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La mort de Manon Lescaut

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux

lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude,

elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit; nous nous assîmes au milieu

d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer

le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ […] Mais lorsqu’elle eut satisfait sa

tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui

faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à

son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et

par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un

sommeil doux et paisible. […]

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut

jamais d’exemple; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma

mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je

n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point du jour,

en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les

échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible

qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans

l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son

silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes,

me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes

sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques

d’amour au moment même qu’elle expirait: c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et

déplorable événement.
INTRODUCTION

L’extrait proposé à l’analyse est tiré du roman-mémoires Manon Lescaut de l’abbé Prévost, un ecclésiaste,
romancier dont la vie tumultueuse se retrouve dans le destin de Des Grieux, l’un des personnages principaux du
roman. Cette oeuvre narre les mésaventures de ce personnage qui quitte son milieu social par amour.

Ce passage évoque la fin de cet amour avec la mort de la bien-aimée Manon . En effet, après que les turpitudes et
aventures rocambolesques qui ont conduit le chevalier des Grieux et Manon Lescaut en Louisiane semblaient
s'être apaisées, une idée fatale leur est venue: celle de se marier, premier pas pour consommer une reconversion,
et entamer enfin une vie rangée, modeste et pieuse. Mais, le Ciel, lui, en a décidé autrement, et suscite un rival au
chevalier des Grieux. Ce dernier n'a d'autre recours que le duel, durant lequel il blesse grièvement son adversaire
qu'il croit laisser sans vie, pour prendre ensuite le parti de la fuite dans le désert d'un Nouveau Monde peu
accueillant. C'est là dans le désert de Louisiane que Manon succombe d'épuisement. Les lignes qui nous
concernent relatent ses derniers instants.

LECTURE DU TEXTE

Notre analyse de ce passage rendra compte de la manière dont le récit de Des Grieux parvient à sublimer la
mort de la femme aimée.  

Pour ce faire, j’analyserai le texte en suivant les deux mouvements que nous avons dégagés. D’abord, nous
montrerons que dans les dix premières lignes nous retrouvons une Manon qui semble s’être assagie, c’est une
véritable rédemption ; les lignes 11 à 24, quant à elles, narrent l’agonie de la jeune femme qui s’éteint dans le
désert de Louisiane avec douceur et dans l’apaisement.

Mouvement 1 : La rédemption de Manon


Toute la scène est racontée du point de vue de Des Grieux et témoigne de la réalité de son chagrin. Les deux
personnages se retrouvent dans le désert dans une situation critique, surtout pour la fragile Manon. Pourtant, le
complément circonstanciel de temps à la ligne 1 « aussi longtemps que » révèle la force de caractère de l’héroïne
en soulignant son courage, elle qui semble aller jusqu’au bout de ses forces.

Ce courage est mis en avant par l’allégorie « le courage de Manon put la soutenir » (ligne1), qui suggère la
vaillance de la jeune femme qui ne ménage pas ses forces, malgré son épuisement.
Des Grieux poursuit l’éloge de sa bien-aimée avec une hyperbole : « cette amante incomparable » (ligne 2), qui
valorise Manon, faisant d’elle un être exceptionnel qui va au-delà de ses forces.
Manon est d’autant plus exceptionnelle qu’elle ne renonce qu’à la fin, quand elle n’en peut plus, comme le
suggère l’hyperbole « accablée enfin de lassitude » (ligne 2 ) qui souligne la difficulté de Manon à avancer dans
le désert. Ainsi l’adjectif « accablée » souligne le poids des épreuves surmontées par Manon; quant à l’adverbe «
enfin », il marque un point de non-retour : Manon est à bout.
Cette idée est aussi illustrée à la ligne 3 par l’antithèse « impossible » / « davantage » qui montre l’état d’extrême
épuisement où se trouve Manon.
Pour accentuer l’héroïsme de la jeune femme qui a tenu bon jusque-là, Des Grieux donne des détails de leur
environnement hostile à travers la négation syntaxique à la ligne 4 « sans avoir pu trouver un arbre pour nous
mettre à couvert »: Manon a du mérite d’avoir pu avancer dans ces conditions difficiles.
Plus qu’une héroïne courageuse qui surmonte des difficultés, Manon fait preuve d’abnégation. On le voit avec
l’adjectif numéral ordinal « premier » dans « son premier soin » (ligne 4) : le narrateur suggère le zèle de Manon
qui s’empresse de s’occuper de son amant, avant de prendre soin d’elle. De même l’antithèse « son »/ « ma »
souligne l’oubli de soi dont fait preuve l’héroïne: Manon place son amant avant elle.
Après le récit des actions de Manon, vient celui des actions du narrateur-personnage. La conjonction de
coordination « Mais » marque ce changement.
La phrase exclamative suggère un dévouement sans limite du jeune homme, qui s’explique par l’amour que le
chevalier porte à la jeune femme; elle indique l’ardeur avec laquelle il tente de la soigner. Lignes : Ce
dévouement se retrouve aussi dans le recours à des hyperboles : « ardeur » (ligne 6), « tous mes habits » (ligne
6), « tout ce que je pus imaginer » (ligne 8), « ardents » (ligne 8), « entière » (ligne 9),
Des Grieux s’emploie à tout faire pour apaiser sa bien-aimée. Il veut rendre hommage à son abnégation en étant
aux petits soins avec elle. D’ailleurs l’anaphore du pronom personnel « je » qui débute chacune des phrases de
ces lignes accentue ce dévouement, montrant que Des Grieux se donne tout à elle.
Ainsi avant d’évoquer la mort de Manon, Des Grieux lui rend hommage en montrant la femme exceptionnelle
qu’elle fut durant ses derniers instants, en la sublimant : c’est une véritable rédemption.
Mouvement 2 : Une mort douce
A la ligne 11, l’impératif à la deuxième personne « Pardonnez » permet au Chevalier Des Grieux d’implorer
l’indulgence de son destinataire, l’Homme de qualité. Par un effet de mise en abyme, le lecteur a l’impression de
devenir également le destinataire de cette imploration pathétique. Habilement, l’auteur retarde ainsi le récit de la
mort de Manon , et souligne la difficulté de De Grieux à s’exprimer.

. On pourrait penser que le narrateur cherche à éveiller l’intérêt du lecteur en ayant recours à deux propositions
subordonnées relatives qui créent une attente : « qui me tue » et « qui n’eût jamais d’exemple » à la ligne 11. En
effet, à travers ces propositions, rien n’est précisé, mais leur caractère hyperbolique contribue à éveiller la
curiosité du lecteur qui ne peut que vouloir connaître la suite. De même on retrouve une hyperbole, « mon âme
semble reculer d’horreur » (ligne 13), qui favorise cet éveil d’intérêt.

Le champ lexical du récit (« récit / raconte / exprimer») est associé à celui de la tragédie (« malheur/ destinée à
le pleurer / reculer d’horreur»). Par cette association, de Grieux suggère que les mots occasionnent une douleur
encore vive dans le présent C’est d’ailleurs , ce dont témoigne le présent à valeur d’habitude qui exprime une
douleur sans cesse renouvelée : « je le porte sans cesse » (ligne 12) / « chaque fois que j’entreprends » (ligne13)
ce qui montre que cette souffrance l’habite encore, quelques mois après la mort de Manon.
Face à cette douleur, Des Grieux a des difficultés à raconter la mort de sa bien-aimée. Ainsi sa parole est
essentiellement constituée de mots mono ou bisyllabiques : un/ ré/cit/ qui/ me / tue/. Je/ vous/ ra/conte/ un/
ma/lheur/ qui/ n’eut/ ja/mais/ d’e/xemple/, etc. Ce faisant, il indique sa difficulté à parler, il ne dit que le strict
nécessaire.
D’ailleurs, il n’emploie pas le terme « mort », mais il a recours à l’euphémisme « malheur » comme pour
conjurer le sort. S’il ne raconte pas la mort de Manon, il poursuit son récit en indiquant ses derniers instants.
Avec l’adverbe « tranquillement » à la ligne 14, le narrateur installe une ambiance sereine, rendant les derniers
moments moins pénibles.
En outre, les sonorités contribuent aussi à créer cette ambiance sereine. En effet, les allitérations en [m] et en [s]
instaurent une certaine douceur, propice au recueillement. Nous en avons un exemple dans la phrase suivante: «
Je croyais ma chère maitresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son
sommeil. »
Le narrateur atténue l’aspect terrifiant de la mort qu’il évoque ici avec délicatesse et pudeur grâce au champ
lexical du sommeil, « endormie » (ligne 14), « sommeil » (ligne 15), dans un tableau touchant où la mort est
associée au sommeil : «je croyais ma chère maîtresse endormie »."
Mais à travers l’adjectif « froides » qui qualifie les mains, on devine aisément que la mort commence à habiter le
corps de Manon. En effet, l’adjectif rappelle le froid du cadavre, renvoyant ainsi à la mort prochaine de l’héroïne,
jeune femme autrefois passionnée et fougueuse.
Cette mort s’illustre aussi à travers la modalité de la parole du personnage. En effet, au lieu d’être rapportées au
discours direct, les dernières paroles se font murmures avant de céder au silence. Elles sont restituées au discours
indirect « elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure » (ligne 17) . Par ce procédé, le
narrateur indique la fin du personnage : la voix de Manon, de plus en plus faible, s’éteint devant nous.
Cette fin n’est pas désignée de façon brutale, l’euphémisme « dernière heure » atténue la mort prochaine. Cette
mort est dépeinte de façon douce, sans référence à des éléments disgracieux, le narrateur lui associe des images
douces, non brutales : « soupirs », « silence », « serrement des mains ».
Cette douceur est à nouveau suggérée dans la ligne 19 par les allitérations en [m] et [s]: « Mais ses soupirs
fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les
miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait ».
Or, à travers l’euphémisme « la fin de ses malheurs approchait » (ligne 21) l’auteur illustre la difficulté de Des
Grieux à admettre la mort de sa bien-aimée.
A la ligne 21, on retrouve une double négation « N’exigez point de moi que […] ni que […] » par laquelle, Des
Grieux indique son refus de raconter car la douleur est trop forte.
Ce refus se retrouve aussi dans l’emploi de sommaires qui condensent la douleur de Des Grieux en évoquant
cette mort: « Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait » (ligne 22),
rien n’est donné dans le détail, tout est résumé.
Enfin, la tournure « c’est tout » à la ligne 23 sonne comme une fin de non-recevoir, un refus absolu de raconter.
Pour Des Grieux, sa perte de Manon est une douleur dont il ne peut guérir – c’est ainsi qu’il faut comprendre le
recours à l’hyperbole « fatal et déplorable événement » ( ligne 23 ). Bien que le jeune homme n’emploie pas le
terme « mort », ce qui pourrait en faire un euphémisme, au lieu d’atténuer la notion, il l’accentue avec l’adjectif
« fatal », marquant davantage les esprits.
La mort de Manon est d’autant plus tragique que dans leur fuite, les deux amants semblaient s’être sincèrement
retrouvés et amendés : « je reçus d’elle des marques d’amour ».

Pourtant, tout au long de ce mouvement, on remarque que les phrases font alterner les pronoms « je » puis « elle
» en position de sujets des verbes. Le « nous » est désormais dissocié : la mort sépare les amants.

Mais l’évocation de la mort de Manon de façon douce, sans images brutales, permet à Des Grieux de rendre un
dernier hommage à son amante.
CONCLUSION
 
En conclusion, cet extrait de Manon Lescaut nous propose un exemple de la mort d’un personnage marginal. Ici
cette mort est sublimée : après une vie tumultueuse, le personnage obtient une mort paisible qui rend compte de
son parcours de la déchéance à la rédemption. Manon a traversé un désert, est morte d'épuisement, et a donné à
Des Grieux, dans un serrement de mains, une véritable preuve d'amour sincère et désintéressé. Elle n'a exprimé
aucun sentiment de révolte, de colère – sa résignation est celle d'une martyre. C’est tout l'art de Prévost qui
consiste à ce point névralgique où un malheur suprême survient, à faire de l'attitude du personnage celle d'un
héros. Manon meurt apaisée, dans le bonheur d'un amour partagé. Sa mort héroïque la rend plus sympathique.

Des Grieux renouvelle ici la figure d’Orphée l’inconsolé qui prend en charge le récit pudique de cette mort sous
le signe de la retenue, de l’euphémisme : rien de brutal n’est évoqué, tout est image, et l’héroïne est sublimée.

Ouverture :

D'autres exemples en littérature :  :


La nouvelle Héloïse de Jean Jacques Rousseau : la mort de Julie. .
Madame Bovary de Gustave Flaubert : Emma se rachète par la mort. .

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