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AVANT-PROPOS

Graecia capta ferum victorem cepit.


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Horace, Epist., II, 1, 156.

C’est en ces termes qu’Horace affirmait la revanche symbolique


de la Grèce politiquement soumise à Rome, et dont la prééminence
culturelle et linguistique devait longtemps survivre à la défaite mili-
taire. Derrière l’aveu d’Horace perce la fierté paradoxale que le vain-
queur ressent à adopter la culture des vaincus. Il est bien normal
que les érudits de l’époque moderne aient repris cette admiration
face à la survie d’un système politique, philosophique et littéraire,
celui de la Grèce antique, dont la civilisation occidentale depuis la
Renaissance se flattait d’être l’héritier. Les fruits de l’aventure
normande en Méditerranée et de ses conséquences sur les cultures
indigènes de l’Italie méridionale n’ont pas rencontré la même faveur
des érudits du XIXe siècle, notamment pour ce qui est des popula-
tions grecques, héritières d’un Empire byzantin alors déconsidéré :
le successeur de l’Empire romain avait déçu1.
Au XIe siècle, les Normands, en plaçant définitivement les
régions hellénisées de l’Italie méridionale sous la coupe d’un pouvoir
occidental et sous la juridiction de l’Église romaine, dont elles
avaient été séparées au VIIIe siècle, contribuèrent à affaiblir l’assise
démographique, politique et sociale de l’hellénisme médiéval dans la
dernière région byzantine de l’Occident méditerranéen. Pourtant, la
culture grecque se faufila dans l’identité italienne par les interstices

1
«L’Italie, ce lieu de délices, n’a pas toujours eu son beau ciel, n’a pas
toujours porté des Romains; ces maîtres d’un brin de l’univers ont eu leurs
successeurs [...]. Ce furent les descendants sans gloire de tant de grands hommes
qui fondèrent l’Empire de Byzance. Exemple frappant de ce que peut la faiblesse,
l’existence de cet Empire ne fut qu’une longue maladie [...]. Tout faible qu’il était,
cet Empire eut l’Italie sous sa domination, mais la puissance papale et les États
nouveaux chassèrent facilement les Latins (sic); enfin, ils ne possédèrent plus que
le duché de Naples et la Calabre». C’est ainsi que débute un roman de jeunesse
inachevé d’Honoré de Balzac, Falthurne, qui prend pour toile de fond l’invasion
normande en Italie du Sud.
XVI AVANT-PROPOS

d’une expression réduite et désarticulée, et contribua, modestement


certes, à déterminer l’originalité du Mezzogiorno, non seulement
dans ses manifestations liturgiques et linguistiques (jusqu’au
XVIIe siècle, pour la première, jusqu’au XXe siècle, pour la seconde),
mais aussi dans des pratiques diffuses, intégrées dans la vie quoti-
dienne des populations qui n’étaient certainement plus conscientes
de l’origine de ces particularismes. Au-delà d’une réflexion sur la
transformation d’une identité communautaire en un folklore fait de
rituels parallèles et de manifestations orales qui ont trouvé assez tôt
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leurs spécialistes avec P. P. Rodotà dès le XVIIIe siècle 2 et Gerhard


Rohlfs au XXe siècle 3, la permanence culturelle grecque dans l’Italie
méridionale au Moyen Âge pose la question de l’évolution culturelle
d’un groupe dominé.
Cette histoire a souffert, notamment au XIXe siècle, de préjugés
historiographiques derrière lesquels se cachent, peut-être, le dépit
des érudits face à ce qu’ils considéraient comme l’épiphénomène
populaire d’une Grande Grèce perdue et le dédain envers le destin
des vaincus. Si l’histoire de l’Italie byzantine a bénéficié d’un regain
d’intérêt (avec Agostino Pertusi, André Guillou, Vera von Falken-
hausen), force est de constater que celle de l’hellénisme médiéval en
Italie après 1071 pâtit encore du manque d’études proprement
historiques tentant de cerner de manière globale le destin de la
culture italo-grecque. Certes, de nombreuses études récentes ont
porté sur le monachisme et l’hagiographie italo-grecque 4 ; parallèle-
ment, des épigraphistes et des codicologues se sont penchés sur les
richesses documentaires italiennes en langue grecque 5 ; des spécia-
listes du droit byzantin ont depuis longtemps analysé les textes juri-
diques et notariés grecs dans l’espace italien 6 ; l’étude magistrale de
Philip Ditchfield éclaire depuis peu la culture matérielle et quoti-
dienne de l’Italie méridionale médiévale à partir des textes et des
sources archéologiques 7 ; des historiens ont décrit les héritages
byzantins dans l’administration normande 8 ; plus généralement, la

2
Rodotà, Dell’origine.
3
Gerhard Rohlfs a mené de longues enquêtes linguistiques sur les parlers
grecs de l’Italie méridionale et sur l’influence des termes grecs dans la langue
calabraise : voir notamment Rohlfs, La grecità et Id., Le origini della grecità.
4
Nous nous référons aux travaux d’Agostino Pertusi, d’Enrica Follieri et
d’Augusta Acconcia Longo.
5
Voir les travaux d’André Guillou, d’André Jacob et de Santo Lucà.
6
Giovanni Ferrari dalle Spade et, plus récemment, le groupe de Francfort de
Dieter Simon et Ludwig Burgmann.
7
Ph. Ditchfield, La culture matérielle médiévale. L’Italie méridionale byzantine
et normande, Rome, 2007 (Collection de l’École française de Rome, 373).
8
Notamment Evelyn Jamison et Vera von Falkenhausen.
UNE ACCULTURATION EN DOUCEUR XVII

période normande a stimulé les chercheurs, depuis F. Chalandon


jusqu’à H. Houben, en passant par E. Jamison, H. Takayama,
L.-R. Ménager, E. Cuozzo, N. Kamp 9. Cet intérêt conduisit, pour la
Sicile, aux très récents travaux d’Annliese Nef et de Henri Bresc sur
les minorités arabes, sur les populations hellénophones de la Sicile
(dites «mozarabes»), sur la communauté juive de l’île10 et sur la
«politique culturelle» des Normands11, montrant par là combien
l’étude des minorités importait pour cerner l’ambition politique du
royaume de Sicile.
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Les populations italo-grecques sont cependant largement


restées dans l’ombre. L’histoire des Grecs de l’Italie méridionale
post-byzantine manque de souffle, c’est l’histoire d’une longue
agonie sans héros. Il faut lire à ce propos la préface que Jules Gay
rédigea pour sa somme sur l’Italie méridionale byzantine, dans
laquelle il affirme faire œuvre originale en s’arrêtant sur l’histoire
des vaincus, laquelle n’a selon lui pas moins d’intérêt que celle des
vainqueurs. Encore s’agissait-il alors d’histoire événementielle et
institutionnelle : il importait encore peu de tracer l’évolution d’une
identité culturelle en régression dont la survie, à l’époque contempo-
raine, n’a guère intéressé les pèlerins de l’ethnologie italienne,
contrairement à l’engouement suscité par la Sicile. On a tardé à voir
les aspects positifs de cette évolution culturelle, ceux d’une intégra-
tion réussie dans l’espace occidental et d’une composition intel-
ligente avec le pouvoir des nouveaux maîtres. Il fallait pour cela
concéder une valeur positive à la notion d’acculturation, assimilée à
une unilatérale déperdition culturelle et associée, encore de nos
jours, à la condescendance occidentale face aux peuples colonisés,
et retrouver les indices d’une réaction volontaire et consciente des
dominés face aux pouvoirs.
En effet, la perspective de l’histoire des vaincus ne se trahit pas
en consacrant une place importante aux vainqueurs. Au cœur de la
question de l’acculturation des Italo-Grecs sous la domination
normande, souabe et angevine se trouve celle de la contrainte
imposée, et donc de la nature de la pression politique dans le
domaine culturel, ce qu’Annliese Nef a appelé la «dimension cultu-
relle du politique»12. Il n’y a peut-être pas de meilleur terrain d’ana-

9
La bibliographie qui concerne le règne de Frédéric II est l’objet de longs
catalogues sans cesse renouvelés. Ce n’est pas le lieu d’en faire la description.
10
H.-Bresc : Arabes de langue, juifs de religion : l’évolution du judaïsme sici-
lien dans l’environnement latin, XIIe-XIVe siècles, Paris, 2001.
11
A. Nef, Les souverains normands et les communautés culturelles en Sicile,
dans MEFRM, 115, 2003, p. 611-623.
12
Ead., L’élément islamique, conclusion générale.
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lyse de cette dimension, à l’époque médiévale, que dans l’espace


méditerranéen et surtout dans l’Italie du Sud, zone de coexistence,
d’échanges et d’affrontement perpétuels de peuples et de domina-
tions qui se reconnaissent dans une identité culturelle propre et
revendiquée, mais toujours sujette aux mélanges, aux absorptions,
voire aux prédations. Il en est ainsi du pouvoir normand et de son
héritier, la monarchie souabe dans le Royaume de Sicile.
Il s’agit bien peu d’une histoire byzantine au sens politique.
L’empire d’Orient n’apparaît que pour servir de référentiel dans l’éla-
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boration d’une analyse de l’évolution culturelle. L’espace de


l’acculturation italo-grecque est celui de l’Occident, sa chronologie
ignore les bornes qui déterminent le destin de l’histoire byzantine,
sauf exception : la prise de Constantinople en 1204 compte bien
plus, dans ce contexte, que le «schisme» de 1054 ou la reconquête de
Constantinople en 1261. Pourtant, on ne saurait nier le fait que les
manifestations de l’identité italo-grecque passent par des expres-
sions qui se veulent, jusqu’au XIIIe siècle au moins, byzantines dans
la conscience des communautés italo-grecques, tant dans les struc-
tures que dans les relations affectives et symboliques. La marque
byzantine dans l’Italie méridionale survit longtemps à la domination
politique effective de l’Empire, confortant, ce que la sentence
d’Horace avait déjà montré, la résistance du lien culturel, fonda-
mentalement supérieure à l’appartenance politique, qui dura au
moins jusqu’à la naissance des nations et son corollaire, la nationali-
sation de la culture.
Ces considérations générales pourraient faire obstacle à la défi-
nition ferme des contours spatio-temporels d’un objet d’étude histo-
rique large et, en fin de compte, dénué de bornes chronologiques
nettes et de frontières territoriales que les échanges culturels fran-
chissent toujours allègrement. Il m’est rapidement apparu, toutefois,
que l’histoire de l’acculturation des communautés grecques de
l’Italie du sud devait plonger ses racines dans l’époque byzantine où
la culture locale se constitue comme une culture provinciale,
mélange d’attachement ferme à un référent byzantin et impérial
reçu et jalousement conservé, et d’autonomie dans les manifesta-
tions de ce référent culturel. Cette culture se transforme en mémoire
qui, au fil du temps, ne transparaît plus que dans des manifestations
littéraires qui relèvent moins de la conservation d’un patrimoine
culturel au sein des populations locales, que dans sa transmission
lettrée aux élites de la Renaissance italienne, dès le début du
XIVe siècle : c’est le moment où disparaissent ces preuves écrites
d’une culture vécue au quotidien, les actes de la pratique juridique
privée; l’hellénisme devient une culture des élites locales attirées
dans les cours italiennes friandes d’héritage grec. De ce fait, l’histo-
rien de la culture italo-grecque étudie une période qui s’étend du
UNE ACCULTURATION EN DOUCEUR XIX

IXe siècle, lorsque s’étoffe le corpus documentaire, au début du


XIVe siècle. Tel a été l’espace chronologique de ce travail.
Pour ce qui est de l’espace géographique, c’est la cohérence des
données de départ qui a abouti à une exclusion qui peut sembler
méthodologiquement contestable, celle de la Sicile. Il faut s’en expli-
quer. L’hellénisation de l’Italie méridionale continentale, la chrono-
logie du peuplement et des mouvements démographiques, les
caractéristiques propres aux régions, les aléas des frontières et des
appartenances politiques impliquent des différences notables dans
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les réalités de la culture grecque, et imposent de se référer de


manière constante à des études régionales, variables des données
globales. Cependant, ces disparités régionales proposent des iden-
tités structurelles et historiques qui permettent une approche
d’ensemble. Au moment de l’arrivée des Normands, l’Italie méridio-
nale byzantine présente un aspect administratif relativement unifié.
Les populations grecques y offrent un même visage. Ce sont des
communautés groupées vivant au sein d’un cadre administratif
cohérent, pratiquant un même rite religieux et usant d’une langue
semblable et d’un droit unique. Les données de départ sont diffé-
rentes pour la Sicile. Soumise à la domination arabo-musulmane, la
Sicile au milieu du XIe siècle présente des caractéristiques propres
du point de vue ethnique et culturel. Les «Grecs» qui y sont
demeurés parlent pour certains l’arabe, beaucoup se sont convertis à
l’Islam, et tous ont connu un régime administratif et politique très
différent de celui des Grecs de la Péninsule. Fort loin des réalités
culturelles latines, les Grecs de Sicile vivent dans un bain arabe, et
côtoient surtout des Arabes et des juifs13. Les Normands ont respecté
ces différences de base, en prolongeant administrativement la
rupture engagée par l’invasion arabo-musulmane. Nous aurons à
parler de la Sicile seulement de manière épisodique, dans la mesure
où l’île a entretenu des liens soutenus avec une seule région de la
Péninsule, la Calabre méridionale, qui est rattachée à l’administra-
tion sicilienne et d’où provient en large part la population grecque.
Or, il se trouve que, dans le cadre d’une étude sur l’accultura-
tion des populations grecques sous domination latine, il était néces-
saire pour la cohérence des recherches de partir d’un mode de
définition de la culture qui fût similaire pour toutes les commu-
nautés grecques, afin d’établir un processus d’évolution qui, sans
être identique en tout lieu, pouvait présenter des points communs.

13
Je renverrai à Bresc et Nef, Les Mozarabes de Sicile. Les auteurs montrent
que les communautés grecques de Sicile ont vécu une profonde assimilation à la
population arabo-musulmane, dans un moule culturel et liturgique byzantin,
tout en restant fidèles à l’Empereur. Les élites sont plus mozarabes et Siciliennes
qu’italo-grecques.
XX AVANT-PROPOS

Il s’agissait surtout de voir comment évoluait la culture hors du


cadre politique et administratif qui l’avait vu naître et se déve-
lopper, mais qui n’a été que partiellement responsable de son
expansion, puisque la dissociation entre hellénisme et «byzantinité»
date de la période byzantine. Un tel projet, mené de front pour des
groupes humains vivant dans des réalités et avec des passifs histo-
riques divers, ne pouvait s’accommoder pour l’instant du décalage
qu’occasionnait l’insertion dans l’étude de Grecs siciliens. Ces
groupes doivent faire l’objet d’une attention distincte que l’on puisse
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songer à lier à nouveau l’île sicilienne avec son inséparable pendant


continental, la Calabre.
Au sein même de l’Italie continentale, il a fallu opérer d’emblée
des distinctions régionales fondamentales 14. L’espace de l’Italie
byzantine est lui-même trop disparate, divisé entre, d’un côté, la
Pouille lombarde, de l’autre, la Calabre méridionale et le Salento
hellénisés et, entre ces deux sphères culturelles, une zone partagée.
Il était nécessaire d’affiner le regard dès le départ en évaluant la
réalité de l’hellénisme italien au début de la période considérée,
zone par zone, parfois ville par ville, Tarente d’un côté, Bari de
l’autre. D’autre part, on trouve des communautés grecques
en-dehors de l’Italie byzantine, dans la principauté de Salerne, à
Naples, communautés éphémères, ponctuelles, mais parfois vivaces.
Là encore, il convenait de les aborder avec précaution, pour voir si
elles pouvaient s’intégrer dans ce travail et constituer un pan de
notre objet d’étude.

Je terminerai cette rapide présentation en soulignant tout ce que


je dois à ceux qui ont bien voulu être associés à ce projet de
recherche, en premier lieu mon directeur de thèse, Jean-
Marie Martin, qui ne m’a pas seulement donné l’idée du sujet, mais
qui en a accompagné la réalisation au long de ces années de travail
en ajoutant à l’érudition et à la rigueur qui le caractérisent des
qualités rares de bienveillance et même de sollicitude qui m’ont
souvent réconfortée dans les difficultés de tout ordre, et confortée
dans des projets de recherche dont je dois la première naissance à
Michel Kaplan et à Bernadette Martin-Hisard. Lors de mes séjours
en Italie, j’ai pu bénéficier de l’aide inestimable de Vera von Falken-
hausen, qui ne m’a pas seulement permis de consulter ses photo-
copies des actes du fonds Medinaceli relatifs à la Calabre
méridionale, mais m’a même laissé disposer pour les lire de son
bureau à Rome avec une libéralité dont je m’étonne encore. Cristina
Rognoni m’a permis de compléter ces lectures en me prêtant sa

14
Voir infra p. 50-81.
UNE ACCULTURATION EN DOUCEUR XXI

thèse inédite, dont une partie a été publiée depuis15. À Rome, j’ai
également pu travailler sur les photographies que l’École française
de Rome a fait faire des actes grecs du monastère de Carbone. J’ai
en outre gagné bien du temps grâce aux conseils avisés d’André
Jacob qui m’a indiqué à la fois certaines études que je devais
consulter et celles qu’il n’était pas indispensable de lire. Les
discussions que j’ai pu avoir avec Annliese Nef, Benoît Grévin,
Sophie Métivier, Vivien Prigent, et d’autres encore, ont nourri ces
recherches de leur expérience, de leur savoir et de leur amitié. Enfin,
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je suis infiniment reconnaissante à l’École française de Rome et à la


directrice des Études médiévales, Madame Marilyn Nicoud, d’avoir
bien voulu admettre dans la prestigieuse Collection de l’École fran-
çaise de Rome cette modeste contribution à l’histoire de l’Italie.

15
Rognoni, Les actes privés grecs.

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