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de l’Algérie VI
A.BERQUE
Administrateur Principal de Commune Mixte
Détaché au Gouvernement Général
de l’Algérie
L’ART
SOU S LA DOM I NATION ROMAI N E (1)
Encore l ’ élément romain disparut-il rapidement de l ’ armée. régime varie avec le pays. La Proconsulaire, composée de
Comme l ’ a écrit M. Albertini : « L’ occupation militaire, la Tripolitaine, de la Tunisie, d’une bande littorale qui va
« dans l’Afrique romaine, consiste en somme, au IIe siècle, jusqu’à Bône avec des ramifications à Souk-Ahras, Guelma,
« à faire imposer la paix romaine par les Berbères roma- Tébessa, est administrée par un proconsul, nommé par le
« nisés à des Berbères non romanisés et, en même temps, Sénat et résidant à Carthage. Région de riche peuplement,
« à s’efforcer d’attirer les réfractaires, par l’exemple des d’abondance agricole, de maturité politique : c’est la pro-
« avantages accordés à leurs congénères mieux adaptés ». vince romaine, affranchie de garnisons et qui relève direc-
tement du Sénat. La Numidie, qui va de l’Oued El-Kébir
* à Djemila, de la pointe sud-est à la rive sud du Hodna, est
** gouvernée par un propréteur, commandant la IIIe Légion
L’ intelligence politique latine se moule toujours sur la cantonnée d’abord à Tébessa, puis à Lambèse. C’est une
réalité. Elle se méfie des abstractions et des palais chimé- marche militaire, dont le Chef, investi des pouvoirs admi-
riques que l’on bâtit en Utopie. En Afrique, elle intronise nistratifs et judiciaires, habite le Sud. Une large autonomie
municipale est accordée à Cirta (Constantine) et à plusieurs
autres villes de la région septentrionale, où la vie des
populations s’accommoderait difficilement d’un régime
exclusivement prétorien. La Maurétanie, située entre l’Oued
El-Kébir et la Moulouya, limitée au sud par le seuil des
Hauts-Plateaux, a pour capitale Caesaréa (Cherchell). Là,
siège un Procurateur qui dépend de l’Empereur ; il a
seulement le rang équestre, alors que le proconsul de la
Province, le propréteur de Numidie sont d’ordre sénatorial.
C’est que la Maurétanie est encore d’une forme de civilisation
primitive ; le peuplement latin s’y trouve noyé dans une masse
amorphe d’indigènes ; nous sommes ici sur un point de
l’Empire où la sécurité est précaire et qu’il faut garantir contre
les incursions des Nomades du Sud.
Même diversité dans l’Administration municipale
Rome a toujours vu dans la cité la cellule primordiale par
excellence ; c’est, dans la ruche, l’alvéole où les intérêts
particuliers travaillent le plus aisément à l’intérêt général.
L’ éducation civique d’un peuple, en effet, ne peut se faire que
dans un horizon politique adapté à sa vision. Le sens
Fig. 1. — Le Tombeau de la Chrétienne.
de la collectivité ne s’acquiert que par de lentes étapes; on ne
perçoit définitivement les rapports sociaux dans leur riche
complexité que si l’on a senti les liens qui unissent l’homme à
une organisation très souple qui épouse, dans ses creux et son clan d’abord, à sa tribu ensuite, à son pays enfin. — Il exis-
ses ressauts, le relief social du pays. Il n’y eut jamais de tait en Afrique impériale quatre sortes de villes: la Colonie
régime uniforme et rigide qu’aurait d’ailleurs fait éclater romaine, constituée par des groupes de citoyens ayant les
la vie tumultueuse des indigènes ; jamais de chef suprême ; mêmes facultés que ceux de Rome ; — le municipe romain, dont
jamais de capitale centralisatrice ; mais une hiérarchie les habitants étaient également citoyens, électeurs d’un Conseil
d’institutions où s’harmonisèrent l’intérêt suprême de municipal, mais astreints à des charges foncières dont les
l’Empire, l’intérêt plus restreint de l’Afrique, l’intérêt local Colonies étaient exemptes; — le municipe latin où l’on bénéfi-
de la province, de la cité et des particuliers. ciait d’un droit de cité réduit, diminué, appelé « droit latin » ;
D’abord, l’organisation provinciale. Pas d’uniformité, le — les communes pérégrines à population surtout indigène,
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dirigées par un chef local dont le pouvoir central confirmait rectangle de 500 mètres de long sur 420 de large. Deux
l’autorité. voies dallées, perpendiculaires l’une à l’autre, aboutissaient
C ’ est dans ces cadres que les cités faisaient l’apprentis- aux quatre portes. Au croisement, le praetorium, palais du
sage de la vie administrative ; tel municipe latin pouvait à commandement. Il est rectangulaire (30 m60 x 23m30) ; les
la longue devenir municipe romain et plus tard Colonie quatre faces sont percées de portes cintrées. Une inscription
romaine. mentionne des travaux, exécutés en 268, pour restaurer
Il en fut de même pour les individus. Le péregrin pouvait l’édifice, peut-être même le reconstruire, après un trem-
accéder au droit latin, le citoyen de droit latin à la qualité blement de terre.
de citoyen romain, puis au rang de chevalier et, au suprême N’oublions pas une série de chambres (scholae) où
degré, à l’ordre sénatorial. Il en résultait une émulation tenaient réunion les collèges de sous-officiers. Ces sociétés,
continuelle entre les villes, d’une part, entre les habitants, bien connues aujourd’hui grâce à la documentation épigra-
de l’autre. De là, un phénomène de capillarité sociale très phique de Lambèse, unissaient les agents d’un même grade.
sagement réglé. « Cette organisation détermina dans l’en- Elles avaient organisé la solidarité professionnelle et
semble de la population un mouvement d’ascension vers institué, en faveur de leurs membres, une sorte d’assurance
la vie romaine, un appel par l’effet duquel les différentes mutuelle. Elles vouaient à l’Empereur, aux divinités favo-
couches du personnel romain puisèrent pour se renouveler rites des soldats, un culte à la fois mystique et minutieux.
dans le fond indigène, de génération en génération ». Dans l’enceinte, arsenaux, hôpitaux, bureaux, une prison,
(Albertini). des magasins, des thermes qui occupaient environ 2.000 mètres
Désormais, dans l ’Afrique en pleine prospérité, va se carrés. Il faut rappeler ici que, vers l’an 200, Septime Sévère
développer une civilisation qui n’atteindra sans doute autorisa les légionnaires à vivre en dehors des camps devenus
jamais le niveau de l’Italie, mais dont les manifestations des places d’armes et d’exercices, des manières d’arsenaux.
d’art restent encore suggestives. Autres camps permanents ou citadelles : Besseriani, à
115 kilomètres au Sud-ouest de Tébessa, rectangle de
* 170 mètres x 100 mètres ; Bénian, à 35 kilomètres au Sud-
** est de Mascara. Tagremaret (entre Frenda et Mascara), non
LA VI LLE loin de Bénian, logeait une garnison, dans une enceinte
rectangulaire de 145 mètres x 90 mètres, avec tour ronde de
Nous distinguerons le camp militaire et la ville de type 4m80 de diamètre à chaque angle. Camps permanents et
civil. citadelles étaient reliés par une ligne de fortins et de postes-
vigies dont, çà et là, surgissent encore les ruines. Ils furent
U N TYPE DE CAM P M I LITAI R E : LAM B E S E pour la masse autochtone de puissants pôles d’attraction.
La IIIe Légion Augusta s’établit à Lambèse (Lambaesis) Les familles des vétérans, les commerçants, les indigènes
vers le début du ne siècle. Elle y demeura plus de 200 ans. s’y fixaient. C’est ainsi que Lambèse, érigée en municipe
La position, d’une haute valeur stratégique, fut choisie, sous les Antonins, accéda ensuite au régime de la colonie
dit M. Cagnat, « conformément à toutes les lois formulées romaine. Ses belles constructions, de la seconde moitié du
« par les auteurs militaires anciens, assez élevée pour être IIe siècle au début du IIIe, sont l’œuvre des légionnaires.
« très aérée et dominer la plaine environnante, assez
« abritée par les hautes croupes de l’Aurès pour ne pas La vie civile
« craindre les vents brûlants du Sud, assez découverte Main-d’œuvre militaire, légionnaires libérés, tels furent,
« pourtant pour ne pas être exposée à une surprise de en général, les principaux animateurs de la vie urbaine
« l’ennemi... ». Le camp, arrosé de sources abondantes, d’Afrique. Partout se retrouvent les briques marquées du
gardait la route du Sud. sceau de la IIIe Légion. Le soldat romain qui avait forgé
Quatre portes flanquées de tours ; remparts avec plates- l’Empire, bâtit ensuite de sa main calleuse les cités de la
formes pour machines de guerre ; l’enceinte couvrait un Proconsulaire, de la Numidie, et quelquefois, des Mauré-
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tanie. Le vétéran, l’auxiliaire, avant de devenir laboureurs nerveux vit d’une vie originale et intense. Les magis-
— ense et aratro —, ont été maçons. Ils ont poussé l’araire trats municipaux consacrent à l’embellissement de la
et brandi la truelle. ville d’abondantes libéralités. D’autres les imitent. Les fonc-
L’ esthétique latine, en Afrique comme ailleurs, reste tionnaires impériaux donnent l’exemple. Snobisme
sans élan. C’est une veine étroite, à ramifications grêles. intelligent : il est beau de jeter au vent les sesterces pour le
Le génie positif et civique de Rome se réalise dans des bien-être de la collectivité. Il s’agit, pour un commerçant
monuments où la puissance ordonnée l’emporte sur la qui s’est enrichi à Besseriani (Sud-Constantinois), en prêtant
fantaisie. La Ville Eternelle ne cherche pas à donner le à 15 % aux vétérans le capital qu’à 5 % il a lui-même
sentiment d’une invention sans cesse renouvelée ; elle veut emprunté aux changeurs de Rome, il s’agit de fonder à
laisser l’impression de la force, du monument trapu, Timgad des thermes, un arc de triomphe, un temple.
majestueux, parfois inélégant, qui , sous son poids, tient Proudhon appellerait cela une « reprise ». Le mécénat
le pays. L’ arc de triomphe romain dédaignera en Afrique devient une manière d’expiation. La richesse se rachète par
la hantise des thèmes nouveaux ; il sera un sceau, banal l’urbanisme. L’or brûle les doigts. Le ciment romain le
peut-être, mais brutal ; il gravera dans la glèbe berbère purifie.
l ’ empreinte d’une domination. Malgré l’ambition de sa
courbe, il ne découpera dans le ciel que de maigres pans *
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d’idéal. Art impérieux, impérial et, osons le dire, impé-
rialiste. Mais quelle leçon de force, de certitude, de Le forum. — Le forum est le cœur de la cité. C’est
confiance dans la destinée, quelle leçon de civisme ! là que se réunissent les habitants. Car le Romain, l’Africain
Djemila et Timgad mettent dans le paysage un ordre latinisé, ignorent le « home ». Comme l’Andalous, comme
somptueux et tranquille. Ici, l’art magnifie la discipline, la l’Italien méridional, ils vivent dehors. On ne reste pas chez
discipline, cette vertu suprême des âmes libres. soi quand, sur les dalles retentissantes de chars, le soleil
Le Romain n’inventera rien : il bâtira des édifices de style
hellène et, plus tard, hellénistique. Il découvrira seulement,
et peut-être après les Etrusques, la voûte : il n’ajoutera aux
ordres architecturaux que le toscan et le composite. Encore
une fois, c’est un art de victoire. Rien de plus. A Rome, les
styles se superposent; l’ordre architectural varie suivant
l’étage ; le théâtre de Marcellus, le Colisée, emploient le
dorique, la colonnade ionique avec galerie corinthienne.
L’ arc, l’arcade, permettront l’érection de ponts audacieux ;
ils donneront le schéma de la voûte et du dôme.
En Afrique, la ville naquit dans le moule presque inva-
riable d’un carré arrondi aux angles. Sur chaque face,
s’ouvrait une porte principale. Deux voies issues des quatre
portes se coupaient, comme à Lambèse, à angle droit. A
l’intersection de ces artères, fut d’abord le praetorium ; plus
tard le forum, cœur vibrant de l’organisme municipal.
Les villes ainsi créées s’enorgueillirent de monuments à
type hellénistique. Aucune intervention de l’Etat : la
conception gouvernementale romaine parait avoir ignoré,
en Afrique et au début tout au moins, l’ « Etat-Providence »,
la centralisation, la substitution du pouvoir aux initiatives
locales. L’ Empire est, pour employer en la déformant une
curieuse image de Renan, un polypier où chaque centre Fig. 2. — D J E M I LA : Forum.
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pose un pavage doré. On va au forum. Il est entouré de Le théâtre. — A Rome même, le théâtre fut d’abord
boutiques, de statues, de monuments publics. Il symbolise une jouissance inappréciée de la masse. A la représentation
l’existence municipale, urbaine, qui dans la civilisation de d’une pièce de Térence, les spectateurs dédaigneux du
l’époque prime tout ; car il y a une différence considérable, dénouement quittèrent en hâte les gradins et se ruèrent vers
juridique, morale, sociale, entre le groupe citadin et les le cirque où paradaient baladins et gladiateurs. Longtemps,
agglomérations rurales. pour permettre à la foule de suivre l’intrigue, le prologue
A Djemila (Cuicul), on distingue l’ancien Forum et le
Forum sud. L’ancien Forum (44 x 48) avec un beau dallage
en pierre, limité par la Curie, la colonnade d’un portique,
la basilique judiciaire, le temple de Jupiter capitolin.
Dédicaces au génie du peuple de Cuicul, à divers empereurs,
à des personnages locaux, à plusieurs divinités. Le Forum
sud mesure 3.200 mètres. Son périmètre a été décrit par
M. Ballu : « Côté Nord, la porte double Nord-Ouest est un
« portique avec perron en son milieu ; côté est, un portique
« à deux étages et le passage couvert sud-est ; côté sud,
« un grand temple précédé d’un escalier monumental ; enfin,
« côté ouest, une tribune aux harangues placée devant un
« petit temple, l’arc de triomphe, et un château d’eau
« derrière lequel était disposé un marché aux vêtements ».
« Le forum de Timgad (Thamugadi) reste, dit M. Cagnat,
« comme le type accompli de ces forums provinciaux créés
« pour ainsi dire en un jour à l’imitation du forum romain ».
Il mesure 100 mètres sur 60. Au centre, une place (50 x 43)
avec statues équestres ou pédestres, portiques aux colonnades
corinthiennes ; on voit encore sur les dalles des « tables
de jeu » (1) ; à l’ouest, la Curie, salle de réunion du
« Conseil municipal », où les travaux de déblaiement ont
permis de retrouver la liste des membres de l’Assemblée
dans la seconde moitié du IVe siècle. Du même côté, la Fig. 3. — T I MGAD : Le Théâtre.
tribune à harangues : c’est de là qu’on faisait les communi-
cations officielles. A l’est, une basilique civile, à la fois
bourse et prétoire. Sur les deux autres côtés, des boutiques.
contint un résumé de la pièce. Que dire alors du théâtre
africain ! Voici le directeur de la troupe, généralement
(1) Le dallage du forum porte encore le dessin de plusieurs jeux
un affranchi, homme d’affaires syrien, lyrique, retors,
« q u ’ o n y ava i t t r a c é s à l a p o i n t e . I c i n o u s voyo n s u n e s é r i e d e t r o u s qui se réserve le rôle principal ; les acteurs, de basse condi-
« juxtaposés et régulièrement espacés, entre lesquels il s’agissait de tion sociale ; les choristes dont le nombre ira croissant, au
« f a i r e r o u l e r u n e b i l l e , d i r i g é e ve r s u n b u t d é t e r m i n é , s a n s q u ’ e l l e fur et à mesure que s’amplifiera la mise en scène et
« s’arrêtât dans un de ces trous ; là est figurée une marelle circulaire,
« o ù l ’ o n f a i s a i t m o u vo i r d e s p i o n s q u ’ i l f a l l a i t a m e n e r s u r u n e m ê m e que, comme le dit Horace, le plaisir passera de l’oreille aux
« l i g n e . P l u s l o i n , o n a va i t d e s s i n é u n e s o r t e d e d a m i e r d ’ u n g e n r e yeux.
« p a r t i c u l i e r. A d r o i t e e t à g a u ch e d ’ u n m o t i f c e n t r a l d é c o r a t i f , u n va s e Djemila, un jour de représentation. Un héraut a parcouru
« d e f l e u r s s u r m o n t é d ’ u n o i s e a u , é t a i e n t g r av é s t r o i s m o t s d e s i x l e t t r e s ,
« ch a q u e c a r a c t è r e f a i s a n t l ’ o f f i c e d e s c a r r é s d ’ u n é ch i q u i e r. L’ e n s e m b l e
la ville, annonciateur, commentateur verveux, du spectacle.
« f o r m e u n e d ev i s e é p i c u r i e n n e : Ve n a r i l a v a r i , L u d e r e r i d e r e , o c c e s t Dans chaque quartier, on a distribué à la plèbe des jetons
« v i v e r e ; « C h a s s e r, s e b a i g n e r, j o u e r e t r i r e , vo i l à l a v i e ! » ( C a g n a t . ) numérotés qui indiquent les places.
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A l’orchestre, plate-forme semi-circulaire, se groupent les Marcienne, chrétienne berbère, coupable d’avoir brisé la
Magistrats ; vingt-quatre gradins, divisés en deux parties par statue de Diane, aurait été livrée aux bêtes. La légende
un palier, recueillent la foule gesticulante et loquace ; sur garde un reflet d’histoire : hostilités de races aggravant
la scène, enfin, (large de 34 m. 30, profonde de 7 m. 15, la rivalité des cultes, juifs dénonciateurs, païens avides
limitée par les six mètres du mur de fond), viennent évoluer du jeu des bestiaires, chrétiens encore timides qui créent
les acteurs qui, aux tirades pathétiques, enlèvent le masque de leur foi ardente le miracle de la martyre.
pour faire admirer le jeu mouvant de leur figure. Si le A Cherchell, ruines d’un cirque (400 m. x 90).
soleil numide aiguise trop ses pointes, un immense velum
*
couvre l’amphithéâtre ; des fleurs jonchent les gradins **
arrosés d’eau fraîche et de vin parfumé : Public incom- Les thermes. — Les thermes ont été les salons publics
préhensif, bruyant, de paysans bronzés, avares, âpres, de la vie romaine. Pas de ville qui n’en contînt un ou
processifs qui ont vendu leurs légumes et ont hâte de plusieurs. Ils furent, à l’origine, destinés à la classe
regagner la campagne. Dans le ciel pesant, la journée moyenne et aux pauvres. Les riches avaient, dans leurs
tourne comme un disque de plomb. Il flotte dans l’air ce villas, des salles de bains splendidement décorées. Peu à
souffle du sud, l ’ « Africus », cette poussière tenue et tiède peu, l’établissement public reçut une haute clientèle. C ’ est
qui, aujourd’hui encore, affadit le cœur. Peut-être qu’à là, en effet, comme sur le Forum, comme aujourd’hui sur
l’orchestre, un jeune homme, que sa science précoce rend le marché arabe, qu’on échangeait les nouvelles. C ’ est
déjà célèbre, murmure : « Je me laisse ravir au théâtre, là que, par des inscriptions murales, nous allions dire des
« plein d’images de mes misères, et d’aliments propres affiches, s’étalait toute une publicité : spectacles, avis de
« à nourrir ma flamme ». Cette phrase brûlante, beaucoup vente et même, comme on l ’ a vu à Pompéi, éloge des
plus tard, saint Augustin la notera, en songeant au théâtre candidats aux fonctions municipales. Les thermes n’ont
de Carthage. Pour l’instant, l’âme africaine est encore pas disparu sans recevoir une survie littéraire. L’ oisif
prise dans le terroir. Elle apparaît en quelques jeunes élégant, suivi de ses esclaves, y tient audience. Entre
rhéteurs, aux cheveux lustrés, qui rêvent de Carthage et jeunes gens à la mode, on parle de la dernière course de
de Rome. Elle s’agite surtout parmi ces marchands, ces chars, du jockey maure qui, en dix ans, a déjà gagné un
ruraux grossiers dont l’odeur forte tombe des gradins. million et demi de sesterces ; de l’épitaphe qu’il serait séant
Il dut y avoir en Algérie de nombreux théâtres. Six clé donner au glorieux cheval Polydoxe, « lequel saute haut
seulement sont restés : à Djemila, Timgad, Guelma, comme une montagne ». Là se calculent les chances du
Khamissa, Philippeville et Tipaza. gladiateur samnite, fat, musclé, vainqueur bestial, qui tire
Celui de Djemila mesure, dans sa plus grande largeur, l’œil furtif des matrones et dont la cité attend impatiem-
69 m. 70 cm. A l’orchestre, trois rangs de gradins, con- ment la venue. Les thermes, note M. Albertini, « tiennent
tenant 160 places. Sur les gradins, 2.500 spectateurs « lieu aux Romains de café et de cercle. Non seulement
trouvaient à se caser. Le théâtre de Timgad (fig. 3) n’a « on s’y baigne, mais on y fait des exercices physiques
que 63 m. 60. Il était plus petit que celui de Philippeville « on y cause, on y joue. Le Romain ou le Berbère
(82 m. 40), où tenaient 5 à 6.000 personnes, mais beaucoup « romanisé passe, aux thermes, une bonne partie du temps
plus vaste que celui de Madaure (33 m. 20). On a calculé « que ne lui prennent pas les affaires, sur le forum : il
que le théâtre de Timgad pouvait abriter 3.500 auditeurs « n’est guère chez lui que pour dormir ».
Amphithéâtres, Cirques. — Seuls quelques vestiges L’ hydrothérapie romaine comprenait plusieurs phases :
subsistent. Dans les amphithéâtres, les gladiateurs. Dans la première « consistait en un court séjour dans de l’air
les cirques, tournaient les courses de chars. « brûlant, destiné à amener une sueur abondante ; puis on
L’ amphithéâtre de Lambèse, situé entre le camp et la « descendait dans une baignoire d’eau chaude pour se
cité, étageait une vingtaine de gradins. Ils portaient des « débarrasser de la sueur et des impuretés ; après quoi on
inscriptions marquant la place des curies. Arène : « se trempait dans de l’eau froide pour rafraîchir le corps,
72 m. x 62 m. « resserrer la peau et affermir les forces ; enfin on se sou-
C ’ est dans l’amphithéâtre de Cherchell que sainte « mettait à un massage et à des frictions d’huile pour
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« amener une réaction. Il fallait donc qu’un établissement de Caesarea s’animèrent d’un peuple de statues qui ont
« de bain contînt des salles appropriées à chacune de ces été transportées aux musées d ’Alger, de Cherchell, voire
« opérations ». (Cagnat et Chapot). L’ Etuve c’est le au Louvre.
Laconicum, les bains chauds, le caldarium, la salle froide En général, les murs étaient formés de moellons qu’as-
le frigidarium, la chambre tiède le tépidarium. semblait un mortier très liant. L’ensemble devenait, avec
Les grands thermes de Cherchell (Caesarea) appelés par les années, d’une cohésion absolue. La pierre de taille
les indigènes « Palais du Sultan », sont des plus complets était réservée aux encadrements et aux angles.
qui nous soient parvenus. Leur construction n’est pas Il y a encore de beaux vestiges de thermes à Tipaza.
Lambèse, Timgad (1), Guelma, Djemila, où, comme l’a
constaté M. Gsell, ils constituent « un véritable palais,
« agencé avec une régularité majestueuse ».
Le marché. — L’ un des plus beaux spécimens de marché
qui nous reste, celui de Timgad, fut bâti au premier quart
du IIIe siècle, grâce aux libéralités d’un chevalier romain
et de sa femme qui y eurent longtemps leurs statues.
Un portique ouvre l’entrée principale ; puis s’allonge
une cour rectangulaire (24 m. 30 x 15 m. 30) entourée de
galeries à colonnes corinthiennes. Au centre, un bassin
carré. Sur les faces est et ouest, des boutiques et, au sud,
un grand hémicycle dont sept autres boutiques garnissent
le fond. L’hémicycle était couvert : des consoles sculptées,
décorées de feuilles d’acanthe, de rinceaux, de pampres,
de cornes d’abondance, supportaient des colonnettes de
marbre, cannelées en spirale, où s’appuyait l’extrémité
des poutres maîtresses du toit ; l’autre extrémité reposait
sur le pignon de la partie droite de l’hémicycle.
A l’entrée de chaque boutique, à la hauteur d’un mètre,
une dalle horizontale de granit bleu, engagée dans les deux
murs latéraux, servait d’étal. Le marchand devait, pour
pénétrer dans son magasin, se glisser sous l’étal.
Fig. 3 bis. — D J E M I LA : Grands Thermes. Même particularité au marché de Djemila : les boutiques
n’y avaient pas de porte d’entrée ; elles étaient barrées
également par un étal en dalle, à 0 m. 95 ou 1 mètre du L’ eau qui alimentait Cherchell venait d’une source située
sol, et d’une épaisseur de 0 m. 20. à 28 kilomètres. Le canal d’amenée était large d’un mètre,
C’est aussi grâce à la munificence d’un personnage local, plus haut qu’un homme, entouré d’une enveloppe de maçon-
Cosinius, riche en titres et en mérites, dont Cuicul devint nerie épaisse de 0 m. 60. A 12 kilomètres de la ville, il
la patrie d’adoption, que Djemila posséda son beau marché fallut construire, pour enjamber une vallée, un aqueduc à
à cour rectangulaire avec portiques, boutiques latérales, trois étages d’arceaux et d’une hauteur totale de 35 mètres.
ponderarium (salle de poids publics) au milieu de la face Plus près de Cherchell, à 5 kilomètres, un second aqueduc,
Est. Nulle part, sauf à Djemila, il n’a été trouvé de moins bien conservé que le premier, dresse encore ses
ponderarium. vieilles béquilles de pierre.
A Djemila, à Timgad, sous les chapiteaux où s’infléchit L’ eau arrivait à Bougie (Saldae) d’une vingtaine de kilo-
l’acanthe, nous avons peine à nous représenter ces marchés mètres. On voit, çà et là, des vestiges de l’aqueduc,
où grouilla, durant plusieurs siècles, la foule des Berbères notamment à El-Hanaïat. Les Ras-el-Ain Bou-Merzoug,
bégayeurs de latin. Et cependant, ils vivent encore : leur sources sises à 35 kilomètres et dont le débit est encore
physionomie s’apparente à celle de l’Espagnol, du Français de 900 litres à la seconde, approvisionnaient Cirta
méridional, du Sicilien, du Sarde et du Corse. Beaucoup (Constantine).
avaient, beaucoup ont encore les larges épaules, le thorax A proximité des villes, l’eau des aqueducs était concen-
aminci des anciens Égyptiens et des Basques. Nous voici trée dans des citernes spacieuses. De là partait un réseau
à Djemila (Cuicul), sous la dynastie des Sévères. Ici, le de canalisations qui distribuaient le liquide aux nymphées,
marchand de légumes, avec ses figues kabyles, ses olives, aux fontaines, aux thermes, aux maisons particulières. A
ses laitues ; là une crieuse de simples, odorante de fenouil ; la nymphée de Tipaza, arrondie en hémicycle, l’abreuvoir
plus loin, les vendeurs de parfums syriens, de vermillon garde des margelles qu’a usées le mufle des bêtes.
d’Afrique, d’onguents qui adoucissent la peau, de boules Arcs de triomphe et portes. — L’Arc de triomphe fut,
de teinture pour noircir les cheveux. Les changeurs de
à l’origine, un témoignage d’admiration à un chef militaire
monnaies, à figure orientale, voisinent avec le barbier et
ou civil. Il eut pour mission de fixer un souvenir de gloire.
le médecin en plein vent, avec le philosophe, ou prétendu
tel, qui, en manteau court et pour recruter des disciples, Il était alors un hymne de pierre, le chœur des citadins
argumente la main droite levée. Le marché aux vêtements reconnaissants. Peu à peu il perdit sa signification. Il marqua
flambe des soies venues d’Asie, des étoffes de luxe, des la fondation d’une colonie ou l’exécution de travaux d’édi-
tapis où déjà se précise et s’aiguise le style géométrique lité. Il devint une simple porte de ville. MM. Cagnat et
berbère. Sorciers, thaumaturges, baladins, collecteurs de Chapot proposent, dès lors, de « substituer au terme Arc
taxes, paysans à bouche serrée, licteurs vénaux heurtent « de triomphe celui de arc monumental ».
de leurs gestes les devantures des bouchers, les quartiers La forme classique est celle d’un portique qui peut avoir
de chèvre et de mouton dont le sang s’égoutte sur les dalles jusqu’à quatre baies.
Tel fut le marché africain, vers le IIIe siècle. Parmi les arcs à une seule baie, celui de Djemila est
déjà d’une rare note esthétique. Haut de 12 m. 50, large
de 10 m. 60, il arrondit un plein cintre de 4 m. 35 sous
* lequel s’engage une voie dallée. De chaque côté et sur
** les deux faces de l’ouverture, deux colonnes corinthiennes.
Hydraulique citadine. — L’ administration municipale Quatre niches semi-circulaires dans les pieds-droits ; elles
urbaine du Romain, en Afrique surtout, a résolu de graves devaient abriter des statues. On lit sur l’attique une ins-
problèmes d’hydraulique. Les thermes dont nulle ville cription datée de 216 après J.-C. rappelant que le monument
n’était dépourvue, exigeaient d’abondantes réserves de fut élevé par les habitants de Cuicul (Djemila) à l’empereur
liquide. L’ édilité africaine eut, avant tout, une hydraulique Aurélius Severus Antoninus (Caracalla), à sa mère Julia
ingénieuse. Le château d’eau commandait la politique Domna et à son père Septime-Sévère.
municipale. Détail amusant : en octobre 1839, lors de l’expédition
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des Portes de fer, le duc d ’ Orléans qui commandait une (Théveste), est très bien conservé. Il fut érigé, en 214 de notre
division, conçut à Djemila le dessein de faire démonter ère, grâce aux libéralités testamentaires d’un préfet de la
pierre à pierre l’arc de triomphe pour le reconstituer à 14e légion, originaire de Théveste ; on le dédia à Caracalla,
Paris. Il en écrivit à Louis-Philippe. Il voyait déjà le à sa mère Julia Domma, à son père le Divin Sévère. —
monument transplanté dans notre capitale, avec cette ins- Placé à la jonction de deux voies, il étale quatre façades
cription dédicatoire : « l ’Armée d’Afrique à la France ». exactement pareilles, disposées en carré. — « Le massif
En 1842, le projet de translation reçut un commencement
d’exécution, mais fut assez vite abandonné. L’administration
a parfois de ces intuitions artistiques.
riale employait volontiers le type corinthien. Voici le bâti- les cultes se mêlent. Le panthéon romano-berbère est une cour
ment principal, avec une abside où s’érigent les statues des miracles, une énorme mascarade de dieux. Les divinités
d’Hygie, protectrice de la Santé, d’Esculape, le dieu de l’art carthaginoises y coudoient Jupiter ; Mars, adoré par les
médical. Voilà le dallage de pierre rousse, le marbre rouge vétérans, courtise Tanit devenue la déesse Céleste ; Mercure,
strié de blanc des parvis. Et l’épistolier s’attarde aux petites vénéré des négociants et des marchands d’huile, le dispute à
chapelles accolées au corps principal. « Entre bon, sors Baal que, maintenant, on glorifie sous le nom de Saturne.
meilleur », porte en inscription l’une d’elles ; les autres Les nymphes ont pu se plonger dans les sources des bois :
sont consacrées à Diane, à Sylvain, à Apollon. Le temple elles n’ont pas chassé les anciens génies. La naïade cohabite
d’Esculape n’est pas seulement fertile en oracles ; on y
suit des traitements médicaux et rien, baignoires, four-
neaux, hypocaustes, n’a été négligé pour seconder et
faciliter l’œuvre du Guérisseur divin.
Nous parvenons à la fin de l’épître. L’architecte marque
sa préférence pour le Capitole de Timgad.
« Vous n’ignorez pas, écrit-il, qu’il vient d’être restauré
« (en 365) sur les ordres de Publilius Cacionius Cæcina
« Albinus, propréteur glorieux de la Numidie, qui réprima
« plusieurs révoltes. Le monument a été, comme il
« convient, dédié à la divine triade capitoline, à Jupiter,
« Très Bon et Très Grand, à Junon Reine et à Minerve
« qui garantissent à tout jamais l’éternité de l’Empire.
« Car, vous le savez, les oracles ont promis à Rome de
durer autant que les siècles. Le Capitole construit à
« Thamugadi exhausse la supériorité de la loi romaine qui
« domine le monde... ». Ainsi aurait conclu l’architecte.
De fait, le Capitole de Timgad (fig. 8), auquel on accédait
par 38 marches, dominait la ville entière. Il s’étalait sur
une superficie de 53 mètres de long et 23 de large. Il
avait six colonnes frontales. « Les fûts cannelés, formés Fig. 8. — T I MGAD : Le Capitole.
« de huit tambours, mesurent 11 m. 77 ; les chapiteaux
« corinthiens, faits de deux morceaux superposés, ont 1 m. 58 avec un obscur sorcier. Pan, dans la forêt de cèdres et de
« de hauteur. Ils portaient un riche entablement » (Gsell). thuyas, ne règne que sur un étroit canton; à côté persistent
Il ne faudrait pas, après ce rapide défilé des temples, des cultes étranges, venus de la préhistoire. En face de
croire à une religion comme celle de la cité antique. Et l’Olympe, sommet du paganisme grec, l’Ouarsenis (Anco-
d’abord, la civilisation de l’époque était accueillante à rarius), cime de l’anthropolâtrie berbère, abrite toujours ses
tous les dieux. Le héros d’Anatole France exprime déjà dieux. Ceux de Perse et de Syrie vont à leur tour envahir
au 1er siècle cet éclectisme de la foi : « Vous le savez, l’Afrique. Ils formeront l’avant-garde du Nazaréen. Mais
« chers amis, ce n’est pas assez de souffrir toutes les tous vivent en bonne harmonie. « Il y a, chez les gens
« religions ; il faut les honorer toutes, croire que toutes « du peuple, l’idée que plus on adore de divinités, plus on
« sont saintes, qu’elles sont égales entre elles par la bonne « s’assure de protecteurs... Dans cette abondance de cultes,
« foi de ceux qui les professent, que, semblables à des « chaque localité, chaque personne a ses dévotions spéciales,
« traits lancés de points différents vers un même but, elles « mais prend part aussi aux dévotions des autres, ou du
« se rejoignent dans le sein de Dieu. » En Afrique toutes les « moins les regarde avec sympathie » (Albertini).
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L’habitation privée *
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Dans la Rome ancienne, la maison citadine avait une
La maison rurale. — Les ruines d’installations rurales
pièce principale, l’atrium, grande salle centrale, au plafond
sont très nombreuses en Algérie. Dans la seule plaine de
percé d’une baie rectangulaire. Sous les influences hellènes,
Tagremaret (département d’Oran) où ne vivent aujourd’hui
l ’ atrium évolua peu à peu vers l’aula grecque (sorte de
que quelques fermes européennes, on en peut compter plus
cour) qui devint le type de l’habitation africaine.
de cent. Mais ici, l’intérêt artistique s’efface ; seule subsiste
La maison d’Afrique a une cour centrale, entourée de
la valeur d’archéologie et d’histoire.
portiques et de chambres disposées sur les quatre côtés.
Dans les constructions plus importantes, de part et d’autre
de cours secondaires, se groupent d’autres pièces. Peu
d’ouvertures sur l’extérieur ; une entrée unique, suivie d’un Les éléments de la décoration
vestibule donnant sur l’aula.
Le Romain fut plus architecte qu’artiste et peut-être plus
La maison de Castorius, déblayée à Djemila, a 2 aulas,
encore ingénieur qu’architecte. L’architecture romaine
2 salles de bains, 27 chambres, 4 vestibules.
n’eut guère, une fois fixés ses thèmes principaux, ni la
faculté, ni le goût du renouvellement. Elle piétina.
*
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les canons classiques se sont ici quelque peu déformés ; abondance la matière première : marbres roses, orangés,
certains chapiteaux corinthiens n’ont qu’une unique rangée verts, azurés, bruns, onyx blanc rosé que donnent encore les
d’acanthes, au lieu de deux (théâtre de Philippeville), ou carrières d’Algérie.
ils se réduisent à deux moulures et à un gros bourrelet Le dessin est quelquefois gauche, souvent incorrect.
fleuri d’acanthes (Timgad). L’ acanthe poursuivra, dans Mais la coloration reste harmonieuse et élégante ; la palette
l ’ art de l ’Algérie, sa destinée prodigieuse. Mais déjà, dès est opulente, suffisamment nuancée ; la conception a des
le me siècle, elle s’ossifie ; son contour et ses reliefs s’amai- paradoxes singuliers ; elle se réalise en audaces de lumière
grissent. La sculpture ne se hasarde plus aux fortes saillies : et d’ombre que M. Marçais a rapprochées de la hardiesse
elle réduit au minimum la troisième dimension. de quelques maîtres modernes. Le seul défaut, à notre sens,
La mosaïque. — La mosaïque a connu, en Afrique du est le dédain de la réalité précise et du détail. Alors que ses
Nord, une belle floraison. confrères romains ont souvent usé de moyens d’expression
qui rendent les aspects mouvants de la vie, le mosaïste de
Art délicat, charmant : les Romains lui demandaient
ce pays n’a pas senti l’originalité de l’ambiance africaine.
d’orner leurs palais. La Bataille d’Arbelles ou d’Issus, Il fait de l’art officiel. Il est un homme d’école, un bon
trouvée à Pompéï dans la maison du Faune, est justement élève, zélé, circonspect, rien de plus. Il s’évade rarement
célèbre. Le mosaïste, d’ailleurs, était un véritable artiste : du conservatoire mythologique à la mode : tête d’Océan
« la mosaïque était pictura de musivo ». avec quatre néréides sur des dauphins — l’hiver et une
C’est en Afrique du Nord, que les spécimens les plus néréïde — un sanglier — encore une tête d’Océan et deux
nombreux ont été découverts. Le Berbère latinisé veut donner Néréides sur des hippocampes — un pugiliste tenant une
à sa vie privée un cadre luxueux. Puis, le pavement en palme — les trois Grâces — buste de Bacchus couronné de
mosaïque permet le lavage à grande eau : ainsi on noie lierre, etc... L’ inspiration manque de réalisme local, ou
la poussière, on rafraîchit les salles que surchauffe le dur pour tout dire, de vision, d’équation personnelles. Quelque-
soleil numide. Enfin, le pays lui-même fournissait avec fois seulement, l’artiste s’est affranchi de l’imitation d’école :
un panneau découvert à Cherchell, et transporté à Alger,
représente le cheval Mucosus, favori de la faction des Verts.
Les « Captifs » de Tipaza révèlent, avec des creux d’ombre
saisissante, l’âpreté de la physionomie berbère (fig. 10). Les
mosaïques de l’Oued Atménia furent aussi, prises sur le vif,
des images de l’existence rurale.
épisodes de l’histoire de Pélops et d’Oenomaus, Castor et académie où fréquentèrent des artistes de tout le bassin
Pollux, sur deux sarcophages de Tipaza. méditerranéen, un foyer d’atticisme qui rayonna largement
Mais c’est surtout Cherchell qui fut et resta longtemps la sur l’Afrique. Des sculpteurs habiles vinrent à Cherchell.
métropole de la statuaire. Ils assouplirent les marbres numides dans la noble eurythmie
Juba II, malgré quelques ridicules, garde dans l’histoire de l’art grec. Et quel éclectisme d’inspiration ! Ce fut une
africaine une figure pittoresque. Descendant d’une vieille technique variée, dédaigneuse de la formule unique.
dynastie locale, élevé à Rome, il régna à Caesarea de Caesarea eut des disciples de Phidias, de Praxitèle, de
Polyclète, de l’école de Pergame, des mièvres Alexandrins.
Manque d’originalité ? Soit. Le puriste, ici encore, ne trouve
que de bons élèves, des « accessits » sans flamme person-
nelle. Mais leur ciseau a restitué, après les siècles, la facture
éternelle des Maîtres. Ces artistes ingénieux de Caesarea
ART BYZANTI N
En 1913, l’entrée des Djeddars s’était effondrée. Je fus « vaincre, j’ai fait élever ce monument pour éterniser mon
chargé de déblayer trois d’entre eux. Des anecdotes trou- « souvenir ». Serdéghos est une altération du mot grec
blantes circulaient parmi la population indigène. De leur Stratégos. Le document épigraphique, cité par Ibn-Khaldoun,
verve à dents branlantes, les vieilles femmes affolèrent les qui, ne l’oublions pas, habita longtemps à Taoughzout,
douars. Elles affirmaient qu’un berger, d’ailleurs demeuré près de Frenda, laisse supposer que le byzantin Salomon,
inconnu, entré dans l’un des Djeddars, avait en vain essayé général de Justinien, porta ses armes dans la région.
d’en sortir ; il s’était enfin engagé dans une avenue souter- Concordance troublante : le capitaine Dastugne, chef de
raine, hurlante de démons, pour aboutir, 30 kilomètres plus l’ancien bureau arabe de Tiaret, aurait retrouvé un frag-
loin, au village de Palat. Suivant l’usage, ses cheveux ment de cette inscription ; deux mots subsistaient encore :
étaient devenus blancs dans l’aventure. Même ouverts, les Salomo et Stratégos.
Djeddars restèrent des socles à légendes. En 1914, l’hallu- Une autre école voit dans les Djeddars les monuments
cination populaire y fit tournoyer des avions allemands. On funéraires de la dynastie vandale. Pour M. Gsell, ils sont
entendit ensuite le fracas des marteaux sur l’enclume. Puis, l’œuvre d’une famille indigène, probablement chrétienne,
des cris déchirants, des chants, des éclats de rire, de la qui aurait régné sur le pays aux VIe et VIIe siècles.
musique. Nul doute : les vieux « Roumis » en poussière, —
qu’ils soient maudits, car ils n’ont pas connu Dieu, lequel
est unique — les vieux Roumis, frivoles comme leurs succes-
seurs, s’éveillaient le soir pour danser. Enfin, tout
s’expliqua : sous les voûtes des Djeddars, entre les inscrip-
tions funéraires, des compères en belle humeur, gorgés de
viande, de digestion exubérante, dépeçaient les moutons
volés aux faiseurs de légendes. Cruelle réalité ! La vie est
en prose, non en versets enflammés. Le charme se dissipa.
Les Djeddars qui, depuis un millénaire et demi, en ont vu
bien d’autres, rentrèrent dans leur rôle paisible de « tom-
beaux romains ». Ils le jouent encore.
En 1913, au cours des travaux de déblaiement, je n’ai
naturellement trouvé aucune trace du souterrain qui
« blanchit les cheveux ». Mais on vit, durant quelques
semaines, des peintures murales qui représentaient, l’une
un évêque tenant une crosse, l’autre une Vierge portant
dans ses bras l’enfant Jésus. Ces fresques d’un style naïf,
bégayant, prompt à l’enluminure s’effritèrent rapidement
dès que l’air pénétra dans les salles.
L’origine des Djeddars a été longtemps controversée.
Voici le témoignage d’Ibn Khaldoun : « Ibn-er-Rakik rap-
« porte qu’El-Mansour rencontra dans une expédition des
« monuments anciens, auprès des châteaux qui s’élèvent
« sur les Trois Montagnes (les Djeddars). Ces monuments
« étaient en pierre de taille, et vus de loin, ils présentaient
« l’aspect de tombeaux en dos d’âne. Sur une pierre de ces
« ruines, il découvrit une inscription dont on lui fournit
« l’interprétation suivante : Je suis Soleiman le Serdéghos.
« Les habitants de cette ville s’étant révoltés, le roi
« m’envoya contre eux ; et Dieu m’ayant permis de les
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grammes du Christ faits de lettres grecques et de la Croix. rectangulaires, peut-être pour recevoir des supports de
Enfin, des agencements géométriques, cercles, losanges, rideaux. Au fond, une abside en contrebas du sol de la
étoiles, rosaces, empruntés peut-être aux dessins de la chapelle. La nef s’embellissait d’un pavement de mosaïque.
mosaïque, aux tissages, à l’ébénisterie de l’époque, ou qui, Lors de la transformation en basilique, soit sous l’évêque
dans une seconde hypothèse, sont les dernières fleurs d’une Potentius, soit aux époques byzantine ou vandale, l’édifice
sève ornementale de plus en plus raréfiée, les rameaux atteignit une longueur de 30 m60. La façade fut agrémentée
étiolés d’un arbre sans racines où ne circule plus l’influx d’un portique avec six piliers. On maintint la division en
généreux de la vie. trois vaisseaux, avec adjonction de tribunes à environ
4 mètres du sol et dont deux escaliers coudés permet-
* taient l’accès. Chaque tribune était bordée de colonnes à
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chapiteaux ioniques. Le tombeau de sainte Salsa, ceint
Entrons maintenant dans le détail : d’un grillage, était sans doute au centre de la nef. La basi-
Les églises à plusieurs nefs. — Pas de transept, lique abritait de nombreux sarcophages dont certains
rareté des tribunes et de l’atrium, portes latérales, abside portent des épitaphes en mosaïque. La hauteur totale du
demi-circulaire parfois remplacée par un espace carré en monument devait être d’environ dix mètres.
arrière de la nef, telles sont les caractéristiques générales. La légende de sainte Salsa est touchante. Issue d’une
La basilique de Sainte-Salsa, à Tipaza (fig. 15), garde de famille notable du municipe, elle se convertit au christia-
beaux vestiges. Deux parties d’époques différentes : une nisme à l’insu des siens. Elle précipite dans la mer le
chapelle qui fut, beaucoup plus tard, transformée en basi- Serpent doré dont le sanctuaire profane la colline des
lique. La chapelle a été construite vers le début du IVe siècle, Temples. Elle est massacrée et son corps lancé dans les
sur un emplacement où se trouvait déjà le tombeau de flots. Alors une tempête s’élève. Un navigateur gaulois,
Fabia Salsa, morte à 63 ans, mère ou parente de la sainte, Saturninus, plonge sous les eaux et ramène le corps de la
et non comme on l’a prétendu ; la sainte elle-même. Le bienheureuse, « cette précieuse perle du Christ ». Aussitôt,
sanctuaire qui y fut bâti, en pierres de taille, mesurait le vent tombe. La mer redevient souriante. Premier sym-
15m12 x 15m06. Deux files de piliers supportant des arcades bole et combien suggestif : il rapproche déjà, en ces temps
le divisaient en trois vaisseaux. Détail singulier : dans les troublés, le civilisateur venu de Gaule et la petite Berbère.
piliers, à près de 2 mètres du sol, baillent des orifices Tipaza a été, comme Cherchell, bien qu’à un degré
moindre, un centre de culture et de civilisation. La Basi-
lique, la chapelle contenant le tombeau de l’évêque
Alexandre, la Nymphée sont, dans la verdure, d’un effet
poignant. L’ocre des rochers, le bleu sombre des vagues, la
masse des lentisques, composent avec les ruines et les
sarcophages un rythme alterné de mort et de vie. On
murmure, une fois de plus, une page de M. Louis
Bertrand qui a tant aimé Tipaza : « Des vides s’ouvraient
« au creux des roches. Des débris d’amphores, de grandes
« auges de pierre semblables à des carcasses de bêtes
« émergeaient de la terre rouge. A chaque pas, les ruines
« funéraires se répandaient parmi les touffes d’asphodèle.
« On marchait dans de la cendre humaine. L’ humus
« opulent était comme gonflé de cercueils. Mais vorace,
« jailli superbement de la riche pourriture, tout le peuple
« vague des broussailles et des plantes déferlait comme
« une onde sur les fosses à jamais désertes... ».
Fig. 15. — T I PAZA : Intérieur de la Basilique de Sainte-Salsa (Geiser). Il convient également de citer, parmi les églises à plus-
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ieurs nefs, celles d’Announa (avec des fûts de marbre, Les Baptistères. — Ils constituaient, dans la majorité
longueur 19m60, largeur 13m15) ; de Henchir El-Atech des cas, des bâtiments isolés, situés près de l’église. Ils
(32m x 14m20), Benian (26m80 x 16m, avec la sépulture de comprenaient une piscine ronde ou quadrangulaire entourée
Robba, jeune fille donatiste), Djemila (26m80 x 16m, avec des de degrés et souvent un tabernacle reposant sur quatre
restes de belles mosaïques), Khamissa (15 m10 x 12m20), colonnes. Ruines à Tébessa, Tipaza, Matifou, Tigzirt, etc...
Lambèse (20m x 12m50), Tigzirt (40m x 21m) ; Tébessa (formée Il nous faut enfin signaler ici une importante remarque
de constructions de dates différentes comprises dans un de M. Gsell quant au style d’ensemble de tous ces monu-
grand rectangle. L’église a 22 mètres de large et 80 de long, ments et à leur origine architectonique: « Malgré les
y compris l’atrium et l’escalier. Trois nefs, deux sacristies, « nombreuses attaches de l ’ Église d ’Afrique avec Rome,
« les édifices religieux de ce pays n’ont pas été copiés sur
« ceux de la capitale du monde latin... Les monuments
« chrétiens de l’Afrique du Nord ressemblent beaucoup
« plus à ceux de la Syrie et de l’Égypte qu’à ceux de
« Rome ».
*
**
Mais prenons-y garde: ce n’est peut-être pas là simple leur confie le secret d’un désir, il reste un adorateur, pur et
virtuosité linéaire. La ligne a sans doute sa symbolique. désintéressé, de la Beauté. Le Berbère, lui, ne vise que
N’engendre-t-elle pas un polygone et ce polygone ne se l’agrémentation du décor domestique. Sa vocation n’a
résoud-il pas en une nouvelle ligne ? Ce thème ne serait-il jamais dépassé le cadre prochain de la vie. Tisser un tapis,
pas celui de la pensée qui, venue de Dieu, revient toujours façonner une poterie, émailler un bijou, c’est sans doute,
se fondre en lui? L’épure géométrique musulmane est plus quand la main est habile, créer des conditions de plaisir ;
que décorative, elle est métaphysique. Elle donne par mais c’est avant tout fabriquer, en vue de l’usage immédiat.
l’indéfini de ses combinaisons la sensation de l’infini. L’ œuvre ne s’est pas encore dissociée du travail. L’ artiste
Elle exprime aussi les tièdes torpeurs de l’Orient. berbère reste un artisan. L’histoire de l’art hispano-moresque
L’ornemaniste arabe fuit dans les courbes d’une rosace est faite, en grande partie de descriptions de mosquées. La
comme dans les méandres d’un songe. Il supprime le relief, grammaire de l’art berbère se réduit à des revues de tapis,
le détail trop fouillé qui brutalement dissiperait le rêve. de bois, de cuivres et de bijoux. Voilà une première diffé-
Il s’enferme dans un espace à deux dimensions, souvenir rence : d’une part, art citadin, art désintéressé, art monu-
de ce Hedjaz où le soleil dissout les montagnes et ramène
le paysage à un plan enflammé.
Avec l’art hispano-moresque, ces données s’enfièvrent.
Ici intervient un nouvel apport : l’Espagne où sans cesse,
par les invasions, afflue le sang berbère. Le rêve est toujours
halluciné. Mais il perd de sa mystique éthérée. Et le décor
se stylise. La Perse avait encore une douzaine de motifs,
des animaux hiératiques, des fleurs, toute une flore. Le
style moresque simplifie tout. Il ne retient guère que
l’acanthe, non la riche acanthe grecque, si voluptueuse, si
proche encore de la nature, mais celle que Byzance
Fig. 15 bis. — Art oriental Hamah : ornement de
appauvrit. Il la vide de son essence végétale. Il la trans- minbar. (Encyclo-pédie de l’Islam, arabesque. )
forme en une palmette lisse, tranchante comme un cimeterre.
Les tiges se nouent et s’enchevêtrent, mais elles restent des
tiges. La géométrie s’exacerbe, mais elle reste la géométrie.
Le fourré ornemental envahit tous les panneaux. Pas un
carré ne reste vide ; c’est l ’ horror vacui ; c’est la frénésie
ornementale, prodigue, foisonnante, qui ne veut laisser
aucune marge sans décor. L’arabesque devient une hypnose :
elle endort la pensée par la répétition qui ensorcelle et
enivre. Elle est comme ces mélopées de la musique
hispano-moresque dont le dessin retombe toujours à la
même note obsédante. Ne serait-ce pas la hantise tenace
d’un désir qui, pour vaincre, s’obstine à durer ? Les romans
de Grenade ont connu de ces amours opiniâtres, secrètes,
monotones qui, à la fin, emportèrent tout. — En un mot,
thème unique, merveilleusement varié.
Cette simplification nous conduit à l’art berbère. Les Fig. 21. — Art Fig. 23. — Décor géo-
arts arabe et hispano-moresque sont citadins. L’art berbère oriental Baghdad : métrique (d’après P. Ricard)
est rural. Le décorateur du Caire, de Grenade et de Tlemcen ornement de
mihrab (Encyclo-
cherche dans ses rosaces l’oubli de la vie. Qu’il fasse, par pédie de l’Islam,
ses polygones, de la métaphysique contemplative ou qu’il arabesque. )
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S’il ne reste rien de la Tiaret rostémide, l’art Kharedjite a) Des survivances chrétiennes ou byzantines, perpétuées
berbère, dont une bouture fut transplantée à Sédrata, a par une main-d’œuvre traditionaliste, recrutée sur place et
poussé sur ce point quelques rameaux. qui faisait revivre la technique de ses anciens maîtres, en
Parmi les ruines, en partie déblayées, signalons la partie imitant ou en utilisant les thèmes décoratifs de l’époque
supérieure d’une mos- antérieure ;
quée et des maisons b) Des imitations coptes, peut-être réduites à de simples
d’une belle décora- concordances, explicables si l’on compare la géométrie
tion. La mosquée
avait cinq nefs. L’ un
des palais ne compre-
nait pas moins de
trente-quatre pièces.
Voici qu’apparaissent
l’arc outrepassé, « en
Décor chrétien. — Tébessa. Sedrata fer à cheval » et l’arc
lobé, que le clavier
Fig. 27 — Parenté du décor chrétien architectonique
et du décor de Sédrata (Marçais).
musulman conservera,
surtout au Maghreb,
comme notes favorites. L’ ornementation est florale et
géométrique. L’ herbier floral est limité à deux types :
une marguerite stylisée en rosace, la feuille de vigne très Fig. 29 — Sédrata (Marçais).
aiguisée, insérée sur une tige. N’oublions pas que la
feuille de vigne fut d’un berbère, si prodigue de chevrons et de croix, avec certains
usage fréquent dans la groupements linéaires des tapisseries égyptiennes ; il ne
symbolique chrétienne. s’agirait plus alors d’influences, mais d’un parallélisme
M. Marçais souligne artistique, d’affinités, d’un synchronisme ornemental ;
en outre la ressem- c) Des apports orientaux, comme l’arc outrepassé et l’arc
blance du décor végé- lobé, qui joueront un rôle considérable dans l’architecture
tal de Sedrata et du musulmane.
décor copte. Il suppose
des rapports fréquents
entre la vallée du Nil Achir et La Qala des Beni-Hammad
et le Sahara Algérien.
Bougie
La géométrie ornemen-
tale de Sédrata oscille Achir n’a guère laissé de restes bien caractéristiques : on
entre le carré et le a reconnu une mosquée à 7 nefs séparées par des colonnes
cercle ; la rosace, sou- octogonales. Ces Beni-Ziri furent, au début, des chefs de
vent crucifère, s’inscrit bandes, de grands Caïds berbères, dirions-nous, plus aptes à
soit dans une, soit dans Fig. 28 — Sédrata (Marçais).
manier le sabre qu’à incurver une arabesque. Se rendre
quatre circonférences dont les centres dessinent une croix. indépendant des Fatimides et contenir les Zénatas, importait
L’ art berbère de Sédrata s’est ouvert à trois systèmes plus que de dérouler sur la mosquée la flore vivace des
d’influences : rinceaux.
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La Qala des Beni-Hammad est plus captivante. sculpté dans la pierre rose, à la porte du minaret : entrelacs
La mosquée, dont ne subsiste aujourd’hui qu’un minaret de s’emmêlant autour d’un bulbe lancéolé terminé à la base
25 mètres, était rectangulaire: 64-x56 (fig. 30). Dans par deux enroulements symétriques.
la salle des prières, A 150 mètres environ de la mosquée, s’élevait le Dar
13 nefs et 8 travées. El Bahr, ou Palais du Lac ; plus
Le minaret maghré- loin, le donjon du Fanal, qui
bin, dès le Xe siècle, surplombe la dépression de
prit la forme d’une l’Oued Fredj, et vers le Sud-
tour carrée. Celui Ouest, croit-on, le Palais du
de la Qala (XIe siè- Salut qui n’a pas encore été
cle) n’échappe pas exhumé. Au centre de Dar, El-
à la règle. Trois Bahr, un vaste bassin quadran-
zones le divisent gulaire où se tinrent des joutes
dans le sens vertical : nautiques; tout autour, des
celle du milieu s’ou- pièces d’apparat, des bains, des
vre à la base par une magasins, des citernes, des jar-
porte et se continue dins. A l’Ouest, trois salles prin-
par cinq étages avec cipales, les deux latérales assez
baies ou arcs aveu- restreintes, celle du milieu, la
gles ; les deux zones plus vaste, 19m x 15m, où M. Mar-
latérales étirent cha- çais voit la salle du trône. Elle
cune, dès le deuxiè- communiquait avec une seconde
me étage, une longue cour sise à l’ouest, bordée de
niche demi - cylin- couloirs au Nord et au Sud
drique, voûtée en L’ ensemble occupe un rectangle
plein-cintre, et au de 159m x 67m avec entrée monu-
dessus, deux arcs mentale à l’Est.
aveugles superposés. Le donjon du Fanal a perdu
Les niches caracté- sa partie supérieure, mais il me-
risent la manière de nace encore la vallée de l’Oued-
l’époque ; elles sont, Fredj. Il couvrait un carré de
non l’écrin d’une sta- 20 mètres de côté. Il était exté-
tue, mais un procédé rieurement creusé de défonce-
décoratif. Le fond ments demi-cylindriques, sortes
des arcatures est de longues niches verticales sur-
incrusté de motifs montées d’une demi-coupole. Fig. 30 — Qala des Beni-
émaillés ou de bri- Au Dar-El-Bahr et au Fanal, le Hammad : types floraux
ques formant des marbre gris est d’un emploi (G. Marçais).
semis de croix. Un assez fréquent.
chapiteau, qu’on a Ce qui frappe plus particulièrement à la Qala des Beni-
pu reconstituer, cour- Hammad, c’est l’usage de la céramique, soit dans le décor
bait au bas du mina- architectural, soit dans les poteries ménagères et les vases
ret une double vo- décoratifs. — A la face sud du minaret, subsistent des
Fig. 30 — Qala des Beni-Hammad lute. Un panneau spécimens d’incrustations ; deux arcatures des parties hautes
Minaret (G. Marçais). d’assez bel effet, sont ornées d’émail vert en treillis ; des motifs vernis en
— 56 — — 57 —
forme de croix parsèment une niche de la façade. Il semble En second lieu, se généralise le défoncement en niche,
aussi que les ornemanistes aient garni de faïence et d’émail aéré au sommet d’un arc de courbure diverse. Quelquefois,
les vides des édifices qalaens. En même temps, les potiers ce retrait cylindrique est couronné d’une voûte criblée de
créaient, pour l’usage domestique, des vases d’un galbe trois colliers d’alvéoles, concentriquement disposées autour
élégant dont de nombreux débris ont pu être retrouvés et du sommet. Véritable ruche, « nid d’abeilles » qui décèle
étudiés par le général de Beylié, MM. Van Gennep et une réminiscence orientale. C’est l’annonce des stalactites
Marçais. Citons un pot à col large et à anses arrondies, une qui viendront bientôt suinter goutte à goutte des voûtes du
bouteille à goulot étiré avec une seule anse, des anses de Maghreb musulman (fig. 32).
pots ou de bouteilles avec une pastille très saillante qui
offre au pouce de la main un point d’appui commode ; des
pots à couvercles, des brûle-parfums, des coupes, des vases
décoratifs sur pieds ajourés, de nombreuses lampes suivant
le modèle antique, une sorte d’écritoire avec godets pour
couleurs différentes, etc... La décoration des poteries peut se
grouper comme il suit : décor gravé, d’une géométrie élémen-
taire avec fréquence de parallèles ou de quadrillages ; décor
en petits motifs gravés, motifs géométriques ou fleurs
stylisées ; décor à garniture continue souvent avec étoiles à
4 ou 8 pointes qui laissent pressentir l’art futur de la
gypsoplastie maghrébine et andalouse.
Bougie n’a conservé que quelques traces des monuments
que les Beni-Hammad y élevèrent, après leur fuite de la
Qala. C’est à peine si l’on a pu découvrir l’emplacement de
trois palais. Toutefois, Bab-El-Bahr, « la porte sarrazine »,
est encore imposante avec sa grande arcade brisée ouverte
sur la mer.
*
**
L’ art de la Qala réalise, sur celui de Sédrata, une notable Fig. 32 — Qala des Beni-Hammad : Stalactites (G. Marçais).
évolution. Il ne faut cependant pas y voir encore une
formule délicate et raffinée, comme celle qui inspire En outre, on commence à meubler le vide des panneaux
Kairouan et Mahdiya. Ces premiers essais algériens sont que l’école byzantine algérienne avait souvent laissés
d’allure empruntée, à côté des belles œuvres tunisiennes. stériles, arides, déserts, seulement peuplés d’une sèche
Ils font un peu, sous leurs vêtements d’arabesques neuves, floraison. Une sève plus fraîche circule dans l’arabesque et
figure de parents pauvres, endimanchés, gênés aux entour- la gonfle ; ses nervures se bombent, ses découpures s’in-
nures, engoncés dans ce tissu oriental dont s’accoutume curvent, les rinceaux s’étirent et poussent des tiges alertes.
mal la rude carrure berbère. Mais le progrès est saisissant. Du bulbe lancéolé entrevu à la porte du Minaret, s’élancent
En premier lieu, la céramique. La Qala a laissé des des spires florales qui s’enroulent les unes aux autres.
lambris, des pavages en marqueterie de terre émaillée, D’autres motifs s’enchevêtrent en forme de S. Des feuilles
ornés de motifs cruciaux, d’étoiles, de rosaces. L’arc en clé trèfle s’arrondissent. La vigne chrétienne subsiste,
ciel de la polychromie parcourt les blancs, les verts, les stylisée et déformée. La géométrie berbère garde encore
violets et les jaunes. Elle s’exerce également sur le plâtre quelque dureté ; mais elle tend à s’amollir ; elle s’exerce
qui protège les murs, sur la verrerie qui commence, dans aux trouvailles plus savantes, à l’étoile à huit pointes dont
le petit royaume des Beni-Hammad, à rechercher les riches tous les angles sont droits, aux entrecroisements des longs
scintillements et les irisations de bon goût. galons contenant des pastilles.
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« accroître l’élévation de celui qui m’a achevé comme ce louses. Il a fait dans Hespéris (1921, 4e trimestre) l’objet
« dernier l’a fait à mon égard et comme il a exhaussé mes d’une monographie très fouillée et très suggestive de
« parois. Que l’assistance de Dieu ne cesse d’être autour M. Marçais (Fig. 36 et 37).
« de son étendard, le suivant comme un compagnon et lui D’abord, en avant des 8 marches, le grand arc, en fer
« servant de seconde armée » (version Devoulx). à cheval brisé. Or, cette forme n’est pas spécifiquement
Une tradition reporte à Ion Tachfin (1061-1106) la fon- orientale ; elle est devenue comme la signature de l’archi-
dation de cet établissement. Rien ne permet, en l’absence tecture maghrébine et andalouse. — L’inscription ensuite.
de texte, de se prononcer définitivement. Mais il est vrai- La décoration musulmane a admirablement utilisé l’écriture,
semblable qu’Ibn Tachfin, almoravide dévot, à la fois sous deux formes, le koufique et le cursif, dont il faut ici
mystique et guerrier, ambitieux d’ouvrir dans chaque rue dire un mot. Le koufique, épigraphie géométrique, d’abord
un oratoire, ait voulu doter la ville d’une Mosquée. anguleux, rigide, isolé du reste du décor, s’est peu à peu
Nous ne pouvons guère aujourd’hui en reconstituer dégagé de sa gangue primitive assez fruste. Il a évolué de
l’économie primitive. De nombreuses modifications y ont été
successivement apportées, ne serait-ce que, sans remonter
très loin, la galerie d’arcades, soutenue par des piliers
de l’ancienne mosquée El-Sida, et qui a été construite
par l’administration française en 1837 (fig. 35).
L’ édifice suit dans son axe l’orientation Nord-Ouest Sud-
Est. Il emplit un quadrilatère d’environ 2,000 m 2, 48 mètres
environ à la façade Nord-Ouest, 40 au Nord-Est et au Sud-
Ouest. En 1866, avant les transformations, de voirie du quar-
tier, Devoulx signalait contre le mur sud-ouest une annexe,
El Djenina, et du côté nord-est, le Msolla, oratoire des
dernières prières prononcées aux enterrements. Il mention-
nait, en outre, 5 portes au nord-ouest, 2 au nord-est et au
sud-ouest. A la porte des Bocaux, le passant altéré pouvait se Fig. 36. — Grande Mosquée d’Alger Fig. 37. — Grande Mosquée
rafraîchir, avec l’eau contenue dans de grandes jarres et décor géométrique du minbar d’Alger. Décor floral du minbar.
(G. Marçais) (G. Marçais)
renouvelée chaque jour.
L’ intérieur comporte 72 piliers en maçonnerie, rectangu- manière à s’arrondir, à s’assouplir, à se lier aux buissons
laires ou cruciformes, distants de 3m.40 et formant onze voisins de l’arabesque. Le cursif, généralement privé
nefs parallèles orientées du nord-ouest au sud-est. La nef d’angles, arrondi, délié, d’un mouvement rapide et écheve-
médiane a une largeur de 5 mètres. Elle aboutit, au milieu lé, est allé en s’enroulant en de gracieux écheveaux, en
du mur oriental, au mihrab, niche à fond plat à pans coupés, s’affinant, en jetant de longues tiges flexibles et flottantes. —
Des analogies saisissantes rapprochent la grande Mosquée Or, l’inscription du minbar n’a pas le type fleuri du
d’Alger de la grande Mosquée de Tlemcen : l’allure des Koufique oriental du XIème siècle. Elle évoque le genre qui
nefs allant de la cour au mur oriental centré du mihrab ; le sera usité à la grande mosquée de Tlemcen. - L’ornemen-
nombre impair de ces nefs dont la médiane est, dans les tation des 48 panneaux de bois, enfin, est significative : la
deux mosquées, plus large que les autres ; — la forme des décoration végétale, tant par les jeux divers de la tige que
arcs, tantôt en fer à cheval déformé, tantôt bordés de par les combinaisons de la flore, acanthe ou feuille de vigne,
lobes incurvés ; — la forme rectangulaire ou cruciforme rappelle certains motifs de l’Aljaferia de Saragosse. Elle
des piliers, etc... inclut le minbar de la grande Mosquée d’Alger dans l’art
Le minbar (chaire à prêcher) de la grande Mosquée musulman de l’Occident : « Le meuble de 1097 montre le
d’Alger a une haute valeur documentaire. Il va nous rattachement d’Alger, la ville çanhadjienne, à l’influence
permettre de surprendre les premières influences anda- civilisatrice de l’Andalousie et du Maghreb » (Marçais).
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vers 1280, bâtir le minaret. Depuis, de nombreuses correc- époque, d’un seul prince. Elles portent comme un sceau
tions, au XIVe siècle notamment, modifièrent l’ensemble. d’origine.
Et c’est l’une des originalités du sanctuaire : les autres Dimensions : 60m x 50. Cour carrée de 20 mètres de
mosquées de Tlemcen sont chacune l’œuvre d’une seule côté. Dans la salle de prières, 13 nefs de 3 m20 parallèles au
grand axe, perpendiculaires au mur du mihrab. Celle du
milieu a 4m60. Forêt de 72 colonnes : comme à la grande
Mosquée algéroise, leur forme est rectangulaire ou cruciale.
Toutes sont en maçonnerie, sauf dans la nef centrale où
jaillissent, d’un élan spontané, deux beaux fûts de pierre.
Trois types d’arc : le plein cintre outrepassé, le brisé outre-
passé, le lobé.
Le mihrab rappelle celui de Cordoue (fig. 45). Sa coupo-
le est intaillée de cannelures oblongues. Décor en plâtre, avec
feuilles d’acanthe et motifs épigraphiques.
Chapiteaux. — Les premiers décorateurs musulmans ont
emprunté leurs chapiteaux aux ruines antiques. C’est pour-
quoi, vers les débuts, dominent le corinthien et le composite
déliquescent. Plus tard, le réservoir classique épuisé, il
fallut bien inventer. On reproduisit d’abord la superpo-
sition d’acanthes corinthiennes ; peu à peu, elles se rédui-
sirent à une seule rangée ; l’ancien feuillage se cristallisa en
un méandre continu incurvé au sommet. Deux chapiteaux
de la grande Mosquée ont encore l’acanthe disposée en
étages, mais sans nervures ni découpures profondes.
L’ acanthe tlemcénienne de l’époque est un moment de
l’évolution qui, partie des modèles corinthiens, a fondu le
dessin primitif pour aboutir à la formule du XIV e siècle.
Autre innovation, déjà virtuelle, nous l’avons vu, à la
Qala des Beni-Hammad : la stalactite ainsi nommée parce
qu’elle ressemble aux concrétions calcaires des grottes. A
la grande mosquée de Tlemcen, les angles de la coupole
— avant du mihrab — s’en revêtent ; mais c’est encore un
tâtonnement, une gauche réplique de Cordoue.
L’élément floral et géométrique (fig. 46). — En thèse
générale, il faut toujours, dans la décoration végétale, distin-
guer la tige de la palmette. La tige peut, à elle seule, si elle
sait s’épandre, masquer la nudité des surfaces. La feuille
a un double rôle ; elle aussi remplit les vides des panneaux
et elle habille de frondaisons les rinceaux trop grêles. L’ art
musulman occidental demandera à la tige un immense
effort ; il l’étirera et l’assouplira, la courbera en de savantes
involutions. Par contre, il va réduire de plus en plus la
palmette. La voici qui perd sa riche variété. Elle se recro-
Fig. 45. — T LE MCE N : Mihrab de la Grande Mosquée. queville comme une feuille que flétrit l’automne. Tige et
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feuille s’écartent sans cesse de la nature pour aboutir à un son décor, le lyrisme de ses arabesques, par ses coupoles,
dessin intellectualiste, stylisé, qui dédaigne l’observation. ses stalactites, ses essais de géométrie élégante, elle garde
La flore tient une place considérable à la grande Mosquée dans l’anthologie des oeuvres almoravides une valeur de
de Tlemcen. Elle est d’une verve fougueuse et drue. Elle premier plan.
n’a cependant point les foisonnements de Cordoue dont elle
s’inspire visiblement. Son alphabet se réduit, en somme, à *
une lettre : l’acanthe simplifiée, souvent présentée de profil **
et tendant déjà à s’ossifier dans la sèche abstraction d’un En somme, l’art almoravide algérien élargit l’utilisation
triangle. La nervure est encore gonflée de vie ; elle va se des systèmes d’arcs. Il prépare un chapiteau dont les héré-
dités corinthiennes s’allègent. Ses ébauches de stalactites
et de géométrie ornementale, la générosité de son décor
floral, lui donnent une haute valeur d’initiative. Il se relie
étroitement à l’Espagne voisine. L’objection d’influences
orientales directes, tirée d’éléments d’apparence asiatique.
est loin d’être décisive. Au surplus, on n’irrite que ce que
l’on crée. Seule est admirée l’œuvre qui, du dehors, vient
se superposer au dessin intérieur de la mémoire. Repro-
duire une sculpture, un tableau, c’est les tirer de
l’inconscient. « On n’assimile bien que ce que l’on a soi-
même presque inventé ».
piété publique l’a vouée au vertueux, au savant Abou- angulaires capricieusement noués aux motifs voisins. En
Lhassen-et-Tenesi. même temps, les vides se comblent d’arabesques : c’est
Salle de prières partagée en trois nefs par deux séries comme un lierre qui grimpe aux longues hampes des lettres.
de colonnes d’onyx que relient des arcs outrepassés. Autour Modèle fréquent dans les inscriptions de l’époque. Le cursif,
de la pièce, frise géométrique. Les arcades étaient autrefois employé au mihrab sur une partie du cadre, emprunte les
décorées ; les murs se peuplent encore çà et là de larges belles formes, courtes, grasses, mais ingambes, de
arabesques et de losanges lobés contenant des motifs. Le l’Andalousie.
mihrab (fig. 47) sous coupole à stalactites, s’arque en plein La géométrie a pris de l’importance. Elle use de l’étoile
octogonale, de la rosace à seize pointes, de dodécagones
qui se relient, se prolongent, se répètent en un délire linéaire
d’une hallucinante obsession. La flore, nettement andalouse,
réparée, mais ses beaux spécimens de l’art hispano- « la représentait frémissait, deux aigles sortaient du fond des deux grandes
« p o r t e s e t ve n a n t s ’ a b a t t r e s u r u n b a s s i n d e c u i v r e , i l s l a i s s a i e n t t o m b e r
moresque attirent encore le dilettante. « dans ce bassin un poids également de cuivre qu’ils tenaient dans leur
Elle fut fondée en 710 (1310 de J.-C.) par ordre d’Abou « b o u ch e ; c e p o i d s e n t r a i t p a r u n t r o u q u i é t a i t p r a t i q u é d a n s l e m i l i e u
Hammou Ier, avec une médersa (El-Médersa El Qadima) « d u b a s s i n e t a r r i va i t a i n s i d a n s l ’ i n t é r i e u r d e l ’ h o r l o g e . A l o r s l e s e r p e n t a
« q u i é t a i t p a r ve n u a u h a u t d u b u i s s o n , p o u s s a i t u n s i f f l e m e n t e t m o r d a i t
et des annexes aujourd’hui disparues. L’ensemble était « l ’ u n d e s p e t i t s o i s e a u x q u e s o n p è r e ch e r ch a i t e n va i n a d é f e n d r e p a r
destiné à deux frères Abou Zeid Abderrahmane et Abou « ses cris redoublés. Dans ce moment, la porte qui marquait l’heure
Moussa, savants réputés que le roi voulait retenir à « p r é s e n t e s ’ o u v r a i t t o u t e s e u l e , e t i l p a r a i s s a i t u n e j e u n e e s c l ave o r n é e
Tlemcen. Ils étaient fils d’un iman de Ténès. De là, l’appel- « d’une ceinture et douée d’une rare beauté. De la main droite elle
« p r é s e n t a i t u n c a h i e r o u ve r t o ù l e n o m d e l ’ h e u r e s e l i s a i t d a n s u n e
lation de l’oratoire. En 1859, date où Bargès l’étudia, il était « p e t i t e p i è c e é c r i t e e n ve r s ; l a m a i n g a u ch e , e l l e l a t e n a i t p l a c é e s u r s a
déjà abandonné. « Il ne sert plus au culte, à cause de la « b o u ch e c o m m e p o u r s a l u e r l e s o u ve r a i n q u i p r é s i d a i t l a r é u n i o n e t l e
« solitude du lieu où il se trouve... ». « reconnaître par ce geste en qualité de khalife. »
Dans les deux travées et les trois nefs de la salle de prières.
rien n’a survécu de l’ancienne ornementation. Le cadre du Tout cela avait disparu avant l’arrivée des Français.
mihrab conserve les vestiges d’une décoration sur plâtre à En 1836, quand elles pénétrèrent dans le Mechouar, nos
maille délicate et légère. La niche se creuse sous une coupole troupes n’y trouvèrent que des ruines — seule subsistait la
à stalactites que dominent trois petites fenêtres en plein Mosquée.
cintre. L’écriture koufique, les palmettes, les courts rinceaux, Elle est contemporaine de l’oratoire des Ouled-El-Imam.
sont de la même frappe qu’à Sidi-Bel-Hassen. Mais la salle de prières a été remaniée à diverses reprises,
Le minaret, de 17 mètres, développe sur les quatre faces, par les Turcs notamment, qui en modifièrent le plan et
comme à Sidi-Bel-Hassen encore, des damiers losangés, détruisirent la décoration intérieure. Elle n’a plus guère
des céramiques vertes, blanches et brunes. Dans le sens aujourd’hui de cadence artistique.
vertical, deux panneaux, l’un avec arc festonné, le second Il en est de même du minaret. Cependant il a gardé,
à deux arcades lobées et jumelées. surtout sur la façade Sud, des survivances de beauté. Il se
rapproche sensiblement de celui des Oulad-El-Imam. On
Mosquée de Méchouar voit, dans un cadre de faïence vernissée, une épigraphie
Le Mechouar est l’ancien palais-forteresse des rois de un peu déclamatoire et décadente : « O ma Confiance,
Tlemcen. Il dut être superbement aménagé. Mohammed O mon Espérance, c’est Toi l’Espoir, c’est Toi le Pro-
Et-Tenesi parle de ses « édifices splendides, de pavillons tecteur, scelle mes actions pour le Bien ».
« très élevés, de jardins ornés de berceaux de verdure »
... Au XVIe siècle, Léon l ’Africain évoque la « magnifique La mosquée de Mansoura
« architecture des bâtiments ». Bargès décrit une horloge
que les rois de Tlemcen conservaient jalousement. Le Mansoura, nous l’avons dit, est le camp fortifié devenu une
passage mérite d’être cité : véritable ville, que les rois mérinides construisirent pendant
le siège de Tlemcen. Les ruines en ont été exploitées, notam-
« E l l e é t a i t o r n é e d e f i g u r e s d ’ a rg e n t d ’ u n t r ava i l i n g é n i e u x e t d ’ u n e ment par les Abdelouadites. Ils y trouvèrent dalles, chapi-
« s t r u c t u r e s o l i d e . S u r l e p l a n s u p é r i e u r d e l ’ a p p a r e i l s ’ é l eva i t u n b u i s s o n teaux d’onyx, marbres, colonnes, ultérieurement utilisés
« s u r l e q u e l é t a i t p e r ch é u n o i s e a u ave c s e s d e u x p e t i t s s o u s l e s a i l e s .
« Un s e r p e n t , s o r t a n t d e s o n r e p a i r e s i t u é a u p i e d d e l ’ a r b u s t e , g r i m p a i t pour l’ornementation des monuments tlemcéniens.
« d o u c e m e n t e t s a n s b r u i t ve r s l e s d e u x p e t i t s q u ’ i l g u e t t a i t e t q u ’ i l On a pu, à la suite de fouilles, reconstituer le plan de la
« vo u l a i t s u r p r e n d r e . S u r l a p a r t i e a n t é r i e u r e i l y a v a i t d i x p o r t e s , Mosquée, édifiée en 1303 ou en 1336. Elle occupait un
« c’est-à-dire autant que l’on comptait d’heures dans la nuit, et à toutes
« les heures une de ces portes tremblait et faisait entendre un frémis-
rectangle de 85 x 60 mètres. La cour, de 30 mètres de côté,
« s e m e n t . Au x d e u x c o i n s d e l ’ a p p a r e i l e t d e ch a q u e c ô t é é t a i t u n e p o r t e de forme carrée, entourée sur les flancs gauche et droit de
« o u ve r t e , p l u s l o n g u e e t p l u s l a rg e q u e l e s a u t r e s . Au - d e s s u s d e t o u t e s trois nefs parallèles, précédait la salle de prières, longue
« c e s p o r t e s e t p r è s d e l a c o r n i ch e , l ’ o n voya i t l e g l o b e d e l a l u n e q u i elle aussi de 30 mètres et divisée en 13 nefs par des
« t o u r n a i t d a n s u n g r a n d c e r c l e e t m a r q u a i t p a r s o n m o u ve m e n t l a m a r ch e
« n a t u r e l l e q u e c e s a t e l l i t e s u i va i t d a n s l a s p h è r e c é l e s t e p e n d a n t c e t t e
colonnes d’onyx. Le mihrab était flanqué de deux portes
« n u i t . Au c o m m e n c e m e n t d e ch a q u e h e u r e , a u m o m e n t o ù l a p o r t e q u i latérales donnant sur la salle des morts. Suivant Bargès,
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six fenêtres l’éclairaient encore en 1839. 13 portes, dont consolidé en 1877-1878. Haut de 40 mètres, il est, écrit M. G.
la principale sous le minaret, ouvraient l’accès de la Marçais, un des plus fiers monuments que nous ait laissé l’art
mosquée. Bargès parle de « quatre portes ornées de sculp- musulman occidental. Sa construction a donné lieu à une
tures ». Seule, celle du minaret a été conservée. légende d’un savoureux accent algérien. La voici, d’après M.
Le minaret dont une moitié subsiste (fig. 49), fut Alfred Bel :
« La partie disparue du minaret aurait été construite par un maçon
juif, tandis que l’autre serait l’œuvre d’un musulman. Lorsque le juif
a e u t t e r m i n é s o n t r ava i l , a j o u t e - t - o n , e t q u ’ i l f u t a r r i v é a u s o m m e t d u
minaret, le sultan lui interdit de redescendre par l’escalier intérieur de
c e t é d i f i c e , d u h a u t d u q u e l l e m u e d d i n d eva i t p r o c l a m e r ch a q u e j o u r
l e n o m e t l a g r a n d e u r d ’A l l a h . L e m a l h e u r e u x j u i f d u t s e r é s o u d r e à
s a u t e r à t e r r e d u s o m m e t d u m i n a r e t ave c d e s a i l e s e n b o i s q u ’ i l s ’ é t a i t
fabriquées. Les uns disent qu’il se tua en tombant ; d’autres prétendent
qu’il fut miraculeusement sauvé.
« Un t o u r b i l l o n d e ve n t l e s a i s i t e t i l a l l a t o m b e r à q u e l q u e s k i l o m è t r e s
de là, au sommet d’une colline, à l’endroit même où passe actuellement
l a r o u t e d e Tl e m c e n à M a r n i a e t q u e l ’ o n n o m m e l e « c o l d u J u i f » ,
en mémoire de cet événement.
de palmes trilobées. — Cette belle porte a sa légende. Andalousie, confia les deux lourds battants à la Médi-
Un captif espagnol détenu à Tlemcen obtint sa libé- terranée. Docilement, la mer latine les déposa sur la colline
ration contre la promesse d’envoyer une porte à la d’El-Eubbad. Ce miracle géographique a peut-
mosquée de Sidi-Boumédine. Le prisonnier, revenu en être sa signification. Suivant MM. W. et G. Marçais, il
révèle l’origine espagnole des vantaux d’ailleurs en partie
confirmée par certaines analogies. Souvenez-vous du
rameau de Salzbourg cher à Stendhal : une source le vêt
de diamants calcaires. Brisez les cristallisations de la
« l’opprimé ! » Grand émoi dans la ville. Ces bons Tlem- « d’édifier cette mosquée bénie est émané du serviteur de
céniens s’émeuvent. Ils donnent enfin une sépulture à Sidi « Dieu, celui qui met sa confiance dans le Très Haut,
Lhaloui. Farès, prince des Croyants. »
Le cadi marchand de gâteaux, l’ascète à la pacotille de Le minaret, campé à droite de la façade nord, a un visible
bouche, dont la voix lamentable emplissait les soirs bleus cousinage avec celui de Sidi-Boumédine. On y remarque
de Tlemcen, repose encore dans un modeste mausolée, près des défoncements, cerclés d’arcades découpées, avec écoin-
de la mosquée qui porte son nom (fig. 52). Suivant une çons géométriques. Au-dessus, comme une toile d’araignée,
inscription du portail d’entrée, elle fut un grand réseau à lambrequins et à fleurons.
bâtie en 754 (1353) sur l’ordre du sultan Le décor des plafonds, en bois ouvragé, rappelle ceux
Méridine Abou-Inan-Farès. de la Médersa Bouanania, élevée à Fez sensiblement à la
L’arcade portale ouvre un cintre même époque, et du « Tailler del Moro » de Tolède. Ils
outrepassé qu’entouraient des céra- dessinent, de leurs entrelacs géométriques très régulièrement
miques. On voit encore le second cadre, disposés, rosaces, octogones, losanges et carrés. Nous
bandeau rectangulaire avec entrelacs, sommes, en effet, à l’ère où l’ébénisterie hispano-moresque
rosaces de faïence, riantes couleurs amenuise et découpe le bois pour lui faire rendre sa pleine
bleues, vertes, jaunes, brunes et tonalité d’art. Les lattes assemblées encadrent généra-
blanches. Au-dessus, l’inscription dédi- lement des polygones traités à la peinture. La frise est une
catoire à Abou-Inan. Sur la frise, planche sculptée de koufique voisinant avec des arabesques.
quatre rosaces octogonales. L’ auvent est N’oublions pas les consoles de l’auvent, sur le portail,
porté par treize consoles appuyées sur avec leurs panneaux latéraux supérieurs à entrelacs et à
une bande de bois à épigraphie kou- palmettes.
fique : « La prospérité durable, la béné-
diction parfaite et la félicité ».
La cour intérieure a 10 m10 x 10m60. Mosquée et Qoubba de Sidi-Brahim
Bordure d’arcades. La salle de prières,
13m68 x 17m50, comporte 5 nefs de 3m de Fondée vers 1363 par Abou-Hamou II, avec une médersa
large, celle du milieu de 3 m35. Les aujourd’hui disparue. Elle fut surtout importante au temps
arceaux des travées, en fer à cheval, des Turcs qui la firent réparer et embellir plusieurs fois,
reposent sur des colonnes d’onyx hautes notamment vers 1830. Ils l’avaient réservée aux Kouloughlis.
de 2 mètres. Les chapiteaux d’un très Le plan est celui des mosquées Mérinides. Une arcature
Fig. 52. — Minaret
bel effet, ressemblent à ceux des ruines avec auvent borde la cour intérieure. La salle de prières,
de Sidi-Lhaloui de Mansoura. Deux colonnes de la salle 19m x 15, a cinq nefs délimitées par des piliers sup-
de prières, prés de l’entrée, offrent portant des arcs brisés. Mihrab, enfoncé dans un cadre
une inscription commémorative et l’une d’entre elles un faïencé et fleuri où s’aiguise le croissant turc.
cadran solaire. Un cadran solaire à une place abritée du Le minaret engoncé, lourdaud, est revêtu, d’abord
soleil ? Cette anomalie, l’étroite parenté des chapiteaux d’arcatures lobées, puis d’un ruban de faïences en damier.
et de ceux de Mansoura, sont révélatrices : on estime depuis blanches, brunes, vertes et jaunes ; des réseaux à
Brosselard, que les colonnes, d’abord destinées à la ville lambrequins viennent ensuite et, enfin, au dernier étage,
des assiégeants, furent ensuite employées à la Mosquée un panneau d’arcades sur fond de petits carreaux.
de Sidi-Lhaloui. Le mihrab, entre deux fûts d’onyx, dans En même temps que la Mosquée et la Médersa, Abou
un cadre dont le décor a disparu, s’abrite sous une coupole Hamou II fit élever un mausolée (Qoubba) pour servir de
à stalactites. Sur les chapiteaux de ses deux colonnes sépulcre à son père et à ses oncles. Sidi-Brahim El Mas-
d’ouverture, des inscriptions psalmodient : « Mosquée du moudi, mort en 1401, y fut également inhumé. Encore un
« tombeau du cheikh aimé de Dieu, l’élu de sa grâce saint homme, plein de piété et de science, prompt aux
« El-Lhaloui, que sa miséricorde divine soit avec lui ! L’ ordre miracles et que la ferveur populaire n’a pas abandonné,
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D’abord une cour carrée de 6 mètres environ avec galeries thème polygonal, toutefois, est nouveau à Tlemcen, bien
circulaires en arc à fer à cheval brisé. Les colonnes d’onyx qu’il soit représenté à Grenade : une étoile à douze pointes
proviennent sans doute des ruines de Mansoura. La qoubba inscrite dans un grand triangle et centrée d’un fleuron.
est, comme toujours, sur plan carré avec coupole à huit En résumé, bien que l’on y trouve encore des parties
pans. Aux quatre murs de la chambre sépulcrale, arcature remarquablement exécutées, la Mosquée et la qoubba de
en fer à cheval légèrement déformé au sommet. Sur les Sidi-Brahim révèlent un style déjà anémique, des gaucheries
panneaux intercalaires, polygones étoilés sertissant des de dessin, une adresse artificielle qui n’arrive pas toujours
inscriptions. Soubassements de céramique. Décor de plâtre à masquer, sous la redondance et l’emphase du détail, la
sculpté, avivé de peinture. débilité de l’inspiration créatrice.
Le décor floral se réduit à la palmette ordinaire, de
moins en moins végétale et évoluant sans cesse vers la
stylisation. Le koufique tend à disparaître et cède la place Autres mosquées
au cursif. Par contre, la géométrie joue un rôle très
accentué. Elle forme l’élément principal de l’ornementation Mosquée de Sidi-Senoussi. — Seules caractéristiques :
des grandes surfaces, symptôme très rare dans les belles d’une part, la salle de prières au premier étage ; d’autre
époques et qui accuse une incontestable décadence. Le part, le minaret bien pris et svelte, avec ses trois étages
d’arcatures ; sur une face « quelques plaques de faïence
« stannifère à décor bleu et jaune incrustées dans l’un des
« cadres d’arcade, seul exemple de ce genre que nous
« ayons observé comme décor extérieur du minaret
tlemcénien » (W. et G. Marçais).
Les Qoubbas
Nous avons dit que la Qoubba de l’Afrique mineure est,
dans l’immense majorité des cas, une pièce cubique sur-
montée d’un dôme. Tantôt l’un des murs, tantôt les quatre
sont évidés. L’ingéniosité de la science nord-africaine
explique la forme spéciale de la coupole par la rareté du
bois. Comment, sans une forêt voisine, soutenir la terrasse
et le toit ? M. Ricard cite l’exemple d’El-Oued: « Cette
« agglomération apparaît, en effet, comme une immense
« taupinière établie dans une région où les dunes règnent
« à cent kilomètres à la ronde. La seule végétation arbustive
« réside dans le palmier, arbre infiniment précieux, que
Fig. 53. — T LEMCEN : Sidi Bel Hassen. Art hispano-moresque (G. Marçais). « l’on protège sans cesse contre l’envahissement des sables
— 88 — — 89 —
« et dont on a prolongé la vie par tous les moyens pour en Les vestiges d’Honaïn ont été étudiés en 1928 par
« récolter les fruits. On n’y dispose donc pas de bois. Ce M. G. Marçais (Revue africaine, 4e trimestre 1928). Rien
« pays, heureusement, est riche en gypse d’où l’on extrait ne reste de la mosquée qu’Abou El-Hassan y fit cons-
« un excellent plâtre, suprême ressource pour la cons- truire ; rien des bazars, des rues populeuses, » des maisons
« truction. » aimables décorées de faïences ». La porte Nord et la
Ce type de mausolée, très fréquent en Berbérie, abrite la porte de la Mer conservent trace d’une ornementation qui
tombe d’un personnage vénéré ou d’un inconnu dont
l’anonymat enchante la masse. C’est là que brûlent les
bougies expiatoires. Ici, le voleur qui, en pays arabe, porte
toujours d’audacieuses moustaches, jure sous l’œil sévère
des plaignants, qu’il n’a pris ni la femme, ni la chèvre du
voisin. Ce serment laisse sceptique le vieux mari soucieux ;
lui-même, dans sa lointaine jeunesse, ne vint-il pas ici bien
des fois, après des nuits de belle aventure, témoigner de
la pureté de ses mœurs ? Mais le bon marabout est indulgent.
Il absout tout le monde et son descendant fait la quête.
Autour du mausolée, au printemps et à l’automne, auront
lieu les zerdas et les ouadas, sortes de foires religieuses où
les anciens rites agraires se fondent dans les pratiques de
l’Islam berbère.
Aux environs de Tlemcen, cent notes blanches éclatent
dans la verdure. On dirait un chapelet d’onyx dont le fil
s’est rompu. Ce sont les qoubbas. Leur gaîté vive détend la
solennité des oliviers séculaires. Aucun aspect funèbre.
L’Islam a conservé à la mort une noblesse apaisée, résignée,
souriante que nos civilisations occidentales ne comprennent
plus. Le fameux fatalisme de l’Orient, dont on n’a guère
saisi le tonus psychologique, s’éclaire et s’humanise à la
douce blancheur de ces coupoles.
Citons les qoubbas de Sidi Yakoub, de Sidi Ouahab, de
Sidi Senoussi, d’Aïn-el-Hout, dont on trouvera dans le
beau livre de M. M. Marçais, de précieuses monographies.
*
**
Tlemcen est admirablement située. Mais peut-être serait-
elle restée un bourg ignoré sans Honaïn, son port naturel
durant cinq siècles. Honaïn, à 40 kilomètres de la
frontière marocaine, ruinée par les Espagnols en 1534, a
joué un rôle commercial, et sans doute politique, consi-
dérable. Elle a apporté au royaume de Tlemcen l’appoint
économique nécessaire pour continuer la lutte contre les
Mérinides. Elle lui a ouvert, sur la Méditerranée civili-
satrice, une large prise d’air. C’est plus qu’il n’en faut
pour marquer sa place dans l’histoire de l’art tlemcénien. Fig. 54. — H ONAIN : La porte de la Mer (G. Marçais).
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fut somptueuse. Sur le mur lézardé de la Porte Nord ; panneaux nus sa végétation touffue. Il ciselle de ses détails
persistent un losange recticurviligne et deux minces bandes les moindres parties de l’espace comme la musique hispano-
d’encadrement émaillé. Sur un pan à demi croulant de la moresque enlace de ses arabesques toutes les secondes
Porte de la Mer, entrelacs floraux ou losanges d’une facture du temps.
souple et aisée. M. Marçais situe ce décor dans le second Grenade, Fez, Tlemcen, trois hauts sommets de l’art
quart du XIVe siècle (fig. 54). andalou et de l’art musulman occidental. Mais déjà, les
C’est à Honaïn qu’à plusieurs reprises, entre deux ou fines de la prochaine décadence se précisent. La palmette
trois de ses trahisons, à la veille d’être pendu ou ministre a perdu ses oeillets ; elle s’amenuise, devient lisse, se noie
passe le grand Ibn Khaldoun. Près de la Porte de la Mer, dans l’anonymat du « motif ornemental ». La géométrie,
il combine sans doute de nouvelles intrigues. Il murmure d’abord limitée, va envahir les panneaux. L’ art de Tlemcen
les phrases musicales dont il enchante les rois. Que de mourra de ce qui fit sa force : le dédain hautain de la vie.
tours ne joue-t-il pas à ces pauvres princes de Tlemcen ! Il s’enfermera de plus en plus dans son abstraction froide.
Et il doit déjà méditer les vastes généralisations de ses Il tentera de raffiner ses formules, il ne les renouvellera plus.
« Prolégomènes ». Il prend dans son œuvre une gravité de Elles s’étioleront comme des fleurs privées d’eau. Elles se
Montesquieu berbère, dans sa vie le picaresque d’un Scapin symboliseront dans cette palmette qui fut d’abord une
politique. Son âme a la souplesse d’une arabesque de Sidi- acanthe grecque et qui deviendra peu à peu un débile élé-
Lhaloui : fuyante, elle glisse et, comme son génie, échappe ment d’entrelacs. Elles se cloîtreront dans la logique
au temps. imperturbable de ces polygones de céramique où la déduc-
tion linéaire se poursuit à l’infini. Comme la philosophie
* musulmane, comme l’odelette chère à Grenade, comme la
** langueur de la musique hispano-moresque, elles périront
Si, rassemblant maintenant les traits épars dans cette de s’être confinées dans l’ombre des mosquées et de n’avoir
étude, nous essayons de caractériser l’art de Tlemcen, il pas aspiré largement le grand air libre.
nous faudra indiquer avant tout ce qu’il doit à l’Espagne ber-
bère. Car il s’agit ici, non de l’Espagne arabe, mais d’une
Espagne où l’Islam ne se maintient que grâce aux rudes
soldats de Berbérie. La force militaire vient du Maghreb
à l’Espagne ; l’art vient de l’Espagne au Maghreb. Et de
cet échange séculaire naîtra le style andalou qui, pendant
75 ans, à Grenade comme en Berbérie, poussera sa suprême
floraison. Style somptueux, délicat, fragile, foisonnant,
où la palmette décorative définitivement stylisée envahit
les panneaux ; où les rinceaux développent de longues tiges
d’une flexibilité et d’un enroulement merveilleux ; où
la géométrie ornementale assemble ses épurés les plus
audacieuses. Style prodigue de céramique, surtout à partir
du XIIIe siècle, avec les invariables couleurs : blanc, brun
accusé jusqu’au noir, jaune parfois verdâtre, vert sombre
ou hyalin, palette classique où, vers 1350, apparaîtra le
bleu. Toutes les trouvailles de la décoration sur plâtre,
toujours sans relief, mais d’un découpage alambiqué et
précieux. Toutes les variétés de l’arcade, mais avec une
dilection secrète de l’arc outrepassé qu’avec élégance
l’architecte brise au sommet. L’art de Grenade, de Fez,
de Tlemcen a l’horreur du vide ; il fait grimper sur les
— 93 —
moresques chères aux immigrés espagnols. Tout cela va se collectivité. L’ usage musulman abandonne ces initiatives
fondre dans une esthétique où ne chantera plus la tendre- aux princes ou à quelques particuliers riches d’intentions
note tlemcénienne, mais qui n’en aura pas moins, grâce a et de pécule.
ses anachronismes, un timbre pittoresque et personnel. Le monument s’oriente du Nord-Ouest au Sud-Est, sur
Nous analyserons brièvement les créations de l’Alger une longueur de 39m50 et une largeur de 24m. Le plan, en
turco-arabe, en réservant les caractéristiques générales de forme de croix latine, évoque une église avec nef, coupole
l’architecture et de l’ornementation. centrale, transept et chevet. De là, sans doute, la légende de
l’esclave chrétien chargé de diriger les travaux. Dans une
pieuse pensée, il disposa la grande coupole au point crucial
Les mosquées des quatre voûtes en berceau. En fait, il ne fit que reproduire
Fig. 56. — Mosquée de la Pêcherie en 1930 (Réal photo) Fig. 56. — Mosquée de Sidi Abderrahmane (Réal photo)
Mosquée de Sidi Mohammed Bou Qoubrin nouveau, importé de Turquie. Nous voilà loin de l’oratoire
moresque, avec ses nefs sensiblement égales, ses nombreux
Sidi Mohammed ben Abderrahmane, Bou Qoubrin, né piliers, ses travées étroites.
dans le Djurdjura vers 1728, ancien élève de la fameuse La mosquée de la Pêcherie réalise un type exceptionnel
Université égyptienne d’El-Azhar, est le fondateur de à Alger.
l’Ordre religieux kabyle, les Rahmania. A sa mort, en 1790, Enfin, celles de Sidi-Abderrahmane et de Bou Qoubrin
on l’inhuma dans son pays natal. Mais les Turcs, astucieux entrent dans un troisième groupe : elles sont des qoubbas
politiques, se défiaient de ces marabouts qui, une fois en utilisées comme salles de prières.
terre, jouent à l’administration des tours du plus mauvais
goût. Nuitamment, ils se saisirent des restes du saint. *
**
homme et l’ensevelirent à Alger. Vous croyez sans doute
que les fidèles en restèrent quinauds ? Inépuisable imagi- Beaucoup de mosquées, surtout en Oranie, restèrent fidèles
nation berbère ! Elle attribua aussitôt au bienheureux Bou à l’ancienne formule maghrébine. Celle du « Campement »,
Qoubrin deux corps et deux tombeaux, l’un en Kabylie, à Oran (XVIIIe siècle), conserve un décor traditionnel. Mais
l’autre à Alger. De là, le surnom de Bou Qoubrin (l’homme elle emprunte à la toile de fond du paysage un charme
aux deux sépultures). étrange. C’est Santa Cruz et sa croûte blonde, l’échancrure
L’ épigraphie dédicatoire, sur plaque de marbre, affirme séparant des Planteurs le pic d’Aïdour, la poussière de
que « celui qui visitera cette mosquée avec intention sera perles broyées qui, vers le crépuscule, tombe sur la ville.
« au nombre des heureux dans les deux vies, s’il plaît à Oran est là, entre cette mosquée turque et sa forteresse
« Dieu. Et la construction bénie a été faite en l’année ibérique, Oran avec ses saveurs de tabac maure et d’anis,
« 1206 », soit 1792 de J.-C. L’ édifice est un groupe de deux ses quais parfumés de blé et de soleil, ses malaguèñas
salles à trois nefs. La principale dresse, en avant du désespérées, le pouls de sa vie voluptueuse. L’ art hispano-
Mihrab, une coupole octogonale ; le tombeau du saint est moresque prolongea ici ses dernières cadences. Pas une
à droite. âme ne reste insensible au double appel de la mosquée et
de Santa Cruz, sous ce ciel mobile, ce vent aigu, cette
lumière qui, à grands éclats d’ombre et d’or, sculpte la
vieille montagne espagnole.
Mosquée Ketchaoua
*
Construite en 1794, complètement remaniée pour devenir **
la cathédrale d’Alger, elle était couverte d’une vaste Ne critiquons pas. trop l’architecture religieuse de la
coupole dont chaque pan ouvrait, comme à Sidi Abder- Régence. Elle a algérianisé un type de mosquée nouveau
rahmane, trois fenêtres en triangle. La salle de prières dans le pays. Un délicat évoquera les finesses de Cordoue,
mesurait 20mx24m Nef carrée, entourée de colonnes de de Grenade et le bruissement continu que fait dans les
marbre venues d’Italie ; le mihrab à l’Orient, et, du côté oratoires de Tlemcen la vie nombreuse des arabesques. Le
opposé, comme à Bitchnin, deux galeries. Arcs en fer à che- minaret hispano-moresque attire et concentre le fluide
val brisé. Suivant Devoulx, « des peintures et des inscrip- mystique de l’époque ; il le restitue aux foules par secousses
« tions ornaient cet intérieur fort coquet et fort élégant ». électriques ; son magnétisme passe aux fidèles à l’heure de
A signaler la porte en bois sculptée par Ahmed ben la prière. Le minaret turc, lui, a une destinée plus apaisée,
Lablatchi, amin de la corporation des menuisiers, trans- une vocation moins ardente; il est gouvernemental, admi-
portée ensuite à la mosquée d’Ali Bitchnin et qui figure nistratif, allais-je dire. Oui, le grand art a disparu. Mais la
aujourd’hui au Musée des Antiquités. faute en est-elle aux Turcs? A ce Dey qui s’inquiète des
Les mosquées d’Ali Bitchnin et de Ketchaoua, d’autres hurlements des janissaires exigeant leur solde, il n’est guère
encore de même période, mais d’intérêt secondaire, se opportun de demander une coupole à stalactites, un beau
caractérisent par la salle centrale, généralement carrée, mihrab, une inscription amoureusement contournée. Conve-
surmontée d’une coupole à huit pans. Dispositif entièrement nons-en : la courbure d’un arc devient en somme secondaire,
— 100 — — 101 —
quand les trognes à yatagan montent à l’assaut de la Kasbah. de ces corsaires que l’histoire a peut-être un peu trop bar-
Et rien ne vous écarte plus de l’art qu’un café de saveur bouillés de noir.
bizarre, déjà prometteur de l’autre monde. Voici le type à peu près général de la maison citadine.
— A l’entrée, sous un auvent de tuiles vertes, dans un cadre
de marbre ou de céramiques, lourde porte de bois sculpté
Les meilleures oeuvres de l’époque sont les palais citadins avec deux heurtoirs de bronze : celui du bas, pour les
et les villas des champs. Le charme d’Alger, la douceur piétons, celui du haut pour le visiteur à cheval (fig. 58).
de son rivage, la grâce onduleuse du Sahel enchantent les Après un petit vestibule, vient la sqiffa : c’est une pièce
raïs qui, entre deux expéditions, goûtent en hâte l’heure
fuyante et légère. Ne se balanceront-ils pas demain, cravatés
d’une corde de chanvre, à la plus haute vergue d’un navire ?
Position assez gênante pour jouir de la Méditerranée. Vus
des coteaux de Mustapha, les jeux brillants de la mer latine
paraissent beaucoup plus humains. Pour ces bons corsaires.
chaque minute est une goutte d’or. Ils veulent épuiser toutes
les voluptés. Et leur premier soin est de se ménager un palais
tranquille, où se savoure à lentes gorgées les délices de la
nonchalance.
*
**
Le palais du Bey de Constantine, El Hadj Ahmed, cons-
truit de 1826 à 1835, est d’un réel intérêt artistique.
L’exécution en fut confiée à El Hadj Djabri de Constantine
et au Kabyle El Khettabi, tous deux réputés pour leur
expérience et leurs talents.
Les bâtiments meublent un vaste rectangle, avec deux
grands jardins et cours intérieures. Le pavillon favori du
Bey, entre les deux jardins, est une pièce de 14m x 6m éclairée
par 15 fenêtres. Galeries très spacieuses, bordées d’arcades
en fer à cheval brisé que soutiennent des colonnes en
marbre. Faïences sur les murs.
L’ architecture civile sema à Alger de luxueux édifices.
comme l’Archevêché (Dar Aziza bent el bey), la Biblio-
thèque Nationale (Dar Mustapha pacha), l’Hôtel de la
Division (Dar es-Soul), l’Hôtel du Premier Président, etc. . .
Depuis Haëdo qui l’a décrite, la grande maison turque n’a
guère varié. Ne la jugez pas rébarbative; elle exprime deux
choses : d’abord, le soin jaloux dont l’Orient préserve son
intimité, portes massives, pièces d’attente, souci de mettre
le gynécée à l’abri des regards ; — ensuite, le goût du confort
paisible, de la fraîcheur mélodieuse d’un jet d’eau, entre
d’amusantes faïences et des galeries qui apaisent le soleil.
Allez par un lourd après-midi de juillet à la Bibliothèque Fig. 58. — Porte de Dar Mustapha Pacha (Bibliothèque
Nationale d’Alger, vous comprendrez le dilettantisme exquis (Collection Idéal P. S.)
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revêtue de faïence, oblongue, très fraîche, dont les murs ou pendentifs, en lambris de plafonds, en petites fenêtres à
ménagent des banquettes en forme de niches ; elles sont claustra avec verres colorés.
surmontées de petites colonnes torses accouplées deux à A ces caractéristiques de la maison algéroise, ajoutons :
deux. La sqiffa joue le rôle d’une salle d’audience et, le — La forme gé-
plus souvent, d’une pièce d’attente où l’étranger patiente nérale des pièces
pendant que les femmes regagnent en hâte leurs apparte- beaucoup plus lon-
ments. Ne croyez pas, en effet, que vous allez vous intro- gues que larges (Cer-
duire sans autre façon dans le palais d’un raïs ; vous taines ont 15m x 2m50).
— Des défoncements à
arcades ouverts à l’in-
térieur des murs et
qui servaient d’ar-
moires.
Il est, enfin, une
dernière particularité
qui se signale à l’exté-
rieur : des avant-
corps projetés sur la
rue, qui augmentent
ainsi l’espace dispo-
nible à l’étage supé-
rieur. « Il arrive
« que, dans les rues
« étroites, deux mai
« sons se faisant fa-
« ce se rencontrent
« et appuient leurs
« étages supérieurs
« l’un contre l’autre. Fig. 60. — A LGER. Encorbellements.
Fig. 59. — D AR A ZIZA (Archevêché) (Collection A. F.) « Quelquefois, la
« maison projette une de ses chambres au-dessus de la rue, qui
entendez des rires furtifs, des sandales qui claquent sur les
devient alors un passage couvert. » (Marçais) (fig. 60).
carreaux, une voix bourrue qui donne des ordres, mais une
porte massive vous sépare de ce monde charmant. Elle a un *
judas et des serrures aussi compliquées qu’une controverse **
du Kalam. Enfin, elle s’ouvre ; les caquetages se sont tus ; La villa rurale est de même plan, de même distribution que
le large patio où vous pénétrez est désert. Au centre, un jet celle de la cité, avec cette double différence :
d’eau ; tout autour, des portiques aux arcs outrepassés, les a) Les constructions n’ayant plus de vis à vis, les avant-
pièces latérales, salle de réception, salle à manger, chambres corps, percés de nombreuses fenêtres, deviennent de
à provision, cuisines quelquefois. Même ordonnance au pre- « véritables miradors » qui dominent le paysage.
mier étage et au second quand il en existe ; on les réserve b) L’espace n’étant plus limité comme à la ville, les cours,
aux femmes (fig. 59). Ils sont ceints d’une galerie, limitée par les jardins, parfois les dimensions des pièces s’agrandissent.
une balustrade en bois ouvragé et donnant sur la cour. La Il faut citer, parmi les habitations de campagne, celle du
décoration consiste en carreaux de faïence sur les murs, en bey Mustapha (Palais d’été) (fig. 62), le Bardo, la villa des
portes sculptées, en plâtres de frises découpées en dentelles Arcades édifiée par le fameux raïs Hamidou.
— 104 — — 105 —
L’A R T M I N E U R
convie à une joie enivrée de lumière. Les matins d’El- J.-C. et exhumé à Chinsi, reproduit ce modèle. La cadence
Biar et d’Alger sont divins. Il est des aurores où le soleil du métier scande les premiers efforts de l’humanité ; il se
allonge ses rayons ; la mer a le regard bleu des Méditer- maintient à travers les siècles.
ranéennes, sous leurs cils palpitants et dorés. . . Cet art délicat, si intimement mêlé à la vie de la tente,
Mais ce sont surtout les arts mineurs qui regorgent de trouva de nombreux amateurs parmi les populations du
sève. — Qu’étaient-ils en 1830 ? Maghreb. Fakehy s’extasie sur un luxueux tapis nord-
africain, présent d’Haroun Er Rachid. Plus tard, une fête
au Méchouar tlemcénien étala sous Abou-Hamou « une
profusion de coussins alignés, de tapis étendus ».
Les arts mineurs avant 1830 (1) M. Fagnan, traduisant une chronique de la dynastie saâ-
dienne, conte l’aventure d’une intendante des Mérinides
C ’ est bien à tort que l’on a situé au début du XIX e siècle malencontreusement tombée entre les mains des Chérifs.
le sommet de l’art mineur arabo-berbère. Comme nous le Ces bons princes la chargèrent d’enseigner à leur peuple
verrons, dès 1750, peut-être avant, les industries locales « comment faire des
étaient agonisantes. Le XVIIe siècle est l’heure de leur plein « tapis de soie ».
épanouissement. Haêdo relève con-
sciencieusement des
LES TAPIS importations de co-
chenille d’Espagne :
Ils se confondent avec la vie pastorale et leurs couleurs c’est, sans aucun
enluminent le passé fabuleux. L’art du tissage revient doute, pour la tein-
fréquemment dans Homère (Iliade, chant VIII, V, 288 ; ture. Marmol, tou-
XIV, V, 178, XXII, V, 440. — Odyssée, chants XIV et jours bien rensei-
XVIII). L’Agamemnon d’Eschyle a scrupule de fouler le gné. n’ignore pas les
tapis que Clytemnestre fait étendre : « C ’ est aux Dieux, tapis de Tlemcen et
« s’écria-t-il, qu’un tel hommage est réservé, un mortel de Mila. Léon
« ne doit pas marcher sur la pourpre richement brodée ». l’Africain, scrupu-
Et le livre VI des Métamorphoses décrit, avec une labo- leux Christophe
rieuse exactitude, le labeur d’Arachné : ainsi la cadence Colomb qui décou- Fig. 65. — Préfecture d’Alger (collect. A. F.)
d’Ovide rythme la genèse du tissage. vre l’Afrique, appré-
La méthode et l’outil conservent, d’ailleurs, un type cie les tisseurs de
invariable depuis la plus haute antiquité. Déjà, 3.000 ans Nédroma, de Tlemcen, d’Oran, de Cherchell, de Miliana,
avant J.-C., l’hypogée des Beni-Hassan représente un de Constantine et de Mila. Le Docteur Shaw qui habita
métier de tissage. C ’ est, à peu de choses près, celui des 12 ans Alger, dans la première moitié du XVIIIe siècle,
Africains. Un vase antique, exécuté environ 400 ans avant comme « chapelain de la factorerie anglaise », découvre dans
des intérieurs citadins quelques tapis « d’une grande magni-
( 1 ) E u d e l : Or f è v r e r i e a l g é r i e n n e e t t u n i s i e n n e — Va ch o n : L e s i n d u s t r i e s ficence, soit pour la « matière, soit pour le travail ». Il goûta
d ’ a r t i n d i g è n e e n Al g é r i e . — Vi o l a r d : L e s i n d u s t r i e s d ’ a r t i n d i g è n e . — ceux de Kalâa ; dans la région de Mila, dit-il, on cultive la
G . M a r ç a i s : L’ Ex p o s i t i o n d ’ a r t m u s u l m a n . — Va n G e n n e p : É t u d e s d ’ e t h n o - garance, destinée probablement à la teinture des tissages. En
g r a p h i e a l g é r i e n n e . — C ox : R a p p o r t s u r l ’ i n d u s t r i e d e s t a p i s e n Al g é r i e .
— R i c a r d : Ar t s m a r o c a i n s , B r o d e r i e s , Co r p u s d e s t a p i s m a r o c a i n s — B e l 1789 encore, Venture de Paradis enregistre des importations
e t R i c a r d : L e t r a v a i l d e l a l a i n e à Tl e m c e n . — B e r q u e : L e s Ar t s i n d i g è n e s de cochenille de Marseille et, parmi les exportations, « 3 ou
a l g é r i e n s e n 1 9 2 4 . — D e l aye : No t i o n s p r a t i q u e s d e t i s s a g e . — M l l e B o n n e t : 400 quintaux de vermillon cueilli à Mascara et à Titteri ».
L’ In d u s t r i e d u t a p i s à l a Ka l a â d e s B e n i R a ch e d . A c i t e r é g a l e m e n t u n
l u m i n e u x e t t r è s s u g g e s t i f r a p p o r t d e M . J u l e s Ro u a n e t r e l a t i f à l a m i s s i o n
Vers 1814 même, en dépit de sa décadence, la facture algé-
qu’il accomplit en 1910 â l’exposition de Munich. Ce document est rienne conservera une petite clientèle d’Europe : Pananti est
malheureusement demeuré inédit.. l’ami d’un négociant marseillais qui vient » à Alger pour se
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pourvoir d’un assortiment de tapis ». Il mentionne « El- Les Imatt, bissacs accrochés à la selle ;
Callah (Kalaa) » connue par son grand « marché de Les Tellis, grands sacs remplis de grains.
schalls et de tapis ». Bref, les témoignages concordent : Bien qu’on n’ait guère d’autres renseignements que ceux
l’Algérie est un pays de tissage. de la tradition, forcément imprécise et fantaisiste, il paraît
Les tapis fabriqués avant 1830 et jusque vers 1860 bien que les principaux centres de fabrication furent Alger ,
comprenaient les frechia et les zerbia, tous deux à haute Aflou, Aumale, Biskra, Batna, Bou-Saâda, Chellala,
laine et les tapis à poil ras répartis en six genres : El-Oued, Kalaâ, Oued-Souf, Sétif, Saïda, Tiaret, Tlemcen,
Les Hembel, séparant dans les tentes le compartiment etc. . . Les écoles, quant au décor et au coloris, se réduisaient
des hommes de celui des femmes. Ils atteignaient parfois à trois : Kalaâ, Guergour et Aflou. Là seulement se main-
15 et 20 mètres de long, sur 2 à 3 de large ; tint assez longtemps une sorte de classicisme jaloux. Partout
Les Guetif, qu’on étend à terre pour dormir et qui peuvent ailleurs, dès le milieu du XVIIe siècle, le dessin dégénéra.
avoir : 5 à 6m x 2 à 3m ; Le tissage devint un plagiat parfois habile, le plus souvent
Les Mattrah, coussins et oreillers ; maladroit, des modèles de Turquie, d’Asie Mineure et de
Les Djellal, couvertures de cheval, d’un tissu très souple ; Tunis.
Un officier de la conquête, le capitaine Rozet qui eut, de
l’ancienne Algérie, une vision exacte et colorée, donne de
curieux détails sur la teinture des tissages. Le tapis algérien
demandait ses couleurs aux plantes du bled. « La teinture
« jaune se fait avec de la gaude, qui croît en abondance
« autour de la ville d’Alger ; la rouge et la violette avec du
« bois de campêche ; la bleue avec de l’indigo, et le noir
« avec une décoction d’écorces de grenade dans laquelle
« on jette de la couperose ». Ajoutons-y la garance (fouca)
pour le rouge, l’indigo et la gaude mélangés pour le vert
(Vachon).
Le tapis de l’époque a son poète: le reggam. Le reggam
est un spécialiste. Il connaît à fond une technique, deux
quand il a, sous la chéchia, de longs cheveux blancs. Il va
de tribu en tribu. Ses aventures sont prodigieuses. Il est
un Gil Blas déluré, prudent et habile. Dans une tente,
tandis que son oeil furtif guigne les femmes, il choisit la
laine, les couleurs, le métier. Pas de modèles, pas de
cartons, pas de schémas. Il porte, dit-on, « ses dessins dans
son cœur ». S’il ne portait que des dessins ! Mais le cœur
du reggam est souvent lourd d’une intrigue. Pour l’instant.
il fait son tapis traditionnel. Ne lui demandez pas d’origi-
nalité : il n’est qu’un rapsode des vieux thèmes. Quelquefois
pour montrer aux femmes son génie, il innove, c’est-à-dire
qu’il brouille les types. Il sème sur champ berbère
d’étranges fleurs d’Orient. Il insère, dans un tapis de
Kalaâ, des palmettes de Perse et des œillets de Syrie. Ce
trouvère du tissage fait chanter sur une carpette du
Guergour une note d’Anatolie. Il arrive aussi que l’ensei-
gnement plonge brusquement dans le drame ; les bergers
Fig. 66. — Tisseuse indigène. trouvent, entre les lentisques voisins, le cadavre du Maître :
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sous une tente, l’aventure est prompte, moins toutefois Barbarie se bornent à du blé ». Et le bon Shaw, qui fait
que le couteau du mari. Retenons seulement du reggam visite au Dey, note que le trône " était couvert d’un tapis
qu’il a mêlé les genres. Ne nous étonnons plus du bariolage « de Turquie »; qu’est-ce à dire, sinon que la production
des styles, ni des tapis de Rabat qu’on fabriquait en Oranie, locale n’était pas suffisamment appréciée pour figurer à la
ni des tapis de Kalaâ que, vers 1830, on tissait encore à Kasbah, dans le cadre officiel d’une réception ? Détail plus
Frenda. Le reggam a contribué à brouiller les traditions significatif : le Tachrifat énumère, parmi les cadeaux du
décoratives et à déraciner les types locaux. Dey au Sultan de Constantinople, en 1758, 32 tapis du Sud ;
* en 1761, 34 tapis du Sud ; en 1767, 40 tapis du Sahara ; en
** 1775, 60 tapis du Sud ; en 1791, 20 grands tapis du Sud ;
Si solide qu’il parût sous sa robuste physiologie, le tapis en 1809, 40 tapis du Sahara. Pas un tapis d’Alger, du
algérien vivait d’une vie anémiée. Il semble bien que, dès Guergour, de Kalaâ, mais exclusivement des « tapis du
1750, il n’eut plus la force de persévérer dans son originalité Sahara ou du Sud ».
propre. En fait, il s’est toujours montré sensible aux Peut-on, après ces précisions, parler d’un art original
influences du dehors. N’aurait-il pas cette vitalité généreuse qui aurait atteint son apogée, en Alger, entre 1800 et 1830 ?
qui absorbe et assimile les apports extérieurs ? Il se déforme Décors brouillés, empâtement de la ligne, exécution défec-
vite. Il reste indécis, docile aux suggestions et prompt à tueuse, imitation de modèles turcs, tunisiens ou marocains :
l’imitation qui le classe dans une norme banale. En 1830, voilà bien les caractéristiques de l’industrie tapissière, durant
dans les villes, les femmes s’essayaient toutes sur leurs le quart de siècle qui précéda notre arrivée.
métiers aux turqueries, aux genres de Smyrne et de Cons-
tantinople. Dans les tribus même, le décor s’affadissait. Soieries et Broderies
Le tapis du Guergour, autrefois si sobre, devint une prairie Un art exquis de la Berbérie turque. — La soie et la
où se mêlaient étrangement les jardins de la Perse et les broderie ont eu, dans le Maghreb, un précoce développe-
parterres de la Tunisie. Il est de vieux tapis de Kalaâ, ment. La chronique des Béni-Abdelouad, traduite par
encore solides, francs de couleur, mais d’un dessin M. Bel, exalte un roi de Tlemcen qui, en 1368, fit don de
qu’amollit l’imitation marocaine. M. Delaye n’a pas exagéré « riches vêtements de lainage, de laine mêlée de soie, de
en écrivant : « Un seul tapis semble être particulier à l’Algérie; « pure soie colorée. . . ». Léon l’Africain, à l’aurore du
« c’est celui dit d’Aflou ou du Djebel Amour ». Encore, pour- XVIe siècle, vit à Bougie « des ouvrages azurés outresmarins,
suit M. Delaye, pourrait-on « le rattacher à certains types du si merveilleux et singuliers que l’artifice surmonte de
« Daghestan ». Ajoutons que son grand losange dentelé « beaucoup le prix et la valeur de l’étoffe. » Haëdo vantait,
le rapproche aussi des spécimens russes ou asiatiques (voir en 1578, « les ceintures faites d’étoffes fines ou de soie de
l’album d’Hendley, Asian carpets, planches CXXVIII et « diverses couleurs ». Il convient, il est vrai, que bien peu
CXCVIII). Quoi qu’il en soit, dans la seconde moitié du de femmes algéroises « savent travailler la soie, à moins
XVIIIe siècle, le tapis algérien avait perdu sa personnalité. « que ce ne soit quelque renégate ou mauresque d’Espagne
Il suivait les modes étrangères. Lui aussi est un renégat. « qui l’aura appris dans son pays d’origine. » Et ce pieux
Le mal venait de loin. Marmol écrivait déjà : « Mila a observateur, si coloré en ses naïves enluminures, évoque
« été si tourmentée par les seigneurs de Constantine que les corsaires turcs qui tirent des fermes de la banlieue « le
« dans la contrée, il n’est pas demeuré mille habitants « riche produit des vers à soie qu’ils élèvent ». Le « fichu
« dont la plupart sont faiseurs de sayes à la moresque et de « triangulaire des femmes kabyles, brodé avec beaucoup
« tapis de Turquie. » Les constatations de Shaw sont « d’art, » a séduit Shaw. Mais, à son époque (première
troublantes. Certes il a admiré, nous l’avons vu, quelques moitié du XVIIIe siècle), la production locale n’était plus
beaux tapis dans des maisons algéroises. Mais « ils ne sont suffisante: « il faut faire venir des étoffes de soie et de la
« ni aussi beaux, ni aussi bons que ceux de Turquie, toile de l’Europe et du Levant, parce que le peu qui s’en
« quoique d’ailleurs, ils soient plus doux et à meilleur fabrique ne saurait suffire aux besoins des habitants. »
« marché et qu’on les préfère pour coucher. » Note sugges- Y eut-il, à la fin du XVIIIe siècle, une renaissance ? On
tive ; il n’y a pas d’exportation : « Les exportations de la pourrait le croire, d’après Venture de Paradis. Il se gausse
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du goût immodéré des Algériens pour la broderie. Venture capitale des Hammadites excella vite à la fabrication de
qui était à Alger en 1789, suit attentivement les flux et la belle faïence à lustre d’or qu’elle exportait dans la Médi-
reflux de la mode. « Les ceintures de soie souple, en or et terranée Occidentale. N’a-t-on pas trouvé sur l’inventaire
« en argent, sont un article de grande conséquence : on en d’une pharmacie de Gênes, en 1312, des « faïences dorées »
« fait des envois considérables dans la Berbérie et dans le
« Levant ». Commerce important sans doute: l’auteur
mentionne que l’amin taxait la vente. Mais Venture est
de goût personnel ; il ne prise pas la broderie algéroise :
« elle est grossière et l’or seul en fait le prix ». Quelques
années plus tard, en 1814, Pananti sera plus indulgent :
« on fait cas, écrit-il, dans tout le nord de l’Afrique, des
« soies fines de la Régence pour les écharpes que les
« femmes sont dans l’habitude de porter ». Venture de
Paradis, cependant expert en chiffons féminins, a été trop
sévère. C’est Pananti qui a raison. La broderie algéroise a
prospéré à l’époque turque et après 1830. Elle s’est répandue
dans les principales villes de la Régence. Le capitaine Rozet,
juge parfois sévère, se souvenait des fins haïcks brodés de
Constantine, des « brodeurs sur étoffes qui travaillent
« parfaitement », des « beaux châles » qui se vendaient,
encore en 1833, sur le marché de Koléa.
La broderie sur tissus légers, sur toile, sur étamine, a
été dans la Régence un art d’une ténuité aérienne. C’est
« la seule formule vraiment originale dont l’Algérie soit
« redevable à l’occupation turque » (Marçais). Le décor
révèle des hérédités de Turquie, d’Anatolie, de Syrie et de
Perse. Toutefois, la double petite croix d’or ou d’argent
qui s’enlève sur les écharpes de gaze, vient probablement
de Constantine. Les broderies algéroises se classaient
suivant le point ou leur couleur : point granulé (meterha),
point turc en carré (zeliledj), point en diagonale (maalka) ;
la coloration était soit à dominante violette, avec de mou-
vantes diaprures roses, jaunes, bleues, soit à fond rouge
et bleu avivé d’or, de bleu tendre, de jaune et de vert.
Fig. 67. — Amphore kabyle.
Ce fut un art frissonnant, vaporeux et léger, tout en reflets
et en nuances, tout en intimité féminine avec des chatoie- de Bougie ? Tlemcen fut fastueuse et prodigue en céra-
ments infinis. Il met sur l’Alger turque comme une brume mique. Au XVIe siècle, Haëdo parvient à entrer dans certains
d’aube flottante, que brodent les arabesques blondes du intérieurs algérois : ils sont « pour la plupart ornés sur leurs
soleil. « parois de carreaux de faïence de diverses couleurs ».
Toutefois, l’importation étrangère finit par triompher.
* Venture de Paradis voit des « carreaux de belle faïence
** « émaillée et peinte de diverses couleurs » ; mais « on tire
A la Qalaa des Beni-Hammad, au XIème siècle, nous avons « ces carreaux de Tunisie et d’Espagne ». Ils venaient aussi
surpris l’éveil lointain de la céramique algérienne. L’ art de France, d’Italie et de Delft. Ceux de Tunis étaient à
bougiotte, au XIIe siècle, s’en inspira largement. La nouvelle dominante verte, bleue, violette; ceux d’Italie à fond jaune
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d’or ; parmi ceux de Delft, genre panneaux à fleurs, « de galiotes. » (Haëdo). Aucune précision dans Venture
certains, comme à la Bibliothèque Nationale, portent la de Paradis.
signature J. V. M. (J. Van Maak). L’ industrie locale avait Les Turcs, surtout les raïs, ont cependant aimé les grilles,
disparu depuis longtemps. En 1830, elle ne survivait guère balustrades, panneaux, plafonds sculptés dont ils ornaient
à Alger que dans une faïencerie que signale M. Marçais. leurs palais. Mais, comme sur la porte de Ketchaoua, ils
La poterie berbère se présente sous une décoration n’ont développé qu’une facture composite, de franche
picturale dont l’origine remonte à la plus haute antiquité. inspiration européenne, où surnagent des réminiscences
Elle offre « des ressemblances véritablement frappantes maghrébines et, peut-être, des fragments de géométrie
« avec les poteries qui se fabriquaient dans la Méditer- berbère.
« ranée orientale au premier âge du bronze » (Gsell). En 1830, une fois énumérés les coffres à enluminures
Les principales spécialités étaient — et sont encore — le faciles, les tabourets bourgeoisement incrustés de nacre,
groupe de 3 ou 4 aiguières accolées par la panse ; les les tables à arceaux latéraux, les étagères et les porte-Coran,
cruches à deux anses, les « metred » à coucouss formés en a épuisé la gamme de l’ébénisterie turque. Un seul
de petits récipients sur piédouche ; des lampes à plusieurs progrès : l’accentuation du relief. Le sculpteur hispano-
rangées de lumières, etc. . . Le dessin, toujours géométrique, moresque fut surtout un ciseleur superficiel délibérément
est le plus souvent rectilinéaire (losanges, carrés, chevrons, resté à la surface. Il combina des polygones ingénieux
parallèles, quadrillages). Dans la région d’Oum-el-Bouaghi sans les incorporer à l’âme du meuble. Il découpa, il ne
(douars Medfoun, Kerima, El Hassi), essais de représen- modela point. Il a tatoué, il n’a pas gravé. Le menuisier
tation naturiste (hommes, chameaux, ânes, oiseaux) d’une turco-berbère fouille plus profondément la matière. Il en
gaucherie amusante. Tous ces produits à usage domestique fait jaillir les reliefs. A l’ébénisterie à deux dimensions
et sans prétentions n’ont que rarement atteint la notoriété de ses prédécesseurs, il substitue le panneau à trois
artistique. dimensions, moins mièvre, plus brutal, plus curieux de
l’effet en profondeur.
*
** *
**
L’ É B É N I ST E R I E L’ O R F È V R E R I E
Vous vous souvenez du minbar, daté du XI siècle, de la
e
Léon l’Africain a peint la maghrébine avec ses
grande Mosquée algéroise. En l’état actuel de nos connais- « boucles d’argent faites assez industrieusement » et portant
sances, il ouvre et ferme du même coup le cycle d’une « aux oreilles plusieurs anneaux d’argent, et aux doigts
évolution. Le décor sur bois net s’est pas développé à « semblablement ». Ces mêmes anneaux, Venture de
Tlemcen : en Algérie, l’ameublement des mosquées fut Paradis les a remarqués. « Ils étaient ornés, dit-il, de perles
toujours négligé. Mais voici un second point de repère : de verre ou de corail ». II n’est pas échappé à ce galant
Léon l’Africain. Il cite Miliana pour ses « tourneurs qui homme que les femmes avaient « plusieurs bracelets de corne
« font des vases de boys fort excellents. . . » De même « de buffle qui leur couvrent les bras jusqu’au cou ». Du
Marmol : « ces vaisseaux de bois pour boire sont estimés temps de Pananti, les Algériennes portent « des bracelets
dans le pays. » Haëdo, décrivant les intérieurs algérois, « précieux et de grands anneaux d’or. Elles ont des boucles
détaille un ameublement rudimentaire : « Ils n’ont pas de « d’oreilles en forme de croissant, de la longueur à peu près
« cassettes, d’armoires, ni de pupitre ; une boîte ou coffret « du petit doigt et souvent de cinq pousses de circonfé-
« de quatre ou cinq palmes leur suffit pour renfermer « rence... » Shaler qui vécut à Alger, quelques années avant
« quelques objets de femme et un autre un peu plus grand 1830, souligne la coquetterie des citadines. « Leurs oreilles,
« pour contenir quelques autres effets. . . Ils n’ont pas non « leurs poignets, le dessus de leurs chevilles sont chargés
« plus de buffet ; ou de tables pour manger. . . » Ce sont, « de bijoux en or ; leurs doigts en sont couverts. Selon les
d’ailleurs, les esclaves chrétiens qui sont spécialisés dans « conditions, l’argent souvent même le cuivre, entrent dans
le travail du bois : « ils sculptent les poupes de galères et « la composition de ces bijoux. . . »
— 118 — — 119 —
La bijouterie algéroise, hospitalière à toutes les tech- « incrustées de pierres précieuses ou d’argent ». Sous la
niques, puisa largement dans le catalogue français et italien. Régence, Venture de Paradis décrit des « yatagans avec
Elle s’affranchit vite des influences du terroir. Surtout pra- « un manche orné de pierres précieuses et un fourreau
tiquée, à l’époque d’Haëdo, par des juifs livournais et « garni en argent ou en or ». Les fusils étaient « incrustés
espagnols, elle illustra les colliers de motifs venus de « de nacre, de pierres précieuses, de perles et de corail ».
l’Europe. Elle enchâssa dans l’or douteux de la bague le La dinanderie algérienne emprunta d’abord ses modèles
faux diamant d’Ita- au Maroc et à l’Espagne, puis à l’Italie. Ses centres de
lie. Elle cisela sur fabrication étaient Alger, Bou-Saâda, Laghouat et Boghar.
l’argent des tulipes On y ciselait des aiguières avec support et bassin, des
gênoises. Et le mé- plateaux, des braseros, des sucriers. etc. . . L’ infatigable
tier, certes, dut être capitaine Rozet constate « que les armuriers font des lames
fructueux : le Tachri- « de sabre et de yatagan assez estimées ; ils montent les
fat mentionne « un « fusils et font aussi les batteries ; mais les canons qu’ils
« amin directeur de « emploient venaient de Smyrne ». Les artisans algériens
« la monnaie... char- n’atteignirent en aucun moment la perfection et la vive
« gé de la surveil- originalité des artistes de Fez et de Tunis. Le style resta
« lance de la corpo- pauvre et gauche. Il devint prétentieux dès l’arrivée des
« ration des bijou- premiers cuivres syriens. Le ciseleur voulut pratiquer l’auda-
« tiers et des orfèvres cieuse décoration d’Asie Mineure. Son burin ne parvint que
« entièrement com- rarement à s’assouplir. Il tomba dans le « poncif », dans
« posée de juifs ». l’article pour touristes, dans la banalité molle et contournée.
La bijouterie ka- La spirale de Damas vint ramper sur le cuivre algérien ;
byle, avec ses bou- elle s’enroula dans des feuillages persans. Quelle faute !
tons de corail, ses Pourquoi tant céder à la mode étrangère ? La petite vipère
pendeloques, ses fili- d’Afrique qui détend son arc en éclair vif, est autrement
granes, ses émaux décorative.
cloisonnés bleu clair, Résumons : sauf la broderie restée vivante, les arts
bleu foncé, ocres, mineurs ont suivi le sort même de la ville d’Alger. Très
verts ou jaunes, avait prospères au XVIIe siècle, ils entrent en décadence au XVIIIe,
conservé sa note rus- de même que la course périclite et que la capitale se vide.
tique et barbare. En- Le Père Dan, en 1634, évaluait la population d’Alger à
core n’est-ce là aussi, 100.000 âmes. En 1798, Venture de Paradis n’y trouve plus
peut-être, qu’une ré- que 50.000 habitants. Les exportations s’étaient lentement
miniscence : M. G. taries. A la veille de notre débarquement, la balance com-
Fig. 68. — Bijous berbères. Marçais rapproche le merciale se chiffrait par 1.200.000 dollars à l’importation
bijou berbère des et 273.000 seulement à l’exportation (Lespès).
émaux trouvés dans les fouilles d’Andujar. . .
* Après 1830
**
Rien, ont écrit les Goncourt, n’entend autant de sottises
LA DINANDERIE ET LA DAMASQUINERIE qu’un tableau. Si : un tapis d’exposition. L’amateur disert
Ont-elles été prospères au moyen âge ? Si l’on en croit qui, dans un cercle de dames, s’extasie sur un tissage
Yahia Ibn Khaldoun, traduit par M. Alfred Bel, Abou berbère, déplore la décadence des « arts indigènes » entre
Hamou, roi de Tlemcen, reçut en 1359 des messagers de 1830 et 1880. Il néglige d’ajouter que, durant cette période,
Nédroma, d’Oudjda, de Honaïn. Il leur remit des « armes la colonie a traversé une profonde crise de croissance. Ce
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n’est pas sans efforts que de l’Algérie turque est sorti le les oliviers kabyles ; mais elle disparaît devant le bidon à
visage de l’Algérie française. » Quoi ! s’écrie notre homme, pétrole : les femmes le trouvent beaucoup plus commode
allez-vous contester que... » Laissons-lui le soin de finir sa pour aller à la fontaine. La bougie chasse les vieilles
phrase et faisons, en toute hâte, un peu d’histoire écono- lampes de terre cuite. Et qu’allez-vous faire de cette boîte
mique. à poudre sculptée, quand à la ville voisine, il est si facile
Le déplacement des courants commerciaux. — Le com- d’acheter des cartouches ? C’est le progrès. Je l’avoue,
merce intérieur de l’Algérie, avant 1830, était fait d’un j’allais applaudir. Ne criez pas au scandale. La vie ne se
double courant : l’un, qui allait du Nord au Sud et du Sud nourrit point d’archaïsme. Elle fuit l’air confiné des musées.
au Nord, échangeant les céréales du Tell contre les dattes Certes l’allumette n’est guère pittoresque ; elle n’a pas
et les toisons du Sud ; l’autre, de l’Est à l’Ouest, et de l’échevillement d’un feu dans la brousse. Mais elle civilise
l’Ouest à l’Est : il reliait par des embranchements trans- les douars.
versaux les grandes artères Nord-Sud. C’est ainsi que Kalaâ, La décadence du nomadisme et le progrès de l’agricultu-
Tlemcen, Mascara, Tiaret, Boghari, M’Sila, le Hodna, re ont entraîné, par voie de conséquence, la diminution
communiquaient fréquemment et avec une certaine régu- du cheptel ovin. Les pacages incultes se transforment en
larité, de manière à écouler leurs tapis, leur dinanderie, etc. . . champs de blé. Le troupeau n’y trouve plus à paître. La
Mazouna, Kalaâ, Frenda, Mascara, Aflou, formaient un production lainière est moins abondante. Ici, la fabrication
bloc commercial cohérent. M’Sila, le Hodna, Bou-Saâda des tapis ne survivra pas à la transhumance.
constituaient également un groupe économique homogène. La décadence des modèles traditionnels. Longtemps
Alger se liait à la Kabylie occidentale et au Sahel. Autour avant 1830, les thèmes décoratifs s’étaient appauvris et
du Titteri s’organisaient les régions de Boghari et de déformés. Après 1830, l’éclectisme ornemental s’accentue.
Berrouaghia. Dessin alourdi, palette criarde, c’est la formule qui règne.
Après 1830, ces courants commerciaux s’épuisent ou se
La rose persane vient fleurir un tissage berbère. Des motifs
détournent de leurs directions traditionnelles. De nombreux
Louis XV s’ajoutent à l’entrelacs d’un coffret. Dans l’émail
centres de production, désormais isolés, restent sans commu-
nication avec leurs acheteurs habituels. D’autres marchés polychrome des bijoux kabyles s’enchâsse la verroterie
surgissent ; les affaires s’orientent suivant un nouvel axe. Une italienne. N’hésitons pas à le dire : les arts mineurs algériens
abondante circulation monétaire remplace dans les douars le sont morts de s’être occidentalisés.
simple troc de marchandises, bouleverse le cours des laines Le machinisme et la manufacture. En France, les petites
et des matériaux, apporte des besoins et des goûts jusqu’alors techniques locales ont cédé la place à la grande industrie.
inconnus. La clientèle a d’autres exigences : la plupart des Même phénomène en Algérie. Le travail nonchalant qui
vieilles industries locales demeurent sans débouchés. créait haïcks, foutas, tentures, meubles, ne peut résister à la
Le progrès matériel des populations indigènes. — Se civi- concurrence européenne. L’ ébéniste indigène mettrait des
liser, c’est dépenser. C’est faire passer le superflu d’autrefois semaines à construire une étagère que le fellah trouve
dans le nécessaire d’aujourd’hui. Un coffre de bois peint toute prête au bazar.
ne suffit plus au nomade devenu laboureur : il veut une Pour les tapis, il est d’autres facteurs de décadence.
armoire française. Et maintenant qu’il n’y a plus d’alertes, On substitue de mauvaises couleurs minérales aux couleurs
que l’on ne décampe pas au moindre prétexte, le tapis perd végétales. Tendance générale d’ailleurs, constatée en Perse,
son utilité pratique : un lit le remplace dans la maison que en Turquie, en Afghanistan, en Europe même : « Pour
l’on vient d’achever. En se stabilisant, l’indigène acquiert « économiser, écrit M. Havard, quelques centimes sur la
le goût du meuble ; l’industrie tapissière s’en trouve affectée. « teinture de la laine qui, une fois travaillée, représentera
La civilisation procède par petites touches. L’humble moulin « une valeur de deux ou trois cents francs le kilogramme,
à café, l’outil manufacturé, la modeste boîte d’allumettes « on fait usage de ces couleurs minérales dont l’introduction
simplifient le labeur domestique : du coup, la polygamie « dans la teinture des textiles équivaut à un véritable
décroît et avec elle la main-d’œuvre des tisseuses familiales. « désastre ».
L’ amphore à deux anses est d’un bel effet esthétique parmi Sur tous les marchés algériens, surgissent les marchands
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d’aniline. Or, l’aniline est fugace. Elle donne des tons téressement passionné ! Mme Luce n’a jamais rien demandé.
criards, les rouges et les verts notamment. Elle déborde le C ’ est à ses « risques et périls » — un document officiel le
dessin, le dégrade et fait d’un tissu une cohue de couleurs. précise — qu’elle a créé, à Alger, en 1845, la première
Le tapis algérien perdit rapidement sa réputation de pureté école-ouvroir indigène. La France a toujours eu de ces
sobre, de finesse, de solidité. M. Vachon l’avait déjà vu en collaborateurs demeurés dans l’ombre et qui, de leurs doigts
Perse : « l’aniline a fait un grand mal à l’industrie ; son agiles, tissent l’avenir. Mme Luce, d’une intuition vive et
« emploi représentant une économie considérable, les tein- déliée, retrouva toutes les finesses de la broderie turque,
« turiers indigènes se sont empressés de l’adopter. Or, Elle forma plusieurs générations de disciples que sa grande
« comme d’une part, ils ne savaient pas s’en servir, et, âme et son art attachèrent à notre cause. Sa petite fille,
« d’une autre, que le produit allemand qu’on leur vendait Mme Luce Ben Aben, a continué l’œuvre grand-maternelle
« était généralement de qualité très inférieure, au bout de jusqu’à sa mort (1915) en la complétant par la conserva-
« quelques mois, les couleurs des tapis avaient complète- tion de broderies anciennes, réunies aujourd’hui dans les
« ment sauté. Il en est résulté un tel discrédit de cette cette
« production, discrédit qui menace l’industrie tout entière,
« que le Shah rendit un édit prohibant l’entrée des couleurs
« d’aniline en Perse ».
Les teinturiers s’étaient d’ailleurs heurtés à un obstacle
imprévu : la difficulté croissante de se procurer des matières
premières. A Kalaâ, par exemple, écrit Mlle Bonnet, « les
« indigènes employaient la cochenille, qu’ils récoltaient sur
« les chênes appartenant à la variété dite kermès. . . La
« variété que l’on trouve depuis la disparition des belles
« forêts d’autrefois, est de mauvaise qualité pour la tein-
« ture ; aussi dans les derniers temps préféraient-ils s’en
« procurer à Mascara. Ils l’achetaient tout préparé en
« poudre. . . » En même temps, décroissance des cultures
comme la garance et la gaude. Enfin, l’indigotier qui,
d’après Ibn Khaldoun, foisonnait dans le Maghreb, paraît Fig. 68 bis. — Dessin d’un coussin antique.
avoir à peu prés disparu.
Telles sont, sommairement énumérées, les causes qui deux salles du Musée des Antiquités d’Alger qui portent
entraînèrent en Algérie la décadence des arts mineurs son nom, et par l’établissement de modèles nouveaux
indigènes. Elles procèdent, en dernière analyse, des facteurs devenus le premier fonds du Cabinet de Dessin de l’Aca-
d’ordre général qui ont conditionné l’économie mondiale démie.
au cours du XIXe siècle, lors de la transformation des indus- Dans une page écrite il y a près de 30 ans (Monde
tries domestiques ou locales en industries à grand Moderne, sept. 1901), M. Paul Crouzet décrit l’ouvroir de
rendement. Mme Luce Ben Aben : encore aujourd’hui, c’est le tableau
de nos écoles de filles indigènes :
Cent ans d’amitiés française « To u s l e s m a t i n s , a r r i ve n t , a m e n é e s p a r u n e c o n d u c t r i c e q u i va l e s
« ch e r ch e r d a n s l e u r s d e m e u r e s r e s p e c t i ve s , u n e t r e n t a i n e d e j e u n e s f i l l e s
Dans sa savante préface au livre de M. Delaye, Mme Mar- « d e s i x à q u a t o r z e a n s , m u n i e s ch a c u n e d ’ u n p e t i t p a n i e r à m a i g r e s
guerite Bel a signalé le capitaine Carette, qui, dés 1844, « p r ov i s i o n s . L a r é g u l a r i t é n ’ e s t p a s l e u r p r e m i è r e ve r t u : c a r a u m o i n d r e
proclamait la nécessité de rénover le tissage algérien. « événement dans leur famille, à la moindre fête religieuse ou matrimo-
En 1845, se révélait une admirable initiatrice, Mme Luce, « niale dans celle des autres, elles font défection pour passer parfois
« p l u s i e u r s j o u r s e t p l u s i e u r s n u i t s à p o u s s e r d e j oye u x yo u yo u s . Au s s i ,
celle qu’avec ses élèves nous devons proclamer la Grand’- « le jour de leur rentrée, ne pourra-t-on attendre d’elles qu’un paisible
mère de l’art algérien. Vie de pure abnégation et de désin- « s o m m e i l s u r l e m é t i e r.
— 124 — — 125 —
« Même si elles sont bien reposées, elles n’abattent pas beaucoup de Mme Saucerotte, à Constantine; Mlles Saëtton, à Tlemcen,
« b e s o g n e , n o n s e u l e m e n t p a r c e q u e l e u r t r ava i l e s t l e n t e t d é l i c a t , m a i s
« surtout parce que la plus grande activité de la femme mauresque est
essayèrent à leur tour d’infuser une vie nouvelle aux modèles
« t o u j o u r s u n p e u n o n ch a l a n t e . E n va i n l e u r s u r ve i l l a n t e , l a b o n n e tombés en décadence. Mais ces initiatives privées, où se
« M m e M i dy, s ’ é p o u m o n e à c r i e r : « F i s s a ! » ( v i t e ) . L’ ex c i t a t i o n n e sont déployés des dévouements et une compétence hors de
« d u r e p a s . J ’ e n a i e n t e n d u q u i d i s a i e n t à l e u r vo i s i n e :
« — B a t s - m o i p o u r q u e j e t r ava i l l e .
pair, demeurèrent isolées.
« M a i s v i e n t l e m o m e n t d e l a r é c r é a t i o n a p r è s c e l u i d u d é j e u n e r, l e C ’ est pour une grande part à l’Administration académique
« j e u n e ch ô m e p a s . L e s o s s e l e t s s o n t u n d e l e u r s p l a i s i r s f avo r i s e t et, plus tard, à la Direction des Affaires Indigènes au
« quelques-unes y sont d’une très grande adresse. Gouvernement Général, que l’Algérie doit la résurrection
« To u t à c o u p , d a n s l a m a t i n é e , u n g r a n d r e m u e - m é n a g e s e p r o d u i t .
« To u t e s , r a p i d e s e t r i va l e s , q u i t t e n t l e u r m é t i e r e t g r i m p e n t l ’ e s c a l i e r e n
de ses arts mineurs. Création d’écoles d’apprentissage,
c r i a n t j oye u s e m e n t : L e l l a B e n A b e n . » restauration de la palette et du décor, rénovation des
techniques, tel est le bilan de l’œuvre.
son œuvre un sens « commercial » susceptible d’attacher régulière des produits de son industrie, telle sera, avec
l’indigène à son métier, l’Administration a créé l ’ « Arti- ses modalités essentielles d’intervention, la tâche impartie
sanat ». à la Maison de l’Artisanat. »
Le programme en a été précisé comme il suit par M. le
Gouverneur Général Pierre Bordes.
« L’ action de la Maison de l’Artisanat se développera
« en faveur de la femme indigène. Elle devra viser à B. — La restauration du décor
« mettre à sa portée les moyens propres à lui permettre
d’exercer chez elle un métier. » Il convenait, tout d’abord, de libérer le tapis algérien des
influences étrangères qui l’avaient abâtardi.
Un « cabinet de dessin » a été créé au rectorat de l’Aca-
démie d’Alger. Son œuvre s’est poursuivie en deux temps :
d’abord l’inventaire des types inscrits dans les fastes
artistiques de l’Algérie et au besoin, leur reconstitution. On
a ensuite épuré les modèles ; on les a affranchis des servi-
tudes étrangères qui, depuis 1750, pesaient sur l’esthétique
locale. Il a enfin été demandé aux pays voisins des thèmes
orientaux ou arabo-berbères, faciles à acclimater en Algérie.
rapports entre la Suède et le Maghreb étaient fréquents. « aux pieds, ceci dit pour nous qui marchons dessus tandis
A la fin du Xllle siècle, « les navigateurs du Nord vendaient « qu’aux indigènes, aux nomades particulièrement, il sert
« directement du fer aux Sarrazins d’Afrique et au « de siège et de couche. Soit remarqué en passant, nous
« XIVe siècle Clément VI autorisa, au moins momenta- « les plaçons sens dessus dessous, faisant de l’endroit ce
« nément, le roi de Suède à vendre des faucons aux « qui est l’envers, en sorte que nous échappe la précision
« Sarrazins " (Mas-Latrie). Le commerce scandinave était « du très simple dessin, affectant d’ordinaire la forme
tel qu’à l’époque « losangée » (Marie-Anne de Bovet).
de Shaw, la Suède
payait à la Régen-
ce, pour se garantir
de la Course, un
tribut annuel de Le tapis de Guergour (Fig. 71)
4.000 doubles pias-
tres. Venture de Le tapis du Guergour, précisément à cause de son décor
Paradis parle « de complexe, parfois confus, est celui qui a le plus suivi les
« présents consu- modes nouvelles. Réduit comme il l’a été, par le Cabinet
« laires suédois en de dessin de l’administration académique, à ses thèmes
« bijoux, etc., éva- originels il se définit : a) par une large bande d’enca-
« lués au moins à drement ; b) par un panneau central de forme hexagonale ;
« 30.000 fr. . . ». c) par l’usage de l’octogone et de la marguerite comme
En 1822, écrit Sha- élément de remplissage. Nous en connaissons actuellement
ler, le tribut était trois variantes.
de « 24.000 dollars Premier spécimen : la large bordure caractéristique n’in-
« espagnols ». Ne tervient qu’après deux minces listels, avec des octogones,
retenons de ces des marguerites stylisées, une sorte de crochet dentelé
données qu’une hy- symbolisant la chenille. Le panneau médian encadre des
pothèse : la possi- losanges de marguerites à centre crucé.
bilité d’influences Deuxième spécimen : la large bordure du cadre,
russes ou suédoises, précédée de cinq autres, beaucoup plus petites, porte aussi
peut-être indi- des octogones et des motifs en trapèze contenant des
rectes, sur le tapis hexagones. Sur le médaillon marguerites et tiges de
du Djebel Amour. palmettes où les tisseuses auraient prétendu figurer la
Les dimensions « lampe de mosquée ». Elles rappellent plutôt l’humble
Fig. 72. — Tapis d’Aflou (Ecole de Djelfa). « veilleuse » des friches berbères.
étaient autrefois de
9 m de long sur Troisième spécimen : la bande marginale, semée de
3 de large. Elles sont aujourd’hui de 6 mx2m. Le fond du marguerites octogonales et de chenilles, subsiste seule
coloris est un bleu assez sombre, où des motifs, souvent autour d’un champ central fleuri de marguerites et de
rehaussés de vert, se détachent en rouge. Le tapis du motifs en forme de lambel.
Djebel Amour est d’un bel effet décoratif. L’ harmonie de Le coloris est très variable : la dominante est généra-
la couleur, la rectitude toute berbère du dessin, l’ont fait lement brune ou bleue.
vivement apprécier. Il allume, sous la cendre bleue du Bref, nous sommes en présence d’un décor très chargé
fond, de magnifiques scintillements de braise. « Le Djebel qu’avait envahi, depuis le XVIIIe siècle, une flore parasite
« Amour, confiné dans les sombres et généreuses teintes très vivace. Le Cabinet de Dessin a pratiqué dans cette
« caroubier et indigo, parfois soulignées d’un peu de vert, végétation luxuriante les coupes nécessaires. Il n’a laissé
« aussi chaudes à l’œil que leur très haute laine l’est subsister que des plants et des semis acclimatés du Mag-
— 132 — — 133 —
hreb. Il a soigneusement expurgé ses modèles des apports des variantes algériennes, d’une splendide exécution. trans-
tunisiens et persans. Il a restitué au tapis du Guergour plantent en pays arabe ces jardins magnifiques (fig. 74).
sa physionomie traditionnelle, enfin dégagée des snobismes Même résurrection dans la dinanderie et l’ébénisterie. Les
déformateurs et des anachronismes ornementaux. écoles d’apprentissage ont tenté, pour le cuivre, une adapta-
tion très piquante d’amusants thèmes syriens, en les combi-
* nant avec la tradition un peu naïve des anciens cise-
** leurs. La même
Entre les types de initiative a retrouvé
Kalaâ, d’Aflou et du le secret des meu-
Guergour, flotte la bles de la grande
multitude des tapis époque. Mais on a
algériens, dont au- fouillé et creusé le
cun n’a une indivi- bois, pour lui évi-
dualité propre et ter le « plaqué »
qu’il est facile de de la menuiserie
classer approximati- musulmane. Le
vement dans l’une koufique est ensei-
des trois catégories. gné dans nos éco-
L’Académie d’Alger les ; il s’inscrit dans
a également don- des œuvres que
né comme modèles l’Algérie de 1830
des tapis persans, n’a jamais produi-
coptes, d’Asie Mi- tes et que les pays
neure, du Caucase, d’Orient ne peu-
de Boukhara. Tous ve n t p l u s , d ’ a i l -
ont été exécutés leurs, qu’imparfai-
avec une rare habi- tement réaliser.
leté et une science La Direction des
du détail nuancé qui Affaires Indigènes,
fait honneur aux de son côté ne res-
maîtresses et aux tait pas inactive (1)
tisseuses. Elle fit dessiner
Pour les tissages, par M. Herzig, et
Fig. 72. — Tapis de Guergour retour au vieux géo- tisser par l’école Fig. 73. — Tapis berbère (Ecole de Blida).
(Ecole de Constantine) métrisme berbère : de Blida, des tapis
la flore qui avait en- berbères m o d e r -
vahi le répertoire linéaire traditionnel, a été ou émondée, nisés qui obtinrent, en 1926, le plus vif succès à
ou ramenée à la triangulation précise qui a toujours carac- l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs. De
térisé la manière kabyle (fig. 73). nombreux ouvroirs privés, parmi lesquels ceux des
Pour les broderies, après la restauration de la facture Sœurs Blanches, ont aussi puissamment contribué à
algéroise, l’art marocain a été proposé comme modèle, en la restauration du décor algérien.
Oranie notamment: broderies de Rabat, avec leurs épanche- En résumé nous constatons une renaissance de la ligne,
ments floraux, leur vive palette allant du bleu indigo au de la forme, de la ciselure, un retour à la tradition classique,
vert, au violet sombre et à l’or; de Fez, de Salé, de Tétouan, une modernisation enfin, dues à la simplification élégante
d’Azemmour d’une flore hispano-moresque si exubérante :
( 1 ) S u r l e s i n i t i a t i ve s d e M . M i r a n t e , d i r e c t e u r.
— 134 — — 135 —
des motifs et à l’utilisation des ornementations les plus çaise : à la patiente recherche des plantes tinctoriales, aux
savoureuses de l’Islam. procédés primitifs de préparation, il convenait de substituer
des méthodes rapides et modernes. Aucun berger n’a plus
le temps de recueillir, entre les cinq prières rituelles, la
C. — La Restauration de la Palette cochenille des Chênes-Kermès. Le rythme de la vie se
précipite.
Le dessin restauré, il fallait ranimer la palette. Et puis, pourquoi condamner sans appel les colorants
Un tapis du Sud, dans le salon de Madame Homais, d’origine minérale ?
allume un incendie. Sitôt déroulé, il supprime la Vénus à L’ e x p é r i e n c e d e
sourire international de la cheminée, les Hercules gonflant l’aniline était désas-
leurs muscles en faux bronze et les aquarelles marines où treuse, soit ; mais
se manifeste l’âme bleue des jeunes filles. Des tapis crépi- l’aniline n’est
tants de soleil, qui prennent accent au plein midi saharien, qu’une note, et très
détruisent d’une flambée un intérieur citadin. On oublie basse, dans la gam-
qu’ils doivent être étendus en plein air, sous le ciel brûlant, me de la chimie
dans l’air gui tremble de chaleur, parmi les herbes dessé- industrielle. Le bleu
chées où vibrent les sauterelles. Et ce fut le premier grief. et le violet de cobalt,
Le second, plus sérieux cette fois, visait la solidité de la l’outremer de Gui-
couleur. Les premiers tapis teints à l’aniline s’éteignirent met, le brun Van
dans une lavasse triste. Ils avaient vécu l’espace d’un matin
Dyck, le jaune de
berbère. Il fallait trouver un coloris plus solide. Il y eut de
cadmium, les chro-
longs tâtonnements, des essais infructueux. A distance
l’effort paraît magnifique. « Il y eut unanimité pour recon- mates de zinc, par
« naître que le mal avait sa source dans l’emploi de exemple, vendus par
« colorants artificiels modernes ne résistant ni à l’eau, ni à le commerce, offrent
« la lumière. Les acheteurs ne voulaient plus, à aucun prix, un éclat, une solidi-
« des tapis algériens parce que leurs couleurs étaient trop té, des conditions de
« fugaces. Par suite la production, diminuant de jour en modicité qui frap-
« jour, était sur le point de disparaître. pent la tisseuse.
« Une solution, très logique au premier abord, frappa L’ a l i z a r i n e , n o -
« tous les esprits. La passé avait été, glorieux, les spécimens tamment, a fait de-
« de la bonne époque le prouvaient; donc, pour rénover puis 1904 des pro-
Fig. 74. — Broderie des Ecoles de Bône,
« ce qui avait été prospère, il fallait faire un retour en grès considérables d’Alger et d’Oran.
« arrière et recommencer à teindre à l’aide des couleurs dans la chimie des
« végétales. » (Delaye). couleurs. Sa préparation, de plus en plus savante,
Quelques chercheurs, animés des meilleures intentions, s’est affranchie des imperfections du début : la nuance
ouvrirent une polémique pour le retour aux « couleurs végé- rose, si difficile, a été réalisée ; la taie voilée s’est
tales ». Ils oubliaient que si elles avaient satisfait à la pro- résorbée ; l’éclat atteint désormais un timbre franc et
duction limitée de l’Algérie turque, elles ne pouvaient loyal. Elle peut donner des tons exceptionnels « résistant
suffire à la teinture des nombreux tapis tissés dans les « aussi bien à la lumière et au lavage que la meilleure
Ecoles-ouvroirs. On perdait de vue ,que, si quelques herbes « garance, avec l’avantage de laisser la laine plus
donnent du brun, du noir, du jaune, du rouge, tous les « souple. » (Delaye). L’indigotine synthétique, les oxyqui-
autres colorants, usités dans la Régence, provenaient de nones, rendent d’excellents services et remplacent avec
l’importation étrangère. Ne négligeait-on pas, enfin, avantage les couleurs végétales.
l’immense transformation consécutive à l’occupation fran- L’Administration a tenté l’expérience, en évitant de se
— 136 — — 137 —
répertoires les plus riches qui soient de l’invention poly- Les fondations de la Médersa plongent dans la terre où,
chromique. depuis quatre siècles, repose le saint patron des Algérois.
Les laines, une fois teintes par l’École de teinturerie, C ’ est là, près du petit cimetière où dort le doux théologien,
sont ensuite mises à la disposition des ouvroirs. que nous irons finir ce pèlerinage.
La côte est pénible. Elle s’enrichit d’un symbole : l’ascen-
* sion lente de ce pays que nous guidons dans sa marche à
**
Dessin et palette restaurés, l’avenir s’ouvrait plein de l’étoile. Mais quel grand coup de lumière sur le plateau, et
promesses. De fait dans la médersa même, sous les voûtes du hall, entre les
la jeune école déco- faïences hispano-
rative algérienne a moresques, quels
déjà un palmarès souvenirs, quelles
glorieux. En 1925, à promesses ! Une cé-
l’Exposition Interna- ramique empruntée
tionale des Arts Dé- à l’Alhambra perd
coratifs de Paris, ici la crispation de
seize ouvroirs de l’Espagne berbère
l’Académie d’Alger Elle sourit de ses
ont obtenu des ré- couleurs joyeuses
compenses, dont Cet entrelacs, ins-
quatre Grands Prix, piré de Tlemcen,
dans la section s’allège et s’huma-
« Tex t i l e s » . Un n i s e . L’ a r a b e s q u e
Grand Prix spécial n’est plus léthargi- Fig. 79. — Plateau de cuivre
a été décerné aux que : elle s’éveille (Ecole de Saïda)
Fig. 77. — Tabouret
« Ecoles de filles soudain, bondit
(Ecole de Bougie)
indigènes de l’Al- leste et audacieuse, le long des panneaux. Elle a les
gérie » dans la section : « Enseignement » (Organi- volutes de cette mer française qui chatoie, là-bas,
sation. Méthodes). Dans plusieurs Ecoles de l’Académie entre les arcatures des fenêtres. Le fanatisme rigide
d’Alger, la broderie, le tissage, l’ébénisterie ont montré de la géométrie s’amollit ; il s’infléchit, se détend,
une perfection, une maîtrise, une intuition créatrice qui accueille avec gaieté la tige onduleuse des rinceaux.
passent de beaucoup le modeste travail d’apprentissage. Art de nuance, de mesure, de grâce. Comme il est chaud
Les petites élèves d’Alger, de Blida, de Constantine et de sympathie et de bonté ! Il vous enlace de ses courbes.
d’Oran ont déjà signé des oeuvres définitives. Jamais on Il a l’effusion cordiale d’une étreinte. C’est qu’il parle de
ne vit plus de dextérité élégante et légère. La broderie la France et parler de la France, c’est toujours évoquer une
sur tulle s’envole arachnéenne. Le tapis étale une joaillerie fête de l’amitié.
opulente. Les bois vivent de mille fossettes (1).
*
**
C’est à Alger, sur la colline de Sidi-Abderrahmane
Taalbi, que l’art musulman français a bâti son oratoire.
(1) La Caisse de célébration du Centenaire a consacré d’importantes
s u bve n t i o n s a u x o u v r o i r s , à l ’ a r t i s a n a t , à l a c o n s t r u c t i o n d ’ u n e é c o l e
p r o f e s s i o n n e l l e à Tl e m c e n , d ’ u n a t e l i e r d e t i s s a g e a B o u g i e , d ’ u n e é c o l e
d e c é r a m i q u e e n K a by l i e , e t c .
— 140 —
TA B L E D E S G R AV U R E S
Pages
L’ Œ U V R E F R A N Ç A I S E E T L E S A RT S M I N E U R S
Les Arts mineurs avant 1830 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Les tapis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Soieries et broderies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Céramique et poterie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
L’ ébénisterie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
L’ orfèvrerie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
La dinanderie et la damasquerie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
Les Arts mineurs après 1830 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Cent ans d’amitié française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
L’ Ecole professionnelle. — L’Artisanat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
La restauration du décor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Le tapis de Kalâa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
Le tapis du Djebel-Amour ou d’Aflou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
Le tapis du Guergour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
La restauration de la palette. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Table des Gravures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141