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La mort de Manon. Manon Lescaut. L’abbé Prévost.

Lecture linéaire N°3.

Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut
jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans
ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et
je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le
point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon
sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle
me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que
pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de
l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains,
dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs
approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses
dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle
expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement
puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement
à la mener jamais plus heureuse.

PB : Comment le récit de Des Grieux parvient-il à sublimer la mort de manon et à en faire un grand
personnage romanesque ?

Ou Quelle image le récit de la mort de Manon donne-t-il des personnages ?

3 mouvements

1) Le prologue pathétique d’un récit impossible.


2) La mort de Manon.
3) Silence et malédiction du narrateur.

1) Le prologue pathétique d’un récit impossible.


L’extrait s’ouvre sur un impératif « Pardonnez » qui s’adresse à l’homme de qualité. Il faut se
rappeler ainsi Que Des Grieux fait son récit à l’oral à l’Homme de qualité. Il attend de lui une
certaine indulgence. Mais par extension, cela crée également un lien affectif avec le lecteur.
Cette excuse annonce la difficulté qu’il va avoir à réaliser le récit qui va suivre, ce qui est
clairement formulé « si j’achève en peu de mots un récit qui me tue ». L’hyperbole souligne
combien ne s’est toujours pas remis de l’événement qu’il va raconter. Cela fait monter la
tension romanesque. Cette phrase est constituée de mots monosyllabiques ou bisyllabiques
pour traduire cette difficulté à parler. « Je vous raconte u malheur qui n’eut jamais
d’exemple ». Cette nouvelle hyperbole met en valeur une destinée hors norme, ce qui en soit
est romanesque. Le récit est difficile à faire mais l’écouter en vaut la peine. On peut aussi
remarquer que Des Grieux retarde le récit.
Le narrateur adulte fait un retour sur état nostalgique et son impossibilité à se détacher du
passé. Le souvenir est obsessionnel : « quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire » /
« chaque fois que j’entreprends de l’exprimer ». Le présent a ici une valeur de répétition. Le
narrateur semble pris au piège de sa souffrance. La narration qui va suivre a d’autant plus de
valeur qu’elle demande de la peine. Il y a une gradation entre « pleurer » et « horreur ».

2) La mort de Manon.

Le retour à la narration est signalé par l’emploi du plus que parfait : « nous avions passé
tranquillement la nuit ». L’adverbe « tranquillement » crée un effet de contraste avec ce qui vient de
nous être annoncé. Des Grieux et Manon ignorent à ce moment-là ce que le destin leur réserve. Se
met en place ce qu’on appelle l’ironie tragique. La phrase suivante signale clairement l’erreur dans
laquelle se trouve Des Grieux : « Je croyais ma chère maitresse endormie ». La présence du verbe « je
croyais » permet au lecteur de comprendre que l’adjectif « endormie » doit en réalité être remplacé
par l’adjectif « morte ». L’expression « ma chère maitresse endormie » fait naitre l’image d’une belle
au bois dormant qui valorise Manon. De plus le déterminant possessif « ma « et l’adjectif « chère »
rappelle toute la tendresse que Des Grieux ressent pour Manon. L’allitération en « m » peut
également donner cette impression de douceur ».

Les formules négatives « je n’osais », « dans la crainte de » signale la délicatesse de L’amant. Des
Grieux est toujours soucieux de donner une bonne image de lui. Même devenu marginal, il connait le
code d’honneur du jeune homme bien élevé. (A moins qu’il n’ait peur de Manon : je vous laisse juge.)

Le passé simple prend en charge le moment de bascule où Des Grieux prend conscience de la mort
imminente de Manon : « Je m’aperçus dès le point du jour en touchant ses mains qu’elles les avaient
froides et tremblante ». L’information est donnée de manière réaliste dans sa dimension clinique. Le
point de vue interne ne nous permet pas de savoir avec précision de quoi meurt Manon, même si on
peut deviner qu’elle meurt d’épuisement.

« Je les approchai de mon sein pour les réchauffer ». Le geste est surtout symbolique. Le sein désigne
par métonymie le cœur qui symbolise le siège des émotions, le sentiment amoureux.

« Elle sentit ce mouvement et faisant un effort pour saisir les miennes… ». Le texte revêt une certaine
sensualité : « touchant » « approchai », « sentit « L’entrelacement des mains au moment de la mort
est une image figée des amants légendaires. Les mains renvoient symboliquement au mariage qui n’a
jamais été contracté tout au long de la narration. Si on revient en arrière, l’affirmation « Toute ma vie
est destinée à …pleurer » relève bien du pacte marital.

C’est Manon elle-même qui annonce sa mort faisant preuve d’une clairvoyance que ne possède pas
Des Grieux. « Elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure ». C’est un peu
comme si la voix de Manon s’éteignait devant nous. Pour le dire en terme plus littéraires, les paroles
retranscrites au discours indirect permettent au lecteur d’imaginer la scène. Il y a là une certaine
sobriété. Le personnage semble accepter sa mort ( // motif de la tranquillité ). « Sa dernière heure »
est une périphrase.

Ce sont les signes du corps qui font comprendre à Des Grieux ce qu’il refusait d’admettre :
« soupirs », « silence », « serrement de ses mains ». Ce sont des indices de mort : Les mains qui se
crispent. La mort est décrite cliniquement et sous forme d’euphémisme en même temps.

En dépit de la tristesse de Des Grieux longuement soulignée au début du texte, La mort de Manon
n’est pas présentée sous un jour négatif puisqu’elle est présentée par une périphrase qui constitue
un euphémisme : « la fin de ses malheurs ». La mort peut donc être envisagée comme une
délivrance. Il n’y avait plus de place pour elle sur Terre.

3. Silence et malédiction du narrateur.

A nouveau, pour commenter ce récit, Des Grieux narrateur recourt à un impératif pour s’adresser à
l’homme de qualité : « N’exigez point de moi ». La formule négative souligne un refus de parler,
probablement dû à une impossibilité. Ainsi le narrateur souligne les limites du langage. Le
tarissement du langage annonce également la fin de l’œuvre. Raconter son histoire a été pour Des
Grieux une dernière épreuve.

Le narrateur ne retient que l’amour de Manon. (Rappelons que le lecteur a peut-être moins de
certitude même si l’image finale est belle).

Des Grieux développe alors une posture de Héros maudit. « Mon âme ne suivit pas la sienne »,
contrairement à ce que l’on trouve dans les grandes histoires mythiques. La séparation est cette fois
irrémédiable. La mention du ciel fait appel à l’idée de providence. Au lecteur qui pourrait croire que
Manon a été sanctionnée pour ses multiples trahisons et son libertinage, Des Grieux substitue une
autre interprétation. Son expiation à lui consiste à vivre : « Le ciel ne me trouva point sans doute
assez rigoureusement puni ». Faut-il voir en Des Grieux une nouvelle figure d’Orphée pleurant son
Eurydice et racontant ses malheurs ? : « Il a voulu que j’aie trainé depuis une vie languissante et
misérable. Je renonce volontairement à ne la mener jamais plus heureuse ».

Conclusion :

Le récit pathétique d’une mort légendaire. Si la mort de Manon est une épreuve incommensurable
pour Des Grieux, le récit de cette mort est également une souffrance.

Ouverture : une image .

Camille Roquelan – La mort de Manon)

ou celle de Dagan Bouveret ( 1878)

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