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L’ETAT, LA NATION, L’ETHNIE:

La question de la construction de la nation dans les


Etats pluriethniques.
Par Christian Noël MOUSSOUNDA

INTRODUCTION
Les notions d’Etat, de Nation et d’Ethnie mises en corrélation, semblent nous situer au centre
de la réflexion sur l’être et le vécu politique, social et identitaire de l’individu ou du citoyen vivant
dans un contexte multiethnique, celui notamment de l’Etat postcolonial. Aussi, convient-il de
constater que la récurrence des conflits interethniques dans les Etats africains contemporain
(l’exemple du Rwanda) invite à réfléchir sur les interactions entre l’Etat, la nation et l’ethnie dans
un Etat pluriethnique. Et en vue de cerner les enjeux de ces interactions, un regard diachronique
peut constituer un éclairage significatif. En ce sens, la date du 28 février 1885 est historique. C’est
un acte fondateur qui marque ce qu’il est convenu d’appeler le partage du continent africain.
Entre le 15 novembre1884 et le 28 février 1885, un congrès international a lieu en Allemagne, entre
certains pays européens, pour régler leurs différends coloniaux : c’est la Conférence de Berlin. Au
cours de cette réunion, les puissances coloniales se repartissent les territoires d’Afrique (Trente ans
plus tard toute l’Afrique sera presque colonisée). Or, ce partage colonial du «gâteau » africain, cette
balkanisation artificielle et arbitraire, nous semble expliquer certaines difficultés que rencontrent les
Etats africains contemporains. Les puissances coloniales n’ont pas tenu compte de l’implantation
historico-culturelle des peuples africains. Ces peuples, ayant une certaine organisation politique
endogène (ethnique, tribale) et établis sur des territoires millénaires, se sont vu arbitrairement
confinés dans des territoires aux frontières arbitraires, résultant d’une sorte de balkanisation. Il en a
résulté des territoires. Les Etats africains actuels sont héritiers des frontières issues de la
colonisation. Dès lors, dans le contexte d’un Etat multiethnique, l’exaltation de l’ethnie comme
affirmation de l’identité de chacun fait-elle obstacle au dessein de l’Etat de consolider les bases
d’une nation supra ethnique ? En dehors de tout cadre institutionnel, comment rendre conciliable
l’insularité ethniciste et la nécessité du vivre ensemble ? Comment les Etats contemporains
peuvent-ils parvenir à fonder durablement l’unité de la Nation et préserver les identités
communautaires ?

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I. Etat et Nation à l’épreuve de la diversité ethnique
Dans une première occurrence, l’ethnicité peut gêner les efforts d’édification et/ou de
consolidation d’une nation, particulièrement dans la configuration d’un Etat postcolonial.

1. Exploration conceptuelle
Pour cerner les enjeux induits par la mise en rapport des notions d’Etat, de nation et d’ethnie,
il conviendrait d’abord d’en éclairer le sens.

a) L’Etat.

Raymond A Ramandimbilahatra (2010) a rapporté une réflexion de Georges Burdeau sur


l’Etat, que nous reproduisons ici :

«Dans Encyclopædia Universalis 2005, Georges Burdeau mentionne plusieurs


définitions de l’État, à savoir, celle du géographe qui l’identifie à un territoire, du
sociologue qui le confond avec le fait de la différenciation entre gouvernants et
gouvernés, de l’historien qui y voit une manière d’être de la nation , du juriste qui
l’assimile à un système de normes (H. Kelsen), du philosophe qui le tient pour “la
substance éthique consciente d’elle-même’ (Hegel), de l’économiste qui le considère
comme l’autorité planificatrice suprême ou comme “la grande fiction à travers laquelle
tout le monde s’efforce de vivre aux dépends de tout le monde”; enfin celle du poète qui
dénonce dans l’État “le plus froid des monstres froids” ou “le mur qui entoure le jardin
où poussent les fleurs et les fruits d’humanité.” (Hölderlin).
D’autre part, il cite R. Carre de Malberg4 qui avance que “l’État est une communauté
d’hommes, fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte,
pour le groupe envisagé dans des rapports avec ses membres, une puissance suprême
d’action, de commandement et de coercition”. »
Toutes ces acceptions tentent de cerner les contours de ce que peut être cette réalité complexe
qu’est l’Etat. Il est un principe d’organisation et de gestion de la vie en société, de la vie au sein
d’une nation. C’est une organisation ayant des Institutions, des organes administratifs, juridiques et
politiques. Et pour asseoir davantage cette définition Emmanuel Kant dit :

« Un Etat (civitas) est l’unification d’une multiplicité d’homme sous des lois
juridiques »
L’Etat semble avoir, chez Kant, la vocation d’unifier le divers. Ce qui pourrait revenir, dans le
contexte multiethnique, à unifier toutes les communautés pour édifier une nation, une patrie au-delà
des particularismes communautaristes.

b) La Nation.

Elle peut être comprise dans le sens d’une communauté humaine, assez homogène,
constituant une entité politique, caractérisée par la conscience de son identité historique, culturelle,

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linguistique et de son destin partagé. Aussi, un regard historique nous fait observer la formulation à
la fin du XVIIIe et au XIXe siècle de deux conceptions distinctes de la nation : celle dite allemande
(Herder, Fichte) et l’autre dite française (Renan, Fustel de Coulanges):
- Johann Gottfried Herder (1744-1803) propose une définition de la Nation fondée sur le
sol et une langue commune, et Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), dans ses Discours à
la nation allemande, insiste sur l’idée de peuple et l’importance de la langue.
- Ernest Renan (1823-1892), dans sa célèbre conférence de 1882 intitulée "Qu’est-ce
qu’une Nation ?", pose, quant à lui comme critères de l’appartenance nationale, "le désir
de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis."
Selon lui :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. (…) Une nation est donc une grande
solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est
disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent
par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie
commune.»
La vision allemande semble privilégier le droit du sang, tandis que la conception dite
française postule davantage le droit du sol.

En somme, la nation est marquée d’une connotation affective, morale et culturelle. Elle se
distingue alors de l’Etat qui est une organisation juridique établie sur un territoire déterminé.

c) L’ethnie.

L’ethnie peut désigner un groupe d’hommes conscients de partager une même origine
historique (même ancêtre historique ou légendaire), une même culture, une langue commune, qui se
transmettent de génération en génération. Chaque ethnie a ainsi ses traditions, ses croyances, ses
rites, ses manières d’être et de faire, ses savoirs et savoir-faire, ses techniques… Et pour reprendre
des propos de Max WEBER (1922) :

«L’ethnicité est le caractère ethnique de quelque chose, ce qui comporte des caractères
spécifiques à une ethnie. L'ethnicité est le sentiment de partager une ascendance
commune, que ce soit à cause de la langue, de coutumes, de ressemblances physiques
ou de l'histoire vécue (objective ou mythologique). »
Toute chose qui confère à l’individu membre de cette ethnie une identité (culturelle
notamment). « Mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne »,
écrit Amine Maalouf au début de son essai sur Les Identités meurtrières, cela comprend mes
qualités et défauts, mes appartenances, mes préférences, la façon dont je me définis. C’est cette
identité partagée qui concourt à la solidarité du groupe et donne à l’ethnie la configuration d’une
nation.

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2. L’exaltation des identités ethniques : entrave à la construction d’un Etat-nation.
Historiquement, dans les Etats africains postcoloniaux, l’ethnie précède l’Etat et la nation.
Dans ce contexte, l’exaltation de l’ethnie procède d’une affirmation de son identité. Le recours à
l’ethnie comme cadre d’identification et d’affirmation de l’individu s’avère a priori légitime. En
effet, tout être se définit par les traditions et la culture qui donnent le relief de sa personnalité. Et
dans un contexte d’ascendance historique de l’ethnie sur l’Etat et la nation supra ethnique,
l’individu subirait la prégnance d’une socialisation primaire, celle de sa famille nucléaire, de son
clan et donc de son ethnie. Cette socialisation enracine l’individu dans une identité sui generis, celle
qui réfère à sa communauté ethnique et se manifeste par le truchement de la langue, des normes, des
codes, des us, des croyances, des savoirs, des techniques, etc., qui sont spécifiques à ladite
communauté. L’homme, qui ressort de cette socialisation primaire, est imprégné, au plus profond de
son âme, des référents symboliques et pratiques, des valeurs et donc de la vision de soi et de l’autre
propre à sa communauté. La logique conséquence déductible de cette socialisation c’est
l’immersion de l’individu dans une solidarité filiale à l’égard du groupe, auquel il doit, de façon
mécanique, loyauté, soumission, allégeance, etc. Un tel individu est dans une posture de totale
dépendance à l’égard de sa communauté, à laquelle il doit tout. Son être propre, son eccéité, et donc
son identité dépendent de son groupe ethnique. Vu ainsi, exalter ou vanter les mérites de la
communauté à laquelle l’on appartient, est bien une attitude des plus normales, expression de
l’affection éprouvée à l’égard de ce groupe auprès duquel l’on espère retrouver affection et surtout
sécurité et protection. Dès lors, ce groupe, c’est-à-dire l’ethnie à laquelle l’on appartient, peut être
envisagé comme une nation.

Par conséquent, l’hétérogénéité des ethnies dans un même espace géographique ferrait que
chaque ethnie est une nation qui mériterait son organisation étatique spécifique, car pour qu’un Etat
soit efficient, il devrait s’établir sur un substrat socioculturel homogène. Nous sommes là au cœur
de la thèse romantique ou organiciste de la nation. En effet, le romantisme allemand défend l’idée
d’une insularité des ethnies, de l’impossibilité de mise en cohérence, dans un même Etat, de
groupes ethniques distincts. C’est la position notamment de Herder. En 1769, Herder envisage une
Nation allemande à partir de la langue, c’est la tradition linguistique qui permettra la formation
d’une Nation, d’un peuple, d’un « Volk». C’est ainsi que naît une conception allemande de la
Nation, Volkstum, selon une idée de rassemblement de tous les Hommes ayant une langue
commune, une même culture et une même origine ethnique (Volksgeist, génie nationale, esprit du
peuple). Cette identité et cette solidarité ethniques, qui reflètent l’esprit du peuple allemand, ont
pour socle notamment la langue. La langue remplit une fonction ontologique. En effet, dans le

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Traité sur l’origine des langues (1770), Herder va montrer que la langue, qui est innée, est ce qui
qu’il y a de plus profond dans l’homme, son âme :

«La langue est pour l’homme le sens de son âme » (Herder, 1770).
«On ne peut causer le plus grand dommage à une nation qu’en la dépouillant de son
caractère national, de ce qu’il y a de spécifique dans son esprit et dans sa langue. »
(Herder, in A. Renaut, 1999)
Mais, chaque peuple ayant sa trajectoire historique et culturelle, chaque ethnie a alors sa
langue. Une tentative d’unification du divers ethnique autour d’une langue commune est vouée à
l’échec car les langues sont irréductibles. L’exaltation de la différence ethnique accroit l’insularité
des commutés et rend difficile la construction d’une nation multiethnique. En somme, l’ethnie se
reconnaît à travers une langue spécifique. La pluralité ethnique est alors la pluralité des langues.
Cette diversité linguistique, si elle n’est pas encadrée par l’usage d’une langue officielle, peut gêner
la communication et la compréhension réciproque entre concitoyens. Or, l’incompréhension suscite
la méfiance, voir la peur de l’autre. La langue est porteuse de l’identité d’un peuple, elle est alors le
ciment d’une nation. Sans langue commune une nation peut difficilement se consolider. Herder
corrobore, dans Idée sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784, 1791), l’idée de l’ethnie-
nation ascendante à toute conception d’un Etat en tant qu’instance institutionnelle de régulation.
Car, les peuples en tant qu’individualités culturelles, ne sauraient être mélangés, sans préjudices,
comme des «troupeaux ». Herder (1791) nous édifie en ces termes :

«L’Etat le plus naturel est donc celui d’une nation (Volk) avec un caractère distinctif
qu’elle puisse conserver pendant des siècles. Jamais les éléments dont il se compose ne
présentent un accord plus sain que lorsqu’ils ont été rassemblés et coordonnés par les
fondateurs eux-mêmes ; Car une nation est aussi bien une plante naturelle qu’une
famille, seulement, elle porte plus de branches. Aussi, rien ne parait contraire aux buts
des gouvernements que l’agrandissement des populations et que le mélange bizarre des
races et des nations réunies sous un sceptre unique. »

3. Ethnicité comme alibi de l’ethnisme.


Au dessein universaliste d’une nation supra ethnique, l’on peut opposer le caractère naturel et
autonome d’une nation ethnique, fondée sur l’irréductibilité de la culture et de la langue (expression
de l’esprit du peuple), telle que conçue notamment par les théoriciens du romantisme allemand
(Herder, Fichte…). Mais l’exaltation de l’ethnicité, au demeurant légitime, a souvent donné lieu à
un usage pervers, à une instrumentalisation aux conséquences souvent irréparables. L’ethnicité fait
souvent le lit à l’ethnisme et au repli identitaire.

a) L’ethnisme.

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L’exaltation de l’ethnicité devient une perversion de l’identité lorsqu’elle devient
ethnocentrisme, ethnisme, tribalisme, racisme, eugénisme, etc. Comme l’histoire du 3e Reich l’a
montré, la propension à l’exaltation de la germanité au fondement du romantisme allemand, a fait
l’objet d’une exploitation idéologique. Poussée au paroxysme, l’exaltation de la germanité a conduit
à l’eugénisme qui a abouti, dans son expression la plus hideuse, au génocide ou à l’holocauste juif,
à la Shoa.

Ainsi, si l’ethnicité relève des données socio-anthropologiques objectives, l’ethnisme ou le


tribalisme reposent sur une subjectivité arbitraire au fondement de laquelle se font jour des attitudes
perverses consistant à la négation et au rejet de la différence. Dans son article intitulé : De la
critique postmoderne de la modernité en Afrique. Essai sur les ‘’racines’’ postmodernes de
l’anomie sociopolitique (in L’Envol n°7-2015), Landry Ndounou considère que l’ethnisme ou le
tribalisme consistent dans «le culte de la différence », c’est-à-dire «le particularisme culturel ; la
culture de la haine de l’Autre ; la détermination systématique de l’altérité sous le sceau exclusif du
différend, du contentieux, de l’antagonisme ou de l’ennemi (…), de l’inéluctable affrontement ».

De façon prosaïque, l’ethnisme s’identifie à l’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme est cette


tendance à ériger l’ethnie ou la culture dont on est issu comme modèle de référence, et à juger
l’autre, le différent, à l’aune de ses propres référents culturels. Cette survalorisation-dévalorisation
est la négation, le rejet du droit à la différence, le refus d’une positivité possible de l’ailleurs. Dans
ce cadre, l’ethnisme consiste dans la manipulation d’un ensemble de préjugés et d’idées reçues sur
fond de stigmatisation et de discrimination de l’autre, notamment dans ce qu’il est
fondamentalement, dans son être culturel. En niant le droit à la différence culturelle,
l’ethnocentrisme, l’ethnisme constituent un parti pris dangereux source de racisme et de
xénophobie. Nous donnons alors raison à Jean Paul Sartre qui a écrit, dans Réflexion sur la
question juive (1954)., que «L’ethnisme est une modalité du racisme ». A ce titre, les expériences
historiques de la ségrégation raciale, ségrégation des Noirs aux Etats-Unis d’Amérique, ou de
l’Apartheid en Afrique du Sud, édifient, à n’en point douter, sur les conséquences de l’ethnisme, de
la xénophobie ou du racisme, et de la difficulté subséquente à fonder une nation ou à faire régner la
paix civile dans l’Etat.

b) De l’instrumentalisation au repli identitaire

Dans Pilote de guerre, Antoine de Saint-Exupéry (1942) écrivait que «la démagogie
s'introduit quand, faute de commune mesure, le principe d'égalité s'abâtardit en principe d'identité. »
Ce propos porte l’idée selon laquelle, le transfèrement de l’ethnicité en ethnisme n’est pas anodin. Il

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résulterait d’un travail insidieux d’instrumentalisation du fait ethnique, qui commence avec la
puissance coloniale et continue avec le politicien africain bras séculier du néocolonialisme.

Le concept d’ethnie semble même une construction coloniale. Les colons auraient façonné un
concept vicié pour mieux canaliser et asservir les communautés locales. Il s’agissait d’opposer pour
mieux régner. Grâce à cette instrumentalisation du fait ethnique, le colon a réussi à opposer Bétés,
Dioulas et Baoulés en Côte d'Ivoire, Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi, Bamilékés et Bétis
au Cameroun, etc. la ruse coloniale en vue de l’asservissement du nègre consistait à instaurer une
compétition vicieuse entre différents groupes ethniques et à valoriser le ou les groupes qui étaient
dignes du maître. C’est ainsi que des élites verrons le jour dans les pays africains et qui finiront par
continuer et perpétuer cette gestion inique de l’Etat et de la société, dans la période postcoloniale.

L’instrumentation, l’instrumentalisation et l’exacerbation du fait ethnique sont, dans les


sociétés africaines actuelles l’œuvre de politiciens qui, en mal de popularité, recherchent des assises
et des bases électoralistes. Ainsi, le tribalisme est souvent érigé comme une arme au service des
leaders politiques africains, incapables d’asseoir les principes démocratiques dans leur pays. (Ils
deviennent ainsi des dictateurs capables de sacrifier leur peuple pour leurs propres intérêts). Dans le
discours politique, ils n’hésitent pas à appeler à une haine tribale et à une dévalorisation des
membres d’une autre ethnie : l’ethnie devient un fond de commerce électoraliste. Et, au-delà du
cadre politique, le tribalisme déteint tous les secteurs de la société. Dans sa Préface à l’essai de Paul
Abouna intitulé Le pouvoir de l’ethnie : introduction à l’ethnocratie, Mbonji Edjenguèlè montre,
en partant de l’exemple du Cameroun :

«Comment l’ethnie fonde, plus que toute autre chose, la conduite humaine dans
l’occupation de l’espace, l’appartenance religieuse et l’administration des Eglises,
l’appartenance politique et le choix des représentants du peuple en contexte multi
partisan. Il revient sur la configuration ethnique et régionale des partis politiques,
l’ethnicisation des revendications politiques ».
L’ethnisme ou le tribalisme est un comportement anti démocratique qui pose un problème
moral, d’équité ou de justice sociale, car il conduit à la discrimination, au repli identitaire. Le repli
identitaire est l’attitude qui consiste, dans une situation de crise notamment, à se retourner vers les
«siens », sa famille ou sa communauté, pour y trouver refuge, protection et affection. Il sied de
constater, pour le regretter, que depuis le retour du multipartisme en Afrique, il y a une résurgence
du fait ethnique. Simon-Pierre Ekanza (2014, cité par Ndounou, 2015) fait constater cette
résurgence qu’il rattache à la démocratisation et à la mondialisation :

« A la faveur de la démocratisation et au tournant des années 1990 marquées par la fin


des rentes, les ethnies feront surface : la disparition du parti unique suscite l’éclosion
de multiples partis politiques. Certains d’entre eux, pour trouver une assise populaire,

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construisent leur discours sur une base ethnique, réaffirme un fond culturel propre,
parfois réinventé pour la circonstance, qui trouve un écho favorable auprès des
individus et des masses paysannes, assaillis de difficultés de toutes sortes. (…).Comme
partout dans le monde, la mondialisation avec son cortège de difficultés économiques,
suscite des réflexes identitaires, la montée de communautarismes, et tout
particulièrement la désillusion auprès des sociétés africaines face aux espoirs soulevés
par la modernité. »
Les leaders politiques exploitent cette fibre affective de l’ethnisme pour asseoir leur
puissance hégémonique. En cela le tribalisme ruine les efforts de construction de l’unité nationale.
En effet, sur le plan politique, le tribaliste ne soutient que le parti du frère du village, du clan ou de
l’ethnie, sans tenir compte de son idéologie ni de son programme de société. C’est pourquoi cette
attitude est source de conflits et de guerres tribales. Les guerres génocidaires qui opposent les Hutus
et les Tutsi au Rwanda et au Burundi, les Hutus illustrent bien cette instrumentalisation politique du
fait ethnique dans les Etats africains pluriethniques. Or, l’édification de la nation suppose le
dépassement du cadre du village, de la tribu, de l’ethnie ; car la nation est supra-ethnique.

De plus, au plan économique, les différents projets de développement sont détournés au


profit du village ; et dans l’administration et les entreprises, l’on ne recrute, on ne responsabilise et
on ne promeut que les ressortissants de son ethnie. Et au plan social, les injustices sont légions : les
concours administratifs, les appels d’offre, les passations de marchés, sont truqués. Il est tenu
compte, non du mérite, mais de la filiation ethnique ou corporatiste. Tout cela accroit la corruption
et la gabegie dans l’administration et couvre l’enrichissement illicite de certains hauts cadres ou
hommes politiques qui veulent se pérenniser au pouvoir. A ce sujet, au Gabon, ce mode de survie
politique sur fond d’ethnisme et de repli identitaire s’est souvent traduit par le concept de
«géopolitique » et la figure du doyen politique. En réalité, il s’agit là d’un mode
d’instrumentalisation du fait ethnique aux fins de mieux contrôler les uns et les autres. Chaque
tribu ou classe sociale défend jalousement ses intérêts. Ce qui freine considérablement le
développement économique et social du pays. L’ethnisme constitue donc un réel danger pour la
nation.

En somme, La diversité ethnique, semble poser le problème de l’intégration, du vivre


ensemble, de la cohésion ou l’unité nationale. En effet, des ethnies différentes vivant au sein d’une
même nation peuvent entrer en concurrence ou en conflits car, comme l’affirmait Boutros Boutros-
Ghali, «si chacun des groupes ethniques, religieux ou linguistiques prétendait au statut d'Etat, la
fragmentation n'aurait plus de limite et la paix, la sécurité et le progrès économique pour tous
deviendrait toujours plus difficile à assurer.» (Extrait de l’Agenda pour la paix, 1992).

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II. Postulat de la compatibilité ethnies-nation
L’exaltation de l’ethnicité, bien que légitime parce que fondatrice d’une identité inéluctable,
s’inscrit dans le registre de l’inacceptable lorsque, sous l’instigation de quelques individus mal
illuminés, elle fait route avec l’eugénisme, l’ethnisme ou le racisme, sources de barbarie hideuses.
Pourtant, des ethnies différentes ont partagé historiquement, partagent encore les mêmes espaces
vitaux et sont souvent parvenues à résoudre leurs différends, en dehors de toute implication de
l’Etat. Nous cernons tout le sens de ce propos de Maniragaba Balibutsa (2000), s’inspirant de
l’expérience des pays «des grands Lacs », propos que Landry Ndounou (2012) cite à juste titre :

.«L’ethnie (ethnos) est une réalité historique et supra-individuelle incontestable étudiée


par la sociologie, l’ethnographie, ou l’anthropologie sociale et culturelle, la
psychologie, etc. alors que l’ethnisme, tout comme le racisme et l’ethnocentrisme sont
de simples comportements individuels ou collectifs dont l’étude devrait plutôt relever de
la psychanalyse ou de la psychologie pathologique. Des ethnies différentes peuvent
coexister pacifiquement et finir par se fondre en une nouvelle entité sociopolitique
comme c’est le cas dans la plupart des Etats-Nations modernes. Mais là où l’ethnisme
est élevé au niveau d’un comportement général et normatif, il finit toujours par faire
imploser la société en question. Nous pensons donc que le problème des pays de la
région des Lacs est moins un problème de lutte entre les ethnies supposées ou réelles
que le problème de l’ethnisme ou du racisme endogène précolonial qui a été renforcé
par des idéologies exogènes importées par les colonisateurs et internalisées par les
autochtones. » (Maniragaba Balibutsa, 2000, in Ndounou, 2012)
Une coexistence détribalisée est alors «postulable ».

1. Progressisme identitaire et coexistence pacifique


Hypostasier l’identité comme le professeraient les tenants de l’irréductibilité des ethnies (des
cultures et des langues), reviendrait à en faire un donné figé, résolument tourné vers le passé. Ce
passéisme «archaïsant » contraste avec la vocation de l’humain au changement permanent.
L’homme, disait Sartre, n’est pas une essence a priori, c’est un être de projet, un être toujours en
projet, un projet d’être, une liberté en situation ; l’homme n’est que ce qu’il se fait : «l’existence
précède l’essence ». L’identité est donc toujours à (re)construire et rien ne condamnerait l’humain à
se figer et à ressasser un passé dont il serait irrémédiablement nostalgique. Alain Finkielkraut
(1987) note dans cet esprit :

«Il y a en l’homme un pouvoir de rupture : il peut s’arracher à son contexte, s’évader


de la sphère nationale, parler, penser et créer sans témoigner aussitôt de la totalité
dont il émane. En d’autres termes, il n’a pas conquis de haute lutte son autonomie à
l’égard des instances paternelles qui cherchaient à restreindre le champ de sa pensée,
pour être absorbé, sans autre forme de procès, par cette mère dévorante : sa culture ».
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Sans parodier Hegel, nous pensons que tout homme est fils de son temps. L’environnement
sociétal de façon générale impacte sur le vécu, sur l’être social de chaque individu. En ce sens,
l’identité se façonne progressivement avec les autres, parmi les autres, grâce aux expériences
partagées : à l’école, au travail, dans la vie de tous les jours, dans les joies comme dans les peines.
Et lors de tous ces instants de vie partagée, la donne ethnique n’est pas primordiale. D’autres
repères cimentent nos relations. Toutes choses qui créent une affectivité nouvelle sur la base de
laquelle le vivre ensemble s’enracine. Par conséquent, une autre expérience partagée, une autre
vision de l’avenir peuvent légitimement fonder une nation, au-delà des référents ethniques. C’est à
ce titre que nous donnons raison à ce propos de Renan :

« Le culte des ancêtres est de tout temps le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce
que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la
véritable) voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des
gloires comme dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de
grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un
peuple. (…) Dans le passé un héritage de gloire et de regret à partager, dans l’avenir
un même programme à réaliser, avoir souffert, jouit, espérer ensemble, voilà ce qui
vaut mieux que les douanes communes et des frontières conformes aux idées
stratégiques, voilà ce qu’on comprend malgré les diversités des races et des langues.
(…) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des
sacrifices qu’on a fait et de ce qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé,
elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir
clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est,
(pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de
l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. (…) L’homme n’est esclave ni de sa
race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des
chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de
cœur, crée une conscience morale qui, s’appelle une nation. »
Des générations de populations, bien qu’à la base d’origine hétéroclite, ont eu en partage les
expériences de l’esclavage, de la colonisation, des mouvements de lutte pour la décolonisation, de
l’indépendance, des luttes syndicales pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, etc.
Ces vécus historiques constituent un substrat à partir duquel les citoyens peuvent surmonter leurs
différences culturelles d’origine et espérer construire un avenir commun. L’existence d’une nation
ne relève pas d’un décret divin, établi ad vitam aeternam. Une nation se construit à partir de
l’expérience collective quotidienne, à partir d’une solidarité sans cesse mise à l’épreuve : c’est « un
plébiscite de tous les jours ». Cette histoire commune permet alors une cohabitation dans le respect
de la différence, une coexistence pacifique.

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2. Des valeurs au fondement du vivre ensemble
Rappelons que dans les jeunes Etats africains les peuples sont d’origine hétéroclite et la donne
ethnique est antérieure à la constitution des communautés nationales. C’est pourquoi la nation peine
à y prendre forme et que la référence à l’ethnie est encore très prononcée. Toutefois, l’affirmation
des identités est compatible avec la cohésion des différences ; le multiple, sans être nié, est
conciliable avec l’un. Autrement dit, la diversité des communautés peut participer positivement à
l’édification d’une nation harmonieuse et prospère, ce, au moyen de l’intégration. Par ce concept,
nous entendons l’aptitude à s’ouvrir à l’autre, à le découvrir et le comprendre sans préjugés ni idées
reçues, à accepter et tolérer les différences culturelles. L’intégration peut aboutir à l’immersion dans
la culture de l’autre, sans renoncement à la sienne.

L’intégration peut se faire au niveau culturel par le brassage des cultures ou l’inter
culturalité. Ce brassage n’est ni un renoncement à son identité ni une assimilation, mais un
enrichissement réciproque dont l’avantage est de mieux se faire connaître et connaître l’autre et de
lui ôter son caractère étrange. En effet, la vie consistant, du point de vue de Karl Popper à «résoudre
des problèmes », nous considérons que la culture est un ensemble de solutions adaptatives que des
hommes, pris dans des conditions socio-historiques particulières, ont élaborées pour répondre aux
défis qu’ils rencontraient. Vue ainsi, l’inter culturalité devrait s’appréhender dans le sens d’une
mutualisation des réponses adaptatives, d’un partage des expériences qui ont aidé à la survie. Ce
que l’un a trouvé est profitable à tous. Ne dit-on pas souvent : «on ne réinvente pas la roue ! » Nos
différences sont un atout, une richesse. Antoine de Saint-Exupery aurait dit dans son ouvrage
intitulé Citadelle : «si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser tu m’enrichis ». Nous
pouvons d’ailleurs observer que ce brassage intègre bien les concitoyens dans les domaines des
savoirs symboliques (initiations aux rites d’autres ethnies, à l’exemple du Bwiti) et de la
pharmacopée (prise en compte des guérisseurs sans distinction d’ethnie ou de religion…). La
fédération des différentes expériences culturelles et/ou cultuelles est un réel bénéfice pour une
nation. D’après Gérard Cauville : «la Pluri-ethnie, le Métissage et l’Accueil à l’autre, dans le
respect mutuel des traditions et des confessions, sont un enrichissement pour le Monde. »

Allant dans le même sens, le brassage social est aussi source d’intégration et de cohésion
nationale. La mobilité à travers les espaces peuplés par d’autres facilite la découverte, la
connaissance et l’acceptation de la différence, et donc d’autrui ; l’ignorance est source de
préjugés tribalistes. Il y a donc intérêt, pour les enfants d’un même pays, de privilégier le vivre
ensemble en se côtoyant : ce brassage se fait au quartier, à l’école ou au travail, par les mariages
interethniques, par la fréquentation des mêmes communautés religieuses, à travers le sport, etc. Les
communautés doivent transcender les réflex identitaires afin de s’accepter, ce d’autant plus qu’elles

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doivent faire face à des défis plus grands comme celui de la mondialisation. C’est peut-être en ce
sens qu’Ebénézer Njoh-Mouelle dit : « En vue de l’organisation du mieux-être de l’homme, le
cadre du clan et de la tribu est aujourd’hui dépassé ».

En somme, les communautés ethniques cohabitent pacifiquement dans le même espace


national. Elles s’intègrent sans difficultés à la vie de la nation qu’elles reconnaissent d’emblée,
grâce au brassage culturel et social. Toutefois, ce brassage devrait se réaliser sur fond d’observation
de certaines valeurs (humaines, morales, religieuses…) au fondement de l’humaine condition et qui
concourent à consolider le vivre ensemble. Au nombre de ces valeurs figure le respect, le respect de
soi et de l’autre ; le respect des lois de l’Etat et le respect du bien public, le respect de l’intérêt
général. Respecter l’autre c’est lui reconnaitre valeur et dignité, le considérer, l’accepter et donner
sens à sa vie en dépit des différences. Respecter l’autre c’est éviter d’être hypocritement avec lui en
vue de l’exploiter à nos fins. Kant recommande d’ailleurs de «ne jamais considérer l’autre comme
un moyen mais comme une fin ». Du respect de l’autre naîtront la confiance réciproque et l’esprit
de solidarité à partir desquels doivent se structurer durablement le respect des lois et du bien public,
l’amour véritable de la patrie ou de la nation, qui se décline en terme de Gabon d’abord.

III. La vocation nationaliste de l’Etat


Comment détribaliser la société afin que tous les citoyens, aux origines communautaires ou
ethniques diverses, s’intègrent harmonieusement au sein d’une nation où régneraient la concorde
civile et le développement ? Répondre à cette question c’est reconnaître à l’Etat, puissance
organisatrice de la vie publique, la mission de fonder l’unité nationale, c’est admettre qu’il est un
devoir pour toute personne, investie de l’autorité de l’Etat, de participer à l’édification de la nation.
L’État est alors la seule force capable de sauver la nation de l’annihilation, de l’anéantissement. Il
revient à la puissance étatique de bâtir une nation civique par l’éducation aux valeurs citoyennes,
par l’instauration de la justice sociale et le développement intégré de tout le territoire.

1. Ecole de la République et éducation équitable


La socialisation primaire induit une solidarité mécanique qui nourrit l’ethnicité. Afin de
détribaliser la vie sociale, de détribaliser les compétences, les devoirs, les droits, détribaliser les
qualités et même les défauts des uns comme des autres (pour supprimer les préjugés et apaiser le
vivre ensemble), c’est à l’Etat qu’il revient d’instituer une école républicaine juste et égalitaire, qui
permette la réussite de la socialisation secondaire, socialisation par l’école qui crée une nouvelle
solidarité fondée sur des valeurs citoyennes, patriotiques. L’école forge les consciences, formate les
esprits : l’école de la République forme le citoyen par l’imprégnation des codes, des normes, des
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valeurs qui permettent de transcender l’ethnisme : elle doit être le creuset de l’unité nationale. Or,
l’école est une institution sociale. Comme tous les espaces sociaux, elle peut alors dangereusement
refléter les crises et les tensions de la société : elle peut être le lieu d’expression des discriminations
ethniques. La lutte contre le parasitage de l’école par le tribalisme est une mission de l’Etat, qui doit
clairement fixer les finalités éducatives et se donner les moyens humains, matériels et financiers
pour les atteindre. Une école républicaine qui ne réalise pas l’égalité des chances exacerbe la
méfiance entre compatriotes et crée un terreau fertile à l’ethnisme.

L’État est ainsi le seul garant de l’existence et de la pérennité de la collectivité nationale,


notamment par le truchement d’une école républicaine. Par ce moyen, l’Etat assure l’éducation des
masses populaires à l’acceptation de l’autre, au patriotisme, à l’unité nationale et à d’autres valeurs
indispensables à l’édification d’une nation solidaire et prospère. C’est à l’Etat donc de cimenter le
sentiment national.

2. Développement et justice sociale


Le sentiment national peut être mis à l’épreuve dans un contexte national marqué du sceau de
la pauvreté endémique et des injustices sociales. Car la pauvreté suscite le sentiment d’exclusion
sociale et de méfiance à l’encontre de l’Etat. Toute chose qui renforcerait le repli identitaire et le
tribalisme, qui se nourrissent de la détresse existentielle de l’individu. Nous pouvons lire le texte de
Ndounou (2012) dans ce sens :

«Le tribalisme procède par un mécanisme d’occultation insidieuse des catégories


sociales (des classes sociales). Il élude alors un fait pourtant essentiel et objectivement
observable, à savoir que : dans leur grande majorité, les populations africaines en
général, et gabonaises en particulier, sont en proie à des problèmes de pauvreté et de
survie. (…) Le problème des populations gabonaises non privilégiées se pose en priorité
sur le plan existentiel, à savoir : améliorer leur accès aux soins de santé ; espérer pour
leurs progénitures une offre de formation (scolaire, secondaire et universitaire) qui
prédisposerait à terme à une insertion socioprofessionnelle grâce à laquelle ils
pourront mener une vie décente et épanouissante ; pouvoir pour les adultes prétendre
bénéficier d’une offre de formation continue et d’emploi crédible et satisfaisante ;
disposer au sein de l’Etat et de ses différents démembrements administratifs (provinces,
départements, communes, villages, cantons, etc.), d’infrastructures de base (ponts,
routes, aérogares, aéroports, ports, adduction en eau, électricité et gaz, réseau
informatique efficient, etc.) grâce auxquels elles pourront réaliser différentes activités
(tourisme, commerce, etc.) susceptibles de favoriser le développement, et partant
d’améliorer significativement leurs conditions d’existence. »
Le sentiment national ne s’accommode pas de l’injustice sociale et la pratique de certains
vices observables dans nos administrations (corruption, gabegie, détournement des deniers publics,

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ethnicisation des services administratifs, etc.). Il y a alors un devoir d’exemplarité de la part de la
classe dirigeante et politique. Ceux qui ont la charge de gérer la chose publique doivent être dignes
et exemplaires, en abandonnant les comportements blâmables, notamment l’exacerbation du
sentiment ethnique (faussement appelé géopolitique), l’enrichissement illicite, etc.

L’Etat doit veiller à la justice sociale, mais aussi au développement équitable de toutes les
régions et de toutes les communautés : c’est là le véritable sens du concept de partage, qui traduit la
redistribution équitable de la richesse nationale en vue d’asseoir l’unité nationale. L’injustice, la
paupérisation, l’inégal développement font le lit au tribalisme et au repli identitaire. La
consolidation de l’unité de toute la nation exige le développement sur toute l’étendu du territoire,
des structures et infrastructures de première nécessité : routes carrossables et pratiques en toute
saison ; eau et électricité ; structures de l’éducation et de la santé, technologies de l’information et
de la communication, etc. Enfin, la bonne gouvernance et l’Etat de droit participent du substratum
au fondement de la nation dans l’esprit des citoyens. Ndounou (2012) nous édifie sur ces questions
dans le texte qui suit :

«Si nous nourrissons véritablement le dessein d’engager nos Etats sur la voie du
progrès, de la réussite sociale, du développement et de la reconnaissance
internationale, nous ne pourrons plus longtemps nous inscrire dans une dynamique
d’exclusion, dans une logique d’enfermement ou de fermeture. Par ailleurs, une analyse
plus poussée doit être menée, qui devrait nécessairement laisser poindre une vérité
autrement plus complexe, à savoir : que l’ethnisme n’est qu’une conséquence de la mal
gouvernance, qui l’engendre et dont elle se nourrit, et qu’en conséquence, l’édification
d’un Etat de droit capable de satisfaire à ses obligations régaliennes, ainsi qu’à la
demande sociale, devrait assurément permettre de juguler ce phénomène à biens des
égards déstructurant. Ce faisant, l’on devrait arriver à la conscience que les défis et les
enjeux de développement auxquels nous avons à faire face sont si cruciaux et d’une
telle ampleur que l’heure n’est plus à la dispersion des énergies, que l’urgence est,
parallèlement et a contrario, à la mutualisation des efforts et des intelligences que nous
nous devons de mobiliser, à l’effet d’une inscription digne, honorable et responsable
dans le champs des relations internationales, indéfectiblement marquées du sceau de
l’exigence de compétitivité, de rationalité, d’ingéniosité, somme toute : d’inventivité
anticipatrice, de puissance. »
La solidarité nationale est, du point de vue du citoyen, une attitude fragile et sans cesse
menacée par l’appel de l’ethnie. L’État doit alors préserver la pérennité de la collectivité nationale.
Son pouvoir ne peut trouver sa légitimité que dans le service que la collectivité nationale est en
droit d’en attendre. L’esprit partisan de la part de l’État est donc une dérive qui conduit l’institution
vers sa disparition, s’il est incapable de jouer son rôle de régulateur des rivalités et de la lutte
politique qui en découlent souvent sur fond de conflits ethniques.

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CONCLUSION
Notre réflexion a porté sur la corrélation entre les concepts d’Etat, de Nation et d’Ethnie.
Nous avons voulu montrer que cette corrélation se réalisait difficilement dans les jeunes Etats
africains postcoloniaux, parce que pluriethnique. Dans ce contexte sociopolitique précis, la
revendication de l’identité traditionnelle, ethnique, bien que légitime, conduit souvent à la dérive
sectaire, à la xénophobie, à l’ethnisme, au repli identitaire ; notamment lorsque l’ethnicité nourrit
des ambitions d’apprentis sorciers en politique, qui instrumentalise le sentiment ethnique pour
accéder ou se pérenniser au pouvoir, au détriment d’une culture démocratique sur laquelle peut
germer une nation solidaire. C’est en ce sens que l’ethnie et souvent présentée comment faisant
obstacle à la construction d’une nation civique ou d’un Etat-nation. Pourtant, en dehors de toute
instrumentalisation et de toute forme de banalisation des ethnies par le politique, il sied de
constater, pour l’apprécier positivement, qu’il y a rencontre, ouverture et brassage des cultures ; que
les citoyens, pourtant d’origine hétéroclite, s’intègre dans le tissu national et en revendique même la
filiation ; que le vivre ensemble, dans l’acceptation de la différence, est une réalité. Reste alors à la
puissance institutionnelle, à l’Etat d’instaurer les conditions d’une nation pérenne ouverte sur le
monde et respectueuses de ses racines multiculturelles. C’est dans cet esprit que l’Etat réaliserait la
coexistence pacifique entre ethnies et nation supra-ethnique.

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