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TEXTE N°3 : LA MORT DE MANON

Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui
n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans
cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de
l'exprimer.
5 Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je
m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je
les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour
saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris
10 d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les
tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le
serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître
que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments,
ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques
15 d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce
fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez
rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je
renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Texte complémentaire : Manon, l’étrange fille

Elle ne me répondit point ; mais, lorsque je fus assis, elle se laissa tomber à genoux, et elle
appuya sa tête sur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en un instant qu’elle
les mouillait de ses larmes. Dieux ! de quels mouvements n’étais-je point agité ! Ah ! Manon,
Manon ! repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous avez
5 causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux
est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez
qui je suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu’on a trahi et qu’on
abandonne cruellement.
Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore, fille
10 ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle,
qu’as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste ciel ! ajoutai-je, est-ce ainsi
qu’une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ! C’est donc le parjure qui est
récompensé ? Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité !
Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que je laissai échapper malgré
15 moi quelques larmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence.
Il faut que je sois bien coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur
et d’émotion ; mais que le ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir.
Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un
vif mouvement de colère. Horrible dissimulation ! m’écriai-je ; je vois mieux que jamais que tu n’es
20 qu’une coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu,
lâche créature, continuai-je en me levant ; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le
moindre commerce avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre
regard ! Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ;
je m’en ris tout m’est égal. Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près
25 de la chaise d’où je m’étais levé, elle me regardait en tremblant et sans oser respirer.

Quelques pistes :
➢ Juste avant le passage : Des Grieux s’exprime d’un « ton tendre » = oxymore exprimant
douleur très vive.
➢ On passe des reproches à la douleur ; importance du registre lyrique qui permet
l’expression des états d’âmes, des émotions. Plus précisément, ici, registre élégiaque :
texte lyrique exprimant le malheur en amour.
➢ Registre élégiaque : champ lexical des émotions et des sentiments, pronoms personnels
de la 1re personne, métaphores, comparaisons, hyperboles, apostrophes…
➢ Scène dépeint le caractère complexe et insaisissable de ML : Prévost laisse la parole à
Manon et nous montre ses réactions dont le naturel, l’innocence amorale et la sincérité
déroutent autant Des Grieux que le lecteur.
➢ Manon apparaît comme un personnage spontané, guidé par le plaisir, mais aussi sans
calcul, sans volonté de nuire.
Ce moment témoigne sans doute de la première étape de la métamorphose de Manon.

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