Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'épopée grecque
Albert Severyns
Severyns Albert. L'épopée grecque. In: L'antiquité classique, Tome 1, fasc. 1-2, 1932. pp. 313-344;
doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1932.2954
https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1932_num_1_1_2954
L'épopée grecque.
par A. Sevebyns.
graphes. Par là, M. Nilsson s'écarte notamment des théories cfe M. Myres,
dont j'ai rendu compte ailleurs avec beaucoup de réserves (*). Tout autre
est le point de vue de l'école allemande (représentée notamment par
Bethe, Wilamowitz), qui se préoccupe de traiter historiquement
les mythes. D'après cette école, des éléments mythiques existaient avant
les épopées, qui les auraient remaniés, coordonnés et groupés en cycles à
l'époque d'Homère et de ses successeurs. En appliquant ce principe, on
aboutit à des résultats contradictoires: chaque savant a son système, et
l'on ne voit pas pourquoi on choisirait l'un plutôt que l'autre. Chez tous
ces savants, on retrouve l'idée chère à K. 0. Müller, le fondateur de l'école :
c'est que les mythes ont suivi les tribus grecques dans leurs migrations, et
qu'ils se sont mêlés comme les tribus elles-mêmes. Si l'on appliquait cette
théorie à des œuvres épiques plus voisines de nous ( les germaniques et les
Scandinaves), on aboutirait à des erreurs grossières. Au demeurant, on
confond ainsi deux choses différentes: le développement des mythes et le
développement de la poésie épique. Rien n'empêche de supposer qu'il a
existé des cycles mythiques constitués dans leurs grandes lignes et dont
les poètes homériques ont fait librement usage, exactement comme les
lyriques et les tragiques ont traité la matière épique.
L'analyse littéraire sur laquelle se fondent toutes ces recherches ne peut
donner le dernier mot sur le problème homérique. Deux questions se posent,
en effet: Jusqu'à quelle époque l'analyse littéraire peut-elle nous faire
A quelle époque remontent les plus anciens éléments de la poésie
homérique que nous puissions dater avec certitude?
L'analyse littéraire découvre l'utilisation par les poètes homériques de
poèmes plus anciens; ces poèmes, transmis par voie orale, ne peuvent avoir
vécu plus de trois ou quatre générations dans la mémoire des hommes, et
ainsi l'analyse littéraire ne peut guère remonter plus haut qu'un siècle
avant Homère.
L'archéologie fournit d'autres moyens de dater certains éléments qui
dans les poèmes homériques; toutes les époques y sont
depuis les premiers temps du Mycénien jusqu'à la période du
style orientalieant, soit plus d'un demi-millénaire.
Il résulte de là que les savants se partagent en deux clans: ceux qui
voient en Homère un poète récent, le font descendre jusqu'au VII* siècle
et considèrent les éléments anciens comme des survivances; ceux qui font
d'Homère un Mycénien et considèrent les éléments récents comme des
ou des interpolations. Aucune de ces deux théories ne peut être
la vraie.
(*) Musée Belge, 1932. Voir aussi mes Anachronismes homériques in: Serta
Leodiensia, I. 1930.
l'épopée grecque. 315
par ignorance, et l'on aurait tort de partir de là pour prétendre, avec Wila-
mowitz et Finsler, que les Lyciens étaient originaires de la Troade. L'aède
a du reste commis la même erreur en ce qui regarde les Ciliciens, qu'il
place pareillement dans les environs de Troie: il les connaissait par la
comme un peuple puissant avec lequel les Grecs d'autrefois avaient
eu maille à partir. Il fit donc des Ciliciens le peuple sur lequel régnait
le beau-père du plus brillant des héros troyens. C'est sans doute au même
groupe de souvenirs que se rattache la mention par Homère du roi Cinyras
de Chypre, qui offrit à Agamemnon une cuirasse artistement ouvrée.
En résumé, le mythe de Bellérophon ne se comprend bien que si on le
fait remonter à l'époque mycénienne, et il me paraît qu'on doit adopter
entièrement les vues de M. Nilsson: elles ont, sur tant d'autres théories,
le grand avantage de mieux tenir compte des lois générales de l'épopée.
Les autres mythes d'Argolide ont moins d'importance. Celui des Proe-
tides, rendues folles par Héra (et non encore par Dionysos comme dans
la légende tardive rapportée par la Mélampodie), appartient à Tirynthe,
mais son origine mycénienne n'est rien moins que certaine. On doit en dire
autant du mythe d'Io, attaché à l'Héraion, qui fut construit sur un site
mycénien. Parmi les mythes d'Argos, le plus intéressant est celui des Da-
naïdes. Quelle réalité se cache derrière ce mythe des cinquante filles de
Dañaos tuant, la nuit de leurs noces, les cinquante fils d'Aegyptos? Il faut
noter que, dans la forme ancienne de la légende, l'acte de ces jeunes femmes
n'est pas considéré comme un crime, puisqu'elles ne subissent aucun
Ce doit être une action héroïque, d'un type analogue à celle de
Judith dans la Bible. Si, comme on le croit généralement, ce sont les filles
de Dañaos, leur nombre de cinquante s'explique assez mal. En réalité, le
mot Danaïdes signifie simplement jeunes filles de la tribu des Danaoi, et
cette interprétation fera mieux comprendre le sens du mythe. Les Grecs ont
connu l'Egypte au XIIe siècle, quand plusieurs de leurs tribus, et
les Danaoi, tentèrent d'envahir le pays. Nous savons en outre que ces
emigrants arrivaient avec leurs femmes et leurs enfants. On peut croire
qu'un certain nombre de ces femmes danaennes furent dérobées par des
Egyptiens, qui firent d'elles leurs concubines; qu'elles tuèrent leurs maris
et s'enfuirent. Cette interprétation que M. Nilsson donne du vieux mythe
peut paraître assez hardie, mais elle a au moins autant de vraisemblance
que celles qu'on a proposées jusqu'ici. Le mythe se rapporte à l'ensemble
de l'Argolide plutôt qu'à Argos même, qui n'avait pas grande importance
à l'époque mycénienne.
Reste un site remarquable par ses monuments mycéniens et les brillantes
trouvailles qu'on y a faites. Il s'agit de la troisième des forteresses
d'Argolide, Midéa, dont les murailles délimitent une superficie plus
grande que celle de n'importe quel site en Argolide, et dont le roi fut
l'épopée grecque. 32 Í
enterré avec une masse d'objets précieux dans la tombe à coupole de Den-
dra, toute proche. Or, ce site important n'a pas de mythes, ce qui va à
l'encontre de la thèse principale de l'auteur. Cette exception a pourtant
une explication fort rationnelle. Les trouvailles faites à Midéa sont toutes
de l'Helladique Moyen et du Mycénien, aucune n'est d'une époque
A l'inverse de Mycènes et de Tirynthe, Midéa n'a pas eu
durant la période géométrique. L'occupation du site ayant cessé,
la tradition fut interrompue ou affaiblie, et Midéa fut oubliée dans les
mythes comme dans la vie de l'époque. A cette exception près, il y a une
correspondance étroite entre l'importance mythique des cités d'Argolide et
leur importance à l'époque mycénienne.
histoire n'a rien de glorieux pour ces derniers, il y a des chances pour
qu'elle repose sur un fond de vérité. Héraclès aurait été à la tête de cette
expédition contre Pylos: on verra plus loin que cette légende est née d'une
confusion de noms. Il reste que cette épopée pylienne glorifiait les
combats du vieil empire Viking contre les envahisseurs. Dans ce cas
encore, la théorie de M. Nilsson se vérifie, puisque les traditions épiques
et les restes mycéniens couvrent la même aire.
(*) Ceci demandera sans doute une correction, puisqu'on signale des tombeaux
mycéniens, au sud de Vathy (Ithaque): voir Bequignon, Guide de Grèce (1932),
p. 492.
A. SEVERYNS
ι
est un personnage ancien, qui avait son culte en Béotie; Tydée
est le type du chevalier errant de l'époque mycénienne et il est
originaire d'Etolie. Il faut citer encore Capanée, qui a quelque
avec Tydée, mais qui est surtout intéressant par la mort
de sa femme Evadné sur le bûcher: c'est là une coutume préhellénique,
qu'on doit considérer comme un témoignage précieux sur les coutumes
des Mycéniens. Euripide est le premier auteur qui en parle et il
n'a pu inventer cet épisode. Si M. Nilsson a raison, il faudrait en conclure
qu'Euripide doit ce détail directement ou indirectement à un poème
du groupe thébain.
D'après ce qui précède, M. Nilsson ne peut accepter le point de vue de
Robert, qui croit à la formation du cycle des légendes thébaines en Asie
Mineure : ce cycle était constitué dans ses grandes lignes dèa l'époque
puisque le chef de l'expédition et trois de ses principaux
remontent sûrement à cette date.
Le sentiment qu'une grande expédition ne pouvait se terminer par un
désastre a créé le mythe des Epigones, les fils des Sept, qui prirent et
Thèbes. Ce mythe est tardif, très tardif même si nous en croyons
Robert et Wilamowitz; plus prudent, M. Nilsson n'ose pas affirmer qu'il
soit post-mycénien, puisque, aussi bien, un des épigones, Diomède, remonte
certainement à l'époque mycénienne.
Thèbes a encore un autre grand mythe, celui de Cadmos. M. Nilsson
l'opinion aujourd'hui courante selon laquelle Cadmos, originaire d'Io-
nie, aurait été transféré à Thèbes. Cette théorie soulevant des difficultés
il en propose une toute différente, qui a sans doute plus
de chances de toucher à la vérité. Un vieux mythe, hérité des temps
racontait que Thèbes fut fondée par le héros éponyme de la tribu
l'épopée grecque. 327
La dernière région qu'il nous faut examiner est l'A 1 1 i q u e . Les fouilles
ont montré en elle une contrée tout imprégnée de civilisation mycénienne;
mais les restes en sont moins importants et ne peuvent soutenir la
avec ceux de Béotie et surtout ceux d'Argolide. Rien d'étonnant,
par conséquent, si la mythologie attique est pauvre, malgré tout ce que les
Athéniens, aidés de leurs grands poètes, ont forgé à une date tardive. La
liste des rois d'Athènes n'est qu'une compilation relativement récente, faite
d'éléments différents et de héros variés, qui sont souvent redoublés, soit
pour allonger la liste, soit pour faire disparaître certaines contradictions.
On peut laisser de côté des mythes comme ceux d'Ion, de Céphale et
de Procné et Philomèle, dont les rapports avec l'époque mycénienne
ne sont pas démontrables. Il n'en va pas de même pour le seul grand mythe
attique, celui de Thésée.
On admet généralement, et avec raison, que la gloire de Thésée a grandi
au fur et à mesure que grandissait la gloire d'Athènes, dont il devint le
héros national. Dans les monuments athéniens du commencement de l'âge
archaïque, Héraclès est au premier plan, et Thésée presque absent. Sa
grandit avec les Pisistratides, jusqu'à devenir, aux beaux jours du
Ve siècle, la personnification même de la démocratie athénienne, le
personnage d'un cycle qui eut la prétention de rivaliser avec le cycle
d'Héraclès, et peut-être de le supplanter. Le cycle de Thésée doit cependant
avoir un noyau ancien autour duquel se sont cristallisées les additions
et c'est ce noyau ancien qu'il importe de dégager.
332 A. SEVERYNS
nae. II est vrai que les amateurs d'hypothèses invérifiables, qui sont légion
dans le monde des homérisants, pourraient toujours dire que le rapt
enfant est un remaniement « tardif » d'une légende « plus ancienne »,
où elle était déjà femme, lorsque Thésée vint la voler à Sparte ...
Revenons maintenant, avec M. Nilsson, au rapt d'Ariane. Ce mythe fut
élargi et étoffé par l'addition des aventures de Thésée en Crète. Cette partie
de la légende remonte nécessairement à l'époque où le palais de Cnossos
était encore debout, donc avant 1400. L'Attique a d'autres mythes encore
où Minos joue un rôle. L'histoire de son fils Androgée — ce Cretois porte
un nom qui est du pur attique! — est une invention tardive, destinée à
expliquer l'origine du tribut sanglant qu'Athènes devait chaque année au
Mino taure. Quant aux mythes de Procris, Dédale, Scylla (fille de Nisos),
ils apparaissent comme des corollaires de celui de Thésée, et il vaut mieux
les considérer comme post-mycéniens.
Pour expliquer que ces réminiscences de la Crète minoenne ne se
qu'en Attique et dans les environs, M. Nilsson renvoie à une hypothèse,
déjà suggérée par lui, sur l'immigration des tribus grecques. D'après lui,
les Ioniens vinrent les premiers, pillèrent la Crète, commercèrent avec les
Cretois durant les deux premières périodes du Minoen Récent [1580-1400],
mais furent délogés d'Argolide par une nouvelle tribu grecque
les Achéens, qui finalement saccagèrent Cnossos vers 1400. Après
le sac de la capitale et le déclin de la civilisation minoenne, il n'y avait
plus rien à emporter de Crète ni à en raconter. Ainsi les mythes argiens
oublièrent les Minoens; mais les Ioniens, qui avaient vu le beau palais de
Cnossos debout dans sa splendeur, qui avaient connu la richesse et le
du Minos, en gardèrent le souvenir sous une forme mythique, dans la
province où ils avaient été re jetés, l'Attique.
Dans le mythe d'Héraclès, qui a été si souvent étudié, surtout par des
savants allemands, la première difficulté qu'on rencontre est le nom même
du personnage. Les héros de mythes ou de récits folkloriques ont des noms
qui peuvent se répartir en quatre types. Le premier comprend les noms
qui n'ont rien d'individuel, comme le Roi, la Princesse, etc.; ce type est
attesté dans les mythes grecs, encore qu'il y soit rare, e. g. : Créon, Creuse.
Le second comprend les noms descriptifs, comme Barbe-Bleue, Tom Pouce,
etc.; ce type est également rare en grec, où on peut citer Oedipe. Le
comprend les noms personnels, analogues à ceux que portent les
hommes ordinaires ; ce type est plus fréquent en grec ; il est plus rare dans
les contes populaires, qui généralement y ajoutent une détermination
à en faire un nom descriptif, e. g.: Jack the Giantkiller, der dumme
Hans, die faule Grethe, etc. Le quatrième comprend les noms qui rappellent
la patrie du personnage, comme Chrysès (« l'homme de Chrysé »), Briséis
(«la jeune fille de Brisé»), etc. ou sa tribu: Danaé («la jeune fille de la
tribu des Danaoi »), etc. Ce type se retrouve dans les traditions populaires
d'origine assez récente, e. g.: the Pedlar of Sivaffham, the Wise Men of
Gotham.
« Héraclès » est un nom personnel du troisième type ; ce n'est pas un
nom descriptif, tiré des rapports du héros avec Héra (« l'homme qu'Héra
337'
l'épopée grecque.
rendit célèbre »), parce que le nom doit être antérieur à ces rapports. Si
cet homme a réellement existé, son existence a aussi peu d'importance
pour le mythe que le vrai Docteur Faust pour la légende de Faust. Un
personnage comme Héraclès n'est pas localisé à l'origine; il peut être
en des endroits différents. Les cultes dont Héraclès a été l'objet lui
ont été ajoutés après coup : aucun de ces cultes n'a été associé à celui d'un
dieu, ce qui démontre que notre héros n'est pas, comme d'autres, un ancien
dieu déchu.
Le problème qu'il importe de résoudre, c'est de savoir si les mythes
d'Héraclès remontent à l'époque mycénienne. On a souvent prétendu que
le cycle d'Héraclès est l'œuvre d'un poète qui composa un poème sur le
héros. Rien ne prouve que cette épopée ait jamais existé, ni qu'elle soit
antérieure aux poèmes homériques; au demeurant, cette épopée
n'aurait pas créé les mythes, mais se serait bornée à faire un choix
dans des légendes déjà existantes. Tous les mythes n'ont pas été mis en
vers; beaucoup d'entre eux vivaient dans une tradition orale en prose, et
on peut supposer que tel fut aussi le cas de certaines légendes heracleennes.
Les mythographes anciens avaient groupé les nombreux mythes
en trois classes: 1. Les Douze Travaux, accomplis, sur l'ordre d'Eu-
rysthée, par Héraclès seul ou aidé de son cocher et fidèle ami, Iolaos; 2.
Les travaux accidentels ou Parerga, auxquels il fut amené durant
des Travaux; 3. Les Exploits (Praxeis), comprenant des
guerrières qu'Héraclès réalisa pour son propre compte ou des
entreprises dans lesquelles Héraclès se joignit à d'autres héros, comme
l'expédition des Argonautes. Ces nombreuses aventures sont encadrées par
les mythes de sa naissance, de sa mort et de son apothéose.
Ce classement est tout arbitraire. On voit très bien que les Parerga ne
sont pas autre chose que des travaux qui n'ont pas été reçus dans le cycle
canonique des Douze. Les Exploits, par leur nature même, s'avèrent d'une
date plus récente que les Travaux. Ainsi, l'expédition contre Pylos est le
remaniement d'un mythe plus ancien, comme on le verra dans la suite;
l'expédition contre Sparte et celle dans laquelle il soutient Aegimios, datent
de l'époque où Héraclès était considéré comme le champion des Doriens;
son expédition contre Troie remonte à une époque où le cycle troyen était
devenu si fameux, qu'il aurait manqué quelque chose à la gloire du héros,
si lui aussi n'avait vaincu les Troyens; enfin, son introduction dans la
légende des Argonautes est un mythe récent, puisque dans cette version,
Héraclès disparaît avant que l'expédition ait atteint son but. [On
que M. Nilsson raisonne comme je l'ai fait plus haut pour montrer
que Thésée est un intrus dans le mythe d'Hélène.]
Une étude consciencieuse des mythes héraeléens exige qu'on interroge le
témoignage d'Homère, que trop de savants ont une tendance à négliger au
B38 A. SEVERYNS
Il connaît fort bien le cycle des Travaux qui furent imposés au héros,
bien qu'il n'en cite qu'un seul — Cerbère — et que nous ne puissions dire
avec précision ceux qu'il connaissait. En revanche, il raconte qu'Héraclès
blessa Héra à la poitrine et que la colère d'Héra causa la mort d'Héraclès.
Parmi les Exploits, il signale les expéditions contre Troie et contre Pylos.
Il mentionne Tlépolémos le Rhodien, fils d'Héraclès, le mythe de la
d'Héraclès à Thèbes, ainsi que les noms de ses parents, Alcmène et
Amphitryon. Enfin, la NékySa connaît sa femme Mégara et montre l'ombre
d'Héraclès chassant dans les Enfers.
Comme on le voit, le cycle d'Héraclès est très développé dans les poèmes
homériques; les traits essentiels et les trois catégories de mythes s'y
On constate cependant qu'Homère paraît ignorer le mythe de la mort
et de l'apothéose sur le bûcher de l'Oeta: on ne peut imaginer que cet
épisode capital soit dû à une épopée contemporaine d'Homère ou quelque
peu antérieure. On peut voir aussi par l'Odyssée qu'à l'époque d'Homère,
la légende d'Eurytos d'Oechalie n'était pas encore entrée dans le cycle
d'Héraclès.
Dans un passage de l'Iliade, Achille s'afflige à la pensée qu'il moura
jeune, mais se console en songeant qu'Héraclès lui-même n'a pas échappé
à la mort et qu'il fut dompté par la Moire et le courroux d'Héra. Ce
détail s'explique par la psychologie d'Achille à ce moment; il ne représente
pas un état ancien de la légende, car le vieux mythe ne pouvait pas se
terminer brutalement par la mort d'Héraclès.
Au contraire, c'est un trait ancien qui apparaît dans les mythes
blessa Héra au sein droit et qu'il atteignit Hadès d'une flèche. Cet
Héraclès-là est l'homme fort, confiant uniquement en sa force physique,
un type que créa et admira une époque rude et sans lois, un caractère
téméraire qui va d'un extrême à l'autre, capable de s'en prendre aux
dieux et de brandir des armes contre eux. Cet aspect de sauvagerie
des poètes comme Homère chercheront tout naturellement à
mais il se conservera, transformé en burlesque, dans les contes
c'est même Héraclès brutal, mais vu sous l'angle comique. C'est
comme un écho de cet Héraclès qui se retrouve dans les deux mythes
par Homère.
Le second de ces mythes doit encore être examiné à un autre point de
vue. Son combat avec Hadès eut lieu « à la Porte, chez les Morts » (έν Πΰλφ,
l'épopée grecque. 339
héros de l'envergure d'Héraclès. Ce qu'il faut noter avec soin, c'est que les
Douze Travaux sont exécutés sur Tordre du roi de Mycènes, et
de Tirynthe lui doit obéissance. C'est là un écho des conditions'
de l'époque mycénienne; Mycènes était la grande ville, Tirynthe
était moindre; le roi de Mycènes était le suzerain, le prince de Tirynthe,
un vassal. On notera en passant un trait si fréquent dans la poésie épique
de tous les âges: le suzerain, un poltron incapable et impérieux, le vassal,
un chevalier généreux et fort.
Mais quand le régime féodal mycénien eut disparu, ne laissant d'autres
traces que le mythe, on ne pouvait plus comprendre la raison d'être de
cette obéissance paradoxale. Il fallait en trouver une, et on la trouva
dans le thème folklorique de la marâtre qui impose au héros des travaux
difficiles, où il peut perdre la vie. Le nom même d'Héraclès fut la raison
pour laquelle on attribua ce rôle antipathique à Héra. Aussi bien, elle
était la principale déesse de Tirynthe, elle était la marâtre d'Héraclès, et
beaucoup de légendes couraient sur la manière dont elle traitait les enfants
extra-conjugaux do son mari.
L'idée d'un cycle de Travaux, c'est-à-dire une série de grandes actions
dont la cohésion est assurée par un mythe qui explique pourquoi le héros
est obligé de les accomplir, est une idée courante, qui se retrouve dans
d'autres mythes grecs, moins célèbres que celui d'Héraclès. Pareille série
d'exploits est semblable à un collier de perles : des perles peuvent être
changées, enlevées, ajoutées. Tel doit être aussi le cas pour le Douze
d'Héraclès. Le cycle canonique de Douze peut être comme tel
récent, mais en principe, il est ancien, et comme la raison pour
laquelle Héraclès accomplit ses Travaux remonte indiscutablement à
mycénienne, on doit en dire autant du cycle dans son ensemble, même
si ce n'est pas nécessairement vrai pour chacun des Travaux.
Un examen détaillé des Travaux peut nous donner quelques précisions
nouvelles. En commençant par les derniers, nous trouvons l'enchaînement
de Cerbère et la cueillette des pommes au Jardin des Hespérides. Ce sont
là deux formes d'un même mythe: la conquête de l'immortalité par le
héros. On a vu plus haut comment il faut interpréter la légende de Cerbère.
En ce qui regarde le Jardin des Hespérides planté au couchant du monde,
il est identique aux Champs-Elysées où les aimés des dieux sont
vivants pour jouir d'une éternelle félicité. On en conclurait
qu'à l'époque mycénienne, un cycle de Travaux était déjà formé, avec
sa fin logique et naturelle. Comme les Grecs avaient des idées toutes
sur l'autre monde, il ne comprirent pas que ces deux aventures
la victoire d'Héraclès sur la Mort; et comme ils désiraient aussi
une fin naturelle et logique du cycle, ils ajoutèrent la victoire sur le
de la Mort, que nous avons aussi sous forme de doublets, dont l'un,
l'épopée grecque. 341
la capture de Cerbère, fut reçu dans le cycle, tandis que l'autre, le combat
contre le Dieu de la Mort, fut complètement oublié et remanié de telle sorte
qu'il devint l'expédition contre Pylos.
Le mythe de Géryon, particulièrement riche en Parerga, fut peu à peu
rejeté vers l'ouest, mais à l'origine, il était probablement localisé en Epire.
Si les Amazones ne sont, comme on l'a supposé, qu'une transposition
des Hittites, l'entreprise d'Héraclès contre elles est peut-être un
des temps mycéniens. Le mythe de Diomède a été transféré de Grèce
en Thrace; ce Diomède n'est qu'un avatar du Diomède des légendes épiques,
et la localisation en Thrace se comprend par le fait que ce pays, dès
homérique, était célèbre par son élevage de chevaux. Débarrassés de
leur traits caractéristiques, les mythes de Géryon et de Diomède se ramènent
à des razzias, et reflètent la vie d'un peuple primitif pratiquant l'élevage
de bestiaux et de chevaux. Le septième des Travaux, la capture du Taureau
Cretois, doit être un souvenir des tauromachies Cretoises, et remonte par
conséquent aux temps mycéniens, voire même minoens. Le nettoyage des
écuries d'Augias n'est pas, comme on l'a prétendu, un mythe récent: il
contient, en effet, un motif folklorique qui répond à une conception
d'Héraclès. Quant aux cinq premiers Travaux, qui consistent tous
dans la destruction de bêtes sauvages, ils sont localisés dans le nord-est du
Péloponèse, et à raison de cette localisation, on admet généralement, et
à bon droit, que ce sont les plus anciens de tous.
En somme, si le cycle canonique des Douze Travaux n'est peut-être pas
mycénien comme tel, chacun des Travaux peut remonter jusqu'à cette
ainsi que l'idée même du cycle. Il n'est pas superflu de constater en
terminant que six des Travaux consistent à capturer ou à chasser des
sauvages ou des monstres : là encore, les exploits du héros
si bien aux œuvres d'art mycéniennes, que nous devons considérer que
les uns et les autres sont les fruits de la même civilisation.
aux siècles. Mais comment fut créée cette Monarchie homérique des Dieux?
sur quel modèle a-t-elle été créée? Car il est évident et on a toujours
que ce modèle fut pris dans la vie humaine. Avant de rechercher ce
modèle, il convient de dire quelques mots de certaines théories à la mode
sur la religion homérique. Selon Finsler, dans les parties anciennes des
œuvres homériques, les dieux seraient plus indépendants les uns des autres
que dans les parties récentes; la Monarchie des Dieux serait une fiction
du grand poète qui, vers la fin du VIIIe siècle, entreprit de composer
V Iliade; c'est cet auteur qui aurait imaginé les scènes olympiennes. Wila-
mowitz, qui insiste aussi sur la dualité de religions dans Homère, voit du
récent dans le chant I, et ce qui s'y rattache, et de l'ancien dans le V,
voire dans le IVe chant. Mais ce chant V, qui contient des scènes
devrait être récent dans le système de Finsler, et c'est ce que
pense, entre autres, Bethe. Ainsi, Wilamowitz croit que le chant V est
le plus ancien de Ylliade et qu'il fut composé en Ionie au VIII* siècle,
avec l'aide d'une épopée thébaine; d'après Finsler, le même chant a été
profondément remanié, et d'après Bethe, il ne contient rien d'ancien, sauf
les duels entre Diomède, Enée et Pandaros.
Comme on le voit, on ne peut guère avoir confiance dans la méthode, toute,
subjective, de l'analyse littéraire, qui aboutit à des résultats contradictoires,
et il faut en suivre une autre.
Dans Homère, les dieux, en tant que membres d'une communauté, sont
appelés Olympiens, c'est-à-dire Célestes; ils habitent donc l'Olympe,
dit le Ciel; mais aucun dieu en particulier n'est appelé Olympien, si
ce n'est Zeus. Cette différence n'est pas accidentelle, car les dieux autres
que Zeus n'ont pas originairement leur demeure dans l'Olympe, c'est-à-
dire dans le ciel. Zeus seul y est chez lui; assembleur de nuées, envoyeur
de pluie et d'éclairs, il habite la haute montagne à la couronne de nuages,
où se forment les pluies, l'Olympe. Si les autres dieux sont venus habiter
l'Olympe où règne Zeus, c'est que Zeus les a appelés. Cette notion que les
dieux habitent l'Olympe est fixée d'une manière si ferme et si complète
dans Homère, qu'elle est certainement de beaucoup antérieure à la
de notre Iliade: si l'on admet cela, on doit aussi admettre que la
subordination des autres dieux à l'égard de Zeus est ancienne. Cette
contient en germe l'idée de la Monarchie des Dieux, et cette
n'est due en aucune manière aux aèdes d'Ionie. C'est une hypothèse
sans fondement que de dire que les dieux sont plus indépendants dans les
parties anciennes de V Iliade: même dans ces parties, Zeus est le souverain
maître.
On admet que le modèle de la Monarchie des Dieux doit être cherché dans
la société humaine. Ce modèle ne peut se trouver en Ionie, qui manquait
totalement d'unité politique et qui ne pouvait concevoir un gouvernement
l'épopée grecque. 343
Août 1932.