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Parcours « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »

Texte 6 : L'abbé Prévost (1697 - 1763), Manon Lescaut (1753), première partie.

I. Introduction
L’abbé Prévost (1697-1763) : ordonné prêtre en 1726, il défroque rapidement et mène
une existence mouvementée, partagée entre l’aspiration à la discipline religieuse et le goût de
l’aventure qui l’amène à plusieurs reprises à voyager à travers l’Europe. Traducteur de romans
anglais, journaliste, romancier fécond, toute son œuvre sombre dans l’oubli à l’exception de
Manon Lescaut.
Manon Lescaut est le septième tome d’une œuvre plus vaste intitulée Mémoires et
aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Le narrateur principal, M. de
Renoncour, relate dans ce volume l’histoire du chevalier des Grieux qu’il rencontre dans une
auberge (récit enchâssé). Le récit se situe à la fin du règne de Louis XIV et au début de la
Régence de Philippe d’Orléans, quand s’affirment le libertinage et le goût du luxe.
Nous avons ici la rencontre entre Des Grieux et Manon Lescaut. Il s'agit d'une scène
d'innamoramento ou coup de foudre entre les deux personnages principaux. Le chevalier
raconte ce souvenir tout en annonçant les conséquences tragiques de cet événement.

II. Lecture du texte

III. Mouvements du texte :


1. L.1 à 6, jusqu'à « aussitôt » : présentation du contexte de la rencontre
2. L. 6 à 12, jusqu'à « de mon cœur » : le coup de foudre
3. L 12 à la fin : le dialogue entre Des Grieux et Manon

IV. Enjeux du texte

En quoi cette scène de rencontre est-elle décrite comme le début d'une tragédie ?
En quoi la rencontre entre Des Grieux et Manon annonce-t-elle la chute des personnages ?

V. Explication linéaire
1. L.1 à 6, jusqu'à « aussitôt » : présentation du contexte de la rencontre
Remarque générale : le roman est écrit à la première personne du singulier. La focalisation
interne (point de vue de Des Grieux) permet l'empathie du lecteur envers le héros narrateur.
Mais à travers ce « je » se superposent deux regards : celui de Des Grieux lors de sa rencontre
et celui qu'il a, plus âgé, repenti, après son aventure.
* l. 1-2 : « J’avais marqué le temps de mon départ » : annonce que la rencontre qui suit va
venir bouleverser la vie de Des Grieux, bousculant tous ses projets. Les deux premières
phrases placent d’emblée la rencontre sous le signe de la tragédie : l’interjection « hélas »
indique le jugement du chevalier plus âgé sur l’aveuglement du jeune homme naïf qu’il a été.
- Reprise du verbe « marquer » à l'imparfait qui traduit ici le regret, l'irréel du passé :
sentiment d'avoir commis une faute. Référence à la notion de culpabilité chrétienne, de péché.
- « J’aurais porté chez mon père toute mon innocence » : regret exprimé cette fois par le
conditionnel passé. Le terme « père » peut prendre un double sens : en plus du père de DG, on
peut y voir une référence à Dieu. DG regrette de s'être éloigné du chemin qui le menait à une
vie religieuse. Cf la parabole du fils prodigue : après avoir quitté sa famille et mené une vie de
débauche, le fils prodigue revient chez son père et obtient son pardon.
* l. 2-4 : « La veille même de celui que je devais quitter cette ville… » : présentation du cadre
spatio-temporel et du personnage de Tiberge, l’ami, déjà présenté comme modèle de vertu
juste avant l'extrait.
- « étant à me promener » : la tournure au participe présent inscrit l'action dans la durée
- Passage au passé simple : « nous vîmes » = événement de 1er plan, déterminant : apparition
du coche qui transporte Manon. C'est l'élément déclencheur du drame qui va suivre.
* l. 5-6 « Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité » : souligne l’innocence de DG et la
pureté de ses intentions. Mais la curiosité est aussi considérée comme « un vilain défaut ».
C'est aussi la curiosité qui a poussé Adam et Ève à goûter la pomme et qui a provoqué leur
chute. La chute de DG est ainsi déjà annoncée.

2. L. 6 à 12, jusqu'à « de mon cœur » : le coup de foudre


* l. 6-8 : la conjonction adversative « mais » marque la rupture, l'opposition entre les autres
femmes et Manon, qui se détache tout de suite. On a l'impression d'une mise en scène
théâtrale : Manon reste seule en scène. DG insiste sur son caractère unique : « il en resta
une », « seule ».
- le modalisateur « paraissait » traduit la focalisation interne
- opposition entre Manon qui est « fort jeune » et l'homme « d'un âge avancé ». Le
modalisateur « fort » marque la subjectivité de DG
* l. 8-11 : le verbe « parut » indique que c'est la vue qui déclenche ce sentiment : description
du coup de foudre.
- longue phrase qui développe le champ lexical de l'amour : charmante, enflammé, transport.
Opposition avec la description de la vertu de DG « qui n'avait jamais pensé à la différence des
sexes ni regardé une fille », « sagesse et retenue ».
- Manon est « charmante » : du latin carmen = charme, sort, sortilège. Manon l'a ensorcelé.
- insistance sur la focalisation interne : me, moi, moi, dis-je, je me. Tout est centré sur la
subjectivité de DG.
* l. 11-12 : DG est inexpérimenté, « timide et facile à déconcerter ». La conjonction
adversative « mais » traduit ici la transformation du personnage, qui ose aller vers « la
maîtresse de son cœur ». La périphrase employée pour désigner Manon montre la rapidité du
processus d'innamoramento : elle a déjà vaincu son cœur.

3. L 12 à la fin : le dialogue entre Des Grieux et Manon


* l. 12-13 : l'adverbe « encore » insiste sur la jeunesse des héros : quelques pages avant, DG a
précisé qu'il avait 17 ans. Manon n'en a donc au maximum que 15 ou 16. Mais cela ne
l'empêche pas d'apparaître plus expérimentée que DG.
* l. 13-15 : après la communication par le regard, premier dialogue entre les 2 héros, marqués
par les verbes de parole « je lui demandai » et « Elle me répondit » qui introduisent un
discours narrativisé.
- l'adverbe « ingénument » est sans doute employé de manière ironique. Manon est une fausse
ingénue qui sait paraître naïve pour mieux manipuler DG.
* l. 15-17 « L'amour me rendait déjà si éclairé » : l'amour est le sujet, personnifié, DG l'objet
(COD). DG n'est plus acteur de son destin, il se subit.
- « un coup mortel pour mes désirs » : le dessein d'envoyer Manon au couvent est vu comme
un obstacle aux désirs naissants de DG. Aspect pathétique des désirs personnifiés, tués par ce
« coup mortel ».
- DG est maintenant « éclairé » : opposition avec sa naïveté du début. Comme Adam et Ève, il
possède maintenant la connaissance. La rapidité de la transformation est marquée par
l'adverbe « déjà ».
* l. 17-18 : DG se montre de plus en plus assuré. Il a perdu son innocence. Nouvelle
indication sur le portrait moral de Manon : « plus expérimentée que moi », ce qui était déjà
annoncé par son attitude.
* l. 18-20 : Manon raconte qu'on l'envoie au couvent malgré elle, mais le modalisateur « sans
doute » indique que c'est DG qui émet l'hypothèse que c'est « pour arrêter [...] son penchant
au plaisir ». Hypothèse exprimée par le DG narrateur, avec le recul, et non par le personnage
au moment de la scène.
- la fin de la phrase est une prolepse qui annonce la chute des personnages. On pense encore à
Adam et Ève : le fait de goûter au fruit défendu provoque leur chute. Dimension tragique du
texte : la chute est prévue et annoncée.
Cette anticipation permet d'attiser la curiosité du lecteur. On peut voir la portée morale du
roman : description des ravages de la passion pour inciter le lecteur à s’en préserver.

VI. Conclusion
La scène de rencontre est un topos de la littérature. Celle-ci est paradoxale : elle mêle
le regard d’un jeune homme amoureux, qui exprime son ravissement, et celui d’un narrateur
plus âgé qui mesure tout l’enjeu tragique de cet événement. La passion amoureuse est
présentée à la fois comme une ivresse et comme un danger. Mais c'est Des Grieux qui écrit
son histoire comme une tragédie, en présentant une Manon qui mène le jeu et qui fera tomber
le héros du côté de la marginalité. Nous n’aurons jamais le point de vue de Manon, qui, elle,
n’a pas survécu à cette histoire. Elle est condamnée à n’apparaître que telle que Des Grieux
l’a dépeinte.

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