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L'antiquité classique

L'épopée grecque
Albert Severyns

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Severyns Albert. L'épopée grecque. In: L'antiquité classique, Tome 1, fasc. 1-2, 1932. pp. 313-344;

doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1932.2954

https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1932_num_1_1_2954

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312)

L'épopée grecque.

par A. Sevebyns.

La présente chronique sera consacrée tout entière à l'examen d'un


capital que M. Nilsson, le savant professeur de Lund, vient de publier
dans la collection des Sather Classical Lectures et dont le titre même
la thèse essentielle : L'origine mycénienne de la mythologie grecque (*) .
M. Nilsson, spécialisé depuis longtemps dans l'histoire des religions, ne
touche à l'épopée que d'une manière accessoire, mais il apporte dans ce
problème tant débattu quantité de vues nouvelles dont l'historien de la
devra tenir compte à l'avenir. A ce titre, le livre de M. Nilsson
mérite une place d'honneur dans une chronique sur l'épopée grecque.
Les mythes qu'on se propose d'étudier sont naturellement les anciens,
et non ceux dont on peut situer l'éclosion à date historique, non plus que
les remaniements récents de mythes plus anciens. Pour les étudier, on a le
choix entre plusieurs méthodes. La mythologie comparée de Max Müller
n'est plus guère à la mode aujourd'hui: elle avait, entre autres, le défaut
de ne pas distinguer religion et mythologie, et elle ne connaissait pas
la civilisation mycénienne dont la révélation a bouleversé tant d'idées
sur la prime enfance du peuple grec. Par une réaction assez naturelle,
savants, surtout anglais, sont revenus à l'évhémérisme, jadis condamné.
Ils n'ont eu qu'un tort, celui d'aller trop loin dans cette voie: ils acceptent
comme historiques des personnages mythiques et ceux de leurs exploits qui
n'ont pas un caractère fabuleux; ils vont même jusqu'à adopter sans
les généalogies mythiques et la chronologie mythique. Ils perdent
de vue que ces généalogies, cette chronologie sont avant tout une œuvre
de systématisation imputable aux poètes cycliques et surtout aux logo-

(') Martin P. Nilsson, The Mycenaean origin of GreeTc Mythology, University


of California Press, Berkeley, California, 1932. Un vol. cart. in-8° de 258 pages.
Prix: 3 dollars 50 (Sather Classical Lectures, vol. VIII).
314 Α· SEVER YNS

graphes. Par là, M. Nilsson s'écarte notamment des théories cfe M. Myres,
dont j'ai rendu compte ailleurs avec beaucoup de réserves (*). Tout autre
est le point de vue de l'école allemande (représentée notamment par
Bethe, Wilamowitz), qui se préoccupe de traiter historiquement
les mythes. D'après cette école, des éléments mythiques existaient avant
les épopées, qui les auraient remaniés, coordonnés et groupés en cycles à
l'époque d'Homère et de ses successeurs. En appliquant ce principe, on
aboutit à des résultats contradictoires: chaque savant a son système, et
l'on ne voit pas pourquoi on choisirait l'un plutôt que l'autre. Chez tous
ces savants, on retrouve l'idée chère à K. 0. Müller, le fondateur de l'école :
c'est que les mythes ont suivi les tribus grecques dans leurs migrations, et
qu'ils se sont mêlés comme les tribus elles-mêmes. Si l'on appliquait cette
théorie à des œuvres épiques plus voisines de nous ( les germaniques et les
Scandinaves), on aboutirait à des erreurs grossières. Au demeurant, on
confond ainsi deux choses différentes: le développement des mythes et le
développement de la poésie épique. Rien n'empêche de supposer qu'il a
existé des cycles mythiques constitués dans leurs grandes lignes et dont
les poètes homériques ont fait librement usage, exactement comme les
lyriques et les tragiques ont traité la matière épique.
L'analyse littéraire sur laquelle se fondent toutes ces recherches ne peut
donner le dernier mot sur le problème homérique. Deux questions se posent,
en effet: Jusqu'à quelle époque l'analyse littéraire peut-elle nous faire
A quelle époque remontent les plus anciens éléments de la poésie
homérique que nous puissions dater avec certitude?
L'analyse littéraire découvre l'utilisation par les poètes homériques de
poèmes plus anciens; ces poèmes, transmis par voie orale, ne peuvent avoir
vécu plus de trois ou quatre générations dans la mémoire des hommes, et
ainsi l'analyse littéraire ne peut guère remonter plus haut qu'un siècle
avant Homère.
L'archéologie fournit d'autres moyens de dater certains éléments qui
dans les poèmes homériques; toutes les époques y sont
depuis les premiers temps du Mycénien jusqu'à la période du
style orientalieant, soit plus d'un demi-millénaire.
Il résulte de là que les savants se partagent en deux clans: ceux qui
voient en Homère un poète récent, le font descendre jusqu'au VII* siècle
et considèrent les éléments anciens comme des survivances; ceux qui font
d'Homère un Mycénien et considèrent les éléments récents comme des
ou des interpolations. Aucune de ces deux théories ne peut être
la vraie.

(*) Musée Belge, 1932. Voir aussi mes Anachronismes homériques in: Serta
Leodiensia, I. 1930.
l'épopée grecque. 315

On a eu tort de limiter la question épique à la seule question homérique;


il y a eu des poètes avant Homère, et l'on ne peut écarter ce problème sous
prétexte que nous manquons de renseignements sur ces époques reculées.
Il est pourtant possible d'avoir certaines clartés même sur ces époques,
en étudiant les poèmes épiques par la méthode comparative. Il faudrait
une vaste enquête générale sur les épopées chez les différents peuples, et
nous attendons avec impatience le prochain livre annoncé dans une note
[p. 16], où M. Nilsson compte donner un exposé complet de cette
En attendant, je me permettrai de lui signaler les recherches de mon
savant collègue, M. Henri Grégoire, sur l'épopée byzantine, qui ont
un chapitre nouveau dans l'histoire de la littérature grecque. De
cette étude comparative à peine esquissée se dégagent dès à présent
principes généraux que les numérisants auraient tort de méconnaître.
Il ne faut pas chercher l'origine de l'épopée dans une poésie populaire
collective: elle est la création propre à un âge héroïque. Elle naît dans une
société aristocratique, voire féodale, elle loue les exploits d'hommes
décrit des événements contemporains, sans se défendre d'attribuer
à des vivants des traits mythiques et des éléments folkloriques.
dans la louange des héros aboutit forcément au surnaturel dans un
milieu dont le développement intellectuel n'est pas très poussé. Cette poésie
épique n'est pas composée par le peuple en général, mais par certains
mieux doués qui vivent en ménestrels, quelquefois même en
de cour, dans l'entourage de quelque grand seigneur.
Tel est le stade premier, généralement éphémère. Si l'âge héroïque se
continue, l'épopée chantera des matières nouvelles qui varient évidemment
avec les circonstances. Si l'âge héroïque cesse, l'épopée chantera le passé,
avec une tendance à limiter son choix à l'un ou l'autre cycle d'aventures,
ce qui n'empêche nullement des créations nouvelles, des additions, des
Dans ces conditions, l'épopée peut être plus populaire encore
que précédemment, mais en un sens elle est stagnante.
Cet état de choses peut être interrompu par un nouvel âge héroïque,
marqué par de nouvelles épopées relatives à des hommes et des événements
contemporains; si, au contraire, la stagnation continue, l'épopée peut être
remplacée par d'autres genres littéraires ou être oubliée au milieu d'une
civilisation plus avancée: elle peut aussi émigrer et être adoptée par
peuples de moindre culture, mais aimant la poésie, et qui conserveront
les chants épiques. Il va de soi que, dans ces conditions essentiellement
variables, l'épopée peut subir des changements multiples et variés.
L'épopée est une masse flottante enfermée dans certaines limites. L'art
de la chanter se transmet dans des familles, voire des écoles de ménestrels.
Cette transmission étant orale et la reproduction mot pour mot,
il doit pratiquement exister autant de formes de poèmes qu'il y en a
316 A. SEVERYNS

de récitations: on n'enseigne point des poèmes tout faits, mais une


épique, grâce à laquelle les ménestrels possèdent un langage de mots
et de phrases, qui leur permet d'improviser un poème sur n'importe quel
sujet. Cette technique traditionnelle explique pourquoi toute épopée est
arehaïsante tant pour le fond que pour le vocabulaire, et pourquoi elle
mêle l'ancien et le moderne.
Ces conditions générales de la naissance et du développement des
sont applicables à l'épopée grecque. Si Homère contient des éléments
répartis sur une durée de plus d'un demi-millénaire, l'épopée grecque doit
remonter jusqu'à l'époque mycénienne. Il faut alors admettre que ceux
que nous nommons, faute de mieux, les Mycéniens étaient des Grecs
et non point, comme le croit Sir Arthur Evans, des Minoens non-
helléniques. Pour ma part, je suis porté à donner raison à M. Nilsson, parce
qu'en étudiant de près quelques formules homériques, j'étais arrivé au
résultat. J'ai pu constater, en effet, que certains détails de toilette
par exemple, qui ne peuvent s'expliquer que comme un souvenir du
monde mycénien, se trouvent dans des formules toutes faites; que le digam-
ma est respecté à l'intérieur de formules de ce genre, mais l'est plus
ailleurs, si bien que je ne suis pas loin de croire qu'Homère lui-même
avait des idées assez vagues sur cette lettre-fantôme; j'ai pu constater
aussi que certaines épithètes, exactes dans la formule traditionnelle,
fausses quand le poète remanie cette formule: ainsi l'épithète
τειχιόεσσα, très juste dans la formule traditionnelle, où elle s'applique à
Tirynthe, l'est beaucoup moins dans la formule remaniée, où elle s'applique
à Gortyne.
Ainsi, l'épopée grecque serait née à l'époque mycénienne. On ne petit
pas placer cette naissance dans la période troublée qui se place entre l'âge
mycénien et l'âge géométrique; c'est pour l'épopée une époqtie de
et nous ignorons pourquoi le choix des poèmes fut limité à la geste
troyenne et peut-être aussi à la geste thébaine.
Avec le IXe siècle commence une espèce de renaissance; la colonisation
est comme un nouvel âge héroïque: rien d'étonnant si, dans des conditions
aussi favorables, on reprit le vieux cycle en y incorporant des éléments
nouveaux. L' Odyssée est une création typique de cet âge; mais le fait
capital de l'époque, ce fut l'apparition d'un grand poète qu'on peut
Homère, et qui infusa une vie nouvelle à l'épopée.
Si l'épopée dans sa teneur générale remonte à l'époque mycénienne, il
doit en être de même des mythes qu'elle célèbre; dès cette époque, les mythes
devaient être constitués en cycles, au moins dans leurs grandes lignes: la
chose paraît certaine pour le cycle troyen et probable pour le cycle thé-
bain : c'est dans ces groupes que les ménestrels puisaient leurs sujets.
Mais la matière épique devait comprendre encore d'autres récits, en prose
l'épopée grecque. 317

ceux-là, qui conservèrent un grand nombre de mythes auxquels les lyriques


et les tragiques devaient donner tant de célébrité plus tard. M. Nilsson
passe rapidement sur cette affirmation ; elle me paraît vraie dans quelques
cas particuliers, mais on ne saurait généraliser, car ce serait par trop
la part d'invention personnelle de ces poètes.
On peut démontrer que beaucoup d'autres mythes ou cycles de mythes
remontent à l'époque mycénienne. La philologie apporte ici une aide
P. Kretschmer a attiré l'attention sur un fait très curieux, la double
sério des noms de héros : les anciens terminés en -eus, d'étymologie souvent
difficile, les récents, composés d'éléments étymologiquement clairs, et qui
les fils ou les descendants des premiers. Les noms en -eus sont
et les héros qui les portent remontent sans doute à l'époque
mycénienne. Cet argument ne me paraît pas très convaincant : si les noms
en -eus sont d'étymologie difficile, doit-on les considérer comme des noms
grecs? ou doit-on croire que les Mycéniens parlaient un grec fort
de celui que nous connaissons? Il y aurait encore beaucoup de
à faire dans ce domaine avant d'arriver à la certitude.
J'accorderais plus de valeur à l'argument d'ordre archéologique sur
M. Nilsson établit sa thèse. Il fait observer que les centres
coïncident avec les sites mycéniens, et qu'en outre, l'importance
mythologique d'un site est directement proportionnelle à l'importance de
ce site à l'époque mycénienne. Il est évident que si cette double
se vérifie partout, elle ne peut être fortuite, et l'on devra en
que les mythes considérés sont d'origine mycénienne. C'est à
de cette correspondance que M. Nilsson consacrera la majeure partie
de son livre.
On pourrait objecter que la Grèce mycénienne n'a pas été fouillée dans
son ensemble, mais tout indique que les trouvailles à venir ne changeront rien
à l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de l'importance relative des
mycéniens. On objectera aussi (et c'est sans doute ce qui a retenu les
savants de s'engager dans la voie où M. Nilsson s'avance en pionnier),
on objectera que les représentations mythologiques sont extrêmement rares
dans les œuvres d'art mycéniennes. A quoi M. Nilsson répond que l'on
constate la même indigence dans l'art géométrique, contemporain d'Homère,
donc à une époque riche en mythes. Il ne convient toutefois pas d'exagérer
outre mesure cette indigence. Les fouilles de Dendra (1926) ont donné une
représentation qu'on doit interpréter comme le mythe d'Europe et du
ces mêmes fouilles ont livré une image qui illustre l'histoire de Bel-
lérophon et de la Chimère ; enfin, on signale à Argos une gemme en steatite
du Mycénien Récent, représentant un combat de Centaures. Voilà trois
exemples de mythes grecs attestés à l'époque mycénienne, ce qui est pour
le moins significatif.
Β 18 Α. SEVERYNS

L'idée maîtresse du livre de M. Nilsson est longuement développée dans


le chapitre intitulé: Centres mycéniens et centres mythologiques, où les
trouvailles mycéniennes sont sans cesse confrontées avec la mythologie.

Voici d'abord l'Argolide. C'est la province qui de beaucoup


sur toutes les autres par le nombre et l'importance des sites et des
monuments mycéniens, par la richesse des trouvailles et aussi par la
floraison des mythes. Les cycles les plus célèbres et les plus
sont attachés aux deux sites les plus fameux, Mycènes et Tirynthe,
qui, dès le commencement de l'époque historique, étaient tombés au rang
de cités tout à fait secondaires.
Mycènes a les cycles des Perséides et des Atrides. Persée est donné comme
le chef de la première maison royale de Mycènes. Dès l'époque mycénienne,
l'histoire de sa naissance devait être déjà soudée au conte folklorique de la
Gorgone. Persée est fils de Danaé, c'est-à-dire « la Danaenne », autrement
dit une jeune fille de la tribu des Danaoi. Le nom de cette tribu, déjà fort
oubliée dans Homère, paraît dans des inscriptions égyptiennes du temps
d'Echenaton et de Ramsès III : ce n'est donc qu'à l'époque mycénienne
qu'on a pu donner ce nom de Danaé à la mère de Persée. A l'origine, on
ne connaissait pas le nom du père de Danaé: Acrisios a été créé plus tard
pour rattacher la généalogie de Persée à Argos, la capitale de l'Argolide
à l'époque historique.
La seconde maison royale de Mycènes est celle des Atrides. Le chef de
cette famille est Atrée, que Wilamowitz a eu tort de considérer comme une
fabrication artificielle et récente: il est du reste impossible de donner l'éty-
mologie de ce nom. Dans la généalogie de la famille, Pélops est un
ajouté après coup : c'est le héros éponyme des Pélopes, tribu
qui donna son nom au Péloponèse. C'est pourquoi, à une date
ancienne, on fit de lui l'ancêtre de la maison royale qui dominait
sur la péninsule. D'autres mythes relatifs à Pélops sont plus récents, comme
ceux qui le rattachent à l'Asie Mineure et aux légendes d'Olympie. Quant
à Agamemnon, il est bien de Mycènes, et non, comme le voudrait Bethe,
un roi sans terre qui n'aurait été qu'un chef de guerre; il n'est pas
un ancien dieu déchu : ce dieu n'a jamais existé que dans l'imagination
des commentateurs de Lycophron. On doit également rejeter comme
de fondement la théorie de Wilamowitz, qui prétend qu'Agamem-
non est originaire d'Asie Mineure, et que c'est Homère qui l'a transplanté
à Mycènes. Les mythes qui l'entourent sont de date mycénienne: à l'époque
historique, quand Mycènes n'était plus qu'une bourgade sans importance,
personne n'aurait imaginé de localiser là un ensemble mythique aussi
l'épopée grecque. 319

Tirynthe, la seconde des cités mycéniennes en Argolide a pareillement


des mythes très célèbres. L'Héraclès qui accomplit ses Travaux est
à Tirynthe, mais sa légende occupe une telle place dans la mythologie
grecque, qu'il faudra lui consacrer un chapitre spécial.
Le second grand personnage mythique de Tirynthe est Bellérophon. Ceci
bouscule les idées traditionnelles, parce que, dès l'époque historique, Co-
rinthe et Sicyone réussirent à s'approprier ce héros. Mais les généalogies
qui justifient ces prétentions ne méritent guère de créance. Il faut, avant
tout, retrouver le noyau de sa légende, la fable qui sert en quelque sorte
d'introduction à ses aventures (mise à mort de la Chimère, batailles avec
les Solymes et les Amazones, etc.) : cette fable — le thème folklorique de
la femme de Proetos — est localisée à Tirynthe, ce qui suppose qu'elle
aux beaux jours de la civilisation mycénienne. Les aventures de
Bellérophon se placent dans la lointaine Lycie, et elles étaient connues dès
l'époque mycénienne, comme le montrent les trouvailles de Dendra. Cette
localisation en Lycie d'un mythe mycénien n'a rien d'étonnant, si l'on
tient compte d'un certain nombre de faits. Il faut noter d'abord que les
plus rudes adversaires des Grecs dans la guerre troyenne, ce sont, après
les Troyens eux-mêmes, les grands chefs lyciens Sarpédon, Glaucos,
Il faut noter ensuite que, sur la côte occidentale de l'Asie Mineure,
l'Ionie est pour ainsi dire entièrement dépourvue de restes mycéniens et
n'a presque pas de mythes en dehors de certaines légendes de fondation,
alors que Rhodes, plus au sud, a des mythes et des restes mycéniens, et
qu'un héros rhodien, Tlépolémos, apparaît dans l'Iliade.
L'explication de tous ces faits est fort simple. La côte occidentale de
l'Asie Mineure a été colonisée par les Grecs à l'extrême fin de l'époque
mycénienne. Avant cette date, les tribus grecques en marche, attirées par
les pays de haute civilisation, Syrie et Egypte, suivaient une autre route,
celle qui longeait la côte méridionale de l'Asie Mineure. S'il n'est pas
sûr qu'un prince achéen régnait sur la Pamphylie vers 1330
(Forrer), il est certain que ces Grecs eurent à cette époque de nombreuses
occasions d'entrer en contact et en conflit avec les peuples qui habitaient
là, c'est-à-dire avec les Lyciens et les Ciliciens. Le souvenir de ces luttes
et de ces combats s'est conservé dans les mythes et dans les épopées. C'est
ainsi que les Lyciens en arrivèrent à jouer un rôle important, et que les
aventures de Bellérophon furent localisées en Lycie. Quant aux signes écrits
sur la tablette que, sur l'ordre' du roi de Mycènes, Bellérophon apportait
au roi de Lycie, il est impossible de ne pas y voir une allusion à l'écriture
minoenne que les Grecs apportèrent avec eux en Chypre. Les batailles
avec les Lyciens furent l'objet de récits épiques dont on retrouve l'écho
dans l'épopée troyenne, laquelle, comme toute épopée, se soucie peu
chronologique et géographique: Homère localise Pandaros en Troade
320 Α· SEVERYNS

par ignorance, et l'on aurait tort de partir de là pour prétendre, avec Wila-
mowitz et Finsler, que les Lyciens étaient originaires de la Troade. L'aède
a du reste commis la même erreur en ce qui regarde les Ciliciens, qu'il
place pareillement dans les environs de Troie: il les connaissait par la
comme un peuple puissant avec lequel les Grecs d'autrefois avaient
eu maille à partir. Il fit donc des Ciliciens le peuple sur lequel régnait
le beau-père du plus brillant des héros troyens. C'est sans doute au même
groupe de souvenirs que se rattache la mention par Homère du roi Cinyras
de Chypre, qui offrit à Agamemnon une cuirasse artistement ouvrée.
En résumé, le mythe de Bellérophon ne se comprend bien que si on le
fait remonter à l'époque mycénienne, et il me paraît qu'on doit adopter
entièrement les vues de M. Nilsson: elles ont, sur tant d'autres théories,
le grand avantage de mieux tenir compte des lois générales de l'épopée.
Les autres mythes d'Argolide ont moins d'importance. Celui des Proe-
tides, rendues folles par Héra (et non encore par Dionysos comme dans
la légende tardive rapportée par la Mélampodie), appartient à Tirynthe,
mais son origine mycénienne n'est rien moins que certaine. On doit en dire
autant du mythe d'Io, attaché à l'Héraion, qui fut construit sur un site
mycénien. Parmi les mythes d'Argos, le plus intéressant est celui des Da-
naïdes. Quelle réalité se cache derrière ce mythe des cinquante filles de
Dañaos tuant, la nuit de leurs noces, les cinquante fils d'Aegyptos? Il faut
noter que, dans la forme ancienne de la légende, l'acte de ces jeunes femmes
n'est pas considéré comme un crime, puisqu'elles ne subissent aucun
Ce doit être une action héroïque, d'un type analogue à celle de
Judith dans la Bible. Si, comme on le croit généralement, ce sont les filles
de Dañaos, leur nombre de cinquante s'explique assez mal. En réalité, le
mot Danaïdes signifie simplement jeunes filles de la tribu des Danaoi, et
cette interprétation fera mieux comprendre le sens du mythe. Les Grecs ont
connu l'Egypte au XIIe siècle, quand plusieurs de leurs tribus, et
les Danaoi, tentèrent d'envahir le pays. Nous savons en outre que ces
emigrants arrivaient avec leurs femmes et leurs enfants. On peut croire
qu'un certain nombre de ces femmes danaennes furent dérobées par des
Egyptiens, qui firent d'elles leurs concubines; qu'elles tuèrent leurs maris
et s'enfuirent. Cette interprétation que M. Nilsson donne du vieux mythe
peut paraître assez hardie, mais elle a au moins autant de vraisemblance
que celles qu'on a proposées jusqu'ici. Le mythe se rapporte à l'ensemble
de l'Argolide plutôt qu'à Argos même, qui n'avait pas grande importance
à l'époque mycénienne.
Reste un site remarquable par ses monuments mycéniens et les brillantes
trouvailles qu'on y a faites. Il s'agit de la troisième des forteresses
d'Argolide, Midéa, dont les murailles délimitent une superficie plus
grande que celle de n'importe quel site en Argolide, et dont le roi fut
l'épopée grecque. 32 Í

enterré avec une masse d'objets précieux dans la tombe à coupole de Den-
dra, toute proche. Or, ce site important n'a pas de mythes, ce qui va à
l'encontre de la thèse principale de l'auteur. Cette exception a pourtant
une explication fort rationnelle. Les trouvailles faites à Midéa sont toutes
de l'Helladique Moyen et du Mycénien, aucune n'est d'une époque
A l'inverse de Mycènes et de Tirynthe, Midéa n'a pas eu
durant la période géométrique. L'occupation du site ayant cessé,
la tradition fut interrompue ou affaiblie, et Midéa fut oubliée dans les
mythes comme dans la vie de l'époque. A cette exception près, il y a une
correspondance étroite entre l'importance mythique des cités d'Argolide et
leur importance à l'époque mycénienne.

La même correspondance se retrouve dans d'autres parties du Péloponèse.


Sans doute, aucune des autres provinces ne peut rivaliser avec l'Argolide,
tant pour les mythes que pour les restes mycéniens; cependant, deux
ont donné des trouvailles plus nombreuses et plus importantes que
d'autres, savoir: la plaine de Laconie et la côte occidentale de la
grecque. Dans ces deux districts, on peut difficilement citer l'un ou
l'autre cycle mythologique important, mais plusieurs mythes à attaches
mycéniennes y sont localisés.

Voyons d'abord la Laconie. Contrairement à certaines théories qui


peuvent se prévaloir notamment de Pindare, et selon lesquelles Agamemnon
et son fils Oreste seraient originairement des Laconiens, M. Nilsson
péremptoirement que c'est là une erreur, née de l'ignorance de l'aède
homérique [Od. IV. 514 sqq.] et habilement exploitée par les Spartiates.
En ce qui regarde la mythologie laconienne, il y a lieu d'observer qu'elle
comporte moins des personnages de mythologie héroïque, que d'anciens dieux
relégués dans la mythologie. Ainsi, Hélène est une ancienne déesse, dont
l'origine remonte à l'époque mycénienne, et qui resta toujours une déesse
à Sparte; son culte est associé au culte mycénien de l'arbre. Qu'on la
aussi en Attique, cela n'a rien d'étonnant, puisqu'une même divinité
peut être honorée en différents lieux à la fois. Déesse de la végétation, son
destin était d'être enlevée, tout comme Coré-Perséphone dont le culte est
analogue. Le mythe racontait que la vieille déesse préhellénique Hélène fut
dérobée; mais les Grecs envahisseurs ne saisirent pas le sens profond de
cette légende; ils en retinrent seulement un fait — si courant dans cet
âge héroïque, où beaucoup de contestations n'avaient d'autre origine qu'un
vol de bétail ou de femmes — celui qu'une femme nommée Hélène avait
été dérobée. Quand on donna pour cause à la guerre troyenne le rapt d'une
femme particulièrement belle, on attribua à cette femme le nom de la déesse
dont les Grecs savaient qu'elle avait été ravie, mais dont le culte était
322 A. SEVEBYNS

que partout tombé en désuétude. Ou peut-être vaut-il mieux de dire


fut remplacée dans les légendes de culte par Coré, qui conserva
une grande dignité, n'étant pas, comme Hélène, mêlée à la
héroïque. En conséquence, Hélène fut traitée comme une femme
On fit d'elle la reine de la cité où elle continuait d'être spécialement
honorée; quand elle fut introduite dans le cycle troyen, elle tomba plus
bas encore, jusqu'à devenir la femme qui trahit ses devoirs pour suivre un
prince asiatique.
A côté de cette grande vedette, il y a peu de chose à dire sur les autres
mythes laconiens. Hyacinthe, comme son nom le prouve, est préhellénique ;
c'est un ancien dieu de la végétation qui fut supplanté par Apollon. Les
frères d'Hélène, les Dioscures, sont à la fois des dieux et des héros, qui
peuvent avoir appartenu à la religion minoenne; mais ce n'est là qu'une
Hypothèse d'attente. Quant à leurs démêlés avec les Apharétides, il est
de savoir s'ils remontent jusqu'à l'époque mycénienne.
En résumé, la Laconie a, d'une part, des restes mycéniens, mais moins
nombreux et moins importants que ceux d'Argolide, et, d'autre part,
mythes, mais moins nombreux et moins importants que ceux
notamment en ce qui regarde les mythes héroïques.

Nous passons ensuite au Royaume de Pylos, auquel M. Nilsson


consacre un exposé archéologique tout à fait remarquable, fondé sur les
belles recherches de N. Yalmin en Messenie. La Messenie occidentale et la
Triphylie ont été occupées par une population mycénienne très dense, venue
par voie de mer. Cet établissement mycénien correspond au domaine
de Nestor, roi de Pylos. Dörpfeld a raison de placer la capitale
de Nestor sur le site de Kakovatos en Triphylie, ce qui n'empêche
que la Pylos de Messenie ait pu faire partie du royaume de Nestor. Les
sept villes promises par Agamemnon à Achille (II. XI. 291 sqq.) devaient
se trouver en dehors de ce royaume, dans le golfe de Messenie. Les Pyliens,
comme on le verra plus loin, furent en relations avec les Minyens d'Or-
chomène: il suffira de noter pour l'instant que ces relations sont attestées
par l'existence d'une rivière Minyeios dans le district de Pylos. La
des Pyliens était assez précaire, à en croire l'épopée pylienne, dont
des fragments sont incorporés dans l'Iliade. Cette épopée, plus historique
que mythique, n'a pas été composée, comme le croit Wilamowitz, à
en Asie Mineure: comme d'autres épopées, celle-là n'a pu naître que
dans le pays où se placent les événements qu'elle raconte, à savoir chez les
Pyliens eux-mêmes. Ils l'apportèrent avec eux en Ionie, où certaines de ses
parties furent insérées dans l'Iliade, avec les transformations dont la poésie
épique est coutumière. L'épopée pylienne a conservé le souvenir d'une
défaite que les Epéens-Eléens infligèrent aux Pyliens, et comme cette
l'épopée grecque. 323

histoire n'a rien de glorieux pour ces derniers, il y a des chances pour
qu'elle repose sur un fond de vérité. Héraclès aurait été à la tête de cette
expédition contre Pylos: on verra plus loin que cette légende est née d'une
confusion de noms. Il reste que cette épopée pylienne glorifiait les
combats du vieil empire Viking contre les envahisseurs. Dans ce cas
encore, la théorie de M. Nilsson se vérifie, puisque les traditions épiques
et les restes mycéniens couvrent la même aire.

Le reste du Péloponèse (Arcadie, Elide, Achaïe) présente un


intérêt qu'on peut qualifier de négatif: rareté et pauvreté des trouvailles
mycéniennes, allant de pair avec la rareté et la pauvreté des mythes
L' Arcadie a quelques mythes, surtout des mythes de culte; sa
héroïque est de fabrication tardive. L'Achaïe est entièrement
de mythes. L'Elide a quelques mythes, comme celui de Salmoneus,
dont l'élaboration est probablement due aux idées religieuses du
de l'âge archaïque. Les mythes qui entourent l'institution des Jeux
Olympiques ne datent pas de l'époque mycénienne; aussi bien, malgré toutes
les recherches, on n'a rien trouvé de mycénien dans ce lieu célèbre entre
tous: ce sont des inventions récentes, transférées d'autres lieux à Olympie,
ou remaniées avec utilisation de quelques éléments plus anciens.

Les Iles Ioniennes sont liées à la légende d'Ulysse. Que la patrie


du héros soit Ithaque, comme le veut la tradition ou Leuoade, comme le
veut Dörpfeld, cela n'a guère d'importance, puisque, dans aucune de ces deux
îles, on n'a découvert de restes mycéniens (s). Si l'on n'a rien trouvé, c'est
que la légende d'Ulysse n'est pas un mythe héroïque, mais un roman, comme
l'a bien montré Wilamowitz. Un roman peut choisir et localiser ses héros
d'une manière arbitraire, et la localisation de leurs exploits peut être tout
à fait fantaisiste. Par ailleurs, comme son nom Odysseue l'indique, Ulysse
doit être un personnage déjà ancien. Il vivait à Ithaque, mais, chose curieuse,
les gens sur lesquels il règne s'appellent Céphalléniens — du nom ancien
d'une île qu'Homère nomme Doulichion, selon Dörpfeld, ou Samé, selon
d'autres. Contrairement à Ithaque et à Leucade, l'île de Céphallénie a livré
des restée mycéniens qui démontrent que la tradition épique d'un royaume
céphallénien est ancienne; mais ce royaume appartient à une période très
tardive du Mycénien et n'a pas eu grande importance. On pourrait
que le nom de ces insulaires, KephaUénes, en dorien Kephallànes, a
la même terminaison que plusieurs noms de tribus de la Grèce du nord-

(*) Ceci demandera sans doute une correction, puisqu'on signale des tombeaux
mycéniens, au sud de Vathy (Ithaque): voir Bequignon, Guide de Grèce (1932),
p. 492.
A. SEVERYNS

ouest, ce qui suppose qu'ils auraient envahi les îles au commencement de


l'âge archaïque — date bien tardive pour la poésie épique — et qu'ils
donné leur nom à l'île après l'époque homérique. Mais l'hypothèse
même que les noms de tribus terminés en -ânes et -ënes sont exclusivement
nord-occidentaux, n'est pas absolument certaine. On ne sait pas pourquoi
Ulysse a été localisé à Ithaque; mais on doit remarquer qu'aucun vieux
cycle de mythes n'est attaché à ce héros si connu. L'histoire de son retour
est un roman; ses aventures en mer sont des histoires de marins, de celles
qu'aiment les peuples navigateurs et qui étaient en vogue à l'époque de la
colonisation grecque. Originairement, ces histoires n'étaient pas propres
à un personnage déterminé; on les mettait sur le compte de tel ou tel
qui paraissait le mieux indiqué, et Ulysse convenait à merveille
comme roi d'un lointain empire insulaire. D'autres mythes relatifs à Ulysse
sont plus tardifs, et c'est à ces mythes qu'il doit sa gloire et au poète génial
qui fit de lui le type de l'homme avisé, habile à se tirer d'affaire, même
dans les cas les plus désespérés.

La Béotie vient immédiatement après l'Argolide pour l'importance de


ses restes mycéniens et pour ses mythes. Elle avait deux grands centres de
civilisation mycénienne, Thèbes et Orchomène. Bien que le temps les ait
moins respectées et que les fouilles y soient plus difficiles (la Thèbes
est exactement sur le même site que la Thèbes ancienne), il subsiste
assez de leur splendeur passée pour nous permettre de discerner leur
Un troisième site, la forteresse de Gla, dans une île du lac Co-
païs, a un vaste palais, mais aucune trouvaille n'y a été faite. La
fut évidemment abandonnée très tôt et si complètement oubliée, que
son nom ancien n'est même pas connu: on s'expliquera ainsi qu'elle ne
joue aucun rôle dans la mythlogie.

Dans la Béotie méridionale, nous trouvons Thèbes, grand


de civilisation mycénienne et de mythologie. Les cycles thébains ont
été traités par des épopées posthomériques, sur lesquelles nous avons
renseignements, et par les poètes tragiques. La figure de premier plan
est celle d'Oedipe. C. Robert, dans son ouvrage classique, a eu tort de
faire de lui un ancien dieu dépossédé: c'est un personnage de conte
qui, par sa victoire sur la Sphinx, gagna la main d'une reine et
un royaume. Il n'a pas non plus de fondement historique, comme certains
l'ont prétendu. [Je note en passant que M. Nilsson n'a pas cru devoir
tenir compte du «Trésor de Thisbé », ce qui honore sa probité de savant,
mais il serait temps, je crois, d'en finir une bonne fois avec cette étrange
trouvaille: si c'est un faux, qu'on n'en parle plus; si ce n'est pas un faux,
qu'on en tire toutes les conclusions possibles, car elles seraient d'une impor-
l'épopée grecque. 325

tance capitale pour l'histoire des légendes épiques à l'époque mycénienne].


Donc, Oedipe fut localisé à Thèbes: en conséquence, il devint roi de
et il fut inséré dans la généalogie de la maison royale. Au conte
primitif, on ajouta deux motifs, qui firent la vraie grandeur de ce
mythe: l'homme qu'il tua était son père, la femme qu'il épousa était sa mère.
Le nom du héros, Oidipous, est incontestablement grec, mais il appartient
à un type de formation très ancien, qui avait disparu de la langue
à l'époque historique. Ce nom lui fut donné parce qu'enfant, il fut
exposé; mais cette exposition elle-même n'existe que parce que l'enfant
épousera un jour sa mère. Par conséquent, l'élargissement du conte
par ces nouveaux éléments (exposition d'Oedipe, mariage avec sa
mère) s'est fait à l'époque mycénienne. Les récits populaires ont leur
à eux, et, dans le cas présent, elle est terrifiante: quand on se
comment la reine était devenue veuve, on l'expliqua par un autre
motif populaire, en disant qu'Oedipe, sans le savoir, avait tué son père.
Ce dernier motif est peut-être plus récent que les autres, mais il peut
aussi à l'époque mycénienne, qui aurait ainsi créé dans ses grandes
lignes ce mythe si dramatique et si complexe. Nous ignorons pourquoi il
fut localisé à Thèbes, mais cette localisation même suppose que Thèbes
était alors une ville célèbre.
Sur ce mythe d'essence populaire se greffe un autre mythe de type
historique, celui de la Guerre des Sept: après Wilamowitz, Meyer,
Robert, M. Nilsson admet que c'est une réminiscence d'une guerre faite
contre Thèbes par des princes argiens alliés. Les avis ne diffèrent que
quand on veut savoir quand et comment les deux mythes d'Oedipe et de la
Guerre de Thèbes ont été soudés l'un à l'autre. M. Nilson discute de près la
théorie de C. Robert; il ne peut admettre, notamment, que les grandes idées
mythologiques aient été conçues seulement au VII* siècle, et sur ce point
on doit, je crois, lui donner raison. D'après lui, la mythologie ancienne a
connu deux grandes expéditions, celle de Troie et celle de Thèbes; il était
tout naturel de donner pour chef à cette dernière le roi de Thèbes le plus
fameux, Oedipe ; mais quand on donna pour cause à la guerre thébaine
des deux frères, Oedipe ne pouvait plus en être le chef; Oedipe est
un intrus dans le mythe de la Guerre de Thèbes, et cette intrusion créa
des difficultés qui ne purent être résolues. Sans doute, ces idées de M.
peuvent se défendre et elles ne manqueront pas de séduire beaucoup
d'homérisants ; j'avoue cependant que certains détails ne me paraissent pas
tout à fait au point dans ce problème compliqué, dont la solution est peut-
être impossible. Je ne vois pas pourquoi, par exemple, Oedipe aurait été
le chef de la Guerre de Thèbes dans une des formes anciennes de la légende ;
quant au passage si souvent cité d'Hésiode [Trav. 161 sqq.] qui parle de
ceux qui, sous les murs de Thèbes aux Sept Portes, faisaient la guerre pour
326 A. SEVERYNS

les troupeaux d'Oedipe, je me demande si on ne pourrait pas le comprendre


autrement et expliquer l'expression « les troupeaux d'Oedipe » comme une
tournure poétique pour dire « l'héritage d'Oedipe » : le texte hésiodique
serait ainsi une allusion à la Thébaïde cyclique, ou du moins aux faits que
chantait cette épopée.
Quant au mythe des Sept, il nous est impossible de dire à quelle époque
remonte la légende qu'ils étaient sept, ni plus ni moins, ni quels étaient les
noms des chefs dans les versions les plus .anciennes. Un personnage est
cependant essentiel et ne peut guère avoir varié: c'est Adraste, le chef de
l'expédition. Il régnait sur une cité quelque part en Argolide, on ne sait
au juste laquelle, bien que sa généalogie le rattache à la maison royale
d' Argos. C'était sans doute un roitelet énergique qui chercha à se rendre
maître de Thèbes.
Parmi les autres chefs, Amphiaraos et Tydée apparaissent dans toutes
les versions comme ayant joué un rôle plus important que les autres.

ι
est un personnage ancien, qui avait son culte en Béotie; Tydée
est le type du chevalier errant de l'époque mycénienne et il est
originaire d'Etolie. Il faut citer encore Capanée, qui a quelque
avec Tydée, mais qui est surtout intéressant par la mort
de sa femme Evadné sur le bûcher: c'est là une coutume préhellénique,
qu'on doit considérer comme un témoignage précieux sur les coutumes
des Mycéniens. Euripide est le premier auteur qui en parle et il
n'a pu inventer cet épisode. Si M. Nilsson a raison, il faudrait en conclure
qu'Euripide doit ce détail directement ou indirectement à un poème
du groupe thébain.
D'après ce qui précède, M. Nilsson ne peut accepter le point de vue de
Robert, qui croit à la formation du cycle des légendes thébaines en Asie
Mineure : ce cycle était constitué dans ses grandes lignes dèa l'époque
puisque le chef de l'expédition et trois de ses principaux
remontent sûrement à cette date.
Le sentiment qu'une grande expédition ne pouvait se terminer par un
désastre a créé le mythe des Epigones, les fils des Sept, qui prirent et
Thèbes. Ce mythe est tardif, très tardif même si nous en croyons
Robert et Wilamowitz; plus prudent, M. Nilsson n'ose pas affirmer qu'il
soit post-mycénien, puisque, aussi bien, un des épigones, Diomède, remonte
certainement à l'époque mycénienne.
Thèbes a encore un autre grand mythe, celui de Cadmos. M. Nilsson
l'opinion aujourd'hui courante selon laquelle Cadmos, originaire d'Io-
nie, aurait été transféré à Thèbes. Cette théorie soulevant des difficultés
il en propose une toute différente, qui a sans doute plus
de chances de toucher à la vérité. Un vieux mythe, hérité des temps
racontait que Thèbes fut fondée par le héros éponyme de la tribu
l'épopée grecque. 327

qui habitait la ville, les Cadméens. Le fondateur devait donc venir de


Le vieux mythe ne disant pas ou ayant oublié d'où venait ce Cadmos,
le champ était ouvert aux conjectures. Or, au commencement de l'âge
les étrangers qui visitaient le plus les pays grecs étaient les
Les Grecs d'alors ne connaissant guère d'autres étrangers que ceux-
là et Cadmos devant être un étranger, on fît de lui un Phénicien. Le mythe
de ses voyages, qui ressemblent aux déplacements des Phéniciens dans
l'Egée, la généalogie qu'on lui donna, tout cela découle naturellement de
l'hypothèse qu'il était phénicien d'origine. Le fait que son nom reparaît
en Ionie doit s'expliquer par le fait que les emigrants béotiens, qui le
comme leur ancêtre, donnèrent ce nom à diverses localités de leur
nouvelle patrie.
Comme on peut le voir, M. Nilsson n'accepte pas la séduisante théorie,
que j'ai adoptée provisoirement , après d'autres (*), selon laquelle le mot
« Phoinikes » aurait, à l'origine, désigné les populations de peau rouge
que les premiers Grecs rencontrèrent dans le bassin de la Méditerranée,
les Minoens; le même sobriquet aurait servi plus tard à désigner les
qui, dans la période archaïque, remplacèrent les Minoens en
c'est-à-dire les Phéniciens. M. Nilsson ne cache pas ses sympathies
pour cette théorie, mais il la repousse parce que « de toute évidence, la
civilisation mycénienne a été introduite en Grèce par des Vikings grecs, et
non par des colons minoens». Je dépasserais les limites de la présente
chronique en discutant cette affirmation, qui paraît trop absolue. On doit
admettre avec M. Nilsson que les « Mycéniens » étaient des Hellènes ; mais
on doit sans doute ajouter l'importante restriction que c'étaient des
débarbarisés au contact des Minoens ou Cretois; ils adoptèrent du
mieux qu'ils purent la civilisation de ces derniers; ils leur empruntèrent
notamment des caractères d'écriture qui convenaient si mal à la langue
grecque, qu'on dut plus tard faire appel aux lettres phéniciennes. Enfin,
que des Minoens aient occupé la Grèce avant les Hellènes, cela paraît
par les nombreuses légendes où l'on voit Minos s'occuper des
de Grèce, et ces légendes ne peuvent toutes être d'une époque

A la Béotie septentrionale et à la Thessali e, M.


consacre une paragraphe vraiment passionnant. La grande cité de cette
région est Orchomène, qui, pour l'importance archéologique, peut
avec Thèbes, mais qui, contrairement à Thèbes, n'a pas un grand cycle
mythique qui lui soit propre: il faudra donc justifier cette exception à la
règle établie par M. Nilsson.

(*) Anachronisme» homériques in: Serta Leoâiensia, I. 1930,


328 A. SEVERYNS

Des deux premiers rois orchoméniens, Andreus et Etéocle, il y aura peu


de chose à dire, aussi longtemps qu'on ne sera pas mieux renseigné sur les
rois achéens identifiés par Forrer dans les textes hittites. Les poèmes
n'ont pas beaucoup à dire d'Orchomène. Dans un passage de la
Nékyia, Nélée, roi de Pylos, est le gendre d'un roi d'Orchomène; dans un
passage de Vlliade, Orchomène et Thèbes d'Egypte figurent côte à côte
pour leur richesse: à propos de ce dernier passage, on doit donner raison
à Miss Lorimer, qui soutient, contre Wilamowitz, qu'il ne peut être de date
récente et qu'il reflète l'importance d'Orchomène à l'époque mycénienne.
S'il n'y a pas de cycle mythique proprement orchoménien, il n'en est
pas moins vrai qu'Orchomène et les Minyens apparaissent dans d'autres
mythes, et il faut essayer de voir quel fut leur rôle dans la Grèce primitive.
De Minyas lui-même il n'y a rien à dire, sauf qu'il est le héros éponyme.
En revanche, le mythe d'Athamas (Néphélé, ses enfants Phrixos et Hellé,
leur marâtre Ino, leur fuite sur le bélier à toison d'or) offre beaucoup
parce qu'on peut en discerner facilement les éléments. Le noyau de
cette légende est la mise à mort d'un membre de la famille d'Athamas, soit
Phrixos, soit Athamas lui-même; ce genre de sacrifice, encore pratiqué à
Halos en Thessalie à l'époque historique, a pour causes habituelles la
les mauvaises moissons, la famine. Par là s'explique le rôle de la
toison: c'est le costume que revêtaient les hommes dans les cérémonies où
l'on implorait Zeus pour avoir de la pluie. Par là s'explique aussi que la
femme d'Athamas soit nommée Néphélé: c'est le nuage bienfaisant qui
amène la pluie longtemps désirée. Comme le sacrifice historique des Atha-
mantides eut lieu à Halos en Thessalie dans le culte de Zeus Laphystios,
on localisa Athamas en Thessalie autour de Halos. Mais telle ne peut avoir
été la localisation primitive; car il n'y a de mont Laphystios qu'en Béotie,
entre Orchomène et Coronée, et c'est évidemment de là qu'a dû venir le
culte de Zeus Laphystios. C'est de là aussi que doit venir Athamas, et
cette localisation, basée sur le culte, est confirmée par de nombreuses
d'Athamas conservées dans les mythes autour du lac Copaïs. Il en
aussi que quand des auteurs anciens (un scoliaste d'Apollonius de
Rhodes, Hellanicos) affirment qu'Athamas était fils de Minyas et qu'il
à Orchomène, dont il était roi, ces auteurs reproduisent une vieille
qu'il serait imprudent de rejeter.
Au mythe d'Athamas est lié celui des Argonautes, qui partirent d'Iolcos
à la conquête de la Toison. Les fouilles nous ont appris qu'Iolcos est la
plus septentrionale des cités mycéniennes et qu'elle formait à l'époque
un centre important avec la contrée environnante. Le
des Argonautes en cet endroit n'a donc rien d'étonnant.
Ces Argonautes sont appelés Minyens par les auteurs anciens: mais
cette qualification leur vient-elle du fait, allégué par Apollonius de Rhodes
l'épopée grecque. 320

et son scoliaste, qu'ils descendaient des filles de Minyasl C'est là une


personnelle d'Apollonius, et la véritable explication a été donnée
depuis longtemps par Buttmann: si les gens d'Iolcos sont appelés
des Minyens, c'est parce que les Minyens n'habitaient pas
seulement le nord de la Béotie, mais encore le sud de la Thessalie. Le mythe
même prouve la justesse de cette hypothèse: les Argonautes allaient
la Toison d'or, et la toison est inséparable du culte de Zeus Laphys-
tios, dont le centre originel est le mont homonyme au sud d'Orchomène;
par conséquent, le mythe des Athamantides et des Argonautes touche à la
fois au nord de la Béotie et au sud de la Thessalie. Il est donc naturel de
supposer que ces deux régions, dont les cultes et la toponymie offrent
du reste tant de points de contact, ont été habitées simultanément par les
Minyens.
C'est à la lumière de ces faits qu'il faut examiner les généalogies. Dans
la généalogie commune, Athamas est fils d'Aiolos [et non de Minyas, comme
chez Hellanicos] et frère de Crétheus, Salmoneus, Sisyphe et Périérès. De
tous ces personnages, créés à une époque tardive, Salmoneus seul est
à cause de sa fille Tyrô, femme de Crétheus et bien connue par
V Odyssée. On a cherché à savoir si elle était originaire de Pisatide ou de
Thessalie. C'est peine perdue: la seule chose qu'on puisse dire d'elle, c'est
que, dès les temps les plus anciens, elle est liée à la fois aux pays de
Thessalie et de Pisatide (Pylos), sans qu'on sache au juste d'où elle était.
Cette généalogie suppose en tout cas des relations mythiques entre la
Thessalie et le royaume de Pylos, dont la Pisatide n'était qu'un district.
D'un autre côté, d'après la Nékyia, Nélée épousa Chloris, la plus jeune des
filles d'Amphion, le roi d'Orchomène. Ce n'est pas là une invention
et le fait important à retenir, c'est qu'une reine pylienne était la
fille d'un roi d'Orchomène, et que par conséquent des relations étroites
existaient entre les Minyens et le royaume de Pylos. Si donc à date
Pylos est en relations avec la Thessalie, d'une part, et avec les
Minyens, d'autre part, les relations des Minyens avec la Thessalie ne
pas être des inventions récentes. Cet ensemble complexe de relations
ne peut remonter qu'à l'époque mycénienne; c'est à la même époque que
Frickenhaus et Müller placent TAmphictyonie de Calaurie, qui groupait des
cités maritimes d'Argolide et d'Attique et Orchomène, qui se trouve à
des terres en Béotie. La présence d'Orchomène dans une telle ligue
ne se comprend qu'à une époque où cette cité avait des intérêts ßur mer :
ce n'est pas le cas à l'époque historique, mais cette situation d'Orchomène
correspond bien à la période d'opulence dont parle V Iliade.
D'après tout cela, il faut admettre que les Minyens étaient un grand
peuple commerçant de la fin de l'époque mycénienne; ils avaient des ports
comme Iolcos; leur capitale, Orchomène, était au milieu des terres et sa
richesse dépendait en partie des plaines fertiles recouvrées par le drainage
330 A. SEVERTNS

du lac Copaïs. Ce commerce et cette richesse expliquent aussi les relations


de Minyens avec le pays de Pylos: c'était un poste intermédiaire pour le
commerce minyen, qui passait peut-être aussi par Delphes.
La période de splendeur des Minyens se place à la fin du Mycénien, après
la grande expédition contre Troie. Comme c'était un peuple commerçant
bien plus qu'un peuple guerrier, l'épopée eut peu de chose à dire d'eux:
elle garda seulement le souvenir de la richesse d'Orchomène. Si l'on fit
partir de ports minyens les deux plus grandes expéditions maritimes — celle
de Troie et celle des Argonautes — c'est que les ports minyens étaient les
plus animés en Grèce au crépuscule des temps mycéniens. De là vient que
la flotte achéenne, commandée par un prince d'Argolide, Agamemnon, se
rassembla, contre toute vraisemblance, dans le port minyen d'Aulis: on
voit très bien par ce cas typique que l'épopée ne s'est pas mise en peine de
coordonner logiquement deux faits d'âges différents. La seconde
liée à des mythes minyens, s'acquit une gloire propre, l'expédition
des Argonautes qui allaient chercher en Colchide la Toison d'or. Elle
d'Iolcos, le centre mycénien dans le golfe de Volo.
Les Minyens sont une des nombreuses tribus grecques venues du nord
pour envahir l'Hellade; ils remplacèrent les Mycéniens tout à la fin de
l'époque mycénienne. Les routes du sud et du sud-est leur étant fermées
par les gens d'Argolide, ils se tournèrent vers le nord-est ou, peut-être,
allant par terre et traversant le golfe de Corinthe, ils se dirigèrent vers
l'ouest. Le temps des vastes entreprises guerrières étant fini — la Grande
Guerre de Troie n'était plus qu'un souvenir du passé — ils se mirent au
commerce et à la culture de leurs terres, mais ces occupations pacifiques
diminuèrent leur importance dans la mythologie. Ils perdirent leur
au cours d'une guerre contre Thèbes; nous n'avons pas les moyens
d'établir avec certitude la date de ce désastre; les récits mythiques le
avec plusieurs variantes qui, toutes, font intervenir Héraclès. Ce
qui pouvait encore subsister de la puissance minyenne fut détruit lorsque
les Doriens envahirent à la fois la Béotie et la Thessalie. Certains des
semblent avoir émigré; ils participèrent à la colonisation de la côte
occidentale de l'Asie Mineure, vers la fin de l'époque mycénienne. Des
chassés de leur patrie, vinrent les y rejoindre et jouèrent un rôle de
premier plan dans la colonisation. C'est pour justifier les prétentions
d'être la mère des cités grecques d'Ionie, qu'on imagina plus tard un
« double » de Nélée, dont on fit un fils de Codros ; c'est pour la même
qu'on montra les Pyliens émigrés faisant un crochet par Athènes avant
de gagner l'Ionie; c'est pour la même raison enfin que les derniers rois
d'Athènes furent supposés être des Néléides.
Une dernière question se pose: à quelle grande tribu grecque
les Minyens? M. Nilsson croit pouvoir répondre que c'étaient des
l'e>opée gkecque. 33 t

Ioniens, en raison surtout du rôle qu'ils ont joué dans la colonisation de


l'Ionie.
Il reste peu de chose à dire sur la Thessalie, qui, comme la Béotie, est
un pays de nombreuses tribus. Achille doit sa gloire au grand poète qui
fit de lui le personnage principal de Vlliade. Il était le chef des Myrmidons,
qui habitaient la région au nord de l'Othrys et à l'ouest du golfe de Pa-
gasae, jusqu'au mont Pélion (== Phthie) et la vallée du Sperchios (= Helleu),
en d'autres termes, la partie septentrionale du domaine recouvert par les
Mycéniens. Achille doit être un héros ancien, puisque, par certains traite,
il appartient au folklore; mais il est difficille de dire si sa légende remonte
jusqu'à l'époque mycénienne. On peut cependant le supposer, et alors, les
Myrmidons seraient une tribu achéenne qui aurait repoussé la tribu
des Minyens vers la Béotie, l'Eubée et finalement l'Asie Mineure. La
domination des Myrmidons marquerait ainsi un stade intermédiaire entre
la domination des Minyens et l'invasion finale des Doriens. Quant au mythe
des Centaures, attesté par des œuvres d'art du Mycénien Récent, il n'est
pas spécial à la Thessalie.

La dernière région qu'il nous faut examiner est l'A 1 1 i q u e . Les fouilles
ont montré en elle une contrée tout imprégnée de civilisation mycénienne;
mais les restes en sont moins importants et ne peuvent soutenir la
avec ceux de Béotie et surtout ceux d'Argolide. Rien d'étonnant,
par conséquent, si la mythologie attique est pauvre, malgré tout ce que les
Athéniens, aidés de leurs grands poètes, ont forgé à une date tardive. La
liste des rois d'Athènes n'est qu'une compilation relativement récente, faite
d'éléments différents et de héros variés, qui sont souvent redoublés, soit
pour allonger la liste, soit pour faire disparaître certaines contradictions.
On peut laisser de côté des mythes comme ceux d'Ion, de Céphale et
de Procné et Philomèle, dont les rapports avec l'époque mycénienne
ne sont pas démontrables. Il n'en va pas de même pour le seul grand mythe
attique, celui de Thésée.
On admet généralement, et avec raison, que la gloire de Thésée a grandi
au fur et à mesure que grandissait la gloire d'Athènes, dont il devint le
héros national. Dans les monuments athéniens du commencement de l'âge
archaïque, Héraclès est au premier plan, et Thésée presque absent. Sa
grandit avec les Pisistratides, jusqu'à devenir, aux beaux jours du
Ve siècle, la personnification même de la démocratie athénienne, le
personnage d'un cycle qui eut la prétention de rivaliser avec le cycle
d'Héraclès, et peut-être de le supplanter. Le cycle de Thésée doit cependant
avoir un noyau ancien autour duquel se sont cristallisées les additions
et c'est ce noyau ancien qu'il importe de dégager.
332 A. SEVERYNS

Les plus récentes de ces additions, ce sont les aventures de Thésée


son voyage de Trézène à Athènes (Sinis, Sciron, Procuste, etc.) :
ces mythes devaient exister, sous une forme que nous ignorons, avant d'être
appliqués à Thésée, mais l'attribution de ces exploits au héros athénien ne
peut remonter plus haut que le commencement des temps historiques.
Il faut ensuite considérer le mythe de sa naissance et de sa jeunesse avant
l'accomplissement de ces exploits. Wilamowitz croit que Thésée est
de Trézène; Robert, au contraire, croit que le mythe de la naissance
de Thésée ne fut créé qu'au VIe siècle. L'opinion de Wilamowitz a contre
elle deux arguments très forts. Le premier, c'est que Trézène, d'après les
fouilles qui y ont été faites, semble de fondation post-mycénienne; le
c'est que les mythes incontestablement anciens, dont il va être question,
localisent Thésée en Attique. On doit en conclure que Thésée est athénien,
et que sa naissance à Trézène est un remaniement. De même, Pittheus, le
père de sa mère, est d'origine attique; sa mère, Aethra, n'est pas non plus
de Trézène, bien qu'on doive reconnaître qu'on n'a d'elle aucune trace en
Attique. La vérité oblige à dire aussi que nous ignorons pourquoi Thésée
fut localisé à Trézène; mais il n'est pas douteux que l'histoire de sa
est une addition tardive.
Restent donc trois exploits d'origine ancienne.
La capture du Taureau de Marathon a une parenté évidente avec celle
du Taureau Cretois par Héraclès. Il est probable que ce mythe appartient
au groupe ancien, sans qu'on puisse le démontrer avec des arguments d'une
absolue certitude.
Le rapt d'Hélène par Thésée est localisé en Attique, à Aphidnae, qui
était habitée dans les temps mycéniens. Hélène appartient aussi à l'Attique,
puisque les Chants Cypriens faisaient d'elle une fille de Némésis, qui avait
un temple à Rhamnonte. Mais l'auteur préfère ne pas insister sur ce lien
entre Hélène et Némésis, qui lui paraît tardif: c'est possible, mais non
On a vu plus haut qu'Hélène est une déesse préhellénique de la
dont le destin est d'être dérobée; que ce mythe, purement religieux,
de l'enlèvement d'une déesse par un dieu fut sécularisé par les envahisseurs
grecs, et que l'épopée fit du ravisseur un prince asiatique. Le cas de Thésée
n'est pas le même, car, dans deux autres mythes, ceux d'Ariane et de
il dérobe également une déesse de la végétation. Il peut donc avoir
été originairement le principal personnage masculin du vieux mythe.
Le mythe d'Ariane est trop connu pour qu'il soit besoin d'y insister
longtemps. Il remonte incontestablement à l'époque mycénienne la plus
reculée, puisqu'il suppose que la Crète et Cnossos étaient encore en pleine
splendeur. En ce qui regarde Ariane, M. Nilsson a montré ailleurs qu'elle
est une déesse de la végétation, héritée des temps minoens et qui fut évincée
par Dionysos, dont elle devint la compagne. Entre Hélène et Ariane, déesses.
l'épopée grecque. 333

préhelléniques de la végétation, il y a donc beaucoup de ressemblances,


entre autres celle qu'elles furent toutes deux enlevées par Thésée. Ce sont
là, à n'en point douter, deux variantes d'un même mythe préhellénique,
dont le caractère sacré échappa aux Grecs immigrants.
Cette hypothèse est confirmée par un troisième mythe, où Thésée cherche
à dérober Persephone. Celle-ci étant identifiée à Coré, déesse de la
enlevée par Pluton, Dieu de la Mort, Thésée, une fois de plus, repa-
raissait dans son rôle traditionnel; mais comme cette fois, la personne à
enlever était aussi la Reine de la Mort, la tentative ne pouvait réussir,
d'après les idées courantes des Orees sur le pouvoir irrésistible de la
Mort. La vraie difficulté de ce mythe est ailleurs. On racontait que Piri-
thous aida Thésée à dérober Hélène; celle-ci ayant été donnée à Thésée,
Pirithous sollicita l'aide de son ami, lorsque lui-même voulut enlever une
autre femme, Persephone. On voit que l'amitié de Thésée et de Pirithous est
un moyen de coordonner deux mythes parallèles, qui sans cela eussent paru
incompatibles. Mais pourquoi Pirithous est-il un Thessalien, roi des
t A ce fait passablement étrange, on peut opposer la constatation
qu'il y a en Attique une famille de Peirithoidai qui donna son nom à un
dème, d'où l'on peut conclure que l'ami de Thésée vient d'Attique lui aussi.
Pour tout concilier, M. Nilsson conjecture que le Pirithous attique fut
avec un héros thessalien homonyme plus connu et roi des Lapithes.
Avant de continuer l'examen des théories de M. Nilsson, disons que celles
qui précèdent sur les mythes d'Hélène, d'Ariane et de Persephone dérobées
par Thésée, sur la personnalité de Thésée lui-même, vont à l'encontre des
idées généralement reçues. C'est en pareille matière que l'historien des
religions et l'historien des littératures ont le plus de chances de se heurter.
M. Nilsson place au même palier chronologique le rapt de ces trois femmes,
dont une seule a conservé sa dignité première de déesse. Un historien de
la littérature verrait sans doute les choses sous un angle différent. Il dirait,
j'imagine, que Thésée n'á pas atteint du premier coup la dignité de
professionnel; que le rapt le plus ancien dont on puisse l'accuser
est sans doute celui d'Ariane; que le rapt de Persephone est comme un
décalque rajeuni de l'aventure d'Héraclès aux Enfers; que le rapt d'Hélène
enfant est une « reprise » du rapt plus fameux d'Hélène mariée. Il dirait
pareillement qu'Hélène n'est pas devenue du premier coup la femme à la
beauté fatale, qui passe de bras en bras, puisque la liste de ses amants
s'allonge au fur et à mesure que vieillit l'épopée. Nous pouvons admettre
que le vieux mythe religieux d'Hélène ait été sécularisé une fois dans le
récit du rapt par un prince oriental; a-t-il pu l'être une seconde fois, et
d'une manière indépendante, dans le récit du rapt par Thésée? C'est moins
sûr, on en conviendra. M. Nilsson répond à l'objection en disant que Thésée
doit être l'ancien dieu mâle ravisseur de la déesse. C'est peut-être l'origine
334 Α· SEVERYNS

lointaine du mythe d'Ariane : est-ce aussi l'origine lointaine du mythe


et du mythe de Persephone? Ici, je ne puis m'empêcher d'avoir
scepticisme, au moins en ce qui regarde le mythe d'Hélène, le seul sur
lequel je voudrais attirer l'attention. En se plaçant sur le seul terrain
et sans vouloir déterminer l'époque à laquelle les légendes ont pris
la forme qui nous est aujourd'hui familière, on peut affirmer qu'avant
l'auteur de l'Iliade, la guerre de Troie et le rapt d'Hélène par Paris ne
plus être dissociés : c'est que le rapt d'Hélène convenait
comme préface à ce groupe de légendes. Transposons ce même rapt
dans le cycle de Thésée: il tourne court, il reste à l'état d'épisode secon-.
daire dans, la carrière de ce héros, alors que, dans cette même carrière, le
rapt d'Ariane peut faire naître une magnifique floraison épique. Les choses
se présentent comme si le rapt d'Hélène dans la légende de Thésée n'était
qu'une tentative passablement maladroite de raccrocher la légende, encore
assez pauvre, du héros attique aux légendes déjà très riches de la guerre
troyenne. Mais à quelle date peut remonter cette tentative? Faut-il y voir
l'œuvre de l'auteur des Chants Cypriens, où les deux rapts d'Hélène étaient
déjà racontés? On peut en douter, voici pourquoi. Dans le troisième
chant de l'Iliade [144], Aethra, fille de Pittheus, est servante d'Hélène à
Troie: cela suppose que l'auteur de ces vers connaissait déjà le rapt
par Thésée. L'hypercritique homérique classe le troisième chant de
l'Iliade parmi les « parties récentes » du poème, formule vague qui ouvre
la porte à toutes les hypothèses. Il est en tout cas antérieur aux Chants
Cypriens, parce que, dans le même chant de l'Iliade [237 sqq.], la légende
des Dioscures est à un stade beaucoup moins évolué que dans les Chants
Cypriens. On peut donc difficilement considérer la légende du rapt par
Thésée comme une pure invention des Chants Cypriens, destinée
à éclairer le passage de l'Iliade. Si toutes ces déduetions sont exactes,
Homère a connu la légende et s'est borné, ici comme ailleurs, à une simple
allusion en passant; lui et l'auteur des Chants Cypriens doivent avoir puisé
dans un cycle mythique déjà constitué au moins dans ses grandes lignes.
Nous aboutissons ainsi à un résultat assez analogue aux conclusions de M.
Nilsson, mais qui en diffère cependant par un point important : j'admettrais
volontiers que les deux rapts sont préhomériques, mais non point qu'ils
soient apparus simultanément et d'une manière indépendante. Je croirais
plutôt qu'Hélène fut introduite dans le cycle de Thésée à une époque où
l'ancienne déesse n'était déjà plus, et depuis longtemps, que celle qui fut
la cause de la guerre de Troie. Un dernier détail montre qu'on dut faire
violence à Hélène pour l'introduire dans ce cycle auquel elle était
étrangère: Hélène était une enfant, et non une femme, au moment
où Thésée la déroba. C'est· qu'en effet, si Thésée avait dérobé la femme de
Ménélas, il n'y aurait pas eu de Guerre de Troie, mais une Guerre d' Aphid-
L 'ÉPOPÉE GRECQUE. 335

nae. II est vrai que les amateurs d'hypothèses invérifiables, qui sont légion
dans le monde des homérisants, pourraient toujours dire que le rapt
enfant est un remaniement « tardif » d'une légende « plus ancienne »,
où elle était déjà femme, lorsque Thésée vint la voler à Sparte ...
Revenons maintenant, avec M. Nilsson, au rapt d'Ariane. Ce mythe fut
élargi et étoffé par l'addition des aventures de Thésée en Crète. Cette partie
de la légende remonte nécessairement à l'époque où le palais de Cnossos
était encore debout, donc avant 1400. L'Attique a d'autres mythes encore
où Minos joue un rôle. L'histoire de son fils Androgée — ce Cretois porte
un nom qui est du pur attique! — est une invention tardive, destinée à
expliquer l'origine du tribut sanglant qu'Athènes devait chaque année au
Mino taure. Quant aux mythes de Procris, Dédale, Scylla (fille de Nisos),
ils apparaissent comme des corollaires de celui de Thésée, et il vaut mieux
les considérer comme post-mycéniens.
Pour expliquer que ces réminiscences de la Crète minoenne ne se
qu'en Attique et dans les environs, M. Nilsson renvoie à une hypothèse,
déjà suggérée par lui, sur l'immigration des tribus grecques. D'après lui,
les Ioniens vinrent les premiers, pillèrent la Crète, commercèrent avec les
Cretois durant les deux premières périodes du Minoen Récent [1580-1400],
mais furent délogés d'Argolide par une nouvelle tribu grecque
les Achéens, qui finalement saccagèrent Cnossos vers 1400. Après
le sac de la capitale et le déclin de la civilisation minoenne, il n'y avait
plus rien à emporter de Crète ni à en raconter. Ainsi les mythes argiens
oublièrent les Minoens; mais les Ioniens, qui avaient vu le beau palais de
Cnossos debout dans sa splendeur, qui avaient connu la richesse et le
du Minos, en gardèrent le souvenir sous une forme mythique, dans la
province où ils avaient été re jetés, l'Attique.

Au terme de ce magistral exposé. M. Nilsson analyse brièvement un


mythe très important, qui, je ne sais trop pourquoi, n'a pas trouvé place
dans le chapitre dont on vient de lire la longue analyse. Il s'agit de la
Chasse de Calydon. Ce mythe semble faire exception à la règle de
établie par M. Nilsson entre l'importance mycénienne des
sites et la richesse des mythes qui y sont attachés. Pourtant, il y a peu de
sujets dont on ait dans l'art mycénien une peinture plus vivante que la
chasse au sanglier. Qu'on pense aux fresques de Tirynthe, qui montrent
une chasse et des dames qui s'y rendent en char: comment ne pas songer
que c'est une femme, Atalante, qui joue le rôle essentiel dans le mythe de
la, Chasse de Calydon? Ce mythe a donc bien des chances de remonter à
l'époque mycénienne. La seule objection qu'on puisse faire à l'hypothèse,
c'est que Calydon ne fut pas un centre de civilisation mycénienne. Ce
dernier point resterait à démontrer. Beaucoup de tessons mycéniens ont
336 A. SEVERYNS

été ramassés à la surface de l'acropole et il y a des murailles de date


cependant, les fouilles exécutées ces dernières années par Rho-
maios et Poulsen n'ont fait trouver que des restes d'époque historique. Mais
le site a deux collines, et sur la plus grande, l'acropole de Calydon, on a
trouvé des restes mycéniens. Ils comprennent un mur mycénien de
et des restes de deux maisons, dont l'une est à abside ; en terre on
a trouvé des tessons mycéniens. Cette acropole a été laissée inexplorée. Les
éléments dont nous disposons jusqu'à présent permettent de croire que
Cälydon était habitée à l'époque mycénienne. Comme c'était une cité à
murailles avec des maisons, cet établissement ne peut avoir été sans
Il vaudrait la peine que cette ville fût explorée pour voir si elle
a pu être le centre d'un mythe aussi célèbre que celui de la Chasse au
Sanglier. Il convient donc de réserver notre jugement sur ce point.

Jusqu'à présent, M. Nilsson a appliqué ses principes à l'étude des grands


cycles mythologiques dans leurs rapports avec les sites mycéniens; dans
les deux derniers chapitres, il se propose de traiter deux cycles qui n'ont
pas un caractère local, mais qu'on peut considérer comme panhelléniques :
celui d'Héraclès et celui des dieux de l'Olympe. Ici la méthode sera
on doit s'efforcer d'atteindre le probable et de voir en quoi ces mythes
reflètent quelque chose du monde mycénien.

Dans le mythe d'Héraclès, qui a été si souvent étudié, surtout par des
savants allemands, la première difficulté qu'on rencontre est le nom même
du personnage. Les héros de mythes ou de récits folkloriques ont des noms
qui peuvent se répartir en quatre types. Le premier comprend les noms
qui n'ont rien d'individuel, comme le Roi, la Princesse, etc.; ce type est
attesté dans les mythes grecs, encore qu'il y soit rare, e. g. : Créon, Creuse.
Le second comprend les noms descriptifs, comme Barbe-Bleue, Tom Pouce,
etc.; ce type est également rare en grec, où on peut citer Oedipe. Le
comprend les noms personnels, analogues à ceux que portent les
hommes ordinaires ; ce type est plus fréquent en grec ; il est plus rare dans
les contes populaires, qui généralement y ajoutent une détermination
à en faire un nom descriptif, e. g.: Jack the Giantkiller, der dumme
Hans, die faule Grethe, etc. Le quatrième comprend les noms qui rappellent
la patrie du personnage, comme Chrysès (« l'homme de Chrysé »), Briséis
(«la jeune fille de Brisé»), etc. ou sa tribu: Danaé («la jeune fille de la
tribu des Danaoi »), etc. Ce type se retrouve dans les traditions populaires
d'origine assez récente, e. g.: the Pedlar of Sivaffham, the Wise Men of
Gotham.
« Héraclès » est un nom personnel du troisième type ; ce n'est pas un
nom descriptif, tiré des rapports du héros avec Héra (« l'homme qu'Héra
337'
l'épopée grecque.

rendit célèbre »), parce que le nom doit être antérieur à ces rapports. Si
cet homme a réellement existé, son existence a aussi peu d'importance
pour le mythe que le vrai Docteur Faust pour la légende de Faust. Un
personnage comme Héraclès n'est pas localisé à l'origine; il peut être
en des endroits différents. Les cultes dont Héraclès a été l'objet lui
ont été ajoutés après coup : aucun de ces cultes n'a été associé à celui d'un
dieu, ce qui démontre que notre héros n'est pas, comme d'autres, un ancien
dieu déchu.
Le problème qu'il importe de résoudre, c'est de savoir si les mythes
d'Héraclès remontent à l'époque mycénienne. On a souvent prétendu que
le cycle d'Héraclès est l'œuvre d'un poète qui composa un poème sur le
héros. Rien ne prouve que cette épopée ait jamais existé, ni qu'elle soit
antérieure aux poèmes homériques; au demeurant, cette épopée
n'aurait pas créé les mythes, mais se serait bornée à faire un choix
dans des légendes déjà existantes. Tous les mythes n'ont pas été mis en
vers; beaucoup d'entre eux vivaient dans une tradition orale en prose, et
on peut supposer que tel fut aussi le cas de certaines légendes heracleennes.
Les mythographes anciens avaient groupé les nombreux mythes
en trois classes: 1. Les Douze Travaux, accomplis, sur l'ordre d'Eu-
rysthée, par Héraclès seul ou aidé de son cocher et fidèle ami, Iolaos; 2.
Les travaux accidentels ou Parerga, auxquels il fut amené durant
des Travaux; 3. Les Exploits (Praxeis), comprenant des
guerrières qu'Héraclès réalisa pour son propre compte ou des
entreprises dans lesquelles Héraclès se joignit à d'autres héros, comme
l'expédition des Argonautes. Ces nombreuses aventures sont encadrées par
les mythes de sa naissance, de sa mort et de son apothéose.
Ce classement est tout arbitraire. On voit très bien que les Parerga ne
sont pas autre chose que des travaux qui n'ont pas été reçus dans le cycle
canonique des Douze. Les Exploits, par leur nature même, s'avèrent d'une
date plus récente que les Travaux. Ainsi, l'expédition contre Pylos est le
remaniement d'un mythe plus ancien, comme on le verra dans la suite;
l'expédition contre Sparte et celle dans laquelle il soutient Aegimios, datent
de l'époque où Héraclès était considéré comme le champion des Doriens;
son expédition contre Troie remonte à une époque où le cycle troyen était
devenu si fameux, qu'il aurait manqué quelque chose à la gloire du héros,
si lui aussi n'avait vaincu les Troyens; enfin, son introduction dans la
légende des Argonautes est un mythe récent, puisque dans cette version,
Héraclès disparaît avant que l'expédition ait atteint son but. [On
que M. Nilsson raisonne comme je l'ai fait plus haut pour montrer
que Thésée est un intrus dans le mythe d'Hélène.]
Une étude consciencieuse des mythes héraeléens exige qu'on interroge le
témoignage d'Homère, que trop de savants ont une tendance à négliger au
B38 A. SEVERYNS

profit d'une hypothétique épopée sur Héraclès. A supposer même qu'une


telle épopée ait existé, il n'en reste pas moins qu'Homère donne, pour
mythes, des variantes importantes et qu'il en mentionne d'autres
dont on ne trouve plus trace après lui. Enfin, quoi qu'on fasse et quoi qu'on
dise, Homère demeure le plus ancien des témoins que nous puissions

Il connaît fort bien le cycle des Travaux qui furent imposés au héros,
bien qu'il n'en cite qu'un seul — Cerbère — et que nous ne puissions dire
avec précision ceux qu'il connaissait. En revanche, il raconte qu'Héraclès
blessa Héra à la poitrine et que la colère d'Héra causa la mort d'Héraclès.
Parmi les Exploits, il signale les expéditions contre Troie et contre Pylos.
Il mentionne Tlépolémos le Rhodien, fils d'Héraclès, le mythe de la
d'Héraclès à Thèbes, ainsi que les noms de ses parents, Alcmène et
Amphitryon. Enfin, la NékySa connaît sa femme Mégara et montre l'ombre
d'Héraclès chassant dans les Enfers.
Comme on le voit, le cycle d'Héraclès est très développé dans les poèmes
homériques; les traits essentiels et les trois catégories de mythes s'y
On constate cependant qu'Homère paraît ignorer le mythe de la mort
et de l'apothéose sur le bûcher de l'Oeta: on ne peut imaginer que cet
épisode capital soit dû à une épopée contemporaine d'Homère ou quelque
peu antérieure. On peut voir aussi par l'Odyssée qu'à l'époque d'Homère,
la légende d'Eurytos d'Oechalie n'était pas encore entrée dans le cycle
d'Héraclès.
Dans un passage de l'Iliade, Achille s'afflige à la pensée qu'il moura
jeune, mais se console en songeant qu'Héraclès lui-même n'a pas échappé
à la mort et qu'il fut dompté par la Moire et le courroux d'Héra. Ce
détail s'explique par la psychologie d'Achille à ce moment; il ne représente
pas un état ancien de la légende, car le vieux mythe ne pouvait pas se
terminer brutalement par la mort d'Héraclès.
Au contraire, c'est un trait ancien qui apparaît dans les mythes
blessa Héra au sein droit et qu'il atteignit Hadès d'une flèche. Cet
Héraclès-là est l'homme fort, confiant uniquement en sa force physique,
un type que créa et admira une époque rude et sans lois, un caractère
téméraire qui va d'un extrême à l'autre, capable de s'en prendre aux
dieux et de brandir des armes contre eux. Cet aspect de sauvagerie
des poètes comme Homère chercheront tout naturellement à
mais il se conservera, transformé en burlesque, dans les contes
c'est même Héraclès brutal, mais vu sous l'angle comique. C'est
comme un écho de cet Héraclès qui se retrouve dans les deux mythes
par Homère.
Le second de ces mythes doit encore être examiné à un autre point de
vue. Son combat avec Hadès eut lieu « à la Porte, chez les Morts » (έν Πΰλφ,
l'épopée grecque. 339

εν νεκύεσσιν)· Les mots du texte grec signifient « à Pylos », et se


à la cité de Pylos, mais on a reconnu depuis longtemps que ce «
» est en réalité la Porte du Monde Infernal. Ce combat est l'exploit
suprême du robuste héros, sa victoire sur la Mort. Homère ne comprit pas
le sens profond de ce mythe, parce que, esclave des idées de son temps,
il ne pouvait concevoir qu'un mortel pût vaincre la mort. Le sens du mythe
se perdit et l'histoire fut remaniée. « Pylos » devint la cité de ce nom dans
le Péloponèse, et c'est ainsi que fut créé le plus ancien des Exploits
l'expédition contre Pylos. [On eût aimé que M. Nilsson nous dise
si, dans l'épopée pylienne utilisée par Homère, Héraclès faisait déjà
de l'expédition des Epéens contre les Pyliens]. D'autre part, le combat
avec le Dieu de la Mort fut remplacé par la victoire d'Héraclès sur le
du Monde Infernal, Cerbère: ce mj7the nouveau contient la même idée,
transposée, d'une victoire sur la Mort.
Quand on eut oublié le sens des vieux mythes qui montraient Héraclès
terminant sa carrière par cette glorieuse victoire, il devint nécessaire de
trouver une autre fin à sa vie terrestre, conformément à l'idée nouvelle
qu'on se faisait de lui. Ce fut l'apothéose, la divinisation du héros mortel,
fait unique dans la mythologie grecque et qui a dû prendre son origine
dans le culte. Cette légende est peut-être posthomérique, encore qu'on ne
puisse rien conclure du silence d'Homère. Elle est née de la fusion de
deux éléments: le culte des feux de joie, et notamment celui qui était
sur le mont Oeta, où l'on précipitait des statuettes d'Héraclès, et la
croyance que le feu pouvait être un moyen d'acquérir l'immortalité. Sur
le mythe, ainsi créé, d'Héraclès montant du bûcher vers l'Olympe, vint se
greffer plus tard un autre mythe, très beau, celui de Déjanire.
Les mythes relatifs à sa naissance posent un tout autre problème, celui
de la localisation du héros. Il serait né à Thèbes, et par ailleurs, lorsqu'il
accomplit ses Travaux, il est à Tirynthe, comme vassal d'Eurysthée, roi
de Mycènes. Les mythographes anciens ont cherché à harmoniser ces
en racontant qu'Amphitryon, pour avoir tué son beau-père, Electryon,
dut s'enfuir de Tirynthe à Thèbes. Les mythographes modernes se
si Héraclès est, à l'origine, de Thèbes ou de Tirynthe, la plupart se
prononçant pour cette dernière cité. La question est oiseuse: Héraclès est
un de ces types dont l'histoire est racontée partout, sans qu'à l'origine, il
soit lié à une localité déterminée; il n'a pas émigré d'une cité à l'autre.
Par conséquent, sa localisation peut être fort ancienne, tant à Thèbes qu'à
Tirynthe, qui se disputaient deux morceaux de la vie d'Héraclès.
Cette localisation date de l'époque mycénienne, puisque, à cette époque,
Thèbes et Tirynthe étaient deux grands centres de civilisation; la chose est
d'autant plus frappante que Tirynthe, à l'époque historique, n'était plus
qu'un pauvre village déchu, où personne n'aurait songé à localiser un
340 Α· SEVERYNS

héros de l'envergure d'Héraclès. Ce qu'il faut noter avec soin, c'est que les
Douze Travaux sont exécutés sur Tordre du roi de Mycènes, et
de Tirynthe lui doit obéissance. C'est là un écho des conditions'
de l'époque mycénienne; Mycènes était la grande ville, Tirynthe
était moindre; le roi de Mycènes était le suzerain, le prince de Tirynthe,
un vassal. On notera en passant un trait si fréquent dans la poésie épique
de tous les âges: le suzerain, un poltron incapable et impérieux, le vassal,
un chevalier généreux et fort.
Mais quand le régime féodal mycénien eut disparu, ne laissant d'autres
traces que le mythe, on ne pouvait plus comprendre la raison d'être de
cette obéissance paradoxale. Il fallait en trouver une, et on la trouva
dans le thème folklorique de la marâtre qui impose au héros des travaux
difficiles, où il peut perdre la vie. Le nom même d'Héraclès fut la raison
pour laquelle on attribua ce rôle antipathique à Héra. Aussi bien, elle
était la principale déesse de Tirynthe, elle était la marâtre d'Héraclès, et
beaucoup de légendes couraient sur la manière dont elle traitait les enfants
extra-conjugaux do son mari.
L'idée d'un cycle de Travaux, c'est-à-dire une série de grandes actions
dont la cohésion est assurée par un mythe qui explique pourquoi le héros
est obligé de les accomplir, est une idée courante, qui se retrouve dans
d'autres mythes grecs, moins célèbres que celui d'Héraclès. Pareille série
d'exploits est semblable à un collier de perles : des perles peuvent être
changées, enlevées, ajoutées. Tel doit être aussi le cas pour le Douze
d'Héraclès. Le cycle canonique de Douze peut être comme tel
récent, mais en principe, il est ancien, et comme la raison pour
laquelle Héraclès accomplit ses Travaux remonte indiscutablement à
mycénienne, on doit en dire autant du cycle dans son ensemble, même
si ce n'est pas nécessairement vrai pour chacun des Travaux.
Un examen détaillé des Travaux peut nous donner quelques précisions
nouvelles. En commençant par les derniers, nous trouvons l'enchaînement
de Cerbère et la cueillette des pommes au Jardin des Hespérides. Ce sont
là deux formes d'un même mythe: la conquête de l'immortalité par le
héros. On a vu plus haut comment il faut interpréter la légende de Cerbère.
En ce qui regarde le Jardin des Hespérides planté au couchant du monde,
il est identique aux Champs-Elysées où les aimés des dieux sont
vivants pour jouir d'une éternelle félicité. On en conclurait
qu'à l'époque mycénienne, un cycle de Travaux était déjà formé, avec
sa fin logique et naturelle. Comme les Grecs avaient des idées toutes
sur l'autre monde, il ne comprirent pas que ces deux aventures
la victoire d'Héraclès sur la Mort; et comme ils désiraient aussi
une fin naturelle et logique du cycle, ils ajoutèrent la victoire sur le
de la Mort, que nous avons aussi sous forme de doublets, dont l'un,
l'épopée grecque. 341

la capture de Cerbère, fut reçu dans le cycle, tandis que l'autre, le combat
contre le Dieu de la Mort, fut complètement oublié et remanié de telle sorte
qu'il devint l'expédition contre Pylos.
Le mythe de Géryon, particulièrement riche en Parerga, fut peu à peu
rejeté vers l'ouest, mais à l'origine, il était probablement localisé en Epire.
Si les Amazones ne sont, comme on l'a supposé, qu'une transposition
des Hittites, l'entreprise d'Héraclès contre elles est peut-être un
des temps mycéniens. Le mythe de Diomède a été transféré de Grèce
en Thrace; ce Diomède n'est qu'un avatar du Diomède des légendes épiques,
et la localisation en Thrace se comprend par le fait que ce pays, dès
homérique, était célèbre par son élevage de chevaux. Débarrassés de
leur traits caractéristiques, les mythes de Géryon et de Diomède se ramènent
à des razzias, et reflètent la vie d'un peuple primitif pratiquant l'élevage
de bestiaux et de chevaux. Le septième des Travaux, la capture du Taureau
Cretois, doit être un souvenir des tauromachies Cretoises, et remonte par
conséquent aux temps mycéniens, voire même minoens. Le nettoyage des
écuries d'Augias n'est pas, comme on l'a prétendu, un mythe récent: il
contient, en effet, un motif folklorique qui répond à une conception
d'Héraclès. Quant aux cinq premiers Travaux, qui consistent tous
dans la destruction de bêtes sauvages, ils sont localisés dans le nord-est du
Péloponèse, et à raison de cette localisation, on admet généralement, et
à bon droit, que ce sont les plus anciens de tous.
En somme, si le cycle canonique des Douze Travaux n'est peut-être pas
mycénien comme tel, chacun des Travaux peut remonter jusqu'à cette
ainsi que l'idée même du cycle. Il n'est pas superflu de constater en
terminant que six des Travaux consistent à capturer ou à chasser des
sauvages ou des monstres : là encore, les exploits du héros
si bien aux œuvres d'art mycéniennes, que nous devons considérer que
les uns et les autres sont les fruits de la même civilisation.

Pour couronner son œuvre, M. Nilsson consacre son dernier chapitre à


l'Olympe, à la Monarchie des Dieux. Aucune religion n'offre rien de
à cette notion grecque. La position suprême de Zeus n'est pas
due à une spéculation théologique, ni au fait qu'un culte local est devenu
le culte d'un empire, la cité du dieu devenant la capitale de cet empire.
Dès l'origine, Zeus était vénéré par tous les Grecs en différents endroits.
Enfin, tandis que dans d'autres pays, la position suprême du dieu-chef
à des circonstances politiques bien connues, la situation est toute
différente en Grèce: le système monarchique continuait de régner dans les
cieux, alors que, très tôt à l'époque historique, il avait disparu de la terre.
Les écrivains anciens ont dit que c'est Homère qui a créé les dieux grecs :
c'est vrai dans la mesure où il a donné d'eux une image qui s'est imposée
342 A. SEVERYNS

aux siècles. Mais comment fut créée cette Monarchie homérique des Dieux?
sur quel modèle a-t-elle été créée? Car il est évident et on a toujours
que ce modèle fut pris dans la vie humaine. Avant de rechercher ce
modèle, il convient de dire quelques mots de certaines théories à la mode
sur la religion homérique. Selon Finsler, dans les parties anciennes des
œuvres homériques, les dieux seraient plus indépendants les uns des autres
que dans les parties récentes; la Monarchie des Dieux serait une fiction
du grand poète qui, vers la fin du VIIIe siècle, entreprit de composer
V Iliade; c'est cet auteur qui aurait imaginé les scènes olympiennes. Wila-
mowitz, qui insiste aussi sur la dualité de religions dans Homère, voit du
récent dans le chant I, et ce qui s'y rattache, et de l'ancien dans le V,
voire dans le IVe chant. Mais ce chant V, qui contient des scènes
devrait être récent dans le système de Finsler, et c'est ce que
pense, entre autres, Bethe. Ainsi, Wilamowitz croit que le chant V est
le plus ancien de Ylliade et qu'il fut composé en Ionie au VIII* siècle,
avec l'aide d'une épopée thébaine; d'après Finsler, le même chant a été
profondément remanié, et d'après Bethe, il ne contient rien d'ancien, sauf
les duels entre Diomède, Enée et Pandaros.
Comme on le voit, on ne peut guère avoir confiance dans la méthode, toute,
subjective, de l'analyse littéraire, qui aboutit à des résultats contradictoires,
et il faut en suivre une autre.
Dans Homère, les dieux, en tant que membres d'une communauté, sont
appelés Olympiens, c'est-à-dire Célestes; ils habitent donc l'Olympe,
dit le Ciel; mais aucun dieu en particulier n'est appelé Olympien, si
ce n'est Zeus. Cette différence n'est pas accidentelle, car les dieux autres
que Zeus n'ont pas originairement leur demeure dans l'Olympe, c'est-à-
dire dans le ciel. Zeus seul y est chez lui; assembleur de nuées, envoyeur
de pluie et d'éclairs, il habite la haute montagne à la couronne de nuages,
où se forment les pluies, l'Olympe. Si les autres dieux sont venus habiter
l'Olympe où règne Zeus, c'est que Zeus les a appelés. Cette notion que les
dieux habitent l'Olympe est fixée d'une manière si ferme et si complète
dans Homère, qu'elle est certainement de beaucoup antérieure à la
de notre Iliade: si l'on admet cela, on doit aussi admettre que la
subordination des autres dieux à l'égard de Zeus est ancienne. Cette
contient en germe l'idée de la Monarchie des Dieux, et cette
n'est due en aucune manière aux aèdes d'Ionie. C'est une hypothèse
sans fondement que de dire que les dieux sont plus indépendants dans les
parties anciennes de V Iliade: même dans ces parties, Zeus est le souverain
maître.
On admet que le modèle de la Monarchie des Dieux doit être cherché dans
la société humaine. Ce modèle ne peut se trouver en Ionie, qui manquait
totalement d'unité politique et qui ne pouvait concevoir un gouvernement
l'épopée grecque. 343

unifié. On a donc cherché ailleurs, et on a cru trouver ce modèle en Thes-


salie. C'est le point de vue généralement admis; on ajoute même que la
poésie épique, née en Thessalie, émigra de ce pays en Asie Mineure. Cette
dernière assertion est fausse, et l'auteur a mille fois raison de la rejeter
énergiquement ; quant à la première, on la fonde sur deux arguments sans
valeur réelle, l'état politique de la Thessalie et l'existence en Thessalie du
mont Olympe. L'état politique de la Thessalie ne peut pas avoir fourni le
modèle de la monarchie divine que constitue l'Olympe: un tagos thessalien
n'est pas la même chose qu'un basileus [noter en passant que ce mot est
probablement préhellénique] ; il ne devait pas sa situation au principe
d'hérédité, il était élu et seulement en cas de nécessité; il n'avait pas un
pouvoir comparable à celui du Roi des Dieux; et les états thessaliens
avaient un caractère plus oligarchique que monarchique. En second lieu,
on nous dit que la montagne des dieux, l'Olympe, se trouve en Thessalie.
Sans doute, Homère pense à cette montagne quand il parle de l'Olympe;
mais il est des passages où ce mot désigne n'importe quelle montagne, et
même un passage [II. 2.48] où ce mot ne peut désigner la montagne thes-
salienne. La vérité est qu'on trouve des Olympes ailleurs que là, tant en
Grèce qu'en Asie Mineure, et que ce mot préhellénique, emprunté par les
Grecs aux anciens habitants de leur sol, doit signifier simplement montagne.
Ceci s'accorde admirablement avec le caractère très général de Zeus «
», qui trône sur les hauts, sommets où s'amassent les nuées. Que ce
nom ait été appliqué par excellence à la montagne de Thessalie, il n'y a
là rien que de très naturel — et Homère a sans doute fait plus que
pour sa gloire. Il faut donc renoncer à la Thessalie pour expliquer
la conception d'une Monarchie des Dieux, comme il faut renoncer à l'idée
que l'épopée serait née dans cette province: elle n'eut jamais la moindre
importance dans la vie spirituelle des Grecs, elle ne fut jamais pénétrée
ni par la culture mycénienne, ni par celle de la Grèce historique, si ce
n'est à une date tardive et d'une manière très superficielle.
Nous venons de voir qu'on doit considérer comme préhomérique la
de l'Olympe, la montagne où habitent les dieux soumis à Zens et
devenus ses courtisans après avoir précédemment habité en d'autres lieux.
Il est dès lors assez vraisemblable que le modèle cherché est la société
mycénienne, puisqu'on ne peut certainement pas le trouver dans la société
qui vécut à l'époque intermédiaire entre la fin de la civilisation mycénienne
et la période géométrique.
La royauté mycénienne répond admirablement à la Monarchie des Dieux.
Ce n'est évidemment là qu'une hypothèse, mais M. Nilsson la rend sinon
tout à fait certaine, du moins extrêmement probable. [A son étude très
fouillée sur la société féodale dépeinte par Homère, et qui ne peut être
qu'un écho de la royauté mycénienne, j'ajouterai une simple considération,
344 A. SEVERYNS

qui, à mes yeux, confirme l'hypothèse de M. Nilsson. Une expédition comme


la guerre de Troie n'est possible que dans une société féodale, qui suppose
l'obéissance des vassaux au suzerain. Les Grecs de l'époque historique
n'ayant aucune idée de cette situation, inventèrent l'épisode du serment
des prétendants d'Hélène pour expliquer que tant de chefs avaient pris
part à l'expédition].
Si dans l'Olympe, il y a des actes d'insubordination, il faut les mettre
sur le compte des aèdes ioniens, qui, on le sait, étaient foncièrement
ils imposèrent leurs propres goûts à des mythes plus anciens. Mais
cela ne doit pas faire oublier que, le plus souvent, les autres dieux
et craignent leur chef. Cela n'est pas dû uniquement, comme on l'a
prétendu, à ce que Zeus est le plus fort: c'est en vertu de son droit
d'aînesse. Cette notion se perdit ou ne fut plus comprise dans la suite,
puisqu'un récit folklorique très fameux fera de Zeus le cadet de Cronos,
et qu'Hésiode le présentera comme un roi par élection. C'est que la
des Dieux, décrite par Homère, allait de plus en plus s'éloignant de
la société humaine. La peinture de cette Monarchie des Dieux doit
jusqu'à l'époque mycénienne, et je pense qu'on doit accepter cette
de M. Nilsson, même si l'on n'est pas d'accord avec lui pour
points de détail.

Nous voici au terme de la longue analyse de ce livre passionnant. Si je


lui ai donné une telle ampleur, c'est que j'estime que les théories de M.
Nilsson méritent d'être connues autrement que par un bref compte rendu.
Elles surprendront peut-être beaucoup de nos lecteurs; elles rencontreront,
n'en doutons pas, beaucoup de résistances: mais c'est par des livres comme
celui-là que la science progresse. La question homérique, que des travaux
innombrables ont obscui'cie plus qu'ils ne l'ont éclaircie, y apparaît sous un
jour nouveau. Un grand pas a été fait en avant. Que l'auteur s'égare
dans des chemins de traverse, c'est possible et même certain, mais la
grand' route est bonne et va vers la lumière.

Août 1932.

P. S. En vue d'assurer la continuité de la chronique et pour faciliter la


tâche du chroniqueur, je prie instamment les auteurs de livres et d 'articles sur
la poésie grecque (sauf la tragédie) de me les faire directement parvenir à
mon adresse: 52, rue Hors-Château, Liège (Belgique).

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