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Karl Vorländer Histoire de la philosophie III. La philosophie des temps modernes IV.

La philosophie de l'époque
contemporaine. (1840 à présent) XXV. Socialisme et individualisme § 75. La philosophie de l'individualisme

1. Stirner
Max Stirner, de son vrai nom Kaspar Schmidt, né en 1806 à Bayreuth, étudia, de préférence à Berlin la
philosophie et la philologie. Sollicita en vain une place dans l'Etat, fut pendant un certain temps
professeur dans une école supérieure privée de jeunes 3lles à Berlin et fréquenta le cercle des « libres »
(Bruno Bauer et d'autres), d'où est sortie l'œuvre principale mentionnée ci-dessus (3n 1844). Depuis, il
n'a plus rien écrit d'important. Il est mort en 1856, perdu et dans le plus grand dénuement.

Ce n'est pas cette vie sans relief qui caractérise Stirner, mais plutôt une doctrine dont l'audace n'a peut-
être jamais été proclamée avant lui, ou seulement par quelques sophistes grecs. Stirner se rattache
certes aux jeunes hégéliens Bruno Bauer et Feuerbach, mais seulement pour les dépasser. Il ne veut pas
défendre la cause de Dieu, ni celle de l'humanité ou de la patrie, ni même la cause de « l’homme », en
laquelle Feuerbach a reconnu l'être suprême, que Bruno Bauer pensait avoir trouvé en premier lieu,
mais seulement la sienne propre : « Rien n’est au-dessus de Moi ! » (NB. Ich, Mir, Mich etc. Les mots
s'écrivent toujours avec une majuscule initiale !) Ni les « anciens » (l'Antiquité) ni les « nouveaux » (le
christianisme) ne le satisfont : le soi-disant « esprit » est un mensonge, une chimère, une marotte, tout
comme la profession, la véracité, l'amour ; la moralité est une étroitesse d'esprit. Il ne veut pas non plus
d'une hiérarchie de l'esprit, d'un « clergé de l'idée ». Même les hommes libres, les plus nouveaux parmi
les nouveaux, ne lui suf3sent pas : ni le libéralisme politique de la bourgeoisie, qui ne privilégie que les
possédants et aspire les non-possédants, ni le libéralisme social des communistes, qui fait de tous
des « loques » sans propriété au lieu, comme il serait juste, d'en faire des « égoïstes », ni en3n le
libéralisme humain des critiques les plus récents, qui exige une action totalement désintéressée de
l'individu. Tous, y compris « l'homme » de Feuerbach et de Bauer, sont des ennemis de l'égoïsme, du
moi individuel éphémère, réel et 3ni.

Si la première partie du livre, critique, traitait de l'homme, la seconde porte le titre court : Moi. Ce
n'est pas seulement l'au-delà en dehors de nous, mais aussi l'au-delà en nous qui doit être détruit.
L’issue n'est pas la liberté — le « libre » n'est au fond que le drogué de la liberté — mais le
« Eigenheit » le « particulier ; le « propriétaire » « Eigene » — est le libre né. La conscience nous
émollient. Trouvez-vous, vous-même, devenez égoïstes, abandonnez votre stupide désir d'être autre
chose que ce que vous êtes ! Tournez-vous vers vous-mêmes au lieu de vos idoles. Accaparez-vous de
la liberté par vous-même au lieu de l'exiger ou de vous la faire offrir ! Comportez-vous en adultes, en
tant que personnes souveraines ! Même le « droit » n'est qu'une « idée 3xe » donné par un
« spectre ». Je suis autorisé à faire tout ce dont je suis capable. Je ne connais ni devoir ni loi. J’exalte
aucune autorité hors de la « mienne ». « Désormais je ne frissonnerais plus d'horreur à aucune pensée,
quelque téméraire ou « diabolique » qu'elle paraisse, car, pour peu qu'elle me devienne trop importune
et désagréable, sa 3n est en mon pouvoir ; et dorénavant je ne m'arrêterai plus en tremblant devant une
action parce que l'esprit d'impiété, d'immoralité ou d'injustice y habite, pas plus que saint Boniface ne
s'abstint par scrupule religieux d'abattre les chênes sacrés des païens. »L'État doit être remplacé par une
« association d'égoïstes », dans laquelle chacun fait ce qu'il veut. Chaque moi individuel veillera à ce
que tout ne se dégrade pas, en ne se laissant pas faire. Tout ce qui est « sacré » est un lien, une
entrave. Fini la patrie, le peuple, le parti, le châtiment, écartez-vous aussi du nouvel idéal de « l'homme
libre » ! Du moment que j’accepte de sacri3er mon intérêt personnel, je peux être sûr que je suis en
pratique directement menacé en tant qu’individu. Aussitôt que l’intérêt de la société entre en conOit
avec le mien, c’est que je suis devenu pour elle une obstacle dont elle n’hésitera pas à se défaire.

Ma vie n’est fondée sur aucun mode existant, je fais corps avec mes expériences, personne ne peut les
distinguer de moi, car je m’invente en elles, comme elles s’inventent en moi. Je ne peux être une
hypothèse théorique comme l’homme, car je suis d’emblée ma propre preuve, c’est-à-dire une preuve
qui ne démontre de rien. Je ne peux que vous dire : vous n’avez pas à me croire, allez-y voir vous-
même.
L’« individualité » ne connaît aucun commandement de 3délité, d'attachement, de moralité. — Même
sur la question de la propriété, Stirner va bien au-delà des plus radicaux jusqu'ici (Babeuf,
Proudhon, Weitling). « J'ai droit à toute propriété à laquelle je m'autorise ». Saisis et prends ce dont tu
as besoin ; ce n'est pas méprisant, mais « l'acte pur de l'égoïste qui s'entend avec lui-même » ! Ta
capacité est ce dont tu es capable. L'amour est certes beau, mais il ne doit pas être érigé en
commandement, il est, comme chacun de mes sentiments, ma propriété. Je veux bien sacri3er avec joie
d'innombrables choses, même ma vie et ma liberté, à l'autre, mais pas à moi-même. J'aime les gens
parce que cela me rend heureux. Même le mensonge et la violation de serment ne font pas peur à
l'individu. Autrement dit, si dans un cas donné, le vôtre n'hésitera pas non plus à mentir et à rompre le
serment. 

De même que Luther a rompu ses vœux monastiques pour l'amour de « Dieu », pour la vérité
« supérieure » »höheren«, de même Je le fais pour « l'amour de Moi » »Meinetwillen« : ce qui est bien
sûr tout autre chose que pour le pro3t ; car l'esclave du pro3t, du sac d'argent, n'est plus « le sien » .
[Que signi3e ici « moi » »Ich«, « mien » » Mein «,  « propre » »eigen« ?] N'aspirons pas à la
communauté, même à la plus vaste, la « société humaine », mais à l’« unilatéralité » ! Ce n'est que dans
une « association » pour soi que l’individu peut s'af3rmer et faire valoir toute sa force. Pas de
révolution visant à changer les institutions politiques ou sociales, mais « la rébellion », c'est-à-dire une
révolte de l'individu qui ne veut plus du tout se laisser « encadrer » « exploiter» « humilier »! César
était un révolutionnaire qui attendait toujours le salut d'un changement de conditions, autant ces
sectateurs de la cité lesquels s’imaginent dans un espoir sans 3n à de meilleurs traitements. Le Christ et
ses plus anciens partisans étaient en revanche les véritables « indignés » qui voulaient suivre leur
propre voie sans être dérangés par les autorités et qui, précisément parce qu'ils rejetaient le
bouleversement de l'existant, sont devenus ses destructeurs les plus ef3caces. En tout temps, je suis en
possession de moi-même, et revendique la propriété de mon être propre, de mes pensées, de mes actes.
Mon rapport avec le monde est fondé que sur mes forces et faiblesses — à savourer et en lui, à me
satisfaire moi-même. Tout ce qui regarde le monde des choses et de l’esprit; j’en suis propriétaire. » Je
ne délègue aucun de mes pouvoirs, je m’engage totalement — et n’engage que moi— dans mon
combat pour la vie. Je ne fais profession de rien, je n’ai point de destinée, pas de mission, bref n’adhère
à aucun idéal sacré! Ne t'inquiète pas de la vie, ne la médite pas, mais pro3te d'elle — de toi ! Ce n'est
pas « l'homme » qui est la mesure de toute chose, mais Moi —je ne suis au service de personne d'autre
que de ma propre critique. Oui, je peux rejeter les pensées qui me sont les plus chères l'instant d'après,
tout en restant ce que je suis, je crée de nouvelles pensées, car je suis leur seul maître et possesseur.
Tous les prédicats des objets sont mes af3rmations, mes jugements, — mes créatures. S'ils veulent, se
détacher de moi et devenir quelque chose pour eux-mêmes ou m'en imposer le moins du monde, je n'ai
rien de plus urgent, que de les faire rentrer dans leur néant, c'est-à-dire en Moi leur créateur.

Nous sommes tous parfaits et à chaque instant tout ce que Nous pouvons être et n'avons jamais besoin
d’être plus, il n'y a pas de pécheur : comme les mots « bon » et « mauvais » n'ont aucun sens pour le
propriétaire. Il est dit de Dieu que « les noms ne le nomment point », cela en vaut aussi pour Moi :
aucun concept ne M'exprime, rien de ce que l'on donne comme mon être ne M’épuise; ce ne sont que
des noms. Tout en Moi est unique, Je suis l'Unique. Sur quoi ai-je donc posé mon affaire? —sur Moi,
l'Unique, le rien créateur éphémère qui se consume lui-même —le mortel, et c'est ainsi le début et la 3n
de Ma sagesse (et du livre de Stirner) : « Je n’ai Fondé Ma Cause sur Rien ». »Ich hab' Mein' Sach' auf
Nichts gestellt.«
 
Littérature : J. H. Mackay, Max Stirner, sa vie et son œuvre, 1898, 2e éd. 1910. Mackay a également
publié une édition des petits écrits de Stirner (sans importance). L'œuvre principale »Der Einzige und
sein Eigentum«  (Leipzig 1845, 3e éd. 1900) est également publiée chez Reclam depuis 1892.

Traduit de l’allemand
Librairie ineffable
Bibliothèque de la littérature stirnérienne 2021

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