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Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle

Parcours : écrire et combattre pour l’égalité

DOSSIER 3 : DU COMBAT CONTRE L’ESCLAVAGE


Á LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS RACIALES

CORPUS 1 : COMBATTRE CONTRE L’ESCLAVAGE AU XVIIIe S.

TEXTE 1 – MARIVAUX, L’île des esclaves, (1725), scènes 1 et 2


[Depuis l’Antiquité, le théâtre met en scène des esclaves qui
s’opposent à leurs maitres, le plus souvent par la ruse. Dans L’île des
esclaves, Marivaux mêle cette tradition au ressort comique classique de
l’inversion des rôles. Iphicrate et son valet Arlequin font naufrage sur une
île au fonctionnement très spécial qu’un des habitants, Trivelin, va leur
expliquer dans la scène suivante…]
SCÈNE 1
IPHICRATE- Eh ! ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien
pour nous tirer d'ici ; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais
Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.
ARLEQUIN- Oh, oh ! Qu'est-ce que c'est que cette race-là ?
IPHICRATE- Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres,
et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est
ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume,
mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
ARLEQUIN- Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l'ai entendu
dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
IPHICRATE- Cela est vrai.
ARLEQUIN- Eh ! encore vit-on.
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie ; Arlequin, cela ne te suffit-
il pas pour me plaindre ?
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire. Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
IPHICRATE. Suis-moi donc.
ARLEQUIN siffle.- Hu, hu, hu.
IPHICRATE- Comment donc, que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, distrait, chante. Tala ta lara.
IPHICRATE- Parle donc, as-tu perdu l'esprit, à quoi penses-tu ?
ARLEQUIN, riant- Ah ! ah ! ah ! Monsieur Iphicrate la drôle d'aventure ; je vous plains, par ma foi, mais
je ne saurais m'empêcher d'en rire.
IPHICRATE, à part les premiers mots - Le coquin abuse de ma situation, j'ai mal fait de lui dire où nous
sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos, marchons de ce côté.
ARLEQUIN - J'ai les jambes si engourdies.
IPHICRATE - Avançons, je t'en prie.
ARLEQUIN - Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil1 et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.
[…] IPHICRATE, retenant sa colère - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
ARLEQUIN - Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire
à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
IPHICRATE – Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
ARLEQUIN – Oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela
est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en
voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge2 !
IPHICRATE, un peu ému - Mais j'ai besoin d'eux, moi.
ARLEQUIN, indifféremment–Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires: que3je ne vous dérange pas!
IPHICRATE - Esclave insolent !
ARLEQUIN, riant – Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon4 que je n'entends plus.
IPHICRATE - Méconnais-tu5 ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
ARLEQUIN, se reculant d'un air sérieux - Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le
pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave ; tu me traitais
comme un pauvre animal6, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh
bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi
que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment7,
je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis
de faire souffrir aux autres. Tout irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la
même leçon que toi. Adieu, ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s'éloigne.
IPHICRATE, au désespoir, courant après lui l'épée à la main - Juste ciel ! peut-on être plus malheureux
et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.
ARLEQUIN – Doucement ; tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde.
SCÈNE 2
TRIVELIN avec cinq ou six insulaires arrive conduisant une Dame et la suivante,
et ils accourent à IPHICRATE qu'ils voient l'épée à la main.
TRIVELIN (faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens) - Arrêtez, que voulez-vous faire ?
IPHICRATE - Punir l'insolence de mon esclave.
TRIVELIN - Votre esclave ? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. (Il prend
l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin.) Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous.
ARLEQUIN - Que le Ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes.
TRIVELIN - Comment vous appelez-vous ?
ARLEQUIN - Est-ce mon nom que vous demandez ?
TRIVELIN - Oui vraiment.
ARLEQUIN - Je n'en ai point, mon camarade.
TRIVELIN - Quoi donc, vous n'en avez pas ?
ARLEQUIN - Non, mon camarade, je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés ; il m'appelle
quelquefois Arlequin, quelquefois « Hé ».
TRIVELIN – « Hé », le terme est sans façon ; je reconnais ces messieurs à de pareilles licences 8 ; et
lui comment s'appelle-t-il ?
ARLEQUIN - Oh diantre, il s'appelle par un nom lui : c'est le seigneur Iphicrate.
TRIVELIN - Eh bien, changez de nom à présent ; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour ; et vous,
Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien « Hé ».
ARLEQUIN (sautant de joie, à son maître) - Oh, oh, que nous allons rire ! seigneur « Hé ». […]
TRIVELIN - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes.
Quand nos pères irrités de la cruauté de leurs maîtres quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici,
dans le ressentiment des outrages9 qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils
y firent, fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et
conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette loi ;
vingt ans après, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous,
nous vous corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos
cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l'esclavage, pour vous rendre
sensibles aux maux qu'on y éprouve ; nous vous humilions, afin que nous trouvant superbes10, vous
vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité dure trois ans,
au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès : et si vous ne devenez
pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire
encore ailleurs ; et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là
nos lois à cet égard, mettez à profit leur rigueur salutaire. Remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous
remet en nos mains, durs, injustes et superbes10. Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de
vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans
pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables, et généreux pour toute votre vie.
NOTES : 1. Civil : courtois, poli. - 2. Je m'en goberge : je m'en moque. - 3. Que : pourvu que. 4.
Jargon : langage. - 5. Méconnaître : ne plus reconnaître. - 6. Comme un pauvre animal : Dans
l'Antiquité, un esclave n'est rien d'autre qu'un instrument de travail, au même titre qu'une bête de somme.
- 7. Sentiment : opinion . - 8. Licences : libertés prises. – 9. Outrages : humiliations. - 10. superbes :
orgueilleux.
TEXTE 2 – VOLTAIRE, Candide ou l'optimiste (1759), chapitre XIX
[Dans son conte philosophique, Voltaire s’attaque à la
pensée du philosophe allemand Leibniz, qui considère que nous
habitons « le meilleur des mondes possibles » : s’il est vrai que le
mal existe, il est voulu par Dieu et il est toutefois compensé par
un bien infiniment plus grand. Voltaire qui voit dans cette
théorie une incitation au fatalisme, fait donc vivre à son héros
naïf et inexpérimenté, accompagné de son précepteur lui
enseignant la philosophie de Leibniz, une série d’épreuves et de
malheurs s’accumulant au-delà de ce qu’il est possible
d’endurer. Avec Cacambo, un autre compagnon rencontré au
cours de leur périple, ils rencontrent un esclave au sortir de
l’Eldorado, pays idéal où les habitants vivent en harmonie, dans
l’abondance de richesses.]

En approchant de la ville1, ils rencontrèrent un nègre2


étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit,
c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce
pauvre homme la jambe gauche et la main droite.
« Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu
là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ?
- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux
négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape
le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je
me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant,
lorsque ma mère me vendit dix écus patagons3 sur la côte de Guinée4, elle me disait : « Mon cher
enfant, bénis nos fétiches5, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais
pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets
sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais6 qui m'ont converti me
disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis
pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs7 disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains.
Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra
qu'à la fin je renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait
des larmes en regardant son nègre; et en pleurant, il entra dans Surinam.
NOTES : 1. Il s’agit d’une ville se trouvant au Surinam, colonie hollandaise d’Amérique du Sud, en
Guyane. - 2. Le terme « nègre » n’a rien de péjoratif à l’époque. C'est le nom qu'on donne en général aux
habitants noirs de l'Afrique aux XVIIe et XVIIIe siècles. - 3. . dix écus patagons : monnaie espagnole (ici
l’équivalent de 5 euros !). - 4. sur la côte de Guinée : sur la côte de l’Afrique de l’Ouest. - 5. fétiches :
au sens 1er, le terme désigne les objets sacrés ou aux vertus magiques auxquels les Africains vouaient un
culte. Au sens figuré, ici, le mot peut désigner ironiquement les hommes d’église. - 6. fétiches hollandais :
les pasteurs hollandais (des religieux) - 7. prêcheurs : prédicateurs qui enseignent la morale religieuse
TEXTE 3 – Le Code noir, édit royal sur les esclaves (1685)
[L'esclavage n'est pas né au XVIIe siècle, il
remonte à l’Antiquité grecque et égyptienne ; il est lié au
droit de la guerre (prisonniers), à la nécessité
économique (main d’œuvre), à l'organisation sociale...
C’est au XVIIe siècle que se développent la "traite
des Noirs" et le commerce triangulaire (entre l’Europe,
l’Afrique et l’Amérique) : les Africains livrent des captifs
aux blancs, en échange d’armes, de textile, d’alcool… ; les
négriers les acheminent par bateaux pour les vendre aux
esclavagistes. En 1441, des navigateurs portugais
ramènent les premiers esclaves noirs chez eux. En 1642,
Louis XIII autorise la traite qui est légalement officialisée
par un édit en 1685, sous Louis XIV : le Code Noir, conçu
pour donner un cadre juridique à l'exercice de l'esclavage dans les Antilles, est composé de 60 articles
établissant les dispositions régulant la vie des esclaves. En1716, les ports français de Rouen, La
Rochelle, Nantes et Bordeaux reçoivent une autorisation royale pour faire librement le commerce des
noirs. L’esclavage dans les colonies françaises est aboli en 1794 puis rétabli en 1802, sous Napoléon. Il
faut attendre 1848 pour que soit définitivement aboli l’esclavage en France.]

Article 2 - Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion
catholique, apostolique et romaine. […]
Article 3 - Interdisons tout exercice public d'autre religion que la religion catholique, apostolique et
romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos
commandements.
Article 12 - Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront
aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres
différents.
Article 16 - Défendons (…) aux esclaves appartenant à différents maîtres de s'attrouper le jour ou la
nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l'un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins
dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre
que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances
aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l'arbitrage des juges. (…)
Article 25 - Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile
ou quatre aunes de toile, au gré des maîtres.
Article 33 - L'esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs
enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.
Article 35 - Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront
été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le
cas le requiert.
Article 38 - L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître
l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule; s'il
récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué
d'une fleur de lys sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort.
Article 42 - Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité, les
faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes.
Article 44 - Déclarons les esclaves être meubles […].

▶ A découvrir ! Le film Twelve years a slave (2013)


Adaptation cinématographique, par le réalisateur Steve MacQueen, de
l’autobiographie de Solomon Northup, Douze ans d'esclavage (1853)
En 1841, Solomon Nirthup est un homme noir libre qui vit avec sa femme et leurs
deux enfants à Saratoga Springs, dans l'État de New York. Il gagne sa vie en tant
que charpentier et joueur de violon. Un jour, il est approché par deux hommes, de
prétendus artistes, qui le droguent et l'enchaînent avant de le vendre comme
esclave. Il le restera pendant 12 ans dans des plantations de coton
La B.A. du film :
https://www.youtube.com/watch?v=vkdD6kOHiZc&ab_channel=Path%C3%A9France
TEXTE 4-MONTESQUIEU, «De l’esclavage des nègres», De l'Esprit des lois (1748)
[Montesquieu revient dans son traité sur l’origine des lois et les grands principes universels qui
régissent les sociétés. Ce projet d’expliquer et justifier les lois de chaque peuple — se double d'une
finalité morale : Montesquieu, en bon représentant des Lumières, espérait que les hommes « pussent
se guérir de leurs préjugés ». Dans le chapitre « De l’esclavage des nègres », il ridiculise les arguments
en faveur de l’esclavagisme.]
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les Nègres1 esclaves, voici ce que je
dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux
de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est
presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout
une âme bonne, dans un corps tout noir.
« Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les
peuples d'Asie, qui font des eunuques2, privent toujours les Noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une
façon plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les
meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence 3, qu'ils faisaient mourir tous les
hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les Nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier
de verre que de l'or, qui, chez des nations policées4, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous
les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes
chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils
le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions5
inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde 6 et de la pitié ?

NOTES : 1) Nègres : le terme n’a rien de péjoratif à l’époque. 2. Eunuque : homme châtré qui gardait les
femmes dans les harems orientaux. - 3) Conséquence : importance. Le roux est la couleur du Mal dans
l’Égypte antique. - 4) Policées : civilisées. - 5) Conventions : traités internationaux. 6) Miséricorde : valeur
chrétienne, sensibilité au malheur d’autrui.

TEXTE 5 – Olympe de GOUGES, L’Esclavage des Noirs ou l’Heureux naufrage


(1784), acte I scène 1
[Il s’agit de la première pièce de théâtre écrite par Olympe de
Gouges, d’abord intitulée Zamore et Mirza ou l’Esclavage des Noirs. Elle
est jouée la première fois en 1784 avant d’être finalement interdite par
la Comédie-Française. On refuse dans un premier temps de faire
endosser par des Noirs les rôles des deux esclaves, ce qui suscite
l’incompréhension (pour ne pas dire la colère) d’Olympe de Gouges –
puis tout le sujet, bien trop progressiste pour l’époque, est rejeté en bloc
par une société d’intellectuels généralement en faveur de la colonisation.
La pièce met en scène deux esclaves qui vivent en Inde : Zamore
a tué son maître pour protéger celle qu’il aime, Mirza. Menacés de mort,
les deux amoureux s’enfuient. Zamore sauve une femme française,
Sophie, de la noyade. Elle et son mari Valère mettent tout en œuvre pour que Zamore et de Mirza
soient épargnés. L’extrait, situé dans la scène d’exposition, débute alors que Mirza questionne son
amant Zamore sur les raisons pour lesquelles les colonisateurs et maîtres Blancs européens ont plus
davantage qu’eux, les natifs Noirs sur leur propre terre…]
MIRZA -Le peu que je sais, je te le dois, Zamor ; mais dis-moi pourquoi les Européens et les Habitants
ont-ils tant d’avantage sur nous, pauvres esclaves ? Ils sont cependant faits comme nous : nous
sommes des hommes comme eux : pourquoi donc une si grande différence de leur espèce à la nôtre ?
ZAMORE - Cette différence est bien peu de chose ; elle n'existe que dans la couleur ; mais les
avantages qu'ils ont sur nous sont immenses. L'art les a mis au- dessus de la Nature :
l'instruction en a fait des Dieux, et nous ne sommes que des hommes. Ils se servent de nous
dans ces climats comme ils se servent des animaux dans les leurs. Ils sont venus dans ces
contrées, se sont emparés des terres, des fortunes, des Natures des Îles, et ces fiers ravisseurs
des propriétés d'un peuple doux et paisible dans ses foyers, firent couler tout le sang de ses
nobles victimes, se partagèrent entre eux ses dépouilles sanglantes, et nous ont faits esclaves
pour récompense des richesses qu'ils ont ravies, et que nous leur conservons. Ce sont ces
propres champs qu'ils moissonnent, semés de cadavres d'habitants, et ces moissons sont
actuellement arrosées de nos sueurs et de nos larmes. La plupart de ces maîtres barbares nous
traitent avec une cruauté qui fait frémir la Nature. Notre espèce trop malheureuse s'est habituée à
ces châtiments. Ils se gardent bien de nous instruire. Si nos yeux venaient à s'ouvrir, nous aurions
horreur de l'état où ils nous ont réduits, et nous pourrions secouer un joug 1 aussi cruel que
honteux ; mais est-il en notre pouvoir de changer notre sort ? L'homme avili par l'esclavage a
perdu toute son énergie, et les plus abrutis d'entre nous sont les moins malheureux. J'ai témoigné
toujours le même zèle2 à mon maître mais, je me suis bien gardé de faire connaître ma façon de penser
à mes camarades. Dieu ! Détourne le présage qui menace encore ce climat, amollis le cœur de nos
tyrans, et rends à l'homme le droit qu'il a perdu dans le sein même de la Nature.
MIRZA - Que nous sommes à plaindre !
ZAMORE - Peut-être avant peu notre sort va changer. Une morale douce et consolante a fait tomber
en Europe le voile de l'erreur. Les hommes éclairés jettent sur nous des regards attendris : nous leur
devrons le retour de cette précieuse liberté, le premier trésor de l'homme, et dont des ravisseurs cruels
nous ont privés depuis si longtemps.
NOTES : 1. joug : domination, esclavage. 2. zèle : le même entrain, le même soin à servir mon maître.

TEXTE 6 – Olympe de GOUGES, Réflexions sur les hommes nègres (1788)


L'espèce d'hommes nègres1 m'a toujours intéressée à son déplorable sort. […]
Ceux que je pus interroger alors, ne satisfirent point ma curiosité et mon raisonnement. Ils
traitaient ces gens-là de brutes, d'êtres que le Ciel avait maudits : mais, en avançant en âge, je
vis clairement que c'était la force et le préjugé qui les avaient condamnés à cet horrible
esclavage, que la Nature n'y avait aucune part, et que l'injuste et puissant intérêt des Blancs
avait tout fait.
Pénétrée depuis longtemps de cette vérité et de leur affreuse situation, je traitai leur histoire
dans le premier sujet dramatique2 qui sortit de mon imagination. Plusieurs hommes se sont occupés
de leur sort ; ils ont travaillé à l'adoucir ; mais aucun n'a songé à les présenter sur la scène avec le
costume et la couleur, tel que je l'avais essayé, si la Comédie-Française ne s'y était point opposée.
[…] Revenons à l'effroyable sort des Nègres ; quand s'occupera-t-on de le changer, ou au
moins de l'adoucir ? Je ne connais rien à la politique des gouvernements : mais ils sont justes, et
jamais la Loi Naturelle ne s'y fit mieux sentir. Ils portent un œil favorable sur tous les premiers abus.
L'homme partout est égal. Les Rois justes ne veulent point d'esclaves ; ils savent qu'ils ont des sujets
soumis, et la France n'abandonnera pas des malheureux qui souffrent mille trépas pour un,
depuis que l'intérêt et l'ambition ont été habiter les îles les plus inconnues. Les Européens
avides de sang et de ce métal que la cupidité a nommé de l'or, ont fait changer la Nature dans
ces climats heureux. Le père a méconnu son enfant, le fils a sacrifié son père, les frères se sont
combattus, et les vaincus ont été vendus comme des bœufs au marché. Que dis-je ? c'est devenu un
commerce dans les quatre parties du monde.
Un commerce d’hommes ! grand Dieu ! et la Nature ne frémit pas ! S'ils sont des animaux,
ne le sommes-nous pas comme eux ? et en quoi les Blancs diffèrent-ils de cette espèce ? C'est
dans la couleur […] La couleur de l'homme est nuancée, comme dans tous les animaux que la
Nature a produits, ainsi que les plantes et les minéraux. Pourquoi le jour ne le dispute-t-il pas à la
nuit, le soleil à la lune, et les étoiles au firmament ? Tout est varié, et c'est là la beauté de la Nature.
Pourquoi donc détruire son ouvrage ? L’homme n’est-il pas son plus beau chef-d’œuvre ?

NOTES : 1. nègre : pour rappel, le terme n’a pas de sens péjoratif à l’époque. 2. sujet dramatique : pièce
de théâtre.
CORPUS 2 : LUTTER CONTRE LE RACISME ET LES
DISCRIMINATIONS RACIALES AUX XXE ET XXIE S.
TEXTE 1 – Léopold Senghor, « Á mon frère blanc » (1935)
[Léopold Sédar Senghor est un homme d'État, poète, écrivain sénégalais. Il est ministre en
France avant l'indépendance du Sénégal et devient premier président de la République du Sénégal en
1960. Il est aussi le premier africain à siéger à l'Académie française.]
Cher frère blanc,
Quand je suis né, j’étais noir,
Quand j’ai grandi, j’étais noir,
Quand je suis au soleil, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir,
Quand je mourrai, je serai noir.
Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris.
Alors, de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ?

TEXTE 2 – Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950)


[Aimé Césaire est un écrivain et homme politique martiniquais.
Dans ce pamphlet anti-colonial, Césaire refuse l’équation des colonialistes
« colonisation = civilisation » et répond par une nouvelle équation.]
[…] Je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force,
la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication
hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de
commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.
J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la
pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la
morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui
transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme
indigène en instrument de production.
À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de
niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions
minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques
anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de
chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan6. Je parle de ceux qui, à l’heure
où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés
à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.

NOTES : 1. Boys : nom donné aux domestiques noirs au service des colons blancs. - 2. Morgue :
mépris, arrogance. - 3. Muflerie : grossièreté, brutalité. - 4. Garde-chiourme : surveillant. - 5. Chicote :
donneur de coups de fouet. - 6. Congo-Océan : ligne de chemin de fer construite pendant la colonisation
TEXTE 3 –Martin LUTHER KING, « I have a dream », discours à Washington (1963)
Martin Luther King et le mouvement des droits civiques aux USA
Les Afro-Américains ont défendu leurs droits et leur intégration dans la société américaine.
1955 – Une femme Noire, Rosa Parks, refuse de céder
sa place à un Blanc dans un bus. Le pasteur et militant
Martin Luther King (activiste au sein de la National
Association for the Advancement of Colored People =
association pour le progrès des gens de couleurs) lance
alors une campagne de protestation et de boycott
contre la compagnie de bus qui durera 381 jours.
1956 - 27 étudiants noirs de Little Rock
(Arkansas) sont refusés lorsqu'ils tentent de
s'inscrire dans des écoles blanches. À l'été 1957,
neuf étudiants sont choisis pour former la première
cohorte d'intégration des Noirs au Central High School de Little Rock.
28 août 1963 : discours de Martin Luther King
(« I have a dream ») prononcé devant le Lincoln
Memorial, à Washington, devant plus de 250 000
manifestants participant à la grande Marche organisée
pour la défense de l’emploi et de la liberté. Le Pasteur
appelle avec solennité à la fin du racisme aux USA et il
revendique l’égalité des droits civiques et économiques
entre les Blancs et les Afro-américains.
▶ VOIR la vidéo du discours « I have a dream »
(sous-titré en français)
https://www.youtube.com/watch?v=8ryy7eP0kks
1964 - Sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy, un nouveau Civil Right Act est voté par
le Congrès, et cette fois, soutenu par la Cour suprême. Cet acte, avec le Voting Rights Act (loi sur le
droit de vote) de 1965, met effectivement fin à la ségrégation.
4 avril 1968 : assassinat de Martin Luther King

L’heure est venue d’émerger de la vallée obscure de la ségrégation pour avancer vers la
lumière de la justice raciale. L’heure est venue de sortir des sables mouvants de l’injustice
raciale pour prendre pied sur le roc solide de la fraternité. L’heure est venue de faire de la justice
une réalité.
Il n’y aura ni repos ni tranquillité en Amérique tant que le Noir n’aura pas obtenu ses
droits civiques. Nous devons toujours combattre sur le terrain de la dignité et de la discipline. Nous
ne devons pas laisser notre combat créatif dégénérer1 en violence physique. Encore et toujours, il faut
nous élever vers les sommets et répondre à la force physique par la force de nos âmes. La magnifique
ardeur militante qui s’est emparée de la communauté noire ne doit pas nous conduire à nous méfier
de tous les Blancs, car nombre de nos frères blancs témoignent ici par leur présence qu’ils ont compris
que leur destinée et la nôtre sont liées.
Même si nous traversons des moments difficiles, aujourd’hui et demain, je fais pourtant un
rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve américain.
Je rêve qu’un jour cette nation se lèvera et fera honneur à la vraie signification de son credo :
« Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes naissent égaux. » Je rêve qu’un jour,
sur les collines rouges de Géorgie, les fils des esclaves et les fils des esclavagistes pourront
s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve qu’un jour même l’État du Mississippi, qui
se consume dans les feux de l’injustice, qui brûle du feu de l’oppression, se transformera en une oasis
de liberté et de justice. Je rêve que mes quatre enfants vivront un jour dans un pays où on ne les
jugera pas à la couleur de leur peau mais à l’aune de leur caractère. Je rêve qu’un jour, même
en Alabama, avec ses racistes malfaisants, son gouverneur qui n’emploie que des mots comme
«nullification» et « interposition », qu’un jour, en Alabama, des garçons et des filles noirs pourront
saisir fraternellement la main des enfants blancs.
Je rêve, aujourd’hui. Je rêve qu’un jour tous les vallons seront relevés, toutes les collines
seront aplanies, tous les rochers seront arasés2, tous les défauts seront corrigés, et que la gloire du
Seigneur sera révélée à tous les hommes.
Voilà notre espérance, voilà la foi que je remporterai dans le Sud. Avec cette foi, nous
arracherons à la montagne du désespoir le joyau de l’espérance. Avec cette foi, nous saurons
transformer la cacophonie3 de la discorde4 en une splendide symphonie5 de fraternité. Avec cette foi,
nous saurons travailler et prier ensemble, nous battre ensemble et aller en prison ensemble, nous
dresser ensemble pour la liberté, sachant que nous serons libres, un jour.
[…] Faites sonner la cloche de la liberté ! Et quand nous ferons sonner la liberté dans
chaque village et dans chaque hameau, dans chaque état et dans chaque ville, nous pourrons
hâter la venue du jour où tous les enfants de Dieu, les Noirs et les Blancs, les juifs et les
chrétiens, protestants et catholiques, pourront se donner la main et chanter les paroles de ce
vieux chant noir : « Libres enfin, libres enfin, merci Dieu-Tout-Puissant, nous sommes libres enfin».

NOTES : 1. dégénérer : se dégrader. - 2. arasés : - 3. cacophonie : - 4. discorde : - 5. symphonie :

TEXTE 4 – Nelson MANDELA, discours du Prix Nobel de la Paix (1993)


L’Apartheid, instauré en 1948 en Afrique du Sud par
le gouvernement blanc de l’époque (les Afrikaners), instaure une
séparation géographique des Sud-Africains en fonction de
la couleur de leur peau et interdit aux Noirs leurs droits
primordiaux.
Homme politique de l’État sud-africain, d’abord avocat,
Nelson Mandela (1918-2013) participe à la lutte non-violente
contre l’Apartheid. Il est arrêté et emprisonné pendant
vingt-sept années pour ses convictions. Relâché en 1990, il
soutient alors la réconciliation avec le gouvernement et parvient à mettre fin au régime de
l’Apartheid.
Le 10 octobre 1993, Nelson Mandela reçoit le Prix Nobel de la Paix 1 et prononce un discours
désormais célèbre. Il sera élu président d’Afrique du Sud l’année suivante.

Nous sommes ici aujourd’hui pour représenter les millions de personnes qui ont osé se
soulever contre un système social dont l’essence profonde était la guerre, la violence, le
racisme, l’oppression, la répression, et l’appauvrissement de tout un peuple. […] Ces
innombrables humains, à la fois à l’intérieur et en dehors de l’Afrique du Sud, ont eu la noblesse d’esprit
de s’opposer à la tyrannie et à l’injustice, sans chercher leur gain personnel. Ils ont compris qu’une
blessure faite à une personne est une blessure faite à l’humanité, et ont agi ensemble pour défendre
la justice et le sens commun de la décence humaine.
Notre récompense ne se mesurera que par la paix joyeuse qui triomphera un jour, car
l’humanité qui unit les blancs et les noirs en une seule et même race nous permettra de vivre
un jour tels des enfants du paradis. Ainsi vivrons-nous, car nous aurons créé une société qui
reconnaît que tous les hommes naissent égaux, et que tous ont le droit à la vie, à la liberté, à la
prospérité, aux droits humains et à une bonne gouvernance. Une telle société n’autorisera plus
jamais que certains soient faits prisonniers à cause de leurs idées. […] Qu’il ne soit jamais dit par les
générations futures que l’indifférence, le cynisme et l’égoïsme nous ont empêchés d’être à la hauteur
des idéaux humanistes. Que chacune de nos aspirations prouve que Martin Luther King 2 avait raison,
quand il disait que l’humanité ne peut plus être tragiquement liée à la nuit sans étoiles, du racisme et
de la guerre. Que les efforts de tous prouvent qu’il n’était pas un simple rêveur quand il parlait de la
beauté de la véritable fraternité et de la paix, plus précieuse que les diamants en argent ou en or.

NOTES : 1. Prix Nobel de la Paix : Récompense donnée à la personnalité ou la communauté ayant le


plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées
permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix. - 2. Martin Luther King : Pasteur
baptiste néo-américain, militant non violent pour le mouvement des droits civiques aux États-Unis des
noirs américains, pour la paix et contre la pauvreté.
TEXTE 5 – Kathryn Stockett, The Help (La couleur des sentiments) (2009)
[Dans les années 1960, Aibileen, domestique noire de 53 ans chargée d'élever les bébés des
familles blanches, Minny, autre domestique noire de 36 ans, rebelle mais soumise à la violence de son
mari ivrogne, et « Skeeter » Phelan, 23 ans, fille des propriétaires blancs d'une plantation de coton,
racontent tour à tour leur existence à Jackson, capitale du Mississipi, alors considéré comme l'état le
plus dur des États-Unis à l'égard des populations noires. Skeeter, après ses études universitaires, est
de retour à la maison familiale. Par une prise de conscience progressive de la société inégalitaire dans
laquelle elle est née, elle prend ses distances envers les attitudes discriminantes des siens : elle décide
de mener une enquête sur les conditions de vie et les humiliations subies par les bonnes noires
employées dans son entourage. Elle finit par les convaincre de témoigner dans un livre-choc, à une
époque où, dans cet État, les relations entre Blancs et Noirs étaient punies par la loi....]
Pose tes fesses, Minny, que je t’explique les règles qu’on doit respecter pour travailler chez une
patronne blanche ».
J’avais quatorze ans le jour même. Je me suis assise devant la petite table dans la cuisine de
ma mère en jetant des regards en coin vers le gâteau au caramel qui refroidissait sur une étagère
avant de recevoir son glaçage. Le jour de mon anniversaire je pouvais manger autant que je voulais.
C’était le seul de l’année.
Bientôt je quitterais l’école et je commencerais à travailler pour de bon. Maman aurait voulu que
j’aille jusqu’à la neuvième – elle aurait bien aimé elle aussi devenir maîtresse d’école au lieu d’être
placée chez Miss Woodra. Mais avec le problème cardiaque de ma soeur et mon ivrogne de père, il
restait plus que nous deux. Je savais déjà tout faire dans une maison. En rentrant de l’école, je
préparais à manger et je faisais le ménage. Mais si j’allais travailler chez quelqu’un, qui s’occuperait
de chez nous ?
Maman m’a pris par les épaules et m’a fait tourner sur ma chaise pour que je la regarde elle et
pas le gâteau. Maman, c’était une dure. Elle avait des principes. Elle s’en laissait conter par personne.
Elle m’a claqué des doigts à la figure si près que ça m’a fait loucher.
« Règle numéro un pour travailler chez une Blanche, Minny : c’est pas tes affaires. T’as pas à
mettre ton nez dans les problèmes de la patronne, ni à pleurnicher sur les tiens – t’as pas de quoi
payer la note d’électricité ? T’as mal aux pieds ? Rappelle-toi une chose : ces Blancs sont pas tes
amis. Ils veulent pas en entendre parler. Et le jour où Miss Lady Blanche attrape son mari avec la
voisine, tu t’en mêles pas, compris ?
« Règle numéro deux : cette patronne blanche doit jamais te trouver assise sur ses toilettes. Ça m’est
égal si t’as tellement envie que ça te sort par les tresses. Si elle en a pas pour les bonnes, tu trouves
un moment où elle est pas là.
« Règle numéro trois… » Elle me remet le menton de face parce que je me suis encore laissée attirer
par le gâteau. « Règle numéro trois, donc : quand tu cuisines pour des Blancs, tu prends une cuillère
rien que pour goûter. Si tu mets cette cuillère dans ta bouche et qu’après tu la remets dans la marmite
et qu’on te voit, c’est tout bon à jeter.
« Règle numéro quatre : Sers-toi tous les jours du même verre, de la même fourchette, de la même
assiette. Tu les ranges à part et tu dis à cette Blanche qu’à partir de maintenant ça sera tes couverts.
« Règle numéro cinq : tu manges à la cuisine.
« Règle numéro six : tu frappes pas ses enfants. Les Blancs aiment faire ça eux-mêmes.
« Règle numéro sept : C’est la dernière, Minny. Tu écoutes ce que je te dis ? Pas d’impertinence !
- Maman, je sais, je sais…
- Oh, je t’entends, tu sais, quand tu t’en doutes pas et que tu râles dans
ta barbe parce qu’il faut nettoyer le tuyau de la cuisinière, ou parce qu’il reste
plus qu’un morceau de poulet pour la pauvre Minny ! Mais si tu parles mal à
une Blanche le matin, tu iras mal parler dehors l’après-midi. »
Je voyais bien comment elle était, ma mère, quand Miss Woodra la
faisait venir chez elle, et « oui ma’am » par-ci et « non ma’am » par-là, et
« merci ma’am »…Pourquoi il faudrait que je sois comme ça ? Je sais comment
tenir tête aux gens, moi !

Le livre de Kathryn Stockett a été adapté au cinéma par Tate Taylor en 2011.
Bande annonce du film The Help :
https://www.youtube.com/watch?v=ygvwBuY6dXw&ab_channel=WaltDisneyStudiosCanada
TEXTE 6 – Raoul PECK, « J’étouffe », article du 1er avril 2020
[Raoul Peck est un cinéaste haïtien (César du meilleur documentaire 2018 avec « I’m not your
negro »), ancien ministre de la culture, installé en France depuis de nombreuses années. En avril
2020, au lendemain des émeutes aux Etats-Unis suite au meurtre de Georges Floyd par un policier, il
s’exprime dans l’hebdomadaire « Le 1 » au sujet du racisme en France.]
La France est dans le déni. […]
Et le racisme dans tout cela ? J’y viens. Je veux simplement établir comment tout cela est lié.
Et qu’il ne s’agit pas juste d’une question de « détestation » de « l’autre ». Tout est connecté. Je ne
fais que raccorder les fils.
Car, comprenez-vous, le racisme brutal, laid, malveillant, n’arrive pas ainsi du vide. Il fait
partie d’une histoire bien orchestrée. Une histoire qui commence dès le XIe siècle, quand l’Europe
(catholique) part en croisade vers l’Est, pour exterminer les juifs et les musulmans (déjà !) ; puis vers
l’Ouest, pour décimer les Indiens d’Amérique ; puis vers le Sud, pour violemment amputer l’Afrique de
plus de 20 millions de ses habitants et fabriquer la plus vaste arnaque humaine qui soit et qu’on a
pudiquement appelée le « commerce triangulaire ». Un triangle de la mort qui va littéralement
construire Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Saint-Malo, Le Havre, et j’en passe. Cette phénoménale
accumulation de richesse lancera définitivement le système capitaliste moderne, tel qu’on le connaît
aujourd’hui.
Oui, tout est lié, voyez-vous. C’est bien la même histoire. Il n’y en a qu’une seule,
malheureusement contée par ceux qui en sont sortis riches. Plus rarement racontée du point de vue
de ceux qui en ont payé le prix. […]
Les policiers qui ont étouffé Adama Traoré ne savent pas vraiment d’où vient la France, mais ils
sentent diffusément, quelque part, au fond d’eux-mêmes, qu’ils font partie des « vainqueurs », alors ils
frappent […]
En allant plus loin et en essayant d’être un brin plus honnête, on voit bien que le racisme, ce
n’est pas vraiment qu’on déteste les Noirs, qu’on déteste les Arabes, qu’on n’aime pas les
Chinois, qu’on a peur des « racailles » de banlieue. Tout cela on le sait, bien sûr, et on le vit.
Mais on voit tout aussi bien que, pris un à un, ils sont bien comme vous, ces braves
beurs/blacks. Surtout lorsqu’ils gagnent des médailles bleu/blanc/rouge, nous font rire sur la scène,
à la télévision, au cinéma et pleurer quand il/elle chante « si bien » le spiritual, le blues, la soul, même
le rap. Tout ça, vous le savez. La question est maintenant de savoir ce que vous allez en faire.
Réfléchissez bien avant de répondre. Car ceux qui arrivent ne sont plus aussi patients. Ni aussi
pacifiques. […]
Oui, la France m’a beaucoup donné à titre individuel. Mais elle a tout repris à mon collectif.
Combien de fois, en France, n’ai-je pas eu à répondre à un journaliste ou à un spectateur bien- pensant
que mon film I Am Not Your Negro n’était pas un film sur les États-Unis. Je voyais bien comment
cela rassurait que cela se passe là-bas, très loin, chez les affreux Américains, résolument
d’épais racistes sans éducation et sans manières. Que ce genre d’abus puissent se passer en
France n’est pas imaginable. Je voyais bien dans leurs yeux qu’il fallait que je les rassure, qu’il
fallait que je confirme que ÇA, c’est l’Amérique, PAS la France. Parfois, par politesse ou par
fatigue, je me taisais. Je renonçais à expliquer, une énième fois, que c’était également la réalité
française, tous les jours, systématiquement. Aussi brutale. Aussi vulgaire.
Mais il ne s’agit pas de dosage ici. Le racisme « light » est aussi du racisme. Il fait tout aussi
mal. Surtout lorsqu’il perdure innocemment et s’accumule. Le raciste qui s’ignore remplit tout aussi
bien sa tâche. Même caché derrière un paternalisme de bon aloi, il reste tout aussi brutal et
efficace. J’aimerais toutefois préciser que quand je parle de racisme en France, je ne parle ni de M.
Zemmour, ni de M. Ménard, ni de Marine et consorts, faciles à identifier et qui sont là pour dire tout
haut ce que d’autres disent en privé et pour servir de défouloir sociétal. Ce serait trop facile. Ils servent
parfaitement bien à cacher la laideur envahissante et le silence de la majorité… […]
La démocratie, c’est la paix en Europe, mais la guerre ailleurs. Confortablement installés
dans un arrondissement sécurisé, nettoyé quotidiennement par des éboueurs « étrangers »,
alors que le reste du monde gémit. Ignorez-vous vraiment le prix de votre bien-être ? Ou faites-
vous semblant ?
Le racisme ? Juste une partie de la topographie. Car tout est connecté. La recherche de
superprofits qui écrase forcément un autre ailleurs, la destruction de la planète, l’exploitation
des plus faibles, la haine de l’autre, la consommation à outrance, quel qu’en soit le prix (encore
une fois payé par d’autres), tout cela, comme le miroir est brisé, rend négligent et indifférent.
« Jusqu’ici tout va bien », vous dites-vous, alors que le monde dévale étage après étage vers
le fond. La France, donc, est dans le déni. Et il est temps d’arrêter. Pas demain. Aujourd’hui. Que
chaque citoyen prenne sa part du fardeau et arrête d’observer à distance.

▶ Á découvrir : film documentaire de Raoul Peck : I am not your negro


À travers les propos et les écrits de l’écrivain noir américain James Baldwin (1924-
1987), Raoul Peck propose un film qui revisite les luttes sociales et politiques des
Afro-Américains au cours de ces dernières décennies. Une réflexion
intime sur la société américaine, en écho à la réalité française. Voici la B.A. :
https://www.youtube.com/watch?v=gKrxv6G4xYo&ab_channel=DigitalCin%C3%A9

Photographie prise lors du


mouvement de grève des
éboueurs noirs à Memphis le 28
mars 1968

Detroit (2017), un film de Kathryn Bigelow sur les violences


policières contre les Afro-américains dans les années 60
La réalisatrice revient sur les émeutes survenues à Detroit en 1967, pour
protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis et la guerre du Viêt
Nam. Pour raconter cette tragédie (qui a eu pour bilan, après l'intervention
de l'armée : 43 morts et plus de 1000 blessés), Kathryn Bigelow s'attache à
un groupe de jeunes musiciens noirs réfugiés dans une chambre de motel
et que la police va torturer. Au matin, on va compter trois morts… Voici la bande annonce :
https://www.youtube.com/watch?v=6TWmTTO24N4&ab_channel=AscotEliteEntertainmentF
Et aujourd’hui ?
❖ Vidéo Lumni : « l’explosion des violences policières » en France
https://www.lumni.fr/video/lexplosion-des-violences-policieres
❖ Article « Le mouvement Black lives matter expliqué en 3 min. », Le Temps.fr, juillet 2016
https://www.letemps.ch/monde/mouvement-blacklives-matter-explique-trois-minutes
❖ Article « Violences policières contre les Noirs aux USA », France Culture, mai 2020
https://www.radiofrance.fr/franceculture/etats-unis-les-violences-policieres-contre-les-noirs-en-
quelques-grandes-dates-8258972
Oeuvre du street artist Bansky publiée sur son compte Instagram en
hommage à George Floyd, le 6 juin 2020

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