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Explication de texte n° 3 / Prévost, Manon Lescaut, II, « Je demeurai plus de vingt-quatre heures »

Introduction

Présentation de l’auteur et du siècle

Des Grieux n’a rien d’un héros racinien, mais sa descente aux enfers frappe de stupeur et
d’effroi, et suscite la pitié du lecteur. Ce sont bien là les effets de la tragédie classique, telle
que l’Abbé Prévost, élève au début de ce XVIIIe siècle, avait dû la découvrir sur les bancs de
l’école. Il y a du Cid chez le personnage de Des Grieux, comme chez son auteur à la vie
rocambolesque et aventureuse, peu conforme à son titre ecclésiastique, mais c’est un Cid
contrarié par son siècle.

Présentation de l’œuvre

Dans Manon Lescaut, publié en 1731 comme septième tome des Mémoires d’un homme de
qualité et dont le titre original est Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, le
narrateur des Mémoires, le Chevalier de Renoncour, rencontre le Chevalier Des Grieux, qui
lui raconte son amour pour Manon et à qui il cède la narration pour le reste du roman. La
description de Manon, dès sa découverte par le narrateur, lui confère les traits d’une
héroïne tragique. Cet amour aura pour le Chevalier Des Grieux le poids d’une fatalité toute
racinienne, dont nous découvrons dans notre extrait les conséquences ultimes. Dès ses
premiers mots, ce second narrateur insistera sur la puissance du destin, et de la fatalité qui
l’a accablé. Surtout, la mort de Manon vient sceller l’aura tragique du roman. Il y a donc, en
apparence, transposition parfaite et héritage de la tragédie classique dans le roman, genre
nouveau, et méprisé, en ce début de XVIIIe siècle.

Présentation de l’extrait

Le passage proposé fait suite à la mort de Manon, épuisée, dans les bras de des Grieux en
Louisiane. Comme dans une tragédie classique, il s’agit du dernier acte, ultime
rebondissement après une résolution apparente, qu’on pensait réussie, de la tension
initiale : dans ce nouveau monde du Nouvel Orléans, Manon et Des Grieux semblaient
pouvoir vivre heureux, derrière le mensonge d’un mariage. C’est paradoxalement le désir de
conformité moral qui entraînera leur fin, avec le duel de Des Grieux et Synnelet, avant la
fuite dans le désert, et la mort de Manon.

Lecture

Délimitation des mouvements

Ce passage est organisé en trois moments principaux :

1) Premier mouvement :

2) Deuxième mouvement :

3) Troisième mouvement :
Explication de texte n° 3 / Prévost, Manon Lescaut, II, « Je demeurai plus de vingt-quatre heures »

Problématique : J’essaierai de montrer comment l’auteur transfigure Manon en personnage


tragique à travers le récit pathétique de son enterrement, qui inscrit le dénouement du
roman dans un climat racinien.
Mouvement 1

L’emploi du passé simple, qui est un temps sécant, délimite habituellement un temps précis
du passé, coupé du présent, et bref. Ici pourtant, le CCT « plus de vingt-quatre heures »
allonge cet instant et en fait un événement unique, qui montre que le deuil abolit la
perception habituelle du temps pour Des Grieux.

Le passé simple, temps du récit par excellence, est la marque du retour en arrière propre au
genre des Mémoires, et met à distance l’événement. Il ne faut pas oublier à cette occasion
que le narrateur Des Grieux s’adresse toujours à Renoncour, et que la dimension pathétique
du passage a également comme but, outre de susciter la compassion, une valeur de
justification rétrospective de l’aveuglement des amants, dont l’amour, comme Tristan et
Iseult, se poursuit dans la mort.

Ce moment unique est celui des derniers baisers, de l’amant qui se lamente sur le corps de
celle qu’il a aimée, et rappelle bien sûr le dénouement des tragédies shakespearienne,
comme Roméo et Juliette. Tout, sur le ton de la déploration, traduit ce moment de l’amour
ultime, où l’aveuglement a conduit les deux amants : la « bouche », le « visage », les
« mains » dans cette description, sont les éléments de la tendresse, les parties aimées du
corps de l’aimée, les parties qui s’offrent aux baisers et aux caresses. Jusqu’au bout, ce
vocabulaire du corps transforme cette scène de deuil en scène d’amour.

L’adjectif « attachée » teinte de pathétique cette scène d’adieu, par son prolongement, par
la souffrance que l’on devine, tout comme le possessif « ma » et l’adjectif « chère », qui
marquent une volonté dérisoire de s’approprier l'objet amoureux au-delà de la mort. Le
verbe « demeurai » insiste à lui seul sur l’attitude prostrée du personnage.

Des Grieux prend alors les dimensions d’un héros tragique, en s’apprêtant à en subir le
destin funeste, à s’offrir à la fatalité tragique : le terme « dessein » (l.2) met en évidence la
force du désir de mort qui anime le personnage, tout comme le champ lexical de la mort
(« mourir » (l.2), « mon trépas » (l.3), « attendre la mort » (l.4).) souligne le caractère
obsessionnel de ce désir, renforcé par les effets de reprises du vocabulaire. Par ailleurs, il
convient de noter le registre ou style élevé de langue auquel appartient le terme « trépas »
(l.3) : la mort désirée par le personnage est bien celle d’un héros de tragédie.

À ce désir de mort, s'oppose une nécessité supérieure : celle d’enterrer dignement Manon.
L’adverbe « mais » (l.2) souligne cette opposition. La cruauté de la mort de Manon se dira
dès lors avec la disparition de ces parties aimées (la bouche, le visage, les mains) dans le
« corps » (l.3), qui ne dit pas son nom de cadavre, puis dans la « fosse » (l.14) dont le
prosaïsme cru rappelle le réalisme de la scène. Comme souvent chez Des Grieux, le
mouvement tragique qui sort de lui est arrêté par la prise en compte de la réalité, et le
vocabulaire de la raison succède à celui du sentiment (« je fis réflexion », « je formai la
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résolution ») : ici la réalité de la décomposition du corps de Manon, qui pourrait devenir « la


pâture des bêtes sauvages ». Ce qui est étonnant, et quasiment baudelairien, c’est cette idée
de la beauté en décomposition (on songe à « Une Charogne » des Fleurs du Mal) ; ou alors
faut-il relier cette image horrible avec la tradition des vanités ?

C’est en tout cas l’horreur de la perspective d’une Manon décomposée qui tire Des Grieux
de sa prostration, et vient animer les verbes au passé simple, dont l’action n’est encore que
dans la volonté, et qui doit s’arracher du deuil : « je fis réflexion » (l.2), « Je formai la
résolution » (l.4). Le projet d’ensevelissement est à la fois un acte d’amour (refus de la
dégradation d’un corps qui deviendrait « pâture ») et une acceptation de l'évidence cruelle
de la mort (le corps est devenu cadavre). Le terme « fosse », scandé aux lignes 4, 10, 14, 17,
et 23, souligne cette évidence cruelle.

La narration interne permet de suivre là encore le flux des pensées du personnage, et de la


perception de son état physique, qui ne semble survivre que dans un effort héroïque. Le
narrateur met l’accent l. 5 et 6 sur l’extrême affaiblissement qui fait de lui une sorte de
mort-vivant. L’emploi de l’hyperbole (« si proche de ma fin », « j’eus besoin de quantité
d'efforts », « Je fus obligé de recourir aux liqueurs fortes ») souligne l’héroïsme de son action
et participe d'une valorisation de soi. On retrouve encore au mouvement 2 l’extrême
affaiblissement d’un Des Grieux mort-vivant, qui ne se survit que le temps de rejoindre
Manon (l.14 et 15).

Enfin, l’ensevelissement de Manon revêt le caractère d’une mission sacrée, comme le


suggère la connotation religieuse du mot « office » (l.7), ce que viendra confirmer l’emploi
du mot « idole » (l.10), très prisé par l’un ou l’autre amant (on pense à la lettre de Manon :
« l’idole de mon cœur »). Il faut rendre tout son sens païen à ce terme : on adore et on
sacrifie à une idole, qui en l’occurrence est « l’amour même ».

Mouvement 2

Ce second mouvement est celui de l’ensevelissement, et, là encore, l’acte de deuil se révèle
acte d’un amour sublime, et l’enterrement l’occasion d’un dernier adieu sur le ton de l’éloge,
avec la métaphore « idole de mon cœur » (l.10) qui fait signe vers l’adoration sacrée, qui
compare cet amour à un sacerdoce, pour reprendre l’image avancée par Des Grieux à son
ami Tiberge, comparant amour profane et amour de la vertu, amour sacré. Le héros rend un
véritable culte à la morte qui devient « idole de mon cœur ». Les superlatifs sont nombreux
pour dire à la fois la pureté du sentiment et de l’objet aimé : « du plus parfait amour » (l.13),
« de plus parfait et de plus aimable » (l.16). D’autre part, l’enterrement devient scène
d'amour : la proximité des pronoms personnels (« je ne la mis » l.12, « je la considérai » l.13)
dit cette réunion des amants, tandis que l’emploi du vocabulaire amoureux masque la réalité
de la mort : « embrassée mille fois », « ardeur », « amour » (l.12/13)

Manon prend ici les dimensions d’une héroïne tragique digne des plus grandes déplorations,
et la dévotion de Des Grieux pour son amante se lit dans tous ses gestes, à travers le portrait
de ses actions : il refuse la souillure de la terre sur le corps aimé avec les CCM l.11 « après
avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher »,
l.12 « après l’avoir embrassée mille fois » qui disent le soin, la tendresse, l’amour du
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personnage. Il adopte une attitude de recueillement (« Je la considérai longtemps » (l.13).


L’épée qui symbolise l’état de Chevalier devient instrument de fossoyeur (« Je rompis mon
épée » l.9), tandis que l’usage des mains pour creuser implique, de la part du personnage, un
ultime don de soi dans l'amour de Manon. L’emploi de la négation totale « je ne pouvais »
(l.13) souligne le refus de la séparation définitive. Seule l’urgence de la situation
(« craignant ») conduit le héros à refermer la fosse.

Il y a une matérialité du deuil, dans ce mouvement, qui accrédite son réalisme. Le caractère
pathétique de la scène est lié à la simplicité des gestes et au dénuement du paysage. Elle
tient dans la description réaliste et lapidaire du lieu, un lieu de désolation (« une campagne
couverte de sable » l.9), et dans l’énonciation sobre, déchirante, grâce aux infinitifs et aux
compléments, de la mise en terre : « ouvrir la terre » (l.8), « creuser » (l.9), « de mes mains »
(l.10), « une large fosse » (l.10), « empêcher le sable de la toucher » (l.11), « fermer sa
fosse » (l.14), « dans le sein de la terre » (l.15). Les adverbes résonnent particulièrement
dans cette structure : « encore » (l.13), « longtemps » (l.13), « pour toujours » (l.15).

La construction en parataxe, c’est-à-dire sans liaison entre les phrases, souligne de la part du
narrateur le refus de tout lyrisme. Les verbes au passé simple, en soulignant les actions,
revêtent une dimension pathétique, et disent la souffrance et l’hésitation du
personnage tout en marquant chaque étape de la mise en terre, chaque étape du deuil : « Je
rompis » (l.9), « J’ouvris » (l.10), « j’y plaçai » (l.10), « je la mis » (l.12), « Je m’assis » (l.13),
« je la considérai » (l.13), « j’ensevelis » (l.15). La mise en terre de Manon, pour reprendre la
métaphore christique évoquée plusieurs fois par le narrateur (notamment avec le baiser de
Judas lors de la première trahison de Manon) s’apparente à un chemin de croix pour Des
Grieux, ce qui a pour effet de sanctifier un amour parfaitement immoral.

Mouvement 3

On retrouve liés ici les deux éléments majeurs du premier mouvement : le désir de mort,
avec la répétition de « dessein » (l.17 et l.21) et d’un champ lexical correspondant : « la
mort » (l.18), « mourir » (l.21), ainsi que la dimension sacrée de l’enterrement avec
« lugubre ministère » (l.19). La tragédie de la mort de Manon ennoblit enfin le personnage,
qui recourt encore une fois au lexique de la tragédie, en invoquant le « ciel », terme ambigu
qui peut désigner aussi bien le Dieu chrétien que les dieux païens des tragédies antiques. On
peut y lire un blasphème et un péché, celui du désespoir, ou bien la confirmation que le
cadre mental de l’œuvre est davantage celui des tragédies antiques que d’une réflexion
chrétienne sur la morale et la difficulté de la vertu, comme l’annonce pourtant Prévost dans
sa préface. Le libertinage du personnage, comme celui du Dom Juan de Molière prend de la
noblesse et de l’épaisseur tragique dans sa condamnation même.

On retrouve, avec la marque de l’interlocuteur « vous » (l.18), le dispositif énonciatif qui


aura permis, tout au long du roman, de mettre à distance, d’étudier, de suspendre le
jugement, et qui ici essaie de rendre l’indicible : la douleur du deuil.

On retrouve, avec la description du narrateur, une idée chère à Montaigne, qu’il résume
ainsi dans ses Essais : « Qui peut dire comme il brûle est dans un petit feu ». La douleur de
Des Grieux se mesure ainsi à son absence d’affectation, à l’impossibilité de donner un
Explication de texte n° 3 / Prévost, Manon Lescaut, II, « Je demeurai plus de vingt-quatre heures »

langage humain à cette douleur, exprimée par la double négation totale l.19/20 : « il ne
sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche », ainsi que l.21 « avaient
coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur », qui agissent comme
des périphrases de « la consternation profonde » (l.20).

Finalement, c’est l’affaiblissement physique du personnage qui dira mieux que le reste cette
souffrance, avec l’évanouissement de la dernière ligne.

On peut prêter attention également à la dimension théâtrale de la scène, à travers


l’énonciation des actes du personnage, à nouveau scandé par les verbes au passé simple :
« Je me couchai » (l.16), « J’invoquai » (l.18), « fermant les yeux » (l.17), « j’attendis » (l.18),
« dans la posture où j’étais » (l.22). Le personnage retrouve la même position qu'au début de
la scène. La fosse devient métonymie de l’être aimé.

Le personnage est entré mentalement dans l’univers de la mort. Il est tout entier dirigé vers
la tombe, vers ce qui marque le dénouement d’une tragédie, la fin de la machine infernale,
scandée ici, comme au théâtre, par le jeu du tragédien, les gestes du personnage. Autant
d’images, autant d’étapes de l’action qui se connotent de tragique avec la description des
CC « sur la fosse » (l.17), du CDA « vers le sable » (l.17), du CCB « avec le dessein de ne les
ouvrir jamais », du CCM « avec impatience » (l.18). Le décor de cet espace désertique est lui-
même digne de cette tragédie, jusqu’à l’évanouissement final, corps contre tombe, dans
l’espoir d’être réuni dans la mort.

Conclusion :

L’étude de ce passage où le récit devient hommage funèbre et prolongement du deuil,


permet de mieux comprendre la dimension mélancolique du roman de Prévost. Le
narrateur, à la manière d’un nouvel Orphée, ne peut ressusciter Manon que par les mots.
Cette introduction de la sensibilité dans le roman fait de Manon Lescaut un texte précurseur
du courant romantique.

Le langage de la tragédie est présent partout, et insiste sur l’aveuglement d’un amour
« fatal », et l’impossibilité « funeste » de surmonter ses passions. Parabole des aveugles :
chacun est conduit par l’égarement de l’autre ; des Grieux est enchaîné à Manon qui le mène
à sa perte.
Mais, comme Phèdre, « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente » (Racine), les crimes
des héros tragiques ne sont pas de ces fautes vulgaires qui méritent le mépris, car ils sont
commis aux frontières incertaines de la liberté.
C’est une tragédie de la passion, mais sans catharsis : elle ne cherche pas à purger la passion,
ni à susciter l’effroi pour mieux s’en éloigner, mais célèbre son triomphe, même dans ses
désastres, qui sont encore beaux…

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