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INTRODUCTION
Les notions d’Etat, de Nation et d’Ethnie mises en corrélation, semblent nous situer au centre
de la réflexion sur l’être et le vécu politique, social et identitaire de l’individu ou du citoyen vivant
dans un contexte multiethnique, celui notamment de l’Etat postcolonial. Aussi, convient-il de
constater que la récurrence des conflits interethniques dans les Etats africains contemporain
(l’exemple du Rwanda) invite à réfléchir sur les interactions entre l’Etat, la nation et l’ethnie dans
un Etat pluriethnique. Et en vue de cerner les enjeux de ces interactions, un regard diachronique
peut constituer un éclairage significatif. En ce sens, la date du 28 février 1885 est historique. C’est
un acte fondateur qui marque ce qu’il est convenu d’appeler le partage du continent africain.
Entre le 15 novembre1884 et le 28 février 1885, un congrès international a lieu en Allemagne, entre
certains pays européens, pour régler leurs différends coloniaux : c’est la Conférence de Berlin. Au
cours de cette réunion, les puissances coloniales se repartissent les territoires d’Afrique (Trente ans
plus tard toute l’Afrique sera presque colonisée). Or, ce partage colonial du «gâteau » africain, cette
balkanisation artificielle et arbitraire, nous semble expliquer certaines difficultés que rencontrent les
Etats africains contemporains. Les puissances coloniales n’ont pas tenu compte de l’implantation
historico-culturelle des peuples africains. Ces peuples, ayant une certaine organisation politique
endogène (ethnique, tribale) et établis sur des territoires millénaires, se sont vu arbitrairement
confinés dans des territoires aux frontières arbitraires, résultant d’une sorte de balkanisation. Il en a
résulté des territoires. Les Etats africains actuels sont héritiers des frontières issues de la
colonisation. Dès lors, dans le contexte d’un Etat multiethnique, l’exaltation de l’ethnie comme
affirmation de l’identité de chacun fait-elle obstacle au dessein de l’Etat de consolider les bases
d’une nation supra ethnique ? En dehors de tout cadre institutionnel, comment rendre conciliable
l’insularité ethniciste et la nécessité du vivre ensemble ? Comment les Etats contemporains
peuvent-ils parvenir à fonder durablement l’unité de la Nation et préserver les identités
communautaires ?
1. Exploration conceptuelle
Pour cerner les enjeux induits par la mise en rapport des notions d’Etat, de nation et d’ethnie,
il conviendrait d’abord d’en éclairer le sens.
a) L’Etat.
« Un Etat (civitas) est l’unification d’une multiplicité d’homme sous des lois
juridiques »
L’Etat semble avoir, chez Kant, la vocation d’unifier le divers. Ce qui pourrait revenir, dans le
contexte multiethnique, à unifier toutes les communautés pour édifier une nation, une patrie au-delà
des particularismes communautaristes.
b) La Nation.
Elle peut être comprise dans le sens d’une communauté humaine, assez homogène,
constituant une entité politique, caractérisée par la conscience de son identité historique, culturelle,
En somme, la nation est marquée d’une connotation affective, morale et culturelle. Elle se
distingue alors de l’Etat qui est une organisation juridique établie sur un territoire déterminé.
c) L’ethnie.
L’ethnie peut désigner un groupe d’hommes conscients de partager une même origine
historique (même ancêtre historique ou légendaire), une même culture, une langue commune, qui se
transmettent de génération en génération. Chaque ethnie a ainsi ses traditions, ses croyances, ses
rites, ses manières d’être et de faire, ses savoirs et savoir-faire, ses techniques… Et pour reprendre
des propos de Max WEBER (1922) :
«L’ethnicité est le caractère ethnique de quelque chose, ce qui comporte des caractères
spécifiques à une ethnie. L'ethnicité est le sentiment de partager une ascendance
commune, que ce soit à cause de la langue, de coutumes, de ressemblances physiques
ou de l'histoire vécue (objective ou mythologique). »
Toute chose qui confère à l’individu membre de cette ethnie une identité (culturelle
notamment). « Mon identité, c’est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne »,
écrit Amine Maalouf au début de son essai sur Les Identités meurtrières, cela comprend mes
qualités et défauts, mes appartenances, mes préférences, la façon dont je me définis. C’est cette
identité partagée qui concourt à la solidarité du groupe et donne à l’ethnie la configuration d’une
nation.
Par conséquent, l’hétérogénéité des ethnies dans un même espace géographique ferrait que
chaque ethnie est une nation qui mériterait son organisation étatique spécifique, car pour qu’un Etat
soit efficient, il devrait s’établir sur un substrat socioculturel homogène. Nous sommes là au cœur
de la thèse romantique ou organiciste de la nation. En effet, le romantisme allemand défend l’idée
d’une insularité des ethnies, de l’impossibilité de mise en cohérence, dans un même Etat, de
groupes ethniques distincts. C’est la position notamment de Herder. En 1769, Herder envisage une
Nation allemande à partir de la langue, c’est la tradition linguistique qui permettra la formation
d’une Nation, d’un peuple, d’un « Volk». C’est ainsi que naît une conception allemande de la
Nation, Volkstum, selon une idée de rassemblement de tous les Hommes ayant une langue
commune, une même culture et une même origine ethnique (Volksgeist, génie nationale, esprit du
peuple). Cette identité et cette solidarité ethniques, qui reflètent l’esprit du peuple allemand, ont
pour socle notamment la langue. La langue remplit une fonction ontologique. En effet, dans le
«La langue est pour l’homme le sens de son âme » (Herder, 1770).
«On ne peut causer le plus grand dommage à une nation qu’en la dépouillant de son
caractère national, de ce qu’il y a de spécifique dans son esprit et dans sa langue. »
(Herder, in A. Renaut, 1999)
Mais, chaque peuple ayant sa trajectoire historique et culturelle, chaque ethnie a alors sa
langue. Une tentative d’unification du divers ethnique autour d’une langue commune est vouée à
l’échec car les langues sont irréductibles. L’exaltation de la différence ethnique accroit l’insularité
des commutés et rend difficile la construction d’une nation multiethnique. En somme, l’ethnie se
reconnaît à travers une langue spécifique. La pluralité ethnique est alors la pluralité des langues.
Cette diversité linguistique, si elle n’est pas encadrée par l’usage d’une langue officielle, peut gêner
la communication et la compréhension réciproque entre concitoyens. Or, l’incompréhension suscite
la méfiance, voir la peur de l’autre. La langue est porteuse de l’identité d’un peuple, elle est alors le
ciment d’une nation. Sans langue commune une nation peut difficilement se consolider. Herder
corrobore, dans Idée sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784, 1791), l’idée de l’ethnie-
nation ascendante à toute conception d’un Etat en tant qu’instance institutionnelle de régulation.
Car, les peuples en tant qu’individualités culturelles, ne sauraient être mélangés, sans préjudices,
comme des «troupeaux ». Herder (1791) nous édifie en ces termes :
«L’Etat le plus naturel est donc celui d’une nation (Volk) avec un caractère distinctif
qu’elle puisse conserver pendant des siècles. Jamais les éléments dont il se compose ne
présentent un accord plus sain que lorsqu’ils ont été rassemblés et coordonnés par les
fondateurs eux-mêmes ; Car une nation est aussi bien une plante naturelle qu’une
famille, seulement, elle porte plus de branches. Aussi, rien ne parait contraire aux buts
des gouvernements que l’agrandissement des populations et que le mélange bizarre des
races et des nations réunies sous un sceptre unique. »
a) L’ethnisme.
Dans Pilote de guerre, Antoine de Saint-Exupéry (1942) écrivait que «la démagogie
s'introduit quand, faute de commune mesure, le principe d'égalité s'abâtardit en principe d'identité. »
Ce propos porte l’idée selon laquelle, le transfèrement de l’ethnicité en ethnisme n’est pas anodin. Il
Le concept d’ethnie semble même une construction coloniale. Les colons auraient façonné un
concept vicié pour mieux canaliser et asservir les communautés locales. Il s’agissait d’opposer pour
mieux régner. Grâce à cette instrumentalisation du fait ethnique, le colon a réussi à opposer Bétés,
Dioulas et Baoulés en Côte d'Ivoire, Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi, Bamilékés et Bétis
au Cameroun, etc. la ruse coloniale en vue de l’asservissement du nègre consistait à instaurer une
compétition vicieuse entre différents groupes ethniques et à valoriser le ou les groupes qui étaient
dignes du maître. C’est ainsi que des élites verrons le jour dans les pays africains et qui finiront par
continuer et perpétuer cette gestion inique de l’Etat et de la société, dans la période postcoloniale.
«Comment l’ethnie fonde, plus que toute autre chose, la conduite humaine dans
l’occupation de l’espace, l’appartenance religieuse et l’administration des Eglises,
l’appartenance politique et le choix des représentants du peuple en contexte multi
partisan. Il revient sur la configuration ethnique et régionale des partis politiques,
l’ethnicisation des revendications politiques ».
L’ethnisme ou le tribalisme est un comportement anti démocratique qui pose un problème
moral, d’équité ou de justice sociale, car il conduit à la discrimination, au repli identitaire. Le repli
identitaire est l’attitude qui consiste, dans une situation de crise notamment, à se retourner vers les
«siens », sa famille ou sa communauté, pour y trouver refuge, protection et affection. Il sied de
constater, pour le regretter, que depuis le retour du multipartisme en Afrique, il y a une résurgence
du fait ethnique. Simon-Pierre Ekanza (2014, cité par Ndounou, 2015) fait constater cette
résurgence qu’il rattache à la démocratisation et à la mondialisation :
« Le culte des ancêtres est de tout temps le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce
que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la
véritable) voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des
gloires comme dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de
grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un
peuple. (…) Dans le passé un héritage de gloire et de regret à partager, dans l’avenir
un même programme à réaliser, avoir souffert, jouit, espérer ensemble, voilà ce qui
vaut mieux que les douanes communes et des frontières conformes aux idées
stratégiques, voilà ce qu’on comprend malgré les diversités des races et des langues.
(…) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des
sacrifices qu’on a fait et de ce qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé,
elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir
clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est,
(pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de
l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. (…) L’homme n’est esclave ni de sa
race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des
chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de
cœur, crée une conscience morale qui, s’appelle une nation. »
Des générations de populations, bien qu’à la base d’origine hétéroclite, ont eu en partage les
expériences de l’esclavage, de la colonisation, des mouvements de lutte pour la décolonisation, de
l’indépendance, des luttes syndicales pour l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, etc.
Ces vécus historiques constituent un substrat à partir duquel les citoyens peuvent surmonter leurs
différences culturelles d’origine et espérer construire un avenir commun. L’existence d’une nation
ne relève pas d’un décret divin, établi ad vitam aeternam. Une nation se construit à partir de
l’expérience collective quotidienne, à partir d’une solidarité sans cesse mise à l’épreuve : c’est « un
plébiscite de tous les jours ». Cette histoire commune permet alors une cohabitation dans le respect
de la différence, une coexistence pacifique.
L’intégration peut se faire au niveau culturel par le brassage des cultures ou l’inter
culturalité. Ce brassage n’est ni un renoncement à son identité ni une assimilation, mais un
enrichissement réciproque dont l’avantage est de mieux se faire connaître et connaître l’autre et de
lui ôter son caractère étrange. En effet, la vie consistant, du point de vue de Karl Popper à «résoudre
des problèmes », nous considérons que la culture est un ensemble de solutions adaptatives que des
hommes, pris dans des conditions socio-historiques particulières, ont élaborées pour répondre aux
défis qu’ils rencontraient. Vue ainsi, l’inter culturalité devrait s’appréhender dans le sens d’une
mutualisation des réponses adaptatives, d’un partage des expériences qui ont aidé à la survie. Ce
que l’un a trouvé est profitable à tous. Ne dit-on pas souvent : «on ne réinvente pas la roue ! » Nos
différences sont un atout, une richesse. Antoine de Saint-Exupery aurait dit dans son ouvrage
intitulé Citadelle : «si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser tu m’enrichis ». Nous
pouvons d’ailleurs observer que ce brassage intègre bien les concitoyens dans les domaines des
savoirs symboliques (initiations aux rites d’autres ethnies, à l’exemple du Bwiti) et de la
pharmacopée (prise en compte des guérisseurs sans distinction d’ethnie ou de religion…). La
fédération des différentes expériences culturelles et/ou cultuelles est un réel bénéfice pour une
nation. D’après Gérard Cauville : «la Pluri-ethnie, le Métissage et l’Accueil à l’autre, dans le
respect mutuel des traditions et des confessions, sont un enrichissement pour le Monde. »
Allant dans le même sens, le brassage social est aussi source d’intégration et de cohésion
nationale. La mobilité à travers les espaces peuplés par d’autres facilite la découverte, la
connaissance et l’acceptation de la différence, et donc d’autrui ; l’ignorance est source de
préjugés tribalistes. Il y a donc intérêt, pour les enfants d’un même pays, de privilégier le vivre
ensemble en se côtoyant : ce brassage se fait au quartier, à l’école ou au travail, par les mariages
interethniques, par la fréquentation des mêmes communautés religieuses, à travers le sport, etc. Les
communautés doivent transcender les réflex identitaires afin de s’accepter, ce d’autant plus qu’elles
L’Etat doit veiller à la justice sociale, mais aussi au développement équitable de toutes les
régions et de toutes les communautés : c’est là le véritable sens du concept de partage, qui traduit la
redistribution équitable de la richesse nationale en vue d’asseoir l’unité nationale. L’injustice, la
paupérisation, l’inégal développement font le lit au tribalisme et au repli identitaire. La
consolidation de l’unité de toute la nation exige le développement sur toute l’étendu du territoire,
des structures et infrastructures de première nécessité : routes carrossables et pratiques en toute
saison ; eau et électricité ; structures de l’éducation et de la santé, technologies de l’information et
de la communication, etc. Enfin, la bonne gouvernance et l’Etat de droit participent du substratum
au fondement de la nation dans l’esprit des citoyens. Ndounou (2012) nous édifie sur ces questions
dans le texte qui suit :
«Si nous nourrissons véritablement le dessein d’engager nos Etats sur la voie du
progrès, de la réussite sociale, du développement et de la reconnaissance
internationale, nous ne pourrons plus longtemps nous inscrire dans une dynamique
d’exclusion, dans une logique d’enfermement ou de fermeture. Par ailleurs, une analyse
plus poussée doit être menée, qui devrait nécessairement laisser poindre une vérité
autrement plus complexe, à savoir : que l’ethnisme n’est qu’une conséquence de la mal
gouvernance, qui l’engendre et dont elle se nourrit, et qu’en conséquence, l’édification
d’un Etat de droit capable de satisfaire à ses obligations régaliennes, ainsi qu’à la
demande sociale, devrait assurément permettre de juguler ce phénomène à biens des
égards déstructurant. Ce faisant, l’on devrait arriver à la conscience que les défis et les
enjeux de développement auxquels nous avons à faire face sont si cruciaux et d’une
telle ampleur que l’heure n’est plus à la dispersion des énergies, que l’urgence est,
parallèlement et a contrario, à la mutualisation des efforts et des intelligences que nous
nous devons de mobiliser, à l’effet d’une inscription digne, honorable et responsable
dans le champs des relations internationales, indéfectiblement marquées du sceau de
l’exigence de compétitivité, de rationalité, d’ingéniosité, somme toute : d’inventivité
anticipatrice, de puissance. »
La solidarité nationale est, du point de vue du citoyen, une attitude fragile et sans cesse
menacée par l’appel de l’ethnie. L’État doit alors préserver la pérennité de la collectivité nationale.
Son pouvoir ne peut trouver sa légitimité que dans le service que la collectivité nationale est en
droit d’en attendre. L’esprit partisan de la part de l’État est donc une dérive qui conduit l’institution
vers sa disparition, s’il est incapable de jouer son rôle de régulateur des rivalités et de la lutte
politique qui en découlent souvent sur fond de conflits ethniques.