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COURS D’HISTOIRE DES IDÉES POLITIQUES (HIP) :

DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN-ÂGE, DES TEMPS


MODERNES À LA PÉRIODE CONTEMPORAINE

1
INTRODUCTION GÉNÉRALE

A- APPROCHE DÉFINITIONNELLE
La compréhension du cours d’histoire des idées politiques (H.I.P.) au
programme de la 4ème année de droit commande que soient clairement élucidés les
concepts fondamentaux, c’est-à-dire les mots clés qui forment l’intitulé de la
matière. Il s’agit pour nous donc, de nous approprier les mots : Histoire, Idée(s)
et Politique(s). Dès lors, que recouvrent-ils ?

1- Histoire
L’« histoire » est l’étude des faits, des situations et des réalités passées en
rapport avec les civilisations défuntes. Elle s’inscrit dans une approche
d’interrogation ou de questionnement des temps et des espaces ; se prémunit
prioritairement des lois que l’on peut définir comme une sorte de boussole qui
oriente l’intelligence globale de des faits. C’est pourquoi, selon le professeur
LEGRE OKOU HENRI, « l’histoire pourrait se définir comme la science qui, à
l’instar d’un vaisseau, parcourt les civilisations ou une civilisation pour y
réactiver tout ce qui a été constitutif de cette civilisation. C’est donc un vaisseau
à parcourir le temps pour cristalliser tout ce qui a été déterminant à la mise en
place de cette civilisation : les idées, la littérature, les découvertes scientifiques,
les symboles, etc. bref, tout ce qui peut servir de repère pour comprendre la
civilisation. »1 Tel est par exemple le cas du droit romain. Cette brillante
civilisation qui a d’abord communiqué son souffle à la plupart des Etats européens
et ensuite, par l’effet de la colonisation, aux autres peuples tels que : les Etats Unis
d’Amérique (USA), l’Inde, l’Afrique du Sud, le Niger, la Côte d’Ivoire...
Dans cet ordre de pensée, le professeur NENE BI insiste davantage sur le
caractère scientifique de la discipline qui, selon lui, « elle est perçue comme la

1
LEGRE OKOU Henri, Cours d’Histoire des Idées Politiques, Master I Droit public, 2003-2004, Université Félix Houphouët-Boigny
d’Abidjan-Cocody.

2
science de la connaissance du passé qui « fait parler » la dimension dynamique,
le mouvement qui, me semble-t-il, inscrit dans l’une de ses fonctions
fondamentales. »2
En clair, l’histoire dont il est question ici, n’est nullement un récit banal des
faits passés mais plutôt un relais important dans la connaissance de l’espèce
humaine en général et de l’évolution de son cadre de vie (spatio-temporel) en
particulier. L’histoire est en elle-même une science dont la connaissance exige
une certaine objectivité. L’une des fonctions fondamentales de l’histoire serait de
« faire parler les faits au lieu de parler à la place des faits »3. Il importe dès lors
que cette importante étude éclaire le présent en orientant le futur.

2- L’Idée ou les Idées


L’« Idée » ou les « Idées », le dictionnaire Quillet de la langue française,
les appréhende comme la « représentation d’une chose dans l’esprit ; notion que
l’esprit se forme d’une chose ». Par exemple, l’idée du juste et de l’injuste, du
bien et du mal, etc. Par extension, l’idée peut renvoyer dans une certaine mesure
à la pensée, à la conception de l’esprit, à la réflexion, à l’opinion, à la manière de
voir, etc. Pour le Littré, l’idée est « la représentation dans l’esprit humain d’un
phénomène déterminé ». Elle est l’image de la réalité. Les idées sont l’un des
éléments essentiels de la politique (même si elles ne sont pas toujours les plus
importants). Les idées ont leur réalité, leur histoire spécifique en même temps
qu’elles sont la composante de l’histoire globale.

3- Politique
« Politique » est un terme androgyne employé à la fois au masculin et au
féminin.

2
NENE BI, Histoire du Droit et des Institutions Méditerranéennes et Africaines. Des origines au début du XVIIIème siècle, Les Editions
ABC, Abidjan, 2015, p.9.
3
LEGRE OKOU Henri cité par NENE BI, Idem.

3
Au masculin, le politique désigne en général l’Homme (un homme ou une
femme) qui s’occupe des affaires d’un pays. Il s’agit soit d’une personne
physique, un individu ou soit d’une personne morale, un parti politique par
exemple. Le politique se confond assez souvent au politicien c’est-à-dire celui ou
celle qui s’occupe de politique. Ici on considère la fonction qu’exerce une
personne soit dans le champ politique, soit par rapport à une stratégie qui lui
permet de surmonter des difficultés, de contenir un flux conflictuel par rapport à
une situation donnée. Il est dit de cet homme qu’il est politique, c’est un homme
politique. Malheureusement de nos jours, le « politicien » est un terme souvent
perçu ou reçu dans une acception péjorative, pour désigner à la fois le trompeur,
le menteur, le démagogue...
Au féminin, la « politique », du grec « politikê », désigne plutôt, l’art
d’administrer la cité (polis). En réalité, en sa qualité de servante de la cité, c’est
un art royal de se sortir des difficultés.
La plupart des dictionnaires se rejoignent dans cette approche
définitionnelle de la notion de politique. Ainsi, selon le dictionnaire de
l’Académie, la politique est-elle définie comme « la connaissance de tout ce qui
a rapport à l’art de gouverner un Etat ». Dans le dictionnaire Littré, la politique
se définit comme « la science du gouvernement des Etats ». Ce sens principal de
la politique est affirmé par ARISTOTE. Pour ce penseur grec de l’antiquité, « la
politique est l’art du commandement social, l’activité pacificatrice permettant à
une société divisée de s’ordonner à une fin supérieure ». Ici, comme un art, la
politique est en réalité, la science de gouvernement d’un Etat. La politique ainsi
appréhendée pose donc l’idée d’un aménagement, d’une organisation de la cité
pour éviter que celle-ci ne soit le théâtre d’une anarchie totale. En effet, un regard
sur la vie en société permet de constater que la politique porte en elle-même des
germes de discordes et des conflits, et que les hommes sont en permanence
divisés. Cet état de fait trouve son explication dans le fait que l’homme, à la
différence des animaux, est doté des sentiments du bien et du mal, du juste et de

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l’injuste. Ces sentiments suscitent des opinions et des intérêts différents qui se
heurtent. C’est donc la nécessité de trouver des processus spécifiques de solution
prenant en compte les intérêts du groupe entier qui justifie l’activité politique. En
tant que telle, la politique est la connaissance et la conduite des affaires publiques.
On peut ainsi parler assez souvent de politique audacieuse, sage, prévoyante,
tortueuse…
Cette définition du terme politique appelle deux commentaires :
D’une part, la politique en tant qu’art de gouverner s’exprime et se déploie
dans un cadre bien défini : la cité. La cité en effet fonctionne par rapport au mot
« politique » au féminin, comme un contenant à partir duquel l’on saisit les
différentes pratiques instituées dans ladite cité. Cela signifie que la cité en tant
que déterminant de la « politique » révèle la nature des différentes pratiques qui
s’y instaurent.
D’autre part, la politique rime avec la notion fondamentale de pouvoir. Le
pouvoir dans l’Etat ne pouvant être le fait de tous, la politique apparait comme
une activité spécialisée, elle demeure un compartiment singulier de la société,
distincte des autres activités sociales, assujettie à des buts et à des règles
spécifiques. Le pouvoir, en tant qu’expression de la politique, vit d’énergie, de
discours, de foules, de symboles qui, dans le temps et l’espace fixent dans les
mémoires individuelles et collectives, les objectifs que s’assigne l’homme
politique. Matérialisé à travers des symboles ou des écrits, le pouvoir fait
mouvement dans l’espace à travers ceux qui diffusent ses idées. C’est pour cette
raison-là que le pouvoir est mouvement, non pas parce qu’il se déplace, mais parce
que les citoyens qui l’ont intériorisé le prolongent en dehors de la sphère
d’émergence du discours. C’est ce mouvement pluriel du prolongement du
pouvoir à travers ses expressions spécifiques, qui font rencontrer d’autres formes
d’expressions plurielles, telles les rumeurs, c'est-à-dire, les idées ambulantes, sans
contours, parce que floues, flottantes, brumeuses, attractives…

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De tout ce qui précède, la notion de « politique » est elle-même ambigüe.
Le terme français politique correspond bien aux mots anglais « policy » et
« polictics ». La politique est une action généralement animée par des projets et
des convictions. C’est aussi un domaine dans lequel les diverses politiques se
développent au sens d’action. En définitive, en tant que science du gouvernement
des Etats, la politique est une manière de gouverner et un ensemble des affaires
publiques.

B- LA DISTINCTION ENTRE LES IDEES POLITIQUES ET LES


AUTRES NOTIONS VOISINES

1- La notion d’idée politique


Il existe incontestablement des représentations que chacun se fait de la
politique qu’il s’agisse de la constitution de la société politique, de la manière
selon laquelle elle devrait être organisée, de l’origine du pouvoir et des conditions
de son exercice. La politique étant une affaire de séduction, elle fait une large
place à des éléments immatériels. Parmi ces éléments immatériels, il y a les idées
politiques dont les formes sont variables et l’importance plus ou moins contestée.
Le concept « idée » a été forgé à partir du souscrit « weid » qui donnera en grec
« eidos », qui veut dire image et représentation de l’image. Dans « eidos », nous
avons, « voir et savoir ». Par conséquent, dans l’idée, sont présentées les choses
dont elle constitue la projection intellectuelle.
Ainsi donc, l’idée, en tant que représentation renvoie au concept et en tant que
savoir, l’idée renferme les concepts de pensée, théorie, doctrine en tant que
projection intellectuelle, connaissance de la réalité.
C’est pourquoi, les idées politiques, contiennent la pensée politique, la doctrine
politique, la théorie politique. C’est pour cette raison que le professeur Maurice
Robin écrit que : « les idées structurent transversalement toute la pensée, quoique

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les manuels et les essais consacrés à ces disciplines, soient différemment
intitulés. »

2- La théorie politique
Dérivé du latin « théorème », l’expression « théorie » ramène à la vision, à
la contemplation.
La théorie désigne l’ensemble des réflexions qui orientent, c’est-à-dire qui guident
l’action. Il s’agit, pour employer les termes du professeur LEGRE OKOU, d’une
« boussole car le théoricien politique est à la politique ce qu’est la boussole pour
un navire. Il est dans la pensée, il est omniprésent, omniscient, il est
incontournable. » En ce sens, la théorie apparait comme la conception de la
politique en elle-même.
La théorie politique met en forme des idées auxquelles l’on cherche à donner une
base rationnelle, scientifique. Faire une théorie consiste à constater l’existence de
faits réels et à expliquer les phénomènes par la mise en évidence des rapports qui
peuvent lier plusieurs d’entre eux. Elle s’applique à l’ensemble des faits non
seulement constatés et ordonnés mais expliqués et organisés. Sur ce terrain de la
connaissance positive, l’on cherche à réduire tout ce qui a un caractère subjectif
pour lui substituer ce qui est objectif c’est-à-dire confirmé par l’expérience. La
théorie politique précède ainsi la mise en œuvre pratique de la politique.
3- Les doctrines politiques
Le terme « doctrine » tire son étymologie du latin « docere » qui signifie
enseigner. La doctrine apparait donc comme un enseignement qui véhicule un
message, une vision…
Dans le champ politique, les doctrines exposent des idées qui laissent une grande
place à des jugements de valeur. Les doctrines jugent les faits et indiquent les
voies à suivre pour assurer le bonheur des citoyens ou la puissance de l’Etat. Elles
se réfèrent au meilleur, au plus noble, au plus moral, au plus juste, au plus fort
suivant la vision du monde dont elle relève et ne cherche pas comme la théorie à

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créer une adhésion raisonnée. La notion de doctrine comporte l’idée de vérité qui
suscite la foi et qui est enseignée parce qu’elle est vraie. La doctrine est un
ensemble de vérité qui doivent être incontestées. Il s’agit de valeurs revêtant une
certaine autorité. Elle se donne comme valeur et jugement de valeur. Le dogme
apparaît ainsi comme le stade achevé de la réflexion qui doit baliser le champ
culturel, intellectuel, pour orienter l’univers culturel vers les objectifs du maître
ou ceux que le maître juge meilleur.
4- La philosophie politique
La philosophie politique se saisit comme la lecture critique c’est-à-dire, un
ensemble de réflexions des philosophes, leurs prises de position relatives à la Cité-
Etat. Cela signifie que la philosophie politique n’existe qu’en tant que culture de
la pensée réactivée par rapport aux faits et gestes, aux écrits et paroles procédant
de la Cité-Etat dans l’application des valeurs qu’elle se donne ou qu’elle réfute.
Ainsi l’histoire fournit à l’humanité de nombreuses philosophies politiques depuis
l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine en passant par le Moyen-Âge
(européen) et la révolution.
5- Les idéologies politiques
C’est au 18ème siècle que le mot « idéologie » est inventé par les
révolutionnaires Destutt de Tracy, Volney, Daunou, Lasmigière, Ginguéné. Les
idées n’appartiennent pas qu’au seul monde de la connaissance (théorie). Elles
appartiennent aussi au domaine de l’action (doctrine, idéologie). En effet, l’acteur
politique qui cherche à réaliser certains objectifs s’efforce de mobiliser les
soutiens qui lui sont nécessaires. L’idéologie est l’un des moyens qu’il utilise dans
ce but. Ce mot qui signifiait initialement une science des idées au sens
philosophique le plus large du terme, mais qui par la suite va revêtir une
connotation péjorative. D’où son ambivalence.

6- Les pensées politiques

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Le mot « pensée » est formé à partir du latin « pensare » qui provient de
prendre, peser. « Pensée » ramène donc à une sorte d’évaluation par le peser du
pour et du contre. On saisit pourquoi entre pensée et raison, il existe un rapport
étroit qui au demeurant réduit la frontière entre les deux concepts. En effet, la
pensée caractérise tous les phénomènes de l’esprit, tout ce qui est cognitif par
opposition au sentiment et la volition (la volonté, en tant que faculté).
L’expression se rapporte à tous les écrits d’un homme, à tout ce qu’il professe,
qui traite d’un thème ou de plusieurs.
Il s’agit d’une connaissance spécifique qui permet de comprendre un phénomène.
Et c’est pourquoi par pensées politiques l’on regroupe des idées émises, des
analyses de la politique produite par un politicien, un homme d’Etat.

Approche du Professeur NENE BI


Histoire des idées politiques est un ensemble d’expression fortement connotées
qu’il convient de décrypter pour éclairer sémantiquement l’objet du cours.
Comment définir les concepts qui de façon concurrentiel ou complémentaire
structuraient transversalement cette discipline ?
Il s’agit des mots : HISTOIRE, IDEES POLITIQUES, DOCTRINE
POLITIQUE, IDEOLOGIE POLITIQUE, PHILOSOPHIE POLITIQUE,
PENSEE POLITIQUE, THEORIE POLITIQUE, ANTHROPLOGIE
POLITIQUE.
De ce qui précède, suit la définition de l’Histoire des Idées Politiques que voici :
l’histoire des idées politique, en tant que science située à la jonction des FAC de
lettres de droit et des instituts de sciences politiques, étudie les pensées, les
doctrines les tendances, les idéologies, les opinions, toutes formes de réflexion
ayant trait au champ politique et matérialisées à travers des œuvres dans
plusieurs textes ou documents. Deux conséquences découlent de cette définition.
Comme science :
• L’Histoire des Idées Politiques obéit aux prescriptions rationnelles telles
qu’exigées par la démarche scientifique. C’est pourquoi, elle est guidée
par l’objectivité qui implique le traitement des idées politiques comme
faits sociaux.

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• En tant que science l’Histoire des Idées Politiques opère à une
classification de la production idéelle à la lumière de ses caractéristiques,
de sa nature.
De la s’explique l’analyse de cette production par rapport à l’histoire, au cadre
culturel de sa production, de son émergence, de son développement et de son
déclin.
Par conséquent, l’Histoire des Idées Politiques rend compte de la pratique
politique et des différents modes d’interprétation de cette pratique tels que les
produits à travers les œuvres par les écrivains et les penseurs.
C- LES SOURCES DES IDEES POLITIQUES
Le mot source renvoie à tout ce qui fonde l’écriture d’une œuvre et à l’œuvre
proprement dite. Ce qui explique la double acceptation des sources des idées
politiques et les relectures collectives des travaux d’équipes, par des séminaires
et des colloques.
Nous avons ainsi :
• Une acceptation large traduisant le temps de production des idées ;
• Une acceptation restrictive, expression des œuvres proprement dites ;
• Une relecture collective de ces œuvres.
Les grilles de lecture de l’histoire des idées politiques
Sur quoi faut-il mettre l’accent en tant que finalité de l’enseignement de
l’histoire des idées politiques ? Sur l’histoire, l’épithète politique ou sur les deux
à la fois ?
Trois tendances s’observent dans l’enseignement de cette discipline.
• La démarche politiste
• La démarche historique et diachronique
• L’analyse thématique
D- LES DEMARCHES D’ETUDE DE l’HISTOIRE DES IDEES
POLITIQUES
1- La démarche politiste
Il s’agit de ne prendre en compte que les réflexions s’articulant autour des
concepts politiques. L’idée de fond de cette approche est que l’élément le plus
important dans une œuvre, ce n’est rien d’autre que sa coloration, son intérêt

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politique. « Ce qui est l’essentiel, en science politique, c’est la signification
politique de l’œuvre. Par conséquent, en présence d’une œuvre, le politologue se
demande moins comment elle se déplace dans le passé que ce qu’elle a encore
aujourd’hui. Devant l’écrit politique, les questions que nous lui poserons et les
réponses que nous attendons seront essentiellement dominées par la politique
elle-même, sans trop tenir compte de la date ni du milieu ». Marcel PRELOT et
Georges LESCUYER font partie de ces auteurs.
Or il apparait très difficile d’étudier des faits sans s’attacher à leur historicité.

2- La démarche chronologique
Cette méthode priorise dans son approche des d’idées, l’ordre logique,
historique et donc chronologique dans lequel celles-ci sont apparues. Est alors mis
en évidence, le déroulement du mouvement dans le temps ainsi que l’influence
que tel courant de pensée a pu avoir sur tel autre ou encore les métamorphoses
d’une même conception de la politique dans des cadres historiques différents. La
critique qu’on pourrait faire à cette approche c’est qu’elle omet de classifier les
idées en fonction de leur importance. Du coup, des idées d’importance et
d’intérêts différents sont logées à la même enseigne. L’option sous-jacente, à
savoir la mise en évidence des enchainements, conduit à la confection d’un
catalogue qui est soit superficiel, soit démesuré, soit inachevé.

3- La démarche thématique
Cette école, tout en adoptant la chronologie, analyse les auteurs en les
regroupant autour des thèses considérées comme repères fondamentaux des idées
politiques. Dans cette conception, le choix des œuvres à étudier est très sélectif.
Les idées sont regroupées dans les œuvres en fonction de la similarité des thèmes
qu’ils abordent. Sous cet éclairage thématique, les voisinages des penseurs ne
tiennent plus compte de leurs liens territoriaux et temporels mais de la méthode et
la finalité de leurs analyses L’analyse des idées politiques se limite à celle des

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grandes œuvres, c’est-à-dire des œuvres qui ont exercé une influence réelle dans
le monde des idées. L’avantage principal, c’est l’approfondissement de la
connaissance de certaines œuvres et de leurs auteurs. Les inconvénients tiennent
à la validité des critères qui ont présidé au choix des œuvres analysées et qui
dépendent de la sensibilité de l’auteur.

E- L’IMPORTANCE DES IDEES POLITIQUES page 2

TITRE 1 : LES TEMPS MODERNES


Les temps modernes sont compris comme la période s’étendant de la fin du
XVème siècle à celle du XVIIIème siècle.
Le premier de ces trois siècles, le XVIème, est un siècle novateur tant dans le
domaine scientifique, économique que dans le domaine des idées. Les grandes
découvertes et les innovations techniques entrainent un changement du système
économique. L’afflux de métaux précieux modifie les relations de puissance entre
les Etats européens. Il se produit un développement économique et
démographique considérable. La propriété mobilière prend de l’ampleur au
détriment de la propriétaire foncière qui était la source de la richesse et du pouvoir
au Moyen-âge.
Les mentalités de la masse populaire changent lentement. En face, l’élite
est engagée dans l’immense mouvement de la renaissance qui touche le domaine
des arts mais aussi celui de la pensée.
A ce niveau, il y a deux observations importantes :
 Premièrement : à partir du XVIème siècle, il y a une rupture dans l’évolution
de l’histoire des idées politiques. Les doctrines qui avaient triomphé durant
le Moyen-âge, très largement influencées par les grandes religions
donnaient une vision morale et religieuse de la vie politique et les
conditions d’exercice du pouvoir. Ces doctrines sont remises en cause avec
un retour marqué vers la philosophie de l’antiquité.

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 Deuxièmement : on assiste à partir de ce moment au triomphe de l’idée de
souveraineté du pouvoir temporel et à l’avènement de la doctrine de
l’absolutisme se définissant par l’affirmation d’une souveraineté
monarchique sans limite qui ne reconnait aux sujets que le droit d’obéir.
Les têtes de file du courant absolutiste sont : MACHIAVEL, BODIN,
HOBBES et les réformateurs protestants. Avec ces derniers, il se produit
un déchirement de la chrétienté, conséquence des abus qui minaient
l’Eglise Catholique. L’unité de la chrétienté est brisée, l’autorité de la
papauté est remise en cause. Les réformateurs proposent une nouvelle
conception des relations entre l’enseignement du Christ et l’organisation du
pouvoir. Les thèses absolutistes vont cependant rencontrer de très vives
oppositions dès le XVIIème siècle avec JOHN LOCKE et au XVIIIème siècle
avec MONTESQUIEU et J. J. ROUSSEAU. Ils constituent avec les
penseurs des révolutions américaine et française, les véritables précurseurs
du libéralisme politique.
CHAPITRE 1er : L’ABSOLUTISME PRINCIER
Dans l’atmosphère de la renaissance, la philosophie politique acquiert des
traits agressivement séculiers (laïcs) même si le principe de la souveraineté de
Dieu n’est pas totalement abandonné.
On étudiera successivement les idées politiques de Machiavel, des réformateurs
protestants, de Jean Bodin et de Thomas Hobbes.

SECTION 1. NICOLAS MACHIAVEL (1469 – 1527) : LA POLITIQUE


COMME SCIENCE POLITIQUE
Il est né à Florence en 1469. Florence était à l’époque une principauté
relativement importante qui avait connu une histoire agitée jusqu’à l’accession au

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pouvoir des Médicis en 1434. Sous le règne des Médicis en 1434, il y eut de
nombreux troubles et complots. Un moine dominicain du nom de Savonarole
profitant des troubles, établit à Florence une théocratie afin de faire triompher les
principes de la religion chrétienne. Supportant difficilement sa dictature, les
Florentins finir par le brûler.
Une période de l’histoire florentine a beaucoup marqué Machiavel. Durant
le règne de Savonarole, Machiavel vit retiré de la politique. Il n’accède aux
responsabilités politiques qu’après la mort de Savonarole. Il devient secrétaire au
ministère des affaires étrangères de Florence et, à ce titre, fait de nombreuses
missions notamment en France et en Allemagne. En Italie même, il rencontre à
plusieurs reprises le Pape dans le cadre des affaires de la chancellerie.
A la chute de la République et à l’avènement des Médicis, Machiavel est
révoqué. Il se retire dans sa maison de campagne pour réfléchir et travailler à ses
œuvres. Parmi celles-ci, on retiendra principalement : Discours sur la décade de
Tite – Live (1519), Discours sur la réforme de l’Etat de Florence (1521), Le prince
(1525).
Le prince était dédié à Laurent de Médicis. Machiavel souhaitait quitter son
exil intérieur et se remettre au service des Médicis. Il accompagna son livre d’une
dédicace élogieuse. Mais le destinataire de l’œuvre ne prit même pas la peine de
la lire et remercia, dit-on, de deux bouteilles de vin.
Le prince est une leçon d’« art royal » sur la manière de gouverner. Mais
dans l’ensemble, l’œuvre de Machiavel tourne autour de l’objet et des moyens de
la politique. Quant à l’originalité des réponses de Machiavel à l’exercice, elle a
donné naissance au concept de « machiavélisme » et amplement nourri le débat
sur le concept de la raison d’Etat.
§ 1. L’OBJET DE LA POLITIQUE : FONDER, PERPETUER ET
ACCROITRE L’ETAT
Machiavel est le premier auteur à avoir employé le mot « Etat » dans son
sens moderne dès les premières lignes de son œuvre Le prince. Il innove

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également en introduisant entre les Etats, une distinction entre républiques,
principautés et monarchies.
A. LA NOTION D’ETAT CHEZ MACHIAVEL
Au XVème siècle, le mot « Etat » (stato) était d’usage courant dans la littérature
politique. Mais le concept était flexible parce qu’il recouvrait chez Machiavel
plusieurs sens.
 Dans un premier sens, le terme « Etat » est synonyme d’autorité, de
prééminence. Il est circonscrit dans le domaine du pouvoir. C’est dans ce
sens que Machiavel l’emploie le plus souvent. Ici, le mot « Etat » appartient
au vocabulaire de l’art de dominer ;
 Dans un deuxième sens, le mot « Etat » désigne le domaine (territoire et
population) sur lequel s’exerce la domination. Ainsi, prendre possession de
nouveaux territoires, c’est acquérir des « stati ». La fondation, le
renforcement et l’accroissement des territoires relèvent ainsi des missions
premières du chef de l’Etat ;
 Dans un troisième sens, « stato » renvoie enfin au régime ou la forme
constitutionnelle du gouvernement.
Aux questions : qu’est-ce que l’Etat ? et pourquoi l’Etat ? Machiavel
n’apporte pas de réponses toutes faites. Ces questions d’écoles le laissent même
indifférent. Pour lui, l’Etat est (existe). Il est simplement nécessaire de le
conserver, le renforcer, éventuellement le réformer pour le conserver. Il
n’entrevoit qu’une seule finalité pour l’Etat : sa prospérité et au-delà sa grandeur.
Cela n’est possible que sous la direction d’un chef unique, le prince. Ce dernier
se confond, fait corps avec l’Etat dont la forme elle-même dépend principalement
du mode d’accession au pouvoir de celui-ci.
B. LES DIFFERENTES FORMES D’ETAT
Pour Machiavel, il existe deux catégories d’Etat : les principautés ou les
monarchies et les républiques.
1. Les principautés
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Machiavel s’intéresse aux principautés dans son maître-ouvrage Le prince.
Il opère une distinction entre deux grands types de principautés :
 Les principautés héréditaires : Machiavel porte très peu d’intérêt à ce type
de gouvernement. La raison essentielle est que la tâche du Prince dans le
gouvernement de la principauté est facile. Il suffit, dit-il au Prince de ne pas
outrepasser les bornes posées par les ancêtres et de temporiser avec les
évènements. Une capacité ordinaire permet au Prince de se maintenir sur
trône.
 Les principautés non héréditaires : A ce niveau, Machiavel établit une
distinction supplémentaire. Il oppose les principautés mixtes aux
principautés ecclésiastiques.
 Les premières sont des principautés nouvelles ajoutées à une
principauté héréditaire. La principauté nouvelle et la principauté
héréditaire forme ensemble un corps mixte. Cette situation pose une
série de problèmes complexes (différence de langage, de coutume et
de gouvernement). Le Prince éprouve toujours des difficultés à s’y
maintenir.
 Les secondes forment une catégorie à part. Sous cette catégorie,
Machiavel étudie le gouvernement clérical des Etats pontificaux qui
au XVIème siècle tenaient une place importante en Europe. Pour
Machiavel, nul besoin de science politique pour régir ces Etats qui
sont gouvernés par des moyens surhumains et auxquels notre faible
raison ne peut atteindre.

2. Les Républiques
Pour Machiavel, les Républiques sont caractérisées par l’attachement des
sujets à la chose publique à cause de leur conscience d’appartenir à un pays qui
est le leur.
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Machiavel donne sa préférence à ce type de régime dans lequel peut être
levé une armée de sujets et non de mercenaires. C’est de ces types de régimes
qu’il rêve pour l’Italie de son temps divisée en plusieurs principautés dominées
par le Pape.
Il faut noter que dans la distinction qu’il opère entre principauté et
République, Machiavel s’intéresse peu à la question de la légitimité de
l’acquisition d’un Etat. Il s’agit là d’un domaine radicalement étranger à l’auteur
du Prince(Le). Les questions de droit intéressent peu Machiavel qui se meut dans
le domaine nu du fait, c'est-à-dire de la force. Car, le triomphe du plus fort est
pour lui le fait essentiel de l’histoire humaine.
§ 2. LES MOYENS DE LA POLITIQUE : SIMULER, DISSIMULER
(CACHER), DOMINER
C’est à travers son analyse des moyens de la politique que Machiavel
apparait comme le premier penseur moderne de la chose politique et l’un des
meilleurs théoriciens de l’absolutisme princier.
En effet, d’une part, la politique apparait à Machiavel comme un art non
subordonné à la morale. D’autre part, la personne du Prince se confond avec
l’Etat.
A. LA POLITIQUE, UN ART NON SUBORDONNÉ À LA MORALE
Avant Machiavel, dans les réflexions sur le pouvoir politique, le modèle du
bon gouvernement dessiné avait les vertus à la fois chrétiennes et du monde
antique : piété, courage, loyauté, protection du pauvre, de la veuve et de
l’orphelin. La politique était mélangée à la spiritualité du fait de la référence à des
préceptes de l’Evangile. L’art de gouverner était orienté prioritairement vers le
« bien commun ». Le Roi comme un pilote qui gouverne le navire de l’Etat, suit
une route, cherche à atteindre un port selon la vieille image visuelle depuis Platon.
Machiavel substitue l’Etat à l’Eglise et à la communauté et fait de sa
construction, de sa consolidation et de son maintien, la raison d’être de l’action
politique.

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Chez lui, le monde des affaires politiques est régi non pas par les vertus
morales et religieuses mais par des rapports de forces. Le jeu politique est
appréhendé comme un champ de bataille, comme à la guerre prédomine la logique
de la force.
En considérant la politique comme le lieu d’un conflit où s’affrontent les
désirs d’acquisition du pouvoir pour les uns et le maintien pour les autres,
Machiavel dépouille la politique de ses aspects moraux. Le gouvernant n’est pas
une entité abstraite, dépersonnalisée, nourrie de valeur de tempérance, de
modestie. C’est une personne au service de la domination. Le pouvoir est un
phénomène humain. Il s’arrache et se conserve dans la boue et dans le sang. La
politique est une affaire d’homme devant être réglée seulement entre les hommes
et par eux. L’amoralisme de la politique machiavélienne est perceptible dans la
figure symbolique du gouvernant qu’incarne le bon Prince.
B. LE BON PRINCE
La réflexion de Machiavel sur le bon gouvernant se nourrit de sa
connaissance de l’histoire. Le Prince de Machiavel se soucie avant tout de
l’efficacité. Les qualités essentielles du Prince, en rapport avec le souci
d’efficacité privilégié par Machiavel, sont : le réalisme, l’égoïsme, le calcul,
l’indifférence aux biens, l’habilité, la ruse, la simulation, la dissimulation, la
grandeur.
Machiavel n’hésite pas à recommander à l’homme d’Etat d’apprendre à ne
pas être bon. Le Prince ne doit pas hésiter à choisir la voie du mal en cas de
nécessité. Il ne doit pas laisser ses sujets vivre dans le désordre mais se montrer
ferme car les tumultes bouleversent l’Etat alors que les peines infligées par le
Prince ne portent que sur quelques particuliers. Le Prince doit fonder sagement sa
conduite sur ce qu’on est à peu près sûr de trouver dans l’homme, c'est-à-dire ce
qu’il a de mauvais.
A la question de savoir s’il est préférable pour le Prince d’être aimé ou
craint, il répond : « Quand on est réduit à un seul de ces moyens, je crois qu’il est

18
plus sûr d’être craint que d’être aimé. Les hommes sont généralement ingrats,
changeants, dissimulés, âpres au gain. Les hommes sont en général plus portés à
ménager celui qui se fait craindre que celui qui se fait aimer. La raison est que,
l’amitié étant un lien simplement moral de reconnaissance ne peut tenir contre
les calculs de l’intérêt alors que la crainte à pour fondement un châtiment dont
l’idée reste toujours vivace. »
Mais le Prince doit préférer le blâme inévitable à la haine. Pour cela, il doit
laisser aux autres la disposition des choses qui peuvent exciter le mécontentement.
Aussi, Machiavel insiste-t-il sur cette nécessaire affection. Mieux, sur le
consensus du peuple. Il écrit dans Le prince : « D’ailleurs, comment s’assurer de
l’obéissance et de la fidélité du peuple si celui-ci séparait ses propres intérêts des
siens ? L’affection du peuple est la seule ressource qu’un prince puisse trouver
dans l’adversité. Un prince sage doit se conduire de manière que dans tous les
temps et dans toutes les circonstances ses sujets aient besoin de lui. Ainsi, ils lui
seront fidèles. »
En réalité, selon Machiavel, il y a deux manières de combattre : l’une par
les lois, l’autre par la force. Mais comme la première ne suffit pas, il faut recourir
à la seconde. La ruse pour le Prince consiste à se donner un visage humain,
religieux et fidèle à ses sentiments. Le Prince doit faire face à l’évènement en se
tenant prêt à faire correspondre à la malignité des choses et des hommes sa propre
malignité.
Les hommes étant toujours méchants et prêts à manquer à leur parole, le Prince
ne doit pas se préoccuper d’être plus fidèle à la sienne. Et ce manque de foi est
toujours facile à justifier. Le problème est de bien jouer son rôle.
Un prince doit s’efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence,
de piété, de loyauté et de justice. Mais rester assez maitre de lui pour déployer des
qualités contraires lorsque cela est nécessaire.

19
Selon Machiavel, la « virtue » (la ruse), énergie créatrice, capacité politique
exceptionnelle, fonde le droit au pouvoir du guide et lui permet de gouverner bien
au-delà des lois, bien au-dessus des hommes.
Il fait dans ses écrits une place aux choses militaires. Le Prince, pour lui, doit être
d’abord un chef de guerre. En tant que tel, il est d’abord l’homme qui vient
doubler l’homme d’Etat : « Qui ne sait qu’on a toujours des amis quand on a de
bons soldats. Si on y ajoute l’affection, personne ne sera assez téméraire pour
conspirer. »
Machiavel veut donc que le Prince ait à sa disposition une bonne armée.
Ainsi donc, l’idée de force est au centre de sa vision de la chose politique.
Pour lui, la force n’est pas seulement la condition de l’existence de l’Etat. Elle est
pour ainsi dire le critère essentiel. On connait la réponse de Machiavel à la
question : Comment un prince nouveau doit-il s’établir ?
Pour lui, un prince nouveau doit instaurer un ordre nouveau au prix d’un
nouveau type d’action, la terreur. A cet effet, le Prince doit user de cruauté et
même de meurtre quand l’intérêt de l’Etat supérieur de l’Etat l’exige. Il ne doit
jamais laisser subsister un désordre pour éviter la guerre.
Ainsi donc, s’énonce l’idée selon laquelle « la fin justifie les moyens ». A
propos du meurtre de Romus par Romulus, Machiavel dit ceci : « Si le fait
l’accuse, la fin l’excuse. Un bon résultat excuse toujours le fait. »
En clair, la violence n’est condamnable que lorsqu’elle est employée pour
mal faire et non pour bien faire. Si la virtû (force virile) occupe une place centrale
dans la pensée de Machiavel, elle est presque toujours associée à la fortune
(fatum), c'est-à-dire le hasard favorable, la chance. C’est un facteur de réussite en
politique que l’on se saurait sous-estimer.
Que peut, en effet, un homme en face du sort ? Est-il bien utile de dépenser
courage, ardeur, habileté si le cours des choses est réglé en dehors de nous ?

20
Pour Machiavel, la moitié des actions de l’homme politique est régie par la
chance. L’homme politique doit, par sa virtû, préparer de durs obstacles à la
fortune.
A travers Le prince, Machiavel dessine l’image qu’un chef doit renvoyer à son
peuple. Pour lui, il est de l’essence de la politique de se dérouler dans l’apparence.
Le bon Prince ne doit en aucune façon modifier le masque de l’apparence
conforme aux images de la vertu (clémence, fidélité, humanité, sincérité). La
morale populaire impose des interdits au Prince et il doit en tenir compte.
Exemple : Ne prendre ni les biens, ni les femmes de ses sujets. Ne pas paraitre
inconstant, efféminée, irrésolue. Donner l’image de la grandeur plutôt que de la
faiblesse. Seul le petit nombre des proches peut connaitre ce que le Prince est
réellement, pas le grand nombre qui juge plus par les yeux que par les mains. Le
grand nombre est vulgaire. Or, le vulgaire est toujours séduit par l’apparence.
Parce qu’il examine comment les hommes gouvernent et non comment ils
devraient gouverner, l’œuvre de Machiavel a fait l’objet de nombreuses
controverses. Les notions de machiavélisme et de raison d’Etat sont au cœur de
cette controverse.
§ 3. MACHIAVEL, MACHIAVELISME ET RAISON D’ETAT
Quels rapports existent-t-ils entre Machiavel et le machiavélisme ? Entre le
machiavélisme et la raison d’Etat ? Les réponses à ces questions permettent de
mieux situer la portée de l’œuvre de Machiavel.
A. MACHIAVEL ET LE MACHIAVELISME
Le substantif « machiavélisme » trouve bien son origine dans le nom de
Machiavel. Mais en tant que doctrine, deux conceptions du machiavélisme
s’opposent.
 Dans une première conception, le machiavélisme est le nom donné à la
politique en tant qu’elle est le mal. C’est le sens vulgaire ou négatif encore
appelée « machiavélisme sauvage », pour paraphraser Descartes, dans
lequel mensonges et assassinats sont érigés en procédés de gouvernement.

21
Dans l’interprétation vulgaire, le machiavélisme est la doctrine des rois et
des princes, doctrine qui se confond avec la théorie des moyens. La fin
supposée de la politique étant pour chaque prince sa puissance propre. De
là, la définition courante du machiavélisme comme « art de tyranniser »
(Diderot). Ce machiavélisme populaire se déduit des seules thèses
développées par Machiavel dans Le prince avec la valorisation excessive
des mérites de la ruse, du crime et de la perfidie pour conquérir le pouvoir.
Il occulte un pan entier du discours machiavélien sur le pouvoir énoncé
dans les « Discours » où le Florentin, par-delà le plaidoyer pour les
institutions républicaines, apparait comme un défenseur de la liberté. Le
machiavélisme populaire procède donc d’une interprétation insuffisante de
l’œuvre de Machiavel.
 Dans une deuxième acception, positive celle-là, le machiavélisme se
présente comme un discours original sur le pouvoir. Est mise ici en avant,
la manière avant tout rationnelle dont Machiavel en faisant abstraction de
toute considération morale, aborde le pouvoir politique. Tout un courant,
une école de pensée s’inspire des thèses de Machiavel. C’est le cas, entre
autres, d’auteurs contemporains comme James Burnhan avec son ouvrage
L’ère des organisateurs. Parmi les analystes de la politique, on notera le
nom de Gaitano Musca, celui également de Roberto Michels qui constata
dans l’analyse des partis politiques et plus généralement au sein de tout
régime démocratique, l’existence de tendances oligarchiques qui
correspondent à l’analyse que Machiavel avait déjà faite.
B. MACHIAVELISME ET RAISON D’ETAT
De nos jours, dans son sens moderne, la raison d’Etat désigne l’impératif
au nom duquel le pouvoir s’autorise à transgresser le droit dans l’intérêt public.
La raison d’Etat est déterminée par trois conditions :
 Le critère de nécessité ;
 La justification des moyens par une fin supérieure ;
22
 L’exigence du secret.
La raison d’Etat est invoquée dans les cas d’urgence. Elle révèle les limites
qu’impose à l’Etat de droit, la dure réalité des faits. Ainsi, sous certaines
conditions, la sécurité de l’Etat justifierait au nom de la raison d’Etat, l’acte
immoral ou illicite.
La raison d’Etat, ici, correspond au principe de la priorité du salut public suivant
l’adage « salus populi suprema lex » (le salut du peuple est la loi suprême).
Devant la nécessité de sauver l’Etat, son chef est autorisé à contrevenir aux
dispositions de la loi. Il n’est plus lié par les lois, il est au-dessus des lois.
Le principe d’autonomie du pouvoir politique, à l’égard de la loi dans
certaines circonstances, énoncé avec force par Machiavel, a fait dire à certains,
notamment l’historien allemand Friedrich Meinecke que les principes essentiels
de la raison d’Etat sont issus du génie de Machiavel.
Sur la relation à établir entre l’œuvre de Machiavel et la raison d’Etat,
notons ceci :
 Premièrement, le concept de raison d’Etat ne se trouve pas chez Machiavel.
Machiavel n’est pas l’inventeur de ce concept ;
 Deuxièmement, le premier traité consacré à la raison d’Etat (ragione di
stato) paru en 1589 fut écrit non pas par un disciple mais par un adversaire
de Machiavel, Giovanni Botero.
Contre Machiavel s’est développé pendant tout le XVIème siècle à la suite
de Botero, un discours anti-machiavélien qui fait apparaitre deux concepts
antinomiques de la raison d’Etat : la vraie raison d’Etat et la fausse raison d’Etat.
En s’appuyant sur ce qu’écrit Botero, l’un des auteurs anti-machiavéliens,
la vraie raison d’Etat repose sur une justification éthico-religieuse. A ce titre, l’art
de gouverner doit d’une part, se conformer à la loi divine, d’autre part, prendre en
compte une nécessité objective, celle de la logique politique, de l’intérêt de l’Etat.
La raison d’Etat botérienne valorise trois couples de vertus que doit posséder le
Prince : justice / libéralité ; prudence / valeur ; religion / tempérance.
23
Chez Scipione Ammirato, auteur de Discours politiques et militaires sur
Tacite publié à Florence, en 1594, la raison d’Etat enveloppe également une
justification religieuse de l’art de gouverner. La raison d’Etat se définit en termes
de dérogation à la raison ordinaire et au droit commun quand la nécessité et le
bien commun le requièrent. La raison d’Etat vise le bien public. En dehors de cela,
elle se ramènerait au privilège d’un particulier. Pour Scipione Ammirato, aussi, il
faut que la raison d’Etat cède à la religion.
Chez un autre auteur italien, Antonio Palazzo, auteur de Discours du
gouvernement et de la vraie raison d’Etat (1606), la référence théologique sert
également à légitimer la bonne raison d’Etat.
Au total donc, « la vraie raison d’Etat ou vraie règle de gouvernement » est
conforme à la morale chrétienne et regarde toujours le bénéfice public.
A l’opposé de la bonne raison d’Etat apparait la raison d’Etat
machiavélienne, ou mauvaise raison d’Etat qui ne vise qu’au seul avantage de
celui qui s’en sert, est différente à Dieu et au devoir.
C’est la raison d’Etat « diabolique » qui privilégie le calcul rationnel des
moyens en vue de fins spécifiquement humaines, en vue de la protection de l’Etat,
cadre d’exercice du pouvoir.
Dans l’opposition manichéenne entre vraie et mauvaise raison d’Etat, c’est
le second terme, c'est-à-dire celui qui dissocie la politique de l’éthique qui
l’emporte. Là réside la modernité de Machiavel et la mauvaise réputation du
machiavélisme.
SECTION 3. LES REFORMATEURS PROTESTANTS
En l’an 1500, l’Europe est encore soudée par une unité de foi. Elle est
simplement chrétienne. Il n’existe sur le continent qu’une autorité spirituelle
unique : l’Eglise Catholique. De l’Italie à la Suède, du Portugal à la Saxe,
croyances et rituels sont les mêmes, portés par une élite religieuse s’exprimant
dans une seule langue, le latin. La réforme protestante va casser en deux le

24
continent. L’Allemagne du centre et du nord-ouest, la Scandinavie, une partie des
Pays Bas, la Suisse, l’Ecosse et l’Angleterre se séparent de Rome.
Le mouvement est avant tout de nature religieuse. Il s’agit de corriger ce
qui est considéré comme des erreurs ou des crimes de l’Eglise Catholique et c’est
faute d’y parvenir que se crée une nouvelle religion, le protestantisme considéré
comme hérétique par l’Eglise Catholique. Les réformateurs protestants n’ont pas
de préoccupations politiques immédiates mais les positions qu’ils prennent ont
des répercussions politiques. L’initiateur du mouvement est Martin Luther dont
l’œuvre sera complétée par Jean Calvin.
§ 1. MARTIN LUTHER (1483 – 1546)
Martin Luther est né le 10 novembre 1483 à Eisleben, en Saxe (Allemagne)
dans une famille de pauvres mineurs. Il eut une jeunesse triste et malheureuse. Ses
parents dont la situation sociale s’améliora par la suite n’ont pas hésité à se
sacrifier pour aider le jeune Luther à faire des études qui allaient se révéler
brillantes. Son père voulait faire de lui un juriste et le pousser ainsi aux charges
publiques. Il l’envoie, donc, 1501 à l’université d’Erfurt. En 1505, il obtient sa
licence en philosophie. Il s’apprêtait à entreprendre les études de droit désirées
par sa famille mais, victime d’accidents bizarres, il finit par entrer en religion chez
les moines augustins d’Erfurt malgré la désapprobation de ses amis et de son père.
Il devient prêtre en 1507.
La prise de conscience de Luther commence en 1510 alors qu’il est en
mission à Rome pour les affaires de l’ordre des moines augustins. Il est marqué
par la Rome du Pape Jules II qui se présente à lui comme une Babylone maudite
avec ses courtisans, son clergé simoniaque, ses cardinaux sans foi et sans moralité.
Il revient de Rome convaincu que sa patrie, l’Allemagne, n’est qu’une lointaine
vassale de l’Eglise romaine d’où le Pape tire de pauvres paysans honnêtes l’argent
qui lui permet de jouer au monarque.
Fils respectueux de l’Eglise, il se tait et reprend des études de théologie
sous la direction du Dr Staupitz, vicaire général des augustins pour toute

25
l’Allemagne et désireux de lui céder sa chaire d’université. En octobre 1512, il
devient docteur en théologie et est autorisé à enseigner à l’Université de
Wittenberg. En 1516, il publie son commentaire sur « l’épitre aux Romains »,
résultat de méditation sur les doutes qui sont nés en lui quant aux moyens de saluts
que propose l’Eglise.
La crise avec Rome est ouverte par Luther en 1517 à propos de l’affaire
dite « de la vente des indulgences ». Il critique cette pratique et affiche ses 95
thèses à l’entrée de l’Eglise du château de Wittenberg, dont la porte servait de
tableau d’affichage à l’Université.
En 1520, il rompt avec l’Eglise Catholique en brûlant publiquement la bulle
du Pape qui le condamnait. Mis au banc de l’Empire, il se cache, est enlevé,
recouvre sa liberté quand la réforme gagne une partie de l’Eglise. Il se marie en
1525. Un peu malgré lui, naît le « luthéranisme ». L’Eglise qu’il a instituée s’est
largement implantée en Allemagne.
Martin Luther a écrit une œuvre considérable, aussi bien en latin qu’en
allemand dans laquelle il est difficile de dégager des réflexions proprement
politiques car il ne s’intéresse à l’Etat et à son organisation que dans la mesure où
ils peuvent avoir des conséquences spirituelles. On retiendra entre autres :
« L’appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande », « La liberté du
chrétien » et « De l’autorité temporelle ».
A travers ces œuvres, apparaissent respectivement une mise en cause
radicale de l’autorité ecclésiastique (A), une affirmation de l’éminence temporelle
du politique (B) et une condamnation des formes monarchiques et populaires de
gouvernement (C).

A. LA MISE EN CAUSE RADICALE DE L’AUTORITE


ECCLESIASTIQUE

26
C’est dans un texte intitulé « La papauté de Rome » que Luther commence
à mettre en place les premiers éléments d’une mise en cause radicale de l’autorité
ecclésiastique. « L’appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande » en
fournira d’autres.
Sa critique de la hiérarchie ecclésiastique procède d’une définition tout à
fait particulière de l’Eglise : « L’Eglise se compose de tous ceux qui, sur terre,
vivent dans la vraie foi, l’espérance et l’amour, en sorte que l’essence, la vie et
la nature de la chrétienté n’est pas d’être une assemblée de corps mais la réunion
des cœurs dans une même foi… Cette communion spirituelle suffit entièrement à
créer une chrétienté ».
Luther distingue une « Eglise invisible » et une « Eglise visible ». L’Eglise
invisible peut exister sans qu’il y ait d’Eglise visible car l’âme vit avec ou sans le
corps. L’Eglise visible n’est donc pas indispensable. Elle n’est pas d’institution
divine mais humaine. « Il n’y a pas une syllabe dans l’écriture sainte qui dise que
l’Eglise romaine est ordonnée par Dieu ».
C’est une constante chez Luther que Dieu se fait connaitre à chacun par
l’Ecriture seul et ne délègue sa justice – sa grâce – à aucune institution. Dieu seul,
sans aucun médiateur que son fils, Jésus Christ. Cette affirmation d’une absolue
transcendance rompt avec toute une conception de l’Eglise médiatrice entre Dieu
et les êtres humains, propre au catholicisme romain. Elle est amplement
développée dans L’appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande : « On
a inventé que le Pape, les évêques, les prêtres, les gens des monastères seraient
appelés Etat ecclésiastique ; les princes, les seigneurs, les artisans et les paysans
l’Etat laïc, ce qui est certes une fine subtilité et une belle hypocrisie ».
Luther a dépouillé l’Eglise de tout aspect médiateur. Avec lui, l’Eglise n’a
plus l’autorité sacrale, l’infaillibilité nécessaire pour pouvoir rester une. La
Sacerdoce est universel : « Personne ne doit se laisser intimider par cette
distinction, pour cette bonne raison que tous les Chrétiens appartiennent vraiment
à l’Etat ecclésiastique. Il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de

27
la fonction. Ce sont le baptême, l’Evangile et la foi qui seuls forment l’Etat
ecclésiastique et le peuple chrétien. Nous sommes absolument tous consacrés
prêtres par le baptême comme le disent Saint Pierre (I, Pierre, II, 9) : ‘‘Vous êtes
un sacerdoce royal et une royauté sacerdotale’’ et l’Apocalypse (V10) : ‘‘Tu as
fait de nous, par l’effusion de ton sang, des prêtres et des rois’’ »
Luther s’appuie sur les paroles claires et fortes du Christ : « Mon royaume
n’est pas de ce monde » et « Le royaume de Dieu est au-dessus de vous ».
Pour débouter l’Eglise Catholique de toutes ses prétentions, Luther affirme
que la chrétienté n’est pas une société ; donc n’a pas besoin d’un chef. « Elle est
là où la foi est, dans les cœurs ». Il a, ainsi, affaibli l’ordre ecclésiastique (Pape,
évêques, prêtres) en lui niant toute médiation vers le Dieu transcendant, toute
exclusivité dans l’interprétation de la Sainte Ecriture. Dans le « Traité de la liberté
chrétienne » (1520), il soutient que le chrétien est un homme libre qui n’a de
compte à rendre qu’à Dieu : « Le chrétien est l’homme le plus libre, maître de
toutes choses, il n’est assujetti à personne. Le chrétien est en toutes choses le plus
serviable des serviteurs, il est assujetti à tous ».
Pour Luther, il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de collectivité
religieuse qui puissent se dire chargée par Dieu de définir le sens de la parole. Il
n’y en a pas qui puissent à ce titre exiger la soumission aveugle des consciences.
Il n’y en a pas qui ait le droit, enfin, de faire appel au bras séculier pour imposer
aux hommes des croyances déterminées ou l’usage des sacrements.
Luther rejette l’Eglise Catholique romaine, dominée par un pape
législateur, justicier, docteur, censeur suprême. L’Eglise avec sa forte hiérarchie,
ses vieilles traditions, ses puissantes assises territoriales et juridiques, l’Eglise
gardienne d’une civilisation entretenant en Europe, une puissante unité de culture
et de tradition, cette construction séculaire et grandiose, véritable héritière de
l’Empire romain. A cette Eglise institutionnelle, Luther oppose une « Eglise
invisible regroupant en secret des âmes et des esprits communiant dans une foi ».
B. L’EMINENCE TEMPORELLE DU POLITIQUE

28
Chez les penseurs chrétiens, on est passé de l’affirmation de la séparation
des sphères spirituelle et temporelle (en référence à la fameuse maxime ‘‘Rendez
à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu’’) à celle de la supériorité
du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel avec la doctrine grégorienne.
Luther exalte le pouvoir civil. Il veut la liquidation du pouvoir religieux en
matière civil et prône par conséquent l’exclusivité de l’Etat sur les choses de
l’Eglise. Pour lui, les princes sont qualifiés pour prendre en charge la direction de
l’Eglise. S’ils sont chrétiens, ils font partie de l’Eglise. Ils doivent pouvoir prendre
la direction des affaires sur le plan humain : « Puisque les autorités temporelles
sont baptisées tout comme nous et qu’elles ont la même foi et le même Evangile,
nous devons les laisser être prêtres et évêques, et tenir leur fonction pour légitime
et utile à la communauté chrétienne. Car ce qui provient du baptême peut se
vanter d’être déjà consacré prêtre et évêque et Pape, encore qu’il ne convienne
pas à chacun d’exercer une semblable fonction »
Le pouvoir temporel a pour fonction le droit d’intervention à l’égard du
ministère spécialisé : « Or voici que l’on prétend poser comme principe chrétien
que le pouvoir ne s’exerce pas sur le clergé et n’a pas non plus le droit de le
réprimander. Ce qui revient à dire que la main ne doit pas intervenir quand l’œil
est en grand détresse. N’est-il pas contraire à la nature et bien plus encore anti-
chrétien qu’un membre ne doive pas aider l’autre, ni parer à sa perte ? Même
plus le membre est noble, plus les autres doivent l’aider. C’est pourquoi je dis
que, puisque l’autorité temporelle a été instituée par Dieu pour châtier les
méchants et protéger les bons, on doit laisser son action s’exercer librement et
sans entraves à travers tout le corps de la chrétienté sans considération de
personnes, qu’il s’agisse du Pape, des évêques, des curés, des moines, des nonnes
et de qui que ce soit… »
Luther a politisé le corps chrétien. Sa doctrine a mis fin aux excès du
sacerdotalisme et au dualisme de l’Eglise et de l’Etat : « J’ai cette gloire et cet
honneur, par la grâce de Dieu… que, depuis le temps des apôtres, aucun docteur,

29
ni écrivain, aucun juriste, ni théologien n’a si magnifiquement et si clairement
instruit la conscience des puissances séculaires et les a si bien consolées »
Chez Luther, le politique est caractérisé comme une sorte de métier
temporel. Le prince, lui-même, est envisagé comme porte-glaive donc comme
celui qui doit prendre sur lui la tâche ingrate inhérente au monde du péché
originel, de la punition. Cela revient à maintenir l’ordre : « Le devoir de l’autorité
séculière est qu’il n’y ait ni division, ni trouble, ni révolte parmi ses sujets ».
Luther donne sa bénédiction spirituelle au glaive. La fonction politique
exprime une sorte d’éminence de vie terrestre et sociale. Elle est voulue et aimée
de Dieu étant de l’ordre de la vocation sainte et légitime. Le pouvoir civil ne doit,
cependant, pas forcer les hommes à croire : « Si donc ton prince ou ton seigneur
t’ordonnait… de croire de telle façon plutôt que de telle autre, tu lui répondrais :
donnez-moi des ordres dans les limites de votre compétence et je vous obéirai.
Mais si vous voulez m’imposer des croyances, je n’obérais pas ».
En matière religieuse, le pouvoir temporel doit pratiquer la neutralité la plus
absolue : « Il faut laisser chacun courir le risque de croire comme il l’entend ;
c’est à lui-même de se préoccuper d’avoir une vraie foi… Comme, en matière de
foi, chacun doit agir selon sa conscience et que sa décision ne porte aucun
préjudice au pouvoir temporel, celui-ci ne doit pas s’en inquiéter, mais s’occuper
de ses affaires et laisser chacun croire ce qu’il peut et ce qu’il veut croire et
n’exercer aucune contrainte dans le domaine religieux… »
Luther ne rejette pas totalement le dualisme du spirituel et du temporel.
Pour lui, cependant, le gouvernement spirituel n’est exercé que par les vrais
chrétiens, une communauté dont le seul chef est le Christ. C’est une communauté
d’amour et de solidarité qui exclut la coercition et l’unique autorité d’un Pape. La
suppression de l’Etat ecclésiastique, donc des privilèges qui y étaient attachés,
conduit à élargir les attributions du pouvoir temporel. C’est aux autorités de
l’empire qu’il appartient de réaliser les réformes nécessaires de l’Eglise. Les
princes, en effet, ont – aux yeux de Luther – des qualités particulières qui leur

30
donnent la totalité des compétences pour organiser la vie extérieure de l’Eglise.
On aboutit donc à l’exclusivité des compétences du pouvoir civil sur les aspects
extérieurs de la vie religieuse. Le pouvoir séculier devient protecteur de la
religion. Ses missions essentielles sont de défendre et faire rayonner la foi
véritable, de développer l’enseignement, de favoriser la culture.
C. LA CONDAMNATION DES FORMES MONARCHIQUE ET
POPULAIRE DE GOUVERNEMENT
Luther est partisan d’un pouvoir fort et monocratique. Il n’y a pas de limites
au pouvoir des gouvernants puisqu’ils assurent la répression des péchés comme
les troubles de l’organisation civile.
Hostile à la formule monarchique, il souhaite plutôt une pluralité de principautés
car ce sont les princes qui ont assuré le succès de la religion réformée. Ils ont de
plus évité à Luther le bûcher en janvier 1521 quand devant l’imposante Diète
(parlement) de Worms, Luther osa exprimer solennellement sa soif de liberté en
présence de l’empereur Charles Quint.
Luther condamne également toute forme de gouvernement par le peuple et
appelle à la vengeance divine contre ceux qui se révoltent. Lorsqu’en juin 1524,
éclate en Allemagne la terrible guerre des paysans qui gagne les ouvriers de la
ville, ensanglantant son pays, Luther en bon disciple de Saint Augustin déclare :
« Point de droit à l’insurrection ». En 1525, il écrit aux paysans révoltés : « Il faut
mériter la liberté par la souffrance ». En 1526, exhortant le prince à la répression
de la rébellion, il écrit encore : « C’est Dieu par les mains des seigneurs qui prend,
roue et décapite ».
Tombant la férocité de Machiavel, Luther poursuit en ces termes : « Le
peuple veut être gouverné par la force… Dieu le savait bien car il n’a pas donné
aux gouvernements une queue de renard mais un glaive ».
Lorsque Luther meurt en 1546, c’est dans une Allemagne désormais
acquise en majorité à une réforme bien réglée. Mais la pression du pouvoir
temporel sera limitée dans une certaine mesure, d’abord par la conscience des

31
princes chrétiens, ensuite par la division de l’Allemagne où les principautés
luthériennes avoisinent les principautés catholiques.
Il est nécessaire de relever ici combien ce grand réformateur était
sentimental comparé à Calvin auquel on associe toujours son nom. Luther était
d’une humilité bien rare dans l’histoire. Il avoua son désespoir devant les résultats
de sa longue lutte. En effet, les divergences quant à l’interprétation de sa doctrine
étaient déjà aussi nombreuses que celles qui se manifestèrent à propos de
l’Evangile. Il n’ignora pas non plus les doctrines adverses qui ont pris vie grâce à
son combat à lui, telle que celle de ce Calvin qui a prétendu réconcilier le
christianisme avec le dieu-argent, son contraire absolu, afin de recruter des
partisans contre l’Eglise.
§ 2. JEAN CALVIN (1509 – 1564)
Jean Calvin appelé Calvinus puis Calvin est un français dont le nom est
demeuré associé, à tort ou à raison, à celui de Luther. Après des études de droit à
Orléans (Docteur en droit), il s’inscrit en théologie dans la même ville avant
d’aller poursuivre ses nouvelles études à Bourges sous la direction d’un Luthérien.
Jeune clerc, il sera meurtri de voir son père, ancien secrétaire de l’évêque de
Noyon, sa ville natale, mourir excommunié. C’est à Bâle (Allemagne) où il s’est
réfugié qu’il achève et fait paraitre « L’institution de la religion chrétienne »
commencé à Angoulême trois ans auparavant. Cette œuvre sera éditée en français
en 1541 à Strasbourg.
En 1536, Calvin arrive à Genève où règne l’éloquence du prédicateur
français Guillaume Farel, un autre exilé. Farel le retient alors en lui disant que la
ville qui depuis un an a adopté la réforme ne doit pas retourner au catholicisme.
Calvin accepte de rester et bientôt les huguenots (surnom jadis donné par les
catholiques français aux calvinistes) vont recevoir une formule politique qui
assurera à Calvin une très grande puissance temporelle et spirituelle.
A. LA PREMIERE FORMULE POLITIQUE PROPOSEE PAR CALVIN

32
Par sa formation, Calvin a un gout de la logique, de la construction, un sens
du droit et de l’Etat qui échappait à Luther. Sa formation juridique le rend plus
précis et efficace. Ici, point de prince chrétien ! Il préconise par contre une sorte
d’application stricte du « per populum » : tout pouvoir vient de Dieu par le peuple,
le peuple de Dieu, c'est-à-dire la seule communauté des fidèles. Cette
communauté qui se confondra avec le peuple tout entier, délèguera (à son tour)
ses pouvoirs à des pasteurs élus. Ceux-ci auront subi de la part de l’Eglise
calviniste un examen de doctrine.
A un deuxième niveau de la prétendue démocratie, ces pasteurs élus
représenteront au cours de leurs réunions ou synodes « le peuple de l’Eglise ». Le
conseiller de ces « synodes » est un homme inspiré, tout à la fois réformateur et
dictateur. Il ne s’agit plus ici de voir le prince temporel se charger de l’Eglise ; il
s’agit, dans la doctrine de Calvin, de l’effacement total de la frontière du « Rendez
à César ce qui est à César et Dieu, ce qui est à Dieu » au profit d’un clerc (lui-
même, bien entendu), qui au nom du peuple, qu’il terrifie d’ailleurs va absorber
en lui la totalité du pouvoir temporel et spirituel.
Chacun devra jurer sa foi dans cette « ville-Eglise ». En outre, Calvin
obtient le droit de rétablir contre les mal-vivants, la sainte discipline de
l’excommunication. Le résultat obtenu est un régime nettement clérical, une
dictature religieuse, ne différant que formellement de la théocratie. Le pouvoir
civil se borne à refléter la volonté du chef religieux. Dans « ville-Eglise » de
Genève, Calvin va aussi loin, en fait, sinon en théorie, que la théocratie pontificale
qu’il a critiquée et avec laquelle il a définitivement rompue.
Calvin sera contraint à un bref exil à Strasbourg, à la suite de la révolte des
catholiques, des libéraux et des non-croyants de Genève, terrifiés par l’implacable
dictature cléricale. Mais Calvin regagne à nouveau Genève, après que ses
partisans aient triomphé en 1541.
B. LA SECONDE FORMULE DE CALVIN : « L’ETAT DE DIEU »

33
Deux mois après son retour, Calvin fait adopter par le Conseil général de la
ville (censé représenter l’ensemble des citoyens de la ville) les ordonnances
cléricales du 20 novembre 1541. Dans « l’Etat de Dieu », la communauté des
croyants détient elle-même le pouvoir, par l’entremise de ses élus auxquels
chaque membre de la communauté doit obéissance absolue.
Les pasteurs de « l’Eglise réformée », élus par le peuple, se réuniront une
fois par semaine en congrégation et une fois par mois en synode. Leur assemblée
souveraine sera assistée par les docteurs chargés de l’enseignement réformé, des
diacres chargés du service des pauvres et par le consistoire formé de six (6)
pasteurs élus et de douze (12) anciens désignés par les différents conseils de la
ville. Ce consistoire, sorte de pouvoir exécutif, règnera sur tous les magistrats de
Genève.
Il s’ensuit que c’est la meilleure partie des citoyens, en la personne des
pasteurs, qui règne collégialement, du moins en principe. En réalité, l’unique
bénéficiaire de cette formule prétendue démocratique est bel et bien le dictateur
Calvin. Toute rébellion est une rébellion contre la volonté de Dieu ; et comme
telle, cette rébellion sera punie de mort. Par contre, Calvin affirme qu’en dehors
de Genève, c'est-à-dire pour ceux qui gémissent hors de « l’Etat de Dieu », sous
les maitres indignes, la révolte n’est plus un crime, mais un devoir sacré.
Cette trouvaille de Calvin est, de toute évidence, à usage externe et
anticatholique. Il prétendait faire de Genève une lumière pour les églises
chrétiennes réformées. En fait, la seule lumière fut celle des bûchers qui servirent
de témoignage aux catholiques et aux autres infidèles au calvinisme. Mais, pour
bien cerner la doctrine calviniste, il convient de relever dans la religion de Calvin
un élément économique profondément étranger au christianisme que Théodore de
Bèze (1519 – 1603) son ami et disciple sera fort de propager dans toute l’Europe.
C. LA PLOUTOCRATIE DE CALVIN
Cet aspect de la doctrine de Calvin peut être ainsi formulé : prédestiné soit
au salut, soit à la damnation éternelle, l’homme doit prouver à lui-même et aux

34
autres sa qualité d’élu de Dieu, par sa réussite financière qui viendra couronner
son travail. Voilà donc la doctrine calviniste écartelée entre l’Evangile et le culte
de l’argent. En somme, dans cette optique, la ploutocratie vient se servir du
christianisme comme un décor de théâtre.
Calvin condamne le travail lorsque celui-ci est seulement source de plaisir,
mais l’exalte s’il est source de richesse, fût-ce par le seul maniement de l’argent
qu’est le prêt à intérêt, désormais autorisé (il faut se souvenir que Jésus était contre
les usuriers). Pour contredire la formule favorite de Luther « l’argent fait mépriser
Dieu », en relation avec le « nul ne peut servir deux maitres », le dictateur de
Genève proclame : « or et argent sont de bonnes créatures qu’on peut appliquer
à bon usage ».
Cette église calviniste qui donne ainsi bonne conscience au marchand et au
banquier, et qui plonge dans le conformisme de l’obéissance une société toute
entière, n’est-elle pas un instrument de gouvernement idéal pour ces riches qui
détiennent le pouvoir par personne interposée (à peine) ou directement ? Elle est,
en effet, pratique cette religion, assortie de l’éternel trompe-l’œil du « per
populum », dans laquelle le Saint Esprit est devenu l’esprit d’entreprise à la mode
à Genève, à Amsterdam, à Londres, dans ces sociétés où la principale devise est
devenue : « citoyens, enrichissez-vous ! ».
Dès lors, quoi de plus naturel que dans la ville-Eglise de Genève, le pouvoir
passe entièrement aux mains des plus riches sous le vocable de la souveraineté du
peuple, et que les pasteurs soient renvoyés à leur fonction spirituelle. Tant il est
vrai que derrière le pouvoir de Calvin, se profile la ploutocratie qui implique tôt
ou tard la disparition de la foi au profit du dieu-argent mais point celle du principe
totalitaire prétendu démocratique.
Pour aller plus loin sur la réforme protestante :
 LEONARD. E.G., Histoire générale du protestantisme, P.U.F, Quadrige,
Paris, 1988, 3 vol ;
 FEBVRE (L.), Martin Luther, Un destin, P.U.F., Quadrige, Paris, 1988 ;

35
 BAUDEROT (J.), Histoire du protestantisme. Que sais-je n°427, PUF,
Paris, 1987 ;
 CHAINU (P.), Le temps des réformes, Editions complexe, Bruxelles, 1984,
2 vol.
SECTION 3. JEAN BODIN (1530 – 1596)
On sait peu de choses de Jean Bodin. Sinon qu’il est né à Angers en France
en 1530 et qu’il a failli monter sur le bûcher pour calvinisme. Juriste, historien,
économiste, Jean Bodin doit son immense érudition à ses lectures qui englobent
les ouvrages écrits dans plusieurs langues. Son principal ouvrage Les six livres de
la République est publié en 1576.
Les six livres de la République ressuscitent quelque peu Le politique de
Platon et répondent à une double préoccupation. D’abord, l’auteur consacre l’idée
de souveraineté qu’il présente d’une part, comme attribut distinctif de l’Etat et
d’autre part, comme fondant la classification des régimes politiques. Ensuite, Jean
Bodin exalte la majesté du monarque. Son œuvre apparait comme une sorte
d’hymne à la souveraineté royale.
§ 1. L’IDEE DE SOUVERAINETE CHEZ JEAN BODIN
Derrière la notion de pleine indépendance qui a été presque universellement
acceptée à la fin du Moyen-âge, se trouvait la reconnaissance de l’existence dans
chaque communauté étatique, d’un pouvoir suprême unique. Ce pouvoir suprême
représentait la source du droit et l’élément de cohésion de l’ensemble de la
structure sociale. Il manquait seulement un concept pour indiquer clairement cette
conjonction de l’indépendance territoriale et nationale avec le pouvoir suprême
légal. Le mérite revient sans contexte à Jean Bodin d’avoir sinon forgé du moins
consacré ce concept de souveraineté.
A. DE LA SOUVERAINETE COMME ATTRIBUT DISTINCTIF DE
L’ETAT
« La République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce
qui leur est commun avec ce pouvoir souverain ». Dans cette définition par

36
laquelle débute l’œuvre de Bodin, la souveraineté apparait pour la première fois
comme un attribut distinctif de ‘Dans cette définition par laquelle débute l’œuvre
de Bodin, la souveraineté apparait pour la première fois comme un attribut
distinctif de l’Etat. Selon Jean Bodin, en effet, l’existence de la souveraineté est
ce qui distingue l’Etat de toute autre forme d’association humaine. Ainsi, la
famille si grande soit-elle ne sera jamais un Etat. Tandis qu’un Etat si petit soit-il
resté un Etat aussi longtemps qu’il sera souverain. Et un petit roi est autant
souverain que le plus grand monarque du monde.
La souveraineté, Bodin la définit comme la politique absolue et perpétuelle
d’une République. La souveraineté est absolue non seulement au sens
étymologique de ce qui n’est pas lié juridiquement mais aussi au sens selon lequel,
étant indivisible, elle ne tolère ni restriction, ni condition. Le pouvoir considéré
sans son intégralité ne peut donc être ni partagé ni divisé. La souveraineté est
perpétuelle pour la raison très simple qu’elle est la véritable base de l’Etat. Sans
souveraineté, il n’y a pas de pouvoir et sans pouvoir, l’Etat cesse d’exister. Bodin
place la perpétuité de la souveraineté comme un impératif catégorique de
l’existence et de l’unité de l’Etat. Que celui-ci s’établisse par la violence des plus
forts ou qu’il procède du consentement des uns. Mais le caractère absolu et la
perpétuité avec leurs corollaires, l’unité et l’indivisibilité n’auraient aucun sens si
le pouvoir souverain ne remplissait une condition. Il doit être ultime, c'est-à-dire
ne pas émaner d’un quelconque pouvoir supérieur. Conçue comme telle, la
souveraineté signifie l’indépendance totale sur le plan international.

B. DE LA SOUVERAINETE COMME CRITERE ESSENTIEL DE LA


CLASSIFICATION DES REGIMES POLITIQUES
Il convient ici, de considérer d’abord la distinction que Jean Bodin fait entre
Etat et gouvernement. Selon Jean Bodin, la forme de l’Etat est déterminée par le
siège de la souveraineté, la forme de gouvernement par la manière dont est exercé

37
le pouvoir. Il s’agit d’une distinction juridique très subtile. La République peut
être ainsi, selon le titulaire de la souveraineté, une monarchie, une aristocratie ou
une démocratie. En partant d’une définition rigoureuse de la souveraineté, Bodin
dénonce tout à la fois les inconvénients des formules politiques traditionnelles et
ceux du régime mixte. Chacune des trois formes d’Etat peut avoir dans la
conception de Bodin, un gouvernement monarchique, aristocratique ou
démocratique. On peut aboutir ainsi à l’existence d’une démocratie à
gouvernement aristocratique, d’une monarchie à gouvernement démocratique ou
encore d’une monarchie à gouvernement aristocratique.
Bref, en combinant les formes d’Etat avec les formes de gouvernement,
Bodin arrive à neuf formes de République. On s’aperçoit enfin de compte qu’il a
du mal à rester fidèle à son critère unique de l’attribution de la souveraineté.
§ 2. L’HYMNE AU POUVOIR ROYAL
On examinera successivement l’Etat monarchique qui a la préférence de
Jean Bodin et l’exaltation par celui-ci de la majesté du guide.
A. L’ETAT MONARCHIQUE : LA PREFERENCE POLITIQUE DE
JEAN BODIN
En appuyant son raisonnement sur des arguments logiques et historiques,
Jean Bodin considère que la monarchie est la meilleure forme de gouvernement.
A l’origine, dit-il, seul le père de famille avait une autorité. Puis ce fut
l’installation de la monarchie seigneuriale et enfin celle de la monarchie royale.
La monarchie est la meilleure forme de gouvernement pour plusieurs
raisons : pour des raisons naturelles tout d’abord car le principe d’unité domine la
nature. Il y a un Dieu, un père, un soleil. Pour des raisons pratiques ensuite car
l’hérédité est un gage de continuité et donc de réussite. Et le monarque, n’ayant
rien à craindre pour lui-même et ses successeurs, choisit les conseillers les plus
sages.
B. L’EXALTATION DE LA MAJESTE DU GUIDE

38
Selon le professeur Jean-Jacques Chevallier, Jean Bodin est le père du
gouvernement absolu par la rigueur et par la logique qu’il a mises dans la
construction de la souveraineté placée dès lors au centre de la politique et du droit
public. Si Bodin proclama la souveraineté une et indivisible, c’est qu’il pensait
déjà à la monarchie royale. En la voulant non déléguée, il écartait ipso facto la
monarchie élective. Et comme il avait horreur de l’instabilité, il a construit une
monarchie héréditaire fondée sur la souveraineté perpétuelle. Le premier pouvoir
du roi est de faire et de casser les lois, le tout sans le consentement de ses sujets.
Cette définition n’est-elle pas celle du tyran ? Assurément non. La souveraineté
doit être absolue mais non pas arbitraire. Pour Bodin, le roi ne peut pas gérer son
royaume comme sa propriété. Il ne peut pas aliéner les biens de la couronne. Il
doit respecter la propriété des citoyens. Si le parlement n’a aucune sorte de
souveraineté, c’est lui toujours le gardien de la propriété.
SECTION 4. THOMAS HOBBES (1588 – 1679)
Hobbes est né le 5 avril 1588 en Angleterre dans une famille de condition
modeste. Il sera de ce fait élevé par son oncle. Toute sa vie, Hobbes a connu la
peur. « La crainte et moi dit-il sommes frères jumeaux ». Cela en réponse au fait
qu’il soit né avant terme ; du fait également de l’effroi que sa mère avait ressenti
lorsque l’arrivée de la grande armada fut annoncée sur les côtes de l’Angleterre.
Au fait aussi qu’il vécut dans une Angleterre déchirée ; il s’exila en France pour
se protéger de celui qui était au pouvoir en Angleterre et retourna au bercail pour
échapper à celui qui était au pouvoir en France.
Craintif, Hobbes veut donner la paix aux hommes. Il veut défendre
l’individu qui lui parait être le fondement de la société. Son unique désir est celui
de voir avant tout le calme et l’union assurés. Hobbes cherche l’issue de ses
angoisses dans un absolutisme qui donne tous les pouvoirs au roi. Ses principaux
ouvrages sont : Eléments du droit publié en 1640, Du citoyen (1642), Le Léviathan
(1650).

39
Dans ses ouvrages et plus particulièrement Le Léviathan, Hobbes adhère
aux doctrines du contrat social dont le postulat fondamental est que la société ou
tout au moins l’Etat n’est pas un phénomène naturel, mais une création artificielle
des individus.
§ 1. L’ETAT DE NATURE : UN ETAT DE GUERRE ET D’ANARCHIE
Pour Hobbes comme pour tous les maitres du droit de la nature et des gens,
l’homme à l’origine vit dans un état de liberté absolu. Mais, l’état de nature se
caractérise par la guerre de chacun contre chacun. La vie de chacun est
perpétuellement en danger. Tous les actes sont couverts par la légitime défense.
Dans l’état de nature, les pires actes ne peuvent être considérés comme des fautes
ou des péchés. Dans l’état de nature, il n’y a pas de loi. Chacun est seul juge de la
conduite nécessaire à sa conservation. Les notions de justice et de droit n’ont
aucun sens. La seule loi qui prévaut est la conservation de soi.
Pour Hobbes donc, dans l’état de nature, il n’y a pas de penchant naturel de
l’homme à la sociabilité. Tout s’arrête à l’individu.
§ 2. LA FORMATION DE L’ETAT
Pour Hobbes, l’état de nature empêche toute agriculture, toute industrie,
toute navigation, toute science, toute littérature et tous les arts, bref toute société.
Or, certaines passions de l’homme l’inclinent à la paix, entre autres, la crainte de
la mort violente, le désir des choses nécessaires à une vie agréable. Le souci de la
paix, lorsqu’il devient dominant pousse les hommes de l’état de nature à donner
naissance à l’Etat.
L’Etat pour Hobbes procède d’un contrat. Pour leur défense et leur
protection, les hommes de l’état de nature mettent au monde un homme artificiel,
le « Léviathan » auquel chacun transfère son droit total et absolu sur toute chose,
afin que lui seul désormais possède un pouvoir absolu.
Chez Hobbes, les individus ne sont pas liés entre eux par contrat. Ceux-ci
ne se fondent à aucun moment en un peuple. Leur volonté individuelle ne se fonde
à aucun moment en une volonté commune ou générale. Toute fusion est exclue.

40
Les hommes ne constituent une unité quelconque par rapport à leur représentant,
le « Léviathan ». Leur unité leur est rigoureusement extérieure. La formule de
Hobbes laisse intact l’individualité des contractants. L’unité de la société civile
procède de la substitution de la volonté unique du souverain à la multitude des
volontés individuelles.
§ 3. LA NATURE DU POUVOIR DANS L’ETAT
Hobbes prône un pouvoir absolu, une souveraineté absolue et indivisible
plus intransigeante que celle de Jean Bodin. La formule de Hobbes écarte toute
espèce de pacte ou de contrat, dit de soumission qui lierait le souverain à des
engagements réciproques. Cela veut dire que le transfert du pouvoir est total et
absolu comme l’est lui-même le droit transféré.
Le « Léviathan » est seul juge du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du
tien et du mien. Il fait la police intellectuelle (celles des opinions et des doctrines).
Le souverain est maitre de la loi, de la propriété, de la religion même. Il fait la loi,
il casse la loi. Il n’y a pas d’autre que le souverain qui lui-même est libre vis-à-
vis des lois.
La propriété est un don du souverain et ne saurait être un absolu opposable
à lui. Les droits du souverain sont inaliénables, indivisibles, sans bornes. Même
s’ils sont sources d’abus, ceux-ci sont moins graves que ceux qui résulteraient de
l’absence d’un tel pouvoir. In fine, le « Léviathan » doit procurer au peuple la
sûreté, sécurité de la vie. L’édifice de Thomas Hobbes repose donc sur le sacrifice
total des droits naturels des individus en contrepartie de la paix civile.

CHAPITRE 2. L’ASSAUT CONTRE L’ABSOLUTISME : LES


PRECURSEURS DU LIBERALISME POLITIQUE

SECTION 1. JOHN LOCKE (1632 – 1704)

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Locke est né en 1632 dans une famille puritaine modeste, profondément
religieuse. Il s’est tout d’abord consacré à l’étude de la théologie et aurait dû
embrasser normalement l’Etat ecclésiastique et même garder le célibat.
Finalement, cet homme de petite santé s’est orienté vers la médecine qu’il étudia
à Oxford et qui devint finalement sa profession.
Locke entre en politique aux côtés d’un Lord et se trouve mis ainsi à l’école
des faits et des hommes. L’homme de noblesse accusé de conspiration passa en
jugement, fut acquitté mais dû s’exiler en Hollande en 1683. Il y passa cinq années
qui furent décisives pour sa formation de philosophe politique.
John Locke qui mourut en 1704 a publié entre autres : Essai sur les lois de
la nature (1660), Essai sur la tolérance (1667). Ces deux ouvrages ont eu moins
de succès que ses deux essais sur le gouvernement civil dans lequel Locke expose,
après bien d’autres, la question de l’origine, de l’extension et de la véritable fin
du pouvoir civil.
§ 1. L’ETAT DE NATURE : UN ETAT D’EGALITE ET DE LIBERTE
PARFAITE
Suivant la mode intellectuelle de l’époque, John Locke part de l’état de
nature pour expliquer l’origine de l’Etat. Il décrit l’état de nature comme un état
de parfaite liberté et d’égalité entre les hommes. Il n’y a pas de différence
inhérente entre les hommes de l’état de nature chez Locke. L’état de nature est
régi par un droit de nature qui s’impose à tous. Rien qu’en se référant à la raison,
chacun apprend qu’il est l’égal de l’autre, indépendant de lui et que nul ne doit
léser autrui dans sa vie, sa liberté et ses biens.
L’état de nature est un état de liberté mais non de licence. Ce qui manque
dans cet état, c’est l’absence d’une sanction organisée, laissée au libre choix des
individus. D’où le grand risque qui pèse sur la vie, la liberté et les biens de chacun.
L’Etat, chez Locke, va naitre du consentement des hommes de l’état de
nature à se dépouiller de leurs droits au profit d’une autre entité qui aura la faculté
de juger, de punir et d’assurer leur défense.

42
§ 2. LA FORMATION DE L’ETAT
Chez John Locke, deux sortes de contrat sont à l’origine de la formation de
l’Etat. On distingue, d’une part, le contrat social et d’autre part, le contrat
politique. Les deux contrats doivent être dissociés.
Le consentement à la naissance de l’Etat procède d’abord de l’accord des
volontés individuelles. Les individus contractent entre eux le pacte social (contrat
social). Ce contrat social fonde la société. Il est conclu par des hommes libres et
égaux qui décident d’abandonner l’état de nature où règne en maitre
l’individualisme. Une fois le pacte social conclu, les individus constitue un corps
politique à travers le contrat politique qui débouche sur la mise en place d’un
pouvoir politique. Le contrat politique est appelé également contrat de
gouvernement.
§ 3. LE POUVOIR DANS L’ETAT
Chez John Locke, la distinction entre contrat social et contrat politique,
permet de distinguer la société civile du gouvernement. D’où il suit que chez
Locke, il n’y a pas de consentement du peuple donné une fois pour toute. Le
consentement est toujours conditionnel, toujours subordonné est la bonne
conduite des gouvernants, jugés en fonction des droits naturels et inaliénables des
individus (le droit à la vie, à la liberté, à la propriété). Le non-respect de ces droits
par le gouvernement entraine le droit de résistance des gouvernés pour sanctionner
l’inconduite des gouvernants.
Le droit de résistance est au cœur de la doctrine lockéenne de l’Etat. En
effet, pour Locke, la fin véritable de l’Etat, ce pourquoi il a été institué c’est
d’assurer la protection de la liberté et de la propriété individuelle. La théorie de
résistance au pouvoir vient illustrer la limitation du pouvoir d’Etat. Ceux qui
agissent au nom de l’Etat doivent rester dans les limites consenties par le corps
politique. Les gouvernants qui excèdent leurs pouvoirs ou les législateurs qui
violent les droits naturels ne sont rien de plus que des « voleurs ». Ils sont mis en

43
état de guerre vis-à-vis de ceux qui sont nominalement leurs sujets. Et ceux-ci ont
le droit de leur résister par la violence si nécessaire.
A l’objection selon laquelle une telle analyse conduit à l’anarchie et au
chaos, Locke répond de deux façons : d’une part, on ne résiste au tyran que si un
nombre important de personnes se sent effectivement lésé ; d’autre part, s’il y a
chaos, c’est le tyran qui doit être blâmé et le sujet qui agit pour protéger sa vie et
ses libertés.
Pour Locke, lorsque le fardeau de l’obéissance devient trop insupportable,
il n’y a plus de théorie de l’obéissance qui tienne : « qu’on élève les rois autant
que l’on voudra, qu’on leur donne tous les titres magnifiques plus pompeux qu’on
a coutume de leur donner, qu’on dise mille belles choses de leur personne sacrée,
qu’on parle d’eux comme d’hommes divins descendus du ciel et dépendants de
Dieu seul, un peuple généralement maltraité contre tout droit n’a garde de laisser
passer une occasion dans laquelle il peut se délivrer de ses misères, et secouer le
pesant joug qu’on lui a imposé avec tant d’injustices ».
L’influence des idées de Locke a été considérable. Locke a posé une fois
pour toutes les bases de la démocratie libérale d’essence individualiste. Les
déclarations des droits, droits naturels, inaliénables et imprescriptibles des
colonies américaines insurgées puis de la France révolutionnaire sont largement
inspirées des thèses de John Locke.

SECTION 2. MONTESQUIEU (1689 – 1755), THEORICIEN DE LA


BALANCE DES POUVOIRS
D’origine noble, Montesquieu est né près de Bordeaux en 1689. Il fait des
études classiques (lettres, philosophie, droit). A 25 ans, il devient juge. Il sera
reconnu comme un bon juge. A 32 ans, Montesquieu publie Les lettres persanes,
un ouvrage anonyme qui fit scandale à cause de la sensualité et du ton d’irrespect

44
qui en émanait. Les lettres persanes donnent vite à Montesquieu une célébrité
jusque-là inconnue. Il part pour Paris après avoir vendu sa charge de magistrat à
Bordeaux. Il entre à l’académie française en 1727. Après l’académie,
Montesquieu voyage beaucoup hors de France pour assouvir son ardent désir
d’apprendre. Il va à Viennes, Florence, Venise, Milan, Turin, Rome, Naples et
Londres. Le séjour outre-manche sera décisif pour lui et lui permet mieux que tout
autre de saisir l’essence de l’Angleterre.
En 1734, Montesquieu publie les Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et leur décadence qui est un chapitre détaché sa grande
œuvre, L’esprit des lois, publiée en 1748. La postérité a retenu de L’esprit des lois
deux théories : d’une part, celle des formes de gouvernement, d’autre part, celles
des contrepoids.
§ 1. LA THEORIE DES GOUVERNEMENTS
Montesquieu distingue toujours entre la nature du gouvernement et le
principe du gouvernement.
La nature, c’est ce qui le fait être tel qu’il est. Le principe, c’est ce qui le
fait agir. Montesquieu distingue trois sortes de gouvernement : la république, la
monarchie et le despotisme.
A. LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE ET ARISTOCRATIQUE
1. La République démocratique
Sa nature : c’est le peuple en corps qui exerce la politique souveraine. Son
principe : c’est la vertu au sens civique du terme, c'est-à-dire la faculté pour
chaque citoyen de faire passer l’intérêt général avant l’intérêt particulier.
Dans la République démocratique, le peuple dispose de la souveraineté. Il
est à la fois monarque et sujet. Montesquieu a en vue ici les républiques anciennes
de l’antiquité limitées à de petites cités. La République démocratique peut se
corrompre. Et pour éviter cette corruption, il faut l’éduquer.
2. La République aristocratique

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Sa nature : la politique souveraine appartient à un petit nombre ou à un
certain nombre de personnes. Son principe : c’est la modération dans l’usage de
l’inégalité. Pour Montesquieu, l’aristocratie gouvernante doit être peu nombreuse.
Plus une aristocratie approchera de la démocratie plus elle sera parfaite. Elle le
deviendra mois à mesure qu’elle se rapprochera de la monarchie.
B. LA MONARCHIE
Pour Montesquieu, le gouvernement monarchique, c’est celui où une seule
gouverne par des lois fixes établies. Ce qui distingue la monarchie du despotisme,
ce sont les lois. Le principe qui peut faire agir une monarchie c’est l’honneur, le
préjugé de chaque personne et de chaque condition. Pour Montesquieu, il n’y a
pas de pouvoir monarchique s’il n’y a pas de noblesse, de bourgeoisie, de corps
intermédiaire. Si la nature du gouvernement monarchique veut que le monarque
soit la source de toute autorité civique, son principe veut qu’il l’exerce par des
pouvoirs intermédiaires.
C. LE DESPOTISME
Montesquieu condamne le régime despotique. Dans le régime despotique,
un seul, sans lois et sans règles, enchaine tout par sa volonté et par ses caprices.
Le principe d’action d’un tel régime, c’est la crainte.
Cette typologie des gouvernements est extrêmement abstraite. Montesquieu
ne fait pas de différence entre les différents types de monarchie et de démocratie.
Il n’a pas pressenti la possibilité d’une grande démocratie.

§ 2. LA THEORIE DES CONTREPOIDS


C’est la partie la plus étudiée par les successeurs de Montesquieu. Elle porte
sur la répartition des pouvoirs dans l’Etat et s’appuie sur une observation de la
constitution britannique. Ayant constaté que les Anglais jouissaient d’une liberté
inconnue dans le continent, Montesquieu recherche ce qui, dans le régime

46
politique anglais, favorisait la liberté des citoyens. Il en conclut que c’est le
résultat de la division des pouvoirs.
A. LA REPARTITION DES POUVOIRS DANS L’ETAT
Montesquieu distingue dans l’Etat trois pouvoirs fondamentaux ou
politiques : la politique législative, la politique exécutrice, la politique de juger.
Mais puisqu’il s’appuie sur le régime politique britannique, les pouvoirs dans
l’Etat finissent par se réduire à deux, à savoir le législatif et l’exécutif. Pour
Montesquieu, la politique de juger n’a pas à être prise en considération puisque
exercée par le jury, c'est-à-dire par des personnes tirées du corps du peuple dans
certains temps de l’année : « des trois politiques dont nous avons parlé, celle de
juger est en quelque sorte nulle. Il n’en reste plus que deux ».
Les principaux pouvoirs chez Montesquieu sont donc le législatif et
l’exécutif. Le peuple élit des représentants qui, réunis constituent le corps
législatif. Mais ce corps n’est pas dépositaire d’un pouvoir suprême ou souverain.
Montesquieu attribue au pouvoir législatif la tâche de faire les lois et de vérifier
leur exécution. Il est autant soucieux d’éviter les empiètements du législatif sur
l’exécutif que ceux de celui-ci sur celui-là.
Pour éviter le despotisme législatif, il convient que l’exécutif soit entre les
mains d’un monarque dont la personne soit sacrée et qui soit en mesure d’arrêter
les entreprises du corps législatif. Chacune des deux politiques, affermies dans sa
consistance propre, interdira à l’autre d’abuser de ses prérogatives.
L’interprétation traditionnelle due aux juristes de la séparation des pouvoirs
met l’accent sur l’organisation des pouvoirs dans l’Etat et s’ordonne autour de
deux principes simples : spécialisation des pouvoirs, indépendance des pouvoirs.
La doctrine du droit public néglige l’idée-mère qui sert de fondement à la
théorie de la distribution des pouvoirs dans l’Etat. Cette idée c’est celle de la
liberté. Montesquieu saisit le dynamisme de la liberté moderne à travers
l’observation de la constitution britannique. Celle-ci favorise l’idée de liberté

47
parce que prohibant le cumul des fonctions : un même organe, individu ou
collectivité, ne doit pas cumuler l’exercice de deux fonctions juridiques de l’Etat.
B. LES CORPS INTERMEDIAIRES
Montesquieu constate que dans toute société, le dynamisme repose sur la
division sociale. Chaque groupe cherche ainsi à réaliser ses fins par
l’intermédiaire d’une structure qui peut assurer la représentation de ses intérêts.
Comme structures intermédiaires, Montesquieu insiste notamment sur le
parlement, garant des intérêts de la collectivité et les partis politiques, garants des
intérêts des fractions du peuple.
Pour Montesquieu, ce qui assure principalement le lien entre la société et
les pouvoirs (exécutif et législatif), ce qui fait le dynamisme de la liberté anglaise,
c’est le parti. La volonté de chaque citoyen peut s’exprimer dans un cadre partisan.
Le parti est un outil de contrôle du législatif et de l’exécutif.
Le régime libéral pour Montesquieu est producteur d’une double
puissance : la division du pouvoir limite son emprise sur la société ; la division du
pouvoir rend les citoyens largement incapables d’agir beaucoup les uns sur les
autres.
SECTION 3. JEAN JACQUES ROUSSEAU (1712 – 1778)
Rousseau est né à Genève en 1712 dans une famille bourgeoise ruinée. De
vieilles tantes lui donnent une éducation rigide. Puis, il rentre en apprentissage
chez un graveur. Il est recueilli par Madame de Warrens. Il demeure chez elle
pendant 9 ans puis il se rend à Lyon et à Paris où il fait la connaissance de Diderot.
En 1749, il lit dans un journal que l’Académie de Dijon ouvrait un concours sur
le thème suivant : « Le progrès des arts et des sciences a-t-il rendu les hommes
meilleurs et plus heureux ? ». Rousseau se lance dans la thèse inverse en soutenant
que la civilisation a corrompu les hommes et que les peuples les plus heureux sont
ceux qui sont proches de la nature. Il obtient le premier prix. Dans sa dissertation,
se trouvait lancer ce jugement, synthèse des idées de Rousseau « Les hommes

48
naissent bons, mais la société les rend méchants ». Cette phrase sera le germe
d’où naitront les agitations subversives des XVIIIème et XIXème siècles.
Selon Rousseau, en changeant les institutions sociales, l’humanité pourra
retrouver sa bonté primitive et faire détourner du monde, l’égoïsme et les passions
mauvaises. Beaucoup d’auteurs ont réfuté le discours rousseauiste qui s’est
notamment enrichi dans d’autres ouvrages publiés au cours des douze années qui
suivirent : « Le discours sur l’origine de l’inégalité », « La nouvelle Eloïse »,
« Emile », « Du contrat social ».
§ 1. LES ORIGINES DE LA SOCIETE : LE PACTE SOCIAL
A. L’ETAT DE NATURE
Comme Hobbes et Locke, Rousseau part de l’état de nature qu’il construit
selon ses idées. L’état de nature est caractérisé chez Rousseau par la bonté de
l’homme qui tient cette qualité de sa nature même et vit en communion avec les
bêtes et les plantes : « les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la
nourriture, une femelle et le repos. Il n’a nul besoin de ses semblables et n’en
reconnait aucun individuellement ».
Dans l’état de nature, l’homme mène une vie heureuse et presqu’animale.
Rousseau considère que la propriété n’existe pas. Sa description mythique de la
société initiale est inspirée des romans publiés à son époque. L’apparition de la
propriété est pour Rousseau, la cause de tous les malheurs. Elle donne naissance
à la première inégalité entre les hommes. Les nécessités de la protection de la
propriété conduisent les propriétaires à constituer un gouvernement pour se
protéger contre les pauvres. Cette mesure entraine un renforcement de l’inégalité
entre ceux qui gouvernent et les autres.
La fin de l’âge d’or impose la recherche d’une nouvelle organisation. Il est
impossible de revenir à l’état antérieur. Il faut construire de nouveau. C’est l’objet
du contrat social.
B. LA THEORIE DU CONTRAT SOCIAL

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Pour Rousseau, il s’agit d’un contrat unique qui fonde à la fois la société et
l’Etat. Ce contrat institue un pouvoir sans limites. Rousseau ne cherche pas à
trouver le fondement logique de l’autorité politique quelle qu’elle soit, mais celui
d’une autorité politique telle qu’elle rende les individus aussi libres dans l’état
social que dans l’état de nature.
Le but de Rousseau c’est de trouver une forme d’association qui défende et
protège de toute la force connue, la personne et les biens de chaque associé et par
laquelle, chacun s’unissant à tous n’obéisse qu’à lui-même et reste aussi libre
qu’auparavant.
Chez Rousseau, c’est le corps social en entier qui devient le souverain.
Chaque individu renonce à son indépendance et se soumet totalement au
souverain. Cette soumission n’est que le degré supérieur de la liberté parce que
soumission à la volonté générale. Or, la volonté générale, pour Rousseau, ne peut
ni errer, ni opprimer parce que générale dans sa source et dans son objet.
Dans sa source, la volonté générale émane des citoyens. Or, ces citoyens ne
peuvent vouloir que le bien : « Il n’est personne qui ne songe à soi-même, même
en votant pour tous ». Dans son objet, la volonté générale ne tend pas à quelque
objet individuel et déterminé. Le système de Rousseau constitue une double
garantie tant dans sa source que dans son objet. La garantie de la source assure la
généralité de l’objet.
La théorie du contrat social atteint son apogée chez Rousseau. Les penseurs
ultérieurs vont se référer à cette notion tout en considérant le contrat social comme
un contrat fictif. Ainsi, Kant parle d’un contrat tacite, d’une idée de la raison.

§ 2. LE SOUVERAIN ET LA SOUVERAINETE DE LA LOI


A. LA NOTION DE SOUVERAIN
Chez Rousseau, la personne publique qui se forme par l’union de toutes les
autres prend le nom de souverain. Le souverain ainsi constitué ne peut avoir un

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intérêt contraire aux particuliers qui le composent parce qu’il est la source de la
volonté générale (la volonté de la communauté). Cette volonté est dégagée de la
loi de la majorité. Pour Rousseau, le corps politique est un corps moral. Ce corps
politique a sa volonté qui tend à la conservation et au bien-être des intérêts de
chacun : « De même que l’être individuel dans ses mouvements est toujours droit,
la volonté générale tend toujours vers l’utilité publique ».
B. LA VOLONTE GENERALE DE SOUVERAINETE
La volonté générale présente quatre caractères :
1. L’inaliénabilité de la volonté générale
Pour Rousseau, le pouvoir politique peut se céder et se transmettre. La
volonté générale ne peut se transmettre. En conséquence, il n’y a pas contrat de
soumission. Si l’ensemble des citoyens aliénait sa volonté, il cesserait d’être un
peuple. La souveraineté ne se délègue pas. Le corollaire c’est que la société ne
peut être représentée. Dans cette conception d’un corps souverain, on peut voir
l’influence, d’une part, de l’antiquité et d’autre part, de la ville de Genève.
Rousseau critique le régime anglais qui, pour lui, n’est pas libre.
2. L’indivisibilité de la volonté générale
Sur ce point, Rousseau s’oppose à Montesquieu. Rousseau est contre les
corps intermédiaire. Pour lui, ces corps représentent fatalement des intérêts
particuliers. Il est donc tout à l’opposé de Montesquieu qui célèbre les corps
intermédiaires (partis, syndicats, associations etc.). Pour Rousseau, diviser la
souveraineté dans son principe, c’est la tuer. C’est pense-t-il, ce que fait
Montesquieu avec sa fameuse théorie de la distribution et de la répartition des
pouvoirs.

3. L’infaillibilité de la volonté générale


La volonté générale, selon Rousseau, ne peut se tromper. Le peuple ne peut
que rechercher le bien de tous et de chacun.
4. La souveraineté est absolue

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Elle s’analyse par essence en un pouvoir absolu. Mais cet absolutisme ne
peut pas être arbitraire. La volonté générale ne peut que vouloir le bien. Si on
tombe dans l’arbitraire, c’est que la volonté générale s’est dissociée.
C. LA LOI, EXPRESSION DE LA VOLONTE GENERALE
La volonté générale se traduit par les lois. La loi c’est l’expression
solennelle et publique de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun.
Rousseau voit dans la généralité de la loi, dans son impersonnalité, le seul remède
aux caprices et à l’arbitraire des hommes particuliers, détenteurs du pouvoir. La
loi doit avoir un objet général. L’exercice du pouvoir législatif appartient au
peuple pris dans son ensemble, dans son intégralité. Rousseau est contre la
représentation. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée n’est pas une
loi.
L’exercice de la souveraineté se confond, pour Rousseau, avec le pouvoir
législatif (capacité de légiférer). Rousseau est pour l’Etat du type cité grecque qui
légiférait sur la voie publique. Il faut que ceux qui légifèrent soient non pas ses
représentants mais ses commis qui n’ont aucun pouvoir de décision mais dont le
travail est préparatoire. La décision n’est définitive qu’après l’acceptation par le
peuple (le référendum).
D. LE GOUVERNEMENT
Si Rousseau n’est pas pour la séparation des pouvoirs, il voit bien qu’il est
nécessaire qu’un organe particulier exécute les lois.
1. La distinction entre souverain et gouvernement
Il est impossible dans un Etat de se passer totalement des hommes
particuliers et des actes particuliers. Car, si la loi de par sa nature ne peut avoir un
objet particulier, individuel, l’exécution de la loi tombe quant à elle sur des objets
particuliers et individuels.
Qu’est-ce qu’exécuter la loi, sinon la réduire en acte particulier ? Ce que le
souverain ne peut faire. D’où la nécessité de distinguer entre le souverain, c'est-
à-dire le peuple et le gouvernement, groupe d’hommes particuliers qui exécutent

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les lois. Le gouvernement reste à sa place et n’empiète pas sur le pouvoir
souverain.
2. La légitimité du gouvernement
Le souverain veut. Il est la souveraineté qui détermine l’acte ; tandis que le
gouvernement agit. Il exécute, par des actes particuliers, l’acte général. Le
gouvernement n’est que la force au service de la volonté générale. La seule
légitimité du gouvernement, c’est d’obéir au souverain dont il est le ministre. Il
tient donc sa légitimité du peuple. Les agents du gouvernement ne sont que de
simples officiers exerçant en son nom le pouvoir dont le peuple souverain les a
faits dépositaires.
Rousseau met en œuvre une typologie particulière. Il classe les différentes
formes de gouvernement suivant le nombre de ceux qui détiennent le pouvoir
exécutif. Ainsi donc, on aura le gouvernement démocratique, le gouvernement
monarchique, le gouvernement aristocratique.
a) Le gouvernement démocratique
Dans ce type de gouvernement, le peuple détient le pouvoir exécutif et le
pouvoir législatif. Rousseau est contre ce genre de gouvernement parce qu’il est
trop difficile pour les hommes de le mettre en place. « S’il y avait un peuple de
dieux, il se gouvernerait démocratiquement ». Or, les hommes ne sont pas des
dieux. Il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais – à
prendre le terme dans son acception –. Rousseau détruit un système mais n’en
propose aucun.

b) Le gouvernement monarchique
C’est celui d’un exécutif individuel. Rousseau admet la monarchie à
condition qu’elle soit acceptée par l’ensemble du peuple, c'est-à-dire élective.
Rousseau parle de monarchie républicaine. Il y a danger cependant du fait que la
volonté particulière d’un seul y a beaucoup d’importance.

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c) Le gouvernement aristocratique
Rousseau écarte toute idée d’aristocratie héréditaire au profit d’une
aristocratie élective.
Rousseau critique donc les systèmes existants. Mais on ne trouve pas une
prise de position nette en faveur d’un type de gouvernement. Il se méfie du
gouvernement, du pouvoir exécutif. Tout gouvernement est entaché d’un vice
fondamental qui est qu’il s’agit d’une volonté particulière : « comme la volonté
particulière agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi, le gouvernement fait
un effort continu contre la souveraineté. Le gouvernement est une société partielle
qui va chercher à augmenter sa force, sa politique ».
Rousseau est souvent décrit comme un révolutionnaire exalté. Ses écrits se
lisent aisément. Il a l’art des formules frappantes qui forcent l’adhésion. En fait,
c’est un révolutionnaire en théorie parce que très prudent en pratique. Sur le plan
général, il est révolutionnaire mais quand il descend au particulier, il est très
prudent, très modéré : « N’ébranlez jamais brutalement la machine. Qui pourra
retenir l’ébranlement donné ou prévoir tous les effets qu’il peut produire ? ».
Rousseau n’est pas un partisan des mutations brusques ou violentes. Il y a
beaucoup de contradiction dans ses écrits. Il est contre l’injustice, l’oppression,
l’intolérance. Il est pour la liberté mais n’est pas pour un type de gouvernement
précis. Alors, qu’est-ce qu’un bon gouvernement pour Rousseau ? Un
gouvernement où le peuple est nombreux et prospère. Pour Rousseau, la fin de
tout système de législation doit être la liberté et l’égalité.
L’influence de Rousseau n’a pas été immédiate. Elle a été perceptible au
moment de la révolution française. Pendant la révolution, Rousseau est lu et
médité. Son œuvre a agi sur tous les révolutionnaires. Rousseau a aussi inspiré la
déclaration américaine d’indépendance. Beaucoup de révolutionnaire se sont
nourris et ont agi sous l’influence de son œuvre.

TITRE 2 : LES GRANDS COURANTS DE PENSEE DU 19e SIECLE

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Le 19e siècle est dominé par la lutte entre deux (2) systèmes de valeur : le
libéralisme et le socialisme.
À côté de ces deux (2) grands courants de pensée, se trouve un troisième
sans doute moins important mais qui se développera tout particulièrement au 20e
siècle : le Nationalisme.

CHAPITRE I : LE LIBERALISME

Il est à la fois une théorie, une doctrine, un programme, une pratique. Plus
fondamentalement, c’est une philosophie globale, un système complet englobant
trous les aspects de la vie en société.
Si le terme de libéralisme apparait pour la 1ère fois en 1823 dans le lexique
de Claude BOISTE, le mouvement de pensée qui le désigne est bien antérieure
à cette date en effet, de nombreux spécialistes de l’Histoire des Idées font germer
la pensée libérale à la Renaissance au XVIe siècle. Le mouvement libéral pensent-
t-ils, est impulsé par la réforme protestante porteuse de modernité parce qu’elle
promeut un radicalisme individualiste, un subjectivisme absolu dans le domaine
de la foi. La réforme protestante elle-même a selon le sociologue allemand Marx
Weber favorisé le développement d’un état d’esprit qui a assuré l’essor du
capitalisme. Cet état d’esprit s’est particulièrement répandu en Angleterre où la
morale protestante a été particulièrement sensible avec l’expansion du
puritanisme, une philosophie condamnant l’oisiveté dans la possession,
concrètement la reforme a libéré le désir d’acquérir, de s’enrichir par l’épargne et
l’investissement, désir d’acquérir également par le travail qui va s’incarner dans
une classe : la classe bourgeoise, ambitieuse, ardente à ses affaires,
parcimonieuse en ses dépenses, plus soucieuse de puissance que de plaisir
Le mot libéral prend également appui sur des textes solennels. Il s’agit des
déclarations des droits dont les premières sont intervenues en Angleterre (la

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grande charte de 1213, la pétition des droits en 1627, le bill of rights en 1689).
La tradition de la déclaration a été par la suite reprise par les USA (la déclaration
d’indépendance des USA du juillet 1776 et la déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen de 1789).
Au regard de ces antécédents, on peut dire que le libéralisme s’installe en
réaction contre toutes les formes de contrainte (religieuse, économique,
politique, etc.) Par lui, les hommes se sentent capable d’agir par eux-mêmes.

SECTION 1 : LES GRANDS PRINCIPES DU LIBERALISME


Ils sont au nombre de quatre (4) :
§ 1 : le libéralisme, volonté de liberté
Le libéralisme est essentiellement constitué par une volonté. Son essence,
c’est la volonté elle-même c’est-à-dire selon la définition du Robert : « la faculté
de vouloir, de se déterminer librement, à agir ou à s’abstenir en pleine
connaissance de cause et après réflexion. »
Le libéralisme est la volonté de la liberté puisque la liberté est toujours
selon le Robert : « l’état de ce qui ne subit pas de contrainte ».
Le libéralisme, c’est la liberté voulue dans le sens où elle conduit à
l’accomplissement personnel, elle représente un bien intrinsèque. Plus qu’un
moyen, la liberté est pour les libéraux, la fin humaine en soi. Le primat de la
liberté individuelle chez les libéraux fait qu’on traduit souvent libéralisme par
individualisme libéral. Pour dire que le libéralisme est avant tout, l’affirmation
des droits de l’individu souverain. Réputé être le moins mauvais juge possible de
ses propres intérêts. La volonté de liberté trouve son prolongement dans l’éthique
de la responsabilité individuelle.
§ 2 : L’Ethique de la responsabilité individuelle
Le libéralisme établit l’homme comme être capable de choix autonome, qui
l’engage devant les autres et dont il va assumer seul les conséquences. Cela
débouche sur la reconnaissance à celui-ci, non seulement de certains droits

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inaliénables en particulier, le droit de propriété de soi mais aussi de devoir
(responsabilité de soi), respect du droit équivalent des autres.
L’éthique de la responsabilité individuelle sur l’aptitude de l’homme à
l’apprentissage du libre gouvernement de soi. De l’homme, les libéraux attendent
qu’il soit capable de prévoyance, autodiscipline. Qu’il ait une légitime aspiration
à l’initiative créatrice et au droit de jouir des récompenses résultant de celle-ci.
§ 3 : L’Etat, limité par le doit
À l’origine de la pensée libérale, il y a une réaction contre l’arbitraire.
L’homme étant déclaré libre et sa liberté étant inséparable de son être. Cela
implique la nécessité de le protéger de toutes les entraves à l’exercice de ses droits
individuels.
Une instance chargée de la sauvegarde des droits de la collectivité, l’Etat
apparait d’emblée aux libéraux comme une menace. De ce fait, son pouvoir doit
être borné par ledit droit. Chez les libéraux, l’Etat qui par des lois assure l’égalité
des citoyens, protège leur liberté, doit lui-même se conformer à ses lois : c’est
l’Etat de droit géré exclusivement par un gouvernement représentatif. Placé sous
le contrôle du droit et aussi décentralisé que possible, l’Etat libéral voit l’étendue
de son pouvoir et ses attributions rigoureusement limitées. Mais jusqu’où ? C’est
à ce niveau que se situe le clivage entre les partisans de l’Etat minimal voire
dépérissant et ceux d’un Etat arbitre voire modestement régulateur.
Par vocation donc, le libéralisme s’oppose à l’Etat tutélaire (tuteur des
individus), qui intervient dans tout et du dirigisme.

§ 4 : L’autonomie de la société civile et la règle du libre marché


La philosophie politique libérale limite les tendances tutélaires et dirigistes
de l’Etat parce qu’elle a une confiance foncière dans l’aptitude de la société civile
à s’autogouverner. Il suffirait pour cela qu’on en laisse les membres poursuivre
leurs intérêts particuliers sous le règne du droit. Dans un tel cadre, les intérêts
particuliers sont sensés s’auto coordonner et spontanément s’harmoniser pour

57
servir l’intérêt général mieux que l’Etat ne pourrait le faire. On débouche ainsi sur
l’idée de libre marché, chère aux libéraux et à ce qui dans le libéralisme a rapport
avec elle à savoir la liberté des contrats, le droit de propriété, la liberté
d’entreprendre et le libre-échange.
Pour les libéraux, seul le libre marché peut assurer la prospérité de la
société. Un libre marché encadré par des règles du jeu définies par l’Etat dont
l’intervention régulatrice ou corrective peut servir l’intérêt général.
SECTION 2 : LES PRINCIPALES VARIANTES DU LIBERALISME
À partir des principes précédemment évoqués, on peut distinguer une large
diversité de libéralisme. Diversité liée aux contextes nationaux à des divergences
intellectuelles concernant la nature ou la place à reconnaitre à la liberté, à
l’individu, au droit, à l’Etat, au marché, voire à la justice sociale. En simplifiant
au maximum on peut distinguer 4 grands courants dans le libéralisme qui se sont
constitués en pensée dominante au 19e siècle qui sont : le libéralisme
constitutionnel, le libéralisme économique, le libéralisme sociale et le
libéralisme radical.
§ 1 : Le libéralisme constitutionnel
Dans le courant de pensée, seront regroupés les penseurs préoccupés par la
protection institutionnelle des libertés politique et civile contre l’arbitraire et les
abus du pouvoir. L’intérêt de ces penseurs tourne autour de l’action positive d’un
Etat de droit et d’un gouvernement représentatif, garant de l’intérêt général et aux
prérogatives régaliennes bien affirmées. Ces auteurs privilégient le pluralisme et
l’équilibre des pouvoirs. Ils reconnaissent l’importance du marché tout en
l’accompagnant de contrôle législatif. On retiendra pour le 19 e siècle, 2 penseurs
de première importance : Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville,
continuateurs d’un courant dont les plus illustre initiateurs furent John Locke (au
17e siècle) et Montesquieu (18e siècle).
A. Benjamin Constant (1767 – 1830)

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Henri Benjamin Constant est né en 1767, français d’origine suisse, son
éducation commence à Bruxelles et s’achève à EDIMBOURG (Ecosse). Sa
passion des idées, Constant la partage avec un style de femme qui dominera sa
vie : des femmes plus âgées que lui. L’une d’entre elles Mme DESTAËL aura la
plus forte influence sur sa vie et ses idées pendant près de 20 ans. Il la suivra en
exil en suisse en 1803 lorsque Bonaparte qui n’apprécie pas leur relation le déclara
persona non grata en France. Il en profitera pour visiter l’Allemagne et s’ouvrir
à la philosophie romantique et à la pensée politique allemande. Il est de retour en
France sous Louis XVIII et devient un éminent porte-parole du libéralisme. Il
s’enfuira en Angleterre et reviendra en France pour devenir député en 1819. Mais
sa mauvaise santé et sa fièvre du jeu réduisent son activité politique. Il meurt en
1830. Il est non seulement un grand écrivain mais aussi un penseur politique de
première importance. Ses textes politiques les plus célèbres sont : le cours
politique constitutionnelle (1816) et les mélanges de Littérature et de
Politique (1829).
1. Les deux libertés
L’idée de liberté est au cœur de la réflexion politique de Benjamin Constant :
« j’ai défendu 40 ans le même principe : liberté en tout, en religion, en
philosophie, en littérature, en industrie, et en politique ; et par liberté j’entends
le triomphe de l’individualité tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le
despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la
majorité. »
Aux yeux de Benjamin Constant, la clé qui permet de comprendre la
politique moderne, c’est la distinction entre deux sortes de libertés : la
liberté comme participation au pouvoir politique ou liberté des anciens et la
liberté comme indépendance privée ou liberté des modernes.
Pour les anciens, la liberté consistait dans l’exercice directe et collectif de
la souveraineté. Les citoyens prennent les décisions, votent des lois, élisent les

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magistrats. Mais en tant qu’individu privé, ils sont entièrement soumis au corps
social. Les anciens ont compris la liberté en termes de citoyenneté.
Le but des modernes est la sécurité des jouissances privées. Ils veulent que
l’autorité publique garantisse la liberté de leur vie privée et ils acceptent sans
difficulté d’abandonner leur intervention directe dans les affaires publiques.
La prédilection (choix) va à la liberté des modernes car elle est
individualiste avant d’être libérale. Son idéal est d’assurer à l’homme la
disposition et l’expansion de lui-même où qu’il soit parce qu’il est homme.

2. L’Etat minimalitaire
Chez Benjamin Constant, le triomphe de l’individualité va de pair avec
l’affaiblissement de l’autorité étatique exercée en tout domaine avec réserve.
« Les progrès de la civilisation, les changements opérés par les siècles
commandent à l’autorité le respect pour les habitudes, pour les affections, pour
l’indépendance des individus. Elle doit porter sur tous ces objets, une main plus
prudente et plus légère. »
Il assigne à l’Etat, des limites précises à ne franchir sous aucun prétexte.
L’individu doit être garanti contre les empiètements de l’Etat : « il y a une part de
l’existence humaine qui échappe à tout contrôle social. Les hommes ont des droits
sur lesquels la collectivité des citoyens ne peut empiéter. Sur la liberté de
l’individu reposent la moralité publique et privée. Sans elle, il n’y a ni paix ni
dignité ni bonheur pour les hommes. »
Benjamin Constant s’est battu pour la liberté de la presse : « les censeurs
sont à la pensée ce que les espions sont à l’innocence. » En matière de religion, il
réclamait la tolérance : « il en est de la religion comme des grandes routes. J’aime
que l’Etat les entretienne pourvu qu’il laisse à chacun le droit de préférer les
sentiers. »

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L’individu chez Constant a donc la propriété de toutes les forces qui sont
en lui en accordant seulement à l’Etat. Le minimum dont celui-ci a besoin pour
exister et subsister.
3. La meilleure forme de gouvernement
Benjamin Constant est hostile à la démocratie absolue, à la démocratie
directe dont Rousseau fut le meilleur théoricien. La seule souveraineté qu’il admet
est la souveraineté limitée. Car aucune autorité sur terre n’est illimitée. Selon
Benjamin Constant : « Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants
de toute autorité sociale ou politique. Et toute autorité qui viole ces droits devient
illégitime. (…) Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle,
s’arrête la juridiction de la souveraineté et l’assentiment de la majorité ne suffit
nullement dans tous les cas pour légitimer ces actes. »
Le meilleur système, celui sur lequel repose la confiance de Benjamin
Constant, c’est le système représentatif : « le système représentatif n’est autre
chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur
quelque individu de ce qu’elle ne veut pas faire elle-même. Les individus pauvres
font eux-mêmes leurs affaires, les hommes riches prennent des intendants. C’est
l’histoire des nations anciennes et des nations modernes. »
Le système représentatif dont Benjamin Constant se fait le défenseur ne
repose sur aucune forme de suffrage universel. Il n’implique également aucun
mandat impératif. Il repose sur une procuration donnée en blanc à un certain
nombre d’hommes par la masse du peuple qui veut que ses intérêts soient
défendus mais n’a pas néanmoins le temps de les défendre lui-même, ses
jouissances privées lui important davantage.
Pour Benjamin Constant qui défend donc le suffrage restreint, la condition
nécessaire à l’exercice politique, c’est le loisir car le loisir est indispensable à
l’acquisition des lumières. Or bien entendu, seule la propriété assure ce loisir. La
propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques. « Je
ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse. Mais seule ceux que l’indigence

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retient dans une éternelle dépendance et qu’elle condamne à des travaux
journaliers ne sont ni plus éclairés que des enfants, ni plus intéressés que des
étrangers à une prospérité nationale dont ils ne connaissent pas les éléments et
dont qu’ils ne partagent qu’indirectement les avantages. Ce sera donc absurde
de leur conférer des droits politiques qui serviront infailliblement à envahir la
prospérité. Ils marcheront par cette route irrégulière au lieu de suivre la route
naturelle, celle du travail : ce sera pour eux, une source de corruption, pour l’Etat
un désordre. »
L’exercice des droits politiques devant être le fait d’une minorité éclairée,
comment s’organise-t-elle ?
Benjamin Constant suit Montesquieu sur le terrain de la distribution des
pouvoirs au sommet de l’Etat mais ajoute une contribution originale avec le
soutien qu’il apporte à l’existence d’un pouvoir royal. Ce pouvoir n’est pas engagé
politiquement. Héréditaire, il assure la permanence de l’Etat, il est un pouvoir
neutre garant des limites de la souveraineté. Le prince dit-il est « un être à part
supérieur aux diversités des opinions, n’ayant d’autre intérêt que le maintien de
l’ordre et le maintien de la liberté. Ne pouvant jamais entrer dans la condition
commune inaccessible en conséquence à toutes les passions que cette condition
fait naître et à toutes celles que la perspective de s’y trouver nourrit incessamment
dans le cas des agents investis d’une puissance momentanée. »
Le pouvoir royal a la faculté d’arbitrage entre les pouvoirs actifs que sont
en premier lieu les ministres, le pouvoir ministériel est actif et responsable. Il
prend les décisions et assume les risques. Il procède directement du Roi. En
second lieu, les Assemblées, Benjamin Constant veut une chambre basse élue au
suffrage censitaire qui représente l’opinion publique dans ses variations. Les
ministres sont responsables devant les Assemblées, et exceptionnellement devant
le Roi, garant des intérêts supérieurs de l’Etat.
La distribution du pouvoir entre les mains différentes doit en atténuer le
poids à l’égard des individus dont la protection doit être maximisée par la

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promotion d’une politique de décentralisation administrative. Sur ce dernier point,
Alexis de Tocqueville aura les mêmes idées que Benjamin Constant.
B. Alexis de TOCQUEVILLE (1805 – 1859)
Il est né en 1805 dans une famille aristocratique royaliste. Il fait des études
de droit et entre dans la Magistrature en 1827. Très vite, il est intéressé par
l’évolution des sociétés européennes. Il établit une comparaison des sociétés du
Vieux continent avec celles du nouveau continent (l’Amérique). Il lui semble que
les USA ont résolu avec succès le problème de la liberté et de l’égalité dans lequel
la France ne cesse de se débattre depuis la révolution de 1789.
En 1831, Tocqueville décide de partir aux USA avec un collègue magistrat
Gustave de Beaumont. L’objet officiel de ce voyage qui va se terminer en 1832
est d’étudier le système pénal américain. Les 2 amis publient un ouvrage intitulé
Du système Pénitentiaire aux USA et de son application en France (1833).
Durant son séjour aux USA, Tocqueville observe surtout le système politique
américain et les coutumes américaines. Ce qui va servir de base à la publication
en 1835 et en 1840 des 2 tomes de son ouvrage de référence intitulé : De la
démocratie en Amérique. Le succès de l’ouvrage est considérable. Il est publié
en plusieurs langues. Grâce à la renommée internationale qu’il acquiert après la
publication de son ouvrage. Tocqueville est élu en 1838 à l’Académie des
Sciences Morales et Politiques. Un an auparavant c’est-à-dire en 1837, il cherche
à se faire élu d’abord comme député de CHERBOURG, ce fut un échec. En 1839,
il est élu député de la MANCHE puis constamment réélu dans le cadre du suffrage
censitaire de la Monarchie de Juillet. Il le sera également dans le cadre du suffrage
universel instauré en 1848 sous la 2nde République. Il sera même Ministre des
Affaires Etrangères de cette République naissante. La carrière politique de
Tocqueville se termine avec le Coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis
Napoléon Bonaparte auquel il est violemment opposé. Il consacrera le reste de
sa vie à l’étude des courants sociaux et idéologiques sous-jacents à l’histoire de la

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révolution et de l’empire. En 1858, il publia L’ancien Régime et la Révolution.
Il meurt trois années plus tard en 1859.
1. Démocratie et liberté
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville fait le constat que les
sociétés modernes sont en marche vers la démocratie. En Amérique, la marche
vers la démocratie est favorisée par l’égalité des conditions sociales. L’Europe qui
se caractérise par des inégalités plus flagrantes doit également s’en accommoder
puisque la marche vers la démocratie est un fait irrésistible. Comment Tocqueville
définit-il la démocratie ? Quel rapport établit-il entre la démocratie et la liberté ?
a. Ce qu’est la démocratie
Tocqueville utilise le terme dans deux (2) sens différents. Dans un 1 er sens,
la démocratie est un système représentatif fondé sur un large suffrage. Dans un
2nd sens plus significatif la démocratie est une société où l’égalité est considérée
comme la valeur sociale essentielle. C’est dans cette dernière approche qu’il
s’interroge sur les conséquences, sur les comportements sociaux de l’égalité qui
caractérisent la démocratie.
b. Les conséquences de la démocratie
Tocqueville regroupe l’ensemble des effets de l’égalité sous le terme de
l’individualisme, terme auquel il donne un sens péjoratif contrairement à la
plupart des penseurs libéraux. Il met l’accent sur deux (2) traits des sociétés
antiques. D’une part, la croyance en la raison individuelle comme fondement des
opinions ; d’autre part la polarisation sur les intérêts ou les finalités personnelles.
Tocqueville considère que la rébellion contre l’autorité intellectuelle et
l’affirmation de la prépondérance des pouvoirs de la raison individuelle sont deux
éléments essentiels de l’attitude naturelle en démocratie. Dans l’Amérique
démocratique, Tocqueville perçoit une caractéristique générale jusque-là non
mise en évidence. Chaque américain s’estime en droit de mettre en question les
idées quelles qu’elles soient même si elles ont été consacrées par la tradition.
Chaque américain croit ainsi à la capacité de chacun à mettre en question ses

64
idées. La démocratie croit en effet à l’égalité intellectuelle. Ce qui engendre une
conception élevée de la valeur et la dignité de l’individu.
L’individualisme démocratique conduit aussi à un égoïsme subtil, à une
tendance largement diffusée à se désintéresser des affaires publiques et à ne se
soucier enfin de compte que du bien-être matériel de sa famille. Cet égoïsme
s’exprime par la valorisation de l’ambition personnelle et de la compétition.
Dans une société où la lutte pour le pouvoir et la possession des biens est
ouverte et où l’échec ne peut être attribué au désavantage de la naissance. Les
rivalités s’exacerbent. Quels sont alors les implications de ces attitudes
individualistes ?
Tocqueville estime que ces attitudes individualistes constituent une menace
pour la liberté personnelle. Dans la mesure où elles encouragent la soumission à
l’opinion publique et la centralisation et le renforcement de l’Etat : « L’amour de
la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conserve ces
peuples (ceux des pays démocratiques) et elle devient chez eux plus active et plus
puissante à mesure que toutes les autres s’apaisent et meurent. Cela dispose
naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux
droits au pouvoir central qui seul leur semble avoir l’intérêt et le moyen de les
défendre de l’anarchie en se défendant lui-même. »
En fait, la démocratie selon Tocqueville favorise la centralisation or la
centralisation, c’est le despotisme. Dès lors que l’Etat se charge de tout, même si
les citoyens pensent conserver la liberté en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi
leur tuteur moyennant l’exercice du suffrage universel. Pour lui, l’existence d’une
souveraineté populaire ou nationale ne tempère que fort peu ce despotisme. La
liberté démocratique ne peut être obtenue qu’au prix d’un rééquilibrage des
rapports entre les citoyens et l’Etat.

2. Les conditions de la liberté en démocratie

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Comment faire sortir la liberté du sein de la société démocratique ?
Tocqueville propose 3 voies. En ce qui concerne la première voir, il pense qu’il
faut apposer des limites au pouvoir d’Etat par la décentralisation administrative.
Avec les collectivités régionales et locales auxquelles serait confiée une part des
pouvoirs administratifs selon un recrutement électif des fonctionnaires locaux.
L’administration d’Etat ne concentrerait pas entre ses mains toute la tâche
administrative. Tocqueville pense que la décentralisation administrative passe par
la promotion de l’institution communale. Les USA l’ont compris car chez eux, la
vie politique s’ordonne à travers la commune et s’étend donc à chaque partie du
territoire. Cela multiplie à l’infini pour les citoyens, les occasions d’agir
ensemble, de s’intéresser ensemble aux biens publics, de sentir qu’ils vivent en
société. L’administration des petites affaires convient beaucoup mieux à cet effet
que le gouvernement des grandes. Le développement de l’institution communale
est pour Tocqueville, un puissant moyen de combattre l’individualisme instinctif
des hommes égalitaires. Par l’exercice des libertés locales, les hommes sont
ramenés constamment les uns vers les autres et forcés à s’entraider.
Les associations sont la seconde voie ou condition pour combattre
l’individualisme. Tocqueville a été frappé par le nombre des associations aux
USA, par La diversité de leur objet. Il montre comment les USA de tous âges, de
toutes conditions, de tous esprits s’unissent sans cesse pour lutter eux-mêmes sans
faire appel à l’Etat contre les maux et les embarras de la vie. Les associations
élèvent les individus au-dessus de leurs intérêts particuliers et constituent une
nécessité en démocratie.
Si le repliement égoïste de l’individu dans le système démocratique peut
être combattu par la participation directe à travers la commune et les associations,
c’est la religion qui, chez Tocqueville reste l’élément fondamentale de la liberté
en démocratie. Tocqueville a été frappé par le poids de la religion dans la vie
civique des américains. Religion et liberté ont présidé de concert à la fondation
de la nouvelle Angleterre par les Puritains. La liberté américaine a pu voir dans la

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religion, la campagne de ses luttes et de ses triomphes, le berceau de son enfance.
La religion assure les mœurs et sans mœurs pense Tocqueville, il n’y a pas de
liberté. La religion facilite l’usage de la liberté. En politique, elle n’est pas moins
utile à l’hygiène intérieure de chaque citoyen. En tant que citoyen : « en même
temps que la loi permet au peuple américain de tout faire, la religion l’empêche
de tout concevoir, et lui défend de tout oser. »
La normativité morale de la religion vécue compense le relâchement des
contraintes sociales et politiques en démocratie. Elle refaire la licence et le goût
excessif du bien-être matériel. Simultanément, elle apporte au milieu du
développement d’un ordre social fondé sur les opinions changeantes, la
permanence et la fixité de vérité immuable et essentielle : « Que faire d’un peuple
maître de lui-même s’il n’est soumis à Dieu ? »
Tocqueville cherche à concilier l’esprit religieux et l’esprit démocratique.
Mais il est formel, la religion ne rend de tels services à l’Etat américain parce
qu’elle est strictement séparée de lui, parce qu’elle ne se mêle pas au
gouvernement politique de la société. Les âmes seules sont à la religion. La
religion doit être indépendante des puissances de la terre. À ce prix seulement,
elle peut être le ferment de la liberté.
§ 2 : Le libéralisme économique
Le libéralisme économique, qu’il soit de tradition française ou anglo-
saxonne est volontiers, rationaliste et individualiste parce que axé sur la primauté
du droit naturel de propriété, de l’intérêt particulier. Il prône un effacement de
l’Etat au profit de la dynamique autorégulatrice du laisser-faire entrepreneurial et
d’un libre marché intégral, générateur de l’intérêt général.
On examinera pour le 19e siècle, la pensée des physiocrates et de Adam
Smith.

A. Les physiocrates

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Le nom a été formé à partir de ‘‘Physis’’ qui signifie Nature et ‘‘Kratos’’,
puissance. Ils prônent le gouvernement de la nature. À l’école physiocratique
dont le chef de fil est FRANÇOIS QUESNAY (1694 – 1774) se rattache des noms
de DUPONT DE NEMOURS (1739 – 1817), DE LE TROSNE (1728 – 1780),
LE MERCIER DE LA RIVIERE (1720 – 1793), MIRIBEAU (1715 – 1789) et
TURGOT (1727 – 1781).
Les physiocrates dessinent implicitement une conception de l’homme se
définissant en fonction d’un bonheur essentiellement matériel et individuel
dépendant de la richesse, source de puissance. À leurs yeux, la terre est seule
créatrice de richesses. D’où il s’ne suit la double importance conférée à la
propriété privée et à la libre circulation des richesses, produits de la terre. Pour
eux, le bonheur commun repose sur la totale libération des individus, à la
recherche de leur intérêt personnel. Cet intérêt personnel n’est autre que la
conformité à cet ordre naturel, principe universel d’harmonie sociale. Leur pensée
préfigure, la ‘‘main invisible’’ d’Adam SMITH.
B. ADAM SMITH (1723 – 1790)
Il est né en Ecosse, élève très doué, il entre à l’Université de Glasgow à 14
ans où il suit les enseignements du maître de philosophie écossaise
HUTCHESON.
À 17 ans, il rejoint l’université d’OXFORD pour laquelle il obtient une
bourse. Durant 6 années, il étudie la littérature et la philosophie. Il découvre le
philosophe et historien David HUME avec lequel il se lie d’amitié. En 1746, il
retourne en Ecosse et s’installe d’abord à Edimbourg puis en 1751 à Glasgow où
il obtient la chaire de logique à l’Université. En 1753, il est transféré à la chaire
de philosophie morale qu’il conservera pendant 12 années. Son enseignement lui
fournit la matière de ses ouvrages majeures :
- La théorie des sentiments moraux (1759)
- La recherche sur la Nature et les causes de la Richesse des nations (1776)

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Père de l’économie politique classique, Adam Smith est d’abord un
philosophe dont les vues éthiques et juridiques éclairent la pensée économique et
politique. 2 thèmes sont au cœur de sa pensée. Tout d’abord l’homme est un
marchand ensuite, l’Etat doit être sobre.
1. L’homme est un marchand
Adam Smith a construit sa vision de la société sur une conception de
l’homme et de son bonheur marqué par l’acquisition et la jouissance individuelle
des richesses matérielles. L’homme pour lui se caractérise par sa facilité de
commercer, d’échanger : « la chose qui est à notre possession, nous aimons à
l’échanger contre celle que nous n’avons pas. J’observe seulement que, ce
penchant est commun à tous les hommes et étranger au reste des animaux. Ceux-
ci paraissent ne connaître ni troc, ni échange, ni aucune autre sorte de contrat. »
L’échange permet d’aboutir à la satisfaction des besoins de tous. Mais ce qui
pousse l’homme avant tout, c’est l’intérêt personnel. Chacun en effet cherche à
satisfaire au mieux les autres pour en tirer un bénéfice. L’individu est égoïste mais
il peut compter sur autrui à travers la division du travail : « Ce n’est pas de la
bienfaisance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous espérons notre
dîner mais leur attachement à leurs propres intérêts. Nous nous adressons non
pas à leur humanité mais à leur amour pour eux-mêmes et jamais nous ne leur
parlons de nos besoins mais toujours de leurs avantages. »
L’homme défini comme un marchand est l’acteur central d’une société
définie elle-même comme un marché où les stratégies individuelles concourent
miraculeusement au bonheur de tous. Chaque homme a non seulement en vue son
propre avantage et en cette matière comme en beaucoup d’autres est conduit par
une main invisible à promouvoir une fin qui n’entrant pas dans ses intentions au
départ.
À travers le paradigme de la main invisible, Adam Smith consacre le rôle
prééminent de l’individu dans l’économie et la société libérale. La main invisible
de la concurrence assure la société que ce qui est produit correspond aux besoins

69
de ses membres et ce, dans les qualités désirées. La conséquence logique de la foi
dans le marché où règne en maître l’homme marchand est le refus de
l’interventionnisme public. Quelles sont alors les fonctions de l’Etat dans un
marché où règne la main invisible ?
2. L’Etat doit être sobre
Pour Adam Smith, l’Etat doit être sobre. Mais il ne faut pas confondre cette
position avec celle des ultralibéraux qui défendent une société sans Etat. Il assigne
à l’Etat une série de rôles bien précis :
- Le 1er devoir du souverain est celui de la défense nationale c’est-à-dire
protéger la société contre la violence et l’injustice des autres nations qui
deviennent au cours du temps de plus en plus expansionnistes et au fur et à
mesure que leur société avance vers la civilisation. La force militaire de la
civilisation est ce qui conduit le souverain d’une nation à dépenser en temps
de paix comme en temps de guerre.
- Le 2e devoir du souverain est un devoir de protection. Autant que possible,
chaque membre de la société doit être soustrait à l’injustice ou à
l’oppression d’un autre membre de celle-ci. Or, le devoir d’administrer la
justice requiert à des degrés divers, des dépenses qui dépendent des divers
stades de développement des sociétés.
- Le 3e et dernier devoir du souverain est celui de développer les biens publics
c’est-à-dire de créer et de maintenir les institutions publiques et les édifices
et travaux publiques qui, bien qu’ils puissent être au plus haut degré utile à
la société sont cependant d’une telle nature que l’obtention du profit ne peut
jamais couvrir les dépenses d’un individu ou d’un petit groupe de citoyens
et qu’en conséquence, on peut espérer qu’un petit nombre d’individus les
créera ou les entretiendra. La réalisation de ce devoir nécessite à des degrés
différents, des dépenses qui varient selon les stades de développement des
sociétés. La pensée d’Adam Smith à dominante économique peut se

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résumer en quelques mots : liberté de vendre, d’acheter, de passer des
contrats, l’Etat doit rester à sa place, modeste mais ferme.
§ 3 : Le libéralisme radical
Dans la 2nde moitié du XIXe siècle, l’emprise croissante de l’Etat sur la
société civile suscite tant en Europe qu’aux USA, des réactions d’opposition de
plus en plus vigoureuses chez les penseurs les plus attachés à la souveraineté de
l’individu.
Parallèlement à l’anarchisme, se développe du coup un courant
d’individualisme libéral radical dont 2 représentants les plus significatifs sont
l’Allemand Max STIRNER et le Britannique Herbert SPENCER.
A. MAX STIRNER (1806 – 1856)
De son vrai nom JOHANN CASPAR SCHMIDT, Il est né à BAHRUTH
(Allemagne) en 1806 d’un père fabricant de flûtes. Le surnom STIRNER qu’il
conservera la plupart du temps en tant qu’auteur lui a été attribué par des
camarades de Lycée en raison de son grand front (stirn). À l’université, Stirner
assiste au cours de HEGEL. Ses études furent peu brillantes. Il du donc assurer sa
subsistance en donnant des cours dans des établissements privés. À partir de 1834,
il s’intéresse à la vie politique et découvre véritablement la pensée libérale. C’est
en 1845 qu’il publie son œuvre maîtresse, l’Unique et sa Propriété. L’ouvrage
connait un bref succès. En 1852, il publie Histoire de la Réaction, un ouvrage
peu original. Sa vie assez obscuré et misérable s’achève en 1856 à 50 ans.
1. La profession de foi de STIRNER
« Ma cause n’est ni le divin ni l’humain, ni le vrai, ni le bon ni le juste, ni
le libre mais selon le mien. Elle n’est pas générale mais unique comme je suis
unique. Pour moi, il n’est rien au-dessus de moi. »
Cette citation établit les bases de la philosophie stirnérienne. Il se dresse
contre toutes les doctrines, tous les dogmes qui exigent le sacrifice de l’individu
à une cause prétendue supérieur aux intérêts égoïstes. Il refuse de faire sienne la
cause de la patrie, de la morale, de Dieu, de l’humanité, des grandes idées de

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liberté ou de justice. Il ne sert aucune cause que la sienne : « Cherchez vous vous-
même, devenez des égoïstes, que chacun de vous devienne un moi tout puissant. »
L’égoïsme est une notion à laquelle STIRNER confère un contenu positif
en ce qu’il rend compte de chacune des actions de l’homme. Pour lui, notre intérêt
égoïste peut revêtir diverses formes : Plaisir physique solitaire, satisfaction
d’ordre moral, spirituel, orgueil, bonne conscience. Il n’y a pas d’un côté
l’abominable égoïste et de l’autre l’altruiste. L’altruiste n’est qu’un égoïste qui
cherche son plaisir dans le plaisir d’autrui. Pour lui, tout acte humain a une
origine, un fondement égoïste. Cet égoïsme sur l’idée de l’unicité de l’individu :
« sans doute, ai-je des ressemblances avec les autres mais elles n’ont de valeur
que pour la comparaison et la réflexion. En fait, je suis incomparable et unique.
Ma chair n’est pas leur chair, mon esprit n’est pas leur esprit. »
La conscience de sa conscience doit permettre à l’individu de rejeter avec
plus d’assurance tous les systèmes qui tenteraient de lui promettre un bonheur qui
en aucun cas ne saurait résider en des solutions collectives : « Nul ne peut me dire
où est mon intérêt et je ne peux trouver mon intérêt dans l’intérêt commun. Moi
seul suis apte à décider de ce qui est bon pour moi. »
L’insertion de la pensée Stirnérienne dans l’idéologie libérale procède de
sa socialisation de l’individu et de ses droits : « Je ne reconnais aucune autre
source au droit que moi-même. Je ne réclame aucun droit aussi n’ai-je besoin
d’en reconnaître aucun. »
Le rejet de toute morale, de tout principe d’un droit octroyé de l’extérieure
à l’individu, la concurrence des ‘‘égos’’ ne conduisent-ils pas à l’anarchie ?
L’originalité de la pensée de STIRNER tient à l’acceptation de l’union de
l’individu avec les autres individus dans le cadre d’une institution sociale qu’il
appelle l’Association.

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2. L’Association des Égoïstes
Pour Stirner, l’égoïsme ne conduit pas fatalement à l’isolement. La solitude
n’est qu’un choix parmi d’autres. Elle sera recherchée par l’égoïste seulement
lorsqu’il y trouvera son intérêt. Mais cet intérêt le poussera bien plus souvent à
s’unir aux autres individus. De plus, l’Association des égoïstes c’est-à-dire la
création libre par les individus d’instruments d’accroissement des forces et des
jouissances individuelles n’est acceptable que dans la mesure où elle reste
totalement soumise à la souveraineté conservée de chaque associé : « Je n’engage
pas mon avenir au service de l’Association et je ne lui remets pas mon âme comme
on dit quand il s’agit du diable. Mais je suis et je reste moi, infiniment plus que
l’Association. »
En termes plus clairs, l’Association est l’instrument de l’individu.
L’association est au service des individus. Elle ne devrait jamais être une instance
autonome et supérieure qui poursuivrait ses propres fins. L’individualisme
extrême de STIRNER consacre son ancrage dans l’espace libéral. Son refus de la
soumission de l’individu à toute forme d’organisation sociale l’inscrit encore plus
dans le libéralisme originel, rebelle à l’envahissement du champ politique,
économique ou social par l’Etat.
B. HERBERT SPENCER (1820 – 1903)
Il est né à Derby en Angleterre, fils d’un instituteur, originairement destiné
à être ingénieur, il devient finalement philosophe et sociologue. C’est un auteur
très renommé et l’un des plus influents de son époque. Il est surtout connu pour
une série d’articles sous le titre : L’individu contre l’Etat (1884). Il est mort à
BRIGHTON en 1903.
1. La théorie de la survie du ‘‘Plus apte’’
SPENCER a vécu dans un environnement intellectuel marqué par la théorie
biologique de Charles Darwin sur l’évolution des espèces. L’hypothèse
Darwinienne de l’évolution des espèces repose sur la loi de la sélection naturelle.
Spencer considéré comme le père du Darwinisme social a appliqué les

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découvertes biologiques aux sciences sociales. Selon lui, l’existence n’est qu’une
lutte incessante pour la survie dont l’issue naturelle est la survie du plus apte. Il
faut donc dans la société humaine assimilée à un organisme vivant laisser faire la
concurrence entre individus pour garantir le dynamisme de la société. De la
théorie de la survie du plus apte, il déduit le principe du « self help » dont il est un
adepte. De fait, il juge que dans la société chaque individu doit d’abord compter
sur lui-même et à l’obligation de pleinement exercer la responsabilité de soi : « les
hommes sont d’autant plus capables de s’aider eux-mêmes que l’Etat les aide
moins et d’autant moins capables que l’Etat les aides plus. L’art de s’aider soi-
même ne peut avoir qu’une source, l’habitude de s’aider soi-même. »
La radicalité du libéralisme Spencérien s’affirme d’abord dans ce principe
individualiste voulant que chaque individu possède par nature en lui-même la
capacité de bien user de sa liberté. S’il échoue, c’est de son fait et personne n’est
obligé ou ne doit-être obligé de se substituer à lui. De manière fondamentale,
Spencer est radicalement opposé à tout interventionnisme étatique.
2. Contre l’Etat Omnipotent
Pour Spencer, la société évoluée se caractérise par son aptitude à
l’autorégulation au moyen de l’échange et de la coopération volontaire dans un
cadre de mutuelle dépendance. Entre autres choses, SPENCER exclut toute
intervention de l’Etat en matière agricole ou industrielle. Il ira jusqu’à demander
la suppression de plusieurs départements ministériels dont celui de l’économie
mais également ceux des travaux publics et de l’éducation. L’Etat, dans sa volonté
de tout réglementer et administrer n’a pas sa raison d’être. Il étouffe l’initiative
privée et l’activité des particuliers. Il n’est pas de son devoir de remédier à tous
les maux et d’assurer tous les biens. En aucun cas, il ne doit entreprendre une
redistribution fatalement autoritaire et injuste. S’il le fait, il devient prédateur et
destructeur. Au lieu de chercher à vaincre leur difficulté, les hommes se
contenteraient alors d’attendre l’aide de l’Etat : « En vérité, plus l’intervention de
l’Etat augmente, plus se répand parmi les citoyens, l’idée que tout doit être fait

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pour eux et rien par eux. » L’aide de l’Etat entraine une dégénérescence du corps
social parce qu’elle se fait au profit des « unités inférieures » aux dépens des
« unités supérieures » de la société.
En clair, l’aide de l’Etat aux plus faibles nuise au dynamisme économique
et sociale. Bien qu’il apparaisse extrémiste, le libéralisme de Spencer ne postule
pas le dépérissement total de l’Etat. Il préconise une intervention du genre
« contrôle négatif de la puissance publique ».
Exemple : L’Etat doit empêcher les individus de s’agresser mutuellement ou de
nuire à l’ordre public. C’est l’Etat minimal par excellence cantonné dans son rôle
de « gendarme » et de « veilleur de nuit ».
Conclusion (Sur le Libéralisme classique)
Dans la mentalité libérale du XIXe siècle, le politique est subordonné à
l’économique et au social. Ce qui compte dans la vie de la cité, c’est d’abord et
avant tout, l’activité des individus en priorité l’activité économique. L’initiative,
l’imagination, la création sont du côté des individus. C’est par l’économie que la
société progresse. La politique n’est qu’une activité dérivée ; sa subordination au
social, à l’économique implique une stricte limitation des prérogatives étatiques.
L’homme du libéralisme classique, c’est en fait l’homme du commerce, c’est
l’entrepreneur créateur de richesses principalement mobilière et source de la
dynamique sociale. Il ne doit attendre de l’Etat que protection. L’Etat est le garant
de sa liberté, liberté de créer, de posséder.
La conception minimale de l’Etat a eu pour conséquence le développement
d’inégalités flagrants menaçant à terme l’Etat lui-même. Elle a largement
contribué à la montée en puissance du socialisme.

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