échanges
argumentatifs redeviennent le seul moyen de l'interaction dans un espace public
renouvelé et diversifié. L'espace public est à ce prix qu'il nécessite la multiplication
des choix débattus à proximité des demandes sociales. Sans parler ici de
démocratie directe (et sans oublier les problèmes que Jean-Jacques Rousseau avait
posés dans Le Contrat social à propos des risques de toute démocratie
représentative), force est de constater que l’économie solidaire met à jour la
nécessité d'une démocratie participative dont les relations de proximité entre
décision et action sont consubstantielles.
Économie et espace public réconciliés
14On peut classer les différentes expériences d'économie solidaire en trois types :
les premières proposent des initiatives d'échanges équitables de biens et de services
commerciaux ou non commerciaux ; les secondes tentent de concevoir des
entreprises où les relations de travail sont relativement transversales ; les troisièmes
visent à combler les manques ou à étendre les prérogatives des services publics ou
des collectivités locales. À chaque fois on retrouve cependant trois mêmes
caractéristiques : d'une part, il n'y a pas recherche de profit mais volonté d'échange
équitable ou de solidarité, d'autre part, les objectifs et le fonctionnement sont
décidés à partir de débats entre toutes les parties et avec la volonté de parvenir à un
consensus prenant en compte la totalité des intérêts en présence, et enfin on
cherche soit à combler des manques dans l'offre de biens et de services d'utilité
sociale, soit on travaille à une réinsertion dynamique des populations en grande
difficulté sociale. Les expériences mentionnées dans la deuxième partie partent
toutes par obligation d'un espace public partiel ou local dans la mesure où elles
sont circonscrites à des espaces sociaux eux-mêmes spécifiques, et tant que
l'économie solidaire n'accédera pas à une légitimité universelle. On ne discutera pas
cependant ici du problème de la pertinence d'espaces publics partiels non inclus
dans un espace public de même nature. Autrement dit, si la sphère bourgeoise
censitaire du XIX  siècle ne pouvait finalement être comprise comme un véritable
e

espace public dans la mesure où elle excluait la majorité de la population du


suffrage universel et du débat citoyen, elle n'en représentait pas moins une
préfiguration. Aussi peut-on considérer de la même manière les expériences
d'économie solidaire. On peut du coup mettre à jour les redoutables ruptures qui
sont préfigurées par ce type de logique économique. Certes, l'économie solidaire ne
prétend pas devenir un modèle unique, mais elle a malgré tout vocation à se
développer et à devenir un modèle équivalent aux logiques marchandes privées et
publiques. Et puisqu'on parle d'espaces publics locaux et partiels, on peut constater
que le modèle de l'économie solidaire propose à la fois un échange équitable dans
le rapport entre producteurs et consommateurs, et un échange participatif entre
élus et citoyens, de même qu'entre directions et salariés. Même si là n'était pas
l'objectif recherché, l'économie devient alors complètement compatible avec l'espace
public puisque les choix économiques sont intégrés dans l'espace des choix
démocratiques. Pour parler le langage habermassien, le « médium argent » et plus
généralement les rapports marchands sont soustraits à la condensation pathogène
de la communication, et il est restitué au « monde vécu » de l'intercompréhension
langagière.
Au-delà de l'économisme
15On peut revenir utilement à une autre remarque de Jürgen Habermas. Ce dernier
avait remarqué le point de vue unilatéral de Marx à ne tenir compte que d'un canal
d'interaction des individus, celui du travail. À côté de ce canal économique, Marx a
occulté l'existence d'un autre canal d'ordre symbolique que Freud a mis à jour et à
partir duquel se joue aussi l'interaction entre individus (Habermas, 1976). Au
système de contrainte par le travail, il faut ajouter le système de contrainte par
l'intériorisation des règles de sociabilité. L'interaction est à la fois économique et
symbolique, y compris dans la sphère de l'économie. Cela signifie tout simplement
que la sphère économique ne peut-être réduite à sa logique instrumentale, qu'on
l'appelle production et échange des biens et services, création de valeur ou
satisfaction des besoins des consommateurs. La rationalité démocratique doit aussi
pénétrer la sphère économique. Marx avait posé cette question sous forme
d'appropriation collective des moyens de production. Mais on sait aujourd'hui que
cette seule disposition n'est pas de nature à éviter le rétablissement de nouvelles
formes de domination, voire d'une forme de capitalisme d'État. Mais le philosophe et
économiste allemand ne pouvait à son époque que poser la question de la
production hors de celle de la consommation. C'est ensemble qu'aujourd'hui
production et consommation marchandes mettent en péril les ressources naturelles
et le bien-être de l'humanité. « Si l'on veut inciter la société à se penser autrement
que comme un appendice du marché, la première chose à faire est de mettre au jour
les racines anthropologiques de la frénésie de consommation, par-delà la
rhétorique utilitariste de la science économique. Mais si « le sentiment d'autonomie
que suscite l'individualisation de la consommation constitue une part importante du
bénéfice » retiré par les producteurs-consommateurs, « tout change dès lors que le
processus de libération des contraintes matérielles et sociales a atteint un certain
stade » (Perret, Roustang, 1993, p. 194-195) dont les signaux d'alarme pour les
individus comme pour la planète se multiplient. Alors apparaît nécessairement la
conscience que le bien-être est au moins autant lié à la qualité des rapports sociaux
qu'à la richesse des échanges marchands. Si le marché a permis les conditions de la
richesse des nations, c'est la démocratie qui a fondé la qualité des rapports sociaux
et politiques.

16En conclusion, lorsque les promoteurs de l'économie solidaire s'ouvrent à la


logique de l’espace public, c'est bien sûr ce terrain d’une rationalité démocratique
des pratiques économiques qu'ils pénètrent. Ils ne posent rien moins que la triple
exigence d'un nouveau type d'organisation économique où les individus
réfléchiraient collectivement au sens de leurs activités de production et de
consommation, débattraient des orientations économiques qui semblent les plus en
accord avec le respect de la société, des individus et de la nature, et décideraient
collectivement de leurs choix. Cela signifie que l'espace public de la démocratie doit
pénétrer à la fois l'organisation des entreprises et le champ de la consommation.
Cela revient tout simplement à réarticuler sinon à interpénétrer les sphères
politiques et économiques, ou, dit autrement à introduire l espace public dans
'

l'entreprise et sur le marché. Lorsque ni la main invisible, ni l'État Providence ne


peuvent engendrer une économie solidaire, c'est aux citoyens eux-mêmes de
réfléchir publiquement aux destinées économiques.

Espace commun ou espace public ?


L'antagonisme de la communauté et de la publicité
Étienne Tassin
p. 40-46

1La pensée de l'espace public est distincte de la pensée de la communauté. Il s'agit


tout autant de saisir leur différence que de comprendre leur articulation. Tout
espace public semble d'abord se donner comme un espace commun. Mais de quelle
façon un espace peut-il être commun ? Cette question est un préalable à celle de
savoir comment un espace peut être public. Il existe en effet des espaces communs
non-publics, des communautés qu'à juste titre, et pas seulement au sens juridique,
on nomme privées. Inversement, on peut penser qu'une communauté  politique se
constitue de l'institution d'un espace public. Son caractère de communauté doit
alors se comprendre à partir de celui de publicité. Le rapport du commun au public
peut donc être élucidé au travers de deux interrogations conjointes : comment
passe-t-on du commun au public ? Quelle communauté s'institue depuis un espace
public ? Ainsi pourra-t-on peut-être définir le régime de communauté – ce qu'il y a
de commun, ou en commun – auquel obéit une société dont la dimension politique
s'exprime avant tout dans la mise en place d'une res publica *.

Communauté et espace public : l'articulation des deux


notions
2L'idée de communauté est une idée difficile, non seulement en raison des
différentes figures que peut prendre la communauté (communauté des amants ou
des amis de la famille ou du travail ; communauté ecclésiale ou politique, etc.), mais
surtout en raison de son caractère fantasmatique : l'utopie communautariste semble
nécessairement hanter la pensée de la communauté.

3De ce fantasme communautaire on peut prendre la mesure dans cette forme


paroxystique de la communauté qui s'éprouve dans la communion. Elle se repère
d'abord de façon privilégiée dans la communauté des amants, sous la forme du don
de soi, du dessaisissement de soi en l'autre par lequel la relation de deux êtres vient
contradictoirement s'effacer dans la fusion des deux termes, en sorte que l'union
commune – la commune union – se révèle oubli de soi autant que de l'autre,
résorption dans un corps unique substitué aux deux singularités initiales. Cette
figure fusionnelle se trouve par ailleurs reconduite dans la communauté
eucharistique, selon le paradigme du partage du corps du Christ. C'est elle qui
commande bon nombre de pensées ou d'expériences communautaires, que ce soit
la communauté fraternelle, la communauté des égaux ou ce que Sartre analyse
comme « groupe en fusion ». On sait enfin, depuis La Boétie au moins, comment
cette figure de la communauté n'acquiert de signification politique qu'en
s'ordonnant à la passion de l'Un, au mythe d'une communauté substantielle qui
répète le mystère de la consubstantiation divine, et comment elle induit une forme
de société qui érige le corps social en un tout organique, entraînant avec elle la
destruction de tout espace public.

4Cette figure paroxystique de la communauté fait valoir la communion comme


aboutissement contradictoire de la communication. Elle indique,  a
contrario, comment l'institution d'un espace public est précisément ce qui maintient
la communauté à distance d'elle-même : ce qui, certes, rapporte les individus les
uns aux autres, mais qui dans le même temps les déporte les uns des autres, ce qui
les soumet à un régime d'impropriété mutuelle afin de préserver les termes d'un
échange possible. Espace de distanciation, espace de médiation qui interdit le don
de soi autant qu'il préserve du rapt de soi. Surgit là une dimension tout à fait
paradoxale de l'espace public. Mais ce paradoxe est peut-être ce qui le qualifie au
mieux. Si on veut comprendre ce qui se joue de commun dans l'espace public, il faut
d'abord saisir à quel mode ou à quel régime du communautaire cet
espace soustrait la communauté.

5La communauté tend vers la conversion, au sens strict de l'action de se tourner


vers Dieu, vers une entité d'ordre supérieur en laquelle ses membres s'incorporent
comme parties d'un tout identitaire et substantiel ; mais aussi au sens général de
l'adhésion et de la transmutation de soi qui fait des membres de la communauté des
fidèles, des frères, des camarades, des patriotes, etc., bref, les membres d'un même
corps. Contre cette conversion inhérente au rapprochement communautaire,
l'espace public est alors ce qui, au sein de la société, se déploie comme espace de
diversion, empêchant toute personnification du corps social, détournant les
individus de toute adhésion massive sous couvert d'identification communautaire.
De la même façon, toute communauté tend vers la confusion, la fusion commune. À
l’inverse, l'espace public doit se comprendre comme un espace de diffusion, parce
qu'au lieu de fondre les individus dans la figure de l'Un, condensant l'ensemble
social en son principe unifiant, il les répand dans l'espace, les extériorise, les tient à
distance. Espace de diffusion aussi, parce qu'il se donne comme le lieu et la
modalité d'une transmission entre individus tenus séparés, instituant et préservant
une possible communication.

6On pourrait comprendre l'espace public comme ce qui oppose un mouvement de


divergence à une tendance à la convergence, un mouvement de diversion à une
tendance à la conversion, un mouvement de diffusion à une tendance à la confusion,
bref, un mouvement de désunion à une tendance à la communion. Pourtant, à forcer
ce trait, ne risque-t-on pas de vider la communauté de son sens pour décrire ce qui
ne serait que la plate juxtaposition d'instances disséminées dans l'espace, n'ayant
plus rien de commun ? Aplatissement de la communauté dans sa figure sociale
qu'on a pu décrire comme le rassemblement apathique et contingent de bonheurs
privés, d'individualismes du repli sur soi, indifférents au destin politique de la
communauté. Étrange espacement de la communauté qui la diluerait au point qu'en
l'espace public rien ne se donnerait comme res publica, objet d'engagement et de
responsabilité politiques communs. Désinvestissement et désintéressement seraient
l'effet pervers d'un espace de distanciation éloignant excessivement les individus de
la communauté, les tenant à l'écart les uns des autres comme autant de monades
étrangères et dépolitisées. Apparaîtrait alors que les organes de médiation
politiques et médiatiques n'assuraient plus que la transmission et la diffusion d'un
simulacre de vie communautaire sans lequel tout lien serait rompu, mais qui ne
serait plus que symbolique et formel.

7La pensée de la communauté, du moins de la communauté politique, doit se tenir à


égale distance de deux écueils, de deux formes de déliaison : celle qui résulte d'une
conversion communionnelle de la communauté qui tend à effacer les pôles d'une
communication possible ; celle qui résulte de son contraire, d'une dispersion et
d'une désunion des parties qui s'exprime dans l'atomisation sociale. Au fantasme de
la fusion d'une pluralité en un corps substantiel s'opposerait la dissolution du lien
politique dans l'atomisation et la sujétion sociale. À une communauté intégrative
s'opposerait une société ségrégative. Mais ces deux formes de déliaison
communautaire, politique et sociale, sont en réalité comme l'endroit et l'envers
d'une même idée de la communauté. La figure centripète de la communion
s'accompagne de la figure centrifuge de la désunion. C'est la même pensée de la
communauté qui suscite l'image de la conjonction et celle de la disjonction, ce que
révèle l'apologue des disjecta membra. À la formule de Saint Paul : « Tous en tant
que nous sommes dans le Christ, nous sommes membres les uns des autres »,
correspond la fable de Menenius Agrippa des membres et de l'estomac qui, derrière
l'image d'une société organique, dessine, comme le fait remarquer Jacques Rancière,
la figure de la division jamais surmontée (Rancière, 1990, p. 85). Il y a division et
ségrégation dans la stricte mesure où la communauté est intégrative et jamais
simplement additive et agrégative. Le mouvement centripète qui s'inverse en
mouvement centrifuge répond à un même paradigme organiciste qui fait des
citoyens les membres d'un corps unifié.

8Mettre l'accent sur l'espace public comme espace de distanciation, c'est reconnaître
en lui à la fois une forme de société et un régime politique qui tendent à
désamorcer d'un même mouvement et la tendance fusionnelle de la communauté, et
la représentation organiciste de la société qu'elle présuppose. Mais c'est, on le sait,
inscrire dans la communauté quelque chose comme son désaveu, la soumettre au
risque de son éclatement, de son éparpillement, par où la société politique ne peut
plus se laisser penser comme communauté mais comme simple agrégation de
particules atomiques. Penser l'articulation de l'espace public à la communauté
reviendrait alors à saisir dans l'espacement ou la distanciation, ce qui peut affranchir
la compréhension de la communauté sociale et politique de son présupposé
organiciste sans la priver du lien communautaire dont le défaut la vouerait à la
dissociation. Bref, l'affranchir du paradigme spatial centripète/centrifuge qui
commande sa représentation.

La maisonnée ou la cité
 27 1. La vie privée, idiosyncrasique, est une vie « idiote » en ce qu'elle est privée non
pas de comm (...)

9L’analyse phénoménologique* de la communauté doit donc s'éclairer du principe


fondamental de toute analyse politique, qu'Aristote énonce aux premières lignes
de La politique : principe d'une différence de nature, et non simplement d'espèce,
entre la cité (Koinonia politike) et les autres formes de communauté dont pourtant
elle dérive génétiquement. Si, d'un point de vue génétique, la cité résulte d'un
développement naturel qui, du couple initial conduit à la famille ( oikia), puis au
village, extension de la famille ou colonie ( apokia), et enfin à la cité ( polis*),
communauté née du rassemblement des colonies ; du point de vue de son concept,
la cité, antérieure à ses parties constituantes, n'est pas simplement naturelle : elle
est par nature d'institution humaine et, à ce titre, d'un autre ordre que les
communautés qui la composent. Au lieu de s'ordonner à la seule satisfaction des
besoins, elle vise l'institution d'un espace public proprement politique affranchi des
nécessités naturelles, et ordonné, lui, à l'euzein*. Si les membres de la communauté
domestique peuvent être dits, comme le rappelle Aristote, des compagnons
(homosipuous : ceux qui partagent le même pain) ou des commensaux
(homokapous : ceux qui partagent la même table), et les membres de la colonie, des
frères de lait (homogalaktas), les membres de la cité sont, eux, affranchis de toute
attache naturelle et native, de tout lien communautaire forgé dans la nécessité vitale
et l'origine gentilice. À l'établissement de la cité, communauté destinée par nature
au vivant politique qu'est l'homme mais s'instituant dans une rupture par rapport à
sa genèse naturelle, correspond l'institution d'un espace public, non originairement
commun, qui doit dessiner en l'absence d'un espace commun natif, les conditions
d'une communauté possible. Par définition, le lien politique ne peut pas plus être
celui d'une nourrice commune que celui du compagnonnage ou de la commensalité.
D'institution entièrement humaine, il ne peut être que celui de la citoyenneté
politique, qui repose sur le principe non naturel de l' isonomia, et qui ne prend sens
que par l'institution d'un espace public au lieu où, par principe, doit faire défaut
l'espace commun de l'origine. C'est pourquoi le politikos* est lui-même pris dans
une différence de nature au regard des figures naturelles de domination qui
régissent les autres formes de communauté, celle du basileus (Roi), de
l'oikonomos (le chef de famille) ou du despotês (le maître). L'espace public politique
est en son principe soustrait à l'hégémonie des formes naturelles de domination qui
relèvent d'une expérience privée de la communauté27.

 28 PATOCKA, Jan, « L'espace et sa problématique », in Qu'est-ce que la phénoménologie,


traduction fra (...)

10L'extension civile de la maisonnée, qu'Aristote nomme la colonie, correspond, elle,


à une « politique » coloniale : elle porte, dit Patocka28, le nom d'empire. La
« politique » impériale ou coloniale n'est en réalité qu'une  oikonomia* généralisée
qui comprend le monde comme une grande maisonnée : se maintenant dans la
sphère propre de l'oikia, celle de la nécessité vitale et de la domination privée, elle
récuse par avance cette rupture d'avec la domesticité qui ouvre à la vie politique
dans un espace public affranchi de l'économie domestique. La « politique »
impériale ou coloniale – et ses avatars modernes, l'impérialisme et le colonialisme –,
conçoit la communauté politique sur le modèle d'un élargissement de la spatialité
communautaire proximale du chez soi. Elle est toujours  intégrative parce qu'elle
cherche à conjurer l'apeiron* et le polemos*, comme tente de le faire la
communauté incarnée dans le maintien de sa proximité à elle-même. Mais elle
procède selon le principe de l'expansion vitale : elle tend à spatialiser sans solution
de continuité le noyau originel de la maisonnée, à résorber l'étrangeté de l'autre, à
récuser l'incomplétude et l'indéfinie finitude de toute ouverture en son
indétermination foncière, bref, à envahir l'espace en sa totalité afin de faire
disparaître tout dehors de la communauté, de l'inclure en un dedans.
11Qu'on ne puisse dériver génétiquement la communauté politique ou l'espace
public de la coexistence originaire, cela signifie qu'un espace public, cette modalité
de l'espace qui institue un public au regard d'une scène publique, ne peut ni se
comprendre comme la simple extension d'un espace privé, ni comme la simple
formulation d'un espace commun, celui de la proximité commune dans laquelle se
tient la matrice phénoménologique initiale du je/tu/il ou la matrice politique initiale
du rapport couple/famille/colonie.

Espace intervallaire et lieux communs


12Pour saisir les caractères d'un espace public, il nous faut rompre avec une certaine
représentation de l'espace, que ce soit celle d'un espace égocentré dont toute
l'extension se définirait depuis le sujet et par rapport à lui, ou d'un espace
« koinocentré » ou ethnocentré qui ne serait que l'ampliation du premier modèle
sous sa forme communautaire : espaces de la fratrie ou de la patrie. Reproduisant le
paradigme centripète/centrifuge, l'espace ainsi représenté est toujours conçu en
terme de distance : par où la question de la communauté politique est, elle, toujours
instruite dans les termes du proche et du lointain, du propre et de l'impropre, de
l'indigène et de l'étranger, bref, mesurée en termes d'écarts par rapport à un centre
donné comme lieu du propre, de l'authentique, de l'origine ou de la nature.

13L'espace est public quand il n'est plus commun, quand il ne se donne plus dans
une communauté tendanciellement proximale. Aussi nous faut-il le comprendre non
comme celui de l'apprivoisement ou du dé-loignement qui tient uni ce que la
distance sépare, mais au contraire comme ce qui se déploie  entre, comme ce qui, dit
Hannah Arendt, inter homines est, ce qui sépare les individus, les tient dans une
extériorité des uns aux autres et dans une extériorité de chacun à l'ensemble. Bref,
penser l'espace comme ajointement d'intervalles et non comme relation de distance.
Non plus espace extensif, mais jeu des séparations liantes et de liens séparateurs.
Le problème est moins celui de la distance qui sépare que celui du lien qui unit dans
la séparation. D'une certaine façon, ce qu'il y a de commun dans l'espace public, est
la dimension intervallaire dans laquelle nous nous rapportons les uns aux autres et,
de là, à nous-mêmes.

14Cette forme de l'espace ne dérive de rien : la polis est son institution, l'institution


des intervalles qui relient sans englober ni intégrer. En raison de la pluralité
originaire (condition de la politique, sans laquelle celle-ci ne serait qu'affaire de
famille et d'économie domestique), on pourrait parler d'un espace pluricentré. Mais
encore faut-il considérer que cet espace relève moins d'une abstraction
mathématique que d'une topologie concrète. Plus qu'une métaphore géométrique, il
appelle une pensée des lieux. Comment concevoir l'espace public sinon comme
un topos* des topoï ? Cela signifie-t-il qu'il faille opposer un espace vécu à un
espace géométrique, un espace incarné à un espace abstrait ? Sans doute non. Mais
sous le terme d'espace, il convient d'entendre un domaine public, à condition de ne
pas réduire ce terme à sa signification juridique ni, surtout, à sa signification
étymologique qui l'apparente à la structure strictement privée du  dominium (et de
l'imperium), de la domus (de la maisonnée) et du dominus (l'oikodespotes). Parler de
domaine, c'est désigner une topique des lieux articulés entre eux par l'institution
symbolique d'un topos de la pluralité, topos « commun » en ce qu'il inscrit la
pluralité dans la visée d'une communauté qu'aucune origine commune ne fonde ou
justifie tandis qu'elle récuse par principe toute communion finale. Car la pluralité
ontologique en sa diaspora originaire exige l'institution de communautés finies qui
lient le disparate sans effacer la disparité, sous peine de disparaître. Mais elle l'exige
sous la figure d'une topique. Par où s'ouvre une nouvelle compréhension du
problème qui doit s'expliciter, non plus dans le rapport de l'espace à la
communauté, mais dans le rapport du domaine public au monde commun dont il
est la condition de possibilité.

Le domaine public et l'institution du monde commun


15Toute communauté s'élabore depuis des expériences de monde privées,
singulières, toujours particulières, et qui s'énoncent selon des modes plus ou moins
idiosyncrasiques. Tous ces énoncés s'expriment sous la forme d'un  doke moï ; un
« il me semble que... » tel qu'en advenant à la parole la particularité dessine un
horizon commun possible. Le doke moï est la formulation d'un monde particulier
qui se déploie sur fond d'une communauté des mondes particuliers. L'opinion
articule toujours déjà l'idion* au koinon*. Non que le monde qu'elle suppose et vise
à la fois ne soit que l'intégrale des mondes particuliers comme horizon des
horizons. Mais parce que la particularité ne peut se déployer comme horizontalité
qu'à condition du monde. « Monde commun », cela ne signifie donc pas un horizon
supposé commun des mondes particuliers, le simple corrélat d'un acte de
conscience. C'est au contraire un trait existential de l'être-au-monde, ce sans quoi
aucune opinion ou aucune communauté d'opinions particulières ne pourrait
dessiner une figure de monde, même particulier. Le monde commun est
phénoménologiquement irréductible. Mais il n'est pas donné : ni naturel ni natif.
Nous ne naissons pas à ce monde : nous ne naissons qu'à des mondes qui ne sont
tels – des mondes –, qu'à condition du monde qu'ils ne sont pas.

16D'une certaine façon, les topoï, les lieux communs de nos appartenances et de


nos discours qui en énoncent le sens, dessinent l'entrecroisement des figures de
monde véhiculées dans les différentes énonciations des doke moï : entrecroisement
par lequel les expériences particulières de mondes particuliers assumées par la
parole – dans l'adresse à –, donnent lieu à un monde commun. Le monde n'existe,
comme monde commun, dit Arendt, qu'autant qu'il est objet de dialogue, objet
d'un dialegesthai* qui en est un parcours, par la pensée et la parole, avec les autres.
Mais si en toute communauté s'inscrit déjà une communauté des mondes sous la
figure d'un monde commun, ce monde commun ne s'exprime jamais comme être-
en-commun d'un même monde. Pour le dire autrement, chacun appartient toujours
à un ou des mondes particuliers répondant à des régimes de temporalisation et de
spatialisation différenciés et jamais nécessairement connexes. Comme le dit
Patocka, il n'existe pas un monde naturel, seulement des  Lebenswelt* marqués
d'une historicité différentielle et irréductible. Le paradoxe d'un monde commun se
déployant toujours dans une historicité différentielle de mondes vécus indique le
sens d'une pensée de l'espace public et son enjeu politique.

17Le monde n'est commun que d'être institué symboliquement comme commun
dans la parole, dans l'articulation des  topoï, des lieux communs et des discours, par
lesquels les langues se rencontrent, s'agencent et dans lesquels se marquent leur
irréductible différence autant que la communauté de monde qui rend la parole
possible et sensée. Dans l'ordre de l'agir, cette institution symbolique doit aussi se
comprendre comme institution politique d'un espace public au sein duquel
s'ajointent les mondes vécus et les communautés particulières qui se reconnaissent
en eux. Une pluralité de communautés ne devient la communauté d'une pluralité
que par l'institution d'un topos des topoï sous la forme d'un espace public
intervallaire qui connecte les lieux particuliers, non pour donner naissance à un
être-en-commun mais à un « vivre ensemble ». L'espace public ne peut être un
simple espace commun, si nous entendons par là l'espace d'un être-en-commun. Si
nous pensons ensemble le caractère phénoménal du monde tel qu'il se livre sous la
forme du doke moï qui dit ce qu'il me semble être, et la dimension fondamentale de
pluralité qui exige l'institution d'un domaine public, on comprend alors que public
signifie moins commun que visible. Le domaine public est cet espace de visibilité,
lieu de l'apparition du monde : non pas ce sans quoi le monde ne serait pas, mais ce
sans quoi il ne pourrait apparaître comme monde commun. Aussi le sens ultime du
« vivre ensemble » politique ne peut-il se saisir depuis la question de l'être-en-
commun, question de la communauté, mais depuis celle de l'apparaître commun
des êtres, question de la polis, du domaine public de visibilité.

18D'un point de vue politique, c'est-à-dire d'une véritable compréhension de la


signification politique de la pensée, il nous faut reconnaître que l'être-en-commun
n'est que l'apparaître commun des êtres. C'est évidemment une position
ontologique fondamentale. Comme l'écrit Hannah Arendt (1967, p. 140), « dans le
domaine des affaires humaines, l'être et l'apparence sont réellement une seule et
même chose ». La dimension phénoménale de la politique qui correspond à la
dimension phénoménale du monde ne signifie pas que nous sommes condamnés à
l'apparence parce que nous serions voués à l'authenticité. Si la pensée de la
communauté peut se rattacher au thème de l'authenticité dans la mesure où elle
met en question pour chacun de ses membres le rapport de son identité propre à
celle de la communauté dans laquelle il se reconnaît, la pensée de l'espace public,
en revanche, récuse à la fois la quête de l'authenticité propre et la condamnation de
l'apparence inauthentique. Qu'être et apparaître soient réellement une même chose,
signifie que la politique se déploie dans un ordre de visibilité publique qui, par
principe, reste étranger à l'ordre des motivations intimes, des intentions
personnelles, des convictions privées et des adhésions confessionnelles ou
culturelles par lesquelles se tissent, s'affirment et s'expriment les communautés de
monde particulières. Mais cela signifie également que ces dernières restent, par
principe, extrinsèques à l'espace public qui ne peut constituer pour elles le lieu d'un
investissement, d'une appropriation ou d'une identification communautaire d'ordre
supérieur qui tendrait à fondre l'ensemble des communautés de monde particulières
en un tout unique. Car la communauté politique n'est pas la réduplication à une
puissance supérieure du principe communautaire. Si la communauté est par
définition homogène, le domaine public est par définition hétérogène. L'espace
public est impropre ; et en ce sens, uniquement, il peut être dit « commun ».
Pourtant, si l'espace public ne peut se confondre avec un espace commun, le
principe communautaire peut, lui, envahir l'espace public au point de le détruire.
Car il ne peut le faire que de façon hégémonique, impériale, en le colonisant. C'est
qu'alors, en effet, en s'imposant, une communauté de monde particulière impose au
domaine public un ordre de convictions et de valeurs par définition privées qui,
quelles qu'elles soient, ruinent, par leur seule prétention à soumettre ce domaine au
critère de l'authenticité, l'impropriété fondamentale de l'espace public et son
hétérogénéité constitutive.

19L'espace public n'est jamais du côté des convictions, toujours du côté de ce qui se
présente à la pluralité des jugements publics. La  polis exige un espace public et
l'institution du citoyen comme juge, comme elle exige une scène publique et
l'institution du citoyen comme acteur. Aussi la visibilité est-elle le seul critère de
l'action politique. Que la publicité – et non la communauté – soit le principe de la
politique signifie en effet que le sens de l'agir politique et du vivre-ensemble ne
s'apprécie pas au regard des motivations, par définitions privées, ou des résultats
escomptés, par définition imprévisibles, mais toujours au regard des paroles qui se
disent et des actes qui s'accomplissent publiquement, s'offrant ainsi au jugement du
public. Le problème politique n'est pas celui du bien commun, mais celui du bien
public. Ou encore : politiquement, seul le bien public est un bien commun.

20Qu'est-ce qu'un bien public ? Il faut ici reprendre l'articulation de l'espace public
au monde commun. Le domaine public n'est pas le monde commun. Mais le monde
commun est ce en vue de quoi l'espace prend sens. Il nous faut comprendre que le
monde commun est la condition de possibilité d'une  polis, de l'institution d'un
espace public et, en même temps, que c'est seulement l'institution de cet espace qui
rend possible un monde commun, que c'est seulement à condition d'un domaine
public que le monde peut être commun. En cette circularité énigmatique réside
peut-être la signification de la communauté politique. Elle indique que toute
politique – toute activité humaine qui s'ordonne à l'auto-institution indéfiniment
reconduite de l'apparaître commun des êtres, de leur espace de publicité – a le
monde comme condition et comme enjeu. Elle prend sens de ce qu'elle fait
apparaître entre les hommes un monde commun, qu'elle lui donne un lieu ou, plus
exactement, lui donne lieu. La politique est ce par quoi le monde a lieu. Le bien
public, qui n'est l'apanage d'aucune communauté particulière, ne peut consister
dans l'affirmation et la préservation d'une prétendue identité communautaire : il est
la préservation de l'espace politique d'apparition et de visibilité qui donne lieu à un
monde commun. Liberté, égalité et justice en sont les conditions de possibilité.

21En ce sens, toute politique est une politique du « cosmos », une cosmopolitique,
non pas au sens d'une mondialisation des rapports humains ou de l'institution d'une
société universelle (ce qui obéirait encore au principe communautaire), mais au sens
où les Républiques sont les lieux d'un monde commun. C'est aussi pourquoi
certaine « politique » peut également être ce par quoi le monde commun n'a plus
lieu, ce par quoi il n'y a plus, pour nous, lieu d'être au monde ou du monde, Ainsi de
la « politique » coloniale ou impériale, qui est une culture de la communauté au lieu
d'être une politique de la publicité. Hannah Arendt nous a aussi appris comment
l'élimination de l'espace public entreprise dans les systèmes totalitaires ou
dictatoriaux était en réalité une destruction du monde commun, l'entreprise d'une
désolation – loneliness –, d'une éradication de l'homme de tout sol, et donc
l'effacement de ce qui lie les hommes, par suppression des intervalles mondains et
des lieux communs. Les « politiques acosmiques » procèdent d'une récusation du
monde commun qui résulte du fantasme communautaire, et procèdent à la
destruction de l'espace public au nom d'une fusion de la pluralité en un corps
organique, sous couvert de restitution d'une identité nationale, raciale, culturelle ou
confessionnelle menacée. Ces entreprises qui menacent toujours devraient nous
faire prendre conscience que l'espace public n'est ni le lieu ni le mode de
façonnement d'un être-commun, qu'il n'est pas le principe d'une identification
communautaire. II est le lieu institué d'un vivre-ensemble qui lie la pluralité des
communautés particulières, qui fait accéder les mondes vécus à une visibilité
politique et qui, maintenant les lieux communs dans leurs intervalles et leurs
connexions, donne existence à un monde commun.

Glossaire
p. 48

1Apeiron : en philosophie grecque, l’ apeiron – que l’on peut traduire par


l’expression « ce qui n’a pas reçu de détermination » – est la substance originelle
d’où émerge le monde et qui le gouverne. Elle entretient en elle tous les contraires
(chaud/froid, lumière/obscurité, etc.), elle abolit toute forme de distinction. Dans le
texte, l’opposition entre apeiron et polemos renvoie aux deux phénomène qui
menacent la communauté : l’indistinction (des autres communautés) et le conflit (la
destruction de la communauté).

2Autopoïétique : en grec "poiesis » signifie " création » ou "production », du verbe


"poiein », "faire ». Un système autopoïétique est un système qui se crée lui-même et
se développe selon sa logique propre. Pour le sociologue allemand N. Luhmann (voir
bibliographie de l’introduction), le système économique, par exemple, est un
système autopoïétique qui n’obéit pas à la même logique que le système
administratif, autre système autopoïétique.

3Conception normative : le concept d’espace public fait à la fois référence à un


processus historique concret (la lente séparation entre l’État et la société civile),
mais aussi à une théorie particulière de ce que doit être, dans l’idéal, une
démocratie. Le concept d’espace public est donc tout à la fois descriptif (il rend
compte d’un phénomène) et normatif (il véhicule une conception particulière de la
démocratie).

4Dialegesthai : terme grec signifiant converser, débattre de manière rationnelle


entre deux personnes.

5Euzein : les Grecs distinguaient le « zein », la vie en commun à tous les animaux,
de « eu zein » le bien vivre (la vie bonne dans des institutions justes dit Aristote)
réservée à la communauté des hommes.

6Idion/Koinon : l’avènement de la cité grecque confère à l’homme, outre sa vie


privée, une deuxième vie, la « bios politikos ». Il y a donc une opposition entre ce
qui est propre à chacun (idion) est ce qui est commun aux citoyens (koinon).
7Isonomia : dans la démocratie athénienne, égalité de tous les citoyens par rapport
à la loi.

8Irénisme : nom commun dérivé de l’adjectif irénique [lui-même dérivé de « eirêné »


(paix)] qui signifie « destiné à rétablir la paix » (entre les chrétiens de confessions
différentes). Par suite, « l’irénisme communicationnel » représente le risque de
confondre communication et accord : la communication ne conduit pas
nécessairement au consensus, elle peut et doit préserver la possibilité de
désaccords démocratiques.

9Koinon : terme grec désignant ce qui est commun (cf.  idion)

10Lebenswelt : vocable de la philosophie allemande que l’on peut traduire par


« monde vécu ». C’est notre monde quotidien, concret, notre monde d’expérience,
notre réalité subjective. Pour Habermas, l’action dans le monde vécu est orientée
vers l’intercompréhension, la communication (il parle « d’agir communicationnel ») ;
tandis que le système étatique et le système économique sont, eux, orientés vers le
succès (il parle « d’agir instrumental »).

11Livre Blanc : ouvrage rédigé par la Commission européenne qui présente les
grandes lignes d’action pour l’avenir dans un domaine particulier (gouvernance de
l’Union européenne, politique de communication, etc.)

12Médiat (adjectif) : qui n'a rapport à une chose que moyennant un intermédiaire (le
contraire « d’immédiat », sans intermédiaire).

13Oikonomia : Vocable grec qui a permis de forger le terme « économie ». Mais, à


l’époque, l’oikonomia désigne surtout la gestion du domaine privé ( oikia), qui était
dirigé par l’épouse et entretenu par les esclaves, par opposition au domaine public,
celui de la politique, qui était l’affaire des hommes libres.

14Phénoménologique : adjectif dérivé du mot phénoménologie, école de pensée


philosophique selon laquelle le phénomène (ce qui apparaît à la conscience) est la
manifestation de la chose elle-même (et non pas, comme dans la tradition des
philosophes idéalistes, une manifestation sensible d’une chose définitivement
inaccessible).

15Polemos : mot grec signifiant « guerre », c’est l’une des racines du mot
« polémique ». Cf. apeiron.

16Polis : ce terme désigne la cité-État (Athènes, par exemple). Pour J.-P. Vernant
(voir bibliographie de l’introduction), la polis connaîtra, par étapes multiples, trois
évolutions majeures : la promotion d’une parole politique critique, la publicité
donnée aux manifestations sociales et aux productions de l’esprit, l’apparition d’un
lien social horizontal entre des citoyens définis comme égaux.

17Politikos : terme grec, signifiant « de la cité », c’est l’origine étymologique du


terme « politique ».

18Res publica : terme d’origine latine signifiant « chose publique » sur lequel sera
forgé le mot « république ».

19Topos (pluriel « topoi ») : mot d’origine grecque signifiant « lieu ».

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