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Couverture : Combat de gladiateurs dans la Rome antique (huile sur toile, vers 1560) par
Bordone, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.
© Luisa Ricciarini/Bridgeman Images
ISBN : 978-2-262-10476-4
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Titre
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Préface
Une charrue écorche la terre sur les rives du Tibre et laisse apparaître un
sillon autour du Palatin. C’est là la limite d’une cité qui, au fil des siècles,
étend ses frontières jusqu’aux confins du monde habité. Elle n’est pour
l’instant qu’un embryon, un rêve dans l’esprit de Romulus. Bientôt, le sang
de Rémus, versé par le geste fratricide, s’écoule dans le sillon fondateur. Le
prix payé pour son audace rappelle à chaque Romain la valeur sacrée de
cette frontière qui ceint la cité : le pomerium.
À l’intérieur de cet espace, Rome n’est encore qu’un village peuplé de
bergers sur lesquels Romulus exerce son autorité en tant que roi. L’interdit
qui est fait d’inhumer les morts à l’intérieur de cette limite est une manière
de signifier sa sacralité. Tout ce qui est en son sein ne saurait souiller les
citoyens descendants de Romulus. Néanmoins, la vallée du Forum fut une
nécropole à l’époque archaïque, avant que les morts n’y cèdent la place aux
vivants à partir du VIIIe siècle av. J.-C.
Cette première Rome est nommée la Roma quadrata, la Rome carrée,
en raison de la forme donnée par sa muraille primitive et qui correspond à
la limite définie par le fondateur. Tout au long de l’histoire de Rome, le
pomerium fut étendu à plusieurs reprises. C’est encore le cas à l’époque
impériale à l’occasion de certaines conquêtes, par exemple en 49 après celle
de la province de Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, sous le règne
de Claude. C’est ce que rappelle un cippe (stèle faisant fonction de borne)
actuellement conservé aux musées du Vatican, où l’on peut lire qu’après
avoir repoussé les frontières de l’Empire romain Claude étendit le
pomerium et le démarqua avec des bornes. D’une certaine manière, le geste
de Romulus est symboliquement reproduit. De même, lorsqu’une colonie
romaine est fondée, les monnaies peuvent représenter une pareille scène, où
une paire de bœufs tire la charrue destinée à creuser le sillon, comme une
répétition du mythe des origines.
Les Anciens manifestent le souci d’inscrire l’origine de leur cité dans
un passé prestigieux et légendaire où dieux et héros, par leurs exploits,
construisent le socle de l’identité civique par des actes fondateurs. Au
Ier siècle av. J.-C., les œuvres de Denys d’Halicarnasse ou de Tite-Live se
1. Du nom de leurs auteurs, Caius Licinius Stolon et Lucius Sextius Lateranus, ces lois ont été
votées en 367 av. J.-C.
3
Les Lyonnais aiment encore aujourd’hui rappeler que leur ville fut la
capitale des Gaules dans l’Antiquité. L’archevêque de Lyon porte d’ailleurs
le titre de primat des Gaules. Mais est-il pour autant possible de considérer
Lyon comme capitale de toute la Gaule, à la manière d’une capitale
nationale ? Les réalités administratives et politiques de la Gaule romaine
sont en fait beaucoup plus nuancées.
Il est indéniable que Lugdunum figure parmi les cités les plus
importantes de Gaule. Celle-ci fut fondée en octobre 43 av. J.-C. par un
lieutenant de Jules César : Lucius Munatius Plancus, qui implanta des
vétérans légionnaires sur le site de la colonie. Au lendemain de la mort de
César en 44 av. J.-C., la Gaule était divisée en deux grandes provinces : la
Gaule transalpine au sud, conquise depuis le IIe siècle av. J.-C. et déjà bien
intégrée à l’Empire ; la Gaule chevelue, au nord, qui formait alors un vaste
ensemble.
Dans son œuvre de réorganisation de l’Empire, l’empereur Auguste,
épaulé par son gendre Agrippa, procède à un redécoupage de la Gaule
chevelue en trois provinces distinctes : l’Aquitaine, la Belgique et la
Lyonnaise. Quant à la Gaule transalpine, elle devient alors la Gaule
narbonnaise. La Gaule lyonnaise recouvre un large territoire qui s’étend de
Lyon à la Bretagne actuelle. Lyon devient la capitale de cette province.
Lutèce, le futur Paris, ne détient alors qu’une importance secondaire et ne
se distingue pas particulièrement des autres cités gauloises. Lyon gagne en
revanche un rayonnement considérable, notamment en raison de sa position
géographique tout à fait stratégique.
Le grand réseau de routes développé par Agrippa en Gaule (via
Agrippa) est centré sur Lyon, d’où partent quatre grandes routes : une vers
la Narbonnaise et le delta du Rhône ; une vers le Rhin, notamment Trèves ;
une vers l’Océan, c’est-à-dire la Manche et Boulogne-sur-Mer ; une
quatrième en direction de l’Aquitaine et Saintes. Ces routes ne sont pas
seulement des voies qui permettent aux soldats de se déplacer rapidement,
mais elles sont aussi de formidables axes commerciaux très dynamiques qui
font la prospérité de Lyon. L’axe constitué par le Rhône puis la Saône en
fait un centre névralgique pour les échanges, et de nombreuses
marchandises sont redirigées vers la frontière de Germanie, où les soldats
représentent un marché important, par exemple pour le vin.
En tant que capitale de province, Lyon était la résidence du gouverneur,
dont le palais se situait peut-être au-dessus du théâtre de Fourvière selon
certaines hypothèses, au niveau de la structure présentée parfois comme le
« temple de Cybèle ». Certains gouverneurs de Lyonnaise furent illustres, à
l’image de l’empereur Septime Sévère qui avant d’accéder à la pourpre
dirigea la province.
En tant que colonie romaine, ses fonctions et institutions ne différaient
guère de celles des autres cités qui possédaient le même rang. La présence
d’une cohorte urbaine la distinguait cependant, car seule Carthage possédait
également un tel privilège en dehors de Rome. Son rôle était d’assurer la
sécurité et l’ordre dans la colonie. Cette disposition était sans aucun doute
justifiée par la présence d’un atelier monétaire à Lyon. Des monnaies
étaient déjà émises après la fondation de la colonie, puis Auguste permit
finalement l’implantation d’un atelier monétaire impérial en 15 av. J.-C., ce
qui était exceptionnel. Son activité se poursuivit au cours du Ier siècle avant
de connaître différentes périodes d’interruption puis de disparaître au
IIIe siècle. Ces productions permettaient notamment de fournir la solde des
soldats stationnés en Germanie.
Sur le plan religieux, la colonie possède son sanctuaire municipal dédié
au culte impérial, ce qui n’a rien d’original. Néanmoins, à proximité du
cœur de Lugdunum, se situe un grand sanctuaire fédéral pour ce culte,
commun à l’ensemble des cités des Trois Gaules, lesquelles sont au nombre
de soixante. Une précision s’impose, car sur le plan administratif, le site de
ce complexe ne relève pas directement de la colonie de Lugdunum, mais il
s’agit d’un pagus, c’est-à-dire une agglomération secondaire dénuée du
statut de cité (civitas). Son nom, Condate, terme celte signifiant le
« confluent », indique la situation géographique du site, qui se dresse entre
la Saône et le Rhône.
Le sanctuaire se trouvait sur l’actuel site de la colline de la Croix-
Rousse. Il fut fondé en 12 av. J.-C. dans le contexte des campagnes menées
par les légions d’Auguste en Germanie afin de s’emparer des terres situées
entre le Rhin et l’Elbe. Pour garantir le succès de ces opérations, Rome
devait s’assurer de la fidélité des provinces supposées constituer une base
arrière stable et loyale pendant que les forces romaines étaient déployées
face aux Germains. Au même moment, un recensement suscitait la colère
des Gaulois, puisqu’il devait permettre de mieux fixer l’impôt. Les
opérations furent menées par Drusus. Il était le beau-fils d’Auguste
puisqu’il était un fils de Livie issu d’un mariage précédent, et donc le frère
du futur empereur Tibère. C’est aussi lui qui fut à l’initiative de la fondation
du sanctuaire des Trois Gaules.
Plusieurs éléments le composent, à commencer par un autel consacré à
Rome et à Auguste qui constitue l’élément central. Il ne subsiste rien de cet
autel aujourd’hui, si ce ne sont des colonnes utilisées en remploi dans le
chœur de l’église Saint-Martin d’Ainay située sur la Presqu’île. Son
apparence nous est connue grâce à des monnaies qui le représentent. On
peut y voir un autel encadré par deux grandes colonnes, chacune surmontée
d’une Victoire tenant une couronne de laurier. L’autel était orné de reliefs
représentant des guirlandes végétales, notamment de chêne, dont certains
sont conservés et actuellement exposés au musée Lugdunum de Fourvière.
Strabon rapporte également que soixante statues qui personnifiaient les
différents peuples se dressaient à proximité de l’autel.
La localisation exacte de l’autel, probablement sur les pentes de la
colline, est incertaine et fait l’objet de plusieurs hypothèses. C’est là
qu’étaient accomplis les sacrifices dans le cadre du culte impérial. Il existait
aussi un bosquet sacré, mentionné par les textes. De tels lieux étaient
considérés comme habités par des divinités. Un temple semble avoir
également été construit à proximité, mais sans qu’aucune trace
archéologique ait été identifiée.
L’autre pôle majeur de ce site est l’amphithéâtre, dont les vestiges sont
toujours visibles au pied de la colline, bien qu’une partie soit toujours
enfouie sous la chaussée. Cet édifice de spectacles fut aménagé dans un
second temps, en l’an 19 sous le règne de l’empereur Tibère, comme
l’atteste une inscription monumentale exposée aujourd’hui au musée
Lugdunum. Celle-ci nous apprend que c’est le notable Caius Julius Rufus
du peuple des Santons, dont Saintes était le chef-lieu, qui fit ériger cet
édifice à ses frais à l’aide de son fils et de son petit-fils. Il occupa la charge
prestigieuse de prêtre de Rome et d’Auguste. Cette prêtrise, dont le titulaire
était choisi annuellement, fut occupée pour la première fois par Caius Julius
Vercondaridubnus, et visait à superviser les activités du sanctuaire fédéral.
L’amphithéâtre connut ensuite une phase d’extension sous le règne
d’Hadrien, peut-être à l’occasion d’une visite de l’empereur au début des
années 120.
Chaque année, le 1er août, des représentants des soixante cités des Trois
Gaules se réunissent en ces lieux. La date n’est pas choisie au hasard
puisqu’il s’agit de l’anniversaire de la prise d’Alexandrie en 30 av. J.-C. par
Octavien, au lendemain de la bataille d’Actium, en 31 av. J.-C., au cours de
laquelle Cléopâtre et Marc Antoine furent vaincus. Pour Octavien, devenu
Auguste en 27 av. J.-C., cette date s’inscrit pleinement dans l’idéologie de
la victoire défendue par l’empereur, et c’est donc une manière d’y associer
les provinciaux.
Il ne faudrait pas cependant distinguer dans cette assemblée de notables
l’ancêtre lointain de notre Assemblée nationale. Ses prérogatives sont en
effet assez circonscrites et consistent avant tout à décider des honneurs à
rendre à l’empereur et à sa maison dans le cadre du culte impérial. Cette
assemblée peut aussi éventuellement émettre des récriminations à
l’encontre d’un gouverneur qui se montrerait malavisé envers les
administrés de sa province, mais il ne s’agit en aucun cas d’un contre-
pouvoir face au prince. Ce sanctuaire fédéral ne fait donc pas de Lyon une
capitale interprovinciale sur le plan politique. En outre, une telle assemblée
n’est pas un cas unique, puisqu’il en existe en d’autres espaces de l’Empire,
aussi bien en Occident (concilium), comme en Espagne, que dans les
provinces de l’Orient grec (koinon). Elles sont à voir avant tout comme un
échelon intermédiaire entre les cités d’une province et le pouvoir impérial et
où une forme de dialogue peut s’établir.
Lyon possède malgré tout certains rapports privilégiés avec le pouvoir
impérial puisque Auguste lui-même y séjourne à plusieurs reprises, en
particulier dans le cadre de la réorganisation des provinces gauloises. En
39-40, l’empereur Caligula réside à Lyon, ville dans laquelle il s’illustre par
l’organisation d’un concours d’éloquence, où les vaincus doivent couronner
les vainqueurs. Ceux dont les compositions sont trop médiocres doivent les
effacer à l’aide de leur langue ou d’une éponge, et sont menacés d’être
battus avant d’être jetés dans le fleuve. Cette scène rapportée par Suétone
est par ailleurs représentée par une grande peinture du XIXe siècle du grand
amphithéâtre de l’université Lumière Lyon 2.
En outre, le 1er août 10 av. J.-C., le futur empereur Claude naît à Lyon
lors du séjour de son père Drusus, mentionné précédemment. Ce lien avec
Lugdunum joue probablement un rôle dans l’ardeur manifestée par Claude
en 48, lorsqu’il plaide à Rome pour que les notables des Trois Gaules ayant
obtenu la citoyenneté romaine puissent intégrer le Sénat. C’est là l’objet du
discours retranscrit sur la Table claudienne, une grande plaque de bronze
qui était exposée à proximité immédiate du sanctuaire, et conservée
aujourd’hui au musée Lugdunum. Elle est une manière d’exprimer la fierté
de s’être vu accorder ce privilège immense, mentionné également par Tacite
dans les Annales1. Néron manifesta également une forme de sollicitude à
l’égard de Lyon puisque selon Sénèque la cité fut victime d’un terrible
incendie en 65. Ce désastre lui valut d’être aidée financièrement par
l’empereur à hauteur de 4 millions de sesterces, la même somme offerte par
Lyon un an avant à Rome lors du grand incendie de la capitale2.
Un autre empereur naquit à Lyon : Caracalla en 188, alors que son père
Septime Sévère était gouverneur de Gaule lyonnaise. Néanmoins, après la
mort de Commode, l’Empire entre dans une période de guerre civile où
plusieurs compétiteurs s’affrontent pour le pouvoir impérial. Parmi ceux-ci,
Clodius Albinus, qui était gouverneur de Bretagne. Ce dernier avait pris
position à Lyon où l’attaqua Septime Sévère, prétendant au pouvoir depuis
193. Lyon fut alors le théâtre d’une bataille en 197, pendant laquelle
Albinus fut vaincu et perdit la vie. Lugdunum avait fait le choix du mauvais
camp et en paya le prix fort. La colonie fut punie par Septime Sévère qui
finit par l’emporter sur tous ses rivaux. Les élites de la cité qui s’étaient
positionnées pour le vaincu furent sans doute durement réprimées. Il est
difficile d’apprécier véritablement les effets de l’épisode sur le sort de
Lugdunum, mais l’archéologie atteste un déclin progressif de la cité au
cours du IIIe siècle. La colline est progressivement abandonnée au profit des
rives de la Saône situées à son pied. Jusqu’à la fin de l’Empire, elle ne
retrouva jamais son importance d’antan. À l’époque tardive, d’autres cités
comme Arles et Autun reçoivent à leur tour les faveurs du pouvoir impérial
et se hissent dans la hiérarchie des cités.
toutefois discutée.
Ce roman a été adapté dans les années 1960 par Federico Fellini, qui a
bien su en retranscrire l’atmosphère, dans sa démesure, sa sensualité, mais
aussi son ridicule. Le volume Astérix chez les Helvètes comporte d’ailleurs
plusieurs clins d’œil au film et à la fameuse scène du repas. Pourtant, il ne
s’agit en rien d’un reflet fidèle des pratiques de l’époque. Il faut plutôt y
voir une forme de parodie des riches parvenus, tel l’affranchi Trimalcion,
personnage fictif qui relève davantage d’un jeu littéraire que d’une peinture
conforme à la réalité.
D’autres sources ont contribué à forger le mythe de l’orgie, en
particulier les biographies impériales telles que la Vie des douze Césars de
Suétone, rédigée au IIe siècle, et l’Histoire Auguste, composée probablement
au Ve siècle. Les détails sur les extravagances des empereurs, souvent
exagérés ou inventés, y sont abondants. Il en est ainsi des empereurs
Claude3 et Vitellius, gouvernés par leur ventre et leur appétit. Un jour que
Claude rend justice au forum d’Auguste, le fumet d’un repas apprêté par les
prêtres de Mars, dont le temple est voisin, lui monte jusqu’aux narines. Une
envie irrépressible l’incite à quitter ses obligations pour s’attabler avec les
prêtres4. Quant à Vitellius, son règne se résumerait à une ivresse et une
orgie perpétuelles5. Son corps porte les marques de cette hybris6 et, de
manière tout à fait réaliste, la statuaire le représente avec un embonpoint
notable. Suétone rapporte qu’à sa mort en 69 l’empereur est lynché par la
foule, après avoir été traité de bâfreur par la populace. Son visage est
empourpré par l’ivresse et son ventre proéminent7.
Le règne de l’empereur Élagabal8 fut également le théâtre de toutes les
extravagances et excès en termes de banquet. Un luxe inouï fut déployé
pour satisfaire le prince et éblouir les invités. L’auteur de l’Histoire Auguste
n’hésite pas à faire preuve de l’imagination la plus transgressive pour mieux
noircir le portrait de ce prince honni des élites sénatoriales. Au cours de ses
banquets, des hommes prostitués étaient placés à ses côtés afin qu’il puisse
tirer plaisir de leurs caresses et partager des coupes de vin avec eux9. Des
anecdotes similaires concernent Caligula10 qui, au cours d’un repas, aurait
eu des relations incestueuses avec ses sœurs, à moins qu’il ne se fût éclipsé
avec les épouses de ses invités11.
Le corps tient une place importante dans l’imaginaire de l’orgie et des
excès du banquet. La supposée pratique du vomissement en est une autre
illustration. Sénèque déplore que ses contemporains mangent pour vomir et
vomissent pour manger, sans même parvenir à digérer ce qui est englouti12.
De même, Suétone dit de Claude qu’il ne sortait de la salle à manger
qu’après avoir ingurgité des quantités phénoménales de nourriture et en
étant gorgé de vin. Une fois endormi sur le dos et la bouche ouverte, il était
alors nécessaire de dégager son estomac en introduisant une plume dans sa
gorge13. Ces exemples ont laissé imaginer qu’il existait même une pièce
spécifique : le vomitorium. Dans l’Antiquité, ce terme ne désigne rien
d’autre qu’un couloir d’accès aux gradins dans les théâtres et amphithéâtres,
de la même manière que l’on utilise le terme de « vomitoire » pour les
stades modernes. L’archéologie n’a jamais mis en évidence l’existence
d’une telle pièce. En réalité, c’est la littérature contemporaine qui est à
l’origine de cette invention. Ainsi apparaît-elle dans l’œuvre d’Aldous
Huxley Cercle vicieux, publiée en 1923. Certes, le vomissement était
pratiqué à Rome, mais il revêtait une fonction médicale, à côté d’autres
techniques purgatives destinées à évacuer les mauvaises humeurs et les
nourritures mal digérées, qui sont la source de maladies.
Malgré tout, les repas orgiaques ont pu exister de manière marginale, et
les textes qui s’en font l’écho reposent certainement sur une part de vérité.
Leur amplification sert surtout à dresser un tableau décliniste. Des auteurs
comme Tacite au IIe siècle ou Ammien Marcellin au IVe siècle n’ont de
cesse de décrire une société corrompue par les plaisirs terrestres, une
manière de regretter l’éloignement des valeurs traditionnelles, la sobriété en
tête. « Rome aux martiaux remparts s’empiffre, éructe et crève14 », déplore
Pétrone. Saint Paul15 et saint Augustin s’emparent de ces scènes, afin de
mieux opposer la morale chrétienne aux vices des païens16. Le repas
orgiaque devient le miroir des inquiétudes face à une supposée décadence
morale. Quelle que soit l’époque. Dans le tableau de Thomas Couture
(1847), les Romains n’illustrent-ils pas en réalité les Français de la
monarchie de Juillet ?
Le terme latin d’orgia, issu du grec, appartient bien au monde antique,
mais il renvoie à une réalité avant tout religieuse. Dans les cultes à mystères
organisés en l’honneur de Bacchus, l’ivresse est une manière d’entrer en
communion avec la divinité. Mais ils peuvent mener à tous les excès contre
la morale, voire jusqu’au meurtre, comme lors du scandale des
Bacchanales, en 186 av. J.-C., raconté par Tite-Live17. Un jeune homme
appartenant à l’ordre équestre, du nom d’Aebutius, doit prendre part à une
initiation. En réalité, c’est un prétexte pour l’assassiner dans le cadre d’une
sombre affaire d’héritage. Averti des intentions des meurtriers par son
amante, la courtisane Hispala, Aebutius en informe un consul, qui
déclenchera la répression contre les instigateurs de ces cérémonies secrètes
menaçant l’ordre de la République.
Au fond, l’idéal du citoyen romain, c’est l’austérité et la frugalité, qui
sont la traduction d’une force morale : la virtus. D’ailleurs, « frugalité »
vient de fruges qui désigne les nourritures végétales données par la terre,
tandis que les nourritures animales, surtout celles de la mer, sont davantage
synonymes de plaisir et de raffinement. L’histoire romaine offre moult
exemples de virtus à imiter, en raison de la simplicité de leurs mœurs,
d’autres à éviter à cause de leurs excès et de leur quête effrénée du luxe.
Dans le premier cas, les plus célèbres sont Lucius Quinctius Cincinnatus
(Ve siècle av. J.-C.) et Manius Curius Dentatus (IIIe siècle av. J.-C.), deux
grands hommes politiques et militaires des débuts de la République. Malgré
leurs succès et leurs victoires, ils retournent au travail de la terre une fois
leur devoir accompli. Cette sobriété incarne l’idéal des origines, celui des
modestes bergers et cultivateurs au temps de Romulus. L’empereur se doit
de montrer l’exemple, à l’instar d’Auguste18 et de Tibère19, et se contenter
de repas simples afin de se consacrer pleinement aux affaires de l’État, sans
gaspiller les richesses de l’Empire dans les plaisirs.
À l’extrême opposé, on trouve Lucius Licinius Lucullus, autre grande
figure politique et militaire, qui s’est notamment illustré en Orient dans les
années 70 av. J.-C. Le degré de raffinement de sa table, adapté aux
différentes catégories de convives, frappe Plutarque, qui rapporte une
célèbre anecdote. Un jour qu’il rentre seul, le sénateur s’étonne que la table
ne soit pas prête. L’esclave lui rétorquant qu’aucun invité n’était prévu,
Lucullus prononce cette formule qui va passer à la postérité : ce soir,
« Lucullus dîne chez Lucullus20 ». Autrement dit : sa table doit être
opulente en toutes circonstances. Reste qu’un banquet sans convives paraît
difficile. Pour Plutarque, ce goût du luxe, associé à une certaine indolence,
est indigne d’un Romain.
Finalement, tout est affaire de mesure et de contrôle. Au banquet, la
pudeur, l’élégance et la modération sont de rigueur. Dans la Maison du
Moraliste située à Pompéi, le visiteur peut lire sur un mur une inscription :
des conseils de bon sens pour le bon déroulement d’un repas21. Parmi ceux-
ci, l’interdiction formelle de porter un regard insistant sur une femme
mariée. La vulgarité n’a pas sa place à la table d’un citoyen respectable.
1. Ayant le pénis en érection.
6. La démesure.
16. Saint Paul, Épître aux Galates, 5, 18-25 ; Épître aux Romains, 13, 11-14 ; saint Augustin,
Confessions, VIII, 12.
2. L’œuvre d’Aurelius Victor le Livre des Césars a été reprise dans L’Abrégé des Césars,
composé par le Pseudo-Aurelius Victor.
8. Chanteur accompagné à l’origine d’une cithare, puis par extension d’une lyre.
9. Nom donné à la dynastie hellénistique ayant régné sur l’Égypte de 323 à 30 av. J.-C. Issue du
général macédonien Ptolémée, fils de Lagos, elle est appelée « lagide ».
4. Tacite, Histoires, I, 4.
9
1. On trouvera une synthèse des différentes hypothèses dans l’ouvrage de Bertrand Lançon, La
Chute de l’Empire romain : une histoire sans fin, Paris, Perrin, 2017.
10
Des thermes situés au cœur même des villes, un large accès à l’eau,
l’adoption d’un régime alimentaire méditerranéen laisseraient facilement
accroire que les Romains bénéficiaient de conditions d’hygiène favorables,
et donc d’une meilleure santé qu’à des époques ultérieures. La célèbre
maxime de Juvénal, mens sana in corpore sano, un esprit sain dans un
corps sain, ne résume-t-elle pas l’idéal de Romains ? Pour autant, étaient-ils
vraiment en bonne santé ? L’espérance de vie serait le meilleur indicateur
pour en juger, mais lorsqu’il s’agit des populations de sociétés anciennes,
nous ne disposons pas de sources statistiques précises. Les inscriptions
funéraires pourraient fournir un échantillonnage de la population puisque
l’âge du défunt y est indiqué, mais bénéficier d’un monument funéraire
nécessitait d’avoir un minimum de moyens financiers. Les plus pauvres,
davantage exposés à la mortalité et à une alimentation moins variée et
abondante, demeurent absents des sources épigraphiques. Et leurs corps,
jetés dans des fosses communes, ont été condamnés à l’oubli.
Certaines régions de l’Empire apportent tout de même des données plus
fines. En Égypte, les papyrus de recensement permettent d’estimer
l’espérance de vie entre 22 et 25 ans pour les hommes, et de 35 à 37 ans
pour les femmes. Il faut souligner que c’est la mortalité infantile
particulièrement élevée qui explique arithmétiquement une valeur si basse.
Une fois les premières années de l’existence écoulées, l’espoir de vivre plus
longtemps se renforçait. Ainsi, Auguste et Livie sont morts respectivement
à 75 et 86 ans. En outre, il était hélas fréquent pour les femmes de mourir
en couches.
La consommation d’une ration alimentaire suffisante et variée joua
évidemment un rôle déterminant. Les fouilles menées dans les égouts
d’Herculanum témoignent de l’accès à une certaine diversité de nourriture
pour toutes les catégories sociales, notamment en poissons, en raison de la
proximité de la mer. Mais ce constat n’est pas valable pour tout l’Empire.
Malgré l’absence de famines de grande ampleur pendant l’époque
impériale, les déséquilibres nutritionnels étaient bien réels. Les études
ostéologiques prouvent de façon assez nette ces problèmes de santé, même
si les squelettes ne disent pas tout des maux dont souffraient les hommes,
femmes et enfants de l’Antiquité. Les analyses de ceux d’Herculanum et
des nécropoles de Rome portent souvent des traces d’hyperostose poreuse,
qui résultent de carences et d’anémie. Plus précisément, les cavités
orbitaires présentent une multitude de petits trous caractéristiques de ces
déficiences nutritionnelles. Chez les enfants en période de croissance, le
rachitisme lié aux déséquilibres nutritionnels se manifeste par des
déformations osseuses, par exemple les jambes arquées.
L’émail des dents montre aussi des marques d’usure (hypoplasie de
l’émail), causées entre autres par des carences en calcium ou en vitamines.
Les caries ne sont pas totalement absentes des dentitions étudiées et peuvent
même concerner une part relativement importante d’individus. Certes le
sucre n’était pas consommé, mais des aliments riches en saccharose comme
le miel ou des boissons à base de moût pouvaient les causer. Pour leur
hygiène bucco-dentaire, les Romains utilisaient des cure-dents et même du
dentifricium : probablement une sorte de pâte à mâcher. Scribonius Largus,
médecin à la cour de Claude, donna la recette d’un dentifrice qui rendait les
dents éclatantes et solides. Octavie, la sœur d’Auguste, l’avait adoptée. Il
fallait tout d’abord mêler de la farine d’orge, du vinaigre et du miel pour en
faire des boulettes. Puis, une fois levées, on y ajoutait du sel avant de les
enfourner. Une fois transformées en charbon, il fallait leur adjoindre du
nard, une huile extraite d’une plante, pour parfumer l’ensemble. Selon
Scribonius Largus, la pelure de radis était aussi très efficace pour garantir la
blancheur des dents1.
L’environnement joua, évidemment, un rôle majeur dans la santé des
Romains. Les marais constituaient un ennemi redoutable lorsque la malaria
s’y répandait, en particulier dans le centre de l’Italie. La fin de la période
estivale était souvent marquée par un pic de mortalité à cause des
épidémies. Les théories médicales antiques, celles d’Hippocrate et de
Galien, qui ignoraient l’existence des virus et des bactéries, étaient
impuissantes face au mal. Les maladies étaient surtout expliquées par les
miasmes transportés par l’air et l’eau viciés, ainsi que par le déséquilibre
des humeurs à l’intérieur du corps.
Les épidémies étaient particulièrement redoutées des Anciens. Ce fléau
était désigné par le terme générique de pestilentia. Entre les années 160
et 190, sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode, une épidémie de
variole de grande ampleur, qualifiée de « peste antonine » ou « galénique »,
fit des ravages. Les contemporains crurent en une vengeance divine. Les
troupes de Lucius Verus, coempereur de Marc Aurèle, déployées face aux
Parthes en Mésopotamie, auraient profané un temple d’Apollon, provoquant
une exhalaison toxique. Les bilans humains sont difficiles à évaluer pour de
tels fléaux, mais les estimations oscillent entre 5 et 10 millions de morts au
total sous l’Empire. En 251 est évoquée la peste de Cyprien, peut-être
provenant de la région de la mer Rouge, et qui aurait été une fièvre
hémorragique de type Ebola. Après la disparition de l’Empire d’Occident,
la peste de Justinien dévaste la population à partir de 541 environ jusque
vers 740. Il s’agit de la première attestation en Occident du bacille de la
peste : yersinia pestis.
Autres ennemis de la santé des Romains : les parasites. L’absence de
normes d’hygiène dans la conservation, la préparation et la consommation
des aliments, et l’utilisation d’une eau non traitée entraînent
immanquablement la transmission de nombreux parasites. Les fouilles
archéologiques attestent très fréquemment leur présence dans les puits et les
latrines. Les textes médicaux comportent de nombreuses recettes destinées
à purger le corps de ces hôtes indésirables. L’encyclopédiste Celse (Ier siècle
av. J.-C.) décrit les types de vers intestinaux, soit plats, soit cylindriques, et
les potions pour les chasser. Une décoction de lupin ou d’écorce de mûrier ;
de l’hysope (un arbrisseau vivace) écrasée avec du poivre ; une
consommation abondante d’ail avant de vomir pour purger le corps… Pour
les vers cylindriques, qui touchent beaucoup les enfants, Celse recommande
notamment un mélange d’eau et d’ortie pilée avec du chou, du cumin et de
la menthe2.
Les bains, qui font partie intégrante des mesures thérapeutiques, se
révèlent pourtant des lieux à l’hygiène douteuse. Juvénal évoque aussi
l’hydrocution de ceux qui s’y rendent le ventre plein3. L’eau est également
suspectée de contenir du plomb. Certaines théories sont allées jusqu’à faire
de ce métal le responsable de la chute de l’Empire, car il aurait empoisonné
les populations. Les Romains étaient déjà sensibles à la dangerosité du
métal. Au Ve siècle, l’auteur agronomique Palladius rapporte que l’eau
transportée par des tuyaux de plomb est dangereuse pour le corps humain
en raison de la charge en céruse (pigment synthétique très toxique), liée au
frottement de l’eau dans les conduits4. Néanmoins, la quantité de plomb
contenue dans l’eau des canalisations ne semble pas si dangereuse pour
l’organisme, contrairement aux récipients en plomb ou aux produits
cosmétiques. Caton conseille ainsi de faire bouillir du vin vieux avec du
genévrier écrasé au préalable dans un chaudron de cuivre ou de plomb afin
d’obtenir une préparation diurétique5.
Face à tous ces maux, la médecine se retrouve bien souvent
impuissante. Des pratiques telles que la saignée et le recours aux plantes
médicinales montrent leurs limites en ce qui concerne les pathologies
graves. Faute de véritable formation, le médecin se construit surtout une
réputation pour assurer sa carrière professionnelle. Galien (vers 129-216) ne
manque pas de dénoncer les charlatans. Les compétences chirurgicales
n’étaient pas négligeables, par exemple en ophtalmologie ou en
trépanation… Galien raconte même qu’il a sauvé un gladiateur dont les
entrailles étaient sorties du ventre6.
Consulter un médecin n’empêchait pas de s’en remettre aux dieux et à
la magie. Les sanctuaires dédiés au dieu de la médecine Esculape,
notamment sur l’île Tibérine à Rome, à Épidaure ou encore à Pergame,
attiraient de nombreux malades dans l’espoir d’une guérison. Celui de
Rome fut édifié en 291 av. J.-C. en réponse à une épidémie de grande
ampleur. Concrètement, le malade passait une nuit dans le sanctuaire. Le
dieu devait se manifester en rêve au cours du rite de l’incubation. Le
lendemain matin, les prêtres étaient chargés d’interpréter ses prescriptions :
un régime particulier, des bains, un sacrifice, généralement un coq. En
remerciement pour la guérison, le patient laissait habituellement un ex-
voto : une inscription, ou une maquette, souvent en terre cuite, de la partie
du corps guérie. Dans les Discours sacrés, Aelius Aristide, un rhéteur de
l’époque antonine qui aurait vécu vers 117-185, relate ses séjours dans
différents sanctuaires de guérison et les bienfaits que les dieux lui
accordent. On peut néanmoins le soupçonner d’une certaine forme
d’hypocondrie, lui qui n’hésite pas dans ses textes à mettre en scène de
façon théâtrale certains des maux qui l’affectent.
Face à la fragilité de l’existence et aux aléas de la santé, on comprend
les injonctions à savourer les délices terrestres. C’est pourquoi le riche
affranchi Trimalcion n’hésita pas à déclamer à son banquet : « Pauvres
humains chétifs, nous ne sommes qu’un rien, Orcus7 prendra nos os comme
il a pris les siens, Tant qu’il se peut vivons donc, vivons bien8 ! »
3. Juvénal, Satires, I.
Don de Bacchus, le vin tient une place centrale dans les civilisations
grecque et romaine. Le raisin constitue un des piliers de la trilogie
méditerranéenne, conceptualisée par Fernand Braudel, avec le blé et l’olive.
À travers tout l’Empire, les amphores, tonneaux et outres de vin circulent
sur les routes pour remplir les coupes dans les tavernes et les salles de
banquet. Même le calendrier est marqué par le nectar dionysiaque : chaque
année, la fête des Vinalia célèbre les premières vendanges, qui sont dédiées
à Jupiter. Le vin peut être offert en libation aux dieux sur les autels, voire
sur les tombes des défunts.
Plusieurs fresques pompéiennes donnent à voir des convives lors des
banquets, qui savourent des coupes de vin, une manière de célébrer un
véritable art de vivre. Dans les riches demeures, il ne saurait y avoir de cena
(dîner) réussie sans proposer aux hôtes des crus de grand choix. Des
sommes importantes sont déboursées pour acquérir des amphores de vins
prisés. Cette boisson demeure cependant accessible aussi pour les plus
modestes, sans être réservée à une élite restreinte. Une inscription peinte sur
la paroi d’une taverne d’Herculanum indique que l’on peut savourer du vin
en dépensant entre 2 et 4 as1.
Comme aujourd’hui, la qualité et le prix du vin reposent en grande
partie sur sa maturité et son origine. Les Romains se montrent attentifs à
cette information qui figure sur les amphores, tout comme le millésime est
indiqué de nos jours sur les bouteilles de vin. Les noms des consuls en
fonction, qui servent au comput des années, permettent aussi d’indiquer
l’âge du vin.
Le vin antique est bu en principe mêlé d’eau, ce qui peut laisser penser
qu’il doit être dilué pour être buvable. De fait, le vin était plutôt épais,
presque sirupeux, et au goût très prononcé. Sa teneur en alcool était
également fort élevée, car il était souvent issu de vendanges tardives, qui
donnaient du sucre en quantités importantes.
L’archéologie expérimentale a été largement sollicitée, dans la lignée
des travaux de Michel Bouvier, d’André Tchernia et de Jean-Pierre Brun,
afin d’en retrouver les techniques de production. Encore aujourd’hui, le
Mas des Tourelles, près de Beaucaire, où se trouve aussi le site
archéologique d’un domaine viticole, possède un pressoir à l’antique,
reconstitué d’après les textes des agronomes, et produit ce type de vin.
L’étude de sa production, de son commerce et de sa consommation est
facilitée par la relative abondance de sources. Les textes agronomiques et
encyclopédiques livrent de nombreux détails sur sa fabrication et les
préférences d’alors ; du côté de l’archéologie, la paléobotanique, et
notamment la carpologie, nous renseigne sur les vignes cultivées et les
amphores, surtout celles retrouvées dans les épaves sous-marines, aident
également à retracer les routes commerciales empruntées par le vin. La
vaisselle est un autre indicateur de luxe inhérent à sa dégustation. Ajoutons-
y les mosaïques et les fresques, qui peuvent représenter des scènes
d’élaboration du vin ou sa consommation.
Les choix alimentaires de l’Antiquité ne sauraient être jugés de façon
pertinente à l’aune des critères gustatifs contemporains. Les saveurs
peuvent surprendre, car des substances aromatiques étaient souvent
employées et l’intérieur des amphores était généralement enduit de poix,
laquelle conférait un goût résineux au vin. Une autre technique de
conservation, le fumage, pouvait donner un goût tout à fait particulier. Pline
l’Ancien explique qu’en Gaule narbonnaise il existait des ateliers destinés à
cet usage, et précise qu’il s’agissait notamment pour des marchands peu
scrupuleux de faire vieillir le vin artificiellement2.
Quoi qu’il en soit, une grande variété de saveurs prévalait. De
nombreuses recettes nous ont été transmises par les textes médicaux, dans
lesquelles le nectar se mêle à des épices, en particulier du poivre, des
plantes aromatiques, des fruits ou des fleurs. Chez Dioscoride, médecin
grec du Ier siècle, on ne relève pas moins d’une cinquantaine de recettes de
vins de ce type dans le cinquième livre de son traité De materia medica (De
la matière de la médecine). On y trouve par exemple des breuvages
préparés avec de la poire ; de la grenade ; de la rose ; du myrte ; de la
figue ; différentes résines de bois ; de l’origan ou encore de la lavande.
Le poivre, souvent ajouté, donne un goût râpeux, mais les Romains sont
familiarisés avec cette épice, largement employée dans la cuisine. Dans
l’Art culinaire attribué à Apicius, une recette de « vin merveilleux aux
épices » mélange du vin et du miel, avant de réduire l’ensemble avec la
cuisson. On incorpore ensuite du poivre, du mastic, des feuilles de nard, du
safran, des dattes3. Différents types de vins mêlés à d’autres produits étaient
consommés, notamment le mulsum, avec du miel, qui pouvait être bu au
début du repas pour ses vertus médicinales et digestives. Des sauces comme
l’oenogarum associaient vin et sauce de poisson (garum). Quant aux
procédés de fabrication, ils variaient, entre le defrutum, confectionné à
partir de moût de raisin cuit, et le passum, à base de raisin séché. Les
soldats se contentaient de posca, une boisson vinaigrée peu raffinée, mais
désaltérante.
Malgré ces sophistications, la maîtrise de la vinification était aléatoire,
et le vin pouvait aisément tourner en vinaigre. Différentes techniques
permettaient d’en corriger le goût. Pline l’Ancien n’a de cesse de les
dénoncer, au nom d’une morale prônant sobriété et fidélité aux vieilles
valeurs. Selon lui, les vins les moins mélangés, les plus naturels pourrait-on
dire, sont les meilleurs. Au contraire, les vins auxquels sont ajoutés marbre,
plâtre ou chaux font l’objet des plus violentes critiques.
Avec exagération, Pline assure que l’on n’hésite plus à vendre du vin
frelaté et que les vins les moins réputés sont probablement les moins nocifs
pour la santé4. Il s’agit en réalité de méthodes pour améliorer la vinification
et le goût du breuvage. Or, de telles techniques ont été employées jusqu’à
des époques récentes pour leur efficacité. Il faut préciser que dans
l’Antiquité les falsifications du vin ou du miel ne font l’objet d’aucune
condamnation juridique.
La quête des meilleurs vins est à l’origine d’une véritable œnologie,
reposant sur une hiérarchisation et une géographie des crus. Celle-ci peut
être reconstituée en grande partie grâce à l’Histoire naturelle de Pline
l’Ancien, où le naturaliste consacre de très nombreuses pages à la vigne et
au vin, d’un point de vue gustatif, mais aussi médicinal. Dans les œuvres
littéraires, lorsque des descriptions de repas sont données, l’origine de cette
boisson est bien souvent mentionnée, comme pour souligner le plaisir
éprouvé lors de ce moment de convivialité. Il en va de même pour les mets,
dont la provenance est un gage de qualité.
Dans les hiérarchies œnologiques déterminées par Pline l’Ancien,
nourries d’un chauvinisme certain, les vins italiens sont les meilleurs de
tout le monde romain. Parmi les plus prisés, on trouve des vins de
Campanie, tel le célèbre Falerne, ainsi que du Latium. Toutefois, les
préférences ne sont pas figées et il semble exister de véritables modes,
dictées parfois par les empereurs eux-mêmes. Les vins de Sorrente reçurent
d’abord les faveurs des Romains, avant d’être surpassés par les vins d’Alba
et de Falerne. Auguste et ses successeurs préféraient le vin de Setia, produit
au sud de Rome, notamment pour ses propriétés digestives5.
Certains vins d’autres régions de l’Empire étaient importés, en
particulier ceux du monde grec, comme les vins de Thasos et de Chios, qui
jouissaient d’une solide réputation. Il ne faut pas négliger non plus les vins
produits en Gaule. Celui élaboré dans la région de Vienne, sur le territoire
des Allobroges, était bien réputé. Pline l’Ancien évoque un vin à la saveur
« poissée », fait à partir de grains de raisin noir6. Le satiriste Martial en fait
lui aussi l’éloge7. La production de vin connut un essor considérable en
Gaule, au point que l’empereur Domitien estimait que cette culture
concurrençait celle du blé. Il aurait même envisagé un édit pour faire
arracher une grande partie des vignes hors d’Italie8.
En Gaule, l’introduction du vin précéda l’arrivée des légions. Avant la
conquête, d’immenses quantités étaient importées en Gaule chevelue, par
les voies navigables ou à bord de chariots. Il se vendait à prix d’or : une
amphore s’échangeait contre un esclave. L’archéologie confirme cette
affirmation9. 55 à 65 millions d’amphores auraient été exportées en Gaule
entre le milieu du IIe siècle av. J.-C. et le début de l’époque augustéenne.
Les navires pouvaient contenir jusqu’à 10 000 amphores et en un siècle, ce
ne sont pas moins de 60 000 hectolitres de vin en moyenne par an qui
auraient été acheminés.
Les Grecs et les Romains de la fin de la République portent un regard
condescendant sur la manière dont les Gaulois, ces « barbares », boivent le
précieux nectar. Selon Diodore de Sicile, ils boivent le vin pur et dans de
telles quantités qu’ils sombrent dans un sommeil profond et un état proche
de la folie. L’historien grec n’hésite pas à se moquer de la moustache des
Gaulois, qui agit comme un filtre au moment de boire10. Au-delà des
préjugés, le vin est à ce moment un produit de luxe, réservé aux élites
aristocratiques gauloises.
Chez les Romains, comme chez les Grecs, boire du vin était tout un art.
Il devait d’abord être coupé d’eau. Diverses explications sont avancées,
parmi lesquelles celles d’Athénée de Naucratis. Lorsque Bacchus apporta le
vin aux hommes, beaucoup devinrent fous ou moururent en le dégustant
pur. Les autres, en revanche, qui ingérèrent du vin contenu dans un vase où
de l’eau de pluie était tombée ne furent point incommodés11. En tout état de
cause, boire le vin pur ne semblait pas un tabou, comme le démontre la
récurrence du terme qui le désigne : merum12.
Afin de rehausser le plaisir gustatif, il n’était pas rare de boire le vin
mélangé avec de l’eau chaude, la calida (ou calda). Les salles à manger ou
les comptoirs des tavernes étaient parfois équipés de chauffe-eau, qui
permettaient d’en disposer facilement. À l’inverse, le vin était apprécié avec
de la neige, vendue par des marchands spécialisés qui pratiquaient même
une forme de spéculation sur cette denrée. Sénèque explique, sur un ton
réprobateur, que l’on est même parvenu à conserver la neige en été. Le
philosophe stoïcien affirme que de tels mélanges sont particulièrement
nocifs pour l’estomac et sont source d’indigestion13. Parfois, de l’eau de
mer pouvait être associée au vin.
La dégustation se faisait avec raffinement, au milieu des discussions
savantes et agréables, des divertissements proposés par les danseuses et
musiciens, et des toasts portés à l’empereur. Les coupes d’argent finement
ciselées utilisées par les plus riches pour son service ne rendaient le
breuvage que plus délicieux. Les plus humbles se contentaient de gobelets
en terre cuite, mais certains en céramique sigillée (céramique vernie ornée
de décors en relief) pouvaient aussi présenter un vrai raffinement.
Une récente découverte, lors de fouilles menées sur le site de la villa des
Quintili, sur la via Appia au sud-est de Rome, témoigne de l’ingéniosité
déployée pour savourer le vin. Le domaine mis au jour, dont le propriétaire
était l’empereur Gordien III (238-244), possédait un site de fabrication du
vin dont le sol avait été pavé de marbre rouge, un cas unique. Le jus du
raisin pressé, qui s’écoulait de deux pressoirs disposés de façon symétrique,
jaillissait de trois fontaines couvertes de marbre blanc. Deux autres, placées
à chaque extrémité, laissaient s’échapper de l’eau. L’apparence de cette
structure est tout à fait similaire à celle du proscaenium d’un théâtre, c’est-
à-dire l’avant-scène. Le moût du raisin était ensuite acheminé par des
conduits vers les dolia, de vastes jarres où se déroulait le processus de
vinification. Plusieurs salles à manger aménagées étaient disposées autour
de cet espace, décoré de marbres somptueux pour savourer cette atmosphère
dionysiaque, comme pour assister à une pièce de théâtre14.
S’il participe largement aux plaisirs du banquet, le vin reçoit aussi toute
la considération des médecins. Au début de la cena, lors des hors-d’œuvre
(gustatio), il est d’usage de boire du vin miellé (mulsum), qui prépare
l’estomac à recevoir de nombreux mets et à les digérer. Le vin est un
remède à part entière dans la médecine antique. Galien le prescrit à de très
nombreuses reprises et certains médecins en font un véritable pilier de leur
art médical, tel Asclépiade de Pruse15. Une inscription du Ier siècle av. J.-
C. retrouvée en Italie mentionne un médecin du nom de Ménécratès dont la
spécialité était justement l’usage du vin dans un but thérapeutique,
conformément aux lois de la nature, à en croire l’épitaphe16.
Le vin peut également être un gage de longévité, s’il est bu de façon
raisonnée. Il apporte de la chaleur au corps et stimule la production de sang,
deux atouts pour les personnes âgées, dont le corps se refroidit, à en croire
les théories humorales antiques. L’impératrice Livie, épouse d’Auguste,
vécut ainsi jusqu’à 86 ans pour avoir consommé du vin de Pucinum, une
région du golfe de la mer Adriatique réputée aujourd’hui pour le
prosecco17.
Toutefois, Pline l’Ancien et Sénèque s’emploient surtout à réprouver les
mauvais usages du vin. Aux bains, certains jeunes n’hésitent pas à venir
totalement ivres, au point de s’effondrer à cause de la chaleur des lieux.
Consommé avec autant d’excès, avertit Pline, le vin est un véritable
poison18.
Les considérations morales ont tenu les femmes écartées de sa
consommation19. Le mari se voyait accorder le droit de sentir l’haleine de
son épouse, et en cas d’absorption, elle pouvait alors être punie très
lourdement. Selon l’auteur du IIe siècle Aulu-Gelle, boire est aussi grave
que commettre l’adultère, car le vin fait perdre toute pudeur. En outre,
l’interdit du vin était peut-être aussi justifié par la crainte de compromettre
la fertilité. Toujours est-il qu’à l’époque impériale les sources littéraires
témoignent clairement d’une consommation du vin par les femmes, malgré
l’opprobre que cela pouvait susciter. Mais pour les Romains, boire du vin
était inhérent à l’art de vivre, ce que ne manque pas de rappeler au passant
une inscription funéraire : « Les bains, le vin et Vénus corrompent notre
corps ; mais les bains, le vin et Vénus rendent la vie digne d’être vécue20. »
1. Cette somme n’est pas totalement négligeable puisque certaines inscriptions indiquent un
salaire journalier de 5 as : C.I.L., IV, 6877 ; 4000 ; 8566.
14. E. Dodd, G. Galli, R. Frontoni, « The spectacle of production: A Roman imperial winery at
the Villa of the Quintilii, Rome », Antiquity, vol. 97 (392), 2023, p. 436-453.
18. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 137-138 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, 122, 6.
frugalité des origines. Les Romains aiment rappeler qu’ils furent aux
premiers temps de leur cité des citoyens paysans et soldats liés à la terre et
animés par la virtus, c’est-à-dire une force morale. Il en résulte une vision
idéalisée et bucolique du monde des campagnes, portée par la poésie
d’époque augustéenne, une époque où justement le pouvoir prétend
restaurer un âge d’or. Malheureusement, le développement du commerce,
de l’artisanat, de la consommation et la quête du luxe n’ont eu de cesse de
compromettre cet idéal moral et civique. La nature elle-même subit les
contrecoups de ce processus.
Les auteurs de l’époque impériale font état d’une raréfaction de certains
produits prestigieux prisés des élites en raison de la demande incessante, de
la même manière que notre planète connaît aujourd’hui un épuisement des
ressources lié à la surconsommation. La verve rhétorique des auteurs
antiques, avec quelque exagération, cherche à rendre compte de la prédation
des ressources offertes par la nature. Le monde se vide de ses plantes et de
ses animaux, tant sur terre que sur mer, pour la seule satisfaction du plaisir
du goût.
Sénèque se demande pourquoi dévaster les forêts et fouiller les océans,
afin de trouver des aliments rares, tels des coquillages, et en faire un festin
indigeste, alors que des nourritures simples et suffisantes pour satisfaire sa
faim peuvent être trouvées dans la nature la plus proche. Il précise que celui
qui respecte les limites imposées par la nature ne connaîtra pas le besoin7.
Certains produits consommés par les plus riches traversent effectivement
des distances considérables, un lointain écho de la réflexion menée de nos
jours sur les « circuits courts ».
Dans le Satiricon de Pétrone, l’un des protagonistes, Eumolpe, s’essaie
à l’art de la poésie, avec pour sujet les guerres civiles et les
bouleversements du monde. Dans ce poème, il est dit que le soldat parcourt
le monde pour piller et satisfaire sa faim. Comme chez Sénèque, la capture
massive de poissons pour garnir les tables, transportés encore vifs jusqu’à la
table, est évoquée. Une véritable inventivité est mise au service du plaisir
gustatif. Il déplore même que les rives du Phase, aujourd’hui le Rioni en
Géorgie, soient désormais vides d’oiseaux, tant appréciés des gourmets
depuis les derniers siècles de la République8. Il s’agit ici des faisans,
originaires de Colchide.
Il est significatif de noter la récurrence de ce discours chez Pline
l’Ancien. Le naturaliste vante l’alimentation de la plèbe, tirée du jardin et
toujours vertueuse. Il est vain de risquer le naufrage pour plonger dans les
profondeurs pêcher les huîtres. Pline mentionne également les faisans du
Phase qui sont tant convoités, ainsi que les pintades de Numidie, c’est-à-
dire d’Afrique du Nord. Les volatiles et les poissons figurent ainsi parmi les
animaux qui franchissent les plus longues distances pour être inscrits au
menu des voluptueux et font l’objet d’une véritable prédation9.
Les plus gourmets des Romains ne sauraient donc se contenter du fruit
des terres italiennes, mais leur table doit présenter une multitude de mets
importés de tout l’Empire. La table de l’empereur Vitellius, véritable
glouton selon Suétone, réunit des produits venus de chaque extrémité de
l’Empire, une façon de manifester la puissance du prince capable de capter
toutes les richesses des terres dominées par Rome. Celui-ci aurait mis au
point le « bouclier de Minerve » où se mêlent des ingrédients, que des
navires missionnés par l’empereur ont été chercher jusqu’aux colonnes
d’Hercule, c’est-à-dire le détroit de Gibraltar, et jusqu’au pays des Parthes
(Iran). Le plat est composé de foies de scare, de cervelles de faisan et de
paon, de langues de flamant, de laitances de murène10. L’oikoumène,
l’ensemble des terres habitées, apparaît pour Rome comme un véritable
garde-manger, ce qui fait dire au rhéteur Aelius Aristide que tout ce que
produisent la terre et la mer converge continuellement vers celle-ci11.
Outre les produits de la mer et les oiseaux, certaines plantes viennent
aussi à manquer en raison de la voracité des gourmets et sont victimes de
leur succès sur les tables romaines. Il en est ainsi du silphium, appelé
également Laserpitium dans les sources latines. Il est largement employé
dans les recettes culinaires, mais a aussi de nombreux usages en médecine.
Il possède un goût très âcre et une odeur fétide, mais qui semble conquérir
le palais des Romains.
Cette plante fit la fortune de la Cyrénaïque, en Libye actuelle. Une
coupe conservée au musée de la Bibliothèque nationale de France, datée du
VIe siècle av. J.-C. et réalisée en Laconie (sud du Péloponnèse), représente
la pesée de cette plante sous l’œil avisé du roi Arcésilas. Elle devint un
véritable emblème de ce royaume dirigé par les Battiades, au point de
figurer sur ses monnaies. Strabon, qui rédige son œuvre au Ier siècle av. J.-
C., dit que cette plante manqua de disparaître12, et lorsque Pline l’Ancien
écrit dans les années 70, le précieux végétal est introuvable dans sa contrée
d’origine. Le naturaliste explique qu’il disparaît aussi en raison de
l’extension de l’élevage, car les pâturages sont bien plus rentables.
Ce qui semble être la dernière pousse de cette plante cueillie en Libye
est présenté à Néron, telle une relique ayant échappé à l’extinction. Pline
rapporte qu’à son époque les Romains se voient contraints d’importer des
variétés de cette plante d’autres régions lointaines de l’Empire, voire d’au-
delà, puisqu’il faut désormais aller en Perse, en Médie ou en Arménie pour
s’en procurer. Malheureusement pour les fins gourmets, la qualité et le goût
sont bien inférieurs à ceux de Cyrénaïque13. En réalité, la trace du silphium
est attestée dans les sources jusqu’au Ve siècle. Dans une étude récente
publiée en 2021, un chercheur turc pense avoir identifié en Anatolie une
espèce en tout point comparable au silphium antique14.
Un autre domaine du plaisir n’est pas sans conséquences pour
l’environnement : celui des spectacles. Les textes donnent des indications
vertigineuses sur le nombre d’animaux sauvages employés pour les chasses
dans l’amphithéâtre (venationes). Ces spectacles existent déjà sous la
République. En septembre 55 av. J.-C., Cicéron raconte que Pompée le
Grand organisa deux chasses quotidiennes pendant cinq jours à l’occasion
de la dédicace du temple de Vénus Victrix, et Pline l’Ancien avance le
chiffre d’environ 20 éléphants et de 600 lions tués pour l’événement15.
C’est aussi l’occasion pour le peuple romain d’admirer des animaux jamais
vus auparavant, comme les girafes en 45 av. J.-C. qui suscitent une vraie
curiosité lors de jeux donnés par César16.
À l’époque impériale, ces spectacles prennent une ampleur
supplémentaire et nécessitent toujours plus d’animaux. Certaines
représentations organisées par l’empereur s’étalent sur plusieurs dizaines de
jours. Les chiffres avancés invitent toujours à la prudence, mais ils donnent
un ordre de grandeur des moyens mis en œuvre pour émerveiller le peuple.
En 80, lors de l’inauguration du Colisée sous le règne de Titus, environ
9 000 animaux sont tués17. Pour célébrer le triomphe de Trajan à la suite de
ses campagnes en Dacie, cent vingt-trois jours de jeux sont prévus : Dion
Cassius avance le chiffre de plus de 10 000 animaux18.
Le nombre d’animaux, leur diversité et leur exotisme, rehaussé par des
décors installés dans l’arène, doivent émerveiller les Romains et rendre
concrète la domination de l’Empire sur le monde et sur les forces sauvages.
Une telle prédation des espèces animales eut certainement des effets sur la
biodiversité, notamment en ce qui concerne les fauves particulièrement
prisés pour les spectacles. On trouve un écho de ce problème au IVe siècle
chez l’historien Ammien Marcellin au sujet des hippopotames, quand il
explique qu’à son époque ces animaux ont disparu des régions où ils étaient
chassés et ont été forcés de migrer tout au sud de l’Égypte, dans le pays des
Blemmyes19 (Soudan).
De même, les éléphants semblent disparaître d’Afrique du Nord et les
panthères d’Anatolie. Cicéron évoque le cas de ces dernières dans sa
correspondance avec un édile du nom de Marcus Caelius Rufus, désireux
d’offrir un spectacle avec ces félins. Cicéron, alors gouverneur de Cilicie,
lui confie qu’il est bien difficile de les trouver désormais20. Bien avant la
diminution massive de la biodiversité, le monde romain connaissait donc
déjà une perturbation des milieux naturels par les activités humaines.
3. Suétone, Vespasien, V.
4. Galien, Sur les facultés des aliments, III, 29 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 168-
169 ; Horace, Satires, II, 2.
6. Sénèque, Lettres à Lucilius, 94, 56-59 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIII, 1.
15. Cicéron, Lettres aux familiers, VII, 1, 3 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, 20-21 ;
53.
20. Cicéron, Lettres aux familiers, II, 11, 2 ; J. Trinquier, « Deux poids, deux mesures ?
L’impact sur les faunes lointaines de la luxuria et des uenationes dans les sources du début de
l’époque impériale », dans I. G. Mastrorosa, É. Gavoille, Enjeux environnementaux et souci de la
nature, de la Rome ancienne à la Renaissance, Bordeaux, 2023, p. 39-63.
bookys-ebooks.com
13
11. B. Rémy, N. Mathieu, Les Femmes en Gaule romaine, Ier siècle av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-
C., Paris, 2009, p. 104-105.
14. H. Cuvigny, La Route de Myos Hormos – L’armée romaine dans le désert oriental
d’Égypte, Institut français d’archéologie orientale, 2 vol., 2003.
tous les jours des fèves, dont on faisait notamment des bouillies. Celles-ci,
ajoute-t-il, donnaient une chair flasque, à l’opposé de l’image traditionnelle
du gladiateur musclé2.
Les isotopes des squelettes d’Éphèse révèlent également que les
individus ingéraient de hautes quantités de cendres. Là aussi, les textes
corroborent les données de l’archéologie. Pline l’Ancien indique que
lorsque les gladiateurs avaient cessé de combattre, ils trouvaient du
réconfort en consommant une boisson à base de cendres3.
Galien affirme toutefois, avec beaucoup de critiques, que les athlètes
non gladiateurs avalaient de grandes quantités de viande afin de gagner en
masse musculaire4. Les Romains sont en effet de grands amateurs de
viande, qu’il s’agisse de volaille, de gibier ou d’animaux d’élevage. La
viande est le mets par excellence du sacrifice. L’offrande des entrailles aux
dieux et le partage des chairs entre les hommes permettent de garantir la
pax deorum, la paix des dieux. Athénée de Naucratis affirme que
l’institution du sacrifice fut un moyen de détourner les hommes du
cannibalisme5. Au banquet, les plats de viande marquent aussi le caractère
festif du repas, et l’Art culinaire d’Apicius propose de très nombreuses
recettes pour les apprêter de façon savoureuse et sophistiquée.
Pourtant, malgré la place centrale de la viande dans la civilisation
gréco-romaine par le sacrifice et le banquet, le végétarisme est attesté. Ce
régime alimentaire spécifique est un legs du monde grec à Rome. Si
Pythagore est connu surtout pour son théorème, il est aussi un philosophe.
L’école pythagoricienne se développe à Crotone, dans le sud de la péninsule
italienne, au VIe siècle av. J.-C. Ses disciples se livrent à l’étude de la
science, tout en adoptant une éthique conforme à des conceptions
religieuses. Parmi celles-ci figure la croyance en la réincarnation, la
métempsychose, qui interdit la consommation de la chair des animaux.
D’autres sources font de Pythagore l’un des précurseurs de la diététique,
pour avoir mis au point le régime des athlètes fondé sur une consommation
importante de viande, alors que ceux-ci mangeaient surtout des figues6.
À l’époque romaine, ce courant de pensée connaît une certaine
pérennité et certains cherchent à se plier aux préceptes de Pythagore. Bien
évidemment, il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène massif. En outre,
celui qui rejette la viande s’inscrit dans une certaine marginalité vis-à-vis
des sociabilités, puisque cette nourriture figure souvent sur les tables des
banquets.
Deux auteurs d’époque impériale défendent dans leurs écrits le
végétarisme. Plutarque, auteur des Vies parallèles, mais aussi de nombreux
traités moraux, est à l’origine d’un traité Sur l’usage des viandes. À la
question consistant à se demander pourquoi Pythagore ne consommait pas
de viande, Plutarque répond qu’il faut plutôt s’étonner du courage que
manifestent ceux qui osent porter à leurs lèvres la chair meurtrie d’un
animal expirant et de se faire servir sur sa table des cadavres. Le moraliste
de Chéronée n’hésite pas à soutenir la comparaison avec un meurtre. Ce
qualificatif n’est pas anodin, car dans le monde antique le meurtre fait
rejaillir la souillure sur celui qui l’a commis, l’empêchant de fait de prendre
part aux rites religieux, pour lesquels un état de pureté est requis.
Dans les Préceptes de santé, Plutarque estime aussi que l’un des
principaux risques de la consommation de viande est l’indigestion7. Or,
selon les théories médicales antiques, la bonne santé en dépend.
Néanmoins, il fait preuve d’un certain pragmatisme, car il admet la
consommation de viande si celle-ci est raisonnable et qu’elle vient en
appoint dans la ration alimentaire. Il estime que l’idéal est d’habituer le
corps à s’en passer au profit d’une nourriture végétale, car la terre fournit
tout le nécessaire pour se nourrir de manière saine.
Les médecins ne condamnent pas la consommation de viande. Mais, à
l’instar de Galien, ils incitent à la prudence vis-à-vis de certaines d’entre
elles susceptibles de générer un excès de mauvaises humeurs, par exemple
la chair de bœuf, contrairement à la viande de porc, jugée saine, jusqu’à être
préconisée auprès des malades.
Un autre penseur d’époque impériale, le philosophe néoplatonicien
Porphyre de Tyr, écrit au IIIe siècle un traité intitulé De l’abstinence. Dans
ce texte, il passe en revue les différentes positions des écoles
philosophiques sur la question de la viande. Selon lui, le refus de la
consommation de viande est une manière non seulement de renforcer sa
santé, mais aussi de mieux préparer son esprit et son corps aux exigences de
la philosophie.
Dans cette perspective, Sénèque admet avoir tenté de se soumettre à un
régime végétarien. Il se plia à ce régime sous l’influence d’un certain
Sotion, adepte des idées de Pythagore. Sénèque énumère des arguments qui
plaident pour le végétarisme, et mentionne, comme Plutarque, la mise à
mort de l’animal. Le philosophe stoïcien reconnaît qu’un tel régime lui a
rendu l’âme plus légère. Cependant, cet épisode de sa jeunesse se situe sous
le règne de Tibère, qui manifeste une suspicion pour les pratiques
religieuses étrangères, y compris dans le domaine alimentaire. Le père de
Sénèque, qui plus est hostile à la philosophie de son fils, incite celui-ci à
renoncer à ce régime végétarien. Le jeune Sénèque retrouve sans grande
peine son régime habituel et savoure de nouveau des plats appréciés de ses
contemporains8…
3. M. Holleaux, « Discours de Néron prononcé à Corinthe pour rendre aux Grecs la liberté »,
Bulletin de correspondance hellénique, vol. 12, 1888, p. 510-528.
4. R. Étienne, « La nouvelle Athènes d’Hadrien », Revue des études anciennes, t. 94, no 1-2,
1992, p. 269-271.
5. Tertullien, Apologétique, V, 7.
9. Appien, Histoire des guerres civiles, II, 86 ; Anthologie palatine, IX, 402.
Les cultes païens reculent, sauf dans les campagnes, beaucoup moins
touchées par la christianisation. Ils restent aussi vivaces parmi les élites
sénatoriales, profondément attachées au mos maiorum, la tradition des
ancêtres. Certains sénateurs opposent un ferme esprit de résistance, à
l’instar de Quintus Aurelius Symmaque, lors de l’« affaire » de l’autel de la
Victoire en 382. Ce monument cultuel, installé dans la curie après la bataille
d’Actium en 31 av. J.-C.15, fut retiré après la décision de l’empereur Gratien
de ne plus gérer les cultes païens, les sénateurs païens furent les premiers à
s’en indigner. D’autant qu’ils avaient, comme leurs prédécesseurs,
l’habitude d’y déposer une offrande d’encens.
L’un d’entre eux, Symmaque, également un très grand orateur, s’impose
comme leur chef de file et demande à l’empereur de rétablir les anciens
symboles. Il affirme que Rome ne pourra connaître que la défaite si l’autel
et sa statue ne sont pas rétablis. Gratien meurt en 383, et le pape Damase Ier
écrit alors au sujet de l’affaire à l’évêque Ambroise de Milan, où réside
l’empereur Valentinien II. Le prélat milanais exerce une influence
incontestable sur un empereur qui n’a que 13 ans lors de son accession au
pouvoir. Ambroise affirme que ce ne sont que des pierres, et que le Christ
incarne la seule vraie voie à suivre16. C’est donc une rude bataille entre les
deux camps qui a lieu et qui voit finalement les païens désavoués dans leur
requête. L’usurpateur Eugène, qui règne entre 392 et 394, est un chrétien
mais dont l’action est favorable aux païens puisqu’il rétablit
temporairement l’autel avant qu’il ne soit définitivement ôté. Cet épisode
marque le point d’orgue de l’affrontement entre chrétiens et païens au plus
haut niveau de l’Empire.
Toutefois, au British Museum, un objet du Ve siècle semble relativiser
l’antagonisme entre paganisme et christianisme à la fin de l’Empire : le
coffret de Projecta. Ce petit coffre d’argent, finement décoré, appartient au
trésor de l’Esquilin, découvert au XVIIIe siècle à Rome. Il s’agit d’un cadeau
offert à l’occasion du mariage de Projecta, une jeune femme d’une famille
importante, les Turcii, avec un certain Secundus. Le couvercle du coffret est
surmonté d’une inscription à l’adresse des époux : « Secundus et Projecta,
vivez dans le Christ. » Cependant, cette formule coexiste sur le même objet
avec des scènes issues du monde païen, notamment celle d’une toilette de la
déesse Vénus, siégeant dans une coquille un miroir à la main, entourée de
centaures marins. Vénus perd ici probablement sa fonction religieuse pour
revêtir celle d’allégorie de l’amour et de la beauté17.
Hélas, une épitaphe indique que Projecta trépassa peu avant ses 17 ans,
en 383. L’auteur de ces quelques lignes serait le pape Damase Ier en
personne. Preuve serait alors faite que l’évêque de Rome ne s’offusquait pas
de la représentation d’une déesse d’hier.
6. S. E. Hijmans, Sol : the Sun in the Art and Religions of Rome, thèse de l’université de
Groningue, 2009, p. 567-582.
11. X. Loriot, « Quelques observations sur les persécutions de Dèce et de Valérien, à propos de
trois lettres de saint Cyprien », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2009,
p. 134-145.
12. La pensée des ariens a été définie par un prêtre du nom d’Arius. Le Christ est considéré
comme étant en position subalterne par rapport à Dieu le Père. Il faut attendre le concile de Nicée en
325, convoqué par l’empereur Constantin, pour que l’arianisme soit finalement condamné comme
une hérésie, sans disparaître pour autant.
14. Le terme de « tétrarque » désigne l’un des quatre empereurs dans le système mis en place
par Dioclétien en 285, où l’Empire était gouverné par deux Augustes auxquels étaient associés deux
Césars. Chaque Auguste devait ensuite abdiquer au profit de son César. Cette réforme visait à
garantir une stabilité du pouvoir après une longe période de troubles depuis 235.
15. Cette bataille navale qui s’est déroulée dans l’ouest de la Grèce opposa Octavien, petit-
neveu et fils adoptif de Jules César, à Marc Antoine, allié à Cléopâtre. La victoire d’Octavien, aidé
d’Agrippa, met un terme aux guerres civiles.
16. P. Boucheron, La Trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle),
Paris, 2019, p. 49-52.
1. A. Allély, « Les enfants malformés et considérés comme prodigia à Rome et en Italie sous la
République », Revue des études anciennes, t. 105, no 1, 2003, p. 127-156.
5. Cette guerre opposa Rome et ses alliés des cités d’Italie de 91 à 88 av. J.-C.
6. Apulée, Métamorphoses, I, 5.
15. Ibid.
22. Dion Cassius, Histoire romaine, LVII, 15 ; Tacite, Annales, II, 85.
1. Il s’agit du calendrier solaire instauré par Jules César en 46 av. J.-C., qui remplace le
calendrier lunaire.
9. Gargilius Martialis, Remèdes tirés des légumes et des fruits, XXI ; Scribonius Largus,
Compositions médicales, XII.
16. La dictature était une charge légale confiée pendant six mois en cas de crise grave. Elle
impliquait l’octroi de pouvoirs d’exception de façon temporaire. Le dictateur était assisté d’un maître
de cavalerie.
19. César, Guerre des Gaules, IV, 1-15 ; S. Hulot, « César génocidaire ? Le massacre des
Usipètes et des Tenctères (55 av. J.-C.) », Revue des études anciennes, 120 (1), 2018, p. 73-79.
23. P. Jal, « Remarques sur la cruauté à Rome pendant les guerres civiles (de Sylla à
Vespasien) », Bulletin de l’association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, no 20, décembre 1961,
p. 475-501.
Lors d’une visite à Pompéi, il est fréquent d’entendre dire que les
Romains ont inventé le fast-food. C’est là une manière pour les guides de
souligner la modernité de ces derniers et de permettre de mieux se figurer la
proximité de leur mode de vie avec le nôtre. Pour autant, peut-on affirmer
que les Romains ont inventé le restaurant ?
Si l’on considère un lieu où l’on peut se restaurer moyennant finance,
c’est là une réalité qui existe sans discontinuité depuis l’Antiquité.
Toutefois, c’est seulement du XVIIIe siècle que l’on peut véritablement dater
la naissance du restaurant, avec un menu, un tarif affiché et fixé à l’avance,
à une heure voulue. Surtout, c’est dans cet espace que se définit peu à peu
une recherche gastronomique pour atteindre un plaisir gustatif.
Les menus tels que nous les connaissons aujourd’hui ne semblent pas
exister dans l’Antiquité, à l’exception d’une rare mention dans Le Banquet
des sophistes d’Athénée de Naucratis. Dans cette œuvre du IIIe siècle, il est
dit qu’à table on avait coutume de présenter la carte des mets1. L’idée de
menu était conceptualisée dans l’expression « de l’œuf jusqu’aux pommes »
(ab ovo usque ad mala), car les œufs étaient généralement consommés en
entrée (gustatio) et les fruits en dessert (secundae mensae)2.
Évoqué dans le cadre du banquet, le menu est absent des tavernes, où
les descriptions de nourriture dans la littérature antique demeurent plus
allusives. Néanmoins, l’archéologie et l’iconographie livrent de nombreuses
informations sur leur fonctionnement. Les tavernes sont fort nombreuses
dans les villes romaines par rapport au nombre d’habitants. À Pompéi, on
recense plus de 150 lieux de restauration pour une population comprise
probablement entre 7 500 et 13 500 habitants3.
Dans les riches domus (maison) pompéiennes, la cuisine est un
indispensable pour la préparation des banquets. Toutefois, dans les petits
appartements très spartiates des insulae, des immeubles d’habitation, les
conditions de vie sont plus rudimentaires et il n’est pas toujours possible de
disposer de cuisine équipée. De plus, l’utilisation d’un brasero dans des
logements exigus est risquée, d’autant que les charpentes de bois peuvent
s’embraser à la moindre étincelle. L’absence de cuisine pour les plus
modestes rend donc inévitable la consommation de repas à l’extérieur.
Néanmoins, il faut nuancer cette idée, car l’archéologie a livré de nombreux
exemples de petites cuisines mobiles, souvent en terre cuite, pour chauffer
sa nourriture.
Les établissements où il est possible de prendre un repas se trouvent en
principe au rez-de-chaussée des immeubles, ou en façade des domus. Ils
sont largement ouverts sur la rue, sans porte ou cloison. Les commerces des
villes romaines étaient protégés la nuit à l’aide de panneaux en bois qui
étaient verrouillés. Les comptoirs maçonnés qui donnent sur la rue
permettent d’identifier les auberges, même si d’autres types de commerces
pouvaient disposer d’un tel aménagement. Ceux des lieux de restauration
peuvent être identifiés grâce aux jarres de grande capacité (dolia), qui
étaient insérées dans le comptoir. Celles-ci permettaient de conserver de la
nourriture chaude prête à être servie. Il n’est pas certain que ces jarres aient
pu contenir du vin, celles-ci n’étant pas poissées afin de garantir
l’étanchéité, même si c’est là un argument discuté par les archéologues. En
tout cas, certaines auberges sont équipées de chauffe-eau intégrés pour
disposer d’eau chaude destinée à être mêlée au vin. De petits gradins
aménagés sur le comptoir et contre le mur permettaient de disposer les
marmites, les plats prêts à être servis ou les différents ustensiles nécessaires
à leur préparation.
Les dernières grandes fouilles menées à Pompéi dans la région V ont
livré en 2019 les vestiges d’une auberge dont les décors peints sont dans un
état de conservation exceptionnel. Les peintures qui ornent le comptoir,
percé de dolia4, sont d’une grande finesse. On peut y admirer une Néréide,
une nymphe, juchée sur un cheval marin, un chien attaché, diverses natures
mortes et des représentations d’amphores. Nul doute que ces riches décors
devaient stimuler l’imagination des clients savourant un verre de vin.
Les établissements dotés d’un comptoir maçonné sont souvent désignés
par le terme de thermopolium, un établissement de restauration rapide. En
réalité, ce néologisme forgé à partir du grec n’apparaît que chez Plaute5,
auteur de pièces de théâtre comiques de la fin du IIIe siècle av. J.-C. La
lexicologie pour désigner ces lieux est riche, et il est plus juste d’employer
les termes de caupona ou de popina, mais leurs subtilités sémantiques
demeurent discutées.
Compte tenu de leur nombre, la concurrence devait régner entre les
aubergistes. Pour cette raison, les décors devaient attirer l’œil du passant.
Sur la via dell’Abbondanza à Pompéi, l’auberge de Lucius Vetutius
Placidus plaçait le client sous la protection des dieux Lares, Mercure et
Bacchus. Pour un propriétaire dont les moyens étaient moindres, le
comptoir pouvait être décoré de morceaux de marbre de récupération.
Parfois, des natures mortes, comme dans la taverne d’Ostie de la rue de
Diane, étaient susceptibles de mettre en appétit les passants. Des enseignes
assuraient également l’attractivité des lieux. Celles-ci pouvaient être peintes
ou gravées, figuratives ou bien comporter du texte. À Lyon, un aubergiste
du nom de Septumanus assure que dans son établissement Mercure garantit
le profit et Apollon la santé pour qui s’arrêtera. Le gîte et un repas y
attendront l’hôte6.
Sénèque raconte que les garçons d’auberge se tiennent devant leur
commerce afin de vanter les mérites de leurs produits, aux côtés des
marchands de saucisses, de gâteaux et de boisson. Il est très facile de se
restaurer rapidement dans les rues des villes romaines, car les vendeurs de
denrées, ambulants ou derrière un étal, sont nombreux, notamment aux
abords des édifices de spectacles et des bains.
Les tavernes, à Rome et dans tout l’Empire, sont en général concentrées
auprès des axes principaux et des portes, là où transitent les marchands et
les voyageurs. Pour celui qui possède un domaine agricole près d’une route,
Varron écrit qu’il peut être judicieux d’y établir une auberge, afin d’en tirer
des revenus complémentaires de ceux de la production agricole7.
Ces établissements proposaient des mets consistants. Généralement, des
ragoûts étaient servis aux clients, désignés par le terme de pulmentarium,
composés à partir de légumes, de légumineuses ou de viande. Des jambons,
saucisses, brochettes et boudins, du pain, des fromages, des fruits et des
pâtisseries devaient certainement compléter le menu. Il était aussi possible
d’apporter sa pitance pour la faire préparer dans la cuisine. Le repas pouvait
être pris rapidement, accoudé sur le rebord du comptoir, mais
l’iconographie montre que les clients pouvaient également se restaurer à
table, où le service était assuré. Quant aux prix pratiqués, malgré la
maigreur de la documentation, ceux-ci semblaient assez modestes dans
l’ensemble et accessibles à une large population.
Bien évidemment, le vin, disponible dans les amphores ou les tonneaux
stockés à proximité du comptoir, permettait de mieux savourer son repas et
de nouer des sociabilités autour d’une partie de dés, souvent représentée sur
les fresques, et de discussions.
Les auberges sont souvent des lieux de prostitution. Des graffitis
pompéiens ont gardé le souvenir de certaines prostituées, comme Asellina,
Maria, Aéglé ou Zmyrina, employées dans la taverne de Lucius Vetutius
Placidus sur la via dell’Abbondanza. L’origine de leur nom suppose une
condition servile et les sources témoignent bien souvent de l’assignation de
ces femmes au service de la boisson et des mets ainsi qu’à la prostitution.
Sur l’inscription de la stèle funéraire d’un aubergiste nommé Calidius
Eroticus, retrouvée en Italie à Isernia et conservée au musée du Louvre, on
peut voir un voyageur encapuchonné dans un manteau et accompagné d’un
mulet. Il est mis en scène dans un dialogue humoristique avec le patron de
l’établissement. Il règle sans broncher le vin, le pain, une portion de
pulmentarium, le ragoût typique des auberges, mais il s’emporte lorsqu’il
doit verser 2 as pour la mule. Trop cher à son goût. En revanche, il ne
rechigne pas lorsqu’il s’agit de payer 8 as (quatre fois le prix du ragoût…)
pour la jeune prostituée. Il s’agit peut-être de cette Fannia Voluptas, dont le
nom figure à côté de celui d’Eroticus8.
Dans le roman du IIe siècle les Métamorphoses d’Apulée, l’aubergiste
Méroé n’hésite pas à avoir des relations sexuelles avec son client après le
repas qu’elle lui a servi. Toutefois, celle-ci se révèle être une terrible
sorcière… Les auberges sont des lieux guère fréquentables aux yeux des
élites romaines. Horace décrit des places bruyantes où le repos ne peut être
trouvé. D’autres auteurs déplorent l’air saturé de fumées et de gras, bref,
des auberges crasseuses, s’indigne le poète9.
Au Ve siècle en Gaule, l’évêque de Clermont Sidoine Apollinaire, lors
d’un voyage dans la région de Bordeaux, redoute de devoir séjourner dans
une taverne « grasse » et malodorante. Il supplie donc son ami de l’héberger
dans une de ses propriétés10. Dans les tavernes d’Ostie, avertissait déjà
Juvénal trois siècles plus tôt, mieux valait se méfier de son voisin de table,
sans doute un esclave en fuite, un voleur, à moins que ce ne fût un bourreau
ou un fabricant de cercueils, des métiers liés à la mort, qui les rendaient
infréquentables11. L’inconfort y était tel que tout était partagé entre les
clients, jusqu’au lit.
Le médecin Galien conseille de se méfier de ce qui est servi dans
l’assiette. Selon lui, des aubergistes peu scrupuleux iraient jusqu’à cuisiner
de la chair humaine, car la proximité de son goût avec la viande de porc
rendrait la tromperie difficile à déceler12. Des histoires similaires seront
rapportées à Paris au XVe siècle, et à Londres au XIXe siècle avec la légende
de Sweeney Todd.
Les auberges inspiraient de la méfiance au pouvoir impérial, au point
que Tibère, Claude, Néron et Vespasien ont tenté de limiter leurs activités.
Certains plats chauds et les pâtisseries auraient été interdits à la vente, les
horaires d’ouverture, limités. Il est ardu d’apprécier l’efficacité de ces
mesures, qui ne concernaient peut-être que Rome, et dont la réitération
démontre la difficulté à les faire appliquer. On s’interroge encore sur ces
motivations, qui étaient certainement guidées par le souci de mieux
contrôler les lieux d’attroupement populaires, où pouvaient naître des
contestations et des formes de sédition13.
Sans doute ces jugements sévères correspondent-ils en partie aux
préjugés des catégories sociales supérieures sur le peuple. Ceux qui
travaillent dans les tavernes sont le plus souvent des esclaves ou des
affranchis. Pourtant, le monde des tavernes ne se résume pas à de vulgaires
bouges infréquentables. L’archéologie démontre que des lieux d’un meilleur
« standing », destinés à une clientèle mieux dotée, existaient aussi. C’est ce
dont témoigne la taverne découverte en 2019 dans la région V de Pompéi et
évoquée précédemment. Parmi les animaux représentés sur les fresques du
comptoir, on trouve un canard. Or, des restes de cet animal, ainsi que de
porc, de chèvre, de poisson et d’escargots ont bien été retrouvés dans les
jarres. Ce sont autant de mets, surtout les escargots, valorisés dans les
hiérarchies alimentaires antiques. Leur présence permet de prendre une
certaine distance avec les descriptions terribles des satiristes. Sur le même
site, une amphore de vin contenait également des traces de fèves. Cet
ingrédient, évoqué par Apicius dans L’Art culinaire, permettait de mieux
conserver et améliorer le breuvage. La farine de fève ou les blancs d’œufs
mêlés au vin avaient aussi pour pouvoir de transformer le vin rouge en vin
blanc14. Là encore, on relève un souci de servir des produits de qualité à la
clientèle.
3. N. Monteix, Les Lieux de métier : boutiques et ateliers d’Herculanum, Naples, 2010, p. 89-
132 ; M. Flohr, A. Wilson (éd.), The Economy of Pompeii, Oxford, 2017, p. 68.
13. Suétone, Néron, XVI ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXII, 14, 2 ; LXV, 10, 3.
1. Les Romains distinguaient trois temps dans le mois : les calendes, le 1er du mois ; les ides, le
milieu du mois ; précédées des nones neuf jours avant. Le décompte des jours dans le mois
s’effectuait à rebours de ces trois repères.
5. M. Osanna, Les Nouvelles Heures de Pompéi, Paris, 2020, p. 104-109. Dion Cassius
mentionne une éruption durant l’automne : Histoire romaine, LXVI, 21. Pour un bilan sur l’étude de
la datation de l’éruption du Vésuve et les sources disponibles : M. Borgongino, G. Stefani, « Intorno
alla data dell’eruzione del 79 d.C. », Rivista di Studi Pompeiani, vol. 12/13, 2001-2002, p. 177-215.
6. R. Abdy, « The Last Coin in Pompeii : a Re-evaluation of the Coin Hoard from the House of
the Golden Bracelet », The Numismatic Chronicles, vol. 173, 2013, p. 79-83.
7. F. Meyer, « Carbonized Food Plants of Pompeii, Herculaneum, and the Villa at Torre
Annunziata », Economic Botany, vol. 34, no 4, 1980, p. 401-437.
9. P. P. Petrone, « Heat-Induced Brain Vitrification from the Vesuvius Eruption in c.e. 79 », The
New England Journal of Medicine, 23 janvier 2020.
10. P. Roberts, Life and Death in Pompeii and Herculaneum, Londres, 2013, p. 301.
1. L. M. Seymour, J. Maragh, P. Sabatini et al., « Hot Mixing : Mechanistic Insights into the
Durability of Ancient Roman Concrete », Science Advances, vol. 9, no 1, 2023.
2. Des recherches pour une application à vocation commerciale ont déjà été entreprises à partir
des travaux du MIT. Rappelons que le béton est un mélange constitué de matière minérale, comme du
gravier, et agrégé par un liant, qui peut être de la chaux ou de l’argile par exemple, à l’aide d’eau et
d’adjuvants.
3. Fragments minéraux.
4. Le nom vient de Pouzzoles, un site à l’ouest de Naples, dans la zone volcanique des champs
Phlégréens.
16. J.-M. Lassère, M. Griffe, « Inscription de Nonius Datus (C.I.L., VII 2728 et 18122, I.L.S.
5795) », Via Latina, no 145, 1997, p. 11-17.
17. J.-P. Laporte, « Notes sur l’aqueduc de Saldae (Bougie) », Africa Romana, Ozieri, 1994,
p. 711-762 ; A. Malissard, Les Romains et l’eau, Paris, 2002, p. 187-188.
20. À titre indicatif, le cens minimum dont devait disposer un sénateur s’élevait à 1 million de
sesterces.
4. Expédition militaire.
6. C.I.L., X III, 634, 7300, 8164a, 8973 ; C. Caplan, T.G. Newman, « To Neptune and
Oceanus », Archeologia Aeliana, 5th Ser. 4, 1976, p. 171-182.
9. Le mille équivaut à environ 1,5 kilomètre. Ces fortins sont surnommés les milescastles.
11. https://www.historicenvironment.scot/about-us/news/a-roman-fortlet-thought-lost-to-time-
is-rediscovered/
14. Les trois camps mesurent environ 120 x 105 mètres ; et les deux autres 95 x 65 mètres.
15. M. Reddé, Les Frontières de l’Empire romain (Ier siècle av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-C.),
Lacapelle-Marival, 2014, p. 121-134.
17. G. Bernard, « Les prétendues invasions maures en Hispanie sous le règne de Marc Aurèle :
essai de synthèse », Pallas, 79, 2009, p. 357-375.
18. Le site est aujourd’hui dans l’est de la Syrie, non loin de la frontière irakienne.
19. M. Sartre, D’Alexandre à Zénobie : histoire du Levant antique (IVe siècle av. J.-C. –
IIIe siècle apr. J.-C.), Paris, 2001, p. 717-724.
25
2. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 1-3 ; L. Bodiou, V. Mehl, Odeurs antiques, Paris,
2011.
6. Des matières animales comme la laine et la graisse étaient aussi traitées sur ce site car elles
entraient dans la composition de produits cosmétiques.
9. L’albâtre conserve mieux le parfum selon Pline l’Ancien : Histoire naturelle, XIII, 19.
10. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 20. Une livre romaine équivaut à environ
335 grammes. La solde annuelle d’un légionnaire est comprise entre 250 et 300 deniers.
19. Histoire Auguste, Élagabal, XXI, 5. Pour mieux discréditer cet empereur, il est même dit
qu’il se fit peindre en parfumeur, en boulanger ou encore en aubergiste… autant de métiers méprisés
des Romains : Élagabal, XXX, 1.
23. M. Bradley (éd.), Smell and then Ancient Senses, Oxon, 2015, p. 133-145.
24. Martial, Épigrammes, V, 4 ; V, 37 ; II, 87 ; III, 82 ; XI, 49 ; IV, 4 ; VI, 93 ; Juvénal, Satires,
VIII.
25. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, 90 ; XXII, 131 ; XX, 185.
28. M. Bradley (éd.), Smell and then Ancient Senses, Oxon, 2015, p. 17-29.
31. Galien, Commentaire au traité d’Hippocrate sur les épidémies ; cité dans P. Moraux,
Galien de Pergame, souvenirs d’un médecin, Paris, 1985, p. 114.