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© Perrin, un département de Place des Éditeurs, 2023

92, avenue de France


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 08 00

Couverture : Combat de gladiateurs dans la Rome antique (huile sur toile, vers 1560) par
Bordone, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.
© Luisa Ricciarini/Bridgeman Images

ISBN : 978-2-262-10476-4

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Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Préface

1 - Rome a-t-elle été fondée en 753 av. J.-C. ?

2 - La République romaine était-elle une démocratie ?

3 - Rome a-t-elle imposé sa culture dans les provinces ?

4 - Lyon était-elle la capitale des Trois Gaules ?

5 - La présence romaine était-elle un fardeau pour les provinciaux ?

6 - Les orgies romaines ont-elles existé ?

7 - Des empereurs ont-ils été réellement fous ?

8 - L’empereur romain était-il tout-puissant ?

9 - L’Empire romain est-il tombé sous les coups de Barbares ?

10 - Les Romains étaient-ils en bonne santé ?

11 - Le vin romain était-il bon ?


12 - Les Romains ont-ils pollué leur environnement ?

13 - Les citoyens romains avaient-ils tous droit au pain gratuit ?

14 - Les femmes romaines étaient-elles émancipées ?

15 - Les Romains étaient-ils végétariens ?

16 - Les Romains pratiquaient-ils le tourisme ?

17 - L’Empire est-il devenu chrétien avec Constantin ?

18 - Les Romains étaient-ils superstitieux ?

19 - Les Romains passaient-ils l’année à célébrer des fêtes ?

20 - Les Romains étaient-ils cruels ?

21 - Les Romains allaient-ils au restaurant ?

22 - La ville de Pompéi a-t-elle été détruite le 24 août 79 ?

23 - Les Romains étaient-ils « les rois du béton » ?

24 - Les frontières de l’Empire étaient-elles infranchissables ?

25 - Les Romains sentaient-ils mauvais ?

Parus dans la collection « Vérités et légendes »


Préface

Charlemagne en 800, Otton Ier en 962, Napoléon Ier en 1804 : trois


dates où chacun de ces souverains entend restaurer la dignité impériale.
L’Empire d’Occident s’est certes effacé au Ve siècle, mais le rêve de sa
restauration ne s’est jamais dissipé. Les mille ans de la civilisation romaine
ont laissé une empreinte indélébile dans les mémoires et dans l’imaginaire
politique. Encore aujourd’hui, l’héritage de Rome ne cesse d’être invoqué,
voire instrumentalisé et fantasmé, comme s’il était la matrice de l’Occident.
Si Rome est admirée pour sa puissance, son histoire est aussi lue à la
manière d’un oracle delphique, où l’on cherche à déceler les signes d’un
effondrement civilisationnel prochain.
Par-delà la majesté des empereurs représentés dans le marbre, les
raffinements de l’art de vivre et la force combattante des cohortes de
soldats, les légendes noires d’un empire où auraient régné la débauche, la
démesure et la violence traversent de manière continue la littérature, la
peinture ou le cinéma. Tel Janus, le dieu à deux visages, l’Empire romain
brillerait à la fois par les grands accomplissements de sa civilisation, autant
qu’il serait terni par les excès des empereurs et des riches aristocrates. Le
peuple de Rome tend quant à lui à être considéré comme une masse oisive
obsédée par de sanglants spectacles. Combien de fois l’expression de
Juvénal « du pain et des jeux » n’est-elle pas aujourd’hui lancée à la face
d’une société du spectacle et du loisir qui serait un miroir du monde des
Romains ?
Les lieux communs sur l’Empire romain sont légion et demeurent. Il
serait tout d’abord erroné de le considérer comme un ensemble
monolithique et immuable. La Rome des Tarquins n’est en rien celle des
Antonins. Sur l’échelle du temps, les mutations politiques, sociales et
économiques façonnent le millénaire de l’histoire de Rome. Quant à
l’espace, la diversité des territoires et des peuples de l’Empire en fait
davantage une mosaïque aux mille couleurs plutôt qu’un monument d’un
blanc immaculé.
C’est là tout l’enjeu de la recherche actuelle que de rendre compte des
nuances avec lesquelles approcher la civilisation romaine. Malgré la
puissance hégémonique exercée par Rome de l’Angleterre au Sahara, de
l’Atlantique à l’Euphrate, l’appartenance à l’Empire se décline de bien des
manières pour les hommes et les femmes qui peuplent cet immense
territoire. Les identités, les langues ou les croyances se recomposent et se
mêlent à l’ombre des aigles de Rome. La puissance de Rome repose certes
sur l’ordre des armes, mais aussi sur la capacité à intégrer des populations
aussi variées que les Celtes de Gaule, les Grecs d’Europe et d’Asie Mineure
ou encore les Égyptiens.
Des nuances s’imposent encore lorsque sont scrutés les corps et les
âmes des Romains, leurs mentalités et leurs représentations. Les rapports
aux valeurs et à la morale se situent bien souvent à mille lieues des images
sensuelles et charnelles nées de l’imaginaire collectif. Rome est une société
de la norme religieuse, sociale ou culturelle. Elle conditionne
l’appartenance à un modèle civique exigeant où prime le sens des devoirs
au sein d’une communauté, à commencer par ceux accomplis envers les
dieux. Les négliger, c’est risquer de voir les puissances divines abandonner
la cité et de livrer les hommes aux pires maux.
Face aux malheurs du temps, les Romains sont parfois bien en peine
d’apporter des explications rationnelles lorsque les épidémies ou les forces
de la nature se déchaînent à travers l’Empire. Les vulnérabilités d’une
société, celle des Romains ou la nôtre, n’ont de cesse d’interroger et de
tourner le regard vers le passé. Les questionnements qui s’égrènent au fil
des chapitres de ce livre permettront donc de déceler les forces et les
fragilités de l’Empire romain, de constater certaines permanences entre les
Romains et nos sociétés, mais aussi d’apprécier la distance qui nous en
sépare bien au-delà d’une apparente familiarité.
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1

Rome a-t-elle été fondée en 753 av. J.-C. ?

Une charrue écorche la terre sur les rives du Tibre et laisse apparaître un
sillon autour du Palatin. C’est là la limite d’une cité qui, au fil des siècles,
étend ses frontières jusqu’aux confins du monde habité. Elle n’est pour
l’instant qu’un embryon, un rêve dans l’esprit de Romulus. Bientôt, le sang
de Rémus, versé par le geste fratricide, s’écoule dans le sillon fondateur. Le
prix payé pour son audace rappelle à chaque Romain la valeur sacrée de
cette frontière qui ceint la cité : le pomerium.
À l’intérieur de cet espace, Rome n’est encore qu’un village peuplé de
bergers sur lesquels Romulus exerce son autorité en tant que roi. L’interdit
qui est fait d’inhumer les morts à l’intérieur de cette limite est une manière
de signifier sa sacralité. Tout ce qui est en son sein ne saurait souiller les
citoyens descendants de Romulus. Néanmoins, la vallée du Forum fut une
nécropole à l’époque archaïque, avant que les morts n’y cèdent la place aux
vivants à partir du VIIIe siècle av. J.-C.
Cette première Rome est nommée la Roma quadrata, la Rome carrée,
en raison de la forme donnée par sa muraille primitive et qui correspond à
la limite définie par le fondateur. Tout au long de l’histoire de Rome, le
pomerium fut étendu à plusieurs reprises. C’est encore le cas à l’époque
impériale à l’occasion de certaines conquêtes, par exemple en 49 après celle
de la province de Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, sous le règne
de Claude. C’est ce que rappelle un cippe (stèle faisant fonction de borne)
actuellement conservé aux musées du Vatican, où l’on peut lire qu’après
avoir repoussé les frontières de l’Empire romain Claude étendit le
pomerium et le démarqua avec des bornes. D’une certaine manière, le geste
de Romulus est symboliquement reproduit. De même, lorsqu’une colonie
romaine est fondée, les monnaies peuvent représenter une pareille scène, où
une paire de bœufs tire la charrue destinée à creuser le sillon, comme une
répétition du mythe des origines.
Les Anciens manifestent le souci d’inscrire l’origine de leur cité dans
un passé prestigieux et légendaire où dieux et héros, par leurs exploits,
construisent le socle de l’identité civique par des actes fondateurs. Au
Ier siècle av. J.-C., les œuvres de Denys d’Halicarnasse ou de Tite-Live se

plaisent à proposer un récit ou une chronologie solidement établis, tel un


pont dressé entre le temps légendaire des origines et leur époque. À
l’extrémité de cette ligne du temps, dans les brumes des origines, la date du
21 avril 753 av. J.-C. s’impose comme le pivot qui fait entrer la petite
communauté agraire du Latium dans la marche de l’histoire. Des siècles
après, cette date canonique demeure le jour de naissance (dies natalis) de la
Ville éternelle, dont l’allégorie divinisée fait l’objet d’un véritable culte.
Sous le règne de l’empereur Hadrien, les travaux d’un immense temple
dédié à Vénus et Rome sont d’ailleurs lancés le 21 avril 121, comme une
matérialisation dans la pierre de l’événement. La fête des Parilia, dédiée à
la déesse des bergers Palès, finit par se confondre avec la commémoration
de la fondation de Rome.
Pourtant, la prudence s’impose face aux datations proposées avec
assurance par les auteurs anciens. Le caractère légendaire de Romulus, dont
plusieurs versions de l’histoire existent, conduit à remettre en cause
l’historicité de la date du 21 avril 753 av. J.-C. Les auteurs anciens auraient-
ils menti ? En réalité, certains d’entre eux, tel Tite-Live, ne sont pas naïfs et
émettent des doutes sur la véracité du récit de la légende. Parmi les
historiens contemporains, certains adoptent une lecture hypercritique de ces
récits légendaires et considèrent qu’ils ne peuvent rien apporter à la
connaissance historique.
Pourtant, la légende revêt sa part de vérité. Au sommet du Palatin, non
loin de la maison de l’empereur Auguste, les fouilles archéologiques ont
révélé en 1948 de modestes traces de trous de poteaux. Encore visibles
aujourd’hui, celles-ci indiquent la présence de cabanes datées du VIIIe siècle
av. J.-C. L’aspect de ces habitations est suggéré par les urnes funéraires en
forme de cabanes, caractéristiques de plusieurs régions de l’Italie de l’âge
du fer et appartenant à la culture villanovienne (Xe-VIIIe siècle av. J.-C.). Les
Romains situaient l’habitation de Romulus dans la zone sud-ouest du
Palatin. Par ailleurs, le mythe de la fondation est réactualisé par Auguste
qui s’approprie la symbolique des lieux en installant sa demeure à
proximité : la topographie induit une assimilation entre le fondateur de
Rome et le fondateur du Principat.
Les traces archéologiques de ces cabanes du Palatin sont souvent
sollicitées pour étayer l’idée que les premiers foyers de peuplement sur le
site de Rome correspondent à la chronologie de la légende, et donc à
l’époque supposée du règne de Romulus au VIIIe siècle av. J.-C. Néanmoins,
les apports de l’archéologie témoignent d’une implantation bien plus
précoce remontant au Xe siècle av. J.-C. sur le Palatin et d’autres collines de
Rome, sous la forme de petits villages. La Ville éternelle se révèle donc
âgée au moins de deux siècles de plus par rapport à la date avancée par la
tradition. Des traces d’occupation sont même attestées depuis le
Paléolithique et au cours du IIe millénaire av. J.-C. mais sans véritable
continuité.
Le site de Rome peut paraître hostile aux hommes en raison des crues
impétueuses du Tibre, mais aussi à cause de la présence de marais et donc
de maladies. Toutefois, il se situe sur un axe de communication stratégique,
en particulier pour le commerce du sel, un produit absolument essentiel
dans l’Antiquité pour la conservation des aliments tels les poissons et les
viandes. La via Salaria, qui s’étend entre Rome et la côte Adriatique, était
effectivement empruntée par les Sabins à l’époque archaïque pour le
commerce de la précieuse denrée.
L’histoire des origines de Rome reste difficile à appréhender avec
précision pour les archéologues et les incertitudes sont nombreuses. Par
exemple, les murs découverts sur les pentes nord du Palatin par
l’archéologue italien Andrea Carandini dans les années 1980 ont suscité des
débats parmi les spécialistes qui cherchaient à savoir si ces vestiges
devaient être interprétés comme les témoins d’un rite de fondation et donc
de la Roma quadrata.
Il semble vain d’espérer retracer précisément l’histoire des origines de
Rome en la démêlant du mythe. De la même manière que pour Athènes, un
synœcisme fut probablement à l’origine de la cité : c’est-à-dire l’union de
différents groupes villageois établis sur les collines et dans les vallées de
Rome en une seule communauté civique. Comme tout processus de
formation civique, les institutions et les cultes de la cité émergent de façon
progressive, alors que les textes littéraires livrent un récit simplificateur, où
tout apparaît de manière concentrée dans le temps grâce à l’action de
figures fondatrices. Le roi Numa, successeur de Romulus, est ainsi
considéré par la tradition antique comme étant à l’origine des principaux
cultes et traditions religieuses. Ces récits étiologiques – qui visent à donner
une explication imagée aux origines – permettent ainsi d’ordonner l’histoire
de la cité bien plus qu’ils n’apportent une vérité historique.
Le récit des premiers temps de Rome ne cesse d’être réécrit grâce aux
découvertes archéologiques réalisées ces dernières années, malgré les
problèmes posés par leur interprétation. Sur le Forum, en 2014, des vestiges
de structures en tuf datés entre le IXe siècle av. J.-C. et le début du
VIIIe siècle av. J.-C. ont ainsi été identifiés. Leur fonction semble avoir été
de contenir les eaux d’un petit affluent du Tibre.
En 2007, un autre site lié aux origines de Rome semble avoir été
identifié malgré des désaccords importants dans la communauté
scientifique. En contrebas du Palatin, non loin de la maison d’Auguste au
sud-ouest, une cavité est considérée comme le Lupercal, c’est-à-dire la
grotte où la louve aurait allaité Romulus et Rémus. Cette grotte ornée de
mosaïques était en tout cas révérée comme telle par les Romains des siècles
ultérieurs.
La louve symbolise à elle seule la fondation de Rome et le mythe des
origines. La célèbre statue de bronze des musées du Capitole figure parmi
les œuvres incontournables du parcours. Pourtant, longtemps considérée
comme une œuvre antique étrusque, il s’agirait en réalité d’une réalisation
médiévale, ce qu’ont confirmé des analyses récentes. Quant aux jumeaux,
nous savions déjà qu’ils étaient des ajouts de l’époque moderne. D’ailleurs,
le nom de la louve en latin, lupa, est ambivalent, car s’il désigne l’animal, il
signifie aussi « prostituée », ce que relèvent déjà les auteurs antiques.
Plus récemment, en 2020, une autre trace de cette topographie
légendaire des origines de Rome semble avoir été révélée à l’occasion de
fouilles menées sur le Forum romain. Sous les marches qui permettent
d’accéder au bâtiment de la curie de César, une structure assimilable à un
tombeau fut découverte. Les analyses et le croisement avec les textes
antiques autorisent à penser qu’il s’agirait du cénotaphe de Romulus, c’est-
à-dire un hérôon – monument élevé en mémoire d’un héros –, puisque c’est
de cette zone du Forum que le fondateur de Rome serait monté parmi les
dieux. Selon certaines traditions littéraires antiques, c’est ce que rappelle le
Lapis Niger, la pierre noire, situé non loin de là. Bien évidemment, cette
découverte n’atteste en rien l’existence de Romulus, mais elle témoigne de
la centralité de cette figure dans la mémoire des Romains.
Bien que légende, la date du 21 avril 753 a donc laissé des traces
tangibles à Rome et a profondément marqué l’imaginaire des Romains.
Encore aujourd’hui, chaque année, des événements de reconstitution ont
d’ailleurs lieu dans la ville le 21 avril, signe de la puissance encore
évocatrice des dates fondatrices.
2

La République romaine était-elle une démocratie ?

S.P.Q.R. : Senatus populusque Romanus. La célèbre devise de Rome,


présente encore aujourd’hui partout dans la capitale, rappelle à chacun quels
sont les deux piliers de la République romaine fondée en 509 av. J.-C. selon
la tradition. Cette année-là, le dernier roi de Rome Tarquin le Superbe,
considéré comme un tyran, bafoue la dignité des grandes familles romaines.
L’un de ses fils, Sextus Tarquin, commet l’irréparable en violant Lucrèce,
une femme de l’aristocratie romaine, et reste impuni de ce crime. Les
nobles romains, avertis du forfait, mènent donc une révolution afin de
venger l’honneur souillé de Lucrèce et obligent Tarquin le Superbe à fuir.
Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquinius Collatinus sont alors considérés
comme les deux premiers consuls de la République naissante.
La date de 509 av. J.-C. est habituellement utilisée comme un repère
majeur de l’histoire de Rome, au même titre que 753 av. J.-C. pour situer la
fondation de la ville. Pourtant, l’historicité du récit, de la date et des
protagonistes est fort douteuse. La naissance de la République est en réalité
un processus bien plus complexe et dilué dans le temps, masqué par le
caractère légendaire des récits. Les institutions de la République romaine se
sont développées de manière progressive et ne sont pas apparues d’un seul
tenant à cette date. Tite-Live admet ainsi que le Sénat existait à l’époque de
Romulus, alors que certaines magistratures sont apparues plus tardivement
par rapport à la naissance de la République. De même, la fonction de consul
n’apparaît pas dès 509 av. J.-C., mais il est probable qu’elle soit créée
plusieurs décennies plus tard.
Il est intéressant d’inscrire l’histoire de Rome dans une perspective plus
large et de considérer que celle-ci n’est pas la seule cité à être le théâtre de
bouleversements politiques majeurs durant cette période. En 508 av. J.-C.,
l’oncle de Périclès, le législateur Clisthène, mène des réformes qui posent
les fondements de la démocratie athénienne après la chute de la tyrannie des
Pisistratides. Ces mesures offrent alors plus de possibilités pour l’ensemble
des citoyens de prendre part aux affaires de la cité, grâce à un redécoupage
du territoire civique et à la création des dèmes.
Pourtant, contrairement à Athènes, la chute d’une royauté associée à
une tyrannie ne cède pas la place à une démocratie où règne l’isonomie,
l’égalité civique. L’usage du terme « République » ne doit pas induire en
erreur et laisser penser à une similarité avec le régime politique d’une
démocratie occidentale. L’expression res publica désigne avant tout la
chose publique et les affaires de la cité. Ajoutons que la société romaine aux
débuts de la République est profondément inégalitaire, y compris sur le plan
juridique et politique, car les nobles familles romaines patriciennes
jouissent d’une prééminence dans la cité au détriment des plébéiens et
dominent la vie politique. Gardons toutefois à l’esprit que la plèbe recouvre
des conditions sociales très diverses puisqu’on y trouve des indigents, des
paysans et des journaliers pauvres, des artisans de condition moyenne
bénéficiant de revenus tout à fait confortables, puis de riches plébéiens qui
ont parfois fait fortune dans les affaires et dont le niveau de vie peut égaler
celui des patriciens. Quoi qu’il en soit, la société romaine est structurée par
des inégalités sociales et économiques.
Dans la société romaine, les distinctions liées à la naissance sont
fondamentales, et l’appartenance à une gens, une lignée illustre, où l’on
peut compter des ancêtres honorables, est un gage de réussite dans la cité. Il
est alors possible de siéger au Sénat et de s’engager dans la carrière des
honneurs : le cursus honorum. Dans un premier temps, le jeu politique sous
la République reste donc entre les mains des familles patriciennes. La chute
de la monarchie permet avant tout une appropriation du pouvoir par les
puissantes familles aristocratiques et non un renversement de situation au
profit du peuple. Des restrictions juridiques traduisent également cette
hiérarchie. Jusqu’en 445 av. J.-C., date où est adoptée la lex Canuleia, les
mariages entre patriciens et plébéiens demeurent interdits.
Il est donc difficile de considérer la République comme une démocratie
à l’image de celle que connaît Athènes. Dans la Guerre du Péloponnèse,
l’historien Thucydide rapporte un éloge funèbre prononcé par Périclès en
l’honneur des soldats tombés au combat au tout début de la guerre contre
Sparte. Ce discours est l’occasion pour le stratège athénien de vanter les
mérites de la démocratie et ce qui en fait la grandeur. Il y rappelle entre
autres que l’obscurité de la condition n’est nullement un obstacle pour
exercer des responsabilités au sein de la cité des Athéniens et que chacun y
est reconnu pour son mérite, non pour sa naissance.
Afin de mieux saisir la nature de la République romaine et ses
particularités, il est éclairant de se référer aux Histoires de Polybe, Grec
originaire du Péloponnèse qui vécut au IIe siècle av. J.-C. Ce siècle est
marqué par l’expansion croissante de Rome en Méditerranée, surtout au
lendemain de la défaite de Carthage, à l’issue de la deuxième guerre
punique. L’Orient hellénistique, constitué des royaumes nés après la mort
d’Alexandre le Grand, tombe alors peu à peu sous la domination de l’aigle
et de la louve. Dans son œuvre, Polybe se fait le témoin des conquêtes
romaines : il se trouvait en effet au cœur des événements puisqu’il avait été
envoyé comme otage à Rome. Entre 167 et 150 av. J.-C., il résida dans la
prestigieuse famille des Scipions, sensible aux raffinements du monde
hellénique.
L’une des raisons d’être des Histoires de Polybe est d’expliquer les
fondements de la puissance romaine. Son séjour à Rome lui donne
l’occasion d’observer au plus près les rouages du système politique romain
et d’en saisir les principes. Plus largement, sa réflexion s’inscrit dans un
questionnement qui anime de nombreux historiens ou philosophes de
l’Antiquité, à propos du meilleur régime politique pour la cité, à la suite
d’Hérodote, de Platon ou d’Aristote.
Dans son œuvre, Polybe conceptualise le modèle de l’anacyclose. Cette
théorie suppose qu’au fil de son histoire toute cité est susceptible de
connaître une succession de différents types de régimes politiques. La
forme vertueuse de chaque régime est amenée à dégénérer en une forme
viciée de manière cyclique : la monarchie en tyrannie, l’aristocratie en
oligarchie, la démocratie en ochlocratie. Toutefois, dans le livre VI de ses
Histoires, Polybe admire l’organisation politique de Rome puisqu’elle
suppose un équilibre entre les principales formes de constitutions qui
existent dans le monde grec, c’est-à-dire entre la monarchie, l’aristocratie et
la démocratie.
Ainsi, selon lui, le pôle monarchique de la République romaine serait
incarné par les deux consuls, élus annuellement et qui sont les magistrats
suprêmes ; l’aristocratie est quant à elle représentée par le Sénat, conseil de
la cité constitué des grandes familles romaines ; enfin, la démocratie réside
dans les trois assemblées de citoyens, les comices, où ceux-ci peuvent voter.
Les prérogatives et le fonctionnement de ces assemblées sont spécifiques à
chacune. Cette répartition équitable des différentes formes de pouvoir
constitue ainsi un rempart contre l’hybris, la démesure, et la satisfaction des
intérêts personnels, susceptibles de déstabiliser la cité et de mener à la stasis
tant redoutée, c’est-à-dire la discorde.
La collégialité des magistratures, y compris pour les consuls, vise
justement à éviter toute dérive tyrannique, où un seul homme serait tenté de
monopoliser le pouvoir. Il faut souligner combien les Romains tiennent en
horreur la royauté depuis la chute de Tarquin, ce qui explique pourquoi
même la magistrature exceptionnelle de la dictature, exercée en situation de
crise grave, est limitée dans le temps. De plus, le dictateur est aussi secondé
par un maître de cavalerie.
Pourtant, ce modèle en apparence équilibré et harmonieux a été façonné
au gré des luttes intestines entre plébéiens et patriciens, qui ont mis à mal la
concorde civique aux premiers temps de la République. Les épisodes de
sécession de la plèbe en 495-494, 449 et encore en 287 av. J.-C. témoignent
des tensions paroxystiques qui traversent alors la cité. Les plébéiens
abandonnent en effet cette dernière en signe de désaccord sur des questions
politiques et juridiques. Par exemple, la première sécession avait entre
autres pour cause la possibilité pour les patriciens de réduire en esclavage
des plébéiens endettés. La topographie de la Ville éternelle conserve la
mémoire de ces antagonismes. L’Aventin est en effet la colline où, lors des
deux premières sécessions, la plèbe s’est retirée sous la protection de la
triade constituée des divinités Cérès, Liber et Libera qui y était honorée.
Son sanctuaire, fondé peu avant la première sécession, demeure donc
profondément affectionné par la plèbe, comme en opposition à la triade
capitoline formée par Jupiter, Junon et Minerve, davantage liée aux
patriciens.
Ces luttes permirent à la plèbe d’obtenir certaines avancées pour
défendre ses intérêts grâce à la création de la fonction de tribun de la plèbe,
d’abord au nombre de deux, puis finalement de dix. Leur rôle est de
constituer une sorte de contre-pouvoir face aux patriciens. Leurs pouvoirs
sont relativement étendus puisqu’il leur est possible de mettre un veto aux
décisions des magistrats ou de protéger les citoyens de ces derniers. Par
ailleurs, les tribuns de la plèbe bénéficient de la sacro-sainteté : toute
atteinte à leur intégrité physique est considérée comme un acte sacrilège.
Durant les séances du Sénat, ils peuvent se tenir devant les portes de la
curie qui demeurent ouvertes, sans être autorisés à y pénétrer. Les tribuns
peuvent ainsi prévenir toute décision qui serait dirigée contre les intérêts
des citoyens. Le Comitium, un espace circulaire en plein air aménagé
devant la curie, constituait un des lieux de réunion des citoyens rassemblés
en comices curiates et tributes. Il existe ainsi une véritable topographie de la
citoyenneté à Rome, comme à Athènes. Les votes, véritables rituels
politiques, pouvaient se dérouler dans les Saepta sur le Champ de Mars :
des enclos électoraux qui d’une certaine manière monumentalisaient les
droits politiques des citoyens réunis au sein des comices centuriates afin de
choisir les magistrats supérieurs. Des couloirs délimités par des cordes ou
des barrières de bois permettaient d’organiser les files et d’éviter les
fraudes.
Malgré tout, cette ritualisation du vote ne doit pas laisser imaginer une
démocratie, puisque le jeu politique est monopolisé par les grandes familles
tout au long de la République, qui se définit avant tout comme un régime
oligarchique et aristocratique. Le prestige et les intérêts de ces dernières
sont défendus avec vigueur par les sénateurs.
Cependant, en 367 av. J.-C., les lois licinio-sextiennes1 prévoient entre
autres que désormais chaque année soit élu un consul plébéien. Au fil des
générations, de riches plébéiens parviennent à obtenir d’importantes
responsabilités à la tête de la cité et peuvent s’allier aux patriciens : ils
forment ce que les Romains appellent la nobilitas. C’est le cas des frères
Gracques, Tiberius et Caius Gracchus, fils d’un consul plébéien qui, en 163
av. J.-C., avait épousé une femme patricienne nommée Cornelia, fille de
l’illustre Scipion l’Africain. Ces deux frères cherchèrent à défendre les
intérêts des plébéiens, surtout des plus vulnérables, par leurs lois agraires
proposées entre 133 et 123 av. J.-C. L’enjeu principal était de garantir une
meilleure répartition des terres entre les citoyens.
Certaines tentatives pour servir l’intérêt des plébéiens suscitent parfois
de violentes réactions, à l’image des lois agraires voulues par les
Gracques. Les deux frères périssent de manière violente en raison des
réactions hostiles déclenchées par leur politique. Au cours des IIe et
Ier siècles av. J.-C., une ligne de scission se dessine parmi les hommes

politiques romains entre les optimates, défenseurs de la primauté des


familles patriciennes, et les populares, qui comme Marius et Jules César
tiennent un discours répondant aux intérêts du peuple, et notamment des
catégories les moins favorisées. Sans être partisans d’une démocratie, ils
s’appuient sur les attentes du peuple qu’ils flattent par leurs discours et
leurs projets politiques. À la manière des populistes contemporains, ces
hommes politiques savent ainsi instrumentaliser les frustrations du peuple
dans un contexte de crise politique et d’opposition aux élites traditionnelles.

1. Du nom de leurs auteurs, Caius Licinius Stolon et Lucius Sextius Lateranus, ces lois ont été
votées en 367 av. J.-C.
3

Rome a-t-elle imposé sa culture dans les provinces ?

L’expansion de Rome, comme pour tout processus de conquête et de


colonisation, induit une diffusion de la culture du vainqueur. Les séductions
des spectacles au théâtre et à l’amphithéâtre, les plaisirs des thermes, le port
de la toge ou encore l’emploi du latin sont autant d’indicateurs des
mutations des sociétés et des cultures provinciales. L’expression
« romanisation » désigne ce processus de diffusion de la culture romaine.
Pourtant, ce terme couramment employé aujourd’hui mérite d’être discuté,
en partie pour la dimension idéologique qu’il peut véhiculer, mais aussi en
raison des nombreuses nuances qu’il convient de lui associer.
Dans les écoles de la IIIe République, l’explication du processus
civilisateur qui suit la conquête de la Gaule, où les Romains apportent une
forme de progrès aux peuples gaulois, est bien commode pour établir un
lointain parallèle avec la colonisation européenne, notamment en Afrique,
entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. L’exemple de Rome
fournit une justification de la mission civilisatrice de la France envers les
peuples colonisés, notamment par la langue, l’éducation, les axes de
communication ou encore l’urbanisme.
L’idée d’une telle mission n’est pas absente des mentalités romaines.
Dans la Vie d’Agricola, l’historien Tacite brosse le portrait idéal du
gouverneur. Cnaeus Julius Agricola, beau-père de l’auteur, avait autorité sur
la lointaine province de Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, entre
70 et 73, sous le règne de Vespasien. La conquête de l’île ne fut entreprise
par Claude que quelques décennies auparavant, à partir de 43. C’était donc
un territoire récemment tombé sous la domination romaine et où le
processus d’intégration se poursuivait pleinement.
L’éloge qu’il fait du gouverneur permet à Tacite de mentionner les effets
bénéfiques de la présence romaine. Elle est la source d’une amélioration
notable des conditions de vie des peuples bretons, perçus comme de
lointains Barbares. Une tablette du site de Vindolanda, dans le nord de
l’Angleterre, datée de la fin du Ier siècle et qui fait état de leurs pratiques
guerrières, les désigne comme des Brittunculi1. Le diminutif placé à la fin
du nom induit une forme de mépris pour les autochtones, quasiment sur le
ton de l’injure, et donc un sentiment de supériorité de la part des Romains.
La soumission de ces Barbares passe alors par le développement des
différentes infrastructures énumérées par Tacite. Agricola a ainsi contribué
à l’édification de temples, de places publiques et de portiques, d’habitations
et bien évidemment de bains. Autant d’éléments susceptibles de renforcer
leur docilité. Agricola n’hésite pas à soutenir ceux qui prennent part à ce
développement urbanistique et réprimande ceux qui se montrent
récalcitrants. L’éducation à la romaine et l’apprentissage du latin sont aussi
encouragés pour les fils des élites locales. Tacite déclare que les Bretons
méprisaient auparavant le latin, alors qu’à présent beaucoup souhaitent le
parler couramment. Le port de la toge traduit également la volonté
d’adopter le modèle du conquérant2. Elle est un signe d’assimilation pour
Rome puisque la province de Gaule transalpine était surnommée la Gallia
togata, la Gaule en toge.
Néanmoins, certaines réserves sont émises par Tacite au sujet de ces
transformations du cadre de vie. Il regrette que les Bretons succombent aux
vices liés au développement du confort, notamment avec le goût des bains –
songeons notamment aux thermes de Bath (Aquae Sulis) construits peu
après la conquête – et des banquets. L’amollissement des peuples de
Bretagne altère leurs qualités morales et guerrières. Dans la Germanie,
Tacite reconnaît au contraire les vertus et la forme de pureté des mœurs et
du corps qui caractérisent les Germains. Le Barbare incarne l’altérité
absolue, mais il est comme un miroir en négatif des Romains afin de mieux
souligner leur corruption engendrée par le luxe.
L’œuvre de Tacite est bien souvent empreinte d’un discours moral où
sont défendues les vieilles valeurs romaines, comme on peut le constater
dans les Annales par exemple. Selon une logique déterministe, la rudesse
des conditions de vie et du climat en Germanie ne peut que façonner des
hommes et des femmes à l’image de leur milieu3. Le Barbare, germanique
ou celte, n’est donc pas nécessairement méprisé et une certaine dignité peut
lui être reconnue, même dans la défaite et la captivité. C’est ce qu’attestent
les sarcophages de la fin du Haut-Empire, tels le grand sarcophage Ludovisi
ou celui de Portonaccio, conservés au Musée national romain à Rome.
L’antagonisme entre civilisation et barbarie mérite ainsi certaines nuances.
L’archéologie de l’urbanisme étaye les propos de Tacite et démontre de
façon nette la diffusion du modèle décrit par l’historien. Le pouvoir
d’attraction du mode de vie à la romaine est inhérent aux villes, véritables
vitrines de la romanité. Il faut toutefois opérer une distinction entre les
provinces d’Occident et celles d’Orient. Dans ces dernières, l’urbanisme
s’était très largement développé à l’époque hellénistique, et parfois depuis
des millénaires dans le cas des cités du Levant. En Occident, notamment en
Gaule, en Germanie ou en Bretagne, le modèle de la ville gréco-romaine
était absent, excepté sur la côte méditerranéenne avec les fondations
coloniales grecques comme Marseille. Cependant, il convient de nuancer
l’image d’une Gaule couverte de forêts et de simples villages constitués de
huttes avant l’arrivée de Rome. Il est prouvé que les terres étaient très
largement mises en culture et les espaces forestiers entamés par des
défrichements. Les oppida du monde celte, des sites fortifiés souvent en
hauteur, peuvent témoigner d’une proto-urbanisation, tel le site de Corent,
situé dans le Puy-de-Dôme sur le territoire des Arvernes. En 2011, un
édifice public identifié comme une forme de théâtre et érigé avant la
conquête romaine a été mis au jour. Les hypothèses formulées font de ce
bâtiment un lieu de réunions politiques pour les élites du peuple arverne.
Une agglomération comme celle-ci représente déjà un pôle de pouvoir, ce
qui est le propre de la ville.
Les élites locales jouent un rôle central dans le processus de diffusion
de la culture romaine : elles constituent de véritables relais de la romanité.
Rome s’appuie bien souvent sur les élites établies avant la conquête afin
d’asseoir sa domination. Dans les cités grecques, il peut s’agir de grandes
familles de notables qui ont, au fil des générations, accédé à de grandes
magistratures. En Occident, notamment dans le monde celte, les familles
aristocratiques ont pu développer leur prestige par les activités guerrières,
source d’une autorité nécessaire pour exercer des fonctions de
commandement. Les élites sont les interlocutrices de Rome. Le pouvoir
romain cherche à les fidéliser et à contrôler les territoires à l’échelle locale à
travers elles. Les élites d’hier conservent leur position sociale et
économique et cette continuité ouvre la voie à une forme de consensus entre
les indigènes et Rome. Les populations indigènes voient ainsi l’intérêt qu’il
peut y avoir à servir Rome au sein de sa cité. Il en résulte une sorte
d’émulation dans les manifestations de loyauté ainsi que dans l’imitation du
conquérant, notamment par le mode de vie et par l’organisation politique en
cité.
Sur le plan archéologique, d’un bout à l’autre de l’Empire, l’habitat
constitue un bon indicateur de ce processus. Sur le modèle de la domus, de
riches demeures élitaires fleurissent à travers les provinces, comme on peut
le voir encore aujourd’hui à Saint-Romain-en-Gal, en face de Vienne
(Rhône), qui formait une véritable petite Rome à l’image d’autres colonies
occidentales, ou encore à Vaison-la-Romaine (Vaucluse). L’architecture, les
décors peints, les mosaïques ou le mobilier imitent les riches habitations de
Rome ou des cités italiennes. En matière de peinture, la diffusion des styles
pompéiens dans les provinces illustre ce mimétisme, surtout aux deux
premiers siècles de l’Empire. On voit se multiplier des trompe-l’œil, des
natures mortes ou encore des sujets mythologiques sur des parois colorées
du rouge pompéien ou de noir, comme on peut en trouver chez les élites des
cités vésuviennes.
L’exemple du palais de Fishbourne, découvert dans le sud de
l’Angleterre près de Chichester, témoigne bien de la propagation de l’art de
vivre à la romaine. Il s’agit d’une des plus grandes demeures aristocratiques
d’époque romaine découvertes en Occident. Cet immense complexe
résidentiel, décoré de façon somptueuse, a des dimensions d’exception en
comparaison de celles habituellement rencontrées pour une riche domus.
Selon les hypothèses, ce palais aurait été la propriété d’un notable du nom
de Tiberius Claudius Cogidubnus. Le fait qu’il possède les tria nomina
(trois noms) indique qu’il avait reçu la citoyenneté romaine. Le surnom de
Cogidubnus suggère une origine autochtone malgré le suffixe en -us. Celui-
ci était effectivement le chef de la tribu des Regnenses. Tacite dit que Rome
s’appuya très largement sur lui pour exercer son emprise sur la région, et
qu’elle avait pour usage de se reposer sur les rois pour mieux asservir4.
La construction de sa demeure remonte aux années 70 apr. J.-C., soit
environ trois décennies après la conquête de la province de Bretagne par
Claude. Cette proximité chronologique est significative de la prédisposition
des élites locales à adopter rapidement le mode de vie du vainqueur. Des
nuances s’imposent cependant, car la romanisation de la province de
Bretagne reste en réalité très superficielle du fait de sa conquête tardive. Ce
sont surtout les villes, en particulier les colonies, qui constituent des pôles
de la romanité. Il n’est pas anodin que cette province soit une des premières
évacuées par Rome au début du Ve siècle.
En outre, malgré le pouvoir d’attraction de la culture du vainqueur, les
identités locales ne s’estompent pas totalement sous les effets de la
conquête, elles peuvent aussi perdurer et se recomposer. L’Empire doit
davantage être considéré comme une véritable mosaïque culturelle que
comme un espace homogène sur le plan linguistique, ethnique ou religieux
par exemple. Le concept de « romanisation » suppose une action volontaire
de Rome et qui serait univoque. Il tend à masquer une réalité beaucoup plus
contrastée.
Les espaces ruraux sont moins transformés dans la mesure où le mode
de vie romain est étroitement lié à la ville. Des exceptions peuvent toutefois
être relevées, comme dans les campagnes du nord-est de la Gaule où l’on
peut trouver des établissements religieux ou de divertissement. Par exemple
à Grand, dans les Vosges aujourd’hui, un amphithéâtre est construit à la fin
du Ier siècle sur le territoire des Leuques, capable d’accueillir environ
17 000 spectateurs. Or, celui-ci se situe sur le territoire de la cité et non au
cœur du chef-lieu. On devine que les habitants de la ville, mais aussi des
campagnes, se réjouissaient d’assister aux chasses et aux combats de
gladiateurs donnés dans l’arène.
L’archéologie et les textes témoignent de la persistance des usages
antérieurs à l’arrivée de Rome, notamment en ce qui concerne les pratiques
alimentaires. Au IIe siècle, lors de ses pérégrinations en Égypte, le médecin
Galien décrit ainsi des Alexandrins qui consomment de l’âne et du
chameau. En Asie Mineure, il donne la recette de gâteaux faits de céréales
typiques de la région5. De la même manière, différents types de boissons
issues de la fermentation des céréales sont mentionnés par Pline l’Ancien
dans l’Histoire naturelle en Égypte, en Gaule ou en Espagne6.
L’épigraphie représente aussi un bon indicateur des permanences ou des
mutations des identités et des cultures locales, par l’onomastique ou
l’emploi de la langue. Surtout, les dédicaces faites aux dieux nous
renseignent sur la vivacité des cultes indigènes et leur coexistence avec le
panthéon romain, tant en Occident qu’en Orient. Ainsi en Gaule, le dieu
Sucellus rencontre une ferveur qui ne se dément pas à l’époque impériale.
Celui-ci est habituellement représenté sur des reliefs ou des statuettes
équipé d’un maillet ; un chien se tient parfois à ses côtés. Les Romains
avaient une propension à désigner une divinité d’un autre peuple par le nom
de la divinité romaine qui leur semblait la plus proche. Tacite désigne ce
phénomène par l’expression interpretatio romana. Aussi Sucellus est-il
fréquemment associé au dieu romain des forêts Sylvanus. À Grand, non loin
de l’amphithéâtre mentionné précédemment, Apollon est associé au dieu
solaire celte Grannus. À l’autre extrémité de l’Empire, en Syrie, le culte du
dieu Baal conserve aussi toute son importance. Cependant, Rome éprouvait
une certaine méfiance envers les druides dans le monde celte, suspectés de
contribuer à la contestation de l’autorité romaine, au point que Tibère et
Claude luttèrent ardemment contre ce groupe pour le faire disparaître7.
Dans certains territoires, les particularismes locaux ne cèdent que très
peu face à l’influence romaine. C’est le cas de l’Égypte, où l’héritage des
époques pharaonique et ptolémaïque conserve toute sa force sous l’Empire.
Les textes épigraphiques et papyrologiques témoignent de cette permanence
puisque le grec et l’égyptien y sont principalement employés, tandis que
l’usage du latin est rare. Les hiéroglyphes traditionnels ne sont guère plus
utilisés, sauf pour les textes sacrés et les inscriptions monumentales. La
dernière inscription rédigée au moyen de cet alphabet date de 394 et a été
retrouvée au sanctuaire de Philae, consacré à Isis. Tout au long de l’époque
romaine, en Égypte, aux côtés du grec, la langue égyptienne est écrite grâce
aux alphabets démotique et hiératique qui en sont des adaptations
simplifiées.
À l’échelle plus large de l’Orient méditerranéen, le grec demeure la
langue principalement utilisée, aussi bien en littérature que pour les actes
administratifs du quotidien. L’Empire est en réalité bilingue, comme le
prouve l’existence à Rome de bibliothèques grecques et latines à l’époque
impériale, et les élites romaines se doivent de maîtriser la langue d’Homère.
À l’inverse, l’armée est un vecteur de diffusion du latin, car les ordres y
sont donnés dans cette langue. Le latin apparaît aussi dans les inscriptions
officielles des colonies et des municipes. Néanmoins, certaines cités des
confins de la Syrie comme Palmyre, qui reçoit le titre de colonie sous
Caracalla, gravent leurs inscriptions en grec et en palmyrénien, une langue
issue de l’araméen. Les particularismes locaux y sont très forts, comme en
témoignent les monuments funéraires de la cité caravanière, où les habits
revêtus par les défunts sont davantage ceux du monde oriental, notamment
perse, que ceux du monde gréco-romain.
Les transferts culturels ne s’opèrent donc pas de manière univoque.
C’est ce que prouve l’introduction à Rome des cultes dits « orientaux » –
une appellation qui mérite d’être discutée en raison de leur hétérogénéité –
où des divinités originaires d’Asie Mineure, de Syrie, d’Égypte comme Isis
et Sérapis sont vénérées et possèdent leur sanctuaire. À l’époque impériale,
il faut aussi souligner le succès du dieu Mithra, originaire du monde iranien,
et dont le culte se développe dans tout l’Empire. Ce dieu est représenté sous
les traits d’un jeune homme coiffé d’un bonnet phrygien égorgeant un
taureau. Ce culte initiatique, célébré dans des espaces souterrains, revêt une
symbolique liée au cycle de la vie et de la mort. Marchands et militaires
figurent parmi les vecteurs privilégiés de la circulation des croyances à
travers le monde romain. À Bordeaux, où un mithraeum a été découvert, on
trouve mention dans l’épigraphie d’habitants venus de Germanie, d’Asie
Mineure, d’Hispanie ou de Mésie. En outre, la population de Rome, très
cosmopolite, comprend de nombreux Orientaux, notamment des Syriens, ce
qui fait dire à Juvénal que l’Oronte, fleuve syrien, s’est déversé dans le
Tibre, une manière de signifier qu’à ses yeux Rome subit une véritable
invasion venue de l’étranger8.
1. Tablette de Vindolanda no 164.

2. Tacite, Vie d’Agricola, XXI.

3. Tacite, Germanie, IV.

4. Tacite, Vie d’Agricola, XIV.

5. Galien, Sur les facultés des aliments, I, 2-3.

6. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXII, 164.

7. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXX, 13 ; Suétone, Claude, 25.

8. Juvénal, Satires, III.


4

Lyon était-elle la capitale des Trois Gaules ?

Les Lyonnais aiment encore aujourd’hui rappeler que leur ville fut la
capitale des Gaules dans l’Antiquité. L’archevêque de Lyon porte d’ailleurs
le titre de primat des Gaules. Mais est-il pour autant possible de considérer
Lyon comme capitale de toute la Gaule, à la manière d’une capitale
nationale ? Les réalités administratives et politiques de la Gaule romaine
sont en fait beaucoup plus nuancées.
Il est indéniable que Lugdunum figure parmi les cités les plus
importantes de Gaule. Celle-ci fut fondée en octobre 43 av. J.-C. par un
lieutenant de Jules César : Lucius Munatius Plancus, qui implanta des
vétérans légionnaires sur le site de la colonie. Au lendemain de la mort de
César en 44 av. J.-C., la Gaule était divisée en deux grandes provinces : la
Gaule transalpine au sud, conquise depuis le IIe siècle av. J.-C. et déjà bien
intégrée à l’Empire ; la Gaule chevelue, au nord, qui formait alors un vaste
ensemble.
Dans son œuvre de réorganisation de l’Empire, l’empereur Auguste,
épaulé par son gendre Agrippa, procède à un redécoupage de la Gaule
chevelue en trois provinces distinctes : l’Aquitaine, la Belgique et la
Lyonnaise. Quant à la Gaule transalpine, elle devient alors la Gaule
narbonnaise. La Gaule lyonnaise recouvre un large territoire qui s’étend de
Lyon à la Bretagne actuelle. Lyon devient la capitale de cette province.
Lutèce, le futur Paris, ne détient alors qu’une importance secondaire et ne
se distingue pas particulièrement des autres cités gauloises. Lyon gagne en
revanche un rayonnement considérable, notamment en raison de sa position
géographique tout à fait stratégique.
Le grand réseau de routes développé par Agrippa en Gaule (via
Agrippa) est centré sur Lyon, d’où partent quatre grandes routes : une vers
la Narbonnaise et le delta du Rhône ; une vers le Rhin, notamment Trèves ;
une vers l’Océan, c’est-à-dire la Manche et Boulogne-sur-Mer ; une
quatrième en direction de l’Aquitaine et Saintes. Ces routes ne sont pas
seulement des voies qui permettent aux soldats de se déplacer rapidement,
mais elles sont aussi de formidables axes commerciaux très dynamiques qui
font la prospérité de Lyon. L’axe constitué par le Rhône puis la Saône en
fait un centre névralgique pour les échanges, et de nombreuses
marchandises sont redirigées vers la frontière de Germanie, où les soldats
représentent un marché important, par exemple pour le vin.
En tant que capitale de province, Lyon était la résidence du gouverneur,
dont le palais se situait peut-être au-dessus du théâtre de Fourvière selon
certaines hypothèses, au niveau de la structure présentée parfois comme le
« temple de Cybèle ». Certains gouverneurs de Lyonnaise furent illustres, à
l’image de l’empereur Septime Sévère qui avant d’accéder à la pourpre
dirigea la province.
En tant que colonie romaine, ses fonctions et institutions ne différaient
guère de celles des autres cités qui possédaient le même rang. La présence
d’une cohorte urbaine la distinguait cependant, car seule Carthage possédait
également un tel privilège en dehors de Rome. Son rôle était d’assurer la
sécurité et l’ordre dans la colonie. Cette disposition était sans aucun doute
justifiée par la présence d’un atelier monétaire à Lyon. Des monnaies
étaient déjà émises après la fondation de la colonie, puis Auguste permit
finalement l’implantation d’un atelier monétaire impérial en 15 av. J.-C., ce
qui était exceptionnel. Son activité se poursuivit au cours du Ier siècle avant
de connaître différentes périodes d’interruption puis de disparaître au
IIIe siècle. Ces productions permettaient notamment de fournir la solde des
soldats stationnés en Germanie.
Sur le plan religieux, la colonie possède son sanctuaire municipal dédié
au culte impérial, ce qui n’a rien d’original. Néanmoins, à proximité du
cœur de Lugdunum, se situe un grand sanctuaire fédéral pour ce culte,
commun à l’ensemble des cités des Trois Gaules, lesquelles sont au nombre
de soixante. Une précision s’impose, car sur le plan administratif, le site de
ce complexe ne relève pas directement de la colonie de Lugdunum, mais il
s’agit d’un pagus, c’est-à-dire une agglomération secondaire dénuée du
statut de cité (civitas). Son nom, Condate, terme celte signifiant le
« confluent », indique la situation géographique du site, qui se dresse entre
la Saône et le Rhône.
Le sanctuaire se trouvait sur l’actuel site de la colline de la Croix-
Rousse. Il fut fondé en 12 av. J.-C. dans le contexte des campagnes menées
par les légions d’Auguste en Germanie afin de s’emparer des terres situées
entre le Rhin et l’Elbe. Pour garantir le succès de ces opérations, Rome
devait s’assurer de la fidélité des provinces supposées constituer une base
arrière stable et loyale pendant que les forces romaines étaient déployées
face aux Germains. Au même moment, un recensement suscitait la colère
des Gaulois, puisqu’il devait permettre de mieux fixer l’impôt. Les
opérations furent menées par Drusus. Il était le beau-fils d’Auguste
puisqu’il était un fils de Livie issu d’un mariage précédent, et donc le frère
du futur empereur Tibère. C’est aussi lui qui fut à l’initiative de la fondation
du sanctuaire des Trois Gaules.
Plusieurs éléments le composent, à commencer par un autel consacré à
Rome et à Auguste qui constitue l’élément central. Il ne subsiste rien de cet
autel aujourd’hui, si ce ne sont des colonnes utilisées en remploi dans le
chœur de l’église Saint-Martin d’Ainay située sur la Presqu’île. Son
apparence nous est connue grâce à des monnaies qui le représentent. On
peut y voir un autel encadré par deux grandes colonnes, chacune surmontée
d’une Victoire tenant une couronne de laurier. L’autel était orné de reliefs
représentant des guirlandes végétales, notamment de chêne, dont certains
sont conservés et actuellement exposés au musée Lugdunum de Fourvière.
Strabon rapporte également que soixante statues qui personnifiaient les
différents peuples se dressaient à proximité de l’autel.
La localisation exacte de l’autel, probablement sur les pentes de la
colline, est incertaine et fait l’objet de plusieurs hypothèses. C’est là
qu’étaient accomplis les sacrifices dans le cadre du culte impérial. Il existait
aussi un bosquet sacré, mentionné par les textes. De tels lieux étaient
considérés comme habités par des divinités. Un temple semble avoir
également été construit à proximité, mais sans qu’aucune trace
archéologique ait été identifiée.
L’autre pôle majeur de ce site est l’amphithéâtre, dont les vestiges sont
toujours visibles au pied de la colline, bien qu’une partie soit toujours
enfouie sous la chaussée. Cet édifice de spectacles fut aménagé dans un
second temps, en l’an 19 sous le règne de l’empereur Tibère, comme
l’atteste une inscription monumentale exposée aujourd’hui au musée
Lugdunum. Celle-ci nous apprend que c’est le notable Caius Julius Rufus
du peuple des Santons, dont Saintes était le chef-lieu, qui fit ériger cet
édifice à ses frais à l’aide de son fils et de son petit-fils. Il occupa la charge
prestigieuse de prêtre de Rome et d’Auguste. Cette prêtrise, dont le titulaire
était choisi annuellement, fut occupée pour la première fois par Caius Julius
Vercondaridubnus, et visait à superviser les activités du sanctuaire fédéral.
L’amphithéâtre connut ensuite une phase d’extension sous le règne
d’Hadrien, peut-être à l’occasion d’une visite de l’empereur au début des
années 120.
Chaque année, le 1er août, des représentants des soixante cités des Trois
Gaules se réunissent en ces lieux. La date n’est pas choisie au hasard
puisqu’il s’agit de l’anniversaire de la prise d’Alexandrie en 30 av. J.-C. par
Octavien, au lendemain de la bataille d’Actium, en 31 av. J.-C., au cours de
laquelle Cléopâtre et Marc Antoine furent vaincus. Pour Octavien, devenu
Auguste en 27 av. J.-C., cette date s’inscrit pleinement dans l’idéologie de
la victoire défendue par l’empereur, et c’est donc une manière d’y associer
les provinciaux.
Il ne faudrait pas cependant distinguer dans cette assemblée de notables
l’ancêtre lointain de notre Assemblée nationale. Ses prérogatives sont en
effet assez circonscrites et consistent avant tout à décider des honneurs à
rendre à l’empereur et à sa maison dans le cadre du culte impérial. Cette
assemblée peut aussi éventuellement émettre des récriminations à
l’encontre d’un gouverneur qui se montrerait malavisé envers les
administrés de sa province, mais il ne s’agit en aucun cas d’un contre-
pouvoir face au prince. Ce sanctuaire fédéral ne fait donc pas de Lyon une
capitale interprovinciale sur le plan politique. En outre, une telle assemblée
n’est pas un cas unique, puisqu’il en existe en d’autres espaces de l’Empire,
aussi bien en Occident (concilium), comme en Espagne, que dans les
provinces de l’Orient grec (koinon). Elles sont à voir avant tout comme un
échelon intermédiaire entre les cités d’une province et le pouvoir impérial et
où une forme de dialogue peut s’établir.
Lyon possède malgré tout certains rapports privilégiés avec le pouvoir
impérial puisque Auguste lui-même y séjourne à plusieurs reprises, en
particulier dans le cadre de la réorganisation des provinces gauloises. En
39-40, l’empereur Caligula réside à Lyon, ville dans laquelle il s’illustre par
l’organisation d’un concours d’éloquence, où les vaincus doivent couronner
les vainqueurs. Ceux dont les compositions sont trop médiocres doivent les
effacer à l’aide de leur langue ou d’une éponge, et sont menacés d’être
battus avant d’être jetés dans le fleuve. Cette scène rapportée par Suétone
est par ailleurs représentée par une grande peinture du XIXe siècle du grand
amphithéâtre de l’université Lumière Lyon 2.
En outre, le 1er août 10 av. J.-C., le futur empereur Claude naît à Lyon
lors du séjour de son père Drusus, mentionné précédemment. Ce lien avec
Lugdunum joue probablement un rôle dans l’ardeur manifestée par Claude
en 48, lorsqu’il plaide à Rome pour que les notables des Trois Gaules ayant
obtenu la citoyenneté romaine puissent intégrer le Sénat. C’est là l’objet du
discours retranscrit sur la Table claudienne, une grande plaque de bronze
qui était exposée à proximité immédiate du sanctuaire, et conservée
aujourd’hui au musée Lugdunum. Elle est une manière d’exprimer la fierté
de s’être vu accorder ce privilège immense, mentionné également par Tacite
dans les Annales1. Néron manifesta également une forme de sollicitude à
l’égard de Lyon puisque selon Sénèque la cité fut victime d’un terrible
incendie en 65. Ce désastre lui valut d’être aidée financièrement par
l’empereur à hauteur de 4 millions de sesterces, la même somme offerte par
Lyon un an avant à Rome lors du grand incendie de la capitale2.
Un autre empereur naquit à Lyon : Caracalla en 188, alors que son père
Septime Sévère était gouverneur de Gaule lyonnaise. Néanmoins, après la
mort de Commode, l’Empire entre dans une période de guerre civile où
plusieurs compétiteurs s’affrontent pour le pouvoir impérial. Parmi ceux-ci,
Clodius Albinus, qui était gouverneur de Bretagne. Ce dernier avait pris
position à Lyon où l’attaqua Septime Sévère, prétendant au pouvoir depuis
193. Lyon fut alors le théâtre d’une bataille en 197, pendant laquelle
Albinus fut vaincu et perdit la vie. Lugdunum avait fait le choix du mauvais
camp et en paya le prix fort. La colonie fut punie par Septime Sévère qui
finit par l’emporter sur tous ses rivaux. Les élites de la cité qui s’étaient
positionnées pour le vaincu furent sans doute durement réprimées. Il est
difficile d’apprécier véritablement les effets de l’épisode sur le sort de
Lugdunum, mais l’archéologie atteste un déclin progressif de la cité au
cours du IIIe siècle. La colline est progressivement abandonnée au profit des
rives de la Saône situées à son pied. Jusqu’à la fin de l’Empire, elle ne
retrouva jamais son importance d’antan. À l’époque tardive, d’autres cités
comme Arles et Autun reçoivent à leur tour les faveurs du pouvoir impérial
et se hissent dans la hiérarchie des cités.

1. Tacite, Annales, XI, 23-25.

2. Sénèque, Lettres à Lucilius, XII, 91 ; Tacite, Annales, XVI, 13.


5

La présence romaine était-elle un fardeau pour


les provinciaux ?

Des péplums aux albums d’Astérix, la domination romaine sur les


territoires conquis est souvent représentée par le prisme de l’oppression et
de l’exercice de la violence, par exemple dans Quo Vadis, Spartacus ou Ben
Hur. On peut ainsi voir des patrouilles de soldats sur les routes de l’Empire,
destinées à annihiler toute opposition, et des populations écrasées par la
soumission à l’impôt. L’histoire biblique tient aussi un rôle dans cet
imaginaire collectif puisque les contemporains de Jésus de Nazareth sont
dans l’attente d’un messie libérateur de l’occupation romaine, et ce sont
également des soldats romains qui se tiennent au pied de la croix.
Il est indéniable que les périodes de conquête des provinces, puis leur
pacification, se sont parfois accompagnées d’un usage de la violence contre
les peuples envahis. Selon Plutarque, la guerre des Gaules, qui s’étend entre
58 et 52 av. J.-C., avec des opérations de pacification se poursuivant en 51-
50 av. J.-C., ne fit pas moins d’un million de morts du côté des Gaulois, et
autant d’individus réduits en esclavage1. Les guerres de conquête sont en
effet des pourvoyeuses importantes de main-d’œuvre servile. La prudence
est toujours de rigueur face aux chiffres avancés par les auteurs anciens,
mais ceux-ci laissent entrevoir malgré tout la lourdeur du bilan.
Cependant, durant cette même guerre, il faut bien voir que certains
peuples gaulois se sont rangés du côté de Rome, à l’image des Éduens qui
s’y étaient alliés avant la conquête. Ainsi, le druide Diviciacos, qui
appartient à ce peuple, manifeste son soutien aux Romains et à César dès
avant l’arrivée des légions. Il entretenait même des relations avec Cicéron,
qu’il rencontra lors de sa venue à Rome2. Il n’en fut pas de même de son
frère Dumnorix qui s’opposa à César et le paya du prix de sa vie.
Malgré ces rapports contrastés avec les peuples dominés, des exactions
notoires sont parfois commises par les soldats de Rome. Sous le règne de
Néron, dans la province de Bretagne conquise par son prédécesseur Claude
dans les années 40, une terrible rébellion survient en réaction à un crime
perpétré par des militaires romains. Le roi du peuple des Icéniens,
Prasutagos, mort en 60 ou 61, prévoyait dans son testament de partager son
héritage et son royaume entre son épouse Boudicca et Rome. Il s’agissait là
d’une manière d’afficher sa loyauté envers Rome et de conserver une forme
d’autonomie.
Cependant, Catus Decianus, un envoyé de Rome avec la fonction de
procurateur, fit preuve d’une cruauté et d’une avidité sans bornes. Il n’hésita
pas à ponctionner plus que de raison les Bretons, mais aussi à les humilier.
Boudicca fut battue à coups de verge, tandis que ses deux filles furent
violées sous ses yeux3. La révolte qui suivit, racontée par Tacite, fut d’une
ampleur sans précédent, et les Icéniens entraînèrent à leurs côtés d’autres
peuples. L’heure était grave pour Rome, au point que même dans la colonie
de Camulodunum (Colchester) le temple de Claude divinisé fut incendié,
signe par excellence du rejet de la domination de Rome. Les cités de
Londres et Verulamium (St Albans) furent aussi durement touchées par les
combats et les pillages. Le gouverneur de Bretagne, Caius Suetonius
Paulinus, finit par l’emporter sur Boudicca. Selon Tacite, celle-ci mit fin à
ses jours par le poison.
Durant le Haut-Empire, peu de territoires connurent des révoltes d’une
telle envergure. À deux reprises, la Judée s’embrasa sous les règnes de
Néron et d’Hadrien, nécessitant l’intervention des légions et un
rétablissement de l’ordre au prix de guerres terribles. À l’issue de la
première guerre, achevée sous Vespasien, le temple de Jérusalem fut détruit
en 70. Sous Hadrien, la répression impitoyable aurait fait 180 000 morts
selon Dion Cassius et, de manière exagérée, l’historien du IIIe siècle dit que
la Judée tout entière devint un désert4. La ville de Jérusalem aurait même
été alors interdite aux Juifs. Dans le cas de la Judée, au-delà des
considérations politiques et fiscales, les croyances messianiques et
eschatologiques ont alimenté le rejet de la domination romaine.
Parfois, Rome ne parvint pas à imposer sa domination, comme ce fut le
cas en Germanie où trois légions furent taillées en pièces lors du désastre de
Teutobourg en 9 apr. J.-C. Dans les années qui précédèrent cet événement,
les Romains avaient commencé à s’établir entre le Rhin et l’Elbe, comme
l’atteste l’archéologie. Après la bataille, ces installations furent
soudainement abandonnées et Rome renonça à se fixer au-delà du Rhin. Le
processus de colonisation et de réduction en province était entamé, et les
élites locales étaient peu à peu associées. Arminius, du peuple des
Chérusques, avait ainsi obtenu la citoyenneté romaine et même intégré
l’ordre équestre. Il était un interlocuteur en qui Rome avait confiance. Il fut
pourtant celui à l’origine de l’embuscade dans laquelle furent prises au
piège les légions du général Varus à Teutobourg. Le poids de la fiscalité
nouvellement imposée par Rome joua certainement un rôle dans ce
mouvement de rejet de Rome. En effet, Velleius Paterculus émit certaines
critiques contre Varus qui ne s’était pas méfié de la fourberie des Germains,
en agissant comme si c’était un territoire pacifié et où toute velléité
guerrière s’était estompée5.
Néanmoins, certaines révoltes de nature fiscale n’avaient pas
nécessairement pour but de rejeter la présence romaine, mais plus de
contester la politique menée. Ce fut le cas dans le nord de la Gaule sous le
règne de Tibère en 21, lors de la rébellion de Julius Florus et Julius
Sacrovir. Il s’agissait de deux notables d’origine gauloise, le premier était
un Trévire, le second un Éduen, qui avaient obtenu la citoyenneté romaine.
Tacite énumère certains des arguments avancés par ces protagonistes pour
fédérer derrière eux les populations, parmi lesquels la lourdeur des impôts,
le poids de l’usure, ou encore la cruauté des gouverneurs. Le soulèvement
fut finalement maté et les deux protagonistes se suicidèrent6.
Dans la plupart des provinces, une fois la pacification et la
provincialisation parachevées, l’emprise de Rome se stabilise et est
finalement acceptée au prix d’un consensus avec les élites. Néanmoins, des
abus peuvent être commis par les gouverneurs, même dans des provinces
anciennement conquises, et susciter l’ire de leurs administrés. En Sicile,
première province créée par Rome après sa conquête en 241 av. J.-C., un
gouverneur du nom de Verrès (Caius Licinius Verres) se montre
particulièrement malhonnête dans la gestion de ce territoire entre 73 et 71
av. J.-C. Il n’hésite pas à piller pour son propre compte les richesses de la
province, par la levée d’impôts illégaux ou le vol d’œuvres d’art. Son cas
est bien connu grâce aux écrits de Cicéron. Avocat de métier, il défend la
cause des Siciliens face à ce gouverneur véreux en 70 av. J.-C. Le détail de
l’affaire nous a été transmis par le texte des Verrines, la trace du réquisitoire
que Cicéron avait prévu de prononcer contre Verrès.
Le cas de Verrès montre que les gouverneurs ne peuvent pas se
comporter en despotes en toute impunité dans leur province, puisque celui-
ci est condamné à indemniser les Siciliens pour les préjudices causés. Une
procédure spécifique existe afin de juger, au terme d’une enquête, les
gouverneurs accusés de malversations grâce à la lex Calpurnia de
repetundis adoptée en 149 av. J.-C. D’autres exemples de mauvais
gouverneurs sont donnés par les sources, tel Fonteius en Gaule transalpine,
qui n’avait pas hésité, entre autres forfaits, à créer de faux péages pour la
circulation du vin afin de recevoir pour son propre compte les sommes
perçues : il s’agit du crimen vinarium. Néanmoins, un an après l’affaire de
Verrès, en 69 av. J.-C., Cicéron prend cette fois la défense du gouverneur
accusé. Cette plaidoirie est conservée dans le texte du Pro Fonteio.
Cependant, au fil du Haut-Empire, et plus spécifiquement à l’époque
antonine, les provinces sont de moins en moins perçues comme des
territoires soumis à Rome et exploités pour leurs richesses. Au contraire,
celles-ci sont de plus en plus considérées comme associées au destin de la
Ville éternelle. Cela est particulièrement vrai sous le règne d’Hadrien, qui
n’eut de cesse de voyager à travers l’Empire. Malgré le coût matériel de ces
voyages pour les provinciaux, il est le seul empereur à avoir visité la plupart
des provinces au fil de son règne. Il s’agit d’une part de renforcer les
défenses de l’Empire sur les frontières, mais aussi de mieux connaître et
administrer les hommes et les femmes qui peuplent un espace perçu
désormais comme un oikoumène, c’est-à-dire un espace commun de vie aux
dimensions universelles. Cette idée est clairement exprimée dans l’Éloge de
Rome rédigé par Aelius Aristide sous le règne d’Antonin le Pieux. Il loue
l’action de Rome pour avoir créé un monde en paix, diffusé la citoyenneté
romaine et posé les conditions nécessaires à une prospérité générale
profitable à tous.
Surtout, le quotidien des hommes et des femmes de l’Empire est loin
d’être totalement contrôlé par Rome. À l’échelle locale, les cités disposent
d’une véritable autonomie dans la gestion de leurs affaires, sous la
supervision du gouverneur. Elles disposent de prérogatives par exemple en
matière de construction, de finances ou encore de réglementation et de
justice.
Les cités sont les cellules de base de l’Empire. Rome sait se montrer
pragmatique et, afin d’assurer une administration efficace à l’échelle locale,
s’appuie dans une très large mesure sur les institutions locales, souvent
préexistantes à la présence romaine. Dans le monde grec, la tradition
civique est ancienne et le quotidien des cités demeure sensiblement le
même qu’à l’époque hellénistique. Le rôle du gouverneur est relativement
circonscrit : maintenir l’ordre et la sécurité ; rendre la justice en se
déplaçant dans sa province ; assurer le bon prélèvement des impôts ;
informer régulièrement l’empereur.
Le statut de la cité peut aussi conditionner son degré d’autonomie.
Celles qui ont le privilège d’être des cités libres sont considérées quasiment
comme indépendantes. Seul l’empereur, pas même le gouverneur, peut
intervenir dans leurs affaires. Dans la province de Syrie, Palmyre obtient ce
statut rare et prestigieux après la visite d’Hadrien. L’empereur peut gratifier
des cités en leur accordant un titre honorifique comme celui de métropole,
ou un rang prestigieux, comme celui de municipe ou colonie, et un droit
particulier : latin, romain ou italique, qui permet aux citoyens de la cité
d’obtenir la citoyenneté romaine à des degrés divers.
Cette politique de promotion des cités, loin de constituer un fardeau,
vise au contraire à leur intégration et à récompenser leur fidélité. À
l’inverse, une cité qui s’est montrée déloyale, notamment en période de
guerre civile, peut subir le courroux de l’empereur et être punie. La cité
d’Antioche, pourtant l’une des plus grandes de l’Orient romain, connaît ce
sort et se voit même retirer son statut de cité par Septime Sévère pour avoir
soutenu son adversaire Pescennius Niger, vaincu en 194. Elle est alors
absorbée temporairement par la cité voisine de Laodicée.
L’action de Rome pour les cités peut se révéler salvatrice dans certaines
situations. Il arrive fréquemment que les communautés civiques se
retrouvent ruinées à cause des dépenses occasionnées par des projets de
construction dispendieux. Il faut souligner le fait que, surtout dans l’Orient
grec, chaque cité rivalise avec sa voisine pour se doter de la plus belle
parure monumentale et l’emporter en prestige. De fait, si les finances de la
cité se trouvent dans une situation alarmante, des sénateurs peuvent être
dépêchés par Rome pour les contrôler et agir dans ce domaine, ce sont des
curateurs. Leur rôle, qui se développe au IIe siècle, n’est pas de sanctionner
une mauvaise gestion, mais bien au contraire de venir en aide aux
communautés civiques.
Les cités peuvent aussi avoir à affronter des catastrophes, tels les
séismes et les incendies. Sont attestées plusieurs situations où l’empereur
intervient directement en aidant la cité à se relever de ses ruines. C’est le
cas lorsque des cités d’Asie Mineure et de Syrie sont ravagées par des
tremblements de terre, comme Sardes qui reçoit 10 millions de sesterces de
Tibère en 17.
En 115, Trajan séjourne à Antioche dans le contexte des campagnes
menées contre les Parthes. La capitale de la province de Syrie est touchée
par un séisme de grande ampleur dont Dion Cassius dresse un récit
saisissant. L’empereur manque de perdre la vie et parvient à s’extirper in
extremis de l’édifice7. Il est donc probable que le prince vint au secours de
la cité sinistrée. En 120, c’est au tour de la région de Nicomédie, en Pont-
Bithynie, de subir un désastre similaire. Les monnaies de cette cité saluent
Hadrien comme un restitutor, un restaurateur, probablement en signe de
gratitude pour l’aide apportée8.
L’empereur peut aussi contribuer au développement des cités en
accordant ses largesses, par exemple à l’occasion d’un voyage, comme le fit
à de nombreuses reprises l’empereur Hadrien. Athènes bénéficia ainsi très
largement de son action lors de ses multiples venues, quand il contribua
notamment à l’achèvement du grand temple de Zeus Olympien et opéra de
très nombreux aménagements dans la cité de Thésée. L’empereur peut alors
apparaître, surtout à l’époque des Antonins, comme un père bienveillant
pour ses sujets à Rome et dans les provinces.
1. Plutarque, Vies parallèles, César, XVI.

2. Cicéron, De la divination, I, 41.

3. Tacite, Annales, XIV, 31-32.

4. Dion Cassius, Histoire romaine, LXIX, 14.

5. Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 117-118.

6. Tacite, Annales, III, 40-42.

7. Dion Cassius, Histoire romaine, LXVIII, 24-25.

8. British Museum Coins, III, 524.


6

Les orgies romaines ont-elles existé ?

Le banquet des Romains est certainement l’un des objets de l’histoire


antique qui suscitent le plus de fantasmes et de clichés. Le terme d’« orgie »
est généralement employé pour décrire les repas de l’époque impériale où
les plus riches, allongés de façon nonchalante sur les lits de table, se
goinfrent de nourriture, une grappe de raisin à la main, pendant qu’ils
vident des amphores de vin. Ce tableau serait incomplet si l’on omettait la
licence sexuelle et l’abaissement de toutes les barrières morales.
La culture contemporaine – peinture, cinéma ou bande dessinée – a
perpétué ce lieu commun, que ce soit sur le tableau de Thomas Couture, Les
Romains de la décadence (1847), exposé au musée d’Orsay, mais aussi dans
des péplums comme Quo Vadis de Mervyn LeRoy (1951) ou le sulfureux
Caligula de Tinto Brass (1979). Toutefois, les sources antiques ont leur part
de responsabilité, puisque le plus célèbre des banquets romains, celui du
richissime affranchi Trimalcion, n’a rien à envier aux repas de Gargantua
chez Rabelais.
Dans une mise en scène outrancière, on y voit se succéder une farandole
de plats tous plus excentriques les uns que les autres : montagnes de
boudins et saucisses surgissant d’un cochon éventré ; un plat dont chaque
partie imite un signe du zodiaque ; ou encore le dieu ithyphallique1 Priape
en guise de pâtisserie, entouré de fruits, garant de la prospérité. Les danses,
les musiques, les plaisanteries parfois scabreuses, l’ivresse viennent animer
le festin. Le récit de ce repas d’anthologie provient d’une œuvre de la fin du
Ier siècle, le Satiricon2, attribué à Pétrone. La paternité de l’œuvre est

toutefois discutée.
Ce roman a été adapté dans les années 1960 par Federico Fellini, qui a
bien su en retranscrire l’atmosphère, dans sa démesure, sa sensualité, mais
aussi son ridicule. Le volume Astérix chez les Helvètes comporte d’ailleurs
plusieurs clins d’œil au film et à la fameuse scène du repas. Pourtant, il ne
s’agit en rien d’un reflet fidèle des pratiques de l’époque. Il faut plutôt y
voir une forme de parodie des riches parvenus, tel l’affranchi Trimalcion,
personnage fictif qui relève davantage d’un jeu littéraire que d’une peinture
conforme à la réalité.
D’autres sources ont contribué à forger le mythe de l’orgie, en
particulier les biographies impériales telles que la Vie des douze Césars de
Suétone, rédigée au IIe siècle, et l’Histoire Auguste, composée probablement
au Ve siècle. Les détails sur les extravagances des empereurs, souvent
exagérés ou inventés, y sont abondants. Il en est ainsi des empereurs
Claude3 et Vitellius, gouvernés par leur ventre et leur appétit. Un jour que
Claude rend justice au forum d’Auguste, le fumet d’un repas apprêté par les
prêtres de Mars, dont le temple est voisin, lui monte jusqu’aux narines. Une
envie irrépressible l’incite à quitter ses obligations pour s’attabler avec les
prêtres4. Quant à Vitellius, son règne se résumerait à une ivresse et une
orgie perpétuelles5. Son corps porte les marques de cette hybris6 et, de
manière tout à fait réaliste, la statuaire le représente avec un embonpoint
notable. Suétone rapporte qu’à sa mort en 69 l’empereur est lynché par la
foule, après avoir été traité de bâfreur par la populace. Son visage est
empourpré par l’ivresse et son ventre proéminent7.
Le règne de l’empereur Élagabal8 fut également le théâtre de toutes les
extravagances et excès en termes de banquet. Un luxe inouï fut déployé
pour satisfaire le prince et éblouir les invités. L’auteur de l’Histoire Auguste
n’hésite pas à faire preuve de l’imagination la plus transgressive pour mieux
noircir le portrait de ce prince honni des élites sénatoriales. Au cours de ses
banquets, des hommes prostitués étaient placés à ses côtés afin qu’il puisse
tirer plaisir de leurs caresses et partager des coupes de vin avec eux9. Des
anecdotes similaires concernent Caligula10 qui, au cours d’un repas, aurait
eu des relations incestueuses avec ses sœurs, à moins qu’il ne se fût éclipsé
avec les épouses de ses invités11.
Le corps tient une place importante dans l’imaginaire de l’orgie et des
excès du banquet. La supposée pratique du vomissement en est une autre
illustration. Sénèque déplore que ses contemporains mangent pour vomir et
vomissent pour manger, sans même parvenir à digérer ce qui est englouti12.
De même, Suétone dit de Claude qu’il ne sortait de la salle à manger
qu’après avoir ingurgité des quantités phénoménales de nourriture et en
étant gorgé de vin. Une fois endormi sur le dos et la bouche ouverte, il était
alors nécessaire de dégager son estomac en introduisant une plume dans sa
gorge13. Ces exemples ont laissé imaginer qu’il existait même une pièce
spécifique : le vomitorium. Dans l’Antiquité, ce terme ne désigne rien
d’autre qu’un couloir d’accès aux gradins dans les théâtres et amphithéâtres,
de la même manière que l’on utilise le terme de « vomitoire » pour les
stades modernes. L’archéologie n’a jamais mis en évidence l’existence
d’une telle pièce. En réalité, c’est la littérature contemporaine qui est à
l’origine de cette invention. Ainsi apparaît-elle dans l’œuvre d’Aldous
Huxley Cercle vicieux, publiée en 1923. Certes, le vomissement était
pratiqué à Rome, mais il revêtait une fonction médicale, à côté d’autres
techniques purgatives destinées à évacuer les mauvaises humeurs et les
nourritures mal digérées, qui sont la source de maladies.
Malgré tout, les repas orgiaques ont pu exister de manière marginale, et
les textes qui s’en font l’écho reposent certainement sur une part de vérité.
Leur amplification sert surtout à dresser un tableau décliniste. Des auteurs
comme Tacite au IIe siècle ou Ammien Marcellin au IVe siècle n’ont de
cesse de décrire une société corrompue par les plaisirs terrestres, une
manière de regretter l’éloignement des valeurs traditionnelles, la sobriété en
tête. « Rome aux martiaux remparts s’empiffre, éructe et crève14 », déplore
Pétrone. Saint Paul15 et saint Augustin s’emparent de ces scènes, afin de
mieux opposer la morale chrétienne aux vices des païens16. Le repas
orgiaque devient le miroir des inquiétudes face à une supposée décadence
morale. Quelle que soit l’époque. Dans le tableau de Thomas Couture
(1847), les Romains n’illustrent-ils pas en réalité les Français de la
monarchie de Juillet ?
Le terme latin d’orgia, issu du grec, appartient bien au monde antique,
mais il renvoie à une réalité avant tout religieuse. Dans les cultes à mystères
organisés en l’honneur de Bacchus, l’ivresse est une manière d’entrer en
communion avec la divinité. Mais ils peuvent mener à tous les excès contre
la morale, voire jusqu’au meurtre, comme lors du scandale des
Bacchanales, en 186 av. J.-C., raconté par Tite-Live17. Un jeune homme
appartenant à l’ordre équestre, du nom d’Aebutius, doit prendre part à une
initiation. En réalité, c’est un prétexte pour l’assassiner dans le cadre d’une
sombre affaire d’héritage. Averti des intentions des meurtriers par son
amante, la courtisane Hispala, Aebutius en informe un consul, qui
déclenchera la répression contre les instigateurs de ces cérémonies secrètes
menaçant l’ordre de la République.
Au fond, l’idéal du citoyen romain, c’est l’austérité et la frugalité, qui
sont la traduction d’une force morale : la virtus. D’ailleurs, « frugalité »
vient de fruges qui désigne les nourritures végétales données par la terre,
tandis que les nourritures animales, surtout celles de la mer, sont davantage
synonymes de plaisir et de raffinement. L’histoire romaine offre moult
exemples de virtus à imiter, en raison de la simplicité de leurs mœurs,
d’autres à éviter à cause de leurs excès et de leur quête effrénée du luxe.
Dans le premier cas, les plus célèbres sont Lucius Quinctius Cincinnatus
(Ve siècle av. J.-C.) et Manius Curius Dentatus (IIIe siècle av. J.-C.), deux
grands hommes politiques et militaires des débuts de la République. Malgré
leurs succès et leurs victoires, ils retournent au travail de la terre une fois
leur devoir accompli. Cette sobriété incarne l’idéal des origines, celui des
modestes bergers et cultivateurs au temps de Romulus. L’empereur se doit
de montrer l’exemple, à l’instar d’Auguste18 et de Tibère19, et se contenter
de repas simples afin de se consacrer pleinement aux affaires de l’État, sans
gaspiller les richesses de l’Empire dans les plaisirs.
À l’extrême opposé, on trouve Lucius Licinius Lucullus, autre grande
figure politique et militaire, qui s’est notamment illustré en Orient dans les
années 70 av. J.-C. Le degré de raffinement de sa table, adapté aux
différentes catégories de convives, frappe Plutarque, qui rapporte une
célèbre anecdote. Un jour qu’il rentre seul, le sénateur s’étonne que la table
ne soit pas prête. L’esclave lui rétorquant qu’aucun invité n’était prévu,
Lucullus prononce cette formule qui va passer à la postérité : ce soir,
« Lucullus dîne chez Lucullus20 ». Autrement dit : sa table doit être
opulente en toutes circonstances. Reste qu’un banquet sans convives paraît
difficile. Pour Plutarque, ce goût du luxe, associé à une certaine indolence,
est indigne d’un Romain.
Finalement, tout est affaire de mesure et de contrôle. Au banquet, la
pudeur, l’élégance et la modération sont de rigueur. Dans la Maison du
Moraliste située à Pompéi, le visiteur peut lire sur un mur une inscription :
des conseils de bon sens pour le bon déroulement d’un repas21. Parmi ceux-
ci, l’interdiction formelle de porter un regard insistant sur une femme
mariée. La vulgarité n’a pas sa place à la table d’un citoyen respectable.
1. Ayant le pénis en érection.

2. On peut également trouver la graphie « Satyricon ».

3. Il règne de 41 à 54 apr. J.-C.

4. Suétone, Claude, XXXIII.

5. Dion Cassius, Histoire romaine, LXV, 3.

6. La démesure.

7. Suétone, Vitellius, XVII.

8. Son règne s’étend de 218 à 222.

9. Histoire Auguste, Élagabal, XII, 4.

10. Règne de 37 à 41 apr. J.-C.

11. Suétone, Caligula, XXIV-XXV ; XXXVI.

12. Sénèque, Consolation à Helvia, X, 3.

13. Suétone, Claude, XXXIII.

14. Pétrone, Satiricon, LV.

15. Probablement né au début du Ier siècle et mort en 67.

16. Saint Paul, Épître aux Galates, 5, 18-25 ; Épître aux Romains, 13, 11-14 ; saint Augustin,
Confessions, VIII, 12.

17. Tite-Live, Histoire romaine, XXXIX, 8.

18. Premier empereur romain, il règne de 27 av. J.-C. à 14 apr. J.-C.

19. Successeur d’Auguste, de 14 à 37 apr. J.-C.

20. Plutarque, Vies parallèles, Lucullus, XLI, 3.

21. C.I.L., IV, 7698.


7

Des empereurs ont-ils été réellement fous ?

Néron devant Rome en flammes pour chanter la chute de Troie sur sa


lyre ; le cheval de Caligula nommé consul ; Commode en gladiateur dans
l’arène pour combattre : les empereurs romains, du moins quelques-uns
d’entre eux, étaient-ils fous ? L’historien doit faire preuve de prudence.
Certains médecins se sont risqués à poser, à partir des textes, un diagnostic
sur les pathologies dont auraient souffert les empereurs, malgré le caractère
souvent allusif des textes antiques. Comment affirmer sans l’ombre d’un
doute que Caligula souffrait de schizophrénie, délires paranoïaques,
troubles de la personnalité, d’hyperthyroïdie ou encore de saturnisme1 ? En
revanche, lorsque les Romains qualifient de « fou » un empereur, les
historiens peuvent saisir en négatif les normes liées à l’exercice du pouvoir
et à la morale par les descriptions de ses extravagances.
Les textes antiques écrits par les historiens et les biographes fourmillent
de détails relatifs au quotidien des empereurs, aux traits de leur
personnalité, à leurs vices et vertus, à leurs extravagances ou à leurs accès
de cruauté. Mais les auteurs ne sont pas nécessairement en quête de vérité
historique. Ce qui leur importe, c’est la construction de portraits édifiants,
forcément outrés, dans le sens du bien ou du mal. De plus, ces auteurs qui
appartiennent aux élites sont souvent des sénateurs ou des chevaliers. Ils se
montrent donc particulièrement attachés au respect de leur dignité et à la
manière dont le pouvoir impérial les considère. De façon schématique, les
empereurs mesurés et équilibrés dans l’exercice du pouvoir sont présentés
comme de bons princes, car ils manifestent le souci de la dignité du Sénat et
du peuple romain, à l’image de l’empereur Auguste. À l’inverse, les princes
dont le pouvoir empiète sur la dignité des élites sénatoriales – jusqu’à
l’exécution – verront leur portrait volontairement noirci. Pas nécessairement
parce que ces derniers sont fous, mais parce qu’ils bouleversent les normes
et les hiérarchies politiques et sociales. Ainsi, lorsque des affranchis
obtiennent des fonctions de plus en plus importantes, sous Claude, puis sous
Néron, les sénateurs et chevaliers y voient une offense de la part du pouvoir.
Les deux principaux recueils de biographies impériales sont la Vie des
douze Césars du chevalier Suétone au IIe siècle et l’Histoire Auguste, œuvre
d’un sénateur au début du Ve siècle. À l’époque tardive, on trouve
également des œuvres d’abréviateurs comme le sénateur et historien
Aurelius Victor et le Pseudo-Aurelius Victor2. Des historiens, par ailleurs
sénateurs, tels que Tacite et Dion Cassius livrent aussi de nombreux détails
sur les qualités et défauts des empereurs, et leurs œuvres sont empreintes
d’un discours moralisateur. La tradition chrétienne a également participé à
la légende noire de certains empereurs, considérés comme de véritables
figures maléfiques lorsqu’ils ont été à l’origine de persécutions, tels Néron,
Domitien ou Galère. Parmi les livres inscrits dans ce courant, citons
notamment De la mort des persécuteurs écrit au début du IVe siècle par
Lactance, un auteur passé du paganisme au christianisme. Son œuvre se
concentre sur la mort des empereurs jugés cruels en raison des crimes
commis contre les chrétiens, présentée comme un châtiment divin.
Les intentions des auteurs de ces différents récits doivent donc inciter à
la plus grande méfiance et nécessitent une critique historique. De tels textes
ne peuvent être employés seuls pour connaître au mieux les empereurs et ce
que furent réellement leurs règnes. Les études d’autres sources, comme la
numismatique et l’épigraphie, s’avèrent indispensables afin d’apprécier
pleinement la réalité de l’exercice du pouvoir à Rome et dans les provinces,
notamment sur le plan juridique et administratif. Il semble aussi important
de souligner que le bon fonctionnement de l’Empire ne dépend pas
nécessairement de la personnalité du prince. En cas de défaillance de
l’empereur, le quotidien des cités à travers l’Empire ne s’en trouve que peu
affecté, dans la mesure où une large autonomie leur est accordée. Les
conséquences se font davantage sentir dans la capitale et dans les cercles
proches du pouvoir.
Donner à voir au lecteur les turpitudes d’un règne permet ainsi de
révéler l’inaptitude à gouverner. Le bon empereur est celui que l’on désigne
comme le capax imperii, l’homme digne de la fonction impériale.
L’indignité transparaît au contraire dans les crimes, les excès et les
scandales rapportés par les auteurs. L’empereur incapable de se gouverner
lui-même ne saurait gouverner un empire qui se veut universel.
L’exagération, voire l’invention, au service de la narration permet de mieux
distinguer de façon très contrastée ces abus dans l’exercice du pouvoir.
La figure de l’empereur fou est nécessairement soumise à l’hybris, la
démesure, qui en fait un véritable tyran. Celle-ci va totalement à l’encontre
de la maîtrise de soi attendue du citoyen romain, et à plus forte raison du
maître de Rome. Elle peut être constatée par les dépenses sans bornes et
sans aucune rationalité pour le luxe et les plaisirs, qui dilapident les
richesses de l’Empire. Suétone rapporte ainsi que Caligula n’hésitait pas à
dissoudre des perles dans du vinaigre et servait des mets en or à ses
convives3. L’anecdote de la perle n’est évidemment pas sans rappeler
l’histoire de Cléopâtre qui, pour rivaliser avec Marc Antoine dans les
dépenses pour les plaisirs du banquet, aurait fait de même. Ce leitmotiv de
la perle témoigne à la fois des déviances d’un luxe dépravant, mais aussi
d’une corruption des mœurs héritée du monde hellénistique et oriental.
De fait, le mauvais empereur est également celui qui tente d’imiter les
monarques orientaux, perses, égyptiens ou hellénistiques. De cette
inspiration, il résulte une incompréhension entre certains empereurs et les
sénateurs, hostiles à ces influences politiques étrangères, synonymes de
tyrannie pour un Romain. Ainsi, le philhellénisme de Néron, qui trouve sa
traduction dans l’amour des arts lyriques, conduit les auteurs à le présenter
comme un prince efféminé et méprisable.
La description des habits en est le reflet : lorsqu’il voyage en Grèce,
Néron délaisse la toge pour une tenue décrite comme une robe de chambre,
sans ceinture ni chaussures4. Des détails similaires sont donnés par Suétone
au sujet de Caligula, pour lequel il dit clairement que sa tenue n’est en rien
digne d’un Romain. Ses robes et ses manteaux sont brodés de pierres
précieuses ou d’or, il porte des sandales ou des cothurnes, c’est-à-dire des
chaussures d’acteurs. Même sa barbe est dorée, signe d’une volonté
d’égaler les dieux, dont il tient parfois les attributs, qu’il s’agisse d’un
foudre5, d’un trident ou d’un caducée. Il ose en outre paraître en Vénus6. Le
règne du prince jugé fou et tyrannique apparaît comme rien d’autre qu’une
pièce de théâtre, une farce, dont l’empereur est l’acteur principal. Le tyran
est celui qui aime mettre son pouvoir en scène face à son public, le peuple
romain. Songeons à Néron qui affirme « Quel artiste meurt avec moi ! » au
moment de son suicide en 687. Durant tout son règne, il n’aura eu de cesse
de se considérer comme un histrion, de s’entraîner avec assiduité au chant
et d’entretenir sa voix à cet effet, et de se donner en représentation,
notamment lors de sa grande tournée en Grèce où il participa à des concours
prestigieux.
En réalité, il s’agit pour Néron d’une esthétique du pouvoir, étroitement
liée aux arts, placée sous les auspices du dieu Apollon. Certaines monnaies
représentent même sur le revers l’empereur en citharède8, lyre entre les
mains et dont le vêtement est similaire à la description donnée par Suétone.
Cette particularité n’est pas sans évoquer le père de Cléopâtre VII,
Ptolémée XII Aulète, dont le surnom signifie le « joueur de flûte ». Le
souverain lagide9 était réputé aimer passionnément cet instrument au point
de prendre part lui aussi à des concours organisés au palais. En outre, il
n’échappe pas aux accusations de mauvaise gestion des affaires du
royaume10.
La dénonciation de l’influence orientale, corruptrice et avilissante
jusqu’à faire perdre la raison, est encore plus nette avec le cas de
l’empereur Élagabal11. Son origine syrienne n’y est pas étrangère.
Caracalla12 et Sévère Alexandre13 partagent cette identité mais ils ne sont
pas associés à toutes les dérives supposées du règne d’Élagabal, davantage
présenté comme un roi perse ou hellénistique. La Syrie, et plus
particulièrement Antioche la capitale de cette province, est une terre
suspectée de corrompre la vertu romaine, ce qui est le cas de Lucius Verus14
et de ses hommes. Lorsque le coempereur de Marc Aurèle s’y rend dans le
cadre de ses campagnes militaires contre les Parthes, il sombre dans une
véritable mollesse, opposée à la vertu de Marc Aurèle. Or, avec l’arrivée
d’Élagabal à Rome, la corruption orientale et toutes ses perversions
s’immiscent au cœur de la Ville éternelle.
Le caractère outrancier de la biographie d’Élagabal dans l’Histoire
Auguste n’a d’autre fonction que d’en faire l’archétype du tyran oriental
plein de vices selon l’imaginaire gréco-romain. Ses orientations religieuses
et culturelles heurtent le conservatisme romain, surtout lorsqu’il cherche à
implanter sur le Capitole le culte du dieu solaire d’Émèse (l’actuelle Homs,
en Syrie), dont il porte le nom, et qui se matérialise par la vénération d’une
pierre noire, un bétyle. Son caractère barbare et l’exotisme de ses pratiques
conduisent même l’auteur de l’Histoire Auguste à accuser Élagabal de
sacrifices humains et d’examiner les entrailles d’enfants pour la
divination15.
Le texte décrit avec insistance l’excentricité des tenues, des danses et du
comportement de ce prince, qui n’hésite pas aussi à se considérer comme un
cuisinier et un pâtissier, jusqu’à se faire peindre de cette manière16. Vraie ou
non, cette anecdote vise à montrer l’indignité du prince, seulement apte à
remplir des fonctions subalternes et dépréciées des élites, souvent occupées
par des esclaves. Cette association répond à la même logique que celle du
Néron acteur ou du Commode gladiateur. Le prince, dévoré par ses plaisirs,
finit par s’identifier pleinement à eux.
Les rapports anormaux du prince aux plaisirs et au corps, et plus
largement la corruption de ses mœurs, trouvent bien évidemment leur
traduction dans les pratiques sexuelles. Dans plusieurs biographies est ainsi
mentionnée l’installation de lupanars et de cabarets au Palatin, qui devient
presque un lieu de gouvernement des corps pour le mauvais prince17. La
prostitution n’est pas condamnée dans le monde antique, mais l’immixtion
de cette activité jusque dans le palais impérial marque un profond désordre
moral et politique. Parfois, certains empereurs sont même accusés de se
travestir, voire de se livrer à la prostitution18.
Les relations sexuelles d’un homme citoyen romain ne sont acceptables
qu’avec son épouse légitime ou avec une femme ou un homme de rang
inférieur, y compris dans le cadre de la prostitution. En ce sens, l’attitude de
Néron décrite par Suétone contrevient pleinement à cette norme puisqu’il
tient le rôle de la femme avec son affranchi Doryphore, et va jusqu’à faire
émasculer un jeune homme, du nom de Sporus, qu’il épouse.
La sexualité monstrueuse du prince s’accomplit également dans
l’inceste, qu’il s’agisse de Caligula ou de Commode avec leurs sœurs, ou de
Néron avec sa mère19. Il est très probable que ce soit une calomnie des
auteurs antiques, mais c’est là sans doute le point d’accusation le plus
terrible, puisqu’il est question ici d’un tabou universel, comme l’a bien
montré Claude Lévi-Strauss. Dans le cas de Caligula, l’influence
égyptienne, suggérée par la présence de l’amant de Cléopâtre, Marc
Antoine, parmi ses ancêtres, explique peut-être en partie cette accusation.
Or, chez les pharaons, l’inceste ne constituait pas un tabou, car le roi
était l’égal des dieux et pouvait franchir cette limite, à l’image d’Osiris et
de sa sœur et épouse Isis. La question des origines du prince, de sa jeunesse
et de ses influences est importante pour les auteurs antiques, car elle est un
facteur explicatif de ses mauvais penchants et de son comportement
déréglé. Il en est ainsi de Néron qui fut élevé entre autres par un barbier et
un danseur, deux professions méprisées20.
L’infamie de quelques empereurs est perceptible à travers certaines
pratiques des plus choquantes qui s’inscrivent dans la continuité des
déviances sexuelles. L’Histoire Auguste affirme qu’Élagabal faisait ses
excréments dans des coupes en or et urinait dans des vases de myrrhe et
d’onyx21. Des détails similaires sont donnés pour le règne de Commode22
qui aurait fait mêler ses excréments aux mets avant d’y goûter23.
L’invention de ces détails permet de signifier la transgression de tabous et
de normes et de montrer que le prince est sali par ses excès, comme lorsque
Commode se rend au temple souillé de semence et de sang24. C’est une
manière de souligner que les crimes du prince le rendent même indigne de
participer aux rites religieux, pour lesquels la pureté est exigée. Le mauvais
prince est donc aussi un prince impie, dont la folie le conduit à s’affranchir
du respect dû aux dieux, puisque Néron est en outre accusé de dépouiller les
temples de leurs richesses25. La mort, souvent violente, du prince
tyrannique et fou est en principe racontée de manière à jeter l’opprobre sur
l’ensemble de son règne. Le corps peut être traîné dans la rue ou bien jeté
aux égouts, comme ce fut le cas pour Élagabal. Celui-ci avait pourtant
envisagé de se suicider soit à l’aide d’un poignard en or, d’une corde faite
de soie ou d’un poison renfermé dans des pierres précieuses, et surtout de se
précipiter du haut d’une tour au pied de laquelle le sol était couvert d’or et
de gemmes26. Le suicide n’est pas dévalorisé par les Romains, à condition
que l’honneur l’impose. Rappelons, malgré tout, la jeunesse de certains de
ces princes lorsqu’ils passent de vie à trépas : Élagabal, 19 ans ; Caligula,
28 ans ; Néron, 30 ans ; Commode, 31 ans. Mais celle-ci n’exclut pas
l’expression de la cruauté. La peur, intrinsèque au tyran, fait naître en eux
une suspicion permanente. Les rivaux et les ennemis potentiels sont
victimes d’une répression féroce, au prétexte du crime de lèse-majesté,
comme ce fut le cas sous Néron au lendemain de la conspiration de Pison
en 65, où même son sage précepteur, Sénèque, périt. La cruauté se
manifeste surtout dans le plaisir éprouvé face aux supplices et humiliations
subis par les victimes. Ainsi, Caligula oblige les pères à regarder
l’exécution de leurs fils avant de les inviter à dîner27.
Le comble du prince cruel et fou est non seulement de frapper les élites
proches des cercles du pouvoir, mais également d’agir contre le peuple.
C’est un bourreau, alors que le bon empereur est supposé être comme un
père. Ce lieu commun apparaît de manière récurrente. Caligula déplore
ainsi qu’aucune grande catastrophe ne se manifeste sous son règne, qu’il
n’y ait ni famine, ni épidémie, ni séisme ni incendie pour faire passer son
règne à la postérité28. Néron et Élagabal sont accusés de faire planer la
famine sur le peuple, le premier en acheminant du sable pour l’arène au lieu
du blé pour le peuple, le second, en se réjouissant d’avoir fait couler des
bateaux remplis de marchandises29.
La plus violente des accusations consiste à qualifier le prince
d’incendiaire, de destructeur de la cité, à l’instar de Néron et Vitellius30.
Pourtant, les historiens admettent communément que Néron n’est pas
responsable de l’incendie de 64. Plus précisément, les sources antiques
divergent : Tacite ne l’accuse pas, à l’inverse de Suétone et Dion Cassius,
qui, semble-t-il, cherchent à calomnier l’empereur. Surtout, ce dernier est
absent de Rome au moment du sinistre. Son domaine de la Domus
Transitoria, au cœur de la ville, est également ravagé et il n’hésite pas à
ouvrir ses jardins pour accueillir les réfugiés. Finalement, malgré les excès
commis sous certains règnes, la figure de l’empereur fou, sadique et
sanguinaire tient avant tout de la littérature et de l’imaginaire politique.
1. Pour une synthèse récente sur la question : Mahé V., « Caligula : essai d’analyse
psychopathologique », L’Information psychiatrique, 2021 ; 97 (7) : 607-13.

2. L’œuvre d’Aurelius Victor le Livre des Césars a été reprise dans L’Abrégé des Césars,
composé par le Pseudo-Aurelius Victor.

3. Suétone, Caligula, XXXVII.

4. Suétone, Néron, LI.

5. Objet composé d’un faisceau d’éclairs et de flammes représentant la foudre.

6. Suétone, Caligula, LII.

7. Suétone, Néron, XLIX.

8. Chanteur accompagné à l’origine d’une cithare, puis par extension d’une lyre.

9. Nom donné à la dynastie hellénistique ayant régné sur l’Égypte de 323 à 30 av. J.-C. Issue du
général macédonien Ptolémée, fils de Lagos, elle est appelée « lagide ».

10. Strabon, Géographie, XVII, 1, 11.

11. Empereur de 218 à 222.

12. Empereur de 211 à 217.

13. Empereur de 222 à 235.

14. Coempereur de 161 à 169.

15. Histoire Auguste, Élagabal, VIII, 1.

16. Histoire Auguste, Élagabal, XXX, 1.

17. Histoire Auguste, Commode, II, 8 ; Élagabal, XXIV, 2.

18. Histoire Auguste, Commode, XIII, 4 ; Suétone, Néron, XXIX.

19. Suétone, Caligula, XXIV ; Néron, XXVIII ; Histoire Auguste, Commode, V, 8.

20. Suétone, Néron, VI.

21. Histoire Auguste, Élagabal, XXXII, 2.

22. Il règne de 180 à 192.


23. Histoire Auguste, Commode, XI, 1.

24. Histoire Auguste, Commode, XI, 6.

25. Suétone, Néron, XXXII.

26. Histoire Auguste, Élagabal, XXXIII, 3-7.

27. Suétone, Caligula, XXVII.

28. Suétone, Caligula, XXXI.

29. Suétone, Néron, XLV ; Histoire Auguste, Élagabal, XXXII, 2.

30. Suétone, Vitellius, XVII.


8

L’empereur romain était-il tout-puissant ?

La statue d’Auguste dite de « Prima Porta », conservée aux musées du


Vatican représente le fondateur du régime impérial en triomphateur. Elle est
utilisée maintes fois dans les manuels scolaires afin d’évoquer les pouvoirs
de l’empereur romain. Auguste y porte le manteau des généraux, le
paludamentum, ainsi qu’une cuirasse où sont évoqués ses succès militaires
et diplomatiques. Elle figure plus précisément la récupération des enseignes
des légions saisies par les Parthes à l’issue du désastre de Carrhes, en
Mésopotamie en 53 av. J.-C. L’empereur est accompagné, à ses pieds, d’un
dauphin surmonté d’un Amour. L’animal est une évocation de Vénus,
déesse protectrice de la lignée d’Auguste et de Rome. La main droite du
prince, levée dans un geste d’autorité et de majesté, manifeste sa toute-
puissance et la domination universelle d’un empire pacifié. Pour autant,
peut-on comparer le prince du Haut-Empire romain à un monarque absolu
de l’Ancien Régime ?
En 27 av. J.-C., au terme d’un siècle marqué par des guerres civiles
fratricides, Octavien, qui se voit accorder le titre d’Auguste – celui qui est
« augmenté » par les dieux – par le Sénat, est parvenu à façonner un monde
en paix et prospère. Les frontières de l’Empire sont stabilisées, malgré le
désastre de Teutobourg en Germanie en 9 apr. J.-C., qui obligea les
Romains à se replier au niveau du Rhin. Les derniers territoires de l’Empire
qui offraient encore une certaine résistance à la domination romaine, le nord
de l’Espagne et les Alpes, sont enfin soumis. Le trophée de la Turbie, sur
les hauteurs qui surplombent Monaco, commémore la prise de contrôle
totale des Alpes. La paix ramenée est célébrée partout comme une divinité,
notamment sur le Champ de Mars avec l’Autel de la Paix.
Dans un souci d’apaisement, la prise de pouvoir par Auguste n’est
nullement un coup d’État. En janvier 27 av. J.-C., soucieux de respecter la
légalité républicaine, il envisage de restituer les pouvoirs d’exception qui
lui avaient été confiés dans le contexte des guerres civiles. Néanmoins, dans
leur gratitude, les sénateurs sollicitent le prince afin qu’il accepte de
conserver ses différentes prérogatives. Il ne s’agit là rien de moins que
d’une forme de mise en scène destinée à donner l’illusion d’une continuité
avec l’époque républicaine. D’autant qu’une part importante de ses
opposants avaient été éliminés au préalable.
Aucun pouvoir nouveau n’est créé. L’empereur dispose d’une
accumulation de fonctions politiques, militaires et religieuses préexistantes.
Sur le plan politique, Auguste obtient dans un premier temps le consulat de
façon continue. Mais face à l’hostilité croissante d’une partie des sénateurs,
il doit renoncer à exercer un monopole sur cette magistrature. C’est
pourquoi il finit par revêtir la puissance tribunitienne, c’est-à-dire le
pouvoir du tribun de la plèbe. Sous la République, le rôle de ce dernier est
de défendre les plébéiens face au patriciat. Un droit de veto lui permet de
limiter le pouvoir du Sénat et des magistrats.
En outre, la sacro-sainteté entoure la personne du tribun de la plèbe,
c’est-à-dire que toute atteinte contre son intégrité physique est un sacrilège.
Néanmoins, puisque Auguste est patricien, il ne peut qu’obtenir les
pouvoirs liés à cette charge et non la magistrature elle-même. De plus, il
possédait déjà la sacro-sainteté depuis 36 av. J.-C.
L’empereur détient aussi un commandement sur l’ensemble des légions
de l’Empire, qui lui prêtent serment de fidélité. À l’époque républicaine, un
consul ne pouvait se voir confier qu’un nombre limité de légions, et pour
une mission bien déterminée. Il faut également ajouter à ces pouvoirs des
responsabilités religieuses. Après la mort du triumvir Lépide en 13 ou 12
av. J.-C., Auguste accapare par ailleurs la charge de grand pontife, ce qui en
fait le chef des principaux collèges de prêtres à Rome. Jules César avait lui
aussi occupé cette fonction à partir de 63 av. J.-C. jusqu’à sa mort en 44
av. J.-C. La dimension religieuse du pouvoir d’Auguste est également
suggérée, on l’a vu, par la signification de son nom.
Contrairement aux conceptions politiques modernes, en tout cas dans
les démocraties, les différents types de pouvoirs sont étroitement imbriqués.
Tout pouvoir politique est fortement associé au divin, et tout pouvoir
militaire découle d’un pouvoir politique. Déjà sous la République, tout
magistrat supérieur, tel le consul, pouvait consulter les auspices, c’est-à-dire
l’interprétation des présages envoyés par les dieux. Autre exemple : il faut
avoir une charge de consul pour pouvoir commander une légion. Une
carrière politique dans l’Antiquité conduit bien souvent à détenir des
responsabilités dans ces différentes sphères.
Le discours officiel entretient la fiction d’une pleine continuité entre la
période républicaine et l’Empire. Il s’agissait pour Auguste d’éviter les
erreurs de César, dont la mort, apparentée à un tyrannicide, résulta du rejet
de la dérive monarchique de son pouvoir. Depuis la chute de Tarquin le
Superbe en 509 av. J.-C., les Romains tenaient en horreur la monarchie
(odium regni).
Le 15 février 44 av. J.-C., lors de la fête des Lupercales, Marc Antoine
cherche à faire porter un diadème à Jules César. Celui-ci proteste avec
véhémence et fait plutôt mettre le diadème au temple de Jupiter Capitolin,
l’un des plus anciens édifices religieux de Rome. S’agissait-il d’une
maladresse de Marc Antoine ou d’une mise en scène de Jules César,
destinée à le laver des accusations d’aspiration à la royauté ? L’épisode
révèle en tout cas la sensibilité des Romains sur le sujet1. Bien qu’il ne fût
pas empereur, le contrôle total de la vie politique par César et l’obtention de
la dictature à vie motivèrent les conjurés des Ides de Mars.
Cette leçon justifie donc la prudence d’Auguste lorsqu’il se retrouve
seul maître de l’Empire après la bataille d’Actium en 31 av. J.-C. Pour cette
raison, les provinces sont partagées quatre ans plus tard entre les sénateurs
et lui. Les premiers se voient attribuer les provinces déjà pacifiées, dites
« publiques », comme la Sicile ou la Narbonnaise. À la tête de celles-ci sont
nommés des proconsuls choisis par le Sénat, et qui ont reçu l’agrément de
l’empereur. Auguste, lui, dispose des provinces impériales, où stationnent
les légions, davantage situées aux frontières de l’Empire. Les gouverneurs
sont des sénateurs choisis directement par le prince : les légats d’Auguste
propréteurs.
Le choix du terme « empereur » manque de pertinence. Depuis l’époque
républicaine, l’imperator désigne en premier lieu un général victorieux, qui
a obtenu un imperium, c’est-à-dire un pouvoir de commandement. À
l’époque impériale, imperator devient un prénom, à côté des titres Caesar
et Augustus, systématiquement présents dans les titulatures, l’ensemble des
titres, que l’on retrouve sur les monnaies et dans les inscriptions. Le terme
de « prince » est davantage adapté pour désigner l’empereur. Pas celui de
l’Ancien Régime, mais au sens étymologique de princeps du Sénat : le
sénateur qui l’emporte en autorité sur les autres, tout en restant primus inter
pares, c’est-à-dire le premier parmi ses pairs. Il serait plus juste de parler de
« principat » plutôt que de régime « impérial » lorsqu’on évoque le Haut-
Empire (27 av. J.-C. – 192 apr. J.-C.).
Le régime fondé par Auguste repose sur un consensus politique qui ne
fut jamais remis en cause. Le seul moment où sa suppression a été évoquée
fut l’assassinat de Caligula (41), qui n’avait pas d’héritier. N’était-ce pas le
moment d’en finir avec les empereurs, d’effacer leur mémoire et de détruire
le temple de ceux qui avaient été divinisés2 ? Des sénateurs y ont songé
avant que les gardes prétoriens ne choisissent finalement Claude pour lui
succéder.
La longévité du régime impérial, sur plus de cinq siècles, est d’autant
plus extraordinaire qu’aucune règle successorale ne fut clairement fixée par
Auguste. Qui plus est, plusieurs règnes se sont achevés par des morts
violentes sans successeur désigné. On devient empereur parce qu’on en est
le fils légitime, qu’on a été adopté, qu’on l’a emporté dans une guerre
civile, qu’on a été choisi par les militaires.
Contrairement aux clichés des péplums, l’empereur ne dispose pas
d’une liberté absolue pour gouverner selon son bon vouloir. L’équilibre
institutionnel et le partage des pouvoirs ont fait dire à l’historien Theodor
Mommsen (1817-1903) que le Principat peut être considéré comme une
dyarchie, un système reposant sur deux pôles du pouvoir, l’autre étant le
Sénat. Un empereur qui irait à l’encontre de la dignité des sénateurs et de
leurs prérogatives courrait le risque de voir se fomenter des complots. Sur le
plan religieux, le prince jugé indigne peut se voir refuser l’apothéose
(consecratio). Ce terme désigne la cérémonie religieuse par laquelle un
empereur est divinisé, et par ce biais, digne de recevoir un culte.
Néanmoins, il n’est pas considéré comme un dieu de son vivant : seuls
le génie protecteur et le numen de l’empereur, c’est-à-dire sa force vitale, sa
puissance agissante, peuvent faire l’objet d’un culte. Et même lorsqu’il est
divinisé, l’empereur devient divus, divin, et non pas deus, dieu.
Quoi qu’il en soit, l’apothéose procède d’une décision du Sénat. Parfois,
l’octroi de cet honneur peut être âprement discuté, comme ce fut le cas
après la mort d’Hadrien, en 138, dont la fin du règne avait été obscurcie par
la mise à mort de plusieurs sénateurs. Il fallut toute l’insistance du
successeur désigné par Hadrien, Antonin le Pieux, pour que le titre lui soit
finalement accordé. Les empereurs honnis subissent au contraire une
condamnation de la mémoire, damnatio memoriae, qui consiste à effacer
leur image et leur nom figurant sur les reliefs, les inscriptions et les
monnaies.
L’empereur ne peut donc gouverner sans les sénateurs, et ses décisions
nécessitent parfois de leur être soumises. Ce fut le cas en 48, par exemple,
lorsque Claude voulut permettre aux citoyens romains des Trois Gaules
(celles de Belgique, d’Aquitaine et de la Lyonnaise) d’entrer au Sénat. Les
monnaies portent bien souvent l’abréviation « S. C. », soit sénatus-consulte
(avis du Sénat), marquant ainsi la prise en compte de l’autorité de cette
instance. En outre, dès son accès au pouvoir, l’empereur doit se présenter
devant le Sénat pour que sa prise de pouvoir soit effective.
La chronologie témoigne néanmoins d’inflexions dans l’image et le
discours du pouvoir. Peu à peu, le caractère monarchique du régime fondé
par Auguste s’affirme de façon de plus en plus nette jusqu’aux Sévères
(193-235 apr. J.-C.), en particulier avec Septime Sévère, Caracalla et Geta.
Le pouvoir est davantage sacralisé dans les textes, l’épigraphie, la
numismatique et la statuaire. Le prince est désormais cosmocrator, c’est-à-
dire maître de l’univers. Trajan, Caracalla et Sévère Alexandre n’hésitent
pas à se considérer comme la réincarnation d’Alexandre le Grand.
Au terme du IIIe siècle, les historiens distinguent un tournant avec le
règne de Dioclétien (284-305) et la Tétrarchie3, pour lesquels on commence
à parler de Dominat, une expression qui désigne l’exercice du pouvoir
impérial des années 280 à la fin de l’Empire au Ve siècle. L’empereur n’est
plus un princeps, un prince, mais un véritable dominus, un maître, voire un
seigneur. Sous son règne, l’emprise de Rome sur les territoires de l’Empire
se renforce et les cités perdent en autonomie face aux fonctionnaires.
L’image du pouvoir devient aussi plus hiératique, comme l’attestent le
groupe des Tétrarques de Venise ou les statues gigantesques de Constantin à
Rome. Même si les réformes de Dioclétien ont fortement limité leurs
prérogatives, les sénateurs tiennent, eux aussi, à donner une image
prestigieuse. Cette solennité est visible sur les diptyques d’ivoire distribués
lors de leur entrée en fonction, un privilège consacré dans le droit. Par
exemple, sur celui de Flavius Felix (consul en 428), conservé au musée de
la Bibliothèque nationale de France : le dignitaire a tenu à se faire
représenter vêtu d’habits richement ornés, un long sceptre surmonté des
bustes des deux empereurs à la main.
Plus que les sénateurs, les empereurs redoutent les militaires. La garde
prétorienne à Rome et les légions dans les provinces ont fait et défait les
empereurs, dès la mort de Caligula et de Claude. Aussi, à la disparition de
ce dernier, en 54, Agrippine s’empresse-t-elle de porter son fils Néron, alors
âgé de 17 ans, dans le camp des gardes prétoriens, pour le faire reconnaître
comme nouvel empereur. La possibilité que l’empereur soit choisi, non pas
à Rome, mais par les armées stationnées dans les provinces, Tacite la
nommera par une jolie formule : le « secret de l’Empire4 ».

1. Suétone, César, LXXIX.

2. Suétone, Caligula, LX.

3. Il s’agit de la direction collégiale de l’Empire par deux empereurs et deux successeurs


désignés avec le titre de César pour mieux faire face aux difficultés militaires.

4. Tacite, Histoires, I, 4.
9

L’Empire romain est-il tombé sous les coups


de Barbares ?

La « chute » de l’Empire romain ne cesse de questionner. Comment un


empire si étendu et puissant, promis à l’universalité et l’éternité, a-t-il pu
disparaître ? Les Barbares sont-ils les seuls responsables de la fin de
l’Empire ? Y aurait-il d’autres « coupables » ?
L’historien allemand Alexander Demandt a recensé pas moins de deux
cent dix théories avancées pour apporter une réponse. La vitalité de la
réflexion ne faiblit en rien, car les publications de ces dernières années ne
cessent de proposer des éclairages nouveaux1. Bien plus qu’un objet
d’étude pour l’historien, la fin de l’Empire romain est aussi un catalyseur
des angoisses du présent, un miroir où les cassandres de chaque époque,
pourfendeurs d’un déclin social et civilisationnel, voient dans Rome un
miroir prophétique supposé servir d’avertissement. Toutefois, il est
intéressant de relever que le discours décliniste existe dès l’Antiquité
romaine. Caton l’Ancien, au IIe siècle av. J.-C., Pline le Jeune, Juvénal et
Tacite au Haut-Empire ou encore Ammien Marcellin au IVe siècle ont tour à
tour dénoncé une décadence ou l’influence nocive de l’étranger.
Du côté des historiens modernes, différentes lectures ont été
développées. D’une manière générale, la fin de l’Empire a pu être présentée
comme une rupture brutale, au point d’évoquer un « assassinat de
l’Empire » pour reprendre la formule d’André Piganiol ; ou au contraire
plus lente et structurelle, liée à des facteurs internes, de nature socio-
économique et politique. Sur le plan des facteurs extérieurs, les assauts des
Barbares sont bien souvent invoqués, mais là aussi les historiens sont
partagés sur la question de l’intensité des violences guerrières.
Encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif, la fin de Rome continue
d’être associée à une phase de prétendue décadence. Ce terme, et tout ce
qu’il suppose de jugement moral, ne saurait être utilisé pour l’analyse
historique. Au XVIIIe siècle, on ne s’embarrassait pas de ces précautions. En
1734, Montesquieu publie ses Considérations sur les causes de la grandeur
des Romains et de leur décadence. Selon le philosophe, l’expansion de
Rome s’est accompagnée d’un abandon progressif de la liberté politique et
d’une dissolution des vertus civiques dès la fin de la République. Peu après,
Edward Gibbon publie une œuvre magistrale : Histoire de la décadence et
de la chute de l’Empire romain (1776-1788). L’historien anglais reprend à
son compte Montesquieu et l’idée que la fragilisation interne de Rome ne
permet pas de résister aux assauts des peuples barbares. Il accuse également
le christianisme d’avoir sapé les fondements de l’Empire, notamment par la
disparition progressive des cultes païens et civiques, facteurs de cohésion
dans la cité antique. Soulignons que l’esprit critique des Lumières vis-à-vis
de la religion soutient cette lecture à charge contre le christianisme.
Aujourd’hui, de telles hypothèses sont largement récusées. Le
christianisme s’est imposé de manière progressive et à des rythmes
différents. Jusqu’à Constantin (empereur en 310-337), il reste marginal en
Occident, à l’inverse de l’Orient où sa diffusion est bien plus rapide et
large. Dans le même temps, les cultes païens traditionnels ont pu connaître
une perte de vitalité, au profit de cultes à mystères comme celui de Mithra,
d’origine iranienne. Mais là aussi la prudence s’impose, car de tels cultes
connaissent déjà un certain succès durant les premiers siècles de l’Empire.
On peut donc parler de recomposition du paysage religieux, sans que celle-
ci ait fragilisé la société romaine.
D’autres spécialistes ont insisté sur la corruption des élites militaires et
politiques. C’est la théorie de Ramsay MacMullen dans Le Déclin de Rome
et la corruption du pouvoir (1988). Selon l’historien de Yale, la place
croissante prise par les fonctionnaires à l’échelle locale au lendemain des
réformes fiscales et administratives de Dioclétien, entre 286 et 305, et le
souci de servir leurs propres intérêts expliquent l’essor de la corruption.
Il faut ajouter à cela les fragilités du système politique impérial après la
mort de Sévère Alexandre, assassiné en 235. L’Empire traverse alors de
grandes difficultés dans ce que l’on appelle souvent « la crise du IIIe siècle »
ou « l’anarchie militaire ». Durant cette période, de nombreux empereurs
ont un règne éphémère et meurent de mort violente. À la faveur de ces
troubles, les usurpateurs sont nombreux, en Gaule avec Postumus et
Tetricus, à Palmyre avec Zénobie.
Il faut cependant nuancer ce tableau sombre, car certains empereurs ont
permis à l’Empire de se maintenir à flot, tel Aurélien (entre 270 et 275).
D’autres sont parvenus à rester longtemps au pouvoir, comme Gallien (entre
253 et 268), bien qu’il ait fini assassiné par un usurpateur du nom
d’Auréolus. Pour répondre à cette crise politique, Dioclétien institua deux
empereurs titulaires associés chacun à un successeur désigné, mais ce
système finit par échouer lorsque Constantin accapara seul le pouvoir face à
ses rivaux en 324.
Le IVe siècle est également celui des guerres contre les peuples barbares,
tant en Occident qu’en Orient, qui mettent à mal le système défensif sur les
frontières. Ces derniers auraient-ils achevé « l’homme malade » ? Il
convient d’abord de rappeler que les Romains affrontent les peuples
germaniques dès le début du IIe siècle av. J.-C., à l’époque républicaine. Les
Cimbres et les Teutons attaquent Aix-en-Provence, en Gaule transalpine,
avant d’être vaincus par Marius à Verceil en 101 av. J.-C. Sous Auguste, les
Romains tentent de prendre pied au-delà du Rhin avant de subir un terrible
revers en 9 apr. J.-C., contre les hommes du Chérusque Arminius, qui
anéantissent trois légions. Les volontés d’expansion face aux peuples
germains se manifestent ensuite sous le règne de Domitien avec la
conquête, en 82-83 apr. J.-C., des champs Décumates (l’actuel Bade-
Wurtemberg). Plus tard, Rome sera davantage sur la défensive et
l’empereur Marc Aurèle n’aura de cesse de combattre les peuples germains
le long du Danube. Mais à partir du IIIe siècle, l’Empire éprouve plus de
difficultés à contenir ces peuples, à l’image des Alamans qui forment des
confédérations puissantes entre Rhénanie et Palatinat, que doit affronter
Caracalla. C’est à partir de là que le système défensif des frontières, le
limes, se montre moins efficace et que les pressions extérieures
s’accentuent.
En 378, lors de la bataille d’Andrinople (Edirne), Rome subit un
désastre militaire majeur face aux Goths, et l’empereur d’Orient Valens lui-
même meurt à l’issue de la bataille. De l’autre côté de l’Empire, le
31 décembre 406, des Barbares issus de différents peuples germaniques
traversent le Rhin massivement, probablement au nombre de plusieurs
dizaines de milliers d’hommes, avant de s’implanter en Gaule, en Espagne
et jusqu’en Afrique du Nord. Les défenses romaines ne parviennent alors
plus à contenir les poussées des Barbares, dont l’implantation dans l’Empire
est bien amorcée.
En 410, c’est la Ville éternelle qui est mise à sac par les Wisigoths
d’Alaric. Véritable traumatisme pour les contemporains, cette humiliation
trouve un large écho. Aux païens qui accusent les chrétiens d’avoir causé
l’abandon de Rome par les dieux, dont les Barbares ne seraient qu’un
instrument de la vengeance divine, les Pères de l’Église, qu’il s’agisse de
saint Jérôme (347-420) ou de saint Augustin (354-430), apportent une
réponse théologique. Dans la Cité de Dieu, saint Augustin tente de donner
un sens chrétien à ce désastre et explique de manière symbolique qu’il
existe deux cités, une terrestre, une céleste. Elles désignent respectivement
ceux qui sont soumis au péché et n’agissent que pour eux-mêmes, et ceux
qui, intérieurement, sont pleinement tournés vers Dieu. Ces derniers
connaîtront la cité céleste, qui finira par s’imposer. En attendant, la
destruction de la cité terrestre n’est qu’une étape nécessaire pour que
s’accomplisse le plan voulu par Dieu.
La date de 410 est parfois utilisée pour situer la fin de l’Empire
d’Occident. Jamais la ville de Rome n’avait subi un tel désastre depuis
390 av. J.-C., lorsque les Gaulois de Brennus avaient saccagé Rome. Une
autre date est parfois avancée : 476 et la déposition du dernier empereur
d’Occident Romulus Augustule. Pourtant, cet événement ne constitue pas
une rupture majeure. Romulus Augustule n’avait que 13 ou 14 ans
lorsqu’en 475 son père Oreste le fit accéder par la force au pouvoir
impérial. Sa légitimité est plus que douteuse, et il peut être considéré
comme un usurpateur. L’empereur légitime, Julius Nepos, avait à l’origine
été choisi par l’empereur d’Orient Zénon, après avoir obtenu le titre de
César, afin de rétablir le contrôle sur la péninsule italienne, face à
l’empereur Glycérius, vu comme illégitime. Mais à peine Nepos avait-il été
légitimé par ses troupes qu’il était renversé par Oreste, son général, qui
allait donc imposer son fils.
À cette date, l’Italie et une partie de l’Occident sont déjà sous le
contrôle de chefs barbares, souvent christianisés, lesquels exercent une
influence profonde sur le jeu politique et militaire. La déposition de
Romulus Augustule est d’ailleurs le fait d’un chef barbare, probablement
d’origine skire, un peuple venu du sud de la Baltique : Odoacre. Or, s’il
renvoie les insignes impériaux à Constantinople et que la fonction impériale
disparaît en Occident, Odoacre se voit conforter dans son pouvoir.
L’empereur d’Orient Zénon, au pouvoir à Constantinople jusqu’en 491, lui
confère en effet le titre de patrice, un titre honorifique donné par l’empereur
à certains membres des élites dirigeantes à l’époque tardive.
Nous le voyons, l’instabilité politique dans laquelle s’immiscent les
Barbares au cours du Ve siècle conduit à atténuer le rôle de leurs
affrontements avec les Romains. Aujourd’hui, l’expression « invasions
barbares » n’est plus guère employée, car elle suggère un déferlement
massif, continu et violent. Il est préférable de parler d’« incursions ». Dans
Barbares, immigrés, réfugiés et déportés dans l’Empire romain (2009),
l’historien Alessandro Barbero insiste sur leur intégration. Les Barbares
sont associés à Rome sur les frontières de l’Empire afin d’en protéger les
marges, par le système du foedus, un traité qui confère le titre d’allié. Au
milieu du Ve siècle, Childéric Ier, le père de Clovis, est ainsi gouverneur de
la province de Belgique seconde pour Rome, alors qu’il est aussi le chef des
Francs saliens. Deux siècles plus tard, les Francs développeront même la
légende d’une origine troyenne, afin de souligner leur continuité et leur
proximité avec Rome, donc leur légitimité.
À la limite, le sac de Rome en 410 peut être considéré comme un
événement interne à l’Empire dans la mesure où Alaric, après avoir envahi
l’Italie, avait obtenu le titre militaire de maître des milices des Gaules et
exigeait de l’empereur Honorius de recevoir un commandement sur l’armée
impériale. Les Barbares ne souhaitaient pas l’effondrement de Rome, mais
l’intégration en son sein. Les opportunités d’ascension politique et sociale
plaident en ce sens. Stilicon, d’origine vandale, est nommé en 393 magister
utriusque militiae, c’est-à-dire maître des deux armées, l’infanterie et la
cavalerie, sous le règne de Théodose. Il se voit même accorder le privilège
d’épouser Serena, la nièce de l’empereur, accédant au cercle le plus proche
du pouvoir. Les mariages, on le voit, rapprochent Barbares et Romains. On
peut également citer la fille de Théodose, Galla Placidia, qui, otage des
Wisigoths, dut épouser Athaulf, successeur d’Alaric, selon les rites de ce
peuple, avant une seconde cérémonie organisée à la romaine à Narbonne.
Malgré les rapports conflictuels entre Romains et Barbares, on ne peut que
constater une acculturation certaine entre les deux mondes.
Récemment, de nouvelles théories ont été avancées pour comprendre
l’effacement de l’Empire. Dans un livre paru en 2017, Comment l’Empire
romain s’est effondré : le climat, les maladies et la chute de Rome,
l’historien américain Kyle Harper explique que l’action combinée des
changements climatiques et des épidémies aurait favorisé la fin de la
domination romaine. L’auteur pointe la fin de l’optimum climatique romain
– un climat chaud et humide propice à de bonnes récoltes – au milieu du
IIe siècle. À la même époque, à partir du règne de Marc Aurèle, de grandes

épidémies se propagent dans l’Empire : la « peste galénique » –


probablement une épidémie de variole –, puis les pestes de Cyprien au
IIIe siècle et de Justinien à partir de 541, laquelle restera endémique en

Méditerranée pour environ deux siècles.


Les explications fournies par Kyle Harper, aussi intéressantes soient-
elles, sont cependant très discutées, voire contestées, par la communauté
des historiens. La modélisation proposée par l’ouvrage, parfois
simplificatrice, ne tient pas nécessairement compte de nuances
géographiques locales et chronologiques, et tend surtout à minimiser les
capacités de résilience des sociétés, ainsi que les facteurs militaires,
politiques et sociaux. De telles théories semblent en effet rencontrer un écho
particulier à l’aune des préoccupations actuelles liées au réchauffement
climatique et de la pandémie de Covid-19.
À l’inverse, d’autres historiens, tel Peter Brown, mettent en évidence
une permanence romaine bien au-delà des jalons chronologiques
conventionnels. Ainsi, l’Empire d’Orient ne subit aucune rupture majeure
jusqu’aux invasions arabes au VIIe siècle et les cités y connaissent une
grande prospérité jusqu’à ce moment. En Occident, Théodoric règne sur
l’Italie ostrogothique après la mort d’Odoacre en 493 avec l’assentiment de
l’empereur Zénon. Le droit romain perdure aux côtés du droit germanique,
les structures administratives romaines sont préservées, et le Sénat romain
conserve son prestige. Le Colisée, emblème de la civilisation romaine, est
entretenu et utilisé jusqu’au VIe siècle pour des chasses d’animaux, comme
aux jours les plus fastes de la Pax Romana. En Orient, l’Empire subsiste
jusqu’en 1453 à travers l’Empire byzantin, continuateur de l’Empire romain
d’Orient. En Occident cependant, les siècles suivants enregistrent une
translatio imperii, un déplacement symbolique et géographique de
l’Empire, avec l’empire de Charlemagne, puis au Xe siècle avec le Saint
Empire romain germanique. Au point qu’on peut se demander en toute
légitimité si la chute de Rome a vraiment eu lieu.

1. On trouvera une synthèse des différentes hypothèses dans l’ouvrage de Bertrand Lançon, La
Chute de l’Empire romain : une histoire sans fin, Paris, Perrin, 2017.
10

Les Romains étaient-ils en bonne santé ?

Des thermes situés au cœur même des villes, un large accès à l’eau,
l’adoption d’un régime alimentaire méditerranéen laisseraient facilement
accroire que les Romains bénéficiaient de conditions d’hygiène favorables,
et donc d’une meilleure santé qu’à des époques ultérieures. La célèbre
maxime de Juvénal, mens sana in corpore sano, un esprit sain dans un
corps sain, ne résume-t-elle pas l’idéal de Romains ? Pour autant, étaient-ils
vraiment en bonne santé ? L’espérance de vie serait le meilleur indicateur
pour en juger, mais lorsqu’il s’agit des populations de sociétés anciennes,
nous ne disposons pas de sources statistiques précises. Les inscriptions
funéraires pourraient fournir un échantillonnage de la population puisque
l’âge du défunt y est indiqué, mais bénéficier d’un monument funéraire
nécessitait d’avoir un minimum de moyens financiers. Les plus pauvres,
davantage exposés à la mortalité et à une alimentation moins variée et
abondante, demeurent absents des sources épigraphiques. Et leurs corps,
jetés dans des fosses communes, ont été condamnés à l’oubli.
Certaines régions de l’Empire apportent tout de même des données plus
fines. En Égypte, les papyrus de recensement permettent d’estimer
l’espérance de vie entre 22 et 25 ans pour les hommes, et de 35 à 37 ans
pour les femmes. Il faut souligner que c’est la mortalité infantile
particulièrement élevée qui explique arithmétiquement une valeur si basse.
Une fois les premières années de l’existence écoulées, l’espoir de vivre plus
longtemps se renforçait. Ainsi, Auguste et Livie sont morts respectivement
à 75 et 86 ans. En outre, il était hélas fréquent pour les femmes de mourir
en couches.
La consommation d’une ration alimentaire suffisante et variée joua
évidemment un rôle déterminant. Les fouilles menées dans les égouts
d’Herculanum témoignent de l’accès à une certaine diversité de nourriture
pour toutes les catégories sociales, notamment en poissons, en raison de la
proximité de la mer. Mais ce constat n’est pas valable pour tout l’Empire.
Malgré l’absence de famines de grande ampleur pendant l’époque
impériale, les déséquilibres nutritionnels étaient bien réels. Les études
ostéologiques prouvent de façon assez nette ces problèmes de santé, même
si les squelettes ne disent pas tout des maux dont souffraient les hommes,
femmes et enfants de l’Antiquité. Les analyses de ceux d’Herculanum et
des nécropoles de Rome portent souvent des traces d’hyperostose poreuse,
qui résultent de carences et d’anémie. Plus précisément, les cavités
orbitaires présentent une multitude de petits trous caractéristiques de ces
déficiences nutritionnelles. Chez les enfants en période de croissance, le
rachitisme lié aux déséquilibres nutritionnels se manifeste par des
déformations osseuses, par exemple les jambes arquées.
L’émail des dents montre aussi des marques d’usure (hypoplasie de
l’émail), causées entre autres par des carences en calcium ou en vitamines.
Les caries ne sont pas totalement absentes des dentitions étudiées et peuvent
même concerner une part relativement importante d’individus. Certes le
sucre n’était pas consommé, mais des aliments riches en saccharose comme
le miel ou des boissons à base de moût pouvaient les causer. Pour leur
hygiène bucco-dentaire, les Romains utilisaient des cure-dents et même du
dentifricium : probablement une sorte de pâte à mâcher. Scribonius Largus,
médecin à la cour de Claude, donna la recette d’un dentifrice qui rendait les
dents éclatantes et solides. Octavie, la sœur d’Auguste, l’avait adoptée. Il
fallait tout d’abord mêler de la farine d’orge, du vinaigre et du miel pour en
faire des boulettes. Puis, une fois levées, on y ajoutait du sel avant de les
enfourner. Une fois transformées en charbon, il fallait leur adjoindre du
nard, une huile extraite d’une plante, pour parfumer l’ensemble. Selon
Scribonius Largus, la pelure de radis était aussi très efficace pour garantir la
blancheur des dents1.
L’environnement joua, évidemment, un rôle majeur dans la santé des
Romains. Les marais constituaient un ennemi redoutable lorsque la malaria
s’y répandait, en particulier dans le centre de l’Italie. La fin de la période
estivale était souvent marquée par un pic de mortalité à cause des
épidémies. Les théories médicales antiques, celles d’Hippocrate et de
Galien, qui ignoraient l’existence des virus et des bactéries, étaient
impuissantes face au mal. Les maladies étaient surtout expliquées par les
miasmes transportés par l’air et l’eau viciés, ainsi que par le déséquilibre
des humeurs à l’intérieur du corps.
Les épidémies étaient particulièrement redoutées des Anciens. Ce fléau
était désigné par le terme générique de pestilentia. Entre les années 160
et 190, sous les règnes de Marc Aurèle et de Commode, une épidémie de
variole de grande ampleur, qualifiée de « peste antonine » ou « galénique »,
fit des ravages. Les contemporains crurent en une vengeance divine. Les
troupes de Lucius Verus, coempereur de Marc Aurèle, déployées face aux
Parthes en Mésopotamie, auraient profané un temple d’Apollon, provoquant
une exhalaison toxique. Les bilans humains sont difficiles à évaluer pour de
tels fléaux, mais les estimations oscillent entre 5 et 10 millions de morts au
total sous l’Empire. En 251 est évoquée la peste de Cyprien, peut-être
provenant de la région de la mer Rouge, et qui aurait été une fièvre
hémorragique de type Ebola. Après la disparition de l’Empire d’Occident,
la peste de Justinien dévaste la population à partir de 541 environ jusque
vers 740. Il s’agit de la première attestation en Occident du bacille de la
peste : yersinia pestis.
Autres ennemis de la santé des Romains : les parasites. L’absence de
normes d’hygiène dans la conservation, la préparation et la consommation
des aliments, et l’utilisation d’une eau non traitée entraînent
immanquablement la transmission de nombreux parasites. Les fouilles
archéologiques attestent très fréquemment leur présence dans les puits et les
latrines. Les textes médicaux comportent de nombreuses recettes destinées
à purger le corps de ces hôtes indésirables. L’encyclopédiste Celse (Ier siècle
av. J.-C.) décrit les types de vers intestinaux, soit plats, soit cylindriques, et
les potions pour les chasser. Une décoction de lupin ou d’écorce de mûrier ;
de l’hysope (un arbrisseau vivace) écrasée avec du poivre ; une
consommation abondante d’ail avant de vomir pour purger le corps… Pour
les vers cylindriques, qui touchent beaucoup les enfants, Celse recommande
notamment un mélange d’eau et d’ortie pilée avec du chou, du cumin et de
la menthe2.
Les bains, qui font partie intégrante des mesures thérapeutiques, se
révèlent pourtant des lieux à l’hygiène douteuse. Juvénal évoque aussi
l’hydrocution de ceux qui s’y rendent le ventre plein3. L’eau est également
suspectée de contenir du plomb. Certaines théories sont allées jusqu’à faire
de ce métal le responsable de la chute de l’Empire, car il aurait empoisonné
les populations. Les Romains étaient déjà sensibles à la dangerosité du
métal. Au Ve siècle, l’auteur agronomique Palladius rapporte que l’eau
transportée par des tuyaux de plomb est dangereuse pour le corps humain
en raison de la charge en céruse (pigment synthétique très toxique), liée au
frottement de l’eau dans les conduits4. Néanmoins, la quantité de plomb
contenue dans l’eau des canalisations ne semble pas si dangereuse pour
l’organisme, contrairement aux récipients en plomb ou aux produits
cosmétiques. Caton conseille ainsi de faire bouillir du vin vieux avec du
genévrier écrasé au préalable dans un chaudron de cuivre ou de plomb afin
d’obtenir une préparation diurétique5.
Face à tous ces maux, la médecine se retrouve bien souvent
impuissante. Des pratiques telles que la saignée et le recours aux plantes
médicinales montrent leurs limites en ce qui concerne les pathologies
graves. Faute de véritable formation, le médecin se construit surtout une
réputation pour assurer sa carrière professionnelle. Galien (vers 129-216) ne
manque pas de dénoncer les charlatans. Les compétences chirurgicales
n’étaient pas négligeables, par exemple en ophtalmologie ou en
trépanation… Galien raconte même qu’il a sauvé un gladiateur dont les
entrailles étaient sorties du ventre6.
Consulter un médecin n’empêchait pas de s’en remettre aux dieux et à
la magie. Les sanctuaires dédiés au dieu de la médecine Esculape,
notamment sur l’île Tibérine à Rome, à Épidaure ou encore à Pergame,
attiraient de nombreux malades dans l’espoir d’une guérison. Celui de
Rome fut édifié en 291 av. J.-C. en réponse à une épidémie de grande
ampleur. Concrètement, le malade passait une nuit dans le sanctuaire. Le
dieu devait se manifester en rêve au cours du rite de l’incubation. Le
lendemain matin, les prêtres étaient chargés d’interpréter ses prescriptions :
un régime particulier, des bains, un sacrifice, généralement un coq. En
remerciement pour la guérison, le patient laissait habituellement un ex-
voto : une inscription, ou une maquette, souvent en terre cuite, de la partie
du corps guérie. Dans les Discours sacrés, Aelius Aristide, un rhéteur de
l’époque antonine qui aurait vécu vers 117-185, relate ses séjours dans
différents sanctuaires de guérison et les bienfaits que les dieux lui
accordent. On peut néanmoins le soupçonner d’une certaine forme
d’hypocondrie, lui qui n’hésite pas dans ses textes à mettre en scène de
façon théâtrale certains des maux qui l’affectent.
Face à la fragilité de l’existence et aux aléas de la santé, on comprend
les injonctions à savourer les délices terrestres. C’est pourquoi le riche
affranchi Trimalcion n’hésita pas à déclamer à son banquet : « Pauvres
humains chétifs, nous ne sommes qu’un rien, Orcus7 prendra nos os comme
il a pris les siens, Tant qu’il se peut vivons donc, vivons bien8 ! »

1. Scribonius Largus, Compositions médicales, LIX-LX.

2. Celse, De la médecine, IV, 17.

3. Juvénal, Satires, I.

4. Palladius, De l’agriculture, IX, 11.

5. Caton, De l’agriculture, CXXXI.

6. Galien, Utilité des parties du corps humain, IV, 9.

7. Divinité des Enfers.

8. Pétrone, Satiricon, XXXIV.


11

Le vin romain était-il bon ?

Don de Bacchus, le vin tient une place centrale dans les civilisations
grecque et romaine. Le raisin constitue un des piliers de la trilogie
méditerranéenne, conceptualisée par Fernand Braudel, avec le blé et l’olive.
À travers tout l’Empire, les amphores, tonneaux et outres de vin circulent
sur les routes pour remplir les coupes dans les tavernes et les salles de
banquet. Même le calendrier est marqué par le nectar dionysiaque : chaque
année, la fête des Vinalia célèbre les premières vendanges, qui sont dédiées
à Jupiter. Le vin peut être offert en libation aux dieux sur les autels, voire
sur les tombes des défunts.
Plusieurs fresques pompéiennes donnent à voir des convives lors des
banquets, qui savourent des coupes de vin, une manière de célébrer un
véritable art de vivre. Dans les riches demeures, il ne saurait y avoir de cena
(dîner) réussie sans proposer aux hôtes des crus de grand choix. Des
sommes importantes sont déboursées pour acquérir des amphores de vins
prisés. Cette boisson demeure cependant accessible aussi pour les plus
modestes, sans être réservée à une élite restreinte. Une inscription peinte sur
la paroi d’une taverne d’Herculanum indique que l’on peut savourer du vin
en dépensant entre 2 et 4 as1.
Comme aujourd’hui, la qualité et le prix du vin reposent en grande
partie sur sa maturité et son origine. Les Romains se montrent attentifs à
cette information qui figure sur les amphores, tout comme le millésime est
indiqué de nos jours sur les bouteilles de vin. Les noms des consuls en
fonction, qui servent au comput des années, permettent aussi d’indiquer
l’âge du vin.
Le vin antique est bu en principe mêlé d’eau, ce qui peut laisser penser
qu’il doit être dilué pour être buvable. De fait, le vin était plutôt épais,
presque sirupeux, et au goût très prononcé. Sa teneur en alcool était
également fort élevée, car il était souvent issu de vendanges tardives, qui
donnaient du sucre en quantités importantes.
L’archéologie expérimentale a été largement sollicitée, dans la lignée
des travaux de Michel Bouvier, d’André Tchernia et de Jean-Pierre Brun,
afin d’en retrouver les techniques de production. Encore aujourd’hui, le
Mas des Tourelles, près de Beaucaire, où se trouve aussi le site
archéologique d’un domaine viticole, possède un pressoir à l’antique,
reconstitué d’après les textes des agronomes, et produit ce type de vin.
L’étude de sa production, de son commerce et de sa consommation est
facilitée par la relative abondance de sources. Les textes agronomiques et
encyclopédiques livrent de nombreux détails sur sa fabrication et les
préférences d’alors ; du côté de l’archéologie, la paléobotanique, et
notamment la carpologie, nous renseigne sur les vignes cultivées et les
amphores, surtout celles retrouvées dans les épaves sous-marines, aident
également à retracer les routes commerciales empruntées par le vin. La
vaisselle est un autre indicateur de luxe inhérent à sa dégustation. Ajoutons-
y les mosaïques et les fresques, qui peuvent représenter des scènes
d’élaboration du vin ou sa consommation.
Les choix alimentaires de l’Antiquité ne sauraient être jugés de façon
pertinente à l’aune des critères gustatifs contemporains. Les saveurs
peuvent surprendre, car des substances aromatiques étaient souvent
employées et l’intérieur des amphores était généralement enduit de poix,
laquelle conférait un goût résineux au vin. Une autre technique de
conservation, le fumage, pouvait donner un goût tout à fait particulier. Pline
l’Ancien explique qu’en Gaule narbonnaise il existait des ateliers destinés à
cet usage, et précise qu’il s’agissait notamment pour des marchands peu
scrupuleux de faire vieillir le vin artificiellement2.
Quoi qu’il en soit, une grande variété de saveurs prévalait. De
nombreuses recettes nous ont été transmises par les textes médicaux, dans
lesquelles le nectar se mêle à des épices, en particulier du poivre, des
plantes aromatiques, des fruits ou des fleurs. Chez Dioscoride, médecin
grec du Ier siècle, on ne relève pas moins d’une cinquantaine de recettes de
vins de ce type dans le cinquième livre de son traité De materia medica (De
la matière de la médecine). On y trouve par exemple des breuvages
préparés avec de la poire ; de la grenade ; de la rose ; du myrte ; de la
figue ; différentes résines de bois ; de l’origan ou encore de la lavande.
Le poivre, souvent ajouté, donne un goût râpeux, mais les Romains sont
familiarisés avec cette épice, largement employée dans la cuisine. Dans
l’Art culinaire attribué à Apicius, une recette de « vin merveilleux aux
épices » mélange du vin et du miel, avant de réduire l’ensemble avec la
cuisson. On incorpore ensuite du poivre, du mastic, des feuilles de nard, du
safran, des dattes3. Différents types de vins mêlés à d’autres produits étaient
consommés, notamment le mulsum, avec du miel, qui pouvait être bu au
début du repas pour ses vertus médicinales et digestives. Des sauces comme
l’oenogarum associaient vin et sauce de poisson (garum). Quant aux
procédés de fabrication, ils variaient, entre le defrutum, confectionné à
partir de moût de raisin cuit, et le passum, à base de raisin séché. Les
soldats se contentaient de posca, une boisson vinaigrée peu raffinée, mais
désaltérante.
Malgré ces sophistications, la maîtrise de la vinification était aléatoire,
et le vin pouvait aisément tourner en vinaigre. Différentes techniques
permettaient d’en corriger le goût. Pline l’Ancien n’a de cesse de les
dénoncer, au nom d’une morale prônant sobriété et fidélité aux vieilles
valeurs. Selon lui, les vins les moins mélangés, les plus naturels pourrait-on
dire, sont les meilleurs. Au contraire, les vins auxquels sont ajoutés marbre,
plâtre ou chaux font l’objet des plus violentes critiques.
Avec exagération, Pline assure que l’on n’hésite plus à vendre du vin
frelaté et que les vins les moins réputés sont probablement les moins nocifs
pour la santé4. Il s’agit en réalité de méthodes pour améliorer la vinification
et le goût du breuvage. Or, de telles techniques ont été employées jusqu’à
des époques récentes pour leur efficacité. Il faut préciser que dans
l’Antiquité les falsifications du vin ou du miel ne font l’objet d’aucune
condamnation juridique.
La quête des meilleurs vins est à l’origine d’une véritable œnologie,
reposant sur une hiérarchisation et une géographie des crus. Celle-ci peut
être reconstituée en grande partie grâce à l’Histoire naturelle de Pline
l’Ancien, où le naturaliste consacre de très nombreuses pages à la vigne et
au vin, d’un point de vue gustatif, mais aussi médicinal. Dans les œuvres
littéraires, lorsque des descriptions de repas sont données, l’origine de cette
boisson est bien souvent mentionnée, comme pour souligner le plaisir
éprouvé lors de ce moment de convivialité. Il en va de même pour les mets,
dont la provenance est un gage de qualité.
Dans les hiérarchies œnologiques déterminées par Pline l’Ancien,
nourries d’un chauvinisme certain, les vins italiens sont les meilleurs de
tout le monde romain. Parmi les plus prisés, on trouve des vins de
Campanie, tel le célèbre Falerne, ainsi que du Latium. Toutefois, les
préférences ne sont pas figées et il semble exister de véritables modes,
dictées parfois par les empereurs eux-mêmes. Les vins de Sorrente reçurent
d’abord les faveurs des Romains, avant d’être surpassés par les vins d’Alba
et de Falerne. Auguste et ses successeurs préféraient le vin de Setia, produit
au sud de Rome, notamment pour ses propriétés digestives5.
Certains vins d’autres régions de l’Empire étaient importés, en
particulier ceux du monde grec, comme les vins de Thasos et de Chios, qui
jouissaient d’une solide réputation. Il ne faut pas négliger non plus les vins
produits en Gaule. Celui élaboré dans la région de Vienne, sur le territoire
des Allobroges, était bien réputé. Pline l’Ancien évoque un vin à la saveur
« poissée », fait à partir de grains de raisin noir6. Le satiriste Martial en fait
lui aussi l’éloge7. La production de vin connut un essor considérable en
Gaule, au point que l’empereur Domitien estimait que cette culture
concurrençait celle du blé. Il aurait même envisagé un édit pour faire
arracher une grande partie des vignes hors d’Italie8.
En Gaule, l’introduction du vin précéda l’arrivée des légions. Avant la
conquête, d’immenses quantités étaient importées en Gaule chevelue, par
les voies navigables ou à bord de chariots. Il se vendait à prix d’or : une
amphore s’échangeait contre un esclave. L’archéologie confirme cette
affirmation9. 55 à 65 millions d’amphores auraient été exportées en Gaule
entre le milieu du IIe siècle av. J.-C. et le début de l’époque augustéenne.
Les navires pouvaient contenir jusqu’à 10 000 amphores et en un siècle, ce
ne sont pas moins de 60 000 hectolitres de vin en moyenne par an qui
auraient été acheminés.
Les Grecs et les Romains de la fin de la République portent un regard
condescendant sur la manière dont les Gaulois, ces « barbares », boivent le
précieux nectar. Selon Diodore de Sicile, ils boivent le vin pur et dans de
telles quantités qu’ils sombrent dans un sommeil profond et un état proche
de la folie. L’historien grec n’hésite pas à se moquer de la moustache des
Gaulois, qui agit comme un filtre au moment de boire10. Au-delà des
préjugés, le vin est à ce moment un produit de luxe, réservé aux élites
aristocratiques gauloises.
Chez les Romains, comme chez les Grecs, boire du vin était tout un art.
Il devait d’abord être coupé d’eau. Diverses explications sont avancées,
parmi lesquelles celles d’Athénée de Naucratis. Lorsque Bacchus apporta le
vin aux hommes, beaucoup devinrent fous ou moururent en le dégustant
pur. Les autres, en revanche, qui ingérèrent du vin contenu dans un vase où
de l’eau de pluie était tombée ne furent point incommodés11. En tout état de
cause, boire le vin pur ne semblait pas un tabou, comme le démontre la
récurrence du terme qui le désigne : merum12.
Afin de rehausser le plaisir gustatif, il n’était pas rare de boire le vin
mélangé avec de l’eau chaude, la calida (ou calda). Les salles à manger ou
les comptoirs des tavernes étaient parfois équipés de chauffe-eau, qui
permettaient d’en disposer facilement. À l’inverse, le vin était apprécié avec
de la neige, vendue par des marchands spécialisés qui pratiquaient même
une forme de spéculation sur cette denrée. Sénèque explique, sur un ton
réprobateur, que l’on est même parvenu à conserver la neige en été. Le
philosophe stoïcien affirme que de tels mélanges sont particulièrement
nocifs pour l’estomac et sont source d’indigestion13. Parfois, de l’eau de
mer pouvait être associée au vin.
La dégustation se faisait avec raffinement, au milieu des discussions
savantes et agréables, des divertissements proposés par les danseuses et
musiciens, et des toasts portés à l’empereur. Les coupes d’argent finement
ciselées utilisées par les plus riches pour son service ne rendaient le
breuvage que plus délicieux. Les plus humbles se contentaient de gobelets
en terre cuite, mais certains en céramique sigillée (céramique vernie ornée
de décors en relief) pouvaient aussi présenter un vrai raffinement.
Une récente découverte, lors de fouilles menées sur le site de la villa des
Quintili, sur la via Appia au sud-est de Rome, témoigne de l’ingéniosité
déployée pour savourer le vin. Le domaine mis au jour, dont le propriétaire
était l’empereur Gordien III (238-244), possédait un site de fabrication du
vin dont le sol avait été pavé de marbre rouge, un cas unique. Le jus du
raisin pressé, qui s’écoulait de deux pressoirs disposés de façon symétrique,
jaillissait de trois fontaines couvertes de marbre blanc. Deux autres, placées
à chaque extrémité, laissaient s’échapper de l’eau. L’apparence de cette
structure est tout à fait similaire à celle du proscaenium d’un théâtre, c’est-
à-dire l’avant-scène. Le moût du raisin était ensuite acheminé par des
conduits vers les dolia, de vastes jarres où se déroulait le processus de
vinification. Plusieurs salles à manger aménagées étaient disposées autour
de cet espace, décoré de marbres somptueux pour savourer cette atmosphère
dionysiaque, comme pour assister à une pièce de théâtre14.
S’il participe largement aux plaisirs du banquet, le vin reçoit aussi toute
la considération des médecins. Au début de la cena, lors des hors-d’œuvre
(gustatio), il est d’usage de boire du vin miellé (mulsum), qui prépare
l’estomac à recevoir de nombreux mets et à les digérer. Le vin est un
remède à part entière dans la médecine antique. Galien le prescrit à de très
nombreuses reprises et certains médecins en font un véritable pilier de leur
art médical, tel Asclépiade de Pruse15. Une inscription du Ier siècle av. J.-
C. retrouvée en Italie mentionne un médecin du nom de Ménécratès dont la
spécialité était justement l’usage du vin dans un but thérapeutique,
conformément aux lois de la nature, à en croire l’épitaphe16.
Le vin peut également être un gage de longévité, s’il est bu de façon
raisonnée. Il apporte de la chaleur au corps et stimule la production de sang,
deux atouts pour les personnes âgées, dont le corps se refroidit, à en croire
les théories humorales antiques. L’impératrice Livie, épouse d’Auguste,
vécut ainsi jusqu’à 86 ans pour avoir consommé du vin de Pucinum, une
région du golfe de la mer Adriatique réputée aujourd’hui pour le
prosecco17.
Toutefois, Pline l’Ancien et Sénèque s’emploient surtout à réprouver les
mauvais usages du vin. Aux bains, certains jeunes n’hésitent pas à venir
totalement ivres, au point de s’effondrer à cause de la chaleur des lieux.
Consommé avec autant d’excès, avertit Pline, le vin est un véritable
poison18.
Les considérations morales ont tenu les femmes écartées de sa
consommation19. Le mari se voyait accorder le droit de sentir l’haleine de
son épouse, et en cas d’absorption, elle pouvait alors être punie très
lourdement. Selon l’auteur du IIe siècle Aulu-Gelle, boire est aussi grave
que commettre l’adultère, car le vin fait perdre toute pudeur. En outre,
l’interdit du vin était peut-être aussi justifié par la crainte de compromettre
la fertilité. Toujours est-il qu’à l’époque impériale les sources littéraires
témoignent clairement d’une consommation du vin par les femmes, malgré
l’opprobre que cela pouvait susciter. Mais pour les Romains, boire du vin
était inhérent à l’art de vivre, ce que ne manque pas de rappeler au passant
une inscription funéraire : « Les bains, le vin et Vénus corrompent notre
corps ; mais les bains, le vin et Vénus rendent la vie digne d’être vécue20. »

1. Cette somme n’est pas totalement négligeable puisque certaines inscriptions indiquent un
salaire journalier de 5 as : C.I.L., IV, 6877 ; 4000 ; 8566.

2. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 68 ; XXIII, 40.

3. Apicius, L’Art culinaire, 1.

4. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXIII, 33-34 ; 45.

5. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXIII, 33-34 ; XIV, 64.

6. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 26-27.

7. Martial, Épigrammes, XIII, 107.

8. Suétone, Domitien, VII.

9. M. Poux, L’Âge du vin : rites de boisson, festins et libations en Gaule indépendante,


Montagnac, 2004 ; A. Tchernia, Le Vin de l’Italie romaine : essai d’histoire économique d’après les
amphores, Rome, 1986.

10. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 26-28.

11. Athénée de Naucratis, Le Banquet des sophistes, XV, 675a-b.


12. Ch. Badel, « Ivresse et ivrognerie à Rome (IIe s. av. J. -C. – IIIe s. apr. J.-C.) », Food and
History, vol. 4, no 2, 2006, p. 75-89.

13. Sénèque, Questions naturelles, IV, 13.

14. E. Dodd, G. Galli, R. Frontoni, « The spectacle of production: A Roman imperial winery at
the Villa of the Quintilii, Rome », Antiquity, vol. 97 (392), 2023, p. 436-453.

15. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 124.

16. C.I.L., X, 388.

17. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 60.

18. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 137-138 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, 122, 6.

19. Aulu-Gelle, Nuits attiques, X, 23, 4.

20. C.I.L., VI, 15258.


12

Les Romains ont-ils pollué leur environnement ?

Il se dégage des mondes anciens l’image de sociétés où la nature est


encore préservée des conséquences néfastes des activités humaines. À la
lumière des préoccupations actuelles, nourries par la destruction des
milieux naturels, la surexploitation des ressources et le réchauffement
climatique, les historiens se penchent de plus en plus sur les échos de ces
enjeux dans le passé.
Les Romains entretiennent la nostalgie de l’âge d’or des origines où,
sous le règne du dieu Saturne, l’homme et la nature s’inscrivaient dans une
parfaite symbiose. C’est là un leitmotiv des œuvres littéraires, qui décrivent
une Mère Nature nourricière, où l’homme n’a nul besoin de creuser la terre
ou d’abattre des animaux pour se nourrir. La cueillette lui suffit à se nourrir
en abondance, la terre produit sans être travaillée, tandis que le miel
s’écoule des arbres. Ce monde idyllique, dépeint par Ovide au premier livre
des Métamorphoses, laisse place ensuite à l’âge d’argent, puis à l’âge
d’airain et enfin de fer, où la cupidité fait des hommes de véritables
prédateurs. La rupture de cette harmonie oblige ensuite les mortels à faire
fructifier la terre et à exploiter les ressources offertes par la nature à la force
de leur labeur. C’est là aussi une leçon de morale adressée par le poète à ses
contemporains. Les paysages commencent à se transformer : Ovide dit que
les arbres des montagnes descendent pour flotter sur la mer.
Les forêts furent également exploitées de manière intensive par les
Romains, bien évidemment pour la construction de monuments ou de
bateaux, mais aussi massivement pour chauffer les bains. Pour les
gigantesques thermes de Caracalla, on dénombre vingt-quatre praefurnia,
des locaux destinés au chauffage de ces lieux. Afin d’assurer le
fonctionnement quotidien du complexe thermal, environ 10 tonnes de bois
étaient nécessaires chaque jour.
Les activités de combustion étaient intenses dans tout l’Empire, pour le
chauffage des bains, mais aussi pour les activités artisanales développées à
très grande échelle. C’était le cas pour le travail de la terre cuite et du
plomb. En ce qui concerne ce dernier, utilisé entre autres pour la fabrication
de monnaies, de tuyaux, ou encore d’ustensiles de cuisine, des analyses
effectuées dans des carottes de glace ont permis de déceler des traces de
pollution attribuées à l’époque romaine jusqu’au Groenland ou dans les
glaciers du massif du Mont-Blanc. Les fumées issues de la fusion du plomb
laissent aisément leur empreinte1. Les traces les plus importantes de cette
pollution au plomb correspondent notamment aux deux premiers siècles de
l’Empire, une période où l’économie connaît une prospérité certaine.
Les études menées sur les individus retrouvés à Herculanum révèlent
même des indices de maladies respiratoires sur le thorax, en particulier
l’anthracose, causée par l’inhalation de particules de charbon2. La proximité
des habitations et des lieux d’artisanat explique cette contamination. Les
mauvaises odeurs constituaient aussi une nuisance importante dans les
villes antiques, surtout si l’on songe aux tanneries et aux foulonneries, où
l’urine pouvait être employée dans le traitement des peaux et des tissus. Il
en va de même pour les fabriques de sauces de poisson établies sur les
côtes, où les bassins comportaient des entrailles de poisson en
décomposition, mêlées à du sel et des aromates, afin de récupérer le
précieux garum commercialisé en amphores.
Il faut également considérer la pollution générée par les déchets à
travers les villes de l’Empire. Une ville comme Rome, peuplée de plus d’un
million d’habitants, les voyait s’accumuler en quantités considérables, qu’il
s’agisse de tessons d’amphores, de déchets alimentaires, mais aussi
d’excréments humains et animaux. Il n’était pas rare que le contenu d’un
pot de chambre soit vidé dans la rue depuis la fenêtre d’une insula
(immeuble collectif). Parfois, ce pouvait être des cadavres d’animaux, mais
aussi d’humains, qui jonchaient le sol. Suétone rapporte l’anecdote d’un
chien qui amena la main d’un cadavre pour la jeter sous la table de
l’empereur Vespasien lors de son dîner3.
Le Tibre devait charrier des quantités importantes de déchets dans la
mesure où le grand égout de Rome, la Cloaca Maxima, s’y déversait.
Cependant, les égouts servaient avant tout au drainage des eaux. Plusieurs
auteurs font état des poissons nourris des détritus qui s’accumulent au
débouché de l’égout, particulièrement prisés des catégories populaires, car
ils sont bien gras. Galien, en revanche, estime que de tels poissons sont
nocifs, car il se répand dans ces zones les eaux des latrines, des bains, des
cuisines ou des établissements où sont traités les textiles4. Cette habitude de
consommation n’est pas sans susciter un certain dégoût et mépris de la part
des catégories sociales supérieures.
L’archéologie apporte cependant la preuve d’une gestion des déchets. À
Rome, le Monte Testaccio est une sorte d’immense décharge de 35 mètres
de hauteur, constituée uniquement de tessons d’amphores importées de tout
l’Empire, par exemple d’huile d’Espagne. Dans l’Antiquité, tout ce qui peut
être recyclé l’est. Les os, les matières grasses animales, les fragments de
poterie et de marbre trouvent un second usage. À Pompéi, des études
récentes ont démontré qu’un véritable site de recyclage était établi au nord
de la ville. Des matériaux de construction ont ensuite été utilisés en remploi
pour des chantiers5.
Les Romains ne possèdent pas de conscience écologique au sens
d’aujourd’hui. Mais l’exploitation et les dommages causés à la nature,
considérée comme une déesse mère, s’inscrivent dans un discours moral, et
même dans une perspective religieuse, comme si une harmonie naturelle,
voulue par les dieux, était rompue. Cette prédation traduit les mauvais
penchants des hommes et leur quête inassouvie de richesses. Dans
l’Histoire naturelle, Pline l’Ancien n’a de cesse d’opposer les vertus de ce
qui est naturel à ce que l’action de l’homme corrompt pour assouvir ses
propres désirs. Cette pensée peut aussi se retrouver dans l’œuvre de
Sénèque. S’il est tout à fait noble de faire fructifier des céréales à la surface
de la terre et de chercher dans la nature ce qui est utile à l’homme pour se
soigner, il n’en est pas de même de l’exploitation des entrailles de la terre
pour y puiser les minerais destinés à s’enrichir. Sur un ton désespéré, Pline
déclare que les richesses du sous-sol causeront la perte de l’humanité. Il
dénonce le fait que l’on s’évertue à épuiser la terre par cupidité6.
Depuis les grandes conquêtes menées en direction de la Méditerranée et
de l’Orient, les élites dirigeantes romaines n’ont eu de cesse d’accumuler
des richesses captées sur les territoires conquis. Le développement d’un
luxe corrupteur (luxuria) dans la société romaine, surtout à partir du
IIe siècle av. J.-C., éloigne ceux qui succombent à ses attraits de la saine

frugalité des origines. Les Romains aiment rappeler qu’ils furent aux
premiers temps de leur cité des citoyens paysans et soldats liés à la terre et
animés par la virtus, c’est-à-dire une force morale. Il en résulte une vision
idéalisée et bucolique du monde des campagnes, portée par la poésie
d’époque augustéenne, une époque où justement le pouvoir prétend
restaurer un âge d’or. Malheureusement, le développement du commerce,
de l’artisanat, de la consommation et la quête du luxe n’ont eu de cesse de
compromettre cet idéal moral et civique. La nature elle-même subit les
contrecoups de ce processus.
Les auteurs de l’époque impériale font état d’une raréfaction de certains
produits prestigieux prisés des élites en raison de la demande incessante, de
la même manière que notre planète connaît aujourd’hui un épuisement des
ressources lié à la surconsommation. La verve rhétorique des auteurs
antiques, avec quelque exagération, cherche à rendre compte de la prédation
des ressources offertes par la nature. Le monde se vide de ses plantes et de
ses animaux, tant sur terre que sur mer, pour la seule satisfaction du plaisir
du goût.
Sénèque se demande pourquoi dévaster les forêts et fouiller les océans,
afin de trouver des aliments rares, tels des coquillages, et en faire un festin
indigeste, alors que des nourritures simples et suffisantes pour satisfaire sa
faim peuvent être trouvées dans la nature la plus proche. Il précise que celui
qui respecte les limites imposées par la nature ne connaîtra pas le besoin7.
Certains produits consommés par les plus riches traversent effectivement
des distances considérables, un lointain écho de la réflexion menée de nos
jours sur les « circuits courts ».
Dans le Satiricon de Pétrone, l’un des protagonistes, Eumolpe, s’essaie
à l’art de la poésie, avec pour sujet les guerres civiles et les
bouleversements du monde. Dans ce poème, il est dit que le soldat parcourt
le monde pour piller et satisfaire sa faim. Comme chez Sénèque, la capture
massive de poissons pour garnir les tables, transportés encore vifs jusqu’à la
table, est évoquée. Une véritable inventivité est mise au service du plaisir
gustatif. Il déplore même que les rives du Phase, aujourd’hui le Rioni en
Géorgie, soient désormais vides d’oiseaux, tant appréciés des gourmets
depuis les derniers siècles de la République8. Il s’agit ici des faisans,
originaires de Colchide.
Il est significatif de noter la récurrence de ce discours chez Pline
l’Ancien. Le naturaliste vante l’alimentation de la plèbe, tirée du jardin et
toujours vertueuse. Il est vain de risquer le naufrage pour plonger dans les
profondeurs pêcher les huîtres. Pline mentionne également les faisans du
Phase qui sont tant convoités, ainsi que les pintades de Numidie, c’est-à-
dire d’Afrique du Nord. Les volatiles et les poissons figurent ainsi parmi les
animaux qui franchissent les plus longues distances pour être inscrits au
menu des voluptueux et font l’objet d’une véritable prédation9.
Les plus gourmets des Romains ne sauraient donc se contenter du fruit
des terres italiennes, mais leur table doit présenter une multitude de mets
importés de tout l’Empire. La table de l’empereur Vitellius, véritable
glouton selon Suétone, réunit des produits venus de chaque extrémité de
l’Empire, une façon de manifester la puissance du prince capable de capter
toutes les richesses des terres dominées par Rome. Celui-ci aurait mis au
point le « bouclier de Minerve » où se mêlent des ingrédients, que des
navires missionnés par l’empereur ont été chercher jusqu’aux colonnes
d’Hercule, c’est-à-dire le détroit de Gibraltar, et jusqu’au pays des Parthes
(Iran). Le plat est composé de foies de scare, de cervelles de faisan et de
paon, de langues de flamant, de laitances de murène10. L’oikoumène,
l’ensemble des terres habitées, apparaît pour Rome comme un véritable
garde-manger, ce qui fait dire au rhéteur Aelius Aristide que tout ce que
produisent la terre et la mer converge continuellement vers celle-ci11.
Outre les produits de la mer et les oiseaux, certaines plantes viennent
aussi à manquer en raison de la voracité des gourmets et sont victimes de
leur succès sur les tables romaines. Il en est ainsi du silphium, appelé
également Laserpitium dans les sources latines. Il est largement employé
dans les recettes culinaires, mais a aussi de nombreux usages en médecine.
Il possède un goût très âcre et une odeur fétide, mais qui semble conquérir
le palais des Romains.
Cette plante fit la fortune de la Cyrénaïque, en Libye actuelle. Une
coupe conservée au musée de la Bibliothèque nationale de France, datée du
VIe siècle av. J.-C. et réalisée en Laconie (sud du Péloponnèse), représente
la pesée de cette plante sous l’œil avisé du roi Arcésilas. Elle devint un
véritable emblème de ce royaume dirigé par les Battiades, au point de
figurer sur ses monnaies. Strabon, qui rédige son œuvre au Ier siècle av. J.-
C., dit que cette plante manqua de disparaître12, et lorsque Pline l’Ancien
écrit dans les années 70, le précieux végétal est introuvable dans sa contrée
d’origine. Le naturaliste explique qu’il disparaît aussi en raison de
l’extension de l’élevage, car les pâturages sont bien plus rentables.
Ce qui semble être la dernière pousse de cette plante cueillie en Libye
est présenté à Néron, telle une relique ayant échappé à l’extinction. Pline
rapporte qu’à son époque les Romains se voient contraints d’importer des
variétés de cette plante d’autres régions lointaines de l’Empire, voire d’au-
delà, puisqu’il faut désormais aller en Perse, en Médie ou en Arménie pour
s’en procurer. Malheureusement pour les fins gourmets, la qualité et le goût
sont bien inférieurs à ceux de Cyrénaïque13. En réalité, la trace du silphium
est attestée dans les sources jusqu’au Ve siècle. Dans une étude récente
publiée en 2021, un chercheur turc pense avoir identifié en Anatolie une
espèce en tout point comparable au silphium antique14.
Un autre domaine du plaisir n’est pas sans conséquences pour
l’environnement : celui des spectacles. Les textes donnent des indications
vertigineuses sur le nombre d’animaux sauvages employés pour les chasses
dans l’amphithéâtre (venationes). Ces spectacles existent déjà sous la
République. En septembre 55 av. J.-C., Cicéron raconte que Pompée le
Grand organisa deux chasses quotidiennes pendant cinq jours à l’occasion
de la dédicace du temple de Vénus Victrix, et Pline l’Ancien avance le
chiffre d’environ 20 éléphants et de 600 lions tués pour l’événement15.
C’est aussi l’occasion pour le peuple romain d’admirer des animaux jamais
vus auparavant, comme les girafes en 45 av. J.-C. qui suscitent une vraie
curiosité lors de jeux donnés par César16.
À l’époque impériale, ces spectacles prennent une ampleur
supplémentaire et nécessitent toujours plus d’animaux. Certaines
représentations organisées par l’empereur s’étalent sur plusieurs dizaines de
jours. Les chiffres avancés invitent toujours à la prudence, mais ils donnent
un ordre de grandeur des moyens mis en œuvre pour émerveiller le peuple.
En 80, lors de l’inauguration du Colisée sous le règne de Titus, environ
9 000 animaux sont tués17. Pour célébrer le triomphe de Trajan à la suite de
ses campagnes en Dacie, cent vingt-trois jours de jeux sont prévus : Dion
Cassius avance le chiffre de plus de 10 000 animaux18.
Le nombre d’animaux, leur diversité et leur exotisme, rehaussé par des
décors installés dans l’arène, doivent émerveiller les Romains et rendre
concrète la domination de l’Empire sur le monde et sur les forces sauvages.
Une telle prédation des espèces animales eut certainement des effets sur la
biodiversité, notamment en ce qui concerne les fauves particulièrement
prisés pour les spectacles. On trouve un écho de ce problème au IVe siècle
chez l’historien Ammien Marcellin au sujet des hippopotames, quand il
explique qu’à son époque ces animaux ont disparu des régions où ils étaient
chassés et ont été forcés de migrer tout au sud de l’Égypte, dans le pays des
Blemmyes19 (Soudan).
De même, les éléphants semblent disparaître d’Afrique du Nord et les
panthères d’Anatolie. Cicéron évoque le cas de ces dernières dans sa
correspondance avec un édile du nom de Marcus Caelius Rufus, désireux
d’offrir un spectacle avec ces félins. Cicéron, alors gouverneur de Cilicie,
lui confie qu’il est bien difficile de les trouver désormais20. Bien avant la
diminution massive de la biodiversité, le monde romain connaissait donc
déjà une perturbation des milieux naturels par les activités humaines.

1. J. R. McConnell, A. I. Wilson, A. Stohl et al., « Lead Pollution Recorded in Greenland Ice


Indicates European Emissions Tracked Plagues, Wars, and Imperial Expansion during Antiquity »,
Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 115, no 22, 2018, p. 5726-5731 ; S. Preunkert,
J. R. McConnell, H. Hoffmann et al., « Lead and Antimony in Basal Ice from Col du Dome (French
1 Alps) Dated with Radiocarbon : A Record of Pollution during Antiquity », Geophysical Research
Letters, 7 mai 2019.

2. R. González Villaescusa, Les Cités romaines, Paris, 2021, p. 109-110.

3. Suétone, Vespasien, V.

4. Galien, Sur les facultés des aliments, III, 29 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 168-
169 ; Horace, Satires, II, 2.

5. A. L. C. Emmerson, Life and Death in a Roman Suburb, Oxford, 2020, p. 108-122.

6. Sénèque, Lettres à Lucilius, 94, 56-59 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIII, 1.

7. Sénèque, Consolation à Helvia, X, 2 – XI, 4.

8. Pétrone, Satiricon, CXIX.

9. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIX, 50-56.

10. Suétone, Vitellius, XIII.

11. Aelius Aristide, Éloge de Rome, 10-13.

12. Strabon, Géographie, XVII, 3, 22.

13. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIX, 38-40.

14. M. Miski, « Next Chapter in the Legend of Silphion : Preliminary Morphological,


Chemical, Biological and Pharmacological Evaluations, Initial Conservation Studies, and
Reassessment of the Regional Extinction Event », Plants, 2021, 10, 102.

15. Cicéron, Lettres aux familiers, VII, 1, 3 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, 20-21 ;
53.

16. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, 69.

17. Dion Cassius, Histoire romaine, LXVI, 25.

18. Dion Cassius, Histoire romaine, LXVIII, 15.

19. Ammien Marcellin, Histoires, XXII, 15, 24.

20. Cicéron, Lettres aux familiers, II, 11, 2 ; J. Trinquier, « Deux poids, deux mesures ?
L’impact sur les faunes lointaines de la luxuria et des uenationes dans les sources du début de
l’époque impériale », dans I. G. Mastrorosa, É. Gavoille, Enjeux environnementaux et souci de la
nature, de la Rome ancienne à la Renaissance, Bordeaux, 2023, p. 39-63.
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13

Les citoyens romains avaient-ils tous droit au pain


gratuit ?

La célèbre maxime de Juvénal « du pain et des jeux » laisse imaginer


que du pain est distribué gratuitement à tous les citoyens de Rome. Les
péplums, à l’instar de Gladiator, reprennent volontiers ce motif et
représentent une foule enthousiaste installée sur les gradins de
l’amphithéâtre et à qui est jeté du pain à la volée. La réalité de la
distribution des denrées alimentaires est plus nuancée.
À partir du IIe siècle av. J.-C., l’accroissement considérable de la
population de Rome, souvent pauvre et désœuvrée, et la tension qui pèse
sur l’accès à la terre dans la péninsule font de l’approvisionnement en blé
une question de plus en plus sensible. Les Gracques, deux frères qui furent
tribuns de la plèbe, avaient tenté de faire adopter des réformes afin de
permettre un accès plus équitable à la terre, mais aussi pour vendre du blé à
prix réduit, tout en faisant aménager des greniers publics. Toutefois, les
assassinats de Tiberius Sempronius Gracchus en 133 av. J.-C. et de Caius
Sempronius Gracchus en 121 av. J.-C. témoignent bien des tensions
politiques suscitées par ces réformes audacieuses.
Jusqu’au règne d’Auguste, des services d’approvisionnement et de
distribution pouvaient être déployés lors des crises frumentaires, ce qui était
du ressort des édiles. Cependant, les oppositions politiques de la part de
sénateurs conservateurs freinaient le développement d’un système de
distribution plus ambitieux et pérenne. En outre, les magistrats qui
adoptaient des mesures en ce sens ne le faisaient pas par philanthropie, mais
plutôt dans l’espoir d’obtenir un soutien du peuple dans leur carrière
politique. Les mesures allouées, le prix consenti et le nombre de
bénéficiaires faisaient bien souvent l’objet de débats politiques.
Les aléas du climat et de la qualité des récoltes, comme les risques de
spéculation en cas de mauvaise moisson, étaient source d’inquiétude pour le
pouvoir. Le contexte politique et militaire, qu’il s’agisse de piraterie ou de
guerres civiles, pouvait aussi menacer le ravitaillement. Au lendemain de la
mort de César en 44 av. J.-C., lors des guerres qui opposèrent le triumvirat
formé autour d’Octavien aux césaricides, la situation de
l’approvisionnement de Rome était critique. Cette crise révéla la fragilité du
système de ravitaillement, alors que le fils de Pompée le Grand, Sextus
Pompée, contrôlait la Sicile, dont les terres fertiles fournissaient de grandes
quantités de blé à la capitale. Le spectre de la famine planait. L’inquiétude
fut finalement levée après la défaite de Sextus Pompée, lors de la bataille de
Nauloque en 36 av. J.-C., ouvrant de nouveau l’accès au précieux grain
sicilien.
En 30 av. J.-C., l’Égypte entre dans le giron de Rome au lendemain de
la prise d’Alexandrie par Octavien, où s’étaient réfugiés Cléopâtre et Marc
Antoine après la défaite d’Actium survenue en 31 av. J.-C. Le futur Auguste
comprend l’importance stratégique des terres fertiles de la vallée et du delta
du Nil. La nouvelle province passe sous la domination du prince, qui
nomme à sa tête un chevalier avec la fonction de préfet. C’est pour cette
raison que les sénateurs ne peuvent se rendre en Égypte : désormais grenier
à blé de Rome, elle devient un territoire hautement stratégique. L’empereur
souhaite alors empêcher que son contrôle ne lui échappe.
La paix sociale repose dans une large mesure sur la disponibilité et le
prix du grain. Les révoltes frumentaires émaillent les périodes anciennes, de
l’Antiquité à l’époque moderne. À Rome, l’opinion peut rapidement être
saisie de colère lorsqu’il est question de nourriture, et les exemples
d’agitation sont nombreux sous la République, parfois encore sous
l’Empire. Suétone mentionne ainsi un banquet somptueux tenu en secret par
Auguste, où lui-même et les convives étaient déguisés en dieux et déesses.
L’affaire fit scandale, car au même moment Rome souffrait d’une disette
éprouvante : les dieux, disait-on, avaient mangé tout le blé.
Plus tard, sous le règne de Néron, la foule s’indigna en raison d’une
rumeur affirmant qu’un navire en provenance d’Alexandrie transportait à
son bord de grandes quantités de sable pour les épreuves sportives, au lieu
du grain tant attendu1. Au même moment, les prix du blé s’envolaient et la
disette menaçait.
La cherté des denrées alimentaires sur les marchés semblait être un
problème permanent, attesté autant dans les pièces de Plaute, pour le milieu
de l’époque républicaine, que dans les textes satiriques et romanesques de
l’époque impériale. Il était bien difficile pour les autorités de Rome et des
cités des provinces de les encadrer. C’est pour cette raison qu’en 301
l’empereur Dioclétien adopta l’édit du Maximum qui fixait le prix maximal
autorisé pour un certain nombre de biens de consommation, dont de
nombreuses denrées alimentaires. Ses effets furent sans aucun doute
contrastés.
La paix garantie par Rome durant le Haut-Empire pose néanmoins les
conditions d’une prospérité économique relevée par certains auteurs
contemporains. Dans l’Éloge de Rome, le rhéteur Aelius Aristide, qui
s’adresse à l’empereur Antonin le Pieux au milieu du IIe siècle, déclare que
désormais les champs de Rome sont la Sicile, le nord de l’Afrique et
l’Égypte, des terres qui fournissent du grain en abondance. Sur un ton
emphatique, il décrit des cargos qui, continuellement, convergent vers
Rome depuis toute la Méditerranée, remplis de marchandises. Certaines
d’entre elles sont même originaires d’au-delà du monde romain, par
exemple de l’Arabie heureuse, c’est-à-dire le Yémen actuel, ou bien d’Inde.
Il s’agit dans ce cas davantage de produits de luxe comme des épices, des
produits aromatiques ou encore de l’encens et des gommes2.
Le blé et toutes les cargaisons exposées par Aelius Aristide arrivent
principalement dans le port d’Ostie, à quelques dizaines kilomètres de
Rome, véritable « hub » commercial, ainsi que dans le port de Pouzzoles,
situé à l’ouest de Naples. Une fresque datée du IIe siècle, qui ornait un
tombeau de la nécropole d’Ostie et conservée actuellement aux musées du
Vatican, illustre de manière détaillée le soin apporté au commerce du blé.
On peut y voir un navire portant le nom d’Isis Giminiana. Il s’agit
probablement de la représentation de la rupture de charge dans le port
d’Ostie où l’on peut voir les bateliers du Tibre à l’œuvre. Les codicarii
formaient une corporation au service de la préfecture de l’annone. Vers
l’an 8, Auguste avait mis au point cette administration, dirigée par un
chevalier et chargée de l’achat et de la distribution d’immenses quantités de
céréales, notamment en Égypte, pour le peuple de Rome. Établie à Rome,
cette préfecture possédait aussi des relais à Ostie et dans les provinces où le
blé devait être acquis. Cette fois, la capitale bénéficiait d’une structure
durable et régulière pour l’approvisionnement et la distribution du blé.
Sur la fresque, le capitaine du navire, du nom de Farnaces, se tient à
l’arrière de l’embarcation et observe les opérations. Deux hommes, porteurs
de sacs de grain, empruntent une passerelle et déposent la marchandise à
bord. Sur le pont, un certain Arascantus supervise le transfert du grain et
contrôle peut-être les mesures. Le contenu d’un sac est versé dans un
récipient plus grand sous ses yeux. Il s’agit peut-être d’un agent de la
préfecture de l’annone. Une fois le précieux grain chargé, les cargaisons
peuvent remonter le Tibre en direction de la capitale, jusque vers le pont
Sublicius au sud de la ville, situé entre l’Aventin et le Capitole. Là, le blé
peut être stocké dans des greniers.
Les citoyens romains peuvent alors obtenir des distributions de blé
gratuites. Toutefois, seule une partie d’entre eux peut y prétendre : il s’agit
de la plèbe frumentaire. Contrairement à ce que laisse entendre la citation
de Juvénal, les distributions de blé ne sont pas destinées à toute la
population. Afin de bénéficier de ce privilège, il faut être recensé à Rome,
être né libre et résider dans la capitale. Les indigents sans domicile et les
plus pauvres venus d’autres régions de l’Italie sans pouvoir vraiment se
fixer dans la ville en sont donc exclus.
Sous Auguste, entre 150 000 et 200 000 citoyens peuvent ainsi recevoir
5 modii par mois, ce qui correspond à une valeur comprise entre 35 et
40 kg. Le nombre de bénéficiaires est relativement bas pour une population
estimée à un million d’habitants. Ces restrictions visaient aussi à mettre fin
aux excès qui avaient eu lieu sous la République : lorsque César fut
dictateur, jusqu’à 350 000 personnes eurent droit à des distributions.
Les importations égyptiennes et d’Afrique proconsulaire couvrent
largement ce besoin. La quantité de grain allouée chaque mois permet à une
personne de disposer d’un bon apport calorique. Pour le plus grand nombre,
cette ration est complétée notamment par les légumineuses, comme les
lentilles, les pois ou les fèves. Une organisation complexe est nécessaire
pour procéder à la distribution du blé à autant d’individus. Le contrôle des
ayants droit s’effectue au moyen de tessères frumentaires, des sortes de
tablettes qui attestent l’inscription sur les listes des bénéficiaires. Toutefois,
il semble avoir été possible de les mettre en vente. Les mesures de blé
allouées peuvent être retirées sur le Champ de Mars, et plus précisément au
portique Minucia (porticus Minucia Frumentaria), au moins à partir du
règne de Claude, un espace situé dans l’aire du Largo Argentina.
À travers tout l’Empire, chaque cité doit aussi veiller à son propre
approvisionnement. À cette préoccupation répond l’action des notables qui
mettent leur fortune à contribution en finançant des distributions de
nourriture, ce qui relève de l’évergétisme. Des inscriptions rappellent que
tel ou tel notable a effectué des distributions d’huile ou de grain auprès de
ses concitoyens. C’était là aussi un moyen de tirer un prestige social et
politique nécessaire pour s’affirmer et maintenir son rang dans la cité.
Parfois, des banquets publics pouvaient également être organisés dans la
cité, au cours desquels une partie des citoyens était admise.
Une inscription découverte en 2017 à Pompéi mentionne un notable du
nom de Cnaeus Alleius Nigidius Maius qui, dans les années 50, donna un
immense banquet public. Pour cela furent installés 456 triclinia, c’est-à-dire
des dispositifs constitués de trois grands lits de table, capables d’accueillir
15 personnes chacun. Au total, 6 840 personnes purent prendre part au
festin.
L’événement se tint peut-être au forum, seul espace au sein de la ville
capable d’accueillir une telle logistique. L’inscription mentionne aussi une
disette survenue à Pompéi. Pour répondre à cette menace, ce notable fit
acheter le blé à 20 sesterces le modius (presque 9 litres) afin de le
revendre 6, tout en procédant à des distributions de pain. Nul doute que ce
personnage fut apprécié de ses concitoyens.
À Rome, jusqu’au IIIe siècle, le grain est fourni non moulu. Il faut
attendre le règne d’Aurélien pour que du pain soit directement distribué. Il
revient ensuite au bénéficiaire de se rendre auprès d’un boulanger afin de le
réduire en farine et le panifier. On peut encore voir à Rome, près de la porta
Maggiore, le monument funéraire d’un boulanger du nom de Marcus
Virgilius Eurysacès, réalisé vers 30 av. J.-C., qui fit le choix de faire
représenter sur des reliefs les différentes phases de la confection du pain, de
la mouture de la farine à la cuisson.
Pline l’Ancien rapporte qu’il n’y eut pas de boulangerie à Rome jusqu’à
la guerre de Persée, c’est-à-dire autour de 170 av. J.-C.3, mais des
attestations antérieures peuvent être trouvées. Les céréales étaient aussi
fréquemment consommées sous forme de bouillie, au point que les Romains
sont surnommés « mangeurs de bouillie » (pultiphagonides) dans le théâtre
de Plaute. Il existait une typologie complexe des pains préparés, certains
réservés aux soldats et athlètes en raison de leur consistance, d’autres
confectionnés avec du seigle, de l’orge, du millet ou encore avec de la
farine de fève ou de fruits secs. Les analyses montrent que la consommation
de pain pouvait présenter des inconvénients pour les dents, car la mouture
du grain laissait s’infiltrer des résidus de pierre de meule.
À partir du IIIe siècle, d’autres denrées alimentaires font l’objet de
distributions à Rome : l’huile d’olive sous Septime Sévère, ainsi que du vin,
ou encore de la viande de porc sous Aurélien. C’est aussi à partir de cette
période que le pain commence à être fourni directement. Au IVe siècle, la
nouvelle capitale d’Orient, Constantinople, voit également se développer un
service d’annone dont le modèle est calqué sur celui de Rome. Le pouvoir
impérial peut aussi agir d’autres manières pour subvenir aux besoins de la
population. Sous le règne de Trajan, le système des alimenta est institué.
Dans son Panégyrique de Trajan, Pline le Jeune affirme que 5 000 enfants
libres sont désormais nourris aux frais de l’Empire. Il reconnaît que c’est là
un moyen de faire aimer leur patrie à ces enfants4. En 98, Trajan avait pris
le titre de père de la patrie (pater patriae) qui faisait du prince un protecteur
pour ses sujets. Une telle mesure s’inscrit donc dans la logique de
l’obtention de ce titre.
Les historiens antiques mentionnent aussi des dons de cadeaux de façon
plus ponctuelle. Suétone rapporte que Caligula, Néron et Domitien faisaient
lancer des paniers-repas dans la foule, notamment lors des spectacles5.
Néron organisa même des sortes de tombolas consistant à jeter au public
des boules donnant chacune droit à un type de cadeau différent6. Pour
beaucoup de citoyens, la sportule représentait également l’espoir de garantir
sa subsistance quotidienne. Il s’agissait d’une somme d’argent ou d’un
panier-repas qu’un citoyen puissant, un patron, accordait à ses clients, des
citoyens qui se plaçaient sous sa protection. Chaque matin, la sportule était
offerte lors du rituel de la salutatio qui prenait place dans l’atrium de la
domus. Les clients venaient présenter leurs hommages à leur patron et
rappeler leur loyauté. De même, lors des banquets, les plus modestes étaient
admis dans la domus du patron sans pour autant s’attabler. Ils pouvaient
toutefois espérer repartir avec des reliefs du repas. Ces hôtes de second rang
sont désignés comme les « parasites » ou les « ombres » dans la littérature
antique. Ville millionnaire, Rome était donc comme un immense ventre qui
chaque jour devait être nourri pour assurer le bon fonctionnement du corps
civique.

1. Suétone, Auguste, LXX ; Néron, XLV.

2. Aelius Aristide, Éloge de Rome, 10-13.

3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVIII, 107-108.

4. Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 28.

5. Suétone, Caligula, XVIII ; Néron, XI ; Domitien, IV.

6. Dion Cassius, Histoire romaine, LXI, 18.


14

Les femmes romaines étaient-elles émancipées ?

Livie, Messaline, Agrippine ou encore Faustine sont autant de noms


illustres, qui évoquent la puissance et l’influence des femmes à la cour
impériale. Mères ou femmes d’empereur, leur place dans le récit des
historiens romains alimente bien des fantasmes sur leurs ambitions et leur
rôle dans les intrigues, capables d’altérer le cours de l’histoire de Rome. Il
faut néanmoins se garder de voir en ces quelques exemples une
représentativité de la condition des femmes à Rome.
La société romaine demeure une société profondément patriarcale. Les
femmes sont assez présentes dans les textes, satires ou pièces de théâtre, les
inscriptions, l’iconographie. Toutefois, les textes écrits de la main des
hommes peuvent laisser transparaître des préjugés. D’autant que
l’infériorité des femmes est inscrite dans le droit et les structures familiales.
Il est cependant essentiel de rappeler que leur place varie selon les périodes,
les espaces et la situation sociale.
L’autorité du pater familias est un des fondements de la société. Signe
de sa potestas, son pouvoir, il dispose en théorie du droit de vie et de mort
sur l’ensemble des membres de sa famille. On peut bien évidemment se
questionner sur la fréquence de l’application de mesures d’une telle
sévérité. Lorsque l’exécution d’une sentence aussi dure est mentionnée par
les sources, il s’agit plutôt de signifier son caractère exceptionnel et de
vanter les vertus du père de famille, attaché au respect des principes moraux
romains. Il faut aussi rappeler que la définition juridique de la famille
romaine ne repose pas uniquement sur les liens du sang, mais désigne tous
ceux qui vivent sous l’autorité du père de famille, y compris les esclaves.
Tout au long de son existence, la femme se trouve sous le pouvoir de
son père, avant de passer sous celui de son époux. C’est ce qu’implique la
forme du mariage cum manu (sous le contrôle légal du mari). Du point de
vue juridique, la femme est considérée comme mineure. Si le père ou le
mari décède, il faut alors lui attribuer un tuteur, souvent un membre proche
de la famille, un oncle par exemple.
Toutefois, au cours de l’époque républicaine, le mariage sine manu se
développe de plus en plus. Il permet à la femme de rester sous la patria
potestas, c’est-à-dire l’autorité du père. Lorsque ce dernier disparaît, la
femme demeure propriétaire de son patrimoine, qu’elle peut gérer elle-
même. Soulignons également le très jeune âge auquel les filles peuvent se
marier à Rome : 12 ans, et 14 ans pour les garçons. Le mariage peut avoir
lieu avant l’âge l’égal, même s’il y a aussi beaucoup de cas où l’union est
plus tardive.
Le mariage est avant tout un acte juridique, et il n’existe pas de registre
d’état civil pour l’officialiser. La transmission de la dot fait quant à elle
l’objet d’un contrat. Le droit du mariage avec une Romaine (ius conubii) est
réservé aux citoyens romains pour que celui-ci soit reconnu légalement.
L’un des enjeux est de pouvoir bénéficier d’héritiers légitimes. Pour les
grandes familles romaines, le mariage s’inscrit aussi dans des stratégies
d’alliance matrimoniales. Même si l’amour n’est pas le premier motif de
mariage, les sentiments entre les époux peuvent bien évidemment être réels.
Ils doivent néanmoins éviter de les exprimer en public pour ne pas heurter
les codes, lesquelles incitent à une certaine réserve. Malheureusement, à
l’inverse, des violences conjugales sont aussi attestées et l’on trouve à Lyon
l’inscription funéraire d’une femme victime d’un féminicide. On y apprend
qu’une certaine Julia Maiana est morte de la main d’un cruel mari après
vingt-huit ans de vie commune. Son frère Julius Maior et son fils Marcus
Genuinius Januarius sont les deux auteurs de l’inscription funéraire1.
Les rites du mariage traduisent le changement de statut de la femme et
doivent garantir sa protection. Symboliquement, la veille de la cérémonie,
la future mariée doit abandonner ses jouets et poupées, une manière de
montrer qu’elle quitte l’âge de l’enfance. Elle est facilement identifiable,
car elle doit se coiffer de six tresses ornées de bandelettes. Sur sa tunique,
elle doit porter le flammeum, un voile de couleur safrané, symbole de
fécondité. Deux moments forts marquent la cérémonie. Le geste le plus
emblématique est la jonction des mains (dextrarum iunctio). Une formule
est alors prononcée par les époux et scelle leur union : Ubi tu Gaiu, ibi ego
Gaia (« Là où tu es Gaius, là je suis Gaia »).
Les époux se placent sous la protection des dieux, bien évidemment de
Junon, déesse tutélaire du mariage, mais aussi de Jupiter lorsque est partagé
et offert un gâteau de far (épeautre). L’entrée de la mariée dans la demeure
de son époux est également ritualisée. Le mari doit porter son épouse lors
du franchissement du seuil de la maison pour éviter qu’elle ne trébuche, ce
qui serait considéré comme un très mauvais présage. De même, ce geste
n’est pas sans évoquer un rapt, comme une répétition de l’enlèvement des
Sabines aux premiers temps de Rome. C’est là aussi une manière de
rappeler le rôle de l’épouse, qui est d’assurer la transmission de citoyenneté.
Dans les sociétés anciennes, la mortalité infantile est élevée, mais dans
le même temps, un contrôle des naissances est mis en place. La
contraception et l’avortement sont bien attestés. Juvénal dit que les femmes
pauvres acceptent le risque d’enfanter et endurent la fatigue de nourrir leur
enfant, mais que l’on ne voit guère de jeunes mères chez les plus riches. Le
satiriste précise qu’il existe tant de pratiques et de drogues pour rendre les
femmes stériles et tuer l’enfant en leur sein. Il estime qu’il est préférable de
se réjouir quand cela arrive et que c’est un moyen d’éviter d’avoir un enfant
qui n’est pas de soi2. Le médecin du IIIe siècle Soranos d’Éphèse explique
comment utiliser les abortifs et les contraceptifs, pour lesquels il livre de
nombreuses techniques et recettes. Il préconise tout d’abord le retrait au
moment de l’éjaculation, il recommande alors à la femme de bloquer sa
respiration, puis de se retirer lentement avant de s’accroupir et d’éternuer.
Afin d’empêcher la conception, Soranos conseille d’enduire l’orifice
vaginal d’huile d’olive, de miel, de résine de cèdre et de suc de baumier ou
encore de placer un « flocon de laine fine » ou des sortes de tampons. Si ces
précautions n’ont pas suffi, la femme doit effectuer des mouvements
violents, des sauts ou des marches énergiques, ou encore se faire ballotter
en voiture3.
Si cela ne fonctionne pas, elle peut utiliser différentes recettes
complexes de décoctions, de cataplasmes ou de lavements à insérer à l’aide
d’un clystère. Parmi les nombreuses plantes employées à cet effet, la rue,
souvent utilisée dans la cuisine romaine, est connue des Anciens pour ses
propriétés abortives, ce qui est scientifiquement attesté. Pline l’Ancien, qui
cite Hippocrate, rappelle que prise dans du vin elle est utile pour évacuer le
fœtus mort4. Soranos indique que la femme qui s’apprête à avorter doit
prendre des bains fréquents, adapter son régime en mangeant peu, et surtout
pratiquer abondamment la saignée afin que le corps se relâche. Soranos a
conscience des dangers qui pèsent sur la femme lors de ces pratiques et
déconseille l’usage d’objets tranchants pour détacher l’embryon.
L’archéologie a toutefois livré un exemple de sépulture en Grande-
Bretagne où une femme a été inhumée avec un instrument chirurgical
demeuré en elle, qui avait selon toute vraisemblance été utilisé pour se
débarrasser du fœtus5. De telles pratiques sont tolérées jusqu’à l’époque
sévérienne (IIIe siècle apr. J.-C.) seulement, quand l’empereur Caracalla
(211-217) adopte des lois qui répriment l’avortement, la femme qui le subit,
mais aussi celui qui aurait vendu les produits destinés à cet usage6.
La médecine gréco-romaine constitue un moyen de contrôle du corps
des femmes, considéré comme défaillant par rapport à celui des hommes, et
sujet à une surabondance de sang, qui se traduit notamment par les
menstruations. De ce fait, leur consommation de viande doit être limitée, ce
que constatent les analyses ostéologiques menées à Herculanum sur des
squelettes de femmes carencées en vitamines A et D7.
Toujours est-il qu’au début de l’Empire, il semble y avoir un déficit de
naissances, imputable à la mortalité élevée du fait des guerres civiles. Aussi
Auguste prend-il toute une série de mesures natalistes. Les mères de trois
enfants se voient ainsi libérées de toute tutelle et peuvent disposer
pleinement de leurs biens, alors que les célibataires sont pénalisées.
En revanche, l’adultère continue d’être très sévèrement puni. Dès 18 ou
17 av. J.-C., à l’adoption de la loi, le mari doit engager des poursuites contre
son épouse coupable d’adultère. S’il ne le fait pas, c’est lui qui peut être
condamné. La peine subie par les femmes adultères ? La relégation sur une
île : un sort qui frappa même Julie, la fille d’Auguste. Elle fut exilée sur
l’île de Pandateria en 2 av. J.-C. dans des conditions très strictes. En
revanche, un mari qui aurait des relations sexuelles avec une prostituée, ou
toute personne de condition sociale inférieure, ne peut pas être perçu
comme adultère.
Le mariage repose sur la volonté mutuelle des époux de s’unir, de la
même manière que le divorce, pratique courante à Rome. L’épouse peut
alors récupérer sa dot. Les remariages sont fréquents, à l’instar de Pompée
le Grand, qui contracta au total cinq mariages. La stérilité peut être un motif
de divorce, mais il peut aussi s’agir de stratégies matrimoniales pour les
familles puissantes. Citons le cas au Ier siècle av. J.-C. de Caton d’Utique et
de son épouse Marcia, rapporté par Plutarque. Un ami de Caton, Quintus
Hortensius Hortalus, lui demande la possibilité d’épouser sa fille, Porcia,
mariée à Marcus Calpurnius Bibulus, et de la rendre à son époux une fois
qu’elle lui aura donné un enfant. Caton se montre réticent, mais reçoit les
arguments de son ami qui plaide pour l’union des deux familles au bénéfice
de la cité. Toutefois, Bibulus est profondément épris de sa femme, et Caton
estime qu’il est étrange de souhaiter épouser une femme déjà mariée.
Finalement, Hortensius demande à Caton sa femme Marcia, dans la mesure
où il pense qu’elle est négligée de son époux. Caton se rend auprès de son
beau-père, Philippus, qui accepte. Ce dernier fiance alors sa fille à
Hortensius en présence de Caton, lequel approuve également. Les nouveaux
époux, qui ont environ trente ans d’écart, ont finalement un fils. Hortensius
meurt en 50 av. J.-C., et conformément à l’accord, Caton reprend Marcia
pour épouse8.
Il est attendu de la femme du citoyen romain, la matrone, qu’elle
incarne un certain nombre de valeurs. Les inscriptions funéraires rendent
assez bien compte des qualités exigées de l’épouse : pudeur, chasteté,
fidélité, amour et dévouement. L’épouse ne doit se donner qu’à son mari
afin de préserver la transmission de la citoyenneté. Cette nécessité justifie la
dureté de la législation sur l’adultère des femmes. Les Romains ont en
mémoire l’exemple mythique de Lucrèce qui se donna la mort après le viol
commis par Sextus Tarquin. Dans l’idéal, la matrone romaine doit
s’adonner notamment au tissage à son domicile, à l’image de Pénélope
attendant Ulysse à Ithaque. Mais au cours de l’époque républicaine, elle
gagne peu à peu sa place aux côtés des hommes sur les lits de table des
banquets.
De la même manière, la tutelle qui pèse sur les femmes est de moins en
moins lourde au fil du temps, et certaines d’entre elles parviennent à
s’impliquer de manière active dans les activités économiques : commerce,
artisanat, tenue d’une auberge, et, plus fréquemment, des métiers liés à la
maternité, sage-femme ou nourrice. Plus rarement, des femmes investissent
des champs habituellement réservés aux hommes. À Lyon, une inscription
de grande taille mentionne une femme médecin du nom de Metilia Donata.
Le texte indique que cette dernière finança sur ses propres deniers un
édifice, dont on ignore la nature. Cette mention suppose une solide assise
financière et sociale pour qu’elle soit honorée de la sorte dans l’espace
civique. Preuve de cette reconnaissance publique, on apprend également
que l’emplacement du monument a été accordé par les décurions, c’est-à-
dire le sénat local de la colonie de Lugdunum9. Une autre femme médecin
est attestée à Nîmes, du nom de Flavia Hédonè10. Pour ces deux cas,
l’emploi du terme medica et non obstetrix indique qu’il ne s’agit pas de
sages-femmes, mais bien de médecins, une profession qui suppose un accès
au savoir.
Il est plus courant que les femmes s’occupent du domaine ou de la
maisonnée, mais parfois certaines deviennent de véritables femmes
d’affaires. Plusieurs exemples sont attestés en Gaule par l’épigraphie, telles
Memmia Sosandris à la tête de mines de fer ; Staia Saturnina et Terentia
Secundilla, propriétaires d’ateliers de plomberie à Vienne et Lyon ; ou
encore Clariana, probablement responsable d’une briqueterie dans la région
de Vienne11. On peut citer aussi le cas de la Pompéienne Julia Felix. Celle-
ci possédait une très grande et luxueuse propriété dans Pompéi, qui
recouvrait tout un îlot non loin de l’amphithéâtre. On y trouvait notamment
un vaste jardin bordé d’un portique, qui abritait une remarquable salle à
manger équipée de jeux d’eau tout à fait raffinés. Une inscription a permis
de déterminer les activités locatives exercées par Julia Felix dans cet
établissement (praedium) : un bail de cinq ans était proposé pour des bains,
des boutiques et des appartements12.
Dans la même cité, il faut aussi mentionner le cas d’Eumachia. Issue
d’une famille fortunée, elle se retrouva à la tête d’un important patrimoine à
la mort de son père, qui avait prospéré dans une fabrique de tuiles, de
briques et d’amphores. Pourtant, pas plus qu’une impératrice, elle ne
pouvait exercer de magistrature réservée aux hommes et se mêler des
affaires publiques. Eumachia occupa toutefois des prêtrises prestigieuses
liées à Vénus, déesse tutélaire de la colonie. Elle fut aussi matrone de la
corporation des foulons et elle mit sa fortune au service de la cité, en faisant
construire le long du forum un grand complexe architectural, constitué d’un
grand portique et d’une crypte. La fonction précise de ce bâtiment public
demeure discutée, peut-être un marché ou le siège d’une corporation. Son
geste est rappelé par une inscription et une statue dressée en son honneur, ce
qui était privilège immense, surtout pour une femme.
La prêtrise était en effet l’une des rares fonctions publiques que les
femmes pouvaient occuper. Parmi celles-ci, les vestales étaient auréolées
d’un grand prestige. Au service de Vesta, déesse protectrice du foyer, elles
résidaient auprès de son temple, au pied du Palatin. Leur position les
affranchissait de toute tutelle. Elles étaient présentes dans de nombreuses
cérémonies publiques. Aux spectacles, des places d’honneur leur étaient
réservées. Elles bénéficiaient de la sacro-sainteté, ce qui rendait leur
personne intouchable. Signe de leur pouvoir, il leur était possible de gracier
un condamné à mort. La contrepartie de ce statut prestigieux était la
soumission à une discipline stricte. Il leur était ainsi interdit d’avoir des
relations sexuelles avec un homme, sous peine d’être enterrées vivantes, car
le sang d’une vestale ne saurait être versé.
Certaines femmes ont pu aussi s’illustrer par leur savoir. Il faut citer
Hypatie d’Alexandrie à la fin du IVe siècle, une « intellectuelle » accomplie,
à la fois mathématicienne – comme son père – et astronome, mais aussi
philosophe néoplatonicienne, ces deux champs du savoir étant
complémentaires dans le monde gréco-romain. Hypatie enseignait
également. Respectée, elle avait l’oreille du préfet d’Égypte, Oreste. Elle
demeura païenne dans une Alexandrie où le christianisme triomphait du
paganisme. Les tensions entre chrétiens et païens devinrent de plus en plus
vives avec l’arrivée de Cyrille sur le siège épiscopal alexandrin, décidé à
éradiquer le paganisme, sous l’impulsion de l’empereur Théodose II (408-
450). En 415, Hypatie fut prise à partie par les parabalani, une confrérie
chrétienne vouée au soin des malades, qui servait également de milice à
l’évêque Cyrille. Elle fut lynchée par ces nervis, à coup d’ostraka, des
tessons de poterie ou des éclats de calcaire13.
À l’autre extrémité sociale, les femmes esclaves sont totalement
soumises à la volonté du maître. La prostitution touche autant les esclaves
que les femmes libres, abandonnées à la naissance par leur père. Le cas des
prostituées du désert égyptien illustre le caractère sordide de ce trafic
humain. Des contrats passés avec des proxénètes organisent la circulation
de ces femmes, louées au mois, entre les différents sites de garnison autour
de Bérénice, un site stratégique situé sur la côte de la mer Rouge14.
Dans une des lettres retrouvées, un proxénète du nom de Didymos se
plaint qu’un certain Sabinos ait presque tué l’une de ses filles et l’ait battue
jusqu’à lui casser le pied et lui infliger sur le corps des plaies ouvertes. Ce
que regrette surtout Didymos, c’est que cette prostituée ne puisse plus
travailler pour lui15. Un fossé immense sépare les matrones fortunées et ces
pauvres filles du désert égyptien.

1. C.I.L., XIII, 2182.

2. Juvénal, Satires, VI.

3. Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, I, 20.

4. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, 139.

5. D. Gourevitch, M.-Th. Raepsaet-Charlier, La Femme dans la Rome antique, Paris, 2001,


p. 138-139.

6. Digeste, XLVII, 11, 4 ; XLVIII, 38, 5.

7. D. Tilloi-d’Ambrosi, « Manger de la viande à Rome : entre médecine et cuisine », in


M. Brisville, A. Renaud (éd.), L’Alimentation en Méditerranée occidentale aux époques antique et
médiévale : archéologie, bioarchéologie et histoire, Aix-en-Provence, 2021, p. 96-106.
8. Plutarque, Vies parallèles – Caton d’Utique, 25.

9. C.I.L., XIII, 2019.

10. C.I.L., XII, 3343.

11. B. Rémy, N. Mathieu, Les Femmes en Gaule romaine, Ier siècle av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-
C., Paris, 2009, p. 104-105.

12. C.I.L., IV, 1136.

13. Socrate de la Scolastique, Histoire ecclésiastique, VII, 13-15.

14. H. Cuvigny, La Route de Myos Hormos – L’armée romaine dans le désert oriental
d’Égypte, Institut français d’archéologie orientale, 2 vol., 2003.

15. A. Bülow-Jacobsen, J.-L. Fournet, B. Redon, Ostraca de Krokodilô II. La correspondance


privée et les réseaux personnels de Philoklès, Apollôs et Ischyras. Praesidia du désert de Bérénice V
– O. Krok. 152-334, Institut français d’archéologie orientale, 2019, p. 109-110.
15

Les Romains étaient-ils végétariens ?

Une étude publiée en 2014, fondée sur un échantillon de squelettes


datant des IIe-IIIe siècles et retrouvés à Éphèse, révélait que les gladiateurs
suivaient un régime essentiellement végétarien. Grâce aux isotopes stables,
des traces de molécules que l’on peut associer à des types d’aliments, il est
possible de déterminer le régime alimentaire d’une population. En
l’occurrence, ceux-ci indiquent une consommation alimentaire à base de
blé, d’orge et de légumineuses1.
Un extrait du traité de Galien Sur les facultés des aliments a été mis en
relation avec cette découverte. Celui-ci avait en effet été le médecin de
gladiateurs à Pergame, sa cité d’origine, non loin d’Éphèse, au milieu du
IIe siècle. Galien explique que dans son pays, les gladiateurs mangeaient

tous les jours des fèves, dont on faisait notamment des bouillies. Celles-ci,
ajoute-t-il, donnaient une chair flasque, à l’opposé de l’image traditionnelle
du gladiateur musclé2.
Les isotopes des squelettes d’Éphèse révèlent également que les
individus ingéraient de hautes quantités de cendres. Là aussi, les textes
corroborent les données de l’archéologie. Pline l’Ancien indique que
lorsque les gladiateurs avaient cessé de combattre, ils trouvaient du
réconfort en consommant une boisson à base de cendres3.
Galien affirme toutefois, avec beaucoup de critiques, que les athlètes
non gladiateurs avalaient de grandes quantités de viande afin de gagner en
masse musculaire4. Les Romains sont en effet de grands amateurs de
viande, qu’il s’agisse de volaille, de gibier ou d’animaux d’élevage. La
viande est le mets par excellence du sacrifice. L’offrande des entrailles aux
dieux et le partage des chairs entre les hommes permettent de garantir la
pax deorum, la paix des dieux. Athénée de Naucratis affirme que
l’institution du sacrifice fut un moyen de détourner les hommes du
cannibalisme5. Au banquet, les plats de viande marquent aussi le caractère
festif du repas, et l’Art culinaire d’Apicius propose de très nombreuses
recettes pour les apprêter de façon savoureuse et sophistiquée.
Pourtant, malgré la place centrale de la viande dans la civilisation
gréco-romaine par le sacrifice et le banquet, le végétarisme est attesté. Ce
régime alimentaire spécifique est un legs du monde grec à Rome. Si
Pythagore est connu surtout pour son théorème, il est aussi un philosophe.
L’école pythagoricienne se développe à Crotone, dans le sud de la péninsule
italienne, au VIe siècle av. J.-C. Ses disciples se livrent à l’étude de la
science, tout en adoptant une éthique conforme à des conceptions
religieuses. Parmi celles-ci figure la croyance en la réincarnation, la
métempsychose, qui interdit la consommation de la chair des animaux.
D’autres sources font de Pythagore l’un des précurseurs de la diététique,
pour avoir mis au point le régime des athlètes fondé sur une consommation
importante de viande, alors que ceux-ci mangeaient surtout des figues6.
À l’époque romaine, ce courant de pensée connaît une certaine
pérennité et certains cherchent à se plier aux préceptes de Pythagore. Bien
évidemment, il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène massif. En outre,
celui qui rejette la viande s’inscrit dans une certaine marginalité vis-à-vis
des sociabilités, puisque cette nourriture figure souvent sur les tables des
banquets.
Deux auteurs d’époque impériale défendent dans leurs écrits le
végétarisme. Plutarque, auteur des Vies parallèles, mais aussi de nombreux
traités moraux, est à l’origine d’un traité Sur l’usage des viandes. À la
question consistant à se demander pourquoi Pythagore ne consommait pas
de viande, Plutarque répond qu’il faut plutôt s’étonner du courage que
manifestent ceux qui osent porter à leurs lèvres la chair meurtrie d’un
animal expirant et de se faire servir sur sa table des cadavres. Le moraliste
de Chéronée n’hésite pas à soutenir la comparaison avec un meurtre. Ce
qualificatif n’est pas anodin, car dans le monde antique le meurtre fait
rejaillir la souillure sur celui qui l’a commis, l’empêchant de fait de prendre
part aux rites religieux, pour lesquels un état de pureté est requis.
Dans les Préceptes de santé, Plutarque estime aussi que l’un des
principaux risques de la consommation de viande est l’indigestion7. Or,
selon les théories médicales antiques, la bonne santé en dépend.
Néanmoins, il fait preuve d’un certain pragmatisme, car il admet la
consommation de viande si celle-ci est raisonnable et qu’elle vient en
appoint dans la ration alimentaire. Il estime que l’idéal est d’habituer le
corps à s’en passer au profit d’une nourriture végétale, car la terre fournit
tout le nécessaire pour se nourrir de manière saine.
Les médecins ne condamnent pas la consommation de viande. Mais, à
l’instar de Galien, ils incitent à la prudence vis-à-vis de certaines d’entre
elles susceptibles de générer un excès de mauvaises humeurs, par exemple
la chair de bœuf, contrairement à la viande de porc, jugée saine, jusqu’à être
préconisée auprès des malades.
Un autre penseur d’époque impériale, le philosophe néoplatonicien
Porphyre de Tyr, écrit au IIIe siècle un traité intitulé De l’abstinence. Dans
ce texte, il passe en revue les différentes positions des écoles
philosophiques sur la question de la viande. Selon lui, le refus de la
consommation de viande est une manière non seulement de renforcer sa
santé, mais aussi de mieux préparer son esprit et son corps aux exigences de
la philosophie.
Dans cette perspective, Sénèque admet avoir tenté de se soumettre à un
régime végétarien. Il se plia à ce régime sous l’influence d’un certain
Sotion, adepte des idées de Pythagore. Sénèque énumère des arguments qui
plaident pour le végétarisme, et mentionne, comme Plutarque, la mise à
mort de l’animal. Le philosophe stoïcien reconnaît qu’un tel régime lui a
rendu l’âme plus légère. Cependant, cet épisode de sa jeunesse se situe sous
le règne de Tibère, qui manifeste une suspicion pour les pratiques
religieuses étrangères, y compris dans le domaine alimentaire. Le père de
Sénèque, qui plus est hostile à la philosophie de son fils, incite celui-ci à
renoncer à ce régime végétarien. Le jeune Sénèque retrouve sans grande
peine son régime habituel et savoure de nouveau des plats appréciés de ses
contemporains8…

1. S. Lösch, N. Moghaddam, K. Grossschmidt et al., « Stable Isotope and Trace Element


Studies on Gladiators and Contemporary Romans from Ephesus », PLoS One, vol. 9, 10,
octobre 2014.

2. Galien, Sur les facultés des aliments, I, 19.

3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 202-203.

4. Galien, Sur les facultés des aliments, I, 2 ; III, 1.

5. Athénée de Naucratis, Le Banquet des sophistes, XIV, 210 b.

6. Gargilius Martialis, Remèdes tirés des légumes et des fruits, XLVIIII.

7. Plutarque, Préceptes de santé, 18.

8. Sénèque, Lettres à Lucilius, 108.


16

Les Romains pratiquaient-ils le tourisme ?

Au XVIIIe siècle, de nombreux jeunes de l’aristocratie européenne


s’aventurent à travers l’Europe, en particulier en Italie, pour parfaire leur
éducation. C’est l’âge du Grand Tour. Ce phénomène élitiste est souvent
considéré comme le début du tourisme. Pourtant, celui-ci n’est pas
totalement inconnu des Romains, même s’il n’existe aucun mot latin pour le
désigner.
Dès la fin de l’époque républicaine, les jeunes issus de grandes familles
romaines effectuent d’une certaine manière leurs années Erasmus. Le
monde grec, et surtout Athènes, constitue une destination privilégiée pour
parfaire leur paideia. Ce terme grec désigne l’acquisition de l’ensemble des
connaissances que se doit de posséder tout membre de l’élite, qu’il s’agisse
de littérature, rhétorique, grammaire, ou encore d’histoire et science. Peu
avant la mort de César (44 av. J.-C.), son petit-neveu Octave avait été
envoyé dans une cité grecque d’Illyrie, Apollonia1. Là, il suivit les
enseignements d’un philosophe réputé, Arius d’Alexandrie, avec lequel il
noua des relations étroites.
Les Romains manifestent le plus grand respect pour l’héritage culturel
grec. Les conquêtes sur l’Orient hellénistique entre les IIe et Ier siècles av. J.-
C. ont eu pour conséquence l’irruption du savoir grec à Rome : la culture du
vaincu l’emporta sur l’esprit des conquérants. Plusieurs hauts lieux de ce
savoir peuvent être visités à l’époque romaine, comme Alexandrie et
Pergame, où le curieux peut se rendre dans des bibliothèques prestigieuses.
Athènes tient cependant une place particulière pour les lettrés d’époque
romaine. Cicéron exprime son émotion lorsqu’il se rend sur le site de
l’Académie d’Athènes où s’était illustré Platon2. C’est aussi l’amour de la
culture hellénique qui conduit Néron à parcourir la Grèce en 66. Là, il
s’illustre dans de nombreux concours, dont il est évidemment le vainqueur.
Une inscription retrouvée à Corinthe nous livre le discours qu’il prononça
devant les Grecs afin de leur accorder la liberté et l’exemption de tout
tribut. Les provinciaux pouvaient tirer un grand bénéfice de la venue de
l’empereur3.
D’autres empereurs affectèrent particulièrement Athènes, en particulier
Hadrien (76-138) qui se rendit quatre fois dans le chef-lieu de l’Attique.
Lors de ses séjours, il n’eut de cesse de l’embellir et de l’agrandir, comme
en témoigne encore aujourd’hui la porte d’Hadrien, tout près du temple de
Zeus Olympien. Sur l’un des côtés, on peut y lire : « Ici, c’est l’Athènes de
Thésée, la cité d’autrefois » ; et de l’autre côté : « Ici, c’est la cité
d’Hadrien, non celle de Thésée4. »
Hadrien fut l’empereur voyageur par excellence, quasi nomade, car il
fut le seul prince à parcourir quasiment l’ensemble des provinces du monde
romain, tant en Occident qu’en Orient. C’était pour lui une manière de
mieux gouverner l’Empire, car, au fil de ses voyages, il inspectait et
renforçait les frontières, visitait des cités, accordait des privilèges, favorisait
l’aménagement urbain, rendait la justice et cherchait à mieux connaître les
besoins des hommes et des femmes qui vivaient sous son autorité. Les
autres empereurs se déplaçaient principalement pour des raisons militaires.
Les voyages étaient aussi pour Hadrien une manière d’assouvir sa curiosité.
L’auteur chrétien Tertullien dit de lui qu’il fut « l’explorateur de toutes les
curiosités5 ».
De nombreux lieux de mémoire peuvent être visités, à commencer par
ceux liés aux récits homériques. Les Romains se considéraient comme des
descendants des Troyens, car Énée et son père Anchise avaient fui la ville
en flammes pour fonder une nouvelle patrie dans le Latium, comme le
rapporte l’Énéide de Virgile. La visite du site de Troie, ville également
appelée Ilion, constitue une forme de pèlerinage sur les traces des plus
lointaines racines de Rome.
Dans les derniers temps de sa vie, Germanicus, le neveu de Tibère, se
rend en Orient entre 17-18 et 19 pour une mission officielle. Selon Tacite,
l’illustre général profite de son itinéraire pour se rendre à Actium, dans le
golfe Ambracique, sur le site de la bataille remportée par Octavien. Là, il
peut voir tant les monuments dressés par le vainqueur que le camp de Marc
Antoine, dont il est le petit-fils par sa mère. Il visite ensuite Athènes, avant
de traverser les îles d’Eubée et de Lesbos. Il va ensuite en Thrace et en
Asie. Tacite précise que Germanicus est curieux de connaître les lieux
antiques de la région. Ses pas le portent sur le site d’Ilion où il contemple
avec respect le berceau des Romains6.
À l’époque impériale, certains sites sont déjà à l’état de ruine sous les
effets du temps. Celui de Troie est décrit par Strabon comme totalement
abandonné7. À côté des vestiges de l’illustre cité, il était possible de se
recueillir sur les tombes de certains héros, tels Ajax et Achille. Celle d’Ajax
était dans un état si déplorable que Philostrate de Lemnos dit que l’on
pouvait voir ses ossements à la surface. Afin d’honorer la mémoire du
héros, Hadrien fit restaurer la sépulture lors de sa venue8.
Des tombes de personnages historiques peuvent aussi être visitées,
comme celle de Pompée le Grand, à Péluse, dans le nord de l’Égypte. Au
lendemain de sa défaite lors de la bataille de Pharsale, en 48 av. J.-C., il y
avait été assassiné sur ordre de Ptolémée XIII, le frère de Cléopâtre VII,
alors qu’il espérait trouver refuge auprès du pharaon lagide. Comme il le fit
pour Ajax, Hadrien ordonna aussi de restaurer le tombeau9. Ce dernier était
modeste malgré l’éclat de la carrière de Pompée, dont le surnom de Magnus
évoque à chacun Alexandre le Grand, source d’admiration à Rome.
Le tombeau d’Alexandre le Grand (le Sôma) est probablement le
sépulcre le plus renommé de l’Antiquité. Alors qu’aujourd’hui la quête de
ce tombeau ne cesse d’alimenter les fantasmes, plusieurs empereurs
romains ont eu l’opportunité de s’y recueillir. Alexandre le Grand était mort
en 323 av. J.-C. à Babylone, mais l’un de ses diadoques, Ptolémée Ier, avait
détourné le convoi funèbre pour que la dépouille du conquérant macédonien
puisse reposer en Égypte, et renforcer ainsi la légitimité et le prestige de son
pouvoir. La sépulture fut d’abord établie à Memphis, avant que le corps ne
soit ramené à Alexandrie.
Après la prise d’Alexandrie par Octavien en 30 av. J.-C., le vainqueur
de Cléopâtre et Marc Antoine demande que le corps d’Alexandre soit sorti
de son tombeau. Il le fait couvrir de fleurs et le coiffe d’une couronne d’or.
Lorsqu’il lui est proposé de visiter ensuite le tombeau de Ptolémée Ier,
Octavien refuse en expliquant être venu voir un roi et non des morts10.
D’autres empereurs se montrent moins respectueux envers ce tombeau. En
effet, Suétone accuse Caligula d’en avoir fait extraire la cuirasse du
conquérant pour la porter11. Quant à Caracalla, qui rejoint l’Égypte avant sa
campagne contre les Parthes, il rend hommage à Alexandre en déposant sur
la sépulture son manteau de pourpre, ses bijoux et ornements afin de
manifester sa déférence envers celui qui est son modèle12.
L’Égypte est une destination privilégiée pour les touristes antiques qui
remontent le cours du Nil afin de s’émerveiller devant les curiosités de la
terre des pharaons. Un site en particulier attire de nombreux visiteurs : les
colosses de Memnon. Il s’agit de deux statues monumentales érigées durant
le Nouvel Empire à Thèbes et qui représentent le pharaon de la
XVIIIe dynastie Amenhotep III assis. En 27 av. J.-C., un séisme
endommagea lourdement les deux colosses. Les fissures qui lézardaient
l’une des deux statues, celle de droite, laissaient s’échapper des
craquements interprétés comme le chant du héros Memnon, fils de l’Aurore
et héros de la guerre de Troie. Ce son était causé par les effets de la chaleur
du soleil qui s’immisçait dans les interstices de la pierre.
Une centaine de graffitis laissés sur le piédestal de la statue durant les
trois premiers siècles de l’Empire témoignent de la fascination exercée par
cette attraction. Toutefois, animé de bonnes intentions, l’empereur Septime
Sévère décida de faire restaurer les colosses et le miracle cessa de se
produire. L’une des inscriptions est un texte rédigé par une poétesse, Julia
Balbilla, présente lors de la venue de l’empereur Hadrien devant les statues.
Le premier jour, rien ne se passa. Mais lorsqu’il revint le second jour, la
statue fit entendre sa voix et l’empereur manifesta sa reconnaissance13.
D’autres Romains illustres s’étaient rendus jusque-là pour écouter le
chant du colosse, tel Germanicus, qui entreprit comme Hadrien une
véritable croisière sur le Nil. Depuis Canope, près d’Alexandrie, il visita les
pyramides lors de son parcours, puis se rendit jusqu’à Thèbes. Tacite
explique que Germanicus prétexta devoir aller en Égypte pour résoudre les
difficultés frumentaires, mais en réalité il souhaitait découvrir les antiquités
de cette province. Il suscita le courroux de Tibère, car, même s’il était le
neveu de l’empereur, les sénateurs ne pouvaient se rendre en Égypte sans
l’accord du prince. Arrivé à Thèbes, Germanicus chercha à comprendre les
vestiges qu’il voyait. Il demanda en effet à un prêtre de lui traduire les
hiéroglyphes qui figuraient sur les monuments. Le texte qui lui fut lu narrait
les exploits de Ramsès, la soumission de différents peuples et les richesses
accumulées. Il poursuivit ensuite son périple jusqu’à Éléphantine et Syène,
tout au sud de la province14.
Le sphinx de Gizeh attire lui aussi de nombreux visiteurs antiques. Un
graffiti daté du règne de Marc Aurèle figure sur une section d’une de ses
pattes et peut être vu aujourd’hui au musée du Louvre. Le poème, signé par
un certain Arrianus, est une forme de louange adressée au sphinx. L’auteur
vante les mérites de la créature, qui contrairement au sphinx de Thèbes,
auquel s’adresse Œdipe, n’est pas menaçante. Il veille avec bienveillance
sur la terre où il se dresse fièrement. Toujours à l’époque antonine, tout près
du sphinx sur la grande pyramide de Khéops, une autre inscription
aujourd’hui disparue avait été laissée par un auteur anonyme en l’honneur
de son frère décédé, Decimus Terentius Gentianus, qui fut consul sous
Trajan et se trouva aux côtés de l’empereur lors d’un triomphe, puis fut
gouverneur de Macédoine sous Hadrien. Le frère endeuillé dit avoir vu les
pyramides sans son cher Decimus, versé ses larmes devant le monument et
gravé sa complainte, de manière à y laisser le nom du défunt chéri15.
Les pyramides de Gizeh figurent parmi les Sept Merveilles du monde
antique, et d’autres monuments de cette liste suscitent la curiosité des
Romains, comme le colosse de Rhodes. Toutefois, Pline l’Ancien rapporte
que cette statue de bronze fut en partie détruite vers 227-226 av. J.-C.,
seulement soixante-dix ans après sa création au début du IIIe siècle av. J.-C.
Le naturaliste précise que même à terre cette statue, malgré son état, n’eut
de cesse d’étonner. Les Anciens étaient fascinés par les trous béants laissés
par le sinistre, comparables à des grottes : on pouvait y voir de gros blocs
de roche employés pour équilibrer la statue lors de son érection.
La visite de certains lieux historiques ne doit pas seulement émerveiller,
mais doit également permettre une méditation sur les valeurs chères aux
Romains. Ces derniers aiment puiser dans les figures du passé des modèles
à imiter. Dans une de ses lettres, Sénèque fait le récit de sa visite de la villa
de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal durant les guerres puniques
(en 202 av. J.-C.), à proximité de Naples. Il s’étonne de l’austérité des lieux,
malgré la renommée du personnage. Les bains sont étroits et obscurs,
dénués de toute décoration16. La Grèce, l’Asie Mineure, l’Égypte et le
Levant offrent bien des attraits pour les voyageurs romains. Mais sans aller
jusqu’aux confins de l’Empire, l’Italie comporte aussi un certain nombre
d’endroits dignes d’intérêt, ne serait-ce que pour la villégiature. Les riches
Romains possèdent des résidences à travers l’Italie, notamment en Étrurie et
en Campanie, dont les rivages séduisent sénateurs et empereurs.
Les cités balnéaires sont réputées pour être des lieux très festifs, au
point de susciter l’opprobre de la part des moralistes, à l’image de Baïes à
l’ouest de Naples ou de Canope en Égypte. Strabon rapporte qu’à certains
moments de l’année le canal qui relie Alexandrie à Canope est couvert
d’embarcations où, jour et nuit, hommes et femmes festoient au son des
instruments de musique, tandis que des auberges sur le rivage offrent de
quoi se restaurer17. De telles scènes peuvent aussi se rencontrer sur la côte
campanienne, et Baïes est selon Sénèque le lieu de tous les vices. Des
croisières festives sont organisées sur les lacs où l’on s’enivre à bord des
embarcations18. Cicéron prend également part à ce réquisitoire et affirme
que le voisinage de la mer fournit aux villes littorales de nombreuses
séductions corruptrices qui incitent au luxe et à la paresse19. En outre, la
région de Naples voit se développer une forme de tourisme thermal. Pour
Ovide, Baïes est connue pour ses eaux bouillonnantes, et représente aussi
un lieu idéal pour séduire les femmes20.
Véritable station touristique antique, la baie de Naples offre de
nombreuses aménités et sources de plaisir pour les visiteurs. Le riche
sénateur Caius Sergius Orata y mit au point les bains chauffés par
hypocauste, c’est-à-dire par un système de chauffage par le sol. Véritable
promoteur immobilier se livrant à la spéculation, il fit équiper de
nombreuses villas de cette innovation avant de les revendre au prix fort
dans la région. Orata fit également aménager des parcs à huîtres dans le lac
Lucrin, source d’approvisionnement pour un mets de premier choix21. Les
gourmets savaient les apprécier avec du vin de Falerne, produit non loin de
là.
Des viviers pour les produits de la mer furent installés dans cette région
à partir de la fin de l’époque républicaine. Ils sont un signe de luxe et de
raffinement et ont pu devenir de véritables attractions. À Bauli, près de
Baïes, la femme de Drusus, Antonia, aurait tant chéri une murène de son
vivier qu’elle lui aurait mis des boucles d’oreilles. De nombreuses
personnes animées par la curiosité se seraient alors pressées pour venir voir
l’animal22.
L’encyclopédisme de l’époque impériale, en particulier au Ier siècle avec
l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, se nourrit du goût pour les mirabilia,
c’est-à-dire les merveilles du monde. Il peut s’agir de réalisations humaines,
mais aussi de sites naturels remarquables. En effet, la nature peut constituer
un spectacle digne d’intérêt pour les Romains. Les volcans exercent une
vraie fascination. Leur puissance destructrice force l’admiration et relève du
monde des dieux. L’Etna, en Sicile, est considéré comme la forge
d’Héphaïstos, mais selon le poète grec Pindare, c’est également là que fut
enfermé le monstre Typhon par Zeus. L’activité du volcan ne serait rien
d’autre que le souffle de ce monstre redoutable.
Lors de son passage en Sicile, l’empereur Hadrien n’hésite pas à faire
l’ascension du volcan, car, selon les récits, le lever du soleil offre le
spectacle d’un arc-en-ciel par la multitude de couleurs qui irradient les
cieux23. Sénèque, fasciné par l’activité du volcan, demande aussi à son ami
Lucilius, gouverneur de Sicile, de se rendre à son sommet afin de lui faire
une description du site24.
Au Ier siècle, un poème intitulé L’Etna déplore que l’on traverse les
terres et les mers à la recherche de vieilles légendes, que l’on admire des
ruines comme celles de Troie et des temples coûteux, que l’on se lamente
sur des tombeaux de héros vaincus, et que l’on se perde à contempler des
œuvres d’art futiles. Tout cela n’est que vanité face au spectacle offert par
l’Etna et les merveilles naturelles.
Certains sites naturels touchent les Anciens par leur beauté, comme la
vallée de Tempé, située en Thessalie. Apollon y aurait séjourné après sa
victoire sur le monstre Python à Delphes. Le tableau de la rivière Pénée
serpentant à travers les falaises rocheuses ne manque pas de susciter
l’admiration. L’hydrographie, par exemple les crues du Nil, la flore et la
faune locales, sont souvent mentionnées dans les textes géographiques. En
outre, le tourisme cynégétique est aussi une réalité du monde antique.
Hadrien profite en effet de ses pérégrinations pour chasser le sanglier, l’ours
ou le lion lors de ses voyages en Étrurie, en Asie Mineure ou en Égypte.
Encore à la fin de l’époque impériale, des voyageurs écument les routes
du monde romain. Au Ve siècle, Rutilius Namatianus exerça de grandes
responsabilités, y compris sous le titre de préfet de la Ville de Rome. En
417, il décida de retourner en Gaule dont il était originaire. Son poème
Sur son retour est une description de l’itinéraire de son périple. Certains
sites qu’il visita étaient déjà à l’état de ruine, telle la colonie de Castrum
Novum fondée au IIIe siècle av. J.-C. non loin de Cerveteri. Arrivé à
Centumcellae (Civitavecchia), Namatianus souhaita se rendre aux thermes
Taurins. Le nom vient de la légende selon laquelle la fontaine d’eau chaude
aurait été découverte par un taureau.
Au fil des étapes, l’auteur relate des anecdotes. Sur Cosa, en Étrurie,
ville également en ruines, il raconte ne pouvoir réprimer un rire à
l’évocation de cette ville infestée de rats, au point que ses habitants ont dû
la fuir. Même s’il admet être dubitatif sur cette histoire. Au sud de
Livourne, dans le port de Vada, il est captivé par les marais salants qui se
trouvent près de la villa de son ami Albinus, où il loge. Les auberges ont
alors fort mauvaise réputation. L’hospitalité, valeur fondamentale des élites
romaines, permet de trouver le gîte et le couvert lorsque l’itinéraire du
voyage conduit près de la propriété d’un ami.
Malgré tous ces exemples, l’itinérance n’est pas nécessairement
considérée comme une chose souhaitable, même si le stoïcisme vante la
curiosité scientifique et l’observation de la nature. Pour Sénèque, celle-ci
peut être la manifestation d’une âme instable incapable d’être disciplinée. Il
ajoute qu’un paysage trop charmant contribue aussi à efféminer l’âme, et
qu’il faut préférer les lieux déserts et les îles sauvages25. Pline le Jeune
dénonce également la quête de merveilles lointaines, alors que Rome et
l’Italie offrent tant de choses dignes d’intérêt à voir26. À l’heure où le
tourisme de masse et ses conséquences environnementales sont dénoncés,
force est de constater qu’une réflexion sur les mérites du voyage animait
déjà les Romains.

1. Suétone, Auguste, VIII.

2. Cicéron, Des vrais biens et des vrais maux, V, 1, 1-2.

3. M. Holleaux, « Discours de Néron prononcé à Corinthe pour rendre aux Grecs la liberté »,
Bulletin de correspondance hellénique, vol. 12, 1888, p. 510-528.

4. R. Étienne, « La nouvelle Athènes d’Hadrien », Revue des études anciennes, t. 94, no 1-2,
1992, p. 269-271.

5. Tertullien, Apologétique, V, 7.

6. Tacite, Annales, II, 53-54.

7. Strabon, Géographie, XIII, 1 ; 26-27.

8. Philostrate de Lemnos, Héroïques, 8, 1.

9. Appien, Histoire des guerres civiles, II, 86 ; Anthologie palatine, IX, 402.

10. Suétone, Auguste, XVIII.

11. Suétone, Caligula, LII.

12. Hérodien, Histoire romaine, IV, 15.

13. A. et É. Bernand, Les Inscriptions grecques et latines du colosse de Memnon, Le Caire,


1960, inscriptions 30 et 28, p. 80-85 ; 93-96.

14. Tacite, Annales, II, 59-61 ; Suétone, Tibère, LII.

15. C.I.L., III, 21.

16. Sénèque, Lettres à Lucilius, 86.


17. Strabon, Géographie, XVII, 1, 17.

18. Sénèque, Lettres à Lucilius, 51.

19. Cicéron, La République, II, 4.

20. Ovide, L’Art d’aimer, I, 253.

21. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 168.

22. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 172.

23. Histoire Auguste, Hadrien, XIII, 3-4.

24. Sénèque, Lettres à Lucilius, 79.

25. Sénèque, Lettres à Lucilius, 69 ; 51 ; Consolation à Helvia, VI.

26. Pline le Jeune, Lettres, VIII, 20.


17

L’Empire est-il devenu chrétien avec Constantin ?

Au milieu du XVe siècle, dans la basilique San Francesco d’Arezzo,


Piero della Francesca réalise un cycle de fresques dans la chapelle Bacci
intitulé La Légende de la Vraie Croix, tiré de la Légende dorée de Jacques
de Voragine, rédigée au XIIIe siècle. L’une des scènes représente le songe de
Constantin, un événement fondateur pour l’histoire du christianisme et qui
fera de l’empereur une figure révérée.
En 312, à la veille d’une bataille décisive face à son adversaire
Maxence au pont Milvius, situé au nord de Rome, l’empereur Constantin
aurait eu une vision durant son sommeil, où un message lui aurait été
délivré : « Par ce signe tu vaincras. » Ce signe, c’est le chrisme, qui doit
être peint sur les boucliers des soldats afin de l’emporter sur l’ennemi. Il
s’agit d’un monogramme où se mêlent les lettres grecques « chi » et
« rho », soit les deux premières lettres du nom du Christ. Ces boucliers
ornés du chrisme symbolisent le triomphe du christianisme sur les dieux de
la religion païenne.
La réalité historique est beaucoup plus complexe et nuancée.
Différentes versions de cet épisode, dont la véracité est douteuse, sont
données, principalement par l’évêque Eusèbe de Césarée1 et l’apologète
Lactance2. Chez le premier, la vision survint en pleine journée, pour le
second, durant la nuit. Les auteurs chrétiens n’hésitent pas à orienter leur
récit pour le rendre conforme à l’image qu’ils souhaitent donner de
Constantin. Pour les chrétiens, Constantin était déjà converti à ce moment-
là, et la veille il aurait prié le Christ3.
La question de la conversion de l’empereur, de sa date, de ses
motivations et de la sincérité de sa démarche demeure un véritable
problème historiographique profondément discuté. D’emblée, celle-ci ne
semble pas être suscitée par une quelconque forme d’opportunisme
politique pour rallier les chrétiens à la cause de Constantin, car ces derniers
étaient si minoritaires, entre 5 et 10 % de la population, qu’on entrevoit mal
l’avantage qu’il en aurait tiré4. S’il est avéré que son baptême a eu lieu en
337 sur son lit de mort, il semble vain de vouloir dater avec précision sa
conversion, qui aura plutôt été le fruit d’un long mûrissement.
Après la bataille du pont Milvius à l’issue de laquelle Maxence est
vaincu, Constantin entre triomphalement dans Milan aux côtés de Licinius,
le coempereur pour l’Orient, en février 313. Ce dernier épouse la demi-sœur
de Constantin, Constantia, afin de sceller l’union des deux princes. Une
monnaie d’or émise à Pavie la même année, conservée aujourd’hui au
cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France, représente
l’empereur victorieux, équipé d’une cuirasse, d’une lance, et coiffé d’une
couronne de laurier. Il tient également un bouclier, mais qui ne comporte
aucune trace du chrisme. On peut y voir un quadrige conduit par un dieu
solaire, Sol ou Apollon, encadré par les allégories de la lune et du soleil, de
la terre et de l’océan. Derrière le prince, aligné sur le profil de son visage,
on distingue un deuxième personnage : il s’agit de Sol Invictus, le Soleil
invaincu, coiffé d’une couronne radiée. Le dieu est comme le compagnon
(comes) de l’empereur. Rien de chrétien ne transparaît donc dans cette
iconographie, où Constantin figure comme le cosmocrator, littéralement le
maître du monde.
Bien sûr, cette scène n’infirme pas l’hypothèse que Constantin pût déjà
avoir une inclination pour le christianisme à ce moment, le lent processus
de conversion n’excluant pas la dévotion envers les dieux solaires païens.
Au cours du IIIe siècle, sous le règne de l’empereur Aurélien, le dieu Sol
Invictus tient une place de plus en plus prépondérante, au point de tendre
vers un hénothéisme, c’est-à-dire un culte prédominant. Sol est un des dieux
de la victoire, une fonction essentielle en cette période de belligérance.
Quelques années avant le songe de la bataille du pont Milvius, un
panégyrique, soit un discours de glorification, rapporte qu’en 310, lors
d’une traversée de la Gaule, Apollon et la déesse Victoire se seraient déjà
manifestés à Constantin afin de lui présenter une couronne de laurier.
L’auteur du panégyrique précise que la vision aurait eu lieu dans le
« plus beau temple du monde ». L’historien Camille Jullian a cru
reconnaître le temple d’Apollon Grannus à Grand dans les Vosges, même si
rien ne permet d’identifier formellement le site5.
D’une certaine manière, au fil de son règne, Constantin opère une forme
de syncrétisme entre les cultes solaires païens et le christianisme. La
centralité de la lumière dans la théologie chrétienne s’accorde avec la
lumière victorieuse de Sol-Apollon. L’essor des cultes à mystères dans
l’Empire, comme celui de Mithra, a pu aussi traduire une évolution des
sensibilités religieuses et l’accès à une spiritualité moins présente dans les
cultes païens traditionnels. Cette mutation semble s’accentuer surtout à
partir du règne de Marc Aurèle (121-180 apr. J.-C.), dans un contexte de
guerres et d’épidémies. Il est difficile et hasardeux de dire si ces mutations
ont favorisé l’adoption du christianisme, mais on peut relever en tout cas
une certaine perméabilité entre païens et chrétiens à la fin de l’Empire.
Ces interférences peuvent être perçues dans l’iconographie. Sous la
basilique Saint-Pierre, une mosaïque de la nécropole du Vatican, datée
autour des IIIe-IVe siècles, représenterait le Christ à la manière de Sol, sur un
char, nimbé d’une couronne radiée. D’autres images confirmeraient le
caractère chrétien du mausolée, car figureraient aussi aux côtés de ce Christ
des représentations de Jonas, du bon berger et d’un pêcheur. Reste que des
chercheurs contestent cette identification, ne voyant que Sol sur cette
image, et non le Christ6. Toujours est-il que païens et chrétiens coexistent
dans cette nécropole située sous le cœur du catholicisme, puisqu’elle est un
lieu de sépulture depuis le Ier siècle.
Une première basilique, restaurée au début du XVIe siècle pour prendre
l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui, fut érigée sur la colline du
Vatican dans les années 320. Pour certains historiens cependant, sa
construction débuta plus tard, après la mort de Constantin. Selon la
tradition, le tombeau de saint Pierre se trouverait sur cette colline. Les
fouilles menées sous le pontificat de Pie XII, en pleine Seconde Guerre
mondiale, ont permis de localiser le sépulcre identifié comme tel. Le prince
des Apôtres aurait été martyrisé à proximité de la colline, dans le cirque de
Caligula, entre 64 et 68 sous le règne de Néron, mais la connaissance
précise de cet événement est, là encore, mal assurée.
En tout cas, c’est sous Néron que les premiers chrétiens sont attestés à
Rome dans les sources païennes7. Cette communauté est prise comme bouc
émissaire au lendemain de l’incendie de Rome en 64, une manière pour
Néron de faire taire les rumeurs qui le suspectent d’être l’auteur du désastre.
Tacite énumère les différents types de supplices réservés aux chrétiens, qui
sont même crucifiés avant d’être brûlés vifs sur la croix dans les jardins de
l’empereur8.
Cet épisode contribue à la légende noire de Néron et marque aussi la
première persécution contre les chrétiens. Si d’autres phases de répression
sont constatées sous Domitien (81-96 apr. J.-C.) et à l’époque antonine (96-
192 apr. J.-C.), celles-ci se concentrent surtout au IIIe siècle, sous les règnes
de Trajan Dèce, Valérien, Galère et Dioclétien. Toutefois, les empereurs qui
précèdent Constantin n’ont pas tous été nécessairement hostiles aux
chrétiens. L’auteur de l’Histoire Auguste rapporte même que Sévère
Alexandre voulut élever un temple au Christ. Si une telle assertion peut être
mise en doute, son biographe insiste sur sa tolérance9. La mère de
l’empereur, Julia Mamaea, souhaita même rencontrer Origène, l’un des plus
grands théologiens de son temps, originaire d’Alexandrie, afin de mieux
comprendre la pensée chrétienne10.
De plus, les persécutions ne s’inscrivent pas nécessairement dans une
politique délibérée. Si l’on considère par exemple l’édit de Trajan Dèce
promulgué en 249, le texte ne vise pas les chrétiens. C’est l’ensemble des
citoyens de l’Empire qui doit prendre part aux sacrifices exécutés pour la
sauvegarde de l’Empire et du prince dans le cadre du culte impérial. La
législation adoptée par la suite par d’autres empereurs cible en revanche
explicitement les chrétiens. En 257-258, Valérien oblige les membres du
clergé à participer aux sacrifices, le culte est interdit, et il finit par
contraindre les chrétiens à l’apostasie. En 303, Dioclétien et les autres
empereurs de la Tétrachie forcent également les chrétiens à s’adonner aux
sacrifices païens. Il s’agit de la dernière vague de persécutions contre les
chrétiens.
Toutefois, la politique des empereurs a été fluctuante et certaines
persécutions pouvaient résulter d’initiatives locales, prises par des
gouverneurs. Ce fut le cas lors de l’épisode des martyrs de Lyon, en 177,
sous le règne de Marc Aurèle. À cette occasion, les chrétiens ne furent pas
persécutés pour leur foi, mais bien davantage pour leur refus de s’associer
aux honneurs religieux à l’empereur, en particulier autour du culte de la
déesse mère Cybèle. Cette dissidence pouvait être assimilée au crime de
lèse-majesté, susceptible de mettre en péril la sécurité de l’Empire, à une
période particulièrement troublée.
Les chrétiens ne sont néanmoins pas tous condamnés d’emblée à la
peine capitale, car lorsqu’ils sont l’objet d’une procédure, il leur est
possible d’échapper à cette sentence. Sous Trajan Dèce, un certificat était
délivré pour prouver sa participation aux honneurs religieux rendus à
l’empereur. Ces libelli étaient accordés autant aux païens qu’aux chrétiens.
Le texte qu’ils comportaient ne stigmatisait en rien ces derniers. Les juifs en
étaient en revanche exemptés et pouvaient se contenter de prières dédiées à
l’empereur, un privilège concédé depuis le début du Haut-Empire11.
Toutefois, la sanction pouvait aller jusqu’à la mort, si le récalcitrant refusait
à nouveau de céder après un passage en prison. La peur finit par diviser les
chrétiens, beaucoup cédant, d’autres fuyant, d’autres encore obtenant des
certificats sans avoir participé aux sacrifices. Seuls les plus déterminés dans
leur foi n’hésitaient pas à aller jusqu’au martyre. La juste appréciation de
l’histoire des chrétiens des premiers siècles est rendue difficile, car les récits
sont avant tout le fait des chrétiens qui écrivent a posteriori, et amplifient
les événements. De la même manière, le culte des martyrs et l’hagiographie
qui en découle doivent inciter à la prudence. À l’inverse, les sources
païennes accordent peu d’importance à ces événements.
Les chrétiens sont eux-mêmes profondément divisés sur la manière de
traiter ceux qui ont faibli dans leur foi, au point de provoquer un schisme en
Afrique du Nord, où l’évêque Donat refuse toute forme d’indulgence. Au
moment où Constantin arrive au pouvoir, l’Église est donc loin d’être un
ensemble homogène, d’autant que les hérésies se démultiplient, qu’il
s’agisse des donatistes, partisans de Donat, ou des ariens12.
En 313 toutefois, Constantin promulgue un texte qui marque un
tournant majeur : l’édit de Milan. Sur le plan juridique, il ne s’agit pas
précisément d’un édit, terme désignant une décision de l’empereur
applicable dans tout l’Empire, mais d’un rescrit : une réponse officielle de
ce dernier à une question, qui a valeur de loi. Or, dans ce texte, Constantin,
répondant à des gouverneurs de provinces orientales, garantit la liberté en
matière de choix religieux13. Malgré son importance, l’édit de Milan
s’inscrit dans une certaine continuité avec les mesures de ses prédécesseurs
Dioclétien ou Galère. Ce dernier promulgue en 311 l’édit de Sardique, qui
instaure déjà une tolérance vis-à-vis des chrétiens. Le père de Constantin
lui-même, le tétrarque14 Constance Chlore, avait manifesté de la clémence
envers les chrétiens lorsqu’il avait été César, puis Auguste de l’Occident. Il
est vrai que les chrétiens y sont bien moins nombreux qu’en Orient.
Désormais, avec Constantin et Licinius, les chrétiens se voient restituer
leurs biens et sont ainsi pleinement associés aux cérémonies et aux rites
dédiés à la sauvegarde de l’Empire.
La conversion de Constantin marque une rupture majeure, dans la
mesure où tous ses successeurs sont également chrétiens. À une exception
près, Julien, surnommé l’Apostat. Neveu de Constantin, il accède
pleinement au pouvoir en 361 et son règne dure moins de deux ans. Élevé
dans la foi chrétienne, il s’en écarte peu à peu pour se tourner vers le
paganisme. Il finit même par manifester de l’animosité contre ses ex-
coreligionnaires, comme l’atteste son traité : Contre les Galiléens. Malgré
l’image négative laissée à la postérité, il se distingue par des qualités
intellectuelles indéniables, dont témoigne son œuvre abondante. Il prend
pour modèle Marc Aurèle, empereur et philosophe stoïcien. Il adopte une
législation qui favorise de nouveau les païens et redonne de la vitalité aux
cultes traditionnels. Mais il se garde de lancer des persécutions contre les
chrétiens, certes empêchés d’enseigner, mais libres de pratiquer leur foi. Au
contraire, il lève les condamnations qui pesaient sur des membres du clergé
chrétien.
Le mouvement déclenché à l’époque de Constantin est parachevé à la
fin du IVe siècle sous le règne de Théodose. La législation que ce dernier
adopte dans les années 390 donne le coup de grâce aux cultes païens
devenus interdits. En 392, il n’est plus possible d’accomplir de sacrifices
sous peine de lourdes sanctions, alors qu’ils sont le fondement de la religion
traditionnelle. La fermeture du temple de Vesta constitue un symbole
éclatant de cette nouvelle politique. Le feu sacré qui animait le sanctuaire et
devait être entretenu de manière continue s’éteint brutalement, avant qu’à
son tour ne disparaisse le collège des vestales. Le christianisme devient
désormais seule religion licite, même si celui-ci demeure profondément
divisé par des questions doctrinales et la floraison des hérésies au cours du
IVe siècle.

Les cultes païens reculent, sauf dans les campagnes, beaucoup moins
touchées par la christianisation. Ils restent aussi vivaces parmi les élites
sénatoriales, profondément attachées au mos maiorum, la tradition des
ancêtres. Certains sénateurs opposent un ferme esprit de résistance, à
l’instar de Quintus Aurelius Symmaque, lors de l’« affaire » de l’autel de la
Victoire en 382. Ce monument cultuel, installé dans la curie après la bataille
d’Actium en 31 av. J.-C.15, fut retiré après la décision de l’empereur Gratien
de ne plus gérer les cultes païens, les sénateurs païens furent les premiers à
s’en indigner. D’autant qu’ils avaient, comme leurs prédécesseurs,
l’habitude d’y déposer une offrande d’encens.
L’un d’entre eux, Symmaque, également un très grand orateur, s’impose
comme leur chef de file et demande à l’empereur de rétablir les anciens
symboles. Il affirme que Rome ne pourra connaître que la défaite si l’autel
et sa statue ne sont pas rétablis. Gratien meurt en 383, et le pape Damase Ier
écrit alors au sujet de l’affaire à l’évêque Ambroise de Milan, où réside
l’empereur Valentinien II. Le prélat milanais exerce une influence
incontestable sur un empereur qui n’a que 13 ans lors de son accession au
pouvoir. Ambroise affirme que ce ne sont que des pierres, et que le Christ
incarne la seule vraie voie à suivre16. C’est donc une rude bataille entre les
deux camps qui a lieu et qui voit finalement les païens désavoués dans leur
requête. L’usurpateur Eugène, qui règne entre 392 et 394, est un chrétien
mais dont l’action est favorable aux païens puisqu’il rétablit
temporairement l’autel avant qu’il ne soit définitivement ôté. Cet épisode
marque le point d’orgue de l’affrontement entre chrétiens et païens au plus
haut niveau de l’Empire.
Toutefois, au British Museum, un objet du Ve siècle semble relativiser
l’antagonisme entre paganisme et christianisme à la fin de l’Empire : le
coffret de Projecta. Ce petit coffre d’argent, finement décoré, appartient au
trésor de l’Esquilin, découvert au XVIIIe siècle à Rome. Il s’agit d’un cadeau
offert à l’occasion du mariage de Projecta, une jeune femme d’une famille
importante, les Turcii, avec un certain Secundus. Le couvercle du coffret est
surmonté d’une inscription à l’adresse des époux : « Secundus et Projecta,
vivez dans le Christ. » Cependant, cette formule coexiste sur le même objet
avec des scènes issues du monde païen, notamment celle d’une toilette de la
déesse Vénus, siégeant dans une coquille un miroir à la main, entourée de
centaures marins. Vénus perd ici probablement sa fonction religieuse pour
revêtir celle d’allégorie de l’amour et de la beauté17.
Hélas, une épitaphe indique que Projecta trépassa peu avant ses 17 ans,
en 383. L’auteur de ces quelques lignes serait le pape Damase Ier en
personne. Preuve serait alors faite que l’évêque de Rome ne s’offusquait pas
de la représentation d’une déesse d’hier.

1. Autour de 265-339 apr. J.-C.

2. 240-320 apr. J.-C.

3. Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, I, 27-28.

4. B. Lançon, T. Moreau, Constantin, Paris, 2012, p. 42-45.

5. L. Guichard, « Constantin, Apollon et Grand d’après le Panégyrique de 310 et les recherches


récentes sur le site de Grand », Annales de l’Est, 2, 2017, p. 187-216.

6. S. E. Hijmans, Sol : the Sun in the Art and Religions of Rome, thèse de l’université de
Groningue, 2009, p. 567-582.

7. Suétone, Néron, XVI.

8. Tacite, Annales, XV, 44.

9. Histoire Auguste, Sévère Alexandre, XXII ; XLIII.


10. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VI, 21.

11. X. Loriot, « Quelques observations sur les persécutions de Dèce et de Valérien, à propos de
trois lettres de saint Cyprien », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 2009,
p. 134-145.

12. La pensée des ariens a été définie par un prêtre du nom d’Arius. Le Christ est considéré
comme étant en position subalterne par rapport à Dieu le Père. Il faut attendre le concile de Nicée en
325, convoqué par l’empereur Constantin, pour que l’arianisme soit finalement condamné comme
une hérésie, sans disparaître pour autant.

13. Lactance, De la mort des persécuteurs, XLVIII.

14. Le terme de « tétrarque » désigne l’un des quatre empereurs dans le système mis en place
par Dioclétien en 285, où l’Empire était gouverné par deux Augustes auxquels étaient associés deux
Césars. Chaque Auguste devait ensuite abdiquer au profit de son César. Cette réforme visait à
garantir une stabilité du pouvoir après une longe période de troubles depuis 235.

15. Cette bataille navale qui s’est déroulée dans l’ouest de la Grèce opposa Octavien, petit-
neveu et fils adoptif de Jules César, à Marc Antoine, allié à Cléopâtre. La victoire d’Octavien, aidé
d’Agrippa, met un terme aux guerres civiles.

16. P. Boucheron, La Trace et l’aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IVe-XVIe siècle),
Paris, 2019, p. 49-52.

17. F. Baratte, L’Art romain, Paris, 2011, p. 256-257.


18

Les Romains étaient-ils superstitieux ?

Lors des dernières fouilles menées à Pompéi dans la région V, les


archéologues ont mis au jour en 2019 un remarquable ensemble d’amulettes
contenues dans un coffre : des statuettes miniatures, des petits crânes, des
anneaux, perles et jetons, une lamelle en plomb, des phallus ou encore des
scarabées. Les articles de presse sur cette découverte n’ont pas manqué
d’évoquer un trésor de « sorcière ». Il est vrai que celle-ci est une figure
fréquente de la littérature gréco-romaine et ces objets témoignent d’une
volonté de se protéger grâce aux forces magiques. Les Romains, si
rationnels lorsqu’il s’agissait de droit et d’administration, étaient-ils donc
superstitieux ?
Tout au long de leur existence, la quête de la protection de forces
surnaturelles est à l’origine de nombreuses pratiques rituelles et de
l’observation des signes. À la naissance d’un enfant, il convient de vérifier
qu’aucune anomalie ne marque son corps. La présence d’une malformation
est en effet de mauvais augure. Elle relève de ce que les Romains nomment
les « prodiges » (prodigia), en latin une « manifestation monstrueuse », qui
suscite la peur et annonce des malheurs : enfants androgynes, siamois, avec
trois ou quatre pieds, ou parlant à la naissance, à moins que ce ne soit une
femme accouchant d’un bébé mi-homme, mi-bête, voire d’un serpent1.
Dans ce cas, le père pouvait ne pas le reconnaître et l’exposer, c’est-à-dire
l’abandonner à la rue, ou encore l’éliminer.
Dans les biographies impériales, les présages, bons ou mauvais, sont
fort nombreux. Ils peuvent laisser augurer un règne heureux, ou au contraire
l’avènement d’un tyran. Ils apportent une tension dramatique au récit et
permettent d’annoncer de graves événements, parfois inévitables, à la
manière d’une tragédie. C’est ce que les Romains nomment le fatum, un
destin auquel on ne peut échapper, et d’où vient le terme « fatal ». Ce fut le
sort de Géta. À sa mort, l’empereur Septime Sévère souhaite que ses deux
fils, Caracalla et Géta, lui succèdent conjointement. Pour l’aîné, il n’est pas
question de partager le pouvoir, et dès sa première année de règne en 211,
son frère Géta est assassiné. L’auteur de l’Histoire Auguste énumère les
présages qui, déjà, annonçaient cette élimination. Ainsi, à la naissance de
Géta, une poule pondait au même moment un œuf de pourpre, couleur du
pouvoir impérial. Le jeune Caracalla, âgé d’environ un an, brisa l’œuf en le
laissant tomber à terre. Sa mère se serait alors emportée en le traitant de
meurtrier. Le même jour, un agneau naquit, le front couvert d’une toison
également de couleur pourpre. Or, le propriétaire de l’animal, qui le sacrifia,
se nommait Antoninus, un des noms de la titulature, c’est-à-dire l’ensemble
des titres, de Caracalla. Lors d’un anniversaire de Géta, le sacrificateur
s’appelait, lui aussi, Antoninus2.
Dans le même ordre d’idées, pendant sa grossesse, l’impératrice
Faustine la Jeune, épouse de Marc Aurèle, rêve qu’elle accouchera de deux
serpents, l’un plus féroce que l’autre. Or, un de ses deux enfants meurt
avant l’âge de 5 ans, tandis que l’autre, son jumeau, devient l’empereur
Commode en 1803.
Les Étrusques ont beaucoup apporté aux Romains en matière de
divination et d’interprétation des signes, par exemple avec la consultation
des auspices, c’est-à-dire le vol des oiseaux, ou de l’haruspicine,
l’observation des entrailles d’animaux, plus précisément du foie. De telles
pratiques ne visent pas à prédire l’avenir, mais à savoir si les dieux
formulent leur assentiment avant l’engagement d’une bataille ou la prise
d’une décision importante.
La consultation des auspices fait par ailleurs partie des prérogatives des
magistrats comme les consuls, avant que l’empereur ne finisse par exercer
un monopole sur cette activité. Les historiens romains mettent en garde
ceux qui passeraient outre un présage défavorable, en donnant des exemples
de généraux vaincus. Durant la première guerre punique, Publius Claudius
Pulcher perdit la bataille navale de Drépane, à l’ouest de la Sicile et face à
Carthage, en 249 av. J.-C. Sa faute fut d’engager le combat alors que les
poulets sacrés avaient refusé de s’alimenter. Pis, Pulcher les fit jeter par-
dessus bord en déclarant qu’ils n’avaient qu’à boire s’ils n’avaient pas
faim4. César lui aussi en avait payé le prix cher. Selon Suétone, la veille de
sa mort, son épouse Calpurnia avait fait plusieurs cauchemars funestes.
Mais César avait malgré tout décidé de se rendre à la curie de Pompée le
jour fatal des ides de mars 44 av. J.-C.
Lorsqu’un désastre survient, catastrophe naturelle, épidémie, défaite
militaire, les Romains tendent à croire que les dieux ont abandonné la cité,
et que la paix des dieux (pax deorum) est rompue. Pour savoir comment la
rétablir, les livres sibyllins doivent être consultés. Ce fut le cas au
lendemain du grand incendie de Rome sous Néron, en 64, où ont été
examinées avec minutie les sentences prononcées par la sibylle de Cumes,
l’équivalent de la pythie de Delphes. Les rouleaux de ces oracles ayant été
détruits au début du Ier siècle av. J.-C. pendant la Guerre sociale5, un long et
minutieux travail avait été nécessaire pour les reconstituer.
Au quotidien, les Romains doivent donc scruter tous les présages, bons
ou mauvais, qui peuvent se manifester dans leur environnement. Certaines
situations sont propices à la mauvaise fortune. Le côté gauche (sinister) est
réputé attirer le malheur. Dans les Métamorphoses d’Apulée, un roman du
IIe siècle, un marchand grec admet qu’une belle affaire lui est passée sous le
nez après qu’il s’est levé du pied gauche. Or, il était d’usage de veiller à
sortir de chez soi le pied droit en premier pour ne pas attirer la malchance6.
Le héros de l’œuvre, Lucius, est transformé en âne par une sorcière. Le
malheureux animal finit aux côtés d’une bande de brigands qui le
maltraitent. Alors que leurs affaires ne sont pas aussi prospères qu’ils
l’espéraient, l’un d’eux maudit l’animal en affirmant que celui-ci est entré
chez eux du mauvais pied et n’apporte que la malchance7. Dans le Satiricon
de Pétrone, le riche affranchi Trimalcion, lors de son banquet, va jusqu’à
placer à l’entrée de la salle à manger un esclave pour empêcher les convives
d’entrer du pied gauche8.
Le repas est un moment particulièrement opportun pour l’expression de
superstitions. Il est entouré d’une certaine sacralité, puisque des ablutions,
des libations ou des offrandes sont traditionnellement effectuées en
l’honneur des dieux protecteurs du foyer, les Lares, avant le repas. Les
morts sont également associés au banquet. Il est déconseillé de ramasser les
déchets alimentaires tombés sur le sol de la salle à manger, car ils
constituent une offrande pour les défunts de la famille. Le sol est l’interface
entre le monde des vivants et celui des morts. Le repas doit donc être
achevé avant que les restes alimentaires ne soient nettoyés par les esclaves.
Mieux vaut éviter de garder sur soi tout nœud ou tout lien pendant le
banquet : ceintures, lacets, bagues ou toute entrave doivent être ôtés. De la
même manière, les flamines, des prêtres pour lesquels les obligations de
pureté et les règles de vie sont très strictes, ne doivent en aucun cas porter
une forme d’attache. Ce qui lie peut retenir des forces néfastes ou le
« mauvais œil ».
Tout au long du repas, il convient de s’abstenir de certains gestes et
paroles qui pourraient attirer le malheur. Les aliments doivent toujours être
pris de la main droite, d’autant qu’ils sont ensuite ingérés et que le corps
doit être épargné de toute souillure. Les coquilles d’œufs et d’escargots
doivent toujours être brisées ou percées9. Comme bien souvent, on ne
trouve pas nécessairement d’explications très claires dans les textes pour
justifier ce type de pratiques. L’éternuement, le hoquet, le bâillement ou la
toux sont à éviter durant le repas : ils sont interprétés comme une
manifestation divine, incontrôlée, souvent de mauvais présage10. Encore
que, dans certains cas, l’éternuement puisse être un signe favorable, car il
vient de la tête, laquelle est sacrée dans les conceptions philosophiques et
médicales antiques11. La palmomantique, pratique divinatoire, interprétant
les mouvements du corps, est parfois appelée à la rescousse. Selon un
papyrus du IIIe siècle12, un tressaillement de la fesse gauche annonce un
bienfait, la liberté pour un esclave ou un avancement de carrière pour le
soldat. Il faut alors s’en remettre à la déesse Hécate. D’autres explications
sont ensuite apportées pour la cuisse droite ou gauche, ou pour le genou
gauche, plus défavorable, car cela annonce en général un désagrément, sauf
pour la jeune fille (mariage en vue) et la veuve (un festin)13.
La grande crainte des Romains est d’être touchés par le mauvais œil. Ce
malheur peut résulter d’un mauvais regard, envieux ou malintentionné,
porté sur soi. Il est intéressant de noter que de telles peurs sont encore très
présentes dans les sociétés méditerranéennes, par exemple au Maghreb et
dans le sud de l’Italie. Le corno, sorte de petite corne rouge, vendu à Naples
est supposé porter bonheur lorsqu’il est reçu en cadeau et arboré.
À l’époque romaine, les petits garçons avaient autour du cou une bulla, un
pendentif protecteur, en or pour les enfants des patriciens et en cuir pour
ceux de la plèbe. Les jeunes filles disposaient d’autres bijoux protecteurs
similaires. L’enfant était en effet considéré comme particulièrement
vulnérable face aux forces maléfiques. Pline l’Ancien rapporte qu’à
l’arrivée d’un étranger il était d’usage qu’une nourrice crache trois fois sur
celui dont elle s’occupait, afin de le protéger de mauvais regards. La salive
avait bonne réputation, notamment contre les poisons14.
Toutefois, même à l’âge adulte, de nombreux objets prophylactiques et
apotropaïques (qui conjurent le mauvais sort) sont aussi employés, à
l’image des amulettes retrouvées à Pompéi. Le phallus en constitue l’un des
symboles les plus répandus. Le terme latin fascinum désigne un maléfice ou
un enchantement, mais le dieu Fascinus permet de s’en prémunir. Il prend
l’apparence d’un sexe masculin, d’où la fréquence de ce symbole. À Rome,
les vestales étaient responsables de son culte. Pline l’Ancien raconte que
cette divinité veillait autant sur les jeunes enfants que sur les généraux.
Lorsque ces derniers célébraient un triomphe, le symbole du dieu était
suspendu au char et l’encyclopédiste précise qu’il les protégeait comme
l’aurait fait un médecin15.
Le symbole phallique pouvait être porté en pendentif autour du cou,
mais aussi être accroché dans la demeure à un mobile équipé de clochettes,
un tintinnabulum. Le phallus pouvait parfois être personnifié avec des ailes
ou des jambes. Un tel symbole figurait parfois au croisement des rues,
comme c’était le cas à Pompéi, car les carrefours étaient des lieux propices
à une infestation par le mauvais œil. On pouvait aussi le voir sur le four des
boulangers, où il protégeait la nourriture consommée quotidiennement, et
peut-être aussi du feu. Pline l’Ancien affirme également qu’il était fréquent
de couvrir les murs des bâtiments de formules magiques, parfois
imprononçables, voire ridicules, contre les incendies16.
Lancer un maléfice contre un rival n’était pas une chose rare, comme
l’atteste la pratique de la defixio. Ce rite consistait à graver une lamelle de
plomb de formules de malédiction. Celles-ci concernaient souvent la santé
de la personne visée. Une partie du corps en particulier pouvait être
mentionnée, comme le ventre, la tête ou les organes génitaux. Il existait
également des objets similaires aux poupées vaudou. Un exemplaire peut
être observé au musée du Louvre : il s’agit d’une statuette de terre cuite,
datée du IIIe ou IVe siècle, retrouvée en Égypte17. La figure est à genoux, les
mains liées dans le dos, la tête et le corps plantés d’aiguilles. Celle-ci était
disposée dans un petit vase, avec une lamelle de plomb gravée.
Toutefois, il ne s’agissait pas ici de jeter le malheur sur la personne
visée, mais au contraire de s’attirer ses faveurs. Un certain Sarapammon
souhaite « posséder » une femme du nom de Ptolémaïs, et que celle-ci
l’aime et le désire pour le reste de sa vie. Le texte revêt une certaine
violence puisque la formule demande de traîner cette femme par les
cheveux et les entrailles jusqu’à ce qu’elle soit soumise à Sarapammon.
L’ensemble était déposé dans la tombe d’un personnage du nom
d’Antinoüs18.
De hauts personnages ont été victimes de pratiques qui relevaient de la
magie noire. Ce fut le cas de Germanicus, mort en 19 en Syrie. Son décès
prématuré à la suite d’une maladie alimenta les suspicions
d’empoisonnement par le gouverneur Pison. Tacite révèle même que la
résidence du neveu de Tibère a été ciblée par des charmes maléfiques.
L’historien décrit ainsi des lambeaux de cadavres extraits des tombeaux sur
les murs et au sol, des formules de malédiction, des lamelles de plomb au
nom de Germanicus, des cendres humaines trempées d’un sang noir et bien
d’autres symboles. Lorsque de tels rites étaient accomplis, il s’agissait aussi
de vouer la victime aux divinités infernales, liées au monde des morts19.
Le monde des vivants et celui des morts ne sont pas hermétiques. Tout
au long de l’année, les Romains doivent effectuer un certain nombre de rites
pour honorer les défunts. Il n’existe pas véritablement de vie après la mort
pour les Romains païens, mais l’âme végète dans les Enfers, les mondes
souterrains. Sur les inscriptions funéraires, surtout à partir de la fin du
Ier siècle, on voit fleurir l’abréviation « D.M. » : Dis Manibus (Aux dieux
Mânes). Ces derniers représentent l’âme des morts et doivent veiller sur les
êtres disparus.
Toutefois, les Lémures et les Larves sont les âmes de défunts qui ne
connaissent pas le repos. Certaines fêtes durant l’année visent à les apaiser,
notamment les Lemuria, au mois de mai. Dans les Fastes, Ovide donne les
indications à suivre pour bien accomplir le rite. Au milieu de la nuit, le père
de famille doit d’abord se laver les mains. Puis, dans sa demeure, il doit
marcher en jetant derrière lui des fèves noires, nourriture liée au monde des
morts, en prononçant neuf fois la formule suivante : « Je lance ces fèves,
par elles, je me rachète, moi et les miens. » Il ne doit surtout pas se
retourner, car l’âme du mort est supposée ramasser les fèves derrière lui.
Ensuite, après une nouvelle purification, le pater familias doit faire retentir
un objet de bronze et sommer l’âme de quitter les lieux, en répétant neuf
fois : « Mânes de nos pères, sortez ! » Il peut alors enfin regarder derrière
lui20.
Mais ces précautions n’empêchent pas les morts de venir hanter les
vivants, comme le raconte Pline le Jeune. En pleine nuit, dans une vaste
demeure athénienne, on pouvait entendre des bruits de chaînes, avant que
n’apparaisse le spectre d’un vieillard en haillons, les pieds et les mains
entravés. Il était impossible de trouver le sommeil et la quiétude dans un tel
lieu. La maison abandonnée fut malgré tout mise en vente ou en location.
Un philosophe du nom d’Athénodore fut intrigué par le prix étonnamment
bas. Il décida de la louer, puis s’y installa, équipé de tablettes et de stylets
pour se mettre au travail. Ses proches, eux, s’étaient tapis au fond d’une
pièce. Athénodore surprit alors le fantôme l’invitant à le suivre dans la cour.
Là, le spectre s’évanouit. Le lendemain, le philosophe fit creuser un trou à
cet endroit. Que découvrit-il ? Des ossements mêlés à des fers, dans un
piteux état. Finalement, une sépulture digne fut donnée à ces restes, et la
maison put retrouver sa tranquillité21.
Malgré l’omniprésence des rituels magiques, les autorités éprouvent
parfois une véritable méfiance envers ceux qui se font les spécialistes de ces
pratiques. Tibère recourait lui-même aux astrologues, tout en redoutant que
les prédictions ne se retournent contre le pouvoir. Selon Dion Cassius, les
étrangers qui se livraient à des pratiques divinatoires et magiques furent
exécutés et les citoyens romains bannis de la cité. Tibère lutta également
contre ce que Tacite appelle les « superstitions judaïques et égyptiennes »22.
La suspicion portée sur l’art divinatoire et de la magie oriental relève
surtout de la crainte que ces groupes ne suscitent des formes de sédition.
Tout comme Tibère, Pline l’Ancien exprime son animosité contre ce
qu’il considère comme des supercheries, sans pour autant renier totalement
les réalités de la magie, lorsqu’il prête certains pouvoirs aux plantes par
exemple. Il explique qu’il s’agit de l’art le plus trompeur de tous quand il
est employé à mauvais escient23.
La frontière est mince entre la magie, la religion et la médecine. Aussi,
la superstition est désignée comme une approche irrationnelle du rapport au
divin, conditionné par la crainte, et où la démultiplication des gestes pour se
protéger tourne au ridicule. C’est une des raisons pour lesquelles Néron est
moqué par Suétone. Ainsi l’empereur avait-il choisi comme porte-bonheur
la statuette d’une jeune fille que lui avait offerte un plébéien. Après la
découverte d’une conspiration, il en fit sa divinité suprême, lui offrant trois
sacrifices par jour, et lui attribua même des pouvoirs oraculaires24.
La relation avec les dieux doit en réalité reposer sur une logique de don
et de contre-don, où les gestes sacrificiels doivent permettre de s’attacher
les faveurs de ceux-ci ou de les remercier après un bienfait. L’orthopraxie,
c’est-à-dire le bon accomplissement d’une action ou d’un geste, est au
fondement de la religion romaine traditionnelle. C’est elle qui garantit la
paix des dieux. Face à l’irrationnel et aux craintes que celui-ci peut susciter,
le citoyen romain doit donc faire preuve de mesure. Comme en toute chose.

1. A. Allély, « Les enfants malformés et considérés comme prodigia à Rome et en Italie sous la
République », Revue des études anciennes, t. 105, no 1, 2003, p. 127-156.

2. Histoire Auguste, Géta, III, 1-9.


3. Histoire Auguste, Commode, I, 3-4.

4. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, I, 4, 3-4.

5. Cette guerre opposa Rome et ses alliés des cités d’Italie de 91 à 88 av. J.-C.

6. Apulée, Métamorphoses, I, 5.

7. Apulée, Métamorphoses, VI, 26.

8. Pétrone, Satiricon, XXX.

9. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXVIII, 19.

10. W. Deonna, M. Renard, Croyances et superstitions de la table dans la Rome antique,


Bruxelles, 1961.

11. Athénée de Naucratis, Le Banquet des sophistes, II, 66c.

12. Papyrus de Florence, III, 391.

13. V. Dasen, J. Wilgaux, « De la palmomantique à l’éternuement, lectures divinatoires des


mouvements du corps », Kernos, 26, 2013, p. 111-122.

14. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXVIII, 39.

15. Ibid.

16. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXVIII, 20.

17. Numéro d’inventaire : E 27145 A.

18. N. Bel, C. Giroire, F. Gombert-Meurice, M.-H. Rutschowscaya, L’Orient romain et


byzantin au Louvre, Paris, 2012, p. 256-258.

19. Tacite, Annales, II, 69.

20. Ovide, Fastes, V, 419-492.

21. Pline le Jeune, Lettres, VII, 27, 5-11.

22. Dion Cassius, Histoire romaine, LVII, 15 ; Tacite, Annales, II, 85.

23. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXX, 1-2.

24. Suétone, Néron, LVI.


19

Les Romains passaient-ils l’année à célébrer


des fêtes ?

De très nombreuses fêtes rythment l’année des Romains et offrent


l’occasion de se réjouir sous le regard des dieux. Plusieurs calendriers se
superposent et rendent l’organisation de l’année particulièrement
complexe : le calendrier de la cité et de ses dieux tutélaires ; les différentes
célébrations liées à la famille impériale ; le cycle des fêtes agraires ; mais
aussi à une échelle inférieure l’ensemble des festivités associées à des
groupes sociaux ou professionnels ; enfin les fêtes de la famille. Ainsi, à
travers l’Empire, aucune cité ne dispose du même calendrier des fêtes. En
tout cas, à Rome, une part très importante de l’année est marquée par des
festivités et des célébrations. Certains jours sont fastes, durant lesquels les
activités peuvent suivre leur cours normal ; d’autres néfastes, où les
activités publiques doivent cesser au profit de la célébration des dieux. Le
collège des pontifes, qui figurent parmi les plus importants prêtres à Rome,
a pour mission de déterminer la date des fêtes mobiles.
Au sein de ce calendrier saturé, les fêtes de fin d’année revêtent une
importance toute particulière. À Rome, le début de l’année ne s’est pas
toujours situé au même moment. Jusqu’en 153 av. J.-C., il était fixé au
15 mars. Cette journée marquait l’entrée en fonction des deux nouveaux
consuls, dont les seuls noms permettaient d’identifier chaque année. Après
153 av. J.-C., le 1er janvier ouvrait l’année nouvelle. En outre, le premier
jour de chaque mois était aussi célébré par les Romains : c’étaient les
calendes. Junon et Janus étaient à l’honneur lors de cette fête mensuelle.
Comme de nos jours, le mois de décembre était attendu dans une
atmosphère d’effervescence. Son point d’orgue était la célébration des
Saturnales, organisées en l’honneur du dieu Saturne. Dieu du temps, il
patronne le passage du solstice d’hiver. Ce dieu est représenté généralement
sous les traits d’un homme barbu, dans un manteau, une faucille à la main.
Cet instrument évoque les travaux des champs et les semailles, appelées à
germer, qu’il doit protéger durant l’hiver, saison qui lui est associée. Les
Romains sont sensibles au cycle des saisons et des travaux des champs qui
les rythment, comme en témoignent les très nombreuses mosaïques qui
prennent ces sujets pour motif.
Le dieu Saturne est considéré comme un père pour les Romains. Selon
Ovide, c’est dans le Latium qu’il se réfugia après avoir été chassé de son
royaume par son fils Jupiter. Aux côtés de Janus, il présida alors un âge d’or
pour les hommes, qui vivaient en parfaite harmonie sous son règne.
Malheureusement, les Fastes d’Ovide, qui commentent le calendrier,
l’origine des fêtes et leur déroulement, sont lacunaires et il manque le
chapitre consacré au mois de décembre et aux Saturnales. En revanche,
nous disposons de deux œuvres très complètes sur cette fête : les Saturnales
de Lucien de Samosate (IIe siècle) et celles de Macrobe (Ve siècle). Le livre
de ce dernier, rédigé à la fin de l’époque impériale, indique l’attachement
manifesté par les païens à cet événement, alors que les fêtes chrétiennes
s’imposent peu à peu. C’est en effet au IVe siècle que la commémoration de
la naissance du Christ est établie au 25 décembre. Dans le calendrier païen,
c’était aussi durant la fin de ce mois qu’avait lieu la fête de Sol Invictus, le
Soleil invaincu, lors du solstice d’hiver. Le jour de la naissance de ce dieu
était déjà fixé au 25 décembre, car les Romains considéraient que le solstice
se situait ce jour-ci dans le calendrier julien1. C’était le moment où le soleil
triomphait et l’emportait sur les ténèbres, car les jours s’allongeaient
progressivement. Le passage à la nouvelle année se double donc d’une
symbolique liée à la renaissance et à l’idée de l’irruption de la lumière, où
s’inscrit aussi la fête de Noël. En outre, l’attachement des chrétiens aux
Saturnales devait faciliter l’enracinement de la célébration de la nativité du
Christ dans ce temps festif.
La durée des Saturnales a changé tout au long de l’histoire de Rome.
D’une manière générale, cette fête passe de trois à sept jours entre la
République et le règne de Dioclétien (284-305). Les rites qui scandent les
festivités connaissent des mutations durant cette période, surtout à partir du
IIe siècle av. J.-C. Les Saturnales sont souvent perçues comme un temps où

la transgression et les excès sont de rigueur. En réalité, si la boisson et les


danses peuvent ravir les convives, ces réjouissances n’excluent en rien le
raffinement, et même l’érudition dans les cercles des élites sociales et
intellectuelles.
Lucien de Samosate met en scène un dialogue éclairant entre un prêtre
et Saturne. Au début du texte, le dieu rappelle au mortel que sa puissance
n’est vraiment effective que pendant sept jours, qui correspondent aux
Saturnales. Il n’est pas alors possible de traiter d’affaires publiques ou
privées. En revanche, poursuit Saturne, cette période doit être consacrée à la
boisson et à l’ivresse, à la plaisanterie et aux jeux, notamment de dés, aux
chants, et aux banquets, dont il faut choisir le « roi ». Le rôle de ce dernier
sera entre autres de déterminer les mesures de vin et d’eau, mais aussi de
lancer des sujets de discussion et les jeux.
La fête est marquée à la fois par des célébrations publiques, en
particulier au temple de Saturne qui se dresse au pied du Capitole, et par des
réjouissances organisées dans le cadre domestique et familial. La cité était
tout entière tournée vers le dieu du temps. Même les écoliers devaient poser
leurs stylets et tablettes pour profiter des festivités. Les écoles cessaient
leurs activités, tout comme les tribunaux : aussi, aucune exécution n’avait
lieu.
Les Saturnales ont également la particularité d’être le théâtre d’un
renversement des hiérarchies sociales, où les esclaves prennent
temporairement la place des maîtres. Ceux qu’ils servent au quotidien
doivent à leur tour les servir. Cette pratique peut être considérée comme un
rappel de l’âge d’or durant lequel la servitude n’existait pas et que l’égalité
régnait entre les hommes. L’historien Tite-Live retranscrit bien
l’atmosphère dont étaient alors baignées les rues. Les portes des demeures
restant ouvertes, n’importe quel inconnu pouvait être accueilli comme un
hôte, et les conflits cédaient le pas à la concorde et à la clémence2. La
formule traditionnelle « Io Saturnalia », « Vive les Saturnales », résonnait
ainsi dans toute la cité.
Les banquets sont au cœur des festivités. Si toute affaire doit cesser,
seuls les cuisiniers et les pâtissiers doivent être affairés pour préparer de
quoi régaler les convives. Habituellement, lors des banquets, les hiérarchies
sociales doivent être respectées et les convives s’installent dans la salle à
manger en fonction de leur rang. La qualité des vins et des mets servis peut
différer sur la base de ce critère. Lors des Saturnales, rien de tout cela.
Chacun peut prendre place où il le souhaite, les mêmes plaisirs de la table
sont accessibles à tous. Lorsque le vin est partagé, chacun peut porter un
toast à sa convenance et boire comme il l’entend sans y être forcé.
Les couronnes de fleurs portées par les invités doivent charmer les sens
par leurs odeurs, mais selon les médecins, ces coiffes sont aussi supposées
ralentir et limiter l’ivresse. Malgré l’effervescence, les conversations ne
doivent pas dépasser certaines limites, toute parole ou plaisanterie blessante
est proscrite. Le convive qui trouve une fève dans son gâteau est désigné
comme « roi » du banquet3.
Les menus étaient sensiblement les mêmes que ceux des banquets
courants. Le Satiricon de Pétrone donne toutefois un aperçu des plats
particulièrement appréciés aux Saturnales. Parmi les nombreux desserts
(secundae mensae) proposés à la table du riche affranchi, certains ont la
forme de grives. Il s’agit en réalité de pain blanc farci de raisins secs et de
noix, dont l’aspect rappelle ces oiseaux très prisés des gourmets. De la
même manière, des oursins se révèlent être en fait des coings dans lesquels
sont plantés des clous de girofle figurant les épines. Le plaisir des yeux et la
surprise de l’illusion ne font que rehausser les délices du banquet. Pétrone
fait dire à l’un de ses personnages que de tels simulacres gastronomiques
sont typiques des Saturnales et que des festins entiers sont réalisés de la
sorte. Ce jeu de trompe-l’œil culinaire correspond bien à l’esprit de cette
fête où les rôles et les apparences se trouvent renversés4.
Les divertissements, plus que jamais, doivent agrémenter le banquet des
Saturnales. Les musiciens et les danseuses doivent stimuler les sens et
contribuer à l’atmosphère chaleureuse et festive des réjouissances. Aussi, il
n’est pas possible d’amener un artiste novice, dont la médiocre prestation
ne pourrait que décevoir les convives. Les jeux tiennent une place tout à fait
importante, qu’il s’agisse de ceux avec des noix, appréciés également des
enfants, d’osselets ou de dés, et dont l’archéologie a livré de nombreuses
traces. Lucien dit néanmoins que si quelqu’un joue de l’argent aux dés, il
devra jeûner jusqu’au lendemain : seules des noix peuvent être pariées.
Les Romains sont aussi très attachés aux Saturnales en raison des
cadeaux que l’on s’y échange. D’autres moments de réjouissances comme
les anniversaires sont l’occasion de s’en offrir, mais lors de ces festivités
dédiées à Saturne il convient aussi de ne froisser personne par un
malheureux oubli. Le satiriste Martial rapporte que son ami Galla ne lui a
toujours rien offert, alors que les Saturnales sont achevées, et que les
enfants sont tristes de devoir cesser de jouer aux noix et retourner à l’école.
Il rappelle alors que les calendes de mars approchent, et qu’il ne manquera
pas de rendre son offense à cette amie indélicate. Elle ne devra attendre
aucun cadeau de sa part lors de cet événement qui était propice à ce type
d’échanges amicaux5.
La générosité doit donc présider les Saturnales, et l’avarice au banquet
ou en cadeaux est du plus mauvais effet. Lucien ajoute que tout cadeau reçu
doit être apprécié à sa juste valeur, qu’il s’agisse d’une poule ou de précieux
grains d’encens. À la fin de ses Épigrammes, Martial dresse une liste
détaillée des cadeaux les plus fréquents. Les livres, relativement coûteux à
l’époque, figurent parmi les cadeaux de choix, ou encore des amphores de
vin, des produits de conserve, par exemple des fruits. Il énumère également
des objets précieux en ivoire, d’autres pour le soin du corps ou pour la
chasse, des lampes, de la nourriture, de la vaisselle, des flacons, des
vêtements ou encore des œuvres d’art.
Cependant, tous ne partagent pas le même enthousiasme face aux
Saturnales. Sénèque déplore que tout Rome, plus que jamais, redouble
d’efforts pour se divertir. Il reprend un dicton qui prétend que désormais
décembre dure toute l’année, comme si l’année entière était une préparation
en vue de ces réjouissances. Il se montre réticent face à une foule en bonnet
phrygien, symbole de liberté, qui se vautre dans les plaisirs. Le philosophe
stoïcien estime qu’il est possible de célébrer ce temps de l’année sans verser
dans les excès6. Les Athéniens tendaient à cette modération, selon Aulu-
Gelle, auteur des Nuits attiques, qui rapporte qu’à Athènes la joie emplit les
rues de la cité lors des Saturnales. Les discussions érudites tempèrent la
propension aux excès que favorise la fête. Des couronnes de laurier et des
livres sont offerts aux invités les plus savants en littérature, philosophie ou
grammaire7.
En cas de gueule de bois, les Anciens avaient des remèdes appropriés.
Un papyrus d’Oxyrhynque conseille ainsi de porter un collier de feuilles
d’une certaine variété de laurier pour lutter contre les effets de la boisson8.
Il était aussi d’usage de porter des couronnes de fleurs pour mieux contrôler
l’ivresse, certaines étant réputées pour agir sur les maux de tête. Gargilius
Martialis recommande plutôt de consommer du poireau. Quant au médecin
Scribonius Largus, il privilégie la plante nommée nerualis, une plante
herbacée que l’on peut associer au plantain9. Drusus, le fils de Tibère, se
contentait d’amandes10. Pour les Romains déjà, l’alcool devait être
consommé avec modération.

1. Il s’agit du calendrier solaire instauré par Jules César en 46 av. J.-C., qui remplace le
calendrier lunaire.

2. Tite-Live, Histoire romaine, V, 13, 7-8.

3. Tacite, Annales, XIII, 15.

4. Pétrone, Satiricon, LXIX.

5. Martial, Épigrammes, V, 84.

6. Sénèque, Lettres à Lucilius, 18.

7. Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVIII, 2.

8. Papyrus d’Oxyrhynque, 5245.

9. Gargilius Martialis, Remèdes tirés des légumes et des fruits, XXI ; Scribonius Largus,
Compositions médicales, XII.

10. Plutarque, Propos de table, I, 6, 4.


20

Les Romains étaient-ils cruels ?

Dans Gladiator de Ridley Scott, le spectateur peut voir tout au long du


film une foule emportée par l’euphorie des spectacles offerts dans
l’amphithéâtre. Le sang gicle de corps déchiquetés par les armes, ou par les
fauves, pour le plus grand plaisir de l’empereur Commode et du peuple
romain. Lorsqu’un gladiateur est à terre, le temps est comme suspendu. Le
public, dans un seul élan, peut alors demander la vie, le pouce levé, ou bien
la mort, en tournant le pouce vers le sol. Cette scène est aussi représentée
par Jean-Léon Gérôme dans son célèbre tableau Pollice verso en 1872. Son
œuvre a nourri l’imaginaire du grand public au sujet des gladiateurs. Elle
fut également une source d’inspiration pour Ridley Scott dans le
développement de son projet cinématographique. Le goût des Romains pour
ces spectacles laisse facilement penser que leur civilisation était animée par
la cruauté et une soif de violence.
Il est vrai que les combats de gladiateurs et les chasses d’animaux dans
l’amphithéâtre suscitent un véritable enthousiasme. Témoins de cet
engouement, de très nombreuses lampes à huile et figurines, des manches
de couteau, des graffitis et des mosaïques, retrouvés dans tout l’Empire,
représentent les combattants de l’arène. Lors des dernières fouilles menées
à Pompéi dans la région V, près de la rue des Balcons et de la rue des
Noces-d’Argent, une fresque dans un état de conservation remarquable,
découverte en 2019, met en scène un combat, dans lequel l’un des deux
gladiateurs semble grièvement blessé. Du sang jaillit en abondance de son
torse et de son poignet. Il est indéniable que les spectateurs venus assister
aux combats appréciaient de voir les gladiateurs mettre leur vie en jeu et la
perdre. La grande mosaïque des Gladiateurs, conservée au musée de la Villa
Borghese, à Rome, et datée du IVe siècle, montre un combat qui oppose
plusieurs gladiateurs, dont certains sont morts dans l’arène. La lettre
grecque « thêta », première lettre du mot thanatos (la mort), figure à côté de
ces derniers et indique leur sort funeste.
Preuve des passions déchaînées par les combats de gladiateurs, une
grande rixe éclata à Pompéi en 59 dans les gradins de l’amphithéâtre et dans
ses abords. Les Pompéiens en étaient venus aux mains avec leurs voisins de
la cité de Nocera. Cette scène de hooliganisme antique, mentionnée par
Tacite1, est même peinte sur une fresque pompéienne, aujourd’hui
conservée au Musée archéologique national de Naples. Tout est fait pour
suggérer la violence et le chaos sur cette image. Cette représentation, qui
était flanquée de deux autres fresques où s’illustraient des gladiateurs, était
exposée dans une demeure, appartenant soit à un ancien gladiateur, soit à
l’un des « hooligans », fier de son action2. Au lendemain de l’incident,
Néron décida en tout cas d’interdire pendant plusieurs années les combats
mis en place dans cette cité à l’ombre du Vésuve.
À la fin du IVe siècle encore, les combats étaient source de violences.
Dans les Confessions, saint Augustin rapporte le cas d’un ami du nom
d’Alypius, qui était révulsé par ce type de divertissements. Lors d’un séjour
à Rome, ce dernier fut amené de force dans l’amphithéâtre par d’autres
amis. D’abord hostile au spectacle, au point de fermer les yeux, il finit par
se décider à le regarder en entendant la clameur de la foule s’élever des
gradins après la chute d’un gladiateur. Or, dès qu’il vit le sang couler, selon
saint Augustin, Alypius s’abreuva de la cruauté déployée sous ses yeux et
se délecta de cette violence, avant de crier à son tour avec la foule3.
Pourtant, les gladiateurs n’étaient pas mis à mort à chaque
représentation. Contrairement aux idées reçues, les chances de survie d’un
combattant envoyé dans l’arène n’étaient pas minces, bien au contraire. Car
il coûtait cher. L’achat d’un esclave, même si certains gladiateurs étaient des
hommes libres –, était un véritable investissement, auquel il fallait ajouter le
coût de son entraînement et de son entretien. Les lanistes, c’est-à-dire les
propriétaires et entraîneurs de gladiateurs, n’avaient donc pas d’intérêt à ce
que ceux-ci perdent la vie prématurément. Galien, qui fut médecin des
gladiateurs à Pergame, témoigne de toute l’attention qui était apportée aux
combattants blessés.
Les combats eux-mêmes n’étaient pas le théâtre d’un déchaînement de
violence incontrôlée. Ils étaient encadrés par certaines règles et supervisés
par des arbitres, représentés une baguette à la main, pour faire cesser un
combat, le relancer en cas d’interruption, intervenir en cas de tricherie, par
exemple lorsque deux gladiateurs s’accordaient pour limiter leur
agressivité4. Pour plus d’efficacité, les arbitres étaient au nombre de deux et
ils étaient accompagnés de porteurs de pancarte qui pouvaient répercuter
leurs décisions. Cependant, à l’inverse de ce que suggèrent le tableau de
Gérôme et les péplums, le geste du pouce renversé, le pollice verso, est une
invention du peintre qui repose sur une extrapolation d’un passage des
Satires de Juvénal. Les spectateurs pouvaient toutefois s’écrier iugula,
« égorge-le », lorsqu’ils souhaitaient qu’un gladiateur soit achevé5. Mais
bien souvent, le combat se terminait sans aucune mise à mort, lorsque le
public demandait d’épargner le vaincu, lorsqu’il n’y avait pas de vainqueur,
ou quand un gladiateur levait le doigt pour déclarer forfait. Martial rapporte
un autre cas de figure, lors de l’inauguration du Colisée : deux gladiateurs,
Priscus et Verus, furent déclarés vainqueurs et récompensés par l’empereur.
Des présents, comme une palme et une couronne de laurier en signe de
victoire, voire de l’argent ou des objets de valeur, étaient en principe remis
à ceux qui l’avaient emporté6. Le plus recherché était la rudis, une épée de
bois qui signifiait que le gladiateur était libéré une fois pour toutes de sa
fonction.
À ses origines, la gladiature n’était pas un simple divertissement. Elle
revêtait une signification religieuse, puisque des combats pouvaient être
organisés à l’occasion des funérailles. Ils étaient comme une forme
d’offrande accomplie en l’honneur du défunt et des divinités protectrices
des morts. À l’époque impériale, cette dimension n’est plus présente et les
combats ont une fonction essentiellement ludique. Il s’agit donc d’une
violence codifiée et régulée, de même que la mise à mort d’un gladiateur
doit respecter un protocole.
Les sources n’ont pas laissé de traces explicites de contestation des
combats. Sénèque donne le cas de deux combattants d’origine barbare, qui
se suicident plutôt que de combattre dans l’arène contre des animaux, l’un
en s’enfonçant dans la gorge une baguette plantée d’une éponge utilisée par
les usagers des latrines pour se nettoyer, l’autre en transperçant sa gorge de
sa lance. Cependant, ces deux exemples sont cités avant tout pour vanter le
courage et les mérites d’une mort choisie, pas pour apitoyer le lecteur sur
leur sort7. De même, Cicéron admet qu’au moment de mourir, un gladiateur
ne verse pas de larmes, son visage ne se crispe pas, mais au contraire il tend
la gorge de manière résolue8.
Néanmoins, de la pitié pouvait être exprimée à l’occasion des chasses
(venationes) menées dans l’amphithéâtre. En effet, Cicéron se demande
quel plaisir une personne cultivée peut éprouver devant un homme
déchiqueté par un animal ou, à l’inverse, quand un magnifique animal est
transpercé d’épieux. Lors des jeux organisés pour le triomphe de Pompée en
55 av. J.-C., il rapporte que des éléphants furent présentés devant la foule.
Les spectateurs semblèrent étonnés par la représentation, mais ne tirèrent
aucun plaisir de leur mise à mort. Bien plus, lorsque les animaux se
trouvèrent à l’agonie, un sentiment de compassion les gagna. Selon
Cicéron, cette pitié trouve son origine dans l’impression d’une proximité
entre cet animal et l’homme9.
Pline l’Ancien fait lui aussi mention du massacre des vingt éléphants et
en brosse un tableau dramatique. Les pachydermes blessés parurent
désespérés, comme s’ils imploraient la merci de la foule en pleurant et en se
lamentant. Ils cherchèrent à s’enfuir en vain. Les spectateurs, saisis par
l’émotion et en larmes, finirent par se lever et protester contre Pompée face
à l’horreur dont ils étaient témoins10. Dans le Satiricon, Pétrone écrit
également que les fauves d’Afrique étaient traqués, ramenés à Rome en
cage, afin de boire le sang humain frais sous les applaudissements11.
Plutarque, lui également, évoquant la consommation de viande, se demande
comment il est possible d’égorger, sans aucune forme de pitié et avec
cruauté, des bêtes douces et innocentes, inoffensives et belles à admirer12.
De telles réactions outrées ne sont pas sans faire écho aux protestations
actuelles contre la corrida.
En dehors de l’amphithéâtre, d’autres lieux laissent transparaître un
certain goût pour la mise en scène de la mort. Lors des courses de chars, il
n’était pas rare qu’un accident conduise à la mort de l’aurige, le conducteur
de char, écrasé sous le poids de son attelage. Les virages étaient
particulièrement redoutés en raison de la vitesse à laquelle ils étaient
négociés. Pourtant, ce danger semble être une des raisons de l’engouement
pour les courses, comme en témoigne la mosaïque des Jeux du cirque de
Lyon, conservée au musée Lugdunum.
Au théâtre aussi il n’était pas rare que le décès d’un personnage ne soit
pas seulement un simulacre. Afin de rejouer la chute d’Icare, un condamné
à mort fut suspendu dans les airs. Le malheureux fut ensuite lâché dans le
vide avant de s’écraser sous les yeux des spectateurs. Pour évoquer le sort
de Prométhée, un condamné à mort fut crucifié avant d’être livré à un ours,
qui remplaçait ainsi le vautour du mythe envoyé dévorer le foie du
damné13.
Les exécutions de condamnés étaient au même titre que ces
divertissements des spectacles qui pouvaient se tenir dans l’amphithéâtre,
généralement le midi, entre les venationes, les combats du matin entre
animaux ou entre animaux et chasseurs, et les combats de gladiateurs de
l’après-midi. Dans une de ses lettres, Sénèque proteste cependant contre ces
pratiques. Par hasard dans les gradins à ce moment-là, il est choqué par le
fait que ces condamnés doivent se battre sans aucune forme de protection,
s’exposant à des blessures mortelles. Selon lui, cette configuration plaît
davantage au public que les combats avec un équipement défensif. Lors des
chasses, les hommes sont au moins exposés aux bêtes, mais lors de ces
exécutions, c’est à la vindicte populaire14.
La violence des jeux est circonscrite à l’arène, la mort est ritualisée, elle
répond à des normes précises qui la rendent acceptable pour la majorité,
sous couvert du divertissement. Toutefois, il n’en est pas de même lorsque
cette violence se déploie dans les rues de la cité, en dehors de l’enceinte de
l’amphithéâtre, en particulier lors des guerres civiles. Les terribles luttes
entre factions et les proscriptions, surtout au cours du Ier siècle av. J.-C., ont
été l’occasion de nombreuses atrocités et de bains de sang fratricides15.
Dans la mémoire des Romains, le nom de Sylla renvoie à de longs cortèges
de morts. Si sa carrière ne saurait se résumer aux massacres occasionnés
sous son autorité de dictateur16 lors des guerres contre son rival Marius
entre 88 et 82 av. J.-C., de nombreux auteurs le citent comme un modèle de
cruauté. Il en est ainsi de l’historien Valère Maxime. S’il reconnaît à Sylla
le mérite d’avoir voulu défendre le camp des optimates, celui de
l’aristocratie, face aux populares, il considère comme une abomination le
déchaînement de violence contre les autres citoyens de Rome. C’est ce qui
explique son insistance sur ces horreurs, alors que les auteurs romains se
font plus allusifs lorsqu’il s’agit de massacres commis contre des ennemis
extérieurs, Gaulois ou Germains. Dans ce cas, il s’agit en effet d’une guerre
juste (bellum iustum).
Lors de la conquête de la péninsule Ibérique par Rome, les légions
doivent soumettre les peuples celtibères qui résistent ardemment. Les
troupes du général Scipion Émilien mettent le siège devant la place forte de
Numance (134-133 av. J.-C.), soumettant les habitants au cannibalisme le
plus sordide. Les descriptions détaillées d’Appien des peaux et des chairs
humaines bouillies dans les cuisines renforcent à la fois l’image de
bestialité de l’adversaire et la misère de sa condition avant la reddition17.
La guerre des Gaules fut, elle aussi, l’occasion de massacres terribles
dans les deux camps. Certains épisodes ont même pu conduire à qualifier
Jules César de « génocidaire ». Sans nier la réalité de la violence, un tel
terme serait anachronique, d’autant que les opérations visaient avant tout
des combattants et non des civils. Néanmoins, en 55 av. J.-C., face aux
Usipètes et aux Tenctères18, Rome aurait fait 400 000 victimes, dont des
femmes et des enfants. Il convient bien évidemment de faire preuve d’une
grande prudence avec les chiffres donnés par les Anciens, souvent
amplifiés, mais ils rendent compte de l’énormité du massacre19.
À la fin de cette guerre, à l’issue du siège d’Uxellodunum20, César
ordonna de couper les mains de tous ceux qui étaient en âge de combattre. Il
craignait en effet que sa réputation d’homme clément ne nuise à son
autorité. Il souhaita donc faire un exemple pour mettre un terme aux
révoltes21. De telles scènes peuvent être observées sur la colonne de Marc
Aurèle, à Rome, où les prisonniers germains des guerres sur le Danube sont
décapités à la chaîne. Toutefois, le sarcophage de Portonaccio, propriété
d’un général romain de cette époque, conservé au Musée national romain,
dans la capitale italienne, met aussi en valeur la clémence manifestée envers
les Barbares suppliants qui se jettent à ses pieds.
Cette violence est acceptée, car elle reflète la supériorité romaine sur le
Barbare. L’altérité induit une forme de distance qui rend acceptable la
mutilation, la mise à mort ou la réduction en esclavage. Le Barbare n’est
pas véritablement un alter ego en qui le Romain peut s’identifier. En
revanche, l’anormalité de la guerre civile, la stasis, se traduit par une
monstruosité des violences où toute norme morale et sociale est bafouée.
Valère Maxime dit que Rome et l’Italie tout entière furent baignées de sang.
Il rapporte un épisode terrible où quatre légions fidèles à Marius se
rendirent à Sylla sur le Champ de Mars, confiantes en la parole du dictateur.
Pourtant, les cris déchirants des soldats retentirent alors à travers tout
Rome. Les eaux du Tibre furent rougies par le sang des victimes et
charrièrent leurs cadavres mutilés. Valère Maxime mentionne aussi le cas de
cinq mille habitants de la ville de Préneste, près de Rome, qui furent attirés
hors des murs avec la garantie d’avoir la vie sauve. Les malheureux furent
massacrés et les corps dispersés à travers la campagne.
Les ennemis de Sylla font l’objet de « proscription » : en clair,
n’importe quel citoyen qui croise l’un d’eux peut le tuer et porter sa tête aux
autorités pour faire valoir son droit à la récompense. Quatre mille sept cents
citoyens auraient été égorgés après avoir été inscrits sur ces terribles listes.
L’historien compare Sylla à un Barbare assoiffé de sang, réduit à une
certaine animalité, notamment quand il réclame la tête de ses ennemis pour
mieux les dévorer des yeux.
Lorsqu’il narre la mise à mort d’un préteur après avoir eu les yeux
arrachés et chaque membre brisé, Valère Maxime admet qu’un tel récit
dépasse l’entendement. Comble de la cruauté, ajoute-t-il, Sylla fait tuer un
certain Marcus Plaetorius, au motif qu’il s’est évanoui durant l’exécution du
préteur, preuve que le dictateur n’admet aucune forme de compassion.
Même si l’auteur précise bien que Marius lui aussi se rendit coupable
d’exactions de la sorte22, Sylla est devenu un modèle de cruauté, auquel
sont comparés les empereurs Commode et Caracalla23.
De manière diamétralement opposée à cette violence paroxystique, la
morale romaine vante les mérites de la clémence et de la pitié. Le musée de
l’Arles antique conserve un bouclier de marbre qui comporte une
inscription en l’honneur des vertus de l’empereur Auguste. Il s’agit d’une
copie d’un bouclier en or, qui était exposé dans la curie de Rome, offert par
le Sénat et le peuple de Rome en reconnaissance des qualités du prince.
Quatre d’entre elles y sont inscrites : la virtus (la force morale) ; la piété ; la
justice ; et la clémence. C’est cette modération dans l’exercice du pouvoir
que Sénèque promeut auprès de Néron. Au début du règne du jeune
empereur, son précepteur stoïcien lui adresse un traité intitulé De la
clémence.
Il explique à son jeune protégé que le vrai pouvoir consiste à arbitrer et
à retenir son glaive lorsque l’on dispose du droit de vie et de mort. À
l’inverse, il ne faut pas agir sous le coup de la colère ou ordonner des
supplices injustes. La sévérité doit être dissimulée et utilisée seulement
lorsque la situation l’exige, mais c’est bien la clémence qui doit être
exprimée en toutes circonstances. Pour Sénèque, la cruauté est le propre des
tyrans et le principal point de divergence avec le bon souverain. Chez les
premiers, à l’image de Sylla, elle est un penchant naturel en raison de leur
nature monstrueuse.
La douceur, opposée à la colère, doit donc être privilégiée. C’est ce que
veut montrer l’auteur de l’Histoire Auguste au sujet de Sévère Alexandre,
un modèle de bon gouvernement, lorsqu’il dépeint cet empereur étonné de
voir des chiots jouer ou quand il se montre admiratif de multiples variétés
d’oiseaux dans leur volière24.
Pour Sénèque, la clémence doit même s’exprimer envers les esclaves,
pourtant entièrement soumis au bon vouloir de leur maître. L’humanité doit
prévaloir dans leur traitement. Il faut bien évidemment tenir compte ici de
la pensée stoïcienne, soucieuse de la liberté et de l’équité. Toutefois, il faut
demeurer prudent, car même si le maître peut faire preuve de bonté avec ses
esclaves, il n’y a pas de remise en cause de l’esclavage. Marc Aurèle
souhaite certes un assouplissement de la législation sur leur mise à mort,
notamment dans le cas de l’assassinat de leur maître, mais il ne remet
cependant pas en question ce principe, adopté par Sylla25.
Une affaire survenue sous Néron témoigne de l’écart qui peut parfois
exister entre une application impitoyable de la législation et la réaction face
à la cruauté de ces mesures. Tacite rapporte l’assassinat du préfet de la Ville
Pedanius Secundus, en 61, par l’un de ses esclaves. Les raisons du meurtre
ne sont pas claires : refus de l’affranchissement de cet esclave ou rivalité
amoureuse ? Toujours est-il qu’en vertu de la législation, tous les esclaves
vivant sous le même toit sont considérés comme complices. Quatre cents
d’entre eux doivent donc être mis à mort. La foule proteste, jusqu’à
encercler la curie, torches et pierres à la main. Aussi Néron se voit-il
contraint de déployer des hommes pour contenir la colère du peuple. Mais il
se montre inflexible et les esclaves seront crucifiés26.
Nous le voyons donc, même si la violence et la cruauté sont visibles
dans les sources antiques, les Romains étaient tout à fait capables d’une
certaine sensibilité et de clémence. La cruauté n’était pas plus exacerbée
qu’à d’autres époques. Les auteurs chrétiens de la fin de l’Empire, tel
Lactance, ont souvent voulu rehausser la férocité des païens, afin de mieux
souligner les vertus chrétiennes. Souvent, la supposée cruauté des Romains
permit aux sociétés des époques ultérieures de relativiser la leur propre.

1. Tacite, Annales, XIV, 17.

2. V. Huet, « La représentation de la rixe de l’amphithéâtre de Pompéi : une préfiguration de


l’hooliganisme ? », Histoire urbaine, 2, 2004, no 10, p. 89-112.

3. Saint Augustin, Confessions, VI, 8.

4. É. Teyssier, La Mort en face. Le dossier gladiateurs, Arles, 2009, p. 334-341.


5. Juvénal, Satires, III ; É. Teyssier, 2009, p. 341-362 ; G. Ville, La Gladiature en Occident des
origines à la mort de Domitien, Rome, 2014, p. 426-427.

6. Martial, Les Spectacles, XXIX.

7. Sénèque, Lettres à Lucilius, 70.

8. Cicéron, Tusculanes, II, 17 ; 41.

9. Cicéron, Lettres aux familiers, VII, 1, 3.

10. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, 20-21.

11. Pétrone, Satiricon, CXIX.

12. Plutarque, Sur l’usage des viandes.

13. Suétone, Néron, XII ; Martial, Livres des spectacles, VIII.

14. Sénèque, Lettres à Lucilius, 7, 3-4.

15. N. Barrandon, Les Massacres de la République romaine, Paris, 2018.

16. La dictature était une charge légale confiée pendant six mois en cas de crise grave. Elle
impliquait l’octroi de pouvoirs d’exception de façon temporaire. Le dictateur était assisté d’un maître
de cavalerie.

17. Appien, L’Ibérique, XCVI.

18. Au confluent du Rhin et de la Meuse.

19. César, Guerre des Gaules, IV, 1-15 ; S. Hulot, « César génocidaire ? Le massacre des
Usipètes et des Tenctères (55 av. J.-C.) », Revue des études anciennes, 120 (1), 2018, p. 73-79.

20. Dans le Lot aujourd’hui, sur le territoire de la commune de Vayrac.

21. César, Guerre des Gaules, VIII, 44.

22. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, IX, 2, 1.

23. P. Jal, « Remarques sur la cruauté à Rome pendant les guerres civiles (de Sylla à
Vespasien) », Bulletin de l’association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, no 20, décembre 1961,
p. 475-501.

24. Histoire Auguste, Sévère Alexandre, XLI, 5-7.

25. B. Rossignol, Marc Aurèle, Paris, 2020, p. 230-241.

26. Tacite, Annales, XIV, 42-45.


21

Les Romains allaient-ils au restaurant ?

Lors d’une visite à Pompéi, il est fréquent d’entendre dire que les
Romains ont inventé le fast-food. C’est là une manière pour les guides de
souligner la modernité de ces derniers et de permettre de mieux se figurer la
proximité de leur mode de vie avec le nôtre. Pour autant, peut-on affirmer
que les Romains ont inventé le restaurant ?
Si l’on considère un lieu où l’on peut se restaurer moyennant finance,
c’est là une réalité qui existe sans discontinuité depuis l’Antiquité.
Toutefois, c’est seulement du XVIIIe siècle que l’on peut véritablement dater
la naissance du restaurant, avec un menu, un tarif affiché et fixé à l’avance,
à une heure voulue. Surtout, c’est dans cet espace que se définit peu à peu
une recherche gastronomique pour atteindre un plaisir gustatif.
Les menus tels que nous les connaissons aujourd’hui ne semblent pas
exister dans l’Antiquité, à l’exception d’une rare mention dans Le Banquet
des sophistes d’Athénée de Naucratis. Dans cette œuvre du IIIe siècle, il est
dit qu’à table on avait coutume de présenter la carte des mets1. L’idée de
menu était conceptualisée dans l’expression « de l’œuf jusqu’aux pommes »
(ab ovo usque ad mala), car les œufs étaient généralement consommés en
entrée (gustatio) et les fruits en dessert (secundae mensae)2.
Évoqué dans le cadre du banquet, le menu est absent des tavernes, où
les descriptions de nourriture dans la littérature antique demeurent plus
allusives. Néanmoins, l’archéologie et l’iconographie livrent de nombreuses
informations sur leur fonctionnement. Les tavernes sont fort nombreuses
dans les villes romaines par rapport au nombre d’habitants. À Pompéi, on
recense plus de 150 lieux de restauration pour une population comprise
probablement entre 7 500 et 13 500 habitants3.
Dans les riches domus (maison) pompéiennes, la cuisine est un
indispensable pour la préparation des banquets. Toutefois, dans les petits
appartements très spartiates des insulae, des immeubles d’habitation, les
conditions de vie sont plus rudimentaires et il n’est pas toujours possible de
disposer de cuisine équipée. De plus, l’utilisation d’un brasero dans des
logements exigus est risquée, d’autant que les charpentes de bois peuvent
s’embraser à la moindre étincelle. L’absence de cuisine pour les plus
modestes rend donc inévitable la consommation de repas à l’extérieur.
Néanmoins, il faut nuancer cette idée, car l’archéologie a livré de nombreux
exemples de petites cuisines mobiles, souvent en terre cuite, pour chauffer
sa nourriture.
Les établissements où il est possible de prendre un repas se trouvent en
principe au rez-de-chaussée des immeubles, ou en façade des domus. Ils
sont largement ouverts sur la rue, sans porte ou cloison. Les commerces des
villes romaines étaient protégés la nuit à l’aide de panneaux en bois qui
étaient verrouillés. Les comptoirs maçonnés qui donnent sur la rue
permettent d’identifier les auberges, même si d’autres types de commerces
pouvaient disposer d’un tel aménagement. Ceux des lieux de restauration
peuvent être identifiés grâce aux jarres de grande capacité (dolia), qui
étaient insérées dans le comptoir. Celles-ci permettaient de conserver de la
nourriture chaude prête à être servie. Il n’est pas certain que ces jarres aient
pu contenir du vin, celles-ci n’étant pas poissées afin de garantir
l’étanchéité, même si c’est là un argument discuté par les archéologues. En
tout cas, certaines auberges sont équipées de chauffe-eau intégrés pour
disposer d’eau chaude destinée à être mêlée au vin. De petits gradins
aménagés sur le comptoir et contre le mur permettaient de disposer les
marmites, les plats prêts à être servis ou les différents ustensiles nécessaires
à leur préparation.
Les dernières grandes fouilles menées à Pompéi dans la région V ont
livré en 2019 les vestiges d’une auberge dont les décors peints sont dans un
état de conservation exceptionnel. Les peintures qui ornent le comptoir,
percé de dolia4, sont d’une grande finesse. On peut y admirer une Néréide,
une nymphe, juchée sur un cheval marin, un chien attaché, diverses natures
mortes et des représentations d’amphores. Nul doute que ces riches décors
devaient stimuler l’imagination des clients savourant un verre de vin.
Les établissements dotés d’un comptoir maçonné sont souvent désignés
par le terme de thermopolium, un établissement de restauration rapide. En
réalité, ce néologisme forgé à partir du grec n’apparaît que chez Plaute5,
auteur de pièces de théâtre comiques de la fin du IIIe siècle av. J.-C. La
lexicologie pour désigner ces lieux est riche, et il est plus juste d’employer
les termes de caupona ou de popina, mais leurs subtilités sémantiques
demeurent discutées.
Compte tenu de leur nombre, la concurrence devait régner entre les
aubergistes. Pour cette raison, les décors devaient attirer l’œil du passant.
Sur la via dell’Abbondanza à Pompéi, l’auberge de Lucius Vetutius
Placidus plaçait le client sous la protection des dieux Lares, Mercure et
Bacchus. Pour un propriétaire dont les moyens étaient moindres, le
comptoir pouvait être décoré de morceaux de marbre de récupération.
Parfois, des natures mortes, comme dans la taverne d’Ostie de la rue de
Diane, étaient susceptibles de mettre en appétit les passants. Des enseignes
assuraient également l’attractivité des lieux. Celles-ci pouvaient être peintes
ou gravées, figuratives ou bien comporter du texte. À Lyon, un aubergiste
du nom de Septumanus assure que dans son établissement Mercure garantit
le profit et Apollon la santé pour qui s’arrêtera. Le gîte et un repas y
attendront l’hôte6.
Sénèque raconte que les garçons d’auberge se tiennent devant leur
commerce afin de vanter les mérites de leurs produits, aux côtés des
marchands de saucisses, de gâteaux et de boisson. Il est très facile de se
restaurer rapidement dans les rues des villes romaines, car les vendeurs de
denrées, ambulants ou derrière un étal, sont nombreux, notamment aux
abords des édifices de spectacles et des bains.
Les tavernes, à Rome et dans tout l’Empire, sont en général concentrées
auprès des axes principaux et des portes, là où transitent les marchands et
les voyageurs. Pour celui qui possède un domaine agricole près d’une route,
Varron écrit qu’il peut être judicieux d’y établir une auberge, afin d’en tirer
des revenus complémentaires de ceux de la production agricole7.
Ces établissements proposaient des mets consistants. Généralement, des
ragoûts étaient servis aux clients, désignés par le terme de pulmentarium,
composés à partir de légumes, de légumineuses ou de viande. Des jambons,
saucisses, brochettes et boudins, du pain, des fromages, des fruits et des
pâtisseries devaient certainement compléter le menu. Il était aussi possible
d’apporter sa pitance pour la faire préparer dans la cuisine. Le repas pouvait
être pris rapidement, accoudé sur le rebord du comptoir, mais
l’iconographie montre que les clients pouvaient également se restaurer à
table, où le service était assuré. Quant aux prix pratiqués, malgré la
maigreur de la documentation, ceux-ci semblaient assez modestes dans
l’ensemble et accessibles à une large population.
Bien évidemment, le vin, disponible dans les amphores ou les tonneaux
stockés à proximité du comptoir, permettait de mieux savourer son repas et
de nouer des sociabilités autour d’une partie de dés, souvent représentée sur
les fresques, et de discussions.
Les auberges sont souvent des lieux de prostitution. Des graffitis
pompéiens ont gardé le souvenir de certaines prostituées, comme Asellina,
Maria, Aéglé ou Zmyrina, employées dans la taverne de Lucius Vetutius
Placidus sur la via dell’Abbondanza. L’origine de leur nom suppose une
condition servile et les sources témoignent bien souvent de l’assignation de
ces femmes au service de la boisson et des mets ainsi qu’à la prostitution.
Sur l’inscription de la stèle funéraire d’un aubergiste nommé Calidius
Eroticus, retrouvée en Italie à Isernia et conservée au musée du Louvre, on
peut voir un voyageur encapuchonné dans un manteau et accompagné d’un
mulet. Il est mis en scène dans un dialogue humoristique avec le patron de
l’établissement. Il règle sans broncher le vin, le pain, une portion de
pulmentarium, le ragoût typique des auberges, mais il s’emporte lorsqu’il
doit verser 2 as pour la mule. Trop cher à son goût. En revanche, il ne
rechigne pas lorsqu’il s’agit de payer 8 as (quatre fois le prix du ragoût…)
pour la jeune prostituée. Il s’agit peut-être de cette Fannia Voluptas, dont le
nom figure à côté de celui d’Eroticus8.
Dans le roman du IIe siècle les Métamorphoses d’Apulée, l’aubergiste
Méroé n’hésite pas à avoir des relations sexuelles avec son client après le
repas qu’elle lui a servi. Toutefois, celle-ci se révèle être une terrible
sorcière… Les auberges sont des lieux guère fréquentables aux yeux des
élites romaines. Horace décrit des places bruyantes où le repos ne peut être
trouvé. D’autres auteurs déplorent l’air saturé de fumées et de gras, bref,
des auberges crasseuses, s’indigne le poète9.
Au Ve siècle en Gaule, l’évêque de Clermont Sidoine Apollinaire, lors
d’un voyage dans la région de Bordeaux, redoute de devoir séjourner dans
une taverne « grasse » et malodorante. Il supplie donc son ami de l’héberger
dans une de ses propriétés10. Dans les tavernes d’Ostie, avertissait déjà
Juvénal trois siècles plus tôt, mieux valait se méfier de son voisin de table,
sans doute un esclave en fuite, un voleur, à moins que ce ne fût un bourreau
ou un fabricant de cercueils, des métiers liés à la mort, qui les rendaient
infréquentables11. L’inconfort y était tel que tout était partagé entre les
clients, jusqu’au lit.
Le médecin Galien conseille de se méfier de ce qui est servi dans
l’assiette. Selon lui, des aubergistes peu scrupuleux iraient jusqu’à cuisiner
de la chair humaine, car la proximité de son goût avec la viande de porc
rendrait la tromperie difficile à déceler12. Des histoires similaires seront
rapportées à Paris au XVe siècle, et à Londres au XIXe siècle avec la légende
de Sweeney Todd.
Les auberges inspiraient de la méfiance au pouvoir impérial, au point
que Tibère, Claude, Néron et Vespasien ont tenté de limiter leurs activités.
Certains plats chauds et les pâtisseries auraient été interdits à la vente, les
horaires d’ouverture, limités. Il est ardu d’apprécier l’efficacité de ces
mesures, qui ne concernaient peut-être que Rome, et dont la réitération
démontre la difficulté à les faire appliquer. On s’interroge encore sur ces
motivations, qui étaient certainement guidées par le souci de mieux
contrôler les lieux d’attroupement populaires, où pouvaient naître des
contestations et des formes de sédition13.
Sans doute ces jugements sévères correspondent-ils en partie aux
préjugés des catégories sociales supérieures sur le peuple. Ceux qui
travaillent dans les tavernes sont le plus souvent des esclaves ou des
affranchis. Pourtant, le monde des tavernes ne se résume pas à de vulgaires
bouges infréquentables. L’archéologie démontre que des lieux d’un meilleur
« standing », destinés à une clientèle mieux dotée, existaient aussi. C’est ce
dont témoigne la taverne découverte en 2019 dans la région V de Pompéi et
évoquée précédemment. Parmi les animaux représentés sur les fresques du
comptoir, on trouve un canard. Or, des restes de cet animal, ainsi que de
porc, de chèvre, de poisson et d’escargots ont bien été retrouvés dans les
jarres. Ce sont autant de mets, surtout les escargots, valorisés dans les
hiérarchies alimentaires antiques. Leur présence permet de prendre une
certaine distance avec les descriptions terribles des satiristes. Sur le même
site, une amphore de vin contenait également des traces de fèves. Cet
ingrédient, évoqué par Apicius dans L’Art culinaire, permettait de mieux
conserver et améliorer le breuvage. La farine de fève ou les blancs d’œufs
mêlés au vin avaient aussi pour pouvoir de transformer le vin rouge en vin
blanc14. Là encore, on relève un souci de servir des produits de qualité à la
clientèle.

1. Athénée de Naucratis, Le Banquet des sophistes, II, 49d.

2. Horace, Satires, I, 3, 6-7.

3. N. Monteix, Les Lieux de métier : boutiques et ateliers d’Herculanum, Naples, 2010, p. 89-
132 ; M. Flohr, A. Wilson (éd.), The Economy of Pompeii, Oxford, 2017, p. 68.

4. Le dolium est une amphore de grande capacité.

5. Plaute, Le Charançon, II, 3, 288.

6. C.I.L., XIII, 2031.

7. Varron, Économie rurale, I, 2.

8. C.I.L., IX, 2689.

9. Horace, Satires, II, 4 ; Apulée, Métamorphoses, I, 21 ; Martial, Épigrammes, XII, 61.

10. Sidoine Apollinaire, Lettres, 131 ; 132.

11. Juvénal, Satires, VIII.

12. Galien, Sur les facultés des aliments, III, 1.

13. Suétone, Néron, XVI ; Dion Cassius, Histoire romaine, LXII, 14, 2 ; LXV, 10, 3.

14. Apicius, L’Art culinaire, 7.


22

La ville de Pompéi a-t-elle été détruite le 24 août 79 ?

Dans deux lettres adressées à l’historien Tacite, Pline le Jeune raconte


l’éruption du Vésuve et la mort de son oncle Pline l’Ancien, l’auteur de la
monumentale Histoire naturelle, alors préfet de la flotte de Misène, au
nord-ouest de la baie de Naples. Animé par une curiosité sans bornes
jusqu’à ses derniers instants, il ne peut résister à l’envie d’observer de plus
près ce qu’il considère à ce moment comme un prodige de la nature. Le
volcan est entré en éruption et un gigantesque panache de fumée s’élève au-
dessus de la montagne qui s’ébranle. Pline le Jeune indique que le neuvième
jour avant les calendes de septembre1 de l’an 79, vers la septième heure, ce
qui correspond au milieu de la journée, sa mère a prévenu son frère de la
formation d’un nuage hors du commun. Celui-ci a l’allure d’un immense
pin, dont la tête s’étend comme des rameaux. Sa couleur oscille entre le
blanc et le gris, voire le noir, empli de cendre et de terre. Le naturaliste fait
alors apprêter un navire afin d’examiner de plus près le phénomène. Son
neveu décline la proposition de se joindre à lui, préférant rester étudier. Au
moment d’embarquer, un billet parvient à Pline l’Ancien, d’une femme du
nom de Rectina. Sa demeure étant située au pied du Vésuve, elle ne peut
s’échapper que par la mer et demande donc au préfet de la flotte de lui venir
en aide. Ce dernier s’exécute aussitôt, en montant une mission de sauvetage
avec les navires de guerre sous son commandement, afin de secourir les
malheureux pris au piège. À mesure que les navires progressent, des éclats
de roche sont propulsés par le volcan. La mer s’agite, au point qu’elle
semble se dérober par endroits : sans doute s’agit-il d’un tsunami. Pline
ordonne alors de changer de cap, en direction de Stabies, au sud de la baie
de Naples, où se trouve son ami Pomponianus, submergé par la peur. Il le
rassure, prend un bain suivi d’un repas, comme si de rien n’était. Au loin,
des flammes apparaissent en plusieurs endroits du Vésuve, les pierres
tombent de plus belle, la terre ne cesse de trembler. Il faut prendre une
décision : se calfeutrer dans la demeure, ou tout abandonner pour rejoindre
la campagne. Ils choisissent la seconde option, protégés des pierres tombées
du ciel par des oreillers attachés sur leur tête. Les ténèbres progressent de
plus en plus, déchirées seulement par les lueurs de l’éruption. Mais la mer
ne permet plus de s’échapper. Pline l’Ancien s’allonge alors sur un drap et
demande à boire, l’odeur de soufre rendant certainement l’air irrespirable.
Et alors qu’il tente de se lever, aidé par des esclaves, il s’écroule. Raide
mort. Selon son neveu, il aurait été asphyxié par la vapeur épaisse émanant
de l’éruption. Le grand spécialiste d’histoire de la médecine Mirko Grmek a
démonté cette assertion. D’après lui, Pline, qui semblait souffrir de
problèmes cardiaques, serait mort d’un infarctus du myocarde2.
Toujours est-il que son neveu, demeuré à Misène avec sa mère, semble
ne se rendre compte de rien, jusqu’à ce que des secousses sismiques de plus
en plus en plus violentes fassent trembler la maison. Il est vrai que Pompéi
avait déjà subi des destructions importantes en raison d’un séisme survenu
en 623, à peine treize ans auparavant, et que d’autres séismes, non
répertoriés avaient pu se produire. Le fils et sa mère finissent par évacuer
les lieux, croisant au-dehors une foule effrayée. Les nuages venant du
Vésuve, où se mêlent des flammes et des éclairs, se font davantage
menaçants. La mer se retire à nouveau, laissant de nombreux poissons
morts sur le rivage. Pline le Jeune hésite à partir seul, en abandonnant sa
mère, qui pourtant l’en supplie, et son oncle, dont il est sans nouvelles.
Finalement, l’éruption cesse, mais la cendre recouvre tout, la lueur du soleil
est pâle et blafarde, comme lors d’une éclipse. Pline et sa mère retournent à
Misène, alors que les répliques des secousses telluriques se poursuivent4.
Le récit de Pline le Jeune, particulièrement détaillé, a été
minutieusement étudié afin de reconstituer au mieux les différentes phases
de l’éruption. À partir de cette source, la date de cette catastrophe est fixée
au 24 août 79, et reprise comme telle jusqu’à récemment.
En 2018, la découverte d’un graffiti au charbon tracé sur un mur remet
en cause cette date. L’inscription indique sous une forme abrégée le
« 16e jour avant les calendes de novembre » (XVI K NOV), c’est-à-dire le
17 octobre. L’année n’est pas précisée, mais un tracé au charbon ne saurait
subsister longtemps sur la paroi. Le texte qui suit la date a fait l’objet de
diverses interprétations. La traduction la plus probable serait : « Ils ont pris
dans le cellier à huile » (In olearia proma sumserunt). Mais l’utilisation de
l’écriture cursive, caractéristique des graffitis et des textes écrits au
quotidien, rend la lecture difficile.
Un autre graffiti, retrouvé sur le mur d’une villa située près
d’Herculanum, la villa Sora, indique l’échéance des calendes de novembre
pour le paiement de travaux réalisés dans la demeure. De nombreux édifices
étaient en travaux à l’époque de l’éruption, à la suite du séisme de 62 qui
avait causé des dégâts considérables. Cette « facture » ne saurait avoir été
laissée sur la paroi pendant plus d’un an, et son caractère éphémère suggère
une proximité avec le moment de l’éruption. Ces différents indices
confortent ainsi l’hypothèse d’une éruption automnale, certainement à la fin
du mois d’octobre5. Pline le Jeune aurait-il menti ? Il s’agit probablement
d’une erreur de copie du manuscrit à l’époque médiévale : les calendes de
novembre seraient devenues celles de septembre. L’éruption du Vésuve
aurait donc bel et bien eu lieu le 24 octobre 79.
Néanmoins, cette mise au point ne constitue pas un bouleversement.
Dans la Maison du Bracelet d’or, où un couple et leurs enfants avaient
perdu la vie, un important trésor a été découvert, constitué de monnaies
émises sous différents empereurs. Parmi celles-ci, une monnaie du règne de
Titus, au pouvoir au moment de la catastrophe, a parfois été utilisée comme
argument pour situer l’éruption après le mois d’août, en raison de la
titulature impériale plus tardive qui y figure. En réalité, la monnaie est en
très mauvais état et une nouvelle lecture semble indiquer qu’elle fut frappée
durant l’été… Sa présence à Pompéi à peine deux mois après sa fabrication
n’interpelle pas moins, car les délais de circulation des monnaies étaient en
principe plus longs6.
L’archéologie a apporté d’autres indices bien plus probants. Beaucoup
de végétaux découverts dans un excellent état de conservation du fait de
leur carbonisation sont caractéristiques de l’automne : pommes de pin,
châtaignes, noix, noisettes, figues, pêches duracines, prunes, poires, sorbes.
La villa d’Oplontis, près de Pompéi, a livré des stocks très importants de
grenades, récoltées généralement autour d’octobre. Constat identique pour
les olives, ramassées entre la fin septembre et novembre, et les raisins,
souvent vendangés début octobre à l’époque, deux fruits retrouvés en larges
quantités à Pompéi et sur les autres sites de l’aire vésuvienne7.
Un autre indice convaincant plaide pour une éruption fin octobre : les
vêtements lourds et épais des corps des victimes, moulés dans le plâtre.
Quiconque se rend dans la région de Naples au mois d’août sait que les
fortes chaleurs imposent de se couvrir légèrement. Dans le même ordre
d’idées, des braseros utilisés le jour de l’éruption ont été retrouvés dans les
habitations de sites engloutis. Or ceux-ci ne sont pas allumés l’été.
Les connaissances sur l’éruption proprement dite progressent
également. Le texte de Pline le Jeune a aidé les volcanologues à définir un
type d’éruption précis : l’éruption plinienne. Comme celle de 79, qui dura
deux jours, elle est particulièrement redoutable. Elle se caractérise par
d’importants nuages de cendres pouvant s’élever sur plusieurs kilomètres,
des éjections massives de ponces (une roche volcanique légère), et surtout
des nuées ardentes ou pyroclastiques, nuages de gaz toxique dont la
température élevée et la vitesse de déplacement ne laissent que peu de
chances aux victimes.
Les recherches récentes menées par l’anthropologue Pier Paolo Petrone
ont permis d’en savoir plus sur les derniers instants des victimes. Beaucoup
ont pu perdre la vie dans l’effondrement d’édifices ou lors des chutes de
pierres volcaniques. D’autres, exposées aux nuées ardentes, ont vu leurs
fluides vitaux s’évaporer sous les effets de la chaleur extrême : jusqu’à 400-
500 °C. C’est ce qu’a révélé à Herculanum l’examen des squelettes des
personnes réfugiées dans les abris à bateaux sur le rivage8. En 2020, une
autre étude a permis d’identifier les restes d’un cerveau littéralement
vitrifié, c’est-à-dire transformé en une matière similaire à du verre. De tels
phénomènes seront à nouveau observés sur des victimes de bombardements
pendant la Seconde Guerre mondiale9.
Combien y a-t-il eu de victimes ? Jusqu’à aujourd’hui, environ 1 500
corps ont été retrouvés à Pompéi et 350 à Herculanum, un bilan faible par
rapport au nombre d’habitants, 1/10e de la population pour Pompéi10. Mais
un tiers de la ville reste toujours enfouie sous terre. Aux victimes recensées,
il faudrait ajouter toutes celles qui ont tenté de fuir par la mer. Par ailleurs,
de nombreux habitants sont parvenus à s’échapper, mais on ne dispose pas
plus de chiffres. L’historien Steven Tuck a réussi récemment à retrouver la
trace de ces survivants, notamment grâce aux noms qui figurent dans les
sources épigraphiques. Beaucoup sont restés en Campanie, par exemple à
Naples, Pouzzoles ou à Cumes, même si certains sont partis plus loin, par
exemple à Ostie11.
L’histoire de Pompéi et de sa destruction est donc loin d’être achevée.
Elle ne cesse de s’écrire, nourrie par les fouilles archéologiques et les
nouvelles analyses menées à partir des sources. Quant à la catastrophe
survenue en 79, elle rappelle la menace que constitue encore aujourd’hui le
Vésuve. Sa dernière éruption ne remonte qu’à 1944.

1. Les Romains distinguaient trois temps dans le mois : les calendes, le 1er du mois ; les ides, le
milieu du mois ; précédées des nones neuf jours avant. Le décompte des jours dans le mois
s’effectuait à rebours de ces trois repères.

2. M. Grmek, « Les circonstances de la mort de Pline : commentaire médical d’une lettre


destinée aux historiens », Helmantica, vol. 37, no 112-114, 1986, p. 25-43.

3. La date de 63 est aussi parfois avancée.

4. Pline le Jeune, Lettres, VII, 16 ; 20.

5. M. Osanna, Les Nouvelles Heures de Pompéi, Paris, 2020, p. 104-109. Dion Cassius
mentionne une éruption durant l’automne : Histoire romaine, LXVI, 21. Pour un bilan sur l’étude de
la datation de l’éruption du Vésuve et les sources disponibles : M. Borgongino, G. Stefani, « Intorno
alla data dell’eruzione del 79 d.C. », Rivista di Studi Pompeiani, vol. 12/13, 2001-2002, p. 177-215.

6. R. Abdy, « The Last Coin in Pompeii : a Re-evaluation of the Coin Hoard from the House of
the Golden Bracelet », The Numismatic Chronicles, vol. 173, 2013, p. 79-83.

7. F. Meyer, « Carbonized Food Plants of Pompeii, Herculaneum, and the Villa at Torre
Annunziata », Economic Botany, vol. 34, no 4, 1980, p. 401-437.

8. P. P. Petrone, P. Pucci, A. Vergara et al., « A Hypothesis of Sudden Body Fluid Vaporization


in the 79 AD Victims of Vesuvius », PLoS One, 13 (9), 26 septembre 2018.

9. P. P. Petrone, « Heat-Induced Brain Vitrification from the Vesuvius Eruption in c.e. 79 », The
New England Journal of Medicine, 23 janvier 2020.

10. P. Roberts, Life and Death in Pompeii and Herculaneum, Londres, 2013, p. 301.

11. S. Tuck, « Harbors of Refuge : Post-Vesuvian Population Shifts in Italian Harbor


Communities », Reflections : Harbour City Deathscapes in Roman Italy and Beyond. Analecta
Romana Instituti Danici, Supplementum LIII, p. 63-77, 2020.
23

Les Romains étaient-ils « les rois du béton » ?

Une étude publiée au début de l’année 2023 par une équipe de


chercheurs du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology)
affirmait que les secrets du béton romain auraient enfin été percés1. Selon la
presse, cette découverte pourrait inspirer les architectes animés par le souci
de trouver des matériaux plus durables et moins polluants2. La production
de béton est en effet à l’origine d’environ 8 % des émissions de gaz à effets
de serre, sans compter la mobilisation importante de ressources en sable et
en eau. Or, le béton romain, l’opus caementicium, réduirait les besoins
d’entretien et de réparation.
À l’origine de l’enquête, les chercheurs du MIT avaient été intrigués par
les éclats minéraux blancs, des résidus de chaux, présents dans le béton
romain, extrait du site de Privernum, au sud de Rome, dans la province de
Latina. Là où on aurait pu cerner une imperfection résidait le secret de sa
fabrication. La composition du béton romain, son processus de
durcissement et les variations de sa solidité ont été étudiés grâce à un
système d’imagerie perfectionné, la spectroscopie de rayons X à dispersion
d’énergie. L’attention s’est focalisée sur les clastes3 de chaux blancs
visibles à l’œil nu. La solidité du béton romain proviendrait de l’utilisation
de chaux vive, c’est-à-dire portée à une très haute température. Le
carbonate de calcium qui se forme sous l’effet des très hautes températures
se trouve, effectivement, au cœur du processus.
L’eau joue un rôle déterminant dans la solidification de l’ensemble.
C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’eau de mer, comme le prouve la
robustesse des digues et des jetées aménagées par les Romains dans les
zones portuaires. L’action de l’eau rendrait le béton de plus en plus solide
au fil du temps et de manière accélérée : lorsque des fissures apparaissent,
celles-ci sont comblées par les clastes de chaux qui renforcent la cohésion
du matériau en le liant davantage.
L’archéologie expérimentale confirme cette hypothèse. L’équipe de
chercheurs a recréé du béton selon la recette antique, l’a volontairement
fissuré et a laissé l’eau agir. Résultat : le béton se répare de lui-même
lorsque de la chaux vive entre dans sa composition, ce qui n’est pas le cas
avec de la chaux éteinte. La roche volcanique employée dans le béton
romain joue aussi un grand rôle : il s’agit de la pouzzolane4.
En réalité, le caractère inédit de l’étude doit être nuancé. Elle a surtout
permis de confirmer des informations connues depuis longtemps sur
l’efficacité de la chaux vive et de mieux comprendre son fonctionnement.
Dans son ouvrage de référence, La Construction romaine, Jean-Pierre
Adam faisait déjà état de son utilisation et du rôle du carbonate de calcium,
qui résulte de la calcination de la chaux5. Par ailleurs, il rappelle que les
effets d’une roche cuite mêlée à des liants n’ont pas été directement
découverts par Rome, puisqu’on trouve déjà ce procédé dans l’Orient
ancien et dans le monde hellénistique. Néanmoins, les Romains généralisent
et perfectionnent l’usage de la chaux selon cette technique.
Les archéologues discutent même de l’appellation « béton » pour
désigner ce matériau, car le procédé de fabrication diffère de celui des
bétons modernes, bien plus solides. À Rome, il s’agit avant tout de réaliser
une fusion de la chaux dans le but de créer un mortier. De très nombreux
exemples de fours à chaux ont été mis au jour, notamment à Pompéi où ils
se sont multipliés pour répondre aux besoins de reconstruction après le
séisme de 62, qui permettent de mieux connaître ces techniques.
Notre connaissance de ces opérations est aussi étayée par le texte de
Vitruve, De l’architecture. Dans le deuxième livre, l’auteur détaille les
propriétés des différents matériaux employés pour la construction. Malgré
l’absence de connaissances chimiques à l’époque, il se demande pourquoi la
chaux, mêlée à de l’eau et du sable, confère tant de solidité aux
constructions6. L’architecte romain du Ier siècle av. J.-C. se montre admiratif
des propriétés de la pouzzolane. Étonnamment, il exprime très clairement
ce que met en évidence l’étude du MIT au sujet de l’action de l’eau :
ajoutée à de la chaux et du mortier, cette roche volcanique rend les édifices
plus solides, surtout lorsqu’il s’agit de môles construits sous la mer. La
consistance du matériau se densifie alors. Il explique que dans la région de
Baïes, donc tout près de Pouzzoles, précisément, l’eau de cette aire
volcanique est bouillante en raison du soufre, de l’alun et du bitume en
incandescence. Selon lui, la vapeur qui s’exhale rend la roche, ici le tuf,
légère et spongieuse. Il conclut que le mélange de ces éléments apporte une
telle solidité aux constructions que la force des flots ne peut nullement en
venir à bout7.
De nombreuses réalisations érigées grâce à ces techniques de
construction se dressent encore fièrement plus de 2 000 ans plus tard. Le
meilleur exemple de ces prouesses architecturales est le Panthéon de Rome.
Ce temple fut bâti à l’origine sous le règne d’Auguste (27 av. J.-C. – 14
apr. J.-C.) par son gendre Agrippa, sur le Champ de Mars, avant d’être
reconstruit sous Hadrien (117-138) sous la forme qu’on lui connaît
aujourd’hui. La construction d’un temple de forme circulaire n’est pas
nouvelle à Rome, mais les dimensions du temple sont hors norme :
58 mètres de diamètre à l’extérieur de l’édifice. Le visiteur qui traverse
l’imposant porche ne peut qu’être subjugué par la taille de la coupole :
43,30 mètres de diamètre à l’intérieur. Or, la hauteur du sol au sommet de la
coupole est également de 43,30 mètres. L’édifice s’inscrit donc parfaitement
dans une sphère. Au sommet, une ouverture (oculus) mesure 9 mètres de
diamètre.
La coupole est réalisée en opus caementicium, le fameux « béton
romain », mais surtout, elle ne possède aucune armature. Il ne s’agit
nullement d’un béton armé. La structure fut peut-être bâtie à l’aide de
cintres de bois ôtés une fois la tâche achevée. La coupole repose en réalité
directement sur les parois du temple, qui forment un tambour, avec un mur
circulaire mesurant presque 7 mètres d’épaisseur. Celui-ci est composé en
réalité de deux parois et offre ainsi davantage de stabilité pour supporter la
coupole, sans l’appui d’aucun contrefort8. Notons que la coupole n’a jamais
été détruite ou rebâtie depuis la reconstruction du temple sous Hadrien dans
les années 120, preuve de l’incroyable solidité apportée par les techniques
et les matériaux de construction.
Elle est restée pendant des siècles la plus grande coupole au monde et
encore aujourd’hui, elle est la plus grande en béton non armé. Même la
coupole de la basilique Saint-Pierre de Rome, bien que plus haute, possède
un diamètre légèrement inférieur (41,47 mètres) à celui du Panthéon. Sa
postérité est immense, comme l’atteste l’influence de cette structure sur les
dômes de la Renaissance à Rome et à Florence ; plus tard lors de
l’édification de l’église Sainte-Geneviève à Paris (aujourd’hui le Panthéon)
sous Louis XV ; ou encore avec le Capitole de Washington, dont la
première version du dôme est très similaire à celui de Rome9.
En tout cas, le talent des constructeurs du IIe siècle a permis à Hadrien
de concrétiser la symbolique du pouvoir qu’il entendait incarner. La forme
circulaire sert la majesté impériale puisqu’elle évoque le monde dominé par
Rome. Selon Dion Cassius, sénateur et historien du IIIe siècle, Hadrien
rendait même la justice sous la coupole du Panthéon, signe de cette
souveraineté universelle10.
Il faut dire que l’empereur s’est lui-même impliqué dans la construction
de ce temple. Les biographes d’Hadrien s’étonnent de la multiplicité de
domaines du savoir dans lesquels il était versé, parmi lesquels
l’architecture. Il n’hésitait pas à polémiquer avec les plus grands architectes
et ingénieurs de son temps tel Apollodore de Damas11. Ce dernier fut aussi
au service de Trajan (98-117), pour des œuvres civiles et des ouvrages
militaires. Dans la Ville éternelle, c’est lui qui conçut le Forum et lesdits
marchés de Trajan, qui semblent avoir aussi abrité des bureaux de
l’administration impériale, les thermes de Trajan, ou encore la célèbre
colonne érigée en l’honneur de cet empereur. Ce monument vise à
commémorer les conquêtes de la Dacie12, au cours desquelles Apollodore
s’illustra par l’élaboration d’un pont remarquable sur le Danube pour
permettre l’avancée des armées13. Dion Cassius ne sait comment manifester
son admiration devant un tel ouvrage, qui surpasse tous ceux réalisés par
Apollodore : 1 135 mètres de long ; 20 mètres de large pour 45 mètres de
haut. En outre, chaque pile est reliée à l’autre par une arche de plus de
50 mètres14. Les architectes romains et leurs compétences jouent ici un rôle
qu’on dirait de génie dans les armées modernes, aussi important que la
force armée des légions dans la conquête de la Dacie.
Pourtant, il ne faudrait pas idéaliser le talent de bâtisseur des Romains.
Leurs réalisations pouvaient se heurter à des dysfonctionnements, voire
échouer. C’est le cas pour les aqueducs, généralement considérés comme un
des grands accomplissements de la civilisation romaine. Le traité qui leur
est consacré par Frontin, curateur des eaux15 sous Nerva, témoigne des
connaissances techniques des Romains : on y relève par exemple des
indications précises sur l’inclinaison de la pente à respecter ou la taille
idéale des tuyaux. Ces principes sont souvent appliqués avec succès pour
permettre à l’eau de franchir les vallées et s’affranchir des contraintes du
relief, qu’il s’agisse du pont du Gard près de Nîmes ou de l’aqueduc de
Claude à Rome. Certains sont même toujours en activité, comme l’Aqua
Virgo (19 av. J.-C.) qui alimente la fontaine de Trevi à Rome.
Cependant, dans la pratique, il arrivait que l’aqueduc ne soit pas
fonctionnel. Une erreur de calcul ou de tracé pouvait avoir des
conséquences fâcheuses. L’aqueduc de Saldae (Béjaïa en Algérie), en
Numidie, témoigne bien de ce type d’erreurs16. Une inscription rapporte
que le percement d’un tunnel, qui devait permettre à l’aqueduc de passer à
travers la montagne sur une distance de 428 mètres, n’a pas suivi le tracé
prévu par l’ingénieur de l’armée Nonius Datus. Au contraire, les deux
forages engagés, qui devaient finir par se rejoindre, se sont totalement
écartés l’un de l’autre dans des directions opposées. Finalement, au terme
de quatre années de travaux ambitieux, le tracé fut rectifié et l’eau put alors
s’écouler pour les habitants17.
Tacite évoque également le cas d’un canal destiné à réguler les eaux du
lac Fucin, dans les Abruzzes, qui tendaient à déborder. L’achèvement des
travaux fut célébré en grande pompe. Un spectacle de bataille navale, une
naumachie, fut donné sur le lac. À la fin, une démonstration de l’utilisation
du canal devait être faite. Malheureusement, ce fut la déconvenue, car l’eau
ne s’écoula pas suffisamment.
D’autres travaux sont alors entrepris pour creuser davantage le canal,
suivis d’une nouvelle célébration. Des combats de gladiateurs sont
organisés et un banquet se tient près du lac. Toutefois, lors de cette
deuxième tentative, l’eau s’élance violemment, emporte tout sur son
passage et sème la terreur parmi les spectateurs. Il est possible en tout cas
que Tacite ait forcé le trait pour mieux discréditer l’empereur Claude,
souvent moqué par les historiens antiques18.
Sans qu’il s’agisse d’incidents aussi spectaculaires, il était fréquent que
les aqueducs soient soumis à des fuites ou à des obstructions. Les variations
de température, soit le gel, soit les fortes chaleurs, pouvaient aussi
endommager les infrastructures. En outre, le coût de la construction et de
l’entretien des aqueducs était extrêmement élevé, au point de causer la ruine
financière des cités. Alors qu’il est gouverneur de Pont-Bithynie19, Pline le
Jeune rapporte le cas de la cité de Nicomédie, où plus de 3 millions de
sesterces20 ont été dépensés pour un aqueduc finalement abandonné et
démoli sans avoir jamais été terminé. Un autre projet d’aqueduc est alors
financé à hauteur de 200 000 sesterces. En vain également, puisqu’une
nouvelle fois les travaux n’aboutissent pas. L’empereur Trajan est furieux et
exige que les responsables de ce gâchis financier soient identifiés21.
Parfois, les négligences liées aux constructions ont des conséquences
bien plus dramatiques. Sous le règne de Tibère, en 27, se produit un terrible
accident à Fidènes, à quelques kilomètres au nord de Rome. Un riche
affranchi du nom d’Atilius organise des combats de gladiateurs et fait
construire à cet effet un amphithéâtre. Il s’agit visiblement d’une structure
en bois. Ce personnage se montre peu consciencieux, car les fondations et
la charpente de l’édifice ne sont pas suffisamment inspectées. Tacite, sur un
ton moralisateur, insinue que l’ampleur du désastre fut accentuée par une
foule immense qui se pressa sur les gradins en quête de plaisir.
Le bâtiment est plein quand tout à coup, la charpente cède et la foule est
engloutie. Tacite avance un bilan de 50 000 morts et blessés, certains
gravement mutilés. Suétone estime le nombre de morts à 20 000. Tacite
dépeint des scènes terribles, où un même cadavre déchiqueté est disputé par
plusieurs personnes qui croient reconnaître un proche. Atilius est accusé
d’avoir causé un tel désastre par cupidité. Il est exilé. Un sénatus-consulte
décide alors que désormais il faudra posséder 400 000 sesterces de revenu
pour organiser des combats de gladiateurs, ce qui correspond au cens
minimal d’un chevalier, et surtout s’assurer de la stabilité du terrain22.
Malgré tout, à Rome, Juvénal affirme que de véritables marchands de
sommeil sans aucun scrupule n’hésitent pas à mettre en péril la vie des
habitants. Le satiriste explique que l’entretien des insulae, les immeubles
d’habitation qui s’élevaient sur plusieurs étages, est totalement négligé. Les
fissures sont juste dissimulées. Les propriétaires assurent qu’il n’y a rien à
craindre, qu’il est possible de dormir en toute sérénité, jusqu’au jour où un
drame survient23.
Certains écroulements semblent toutefois davantage dus à l’infortune.
L’auteur de l’Histoire Auguste fait état de l’effondrement d’un cirque,
probablement le Circus Maximus, le grand hippodrome de Rome, sous le
règne d’Antonin le Pieux24. Le pouvoir était pourtant chargé de contrôler le
bon état de construction d’un tel édifice.
Ces quelques exemples témoignent donc des limites du génie romain en
matière de construction. Cependant, ils ne sauraient en rien altérer
l’admiration et l’émotion éprouvées lorsque l’on chemine parmi les
colonnades du Forum ou à l’ombre des galeries du Colisée.

1. L. M. Seymour, J. Maragh, P. Sabatini et al., « Hot Mixing : Mechanistic Insights into the
Durability of Ancient Roman Concrete », Science Advances, vol. 9, no 1, 2023.

2. Des recherches pour une application à vocation commerciale ont déjà été entreprises à partir
des travaux du MIT. Rappelons que le béton est un mélange constitué de matière minérale, comme du
gravier, et agrégé par un liant, qui peut être de la chaux ou de l’argile par exemple, à l’aide d’eau et
d’adjuvants.

3. Fragments minéraux.

4. Le nom vient de Pouzzoles, un site à l’ouest de Naples, dans la zone volcanique des champs
Phlégréens.

5. J.-P. Adam, La Construction romaine, Paris, 1983, p. 69.

6. Vitruve, De l’architecture, II, 5.

7. Vitruve, De l’architecture, II, 6.

8. H. Stierlin, Hadrien et l’architecture, Fribourg, 1984, p. 80-97.

9. Ce premier dôme fut remplacé par la version actuelle à partir de 1856.


10. Dion Cassius, Histoire romaine, LXIX, 7.

11. Dion Cassius, Histoire romaine, LXIX, 4.

12. Territoire qui correspond en partie à la Roumanie actuelle.

13. Le pont se situait à la frontière actuelle entre la Roumanie et la Serbie.

14. Dion Cassius, Histoire romaine, LXVIII, 13.

15. Un sénateur chargé de l’adduction en eau de la ville de Rome.

16. J.-M. Lassère, M. Griffe, « Inscription de Nonius Datus (C.I.L., VII 2728 et 18122, I.L.S.
5795) », Via Latina, no 145, 1997, p. 11-17.

17. J.-P. Laporte, « Notes sur l’aqueduc de Saldae (Bougie) », Africa Romana, Ozieri, 1994,
p. 711-762 ; A. Malissard, Les Romains et l’eau, Paris, 2002, p. 187-188.

18. Tacite, Annales, XII, 56-57.

19. Au nord de la Turquie actuelle, sur les rives de la mer Noire.

20. À titre indicatif, le cens minimum dont devait disposer un sénateur s’élevait à 1 million de
sesterces.

21. Pline le Jeune, Lettres, X, 37 ; 38.

22. Tacite, Annales, IV, 62-63 ; Suétone, Tibère, XL.

23. Juvénal, Satires, III.

24. Histoire Auguste, Antonin le Pieux, IX, 1.


24

Les frontières de l’Empire étaient-elles


infranchissables ?

En 2007, le géographe Michel Foucher publiait un ouvrage intitulé


L’Obsession des frontières. Le livre met en lumière le paradoxe d’une
mondialisation au sein de laquelle jamais les frontières n’ont été aussi
nombreuses et contrôlées. À un degré moindre, le souci de la frontière est
déjà présent dans le monde romain. Dans les représentations collectives,
celle-ci cristallise l’opposition entre la civilisation et le monde barbare.
Peut-on en déduire pour autant que les frontières romaines étaient
résolument closes et hermétiques ?
Aux confins de l’Angleterre romaine, dans la province de Bretagne, le
mur d’Hadrien serpente toujours à travers les collines verdoyantes sur
117 kilomètres. Ses vestiges figurent parmi les plus célèbres des îles
Britanniques et témoignent aussi de la militarisation importante de ce
territoire, où trois légions stationnaient durant le Haut-Empire. La Bretagne
est un des derniers territoires conquis par Rome, sous le règne de Claude,
dans les années 40. À partir de là, les Romains n’auront de cesse tantôt de
repousser la frontière vers le nord, tantôt de la consolider. Le mur d’Hadrien
peut laisser l’impression d’une frontière figée et infranchissable. Or, les
frontières romaines doivent davantage être considérées comme des zones de
contact et d’interface ; elles peuvent être mouvantes et animées par des
dynamiques qui font de ces espaces des lieux de la romanité. Les
nombreuses interactions entre soldats romains et populations locales
induisent des transferts culturels qui participent de la diffusion de la culture
romaine, entre autres par la langue, l’habillement, les dieux ou
l’alimentation.
Pourtant, le mur d’Hadrien est fréquemment cité comme exemple pour
illustrer le fonctionnement des frontières romaines et en souligner
l’imperméabilité. Même la culture populaire est imprégnée de ces
représentations : le créateur de Game of Thrones, George R. R. Martins,
s’en est notamment largement inspiré pour imaginer son immense mur de
glace au nord du monde des hommes civilisés. Au nord s’étend le monde
sauvage et peuplé d’êtres inquiétants, tout comme dans la Rome antique les
Barbares peuplaient les territoires situés au nord du mur d’Hadrien.
L’auteur de l’Histoire Auguste explique que le mur fut élevé
expressément pour séparer les Romains des Barbares1. Trois légions furent
impliquées dans sa construction. Hadrien visita la province durant l’été 122,
après avoir inspecté la frontière de Germanie, afin de superviser
l’aménagement de cette structure défensive. Ce voyage s’inscrivait dans le
cadre de l’inspection générale des frontières de l’Empire, qu’il mena durant
son règne.
Une inscription retrouvée à proximité du mur apporte plus de précisions
sur les motivations de l’empereur. Le texte est fragmentaire, mais il attribue
très explicitement la construction du mur à Hadrien. L’inscription précise
que ce projet était guidé par la nécessité de maintenir l’Empire dans ses
limites et que c’était là la volonté divine2. On saisit ici l’enjeu idéologique
qui consiste, par cet ouvrage, à affirmer la majesté du peuple romain et sa
domination universelle. Cela se traduit par sa capacité à étendre sa
domination et à repousser les frontières jusqu’aux limites du monde habité,
c’est-à-dire l’oikoumène.
Or, l’Océan qui borde la Bretagne dans les représentations
géographiques antiques marque la limite de ce monde. Il fait l’objet
d’allégories divinisées, il est révéré et craint, car ce qui se trouve au-delà
n’est pas connu et probablement peuplé de créatures terribles. Des
monnaies du règne d’Hadrien semblent le représenter3 : une manière de
célébrer l’emprise croissante sur cette frontière en bordure d’un inconnu
hostile, tout comme lorsque Alexandre, un modèle pour les Romains, finit
par atteindre les limites du monde connu lors de son anabase4.
Deux inscriptions sur des autels en l’honneur de Neptune et du dieu
Océan témoignent de l’appropriation des confins de l’Empire. Ils ont été
retrouvés à Newcastle upon Tyne, sur l’extrémité orientale du mur. Les
deux monuments sont datés de 122 et ont été dressés par des soldats de la
VIe légion Victrix. Sur le premier, on peut voir un poisson autour d’un
trident, symbole de Neptune, sur le second, en l’honneur du dieu Océan,
une ancre5. À proximité se dressait un pont (Pons Aelius) construit au-
dessus de la Tyne, qui se jette dans la mer du Nord, non loin de là.
Ces deux autels, d’une certaine manière, marquent la bordure du monde
civilisé et l’arrivée de la domination romaine jusque-là. Ils témoignent aussi
des craintes à traverser une mer redoutée, une frontière non humaine,
presque divine, qui justifie que l’on s’en remette à la protection des dieux
Océan et Neptune. Il s’agit donc d’apprivoiser des forces pouvant être
terribles pour les humains qui s’aventurent sur les flots de ces confins. La
mer du Nord semble cependant avoir été largement pratiquée pour rejoindre
l’est de la province de Bretagne depuis l’embouchure du Rhin en Germanie,
notamment pour transférer des troupes depuis le continent ou pour le
commerce. L’épigraphie atteste bien les connexions économiques entre les
deux régions, nullement séparées par une frontière naturelle redoutée6.
Toutefois, les ambitions de Rome pour repousser les frontières du
monde sont contrariées par l’agitation des peuples de la province de
Bretagne. L’inscription citée plus haut, qui rappelle la nécessité de
maintenir les limites de l’Empire, précise que les travaux en vue de
construire le mur intervinrent après des troubles survenus dans la province :
finalement, les Barbares furent dispersés et la province reprise. Une telle
mention sur un document épigraphique, loin de l’exagération des textes
littéraires, suggère que Rome a rencontré des difficultés assez graves. Selon
certaines hypothèses, une légion entière, la IXe Hispana, aurait été anéantie
peu de temps avant la venue d’Hadrien, peut-être à la fin du règne de
Trajan. Néanmoins, cette question demeure très débattue, car des traces de
cette unité, postérieures à cette période, ont été retrouvées sur le continent à
Nimègue7, même s’il peut s’agir simplement de détachements ou de troupes
ayant survécu aux assauts des peuples bretons8.
Ces événements se sont produits avant la construction du mur. Ils
témoignent aussi des difficultés de Rome à contrôler et à sécuriser
totalement la frontière plusieurs décennies après la conquête par Claude.
Ces troubles sont le fait des Brigantes, peuple établi dans ce qui correspond
à peu près au Yorkshire aujourd’hui. Ce peuple n’hésitait pas à fomenter des
rébellions contre Rome avec l’appui des tribus installées hors de l’Empire,
c’est-à-dire en Écosse. Le but du mur, qui coupe le territoire des Brigantes,
était donc également d’empêcher ce type de coalition contre Rome. C’est ce
qui explique que les fossés défensifs ne sont pas situés seulement au nord
du mur, mais aussi au sud, en cas de révolte de peuples en théorie soumis.
Le mur s’inscrit en effet dans un système défensif complexe. Des petits
fortins ont été implantés le long de la muraille tous les milles romains9. Ils
accueillent les détachements de soldats chargés de la surveillance et des
patrouilles sur la courtine. Ils disposent d’une sorte de sas qui consiste en
une cour murée. On trouve une porte dans le mur côté nord, puis une
seconde porte au sud de la cour permet d’entrer sur le territoire de la
province, à la manière d’un checkpoint. Des groupes plus importants de
soldats séjournent aussi dans de grands forts dispersés d’ouest en est le long
de cette frontière, tel celui de Vindolanda, à la frontière de l’Angleterre et
de l’Écosse. Il faut aussi ajouter les postes de guet situés au nord du mur.
Une rocade militaire se déroule en parallèle du mur, au sud, afin de
permettre aux soldats de circuler rapidement le long de la frontière.
Ce mur connut plusieurs phases d’aménagement au fil des années.
Néanmoins, sa hauteur, environ 4 mètres de haut, ne constitue pas une
barrière infranchissable pour des combattants déterminés. Il faut plus
l’entendre comme un outil de contrôle des populations et des flux entre le
nord et le sud de la frontière, mais aussi comme un symbole de la puissance
militaire romaine.
Malgré tout, même en pleine période de Paix romaine (Ier-IIe siècles
apr. J.-C.), certaines frontières sont éphémères. Le successeur d’Hadrien,
Antonin le Pieux, établit un autre mur plus au nord, en Écosse, autour de
142, long de 58 kilomètres. La constitution de la frontière ne vise pas
seulement à tenir une position, mais son extension permet également de
repousser une menace, dans la logique d’un impérialisme défensif. En
l’occurrence, les Calédoniens, qui peuplaient l’Écosse actuelle,
représentaient un danger pour la sécurité de l’île. Néanmoins, le mur fut
abandonné peu de temps après son édification pour se replier sur celui
d’Hadrien vers 157-158.
La frontière se fixe définitivement au niveau du mur d’Hadrien jusqu’à
la fin du IVe et au début du Ve siècle, quand la province est peu à peu
abandonnée. Une frontière n’est donc jamais définitive et verrouillée pour
Rome, elle peut toujours être repoussée et remodelée. Mais dans ce cas, son
caractère définitif traduit l’échec de Rome à étendre sa domination. Il en fut
de même après le désastre de Teutobourg en Germanie10, en l’an 9 sous
Auguste, à la suite duquel le Rhin devint une frontière naturelle.
Notre connaissance de l’histoire des flux et reflux des limites de
l’Empire romain ne cesse de s’affiner. En avril 2023, la découverte d’un
nouveau camp légionnaire à Carleith, près de Glasgow, est rendue publique
par l’agence Historic Environment Scotland11. Il se situe bien au-delà du
mur d’Hadrien et fut un camp éphémère au IIe siècle, près du mur
d’Antonin. Mentionné depuis le XVIIIe siècle, ce camp faisait depuis des
décennies l’objet de recherches pour le localiser, en vain. Toutefois, de
nouvelles technologies ont permis de retrouver sa trace, sans même avoir à
creuser, grâce à des mesures géophysiques, plus précisément avec l’analyse
des variations du champ magnétique terrestre (gradiométrie). Ainsi, les
fondations en pierre ont été détectées. Il s’agissait d’un petit fort occupé par
une dizaine d’hommes. La cartographie des systèmes défensifs de l’Empire
a ainsi pu être complétée : sur les 41 fortins qui jalonnaient le mur,
seulement 9 étaient connus, jusqu’à la découverte de ce dixième.
Toujours en avril 2023, trois autres camps légionnaires ont également
été identifiés par des chercheurs de l’université d’Oxford, grâce à des
images collectées sur Google Earth12. Ils se situent au nord de l’Arabie
Saoudite, dans la province de Al-Jawf, à la frontière avec la Jordanie. Ce
travail de recherche s’inscrit dans le cadre du projet EAMENA
(Endangered Archaeology in the Middle East and North Africa) qui vise à
identifier les sites archéologiques sur des images satellites, au Moyen-
Orient et en Afrique du Nord, afin de mieux prévenir les pillages et les
destructions.
Cette découverte est de taille, car elle documente l’annexion de l’Arabie
sous Trajan, qui devient une province en 106. Il s’agissait de camps
provisoires dressés par les soldats lors de leur progression. L’étude suggère
que ces camps sont contemporains de l’annexion du royaume des
Nabatéens. Il ne semble rester aucun vestige en élévation, mais les
photographies satellites permettent clairement de distinguer les traces de
l’emprise au sol de ces camps. Dion Cassius ne développe que quelques
lignes sur cette conquête. Il rapporte que Aulus Cornelius Palma
Frontonianus, gouverneur de Syrie, s’empara de la partie de l’Arabie située
près de Pétra et parvint à la soumettre aux Romains13. La brièveté et le ton
du texte pourraient laisser penser que cette annexion s’est déroulée très
rapidement et sans grande difficulté. Or, la taille des trois camps14 suppose
un déploiement de troupes relativement important et donc une annexion
plus belliqueuse et ardue qu’on ne le croyait. Cette conquête fut stratégique
pour la défense de l’Empire, car elle étendit la frontière orientale en
direction du sud, et permit ainsi de mieux asseoir les positions romaines
dans la région face aux Parthes, dont l’empire courait de l’Euphrate à l’est
de l’Iran.
Les frontières, même à l’époque de la Paix romaine durant les premiers
siècles de l’Empire, sont donc fluctuantes. Il faut aussi souligner leur
diversité. Le modèle de frontière fortifiée et solidement défendue, comme
celle de Bretagne, est souvent associé à la notion de limes. Il en est de
même pour le limes de Germanie inférieure, classé à l’UNESCO en 2021, à
la suite des vestiges du mur d’Hadrien en 1987. Les différents
aménagements opérés dans cette province le long du Rhin, notamment au
IIe siècle, sont considérés par l’UNESCO comme les traces d’un « système
frontalier cohérent s’étendant sur trois continents ».
Il est vrai que le système défensif déployé par Rome sur ses frontières
gagne en cohérence au fil du Haut-Empire, notamment entre le Rhin et le
Danube. Toutefois, elle n’a jamais dessiné de frontières comme ce fut le cas
lors du congrès de Vienne ou bien au lendemain de la Première Guerre
mondiale. Cette vision est née à l’époque moderne. Les limites du territoire
romain se formaient d’après la stabilisation et la concentration des légions
dans les secteurs militaires à ses confins, au terme d’un processus de
conquête. Puis, peu à peu, elles se structuraient davantage par des
aménagements, même si nous l’avons vu, aucune n’était jamais définitive
pour Rome, appelée à exercer une domination universelle.
Comme souvent, Rome fait preuve de pragmatisme. En Germanie
supérieure, Hadrien fit par exemple ériger une palissade entre le cours
supérieur du Rhin et celui du Danube afin de mieux protéger une zone qui
ne bénéficiait pas de défense naturelle. De même, on peut constater que les
différents aménagements entre la Bretagne et la frontière rhéno-danubienne
s’inscrivent dans une politique globale de consolidation des frontières.
Néanmoins, il serait faux de considérer que l’Empire était entièrement ceint
de murs et de barrières.
Il convient de revenir d’abord sur le terme de limes. Si celui-ci est
employé de manière commode pour désigner les frontières défendues par
Rome, en réalité ce n’est pas le sens que lui prêtent les textes antiques.
Chez plusieurs auteurs, le limes est précisément un chemin qui passe à
travers un champ. Il peut aussi désigner plus largement une route, et plus
tardivement une limite, voire une frontière.
La polysémie du mot limes souligne le rôle essentiel des routes : à la
fois voie de pénétration vers des territoires à conquérir, mais aussi ligne de
circulation pour protéger une province sur ses confins. Or, le long du
Danube et du Rhin, qui constituent des barrières naturelles, nul besoin
d’ériger d’imposantes murailles comme en Bretagne, car il s’agit surtout de
réseaux de forts reliés entre eux par des routes. Avant la construction du
mur d’Hadrien, la Bretagne connaissait d’ailleurs un dispositif similaire.
C’était aussi le cas en Égypte, où les troupes stationnaient avant tout le long
des routes qui menaient vers les ports de la mer Rouge, comme ceux de
Myos Hormos ou Bérénice, ou bien vers les mines et les carrières.
Rome sait faire preuve de pragmatisme et la frontière est une réalité
mouvante, ce que montrent bien des frontières en Afrique du Nord. C’est un
territoire gigantesque : les régions occupées par Rome au Maghreb, entre le
Maroc et la Tunisie, couvrent une distance de 1 500 kilomètres. Puis vient
l’immensité du désert Libyen jusqu’à l’Égypte, où l’on ne trouve aucun fort
sur une distance de 1 400 kilomètres entre le site militaire de Bu Njem, à
170 kilomètres au sud-ouest de Syrte, et la vallée du Nil15. Tout le long de
cette immense étendue au nord du continent africain, Rome n’a évidemment
pas dressé de muraille continue comme dans la province de Bretagne. Elle
s’est adaptée aux réalités physiques du terrain, loin d’être uniforme, ainsi
qu’à certaines menaces endémiques, liées aux mouvements de tribus
nomades. Des traces de murs ont été mises au jour dans le sud du Maghreb,
mais ce sont généralement des sections relativement courtes par rapport au
mur d’Hadrien, et qui visent à protéger ponctuellement des sites ou à
contrôler des points de passage stratégiques.
Néanmoins, la présence militaire romaine en Afrique ne suffit pas
toujours à préserver l’Empire d’incursions venues du sud. Sous le règne de
Marc Aurèle, des tribus maures parviennent à passer en Espagne et à
commettre des ravages16. En réalité, aucun signe de ces incursions n’a été
détecté par l’archéologie, et il semble surtout que les auteurs antiques aient
été marqués par la dimension symbolique de l’épisode, car ces coups de
force sont intervenus dans une province pacifiée et intégrée depuis
longtemps en pleine Paix romaine17.
La présence militaire en Afrique romaine se traduit aussi par
l’établissement d’avant-postes loin au sud, dans les confins désertiques, ce
qui brouille la délimitation de la frontière et rend impossible tout tracé
linéaire et net. En outre, les contacts commerciaux sont importants dans
cette région traversée par le commerce caravanier. De même, des
céramiques romaines ont été retrouvées dans les confins septentrionaux de
l’Écosse, signe des flux qui peuvent passer de part et d’autre des frontières.
Loin d’être des lignes fermées, ces dernières sont des espaces d’échanges et
de contact.
Le site de Doura Europos18 illustre parfaitement l’idée que les
frontières, loin d’être des lignes étanches, sont animées par des dynamiques
sociales, économiques et culturelles. Il s’agit d’une place forte qui domine
la vallée de l’Euphrate, érigée à l’époque hellénistique vers 300 av. J.-C. Au
IIe siècle av. J.-C., les Parthes s’emparent de cette citadelle. Elle passe

temporairement sous domination romaine lors des campagnes parthiques de


Trajan entre 115 et 117, avant qu’Hadrien n’évacue la Mésopotamie.
Finalement, les campagnes de Lucius Verus, le coempereur de Marc Aurèle,
permettent d’intégrer plus durablement cette ville dans l’Empire de 165 à
256, lorsqu’elle est prise par les Perses sassanides.
Cette ville frontalière, entre le monde romain et parthe, est autant un site
des confins de l’Empire qu’un véritable carrefour culturel. Par sa
population, ses langues, sa culture et ses dieux, elle est autant une cité
grecque, sémite et parthe. Ville cosmopolite, les archéologues y ont
retrouvé des inscriptions en grec, latin, araméen, hébreu, perse ou arabe19.
On y trouve aussi une communauté juive importante, comme l’atteste la
remarquable synagogue reconstruite au IIIe siècle, et dont les fresques sont
dans un état de conservation exceptionnel. Les soldats romains représentent
à partir des IIe et IIIe siècles une part importante de la population. Leur
présence confère un caractère militaire au site : un quartier leur étant
réservé est aménagé à l’époque de Caracalla et se trouve séparé du reste de
la ville par un mur, ce qui est assez singulier.
Doura Europos et Palmyre, située plus à l’ouest dans la province de
Syrie, sont des villes des confins et de la frontière, mais leur annexion par
Rome ne les fait nullement devenir des bornes qui ferment l’Empire. Bien
au contraire, elles sont de véritables creusets où se mêlent des hommes et
des femmes aux identités diverses, mais par où transitent également des
marchandises provenant des plus lointains horizons, notamment d’Extrême-
Orient. Ces espaces d’interface contribuent donc à une mise en réseau du
monde plus qu’à un cloisonnement et à un repli sur soi, malgré les tensions
entre l’empire des Romains et celui des Parthes.

1. Histoire Auguste, Hadrien, XI, 2.

2. Roman Inscriptions of Britain, 1051.


3. British Museum Coins, III, no 129 ; 132.

4. Expédition militaire.

5. Roman Inscriptions of Britain, 1319 ; 1320.

6. C.I.L., X III, 634, 7300, 8164a, 8973 ; C. Caplan, T.G. Newman, « To Neptune and
Oceanus », Archeologia Aeliana, 5th Ser. 4, 1976, p. 171-182.

7. À l’est des Pays-Bas.

8. A.R. Birley, Hadrian : the Restless Emperor, Oxon, 1997, p. 123-124.

9. Le mille équivaut à environ 1,5 kilomètre. Ces fortins sont surnommés les milescastles.

10. Aujourd’hui en Basse-Saxe.

11. https://www.historicenvironment.scot/about-us/news/a-roman-fortlet-thought-lost-to-time-
is-rediscovered/

12. M. Fradley, A. Wilson, B. Finlayson, R. Bewley, « A Lost Campaign ? New Evidence of


Roman Temporary », Antiquity, avril 2023 [en ligne].

13. Dion Cassius, Histoire romaine, LXVIII, 14.

14. Les trois camps mesurent environ 120 x 105 mètres ; et les deux autres 95 x 65 mètres.

15. M. Reddé, Les Frontières de l’Empire romain (Ier siècle av. J.-C. – Ve siècle apr. J.-C.),
Lacapelle-Marival, 2014, p. 121-134.

16. Histoire Auguste, Marc Aurèle, XXI, 1 ; Septime Sévère, II, 3.

17. G. Bernard, « Les prétendues invasions maures en Hispanie sous le règne de Marc Aurèle :
essai de synthèse », Pallas, 79, 2009, p. 357-375.

18. Le site est aujourd’hui dans l’est de la Syrie, non loin de la frontière irakienne.

19. M. Sartre, D’Alexandre à Zénobie : histoire du Levant antique (IVe siècle av. J.-C. –
IIIe siècle apr. J.-C.), Paris, 2001, p. 717-724.
25

Les Romains sentaient-ils mauvais ?

En 1982, Alain Corbin publie Le Miasme et la Jonquille. Dans ce livre


essentiel pour l’histoire des sensibilités, l’historien démontre comment entre
les XVIIIe et XIXe siècles les odeurs nauséabondes étaient de moins en moins
tolérées en Occident. Bien plus qu’une simple perception sensorielle, les
odeurs, tout comme le goût, sont des constructions culturelles profondément
révélatrices de mentalités et de représentations d’une société à une époque
donnée.
À l’époque impériale, la place importante des thermes dans le quotidien
des hommes et des femmes a souvent fait penser que les Romains étaient
plus propres qu’à des époques ultérieures. De ce fait, peut-on supposer que
les Romains exécraient les mauvaises odeurs corporelles et manifestaient,
au contraire, une sensibilité pour les parfums délicats ? S’il paraît difficile
de reconstituer l’univers sensoriel d’une société aussi ancienne, en
revanche, les sources, les textes satiriques en particulier, livrent de
nombreux indices. Ainsi, le parfum revêt une dimension ambiguë pour un
citoyen attaché au mos maiorum, c’est-à-dire aux « mœurs des anciens »,
comme Pline l’Ancien au Ier siècle.
Dans l’Histoire naturelle, l’encyclopédiste se déclare admiratif des
parfums produits par les forêts et les fleurs à l’état sauvage. En revanche,
les mélanges et les synthèses opérés par les hommes pour satisfaire les sens
et atteindre une forme de plaisir sont condamnables sur le plan de la morale.
Il voit là une mauvaise influence venue de l’étranger, en particulier des
Perses. On aurait en effet découvert une boîte à parfum dans le camp de
l’armée de Darius III, après sa défaite face à Alexandre le Grand (331 av. J.-
C.). Pline précise qu’il s’agit de la première attestation de l’usage des
parfums.
Ce n’est pas un hasard à ses yeux si les parfums étaient inconnus
pendant la guerre de Troie, période où les guerriers, à en croire Homère,
sont dotés d’une si haute valeur morale. C’est donc un mauvais signe si, à
Rome, a contrario, le parfum est devenu l’un des biens les plus recherchés.
Il le déplore d’autant plus qu’à Rome, les parfums figurent désormais parmi
les biens les plus prisés au point même d’être utilisés sur des morts. Il
ajoute que contrairement aux bijoux les parfums sont éphémères et
s’évaporent. En outre leur rôle dans la séduction n’est guère louable
puisqu’ils contribuent à détourner l’attention et à charmer les sens1. Notons
que Pline tient le même type de discours sur les sophistications
œnologiques, gastronomiques ou médicales, qui selon lui traduisent un
dérèglement des mœurs par le luxe2.
Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que le métier de
parfumeur soit particulièrement déprécié à Rome. D’une manière générale,
les métiers manuels et le commerce sont mal considérés, car beaucoup
moins nobles que les activités politiques, militaires ou intellectuelles. Le
parfumeur d’autant plus car il s’enrichit en contribuant au développement
du luxe. Sa profession est donc une source de la corruption des mœurs.
Cicéron n’hésite pas à considérer les parfumeurs comme aussi vils que les
bouchers, les charcutiers, les cuisiniers ou les danseurs3.
Malgré le jugement sévère de la morale, à Pompéi, les Vettii, de riches
affranchis, n’hésitent pas à faire représenter sur l’une des fresques de leur
habitation une scène d’un très grand raffinement, où l’on peut voir des
Amours procéder à la fabrication d’un parfum. Les différentes étapes y sont
dépeintes, du broyage des ingrédients à la vente en boutique – on peut voir
une femme en essayer sur son poignet.
À Délos, Paestum ou encore à Pompéi, ces techniques sont bien
documentées par les apports de l’archéologie4. Dans la cité vésuvienne, la
Maison d’Ariane, une grande demeure de 2 000 mètres carrés, comportait
une fabrique de parfum qui a pu être identifiée et étudiée en détail5. Elle se
situe au cœur de la ville, via della Fortuna, non loin de la Maison du Faune
et du macellum (le marché), dans un quartier où l’on trouve des demeures
fort luxueuses. Il était fréquent que des boutiques soient intégrées dans les
îlots d’habitation et aménagées dans les sections ouvertes sur la rue.
La production de parfum semble s’être établie dans cette demeure dès le
IIe siècle av. J.-C. et s’est poursuivie jusqu’au séisme de 62. Un pressoir,
destiné à l’extraction de l’huile, des cuves réservées au traitement des fleurs
et des différents ingrédients, ainsi que des aménagements dédiés à la
chauffe des préparations y ont été bien préservés. Un jardin voisin des
bassins où les plantes étaient traitées permettait de disposer de fleurs6,
également utilisées pour constituer des guirlandes ou des couronnes, qui
étaient souvent portées lors des banquets. Les parfums étaient vendus sur
place. Ce n’était pas la seule boutique du secteur, et la concentration de
parfumeurs dans la zone suggère que la rue s’était en quelque sorte
spécialisée dans cette activité.
Certains professionnels de la parfumerie nous sont connus par
l’épigraphie pompéienne. Sur un graffiti, le unguentarius (parfumeur)
Phoebus se vante ainsi de ses exploits avec une prostituée dans un lupanar7.
Il semble même que les parfumeurs aient formé un collège, c’est-à-dire une
association professionnelle, qui pouvait avoir pour fonction d’assurer les
funérailles de ses membres par exemple. Selon une inscription, son siège se
serait situé dans le secteur de la via degli Augustali8.
Comme on le voit sur la fresque de la maison des Vettii, la première
étape consiste à obtenir de l’huile, car cette matière grasse est à la base de la
confection du parfum. Il s’agit principalement d’huile d’olive, mais aussi
parfois de sésame ou d’amande. Puis, on procède à l’enfleurage : durant
cette phase, l’huile est chauffée et mise à macérer avec les fleurs et les
plantes aromatiques : rose, iris, laurier, myrte, jasmin, coing par exemple.
Toutefois, dans les textes anciens, la distinction entre les parfums au sens
propre et les onguents et baumes n’est pas très nette. Des flacons à parfum,
en verre ou en albâtre9, permettaient de commercialiser le produit mais
principalement à destination de l’élite riche. La livre de parfum coûtait en
effet plus de 40 deniers selon Pline l’Ancien10. Une découverte inédite fut
réalisée en 2019 près de Séville dans un mausolée du Ier siècle : un récipient
en cristal de roche encore scellé contenant toujours du parfum. Son analyse
démontre qu’il renfermait du patchouli, originaire d’Orient11.
La Campanie, la région de Naples, fut d’abord hellénisée, ce qui
explique que dès le IIe siècle av. J.-C., comme le prouve la Maison
d’Ariane, la parfumerie y était déjà bien développée. Pourtant, à la même
période, en 189 av. J.-C., les censeurs adoptèrent à Rome un décret qui
interdisait la vente de parfums exotiques12. Pline l’Ancien rapporte qu’à
Capoue, dans la même région, il existait une place spécialisée dans la vente
de parfums : la Seplasia, où précise-t-il, toujours suspicieux, on ne trouvait
que des produits frauduleux et avariés, que, pourtant, des médecins
achetaient pour préparer leurs remèdes13.
Le sud de l’Italie dispose de ressources de grande qualité, à commencer
par l’huile de Vénafre14, fameuse pour son odeur délicate, puis les roses,
considérées comme les plus parfumées. Toutefois, l’Égypte, la Judée et
l’Arabie heureuse (le Yémen actuel) ne sont pas en reste et fournissent des
aromates, des gommes et des essences particulièrement prisés et importés à
prix d’or15.
Ce commerce lointain répond à une demande importante. Les usages du
parfum sont multiples au-delà de sa simple application sur le corps : il est
aussi utile pour les frictions et les massages, prodigués aux bains ou par les
médecins. Dans les rites religieux et funéraires, il est parfois offert aux
dieux en libation et les morts peuvent en être enduits, à moins que les
flacons ne soient une offrande pour leur dernier voyage lorsqu’ils sont jetés
dans le bûcher. Dans les gradins des théâtres ou des amphithéâtres, des
aspersions de parfum et de safran pouvaient agrémenter les spectacles16.
Même les rues pouvaient être parfumées. Au retour de Néron de Grèce, du
safran fut ainsi répandu à travers Rome pour célébrer les exploits de
l’empereur dans les concours musicaux et lyriques17. Dans la description
que Suétone fait de sa salle à manger tournante, aménagée dans le complexe
de la Maison dorée, le plafond était constitué de tablettes d’ivoire mobiles
d’où s’échappaient parfums et fleurs. On retrouve aussi cet usage au
banquet de l’affranchi Trimalcion dans le Satiricon de Pétrone, où cette fois
ce sont les fruits qui, lorsqu’ils sont pressés, aspergent de parfum le visage
des invités18. Tous les sens doivent être charmés.
Le goût pour les roses et leur parfum est le propre des empereurs
voluptueux, comme Élagabal qui faisait joncher de roses, de lis, de
violettes, de jacinthes et de narcisses ses salles à manger, ses lits et ses
portiques. Il s’agit sans nul doute d’une histoire apocryphe, mais l’auteur de
l’Histoire Auguste va jusqu’à dire que lors d’un banquet les convives
périrent étouffés sous la montagne de violettes et autres fleurs que
l’empereur faisait tomber du plafond19. Cette scène pittoresque est
d’ailleurs représentée sur un célèbre tableau du peintre Lawrence Alma-
Tadema réalisé en 1888. Autre exploit d’Élagabal : il aurait fait remplir des
piscines de vins de rose ou d’absinthe… qu’il ne manquait pas de boire
goulûment20.
Ces anecdotes, exagérées ou imaginées, témoignent néanmoins du goût
des Romains pour les vins parfumés. Pline l’Ancien regrette, une fois de
plus, que ses contemporains ajoutent directement du parfum dans le vin, un
mélange apprécié pour son amertume. Selon lui, le corps jouit tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur en raison de l’odeur prodiguée. Le parfum
s’immisce partout au point que s’en oindre la plante des pieds devient
fréquent, comme semblaient en avoir l’habitude Othon et Néron. D’autres,
comme Caligula, font asperger de parfum les murs et les sièges des bains.
Même les camps militaires ne sont pas épargnés : les aigles et les enseignes
des légions sont ointes de parfum à l’occasion de fêtes21.
Ce goût immodéré répond aussi à la grande sensibilité des Romains aux
mauvaises odeurs corporelles, en particulier celles émises par la bouche.
Sans aucune délicatesse, le poète Catulle n’hésite pas à dire d’un certain
Aemilius qu’il ne fait pas de différence entre son haleine et l’odeur de son
fondement22. Selon les auteurs satiriques, une mauvaise haleine peut
provenir de certaines pratiques sexuelles, notamment orales, de
l’alimentation ou d’une consommation excessive de vin23.
L’haleine avinée est du plus mauvais effet, surtout s’il s’agit d’une
femme. Martial raille ainsi une certaine Myrtale qui mâche des feuilles de
laurier et n’hésite pas à en mettre dans son vin, pour ne pas être démasquée.
Son nom évoque le myrte et il s’agit sûrement d’un sobriquet pour réduire
cette femme au parfum qu’elle dégage. En revanche, le poète du Ier siècle
est conquis par l’haleine suave que procure le parfum à la rose de Paestum.
Une autre femme, Fescennia, est soupçonnée de consommer des pastilles,
préparées par un parfumeur du nom de Cosmus – souvent cité par Martial,
mais aussi Juvénal – afin de masquer son goût immodéré pour le vin.
Martial reconnaît que celles-ci blanchissent les dents, mais les éructations
où se mêlent le vin et les parfums sont repoussantes… Il recommande
finalement à Fescennia de se laisser aller à son penchant, sans aucun
subterfuge.
Ces allusions à l’odeur corporelle constituent une arme redoutable pour
discréditer un individu. Martial, toujours, affirme préférer sentir l’eau
croupie ou le bouc plutôt que l’odeur d’une certaine Bassa… Quant à la
pauvre Thaïs, elle sentira toujours Thaïs, malgré les quatre couches
d’onguent à base de fève dont elle s’enduit24.
Le régime alimentaire doit donc être surveillé de près pour éviter toute
éructation indésirable ou haleine malodorante. Pline l’Ancien déconseille
fortement le chou ou le sésame, mais il recommande l’anis, très efficace
pour une haleine pure s’il est pris en bain de bouche avec du vin, ou mâché
avec du miel et du maceron25.
Pour la morale romaine, les mauvaises odeurs corporelles traduisent un
mode de vie malsain, à l’image de la puanteur de l’ivrogne ou du goinfre,
souvent mentionnée dans les sources. Dans une de ses lettres, l’évêque du
IVe siècle Sidoine Apollinaire décrit un véritable glouton, un parasite en
quête de tous les banquets. Sa laideur morale se manifeste dans son
apparence physique et son haleine fétide, qui émane de sa bouche, d’où
sortent des rots provoqués par les excès de la veille. Il met son fils en garde
contre de tels individus, que leur odeur suspecte permet de déceler26. Pour
un moraliste comme Sénèque, mieux vaut ne rien sentir. Ne dégager aucune
odeur est ainsi le signe d’une vie de plénitude et de mesure27.
Pourtant, les odeurs corporelles sont bien utiles au médecin pour établir
son diagnostic. Dans le deuxième livre du traité De la médecine,
l’encyclopédiste du Ier siècle Celse détaille les différents signes qui peuvent
annoncer la maladie, parmi lesquels figurent les odeurs anormales des
urines, des excréments ou des expectorations. C’est là un principe déjà
énoncé dans le Corpus hippocratique, notamment dans le livre II du traité
Des maladies. En l’absence d’instruments qui permettent d’analyser
l’intérieur du corps, tous les sens du médecin doivent être sollicités pour
exploiter le moindre indice28. Par exemple, en cas de phtisie, une
tuberculose pulmonaire, si le malade crache sur des charbons et que
l’expectoration sent mauvais, notamment une odeur de viande brûlée, cela
indique une mort prochaine29. De même, si une odeur fétide se dégage
d’une urine où l’on peut voir du sang et du pus, c’est le signe que la vessie
est sujette à un ulcère30.
Toutefois, il arrive que les patients se plaignent de médecins qui sentent
mauvais. Galien rapporte le cas de médecins négligents qui ne répugnent
pas à sentir l’ail ou l’oignon lors de leurs visites médicales. C’est le cas du
médecin Quintus, qui se rend chez un homme riche et influent après le
dîner. Le malheureux patient, qui souffrait de maux de tête et de forte
fièvre, se trouva très incommodé par l’odeur de vin dégagée par le médecin,
au point de lui demander de reculer… Galien donne l’exemple d’un autre
médecin victime d’halitose (mauvaise haleine) qui veillait, avant chaque
visite, à mettre dans sa bouche un peu d’amome ou de malabathre, des
plantes parfumées31. C’est pour cette raison qu’Hippocrate ouvre son traité
Du médecin en précisant l’hygiène de vie que doit adopter un médecin pour
éviter ce type de désagrément. L’apparence et le soin apporté à sa personne
doivent inspirer confiance au patient. Hippocrate recommande de porter un
parfum suave et à l’odeur agréable, afin d’être apprécié par ses patients32.
D’ailleurs, la médecine offre des solutions pour couvrir les mauvaises
odeurs corporelles. Pline l’Ancien rapporte la recette d’un déodorant pour
les aisselles composé à partir de racine de scolyme, une plante semblable au
chardon. Il convient de la diluer dans du vin de Falerne, que l’on fait
ensuite bouillir. Le remède doit être ingéré après le bain et le repas. Les
mauvaises odeurs s’en vont ensuite par les urines33. L’urine, précisément.
Lorsque Vespasien instaure une taxe sur l’urine collectée par les
professionnels du textile et du cuir, il n’hésite pas à affirmer que l’argent
n’a pas d’odeur34…
1. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 20

2. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 1-3 ; L. Bodiou, V. Mehl, Odeurs antiques, Paris,
2011.

3. Cicéron, Les Devoirs, 150-151.

4. Sur la parfumerie en Campanie : J.-P. Brun, N. Monteix, « Les parfumeries en Campanie


antique », dans J.-P. Brun (éd.), Artisanats antiques d’Italie et de Gaule. Mélanges offerts à Maria-
Francesca Buonaiuto, Naples, 2009, p. 115-133 ; C. Castel, X. Fernandez, J.-J. Filippi, J.-P. Brun,
« Les parfums antiques dans le bassin méditerranéen », L’Actualité chimique, no 359, 2012, p. 42-49.

5. M. Bustamante-Álvarez, A. Ribera i Lacomba, « Production Moments and Areas in a Big


House in Pompeii : The House of Ariadne from the 2nd Century BC to AD 79 », dans
A. K. Hodgkinson, C. L. Tvetmarken (éd.), Approaches to the Analysis of Production Activity at
Archaeological Sites, Oxford, 2020, p. 25-38.

6. Des matières animales comme la laine et la graisse étaient aussi traitées sur ce site car elles
entraient dans la composition de produits cosmétiques.

7. C.I.L., IV, 2184.

8. M. Bustamante-Álvarez, A. Ribera i Lacomba, op. cit., 2020, p. 29.

9. L’albâtre conserve mieux le parfum selon Pline l’Ancien : Histoire naturelle, XIII, 19.

10. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 20. Une livre romaine équivaut à environ
335 grammes. La solde annuelle d’un légionnaire est comprise entre 250 et 300 deniers.

11. D. Cosano ; J. M. Román, F. Lafont ; J. R. Ruiz Arrebola, « Archaeometric Identification of


a Perfume from Roman Times », Heritage, 2023, 6, 4472–4491.

12. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIII, 24.

13. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVI, 14 ; XXXIV, 108.

14. Une région qui correspond à la Molise.

15. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XV, 8 ; XIII, 26 ; XVIII, 111.

16. Martial, Épigrammes, V, 25 ; Spectacles, III.

17. Suétone, Néron, XXV.

18. Pétrone, Satiricon, LX.

19. Histoire Auguste, Élagabal, XXI, 5. Pour mieux discréditer cet empereur, il est même dit
qu’il se fit peindre en parfumeur, en boulanger ou encore en aubergiste… autant de métiers méprisés
des Romains : Élagabal, XXX, 1.

20. Histoire Auguste, Élagabal, XX, 6 ; XXIV, 1.


21. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 22.

22. Catulle, Poésies, 97.

23. M. Bradley (éd.), Smell and then Ancient Senses, Oxon, 2015, p. 133-145.

24. Martial, Épigrammes, V, 4 ; V, 37 ; II, 87 ; III, 82 ; XI, 49 ; IV, 4 ; VI, 93 ; Juvénal, Satires,
VIII.

25. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, 90 ; XXII, 131 ; XX, 185.

26. Sidoine Apollinaire, Lettres, 26.

27. Sénèque, Lettres, 108 ; 122.

28. M. Bradley (éd.), Smell and then Ancient Senses, Oxon, 2015, p. 17-29.

29. Hippocrate, Des maladies, II, 48.

30. Hippocrate, Aphorismes, IV, 81.

31. Galien, Commentaire au traité d’Hippocrate sur les épidémies ; cité dans P. Moraux,
Galien de Pergame, souvenirs d’un médecin, Paris, 1985, p. 114.

32. Hippocrate, Du médecin, I.

33. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXII, 87-88.

34. Suétone, Vespasien, XXIII.


Parus dans la collection « Vérités et légendes »
Ayache Georges, Kennedy.
Berdah Arthur, Macron.
Bordenave Vincent, Covid-19.
Boulant Antoine, La Révolution française.
Brigouleix Bernard et Gayral Michèle, L’Élysée.
Brunaux Jean-Louis, Les Gaulois.
Dickès Christophe, Le Vatican.
Martin Jean-Clément, La Terreur.
Pagès Alain, L’Affaire Dreyfus.
Pincas Éric, La Préhistoire.
Piouffre Gérard, Le Titanic.
Porte Rémy, 1940.
Quentin Florence, L’Égypte ancienne.
Quétel Claude, Hitler.
Renaud Jean, Les Vikings.
Sartre Annie et Maurice, Palmyre.
Solnon Jean-François, Versailles.
—, Louis XIV.
Vey François, La Tour Eiffel.
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