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La beauté
22 novembre.
Je ne puis dire : « Mon Dieu, laisse-la-moi ! » et pourtant il me semble souvent qu’elle est mienne.
Je ne puis, dire non plus : « Mon Dieu, donne-la-moi ! » car elle appartient à un antre. Je subtilise
avec mes douleurs ; si je voulais me le permettre, je débiterais toute une litanie d’antithèses.
24 novembre.
Elle sent ce que je souffre : aujourd’hui son regard a pénétré jusqu’au fond de mon cœur. Je l’ai
trouvée seule ; je ne disais rien, et elle m’a regardé. Et je ne voyais plus en elle la beauté charmante,
je ne voyais plus la lumière de la noble intelligence ; tout cela s’était évanoui devant mes yeux : un
regard bien plus admirable encore agissait sur moi ; il était plein de l’intérêt le plus tendre, de la
plus douce pitié. Pourquoi n’osai-je pas tomber à ses pieds ? Pourquoi n’osai-je pas me jeter à son
cou et lui répondre par mille baisers ? Elle s’est réfugiée au clavecin, et, d’une voix douce et légère,
elle unissait à son jeu des notes harmonieuses. Jamais je n’avais vu ses lèvres aussi séduisantes ; on
eût dit qu’elles s’ouvraient avec ardeur pour boire les doux sons qui coulaient de l’instrument, et
auxquels sa bouche pure répondait seulement comme un écho • céleste…. Oui, si je pouvais te le
dire…. Je n’ai pas résisté plus longtemps, je me suis incliné et j’en ai fait le serment. Jamais je
n’oserai imprimer sur vous un baiser, ô lèvres, sur lesquelles voltigent les esprits du ciel. Et
pourtant…. je veux…. Ah ! vois-tu, c’est comme un mur de séparation devant mon âme…. Cette
félicité…. et puis mourir pour expier cette faute !… Une faute ?
26 novembre.
Quelquefois je me dis : « Ta destinée est unique : estime les autres heureux…. Personne encore ne
fut tourmenté comme toi. » Ensuite je lis un ancien poète, et il me semble voir dans mon propre
cœur. J’ai tant à souffrir ! Hélas ! il y eut donc avant moi des hommes aussi malheureux !
Ainsi il est certain que ma vie doit nécessairement être hors de tout péril imminent pour que
je puisse trouver un délice dans les souffrances réelles ou imaginaires de mes semblables, où
réellement dans toute autre chose, de quelque cause qu’elle procède. Mais conclure de-là que ma
sécurité est, dans toutes les occasions possibles, la cause de mon délice, c’est un très-grossier
sophisme. Je ne crois pas que personne puisse apercevoir dans son ame une telle cause de plaisir ;
au contraire, lorsque nous ne ressentons pas de douleurs très-aigues, que notre vie n’est pas
menacée d’un péril prochain, nous pouvons compatir aux maux d’autrui, quoique nous souffrions
nous-mêmes ; et souvent la sympathie nous émeut d’autant plus profondément que nous sommes
attendris par l’affliction : nous voyons même avec pitié des malheurs que nous accepterions en
échange des nôtres.