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François Jullien

La propension
des choses
Pour une histoire
de l’efficacité en Chine

PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS


DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES

Éditions du Seuil
Cet ouvrage a été précédemment publié
dans la collection «Des travaux».
Collection fondée en 1982 par M. Foucault, P. Veyne et F. Wahl
Dirigée par A. de Libera et P. Veyne

ISBN 978-2-02-114051-4
(ISBN 2-02-013629-5, 1re publication)

© Éditions du Seuil, février 1992

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A ma mère,
le dernier été.
Guillestre, 1990.
Introduction

I. D’un côté, nous pensons la disposition des choses


– condition, configuration, structure; de l’autre, ce
qui est force et mouvement. Le statique d’une part, le
dynamique de l’autre. Mais cette dichotomie, comme
toute dichotomie, est abstraite; elle n’est qu’une faci-
lité de l’esprit, un moyen temporaire – éclairant mais
simplificateur – de se représenter la réalité: qu’en est-
il donc, devrons-nous nous demander, de ce qui, laissé
dans l’entre-deux, est condamné à l’inconsistance théo-
rique et demeure par conséquent largement impensé,
mais où se joue néanmoins, nous le sentons bien, ce
qui seul existe effectivement?
La question, refoulée par notre appareillage logique,
ne cesse pourtant de nous revenir: comment penser
le dynamisme au travers même de la disposition? Ou
encore: comment toute situation peut-elle être perçue
en même temps comme cours des choses?

II. Un mot chinois (che*) nous servira de guide

* shi en pinyin. Nous garderons la transcription che pour


l’exposé puisqu’elle s’accorde mieux à notre prononciation,
tandis que le pinyin est utilisé uniformément dans les notes et
références ainsi que dans le glossaire.
Ce terme che, , est le même que le mot yi, qui est
censé représenter une main tenant quelque chose, symbole de
la puissance et auquel a été ajouté par la suite le radical dia-
critique de la force. Ce qui est ainsi tenu est considéré par Xu
Shen comme une motte de terre, et celle-ci pourrait symboli-
ser un emplacement, une «position». Comme tel, le mot che
10 La propension des choses

dans cette réflexion. Il s’agit pourtant là d’un terme


relativement commun auquel on n’attribue guère,
d’ordinaire, de portée philosophique et générale. Mais
ce mot est en lui-même source d’embarras, et c’est de
cet embarras qu’est né ce livre.
Les dictionnaires, pour leur part, rendent ce terme
aussi bien par «position» ou «circonstances» que
par «pouvoir» ou «potentiel». Quant aux traduc-
teurs et aux exégètes, sauf dans un domaine précis (en
politique), ils compensent le plus souvent leur impré-
cision à son égard par une note de bas de page qui se
borne à faire état de cette polysémie – sans y attacher
plus d’importance. Comme si nous avions seulement
affaire à l’une des nombreuses imprécisions de la
pensée chinoise (insuffisamment «rigoureuse») dont
il faille prendre son parti et auxquelles on s’habitue.
Simple terme pratique, forgé d’abord pour les besoins
de la stratégie et de la politique, utilisé le plus souvent
dans des expressions typées et glosé presque exclu-
sivement par quelques images récurrentes: il n’y a
rien là effectivement qui puisse lui assurer la consis-
tance d’une véritable notion – comme la philosophie
grecque nous en a donné l’exigence – à finalité des-
criptive et désintéressée.
Or, précisément, c’est l’ambivalence de ce terme
qui m’a attiré, dans la mesure où elle trouble insidieu-
sement les antithèses bien faites sur lesquelles repose
– se repose – notre représentation des choses: parce
que ce terme oscille ostensiblement entre les points
de vue du statisme et du dynamisme, un fil nous est
donné à suivre pour nous glisser derrière l’opposition
de plans dans laquelle se laisse murer notre analyse de
la réalité. Mais aussi le statut même de ce terme porte
à réfléchir. Car, en même temps qu’on constate que

est le correspondant, pour l’espace, du mot che, , temps,


pris dans le sens d’opportunité ou d’occasion, et il arrive
même que celui-ci soit écrit pour celui-là.
Introduction 11

ce mot, dans les divers contextes où il se rencontre,


échappe à une interprétation univoque et demeure
insuffisamment défini, on sent bien qu’il joue un rôle
déterminant dans l’articulation de la pensée: fonction
le plus souvent discrète, rarement codifiée, fort peu
commentée, mais dont l’exercice paraît sous-tendre,
et fonder en raison, des réflexions chinoises parmi les
plus importantes. C’est donc aussi sur la commodité
propre à un tel terme que je me suis interrogé.
Il y a ainsi un premier pari au départ de ce livre:
que ce mot déconcertant, parce que écartelé entre
des perspectives apparemment trop divergentes, soit
néanmoins un mot possible, dont on puisse décrire
la cohérence. Mieux: dont la logique nous éclaire.
Elle ne doit pas éclairer seulement la pensée chinoise,
et cela selon le plus large spectre, elle dont on sait
qu’elle s’est adonnée, depuis les origines, à penser
le réel en transformation. Elle doit éclairer aussi,
en dépassant les différences d’optique propres aux
diverses cultures, ce sur quoi le discours a, en général,
si peu de prise: l’efficacité qui n’a pas son origine
dans l’initiative humaine, mais résulte de la disposi-
tion des choses. Plutôt que d’imposer toujours au réel
notre aspiration de sens, ouvrons-nous à cette force
d’immanence et apprenons à la capter.

III. J’ai donc choisi de profiter de ce biais d’un mot


servant d’outil sans correspondre pour autant à une
notion globale et définie (dont le cadre serait déjà prêt
et la fonction marquée d’avance), en y voyant une
occasion de déjouer le système catégoriel dans lequel
risque toujours de s’enliser notre esprit. Mais cette
opportunité possède aussi son revers. Puisqu’un tel
terme n’a jamais donné lieu, de la part des Chinois
eux-mêmes, à une réflexion d’ensemble, sur le mode
général et unificateur du concept (même chez Wang
Fuzhi, au XVIIe siècle, qui est pourtant allé le plus loin
en ce sens), qu’il ne fait même point partie, nous
l’avons dit, des grandes notions (la «Voie», Tao; le
12 La propension des choses

«principe organisateur», li, etc.) qui ont servi à thé-


matiser leurs conceptions, force nous est, pour en
saisir la pertinence, de le suivre d’un champ à l’autre:
de celui de la guerre à celui de la politique; ou de
l’esthétique de la calligraphie et de la peinture à la
théorie de la littérature; ou encore de la réflexion
sur l’Histoire à la «philosophie première». Nous
sommes ainsi conduits à considérer successivement
ces divers modes de conditionnement du réel et dans
les directions apparemment les plus diverses: d’abord,
le «potentiel qui naît de la disposition» (en stratégie)
et le caractère déterminant de la «position» hié-
rarchique (en politique); puis, la force à l’œuvre à
travers la forme du caractère calligraphié, la tension
qui émane de la disposition en peinture ou l’effet
qui ressort du dispositif textuel en littérature; enfin,
la tendance qui découle de la situation, en histoire,
et la propension qui régit le grand procès de la nature.
Chemin faisant, et par le moyen de ce terme, ce
sont tous ces grands domaines de la pensée chinoise
dont nous sommes portés à interroger la logique.
D’où résultent des questions d’un intérêt général.
Pourquoi, par exemple, la réflexion stratégique de
la Chine ancienne, comme aussi un versant de sa
pensée politique, se défend-elle de faire intervenir
les qualités personnelles (le courage des combattants,
la moralité du gouvernant) pour atteindre au résultat
fixé. Ou encore à quoi tient, aux yeux des Chinois,
la beauté d’un tracé d’écriture, qu’est-ce qui justifie
de monter une peinture en rouleau ou d’où procède,
pour eux, l’espace poétique? Ou, enfin, comment les
Chinois interprètent-ils le «sens» de l’Histoire et
pourquoi n’ont-ils pas besoin de poser l’existence de
Dieu pour justifier la réalité?
Surtout, en nous faisant passer d’un domaine à
l’autre, ce mot nous permet de repérer bien des recou-
pements. De la dispersion initiale procède une série de
convergences. Des thèmes communs s’imposent:
celui de potentialité à l’œuvre dans la configuration
Introduction 13

(qu’il s’agisse de la disposition des armées sur le


terrain, de celle que donnent à voir l’idéogramme
calligraphié et le paysage peint ou qu’instituent les
signes de la littérature…); celui de bipolarité fonction-
nelle (que ce soit entre souverain et sujets en politique,
entre haut et bas dans la représentation esthétique,
entre «Ciel» et «Terre» comme principes cos-
miques…); ou encore celui d’une tendance engendrée
sponte sua, par simple interaction, et se développant
par alternance (qu’il soit question, là aussi, du cours
de la guerre ou du déroulement de l’œuvre, de la situa-
tion historique ou du processus de la réalité).
Autant d’aspects qui, se corroborant, deviennent
significatifs de la tradition chinoise. Mais peut-on
encore parler aussi simplement – aussi naïvement –
de «tradition», alors qu’on sait bien qu’un courant
important de la réflexion sur les sciences humaines,
surtout depuis Foucault, a rendu suspecte une telle
représentation? Serions-nous trop influencés par la
civilisation chinoise elle-même, elle qui fait un si
grand usage de la référence au passé et porte tant
d’attention aux rapports de transmission? Ou serait-
ce que la civilisation chinoise a été plus unitaire et
continue que d’autres? (Mais nous savons aussi que
l’impression d’«immobilisme» qu’elle peut donner
n’est qu’une illusion puisqu’elle a aussi très fortement
évolué.) Ou ne serait-ce pas plutôt que notre point de
vue d’extériorité par rapport à cette culture – le point
de vue d’«hétérotopie» qu’évoquait précisément
Foucault en tête des Mots et les choses – nous permet
de percevoir, par comparaison, des modes de perma-
nence et d’homogénéité qui n’apparaissent pas aussi
nettement aux yeux de qui considère de l’intérieur les
«configurations discursives» qui ne cessent de se
remplacer?
Il y a donc un second pari au départ de ce livre:
c’est que, plutôt décevant du point de vue d’une his-
toire notionnelle de la pensée chinoise, un tel terme
est au contraire précieux à étudier pour servir de révé-
14 La propension des choses

lateur à celle-ci. Car, à l’intersection de tous ces


domaines, nous pressentons la même intuition de base
qui semble véhiculée, pour une large part, et durant
des siècles, à titre d’évidence acquise: celle de la
réalité – de toute réalité – conçue comme un dispositif
sur lequel il faut prendre appui et qu’il faut faire
œuvrer; l’art, la sagesse, tels que les ont conçus les
Chinois, sont dès lors d’exploiter stratégiquement la
propension qui émane de celui-ci – selon un maxi-
mum d’effet.

IV. Une telle intuition de l’efficacité est trop


communément répandue, en Chine, pour donner à
réfléchir de façon abstraite, trop disséminée aussi
pour être perceptible à l’état isolé. Restant enfouie
dans la langue, elle y constitue un fond d’entente
d’autant plus solide qu’elle n’a pas besoin, à l’intérieur
de celle-ci, d’être commentée. Toujours en retrait par
rapport aux explicitations du discours, elle n’affleure
complètement en aucun terme particulier, mais c’est
elle que laisse entrevoir – en passant mais de façon
significative – le mot che, c’est elle que reflète chaque
fois celui-ci à partir d’un domaine propre, comme un
exemple privilégié: il ne l’exprime pas à lui tout seul,
mais il nous permet d’en détecter la présence et d’en
repérer la logique.
Il nous revient donc, à partir de lui, en remontant
à travers lui – et ce sera là mon effort – d’essayer
de nous représenter cette intuition, de la tirer de son
silence, de la développer en théorie. Certes, de notre
côté aussi, aucune notion donnée ne pourra suffire
à saisir ce qui se glisse ainsi, comme allant de soi,
au travers du discours chinois. Non point parce qu’il
s’agirait, comme en Chine, d’un consensus de la
pensée, mais, au contraire, parce que cette intuition
implique, pour être comprise, que ne soient pas disso-
ciés les plans dont l’opposition est pourtant, pour nous,
ce qui nous sert à penser (et dont la diffraction du mot
che entre les points de vue du statisme et du dyna-
Introduction 15

misme, dès qu’il est traduit dans nos langues, est un


symptôme caractéristique). Pour entamer le dialogue,
il n’est donc d’autre ressource que de commencer par
décentrer notre vision, attaquer de biais, recourir à des
conceptualisations, qui – demeurées jusqu’ici secon-
daires – n’en offrent pas moins, par ce qu’elles esquis-
sent, un nouveau point de départ possible. A quoi
serviront précisément ici, par les rapports nouveaux
qu’ils nouent entre eux, en s’accouplant, les termes
de «dispositif» et de «propension»: pris au bord de
notre propre langue philosophique, ils fixeront le cadre
notionnel à partir duquel prendre en charge, progressi-
vement, d’une culture à l’autre, la différence en jeu.

V. Évidence, d’un côté; impensé, de l’autre. En


même temps que se dégage, des effets de recoupe-
ment, un modèle commun – implicite à toute une
culture – qui est celui d’une disposition jouant par
opposition et corrélation, et servant de système de
fonctionnement, nous voyons remises en question,
parce que cessant d’être pertinentes, bien des caté-
gories qui ont servi de socle à l’élaboration de notre
propre pensée: notamment, celle de moyen à fin, ou
encore de cause à effet. Un certain parti pris de la
philosophie occidentale, dont le caractère de «tra-
dition» semble lui aussi, dès lors – perçu de l’exté-
rieur –, d’autant plus marqué, apparaît en regard: se
fondant sur l’hypothèse et la probabilité plutôt que sur
l’automaticité, se portant en faveur d’une polarisation
unique et «transcendante» plutôt que sur l’inter-
dépendance et la réciprocité, valorisant enfin la liberté
plutôt que la spontanéité.
Par rapport au développement de la pensée occiden-
tale, l’originalité des Chinois tient à ce qu’ils n’ont été
soucieux d’aucun télos, comme aboutissement des
choses, et ont cherché à interpréter la réalité unique-
ment à partir d’elle-même, du point de vue de la seule
logique interne aux processus en cours. Affranchis-
sons-nous donc définitivement du préjugé hégélien
16 La propension des choses

selon lequel la pensée chinoise serait restée dans


l’«enfance» parce que n’ayant pas su évoluer, à partir
du point de vue cosmologique commun aux civilisa-
tions anciennes, vers les stades plus «réfléchis», et
donc supérieurs, de développement que représente-
raient l’«ontologie» ou la «théologie». Reconnais-
sons, au contraire, l’extrême cohérence sous-jacente à
ce mode de pensée, même si celui-ci n’a point privilé-
gié la formalisation conceptuelle, et faisons-la servir
pour déchiffrer de l’extérieur notre propre histoire
intellectuelle – elle que nous n’arrivons plus à lire tant
elle nous est familière – et mieux découvrir nos a
priori mentaux.

VI. Certes, la philosophie occidentale s’est donné


elle-même, et dès le départ, pour vocation de faire
de son libre questionnement le principe de son acti-
vité (partie, comme elle l’est, en quête d’une pensée
toujours plus émancipée). Mais nous savons égale-
ment que, à côté des questions que nous nous posons,
que nous pouvons nous poser, il y a aussi tout ce à
partir de quoi nous nous interrogeons et que, par là
même, nous ne sommes pas en mesure d’interroger:
ce fond de notre pensée qui a été tissé par la langue
indo-européenne, informé par les découpages impli-
cites de la raison spéculative, orienté par une attente
particulière de la «vérité».
L’excursion à travers la culture chinoise que nous
proposons ici a aussi pour but de faire prendre plus
amplement la mesure d’un tel conditionnement. Non
point, qu’on se rassure, par désir ingénu d’évasion et
fascination de l’exotisme – ou pour servir d’argument
à la mauvaise conscience occidentale comme aux
nouveaux dogmes du relativisme culturel (simple
envers de l’ethnocentrisme) –, mais simplement pour
tenter, par le biais de ce détour, de remonter plus haut
dans notre appréhension des choses. Et, de là, renou-
veler notre interrogation, retrouver un élan – vif,
joyeux – pour la réflexion.
Avertissement au lecteur

Ce livre prend directement la suite de mon précédent


essai, Procès ou Création (Éd. du Seuil, coll. «Des tra-
vaux», 1989) et, plus particulièrement, de son dernier
chapitre (XVII: «Un même mode d’intelligibilité»).
L’angle d’attaque, en revanche, est quasi inverse: alors
que, dans ce précédent travail, je partais de la pensée
d’un seul auteur, Wang Fuzhi (1619-1692), pour en ana-
lyser la cohérence, le terme chinois dont je cherche
à rendre compte au cours de la présente étude nous
promènera, d’un domaine à l’autre, à travers plus d’une
cinquantaine de noms (qui s’échelonnent de l’Antiquité
au XVIIe siècle). Néanmoins, l’esprit du travail, quant à
lui, reste le même: que ce soit à propos d’une œuvre
unique ou du mot che, il s’agit toujours de retrouver,
en concentré, les linéaments logiques, mais sous-jacents,
de toute une culture. Et, dans cette étude aussi, la pensée
de Wang Fuzhi est à l’horizon de mes préoccupations.
L’ambition est également demeurée la même: entre
l’écueil d’une spécialisation sinologique qui, parce
qu’elle se clôt sur elle-même, n’a plus à penser et devient
stérile, et celui, inverse, de la vulgarisation qui, sous
prétexte de le rendre accessible, dénature son objet et le
rend inconsistant, la seule voie possible est celle, étroite,
d’un effort de la théorie. Les exigences du philologue et
du philosophe sont à conjuguer, il convient à la fois de
lire du plus près (en descendant dans l’individualité du
texte et de son travail) et du plus loin (sur fond de diffé-
rence et par mise en perspective). En vue de dépasser
ces deux formes, si communes, d’illusion: l’assimilation
18 La propension des choses

naïve selon laquelle tout se transpose directement d’une


culture à l’autre; et le comparatisme simpliste qui pro-
cède comme s’il possédait a priori les cadres suscep-
tibles d’appréhender l’altérité en question. La démarche
est, plus prudemment, ici, celle – par interprétation pro-
gressive – d’une ouverture problématique.
D’où les quelques choix qui ont présidé à la concep-
tion de cet ouvrage. Dans la présentation de chacun des
domaines de la culture chinoise qui sont invoqués, la
filiation historique est toujours respectée, et sert de fon-
dement à l’exposé, mais elle ne saurait être développée
pour elle-même: cela pour laisser jouer à plein les arti-
culations logiques en même temps que pour décanter au
maximum le propos sinologique (les références contex-
tuelles étant reportées en notes) et le rendre plus aisé à
lire au non-spécialiste. De même, les comparaisons ne
sont pas proposées d’emblée, sous forme de parallèles,
mais interviennent plutôt, à titre d’hypothèses de conclu-
sion, pour servir de repères et d’indices à la différence
recherchée: la position chinoise en devient plus signifi-
cative, même si la part est inégale entre les deux tradi-
tions (puisqu’on a considéré, par principe, que les réfé-
rences à la Chine étaient à découvrir, tandis que les
références à la philosophie occidentale étaient déjà
familières et pouvaient être mentionnées allusivement).
Quelques planches, au milieu du livre, tentent de rendre
sensible au lecteur non initié la dimension esthétique du
che; un glossaire d’expressions chinoises, à la fin du
volume, doit permettre au lecteur sinologue de vérifier dans
le texte certaines occurrences caractéristiques de ce terme.
L’absence d’index, enfin, est volontaire.
J’ai visé, en effet, en priorité, à ce plaisir: suivre une idée.

Dans la suite du texte,


– les chiffres en exposant renvoient aux notes et réfé-
rences en fin de volume, p. 267s.
– les lettres qui les précèdent au glossaire des expres-
sions chinoises, également en fin de volume, p. 301s.
I
1

Le potentiel naît de la disposition


(en stratégie)

La réflexion sur l’art de la guerre qui s’épanouit


en Chine à la fin de l’Antiquité (du Ve au IIIe siècle, à
l’époque des «Royaumes combattants») dépasse de
beaucoup son objet propre: non seulement la systé-
matisation particulière qui la caractérise constitue une
innovation remarquable du point de vue de l’histoire
générale des civilisations, mais encore le type d’inter-
prétation auquel elle donne lieu projette sa forme de
rationalisation sur l’ensemble de la réalité. La guerre a
souvent paru le domaine privilégié de l’imprévisible
et du hasard (ou de la fatalité); or, les penseurs chinois
ont tôt cru y percevoir, au contraire, que son dérou-
lement obéit à une nécessité purement interne, qu’on
peut logiquement prévoir et donc parfaitement gérer.
Conception bien trop radicale pour ne pas trahir un
fructueux travail d’élaboration: grâce à lui, la pensée
stratégique éclaire, de façon exemplaire, comment
s’opère la détermination du réel et fournit une théorie
générale de l’efficacité.

I. L’intuition de départ est celle d’un processus qui


évolue en fonction du seul rapport de force qu’il met
en jeu. Au bon stratège de calculer par avance, et de
façon exacte, tous les facteurs qui sont impliqués afin Sunzi
-IVe s.
de faire évoluer constamment la situation de la façon
dont ceux-ci lui sont le plus complètement béné-
fiques: la victoire n’est plus alors que la conséquence
nécessaire – et l’aboutissement prévisible – du désé-
22 La propension des choses

quilibre, jouant en sa faveur, auquel il a su porter. Il


n’y a pas, à cet égard, de «déviation» possible, un
résultat avantageux découle inéluctablement des
mesures appropriées a1. Tout l’art du stratège est donc
d’y conduire avant que le véritable affrontement n’ait
lieu: en percevant suffisamment tôt – à leur stade
initial – tous les indices de la situation, de façon à
pouvoir influer sur celle-ci avant même qu’elle n’ait
pris forme et ne se soit actualisée. Car plus tôt cette
orientation favorable est adoptée, plus aisément elle
opère et se réalise. A son stade idéal, l’«action» du
bon stratège ne transparaît même plus: le processus
qui conduit à la victoire est déterminé tellement à
l’avance (et son déroulement est si systématiquement
progressif) qu’il paraît aller de soi, et non point dû
au calcul et à la manipulation. La formule n’est donc
paradoxale qu’en apparence: le vrai stratège ne rem-
porte que des victoires «faciles» b2. Comprenons:
des victoires qui paraissent telles parce qu’elles ne
nécessitent plus, au moment même où elles advien-
nent, ni prouesse tactique ni grand effort humain.
Les vraies qualités stratégiques passent inaperçues,
le meilleur général est celui dont le succès n’est pas
applaudi: il ne donne à «louer», aux yeux du com-
mun, ni «vaillance» ni même «sagacité».
Sunzi Le point fort de cette pensée stratégique est de
réduire au minimum l’engagement armé. Jusqu’à abou-
tir à cette expression limite: «les troupes victorieuses
[i.e. qui sont promises à la victoire] ne cherchent l’af-
frontement au combat qu’après avoir déjà triomphé;
tandis que les troupes vaincues [i.e. qui sont vouées à
la défaite] ne cherchent à vaincre qu’une fois le com-
bat engagé3». Qui ne cherche la victoire qu’à l’étape,
ultime, de la lutte armée, si doué qu’il soit, risquera
toujours d’être battu. Tout doit être joué, au contraire,
préalablement, à un stade antérieur de la détermi-
nation des événements, alors que dispositions et
manœuvres, ne relevant encore que de notre seule ini-
tiative, peuvent être spontanément adaptées et, s’en-
Le potentiel naît de la disposition 23

chaînant et réagissant logiquement, sont toujours effi-


caces («spontanéité» ou «logique» du processus:
les deux termes signifient la même chose – comme
nous le verrons amplement par la suite – sous deux
angles différents). C’est cela qui permet la maîtrise
effective du cours ultérieur des événements, voire
qu’on n’ait même plus besoin d’engager véritable-
ment le combat4: un bon stratège – nous assure-t-on
– «n’est pas belliqueux». Mais qu’on ne s’y trompe
pas, cet idéal de non-affrontement n’est pas dû à une
préoccupation morale: il s’agit seulement de faire
en sorte que sa victoire soit absolument sûre en
étant prédéterminée; il ne relève pas non plus d’une
conception abstraite: puisque l’attention porte au
contraire sur la façon dont procède le plus précisé-
ment, au stade le plus infime mais aussi le plus déci-
sif, l’orientation à venir. Au plus loin de toute utopie,
il s’agit «simplement» de faire jouer dans son sens,
et pour son compte, l’effet opérant, contraignant, qui
caractérise toute situation donnée*.

II. C’est en fonction de cette perspective qu’émerge


pour la première fois, de façon significative, la concep-
tion d’un potentiel né de la disposition que dénote le
plus couramment, dans ce contexte, le terme de che5.
Tout l’art de la stratégie peut être réexprimé plus
précisément à travers lui: dire que l’«adresse» à la Sun Bin
guerre «repose sur le potentiel né de la disposition» -IVe s.
(che) c6 signifie que le stratège doit viser à exploiter

* Il s’agit là d’une conception commune dans la Chine de


l’Antiquité. Le Laozi, texte fondateur de la tradition taoïste,
partage notamment cette idée qu’«il est aisé de gérer une
situation tant que les symptômes n’en sont pas manifestes»
(§ 64); et affirme aussi comme principe que «le bon guerrier
n’est pas belliqueux» et qu’est «apte à défaire l’ennemi» qui
«n’engage pas le combat avec lui» (§ 68).
24 La propension des choses

à son avantage, et selon leur maximum d’effet, les


conditions rencontrées. Comme image idéale de ce
Sunzi dynamisme découlant de la configuration et qu’il faut
capter, celle du cours d’eau: si l’on ouvre une brèche
à de l’eau accumulée en hauteur, celle-ci ne peut
que se ruer vers le bas7; et, dans son élan impétueux,
elle charrie jusqu’aux galets8. Deux traits caractéri-
sent, à partir de là, une telle efficience: d’une part,
elle n’advient qu’à titre de conséquence, impliquée
par une nécessité objective; et, de l’autre, elle est irré-
sistible, compte tenu de son intensité.
Mais quel contenu donner, d’un point de vue stra-
tégique, à la «disposition» dont naît ce potentiel?
Car il n’est pas possible de l’interpréter seulement,
comme dans la comparaison précédente, par rapport à
la configuration du relief – même si celle-ci intervient
aussi, comme facteur déterminant, en tant que terrain
des opérations: un stratège doit tirer le meilleur parti
de son caractère distant ou rapproché, en contrebas
ou surélevé, accessible ou accidenté, à découvert ou
resserré9. Compte également la disposition morale
des protagonistes, selon qu’ils sont pleins d’entrain
ou découragés; de même que tous les autres facteurs
Huainanzi «circonstanciels»: selon que les conditions clima-
-IIe s. tiques sont favorables ou défavorables, que les troupes
sont en bon ordre ou dispersées, en pleine forme ou
épuisées d10. Quel que soit l’aspect concerné, le carac-
tère coercitif de la situation peut et doit jouer dans
les deux sens: à la fois positivement, en entraînant
ses propres troupes à investir toutes leurs forces dans
Sun Bin l’offensive e11; et négativement, en privant les troupes
ennemies de toute initiative et en les réduisant à la
passivité. Si nombreuses qu’elles soient, celles-ci ne
seront plus en mesure, compte tenu du che, de résis-
ter f12. La simple ressource numérique cède face à ces
degrés supérieurs – plus déterminants – de condition-
nement.
On sait que l’usage de l’arbalète, d’invention chi-
noise (aux alentours de 400 avant notre ère), révolu-
Le potentiel naît de la disposition 25

tionna, pour une large part, la conduite de la guerre:


à la fois par la précision de sa trajectoire rectiligne
et par sa formidable force d’impact. Le «déclenche-
ment» de son «mécanisme» a donc très naturelle-
ment servi à symboliser le déchaînement soudain de
l’énergie en puissance d’une armée13: une «arbalète Sunzi
bandée à son maximum», tel est le che g14. En plus de
la pertinence propre au motif (le potentiel étant rendu
par l’image du bandage), l’innovation que constituait
l’arbalète sur le plan technique a dû certainement
représenter un progrès décisif qui était analogue à cette
capacité d’exploiter rigoureusement le che, sur le plan
stratégique. L’image peut, en effet, être développée
de façon plus précise encore: l’avantage propre à Sun Bin
l’arbalète tient à ce que, «tandis que le point d’où part
le coup est à proximité (entre épaule et poitrine), on
peut tuer des gens à plus de cent pas, sans même que
les autres se rendent compte d’où le coup est tiré15».
Or il en va ainsi du bon stratège qui, en utilisant le che,
réussit au prix de la moindre dépense à atteindre un
effet maximal, à distance (de temps et d’espace), par
simple exploitation des facteurs en jeu, sans que l’opi-
nion commune perçoive pour autant d’où provient ce
résultat et le porte à son crédit.
Dernière image, qui fixe définitivement ces divers
aspects du che et lui servira de motif privilégié: qu’on Sunzi
prenne des bûches ou des pierres, sur un sol plan,
elles restent stables et donc immobiles, tandis que, sur
un sol en pente, elles entrent en mouvement; si elles
sont carrées, elles s’arrêtent, tandis que, si elles sont
rondes, elles dévalent. «Pour celui qui est expert dans
l’utilisation de ses troupes, ce potentiel né de la dispo-
sition est comme de faire dévaler des pierres rondes
du plus haut sommet16.» Comptent, au titre de sa dis-
position, la configuration propre de l’objet (rond ou
carré) en même temps que la situation dans laquelle il
est impliqué (sur un sol plan ou incliné); le maximum
de potentiel, quant à lui, est rendu par le caractère
extrême du dénivelé.
26 La propension des choses

III. Cette comparaison révèle autre chose encore:


que les pierres rondes qui sont prêtes à dévaler ainsi
avec tant de force, du haut de la pente, servent d’image
aux troupes qui sont le mieux manœuvrées laisse
entendre que c’est moins la qualité personnelle du
combattant qui compte que le dispositif dans lequel il
est conduit à jouer. Le plus ancien traité d’art militaire
l’indique ouvertement: le bon stratège «demande la
victoire au potentiel né de la disposition et non aux
hommes qu’il a sous lui h17». C’est la propension
objective découlant logiquement de la situation, telle
que celle-ci est agencée, qui est déterminante, et non la
bonne volonté des individus. Formulation plus radicale
encore: «courage et lâcheté sont une affaire de che i».
Le commentaire ajoute: «Si les troupes obtiennent le
che [i.e. bénéficient du potentiel né de la disposition],
alors les lâches sont braves; si elles le perdent, alors
les braves sont lâches»; et encore: «courage et
lâcheté sont des variations du che»18. Autant d’expres-
sions laconiques, intervenant seulement à titre d’indi-
cation pratique, mais dont l’incidence philosophique,
pour nous, est considérable. Elles n’impliquent pas
moins que cette idée forte selon laquelle les vertus
humaines ne sont pas possédées intrinsèquement,
puisque l’homme n’en a ni l’initiative ni la maîtrise,
mais sont le «produit» (jusqu’au sens matérialiste de
ce terme) d’un conditionnement extérieur qui, lui, est
totalement manipulable.
Ce n’est qu’au prix d’une rationalisation maximale,
conduite par le plus rigoureux des impératifs, celui de
l’efficacité pratique, qu’un tel point de vue a pu s’édi-
fier. L’époque des «Royaumes combattants» (Ve-
IIIe siècle) est celle d’une exacerbation de la guerre,
développée à un degré inouï entre principautés rivales
aspirant à l’hégémonie, et la lutte à mort que celles-ci
se livrent – en parfait accord avec le principe du
«développement aux extrêmes» dont nos théoriciens
Le potentiel naît de la disposition 27

modernes se sont servis pour concevoir la guerre


«absolue» – ne pouvait laisser la moindre place à la
simple croyance, voire à une position tant soit peu
«idéaliste». Du moins dans ce domaine particulier –
mais la tendance est précisément alors que la guerre
cesse de pouvoir être considérée comme un domaine
«particulier», prenne une importance de plus en plus
exorbitante (et cela deux siècles durant), envahisse
tout, devienne l’unique enjeu. Il est logique, dans ces
conditions, que la réflexion stratégique ait contribué à
précipiter une évolution, plus générale, de la pensée
et que son acharnement à percer, au-delà de toutes les
illusions possibles, la nature réelle des déterminismes
impliqués, conduit à ce point extrême, ait réussi à
faire de la conception du che, comme potentiel né de
la disposition, le point crucial de la théorie.
Qu’on prenne en compte, en effet, qu’à l’époque
directement antérieure (jusque vers l’an 500 avant
notre ère), non seulement la guerre était encore conçue
plutôt comme un rituel, régi par tout un code de l’hon-
neur et mis en œuvre dans des campagnes saisonnières
qui se gardaient de toute extermination radicale, mais
encore qu’aucune entreprise n’était engagée sans que
les devins se soient prononcés sur son caractère faste
ou néfaste. Or voici maintenant que non seulement
«le che l’emporte sur l’homme j19», le dispositif Huainanzi
tactique sur les qualités morales, mais encore que
toute détermination transcendante ou surnaturelle est
évacuée au profit de la seule initiative stratégique.
De tous les facteurs pris en compte, le che est le seul
véritablement décisif20. Qui prend une hache pour
couper du bois n’a pas à se préoccuper de savoir si la
date tombe bien et si le jour est faste; en revanche, si
la personne n’a pas de manche en main pour imprimer
sa force, le résultat demeurera nul, et ce en dépit des
plus favorables augures21. L’exemple est ici proposé
pour illustrer que, seul, le che donne effectivement
prise sur le processus de la réalité. De même, choisir
un bois très précieux pour faire une flèche, ou la déco-
28 La propension des choses

rer artistement, n’ajoute strictement rien à la portée


de celle-ci. Il importe seulement que l’arbalète soit
bandée. On ne peut attendre que du che un réel effet.

IV. Reste à préciser plus concrètement comment


procède cette efficacité. D’une manière générale, la
stratégie a pour ambition de déterminer, en fonction
d’une série de facteurs, les principes fixes selon les-
quels évaluer le rapport de force et concevoir par
avance les opérations. Mais on sait aussi que la guerre,
qui est action et, de plus, régie par la réciprocité, est
le domaine par excellence de l’imprévisible et du
changement, et demeure donc toujours relativement
extérieure aux prévisions théoriques. On a même vu
là couramment, et comme un trait de simple bon sens,
la limite pratique de toute stratégie. Or les théoriciens
chinois de la guerre ne semblent pas inquiets de cette
aporie dans la mesure même où ils s’appuient sur la
Sunzi conception du che pour en résoudre la contradiction.
La formule est à lire très précisément: «Une fois
qu’on a déterminé les principes qui nous sont avan-
tageux, il faut alors créer à ceux-ci des dispositions
favorables [douées d’efficacité: che], de façon à assis-
ter ce qui [au moment des opérations] se révèle exté-
rieur [à ces principes] k22.» D’où cette définition que
l’on retrouvera appliquée à bien d’autres domaines de
la tradition chinoise: «le che [en tant que dispositif
concret] consiste à régir le circonstanciel en fonction
du profit l». Au centre du chapitre qui sert d’ouverture
au plus ancien traité chinois de stratégie, ces expres-
sions jouent le rôle de transition entre la détermina-
tion liminaire d’éléments abstraits et constants («cinq
facteurs» et «sept évaluations») et la description sui-
vante d’une tactique qui, fondée sur la simulation,
doit toute son efficacité à ce qu’elle épouse parfaite-
ment l’évolution de la situation et soumet d’autant
mieux l’ennemi qu’elle réussit à s’adapter constam-
Le potentiel naît de la disposition 29

ment à lui: au travers du che, ce qui, relevant de la


conjoncture, semblait devoir échapper aux calculs
initiaux se voit donc tout naturellement réinvesti par
ceux-ci.
Mais la richesse de l’intuition stratégique chinoise
n’est pas tant de fournir un concept intermédiaire
qui permette de mieux articuler le constant et le
changeant (théorie et pratique, principes et circons-
tances…) que de démontrer pertinemment comment
l’évolution circonstancielle, inséparable du cours de
toute guerre, constitue l’atout tactique majeur qui
permet de renouveler le potentiel, et donc l’efficacité,
du dispositif stratégique. L’art du chef de guerre est
de conduire l’ennemi à adopter une disposition rela-
tivement fixe, et donc repérable, qui donne prise sur
lui, en même temps que de renouveler constamment
sa propre disposition tactique de façon à dérouter
systématiquement l’adversaire – en lui donnant tou-
jours le change et le prenant à contre-pied – et, ainsi, à
le démunir de toute emprise23. Devenant aussi inson-
dable alors que le grand procès du Monde lui-même,
pris dans son infinité (le Tao), qui, parce qu’il ne Huainanzi
s’immobilise jamais en une disposition particulière,
est normalement seul à n’offrir aucun indice de sa
réalité m24. Revenons donc à l’image de l’eau, mais
considérée cette fois dans son cours horizontal et pai- Sunzi
sible. «De même que la disposition de l’eau est d’évi-
ter toute éminence pour tendre vers le bas, de même
celle des troupes [bien dirigées] est d’éviter les points
forts de l’ennemi pour attaquer ses points faibles; de
même que l’eau détermine son cours en fonction du
terrain, de même les troupes déterminent la victoire
en fonction de l’ennemi25»; ainsi, l’eau comme motif
contraire de la rigidité est, du fait même de son
extrême variabilité (fonction de sa disponibilité maxi-
male) érigée, par contrecoup, en symbole de la force
la plus pénétrante et la plus résolue.
C’est donc dans la mesure même où elle se renou-
velle qu’une disposition produit son efficacité, peut
30 La propension des choses

servir de dispositif. Car dire ainsi que le che, comme


dispositif stratégique, doit être aussi mouvant que
l’eau dans son cours n, et que c’est «en se transfor-
mant en fonction de l’ennemi que l’on remporte la
victoire26», signifie plus que la nécessité, de simple
bon sens, de savoir s’adapter. L’intuition est, plus pro-
fondément, que la potentialité s’épuise au sein d’une
disposition qui se fige. Or, l’objectif fondamental de
toute tactique n’est-il pas précisément d’assurer à son
profit la continuité du dynamisme (en vidant l’autre
de son initiative et en le réduisant à la paralysie)? Et,
pour réactiver le dynamisme inhérent à la disposition,
quel autre moyen que d’ouvrir celle-ci à l’alternance
et d’y pratiquer la réversibilité? C’est ici que la théo-
rie stratégique rejoint la conception la plus centrale de
la culture chinoise, celle qui se fonde sur l’efficacité,
Sunzi en perpétuel renouvellement, du cours de la nature
et qu’illustrent l’enchaînement du jour et de la nuit,
le cycle des saisons. Au stade suprême, c’est parce
qu’elle ne s’immobilise dans aucune disposition parti-
culière que l’efficience absolue que constitue le Tao,
la «Voie», jamais ne s’enlise et demeure inépuisable.

V. S’inscrivant au cœur de la pensée stratégique de


la Chine ancienne, la conception d’un potentiel né de
la disposition en est venue à servir de représentation
commune*, et toute la tradition ultérieure ne s’est
jamais détachée d’un tel point de vue27. Au XXe siècle,
Mao Zedong y recourt encore tout naturellement pour
évoquer la tactique la plus opportune dans la guerre
de résistance – guerre «prolongée» – engagée contre

* Les traités de jeu de go y recourent notamment pour


rendre compte du rapport de force inscrit sur le damier et évo-
luant au cours de la partie. Or, on sait bien que le go n’est que
l’illustration, sur un mode ludique, des principes fondamen-
taux de la stratégie chinoise.
Le potentiel naît de la disposition 31

le Japon o28: une tactique qui sait demeurer constam-


ment «alerte», réagissant spontanément à l’occasion
comme à la situation, d’autant plus efficace qu’elle
ne se laisse jamais réifier par immobilisation et «blo-
cage» – rapidement en porte à faux – dans une dispo-
sition déterminée29.
La perspective à l’œuvre est donc celle d’un proces-
sus dont il suffit d’utiliser opportunément la propen-
sion pour qu’il puisse évoluer à notre profit. A lire
la littérature chinoise de l’Antiquité portant sur la
stratégie, on se rend compte combien le type de repré-
sentation qu’elle incarne est à l’opposé de toute vision
à la fois héroïque et tragique (et pourquoi la Chine
antique est donc demeurée si étrangère à une telle
vision). L’affrontement est au cœur de celle-ci, poussé
jusqu’au paroxysme d’une situation sans issue. Mais
pour qui sait exploiter stratégiquement le potentiel
né de la disposition, l’antagonisme est conduit à
se résoudre de lui-même en fonction d’une logique
interne qui peut être parfaitement maîtrisée. Tandis
que l’homme tragique se heurte irrévocablement à des
puissances qui le dépassent et résiste pour ne pas
céder (eikein, le maître mot du théâtre sophocléen),
l’homme de la stratégie se fait fort de pouvoir gérer
tous les facteurs qui sont en jeu parce qu’il sait en
épouser la logique et s’y adapter. L’un découvre fata-
lement trop tard ce qui lui échoit – comme «desti-
née»; l’autre sait déceler par avance la propension à
l’œuvre au point de pouvoir en disposer.
D’un point de vue plus strictement militaire, l’op-
position est également diamétrale entre la théorisation
chinoise fondée sur le che et le «modèle occidental
de la guerre» que nous ont livré les Grecs (et sur
lequel John Keegan et Victor Davis Hanson ont pro-
jeté récemment une lumière nouvelle). On a vu que le
but de la stratégie chinoise était d’infléchir à son pro-
fit, et par tous les moyens, la tendance émanant du
rapport de force, avant même que le véritable engage-
ment ait commencé et pour éviter que celui-ci ne
32 La propension des choses

constitue le moment décisif – toujours risqué. Or,


l’idéal grec, une fois passé le temps du conflit fait
d’escarmouches ou de combats singuliers que nous
décrit Homère, n’a-t-il pas été, au contraire, le «tout
ou rien» de la bataille rangée? En accordant la prio-
rité à l’infanterie massive des hoplites plutôt qu’aux
formations plus légères des peltastes ou des cavaliers,
en donnant ainsi plus d’importance à l’usage immé-
diat des forces alignées face à face sur le champ de
bataille qu’à l’art du harcèlement ou de l’esquive et à
toutes les manœuvres d’usure, les Grecs du Ve siècle
ont abouti à une conception de la guerre où c’est le
choc frontal des deux phalanges, attendu délibéré-
ment de part et d’autre, qui constitue l’élément déter-
minant. Combat de près et au grand jour (qu’on se
souvienne d’Alexandre, qui, selon Quinte Curce, refu-
sait de parvenir à la victoire «par une astuce de bri-
gands et de voleurs dont le seul désir est de passer
inaperçus»). Combat relativement bref aussi, qui
consiste tout entier dans sa charge destructrice et n’a
d’autre issue que la déroute ou la mort. «Gagner une
bataille avant même qu’elle ait commencé, nous dit
Hanson, c’était permettre […] à un camp de “frauder”
dans une victoire remportée par des moyens autres que
la bravoure de ses hommes pendant le combat30.» La
lance est l’outil, et le symbole, de cet affrontement
héroïque. Les armes de trait, au contraire, sont cou-
ramment méprisées, dans la Grèce ancienne, parce
que tuant à distance et sans égard au mérite personnel
des combattants: on est au plus loin de la valorisation
du che à laquelle l’arbalète, l’arme de trait la plus
perfectionnée, servait d’image.
Or, l’affrontement direct, et décisif, de la bataille
se retrouve au centre des conceptions modernes de
la guerre en Europe, notamment chez Clausewitz. La
célébrité de celui-ci tient, on le sait, à ce qu’il a été
le premier penseur occidental à essayer de rendre
compte globalement de la réalité de la guerre, sur
un mode théorique: réagissant à la fois contre les
Le potentiel naît de la disposition 33

«pédants» qui font accumulation de savoir militaire à


partir des seules questions pratiques d’armement et de
fournitures; contre ceux qui croient qu’on peut conce-
voir la guerre comme une science exacte à partir de
calculs d’angle et sur la base de principes immuables
(les plus célèbres à l’époque: von Bülow, de Jomini);
et, encore, contre ceux qui, à l’autre extrême, refusent
que la guerre, tenue pour une simple fonction
humaine et donc parfaitement «naturelle», puisse
servir d’objet à la théorie. Pour «penser» réellement
la guerre, Clausewitz n’a, pour sa part, d’autre possi-
bilité que d’en concevoir la conduite en termes d’art.
Et, la concevant en termes d’art, il se la représente
logiquement selon le rapport aristotélicien, devenu
traditionnel dans la philosophie occidentale, de moyen
à fin, Mittel et Zweck ou Ziel (Zweck comme visée
finale et Ziel comme but intermédiaire): comme l’uti-
lisation des moyens les plus appropriés en vue d’une
fin prédéterminée, ce dernier objectif pouvant lui-
même servir d’étape intermédiaire en vue d’un but
plus général qui, à son stade ultime, est d’ordre poli-
tique (selon cette règle énoncée dès sa jeunesse sous
la forme d’une maxime kantienne: «Tu viseras le but
le plus important, le plus décisif que tu te sentiras
la force d’atteindre; tu choisiras à cette fin la voie la
plus courte que tu te sentiras la force de suivre31»).
Or, comme on a pu le constater, dans la pensée straté-
gique de la Chine ancienne, ce rapport de moyen à fin
ne se trouve pas explicité; et ce sont précisément les
notions de dispositif et d’efficacité p qui en tiennent
lieu.
Parce qu’il conçoit la guerre sous l’angle de la fina-
lité, non seulement Clausewitz est conduit à accorder
une importance maximale à l’affrontement direct
(visé comme but), mais il doit aussi reconnaître
l’importance intrinsèque des facteurs moraux, inquan-
tifiables, tels le courage et la détermination, et donc
penser la guerre en termes de probabilité (les moyens
à utiliser sont seulement ceux qui ont le plus de
34 La propension des choses

chances de conduire au résultat désiré). Or on a vu


qu’il en allait tout autrement chez les théoriciens
chinois de la guerre dans la mesure même où ils
conçoivent celle-ci sous l’angle de la propension et
d’un conditionnement de l’effet: ils sont conduits à
privilégier ce que Clausewitz envisage, pour sa part,
avec dédain comme une «simple destruction indi-
recte» – préalable et procédant par paralysie et sub-
version (alors que la bataille rangée – die Schlacht –,
qui représente l’essentiel pour Clausewitz, n’est à
leurs yeux qu’un simple aboutissement). Plus encore:
ils sont aussi logiquement conduits à considérer les
qualités morales, essentielles à la guerre, comme seu-
lement impliquées par la situation – et non point, à
la façon de Clausewitz, comme des facteurs propres.
Ce qui leur permet dès lors de concevoir le processus
de la guerre en termes non plus de probabilité, mais
d’«inéluctable» et d’«automaticité».
On sait enfin le rôle que joue, dans la réflexion
de Clausewitz, sa théorie de la friction, conçue préci-
sément pour tenter de rendre compte du fossé qui
hante depuis toujours notre réflexion stratégique
en séparant le plan établi d’avance, marqué d’idéalité,
et sa mise en pratique – qui le rend aléatoire; or, jus-
tement, la conception chinoise du che, en s’intercalant
entre ce que nous avons disjoint, en tant que «pra-
tique» et «théorie», et donc en dissolvant toute
opposition entre ces termes, oriente la conception
de l’exécution dans le sens de ce qui, en fonction de
la propension à l’œuvre, opère dès lors tout seul et
sponte sua, sans incertitude ni déperdition possibles:
sans usure comme sans «friction».
Le che, d’une part; «moyens» et «fin», de l’autre:
de cet écart implicite des catégories en jeu résulte une
différence d’ensemble – qu’on peut structurer. En par-
ticulier, ce contraste des conceptions stratégiques ne
peut manquer de se refléter, de part et d’autre, dans
le domaine du politique. Le choix du choc frontal de
la bataille d’hoplites se trouvait en correspondance
Le potentiel naît de la disposition 35

étroite, comme façon directe, immédiate et sans équi-


voque d’obtenir la décision, avec cette autre invention
grecque qu’est le vote à l’assemblée. De même,
l’attention portée à la propension, comme mode d’ef-
ficacité découlant de la disposition, se retrouvera, plus
ouvertement encore, dans la conception chinoise
de l’autorité.
2

La position est le facteur déterminant


(en politique)

I. Stratégie et politique renvoient au même pro-


blème fondamental: d’où procède l’efficacité qui
nous permettra de régir le monde dans le sens sou-
haité? Est-ce de l’intervention des capacités indivi-
duelles ou du rapport de force qui est en jeu? De l’in-
vestissement subjectif – moral, intellectuel – ou de la
tendance impliquée objectivement par la situation?
Ces deux options, la pensée chinoise de la fin de l’An-
tiquité (au IVe-IIIe siècle) nous conduit à les penser
l’une contrairement à l’autre, et s’excluant mutuelle-
ment, tant elle en a poussé loin la radicalisation théo-
rique: notamment en ce qui concerne le second terme
de l’alternative, celle d’une détermination du cours
des choses extérieure à la personnalité.
Il s’agit d’abord là d’une voie tracée par la sagesse
sur le mode le plus général (en termes taoïstes): lais-
ser opérer la propension des choses, en dehors de soi,
en fonction de leur disposition propre; ne projeter sur
elles ni valeurs ni désirs, mais s’accorder constam-
ment à la nécessité de leur évolution. Car de la dispo- Zhuangzi
sition même des choses résulte une orientation qui -IVe s.
jamais n’hésite ni ne dévie, qui n’est ni à «choisir» ni
à «instruire»1: les choses «tendent» d’elles-mêmes,
infailliblement, sans jamais «peiner» a. Par rapport à
quoi, toute intervention de la subjectivité est toujours
une ingérence faisant obstacle, en introduisant suppu-
tations et calcul, à cette impeccabilité de la tendance.
Les deux termes se révèlent ainsi l’un par l’autre, à
travers leur incompatibilité réciproque: face à l’activité
38 La propension des choses

de la conscience, la spontanéité naturelle – quand


l’injonction opère immédiatement, intégralement, par
simple réaction. L’initiative appartient donc complè-
tement au monde – comme ailleurs on a pu se rendre
complètement passif et disponible à Dieu: au lieu de
vouloir régir impérieusement le monde par son action,
laissons-nous conduire au gré des choses; au lieu de
souhaiter lui imposer nos préférences, laissons-nous
aller au fil des êtres, en épousant la ligne de moindre
résistance. «Il n’avançait que s’il était poussé, ne
venait que s’il était tiré.» «Comme tourbillonne le
vent», «comme virevolte la plume» ou «comme
gire la meule»…
Traduisons sur le plan politique cette réduction de
la réalité au jeu de ses implications fonctionnelles: la
disposition des choses dont procède infailliblement
la tendance, comme cours du monde, se retrouve, au
travers du corps social, en tant que «position» hiérar-
chique2. Intervient à nouveau ici le terme de che pour
désigner, analogiquement au dispositif stratégique,
celui du pouvoir. Et, de même que la sagesse a pu être
conçue comme l’idéal de laisser œuvrer la propension
inscrite dans la réalité, sponte sua et selon son maxi-
mum d’effet, de même l’ordre politique peut-il être
logiquement pensé comme procédant «nécessaire-
ment» – par détermination purement objective – du
rapport d’autorité.
Deux aspects caractérisent au départ la capacité
d’effet qui découle de la position hiérarchique: d’une
part, elle est indépendante de la valeur personnelle,
morale notamment, de celui qui en use; de l’autre, on
peut s’en servir comme on peut s’en priver – mais
Shen Dao jamais s’en passer. Elle intervient comme support, à
-IVe s. titre purement instrumental. En même temps que de
façon absolument décisive. Char, drogue, parure: si
divers qu’en soit le registre, tous les exemples alignés
expriment le caractère indispensable de ce qui ne paraît
d’abord qu’un adjuvant3. Qu’on prenne les plus belles
femmes, nous donne-t-on encore comme exemple, et
La position est le facteur déterminant 39

qu’on les revête des plus beaux atours, elles attireront


tous les regards. Mais qu’on les prive de cette parure
et les recouvre d’oripeaux, elles feront fuir les gens.
Un autre motif est privilégié pour évoquer cette fonc-
tion de support doué d’effet, celui du vent: c’est
en prenant appui sur lui que le carreau de l’arbalète
peut monter haut dans les airs; c’est en se laissant
entraîner par lui que le brin d’herbe peut être emporté
à distance. Transposition mythique du même motif:
le dragon s’envole majestueusement en chevauchant
les nuages; mais que ceux-ci se dispersent, et il se
retrouve comme un ver, à ras de terre: il a perdu le
che qui lui servait d’appui dans son élan.
Interprétons ces images en termes politiques: s’il ne
bénéficie pas du support d’une position (che), un
homme, si sage qu’il soit, ne peut exercer à coup sûr
une influence sur les autres – même à proximité. Qu’à
l’inverse le pire vaurien bénéficie d’un tel support,
et il peut réduire à obéissance jusqu’aux plus grands
sages b. De même que, en stratégie, ce n’est pas tant
le grand nombre des troupes qui compte, simple don-
née brute, que l’exploitation du potentiel né de la
disposition; de même, en politique, ce n’est pas sur sa
«force» mais sur sa «position» que le gouvernant
«prend appui» c4. L’opposition de ces termes, qu’on Shang
croirait normalement associés, ne laisse pas d’être Yang
-IVe s.
significative: sans doute la notion de force paraît-elle
encore trop entachée d’investissement personnel,
n’est-elle pas assez affranchie de toute capacité innée;
tandis que, seule, l’idée de position peut rendre compte
du caractère absolument extrinsèque de la détermi-
nation.
Parce que l’argumentation philosophique s’est moins
développée en Chine que dans la Grèce antique, nous
pourrions croire – indûment – qu’elle n’y a pas eu de
place. Or, au-delà de tous les exemples qui servent à
l’illustrer, cette conception politique de la position
comme support doué d’effet a prêté au débat théo- Hanfeizi
rique, thèse contre thèse5. La réfutation de la thèse de -IIIe s.
40 La propension des choses

départ, celle du caractère déterminant de la position,


procède par étapes progressives qu’on peut résumer
ainsi: 1° si elle intervient bien comme facteur, ce ne
peut être un facteur suffisant, et compte aussi, parallè-
lement à elle, la valeur personnelle. En renversant le
précédent exemple: si intenses que soient les nuées,
un ver de terre ne saurait y trouver appui – à la diffé-
rence du dragon – pour s’élever; 2° comme il peut
jouer aussi bien négativement que positivement, ce
facteur de la position se révèle neutre et donc indiffé-
rent: il permet au bon souverain d’exercer un bien-
faisant empire comme au mauvais souverain de mettre
en œuvre la pire tyrannie; 3° compte tenu de ce que la
nature humaine est généralement plutôt mauvaise que
bonne, l’atout que fournit la position risque, somme
toute, plus de nuire que de servir. D’où la conclusion:
tout dépend, en fin de compte, de la capacité de la
personne. L’État est comme un char, et la «position
d’autorité» l’attelage qui le tire6: aux mains d’un
bon cocher, celui-ci ira vite et loin; aux mains d’un
mauvais cocher, le résultat est inverse.
Cette réfutation semble relever du sens commun,
indépendamment des options culturelles particulières.
Dès lors, la critique systématique à laquelle elle donne
lieu n’en a que plus d’intérêt, rendant originale, de par
Hanfeizi sa radicalisation, la conception du che qui est ici
prônée7. Mais cette réfutation de la réfutation n’est
elle-même possible que parce que interviennent
d’abord un déplacement d’enjeu ainsi qu’une distinc-
tion de sens: l’ordre politique qui est ici visé n’est pas
l’ordre moral idéal dont rêvent tous les utopistes, mais
celui de la machine étatique, dans son fonctionnement
régulier d; par ailleurs, il faut distinguer entre le che
compris comme disposition naturelle et celui qui est
compris comme rapport «institutionnel» d’autorité e.
Car le second est à dégager du premier pour servir à
instaurer un cadre proprement politique. Le premier
ne joue, de fait, complètement en histoire que dans
des situations tout à fait extrêmes, en bien comme en
La position est le facteur déterminant 41

mal – et donc, à ce titre, exceptionnelles: âge d’or ou


temps des calamités –, et dépossède alors l’homme
de la marge de manœuvre que lui permet d’ordinaire
la gestion des affaires: or, même à ce stade, saints ou
tyrans ne doivent pas leur avènement à leurs bonnes
ou mauvaises qualités, mais au conditionnement de
la nécessité. Et, en temps ordinaire, c’est la position
hiérarchique, instituée en pouvoir positif, qui sert
par elle-même de détermination suffisante pour faire
régner l’ordre à travers l’humanité.
Prétendre, comme au début de la thèse précédente,
que, parallèlement à ce facteur de la position, coexiste
celui de la capacité personnelle n’est même pas pos-
sible. Ces deux déterminations s’excluent, selon la
conception chinoise de la «contradiction» pensée à
l’image de qui, vendant «lance» et «bouclier», van- Hanfeizi
terait l’une comme pouvant tout transpercer en même
temps que l’autre comme intransperçable… Il n’y a
donc pas à attendre un sage salvateur, dont le règne
n’arrivera qu’une fois sur mille, mais à faire œuvrer
dès à présent la position d’autorité selon son maxi-
mum d’effet, pour assurer la bonne marche de l’État:
l’existence du rapport hiérarchique suffit, à elle seule,
à générer l’ordre. D’où il résulte que la comparaison
du char de l’État mérite d’être retournée en sens
inverse: si le char est solide et l’attelage bon – ce
dernier illustrant, comme précédemment, la capacité
d’effet impartie à la position –, inutile d’attendre un
cocher surdoué, il suffit d’instaurer des relais à dis-
tance régulière pour que tout cocher, même ordinaire,
puisse aller vite et bien. Des relais qui, de place en
place, permettent de conserver à l’attelage toute sa
capacité: le gouvernant n’aura aussi d’autre tâche – si
l’on explicite la logique de l’image – que d’aménager,
à partir de sa position dominante, des «relais» poli-
tiques suffisants pour conserver entière l’impulsion
qui découle de son autorité.
42 La propension des choses

II. D’un côté, ceux qui affirment la primauté de la


moralité personnelle; de l’autre, ceux qui n’accordent
d’efficacité qu’à la position occupée: ce débat oppose,
dans la Chine de la fin de l’Antiquité (au IVe-IIIe siècle),
les partisans du «confucianisme» et ceux qui sont
qualifiés traditionnellement de «légistes». Les uns et
les autres s’entendent au moins sur un point: la forme
monarchique du pouvoir. Car – et c’est une différence
essentielle avec l’Occident – jamais, en Chine, on
n’a conçu de régime politique qui soit autre que la
royauté. La différence est dans la façon de com-
prendre celle-ci. Les confucéens la conçoivent comme
un ascendant essentiellement moral, expression d’un
«mandat céleste» et s’exerçant à travers l’influence
exemplaire qui émane du sage souverain. Pour les
légistes, à l’inverse, la royauté n’est la manifestation
d’aucun vouloir supérieur, et son ascendant ne tient
qu’à la pression que peut exercer la seule position
monarchique f8. Opposition qui ne manque pas de
renvoyer à une différence de milieux, sociaux et cultu-
rels, et par conséquent de mentalités, dans la Chine
antique, et est donc d’abord idéologique: d’un côté,
ceux qui appartiennent, au moins par esprit, aux
anciens cercles de cour, sont attachés aux valeurs du
rituel et de la tradition, et serviront de «lettrés»
auprès des princes; de l’autre, ceux qui sont ouverts à
l’influence du monde de l’entreprise et du négoce –
qui connaît alors un développement extraordinaire en
Chine –, et projettent leur vision, à la fois réaliste et
conquérante, sur la gestion non seulement du pouvoir,
mais aussi du corps social tout entier. Néanmoins,
cette différence n’est pas de «classe» et n’oppose pas
progressistes à conservateurs. Car loin de conduire,
en dépit de leur esprit moderniste, à la revendication
de nouveaux droits, les légistes emploieront le souci
d’efficacité positive qui les caractérise dans le seul
sens d’un césarisme despotique: théoriciens, donc,
de l’autoritarisme et du totalitarisme, plutôt que
La position est le facteur déterminant 43

«légistes», à proprement parler (en dépit de la tra-


duction usuelle qui ne repose que sur un faux-sem-
blant), car, dans son ensemble, la théorie politique
chinoise a pensé le pouvoir mais non le droit, et cette
catégorie particulière de penseurs a contribué à ancrer
encore davantage cette orientation, en la radicalisant –
au lieu de chercher à la modifier.
Position par excellence, donc, celle du souverain. S’il
peut être à l’occasion question de la position influente
des grandes familles ou de puissants ministres9, c’est
seulement de la position royale que la pensée poli-
tique chinoise a conçu – en termes de che – la théo-
rie: précisément par élimination résolue de toute
autre position qui, comme telle, ne s’affirmerait qu’au
détriment de la position souveraine. Prince et sujets
sont perçus par les autoritaristes chinois selon un rap-
port strictement antagoniste. Car, si la souveraineté
n’existe que par la position g10, celle-ci ne doit comp- Guanzi
ter sur aucun sentiment d’amour ou de dévotion de -IIIe s.
la part du peuple – à la différence du paternalisme
dont rêvent les confucéens – pour s’imposer à lui. A
la considérer en toute rigueur, elle ne peut consister
qu’en un pouvoir de récompense et de châtiment qui
doit contraindre tout autre individu que celui qui la
détient à assujettir ses ambitions particulières à l’auto-
rité d’un seul11: à ce titre, la position politique sert
de dispositif suffisant et complet, parce que jouant à
la fois positivement et négativement, incitatif en
même temps que répressif. Que le souverain ait à
«occuper» pleinement sa position h signifie donc
d’abord qu’il ne délègue à personne ce double levier
de la peur et de l’intérêt. S’il se laisse au contraire
déposséder par d’autres de son che, le prince se trouve
immanquablement passer sous leur contrôle et se fait
manipuler par eux i. D’où naissent à la longue séditions
et révoltes. Non point pour renverser le trône, mais
pour l’usurper, en prenant simplement la place de son
détenteur: danger d’autant plus grand d’ailleurs que,
nous l’avons vu, ce dispositif fonctionne indépendam-
44 La propension des choses

ment des qualités morales, individualisantes, de qui


l’a en main et peut donc passer d’autant plus aisément
dans d’autres mains.
La monarchie ainsi conçue s’avère être l’objet d’un
conflit permanent, même s’il n’est le plus souvent que
latent, opposant le despote à tous les autres: en pre-
Hanfeizi mier lieu, bien sûr, nobles, ministres et conseillers;
et aussi épouse, mère, concubines, bâtards ou fils
héritier. La théorie de la position se double d’une fine
psychologie de la captation: au prince de se méfier
par-dessus tout de ceux qui vont au-devant de ses
souhaits et opinent régulièrement en son sens, car ils
se constituent ainsi un capital de confiance qui leur
Guanzi permettra un jour d’avoir barre sur lui j12. L’ascendant
du prince grandit, au contraire, à proportion de la
distance qu’il sait maintenir entre lui et ses sujets. A
l’instar des bêtes sauvages qui ne continuent à faire
impression sur nous que parce qu’elles restent ordi-
nairement tapies au fond des forêts13. Le privilège de
la position n’est ni à diluer ni à partager14; et favoris
et familiers sont pires que l’insubordonné. Entière-
ment exclusive et monopolisée, elle ne doit être l’en-
jeu d’aucune rivalité.
La logique est la même dans un cadre de féodalité15.
Lüshi De même qu’entre souverain et sujets il revient au
chunqiu suzerain, vis-à-vis de ses vassaux, d’affaiblir ceux-ci
-IIIe s.
au maximum de façon à les plier aisément à son auto-
rité. Ce n’est pas par bonté d’âme qu’on distribue
en grand nombre les fiefs, mais pour mieux asseoir sa
prééminence; et ceux-ci doivent être réduits à propor-
tion de leur éloignement pour compenser la perte
d’emprise qui est due à la distance. De façon générale,
le pouvoir s’exerce d’autant mieux – c’est-à-dire,
selon l’optique qui est la sienne, d’autant plus
commodément – que s’accroît l’inégalité des posi-
tions et que le déséquilibre qui en résulte est plus
grand k. Au suzerain, de même que précédemment au
stratège, de faire jouer ce rapport de force à son profit,
pour subordonner autrui. Conceptions politique et
La position est le facteur déterminant 45

stratégique ne manquent pas d’ailleurs de se recouper


en ce qui concerne leur domaine respectif16: le
meilleur atout vis-à-vis des ennemis de l’extérieur
(comme che stratégique) est l’appui que fournit au Hanfeizi
prince sa position d’autorité (comme che politique) à
l’intérieur, vis-à-vis de ses sujets.

III. Mais la position de souveraineté n’est pas à


concevoir seulement d’un point de vue défensif
à l’encontre des empiétements de tous ceux qui
la menacent. Elle est aussi douée d’un effet propre, et
d’abord sur le plan de l’information, puisqu’elle per-
met au souverain d’accéder à la connaissance de tout
ce qui se trame dans son empire. A son aspect d’auto-
ritarisme, commun dans les sociétés anciennes, s’en
associe un autre qui, poussé à ce degré de systéma-
tisation, semblait ne devoir appartenir qu’à notre
modernité: celui de servir d’instrument du totalita-
risme.
L’intelligence des théoriciens chinois du despotisme
a été, en effet, de comprendre avec la plus grande
netteté – et cela dès la formation de leur pensée, à la
fin de l’Antiquité – que le pouvoir politique reposait
essentiellement sur le caractère intégral et rigoureux
du savoir qu’on acquiert sur les gens et, à partir de
là, sur la transparence forcée dans laquelle on les
maintient. En cela ils s’inspiraient de ceux qui, avant
eux (les «Mohistes») – s’opposant déjà au privilège
accordé par la tradition confucéenne, dans le domaine
de la connaissance, à l’intuition morale de la
conscience –, avaient les premiers cherché à définir
les conditions de possibilité d’un savoir scientifique
reposant sur l’enquête, l’expérience et la vérifica-
tion17. On ne trouve pas, dans la pensée chinoise, ce
doute métaphysique vis-à-vis de l’apparence, opposée
à la réalité, qui a si profondément marqué notre tradi-
tion. Elle est, en revanche, particulièrement soucieuse
46 La propension des choses

de ce que la connaissance individuelle reste fatale-


ment fragmentaire, lacunaire et donc entachée de sub-
jectivité. Il y faut le secours d’autrui, car, comme dit
le proverbe, «deux yeux valent mieux qu’un». Pour
accéder à l’objectivité, la connaissance doit être à la
fois totalisée et confrontée: à quoi servira idéalement,
aux yeux des théoriciens du despotisme, sur un mode
non plus unanimiste mais coercitif, la position de sou-
veraineté.
La rigueur épistémologique s’est muée en un mer-
veilleux outil propre à contrôler les gens. En s’insti-
Hanfeizi tuant au centre de tout le fonctionnement étatique, la
position de souveraineté est apte à faire converger
vers elle – et comparaître devant elle – toute l’infor-
mation; par le pouvoir qu’elle détient, elle est, de
plus, en mesure de forcer l’information rétive comme
de débusquer celle qui serait mensongère. Il suffit,
pour cela, que le prince recoure systématiquement au
double procédé de dissociation et solidarisation l: en
«dissociant» les avis, le prince peut savoir précisé-
ment d’où vient chacun d’eux, les considérer métho-
diquement un par un, avant de les confronter, et
rendre leurs auteurs nommément responsables; paral-
lèlement, en «solidarisant» les personnes, il conduit
celles-ci à se démarquer les unes vis-à-vis des autres
et favorise la dénonciation. Le prince pourra ainsi
percer à jour les opinions intéressées au lieu de les
laisser faire impunément leur chemin sous le couvert,
plus anonyme, des délibérations communes; en même
temps, il pourra arrêter dans l’œuf toute formation
partisane en brandissant la menace d’un châtiment
collectif18. Agissant subtilement de façon à la fois
inverse et complémentaire, les deux procédés suffi-
sent à ériger la position du souverain en véritable
machine à savoir m: par ce captage forcé de toute
information, par ce ratissage minutieux des données,
celui-ci réussit, du fond de son palais, à tout «voir»
et tout «entendre». Sa force, à lui, n’a plus rien de
physique, elle est simplement de pouvoir disposer les
La position est le facteur déterminant 47

autres à observer pour lui et donc aussi, par voie de


conséquence – grâce au dévisagement mutuel qui
en découle nécessairement entre tous ses sujets –, à
être vus par lui. Comme telle, elle est politiquement
suffisante, puisqu’elle permet de déceler à temps tout
signe de contestation et d’annihiler celui-ci à son
stade embryonnaire – par le seul fait qu’il est décou-
vert – sans même avoir à se donner la peine de
châtier. On ne demande pas au souverain d’être moral,
dans sa personne, mais, par sa position, d’être
«éclairé» n19.
La position du souverain repose donc sur une
double assise: l’une, bien visible, que désigne au res-
pect la loi imposée à tous; l’autre, soigneusement
enfouie, que constitue le quadrillage méticuleux de la
société. Elle relie ainsi entre eux les deux piliers qui
ont servi à édifier le despotisme chinois: d’une part,
la «norme» publique, draconienne, égale pour tous,
fixant les récompenses et les châtiments; de l’autre,
la «technique» politique, souterraine, procédant par
investigations parallèles et désinformation piégée,
critique, confrontation et recoupement o. Elle permet à
la fois, ouvertement, de commander et, secrètement,
de manipuler.
Nous voici dès lors en mesure de donner un sens
positif, plus précis, à cette idée de support efficace
que constitue en soi la position de souveraineté. Car
l’art du prince n’est autre que de faire concourir tout
le reste de l’humanité à sa propre position p20: non
point en s’investissant directement lui-même, mais en Huainanzi
amenant autrui à se dépenser pour lui. De même qu’il -IIe s.
perçoit peu de chose par ses seuls sens, le prince, s’il
fait appel à ses propres capacités, s’épuisera vite et
ne pourra suffire à tout gouverner. La gradation cor-
respond donc d’abord à une logique d’économie: «un
prince de niveau inférieur utilise à fond ses propres Hanfeizi
capacités, un prince de niveau moyen utilise à fond la
force d’autrui, un prince de niveau supérieur utilise à
fond l’intelligence d’autrui21». Tous les autres servent
48 La propension des choses

au souverain à s’élever, de même que, précédemment,


les nuées servaient au dragon à s’envoler. Ou encore,
le prince est porté par la masse comme le bateau l’est
par l’eau. Il est telle une bûche qui, posée au sommet
de la montagne, surplombe d’autant les vallées
d’alentour22: peu importe la taille de la bûche, ce qui
compte est l’altitude du massif sur lequel elle est
juchée.
A titre de question théorique sur l’art de gouverner:
un prince aurait-il tort de quitter sa capitale, si l’envie
lui en vient, pour se retirer au bord de la mer? Non,
répond le théoricien chinois du totalitarisme, car un
tel prince pourrait fort bien demeurer consciencieuse-
ment en son palais, au centre de ses États, sans occu-
per pour autant sa position q23. Comme il peut aussi
fort bien, à l’inverse, en restant à l’écart, tenir parfai-
tement en main le dispositif du pouvoir et tout diriger.
Ce qui revient à reconnaître que la position n’est pas à
occuper par investissement personnel, mais techni-
quement. Elle est de l’ordre non de la présence phy-
sique, locale et réduite, mais du maniement des com-
mandes. C’est pourquoi elle peut prétendre exercer le
pouvoir à fond et en totalité.

IV. La nature du dispositif que constitue, dans ces


conditions, la position de souveraineté, peut en effet
se résumer à ce double aspect: d’une part, ce disposi-
tif est un pur produit de l’invention des hommes,
n’émanant d’aucun dessein transcendant mais monté
techniquement par eux; de l’autre, ce dispositif du
pouvoir fonctionne tout seul et automatiquement,
indépendamment des qualités de qui en dispose,
pourvu seulement qu’il puisse jouer à plein, sans être
gêné. A la fois artificiel et marchant naturellement:
c’est la conjonction de ces deux aspects qui établit sa
capacité à servir – précisément – de dispositif.
Cette naturalité, elle-même, est double. Du côté des
La position est le facteur déterminant 49

sujets, les deux commandes que le prince tient en


main, comme «poignées» ou «manipules», et qui Hanfeizi
constituent sa position de souveraineté r font jouer
chez eux de façon instinctive et primaire, sur le mode
élémentaire de la bipolarité, les deux sentiments qui
leur sont innés: le châtiment suscite spontanément la
répulsion comme la récompense suscite l’attrait24. Et,
de l’autre côté du manche, le prince n’a rien d’autre
à faire que d’occuper ce poste de commande et le lais-
ser opérer: il n’a donc ni à faire du zèle, ni même à se
dépenser. Car de même que, à la saison qui est la leur,
les fruits mûrissent naturellement, sans qu’on ait
à faire d’effort, de même, dans la position qui est la
sienne, la renommée du «mérite» advient d’elle-
même au prince «sans qu’il ait à se pousser s25»:
de même que l’eau tend indéfiniment à couler ou le
bateau à flotter, de même, de la position de souverai-
neté découle une propension naturelle – et donc en
elle-même «inépuisable» – à ce que les ordres émis
soient inlassablement exécutés. En occupant sa posi-
tion, le prince régit les hommes comme s’il était lui-
même le «Ciel» (la Nature); il les fait fonctionner
comme s’il appartenait lui-même au règne invisible
des «esprits» t26. Ce qui signifie que, en laissant sim-
plement œuvrer le dispositif de pouvoir que constitue
sa position, il ne peut (de même que le cours du ciel)
dévier de la régularité de sa conduite ni, par consé-
quent, prêter à la critique27; et que, en hantant le
monde humain sur un mode invisible (à l’image des
esprits), il n’aura jamais à «peiner», puisque ses
sujets se sentent déterminés non par une causalité exté-
rieure, mais sous l’effet de leur pure spontanéité28. Ils
sont agis comme s’ils agissaient d’eux-mêmes, ils se
prêtent à la manipulation comme si c’était là l’expres-
sion de leur propre intériorité. Pourvu, donc, que «la
position fonctionne», si rigoureuse que soit l’injonc-
tion, elle ne saurait rencontrer d’obstacle u29.
Comme l’ont finement analysé les théoriciens
chinois de l’Antiquité, toute la force de l’autorita-
50 La propension des choses

risme totalitaire tient en cette constatation, qui n’a


rien d’un paradoxe: il suffit que l’oppression soit
conduite à son point extrême pour qu’elle ne soit plus
perçue comme telle mais comme son envers – qu’elle
paraisse aller de soi, fasse partie de la nature des
choses et n’ait plus à se justifier. Non seulement parce
que la pression exercée crée à la longue un habitus
qui se constitue en seconde nature chez les individus
qui la subissent; mais aussi, plus fondamentalement,
parce que la loi des hommes, en devenant inhumaine,
revêt du même coup les caractéristiques d’une loi
naturelle: insensible et donc impitoyable comme
elle, en même temps qu’omniprésente, exerçant sa
contrainte sur tous et à tout instant. Dans la pensée
des «légistes» chinois, la loi qu’ils instituent s’inscrit
dans le pur prolongement du cours du Monde (le Tao)
et se trouve en parfait accord avec la raison des
choses: elle ne fait que traduire en physique sociale
l’ordre inhérent à la nature. C’est pourquoi la position
du souverain est essentiellement conçue par eux
comme un pouvoir rigoureux de vie et de mort, à
exercer constamment vis-à-vis de tous les sujets, et
qu’il est demandé par-dessus tout au prince d’être le
seul à détenir: à lui de faire vivre ou mourir avec
l’inexorabilité du destin. Parce que le prince reproduit
exactement, à partir de sa position, les conditions de
possibilité qui sont celles du fonctionnement naturel,
le corps social est rendu parfaitement perméable,
de part en part, aux injonctions qui émanent de son
autorité, et celles-ci ne présentent pas le risque, dès
lors, de gauchir ou de s’user: parce qu’elle s’exerce
de façon uniforme et générale – à un stade absolu –,
sa position permet au prince d’incarner, dans l’ordre
particulier du politique, le grand processus régulateur
de la réalité. Elle constitue au niveau humain le point
précis et unique par lequel celui-ci s’ancre dans le
dynamisme originel (on retrouve ici, bien sûr, l’in-
fluence du «taoïsme» philosophique30). C’est pour-
quoi, en occupant sa position, le prince est en mesure
La position est le facteur déterminant 51

de capter l’efficacité qui est à même la totalité des


choses; et les ressorts de la manipulation fonctionnent
d’eux-mêmes, sans qu’il ait à peser.
On comprend d’autant mieux ainsi le conflit qui
oppose ces théoriciens chinois du despotisme au
moralisme confucéen. Pour eux, l’extrême facilité Hanfeizi
avec laquelle s’exerce le pouvoir à partir de la posi-
tion de souveraineté est la preuve même de la supé-
riorité de leur politique. Car celui qui gouverne au
nom de la moralité est entraîné, à l’inverse, à se
donner toujours plus de mal sans jamais parvenir à
des succès fiables et définitifs. Il est comme celui qui
s’élance à pied à la poursuite des animaux les plus
rapides: la course est épuisante, et l’on risque fort,
au bout du compte, d’avoir peiné en vain. Alors que,
si l’on monte sur le char de l’État et qu’on se laisse
emporter par l’attelage (symbole, on s’en souvient, de
l’efficacité de la position), on parvient tout naturelle-
ment au résultat visé, et, de surcroît, le plus commo-
dément du monde v31. Au dire des confucéens eux-
mêmes, le plus grand de tous les sages, Confucius,
n’est parvenu à attirer à lui – et après s’être donné
beaucoup de mal – que soixante-dix disciples. Alors
qu’à la même époque le duc Ai, son suzerain, qui
n’était qu’un homme médiocre, n’avait aucune peine,
en tant que prince, à se soumettre tous les autres, y
compris Confucius w32. Le premier tort des confu-
céens est donc d’avoir fait beaucoup trop crédit à la
morale et de confondre, notamment, l’attitude que
l’on doit avoir à l’égard des sujets avec celle qu’on
peut avoir à l’égard de disciples.
Mais il est un tort plus grave encore. En prêchant
au prince la bienveillance, en lui recommandant la
clémence, les confucéens viennent troubler l’exercice
du dispositif politique, tel que l’implique la position Hanfeizi
souveraine, et l’entraînent à dérailler hors de la régu-
larité des processus. Car même l’amour entre parents
et enfants, sur lequel les confucéens prennent modèle
pour fonder en nature leur paternalisme politique, est
52 La propension des choses

loin d’être exempt d’exceptions et de rébellions. Et


qu’est-ce, d’autre part, que la bienveillance, si ce n’est
octroyer une récompense à qui ne l’a pas méritée?
Qu’est-ce que la clémence, si ce n’est dispenser d’un
châtiment celui qu’il est pourtant juste de châtier?
En faisant montre de l’une ou l’autre de ces vertus,
le souverain ne manquera point de se donner bonne
conscience – mais la société, quant à elle, court au
désordre33. Car, du côté des sujets, ceux-ci ne se sen-
tiront plus contraints de mettre toute leur énergie au
service du prince, et ils ne songeront bientôt plus qu’à
leurs intérêts privés. Et, du côté du prince, dès lors
qu’il s’engage dans la voie de l’«humanité» et de la
«compassion», il ne fonctionne plus que de façon
purement humaine et se trouve par conséquent en
concurrence avec tous ceux qui voudraient rivaliser
avec lui sur ce terrain: il a glissé de sa position.
Toute tentation de moralité est donc nuisible – et
ceux qui prêchent la morale sont des pervers – en
ce qu’elle conduirait à introduire du jeu dans ce
qui marche, sinon, parfaitement tout seul. La seule
consigne d’emploi à l’égard du dispositif que consti-
tue la position souveraine x est d’en respecter l’auto-
maticité34. Par là même, celui qui en dispose, bien
loin de se manifester aux autres par ses faveurs,
comme le fait le roi confucéen, se dissimule au travers
de la machine, se confond avec ses rouages. Lui, qui
voit tout, ne laisse rien voir de lui-même. Alors que
les autres sont soumis à transparence, lui se protège
par son opacité35. Si bien que, tout-puissant, il passe
inaperçu (il est même d’autant moins perceptible
que sa position réellement s’exerce). A l’instar du
Tao, terme ultime du grand Procès des choses, dont on
sait seulement qu’«il existe».

V. On ne pouvait aller plus loin dans le sens d’une


déshumanisation du pouvoir. Parmi les penseurs chi-
La position est le facteur déterminant 53

nois de l’Antiquité, comme l’a remarquablement ana-


lysé Léon Vandermeersch, les théoriciens du des-
potisme ont contribué à faire progresser la pensée
politique en s’élevant à une notion plus abstraite de
l’État: notamment au niveau de l’administration,
conçue désormais comme pure fonction, et totalement
affranchie de l’ancienne aristocratie dirigeante. Mais
la limite de leur système, due à la domination absolue
du principe monarchique en Chine, a été de ne pas
réussir à dissocier jusqu’au bout, de façon analogue,
l’État du prince. D’où la dépersonnalisation maxi-
male du souverain, à laquelle ils aboutissent logique-
ment en réduisant celui-ci à sa seule position: dispo-
sitif politique très rigoureusement monté, mais dont le
fonctionnement, polarisé sur le prince, ne peut débou-
cher sur aucune finalité transcendante à l’appareil que
celui-ci incarne, et devient, dans sa logique même,
parfaitement monstrueux*.
Il est devenu courant aujourd’hui de rapprocher ces
autoritaristes chinois de la pensée d’un Machiavel. De

* Si les Chinois n’ont jamais songé à mettre en question le


principe monarchique, ils critiqueront néanmoins le modèle
légiste de la monopolisation du pouvoir au nom de la néces-
saire réciprocité: le dispositif politique ne doit pas être blo-
qué dans un fonctionnement à sens unique – de haut en bas –
comme l’ont tant souhaité les légistes, mais il doit être ouvert
à l’interaction et suppose une bipolarité: entre le haut et le
bas, le suzerain et son vassal, le prince et son peuple. Comme
nous le verrons par la suite, ce principe d’une dualité d’ins-
tances est commun à tous les aspects de la pensée chinoise, et
c’est en ce sens que sera effectivement corrigée, sous l’in-
fluence des lettrés, l’idéologie impériale.
La conception légiste du che est donc importante par rap-
port à notre enquête dans la mesure où c’est elle qui a été le
plus théorisée. En même temps, elle représente une perte par
rapport à l’intuition de l’efficacité qui s’exprime communé-
ment à travers ce terme: car, s’ils ont bien mis en valeur la
dimension de conditionnement objectif propre au che ainsi
que son caractère d’automaticité, les légistes ont abouti, en
revanche, à priver la représentation de la variabilité qui lui est
essentielle. Et, la figeant ainsi, ils l’ont stérilisée.
54 La propension des choses

part et d’autre, en effet, la réflexion politique se pré-


sente selon la même perspective de conseils adressés
au prince en vue d’atteindre au seul but qui compte,
celui du renforcement de son pouvoir. «Le point, lit-
on également dans Le Prince, est de se maintenir dans
son autorité36.» De part et d’autre, surtout, la pensée
politique s’est libérée de la morale et des justifications
finalistes, et ne conçoit plus le pouvoir que selon
ce que Machiavel appelle la «vérité effective»: il
ne procède que d’institutions purement humaines,
s’interprète comme un pur affrontement d’intérêts, se
traduit dans la seule réalité des rapports de force.
Machiavel s’abstient également, pour sa part – ce qui
est nouveau dans la pensée politique de l’Occident –,
de distinguer entre des formes légitimes et illégitimes
du pouvoir et, dans sa notion de principe, monarque
ou tyran sont laissés soigneusement confondus. Mais
le rapprochement s’arrête là: précisément parce que
Machiavel ne songe nullement à réduire le prince à sa
position. Bien loin de vouloir le dépersonnaliser, il
fait au contraire le plus grand appel, en homme de la
Renaissance, aux capacités individuelles du souve-
rain, quitte à ce que celles-ci ne soient plus conçues
en termes de qualités morales, comme dans tous les
Miroirs des princes de son époque, mais comme effi-
cacité de la virtù. Pour lui, la politique est un art aux
prises avec la fortuna et non la marche régulière
d’un dispositif, recommandé pour son automaticité. Il
a percé, avec une subtile intelligence, les principes
secrets de l’autoritarisme, mais il n’a encore aucune
idée de ce que pourrait être un fonctionnement poli-
tique totalitaire.
Cet idéal d’un règne absolu de la surveillance,
on commencerait plutôt à le trouver, du côté de la
réflexion occidentale, dans ce que Michel Foucault
nous a décrit comme le contrôle rêvé de la ville mise
en quarantaine parce que frappée par la peste37:
quand tout l’espace est minutieusement quadrillé ainsi
que les individus constamment suivis et pointés de
La position est le facteur déterminant 55

sorte que – le règlement le plus rigoureux pénétrant


jusque dans les plus fins détails de l’existence – se
trouve assuré «le fonctionnement capillaire du pou-
voir». De même, ce dispositif parfait que constitue
par lui-même le privilège de la position, on n’en trou-
verait peut-être pas, chez nous, de figuration adéquate
avant le célèbre Panopticon de Bentham qui nous
est présenté à la suite38: à la périphérie, un bâtiment
en anneau divisé en cellules individuelles traversant
chacune toute l’épaisseur du bâtiment et percées d’une
fenêtre de chaque côté, de sorte que la lumière balaie
les pièces de part en part; au centre, une tour percée
également de fenêtres ouvrant sur la face intérieure de
l’anneau; dans les cellules, ceux qui sont à surveiller,
maintenus dans un état conscient et permanent de
visibilité; dans la tour, celui qui les surveille, les
voyant continuellement, mais n’étant jamais perçu
d’eux, au point que l’effet de surveillance se poursuit
même si le gardien en vient à quitter les lieux. Qu’il
s’agisse de l’un ou l’autre système, en effet, la dissy-
métrie fonctionnelle est la même, entre la transpa-
rence imposée aux uns et l’opacité dans laquelle
l’autre se dissimule (qu’il soit prince ou gardien):
dans la théorie chinoise aussi, on s’en souvient, le
souverain pouvait occuper parfaitement sa «posi-
tion» tout en quittant son palais.
«Dispositif important, commente Foucault, car il
automatise et désindividualise le pouvoir»: on ne
saurait donner de meilleure définition du che poli-
tique. Car ce «dispositif fonctionnel qui doit amélio-
rer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide,
plus léger, plus efficace» a son principe «moins dans
une personne que […] dans un appareillage dont les
mécanismes internes produisent le rapport dans lequel
les individus sont pris». Celui qui est soumis au
champ de visibilité du Panopticon – de même qu’à
celui instauré par la position du souverain – et qui, de
surcroît, le sait, reprend à son compte les contraintes
du pouvoir et «les fait jouer spontanément sur lui-
56 La propension des choses

même» de sorte que «le pouvoir externe, lui, peut


s’alléger de ses pesanteurs physiques»; et plus «il
tend à l’incorporel», «plus ses effets sont constants,
profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment
reconduits».
«Un grand et nouvel instrument de gouvernement»,
se félicitait Bentham, l’inventeur de ce schéma panop-
tique, puisqu’il est une façon d’obtenir du pouvoir
«dans une quantité jusque-là sans exemple». Michel
Foucault, quant à lui, voit dans cette invention le sym-
bole d’une transformation historique essentielle à
l’époque moderne, puisque aboutissant à l’avènement
de la société disciplinaire. Or, en Chine, une telle
invention se trouvait déjà très rigoureusement mise au
point dès la fin de l’Antiquité par les théoriciens du
che; et non pas à l’échelle, timide et modeste d’abord,
d’une prison, mais à celle – souveraine – de toute
l’humanité.
Conclusion I
Une logique de la manipulation

I. Conduite de la guerre – gestion du pouvoir: en


même temps qu’on pressent une affinité certaine entre
ces deux objets, il semble qu’on ait aussi éprouvé, tra-
ditionnellement, réticence et scrupules à déterminer
plus précisément ce qu’ils peuvent posséder en com-
mun – à dépasser le stade de la simple métaphore
(la «stratégie politique») et à les interpréter l’un et
l’autre selon le même schéma. La «manipulation» est
réservée aux sciences de la nature, on hésite – ou on
résiste – à concevoir une théorie de la manipulation
humaine.
Or bien des penseurs de l’Antiquité chinoise n’ont
éprouvé ni cette réticence ni ces scrupules. D’autant
plus insistante a été l’affirmation du point de vue
ritualiste et moral dans la Chine ancienne, d’autant
plus vive – et radicale – a été la réaction qu’a suscitée,
dans le contexte de crise sociale et politique extrême
de la fin de l’Antiquité, l’ébranlement de cette
conception. On a pu le constater, ce qui unit alors en
profondeur stratégie et politique nous est livré dans ce
«noyau» commun qu’est le che. Communauté d’en-
jeu, d’abord: pour les «stratégistes» chinois (je veux
dire: les théoriciens de la stratégie), il ne faut surtout
pas viser à exterminer l’ennemi – ce qui serait une
perte, et la guerre ne doit pas être meurtrière –, mais
le forcer à céder, en préservant les forces de celui-ci
autant qu’il est possible, de manière à les convertir à
son usage; de même, la politique ne saurait avoir
d’autre visée, aux yeux des théoriciens chinois du
58 La propension des choses

despotisme, que de «soumettre l’autre à soi», et tout


sujet, nous rappellent-ils avec insistance, doit toujours
être perçu comme un ennemi en puissance: que
l’autre soit ennemi ou sujet, tout est instauré pour
paralyser ses plans et son vouloir propres, et le faire
contribuer complètement, en dépit de lui-même, à
l’orientation qu’on lui impose. Communauté de pro-
cédure, aussi: de part et d’autre, il n’y a jamais rien
d’autre à faire qu’à exploiter en sa faveur, au maxi-
mum, le rapport de force inscrit dans la situation. Tout
ce qui pourrait atténuer ou recouvrir cette nudité de
la contrainte est à écarter; comme tout ce qui peut
aider l’effet de coercition, à l’insu de l’autre et contre
lui – ruse, piège, dissimulation – est à renforcer. C’est
pourquoi, qu’il s’agisse de la conduite de la guerre
ou de la gestion du pouvoir, l’usage du dispositif est
au fond le même: d’un côté, on ne veut pas détruire
l’ennemi, mais seulement sa capacité de résistance;
de l’autre, on est prêt à exterminer tout sujet, sitôt
qu’il gêne.
De plus, que ce soit à la guerre ou en politique, le
dispositif en jeu présente les mêmes caractéristiques
de fonctionnement. D’abord, la parfaite automaticité
des processus déclenchés: s’il sait laisser opérer le
dispositif qu’il a en main, le stratège est sûr de triom-
pher de l’ennemi avant même que le combat ne soit
engagé, de même que le prince est sûr d’imposer
obéissance à ses sujets, sans même avoir à les forcer.
Le résultat découle de lui-même – sponte sua – comme
pur effet. A titre de conséquence: un tel dispositif,
puisqu’il marche «naturellement», ne peut s’épuiser:
sa propension le porte d’elle-même à se renouveler
incessamment, sur le champ de bataille, et, parallèle-
ment, il est dans la logique du dispositif du pouvoir
d’émettre des ordres à l’infini et sans s’user.
Autre point de similitude: l’effacement du mani-
pulateur. Un bon général passe doublement inaperçu:
du simple point de vue tactique, parce qu’il ne laisse
pas voir ses propres dispositions (en même temps
Conclusion I 59

qu’il contraint l’ennemi à laisser voir les siennes);


d’un point de vue stratégique aussi, parce qu’il ne fait
jamais montre de clairvoyance ou de courage – qui
pourtant ne manqueraient pas de lui valoir l’admira-
tion commune – mais fait en sorte que la victoire
puisse découler inéluctablement de la situation. Or il
en va de même du prince éclairé: dans son rapport
immédiat avec les autres, il veille à ne rien laisser
transparaître de son for intérieur (tandis qu’il contraint
ses sujets à une parfaite visibilité); et, dans son utili-
sation du pouvoir, il se garde de manifester clémence
et générosité – qui le signaleraient pourtant avan-
tageusement au peuple, à titre de «vertus» – mais
veille scrupuleusement à ne point troubler l’autorégu-
lation du corps social maintenue grâce à l’impartialité
des rétributions. Même analyse, donc, de part et
d’autre: sur le plan pratique, se laisser voir, c’est don-
ner prise à l’autre et le laisser avoir barre sur soi; sur
le plan théorique, le vrai manipulateur se confond
avec le fonctionnement du dispositif, se dissout en lui.
A titre de conséquence, également: le comportement
moral n’est plus que le produit de la manipulation. Le
soldat est courageux, le sujet dévoué, non point par
la grâce des belles vertus qu’on leur souhaite, mais
simplement parce qu’ils sont contraints de l’être.
L’efficacité procède d’une détermination objective –
plus précisément: dispositionnelle –, et d’elle seule
découle – de façon discrète et d’autant moins faillible
– le succès.

II. Autant la conception du che, comme dispositif


fonctionnel, est importante chez les stratégistes et
les théoriciens du despotisme, autant elle l’est peu,
on s’en doute, dans la réflexion des moralistes; autant
elle est chargée positivement d’un côté, autant elle
l’est, bien sûr, négativement de l’autre. Et c’est jus-
tice: qu’est-ce, en effet, que la moralité, si ce n’est,
60 La propension des choses

dans son principe même, affirmer la primauté absolue


des valeurs à l’encontre du caractère plus ou moins
favorable de la situation, ainsi que la supériorité de la
détermination subjective face à la pression exercée
par les rapports de force? «Réalistes», en tant que
théoriciens du che, face aux moralistes, alias les
confucéens: tel est bien un des principaux débats aux-
quels aboutit la pensée chinoise, lorsqu’elle parvient à
maturation, à la fin de l’Antiquité, avec la floraison
des «cent écoles».
Sur le plan de la guerre, d’abord. Les moralistes
n’accordent nulle attention au che puisqu’ils ne prê-
tent pas le moindre intérêt à la stratégie. Selon eux, la
guerre se résout d’elle-même grâce à l’influence
morale émanant du bon souverain. Elle n’est donc pas
à considérer techniquement, en elle-même, mais seu-
lement comme une conséquence de la politique, qui,
Mencius elle-même, n’est à envisager que comme la consé-
-IVe s. quence de la morale. Qu’un souverain développe réel-
lement, en sa conscience, les prémices de vertu qui
y sont innées, et «infailliblement» les peuples les
plus lointains comme les plus hostiles lui ouvriront
d’eux-mêmes leurs portes et viendront à ses devants,
séduits par sa bonté, pour jouir de la bienfaisance de
son règne1.
Dans le domaine social et politique, d’autre part,
une complète indifférence est prônée à l’égard de la
puissance attachée à la position, au nom de la supé-
riorité des valeurs morales (mais non, bien sûr, par
critique de la hiérarchie sociale que les confucéens
respectent, au contraire, plus que quiconque). «Les
Sages Rois de l’Antiquité, nous dit Mencius, aimaient
le Bien et ne tenaient aucun compte de la puissance
attachée à leur position (che) a. Les sages lettrés –
comment auraient-ils pu faire exception et ne pas se
conduire de même? Ils étaient épris de la Voie qui
était la leur et ne tenaient aucun compte de la puis-
sance attachée à la position d’autrui2.» Et Mencius
poursuit: «S’ils ne leur manifestaient pas le plus
Conclusion I 61

grand respect et n’accomplissaient pas entièrement les


rites dus à leur égard, les rois et les ducs n’obtenaient
pas de leur rendre fréquemment visite. Aussi, puisque
c’était aux princes à rendre visite aux lettrés et que,
de plus, ils ne l’obtenaient pas fréquemment, com-
ment donc les princes auraient-ils pu s’assujettir ceux-
ci?» Paragraphe éminemment révélateur: d’abord,
par la projection opérée, dès l’ouverture, dans un
passé idéalisé (en parfait contraste avec l’attachement
réaliste au présent qui caractérise les «légistes»);
surtout, par la rhétorique mise en œuvre pour subvenir
aux besoins de la dénégation (par refus d’un assujet-
tissement des lettrés – face auquel ceux-ci demeurent
impuissants – vis-à-vis du pouvoir): le passage com-
mence modestement par introduire le lettré à l’ombre
du prince, pour aboutir, de façon retorse, au complet
renversement des rôles. Chemin faisant, en effet, s’es-
quisse une gradation inverse: le roi «aime» simple-
ment le Bien; les lettrés, eux, «se complaisent» dans
la Voie qui est la leur. Finalement, au lieu que ce
soient les lettrés qui – comme c’est l’évidence – se
rendent auprès du prince et lui fassent la cour, ce sont
les princes de la terre qui espèrent pouvoir être dignes
de venir faire leur cour aux lettrés…
Ce renversement, on le voit s’opérer, de façon
caractéristique, jusque dans le terme de che, une fois
celui-ci passé du côté des moralistes. Alors qu’il
dénote d’ordinaire la conséquence qui découle natu-
rellement de la disposition, le voici ostensiblement
employé en sens contraire. Et, pis encore, en rapport
avec le motif de l’eau dont l’écoulement spontané sert
néanmoins toujours d’image à la propension. Il est
de la nature humaine de tendre vers le bien, nous
dit Mencius, de même qu’il est de la nature de l’eau Mencius
de couler vers le bas. Mais qu’on frappe la surface de
l’eau, et celle-ci peut gicler plus haut que le front;
qu’on lui barre le passage et lui fasse rebrousser che-
min, et l’on peut la bloquer au sommet de la mon-
tagne. Ce n’est pas alors le résultat de sa «nature»
62 La propension des choses

propre mais du che b3 – à comprendre donc ici, par


opposition, comme pression violente exercée artifi-
ciellement sur elle. Emploi le plus contraire à l’usage,
mais qui n’en redevient pas moins parfaitement
logique dès lors que c’est le point de vue qu’on
inverse: ce qui est conçu et exploité, du point de vue
d’une théorie du despotisme, comme effet découlant
naturellement de la position est perçu, du point de vue
du lettré qui la subit, comme contrainte s’exerçant
arbitrairement à son égard. Propension interne (décou-
lant du dispositif du pouvoir) ou force extérieure
de coercition (s’opposant à l’inclination de notre
nature): l’ambivalence du terme renvoie à l’antago-
nisme des perspectives, le paradoxe sémantique est le
reflet de la contradiction sociale.

III. Face à la montée des théories stratégistes et


despotiques, le point de vue moraliste est néanmoins
conduit lui-même à prendre davantage en compte leur
conception du che, en se conformant à l’acception
qu’elles lui ont conférée. Force lui est de réagir au
réalisme s’il ne veut pas sombrer dans l’utopie. Vis-à-
vis de la guerre, par exemple, en opérant une distinc-
tion tranchée entre deux types de guerre: d’une part,
Xunzi la guerre «royale», qui est la guerre idéale, celle des
-IIIe s. fondateurs antiques opérant sans coup férir grâce à
leur seul ascendant moral; de l’autre, la guerre d’hé-
gémonie, actuelle, où la force militaire entre en ligne
de compte et où la tactique est devenue nécessaire.
Mais celle-ci reste résolument inférieure, du point
de vue même de son efficacité, à celle des anciens
souverains, dont les expéditions punitives à l’encontre
des mauvais princes se transformaient en simple pro-
menade: tant ils pouvaient compter sur le soutien
unanime de leur peuple et tant les peuples adverses,
séduits par leur bonté, accouraient d’eux-mêmes faire
leur soumission4.
Conclusion I 63

Il en va de même dans le cadre politique, où une


place minimale est concédée à la position d’autorité – Xunzi
comme simple point de départ: utile, en ce sens, aux
premiers souverains pour contraindre au bien leurs
peuples encore trop peu civilisés et donc rétifs à l’in-
fluence morale5; aux fondateurs d’empire qui, à par-
tir du support que leur procurait leur fief, si modeste
fût-il, ont pu se lancer dans leurs nobles entreprises6;
à la société tout entière, enfin, comme condition de
base du fonctionnement hiérarchique qui, seul, lui
assure cohésion et tranquillité c7. Mais la véritable
alternative qui décide du sort final des États est pure-
ment morale. Comme l’atteste le cas de tous les sou-
verains déchus, si puissante que soit sa position, celle-
ci ne saurait empêcher le prince qui mécontente son
peuple, par son immoralité, de courir à sa perte et
d’aboutir à une situation moins enviable encore que
celle du moindre de ses sujets8. Le pouvoir n’est pas
une fin en soi, et le Tao de la sagesse l’emporte réso-
lument sur le che9. Tandis que l’ascendant moral
reposant sur la reconnaissance et la bonne volonté des
sujets assure au prince «paix et puissance», le pou-
voir obtenu de force, par intimidation et surveillance
(selon les méthodes préconisées par les théoriciens du
despotisme), ne procure que «faiblesse et danger10».
La soumission des sujets à leur prince qui est bien,
aux yeux des moralistes aussi, la condition du bon
ordre politique, ne peut être réelle que si elle est spon-
tanée: d’où il faut conclure que la position d’autorité
ne saurait en être la cause et ne se maintient, au
contraire, qu’en fonction d’elle, à titre de conséquence
et d’effet d11.
Mais, s’ils en viennent à s’opposer de façon de plus
en plus explicite, en termes de che, stratégistes et
théoriciens du despotisme, d’une part, moralistes, de
l’autre, se rejoignent néanmoins dans la logique qui
fonde leur argumentation rivale. Car tous s’accordent
à reconnaître la supériorité de la tendance, opérant
sponte sua, par propension, comme mode de détermi-
64 La propension des choses

nation du réel. L’écart tient seulement, au fond, à la


nature de la tendance privilégiée (au point même de
devenir exclusive): soit la propension qui découle
du rapport de force fonctionnant comme dispositif,
soit celle qui émane de l’exemplarité opérant comme
conditionnement moral. A l’«inéluctabilité» objec-
tive revendiquée par les stratégistes et les théoriciens
du despotisme répond le «ne pas pouvoir ne pas»
de la stimulation subjective sous influence de la
sagesse e: la moralité suscite d’elle-même la moralité
non point tant par rivalité dans l’émulation que par
attirance spontanée – trans-individuelle – et homo-
généité de la réaction. Chacune des deux options se
prévaut donc du même mérite, celui d’opérer avec
une parfaite aisance, sans rencontrer la moindre résis-
tance, voire à l’insu de ceux qu’elle affecte: qu’elle
naisse du caractère tendanciel de la situation ou de
la capacité incitatrice de la vertu, l’efficacité qui est
immanente au processus résout d’elle-même et logi-
quement – pourvu qu’elle puisse jouer à plein et donc
devenir absolument contraignante – toute tension et
tout antagonisme. Pour les moralistes aussi, la guerre
qu’ils prônent conduit inéluctablement au triomphe,
préalablement à tout affrontement, voire au point d’en
dispenser tout à fait: alors que c’est, selon eux, si l’on
Xunzi recourt à l’habileté tactique et à la ruse que l’on se
retrouve à armes égales avec son adversaire, puisqu’il
peut en faire autant, et que l’issue du combat n’est
plus certaine12. Un bon souverain n’a d’ailleurs même
pas l’idée d’attaquer des gens qui pourraient lui résister,
car s’ils peuvent lui résister, c’est qu’ils possèdent une
certaine cohésion morale – dont il ne peut que se félici-
ter. De même, si le règne par la vertu est de loin préfé-
rable, c’est aussi, aux yeux des moralistes, que seule
l’exemplarité morale peut dispenser le prince de tous
les efforts et les tracas auxquels sont condamnés les
despotes: en suscitant une adhésion véritablement una-
nime et en permettant de retrouver la spontanéité des
comportements positifs, qu’ils soient innés ou acquis.
Conclusion I 65

En définitive, le rite lui-même, à la base de toute


la civilisation chinoise, et notamment du moralisme
confucéen, est à considérer comme un pur dispositif.

IV. On connaît le cours ultérieur de l’Histoire:


le prince qui est parvenu à vaincre, un à un, tous ses
rivaux et à imposer sa domination sur l’ensemble de
la Chine, mettant ainsi fin aux luttes d’hégémonie qui
duraient depuis des siècles, a obtenu ce résultat par
une stricte application des théories autoritaristes et
totalitaires qui s’étaient affirmées à l’encontre de la
tradition moraliste. En même temps, ce nouvel empire
avait besoin, pour assurer le fonctionnement étatique
et centralisé d’où procédait sa force, du support d’une
bureaucratie de plus en plus développée qui n’était
recrutable que dans les milieux lettrés héritiers de la
tradition confucéenne. D’où le compromis idéolo-
gique qui s’esquisse très tôt, entre les deux options
rivales, et va servir de base à toute la tradition ulté-
rieure.
Sur le plan de la guerre, tout d’abord, sont recon-
duits le principe d’une hiérarchie entre guerre juste, Huainanzi
punitive, entraînant une soumission spontanée, et -IIe s.

guerre intéressée, de conquête, nécessitant un affron-


tement armé, ainsi que celui de l’unanimité morale
souhaitée entre prince et sujets13; parallèlement, et
dès lors que le cadre de la guerre idéale est tant soit
peu délaissé, se voient réintroduites et développées la
réflexion tactique ainsi que l’importance déterminante
accordée au potentiel né de la disposition14. En poli-
tique, à l’inverse, c’est l’option autoritaire et despo-
tique qui fournit le cadre, et la théorie de la position
sert de clef de voûte au système impérial: le souve-
rain doit l’emporter par son che sur tous les autres à la
fois pour écarter toute rivalité et pour faire en sorte
que tous les autres soient contraints de se dépenser
pour lui. Sa position l’érige en pivot du monde et
66 La propension des choses

source de toute régulation15. Mais, en même temps


que la contrainte exercée par l’inégalité du rapport de
force est maintenue, la relation qui unit souverain et
ministres n’est plus perçue de façon antagoniste, fait
appel à la coopération, est «humanisée». Modifica-
tion révélatrice, celle apportée à la métaphore, deve-
nue usuelle, du char de l’État: au lieu que, comme
précédemment, l’État soit le char et la position l’atte-
lage, c’est maintenant la position qui est le char et les
ministres l’attelage16. Le bon cocher est celui qui sait
tirer sur les rênes ou les relâcher en restant à l’écoute
de la réaction des chevaux à sa pression. Est réintro-
duit ainsi l’idéal confucéen de la réciprocité des fonc-
tions et de l’harmonie. De même que le rôle du
modèle et sa mission d’éducation: en même temps
que l’on continue à affirmer, selon le catéchisme
légiste, que la moralité, sans le support de la position,
demeure sans effet, on attribue au privilège de la posi-
tion de permettre au souverain de s’imposer comme
norme et de transformer sous son influence les mœurs
de son peuple17 – ce qui est renouer, subrepticement,
avec l’idéal des moralistes.
Un type d’efficacité est censé finalement se brancher
sur l’autre, se combiner avec lui. Certes, cet accommo-
dement peut être perçu, aussi, comme un déguise-
ment: la soumission exigée est transformée en adhé-
sion volontaire, la tyrannie voilée sous les belles
apparences du consensus. Mais il apporte aussi la
confirmation de l’étrange affinité que nous ont déjà
donné à supposer ces orientations rivales: que l’effi-
cacité procède de l’influence transformatrice de la
moralité ou du rapport de force établi par la position,
la réalité sociale et politique est toujours conçue selon
le modèle d’un dispositif à manipuler. Car l’idéal
unique de l’«ordre», qui est unanimement partagé,
impose la vision d’un monde humain dont la finalité
est purement fonctionnelle; et le mérite d’une régula-
tion spontanée est invoqué par tous comme l’argu-
ment ultime – pour défendre des politiques opposées
Conclusion I 67

– sans jamais susciter, de la part des uns ou des autres,


le moindre soupçon. Les «processus» sociaux et
politiques, célébrés pour leur prévisibilité, ne doivent
rencontrer ni obstacle ni même friction: ni la revendi-
cation de droits ni la reconnaissance d’une autonomie
de la conscience – ni la «liberté».
Car, qu’il s’agisse du conditionnement exercé par
l’exemplarité ou du dispositif émanant du rapport de
force, l’efficacité opère toujours de façon indirecte, au
travers de la situation, et se substitue à l’affrontement
– celui des armes ou celui des discours. La logique de
la manipulation ne suppose pas seulement une vision
idéologique particulière de notre rapport à l’autre,
selon un postulat implicite qui est l’inverse de celui
qu’a résumé pour nous le kantisme: disposer souve-
rainement de la conscience d’autrui au lieu de traiter
l’autre comme une «fin». Elle implique aussi un
renoncement à l’effort de persuasion et repose sur une
profonde défiance à l’égard du pouvoir de la parole:
défiance qui caractérise précisément le monde chinois
ancien – à l’opposé du monde grec. Certes, la rhéto-
rique aussi peut être conçue comme un art de la mani-
pulation18. Mais, à tout le moins, on se tourne vers
l’autre, on s’adresse à lui, on cherche à atteindre sa
conviction. On lui donne aussi l’occasion de répondre,
de se défendre, d’argumenter en sens inverse. Un
débat contradictoire n’aboutit pas toujours à mettre en
lumière la vérité, mais il offre au moins des prises pour
réagir consciemment: le conflit est une chance – car il
permet au moins la révolte. Et, nous le constatons par
contraste avec la civilisation chinoise, c’est de ce face-
à-face, celui de l’agôn et de l’agora – symétrique de
celui du champ de bataille – qu’est née la démocratie.

V. Manipulation versus persuasion. Il y a donc là un


trait révélateur des traditions de la Chine et qui, en
caractérisant une certaine logique du comportement,
68 La propension des choses

individuel ou collectif, vis-à-vis d’autrui, n’est pas


propre au seul domaine politique ou stratégique. On
voudrait pouvoir rendre compte de ce fonctionnement
au-delà de ce qu’en montrent ces exemples parti-
culiers, comme un phénomène social et moral aux
dimensions du quotidien; on voudrait l’étudier à
même l’existence ordinaire pour comprendre com-
ment la manipulation peut servir couramment de prin-
cipe aux rapports humains: comment cette stratégie
de l’indirect ne sert pas seulement à la guerre mais
tous les jours, comment cette politique du condition-
nement ne concerne pas seulement la gestion du
pouvoir mais les conduites les plus communes. Mais
cette logique est trop intuitivement perçue, au sein de
la civilisation chinoise, et trop unanimement partagée,
pour avoir fait l’objet, à ce niveau de généralité, d’une
théorie (et, sans doute, est-ce parce qu’elle donne lieu
à un tel consensus, et fait l’objet d’une adhésion aussi
immédiate, que cette logique n’a pu être explicitée).
Voici donc que ce qui, entrevu du dehors, nous parais-
sait devoir être si typique, se dérobe finalement à
notre emprise, ne nous est jamais complètement expli-
qué et reste confondu dans l’évidence.
Il nous faut donc trouver une autre base à l’analyse.
Puisque, à ce stade, nous ne pouvons plus compter sur
l’effort d’explicitation des penseurs chinois, recou-
rons à la seule ressource qui nous reste, celle – directe
– de l’expérience. Voyons comment la manipulation
nous est racontée; écoutons, pour finir, le témoignage
du roman.
Une seule anecdote suffira. Un des grands romans
de la tradition chinoise, Au bord de l’eau, nous
rapporte comment tel de ses héros, Belle-Barbe, a
été banni dans une forteresse lointaine pour avoir
aidé à s’échapper un camarade d’armes injustement
Au bord condamné19. Là, sa grandeur d’âme lui a valu la
de l’eau confiance du préfet du lieu, et le voici chargé d’escor-
XIVe s.
ter le fils de celui-ci, dans les rues de la ville, un
soir de fête. Arrive inopinément celui qui lui doit la
Conclusion I 69

vie, en compagnie d’autres camarades: ils l’emmè-


nent un instant à l’écart pour le convier à se joindre à
eux et entrer dans leur bande de hors-la-loi grands
redresseurs de torts. Notre homme refuse, par fidélité
au pouvoir, mais, quand il veut revenir auprès de l’en-
fant dont il a la charge, celui-ci a disparu; et, quand
ceux qui sont venus le chercher, l’entraînant hors de la
ville, le conduisent à l’enfant, il trouve celui-ci mort,
tué exprès par eux. Il se lance alors furieux à leur
poursuite, et eux l’entraînent toujours plus loin – jus-
qu’à ce que le stratagème dont il a été victime lui soit
enfin crûment dévoilé: tout a été monté à dessein, y
compris le meurtre de l’enfant, pour le forcer à renon-
cer à son idéal de fidélité, en lui coupant toute possi-
bilité de retour, et le faire basculer dans leur camp.
«Tous les coups de pinceau, commente entre les
lignes le critique, sensible à la qualité littéraire du
récit, créent un che de génies terribles saisissant Jin
l’homme entre leurs griffes f 20» – qui nous fait palpi- Shengtan
XVIIe s.
ter. Tout s’est passé, en effet, sans que notre héros ait
pu intervenir, ait pu choisir, ait pu résister. Et quand
les autres lui demandent enfin pardon en tombant à
ses genoux, Belle-Barbe ne s’en trouve pas moins
obligé d’adhérer au parti qu’ils avaient, dès l’abord,
décidé, en disposant souverainement de lui. Il n’est
pas convaincu, dans sa conscience, mais contraint par
la situation. Personne d’ailleurs ne témoigne, parmi
tous ces braves, de remords (d’avoir abusé cet ami qui
est aussi un bienfaiteur) ou d’indignation (face au
meurtre d’un innocent qu’a coûté la ruse). La mani-
pulation est un art, et ces héros en sont grandis.
On voit que ce modèle du dispositif n’a pas seu-
lement marqué, en Chine, la gestion des rapports
humains. Il correspond aussi à un effet d’art et se
trouve impliqué dans les conceptions esthétiques des
Chinois. En calligraphie, en peinture, en poésie, c’est
l’efficacité dispositionnelle qui importe aussi, et il
faut l’appréhender également sur ce plan-là pour com-
prendre combien a pu être prégnante, en Chine, cette
70 La propension des choses

façon de rendre compte de la réalité. Non point,


certes, pour chercher une justification possible, du
côté de l’«art» (comme s’il pouvait y avoir effective-
ment compensation à cet égard), à ce que nous perce-
vons trop souvent, en Chine, en tant qu’Occidentaux –
et à juste titre, selon nous – comme un facteur inac-
ceptable d’oppression politique. Mais parce qu’on ne
peut saisir de cohérence culturelle que globalement,
en la poursuivant à travers champs – de la stratégie
manipulatrice au processus créateur le plus désinté-
ressé.
II
3

L’élan de la forme, l’effet du genre

I. La dislocation de l’Empire (à la fin du IIe siècle de


notre ère), le morcellement de la Chine qui s’ensuivit,
durant plusieurs siècles, précipitèrent l’effondrement
du système de pensée unitaire, à la fois cosmologique,
moral, politique, qui avait prévalu jusqu’alors et favo-
risèrent par contrecoup l’émergence d’une conscience
esthétique autonome, auparavant confondue en lui.
Les conditions de possibilité d’une critique d’art,
comme réflexion à part, sont enfin apparues.
Or, dès son avènement, celle-ci ne conçoit point
l’activité artistique selon la perspective qui a d’abord
été la nôtre, comme activité de la mimèsis (par repro-
duction-imitation d’une certaine «nature», plus
«idéale» ou plus «réelle», et à quelque niveau – plus
général ou plus particulier – qu’on entende celle-ci)*,
mais comme un processus d’actualisation, aboutis-
sant à une configuration particulière du dynamisme
inhérent à la réalité – celui-ci opérant et se révélant au
travers de l’idéogramme calligraphié, comme du pay-
sage peint, comme du texte composé. De cette dispo-
sition individuelle qui, chaque fois, prend forme naît
un potentiel qui est l’expression du dynamisme uni-
versel et est à exploiter selon son maximum d’effica-
cité: il est la tension animant les divers éléments de
l’idéogramme calligraphié, l’élan et le mouvement

* Voir, à ce sujet, notre étude, La Valeur allusive. Des


catégories originales de l’interprétation poétique dans la tra-
dition chinoise, chapitre I.
74 La propension des choses

des formes en peinture, l’effet engendré par la produc-


tion du texte en littérature. L’ancien modèle straté-
gique sert donc de support à la réflexion esthétique,
l’art aussi est à concevoir en termes de che, comme
dispositif.

II. De l’art militaire à celui de l’écriture, la transi-


tion est explicite:
«Quand ils traitaient de calligraphie, les Anciens
Kang accordaient la priorité au che. […] En effet, la calli-
Youwei, graphie est une étude reposant sur la configuration
fin XIXe s.
[des idéogrammes]. Or, dès qu’il y a configuration, il
y a potentiel découlant de cette configuration a. Les
stratégistes accordaient la plus grande importance à la
configuration [des troupes sur le terrain] et au poten-
tiel [naissant de cette disposition] […]: dès qu’on
obtient l’avantage que constitue ce potentiel [che], on
se trouve avoir en main ce qui conduit au succès b1.»
Si l’art chinois de l’écriture peut être, en effet, un
exemple privilégié de dynamisme œuvrant au sein
de la configuration, c’est qu’il s’agit, dans le cas de
chaque idéogramme que l’on copie, d’un certain geste
se convertissant en forme comme, aussi bien, d’une
certaine forme se convertissant en geste. Il y a équiva-
lence, en son schème, entre figure et mouvement, on
parle aussi bien du che du pinceau qui trace l’idéo-
gramme que de celui de l’idéogramme tracé par lui c:
un même élan est à l’œuvre, saisi à deux stades – ou
comme dans deux «états» – différents. Aussi le che
peut-il être défini globalement comme la force qui
parcourt la forme du caractère d’écriture et anime
Cai Yong esthétiquement celle-ci2. «Quand le che vient, ne pas
IIe s. l’arrêter; quand il part, ne pas s’y opposer», lit-on
dans un traité censé être l’un des premiers de la théo-
rie calligraphique3. «Configuration» d’une part (les
Wang Xizhi divers éléments composant le tracé de l’idéogramme),
IIIe s.
«potentiel» de l’autre: d’une part, on «considère»
L’élan de la forme, l’effet du genre 75

la «forme» du caractère, du point de vue de sa res-


semblance, de l’autre, on «poursuit» le che au travers
du tracé, appréciant ses effets de tension nés de
l’alternance4. Le «corps» du caractère est perçu en Wei Heng
évolution: «che harmonieux, corps équilibré5». En IIIe s.

même temps, le che de l’écriture se distingue de ce


corps des caractères envisagé, au pluriel, comme
formes d’écriture particulières: «un même che quel
que soit le corps [forme] d’écriture utilisé d6». Fac-
teur déterminant de l’art calligraphique, le che sert
donc de qualité unitaire au tracé, au travers même de
ses variations.
Mais ce serait une erreur de croire que la réflexion
esthétique des Chinois s’est développée par discrimi-
nation de termes – en recourant à des conceptualisa-
tions précises et à des définitions (comme la tradition
grecque, aristotélicienne notamment). Les termes
employés travaillent plutôt par réseaux d’affinités, se
sous-entendant constamment les uns les autres, par
allusion, et réagissant entre eux plus par la vertu du
contraste qu’au nom de champs délimités: au lieu de
procéder de distinctions préalables et méthodiques –
et donc abstraites (commodes aussi) –, leur valeur
de sens résulte, pour une large part, de l’exploitation
particulière à laquelle se livrent, à partir de leur
richesse évocatoire infinie, les jeux du parallélisme et
de la corrélation – tendant ainsi à représenter le phé-
nomène esthétique plutôt sur le mode de la polarité Yang Xin
qu’à travers des notions7. Aussi le che calligraphique IIIe-IVe s.

peut-il être apparenté à l’«ossature» interne de


l’idéogramme lui conférant sa consistance structurelle
(et en ce sens opposé à la grâce charmante de l’ara-
besque)8 comme, aussi bien, opposé à cette structure
osseuse et ferme, essentielle au caractère d’écriture –
et assimilé en ce sens à la seule forme déliée du tracé9.
Terme intermédiaire – transitoire – tantôt conçu en
relation à l’énergie invisible, subjective et cosmique
tout à la fois, qui s’investit dans l’activité calligra-
phique et opère à travers elle, tantôt en relation à la
76 La propension des choses

figuration des idéogrammes – à son stade définitif de


tracé individuel – et tendant à se confondre avec elle e.
Mais, même quand il est perçu dans la simple
dépendance de la configuration propre au caractère
d’écriture, le che rappelle, compte tenu de son oscilla-
tion entre ces pôles, le «souffle» qui s’exprime au
travers de la figuration et l’habite. «A défaut d’autre
Wei Heng terme légué par la tradition10», et en s’explicitant sur
un mode métaphorique – bond, saut, envol: «tendant
le cou et contractant les ailes, son che, est-il dit par
exemple de telle écriture sigillaire, aspire à atteindre
Zhang les nuages11». D’une façon générale, c’est lui qui
Huaiguan
VIIIe s.
«donne vie f12» et fait vibrer éternellement le moindre
point comme le moindre trait, comme si l’on revivait
Jiang Kui chaque fois le moment de leur exécution13. Terme
XIIe s. toujours valorisant, donc, par rapport à ce qui serait,
sinon, la platitude de la figuration, puisqu’il l’appro-
fondit et la déborde en révélant, au sein du statisme
de la forme actualisée, cette dimension de perpétuel
essor. Non seulement comme l’élan intérieur dont
elle procède, mais aussi comme l’effet de tension qui
en résulte. La «forme» est saisie dans sa propension.
Ce qui signifie qu’elle n’est pas à percevoir comme
simple «forme», mais comme un processus en cours.
Mais d’où procède concrètement cet effet de tension
qui anime pour toujours les divers éléments du carac-
tère calligraphié? Ou, en d’autres termes, comment
celui-ci peut-il fonctionner efficacement comme dis-
Zhang positif? «Il faut, nous est-il donné comme première
Huaiguan règle du maniement du pinceau, que le che soit atteint
– au niveau du point comme du trait – par tension
entre haut et bas, abaissement-relèvement, séparation-
rassemblement g14.» La logique du dynamisme à
l’œuvre est celle du contraste et de la corrélation. Que
tous les éléments qui composent la configuration de
l’idéogramme à la fois s’appellent et se repoussent,
«se tournent l’un vers l’autre» ou «se tournent le
dos h». A la barre supérieure qui s’infléchit vers le bas
répond celle, inférieure, qui s’incurve vers le haut; et
L’élan de la forme, l’effet du genre 77

l’extrémité de la première contient déjà implicitement


l’annonce et l’amorce de la seconde. Parallèlement,
l’une se replie massivement sur elle-même tandis
que l’autre se déploie en un fin délié; l’encre est ici
plus épaisse et là plus rare. L’écart suscite le rap-
prochement, et l’opposition la compensation. De la
polarité naissent échange et conversion. Ainsi tous les
éléments du tracé peuvent-ils se mettre en valeur réci-
proquement, comme par «réflexion mutuelle i15», en
laissant leur pulsation commune circuler de part en
part et sans qu’il y ait «hémiplégie» de part ou
d’autre: produisant ainsi un «che de l’idéogramme»
qui est à la fois «virilement énergique et féminine-
ment charmant j16». Comme tels, ils érigent la confi-
guration du caractère d’écriture en un champ magné-
tique dont l’intensité est maximale en même temps
que l’harmonie parfaite. L’idéogramme calligraphié
devient symbole vivant du grand Procès du monde:
se rééquilibrant constamment au centre – comme
foyer de plénitude – et continuellement dynamique
parce que autorégulé.

III. La formule vaut également pour les deux tech-


niques du pinceau: qu’il s’agisse de l’art de l’écriture
ou de la peinture, il convient toujours d’«obtenir» ou
d’«atteindre» le che. Car celui-ci peut être «man-
qué» ou «perdu» k; et ces expressions communes ne
sont pas sans rappeler, par leur alternative, l’ancienne
conception politique de l’efficacité de la position
(qu’on occupe ou qu’on délaisse). Quand elle entre
dans le domaine de la critique picturale, qui se déve-
loppe dans le prolongement de celle de la calligraphie,
la conception du che oscille déjà, à propos de la pein-
ture de personnages ou de chevaux, entre les accep-
tions corrélatives de disposition et d’élan17. Mais c’est
à propos des éléments qui composent le paysage que
ce terme acquiert sa pleine importance. Voici qu’en
78 La propension des choses

décrivant la montagne qui servira de décor à une


Gu Kaizhi scène religieuse (ce cadre naturel l’emportant pour la
IVe s. première fois sur le sujet humain) l’artiste se montre
sensible à l’effet produit par une étroite crête qui
monte en serpentant entre les roches: celle-ci crée une
«configuration dynamique» (che) grâce à son tracé
«serpentant en ondulant comme un dragon18». Face à
ce premier sommet s’en dresse un autre, altier, fait de
roches nues. Il s’achève en un escarpement couleur de
cinabre au pied duquel s’ouvre un ravin: peindre cet
escarpement flamboyant et rouge, nous dit le peintre,
pour mettre en valeur la configuration dynamique
(che) que crée ce dangereux précipice l19. En figurant
vertigineusement l’à-pic, le tracé atteint sa tension
maximale, le potentiel de la configuration est à son
comble. De même, encore, pour la ligne qui descend à
l’autre extrémité du tableau et, s’interrompant à son
bord, achève la composition sur un effet recherché de
suspens.
De même qu’elle est l’élément central de l’esthé-
tique chinoise du paysage, la montagne est le lieu pri-
vilégié du che, faisant œuvrer conjointement les ten-
sions les plus diverses au cœur de sa configuration.
L’artiste peut y exploiter les ressources de l’altitude et
du lointain: la foule des sommets qui se dressent, acé-
Zhang rés et drus, à l’horizon produit l’effet (che) d’un
Yanyuan «peigne de rhinocéros incrusté20». Il suffit, d’ailleurs,
IXe s.
de recourir à une traînée de nuages ou de brume,
Huang accrochée à flanc de coteau, pour que cela confère à
Gongwang la montagne un effet (che) d’insondable hauteur m21;
XIVe s.
de même qu’il suffit d’estomper vaguement le tracé
Da pour que le che de la montagne gagne en distance22.
Chongguang Le peintre peut aussi jouer sur les possibilités d’alter-
XIIIe s.
nance et de contraste. Le flanc courbe de la montagne,
tantôt convexe et tantôt concave, «s’ouvre» et «se
ferme», se déploie et se replie – ce qui fait que «le
che de la montagne» «tourne» et ondule n; que sa
crête s’élève puis s’incline et qu’elle se «meut» en
s’étirant23. La montagne est, elle aussi, saisie dans sa
L’élan de la forme, l’effet du genre 79

propension, comme un tracé d’idéogramme. Une ten-


sion que rehausse encore l’opposition des versants: à
l’adret répond l’ubac, et l’animation d’un village
trouve son contrepoint dans des étendues de solitude.
En élargissant ce contraste à tout le paysage: à la
montagne répond l’eau. En même temps qu’ils s’op-
posent dans leur nature foncière, les deux éléments
échangent discrètement leurs qualités: tout en repré-
sentant l’élément stable, la montagne semble, par la
diversité de ses faces, «s’animer et bouger»; tout en
s’écoulant, l’eau paraît, par la masse de ses vagues,
«atteindre à la compacité». Pour promouvoir le che Tang Zhiqi
XVIIe s.
de l’eau, il convient de la peindre enserrée en une pro-
fonde gorge, se ruant tout droit ou tourbillonnant
autour des rochers. La moindre goutte est en mouve-
ment et cela fait une «eau vivante». Ne la peindre
ni trop «molle», car elle serait privée de che, ni
trop «raide», comme une planche, ni trop «sèche»,
comme du bois mort24: la force de propension dont
est empreint son tracé sera telle alors qu’elle donnera
l’impression de vouloir «éclabousser les parois o25». Wang
Cette recherche de la tension au travers de la figura- Zhideng
XVI-XVIIe s.
tion se retrouve dans les autres éléments du paysage:
dans les roches, notamment, dont on rend le che en
accentuant, en contrebas de la montagne, la tendance à
l’empilement – «pressées les unes contre les autres p»
– comme éboulis26; dans l’arbre, le pin notamment, Gu Kaizhi
dans lequel on retrouve l’aspiration altière du som-
met: le peindre solitaire comme lui et tendant «dan-
gereusement» son tronc noueux, tel l’ondulement Jing Hao
Xe s.
d’une crête, «jusqu’à la Voie lactée» – tandis que ses
plus basses branches penchent à l’envers et s’étendent
au ras du sol q27; jusqu’au saule enfin, tout de légè- Mo Shilong
XVIe s.
reté et de souplesse, dont il suffira de séparer le bout
fin des rameaux pour lui conférer du che*28.

* Cette valorisation d’une tension au sein de la figuration,


nous la trouvons encore, de façon remarquable – et toujours
exprimée en termes de che – dans la forme incurvée de la
80 La propension des choses

Comme dans l’idéogramme calligraphié, la logique


de ce dynamisme est celle du contraste et de la réci-
procité. On ne saurait en trouver de meilleure illustra-
Fang Xun tion que dans le motif du bosquet29. Le premier prin-
XVIIIe s.
cipe, pour lui conférer du che, est l’«irrégularité» –
en dépassement ici, là en retrait r: les branches ne par-
tent pas du tronc de façon égale et équilibrée, et leur
croisement est tantôt plus lâche – une seule branche
morte qui pend entre les troncs –, tantôt plus dense et
touffu. «A apprécier en fonction du che pour que cela
soit réussi s30.» Une telle irrégularité est dynamique
parce qu’elle s’organise par alternance: entre le tracé
droit et le tracé courbe (privilégier constamment la
courbe, comme on s’y applique vulgairement, est las-
sant), entre ce qui est plus travaillé et ce qui est plus
«grossier» et négligé, entre ce qui est plus compact et
chargé et ce qui est laissé plus épars et clairsemé.
Toutes ces oppositions se ramènent à celle du vide et
du plein – aussi centrale dans l’esthétique des Chinois
qu’elle est essentielle à leur vision du monde – et «il
suffira de jouer de cette opposition du vide et du plein
Shitao pour atteindre le che t». Des pins, des cèdres, de vieux
XVIIes. acacias, de vieux genévriers – qu’on les groupe, par
exemple, par trois ou cinq, en promouvant leur che:
«ils se mettront à danser d’un élan héroïque et guer-
rier, les uns baissant la tête et les autres la relevant,
tantôt ramassés sur eux-mêmes et tantôt campés bien
droit – ondulants et balancés31». Comme précédem-
ment entre les traits et les points composant l’idéo-

ligne du toit (remontant légèrement à sa partie inférieure) qui


est un trait caractéristique de l’architecture traditionnelle en
Extrême-Orient (noter que, même en ce cas, il ne peut s’agir
d’une forme unique, prédéterminée, puisque celle-ci fait l’ob-
jet d’un calcul toujours particulier dans la façon de «porter
l’angle» – en fonction de variables telles que le type de struc-
ture, la largeur de chaque travée, la dimension des projections
horizontales de chaque chevron, etc. – de sorte que la jonc-
tion des chevrons inclinés différemment puisse donner au toit
son aspect recourbé)43.
L’élan de la forme, l’effet du genre 81

gramme, le dispositif esthétique qui s’organise ici –


par appel, tension, échange – est complet.

IV. On sait que l’histoire de l’esthétique chinoise,


considérée dans son ensemble, est celle d’une évolu-
tion conduisant de l’intérêt premier, et primaire, porté
à la ressemblance extérieure, au dépassement de cette
représentation simplement «formelle» de la réalité,
en vue d’atteindre à la «résonance intime» qui anime
celle-ci, par «communion spirituelle» avec elle. Dans
cette gradation, l’effet de tension que caractérise le
che occupe un stade intermédiaire. Tandis que la Li Rihua
XVI-XVIIe s.
configuration formelle – «rond, plat, carré» – peut
être totalement appréhendée par le pinceau, l’effet de
tension du che qui opère à travers elle – «en procé-
dant par mouvement tournant ou brisé, en indiquant
tendance et direction» – peut être saisi par le pinceau,
mais non exhaustivement: car «il participe de la
représentation mentale», et «il subsiste nécessaire-
ment en lui quelque chose que le pinceau ne peut
atteindre32». Au sein du processus esthétique, du
figuratif au spirituel, c’est à lui d’assurer la transition.
Cette différence peut d’ailleurs être interprétée, au
niveau des moyens, comme à la base de la technique
picturale des Chinois, en illustrant la dualité de Shitao
l’encre et du pinceau: tandis que l’encre «fait s’épa-
nouir la configuration des monts et des fleuves», le
pinceau «fait varier alternativement leur che»; et,
au sein du paysage, tandis que «l’océan de l’encre
embrasse et porte», la montagne tracée par le pinceau
«dirige et conduit33». D’une part, ce qui s’étale et
remplit; de l’autre, ce qui informe et dynamise. Sur le
plan du symbole, parmi les éléments qui composent
le paysage, la tension que traduit le che se révèle en
affinité avec le vent: diffuse comme lui au travers
des formes et les animant, réalité physique mais
évanescente, et ne se manifestant que dans son effet34.
82 La propension des choses

La tension est d’autant plus sensible qu’elle ne


s’actualise pas totalement. D’où la valeur de ce tracé
qui possède d’autant plus de force qu’il reste inchoa-
tif, de cette esquisse qui crée un éternel suspens.
Considérez le frêle esquif peint au milieu des eaux.
Comme il est loin, l’écoute qui sert à tendre la voile
Gong Xian n’est pas perceptible; mais, en même temps, «si on
XVIIe s.
ne la peint pas du tout, la représentation se trouvera
privée de che»: n’en peindre donc que l’extrémité
inférieure sans que, à cause de la distance, on puisse
percevoir l’endroit précis où la main la tient35. L’effet
de tension du che opère ainsi à la frontière du visible
et de l’invisible, quand le caractère explicite de la
configuration s’approfondit en richesse implicite
du sens, que le vide devient allusif u36, que le fini et
l’infini s’éclairent et s’allient. Il ne s’agit, au départ,
que d’un pur procédé technique, mais celui-ci ne peut
manquer de provoquer l’émotion; en tendant effica-
cement la forme, il dégage aussitôt une impression
de vie. Effet majeur et déterminant, puisque c’est à
lui qu’il revient d’ouvrir le concret sur son au-delà, et
d’opérer au travers de l’objet représenté – et quel que
soit celui-ci – le dépassement essentiel à l’art. Grâce à
lui, la configuration sensible sert de dispositif pour
évoquer l’infini: le monde de la représentation accède
à sa dimension d’esprit, et l’extrémité du visible fait
signe vers tout l’invisible.

V. Au-delà de l’évidente parenté qui relie, en Chine,


calligraphie et peinture, une analogie peut être égale-
ment développée, à partir du modèle commun que
fournit la stratégie, entre l’art chinois de l’écriture et
celui, général, de la littérature. De même que les
troupes «n’ont pas de disposition constante sur le ter-
Yu Shinan rain», les idéogrammes à calligraphier «n’ont pas
VIe-VIIe s.
qu’une manière, toujours la même, d’actualiser leur
configuration v»: à l’image de l’eau ou du feu, les
L’élan de la forme, l’effet du genre 83

potentialités qui découlent de leur disposition (che)


sont multiples et «non point déterminées une fois
pour toutes w37». Or la littérature profite d’une varia-
bilité comparable. En fonction de la diversité de ce
qu’il lui revient d’exprimer, le texte à composer se
constitue de façon différente, donnant lieu chaque fois
à un type de potentialité découlant de cette composi-
tion (che) x38, en tant qu’effet littéraire, qu’il revient
à l’écrivain de «déterminer» – et d’exploiter – selon Liu Xie
Ve-VIe s.
le maximum d’efficacité y. Le texte est à concevoir lui
aussi comme un dispositif, ainsi que tend à le montrer
un chapitre entier du plus bel ouvrage de réflexion
littéraire de la tradition chinoise dont on redécouvre
aujourd’hui l’exceptionnelle profondeur – après plus
d’un millénaire d’oubli.
Concevons donc le texte comme une actualisation Liu Xie
particulière, en tant que configuration littéraire, et le
che comme sa propension d’effet. Divers motifs,
repris de la pensée stratégiste, insistent sur le carac-
tère «naturel» d’une telle propension39 – selon le
modèle du carreau qui, projeté par l’arbalète, tend
à aller droit, ou de l’eau qui, coincée au fond d’un
gouffre, est portée à tourbillonner: la propension
d’effet émane de la constitution du texte de même
qu’un corps sphérique tend à rouler et un corps cubique
à rester stable. Ce qui joue en bien comme en mal, et
vaut, de notre point de vue, au niveau du fond comme
de la forme. Dans un sens positif, qui prend modèle
sur les textes canoniques atteindra «spontanément» à
l’élégance classique; et, parallèlement, qui s’inspire
des œuvres d’imagination (le Lisao opposé au Shi-
jing) accédera «nécessairement» au charme de l’in-
solite. En sens inverse, si la pensée est assemblée de
façon superficielle ou se trouve sans portée, le texte
manquera de «richesse implicite»; et si son expres-
sion prête à des distinctions trop claires ou se trouve
trop concise, il manquera d’«abondance rhétorique».
De même qu’une eau emportée impétueusement est
sans rides, qu’un arbre mort est sans ombre.
84 La propension des choses

Liu Xie La propension d’effet, nous démontre le poéticien


chinois, ne découle pas seulement sponte sua de la
constitution du texte, elle en est aussi l’expression
intrinsèque, comme le traduit une analogie avec la
peinture: de même que, en peinture, de l’association
des couleurs ressort une figuration particulière (cela
représente soit un cheval, soit un chien); de même,
en littérature, du croisement de tout ce qui tend à s’ex-
primer ressort une propension d’effet différente (plus
élevée ou plus vulgaire). Le résultat relève d’une
logique qui renvoie à la spécificité d’un type. Deux
principes, adverses mais complémentaires, devront
dès lors guider l’écrivain dans la gestion stratégique
de cette propension d’effet: d’une part, en combiner
les possibilités les plus diverses, en fonction de l’oc-
casion, pour conférer au texte son maximum d’effica-
cité z; de l’autre, en respecter l’unité d’ensemble, pour
conserver au texte sa nécessaire homogénéité a’. Bien
loin, par exemple, d’exclure la «magnificence» au
profit exclusif de l’«élégance», il doit profiter égale-
ment des ressources de ces deux qualités contraires,
tel le général qui mêle adroitement attaques de front
et de biais. En même temps, chaque texte correspond
à un certain genre – ce qui aboutit à une définition des
genres littéraires proprement dits, se distinguant sys-
tématiquement les uns des autres en fonction de leur
visée (soit l’«élégance classique», soit la «limpidité
de l’émotion», soit la «précision de l’expression»,
etc.; d’où un tableau des genres – vingt-deux en tout
– regroupés en six rubriques – cinq de quatre plus
une de deux – en fonction de leur critère littéraire
commun). L’illustration la plus appropriée du texte
sera donc, en définitive, celle fournie par le tissu
de brocart qui, en dépit de l’entremêlement de fils de
couleurs les plus variées, n’en garde pas moins, chaque
fois, son «fond» propre.
Mais on peut aussi renverser la perspective, suggère
le même poéticien, et considérer cette propension
d’effet du texte non plus en fonction du genre auquel
L’élan de la forme, l’effet du genre 85

il correspond, mais à partir de l’individualité de son


auteur: par rapport à son goût, toujours partial, à ses
habitudes, qui sont personnelles. De là, on pourrait
assimiler cette propension au surplus d’élan et de
vigueur qui se déploie (exceptionnellement) dans
l’«au-delà du texte», mais ce serait interpréter trop
exclusivement cette propension d’effet en relation à
l’énergie qui s’investit – en tant que «souffle» – dans
la création littéraire. Car il ne faut pas confondre –
et cette distinction est intéressante – effet et force:
«la propension d’effet sur laquelle prend appui le
texte b’» peut tendre à la douceur aussi bien qu’à son
contraire, et il n’est pas besoin que l’expression soit
vigoureuse et exhale la véhémence pour qu’il y ait
du che. Cependant – et l’analyse est encore plus sub-
tile –, si la propension d’effet se différencie de la
force, elle ne s’en manifeste pas moins comme une
tension, et il ne conviendrait pas que celle-ci s’exerce
de façon trop vive et trop à nu. D’où la nécessité de
compenser ce facteur de tension par un facteur inverse
d’imbibition diffuse et harmonieuse qui, imprégnant
cette propension, procure détente et agrément c’.
Si l’effet littéraire doit être naturel, puisque éma-
nant d’une propension, on peut concevoir du même
coup en quoi consiste un effet littéraire jugé artificiel: Liu Xie
quand l’effet ne découle plus de la constitution propre
au texte et de son genre particulier, mais que, à l’in-
verse, on compose le texte en fonction d’un parti pris
délibéré de nouveauté. Il est en soi normal, conclut le
poéticien chinois, que l’effet vise à l’originalité, mais
celle-ci ne doit pas être confondue avec l’excentricité.
Tandis que la première procède d’une exploitation
réussie des potentialités internes à la création litté-
raire, la seconde ne provient que du retournement et
de la subversion quasi mécanique de ce qui est correct
et attendu d’. Ce qui ne donne qu’un «air d’origina-
lité», et ce faux effet est sans effet du tout. On a, pour
aller plus vite, fait violence au dispositif textuel – au
lieu de le laisser jouer.
86 La propension des choses

VI. La pensée stratégique dont nous sommes partis


au début de notre réflexion sert aussi, on l’a vu, de
modèle dominant à cette interprétation de la compo-
sition littéraire: puisque la composition littéraire est
également conçue comme une gestion et une exploita-
tion des propensions naturelles (découlant des types
de textes correspondant aux situations, toujours
diverses et changeantes, dans lesquelles nous sommes
engagé en tant qu’auteur), et que c’est toujours un
maximum d’effet qui est en vue (comme effet d’art).
Reste encore à comprendre, d’un point de vue propre-
ment littéraire, et à partir des représentations qui sont
originellement les nôtres, à quoi peut effectivement
correspondre une telle perspective.
Appliquée au domaine de la littérature, cette théorie
de la propension d’effet ne peut manquer de recouper
notre notion de «style», puisqu’elle en conjugue, dans
sa représentation de la tendance, les deux conceptions
qui se sont succédé au cours de notre tradition. Quand
elle pense le che dans la dépendance du genre, la
réflexion chinoise n’est pas sans rappeler le point
de vue «téléologique» de la rhétorique classique,
qui conçoit le style en fonction de l’efficacité du
discours; parallèlement, quand elle envisage le che
en relation à la personnalité de l’auteur, elle rejoint
l’optique de la stylistique génétique, qui, s’imposant
avec le romantisme, a substitué à l’interprétation fina-
liste l’explication causale, et fait du style l’expression
d’un individu ou d’une époque – la «transmutation
d’une humeur», selon l’expression de Barthes. Sous
l’influence des conceptions occidentales, les commen-
tateurs chinois d’aujourd’hui sont enclins à concevoir
cette théorisation du che comme la théorie chinoise
du «style» – tout en se montrant conscients, et
embarrassés, de ce que d’autres représentations, au
sein de ce traité du Ve siècle comme ailleurs dans la
tradition chinoise, renvoient également à la notion de
L’élan de la forme, l’effet du genre 87

«style»40. S’agit-il seulement là du vague des notions


chinoises, des déboires de la polysémie? Ou ne serait-
ce pas, plutôt, qu’une différence générale d’optique,
dans la façon de concevoir le phénomène littéraire, ne
permet pas de conduire à son terme le recoupement
rencontré?
Car notre conception du style dérive d’une philo-
sophie de la forme (témoin l’influence de l’école
d’Aristote en ce domaine): que ce soit, à l’époque
ancienne, comme «la forme spécifique de l’œuvre
conditionnée par sa fonction» (P. Guiraud) ou, à
l’époque moderne, comme «forme sans destination»
(R. Barthes – tandis que l’«écriture» serait «la
morale de cette forme»)41. Forme efficiente qui est
conçue par rapport à un fond-matière. Or, comme,
en calligraphie, la «forme» au travers de laquelle se
réalise le che littéraire est plutôt celle d’une configu-
ration s’exerçant d’elle-même comme dispositif: ce
qui signifie que ce que nous traduisons habituellement
par «forme», dans les textes chinois de critique litté-
raire, n’est pas le terme opposé et corrélatif d’un cer-
tain «contenu», mais ce à quoi aboutit le processus
d’actualisation; et que le che est la potentialité parti-
culière qui caractérise chaque fois celle-ci.
Entre le visible et l’invisible, de la situation initiale
(affective, spirituelle) dans laquelle est engagé l’au-
teur au type de formulation qui en découle, et de la
tension impliquée concrètement par les mots du texte
à la réaction illimitée des lecteurs, la perspective chi-
noise est, une fois de plus, celle d’un processus en
cours, et il revient en priorité à l’écrivain d’en «déter-
miner» la propension, de sorte que ce procès se voie
doué du plus d’effet et acquière un maximum de por-
tée: détermination qui est nécessairement globale
et unitaire en même temps qu’elle est constamment
variable, et relève d’un conditionnement logique dont
il faut savoir stratégiquement profiter. Comme en
peinture, le che de la littérature est ce facteur décisif
qui circule de part en part et, orientant la composition
88 La propension des choses

d’une certaine manière, insuffle la vitalité à travers


celle-ci – comparé de nouveau explicitement au vent
et associé à lui e’42.
Élan-effet: le che anime la configuration des signes
et la dispose à jouer – de même qu’il est déjà à l’œuvre
au travers du paysage. Remontons donc plus haut,
vers la source de cette efficacité. Éprouvons-la dans
la nature.
4

Lignes de vie au travers du paysage

I. Mais d’abord portons un autre regard sur la


«nature»: n’en faisons plus un objet de science,
conçu par démonstration et raisonnement, en distin-
guant «principe», «cause» et «éléments» – comme
nous en avons pris l’habitude depuis l’emprise initiale
grecque («nous», c’est-à-dire l’humanité «histo-
riale», selon sa désignation heideggérienne, celle
«à qui ne cesse de parvenir» – comme «destin»? –
le «même appel à répondre de l’être»1); mais per-
cevons-la intuitivement, à travers le sens interne de
notre corps et son activité propre, comme une même
et commune logique – en nous et hors de nous, s’exer-
çant d’un bout à l’autre de la réalité – d’animation et
de fonctionnement. Changeons de «physique»: ne la
concevons plus abstraitement à partir de ces opposi-
tions opératoires – matière et forme, puissance et acte,
essence et accident… – ou de tous les succédanés qui
ont été fournis depuis à ces formulations canoniques
(la Physique d’Aristote étant bien ce «livre de fond»
– «en retrait» et donc «jamais suffisamment traversé
par la pensée» – de la philosophie occidentale2);
mais éprouvons-la comme un souffle unique, «ori-
ginel et circulant toujours», s’écoulant à travers
tout l’espace, engendrant sans fin les existants: «se Guo Pu
IVe s.
déployant continûment dans le grand procès d’avène-
ment et de transformation du monde» et «traversant
de part en part toutes les espèces particulières»3.
Il y a donc à l’origine de la réalité, de toute réalité,
ce même souffle vital, énergie inhérente et animante,
90 La propension des choses

qui ne cesse de circuler et de se concentrer: en circu-


lant il porte à l’existence, en se concentrant il donne
sa consistance à la réalité. De même que mon être
propre, tel que je l’éprouve intuitivement, tout le pay-
sage qui m’entoure est continuellement irrigué par
cette circulation souterraine, en même temps que sa
forme, et tous ses aspects individuels sont comme
la condensation de cette animation sans fin. Les plus
beaux sites seront donc ceux où la concentration de
l’énergie vitale est la plus forte, son accumulation
la plus dense; où la circulation du souffle est plus
intense, ses échanges plus profonds: là où affleure, à
travers la variation et la richesse accrues des formes,
toute l’énergie enfouie, où se laisse entrevoir, à tra-
vers la plus grande tension harmonique des éléments,
la régulation invisible. La «spiritualité y est plus
«alerte», saturée, comme à vif.
Cette autre physique ne manque pas, d’ailleurs, de
posséder, elle aussi, ses usages pratiques – mais par
exploitation immédiate et non technique – pour four-
nir au bonheur4: enterrer en un lieu privilégié ses
parents, c’est très logiquement faire bénéficier leur
dépouille d’une plus haute capacité de préservation et
– grâce à la stimulation de sa vitalité à laquelle est
alors en proie toute la lignée – profiter par contre-
coup, à travers eux, de cette influence favorable – de
même que l’extrémité de la branche d’une plante dont
le pied a été butté; pareillement, implanter ici, et non
là, sa demeure, c’est s’ancrer à même la vitalité du
monde, capter plus directement l’énergie des choses,
et ne pas manquer de s’assurer, par conséquent, pour
soi-même et ses descendants, toute la richesse et la
prospérité possibles.
Comme au sein du corps humain, ce souffle vital
sillonne la terre en suivant un tracé particulier: le
terme de che désigne, dans le langage des géoman-
ciens qui s’élabore au début de notre ère, de telles
«lignes de vie» en relation à la configuration du ter-
Guo Pu rain5. «Le souffle vital circule en fonction des lignes
Lignes de vie au travers du paysage 91

de vie [che] du terrain et se concentre là où elles s’ar-


rêtent a6.» Comme le souffle de vie est en lui-même
invisible, ce n’est qu’en observant attentivement la
ramification de ces lignes, au travers du relief, que
l’on peut déceler par où s’effectue son passage ainsi
que détecter, à leur point d’aboutissement, le site idéal
où se concentre la vitalité, où est condensé l’essor.
L’art du géomancien est donc parallèle à celui du
physiognomoniste7: traversant alternativement la
terre ou la pierre, épousant successivement les creux
et les éminences, la ligne de vie est à la fois la
«veine» par où s’effectue la circulation du souffle et
l’«ossature» qui donne sa consistance au relief b. Ou
encore, elle est l’«épine dorsale» qui ne cesse de
serpenter d’un bout à l’autre de l’horizon, montant
et descendant, esquissant courbes et détours, et donc
se transformant sans cesse, sans trajectoire rigide ni
modèle préétabli (qu’on se souvienne du che en stra-
tégie comparé au cours mouvant de l’eau) – tendant
ainsi tout l’espace et lui conférant sa capacité dyna-
mique. Comme telle, on ne peut l’appréhender qu’à
distance, en prenant du recul, par opposition aux
emplacements particuliers qui ne sont perceptibles
que de près: «les lignes de vie [che] apparaissent à
une distance de mille pieds et les configurations du
terrain à une distance de cent pieds c»; et, tandis que
l’emplacement auquel aboutit le che forme, par lui-
même, une configuration statique et figée, la ligne de
vie ne cesse, pour sa part, de «venir» à lui, de façon
active, pour lui apporter du plus loin, de par son mou-
vement tendanciel, constamment renouvelé, l’influx
bénéfique qui l’imprègne et le vivifie.
Les Chinois ont donc aussi conçu l’espace, et, à par-
tir de lui, tout paysage, comme un perpétuel dispositif
– celui-là même que met en œuvre la vitalité origi-
nelle de la nature. Jusqu’au moindre repli du sol, tout
y est investi, en fonction de sa disposition propre,
d’une propension particulière, en même temps que
constamment reconduite, sur laquelle il faut «prendre
92 La propension des choses

appui» et qu’il convient d’exploiter. Comme toute


autre configuration, et même antérieurement à elles
toutes, celle qui s’actualise sur le champ de bataille
ou dans les rapports de domination politique, celle
qu’élaborent l’idéogramme calligraphié ou les signes
de la littérature, la configuration topographique se
constitue en un champ magnétique (celui-là même
qu’explore le compas du géomancien) chargé d’une
potentialité, régulière et fonctionnelle, qui l’organise
en réseaux et par où sinue l’Efficience. Lignes de vie
– lignes de force aussi*: on comprend que l’esthé-
tique chinoise du paysage ait été directement marquée
par cette intuition physique. Car «les aspects des
montagnes et des eaux», sous le pinceau du peintre
Jing Hao comme dans la nature, «naissent de l’interaction du
Xe s. souffle vital et de la configuration, dynamisée par
celui-ci» d8: peindre, en Chine, c’est tenter de retrou-
ver, à travers la figuration d’un paysage, le tracé, élé-
mentaire et continu, de la pulsation cosmique. D’où
l’orientation particulière qu’a connue l’esthétique
chinoise du paysage, au travers de sa conception du
che: sur un plan philosophique, tout d’abord, mettant
en valeur l’importance du recul, pour une meilleure
appréhension du paysage, ainsi que l’expression, au
travers de ses linéaments, de la dimension d’Invisible
qui anime celui-ci; et plus tard, sur le plan technique,
mettant l’accent sur l’importance du trait d’esquisse
et de contour ainsi que sur le mouvement d’ensemble
de la composition.

* J’ai privilégié l’expression «ligne de vie», pour rendre


compte de cet aspect du che, parce qu’elle se rapporte directe-
ment à la notion de souffle vital, sur laquelle cet aspect se
fonde, et rappelle, chez nous, la chiromancie, sœur de la géo-
mancie. Je remarque d’ailleurs qu’en Occident certaines
écoles contemporaines de dessin et de peinture, prenant leur
distance vis-à-vis des méthodes traditionnelles d’apprentis-
sage (telle l’école Martenot), ont couramment recours, dans
leur enseignement, à une telle expression.
Lignes de vie au travers du paysage 93

II. La première considération part d’une évidence,


mais approfondit celle-ci jusqu’à l’intuition mystique. Zong Bing
Ve s.
Comme le note un des premiers traités de peinture,
si vous collez de trop près au paysage, vous ne serez
plus en mesure d’en appréhender les contours; plus,
au contraire, on s’éloigne de lui, plus son immensité
se laisse aisément cerner par le cadre étroit de la
pupille: qu’on tende une soie écrue pour les y faire
transparaître de loin, et les plus imposantes mon-
tagnes se trouveront enchâssées sur cette surface
d’un pouce9. De même, conseillera-t-on plus tard à
propos de la peinture des bambous, laissez s’en reflé- Guo Xi
XIe s.
ter une branche, sur un mur blanc, par une nuit de
lune, pour en faire ressortir la «forme véritable»10.
L’expression du peintre rejoint alors naturellement
celle du géomancien: «en contemplant de loin un
paysage, on en saisit les lignes de vie [che], en le
considérant de près, on en saisit la substance e». Car
comment explorer de près, en s’amusant du détail, la
tension animante de tout ce jeu des lignes qui alter-
nent et s’opposent, s’élèvent ou s’arrêtent f? Ce n’est
que s’ils sont perçus de loin, par contraste et globale-
ment, que les tracés configurateurs peuvent exprimer
leur dynamisme. La distance ne permet donc pas
seulement d’appréhender un plus vaste paysage, elle
rend aussi celui-ci plus accessible à la contemplation:
comme décanté de toute la pesanteur de l’inessentiel,
rendu au seul mouvement, éminemment simple, qui
l’articule et le fait exister.
Plus on prend de recul, plus le paysage qu’on per-
çoit est, bien sûr, en réduction. Mais, bien loin de
nuire à la ressemblance du paysage, une telle diminu-
tion des choses sert au contraire à révéler celles-ci. Il
est courant en Extrême-Orient, de l’art des «bonsaïs»
à celui des jardins – comme l’a analysé Rolf A. Stein
– que la miniature conduise à l’initiation11. On rejoint
ici le point de vue bouddhique selon lequel la peti-
94 La propension des choses

tesse est identique à la grandeur, et les proportions


habituelles entre les choses totalement illusoires. Tout
microcosme sera aussi grand que le plus grand
des macrocosmes: «on transporte le monde dans
une calebasse, un seul grain de poussière contient
le Sumeru». Ouverts à cette influence, nouvelle
Zong Bing alors, du bouddhisme, les premiers traités d’art du
paysage insistent sur la réalité de cette équivalence
dont profite la peinture: «un trait de trois pouces
tracé à la verticale équivaut à une hauteur de mille
pas; de l’encre étendue à l’horizontale sur quelques
pieds donne corps à une distance de cent lieues12».
Le moindre espace peut tout contenir et, en procédant
à ce raccourci magique, le peintre dépasse d’un
coup toute la facticité des choses. Non seulement
il nous restitue le monde dans toute sa fraîcheur et
son «éclat», mais il l’ouvre encore à la dimension
«spirituelle»13 – celle, plus particulièrement ici,
qu’incarne la Loi bouddhique14 – dont tous les aspects
du monde, à «savourer», s’offrent comme le vivant
reflet.
Mais qu’est-ce qui distingue, au fond, ce monde
en petit que donne à voir la peinture de paysage, de
celui des cartes de géographie? La confusion serait
d’ailleurs d’autant plus facile, entre l’un et l’autre,
que la pratique cartographique était déjà parvenue à
un haut degré de développement, en Chine, au début
de notre ère, et que le terme qui sert en chinois à
dénommer l’acte de peindre signifiait lui-même origi-
nellement, selon une étymologie ancienne, «délimiter
par le tracé» (l’idéogramme «représentant les quatre
limites d’un champ dessinées à l’aide d’un pin-
Wang Wei ceau15»). «Mais ce que les Anciens entendaient par
Ve s.
peindre [cette référence au passé servant seulement,
conformément à la rhétorique chinoise, à mettre en
valeur: il est bien clair que c’est de la peinture de
paysage, qui naît précisément alors, qu’il est ici ques-
tion], ce n’était pas donner un plan des cités et des
frontières, distinguer les régions et les préfectures,
Lignes de vie au travers du paysage 95

indiquer les monts et tous les autres reliefs, tracer les


lacs et les rivières16.» Car la carte ne procède qu’à
une simple réduction d’échelle, à finalité pratique –
tandis que le processus de réduction auquel se livre la
peinture est riche d’une portée symbolique.
En s’éloignant du modèle cartographique, objecti-
viste, l’art du peintre nous est présenté comme se rap-
prochant, du même coup, de cette référence adverse Wang Wei
que constitue l’écriture. Non seulement il se rap-
proche de l’écriture idéographique par les moyens
matériels mis en œuvre ainsi que les divers éléments –
traits et points – constitutifs de son tracé, mais il rejoint
même, en deçà de celle-ci, l’écriture plus élémentaire,
plus sacrée aussi, de la série des hexagrammes qui, à
partir de la simple alternance des lignes continues et
discontinues, suffit à rendre compte de tout le mystère
du devenir. Car non seulement l’écriture picturale est
expressive, elle aussi, «avec un trait enlevé on dirait
le mont Hua; un court trait crochu: que voilà un
nez proéminent!» (et ces traits, po et wang, sont les
mêmes qu’en calligraphie), mais elle réussit, de plus,
par la seule ressource de son tracé, à incarner le
«Grand vide», par le renouvellement incessant de
ses lignes, à évoquer la transformation sans fin des
choses. Écriture supérieure, véritablement spirituelle,
puisque, au travers de la variation des formes, elle
prend en charge l’invisible.
Pour célébrer une peinture d’un de ses amis, le poète
ne pouvait manquer de mettre en valeur l’immensité Du Fu
VIIIe s.
du paysage embrassé:

Du lac Dongting, près de Baling


[au sud-ouest de la Chine]
[jusqu’à l’est du Japon,
La rivière, entre ses rives pourpres, communique
[avec la Voie lactée17,

et l’éloge du paysage peint culmine avec cette


réflexion critique:
96 La propension des choses

Il excelle à rendre le che du lointain, et personne,


[depuis l’Antiquité, ne peut l’y égaler:
Dans l’espace d’un pied carré évoquer un paysage
[de dix mille lieuesg!

En même temps, le poème débute et se clôt en insis-


tant sur l’impression de parfaite vérité qui se dégage
de cette œuvre et s’impose à nous (cf. le dernier vers,
non dénué d’humour, dans un style que consacrera
le chan/zen: «Cette rivière, je voudrais avoir des
ciseaux pour en couper un bout!»). C’est que, seule,
la représentation d’un paysage à l’horizon démesuré,
l’ouvrant sur l’infini, peut être effectivement «réa-
liste». Car c’est la même circulation de l’élan vital
qui tend le paysage à l’extrême, sur ses bords, et
l’anime, en son centre, de mouvements familiers:
les nuages ondoient dans le ciel, tels des dragons, les
pêcheurs rentrent au rivage, des arbres s’inclinent
sous les rafales du vent. Ce souffle qui vient du plus
loin irrigue, à proximité, jusqu’au moindre détail, et
le paysage peint, qui saisit dans un raccourci ellip-
tique toutes ces lignes de force, en est l’expression
privilégiée. A travers la potentialité du che, il résume
le Monde à l’essentiel qui, quels que soient les noms
dont on baptise celui-ci – le lettré chinois est, d’ordi-
naire, peu soucieux de dogme –, constitue sa capacité
d’essor et sa vitalité.
L’expression «en un pied carré contenir un che de
dix mille lieues» est devenue, depuis, comme un
truisme des peintres chinois18. Car il n’est véritable-
ment de peinture, en Chine, que de la totalité. Reste
à considérer comment ce précepte a pu, d’un point
de vue pratique, influencer leur art.

III. L’importance accordée aux lignes de vie du


paysage se traduit, dans le travail du peintre, par
la primauté du tracé configurateur; or, celui-ci fera
l’objet d’une attention particulière, en Chine, quand
Lignes de vie au travers du paysage 97

(surtout à partir des Ming et sous les Qing) les


peintres de paysage seront tentés par de plus vastes
compositions et auront en même temps à réagir contre
la tentation – «décadente» par rapport à l’ambition
véritable de leur art – d’une peinture platement illus-
trative et minutieuse.
Sur le plan technique, qui, dans la peinture chinoise,
est d’abord graphique, la primauté du che correspond
à la priorité des «lignes de contour» par rapport aux
«rides». Tandis que les premières répartissent les
grandes masses et forment la charpente générale de la
peinture, les secondes, en s’inscrivant à l’intérieur
d’elles ou appuyées sur elles, les fragmentent et les
détaillent en vue de rendre le relief, le grain et la
luminosité des choses. Pour reprendre la terminologie
chinoise, volontiers anatomique, les premières consti-
tuent l’«ossature» du paysage, et les secondes sa
«musculation». Or il va de soi que si les secondes en
viennent à se substituer progressivement aux autres,
au point de les faire presque totalement disparaître au
regard, celles-ci n’en constituent pas moins – telles
les lignes de vie qui sinuent au travers du relief et
l’animent – l’armature indispensable de la forme19.
Ainsi, lorsqu’on peint une montagne, il convient d’en Tang Zhiqi
XVIIe s
faire surgir d’abord les contours, en jouant sur les
contrastes, pour en fixer la tension foncière qui consti-
tue sa dimension de «sens», et, seulement après, pro-
céder aux rides20. Quand le che d’une montagne ou Fang Xun
XVIIIe s.
d’une roche est déterminé, «la réussite esthétique de
cette montagne ou de cette roche se trouve déterminée
de concert21». La démarche inverse, condamnable,
est de commencer par dessiner minutieusement des
roches à partir d’un coin quelconque de l’espace
pour aboutir ensuite, par «accumulation», à d’amples Mo Shilong
reliefs22. Revenons donc au précepte des «Anciens» XVIe s.

qui savaient camper d’un coup leur objet: «dans


leurs grandes peintures, bien qu’il y eût beaucoup
d’endroits soigneusement travaillés, ils avaient pour
principe d’atteindre le che h23».
98 La propension des choses

Accéder au che est capital parce que la réalité des


choses n’existe, et donc ne se manifeste, que globale-
ment, grâce à la force de propension qui relie les
divers éléments entre eux. C’est seulement si l’on sai-
Zhao Zuo sit son mouvement d’ensemble (son che) que, nous
XVIIe s.
explique-t-on en détail, la montagne pourra, en dépit
des dénivelés et des sinuosités du relief, «laisser pas-
ser le souffle au travers de ses veines»; que les arbres
pourront, en dépit des irrégularités et du contraste
de leurs silhouettes, «exprimer chacun leur vitalité
propre»; que les roches pourront «être fascinantes
d’étrangeté sans être pour autant bizarres», «atta-
chantes de simplicité sans être pour autant com-
munes». Même les versants, en dépit de leurs croise-
ments en tous sens, ne donneront pas l’impression du
désordre24. Complexes mais non confus: puisque ce
mouvement d’ensemble correspond à la «cohérence»
interne de la réalité, en reproduit sa «logique»
propre i. Et ce qui est vrai au niveau des éléments
particuliers l’est à plus forte raison au niveau de leur
disposition relative. Celle-ci est fonction d’une
logique d’ensemble, procédant par alternance et varia-
tion, en vue d’une mise en valeur à la fois réciproque
et continue. Même les ponts et les hameaux, les tours
et les belvédères, les bateaux et les chariots, les per-
sonnages et leurs habitations – tantôt à montrer et tan-
tôt à dissimuler – devront procéder dès le départ
de cet ordonnancement général. Sinon, ils demeure-
ront épars et étrangers les uns aux autres. L’impératif
du che se confond donc, en définitive, avec celui de
l’unité de composition perçue dans sa fonction dyna-
mique. Sans elle, il n’y a plus que du «rapiéçage».
Grâce à elle, toute la peinture peut être saisie d’un
coup d’œil «comme une seule aspiration»; comme,
aussi bien, se prêter à une lecture attentive et lente où
l’on ne cesse de savourer, à travers chaque détail,
toute l’harmonie invisible.
Il est d’autant plus difficile de saisir ce mouvement
d’ensemble que constitue le che du paysage, comme
Lignes de vie au travers du paysage 99

tension propre à sa configuration, que celui-ci est


toujours particulier et dépend de l’angle de vue. La
comparaison avec le corps humain est, de nouveau,
révélatrice: que l’homme se tienne debout ou marche Tang Dai
XVIIIe s.
ou soit assis ou soit couché, toutes les parties de son
corps, et jusqu’à la moindre articulation, s’accorde-
ront à sa posture. Or, pour poursuivre aussi loin que
possible – comme aiment à le faire les critiques chi-
nois – une telle analogie, les rochers sont comme
l’«ossature» de la montagne, les forêts ses «vête-
ments», l’herbe ses «poils» et ses «cheveux», les
cours d’eau ses «artères» et ses «veines», les nuées
son «air», les vapeurs son «teint», et temples et bel-
védères, ponts et hameaux ses «bijoux»; d’un point
de vue d’ensemble, les ramifications de ses crêtes
constituent ses «membres» – et elle se tient droite,
penchée ou inclinée25. Quand un homme est allongé,
la main qui pend paraît plus longue, et celle qui est
repliée plus courte; et, quand il se tient debout en
pleine lumière, il suffit qu’il bouge tant soit peu l’un
des pieds pour que toute sa silhouette, ainsi que son
ombre sur le sol, se modifie à l’unisson. Or il en va
de même du mouvement d’ensemble de la montagne
selon qu’on aperçoit celle-ci de près ou de loin, de
face ou de biais: tous les vallonnements et les dénive-
lés d’une montagne perçue de face ne peuvent man-
quer de s’accorder, en «communiquant» au travers
du paysage, avec la physionomie de cette montagne
perçue de face. En grand, il est toujours un sommet
qui sert de principe directeur à toute la composition –
se détachant, imposant et fier –, tandis que les autres
le «saluent respectueusement» comme s’ils «lui fai-
saient la cour»; en petit, il n’est point jusqu’au
moindre arbuste, ou au moindre brin d’herbe, qui «ne
soit traversé par cette ligne de vie j»: il faudra que
le peintre soit comme sous le coup de l’inspiration,
qu’il jouisse d’une disponibilité de conscience parti-
culière, pour qu’il puisse «s’unir en esprit» à ce
paysage de façon suffisamment intime et saisisse d’un
100 La propension des choses

coup, en s’ouvrant et en communiant avec lui, tout ce


fonctionnement – à la fois si puissamment général et
si finement capillaire. Sans cette plénitude exception-
nelle de ses facultés, le «grand che» du paysage est
manqué, et la peinture est sans vie.
Le mouvement d’ensemble du paysage ne peut
donc se confondre avec ce que serait son plan, labo-
rieusement édifié. Il appartient à une étape antérieure
et plus subtile, plus insaisissable par conséquent, de
la création: le jaillissement de la configuration dote le
paysage de la force de propension qui le porte à exis-
ter (i.e., à exercer son efficacité esthétique). C’est
seulement à partir du moment où s’est opérée cette
saisie intuitive, à partir de son corps propre, du corps
du paysage et de ses ramifications de vie, qu’une
Da Chong- construction de la peinture est possible, comme opéra-
guang tion plus intellectuelle et concertée – et, alors, elle va
XVIIe s.
de soi: «quand on atteint le mouvement d’ensemble
[che], on peut tout aménager à sa guise, tous les coins
sont bons k; si on le rate, on peut se donner toute
la peine du monde pour mettre de l’ordre, tout y est
mauvais26». Facteur absolument déterminant de
l’œuvre, le che est «promu» à partir du stade de
«l’aléatoire et de l’infime» l et il s’actualise à celui
de «l’observation et de la mesure». S’il nous est per-
mis après coup de vérifier à loisir sa justesse, il nous
fait remonter aussi – d’abord – jusqu’aux incertitudes
initiales de toute genèse. Il se situe non seulement
à la charnière du visible et de l’invisible, mais aussi
au point secret du clivage où se décide la réussite
ou l’échec: il est vraiment, d’une autre façon encore,
ce à quoi toute peinture de paysage doit de «vivre».

IV. Il y a une poésie de paysage, en Chine, comme


il y a une peinture de paysage, et celles-ci relèvent du
même esprit. De même que le peintre, le poète réduit
la distance, concentre l’espace, n’en retient que les
Lignes de vie au travers du paysage 101

linéaments profonds. Soit que, du haut d’une mon-


tagne, nous cite-t-on en exemple, il décrive un pano- Wang
rama plus vaste que celui qui est précisément percep- Shizhen
XVIIe s.
tible, soit que, en voyage, il se donne un port plus
lointain que celui qui est effectivement atteignable…
Ce n’est pas qu’une telle évocation du paysage soit
fictive et privée d’une expérience authentiquement
vécue: au contraire, parce qu’il communie intime-
ment avec lui, le poète est à même de saisir intuitive-
ment le paysage dans toute son ampleur, de l’atteindre
dans ses ramifications lointaines, de l’ouvrir à l’infini
qui l’anime, au souffle qui l’aspire. Paysage débordé
– sublimé: en élargissant ainsi démesurément l’hori-
zon, en rapprochant de nous ce là-bas impossible, le
poète transcende d’un coup la perception commune,
«kilométrique», platement objective, et réussit à
appréhender le monde dans son au-delà invisible27.
Comme celle du peintre, la géographie du poète se
distancie de la vérité topographique. Comme celui du
peintre, le paysage du poète s’enrichit de sa tension
symbolique. «On rapporte que Wang Wei peignait
des bananiers au milieu de la neige; or il en va de
même de sa poésie28.» La tension de l’impossible
conduit au dépassement de la vision ordinaire, ouvre
sur le rêve. A titre d’exemple, selon le même critique:

A Jiujiang les érables: combien de fois verdiront-ils?


A Yangzhou les cinq lacs: une seule tache blanche!

Il commente: «Le poète cite à la suite des noms


de lieux tels que le bourg de Lanling, le faubourg
de Fuchun, la cité de Shitou, alors que, dans la réalité,
ces lieux sont éloignés les uns des autres par de très
vastes espaces. De façon générale, poètes et peintres
des temps passés ne retenaient que ce qu’ils appréhen-
daient au travers de l’émotion suscitée et qui trans-
cendait la matérialité des choses m. Qui cherche à
atteindre son objet en le gravant avec précision rate ce
principe29.»
102 La propension des choses

Wang Fuzhi On peut conduire plus loin encore, à partir du che,


XVIIe s. ce rapprochement entre peinture et poésie:

D’après ceux qui traitent de peinture, «l’espace d’un


pied contient un che de dix mille lieues». Ce terme de
che mérite qu’on y prête attention. Car si l’on ne
considère pas la question en termes de che, la réduc-
tion d’un espace de dix mille lieues à la dimension
d’un pied reviendrait à faire la carte du monde qu’on
voit en première page des livres de géographie30.

Parce que, en effet, à la différence de la réduction


cartographique, platement proportionnelle, la percep-
tion esthétique de l’espace, qu’il soit pictural ou poé-
tique, tente d’appréhender celui-ci par tension, au tra-
vers de ses lignes de vie, les signes qui composent cet
espace se trouvent doués d’une sorte de potentialité
dispositionnelle (sens, ici, de che) qui leur confère
précisément leur effet d’art. L’«espace» dont il est
dès lors question ne concerne plus seulement celui
qu’évoque traditionnellement un poème, en tant que
«paysage», il concerne aussi l’espace poétique que
constitue par lui-même un tel texte dans sa dimension
propre, à partir du langage qu’il met en œuvre. Espace
idéel – de parole, de conscience – mais irrigué, lui
aussi, par une aspiration d’ensemble, travaillé, lui
aussi, par la dynamique du lointain. L’écriture poé-
tique opère par concentration et réduction symbo-
liques, comme celle de la peinture; et le quatrain,
forme la plus brève de la poésie chinoise, est cité
comme un exemple privilégié:
– Seigneur, où habitez-vous?
Votre servante habite Hengtang.
Les bateaux s’arrêtent, juste le temps d’une question…
Et s’ils étaient du même village?

Dans ce poème, poursuit le philosophe, «le souffle


qui anime l’encre atteint, en tous sens, à l’infini, et,
dans les blancs du texte, le sens est partout pré-
sent31». Ce qui signifie que, dans cet espace en réduc-
Lignes de vie au travers du paysage 103

tion qu’est le poème, le «souffle» qui inspire celui-ci


et le traverse – de même qu’il traverse et fait exister
toute réalité – charge tous les mots du texte d’une
potentialité (sémiotique) maximale en réussissant à
les déployer au plus loin les uns des autres (toi – moi;
ici – là-bas): l’étendue immense qui sépare et dilue,
et, soudain, l’espoir fugitif – d’un esquif à l’autre, sur
le fleuve – d’une rencontre, d’une connivence… Le
raccourci est extrême, d’espace et de temps (quatre
pentasyllabes, l’instant d’une question), scène et sen-
timent sont seulement esquissés, mais d’autant plus
prégnants, le poème est réduit, lui aussi, à ses «lignes
de vie». Mais cette concentration est d’autant plus
apte à provoquer un dépassement, à irriguer de sens
tous les «blancs» du texte, à ouvrir ce langage à un
déploiement sans fin. La tension entre les signes est
extrême, la propension de sens portée à son comble:
le dispositif poétique joue à plein.
Cet art de la disposition efficace est très concerté
au sein de la tradition chinoise; et il a fait notamment
l’objet, à propos des pratiques culturelles les plus
variées, d’un minutieux inventaire.
5

Des dispositions efficaces,


par séries

I. Des che, au pluriel, sous forme de liste: de la


main ou du corps, de la configuration du relief ou
du développement du poème. Qu’est-ce, en effet, que
l’«art» – en posant la question de la façon la plus
générale comme aussi la plus concrète –, si ce n’est
capter et mettre en œuvre, au travers du geste, par
l’agencement des choses, toute l’efficacité possible?
Et comment faire précisément le bilan d’un tel acquis,
si ce n’est en procédant par énumération, et cas par
cas? C’est le rôle de ces listes que d’établir, dans
chaque domaine, une typologie des dispositions parti-
culières qui ont été reconnues comme les plus appro-
priées et que l’expérience a transmises de maître à
disciple, d’âge en âge, comme le secret d’un savoir-
faire. Fruit d’une longue pratique, et visant à la pra-
tique, elles se trouvent consignées d’ordinaire dans des
textes techniques, manuels et catalogues de recettes;
et c’est sous la grande dynastie des Tang (VIIe-Xe siècle),
la première époque où les Chinois se soient mis à
réfléchir de façon plus précise aux procédés de la
création1, et non plus seulement à son «esprit» – à sa
portée morale ou cosmique –, qu’a souvent eu lieu la
récapitulation.
Avec ces listes, nous changeons de littérature. Car
si importante qu’elle soit pour la maîtrise d’un art, si
révélatrice aussi qu’elle puisse être du «génie» de la
civilisation chinoise, cette codification technique reste
l’objet de peu de considération; qu’elle résume un
106 La propension des choses

savoir anonyme et commun, ou nous livre, au contraire,


un enseignement ésotérique jalousement gardé, elle
est indigne de la signature du lettré: au point que cer-
tains de ces traités ont été perdus en Chine et ne nous
sont plus conservés que dans des ouvrages compilés
lors des premières missions de Japonais effectuées
sur le continent – par tel moine illustre, tel médecin
célèbre, alors que la civilisation chinoise est à son
apogée et le Japon tout neuf – afin de former leurs
compatriotes, à leur retour, dans la maîtrise de ces
arts2. Ce qui, à l’intérieur, fait l’objet d’un savoir jugé
trop primaire, ou trop empirique, pour être élevé au
rang des belles-lettres a servi, au contraire, de guide
le plus utile, et le plus sûr, aux débutants du dehors.
Aujourd’hui encore, si fastidieuses qu’elles puissent
d’abord nous paraître, de telles listes demeurent riches
de cette valeur d’initiation.

II. L’art en Chine est d’abord celui du pinceau, et


les «dispositions efficaces» concernent alors son
maniement; originellement, la pratique en cause est
celle de la calligraphie, mais celle-ci influence aussi
Cai Yong l’art de peindre. Sous le titre des «Neuf che», un
IIe s.
texte présenté comme l’un des plus anciens de la théo-
rie calligraphique fait état des neuf maniements du
bout du pinceau qui sont censés répondre à toutes les
situations possibles de l’exécution3. L’art est de bien
construire le caractère, en parvenant à l’adéquation et
à la correspondance entre haut et bas (1); de faire
tourner en un mouvement arrondi la pointe du pinceau
pour éviter les angles saillants (2); d’aller dans le sens
inverse de celui auquel on tend, au début comme à la
fin de l’élément à calligraphier, selon la technique de
la «pointe cachée», de façon à dissimuler la pointe
du pinceau au sein du trait (3). Ce qui correspond
aussi bien au fait de «cacher la tête» quand on fait en
sorte que la pointe du pinceau, entrant en contact avec
Des dispositions efficaces, par séries 107

le papier, se maintienne constamment au centre du


tracé (4) qu’à celui de «protéger la queue» lorsque,
parvenant à la terminaison de l’élément, on achève
celui-ci par un retour empreint de force (5). D’autres
maniements particuliers complètent ces dispositions
générales: un mouvement «pressé» (tel que celui
du «picorement» ou de l’«écartèlement») (6), ou
«enlevé», avec une pointe rapide et concentrée (7);
ou encore, un maniement du pinceau qui donne de
l’âpreté au tracé, comme s’il lui fallait vaincre une
résistance (8); qui trace les barres horizontales avec
la densité continue d’«une carapace d’écailles», les
verticales en maintenant la tension comme «pour un
cheval qu’on tient en bride» (9). En possédant ces
neuf types de maniement, conclut le traité, on est en
mesure, même sans le secours d’un maître, de «s’ac-
corder au génie des Anciens» et de s’élever à la plus
subtile perfection: se trouverait comprise, au travers
de ces quelques procédures, l’essence de l’art.
Au maniement du pinceau correspond le doigté
sur les cordes. Le luth fait partie, en Chine, de l’uni-
vers du lettré au même titre que la calligraphie. Si la
notion d’un «che des mains» remonte au moins au
VIIe siècle, ce n’est que beaucoup plus tard (principale-
ment sous les Ming) que nous trouvons conservé, au
sein des manuels, le tableau explicatif de ces disposi-
tions4: celles-ci y sont présentées à la suite les unes
des autres (seize pour chacune des deux mains), à
l’aide d’un croquis exposant la position particulière
des doigts et accompagné au-dessous d’une descrip-
tion précise du doigté; un second croquis évoque, en
regard, une posture animale, voire un paysage naturel,
correspondant à chacun des cas; un court poème,
enfin, sous ce second croquis et face à l’explication,
rend compte, sur un mode allégorique, de l’état d’es-
prit propre à l’attitude ou au paysage évoqués. Ceux-
ci constituent comme autant de che originaux et pitto-
resques: celui de «la grue qui chante à l’ombre du
pin», du «canard solitaire qui tourne le col vers ses
108 La propension des choses

frères», du «dragon volant agrippant les nuages», de


«la mante religieuse happant la cigale»… ou de «la
source qui coule en cascade dans un vallon retiré»,
du «vent qui raccompagne de légers nuages»…
Schéma, légende, représentation iconique, expression
poétique: il est fait concurremment appel à toutes les
ressources, intellectuelle, visuelle, émotionnelle, à
toutes les approches, analytique et intuitive, métho-
dique et suggestive, pour rendre compte de l’identité
– à la fois physique et spirituelle – de chacune des
positions.
Ce qu’on appelle traditionnellement la «boxe chi-
noise» (taiji quan), que l’on voit encore couramment
pratiquer, en solitaire ou à deux, dans les parcs, au
petit matin, se présente également comme un enchaî-
nement de positions: du corps tout entier cette fois, et
non plus seulement de la main et du poignet, une
importance primordiale étant accordée au souffle, qui,
de même que dans le monde, assure la vitalité harmo-
nieuse de tout notre être. Il s’agit là d’un «art» beau-
coup plus récent (les textes dont nous disposons
datent au plus tôt du XIXe siècle), mais dont la logique,
en contraste avec les techniques de combat que nous
connaissons en Occident, est représentative d’une
riche tradition culturelle. Dans le style «longue boxe»,
qui est un des plus communs, il est couramment fait
état de «treize che5». Huit, d’une part: parer, tirer
vers l’arrière, faire pression en avant, repousser,
tordre, tordre vers le bas, donner un coup de coude,
donner un coup d’épaule; et cinq, d’une autre: avan-
cer, reculer, se déplacer vers la droite, se déplacer vers
la gauche, garder le milieu. La première série est
conçue en relation avec les huit trigrammes qui
(d’après le Livre des mutations, antique traité de divi-
nation à la base de la représentation chinoise de l’uni-
vers) forment, à partir d’une alternance entre traits
continus et discontinus, un ensemble de figures, systé-
matique et complet, servant à interpréter le devenir;
la seconde série, en relation avec les «cinq éléments»
Des dispositions efficaces, par séries 109

– eau, feu, bois, métal et terre – qui, dans la physique


chinoise traditionnelle, représentent, de façon conjointe
et alternante, les relations fondamentales de toutes
choses6. Dans l’exercice à deux (la «poussée des
mains»), cette série des che est plus particulièrement
conçue comme l’extériorisation de la «force inté-
rieure», qui est elle-même la manifestation dyna-
mique du «souffle véritable» et qu’on se représente,
du point de vue de son utilisation, comme «enrou-
lée», tel un «fil de soie» a, et prête à s’élever en spi-
rale dans l’espace: ils constituent alors les figures de
ce «déroulement» – partant du souffle central et se
déployant à travers tout l’enchaînement des postures.
Il n’est pas jusqu’à l’«Art de la chambre à cou-
cher» qui n’ait fait l’objet, de la part des Chinois,
depuis fort longtemps, d’une codification minutieuse,
établie elle aussi en termes de che. Concernant les
postures de l’accouplement, un traité chinois d’époque
Tang (mais reprenant certainement des éléments plus
anciens) en recense précisément trente, considérant
avoir ainsi couvert tous les cas possibles7. Ces
«trente che» reçoivent autant de désignations symbo-
liques, empruntées elles aussi au monde animal ou
naturel: «le dévidage de la soie» ou «le dragon
qui s’enroule»; «les papillons voltigeants» ou «les
canards volants renversés»; «le pin couvrant de ses
branches» ou «les bambous face à l’autel»; «le vol
des mouettes» ou «la gambade des chevaux sau-
vages» ou «le coursier au galop»… Autant d’expres-
sions dont l’aspect verbal met le plus souvent en évi-
dence, en dépit des variations, à propos des positions
du corps, le potentiel à l’œuvre et la capacité d’élan.
Le terme che désigne d’ailleurs aussi de longue date,
dans le même ordre d’idées mais au singulier, les
testicules de l’homme: de façon expressive, châtrer
quelqu’un, châtiment courant dans la Chine ancienne,
c’est lui «couper son che b».
110 La propension des choses

III. Rien ne semble devoir être plus neutre, cultu-


rellement, que d’établir une liste. Alignement des cas,
manœuvre du tabulateur: l’opération en est à peine
une, tant elle paraît sommaire et discrète. Or, nous
éprouvons un certain dépaysement à fréquenter celles-
ci. Tandis que les unes sont absolument uniformes et
régulières, d’autres poussent leur hétérogénéité à la
limite de ce qui est «raisonnablement» compatible.
Les neuf che de la calligraphie font succéder sans dis-
crimination cas généraux et cas particuliers, il arrive
même qu’un cas contienne en lui les deux suivants
[(3) contient (4) et (5)]; de plus, certains y sont analy-
sés dans leur logique propre [cf. (1), (2),…], d’autres
expliqués par leur emploi singulier [cf. (6)], d’autres,
enfin, sont seulement exprimés métaphoriquement
[cf. (9)]. Cette débauche d’imaginaire, elle aussi, nous
intrigue en même temps qu’elle nous fascine: faut-il
prendre ces désignations imagées pour une simple
décoration emblématique ou faut-il y lire une signifi-
cation symbolique qui serve effectivement à la com-
préhension? Le plus étrange, enfin, est que ces listes
puissent suffire en elles-mêmes, par leur seule énumé-
ration, à former un tout complet sans que la notion
même de che, qui sert non seulement de titre à ces
rubriques, mais aussi – cela est nécessaire – de fonde-
ment logique à la série, soit jamais précisée (autre-
ment que par un nombre), commentée et justifiée.
Comme si, pour l’usager chinois, aucune conception
plus abstraite n’était à dégager du corps même de
l’énumération; qu’aucune théorie ne se justifiait
en plus de ce qu’il sent intuitivement, activement, au
travers des cas, comme la pertinence de ce terme –
terme «pratique» donc, le plus pratique, à «prendre»
comme tel. S’imposant à l’évidence, et se dissolvant
dans le champ de notre attention, dès lors qu’on
s’exerce effectivement, qu’on est en train de se for-
mer soi-même à l’apprentissage: la question de son
explicitation, inutile, voire nuisible à celui qui s’en
sert, ne naîtrait que sous le regard désengagé, dépris
Des dispositions efficaces, par séries 111

(par rapport à sa logique propre), de celui qui n’est


plus que lecteur.
Mais la question se pose d’autant plus à nous que,
comme nous l’avons noté en commençant – et c’était
même là le point de départ de notre réflexion –, nous
ne possédons pas d’équivalent de ce terme dans notre
langue (je veux dire la langue «occidentale», celle
qui est née de l’indo-européen, relie grec et sanscrit,
et paraît d’autant plus une au regard de la chinoise).
Les traducteurs – quand ils traduisent – le rendent
indifféremment par «postures» («positions») ou
«mouvements». Or c’est précisément de l’un et de
l’autre qu’il s’agit à la fois. Si la notion de posture
est insuffisante, c’est qu’elle implique l’idée d’une
immobilisation, si temporaire soit-elle, la raison ne
pouvant analyser une disposition qu’en la pétrifiant.
Mais, dans la réalité de l’enchaînement gestuel à pro-
duire, on ne peut distinguer arbitrairement une «posi-
tion» individuelle du mouvement qui s’en dégage en
même temps qu’il y conduit. C’est pourquoi, dans l’art
de l’écriture, les divers che sont caractérisés à part des
éléments d’analyse graphique, devenus visuels, et par
conséquent statiques, auxquels ils correspondent à tra-
vers le maniement du pinceau c8. C’est pourquoi aussi
les manuels de luth ont ajouté à la description tech-
nique du doigté, minutieusement décomposé (de cent
cinquante à deux cents cas de figure sont habituelle-
ment recensés, selon Van Gulik), les séries beaucoup
plus réduites de che, non plus seulement des doigts,
mais de la main tout entière d, qui ressaisissent globa-
lement, et dans son élan propre, la logique gestuelle
de l’accord à exécuter. Il est significatif à cet égard
que la musique chinoise ne note point les sons eux-
mêmes, comme nous le faisons aujourd’hui, en indi-
quant séparément leur volume, leur niveau sur la por-
tée ou leur durée, mais le mouvement gestuel que
requiert leur production. Ces postures en mouvement
(du mouvement ) qui, comme telles, déçoivent l’acti-
vité dichotomique de la pensée, nous ne pourrions en
112 La propension des choses

rendre compte, nous aussi, que métaphoriquement:


par recours à la technique cinématographique, par
exemple, en considérant ces séries de che comme
autant d’«arrêts sur image»; ou encore à la représen-
tation graphique, comme on parle de «coupe» pour
le dessin d’un objet qu’on suppose tranché par un
plan: ces séries de che seraient alors à imaginer
comme autant de coupes diverses effectuées au tra-
vers de la continuité du mouvement. La coupe consti-
tue en elle-même un plan fixe, mais ce qu’on y lit
(qu’on y lirait) serait la «configuration» propre à tout
le dynamisme investi.
Une autre dimension intervient (non pas réellement
autre, mais seulement de par notre incapacité théo-
rique – de même que précédemment – à saisir en
même temps les deux aspects d’une même logique):
ces dispositions sont non seulement dynamiques, mais
aussi stratégiques. Car ces séries de che ne représen-
tent pas n’importe quelles coupes opérées au travers
du mouvement, mais celles qui exploitent au mieux
les vertus de ce dynamisme, sont le plus empreintes
d’efficacité. Il y a une potentialité propre à la disposi-
tion que l’art consiste précisément à capter; et chaque
liste de che constitue comme la série des divers
schèmes de cette efficience. C’est pourquoi elles sont
présentées le plus souvent, en dépit de toute leur hété-
rogénéité possible, comme un ensemble exhaustif et
systématique, que scelle la particularité d’un nombre
(«neuf», «treize», etc.). Les enchaînements de la
boxe chinoise, par exemple, se décomposent en beau-
coup plus de mouvements qu’on y compte de che, et,
de même, celui qui s’y initie apprend successivement
des fragments de mouvement qui ne correspondent
point à ces che. Dès lors, cette série des che –
«parer» ou «tirer vers l’arrière» ou «faire pression
en avant»… – serait plutôt à concevoir, parce qu’ils
font jouer plus directement entre eux opposition et
complémentarité, mettent mieux en valeur les rap-
ports d’enchaînement par alternance, comme les
Des dispositions efficaces, par séries 113

diverses phases représentatives de ce dynamisme:


ses pôles successifs de plénitude, ses stades à la fois
transitoires et radicaux.
A quoi sert précisément la désignation symbolique.
Si les treize che de la boxe chinoise sont associés
explicitement aux huit trigrammes (comme aux points
cardinaux et collatéraux) ainsi qu’aux «cinq élé-
ments», ce n’est pas seulement par goût de l’analogie
et tradition rhétorique, mais parce qu’ils sont censés
opérer – de même que les figures du Livre des muta-
tions vis-à-vis du devenir ou les «éléments» par rap-
port à la «physique» – comme de véritables «dia-
grammes» du dynamisme à l’œuvre (et la notion de
schème mériterait d’être développée ici dans un sens
qui nous rapprocherait – mais, bien sûr, pour un tout
autre usage – de celui du kantisme, en vue de rendre
compte de son statut de représentation intermédiaire,
à double face, «d’un côté intellectuelle et de l’autre
sensible»): il est essentiel, en effet, dans l’exercice
de la boxe chinoise, de tendre à une coïncidence
de plus en plus parfaite entre l’exécution gestuelle du
mouvement et le mouvement même de la pensée, à
l’intérieur de soi, qui, comme telle, devient «créa-
trice» d’états nouveaux. En même temps, la référence
aux hexagrammes, aux éléments, aux points cardi-
naux, permet de conférer au travail exercé au travers
du corps toute sa dimension cosmique: en poussant
ainsi les mains, c’est tout l’Invisible que je pousse
avec moi.
Il en va de même du bestiaire que mettent en scène
les autres traités. Si dans les manuels de sexe, la
valeur n’en est qu’assez lointainement figurative9 et
tient surtout au plaisir ambigu de l’emblème, à la fois
naturaliste et séducteur, il paraît en revanche impor-
tant du point de vue de l’appréhension effective des
che de la main sur le luth. Car, de même que, pré-
cédemment, dans le cas de la peinture de paysage, il
s’agit chaque fois ici d’un mouvement d’ensemble qui
ne peut être bien saisi que par intuition et globale-
114 La propension des choses

ment. Non par opération concertée, mais d’un seul


jet. Or, la transposition, animale ou paysagée, en
rend plus aisément l’unité intrinsèque en nous la
faisant éprouver de façon immédiate par le biais de
notre imagination motrice10. Représentons-nous, par
exemple, le che de «l’oiseau affamé picorant la
neige» (quand la même corde doit produire deux sons
se succédant rapidement11): l’image qui montre un
corbeau émacié sur un arbre nu, au sein d’un paysage
d’hiver, picorant la neige dans l’espoir d’y découvrir
quelque nourriture, rend bien ce toucher rapide, sec,
exécuté juste du bout des doigts… comme si l’on don-
nait des coups de bec. Au contraire, le coup de queue
nonchalant de la carpe (quand l’index, le médius
et l’annulaire pincent ensemble deux cordes, une
fois vers l’intérieur et, aussitôt après, vers l’extérieur)
nous rend sensible ce balayage, mesuré et ample, de la
main. Imaginons de même, à partir de notre sens
interne, le che de la tortue sacrée émergeant de l’eau
(quand sept sons sont joués sur deux cordes: deux
d’abord, puis deux et deux plus rapides, puis un der-
nier, avec alternance entre l’index et le médius): il
évoquera sans peine un toucher bref mais assuré et
régulièrement rythmé. Ou encore, celui du «papillon
blanc au ras des fleurs» (effet d’harmonique produit
par la main gauche qui, au lieu de peser sur la corde,
seulement l’effleure): il exprimera, plus justement
que toute analyse, le «son flottant» recherché. Le
poème est:

Papillon blanc au ras des fleurs:


Ailes légères, fleurs délicates.
Il veut partir mais ne part pas,
Il s’attarde mais ne reste pas:
Je m’en inspire
Pour décrire
Le frôlement léger des doigts.

Ce recours au bestiaire ne nous rend pas seulement


de façon plus subtile, plus sensible, le geste à exécu-
Des dispositions efficaces, par séries 115

ter. Il nous le représente aussi, au travers du code de la


nature, à son stade d’absolue perfection, au-delà de
tout apprentissage méthodique et concerté, quand à la
fois la disposition est harmonieuse, le dynamisme pur,
l’efficacité complète: au stade idéal où la maîtrise
rejoint l’instinct, se mue en spontanéité.

IV. Mais pourrait-on concevoir également, en termes


de dispositions efficaces, les procédures de création
artistique qui ne font intervenir aucun élément gestuel
et physique, et relèvent de la seule activité de la
conscience, telle la création poétique? De fait, l’iden-
tité de traitement se révèle complète entre ces diverses
pratiques, et les che du texte poétique nous sont aussi
présentés au travers du bestiaire imaginaire le plus
pittoresque. Un moine de la fin des Tang en dénombre Qi Ji
ainsi dix12: celui du «lion qui se retourne pour bon- IXe-Xe s.

dir», du «tigre féroce tapi dans la forêt», du «phénix


de cinabre tenant dans son bec une perle», du «dra-
gon venimeux qui contemple sa queue»… A la suite
de chacun de ces intitulés, un seul distique est donné
en exemple, sans plus d’explication. Pour le dernier
che, celui de «la baleine avalant la vaste mer», les
deux vers sont:

Dans ma manche sont cachés le soleil et la lune,


Sur ma paume tient tout l’univers!

On perçoit bien, ici, la possibilité d’un rapport (à


partir du thème bouddhique indiqué précédemment:
contenir toute l’immensité en réduction), mais il sem-
blerait périlleux de vouloir préciser davantage –
«objectivement» – la fonction d’une telle analogie.
Car il y a certainement, dans ce choix «critique» de
se prêter au seul jeu métaphorique et de couper osten-
siblement court au commentaire, la volonté de rompre
avec toute analyse discursive, avec tout discours qui
116 La propension des choses

n’en finit pas, au profit de l’intelligence intérieure et


silencieuse. Ce système clos des dix cas illustrés
chaque fois de deux vers (sauf une fois: simple «trou»
dans le texte ou brèche intentionnelle et narquoise?)
nous met dans les mains un joli petit décagone,
presque parfait, que le malicieux auteur s’amuse sans
doute à nous voir manipuler – non sans embarras…
Fort heureusement, une autre liste des dispositions
stratégiques en poésie, antérieure de plus d’un siècle,
n’a pas encore poussé à ce point la tentation cryptique
et permet de s’y retrouver davantage; et comme, en
ce cas-ci, nous n’avons plus affaire à des données
extérieures – geste ou posture – et que tout nous
est donné avec le texte – qu’il suffit d’interpréter –, il
Wang peut valoir la peine de s’y arrêter un peu13. Dix-sept
Changling che sont ainsi répertoriés à la suite:
VIIIe s.

Disposition 1: «Par entrée directe et de plain-


pied». Quand, nous donne-t-on en explication, quel
que soit le thème du poème, celui-ci est abordé direc-
tement dès le premier vers. L’exemple donné est celui
d’un poème adressé à un lointain ami et qui débute
ainsi: «Que de vous je sois loin, nous le savons…»
Disposition 2: «Par entrée au moyen d’une
réflexion générale». Quand les premiers vers du
poème «débattent de la raison des choses» d’un point
de vue général et qu’on n’entre dans le vif du sujet
qu’aux vers suivants (au troisième, au quatrième ou
au cinquième vers). Exemple d’un poème adressé à
son oncle, haut fonctionnaire: «Les grands sages sont
capables de se dresser tout seuls/ Quand l’occasion
s’en offre, ils érigent leur plan/ Vous, mon oncle, vous
avez été doué par le Ciel…» (les deux premiers vers
forment une réflexion générale, et le sujet n’est
abordé qu’au troisième).
Disposition 3: «Quand l’entrée [dans le vif du
sujet] n’a lieu qu’au deuxième vers après un premier
vers établi directement». Dans ce cas, le premier vers
évoque «directement» (immédiatement) le paysage
Des dispositions efficaces, par séries 117

ou l’occasion, sans rapport avec le thème du poème,


et celui-ci n’est abordé qu’au vers suivant. Exemple
d’un poème du type «Monter sur le rempart et songer
au passé»: «Forêts et marais froids à l’infini/ Je
monte au rempart et songe au passé…»
Dispositions 4 et 5: Même cas que précédemment,
mais le motif initial s’étend sur deux ou trois vers, et
c’est seulement au vers suivant qu’on entre dans le vif
du sujet. Au-delà de cette limite, si le motif initial
s’étend sur quatre vers ou plus, il est à craindre que le
poème «ne se désagrège et soit raté».
Disposition 6: «Par entrée indirecte à travers un
motif imagé». Lorsque les vers initiaux évoquent
«directement» un motif qui lui-même entretient un
rapport métaphorique avec le développement ultérieur
du poème. Exemple: «Dans l’azur s’en va un nuage
esseulé/ Il convient bien, au soir, de retourner au
Mont./ Le lettré généreux sur le Bien appuyé, / A
quand d’apercevoir la Face du Dragon?» (Le nuage
solitaire du premier vers symbolise le lettré délaissé
du troisième; la «Face du Dragon» est bien sûr l’em-
pereur que le poète espère intéresser à son sort. Ce
cas se distingue donc des trois précédents à cause de
la fonction d’image, plus nettement marquée, du
motif initial).
Disposition 7: «Par image énigmatique». Quand
le rapport imagé réclame un supplément d’interpréta-
tion. Exemple de vers dont le poète – qui est aussi
l’auteur de cette liste – nous donne lui-même le
commentaire: «Chagrin de la séparation – Qin et
Chu – si profond/ Du sein du fleuve s’élève le nuage
d’automne.» La douleur de la séparation est aussi
profonde, ajoute l’auteur, que les régions de Qin et
Chu sont distantes l’une de l’autre; et l’incertitude où
l’on est de se revoir est comparable au nuage qui,
s’élevant dans le ciel, se voit ballotter au gré du vent.
Disposition 8: «Quand le vers suivant vient soute-
nir le vers précédent». Lorsque, dans un vers, le sens
n’est pas exprimé jusqu’au bout et de façon assez
118 La propension des choses

nette, on soutient celui-ci au moyen du vers suivant,


«de sorte que le sens consubstantiel au poème conti-
nue de bien passer». Exemple: «La pluie fine – à la
suite des nuages – se retire/ Le brouillard – au flanc
des montagnes – se dissipe» (ce cas de figure, qui
peut nous paraître très commun, est beaucoup plus
rare dans la poésie chinoise, dont le vers constitue
d’ordinaire un tout suffisant).
Disposition 9: «Par rencontre inspirée du monde et
de l’émotion». Ce qui signifie que ces vers naissent
d’une rencontre soudaine et spontanée entre l’émotion
de la conscience – qui réagit d’une façon sensible – et
les réalités de la nature, devenues transparentes à cette
incitation. Exemple: «Fraîchement les sept cordes
résonnent à l’entour/ Et les dix mille arbres en puri-
fient le son secret/ Voilà de quoi rendre [plus] blanche
la lune sur le fleuve / Ainsi que ses eaux [plus] pro-
fondes.» (Le jeu du luth évoquerait, au premier vers,
l’émotion à laquelle est en proie la conscience et qui
se répand à partir d’elle au travers du paysage; tandis
que les vers suivants décrivent comment tout ce pay-
sage se rend sensible à cette émotion, s’en pénètre et
la déploie.)
Disposition 10: «Par richesse implicite du dernier
vers». Selon un des grands préceptes de la poésie
chinoise, il faut que le sens se déploie au-delà des
mots au lieu de «s’épuiser avec eux»: les émotions
doivent être évoquées «de façon prégnante» et sur un
mode allusif. Ce sera en particulier le cas quand,
l’avant-dernier vers évoquant le sentiment du poète,
le dernier achève le poème par l’évocation d’un pay-
sage qui se fond avec lui. Exemple: «Après l’ivresse,
plus un mot/ Sur tout le paysage la pluie fine.»
Disposition 11: «Par mise en valeur conjointe». Il
est important que le sentiment exprimé par le poème
ressorte de la façon la plus vive d’à travers l’ensemble
du texte: si donc un vers ne parvient pas à sa pleine
expression, il faut l’y aider au moyen du vers suivant
formant contraste avec lui. Exemple: «Les nuages
Des dispositions efficaces, par séries 119

s’en retournent aux parois rocheuses – et disparais-


sent/ La lune éclaire la forêt givrée: limpide» (un
vers complète l’autre en en exprimant l’envers: d’une
part, le mauvais temps se dissipe; de l’autre, la lumi-
nosité transparaît à nouveau et s’avive).
Disposition 12: «Par division du vers en deux».
Exemple: «La mer est pure, la lune est vraie» (c’est,
en quelque sorte, l’inverse du cas précédent: il y fal-
lait deux vers pour exprimer conjointement un même
sens, tandis que, ici, un même vers exprime successi-
vement deux sens relativement disjoints).
Disposition 13: «Par rapport d’analogie directe
au sein d’un même vers». Exemple: «Je pense à vous
– le cours du fleuve» (singulièrement proche du
fameux: «Andromaque, je pense à vous! Ce petit
fleuve…», mais, ici, l’écoulement du fleuve sert
d’image à la pensée qui nous relie sans cesse à l’autre).
Disposition 14: «Par [mise en valeur] du cours
cyclique des choses». «Si l’on évoque un sentiment
d’affliction, le briser ensuite par une évocation du
destin; si l’on décrit l’engouement du monde pour
la gloire et les faveurs, briser ensuite ce tableau en
faisant appel à la logique du néant» (le second vers
prend le contre-pied du précédent et nous élève à une
vision supérieure). Aucun exemple n’est donné.
Disposition 15: «Par pénétration du sens abstrait
au sein d’un paysage». Il va de soi qu’«un poème
ne peut énoncer continûment un sens abstrait»: «Il
convient donc que celui-ci pénètre au sein de l’évoca-
tion d’un paysage pour qu’il y ait saveur.» Ce qui
veut dire que toute signification abstraite, évoquant un
état d’âme, doit s’investir ensuite concrètement en un
lieu, dans un séjour, et faire harmonieusement corps
avec eux. Exemple: «Il m’arrive de m’enivrer des
bois et des monts/ De sombrer dans champs et mûre-
raies./ Les vapeurs de sophora peu à peu englobent
la nuit./ La lune – sur la tour – profonde à l’infini»
(deux vers de «sens abstrait» sont suivis par deux
vers évoquant un paysage qui lui corresponde).
120 La propension des choses

Disposition 16: «Par pénétration du paysage au


sein d’un sens abstrait». Cas inverse et complémen-
taire du précédent: un poème qui ne serait tout du
long qu’une description de paysage «serait également
insipide»; d’où il convient, après l’évocation d’un
paysage, d’exprimer le sentiment éprouvé – sans que
l’un se manifeste au détriment de l’autre. Exemple:
«Les feuilles de mûrier tombent sur les hameaux/ Les
oies sauvages chantent dans les îlots./ Quand le déclin
atteint son point extrême,/ Je me confie alors au Tao
suprême» (ici, contrairement au cas précédent, ce
sont deux vers évoquant le paysage qui sont suivis de
deux vers évoquant le sentiment).
Disposition 17: «Quand le dernier vers exprime
une attente». Exemple: «Des verts canneliers les
fleurs ne sont point écloses./ Au milieu du fleuve,
solitaire, je fais résonner mon luth.» Le poète se com-
mente lui-même: à la floraison, nous nous reverrons;
aujourd’hui où les fleurs ne sont point écloses, je suis
seul et j’attends.

Passons sur l’hétérogénéité relative de la présen-


tation: entre les cas commentés et ceux qui ne le sont
pas, entre les cas illustrés par des poèmes et celui qui
ne l’est point (et dont on aimerait tout particulière-
ment avoir des exemples, cf. § 14). Moins tolérable
est l’écart qui semble séparer les divers aspects de
la création poétique qui sont ici alignés: problème
de la construction du poème ou du vers, question de
l’image, réflexion sur l’inspiration. Surtout, le lecteur
moderne est surpris par l’incohérence de l’énuméra-
tion14: si cette liste s’intéresse bien d’abord aux pre-
miers vers [de (1) à (6)] pour conclure sur le dernier
(17), la question du dernier vers intervient aussi beau-
coup plus tôt [en (10)], et le même problème, celui
du «soutien» que peut apporter un vers au précédent,
est traité ostensiblement deux fois [en (8) et (11)].
Serait-ce simplement qu’une telle liste n’est qu’un
vagabondage facile et fait la part belle à la fantaisie?
Des dispositions efficaces, par séries 121

Rien n’est moins sûr cependant, car une lecture plus


fine ne manquera pas de déceler, sous cet apparent
désordre, une liaison subtile et discrète. A partir du
cadre global des éléments constitutifs de tout enchaî-
nement poétique, et surtout début et fin, une logique
de la contiguïté nous fait adroitement progresser d’un
cas au suivant: (6) traite d’une entrée en matière
plus imagée que de (1) à (5), et (7) traite d’un mode
de l’image moins transparent qu’en (6); (8) traite de
l’opportunité d’un vers de soutien parce qu’il fait
suite à (7) qui traitait du cas où une explication est
jugée nécessaire; (10) traite déjà de la façon d’ache-
ver un poème parce qu’il l’évoque sous l’angle d’un
accord du paysage et de l’émotion dont il était
déjà question en (9); enfin (11) reprend la question
des deux vers qui se complètent mais en la modifiant
légèrement: c’est davantage l’aspect de rapport interne,
par contraste, qui compte désormais, et celui-ci sera
repris en (12), (13), (14), voire en (15) et (16).
Il faudrait prendre le temps de préciser encore
davantage ce travail discret de ramification, tous ces
modes implicites de voisinage, cet art délicat de la
transition… Mais on pourrait au moins conclure, de
l’expérience de ces listes, sur deux formes de logique
(on se souvient des listes «chinoises» insolites, à la
Borges, par lesquelles Foucault débute Les Mots et les
Choses): la raison chinoise (car il y a aussi ici «rai-
son», et non pas incohérence ou désordre) ne procé-
derait pas comme le fait la raison «occidentale» (le
terme étant à prendre de façon symbolique), en cher-
chant à adopter par avance une position de surplomb
comme point de vue «théorique» régentant toute la
matière à organiser – qui lui confère sa capacité
d’abstraction et d’où découle normalement un prin-
cipe classificateur d’homogénéité. Elle sinue plutôt à
l’horizontale, d’un cas à l’autre, en passant par ponts
et embranchements, chaque cas débouchant sur le
suivant et se convertissant en lui. A la différence de
la logique occidentale qui est panoramique, la logique
122 La propension des choses

chinoise est celle d’un itinéraire possible, par enchaî-


nement d’étapes. L’espace de la réflexion n’est pas
défini et clos a priori, il est seulement déployé pro-
gressivement – et fécondé – au fur et à mesure de ce
balisage; et une telle trajectoire n’en exclut point
d’autres – qui la longent temporairement ou la recou-
pent15. Au terme du voyage, une expérience est
acquise, un paysage s’est esquissé: la perspective n’y
est pas globale et univoque comme dans le tableau
occidental, elle correspond plutôt au déroulement pro-
gressif du rouleau (chinois) où un chemin à flanc de
relief (et conférant à celui-ci sa consistance) apparaît
ici, puis disparaît derrière la colline, reparaît plus loin.
Rien ne dit ainsi que le terme de che ne soit plus
qu’une étiquette vide parce que regroupant des phé-
nomènes qui nous semblent par trop divers: peut-être
est-ce seulement que nous sommes encore trop enli-
sés dans nos propres catégories critiques et n’avons
pas pris l’habitude d’envisager l’activité poétique
sous cet angle: précisément, à partir d’une variété de
«dispositions» et sur le mode de la «propension».

V. Nous voici donc à nouveau conduits à considérer


le poème comme un dispositif. Mais il ne s’agit plus
seulement ici, comme précédemment, d’un dispositif
sémiotique opérant par concentration symbolique, à la
façon d’un paysage en réduction. Comme l’expri-
ment, d’une façon générale, ces dix-sept che, le texte
poétique est également à envisager comme un dispo-
sitif discursif, en fonction de sa dimension non plus
spatiale, mais temporelle et linéaire, par rapport à ses
divers modes de développement et d’enchaînement,
ainsi que des effets dynamiques – à la fois de
contraste et d’accord – qui en résultent et lui donnent
vie. On trouve ainsi chez l’auteur de cette liste, de
même que chez un autre poéticien légèrement posté-
rieur, d’assez nombreuses références au che qui vien-
Des dispositions efficaces, par séries 123

nent étayer cette perspective: en l’explicitant moins


peut-être que nous le jugerions nécessaire, mais n’ou-
blions pas que la poétique chinoise se refuse à faire
œuvre d’abstraction et tient à sa valeur allusive.
C’est ainsi qu’on a pu distinguer entre trois modes Jiaoran
de plagiat poétique16: le plagiat «au niveau des VIIIe s.

mots», le plus critiquable (quand on reprend littérale-


ment une expression d’un poème antérieur); le plagiat
«au niveau du sens» (quand on reprend le même
motif poétique – par exemple, la première fraîcheur
frappant le paysage à l’automne – mais en en variant
le langage); et enfin le plagiat «au niveau du che», le
plus délicat: quand on imite un motif poétique pour
sa disposition interne mais que le sens du motif lui-
même est modifié. Exemple: à partir du distique
célèbre: «L’œil raccompagne les oies sauvages/ La
main effleure les cinq cordes», un poète a pu écrire:
«La main tient des carpes/ L’œil raccompagne les
oiseaux.» L’agencement poétique qui est propre au
motif est le même (contraste entre la main et l’œil,
entre contact et vision, proximité et distance), mais le
sens exprimé par le motif est différent (dans un
poème, il oppose le malheur des carpes prisonnières
au bonheur des oiseaux en liberté, tandis que, dans
l’autre poème, la contemplation du vol des oies sau-
vages et l’effleurement des cordes du luth apportent
au poète le même contentement profond). On lit de
même dans la plus ancienne anthologie poétique de la
Chine, en guise d’ouverture à deux poèmes17:
Je cueille, je cueille de la bardane,
N’en remplis pas même un panier,

et:
Tous les matins j’ai cueilli des roseaux,
N’en ai pas même une poignée!

Le che de ces distiques est identique puisqu’il


oppose chaque fois sur deux vers l’effort assidu de la
124 La propension des choses

cueillette et son résultat dérisoire; et, néanmoins, son


«inspiration» est différente, juge le critique, dans la
mesure où ils renvoient à deux situations émotion-
nelles qui ne se correspondent pas e18. Distinction sub-
tile mais pertinente: le dispositif discursif du motif est
à dissocier de sa portée symbolique. Il en résulte que
le che se constitue en facteur sui generis de la textua-
lité poétique*.
Mais on doit aussi, pour mieux pénétrer dans cette
conception particulière de la nature du poème, faire
entrer en ligne de compte certains aspects originaux
de la poésie chinoise – car ceux-ci l’ont influencée.
La particularité de la langue chinoise d’abord, en
fonction de ses deux caractéristiques de base, à la fois
monosyllabique et isolante: par absence de flexion (ni
conjugaison ni déclinaison), comme aussi de dériva-
tion, les mots de la langue chinoise sont comme
autant de moellons ou de pions, indépendants et uni-
formes, dont les rapports parataxiques sont dès lors
déterminants (au détriment de la syntaxe) et la capa-
cité d’expression brachylogique, en raccourci, parti-
culièrement marquée (un peu comme notre style télé-
graphique moderne, pour reprendre la comparaison de
Karlgren19); la particularité d’une tradition poétique
aussi, du fait que la poésie chinoise n’est point née
de l’épopée: d’où sa réticence à s’étaler en narration,
ou en description, c’est-à-dire, d’une façon ou d’une

* Le fait que le che soit conçu comme identique en dépit de


la différence des situations, et vaille donc comme facteur spé-
cifique, constitue une expression typique au travers de la
diversité des champs. Nous avions déjà remarqué cette for-
mule dans la réflexion calligraphique: «un même che quel
que soit le corps (forme) d’écriture» (cf. p. 73), et nous la
retrouvons dans un texte mathématique contemporain de ce
traité de calligraphie (au IIIe siècle): «Le che est semblable
alors que la situation (opérationnelle) est différente.» L’ex-
pression renvoie ici à une identité de procédure30; et, dans
l’un et l’autre exemple, cette identité de traitement se révèle
au stade opératoire et par un approfondissement de l’analyse.
Des dispositions efficaces, par séries 125

autre, à se constituer en discours, et le fait qu’elle pré-


fère, au développement ample et continu de la période
ou de la phrase, l’effet concourant des plus brèves
unités possibles (en règle générale, nous l’avons
remarqué, le vers chinois forme un ensemble clos
autosuffisant, tel un idéogramme développé). D’où
l’importance qui est logiquement accordée par l’écri-
ture poétique chinoise – d’un vers à l’autre, d’un dis-
tique au suivant, voire à l’intérieur d’un même vers –
à la facture dispositionnelle du texte, i.e. à la richesse
de tension qui relie successivement entre eux ses
divers éléments.
On comprend dès lors pourquoi le poéticien chinois
considère que le grand poète, celui qui est capable de
«créer du che», doit être en mesure de «donner un
nouveau départ au sentiment exprimé par le poème f» Wang
Changling
à chaque vers, ou, du moins, à chaque distique; le
mauvais poète est caractérisé, par opposition, comme
celui dont un vers est «plus faible» que le précé-
dent20. L’art de l’écriture, auquel il est fait référence,
peut servir de modèle à cet égard: de même que le
grand principe de la calligraphie est de créer un rap-
port d’attirance en même temps que de répulsion entre
les deux éléments correspondants d’un même idéo-
gramme (à la fois «se tourner l’un vers l’autre» et
«se tourner le dos»), de même l’art du poète est-il
d’introduire une relation d’affinité en même temps
que de contraste entre deux vers qui se suivent (ce qui
implique, par conséquent, que ces deux «éléments»
poétiques aient une force et une consistance égales) g.
Considérons, par exemple, ce huitain célèbre21: Du Fu
VIIIe s.

Autrefois, j’ai entendu parler du lac Dongting,


Aujourd’hui, je monte à la tour de Yueyang.

Ces deux vers à la fois s’opposent (autrefois/main-


tenant; le lac qui s’étend à l’horizon/ la tour qui se
dresse dans le ciel) et sont en connivence l’un avec
l’autre (la tour de Yueyang est au bord du lac Dong-
126 La propension des choses

ting: le poète contemple aujourd’hui du haut de la


tour cette immensité d’eau à laquelle il rêvait depuis
longtemps). Il en va de même du distique suivant qui
radicalise cette intuition du paysage:

Pays de Wu et de Chu – à l’Est et au Sud – sont détachés,


Ciel et Terre – le jour et la nuit – en train de flotter.

Le contraste est encore plus riche entre ces deux


vers/éléments: entre l’horizontale et la verticale, l’es-
pace et le temps, l’écart et la réunion. En même temps
que le rapprochement est encore plus intime: les
points cardinaux d’une part, haut et bas de l’autre; la
dispersion dans l’espace, d’une part, la synchronie de
l’autre, définissent globalement l’univers dans sa fon-
cière unité. Même les deux vers suivants consacrés à
l’évocation de l’«émotion», consécutive à celle du
«paysage», relèvent de cet effet:
Des parents et amis, pas une lettre;
Vieux et malade, un seul esquif.

Tension d’écart: les autres et moi, avoir et ne pas


avoir; tension contraire: un même sentiment, très
prégnant, de solitude. On le voit, la tension créée par
le che s’identifie ici aux effets de parallélisme h22.
Mais celui-ci n’est pas un ornement rhétorique du dis-
cours, il représente, dans le cas de la poésie chinoise,
son processus réel d’engendrement23.
La relation contradictoire qui unit les deux éléments
Jiaoran contigus de la séquence poétique nous est bien rendue
par cette image: l’oie sauvage apeurée s’envole de
dos mais tourne la tête vers ses compagnes24. Il y a à
la fois continuité et discontinuité i: «quand le che sui-
vant précisément s’élève, le che précédent est comme
interrompu j». Comme toujours dans l’esthétique chi-
noise, comme toujours en Chine, c’est l’alternance
(antagonisme et corrélation) qui constitue le principe
de fonctionnement d’un tel dispositif. Ces quelques
vers, détachés de leur contexte, sont donnés comme
Des dispositions efficaces, par séries 127

une illustration de cette tension propre au che poé-


tique:
Flottant ou sombrant, les che sont différents:
Notre réunion, quand donc aura-t-elle lieu?
Je voudrais prendre appui sur le vent du Sud-Ouest,
Partir au loin – pour pénétrer dans votre sein.

Ou encore, le dispositif discursif du poème est Jiaoran


comme le paysage contemplé du haut d’une mon-
tagne25: les linéaments du relief dessinent tour et
détour, s’enchevêtrent et se déploient, se succèdent et
se transforment: tantôt un sommet se dresse énergi-
quement tout seul par empilement successif, tantôt le
fleuve s’écoule paisible sur des milliers de lieues –
puis succède le relief le plus accidenté qui soit.
Images de méandre ou de dénivelé: autant de disposi-
tions particulières qui ne cessent de s’enchaîner en
même temps qu’elles réagissent l’une à l’autre (qui
s’enchaînent avec d’autant plus de suite qu’elles
réagissent avec vigueur). A travers elles, le che poé-
tique consiste toujours à charger du maximum d’élan,
de dynamisme, le cours du texte.
Il ne faudrait donc pas considérer le dispositif du
poème comme un aspect secondaire de la création. Il
accompagne le mouvement de l’émotion intérieure, et Jiaoran
lui correspond, selon une relation analogue à celle
qu’entretient le langage du poète vis-à-vis de son ins-
piration k26. Il est comme la manifestation sensible –
distribuée au travers de l’enchaînement textuel – de
l’intériorité invisible. C’est pourquoi la poésie lui doit
la première de ses «profondeurs»: «Le fait qu’une
impression diffuse soit partout présente (comme de la
«vapeur» ou de la «buée») tient au type de profon-
deur qui relève du dispositif textuel l27». Grâce au
dynamisme que suscite ce dernier, la portée du sens
se dégage de son motif et se répand comme une aura,
aussi pénétrante qu’insaisissable. Ou encore, elle
s’élève comme une colonne de fumée – à l’infini28.
Le che est créateur de ce qu’il est convenu d’appeler,
128 La propension des choses

chez nous comme en Chine, l’«atmosphère» poé-


tique.
Puisque son principe est celui de l’alternance, le
poème doit donc être conçu de bout en bout non point
comme un «enfilage» successif (vers après vers, tels
«des poissons qu’on embroche»), mais comme une
variation: «Le grand poète est celui dont le che est
en continuelle transformation m29.» Car, en poésie
comme ailleurs, il convient que le dynamisme se
renouvelle – par différence interne, d’un pôle à l’autre
– pour qu’il soit continu.
6

Le dynamisme est continu

I. A passer en revue les arts de la Chine, on s’inter-


roge: dans quelle mesure ces «trois joyaux» de la
culture chinoise que sont calligraphie, peinture et
poésie se distinguent-ils réellement entre eux, dans
leur principe foncier (la différence des moyens utili-
sés n’étant elle-même que relative puisqu’ils recou-
rent au truchement commun du pinceau)? Ou encore:
jusqu’à quel point n’est-ce pas une commune logique
qui justifie ces arts, dans leur démarche créatrice, et
rend aussi possible, en chaque cas, l’effet produit?
Tous trois tendent à exprimer l’animation insondable
de l’Invisible (en soi et hors de soi) grâce à l’«actua-
lisation» d’une «configuration» sensible (du tracé ou
des mots). Tous trois articulent leur langage à partir
des mêmes principes de contraste et de corrélation, et
fondent sur la variation par alternance le dynamisme
de leur déploiement – qui doit être continu. S’agirait-
il seulement là d’une vision idéologique particulière,
limitée à la classe des «lettrés»? Mais la «boxe chi-
noise», née dans les milieux les plus populaires, tra-
duit, dans le langage du corps, la même philosophie:
elle ne s’assigne d’autre but que d’incarner, au travers
des gestes, le souffle invisible, et construit son enchaî-
nement comme un déroulement ininterrompu – «spi-
ralé» – de mouvements opposés; seule une cassure
au sein de cette continuité circulaire donnera prise à
l’adversaire et lui fournit la possibilité de l’emporter.
Une même représentation est donc au cœur de toutes
ces pratiques, celle d’une énergie originelle en même
130 La propension des choses

temps qu’universelle, dont le principe est binaire


(les fameux yin et yang) et l’interaction sans césure
(comme dans le grand Procès cosmique). D’où découle
logiquement cette ultime signification du che, comme
terme d’esthétique: la capacité de promouvoir et de
rendre sensible, en fonction de cette énergie a, au
travers des signes de l’art b, une telle continuité du
dynamisme1.
Mais c’était déjà la conception que nous trouvions à
l’œuvre, tout au commencement, chez les penseurs
stratégistes2. Perçue de l’extérieur (car c’est de l’exté-
rieur surtout que l’on peut se rendre conscient de cette
ubiquité de la cohérence, à défaut de simplement la
vivre – grâce au recul et sous l’effet de la différence),
la culture chinoise nous impose, en dépit de mutations
historiques considérables, le sentiment d’une unani-
mité (celle que symbolise, au-dedans, et sur un mode
idéalisé, la «Voie», le Tao): le sinologue, en ne ces-
sant de tourner autour de cette intuition, est donc
condamné à ressasser (en même temps qu’il garde
l’impression que quelque chose de plus simple encore,
de plus radical, lui échappe toujours). Car cette
communauté d’évidence sous le coup de laquelle on
tombe dès qu’on aborde le moindre commentaire
«théorique» est aussi trop diffuse et trop prégnante
pour qu’elle y soit jamais totalement explicitée. Elle
nous est seulement livrée, au fil de cette littérature
critique, par le biais de réflexions particulières qui,
en même temps qu’elles se ramifient en analyses
toujours plus fines, se recoupent entre champs, se
reflètent les unes les autres entre «arts» différents, se
reprennent et s’épaulent mutuellement. A nous donc
de les reconsidérer une dernière fois, pour tâcher de
les suivre jusque dans ces ultimes ramifications mais
aussi parallèlement: en essayant de porter au jour,
grâce à ces effets de mise en perspective, le sous-
entendu commun.
Le dynamisme est continu 131

II. Parce que sa codification théorique est interve-


nue relativement plus tôt, parce que, surtout, sa nature
linéaire le destine à servir d’enregistrement direct et
immédiat de la temporalité du mouvement (un calli-
graphe ne peut jamais revenir en arrière pour retou-
cher le tracé précédent), l’art chinois de l’écriture
nous offre un exemple privilégié de tout dynamisme
en cours – comme devenir. Selon la double dimension
de cet art, au niveau du geste qui engendre la forme
comme de cette forme devenue lisible sur le papier.
De même que la flèche décochée par le bon tireur est
chargée d’un surplus de che qui la fait porter droit et
loin, de même le mouvement du pinceau, aux mains
du bon calligraphe, est-il doué d’un surplus de che c, Zhang
comme potentiel à l’œuvre, qui lui permet d’aller tou- Huaiguan
VIIe s.
jours de l’avant et de la façon la plus efficace3. L’élan
déployé se communique de part en part, sans rencon-
trer d’obstacle ni s’enliser d4. Et, une fois le tracé
achevé, cette continuité dynamique demeure pour tou-
jours active aux yeux de qui la contemple: l’élément
qui précède porte en lui l’attente de celui qui suit, et
ce dernier naît en réponse au premier e5. L’ininterrup-
tion n’est jamais volontaire, mais spontanée. On sait
que, dans la boxe chinoise, il convient de maintenir
toujours une répartition déséquilibrée du poids du
corps, par rapport aux deux pieds, de façon que celui-
ci soit constamment entraîné de lui-même à pour-
suivre l’exécution du mouvement6; or, nous pouvons
déceler de même, au sein de l’idéogramme calligra-
phié, un léger déséquilibre du tracé qui permet que
celui-ci ne soit jamais complètement immobilisé,
devenu raide et figé – mais appelle à son prolonge-
ment: une barre horizontale ne l’est jamais totale-
ment, surtout quand elle n’est pas l’élément dernier
du caractère, son léger redressement, son discret
déport trahissent la tension qui la porte vers l’enchaî-
nement.
132 La propension des choses

Que le tracé bénéficie de l’élan précédent f7, que le


pinceau soit donc conduit à aller de l’avant et que,
sous l’apparente discontinuité des traits et des points,
se manifeste le processus d’un engendrement continu,
telle est donc la logique de propension que met
en valeur, à travers le dispositif de l’idéogramme cal-
ligraphié, l’art de l’écriture. Considérons-la, pour
mieux la comprendre, à son stade le plus radical: un
type d’écriture chinoise, né postérieurement aux
autres, la «cursive», incarne plus particulièrement
cette tendance au dynamisme et met l’accent sur la
continuité. Non plus seulement entre les éléments
d’un même idéogramme, mais entre des idéogrammes
qui se suivent. Tandis que l’écriture «régulière» à
laquelle elle est couramment opposée fait surtout
Jiang Kui usage du trait brisé qui exige un temps d’arrêt, la cur-
XIIe s. sive privilégie la courbe, qui s’exécute d’un seul
trait8. Le pinceau court d’un bout à l’autre de la page,
traitant elliptiquement chaque idéogramme et rédui-
sant au minimum leur autonomie; de l’un à l’autre, à
peine le pinceau a-t-il le temps de se relever tant il est
entraîné vers le tracé suivant. La cursive est donc
l’expression privilégiée du che calligraphique: dans
Zhang le cas de l’écriture régulière, «l’idéogramme une fois
Huaiguan terminé, le sens qui l’anime est achevé», tandis que,
dans celui de la cursive, «quand toute la colonne de
caractères est achevée, l’élan [che] se poursuit au-
delà g9». Il en est né la tradition calligraphique d’«un
seul tracé continu», celle dont la capacité en che est
la plus «accrue» h: «là où le trait est rompu, l’influx
rythmique n’est point coupé et, là où le tracé n’est
point interrompu, une même aspiration traverse de
part en part les colonnes10». Les idéogrammes qui
commencent la colonne suivante sont alors dans le
prolongement direct de ceux qui sont au bas de la
colonne précédente: on ne pouvait pousser plus loin
le sens et l’art de la propension.
Mais il ne faudrait point se méprendre sur la nature
de cette continuité. Un train de plusieurs dizaines
Le dynamisme est continu 133

de mots tous reliés ensemble, d’une façon visible et


appuyée, comme on l’a fait parfois, serait fatalement
insipide. Il n’y a plus là que «filandre», et la force
s’épuise11. Car c’est moins la continuité du tracé Jiang Kui
lui-même qui compte que celle du dynamisme qui
l’anime. A quoi sert l’alternance, qui est le moteur de
cette vitalité. Les idéogrammes qui s’enchaînent sous
l’élan de la cursive symbolisent comme autant d’atti-
tudes particulières qui s’opposent en se succédant:
«comme des gens qui ici s’asseyent et se couchent,
là se mettent en route; qui tantôt se laissent voguer au
fil de l’eau et tantôt chevauchent à toute bride; tantôt
évoluent gracieusement au son des chants et tantôt se
frappent la poitrine et gesticulent de douleur12». Tan-
tôt la main ralentit et tantôt elle accélère, tantôt la
pointe est «incisive» et tantôt elle est «estompée».
C’est cette variation continuelle entre des contraires,
l’un se renouvelant par l’autre, l’un appelant nécessai-
rement l’autre pour le compenser, qui rend possible
que le trait suivant soit réellement dans le prolonge-
ment du trait précédent et que celui-ci attire effective-
ment derrière lui le tracé qui suit. A la jointure, là où
n’existe ni point ni trait dans le caractère d’écriture,
se perçoit seulement, en délié, une «attraction de
ligne i» (ce terme technique désigne aussi, de façon
expressive, dans la langue moderne, la «courroie
de transmission»). Dès lors, «les barres, les obliques,
les courbes et les verticales, dans leurs sinuosités
comme dans leurs arabesques, sont toujours détermi-
nées par la propension d’élan [che] j13». La véritable
continuité calligraphique est celle d’un tracé qui ne
cesse de se renouveler, par oscillation d’un pôle à
l’autre – en se transformant14.
A preuve la mauvaise copie, et quel que soit,
d’ailleurs, le type d’écriture, cursive ou non cursive
(l’imitation des modèles jouant un rôle essentiel dans
l’apprentissage calligraphique). En faisant appel à sa
mémoire, le mauvais élève reproduit la forme exté-
rieure des caractères, mais non l’«influx rythmique» Jiang Kui
134 La propension des choses

qui est contenu à travers eux15: cette «pulsation»


commune qui circule au travers des éléments calligra-
phiés comme au travers des veines de notre corps et,
en permettant les échanges métaboliques nécessaires,
assure au tracé sa capacité d’enchaînement. Les diffé-
rents éléments reproduits sont alors fatalement isolés
et «dispersés» les uns par rapport aux autres – mem-
bra disjecta – sans que plus rien, de l’intérieur, les
relie. La qualité d’interdépendance et de corrélation,
essentielle à la linéarité d’une véritable écriture, fait
alors défaut: manque le facteur che, en tant que
propension d’élan particulière qui, liée à l’inspiration
soudaine du calligraphe comme à la tonalité du texte
calligraphié, avait réussi à conférer à la calligraphie,
dans le cas du modèle, sa continuité dynamique
et l’aptitude au renouvellement. Ce sont elles qui
font encore vibrer tous ensemble, sous nos yeux et
pour notre infinie jouissance, chacun des traits – à
l’unisson.

III. La peinture chinoise se prête à une analyse


similaire. On se souvient qu’un des premiers che de
la calligraphie consiste à aller d’abord dans le sens
contraire de celui vers lequel on tend, afin de conférer
plus de vigueur au tracé (à commencer à diriger la
pointe du pinceau vers le haut si l’on veut aller vers le
bas, ou vers la droite si l’on veut aller vers la gauche).
Shen Or il en va exactement de même en peinture16: si l’on
Zongqian s’apprête à faire monter le pinceau sur la feuille, il
XVIIIe s.
convient de commencer par «créer du che» en le fai-
sant descendre k (et inversement); et, de même, si l’on
s’apprête à esquisser un tracé délié, il convient d’inau-
gurer celui-ci par un tracé appuyé (et réciproque-
Da ment). Si l’on veut que la silhouette de la montagne
Chongguang donne vraiment l’impression de tourner, en ondulant,
XVIIe s.
il faut chaque fois aller d’abord «dans le sens inverse
de sa propension l», en creux comme en bosse, pour
Le dynamisme est continu 135

qu’alors elle commence à «tourner»17*. Ce qui vaut


aussi pour la composition d’ensemble: si là elle doit
être dense et fouillée, qu’elle soit lâche et dispersée Shen
ici; si ensuite elle doit être plane et calme, qu’elle soit Zongqian
d’abord abrupte et tendue. Ou encore, anticiper le
plein par le vide et le vide par le plein18. Comme en
calligraphie, il faut accentuer le contraste pour que
l’un prépare à l’autre: non seulement le mette mieux
en valeur, mais aussi l’appelle nécessairement après
lui avec d’autant plus de force qu’il faut rétablir
l’équilibre et maintenir – par compensation – la régu-
lation harmonique. Même le fameux «tracé d’un seul
coup de pinceau», qui caractérisait la cursive à son
aboutissement, se retrouve en peinture. Non pas bien
sûr littéralement, comme s’il s’agissait de couvrir tout
l’espace d’un unique trait, mais, comme dans la bonne
calligraphie, en esprit et intérieurement: dans la
mesure où le che émanant du souffle vital réussit à Fang Xun
XVIIIe s.
traverser de part en part m tout le tracé figurateur –
montagnes et rivières, arbres, rochers, maisons – et
l’anime du même jet de son inspiration19.
Il est donc légitime que les traités de peinture
mettent l’accent, de même qu’en calligraphie, sur la
«pulsation» commune qui parcourt la composition
(comme aussi, à un stade préparatoire – avant qu’on

* Cette façon d’accroître la tension préparatoire de l’effet


n’est pas seulement un principe de l’art de l’écriture ou de la
peinture. La même formule vaut pour la composition litté-
raire, puisque celle-ci a aussi «pour priorité d’acquérir du
che60». Plutôt que de développer platement le propos confor-
mément à son thème, comme on apprend d’abord à le faire,
«mieux vaut conférer du relief à son texte» («comme des
vagues qui surgissent, comme des sommets qui se dressent»,
selon les comparaisons chinoises) «en maniant le pinceau en
sens inverse». Je comprends: aborder le sujet par un effet de
contraste qui permette de venir au-devant de lui et de le rendre
ainsi plus saillant – au lieu de commencer directement par lui.
On ne pouvait pousser plus loin (sous cet argument commun
du «che du pinceau») l’assimilation entre ces différentes
formes d’art.
136 La propension des choses

se mette à peindre ou calligraphier –, sur l’importance


d’une bonne circulation du souffle au travers du corps).
On se souvient que, selon la physique chinoise, tous
les éléments du paysage, des chaînes de montagne
jusqu’à l’arbre et à la roche, ont dû leur avènement à
la seule accumulation d’énergie cosmique et sont sans
cesse irrigués par elle: au sein de la peinture comme
du paysage, que tous les aspects les plus divers,
et leurs incessantes mutations, «commandés par
Shen le souffle» et reliés à travers lui, «manifestent», de
Zongqian façon toujours particulière, leur «tendance à l’anima-
tion», tel est le che n20. L’art de peindre consiste dès
lors simplement à décrire, grâce à «la propension
interne conférant son élan au pinceau», cette «autre
propension» que l’on voit partout à l’œuvre, à l’exté-
rieur de soi, «dans l’actualisation des choses o». La
relation est réciproque: le che advient sous le pinceau
«en proie à l’énergie invisible», et ce dynamisme de
l’Invisible communique au travers des figurations
sensibles «grâce au che qui le guide». De même que
l’art de la calligraphie est celui d’une métamorphose
ininterrompue, celui du peintre chinois est de décrire
la réalité dans son incessant procès.
Ce qu’illustre précisément le montage de la peinture
en rouleau. Le rouleau «s’ouvre» et «se ferme» à
l’instar du devenir cyclique de toute réalité (l’adepte
de la boxe chinoise, lui aussi, ferme l’enchaînement
précédemment «ouvert» en revenant à sa position de
départ). Dans le cas du rouleau qui se déroule à la ver-
Shen ticale, l’«ouverture» commence en bas et la «ferme-
Zongqian ture» s’opère en haut: motifs naturels et édifices
humains «ouvrent» en bas «en donnant l’impression
d’une inépuisable vitalité»; sommets et nuages, bancs
de sable et lointains îlots «ferment» par en haut, en
«conduisant toute la représentation à complétion –
sans rien qui dépasse21». Par référence à l’année, on
considérera que le bas du rouleau correspond au prin-
temps qui est le temps de l’«essor», le milieu du rou-
leau à l’été qui est la saison de la «plénitude», et le
Le dynamisme est continu 137

haut du rouleau, enfin, à l’automne et à l’hiver qui sont


l’époque du «recueillement et du repli». Non seule-
ment le rouleau de peinture, pris dans son ensemble,
se déroule «naturellement» ainsi, à l’image du cours
progressif de l’année, mais on retrouve aussi à chaque
passage, et jusque dans le plus petit détail de la figura-
tion, cette même alternance d’ouverture et de ferme-
ture qui lui confère son rythme vital (toujours à l’instar
du déroulement temporel qui fait alterner non seule-
ment les saisons, mais aussi, à des échelles de plus en
plus réduites, la pleine lune et la nouvelle lune, le jour
et la nuit, l’aspiration et l’expiration). Chaque aspect
particulier de la représentation s’inscrit dans une
logique générale d’apparition et de disparition, et sert
de phase transitoire à la manifestation du devenir. Le
rouleau se prête dès lors à une lecture linéaire, comme
en calligraphie: toute figuration «advient pour s’ac-
corder à ce qui précède» et se résout «pour laisser la
place à ce qui suit p». Tout est en cours et traversé, de
part en part, par la tendance au renouvellement.
Il en découle tout l’art de peindre, qui peut être
exprimé à nouveau en termes de che: à chaque
moment d’essor et d’«ouverture» il faut songer aussi,
parallèlement, à l’achèvement et à la «fermeture», ce Shen
qui permettra à la figuration d’«être en tout lieu bien Zongqian

construite» sans que rien «soit dispersé et laissé à


l’abandon22». Inversement, à chaque moment d’achè-
vement et de «fermeture», il faut songer aussi, paral-
lèlement, à l’essor et à l’«ouverture», ce qui permet-
tra à la figuration d’«être en tout instant riche d’un
supplément de sens et de vitalité», de sorte que «le
dynamisme de l’Invisible ne soit jamais épuisé». Tout
début n’est jamais un pur début, et toute fin n’est
jamais une vraie fin: en chinois, on ne dit pas «com-
mencer et finir» mais «finir – commencer»*. Tout

* Il ne s’agit que d’une «façon de parler» (zhongshi, l’ex-


pression rappelle le Livre des mutations61), mais celle-ci est
significative. Elle permet en particulier de comprendre pour-
138 La propension des choses

«ouvre» et «ferme» à la fois, tout s’articule «logi-


quement» et sert de transition dynamique, et la pro-
pension du tracé épouse alors sponte sua la cohérence
interne à la réalité q.

IV. La continuité du dynamisme qui est à l’œuvre


Liu Xie au travers du texte littéraire nous est rendue par une
Ve-VIe s.
belle image: lorsqu’on pose le pinceau à la fin d’un
paragraphe, c’est comme lever la rame quand on est
sur l’eau23: le bateau continue d’avancer et, de
même, à l’issue du passage, le texte continue de pro-
gresser. Un «surplus de che» le pousse à aller de
l’avant, l’entraîne vers son enchaînement. Un texte
existe non seulement en tant qu’«ordre» et «cohé-
rence», mais aussi comme cours et déroulement r24.
A sa facture mélodique et rythmique d’assurer en
premier lieu les conditions d’une telle fluidité. Deux
aspects qui sont particulièrement déterminants dans le
cas du chinois, puisque, d’une part, les mots de la
langue chinoise possèdent différents tons (et le
contrepoint tonal constitue un élément essentiel de la
prosodie), et que, d’autre part, le rythme y tend à tenir
lieu de syntaxe et sert directement à la compréhen-
Liu Xie sion. Nous en revenons au motif stratégique du che:
des «sonorités bien adaptées entre elles» sont comme
les pierres rondes entraînées à rouler du haut d’une
pente s25. L’exploitation des dispositions réciproques
(entre les sons, entre les tons) crée une propension

quoi la culture chinoise est fermée au tragique (je veux dire: à


l’essence tragique). Car, pour qu’une vision tragique soit
concevable, il faut croire en une fin dernière, dressée par
l’imagination comme un écran, sans dépassement possible.
Elle permet aussi de comprendre pourquoi la pensée chinoise
classique (d’avant le bouddhisme) n’a pas eu besoin de conce-
voir un «autre monde» – coupé de celui-ci et le compensant:
puisque le monde est toujours déjà en train de devenir autre et
que la mort, elle-même, n’est qu’une transformation.
Le dynamisme est continu 139

dynamique à la continuité, et c’est, une fois de plus, le


principe de l’alternance qui permet de tirer parti de ce
potentiel. Un beau texte est d’abord un texte dont l’in-
terdépendance mélodique est telle que sa lecture psal-
modiée coule de source, sans que son cours se heurte
jamais à l’obstacle aussi bien de la monotonie que de
la dysharmonie t26. Il en va pareillement à propos du
rythme, même en prose: les rythmes les plus longs,
comme les plus brefs, doivent s’intercaler dans la Bunkyô
suite du texte pour dynamiser celle-ci27. De façon hifuron
générale, que ce soit au niveau des sons, des tons ou
des rythmes, la répétition est à éviter, car elle sup-
prime toute tension interne, née de l’écart, et épuise
la vitalité; la variation, au contraire, renouvelle au
mieux celle-ci en tirant ses ressources d’une inter-
action des pôles (ton «plat» et ton «oblique», lon-
gueur et brièveté, etc.) qui, comme telle, est inépui-
sable: grâce à elle, le texte est tendu vers une suite,
appelé à «dévaler».
Ce motif des corps ronds enclins à dévaler la pente
est repris à propos de la facture discursive, et non plus
seulement harmonique, du texte littéraire. Dans le cas
du huitain, par exemple, il revient précisément au
second distique de mettre en mouvement le motif
initial ainsi que de précipiter le poème vers son
développement28. Vers de transition qui, d’une part, Wang
«s’accordent» aux vers d’ouverture et, de l’autre, Shizhen
XVIIe s.
portent à son plein le dynamisme dont profiteront les
vers suivants: il suffira seulement que le troisième
distique «tourne» et que le quatrième achève en
«fermant». Ce second distique, qui sert de pivot à
tout le poème, sera donc logiquement évalué en fonc-
tion de sa capacité en che u. A titre d’exemple, le cri-
tique mentionne ces vers célèbres déjà cités:

Autrefois, j’ai entendu parler des eaux de Dongting,


Aujourd’hui, je monte à la tour de Yueyang:
Pays de Wu et de Chu – à l’Est et au Sud – sont séparés,
Terre et Ciel – le jour et la nuit – en train de flotter!
140 La propension des choses

Nous avons déjà lu ces vers, deux par deux, en


considérant la puissance de contraste et de corrélation
que suscite, à l’intérieur de chaque distique, le paral-
lélisme. Relisons-les maintenant dans leur enchaîne-
ment en considérant comment le second distique,
reprenant les éléments de tension inaugurés par le pre-
mier, radicalise ceux-ci et les porte à leur apogée:
la tension introduite entre l’horizontalité du lac et la
verticalité de la tour culmine dans celle du Ciel et de
la Terre; celle qui séparait le passé et le présent de
l’individu est élevée à la dimension générale du cours
du Temps. Les effets de contraste et de corrélation
sont eux-mêmes conduits à leur plénitude: l’immen-
sité de ces eaux à la fois sépare et rassemble – écarte
les orients et sert de miroir à la totalité du Monde. Du
premier au second distique, à travers reprise et dépas-
sement, le poème a acquis son maximum d’élan, et il
n’aura plus qu’à évoluer thématiquement à partir de
là en abordant le thème de la solitude personnelle,
puis des malheurs contemporains. Or, que le poème
réussisse à développer une telle puissance de propen-
sion n’est pas seulement important pour assurer au
texte sa capacité dynamique: cela importe aussi pour
qu’il puisse former un tout logiquement nécessaire et
soit véritablement cohérent.
Car si, de même que peintres et calligraphes, les poé-
ticiens chinois sont unanimes à attribuer à la vitalité du
«souffle» intérieur cette capacité du che poétique à
dérouler ainsi le poème, on peut aussi se demander
plus précisément comment un tel facteur interfère avec
le sens du poème et réussit à le promouvoir. Si on
Wang Fuzhi ne fait que «placer» çà et là des mots sans que la
XVIIe s. conscience tende véritablement à s’exprimer, le corps
du poème «ressemblera à un âne poussif chargé d’un
lourd fardeau»: sa marche est embarrassée et il ne
possède pas le che nécessaire pour avancer v29. Ce qui
arrive fatalement dès lors que l’intériorité de celui qui
compose n’a pas été réellement mobilisée et que celui-
ci choisit artificiellement tel sujet déterminé pour le
Le dynamisme est continu 141

décorer ensuite des figures de la rhétorique (en multi-


pliant «les comparaisons, les expressions recherchées,
les allusions historiques»…): «c’est comme vouloir
fendre un billot de chêne avec une hache émoussée:
des fragments d’écorce volent de tous côtés mais
pourra-t-on jamais atteindre la fibre du bois30?»…
Au contraire, dans une perspective réellement poé- Wang Fuzhi
XVIIe s.
tique, c’est-à-dire celle d’un engendrement du lan-
gage qui soit véritablement efficace, il convient de se
fonder sur ce que l’intériorité, dans son émoi, tend à
exprimer, et de faire alors du che poétique, comme
propension dispositionnelle née de cette émotion, le
facteur moteur de l’expression. La formule est laco-
nique: «Faire du vouloir-dire émotionnel le [facteur]
principal et du che le [facteur] suivant.» A l’image du
«mouvement d’ensemble» qui donne vie à la pein-
ture, cette «propension dispositionnelle» est définie
comme la «cohérence interne», infiniment subtile,
jamais totalement appréhendable, propre à l’intention-
nalité poétique w. Ou, pour essayer d’être plus précis
(mais la glose – vis-à-vis de ce type de formulation,
excessivement allusive – est si délicate!): elle est la
logique – toujours fine et particulière – impliquée
dans ce qui tend à advenir comme sens poétique et lui
servant d’articulation dynamique. Prendre appui sur
elle et la promouvoir permet à cette aspiration de sens
d’avoir la force de se développer en langage et de
s’exprimer jusqu’au bout. Tel est le che que nous
avons déjà considéré à l’œuvre en tant que dispositif
discursif du poème, d’un vers à l’autre, d’un distique
au suivant: à l’échelle du poème tout entier, c’est lui
qui parvient à dire, en déployant successivement tout
le langage nécessaire au poème, «par alternance et
variation», à travers «tours et détours», «mouve-
ments d’expansion et de repli», et «jusqu’à parfaite
exhaustion du sens», l’émoi premier x. Intuition émi-
nemment féconde (et à méditer encore davantage:
pour l’ériger en cette notion cardinale qui nous fait
tant défaut), puisqu’elle dépasse toute opposition du
142 La propension des choses

fond et de la forme – distinction abstraite et stérile –


et rend compte, de façon unitaire, de l’engendrement
concret du poème: comme propension grâce à laquelle
le texte poétique se lie et s’enchaîne organiquement,
de sorte que chaque nouveau développement réactive
son dynamisme et que tout, en son cours, y sert effec-
tivement de transition31.
On comprend dès lors que la poétique chinoise ait
Wang Fuzhi pu se montrer critique à l’égard du culte des «beaux
vers». Un beau vers, c’est comme un «beau coup»
au jeu de go32. L’effet peut en paraître sensationnel,
et, néanmoins, les bons joueurs s’en défient, lui pré-
férant un jeu où les coups sont préparés à l’avance et
sont par là plus efficaces, même s’ils passent inaper-
çus (parce qu’ils passent inaperçus). En poésie, aussi,
le beau vers risque de rompre la trame du poème, ne
profitant qu’à lui seul au lieu de s’accorder à l’en-
semble du texte et d’œuvrer pour sa continuité. C’est
pourquoi, aussi, des poéticiens ont jugé bon de réagir
contre l’habitude scolaire, de plus en plus établie, de
diviser le texte en parties. Il peut y avoir, par exemple,
changement de rime sans que cela implique un nou-
veau développement au niveau du sens, et le texte peut
opérer un tournant sans que cela signifie coupure.
L’art des anciens poètes serait même, au contraire, de
«ne point changer à la fois de thème et de rime», et
l’enchaînement s’opère chez eux de la façon la plus
discrète et la plus «naturelle», sans qu’ils aient à for-
ger de chevilles33. Comme la calligraphie, comme
la peinture, le poème constitue un ensemble à la fois
global et unifié qui communique d’un même élan à
l’intérieur de lui-même. Il n’est pas comme un
«melon» qu’on peut «partager en tranches», sa
continuité est intrinsèque34, elle est la preuve de
ce qu’une interaction est bien à l’œuvre (entre «émo-
tion» et «paysage», mots et sens…), de ce qu’un
procès est effectivement en cours: il n’y a de véri-
table poésie – pour reprendre le titre d’Éluard –
qu’«ininterrompue».
Le dynamisme est continu 143

V. La critique chinoise est d’ordinaire allusive, on


la qualifie volontiers d’«impressionniste», mais elle
a pu se livrer aussi à une analyse très minutieuse du
fonctionnement d’un texte. Il lui arrive, en particulier,
au fil du commentaire, de repérer de façon précise
d’où procède la propension dynamisante qui est à
l’œuvre dans le passage. Parfois, il suffit d’un premier
vers, riche de puissance imaginaire, pour conférer tout
son élan au poème y35; ailleurs, si une strophe reprend Jin
l’autre, c’est que la première suscite le dynamisme de Shengtan
XVIIe s.
la suivante et la prépare z36. Il arrive même que la
simple comparaison à opérer entre le titre d’un poème
et le texte qui suit soit révélatrice à cet égard37. Le
titre, très long (mais cela n’est pas rare dans la poésie
chinoise), rend compte précisément de la situation qui
sera évoquée: une lettre vient d’arriver, de la part de
son frère, qui fait part du malheur des inondations
qu’ont provoquées les pluies torrentielles, ainsi que
du tourment qu’en éprouvent les fonctionnaires
locaux (dont est ce frère) – et le poète y répond par
compassion. Mais l’ordre dans lequel le poème
reprend ces thèmes est différent: il évoque d’abord
les inondations provoquées par les pluies, puis le tour-
ment des fonctionnaires, puis la lettre de son frère et,
enfin, l’envoi de ce poème, en témoignage de sympa-
thie. Grâce à cet ordre poétique, le poème se trouve
en mesure d’«onduler en vagues successives faisant
alterner vide et plein»: sans quoi il serait fatalement
«privé de che». Le critique nous invite d’ailleurs à
observer de plus près encore, en remontant à contre-
courant le poème, l’art avec lequel son auteur réussit
à dynamiser la suite du texte: au second distique,
il n’est pas encore fait mention de la lettre, mais le
poème commence par indiquer qu’«on a appris…»,
ce qui introduit et met en valeur la lettre évoquée ulté-
rieurement; au premier distique, il n’est pas encore
144 La propension des choses

fait mention de la nouvelle du débordement du fleuve,


mais le poème commence par dépeindre tout le pay-
sage submergé par les vagues, ce qui introduit et met
en valeur le thème de l’inondation qui fait suite. Et
c’est seulement après avoir évoqué l’angoisse des
fonctionnaires locaux que le «bout du pinceau»
«opérant une très légère rotation», comme dans l’art
de l’écriture, en vient à faire état de la lettre reçue
l’avant-veille. Sans cet art de la variation, conclut le
critique, le poème ne serait qu’«une tenture toute
plate», «figée dans sa raideur»; au contraire, grâce à
l’«ondulation» que lui confèrent ces plis successifs
engendrant un rythme de variation par alternance, le
lecteur est en mesure d’insuffler sa propre respiration
à travers la trame du poème, et de communiquer avec
le rythme vital de celui-ci, par psalmodie*.
Il est légitime que ce soit à propos des poèmes les
plus longs que l’on prête le plus d’attention aux divers
effets qui contribuent à la continuité du dyna-
misme38; et que l’on en prête tout autant dans le cas
du récit romanesque, qui est le genre long par excel-
lence, surtout en Chine. Qu’est-ce, en effet, que l’art
du récit, si ce n’est réussir à susciter le maximum de
tension, au sein de la narration, entre ce qui précède et
Jin ce qui suit? La lecture du célèbre Au bord de l’eau,
Shengtan tel qu’il est commenté entre les lignes par le même
critique que précédemment, qui est un des plus sen-
sibles de la tradition chinoise, nous en fournit maints
exemples. Voyez par exemple comment son auteur
réussit à «créer du che», au dire du critique, en opé-
rant un tel retournement39: deux personnages s’af-
frontent et sont prêts à s’élancer l’un contre l’autre en

* Qui lit seulement en silence, et des yeux, «reste à l’exté-


rieur du texte», nous disent les critiques chinois. Il convient
donc de psalmodier celui-ci «à voix haute et sur un rythme
accéléré» pour en «appréhender le che», comme aussi en
soi-même et «lentement» pour en appréhender la «saveur
invisible» – et ces deux lectures doivent s’épauler62.
Le dynamisme est continu 145

brandissant leurs armes, quand soudain l’un d’eux


croit reconnaître la voix de son adversaire – et suit
alors une scène de reconnaissance. Ce tournant de la
narration fait jouer à la fois l’opposition (de l’agressi-
vité la plus vive à l’amitié la plus respectueuse) et la
corrélation (cette scène fait écho à une précédente
rencontre et noue l’amitié qui est développée par
la suite). Le romancier recourt donc conjointement à
deux moyens contradictoires pour conférer du dyna-
misme à son récit: d’une part, il prépare d’avance la
narration au développement à venir «en y enfouissant
un che d’arc bandé ou de cheval prêt à bondir a’40»;
de l’autre, il suscite la surprise quand «le che du pin-
ceau opère une irruption soudaine» en rompant au
maximum avec la scène qui précède immédiate-
ment b’41.
Pour renforcer le lien dynamique qui unit le récit
présent au développement ultérieur, le romancier crée Jin
l’attente: par un effet (che) de «sinuosité extrême du Shengtan
fil de la narration c’42», voire en usant d’une simple
répétition d’43. Exemple: un des héros entre dans une
auberge sans un sou, et la bagarre est prévisible; il y
commande du vin, du riz, de la viande. Or le roman-
cier prend soin, remarque son commentateur, de redire
à la suite qu’on lui apporte le vin, et le riz, et la
viande: ce discret effet de surplace confère d’autant
plus d’élan (che) à la scène impétueuse qui suit. Il en
va de même, encore, quand le romancier se permet
d’interrompre le récit par une intrusion d’auteur, au
moment le plus critique de sa narration44. En sens
inverse, pour tendre le lien unissant le récit présent
au précédent épisode, le romancier peut opposer ceux-
ci l’un à l’autre: une petite phrase, soulignant le
contraste, suffit à «mettre en branle» le développe-
ment suivant45. Puisées au riche catalogue métapho-
rique de la tradition chinoise, les images les plus
diverses expriment tour à tour cette tension d’immi-
nence suscitée par le che romanesque: «comme un
sommet étrange qui vole au-devant de nous46»;
146 La propension des choses

«comme une assiette de billes qui sautent en l’air47»;


«comme la pluie qui vient de la montagne, le vent qui
remplit la tour48»; «comme le ciel qui s’écroule et la
terre qui se rompt»; «comme le vent qui se lève
et les nuages qui surgissent49»… Ou encore, tout
simplement, «comme un pur-sang qui dévale la pente
au galop50»: le suspens est à son comble, et la narra-
tion projetée en avant.
C’est donc, une fois de plus, la variation par alter-
nance, mais cette fois comme art de la péripétie, qui
assure le renouvellement du dynamisme. Dans la
conduite du récit, tout d’abord, le pinceau du narra-
teur joue adroitement, tel celui du calligraphe, de la
continuité et de la discontinuité. Une dispute s’élève
et les deux assaillants vont se battre51. «Buvons
d’abord, propose leur hôte, et attendons que la lune se
lève.» Les coupes passent, puis la lune monte dans
le ciel. C’est alors qu’il reprend: «Messieurs, et ce
petit assaut?» «Liaison-pause-reprise»: «le che
du pinceau, note le commentateur, rue et bondit à
l’extrême». D’une façon générale, tout au long de sa
narration, tantôt le romancier «resserre» et tantôt il
«relâche»52, le sujet abordé est ici plus ample, là plus
restreint53, ce qui est traité d’abord d’une façon l’est
ensuite de la façon inverse54 – et le récit ne cesse de
passer par «des hauts et des bas» e’. C’est donc, très
logiquement, quand le romancier réussit à faire oscil-
ler le fil de la narration au sein de la même scène que
la tension conduisant à l’enchaînement est la plus vive
– et l’art du récit porté à son faîte. Exemple: un des
héros doit tirer vengeance de sa belle-sœur qui a causé
la mort de son mari après avoir commis l’adultère;
mais il a mis aussi à ses pieds, devant tous les voisins
apeurés, la vieille entremetteuse qui a sa part du for-
fait. Il empoigne alors sa belle-sœur pour lui repro-
cher son crime, mais commence par invectiver la
vieille: de cet «enjambement» entre l’une et l’autre,
note le commentateur, résulte un «surplus de che»
qui «donne son élan au pinceau»55. Plus le montage
Le dynamisme est continu 147

est réussi, plus la disposition à entraîner de l’avant


est discrètement enfouie – au fil du texte – dans les
moindres détails.
D’une façon générale, et quelle que soit l’œuvre
considérée, le fait que le romancier réussisse à «sus-
citer une certaine propension d’élan – davantage de
che – au profit du développement qui suit» f ’ consti-
tue une «technique essentielle de la composition»56. Mao
Dans leur réflexion d’ensemble sur cet art, les théori- Zonggang
XVIIIe s.
ciens du roman n’ont pu manquer d’évoquer ces deux
règles complémentaires. D’abord, celle «des nuages
qui coupent transversalement la chaîne de montagnes
et du pont qui traverse le torrent57»: la textualité
romanesque doit être à la fois continue et discontinue
– continue (cf. le pont) pour que la même inspiration
puisse la traverser de part en part, discontinue (cf. les
nuages) pour éviter une accumulation ennuyeuse.
A l’image de la manipulation divinatoire de la série
des hexagrammes, le che du texte tient alors à la capa-
cité de transformation de celui-ci, en exploitant à fond
les ressources du même et de l’autre, par «inversion
ou renversement g’». Ensuite, celle «des rides qui
succèdent aux vagues, de la pluie légère qui fait
suite à l’ondée58»: grâce au supplément de che dont
est riche la fin de l’épisode, celui-ci se prolonge à tra-
vers l’épisode suivant – «déployé», «reflété», «bal-
lotté» par lui.
Des raisons diverses ont convergé en ce sens: d’une
part, c’est avec le roman que la critique littéraire chi-
noise découvre les problèmes spécifiques au genre
long, et donc, au premier chef, celui du renouvelle-
ment de l’intérêt; d’autre part, le roman chinois,
né postérieurement aux autres genres et composé,
comme ailleurs, en langue vernaculaire, n’a pu obte-
nir la reconnaissance des lettrés qu’en se prêtant à
leurs conceptions critiques. On ne peut donc s’éton-
ner de ce que la théorie chinoise du roman ait tant
insisté sur l’importance de la continuité dynamique:
c’est elle qui est censée valoriser le récit romanesque
148 La propension des choses

par rapport au récit historique (qui, lui, est constitué


depuis ses origines en parties distinctes); c’est elle
aussi qui, grâce à l’élan unitaire de son souffle, le
sauve de l’«obscénité» qui, au dire de lettrés pudi-
bonds, s’y rencontre épisodiquement… Le déroule-
ment du récit romanesque, même sur des volumes,
sera conçu selon le mode de liaison le plus intime, à
l’image de celui du huitain: on en revient naturelle-
ment au thème de la «pulsation» commune et de son
«influx rythmique», si cher à la calligraphie comme
à la peinture. Une même inspiration traverse l’en-
semble du roman de part en part, et «cent chapitres
sont comme un chapitre», sont «comme une page»59.
Même une forme d’art aussi tardive (par rapport
au long développement de la civilisation chinoise),
comme aussi différente par ses origines (obscures,
certes, mais assurément orales et populaires, et liées à
la propagation bouddhique), n’a pu échapper à la
vision commune développée et imposée par toute une
culture – celle de processus en cours, s’enchaînant par
ondulation rythmique: celle même que l’on trouvait
déjà inscrite dans l’imaginaire le plus ancien de la
Chine, symbolisée par le dragon.
Conclusion II
Le motif du dragon

Le corps du dragon concentre l’énergie dans sa cam-


brure, il se love pour mieux avancer: image de tout
le potentiel investi dans la forme et qui ne cesse de
s’actualiser. Tantôt il est tapi au fond des eaux, tantôt
il se précipite au sommet du ciel; et sa marche n’est
elle-même qu’une ondulation continue: image d’un
élan qui se renouvelle toujours, d’un pôle à l’autre, par
oscillation. Être toujours en évolution, sans forme
fixe; qu’on ne peut immobiliser ni cantonner et qui
échappe à l’emprise: il est l’image d’un dynamisme
qui jamais ne se réifie et par là même devient inson-
dable. Enfin, faisant corps avec nuages et brume, le
dragon fait vibrer sous son impulsion tout le monde
environnant: il offre l’image d’une énergie qui, en se
diffusant, intensifie l’espace et s’enrichit de cette aura.
Le symbolisme du dragon est, en Chine, un des plus
riches qui soient. Or nombre de ses significations,
parmi les plus essentielles, ont servi à illustrer l’im-
portance qui est attribuée au che dans le processus
créateur. Tension au sein de la configuration, variation
par alternance, transformation inépuisable et pouvoir
d’animation: autant d’aspects concourants qu’incarne
d’un même élan le corps du dragon et qui caractéri-
sent tous le dispositif esthétique.

I. Avant même qu’il serve de modèle à l’œuvre


d’art, ce corps ondoyant du dragon nous enveloppe de
150 La propension des choses

tous côtés. C’est lui que nous contemplons dans les


courbes et les sinuosités du paysage, que nous trou-
Guo Pu vons inscrit dans les plis incessants du relief a1: les
IVe s.
ondulations de ce corps sans fin sont les «lignes de
vie» (che) par où ne cesse de circuler, de part en part,
tel le souffle à travers ses veines, l’énergie cosmique b.
A la cambrure de ce corps, là où la pente s’infléchit,
le géomancien perçoit une accumulation de la vitalité,
le point où les influences bénéfiques sont le plus
riches, d’où elles peuvent le mieux se répandre et
prospérer.
Soucieux de capter en profondeur ces influx cos-
miques, et donc porté à accentuer l’expression du
dynamisme au travers de son paysage, le peintre chi-
nois est conduit lui aussi à privilégier, parmi ses
motifs, le cours sinueux d’une chaîne de montagne:
Gu Kaizhi la voici qui, sous l’effet du che, «se courbe et se
IVe s. déploie», en s’élevant d’entre les roches, «tel un dra-
gon» c2. Cette tension au sein de la configuration, il
l’exprime encore à travers le tronc lové du pin soli-
taire s’étirant vers le ciel: avec sa carapace de vieille
écorce, toute couverte de lichen, celui-ci élève son
Jing Hao «corps de dragon» «en un mouvement spiralé» –
Xe s.
prenant appui sur l’immensité du vide – «jusqu’à la
Voie lactée» d3. Deux défauts sont dès lors à éviter
pour qui veut rendre l’élan altier de ces arbres: s’atta-
cher seulement au jeu des courbes – car il n’y a plus
Han Zhuo là qu’un enchevêtrement de sinuosités, sans plus
XIIe s. de force; ou, au contraire, rendre le tracé trop raide et
sans assez d’ondulation – car manque alors l’impres-
sion de vie4. Mais qu’à la cambrure se condense toute
la force repliée du déploiement à venir, que le mou-
vement esquissé en un sens appelle de lui-même son
propre dépassement, par un retour en sens inverse:
la sinuosité du tronc qui se dresse ainsi est alors
vigoureuse comme le corps du dragon5. Car la forme
du dragon, la plus simple qui soit, se réduit à un tracé
d’énergie en mouvement: en rejoignant celle-ci,
le dispositif de la figuration accède tout naturel-
Conclusion II 151

lement, à travers arbre ou relief, à son maximum


d’intensité.

II. Le dragon est à la fois yin au sein du yang et


yang au sein du yin; son corps se métamorphose
constamment sans jamais s’épuiser: on ne saurait
imaginer de plus belle incarnation de l’alternance
comme moteur de la continuité. On ne saurait donc
s’étonner, non plus, de ce que la capacité d’élan inin-
terrompu, qui est, en termes de che, caractéristique
de l’écriture cursive, soit communément référée, par
contraste avec l’architecture équilibrée de l’écriture
régulière, au corps mouvant du dragon. Le tracé court
sans fin, en ondulant, nerveux et musclé. Comme en
un perpétuel «aller retour» e6, il fait alterner grandeur Wang Xizhi
IIIe s.
et petitesse, lenteur et précipitation: «le che de la
figuration a une allure de dragon serpent, et tout s’y
relie sans discontinuer: tantôt il fait saillie et tantôt il
s’incline, ici s’élève et là s’abaisse f7». Comme dans
le cas du dragon, seule l’oscillation permet d’avancer
toujours, l’énergie se renouvelle par transformation.
Un cours «plat», «égal», serait contraire à cette
réactivation spontanée de l’élan et conduirait fatale-
ment à des ruptures: toute «uniformité» est «mor-
telle».
Il en va de même, on l’a vu, de l’écriture du récit:
seule la variation par alternance lui assure sa propen-
sion à l’enchaînement. De ce passage, par exemple,
un critique littéraire a pu dire que «le che du pinceau Jin
y est merveilleusement sinueux et ondulant» et le Shengtan
XVIIe s.
comparer à «un dragon qui s’avance en furie»8. Un
moine paillard descend de son monastère dans la
vallée d’où lui parvient, en route, un tintement de
fer battu. Affamé et la gorge en feu, le voici qui
débouche devant la forge d’où provenait le bruit de
martèlement; à côté, sur la porte d’une maison, se lit
l’inscription d’une auberge. Or ces quelques lignes
152 La propension des choses

introduisent au double développement suivant: le


moine va se commander des armes puis chercher à
s’enivrer. Le narrateur, remarque le critique, se
concentre d’abord sur le thème de la gloutonnerie du
moine, puis, «par un premier renversement», lâche
ce motif pour aborder l’évocation de la forge dont
on entendait déjà les battements; mais, avant de déve-
lopper plus amplement ce second sujet, il lâche à
nouveau celui-ci et, par un deuxième renversement,
rappelle incidemment le lancinant désir de ripaille
qui tient notre homme. Les deux thèmes, en s’inter-
rompant l’un l’autre, se provoquent et se précipitent
mutuellement: chacun d’eux est «planté par avance»
comme une semence «dont on n’aura plus, ultérieure-
ment, qu’à récolter les fruits». En oscillant de l’un
à l’autre, en transformant un thème en l’autre, ces
quelques lignes d’introduction gagnent en élan narra-
tif. Ce qui se vérifie d’ailleurs, d’une façon plus géné-
rale, à propos de toute forme d’incise ou de paren-
thèse dans la trame du récit9: elles interviennent pour
que la narration ne se raidisse pas dans l’uniformité,
mais reste souple et animée, et jouent le rôle d’un dis-
positif dynamisant.
Pour mieux évoquer cette alternance dynamique
qu’incarne le corps toujours en évolution du dragon, il
a été commode de la représenter par dédoublement,
sous forme de deux dragons accouplés: ce motif des
deux dragons enlacés ou disposés tête-bêche est fré-
quent dans l’iconographie chinoise ancienne et, dans
ce cas, comme l’analyse Jean-Pierre Diény, c’est «la
collaboration» qui prime, «plutôt que le conflit», au
sein du rapport symbolique10. On en trouvera une belle
illustration dans le commentaire minutieux que le
Jin même critique littéraire a donné de ce passage11: deux
Shengtan amis se retrouvent après bien des mésaventures, et le
discours que l’un des héros adresse alors à l’autre,
en évoquant à tour de rôle la situation de chacun des
deux protagonistes, depuis le moment de leur sépara-
tion, se voit entraîner par un balancement continu:
Conclusion II 153

Frère, depuis ce jour où je vous ai quitté après l’achat


du sabre, / je n’ai cessé de songer avec chagrin à votre
souffrance (1). / Dès lors que vous avez reçu votre
condamnation,/ je n’ai eu nul moyen de venir à votre
secours (2). / J’ai appris que vous étiez banni à Cangz-
hou,/ mais n’ai pas réussi à vous trouver aux abords de
la préfecture (3) …

Cinq autres séquences suivent encore, où chaque


fois le thème de l’«autre» est «complété» par le
thème de «soi»: «le che de la narration», comme
dispositif textuel, «est celui de deux dragons enla-
cés» g; et, quand enfin sont évoquées leurs retrou-
vailles, c’est comme si «les deux dragons soudain
s’emboîtaient». L’exposé se déroule proprio motu,
en fonction de ces deux oscillations emmêlées, et le
dynamisme est reconduit chaque fois par alternance
d’un pôle à l’autre, d’un moment au suivant: les
retrouvailles qui concluent le récit sont d’autant plus
attendues; tout le développement, sous la poussée de
ce mouvement ondulatoire, se propulse de lui-même,
avec force, vers ce dénouement.

III. Puisqu’il ne cesse de se transformer, le dragon


n’a pas de forme fixe, il ne saurait se matérialiser en
une configuration définie. Tantôt il apparaît et tantôt il
disparaît, tantôt se déploie et tantôt se replie: «quant
à son apparence, il n’est personne qui puisse en
contrôler les variations12», et c’est pourquoi il est
tenu pour un être divin. Selon un dicton ancien, le
dragon serait estimé «parce qu’il ne se laisse pas
prendre vivant13»: il est aussi impossible à saisir
définitivement que l’est la Voie elle-même, le Tao. Au
sortir de son entrevue mémorable avec le vieux maître
taoïste Laozi, Confucius aurait confié à ses disciples:
«De l’oiseau, je sais qu’il peut voler; du poisson,
qu’il peut nager; du quadrupède, qu’il peut marcher.
L’animal qui marche, on peut le prendre avec un filet;
154 La propension des choses

celui qui nage, avec une ligne; celui qui vole, avec
une flèche reliée par un fil. Mais pour le dragon, je
n’en puis rien savoir: s’appuyant sur vent et nuages,
il s’élève dans le ciel… J’ai vu aujourd’hui Laozi: il
ressemble au dragon14!»
Tel était déjà, on l’a vu, l’idéal du stratège: il renou-
velle constamment son dispositif, «tantôt dragon tan-
tôt serpent», et «n’a jamais de formation fixe»15, ce
qui lui permet de n’être jamais là où on l’attend, de
ne pas se laisser réduire et immobiliser. Non seule-
ment l’adversaire ne peut jamais l’atteindre, mais il
est, de plus, progressivement désemparé sous l’effet
Han de ce dynamisme – qui toujours rejaillit. Tel est aussi
Zhuo l’idéal du peintre. Quand il trace des pins, «le dispo-
sitif [che] en est si varié que l’aspect de toutes ces
transformations en devient insondable h16»: dans cet
arbre-dragon, l’artiste a rendu le foisonnement infini
de la vie. Il en va de même encore en poésie, surtout
quand le développement en est long (ce qui est plutôt
rare dans la poésie chinoise classique): à force de
varier en ondulant, le déroulement du poème échappe
à toute emprise prosaïque du lecteur, déçoit toute
immobilisation thématique et devient insaisissable.
Témoin ce poème (de plus d’une centaine de vers) où
Du Fu l’auteur retrace la «longue marche vers le nord» qui
VIIIe s.
le ramène vers sa famille après les grands troubles qui
viennent de secouer la Chine17:
… Du haut de la pente, je contemple Fuzhou:
Sommets et vallons émergent et s’enfoncent tour à tour.
Je suis déjà parvenu au bord de la rivière
Que mon domestique en est encore à la cime des arbres.
Les hiboux huent dans les mûriers pâlis,
Les musaraignes saluent au bord de leurs trous.
En pleine nuit, nous traversons un champ de bataille:
La lune froide éclaire les os blanchis.
Des milliers de soldats, à Tongguan:
Évanouis – tout s’est effondré d’un seul coup!…

L’esprit de la poésie chinoise – et c’est un des


aspects par lesquels elle se distingue le plus de notre
Conclusion II 155

tradition classique – est de n’être ni descriptive ni nar-


rative: de ce qui devrait être ici un «récit du retour»
elle ne garde que la réaction de la conscience, n’enre-
gistre que son oscillation continue. La variation par
alternance que l’on contemple d’abord modelant le
paysage – sommets et vallons s’enchaînant à perte
de vue – se retrouve dans l’ondoiement sans fin
des motifs: entre l’impatience de l’un et la lenteur de
l’autre; entre la sérénité du monde naturel et l’inquié-
tude du monde humain; ou encore, entre l’évocation
du paysage traversé et l’émotion ressentie; entre
le destin personnel que retrace cette marche solitaire
et le drame collectif qui est illustré par le champ de
bataille… Le poème sinue entre tous ces contrastes,
ne s’enlise en aucun. Selon son commentateur, le Jin
poète, de retour vers les siens, demeure anxieux, d’où Shengtan
il en vient à évoquer les «os blanchis»; mais le
voilà, du même coup, qui repense soudain, accablé,
aux récents désastres militaires, et «à peine ce grand
thème politique est-il abordé que la question person-
nelle, familiale, est complètement laissée de côté».
Elle renaîtra naturellement par la suite. Et le critique
d’ajouter: «A voir le che du pinceau aller ainsi dans
un sens puis dans l’autre, on dirait vraiment un dra-
gon dans sa marche souple et sinueuse: impossible
de mettre la main dessus i!»
Cette réflexion, glissée entre deux vers, mérite
d’être développée. Car le motif du dragon-poème
auquel s’attache l’imagination du critique contient
une riche intuition de la poésie. N’adoptant jamais de
forme fixe, le dragon peut demeurer fascinant d’étran-
geté, se soustrait à toute emprise, fait signe vers
un continuel au-delà. Or, il en va de même du poème
qui, dans son cours, réagit constamment à sa propre
parole, jamais ne se maintient uniforme ou ne s’étale:
parce que son développement ne se laisse jamais
constituer en thème, que, dès qu’elle commence à se
fixer et s’attacher, la conscience lectrice est aussitôt
détournée, pour être entraînée plus loin – le langage
156 La propension des choses

du poème échappe à toute pesanteur du sens, à toute


inertie de notre attention, et garde toujours intacte,
parce que imprévisible, sa puissance d’attaque. Par là
même, il se rend d’autant plus souple et disponible
pour capter et prendre en charge, au travers de ses
sinuosités sans fin, le rythme constamment nouveau
de notre émotion. Ainsi, le discours poétique se révèle
un processus de conversion continue, son dispositif
l’entraîne à un continuel dépassement. On pourrait
même définir tout simplement le poème, en ce sens,
comme un dispositif à produire du dépassement: à
travers tous les zigzags de son ondulation, esquissés
comme autant d’éclairs, le poème ouvre sur l’inef-
fable, le vague, l’infini.
L’effet d’insaisissable est important aussi dans la
Au bord narration romanesque. Voici, toujours dans le même
de roman, nos troupes de hors-la-loi en route vers les
l’eau
marais des monts Liang. Chemin faisant, de nouvelles
bandes les rejoignent, avec armes et bagages, et l’on
s’apprête à reprendre tous ensemble la marche. Quand,
au moment de s’en aller, leur chef soudain s’écrie:
«Halte! Nous ne pouvons partir comme cela!» Suit
Jin alors ce commentaire18: «Le che du texte qui relate
Shengtan ce trajet est comme un dragon qui se précipite dans la
mer: quand on en arrive là, l’auteur recourt à un
changement soudain – en cours de route – de sorte
que le lecteur ne sait plus où se trouve la carapace
d’écailles…» Ailleurs encore, comme précédemment
dans le cas du poème, «le che du pinceau ne se laisse
pas mettre la main dessus et nous maintient dans
l’incertitude19». Ce qui revient à dire que le récit
échappe chaque fois pour repartir de plus belle, et que
son pouvoir d’ondulation, né du rebondissement des
péripéties, n’est pas limitable. Emportée par ce va-et-
vient continuel, la narration romanesque n’en finit pas
de se métamorphoser; sous l’effet de ce dispositif,
elle ne cesse de ressurgir à l’improviste et de déjouer
l’attente. C’est pourquoi elle peut entraîner le lecteur,
avec toujours autant de force, suspendu à son fil,
Conclusion II 157

envoûté par elle: les yeux rivés sur cette indétermina-


tion qui ne cesse de courir de page en page, à travers
tours et détours, pour frayer une voie à l’aventure.

IV. Cet infini poétique, ce merveilleux romanesque


baignent l’œuvre comme une atmosphère: il est éga-
lement fréquent, dans l’iconographie chinoise, de
représenter le corps du dragon au travers des nuages –
enveloppé de brume. C’est en prenant appui sur eux,
nous disaient déjà les légistes songeant à la position
du prince, que le dragon peut s’élever si haut dans
le ciel et se distingue du misérable ver qui rampe au
sol; en sens inverse, quand le dragon se met en
mouvement, «des nuages lumineux s’élèvent et se
rassemblent». Apparaissant fugitivement ici ou là, à
travers ces nuées, le corps du dragon s’enveloppe de
la magie du mystère; en même temps, il anime tout
l’espace cosmique, sous une même impulsion dyna-
mique, d’une unique tension de vie.
La relation forte qui unit l’étendue de la feuille à
l’ondulation vigoureuse qui la parcourt, nous l’éprou-
vons à vif, et comme physiquement, à son maximum
d’intensité, dans l’expérience de la cursive. C’est un
lieu commun des poèmes qui célèbrent ce genre de Jiaoran
calligraphie que de mêler ainsi nuées et dragons:
Autour du mont Langfeng les nuages évoluent
[innombrables,
Les dragons effarés galopent – s’élèvent pour chuter20!»

Parce qu’il procède d’une inspiration continue, le


tracé vivifie et réactive, de part en part, le milieu où
il se déploie; de même que ce milieu coopère à son
déploiement: l’espace, dans l’esthétique chinoise,
n’est jamais limité a priori, n’est jamais portion ou
coin, mais l’espace cosmique tout entier, s’actualisant
à partir des profondeurs du vide et donc ouvert sur
l’infini. Une telle interaction est essentielle et se lit de
158 La propension des choses

près: il revient au motif des nuages attirés de tous les


horizons autour du corps du dragon d’évoquer cette
intensification de l’espace traversé par le courant de
l’écriture; en même temps que ces vaporeux nuages
mêlés à la tension des lignes pleines aèrent la compo-
sition et lui permettent d’exhaler sa vitalité.
On peut rendre compte d’une façon analogue de
l’engendrement de l’espace poétique qui n’est autre
que l’ouverture du langage au champ de ses virtuali-
Wang tés. Selon un propos théorique déjà mentionné, qui
Fuzhi «sait atteindre le che» est en mesure, «par enchaîne-
XVIIe s.
ment d’aller et retour, de contraction et déploiement»,
d’exprimer toute l’aspiration de son for intérieur
et sans un mot de trop: «le poème est comme un
dragon vigoureux qui ne cesse d’onduler, avec des
volutes de nuages tout autour. On a l’impression d’un
dragon vivant et non pas peint21». Sous l’oscillation
sans relâche du développement poétique se condense
une aura qui rend celui-ci d’autant plus efficace
qu’elle lui permet d’irradier: les vers du poème
résonnent de tout le vide qui s’accumule autour
d’eux; la tension des mots s’accroît en libérant tout
un fonds d’imaginaire – comme en se laissant porter
par lui. Au dispositif textuel de susciter – par ce conti-
nuel dépassement, en pointant constamment vers l’in-
dicible – le «monde» poétique22.

V. Ainsi que l’éclaire la référence au dragon, la


conception que la Chine s’est forgée du dispositif
esthétique est donc au plus loin d’un fonctionnement
rigide, mécanique et stéréotypé. Comme dans le
domaine stratégique, elle est dominée par la notion
d’efficacité en même temps que de variabilité (d’effi-
cacité par variation); comme dans le domaine poli-
tique, elle insiste sur la spontanéité de l’effet ainsi que
sur son caractère inépuisable. C’est pourquoi elle
peut rendre compte à la fois des conditionnements
Conclusion II 159

objectifs qui déterminent matériellement le processus


et de l’expérience de «dépassement» qui s’y trouve
impliquée et s’en dégage. Elle unit en un même fonc-
tionnement la mise au point technique et la dimension
d’extase: car, on l’a assez vu, cette ouverture sur
l’«au-delà», la seule potentialité dispositionnelle
à l’œuvre – par sa force de propension – suffit à la
déclencher.
L’«infini», le «spirituel», le «divin» ne sont donc
pas dus, ici, au rajout d’une métaphysique idéaliste de
la conscience réagissant au point de vue réducteur de
l’analyse typologique des formes ou des procédés, ne
sont pas non plus invoqués pour servir de support
rhétorique à de grands trémolos vagues sur l’Art ou
sur la Poésie: ils sont effectivement engendrés par la
tension interne à l’œuvre d’art, de même qu’ils font
partie intégrante du dynamisme cosmique. Il n’y a, à
parler de Vide ou d’Invisible, ni compensation spiri-
tualiste ni même effusion lyrique: ceux-ci sont la
dimension naturelle du phénomène esthétique, de
même qu’ils sont à l’œuvre dans tout processus. L’art
n’«imite» pas la nature (comme objet) mais, se fon-
dant sur le rapport actualisateur du visible et de l’invi-
sible, du vide et du plein, il en reproduit simplement
la logique.
L’oscillation par alternance, symbolisée par le
dragon, est le grand principe régulateur de ce dyna-
misme. Elle est donc un motif constant non seulement
de la pensée esthétique des Chinois, mais aussi de
toute leur réflexion: c’est elle qu’on retrouve dans
la façon dont les Chinois articulent le devenir histo-
rique; et, plus généralement, dans la façon dont ils
conçoivent la propension naturelle de la réalité.
Atteindre le che comme « principe de l’art de peindre » : pour rendre une
montagne, il convient de procéder, non par accumulation de roches cou-
vrant progressivement tout l’espace, mais en saisissant d’abord le mouve-
ment d’ensemble de la composition (extrait du Jardin du grain de moutarde).

??indique la ligne verticale où figure le mot che.


• pointe le sinogramme che lui-même.
Même dans la peinture des
rochers l’énergie vitale naît
– et s’exprime – en suivant
la tension du tracé (che).

L’art d’atteindre le che


comme configuration dyna-
mique en combinant en-
semble des rochers (de un à
cinq).
« Atteindre le che » :
dans la peinture des saules, il suffit de séparer entre elles les fines branches
ondoyant au vent pour animer la composition (extrait du Jardin du grain de
moutarde).
« Atteindre le che » :
ici, technique selon laquelle le peintre Fan Kuan combinait différentes
espèces d’arbre en un bosquet : irrégularités et contrastes confèrent sa
qualité de tension à la configuration (extrait du Jardin du grain de moutarde).
La courbe du toit exprime une tension dans la configuration (che) tradition-
nelle de l’architecture d’Extrême-Orient : elle n’est pas prédéterminée mais
fait l’objet d’un calcul particulier en fonction des diverses variables qui
caractérisent le bâtiment.
Planches du Grand Traité du son suprême évoquant les diverses «dispositions
efficaces» (che) de la main sur les cordes du luth:
page de gauche : le coup de queue nonchalant de la carpe;
au-dessus: le papillon blanc au ras des fleurs.
Chaque mouvement-position est représenté par le croquis de la partie
supérieure gauche et commenté en dessous ; à droite, un second croquis
représente, par référence au monde animal, la perfection instinctive du
geste à exécuter et le court poème, en dessous, rend, sur un mode allégo-
rique, l’état d’esprit recherché.
Les «lignes de vie» du relief constituent un réseau de veines qu’irrigue la
pulsation cosmique.
Le dragon symbole d’une tension au sein de la configuration: « Les pins de
Li Yingqiu aiment à s’élever en mouvements sinueux qui rappellent le corps
lové du dragon (ou l’essor du phénix) » (extrait du Jardin du grain de mou-
tarde).
Richesse d’élan assurant la continuité du dynamisme caractéristique de la
cursive (en haut le Ziyantie de Zhang Xu) opposée à l’architecture plus
stable – et discontinue – de l’écriture régulière (en bas, calligraphie de Zhao
Mengfu).
Le dispositif esthétique
Paysage classique de l’esthétique chinoise (attribué à Muqi). Au loin s’es-
quisse la ligne des monts, plus près quelques toits apparaissent parmi les
arbres et, sur l’eau, flotte la barque d’un pêcheur.
La tension engendrée par la corrélation du tracé de contour et du lavis, du
visible et de l’invisible, du vide et du plein, confère au paysage sa capacité de
dépassement et l’ouvre à la vie spirituelle.
Le dispositif esthétique
Tension et atmosphère: le corps du dragon apparaissant fugitivement au
travers des nuages: intensification de l’espace (calligraphique, poétique…)
et pouvoir d’animation (Chen Rong, détail de Neuf Dragons apparaissant à
travers les nuages et les vagues).
III
7

Situation et tendance en histoire

I. Qu’est-ce qu’une situation historique et comment


analyser celle-ci? Le problème est, au fond, toujours
le même – mais transféré dans le domaine de la
société: dépasser, pour mieux penser le réel, l’antino-
mie du statique et du mouvant, d’un état et d’un deve-
nir. C’est-à-dire réussir à accorder le point de vue
immobilisateur auquel nous induit nécessairement
toute vision synchronique avec celui, dynamique,
qui rend compte de l’évolution à l’œuvre et du cours
des événements: les circonstances, en même temps
qu’elles forment un tout singulier, se transforment
globalement. Il faut penser le système dans son deve-
nir, et le processus de l’Histoire se présente, lui aussi,
à tout instant, comme un certain dispositif: che signi-
fiera à la fois, en ce contexte, une situation particu-
lière et la tendance qui s’exprime à travers elle en
l’orientant1.
Toute situation constitue par elle-même une direc-
tion. Dès l’Antiquité, des penseurs chinois, et notam-
ment les théoriciens de l’autoritarisme, ont insisté, en
termes de che, sur les deux aspects complémentaires
de cette implication tendancielle: d’une part, la capa-
cité de détermination objective, contraignante par
rapport à l’initiative des individus, qui est celle de la
situation historique, en tant qu’ensemble opérant de
facteurs; de l’autre, le caractère toujours original et
inédit d’une telle situation, comme moment particu-
lier d’une évolution, d’où il résulte qu’elle est irréduc-
tible aux anciens modèles, conduit le cours des choses
176 La propension des choses

à se renouveler sans cesse et peut servir d’argument


en faveur de la modernité.
D’une part, en effet, ce qui apparaît à titre de
circonstance dans le cours de l’Histoire agit comme
une force et est doué d’efficacité. En sens inverse, les
forces, en histoire, sont toujours dépendantes d’une
certaine disposition et ne sauraient s’en abstraire.
Comme illustration, on ne peut plus simple, de la dis-
tinction à opérer: prenez l’homme le plus fort de son
Xunzi pays, il sera incapable de se soulever lui-même: non
-IVe-IIIe s. pas, bien sûr, que la force lui manque, mais parce que
la «situation» (che) ne lui permet point d’exercer
celle-ci a2. Ce qui signifie, d’une façon générale, que
le primat revient aux conditions objectives et que
celles-ci sont déterminantes au sein du processus3.
Shang L’homme politique devra donc prendre appui sur
Yang elles b4, à l’image du stratège qui sait exploiter les
-IVe s.
avantages du «terrain»; sinon, il lui revient de modi-
fier radicalement les conditions en question – et telle
est la réforme que prônent les autoritaristes légistes –
en vue de les rendre favorables à son action. Car de
même que, à la guerre, lâcheté et bravoure sont seule-
ment fonction du potentiel né de la situation, de même,
dans la société, la moralité publique est complètement
tributaire des conditions historiques: si la situation est
telle, grâce à l’ordre totalitaire, qu’on ne puisse plus se
conduire mal, même les pires brigands deviendront
dignes de foi; mais, si la situation est inverse, tous,
jusqu’aux parangons de vertu, n’auront plus qu’une
moralité douteuse c5. Soit la situation historique est
telle qu’elle conduit d’elle-même à l’ordre, soit, à l’in-
verse, elle entraîne d’elle-même au désordre d6. De
Guanzi même encore, dans le rapport de force qui oppose
-IIIe s. chaque principauté aux autres, seule une certaine situa-
tion permet d’accéder à la complète souveraineté (si
les principautés puissantes sont peu nombreuses), tan-
dis que la situation inverse permet seulement d’accé-
der à l’hégémonie7. Ce n’est point la valeur morale de
la personne qui compte alors, mais son époque.
Situation et tendance en histoire 177

Plusieurs schémas s’opposent, d’autre part, concer-


nant l’évolution sociale, parmi les écoles chinoises
de l’Antiquité – d’où naîtra une conscience accrue du
devenir humain. Selon la perspective des moralistes,
la civilisation est l’œuvre des Sages qui, soucieux du
bien commun, ont conduit l’humanité à s’aménager
un territoire, puis à subvenir à ses besoins matériels,
enfin à développer ses penchants moraux8. Ce que
contredit carrément le point de vue naturaliste (celui
des taoïstes), puisque, d’après lui, c’est à l’interven-
tion malencontreuse de ces «Sages» que l’on doit la
détérioration progressive des rapports sociaux; c’est
à cause d’elle que l’harmonie spontanée s’est peu à
peu rompue, que des guerres ont éclaté, que l’âge d’or
est révolu: le brigand Zhi accuse ouvertement Confu-
cius d’être l’ultime représentant de cette lignée des
grands coupables9. Une chose est sûre, concluent
alors les «réalistes», qui sont les partisans d’une
politique autoritaire mettant un terme aux rivalités
qui déchirent la Chine: l’humanité est passée par une Han Fei
succession d’étapes, et les difficiles inventions d’une -IIIe s.

époque paraîtront fatalement dérisoires aux yeux des


générations suivantes10. De plus, des facteurs nou-
veaux interviennent, telle la pression démographique,
qui modifient les anciens équilibres et changent radi-
calement les modes de vie. Il n’y a donc pas de modèle
atemporel, ce sont les conditions actuelles qui seules
entrent en compte – et créent l’urgence. Fort mal ins-
piré serait celui qui, parce qu’il a un jour eu la chance
de voir un lapin se rompre le cou contre une souche
de son champ, délaisserait à jamais sa houe pour
rester en embuscade, dans l’espoir que cette aubaine
lui arrive une seconde fois. Car de même que Jean-
sans-terre, le lapin de l’histoire ne repasse jamais
par le même endroit, à chaque moment correspond
une situation différente, et il ne convient ni d’être
en retard sur son époque, en faisant confiance aux
vieilles recettes, ni, à l’inverse, de se laisser empêtrer
par les circonstances, en collant aveuglément au pré-
178 La propension des choses

sent e11. Celui-ci est à évaluer en tenant compte de la


progression du temps, et pour sa nouveauté, en même
temps que, grâce à la perspective abstraite qui naît de
la prise de recul, dans son caractère logique: afin d’en
mieux apprécier, précisément, l’opportunité histo-
rique f.
A titre d’occasion historique exemplaire, rappelons
comment finit l’Antiquité chinoise: pendant deux
siècles, la principauté de Qin, tard venue parmi les
puissances, réussit, grâce à la politique autoritaire
qu’elle impose à ses sujets, à l’emporter progressive-
ment sur ses rivaux, à détruire une à une les autres
principautés, à fonder enfin l’Empire (en – 221). Mais
moins de deux décennies suffisent ensuite pour que la
révolte l’emporte et que la dynastie s’effondre. C’est
que, à défaut de se conduire d’une façon morale, «la
Jia Yi situation-tendance [che] qui permet de conquérir dif-
-IIe s. fère de celle qui permet de conserver g12». La leçon
est double: l’ascension régulière de Qin exprime une
inéluctabilité de la tendance; et son effondrement
soudain, alors qu’il vient d’atteindre au sommet de la
puissance, traduit la logique – tout aussi inéluctable –
du renversement.

II. Le premier empereur n’a pas seulement unifié


politiquement la Chine. Il l’a, de plus, transformée en
profondeur en la faisant passer du système des fiefs
qui avait prévalu jusqu’alors à celui des circonscrip-
tions administratives – commanderies et préfectures –
qui restera dominant par la suite: mutation essentielle
qui confère une large part de son originalité à la civili-
sation chinoise puisqu’elle substitue à l’ancien privi-
lège du sang, si communément répandu, une structure
bureaucratique moderne formée de fonctionnaires
nommés, notés et révocables. Plus d’un millénaire
après l’événement, on a cherché à en rendre compte
en le considérant par rapport à l’évolution générale
Situation et tendance en histoire 179

dont il a découlé; et c’est alors le terme che qui a


servi de notion au caractère inévitable de la transfor-
mation13.
Force est, pour comprendre celui-ci, de revenir au
point de départ de l’évolution: l’ancien système des Liu
fiefs n’était lui-même point né d’une «intention créa- Zongyuan
VIIIe-IXe s.
trice» ou d’une «idée» des Sages souverains, mais
était le produit d’une «tendance découlant de la situa-
tion» (che) h qui, comme propension, a traversé toute
l’histoire primitive sans connaître d’interruption.
Remonter à l’origine de ce processus historique, nous
montre-t-on, nous fait donc logiquement coïncider
avec les tout débuts de l’humanité (nous permet
même de présumer, par induction, qu’il y a eu un
début historique de l’humanité). Car c’est l’«avène-
ment progressif de cette tendance i» qui a conduit
l’homme de l’état de nature à une organisation sociale
de plus en plus développée: se trouvant d’abord
démunis par rapport aux animaux, les hommes ont
besoin de ressources matérielles, et celles-ci suscitent
inévitablement entre eux des rivalités; pour trancher
ces différends, ils ont alors besoin de l’intervention
d’une autorité – qui sert d’arbitre et prend le pouvoir
de châtier; d’où les hommes se regroupent à proxi-
mité, les premières collectivités se forment; mais les
rivalités se développent aussi à proportion, produisent
des guerres et réclament chaque fois l’intervention
d’une autorité d’un degré supérieur qui mette fin à ces
dissensions: des premiers chefs de communauté villa-
geoise on passe aux chefs de canton, puis aux chefs
de principauté, puis aux chefs de confédération, pour
aboutir au Fils du Ciel. La structure hiérarchique a
correspondu simplement à une extension d’échelle;
et, une fois qu’elle s’est complètement déployée à
travers l’espace, une telle structure tend à s’immobili-
ser dans le temps, et les titres se transmettent héré-
ditairement de père en fils: par une suite d’enchaîne-
ments nécessaires, le système féodal est né.
La dislocation progressive d’un tel système, de
180 La propension des choses

siècle en siècle, à la fin de l’Antiquité, relève aussi d’un


Liu enchaînement continu: l’autorité centrale s’affaiblit,
Zongyuan les anciens fiefs prennent de l’indépendance, de nou-
velles principautés se forment, et le pouvoir royal,
enfin, est usurpé. Un nouvel ordre naît – qui est l’Em-
pire. Les nostalgiques du passé diront alors que le sys-
tème féodal instauré par les anciens souverains était
de beaucoup préférable au système administratif qui a
suivi, puisque ces grands souverains du passé, si res-
pectés pour leur sagesse, n’y avaient point renoncé.
Mais il s’agit là, nous démontre-t-on, d’une pure illu-
sion: si les anciens souverains n’ont pas renoncé au
système féodal, c’est qu’«ils ne le pouvaient pas»:
ils avaient obtenu le pouvoir grâce au soutien des
autres seigneurs et, une fois celui-ci acquis, ils se
trouvaient contraints de récompenser leurs alliés en
leur accordant des fiefs – non point donc par généro-
sité et grandeur d’âme, mais pour assurer leur propre
sécurité ainsi que celle de leur lignée. A l’encontre
de l’idéalisme moral selon lequel, sans l’œuvre des
Sages, l’humanité n’aurait point survécu14, on voit bien
comment l’Histoire est un processus qui se déroule
de lui-même, par simple nécessité interne. Ce qui sert
aussi d’argument à ce penseur du dernier siècle des
Tang face aux fausses justifications des gouverneurs
de province qui sont alors tentés – comme toujours,
en Chine, dès que le pouvoir central s’affaiblit – de
se conduire en nouveaux seigneurs: la supériorité
du système administratif est définitivement acquise, le
processus est irrévocable.
A près d’un millénaire de distance, cette analyse
de la principale transformation de l’histoire chinoise
a bénéficié de l’important développement philo-
sophique du «néo-confucianisme15»: si la tendance
Wang Fuzhi découlant de la situation (che) est inéluctable, c’est que
XVIIe s.
«ce à quoi elle tend» est éminemment «logique» j.
Il y a eu une logique du système féodal dans les
premiers temps de la civilisation, lorsque l’exercice
du pouvoir gagnait à être héréditaire, puisque alors la
Situation et tendance en histoire 181

réflexion politique était encore peu développée et


que seule comptait l’expérience acquise et transmise
familialement. De même, il y a une logique du sys-
tème bureaucratique qui lui a fait suite, puisque, avec
la promotion et le renvoi des fonctionnaires, le peuple
a pu trouver un allégement aux exactions que lui font
subir les gouvernants: le temps passant, l’art politique
a été progressivement mis en lumière et, comme tel,
est devenu accessible à tous, en fonction des seules
capacités. Reste à penser, à partir de cette tendance
générale, selon quel processus particulier s’est opérée
la transition. Car le déroulement de la crise à laquelle
une telle mutation n’a pas manqué de donner lieu est
lui-même, d’étape en étape, parfaitement intelligible.
Au départ, seuls les princes étaient héréditaires, mais,
par la suite, les grands officiers ont voulu aussi trans-
mettre leur charge à leur fils: tel est le «débordement»
auquel «a conduit inévitablement la tendance» k. Mais,
à partir du moment où toutes les charges deviennent
héréditaires, il s’opère un divorce criant entre les
capacités naturelles et les fonctions exercées – puis-
qu’on trouve aussi bien des «esprits stupides» dans
les familles nobles que des «gens brillants» parmi
les paysans. Ceux-ci ne pourront supporter leur sou-
mission et chercheront l’occasion de s’élever: «la
tendance découlant de la situation conduit inévitable-
ment à l’exacerbation des tensions et à leur déchaîne-
ment l». D’où découle, enfin, la mutation historique
qui abroge le principe de l’hérédité: à l’exacerbation
et au déchaînement des tensions succède un nouvel
état des choses plus cohérent. Sous la pression exer-
cée par la tendance, la «logique» s’est elle-même
modifiée m.
Une transformation aussi considérable ne relève
pas de la seule initiative du premier empereur, nous
précise-t-on, ni de sa seule capacité, même si celui-ci Wang Fuzhi
a cru, grâce à l’instauration de la machine bureau-
cratique, satisfaire à ses ambitions privées. C’est le
cours naturel des choses – et jusque dans sa dimen-
182 La propension des choses

sion d’insondable, le «Ciel» – qui s’est servi de son


intérêt particulier en vue de réaliser ce qui correspon-
dait à l’intérêt général. Du point de vue du bénéfice
individuel, la longévité dynastique y a d’ailleurs plus
perdu que gagné en se privant ainsi du soutien que lui
assurait toute la pyramide des vassaux (il suffit de
remarquer que les dynasties impériales ne dureront
jamais autant que ne l’avaient fait les antiques dynas-
ties féodales). Preuve que la mutation a été voulue par
l’ordre des choses et que «même un Sage n’aurait pu
s’y opposer».
Cette mutation du féodalisme à la bureaucratie,
décidée autoritairement par le premier empereur, peut
Wang Fuzhi paraître opérer une brusque révolution. Et néanmoins,
sous les à-coups et les revirements de l’Histoire, le
philosophe chinois ne manquera pas de discerner une
évolution, plus lente et plus régulière, qui confirme
le caractère à la fois tendanciel et logique de la trans-
formation. D’une part, cette mutation s’était esquissée
avant même que le premier empereur n’en prenne
la décision: dans les derniers siècles de l’Antiquité,
nombre de territoires qui avaient perdu leur suzerain
étaient déjà passés sous une tutelle de type adminis-
Gu Yanwu tratif16. Le nouveau système préexistait à la décision
XVIIe s.
impériale, et celle-ci n’a fait que le généraliser. D’autre
part, à peine cette première dynastie s’était-elle éteinte,
que les restaurateurs de l’Empire, moins de vingt ans
plus tard, revenaient au système des fiefs: c’est que,
en plus des mauvais souvenirs laissés par le premier
Wang Fuzhi empereur, promoteur de la réforme, l’ancien système
féodal était encore inscrit dans les habitudes et les
mentalités, et que, donc, la tendance qui orientait le
cours de l’Histoire ne pouvait supporter un change-
ment aussi soudain n17. Mais il ne pouvait s’agir, non
plus, d’un véritable retour en arrière: ceux qui alors
ont craint que les nouveaux maîtres de l’Empire ne
portent atteinte, par l’octroi de grands fiefs, à leur
propre puissance (et ne ramènent la Chine à l’époque
précédente des rivalités entre principautés) ont «gémi
Situation et tendance en histoire 183

en vain», faute de comprendre le caractère inexorable


et logique de l’évolution engagée. Car il est clair que,
une fois le pouvoir des Han consolidé, les révoltes
des princes feudataires, tout au long du premier siècle
de la dynastie, étaient condamnées d’elles-mêmes à
avorter et ne représentaient plus que «la dernière étin-
celle d’une lampe prête à s’éteindre». Face à l’accu-
mulation de la pression exercée par la tendance cen-
tralisatrice, les grands fiefs ne pouvaient finalement
que se laisser réduire en morceaux, et les opposants
tombent alors d’eux-mêmes o18: l’octroi de ces fiefs
avait représenté les «dernières vagues» d’un monde
finissant, leur quasi-abolition constitue le «prélude»
des périodes à venir. Toute restauration, en Histoire,
est impossible, conclut le philosophe: la tendance
est nécessairement graduelle en même temps qu’irré-
versible.
Cette mutation est d’autant moins réversible qu’elle
s’inscrit dans une évolution beaucoup plus générale, Wang Fuzhi
qui est la tendance à l’unification. Au départ, nous Gu Yanwu
XVIIe s.
dit-on, l’espace chinois n’était qu’une mosaïque de
petits domaines, telles des chefferies, chacune avec sa
juridiction propre et ses habitudes, et ce n’est que très
progressivement, notamment avec la reconnaissance
d’une suzeraineté commune et la formation de plus
grands fiefs, que ce monde devient plus homogène,
qu’une culture commune apparaît19: l’instauration
du système féodal constituait déjà en elle-même une
étape importante dans ce processus d’unification,
et l’adoption du système bureaucratique, en même
temps qu’elle mettait fin au système des fiefs, corres-
pondait à la même tendance logique d’uniformisation
qui avait caractérisé, en son temps, la féodalité. La
mesure adoptée par le premier empereur n’est donc
que l’aboutissement d’une évolution millénaire p. Elle Wang Fuzhi
se justifie, de plus, par le caractère global de la muta-
tion en cause: le passage des fiefs aux préfectures
présente non seulement un intérêt administratif et
politique, mais concerne la vie du peuple dans son
184 La propension des choses

ensemble, et d’abord dans sa condition matérielle. Car


il est démontré que, en devenant communes grâce
à l’uniformisation impériale, les dépenses publiques
peuvent être considérablement réduites – les impôts
en sont allégés et la rationalité économique accrue20.
La tendance historique, en tant que propension propre
à la situation, a donc correspondu à un progrès, et la
raison la plus forte qui s’oppose à tout retour à la féo-
dalité est tout simplement que «la force du peuple ne
saurait le supporter q». En ce sens, même les domaines
qui paraissent le moins directement liés à cette muta-
tion – tels le système des écoles et le mode de sélec-
tion – sont néanmoins partie prenante d’une telle
transformation21. Toutes les institutions d’une même
époque font corps les unes avec les autres et «s’épau-
lent mutuellement»: vouloir à l’époque des circons-
criptions administratives s’inspirer du système de
recommandation qui prévalait du temps de la féoda-
lité révèle seulement qu’on n’a pas compris l’unité
d’ensemble de chacune des époques – et donc la rup-
ture de l’une à l’autre et la radicalité du changement.
Il y a bien un avant et un après, et ceux-ci sont
incompatibles. Dans l’Antiquité, nous donne-t-on
Wang Fuzhi encore comme exemple, le militaire et le civil étaient
confondus; à partir de la fondation de l’Empire, il a
fallu les séparer: «l’état des choses évolue en fonc-
tion de la tendance, et les institutions doivent se modi-
fier de concert r22». Il faut considérer la tendance à
l’œuvre à travers la différence des époques – dans la
durée, à plus long terme s. Rien ne se produit en un
jour, mais tout change de jour en jour. Et l’Histoire
n’est faite que de ces «déplacements en profondeur»,
de ces «transformations en silence»23*.

* Cette attention accordée par la pensée chinoise à la trans-


formation lente et progressive dissout l’événement dans la
continuité historique: si soudain et spectaculaire que celui-ci
puisse paraître, il n’est toujours que l’aboutissement logique
d’une tendance qui est le plus souvent, au départ, très discrète
Situation et tendance en histoire 185

III. Le passage du féodalisme à la bureaucratie


constitue un progrès relatif et, par là même, contredit
le mythe d’un âge d’or24. Comme la remarque en est
devenue commune, parmi les réformateurs chinois,
face à tous les laudateurs du passé, si l’humanité
n’avait fait que dégénérer, nous ne «serions plus que
des diables aujourd’hui»! Et, s’il est difficile, faute
de traces ou d’indices, de spéculer sur les origines de
même que sur les fins dernières, on peut au moins se Wang Fuzhi
rendre compte, nous fait remarquer le philosophe, en
considérant les seuls temps historiques (de la Chine),
combien l’homme s’est élevé par étapes jusqu’au
stade de la barbarie, puis de la culture: les Chinois
des premiers temps vivaient exactement comme des
bêtes et, si les premiers souverains ont été tant hono-
rés par la tradition, c’est justement parce qu’ils ont su
faire évoluer l’homme à partir de cette animalité pri-
mitive. «Il est clair qu’il est plus facile de gouverner
le peuple aujourd’hui qu’au temps des anciens rois.»
Est-ce à dire pour autant que le progrès domine le
monde et lui serve de loi? Car certains moments
catastrophiques de l’histoire chinoise, comme au
IIIe-IVe siècle (après l’effondrement des Han), où le
monde politique semble vaciller et prêt à sombrer
dans la sauvagerie, ne laissent pas de rappeler au
même penseur qu’une régression est également pos-
sible25: l’homme préhistorique – «l’animal qui se
tient debout» –, celui qui «pousse des grognements
quand il a faim et jette ses restes de nourriture dès
qu’il est rassasié», n’est pas seulement derrière nous,
il est peut-être aussi devant nous. Et la puissance de
l’évolutionnisme, qui défie tous les dogmes de la
nature humaine, est à considérer dans les deux sens: à
partir du moment où l’être culturel de l’homme est

(cf., sur ce sujet, le commentaire wenyan du premier trait de


l’hexagramme Kun dans le Livre des mutations).
186 La propension des choses

atteint, ses modes de vie changent, ses pratiques évo-


luent, et «sa nature organique elle-même se modi-
fie»; il est prêt à revenir à l’animalité brute, et la civi-
lisation à retomber dans le chaos. Et tout, jusqu’à la
moindre trace, en sera alors effacé…
Ce n’est dès lors pas le progrès qui régit le monde,
mais l’alternance. A la fois dans l’espace et dans
Wang Fuzhi le temps26. Car rien ne prouve, aux yeux du même
philosophe, que, quand les Chinois vivaient encore à
l’état de sauvages, il n’y ait pas eu quelque autre
endroit «sous le soleil» (voici que les Chinois ne
limitent plus le «monde» à la Chine!) qui fût déjà
engagé dans un processus de civilisation. Mais il est
difficile aux Chinois d’en avoir la certitude matérielle,
puisque, alors, ils étaient incultes et que, depuis, cette
civilisation a dû dégénérer peu à peu et s’effacer. Ce
qui est sûr, au moins, pour ce penseur, c’est qu’on
peut démontrer une telle alternance à partir des deux
derniers millénaires de l’histoire chinoise: dans l’An-
tiquité, c’est le Nord qui constitue le berceau de la
civilisation chinoise, puis ce foyer se déplace lente-
ment vers le Sud tandis que le Nord retombe par
degrés dans l’obscurité. Sous les Song (XIe-XIIIe siècles),
on méprisait encore les gens du Sud, mais, depuis
les Ming (à partir du XIVe siècle), on voit bien que
la culture s’est concentrée aux alentours du Grand
Fleuve tandis que les plaines septentrionales sont
devenues la source de tous les fléaux; et c’est l’ex-
trême Sud – le Guangzhou, le Yunnan – qui est alors
progressivement touché par les influences bénéfiques.
Avec le temps, les «influx cosmiques» se déplacent,
mais l’équilibre – civilisation/barbarie – demeure
constant.
Comme telle, cette conception d’une tendance à
l’alternance (che t) – de l’essor et du déclin – est com-
mune à toutes les théories chinoises de l’Histoire27 et
leur sert de point de vue dominant, voire de fonds
Wang Fuzhi d’évidence. Mais encore est-il important, pour notre
philosophe, d’établir distinctement ce que signifient
Situation et tendance en histoire 187

alors ces deux termes, tendance d’une part, alter-


nance de l’autre: à l’encontre de la vision moraliste
héritée de l’Antiquité d’abord28, comprendre que les
phases d’essor sont non seulement l’œuvre des grands
souverains, mais se trouvent impliquées, à titre de ten-
dance, par la régularité des processus: l’Histoire y
perd en héroïsme créateur mais y gagne en nécessité
interne; à l’encontre de tous les serviteurs de l’idéolo-
gie impériale ensuite, mettre en lumière combien l’al-
ternance implique, de par son principe même, rupture
et différence, d’une époque à l’autre, et ne peut donc
se laisser réduire à servir de support d’une continuité
plaquée. Car, dans ce cas, inverse du précédent, la ten-
dance négative n’a plus de consistance propre et
paraît se résorber d’elle-même; et la régularité est tel-
lement codifiée qu’elle en devient artificielle.
La seconde erreur surtout mérite d’être dénoncée
parce que l’illusion qu’elle entretient n’est pas inno-
cente. L’avènement de l’Empire a conduit, en effet, à
forger une conception générale de l’Histoire, remon-
tant aux antiques dynasties royales, qui soit le plus
complètement intégrée (la dynastie impériale nou-
velle profitant de cette intégration pour se présenter
comme un aboutissement légitime). Pour ce faire,
on s’est ingénié à calquer, d’une façon systématique,
l’alternance historique sur le cycle de la nature, conçu
traditionnellement à partir de l’interaction des «cinq
éléments». Soit que le schéma soit conçu dans un Zou Yan
sens plus antagoniste: le bois est vaincu par le métal, -IIIe s.
Dong
le métal par le feu, le feu par l’eau, l’eau par la terre, Zhongshu
la terre par le bois, et ainsi de suite; soit que ce -IIe s.
schéma signifie seulement l’«engendrement mutuel»:
le bois (qui est aussi le printemps, l’est, la naissance)
engendre le feu, le feu (qui est aussi l’été, le sud, la
croissance) engendre la terre, la terre (au centre du
processus: elle commande à toutes les saisons et
représente à la fois le centre et la pleine maturité)
engendre le métal (qui est aussi l’automne, l’ouest, la
récolte), et le métal engendre l’eau (qui est aussi l’hi-
188 La propension des choses

ver, le nord, l’engrangement) u29. Que l’on complique


encore ce type de schéma à partir d’un enchaînement
de «couleurs» ou de «vertus», il s’agit toujours de
cycles clos et répétitifs où l’alternance n’intervient
que comme facteur de transmission et sert à l’éter-
nelle reconduction. Dès lors, projeter de tels schémas
sur le cours de l’Histoire (chaque dynastie successive
correspondant à un élément cyclique, à une vertu, à
une couleur…) conduit à concevoir toujours celui-ci
sur un mode à la fois homogène et régulier: comme si
l’Histoire n’était qu’un enchaînement ininterrompu
de «règnes v», imaginés comme autant de totalités
harmonieuses et unifiées, chaque dynastie cédant
d’elle-même la place à la suivante, et celle-ci lui suc-
cédant en toute équité. Idéalisation d’autant plus cou-
pable, selon notre philosophe, qu’elle a été utilisée à
Wang Fuzhi dessein, tout au long de l’histoire chinoise, pour mas-
quer les pires usurpations. La fonction d’intégration
dévolue à l’historiographie officielle a été poussée à
un tel degré de formalisme qu’elle finit par servir à
intégrer n’importe quoi: il a suffi au chef de bande
le plus ténébreux de s’attribuer pompeusement un
élément, une couleur, une vertu (tels les Barbares
qui prétendent à l’Empire au IIIe-IVe siècle), voire de
s’affubler du nom de la dynastie précédente (tel Li
Mian, au Xe siècle), pour prétendre d’office débuter
une nouvelle ère et servir de relais à la légitimité30.
Cette vision uniformisante, et faussement lénifiante,
Wang Fuzhi de l’Histoire repose sur un montage artificiel qu’il
convient donc de dénoncer. Dans l’entre-deux des
grandes dynasties (celle des Han ou celle des Tang)
subsistent des périodes de confusion et d’anarchie qui
demeurent comme autant de trous béants au sein de
cette prétendue continuité (au IIIe siècle, au Xe). Car
il faut comprendre que l’ordre «n’est pas dans le pro-
longement» du désordre, même s’il le remplace w;
que l’unité politique «ne fait pas suite» au morcelle-
ment, même si elle succède à celui-ci. Une tendance
ne s’exerce et ne devient dominante, au sein de la
Situation et tendance en histoire 189

situation historique, qu’au détriment de la tendance


inverse. Ordre ou désordre, unité ou morcellement, il
s’agit là de facteurs rivaux qui, nous démontre-t-on,
dynamisent le cours de l’Histoire en s’opposant. La
tendance est véritablement tension et, grâce à elle,
l’Histoire est novatrice. C’est elle qui a conduit l’his-
toire chinoise à ses grandes mutations: à l’unification
politique (à la fin de l’Antiquité), au morcellement
(au IIIe siècle, après les Han), à la réunification (sous
les Sui et les Tang, au VIIe-IXe siècle), à l’occupation
étrangère (à partir des Song, au XIe puis au XIIIe siècle,
et à nouveau sous les Mandchous, au XVIIe siècle).
Impossible dès lors, même au Sage, de prévoir quelle
sera la mutation à venir31. On sait seulement qu’en
oscillant ainsi, sous la tension de l’alternance, l’His-
toire avance: ni elle ne suit une ligne de progrès
continu ni elle ne tourne en rond.
On mesure encore mieux la réalité de l’alternance,
dans le cours de l’Histoire, suivant notre philosophe,
lorsqu’on considère selon quel principe propre et
indépendant s’y reconstitue, d’époque en époque, la Wang Fuzhi
tendance négative: celle qui conduit à l’usurpation, à
la scission, à l’invasion32. Au début, c’est souvent
un épisode jugé secondaire qui sert d’amorce à la
tendance (ainsi le court interrègne de Wang Mang, au
commencement de notre ère, qui marque le point de
départ d’une tendance à l’usurpation qui se poursuit
avec Cao Pi, au début du IIIe siècle, puis bien d’autres
encore). En même temps, à peine une telle tendance
s’est-elle esquissée que son impulsion se répand
d’elle-même et l’entraîne à se développer toujours
davantage, jusqu’à épuisement (ainsi la tendance à la
scission qui s’amorce au IIIe siècle et se déploie pério-
diquement jusqu’au Xe; ou celle à l’invasion qui lui
fait suite et est récurrente en Chine à partir des Song).
Le point de départ peut être infime, mais il est déter-
minant, car il ouvre à l’Histoire une nouvelle pente
que celle-ci sera constamment encline, par la suite,
à réemprunter. Voire à dévaler encore plus bas: la
190 La propension des choses

tendance historique possède une grande force de pro-


pension, et ce précédent minime peut modifier le
cours ultérieur pour plusieurs siècles. Car, une fois
qu’un certain pli est pris, il deviendra quasi impos-
sible, après coup, de «changer de corde ou de modi-
fier l’ornière». D’où l’extrême précaution dont doi-
vent sans cesse faire preuve tous ceux qui jouent un
rôle dans le cours de l’Histoire (de même que chacun
de nous, dans son for intérieur, à l’égard de ses dévia-
tions morales x33): tant le premier écart est facile et
tant le redressement de cette dérive, avec le temps,
devient malaisé.
A preuve, nous dit-on, les fondateurs des Tang (au
début du VIIe siècle) qui instaurent une nouvelle ère
Wang Fuzhi de paix et de prospérité: si soucieux de justice et bien
intentionnés qu’ils fussent, ils n’ont pu se dégager
totalement, pour prendre le pouvoir, de l’ancienne
tendance à l’usurpation qui était entrée, depuis long-
temps déjà, dans les mœurs politiques de la Chine; de
plus, si conscients qu’ils fussent du danger que cela
représentait, ils n’ont pu se dispenser complètement
de prendre appui, dans leurs opérations militaires, sur
les éléments «barbares» des régions frontalières – ne
fût-ce que pour ne pas risquer d’être pris à revers par
eux. Mais, ce faisant, ils frayaient malgré eux la voie
à la nouvelle tendance négative qui allait dominer tout
le millénaire suivant, celle de l’invasion. Car, après
eux, les souverains des Tang ont fait appel aux Ouï-
ghours à l’encontre des rebelles qui menaçaient la
dynastie (An Lushan, au milieu du VIIIe siècle), puis
aux Shatuo pour briser les révoltes dans lesquelles
leur pouvoir a fini par sombrer (Huang Chao, à la fin
du IXe siècle). Ensuite, ce sont les Shatuo qui se sont
eux-mêmes appuyés sur d’autres peuplades barbares,
les Kitan, pour mieux s’implanter en Chine, et cette
situation est encore allée s’aggravant sous les Song,
puisque ceux-ci ont fait appel aux Jürchen contre les
Liao, puis aux Mongols contre les Jürchen et ont été
finalement submergés par ces derniers «alliés».
Situation et tendance en histoire 191

Comme une «plante rampante» ou un «trait qu’on


décoche», le mal s’est propagé sans discontinuer –
jusqu’à être irréversible.
Telle est donc la définition la plus générale de
la «tendance découlant de la situation» (le che en
histoire): «ce qui, une fois mis en branle, ne saurait
s’arrêter y34». Les révoltes paysannes de la fin des
Tang (dans la deuxième moitié du IXe siècle) sont
citées comme exemple: à peine une révolte s’apaise
qu’une autre s’élève (celle de Pang Xun après celle
de Qiu Fu), la tendance «se déploie sponte sua et ne
peut s’interrompre z35». Celle-ci crée d’elle-même un
enlisement progressif. Voir encore, pour un exemple
d’un autre genre, la tendance à l’immixtion des impé-
ratrices dans les affaires de l’État36. Une mesure salu-
taire du IIIe siècle interdit catégoriquement cette intru-
sion, mais celle-ci réapparaît un temps sous les Tang,
jusqu’à ce qu’on y mette fermement le holà, puis
reprend de plus belle sous les Song: une régence
(mais qui ne se justifiait pas vraiment) est au départ
de la recrudescence du mal (lors de la minorité de
Renzong, au XIe siècle), et celui-ci continue de sévir
sous les règnes suivants – sans qu’on ait plus à s’em-
barrasser de prétextes. Une fois que l’ornière est tra-
cée, la tendance se transforme d’elle-même en une
force d’inertie s’opposant à toute tentative ultérieure
pour y remédier; et il devient alors de plus en plus
difficile de faire machine arrière a’ et de s’en affran-
chir.
C’est ainsi que l’on peut suivre le déclin graduel des
dynasties (à quoi cet auteur est d’autant plus attentif
qu’il a vécu lui-même la fin de la dynastie des Ming,
au XVIIe siècle): dès qu’un certain point de non-retour
est atteint, leur chute devient inéluctable37. Inutile
d’incriminer alors l’invincibilité de l’adversaire, ou
une mauvaise décision politique, ou telle opération
douteuse (par exemple, sous les Song, la puissance
des Jürchen ou l’alliance désastreuse contractée avec
les Jin), un déclin est toujours global de même que
192 La propension des choses

toute autre transformation historique38. Il n’est pas le


fruit d’événements particuliers mais tient à une dégra-
dation générale: «le prince ne ressemble plus vrai-
ment à un prince», ni «le premier ministre à ce que
doit être un premier ministre», les mœurs ont dégé-
néré et l’indispensable cohésion morale est perdue.
Tout est faussé, rien ne tient plus. Aucun facteur qui
n’évolue dans le même sens, la désagrégation est
complète b’. Et seul un grand bouleversement d’en-
semble, en créant une nouvelle donne, serait suscep-
tible de rétablir la situation.

IV. Le cours de l’Histoire est régi, en effet – toujours


selon le même penseur –, par une double logique:
d’une part, toute tendance, à peine amorcée, tend
d’elle-même à s’amplifier; de l’autre, toute tendance
conduite à son extrême s’épuise et appelle son ren-
Wang Fuzhi versement c’39. Ce principe est absolument général, et
c’est lui qui justifie l’alternance. Mais on peut néan-
moins distinguer entre deux formes de tendance néga-
tive et, à partir de là, entre deux modes de renverse-
ment: soit la tendance négative entraîne une déviation
progressive, il devient de plus en plus difficile de
revenir en arrière, et seule une transformation géné-
rale, à défaut de son épuisement propre, peut lui servir
de dénouement; soit elle conduit plutôt à un désé-
quilibre, et, dans ce cas, c’est du déséquilibre lui-
même que naîtra la réaction, d’autant plus forte que
le déséquilibre initial est plus grand40. Dans le pre-
mier cas, on ne peut que constater, de plus en plus
passivement, un enlisement dans l’ornière, tandis que
le second, en impliquant deux pôles adverses, instaure
une dynamique de balancement. Dès lors, les stra-
tégies, elles aussi, diffèrent: d’un côté, il convient
essentiellement de prévenir le mal le plus tôt pos-
sible; de l’autre, on peut compter aussi sur cet effet
de retour et tabler sur le temps.
Situation et tendance en histoire 193

Car, quand la tendance conduit au déséquilibre de la


situation, plus elle s’accentue, plus elle se fragilise; Wang Fuzhi
plus elle «pèse» d’un côté, plus elle est «légère» de
l’autre, et «facile à retourner» d’41: cette «logique»
du renversement est, comme telle, inscrite dans le
déroulement régulier de tout processus (le «Ciel») e’.
Ainsi, en politique, toute pression qui s’exerce trop
fortement est amenée ensuite à se relâcher. Témoin,
ce grand empereur des Han (Wudi, au IIe-Ier siècle
avant notre ère), lui qu’on nous montre d’abord lancé
dans une politique très autoritaire et ambitieuse,
expansionniste et coûteuse, à laquelle il était alors
totalement impossible de s’opposer. Mais de l’excès
même naît la faiblesse, «plus on s’engage dans une
voie impraticable», plus «on est conduit fatalement à
peiner», le ressentiment va partout croissant, et l’em-
pereur lui-même, en son cœur, en est inquiet: c’est
pourquoi, à la fin de sa vie, cet empereur a mis fin à
ses expéditions militaires et adouci sa politique inté-
rieure «sans qu’il ait eu besoin pour cela des objur-
gations réitérées d’autrui», mais «parce que ses
propres vues déjà s’étaient modifiées». Le même épi-
sode nous est décrit comme se reproduisant sous les
Song quand l’ambition politique d’un nouvel empe-
reur (Shenzong, au XIe siècle) profite à son premier
ministre (Wang Anshi) qui s’arroge tous les pouvoirs
et entame, avec le seul soutien de sa clique et en
réduisant les autres au silence, tout un train de
réformes aussi radicales qu’utopiques: sous le règne
suivant, de telles mesures ne pouvaient manquer de
tomber, l’une après l’autre, en désuétude – aussi iné-
luctablement que «tombent les feuilles flétries à l’au-
tomne». Toute révolution entraîne une réaction et ce
qui est forcé se défait de lui-même.
Une telle logique du renversement trouve son
modèle explicite dans les représentations hexagram-
matiques de l’antique Livre des mutations qui, à partir
de deux types de traits, antithétiques mais complé-
mentaires (trait continu et discontinu — et – –), ont
194 La propension des choses

servi de base à la conception chinoise du devenir.


Considérons les deux hexagrammes 11 et 12, tai et pi,
et f ’. Le premier est formé dans sa partie infé-

rieure de trois traits continus (symboliques du prin-


cipe d’initiative et de persévérance: le Ciel) et, dans
sa partie supérieure, de trois traits discontinus (sym-
boliques du principe d’obédience et d’accomplisse-
ment: la Terre): le Ciel du bas tend vers le haut, et la
Terre du haut tend vers le bas, ce qui signifie que leurs
influences bénéfiques se croisent et que haut et bas
communiquent harmonieusement. De cette interaction
parfaite découlent prospérité et concorde au sein des
existants, et le diagramme sert à évoquer l’essor. Le
second hexagramme est formé, au contraire, dans sa
partie inférieure, des trois traits discontinus symbo-
liques de la Terre et, dans sa partie supérieure, des
trois traits continus symboliques du Ciel: le Ciel en
haut et la Terre en bas s’écartent toujours davantage
l’un de l’autre et se retirent en eux-mêmes. Il n’y a
plus d’interaction bénéfique, les potentialités entrent
dans une phase de stagnation, c’est le temps du déclin.
Or ces deux schémas opposés se suivent, chacun
d’eux procède complètement de l’autre par simple
retournement. A eux deux, ils rendent compte de toute
alternance: l’un est rattaché au premier mois de l’an-
née chinoise (février-mars), quand, avec le début du
printemps, sourdent les forces du renouveau, et l’autre
au septième mois (août-septembre), quand, une fois le
point culminant de l’été passé, s’annonce l’étiolement
à venir.
On peut encore lire de plus près, à l’intérieur de
chacun des hexagrammes, ce processus du passage et
le travail de l’inversion. Car, si les deux principes
adverses (yin et yang, essor/déclin) s’excluent et se
repoussent catégoriquement, ils se conditionnent aussi
l’un l’autre et s’impliquent mutuellement. Conflit
ouvert, entente tacite: celui des deux principes qui
s’actualise contient toujours le principe adverse sur un
mode latent. A chaque instant, la progression de l’un
Situation et tendance en histoire 195

va nécessairement de pair avec la régression de


l’autre, mais, en même temps, chaque principe qui
progresse appelle, du même coup, sa régression pro-
chaine. Le futur est déjà à l’œuvre dans le présent, et
le présent qui s’étale est sur le point de passer. Le
devenir est graduel, seule existe la transition. Ainsi,
au stade du premier des deux hexagrammes, celui de
la prospérité, le troisième trait (en partant du bas, au Livre des
terme de la première moitié) nous prévient déjà mutations

qu’«il n’est pas d’aller sans retour», de «terrain plat


qui ne soit suivi d’une côte»; et, au sixième trait,
au sommet de l’hexagramme, la devise est: «La
muraille retourne au fossé.» Tel est le break down42:
la transformation annoncée au milieu de l’hexa-
gramme est entrée dans sa phase d’actualisation, le
mur de la cité retombe dans le fossé d’où il avait été
tiré, les facteurs de positivité s’épuisent – et il ne reste
plus dès lors qu’à affronter avec précaution et fermeté
d’âme la phase adverse. Au stade de l’autre hexa-
gramme, au contraire, celui du déclin, les facteurs de
négativité, d’un trait au suivant, sont progressivement
contenus et maîtrisés, et ils se retirent: au terme de
l’hexagramme (au sixième trait) se produit le renver-
sement attendu, un nouveau bonheur peut commen-
cer. L’essor s’est transformé de lui-même en déclin, et
ce déclin est l’occasion d’un nouvel essor*.
Telle est, explicitée dès l’Antiquité, la logique du
renversement que le penseur chinois retrouve couram-
ment à l’œuvre en histoire. Car, de même que le pro-
cessus de la nature, le processus historique opère, de Wang Fuzhi
façon régulière, par rééquilibrage et compensation:

* Dans son Commentaire intérieur du Livre des mutations


(hexagrammes tai et pi), Wang Fuzhi exprime bien en termes
de che le caractère inéluctable de chacune de ces phases: de
façon exactement analogue à celle dont il rend compte des
grandes mutations sociales et politiques de la Chine dans son
œuvre historique. Il s’agit donc là d’une logique absolument
générale (incarnée par tout processus) dont l’Histoire n’est
qu’une illustration particulière.
196 La propension des choses

«que ce qui est contracté puisse à nouveau se


déployer, telle est la tendance découlant de la situa-
tion [che] g’43». Il en va bien sûr ainsi entre des puis-
sances rivales: dans la Chine de l’Antiquité, la prin-
cipauté de Jin s’est élevée progressivement à
l’hégémonie (sous le prince Jing), puis a dû décli-
ner44; et ce que nous prenons alors pour le destin
n’est que l’inexorabilité d’un processus parfaitement
naturel h’. De même, c’est toute seule et sans qu’il soit
besoin d’une intervention humaine (tel est le «Ciel»)
que, dans l’exemple précédent (Shenzong et Wang
Anshi des Song), une pression politique trop autori-
taire est conduite à se relâcher i’45. Et, si cet empereur
des Song s’est lancé dans une politique aussi ambi-
tieuse et contraignante, c’était lui-même par réaction à
l’égard du long règne précédent (Renzong, 1022-
1063) où le pacifisme avait été poussé jusqu’à la pas-
sivité. Un excès appelle l’autre: la détente appelle la
tension, et celle-ci est suivie d’un nouveau relâche-
ment j’46. Il n’est pas jusqu’au moindre événement
politique qui ne puisse être interprété selon cette
dynamique de l’alternance et de «la tendance conti-
nue au changement» k’. Comment comprendre, par
exemple, cet édit si néfaste d’un empereur des Han
(Yuandi, au Ier siècle avant notre ère) qui, en fixant
les critères moraux d’une hiérarchisation des fonc-
tionnaires, a conduit ceux-ci à la veulerie et leur a
fait perdre cette intégrité morale dont un État a tant
besoin47? Une telle mesure ne peut s’expliquer, elle
aussi, que par réaction vis-à-vis de la situation pré-
cédente: auparavant, c’était l’anarchie parmi les fonc-
tionnaires lettrés et, comme ils étaient dépourvus d’une
reconnaissance officielle qui assurât d’une manière
stable leur position, ceux-ci cherchaient à tout prix à
s’imposer, au point même de porter ombrage à l’empe-
reur. D’où, par «tendance à l’inversion», la décision
de leur embrigadement et la docilité à laquelle ils sont
contraints. Conclusion: «Le cours suivi est à craindre,
mais plus encore son retournement.»
Situation et tendance en histoire 197

V. «Tension-détente», «déploiement-repli»; ou
encore «ordre-désordre», «essor-déclin»: toute his-
toire passe inexorablement par des «hauts et des
bas» 1’48. Non point en vertu de quelque principe
métaphysique projeté sur le cours des temps, mais
par nécessité interne à tout processus: les facteurs
à l’œuvre – positifs ou négatifs – nécessairement
s’épuisent, des facteurs compensateurs les rempla-
cent. Une dynamique régulatrice se trouve donc ins-
crite – même de la façon la plus discrète, ne serait-ce
que sur un mode inchoatif – à chaque étape du deve-
nir, et c’est elle qui constitue toute situation historique
en dispositif à manipuler. La tactique est, à cet égard,
on ne peut plus simple, mais elle est aussi si constam-
ment pertinente qu’elle sert à l’homme de Voie morale:
savoir profiter de la tendance qui est à l’œuvre dans le
cours des choses est sa forme de sagesse, laisser opé-
rer en son sens le dispositif que constitue la situation
lui tient lieu d’idéal. Puisque toute situation histo-
rique, même la plus défavorable, est toujours riche
d’une évolution à venir qui, à plus ou moins long
terme, peut jouer de façon positive. Si ce n’est main-
tenant, ce sera plus tard. Il suffit de savoir compter sur
le facteur qui, de tous, se révèle en définitive le plus
déterminant: le facteur temps.
Deux principes généraux suffisent, en effet, selon Wang Fuzhi
notre philosophe, pour bien gérer la logique tempo-
relle de l’alternance: d’abord, avant même que la
mutation ait lieu, se garder de tout excès afin d’éviter
que l’excès inverse ne s’ensuive par réaction; ensuite,
au moment même où se produit la mutation, tenir bon,
dans son for intérieur, en même temps que se prêter
de bon gré à la transformation49. Car rien ne serait
plus sot et destructeur que de vouloir s’opposer à la
mutation alors que celle-ci s’annonce désormais
nécessaire50: quelles que soient ses qualités person-
nelles, qui s’entête, par fidélité, dans le statu quo
198 La propension des choses

n’aboutira qu’à sa propre ruine sans remédier en rien


à la situation. La vraie vertu est de savoir traverser la
transformation (et d’en tirer chaque fois tout le profit
possible). En particulier, si l’occasion d’un renverse-
ment du malheur au bonheur advient bien toute seule,
puisqu’elle découle de la logique d’alternance qui
régit tout processus, c’est à nous qu’il incombe, en
revanche, d’exploiter la possibilité qui nous est offerte
et de la faire effectivement aboutir. Le «Ciel» «aide
l’homme», mais il revient ensuite à l’homme de
s’aider.
La sagesse se réduit donc logiquement à ce degré
Wang Fuzhi zéro de l’intervention humaine qui, comme tel, est
riche de la plus grande efficacité: «savoir attendre».
Sage nous est décrit celui qui, sachant que tout pro-
cessus qui conduit au déséquilibre se fragilise de lui-
même à mesure qu’il s’accentue et que la tendance
qui le porte en un sens appelle inéluctablement son
renversement, sait précisément attendre que le pro-
cessus objectif ait atteint ce stade le plus propice au
renversement – i.e. ait épuisé tous ses facteurs néga-
tifs et soit donc porté à aller désormais le plus com-
plètement dans la direction positive – pour alors, par
une intervention personnelle minimale, tout réorienter
dans ce bon sens et rétablir la situation51. Le cours
des choses vient alors tout naturellement au-devant
de nous, et nous profitons de la dynamique inhérente
au dispositif à son maximum d’intensité. Il est fou
de vouloir «lutter contre le Ciel», i.e. d’engager son
action alors que le cours naturel du processus va en
sens inverse; mais il est aussi dangereux, bien qu’on
s’en rende moins compte, d’intervenir trop tôt, avant
que le cours naturel du processus ait complètement
abouti dans le sens souhaité. Car, si notre action va
bien alors dans le sens voulu «logiquement» par le
processus, elle force néanmoins celui-ci et conduit à
dépasser la mesure qui lui était naturelle: il sera par la
suite d’autant plus difficile de rééquilibrer ce proces-
sus d’une façon stable et durable. Non seulement
Situation et tendance en histoire 199

pareille précipitation nous expose inutilement au


conflit, mais elle risque encore de nous priver de l’oc-
casion opportune quand celle-ci finalement allait nous
échoir. Le plus grand tort est l’impatience. A l’inverse
d’elle, la sagesse des antiques fondateurs de dynastie
s’est manifestée en ce qu’ils ont su percevoir le
moment où, la tyrannie des rois décadents ayant
atteint son point extrême, la situation était mûre et le
balancier revenait en leurs mains: ayant su tenir bon
jusque-là et pu attendre, ils n’avaient qu’à se «lever
tranquillement» et, répondant aux aspirations de tous,
réaliser sans effort leurs salutaires desseins m’.
La même leçon est à tirer des précédents exemples
d’un pouvoir trop autoritaire et contraignant: ceux qui Wang Fuzhi
sur-le-champ lui ont fait front s’y sont brisés; tandis
que ceux qui, «prenant appui sur la tendance progres-
sive au déclin n’», ont attendu que «ce qui est imprati-
cable se dissolve de soi-même» ont pu finalement
contrôler à nouveau la situation et la conduire à
l’apaisement (Huo Guang sous Wudi et Zhaodi des
Han, Sima Guang sous les Song)52. En ce sens, la
chance, le «Ciel insondable» ne sont rien que cette
«logique», et celle-ci n’est elle-même «rien d’autre
que simple conformité à la tendance découlant de la
situation [le che historique] o’». Mais, s’il est ration-
nellement possible de prévoir et devancer, à partir de
l’analyse de la situation actuelle, la tournure inéluc-
table des événements (puisque ceux-ci se trouvent
impliqués par la tendance en progrès et que, lorsque
cette tendance touche à son apogée, l’amorce de
son renversement est déjà présente p’53), «rares»,
néanmoins, «sont ceux qui s’en aperçoivent» – et
c’est pourquoi il y a «sagesse». Voir, pour un autre
exemple, la montée du pouvoir des eunuques sous les
Han postérieurs (Ier-IIe siècle): là encore, tous ceux qui
lui font directement front y trouvent la mort (tous
les plus grands dignitaires: Dou Wu en 168 et, de la
même façon, He Jin vingt et un ans plus tard). Or, il
suffisait de percevoir que cette tyrannie, en devenant
200 La propension des choses

excessive, avait suscité trop de ressentiments divers


qui s’accumulaient en silence et la condamnaient
sans remède: un beau jour, «une simple bourrasque
suffira à souffler d’un coup cette lampe prête à
s’éteindre», «la rapidité et l’aisance de ce renverse-
ment sont d’ores et déjà assurées». Un général perspi-
cace (Cao Cao) s’est contenté d’en rire en restant sur
la touche: «Un simple geôlier suffira à nous débar-
rasser d’un tel fléau!» – et c’est lui qui, finalement,
saura s’imposer.
Une preuve a contrario nous est fournie par une
subtile analyse du cas de cet illustre général des Song
(Yue Fei, au XIIe siècle) qui, alors que la dynastie chi-
noise vient d’abandonner toute la moitié nord du pays
aux envahisseurs, n’a de cesse de relancer l’offensive
et de prendre sa revanche: comme la cour, lasse non
seulement des guerres, mais aussi de la turbulence de
ses propres généraux, incline alors au pacifisme, son
zèle, naguère si vanté, devient bientôt importun, four-
nit prétexte à suspicion, et il finit par être exécuté,
dans la force de l’âge, en prison. S’il avait accepté, au
contraire, de mettre provisoirement en veilleuse son
désir de gloire à tout prix et avait su sacrifier un peu
son propre mythe d’implacable bravoure, il aurait pu
attendre que son principal adversaire politique (Qin
Kui) ait péri, que les envahisseurs aient fini par ren-
contrer les difficultés qui les attendaient et que le
moral de la cour se soit par suite «regonflé» – ce qui
est effectivement arrivé54: il pouvait alors repartir à
la tête des troupes avec les plus grandes chances de
succès. Car «ce qui ne peut être concomitant», parce
que exclusif, nous arrive toujours «par substitution de
l’un à l’autre» et successivement q’: qui sait se
«replier» quand la tendance lui est contraire, ainsi
que reprendre l’initiative quand celle-ci lui est à nou-
veau favorable, n’est jamais «sous pression» et finit,
avec le temps, par «tout obtenir». L’essentiel, dans
une mauvaise passe, est de se préserver soi-même afin
de ménager les chances de l’avenir. Ceux qui, depuis,
Situation et tendance en histoire 201

ont tant fait l’éloge de ce général «héroïque», sous le


prétexte qu’il n’avait jamais lâché pied, ont donc pré-
cisément applaudi en lui ce qui l’a conduit à l’échec et
à la mort; et le dithyrambe intarissable de l’Histoire
se révèle à cet égard plus «empoisonné» que la pire
des calomnies.
Ce qui conduit à une hiérarchie des valeurs: la
«constance» morale l’emporte sur la «perspicacité»
intellectuelle comme facteur du succès55. La seconde, Wang Fuzhi
en tant que pure saisie de l’esprit, n’opère que dans
l’instant; l’autre, qui fait appel à la fermeté de l’âme,
s’appuie sur la durée et se trouve donc coextensive à
la totalité du réel, dans son déroulement. Celle-ci est
«nature», l’autre est (seulement) «fonction». Vient
un jour où la perspicacité, à force d’être requise à tout
moment, se trouve fatalement à bout; tandis que la
constance, qui consiste à tenir bon en épousant le
cours du temps, est, en son fonds, inépuisable. Com-
parable en cela au Ciel dont la vertu est de «persévé-
rer toujours». Elle repose sur une intelligence supé-
rieure du processus, parce que ouverte au long terme,
selon laquelle tout succès n’est que temporaire et tout
revers jamais définitif. Conscient de ce caractère
logique, et donc inéluctable, de la tendance r’, on saura
demeurer à la fois prudent quand on a gagné et
confiant quand on a perdu. C’est ainsi qu’est interpré-
tée la lutte fameuse des deux prétendants à l’Empire,
à la fin du IIe siècle avant notre ère (Xiang Yu contre
Liu Bang): l’un fait longtemps preuve de perspi-
cacité, mais, quand enfin il est battu et condamné à la
fuite, il se tranche la gorge, de dépit; l’autre, au
contraire, est plusieurs fois sur le point d’être anéanti
et réussit à peine à se sauver; mais, aussitôt après, il
profite à nouveau des troubles, reconstitue ses forces
et repart à l’assaut. Finalement, c’est ce dernier qui
gagne – et c’est justice*.

* Les dirigeants chinois du XXe siècle ne se sont point


départis de cette sagesse. Quand il n’a plus pu faire face aux
202 La propension des choses

Si simplement autodéterminé qu’il paraisse d’abord,


le dispositif de l’Histoire, tel qu’il est conçu en Chine,
préserve donc, par sa logique propre, une large place
Wang Fuzhi à l’initiative humaine. En premier lieu, parce que
le processus historique possède toujours en lui-même
un certain jeu qui excède l’inéluctabilité de la ten-
dance s’56. Telle est la part, résiduelle, du hasard (ou
du destin). Car s’il est vrai que toute tendance, une
fois amorcée, tend nécessairement dans un certain
sens, il n’en subsiste pas moins – ne serait-ce qu’au
stade embryonnaire de l’amorce, où tout se décide
dans des proportions infimes t’ – une certaine dose
d’aléatoire, et donc d’imprévisible, qui relève pour
nous de la dimension insondable du «Ciel» (et, dans
cette mesure, redonne à celui-ci un aspect transcen-
dant – que la pure rationalité de la tendance lui faisait
perdre). Qu’il s’agisse du cours de la nature ou
de celui de l’Histoire, le Ciel est à la fois principe de
constance et facteur de circonstance57: à large
échelle s’opère une régulation inéluctable (par alter-
nance d’avènement et de disparition, d’essor et de
déclin), en même temps que, à proximité, c’est sur un

expéditions d’encerclement du Guomindang, Mao Zedong a


su se replier, au prix d’une «longue marche», jusque dans
les grottes du Shenxi; et là, plus à l’écart, refaire ses forces,
établir ses premières «bases» et attendre tranquillement que
la situation lui permette de reprendre l’initiative (avec l’inva-
sion japonaise, puis la Seconde Guerre mondiale) pour enfin
passer lui-même à l’offensive et aboutir à la victoire. Son
rival, Tchang Kai-chek fera de même: battu par les armées
communistes, il se replie à Taïwan, qui devient le point de
départ d’un nouvel essor.
De façon courante, d’ailleurs, les observateurs chinois d’au-
jourd’hui rendent compte de la politique en termes d’alter-
nance: tantôt c’est l’«ouverture» et tantôt la «fermeture»;
le Parti souffle tantôt le «chaud» et tantôt le «froid». Ceux
qui sont menacés par la tendance actuelle se «replient» alors
– mais pour préparer leur retour: se retirent à la campagne,
font semblant d’être «malades», voire acceptent complai-
samment de faire leur autocritique, de façon à rejaillir ensuite
tout frais quand la situation leur est à nouveau favorable.
Situation et tendance en histoire 203

mode purement adventice que ce fonctionnement


nous paraît parfois s’opérer. Mais le Ciel est un, et le
savoir du Sage est de raccorder l’un et l’autre aspect:
de comprendre la logique régulatrice à partir de
l’occasion circonstancielle comme de percevoir, le
plus tôt possible, l’occasion qui point grâce à sa
conscience des processus en cours. En second lieu, si
la «tendance est toujours déterminée», il est aussi
toujours du pouvoir de l’homme de la bien gérer.
Puisqu’on sait d’avance, et par principe, que, en état
de faiblesse, on ne peut espérer «parvenir d’un coup à
l’expansion de la force» mais aussi qu’aucune puis-
sance n’est définitive et qu’il suffit alors de «pouvoir
attendre que la puissance adverse s’affaiblisse58». Au
sein du rapport de force, la tendance au déclin n’est
donc jamais inexorable, et l’on est soi-même res-
ponsable de sa propre perte.
Témoin, une des fins les plus dramatiques de l’his-
toire chinoise, celle de la dynastie des Song et l’inva- Wang Fuzhi
sion mongole qui s’ensuivit: celle-ci, nous est-il
démontré, n’était pas inéluctable car, entre la première
invasion partielle du Nord par les Jin (au XIIe siècle) et
celle, définitive, des Mongols, un siècle et demi plus
tard, la situation a, à plusieurs reprises, évolué ainsi
que la tendance oscillé59. Il subsistait encore bien des
atouts face aux Mongols, et la lutte engagée aurait pu
se poursuivre beaucoup plus longtemps en se repliant
vers le sud: on aurait fini par bloquer l’avance de
l’ennemi et conserver d’importantes places, et, pour
qui «évalue bien la tendance du moment», une issue
demeurait possible. L’anéantissement est donc la
faute des dirigeants (l’empereur Lizong, ses deux pre-
miers ministres successifs) et, en évoquant ainsi la fin
des Song, l’auteur de cette analyse justifie sans doute
aussi qu’il n’ait lui-même jamais désarmé, quatre
siècles plus tard, face à l’invasion mandchoue60: se
fonder sur le déterminisme de la tendance, loin de
conduire à la résignation, nous encourage à être des
résistants.
204 La propension des choses

VI. Le point de vue du che concerne également des


formes d’historicité plus particulières, d’autres sortes
de processus: puisque toute situation se trouve orien-
tée par une tendance qui, comme telle, préside à son
évolution, toute histoire peut se concevoir selon ce
même schéma et, notamment, ce type d’histoire qui
a tant compté en Chine, l’histoire littéraire. A celle-ci
donc de servir de vérification commode – sur ces
deux points principaux. D’abord, la prise en compte
de la tendance en littérature permet d’y mettre en
valeur la nécessité des mutations et sert d’argument
au parti de la modernité (ce qui corrobore le point
de départ de cette réflexion en renouant avec les argu-
ments des réformateurs d’inspiration légiste); ensuite,
elle fournit à l’histoire littéraire la justification de ses
concepts de base, fondés sur l’alternance, et qui sont
donc les mêmes que ceux auxquels nous venons
d’aboutir: essor, déclin et renouveau.
Tôt apparaît, dans la conception chinoise de la lit-
térature, l’idée qu’«une certaine tendance suit son
cours» (che: celle du goût, de la mode) sans qu’il soit
possible de revenir en arrière u’61, de même que le
point de vue selon lequel, puisque «les situations
[che] diffèrent», d’une époque à l’autre, l’imitation
devient impossible v’62. Mais c’est surtout à la fin des
Ming, à partir du XVIe siècle, que ces conceptions
prennent de l’importance: d’une part, parce que alors
les théories de l’imitation font peser une contrainte
excessive (imiter seulement la prose de l’Antiquité
et des Han, la poésie des Tang), que l’écart se creuse
entre la création littéraire vivante (le roman, le
théâtre, la prose poétique…) et le jugement sclérosé
des critiques, et qu’il devient donc urgent de réagir
contre ce carcan du dogme et de l’immobilisme;
d’autre part, parce qu’une philosophie «intuition-
Li Zhi niste» voit alors le jour, qui, en accordant le primat
XVIe s.
au mouvement ingénu de la conscience, valorise
Situation et tendance en histoire 205

d’emblée la spontanéité63. Selon elle, seule notre


ingénuité est authentique en nous, mais nos percep-
tions sensibles, puis les raisonnements logiques que
nous formons à partir d’elles, nous en dépossèdent.
Notre savoir s’accroît, notre «goût» se forme, mais
cette culture, fortifiée par la lecture et l’étude, fait
écran à notre naïveté première; et notre expression
ne vient alors plus du fond de nous-mêmes mais est
«empruntée»: si réussie qu’elle puisse paraître, cette
expression, qui est coupée de notre intériorité, ne vaut
plus rien, elle sombre dans l’artificiel, nous éloigne de
la seule littérature «véritablement accomplie», celle
qui naît de «notre cœur d’enfant». On ne pouvait
pousser plus loin l’exigence de naturel. Or c’est
elle qui conduit la littérature à se transformer: le seul
moyen pour celle-ci de s’écarter des genres et des
formes qui risquent à chaque époque de s’imposer à
elle comme modèles, de faire obstruction à sa source
naïve et de la rendre «empruntée». La littérature est
condamnée à innover toujours pour rester fidèle à son
exigence d’authenticité. La propension à évoluer est
sa condition de possibilité.
D’où le parti pris des modernistes, ceux qui savent
tenir compte de la tendance de leur époque: la littéra-
ture ne peut pas ne pas évoluer du passé au présent,
tel est le facteur temps64, et il y a coupure d’un âge à Yuan
l’autre; plagier l’expression des Anciens pour se faire Hongdao
XVIe s.
passer pour «Ancien», c’est comme, au plus fort
de l’hiver, se couvrir de légers vêtements de ramie.
A l’instar de toutes les autres productions humaines
(des habits aux institutions), la littérature a évolué du
plus «complexe» au plus «simple» et du plus «obs-
cur» au plus «clair»; ou encore, du «désordre» à
l’«ordre, du «difficile» à ce qui «coule de source»
et est «enlevé»65. La tendance est donc naturelle-
ment orientée dans le sens de la viabilité. Ainsi, que
«le passé ne puisse servir pour le présent tient au
che w’», et l’évolution est inéluctable. Les caractères
de la modernité sont en effet incompatibles avec ceux
206 La propension des choses

de l’Antiquité, on ne peut rédiger aujourd’hui une


proclamation politique dans les mêmes termes qu’il y
a deux mille ans, et nos chansons d’amour ne peu-
vent, non plus, rien emprunter à celles d’autrefois. Les
temps ont changé, et la littérature avec eux: «qu’on
ne soit pas aujourd’hui obligé d’imiter le passé tient
également au che». Ce dernier terme, à lui tout seul,
prend ici valeur d’argument, voire sert d’ultime expli-
cation.
La littérature n’est donc compréhensible que dans
une perspective historique. Mieux encore, elle est de
Gu Yanwu nature historique – non pas en fonction d’un condi-
XVIIe s.
tionnement extérieur qu’elle refléterait, mais par
nécessité interne. Car la poésie de chaque époque «ne
peut pas ne pas» être conduite à «céder la place, en
déclinant», à celle de l’époque suivante en laquelle
elle s’est transformée: «Les Trois cents poèmes
(la première anthologie poétique de la Chine, IXe-
VIe siècle) ne pouvaient pas ne pas décliner, et il y a eu
les Chants de Chu (à la fin de l’Antiquité); les Chants
de Chu ne pouvaient pas ne pas décliner, et il y a eu la
poésie des dynasties Han et Wei; la poésie des Han et
des Wei ne pouvait pas ne pas décliner, et il y a eu
celle des Six Dynasties (IIIe-VIe siècle); la poésie des
Six Dynasties ne pouvait pas ne pas décliner, et il y a
eu celle des Tang (VIIe-IXe siècle): tel est le che66»,
comme propension à évoluer. Le genre s’identifie à
cette évolution en même temps que pareille métamor-
phose, d’âge en âge, constitue la loi du genre. Renou-
vellement inéluctable puisque, si j’imite la poésie pas-
sée, soit l’imitation n’est pas réussie et je «perds alors
ce par quoi il y avait poésie», soit elle est réussie
mais c’est alors «ce par quoi il y a moi» qui est
perdu. La solution du dilemme est dans cet idéal
(celui qu’incarnent les plus grands poètes: Li Bo et
Du Fu) selon lequel «cela ne manque pas de ressem-
bler toujours sans pourtant ressembler jamais»:
l’identité du poétique est d’autant plus forte qu’on
réussit à innover. Ou encore, c’est en ne cessant de
Situation et tendance en histoire 207

devenir autre que la poésie se maintient elle-même.


Expression paradoxale mais qui nous ramène à cette
intuition première – et la plus générale: rien ne sub-
siste que par la transformation.
Le parti des modernistes aboutit ainsi à une vision
équilibrée de l’histoire littéraire. Entre une vision pro-
gressiste de la littérature (se développant par étapes,
de concert avec la civilisation) et la perspective
inverse d’une décadence (selon laquelle, au-delà des
textes canoniques représentant l’ultime perfection,
toute littérature ultérieure est condamnée à la dégéné-
rescence)67, la conception d’un renouvellement pério-
dique offre le juste milieu souhaité: chaque âge hérite Ye Xie
du précédent en même temps qu’il est créateur68. A la XVIIe s.

fois «rupture» et «tradition» («tournant» et «filia-


tion»). Plutôt que de découper des époques conçues
comme autant de blocs temporels, unitaires et isolés,
les notions de l’histoire littéraire chinoise insistent sur
le caractère continu de l’évolution: toute «source»
est suivie d’un «cours», de la «souche» on parvient
aux «branches». Les facteurs de changement s’ins-
crivent d’eux-mêmes dans la régularité du processus,
la dynamique de l’alternance est inépuisable: de
même que toute autre histoire, celle de la littérature
passe par un enchaînement ininterrompu de phases
d’essor et de déclin, ce qui ne signifie pas pour autant
que «ce qui précède soit nécessairement un temps
d’essor et ce qui suit un temps de déclin». Puisque
tout déclin lui-même entraîne un nouvel essor: là
encore, la «tendance» à la transformation, perçue
comme «inéluctable x’», fait partie de l’«ordre des
choses», est justifiée par la raison.

VII. L’analyse de l’Histoire implique donc de «par-


tir de l’individualité du moment» pour en «évaluer le
che»69. Ce qui signifie, en conclusion, que la notion Wang Fuzhi
de tendance découlant de la situation sert d’intermé-
208 La propension des choses

diaire entre la succession des époques qui constituent


le cours de l’histoire vécue et la logique interne, à
découvrir à travers elles, qui justifie cette évolution.
C’est elle qui permet de passer de l’une à l’autre,
d’articuler le devenir et la raison: puisque l’orienta-
tion inéluctable, et donc l’aboutissement légitime, que
la tendance ne peut manquer de conférer constam-
ment à cette évolution dérive de façon toujours immé-
diate, toujours nouvelle aussi, du seul jeu des facteurs
qui composent à chaque instant le rapport de force.
«Si les moments diffèrent, les tendances [qui en
résultent: che] diffèrent aussi et, si ces tendances dif-
fèrent, les logiques [régissant les processus] diffèrent
également y’70»; «la tendance s’appuie sur l’occasion
du moment de même que la logique interne sur la ten-
dance71». On ne peut délibérer de façon générale, et
donc abstraite, du cours des choses: «Il faut prendre
connaissance du moment donné de façon à en détecter
la tendance et, grâce à celle-ci, chercher à se confor-
mer à sa cohérence z’72.» Mais, dès lors qu’elle est
perçue comme un certain dispositif, toute situation
particulière devient intelligible; et c’est de sa ten-
dance – et d’elle seule – qu’on peut déduire ce que
nous avons pris l’habitude de nommer, aujourd’hui, le
«sens de l’Histoire».
On ne saurait, en effet, nier une certaine analogie
objective entre cette conception chinoise d’une ratio-
nalité du dispositif historique et de son évolution et,
d’autre part, la vision hégélienne de l’Histoire conçue
comme réalisation de la Raison, puisqu’elles sont fon-
dées toutes deux sur l’idée d’une inéluctabilité du pro-
cessus engagé (cf. Hegel: «De l’étude de l’histoire
universelle même doit résulter que tout s’y est passé
rationnellement, qu’elle a été la marche rationnelle,
nécessaire, de l’esprit universel»: «der vernünftige,
notwendige Gang des Weltgeistes»73). De part et
d’autre, la négativité n’est que temporaire comme
moment nécessaire de la transformation, elle se laisse
comprendre et dépasser à partir de l’évolution plus
Situation et tendance en histoire 209

générale qui est en cours, et nous sommes invités, plu-


tôt que de nous plaindre des malheurs de l’Histoire, à
une «connaissance conciliatrice74» de ce devenir. De
façon analogue enfin, le cours de l’Histoire se sert des
passions humaines et de l’intérêt privé en vue de réali-
ser ce qui correspond, en fait, à l’intérêt général. On
pourrait, dans l’optique chinoise, redire exactement
du premier empereur de Chine ce que Hegel a dit de
César: en unifiant politiquement le monde et en lui
imposant un régime administratif nouveau, «ce que
lui valut l’exécution de son plan tout d’abord négatif»
(l’ambition d’être «le seul maître du monde») était
aussi en soi une détermination nécessaire dans l’His-
toire (de la Chine et du monde), «en sorte qu’il n’y
eut pas là seulement son gain particulier, mais un ins-
tinct qui accomplit ce qu’en soi le temps récla-
mait75». Cet «instinct» secret (de la Raison), c’est ce
que les Chinois appellent le «Ciel», comme fonds
insondable de la Régulation76. Il n’est pas d’ailleurs
jusqu’à la destinée malheureuse de ces grands hommes
– eux qui, dit encore Hegel, «avaient pour vocation
d’être des hommes d’affaires du génie de l’univers» –
qui ne soit logiquement similaire. César est assassiné;
la dynastie du premier empereur chinois ne tarde pas à
être renversée, et la longévité dynastique est à jamais
réduite77: la «balle» a tôt fait de tomber, vidée de
son grain.
Mais, à partir d’une telle analogie, la différence
qui sépare ces deux conceptions de l’Histoire n’en est
que plus saillante – et elle révèle l’écart des deux
configurations discursives dans lesquelles celles-ci
s’inscrivent. Hegel conçoit la Raison dans l’Histoire
à travers un rapport de «moyen» à «fin»: tout ce
qui arrive dans le cours du temps, et jusqu’à l’action
des grands hommes, n’est que le moyen par lequel se
réalise la «fin de l’univers» qui est l’accession de
la conscience à la liberté. Pour Hegel, héritier de la
tradition judéo-chrétienne, l’histoire universelle est à
concevoir comme un progrès dont l’aboutissement,
210 La propension des choses

s’il n’est plus pensé sur un mode purement religieux


(la Cité de Dieu), n’en constitue pas moins, dès le
départ, sa juste destination. Or nous avons déjà vu
que, dès sa première formulation, en stratégie, la
conception du che ne passe point par ce rapport – qui
nous paraît pourtant si naturel à l’esprit – de moyen à
fin: si, dans le cadre de l’Histoire, le Ciel peut se ser-
vir de l’intérêt particulier des grands hommes, c’est
par pure détermination interne au processus qui,
conçu dans sa globalité, ne peut manquer de laisser
transparaître ainsi son rôle éminemment régulateur.
Mais sans qu’interviennent aucune Providence ni plan
concerté. La vision chinoise de l’Histoire n’est pas
théologique, puisqu’elle n’est le lieu d’aucune Révé-
lation et que ne s’y déchiffre aucun dessein; elle est
dépourvue de toute eschatologie puisque aucune
cause finale ne la conduit. Aucun télos ne la justifie,
son «économie78» est immanente. Une telle diffé-
rence s’explique dans une large mesure, en définitive,
par la conception du temps: si la tradition chinoise
possède clairement la notion d’un proche avenir, celui
qui existe déjà indiciellement au moment présent et
que l’évolution du processus, tel qu’il est engagé, ne
manquera pas de faire advenir, elle ne paraît point en
revanche accorder de consistance propre au pur futur.
Le temps du processus est l’infinitif; sa logique, puis-
qu’il est autorégulé, implique qu’il ne puisse avoir de
terme: un aboutissement de l’Histoire est impensable.
L’écart, dès lors, ne peut que s’accuser davantage
entre les deux traditions. Même cette définition qui
semblait absolument générale et dont il était impos-
sible de sortir: «L’Histoire est le récit d’événements
(ou de faits) vrais qui ont l’homme pour acteur»
(le non-événementiel étant seulement, comme l’ont
révélé les conceptions nouvelles de l’Histoire, «l’his-
toricité dont nous n’avons pas pris conscience comme
telle79»), n’est plus aussi pertinente au regard de la
tradition chinoise qu’elle l’a été, durant vingt-cinq
siècles, au regard de la nôtre. Le genre de l’histoire,
Situation et tendance en histoire 211

en Chine, fixe moins son attention sur l’événement,


ou le fait, que sur la transformation, il ne se présente
pas, non plus, au départ, comme une narration conti-
nue (soit enregistrement annalistique, soit collecte des
documents: le fait/événement y intervient plutôt à
titre de repère de l’évolution). Ce qui nous invite, du
dehors, à nous repenser nous-mêmes: si le genre de
l’histoire, dans notre tradition, a pour objet le fait ou
l’événement, un tel «choix», dans le découpage et
le montage qu’il fait du réel, n’est pas sans refléter le
primat que nous avons accordé, sur le plan métaphy-
sique, à l’entité individuelle (ens individuum, de
l’atome à Dieu – tandis que la tradition chinoise privi-
légie la relation); de même, si notre mise en forme
de l’Histoire est d’un bout à l’autre narrative, c’est
d’abord parce que le genre historique découle chez
nous du récit épique (or la Chine est la seule des
grandes civilisations à n’offrir ni cosmogonie ni épo-
pée). La différence, enfin, touche à la nature même
du travail de l’historien: l’explication occidentale de
l’Histoire repose sur le schéma causal; or, nous avons
vu que la tradition chinoise faisait une large part à
l’interprétation tendancielle.
Nous savons quelle est la logique de l’explication
causale en histoire: elle repose sur une opération qui
n’est pas seulement de sélection (séparer et choisir,
après découpage du phénomène «effet», les antécé-
dents les plus adéquats), mais aussi de fiction (en ima-
ginant des évolutions irréelles pour jauger l’efficacité
des causes: que se serait-il passé «si», i.e. en l’ab-
sence de tel antécédent)80. Il s’agit là d’un calcul
rétrospectif du probable (sur le mode d’une prédiction
à l’envers ou «rétrodiction»81) qui, comme tel, n’est
jamais exhaustif (chaque fait/événement se situe
au carrefour d’innombrables séries et l’on pourrait
remonter dans chacune d’elles à l’infini): nous retrou-
vons, d’une autre façon, le point de vue de la proba-
bilité dont nous constations, au départ de cette
réflexion, qu’il marquait les conceptions stratégiques
212 La propension des choses

de l’Occident et auquel s’opposait, comme ici, le


point de vue d’«automaticité» propre à la stratégie
chinoise. Car, à l’inverse de ce montage hypothétique
de la causalité, l’interprétation tendancielle se pré-
sente comme une pure déduction de l’«inéluctable»
(celui-ci n’est alors plus dû à une illusion rétrospec-
tive mais est logique): d’un stade au suivant, nous
l’avons vu, le processus ne peut qu’évoluer dans un
sens ou dans l’autre (soit sur le mode d’une accentua-
tion de la tendance, soit sur celui d’un renversement
de celle-ci, par rééquilibrage et compensation). Ce
qui arrive, au stade événementiel, «ne s’étant point
produit en un jour», il convient de «remonter au
point de départ de l’évolution» qui a abouti, par
transformation continue, à ce qu’«il en soit ainsi»
(d’où l’intérêt traditionnel de la réflexion chinoise
pour le temps long et ses «transformations silen-
cieuses» – alors qu’il s’agit d’un intérêt beaucoup
plus récent chez nous)82. Mais cette mise en évidence
d’une nécessité tendancielle n’est elle-même possible
qu’à partir d’une double opération théorique (dont
la tradition chinoise, pour sa part, ne semble guère
consciente): d’une part, considérer l’évolution histo-
rique comme un processus global et formant un sys-
tème isolé (à l’inverse de l’explication causale qui
reste ouverte et accepte, dans sa prise en charge du
devenir, qu’entrent sans cesse en scène de nouvelles
données)83; de l’autre, articuler la réalité sur un mode
bipolaire, où jouent seuls les rapports d’opposition et
de complémentarité (d’où découle le balancement
possible: tension-détente, essor-déclin…). Or c’est à
quoi se prête doublement la civilisation chinoise: ne
prenant en compte que sa propre tradition et la perce-
vant d’un point de vue toujours unitaire (telle est la
force de son ethnocentrisme), elle considère aisément
le cours de l’Histoire comme évoluant en vase clos;
et, sur un plan philosophique, la dualité d’instances
qui, chaque fois, sert à structurer le devenir historique
correspond pour elle au principe même de toute réa-
Situation et tendance en histoire 213

lité, la corrélation du yin et du yang. Elle était donc


culturellement prédisposée à rendre compte du deve-
nir humain selon cette logique de la tendancialité.

VIII. La réflexion sur l’Histoire, en Occident, n’a


pourtant pas complètement ignoré l’interprétation ten-
dancielle. Un thème aussi classique que «grandeur et
décadence des Romains» s’y prêtait commodément.
Lorsqu’il dresse, par exemple, le parallèle de Car-
thage et de Rome, sur le mode bipolaire si cher aux
Chinois, Montesquieu est bien conscient de la logique
interne qui fait passer du succès à son contraire. «Ce
furent les conquêtes mêmes d’Annibal qui commen-
cèrent à changer la fortune de cette guerre»: ayant
été trop continûment vainqueur, Annibal ne reçoit
plus de renforts; ayant conquis trop de territoires,
il ne peut plus les tenir. Plus généralement, quand
elle réussit à se départir de son sens moral, trop idéo-
logique pour servir d’explication historique (les
Romains se seraient corrompus par influence de l’épi-
curisme), la notion de «corruption», qui est au cœur
de l’ouvrage, est chargée de rendre compte de la
nécessité structurelle du renversement84. Dès lors, s’il
reste attaché au schéma causal, Montesquieu est aussi
tenté de le dépasser:

Ce n’est pas la fortune qui domine le monde: on peut


le demander aux Romains, qui eurent une suite conti-
nuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un
certain plan, et une suite non interrompue de revers
lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes
générales, soit morales, soit physiques, qui agissent
dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou
la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces
causes; et si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une
cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause
générale qui faisait que cet État devait périr par une
seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne
avec elle tous les accidents particuliers85.
214 La propension des choses

«Cause générale» ou, comme corrige lui-même


Montesquieu, «allure principale»: nous voici près de
la tendance. Montesquieu a l’intuition du che: «Les
fautes que font les hommes d’État ne sont pas tou-
jours libres; souvent ce sont des suites nécessaires de
la situation où l’on est; et les inconvénients ont fait
naître les inconvénients86». Ce qui lui était histori-
quement possible puisque, au XVIIIe siècle, nous sor-
tions d’une vision providentielle de l’Histoire (celle
qui culmine avec Bossuet) et que la version laïcisée
de celle-ci (à partir du développement de la science:
comme loi d’un inéluctable progrès humain – celle
que généralise le XIXe siècle) ne s’était pas encore
imposée. De même, quand au début du XXe siècle, on
a pris à nouveau ses distances vis-à-vis du schéma
progressiste, c’est vers l’interprétation tendancielle –
essor-déclin – qu’il a bien fallu se tourner: témoins
les travaux de Spengler ou de Toynbee qui tentent
d’établir une morphologie des civilisations à partir de
leurs phases de croissance et de désagrégation. Mais
le problème est alors, comme le note Raymond Aron,
«ce que peut signifier pour nous, au XXe siècle, cette
vieille idée des cycles87».
Car la difficulté théorique qu’a suscitée l’œuvre de
Toynbee ne tient pas seulement à ce qu’il a dû isoler
en un processus clos chacune des civilisations
(comme y ont été portés les Chinois, vis-à-vis de la
leur). Elle tient surtout à l’absence d’un modèle – au-
delà de la généralisation par comparaison – pour don-
ner ainsi forme au devenir. Les schémas cycliques de
notre Antiquité ne posaient pas de problème puis-
qu’ils se fondaient sur une vision cosmogonique où,
par principe, vie de l’homme et destin du monde
étaient indissolublement liés. Mais, quand tombent
ces hypothèses cosmologiques (il n’en reste plus que
des traces à la Renaissance, voire chez Vico), le seul
support qui reste à la pensée cyclique, ne pouvant être
astronomique, est de type zoologique ou botanique:
la civilisation est comparée à une espèce animale ou
Situation et tendance en histoire 215

végétale, chacune a sa période de floraison, arrive à


maturité, sombre ensuite dans la décadence (sur le
modèle du De generatione et corruptione d’Aristote).
Chez Spengler, ce point de vue biologiste reste entier;
mais Toynbee est trop conscient, pour sa part, de ce
qu’il ne s’agit toujours, au fond, que d’une analogie:
«… tout être humain, comme organisme vivant, est
voué à la mort au bout d’un temps plus ou moins long
mais […] je ne vois pas, pour ma part, de nécessité
théorique à ce que les créations d’un organisme mor-
tel soient elles-mêmes mortelles, encore qu’il soit
certain que beaucoup meurent88.» D’où l’aporie à
laquelle a fini par conduire le schéma cyclique, dans
l’œuvre de Toynbee, et son retour à une vision pro-
gressiste, convertie finalement en théologie. On en
mesure d’autant mieux l’apport qu’a pu représenter,
pour la tradition chinoise, son fameux Livre des muta-
tions (le plus important des textes canoniques établis
dès l’Antiquité): voici qu’à partir de la seule alter-
nance entre traits continu et discontinu, puis de la
série des soixante-quatre hexagrammes qui en déri-
vent, nous est fournie une formule unique, libre de
toute référence, de la transformation. L’interprétation
est systématique en même temps que son usage est
polyvalent. C’est le devenir lui-même qui se laisse
ainsi interpréter et s’ordonne selon son principe
propre: la théorie chinoise de l’Histoire n’a donc eu, à
toute époque, qu’à se fondre dans un tel moule.
Il convient dès lors de pousser encore plus loin
l’analyse de la différence – de remonter encore plus
haut dans la généalogie de l’écart. Car il nous faut
comprendre pourquoi la pensée grecque a tant eu
besoin d’extraire l’«être» du devenir – tandis qu’il
n’est de réalité, en Chine, que dans la transformation.
Ce n’est point, bien sûr, que les Grecs aient eu une
moindre conscience de l’éphémère: à preuve leurs
cosmogonies primitives où se succèdent les généra-
tions de dieux. Mais, dans ce catalogue de la théogo-
nie, l’intérêt est déjà plus porté sur l’identification,
216 La propension des choses

par fixation, des figures de la divinité que sur les


modes d’enchaînement; ce n’est pas tant la série des
étapes qui importe que le contour, net et défini, qu’ac-
quièrent ces formes successives89. Progressivement,
ce devenir obscur surgi du chaos est maîtrisé par la
pensée grâce à l’instauration transcendante d’une loi
qu’incarne la Nécessité du destin; ce flux continu des
choses trouve sa consistance dans l’armature théo-
rique que lui fournissent nombres, figures, éléments:
la cohérence du devenir naît de la formule mathéma-
tique ou logique qui fixe en lui l’immuabilité des
types. On sait que cette dissociation est consommée
avec le platonisme: d’un côté, l’«être», qui est éter-
nel et parfait, relève de la science; de l’autre, le deve-
nir (l’ordre de la génésis), ce qui naît et meurt mais
n’«est» jamais. Sous ce règne du Même se révèle la
nature rebelle de l’autre, le devenir est en lui-même
principe d’irrégularité, de désordre, de mal: à mesure
que l’on descend dans la hiérarchie des êtres, cette
part du devenir devient plus grande, et c’est seule-
ment par «participation» aux Idées immobiles que ce
qui est changeant peut être ordonné. Or, le réalisme
aristotélicien, bien qu’il se présente comme une doc-
trine du devenir, ne change rien à cette perspective:
si formes et devenir ne sont plus séparables, ces
formes éternelles n’en gardent pas moins leur empire
et c’est d’elles seules que le devenir reçoit sa détermi-
nation90. Ce qui échappe à leur emprise est le résidu
d’irrationnel – accident, fortune, monstruosité ou
toute autre manifestation inintelligible de la nécessité.
Le devenir s’identifie en définitive à la «matière» et
l’on ne sortira plus de cette immobilisation des
essences*.

* De Platon (République, liv. VII et XI) et Aristote (Poli-


tique, liv. III et IV) à Montesquieu (L’Esprit des lois, liv.
VIII), les philosophes occidentaux n’ont envisagé le devenir
historique que comme le passage d’un régime politique à un
autre: de la monarchie à la tyrannie, de la tyrannie à la démo-
cratie (ou inversement), etc.91. Une fois de plus, c’est à partir
Situation et tendance en histoire 217

Telle serait donc, à cet égard, la différence essen-


tielle: la pensée grecque a introduit de l’extérieur un
ordre dans le devenir (à partir des nombres, des Idées,
des formes); alors que, dans la pensée chinoise,
l’ordre est conçu intérieur au devenir, ce qui constitue
celui-ci en processus. On pourrait dire, au moins à
titre d’image: la pensée grecque a été marquée par
l’idée, tragique et belle à la fois, de la «mesure» ten-
tant de s’imposer au chaos; la pensée chinoise, quant
à elle, a été tôt sensible à la fécondité, régulière et
spontanée, qui découle de la seule alternance des sai-
sons. Mais c’est l’enjeu théorique de cette différence
surtout qui compte: parce qu’elle projette l’ordre de
l’extérieur, la pensée occidentale privilégie l’explica-
tion causale (dans celle-ci, antécédent et conséquent,
A et B, sont extrinsèques l’un par rapport à l’autre);
parce qu’elle conçoit l’ordre comme interne au pro-
cessus, la pensée chinoise accorde la plus large place
à l’interprétation tendancielle (antécédent et consé-
quent sont les stades successifs du même processus,
A-A’…, et chacune des phases se transforme d’elle-
même en la suivante). Il est clair que la conception
d’un dispositif historique n’est elle-même intelligible
qu’à partir de cette opposition. Reste à considérer
encore, en quittant le plan de l’histoire pour celui de
la philosophie première, comment ces deux démarches
se justifient, à la fois dans leur principe et dans leur
généralité.

de formes, en elles-mêmes immuables (celles des diverses


constitutions considérées dans leur principe), que le devenir
est pensé – et non à partir d’une logique interne à la transfor-
mation.
8

La propension à l’œuvre
dans la réalité

I. «Nous ne croyons rien connaître avant d’en avoir


saisi chaque fois le pourquoi, c’est-à-dire saisi la pre-
mière cause»; c’est «la connaissance de la cause par
laquelle une chose est» qui nous donne «la science
de cette chose d’une manière absolue et non pas acci-
dentelle»; et encore, «enseigner, c’est dire les causes
pour chaque chose»1: ces formules d’Aristote valent
aussi bien dans le domaine de la nature physique
livrée au devenir, génération et corruption, que dans
celui de la philosophie première, de l’Être en tant
qu’être – la métaphysique – où la «cause première
propre de la chose» revient à la Cause absolument
première et renvoie finalement à Dieu. Rerum cognos-
cere causas: la formule a servi de devise à notre
apprentissage philosophique, car cette remontée dans
la causalité des choses est la façon dont nous rendons
compte du réel, jusque dans ses principes; c’est elle
qui a donné forme à notre interrogation, qui com-
mande la démarche de notre esprit.
Il paraît impossible de mettre en question la validité
absolue de cette appréhension causale tant qu’on
demeure à l’intérieur de la tradition propre à l’Occi-
dent. Tant cette légitimité s’y est constituée en évi-
dence et lui a servi de fondement logique: la causalité
est une loi générale de l’entendement, nous dit Kant,
établie a priori. Or il apparaît que, même dans son
interprétation de la nature, la pensée chinoise s’est
fort peu édifiée à partir d’un tel principe. Non pas,
220 La propension des choses

certes, qu’elle puisse ignorer la relation causale, mais


elle n’y recourt que dans le cadre de l’expérience
courante – à vue –, quand sa saisie est immédiate. Elle
ne l’extrapole pas en séries supposées de causes et
d’effets pouvant rendre compte, au terme de leur
enchaînement, de la raison cachée des choses, voire
du principe de toute réalité.
Un premier indice de ce moindre intérêt de la tra-
dition chinoise pour l’explication causale nous est
donné par le peu de goût qu’elle a manifesté à l’en-
droit des mythes. On sait bien quelle a été l’impor-
tance dévolue au sein de notre civilisation à la fonc-
tion étiologique du mythe, que celui-ci intervienne à
un stade jugé «préscientifique» du développement de
la pensée ou demeure vivace pour répondre à tous les
pourquoi qui ne cessent de déborder la connaissance
positive. En Chine, les éléments mythologiques épars
que nous pouvons repérer à travers le «folklore»
n’ont jamais été articulés par la spéculation théorique
pour servir de réponse à ce vertige de l’énigme et du
mystère. En contrepartie, le très important développe-
ment que connaît, à l’aube de la civilisation chinoise,
la pratique minutieuse de la divination nous donne
à voir, à partir de son analyse du diagramme divi-
natoire, comme l’embryon d’une autre logique: la
configuration des craquelures qui apparaissent sur
l’écaille de tortue soumise au feu, à la suite de mani-
pulations très élaborées, n’est jamais interprétée en
fonction de la relation de cause à effet qui l’a impli-
quée, mais comme une certaine disposition particu-
lière qui est éminemment révélatrice. «D’un événe-
ment à un autre, nous dit Léon Vandermeersch, le
rapport que fait constater la science divinatoire ne se
présente pas comme une chaîne de causes et d’effets
intermédiaires, mais comme un changement de confi-
guration diagrammatique, signe de la modification
globale de l’état de l’univers nécessaire à toute nou-
velle manifestation événementielle, si infinitésimale
qu’elle soit2.» Le diagramme divinatoire se rend par
La propension à l’œuvre dans la réalité 221

lui-même porteur de tout le jeu des implications cos-


miques de l’événement à prévoir, de telles implica-
tions «dépassant immensément ses déterminations
causales et commandant entièrement celles-ci»:
la configuration se donne à lire comme une saisie
momentanée, en même temps que globale, de tous les
rapports à l’œuvre – et non sur le mode déductif d’un
enchaînement.
L’interprétation chinoise de la réalité procéderait
donc, quel que soit le domaine concerné et jusque
dans sa spéculation la plus générale, par appréhension
d’un dispositif: en commençant par repérer une cer-
taine configuration (disposition) envisagée comme
système de fonctionnement. A l’explication causale
s’opposerait ainsi l’implication tendancielle: la pre-
mière doit renvoyer, à titre d’antécédent, à un élément
qui est toujours extérieur, sur un mode à la fois régres-
sif et hypothétique; tandis que, dans le second cas,
l’évolution en cours découle totalement du rapport de
force inscrit dans la situation initiale se constituant en
système clos, et donc sur le mode de l’inéluctable.
C’est cette inéluctabilité de la tendance que désigne
aussi, par rapport aux phénomènes naturels et dans le
cadre de la philosophie première, le terme de che.
Tendance ou «propension» selon le terme auquel ont
recouru les premiers interprètes occidentaux de la
pensée chinoise pour rendre compte de l’originalité de
celle-ci. Ainsi Leibniz reprenant, pour les contester,
les arguments de Longobardi: «Les Chinois, bien
loin d’être blâmables, méritent des louanges de faire
naître les choses par leurs propensions naturelles3…»
Mais qu’est-ce alors que la «nature» en regard de
cette «propension»?

II. La disposition principale, aux yeux des Chinois,


est celle du Ciel et de la Terre: le Ciel est en haut et
la Terre est en bas, l’un est arrondi et l’autre carrée.
222 La propension des choses

C’est parce que, de par sa situation, la Terre est au-


dessous du Ciel et lui correspond que sa «propen-
Livre des sion» (che) la conduit toujours à «se conformer et
mutations obéir» à l’initiative émanant du Ciel a4. A eux deux,
et grâce à l’effet de cette disposition, ils incarnent les
principes, antithétiques et complémentaires, qui pré-
sident à tout avènement. A la fois l’«initiateur» et le
«réceptif», Père et Mère: de ce dispositif premier
découle tout le processus de la réalité.
La logique de l’avènement actualisateur doit donc
être pensée sur le mode de la propension. Déjà, à la
fin de l’Antiquité chinoise, quand commence à être
envisagé, sur un mode théorique et global, le renou-
Laozi vellement sans fin des existants:
Le Tao [la «Voie»] les engendre,
la Vertu les nourrit,
la réalité matérielle leur confère leur forme physique,
et la propension les fait advenir concrètement b5.

Sur ce mode le plus général, la «vertu» actuali-


satrice inhérente au processus est le dynamisme,
constamment reconduit, qui découle de la dualité ori-
ginelle, celle du Ciel et de la Terre, du yin et du yang;
et le Tao, la Voie, est le principe unitaire de ce
déploiement infini. Au terme de tout cet enchaîne-
ment rendant compte du grand procès du monde, la
propension évoquée désigne en même temps les cir-
constances, toujours individuelles, qui caractérisent
les divers stades du processus et la tendance particu-
lière qui chaque fois en découle: c’est une telle «pro-
pension» qui conduit à son avènement concret la
moindre potentialité d’existence, à peine celle-ci s’est
esquissée. Au stade le plus embryonnaire et le plus
infime, cette tendance à l’avènement actualisateur se
Guiguzi trouve déjà impliquée c6. C’est donc elle qu’il faut
attentivement scruter au départ de toute manifestation
d’existence, qui nous renseigne avec certitude sur
l’évolution à venir et nous fournit ainsi le support
fiable sur lequel s’appuyer pour réussir d7.
La propension à l’œuvre dans la réalité 223

Car il serait vain, et donc absurde, de vouloir agir


sur le monde, physique ou social, en n’épousant pas
la tendance qui s’y trouve objectivement impliquée
et régit son développement. Il serait vain, et donc
absurde, de vouloir s’ingérer dans le cours de la réa-
lité au lieu de se conformer à la logique de propension
qui découle chaque fois de la situation donnée. Ce
point de vue est particulièrement mis en valeur par
ceux qui, au début de l’Empire, ont tenté de maintenir
le «taoïsme» comme doctrine de l’État8. La formule
paraît de la plus plate évidence mais elle contient une
leçon de sagesse: «il découle spontanément de la Huainanzi
propension des choses e» que «le bateau flotte sur -IIe s.

l’eau et le char roule sur la terre»9. C’est que les


choses tendent d’elles-mêmes vers ce qui est du même
genre qu’elles et se «correspondent dans leur pro-
pension» f10. De la disposition particulière qui naît de
leur rencontre résulte la possibilité ou l’impossibilité;
il est, pour chaque chose, un lieu et un temps propres
qui ne peuvent être modifiés ou transgressés11: le Huainanzi
grand Yu a réussi à assainir tout le territoire de la
Chine en faisant écouler ses eaux vers l’est parce qu’il
s’est appuyé sur l’inclinaison naturelle du relief; Ji,
ensuite, a procédé aux défrichements nécessaires et
réussi à propager l’agriculture, mais il n’aurait pu
faire pousser les plantes en hiver12. Impossible d’aller
à l’encontre de la propension qui est inscrite dans la
régularité des processus g: ce qui implique non pas,
bien sûr, de ne pas agir du tout, mais de savoir se
défaire de tout «activisme» naïf, de faire abstraction
de son propre désir d’initiative, pour pouvoir, en
allant dans le sens des phénomènes, profiter de leur
dynamisme et les faire coopérer13.
On voit mieux, dès lors, comment, de par cette
logique du dispositif, elle-même indissociable d’une
certaine stratégie du rapport à la nature, l’explication
causale des phénomènes peut être supplantée par une
interprétation tendancielle:
224 La propension des choses

Si deux morceaux de bois sont frottés l’un contre l’autre,


[il en résulte un embrasement,
si feu et métal entrent en contact, il en résulte la fusion;
que ce qui est rond ait pour norme de tourner,
que ce qui est creux ait pour principe de flotter:
telle est la propension naturelle14.

De même que chaque réalité du monde a sa nature


propre – «les oiseaux volent en battant l’air de leurs
ailes, les quadrupèdes se déplacent en foulant le
sol» –, de même, de chaque rencontre appropriée
entre les éléments (bois et bois, métal et feu, ce qui
est rond en rapport avec le sol, ce qui est creux en rap-
port avec l’eau), résulte une évolution qui est inéluc-
table parce qu’elle découle de ces dispositions. La
relation est considérée en aval, par transformation de
stades15, dans le sens d’un déroulement du processus
impliqué – et non point par remontée exploratoire
dans la série des phénomènes, comme enchaînement
de la causalité.
Le «naturel» se confond donc avec la spontanéité.
Et cette conception de la propension a pu conduire à
une critique explicite de la causalité finaliste16. Ce
n’est pas en fonction d’une cause, et intentionnelle-
Wang Chong ment17, que le Ciel et la Terre engendrent l’homme,
Ier s. mais, «de l’union de leur souffle, il se trouve que
l’homme spontanément est né»; de même que c’est
de l’union des souffles, entre époux, que naît sponta-
nément l’enfant: non point parce que, à ce moment,
les époux souhaitent engendrer un enfant, mais «de
l’émotion de leurs désirs a résulté l’union, d’où pro-
cède cet engendrement». Ou encore, ce n’est pas pour
subvenir aux besoins de l’homme que le Ciel fait
pousser les céréales ou le lin (et ce n’est pas, non plus,
pour le punir qu’adviennent les calamités qui nuisent
aux récoltes). Cet engendrement «spontané» s’oppose
donc au modèle de la fabrication humaine qui, elle, est
concertée18. Le Ciel procède sans causes, de par son
interaction avec la Terre, en fonction de leurs seules
dispositions réciproques: il n’est pas «créateur».
La propension à l’œuvre dans la réalité 225

III. Un des traits les plus originaux de la civilisation


chinoise est d’avoir très tôt évolué, à partir de son
sentiment religieux, vers la conscience d’une univer-
selle régulation. Dès la fin du IIe millénaire avant
notre ère, on voit s’atrophier la divinisation primitive:
en prenant le pas sur le sacrifice, la manipulation divi-
natoire chargée de détecter les régularités à l’œuvre
oriente la spéculation dans un sens cosmologique. De
l’animisme ancien qui culminait dans la notion d’un
«Seigneur d’en haut» commandant à l’ensemble de
la nature et imposant sa volonté aux hommes, on
passe à l’idée d’un «Ciel» tendant à se libérer de ces
figurations anthropomorphiques comme à contenir,
dans son seul fonctionnement physique, toute l’omni-
potence divine. Parallèlement, la multiplicité des
anciennes puissances chtoniennes se fond en une
seule entité cosmique, la Terre, envisagée dans son
aspect physique symétrique de celui du Ciel et œuvrant
corrélativement à lui. Tout l’univers est «fonctionna-
lisé» – ritualisé – et c’est par la perfection et l’uni-
versalité des normes qu’il incarne que le Ciel est
transcendant19. Le sens du mystère se retire du sur-
naturel, ne repose plus dans la crainte d’un arbitraire
divin, mais en vient à se confondre avec le sentiment
même de la «nature»: ce fonds de spontanéité inson-
dable découlant – sans relâche – du dispositif inépui-
sable de la réalité.
Avec l’épanouissement des écoles de pensée, à la
fin de l’Antiquité, apparaît ainsi un développement
philosophique majeur («Du Ciel») tendant à séparer
– à l’encontre de l’idée religieuse d’une ingérence –
fonction céleste et sort humain. La marche du Ciel se
caractérise par sa constance: elle ne saurait varier en Xunzi
fonction des alternances d’ordre et de désordre que -IIIe s.
connaît la société; en sens inverse, le Ciel ne saurait
avoir égard aux sentiments humains et «mettre fin à
l’hiver parce que l’homme a horreur du froid20».
226 La propension des choses

Toute une tradition de la pensée chinoise continuera


de développer de telles conceptions: notamment sous
les Tang, au tournant des VIIIe et IXe siècles, dans les
milieux «néo-légistes» qui tentent de réagir par des
réformes radicales à la crise politique et sociale qui
ébranle alors de plus en plus profondément l’Empire.
Leur «matérialisme élémentaire» va-t-il de pair avec
leurs projets réformateurs, comme l’affirment aujour-
d’hui les historiens chinois de la philosophie? Il est
sûr, au moins, qu’il s’agit pour eux d’une position de
Liu principe: il est absurde d’imaginer un Ciel rétributeur
Zongyuan et justicier; il est encore plus absurde de se plaindre
VIIIe-IXe s.
au Ciel et de lui demander d’avoir pitié. Comme si le
Ciel pouvait y être sensible et n’était pas qu’un «gros
melon21»…
Face à la conception d’une conscience souveraine
qui voit tout et «détermine en secret le destin des
Liu Yuxi hommes», le point de vue «naturaliste» défend donc
VIIIe-IXe
s. l’idée de deux «capacités» indépendantes – se déve-
loppant sur deux plans parallèles: la vocation du Ciel
est de faire croître et se manifeste dans la force phy-
sique; la vocation de l’homme est dans l’organisation
et se manifeste dans les valeurs sociales22. Quand
l’ordre règne dans la société et que les valeurs font
l’objet d’une reconnaissance unanime, le mérite se
trouve automatiquement récompensé et l’inconduite
justement punie: personne ne songerait alors à invo-
quer une quelconque ingérence du Ciel. Mais que cet
ordre «se relâche» tant soit peu, que les valeurs
soient quelque peu confondues, et la fonction rétribu-
tive dévolue à l’organisation sociale n’est plus aussi
régulièrement assurée: on continue d’expliquer ce qui
va bien par la «raison des choses», mais, pour ce qui
devient injustifiable, on n’a d’autre ressource que de
conjurer le Ciel. Que l’ordre social, enfin, se relâche
complètement, que plus rien n’aille comme il faut, et
tout semble alors être du ressort non plus de la res-
ponsabilité des hommes, mais de la seule autorité
céleste. La religion, nous démontre-t-on ainsi, ne doit
La propension à l’œuvre dans la réalité 227

donc son existence qu’à l’état insatisfaisant de la


société: c’est seulement quand l’ordre social est en
défaut que l’on commence à faire interférer – abusive-
ment – un plan avec l’autre, la régulation du Ciel et le
bonheur humain. Sous de bons souverains, impossible
d’«abuser le peuple avec le surnaturel»; mais, lorsque
les mœurs politiques dégénèrent, on invoque alors le
Ciel «pour faire marcher les gens»23.
Il en va de même dans le rapport à la nature:
l’homme ne se met à croire à l’ingérence du Ciel que Liu Yuxi
s’il ne perçoit plus la raison de ce qui lui arrive. Or un
tel «mystère» n’est toujours que relatif: qui navigue
sur un petit cours d’eau se sent entièrement maître
de la manœuvre, tandis que, sur un grand fleuve ou
sur la mer, on est beaucoup plus porté à faire appel au
Ciel. Il ne s’agit pourtant que du même type de pro-
cessus, mais la différence de proportion rend l’expli-
cation rationnelle des phénomènes tantôt plus claire et
tantôt plus obscure. Même dans le cas limite de deux
bateaux naviguant de pair, dans les mêmes conditions
de vent et de courant, que l’un flotte et que l’autre
sombre n’implique nullement d’alléguer une interven-
tion du Ciel et s’explique suffisamment en termes de
che, par la seule propension24. L’eau et le bateau sont
deux «réalités matérielles» et, dès lors que celles-ci
entrent en relation, il en résulte un certain «rapport»
qui est objectivement (et numériquement) déterminé:
et, dès lors que ce rapport est déterminé d’une cer-
taine façon, une certaine «tendance», orientant le
processus dans un sens ou dans l’autre, inéluctable-
ment apparaît (soit tendance à flotter, soit tendance à
sombrer) h. Chaque cas se conforme à sa détermina-
tion particulière et épouse la propension qui en
résulte i: celle-ci advient aussi indissociablement que
«le font l’ombre ou l’écho». Seulement, en fonction
de l’allure des phénomènes, tantôt la raison de cette
propension est perceptible et tantôt elle ne l’est pas –
mais c’est toujours la même logique qui est à l’œuvre.
Voilà donc que, de façon plus précise encore que
228 La propension des choses

précédemment, l’explication causale attendue se voit


supplantée par une interprétation tendancielle qui sert
ici d’argument ultime, et le plus fort, dans la démysti-
fication de l’illusion religieuse. La question se trouve
en effet posée explicitement en ces termes, et il
convient d’en mesurer toute l’incidence sur le plan
métaphysique: si tout, dans la réalité, est régi par une
certaine propension qui découle de façon systéma-
Liu Yuxi tique du rapport objectivement mesurable qui s’ins-
taure entre les choses, «le Ciel lui-même ne se voit-il
pas limité [et contraint] par cette inéluctabilité de la
tendance j?». De fait, le Ciel est lui-même soumis, en
son cours, à la détermination de la mesure, celle des
heures ou des saisons; et dès lors qu’il «s’est formé
haut et grand», il ne peut redevenir de lui-même «bas
et petit»; dès lors qu’il s’est mis en mouvement, «il
ne peut s’arrêter de lui-même un seul instant»: il est
donc également soumis à l’inviolabilité de la ten-
dance. Et le règne de celle-ci est absolument général.

IV. Cet empire de la tendance n’est pas seulement


général, il est aussi logique. Avec le développement
du néoconfucianisme, à partir du XIe siècle, les pen-
seurs chinois sont de plus en plus enclins à faire res-
sortir le principe de cohérence interne qui rend
compte du processus de la réalité. Même s’ils réagis-
sent contre l’influence du bouddhisme qui, selon eux,
a perverti leurs modes de pensée, ils n’en sont pas
moins conduits à prendre en compte, en revenant aux
sources de la réflexion chinoise, l’exigence métaphy-
sique que leur a fait rencontrer cette autre tradition.
La notion de principe et de raison des choses (le li)
passe ainsi au premier plan pour servir de fondement
à leur vision du monde. D’où une structuration du réel
proposée selon ces trois termes25: au niveau du
«principe», il y a «dualité-corrélativité»; au niveau
de la «tendance» (che), il y a «attirance mutuelle»
La propension à l’œuvre dans la réalité 229

entre les deux pôles («ils se cherchent l’un l’autre») k; Liu Yin
XIIIe s.
au niveau du «rapport», enfin, et de sa «détermina-
tion numérique», il y a «flux» continuel qui ne cesse
de se «transformer». Au départ sont donc toujours
posées deux instances qui se font face et se correspon-
dent; de cette disposition découle une interaction réci-
proque qui constitue leur propension; et de ce rapport
dynamique procède l’actualisation des manifestations
phénoménales, en perpétuelle variation. Au sein de
cet enchaînement, la tendance est le terme intermé-
diaire qui unit la relation de principe et l’avènement
du concret, et constitue la tension, génératrice et régu-
latrice à la fois, qui est coextensive au réel dans sa
totalité.
Il y a accord général, au sein de la tradition chi-
noise, sur la conception de ce dispositif. La mésen-
tente proviendrait plutôt de la façon d’en user. Réagis-
sant à l’aggravation de la situation politique par un
rigorisme moral de plus en plus intransigeant, le lettré
confucéen, soucieux du «peuple» et de l’«État», est
tenté d’accuser ses adversaires de profiter frauduleu-
sement de la tendance pour réaliser d’autant plus sûre-
ment leurs ambitions privées. Le sage taoïste (à la Liu Yin
façon du Laozi) ne recommande-t-il pas de s’abaisser
volontairement soi-même, de se retirer humblement
en arrière, voire de se «vider» de son moi? Ne
prône-t-il pas en exemple le «morceau de bois brut»
ou le «nourrisson»? Mais c’est parce qu’il sait bien
que les contraires nécessairement s’appellent et se
remplacent, et que la fonction compensatrice de la
tendance jouera dès lors en sa faveur (non pas dans
un au-delà hypothétique, bien sûr, mais au sein de
l’avenir le plus imminent): s’il s’abaisse, c’est pour
être entraîné d’autant plus aisément à s’élever; s’il se
retire en arrière, c’est pour être entraîné d’autant plus
sûrement à avancer; s’il se vide ostensiblement de
son moi, enfin, c’est pour imposer d’autant plus impé-
rieusement celui-ci. Car il sait bien que, en sens
inverse, «la propension de ce qui est éblouissant est
230 La propension des choses

d’être conduit inéluctablement à se ternir1»; «la


propension de ce qui est plein, d’être conduit à se
répandre»; ou encore, «la propension de ce qui est
acéré, d’être conduit à se briser»*…
Cette fausse humilité cache donc un art très rigou-
reux de la manipulation, proteste le lettré. Car non
seulement les autres se laissent désemparer par cette
apparence, mais surtout la tendance qui nous pousse
en avant ne peut être imputée à nous-mêmes et ne
procède effectivement que de la situation objective:
ce n’est pas moi qui cherche à me pousser, tout seul et
tant bien que mal, mais je me trouve ainsi porté en
avant, comme malgré moi, par la logique inéluctable
de la réalité. Tactiquement, puisqu’il a toujours en vue
le développement ultérieur de la tendance et qu’il
s’est mis en position d’en profiter, ce fin manipulateur
possède toujours aussi un temps d’avance: «à peine
Liu Yin est-il sur le point de commencer qu’il va déjà au-
devant de la fin, il n’est pas encore entré qu’il prépare
déjà sa sortie»26. Jamais à cours de ressources, tel le
grand procès du monde, il devient aussi «inson-
dable» que celui-ci. On a vu précédemment que, sous
l’influence du taoïsme ancien, la tradition chinoise a
défini une sagesse qui consistait à s’appuyer sur la
tendance objectivement à l’œuvre au sein des phéno-
mènes pour se laisser porter par eux et réussir à
œuvrer: or voici que cette sagesse posséderait aussi

* Cette logique du renversement est effectivement présente


dans le texte fondateur qu’est le Laozi (cf. notamment § 7, 9,
22, 36): se plaçant en arrière, le Sage arrive devant et, parce
qu’il est dépourvu d’intérêt personnel, il peut faire advenir
son propre intérêt; et elle est interprétée en termes de che par
Wang Bi, au IIIe siècle g’55. Ce qui est significatif à cet égard,
dès l’enseignement du Laozi, est qu’il s’agit là d’une compen-
sation inhérente à la tendance des choses et impliquée par
celle-ci, donc «logiquement» nécessaire, et non pas d’une
récompense octroyée dans un quelconque au-delà et extérieu-
rement à ce monde par un bon vouloir divin (comme dans la
vision religieuse, notamment chrétienne).
La propension à l’œuvre dans la réalité 231

sa face d’ombre, qui n’est que l’usage pervers du


même procédé. Dans ce monde qui a rejeté tout arbi-
trage souverain de la divinité, le Sage et le manipula-
teur se confondent dans l’art de se servir du dispositif,
ils se rejoignent à travers leur sens commun de l’effi-
cacité. Certes, l’intention diffère. Mais est-ce là un
critère suffisant pour qu’on puisse véritablement les
distinguer?

V. Cette conception d’une rationalité de la propen-


sion a abouti finalement à une notion unique, celle de
«tendance logique m» qui, comme telle, a pu servir à
expliciter, aux derniers siècles de la pensée chinoise,
la vision que cette civilisation s’était forgée de la
nature et du monde. Le binôme unit en effet en lui-
même ce que la pensée chinoise ne saurait dissocier:
d’une part, l’idée que tout, dans la réalité, n’advient
toujours que de façon immanente, par développement
interne et sans qu’une causalité extérieure puisse être
invoquée; de l’autre, l’idée qu’un tel engendrement
spontané est en lui-même éminemment régulateur et
que la norme qu’il véhicule ainsi constitue le fonds de
transcendance de la réalité. Car tel est bien, en défini-
tive, le «Ciel» des Chinois: son cours «naturel» sert
aussi d’absolu «moral».
C’est une fois de plus l’alternance – mais, cette fois,
à l’échelle de la réalité tout entière – qui découle du
dispositif et sert de mode général de fonctionnement.
Le cours du monde n’est, en effet, que la succession
ininterrompue des phases, opposées mais complémen-
taires, de «latence» et d’«actualisation»: parce que, Wang Fuzhi
XVIIe s.
au stade harmonieux de la latence, la dualité bipolaire
(du yin et du yang) se trouve déjà impliquée, une
«tendance logique» entraîne «inéluctablement»
le processus à se développer ensuite de lui-même
par «mise en branle» réciproque de ces principes
opposés n27. D’où découle, sans intervention aucune,
232 La propension des choses

l’actualisation phénoménale. Mais celle-ci est conduite


ensuite, par une «tendance logique» tout aussi
«spontanée», à s’en retourner au stade de la latence
et à se dissoudre dans le «Grand vide» indifféren-
cié28: l’univers entier est rythmé par la concentration
et la dispersion, toujours corrélatives, des deux éner-
gies cosmiques, par la vie et la mort, s’enchaînant
sans fin, des existants o29. Qu’il s’agisse de la phase
d’aller ou de celle de retour, impossible de précipiter
leur allure ou, au contraire, de les faire traîner: face
au caractère inéluctable de cette tendance logique, le
Sage n’a d’autre attitude possible que d’«attendre
paisiblement son destin».
Wang Fuzhi Cette conception générale s’est prêtée à une inter-
prétation physique beaucoup plus précise. Des deux
énergies qui fournissent à l’actualisation de la réalité,
l’une (le yin) a pour nature de «congeler» et de «se
concentrer», et l’autre (le yang) de «prendre son
essor» et de «se disperser»: ce que l’une condense,
l’autre inéluctablement le dissipe, et «toutes deux
tendent alors également [d’un même che] à se disper-
ser30». Deux cas sont néanmoins à prendre en consi-
dération: soit cette dispersion s’opère harmonieuse-
ment et se produisent alors les phénomènes normaux
du givre, de la neige, de la pluie, de la rosée (chacun
correspondant à sa saison: givre à l’automne, neige
en hiver, pluie au printemps et rosée en été); soit cette
dispersion ne s’opère pas harmonieusement, et l’on
assiste alors à de violents tourbillons qui obscurcis-
sent tout le ciel: c’est que le yang a tendu précipitam-
ment à se disperser tandis que le yin, de son côté, se
faisait de plus en plus solide. Certes, la tendance
entraîne inéluctablement ce dernier à ne pouvoir se
maintenir longtemps ainsi, mais il en résulte d’abord
un certain déchaînement de violence, avant que la
dispersion enfin ait lieu31: phénomène exactement
analogue à celui que l’on constate aussi, occasionnel-
lement, dans le cadre de la société, quand, avec l’exa-
cerbation des contradictions, la transformation pro-
La propension à l’œuvre dans la réalité 233

gressive et ininterrompue qui constitue le cours de


l’Histoire fait soudain place à des troubles et des
heurts (qu’on se souvienne, en particulier, de l’ana-
lyse qu’a donnée le même auteur du passage du féo-
dalisme à la bureaucratie, p. 181). D’un côté comme
de l’autre, néanmoins, même si elle donne lieu à des
irruptions soudaines, la tendance ne cesse d’être
le fruit d’une nécessité parfaitement rationnelle; et
il suffit d’analyser «finement» ce phénomène de
propension p32, nous dit le philosophe, pour que cette
discontinuité apparente se laisse résorber. La crise,
l’orage sont aussi «logiques».

VI. Il serait en effet faux de croire, comme peut


porter à le faire une approche grossière, que, «quand Wang Fuzhi
le monde est bien gouverné», il obéit seulement à
la «logique» (li), tandis que, «quand il est mal gou-
verné», il obéit seulement à la «tendance» (che)33.
Dans l’un et l’autre cas, logique et tendance sont
indissociables – et il revient au philosophe de le
démontrer. Que, pour reprendre l’alternative posée
par le Mencius, le moins méritant soit soumis au plus
méritant ou bien que ce soit simplement le plus faible
qui est soumis au plus fort, il s’agit néanmoins chaque
fois d’un rapport de «dépendance» qui, comme tel,
s’exerce toujours sous forme de tendance. Et comme
dans l’un et l’autre cas, si la tendance s’exerce ainsi,
c’est qu’«il n’a pu en être autrement», une telle
tendance se trouve aussi chaque fois justifiée, et elle
possède donc toujours sa logique propre.
Le premier cas est on ne peut plus clair: que «le
moins méritant se soumette au plus méritant» corres-
pond simplement au «devoir être»; et, dans ce cas,
c’est la logique (la conformité au principe) qui fait
advenir d’elle-même la tendance (le rapport de sou-
mission) q. De part et d’autre, gouvernants et gouver-
nés reçoivent ce qui leur est dû: aux premiers, le
234 La propension des choses

«respect»; aux autres, la «paix». La hiérarchie, fon-


dée en valeur, s’impose d’elle-même.
C’est, bien sûr, le cas inverse qui fait problème,
quand la supériorité hiérarchique n’est pas méritée
par plus de sagesse ou de vertu et repose sur le seul
rapport de force: il faut bien reconnaître que, dans ce
cas, la tendance qui soumet le plus faible au plus fort
n’est pas «intrinsèquement» logique (puisqu’elle ne
correspond pas au devoir être moral). Mais elle n’est
pas illogique non plus, veut-on nous démontrer. Il suf-
fit, pour s’en convaincre, de procéder a contrario en
imaginant que le plus faible – sans différer du plus
fort sous l’angle du mérite – refuse de se soumettre et
entre en rivalité avec lui: une aussi folle ambition le
fait courir inéluctablement à sa perte et, s’il est res-
ponsable d’un petit royaume (le cas envisagé par le
Mencius), il entraînera tout le pays dans sa ruine. Ce
qui est «absurde»: puisqu’elle ne peut conduire qu’à
l’autodestruction, une telle insoumission est assuré-
ment pire, du point de vue même du plus faible, que
d’accepter de se soumettre. Tout en ne correspondant
pas à la logique du devoir être, cette dernière solution
se justifie néanmoins par le fait qu’il faut bien en pas-
ser par là. Plus précisément: «on ne saurait dire que
la soumission du plus faible ne soit pas ce par quoi
la raison des choses ne puisse pas passer». A défaut
d’être idéale, cette justification découle de la néces-
sité r: la force des choses tient lieu de raison des
choses, et la «tendance» sert alors de «logique» s.
Ce préjugé moral, qui consiste à dissocier tendance
et logique selon que le monde est gouverné ou non
Wang Fuzhi «suivant la Voie», reposerait lui-même sur un pré-
jugé métaphysique: celui qui consiste à séparer, au
sein de la notion de Ciel, entre, d’une part, l’énergie
qui fournit à l’actualisation (le qi) et, de l’autre, le
principe qui régit ce processus (le li) t. Or le Ciel, en
son cours, est à la fois l’un et l’autre, il est ce que
devient sans cesse l’énergie actualisatrice sous la
conduite du principe régulateur u. Car il n’est pas
La propension à l’œuvre dans la réalité 235

d’actualisation possible, faste aussi bien que néfaste,


sans qu’il y ait de l’énergie qui fournisse à cette actua-
lisation; et, inversement, les mauvaises époques sont,
tout autant que les bonnes, soumises à un processus
d’évolution qui est éminemment logique: elles ne
sont pas dues à une absence de régulation, mais à ce
que la régulation s’opère alors de façon négative, dans
le sens du désordre. Témoin l’expérience de la mala-
die où une régularité est bien à l’œuvre – même si
c’est dans un sens défavorable. Dans la série des
hexagrammes du Livre des mutations, tous possèdent
bien une «vertu» propre, y compris ceux qui symbo-
lisent revers et stagnation.
Que de l’énergie actualisatrice puisse se déployer Wang Fuzhi
sans être soumise à un principe recteur n’intervient
donc que de façon tout à fait exceptionnelle: dans la
nature, quand surgissent brusquement tourbillons et
bourrasques; en histoire, aux époques de complet
désordre, quand «tout ce qui s’esquisse se défait
aussitôt», qu’aucun pouvoir ne réussit à s’imposer,
bon ou mauvais (en Chine, au IVe siècle, à l’époque
des Liu Yuan et des Shi Le). Mais les bourrasques ne
remettent pas en cause la régularité des saisons, et une
totale anarchie ne saurait se maintenir durablement
dans le monde sans conduire celui-ci à son anéantisse-
ment. D’où cette conclusion nécessaire: puisque
l’énergie actualisatrice et son principe recteur ne
sauraient être dissociés, «la tendance à l’œuvre dans
les choses dépend non seulement, pour son avène-
ment, de l’énergie actualisatrice, mais aussi du prin-
cipe recteur». C’est, d’ailleurs, par le rapport de ces
deux termes que l’on pourrait, en définitive, le mieux
définir ce qu’est la «tendance». Car comment penser
celle-ci – de la façon la plus abstraite, en dehors
même de ce contexte philosophique particulier –
autrement que comme de l’énergie qui est spontané-
ment orientée dans un certain sens?
236 La propension des choses

VII. Une telle argumentation, empruntée à l’un des


penseurs chinois (du XVIIe siècle) les plus profonds,
nous frappe par son caractère systématique et radical.
Mais elle n’a pu s’élaborer qu’à partir d’une pluralité
de plans impliquant des niveaux de conscience, eux-
mêmes, fort différents. Le plus clair, en elle, est la
critique rigoureuse à laquelle elle se livre à l’encontre
de la métaphysique: en refusant de laisser dissocier
la régulation à l’œuvre de l’énergie actualisatrice, le
domaine du principe de celui du phénomène, l’abstrait
idéal du concret empirique, elle refuse du même coup
– et très sciemment (puisqu’elle réagit à l’influence
du bouddhisme qui, selon l’auteur, a pénétré jusque
dans la tradition lettrée) – la coupure idéaliste. Non
pas qu’une distinction entre ces termes ne soit pas
précisément établie, mais celle-ci, comme l’a bien
montré Jacques Gernet34, ne conduit pas à une sépara-
tion: il y a conception – abstraite – de la dualité
possible, mais dans le sens d’une corrélation des
contraires qui va précisément à l’encontre de tout dua-
lisme: dans la logique chinoise du dispositif, on
l’a vu, le Ciel et la Terre fonctionnent accouplés et
l’«en-deçà» ne saurait être séparé d’un quelconque
«au-delà». Tout aussi sciemment, d’ailleurs, cette
même argumentation refuse l’illusion du moralisme
qui va de pair avec la rupture métaphysique (c’est
même par là qu’elle a commencé), celle qui oppose
catégoriquement le bonheur au malheur et s’en remet
au Ciel pour tout ce qui ne va pas. Les commentateurs
chinois d’aujourd’hui font couramment le rapproche-
ment avec Hegel: le fameux renversement du «réel»
et du «rationnel» (selon la formule: «Tout ce qui
est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est
réel»), auquel la philosophie occidentale n’est par-
venue qu’en poussant à bout la position idéaliste,
semble au contraire se trouver tout naturellement
impliqué – et comme couler de source – au fond de la
philosophie chinoise de la propension.
Plus ambigu, en revanche, est le statut que cette
La propension à l’œuvre dans la réalité 237

argumentation accorde à la négativité. Quand elle jus-


tifie le caractère logique du processus qui évolue
négativement, veut-elle seulement démontrer que
toute dérégulation possède aussi ses modes de régula-
rité, comme dans le cas de la maladie, ou considère-
t-elle que cette phase négative détient en elle-même
une positivité propre, conduisant à son dépassement,
comme dans le cas de l’hiver préparant le renouveau
du printemps (selon l’exemple que privilégie d’ordi-
naire la tradition chinoise, notamment le Livre des
mutations)? Une telle ambiguïté (du moins selon
notre perspective) renvoie, en fait, à ce qui a constitué
depuis toujours le parti pris – inverse de celui auquel
la tradition occidentale a souvent adhéré – de la pers-
pective chinoise: son désintérêt pour le statut ontolo-
gique du Mal, la priorité qu’elle accorde au fonction-
nement (le «mal» n’apparaissant plus, généralement,
que comme un dysfonctionnement). Mais, à ce stade,
force nous est aussi de reconnaître qu’une lecture pro-
prement philosophique tourne court: elle doit céder la
place à une lecture plus anthropologique réfléchissant
sur la diversité des prises de conscience qui – en fonc-
tion d’une typologie des possibles, comme «grandes
options» – constituent la panoplie des civilisations.
Troisième mode de lecture, enfin, à être requis ici:
une lecture d’ordre idéologique. Car la notion de
désordre avec laquelle travaille cette argumentation
pèche moins par ambiguïté propre que par l’effet
de trouble dont cette argumentation se sert (et cela
bien sûr en rapport avec la question de la hiérarchie et
du pouvoir). Car il y a deux contraires possibles au
«bon ordre»: le mauvais ordre et l’absence d’ordre.
Or tout l’effort est fait ici, sous couvert d’une certaine
confusion, pour valoriser le premier au détriment du
second. Et, derrière cet effort, se cache, on s’en doute,
la hantise congénitale qu’a éprouvée la civilisation
chinoise à l’égard de l’anarchie: mieux vaut le pire
tyran qu’une vacance d’autorité.
Toute l’argumentation repose, en effet, au départ de
238 La propension des choses

cette réflexion, sur le fait qu’il est logique que le plus


faible se soumette au plus fort «étant donné que sa
vertu et sa sagesse ne diffèrent pas de celles de son
supérieur». Mais qu’en va-t-il du cas, passé sous
silence ici, où celui qui est en position d’infériorité est
néanmoins plus méritant – en «vertu», en «sagesse»
– que celui qui le domine? Une révolte n’est-elle pas
pensable qui fasse (à nouveau?) correspondre le pou-
voir avec le mérite? Ce qui reviendrait à se demander
si, plutôt que de se contenter du pis-aller d’une
«logique» qui, en désaccord avec l’idéalité des prin-
cipes, n’a d’autre justification que d’émaner des
rapports de force, plutôt donc que d’accepter que la
«force des choses» puisse servir de «raison» suffi-
sante, il ne conviendrait pas de refuser catégorique-
ment cette réversibilité trop commode entre les deux
termes (i.e. refuser que la situation soit aussi accep-
table à l’envers): c’est-à-dire vouloir toujours faire en
sorte que la raison des choses l’emporte sur la force
des choses et lutter – en dépit du rapport de force, et
jusqu’au sacrifice – pour que l’idéal enfin domine.
Ce qui conduirait nécessairement à renouer, d’une
façon ou d’une autre, avec la coupure métaphysique
– celle qui sacralise l’Idéal (et pose un Bien absolu) –
pour en faire le fondement de cet héroïsme moral…
Nous voici revenus en «Occident»?
C’est seulement à l’extrême fin du développement,
et entre parenthèses, que notre penseur envisage que
le plus faible (mais dont on ne dit pas s’il est alors
plus méritant) puisse «renverser une logique du
désordre en une logique du bon ordre». Mais c’est
pour constater aussitôt que, tant qu’il n’y a pas abouti,
il court à sa perte… On a déjà eu l’occasion de s’en
rendre compte: la conception du grand dispositif du
monde et de l’universelle régulation a très tôt déteint,
en Chine, sur les conceptions politiques, au point de
favoriser une théorie totalitaire et absolutiste du pou-
voir. Ritualisme cosmologique et ritualisme social
vont évidemment de pair. L’irruption du «désordre»
La propension à l’œuvre dans la réalité 239

ne peut être prise en compte que dans les interstices


de la régulation et pour y être logiquement intégrée.
Sont pensés l’«orage», la «crise» – mais non la
révolution.

VIII. Dans la critique qui est ici dressée de l’idéa-


lisme métaphysique, la notion de tendance (che) sert, Wang Fuzhi
on l’a vu, d’articulation maîtresse. Puisqu’elle relie
entre eux les deux plans du réel35: le principe régula-
teur, d’une part, qui, en tant que principe, n’est jamais
«quelque chose» qui puisse advenir concrètement,
ne s’épuise jamais dans une orientation quelconque,
et relève dès lors de l’«intangible» (il faut en effet
se garder, nous est-il dit, de laisser réifier sa concep-
tion du principe en la confondant avec ce qui n’en est
toujours qu’une détermination particulière, même
sur le mode hyperbolique, consacré par la réflexion
politico-morale, qu’est le Tao ou la «Voie»); l’éner-
gie fournissant à l’actualisation, d’autre part, elle
qui ne cesse de (se) transformer et dont le caractère
«ordonné» et «harmonieux» est la manifestation
sensible de ce principe invisible. «Ce n’est que dans
l’inéluctabilité de la tendance que se perçoit le prin-
cipe régulateur v»: puisque la tendance qui oriente le
cours de la réalité découle sponte sua de ce dispositif,
c’est à elle précisément qu’il revient de révéler, au
sein de l’actualisation sensible, le principe recteur
toujours à l’œuvre.
Voici donc une fois de plus – mais, cette fois, au
stade de la réalité tout entière – que la propension qui
découle de la disposition des choses sert de médiation
entre le visible et ce qui le dépasse: qu’on se sou-
vienne de l’esthétique chinoise du paysage où la ten-
sion émanant de la configuration du tracé ouvrait sur
la dimension du Vide et disposait à une expérience
spirituelle; ou qu’on se souvienne de la théorie chi-
noise de l’Histoire où la tendance impliquée par la
situation concrète permettait de passer de l’histoire
240 La propension des choses

immédiate à la logique cachée qui explique le cours


des événements. Au travers de la propension objec-
tivement à l’œuvre, le Chinois vit la rencontre
de l’invisible: c’est pourquoi il n’a besoin ni de
l’«incarnation» d’un Médiateur ni de «postulats
métaphysiques». Et les choses ont naturellement un
sens.
La meilleure preuve de l’impossibilité de toute
rupture idéaliste, entre les plans du «principe» et du
«concret», nous est fournie – on a commencé de le
percevoir – par la réversibilité de leur relation. Mais
essayons de penser celle-ci de plus près en passant de
la conception du dispositif à celle de la praxis qui lui
correspond. On ne peut manquer d’y retrouver ces
deux points de vue complémentaires – mais donnant
Wang Fuzhi ici lieu, chaque fois, à une alternative (puisque cor-
respondant alors à un choix moral): d’une part, la
«conformité», ou la «non-conformité», à l’égard du
principe d’ordre déterminant la «voie» à suivre (sur
le plan de l’idéalité morale, le Tao); d’autre part, la
«possibilité», ou l’«impossibilité», au niveau de la
situation concrète faisant advenir la tendance (en tant
qu’orientation effective du cours des choses)36. Que,
en se conformant au principe d’ordre, on fasse adve-
nir la possibilité concrète ou que, au contraire, allant à
l’encontre de ce principe, on rende la situation impos-
sible: dans ce cas, c’est bien le «principe» qui «fait
advenir la tendance» w. Mais la relation peut s’envi-
sager aussi dans l’autre sens: de ce qu’on suit ce
qui est effectivement possible résulte un ordre idéal;
tandis que, de ce qu’on met en œuvre quelque chose
d’impossible découle un principe de désordre. Et,
dans ce cas, c’est la «tendance» (au sein du concret)
qui «fait advenir le principe» x.
Est prise à titre d’exemple, à la jonction du poli-
tique, de l’économique et du social, la façon dont
l’État doit conduire sa politique de prélèvements à
Wang Fuzhi l’égard du peuple. Une bonne gestion, en ce domaine,
consiste à opérer ces prélèvements quand le peuple
La propension à l’œuvre dans la réalité 241

possède en surabondance et même si l’État n’en


éprouve pas un besoin pressant (une mauvaise gestion
correspond au principe inverse de prélever dès lors
que l’État en a besoin et sans égard pour la situation
du peuple). Selon cet exemple, que l’on prélève les
surplus dont dispose le peuple pour en gratifier ses
supérieurs satisfait tout le monde et correspond à
l’équité: telle est, en ce cas particulier, la conformité
au «principe d’ordre»; que, d’autre part, on prélève
seulement ce dont le peuple dispose comme surplus
et que, par là même, on puisse réellement opérer ce
prélèvement, de sorte que, ayant toujours pris soin de
se constituer des réserves en vue des temps difficiles,
on ne soit jamais à court: telle est la «possibilité
effective», au niveau de la situation concrète. On voit
dès lors comment se conçoit, dans ce cadre, la bonne
politique (envisagée toujours, bien sûr, selon son
modèle chinois de régulation harmonieuse): elle
correspond au cas où la conformité au principe fait
advenir une viabilité de la tendance. Imaginons main-
tenant le cas inverse (il n’est d’ailleurs pas à «imagi-
ner», l’histoire chinoise en fournissant si souvent
l’exemple): que l’État cherche, à l’improviste, à pres-
surer le peuple parce qu’il en a besoin et sans égard
pour sa misère, il aura beau exercer sur celui-ci la
pression la plus féroce, il ne fera que l’épuiser et se
ruinera lui-même encore plus: telle est l’impossibilité
effective, au niveau de la situation concrète. Et, dans
ce cas, c’est bien la tendance qui, sous la pression des
circonstances, fait advenir le principe, mais sur un
mode négatif – comme «principe de désordre y»: ce à
quoi nous contraint la situation (prélever d’urgence
sur le peuple parce que l’État en a un pressant besoin),
mais qui, en soi, n’est pas possible (puisque, alors, le
peuple n’a pas de quoi fournir à ces dépenses), aboutit
à la discorde entre gouvernants et gouvernés, entre
«haut» et «bas», et détruit l’Harmonie. Dans le cas
précédent, il résulte de la conformité au principe que
cela marche bien (au niveau du concret); en ce cas-ci,
242 La propension des choses

du caractère impraticable de ce qu’on met en œuvre,


naît l’absurde, sur le plan logique.
Que le «principe», la «raison» déterminent l’avè-
nement du concret, c’est ce qu’a toujours mis en
lumière la philosophie idéaliste. Mais que, en sens
inverse, la tendance effective, selon qu’elle est viable
ou non, réagisse sur l’ordre des principes et suscite
une logique de régulation ou de dérégulation: c’est
ce par quoi la pensée chinoise prend le contre-pied
de la position idéaliste et en fait ressortir la partialité.
La logique de la transcendance repose, en effet, sur
une relation univoque (du logos vers le devenir, de
l’intelligible vers l’empirique, du céleste vers l’hu-
main); au contraire, en fondant tout système de fonc-
tionnement à partir d’une dualité de pôles, la pensée
du dispositif est conduite à mettre en valeur l’inter-
action et la réciprocité – et cela même au sein d’une
relation hiérarchique: le Ciel est supérieur à la Terre
mais ne saurait exister sans elle; le principe d’ordre
n’informe pas seulement le monde, il est aussi dans
la dépendance du cours des choses et advient à partir
de lui.

IX. Le modèle du dispositif est absolument général,


et il en va de même de la praxis qui lui correspond
et dont nous venons d’envisager un cas particulier.
Qu’il s’agisse du cours du monde ou de la conduite
humaine, comprendre ce qu’est la régulation des
choses revient à penser l’accord intime et réversible
qui unit principe et propension, et implique de rejeter
ces deux positions adverses: non seulement, comme
nous venons de le faire, celle de l’idéalisme méta-
physique qui tend à penser le principe séparé de la
propension concrète, mais aussi celle du réalisme
politique qui tend, à l’inverse, à privilégier la propen-
sion au détriment du principe – et qu’il nous faut donc
également dénoncer. Dans le cas de la politique, le
La propension à l’œuvre dans la réalité 243

«principe» est l’idéal qui permet d’assurer un fonc-


tionnement social harmonieux et renvoie à l’ordre
immuable de la moralité; tandis que la «propension»
(che) est la tendance favorable qui émane du rapport
de force, au sein d’une situation historique donnée,
et sur laquelle on peut efficacement s’appuyer. Or,
en politique aussi, l’illusion consisterait à croire que
ces deux plans peuvent être disjoints, c’est-à-dire Wang Fuzhi
que l’idéal et l’efficacité ne vont point nécessairement
de pair37. Si le «réalisme» politique a tort, nous
démontre-t-on, c’est du point de vue même de la réa-
lité (quand, par opportunisme ou par cynisme, il ne
tient compte que des rapports de force): il n’est point
à critiquer au nom d’un quelconque a priori moral,
transcendant l’Histoire, mais du point de vue de l’effi-
cacité objective et de l’intérieur même du cours de
l’Histoire. Car, comme ne peut manquer de le révéler
une analyse plus rigoureuse, seul le respect des prin-
cipes peut engendrer une tendance véritablement
favorable: parce que c’est seulement dans la mesure
où elle épouse la régularité des choses que celle-ci est
vraiment fiable et peut durer z.
On pourrait croire, par exemple, au nom du «réa-
lisme», devoir distinguer entre, d’une part, la situa-
tion de prise de pouvoir et, de l’autre, la condition de
sa conservation a’: considérer qu’on ne peut conquérir
le pouvoir qu’en s’appuyant sur la tendance favorable
émanant du rapport de force (che), tandis qu’il faut
faire preuve de moralité et respecter les «principes»
pour préserver le prestige de son autorité. Mais, en
fait, on ne peut conquérir le pouvoir, c’est-à-dire
«soumettre véritablement autrui», que si l’on est déjà
en mesure de le conserver; et, de même, on ne peut
conserver le pouvoir, c’est-à-dire «susciter véritable- Wang Fuzhi
ment l’adhésion d’autrui», que si l’on est toujours en
mesure de le (re)conquérir. Certes, il faut conquérir le
pouvoir pour avoir à le conserver, mais seule aussi
notre capacité à conserver le pouvoir permet de
le conquérir effectivement, de manière complète et
244 La propension des choses

stable et sans rencontrer d’opposition. La prise de


pouvoir n’est donc pas ce temps fort et premier qu’on
s’imagine trop souvent de façon naïve, et ne se laisse
elle-même concevoir que d’après le modèle de sa
conservation: conserver le pouvoir, c’est «susciter
l’adhésion de tous en faisant régner l’ordre», ce qui
revient à «s’appuyer sur l’idéalité du principe pour
faire advenir la propension effective [favorable à son
pouvoir] b’»; conquérir le pouvoir, c’est «obtenir la
soumission de tous en se conformant à l’exigence
morale», ce qui revient à «épouser la propension
effective favorable à son pouvoir de façon à s’accor-
der au principe régulateur c’». Ce qui revient à
conclure que le principe de moralité nécessaire à la
conservation du pouvoir doit être également respecté
au stade de sa conquête et que la propension néces-
saire à la conquête du pouvoir doit être également pré-
sente au stade de sa conservation d’. Même si ces deux
moments s’opposent entre eux dans la mesure où ils
scandent à eux deux, par alternance, le cours de la
vie politique et de l’Histoire, la prise de pouvoir et sa
conservation sont donc parfaitement homogènes l’une
par rapport à l’autre: elles relèvent de la «même
logique régulatrice», font appel au «même type de
propension».
C’est parce que, en dépit de cette alternance de
conquête et de conservation du pouvoir à laquelle elle
est soumise, l’Histoire constitue un cours uniforme et
continu où principe et propension doivent toujours
aller de pair que l’on peut aboutir légitimement à cette
conséquence: toute prise de pouvoir qui n’obéit pas
au principe idéal et ne s’appuie que sur la tendance
favorable au sein du rapport de force se voit condam-
née d’avance et ne saurait réellement aboutir. Car,
même si elle semble d’abord favoriser une telle entre-
prise, la situation historique évoluera nécessairement
un jour en sens inverse: on ne peut donc compter
sur la tendance à venir e’, et celle-ci finira par jouer
contre nous. Tant il est vrai que, si l’Histoire procède
La propension à l’œuvre dans la réalité 245

constamment des rapports de force, ceux-ci ne sau-


raient échapper à la logique de la compensation. C’est
pourquoi les Chinois n’ont pas imaginé de jugement
dernier, transcendant par rapport à l’histoire humaine:
ne réussit, en fin de compte, que ce qui est juste, et
l’Histoire est totalement légitimée à partir d’elle-
même.
L’histoire des grands fondateurs de dynastie, dans Wang Fuzhi
la Chine antique, est censée en fournir une preuve
exemplaire. Parce qu’ils ont su prendre le pouvoir en
respectant la moralité, ceux-ci ont pu faire régner leur
dynastie durant des siècles et des siècles (tels Tang,
fondateur des Shang, ou Wen, fondateur des Zhou).
D’abord, ils n’ont pas cherché à prendre le pouvoir
par ambition personnelle, mais parce que la lignée
régnante avait totalement dégénéré et que la situation
exigeait de la remplacer. De plus, même à l’égard de
souverains aussi corrompus, ils se sont attachés, nous
montre-t-on, à se conduire le plus longtemps possible
en fidèles sujets et ont tardé, autant qu’ils ont pu, à les
bannir ou à les châtier; au contraire, les vassaux qui
soutenaient ces mauvais princes, ils se sont hâtés de
les exterminer, sans la moindre pitié, même si les
fautes de ceux-ci pouvaient paraître «peser moins
lourd», du point de vue d’une évaluation positive de
la situation, que celles de leur suzerain: car elles
pesaient plus lourd d’un point de vue moral, eu égard
au respect que l’on doit toujours garder, par principe,
envers son seigneur. Isolant ainsi, et privant de tout
support, le souverain à démettre, en même temps
qu’étendant auprès des populations leur propre ascen-
dant, ils ont pu renverser progressivement en leur
faveur le rapport de force sans avoir à affronter direc-
tement leur souverain et donc à se mettre en tort vis-à-
vis du principe hiérarchique. Ils ont moins «pris» le
pouvoir que celui-ci n’a fini par glisser sponte sua
entre leurs mains, et ce pouvoir leur a été d’autant
plus solidement acquis qu’ils n’étaient jamais sortis
de la légitimité.
246 La propension des choses

Si, en revanche, plutôt que de procéder ainsi, par


l’ascendant de sa vertu, un vassal commence par
affronter ouvertement son souverain (tel le roi Wu
Wang Fuzhi dans la plaine de Mu), si dégénéré que soit alors
ce souverain et si juste que soit sa propre cause, il
fragilise déjà objectivement, de par son non-respect
du principe moral (hiérarchique), ce pouvoir qu’il
cherche à conquérir. (Le roi Wu a beau proclamer
ensuite l’«achèvement de la guerre» et se livrer à
des démonstrations pacifiques pour prouver à tous sa
bonne volonté, les révoltes ne tarderont pas à renaître
et l’on sera contraint de reprendre les expéditions
punitives.) Car, si le vassal qui prétend ainsi au pou-
voir ne respecte pas ce qui est dû à tout souverain, ses
propres vassaux ne manqueront pas ultérieurement
de «marchander» aussi leur respect à son égard, et
l’ordre ne pourra être stable ni son pouvoir assuré. Tel
est donc le cas où l’on cherche à «conquérir le pou-
voir» (en s’appuyant sur le rapport de force) sans
faire en même temps ce qu’il faut pour le «conser-
ver» (i.e. respecter la légitimité), et qui aboutit dès
lors à ce que – du point de vue même de la force posi-
tive – on n’a jamais véritablement gagné.
On peut mesurer quelle a été l’incidence de cette
conception sur le plan de la politique et de l’Histoire.
Au lieu d’attribuer aux révolutions la vertu de dyna-
miser le développement historique, les Chinois se sont
attachés à unir, de la façon la plus étroite, pouvoir et
légitimité: à ne concevoir de capacité effective que
dans le cadre d’un processus continu et par transmis-
sion, à réduire au minimum toute forme d’irruption ou
de coupure au profit d’une éternelle transition. Toute
opposition n’a de chance de s’affirmer que dans la
mesure où, loin de s’user dans un rapport conflictuel,
elle joue le rôle d’un facteur substitutif et régénéra-
teur, s’inscrit dans une logique, régulatoire, d’alter-
nance et réussit à servir de relais.
On peut mesurer aussi quelle en est l’incidence
sur le plan philosophique. Car, en même temps qu’elle
La propension à l’œuvre dans la réalité 247

conduit à une critique explicite de l’idéalisme


métaphysique (séparant le principe d’ordre du cours
actualisateur des choses) – ainsi que du moralisme qui
l’accompagne (opposant les époques où «régnerait
seulement le principe» et celles où «régnerait seule-
ment la tendance») –, la corrélation qui est ainsi éta-
blie entre le principe idéal et la propension effective
conduit par contrecoup à fonder, au nom même du
réalisme – et jusque dans le domaine de la politique –
un idéalisme moral dont le caractère d’idéalité est
d’autant plus marqué qu’il ne repose sur aucun sup-
port ontologique ou religieux. C’est même là, me
semble-t-il, une des articulations les plus fortes de la
pensée chinoise. Elle pourrait se résumer tout entière
dans cette formule: «Il n’y a pas de principe d’ordre Wang Fuzhi
séparé de la réalité concrète ni de tendance à l’œuvre
séparée du principe d’ordre f ’». D’une part, on refuse
d’hypostasier le principe d’ordre pour en faire un Être
métaphysique; de l’autre, on considère que rien ne
peut être conduit à advenir en dehors de ce fonction-
nement régulateur. Il n’y a pas de Norme qui trans-
cende le réel (prise comme Vérité), mais la normati-
vité est constamment à l’œuvre, et c’est elle qui gère
tout le «flux» du réel en un éternel procès. Non
seulement l’homme, s’il se conforme vraiment à elle,
ne peut que réussir, mais encore, en œuvrant dans le
sens de ce dispositif, il «accomplit» sa nature, peut
«connaître» le «Ciel» – y «prendre part».

X. Pour rendre compte de l’avènement du réel, la


philosophie occidentale s’est tôt scindée, pour sa part,
en deux options rivales: d’un côté, l’explication
«mécaniste», ou «déterministe» (avec pour précur-
seurs des penseurs tels qu’Empédocle ou Démocrite),
qui rend compte de cet avènement du point de vue de
la genèse et des enchaînements nécessaires; de l’autre,
l’explication «finaliste» et téléologique (s’esquissant
248 La propension des choses

chez Anaxagore et Diogène d’Apollonie, se dévelop-


pant chez le Platon du Timée et des Lois, et consacrée
par Aristote38), qui interprète le processus de la réalité
du point de vue de l’accomplissement, optimal et
«logique», qui en est le but. Deux options qui, par
leur contradiction, ont dynamisé le développement
de la réflexion occidentale: «à partir de quoi?»,
d’une part, et «en vue de quoi?», de l’autre39. Or, la
conception chinoise d’un dispositif de fonctionnement
et de la propension qui spontanément en découle
semble recouper, d’une certaine façon, chacun des
termes de cette alternative, c’est-à-dire ne corres-
pondre, en fin de compte, à aucun des deux. Ceux-ci
se fondent, en effet, en dépit de leur désaccord, sur un
sens commun – qui est celui de la causalité. Tandis
que c’est précisément ce «sens commun» que la
tradition chinoise ne paraît point partager.
Comme dans l’option déterministe, la conception
chinoise du dispositif met en valeur le déroulement
inéluctable du cours des choses, qu’exprime la pro-
pension, et rend compte de leur engendrement à partir
des seules qualités physiques («dur» – «mou», etc.)
et comme des phénomènes d’énergie40. Mais, dans la
conception grecque, cette nécessité inéluctable n’est
que l’autre face du hasard, et l’adaptation que l’on
constate dans la nature ne saurait être un principe
immanent à celle-ci (elle ne procède, chez un Empé-
docle, critiqué sur ce point par Aristote, que de ren-
contres heureuses et par élimination de tout ce qui
n’est pas viable). Au contraire, l’idée de régulation
est au départ de la pensée chinoise du processus: au
plus loin d’un mécanisme aveugle, la propension qui
conduit celui-ci est conçue, on l’a vu, comme émi-
nemment logique.
D’où la connivence que l’on croit percevoir entre
la tradition chinoise et la position adverse, celle, aris-
totélicienne, qui aborde le réel sous l’angle de la
«constance» ou du «plus fréquent»: même insis-
tance, de part et d’autre, sur des régularités fonction-
La propension à l’œuvre dans la réalité 249

nelles, comme celle du cycle des saisons41; même


sentiment, de part et d’autre, d’un dynamisme organi-
sateur qui est à l’œuvre dans tout l’univers (l’oura-
nos). Mais, dans la conception grecque, cette régula-
rité du processus se justifie par son aboutissement qui
correspond à l’accomplissement de la nature en tant
que forme ou notion (eidos) et lui sert de «fin»
(télos) en regard des moyens matériels employés.
Or, nous l’avons vu, qu’il s’agisse de stratégie, de la
conception de l’Histoire ou de la philosophie pre-
mière, la logique chinoise de la propension ne pense
pas en termes de finalité. D’où une divergence essen-
tielle dans la conception de la nature: même s’il cri-
tique la conception cosmogoniste et démiurgique qui
inspire encore Platon dans le Timée, Aristote n’en
envisage pas moins les transformations de la nature
par «analogie» avec la fabrication technique42:
«selon qu’on fabrique une chose, ainsi se produit-elle
par nature», et, si l’art de construire les vaisseaux
était dans le bois, il agirait comme la nature (la princi-
pale différence tient seulement à ce que, selon l’un
ou l’autre cas, le «principe du mouvement» est en ou
hors de soi). De même que dans l’art, c’est de la fin
que la nature part, et la série des antécédents est déter-
minée par la forme à réaliser (comme les parties par le
tout: les monstruosités de la nature ne sont elles-
mêmes que des «erreurs de la finalité»). Ce qui signi-
fie que l’ordre, au sein du devenir, ne procède pas
du devenir lui-même (de la logique propre), mais de
la cause finale à laquelle il aboutit. En sens inverse,
les Chinois n’ont jamais conçu l’engendrement du
monde et les transformations de la nature sur le
modèle de la création divine, voire sur celui, démythi-
fié, de la fabrication humaine. Aussi n’ont-ils pas eu
besoin d’extraire (d’abstraire) de l’idée de processus
régulier la notion de bien posée comme but43: l’idée
d’autorégulation suffit.
La relation de moyen à fin recoupe, dans la phy-
sique d’Aristote, celle de matière à forme. Or, de
250 La propension des choses

même que les Chinois ne se sont pas appliqués à insti-


tuer des formes comme fins des processus, de même
est-il difficile de faire correspondre à cette idée de
matière-moyen leur conception de l’énergie qui four-
nit à l’actualisation. Le débat, chez nous, remonte à
notre découverte de la Chine (les pères Longobardi,
de Sainte-Marie, Leibniz…): les Chinois sont-ils ou
non «matérialistes»? Mais la question, on le voit, est
trop marquée par nos propres conceptions pour être
en mesure de rencontrer l’autre culture et y recevoir
un sens – et elle n’a donc pu être tranchée. Car recon-
naître, comme nous l’avons fait précédemment, un
«anti-idéalisme» de la position chinoise (réagissant
à l’exigence métaphysique importée en Chine via
le bouddhisme) n’implique pas pour autant de devoir
la considérer comme positivement matérialiste:
comme ayant dû son avènement à l’identification
d’une certaine «matière» et prenant sens selon cette
logique*.
D’où le problème de méthode qui se pose pour
rendre pertinente la comparaison: quelle autre solu-
tion, afin d’échapper au quiproquo et de couper court
à ces faux débats, que de chercher à remonter plus
haut dans l’établissement des cadres de notre pensée –
de façon à repérer où commence le clivage et dans
quel sens il s’opère? Or, cela même n’est possible
que si l’on commence par se fixer un point d’entente
effectif, en deçà de ce clivage, d’où l’on puisse voir
émerger la différence et qui serve de base pour la
reconstruire. Non point, bien sûr, dans la perspective,
réaliste, d’une histoire, mais selon l’exigence d’une
généalogie théorique.

* Cf. sur ce point notre précédent essai, Procès ou Créa-


tion, Paris, Éd. du Seuil, 1989, p. 149 sq.
La propension à l’œuvre dans la réalité 251

XI. Ce point d’entente, préalable à la différence,


entre physique grecque et conception chinoise du pro-
cessus, nous le trouvons certainement dans ce fait que
l’une et l’autre tradition pense le changement à partir
des contraires. En cela s’accordent, au dire d’Aristote,
tous les penseurs qui l’ont précédé, en dépit des appa-
rences et malgré leur «manque de raison», «comme
si la vérité elle-même les y forçait»44: non seulement
les contraires servent de principes au changement
(selon sa notion la plus générale: métabolé, à la fois
génération et corruption, mouvement, altération),
mais encore il doit s’agir là d’une contrariété unique
(puisqu’«il y a une contrariété unique dans un genre
un» et que «la substance est un genre un»). Même
unanimité au sein de la tradition chinoise où les prin-
cipes opposés du yin et du yang servent, à eux seuls,
à rendre compte de toutes les transformations: peut-
on même imaginer une pensée du «changement», de
la «transformation», qui se donne un point de départ
autre que cette «contrariété» initiale (comme énan-
tiôsis)?
Mais la différence intervient, entre pensée grecque
et chinoise, lorsque Aristote, reprenant une argumen-
tation du Phédon, est conduit à ajouter aux deux
principes contraires (antikeiména) un troisième terme
qui leur serve de support et puisse les recevoir alterna-
tivement: tel est le substrat-sujet (le «gisant sous»:
hupokeimenon) qui est à «supposer», en plus des
«opposés» qui se substituent l’un à l’autre, comme
principe permanent du changement. Considérons,
suivant l’exemple de la Physique, ces deux termes
contraires que sont la «densité» et la «rareté»: «on
serait bien embarrassé de dire par quelle disposition
naturelle la densité exercerait quelque action sur la
rareté ou celle-ci sur la densité»; il faut donc néces-
sairement que «l’action de toutes les deux se produise
dans un troisième terme», et c’est pourquoi l’on est
conduit à «placer», sous les contraires, «une autre
nature»45. Le même raisonnement est repris de mul-
252 La propension des choses

tiples fois par Aristote, de façon aussi systématique.


Ainsi dans la Métaphysique: «La substance sensible
est sujette au changement. Or si le changement a lieu
à partir des opposés ou des intermédiaires – non pas
certes de tous les opposés (car le son aussi est non
blanc) mais seulement à partir du contraire –, il y a
nécessairement un substrat qui change du contraire au
contraire, puisque ce ne sont pas les contraires eux-
mêmes qui se transforment l’un dans l’autre46.» Et ce
«quelque chose» qui «reste sous» la transformation
(hupomenei), c’est la «matière».
Pourquoi cette nécessité logique d’un troisième
principe conçu comme «substrat» – «sujet»? C’est,
comme il est dit précédemment, que les contraires
«n’ont pas d’action l’un sur l’autre», «ne se transfor-
ment pas l’un dans l’autre» et «se détruisent récipro-
quement»47. En termes logiques, ils s’excluent. Or
toute la tradition chinoise insiste, à l’inverse, sur le
fait que les contraires, en même temps qu’ils s’oppo-
sent, «se contiennent mutuellement»: au sein du yin
il y a du yang de même qu’au sein du yang il y a du
yin; ou encore, tandis que le yang pénètre dans la
densité du yin, celui-ci s’ouvre à la dispersion du
yang48: tous deux procèdent constamment de la
même unité primordiale et suscitent mutuellement
leur actualisation. On peut donc retourner littérale-
ment l’expression d’Aristote: il y a bien une «dispo-
sition naturelle» par laquelle les contraires sont en
interaction l’un avec l’autre, et cette interaction est à
la fois spontanée et continue (continue parce que
spontanée).
«Il n’est pas d’être dont nous voyions que la sub-
stance soit constituée par les contraires», nous dit
encore Aristote. Or, en Chine, toute l’énergie qui
fournit à l’actualisation est bien constituée en même
temps du yin et du yang, et ceux-ci ne sont donc pas
seulement les termes limites du changement, ils for-
ment ensemble tout ce qui existe: il n’y a donc pas
lieu de supposer de «troisième terme» qui serve de
La propension à l’œuvre dans la réalité 253

support à leur relation (le principe recteur lui-même


n’existe pas en plus des contraires mais exprime leur
rapport harmonieux). A eux deux, ils forment un dis-
positif autosuffisant, et la propension qui découle de
leur interdépendance, nous l’avons suffisamment
constaté, oriente seule le processus de la réalité. En
même temps qu’elle ne cesse de se dissocier, l’énergie
est constamment entraînée à s’actualiser, en un fonc-
tionnement compensateur et régulier: il y a constam-
ment matérialisation, mais non pas de «matière»
proprement dite. Tandis que, chez Aristote, l’insuffi-
sance dynamique des contraires va de pair avec son
substantialisme: le réel n’est pas pensé comme dispo-
sitif (i.e. se dynamisant à partir de sa disposition
propre), mais dans un rapport de matière à forme et
à partir de la notion d’essence (d’où les contraires
ne peuvent qu’être «inhérents» à un sujet, en tant
qu’«accidents»). Dès lors aussi, le changement ne
peut plus être interprété en termes de tendance spon-
tanée, comme dans une structure bipolaire, mais
implique d’élaborer un système complexe de la cau-
salité.
Une telle formule, prise dans la Métaphysique,
pourrait sembler culturellement neutre et relever de la
simple évidence: «Tout ce qui change est quelque
chose qui est changé, par quelque chose, en quelque
chose49.» Mais peut-être perçoit-on mieux désormais
combien cette généralité de la définition dissimule d’a
priori théorique? (Je veux dire: combien de partis
pris sont enfouis sous la platitude de cette expression.)
On croirait friser la tautologie, mais passe déjà par là,
à travers cette explicitation minimale de la définition,
tout ce qui a servi ensuite à articuler notre pensée. S’y
trouvent impliqués, en plus des deux contraires (trans-
formés ici en rapport de «forme» à «privation»), la
notion d’un sujet qui serve de matière au changement
et celle d’un agent «par quoi le changement a lieu».
Car à partir du moment où, en l’absence d’une inter-
action des contraires, on fait intervenir un troisième
254 La propension des choses

principe qui serve de support à leur relation, on est


conduit à faire intervenir aussi, du même coup, un
quatrième élément, en tant que «facteur extérieur»,
qui serve de cause efficiente de la transformation.
Voici donc introduite, à la suite du substrat-sujet, la
nécessité d’un «moteur» (to kinôun). La «matière»,
d’une part; la «forme» qui est aussi la «fin», de
l’autre; plus le «moteur»: la théorie des quatre
causes, à partir de là, est complète et semble désor-
mais aller de soi. En d’autres termes, l’épistèmè occi-
dentale est prête*.
Car, même si c’est à la rupture avec l’autorité des
théories d’Aristote que la science occidentale a dû,
surtout à partir de la Renaissance, de se développer, il
n’empêche que l’élaboration des représentations
grecques, dont la pensée aristotélicienne marque un
aboutissement, paraît, par différence avec la Chine,
avoir servi d’articulation de base – et jusque dans la
critique à laquelle elle a pu depuis donner lieu, au
niveau de l’explicitation théorique – à l’entreprise de
connaissance à laquelle s’est voué l’Occident: entre-
prise, somme toute, très particulière (relativement à
ses choix) en dépit de la domination, vis-à-vis des
autres cultures, qu’elle en est venue à exercer par la
suite.
Ce qui devrait nous inciter à relire notre philosophie
du dehors et, plutôt que de dérouler perpétuellement la
même histoire, à remonter en deçà de ses premières
opérations logiques, dans son fondement non conscient.

* Cette notion d’épistèmè est prise ici dans le sens qu’elle a


chez Foucault, mais retournée contre Foucault: puisque la
configuration discursive, constitutive de l’épistèmè, que l’on
décèle à partir du point de vue d’«hétérotopie» d’une autre
culture (comme de Chine vis-à-vis de la culture européenne),
relève d’une durée longue et nous conduit à faire réintervenir
une représentation aussi critiquée par Foucault que celle de
tradition. (Mais les derniers travaux de Foucault concernant
l’histoire de la sexualité ne revenaient-ils pas aussi, d’une
certaine manière, à nous faire reconnaître ce temps long?)
La propension à l’œuvre dans la réalité 255

A rechercher ainsi, en cet amont, le lien qu’entretient


le système de la causalité avec ce «préjugé» de la
substance. Car, dès lors que la «physique» se fait sub-
stantialiste, l’ordre statique est insuffisant à expliquer
l’ordre dynamique, et c’est pourquoi il y faut un
moteur. En sens inverse, la pensée chinoise qui se
dispense d’avoir à penser le sujet est conduite tout
aussi logiquement à faire l’économie d’une causalité
externe. Au sein du dispositif, l’efficience ne vient pas
d’un dehors, elle est totalement immanente. L’ordre
statique est en même temps dynamique, la structure du
réel est d’être en procès.

XII. Reste qu’on serait tenté de renouer la compa-


raison par un autre bout: la dynamique que la phy-
sique occidentale conçoit, elle aussi, comme imma-
nente à la nature ne recoupe-t-elle pas, d’une certaine
façon, la tendance inhérente au processus, le che chi-
nois? «En puissance» – «en acte» (dunamis – éner-
geia): c’est bien en fonction d’une opposition de ce
type que nous avons été conduits à interpréter, à tra-
vers les cadres de notre pensée, la grande alternance
qui rythme la vision chinoise du procès (en traitant
de «latence» et d’«actualisation», cf. p. 231). Ce
rapprochement s’autorise, d’ailleurs, d’une conver-
gence plus générale. On sait que la pensée chinoise se
distingue essentiellement de la pensée grecque par le
fait qu’elle n’a point tendu à penser l’être (l’éternel),
mais le devenir (la transformation). Or, justement, la
notion d’en puissance est le biais par lequel la pensée
grecque a cherché à sortir de l’aporie de l’être à
laquelle l’avaient portée les Éléates (l’être ne peut
venir ni de l’«être» ni du «non-être»), de façon
à rendre pensable, dans cet entre-deux, grâce à ce
non-être relatif, la possibilité même du devenir (ce qui
justifie, du même coup, que nous revenions encore
une fois à Aristote, le penseur de la génésis).
256 La propension des choses

Rapprochement indispensable, donc, puisqu’il paraît


objectivement le plus apte à révéler une communauté
d’enjeu, à faire coïncider les perspectives. Et néan-
moins, une fois de plus, la comparaison ne saurait
tenir dès qu’on la serre de plus près. On pourra même
d’autant mieux comprendre ce qu’est la propension
chinoise dès lors qu’on l’oppose à la dunamis grecque.
Selon cette dernière, l’actualisation ne découle pas
de la «puissance» elle-même, mais de la «forme»
qui sert de fin (télos) à celle-ci: l’«actualité» est
donc ontologiquement supérieure à la «puissance»,
puisqu’elle est assimilable à la forme tandis que
l’autre se rattache à la matière. C’est pourquoi, selon
Aristote, «il peut se faire que ce qui a la puissance ne
passe pas à l’acte50». Au contraire, selon la vision
chinoise, l’actualisation est complètement dépendante
de la potentialité, se voit impliquée en elle, et le che
est inéluctable: les stades du potentiel et de l’actuel
sont corrélatifs, se transforment l’un dans l’autre, sont
à parité.
Ce primat accordé à la cause finale est si général,
dans la pensée grecque, qu’il a influencé jusqu’à la
conception des mouvements naturels. Penseurs grecs
comme penseurs chinois ont été tôt sensibles, en effet,
dans leur explication de la nature, à ce que certains
corps ont une propension à monter tandis que d’autres
en ont une à descendre: c’est que «de telles déter-
minations [haut et bas], nous dit Aristote, critiquant la
notion d’un espace indifférencié chère aux atomistes,
diffèrent non seulement par leur position mais aussi
par leur puissance51». N’aurions-nous pas là, enfin,
dans le cadre de cet espace physique structuré sur un
mode bipolaire – haut et bas – et à propos des phéno-
mènes de pesanteur (conçus comme tendance inéluc-
table), un équivalent possible de la conception chi-
noise du dispositif et de sa propension (puisque, alors,
la «position» se double de la «puissance» et qu’à
thésis correspond dunamis)? Mais, même en ce cas,
si le feu tend naturellement à monter et la pierre à
La propension à l’œuvre dans la réalité 257

tomber (remarquer une différence significative à


cet égard, par rapport à la dimension dispositionnelle
du che; cf. l’exemple chinois le plus commun de
la pierre ronde au sommet d’une pente), c’est, selon
Aristote, que leur «forme» (eidos) les y destine, en
leur conférant un lieu propre: une fois de plus, la ten-
dance n’est pas comprise à partir d’une certaine dis-
position fonctionnelle, mais téléologiquement. Ce qui
nous conduit à préciser, pour finir, deux aspects essen-
tiels par lesquels la conception grecque de la tendance
se distingue de la pensée chinoise: d’une part, elle est
conduite à opposer la tendance naturelle à la spon-
tanéité – alors que la pensée chinoise les confond; de
l’autre, elle est portée à concevoir la tendance sur le
mode de l’aspiration et du désir, ce qui aboutit à une
hiérarchisation ontologique du réel et l’oriente méta-
physiquement. Tandis que la pensée chinoise ignore
les «degrés de l’être» et se dispense aussi d’un Pre-
mier Moteur.
Par différence avec l’engendrement naturel comme
aussi la fabrication humaine, le troisième type d’avè-
nement du réel, selon Aristote, celui qui se produit
tout seul et «par soi-même» (automaton), ne fait
intervenir ni forme ni fin: les propriétés naturelles de
la matière aboutissent alors, sans être coordonnées par
la forme, au résultat obtenu ordinairement par l’entre-
mise de celle-ci; la cause matérielle se produit seule,
sans qu’il y ait de but à remplir. Mais, pour Aristote,
réfutant Démocrite, qu’un concours spontané d’ac-
tions élémentaires puisse simuler ainsi l’organisation
par la forme demeure exceptionnel (tandis que la
finalité se traduit par des effets constants et réguliers)
et ne concerne que des phénomènes très inférieurs
dans l’ordre du réel: l’engendrement d’insectes, de
parasites, des vers du fumier…; ou encore, le chan-
gement de direction de certaines eaux, la corruption et
la pourriture, le développement des ongles et des che-
veux52… Se produit alors sponte sua ce qui serait
normalement produit a natura, il s’agit en ce cas
258 La propension des choses

d’une «privation de nature» (stérèsis phuséôs) de


même que les faits de fortune sont à concevoir comme
une «privation d’art». Dans l’explication causaliste
de la philosophie occidentale, la spontanéité n’est
invoquée qu’à titre résiduel. Au contraire, toute la tra-
dition chinoise, on l’a vu, non seulement conçoit le
naturel sur le mode de la spontanéité, mais encore fait
de celle-ci l’idéal tant du cours du monde que de la
conduite humaine. Il est logique que, dans la vision
occidentale, fondée sur une hiérarchisation ontolo-
gique, la valeur suprême consiste en un affranchisse-
ment par rapport à l’ordre de la causalité matérielle et
culmine dans la liberté. Mais il est aussi logique que,
dans la conception chinoise du dispositif, la valeur
suprême consiste dans la spontanéité de la propen-
sion, quand le dispositif marche tout seul et de lui-
même, et donc régulièrement: tout affranchissement
individuel par rapport à cette automaticité du grand
fonctionnement des choses est à bannir, tout jeu au
sein du dispositif est une irrégularité – et c’est pour-
quoi la pensée chinoise n’a point pensé la liberté.
Mais quelle tension anime dès lors le réel, à nos
yeux, puisque le dynamisme n’y peut naître, comme
dans la vision chinoise, de la seule interaction des
pôles? Cette contrariété initiale dont sont parties l’une
et l’autre tradition, on a vu qu’Aristote l’a convertie
ensuite, pour sa part, en un rapport inégal de «forme»
à «privation»: le troisième principe, la matière-sujet,
tend vers la forme comme vers son bien – de même
que «la femelle à l’égard du mâle» (ou le laid à
l’égard du beau)53. La tendance, au travers du réel,
n’est donc pas conçue, comme en Chine, sur le mode
objectif et inéluctable de la propension, mais sur celui,
subjectif et téléologique, du «désir» et de l’«aspira-
tion» (éphiesthai kai orégesthai). Au sommet de la
hiérarchisation du réel, cette tendance se polarise
en Dieu, conçu comme Premier Moteur: celui-ci,
au terme de tout l’enchaînement causal, «meut
sans être mû», n’agit pas mécaniquement (sinon il
La propension à l’œuvre dans la réalité 259

faudrait remonter encore plus haut dans la causalité),


mais, selon la formule célèbre, par le «désir» (ou
«l’amour») qu’il suscite (kineî hôs érômenon54).
Tout autre être qui n’est toujours qu’en puissance tend
vers l’Être le plus pleinement possible, aspire à son
éternité: par la rotation circulaire, au niveau supérieur
de la sphère des Fixes, et, au bas de l’échelle, par la
simple perpétuation de l’espèce, la transmutation réci-
proque des éléments et l’équilibre des forces phy-
siques. Dieu, ens realissimum, Acte et Forme purs,
sert de pôle unique à tous les mouvements et les trans-
formations du monde, de sorte que le ciel et toute la
nature «sont suspendus à lui»: au contraire, dans le
système bipolaire qui est celui de la pensée chinoise,
mouvements et transformations naturels ne découlent
toujours que d’une logique immanente, ne dérivent
d’aucune énergeia divine, et ne tendent à rien d’autre
qu’au renouvellement continu du procès. La tendance
n’y est jamais orientée autrement que par son implica-
tion initiale ni ne culmine jamais en cette abolition
absolue de toute tendance qui, par élimination de
toute matière comme de toute puissance, définit Dieu.
D’un côté, la tendance a été conçue tragiquement,
comme l’expression d’un manque: motivée par une
insuffisance d’être – soif de rejoindre Dieu; de l’autre,
elle est perçue positivement comme le moteur interne
à la régulation et se justifie pleinement par la seule
logique du fonctionnement.
Le «suprême désirable» est aussi le «suprême
intelligible»: la sagesse grecque qui découle de cette
aspiration à l’Être sera d’imiter Dieu dans sa vie éter-
nelle et parfaite, par l’activité libératrice de la contem-
plation – seule source de béatitude. En Chine, si la
sagesse est aussi d’imiter le Ciel, c’est pour se confor-
mer à son dispositif, se laisser porter avantageusement
par la spontanéité de sa propension et se confondre
avec la raison des choses.
Conclusion III
Conformisme et efficacité

I. Deux modèles d’accomplissement humain nous


sont venus de la Grèce antique et ont contribué à
façonner notre aspiration à l’Idéal. D’abord, celui
d’un engagement héroïque dans l’action – conçu sur
un mode tragique: quand l’individu décide de s’ingé-
rer personnellement dans le cours des choses et
assume résolument cette initiative en dépit de toutes
les forces contraires qu’il rencontre dans le monde,
voire au risque de se laisser broyer et emporter par
celles-ci. Ensuite, celui d’une vocation à la contem-
plation – conçue sur un mode philosophique et reli-
gieux: ayant percé à jour les illusions du sensible,
ayant compris que tout ici-bas est condamné parce
que éphémère, l’âme aspire à des vérités éternelles
et ne conçoit de «souverain Bien», et donc de «bon-
heur», que dans un monde de l’Intelligible, en se
rapprochant de l’absolu divin.
Or, la pensée chinoise antique s’est souciée en
priorité d’éviter l’affrontement, épuisant et stérile, et
conçoit à partir de la logique de fonctionnement par
corrélation, repérée au sein des processus objectifs, le
modèle d’une efficacité qui est aussi la seule à valoir
sur le plan humain. Elle a aussi ignoré le doute à
l’égard du sensible d’où a découlé notre opposition
entre apparence et vérité, et qui a orienté notre acti-
vité philosophique dans le sens d’une construction
abstraite, à finalité descriptive et désintéressée. Il n’y
a pas, pour elle, d’une part, le plan de la connaissance,
de l’autre, celui de l’action: sage est celui qui, accé-
Conclusion III 261

dant à l’intuition du dynamisme impliqué dans le


cours des choses (et mis en valeur en tant que Tao),
se garde d’aller à son encontre et tend au contraire à le
laisser œuvrer – en toute situation – le plus complète-
ment possible.

II. A preuve ce que nous avons appris du mot che.


Parce qu’il n’est point marqué par la dissociation
opposant pratique et théorie, il ne se détache jamais
de son sens stratégique initial et sert toujours à conce-
voir selon l’optique d’un mode d’emploi les processus
dont il vise à rendre compte. Parce que les principes
du dynamisme, au travers du réel, sont au fond tou-
jours les mêmes, il peut servir aussi bien à l’analyse
de la nature qu’à celle de l’Histoire, aussi bien dans
le domaine de la gestion politique que dans celui de
la création artistique. Car la réalité se présente tou-
jours comme une situation particulière, découlant
d’une disposition propre et portée à exercer un certain
effet: il revient non seulement au stratège, mais
aussi à l’homme politique, au peintre, à l’écrivain, de
«prendre appui sur le che a» (on retrouve la même
formule d’un domaine à l’autre) de façon à exploiter
celui-ci selon sa potentialité maximale.
Si, donc, la pensée chinoise n’est point encline à la
spéculation, elle est en revanche encline – et très tôt –
à la systématisation. Dans la mesure où elle tend à
exclure le plus possible toute forme d’intervention
extérieure (comme mode suprême de la causalité qui,
à ce stade, nous échappe: aussi bien «Dieu» comme
Premier Moteur de la nature que le «destin» dans la
guerre ou l’«inspiration» en poésie), elle est conduite
chaque fois à concevoir la réalité comme un système
clos évoluant en fonction du seul principe d’inter-
action et renvoyant donc nécessairement à une dualité
de pôles. Ces deux instances constitutives de tout dis-
positif, à la fois s’opposant entre elles et fonctionnant
262 La propension des choses

corrélativement l’une par rapport à l’autre, nous les


retrouvons à tous les niveaux de la réalité: du rapport
entre yin et yang (ou Terre/Ciel) dans l’ordre de
la nature au rapport entre souverain et sujet (ou
homme/femme) dans l’ordre de la société; ou encore,
du rapport entre haut et bas (ou dense/léger, lent/
rapide…) dans l’art de l’écriture au rapport entre
émotion et paysage (ou vide/plein, ton «plat»/ton
«oblique»…) dans la composition poétique… Du
système bipolaire en place découle la variation par
alternance, comme tendance à l’engendrement impli-
quée par le dispositif, et c’est elle qui permet à «du
réel», quel qu’il soit, de continuer d’advenir. On la
trouve aussi bien inscrite dans le relief que rythmant
le temps: nous la contemplons dans l’enchaînement
des montagnes et des vallées au sein du paysage, nous
la suivons dans le déroulement des périodes d’essor et
de déclin au cours de l’Histoire. Oscillant d’un pôle à
l’autre, tout se transforme et se renouvelle: c’est sur
quoi prend exemple le stratège, passant sans cesse
d’une tactique à son contraire de façon aussi souple
que le corps d’un «dragon-serpent» – cela afin de
maintenir toujours fraîche sa puissance d’attaque; sur
quoi prend exemple le poète, faisant «onduler» le
texte poétique comme les «plis d’une tenture» – cela
pour garder continuellement vive l’expression de son
émotion.
Il s’agit là d’une conception absolument générale
puisqu’elle vaut autant pour le grand procès du monde
que pour les activités humaines, concerne aussi bien
l’ordre de la phusis que celui de la téchnè: celui qui,
peintre ou poète, «crée du che» ne fait qu’exploiter à
son compte, et par un truchement particulier, la
logique qui préside à toute existence – et qu’il lui
revient justement de révéler. Mais en même temps
qu’il est commun, ce modèle permet une appréhen-
sion toujours particulière et nuancée. Puisque c’est la
situation qui, au départ, est en cause et que dans
chaque cas, à chaque instant, celle-ci est différente et
Conclusion III 263

ne cesse d’évoluer, la propension qui régit le réel et le


fait advenir est nécessairement singulière et ne se
répète jamais. «Du réel» n’est jamais figé, il échappe
au stéréotype, et c’est même ce qui le préserve
comme réalité. Seule exception à cet égard, celle du
che tel qu’ont souhaité le figer les autoritaristes
légistes, soucieux de bloquer le dispositif du pouvoir
et de stopper tout risque d’évolution. Mais l’art et la
nature, quant à eux, ne cessent de renouveler leur dis-
positif, et c’est pourquoi ils possèdent l’un et l’autre
une dimension d’insondable ou de «merveilleux b»
qui excède toute explication rationnelle – à la fois
généralisante et simplificatrice. C’est pourquoi aussi
on ne peut traiter du che de façon abstraite. La pensée
chinoise, en même temps qu’elle est profondément
unitaire, se signale à nous par son sens intime du
concret.

III. Concevant tout réel comme un dispositif, les


Chinois ne sont point conduits à remonter la série,
nécessairement infinie, des causes possibles; sen-
sibles au caractère inéluctable de la propension, ils
ne sont pas portés, non plus, à spéculer sur des fins,
seulement probables. Ne les intéressent ni les récits
cosmogoniques ni les suppositions téléologiques. Ni
de raconter le début ni de rêver un dénouement. Il
n’existe, depuis toujours et pour toujours, que des
interactions à l’œuvre, et le réel n’est jamais autre que
leur incessant procès. Ce n’est donc point le problème
de l’«être» que les Chinois se posent, selon sa
conception grecque, opposé à la fois au devenir et au
sensible, mais celui de la capacité de fonctionnement:
d’où procède l’efficacité que l’on constate partout à
l’œuvre au sein du réel et comment peut-on le mieux
en profiter?
A partir du moment où l’on conçoit par principe,
comme le font les Chinois, que toute opposition joue
264 La propension des choses

corrélativement, toute vision antagoniste se dissout, il


n’y a plus de drame possible de la réalité. On se sou-
vient que, même dans le cas du dispositif stratégique,
celui où pourtant, face à l’ennemi, l’aspect de conflit
est le plus marqué, les penseurs chinois conseillaient
d’évoluer toujours en s’adaptant complètement aux
mouvements de l’adversaire, au lieu d’attaquer celui-
ci brutalement: de façon à pouvoir toujours profiter
du dynamisme de ce «partenaire», tant qu’il en a,
pour se laisser renouveler par lui – donc aux dépens
de l’autre et sans qu’il en coûte rien à soi-même –
et maintenir ainsi, aussi complète qu’au départ, sa
propre énergie. Alors que toute attaque menée de
front cause une dépense et, en outre, devient risquée,
il suffit simplement de répondre et de réagir toujours à
l’incitation de l’autre, telle l’eau épousant sans arrêt
les variations du relief, pour voir conserver son dyna-
misme et demeurer en sécurité (et c’est ce toujours
qui est essentiel, puisque toute cassure dans le proces-
sus de corrélation, en nous rendant indépendant de
l’autre, nous rétablirait du même coup à nos propres
frais et dans une posture où l’adversaire, nous retrou-
vant face à face et délié de lui, a de nouveau prise sur
nous et peut l’emporter.)
La «raison pratique», en Chine, est donc d’épouser
la propension à l’œuvre afin de se laisser porter par
elle et de la faire agir pour soi. Il n’y a pas d’alterna-
tive au départ entre le Bien et le Mal (l’un et l’autre
ayant un statut ontologique), mais seulement entre
le fait d’«aller dans le sens» de la propension, et
donc d’en tirer un bénéfice heureux, ou, au contraire,
d’«aller à son encontre» et de se ruiner. Car ce
qui vaut pour le stratège vaut aussi pour le Sage. Il
n’abstrait pas d’une codification momentanée du
réel une norme qui puisse être posée comme but pour
la volonté (comme commandements et règles de
conduite), mais «se conforme c» à l’initiative du
cours continu des choses (le «Ciel» comme Fonds
inépuisable du Procès) pour se brancher sur son effi-
Conclusion III 265

cience; d’un point de vue subjectif, il ne vise point à


affirmer sa liberté mais suit l’inclination au bien qui
existe embryonnairement en toute conscience (comme
sens de la solidarité des existences: le ren confucéen)
pour s’élever à une parfaite moralité. Bien loin de pré-
tendre reconstruire le monde à partir d’un ordre quel-
conque, de chercher à y imprimer son propre dessein
en forçant le cours des choses, il ne fait que corres-
pondre et réagir à l’incitation du réel en lui: de façon
non point partielle et ponctuelle, parce que intéressée,
mais globale et continue, et donc nécessairement posi-
tive; et c’est pourquoi son pouvoir de transformation
sur le réel ne connaît pas d’entraves ou de limites. Il
n’«agit» pas, ne fait rien de lui-même (à partir de lui-
même), et son efficacité est à la mesure de cette non-
ingérence: car, de sa corrélation avec le réel embrassé
dans sa totalité résulte un pouvoir d’influence qui peut
être à la fois invisible, infini et parfaitement spontané.
Par rapport à l’action ou à la causalité, qui sont
transitives, il n’y a d’efficacité qu’intransitive, et le
«Ciel» – qui s’érige en Transcendance par rapport à
l’horizon humain – n’est lui-même que la totalisation
– ou l’absolutisation – d’une telle immanence.
Comment s’étonner dès lors de ce que la pensée
chinoise soit si profondément conformiste? Je veux
dire: de ce qu’elle ne cherche pas à prendre ses
distances vis-à-vis du «monde», ne mette pas en
question le réel, ne s’étonne même pas à son propos.
Elle n’a besoin d’aucun mythe – et nous savons, pour
notre part, que les plus fous sont les plus forts – pour
sauver la réalité de l’absurde et lui conférer un sens.
Au lieu d’inventer des mythes qui tentent d’expliquer,
par une échappée fabuleuse, l’énigme du monde, elle
a mis au point des rites qui ont pour mission d’incar-
ner et d’exprimer par signes, au niveau de la conduite,
le fonctionnement inhérent à sa disposition. Le réel
ne nous provoque pas en tant qu’interrogation mais
s’offre dès l’abord comme un processus fiable. Il
n’est pas à déchiffrer comme mystère mais à élucider
266 La propension des choses

dans sa marche: aussi le «sens» n’est-il pas à proje-


ter sur le monde pour combler l’attente d’un moi-
sujet, mais découle-t-il tout entier – et sans exiger un
acte de Foi – de la propension des choses.
De la tension monopolisante de l’Idéal sont issus
le Saint ou le génie – Prométhée «voleur de feu»,
martyr comblé. Entre l’angoisse de la déréliction et
l’enthousiasme de la Rencontre, du désespoir de son
néant à la jubilation d’un «dieu en soi» s’ouvre une
quête fébrile et passionnée. Au contraire, de la bipola-
rité du système découlent la centralité et l’équilibre –
d’où naît la sérénité; comme de l’alternance, qui
assure la constance du fonctionnement, sourd le
rythme vital. Toute ouverture vers un Dehors, au lieu
d’entraîner à un épanchement sans fin, au lieu de
conduire au vertige de l’extase, est aussitôt compen-
sée par une clôture en retour – qui forme processus et
fait respirer. Il n’y a pas à se forger une morale qui
tende au dépassement. Il n’y a pas, entre joie et trem-
blement, à s’inventer un salut. Il suffit de s’accorder à
la transformation – elle qui est toujours aussi régula-
tion et contribue à l’harmonie.
Notes et références

1. Le potentiel naît de la disposition (en stratégie)

Le principal texte de stratégie de la Chine antique est le Sunzi,


daté ordinairement du IVe siècle avant notre ère, et c’est lui qui sert
de base à ce chapitre. Ont été aussi utilisés, à titre complémen-
taire, le Sun Bin bingfa, également du IVe siècle, dont le texte a été
partiellement retrouvé dans une tombe du Shandong, en 1972,
ainsi que le chapitre XV du Huainanzi, compilation plus tardive
puisque datant du début des Han (fin du IIe siècle avant notre ère),
mais ayant conservé, voire développé, cette conception du che
(transcrit ci-dessous en pinyin: shi).
Le texte du Sunzi utilisé est le Sunzi shijia zhu, Zhuzi jicheng
(Shanghai shudian; rééd., 1986), vol. VI; le Huainanzi est cité
dans la même édition, Zhuzi jicheng, vol. VII; le Sun Bin est cité
dans l’édition de Deng Zezong, Sun Bin bingfa zhuyi, Pékin, Jie-
fangjun chubanshe, 1986.
1. Sunzi, chap. IV, «Xing pian», p. 59-60.
2. Ibid., p. 58-59.
3. Ibid., p. 60-61.
4. Sunzi, chap. III, «Mou gong», p. 35, et Huainanzi, chap. XV,
«Bing lüe xun», p. 257.
5. Pour une étude systématique des divers emplois de shi «as a
special military term», se reporter à Roger T. Ames, The Art of
Rulership. A Study in Ancient Chinese Political Thought, Univer-
sity of Hawaii Press, Honolulu, 1983, p. 66 sq.; cf. aussi D. C. Lau,
«Some Notes on the Sun Tzu», BSOAS, vol. XXVIII (1965),
Part. 2, notamment p. 332 sq.
6. Sun Bin bingfa, chap. «Cuanzu», p. 26.
7. Sunzi, chap. IV, p. 64.
268 Notes du chapitre 1

8. Ibid., chap. V., «Shi pian», p. 71.


9. Ibid., chap. X, «Di xing pian».
10. Huainanzi, chap. XV, p. 259-260.
11. Sun Bin bingfa, chap. «Wei wang wen», p. 13.
12. Huainanzi, chap. XV, p. 261.
13. Sunzi, chap. XI, «Jiu di pian».
14. Ibid., chap. V., p. 72.
15. Sun Bin bingfa, chap. «Shi bei», p. 38; autre image caracté-
ristique (chap. «Bing qing», p. 41): la flèche renvoie à la troupe,
l’arbalète au général, la main qui tire au souverain.
16. Sunzi, chap. V, p. 80. Comme l’a bien noté D. C. Lau («Some
Notes…», art. cité, p. 333), la même image du dénivelé intervient
à propos du xing et du shi, à la fin des chapitres IV et V; il semble
néanmoins que l’aspect d’effet résultant de la manipulation (les
pierres qu’on fait rouler de même que, plus haut, les galets char-
riés par le cours d’eau) soit plus marqué, même chez Sunzi, à pro-
pos du shi que du xing.
17. Sunzi, chap. V, p. 79.
18. Ibid., commentaire de Li Quan et de Wang Xi.
19. Huainanzi, chap. XV, p. 262.
20. Ibid: suoyi jue sheng zhe, qian shi ye (qian pour quan,
cf. Roger T. Ames, The Art of Rulership, op. cit., p. 223, note 23).
21. Ibid., p. 263. Influencé par la spéculation cosmologique qui
devient prépondérante sous les Han, ce chapitre du Huainanzi
n’est pas toujours aussi catégorique dans sa négation des facteurs
«surnaturels», fondés sur l’interrelation du Ciel, de l’Homme et
des Cinq Éléments, que dans l’exemple donné ici. En retrait alors
par rapport aux conceptions, très claires sur ce point, des traités
stratégiques de l’Antiquité (cf. Sunzi, chap. XI, «Jiu di», et XIII,
«Yong jian»).
22. Sunzi, chap. I, «Ji pian», p. 12. Cet «extérieur» (qi wai) a
été compris de deux façons par les commentateurs: soit comme
ce qui est extérieur aux «règles constantes» (chang fa, interpréta-
tion de Cao Cao), soit comme l’extérieur que constitue le champ
de bataille par rapport à l’intérieur du temple où se décide la stra-
tégie (Mei Yaochen); mais les deux interprétations se rejoignent.
23. Principe du xing ren er wo wu xing, Sunzi, chap. VI, «Xu shi
pian», p. 93.
24. Huainanzi, chap. XV, p. 253.
25. Sunzi, chap. VI, p. 101-102.
26. Ibid. On trouve aussi dans le Sun Bin (chap. «Jian wei
Notes du chapitre 2

wang», p. 8) la formule fu bing zhe, fei shi heng shi ye qui peut
être comprise dans ce sens (cf. l’édition de Fu Zhenlun, Bashu
shushe, Chengdu, 1986, p. 7).
27. Ainsi, au début du chapitre XV, «Yi bing», de Xunzi ou
dans le chapitre de sommaire, «Yao lüe», du Huainanzi, p. 371-
372. Le chapitre bibliographique du Hanshu («Yiwenzhi»)
désigne une des quatre catégories d’ouvrages relatifs à la stratégie
comme celle des spécialistes du shi (bing xing shi); pour une
appréciation du contenu de cette rubrique d’après les ouvrages
subsistants, se reporter à Robin D. S. Yates, «New Light on Ancient
Chinese Military Texts: Notes on their Nature and Evolution, and
the Development of Military Specialization in Warring States
China», T’oung Pao, LXXIV (1988), p. 211-248.
28. Lun chijiuzhan (De la guerre prolongée), § 87, in Mao
Zedong xuanji, vol. II, p. 484.
29. Façon de rendre la notion de «linghuoxing» que la traduc-
tion habituelle de «souplesse» (cf. Mao Zedong, Œuvres choi-
sies, vol. II, p. 182) ne rend pas suffisamment.
30. Le Modèle occidental de la guerre (The Western Way of
War), Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 283.
31. Karl von Clausewitz, De la Révolution à la Restauration,
Écrits et lettres, choix de textes traduits et présentés par Marie-
Louise Steinhauser, Paris, Gallimard, 1976, p. 33. Ce rapport de
moyen à fin fait en particulier l’objet du chapitre II du premier
livre de De la guerre, qui est capital; sur l’importance de cette
conception chez Clausewitz, se reporter à Michael Howard, Clau-
sewitz, Oxford University Press, «Past Masters», 1983, chap. III,
ainsi qu’aux études de Raymond Aron, Penser la guerre, Paris,
Gallimard, 1977, et Sur Clausewitz, Paris, Complexe, 1987.

2. La position est le facteur déterminant (en politique)

Les principaux textes utilisés dans ce chapitre sont celui de Shen


Dao, du IVe siècle avant notre ère (chap. I), le Guanzi, ouvrage
composite daté généralement du IIIe siècle avant notre ère (surtout
chap. 67) et le Hanfeizi (-280?-234), le plus profond et le plus
développé des ouvrages de la tradition légiste. Ont servi, à titre
complémentaire, le Shangjunshu (Livre du Seigneur Shang) de
270 Notes du chapitre 2

Shang Yang, IVe siècle avant notre ère (chap. 24), et le Lüshi chun-
qiu (chap. «Shen shi»).
L’édition de référence est le Zhuzi jicheng, vol. V et VI. Pour le
Hanfeizi et le Lüshi chunqiu est indiquée de plus, entre paren-
thèses, la référence à l’édition de Chen Qiyou, Hanfeizi jishi,
Shanghai renmin chubanshe, 1974, 2 vol., et Lüshi chunqiu xiao-
shi, Xuelin chubanshe, 1984, 2 vol.
1. Zhuangzi, chap. 33, «Tian xia», paragraphe consacré à Shen
Dao. Passage difficile en même temps que fascinant, et dont la tra-
duction est plutôt une interprétation; cf. ce qu’en disait déjà
Arthur Waley dans Three Ways of Thought in Ancient China (trad.
fr. par G. Deniker, Trois Courants de la pensée chinoise antique,
Paris, Payot, 1949, p. 190).
2. Sur le problème du rapport à établir entre le Shen Dao
«taoïste» qui nous est présenté dans le Zhuangzi et le Shen
Dao légiste que nous connaissons par ailleurs (cf. le Hanshu), se
reporter à P. M. Thompson, The Shen Tzu Fragments, Oxford
University Press, 1979, p. 3 sq., et aussi Léon Vandermeersch, La
Formation du légisme, École française d’Extrême-Orient, 1965,
p. 49 sq.; pour une étude des principales références du terme che
(shi) dans ce cadre politique, se reporter à Roger T. Ames, The Art
of Rulership, op. cit., p. 72 sq.
3. Shen Dao, chap. 1, «Weide», vol. V, p. 1-2; cf. P. M. Thomp-
son, op. cit., p. 232 sq.
4. Shangjunshu, chap. 24, «Jin shi», p. 39.
5. Hanfeizi, chap. 40, «Nan shi», p. 297 (p. 886).
6. Même comparaison dans Hanfeizi, chap. 34, p. 234 (p. 717).
7. Chen Qiyou (p. 894, note 27) considère que ce deuxième
développement n’est pas de Han Fei, mais ses arguments ne me
paraissent pas déterminants. De toute façon, cette argumentation
est trop bien développée pour ne pas mériter par elle-même le plus
grand intérêt.
8. Voir, par exemple, Guanzi, chap. 31, «Jun chen», p. 177.
9. Ibid., chap. 78, «Kui duo», p. 385.
10. Ibid., chap. 16, «Fa fa», p. 91.
11. Ibid., chap. 67, «Ming fa jie», p. 343.
12. Hanfeizi, chap. 14, p. 68 (p. 245).
13. Guanzi, chap. 64, «Xing shi jie», p. 325.
14. Ibid., chap. 31, «Jun chen», p. 178, et Hanfeizi, chap. 48,
3e canon, p. 332. (p. 1006); cf. aussi chap. 34 et 38.
15. Lüshi chunqiu, chap. «Shen shi», vol. VI, p. 213 (p. 1108).
Notes du chapitre 2 271

16. Hanfeizi, chap. 38, p. 288 (p. 864).


17. Voir, sur ce sujet, Léon Vandermeersch, La Formation du
légisme, op. cit., p. 225 sq.
18. Hanfeizi, chap. 48, 4e canon, p. 334 (p. 1017).
19. Ibid., chap. 14, p. 71 (p. 247).
20. Huainanzi, chap. IX, p. 133, 145.
21. Hanfeizi, chap. 48, 2e canon, p. 331 (p. 1001).
22. Ibid., chap. 28, p. 155 (p. 508).
23. Ibid., chap. 38, p. 284 (p. 849).
24. Ibid., chap. 48, 1er canon, p. 330 (p. 997).
25. Ibid., chap. 28, p. 155 (p. 508).
26. Ibid., chap. 48, p. 330 (p. 997).
27. Selon que l’on comprend de l’une ou l’autre façon, égale-
ment possibles, l’expression tian ze bu fei (cf. Chen Qiyou, p. 999,
note 10).
28. Selon qu’on lit kun ou yin; cf., sur ce point, Chen Qiyou,
p. 999, note 11, et Léon Vandermeersch, op. cit., p. 246.
29. Sur ce caractère naturel de la manipulation, voir Jean Lévi,
«Théories de la manipulation en Chine ancienne», Le Genre
humain, no 6, p. 9 sq., et «Solidarité de l’ordre de la nature et de
l’ordre de la société: “loi” naturelle et “loi” sociale dans la pensée
légiste de la Chine ancienne», Extrême-Orient – Extrême-Occident,
PUV, Paris VIII, no 5, p. 23 sq.
30. Sur cette inspiration taoïste de la pensée légiste, voir les
excellents développements de Léon Vandermeersch, op. cit.,
p. 257 sq.
31. Hanfeizi, chap. 34, p. 231 (p. 711), et p. 234 (p. 717).
32. Ibid., chap. 49, p. 342-343 (p. 1051).
33. Ibid., chap. 14, p. 74 (p. 249).
34. Ibid., chap. 38, p. 285 (p. 853).
35. Ibid., chap. 48, 5e canon, p. 335 (p. 1026), et aussi chap. 8,
p. 29 (p. 121).
36. Le Prince, chap. XVIII.
37. Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard,
1975, «Le panoptisme», p. 197 sq.
38. Ibid., p. 201 sq.
272 Notes de la Conclusion I

Conclusion I. Une logique de la manipulation

Les textes utilisés dans ce chapitre sont ceux de Mencius,


seconde moitié du IVe siècle avant notre ère (surtout VII, A, 8 et
VI, A, 2), et de Xunzi, vers – 298-235 (surtout chap. IX, XI, XV et
XVI), ainsi que la compilation du début de l’Empire, le Huainanzi
(chap. IX et XV).
Les références au Mencius sont données d’après Legge, The
Chinese Classics, vol. II; celles faites au Xunzi et au Huainanzi,
d’après le Zhuzi jicheng, vol. II et VII.
1. Cf., par exemple, Mencius, III, B, 5, p. 271; cf., sur ce sujet,
notre étude «Fonder la morale, ou comment légitimer la transcen-
dance de la moralité sans le support du dogme ou de la foi»,
Extrême-Orient – Extrême-Occident, PUV, Paris VIII, no 6, p. 62.
2. Mencius, VII, A, 8, p. 452.
3. Ibid., VI, A, 2, p. 396. Pour un emploi inverse, et commun, de
shi pour évoquer le cours naturel de l’eau, voir par exemple le
Guanzi, chap. 31, p. 174. Mencius, d’autre part, connaît bien l’em-
ploi ordinaire du terme shi, comme l’atteste le proverbe du pays
de Qi qu’il cite en II, A, 1, p. 183: «On a beau avoir sagesse et
discernement, mieux vaut prendre appui sur le shi.»
4. Xunzi, chap. XV, «Yi bing», p. 177 sq.
5. Sur cette prise en compte relative du shi chez Xunzi, cf.
l’étude précise de Roger T. Ames, The Art of Rulership, op. cit.,
p. 85.
6. Xunzi, chap. XI, «Wangba», p. 131 sq.
7. Ibid., chap. IX, «Wangzhi», p. 96.
8. Ibid., chap. XI, «Wangba», p. 131 sq.
9. Ibid., chap. XVI, «Qiangguo», p. 197.
10. Ibid., p. 194-195.
11. Ibid., chap. XI, «Wangba», p. 140.
12. Ibid., chap. XV, «Yibing», p. 177 sq.
13. Huainanzi, chap. XV, «Binglüexun», p. 251-253.
14. Ibid., p. 259, 261, 262-263.
15. Ibid., chap. IX, «Zhushuxun», p. 142-144.
16. Ibid., p. 137 et 141-142.
17. Ibid., p. 136.
18. Voir, par exemple, le bel article de Tzvetan Todorov, «Élo-
quence, morale et vérité», Les Manipulations, op. cit., p. 26 sq.
Notes du chapitre 3 273

19. Shuihuzhuan (Au bord de l’eau), chap. LI; cf. trad. fr. par
Jacques Dars, Au bord de l’eau, Paris, Gallimard, «Bibliothèque
de la Pléiade», vol. II, p. 111-118. On retrouve le même type de
manipulation dans d’autres scènes du roman: pour attirer Xu Ning
au repaire (cf. «Pléiade», vol. II, chap. LVI, p. 222-232); pour for-
cer Lu Yunyi à se joindre à la bande (Ibid., p. 333 sq.); ou encore,
pour contraindre le mire An Daoquan à venir soigner Song Jiang
(Ibid., p. 442 sq.).
20. Commentaire de Jin Shengtan, Shuihuzhuan huipingben,
Pékin, Beijing daxue chubanshe, 1987, II, p. 944.

3. L’élan de la forme, l’effet du genre

Les textes d’esthétique de la calligraphie cités dans ce chapitre


renvoient au Lidai shufa lunwenxuan, Shanghai, Shuhua chu-
banshe, 1980 (abrév. Lidai); ceux d’esthétique picturale au Zhong-
guo hualun leibian (éd. Yu Jianhua), Hong Kong, 1973 (abrév.
Leibian); enfin, dans le domaine de la «théorie» littéraire, le
Wenxin diaolong est cité d’après l’édition de Fan Wenlan, Hong
Kong, Shangwu yinshuguan.
1. Kang Youwei, Lidai, p. 845.
2. Force-form, comme l’exprime justement John Hay: «It is the
form of becoming, process and, by extension, movement» («The
Human Body as a Microcosmic Source of Macrocosmic Values in
Calligraphy», in Susan Bush et Christian Murck (éd.), Theories
of the Arts in China, Princeton University Press, 1983, p. 102,
note 77).
3. Cai Yong, «Jiu shi», Lidai, p. 6.
4. Wang Xizhi, «Bishilun shi er zhang», Lidai, p. 31.
5. Wei Heng, «Si ti shu shi», Lidai, p. 13.
6. Ibid., p. 15.
7. D’où l’importance des couples de termes, à la fois contrastés
et corrélés, qui organisent la réflexion esthétique traditionnelle en
Chine; cf., par exemple, dans le Wenxin diaolong: bi (rapproche-
ment analogique) / xing (motif évocateur), feng («vent») / gu
(«ossature»), qing (émotion) / cai (ornementation), yin (richesse
enfouie du sens) / xiu (splendeur visible), etc.
8. Yang Xin, Lidai, p. 47.
274 Notes du chapitre 3

9. Jugement célèbre de Taizong des Tang cité dans W. Acker,


Some T’ang and pre-T’ang Texts on Chinese Painting, Leyde,
1954, I, p.XXXV.
10. Wei Heng, Lidai, p. 12.
11. Ibid., p. 14.
12. Zhang Huaiguan, «Liu ti shu lun», Lidai, p. 212.
13. Jiang Kui, Xushupu, Lidai, p. 394.
14. Zhang Huaiguan, «Lun yong bi shi fa», Lidai, p. 216.
15. Cai Yong, «Jiu shi», Lidai, p. 6.
16. Zhang Huaiguan, «Lun yong bi shi lun», Lidai, p. 216.
17. Cf. le «Lunhua» de Gu Kaizhi cité dans le Lidai minghuaji
(cf. W. Acker, op. cit., II, p. 58 sq.). Au sens de «disposition»:
zhi chen bu shi; au sens d’«élan»: you ben teng da shi (noter
aussi l’expression intéressante de qing shi). Sans doute est-ce
le sens de «disposition» que l’on retrouve aussi au début du
«Xuhua» de Wang Wei, qiu rong shi er yi.
18. Gu Kaizhi, «Hua yuntai shan ji», Leibian, p. 581-582.
Pour l’étude de ce texte capital en vue de la compréhension de
la naissance de la peinture de paysage en Chine, se reporter à l’ex-
cellente étude de Hubert Delahaye, Les Premières Peintures de
paysage en Chine. Aspects religieux, École française d’Extrême-
Orient, 1981 (cf., pour les quatre occurrences du terme shi dans
ce texte, p. 16, 18, 28 et 33).
19. Ibid. Cette notion de «danger» comme caractérisation
d’une tension limite et d’un maximum de potentiel rappelle le
Sunzi, chap. V, «shi gu shan zhan zhe, qi shi xian», qu’il faudrait
traduire, je crois: «le bon stratège exploite le potentiel né de la
situation jusqu’à son point limite». Le terme shi lui-même est
bien rendu dans Susan Bush et Hsio-yen Shih, Early Chinese
Texts on Painting, Harvard University Press, 1985, p. 21: «The
term shih (dynamic configuration) is used here to describe such a
“momentum” or “effect”.»
20. Zhang Yanyuan, Leibian, p. 603.
21. Huang Gongwang, Leibian, p. 697.
22. Da Chongguang, Leibian, p. 802.
23. Ibid., p. 801.
24. Tang Zhiqi, Leibian, p. 738 et 744.
25. Wang Zhideng, Leibian, p. 719.
26. Gu Kaizhi, Leibian, p. 582 (Delahaye, op. cit., p. 28); Li
Cheng, Leibian, p. 616.
27. Jing Hao, Leibian, p. 605-608 (cf. trad. fr. dans Nicole
Notes du chapitre 3 275

Vandier-Nicolas, Esthétique et Peinture de paysage en Chine,


Paris, Klincksieck, 1982, p. 71 sq.).
28. Mo Shilong, Leibian, p. 713; Tang Zhiqi, Leibian, p. 744.
29. Le traité de Fang Xun, «Shanjingju lun hua shanshui» (Lei-
bian, p. 912), est particulièrement intéressant à cet égard et donne
une riche illustration du terme shi en peinture.
30. Fang Xun, Leibian, p. 913.
31. Shitao, § 12; cf. Shitao hua yulu, Pékin, Renmin meishu
chubanshe, 1962, p. 53, et trad. fr. de P. Ryckmans, Les Propos sur
la peinture du moine Citrouille-amère, Institut belge des hautes
études chinoises, 1970, p. 85.
32. Li Rihua, Leibian, p. 134.
33. Shitao, § 17; cf. yulu, p. 62, et Ryckmans, op. cit., p. 115.
34. Cf. cette expression intéressante dans Han Zhuo (Leibian,
p. 674): «xian kan fengshi qiyun», alors qu’il est clair (cf. p. 672)
que Han Zhuo accorde bien, conformément à toute cette tradition,
une valeur suprême au qiyun; sur cette affinité du vent et du shi
dans l’évocation du paysage chez Han Zhuo, cf. Leibian, p. 668-
669.
35. Gong Xian, Leibian, p. 784.
36. Fang Xun, Leibian, p. 914.
37. Yu Shinan, Lidai, p. 112.
38. Wenxin diaolong, «Ding shi pian», p. 529 sq. Sur le rapport
que peut entretenir cette conception littéraire du shi avec celle que
l’on retrouve dans la théorie picturale ou calligraphique, voir les
brèves indications de Tu Guangshe, «Wenxin diaolong de ding-
shilun» («La théorie de la détermination du shi dans le Wenxin
diaolong»), in Wenxin shi lun, Shenyang, Chunfeng wenyi chu-
banshe, 1986, p. 62 sq., mais l’analyse reste par trop insuffisante.
39. Sur l’influence du Sunzi sur ce chapitre, se reporter à l’im-
portante étude de Zhan Ying, «Wenxin diaolong de dingshilun»
reprise dans Wenxin diaolong de fengge xue, Pékin, Renmin
wenxue chubanshe, 1982, p. 62, qui a contribué à renouveler la
compréhension de ce chapitre; cf. le commentaire erroné de Fan
Wenlan interprétant le «rond» et le «carré» en rapport avec le
Ciel et la Terre, p. 534, note 3.
40. Comme interprétation typique de cette démarche, voir par
exemple Kou Xiaoxin, «Shi ti shi» («Interprétation de ti et shi»),
in Wenxin diaolong xuekan, no 1, Jinan, Qilu shushe, 1983, p. 271 sq.
41. Pierre Guiraud, «Les tendances de la stylistique contempo-
raine», in Style et Littérature, La Haye, Van Goor Zonen, 1962,
276 Notes du chapitre 4

p. 12; Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Éd. du


Seuil, 1953, p. 19.
42. Cf. chap. «Fuhui», p. 652, et chap. «Xuzhi», p. 727.
43. Yingzao fashi, chap. IV.

4. Lignes de vie au travers du paysage

Les principaux textes cités dans ce chapitre le sont du Zhongguo


hualun leibian, déjà mentionné (abrév.: Leibian).
1. Heidegger, «Comment se détermine la phusis?», Questions
II, Paris, Gallimard, 1968, p. 181-182.
2. Ibid., p. 183.
3. Conception la plus commune, et banale, de la tradition chi-
noise. Les expressions citées sont empruntées au début du Livre
des funérailles (Zangshu) attribué à Guo Pu.
4. Sur cette tradition de la géomancie, encore vivante aujour-
d’hui en Chine, se reporter aux études classiques de Ernest J.
Eitel, «Feng-shoui ou Principes de science naturelle en Chine»,
Annales du musée Guimet, Ernest Leroux, t. I (1880), p. 205 sq.;
de J. J. M. de Groot, The Religious System of China, vol. III,
chap. 12, p. 935 sq.; et de Stephan D. R. Feuchtwang, An Anthro-
pological Analysis of Chinese Geomancy, Ventiane, Éd. Vithagnia,
notamment p. 111 sq.
5. Le terme de shi a déjà ce sens topographique particulier à
la fin de l’Antiquité, dans le Guanzi par exemple, cf. chap. 76,
p. 371, et chap. 78, p. 384. On trouve cet emploi précisé dans le
chapitre bibliographique du Hanshu («Yiwenzhi»), à la rubrique
consacrée aux «configurationnistes» (xing fa liu jia).
6. Guo Pu, Zangshu; idem pour les citations qui suivent.
7. Ce point a été bien mis en valeur dans l’importante étude de
Yonezawa Yoshio, Chugokû kaigashi kenkyû, Tokyo, Heibonsha,
p. 76 sq.
8. Jing Hao, Leibian, p. 607; cf. Susan Bush et Hsio-yen Shih,
Early Chinese Texts…, op. cit., p. 164: «The different appearances
of mountains and streams are produced by the combinations of
vital energy and dynamic configuration»; et Nicole Vandier-
Nicolas, Esthétique et Peinture de paysage, op. cit., p. 76.
9. Zong Bing, «Introduction à la peinture de paysage» («Hua
Notes du chapitre 4 277

shanshui xu»), Leibian, p. 583; voir l’étude détaillée qu’en donne


Hubert Delahaye dans Les Premières Peintures de paysage en
Chine, op. cit., p. 76 sq.
10. Guo Xi, Du haut message des forêts et des sources (Lin
quan gao zhi), Leibian, p. 634. Il s’agit là d’une distinction com-
mune, cf. déjà Jing Hao, Leibian, p. 614.
11. Le Monde en petit, Paris, Flammarion, «Idées et recherches»,
p. 59 sq.
12. Zong Bing, op. cit., p. 583.
13. L’«éclat»: xiu, et la «spiritualité»: ling; l’idée de «reflet»
est indiquée dès la première phrase du texte, han dao ying wu.
14. Sur cette importance du bouddhisme chez Zong Bing, l’au-
teur du Mingfolun, voir la pertinente analyse de Hubert Delahaye,
op. cit., p. 80 sq.
15. C’est l’étymologie du mot hua donnée par le Shuowen jiezi
et à laquelle semble se référer Wang Wei au début de son traité,
cf. sur ce point Hubert Delahaye, op. cit., p. 117.
16. Wang Wei, «De la peinture» («Xu hua»), Leibian, p. 585.
Mais le terme de shi qui intervient au début du traité (jing qiu rong
shi er yi) signifie seulement ici «disposition» et n’a pas encore le
sens fort qu’il prendra par la suite (et que prépare déjà ce texte).
Dans son étude précédemment citée, Yonezawa Yoshio a tort,
me semble-t-il, d’attribuer ce sens fort, positif, à shi. Le sens du
passage serait plutôt: «… ne recherchent que l’aspect et la dispo-
sition. Mais les Anciens…».
17. Du Fu, «Xi ti Wang Zai hua shanshui tu ge», cf. William
Hung, Tu Fu, China’s Greatest Poet, New York, Russell, p. 169.
18. Cf., par exemple, Tang Zhiqi, Leibian, p. 733.
19. La nature et la fonction des «rides» ont été très bien
décrites par Pierre Ryckmans dans diverses notes des Propos sur
la peinture, op. cit., que j’ai reprises ici.
20. Tang Zhiqi, Leibian, p. 742.
21. Fang Xun, Leibian, p. 914.
22. Mo Shilong, Leibian, p. 712.
23. Tang Zhiqi, Leibian, p. 743.
24. Pour tout ce développement, voir l’importante dissertation
attribuée à Zhao Zuo, Leibian, p. 759, qui porte exclusivement
sur le shi (cf. aussi Qian Du, Leibian, p. 929).
25. Tang Dai, Leibian, p. 857-859 (le paragraphe entier est
consacré à l’importance du shi).
26. Da Chongguang, Leibian, p. 809 et 833.
278 Notes du chapitre 5

27. Wang Shizhen (Wang Yuyang), Daijingtang shihua, t. I,


chap. 3, «Zhu xing lei», § 3, Pékin, Renmin wenxue chubanshe,
1982, p. 68. Wang Shizhen a réutilisé aussi la théorie picturale du
lointain (cf. les «trois lointains» de Guo Xi) pour rendre compte
de l’effet poétique, cf. op. cit., p. 78, § 6 et p. 85-86, § 15.
28. Ibid., § 4.
29. Ibid.
30. Wang Fuzhi, Jiangzhai shihua, chap. 2, § 42, Pékin, Renmin
wenxue chubanshe, 1981, p. 138.
31. Ibid.

5. Des dispositions efficaces, par séries

Pour ce chapitre, les textes concernant la calligraphie sont cités,


comme précédemment, de l’anthologie Lidai shufa lun wenxuan
déjà mentionnée; concernant le luth, du Grand Traité du son
suprême (Taiyin daquanji), manuel anonyme du XIVe siècle (chap.
III); concernant l’«art de la chambre à coucher», du Dongxuanzi
(des Tang) tel qu’il est reconstitué dans le Shuang mei jing an
congshu de Ye Dehui; pour le taiji quan, les textes sont d’origines
plus diverses (ce qui s’explique compte tenu du caractère tardif et
secondaire de cette littérature).
Notre analyse du che poétique est fondée ici sur la réflexion de
deux poéticiens des Tang, Wang Changling et Jiaoran, telle qu’on
la trouve dans le Wenjing mifulun (jap.: Bunkyô hifuron), éd. de
Wang Liqi, Zhongguo shehui kexue chubanshe, Pékin, Xinhua
shudian, 1983, ainsi que dans l’œuvre critique de Jiaoran, Jiaoran
shishi jixiao xinbian, éd. de Xu Qingyun, Taiwan, Wenshizhe chu-
banshe.
1. On pourrait sans doute rendre plus générale à cet égard la
remarque de Dong Qichang selon laquelle les calligraphes des
Tang s’intéressaient particulièrement à la technique (fa), tandis
que ceux des Six Dynasties mettaient l’accent sur la «résonance
intime» (yun) et ceux des Song sur l’expression du «sentiment
individuel» (yi); cf. Jean-Marie Simonet, La Suite au «Traité de
calligraphie» de Jiang Kui, thèse non publiée, Paris, École natio-
nale des langues orientales, 1969, p. 94-95.
2. C’est en particulier le cas, dans le domaine de la poétique, du
Notes du chapitre 5 279

Wenjing mifulun (Bunkyô hifuron) compilé par Kûkai, le fonda-


teur du Shingon, et achevé en 819; et, dans le domaine de la
médecine, du Yixinfang (Ishimpô) compilé par Tamba Yasuyori
entre 982 et 984 (cf., sur l’histoire de ce texte et la reconstitution
du chap. 28 consacré à la «chambre à coucher» [fangnei] par
l’érudit chinois moderne Ye Dehui, l’ouvrage classique de Robert
Van Gulik, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne, trad. fr., Paris,
Gallimard, 1971, p. 160 sq.).
3. Cai Yong, «Jiu shi», Lidai, p. 6. Il s’agit d’une attribution
apocryphe due au Shuyuan Jinghua de Chen Si des Song. On
trouve d’autres listes des che de la calligraphie, concernant le
mouvement du pinceau, chez Wang Xizhi, «Bishulun», Lidai,
p. 34; ou concernant les éléments graphiques (dans un sens alors
presque équivalent à fa) chez Zhang Huaiguan, Lidai, p. 220 sq.
4. Voir, sur cette question, R. H. Van Gulik, The Lore of the Chi-
nese Lute, Tokyo, Sophia University, 1940, p. 114 sq., et Kenneth
J. De Woskin, A Song for One or Two, Music and the Concept of
Art in Early China, Ann Arbor, The University of Michigan,
1982, chap. VIII, p. 130 sq. Les planches que nous commentons
sont empruntées au Taiyin daquanji.
5. Voir, sur ce sujet, l’ouvrage de Catherine Despeux, Taiji
quan, Art martial, technique de longue vie, Guy Trédaniel, Éd. de
la Maisnie, 1981 (texte chinois, p. 293). On considère aussi que
ces deux séries correspondent aux «cinq pas» et aux «huit
entrées», et celles-ci se répartissent selon les huit points cardinaux
et collatéraux.
6. On trouve déjà des associations de ce type à propos des shi de
la géomancie, cf. le Zangshu de Guo Pu déjà cité.
7. Dongxuanzi; cf. R. H. Van Gulik, op. cit., p. 168 sq.
8. Cf., sur ce sujet, les remarques de Jean-Marie Simonet,
op. cit., p. 113.
9. Voir, par exemple, les reconstitutions graphiques proposées
dans Akira Ishihara et Howard S. Levy, The Tao of Sex, Yoko-
hama, p. 59 sq.
10. Cette idée a été très bien résumée par J. F. Billeter dans l’Art
chinois de l’écriture, Genève, Skira, p. 185-186.
11. Cette indication concernant le jeu musical, ainsi que les sui-
vantes, sont prises dans Van Gulik, The Lore of the Chinese Lute,
op. cit., p. 120 sq.
12. Qi Ji (Hu Desheng), Fengsao zhige, «Shi you shi shi».
13. Wenjing mifulun (Bunkyô hifuron), section «Terre», «Les
280 Notes du chapitre 5

dix-sept shi», éd. de Wang Liqi, p. 114. On a reconnu depuis


longtemps que ce chapitre devait être attribué à Wang Changling
(d’après les citations de poèmes et compte tenu de nombreux
recoupements avec le Lunwenyi). Le texte a été bien établi sur
le plan philologique par Hiroshi Kôzen, dans l’édition des œuvres
complètes de Kûkai, Tokyo, Chikuma shobô, 1986. Il n’y a, en
revanche, pas de traduction de ce chapitre en langue occidentale.
Dans la thèse qu’il a consacrée à cet ouvrage, Poetics and Pro-
sody in Early Mediaeval China. A Study and Translation of
Kûkai’s Bunkyô hifuron (Cornell University, Ph. D. 1978, Univer-
sity Microfilms), Richard Wainwright Bodman ne traduit pas les
chapitres de la section «Terre» parce qu’il les considère d’une
interprétation trop sujette à caution – tout en signalant l’intérêt
particulier de ce chapitre. Mais sa traduction du titre par «Seven-
teen styles» est inadéquate (de même que, précédemment, la
traduction du titre du chapitre du Wenxin diaolong par Vincent
Shih: «On choice of style»), d’autant plus qu’il traduit aussi ti
par «style» (cf. p. 89).
14. On trouvera une tentative de mise en ordre de la série selon
des critères modernes chez Luo Genze, dans son Histoire de la
critique littéraire chinoise, Zhongguo wenxue pipingshi, Dianwen
chubanshe, p. 304-308.
15. La comparaison de ce chapitre des «Dix-sept shi» avec les
listes suivantes du Bunkyô hifuron, section «Terre», est instruc-
tive à cet égard; cf. l’étude de François Martin, «L’énumération
dans la théorie littéraire de la Chine des Tang», in L’Art de la
liste, Extrême-Orient – Extrême-Occident, PUV, Paris VIII, 1990,
p. 37 sq.
16. Jiaoran, Pinglun, «San bu tong yu yi shi», p. 28. On
trouvera un bref commentaire de ce passage dans l’étude de Xu
Qingyun, Jiaoran shishi yanjiu, Taiwan, Wenshizhe chubanshe,
p. 130 sq.
17. Bunkyô hifuron, «Lunwenyi», p. 317; les poèmes sont cités
du Shijing (poèmes 3 et 226).
18. Le sens me paraît mal rendu, parce que non analysé, par
Bodman (cf. op. cit., p. 409): «Although the natural image is
different, the forms are alike» ainsi que dans le passage suivant
où l’expression gao shou zuo shi est seulement traduite par «when
a superior talent works». De même, chôshi dans la traduction
japonaise de Kôzen (op. cit., p. 449) ne me paraît pas rendre suffi-
samment le sens, très révélateur ici, de shi.
Notes du chapitre 6 281

19. Voir les analyses anciennes, mais toujours pertinentes,


de Sound and Symbol in Chinese, Hong Kong University Press,
rééd., 1962, notamment p. 74 sq.
20. Bunkyô hifuron, «Lunwenyi», p. 283.
21. Du Fu, «Deng Yueyang lou».
22. Bunkyô hifuron, «Lunwenyi» p. 296 et 317.
23. Voir à ce sujet les diverses études réunies dans le numéro 11
de Extrême-Orient – Extrême-Occident, Parallélisme et Apparie-
ment des choses, PUV, Paris VIII, 1989, et notamment l’article de
François Martin, p. 89 sq.
24. Jiaoran, Pinglun, p. 33.
25. Jiaoran, Shishi, § «Ming shi», p. 39. Guo Shaoyu (Histoire
de la critique littéraire chinoise, Zhongguo wenxue pipingshi,
vol. I, p. 207) perçoit dans cette expression imagée l’annonce de la
critique poétique de Sikong Tu. Voir aussi les remarques de Xu
Fuguan (Zhongguo wenxue lunji xubian, Xinya yanjiusuo cong-
kan, Xuesheng shuju, p. 149) à propos de la distinction entre shi et
ti conçue comme l’effet d’une différence de point de vue, statique
ou dynamique. L’analyse de Xu Qingyun, op. cit., p. 124 sq., me
paraît insuffisante à cet égard.
26. Jiaoran, Pinglun, p. 19.
27. Jiaoran, Shishi, § «Shi you si shen», p. 41.
28. Bunkyô hifuron, «Lunwenyi», p. 283.
29. Ibid., p. 317.
30. Liu Hui, commentaire du Jiuzhang suanshu (Les Neuf
Chapitres sur l’art du calcul), compilé au Ier siècle de notre ère
et considéré comme le classique par excellence non seulement
de la tradition mathématique chinoise, mais aussi de celle de tout
l’Extrême-Orient.

6. Le dynamisme est continu

Comme précédemment, les références sont faites, dans le


domaine de la calligraphie, au Lidai shufalun wenxuan et, dans
celui de la peinture, au Zhongguo hualun leibian.
Comme précédemment aussi, l’édition citée du Wenxin diaolong
est celle de Fan Wenlan, celle du Wenjing mifulun est de Wang
Liqi; de même, les shihua de Wang Shizhen (Wang Yuyang) et de
282 Notes du chapitre 6

Wang Fuzhi sont cités d’après l’édition de Dai Hongsen, collec-


tion des «Œuvres de critique et de théorie littéraires classiques de
la Chine», Renmin wenxue chubanshe, 1981 et 1982.
Enfin, concernant l’œuvre critique de Jin Shengtan, le commen-
taire de Du Fu renvoie au Dushijie édité par Zhong Laiyin, Shan-
ghai guji chubanshe, 1984; celui du roman Au bord de l’eau
au Shuihuzhuan huipingben, éd. de l’université de Pékin, 1987. La
traduction de Jacques Dars (Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade», 1978) est indiquée à la suite.
1. Cf., par exemple, l’analyse de Shen Zongqian, Leibian, p. 907.
2. Cf. Sunzi, chap. V, «Shipian», fin; voir supra, p. 29.
3. Zhang Huaiguan, «Liu ti shu lun», Lidai, p. 214-215.
4. Zhang Huaiguan, «Lun yong bi shi fa», Lidai, p. 216.
5. Tel est le premier des neuf shi évoqués par Cai Yong,
cf. Lidai, p. 6.
6. Tel est le défaut de la «double lourdeur», shuang zhong;
cf. Catherine Despeux, op. cit., p. 57.
7. Jiang Kui, «Bi shi», Lidai, p. 393.
8. Ibid., «Zhen shu», Lidai, p. 385.
9. Zhang Huaiguan, Shuyi, Lidai, p. 148. Voici un bon exemple
de la façon dont l’art du calligraphe et celui du poète sont conçus
selon la même logique: l’expression «la colonne de caractères est
achevée mais l’élan se poursuit au-delà» reprend la célèbre
conception du xing en poésie (en tant que motif introducteur à
valeur symbolique puis, à partir de là, comme richesse implicite
du poème et «au-delà des mots»).
10. Zhang Huaiguan, Shuduan, Lidai, p. 166.
11. Jiang Kui, «Caoshu», Lidai, p. 387. (Bonne analyse dans
Jean-Marie Simonet, op. cit., p. 145-146.)
12. Ibid., p. 386.
13. Ibid., p. 387; cf., sur ce sujet, les remarques de Hsiung Ping-
Ming, Zhang Xu et la Calligraphie cursive folle, Institut des
hautes études chinoises, 1984, p. 154, 158 et 180.
14. En ce sens, l’art de la cursive résume celui de la calligraphie
chinoise en général: si celle-ci n’est pas engendrée par alternance
et transformation, il n’y a plus alors qu’une «apparence de calli-
graphie», dénuée de toute saveur (cf. déjà Wang Xizhi, «Shu
lun», Lidai, p. 29).
15. Jiang Kui, «Xuemai», p. 394; cf. analyse dans Simonet,
op. cit., p. 223-224.
16. Shen Zongqian, Leibian, p. 906. Le long développement
Notes du chapitre 6 283

consacré au shi dans ce traité est sans doute une des réflexions les
plus explicites, comme les plus systématiques, que l’on trouve à
ce propos dans toute la littérature critique de la Chine.
17. Da Chongguang, Leibian, p. 802.
18. Shen Zongqian, Leibian, p. 906.
19. Fang Xun, Leibian, p. 915. Cette analogie célèbre est attri-
buée pour la première fois au grand peintre Lu Tanwei (fin du
Ve-début du VIe siècle) s’inspirant de la calligraphie de Wang
Xianzhi, le fils du fameux calligraphe Wang Xizhi et lui-même
célèbre pour la façon radicale dont il a tenté d’exploiter les
ressources de la cursive.
20. Shen Zongqian, Leibian, p. 907.
21. Ibid., p. 905.
22. Ibid., p. 906.
23. Liu Xie, Wenxin diaolong, chap. «Fuhui», II, p. 652. La
logique de cette image ne me semble pas avoir été suffisamment
perçue par les commentateurs chinois contemporains (sens de
zhen: soulever). Cf. les éditions complètes de Lu Kanru et Mou
Shijin, II, p. 297, et de Zhou Zhenfu, p. 465. Bien rendue, en
revanche, par Vincent Yu-chung Shih, The Literary Mind and the
Carving of Dragons, p. 324.
24. Notion de wenshi différente de celle de wenzhang. Voir, par
exemple, des emplois significatifs de ce terme dans le Wenjing
mifulun, chap. «Dingwei», p. 341 sq.
25. Liu Xie, Wenxin diaolong, chap. «Shenglü», II, p. 553-554.
L’image est, on le sait, celle du Sunzi, chap. «Shipian».
26. Wenjing mifulun, «Lunwenyi», p. 308, et «Dingwei»,
p. 340.
27. Ibid., «Dingwei», p. 343-344.
28. Wang Shizhen, Daijingtang shihua, III, «Zhenjuelei», § 9,
p. 79.
29. Wang Fuzhi, Jiangzhai shihua, p. 222, § 33. Que «la
conscience tende véritablement à s’exprimer» traduit ici la notion
de yi.
30. Ibid., p. 48.
31. Cette conception du shi poétique n’a pas obtenu, me semble-
t-il, l’attention qu’elle mérite, notamment chez les commentateurs
de Wang Fuzhi, cf. en particulier l’étude de Yang Songnian
Recherches sur la poétique de Wang Fuzhi, Wang Fuzhi shilun
yanjiu, Taiwan, Wenshizhe chubanshe, notamment p. 39 et 47.
Cette réflexion sur la conception du procès poétique chez Wang
284 Notes du chapitre 6

Fuzhi reprend des analyses que j’ai présentées précédemment,


notamment dans La Valeur allusive, École française d’Extrême-
Orient, 1985, p. 280, et Procès et Création, Paris, Éd. du Seuil,
«Des travaux», 1989, p. 266.
32. Ibid., p. 228. La notion de «jingju» est importante dans
la critique littéraire chinoise depuis le Wenfu de Lu Ji (notion
de jingce), mais elle possède dans ce texte un sens différent de
celui que lui donnera communément la tradition ultérieure et que
critique ici Wang Fuzhi: «Qu’une seule parole, intervenant au
point capital du développement/ Soit pour tout le texte comme
un coup de fouet qui nous étonne» (non seulement pour mettre
en valeur le sens – cf. l’interprétation de Li Shan –, mais aussi, me
semble-t-il ici, pour précipiter le texte en avant). Sur la modifi-
cation de la valeur de cette notion, se reporter en particulier à Qian
Zhongshu, Guanchuipian, Zhonghua shuju, 1979, III, p. 1197.
33. Ibid., p. 61.
34. Ibid., p. 19.
35. Jin Shengtan, Dushijie, poème «Ye ren song zhu ying»,
p. 122.
36. Ibid., poème «Song ren cong jun», p. 91.
37. Ibid., poème «Lin yi she di shu zhi…», p. 23.
38. Voir, en particulier, le commentaire que Jin Shengtan
consacre au long poème de Du Fu, «Beizheng», et où les effets
de shi, au sein de la composition, sont précisément repérés, p. 67
sq.
39. Shuihuzhuan (huipingben), texte, p. 149 (trad. Dars, p. 146).
40. Ibid., texte, p. 254 (trad., p. 280).
41. Ibid., texte, p. 547 (trad., p. 635); cf. aussi texte, p. 57 (trad.,
p. 29); texte p. 275-276 (trad., p. 311), etc.
42. Ibid., texte, p. 339 (trad., p. 391); cf. aussi texte, p. 111
(trad., p. 105).
43. Ibid., texte, p. 308 (trad., p. 350).
44. Ibid., texte, p. 502 (trad., p. 586).
45. Ibid., texte, p. 192 (trad., p. 200).
46. Ibid., texte, p. 667 (trad., p. 798).
47. Ibid., texte, p. 1124 (trad., II, p. 360).
48. Ibid., texte, p. 301 (trad., p. 343).
49. Ibid., texte, p. 358 (trad., p. 415); cf. aussi texte, p. 295
(trad., p. 336).
50. Ibid., texte, p. 669 (trad., p. 801).
51. Ibid., texte, p. 197 (trad., p. 207).
Notes de la Conclusion II 285

52. Ibid., texte, p. 1020 (trad., II, p. 214).


53. Ibid., texte, p. 470 (trad., p. 551).
54. Ibid., texte, p. 512 (trad., p. 597).
55. Ibid., texte, p. 503 (trad., p. 587).
56. Les Trois Royaumes, Sanguo yanyi (huipingben), commen-
taire de Mao Zonggang, chap. 43, p. 541.
57. Mao Zonggang, commentaire des Trois Royaumes, «Du
sanguozhi fa», in Huang Lin, Zhongguo lidai xiaoshuo lunz-
huxuan, Jiangxi renmin chubanshe, 1982, p. 343.
58. Ibid., p. 14. Sur cette question, voir les quelques remarques,
insuffisantes, de Ye Lang, Esthétique du roman chinois (Zhong-
guo xiaoshuo meixue), Beijing daxue chubanshe, p. 146-147.
59. Voir à ce sujet les diverses «techniques de lecture» (dufa)
de Jin Shengtan à propos du Shuihuzhuan, de Mao Zonggang à
propos du Sanguo yanyi, de Zhang Zhupo à propos du Jinpingmei.
Je suis redevable à Rainier Lanselle de précieuses indications sur
ce point.
60. Cité dans Zhu Rongzhi, Wenqilun yanjiu, Taiwan, Xuesheng
shuju, p. 270.
61. Zhouyi, «Xici», Ire partie, § 4, «gu zhi si sheng zhi shuo».
62. Yao Nai, «Lettre à Chen Shuoshi».

Conclusion II. Le motif du dragon

Mêmes références que dans les chapitres précédents (de III à VI);
sur le motif du dragon, se reporter à l’étude générale de Jean-
Pierre Diény, qui est exhaustive, Le Symbolisme du dragon dans
la Chine antique, Paris, Institut des hautes études chinoises, 1987.
1. Guo Pu, Zangshu; voir, par exemple, le recoupement signifi-
catif d’expressions telles que «le shi qui vient de loin» et «le
dragon qui vient de milliers de li» (yuan shi zhi lai, qian li lai
long). Sur ce thème du dragon comme «what all topographical
formation resemble», cf. Stephan D. R. Feuchtwang, Chinese
Geomancy, op. cit., p. 141 sq.
2. Gu Kaizhi, «Hua yuntai shan ji», op. cit., Leibian, p. 581.
3. Jing Hao, «Bi fa ji», op. cit., Leibian, p. 605.
4. Han Zhuo, «Shanshui chun quanji», Leibian, p. 665.
5. Ibid., p. 666.
286 Notes du chapitre 7

6. Suo Jing, «Caoshushi», Lidai, p. 19.


7. Wang Xizhi, «Ti Wei furen “Bichentu” hou», Lidai, p. 27.
8. Commentaire de Jin Shengtan, Shuihuzhuan huipingben,
op. cit., p. 113 (trad. de Jacques Dars, Au bord de l’eau, op. cit.,
p. 107).
9. Ibid., p. 163 (cf. trad. Dars, p. 166).
10. Le Symbolisme du dragon, op. cit., p. 205-207.
11. Commentaire de Jin Shengtan, Shuihuzhuan, op. cit., p. 189
(cf., pour le passage, trad. Dars, p. 196).
12. Yang Xiong, Fayan; cf. Diény, op. cit., p. 242-243.
13. Zuozhuan, cf. Diény, op. cit., p.I.
14. Shiji, chap. 63, Pékin, Zhonghua shuju, VII, p. 2140.
15. Huainanzi, chap. XV, p. 266.
16. Han Zhuo, op. cit., Lidai, p. 665.
17. Du Fu, «Bei zheng»; commentaire de Jin Shengtan, Dushi-
jie, op. cit., p. 71;
18. Shuihuzhuan, commentaire de Jin Shengtan, op. cit., p. 645
(cf., pour le passage, trad. Dars, p. 770).
19. Ibid., p. 504 (trad. Dars, p. 588); ou encore, p. 543 (trad.
Dars, p. 630).
20. Jiaoran, à propos de la calligraphie de Zhang Xu; cf. Hsiung
Ping-Ming, Zhang Xu et la Calligraphie cursive folle, op. cit.,
p. 181.
21. Wang Fuzhi, Jiangzhai shihua, op. cit., p. 48. Ce summum
de l’art poétique a été seulement atteint, aux yeux de Wang Fuzhi,
par Xie Lingyun; cf., à titre d’exemple, son commentaire du
poème «You nan ting» dans le Gushi pingxuan.
22. Façon de rendre plus précisément, de la part de Wang Fuzhi,
les notions de qixiang («aura du sens») ou de jing («monde poé-
tique») qui servent à caractériser, depuis les Tang, l’expérience
poétique de la Chine.

7. Situation et tendance en histoire

Dans ce chapitre, les textes cités du Xunzi, du Shangjunshu, du


Guanzi et du Han Feizi renvoient au Zhuzi jicheng, op. cit., vol. II
et V.
Le Fengjianlun de Liu Zongyuan est cité d’après l’édition Liu
Notes du chapitre 7 287

He Dongji, Shanghai, Renmin chubanshe, 1974 (2 vol.); le Riz-


hilu de Gu Yanvu, d’après l’édition de Taipei, Shangwu yinshu-
guan (4 vol.), vol. III.
Pour Wang Fuzhi, les textes utilisés sont essentiellement
le Dutongjianlun (Pékin, Zhonghua shuju, 1975, 3 vol.) et le
Songlun (Taipei, Jiusi congshu).
Enfin, les références à l’histoire littéraire chinoise renvoient
principalement à l’anthologie de Guo Shaoyu, Zhongguo lidai
wenlunxuan, rééd., Hong Kong, Zhonghua shuju, 1979, vol. II.
1. Étienne Balazs proposait de rendre cet emploi de shi dans un
contexte historique par power of prevailing conditions, tendency,
trend ou encore necessity. Cf. Political Theory and Administrative
Reality in Traditional China, Londres, 1965 (trad. fr., in La
Bureaucratie céleste. Recherches sur l’économie et la société de
la Chine traditionnelle, Paris, Gallimard, 1968, p. 257). Dans son
étude, Nation und Elite im Denken von Wang Fu-chih (Mitteilun-
gen der Gesellschaft für Natur und Völkerkunde Ostasiens, vol.
XLIX, Hambourg, 1968, p. 87), Ernst Joachim Vierheller le rend
par «die besonderen Umstände, die Augenblickstendenz, die
zu diesen Zeiten herrscht»; et Jean-François Billeter («Deux
études sur Wang Fuzhi», T’oung Pao, E. J. Brill, 1970, vol. LVI,
p. 155): «On pourrait proposer plus simplement, à titre provi-
soire, situation ou cours des choses. Le cours des choses est
évidemment inséparable de leur structure.» Cours et situation tout
à la fois, et c’est à cette ambivalence (pour nous) que le terme
doit sa richesse philosophique.
2. Xunzi, chap. «Zidao», p. 348.
3. Voir, par exemple, pour cet emploi de shi au sens de facteur
déterminant, à la fois «force» et «conditions», le Shangjunshu,
chap. XI «Li ben», p. 21 (xing san zhe you er shi: «pour établir
ces trois points il y a deux conditions qui en sont les facteurs déter-
minants»); voir aussi, plus loin, er shi yu bei shi: «… se mani-
feste dans le fait de rendre complet le potentiel de la situation»).
4. Shangjunshu, chap. XX, «Ruo min», p. 35.
5. Ibid., chap. XVIII, «Hua ce», p. 32. Idée analogue dans le
Guanzi, cf. Roger T. Ames, The Art of Rulership, op. cit., p. 77, et
p. 224, note 39.
6. Ibid., chap. XXVI, «Ding fen», p. 43. La force de ce terme me
semble, en général, insuffisamment rendue dans la traduction
de Jean Lévi, Le Livre du prince Shang, Paris, Flammarion, 1981,
p. 112, 146, 160, 177, 185.
288 Notes du chapitre 7

7. Guanzi, chap. XXIII, p. 144;


8. Mencius, chap. III, «Tengwengong», Ire partie, § 4 (trad. de
Legge, p. 250).
9. Zhuangzi, chap. «Daozhipian» (trad. de Liou Kia-hway,
«Connaissance de l’Orient», 1973, p. 239).
10. Han Feizi, chap. IL, «Wu du», p. 339.
11. Shangjunshu, chap. VII, «Kai sai», p. 16. Cette conception
du shi fait désormais partie de la théorie des modernistes; voir, à
titre d’exemple, le début de la célèbre lettre à Renzong de Wang
Anshi, Wang Wen gong wenji, Shanghai renmin chubanshe, I, p. 2.
12. Jia Yi, «Guoqinlun». Ce texte est si important qu’il est cité
à plusieurs reprises dans le Shiji de Sima Qian: dans la «Bio-
graphie du premier empereur» (Pékin, Zhonghua shuju, vol. I,
p. 282) et au chap. XXXXVIII, «Maison de Chen She» (ibid.,
vol. VI, p. 1965). La différence des traductions est symptomatique
de l’ambivalence du terme shi: Chavannes (Mémoires histo-
riques, vol. II, p. 231) rend le terme par conditions («puisque les
conditions pour conquérir et les conditions pour conserver sont
différentes»), et Burton Watson (Records of the Grand Historian
of China, vol. I, p. 33), par power («the power to attack and the
power to retain»).
13. Liu Zongyuan, «Fengjianlun» («De la féodalité»), p. 43.
Les historiens contemporains de la philosophie chinoise, en
Chine, ont insisté sur le caractère «progressiste» de la conception
du shi chez Liu Zongyuan, qu’ils ont érigée en théorie (cf. Hou
Wailu, «La philosophie et la sociologie matérialistes de Liu Zon-
gyuan», in Liu Zongyuan yanjiu lunji, rééd., Hong Kong, 1973,
p. 16). Cette systématisation d’une théorie historique du shi a
été poussée à son comble à la fin de la Révolution culturelle, et le
«Fengjianlun» était alors offert à l’«étude des masses» (Liu
Zongyuan, nouveau légiste, s’opposant, dans une «lutte entre les
deux lignes», au réactionnaire Han Yu; cf. la biographie consa-
crée à Liu Zongyuan par le département d’histoire de l’université
du Shanxi, Renmin chubanshe, 1976, p. 53 sq.). Pour une appré-
ciation de l’enjeu historique d’un tel débat à l’époque de Liu Zon-
gyuan, voir notamment David McMullen, State and Scholars
in T’ang China, Cambridge University Press, 1987, p. 196-197;
et «Views of the State in Du You and Liu Zongyuan», in S. R.
Schram (éd.), Fondations and Limits of State Power in China,
SOAS (Londres) et CUHK (Hong Kong), 1987, notamment p. 64
et 79-80.
Notes du chapitre 7 289

14. Han Yu, «Yuandao» («De l’origine de la Voie»). On ne


peut réduire, bien sûr, à une telle formule ce célèbre essai fonda-
teur du renouveau confucéen comme l’ont fait les commentateurs
de la Révolution culturelle. Néanmoins, ce texte se rapproche des
conceptions historiques du Mencius au détriment d’une interpré-
tation de l’Histoire fondée sur l’idée de nécessité interne. Sur les
rapports entre Liu Zongyuan et Han Yu, cf. Charles Hartman, Han
Yu and the T’ang Search for Unity, Princeton University Press,
1986.
15. Wang Fuzhi, première page du Dutongjianlun. Ce texte a été
amplement utilisé par les commentateurs modernes de Wang
Fuzhi, cf. notamment Ji Wenfu, Wang Chuanshan xueshu lunji,
p. 122 sq.; il a été traduit par Ian McMorran dans sa thèse non
publiée Wang Fu-chih and his Political Thought, Oxford, 1968,
p. 168-171.
16. Ce point de vue appartient non seulement à Wang Fuzhi,
mais aussi, à la même époque, à un érudit comme Gu Yanwu; cf.
Rizhilu, «Junxian» («Des circonscriptions administratives»),
chap. VII, p. 94.
17. Wang Fuzhi, Dutongjianlun, chap. II (Wendi), p. 40.
18. Ibid., chap. III (Wudi), p. 66.
19. Ibid., chap. XX (Taizong), p. 684; cf. aussi Gu Yanwu, op.
cit., chap. VII, p. 96.
20. Ibid., chap. II (Wendi), p. 46-47.
21. Ibid., chap. III (Wudi), p. 56-58.
22. Ibid., chap. V (Chengdi), p. 122. Mais l’homme, lui, n’a pas
à évoluer de la même manière, cf. chap. VI (Guangwu), p. 150.
23. Ibid., chap. XII (Huaidi), p. 382.
24. Ibid., chap. XX (Taizong), p. 692-694.
25. Siwenlu (waipian), Pékin, Zhonghua shuju, p. 72. Cet aspect
est trop souvent passé sous silence par les commentateurs chinois
de Wang Fuzhi qui veulent à tout prix en faire un penseur progres-
siste; cf., par exemple, Li Jiping, Wang Fuzhi yu Dutongjianlun,
Jinan, Shandong jiaoyu chubanshe, 1982, p. 153 sq.
26. Ibid., p. 72-73.
27. Voir, par exemple, Huang Mingtong et Lü Xichen, Wang
Chuanshan lishiguan yu lishi yanjiu, Changsha, Hunan renmin
chubanshe, 1986, p. 10 sq.
28. Cette conception est déjà explicite dans le Mencius, chap.
III, «Tengwengong», IIe partie, § 9 (Legge, p. 279): chez Men-
cius, ce sont Yao et Shun, le roi Wu et le duc de Zhou, Confucius
290 Notes du chapitre 7

en tant qu’auteur du Chunqiu et Mencius lui-même enfin, qui,


d’une époque à l’autre, interviennent pour remédier au désordre.
29. Cette conception est héritée de Zou Yan (au IIIe siècle
avant notre ère) et a été ensuite théorisée par Dong Zhongshu
(-175 – -105) dans le Chunqiu fanlu; cf. Anne Cheng, Étude sur le
confucianisme Han, Paris, Institut des hautes études chinoises,
1985, vol XXVI, p. 25 sq.
30. Wang Fuzhi, Dutongjianlun, chap. XVI (Wudi), p. 539-540.
31. Ibid., «Xulun», I, p. 1106.
32. Ibid., chap. XIX (Yangdi), p. 656-657.
33. Wang Fuzhi, Zhangzi zhengmeng zhu, Pékin, Zhonghua
shuju, p. 68.
34. Dutongjianlun, chap. XV (Xiaowudi), p. 511. L’expression
revient à maintes reprises dans la réflexion historique de Wang
Fuzhi, par exemple Dutongjianlun, chap. XII, p. 368, ou Songlun,
chap. III, p. 62; chap. XIV, p. 253.
35. Ibid., chap. XXVII (Izong), p. 957.
36. Songlun, chap. IV, p. 74.
37. Thème du bi wang zhi shi: voir, par exemple, Dutongjian-
lun, VIII (Huandi), p. 245, ou chap. XII (Mindi), p. 385.
38. Songlun, chap. VIII, p. 155;
39. Ibid., chap. XIV, p. 252.
40. C’est seulement à partir de cette distinction que l’on peut
comprendre que Wang Fuzhi, d’une part, parle d’une tendance
qui, «portée à son comble, est difficile à renverser» (cf. Songlun,
IV, p. 74) et, d’autre part, d’une tendance qui, «portée à son
comble», se fragilise d’autant et est donc «facile à renverser»
(cf., par exemple, Songlun, VII, p. 134). Dans ce second cas, zhong
(lourd) s’oppose à qing (léger), et cette tendance est couramment
désignée comme qing zhong zhi shi (cf., par exemple, Dutongjian-
lun, p. 263).
41. Songlun, chap. VII, p. 134-135.
42. La façon dont Toynbee justifie qu’il ait placé le début du
renversement (qui entraîne le déclin d’une civilisation) relative-
ment tôt (en – 431, par exemple, pour la civilisation hellénique)
me paraît très proche de l’intuition chinoise, pour qui le déclin
se fait jour au stade de l’hexagramme de la prospérité (au 3e, et
surtout au 6e trait); de même, la façon dont il conçoit ce qui alors
est «brisé»; cf., par exemple, l’explication qu’il en donne dans
L’Histoire et ses interprétations (Entretiens autour de Arnold
Toynbee sous la direction de Raymond Aron), Paris, Mouton,
Notes du chapitre 7 291

1961, p. 118: «Ce qui est brisé par le break down, what has
broken down, c’est l’harmonie, la coopération entre les êtres
humains qui possèdent la puissance créative au sein de la minorité
dirigeante, ceux qui avaient effectivement participé activement à
la croissance de la civilisation.»
43. Songlun, chap. XV, p. 259.
44. Wang Fuzhi, Chunqiu shilun, chap. IV.
45. Songlun, chap. VII, p. 135.
46. Ibid., chap. VI, p. 118.
47. Dutongjianlun, chap. IV (Yuandi), p. 106-107.
48. Cf. par exemple, pour ces expressions, et dans l’ordre,
Dutongjianlun, chap. XIII (Wudi), p. 405; Songlun, chap. XV,
p. 259; Dutongjianlun, chap. XX (Taizong), p. 691; Ibid., chap.
XIII (Chengdi), p. 411.
49. Songlun, chap, VI, p. 118.
50. Ibid., chap. VIII, p. 155.
51. Ibid., chap. VII, p. 134.
52. Ibid., Sur cette interprétation du rôle historique de Huo
Guang dans l’historiographie chinoise, se reporter à Michael
Loewe, Crisis and Conflict in Han China, Londres, Georges
Allen, 1974, p. 72, 79, 118.
53. Dutongjianlun, chap. VIII (Lingdi), p. 263.
54. Songlun, chap. X, p. 193. Sur ce «mythe» auquel Yue Fei a
tant sacrifié, voir l’étude de Hellmut Wilhelm, «From Myth to
Myth: The Case of Yüeh Fei’s Biography», in Arthur F. Wright et
Denis Twitchett (éd.), Confucian Personalities, Stanford Univer-
sity Press, 1962, p. 146 sq. Ce thème de l’«opportunisme» (au
sens le plus positif du terme bien sûr) se trouve déjà dans Mencius
et a pour modèle Confucius (Mencius, chap. V «Wanzhang»,
IIe partie, § 1, cf. Legge, p. 369-372).
55. Dutongjianlun, chap. XXVIII, p. 1038-1039.
56. Wang Fuzhi, Chunqiu jiashuo, chap. I. La dernière phrase
du passage, ran er you bu ran zhe cun yan, a prêté à diverses
interprétations; cf. Vierheller, Nation und Elite, op. cit., p. 88; et
J. F. Billeter, «Deux études sur Wang Fuzhi», op. cit., p. 155.
57. Dutongjianlun, chap. II (Wendi), p. 49-50.
58. Songlun, chap. IV, p. 94.
59. Ibid., chap. XIV, p. 244.
60. Cf., sur l’activité de Wang Fuzhi en tant que résistant à l’in-
vasion mandchoue, l’étude de Ian McMorran, «The Patriot and
the Partisans, Wang Fu-chih’s Involvement in the Politics of the
292 Notes du chapitre 7

Yung-li Court», in Jonathan D. Spence et John E. Wills (éd.),


From Ming to Ch’ing, Yale University Press, 1979, p. 135 sq.
61. Liu Xie, Wenxin diaolong, chap. «Dingshi», éd. Fan Wen-
lan, p. 531.
62. Jiaoran, «Pinglun»; ce passage est cité dans le Wenjing
mifu-lun (Bunkyô hifuron) au chap. «Lunwenyi», éd. Wang Liqi,
p. 321; cf. Bodman, Poetics and Prosody in Early Mediaeval
China, op. cit., p. 414; la traduction japonaise de shi par chôshi,
courante chez Kôzen (cf. op. cit., p. 458), ne me paraît pas adé-
quate ici.
63. Li Zhi, «Tongxinshuo», in Guo Shaoyu, II, p. 332. Ce pri-
mat accordé à la spontanéité de la conscience provient bien sûr de
la philosophie de Wang Yangming; et l’on sait que Li Zhi, héritier
de Wang Yangming, exerce une influence directe sur Yuan Hong-
dao.
64. Yuan Hongdao, «Préface au Pavillon des vagues de neige»,
in Guo Shaoyu, II, p. 396. Sur cette affirmation moderniste de
l’école Gong-an, se reporter à la riche étude de Martine Valette-
Hémery, Yuan Hongdao. Théorie et pratique littéraires, Paris, Ins-
titut des hautes études chinoises, vol. XVIII, 1982, p. 56 sq.; et
Chih-P’ing Chou, Yüan Hung-tao and the Kung-an School, Cam-
bridge University Press, p. 36 sq. Dans ce texte, la particule er me
paraît signifier la transition d’un état à l’autre (le passage inéluc-
table du passé au présent) plutôt que la concession (on ne peut
traduire: «si la littérature ne peut pas ne pas être moderne bien
qu’ancienne…»). Sur ce thème de la différence radicale des
époques exprimée à partir de l’opposition vêtements d’été/vête-
ments d’hiver, voir aussi Wang Fuzhi, Dutongjianlun, chap. III,
p. 56.
65. Yuan Hongdao, «Lettre à Jiang Jinzhi», in Guo Shaoyu, II,
p. 401.
66. Gu Yanwu, Rizhilu, «Shiti daijiang» («Évolution de la
poésie»), chap. VII, p. 70.
67. La première option est illustrée par la préface du Wenxuan,
la seconde hante un théoricien comme Liu Xie (cf. notre étude
«Ni écriture sainte ni œuvre classique: du statut du texte confu-
céen comme texte fondateur vis-à-vis de la civilisation chinoise»,
in Extrême-Orient – Extrême-Occident, PUV, Paris VIII, no 5,
p. 75 sq.).
68. Ye Xie, Yuanshi, début, éd. de Huo Songlin, Pékin, Renmin
wenxue chubanshe, 1979. Sur la différence de cette conception de
Notes du chapitre 7 293

l’histoire littéraire par rapport à la périodisation occidentale, voir


la bonne étude de Maureen Robertson, «Periodization in the Arts
and Patterns of Change in Traditional Chinese Literary History»,
in Susan Bush et Christian Murck (éd.), Theories of the Arts in
China, op. cit., p. 6 et 17-18.
69. L’expression revient fréquemment dans la réflexion de
Wang Fuzhi, cf. Songlun, chap. IV, p. 93, et chap. X, p. 169; ou,
dans la conclusion générale du Dutongjianlun, «Xulun», II,
p. 1110.
70. Songlun, chap. XV, p. 260; cf. aussi, chap. IV, p. 105.
71. Dutongjianlun, chap. XII (Mindi), p. 386; cf. aussi chap. XIV
(Andi), p. 455.
72. Songlun, chap. IV, p. 106.
73. Vorlesungen über der Geschichte; cf. traduction de J. Gibe-
lin, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1987,
p. 23.
74. Ibid., p. 26.
75. Ibid., p. 35.
76. Cf., par exemple, Wang Fuzhi, Dutongjianlun, chap. I, p. 2,
«Yi zhe qi tian hu».
77. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit.,
p. 36; Wang Fuzhi, Dutongjianlun, p. 2.
78. Sur cette «économie» du plan divin dans l’histoire humaine
selon la tradition chrétienne, voir par exemple Henri-Irénée Mar-
rou, Théologie de l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1968, p. 31 sq.
79. Cf. l’étude de Paul Veyne dont nous nous sommes inspiré
ici, Comment on écrit l’histoire?, Paris, Éd. du Seuil, 1971, rééd.,
1979, «Points Histoire», p. 24.
80. Cf. l’analyse, devenue classique, de Raymond Aron, Intro-
duction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, rééd, 1981, «Le
schéma de la causalité historique», p. 201 sq.
81. Cf. Paul Veyne, op. cit., chap. VIII.
82. Telle est la formule par laquelle Wang Fuzhi définit globale-
ment la tâche de l’historien: tui qi suoyi ran zhi you (you est à
prendre ici dans son sens propre: «à partir de»); cf. Dutongjian-
lun, «Xulun», II, p. 1110.
83. Cette clôture du système est souvent indiquée, dans la
réflexion chinoise (et notamment dans la réflexion historique de
Wang Fuzhi), par le terme de shu («nombre»; cf. chap. suivant).
Citons, pour marquer le contraste, R. Aron: «Le réel intégral
est impensable. Une relation nécessaire ne s’applique qu’à un
294 Notes du chapitre 7

système clos ou à une série isolée. Rapportée au concret, toute loi


est probable; des circonstances, étrangères au système ou négli-
gées par la science, risquent d’interrompre ou de modifier le
déroulement des phénomènes prévus» (op. cit., p. 206).
84. Développée dans son sens moral, traditionnel, au chapitre X
de Grandeur et Décadence des Romains, la notion de «corrup-
tion» était prise dans un sens logique (celui de renversement
nécessaire) peu auparavant: «Il y a à présent dans le monde une
république que presque personne ne connaît, et qui, dans le secret
et le silence, augmente ses forces chaque jour. Il est certain que, si
elle parvient jamais à l’état de grandeur où sa sagesse la destine,
elle changera nécessairement ses lois; et ce ne sera point l’ou-
vrage d’un législateur, mais celui de la corruption même» (Gran-
deur et Décadence…, chap. IX). C’est cette notion de corruption
que Montesquieu développera à propos des divers types de gou-
vernement – à l’instar des penseurs de l’Antiquité – dans L’Esprit
des lois (liv. VIII). Mais il s’agit alors d’une désagrégation des
principes politiques, non d’une évolution interne au devenir.
85. Grandeur et Décadence des Romains, chap. XVIII.
86. Ibid. L’idée d’une tendance souterraine qui fait soudain
irruption se trouve développée dans la comparaison qui ouvre le
chapitre XIV: «Comme on voit un fleuve miner lentement et sans
bruit les digues qu’on lui oppose, et enfin les renverser dans un
moment, et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, ainsi
la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement et ren-
versa sous Tibère avec violence.» Cette conception d’une «accu-
mulation» de la tendance est commune chez Wang Fuzhi (shi yi
ji; cf. Dutongjianlun, chap. III, p. 66) et elle donne lieu à une com-
paraison analogue à celle de Montesquieu dans le Songlun (chap.
VII, p. 135). De même, l’idée d’un renversement par réaction ten-
dancielle et compensation – sur le modèle tension-détente – se
rencontre au chapitre XV: «Caligula rétablit les comices, que
Tibère avait ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu’il
avait établi; par où l’on peut juger que le commencement du
règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des
bons: parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de
ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font
par vertu»; pour être ensuite généralisée sur un mode tragique
(plutôt que logique): «Quoi! ce sénat n’avait fait évanouir tant
de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de
quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s’exterminer par ses
Notes du chapitre 8 295

propres arrêts! on n’élève donc sa puissance que pour la voir


mieux renversée!»
87. L’Histoire et ses interprétations, op. cit., p. 18.
88. Ibid., p. 119.
89. Voir, par exemple, Albert Rivaud, Le Problème du devenir
et la Notion de la matière dans la philosophie grecque depuis
les origines jusqu’à Théophraste, Paris, Félix Alcan, 1905, p. 15.
Un simple «ensuite» (épeita) relie le plus souvent les différents
versets de la cosmogonie: il signifie seulement que les dieux vien-
nent les uns après les autres et sont d’âge différent, mais ne nous
dit pas qu’ils «sont unis les uns aux autres par la communauté
d’une substance, par l’unité d’un même développement».
90. Ibid., p. 461.
91. Cf., par exemple, Raymond Weil, Aristote et l’Histoire.
Essai sur la «Politique», Paris, Klincksieck, 1960, p. 339 sq.

8. La propension à l’œuvre dans la réalité

Comme précédemment, les textes chinois de l’Antiquité sont,


pour la plupart, cités du Zhuzi jicheng (vol. II, III et VII); ceux
de Wang Fuzhi, à l’autre bout de la tradition, renvoient à l’édition
de Pékin, Zhonghua shuju (1975, 1976 et 1981).
1. Aristote, Physique, 194b; Seconds Analytiques, 7lb; Méta-
physique, 982a.
2. Léon Vandermeersch, «Tradition chinoise et religion»,
Catholicisme et Sociétés asiatiques, Paris, L’Harmattan, 1988,
p. 27; voir aussi les importants développements consacrés à cette
question par le même auteur dans Wangdao ou la Voie royale,
Paris, École française d’Extrême-Orient, 1980, II, notamment
p. 267 sq., «Ritualisme et morphologique». Léon Vandermeersch
a parfaitement mis en lumière combien la logique chinoise se dis-
tinguait de la «téléologique» occidentale. Je me demande seule-
ment, en reprenant ces analyses, si c’est la notion de «forme» qui
rend le mieux compte de cette originalité chinoise: l’aspect dyna-
mique interne à la configuration n’y est peut-être pas suffisam-
ment marqué et, de plus, la pensée occidentale, à partir de son
fonds aristotélicien, tend elle-même à confondre forme et finalité
(au lieu de les opposer). Toute «morphologie» implique, selon
296 Notes du chapitre 8

l’usage, qu’on y ajoute une «syntaxe». Or, en Chine, la configu-


ration sert elle-même de système de fonctionnement, et c’est pour-
quoi j’ai été conduit à privilégier la notion de dispositif.
3. «Lettre à M. de Rémond», Discours sur la théologie natu-
relle des Chinois, Paris, L’Herne, 1987, p. 93-94; cf. aussi Olivier
Roy, Leibniz et la Chine, Paris, Vrin, 1972, p. 77 sq.
4. Livre des mutations, hexagramme kun. C’est dans ce sens que
va le commentaire de Wang Bi.
5. Laozi, § 5, p. 31.
6. Guiguzi, chap. VII, «Chuaipian».
7. Ibid., chap. X, «Moupian».
8. Voir, sur ce sujet, l’étude de Charles Le Blanc, Huai Nan
Tzu. Philosophical Synthesis in Early Han Thought, Hong Kong
University Press, 1985, p. 6 sq.
9. Huainanzi, chap. IX, p. 131.
10. Guiguzi, chap. VIII, «Mopian».
11. Huainanzi, chap. I, p. 6.
12. Ibid., chap. IX, p. 134-135.
13. Ibid., chap. XIX, p. 333 (cité dans J. Needham, Science and
Civilisation in China, Cambridge, vol. II, 1956, p. 68-69).
14. Ibid., chap. I, p. 5.
15. Cf. le rôle essentiel dévolu dans ce type d’expression au
«mot vide», er, signifiant le passage d’un stade à l’autre.
16. Il est intéressant de remarquer, à cet égard, combien le début
des deux chapitres de Wang Chong, «Wushi» («De la propension
des choses») et «Ziran» («Du naturel», i.e. ce qui se produit
sponte sua) se recoupent parfaitement, même si le terme shi n’est
pas encore pensé par Wang Chong comme une notion propre (cf.
les emplois secondaires et communs que l’on trouve à la fin du
chapitre «Wushi»). Cette élaboration philosophique de la notion
de shi en vue d’expliquer les phénomènes naturels ne commence
nettement, me semble-t-il, que chez Liu Yuxi.
17. Sens de gu opposé à zi.
18. Chap. «Wushi».
19. Voir, sur ce sujet majeur, les excellents développements de
Léon Vandermeersch, Wangdao…, op. cit., t. II, p. 275 sq.
20. Xunzi, «Tianlun», p. 208.
21. Liu Zongyuan, «Tianshuo». A Han Yu qui refuse à l’homme
le droit de se plaindre au Ciel tant il a commis de méfaits à son
égard (en abîmant la nature, comme les vers creusent des trous
dans un fruit: quel adepte de l’écologie!), Liu Zongyuan répond
Notes du chapitre 8 297

en arguant que le Ciel est aussi insensible au bien ou au mal


qu’on lui fait que l’est le fruit. Et Liu Yuxi, très proche ami de Liu
Zongyuan à la fois sur le plan personnel et politique (ils furent
tous deux du parti de Wang Shuwen), donne un développement
philosophique plus élaboré à la thèse «naturaliste» de Liu
Zongyuan. Il y a donc là un débat d’époque, et c’est par lui que
le terme de shi acquiert une valeur théorique (cf. le même usage
central de ce terme dans la réflexion de Liu Zongyuan sur l’His-
toire, à propos de l’évolution qui a conduit à la féodalité). Sur
l’interprétation «matérialiste» de cette réflexion par les historiens
chinois de la philosophie, voir Hou Wailu, «La philosophie et la
sociologie matérialistes de Liu Zongyuan», art. cité, p. 7.
22. Liu Yuxi, «Tianlun», Ire partie.
23. Ibid., IIIe partie, fin.
24. Ibid., IIe partie.
25. Jingxiu xiansheng wenji, «Tuizhaiji».
26. Ibid.
27. Wang Fuzhi, Zhangzi zhengmeng zhu, chap I, «Taihe»,
p. 1-2.
28. Ibid., p. 5
29. Ibid., p. 13.
30. Ibid., chap. «Canliang», p. 39 (texte de Zhang Zai).
31. Ibid., p. 41.
32. Ibid., p. 42.
33. Wang Fuzhi, Dusishu daquanshuo, t. II, p. 599-601.
34. Cf. Annuaire du Collège de France. Résumé des cours et
travaux, 1987-1988, Paris, p. 598 sq.
35. Ibid., p. 601-602.
36. Wang Fuzhi, Shiguangzhuan, «Xiao ya», § 41, p. 97-98.
Brève analyse de ce texte dans l’étude de Lin Anwu, Wang
Chuanshan renxingshi zhexue zhi yanjiu, Taipei, Dongda tushu-
gongsi, p. 123 sq. De façon générale, ce sujet de la réversibilité
entre li et shi est un des plus fréquemment abordés aujourd’hui, à
propos de Wang Fuzhi, par les historiens chinois de la philosophie
– mais de façon trop simplificatrice, me semble-t-il (parce qu’y
cherchant trop directement un équivalent de notre «dialectique»),
et sans qu’en soit dégagé un enjeu philosophique propre.
37. Wang Fuzhi, Shangshu yinyi, «Wu cheng», p. 99-102. Je ne
saurais suivre, pour la lecture de ce chapitre, l’interprétation qu’en
esquisse Fang Ke dans ses Recherches sur la pensée dialectique
de Wang Fuzhi (Wang Chuanshan bianzhengfa sixiang yanjiu),
298 Notes du chapitre 8

Changsha, Hunan renmin chubanshe, 1984, p. 140 et 144. Fang


Ke considère à tort, me semble-t-il, que l’expression «épouser la
propension effective favorable à son pouvoir de façon à s’accorder
au principe régulateur» correspond au cas du roi Wu (et de la
bataille de Mu). Il s’agit en fait, à ce stade du développement,
d’une formulation générale et de principe. Tout le chapitre tra-
vaille, en effet, à distinguer l’œuvre du roi Wu de celle du roi Wen
en critiquant à travers le premier toute politique, si bien intention-
née qu’elle soit, qui sépare principe et propension, et conçoit
la prise de pouvoir sans respect de l’exigence morale nécessaire à
sa conservation.
38. Sur l’histoire de cette tradition, voir Michel-Pierre Lerner,
La Notion de finalité chez Aristote, Paris, PUF, 1969, p. 11 sq.
39. Voir, par exemple, Aristote, Traité sur les parties des ani-
maux, 639b (éd. de J.-M. Le Blond, Paris, Aubier, 1945, p. 83-84).
40. Voir par exemple la présentation de la théorie mécaniste
dans Aristote, Physique, 198b (trad. Carteron, Paris, Les Belles
Lettres, p. 76).
41. Voir par exemple Aristote, Physique, 199a (Carteron, p. 77).
42. Voir, par exemple, Aristote, Physique, 199a, ou Traité sur
les parties des animaux, 640a (Le Blond, p. 87); cf. sur ce sujet
Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 109 sq.,
ainsi que, parmi les études récentes, Lambros Couloubaritsis,
L’Avènement de la science physique. Essai sur la «Physique»
d’Aristote, Bruxelles, Ousia, 1980, chap. IV, ou Sarah Waterlow,
Nature, Change and Agency in Aristotle’s Physics, Oxford, Cla-
rendon Press, 1982, chap. 1 et 2.
43. Même pour ce «naturaliste» qu’est Aristote, le Bien n’est
pas immanent au Monde, il émane de Dieu qui en est la source,
comme l’atteste la comparaison avec le général et son armée. Cf.
Métaphysique, L, 1075a (trad. Tricot, Paris, Vrin, 1964, p. 706):
«En effet, le bien de l’armée est dans son ordre, et le général qui
la commande est aussi son bien, et même à un plus haut degré, car
ce n’est pas le général qui existe en raison de l’ordre, mais c’est
l’ordre qui existe grâce au général.»
44. Aristote, Physique, chap. I, 188b. (Carteron, p. 40).
45. Ibid., 189a (Carteron, p. 41-42).
46. Métaphysique, L, 1069b (Tricot, p. 644); cf. De la généra-
tion et de la corruption, 314b (Tricot, p. 6), et 329a (Tricot, p. 99).
47. Ibid., 1075a (Tricot, p. 708); cf. A. Rivaud, Le Problème du
devenir…, op. cit., p. 386.
Notes du chapitre 8 299

48. Ces formules sont communes à toute la tradition chinoise,


cf. par exemple Wang Fuzhi, Zhangzi zhengmeng zhu, chap. II,
«Canliang», p. 30, 37, 40.
49. Aristote, Métaphysique, L, 1069b-1070a (Tricot, p. 648).
50 Ibid., 1071b (Tricot, p. 667).
51. Physique, IV, 208b (Carteron, p. 124); voir sur ce sujet
l’étude de J. Moreau, L’Espace et le Temps selon Aristote, Padoue,
Editrice Antenore, p. 70 sq.
52. Aristote, Physique II, 196a-198a (Carteron, p. 69-74); Méta-
physique, A, 984b (Tricot, p. 35, cf. note 2), et Z, 1032a (Tricot,
p. 378 sq.); Partie des animaux, I, 640a (Le Blond, p. 87, et note
34).
53. Physique I, 192a (Carteron, p. 49).
54. Métaphysique, L, 1072b (Tricot, p. 678).
55. Commentaire du § 9 du Laozi, Wang Bi jixiaoshi, Pékin,
Zhonghua shuju, 1980, I, p. 21.
Glossaire des expressions chinoises

1. Le potentiel naît de la disposition (en stratégie)

a) Qi zhan sheng bu te
b) Sheng yu yi sheng zhe ye
c) Qi qiao zai yu shi
d) Qi shi, di shi, yin shi
e) Shi zhe, suoyi ling shi bi dou ye
f) Ren sui zhong duo, shi mo gan ge
g) Shi ru kuo nu
h) Qiu zhi yu shi, bu ze yu ren
i) Yong qie, shi ye
j) Shi sheng ren
k) Ji li yi ting, nai wei zhi shi, yi zuo qi wai

l) Shi zhe, yin li er zhi quan


m) Suoyi wu zhen zhe, yi qi wu chang xingshi ye

n) Bing wu chang shi, shui wu chang xing

o) Shen shi du shi


p) Shi et li
302 La propension des choses

2. La position est le facteur déterminant (en politique)

a) Qu wu er bu liang
b) Shi wei zu yi qu xian
c) Bu shi qi qiang er shi qi shi
d) Yi shi wei zu shi yi zhi guan
e) Wu suo wei yan shi zhe, yan ren zhi suo she

f) Wei wu shi ye, wu suo li


g) Fan ren jun zhi suoyi wei jun zhe, shi ye

h) Chu shi
i) Ren jun shi shi, ze chen zhi zhi
j) De cheng xin xing zhi shi
k) Duo jian feng, suoyi bian qi shi ye

l) Can et wu
m) Guan ting zhi shi
n) Cong ming zhi shi xing
il est qualifié de ming zhu
o) Fa et shu
p) Yi zhong wei shi
q) Chu shi er bu neng yong qi you
r) Zhi bing yi chu shi
s) De shi wei ze bu jin er ming cheng

t) Ming zhu zhi xing zhi ye tian, qi yong ren ye gui

u) Shi xing jiao yan (ni) er bu wei


v) Jie (he) she shi zhi yi ye er dao xing zhi nan

w) Fei huai qi yi, fu qi shi ye


x) Shan chi shi.
Glossaire des expressions chinoises 303

Conclusion I. Une logique de la manipulation

a) Hao shan er wang shi


b) Shi qi shui zhi xing zai, qi shi ze ran ye

c) Shi qi ze bu yi
d) Ren fu er shi cong zhi
Ren bu fu er shi qu zhi
e) Bi, d’une part; mo bu, de l’autre
f) Bi bi zuo qi gui jue ren zhi shi

3. L’élan de la forme, l’effet du genre

a) Gai shu, xing xue ye; you xing ze you shi

b) De shi bian, ze yi cao sheng suan

c) Bi shi, zi shi
d) Yi ti tong shi
e) Qi shi – xing shi
f) Shi yi sheng zhi
g) Xu qiu dian hua shang xia yan yang li he zhi shi

h) Yan yang xiang bei


i) Xing shi di xiang yingdai
j) Xu qiu yingdai, zi shi xiongmei
k) Qu shi, de shi – shi shi
l) Hua xian jue zhi shi
m) Jian de shanshi gao bu ke ce
n) Yi shou fu yi fang, shan jian kai er shi zhuan
304 La propension des choses

o) Qi shui shi yu jian pi


p) Shi shi xiang wei
q) Shi gao er xian
r) De cenci zhi shi
s) Yi shi du zhi, fang de qi miao
t) Zhi xu xu shi qu shi
u) You qu shi xu yin chu
v) Bing wu chang chen, zi wu chang ti

w) Shi duo bu ding


x) Ji ti cheng shi
xun ti er cheng shi
y) Shi zhe, cheng li er wei zhi
z) Bing zong qun shi
a’) Zong yi zhi shi
b’) Wen zhi ren shi
c’) Shi shi xu ze
d’) Yuan qi wei ti, e shi suo bian
e’) Yi shi yu yan, yu feng bu chang
tu feng shi

4. Lignes de vie au travers du paysage

a) Qi xing ye, yin di zhi shi


Qi ju ye, yin shi zhi zhi
b) Di shi yuan mai, shan shi yuan gu

c) Qian chi wei shi, bai chi wei xing

d) Shan shui zhi xiang, qi shi xiang sheng


Glossaire des expressions chinoises 305

e) Yuan wang zhi yi qu qi shi


f) Jin zhe wan xi bu neng jiu cuozong qizhi zhi shi

g) You gong yuan shi gu mo bi


h) Yao zhi qu shi wei zhu
i) Notion de lishi
j) Fan yi cao yi mu ju you shi cun hu qi jian

k) De shi ze sui yi jingying, yi yu jie shi

l) Shi zhi tui wan zai yu ji wei


m) Zhi qu xinghui shendao (chaomiao)

5. Des dispositions efficaces, par séries

a) Chansi jing
b) Ge qi shi
c) Shi distinct de fa
d) Shoushi distinct de zhefa
e) Xing sui bie er shi tong
f) Gao shou zuo shi, yi ju geng bie qi yi

g) Xia ju ruo yu shang ju, bu kan xiangbei

h) Ruo yu shi you dui


i) Shi you tongsai
j) Hou shi te qi, qian shi si duan
k) Yu yu xing qu, shi zhu qing qi
l) Qixiang yinyun, you shen yu tishi
m) Gao shou you hubian zhi shi
306 La propension des choses

6. Le dynamisme est continu

a) Qi yi cheng shi, shi yi yu qi


b) Shi ke jian er qi bu ke jian
c) Shi you yu
d) Wu ning zhi zhi shi
e) Shi qi xingshi dixiang yingdai, wu shi shi bei

f) Di er san zi cheng shang bi shi


g) Cao ze hang jin shi wei jin
h) Fei dong zeng shi
i) Qi xiang lian chu, te shi yin dai
j) Heng xie qu zhi, gou huan pan yu, jie yi shi wei zhu

h) Ru bi jiang yang bi xian zuo fu shi

l) Ni qi shi
m) Qi shi guan chuan
n) Zong zhi tong hu qi yi cheng qi huodong zhi qu zhe, shi ji suo-
wei shi ye
o) Yi bi zhi qi shi mao wu zhi ti shi
p) You suo cheng jie er lai, you suo tuo xie er qu

q) Il y a alors accord entre shi et li


r) Wenshi différent de wenzhang
s) Fan qie yun zhi dong, shi ruo zhuan huan

t) Shi bu xiang yi, ze feng du wei zu


u) Cheng jie er ju you gui de shi
v) Wu fu you neng xing zhi shi
w) Shi zhe, yi zhong zhi shenli ye
x) Wei neng qu shi, wanzhuan qushen yi qiu jin qi yi
Glossaire des expressions chinoises 307

y) Sui dang cheng yi pian zhi shi


z) Qian jie shi shengqi hou jie zhi shi

a’) Fu xian you jin gong nu ma zhi shi

b’) Bi shi qi wu
c’) Wenshi weiyi quzhi zhi ji
d’) Die cheng qi shi, shi xia wen zou de xun ji ke xiao

e’) Zhi shi bi mo yi yang, yi cheng wenshi

f’) Zuozhe te yu wei hou wen qu shi


g’) Bi xu bie shi yi jian zhi, er hou wen shi nai cuozong jin bian

Conclusion II. Le motif du dragon

a) Shi weiyi quzhe, qian bian wan hua, ben wu ding shi

b) Di shi yuan mai, shan shi yuan gu, weiyi dongxi huo wei nanbei

c) Shi shi wanshan ru long


d) Pan qiu zhi shi, yu fu yun han
e) Chong shi qiu liu, huo wang huo huan

f) Ziti xingshi, zhuang ru long shi, xiang goulian bu duan

g) Bishi yaojiao
h) Qi shi wan zhuang, bian tai mo ce

i) Zhen ru long xing yaojiao, shi ren bu ke zhuonuo


308 La propension des choses

7. Situation et tendance en histoire

a) Fei wu li, shi bu ke


b) Jiu chu li shi bi wang
c) Shi bu neng wei jian, shi de wei jian

d) Shi zhi zhi dao ye, shi luan zhi dao ye

e) Xiu jin ze sai yu shi


f) San dai yi shi er jie ke yi wang
g) Gong shou zhi shi yi ye
h) Fengjian fei shengren yi ye, shi ye

i) Shi zhi lai


j) Shi zhi suo qu, qi fei li er neng ran zai

k) Shi suo bi lan


l) Shi suo bi ji
m) Shi xiang ji er li sui yi yi
n) Shi you suo bu de ju ge
o) Fengjian zhi bi ge er bu ke fu ye, shi yi ji er si zhi yi zhao

p) Jian you he yi zhi shi


q) Min li zhi suo bu kan er shi zai bi g

r) Shi sui shi qian er fa bi bian


s) Yi gu jin zhi tong shi er yan zhi
t) Tian xia zhi shi, yi li yi he, yi zhi yi luan er yi

u) Wu xing xiang sheng ou xiang sheng

v) Zheng tong
w) Li er he zhi, he zhe bu ji li
Glossaire des expressions chinoises 309

x) Shen qi zhe, shi zhong xiang guan, wu ju sheng ju mie zhi lishi

y) Yi dong er bu ke zhi zhe, shi ye

z) Jie ziran bu ke zhong zhi zhi shi

a’) Ji zhong nan fan zhi shi, bu neng ni wan yu yi zhao

b’) Wu yi er fei bi wang zhi shi


c’) Wu ji bi fan
d’) Ji zhong zhi shi, qi mo bi qing, qing ze fan zhi ye yi, ci shi zhi
biran zhe ye

e’) Shun biran zhi shi zhe, li ye; li zhi ziran zhe, tian ye

f’) Tai et pi
g’) Qu er neng shen zhe, wei qi shi ye

h’) Ji er bi fan zhi shi cheng hu tian

i’) Pi ji er qing, tian zhi suo bi dong, wu dai ren ye

j’) Cheng da chi er shi qie qiu zhang zhi ri

k’) Xiang reng zhe zhi bi xiang bian ye, shi ye

l’) Zhang-chi; shen-qu; zhi-luan; sheng-shuai; yi-yang

m’) Ju zhen yi si, xu qi er shun zhong zhi yi tu cheng

n’) Yin qi jian shuai zhi shi


o’) Tian zhe, li er yi yi; li zhe, shi zhi shun er yi yi
310 La propension des choses

p’) Qing zhong zhi shi, ruo bu ke fan, fan zhi ji zheng zai shi ye

q’) Qu yu ci zhe, shen yu bi, wu liang de zhi shu, yi wu bu fan zhi


shi
r’) Sheng zhi yu si, cheng zhi yu bai, jie lishi zhi bi you

s’) Li zhe gu you ye, shi zhe fei shi ran; yi shi wei biran, ran er
you bu ran zhe cun yan

t’) Ji
u’) Shi liu bu fan
v’) Ci suowei shi bu tong er wu moni zhi neng

w’) Gu zhi bu neng wei jin zhe ye, shi ye

x’) Ci li ye, yi shi ye


Shi bu neng bu bian
y’) Du qi shi
Shi yi er shi yi, shi yi er li yi yi
z’) Zhi shi yi shen shi, yin shi er qiu he yu li

8. La propension à l’œuvre dans la réalité

a) Di shi kun
b) Shi cheng zhi
c) Ji zhi shi
d) Yin qi shi yi cheng jiu zhi
e) Shi zhi ziran
f) Wu lei xiang ying yu shi
g) Tui (er) bu ke wei zhi shi
Glossaire des expressions chinoises 311

h) Shu cun, ranhou shi xing hu qi jian yan

i) Shi dang qi shu cheng qi shi


j) Tian guo xia yu shi ye
k) Yi li zhi xiang dui, shi zhi xiang xun

l) Jiao zhi shi bi wu


m) Lishi
n) Xiang dang, qi biran zhi lishi
o) Jie sheng jiang fei yang ziran zhi lishi

p) Jing ji lishi
q) Li dangran er ran, ze cheng hu shi
r) Shi jiran er bu de bu ran
s) Shi zhi shun zhe, ji li zhi dangran zhe yi

t) Qi, li
u) Li yi zhi qi, qi suo shou cheng, si wei zhi tian

v) Zhi zai shi zhi biran chu jian li


w) Li cheng shi
x) Shi cheng li
y) Yi shi zhi fou cheng li zhi ni
z) Li zhi shun ji shi zhi bian
a’) Gong shou yi shi
b’) Yin li yi de shi
c’) Yi shun shi yi xun li
d’) Feng shou zhi li yi gong, cun gong zhi shi yi shou

e’) Bu neng yu chi hou shi


f’) Li shi wu li, li li wu shi
g’) Shi bi qing wei
Shi bi cui nü
312 La propension des choses

Conclusion III. Conformisme et efficacité

a) Cheng shi
b) Miao
c) Shun
Table

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
I. Entre statisme et dynamisme. – II. Une ambiguïté
embarrassante: le mot che («position», «circons-
tances» – «pouvoir», «énergie»). – III. Convergences
entre champs: potentialité à l’œuvre dans la configura-
tion, bipolarité fonctionnelle, tendance à l’alternance. –
IV. Un mot révélateur d’une culture. – V. Le dévisage-
ment en retour de nos partis pris philosophiques. – VI.
Remonter en deçà de nos interrogations.
Avertissement au lecteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

I
1. Le potentiel naît de la disposition
(en stratégie) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
I. La victoire est déterminée avant l’engagement. – II.
Notion de potentiel né de la disposition. – III. Priorité
du rapport de force sur les vertus humaines et évacua-
tion de toute détermination surnaturelle. – IV. Variabi-
lité circonstancielle et renouvellement du dispositif. – V.
Originalité majeure: dispenser de l’affrontement.

2. La position est le facteur déterminant


(en politique) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
I. L’efficacité est extrinsèque à la personnalité. – II. La
position politique s’exerce comme un rapport de force.
– III. La position de souveraineté comme instrument du
totalitarisme. – IV. Automaticité du dispositif du pou-
voir. – V. Radicalité de la conception chinoise.
Conclusion I. Une logique de la manipulation . . . . 57
I. Analogies des dispositifs stratégique et politique. – II.
Moralistes contre réalistes. – III. Compromis théoriques
et convergences de fond. – IV. Le compromis historique
et l’originalité chinoise. – V. L’art de la manipulation.

II
3. L’élan de la forme, l’effet du genre . . . . . . . . . . 73
I. Absence de la mimèsis: l’art conçu comme actualisa-
tion du dynamisme universel. – II. Forme-force en calli-
graphie. – III. Tension au sein de la configuration en
peinture. – IV. Le dispositif esthétique. – V. Configura-
tion littéraire et propension d’effet. – VI. Différence
avec la notion de style.

4. Lignes de vie au travers du paysage. . . . . . . . . . 89


I. Lignes de vie en géomancie. – II. Effet de recul et
réduction esthétique. – III. Le mouvement d’ensemble
du paysage. – IV. L’effet de lointain au sein de l’espace
poétique.

5. Des dispositions efficaces, par séries . . . . . . . . . 105


I. Listes techniques. – II. Dispositions efficaces de la
main ou du corps. – III. Des positions qui incarnent le
mieux l’efficacité du mouvement. – IV. Dispositions
stratégiques en poésie. – V. Le dispositif discursif et la
«profondeur» poétique.

6. Le dynamisme est continu . . . . . . . . . . . . . . . . . 129


I. Une communauté d’évidence. – II. La propension à
l’enchaînement: en calligraphie. – III. En peinture. – IV.
En poésie. – V. Dans le roman.

Conclusion II. Le motif du dragon . . . . . . . . . . . . 148


I. Le potentiel investi dans la forme. – II. La variation
par alternance. – III. La transformation inépuisable rend
insaisissable. – IV. Dragon et nuages: le pouvoir d’ani-
mation. – V. «Vide» et «dépassement» sont impliqués
par la tension du dispositif.

III
7. Situation et tendance en histoire . . . . . . . . . . . . 175
I. Qu’est-ce qu’une situation historique? – II. Nécessité
historique de la transformation (du féodalisme à la
bureaucratie). – III. La tendance à l’alternance. – IV. La
logique du renversement. – V. Stratégie morale: la situa-
tion historique comme dispositif à manipuler. – VI. Illus-
tration: la tendance au renouvellement en littérature. –
VII. La conception chinoise de l’Histoire est sans abou-
tissement et ne consiste pas en un récit d’événements. –
VIII. Explication causale et interprétation tendancielle.

8. La propension à l’œuvre dans la réalité . . . . . . . 219


I. Moindre intérêt de la tradition chinoise pour l’explica-
tion causale. – II. Le sens de la propension naturelle. – III.
Démystification religieuse et interprétation tendancielle.
– IV. Le dispositif de la réalité et sa manipulation. – V. La
notion de «tendance logique» et l’interprétation des phé-
nomènes de la nature. – VI. Tendance et logique sont
indissociables. – VII. Critique de l’idéalisme métaphy-
sique et idéologie de l’ordre. – VIII. La tendance concrète
est révélatrice du principe régulateur; réversibilité de leur
relation. – IX. Critique du «réalisme» politique: prin-
cipe et tendance vont de pair. – X. La conception chinoise
n’est ni mécaniste ni finaliste. – XI. Absence d’une théo-
rie de la causalité: ni sujet ni moteur. – XII. Propension
par interaction spontanée ou aspiration à Dieu.

Conclusion III. Conformisme et efficacité. . . . . . . 260


I. Ni héroïsme tragique ni contemplation désintéressée.
– II. Le système clos d’une disposition évoluant en
fonction de la seule interaction des pôles. – III. Sagesse
ou stratégie: se conformer à la propension.

Notes et Références . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267


Glossaire des expressions chinoises. . . . . . . . . . . . . 301
Liste des illustrations

I: Extrait du Jardin du grain de moutarde.


II: Extrait du Jardin du grain de moutarde.
III: Extrait du Jardin du grain de moutarde.
IV: Extrait du Jardin du grain de moutarde.
V: Haut: Évolution de la structure d’un toit, extrait du
Grand Atlas de l’architecture mondiale, Encyclopae-
dia Universalis, Paris, 1981. Bas: Tour de la Cloche,
Xi’an, extrait du Grand Atlas de l’architecture mon-
diale.
VI: Extrait des planches du Grand Traité du son
suprême.
VII: Extrait des planches du Grand Traité du son suprême.
VIII: Extrait du Jardin du grain de moutarde.
IX: Extrait du Jardin du grain de moutarde.
X: Haut: Ziyantie de Zhang Xu, extrait de L’Art chinois
de l’écriture, de Jean-François Billeter, Éditions d’art
Albert Skira, Genève, 1989. Bas: Calligraphie de
Zhao Mengfu, extrait de L’Art chinois de l’écriture.
XI: Lumière du soir sur un village de pêcheurs (attribué
à Muqi), extrait de Peinture chinoise et Tradition let-
trée, de Nicole Vandier-Nicolas, Paris, Éditions du
Seuil, 1983.
XII: Détail de Neuf Dragons apparaissant à travers les
nuages et les vagues (attribué à Chen Rong), extrait
de Peinture chinoise et Tradition lettrée.
Du même auteur

Lu Xun
Écriture et révolution
Presses de l’École normale supérieure, 1979

La Valeur allusive
Des catégories originales de l’interprétation
poétique dans la tradition chinoise
Publications de l’École française d’Extrême-Orient, 1985
Réédition PUF, «Quadrige», 2003

Procès ou création
Une introduction à la pensée des lettrés chinois
Seuil, «Des travaux», 1989
Réédition Le Livre de poche, «Biblio», 1996

Éloge de la fadeur
Ph. Picquier, 1991
Réédition Le Livre de poche, «Biblio», 1993

Figures de l’immanence
Pour une lecture philosophique du Yiking,
le «Classique du Changement»
Grasset, 1993
Réédition Le Livre de poche, «Biblio», 1997

Fonder la morale
Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières
Grasset, 1995
Réédition Dialogue sur la morale
Le Livre de poche, «Biblio», 1998

Traité de l’efficacité
Grasset, 1996
Réédition Le Livre de poche, «Biblio», 2002

Un sage est sans idée


ou l’autre de la philosophie
Seuil, «L’Ordre philosophique», 1998
Penser d’un dehors (La Chine)
Entretiens avec Thierry Marchaisse
Seuil, 2000

De l’essence ou du nu
Seuil, 2000

Du «temps»
Éléments d’une philosophie du vivre
Grasset, 2001

La grande image n’a pas de forme


ou du non-objet par la peinture
Seuil, «L’Ordre philosophique», 2003
RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION: NOVOPRINT (ESPAGNE)
DÉPÔT LÉGAL: JANVIER 2003. N° 57381 (00000)

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