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Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991, « prologue »

1 LOUIS. - Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
5 de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
10 devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un
geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
15 prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
20 –ce que je crois–
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚ pour annoncer‚
dire‚
25 seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître

– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le
30 plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que
je ne connais pas (trop tard et tant pis)
‚ me donner et donner aux autres une
dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et 35 d’être‚ jusqu’à cette
extrémité‚ mon propre maître.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991, « tirade de Louis »

Parfois, c’est comme un sursaut,


Parfois, je m’agrippe encore, je deviens haineux,
Haineux et enragé,
Je fais les comptes, je me souviens.
Je mords, il m’arrive de mordre.
Ce que j’avais pardonné je le reprends,
Un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête dans la rivière,
Je vous détruis sans regret avec férocité.
Je dis du mal.
je suis dans mon lit, c’est la nuit, et parce que j’ai peur,
Je ne saurais m’endormir,
Je vomis la haine.
Elle m’apaise et m’épuise
Et cet épuisement me laissera disparaître enfin.
Demain, je suis calme à nouveau, lent et pâle.
Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas et je suis l’unique survivant,
Je mourrai le dernier.
Je suis un meurtrier et les meurtriers ne meurent pas, il faudra m’abattre.
Je pense du mal.
Je n’aime personne,
Je ne vous ai jamais aimés, c’était des mensonges,
Je n’aime personne et je suis solitaire,
Et solitaire, je ne risque rien,
Je décide de tout,
La Mort aussi, elle est ma décision
Et mourir vous abîme et c’est vous abîmer que je veux.
Je meurs par dépit, je meurs par méchanceté et mesquinerie,
Je me sacrifie.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991, « tirade d’Antoine »

Et lorsque tu es parti, lorsque tu nous as quittés, lorsque tu nous abandonnas,


je ne sais plus quel mot définitif tu nous jetas à la tête,
je dus encore être responsable,
être silencieux et admettre la fatalité, et te plaindre aussi, m’inquiéter de toi à distance
et ne plus jamais oser dire un mot contre toi, ne plus jamais même oser penser un mot contre
toi,
rester là, comme un benêt, à t’attendre.
Moi, je suis la personne la plus heureuse de la terre,
et il ne m’arrive jamais rien,
et m’arrive-t-il quelque chose que je ne peux me plaindre,
puisque « à l’ordinaire »,
il ne m’arrive jamais rien.
Ce n’est pas pour une seule fois,
une seule petite fois,
que je peux lâchement en profiter.
Et les petites fois, elles furent nombreuses, ces petites fois où j’aurais pu me coucher par terre
et ne plus jamais bouger,
où j’aurais voulu rester dans le noir sans plus jamais répondre,
ces petites fois, je les ai accumulées et j’en ai des centaines dans la tête,
et toujours ce n’était rien, au bout du compte,
qu’est-ce que c’était ?
je ne pouvais pas en faire état,
je ne saurais pas les dire
et je ne peux rien réclamer,
c’est comme si il ne m’était rien arrivé, jamais.
Et c’est vrai, il ne m’est jamais rien arrivé et je ne peux prétendre.
Pierre Corneille, Médée, Acte V scène 2, 1635

1 Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?

Consulte avec loisir tes plus ardents transports.


Des bras de mon perfide arracher une femme,
Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?
5 Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason,
Sur qui plus pleinement venger sa trahison !

Suppléons-y des miens; immolons avec joie


Ceux qu’à me dire adieu Créüse me renvoie :
Nature, je le puis sans violer ta loi ;
10 Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
Mais ils sont innocents ; aussi l’était mon frère ;
Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père ;
Il faut que leur trépas redouble son tourment ;
Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.

15 Mais quoi ! j’ai beau contre eux animer mon audace,

La pitié la combat, et se met en sa place :


Puis, cédant tout à coup la place à ma fureur,
J’adore les projets qui me faisaient horreur :
De l’amour aussitôt je passe à la colère,
20 Des sentiments de femme aux tendresses de mère.

Cessez dorénavant, pensers irrésolus,


D’épargner des enfants que je ne verrai plus.
Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître,
Ce n’est pas seulement pour caresser un traître :
25 Il me prive de vous, et je l’en vais priver.
Wajdi Mouawad, Incendies, 2003, « Lettres aux jumeaux »

Simon ouvre l’enveloppe.


NAWAL. Simon,

Est-ce que tu pleures ?

Si tu pleures ne sèche pas tes larmes

Car je ne sèche pas les miennes.

L’enfance est un couteau planté dans la gorge

Et tu as su le retirer.

À présent, il faut réapprendre à avaler sa salive.

C’est un geste parfois très courageux.

Avaler sa salive.

À présent, il faut reconstruire l’histoire.

L’histoire est en miettes.

Doucement

Consoler chaque morceau

Doucement

Guérir chaque souvenir

Doucement

Bercer chaque image.

Jeanne,

Est-ce que tu souris ?

Si tu souris ne retiens pas ton rire

Car je ne retiens pas le mien.

C’est le rire de la colère

Celui des femmes marchant côte à côte

Je t’aurais appelée Sawda

Mais ce prénom encore dans son épellation


Dans chacune de ses lettres

Est une blessure béante au fond de mon cœur.

Souris, Jeanne, souris

Notre famille,

Les femmes de notre famille, nous sommes engluées dans la colère.

J’ai été en colère contre ma mère

Tout comme tu es en colère contre moi

Et tout comme ma mère fut en colère contre sa mère.

Il faut casser le fil,

Jeanne, Simon,

Où commence votre histoire ?

À votre naissance ?

Alors elle commence dans l’horreur.

À la naissance de votre père ?

Alors c’est une grande histoire d’amour.

Mais en remontant plus loin,

Peut-être que l’on découvrira que cette histoire d’amour

Prend sa source dans le sang, le viol,

Et qu’à son tour,

Le sanguinaire et le violeur

Tient son origine dans l’amour.

Alors,

Lorsque l’on vous demandera votre histoire,

Dites que votre histoire, son origine,

Remonte au jour où une jeune fille

Revint à son village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe.

Là commence l’histoire.
Jeanne, Simon,

Pourquoi ne pas vous avoir parlé ?

Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes.

Vous avez ouvert l’enveloppe, vous avez brisé le silence

Gravez mon nom sur la pierre

Et posez la pierre sur ma tombe.

Votre mère.

SIMON. Jeanne, fais-moi encore entendre son silence.

Jeanne et Simon écoutent le silence de leur mère.

Pluie torrentielle.

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