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La science politique est la discipline qui étudie les phénomènes politiques. Elle est le résultat
de l’institutionnalisation progressive d’un ensemble de champs du savoir (droit, économie,
histoire, sociologie) lorsque ceux-ci s’intéressent plus spécifiquement à l’étude du pouvoir, si
bien que l’on a pu parler pendant longtemps de sciences politiques au pluriel. Il s’agit donc
d’une discipline se situant au carrefour de plusieurs autres et dont les méthodes d’analyse
sont les mêmes que celles utilisées par les sciences sociales.
1/ L’objet de la science politique est l’étude des phénomènes politiques. Cette définition
nécessite cependant d’être explicitée. Les phénomènes politiques se caractérisent par une
extrême diversité comme le montre la multiplicité des acceptions du mot politique. L’anglais
permet de faire des distinctions difficilement audibles en français.
Il faut distinguer :
La science politique étudie les phénomènes politiques compris comme ceux qui relèvent de
ce troisième sens. L’existence de conflits réels ou supposés au sein d’une société est
envisagée comme l’origine de l’intervention d’un tiers, le juge ou l’Etat, chargé d’arbitrer
afin de garantir la cohésion sociale. Cette régulation des conflits inhérents à la société
explique la reconnaissance progressive d’un pouvoir détenteur du monopole du recours à "la
violence légitime" (pour reprendre la définition de l’Etat donnée par Max Weber).
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la Théorie politique : elle porte sur divers concepts tels que le pouvoir, la nation,
l’État, la mobilisation et cherche à formuler des théories, des modèles interprétatifs de
la réalité politique, et à s’interroger sur les méthodologies employées. Elle renvoie
également à l’histoire des idées politiques qui désigne l’étude des idéologies justifiant
l’action politique ;
la Sociologie politique : elle désigne l’étude des acteurs de la vie politique
(institutions, partis, groupes d’intérêt, personnel politique, forces sociales), l’analyse
des élections, des processus de socialisation, de communication et d’action collective
et des modes de construction des idéologies et des univers de représentations
symboliques ;
la Gouvernance et les politiques publiques : il s’agit de l’étude du fait administratif,
compartiment de la sociologie politique, mais dont la largeur justifie une certaine
autonomie (la gouvernance désigne l’étude comparée des processus décisionnels dans
toutes les institutions et pas seulement dans les administrations) ;
les Relations internationales : c’est l’étude des rapports inter-étatiques, mais aussi des
activités des organisations internationales.
2/ La science politique partage avec les sciences sociales des méthodes d’investigation
similaires qui se sont affinées au fil du temps.
L’histoire de la science politique montre une évolution des méthodes utilisées qui s’inscrit
néanmoins dans une certaine continuité du point de vue de la rigueur de l'analyse. Les
premiers penseurs politiques tels que Thucydide, Platon ou Aristote adoptent une attitude
visant à établir les faits et à définir les concepts avec un souci de rigueur significatif. A la
Renaissance, Machiavel réalise une distinction fondamentale de la politique et de la morale,
et ouvre ainsi la voie à une réflexion sur les phénomènes politiques affranchie de
considérations éthiques ou philosophiques.
Plus tard, Montesquieu et Tocqueville réalisent des voyages qui seront la source d’inspiration
à des comparaisons entre les différents régimes politiques. Dans L‟Esprit des lois (1749),
Montesquieu met au point sa célèbre théorie sur la séparation des pouvoirs qui repose sur
l’observation des mœurs politiques. Quant à Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique
(1835-1840), il décrit et analyse le système politique américain, puis expose les possibles
dérives liberticides de la passion de l'égalité chez les hommes.
Le fait majeur dans l’apparition des sciences politiques reste toutefois l’influence des
chercheurs américains. Ces derniers, sous l’influence de la tradition empiriste et utilitariste,
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réalisent d’importantes études de terrain qui contribuent à populariser la discipline et à
l’ancrer dans le paysage des sciences sociales. Ils n'hésitent pas non plus à recourir aux
statistiques et à l'usage des mathématiques. La tradition française des sciences politiques a
toujours favorisé les travaux plus qualitatifs, ce qui peut s'expliquer par le fait que les facultés
de science politique ont émergé des facultés de droit. Mais l'Ecole libre des Sciences
politiques (ancêtre de Sciences Po) créée en 1872 par Emile Boutmy, école dont l'objectif est
de former des praticiens de la chose publique (fonctionnaires, gouvernants, etc.), a pu servir
de porte d'entrée à la science politique américaine et ainsi contribué à la formation d'un
champ scientifique avec ses propres règles de fonctionnement (il existe une agrégation de
science politique depuis 1988, des revues, des chairs universitaires, des centres de recherche,
etc.).
Le pouvoir
Comment se fait-il que "tant d‟hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations
endurent quelquefois un tyran seul, qui n‟a de puissance que celle qu‟ils lui donnent ?"
demande La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire. Répondre à cette question
est l’un des objectifs de la science politique. Elle renvoie à la problématique du pouvoir,
c’est-à-dire à la recherche de ce qui pousse les individus à se soumettre à la domination d’un
individu ou d’un groupe d’individus. Elle suppose d’une part, l’assentiment de ceux qui
subissent le pouvoir, ce que La Boétie appelle "la servitude volontaire", et d’autre part, ce
que Jacques Lagroye appelle le "travail des dominants" qui consiste à justifier et légitimer
un rapport social qui place les dominés sous leur dépendance.
1/ Le pouvoir est une relation sociale qui devient politique lorsqu’elle s’accompagne du
recours à la force.
A) En science politique, le pouvoir est considéré comme une relation sociale. Dans "The
concept of power" (1957), Robert Dahl définit le pouvoir comme une relation
interindividuelle asymétrique entre des individus qui présentent une inégalité de ressources
ou de capacités : "le pouvoir d‟une personne A sur une personne B, c‟est la capacité de A
d‟obtenir que B fasse quelque chose qu‟elle n‟aurait pas fait sans l‟intervention de A". La
relation est toujours interactive, car Dahl considère que la personne B participe aussi à
l’exercice du pouvoir dans la matière dont elle réagit.
Cette conception relationnelle du pouvoir est aujourd'hui partagée par la majorité des
politologues. Elle a influencé le philosophe Michel Foucault pour qui "le pouvoir n‟est pas
quelque chose qui s‟acquiert, s‟arrache ou se partage, quelque chose qu‟on garde ou qu‟on
laisse échapper ; le pouvoir s‟exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de
relations inégalitaires et mobiles" (Dits et écrits). Cette conception s’oppose à la théorie
juridique traditionnelle qui définit le pouvoir comme une substance (le pouvoir serait ainsi
quelque chose que l’on a, que l’on peut posséder). Or cette conception, qui est celle admise
par le sens commun (comme le montre l'expression "il a pris le pouvoir"), envisage le pouvoir
dans une seule dimension, celle d'une relation unidimensionnelle. Ainsi les règles suffiraient
à elles-seules pour assurer le contrôle des relations humaines. Elle ne prend donc pas en
compte les processus d’interaction.
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A la différence de la théorie juridique substantialiste et du sens commun, la conception
relationnelle affirme que le pouvoir ne se détient pas, mais qu'il est toujours une relation entre
individus. Les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg (L‟acteur et le système,
1971), en observant la façon dont les acteurs subissent le pouvoir, remarquent qu'ils s'y
adaptent et peuvent mêmes influencer les décisions de ceux qui se trouvent au sommet de la
hiérarchie. Ils estiment ainsi que "le pouvoir est une relation et non un attribut des acteurs",
que cette relation est "un rapport de forces dont l‟un peut retirer davantage que l‟autre, mais
ou, également, l‟un n‟est jamais totalement démuni devant l‟autre". Les individus qui
subissent la domination ne sont donc jamais totalement dépourvus d’une capacité à répondre.
Le pouvoir est certes une relation déséquilibrée, mais elle demeure une relation réciproque
(l’esclave dépend du maître, comme le maître de l’esclave).
De cette typologie, on peut distinguer le pouvoir spécifiquement politique des autres formes
de pouvoir :
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le pouvoir politique : c’est un pouvoir d’injonction ou de coercition qui repose sur la
contrainte physique, morale ou juridique ;
le pouvoir d’influence : c’est un pouvoir qui recourt à la persuasion (voire à la
manipulation) ou qui résulte de l’action d’une autorité légitime.
2/ Le pouvoir est une dimension inséparable de toute société humaine. Mais dans les
sociétés démocratiques contemporaines, le pouvoir politique est un monopole de l’Etat.
A/ Le pouvoir apparaît comme une dimension indépassable de la vie sociale. L’idée d’une
société sans pouvoir, c’est-à-dire où toutes les interactions seraient strictement symétriques
semble très largement illusoire. Dans Anthropologie politique, Balandier écrit : "pas de
société sans pouvoir politique, pas de pouvoir sans hiérarchies, et sans rapports inégaux
instaurés entre les individus et les groupes sociaux". Cela vient du fait qu’au sein de chaque
société, il existe une compétition entre les individus et que le pouvoir politique est le moyen
de la contenir et de la réguler. Le pouvoir politique établit une hiérarchie et la fait
respecter au moyen de garanties et de sanctions juridiques ou non.
Mais pour être efficace, le pouvoir doit être accepté. C’est le sens de la distinction opérée par
Weber entre la puissance et la domination. Max Weber dans Economie et société distingue :
la puissance (Macht) : elle "signifie toute chance de faire triompher au sein d‟une
relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi
repose cette chance" ;
la domination (Herrschaft) : "signifie la chance de trouver des personnes
déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé".
traditionnelle : repose sur "la validité de ce qui a toujours été", sur la croyance dans la
sainteté des traditions ;
charismatique : s’appuie sur les qualités exceptionnelles reconnues à un héros ou à un
chef ;
légale-rationnelle : elle repose sur la légalité des règlements, leur validité formelle,
leur dimension rationnelle.
C’est cette dernière forme de légitimité, la légitimité légale-rationnelle, qui caractérise le plus
nos sociétés démocratiques (même si elle n'a pas supplanté totalement les deux autres idéaux-
type de légitimité).
B/ S’il n’existe pas de société sans tensions ni conflits, alors une société ne peut exister que si
elle met en place des procédés de résolution de ces tensions et de règlements des conflits
(que ces procédés coercitifs ou non). C’est tout l’enjeu du pouvoir politique qui désigne la
capacité de prononcer des sanctions concernant la vie de l’ensemble d’une communauté
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humaine (une population vivant sur un territoire). Dans les sociétés modernes, cette fonction
est remplie par l'Etat.
Selon la définition qu’en donne Max Weber dans Le savant et le politique, l’Etat est "une
communauté humaine qui, dans les limites d‟un territoire déterminé (…), revendique avec
succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime". L'Etat est
donc l'institution qui va détenir la capacité exclusive de recourir à la violence physique. Mais
il ne détient pas l'ensemble du pouvoir politique. Selon Pierre Clastres, qui a étudié les
sociétés sans Etat, les chefs des tribus amérindiennes exercent bien un pouvoir politique, mais
ce pouvoir n’est pas institutionnalisé. Tout pouvoir politique n’est donc pas un Etat, mais tout
Etat est un pouvoir politique.
Pour éviter que le pouvoir de l'Etat devienne excessif, c'est-à-dire absolu, il est possible
d’encadrer son activité par la mise en place de normes juridiques qu’il devra respecter. C’est
ce qu’on appelle l’Etat de droit. C'est en ce sens que l'on peut comprendre l'importance de la
discussion, initiée par Montesquieu, sur la manière de limiter le pouvoir politique en faisant
en sorte qu'il existe un équilibre des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
C/ La légitimité de l’Etat de droit est une légitimité légale-rationnelle. Mais on pourrait dire
que, dans les sociétés démocratiques, la domination de celui-ci repose moins sur l’autorité de
la loi que sur sa capacité à se justifier rationnellement.
Hannah Arendt décèle dans le monde moderne l'existence d'une "crise de l'autorité"
correspondant à l'effondrement du triptyque romain : tradition, religion, autorité. Dans «
Qu’est-ce que l’autorité » (in La crise de la culture) considère que l'autorité n'est pas une
forme de pouvoir. Selon elle, "l‟autorité exclut l‟usage de moyens extérieurs de coercition ;
là où la force est employée, l‟autorité proprement dite a échoué". Elle considère également
que "l'autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose l‟égalité et opère par un
processus d‟argumentation".
Le sociologue Français Dubet prend ses distances avec l'affirmation d'une crise de l'autorité.
Selon lui, l'autorité n'est pas en crise, mais dans les sociétés démocratiques, sa légitimité
repose sur sa capacité à se justifier rationnellement : "toute autorité doit être en mesure de se
justifier, de démontrer qu‟elle efficace et juste ; l‟autorité du texte sacré laisse la place à
celle du doute scientifique, celle de la tradition scientifique décline devant celle de la
création, celle du statut hérité devant celle de la compétence acquise". Pour Dubet, cette
nécessaire justification est le mode normal d’exercice de l’autorité dans les sociétés
démocratiques.
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L'Etat
"Il n‟y a de France que grâce à l‟Etat" déclarait le général de Gaulle en 1960 alors en pleine
crise algérienne. En contexte de crise, l'Etat apparaît toujours comme un acteur clef. Ce
phénomène, que la crise financière actuelle remet sur le devant de la scène, a été éclipsé ces
dernières années : les progrès de la globalisation des échanges économiques, le
développement des flux culturels (cinéma, Internet), mais aussi la croissance d’un sentiment
de défiance des citoyens envers la capacité de l’Etat à répondre à leurs problèmes (chômage,
protection de l’environnement, insécurité, drogue) ont fragilisé le bien-fondé de son
intervention. Depuis les années 80, une critique de l’interventionnisme se traduisait par un
retrait de l’Etat de la sphère économique et une plus grande libéralisation des marchés,
notamment financiers. Mais la crise des subprimes 2008 a changé la donne, l’Etat
a désormais retrouvé une pleine légitimité et n'a plus hésité à intervenir pour garantir le
fonctionnement de l’économie de marché. Après avoir donné une définition de l’Etat (1),
nous en retracerons la genèse (2), puis nous verrons en quoi ce retour de l’Etat correspond en
fait à ses fonctions essentielles (3).
1/ D’un point de vue institutionnel et juridique, l’Etat est une autorité souveraine qui
exerce son pouvoir sur une population habitant un territoire déterminé au moyen d’un
gouvernement.
A/ Il s'agit de la définition juridique classique. L’Etat est, en effet, un être collectif abstrait
qui, au plan du droit international, désigne une société envisagée du point de vue de son
organisation politique globale. La théorie des trois critères formulée au début du XXe siècle
par des juristes allemands et français (Jellinek, Laband, Carré de Malberg) liste les
caractéristiques fondamentales de tout Etat :
un territoire : il est délimité par des frontières et désigne le sol, sous-sol et espace
aérien d'un pays ;
une population : elle est composée des nationaux (ressortissants qui ont acquis cette
qualité) et des étrangers (auxquels s’applique le droit de l’Etat dans lequel ils vivent)
;
un gouvernement : il est un pouvoir d’injonction juridiquement réglé, c’est-à-dire
qu’il produit du droit et le fait appliquer au moyen d’un pouvoir d’injonction
juridique.
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général deux chambres : une assemblée représentative de la population et un sénat
représentant les Etats ;
l’Etat unitaire : il dispose de la plénitude de la souveraineté (la France). Il peut être
décentralisé s’il tolère en son sein l’existence d’autres personnes publiques
(collectivités territoriales) ou centralisé si seul l’Etat a le statut de personne publique,
les autres divisions étant seulement administratives.
Dans Essai sur le pouvoir politique (1968), Jean-William Lapierre met en évidence trois
éléments propres à l’Etat moderne :
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Parallèlement, l’Etat apparaît de plus en plus comme un corps séparé, autonome et distinct de
la société civile.
b) Deux principales dynamiques résultant des logiques conflictuelles peuvent être soulignées
(ces logiques font émerger des solutions non souhaitées individuellement, mais qui émergent
des engrenages complexes d’intérêts rivaux et interdépendants) :
3/ D'un point de vue fonctionnel, l'Etat gère les conflits et peut, le cas échéant, recourir
à la violence dont il détient le monopole légitime.
A/ Les conceptions du rôle de l'Etat varient au fil du temps, mais force est de constater qu'il
n'a pas cesser de se renforcer en tant que ciment du vivre-ensemble. Son étymologie conforte
cette idée puisque le terme "état" vient du latin stare qui signifie "se tenir debout". Ce terme a
d'abord été utilisé vers la fin du XIVe siècle pour désigner un groupement humain soumis à
une même autorité, avant de renvoyer, depuis le XVIe siècle, à sa définition juridique
classique (une autorité souveraine qui s’exerce sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire,
cf. Dictionnaire historique de la langue française). Il a donc connu une évolution qui a
conduit à un approfondissement de sa légitimité.
Au XVIe siècle, le monarque était assimilé à un père de famille et la société à une grande
famille. Au XVIIIe siècle, l’idée de contrat social et la pratique du suffrage universel ont
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conféré une légitimité populaire et ont renforcé la perception d’un Etat incarnant l’intérêt
général. Au XXe siècle, un étatisme à caractère social s'est érigé en redresseur des injustices
et en régulateur des inégalités. L’Etat s'est mis à protéger les plus démunis et s'est ainsi mué
en Etat-providence. A la suite de la Deuxième guerre mondiale, il a encore approfondi son
action en se faisant maître d’œuvre du développement dans le domaine économique et
technique. Il a pris en charge des investissements lourds (infrastructures, formation,
recherche) et est venu au secours des secteurs en difficulté.
Ce rôle clef a ensuite connu une certaine érosion dans les années 80, mais ce phénomène
semble désormais appartenir au passé du fait de la gravité de la crise économique de 2008. Il
reste que le renforcement de l’interdépendance internationale, la globalisation des échanges
économiques (affaiblissement des frontières, déploiement de la concurrence des entreprises,
émergence de firmes multinationales), la mise en place d’un ordre économique mondial
posent la question redoutable du rôle de l’Etat en économie ouverte. Susan Strange dans The
Retreat of Power in the World Economy (1999) affirme par exemple que la régulation
croissante par le marché contraint l’Etat à renoncer à ses capacités d’intervention au nom de
la liberté du commerce à l’échelle internationale. On peut ajouter à cela que l'intégration
économique poussée réalisée dans l'Union européenne (et surtout l'importance des
privatisations dans les pays européens à secteur public traditionnellement puissant qui ont été
réalisées) ou la montée en puissance des acteurs non étatiques sur la scène internationale
constituent d'autres obstacles de taille à un simple retour des Etats sur le mode de l'Etat-
providence d'après-guerre.
B/ Dans Economie et Société (tome I), Max Weber définit l’Etat comme "une entreprise
politique de caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès,
dans l‟application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime" (Presse
Pocket, p. 97). Weber laisse sous silence quelles sont les fins recherchées par l’Etat (cf. Etat
minimum ou Etat-providence) pour mettre l’accent sur les modalités du pouvoir tel qu’il
s’exerce sur les individus.
Dans les sociétés modernes, l’Etat est le support du pouvoir politique. Il assure deux
fonctions de pacification :
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a) L'activité extractive : elle désigne le potentiel humain, les moyens matériels et les
soutiens qui légitiment l’action de l’Etat.
Les moyens humains sont principalement composés des agents administratifs, mais aussi des
professionnels de la politique. Il faut assurer leur efficacité par le biais de conditions
d’emploi attractive, mais aussi leur loyauté en évitant le spoil system (nomination sur critères
politiques), ce qui s’obtient en soumettant les fonctionnaires à une obligation de réserve.
Les moyens financiers renvoient principalement à l’impôt qui dépend intimement du niveau
de développement économique de la société, mais aussi de la conception du rôle de l’Etat :
les libéraux recherchent comme idéal le niveau le plus bas possible de d’intervention alors
que les socialistes cherchent une intervention maximale. Le meilleur indice du degré de
socialisation publique est le taux de prélèvement obligatoire qui est compris, dans les pays de
l’UE, entre 40 et 45 % du PIB. Ce taux est aujourd’hui considéré comme élevé, on observe
donc un mouvement de libéralisation visant à réduire la présence de l’Etat dans l’économie.
la capacité régulatrice de l’Etat : il établit des règles du jeu à respecter dans les
relations sociales. Le pouvoir politique cherche à faire régner l’ordre et se préoccupe
de la sécurité physique des citoyens (les forces de police, pas toujours également
réparties sur le territoire) ;
la capacité distributive : octroi de diverses prestations (allocations, traitements,
passation de marchés publics).
anticiper les conflits : il s’agit pour les gouvernants de détecter les insatisfactions
possibles avant même qu’elles ne deviennent trop pressantes. L’enjeu est de prendre
une initiative précoce pour remédier à un malaise social (étude prospective, enquêtes
d’opinion, rôle des élus et des associatifs présents sur le terrain comme autant de
relais) ou encore de proposer des idéaux permettant de transcender les antagonismes
ou de brouiller les clivages politiquement redoutés (exaltation de la nation, défense de
la laïcité, ambition européenne) ;
traiter les conflits : l’Etat ne peut pas toujours trouver une solution à un conflit, il n’y
a même pas toujours intérêt (un certain niveau d’antagonisme peut permettre de
détourner l’attention d’autres problèmes). Face aux conflits, trois stratégies sont
possibles : la dénégation (le problème n’existe pas), la négociation (le plus courant)
ou la confrontation (mais qui laisse toujours des traces émotionnelles dans la vie
politique).
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L'Etat-providence
une intervention réglementaire : elle a pour but d’assurer une certaine sécurité
économique au par le biais de systèmes de Sécurité sociale ;
une volonté de redistribution : elle passe par des transferts monétaires verticaux ou
horizontaux ;
une volonté de fournir à la population des services et des équipements collectifs à des
coûts très inférieurs à ceux du marché.
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Dans tous les cas, l’Etat-providence constitue une socialisation du risque, c’est-à-dire une
prise en compte par la société des évènements qui sont susceptibles d’arriver au cours de la
vie d’un individu. Il marque le début de la reconnaissance d’une responsabilité sociale et
non plus seulement d’une responsabilité individuelle, c’est-à-dire de la prédominance d’une
logique de la solidarité sur une logique de la charité ou encore d’une reconnaissance juridique
des droits collectifs qui vient compléter la reconnaissance des droits individuels.
Il faut cependant attendre l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui met en place un Plan de
Sécurité sociale pour que naisse un système de protection sociale généralisé et rationalisé.
Par rapport aux modèles beveridgien et bismarckien, le modèle français présente une double
originalité :
D’une part, les organismes de Sécurité sociale sont des institutions de droit privé
dotées de prérogatives de puissance publique et gérées conjointement par les
syndicats et le patronat et non des organismes d’Etat, et leurs administrateurs sont
élues par les assurés.
D’autre part, l’universalité du "régime général" n’a pas été réalisée, les
professions libérales préférant fonder des "régimes autonomes" tandis que coexistent
de nombreux "régimes spéciaux".
Dans L‟Etat en France (III, 4), Pierre Rosanvallon juge que l'introduction de la Sécurité
sociale peut être considérée sous deux angles complémentaires :
"Ce mouvement d‟universalisation et d‟amélioration quantitative représente l‟aboutissement
du programme social-républicain amorcé de 1898 à 1930. Il opère pourtant une rupture
d‟ordre culturel, que l‟adoption du terme de sécurité sociale symbolise, en réintroduisant la
vieille notion de droits sociaux à laquelle l‟idée d‟assurance obligatoire s‟était
progressivement substituée".
C/ Pour mettre en évidence la logique de fonctionnement de chaque Etat social, il est possible
de recourir à la typologie des Etats-providence proposée par Gosta Esping-Andersen dans
son ouvrage Les trois mondes de l'Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne (1990).
Pour la mise au point de sa typologie, Esping-Andersen utilise trois critères : les rapports de
l’Etat-providence au marché (le degré de dé-marchandisation), à la stratification (l’impact des
États-providence sur les hiérarchies sociales et sur les inégalités issues du marché) et au
système familial dominant.
A partir de cette analyse, trois régimes différents d’Etat-providence peuvent être distingués :
le régime libéral : l'essentiel de la couverture sociale est acquise sur le marché, l’Etat
n’intervient que pour la production de biens sociaux indivisibles. L'essentiel de la
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protection collective est affectée à ceux qui ne trouvent pas de ressources suffisantes
sur le marché du travail ou qui en ont été exclus pour une raison ou une autre (ce
régime libéral est aussi qualifié de "résiduel"). La démarchandisation est donc faible.
Les aides sont ciblées et contribuent à stigmatiser certaines catégories ("les pauvres",
"les assistés"). Le rôle de la famille reste important (défamiliarisation faible). Les
pays qui correspondent le mieux à ce modèle sont les Etats-Unis, le Canada et
l’Australie, la Suisse et le Japon ;
le régime corporatiste-conservateur : il est basé sur le modèle bismarckien et où la
qualité de la protection sociale dépend de la profession et des revenus. Ce régime est
modelé par l'État "toujours prêt à se substituer au marché en tant que pourvoyeur de
bien-être" et par l'Église soucieuse de défendre des valeurs familiales traditionnelles.
La démarchandisation est partielle puisque la protection sociale est liée à la
participation préalable à une activité salariée. Ce régime est par ailleurs indirectement
redistributif (l'objectif premier n'est pas la redistribution mais la protection des grands
risques sociaux, mais les plus pauvres sont plus touchés par les grands risques
sociaux). Le poids de la stratification sociale est fort, puisque la couverture sociale
dépend de son appartenance de classe et du degré d'organisation politique et sociale
des salariés. Par ailleurs, le caractère "conservateur" de ce régime tient à ce qu'il est
lié à une forte familiarisation de la protection sociale, souvent reliée à une forte
imprégnation de la religion catholique. Le statut social de la femme est fortement
centré sur l'univers domestique et l'éducation des enfants. Les pays emblématiques
sont l’Autriche, l’Allemagne, la France, l’Italie et la Belgique ;
le régime social-démocrate : basé sur le modèle beveridgien, la protection sociale et
les divers prestations sont universelles, ne dépendent pas des revenus et profitent aux
pauvres comme aux riches. Ce régime est plus opposé au précédent conservateur-
corporatiste qu'au modèle libéral car "l'idéal n'est pas de maximiser la dépendance à
la famille mais de renforcer la possibilité d'une indépendance individuelle. En ce
sens, le modèle est une fusion particulière de libéralisme et de socialisme". Il en
découle une démarchandisation forte de la protection sociale : elle implique la
possibilité de percevoir un revenu de remplacement proche du salaire d'activité
lorsqu'on se retrouve hors du marché du travail. La couverture et le financement sont
universels, ce qui limite grandement le poids de la stratification sociale, mais conduit
aussi à élargir fortement la notion de besoins sociaux. Ce régime est également
fortement lié à une défamilialisation de la protection sociale, supposant un statut
social de la femme et de l'enfant marqué par une forte autonomie. On peut déceler une
influence protestante dans cette forte individualisation de la protection sociale. Les
pays les plus représentatifs de ce modèle sont les pays scandinaves.
2/ Depuis les années 80, l’Etat-providence connaît une crise majeure qui remet en cause
sa légitimité et pose la question de son devenir dans les différents pays développés.
A/ À la suite des différents chocs pétroliers, l’État Providence se trouve remis en cause par
les théories économiques libérales qui en font un des responsables de la crise. Selon Pierre
Rosanvallon (La Crise de l'État-providence, 1981), cette crise se déploie à trois niveaux :
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financiers : la fin de la forte croissance des Trente Glorieuses remet en cause le mode
de financement de la sécurité sociale tandis que la prise en charge sociale et
économique des victimes de la récession accroît ses dépenses ;
de l'efficacité : l’État ne parvient pas à résoudre le chômage et la mobilité sociale
diminue ;
de la légitimité : l’opacité des dépenses publiques suscite des questions quant à
l’utilisation de la solidarité nationale. L’État-providence est devant la question de sa
limite sociale et ses mesures sont davantage perçues comme des impôts
supplémentaires que des opportunités de redistribution.
Dans ses Ecrits politiques, Jürgen Habermas insiste surtout sur ce dernier point. L’Etat-
providence rencontre d'importantes difficultés pour légitimer son action du fait que celle-ci
s’implique directement dans le processus de production, le bien-être économique des citoyens
et les relations sociales. Ainsi pour justifier son implication, il a recours aux experts et
présente les débats publics sous la forme d’enjeux non plus politiques ou éthiques, mais
techniques et économiques. Habermas relève donc un paradoxe : plus l’action publique vise à
l’universalité et plus l’accès au citoyen aux décisions politiques est limité. Cette opacité
technico-politique conduit à un dépérissement de la sphère publique faute de légitimation.
B/ Dans L‟Etat en France, Pierre Rosanvallon montre également que l’extension exorbitante
de la compétence de l’Etat à toutes les formes de risque crée un décalage entre ses principes
et les effets de son action. Ainsi,
"la crise de l‟Etat-providence, ou plutôt ce qui est appréhendé comme tel, exprime
indissociablement une réaction face à une gestion de la solidarité jugée trop bureaucratique
et une interrogation sur les normes légitimes de celle-ci. Ni l‟adoption de la Sécurité sociale,
ni la banalisation de l‟assistance n‟ont ainsi éliminé les questions philosophiques qui se
posent depuis la Révolution française pour élaborer juridiquement les droits sociaux".
Il existe donc potentiellement une extension indéfinie du champ de compétence de l’Etat-
providence.
Dans L‟insécurité sociale (2003), Robert Castel approfondit cet argument. Il observe que
plus les protections sont importantes et plus le besoin de protection grandit. Le paradoxe
des politiques de sécurité sociale est de développer un sentiment d’insécurité au fil de leur
extension. Il coexiste ainsi une sécurisation inédite de l'individu moderne face à l’ensemble
des aléas de la vie et un sentiment croissant d’insécurité. Ce phénomène s'explique par le fait
que les sociétés modernes sont "construites sur le terreau de l‟insécurité parce que ce sont
des sociétés d‟individus qui ne trouvent, ni en eux-mêmes, ni leur entourage immédiat, la
capacité d‟assurer leur protection. (…) Il en résulte que la recherche des protections est
consubstantielle au développement de ce type de sociétés". L’Etat-providence est un produit
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paradoxal de la société démocratique et de l’individualisme qu’elle génère. Il apparaît ainsi
comme un acteur d’une politique sans fin aux moyens financiers pourtant de plus en plus
limités.
Robert Castel souligne néanmoins que le système de protection sociale permet à ceux qui ne
disposent pas d’une propriété privée d’être protégé par un équivalent : une propriété sociale.
Issu du travail salarié, cette propriété lui assure une sécurité lorsqu'il n'est plus en situation de
travail. Il donne notamment l’exemple du retraité qui pourra, grâce à elle, rivaliser avec le
patrimoine du rentier et assurer ainsi sa subsistance durant ses vieux jours. La propriété
sociale comble ainsi un désir de protection qui est, selon lui, "une nécessité inscrite au cœur
de la condition de l‟homme moderne" et qu'il serait par conséquent mal venu de supprimer.
Les systèmes politiques désignent les grandes catégories d’organisation des pouvoirs
publics, à savoir : les régimes démocratiques, les régimes autoritaires et les régimes
totalitaires. Au sein de chaque catégorie, il est possible de distinguer différents régimes
politiques. Ces régimes désignent la forme d'organisation d'un Etat, c'est-à-dire le mode de
fonctionnement qu'il définit dans sa constitution des modes de scrutin, des rôles de chaque
institution et des rapports entre les différents pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Un
système politique est donc une catégorie plus générale qui prend en compte des éléments
d’ordre idéologique ou socio-économique (le système démocratique, par exemple, comprend
plusieurs types de régime : parlementaire, présidentiel, etc.). Après avoir dressé un état des
différentes typologies proposées par les auteurs classiques (1), nous expliquerons en quoi le
principe de séparation des pouvoirs permet de faire la différence entre les régimes
démocratiques et les régimes dictatoriaux (2).
1/ Les différents classements des auteurs classiques ont recours au critère du nombre de
gouvernants et portent un jugement de valeur sur le gouvernement (bon / mauvais).
A/ Dès l’Antiquité grec, Aristote propose une classification empirique des différentes
constitutions pour les juger d’un point de vue moral. Dans La Politique (- 340 av. J.C.), il met
au point une typologie qui repose sur deux critères :
les constitutions normales : elles ont pour but la justice, c’est-à-dire pour Aristote,
l’intérêt commun ;
les constitutions déviantes : elles ne servent que l’intérêt personnel des gouvernants.
16
Ces deux critères permettent de dresser le tableau suivant.
Un Plusieurs Multitude
Bon gouvernement Monarchie Aristocratie République
Mauvais Tyrannie Oligarchie Démocratie
gouvernement
Si l’on détaille le tableau, on constate que pour Aristote, peu importe le nombre des
gouvernés, le seul critère qui compte pour définir le bon gouvernement, c’est lorsque les
gouvernants agissent dans l’intérêt commun :
dans une monarchie, le gouvernement d’un roi est un bon gouvernement s’il
gouverne pour le bien commun des gouvernés. Si ce roi recherche son seul profit
personnel, alors son régime devient une tyrannie ;
l’aristocratie est à entendre en son sens étymologique de "gouvernement des
meilleurs", des mieux dotés par la nature. Elle dévie en oligarchie lorsque ces
meilleurs, peu nombreux, détournent le pouvoir pour le seul profit de leur groupe ;
quant à la république, elle consiste dans le gouvernement du grand nombre pour
l’intérêt commun. Si ce grand nombre se sert du gouvernement contre les minorités,
alors elle devient un mauvais gouvernement.
La classification d’Aristote, tout en étant riche, n’est cependant plus valable de nos jours où
les gouvernements se sont fortement institutionnalisés. La monarchie ne peut plus être le
pouvoir d’un seul, ni la république le pouvoir de la multitude. L’avènement des régimes
représentatifs ont conduit à déplacer les critères. Comme le souligne Philippe Braud dans
Sociologie politique, "partout l‟autorité effective est toujours exercée par „„un petit
nombre‟‟" (p. 283).
B/ Dans L‟esprit des lois (1748), Montesquieu établit qu’"il y a trois espèces de
gouvernement : le républicain, le monarchique et le despotique" (II). Cette distinction est
fondée sur une volonté qu’il partage avec les élites de son temps : réformer le système
monarchique français. Sa préférence va explicitement en faveur d’un gouvernement
hiérarchique respectueux des privilèges et prérogatives de chaque condition sociale, à la
manière de ce qui se fait à la même époque au sein de la monarchie britannique.
Son principal apport est de faire un lien entre la forme constitutionnelle et les passions qu’il
convient au gouvernement de faire ressentir aux individus. Il écrit ainsi que : "comme il faut
de la vertu dans une république et dans une monarchie de l’honneur, il faut de la crainte
dans un gouvernement despotique" (III). Par exemple, pour cette raison, l’instauration d’une
forme républicaine peut échouer si le peuple n’est pas portée par la vertu.
17
Le gouvernement républicain a deux modalités qui sont :
La monarchie : "un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies" (II). La volonté du
Prince est la source légitime de tout pouvoir, mais elle exclut qu’il gouverne sans la noblesse,
sans quoi le régime deviendrait despotique. Son principe est l’honneur car il instaure des
distinctions.
Le mérite de Montesquieu, bien qu’il ait fondé sa typologie sur des valeurs davantage que sur
une objectivité scientifique, c’est d’avoir défendu un gouvernement tempéré. Il reste que cette
construction théorique est intimement liée à son usage politique réformiste.
N.B. : l'ochlocratie est le pouvoir de la foule, une forme de gouvernement où la masse peut
imposer tous ses désirs.
A/ L'idée qu'il existe des régimes politiques différents nécessite un passage de l'absolutisme,
où une autorité unique dispose à elle seule de tous les pouvoirs, à un pluralisme définit dans
18
une constitution. Selon Montesquieu, une autorité a toujours tendance à abuser de ses
pouvoirs : "c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser : il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites [...], il faut que, par la disposition des choses,
le pouvoir arrête le pouvoir" (De l'esprit des lois, IX, 6). Le principe de séparation des
pouvoirs s’appuie donc sur ce constat.
A partir de ce principe, il est possible d'identifier quatre grands régimes politiques : le régime
parlementaire, le régime présidentiel, le régime dictatorial et le régime conventionnel (aussi
appelé régime d'assemblée). Si les deux premiers régimes respectent le principe de séparation
des pouvoirs, ce n'est pas le cas des deux derniers.
b) Le régime présidentiel, en revanche, place l'accent sur la tête de l'Etat, et tend à donner au
pouvoir exécutif, une prédominance plus forte qu'au pouvoir législatif (c'est le cas notamment
aux Etats-Unis).
Il faut également ajouter que la pratique de la séparation des pouvoirs peut être :
19
La démocratie
"Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple" est la formule célèbre
d’Abraham Lincoln pour définir la démocratie. Cette définition est, en outre, proche de son
sens étymologique, démocratie venant du grec demokratia pouvant être traduit par
l’expresion "pouvoir du peuple" (demo : peuple, kratos : pouvoir). Ce type de régime se
particularise par le fait que le pouvoir y est exercé par le peuple, ou du moins, par ceux dont
la qualité de citoyen est reconnue. Ainsi comprise, la démocratie s’oppose à la monarchie
(gouvernement d’un seul) et à l’oligarchie (gouvernement d’un groupe particulier). Après
avoir approfondi la définition de la démocratie et des différents types de régime qu’elle peut
englober (1), nous tenterons de faire un état des débats passés et actuels à son sujet (2).
Notons également que Philippe Braud invite également à se défaire de l’idée que cette
fraction puisse être désignée librement car il existe toujours d’importants filtrages des
candidats à la candidature : le jeu des médias, des formations politiques ou encore la notoriété
ou l’argent sont des éléments à prendre en compte dans une élection.
20
B/ Lors de la Révolution française, la théorie de la souveraineté nationale a été préférée à
celle de la souveraineté populaire. Cette théorie implique :
C/ Une fois ces précisions faites, il est possible de distinguer plusieurs types de régimes
démocratiques. Dans tous les cas, ces régimes supposent nécessairement une séparation entre
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire afin que, comme le souligne Montesquieu dans
L‟esprit des lois, "par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir". Mais il existe
plusieurs manières d’organiser les rapports entre ces pouvoirs.
a) Dans un régime parlementaire, il existe une séparation souple des pouvoirs. Chaque
pouvoir s’inscrit dans un système qui le rend dépendant des autres. Il dispose d’un moyen de
pression qui permet d’équilibrer l’ensemble :
b) Dans un régime présidentiel, il existe une séparation rigide des pouvoirs. Chaque pouvoir
est strictement séparé des deux autres par des cloisons étanches :
le pouvoir exécutif tient sa légitimité de son élection par le peuple (elle ne peut en
aucun cas provenir du pouvoir législatif, par exemple le chef de l’Etat ne peut pas être
élu par le parlement) et il ne peut pas non plus dissoudre le pouvoir législatif ;
le pouvoir législatif a l’exclusivité formelle de l’initiative des lois et ne peut pas
renverser le pouvoir exécutif.
21
Le régime concret le plus proche de ce modèle théorique est celui des Etats-Unis. Toutefois,
la séparation des pouvoirs s’y trouve modéré puisque le Président dispose d’un droit de véto
et peut être exceptionnellement démis de ses fonctions (procédure de l’impeachment).
L’équilibre entre les pouvoirs peut également se trouver modifié lorsqu'à certaines périodes
les orientations politiques du Congrès sont défavorables au Président (cas de Barack Obama
après les élections de novembre 2010 qui ont été remportées par les Républicains).
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il est devenu courant de dénoncer "la logique
présidentialiste" de la Ve République, traduisant ainsi une critique de l'omnipotence
supposée du président de la République. Un tel jugement appelle à être nuancé pour deux
raisons :
les démocraties populaires ou "réelles" : régimes à parti unique prétendant être des
démocraties réelles et non pas seulement formelles. Elles ont quasiment disparu avec
l’effondrement de l’URSS, mais il reste encore la Chine ;
les démocraties pluralistes : régimes multipartis, elles ont connu un fort
développement notamment dans les pays de l’Est se trouvant anciennement dans le
22
giron de l’URSS, mais également en Amérique latine (à la place des dictatures
militaires, par exemple celle de Pinochet au Chili) ou en Afrique.
la légitimité démocratique : si le pouvoir vient d’en haut, la légitimité vient d’en bas,
ce qui signifie un certain consentement à l’obéissance et un nécessaire respect des
droits individuels ;
la démocratie représentative : le gouvernement du peuple se confond avec le
gouvernement de la majorité ;
le multipartisme : son enjeu est le respect des minorités, du droit de l’opposition et des
droits en matière de liberté et d’expression ;
un Etat impartial.
23
ouvert à tous). Ceci, bien sûr, sans aboutir à une définition excessivement normative du
"citoyen idéal" dont l'effet pervers peut-être la disqualification du "citoyen réel".
Récemment l’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (Agir dans un
monde incertain, 2002) a insisté sur la nécessité d’appréhender la décision politique en
répondant au besoin éthique de statuer sur les controverses socio-techniques issues
notamment des nouvelles découvertes scientifiques. Les décideurs doivent avoir, en cas
d'erreur, la possibilité de corriger les décisions publiques. Selon les auteurs, il serait bon de
quitter le cadre des décisions traditionnelles et d'accepter de prendre, plutôt qu'un seul acte
tranché, une série d'actes mesurés, enrichis par les apports des profanes.
Au plan institutionnel, la France a mis en place une Commission nationale du débat public
qui a pour mission d'organiser des débats publics sur des infrastructures (lignes de train à
grande vitesse, d’électricité, etc.) ou sur des choix technologiques (énergie nucléaire). La loi
lui confie mission de "veiller au respect de la participation du public au processus
d'élaboration des projets d'aménagement ou d'équipement d'intérêt national (...) dès lors
qu'ils présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des impacts significatifs sur
l'environnement ou l'aménagement du territoire". Son rôle reste toutefois limitée car elle n'a
pas à se prononcer "sur le fond des projets qui lui sont soumis".
L'autoritarisme
A/ Les régimes autoritaires se distinguent des régimes démocratiques par deux éléments :
les élections n’existent pas ou ne permettent pas réellement une compétition ouverte à
d’autres groupements politiques ;
l’expression publique d’un désaccord sur la politique du gouvernement n’est pas ou
faiblement tolérée.
24
L'objectif des dirigeants est d’empêcher toute remise en cause de leur présence au pouvoir.
Dans Sociologie politique, Philippe Braud décrit trois procédés possibles auxquels ils
recourent pour cela :
l’interdiction des activités politiques organisées : les partis, mais aussi les
syndicats, les associations civiques, les comités intellectuels sont interdits, tout
comme les consultations électorales ; l’efficacité de cette mesure dépend néanmoins
de l’importance de la participation politique traditionnelle ou du niveau de violence
auquel recourt le pouvoir pour intimider les éventuels protestataires ;
le contrôle étroit de la vie politique : il passe soit par un contrôle du pluralisme, soit
par l’institutionnalisation d’un parti unique afin de canaliser l’expression populaire ;
certains régimes ne soumettent pas à l’élection le chef suprême, d’autres truquent les
élections ou présentent un candidat unique ;
le contrôle entier de l’appareil d’Etat : l’enjeu est de s’assurer les fidélités de la
base au sommet de l'administration. Certains régimes favorisent les solidarités
familiales, tribales, régionales ou clientélistes (ce qui était le cas dans les monarchies
traditionnelles pré-modernes), d’autres institutionnalisent un parti unique et un
syndicalisme d’Etat (qui jouent le rôle d’outils de sélection des cadres fidèles) ou bien
recourent à l’armée à tous les niveaux de l’administration étatique.
B/ Les régimes autoritaires se distinguent également des régimes totalitaires car ils n’exigent
pas des citoyens qu’ils partagent l’idéologie du pouvoir, soit qu’ils tolèrent et entretiennent
l’indifférence généralisée, soit qu’ils se satisfont d’une adhésion publique extérieure sans
rechercher à remodeler les mentalités. Ils s’accommodent ainsi selon les mots de Philippe
Braud, "d‟un relatif pluralisme idéologique". Par exemple, les régimes autoritaires d’Asie,
d’Afrique et d’Amérique latine laissent une autonomie significative aux grandes firmes
économiques en échange de leur soutien politique. Ils contrôlent étroitement les moyens de
communication (presse, radio, télévision, Internet), mais permettent une relative liberté dans
les domaines non politiques comme la culture, la religion ou les loisirs. Leur ambition se
limite à assurer l’ordre extérieur.
En revanche, lorsque le régime connaît des difficultés, il recourt bien souvent à la violence,
l’absence d’institutionnalisation d’une opposition rendant le dialogue compliqué avec les
contestataires lorsqu’ils manifestent publiquement leur désapprobation. C’est ce que montre
notamment l’exemple récent des révolutions arabes : les régimes autoritaires tunisiens et
égyptiens ont d’abord cherché un traitement purement policier des conflits afin de décourager
les contestataires. Mais lorsque le mécontentement est devenu trop grand au sein du pays, la
solution de la violence n'a fait qu'aggraver la crise politique et a fini par menacer l’existence
même du régime.
2/ Dans Sociologie politique, Philippe Braud recense quatre types de régime différents
appartenant au système autoritaire.
A/ L’autoritarisme patrimonial : il s’agit d’un régime dans lequel le chef s’appuie sur sa
légitimité traditionnelle (concept de Max Weber : l’autorité du Prince se rapproche de
l’autorité naturelle du père de famille). Les ressources de l’Etat se confondent avec ses biens
personnels. Les limites de son pouvoir sont plus politiques que juridiques : il dispose d’un
25
pouvoir absolu, mais il doit néanmoins transiger avec les ordres sociaux existants (cf. la
monarchie de l’Ancien régime).
Au XXe siècle, plusieurs Etats suivent ce modèle pour accélérer la modernisation d’une
société : Mustapha Kemal en Turquie et Gamal Abdel Nasser en Egypte. Ce sont des régimes
forts, dirigés par un chef militaire prestigieux, qui s’appuient sur l’armée et le nationalisme
des classes moyennes. Ils n’hésitent pas à exalter des valeurs d’égalité et de révolution en
faveur des plus démunis. Le Venezuela d’Hugo Chavez en est un exemple contemporain.
26
Le totalitarisme
Selon un dicton populaire allemand, en démocratie, tout ce qui n'est pas interdit est permis,
sous une dictature, tout ce qui n'est pas permis est interdit et dans le totalitarisme, tout ce qui
n'est pas interdit est obligatoire. Cette définition résume assez bien la dimension totalitaire
propre aux totalitarismes, systèmes politiques à parti unique où aucune opposition politique
n’est admise et où l’Etat tend à confisquer la totalité des activités de la société. Le concept de
totalitarisme a été fondé au XXe siècle pour distinguer ce type de régime de celui de la
dictature. Contrairement à cette dernière, le système totalitaire ne cherche pas seulement à
contrôler l’ensemble des activités humaines, mais il essaie de s'immiscer jusque dans la
sphère intime de la pensée, en imposant à tous les citoyens l'adhésion obligatoire à une
idéologie, hors de laquelle ils sont considérés comme ennemis de la communauté. Après
avoir proposé une définition du totalitarisme (1), nous chercherons à en déterminer les
origines possibles en exposant les théories du fascisme (2).
A/ Dans Les origines du totalitarisme (1951), Hannah Arendt caractérise le totalitarisme par
deux éléments :
l’idéologie : celle-ci fait éclater l’alternative traditionnelle entre régime sans lois (la
tyrannie) et régime sous des lois (régimes républicains ou constitutionnels) puisque le
totalitarisme cherche à appliquer une loi de la Nature ou de l’Histoire à l’humanité ;
la terreur : elle constitue son essence même (elle la distingue de la crainte qui sert
seulement de principe d’action dans une tyrannie) ; la terreur est une peur extrême qui
non seulement isole l’homme de tout autre mais l’isole de toute humanité. Dans les
régimes totalitaires, elle n’est pas seulement un moyen en vue d’une fin (terrifier la
population pour anéantir toute opposition dangereuse pour le régime), mais elle est
une condition essentielle du régime totalitaire car c’est elle qui opère
l’accomplissement de la loi de la Nature ou de l’Histoire.
Cette définition permet de rapprocher le stalinisme et le nazisme (ce qui a fait l'objet de
critiques).
Quelques années plus tard, dans Totalitarian Dictatorship and Autocracy (1956), Carl
Friedrich et Zbigniew Brzezinski (il est alors son jeune assistant) livrent une définition plus
fonctionnelle du totalitarisme. Cette définition a servi de référence à la politique américaine
durant la guerre froide et de cadre conceptuel à toute une génération de chercheurs en
sciences politiques et en histoire pour l'étude de l'URSS. Elle est axée autour de six
caractéristiques fondamentales :
27
B/ La généalogie de la notion de totalitarisme est tortueuse : son sens, ses usages mais aussi
ses fonctions sont multiples et changeants.
La notion de totalitarisme trouve son origine dans l'entre-deux-guerres. Elle est d’abord un
instrument de lutte politique puisque son emploi se répand de manière péjorative dans les
milieux antifascistes italiens. Il fut ensuite repris de manière opportuniste à leur compte avec
une connotation positive, celle d'unité du peuple italien. Benito Mussolini exaltait sa
"farouche volonté totalitaire", appelée à délivrer la société des oppositions et des conflits
d'intérêts. Giovanni Gentile, théoricien du fascisme, mentionna le totalitarisme dans l'article
"Doctrine du fascisme" qu'il écrivit pour L‟Enciclopedia Italiana et dans lequel il affirma que
"pour le fasciste tout est dans l'État et rien d'humain et de spirituel n'existe et il a encore
moins de valeur hors de l'État. En ce sens, le fascisme est totalitaire". Cependant, Hannah
Arendt dans Les origines du totalitarisme ne considère pas le fascisme italien comme un
totalitarisme. La raison de cette mise à l’écart tient à l’usage de la terreur qui ne correspond
pas, selon elle, à l’essence véritable du fascisme, mais aussi et surtout à l’attitude du parti
unique vis-à-vis de l’Etat, le parti unique n’étant qu’un parti au-dessus des partis (cas des
dictatures), mais pas un parti au-dessus de l’Etat (cas des totalitarismes).
Pour Hannah Arendt, en revanche, deux régimes sont clairement des totalitarismes : le
nazisme et le stalinisme. Ces régimes défendent ouvertement une forme totalitaire
d’organisation sociale et où le parti décide dans tous les domaines y compris dans celui de la
pensée, en recourant de manière systématique à la violence.
A noter toutefois que le rapprochement entre le nazisme et le stalinisme n’est pas toujours
bien accepté, certains considérant le stalinisme comme une simple déviation du communisme
(Trotsky, Castoriadis). D’autres (Ian Kershaw) faisant valoir que les ères succédant à Staline
28
n’ont pas été marquées par un culte du chef ou par des guerres d’impérialisme racial. Sans
compter que l’emprise des partis n’était pas similaire dans les deux systèmes puisque le parti
communiste contrôlait plus fermement l’appareil étatique que le parti nazi, que la terreur en
URSS ne constituait pas un objectif en soi, alors que la terreur se confondait avec la nature
même du parti nazi et que le système soviétique reposait sur une idéologie universaliste, à la
différence de l’idéologie nazie de par ses exaltations de la race aryenne et de la nation
allemande.
2/ Les théories du fascisme regroupent l’ensemble des thèses sur les causes, les origines,
la nature et la dynamique interne des phénomènes totalitaires.
La plus célèbre est celle exposée par Arendt dans Les origines du totalitarisme. Selon elle, le
développement du totalitarisme est le résultat de la disparition des classes et de l’avènement
d’une société de masse (masses déracinées). L’isolement de chaque homme au sein des
masses facilite la manipulation par l’idéologie. L’idéologie a pour vocation d’expliquer
l’histoire des sociétés humaines par la lutte (des races selon les nazis, des classes selon les
soviétiques) et fait du mouvement totalitaire un accélérateur de l’application des lois qui
gouvernent le changement social (loi de la nature, loi de l’Histoire). Ensuite, la masse
atomisée et apolitisée n’a plus besoin d’être convaincue par des arguments justifiant la
politique du parti. Le mouvement totalitaire compte même sur une indifférence politique de
ses adhérents et se place au-delà de tout affrontement entre partis. Sa réponse n’est pas
argumentée politiquement, mais repose uniquement sur la terreur. Son noyau est donc sa
police secrète qui a pour vocation de contrôler tant l’espace public que l’espace privé
(contrôle du domaine des sciences, de l’art, des mœurs et de la vie de chaque individu).
B/ Dans Les Fascismes (1985), l’historien Pierre Milza regroupe les interprétations du
fascisme en trois grandes catégories (théories du fascisme) :
29
les thèses issues des sciences humaines ont dominé les années 1950-1960 :
o la thèse du phénomène totalitaire de l’école américaine : le totalitarisme est
une expression politique propre au XXe siècle, produite, essentiellement, par
la disparition des groupes sociaux traditionnels sous l’effet de la Révolution
industrielle provoquant l’atomisation du corps social et la formation de masses
sans attaches politiques particulières. Ces masses ont donc pu être la proie
d’idéologies démagogiques et populistes s’opposant au modèle de la société
libérale et démocratique (Arendt, Friedrich et Brzezinski) ;
o la thèse de l’expression politique des classes moyennes : le phénomène
totalitaire ne serait pas l’expression politique des masses (contrairement à ce
qu'affirment les thèses du phénomène totalitaire), mais plus spécifiquement
des classes moyennes. Le fascisme serait ainsi le résultat d’une radicalisation
de la classe moyenne prise en étau entre le mouvement ouvrier et le grand
capital (Seymour Lipset). Mais cette thèse est aujourd’hui fortement critiquée
car on a observé que la haute bourgeoisie dans les grandes villes et le
mouvement ouvrier ont contribué grandement aux succès électoraux du
fascisme.
o les thèses psychanalytiques (l'École de Francfort et Wilhelm Reich) : selon les
théoriciens de l’Ecole de Francfort, le fascisme est né de la contradiction
apparue à un certain stade de développement du capitalisme entre le caractère
monopoliste de l’infrastructure économique et le discours encore libéral de la
superstructure. Pour Max Horkheimer, le décalage entre infrastructure et
superstructure aurait entraîné le développement de tendances irrationnelles,
dont l’antisémitisme. Pour Theodor Adorno et le psychanalyste Erich Fromm
(1900-1980), la déstructuration des sociétés au XXe siècle a provoqué chez
l’individu un sentiment d’impuissance qui donne naissance à la "personnalité
autoritaire", ensuite récupérée par les nazis (Erich Fromm, La peur de la
liberté). Quant à Wilhelm Reich, il considère le fascisme comme le résultat
d’un refoulement de la sexualité.
les thèses issues des historiens (70-80) : la controverse autour des travaux de Renzo
De Felice concernant le fascisme italien, la "querelle des historiens" suscitée par les
travaux d'Ernst Nolte sur le nazisme, ou encore les spéculations sur l’existence ou non
d’un fascisme français à la suite des travaux de Zeev Sternhell, etc. marquent le retour
récent des historiens sur l'explication des origines du nazisme.
C/ Parmi les thèses sur l’histoire, la plus controversée est certainement celle de l’historien
Ernst Nolte, partisan de la théorie du totalitarisme. Dans La Guerre civile européenne
(1989), il affirme que le fascisme et le nazisme sont en réalité une double réaction contre la
révolution bolchevique et le système démocratique libéral qui leur sont antérieures. Les
fascismes empruntent une part importante de leur idéologie aux démocraties (le système de
l'union du peuple avec le gouvernement, l'idée de "volonté générale") et au communisme
(système totalitaire, élimination des opposants, unification de la société). Il établit également
un lien de causalité entre le Goulag et Auschwitz : ce dernier serait une adaptation nationale
de l'original communiste et une réponse à ce dernier. De ce point de vue, les crimes commis
par le nazisme ne furent qu’une réponse "rationnelle" aux crimes perpétrés par les
révolutionnaires bolchéviques et à la menace communiste que faisait peser l’URSS sur
l’Europe.
30
Cette thèse fit l’objet de nombreuses critiques, notamment celles de minimiser les crimes
nazis et de chercher à déculpabiliser la mémoire allemande. Les thèses de E. Nolte sont au
cœur de la "querelle des historiens allemands" avec, dans le camp opposé, des figures comme
le philosophe Jürgen Habermas. Nolte a néanmoins affirmé que le but de sa démarche était de
rendre intelligible l'épisode national-socialiste en l'analysant en tant qu'objet philosophique et
sociologique. Selon lui, il est indispensable de dépasser la conception du nazisme considéré
comme un mal absolu. Cela permet de suggérer l'idée que le régime national-socialiste
allemand et le régime marxiste-léniniste soviétique peuvent être analysé comme des "partis
de guerre civile".
La nation
Dans Nations et nationalisme depuis 1780, l'historien Eric Hobsbaw résume la composante
problématique de la notion de nation de la manière suivante : "il n'y a aucun moyen
d'expliquer à un observateur comment reconnaître une nation parmi d'autres entités". De
fait, la nation peut être définie soit par des critères objectifs tels que la culture, l'origine
ethnique, la langue, l'histoire commune, soit par des critères subjectifs comme le sentiment
d'appartenance nationale. Mais quels que soient ces critères, force est de constater qu'ils
entretiennent un certain flou sur la manière dont naît un sentiment national. Les critères
objectifs ne suffisent pas à eux seuls à garantir l'existence d'une nation du fait de leur
caractère flou et les critères subjectifs présentent un caractère artificiel, voire tautologique
puisqu'il y a nation lorsqu'il existe un sentiment national. Après avoir montré que la nation est
essentiellement un construit politique (1), nous reviendrons sur son lien avec l'Etat et le rôle
de ce dernier dans sa constitution (2).
Cette opposition entre une conception subjective et une conception objective se retrouve dans
la pensée politique de ces deux pays.
31
Tenant de la nation subjective, Emmanuel Sieyès écrit dans Qu‟est-ce que le Tiers-Etat ?
(1789) que "la nation est un corps d‟associés vivant sous une loi commune et représentée par
un même législateur". Un peu plus tard, Ernest Renan dans Qu‟est-ce qu‟une nation ?
(1882) définit la nation comme "une âme, un principe spirituel", porteuse d’une dimension
passée, qu’il appelle l’âme : "les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes", mais aussi
d’une dimension présente et future liée à la volonté commune : "avoir fait de grandes choses
ensemble, vouloir en faire encore".
Ces différences entre les conceptions françaises et allemandes sont devenues des images
d’Epinal. Elles tiennent surtout aux conditions de formation de l’unité française et allemande
qui ont été ensuite amplifiées à travers l’histoire turbulente du XXe siècle. Composée d’une
multitude de petits Etats, l’Allemagne, qu’on appelait alors la Prusse, n'est parvenue à réaliser
son unité politique que tardivement, en 1871. L’idée de nation allemande s’est donc
développée en l’absence d’un cadre étatique unitaire, ce qui a contribué à renforcer les
aspects liés à la langue et la culture. En revanche, la centralisation française a commencé très
tôt, sous l’impulsion du pouvoir royal. La conscience de la nationalité, d’abord restreinte à la
conscience d’une élite, s’est renforcée à la Révolution, sous l’impulsion de la République qui
devait se défendre contre des ennemis intérieurs et extérieurs.
B/ Malgré tout, pour Dominique Schnapper, la distinction entre une conception allemande
et une conception française de la nation méconnaît en quoi consiste le projet national : "il
n‟existe pas deux idées de la nation" puisque "la notion même de nation ethnique est
contradictoire dans les termes" (Schnapper, La communauté des citoyens, 1994). Une ethnie
désigne un groupe non organisé politiquement, alors que la nation est une construction
politique qui se définit essentiellement par son ambition de transcender les appartenances
particulières biologiques, économiques, sociales, religieuses de chaque individu pour qu’il les
dépasse au sein de la catégorie de citoyen. Selon elle, la fonction spécifique de la nation est
d’intégrer les différentes "populations en une communauté de citoyens, dont l‟existence
légitime l‟action intérieure et extérieure de l‟Etat".
32
autres par les manières dont un projet politique, dans sa double dimension d'idées (...) et
d'institutions (...), s'efforce de dépasser les différences objectives entre les populations et de
créer une communauté de citoyens, source de la légitimité de la Nation-unité politique".
La nation ne doit pas non plus être confondue avec le nationalisme qui est une revendication
des ethnies à être reconnues comme des nations, c’est-à-dire une tentative de faire coïncider
communauté historico-culturelle et organisation politique. Ainsi, comme le remarquait déjà
Marcel Mauss dans « La nation » (1920) : "c'est parce que la nation crée la race qu'on a cru
que la race crée la nation. Ceci était simplement une extension au peuple entier des
croyances qui jusqu'alors avaient été aux réservées aux races divines des rois, aux races
bénies des nobles, aux castes qui avaient à tenir leur sang pur, et étaient allées jusqu'au
mariage entre consanguins pour l'assurer. C'est parce que le dernier des Français ou des
Allemands a l'orgueil de sa nation qu'il a fini par avoir celui de sa race". La nation est ainsi
rangée au rang de mythe et de construit politique, et doit donc être étudiée comme tel.
C’est en France que ce modèle de construction d’une unité nationale contre la reconnaissance
des minorités culturelles ou linguistique est le plus abouti. Comme le souligne Pierre Bauby
dans L‟Etat stratège, l’Etat-nation s’est posé comme "l‟initiateur et le garant de l‟unité du
corps social, du pacte social fondateur de la nation". A la différence des Italiens ou des
Allemands, les Français n’ont jamais été une nation en dehors de l’Etat. Sous la IIIe
République, l’Etat a été à l’origine du renforcement d’une "conscience collective, d‟un
sentiment général d‟appartenance à une même communauté". Il a été le principal promoteur
du changement social et s’est imposé dans la doctrine républicaine comme une puissance
protectrice, productrice du lien social, pourvoyeuse de services publics et de prestations
sociales au nom de l’intérêt général. La France correspond donc à un modèle où l’Etat génère
un fort sentiment national, notamment par le biais de l’école, mais où l’Etat-nation est aussi
fortement lié à l’Etat-providence.
33
B/ Depuis la fin des Trente glorieuses, l’Etat-nation est entré en crise du fait du
développement de nouveaux modes de régulation au niveau local et supranational.
Dans la conférence du 11 mars 1882, publiée sous le titre de Qu'est-ce qu'une nation ?,
l'historien Ernest Renan (1823-1892) analyse une idée claire en apparence, mais dont les
interprétations multiples peuvent données lieu à des malentendus dangereux : le terme de
nation. L'enjeu du texte est donc double. Il s'agit d'une part de critiquer les mauvaises
définitions de la nation, définitions que l'on peut qualifier de "fondamentalistes" au sens où
elles cherchent à fonder la nation dans la race, la langue ou dans tout autre élément
particulier, et donc de se prémunir contre les dangers qu'elles font courir à l'Europe. Et il
s'agit d'autre part, de définir la nation, comprise comme un "mode de groupements" (p.7)
particuliers, historiquement déterminé. Ce dernier point pose un problème capital : si la
nation n'a pas de fondement, comment penser l'articulation entre un peuple et son histoire, ses
symboles, et tous ces éléments qui composent, sans la fonder une nation ?
Pour répondre, Ernest Renan retrace, tout d'abord, l'origine historique du mode de
groupement particulier qu'est la nation, puis il donne une définition négative de celle-ci, en
disant ce qu'elle n'est pas et en critiquant les erreurs auxquelles le fondamentalisme
nationaliste amène, enfin il donne une définition positive de la nation en proposant une
articulation originale entre un peuple et son histoire.
1/ Origine historique de la nation
L'organisation en nation est un mode de groupement humain qui une nouveauté par rapport à
l'Antiquité. Son origine peut être fixée à la chute de l'Empire romain d'Occident vers 476
après J.-C. Les invasions germaniques du Ve au Xe siècle imposent alors dans toute l'Europe
occidentale des dynasties et une aristocratie militaire. Les Germains créent de nouveaux blocs
comme la Burgondie, la Lombardie ou la Normandie. L'Empire franc en assure l'unité
temporaire sous Charlemagne avant de donner naissance à des divisions immuables : la
France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne. La création des nationalités
européennes telles que nous les connaissons aujourd'hui commence véritablement après la
34
dislocation de l'Empire de Charlemagne, suite au traité de Verdun de 843, en quatre
royaumes francs.
Les Etats résultant des invasions germaniques sont caractérisés par "la fusion des populations
qui les composent", (p.11). Cette fusion est le fait de deux circonstances essentielles : le
christianisme et l'oubli par les conquérants de leur propre langue. Les Germains convertis à la
religion des peuples vaincus ont peu de femmes avec eux lors des conquêtes : dans les
nouveaux territoires acquis, quelques générations suffisent pour qu'ils perdent leur langue
d'origine. Ainsi la France devient un pays dominée par une minorité de Francs, mais
complètement acculturés par leur mélange avec la population native. L'appartenance ethnique
est rapidement oubliée au profit d'une distinction forte entre le noble et le vilain. Ce nouveau
système de distinction se construit sur une erreur historique : la croyance sociale prête au
noble un caractère courageux et éduqué, alors qu'il tient son rang d'une conquête violente.
Ainsi, "l'oubli et je dirai même l'erreur historique sont un facteur essentiel de la création
d'une nation", (p.13) et c'est aussi pourquoi, l'investigation historique montre que "l'unité se
fait toujours brutalement" (p.14) : elle démystifie tout récit idyllique des origines.
Durant les siècles qui suivent, le roi de France réussit ce que beaucoup d'autres pays échouent
à réaliser : la parfaite unité nationale. Elle trouve sa formulation caractéristique avec la
Révolution française : une nation existe par elle-même. L'unité nécessite donc deux éléments
: l'oubli et le sentiment de la communauté : "l'essence d'une nation est que tous les
individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des
choses", (p.15).
Cependant toutes les nations ne trouvent pas leur unité en passant par une dynastie. Les
nations modernes résultent toutes d'une série de faits convergeant dans le même sens, mais
leur unité peut être réalisée par une dynastie (France), par une province (Hollande, Suisse,
Belgique) ou encore par un esprit général (Italie, Allemagne).
la race,
la langue,
la religion,
la communauté des intérêts,
la géographie.
35
a) La race des populations considérée comme principe des nations est une erreur qui menace
la civilisation européenne : "autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui
du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès", (p.19).
La race importe dans la tribu israélite et la cité antique comme Spartes ou Athènes. En
revanche, dans l'Empire romain, la situation est différente puisque se trouve agglomérée une
grande quantité de villes et de provinces extrêmement différentes. Le christianisme s'allie à
l'Empire romain pour agir comme un autre puissant agent d'unification. Leur effet conjugué
écarte pour des siècles la dimension ethnographique. Les invasions barbares vont également
dans cette voie. Charlemagne compose un Empire unique avec des races diverses. La
considération ethnographique n'est donc pour rien dans la constitution des nations modernes :
la France est celtique, ibérique et germanique ; l'Allemagne est germanique, celtique et slave
: "la vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse
ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la
France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé", (p.21).
La plupart des discussions sur les races sont interminables parce qu'il existe deux acceptions
de ce mot :
pour les anthropologistes et les zoologistes, il s'agit d'une parenté par le sang ;
pour les philologues, il s'agit d'un groupe humain possédant une culture et une langue
commune.
Or les origines zoologiques sont très largement antérieures aux origines de la culture et du
langage, elles sont donc insuffisantes pour établir une race au sens zoologique du terme. Un
Français, n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde, mais il est un ensemble associé
d'éléments divers. Les nations européennes étant des nations de sangs mélangés, il ne sert à
rien de fonder le droit national dans la race. La race se fait et se défait, elle ne peut avoir
aucune application politique sans comporter d'énormes dangers autodestructeurs pour la
nation en question.
b) Il ne sert à rien non plus de fonder le droit national dans la langue. La Suisse compte
quatre langues et pourtant, elle est bien une nation. L'Espagne et le Mexique utilisent la
même langue et mais ne sont pas une seule nation. "Il y a dans l'homme quelque chose de
supérieur à la langue : c'est la volonté", (p.25). Le politique a tendance à surévaluer
l'importance de la langue, comme s'il devait y voir un signe de la race. Or c'est une erreur :
les divisions linguistiques ne correspondent pas aux divisions anthropologiques. Les langues
sont, comme les nations, des formations historiques. Leur prêter trop d'importance revient à
se limiter : "on quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour
s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien
de plus fâcheux pour la civilisation", (p.26). Il existe un principe fondamental avant la race et
avant la langue : le fait que l'homme est un être raisonnable et moral. "Avant la culture
française, la culture allemande, la culture italienne, il y a eu la culture humaine" (p.26).
C'est l'occasion pour Renan de réaffirmer l'idéal humaniste de la Renaissance : le dialogue
des grands hommes avec l'Antiquité, au-delà des considérations nationales, simplement pour
découvrir le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain.
c) La religion ne peut pas non plus fonder le droit national. Certes, à l'origine, la religion
tient à l'existence du groupe social. A Athènes, on trouve une religion d'Etat propre à la cité.
Elle est l'équivalent du culte du drapeau dans la nation. Mais dans l'Empire romain, et plus
encore par la suite, la religion d'Etat s'est affaiblie, jusqu'à devenir un élément de la vie
36
privée : "la religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun"
(p.28). Par conséquent, la religion ne trace plus les limites des peuples.
d) La communauté des intérêts n'est pas non plus suffisante pour faire une nation. L'intérêt
que l'on peut lier à la rationalité économique ne suffit pas à tisser du lien social. La nation est
"âme et corps" (p.28), sentiment et raison. L'intérêt matérialiste et économique échoue à faire
le lien entre ces deux éléments.
f) Enfin, la géographie tient pour une part importante de la division des nations. Les limites
naturelles comme les fleuves ou les montagnes arrêtent les peuples. Mais la nation ne se
réduit pas aux contours d'une zone géographique. La limite naturelle sert à justifier la
violence faite à une population, mais elle n'est pas un mobile légitime, sans quoi il faudrait
qu'il existe une frontière sur tous les fleuves, ce qui n'est pas le cas. Pour des raisons
stratégiques, il est parfois nécessaire de faire des concessions, mais sans que cela soit
excessif. Comme pour l'intérêt économique, la terre, autre élément matérialiste, ne suffit pas à
faire une nation car elle n'est qu'un support dont l'homme fournit l'âme par son travail ou par
ses luttes : "une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de
l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol",
(p.30).
Une nation renvoie à deux choses qui en réalité n'en font qu'une : "une âme, un principe
spirituel", (p.31). Ce qui les différencie, c'est la temporalité :
Une nation renvoie à la fois à un héritage : "les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes"
(p.31), mais aussi à une volonté commune dans le présent : "avoir fait de grandes choses
ensemble, vouloir en faire encore", (p.31). L'existence d'une nation articule donc deux
éléments temporels : un élément passé, attaché à la gloire d'un peuple et à ses sacrifices, mais
aussi un élément présent, une actualisation de son histoire et des ses symboles par une
affirmation continue de la perpétuation de cette nation.
Pour cette raison, Ernest Renan fait du respect du vœu des nations comme l'unique critère de
légitimité à une annexion. C'est un critère qui raisonne avec l'actualité récente puisque la
France vient de perdre la guerre contre la Prusse en 1871, et par la même occasion l'Alsace et
la Lorraine, deux régions fortement animées par le sentiment d'appartenance à la nationalité
française. Ainsi entendue, c'est-à-dire positivement, la nation est une garantie de liberté. Elle
est aussi un signe de richesse puisque sa diversité permet d'échapper à une seule loi et à un
seul maitre. Derrière les caprices des nations, Ernest Renan décèle une harmonie inattendue,
c'est-à-dire un équilibre, un concert des nations qui par leurs diversités et leurs
particularismes servent l'œuvre commune de la civilisation et de l'idéal d'humanité. Cet
équilibre lui permet aussi de prophétiser la fin des nations dans une "confédération
européenne" (p.33). Les nations étant des phénomènes historiques, elles ne sont pas éternelles
: elles dépendent des volontés humaines qui sont elles-mêmes changeantes.
37
Conclusion
Ernest Renan donne une définition ambitieuse de la nation puisqu'il ne l'installe pas sur un
fondement, mais l'adosse à l'homme, c'est-à-dire à cette volonté qui émane d'un être moral et
raisonnable. La nation est une "conscience morale" (p.34) qui prouve sa force par le degré
de renoncement qu'un individu est capable de faire au profit d'une communauté. Sa force est
affaire de volonté : ainsi le seul droit national légitime est celui qui est consenti par un peuple
qui à la fois hérite d'un passé, mais accepte aussi de le porter pour lui donner une âme. Ce
chant spartiate cité par Renan en est la formulation la plus simple : "nous sommes ce que vous
fûtes ; nous serons ce que vous êtes" (p.32).
*
Edition utilisée pour cette fiche de lecture : Renan Ernest (1882), Qu'est-ce qu'une nation ?,
Mille et une nuits, 1997.
La citoyenneté
A/ Dans l’Antiquité, à Athènes du moins, le citoyen prend une part active à la vie politique :
il participe à l’assemblée du peuple et peut prendre la parole sur l’agora. Des milliers de
citoyens décident ainsi des affaires les plus générales de la cité : la guerre ou la paix, les
travaux d’infrastructure, les finances publiques, la conclusion des traités, les lois et
règlements. Il est un homme libre dans une société où la démocratie est directe, où il dispose
d'une égalité devant la loi avec tous les autres citoyens, même si ceux-ci ne représentent
qu’une faible part dans l’ensemble de la population (un dixième). A Rome en revanche, la
qualité de citoyen est reconnue à un plus grand nombre de personnes, mais elle a surtout une
fonction juridique de protection et une fonction politique d’assimilation. La réalité de
l’exercice du pouvoir appartient moins au peuple qu’à une oligarchie politique aristocratique
(hauts magistrats, consuls, prêteurs, censeurs, etc.). À l’inverse de la citoyenneté athénienne,
la citoyenneté romaine est intégratrice et est quasiment généralisée par l’édit de Caracalla, en
212. Elle correspond à une conception ouverte de la citoyenneté, alors que la citoyenneté
obéit à une conception fermée (voir ci-dessous pour plus de précisions sur ces deux
conceptions différentes).
38
Préparée par les œuvres majeures de Montesquieu (L‟Esprit des lois et la théorie de la
séparation des pouvoirs) et de Rousseau (Le Contrat social et la théorie de la volonté
générale), la notion moderne de citoyenneté apparaît en France avec la Révolution. Les
révolutionnaires recourent à la notion de citoyens pour désigner les entités abstraites qui
forment ensemble la Nation. Dans La démocratie (1956), Georges Burdeau souligne que ces
citoyens sont caractérisés par deux traits fondamentaux :
la liberté : la liberté dans l’esprit des révolutionnaires est à comprendre comme une
composante de la nature humaine. Elle n’est pas un droit donné par la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen, mais un droit reconnu par elle : "la liberté du
citoyen est un attribut de sa personne ; inconditionnelle et métaphysique, elle
s‟attache à lui partout où il se trouve. Elle n‟a pas à être créée mais seulement
reconnue. Ce qu‟elle exige, c‟est que l‟ordre social établi, ne lui apporte pas
d‟entraves" ;
la raison : le citoyen est un homme éclairé par la raison, capable de mettre à distance
ses intérêts particuliers pour se faire une opinion sur la chose publique qui soit
soucieuse de l’intérêt général : "le citoyen est (…) une sorte de saint laïc auquel on
accorde la qualité de membre du souverain, précisément parce que son
désintéressement est un gage prudent qu‟il fera de sa souveraineté".
Comme le précise l’art. 3 DDHC, c’est cette Nation qui détient la souveraineté et non le
peuple lui-même : "la souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul
individu ne peut exercer d‟autorité qui n‟en émane expressément". Pour cette raison, la
Révolution a conduit à la suppression de tous les corps intermédiaires entre les individus et
l’Etat :
Dans « La nation entre identité et altérité » (1994), Yves Déloye montre que le projet
politique de construction d’une Nation qui a été celui de la IIIe République a opposé deux
conceptions de la Nation :
39
une conception fermée : celle de l’Eglise catholique selon laquelle la Nation relève
d’une définition de type essentialiste qui pose l’identité nationale "dans sa longue
durée en privilégiant la permanence et le caractère exclusif de cette identité. Elle est
ce qui se reproduit à l‟identique dans le terme et assure une séparation avec
l‟étranger". En ce sens la France est "la fille aînée de l‟Eglise catholique". "Les
nations reposent sur des données ethnoculturelles, des faits naturels et
nécessaires (conception organique et objective de la Nation)" ;
une conception ouverte : celle des Républicains selon qui "l‟identité nationale peut
être acquise et non pas seulement prescrite". Cette identité apparaît comme le
"résultat d‟un travail historiquement et culturellement daté d‟homogénéisation
culturelle qui vise à rendre identique les individus". La Nation est un construit social,
le résultat de la mise en œuvre d’un projet politique. Les Républicains ont une
"conception contractualiste de la société" dans laquelle "l‟école joue un rôle essentiel
permettant à l‟individu de prendre conscience de la Nation". Elle repose sur une
"reconnaissance mutuelle par l‟ensemble des citoyens d‟une appartenance à une
communauté de valeurs" qui implique une mise à l’écart des particularismes.
L’identité nationale se construit contre les identités périphériques.
La conception républicaine de l’identité nationale n’est pas fondée sur des éléments
identitaires (ethnie, culture, religion), mais justement contre ces éléments périphériques. Le
projet politique et ses valeurs comptent davantage et la citoyenneté républicaine est donc
essentiellement inclusive et intégratrice.
C/ Les différents droits associés à la citoyenneté sont le résultat d'une construction historique.
Dans Citizenship and Social Class (1950), Thomas Marshall montre que tout au long de
l’histoire de la démocratie, les droits des citoyens ont été étendus en suivant trois étapes
successives :
40
Ces lois montrent ainsi une affirmation du droit social. L’apparition et l’affirmation de ce
dernier sont concomitantes d’une nouvelle vision de la responsabilité, non plus seulement
individuelle, mais aussi sociale qui considère que la charge des risques en société doit être
assumée par la collectivité à travers la mise en place de mécanismes d’assurance.
A/ La remise en cause du modèle républicain français se fait par le bas à travers la montée
du communautarisme, du régionalisme, le rôle des nouveaux mouvements sociaux, des
problèmes de discrimination, de pauvreté ou d’exclusion.
Des années 60 aux années 80, le modèle républicain s’est réformé pour s’adapter à ces
contestations :
le respect des différences : les pouvoirs publics cherchent à le concilier dans leurs
visées intégratives notamment à travers la recherche d’une promotion de la diversité
dans les champs politiques, économiques et sociaux ;
l’égalité hommes-femmes : plusieurs lois ont été adoptées pour la favoriser,
notamment en 2000 concertant la parité sur les listes des élections municipales ;
la reconnaissance des particularismes locaux : les deux mouvements de
décentralisation (dans les années 80 et dans les années 2000) y ont fortement
contribué.
41
Toutefois, la remise en cause du modèle républicain échappe encore au débat sur le
multiculturalisme qui a lieu dans les démocraties anglo-saxonnes pour deux raisons :
le multiculturalisme conduit à un relativisme selon lequel tout se vaut sur l’échelle des
valeurs culturelles ;
les mouvements minoritaires en France ne remettent pas en cause dans sa totalité le
modèle républicain : les mouvements antiracistes défendent le modèle républicain
d’intégration et les mouvements régionalistes restent attachés à l’idée de République
ne contestant que son caractère trop centralisateur et jacobin.
Malgré tout, un sociologue comme Alain Touraine dans Un nouveau paradigme. Pour
comprendre le monde d‟aujourd‟hui (2005) pense qu’une adaptation du multiculturalisme en
France est possible. Il propose notamment un "multiculturalisme non relativiste" où "l‟autre
doit être reconnu comme tel, comme différent, mais seulement si cet autre accepte comme
moi-même les principes universels".
B/ Le modèle de la citoyenneté républicaine est aussi remis en cause par le haut à travers la
crise de l’Etat-nation, notamment par la mise en place de citoyennetés transnationales,
comme par exemple celle de la citoyenneté européenne qui pose la question de sa conciliation
avec les diverses conceptions de la citoyenneté au sein de l’Union Européenne.
42
stipulent que "Est citoyen de l'Union toute personne ayant la nationalité d'un État membre").
L’instauration de cette citoyenneté visait principalement à renforcer l'identité européenne et à
reconnaître aux ressortissants des États membres des droits politiques tels que la participation
à l'exercice du pouvoir dans l'Union (élection et éligibilité au Parlement européen, par
exemple) ou l'accès à sa fonction publique.
L’individualisme
Dans L‟Ethique protestante et l‟Esprit du capitalisme (1904), le sociologue Max Weber écrit
que "le terme “individualisme“ recouvre les notions les plus hétérogènes que l‟on puisse
imaginer". Nous retiendrons néanmoins l’idée que l’individualisme désigne la doctrine qui
accorde à l'individu une valeur intrinsèquement supérieure à toute autre et ce dans tous les
domaines – éthique, politique, économique –, où toujours priment les droits et les
responsabilités de ce dernier. L’individualisme apparaît ainsi comme inséparable de la notion
de démocratie, car il est le résultat de la promotion du citoyen comme détenteur d’une part de
souveraineté politique, mais aussi de la protection des individus contre l’arbitraire du
pouvoir. Cependant, certains penseurs analysent l’individualisme comme une potentielle
menace pesant sur le lien social, pouvant ainsi engendrer une dépolitisation et une anarchie
sociale. Après avoir présenté une clarification de la notion l’individualisme et de ses termes
périphériques (1), nous tenterons d’en dégager la spécificité contemporaine (2).
A/ Dans les Essais sur l‟individualisme (1983), Louis Dumont distingue deux sens du terme
individu :
43
l’individuation est l’opération logique qui permet de distinguer un individu d’un autre,
le dénombrement. Elle correspond au terme individu pris dans son sens premier : il
existe dans toute société, des individus qu’il faut dénombrer ;
l’individualisation concerne la valorisation et la justification des actions, quand elles
sont orientées par le respect de l’idéal de l’individu autonome. C’est le processus
socio-historique où l’individu est de plus en plus valorisé comme l’élément central de
la société. L’individu qui est individualisé considère la communauté comme lui étant
inférieure.
Dans une société, il est en effet possible de valoriser soit l’individu, soit le collectif. Dans
Homo hierarchicus (1966), Louis Dumont distingue deux grands types de société à partir de
l’accentuation du rapport individu/société :
les sociétés holistes : elles reposent sur une vision du monde où le tout prime sur les
parties. Ce sont des sociétés hiérarchisées et englobantes ;
les sociétés individualistes : ce sont les parties, à savoir les individus, qui priment sur
le tout, c'est-à-dire sur la société. Ce sont des sociétés individualistes antiques et
modernes qui se veulent démocratiques et égalitaires (même si dans l’Antiquité,
l’égalité était réservée aux citoyens et que la démocratie excluait les femmes et les
esclaves).
Dans La société des individus (1987), Norbert Elias défend l’idée que la représentation d’un
moi doté d’une intériorité et séparé des autres est une apparition tardive dans l’histoire de
l’humanité. Elle est apparue "d‟abord lentement et pour une brève période dans des cercles
restreints des sociétés de l‟Antiquité, puis de nouveau à partir de la période de la
Renaissance dans les sociétés occidentales". On assiste à un moment d’individualisation qui
établit une progressive "prédominance de l‟identité du moi sur l‟identité du nous".
la dépolitisation : l’individualisme isole les citoyens les uns des autres, c’est "un
sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s‟isoler de la masse de ses
semblables et à se retirer à l‟écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que,
après s‟être ainsi crée une petite société à son usage, il abandonne volontiers la
grande société à elle-même" ;
la liberté : en tant qu’il signifie la perte d’influence des hommes les uns sur les autres,
il favorise l’amour de l’indépendance et la liberté.
44
moyen de lutter contre le despotisme. Le risque d’anarchie qu’il est susceptible de faire surgir
étant un moindre mal par rapport au risque de la servitude.
C/ Dans L‟individualisme et les intellectuels (1898), Emile Durkheim distingue deux sortes
d’individualisme :
Selon Max Weber, cet individualisme qui se développe avec le capitalisme est à relier à
l’éthique protestante. Dans L‟Ethique protestante et l‟esprit du capitalisme (1904), il
remarque l’existence d’une influence des "particularités mentales que conditionne
l'atmosphère religieuse (...) sur le choix des occupations et, par là même, la carrière
professionnelle". Cette influence, dans le cas du calvinisme se traduit par "une disposition
toute spéciale pour le rationalisme économique". Si l’appât du gain se retrouve dans toutes
les sociétés et à toutes les époques, le désir d’accumulation comme fin en soi se révèle propre
au système capitaliste occidental. Il s’agit d’un nouvel "esprit" : "à titre provisoire, nous
utilisons ici l‟expression « esprit du capitalisme » pour désigner la disposition qui, dans le
cadre d‟une profession, aspire systématiquement à un profit légitime au plan rationnel". Cet
esprit modifie le désir naturel de richesse ou la volonté de puissance, sans les faire
disparaître.
Weber donne un exemple de cet esprit nouveau en citant le texte de Benjamin Franklin
l’Advice to a young tradesman écrit en 1748 où l’on trouve notamment cette phrase :
"Souviens-toi que le temps, c‟est de l‟argent". Il ne s’agit pas seulement d’enseigner le "sens
des affaires", mais il s’agit bien selon lui d’inculquer une nouvelle éthique contraignante et
absolue qui doit imprégner tous les moments de la vie quotidienne. Cet ethos remet en cause
le système de valeurs traditionnelles du XVIIIe siècle. Désormais, il faut vivre pour travailler
et non plus travailler pour vivre : "En effet cette idée particulière si familière pour nous
aujourd‟hui, mais en réalité si peu évidente que le devoir s‟accomplit dans l‟exercice d‟un
métier, d‟une profession, c‟est l‟idée caractéristique de “l‟éthique sociale” de la civilisation
capitaliste, en un certain sens, elle en est “le fondement”".
Cette idée provoque un détournement des énergies individuelles qui vont désormais s’investir
dans des pratiques sociales auparavant peu valorisées. Une nouvelle vision du monde émerge
qui, issue de minorités actives, gagne toutes les couches de la société. L’esprit du capitalisme
se compose donc de deux caractéristiques typiques : l’éthique du métier et l’aspect
rationalisateur des conduites. Ce sont deux caractéristiques qui sont au cœur de l’individu
moderne.
Weber pointe le danger de l’expansion de cette figure du puritain qui maintient l’unité
rationnelle de sa vie avec la main de fer de son éthique. Ce danger de l’individualisme
rationalisateur, propre aux sociétés capitalistes modernes, est comparé à une "cage de fer"
45
qui fermerait le champ des vies possibles en proposant une vie sociale par trop
unidimensionnelle (la rationalité instrumentale envahissant tout le champ du possible).
A/ Les théories postmodernes se prononcent tous en faveur d’une rupture avec les valeurs
de la modernité occidentale (la raison, le progrès, l’individualité et l’humanisme des
Lumières).
La conséquence pour l’individu est qu’il est pris dans "une texture de relations plus complexe
et plus mobile que jamais", mais il n’est pas isolé pour autant : il a simplement des
caractéristiques sociales plus différenciées. Il a également un rapport au politique plus
fonctionnel : il regarde l’utilité qu’il peut retirer des politiques mises en œuvre et ne se
satisfait plus des discours légitimisateurs traditionnels (intérêt général, progrès, raison, etc.).
a) Ulrich Beck dans La société du risque. Sur la voie d‟une autre modernité (1986) distingue
deux phases de la modernité :
Cette distinction lui permet de repérer non pas une rupture avec la modernité, mais une
radicalisation de la modernité à travers un changement de paradigme : nous serions passés en
46
effet d’un paradigme des sociétés industrielles, au paradigme des sociétés du risque
caractérisées l'omniprésence du risque et par ses conséquences à présent transnationales.
Ces risques se manifestent non seulement au niveau technoscientifique, mais aussi au niveau
biographique. L'accentuation de l'individualisme conduit selon lui à "une individualisation de
l‟inégalité sociale", associée à une "dépendance vis-à-vis du marché dans toutes les
dimensions de l‟existence". La poussée sociale de l’individualisation a été si importante qu’à
présent tous les individus se trouvent fragilisés. Les individus sont certes émancipés des
réseaux familiaux traditionnels et des classes sociales, mais ils sont aussi davantage renvoyés
à eux-mêmes.
Dans cette individualisation, Beck constate des éléments à la fois positifs et négatifs. Ce qui
est positif, c’est qu’à présent les individus peuvent s’émanciper de leurs rôles sociaux
traditionnels, ils réfléchissent davantage à leur parcours, à leur vie. Mais ce qui est négatif,
c’est qu’ils ne vivent plus les inégalités sociales comme sociales, car ces inégalités sont
individualisées.
b) Comme Beck, Anthony Giddens part de l’idée de seconde modernité. Dans Modernity and
Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age (1991). Cette période est caractérisée
par la place croissante que prend la réflexivité : les individus font de plus en plus retour sur
eux-mêmes et sur la société dans laquelle ils vivent. L’identité de soi (la Self-Identity) se
constitue de plus en plus à partir de ce travail de retour sur soi et de construction de soi-
même.
La modernité
"Il faut être absolument moderne" écrivait Rimbaud dans Une Saison en Enfer, signifiant par
là qu’il était grand temps pour l’art poétique de s’affranchir des thèmes classiques de la
poésie (l’amour, la mer, la mort, etc.) pour la réinventer. Mais cet "absolument" se veut
surtout la manifestation de la nécessité pour l'artiste de s'inscrire en rupture radicale avec le
passé. Aussi, la notion de modernité est complexe, car elle est relative à chaque période
historique : ce qui fut et se proclamait moderne hier, est aujourd’hui devenu ancien.
"Modernité" vient du latin modernus construit sur l’adverbe modo qui signifie "récemment"
et désigne "ce qui est actuel". Sur le plan de l'histoire des idées, la modernité correspond à
une période qui s'étend de la Renaissance au XXe siècle. Après avoir défini plus précisément
la modernité (1), nous montrerons en quoi son rapport au passé est problématique (2), puis
nous en soulignerons les principales conséquences pour la vie moderne (3).
47
1/ La modernité commence par une distinction, voire une opposition aux Anciens.
A/ La célèbre querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle permet d’illustrer
l’origine de la conception de modernité. Cette polémique, née à l’Académie française sous le
règne de Louis XIV, agita le monde intellectuel à propos de la création artistique et littéraire.
Elle oppose deux camps :
les Modernes : ils sont emmenés par Charles Perrault et estiment que l’histoire est
linéaire et en constante progression, ce qui suppose la possibilité d’une supériorité
technique des créateurs de l’époque sur ceux de l’Antiquité ;
les Anciens : ils sont emmenés par Nicolas Boileau et estiment au contraire que la
perfection a déjà été atteinte par les auteurs Grecs et Romains, et que, par conséquent,
les artistes ne peuvent faire que tenter de la retrouver. Le choix par Racine pour ses
tragédies de sujets antiques déjà traités par les tragédiens grecs illustre cette
conception de la littérature respectueuse des règles du théâtre classique élaborées par
les poètes classiques à partir de la Poétique d’Aristote.
Alors que les Modernes explorent de nouveaux thèmes et de nouvelles formes littéraires,
mettant en avant la culture et la langue françaises, les Anciens parient sur les sujets inspirés
du passé et l’imitation des textes antiques. Etre moderne, c’est donc s’affranchir de l’autorité
des Anciens et de suggérer que le meilleur se trouve dans le présent ou dans l’avenir.
48
2/ La modernité se caractérise essentiellement par un rapport problématique au passé, à
l'histoire et à la mémoire.
A/ Dans Histoire et Mémoire (1988), Jacques Le Goff montre que pour Descartes, il est
possible de progresser dans la connaissance par le moyen d’une réduction des choses aux
causes. Dans ces conditions, la mémoire devient inutile pour toutes les sciences et le
prestigieux statut que les Anciens conféraient à la mémoire s’effondre.
La mémoire peut aussi servir à faire diversion et à détourner les esprits d’un présent peu
glorieux en entretenant le souvenir des héros passés, souvent en les auréolant d’une
dimension mythique. Ou encore, elle peut être un moyen de victimisation participant à ce que
Pascal Bruckner appelle dans La tentation de l‟innocence (1995) une stratégie collective de
refus de la responsabilité. Dans tous les cas, elle peut être sujette à maintes transformations et
entretient de manière ambivalente, à la fois les doutes et des certitudes.
B/ Dans Nous autres, modernes, Alain Finkielkraut discerne le passage progressif, au cours
du XXe siècle, à une modernité érigée en esprit de révolte. Elle se fait de plus en plus
revendication politique et cristallise des valeurs. Etre moderne apparaît comme le bien, et dès
lors, toute résistance au procès de modernisation apparaît comme le mal. De nos jours, est
qualifié de réactionnaire ou de rétrograde, tout opposant à la modernité sans même qu'il soit
fait attention à la rationalité de son argumentation. Selon le philosophe, cette dramatisation
du débat provient de la nécessité de rendre compte d’une violence de l’histoire que Dieu ne
peut plus justifier. Désormais, ce qui justifie la violence, c’est l’action au nom de la
modernité. Pour cette raison, on assiste à un culte contemporain du nouveau. Le révolté et la
jeunesse sont promus au rang de valeur en soi, tandis que la transmission et l’ancien sont
voués aux gémonies.
Finkielkraut oppose Sartre, pour qui l’engagement est moderne au sens où il fait l’œuvre d’un
acte, à Barthes qui, à la mort de sa mère, écrit dans son journal qu’il lui est désormais devenu
indifférent d’être moderne. Il fait ainsi la différence entre le moderne pour qui le "passé pèse"
et le survivant pour qui le "passé manque". La modernité lui apparaît ainsi comme une
période de deuil du passé vécu sur le mode de la tragédie (philosophie de l’absurde), du
manque (nostalgie ou mélancolie) ou du déni (engagement). La modernisation socio-
économique a comme corollaire l’obligation de se confronter à l’incertitude.
3/ Les changements induits par la modernité sont ambivalents car à la fois synonymes
d’une plus grande liberté et d’un accroissement de l'incertitude.
A/ Dans Sociologie (1908), Georg Simmel montre que la modernité se caractérise par un
élargissement des cercles sociaux, c'est-à-dire à la fois par leur multiplication mais aussi par
49
leur densification. Les individus des sociétés modernes sont pris dans un plus grand nombre
de groupes sociaux et sont en contact avec un plus grand nombre de personnes. Cela a pour
conséquence d’affaiblir les liens traditionnels qui faisaient la cohésion de la communauté, au
profit d’une sociabilité élargie à la société entière. Au sein de chaque cercle social, il incombe
à l’agent de remplir un rôle (professionnel, familial, etc.). Si les cercles sociaux se
multiplient, alors l’agent a davantage de rôles à remplir et, pour Simmel, cela le rend plus
libre.
Dans ce mouvement de multiplication des cercles sociaux, il est possible qu'émergent, dans
l’esprit des individus, des contradictions internes. Comme une personne est amenée à
endosser davantage de rôles sociaux, des contradictions peuvent surgir entre la pluralité des
rôles et l’unité psychique. Simmel souligne que "la pluralité des appartenances
sociologiques engendre des conflits internes et externes, qui menacent l‟individu de dualité
psychique, voire de déchirement". Cependant, il pense qu’à terme, cette tendance
schizophrénique sera surmontée au profit de l’unité individuelle : "plus la variété des intérêts
des groupes qui se rencontrent en nous et veulent s’exprimer est grande, plus le moi prend
nettement conscience de son unité". Autrement dit, ce qui s’affirme dans cette multi-
appartenance c’est le moi de l’individu davantage que le déchirement dû aux différents rôles
sociaux.
Le libéralisme
50
1/ Produit de la modernité, le libéralisme comporte un versant politique et un versant
économique qui peuvent être autonomisés.
A/ La pensée libérale est un produit de la modernité. Elle apparaît entre au XVIIe siècle dans
un contexte marqué par le développement du capitalisme et de la science moderne. Elle se
veut une réponse à l’apparition de l’absolutisme en reconnaissant à chaque être humain des
droits naturels tels que la liberté de penser ou la propriété.
Ainsi que le note Benjamin Constant dans De la liberté des anciens comparée à celle des
modernes (1819), une corrélation entre l’émergence de l’individualisme et l’apparition de la
liberté individuelle peut être faite. La comparaison célèbre qu’il réalise entre la liberté des
Anciens et celle des Modernes permet de spécifier la liberté de l’époque moderne : alors que
chez les Anciens, "l‟individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques,
est esclave dans tous ses rapports privés (…), chez les Modernes au contraire, l‟individu,
indépendant dans la vie privée, n‟est même dans les Etats les plus libres, souverain qu‟en
apparence". En conséquence, si la liberté politique était la marque de l’Antiquité gréco-
romaine, la liberté individuelle est le propre de l’époque moderne. Pour Constant, l’individu
moderne est celui qui veut jouir de ses droits et développer ses facultés comme bon lui
semble du moment qu’il ne nuit pas à autrui.
La liberté des Modernes signifie, pour Constant, "le triomphe de l‟individualité, tant sur
l‟autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit
d‟asservir la minorité à la majorité". Les hommes peuvent à présent éprouver leur liberté
dans la sphère privée de l’existence individuelle avec la possibilité de mener en toute
indépendance leur vie comme ils l’entendent et non plus, comme pour les Anciens, à travers
la participation active et accaparante aux affaires publiques de la communauté politique
(même si l'individualisme peut mener à la dépolitisation comme le notait Tocqueville, cf.
L'individualisme).
un champ politique : il valorise la liberté, "ce bien qui fait jouir des autres biens"
estime Montesquieu dans ses Cahiers. Il consiste à défendre la liberté d’expression.
L’idée de tolérance religieuse est particulièrement importante et est une revendication
des Lumières (notamment de Voltaire). En ce sens, le libéral s’oppose à ce que l’Etat
prenne parti en matière de foi religieuse et demande à ce qu’il soit respectueux des
droits naturels de chacun. Pour cette raison, il estime nécessaire une séparation des
pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il reste méfiant vis-à-vis de ceux qui
exercent le pouvoir, toujours susceptibles d’en abuser, conformément au mot du
diplomate anglais, lord Acton : "le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt
absolument", ils sont conscients que l’Etat garant des libertés peut aussi gravement les
menacer et par conséquent, ils estiment que son domaine doit être limité et contrôlé.
Le libéral considère ainsi que l’intervention de l’Etat doit être minimal : elle doit se
51
limiter aux fonctions régaliennes qui sont la police, l’armée, la justice et la diplomatie
;
un champ économique : la pensée politique des libéraux se prolonge par une pensée
économique qui limite l’intervention de l’Etat.
o Dans La fable des abeilles (1705), Bernard Mandeville remarque que "les
vices privés font la vertu publique", c’est-à-dire que le bien commun résulte de
la liberté laisser à chacun de suivre ses propres intérêts. Il donne l’exemple du
libertin qui agit par vice : "sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des
serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui a
leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc.".
o Dans La richesse des nations (1776), Adam Smith explique ce paradoxe par
le rôle de la main invisible : en suivant son propre intérêt, chaque individu
"est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement
dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la
société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien
plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y
travailler". Par conséquent, "ce n‟est pas de la bienveillance du boucher, du
brasseur ou du boulanger qu‟il faut espérer notre dîner, mais de leur propre
intérêt". Selon cette conception, une économie administrée produirait moins
de richesses que le libre jeu du marché qui grâce à la main invisible apparaît
comme un meilleur système d’organisation de l’économie, et ce malgré, le
désordre apparent.
o Dans son Traité d‟économie politique (1803), Jean-Baptiste Say remarque
qu’ "à la tête de l‟Etat, c‟est déjà faire beaucoup de bien que ne pas faire le
mal".
Pour les libéraux, l’Etat doit donc se contenter d’être un Etat-gendarme et se cantonner à la
défense du droit de propriété, à la défense publique et à la production des biens collectifs.
2/ Le libéralisme a connu un succès fulgurant depuis ces deux derniers siècles, mais il
reste encore très critiqué.
A/ Plusieurs évènements historiques font la preuve que le libéralisme, tant au plan politique
qu’au plan économique, est une réussite :
52
la France : la Révolution de 1789 s’inspire des idées libérales, la Déclaration des
droits de l‟Homme reconnaît également les droits naturels de chacun. La première
Constitution française tente de créer une monarchie limitée sur le modèle anglais,
mais la suite de l’histoire voit se succéder d’autres courants : égalitarisme jacobin,
autoritarisme napoléonien ou conservatisme de la Restauration. Cette perte de vue des
idées libérales peut être une des explications au retard de la France en termes de
développement économique (révolution industrielle tardive notamment).
B/ Malgré ses succès, le libéralisme reste encore un objectif à réaliser et continue de faire
l’objet de critiques, parfois virulentes.
De manière générale, le libéralisme a entretenu des relations conflictuelles avec les courants
suivants :
53
le conservatisme : selon ce courant de pensée, le primat de la liberté menacerait les
hiérarchies naturelles et les solidarités traditionnelles (Joseph de Maistre dans ses
Considérations sur la France publié en 1796 en est le plus féroce tenant) ;
le catholicisme : pour une partie des catholiques, le libéralisme est perçu comme une
pensée qui aggrave les inégalités, le père Henri Lacordaire souligne notamment dans
la Quarante-cinquième conférence de Notre-Dame qu’ "entre le fort et le faible, entre
le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la
loi qui affranchit" ;
le socialisme : il dénonce l’écart entre la liberté formelle énoncée par les droits de
l’homme et la liberté réelle des plus démunis. De son point de vue, le libéralisme se
confond avec l’idéologie des possédants (qu’on se souvienne de l’apostrophe
méprisante de Guizot, sous la monarchie de Juillet, lancée à ceux qui ne pouvait payer
le cens : "enrichissez-vous").
Malgré tout, le libéralisme politique reste solidaire d’un certain progrès social. En France, les
années 60 ont connu une libéralisation des mœurs importantes qui a modernisé la société :
autorisation de l’avortement (1974, loi Veil), facilitation du divorce (1975), promotion de
l’égalité hommes-femmes, etc.
Les critiques actuelles les plus importantes du libéralisme économique portent sur ses
conséquences sociales, souvent désastreuses pour les pays en développement. Les
mouvements altermondialistes dénoncent l’accroissement des inégalités entre le Nord et le
Sud résultant de la mondialisation. Ils soulèvent également la question des conséquences
environnementales d’un développement économique non contrôlé dans ces pays. Enfin, ils
rendent responsables de la crise le libéralisme financier qui a conduit à la dérégulation des
marchés et à la situation de défiance en matière de crédit qui en a résulté.
Le socialisme
"Le socialisme : une idée qui a fait son chemin", affiche de François Mitterrand.
"On ne sait plus pourquoi on est socialiste" : c’est par cette phrase que les militants du Parti
socialiste français rencontrés par les sociologues Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki lors de
leur enquête sur La société des socialistes (2006) résument leur désarroi face à ce qu'il est
convenu d'appeler depuis une trentaine d'année la crise du socialisme. De "ce grand cadavre
à la renverse" dont parle Bernard-Henri Levy à la phrase de Lionel Jospin à un ouvrier
licencié par Michelin en 2000 "l‟Etat ne peut pas tout", nombreux sont les exemples qui
illustrent la nécessaire redéfinition d'une doctrine politique qui a maintenant deux siècles.
54
Comme le libéralisme, le socialisme est une notion polymorphe, à la fois doctrine politique et
économique, dont le sens s’est construit et a évolué tout au long de l’histoire. Cette doctrine
se caractérise par la volonté de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers, au
moyen d’une organisation concertée de l’économie, ce qui l’oppose à la doctrine libérale qui
préconise de laisser-faire les intérêts individuels. Elle a également le souci du progrès social,
de la justice sociale et de l’égalité entre les individus.
Après avoir approfondi cette première définition (1), nous montrerons quelles sont les
applications politiques qui en ont été faites (2), puis nous chercherons à déterminer plus
précisément quelles sont les raisons de cette crise du socialisme (3).
En France, le terme est utilisé par Pierre Leroux qui appelle socialiste toute personne qui
s’occupe des réformes sociales et qui critique l’individualisme. Il est intéressant de noter
qu’au départ, le socialisme entretient un rapport ambivalent avec l’Etat : d’un côté, il est vu
comme l’instrument de la domination bourgeoise, conformément à l’analyse marxiste ; de
l’autre, certains le voient comme un moyen de le réformer et de venir en aide aux plus
démunis.
En France, la situation du courant socialiste est plus compliquée que dans les autres pays. La
répression de la Commune de Paris en 1871 qui a fait 25 000 victimes a durablement marqué
le socialisme français car ses principaux leaders y ont été tués ou emprisonnés. Les socialistes
français ont donc tendance à se montrer plus radicaux que leurs voisins anglais ou allemands
: ils sont plus méfiants vis-à-vis de l’Etat et de la République, mais aussi vis-à-vis de la
démocratie (qui a porté au pouvoir une Assemblée monarchiste).
Cela dit, il est possible de distinguer le socialisme des autres courants marxistes au sens où il
est plus réformiste que révolutionnaire. En Allemagne, Ferdinand Lassalle fonde
55
l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) en 1863. Ce parti, qui est l’ancêtre
du SPD (Parti social-démocrate), se dit socialiste, mais non marxiste. Rosa Luxembourg, plus
radicale, a ainsi fondé un parti communiste allemand en 1918. En France, au sein de la SFIO,
Jean Jaurès se dit marxiste, mais reste néanmoins un fervent partisan des réformes
progressives qui doivent mener au socialisme.
B/ Donner une définition du socialisme n’est pas chose aisée tant le sens de la notion a évolué
à travers l’histoire. Dans Le socialisme (1928), Emile Durkheim en donne une définition
large qui rejoint l'acception actuelle du socialisme : "on appelle socialiste toute doctrine qui
réclame le rattachement de toutes les fonctions économiques, ou de certaines d‟entre elles
qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société", c’est-à-dire
la prise en charge de certaines fonctions économiques par le politique. Cette définition couvre
beaucoup de politiques possibles, mais se caractérise surtout par sa modération, l'Etat devant
jouer un rôle central.
A/ Le versant économique du socialisme doit beaucoup à l’analyse critique que Marx fait du
capitalisme. Marx montre que son fonctionnement génère des contradictions qui conduisent
inéluctablement vers le socialisme, c'est-à-dire vers une remise en cause progressive de la
propriété privée des moyens de production, de la seule logique du profit et de la domination
du marché. Selon Marx, le capitalisme se caractérise par deux contradictions majeures :
56
D'après les analyses marxistes, les systèmes économiques socialistes sont le résultat du
fonctionnement intrinsèque du capitalisme. Ainsi pour Marx, le socialisme ne devait se
mettre en place que sur la base d'un important développement des forces du capitalisme, c'est-
à-dire plutôt en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Or historiquement, c'est dans la Russie de
1917 que le socialisme plonge ses racines, pays encore peu industrialisé et fondé
essentiellement sur l'agriculture. Il s'installe définitivement dans les années 1928-1929 avec
la victoire politique de Staline. Le système économique alors mis en place repose sur :
Il se redouble d'un système politique autoritaire fondé sur le culte de la personnalité du chef,
la mise en place d'un parti unique, d'une propagande intensive, d'un contrôle de la presse. Il
permet ainsi de mobiliser la population au service des objectifs économiques.
Fondé en 1875, le parti socialiste allemand est le premier parti socialiste et le plus important
d'Europe. Sa doctrine se trouve résumée dans le célèbre Programme de Gotha, texte
programmatique dont le point de départ est une définition du travail comme source de toute
richesse et dont le produit appartient à la société qui doit veiller à en affecter une partie aux
besoins généraux et à partager le reste équitablement (rôle appartenant à la classe ouvrière).
L'objectif des socialistes est l'abolition de l'exploitation sous toutes ses formes, l'élimination
de toute inégalité sociale et politique, la revendication du suffrage universel, la liberté de
réunion et de presse, une justice et une éducation égales et gratuites, la séparation de l'Église
et de l'État, l'impôt unique et progressif sur le revenu, l'interdiction du travail des femmes et
des enfants et la mise en place d'une législation du travail.
57
de plein emploi, renforcement du rôle des syndicats) et l'intérêt de la nation tout entière (le
maintien de la croissance économique).
Les systèmes sociaux-démocrates mis en place en Scandinavie représentent ainsi selon lui
l'avant-garde d'un processus de convergence plus global des modèles soviétiques et anglo-
saxons. La mise en place en Allemagne d'une économie sociale de marché s'inscrivait dans la
perspective de cette troisième voie résumée par un slogan : autant de marché que possible,
autant de planification que nécessaire.
Dans La Troisième Voie (1998), le sociologue britannique Anthony Giddens réalise une
critique de l’étatisme et de l’égalitarisme du socialisme traditionnel en critiquant deux axes
principaux de la sociale-démocratie :
B/ Comment donc alors expliquer le sentiment de crise du socialisme qui semble préoccuper
les esprits français ? Dans « Le socialisme en redéfinition » (2004), Marcel Gauchet note
l’existence d’un "fait libéral" qui constitue "l‟axe autour duquel tourne la dynamique de nos
sociétés" et qui "consiste pour l‟essentiel dans la séparation de la société civile et de l‟Etat".
Autrement dit, la promotion de la liberté individuelle des personnes privées (et donc aussi
leur possibilité de contractualiser librement entre elles), mais aussi la reconnaissance des
droits de l’Homme sont les fruits du libéralisme. C’est donc grâce au libéralisme que la
société civile peut émerger et ainsi rendre possible une doctrine socialiste.
58
A partir de ce fait libéral, Marcel Gauchet détecte trois grandes orientations idéologiques :
Pour Marcel Gauchet, le socialisme présente une certaine consistance, mais les problèmes
qu'il rencontre actuellement sont liés à la doctrine officielle qui, déboussolée par la perte de
son but historique (l'appropriation collective des moyens de production), s'englue dans un
anti-libéralisme impuissant et qui mélange tout. Le socialisme ne peut plus se permettre de
refuser en bloc le "fait libéral" et doit s'en accommoder s'il veut éviter le désastre de
l'expérience soviétique : il existe ainsi une "possibilité démocratique d'introduire une
organisation davantage consciente de la société" que ce que propose le libéralisme, mais qui
ne peut faire l'économie de "l'impératif libéral de laisser le devenir ouvert".
Le conservatisme
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Après avoir tenté d'en donner une définition (1), nous tenterons d'analyser quelles sont ses
figures actuelles (2).
1/ Le conservateur est celui voit dans le passé et la tradition une source de légitimité et
de sagesse que l’apparition de changements sociaux menace.
les whigs ou libéraux : ils souhaitent limiter le pouvoir du roi et libéraliser les
structures socio-économiques. Ils s'appuient sur la classe moyenne, défendent le Rule
of Law ("règne de la loi" ou "primauté du droit" : cela signifie que le droit s'applique à
tous sans distinction, y compris au pouvoir politique) et les droits du Parlement. Ils
s’inspirent du libéralisme politique et de sa théorie du contrat originaire selon lequel
pour qu’une autorité soit légitime, elle doit être reconnue comme telle par
l'intermédiaire d’un contrat social ;
les tories ou conservateurs : ils défendent les prérogatives royales (qui autorisent le
roi à s'affranchir de la loi en certaines circonstances) et les institutions traditionnelles
(Eglise, noblesse, etc.). Ils sont attachés à un certain type de relations sociales dans
lesquelles l'autorité des notables est inséparable de leur rôle protecteur. Ils placent
l'autorité royale au-dessus de toute critique.
Dans Les partis de la Grande-Bretagne (1752), le philosophe David Hume adresse des
critiques symétriques à ces deux partis :
chez les whigs, il regrette l'exagération de la différence entre le régime anglais et ceux
des autres puissances européennes comme la France et objecte que leur théorie du
contrat originaire est incapable de rendre compte de la constitution de l'ordre social ;
chez les tories, il regrette la sous-estimation de l’importance de la liberté et condamne
l’absurdité de ce qu’il appelle leur "doctrine de l'obéissance passive" qui est contraire
aux libertés fondamentales des individus.
Sans être tory, Hume exprime toutefois les idées d’un conservatisme modéré. Comme le
souligne Philippe Raynaud dans "Les origines philosophiques du conservatisme" (2009) :
Hume "accepte les résultats de la révolution libérale mais critique l'illusion d'une
reconstruction volontaire de l'ordre politique en montrant que la fondation de la liberté
requiert la stabilité institutionnelle et ne peut aboutir que si elle prend appui sur une certaine
continuité historique".
60
le conservatisme modéré : il réalise une critique des principes libéraux tout en ayant
pour objectif d’éviter les ruptures violentes en retraduisant les innovations dans le
langage de la tradition.
B/ L’idéologie conservatrice prend ensuite son essor au XVIIIe siècle lors de la Révolution
française de 1789. Les révolutionnaires remplacent l’Ancien régime, société ancienne fondée
sur l’ordre et la hiérarchie, par une société nouvelle fondée sur la liberté et l’égalité. Au
moment où l’Assemblée nationale se constitue, deux courants la traverse :
les partisans du pouvoir du roi : attachés au modèle de la France d’avant 1789, ils
souhaitent conserver certains éléments de la société ancienne ; ils se placent à droite ;
les partisans de sa limitation : attachés aux acquis de la Révolution, ils souhaitent
ériger le pouvoir souverain du peuple : ils se placent à gauche.
61
Des partis politiques se revendiquant ouvertement conservateurs apparaissent au XIXe siècle.
Dans La Droite en France de 1815 à nos jours (1954), René Rémond divise la scène
politique conservatrice en trois courants :
A/ Dans les sociétés modernes où le changement est érigé en norme, le conservateur connaît
forcément des difficultés d’adaptation de son discours à l’évolution des mœurs. Certaines
positions considérées comme des marqueurs forts du conservatisme sont ensuite abandonnées
par réalisme politique. L’exemple de l’autorisation de l’avortement par la loi Veil en 1974 le
montre : il est aujourd’hui devenu un sujet consensuel qui n’oppose plus la droite et la
gauche. Rares sont les conservateurs qui évoquent ostensiblement en France leur rejet de
cette loi.
Si les idées des conservateurs ont évolué avec le temps, il faut ajouter qu'elles varient aussi
dans l’espace. Le conservatisme entendu comme l’attachement à des coutumes nationales
entre en contradiction avec les autres mouvements nationaux qui se prétendent conservateurs.
A la différence du libéralisme et du socialisme, qui ont une réelle dimension internationale, le
conservatisme varie d’un pays à l’autre. Ainsi, une frange du Parti populaire européen (PPE),
principal groupe de droite du Parlement européen, revendique un héritage chrétien, alors
qu’une autre partie, d’origine française, préfère défendre l'héritage laïque.
Pour ces raisons, la signification de ce que veut dire "être conservateur" a souvent été l'objet
de débats. Dans The Conservative tradition (1950), Reginald James White écrit que :
"Mettre le conservatisme en bouteille et l'étiqueter est comme essayer de liquéfier
l'atmosphère… La difficulté vient de la nature de la chose. Le conservatisme est moins une
doctrine politique qu'une habitude de l'esprit, une manière de ressentir, un mode de vie".
62
B/ Au cours des années 80, le conservatisme a connu un renouveau à travers la "révolution
conservatrice" qui désigne l’arrivée au pouvoir, aux Etats-Unis de Ronald Reagan (1981-
1989) et au Royaume-Uni de Margaret Thatcher (1979-1990), de politiciens qui souhaitaient
un retour aux principes de responsabilité individuelle et une réforme libérale de l’Etat-
providence :
La multiplicité des politiques conduites rend malgré tout difficile la distinction entre le
libéralisme et le conservatisme. Un livre permet cependant de détecter les éléments
proprement conservateurs.
Dans The Rhetoric of Reaction: Perversity, Futility, Jeopardy (1991) traduit en français sous
le titre Deux siècles de rhétorique réactionnaire, l’économiste et politiste américain Albert
O.Hirschman établit que le conservatisme recourt à chaque fois à la rhétorique
réactionnaire. Reprenant le modèle de Marshall sur l’évolution de la citoyenneté (cf. La
citoyenneté : droits civils au XVIIIe siècle, droits politiques au XIXe, droits sociaux au XXe),
il établit que chaque phase a été suivie d’une thèse réactionnaire spécifique :
Derrière ces trois figures rhétoriques, il distingue deux éléments spécifiques aux
conservateurs :
Ainsi la "révolution conservatrice" des années 80 (tout comme celle des années 20, bien
qu’elle soit fondamentalement différente du fait qu’elle rejette la démocratie libérale et le
monde bourgeois pour défendre une idéologie fasciste), s’inscrit en réaction aux changements
sociaux intervenus dans les années 50-60 et notamment à l'effervescence politique et
culturelle qui les a caractérisées. Elle est donc essentiellement plus conservatrice que
libérale.
63
Quant à la situation française, dans La Pensée anti-68 (2008), Serge Audier a montré que
mai 68 a été à l’origine de la naissance d’un conservatisme à la française porteur d'une
rhétorique réactionnaire (à commencer par le célèbre "il faut liquider Mai 68" de Nicolas
Sarkozy, et aussi sa volonté de restaurer les valeurs de travail, de l’autorité ou de l’identité
nationale). Il s'est manifesté très tôt après mai 68, notamment dans l'ouvrage d’Alain
Finkielkraut et de Luc Ferry intitulé La pensée 68 (1985) qui remettait en cause la pensée
dominante des années 60, avant de se concrétiser en 2007 avec l'élection de Nicolas Sarkozy.
A cette occasion, l'essayiste Guy Sorman avait noté que la France rattrapait son retard de
vingt ans sur les Etats-Unis et le Royaume-Uni faisant ainsi du conservatisme une sorte de
progressisme. Il traduisait la position paradoxale du débat politique aujourd'hui : c'est la
droite qui devient le chantre de la modernité et de la réforme, et la gauche qui incarne, à
travers sa défense de l'Etat-providence et des acquis sociaux, une résistance au changement
typiquement conservatrice.
L’idéologie
Si l’idéologie sert en effet d’outil rhétorique pour disqualifier l’adversaire (1), elle peut
également servir à désigner des systèmes de représentations (2).
Dans ses Recherches philosophiques (1937), Raymond Aron estime que "la formule
''l'idéologie est l'idée de mon adversaire" serait une des moins mauvaises définitions de
l'idéologie". En effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’idéologie est une notion employée pour
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disqualifier un ensemble d’idées du fait qu’elles seraient sans lien avec la réalité et défendues
avec une passion dogmatique. Elles seraient le signe de la manifestation d’une rébellion du
bon sens et du pragmatisme contre des théories conjecturales qui se donneraient pour
ambition de penser l’ordre social.
Dans "Idéologie et appareils idéologiques d’Etat" (1970), Louis Althusser considère que les
institutions telles que l’école, la religion, voire les partis et syndicats réformistes sont des
"appareils idéologiques". Leur objectif est d’inculquer aux travailleurs des représentations
mystificatrices qui renforcent leur adaptation aux exigences du capitalisme. Selon lui, deux
éléments sont nécessaires à la pérennisation du capitalisme :
B/ L’idéologie n’est pas seulement un terme qui permet de disqualifier un discours politique.
Il permet aussi de disqualifier un discours qui se prétend scientifique. Pour de nombreux
sociologues, le critère essentiel de l’idéologie est le refus de l’objectivité scientifique. Malgré
tout, ils s’en servent bien souvent pour dénoncer les prétentions mystificatrices des analyses
adverses pourtant propres à leur discipline.
Par exemple, Raymond Boudon dans L‟idéologie (1986), définit les idéologies comme "des
doctrines reposant non sur des théories scientifiques, mais sur des théories fausses ou
douteuses, ou sur des théories indûment interprétées auxquelles on accorde une crédibilité
qu‟elles ne méritent pas". Il place ensuite le marxisme au rang des idéologies. Pourtant selon
Marx, c’est son propre discours qui est scientifique, et les discours de Smith ou Ricardo qui
sont idéologiques.
Le point commun de ces approches est d’avoir une vision réductrice de l’idéologie. La
frontière qui permet de distinguer la science et l’idéologie n’est pas aisée à tracer. Les
scientifiques se sont souvent fourvoyés dans des illusions avant de parvenir à la vérité et
toutes les idéologies cherchent un appui scientifique pour se légitimer. Cependant, la
différence essentielle réside dans le degré de croyances subjectives présentes dans une
65
idéologie, ainsi qu’une tendance à mettre en avant certains faits plutôt que d’autres ou bien
même à en donner une interprétation déformée.
Dans Sociologie politique, Philippe Braud souligne que "ce qui fait la force des idéologies,
ce n‟est pas leur justesse mais leur capacité mobilisatrice". L’intérêt des croyances
subjectives est de fournir une explication du monde simplifiée qui dispose d’une capacité
mobilisatrice. Les vérités démontrées ne suffisent pas à motiver les individus dans la vie
sociale et politique, car elles sont trop éparses et incertaines. En revanche, les idéologies
favorisent sa compréhension et l’émergence d’une volonté d’engagement politique.
B/ Philippe Braud ajoute que l’idéologie fait appel à un second élément : la croyance
politique. Les croyances répondent à des exigences fondamentales de la vie sociale :
66
C/ Enfin, Philippe Braud insiste sur un troisième élément : la violence symbolique. Il s’agit
d’un concept du sociologue Pierre Bourdieu sur lequel il revient dans ses entretiens avec
Loïc Wacquant intitulés Réponses (1992). La violence symbolique désigne les processus à
l’œuvre dans les modes de diffusion des croyances. Comme tous les individus n’ont pas les
moyens de formuler et de diffuser les croyances qui leur sont nécessaires pour affirmer leur
existence, les représentations sociales et politiques sont au départ élaborées par certains
groupes sociaux (les clercs dans la société féodale, les philosophes au XVIIIe siècle, les partis
de masse au XXe), puis ils s'étendent à l’ensemble de la société au moyen de la violence
symbolique.
Pour Antonio Gramsci, chaque classe sociale secrète son groupe d’intellectuels organiques
qui lui permet ensuite de prendre conscience de son identité en légitimant ses attentes et ses
revendications, en formulant un projet historique ou des perspectives d’avenir. Dans ses
Carnets de prison (1975), Gramsci considère que les intellectuels se définissent surtout par ce
rôle de direction technique et politique qu’ils jouent au sein de la société :
"tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde
de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs
couches d'intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction,
non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et
politique".
Les idéologies sont élaborées par des individus possédant un haut niveau de capital culturel et
une autorité légitime reconnue : les entrepreneurs, les scientifiques médiatiques, les
intellectuels consacrés, les journalistes influents ou les dirigeants de mouvements
représentatifs. Elles peuvent l’être aussi par des acteurs sociaux qui se trouvent dans une
situation privilégiées pour imposer leurs croyances parce qu’ils exercent une influence
particulière sur les instances de socialisation comme l’Ecole, les organisations religieuses,
politiques ou les médias.
D/ Dans L'Opium des intellectuels (1955), Raymond Aron estime que les grandes idéologies
(fascisme, communisme) sont entrées dans une phase de déclin et que la fin de l'âge
idéologique est proche. Cette idée est reprise quelques années plus tard par le sociologue
Daniel Bell, qui dans La fin de l‟idéologie (1963), anticipe le déclin des doctrines politiques
universalistes et humanistes propres à l'Occident, en particulier celle du marxisme.
Pour Philippe Braud, il s’agit de ne pas se laisser abuser par un effet d’optique : s’il y a en
effet un déclin de la visibilité des idéologies, cela ne signifie pas pour autant qu’elles ont
67
disparu. Selon lui, tant qu’il existe dans une société une hiérarchie de légitimité entre les
croyances et des dispositifs efficaces pour faire prévaloir certaines d’entre elles, il existe aussi
un travail idéologique actif en son sein.
La culture politique
Si le concept de culture est très souvent utilisé en anthropologie par des auteurs tels que Boas,
Malinovski, Leach ou Geertz, il est d'une utilisation plus récente et plus délicate en science
politique, au sens où l'autonomie d'une culture politique par rapport à la culture globale d'une
société est une position difficilement tenable. Défini comme l'ensemble des valeurs,
croyances et stratégies permettant aux individus de donner du sens à leur expérience dans
leurs rapports au politique, il offre toutefois une possibilité de comparer les manières de faire
68
et de penser le politique entre les différents pays. Pierre Rosanvallon dans Le modèle
politique français (2004) n'hésite pas à faire référence à une culture politique française qu'il
qualifie de "culture de la généralité" et qui renvoie à la volonté de faire que la loi comprenne
tous les cas singuliers. Cette volonté vient de l'héritage jacobin qui rêvait de dresser aux côtés
de l'Etat-nation une communauté politique où toutes les particularités locales seraient
gommées.
Après avoir défini plus précisément ce qu'est la culture politique (1), nous verrons pourquoi
cette notion fait l'objet de critiques (2).
1/ La culture politique correspond aux opinions, aux attitudes et aux valeurs que les
individus d’une société donnée ont à l’égard du politique.
A/ Dans Sociologie politique (2008), Philippe Braud définit la culture politique ainsi :
"ensemble de connaissances et de croyances permettant aux individus de donner sens à
l‟expérience routinière de leurs rapports aux gouvernants et aux groupes qui leur servent de
références identitaires".
Il en souligne deux dimensions propres :
un rapport au passé : elle véhicule une histoire et une mémoire collective plus ou
moins élaborées et intériorisées ;
une projection dans le futur : la culture politique valorise des modèles d’achèvement
(modes idéaux de la réalisation de soi), légitime des attentes et des espérances.
En d’autres termes, une culture politique permet de constituer un lien social au moyen de la
reconstruction d’un passé commun et du partage de valeurs communes, tout en proposant des
tâches communes à accomplir ensemble.
les approches anthropologiques : ce sont des enquêtes empiriques dont l’objectif est
d’identifier les valeurs et les représentations qui constituent le contenu d'une culture
politique ;
les approches socio-historiques : ce sont les travaux qui s’intéressent aux dimensions
politiques des traditions culturelles (notamment la religion). Ils visent à repérer les
éléments de croyance globales qui influencent les institutions et la vie politique ;
les approches néo-institutionnalistes : ces études se concentrent sur les institutions
entendues en un sens large, normes mais aussi schèmes symboliques qui encadrent la
rationalité des acteurs.
69
a) En ce qui concerne les approches anthropologiques, il faut citer l’ouvrage de Gabriel
Almond et Sidney Verba intitulé The Civic Culture (1963). Les auteurs y étudient les
cultures politiques nationales de manière comparative.
la dimension cognitive : elle renvoie aux connaissances, fondées ou non, dont le sujet
est capable de faire sur les acteurs et les règles de fonctionnement du gouvernement ;
la dimension affective : elle renvoie aux émotions suscitées par les affaires politiques
(indifférence ou intérêt, attraction ou rejet, événements, symboles normes traversant
la scène politique) ;
la dimension évaluative : elle renvoie à la capacité de porter des jugements de valeurs,
éclairés ou non, sur ce qui s’y déroule (ce sont les catégories du légal / illégal, de
l’efficace / inefficace, du légitime / illégitime).
En outre, les tenants de ces approches tentent de déterminer quelles sont les valeurs qui sont
consensuellement partagées. Dans The Silent Revolution (1977), Ronald Inglehart met en
évidence les ruptures et les conflits de valeurs pouvant traverser une société, ainsi il oppose :
les valeurs matérialistes : elles sont adaptées aux logiques de la société marchande ;
les valeurs postmatérialistes : elles sont réticentes vis-à-vis de l’argent et de la
compétition sociale.
Selon lui, notre génération est marquée par l’avènement du postmatérialisme qui se
caractérise par une remise en cause du compromis matérialiste qui régnait auparavant. En
effet, à l'époque de la génération précédente, il existait un consensus entre la gauche et la
droite pour affirmer que la croissance économique était une bonne chose. Or aujourd’hui,
cette idée se trouve largement contestée, et avec elle, les notions caractéristiques de cette
époque : le travail, l’autorité, la religion ainsi que les normes sexuelles et sociales. A la place,
la génération actuelle promeut l’épanouissement personnel comme une fin en soi.
70
Selon Philippe Braud, la fin du XXe siècle connaît une renaissance d’affirmations
identitaires fondées sur des particularismes politico-religieux, des régionalismes territoriaux
ou des subcultures de générations. Pour lui, elles sont des réactions à la transnationalisation
des échanges économiques et culturels et conduisent à "une nouvelle ethnicisation du
monde" se manifestant par une méfiance accrue envers les migrants, une résurgence des
revendications autonomistes, des formes violentes ou larvées de purification ethnique.
Dans Les Deux Etats (1987), Bertrand Badie oppose deux modèles d’État : l’État de type
occidental et l’État de type islamique. La distinction porte sur la séparation du sacré et du
profane qui sont confondus dans l’univers islamique. L’Etat occidental ne constituerait ainsi
pas un modèle unique.
Ces approches permettent de mettre à distance l’ethnocentrisme lié à la croyance que les
exigences politiques propres à tous systèmes sociaux se traduisent par les mêmes
connotations que dans le monde occidental. L’histoire et la sociologie s’y renforcent
mutuellement : l’histoire permettant une attention accrue aux singularités et la sociologie
d’aller au-delà de la simple description des faits.
c) Parmi les néo-institutionnalistes, il faut citer Peter Berger et Thomas Luckmann qui,
dans La Construction sociale de la réalité (1966), établissent un travail continu d’émergence
de représentations collectives à partir d’expérience de la vie quotidienne réinterprétées par les
acteurs.
Par exemple, les guerres civiles au XVIe siècle sont décryptées comme des luttes religieuses.
Mais il est possible aujourd'hui de les analyser avec une nouvelle grille : celle des dimensions
sociales (convoitise de la noblesse concernant les biens de l’Eglise, frustrations paysannes,
aspirations des nouvelles classes moyennes à une meilleure participation politique). Ainsi,
Berger et Luckmann parlent de "machineries conceptuelles" : ce sont les dispositifs qui
permettent d’intégrer en un tout relativement ordonné l’ensemble des représentations qui
constituent la production de la société (ce sont ses mythologies, théologies, philosophies et
idéologies, tout ce qui compose sa culture).
2/ Bien qu’il soit aujourd'hui souvent utilisé dans les analyses de science politique, le
concept de culture politique n’est pas exempt de critiques.
A/ Une première remise à cause de la notion de culture politique est liée à la trop grande
autonomie qui lui est parfois conférée.
71
Dans La notion de culture dans les Sciences sociales (2001), Denys Cuche estime que le
terme de culture fait l’objet d’un usage récent et abusif. Il est souvent utilisé dans le sens de
"l’idéologie", préféré du fait d’un moindre discrédit, mais qui finit par devenir un "tic de
langage". Il insiste sur l’idée que la notion de culture politique ne peut pas être séparée des
autres phénomènes culturels propres à une société : "tout système politique apparaît lié à un
système de valeurs et de représentations, autrement dit à une culture, caractéristique d‟une
société donnée". Ce qui relève du politique renvoie à un système de signification plus global,
propre à chaque société. Il existe en outre, des "sous-cultures politiques" au sein d’une
société, c’est-à-dire "une pluralité de modèle de valeurs qui orientent les attitudes et les
comportements politiques". C’est le cas par exemple de la distinction entre les valeurs de la
droite et celles de la gauche.
Plus tôt, et pour une raison similaire, Harold Lasswell et Abraham Kaplan, dans Power
and Society (1950), proposent de distinguer :
Selon eux, une culture politique reste inséparable des schèmes culturels globaux qui
gouvernent la vision de l’autorité, les rapports à autrui ou à l’argent ou encore la perception
des hiérarchies sociales. Chaque système symbolique propre à une culture politique
s’organise autour d’une combinaison variable de ces valeurs de référence et cette distinction
permet d’éviter les séparations trop étanches au sein d’une culture politique.
Quant à Bertrand Badie, dans Culture et politique (1986), il s’oppose aux postulats de
l’existence d’une culture politique qui serait "sectorisée, autonome, juxtaposable, aux dires
même d‟Almond et de Verba, à une "culture économique" ou à une "culture religieuse",
culture propre permettant d‟"isoler" les orientations "spécifiquement politiques" des
individus". Il s’agit selon lui d’une construction a priori du concept de culture. Il observe que
la culture est par définition un élément globalisant, et par conséquent, il a pour objet de
concevoir "les rapports qui unissent entre elles les différentes fonctions sociales,
d‟appréhender le politique dans la situation qui lui est propre".
B/ Une seconde remise en cause est liée à l’inconsistance du concept de culture qui ne
renverrait à rien de concret.
Toutefois, dans Sociologie politique, Philippe Braud estime qu’une compréhension plus
riche du terme de culture est possible : entendue comme une combinatoire d’éléments
instables, de réponses à des défis ou des problèmes que d’autres groupes peuvent affronter,
72
une culture suppose des emprunts et des évolutions. Elle n’est donc pas un système clos
définitivement stabilisé, mais entre constamment en rapport avec d’autres cultures, d’où les
hybridations et les crispations identitaires défensives. Les individus évoluent à l’intérieur
d’une culture, mais elle évolue aussi avec eux.
Prise en ce sens élargi, la culture politique ne doit pas être confondue avec l’idéologie prise
en son sens savant. Alors que l’idéologie met l’accent sur l’aspect engagé des croyances, la
culture reste sur le terrain de la neutralité :
La socialisation politique
La socialisation politique est le résultat à la fois d'une contrainte imposée par certains agents
sociaux, mais aussi d'une interaction entre l'individu et son environnement. Elle ne se réduit
pas à la transmission d’une culture politique nationale, mais aboutit à la formation d’une
identité partisane, résultant de l’existence d’une pluralité de cultures au sein de la société
(cultures de classes, cultures locales). L’identité idéologique partisane peut donc se construire
de façon conflictuelle du fait de cette pluralité de cultures. Cependant, si elle favorise une
reproduction sociale des comportements et des attitudes politiques, elle n'élimine pas
toutefois les possibilités d’adaptation ou de changement d'opinion. Après avoir montré
l'importance de la socialisation politique primaire (1), nous soulignerons quels sont les
éléments qui renforcent le rôle de l'environnement (2).
A/ Selon Philippe Braud (dans Sociologie politique, 2008), la socialisation politique désigne
le "processus d‟inculcation des normes et valeurs qui organisent les perceptions par les
agents sociaux du pouvoir politique (dimension verticale) et des groupes de références
(dimension horizontale)".
Deux types de socialisation politique peuvent être distingués :
73
la socialisation primaire (initiale) : elle concerne les enfants et les adolescents ;
la socialisation secondaire (continue) : elle concerne les adultes.
Dans De la division du travail social (1893), Emile Durkheim remarque que "plus les
sociétés sont primitives, plus il y a ressemblance entre les individus dont elles sont formées".
Dans L‟Individu et sa société (1969), Abraham Kardiner parle de "personnalité de base"
afin de souligner l’importance de la culture sur la construction de la personnalité des
individus. Cette personnalité de base est commune à tous les membres du groupe. Elle est
façonnée par une exposition commune dès l’enfance à des défis vitaux similaires. Par
exemple, les sociétés marquisiennes (des îles Marquises en Polynésie française) sont
caractérisées par une disproportion numérique entre les sexes et une angoisse alimentaire
constante liée à l’étroitesse des ressources. Ces défis impliquent une modélisation des
comportements par des règles et des usages : les soins maternels à l’égard des nourrissons
sont peu développés, les relations entre hommes et femmes sont agressives, l’orgie de
nourriture et l’obésité sont valorisées. Cette socialisation primaire s’impose à tous dès
l’enfance, puis à l’âge adulte des comportements en attestent la marque originelle, en dépit
des spécificités individuelles.
Ce type de thèse reste cependant difficilement tenable dans une société fortement différenciée
où de nombreuses subcultures propres existent. Le concept de personnalité de base semble
donc difficilement transposable aux sociétés démocratiques contemporaines.
B/ Dans les sociétés différenciées, mieux vaut faire appel à un concept moins déterminisme
que celui de "personnalité de base". Dans Le Sens pratique (1980), Pierre Bourdieu utilise
plutôt le terme d’habitus : "les conditionnements associés à une classe particulière de
conditions d‟existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et
transposables" fonctionnant comme "principes générateurs et organisateurs de pratiques et
de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre".
Au cours de sa vie, un individu acquiert des habitus, c’est-à-dire des dispositions qui
intègrent toutes les expériences du passé. Ces dispositions font "systèmes", elles contribuent à
façonner la manière dont on perçoit ou ressent les choses selon une logique qui leur sont
propres. Elles sont "durables" car elles ont une certaine permanence, et sont également
"transposables" car ce qui est appris à la maison, peut ensuite être utilisé à l’école, au travail,
74
ou avec ses amis. Mais elles sont surtout des facilités dont les acteurs n’ont pas toujours
conscience et qui ont un rapport intime avec la catégorie sociale d’origine. Les habitus de
classe trahissent un ensemble d’expériences communes à un groupe d’individus et à une
catégorie sociale. Ils fonctionnent ensuite comme une matrice de perceptions, d’appréciations
et d’actions.
l’assimilation des normes et des valeurs d’un groupe social n’est possible que si elles
sont compatibles avec les logiques des sujets tels qu’ils sont socialement situés (les
individus de milieux culturellement défavorisés ont peu de chance d’intérioriser pour
eux-mêmes un idéal de réussite sociale fondée sur l’obtention de diplômes prestigieux
; en revanche, ils intègrent rapidement les habitus adaptés à la gestion des situations
concrètes qu’ils rencontrent) ;
la socialisation primaire revêt une importance capitale pour la suite : l’organisation
ultérieure des attentes, des anticipations et des motivations se fait au sein de ce cadre ;
dans La Distinction (1979), Pierre Bourdieu souligne que "les pratiques les plus
improbables se trouvent exclues, avant tout examen, au titre d‟impensable".
75
la famille : longtemps considérée comme jouant un rôle primordial dans la formation
de l’identité politique, de nombreuses études montrent que les parents transmettent
d’autant plus facilement leurs opinions et attitudes politiques qu’elles correspondent à
l’évolution des mœurs et de la société (d’où l’importance du relais par les autres
agents socialisateurs comme l’école et la famille) ;
l’école : elle n’est pas partout la même, l’école de banlieue ouvrière est différente de
l’école rurale ou de celle des quartiers urbains résidentielles. Elle participe au
processus de socialisation à deux niveaux :
o le contenu des programmes d’enseignement (histoire, instruction civique,
sciences économiques et sociales, philosophie) ;
o l’apprentissage de la participation (élection des délégués) et des relations de
pouvoir.
les médias : notamment la télévision, qui est présente au cœur de l’intimité familiale,
mais dont les conditions de réceptivité diffèrent selon le niveau culturel des familles.
Philippe Braud ajoute que d’autres milieux de socialisation spécifiques existent qui ne
concernent qu’une partie de la population : les religions, le militantisme syndical ou
politique, les organisations culturelles et sportives. Lorsque le degré d’engagement exigé est
fort, ils peuvent entraîner le développement de subcultures fortes (exemples : le parti
communiste en France qui s’affirme comme une véritable contre-société avec son langage,
ses valeurs et ses pratiques sociales ; l’islam ou le judaïsme qui servent d’appui au
réinvestissement identitaire de populations tentées par le communautarisme).
l’instituteur : son rôle est conditionné par des logiques institutionnelles puisqu’il est
à la fois le représentant de la société, celui des parents (mais pas de tous) ou du
ministre de l’Education ;
les pairs : ce sont les voisins, mais aussi et surtout les amis dans la cours de
récréation. Selon Anne Muxel dans L‟expérience politique des jeunes (2001), les
relations entre pairs jouent un rôle important dans les comportements politiques, par
exemple lors de manifestations de rue, la participation dépend fortement de ces
relations.
Annick Percheron se place en rupture avec cette position fonctionnaliste. Selon elle, la
socialisation politique ne conduit pas nécessairement à l’acceptation du système politique,
mais peut aussi conduire à son rejet. Dans les sociétés démocratiques, la socialisation se
déroule dans un contexte marqué par des conflits de valeurs et de normes. Dans ce cadre, les
76
individus construisent par intériorisation progressive, une grille de lecture qui leur permet
d’interpréter la réalité et de se positionner dans le champ politique.
Dans Sociologie politique, Philippe Braud établit trois niveaux auxquels la socialisation
politique opère :
les discours tenus par les autorités légitimes : ce sont par exemple les parents qui
peuvent proposer une interprétation de l’actualité politique, ou encore à l’école, les
enseignements concernant l’histoire ou l’instruction civique ; dans tous les cas, le
processus d’inculcation est influencé par les conditions d’émission des messages,
notamment le climat affectif. Dans La socialisation politique, Annick Percheron
montre l’importance de préférences politiques clairement exprimées et de l’accord des
parents entre eux. De manière générale, les préférences politiques des enfants sont
souvent proches de celles de leurs parents ;
les comportements : il peut exister un écart entre les discours et les pratiques
effectives. Dans ce cas, les phénomènes de pouvoirs apparaissent décryptés en des
termes réalistes qui ne sont pas ceux que l’institution reconnaît comme légitimes. Les
écarts excessifs entre les apparences et la réalité (exemple : la promotion du mérite
d’un côté et la discrimination de l’autre) conduisent à un effet de double bind (double
contrainte) : il en résulte une détérioration du processus d’inculcation, un
développement de l’anomie, voire une émergence de comportements violents rejetant
les valeurs dominantes ;
le mode de production des messages : c’est le contexte et la forme des discours
tenus. Par exemple, dans la famille, le mobilier, la décoration intérieure, le type
d’habitat, les loisirs impliquent des références économiques et esthétiques.
Dans tous les cas, selon Philippe Braud, il n’est pas simple de mesurer l’efficacité d’une
institution dans la transmission des valeurs. Il souligne néanmoins deux facteurs importants :
C/ Dans L‟expérience politique des jeunes (2001), Anne Muxel montre que la socialisation
politique peut suivre deux logiques concurrentes :
une logique d’identification : les individus intègrent essentiellement les normes et les
valeurs politiques des générations passées ;
une logique d’expérimentation : les individus font œuvre d’une relative autonomie
vis-à-vis des générations passées et de novation en matière de normes et de valeurs
politiques.
77
Selon elle, c’est "au travers de cette tension entre ces deux pôles d‟interprétation [héritage et
expérimentation] que se construit le rapport des jeunes à la politique".
les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas plus intéressés par la politique que leurs aînés
(autour de 45% en 1978 comme en 1995) ;
l’abondance de l’information et la hausse du niveau éducatif n’aident pas les jeunes à
mieux comprendre le paysage politique actuel.
Ces paradoxes ne signifient pas que le rapport au politique est resté le même d’une génération
à l’autre. Les jeunes d’aujourd’hui apparaissent en effet relativement plus méfiants envers les
institutions et les hommes politiques. Cependant, cette méfiance accrue ne se traduit pas par
une dépolitisation : les jeunes sont en effet très présents dans les mouvements sociaux et
témoignent même "d‟une relative disposition à la manifestation". Simplement, les formes
classiques d’engagement politique sont délaissées au profit de la multiplication
d’expérimentations inédites.
Du point de vue de la formation des valeurs et des normes politiques, la famille (et le père
plus que la mère) continue de jouer un rôle déterminant, notamment en matière de
positionnement sur l’échelle droite/gauche (7 jeunes sur 10 reconnaissent s’apparenter à une
même appartenance idéologique que celle de leurs parents). En revanche, les jeunes sont plus
"incertains et plus volatils dès lors qu‟il s‟agit d‟expérimenter des choix partisans", "le temps
imprime sa marque en renforçant la dynamique de l‟expérience elle-même".
Enfin, elle souligne l’importance des effets de génération qui ont une forte influence sur la
structuration idéologique des individus, notamment en ce qui concerne la participation
ultérieure à d’autres mouvements sociaux : "les conséquences observées sur le long terme
d‟une participation au mouvement lycéen-étudiant de l‟automne 1986, révèlent les effets
propres de cette "stratification de l‟expérience". Les jeunes y ayant été actif restent, dix ans
plus tard, toujours disponibles pour s‟engager dans une action collective. La conjoncture
historique et politique a donc aussi un rôle actif dans la construction de l‟identité politique".
Apparus avec le régime représentatif au XVIIIe siècle, les partis politiques ont pris leur forme
moderne suite au développement de la démocratie et à l’élargissement du droit de suffrage au
cours du XIXe et du XXe siècle. Selon la définition proposée par La Palombara et Weiner
dans Political Parties and Political Development (1966), les partis politiques sont des
organisations durables, possédant des ancrages locaux et dont l’objectif est la conquête du
pouvoir au moyen de la recherche du soutien populaire. Si cette définition met en avant les
principales caractéristiques des partis politiques, ceux-ci peuvent être néanmoins différenciés
selon leur histoire, les stratégies qu’ils mettent en œuvre ou la manière dont ils sont
organisés.
Différentes typologies ont été proposées pour permettre de les différencier selon le contexte
de leur naissance (1). Mais il est possible également de les classer par rapport à leur
structuration interne ou à leur stratégie électorale (2). Ces partis permettent ensuite d’assurer
78
certaines fonctions, manifestes, mais aussi latentes, notamment dans leurs rapports avec le
système politique (3).
A/ Dans Le Savant et le Politique (1919), Max Weber écrit que "les partis politiques sont les
enfants de la démocratie, du suffrage universel, de la nécessité de recruter et d'organiser les
masses". Leur existence est donc solidaire de tous ces éléments, et plus particulièrement de
l’extension du suffrage universel.
Dans Economie et société (1922), il estime également que c’est "dans l‟Etat légal à
constitutions représentatives que les partis prennent leur physionomie moderne". Cela
signifie que le développement des partis doit beaucoup au parlementarisme. Ce sont les partis
qui vont présenter des candidats et des programmes aux citoyens. Les parlementaires élus
grâce à leur soutien vont ensuite élaborer des normes, contrôler l’administration et soutenir
l’action du gouvernement, voire tenter de le renverser.
B/ Dans Les partis politiques (1951), Maurice Duverger distingue deux types de parti selon
leur naissance :
les partis de cadres : ils ont une origine électorale et parlementaire, c'est-à-dire que
leur naissance est liée à l’extension des prérogatives du Parlement et du droit de
suffrage. Avec l’émergence des Assemblées, des groupes parlementaires se
constituent progressivement. L’extension du droit de suffrage contraint ces groupes à
s’organiser localement en créant des comités électoraux. Pour assurer leur cohésion,
une administration centrale se constitue et devient l’état-major du parti et instaure une
véritable spécialisation du travail au sein de l’organisation. Ces partis sont tournés
principalement vers l’élection et cherchent à recruter parmi les notables les élites
sociales permettant de financer et d’influencer la vie politique. Ils sont assis
localement sur des réseaux de notables et ignorent toute structure hiérarchisée. Ce
sont, par exemple, les partis whigs et tories en Angleterre ;
les partis de masse : ils ont une origine extérieure, c'est-à-dire que leur naissance est
liée au développement de diverses associations telles que les syndicats ou les sociétés
de pensée. Ils sont en quête d’adhérents et de militants issus des classes populaires qui
financent le parti via leurs cotisations. Ils les forment et les promeuvent. Pour cette
raison, ce sont des partis fortement organisés et hiérarchisés : la base est constituée
par des sections locales, coordonnées au niveau départemental par des fédérations,
elles-mêmes dépendantes d’un centre. Ces partis de masse permettent d’encadrer
politiquement les catégories sociales jusqu’alors exclues du droit de vote. Ils ont pour
objet la recherche de l’adhésion formelle du plus grand nombre. Ce sont par exemple
le parti travailliste anglais, issu des Trade-Unions et des sociétés de pensée (la Fabian
Society) ou encore le parti socialiste français.
79
N.B. : au sein des partis de masse, Duverger distingue :
C/ Dans Parties and party system (1976), Giovanni Sartori propose une typologie historique
des partis politiques. Il distingue ainsi quatre types de partis :
les partis d’opinion et de clientèle : forme primitive des partis au début du régime
parlementaire, il s’agit d’un réseau de relations personnelles autour de quelques
leaders (Whigs et Tories) ;
les partis parlementaires : ils cherchent à construire des stratégies autour du jeu
parlementaire afin de former des majorités (partis américains au XIXe siècle) ;
les partis parlementaires électoralistes : ce sont les partis parlementaires qui ont
prolongé leur organisation par un réseau d’entités locales suite à l’extension du droit
de suffrage (partis britanniques à la fin du XIXe siècle) ;
les partis organisateurs de masse : ils ont une origine souvent extérieure aux partis
parlementaires. Leur objectif est l’organisation politique des masses (partis
travaillistes, SFIO, partis communistes).
2/ Les transformations sociales ont conduit les partis politiques à affiner leur stratégie
politique, notamment pour s’adapter à l’évolution de leur base électorale.
A/ Dans "The transformation of the Western party systems" (1966), Otto Kirchheimer
considère que le progrès économique et social ainsi que les mutations culturelles ont
contribué à l’atténuation des clivages idéologiques. Les partis de cadres se sont donc adaptés
et les partis de masses sont devenus plus pragmatiques à mesure que leur base sociale n’est
plus constituée majoritairement par les ouvriers.
B/ Dans Le phénomène gaulliste (1970), Jean Charlot propose une analyse des différents
partis politiques français sous la Ve République et distingue trois types de partis :
Jean Charlot étudie l’Union pour la nouvelle République (UNR), parti politique français
fondé en 1958 dont le but est de soutenir l’action du général Charles de Gaulle. Il deviendra
l’Union pour la défense de la République (UDR) en 1968, puis l’Union des démocrates de la
République (UDR) en 1971, et enfin, le Rassemblement pour la République (RPR) en 1976.
Auparavant, les soutiens de De Gaulle s’étaient réunis au sein du Rassemblement pour le
80
peuple français (RPF – de 1947 à 1955), puis des Républicains sociaux (RS) jusqu’en 1958.
Ces deux partis étaient plutôt des partis de notables. Une transformation s’opère avec l’UNR.
En effet, selon Jean Charlot, l’UNR est devenu un parti d’électeurs qui, en tant que tel,
"récuse le dogmatisme idéologique et se contente d‟un fonds commun de valeurs, assez large
pour réunir autour de lui un maximum de supporters". En outre, contrairement aux partis de
notables, il admet la démocratie de masse, la solidarité de groupe et récuse l’individualisme
libéral. Il est populaire sans pour autant remettre en question le système politique et social.
On peut observer également que, dans les années 80, le parti socialiste évolue dans la
direction d’un parti d’électeurs : sa base électorale du PS se diversifie et son idéologie
devient plus pragmatique.
L’analyse de Jean Charlot permet donc de montrer que les partis de masses (PS) ou les partis
de cadres (UNR) ont tendance à élargir leur base sociale et programmatique à mesure que
leur chance d’accéder au pouvoir augmente. Cette analyse rejoint donc celle de Kirchheimer
et de sa notion de parti attrape-tout.
3/ Les fonctions des partis politiques sont à la fois manifestes (structuration de la vie
politique) et latentes (rôle d’assistance) et répondent à des exigences fonctionnelles du
système politique.
81
les fonctions latentes : elles ne sont "ni comprises, ni voulues par les participants du
système politique".
b) Les fonctions latentes analysées par Merton (1965) sont surtout valables pour les Etats-
Unis lors de la période d’entre-deux guerres. Elles consistent principalement en une fonction
d’assistance proche du clientélisme : la machine politique permet de rendre des services
extra-légaux qui répondent à l’inadéquation des structures sociales conventionnelles (elle
peut permettre la mobilité sociale des plus pauvres par exemple). Selon Merton, les partis
politiques servent à répondre à des besoins qui, sans eux, resteraient insatisfaits. Pour cela, ils
mettent en place des structures, parfois en marge de la légalité, qui ne peuvent être
supprimées que si elles sont remplacées par d’autres structures (légales cette fois) qui
répondent à ces mêmes besoins.
Merton insiste également sur la figure du boss. Le boss est l’agent local du parti qui est un
intermédiaire entre les groupes d’affaire et le gouvernement. Il procure des privilèges à une
population en échange de leur vote. Cet échange de services, proche de la corruption, est
analysé comme une rétribution par Merton : le client rétribue ce boss par un bulletin de vote
ou par une aide à la machine politique qu’il représente lors d’une campagne électorale.
82
la fonction de relève politique : un parti a aussi un rôle critique permettant de
proposer une alternative au programme politique mis en œuvre. Certains partis, que
Lavau qualifie de "partis anti-systèmes", ont un rôle critique permanent. Ils se
rapprochent de la catégorie des partis protestataires qui mettent en avant les causes
non traitées par les autorités (écologie, féminisme, immigration). Ils se distinguent des
partis gestionnaires qui ont une perspective gouvernementale et qui, pour cette raison,
ont un bagage idéologique faible.
C/ Dans Science politique (2010), Dominique Chagnollaud propose une synthèse des
fonctions des partis politiques :
structuration du vote : fonction première et constitutive des partis, elle est reconnue
dans la Constitution (art. 4 C : "les partis concourent à la formation et à l‟expression
du suffrage") ;
laboratoire d’idées : fonction de diffusion de l’idéologie du parti, d’alimentation du
débat politique, d’élaboration de programmes pouvant contribuer aux politiques
publiques et à la formation de l’opinion publique ;
recrutement politique : ils permettent la sélection des candidats et du personnel
politique ;
gouvernement : ils participent, voire contrôlent le pouvoir politique et contribuent à
l’élaboration des normes ;
socialisation politique : ils contribuent à l’intégration des citoyens dans le système
politique ;
médiation et patronage : ils permettent d’agréger les demandes et de fournir une
assistance ou des services aux citoyens ;
tribunitien : ils intègrent les exclus au système politique.
Les partis politiques sont des organisations politiques dont le but est la conquête des
suffrages. Pour fonctionner, ils ont besoin de ressources : des ressources partisanes qui
désignent l’appui des adhérents et militants, des ressources en information et en expertise,
mais aussi des ressources financières. Si leur organisation formelle répond à la mobilisation
rationnelle de ces ressources, l'étude de leur fonctionnement montre que les dirigeants ont
tendance à former une oligarchie coupée de leur base militante. Malgré une union de façade,
chaque parti est traversé par des intérêts qui peuvent opposer différents groupes en son sein
(par exemple : la base et les dirigeants).
Le fait de définir un parti comme une entreprise politique visant à la conquête des suffrages
conduit à mettre en évidence l'existence d'un noyau oligarchique dirigeant le parti (1).
Toutefois, comme l'illustre la crise actuelle du militantisme, la base du parti n'est jamais
totalement dépourvue de moyens de répondre (2).
1/ Le parti politique est une organisation politique spécifique ayant pour but la
conquête des suffrages au profit de l'élection de leurs dirigeants.
A/ Dans Le Savant et le Politique, "La vocation du Politique" (1919), Max Weber définit le
parti politique comme "une sociation reposant sur un engagement (formellement) libre ayant
83
pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d'un groupement et à leurs militants
actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d'obtenir des
avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble". Il faut entendre la sociation comme
une relation sociale fondée sur un compromis d’intérêts fondé rationnellement. Cette
définition utilitariste a pour mérite d’insister sur l’ambivalence de l’union des membres d’un
parti politique qui sont à la fois en compétition tout en étant dans l'obligation de coopérer
pour permettre à leurs idées de triompher.
La faiblesse de cette définition cependant, est qu’elle ne permet pas de rendre compte de la
spécificité des partis politiques. Elle est trop large et englobe par conséquent tous les types
d’organisation politique. Dans Political Parties and Political Development (1966), Joseph La
Palombara et Myron Weiner proposent une définition qui permet de distinguer les partis
politiques des autres organisations. Ils mettent ainsi en évidence quatre caractéristiques :
C/ Dans Les partis politiques (1971), Roberto Michels remarque une homogénéité au sein
des équipes dirigeantes des partis. Il existe, selon lui, une loi d’airain de l’oligarchie :
84
"l‟organisation est la source d‟où naît la domination des élus sur les électeurs, des
mandataires sur les mandants, des délégués sur ceux qui délèguent. Qui dit organisation dit
oligarchie."
Autrement dit, selon Michels, l’organe dirigeant finit toujours par devenir indépendant de la
masse collective et par échapper à son contrôle, l’organisation devenant, pour ceux qui
dirigent, une fin en soi et non plus un moyen.
Dans "La stabilité des dirigeants des partis politiques : la théorie de l’oligarchie de Roberto
Michels" (1980), William Schonfeld revient sur cette théorie. Il distingue ainsi :
le pouvoir monocratique : une seule personnalité domine et affirme son influence sur
les principales décisions. Il caractérise le fonctionnement du RPR ;
le pouvoir oligarchique : plusieurs personnalités composant une équipe restreinte et
relativement stable détiennent le pouvoir de décision. Il caractérise plutôt le
fonctionnement du PCF.
les élections internes peuvent se présenter comme des choix imposés par les
dirigeants, elles se distinguent parfois mal de la cooptation ;
les positions de pouvoir apparentes ne correspondent pas toujours à la réalité, un
leader effacé peut conserver une influence essentielle.
2/ Sur le plan de l'activité partisane, il existe aujourd'hui un écart important entre les
intérêts des militants et ceux des dirigeants, qui peut expliquer la crise actuelle du
militantisme.
A/ La définition formelle des partis politiques se trouve donnée dans les statuts. Un
organigramme fixe également la responsabilité de chacun. De manière générale, il existe à la
base une assemblée composée de l’ensemble des adhérents. Ceux-ci élisent les instances
nationales : comité directeur, bureau exécutif, président ou secrétaire général. Le dirigeant
peut être élu directement par les adhérents ou indirectement par les instances exécutives. Au
niveau local, les adhérents se rassemblent au sein de sections, elles-mêmes réunies en
fédérations départementales. Au sein des adhérents, on distingue des militants (des "adhérents
actifs" selon Duverger qui peuvent aller du bénévole jusqu'au permanent. Adhérents et
militants composent la base d'un parti.
Dans How Parties Organize: Change and Adaptation in Party Organizations in Western
Democracies (1994), Richard Katz et Peter Mair distinguent trois scènes de l’activité
partisane :
85
Ces trois scènes sont occupées par des groupes qui peuvent avoir des intérêts divergents : le
groupe parlementaire, le groupe des militants et le groupe des dirigeants. Des conflits
peuvent, en effet, survenir entre le groupe parlementaire et la base militante. Les
parlementaires se préoccupent d’abord de leur réélection et sont prêts à certains compromis,
alors que la base militante est naturellement plus intransigeante, plus idéologique et moins
gestionnaire. Ils obéissent à une éthique de responsabilité, alors que la base défend une
éthique de conviction (Weber). Les professionnels de la politique cherchent à pouvoir
continuer à vivre de et par la politique, tandis que les amateurs vivent pour elle. Les
dirigeants peuvent également s’écarter de la défense de l’opinion de la base cherchant plutôt à
nouer des alliances avec les autres partis, alors que la base, plus idéologique, demeure plus
intransigeante.
Tout cela montre que la base militante n’est pas dépourvue de moyens d’action sur
l’oligarchie dirigeante :
les courants qui agrègent des militants servent de support à la lutte interne pour le
pouvoir au sien du parti ;
certains partis mettent les militants au centre de leur stratégie de diffusion de leurs
valeurs (les partis de masse, qui s’opposent, dans la typologie de Duverger, aux partis
de cadres).
C/ Plusieurs auteurs s'accordent pour parler d'une crise du militantisme. Dans "Party
Membership in Twenty European Democracies 1980–2000" (2001), Peter Mair and Ingrid
van Biezen montrent que le nombre des adhérents à un parti politique a globalement diminué
et que l’activité militante stagne en Europe, sauf lorsque l’on observe une forte polarisation
des enjeux.
Le nombre d’adhérents est en forte diminution depuis le début des années 80 en France (on
compte aujourd'hui 400 000 adhérents à un parti politique, soit moins de 1 % de la population
86
française, contre 1 million pour le seul parti communiste en 1945). Au niveau européen, on
constate également un phénomène de baisse de la confiance envers les partis politiques.
Cette prise de distance des citoyens avec les partis politiques peut être rapprochée de la
montée en puissance des valeurs postmatérialistes dont parle Ronald Inglehart dans La
révolution silencieuse (1977) : de nouvelles revendications focalisées sur des enjeux
identitaires font suite à des revendications orientées vers les ressources économiques. En
marge des partis politiques, de nouveaux groupements émergent, avec des moyens de
participation spécifiques (par exemple, la Gay Pride), qui font que les individus militent
moins et de manière plus sélective.
Mais c’est surtout l’affaiblissement du degré de polarisation politique qui conduit à une
crise du militantisme : les enjeux du militantisme sont moins évidents lorsque la globalisation
et l’intégration européenne viennent limiter l’action des gouvernants. Ils sont également
affaiblis lorsque les gouvernants s’entendent pour gouverner au sein de coalition. Dans Party
Organizations. A Data Handbook on Party Organizations in Western Democracies 1960-
1990 (1992), Richard Katz et Peter Mair défendent la thèse de la cartellisation pour
expliquer le déclin de l’adhésion et du militantisme. La monopolisation des postes de
responsables politiques au profit des partis de gouvernement (UMP, PS) obligent les partis à
s’entendre pour partir à la conquête des suffrages. Katz et Mair estiment que le parti-cartel
est devenu le type de parti dominant dans les démocraties occidentales.
Ainsi, toute démocratie dispose d’un système de partis dont la description permet de mettre
en évidence :
Après avoir déterminé les principaux facteurs influençant la configuration des systèmes de
partis (1), nous verrons quelles sont les différentes manières de les appréhender (2).
87
1/ Les principaux facteurs structurant les systèmes de partis sont d’une part, les
facteurs idéologiques, sociaux, culturels et historiques, et d’autre part, le choix des
modes de scrutin.
A/ Dans "Cleavage Structures, Party Systems, and Voter Alignments" (1967), Seymour
Lipset et Stein Rokkan recourent à l’histoire pour éclairer l’origine des clivages partisans.
Selon eux, les partis politiques sont à la fois des agents de conflits et des instruments
d’intégration. Ils sont issus de quatre clivages fondamentaux qui sont nés lors de deux
périodes distinctes :
la Révolution française :
o Etat/ Eglise ;
o centre/périphérie ;
la révolution industrielle :
o urbain/rural ;
o possédants/travailleurs.
Dans Partis et familles politiques (1980), Daniel Louis Seiler construit huit familles
potentielles de partis correspondant à ces clivages :
Ces classifications sont certes réductrices (schéma binaire), mais leur simplicité permet
d’analyser la naissance des systèmes de partis autour de clivages historiquement marqués. Par
exemple, le clivage religieux opposant l’Etat et la religion lors de la Révolution française a
entraîné l’émergence de partis anticléricaux et de partis confessionnels. Il reste que tout
travail rigoureux de classement des partis se doit de prendre aussi en compte d’autres critères
tels que les discours ou la base sociale.
B/ Les systèmes de partis peuvent aussi être déterminés par les dispositions
constitutionnelles. Par exemple, suite à la deuxième guerre mondiale, la Cour
constitutionnelle allemande a exclu du jeu démocratique les formations extrémistes. Mais
l’intensité de cette influence fait débat.
Dans Les partis politiques (1951), Maurice Duverger défend que les modes de scrutin
conduisent à structurer les systèmes de partis :
Dans Partis politiques et réalités sociales (1962), George Lavau prétend, au contraire, que
les systèmes de partis sont d’abord structurés par des facteurs sociologiques, historiques ou
culturels. Maurice Duverger a fini d’ailleurs par tenir compte de cette idée et à modérer sa
88
position en conséquence : les modes de scrutin agissent comme des freins ou des
accélérateurs de la construction des systèmes de partis, les facteurs déterminants étant les
structures socio-économiques, les réalités nationales ou les idéologies.
Dans The political consequences of electoral laws (1967), Douglas Rae nuance l’analyse de
Duverger en soulignant un certain nombre d’exceptions (par exemple, l’Autriche connaît un
bipartisme malgré un scrutin proportionnel). Il remarque ensuite, la tendance des systèmes
électoraux à accentuer la représentation des partis ayant un poids important électoralement et
à diminuer celle des partis plus petits. En outre, il observe que le bipartisme et le scrutin
majoritaire à un tour ne sont pas nécessairement liés. Enfin, il note que plus la taille des
circonscriptions est grande, et plus les suffrages et les sièges se dispersent entre les partis, et
ce, indépendamment du mode de scrutin. A l’inverse, plus elles sont petites et moins la
représentation est proportionnelle. Par conséquent, un régime électoral n’a pas d’effet
mécanique sur un système de partis. L’histoire nationale ou la nature du consensus social sont
des éléments à prendre en compte pour comprendre la structuration d’un système de parti.
89
A/ La configuration des systèmes de partis influe sensiblement sur leur fonctionnement. En
fonction de leur fractionnement, il est possible de distinguer deux types de systèmes :
le bipartisme ;
le multipartisme.
il peut être souple ou rigide : lorsque les partis connaissent une discipline de vote (ex :
Grande-Bretagne où la discipline du parti majoritaire assure une certaine stabilité au
gouvernement, la chambre des communes étant une chambre d’enregistrement
soumise au Premier ministre), le bipartisme est rigide. Dans le cas contraire, il est
souple ;
il peut être parfait ou imparfait : lorsque deux partis représentent près de 90 % des
suffrages et peuvent gouverner sans allié, le bipartisme est parfait. Lorsque qu’ils
recueillent entre 75 et 80 %, il est imparfait, car il rend nécessaire l’alliance à un tiers
parti pour gouverner (ex : l’Allemagne et ses deux partis et demi : l’union chrétienne
(CDU/CSU), les sociaux-démocrates (SPD) qui font entre 30 et 40 %, et les libéraux
(FDP) qui font généralement entre 10 et 15 %).
B/ Le modèle de Giovanni Sartori présenté dans Parties and party system (1976) analyse le
système de partis en terme de polarisation. La polarisation désigne la distance qui sépare les
partis les plus éloignés. Elle peut être mesurée par l’intermédiaire du rejet que certains partis
suscitent (par exemple, le FN). Un système polarisé s’organise autour de pôles négatifs qui
fondent les préférences. Il existe alors deux possibilités :
la bipolarité : système de partis organisé autour de deux pôles (quelque soit le nombre
de partis) ; dans ce cas, le système est dépourvu de centre ;
la multipolarité : système de partis organisé autour de plus de deux pôles et qui
possède par conséquent un centre.
90
et de gauche d’un système politique représentent véritablement deux pôles opposés, le
système de partis est polarisé. L’intensité de la polarisation peut donc être :
Cette analyse en termes de polarisation permet ainsi d’éclairer la stabilité des systèmes de
partis. Par conséquent, la durée d’un gouvernement tient moins à l’existence d’un parti
majoritaire qu’à l’existence d’une polarité modérée.
C/ La théorie des coalitions a été formalisée par William Riker dans The Theory of Political
Coalition (1962). Elle rend compte des formes d’alliances qui se nouent au Parlement pour
former le gouvernement. Elle est solidaire d’une approche utilitariste du type théorie des
jeux. Elle repose sur trois postulats :
A partir de ces postulats, Riker va distinguer deux types de coalition probable en fonction des
résultats obtenus :
Cette approche comptable néglige cependant l’approche psychologique des alliances. Elle
présente néanmoins l’intérêt de mettre en évidence l’existence de ce que Jean et Monica
Charlot ont appelé en 1985 dans "L’interaction des groupes politiques", "les partis
charnières", c'est-à-dire les partis indispensables à une coalition minimale victorieuse. Ces
partis sont à la fois marginaux et indispensables pour former une coalition. Par conséquent,
ils peuvent peser sur la coalition et en retirer des bénéfices supérieurs à leur poids politique.
Ils sont généralement situés soit au centre, soit aux extrêmes.
D’autres auteurs ont cherché à mettre en évidence la dimension idéologique qui se retrouve
dans les coalitions. En effet, deux partis qui ensemble sont majoritaires, peuvent parfois
s’allier avec des petits partis dont ils n’ont pas besoin pour gouverner. Robert Axelrod
(Conflict of Interest. A Theory of Divergent Goals with Applications to Politics, 1970) prend
en compte cette dimension idéologique à travers le concept de "coalition minimale
91
victorieuse connexe" (minimal-connected winning coalition) : la coalition gagnante la plus
homogène sur le plan idéologique est préférable à toute autre coalition gagnante. Des
alliances contre nature, mêmes majoritaires, sont trop difficiles à gérer sur le plan
gouvernemental et surtout devant les électeurs.
Parti politique français, situé à droite sur l'échiquier politique, l’Union pour un mouvement
populaire (UMP) est une organisation politique qui défend une certaine idée du gaullisme.
Elle a été fondée en 2002 sous le nom d’Union pour la majorité présidentielle par Jacques
Chirac et est l’héritière du Rassemblement pour la République (RPR). Ses alliés traditionnels
sont le Parti radical valoisien (parti de centre droit qui s’est désolidarisé de l’UMP en 2011 et
qui est dirigé par Jean-Louis Borloo), le parti chrétien-démocrate de Christine Boutin et le
Centre national des indépendants et paysans. L’UMP est au pouvoir depuis 2002 et détient la
majorité des sièges à l’Assemblée nationale (317 sur 577). En 2011, ce parti compte environ
170 000 militants.
Si l'UMP se présente comme le parti héritier du gaullisme (symbole du chêne), il a surtout été
un formidable outil de rassemblement de la droite française (1), qui tend à s'émanciper de
cette doctrine politique au profit d'un pragmatisme politique, libéral et pro-européen (2).
1/ L'UMP est un parti de droite qui se veut à la fois comme l’héritier du gaullisme et un
outil de rassemblement de la droite.
Selon les époques, ces courants s’opposent ou s’allient. Par exemple, en 1958, le MRP et le
CNIP soutiennent la politique du général de Gaulle, mais l’exercice du pouvoir et la fin de la
guerre d'Algérie ramènent la division entre eux.
92
en 1967 : l’Union des démocrates pour la Ve République (UDVe) ;
en 1968 : l’Union des démocrates pour la République (UDR) créée par Georges
Pompidou ;
en 1976 : le Rassemblement pour le peuple français (RPR) créé par Jacques Chirac.
L’Union pour la Démocratie française (UDF) est un parti créée par Valéry Giscard d’Estaing
pour contrer le RPR. Il s’agit d’une fédération de partis réunissant essentiellement la droite
libérale (les républicains indépendants, transformés en Parti républicain, PR, en 1977), les
héritiers de la démocratie chrétienne (regroupés dans le Centre des démocrates sociaux, CDS,
à partir de 1976) et les radicaux ralliés à la droite.
Cette désunion entre les deux forces de droite se constate lors du premier tour des élections
présidentielles successives :
C/ Dans un tel climat d’éclatement de la droite, Jacques Chirac cherche à créer un grand parti
qui réunirait au nom du gaullisme, toute les tendances de la droite et du centre, ce qui lui
permettrait également de se représenter pour un second mandat. Mais les résistances sont
fortes. Une vague structure provisoire, l'Union en mouvement (UEM), se met en place fin
2001, qui va surtout préparer les investitures législatives de 2002.
Jacques Chirac bénéficie d’un climat favorable du fait de la faiblesse de l’UDF. L’UDF est,
dès l'origine, une alliance fragile composée de notables libéraux et centristes, elle manque
donc d'unité et de forces militantes. En outre, les tendances à l'éclatement se renforcent en
1998 au sujet la stratégie à tenir face au Front national (FN) divise ses composantes :
93
positionnée au centre, autonome à l'égard du RPR et sans compromis avec l'extrême
droite.
Lors de la présidentielle de 2002, pas moins de trois candidats issus de l’UDF se présentent :
François Bayrou, Alain Madelin et Christine Boutin. Leur score assez faible (respectivement,
7 %, 4 % et 1 %) consacre une large domination du courant gaulliste. Les investitures pour
les élections législatives qui suivent ne sont données qu’aux candidats qui acceptent de
rejoindre l’Union pour la majorité présidentielle (UMP) : les députés issus de Démocratie
libérale et plus des trois quarts des élus UDF rejoignent le nouveau parti. Une minorité
emmenée par François Bayrou refuse l’unification et se maintient à l’écart et donne
naissance, après les élections présidentielles de 2007, au Mouvement démocrate (Modem),
qui se veut au centre et indépendant.
2/ Depuis 2002, l’UMP est devenue une machine électorale au service de son leader qui
s'est largement émancipée du gaullisme, mais qui conserve toutefois une partie de son
héritage.
En outre, l’électorat du parti gaulliste a changé. Alors que le gaullisme se voulait au-dessus
des partis et des clivages partisans, le RPR apparaît dans les années 70 comme un parti
conservateur jouissant d’un ancrage solide chez les cadres supérieurs et les professions
libérales, ainsi que chez les chômeurs, les inactifs et les agriculteurs. La désaffection
concerne plus particulièrement les ouvriers (ils étaient 65 % à voter pour De Gaulle en 1965,
contre 15 % environ par la suite) et les employés.
B/ La création de l’UMP marque une rupture dans le paysage politique français, car si l’union
a toujours été l’horizon de la droite, la désunion a souvent été la règle. Une des raisons de son
succès est que le gaullisme est une doctrine assez floue, le parti gaulliste ayant surtout pour
objectif de soutenir l’action du général de Gaulle, action qui tenait lieu bien souvent de
programme et suffisait à rassembler les Français. Par la suite, cette culture du chef
charismatique s’est prolongée comme le montre l’absence de démocratie interne au sein du
parti. À l'origine, l'UMP se présente comme le parti du président Chirac et est destiné à
promouvoir son éventuel successeur. A la suite de la mise en examen d’Alain Juppé pour les
94
emplois fictifs de la mairie de Paris, il a en fait bénéficié à Nicolas Sarkozy qui s’est fait élire
à la tête du parti en 2004 avec près de 85 % des suffrages exprimés.
L’instauration en 2006 d’une élection au sein du parti du candidat à la présidentielle n’a pas
mis fin à cette culture du chef. Même si le choix du candidat peut apparaître en rupture avec
la mystique gaulliste qui veut que l’élection présidentielle soit la rencontre d’un homme et de
son peuple (et donc à éviter toute intronisation d'un candidat à la présidentielle par des
militants), la manière dont celle-ci s’est déroulée marque bien l’orientation "bonapartiste"
(Rémond) qui a toujours caractérisé le gaullisme, notamment à travers le recours au
plébiscite. Avant son élection à la candidature, Nicolas Sarkozy renforça considérablement
les forces militantes (pour les porter à près de 300 000 adhérents) à travers une offre
d’adhésion sur Internet à un prix attractif. Craignant un score extrêmement déséquilibré, les
autres candidats potentiels (Michèle Alliot-Marie notamment) se retirèrent, transformant ainsi
l’élection en plébiscite (Nicolas Sarkozy fut élu à 98 % des suffrages, il était l'unique
candidat).
C/ Depuis l'élection présidentielle de 2007, pour éviter la construction d’une légitimité pour
un nouvel opposant, le poste de président de l’UMP a été supprimé. Il est dirigé
collégialement par un pôle législatif et un pôle exécutif sur lequel les proches du président
gardent la main.
95
Ainsi le mainstream idéologique de l’UMP est aujourd’hui un programme libéral avec une
légère dimension sociale, et une vision internationale pro-européenne, voire atlantiste
(comme le montre la réintégration de la France au commandement de l’OTAN). Il y a donc
une rupture importante avec la vision gaullienne. Cependant, pour l’un des théoriciens du
sarkozisme, Henri Guaino, le gaullisme serait en fait un pragmatisme : "il n‟y a pas
d‟idéologie gaulliste, le Général a toujours adapté sa politique aux circonstances". De la
geste gaullienne, il reste à l'UMP :
Parti politique français, situé à gauche sur l'échiquier politique, le Parti socialiste (PS) est
une organisation politique qui défend une certaine idée du socialisme. Il a été fondé en 1905
sous le nom de Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO). Il a pris le nom de Parti
socialiste lors du congrès d’Alfortville en 1969. Ses alliés traditionnels sont le Parti radical de
gauche, le Parti communiste français, le Mouvement républicain et citoyen ainsi qu’Europe
Écologie Les Verts. Depuis les élections législatives de 2007, il est considéré comme le
premier parti de l'opposition et le deuxième parti français en nombre d'élus. Le parti compte,
en 2009, environ 200 000 militants.
Si à l'origine, le parti socialiste pouvait être considéré comme le parti des classes laborieuses
à vocation réformiste (1), il est aujourd'hui davantage un parti défendant les classes
moyennes qui n'a pas totalement rompu le lien qui le rattachait à la classe ouvrière (2).
A/ Le socialisme est une idéologie influencée par l’analyse marxiste. Or Karl Marx est
partisan de la révolution, c’est-à-dire de l’accès au pouvoir de la classe ouvrière au moyen du
renversement violent du pouvoir bourgeois. Toutefois, dans l’"Introduction" que donne
Friedrich Engels au livre de Marx intitulé Les luttes de classe en France 1848-1850 (1895),
Engels prend ses distances avec l’action révolutionnaire et écrit : "nous, les
"révolutionnaires" (...) nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les
moyens illégaux". Cette inflexion du socialisme par rapport aux moyens d’accéder au pouvoir
entraîne deux courants différents :
96
conduit à un éclatement des mouvements socialistes. Une opposition va donc subsister entre
deux pôles :
les antiparlementaristes : ce sont les guesdites (emmené par Jules Guesde) du Parti
ouvrier français, les allemanistes (Jacques Allemane) du Parti ouvrier socialiste
révolutionnaire et les blanquistes (Auguste Blanqui), du Comité révolutionnaire
central ;
les parlementaristes : les possibilistes de la Fédération des travailleurs socialistes et
indépendants (Alexandre Millerand, Jean Jaurès). Ils incarnent une voie réformiste
favorable à la participation au pouvoir.
Cette alliance se trouve fragilisée en 1920 lors du Congrès de Tours. La Révolution russe de
1917 concrétise l’action révolutionnaire et donne envie à la frange la plus déterminée de la
SFIO de créer un nouveau parti prônant la lutte révolutionnaire : la Section française de
l'Internationale communiste (SFIC, futur Parti communiste français — PCF).
La solution de Blum permet d’unifier la SFIO, mais elle empêche toute participation au
pouvoir au sein de coalition. Toutefois, des alliances électorales restent possibles, ce qui
permet à la SFIO de s’associent aux gouvernements radicaux entre 1920 et 1934.
En 1934, la stratégie du front unique (le Front populaire) rassemble communistes, radicaux et
socialistes sous un slogan consensuel : « du pain, la paix et la liberté ». En 1936, la gauche
unifiée sous l’égide de Blum accède au pouvoir. Elle met en place d’importantes réformes
sociales comme l’instauration de la liberté syndicale, la réduction du temps de travail et les
congés payés. La SFIO devient ainsi le symbole du progrès social en même temps qu’un parti
de gouvernement.
Sur un plan stratégique, cette focalisation sur les intérêts de classe pose néanmoins un
dilemme politique. En démocratie, l’accès au pouvoir étant conditionné à la conquête des
97
suffrages de la majorité du corps électoral, le choix de ne défendre que les intérêts d’une
classe minoritaire conduit à rester un parti minoritaire. Afin d’accéder au pouvoir, il convient
donc de passer d’une logique de classe à une logique majoritaire, mais qui se caractérise par
un certain éloignement de la doctrine d’origine.
Le choix du réformisme a ainsi conduit à une extension de l’électorat du parti socialiste. D’un
parti de militants fondé sur la mobilisation d’adhérents strictement encadrés, le parti
socialiste est devenu un parti d’électeurs. Mais cette stratégie de conquête des suffrages se
traduit par un éloignement croissant avec la classe ouvrière. L’électorat du parti socialiste se
transforme : il se compose de la petite bourgeoisie indépendante et intellectuelle.
A/ En 1969, la SFIO est rebaptisée Parti socialiste (PS). François Mitterrand en devient le
premier secrétaire en 1971 lors du congrès d’Epinay. Ce dernier noue des alliances avec le
PCF et les radicaux de gauche. Il met en place un Programme commun de gouvernement en
1972 qui entend « vivre mieux, changer la vie » au moyen d’une politique économique
interventionniste et parvient à réunir les revendications de la classe ouvrière avec celles des
classes moyennes.
Cette stratégie d’alliance est inédite car le Parti socialiste s’était jusqu’ici tourné vers le
centre et avait délaissé le PCF. Elle permet notamment :
Suite à cet échec, le PS se veut plus pragmatique, partisan d’une économie mixte et de la
bonne gestion des affaires publiques. Le thème de la lutte des classes disparaît de son
discours. Ce revirement aboutit à des périodes de cohabitation (de 1986 à 1988, Jacques
Chirac est nommé Premier ministre et de 1993 à 1995 avec Edouard Balladur).
B/ Depuis les années 90, le parti socialiste est devenu le parti des classes moyennes
davantage que celui de la classe populaire. Les transformations sociales ont conduit à une
acceptation implicite du libéralisme économique qui promeut l’économie de marché. Elles
ont aussi conduit à une adhésion aux valeurs culturelles de l’individualisme qui sont attachées
au libéralisme : la tolérance et le respect de l’autonomie individuelle.
La classe moyenne forme aujourd’hui l’essentiel de la base militante du PS. Si en 1970, les
ouvriers et les employés représentaient 40 % des adhérents, ils n’en représentent plus que 20
98
% dans les années 90. Les classes moyennes (38 %) et supérieures (27%) sont largement
majoritaires. En outre, on constate un rajeunissement et une hausse du niveau éducatif : la
moitié des nouveaux adhérents enregistrés en 2002 ont entre 18 et 44 ans et ont un niveau
égal ou supérieur à bac +3.
De surcroît, la base électorale n’est plus constituée des ouvriers comme auparavant : s’ils
étaient 36 % en 1973, ils ne sont plus que 21 % en 2007. L’électorat du PS est composé à une
forte majorité des classes en moyenne, ce qui en fait désormais un parti attrape-tout.
C/ Au sein du PS, il existe plusieurs courants. Ils ont été institutionnalisés en 1971 pour
entériner la réorganisation du PS sur la base de clubs et favoriser la démocratie interne. Ils
sont néanmoins facteurs de divisions et de personnalisation. Pour la première fois en 2007,
des primaires internes au PS ont été organisées de manière à choisir le candidat du parti à
l’élection présidentielle. C’est une personnalité extérieure à l’appareil du parti qui les
emporte, en partie portée par les sondages, Ségolène Royal.
Les courants structurent la vie interne du Parti socialiste. Héritiers des clubs et groupes
politiques précédant la réunification d'Épinay, ils se sont largement modifiés au cours du
temps. Officiellement, les courants se structurent autour des motions, c'est-à-dire des grands
textes d'orientation rédigés à chaque congrès. Officieusement, chaque motion est subdivisée
en multitudes de sensibilités, parfois liées à un leader charismatique, ou tout simplement à
une manière de faire de la politique et d'analyser la société.
Lors du congrès de Reims en 2008, les motions défendant les valeurs de la social-démocratie
(mentions de Gérard Collomb, de Bertrand Delanoë), plutôt proches du centre, l’ont
largement emporté. Cet événement a conduit le député Jean-Luc Mélenchon à quitter le PS
pour fonder son propre parti plutôt favorable à une alliance avec les communistes : le Parti de
gauche.
99
1/ Le rôle historique du PCF a été de représenter la classe ouvrière et de lui permettre
de s'épanouir au sein d'une contre-société en attendant son accession au pouvoir.
A/ Après la Révolution d’octobre 1917, Lénine et les bolcheviks décident de créer, en 1919,
l’Internationale communiste (IIIe Internationale ou Komintern, selon son appellation en
russe). Elle naît d’une scission avec l’Internationale ouvrière (IIe Internationale). Lénine
reproche à cette IIe Internationale d’avoir été impuissante face aux nationalismes. Il juge que
les sociaux-démocrates ont trahi l’idéologie marxiste en apportant leur soutien à leur pays
pendant la guerre alors que le véritable enjeu était la lutte des classes.
En France, cette division suscite des divergences au sein de la gauche française réunie, depuis
1905, dans la Section française de l’International ouvrière (SFIO). Lors du congrès de Tour
en 1920, une partie majoritaire décidée à adhérer à l’Internationale communiste quitte le parti
pour créer la Section française de l'Internationale communiste (SFIC). En 1922, la SFIC
change de nom et devient le Parti communiste.
En 1934, le PC joue un rôle majeur dans la formation du Front populaire, alliance politique
avec les socialistes qui triomphe en 1936. Les communistes soutiennent, mais ne participent
pas au gouvernement de Léon Blum. Parallèlement, le PC renoue les fils entre une histoire
nationale (Les Lumières, la Révolution, la Commune) et le communisme français, ce qui se
traduit symboliquement par l’association du drapeau rouge et du drapeau national.
Le PCF se veut d’abord et avant tout comme le parti des ouvriers. Il est porteur d’un projet
révolutionnaire nourri par l’espoir d’une société sans classes débarrassée du capitalisme. Il
défend également l’ouvriérisme, c'est-à-dire un système qui considère que les mouvements
ouvriers doivent avoir un rôle de premier plan dans la gestion socialiste de l'économie. Pour
cela, il met en place des écoles où sont formés les cadres du parti. Ces écoles sont étudiées
par Nathalie Ethuin, notamment dans "De l’idéologisation de l’engagement communiste :
fragment d’une enquête sur les écoles du PCF" (2003) où elle montre comment ces écoles ont
permis l’ascension sociale d’individus dont les moyens limités empêchaient de concrétiser
leurs ambitions professionnelles. Elle montre aussi qu’elles sont vectrices d’une "remise de
100
soi", c'est-à-dire d’une sorte d’abandon de la distance critique vis-à-vis de la politique du
parti.
Sur le plan culturel, le communisme se présente comme une identité forte, qui en fait plus
qu’un simple parti. Il est très présent dans les municipalités accueillant une part importante
d’ouvriers. Dans Halluin la rouge (1919-1939) : aspects d‟un communisme
identitaire (1991), Michel Hastings montre que la municipalité communiste exerce "un
magistère moral" sur la vie de la cité. Il note également l'éxistence d’un "communisme
identitaire", le communisme est davantage qu’un parti, il est aussi un vecteur identitaire, une
forme de contre-culture au sein de la société.
B/ Durant les années 30, le PC est antifasciste (participation dans la guerre civile espagnole
aux côtés des républicains), mais il s’intègre au système communiste mondial alors dominé
par Staline. Ce dernier organise les Procès de Moscou (1936-1938) pour purifier le PCUS de
ses éléments bolchéviks (procès truqués visant à les discréditer) ainsi que les Grandes Purges
(1937-1938), à savoir le recours à grande échelle de la déportation, de l’emprisonnement, de
l’exécution contre tous ses opposants politiques. En 1939, il va même jusqu’à signer le pacte
de non-agression germano-soviétique avec Hitler. Dissous en 1939, le PC entre dans la
clandestinité non sans incertitudes et incompréhensions de nombreux militants
souvent traqués et arrêtés par la police. En 1943, Staline dissout le Komintern, et le PC
devient le Parti communiste français (PCF).
À la Libération, le PCF jouit d’une aura exceptionnelle. Il se décrit comme le "parti des 75
000 fusillés", profite du prestige de l’URSS et participe au gouvernement. Aux élections
législatives de 1946, il obtient 28,6 % des suffrages et fait élire 182 députés. Il compte alors
près de 800 000 adhérents et s’implante sur l'ensemble du territoire avec des ancrages forts
dans la région parisienne (la ceinture rouge) et dans les bassins industriels et miniers, ce qui
en fait un parti de masse (Duverger). Il se dote d’institutions efficaces : écoles, universités,
associations de quartier, clubs de loisirs, maisons d’édition, presse, syndicats qui sont à
l’origine de ce qu’Annie Kriegel a appelé, dans Les Communistes français. Essai d‟éthologie
politique (1968), "une contre-société". Des figures intellectuelles de premier plan le
rejoignent telles que Louis Aragon, Paul Eluard ou Pablo Picasso.
Mais avec la guerre froide, le PCF se rigidifie. En 1947, le Kominform (Bureau d'information
des partis communistes et ouvriers) remplace le Komintern et contrôle étroitement l’évolution
idéologique des partis communistes. Deux idées deviennent dominantes : la lutte contre
l’impérialisme et la bataille pour la paix. A l’intérieur du parti, le marxisme-léninisme est
érigé en dogme et tous ceux qui s’en écartent en sont exclus. Cette doctrine a été inventée
après la mort de Lénine et a été utilisée par Staline. Il la définit dans Les Principes du
Léninisme en 1924 qui sont des conférences faites à l’Université de Sverdlovsk comme "la
théorie et la tactique de la dictature du prolétariat". Il s’agit en réalité d’un corpus figé des
principales idées de Lénine (dictature du prolétariat, lutte contre l’impérialisme, parti
d’avant-garde) avec une inflexion autoritaire très marquée.
En France, le marxisme-léninisme est incarné par le PCF et par son principal dirigeant (de
1932 à 1964) Maurice Thorez. Lors de l’Insurrection de Budapest (1956), ce dernier apporte
un soutien controversé à Moscou qui réprime violemment la révolte hongroise (plus de 3000
morts). La mort de Staline (1953) permet cependant un rapprochement du PCF avec la SFIO,
puisque en 1956, le PCF contribue à l'investiture du gouvernement présidé par Guy Mollet
après avoir obtenu 26 % des suffrages exprimés aux législatives.
101
En 1964, Maurice Thorez meurt. Il est remplacé par Waldeck Rochet. Le PCF
s'autonomise par rapport au PCUS. Il apporte à François Mitterrand le soutien communiste
dans sa candidature présidentielle en 1965 et s’efforce de réorganiser le parti. Plusieurs
événements marquants au plan de la stratégie politique sont à signaler :
2/ A partir des années 70, le parti communiste connaît un lent déclin caractérisé par la
fuite de son électorat populaire et par l’abandon des principaux dogmes de la doctrine
communiste.
Au terme de ces évolutions, il ne reste de la doctrine de l'époque thorézienne plus que trois
éléments :
le centralisme démocratique ;
la référence au marxisme-léninisme ;
la marque révolutionnaire.
Mais la perte d’influence du PCF continue. Malgré la réforme interne qu’il réalise au sein du
parti, Georges Marchais incarne un durcissement de la ligne du parti. En 1977, il rompt avec
l’Union la gauche et rapproche le PCF de l’URSS. Il soutient l’intervention en Afghanistan
en 1979. La période 1978-1993 apparaît comme une période de retour aux formes d’autorité
héritées de l’époque thorézienne. La stratégie de Marchais est de parier sur l’usure des
socialistes au pouvoir. Mais durant cette période attentiste, de nombreux intellectuels et
militants s’éloignent du PCF qui connaît également une baisse régulière de ses scores
électoraux. La rupture du PCF avec le Programme commun fait apparaître Marchais comme
un sectaire et Mitterrand comme l’artisan de l’union. Il sert ainsi la droite. La stratégie de
Mitterrand qui consiste à tenir le PC à ses côtés pour accéder au pouvoir fonctionne. Il
parvient ainsi à affaiblir son audience dans les couches populaires De manière générale,
chaque processus d’union avec le PS a conduit à un affaiblissement du PCF qui enregistre ses
plus faibles scores électoraux au sortir de ses alliances gouvernementales :
102
de 1981 à 1984 : quatre ministres dans le gouvernement Mauroy ;
de 1997 à 2002 : deux ministres dont Marie-Georges Buffet dans le gouvernement
Jospin.
Désormais privé de son modèle, le PCF doit donc entamer ce que Robert Hue a appelé "la
mutation". Il sollicite les savoirs de la communication politique, recourt aux sondages et aux
slogans publicitaires. Dans Les nouveaux communistes : voyage au cœur du PCF (1999),
Cécile Amar met en évidence ce phénomène nouveau des années Hue. Le discours politique
se modernise et le parti n’hésite pas non plus à innover politiquement : il recourt au principe
de la double parité communiste/non-communiste – homme/femme sur sa liste présentée lors
des élections européennes de 1999. Mais le bilan est mitigé : ces slogans ainsi que les
innovations dans les alliances désorientent les militants (cette liste intitulée « Bouge l'Europe
» et emmenée par Robert Hue obtient 6,8 % des suffrages exprimés).
La plupart des éléments du monde communiste disparaissent : les éditions du PCF sont
démantelées et vendues, le journal L‟Humanité connaît une crise grave, les revues théoriques
végètent, l’appareil de formation et les socialisations militantes à la base se déstructurent.
L’esprit de parti s’estompe et la capacité à susciter de nouvelles vocations communistes est
en panne. La participation à la gauche plurielle et l’appartenance au gouvernement de Lionel
Jospin ne parviennent pas à éviter la baisse des suffrages. A l’élection présidentielle de 2002,
le candidat communiste Robert Hue obtient seulement 3,4 % des suffrages exprimés. Le PCF
n’est plus un allié stratégique clef : son incapacité à mobiliser les catégories que la social-
démocratie ne touche pas traditionnellement n'en fait plus la force d'appoint nécessaire à la
victoire qu'il était dans les années 80.
103
En 2002, Marie-George Buffet succède à Robert Hue. Cette dernière tente de capitaliser sur
son nom à l'élection présidentielle de 2007 une partie de l'électorat du non au référendum sur
la Constitution européenne de 2005 tout en préparant une alliance avec le PS au second tour.
Mais son score de 1,9 % des suffrages met fin à tout espoir de résurgence du communisme.
C/ Sur le plan électoral, le PCF connaît un repli dès la fin de la IVe République qui
s’accentue sous la Ve du fait de la bipolarisation du système de parti. Les élections de 1958
marquent un tournant puisqu’il passe en-dessous des 20 %. Dans les années 60-70, il parvient
à se maintenir autour de 20 %. Puis la chute reprend au moment de l’accession au pouvoir de
François Mitterrand. Il laisse ensuite la première place au PS. Dans les années 90 à 2000, le
lent déclin du parti communiste continue comme le montre les chiffres des élections
présidentielles : en 1995, 8,6 % ; en 2002, 3,4 % ; en 2007, 1,9 %.
Le communisme municipal est aussi fortement atteint. En 1982, à son apogée, 72 villes de
plus de 30 000 habitants sont gérées par le PCF contre 29 en 1995. Cette perte des communes
affaiblit le pouvoir des notables communistes locaux et réduit le nombre de postes. Alors
qu’en 1981, il y avait 28 000 élus locaux, il n’en reste plus que 10 000 en 2008.
L’appareil militant connaît également un déclin important : le PCF en comptait 520 000 en
1978, 380 000 en 1984, et 138 000 en 2011 (ce qui reste important relativement aux autres
partis politiques).
un vieillissement des adhérents : un quart ont plus de 60 ans, seulement 10,5 % ont
moins de 30 ans, alors qu’ils représentaient 30 % en 1979 ;
la diminution du poids des ouvriers : ils étaient 45,5 % en 1979, ils sont 31,3 % en
2000. Par contre, les proportions d’employés augmentent (33 %), ainsi que celles des
professions intermédiaires (20 %) et la part des inactifs est importante (23 %) ;
une forte féminisation : le parti compte 40 % de femmes (contre 35 % en 1977).
En outre, la forte diminution de la part des ouvriers dans la population active en France rend
caduque ses symboles traditionnels. Alors qu’ils représentaient 40 % de la population active
dans les années 50, ils ne sont plus que 22 % en 2006. Sans compter que les emplois
deviennent de plus en plus hétérogènes et rendent difficile l’identification à un prolétariat
104
unifié. Or la culture du parti est largement fondée sur la croyance que le monde est et restera
industriel. Elle intègre difficilement l’idée que la tertiarisation de l’économie induit de
nouvelles problématiques sociales et économiques.
Il faut ajouter que les ouvriers eux-mêmes ne se sentent plus aussi proches du PCF que par le
passé. En 2007, seuls 5 % des ouvriers disent se sentir proches de ce parti (contre 22 % du
PS, 11 % de l’UMP et 13 % du FN). Le PCF subit la montée de l’abstention de cette
catégorie de la population (sensible à partir de l’union du PCF avec le PS en 1981) et souffre
du vote utile qui conduit à valoriser le candidat PS aux élections nationales.
Dans Ces Français qui votent FN (1999), Nonna Mayer note également un essor de
"l’ouvrierolepénisme" : depuis 1988, la classe ouvrière est de plus en plus séduite par le
discours de Le Pen. Parmi les enquêtés, 15,5 % des ouvriers ont voté Le Pen en 1988, 19,5%
en 1995 et 22,5% en 2002. Les profils sociologiques les plus favorables au FN au sein de la
classe ouvrière sont des hommes jeunes très intégrés au milieu ouvrier (mariés avec une
ouvrière et issus de ce milieu). Mayer constate ainsi que plus la conscience de classe
augmente et plus l’attirance vers le FN est forte. Le terrain populaire labouré par le FN
conduit à la fuite du vivier électoral traditionnel du PCF.
Le PCF est aussi débordé sur sa gauche. En 2002, Hue arrive pour la première fois derrière
deux troskistes (Laguillier et Besancenot) et en 2007, l’extrême gauche dépasse de 5 points le
score de Buffet. Le positionnement du PCF est ambigu et laisse une place importante aux
partis contestataires. C'est pour occuper cet espace que le parti opte pour une stratégie
nouvelle de rassemblement des opposants à l’Europe libérale (cf. les élections européennes
de 2009) au sein du Front de gauche de Jean-Luc Mélanchon. Le Front de gauche optient
ainsi 6,5 % des suffrages et cinq élus. Pour 2012, la stratégie du PCF s’inscrit dans la
continuité de cette alliance nouvelle avec la désignation en 2011 d’un candidat unique du
Front de gauche pour l’élection présidentielle de 2012.
Europe écologie les Verts (EELV) est un parti politique français, situé à gauche, qui cherche
à promouvoir l’écologie politique. Il a été fondé en 1984 lors du congrès de Clichy après un
rassemblement de deux mouvements écologiques. Il milite en faveur de la prise en compte
des enjeux écologiques dans l'action politique et se nourrit d'influences diverses telles que le
féminisme, le tiers-mondisme ou le pacifisme. Ses alliés traditionnels sont le Parti socialiste
(PS) et le Parti communiste français (PCF) avec lesquels il a gouverné entre 1997 et 2002 (la
gauche plurielle). Malgré une institutionnalisation croissance de cette organisation dans le
paysage politique français, celui-ci souffre de la volatilité de son électorat et de sa
gouvernance difficile. En 2011, il compte 15 000 adhérents.
105
gestion de l’eau dans les pays en voie de développement, l’épuisement des ressources
naturelles et la pollution croissante due aux activités humaines.
Dans les années 70, les partis écologistes sont éparpillés en de petites entités autonomes. Ils
se rassemblent le temps d’une élection et se dissolvent au lendemain de celle-ci. Il faut
attendre le congrès de Clichy (1984) pour que ces entités se rassemblent au sein d’un parti
plutôt inspiré par des valeurs de gauche. Toutefois, Antoine Waechter, qui s’impose comme
le chef de file du nouveau parti en 1986, défend une ligne politique indépendante de la droite
et de la gauche en affirmant que "l'écologie politique n'est pas à marier" (stratégie du "ni,
ni").
Les Verts connaissent ensuite leur premier succès électoral lors des élections européennes de
1989 (10,6 % des suffrages). Même s’il faut aussi tenir compte du fort taux d’abstention lors
de ces élections, à partir de cette date, le parti vert français ainsi que ses homologues
européens (les Grünen allemands, le Green party anglais) deviennent des composantes non
négligeables des systèmes partisans européens. L’accident de Tchernobyl survenu en 1986
explique en partie cette montée sensible des préoccupations environnementales.
En 1990, Brice Lalonde et Jean-Louis Borloo créent un autre parti écologiste, avec une
orientation plutôt libérale : Génération écologie (GE). Si en 1993, GE et les Verts concluent
une alliance pour présenter des candidats uniques aux élections législative, cette ligne
politique est abandonnée dès 1994, les Verts souhaitant passer des alliances uniquement avec
la gauche, ce qui marque une rupture avec la stratégie du "ni, ni" défendue initialement par
Antoine Waechter. En raison de sa mise en minorité, il quitte les Verts pour fonder le
Mouvement écologiste indépendant (MEI).
Si, lors les élections présidentielles de 2002, le candidat des Verts, Noël Mamère, recueille le
score le plus important pour un écologiste dans ce type d’élection (5,25 % des voix), les
élections législatives apparaissent en revanche comme un échec, puisque le parti n’obtient
que 3 élus au lieu de 6 lors de la précédente législature. Quant aux élections présidentielles de
2007, le score très bas obtenu par la candidate Dominique Voynet (1,57 %) a fait craindre, un
moment, la disparition du parti.
A partir de ces échecs, une nouvelle stratégie vise au rassemblement de toutes les sensibilités
écologistes allant de Nicolas Hulot à José Bové. Mise en place lors des élections européennes
de 2009, cette stratégie de rassemblement s’avère payante puisque les listes intitulées
"Europe Écologie" obtiennent 16,28 % des suffrages au niveau national. Le changement de
nom des Verts en 2010, nouvellement baptisé Europe écologie les Verts (EELV), s’inscrit
dans la continuité de ce mouvement.
B/ La montée en puissance des partis écologistes peut s’expliquer par la prise de conscience
des enjeux environnementaux. Il y a tout d’abord le réchauffement climatique, objet de
préoccupations toujours plus pressantes et qui est désormais reconnu, depuis les travaux du
106
Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) réalisés en 2007, par
l’ensemble de la communauté scientifique. Il y a aussi l’accroissement des risques liés aux
activités humaines dans le domaine du nucléaire civil (Tchernobyl) et militaire (Murora),
dans le domaine des hydrocarbures (Erika, Deepwater Horizon, exploitation du gaz de
schiste) mais aussi dans le domaine agroalimentaire (le scandale de la vache folle, les OGM).
Dans La société du risque (1986), Ulrich Beck diagnostique l’émergence d’une société où le
risque ne lui est plus est extérieur, mais inhérent. Les sociétés industrielles traditionnelles
fonctionnaient autour du problème de la répartition des richesses. Or dans les sociétés post-
industrielles, le problème fondamental apparaît comme celui de la répartition du risque. Le
risque y est en effet global et menace l’humanité entière de disparition. Il entraîne, par
conséquent, une redéfinition de la dynamique sociale et politique : il est un critère supérieur à
la notion de répartition des richesses et devient l'élément structurant du capitalisme. A partir
de cette analyse, il est possible de considérer les partis écologistes comme une réponse
politique à la nécessité de gérer le risque planétaire, celui du réchauffement climatique, mais
aussi celui de la gestion des ressources naturelles ou des conséquences transnationales des
activités humaines sur l'environnement.
Enfin, il faut souligner que l’émergence d’un parti écologiste dans les années 70-80 s’intègre
mal dans la théorie de la congélation défendue par Rokkan et Lipset. Dans Party Systems
and Voter Alignments (1967), Stein Rokkan et Seymour Lipset expliquent l’apparition des
partis par le gel des clivages émergeant à une époque donnée (pour mémoire, ils distinguent
quatre clivages fondamentaux : Eglise/Etat ; centre/périphérie ; rural/urbain ;
possédants/travailleurs). Il est toutefois possible d’intégrer les partis écologistes à cette
analyse, à condition d’ajouter un nouveau clivage, par exemple entre matérialistes et post-
matérialistes.
2/ Malgré une présence de plus de trente ans dans le paysage politique français, le parti
écologiste peine à fidéliser son électorat.
A/ Au plan de la sociologie électorale, le profil type d’un militant écologiste est le suivant :
individu d’environ 40 ans, diplômé du supérieur, travaillant dans le secteur tertiaire, plus
particulièrement dans les domaines sociaux et intellectuels (41 % des militants appartiennent
aux professions intellectuelles supérieures en France, contre 9,6 % de la population). Il est
peu religieux et manifeste un fort intérêt pour la politique. Comme pour le PCF, le parti Vert
se démarque des autres par son taux de féminisation très marqué (33 % des Verts sont des
femmes).
107
Europe écologie les Verts (EELV) est un parti récent qui a néanmoins su s’enraciner
progressivement dans la géographie électorale. Il ne dispose pas de bastions électoraux,
mais recueille ses meilleurs résultats dans quatre zones : l’Alsace (lieu de naissance de
l’écologie politique française), Rhône-Alpes, la Bretagne et Paris. L’écologie politique reçoit
un accueil plus favorable dans les villes dotées de structures universitaires (Paris, Lyon,
Grenoble, Rennes) que dans les régions rurales. Il peut toutefois apparaître des sursauts
électoraux dans certaines zones marquées par une conjoncture locale particulière (liée à
l’implantation d’une centrale par exemple). Ce phénomène correspond à la politisation de
mouvements NIMBY ("Not in my backyard", pas chez moi), c'est-à-dire à des individus se
servent du vote écologiste pour défendre leurs intérêts particuliers plutôt que par adhésion au
projet de société défendu par le parti. Il s’agit donc d’un vote de circonstance et non d’un
vote d’adhésion.
Plus généralement, le parti Vert peine à fidéliser son électorat, et ce, malgré une présence
dans le paysage politique français de plus de trente ans. Le nombre d’adhérents (15 000)
reste faible et parmi eux, les professions intellectuelles sont surreprésentées. La plupart
d’entre eux partagent le socle des valeurs de gauche : confiance en l’interventionnisme
étatique et lutte contre les inégalités. Ils affichent cependant un soutien plus marqué aux
minorités (régularisation de tous les "sans papiers", refus des politiques de contrôle de
l’immigration) et leur volonté affichée d’une sortie rapide du nucléaire est un élément de
différenciation important, les positions communistes et socialistes étant plus mesurées à cet
égard.
En revanche, les électeurs écologistes présentent une homogénéité moins importante que les
militants. A titre d’exemple, en 2007, seuls 32 % des personnes proches des Verts se
positionnent clairement à gauche. Certains d’entre eux revendiquent une stricte
indépendance, d’autres préfèrent un positionnement plus au centre et regrettent un
positionnement trop social des écologistes qui se fait au détriment de la défense des causes
environnementales. Selon le type d’élection (local, national ou européen) et selon le poids de
la conjoncture environnementale, les résultats des suffrages obtenus varient grandement, ce
qui fait du vote vert avant tout un vote d’enjeu.
B/ Sur le plan interne, le parti écologiste se distingue des autres partis par l’importance de la
démocratie interne. Dès l’origine, il est le résultat d’expériences associatives et d’initiatives
citoyennes (cf. les comités de citoyens allemands dans les années 70). Le projet écologiste a
une portée générale puisque c’est un projet de société alternatif, mais c’est aussi un projet
politique alternatif qui recherche l’accomplissement de la démocratie participative à l’échelle
de la société tout entière, contre les tendances élitistes du système représentatif.
Cet idéal démocratique est mis en œuvre au sein du parti et se caractérise par un rejet de
l’oligarchie et de la professionnalisation politique. Les adhérents détiennent la souveraineté.
Les instances de décision sont collégiales. L’organisation du parti est décentralisée et repose
sur la coordination d’unités locales autonomes. Plusieurs principes sont appliqués :
108
le principe de participation (les programmes sont le produit de motions librement
proposées par tous et longuement discutées ; lors de leur élaboration, les minorités
peuvent s’exprimer au même titre que les tendances les plus importantes).
Ce type d'organisation présente un coût en temps et se révèle complexe à gérer. Les querelles
apparaissent au grand jour et rendent l’identification partisane délicate. La primaire
écologiste entre Nicolas Hulot et Eva Joly en 2011 montre l’ampleur des désaccords qu’il
peut exister entre deux candidats appelés à représenter EELV lors d’une élection
présidentielle. Si cette organisation semble remettre en question la loi d’airain de l’oligarchie
(Robert Michels), elle n’empêche pas pour autant la personnalisation et l’émergence de
leaders qui négocient parfois entre eux ou peuvent être en conflit ouvert sans soumettre leurs
décisions à la base militante.
Cette importance de la démocratie participative explique aussi les difficultés que rencontre le
parti pour s’institutionnaliser. Les clivages et les sensibilités divergentes accroissent
l’ampleur des compromis à réaliser. A titre d’exemple, l’alliance de gouvernement avec le PS
fait toujours débat au sein du mouvement. Si une fraction se proclame ouvertement
antilibérale, une autre revendique un souci exclusif des enjeux environnementaux. Cette
hétérogénéité est favorisée par les règles contraignantes de la démocratie interne qui, par
respect pour les minorités, traite toutes les sensibilités de manière égalitaire, et donc
forcément de manière injuste au regard des enjeux réels des positions défendues. Le surcroît
de lenteur qui en résulte apparaît peu compatible avec la participation aux élections et au
gouvernement qui nécessite une prise de décision rapide et un leadership affirmé.
Le Front national (FN) est un parti politique français, situé à l’extrême droite, qui défend
une idéologie nationaliste, souverainiste et populiste. Il a été fondé en 1972 par Jean-Marie
Le Pen. Parti essentiellement protestataire et anti-système, ses critiques dirigées en direction
des partis de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche (UMP, PS), font de lui un
parti isolé et sans alliés. A l'origine parti des nantis et des possédants, il joue depuis quelques
années la fonction tribunitienne autrefois dévolue au PCF, notamment par un changement du
profil sociologique de son électorat composé de plus en plus d’ouvriers et d’employés. En
2011, il compte 40 000 adhérents.
A/ A l’origine, le Front national (FN) se nomme le Front national pour l’unité française
(FNUF). Il est créé en 1972 lors du deuxième congrès de l’organisation d’extrême droite
Ordre nouveau. Il s'agit, en réalité, de participer aux élections législatives de 1973 au moyen
d’une structure plus large. Jean-Marie Le Pen en devient le premier président. Il change de
nom très vite pour devenir le Front national dès l'année 1973.
Jusqu’au début des années 1980, le Front national reste un parti marginal : Le Pen obtient
0,75 % lors des élections présidentielles de 1974 et lors des élections présidentielles de 1981,
109
il ne parvient même pas réunir les 500 signatures d’élus locaux pour se présenter. De dépit, il
appelle à voter Jeanne d’Arc.
A partir du milieu des années 80, un espace favorable aux idées d’extrême droite s’ouvre
dans le paysage politique français. Son terreau idéologique est l’immigration et l’insécurité,
thèmes dont les enjeux sont négligés par les autres partis politiques. Mais le FN profite aussi
de l’usure de la gauche au pouvoir et de la crise de confiance plus globale des citoyens envers
la politique. Il sait exploiter habilement tous ces éléments et ses scores électoraux ne cessent
de croître. A l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen obtient 14,4 % des
suffrages exprimés, 15 % en 1995 et crée même la surprise en 2002 en arrivant deuxième
avec 16,9 % des voix, juste après Jacques Chirac, mais devant le candidat du PS, Lionel
Jospin. Son score très faible au second tour (17,8 %) montre toutefois que le vote FN
demeure un vote contestataire et qu’une importante partie du corps électoral ne lui fait pas
confiance en tant que parti de gouvernement. Il reste qu’en moins de 20 ans, ce parti est passé
de l’inexistence électorale à un statut de deuxième force électorale du pays.
Le FN est régulièrement rejoint par des membres de la droite qui souhaitent une radicalisation
de la politique en matière d’immigration ou un durcissement de la position souverainiste à
l’égard de la construction européenne. C’est le cas de Bruno Mégret qui adhère au Front
national en 1987. Il en devient le délégué général et acquiert rapidement une certaine
influence au sein de ce parti. Considéré comme un rival embarrassant par la direction du FN,
notamment par l’entourage de Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret finit par être exclu du parti.
Il emporte avec lui une grande partie de cadres et d’élus et crée en 1999, le Front national -
Mouvement national, dont il devient le président, mais qui est contraint de changer de nom
suite à l’action judiciaire de Jean-Marie Le Pen. Ce nouveau parti est rebaptisé Mouvement
national républicain (MNR). Il ne parvient pas néanmoins à concurrencer les scores du FN
(2,34 % à l’élection présidentielle de 2002) qui reste le seul grand parti d’extrême droite en
France.
B/ En 2007, le FN souffre de la reprise d’une partie de ses thèmes traditionnels (lutte contre
l’immigration et contre l’insécurité) par le candidat Nicolas Sarkozy. Jean-Marie Le Pen
n'obtient que 10,44 % des suffrages exprimés lors de l'élection présidentielle et est relégué en
quatrième position derrière Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou. Lors des
élections législatives qui suivent, le FN continue de s'effondrer et obtient seulement 4,3 %
des suffrages (moins 7 points par rapport au scrutin précédent). Ce sont les plus mauvais
résultats du FN lors d'élections nationales depuis la fin des années 1980. Cet effondrement est
confirmé l'année suivante lors des élections municipales, au cours desquelles les candidats du
FN, qui éprouvent souvent des difficultés financières à constituer des listes, obtiennent des
résultats extrêmement faibles (0,93 % des suffrages exprimés au premier tour, 0,28 % au
second et seulement une soixantaine de conseillers municipaux). Le FN perd ainsi son
influence dans le paysage politique français.
110
Cette baisse d'influence s'accompagne de problèmes financiers importants qui ont notamment
conduit à la vente du siège du Front national à Saint-Cloud et au départ de plusieurs figures
du parti telles que Jacques Bompard (maire d'Orange), Jean-Claude Martinez (ancien vice-
président du Front national) ou Carl Lang (député européen, il crée le Parti de la France en
2009). Elle a toutefois été atténuée lors des élections régionales de 2010, où, dans un contexte
d'abstention record, il connaît un certain rebond en obtenant 11,42 % des suffrages au
premier tour. Même si son score est en retrait par rapport aux régionales de 2004, le parti
progresse dans toutes les régions où ses listes se maintiennent et atteint 17,5 % des voix au
second tour.
Le départ annoncé de Jean-Marie Le Pen en 2009 entraîne une incertitude sur l’avenir du FN,
la personnalité de son leader charismatique étant l’une des raisons de son succès. Deux
candidats se présentent pour lui succéder : Bruno Gollnisch et sa fille, Marine Le Pen. Cette
dernière l’emporte lors du congrès de Tours en 2011 en recueillant 67,65 % des voix. Quant à
Jean-Marie Le Pen, il devient président d’honneur du parti.
C/ Sur le plan des idées, il est possible de classer le Front national comme un parti mixte se
situant entre droite nationale et droite radicale. Dans Les Droites nationales et radicales en
France (1992), Jean-Yves Camus et René Monzat distinguent deux familles au sein de
l'extrême droite française :
Pour Camus et Monzat, le FN est un "parti mixte" au sens où il agit dans le cadre de la
démocratie représentative et cherche à conquérir le pouvoir au moyen des élections. Il
présente toutefois certaines caractéristiques du fascisme au sens où il s’estime investit d’une
mission de régénérescence sociale et possède une culture de parti fondé sur la pensée
mythique. Il reste que ce fascisme demeure très anecdotique, car le FN ne comporte que peu
des caractéristiques fascistes listées par Emilio Gentile (Qu'est-ce que le fascisme ? – 2004) :
A noter toutefois que l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti a conduit à mener une
stratégie de dédiabolisation afin de ramener le FN vers la droite nationale : le rejet des
111
skinheads, la reconnaissance du génocide juif, l’acceptation de l’économie de marché avec un
Etat régulateur sont autant d’éléments qui conduisent à adoucir les aspérités d’un parti
souvent relégué à la marge du débat démocratique. L’ambition de Marine Le Pen, qui
consiste à faire du FN un parti de gouvernement, reste néanmoins difficilement compatible
avec une logique anti-système, étant donné que le multipartisme contraint à la conclusion
d’alliances pour pouvoir gouverner.
A/ Dans Ces Français qui votent FN (1999), Nonna Mayer parle de l'essor de
"l’ouvrierolepénisme". Electoralement, le FN laboure un terrain populaire, vivier électoral
traditionnel du PCF. Le vote FN connaît une progression forte parmi les ouvriers : 15,5 % des
ouvriers ont voté Le Pen en 1988, 19,5% en 1995 et 22,5% en 2002. Elle constate ainsi que
ce vote est particulièrement fort chez les jeunes très intégrés au milieu ouvrier (c'est-à-dire
mariés avec une ouvrière et issus de ce milieu). Pour Nonna Mayer, ce phénomène est lié au
fait que cette catégorie de la population est la plus touchée par le chômage et la précarité, ce
qui se traduit par une crise de confiance généralisée envers les hommes politiques et par un
vote contestataire.
Cette division crée une fracture au sein du FN entre ceux qui considèrent les syndicats et les
grèves avec un certain mépris et ceux qui manifestent une solidarité de classe. Elle tend à
s’accroître puisque le vote d’extrême droite se développe fortement chez les agriculteurs,
ouvriers, employés, alors qu’il régresse chez les jeunes, commerçants et artisans, cadres
supérieurs et professions libérales. Toutefois, comme le souligne Pascal Perrineau dans
"L’électorat de la protestation de Jean-Marie Le Pen" (2007), "cette alliance électorale du
monde de la boutique et du monde de l‟atelier" constitue la "formule gagnante" de l’extrême
droite en Europe.
112
Sociologiquement, le profil type de l’électeur d’extrême droite est un homme, jeune, issu des
couches populaires et peu diplômé. Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce ne sont pas
les personnes âgées qui votent le plus FN, ni celles qui proviennent de la petite et moyenne
bourgeoisie (agriculteurs, commerçants, industriels), ni encore celles qui se déclarent
catholiques pratiquants. Il rencontre des difficultés à s’implanter parmi cet électorat du fait de
la mémoire des vieilles générations des dérives nationalistes et populistes des années 30 et de
la fidélité aux valeurs de tolérance diffusée par l’Église catholique.
Le vote
Dans les démocraties, le vote est le moyen pour le corps électoral d’exprimer un choix,
généralement après une phase de débats. Il s’appuie sur le présupposé que les citoyens sont
capables d’analyser les enjeux et d’exprimer une décision politique soucieuse de l’intérêt de
la nation. Dans les faits, les citoyens ne disposent pas toujours des moyens de procéder à cet
examen. Les électeurs peuvent ainsi voter par habitude ou par prédisposition affective vis-à-
vis d’un parti ou d’un candidat, voire même décider de s’abstenir. Depuis les années 70, on
constate un changement profond dans les comportements électoraux : les électeurs votent de
moins en moins en fonction de préférences politiques liées à leur socialisation primaire
(enfance, adolescence) et de plus en plus en fonction de la conjoncture politique et
économique.
1/ A ses débuts, la sociologie électorale était marquée par deux types d’approche qui
tendaient à analyser l’électeur comme partiellement captif de ses caractéristiques
sociales.
113
Dans Tableau politique de la France de l‟Ouest (1913), André Siegfried propose un modèle
d’analyse électorale fondée sur la structure sociale telle qu’elle résulte du type de sol, du
mode de peuplement et du régime de propriété.
le vote conservateur : il est exprimé par des individus vivants sur un sol granitique qui
produit un terrain accidenté et donc un habitat dispersé, c'est-à-dire de grandes fermes
possédées par de grands propriétaires. Les communautés y sont davantage repliées sur
elles-mêmes, plus fortement hiérarchisés, et l’influence du clergé est plus forte ;
le vote républicain : un sol calcaire permet un développement de grandes
communautés du fait de la rareté de l’eau, une population de petits et moyens
propriétaires où les relations sociales sont moins hiérarchisées et plus égalitaires, ainsi
que plus éloignées de l’influence de l’Eglise.
Dans Paysans de l‟Ouest (1960), Paul Blois met en avant le facteur historique. Des
événements historiques majeurs peuvent déterminer les structures mentales sur le long terme.
Il observe ainsi que le département de la Sarthe se divise entre les cantons de l’ouest,
conservateurs et les cantons du sud-est, plus avancés. Il explique cette différence par la
présence d’une culture, homogène et forte, propre aux paysans riches des cantons de l’ouest
qui n’ont jamais vraiment accepté la Révolution, contrairement aux paysans du sud-est, plus
pauvres et plus dépendants des activités artisanales. Paul Blois montre ainsi que la
détermination des opinions politiques peut avoir des origines très anciennes et que l’analyse
de la structure sociale seule ne suffit pas à l’expliquer.
Dans Géopolitiques des régions françaises (1986), Yves Lacoste propose de mettre en
relation le vote des individus dans 22 régions françaises avec l’évolution démographique, les
modifications de l’espace (urbanisation), les mutations socio-économiques notant la
persistance de différences culturelles (mais il néglige leur lente érosion).
Si cette approche semble séduisante par son degré de généralité, elle comporte une limite
importante. Comme le soulignent Nonna Mayer et Pascal Perrineau dans Les
comportements politiques (1992), les relations entre comportement électoral et ces différents
facteurs ne sont que des corrélations, elles ne permettent pas d’établir de lien de causalité,
mais seulement des probabilités de vote.
le vote républicain : il augmente avec le niveau social, majoritaire chez les individus
de statut élevé (71 %), chez les protestants et chez les populations rurales ; autrement
dit, près des trois-quarts des électeurs républicains correspondent à la figure du
WASP (White Anglo-saxon Protestant) ;
114
le vote démocrate : ce sont des électeurs au statut social peu élevé, catholiques et
urbains.
Par conséquent, pour les tenants de cette approche, il est préférable de se focaliser sur
l’électeur socialisé de manière continue depuis l’enfance, notamment à travers la famille (qui
assure largement la transmission des préférences politiques), plutôt que sur les facteurs
sociaux mis en avant par le modèle de Columbia. Il a aussi pour mérite de souligner les
dimensions psychologiques de la vie politique : le concept d'identification partisane permet
de comprendre comment des personnes peu intéressées par la politique peuvent néanmoins
participer aux élections et voter autant par habitude que par conviction.
A/ A partir des années 60, on constate aux Etats-Unis une plus forte volatilité électorale.
Cette notion renvoie à l'instabilité du vote, c'est-à-dire à la proportion croissante d'électeurs
qui entre deux scrutins consécutifs, passaient de gauche à droite ou vice versa. Dans Political
attitude in America (1989), Paul Abramson montre qu’à partir de ces années, le concept
d’identification partisane n’a plus la même force prédictive. Cet affaiblissement est lié à
l’atténuation de la transmission familiale des préférences politiques : si dans les années 50, 70
% des jeunes s’identifient au même parti que leurs parents, ils ne sont plus que 50 % à le faire
dans les années 70.
Cette volatilité apparaît également en France, mais plus tardivement. Dans Le Nouvel
Electeur (1996), Philippe Habert et Alain Lancelot ont montré que l’électorat français est
devenu plus volatile au cours des années 80. Ce phénomène a surtout été observé chez les
classes moyennes salariées, jeunes, diplômées et modérées politiquement, plus enclines à
sanctionner la majorité au pouvoir. En outre, la proportion d’indécis avant le scrutin a connu
une forte augmentation passant de 15-20 % à 30 %.
115
l’importance du "vote sur enjeu" : les citoyens votent de plus en plus en fonction de
leur perception de l’évolution de leurs conditions de vie. Dans les années 50, la moitié
des américains jugeaient les candidats en fonction de leurs positions sur des
problèmes cruciaux (protection sociale, intégration des Noirs), ils sont 77 % à le faire
en 1964 ; la nouvelle génération est moins fidèle au parti que leurs parents, ils
adaptent leur vote à la situation et à la capacité supposée des candidats pour résoudre
les problèmes qu’ils ont identifiés ;
le changement des structures socio-économiques : le développement du secteur
tertiaire et l’accroissement des classes moyennes ont conduit à rendre plus difficile
l’identification à une classe sociale. Il faut toutefois noter que les salariés, et encore
plus ceux du public, ont tendance à voter davantage à gauche, alors que indépendants
votent plutôt à droite (en 2007, 60 % des enseignants se sentent proches de la gauche
contre 31 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise) ;
la diminution de l’influence religieuse : la pratique religieuse connaît un
affaiblissement (dans les années 60, 20 % des catholiques français allaient à la messe
le dimanche, ils ne sont plus que 8 % en 2010). La variable religieuse conserve
toutefois une importance puisque les catholiques ont toujours tendance à voter plus à
droite que les personnes sans religion (en 2006, 36 % des catholiques se déclarent
proche de la droite contre seulement 16 % des personnes sans religion).
Les modèles de Columbia et de Michigan conservent malgré tout un intérêt. Il peut arriver
que des élections soient moins fortes en enjeux, ce qui conduit à un retour de l’identification
partisane. Par exemple, l’élection présidentielle américaine de 1976 montre un recul du "vote
sur enjeux" et une remontée des clivages sociaux déterminant le vote. Comme le souligne
Dominique Chagnollaud dans Science politique (2010) : "les modèles sont inévitablement
construits à partir de période électorale et peuvent se trouver partiellement invalidés à
d‟autres moments. Ceci ne veut pas dire qu‟aucun modèle n‟est en soi pertinent : il fournit un
cadre d‟analyse qui doit être confronté avec d‟autres, sur la longue durée et dans un même
espace géographique, en mesurant les effets de conjoncture par rapport aux continuités
structurelles mises à jour".
Quelques années plus tard, dans The Changing American Voter (1976), Norman Nie, Sidney
Verba et John Petrocik réalisent une critique du concept d’identification partisane en
116
soulignant l’accroissement du "vote sur enjeux" qui est le résultat de l’autonomisation et de
l’individualisme croissants des sociétés occidentales. L’électeur rationnel adapte son vote aux
grandes questions politiques, sociales et économiques du moment, ce qui rend son choix plus
volatile.
Dans How Voters Decide (1981), Hilde Himmelweit, Patrick Humphreys et Marianne
Jaeger observent que l’instabilité électorale est la règle et non l’exception. Ils estiment que la
volatilité électorale ne traduit pas une apathie d’électeurs flottant, mais le choix rationnel
d’individus ayant un niveau d’intérêt pour la politique analogue aux électeurs stables. La
perception des enjeux est plus prédictive (80 %) du vote que l’histoire personnelle de
l’électeur (ses votes passés, 67 %). Pour autant, l’électeur ne reconsidère pas entièrement son
vote à chaque élection. Ils analysent ainsi l’électeur comme "un électeur-consommateur"
qui opère un choix utilitaire selon les propositions des partis politiques. Mais ce choix
s’élabore dans un cadre, celui de l’identification idéologique (ce sont les préférences résultant
de la socialisation), avant de s’adapter à la conjoncture de l’offre. Selon ces auteurs, il est
faux de dire que les électeurs sont devenus plus imprévisibles. La volatilité électorale est liée
davantage aux fluctuations de l’offre politique (positions, programmes, candidats, enjeux)
plutôt qu’à l’humeur lunatique des votants ou à une irrationalité accrue.
Toutefois, comme le souligne Patrick Lehinge dans "Faux concept et vrai problème : la
‘‘volatilité électorale’’" (2005), la volatilité électorale est un concept fourre-tout qui ne
concerne en réalité qu’une minorité d’électeurs instruits et stratèges. Tout le monde n’a pas le
même rapport à l’acte de vote.
a) En ce qui concerne l’âge, plus il s’élève, et plus l’on a tendance à voter à droite (à partir de
40-45 ans). Mais ce phénomène tient moins à un effet d’âge qu’à "un effet patrimoine". A
mesure que l'on vieillit, on accumule des éléments de patrimoine. Or, dans France de gauche,
117
vote à droite (1981), Jacques Capdevielle et Elizabeth Dupoirier montrent que le vote à
droite augmente à mesure que le nombre d’éléments de patrimoine possédés s’accroît.
Il faut ajouter que les personnes âgées ont une tendance plus grande à pratiquer une religion.
Dans "Les vieux et le pouvoir de suffrage" (1981), Bernard Denni montre qu’il n’existe pas
d’effet d’âge car si on pondère la part de votant à droite parmi les 18-39 ans par les attributs
"pratique religieuse" et "cumul d’un patrimoine", on obtient alors la même proportion que
pour les plus de 65 ans
Dans Âge et politique (1991), Annick Percheron remarque que la jeunesse amplifie les
tendances électorales qui se manifestent dans une conjoncture donnée. Contrairement à ce
que l’on croit souvent, la jeunesse n’est donc pas naturellement progressiste. Il peut par
contre se produire "un effet de génération" lorsqu’une classe d’âge, marquée par des
événements fondateurs, doit voter pour la première fois (guerre d’Algérie, mai 68). A partir
de 1968, on note par exemple un mouvement de désaffection à l’égard des partis politiques
traditionnels aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’un déclin des identifications
partisanes, phénomène lié à une période particulière marquant toute une génération : rejet de
la société de consommation, valeurs post-68, guerre du Vietnam, etc.
Comme le note Anne Muxel dans "Les jeunes" (Atlas électoral, 2007) : "au fil des élections,
le vote des jeunes a perdu de sa spécificité et se démarque moins de celui de leurs aînés que
par le passé. Son évolution suit les effets de l‟alternance et se rallie peu à peu, à quelques
nuances près, aux choix que l‟on retrouve dans l‟ensemble du corps électoral".
b) Le sexe n’a pas d’effet sur le vote si ce n’est que les femmes ont une réticence persistante
à voter pour les partis extrémistes. Le vote FN, en particulier, est le plus masculin de tous.
Cependant, elles ont longtemps été plus conservatrices que les hommes. Dans Des femmes en
politiques (1988), Mariette Sineau montre que le lissage des comportements électoraux entre
les hommes et les femmes est dû à leur insertion dans la vie professionnelle, au détachement
progressif vis-à-vis de la pratique religieuse et à l’augmentation du niveau d’instruction.
a) La relation entre statut socio-économique et vote se vérifie dans toutes les démocraties
occidentales. Dans La Boutique contre la gauche (1986), Nonna Mayer montre le clivage
important qu’il existe, en France, entre les salariés et les travailleurs indépendants. Les
118
couches salariées sont très favorables à la gauche alors que les non salariés votent plus
souvent à droite.
Parmi les salariés, il existe également une différence importante entre le public et le privé, le
public – notamment les enseignants – vote plus à gauche. Les fonctionnaires sont un électorat
important puisque 30 % des électeurs occupe un emploi public. Leur surqualification fait
qu’ils sont de plus en plus attirés par l’extrême gauche : près de 20 % des surdiplômés du
secteur public ont voté pour ces partis en 2002.
Les ouvriers ne sont plus le fort bastion de la gauche : ils étaient 63 % à voter pour la gauche
à l’élection présidentielle de 1988 contre 38 % à l’élection présidentielle de 2007. Ce
désalignement électoral est lié au recul du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière, au
déclin du secteur industriel et à la progression des ouvriers du tertiaire. Quant aux employés,
ils n’ont jamais orienté leur vote à gauche aussi fortement que les ouvriers. En 1988, ils ne
sont que 52% à se prononcer en faveur du candidat de gauche (3 points de plus par rapport à
la moyenne), et en 2002, ils n’accordent que 39 % de leurs suffrages à la gauche (4 points de
moins que l’ensemble des Français). Le vote de ces deux catégories, qui représentent 47 %
des électeurs en 2007, de plus en plus orienté à droite, démontre un éloignement des classes
populaires vis-à-vis des partis de gauche.
La classe sociale reste cependant une des variables les plus discriminantes du comportement
électoral. Mais il faut distinguer appartenance objective et identification subjective. Cette
dernière est plus déterminante car elle participe de la vision du monde et de l’idée que
l’individu se fait de sa place dans la société. Comme le montrent Guy Michelat et Michel
Simon (dans « Religion, classe sociale, patrimoine et comportement électoral : l’importance
de la dimension symbolique », 1985), l’identification à la classe ouvrière dans la strate
sociale supérieure et l’identification à la classe moyenne dans la strate sociale inférieure se
traduit par une orientation politique contraire à l’orientation dominante dans la strate
considérée dans près de la moitié des cas.
b) La religion est un facteur assez prédictif du vote : plus l’intégration à l’Eglise catholique
est forte et plus les électeurs sont portés à voter à droite ou au centre. Mais il faut aussi tenir
compte de l’affaiblissement de la pratique religieuse dans la définition du catholique
pratiquant (c’est celui qui va à la messe au moins une fois par mois). Les catholiques
pratiquants sont aussi plus rétifs à voter pour l’extrême droite que la moyenne.
Dans Classe, religion et comportement politique (1977), Guy Michelat et Michel Simon
montrent que la variable religieuse explique mieux le vote que la variable de classe. En effet,
119
le vote de gauche varie davantage en fonction de la pratique religieuse qu’en fonction de
l’appartenance objective à la classe ouvrière.
c) Comme Paul Blois l’avait déjà mis en évidence dans Paysans de l‟Ouest (1960), l’histoire
joue un rôle significatif dans le comportement électoral. Michel Lagrée dans "La structure
pérenne, événement et histoire en Bretagne orientale, XVIe et XXe siècles" (1976) relève la
persistance d’une tradition contre-révolutionnaire dans la région de Vitré en Ille-et-Vilaine et
ce, depuis les guerres de religion. Jean Ranger, dans "Droite et gauche dans les élections à
Paris, 1965-1977" (1981) remarque une tradition ancienne de vote à gauche dans certains
quartiers de Paris. Frédéric Bon, dans « Langage et politique » (1985), ajoute que ces
traditions sont entretenues par les discours des partis politiques dans ces quartiers.
2/ Les facteurs conjoncturels renvoient aux facteurs politiques de l’élection qui sont
susceptibles d’influencer le choix des votants à court terme.
A/ Le système de partis et le mode de scrutin sont des éléments qui peuvent favoriser la
participation.
a) Lors des différentes élections, les préoccupations des électeurs changent. En 2002, l’accent
a été mis sur la sécurité et a conduit à la réélection du candidat Jacques Chirac, ainsi qu’à un
score important du candidat du Front national qui est parvenu à se maintenir au second tour.
Cet événement a ensuite conduit à une forte mobilisation, en particulier chez les jeunes, pour
lui faire barrage lors du second tour de l’élection.
b) La personnalité des candidats est aussi un facteur important. En 2007, les deux principaux
candidats, Nicolas Sarkozy (UMP) et Ségolène Royal (PS) avaient tous deux des
personnalités controversées qui ont amené à une forte mobilisation de des électorats
traditionnels de droite comme de gauche, davantage pour empêcher la victoire de son
concurrent que par une adhésion aux idées du candidat choisi.
De manière plus générale, la prime au notable ou le charisme du candidat sont des éléments
qui vont modifier le comportement électoral. Une notoriété nationale liée à une forte
implantation locale et à l’influence de réseaux personnels (dans les médias par exemple),
120
voire même une notoriété historique pour certains (le général de Gaulle), contribuent à attirer
les suffrages des électeurs. L’expérience est aussi un élément rassurant qui peut jouer en la
faveur du candidat. Cette dimension personnelle importe d’autant plus que les programmes
sont peu différenciés au niveau idéologique.
a) Les médias peuvent permettre de faire la différence entre des candidats proches
politiquement, notamment lorsqu’ils utilisent le registre de l’humour (cf. Les guignols de
l’info). Les médias permettent :
de cristalliser l’opinion ;
de la déplacer à la marge pour infléchir le résultat ;
d’influer sur la sélection des enjeux de l’élection par leur fonction d’agenda, aidé par
les sondages, qui créent un climat d’opinion.
Mais le rôle des médias dans le jeu politique reste marginal du fait que les plus convaincus
cherchent d’abord à confirmer leur choix et que les moins intéressés, plus susceptibles de
regarder les émissions télévisées, ne se déplacent pas pour voter. Les émissions politiques en
France ne sont regardées que par une minorité d’individus qui sont en général des personnes
peu enclines à participer à la vie politique (femmes au foyer, retraités, individus de niveau
socio-culturel peu élevé), au contraire des cadres supérieurs ou professions libérales qui
s’informent prioritairement par la lecture des journaux.
b) Les sondages sont souvent dénoncés par les candidats comme des faiseurs de roi, au
service du pouvoir en place. Cette critique n’est pas fondée. Les sondages ne sont qu’une
photographie de l’opinion publique à un moment donné. Cette photographie est fragile,
notamment parce que les échantillons sont souvent assez faibles et pondérés pour tenir
compte des votes extrêmes qui sont des votes honteux. Il reste que ces sondages peuvent
influencer les électeurs lorsqu’ils sont dans une stratégie de vote utile. Dans ce cas, les
électeurs cherchent moins à voter pour le candidat qui représente leurs idées que pour celui
qui a le plus de chances de l’emporter. Mais cette stratégie ne vaut ni pour toutes les
élections, ni pour tous les électeurs. Son effet reste donc assez limité.
L’abstention
Depuis une trentaine d’année, l’abstention est un comportement qui se développe dans toutes
les démocraties occidentales (sauf celles qui ont mis en place un vote obligatoire : Italie,
Belgique, Grèce), au même titre que la volatilité électorale ou le vote protestataire. Selon une
étude menée par le Cevipof en 2007, on estime qu'un Français sur deux s'est déjà abstenu lors
d'une élection. L’abstention est le fait pour un électeur inscrit sur les listes électorales de ne
pas participer au scrutin. On distingue donc les abstentionnistes des votes blancs qui
correspondent aux électeurs participant au scrutin, mais choisissant de mettre un bulletin
blanc dans l’urne, ainsi que des votes nuls qui sont les bulletins non valables (plusieurs
bulletins, ajout d’inscriptions, nom d’un candidat imaginaire). On distingue également les
abstentionnistes des non inscrits sur les listes électorales qui représentent environ 3 millions
de personnes.
121
1/ L’augmentation de l’abstention apparaît symptomatique d'une méfiance accrue des
citoyens à l'égard des hommes et des partis politiques, ainsi que d'une crise de
la représentation.
Il faut toutefois remarquer que l’abstention a atteint des records en 2007 lors des élections
législatives, même si elle est en partie explicable par son faible enjeu, puisqu'elle que
122
l’élection présidentielle la précédait de quelques mois. Mais sur le long terme, on constate
aussi une hausse constante de l’abstention lors de ce type d’élection : alors qu’en 1978, le
taux d’abstention était, pour le premier tour, de près de 17 %, il a atteint 35,5 % en 2002 et 40
% en 2007.
Graph. 2. Taux d'abstention et de votes blancs/nuls lors des premiers tours de l'élection
législative (1958-2007).
Plus généralement, on observe également une progression des votes blancs ou nuls, mêmes si
ceux-ci restent encore à des niveaux peu élevés, ils traduisent toutefois une insatisfaction
croissante des électeurs vis-à-vis de l’offre électorale.
les élections présidentielles : elles sont souvent marquées par un taux important de
participation. Comme le montre l’exemple de 2007, lorsque les enjeux sont forts et
que l’issue du scrutin est incertain, la participation augmente fortement. A noter que
l’abstention est, généralement, plus forte au premier tour qu’au second ;
les élections législatives : elles connaissent des taux d’abstention plus importants que
les élections présidentielles, surtout lorsqu’elles se déroulent de manière rapprochée
avec une autre élection ;
les élections cantonales, régionales et européennes : elles connaissent des taux
d’abstention importants (53,6 % aux élections régionales de 2010 ; en 2004, 57,2 %
aux élections européennes en France, 54,5 % en Europe), les enjeux étant
généralement assez lointains et souvent mal compris par l’électorat ;
les élections municipales : ce sont les élections de proximité par excellence et
connaissent de forts taux de participation ;
les référendums : la participation dépend de l’enjeu, lorsqu’il est important,
l’abstention est faible (30 % d’abstention seulement pour le référendum sur l’adoption
du traité de Maastricht, en 1992), si l’enjeu est faible, l’abstention est forte (68 % pour
le référendum sur la Nouvelle-Calédonie en 1988 et 75 % pour le passage au
quinquennat en 2000).
123
Pour se faire une idée du taux d'abstention lors des différents scrutins
: http://democratie.cidem.org/index.php?page=abstention#.
C/ Selon les chiffres du baromètre du Cidem (Civisme et démocratie, réalisé en mars 2007 :
http://www.cidem.org/index.php?page=barometre), seuls 56% des Français reconnaissent ne
s’être jamais ou pratiquement jamais abstenus, soit 1 Français sur 2, et 10 % reconnaissent
souvent s’abstenir.
Les principales raisons invoquées sont les suivantes :
parce que les candidats font des promesses qu’ils ne tiendront pas (35 %) ;
parce qu'il y a trop d'attaques personnelles (14 %) ;
parce que vous pensez que votre vote ne changera rien au résultat (14 %) ;
pour manifester votre mécontentement à l'égard des partis politiques (13 %) ;
parce qu'aucun candidat ne vous convient (11 %) ;
parce que les candidats ne font pas de propositions dans les domaines qui vous
intéressent (11 %) ;
parce que la politique ou ces élections ne vous intéressent pas (5 %).
Ces résultats montrent que l’abstention est fortement liée à une crise de confiance entre les
gouvernés et leurs élus. Dans une enquête de janvier 2011 réalisée par le Cevipof, 56 % des
personnes interrogées déclaraient ne faire confiance ni à la droite, ni à la gauche, pour
gouverner la France. En outre, la confiance envers les banques (20 %) est plus grande que
celle envers les partis politiques (13 %). Enfin, lorsqu'on demande ce que la politique évoque
comme sentiment à ces personnes 39 % éprouvent de la méfiance et 23 % du dégoût. Notons
que voter reste pour la majorité (56 %) le moyen le plus efficace pour influencer les décisions
politiques loin devant la manifestation (8 %) et la grève (6 %), mais 13 % considèrent
néanmoins que rien de tout cela ne permet pas d'influencer les décisions politiques.
124
une faible insertion sociale : femmes au foyer, veuves ou divorcées, jeunes électeurs,
individus de faible niveau socio-économique ou culturel, d’habitants de zone isolées
ou de grands ensembles ;
un choix volontaire lié à une insatisfaction vis-à-vis de l’offre électorale.
Si la hausse de l’abstention concerne tous les groupes sociaux et toutes les classes d’âge, il
faut remarquer que tous ne s’abstiennent pas dans les mêmes proportions. Comme le souligne
Alain Lancelot (1968), l’abstentionnisme est le reflet de "l’intégration à la société". En
clair, plus le lien social est ténu, et plus on aura tendance à s’abstenir.
Le degré d’implication dans la vie politique varie aussi selon la position sociale : en 2007, 44
% des ouvriers déclarent s’intéresser à la politique, alors que c’est le cas de 72 % des
enseignants et 79 % des professions libérales. La participation aux élections connaît une
variation similaire : 14 % des ouvriers ne s’intéressent qu’à certaines élections contre 6 % des
professions libérales
Une des raisons invoquées est la thèse de la compétence politique. Dans Participation in
America : social equality and political democracy (1972), Sidney Verba et Norman
Nie montraient que la participation aux Etats-Unis était d’abord le fait d’hommes citadins
blancs, disposant d’un niveau socio-économique et culturel élevé. Cette position sociale et
culturelle semblait ainsi leur procurer un sentiment de compétence politique qui les rendait
moins sujet à l'abstention.
Statistiquement, le niveau diplôme joue aussi un rôle sur l'intérêt porté à la politique : 80 %
des diplômés de l’enseignement supérieur s’intéressent à la politique, mais 47 % des sans
diplôme seulement. La participation aux élections varie ici aussi : 12 % des sans diplôme et 8
% des diplômés de l’enseignement supérieur ne s’intéressent qu’à certaines élections.
Il se produit ainsi un phénomène que Daniel Gaxie a qualifié de "cens caché" (dans Le Cens
caché, 1975). Certains électeurs ne choisissent pas vraiment au moment du vote de s’abstenir
ou de voter pour tel ou tel candidat, car ils n’ont pas les moyens de connaître et de maîtriser
tous les enjeux du champ politique. L’analyse sociologique des conditions de formation du
vote montre ainsi qu’il n’existe jamais vraiment de pure démocratie : les problématiques sont
bien souvent imposées à des individus qui n’ont pas toujours les capacités pour y répondre, ce
qui implique la mise en place de comportements électoraux produits à partir de critères fort
éloignés de la logique politique qu'on leur impute généralement (goût pour la personne du
candidat, choix du vainqueur probable, préférence pour les positions les plus neutres ou les
plus stéréotypées). L’abstention peut ainsi résulter d’un sentiment d’incompétence écartant
les plus démunis du droit de vote.
125
B/ Mais comme le remarquait déjà Alain Lancelot en 1968, l'abstentionnisme peut aussi
résulter d’un choix volontaire de la part des non votants. D’un point vue uniquement
rationnel, l’abstention devrait d'ailleurs être la règle puisque la probabilité pour qu’un
électeur influence le résultat final est quasiment nulle. Par conséquent, le coût de la
participation devrait mécaniquement aboutir à un comportement de "passager clandestin"
(Mancur Olson, Logique de l‟action collective, 1966 : notion qui signifie que lorsqu’on peut
profiter des fruits d’une action collective sans en supporter le coût, l’adoption d’un
comportement rationnel conduit à ne pas se mobiliser), et donc à une abstention massive.
Dans Exit, Voice and Loyalty (1970), Albert Hirschman montre qu’un individu mécontent
peut adopter trois types de stratégie à l'encontre d'une firme :
les abstentionnistes "hors du jeu politique" : ils se caractérisent par leur retrait de la
politique et une certaine apathie. Ils représentent environ 1/3 des abstentionnistes. Ils
sont plus nombreux chez les femmes, au sein des populations urbaines, populaires,
faiblement instruites, en difficulté d'insertion sociale. Ils ne se reconnaissent pas dans
le jeu politique et se sentent incompétents. Ils peuvent à l’occasion être tenté par les
votes extrêmes et s'inscrire ainsi dans une position de rejet du système politique ;
les abstentionnistes "dans le jeu politique" : ils sont davantage insérés socialement, ce
sont le plus souvent des jeunes, diplômés, qui s'abstiennent sans qu'il s'agisse d'une
désaffection politique et qui se remettent à voter lorsqu’ils se reconnaissent dans
l'offre électorale proposée ou que le scrutin présente un enjeu particulier. Ils
représentent environ 2/3 des abstentionnistes, soit près de 19 % des inscrits en 2002
(en augmentation par rapport à 1995 : 12,5 %). Ils se classent plutôt à gauche : en
2002, 62 % d'entre eux se déclaraient mécontents de la présence de Jean-Marie Le
Pen au second tour, contre seulement 41% des "hors-jeux".
126
D'après cette distinction, la hausse de l’abstentionnisme traduirait moins une dépolitisation
massive, qu’une forme de mobilisation en fonction de l’enjeu. C’est en ce sens que l’on peut
parler avec Jean-Louis Missika (dans « Les faux-semblants de la dépolitisation », 1992)
d’un phénomène de "politisation négative " : c'est-à-dire d'une politisation qui continue à
être forte, mais qui s’accompagne d’une défiance à l'égard des politiques, d’un mélange
d’abstentionnisme et de vote contestataire. Il permet ainsi d’expliquer pourquoi l’abstention
progresse même parmi les catégories de population jusque-là pas vraiment concernées par le
phénomène, telles les classes supérieures diplômées.
La participation politique
La participation politique désigne l’ensemble des activités d’ordre politique que peuvent
avoir les individus au sein d’une société. Idéalement, elle renvoie à l’exercice d’une
citoyenneté dynamique et réfléchie, mais une infime partie se mobilise activement pour la
politique. Cette faible participation s'explique par le coût inhérent à la mobilisation, coût en
temps, mais aussi coût en termes d'information, car la participation nécessite une
compréhension de ses enjeux. Cette participation, qui peut être conventionnelle ou non
conventionnelle, c'est-à-dire légale ou située à la marge de la légalité, trouve son explication
dans un certain nombre de variables biologiques, sociologiques, économiques ou culturelles.
Mais depuis les années 80, on assiste à sa transformation, qui sous l'influence de la montée de
l'individualisme et du niveau d'éducation, prend des formes moins institutionnalisées et plus
circonstanciées.
A/ Dans Sociologie politique (2008), Philippe Braud définit la participation politique ainsi :
127
Cette distinction doit cependant être critiquée :
d’une part, les frontières changent selon les époques et les lieux. A titre d’exemple, la
manifestation est rarement tolérée dans les dictatures, elle prend donc des chemins
détournés (un enterrement peut être un prétexte à manifester comme on a pu le voir
lors du printemps arabe de 2011) ;
d’autre part, les frontières ne sont pas étanches. Dans certains cas, les militants ou les
dirigeants politiques peuvent être amenés à commettre des actions illégales (collage
sauvage d’affiches, recours à des financements occultes).
B/ Dans Science politique (2010), Dominique Chagnollaud souligne que seule une minorité
participe activement à la vie politique. Il donne quelques éléments chiffrés sur la participation
dans les pays démocratiques permettent de s’en rendre compte :
Dans Les institutions politiques grecques à l'époque classique (1967), l’historienne Claude
Mossé met en avant le fait que même dans la démocratie athénienne (Ve et IVe siècle avant
JC) où 6 000 citoyens athéniens ont le droit de vote, seule une partie d’entre eux assiste
effectivement aux séances de l’Ecclésia, assemblée chargée de prendre les décisions, alors
que la plupart des autres citoyens vaquent, pendant ce temps, à leurs occupations
journalières.
Dans « Engagement politique » (1985), Dominique Memmi souligne que l’activité politique
est en réalité pratiquée par une minorité d’individus : les militants et les professionnels de la
politique. Ces derniers cumulent plusieurs postes à la fois et composent une sphère restreinte
d’initiés qui vivent par et pour la politique.
En ce qui concerne la situation de la France, l’enquête de janvier 2011 réalisée par le Cevipof
confirme ces tendances : 56 % des Français considèrent que la participation électorale est le
moyen le plus efficace pour influencer les décisions politiques, mais ils sont 8 % à penser que
c’est la manifestation, 6 % que c’est la grève et 1 % que c’est militer dans un parti politique.
En outre, cette enquête montre que 58 % portent assez ou beaucoup d’intérêt à la politique et
que 41 % considèrent qu’elle importe peu ou pas du tout. Tous ces chiffres soulignent qu’une
part importante de la population française, à l’image d’autres démocraties, ont plutôt
tendance à rester passifs ou apathiques vis-à-vis de la politique.
128
citoyen. Lors du choix de la participation ou non à une action collective, il apparaît que la
stratégie la plus rationnelle consiste à laisser les autres se mobiliser pour pouvoir ensuite
bénéficier des éventuels gains liés à la mobilisation sans en payer le coût. Cela revient à se
comporter en "passager clandestin" (free rider). Selon Olson, pour pouvoir mobiliser un
groupe, il faut avoir la possibilité d’offrir des "incitations sélectives", c'est-à-dire des
rétributions réservées aux participants. C’est, par exemple, le système du closed shop
(monopole des syndicats à l’embauche) qui était le fait des pays anglo-saxons (encore
pratiqué aux Etats-Unis, il a été interdit par Thatcher au Royaume-Uni), ou encore
le clientélisme pratiqué dans la Rome antique (et aussi parfois dans nos démocraties) qui
conduit un individu - le client - à échanger son soutien politique contre la protection apportée
par une personnalité riche - le patron.
l’âge : si l'engagement politique est plutôt faible chez les jeunes, il est croissant
jusqu’à l’âge de 50 ans. Il s’accentue nettement après 35 ans, ce qui traduit une
insertion dans le monde adulte et des rôles sociaux construits, puis diminue au-delà de
65 ans ;
le sexe : les hommes participent davantage que les femmes, même si le
rapprochement de leurs statuts sociaux conduit à une atténuation de cette différence.
Cette dernière traduit une position dans l’espace social et une relation au travail : plus
les femmes sont intégrées dans le monde du travail et plus leur comportement s’aligne
129
sur celui des hommes. Mais il existe aussi une dimension culturelle à cette inégalité :
le modèle de la division sexuelle des tâches continue de perdurer, ce qui tend à confier
aux femmes plutôt la gestion de l’espace privé et aux hommes celle de l’espace
public. A niveau de diplôme et d’activité égal, les hommes s’engagent davantage dans
la vie politique. Dans Participation and political equality (1978), Sydney Verba,
Norman Nie et Jac Kim ont montré que cet écart entre hommes et femmes s’est
réduit à travers l’égalisation du niveau d’instruction, sauf dans le cas du vote : les
femmes s’investissent moins dans les instances représentatives de la politique et sont
moins tentées par la participation à des activités contestataires.
Dans Le Cens caché (1978), Daniel Gaxie affirme que l’activité citoyenne est liée au degré
de compétence politique, ou du moins, à l’idée que le citoyen s’en fait. Ainsi la connaissance
des acteurs et des enjeux favorise la participation. Une insertion professionnelle et un niveau
culturel élevés sont deux facteurs qui prédisposent à l’acquisition d’un tel savoir.
d) Les variables identitaires : comme le montre Doug McAdam dans Political Process and
the Development of Black Insurgency, 1930-1970 (1982), l’existence d’un entourage familial
favorable à l’engagement ainsi que l’importance du militantisme dans la construction d’une
identité personnelle ont joué un rôle déterminant dans la participation d’étudiants blancs au
Freedom Summer de juin 1964, mouvement militant pour l’inscription des Noirs sur les listes
électorales dans le Mississippi.
En outre, Verba, Nie, Kim (1978) remarquent que l’identification à un parti favorise la
participation politique et peut compenser le handicap d’un statut social bas, lorsque ces partis
sont en liaison avec des catégories sociales déterminées. En France, l'identification au Parti
communiste a longtemps permis aux ouvriers qui s'en déclaraient proches d'être plus actifs
politiquement que ceux qui ne s'identifiaient à aucun parti.
B/ Depuis les années 80, les modèles d’engagement politique changent en Europe.
L’affirmation de l’individualisme et la hausse du niveau de connaissances conduisent à un
investissement sélectif, souvent à l’écart des organisations traditionnelles (partis politiques,
syndicats). Dans "L’évolution des formes de l’engagement public" (1994), Jacques Ion
souligne que l’engagement se veut souvent débarrassé des pesanteurs collectives et
130
s’inscrit dans des "rassemblements de durée et d‟objectifs limités, contractuels en droit
comme en fait, correspondant généralement à des intérêts monofonctionnels".
Dans "Syndicats et politique" (2007), Guy Groux souligne que la France est le pays qui, en
Europe, a le taux de syndication le plus bas. Toutefois, il met en évidence que ce pays
conserve un attachement particulier aux formes de participation politique occasionnelles, non
conventionnelles et protestataires.
Dans "Les Français, des Européens comme les autres" (2010), Raul Magni-Berton montre
que la France est un pays où la participation est faible, mais où l’on descend facilement dans
la rue. Si la France se trouve dans la moyenne en ce qui concerne la participation électorale,
elle se place systématiquement dans la tête des pays européens en matière de participation
non conventionnelle (manifestations, boycott, pétitions, campagnes ou protestations illégales)
et dans les derniers pays en ce qui concerne le militantisme syndical ou politique. Comme le
souline Raul Magni-Berton, "c‟est cette asymétrie qui fait de la France un cas spécifique" et
qui permet de parler d’un "phénomène typiquement français". Selon lui, cette participation
protestataire accrue n’est pas due à une méfiance des Français à l’égard des institutions (elle
présente des niveaux assez proches dans les autres démocraties européennes), mais est liée :
L’action collective
131
1/ Longtemps dominante, l’approche psychosociologique a relégué les mouvements
collectifs du côté de l’irrationalité.
Dans Les origines de la France contemporaine (1887), Hyppolite Taine montre que l’action
collective se produit par un phénomène de "contagion mutuelle des émotions". Il existe un
sentiment primitif et instinctif qui attire les individus vers ce délire propre à la foule. Mais les
classes éduquées y sont moins sensibles que les classes populaires. Une foule est donc
influençable si un meneur sait manier ce sentiment à son profit.
Dans Les lois de l‟imitation (1890), Gabriel Tarde fait de l’imitation un trait caractéristique
de la vie sociale. Il reprend cette idée dans L‟Opinion et la foule (1901) où il explique que les
comportements collectifs sont une réponse automatique et simultanée d’individus qui ont les
mêmes idées. Il met notamment en avant le rôle de la presse dans la structuration des esprits.
Comme Taine, il a une image très dégradée de la foule puisqu'il la décrit comme capricieuse,
docile, nerveuse, brusque, allant jusqu’à affirmer que "la foule est femme".
Dans La psychologie des foules (1895), Gustave Le Bon décrit la foule comme "une âme
collective" et pose la "loi de l‟unité mentale des foules". La foule permet à ceux qui la
composent de libérer leurs instincts, notamment la violence, l’intolérance, la puissance, voire
la bêtise. Cette foule est en état d’hypnose et peut donc être manipulée par des meneurs.
Gustave Le Bon écrit ainsi un manuel à l’usage des gouvernants inquiets des foules afin
qu’ils puissent les contrôler, notamment par la répétition d’images simples et fortes faisant
appel à l’irrationnel et à l’inconscient. Pour provoquer un mouvement de foule, il faut
procéder en deux temps :
a) Dans Introduction to the Science of Sociology (1921), Robert Park et Ernest Burgess,
tous deux tenants de l’école de Chicago et précurseurs de l’écologie urbaine, se focalisent sur
les phénomènes liés aux transformations urbaines (arrivée d’immigrants, les SDF, les
désorganisations familiales, etc.) Ils mettent en avant un cadre théorique qui a ensuite servi à
de nombreux travaux et où ils insistent sur la fragilité des masses, particulièrement des
individus de plus en plus atomisés et donc dégagés des solidarités traditionnelles. Ils invitent
ainsi à étudier les processus de désintégration sociale et de reconstitution de liens sociaux
propres aux sociétés modernes.
Dans The Politics of Mass society (1959), William Kornhauser analyse les conditions qui
favorisent la politique de masse dans les sociétés occidentales. La "politique de masse"
désigne l’action d'un groupe de personnes menée en dehors des procédures instituées pour
132
gouverner l’action publique. Elle est anti-démocratique car elle va à l’encontre de l’ordre
constitutionnel (elle va de formes extrêmes, le communisme et le fascisme, à des formes plus
modérées comme le poujadisme ou le maccarthysme). Selon lui, les phénomènes de masse
sont liés à "l’atomisation sociale" : lorsque les liens sociaux sont forts, la réceptivité des
individus aux symboles de masse et aux leaders charismatiques est plus faible. Dès que les
individus se trouvent liés dans de multiples groupes sociaux, autrement dit, lorsqu’ils se
trouvent dans une société pluraliste et libérale, la politique de masse est moins efficace.
b) Dans "Towards a Theory of Revolution" (1962), James Davies cherche à réconcilier deux
thèses opposées :
Selon lui, il y a un risque de révolution lorsqu’une brève période de récession aiguë succède à
une longue période de croissance économique et de progrès social. Ce risque provient de
l’agrandissement d’un écart entre les satisfactions espérées et les satisfactions réelles, et il est
d’autant plus grand que cette longue période de croissance tendait à réduire cet écart. Afin de
mieux faire comprendre son idée, Davies réalise un graphique où la courbe des satisfactions
représente un J inversé. Il ajoute cependant deux conditions pour qu’un mouvement éclate :
Dans Why men rebel ? (1970), Ted Gurr place, à l’origine de la violence sociale, la notion
de "frustration relative" ("relative deprivation"). Elle désigne l’écart perçu négativement par
les individus entre les biens qu’ils se sentent autorisés à convoiter et ceux qu’ils obtiennent
effectivement. Si un individu ne parvient pas à réaliser ce à quoi il se sent légitimement
133
aspirer, alors le degré de frustration grandit. La violence sociale surgit lorsqu’il parvient à
s’assembler avec d’autres individus placés dans une situation identique. Mais cette violence
n’est pas encore politique. Pour l’être, ces individus rassemblés doivent s’en prendre au
régime politique. Le passage de la violence sociale à la violence politique n’est donc pas
automatique. Deux conditions doivent être réunies :
Mais Ted Gurr montre également comment le pouvoir peut contribuer à rendre la violence
moins justifiée et moins efficace :
2/ Alors que l’approche psychosociale considère les mouvements sociaux avec une
certaine méfiance, l’approche dite de "la mobilisation des ressources", montre qu’ils
sont le résultat de choix rationnels.
A/ Certains théoriciens de la mobilisation des ressources en ont une vision influencée par la
rationalité économique.
a) Dans The Logic of Collective Action (1965), Mancur Olson met en évidence le paradoxe
de l’action collective : pour qu’un acteur détermine s’il doit participer ou non à une action
collective, il met en balance le coût et l’avantage qu’il peut en retirer. S’il peut obtenir un
avantage sans en payer le coût, autrement dit, s’il peut se comporter en "passager
clandestin", alors c’est cette stratégie qui apparaît comme la plus rationnelle. De là vient le
paradoxe de l’action collective : d’un point de vue rationnel, personne n’a intérêt à se
mobiliser, et pourtant il existe, malgré tout, des mouvements sociaux.
Pour dissiper ce paradoxe, Olson montre que l’action collective est en réalité motivée par des
"incitations sélectives" qui discriminent les participants des non participants. Elles peuvent
être positives (reconnaissance, fourniture de services individuels, assistance) ou négatives
(sanctions, menace d’exclusion). Si Olson met en avant les avantages matériels, il n’oublie
pas cependant de souligner les avantages psychologiques qu’un individu peut retirer de
l’action. Il souligne simplement que ce type d’avantage (d’ordre religieux, moral, érotique,
etc.) ne peut pas faire l’objet d’une connaissance empirique. Malgré cette limite, cette théorie
permet de comprendre l’inertie ou l’attentisme, même si elle semble impuissante à rendre
compte des engagements qui ne tirent aucun avantage de l’action collective.
134
b) Dans "Resource Mobilization and Social Movements: a Partial Theory" (1977), John
McCarthy et Mayer Zald concentrent leur analyse sur les ressources mobilisées par les
mouvements sociaux. Ils mettent en avant le rôle central joué par l’entrepreneur de cause et
son organisation dans la mobilisation politique. Pour mobiliser, une organisation (un parti
politique par exemple) doit recourir à diverses techniques (réunions, distribution de tracts,
manifestations) afin de recruter et fidéliser des militants. Elle doit collecter des ressources
internes (argent, temps, adhérents, réseaux associatifs) et externes (médias, opinion
publique).
Ensuite, les entrepreneurs de cause doivent exercer un véritable leadership sur le groupe :
utiliser un discours mobilisateur et recourir à une symbolique qui renforce sa cohésion. Selon
ces auteurs, les mouvements sociaux sont le résultat de constructions d’un rapport de force et
de sens. Ils soulignent donc, la dimension de plus en plus professionnelle des mouvements
sociaux dont l’organisation se rapproche de plus en plus de celle de l’entreprise et ce, afin de
faire face à la concurrence qui se joue entre eux pour conquérir des ressources (cf. le
développement du street fundraising dans l’humanitaire : cette activité lucrative permet de
fidéliser les donneurs en leur faisant signer une autorisation de débit régulier de leur compte
dans la rue, cette technique s’inspire de recettes marketing développées dans le monde de
l’entreprise et est exercée par des salariés, le plus souvent précaires).
a) Dans Social Conflict and Social Movements (1973), Anthony Oberschall, tout en
s’inspirant de la théorie d’Olson, s’en éloigne en mettant l’accent sur les mécanismes
d’intégration à un groupe. Deux facteurs structurels sont propices à la mobilisation :
Dans la situation A, les solidarités communautaires sont fortes, mais leur intégration verticale
à un centre de pouvoir permet au groupe de faire valoir ses doléances (par exemple : les
135
monarchies d’Ancien Régime disposant de corps intermédiaires). L’action contestataire reste
limitée.
Enfin dans la région F, il y a aussi une situation favorable à une mobilisation politique forte,
qui peut conduire à une révolution (exemple : les sociétés industrielles au XIXe et au XXe
siècle). Oberschall recourt à l’exemple de la communauté noire du Sud des Etats-Unis,
fortement organisée autour de liens associatifs, séparée des élites blanches (forte
segmentation) et sécrétant ses propres élites.
A ces facteurs structurants, Oberschall ajoute trois facteurs relatifs aux participants :
136
mobilisation. Elle ne survient que si un certain nombre d’éléments structurants sont propices
à son développement.
En outre, dans "Action collective et mobilisation individuelle" (1986), Charles Tilly souligne
que l’action collective est toujours interactive, ce qui signifie qu’elle est un processus continu
d’influences réciproques entre groupes alliés ou opposé et au sein de chacun d’entre eux. La
participation à une grève, par exemple, est sans cesse renégociée en fonction de l’évolution
du rapport de force avec la direction. Ainsi, une action collective s’inscrit toujours dans un
cadre dynamique faisant que les acteurs et les enjeux changent souvent et rapidement. Cette
complexité nécessite une bonne compréhension des règles du jeu qui régissent l’action
collective.
Les mouvements sociaux désignent d’importantes mobilisations qui réunissent des individus
issus de plusieurs catégories socioprofessionnelles en vue de faire valoir des objectifs
communs, voire de contester la légitimité du régime politique en place. Ils ont recours, le plus
souvent, à la manifestation et à la grève, formes de participation politique non
conventionnelles, à visée contestataire. Depuis les années 60, les mouvements sociaux ont
connu une transformation majeure qui a conduit à parler de nouveaux mouvements sociaux
(NMS). Ce changement de l’action collective s’explique en partie par les mutations socio-
économiques qui ont caractérisé les pays industriels avancés. Ainsi, les nouveaux publics
contestataires sont majoritairement issus de la classe moyenne, leurs revendications reposent
davantage sur la question identitaire, leur participation - dégagée des structures traditionnelles
- est plus sporadique et circonstanciée, et ils privilégient des modes d'action innovants et
originaux.
1/ Depuis la fin des années 60, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux a conduit
à un renouvellement des formes de la mobilisation collective.
A/ Les mouvements sociaux traditionnels opposent des classes sociales. Ce conflit est
théorisé dans Le Manifeste du Parti communiste (1848) par Karl Marx sous le concept de
"lutte des classes" : dans le capitalisme, il existe une opposition entre les propriétaires des
moyens de production et les prolétaires qui n’ont que leur force de travail. Un mouvement
social intervient lorsque la classe dominée prend conscience de sa domination et décide de
mettre fin à son exploitation. Cette conscience de classe nécessite que les dominés se trouvent
placés dans des conditions de travail et d’existence communes. La classe devient ainsi un
acteur doué de volonté et de raison capable de lutter contre l’exploitation capitaliste.
Dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851), Karl Marx montre que "les
paysans parcellaires" n’ont pas pu développer de conscience de classe, car, bien que placés
dans des conditions économiques analogues et possédant des intérêts économiques similaires,
ils leur manquaient un lien national ou une organisation capable de forger une communauté
pour agir ensemble. A l’inverse, le prolétariat possédait une conscience collective du fait des
liens de solidarité que les ouvriers entretenaient non seulement du fait de la division du
travail, mais aussi de leur situation de domination à l’égard des capitalistes.
137
Dans Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d'aujourd'hui (2005), Alain
Touraine explique que la conscience de classe est moins un effet des crises du capitalisme,
qu’une conscience du conflit entre employeurs et salariés pour l'appropriation de la richesse
créée par la production. Elle a été la plus forte chez les ouvriers qualifiés, dont le métier était
brisé par l'introduction des méthodes d'organisation scientifique du travail (l'OST :
taylorisme, puis fordisme) dont la grève des usines Renault, en 1913, apparaît comme
symptomatique. Dans ce type de conflit, il existe deux enjeux : un enjeu économique et un
enjeu de classe. Or ce qui caractérise surtout les mouvements sociaux traditionnels, c’est
moins l’enjeu économique que l’enjeu de conflit de classes tel qu’il se rencontre dans le
travail quotidien.
B/ Apparus au cours des années 60, les nouveaux mouvements sociaux (NMS) n’ont pas
pour principe la transformation des rapports économiques. Ces NMS agissent au nom
d’idéologies nouvelles telles que l’écologie, le féminisme, le pacifisme, la défense des droits
de l’homme, le régionalisme, etc. Parallèlement, certains groupes luttent pour se voir
reconnaître certains droits tels que les homosexuels ou les femmes, etc. Ils sont fondés sur
l’autonomie, la liberté et la responsabilité individuelle, l’égalité des droits, la solidarité ou la
participation collective. Ils s’opposent à la logique impersonnelle du profit et de la
concurrence, ainsi qu’à l’ordre établi. Ils entretiennent également une méfiance envers les
partis politiques, les syndicats et les formes institutionnalisées de revendication politique.
Ces nouvelles luttes sont caractérisées par leur éclatement : chaque groupe défend un projet
unique et non plus des projets globaux tels que ceux défendus par les partis. C’est "la fin des
grands récits" théorisée par le philosophe Jean-François Lyotard dans La Condition
postmoderne : rapport sur le savoir (1979). Le passage de la modernité à "la
postmodernité" se caractérise par une incrédulité à l’égard de la pensée des Lumières qui
faisait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Dans l’esprit moderne,
la science, la politique et les arts se mesurent à leur contribution au progrès. La
postmodernité, selon Lyotard, c’est le constat de l’éclatement de ce récit. À l’âge
postmoderne, chaque domaine de compétence est séparé des autres et possède un critère qui
lui est propre. Il n’y a aucune raison que le "vrai" du discours scientifique soit compatible
avec le "juste" visé par la politique ou le "beau" de la pratique artistique. Chacun doit donc se
résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et
moraux mutuellement incompatibles.
L’émergence des NMS met également fin à un compromis historique entre la sphère
économique et la sphère sociale tel que le symbolisait l’Etat-providence. De la fin des années
40 au début des années 60, un consensus régnait sur l’alliance d’un fonctionnement libéral de
l’économie et d’une protection sociale des salariés dans le but d’assurer à la fois la croissance
économique et l’augmentation du pouvoir d’achat. Par conséquent, l’impératif de croissance
économique justifiait une certaine division des tâches entre d’un côté, les partis politiques,
qui s’occupaient de la conquête du pouvoir et de l’autre, les syndicats, qui se souciaient de
défendre les intérêts sociaux. Les NMS font éclater cette division des tâches en se plaçant en
dehors du système politique. Ils organisent de nouvelles formes de protestation (sit-in,
occupation de locaux, grèves de la faim), mettant en avant leur caractère ludique ou
expressive (gay pride). Ils contestent la centralisation et la représentativité qui est le propre
des sociétés démocratiques occidentales et privilégient des procédures participatives
(assemblée générale, contrôle des dirigeants).
138
2/ A travers ces nouveaux mouvements sociaux se joue un changement social profond
ouvrant un nouveau registre de mobilisation à l’action collective.
A/ Dans La Révolution silencieuse (1977), Ronald Inglehart souligne que les sociétés
occidentales sont marquées par des revendications de plus en plus qualitatives de la part de
leur population. La satisfaction des besoins matériels de base accomplie, les citoyens
cherchent à améliorer leur autonomie, leur qualité de vie et leur participation à la vie
politique. Les attentes essentiellement matérialistes deviennent progressivement post-
matérialistes, c'est-à-dire plus qualitative et davantage fondée sur les aspirations
individuelles. En s’appuyant sur une étude comparative des systèmes d’attitudes et de
hiérarchies de valeur dans six pays d’Europe occidentale, Inglehart constate ainsi la montée
de ce type de valeurs, notamment à partir des premières générations du baby-boom.
Dans Production de la société (1973), Alain Touraine insiste sur "l’historicité" des
mouvements sociaux. Selon lui, toute société est caractérisée par un système d’action
historique, c'est-à-dire un mode de production particulier. Or à chaque type de société
correspond un mouvement social particulier :
Pour Alain Touraine, la société programmée est un système de plus en plus apte à centraliser
les données de toute nature sur les individus. Elle accroît les possibilités de maîtrise et de
contrôle du développement social qui sont l'objet de luttes entre les acteurs, parce qu'aussi
enjeux de pouvoir.
B/ Il faut toutefois faire preuve d’un certain sens critique dans l’analyse de la nouveauté, afin
de ne pas se laisser fasciner par l’objet étudié. Les valeurs morales auxquelles adhèrent les
militants des NMS sont aussi celles des Lumières (autonomie individuelle, égalité, solidarité,
139
participation). En outre, il est fort possible d’analyser la revendication de la journée de 8
heures, initiée par le mouvement ouvrier au début du XXe siècle, comme une revendication
post-matérialiste. Et les occupations d’usine ou les marches de chômeurs dans les années 30
montrent que les NMS n’ont pas le monopole de l’innovation tactique sur le plan de la
mobilisation collective.
Il faut ajouter que certains NMS connaissent une institutionnalisation marquée. Greenpeace,
par exemple, organisation issue du mouvement écologiste, s’est dotée d’un bureau central
situé aux Pays-Bas et dirigé par un personnel qualifié. Les enjeux défendus ont aussi pu
aboutir à la création de ministères spécialisée (condition féminine, environnement,
consommation).
Enfin, dans Stratégies de la rue (1996), Olivier Fillieule établit que les mobilisations
matérialistes (avec pour enjeux les salaires, l’emploi ou le social) restent la composante
dominante de l’activité manifestante.
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est le profil sociologique des militants. Le noyau
mobilisé des NMS sont des individus issus des nouvelles classes moyennes. Ils sont
caractérisés par un niveau d’éducation élevé, bénéficient d’une certaine sécurité économique,
notamment parce qu’ils occupent un emploi dans le service public (enseignement, santé,
travail social, administration). Contrairement au mouvement ouvrier, ils ne revendiquent pas
une conscience de classe (ce qui peut apparaître comme une limite à l’analyse tourainienne
qui ressemble à la recherche, jamais aboutie, du Mouvement Social capable de remplacer le
mouvement ouvrier à l’époque de la société programmée).
Autour de ce noyau gravite plusieurs catégories sociales, au gré des mobilisations. Ce sont
parfois des paysans, petits commerçants, artisans dont les intérêts économiques peuvent
coïncider avec ceux des NMS. Ces alliances conjoncturelles sont fréquentes dans le cadre de
mobilisations NIMBY (Not in my garden = pas de ça chez moi), lors de mobilisations
locales contre le nucléaire par exemple. On trouve aussi des individus dont la situation
sociale n’est pas définie et dont l’autonomie individuelle est faible (étudiants, femmes au
foyer, retraités, jeunes sans emploi). Quant aux ouvriers et aux employés, ils restent au
contraire peu mobilisés.
Ces groupes ont en commun de ne pas vouloir passer par le système politique et ses
institutions traditionnelles (partis politiques, syndicats). Ils remettent en cause à la fois les
notions de représentativité et de bureaucratisation qui sont synonymes de pesanteurs et de
dévoiement de la volonté collective. Cependant, ils ne rejettent pas toujours toute stratégie
instrumentale et peuvent s’allier à des élites modernisatrices afin de peser dans les réformes
sociales ou politiques (environnement, avortement, etc.). Il reste que ce rejet de l’inscription
dans le système politique rend les NMS assez éphémères : les mouvements se font et se
défont sans s'inscrire dans la durée.
Enfin, dans L‟invenzione del presente (1986), Alberto Melluci souligne l’ambiguïté
modernisatrice des NMS. Deux facteurs expliquent à la fois leur réussite et leur disparition :
l’attaque aux secteurs archaïques des institutions sociales (prisons, avortement, etc.) ;
l’accent mis sur la question des identités a abouti à la création de marchés propres à
valoriser ces nouveaux enjeux : argumentaire "vert" des marques, accent sur la
tradition ou sur le commerce équitable.
140
Les groupes d’intérêt
Les groupes d’intérêt désignent les organisations cherchant à influencer le pouvoir, mais
qui, contrairement aux partis, ne participent pas directement à la compétition politique. En
France, ils ont souvent une connotation négative comme le montre notamment leur
désignation par le terme anglais péjoratif de "lobby" renvoyant, à l’origine, aux couloirs et
vestibules menant aux assemblées parlementaires. Cette méfiance vient du fait qu'ils ont
souvent pour objectif de défendre les intérêts particuliers d’une catégorie de la population (les
retraités, les salariés, mais aussi l’industrie, le patronat, etc.). Ils ne sont pourtant pas tous les
défenseurs des intérêts privés, certaines ONG (Organisations non gouvernementales)
prétendant surtout agir au nom de l’intérêt général (Greenpeace, Médecins du monde, etc.).
1/ Les relations que les groupes d’intérêt entretiennent avec le système politique peuvent
revêtir des modalités différentes selon le pays considéré.
A/ Les groupes d’intérêt n’ont pas partout la même connotation. Comme le notait déjà Alexis
de Tocqueville dans le tome II de De la Démocratie en Amérique (1840), il existe aux Etats-
Unis une forte disposition des individus à s’associer : "les Américains de tous les âges, de
toutes les conditions, de tous les esprits, s‟unissent sans cesse. Non seulement ils ont des
associations commerciales et industrielles auxquelles ils prennent part, mais ils en ont
encore de mille autres espèces, de religieuses, de morales, de futiles, de fort générales et de
très particulières, d‟immenses et de fort petites (…). S‟agit-il enfin de mettre en lumière une
vérité ou de développer un sentiment par l‟appui d‟un grand exemple, ils s‟associent".
Tocqueville note également que si les Etats-Unis ont développé une appétence pour
l’association dans l’objectif de défendre les intérêts particuliers, la France s'est inscrite dans
un esprit plus interventionniste : "partout où, à la tête d'une entreprise nouvelle, vous voyez
en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez
aux États-Unis une association". Dans une optique rousseauiste, la France nie toute légitimité
aux intérêts particuliers et considère que seule la puissance publique détient le monopole de
l’intérêt général. Ainsi, dès 1791, la loi le Chapelier interdit les coalitions de patrons et
d’ouvriers au motif qu’il ne doit pas exister d’intérêts intermédiaires entre l’intérêt de chaque
individu et celui de l’Etat afin que rien ne sépare le citoyen de la chose publique (en
l’occurrence, l’intérêt de la corporation). Il faut ainsi attendre la loi Waldeck- Rousseau en
1984 pour que les syndicats soient autorisés et la loi de 1901 pour les associations.
Dans Science politique (2010), Dominique Chagnollaud estime que la France a toujours
hésité entre l’exclusion et l’intégration des groupes d’intérêt. Une opposition se fait jour,
selon lui, entre l’expression d’une vision jacobine et unitaire de l’Etat et une tradition
organiciste et antirévolutionnaire qui veut que la représentation des intérêts s’organise de la
base au sommet, l’ensemble étant fédéré par une puissance publique paternelle. Ainsi, le
"système français hérite de ces deux traditions excluant les intérêts illégitimes dès lors qu‟ils
ne sont pas articulés sur une représentation sociale viable". Il donne comme exemple le mur
de l’argent sous le Front populaire, qui renvoie à l’hostilité des riches aux réformes de 1936,
raison de son échec, ou encore l’opposition de De Gaulle aux marchés financiers, ce dernier
affirmant en 1966 que la politique de la France ne se décidait pas "à la corbeille", c'est-à-dire
à la bourse.
Toutefois, l’approche française et républicaine des groupes d’intérêt reconnaît une place à
l’expression des groupes d’intérêt, mais à condition qu’ils soient subordonnés à l’Etat. Cette
141
position se retrouve dans l’intégration des intérêts particuliers traversant la société civile au
sein d’institutions comme le Conseil économique, social et environnemental (CESE) où
l'on retrouve diverses catégories socioprofessionnelles, mais qui n’est consulté par le
gouvernement que pour avis. Au contraire, pour Tocqueville, l’existence de groupes d’intérêt
indépendants du pouvoir politique permet de corriger les défauts du système représentatif,
notamment la participation aux élections lorsqu’elle est faible.
B/ Il est possible de qualifier différemment ces deux façons de concevoir les interactions
entre les groupes d'intérêt et les partis politiques.
b) Dans Trends toward corporatist intermediation (1979), Philippe Schmitter propose une
typologie à partir des relations que les groupes d’intérêt établissent avec l’Etat. Il oppose
ainsi deux modèles :
le modèle pluraliste : "système de représentation des intérêts dans lequel les unités
constitutives sont organisées en un nombre non spécifique de catégories multiples,
volontaires, en compétition entre elles, non organisées hiérarchiquement et qui
s‟auto-déterminent (en ce qui concerne le type ou la nature des intérêts), qui ne sont
pas autorisées de manière particulière ou reconnue, subventionnées, créées par l‟Etat
et qui n‟exercent pas le monopole de l‟activité à l‟intérieur de leurs catégories
respectives". L’Etat reste neutre et laisse les groupes d’intérêt entrer en compétition
pour la définition des politiques publiques. Ce modèle, d’inspiration libérale,
concerne les pays anglo-saxons tels que les Etats-Unis ;
le modèle néo-corporatiste : "système de représentation des intérêts dans lequel des
unités constitutives sont organisées en un nombre limité de catégories uniques,
obligatoires, non compétitives, organisées hiérarchiquement et différenciées
fonctionnellement, reconnues ou autorisées (si ce n‟est créées) par l‟Etat qui leur
concède délibérément le monopole de la représentation à l‟intérieur de leurs
142
catégories respectives". Dans ce modèle, l’Etat intègre les groupes d’intérêt à son
propre fonctionnement et en associe quelques uns à la définition des politiques
publiques. L’association de ces groupes à l’action de l’Etat permet de renforcer la
légitimité de l’action publique et de bénéficier d’une expertise spécialisée à moindre
coût. Elle confère également une représentativité accrue à l’organisation sélectionnée
(exemple : la FNSEA et la gestion de l’agriculture en France). Les pays concernés par
ce modèle sont l'Autriche et la Suède notamment, qui connaissent une importante paix
sociale.
N.B. : dans le corporatisme classique (Espagne franquiste, Portugal de Salazar, Italie fasciste,
France sous le régime de Vichy), les groupes sont totalement intégrés à l’Etat qui leur confère
un monopole de représentation.
Cette distinction entre deux modèles de relation reste toutefois sujette à critiques. Il existe un
continuum exigeant une attention à chaque situation particulière, aucun pays ne pouvant, en
toute rigueur, être qualifié soit de néo-corporatiste, soit de pluraliste. Il s’agit simplement de
tendances.
a) Dans "Les groupes d’intérêt sous la Ve République" (1983), Franck Wilson propose
d’ajouter un troisième modèle afin de qualifier plus précisément la situation de la France : "le
modèle protestataire". Selon lui, "dans le modèle protestataire, les groupes intérêt se
dépensent beaucoup pour mobiliser l‟opinion ou leur base contre les propositions
gouvernementales. A leurs yeux, les manifestations, défilés et grèves sont les clefs évidentes
du blocage de toute politique indésirable et ils y ont fréquemment recours. Souvent, ils
déclenchent des mouvements de refus afin de saboter les mesures gouvernementales. Les
groupes lancent ces actions protestataires sans trop espoir de succès ; néanmoins, il s‟agit
exprimer une opposition symbolique, dût-elle s‟avérer inefficace".
le modèle pluraliste : les groupes influencent les autorités mais en dehors des canaux
officiels ;
le modèle néo-corporatiste : les groupes disposent d’une relation continue et
institutionnelle avec les autorités ;
le modèle protestataire : les groupes refusent tout lien direct avec les autorités,
préférant faire pression en s’appuyant sur l’opinion et la base.
143
b) Dans Les Groupes d'intérêt. Action collective et stratégies de représentation (2006),
Emiliano Grossman et Sabine Saurugger mettent en avant une distinction entre trois
idéaux-types assez proche de celle de Franck Wilson (modèle pluraliste et modèle
néocroporatiste), mais où le modèle protestataire devient "le modèle étatiste". Ce modèle
constitue une catégorie ad hoc pour la France où les groupes d’intérêt sont faibles, car
fragmentés et donc peu représentatifs, ce qui conforte l’attitude de méfiance des pouvoirs
publics à leur égard et qui les oblige à s’inscrire en opposition (frein aux réformes) plutôt que
de mener positivement leur action, d’où les menaces de dérives clientélistes et corporatistes.
144
2/ Malgré la diversité des relations entre Etats et groupes d’intérêt, il est possible de
dégager un certain nombre de points communs à tous les groupes d’intérêt.
A/ Dans Sociologie des groupes d‟intérêt (1998), Michel Offerlé souligne que le préalable
pour un groupe d’intérêt est de se faire reconnaître comme l’interprète légitime de l’intérêt
qu’il prétend défendre. Ce travail passe, selon lui, par quatre étapes :
Comme le souligne néanmoins Philippe Braud dans Sociologie politique (2008), la notion
de représentativité est aussi fondamentale que fuyante : "fréquemment, le langage des
groupes d‟intérêt assène l‟équivalence entre le discours du représentant et les attentes
supposées des représentés". Cela permet à une frange d’individus mobilisés de parler au nom
et pour le compte de l’ensemble d’une catégorie particulière (par exemple : certains étudiants
qui parlent au nom de tous les étudiants). Si la mesure de la représentativité d’un parti
politique est relativement simple, il suffit de procéder par sondage ou bien de regarder le
résultat des suffrages, elle plus difficilement appréhendable pour les groupes d’intérêt,
notamment parce qu’il existe peu de scrutins où ils peuvent tester leur audience réelle et
parce que chaque groupe fonctionne selon des règles qui lui sont propres (que l’on songe aux
différences qu’il existe par exemple entre le Medef, la CGT, l’Ordre des médecins ou encore
la Ligue des chasseurs).
B/ Les formes d’intervention des groupes d’intérêt et leurs répertoires d'action sont divers et
variés.
Dans Sociologie des groupes d‟intérêt (1998), Michel Offerlé distingue trois dimensions
essentielles des répertoires d'action des groupes d'intérêt, qui peuvent se combiner :
145
le nombre : on montre que l'on s'appuie sur un collectif, à travers une manifestation ou
un sondage ;
la science : on finance des recherches, organise des colloques ;
la vertu : on en appelle aux valeurs morales, son mobilise des stratégies de
scandalisation.
Dans Les groupes d'intérêt (2006), Emiliano Grossman et Sabine Saurugger établissent une
typologie de cinq idéaux-types de répertoires d'action :
146
groupe d’intérêt, l’administration consultative (polysynodie : les divers
conseils qui entourent le chef du gouvernement) ou encore l’attribution de
sièges dans des assemblées délibérantes ;
o la gestion directe d’une mission de service public : il s’agit, par exemple, des
Ordres de médecins, d’avocats, qui sont la trace du corporatisme et du
dirigisme d’antan.
C/ L’objectif des groupes d’intérêt est de formuler des exigences en vue de faire pression sur
les pouvoirs publics pour que ceux-ci prennent les décisions qui abondent en leur sens. Ils
doivent néanmoins prendre plusieurs changements dans leur environnement pour adapter
leurs stratégies d'influence.
a) Avec le renforcement du rôle de l’Europe, les institutions européennes ont fait l’objet d’un
investissement accru de la part des lobbies et autres groupes de pression. Ainsi Didier
Chabanet parle d’une "européanisation de l‟action collective" ("Vers une européanisation de
l’action collective", 2003) pour qualifier le rapprochement des lobbies du niveau européen.
Dans une logique libérale, l’Union européenne a été construite dès le départ dans l’idée que la
participation des groupes d’intérêt au travail des institutions était une chose positive. Des
comités ont été mis en place pour que les associations et les experts puissent participer au
processus législatif. Les groupes d’intérêt apparaissent ainsi comme des outils d’expertise et
de légitimation démocratique. Ils dominent largement le répertoire des associations
répertoriées (82%), sans compter les entreprises qui se représentent seules (EDF dispose d’un
bureau permanent à Bruxelles par exemple).
147
L’opinion publique
1/ Si, à l’origine, l’opinion publique renvoie aux débats entre citoyens politiquement
actifs, avec l’avènement des sondages, elle se trouve bâillonnée au profit d'une
photographie des diverses opinions à un instant précis.
l’opinion publique dans la France du XVIIIe siècle : expression publique des opinions
personnelles de la bourgeoisie alors en plein essor économique et qui entend
influencer les autorités politiques en rendant public divers textes (pamphlets,
brochures, libelles, etc.). Solidaire du courant des Lumières, celle-ci souhaite se servir
de la Raison pour critiquer l’usage arbitraire du pouvoir et en appelle au Tribunal de
l’opinion (sous-entendue à l’opinion éclairée) pour dénoncer les erreurs judiciaires ;
l’opinion publique pendant la Révolution de 1789 : opinion des députés de
l’Assemblée nationale et des citoyens actifs qui s’expriment dans les journaux ou les
clubs. Elle s’inscrit toujours dans la droite ligne de la philosophie des Lumières qui
fait de la discussion et du débat public un préalable nécessaire à la détermination de la
volonté générale, volonté distincte de la somme des volontés individuelles car
cherchant à atteindre l’intérêt commun. Elle est aussi élitaire, construite et publique
(c'est-à-dire digne d’être publiée), et, par conséquent, s’oppose à l’opinion du peuple
jugé alors irrationnel et peu éduqué, enclin au préjugé ;
l’opinion publique de la seconde moitié du XIXe siècle : deux changements majeurs
conduisent à une évolution de la notion, à savoir, d’une part, l’adoption du suffrage
148
censitaire masculin en 1848 qui fait des élus des représentants du peuple s’exprimant
en son nom ; d’autre part, la constitution d’un prolétariat ouvrier dans les villes qui
s’organise au sein d’organisations politiques et qui manifeste dans la rue pour obtenir
des droits. Entre ces deux parties de l’opinion publique, il peut exister des conflits,
chaque groupe prétendant incarner la véritable opinion du peuple. En outre, le
développement d’une presse à grand tirage va entraîner certains journalistes à parler
au nom de l’opinion publique, la vente de leurs journaux signifiant une adhésion
implicite du lecteur à leur ligne politique. La notion d’opinion publique intervient
ainsi au croisement d’enjeux et de luttes de pouvoir. La publication par Emile Zola,
dans le journal L'Aurore, d'une lettre ouverte au président Félix Faure pour défendre
le capitaine Alfred Dreyfus peut se comprendre comme une utilisation de cette presse
à grand tirage pour peser sur le débat public.
De ces trois étapes, il est possible de déceler un fil directeur : l’opinion publique est toujours
le fruit de l’activité réfléchie d’individus qui s’investissent sur le plan politique.
"la sphère publique bourgeoise" : c’est l’espace public originel. Cet espace renvoie à
l’expression de l’opinion des élites cultivées, ou après la Révolution, à celle de
l’opinion des citoyens et de leurs représentants. C’est un espace qui s’ouvre entre
l’Etat et la société civile où les citoyens peuvent débattre librement des questions
d’intérêt général. Il est la condition à la formation d’une opinion publique capable de
critiquer, d’influencer, voire de contrôler l’Etat. L’opinion publique est alors un corps
libre et ouvert, fruit de la réflexion d’un public raisonnant et éclairé, dégagé de
l’influence dogmatique de la tradition, mais aussi des intérêts économiques
particuliers ou des intérêts d’Etat et capable de générer une autorité légitime reposant
sur la capacité à s'élever vers l’intérêt général ;
"la sphère publique de l‟Etat social" : c’est l’espace public dévoyé qui apparaît au
XXe siècle. Selon Habermas, il se produit un phénomène de "désintégration de la
sphère publique bourgeoise" qui est liée à l’intervention croissante de l’Etat dans
tous les domaines de la vie sociale, ainsi qu'au développement de la technocratie et de
la bureaucratie. La conséquence principale est la dépolitisation des masses : l’opinion
publique est neutralisée, elle perd son sens polémique, elle ne fait qu’exprimer, de
manière non réfléchie et non critique, un ensemble d’attitudes politiques
transparaissant à travers les sondages et les médias de masse.
149
C/ Un des outils les plus contestables aux yeux d’Habermas, sensé représenter l’opinion
publique moderne, c’est le sondage. Selon lui, "jamais le matériel d‟un sondage - les
opinions d‟un échantillonnage quelconque de population – n‟a par lui-même, et pour la seule
raison qu‟il viendrait nourrir des réflexions, des décisions ou des mesures revêtant une
importance politique, valeur d‟opinion publique". L’opinion publique ne peut être
qu’éclairée, et non pas le fruit d’une acclamation populiste quantifiable.
Dans Faire l’opinion (1990), Patrick Champagne considère que l’invention des sondages
d’opinion va aussi dans le sens d’une dépossession. Il montre que les instituts de sondages,
les politologues et la presse ont remplacé "une entité métaphysique vague" (définissable selon
les intérêts propres à chaque groupe), par une entité non moins métaphysique, mais qui
présente comme avantage d'être mesurable et capable de s’imposer à tous avec la réalité
d’une chose.
Le recours au sondage apporte une nouvelle légitimité qui appuie et justifie la compétence
des journalistes, des politologues et des sondeurs : la connaissance de l'opinion. Elle est
opposable aux politiciens qui ne peuvent pas ne pas en tenir compte et qui se
retrouvent, ainsi, dans une position subordonnée. Elle assoit également le rôle des conseillers
en communication qui deviennent une ressource indispensable à tout acteur politique.
Mais pour Champagne, cette opinion publique n'est que le résultat d'un processus de
fabrication jouant de l'illusion qu’il existerait un consensus sur les problèmes politiques alors
que les questions sont celles que se posent certaines fractions de la classe dominante. Il
affirme que l'opinion publique est un produit fabriqué par les journalistes, les experts
(politistes, politologues, sondeurs) au service implicite de la classe dominante. Il défend ainsi
l’idée ancienne d’une confiscation du pouvoir par la classe dominante, et ce, malgré
l’avènement du suffrage d’opinion.
A/ Quoiqu’en pense Habermas ou Champagne, les sondages d’opinion sont aujourd’hui une
technique à laquelle les acteurs du champ politico-médiatique recourent largement pour
mesurer l’opinion publique. Ils ont été inventés aux Etats-Unis en 1936 par le statisticien et
sociologue George Gallup. Ils lui ont permis de prédire la réélection du Président Franklin
Roosevelt, alors que plusieurs journaux, s’appuyant sur un vote de paille, prédisaient le
triomphe de son adversaire républicain.
Avant Gallup, pour prévoir l’issue d’un vote, les journaux organisaient des simulations de
joutes électorales et des enquêtes d'intentions de vote : ils offraient la possibilité à leurs
lecteurs de renvoyer un bulletin d’intention ou bien procédaient à des interrogations dans la
rue. Mais ces votes fictifs, appelés "votes de paille", servaient davantage à la promotion des
journaux qu’à l’établissement d’une photographie de l’opinion. Ce n’est qu’avec Gallup que
les sondeurs prennent soin de recourir à des échantillons représentatifs de la population.
150
qu’aux Etats-Unis, en 1965 seulement, avec la publication d’un sondage qui permet de
prévoir la mise en ballottage de Charles de Gaulle.
Pour être valable, un sondage d’opinion doit être représentatif. Comme le démontre Gallup en
1936, il vaut mieux interroger 5000 personnes qui constituent un échantillon représentatif au
plan sociologique de la population que de faire une enquête sur des millions de personnes
sans les sélectionner selon leur âge, leur sexe, leur catégorie socio-professionnelle ou leur
lieu d'habitation. Le sondage d’opinion permet ainsi de photographier l’état de l’opinion à un
instant t. Il a donc une dimension objective, voire même une prétention scientifique. Pour
qu’il soit exact, il faut toutefois mettre en œuvre des mesures de correction :
le taux d’abstention est toujours sous-estimé (honte d’avouer une forme d’incivisme
lors des enquêtes) ;
le vote pour les partis extrêmes est minoré (PCF et FN) car les électeurs éventuels
rechignent à déclarer leur préférence.
Il faut ajouter que la distribution des réponses varie selon la formulation de la question qui
doit être claire et neutre.
tout le monde a une opinion : pour Bourdieu, ce n’est pas le cas, les sondeurs ont
d’ailleurs tendance à ne pas s’intéresser aux non-réponses qui traduisent un sentiment
de défaut de compétence sur la question posée. Les sondages conduisent des individus
qui ne se posent pas de question à produire une opinion qui n’existerait pas sans eux.
Il faut ajouter qu’il existe des registres différents pour répondre à un enquêteur : on
peut répondre selon sa compétence politique, son éthos de classe (en fonction du
système de valeur incorporé durant l’enfance), voire se contenter de suivre l’opinion
du groupe dont on se sent proche ("dans les situations où se constitue l'opinion, en
particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées, des
opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c'est très
évidemment choisir entre des groupes" : la crise produit un effet de politisation qui
oblige les individus à choisir entre des groupes qui se définissent politiquement et
définir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement
politiques) ;
toutes les opinions se valent : toutes les opinions ne se valent pas car certains
individus sont moins informés que d’autres ;
les sujets des questions font l’objet d’un consensus : les sondages conduisent à
un "effet d’imposition de problématique". Les questions posées ne sont pas celles
qui se posent réellement à tous et leur interprétation se fait en dehors du contexte de
leur réponse. Elles sont souvent celles que se posent "le petit monde" de ceux qui
peuvent financer des sondages : les directeurs de journaux ou d’hebdomadaires, les
hommes politiques ou les chefs d’entreprise. Elles sont, en outre, fortement liées à la
conjoncture et à l'actualité médiatique.
Dans son article, Bourdieu conteste moins l’existence d’une opinion publique que celle
propre aux instituts de sondage qui simplifie et réduit l’expression véritable de l’opinion
publique. Elle est plus floue, plus diversifiée et plus ouverte que l’image donnée par les
151
sondages. Il en conclut que l'opinion publique des instituts de sondage est davantage un
"instrument d’action politique" : "sa fonction la plus importante consiste peut-être à
imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive
d'opinions individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la
moyenne des opinions ou l'opinion moyenne."
La véritable opinion publique dans l'esprit de Bourdieu a une dimension plus sociale :
"l‟enquête d'opinion traite l'opinion publique comme une simple somme d'opinions
individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l'isoloir, où l'individu va
furtivement exprimer dans l'isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les
opinions sont des forces et les rapports d'opinions sont des conflits de force entre des
groupes".
C/ Les sondages continuent d’être massivement utilisés par les acteurs politiques. Ils
apportent une information sur la stratégie à adopter en termes de communication ou de
politique. En ce sens, ils influencent l’agenda public et la sélection des candidats. Ils peuvent
constituer une ressource importante dans la lutte politique. En 1995, Edouard Balladur a pu
s’en servir pour contourner la sélection partisane favorable à Jacques Chirac. Plus
récemment, en 2007, Ségolène Royal a pu court-circuiter l’appareil politique du parti
socialiste lors des élections à la candidature en s’appuyant sur les sondages.
Les sondages auraient donc un effet sur la vie politique. Dans le tome 2 de De la démocratie
en Amérique (1835-40), Alexis de Tocqueville relevait déjà un paradoxe démocratique lié au
progrès de l’égalité : plus les individus sont mus par l'aspiration à l'égalité, moins ils
accordent de confiance à leurs égaux, et plus ils ont tendance à croire la majorité, puisque
celle-ci possède à leurs yeux la probabilité de réunir la "somme des lumières". Ainsi, "à
mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à
croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en
croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde."
Certains voient dans les sondages un potentiel danger sur la vie démocratique. Dans "A quoi
servent les sondages ?" (1988), Bernard Lacroix estime que les sondages diminuent
"l‟investissement lié à l‟incertitude de l‟issue électorale, les sondages travaillent par là à
éroder les croyances nécessaires au fonctionnement de la procédure électorale". Ils seraient
donc les fossoyeurs de la démocratie et représenteraient un danger pour elle car ils ôteraient
toute fonction décisive aux élections censées sanctionner un débat politique.
Cependant, aucune étude n’a permis d’établir leur influence sur l’issue d’un scrutin, ce rôle
étant difficilement mesurable. Les études qui montrent que les sondages incitent les électeurs
à voter pour le vainqueur présumé sont contredites par les études montrant l’effet inverse, à
savoir l’incitation à voter plutôt pour le candidat minoritaire. En outre, les prédictions des
sondages ne sont pas toujours avérées. En 2002 par exemple, aucun institut de sondage
n’avait prévu l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Il
reste qu’il a pu se produire un effet démobilisateur, étant donné la forte abstention lors de ce
scrutin, conséquemment à l’arrivée annoncée au second tour, des deux candidats "classiques"
(UMP/PS).
Dans The accuracy and influence of the polls (1983), Paul Whiteley a toutefois pu montrer
que ce sont les électeurs dont les convictions politiques sont les plus fragiles qui sont les plus
sensibles à l’influence des sondages.
152
Malgré tout, on peut estimer que les sondages participent au fonctionnement du régime
représentatif. Dans Principes du gouvernement représentatif (1995), Bernard Manin dégage
trois idéaux-types de gouvernement représentatif :
Les médias acquièrent une importance dans la vie des systèmes politiques dès le XIXe siècle
(notamment via la presse écrite), mais c’est surtout avec l’arrivée de la radio et de la
télévision, au cours du XXe siècle, qu’ils connaissent leur plus grand développement.
Considérés comme un quatrième pouvoir (entre autres, par Alexis de Tocqueville), les médias
sont à la fois convoités et redoutés. Les acteurs politiques leur prêtent souvent une grande
influence du fait de la visibilité sociale importante qu'ils offrent. La réalité semble toutefois
assez différente, si l’on en croit la plupart des travaux sociologiques, car si les médias jouent
bien un rôle dans la sollicitation de l’émotion ou dans l’inscription à l’agenda de certains
sujets, les publics ne subissent pas passivement les opinions qu’ils contribuent à diffuser.
1/ Si, à l’origine, les médias sont analysés comme ayant une forte influence sur la pensée
des individus, de nombreux travaux ont amené par la suite à nuancer cette idée.
A/ Les premiers travaux consacrés au pouvoir des médias s’intéressent surtout à la manière
dont la propagande peut agir sur les individus.
153
Dans Propaganda Technique in World War I (1927), Harold Lasswell propose un modèle
d’analyse fonctionnaliste appelé le modèle de la seringue hypodermique. Il présente les
récepteurs comme passifs et incapables de refuser ou de résister aux messages transmis. Un
propagandiste peut ainsi se contenter de diffuser son message pour pouvoir agir sur les
comportements des individus. Il doit, néanmoins, se poser au préalable une série de questions
afin d'adapter son action de communication au contexte :
Dans Le Viol des foules par la propagande politique (1939), Serge Tchakhotine affirme
également que le pouvoir politique peut endoctriner les masses au moyen de la propagande.
Son étude se nourrit de la théorie du psychologue Ivan Pavlov qui a travaillé sur les réflexes
conditionnés chez les animaux. Tchakhotine étend ces travaux à la psychologie individuelle
et sociale. Il estime ainsi qu’il est possible d'influencer les masses au moyen de la répétition
de messages diffusés dans les médias. Sa participation directe à l’action de la propagande
anti-hitlérienne dans la Sozial-Democratie de 1930-33 le conduit à une analyse fine du
recours au symbolisme (entre autre, le recours aux mythes) propre à l’Allemagne hitlérienne
et à souligner l’utilisation massive de la radio. Toutefois sa position objectiviste, qui conduit
à réduire le psychisme à la biologie, néglige les capacités de la population à résister aux
sollicitations de la propagande.
Dans une perspective critique, l’école de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer) juge
durement les médias de masse. Dans "L’industrie culturelle" (1964), Theodor Adorno
fustige la production culturelle qui a pour objectif de séduire les masses car celle-ci, au lieu
de les élever comme le ferait une culture digne de ce nom, ne fait que les avilir. Les
informations que les médias de masse véhiculent sont souvent pauvres et insignifiantes.
Pourtant, l’industrie culturelle trouve astucieusement à se justifier : elle apporterait des
repères aux hommes pour s’orienter dans le monde. En vérité, elle ne fait que ressasser les
catégories traditionnelles, conservatrices, alors que la véritable culture montre les conditions
d’une vie véritable avec les souffrances et les contradictions qui lui sont inhérentes.
154
Enfin, dans L‟homme unidimensionnel. Essai sur l‟idéologie de la société avancée (1964),
Herbert Marcuse réalise une critique des médias de masse proche de l’école de Francfort.
Selon lui, les sociétés industrielles avancées créent des besoins illusoires qui permettent
d'intégrer les individus au système de production et de consommation au moyen des médias
de masse. La conséquence en est un univers de pensée et de comportement unidimensionnel,
au sein duquel l'esprit critique ou les comportements antisystémiques sont progressivement
écartés. A l'encontre de ce climat ambiant, Marcuse fait la promotion d'une "négation
intégrale" (great refusal), seule opposition adéquate aux méthodes de contrôles de la pensée
en cours.
B/ A la vision du récepteur passif défendu par Lasswell et, plus généralement, par les
penseurs critiques, les auteurs de The People‟s Choice (1944), Bernard Berelson, Hazel
Gaudet et surtout Paul Lazarsfeld, opposent un travail empirique s’intéressant aux
conditions de réception des messages émis par les médias. Dès 1938, le principal auteur de ce
livre, Paul Lazarsfeld, enseignant à l’Université de Columbia, prend la direction du
Princeton Radio Project qui mesure les audiences radiophoniques. Il met en place une
analyse en termes de panels, c'est-à-dire une technique d’enquête visant à suivre un même
échantillon à différents moments de manière à mesurer les variations de comportement.
Les auteurs de The People‟s Choice s’interrogent sur l’influence des médias lors du vote à
l’élection présidentielle américaine de 1940. Ils mettent en évidence l’effet limité des médias.
S’ils tendent à renforcer les opinions préexistantes, ils produisent peu d’influence directe sur
les choix individuels. Ils ne font que conforter les choix initiaux des individus. Deux raisons
essentielles peuvent être invoquées :
Dans une autre étude venant conforter ce dernier point, Personal Influence (1955), Paul
Lazarsfeld et Elihu Katz élaborent la théorie de la communication à deux étages (two step
flow of communication). A partir du constat de la faible perméabilité des individus aux
messages des médias, ces deux auteurs soulignent que les électeurs choisissent de voter pour
un candidat en fonction de leur entourage. Parmi leurs proches, certains sont plus influents :
les "leaders d'opinion".
Ces leaders d’opinion peuvent être les hommes politiques, les éditorialistes, les syndicalistes
mais aussi les pères de famille, les chefs d'entreprise, etc. Ils possèdent des caractéristiques
sociales particulières (niveau de diplôme élevé, statut social favorisé), mais ils occupent
surtout une position centrale dans un groupe et ont une capacité à nouer des contacts à
l’extérieur de celui-ci. Ils s’exposent davantage aux médias et en retraduisent les discours, de
manière plus simple, aux moins intéressés. Ils jouent donc un rôle de "garde-barrière" (gate
keeper) en filtrant et en simplifiant les messages à destination d’un public plus large.
Selon cette théorie, l’influence des médias se fait donc de manière indirecte, en deux étapes :
155
d'abord le message délivré par le média est reçu et plus ou moins assimilé par un
leader d’opinion ;
ensuite, celui-ci fait partager son choix de vote aux personnes qu’il connaît.
Elle remet en cause l’idée selon laquelle les médias auraient un fort pouvoir d’influence et
défend plutôt une vision des médias ayant une influence faible sur les individus.
Dans Sociologie du journalisme (2001), Erik Neveu souligne que les leaders d’opinion
médiatiques (acteurs politiques ou éditorialistes) sont finalement les plus attentifs aux
messages des médias, et donc les plus exposés à en subir l’emprise. Certains messages sont
d’ailleurs directement émis en direction non pas du grand public, mais de catégories de
dirigeants. Les médias eux-mêmes constituent un système interactif où les journalistes
politiques spécialisés s’écoutent et s’influencent mutuellement.
Les médias doivent, en effet, trier parmi l’actualité afin de construire une liste, souvent par
ordre d’importance, des différents événements. La sélection opérée (choix des titres en Une,
choix des sujets, durée accordée au cours du journal, etc.) aboutit à focaliser les enjeux sur
certains éléments et à en mettre d’autres de côté.
Dans leur étude, les auteurs observent ainsi une corrélation entre les thèmes ressortant d’une
analyse de contenu de différents médias de masse et ceux considérés comme importants par
un panel d’électeurs indécis. Par conséquent, la focalisation des médias sur certains thèmes a
amené leur public à les considérer comme plus importants que d’autres. Cette approche peut
se résumer de la façon suivante : si les médias n’imposent pas ce qu’il faut penser, ils disent
cependant à quoi il faut penser.
Il reste que des écarts peuvent apparaître entre les attentes des électeurs et les priorités
affichées par les médias. Dans "La campagne : la sélection des controverses politiques"
(1986), Jean-Louis Missika et Dorine Bregman soulignent que le classement des priorités
de l’opinion publique, relativement stables, portent sur des préoccupations économiques et
sociales (l’emploi, la crise, etc.), alors que les thèmes prioritaires des médias, en relation avec
la campagne, ont été la cohabitation, la communication et la place de la France dans le
monde, thèmes qui traditionnellement, mobilisent peu l’opinion publique.
Il reste que, malgré un certain ostracisme à l’égard des partis extrêmes dans les médias de
masse (par exemple le FN ou le NPA), certaines personnes n’hésitent pas à défendre des
156
idées allant à l’encontre de la pensée dominante, ce qui constitue une limite importante à ce
type de thèse. Noëlle-Noemann permet cependant de remarquer que l’espace public comporte
des règles et que certaines opinions ont plus de chances que d’autres d’accéder aux médias et
de susciter ensuite l’adhésion d’un vaste public.
A/ Stuart Hall dans "Codage/Decodage" (1994) pense le problème de la socialisation par les
médias en prenant en compte les dimensions à la fois macro et micro sociologiques :
Cette analyse montre que le message est toujours porteur d’une dimension polysémique et
que sa réception n’est pas univoque. Hall propose une typologie des lectures possibles par le
récepteur du message :
A partir de ce constat, une sociologie de la réception s’est développée ces dernières années.
Brigitte Le Grignou dans Du Côté du public. Usages et réceptions de la télévision (2003)
montre qu’il n’existe pas de téléspectateur type, mais plusieurs publics, différenciés selon les
clivages de classe sociale, de niveau de formation, d’appartenance générationnelle, sexuelle,
voire ethnoculturelle. Les destinataires de messages ne sont ni des masses, formant un public
captif et manipulable, ni des individus souverainement libres, d’accepter ou de critiquer ce
qu’ils regardent et écoutent. Même si les messages sont constitués en fonction de données
sociales, les publics cibles ne les absorbent pas passivement, mais réalisent un travail
d’exclusion ou d’euphémisation, car les messages qui les sollicitent sont jugés pertinents ou
non selon une grille d’analyse subjective.
En revanche, Brigitte Le Grignou remarque que des corrélations élevées entre le message
émis et les opinions formulées sont obtenues lorsque le média tient le langage attendu par les
157
lecteurs. Cela ne signifie pas que les journalistes ont une influence unilatérale, mais que les
messages persuasifs sont ceux qui canalisent des passions ou des désirs préexistants. Ils
provoquent essentiellement des effets de renforcement ou d’activation sur des segments
limités du public.
Ces trois démarches permettent de transformer la pitié en action politique et morale. Mais
Boltanski note qu'individuellement, elles sont toutes trois en crise : la première tend à
s'éloigner de l'indignation d'origine, la deuxième finit par se muer en hypocrisie et la
troisième dégénère en fiction. Or Boltanski cherche à déterminer les conditions d'une
acceptabilité morale du spectacle de la souffrance à distance (par médias interposés). Selon
lui, une politique de la pitié est morale seulement lorsqu'elle associe ces trois dimensions.
Toujours en lien avec les émotions, Corey Robin montre, dans Fear: The History of a
Political Idea (2004), que la peur est un des ressorts essentiels des sociétés démocratiques,
devenant ainsi "un allié ambigu du libéralisme". A travers de longs exposés documentés et
précis du maccarthysme, de la législation post 11-septembre et du droit du travail américains,
il explique que le pouvoir politique joue sur le ressort de l'instinct de survie, la crainte de la
perte de ses privilèges et de sa situation matérielle pour faire passer des mesures liberticides.
Dans La Galaxie Gutenberg (1962), Marshall McLuhan affirme que l’apparition d’un
nouveau medium conduit à un changement de culture et à une nouvelle civilisation. Il écrit
notamment : "le message, c‟est le medium". Selon lui, dans la communication, l’important est
le medium, c'est-à-dire la forme dans laquelle le message est transmis, et notamment ses
propriétés technologiques. McLuhan considère ainsi que nous sommes passés de la "Galaxie
de Gutenberg" à la "Galaxie de Marconi" (du nom de l’inventeur de la radio). L’imprimerie
constituait déjà une amplification considérable du pouvoir de stocker l’information. Mais
l’écriture nécessite des contraintes de construction et la lecture sollicite la participation active
du lecteur. Au contraire, la radio et la télévision permettent de toucher un plus grand nombre
de gens sans qu'ils aient à mettre en oeuvre des processus complexes de décodage. En outre,
le son et l’image débordent désormais toutes les frontières réunissant ainsi les individus dans
un "village planétaire" (Global Village).
158
la puissance des médias tient désormais davantage dans l’hypnose associé à la
séduction du son et de l’image. Les effets de communication non verbale deviennent
plus importants que le message explicite (différence essentielle selon lui entre les
médias froids et les médias chauds où la communication est plus sensorielle
qu’intellectuelle) ;
les médias audiovisuels ne permettent pas de rétroaction : ils sont unidirectionnels,
d’où la passivité du téléspectateur fréquemment l’objet de critiques ;
la capacité d’influence des médias provient de leurs mythologies, de leurs symboles et
modèles d’achèvement qu’ils mettent perpétuellement en scène.
Si pour Mac Luhan, de nouveaux médias entraînent une nouvelle culture et une nouvelle
civilisation, force est de constater que l’arrivée de la radio, de la télévision et même
d’Internet n’a pas conduit à une disparition de la presse et du livre. Certes, leur avenir semble
désormais plus complexe (dématérialisation), mais l’immédiateté de l’information conduit
aussi à une augmentation du besoin de vérifier et de recouper les données. Internet permet de
diffuser des nouvelles qui échappent aux codes classiques du journalisme, mais a aussi
l’inconvénient de permettre aux rumeurs de se répandre plus facilement. Il faut ajouter que si
Internet favorise la liberté d’expression, il n’est pas forcément évident d’attirer l’attention sur
soi. Quoiqu'en pense Mac Luhan, le livre et la presse écrite semblent donc avoir encore
quelques beaux jours devant eux.
La communication politique
159
une conception instrumentale : la communication politique renvoie à l’ensemble des
techniques auxquelles recourent les responsables politiques pour séduire et gérer
l’opinion publique (Cayrol, Ramonet, Riutort). Pour Gerstlé, cette conception réduit la
politique à une technique et la communication à la manipulation ;
une conception œcuménique : l’enjeu est alors la transmission de l’information entre
les acteurs politiques, les médias d’information et le public (Wolton). Cette
conception tend à éluder le rapport de domination entre gouvernant et gouverné, et
sous-estime l’échange d’autres biens que l’information, notamment les biens
symboliques tels que les images, les représentations ou les préférences ;
une conception compétitive : il s’agit d’influencer et de contrôler, au moyen des
médias, les perceptions publiques des évènements politiques majeurs et des enjeux
(Blumler). Cette définition met en lumière la dimension de lutte et de concurrence, et
souligne également le rôle central du symbolique dans les processus politiques ;
une conception délibérative : la communication politique est consubstantielle à la
démocratie. Une démocratie est possible grâce à la discussion et au débat collectif.
Tous les citoyens sont appelés à formuler des raisonnements et à participer à la
formation des choix politiques (Habermas, Barber, Cohen).
160
convergence des médias textes, sons et images vers un seul support numérique échangeable
de manière instantanée. A l’appui de nombreux exemples (les faux charniers de Roumanie
lors de la chute des Ceausescu, les interviews bidons de Fidel Castro par PPDA), mais aussi
de la façon dont sont exploités les évènements mondiaux (la chute du mur de Berlin, la
première guerre du golf, l’affaire Lewinsky-Clinton, la mort de Diana), il montre comment
les empires médiatiques de plus en plus en plus concentrés autour de la télévision, la
téléphonie, l’Internet conduisent à aliéner les masses au lieu. Il remarque notamment que la
télévision a davantage pour but d’informer que de divertir. Il critique aussi la règle du direct
et de l'immédiat qui empêche toute prise de recul et prive les sens du correctif nécessaire de
la raison, comme si les images suffisaient à dire le vrai.
Dans Penser la communication (1997), Dominique Wolton est beaucoup plus nuancé. S’il
voit les dérives et les utilisations malsaines qui sont faites de la communication, il démontre
que les mécanismes qui la régissent sont beaucoup plus complexes. Pour lui, dans la
communication, tout le monde est à la fois trompeur et trompé, car les individus sont tous
dotés d’une capacité critique. Pour comprendre cette idée, il faut partir de sa théorie de la
double hélice de la communication. Selon lui, le terme communication recouvre deux
aspects indissociables :
A partir de cette distinction, il forme sa théorie de la double hélice : grâce à l'existence d'un
idéal de la communication, existant chez tout individu, celle-ci ne peut jamais être
entièrement réduite à son simple aspect fonctionnel. Cette théorie postule ainsi l’existence
d’une capacité critique du citoyen qui n'est pas aliéné par les médias. Mais comme il le
rappelle lui-même, la démocratie est inséparable de l'idée que les citoyens sont dotés d’un
libre-arbitre et d’une raison leur permettant de faire des choix politiques en conscience.
Ainsi, Wolton estime que "la communication n‟est pas la perversion de la démocratie, elle en
est plutôt la condition de fonctionnement". A la différence de Ramonet ou des positions de
l’Ecole de Francfort, il affiche ainsi un optimisme résolu vis-à-vis de la communication de
masse. Selon lui, il n’y a pas de démocratie de masse sans communication, et "par
communication, il faut entendre certes les médias et les sondages, mais aussi le modèle
culturel favorable à l‟échange entre les élites, les dirigeants et les citoyens". En d’autres
161
termes, les sociétés contemporaines sont des sociétés individualistes de masse dans lesquelles
seuls des médias de masses tels que la télévision peuvent assurer une certaine homogénéité.
2/ Une bonne communication est celle qui permet d’inspirer confiance aux électeurs tout
en parvenant à leur faire partager les grilles d’analyse du candidat.
elle témoigne du succès électoral ou d’un crédit de confiance accordé par une autorité
légitime (nomination d’un ministre) ;
elle apporte la compétence juridique de légiférer (au sens large).
Dans Quand dire, c‟est faire (1962), John Austin conceptualise l’énoncé performatif, c'est-
à-dire lorsque la prise de parole exécute une action. Par exemple, lorsque le président de
l’Assemblée nationale déclare la séance ouverte, celle-ci s’ouvre effectivement. Cet énoncé
performatif tire son efficacité du statut de son locuteur qui se trouve en situation de pouvoir.
Toutefois, comme le souligne Pierre Bourdieu dans Ce que parler veut dire (1982),
l’efficacité du discours performatif tient aussi de la connivence des destinataires, qu’elle
soit spontanée ou contrainte : "le langage d‟autorité ne gouverne jamais qu‟avec la
collaboration de ceux qu‟il gouverne, c'est-à-dire grâce à l‟assistance des mécanismes
sociaux capables de produire cette complicité".
Selon Philippe Braud, "gouverner, c’est décevoir", car si la crédibilité d’un homme
politique constitue un enjeu permanent, elle conduit rapidement au centre d’un dilemme
complexe, soit :
proposer un vaste dessein en prenant des engagements ambitieux : le risque est alors
d’avoir un bilan rapidement démenti par les faits ;
proposer un discours prudent avec des objectifs modérés : le risque est de décevoir ses
soutiens et d’inciter certains à voter pour des candidats plus ambitieux.
Face à ce dilemme, il estime que deux stratégies sont possibles pour un responsable politique
selon qu’il gouverne ou qu’il veut conquérir le pouvoir :
162
la déception des citoyens risquent d’être fortes à l’issue de leur mandat s’ils ne
parviennent pas à répondre aux espérances soulevées.
entretenir une avance sur un domaine précis (la sécurité, combattre les inégalités, etc.)
;
éviter les prises de positions hésitantes ou contradictoires ;
ne pas s’écarter trop abruptement des thématiques ou des références de son propre
camp : il convient de critiquer si l’on est dans l’opposition et de soutenir si l’on
appartient à la majorité au pouvoir. Les opinions dissidentes, même les mieux fondées
rationnellement, entraînent une incertitude sur le déroulement futur de la carrière
politique.
Dans Politics as Symbolic Action (1971), Murray Edelman montre que, chez la plupart des
citoyens, les exigences politiques ne sont pas définitivement stabilisées. Seuls certains
individus extrêmement politisés sont inaccessibles à la communication politique. Mais au
sein de la population, ces exigences sont majoritairement sporadiques dans leurs
manifestations, variables en intensité, ambivalentes dans leur contenu. La plupart des
citoyens oscillent entre une inattention quotidienne ou un intérêt temporairement réveillé
pour tel sujet précis. Ils passent de l’adhésion sans réserve à la réticence, selon la conjoncture
politique globale ou les influences qu’ils subissent dans leur entourage.
Comme le souligne Lance Bennett dans Public Opinion in American Politics (1980), cette
souplesse propre à l'opinion permet aux hommes politiques de restructurer ses perceptions du
vécu ou ses attentes vis-à-vis de l’avenir. Le succès de l’action politique, évalué en termes de
satisfaction des citoyens, dépend des mesures concrètement favorables, mais aussi des
représentations positives que les gouvernants réussissent à susciter. Ce travail s’effectue à
travers le langage et les dimensions symboliques de l’action concrète.
Pour Philippe Braud (2008), quatre possibilités s’offrent alors aux hommes politiques :
163
à la compréhension rationnelle et à un investissement émotionnel. Le discours
politique doit légitimer son action en recourant à l’expertise et à la science, mais pour
pouvoir mobiliser des soutiens, il faut aussi invoquer de grands principes
fondamentaux (identifier son action politique à une cause : la Justice, le Progrès, la
Religion, la Raison, etc.). Le discours sur les valeurs permet de permet de faciliter le
rassemblement autour de soi, car le flou autour de ces notions permet de rassembler
plusieurs espérances distinctes ;
qualifier les situations et les évènements : toute politique de communication vise à
promouvoir ou imposer des interprétations de l’actualité. Par exemple, Bush fils a fait
du terrorisme la menace principale de l’époque contemporaine, alors qu’il aurait pu
tout aussi bien mettre en avant le dérèglement climatique ou la délocalisation des
entreprises ;
sélectionner les éléments de comparaison pertinents : la comparaison dans le temps
permet aux hommes politiques de présenter leur action sous un jour favorable (les
gouvernants souligneront les éléments positifs de la séquence pendant laquelle ils
étaient au pouvoir, les opposants insisteront plutôt sur le projet à venir, mettant en
avant que réélire le gouvernement en place risquerait d’assombrir encore l’avenir). Il
en va de même pour la comparaison dans l’espace (la droite insistera plutôt sur les
gouvernements comme ceux de l’Allemagne où la droite au pouvoir a un bilan positif
et la gauche sur les pays socialistes du Nord qui réussissent bien comme le Danemark
ou la Suède). Il est possible également d’insister sur les différences culturelles pour
souligner la fragilité d’une analogie (par exemple : la comparaison avec les USA
comporte des limites car il existe "un modèle social européen" auquel les Français
sont attachés et vis-à-vis duquel il serait très politiquement incorrect de s'opposer).
164
différence de ses concurrents et prédécesseurs, il assume cet activisme communicationnel. Il
revendique le fait que la communication est un moyen d’influencer l’opinion.
Sa façon de parler peu châtiée et sans tabous permet d’afficher sa volonté de transparence, de
porter l’action politique devant les Français sans rien cacher du politique afin de recréer un
lien de confiance. Dès le début de la présidence, sa communication a joué sur l’action à deux
niveaux :
elle a cassé le protocole pour afficher une rupture symbolique crédibilisant l’idée d’un
exécutif moins distant et donc mieux ancré dans la réalité ;
elle a multiplié les déclarations sur des sujets divers : cela a permis de véhiculer un
sentiment d’action. Ce foisonnement d’annonces imprime dans l’opinion le sentiment
que l’exécutif agit
Il a aussi organisé son discours autour de la victime (le travailleur, la mère de famille) et du
coupable (la racaille, les Roms) afin de donner un visage aux maux de la société, ce qui a
facilité l’imputation des problèmes collectifs à des comportements individuels. Il a rompu
ainsi avec la bien-pensance de gauche qui conduisait à culpabiliser le travailleur. Comme le
souligne Claire Artufel : "dans ce contexte, la rupture n‟était pas tant dans l‟action que la
conception du pouvoir et la manière d‟appréhender les problèmes".
165
il occupe une forte présence sur la scène publique. Fin 2002, les enquêtes d’opinion
enregistrent une diminution du sentiment d’insécurité, sa côte de popularité monte. La
construction d’événements à fort potentiel dramatique lui permet ainsi de se construire une
image d’homme d’action.
A/ Nicolas Sarkozy n’est pas le premier président à avoir recouru aux techniques issues du
marketing. La période chiraquienne où la communication était maladroite, a fait oublier la
tendance historique au développement de la communication pour bien faire passer une action
politique. En outre, les nouveaux médias comme la télévision ou Internet ont conduit à
accélérer la banalisation de l’information politique. Pour redevenir visible, la parole politique
devait sortir du décalage entre le temps court de l’information (celui perçu par l’opinion) et le
temps long de l’application des décisions politiques. Sarkozy a ainsi compris que l’image
devenait de plus en plus une preuve d’action et qu’"agir, c’était avant tout montrer".
166
La stratégie de Sarkozy a su tiré partie des contraintes qui s’imposent à la presse : en se
prêtant aisément à l’exercice cathodique et en intervenant sur des sujets variés, il est parvenu
à trouver des relais à sa communication et à créer des événements qui prenaient l’allure de
scoop. Le manque de temps a conduit les journalistes à donner de l’importance à tous ces
faits, mêmes lorsqu'ils étaient anodins. Sarkozy a su jouer de cette dynamique suscitant chez
les journalistes une fascination et une répulsion :
Les techniques de Sarkozy s’appuient sur des procédés anciens, mais qui sont poussés à
l’extrême et systématisés. Elles montrent une prise de conscience de l’accélération du temps
médiatique. Deux procédés sont particulièrement à signaler :
les mailings massifs : ils ont été l’objet d’un recadrage assez rapide de la CNIL ;
la production et la diffusion gratuite d’images vidéo fournies à la presse : l’UMP a
employé une société de production (ETC) pour tourner l’intégralité des meetings du
candidat gaulliste dans des conditions matérielles et humaines plus favorables que
celles des chaînes de télévision. Ces images étaient très attractives car de qualité et
gratuites. Mais elles étaient aussi très orientées.
B/ La force de Sarkozy est aussi d’avoir réussi à crédibiliser son personnage, en le scénarisant
et en alimentant une saga quasi-passionnelle. Il s’est inscrit dans un double registre : celui du
rationnel en s’efforçant de solliciter le bon sens des citoyens et celui de l’émotionnel en
insistant sur son parcours individuel. Il a ainsi construit son image sur deux ingrédients
majeurs qui fondent le rapport moderne à la société et à sa capacité d’action : l’instantanéité
et le primat de la capacité individuelle. Ces deux dimensions ont tranché avec la perception
traditionnelle du milieu politique contraint par le temps long des résultats. Il a mis en scène sa
course individuelle et ses épreuves entretenant une saga, se jouant du mystère qui l’entourait
(jusqu’où ira-t-il ? Est-il sincère ou démagogue ?) Cette scénarisation a nourri l’intérêt des
médias, puis cette couverture médiatique a alimenté les conversations, entretenant ainsi la
boucle du spectacle.
Si la communication a pris une part croissante dans l’action publique, il y a des facteurs sur
lesquels elle ne peut pas jouer :
167
l’immédiateté et la réactivité extrême peut aboutir à donner une image de
gesticulations. Une communication réactive peut satisfaire une demande instantanée
de l’opinion, mais conduit aussi à simplifier les causes d’une problématique publique
en raison d’une réflexion trop rapide ;
la personnalisation de la politique contribue à renforcer le dénigrement de la personne
au détriment du débat sur l’action et le bilan ;
la volonté de dicter l’agenda public en inondant les médias conduit à imposer une
couverture partielle des faits et occulte d’autres sujets d’actualité.
Au début d’un mandat, les contradictions entre les annonces et les résultats laissent une
empreinte limitée dans les médias et l’opinion, car le rythme rapide empêche la presse d’en
assurer une couverture rigoureuse, mais il risque d’y avoir une attente d’autant plus forte de
l’opinion vis-à-vis des résultats. L’écart entre les annonces et la réalité pose la question des
effets réels produits par une mesure ou la possibilité de leur mise en œuvre. Enfin, certaines
annonces entrent en contradiction avec d’autres (par exemple la diminution du nombre de
ministère, la réduction du pouvoir de décision discrétionnaire du président). Une rapidité du
flux d’information conduit à paralyser l’analyse et le suivi de l’action publique.
*
En conclusion, l’ère Sarkozy ne marque pas une révolution dans l’utilisation de la
communication, mais constitue une étape dans l’importance prise par quatre éléments :
la personnalisation ;
l’intimité ;
l’immédiateté ;
le jeu sur la labilité de l’opinion.
Le discours politique
168
est intimement lié à la rhétorique, c'est-à-dire à l’art de persuader par des arguments qui sont
efficaces avant d’être vrais. Comme il nécessite une forte contrainte sur ce qu’il est possible
de dire ou de ne pas dire, l’homme politique se voit régulièrement reprocher de faire de la
langue de bois, donc de parler pour ne rien dire. Mais le discours politique a moins pour
objectif de décrire la réalité que de mobiliser les citoyens afin de l'emporter dans les urnes.
1/ Le discours politique s’inscrit dans un certain nombre de contraintes qui laissent une
faible marge de liberté au locuteur politique.
A/ Pour la conception de leurs discours, les hommes politiques sont soumis à des logiques de
situation. Il est possible de relever quatre éléments de contraintes : le statut du locuteur, le
public, la conjoncture et le vecteur de communication.
a/ Le statut politique du locuteur détermine les attentes du public. En effet, plus le mandat est
important et plus la contrainte de rôle est significative. La liberté de ton n'est pas la même
selon que l'on est maire ou président de la République. Ainsi une certaine hauteur est
attendue de la part du Président qui doit éviter le plus possible de parler comme tout le monde
(cf. la désormais célèbre invective "casse-toi pauvre con" lancée par Nicolas Sarkozy au
salon de l’agriculture en 2008, et plus largement, son langage relâché qui lui a été beaucoup
reproché et qu'il a ensuite cherché à corriger).
c/ La conjoncture joue un rôle important, notamment lors des entrevues réalisées avec les
médias. Les hommes politiques sont en effet sollicités pour prendre position sur l’actualité.
Ils doivent alors faire le plus possible preuve de cohérence et de continuité (les archives étant
susceptibles de mettre le locuteur face à ses contradictions, il faut pouvoir alors bien préparer
son argumentaire pour justifier tout changement de position).
Certes, un homme politique doit savoir s’adapter à l’actualité. Mais il doit aussi veiller à
entretenir son identité. Il s’agit d’éviter les virages trop brutaux dans les positions qui se
trouvent affirmées pour éviter de perdre l’électeur. L’enjeu est aussi de montrer que l’on sait
résister à la pression médiatique et donc de donner l’impression que l’on maîtrise la
conjoncture davantage qu’on ne la subit.
Pour toutes ces raisons, il est préférable de cultiver des jugements souples, à sorties multiples,
d’éviter les prises de position définitives et de pratiquer l’art de répondre vraiment qu’aux
questions que l’on a soi-même préparées. L’un des stratagèmes possibles consiste à sortir de
169
la spécificité d’un problème et de répondre à un niveau plus élevé de généralité (pas trop
néanmoins pour éviter de tomber dans le flou).
Dans La communication politique (1992), Jacques Gerstlé estime que les responsables
politiques détiennent une capacité d’infléchir la conjoncture. Cela a été particulièrement le
cas lors de la campagne présidentielle de 2007, le candidat Nicolas Sarkozy ayant habilement
réussi à utiliser les médias. Les hommes politiques peuvent intervenir de deux manières :
b/ L’entre-soi : une organisation politique affirme son identité à travers son sigle, mais aussi
au moyen d’un langage spécifique, de références particulières à son passé, à des grands
hommes. Les gaullistes utilisent le mot "compagnon", les communistes et les socialistes le
terme "camarade". Une langue d’initié se développe au sein de l’organisation.
170
c/ La justification : dans De la Justification. Les économies de la grandeur (1991), Luc
Boltanski et Laurent Thévenot estiment que la communication permet de conférer un sens
légitime de l’action dans la cité de la sphère civique. Les messages se réfèrent à l’intérêt
collectif : ils soulignent la pureté des buts recherchés par rapport à des motivations
clientélistes, népotistes ou corporatistes. Pour fonctionner, les revendications doivent être
rationalisées et retraduites en termes d’intérêt général. L’utilisation du terme "république",
par exemple dans "les valeurs de la République" ou encore "la préservation de l’ordre
républicain" donne une connotation légitimatrice au discours politique.
d/ L’affirmation d’un pouvoir d’emprise : la prise de parole, surtout au nom d’une autorité
(lorsqu’on est porte-parole) permet d’affirmer sa légitimité et sa compétence, à attester une
maîtrise du réel ou à masquer une impuissance en donnant l’illusion de l’initiative ou en
reprenant à son compte les enchaînements d’événements.
2/ Si le locuteur politique peut jouer sur la fibre émotionnelle pour influencer ceux qui
l’écoutent, le discours politique contribue à l’éducation citoyenne et donne une
consistance à la démocratie.
A/ Dans Le Discours politique. Les masques du pouvoir (2005), Patrick Charaudeau rappelle
que tout discours politique est, depuis l’Antiquité grecque, constitué de trois composantes :
Il estime que le discours politique "s'est progressivement déplacé du lieu du logos vers celui
de l'ethos et du pathos, du lieu de la teneur des arguments vers celui de leur mise en scène".
Dès lors, selon lui, "l'affectif tient lieu d'idéologie", comme en témoigne la campagne
présidentielle de 2002 centrée sur le thème de l'insécurité. Une des difficultés actuelles de
l'argumentation politique serait liée à la fusion de certains imaginaires sociaux : la droite
aurait adopté une partie du discours social de la gauche, tandis que la gauche aurait intégré
une partie du discours économique de la droite. Il en résulterait un certain brouillage dans
l’opinion publique.
Dans Le discours politique (1998), Christian Le Bart souligne que le registre émotionnel
(rire, fierté, peur, haine) contribue à provoquer dans l’auditoire l'impression de partager
quelque chose d’intense et favorise la cohésion du groupe. Il en va de même de
l’identification d'instances extérieures à la communauté.
171
C’est Carl Schmitt qui est à l’origine de la réflexion sur la désignation d’un ennemi comme
fondement de la cohésion d’un groupe. Dans La notion de politique. Théorie du partisan
(1932), il estime que l’objet spécifique de la politique est selon lui la distinction ami/ennemi.
Il écrit notamment que le politique est "ce qui est censé être atteint, combattu, contesté et
réfuté". Dans Le bouc émissaire (1982), René Girard reprend cette idée et souligne que la
désignation d'un ennemi commun va constituer un ciment efficace pour construire un groupe
: la dramatisation des périls extérieurs permet de discréditer toute opposition interne, au motif
qu’elle profite objectivement à l'adversaire.
Il reste que la rupture du consensus peut aussi devenir une stratégie pour se démarquer des
autres candidats et donner une impression de volontarisme politique. Cela montre que le
discours politique est aussi affaire de personnalité et que tous les politiciens n’ont pas
forcément le même positionnement, contrairement à ce que peuvent penser les "déçus de la
politique".
Cependant, quelle que soit la stratégie choisie, tous les candidats acceptent globalement
l'illusion politique qui se trouve au fondement de la compétition électorale. Cette illusion est
résumée de la façon suivante par Christian Le Bart (Le discours politique, 1998) : l'intérêt
général existe, on peut s'en inspirer pour agir sur la société. A travers ce mythe, le discours
politique contribue à donner une certaine réalité au citoyen et à la démocratie, faisant ainsi de
la participation un enjeu de la vie politique.
172
Le discours politique (fiche de lecture)
Le discours politique est un Que sais-je écrit par Christian Le Bart en 1998. Dans ce livre, Le
Bart réalise une synthèse des manières d'étudier cet objet souvent mis de côté par les sciences
politiques traditionnelles. Il est vrai que le discours politique a mauvaise réputation. Souvent
perçu comme vide, creux, prévisible, il apparaît comme mensonger (langue de bois). Il est
régulièrement opposé à l’action concrète, au terrain, au contact avec la réalité. Selon Le Bart,
il est néanmoins possible de l’étudier de manière scientifique. Il reprend l’objet "discours
politique" tel qu’il est socialement construit en considérant qu'ils renvoient à tous les discours
tenus par les professionnels de la politique. Il s’agit donc d’analyser le discours dans sa
dimension discursive la plus accessible : les programmes partisans, les motions de congrès et
les discours électoraux.
La prise de parole est encadrée par des interdits (les lois, la décence, le politiquement
pensable ou dicible). Le droit à la parole et la définition de ce dont on peut débattre
politiquement sont soumis aux grandes variations historiques. A titre d'exemple, l'actuelle
législation française réprime la diffamation, l'injure raciale, et la provocation à la
discrimination et à la haine raciale.
Théoriquement, si l’on suit l’idéal démocratique, tous les citoyens peuvent s’exprimer sur
tout problème concernant la collectivité à partir du moment où l’argumentation se fonde sur
la raison. Mais cette conception est le fruit d’une histoire, il n’en pas toujours été ainsi :
173
formelle des citoyens, dimension constitutive de la démocratie directe, en mettant à
disposition de chacun les armes du discours. Le risque cependant est qu’elle devienne
un instrument de gouvernement à l’usage exclusif des puissants (cf. la Rome
impériale) ;
dans l‟espace public bourgeois : Habermas a montré comment émerge le discours
critique au sein de la sphère publique. Une partie des individus, par l’usage qu’ils font
de leur raison, s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité pour la
transformer en une sphère où la critique s’exerce contre l’Etat. Mais selon lui, cet
espace public, bien loin de se parfaire avec l'élargissement du suffrage et le
développement de l'instruction publique, est au contraire soumis à un processus de
dévoiement. La faculté critique s'essouffle à mesure qu'émerge une opinion publique
de masse ;
dans les sociétés totalitaires : le droit à la parole se trouve rigoureusement distribué et
les contenus se trouvent davantage prévisibles. Le locuteur devient ainsi l’instrument
du discours puisque son but est de démontrer sans cesse que le réel est adéquat à
l’idéologie. Dans La langue de bois (1987), F. Thom écrit : "Il ne peut y avoir de
nouvelles, il n'y a que des signes qui confirment l'application de la ligne politique du
moment". Il ajoute que "plus le mensonge est énorme, plus le pouvoir s'affirme avec
éclat". Il rejoint H. Arendt qui, Le système totalitaire (1972), explique que l'idéologie
totalitaire se caractérise par un prophétisme scientiste d'autant plus indifférent aux
réfutations que la toute-puissance du dictateur transforme les énoncés les plus
irréalistes en self-full prophethies : "affirmer que le métro de Moscou est le seul au
monde, écrit H. Arendt, ce n'est mentir qu'aussi longtemps que les bolcheviks n'ont
pas le pouvoir de détruire tous les autres". La ligne de séparation entre langage
totalitaire et langage démocratique est ici très nette.
Parmi les déterminants sociaux du discours politique, il faut souligner le poids de l’évolution
des techniques de transmission des messages. Parmi ces techniques, c’est surtout la télévision
qui exerce aujourd’hui un pouvoir structurant sur le discours politique. S’il n’est pas évident
que la télévision ait conduit à un affadissement du discours politique, il faut reconnaître
toutefois qu’elle incite les professionnels de la politique à "faire court" : l'art de la "petite
phrase" fait partie des figures imposées de la prise de parole politique.
Les médias ont contribué au décloisonnement des publics en faisant surgir derrière les
militants et sympathisant d’un meeting électoral, le "grand public" du journal télévisé. Le
locuteur qui doit alors faire face à deux exigences difficilement compatibles, a souvent
tendance à sacrifier ses fidèles et à ajuster ses propos sur les attentes des électeurs volatils.
174
Cependant, c’est à la presse qu’il revient in fine de retenir les éléments saillants d’un discours
et le grand public aime avoir l’impression d’être le témoin indiscret d'un échange qui ne lui
est pas destiné.
Il reste que les meetings conservent une certaine spécificité. Ainsi le discours d'un leader
partisan utilise plutôt le "nous" devant les militants alors qu’il se met davantage en avant
devant la presse en recourant au "je". Le fond reste toutefois le même : manichéisme,
simplicité des propositions, etc.
Il faut ajouter qu’à la télévision se trouvent juxtaposés des locuteurs très différents : les
hommes politiques sont appelés à intervenir sur des sujets très divers (et parfois définis
comme non politiques), alors même des personnalités diverses (chanteurs, comédiens,
présentateurs) prennent position sur des questions considérées comme politiques. Le Bart cite
Sept sur Sept, mais on pourrait donner un exemple plus actuel avec l’émission On n‟est pas
couché sur France 2 au cours de laquelle sont installés dans le même rôle d'interprète autorisé
de l'actualité toute sorte de célébrités différentes.
Pour s’adapter le mieux possible à ces contraintes, les hommes politiques développent des
stratégies destinées à élargir leur marge de manœuvre, notamment en s'entourant de
professionnels de la communication. Une attention particulière est alors portée au style
d’émission considérée :
le face à face avec des experts : l’homme politique est questionné par des journalistes
expérimentés, l'opinion publique est l'arbitre d’une série de joutes (aujourd'hui, ce
style d’émission correspond à Des paroles et des actes) ;
l‟émission intimiste : l’idée est alors de révéler la personnalité profonde de l’homme
politique (aujourd’hui : Vivement dimanche prochain, Face aux Français) ;
le talk show : l’invité commente parmi d'autres personnalités, une semaine
d'événements nationaux ou internationaux (aujourd’hui : On n‟est pas couché).
Le discours politique doit alors s’adapter au ton dominant de l’émission : intimiste, distancié,
proche, familier, etc.
II/ Logique de position et stratégies discursives
D’autres déterminants du discours résident dans les frontières et les interdits : certaines
choses se disent et d’autres non.
175
légitimité linguistique. La maîtrise du "bien-parler", conditionne largement le droit d'accès à
l'agora démocratique contemporaine. Quiconque veut être entendu, commenté, pris au
sérieux, discuté, voire critiqué (mais la critique vaut toujours implicitement reconnaissance)
se doit de s'exprimer dans la langue légitime, celle qui fait illusion (et impression) auprès de
tous, ceux qui la parlent comme ceux qui ne la parlent pas.
Les locuteurs politiques peuvent à l'occasion s'écarter du registre légitime, mais ces écarts
devront être reçus comme une liberté de langage et non comme faute trahissant
l'incomplétude des apprentissages scolaires. Ce dilemme se pose surtout aux leaders des
partis politiques se réclamant des milieux populaires (PC, FN) : il leur faut apparaître capable
de bien parler sans s’éloigner de ceux qu’ils prétendent représenter. Or la tendance à
naturaliser la compétence linguistique et à méconnaître l'arbitraire de la violence symbolique
qui définit le « bon français » est très forte surtout au sein des milieux populaires
précisément.
Le double langage peut constituer une solution : le discours relâché aura cours devant les
militants, alors que l'on parlera "la langue de l'adversaire" au Parlement ou à la télévision.
Mais pour les postulants au métier politique d'origine populaire, il faut refouler leur façon de
parler originelle (hypercorrection) sous peine d'être traités en usurpateurs. L’observation des
caricaturistes (aujourd'hui Les Guignols de l‟Info) permet de voir cette police linguistique à
l’œuvre. Les politiques qui ne possèdent pas le français légitime sont tournés en dérision (on
pourrait citer aujourd’hui Nadine Morano ou David Douillet). Les accents sont également
mal vus (l’accent d’Eva Joly raillé pour ses tonalités germaniques lui donne une image
austère, voire psychorigide). Inversement, l’absence de naturel qui trahit l'origine sociale et
professionnelle se trouve soulignée (Alain Juppé par exemple). L’humour joue un rôle de
rappel à l'ordre (ordre politique, social, linguistique), par la stigmatisation de ceux qui
prétendent faire de la politique sans maîtriser la langue légitime.
Il existe ainsi une façon de parler politique considérée comme la bonne manière de
s’exprimer. A titre d'illustration, les hommes politiques comme tous les dominants culturels
commettent peu de fautes d’expression et ont tendance à réaliser les liaisons facultatives ("je
vais essayer", "vous êtes invités"). Cette propension à faire des liaisons augmente avec le
niveau de capital scolaire des locuteurs. Mais la situation d’énonciation influence aussi cette
pratique : les liaisons se raréfient lorsque la tension liée à l'acte de parole diminue. Comme le
souligne Le Bart : "habitus et surveillance conjuguent leurs effets".
Les clivages politiques constituent une variable plus pertinente pour rendre compte de
l'éclatement des discours. Les croyances qui fondent une position politique s'objectivent dans
un langage. Chaque organisation politique tente ainsi de souder ses troupes et de se distinguer
des organisations concurrentes par un vocabulaire faisant sens pour ses membres. Le discours
construit une commune vision du monde au moyen de mots-clefs.
Les variations discursives constituent un excellent révélateur des divergences entre familles
politiques. Les différences de vocabulaire peuvent servir à accentuer symboliquement ces
divergences, chaque organisation ayant intérêt à faire entendre sa différence. L'école "privée"
des uns sera l'école "libre" des autres. Ce marquage idéologique peut même à l'occasion
masquer un authentique consensus sur le fond : la "rigueur" d'un gouvernement peut aussi
être désignée sous le vocable moins flatteur d'"austérité".
176
Les registres explicatifs diffèrent également d’un parti à l’autre. Pour expliquer la persistance
du chômage, chacun va invoquer des causalités propres à leur position politique : la
dynamique du capitalisme et du profit, l'immigration, l'absence d'aménagement du temps de
travail, etc. Le travail accompli par les partis politiques est alors d'imposer aux militants et
aux personnalités habilités à parler en leur nom un univers cohérent. Cette entreprise
d'unification réussit d'autant mieux que la structure interne du parti consacre l'autorité du
leader : il est pour cette raison plus facile de parler du discours FN ou PC que du discours
socialiste ou gaulliste.
On ne parle pas de la même façon selon que l'on est maire en exercice ou conseiller
municipal d'opposition. Certes, tous les acteurs politiques sont soumis à cette contrainte très
générique qui consiste à plaire. Mais le devoir de séduction consubstantiel au suffrage
universel se décline selon des modalités très diverses :
les publics visés sont multiples (plaire au public télévisé d'un soir n'est pas plaire à
l'électorat centriste en vue d'un second tour difficile) ;
cet impératif catégorique est si général qu'il ne détermine que très approximativement
le discours politique. Il fixe sans doute des interdits, mais ne suffit pas à rendre tous
les discours identiques et interchangeables (contrairement à ce qu’aimeraient les
pourfendeurs de la politique politicienne).
Quelques exemples permettront de repérer les contraintes de rôle qui encadrent la parole
politique :
Le Bart fait l'hypothèse que le rôle est d'autant plus rigoureusement défini que l'on s'élève
dans la hiérarchie institutionnelle. C’est ce que montre le cas ultime du Président de la
République. En apparence, ce dernier pourrait paraître peu soumis aux contraintes : le droit
(la Constitution) ne dit rien de la parole présidentielle, il peut intervenir quand il veut et où il
le souhaite. Néanmoins, il doit assumer des contraintes de rôle. Il a notamment des
obligations de calendrier (1er janvier, 14 juillet) et surtout une obligation de hauteur (d’où la
distance avec laquelle les détenteurs successifs de la fonction se place lorsqu’il s’agit de
s’exprimer sur les péripéties événementielles de l’instant).
Sur ce dernier point, la présidence de Nicolas Sarkozy marque de notre point de vue une
certaine rupture avec ce que décrit Le Bart : il n’hésite pas à intervenir sur le vif et avec une
implication directe. Le style du personnage est aussi une dimension à prendre en compte,
ainsi que l’évolution des pratiques et des représentations au sein du champ journalistique.
Enfin, la position politique du locuteur transparaît dans le discours selon s’il occupe le
pouvoir ou s’il se trouve dans l’opposition :
les gouvernants auront une position plutôt optimiste, réclamant du temps pour voir les
fruits de leur politique. Ils vont souligner l’héritage calamiteux auquel ils ont succédé.
177
Ils vont également insister sur les contraintes structurelles qui encadrent et limitent
leur action ;
les opposants vont dénoncer les affres de la situation actuelle et affirmer qu’une autre
politique est possible. Ils vont également mettre l’accent sur les opportunités d'action
et faire preuve d'un intense volontarisme.
D/ La conjoncture politique
Le contexte électoral accentue les traits propres au discours politique. Par exemple, les
campagnes présidentielles se caractérisent, d'un tour à l'autre, par une dépolitisation
croissante du vocabulaire. Après avoir rassemblé son camp en donnant des gages
idéologiques, le candidat doit se lancer à l'assaut de l'électorat indécis en utilisant un
vocabulaire simple, peu idéologique et peu politisé.
Lors des crises politiques, il existe un processus de désectorisation qui fragilise les définitions
rigides du droit à prendre la parole. De nouveaux acteurs font irruption et des locuteurs
improvisés peuvent alors exceptionnellement participer à la formulation de l'offre politique
pour élargir le champ du politiquement pensable.
2/ L'activité discursive
Un acteur politique ne s'exprime pas sans penser aux effets de ce qu’il va dire. Cette vigilance
légitime une approche en termes de stratégie. La stratégie renvoie à l’intention originale du
locuteur. Mais lorsqu’il est questionné par des journalistes, l’homme politique doit s’adapter.
Il met alors en œuvre diverses tactiques, à savoir des bricolages opérés dans l'instant et
relevant plus de l'habitus (et de l'habitude) que de la stratégie. Toute énonciation concrète
mélange ces deux registres : par exemple le locuteur politique réfléchit à l'avance à ce qu'il va
dire, mais ne sait pas encore comment il va le dire. Le fond est défini stratégiquement, la
forme abandonnée à la tactique du moment.
Le discours politique est rarement improvisé. L’acteur politique réfléchit à l'avance à ce qu'il
va dire. Il peut préparer ses réponses en se tenant bien au fait des dossiers du moment. Mais il
demeure néanmoins une part irréductible d'improvisation (lors de réactions « à chaud »).
178
C’est d’ailleurs pour cette raison que la parole politique revêt une forte dimension
dramaturgique.
L’importance de l’improvisation explique que le talent oratoire ait une importance dans le
métier politique. Mais comme le charisme, l’excellence oratoire est moins le fait d’un
individu que le produit de la rencontre entre une socialisation, un rôle et une situation (un lieu
de prise de parole). Il faut en effet avoir appris à parler, se sentir compétent et légitime à
s’exprimer.
Lorsqu'il prend la parole en public, l'homme politique doit donner à voir une façade conforme
aux attentes de celui-ci (que ce public lui est particulièrement cher, en gommant le caractère
routinier de la situation pour lui).
Les locuteurs politiques sont contraints de parler lentement, en pesant chaque mot, c'est-à-
dire de faire preuve de que les linguistes appellent la "vigilance métalinguistique" pour
désigner ces situations où les enjeux de la communication sont tels que le locuteur doit
réfléchir à la fois à ce qu'il va dire et à ses effets probables, tout en produisant une impression
de spontanéité et de décontraction.
Le souci de paraître des politiques s’aperçoit aisément dans le travail que les acteurs
politiques vont réaliser sur leur image. Ils vont chercher à corriger les défauts de leur mode
d’expression (cf. Thatcher parvenant, sur le conseil de professionnels du théâtre et de la
télévision, à poser une voix jugée trop pointue en parlant plus doucement). On distingue
alors:
179
l‟hypocorrection : les locuteurs vont faire l’inverse (par exemple, ne pas prononcer le
ne de la négation) soit pour limiter l’effet de domination de leur position sociale, soit
pour séduire un public spécifique, cette stratégie permettant de "faire peuple".
Mais le marketing politique a une efficacité limitée. Il faut surtout souligner le talent d’une
corporation qui a réussi à faire croire à son utilité (Giscard qui est convaincu que ce qui a fait
l’élection est sa phrase : "Monsieur Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du cœur" ou
encore Séguéla qui cherche à fait croire que c’est son slogan "La force tranquille" qui a
contribué à faire l'élection de 1981).
Le repérage des stratégies d’un locuteur politique constitue une posture banale de réception
du discours. Chaque production discursive peut donner lieu à une analyse stratégique de la
part des journalistes politiques, ces derniers n'hésitant pas à mobiliser l’entourage du locuteur
(amis ou ennemis) pour découvrir le sens ultime d’un propos tenu. Avec davantage de recul
et de distance, certains politistes s'efforcent également de reconstruire l'intentionnalité
stratégique dont le discours est le produit. La démarche la plus classique consiste à interpréter
le choix des thématiques dominantes : mettre en rapport les expressions favorites du locuteur
avec une stratégie attrape-tout adéquate à la logique d’un scrutin (exemple : la stratégie du «
ninisme » qui consiste toujours à invoquer une troisième voie raisonnable entre les extrêmes
que sont le socialisme et le libéralisme).
Il est aussi possible (et plus subtile) de fonder une stratégie sur l’archaïsme, voire sur l'erreur
de communication, afin de rendre une image plus sincère et plus audacieuse (Mitterrand par
exemple qui assoie sa réputation d'homme de lettres face à ses concurrents énarques en
choisissant de s’adresser selon une modalité désuète – au moyen d’une lettre – aux électeurs).
Ce dernier exemple montre que les meilleures stratégies de communication sont celles qui
n'apparaissent pas telles aux yeux du public, voire même qui n'apparaissent pas telles aux
yeux de celui qui les conduit. Là encore, le métier (on pourrait parler d'habitus professionnel)
est ce qui permet de gagner sans avoir l'impression de jouer, de faire les bons choix sans
avoir le sentiment d'avoir à choisir.
Il existe un principe de méfiance vis-à-vis du discours politique : plus personne n’est prêt à le
comprendre au pied de la lettre.
180
A/ Les travaux pionniers
Dans Le vocabulaire du général de Gaulle (1969), Cotteret et Moreau ont pu mettre en avant
des variations internes dans le style du général de Gaulle et ont distingué deux types
d'allocutions radiotélévisées :
les discours-appels : ils sont brefs, marqués par l'emploi du "je" et du "vous", et des
mots : République, État, peuple, moi, confiance, nation, etc. ;
les discours-bilan : ils sont plus longs, centrés sur le "nous" et avec un vocabulaire
plus varié. Ce n'est pas un "nous" de majesté, mais un "nous" qui donne au
téléspectateur le sentiment d'avoir participé à la réussite du projet.
Dans Le style des candidats à la présidence de la République (1971), Jean Roche réalise une
étude quantitative de stylistique à partir des "appels" des candidats aux scrutins de 1965 et
1969. Il procède à un dépouillement quantitatif rigoureux des moyens rhétoriques utilisés
pour établir un "portrait stylistique" des candidats. Il en ressort que le général de Gaulle
montre une préférence pour l'hyperbate (consiste à intervertir l’ordre naturel des mots), alors
que Mitterrand recourt davantage à l'épanalepse (répétition d’un mot dans des unités
syntaxiques successives).
La lexicométrie est l’analyse systématique du vocabulaire d'un corpus clos constitué autour
de variables et d'invariants déterminés. L’informatique permet de savoir quels sont les
substantifs les plus utilisés au sein d’un corpus. On peut ainsi constater quels sont les mots
récurrents dans un discours politique. Cette approche permet de reconstruire le lexique
idéologique d’un parti : les fréquences révèlent les représentations du monde propres à un
groupe. Les reliefs lexico-métriques donnent à voir le choix des mots employés pour désigner
une réalité : le fait qu'on dise, au PCF, "de Gaulle" de préférence à "Président de la
République" peut être interprété comme une marque de réprobation (les communistes
entendent ne pas paraître dupes de l'institutionnalisation d'un pouvoir personnel).
181
l‟essence du discours : ce n’est pas une addition de mots, il faut donc aussi travailler à
l'échelle des énoncés tout entiers.
2/ L'analyse de discours
L'analyse de discours est une jeune discipline qui réalise un déplacement d'objet du mot vers
l'énoncé. Ce dernier est jugé davantage porteur de sens. L’enjeu est de voir comment les mots
figurent dans le texte : l'analyse va s’intéresser aux structures de l'énonciation (distance par
rapport à un énoncé), sur les transformations imposées à un énoncé (négation, passif) et, plus
généralement, sur les embrayeurs du discours. L'accent est mis sur les relations de
dépendance entre énoncés, les co-occurrences, et tout ce qui relève de l'interdiscours.
A titre d’exemples :
il est possible d’étudier les fils argumentatifs pour mettre en avant le circuit du
discours (comment il commence et par quoi il finit, par exemple dans les discours de
Mitterrand : l’Homme constitue à la fois le point de départ et d'arrivée) ;
les mots entretiennent entre eux des rapports magnétiques, ainsi le mot pouvoir pris
isolément a peu d’intérêt, mais dans le discours communiste par exemple, il est
souvent associé aux mots "personnel", "gaulliste" ou "monopole" ;
le recours à la voix passive a pour fonction d’occulter l’agent de l’action, ce qui
permet d’insister sur la nécessité imposée par l’ordre des choses et son
administration.
Tout discours exprime la tension entre les lois d'un genre (l'allocution présidentielle,
l'autobiographie...) et la liberté d'un locuteur (sa touche personnelle). Or le commentaire a
souvent tendance à privilégier le second aspect. Les journalistes politiques cherchent ainsi à
déterminer les stratégies des hommes politiques en délaissant les lois du genre. Ces dernières
peuvent pourtant être étudiées en tant que telles. L'analyse se centre alors non sur ce que les
hommes politiques veulent dire, mais plutôt sur ce qu'ils ne peuvent pas ne pas dire.
Si le discours politique est tenu à des figures imposées qui bornent vigoureusement le champ
des possibles, c'est qu'il ne peut pas remettre en cause les illusions fondatrices du champ
politique. Les locuteurs intègrent ces lois du genre et les accommodent au gré de leurs
convenances stratégiques. C’est ce que Bourdieu appelle, dans Raisons pratiques (1994),
l’illusio : "le fait d'être pris au jeu, d'être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la
chandelle". Cette illusio est propre à tout champ social et tous ceux qui y entrent ont ce
rapport au champ.
182
L’illusio renvoie à la notion de mythe, c'est-à-dire à un récit nécessaire à la pérennité d'un
ordre social. Le mythe irrigue les représentations et les cultures, il se sédimente en une
infinité d'énoncés homologues au point d'apparaître comme le produit d'un système social.
Ainsi, le discours politique permet de repérer les mythologies politiques, c'est-à-dire les
représentations sociales dominantes et les croyances qui jettent les bases culturelles d'un
univers politique légitime.
Le discours politique contribue à légitimer l'ordre politique en nouant les fils d'une intrigue
en quatre temps, dont la trame peut s'énoncer comme suit (ce sont 4 formes d’illusio) :
Patrons obligés du discours politique, ces quatre propositions révèlent en creux l'indicible, et
probablement l'impensable politique :
1. Je ne comprends rien.
2. Je n'ai aucun droit à gouverner.
3. Je ne peux rien faire pour vous.
4. Vous n'êtes qu'une addition d'individus différents.
Dans Politics as Language (1971), M. Edelman a souligné que le mythe permettait de vivre
dans un monde où les causes sont simples et ordonnées, et où les solutions sont apparentes. Il
a également montré que le discours politique contribue à fournir des visions globales,
cohérentes et simples du monde.
183
objet, à le faire aller de soi. Les métaphores maritimes (la tempête, le navire, le
capitaine) sont aussi un moyen de dépolitiser des objets politiques : elles
offrent des significations partagées par tous pour rendre compte d'événements
complexes ;
o l'analyse scientifique : les sciences sociales peuvent être un autre moyen de
décoder le réel, surtout l’économie qui jouit d’une plus forte légitimité que la
sociologie, accessibles sous la forme de vulgates (corrélations
macroéconomiques). Cette convocation de l’analyse scientifique permet de
renforcer une position de surplomb que le politique partage symboliquement
avec le savant, mais elle est risquée car elle peut devenir ésotérique, il vaut
mieux rester dans le lieu commun savant que de se lancer dans des
explications trop complexes. Mais le politique est contraint d’apparaître
comme celui qui sait, qui comprend et qui peut expliquer. Cette mise en
transparence nécessite un usage stratégique du silence. Lorsque les politiques
sont dans l’incapacité d’expliquer certains éléments qui débordent leurs
matrices de lecture, il vaut mieux qu’ils se taisent.
B/ La légitimation de soi
La quête de légitimité est un souci constant des acteurs politiques, mais aussi plus largement
pour l'ensemble des institutions et structures qui rendent possible l'activité politique (État,
régime, mode de scrutin, décisions...). C'est pourtant toujours soi qu'il s'agit de légitimer, au
travers d'un rôle, d'une institution, d'une décision.
Les hommes politiques sont en permanence soucieux d'assurer leurs positions en affirmant le
bien-fondé de leurs prétentions à faire de la politique et à exercer le pouvoir. La dimension
stratégique de cette prétention est manifeste, notamment à travers l'activité de "présentation
de soi" à laquelle ils se livrent.
Lorsqu'ils parlent d'eux-mêmes, les hommes politiques puisent dans des registres de
légitimation divers, depuis la légitimation du rôle qu'ils endossent (maire, député, ministre)
jusqu'à celle de leur personne. Cela explique par ailleurs la personnalisation des rivalités
politiques.
La légitimation du rôle repose sur l'invocation de valeurs supposées partagées par tous : la
démocratie ("je suis un élu du peuple"), la générosité ("un maire ne peut rester les bras
croisés face à la détresse sociale"), etc.
Les registres de légitimation dans lesquels puisent les politiques sont nombreux et débordent
largement la seule légitimité politique liée au suffrage universel. L'autolégitimation
s'apparente à un bricolage : les hommes politiques fabriquent de la légitimité avec des
éléments récupérés ici ou là, empruntent aux "modes de justification" déjà en circulation dans
la société du moment, et jouent sur plusieurs registres en même temps.
Chaque titulaire du rôle doit travailler à se forger un capital de légitimité qui sera
nécessairement personnel. Le "je" en recherche d'autolégitimation prétend exprimer et
refléter la vérité d'une personne, voire de son moi profond. La source de la légitimité se
déplace de la fonction vers le style : jeunesse, expérience, simplicité, classe, sincérité,
honnêteté sont supposées constituer des attributs de la personne.
184
Il est possible de modéliser ces stratégies de production d'un soi légitime par référence à deux
axes déployés simultanément :
Les hommes politiques peuvent aussi être amenés à contester la légitimité politique de
l’adversaire, c’est-à-dire sa prétention à incarner l’intérêt général. La délégitimation d'autrui
passe notamment par les arguments ad hominem : il s’agit de remettre en cause le discours de
l'adversaire (contradiction au sein du discours, décalage entre discours et pratique) ou sa
personne (immoralité, malhonnêteté, incompétence, amitiés encombrantes...). Ces échanges
ont pour conséquence d’annuler les processus de légitimation sur le marché politique : ce
qu'un locuteur s'efforce de construire, un autre le menace.
Contrairement aux discours sur la puissance, les discours d'imputation alimentent le débat
politique du fait de leur contradiction (cf. les querelles de chiffres ou de paternité pour
s'attribuer une situation). En effet, l’opposant ne peut pas remettre en cause la puissance du
politique puisqu’il convoite son poste. La seule possibilité est alors de critiquer le titulaire du
185
rôle (incompétence, aveuglement, malhonnêteté) tout en affirmant par ailleurs qu’une autre
politique est possible.
Ces quatre dimensions de l'illusio politique constituent, une fois assemblées, la matrice
invariante d'un récit qu'il est possible de ramener à sa trame la plus fondamentale. Le Bart
s’inspire de schéma actantiel proposé par Greimas dans Sémantique structurale (1966). Un
tel schéma permet de mettre en évidence la forte interdépendance entre les quatre dimensions
: chacune est indispensable au récit dans sa globalité. La trame narrative permet de
déterminer l'ensemble des illusions nécessaires à l'existence d'un champ politique autonome
que l’on peut grossièrement résumer de la façon suivante : l'intérêt général existe, on peut
s'en inspirer pour agir sur la société.
Pour autant, cela ne signifie pas que les hommes politiques soient tous cyniques. Il faut croire
à la politique pour y entrer. Certes, il s’opère un travail progressif de deuil sur ces illusions
(la sociologie montre que c’est le cas pour beaucoup de professions), mais la foi politique
reste un ressort essentiel de l’action politique.
186
IV/ Les effets sociaux du discours politique
Il existe une croyance dans la puissance du verbe qui pèse sur les représentations sociales.
Elle se traduit par le soin que les hommes politiques apportent à leur communication ou dans
l’observation stricte des règles édictées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) sur
les temps de parole. Cependant, les recherches sur l’impact des stratégies des locuteurs ont
abouti à la conclusion des effets limités des messages véhiculés par les médias (Katz,
Lazarsfeld). Elles contredisent ainsi les premiers travaux qui entérinaient la croyance
mécanique en un effet mécanique sur le schéma stimulus/réponse, en recourant à la
métaphore de la piqûre hypodermique (Tchakhotine, Lasswell). Ainsi l'efficacité d'une
rhétorique est moins affaire de contenu que de réception. Il faut par conséquent s’intéressé au
un contexte social qui la détermine.
Contre l'illusion rhétorique, il convient de préciser que l'efficacité du discours tient moins à
son contenu qu'au contexte d'énonciation. Le statut du locuteur en constitue l'élément central.
L'autorité du discours reflète avant tout l'autorité socialement conférée à celui qui parle. Dans
Ce que parler veut dire (1982), Pierre Bourdieu souligne que "l'autorité advient au langage
du dehors". L’autorité politique est affaire de légitimité : elle se définit moins comme
l'attribut d'une personne que comme la caractéristique d'une situation d'énonciation. Cette
légitimité peut être juridique, mais peut aussi trouver d’autres sources.
C’est la forme la plus forte de légitimité. Un poste conférant une autorité juridique (leader de
parti politique, maire, chef d’Etat, etc.) permet de disposer d’un pouvoir qui prend souvent la
forme d'actes de langage. Son occupant voit sa parole créditée automatiquement d’un certain
poids.
Dans Quand dire, c‟est faire (1970), John Austin établit la théorie de l'énoncé performatif.
Un énoncé est performatif lorsqu’il suffit de dire les choses pour les accomplir. Par exemple,
lorsque le Président de l’Assemblée dit que la parole est à Monsieur le ministre, il ne fait pas
que parler, il agit également en distribuant effectivement le droit à la parole. Cela revient,
comme le souligne Austin, à "faire des choses avec des mots".
L’efficacité des énoncés performatifs dépend du contexte. Austin soulignait des circonstances
appropriées, mais Bourdieu, dans Ce que parler veut dire (1982) va plus loin et sociologise
cette perspective en estimant que le contexte particulier est ce qui habilite celui qui parle à
faire les choses simplement en disant qu'il les fait. Ainsi la parole du Président de
l’Assemblée prend naissance dans un contexte ritualisé : conditions de lieux, de date, mise en
scène particulière, etc. Selon Pierre Bourdieu, "d'un point de vue linguistique, n'importe qui
peut dire n'importe quoi (...) ; mais d'un point de vue sociologique, celui qu'adopte Austin
lorsqu'il s'interroge sur les conditions de félicité (des énoncés performatifs), il est clair que
n'importe qui ne peut affirmer n'importe quoi".
187
Lorsqu’elle se fait verbe agissant, la parole politique recourt à des rituels. Des mises en scène
cérémonielles se retrouvent même dans les institutions républicaines. Il s’opère ainsi un
passage du profane au sacré qui renforce le caractère magique de la parole. Claude Lévi-
Strauss souligne que "l'efficacité de la magie implique la croyance en la magie"
(Anthropologie structurale). Il faut donc que le locuteur soit socialement habilité à faire des
choses avec les mots pour que son discours acquière force de loi. La parole autorisée peut
ainsi se faire parole d’autorité. Pierre Bourdieu parle ainsi d'"actes d'institution" pour rappeler
que "l'énoncé performatif (...) ne peut exister sociologiquement indépendamment de
l'institution qui lui confère sa raison d'être".
Sans une position qui autorise un acteur politique à convaincre, la seule rhétorique ne peut
suffire à agir simplement en parlant. En ce sens, la légitimité importe davantage que la
manière de dire les choses. C’est pourquoi on constate fréquemment le recours à des
arguments d’autorité dans le débat politique. Le rappel de la valeur de celui qui parle
(légitimité politique, statut, diplômes, expérience, compétence) permet de conférer un poids
aux opinions exprimées. En la matière, les stratégies les moins visibles sont les plus efficaces
: cela rend d’autant plus pertinent le recours à des modes euphémisés d'autolégitimation
(tenue vestimentaire, diction, regard, gestuelle). Mais le mode le plus efficace
d’autolégitimation demeure, pour un élu, le rappel de son droit à représenter ses électeurs.
Il reste à mentionner une catégorie d’acteurs qui ne produisent pas le discours politique, mais
qui contribuent à l’amplifier : les commentateurs politiques. Leurs jugements contribuent à
qualifier le discours et à l’objectiver. Le vainqueur d’un débat est ainsi celui qui est désigné
comme tel par les commentateurs, à l’appui éventuellement de sondages, même si ce
sentiment demeure de l’ordre de la subjectivité d’un observateur.
Les destinataires réels du discours demeurent libres d’en faire ce qu’ils veulent. Elle se
marque par plusieurs traits :
188
la question de l‟audience : c’est le choix de s’exposer ou non au discours politique ;
la question du décodage : certains interprètent le discours politique comme un bruit,
d’autres comme quelque chose de peu sérieux, d’autres encore le critiquent
scrupuleusement, etc.
Le discours politique échappe à ses producteurs immédiats pour se perdre en une infinité de
réceptions différentes. C’est pourquoi d’ailleurs on entend régulièrement les hommes
politiques se plaindre d’avoir été mal compris ou caricaturés. Mais ils savent aussi jouer des
logiques de la réception en recourant notamment à des thèmes vagues dont la polysémie
s'ajustera à la diversité des publics. Par exemple, la "liberté" promise à tous sera pour les uns
économique (liberté d'entreprendre, de licencier, de fixer les salaires), pour les autres
culturelle (liberté d'opinion, de mœurs).
Toutefois la complexité de la réception ne signifie pas pour autant que les destinataires des
messages soient totalement libres. Il est possible de détecter trois logiques sociologiquement
déterminantes.
Elles orientent d'emblée la réception dès lors que le registre de langage sollicité par les
politiques se trouve être la langue légitime, celle de l'école et des dominants culturels.
Cette langue légitime introduit une distance avec les façons de parler populaires qui induit de
multiples conséquences : dépossession, sentiment d'irréalité, intimidation, etc., ce qui
explique la faible politisation des dominés culturels, à qui l'univers politique paraît lointain,
complexe et artificiel.
Pour Daniel Gaxie, le langage politique est probablement un des ressorts les plus efficaces du
"cens caché" par lequel les acteurs faiblement pourvus en capital culturel intériorisent l'idée
que la politique n'est pas une chose pour eux (d’où l’abstentionnisme). Il a montré que
sentiment d'incompétence et incompétence objective (liés entre autres à l'expérience scolaire)
pouvaient s'alimenter mutuellement pour conduire à une indifférence politique rendant
inefficace n’importe quelle rhétorique.
Des enquêtes montrent également que nombreuses sont les personnes qui ne sont pas
capables de conférer une signification des expressions ordinaires du discours politique
(cohabitation, Etat-providence, décentralisation, alternance, etc.). De même, les plus démunis
culturellement sont aussi les moins intéressés par les émissions politiques à la télévision.
Les dominants culturels ne sont pas non plus des récepteurs dociles. Ils regardent davantage
les émissions politiques, mais sont aussi plus nombreux à s'émanciper des contrats de lecture
officiels inhérents à ces émissions et à appréhender celles-ci avec distance ou ironie (ils
regardent ces émissions pour le plaisir de contempler le spectacle politique).
Comme le souligne Lazarsfeld, les médias de masse produisent l'essentiel de leurs effets par
l'intermédiaire des relations interindividuelles : c’est via les conversations ordinaires, que le
discours politique subit une opération de traduction rendant son impact plus imprévisible.
Cependant, ces discussions politiques ordinaires sont aussi marquées par les logiques de
domination culturelle : ce sont les leaders d’opinion qui parviennent à imposer leurs idées,
189
c’est-à-dire ceux qui ont la capacité d’expliquer leur point de vue sur les débats politiques (en
général, ce sont les mieux dotés culturellement).
Les destinataires du discours politique ont des préconceptions sur les hommes politiques.
Souvent d’ailleurs, ils ont une mauvaise image de ces derniers (ils sont souvent jugés peu
sincères, machiavéliques, sans scrupules), ce qui induit une certaine méfiance vis-à-vis des
arguments qu’ils avancent.
Les récepteurs sont cognitivement actifs : ils participent à la construction du message qu’ils
reçoivent, ne serait-ce qu’en jugeant de l’importance des discours. Cette dimension cognitive
donne à la rhétorique et au processus argumentatif un rôle significatif. Le succès de certaines
formules vient de cette dimension cognitive ("bonnets blancs et blancs bonnets", "sortez les
sortants", "lui c'est lui et moi c'est moi") : elles sont concises et faciles à mémoriser. A la
manière du langage publicitaire, le langage politique mobilise les procédés classiques de la
rhétorique pour surmonter le scepticisme de ses destinataires.
Il faut aussi souligner les fonctions sécurisante et valorisante du discours. Il est ainsi possible
de déceler le ressort caché des motivations psychologiques qui guident la réception : plaisir
de se sentir citoyen d'une communauté, plaisir de se sentir l'objet de l'attention des pouvoirs
publics, etc.
Le discours est constitutif de la réalité politique. Les flux de parole contribuent à construire
socialement la réalité politique. Mais dans ce cas, il est difficile de considérer que le discours
politique s’oppose à la réalité existante. Il vaut mieux considérer qu’il participe à la
190
construction sociale de la réalité au même titre que d’autres types de discours (celui de la
presse, de l’école, etc.).
Dans Pièces et règles du jeu politique (1991), M. Edelman a mis en évidence que les
problèmes et les attentes politiques n’existent qu’au terme d’un travail sur le langage. Il s’agit
moins pour les hommes politiques de répondre aux attentes que d’œuvrer à redéfinir celles-ci.
Le langage politique permet d’imposer un univers de significations partagées, d’imposer des
visions du monde qui sont d’autant plus fortes qu’elles se trouvent institutionnalisées (cf. le
ministère de l’environnement). C’est le discours politique qui donne une réalité aux termes tel
que l'État-nation, la droite et la gauche, ou la démocratie.
l'identité d'un individu est le résultat d'une imprégnation de discours affirmant qui il
est, qui il peut prétendre être, qui il est pensable qu'il soit ;
la sociologie de la déviance a montré que la marginalisation, souvent produite par la
stigmatisation, résultait de l'imposition (et de l'intériorisation) d'un ordre d'abord
discursif (fou, idiot, criminel...) qui finit par produire des effets de réalité ;
la sociologie du métier politique souligne que le travail de représentation d'un groupe
résulte d’un travail discursif pour faire exister le groupe et pour le doter d'une
cohérence minimale.
Au final, c’est grâce au discours que des acteurs collectifs finissent par exister réellement. Le
monde social est produit par le langage : pour preuve, les énoncés les plus naïfs (les femmes
sont..., les Allemands sont...) ont toute l'apparence de purs constats fondés en nature. Avant
de devenir un acteur social (d'ailleurs plus ou moins introuvable), le "citoyen" est le
"destinataire modèle" postulé par des centaines de discours, qu’ils soient politiques,
philosophiques ou administratifs.
Dès lors, note Pierre Bourdieu (Raisons pratiques, 1982), "l'action proprement politique est
possible", elle "vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales,
graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d'agir sur ce monde en
agissant sur la représentation que s'en font les agents". Le pouvoir constituant du langage est
d'autant plus efficace qu'il naturalise ce qu'il constitue : le langage construit tout en
prétendant décrire.
Ainsi, pour certains, le travail des hommes politiques permet d’imposer une vision du monde
conforme à un idéal (responsabilisation du citoyen, égalité démocratique par exemple).
D’autres jugent qu’il consiste simplement à mettre en relation l’ordre du discours et l’ordre
social (Ecole de Francfort), autrement dit à permettre aux groupes dominants d’imposer une
vision du monde conforme à leurs intérêts objectifs. La domination masculine se trouve
inscrite dans les mots eux-mêmes lorsque la grammaire assimile le masculin au neutre. Les
hommes politiques jouissent d’un même privilège : les hommes politiques peuvent prétendre
à la neutralité alors que les femmes sont suspectées de ne représenter que les femmes. Le
langage lui-même pose les bases d’une division sexuelle du travail politique.
Conclusion
La caractéristique la plus manifeste du discours politique est sa rigidité et sa prévisibilité.
C'est ce qui explique pour partie le discrédit qui le frappe auprès de citoyens enclins à penser
191
que "c'est toujours la même chose". L’objectif de cet ouvrage est de prendre en compte deux
niveaux (un macro et un micro) :
Mais, au niveau du discours comme structure, les discours convergent et s'additionnent. Ils
activent les croyances fondamentales qui permettent au champ politique d'exister comme
champ social autonome et légitime, ils contribuent même à la construction sociale de la
réalité en faisant exister des groupes, des institutions et des représentations du monde social.
Les élites politiques désignent la minorité de ceux qui dirigent ou qui exercent un pouvoir
d’influence sur les affaires publiques. Le terme peut avoir un sens trompeur puisqu’il suggère
que ce sont les meilleurs qui occupent les postes de décision. En réalité, les élites politiques
sont souvent le produit de la reproduction sociale et seuls peuvent accéder à ce statut ceux qui
disposent de moyens économiques, sociaux et culturels déjà conséquents. Il est ainsi possible
de soupçonner l'élite politique de partager des intérêts propres aux catégories privilégiées
dont elle est majoritairement issue. Il reste que l'accroissement de la technicité de l'action
publique conduit de plus en plus les dirigeants à solliciter l'avis de personnalités de la société
civile (responsables associatifs, experts, scientifiques, etc.), ce qui appelle à nuancer la thèse
de l'homogénéité des élites politiques.
A/ Les thèses élitistes, selon lesquelles il existe une stratification faible au sein de l'élite et
une unité de celle-ci, sont défendues par des auteurs tels que Mosca, Pareto et Wright-Mills.
192
a/ Dans Elementi di Scienze politica (1896), Gaetano Mosca utilise les termes de "classe
politique dirigeante" pour qualifier la minorité qui détient le pouvoir dans une société. Selon
lui, "dans toutes les sociétés, depuis les moins développées et civilisées jusqu‟aux plus
avancées et puissantes, apparaissent deux classes de gens – une classe qui gouverne et une
classe qui est gouvernée. La première, toujours la moins nombreuse, assume toutes fonctions
politiques, monopolise le pouvoir et jouit des avantages qu‟il entraîne, tandis que la seconde,
la plus nombreuse, est dirigée et contrôlée par la première, d‟une manière tantôt plus ou
moins légale, tantôt plus ou moins arbitraire et violente".
Cette minorité, organisée et consciente, forme une classe sociale. Elle est donc marquée par
une communauté de pensée, d’intérêts, de culture, de parenté, de puissance économique. Elle
impose ses valeurs et son principe de légitimité à la majorité. Cette élite reste cependant
stratifiée : au centre se trouve un noyau dirigeant ("les chef supérieurs") plus puissant que les
autres ("les chefs secondaires"). C’est ce noyau qui assure la cohésion et la force en même
temps que le commandement de l’ensemble.
Pour Mosca, la formation d’une élite est inhérente à toute société : "la domination sur la
majorité inorganisée d‟une minorité organisée, obéissant à une impulsion unique est
inévitable". Il ajoute également que plus la taille de la société est importante et plus son
pouvoir est significatif : "plus la communauté politique est grande, plus la minorité
gouvernante sera petite par rapport à elle, et plus il sera difficile à la majorité d‟organiser sa
résistance à la minorité".
b/ Dans son Traité de sociologie générale (1916), Vilfredo Pareto définit l’élite en terme de
supériorité : ce sont "les gens qui ont à un degré remarquable des qualités d‟intelligence, de
caractère, d‟adresse, de capacité de tout genre". Il distingue au sein de l’élite :
Dans Les Systèmes socialistes (1902), il défend la thèse de la circulation des élites : "par un
mouvement incessant de circulation, de nouvelles élites surgissent des couches inférieures de
la société, montent dans les couches supérieures, s‟y épanouissent et, ensuite, tombent en
décadence". En d’autres termes, la mobilité sociale permet un renouvellement permanent des
élites. Il conclut que "l‟histoire est un cimetière d’aristocraties".
Cette vision suppose que l’élite est capable d’utiliser la force et la ruse à son avantage.
Lorsque la nouvelle génération des meilleurs ne peut pas accéder aux postes les plus
importants, il se produit une révolte, voire une révolution. En 1789, le monopole et le
conservatisme de l’aristocratie traditionnelle a ainsi conduit à un renouvellement des élites
par la force. Toutefois, les phénomènes de blocage ne sont pas forcément contre-nature tant
les élites apparaissent, dans l’esprit de Pareto, douées d’une supériorité objective qui leur
permet de passer outre ceux-ci le cas échéant.
193
c/ Enfin, Charles Wright Mills, dans The Power Elite (1956), défend la thèse d’une élite
politique partageant des intérêts communs. Il souligne l’existence d’une structure triangulaire
du pouvoir aux Etats-Unis. Trois hiérarchies institutionnelles occupent une position
hégémonique :
l’institution politique ;
l’institution militaire ;
l’institution économique.
Les individus placés au sommet de ces trois institutions se trouvent à des postes stratégiques
et forment ce qu’il appelle "le triangle du pouvoir". Ils concentrent un pouvoir de décision
propre à leur domaine d’importance nationale et ont ainsi une influence sur la société. Ils ont
plusieurs caractéristiques qui assurent une certaine homogénéité au sein de cette classe
dirigeante :
Dans son étude, Wright Mills établit que la masse des congressmen est exclue du directoire
politique, seuls une cinquantaine de personnes qui circulent entre le pôle des affaires, l’état-
major militaire et le directoire politique fédéral occupent des positions de pouvoir. La grande
majorité de ces individus n’ont aucune investiture démocratique puisqu’ils sont nommés
directement par le président et servent les intérêts industriels. Par conséquent, il conclut que
les décisions politiques sont prises par une oligarchie de fait composée de ces élites au
pouvoir.
B/ Les thèses pluralistes, insistant plutôt sur la polyarchie et la multiplicité des intérêts, sont
défendues par Dahl et Aron.
a/ Dans Who governs ? (1961), Robert Dahl pose une question devenue célèbre : "qui
gouverne ?" En réponse à la thèse élitiste de Wright Mills, il affirme la thèse de la
polyarchie : dans les démocraties pluralistes, le pouvoir des élites est un pouvoir dispersé en
raison, notamment, de la multiplicité des ressources et de la diversité des organisations. Ainsi
le pouvoir politique n’est pas détenu par un seul groupe social homogène, mais par une
multiplicité d’élites économiques, administratives ou culturelles qui sont contraintes de
s’allier selon les circonstances et de former des compromis pour pouvoir diriger.
L’enquête de Dahl porte sur les processus décisionnels dans la ville américaine de New
Haven. Il remarque que cette ville est caractérisée par plusieurs strates historiques de
dirigeants :
194
o les représentants syndicaux ou associatifs issus des milieux populaires ;
o les hommes nouveaux : ce sont les bureaucrates et les experts.
Avec l'émergence sur la scène politique des plébéiens, la structure du pouvoir se modifie à
New Haven qui passe de l’oligarchie à la polyarchie, c'est-à-dire au pouvoir de plusieurs.
Chacune de ces catégories dispose de moyens d’influence et de ressources politiques
inégalement efficaces selon les sujets ou la conjoncture. Dahl étudie leur influence dans
plusieurs secteurs municipaux (urbanisme, enseignement public, désignation des candidats) et
montre qu'elles interviennent dans le processus de décision, ce qui leur confère une certaine
influence au sein de celui-ci. Le système polyarchique qui s’est mis en place contredit la
thèse d’une élite dirigeante unique, possédant une communauté d’intérêt. On peut néanmoins
objecter que cette étude, réalisée au niveau local, n’est pas forcément transposable au niveau
national.
b/ Dans "Classe sociale, classe politique, classe dirigeante" (1960), Raymond Aron souligne
que les élites sont traversées par de nombreux conflits. La démocratie assure une certaine
compétition entre les différents groupes sociaux tels que les responsables politiques, les hauts
fonctionnaires, les dirigeants syndicaux ou les détenteurs d’un pouvoir spirituel (intellectuels,
hommes d’Eglise, savants, etc.). Toutes ces catégories n’ont en effet pas les mêmes intérêts.
Dans cet article, Aron rejette les approches globalisantes qui recourent aux termes de "classe
politique" ou de "classe sociale" afin de caractériser l’unité, la cohésion et l’homogénéité
supposée de l’élite. Il préfère le concept analytique de "classe(s) dirigeante(s)" qui "désigne
plutôt une fonction qu‟un groupe social" et surtout, qui "permet d‟analyser l‟organisation du
pouvoir, le rapport entre pouvoir et société dans un pays déterminé et d‟esquisser des
comparaisons entre pays et régimes".
Enfin, il ajoute que les théories élitistes se trouvent confronter à un double paradoxe : d’une
part, l’existence d’une élite unifiée conduirait à la fin de la liberté ; d’autre part,
l’identification d’une élite désunie signifierait la fin de l’Etat. Il ouvre ainsi la voie à l’idée
que les membres de la classe dirigeante peuvent être à la fois associés tout en étant rivaux,
entrant en compétition tout en partageant certains intérêts communs.
2/ La sociologie des élites montre que les catégories dirigeantes sont issues très
majoritairement des milieux sociaux favorisés, mais qu'elles ne peuvent pas, dans une
démocratie, gouverner seules.
A/ D’un point de vue plus sociologique, les études montrent que les élites sont très largement
issues des milieux favorisés.
a/ L’inégalité d’accès manifeste aux fonctions électives selon le milieu social conduit à
l’introduction d’un écart entre les représentants du peuple et la société. L’observatoire des
inégalités établit que si les employés et ouvriers représentent la moitié de la population
active, seulement 1% des députés font partie de cette catégorie socio-professionnelle. En
revanche, les cadres et professions intellectuelles supérieures, qui sont très minoritaires dans
195
la population active, représentent près de 59% de l’ensemble. Ajoutés aux professions
libérales, ils forment les trois quarts des députés.
b/ Dans La noblesse d‟Etat. Grandes écoles et esprits de corps (1989), Pierre Bourdieu va
jusqu’à parler d’une "noblesse d’Etat" pour désigner le phénomène de reproduction de l’élite
dirigeante à travers la nécessité de plus en plus pressante d’obtenir un diplôme ouvrant aux
positions de pouvoir (diplôme délivré par les grandes écoles comme Sciences Po ou l’ENA et
où la sélectivité est extrême).
Dans "La tyrannie du diplôme initial et la circulation des élites : la stabilité du modèle
français" (1994), Michel Bauer et Bénédicte Bertin-Mourot mettent en évidence la forte
homogénéité sociale des élites qui sortent presque toutes de ces grandes écoles. Les auteurs
parlent ainsi d’une "tyrannie du diplôme initial" rendant compliqué l’accès aux Grands
corps de l'Etat (Inspection générale des Finances, Conseil d'Etat et Cour des comptes) pour
tous ceux qui ne sont pas passés par ces deux structures de formation.
Sciences Po est une école créée en 1872 par le publiciste Emile Boutmy, juste après la défaite
de la France contre la Prusse, sous le nom de l’Ecole libre des sciences politiques. L’idée de
Boutmy est de reconstituer une élite sur les décombres de l’ancienne classe dirigeante qui
serait éclairée par la science afin de conduire la société et d’encadrer la démocratie (le projet
se trouve exposée dans "Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement
supérieur"). Mais comme le souligne Christophe Charles dans "Entre l’élite et le pouvoir"
(1991), ce projet initial a très vite échoué et l’école a pris un tournant républicain pour offrir
une préparation aux concours de la fonction publique. Elle a ensuite diversifié son offre de
formation en ouvrant ses débouchés sur le secteur privé.
Quant à l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), elle est créée juste après la Seconde
guerre mondiale par Charles de Gaulle dans une optique de rationaliser la gestion des affaires
publiques. Dans La fabrique des énarques (2001), Jean-Michel Eymeri parle d’une "culture
d’Etat" pour qualifier le savoir-faire de la traduction juridique et concrète des décisions
politiques enseigné dans cette école. S’il nuance l’idée d’une reproduction directe favorisant
d’abord les enfants de hauts fonctionnaires, il constate la sur-représentation des candidats
issus des catégories supérieures (près de 85% des énarques externes en sont issus). Il souligne
196
également l’importance du passage par Sciences Po au fondement de l’identité de l’énarque
externe, notamment en ce qui concerne la capacité "à produire de la conformité". Au total, il
estime que cette école favorise le développement du conformisme et qu’elle ne permet qu'une
prise de distance verbale par rapport au rôle qu'elle inculque.
B/ Malgré tout, sur le long terme, il existe un progrès de la pénétration de certaines catégories
sociales au sein de la classe dirigeante. Sous la monarchie de Juillet, régime politique
censitaire, les élus et les hauts fonctionnaires appartenaient tous au même milieu social, celui
des grands notables. Sous la IIIe République, une dissociation sociale se forme grâce
notamment à la professionnalisation de la politique. Si la haute administration reste dominée
par la haute bourgeoisie et l’aristocratie, une classe politique formée de notables issus de la
petite et moyenne bourgeoisie émerge à cette époque.
Dans Les sommets de l‟Etat. Essai sur l‟élite du pouvoir en France (1994), Pierre Birnbaum
montre que la IIIe République introduit une rupture entre le pouvoir politico-administratif et
le pouvoir économique. Le suffrage universel a permis à une classe politique issue de la
classe moyenne d’accéder au pouvoir, notamment au Parlement. Les professions libérales
(médecins, avocats, journalistes) ainsi que les instituteurs entrent massivement à l’Assemblée
nationale. Cette modification capitale accentue la dissociation de l’administration et de la
politique.
Toutefois, Pierre Birbaum enregistre un certain recul sous la Ve République avec l'avènement
ce qu'il appelle "la République des fonctionnaires". Selon lui, la croissance du pouvoir
exécutif sous ce régime a contribué à la perte d’influence du personnel parlementaire (dont
les origines sociales restent plus diversifiées grâce à la présence, au sein des partis de gauche,
d’anciens ouvriers ou de petits fonctionnaires) au profit des hauts fonctionnaires entourant les
hommes politiques dans les cabinets ministériels. Cette situation s’est traduite par une
certaine homogénéité du personnel politique, administratif et économique durant la période
des Trente glorieuses où l’Etat apparaissait comme le principal acteur de l’économie.
A partir des années 70-80, il est possible de nuancer ce propos en mettant en évidence
l’association croissante de partenaires dans les processus de décisions. Dans Profession,
décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l'Etat (1979), Catherine Grémion
montre que les hommes politiques se trouvant à la tête du gouvernement ne dirigent pas seuls,
mais en interaction avec des partenaires qui peuvent être internes à l’administration (les hauts
fonctionnaires) ou externes (les grands patrons, les responsables syndicaux). Dans les Etats
modernes, ces acteurs, associés au processus décisionnel, sont de plus en plus nombreux et
les questions qui exigent un haut niveau de technicité sont en réalité tranchées par des
experts, les gouvernants se contentant de suivre les avis formulés.
Il reste que, comme l’ont démontré de nombreux travaux, les hauts fonctionnaires continuent
d’imposer leur propre représentation et de structurer la définition des modalités de l’action
publique dans de nombreux domaines :
197
les politiques économiques françaises (Vivien Schmidt, "La France entre l’Europe et
le Monde", 1999) ;
la politique de réforme de l’Etat (Philippe Bezes, "Les hauts fonctionnaires croient-ils
à leur mythe ?", 2000) ;
les politiques d’armement (William Genieys, Le choix des armes, 2004).
Selon la définition classique qu’en donne Jean-Claude Thoenig ("L’analyse des politiques
publiques" in Traité de science politique sous la direction de Leca et Grawitz, 1985), une
politique publique est "un programme d‟action propre à une ou plusieurs autorités
publiques ou gouvernementales". Les politiques publiques sont donc des outils et des moyens
mis en œuvre par les pouvoirs publics pour atteindre des objectifs dans un domaine
particulier de la société. Elles recouvrent un vaste champ d’intervention possible : ce sont par
exemple, la politique économique, la politique de la ville, de la jeunesse, de la sécurité, etc.
Ces politiques publiques ont une histoire, c'est-à-dire qu’elles ont connu des évolutions en
fonction des préoccupations politiques de l’époque. Des changements de paradigme ou de
référentiel sont ainsi susceptibles de se produire expliquant ainsi de nouvelles préoccupations
ou justifiant la mise en œuvre de moyens d'actions différents.
1/ Il est possible de dresser une typologie des politiques publiques qui montre que leur
champ, leurs moyens d’action et leurs objectifs ont varié dans le temps.
A/ Dans "Four Systems of Policy Politics and Choice" (1972), Théodore Lowi élabore une
typologie des politiques publiques. Elle repose sur la distinction de deux éléments :
le type de ressortissant d’une politique publique : (les ressortissants sont les individus,
groupes et organisations concernés par la politique publique) la politique publique
peut chercher à modifier des comportements individuels ou bien des collectifs moins
spécifiés ;
le type de contrainte auquel les instruments utilisés renvoient : la contrainte peut être
soit directe, soit indirecte.
Le croisement de ces deux paramètres permet d’établir quatre types de politiques publiques :
les politiques réglementaires : ces politiques visent les individus au moyen d’une
contrainte directe (obligation scolaire, limitations de vitesse pour les automobilistes,
port du casque pour les deux-roues, etc.) ;
les politiques allocatives (ou distributives) : elles visent les individus au moyen d’une
contrainte indirecte (attribution de permis de construire, prestation sociale sous
conditions spécifiques). Un individu bénéficie d’une action publique s’il remplit un
certain nombre de conditions ;
les politiques redistributives : elles concernent des groupes au moyen d’une contrainte
directe (sécurité sociale, politique fiscale). Dans ce cas, l’Etat fixe des règles
concernant un groupe spécifique. Le groupe entier est alors soumis à une obligation
précise (exemple : obligation de cotiser pour la Sécurité sociale) ;
198
les politiques procédurales (ou constitutives) : elles constituent des contraintes
indirectes pour des groupes. Elles passent, le plus souvent, par la mise en place de
dispositifs institutionnels (exemple : contrat de plan Etat-région). La puissance
publique encadre les politiques publiques en édictant des règles sur les procédures à
suivre.
jusqu’au XVIIIe siècle : l’Etat conduit principalement trois politiques publiques qui
sont celles de l’Etat régalien, à savoir les politiques de maintien de l’ordre, les
politiques militaires et les politiques fiscales. L’action étatique est une intervention
directe qui se fait à travers la mise en place d’instruments administratifs telles que la
police, l’armée, la justice ainsi que par la production de règles de droit ;
au XIXe siècle : les politiques d’intervention directe sont à leur apogée et forment le
socle de l’Etat-nation. D’autres politiques s’affirment alors dans le domaine des
transports (chemin de fer) et de la communication (poste, télégraphe), dans le
domaine de l’éducation (afin d’unifier la culture nationale, d’imposer la langue
française) ;
à la fin du XIXe siècle : les politiques redistributives font leur apparition, elles
forment le socle de l’Etat-providence. La responsabilité est perçue comme collective
et non plus seulement individuelle, d’où la mise en place de systèmes d’assurance
collective pour les accidents du travail ;
après la deuxième guerre mondiale : l’Etat devient un Etat producteur, il accroît son
intervention dans le domaine économique afin d’accélérer la reconstruction, étend la
couverture des systèmes de protection sociale ;
depuis les années 70 : l’interventionnisme de l’Etat est fortement remis en cause, ce
qui conduit à mettre un accent plus important sur les politiques procédurales. L’Etat
devient un Etat régulateur qui intervient désormais indirectement, en interaction
avec d’autres acteurs, et ne fait plus tout lui-même.
Si chaque époque se caractérise par la domination d’un type de politique publique, il faut
toutefois remarquer qu’en pratique, les Etats contemporains combinent dans des proportions
variables les divers types de politiques.
199
2/ Pour expliquer ces grands changements de tendance dans la mise en œuvre des
politiques publiques, deux notions proches ont été proposées : le paradigme et le
référentiel.
Selon Pierre Muller, le référentiel articule quatre niveaux de perception du monde qui sont
liés entre eux :
200
les valeurs : les représentations les plus fondamentales sur ce qui est bien ou mal,
désirable ou à rejeter. Elles définissent un cadre global de l’action publique ;
les normes : elles définissent des principes d’action plus que des valeurs, par exemple
l’exigence de modernisation de l’agriculture ;
les algorithmes : ils sont des relations causales qui expriment une théorie de l’action.
Ils peuvent être exprimés sous la forme "si... alors" : "si le gouvernement laisse filer la
monnaie, alors les entreprises gagneront en compétitivité" ;
les images : elles sont des vecteurs implicites de valeurs, de normes ou même
d’algorithmes. Ce sont des raccourcis cognitifs qui font sens immédiatement. Par
exemple, c’est le jeune agriculteur dynamique et modernisé.
Dans Les politiques publiques (2011), Pierre Muller explique le changement via la
distinction entre :
L’articulation ces deux niveau de référentiel forme le Rapport global-sectoriel. Au sein d’un
référentiel, la cohérence n’est, en effet, jamais parfaite : il coexiste toujours plusieurs
conceptions de la nature et du rôle du secteur. Celle qui domine le peut car elle se conforme à
la hiérarchie globale des normes existant dans le référentiel global. Cette représentation
s’impose alors comme cadre de référence. Sa force repose justement dans sa capacité à
générer des éléments d’articulation entre le global et le sectoriel. Certains acteurs ont donc
des capacités plus importantes que d’autres parce qu’ils sont les médiateurs du Rapport
global-sectoriel, ce sont eux qui vont occuper une place dominante au sein du secteur
considéré.
C’est ici qu’entrent en jeu les médiateurs qui vont permettre l'harmonisation du référentiel
global et du référentiel sectoriel : le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). En
201
quelques années, ce syndicat remet en cause les dogmes des anciennes élites agrariennes en
insistant sur la nécessité pour l’agriculture de se moderniser. Il construit une nouvelle
représentation du métier d’agriculteur et une nouvelle conception du rôle social de
l’agriculture. Il va rendre intelligible les changements dans le domaine agricole et proposer
un programme d’actions pour accélérer les transformations, et notamment de favoriser
l’accroissement de la taille des exploitations (par des mesures d'aide au départ des vieux
agriculteurs afin que les jeunes puissent racheter leur terre).
Le gouvernement qui affronte alors une crise de modernisation due à l’écart entre le
nouveau référentiel global et l’ancien référentiel sectoriel, va s’appuyer sur ces médiateurs
pour promouvoir sa politique. Il reprend le programme du CNJA et crée plusieurs lois qui
actent la transformation du référentiel de politique agricole. Il fait même du CNJA un
médiateur privilégié en écartant de la discussion les autres syndicats. Les dirigeants de ce
syndicat vont ensuite accéder aux commandes de la principale organisation paysanne, la
Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), ce qui confirme la prise
du pouvoir du CNJA sur le secteur agricole.
Ainsi pour Pierre Muller, il existe une relation directe et réciproque entre un changement de
référentiel et la promotion d'un nouveau groupe à la tête du secteur concerné. Elle est due au
fait que ce nouveau référentiel exprime la vision du monde de ce groupe à travers sa vision
du rapport global-sectoriel.
La décision publique
La décision publique désigne le choix opéré par les décideurs publics entre plusieurs options
possibles. Elle constitue donc le cœur de l’action politique. Contrairement à ce que l'on
pourrait penser, l'homme politique ne choisit pas seul. Son choix s’inscrit dans un cadre et un
processus qui orientent, voire contraignent sa décision. Une décision publique est, en effet,
souvent le fruit d’un travail collectif, le responsable politique n’ayant pas toujours le temps
ou les compétences nécessaires pour la prendre seul. Elle est aussi influencée par l'histoire,
que ce soit l'histoire politique - les décisions qui ont précédé - ou par celle des institutions qui
induisent des cultures et des visions du monde particulières. Traditionnellement approchée de
manière séquentielle comme un moment de l'action publique, l'analyse de la décision
publique s'est ensuite intéressée à ses conditions de production, toujours dynamiques et,
parfois même, chaotiques.
1/ La mise en évidence de contraintes à la fois externes et internes pesant sur la décision
publique invite à prendre ses distances vis-à-vis de la rationalité supposée absolue des
décideurs.
A/ Il faut d’abord souligner la dimension interne des contraintes pesant sur la décision.
En réaction à cette vision idéale, l'économiste Herbert Simon a développé, en 1945, une
théorie concurrente fondée sur l’idée de "rationalité limitée" (bounded rationality) : des
202
contraintes pèsent sur le décideur, celui-ci n’a ni le temps, ni les compétences pour examiner
tous les choix possibles. Par conséquent, il se contente le plus souvent d’opter pour la
solution la plus satisfaisante.
Dans Organizations (1958), autre livre de Simon écrit en collaboration avec James March, il
souligne la dimension souvent non-optimale de certaines décisions notamment liée à cette
préférence pour des choix satisfaisants : "la plupart des décisions humaines individuelles ou
organisationnelles se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants. Ce
n‟est que dans les cas exceptionnels qu‟elles se rapportent à la découverte et à la sélection de
choix optimaux".
b) Une autre critique de la rationalité absolue, faite par Charles Lindblom dans "The Science
of Muddling Through" (1959), consiste à souligner que, face à un problème complexe, un
décideur public n’a pas toujours la possibilité de modifier tous les objectifs d’une politique
déjà mise en œuvre. Sa décision est influencée par les valeurs et les comportements qui sont
déjà en vigueur et va s’ajouter à d’autres petites décisions qui sont autant d’ajustements
visant à améliorer la politique existante. Mais à aucun moment cette décision ne peut être
remise fondamentalement en question. Par conséquent, Lindblom établit que les politiques ne
sont pas formulées selon un modèle optimal, mais selon "une science de la débrouille" qui
les modifie à la marge (muddle through signifie la débrouille). Il s’agit d’une vision itérative
de la décision basée sur une démarche pas à pas et emprunte de pragmatisme. Le décideur ne
peut intervenir que progressivement et à la marge sur la politique mise en œuvre.
Lindblom propose ainsi un autre modèle que celui de la rationalité absolue pour analyser les
décisions : celui de la succession des comparaisons limitées (successive limited
comparisons). Mieux connu sous le nom de modèle incrémental (incrémental : qui ne porte
que sur des éléments qui ont changé depuis l'action précédente), il repose sur cinq postulats :
B/ Outre des contraintes internes, certaines contraintes externes pèsent sur la décision.
a) Le choix du décideur est contraint notamment par l’histoire. Douglass North dans
Institutions, Institutional Change and Economic Performance (1990) a mis en avant l’idée
d’une "dépendance au sentier" (path dependance) : la marge de manœuvre des décideurs est
limitée par l’héritage du passé et le poids des institutions. Des résistances peuvent ainsi
émerger lorsque le coût du changement est trop important. Il faut alors prendre en compte
non seulement la perte des rendements croissants liés aux investissements de départ et la
reprise des processus d’apprentissage.
Dans "Clio and Economics of QWERTY" (1985), Paul David analyse le maintien du clavier
QWERTY malgré l’invention d’un clavier plus performant. A l’origine, cette disposition des
lettres était pensée pour éviter que les tiges de la machine à écrire ne se bloquent entre elles.
203
Avec l’invention du clavier d’ordinateur, l’agencement traditionnel des lettres a perduré bien
que la nécessité technique ait disparu et qu’un meilleur agencement ait été proposé. Cet
exemple donne une idée du poids que les habitudes peuvent avoir. Un changement aurait
nécessité de réapprendre à se servir d'un nouvel agencement ce qui aurait engendré un coût
supplémentaire.
b) Des contraintes sociales pèsent également sur les acteurs publics. Les groupes sociaux
entrent en lutte pour imposer leurs intérêts catégoriels. Dans les pays où les relations entre
l’Etat et les groupes d’intérêt correspondent à ce que Philippe Schmitter a appelé le "modèle
néo-corporatiste" (Trends toward corporatist intermediation, 1979), certains groupes
sociaux sont intégrés au processus de décision. L’Etat apporte une légitimité à ces groupes
qu’il juge représentatif et, en échange, ils facilitent l’application de la politique décidée.
Dans Le technocrate et le paysan (1984), Pierre Muller montre que la politique agricole
française obéit à ce schéma. Il met en évidence deux étapes importantes :
Il constate qu’au début des années 80 ce modèle français entre en crise. Il est remis en cause
par l’émergence d’un espace public européen et deux évolutions fondamentales qui
l’accompagnent :
204
2/ Les approches dynamiques de la décision publique suggèrent de se méfier de l'idée
d'un moment spécifique de la décision et de la considérer plutôt comme un processus.
l’identification du problème ;
le développement de la politique :
o la formulation ;
o la décision ;
la mise en œuvre ;
l’évaluation ;
la terminaison (résolution du problème, arrêt de la politique).
b) Dans le modèle séquentiel, la décision est considérée comme un acte isolé. Elle est perçue
sous sa forme idéale de choix politique indépendamment de ses conditions spatio-temporelles
de production.
Dans The Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis (1972), Graham
Allison analyse la réponse donnée par Kennedy à l’Union soviétique lors de la crise des
missiles de Cuba en octobre 1962. Afin d’éviter de s’en remettre uniquement au modèle de
l’acteur rationnel pour son analyse, il souligne les limites de la rationalité étatique en
procédant à l’analyse de cette décision sous deux autres "lorgnettes conceptuelles". Il recourt
ainsi à trois modèles différents :
205
charisme des dirigeants et les divisions internes du conglomérat d'organisations
constituant l'État ont une importance déterminante sur la décision.
La décision comme moment constitue un mythe avec lequel il faut prendre ses distances. Une
seule décision apparaît en réalité comme le fruit de plusieurs autres et ne peut pas se
comprendre indépendamment d’elles. Lucien Sfez dans Critique de la décision (1981)
montre qu’elle est même, parfois, introuvable. Il donne comme exemple la décision de
construire le RER dans la région parisienne qui est impossible à déterminer précisément. Le
RER est le produit de malentendus, de décisions anodines, voire le fruit du hasard.
A la place d’une approche séquentielle, certains auteurs défendent une approche dynamique
(bottom-up) de la décision publique, c'est-à-dire une mise en évidence a posteriori des
logiques ayant abouti à la décision. Cette approche colle mieux à la réalité des processus
décisionnels souvent chaotiques. Les différentes séquences identifiées par Jones ne se suivent
pas forcément, mais peuvent intervenir en parallèle, en sens inverse, voire ne pas intervenir
du tout.
Dans "A Garbage Can Model of Organizational Choice" (1972), Michael Cohen, James
March et Johan Olsen proposent de découpler l’antériorité du problème par rapport à la
décision. Pour se faire comprendre, ils suggèrent l’analogie de la poubelle (garbage can
model) : les problèmes et les solutions sont jetés dans la "poubelle" organisationnelle de
manière relativement aléatoire. La décision est alors envisagée comme le résultat
imprévisible du croisement de ces différents flux de problèmes et de solutions. Problèmes et
solutions s'associent en raison de simultanéité accidentelle, des solutions pouvant parfois être
poussées par des acteurs et les amener à construire les problèmes auxquels elles
correspondent, la décision intervenant in fine de manière aléatoire et fortuite.
Dans Airbus, l‟ambition européenne (1989), Pierre Muller montre que la décision est le
produit d’un processus cognitif, c'est-à-dire que les croyances sociales, les idées et les
représentations comptent. Il établit un processus de décision divisé en plusieurs séquences
autonomes qui se développent chacune en fonction d’une logique propre. Ainsi les séquences
politique, commerciale et industrielle interagissent entre elles en fonction des systèmes
d’acteurs et de leurs cadres cognitifs respectifs. Il identifie ainsi deux phases :
206
Problèmes publics et mise sur agenda
Les problèmes publics sont le résultat d’une construction sociale préalable. Avant de devenir
public (au sens habermassien de publicité), un problème se trouve sélectionné et reformulé
par les pouvoirs publics. S’il est le point de départ de toute politique publique, il n’est donc
pas automatiquement l’objet d’une politique. D’une part, il faut que la dimension collective
soit suffisamment prégnante pour justifier l’intervention des autorités publiques. D’autre part,
elles ne peuvent pas répondre à toutes les demandes car leurs ressources sont limitées. Pour
ces raisons, certains problèmes sont mis à l’agenda, c'est-à-dire traités par elles et faisant
l’objet de politiques publiques, et pas d’autres. Cette inscription à l'agenda dépend de
nombreux facteurs liés notamment aux valeurs, à la nouveauté ou à l'intensité dramatique du
problème, mais aussi au contexte politique.
A/ Selon Vincent Dubois ("L’action publique", 2009), l’existence d’un problème public
suppose que trois conditions soient remplies :
207
En outre, les autorités publiques n’agissent pas seules, et il importe de prendre en compte la
participation des associations et des partis politiques, mais aussi des médias, des experts ou
de personnalités. Par exemple, le droit au logement résulte de l’action militante de l’action du
ministère du Logement, de celle de hauts-fonctionnaires, tout autant que celle d’associations
(Droit au logement, Enfants de Don Quichotte) et de personnalités charismatiques (l’Abbé
Pierre, Augustin Legrand et plus récemment d’Eric Cantonna). Dans certains cas, ce que
Francis Chateauraynaud et Didier Torny ont appelé des "lanceurs d’alerte" (Les sombres
précurseurs, 1999) vont permettre d’avertir la collectivité d’un risque. Il peut s’agir de
personnages ou de groupes avec une faible légitimité, mais qui parviennent à sensibiliser
l’opinion selon des procédures inhabituelles (par exemple : sur l’amiante, sur les antennes
relais et plus récemment le rôle du médecin Irène Frachon dans le scandale du Médiator).
Enfin, elle suppose que les pouvoirs publics puissent se reconnaître comme compétent pour
traiter le problème considéré. Dans The Culture of Public Problems (1981), Joseph Gusfield
étudie la manière dont la question de la conduite en état d’ivresse est devenue un problème
public entre les années 50 et 80 aux Etats-Unis. Il montre ainsi que pendant des décennies, les
usagers de la route ont accepté l’idée que les accidents étaient le prix à payer pour un
nouveau moyen de locomotion facilitant la vie et la mobilité. Ce n’est qu’à partir des années
60 que l’alcool au volant est devenu un problème public, c'est-à-dire lorsque les accidents de
la route ont cessé d’appartenir au domaine de la fatalité. L’idée a émergé alors que
l’insécurité routière pouvait être combattue par la mise en place d’actions préventives et
répressives.
Dans Sociologie politique : l‟action publique (2011), Patrick Hassenteufel cite comme
exemple de modélisation du processus de construction des problèmes publics celui de la
constitution des accidents du travail en problème public :
208
2/ Une fois formulée, le problème public doit ensuite être inscrit à l’agenda, c'est-à-dire
que les autorités publiques doivent se saisir du problème et le traduire en politique.
La mise sur agenda signifie donc que les pouvoirs publics s’emparent du problème et
considèrent qu’ils sont compétents pour le traiter. Mais il ne s’agit pas d’une simple
inscription à l’ordre du jour : il existe un effet de cadrage (framing) lié à la manière dont le
problème a émergé. La façon dont le problème a été construit a une influence sur le mode de
pensée de celui-ci, et donc, par conséquent sur son mode de traitement. C’est en ce sens que
tout problème public est d’abord un construit social et qu’il n’existe pas a priori, dans la
nature, des problèmes publics près à être gérés par les autorités publiques.
En outre, l'inscription à l'agenda ne doit pas être confondue avec les priorités affichées par
un gouvernement. Elle suppose un certain rapport de force entre les groupes, et donc, est
fonction des ressources, des mobilisations, des coalitions et des transactions qui sont
effectués entre et par eux. Dans Participation in American Politics : The Dynamics of
Agenda-Building (1972), Roger Cobb et Charles Elder distinguent ainsi deux types
d’agenda :
l’agenda systémique : la question est débattue par les instances politiques, elle donne
lieu à des prises de position, etc. ;
l’agenda institutionnel : on commande un rapport, on élabore un projet de loi et on
l’inscrit à l’ordre du jour des assemblées, etc.).
Ainsi, ce n'est pas parce qu'un projet est débattu au sein de l'agenda systémique qu'il se
retrouve forcément inscrit sur l'agenda institutionnel. L'agenda systémique est en effet plus
flou et moins concret que l'agenda institutionnel. De surcroît, l'agenda institutionnel comporte
une forte dimension routinière : il traite des problèmes traditionnels de la vie publique et qui
constituent, par ailleurs, la plus grande proportion des problèmes publics (près de 90% du
contenu d'un budget est en effet reporté d'une année sur l'autre).
B/ Dans "The Rise and Fall of Social Problems : A Public Arena Model" (1988), Charles
Bosk et Stephen Hilgartner soulignent que les autorités publiques sélectionnent parmi les
problèmes ceux qui sont mis à l’agenda. Selon eux, "l’attention publique est une ressource
rare, dont l‟allocation dépend de la compétition au sein d‟un système d‟arènes publiques".
Pour cette raison, Bosk et Hilgartner estiment que les problèmes publics entrent en
concurrence sur l'équivalent politique des marchés : "les arènes publiques". Dans les arènes
médiatiques, celles d'expression collective (partis et syndicats) ou encore celles des
institutions (parlement, gouvernement), les problèmes politiques entrent en compétition pour
entrer ou rester sur l'agenda public.
Cette compétition entre problèmes publics entraîne un effet de sélection guidé par trois
grands principes :
209
l’intensité dramatique du problème : par exemple un événement fort mettant en scène
le problème, notamment dans les médias, et suscitant des réactions au sein de la
société conduit à la cristallisation du problème ;
sa nouveauté : elle est moins liée au problème lui-même qu’à la façon de l’aborder,
par exemple au moyen d’un progrès dans les connaissances scientifiques ou la
publication de statistiques montrant l’aggravation d’un phénomène ;
son adéquation aux valeurs culturelles dominantes : c’est le contexte idéologique,
culturel et politique propre à une époque qui favorise la publicisation d’un problème.
Par exemple, pour l’IVG, c’est le contexte de l’après 68 qui apparaît déterminant avec
la diffusion des valeurs telles que la libération sexuelle ou l’égalité des sexes.
la sphère des problèmes (problem stream) : ce sont les problèmes auxquels les
pouvoirs publics ont prêté attention ;
la sphère des politiques publiques (policy stream) : ce sont l’ensemble des solutions
d’action publique disponibles qui dépendent de la faisabilité technique ou des valeurs
dominantes ;
la sphère de la politique (political stream) : elle est composée de quatre éléments :
o l’opinion publique,
o les forces politiques organisées (partis et syndicats),
o le pouvoir exécutif,
o la négociation collective.
Dans "Quand la politique change les politiques, la loi Lang de 1981 et les politiques du livre"
(1997), Yves Surel applique la modélisation de Kingdon aux politiques du livre. On retrouve
les trois sphères définies précédemment :
celle des problèmes : la liberté des prix dans le domaine des livres conduit à fragiliser
les petites librairies face aux grandes enseignes telles que la FNAC par exemple qui
peut proposer des rabais importants sur le prix conseiller par l’éditeur (- 20 %) ;
celle des politiques : une coalition d’acteurs (petits éditeurs et libraires) au nom de
l’idée que le livre n’est pas une marchandise comme les autres propose la solution du
prix unique du livre ;
celle de la politique : la victoire de la gauche à l’élection présidentielle de 1981
conduit Jack Lang au ministère de la Culture. Favorable à la mise en œuvre de cette
mesure, qui fait d’ailleurs partie des 110 propositions du candidat François
Mitterrand, il l’inscrit à l’agenda politique, ce qui se traduit par la promulgation de la
loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre.
Yves Surel ajoute que certains éléments intrinsèques à la mesure sont venus renforcer sa mise
à l’agenda :
d’une part, c’est une mesure simple à adopter, sans coût financier pour l’Etat ;
210
d’autre part, elle comporte une forte dimension symbolique : elle met l’accent sur le
refus de la logique libérale de marché et active le clivage droite/gauche.
La bureaucratie
A/ Avant de défendre l'Etat, les socialistes ont longtemps nourri une certaine méfiance à son
encontre. Dans Contribution à la philosophie du droit d‟Hegel (1844), Karl Marx prend ses
distances vis-à-vis de son maître à penser Hegel. Pour Hegel, l’Etat représente la puissance
souveraine qui réalise la synthèse entre l’intérêt particulier et l’intérêt universel, entre la
liberté et la nécessité, au moyen de l’équilibre des droits et des devoirs des citoyens. Pour
Marx, en revanche, l’Etat sert d’abord les intérêts de la classe socialement dominante : la
bourgeoisie. La bureaucratie désigne ainsi la petite portion de la population, économiquement
favorisée, qui parvient à s’arroger le pouvoir tout en cherchant à légitimer cette possession en
la justifiant par des principes universels.
De leur côté, les libéraux ont très tôt critiqué la bureaucratie, dénonçant sa rigidité et sa
propension à s’accroître de manière pathologique. Dans Bureaucracy and Representative
Government (1971), William Niskanen établit le Budget-maximizing model, selon lequel
tout fonctionnaire a intérêt à maximiser son budget, ne serait-ce que pour augmenter son
pouvoir. Une conséquence importante de ce modèle est un problème démocratique : en
cherchant à maximiser leurs budgets, les bureaucrates finissent par l’emporter sur les élus.
Les élus se trouvent progressivement marginalisés du fait du contrôle croissant de
l’administration sur l’élaboration des politiques publiques.
211
B/ Max Weber a une lecture plus positive de la bureaucratie. Selon lui, la bureaucratie
constitue l’exemple même d’un système rationnel et efficace. Dans Economie et société
(1921), il considère la bureaucratisation de l’organisation administrative comme une
conséquence du progrès de la rationalité qui caractérise les sociétés modernes. La domination
légale-rationnelle prend l’ascendant sur la domination traditionnelle ou charismatique,
induisant ainsi des rapports hiérarchiques plus efficaces et plus justes parce qu’ils reposent
essentiellement sur un cadre juridique et non plus sur le bon vouloir du chef.
On retrouve d'ailleurs ces inquiétudes dans la littérature de l’époque de Max Weber. Dans Le
Procès, Kafka critique les dérives d’une distribution hiérarchique et rigide du pouvoir où les
décisions descendent à travers plusieurs échelons administratifs, régis par des normes
abstraites et dépourvues d’humanité.
212
2/ A partir des années 1940, les sociologues des organisations ont mis en évidence les
écarts entre l’idéal-type de la bureaucratie et son fonctionnement concret, notamment
en soulignant ses dysfonctions.
A/ Dans "Bureaucratic : Structure and Personnality" (1940), Robert Merton montre que
l’impersonnalité des règles démocratiques tend à générer des dysfonctions qui finissent par
paralyser l’action publique. Selon lui, la structure bureaucratique modèle la personnalité des
membres de l’organisation donnant ainsi naissance à ce qu’il appelle "la personnalité
bureaucratique" : le respect des règles devient un impératif absolu, les agents se focalisent
sur les moyens et perdent de vue les fins de l'administration. Cela se traduit par un
comportement ritualiste et une très grande rigidité interdisant aux fonctionnaires de répondre
aux exigences concrètes de leur tâche. Ils sont amenés à développer une logique de caste qui
les sépare des publics et rencontrent des problèmes pour s'adapter aux changements de
l'environnement de l'organisation.
Dans TVA and the Grass Roots (1949), Philip Selznick réalise une enquête sur la mise en
œuvre d’un programme d’aménagement portant sur la vallée du Tennessee par une agence, la
Tennesse Valley Authority (TVA). Cette agence doit permettre aux pouvoirs publics de
favoriser la reconversion de cette vallée centrée sur des activités agricoles vers des activités
industrielles et touristiques. Mais les acteurs locaux, via la TVA, vont parvenir à s’emparer
des principes du programme et s'en servir au profit de leurs propres intérêts. Il met ainsi en
évidence un détournement du programme par les acteurs locaux dans la mise en œuvre de
l'action publique.
les hommes sont des êtres partiellement libres : certes, la situation dans laquelle se
trouvent les individus au sein des organisations implique une série de contraintes,
mais selon lui, ces contraintes ne préjugent pas de leurs comportements. Ils peuvent
adopter une série de réactions face à une relation de pouvoir : soit se soumettre, soit
lutter, mais aussi moduler leur niveau de participation voire quitter l’organisation ;
les hommes sont des êtres à la rationalité limitée : s’inspirant des travaux de Herbert
Simon sur la rationalité limitée, Crozier montre que les individus sont rationnels,
c'est-à-dire qu’ils ne sont pas des êtres purement affectifs, mais qu’ils n’ont pas
213
toujours les moyens de parvenir à des choix optimaux. Par exemple, ils peuvent très
bien se représenter une palette de réactions possibles et envisager les conséquences de
leurs actes, mais ils le font de manière plus ou moins grossière. Dans tous les cas, le
renoncement d’un employé à un avantage ne peut se faire qu’en contrepartie d’un
avantage qui lui paraît plus important.
Pour Crozier, la préoccupation principale des employés est l’indépendance. C’est le mobile
fondamental de toute action individuelle. S’ils ne l’ont pas, ils veulent la conquérir, et s’ils
l’ont, ils se battent pour la conserver. Ils vont ainsi chercher à fuir toutes les situations dans
lesquelles ils vont être soumis à la pression directe et personnelle des autres, que ceux-ci
soient des supérieurs ou des subordonnés. Ils ne vont accepter de subir l’influence que de
leurs égaux, c'est-à-dire de ceux qui appartiennent à la même catégorie professionnelle, et qui
de ce fait, n’apparaissent pas comme menaçant. Ils vont donc d’autant mieux accepter de se
laisser conduire par des règles lorsqu’elles sont impersonnelles ou par les décisions d’une
autorité lorsque celle-ci est abstraite ou lointaine.
Dans cet ouvrage, Michel Crozier adopte également une optique culturaliste au sens où il
estime que le modèle bureaucratique répond à un ensemble de valeurs propres à la société
française : la peur du face-à-face, une conception absolutiste de l’autorité et une répugnance à
admettre la moindre relation de dépendance. La bureaucratie se traduit par la multiplication
des règlementations au détriment des initiatives individuelles et des possibilités
d’autorégulation de la société elle-même, par des changements initiés par le haut alors même
que celui-ci est moins bien informé de ce qui se passe ailleurs puisque chacun tend à
préserver ses informations et les "zones d’incertitude" qu’il contrôle. Il dénonce ainsi "le
cercle vicieux bureaucratique", à savoir l’alourdissement des contrôles entraînant une
intervention d’autant moins efficace que les fonctionnaires tendent à s’emparer des zones
d’incertitude afin de consolider leurs positions stratégiques.
une approche par le haut (top-down) : elle vise à identifier les facteurs permettant une
mise en œuvre conforme aux décisions prises : elle part de la décision et est au service
des décideurs ;
une approche par le bas (bottom-up) : elle se concentre sur les agents administratifs de
base et sur les ressortissants des politiques publiques : elle part du terrain et de la mise
en œuvre.
214
1/ L’approche par le haut (top-down) permet d’identifier plusieurs types de facteurs de
distorsion entre l’étape de décision et celle de la mise en œuvre.
A/ Tout d’abord, comme l’a bien mis en évidence la sociologie française des organisations,
lorsque le contenu de la décision est flou et ambigu, il laisse une marge d’autonomie
importante aux acteurs qui peut introduire des distorsions. Ces distorsions peuvent également
provenir d’un écart trop grand de la décision avec les réalités du terrain.
b/ Comme nous le disions, les distorsions peuvent aussi résulter d'un trop grand décalage
avec les réalités de terrain. La décision reste alors inappliquée.
215
B/ La multiplicité des acteurs joue aussi un rôle de distorsion dans la mise en œuvre des
politiques publiques.
Dans Implementation (1973), Jeffrey Pressman et Aaron Wildavsky réalisent une étude sur
la mise en œuvre des politiques de l’emploi aux Etats-Unis. L’Etat fédéral décide de
subventionner les entreprises qui embauchent des chômeurs de longue durée issus des
minorités (noires en particulier) à Oakland en Californie. Mais ils constatent que le
programme a un impact restreint : les fonds ne sont pas dépensés en totalité et servent peu au
public cible. Mais, ils n’en imputent pas la cause à la décision, car celle-ci faisait l’objet d’un
consensus et elle était à la fois simple et claire.
Selon eux, les obstacles à la mise en œuvre de ce programme ont reposé essentiellement dans
la multiplicité des acteurs faisant le lien entre le lieu de la décision et le lieu d’exécution.
Des distorsions sont en effet apparues entre le niveau fédéral de la décision et le niveau local
du lieu d’exécution. Ce sont ces niveaux intermédiaires qui ont conduit à des retards par
rapport aux objectifs initiaux, notamment du fait de la nécessité de négocier avec de
nombreux participants. Ils estiment ainsi qu’un nombre important de "points de rencontre"
(clearence points) entre des participants nombreux et indépendants augmente le risque qu’un
programme d’action publique n’atteigne pas ses objectifs.
Par conséquent, même si tous les acteurs partagent l’objectif principal du programme
d’action publique, Pressman et Wildavsky considèrent que la multiplicité des interactions
entre acteurs divers nuit à la mise en œuvre. Elle entraîne quasi mécaniquement une
augmentation des possibilités de désaccords et de retards, des différences dans les hiérarchies
des priorités, ce qui aboutit à une mise en oeuvre limitée du programme.
C/ Enfin, c’est une évidence, mais qui n’est pas toujours prise en compte : pour que la mise
en œuvre se fasse conformément à la décision, il faut aussi que les moyens financiers,
humains et techniques soient mis à disposition des acteurs :
les moyens financiers : un programme d’action publique tel que celui du droit
opposable au logement nécessite que des moyens importants soient mobilisés pour
pallier à l’insuffisance des logements disponibles ;
les moyens humains : ils sont souvent un corollaire des moyens financiers (il faut bien
que les agents chargés de la mise en œuvre soient rémunérés), par exemple, pour
garantir un niveau de placement efficace des chômeurs, il ne suffit pas de prendre des
mesures pour encadrer leur prise en charge, il faut aussi que des agents soient
embauchés pour s’occuper du traitement des dossiers (surtout lorsque le chômage
augmente) ;
les moyens techniques : certaines décisions peuvent mal anticiper les conséquences
techniques qu’elles sous-tendent, par exemple, la mise en place du DMP (Dossier
médical personnel), mesure phare de la réforme de l’assurance-maladie votée en
2004, devait faciliter le suivi des patients par le transfert d’informations entre les
professionnels de soins, mais les difficultés techniques liées à la garantie de la
confidentialité et de la sécurité des données individuelles ont entraîné d’importants
retard dans sa mise en œuvre (expérimentation en 2010 dans certaines régions alors
que sa généralisation était prévue pour 2007).
A côté des moyens, il faut aussi souligner l’importance de deux autres facteurs dans
l’application d’une décision :
216
l’existence de contrôles et de sanctions : dans "Les conditions de la mesure de
l’efficacité en matière de santé" (1998), Albert Ogien montre que l’absence de
contrôles et de sanctions dans l’application de l’outil des références médicales
opposables (RMO : outil mis en place en 1993 qui doit permettre de maîtriser les
dépenses de santé en obligeant les médecins à respecter des normes pratiques pour
certaines pathologies) le rend totalement inefficace ;
le contexte général de la mise en œuvre :
o le contexte politique : tout changement à la tête d'un exécutif entraîne une
modification des priorités, et conduit, par conséquent, soit à des retards ou à
une application limitée d’une décision prise par d’autres acteurs politiques,
soit à la non mise en œuvre (exemple : loi Thomas de 1996 instaurant des
fonds de pension, adoptée juste avant une alternance politique et jamais
appliquée) ;
o le contexte économique : une période de faible croissance sera peu favorable
au déblocage de moyens financiers pour la mise en œuvre d’une politique,
alors qu’une forte croissance peut avoir un effet inverse.
2/ L’approche par le bas (bottom-up) permet de souligner le rôle des acteurs de terrain
dans la mise en œuvre des politiques publiques.
Il établit que ces fonctionnaires disposent d’un pouvoir discrétionnaire car leurs décisions
ont un impact sur les ressortissants d’une politique publique, c'est-à-dire sur les individus, les
groupes professionnels et les institutions à qui ces politiques sont destinées. Il s’appuie pour
démontrer cela sur les résultats de la sociologie des organisations : l’autonomie relative des
acteurs au sein de l’administration permet aux agents d’exercer un pouvoir de décision vis-à-
vis des usagers. Ce pouvoir repose sur :
Michael Lipsky va jusqu’à considérer que les fonctionnaires de terrain sont de véritables
faiseurs de politique publique (policy-makers). Sans eux, une politique publique n’aurait
aucun effet concret. Dans certains cas, ils peuvent même contribuer à redéfinir l’orientation
de l’action publique en en modifiant les finalités.
217
bureaucratique", avec un traitement des étrangers à la carte. De fait, ces fonctionnaires ont
sélectionné les étrangers qui étaient présumés assimilables (privilégiant par exemple les
Italiens sur les ressortissants d’Afrique noire) alors qu’aucun texte ne prévoyait ce type de
procédure. Ils ont ainsi disposé d’une marge d’appréciation importante pour prendre des
décisions portant sur le droit au séjour, l’accès au marché du travail et l’acquisition de la
nationalité française.
B/ Dans d’autres cas, l’autonomie relative dont bénéficient les acteurs peut les conduire à
faire davantage que ce qui est prévu à l’origine, notamment en répondant à des demandes
extra-juridiques de la part du public cible. C’est ce que montre notamment Vincent Dubois
dans La vie au guichet (1999).
Dans ce livre, Vincent Dubois décrit la situation des agents au guichet des CAF (Caisses
d’allocations familiales) dans leurs relations avec le public. Ils sont chargés de délivrer un
nombre important de prestations sociales (prestations familiales, RMI, aides au logement,
etc.) concernant le plus souvent l’intimité des personnes. Or, il arrive régulièrement qu’ils
soient confrontés à des demandes qui ne correspondent pas aux cas prévus par les textes,
comme par exemple, des demandes d’écoute ou de conseils. En conséquence, ces agents se
retrouvent à gérer des situations de souffrance personnelle liée à la précarité et à la misère,
alors que rien ne les habilite à cela.
Du fait du flou et des incertitudes de la définition de leur fonction, mais aussi de la relative
indépendance dont ils bénéficient dans leur travail, ces agents s’adaptent à ces demandes pour
pouvoir y répondre. Ils développent de nouvelles pratiques de la relation de guichet où ce
dernier devient un lieu de parole et d’échange, souvent vecteur d’un fort engagement
personnel, les conduisant parfois à oublier leur fonction.
C/ Toutefois, l’autonomie des agents ne doit pas être surestimée : ceux-ci ne sont libres que
relativement à une situation où les possibilités de réponse sont encadrées par des règles.
Dans Les dépanneurs de justice. Les petits fonctionnaires entre qualité et équité (2002), une
enquête portant sur 500 fonctionnaires, Philippe Warin montre que l’attitude générale des
"petits fonctionnaires" consiste plutôt à veiller à une application stricte des règles afin de
garantir un égal accès aux droits pour l’ensemble des usagers des services publics, et ce, en
vertu d’une norme d’équité. Moins d’un agent sur trois reconnaît procéder sur le mode de
l’arrangement avec les règles, et lorsque les fonctionnaires reconnaissent le faire, ils déclarent
n'y procéder que de façon exceptionnelle : la pratique de l’arrangement reste donc
minoritaire.
218
La domination
A/ Dans Economie et Société (chap. I, § 16, 1922), Max Weber fait du concept de domination
une notion proprement sociologique. Il précise le sens de trois termes :
la puissance (Macht) : "toute chance de faire triompher au sein d‟une relation sociale
sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette
chance" ;
la domination (Herrschaft) : "la chance de trouver des personnes déterminables
prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé" ;
la discipline (Disziplin) : "la chance de rencontrer chez une multitude déterminable
d‟individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d‟une
disposition acquise".
On voit ainsi se dégager de ces définitions une différence dans le degré de contrôle. Pour
Max Weber, le concept de puissance est trop général, donc "sociologiquement amorphe".
Quant à la notion de discipline, elle suppose une "disposition acquise", donc signifie
l’obéissance d’une masse sans critique ni résistance. La puissance laisse une trop grande
liberté, la discipline contraint trop l'individu. Or ce qui intéresse Weber, c’est de comprendre
pourquoi les individus obéissent à la domination. A ses yeux, la domination se rencontre
lorsqu’un individu commande avec succès à d’autres, ce qui suppose deux choses :
qu’un ordre soit donné : la domination est la chance pour un ordre de rencontrer une
docilité ;
219
qu’il existe une volonté d’obéissance de la part des individus sur lesquels cette
domination s’exerce.
En outre, pour Max Weber, la domination est avant tout liée à l’administration. En effet, il
précise que "toute domination sur un grand nombre d‟individus requiert normalement (pas
toujours cependant) un état-major d‟individus (direction administrative), c'est-à-dire la
chance (normalement) assurée d‟exercer une action spécifique, instaurée pour réaliser ses
ordonnances générale et ses ordres concrets – individus déterminés et obéissant fidèlement"
(Economie et Société, chap. III, § 1). Cela signifie que la domination nécessite un certain
degré d’institutionnalisation et que c’est dans ce degré d’institutionnalisation que peut
découler une obéissance fidèle.
Les motifs qui font que l’administration obéit aux détenteurs du pouvoir peuvent être variés :
coutumiers, affectifs, matériels ou rationnels. On retrouve ici les quatre motivations de
l’actions chez Max Weber : l’action traditionnelle, l’action affectionnelle, l’action rationnelle
en valeur et l’action rationnelle en finalité. Mais, il existe selon lui, une manière plus sûre
d’assurer les fondements d’une domination que d’en appeler aux valeurs ou aux intérêts
matériels : c’est "la croyance en la légitimité". Il observe ainsi que "toutes les dominations
cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur „„légitimité‟‟".
B/ Pour se faire obéir de l’administration, les détenteurs du pouvoir vont revendiquer une
légitimité spécifique. A chacune de ces légitimités, Max Weber va attribuer une forme
particulière d’obéissance. Selon lui, l’obéissance signifie que "l‟action de celui qui obéit se
déroule, en substance, comme s‟il avait fait du contenu de l‟ordre la maxime de sa conduite,
et cela simplement de par le rapport formel d’obéissance, sans considérer la valeur ou la
non-valeur de l‟ordre". Par conséquent, la légitimité revendiquée par les détenteurs du
pouvoir va permettre à l’administration d’obéir quel que soit le contenu spécifique de
l’ordre.
Son analyse consiste à partir des formes modernes de domination pour ensuite les comparer
avec les formes anciennes. Ce travail va ainsi l’amener à établir une typologie des idéaux-
types de domination. Il va distinguer trois formes principales (Economie et Société, chap. III,
§ 3) :
la domination légale : elle présente un caractère rationnel, elle repose sur la croyance
en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux
qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens. La forme d’obéissance qui
la caractérise est une obéissance à un ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et
aux supérieurs qu’il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans
leur étendue ;
la domination traditionnelle : elle repose sur la croyance quotidienne en la sainteté
de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à
exercer l’autorité par ces moyens. L’obéissance est alors personnelle : on obéit à la
personne qui détient le pouvoir, qui est désignée par la tradition et on est assujetti à
celle-ci dans ses attributions, en vertu du respect qui lui est dû dans l’étendue de la
coutume ;
la domination charismatique : elle repose sur la soumission extraordinaire au
caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou
encore émanent d’ordres révélés ou émis par elle. Dans ce cas, l’obéissance se fait au
chef en tant que tel, chef qualifié de manière charismatique en vertu de la confiance
220
personnelle en sa révélation, son héroïsme ou sa valeur exemplaire, et dans l’étendue
de la validité de la croyance en son charisme.
chaque type de domination n’est qu’un type idéal qu’on ne trouve jamais à l’état pur
dans l’histoire ;
tout groupement de domination mêle pratiquement des traits empruntés aux trois
types : la domination légale que l’on trouve dans les Etats démocratiques modernes
peut aussi donner lieu à une dimension traditionnelle (par exemple dans la monarchie
britannique) ou charismatique (De Gaulle en France).
A/ Pour Max Weber, le principe de la domination est qu'elle parvient à se rendre légitime tout
en dissimulant ses fondements. Comme Max Weber, Karl Marx aurait pu faire sienne cette
pensée d’Etienne de La Boétie : "pour que les hommes, tant qu‟ils sont des hommes, se
laissent assujettir, il faut de deux choses l‟une : ou qu‟ils y soient contraints, ou qu‟ils soient
trompés" (Discours de la servitude volontaire, 1549). Pour Karl Marx aussi, l'autre grand
penseur de la domination, la force de la domination réside dans l'oubli de ce sur quoi elle
repose réellement.
La thèse principale de Marx est que la domination résulte des contraintes systémiques du type
capital-travail. L’Etat n’est pas au service de l’intérêt général, mais constitue un organe de
cette domination de la classe capitaliste, les possédants, sur les prolétaires, ceux qui n’ont que
leur force de travail à vendre. Mais cette subordination n’est pas perçue en tant que telle : elle
est occultée par des processus idéologiques. Dans L’idéologie allemande (1845), Marx et
Engels écrivent : "les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les
pensées dominantes, autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la
société est aussi la puissance dominante spirituelle".
Ce phénomène de domination de classe s'explique par le fait que c'est la classe bourgeoise
qui dispose des moyens de production matérielle, et qui détient aussi, du même coup, des
moyens de production intellectuelle nécessaire pour pouvoir imposer ses pensées. Par
conséquent, la classe dominante va produire une idéologie, qui est selon Marx, une
représentation déformée de la réalité, et qui va masquer la réalité inégalitaire des rapports de
domination entre capitalistes et travailleurs. Cette idéologie est l’humanisme bourgeois des
libéraux qui exaltent l’égalité des citoyens au niveau du droit. Pour Marx et Engels, "les
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pensées dominantes ne sont pas autre chose que l‟expression idéale des rapports matériels
dominants ; elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d‟idées, donc
l‟expression des rapports qui font d‟une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont
les idées de sa domination". In fine donc, l'idéologie sert à justifier le bien fondé de la
domination de la classe dominante, elle représente les idées qu'elle se fait de sa propre
domination.
Un peu plus tard, dans ses Ecrits politiques (1891-1937), Antonio Gramsci reprend cette idée
de la domination reposant à la fois sur les rapports de production et sur l'idéologie et
l'adapte aux réalités du monde postindustriel. Il propose ainsi de distinguer :
la société politique : c’est l’appareil d’Etat qui assure une domination directe (armée,
police, droit) ;
la société civile : elle assure une domination subtile de la classe dominante à travers la
diffusion d’une idéologie (Eglise, organisation scolaire, presse).
On doit à Stewart Clegg de s'être inspiré de la lecture néo-marxiste de Gramsci pour réfléchir
à la domination au sein des organisations. Dans Power, Rule and Domination (1975), il
propose une vision globale de l’articulation entre l’exercice du pouvoir au quotidien et
des contraintes de structure pesant sur celui-ci. La domination résulte d'une distribution
inégale des ressources de pouvoir, ce qui explique qu'il faille prendre en compte pour
déterminer qui domine dans une organisation à la fois qui possède les moyens de production
économique, mais aussi qui maîtrise les outils de la communication ou de la coercition, autre
ressources possibles du pouvoir.
Bourdieu recourt à la métaphore du jeu : le combat social se déroule selon des règles où
chacun dispose d’une position et d’atouts qui sont plus ou moins favorables. On y retrouve
par conséquent des dominants et des dominés, mais où les positions sont spécifiques à chaque
champ et peuvent changer d’un champ à l’autre (un dominant sur le plan économique peut se
retrouver dominé au plan culturel, c’est l’exemple des nouveaux riches et des parvenus).
L’élément clef de l’obéissance repose dans la violence symbolique. Dans Esquisse d'une
théorie de la pratique (1972), Pierre Bourdieu la définit ainsi : "tout pouvoir qui parvient à
imposer des signification et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de
force qui sont au fondement de sa force". En d’autres termes, la violence symbolique consiste
justement à faire passer les représentations dominantes (ce que Bourdieu appelle la doxa,
terme venant du grec ancien et signifiant l’opinion, le dogme) pour naturelles. Cette doxa se
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développe au sein des institutions et s’appuie sur des effets d’autorité. Elle est symbolique car
elle impose des significations et des rapports de sens.
Par exemple, dans La reproduction. Eléments pour une théorie du système d‟enseignement
(1970), Pierre Bourdieu montre, avec Jean-Claude Passeron, que la violence symbolique
s’exerce à l’école à l’encontre des classes dominées qui doivent faire un effort d’acculturation
pour apprendre les codes culturels de la classe dominante dont la culture scolaire constitue le
décalque. Ainsi, loin de s’accorder avec l’idéologie de la méritocratie républicaine, la culture
scolaire ne fait que renforcer les inégalités de départ en privilégiant une classe par rapport à
l'autre et favorise de ce fait, la reproduction sociale.
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