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français première livre unique toutes séries

livre du professeur
Partie TEXTES sous la direction de Partie MÉTHODES sous la direction de
Valérie Presselin François Mouttapa
Professeur agrégé de Lettres modernes Inspecteur pédagogique régional de Lettres
Lycée Jules Ferry, Versailles Académie de Nantes

Pauline Bruley Stéphane Jacob Claudine Poulet


Maître de conférences à l’université Professeur agrégé de Lettres modernes Professeur agrégé de Lettres classiques
d’Angers Lycée Jean Dautet, La Rochelle Lycée Jean Bodin, Les-Ponts-de-Cé
Simon Daireaux Claude Mouren Daniel Salles
Professeur certifié de Lettres modernes Professeur agrégé de Lettres modernes Professeur certifié de Lettres classiques
Lycée Jean-Monnet, La Queue-lez- Lycée Jules Ferry, Versailles Formateur image et médias
Yvelines Collège de l’Europe, Bourg-de-Péage
Sylvie Neel
Miguel Degoulet Professeur agrégé de Lettres modernes Patricia Vasseur
Professeur agrégé de Lettres modernes Lycée Camille Guérin, Poitiers Professeur agrégé de Lettres classiques
Lycée Le Mans-Sud, Le Mans Lycée Jean-Baptiste Corot,
Amélie Pacaud Savigny-sur-Orge
Karine Foucher Professeur agrégé de Lettres modernes
Professeur PLP lettres-anglais Lycée Duplessis-Mornay, Saumur Francesco Viriat
et coordonnatrice CLEMI Amiens Professeur agrégé de Lettres modernes
Lycée professionnel Rimbaud, Ribécourt
Estelle Plaisant-Soler Lycée Marguerite Yourcenar, Le Mans
Professeur agrégé de Lettres modernes
Lycée Arago, Perpignan

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Couverture : Nicolas Piroux
Maquette intérieure : Nadine Aymard
Mise en page : Médiamax

© HACHETTE LIVRE 2011, 43 Quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15


ISBN 978-2-01-135543-0
www.hachette-education.com
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des articles L. 122-4 et 122-5, d’une part, que les « copies ou
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Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris), constituerait donc une contrefaçon sanction-
née par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

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Sommaire

Chapitre 1 Le personnage de roman,


du XVIIe siècle à nos jours .......................................................5
Séquence 1 Le personnage, reflet du monde ? ........................................................7
Séquence 2 Parcours de lecteur : Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731 ................32
Séquence 3 Histoire des arts : Voyages au bout de la nuit ....................................44
Séquence 4 Personnage et société ........................................................................54
Séquence 5 Parcours de lecteur : Laurent Gaudé, La Mort du roi Tsongor, 2002 ......79
Vers le bac : « Le récit poétique » ........................................................................85
Vers le bac : « Le personnage de roman au cœur de l’Histoire » .........................88

Chapitre 2 Le texte théâtral et sa représentation,


du XVIIe siècle à nos jours .....................................................91
Séquence 6 Mettre en scène la variété du comique .............................................93
Séquence 7 Parcours de lecteur : Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834 ..............121
Séquence 8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires .....129
Séquence 9 Histoire des arts : De l’espace sacré antique à la scène moderne ....152
Vers le bac : « Monologue et solitude dans le théâtre contemporain » .............157
Vers le bac : « La lettre, accessoire de jeu » .......................................................160

Chapitre 3 Écriture poétique et quête du sens,


du Moyen Âge à nos jours ..................................................163
Séquence 10 Les jeux de l’amour .......................................................................165
Séquence 11 Histoire des arts : Dame Nature en son jardin ..............................185
Séquence 12 Le poète, arpenteur du monde ......................................................192
Séquence 13 Parcours de lecteur : Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 .........213
Vers le bac : « Chanter la révolte » ...................................................................224

Chapitre 4 La question de l’Homme dans les genres


de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours ...........229
Séquence 14 Les visages de l’Homme ................................................................231
Séquence 15 Parcours de lecteur : Albert Camus, La Peste, 1947 .....................258
Sommaire | 3

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Séquence 16 Les découvertes des voyageurs ......................................................270
Séquence 17 Histoire des arts : La photographie humaniste .............................288
Vers le bac : « La condition féminine » .............................................................294
Vers le bac : « Seul ou au milieu des autres ? » ..................................................297

Chapitre 5 Vers un espace culturel européen :


Renaissance et humanisme – série L .............................301
Séquence 18 L’idéal humaniste à travers l’Europe ............................................303
Séquence 19 Histoire des arts : L’inspiration humaniste au cœur
de l’art de la Renaissance .............................................................322
Séquence 20 Parcours de lecteur : M. de Montaigne, « Sur le démenti »,
Les Essais, 1595 ............................................................................327
Vers le bac : « Éloge et blâme du souverain » ...................................................339

Chapitre 6 Les réécritures, du XVIIe à nos jours – série L ...............341


Séquence 21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle ...............................................342
Séquence 22 Histoire de arts : Les Vampires ......................................................361
Vers le bac : « L’anecdote de la jeune Veuve » ..................................................366

Méthodes ......................................................................................................369
Chapitre 1 Éducation aux médias (fiches 1 à 7) ................................................369
Chapitre 2 Travailler en autonomie (fiches 8 à 11) ...........................................382
Chapitre 3 Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours
(fiches 12 à 18) .................................................................................389
Chapitre 4 Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours
(fiches 19 à 23) .................................................................................398
Chapitre 5 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours
(fiches 24 à 27) .................................................................................405
Chapitre 6 La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation,
du XVIe siècle à nos jours (fiches 28 à 32) .........................................412
Chapitre 7 Objets d’étude de la filière littéraire (fiches 33 à 36) .......................417
Chapitre 8 Lire et analyser (fiches 37 à 44) ........................................................424
Chapitre 9 Préparer le baccalauréat (fiches 45 à 56) ..........................................440
Chapitre 10 Étude de la langue (fiches 57 à 62) .................................................451

4 | Sommaire

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Chapitre

1
Le personnage
de roman,
du XVIIe siècle à nos jours
Livre de l’élève  p. ¤‚ à ⁄⁄⁄

Présentation du chapitre  p. ¤‚
et à gagner en épaisseur. Le personnage prend
Objectifs corps et identité à partir d’éléments du réel (noms,
Les Instructions officielles assignent un objectif mœurs et comportement…) autour desquels se
à l’étude du personnage de roman : « montrer développe et s’organise le monde romanesque.
aux élèves comment, à travers la construction C’est en se saisissant des réalités typiques ou pitto-
des personnages, le roman exprime une vision resques, nouvelles et significatives de l’évolution
du monde qui varie selon les époques et les d’une société que le romancier parvient à vitali-
auteurs et dépend d’un contexte littéraire, ser sa fable et ses personnages. Le second corpus
historique et culturel, en même temps qu’elle (« Le personnage insaisissable ») dévoile un autre
le reflète, voire le détermine. » Pour cela, le mode de fabrication du personnage qui repose
chapitre propose des activités qui permettent : moins sur son identité que sur la crise même de
cette identité. La création de personnages insai-
d’identifier les moyens et les enjeux sissables ou inclassables accompagne une nouvelle
romanesques pour représenter vision du monde fondée sur le mouvement et la
un personnage, mouvance (Diderot). La crise du personnage peut
de connaître l’histoire du roman aller jusqu’à son effacement ou des jeux de miroir
et l’évolution du personnage, troublants avec le lecteur (Butor). Le personnage
d’établir et analyser les liens entre acquiert alors une intensité par son absence.
personnage et contexte historique, La séquence 2 est consacrée à une première
de comprendre le personnage comme œuvre intégrale. La lecture de Manon Lescaut
miroir des enjeux d’une société. de l’Abbé Prévost se donne pour objectif de
découvrir des personnages en rupture. L’analyse
Organisation de cette œuvre permet aussi de comprendre les
Le chapitre s’organise en cinq séquences mutations à l’œuvre au XVIIIe siècle.
progressives qui permettent d’aborder la notion La séquence 3 (« Voyage au bout de la nuit »)
de personnage, puis de la complexifier et de la est centrée sur le thème de la guerre. À travers
problématiser. des supports variés (peinture, photographie,
La séquence 1 aborde le genre romanesque à roman, installations ou encore témoignages et
partir de la notion du personnage. Elle fait entrer cinéma), les Arts interrogent les limites de la
dans l’atelier du romancier pour éclairer différents représentation.
modes de fabrication et de création du personnage, La séquence 4 (« Personnage et société ») se
parfois divergents. Le premier corpus (« Le per- centre davantage sur les relations entre le per-
sonnage et le spectacle du monde ») permet de sonnage et la société, devenant révélatrices
s’interroger pour comprendre comment des per- d’une vision du monde. Le premier corpus (« Le
sonnages prennent vie, parviennent à s’incarner personnage dans un monde oppressant ») met en
|5

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relation personnage, histoire et société. Confronté  Macke a peint plusieurs « vitrines ». Ce thème
à l’événement lui-même, à des situations de crise, rejoint la question plus large de la modernité
au danger absolu (l’enfermement, le mal, la mort), et de la ville, de la promenade mais aussi de la
le personnage de roman permet de façonner des consommation. On perçoit sur le tableau un
grandes attitudes. En action ou en opposition, en couple avec un enfant qui regarde à travers une
devenir, le personnage suit des modèles mythiques vitrine. La représentation des personnages est
ou non, entre en rupture, renouvelle sensibilité et d’inspiration cubiste.
attitudes face à l’Histoire. La notion même de  Dans l’optique d’un travail d’ouverture sur le
personnage, entre héros et antihéros, s’en trouve personnage de roman, on pourra s’interroger :
bouleversée. Le second corpus (« Le personnage – sur la représentation des personnages : com-
face à son destin ») montre comment le person- ment le peintre représente-t-il les individus sur
nage porte et intériorise un débat sur les valeurs la toile ? Observez les visages : que voit-on ?
en cours. Les mutations idéologiques, culturelles – sur la représentation du monde : peut-on dire
et sociales (par exemple, l’émancipation féminine que Macke cherche à représenter le monde ?
et féministe au XVIIIe siècle) favorisent ce dialogue Quel mode de représentation choisit-il ?
que le personnage anime sur des choix possibles  L’image montre comment une scène de la vie
qui engagent son destin, le sens des normes et des quotidienne peut :
valeurs d’une société (l’absurdité de la Justice per- – déclencher l’imagination : que s’est-il passé ?
çue par Meursault), l’appel de l’ailleurs et d’autres Pourquoi ces personnages se trouvent-ils à cet
civilisations. endroit ? Quel événement a mené à cette situa-
La séquence 5 propose la lecture d’une seconde tion ? Quelle est la suite possible ? Que cher-
œuvre intégrale. Il s’agit d’un roman contempo- chent-ils ? Les visages qui demeurent sans traits
rain : La Mort du roi Tsongor de Laurent Gaudé. laissent l’imagination du spectateur libre ;
Prix Goncourt des lycéens en 2002, cette œuvre – impliquer des choix esthétiques précis : la
s’inspire des grandes épopées antiques et se pré- peinture, par le jeu des couleurs et des formes
sente comme une réécriture de La Guerre de (cubisme) donne une vision du monde particu-
Troie. Des personnages aux destins tragiques se lière. Quelle est-elle ? Peut-on la définir ?
– jouer sur plusieurs dimensions complémen-
déchirent et sombrent dans le chaos.
taires : l’imagination, l’absence de réalisme.
Les deux corpus « Vers le bac » offrent deux pos-
 Exploitation possible : faire imaginer le dia-
sibilités différentes d’évaluation : le premier est
logue entre les trois personnages dans le cadre
construit autour de récits au caractère poétique
d’une écriture d’invention. Confronter les dialo-
affirmé. Le second interroge les relations entre le
gues produits en fonction des contextes choisis.
roman et l’histoire.
Montrer, à partir du corpus de productions des
élèves, que le tableau ouvre sur différents types
Pistes pour l’exploitation de personnages et de situations.
de l’image
 August Macke est un des représentants de l’ex-
Bibliographie
pressionnisme allemand. Né en 1887, il pour- – COHN Dorrit, La Transparence intérieure, Paris,
suit des études académiques classiques avant Le Seuil, 1981
de s’intéresser à l’impressionisme. À partir de – GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil,
1907, il se rend régulièrement à Paris et s’inté- 1972
resse à la ville elle-même ainsi qu’aux peintres – JOUVE Vincent, L’Effet-personnage dans le
contemporains. Il fréquente alors Kandinsky, roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1998
Klee ou encore Delaunay pour ne citer que les – MIRAUX Jean-Philippe, Le personnage de roman :
plus connus. Il meurt en 1914 pendant la guerre. genèse, continuité, rupture, Paris, Nathan, 1997
Il n’a que vingt-sept ans. La partie la plus mar- – RAIMOND Michel, Le Roman, Armand
quante de son œuvre aura finalement été peinte Colin, 2002
en deux années. Elle est à la croisée de plusieurs – ROBBE-GRILLET Alain, Pour un nouveau
mouvements de son époque : impressionnisme, roman, 1963
cubisme et finalement expressionnisme. – SARRAUTE Nathalie, L’Ère du soupçon, 1956

6 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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Séquence
Le personnage,
⁄ reflet du monde ?
Présentation de la séquence  p. ¤⁄
Livre de l’élève  p. ¤⁄ à ›°

Dès ses origines, le roman fait participer le personnage à la comédie du monde et au jeu des appa-
rences sociales. Le roman de la société est celui d’un spectacle permanent : personnages principaux
et secondaires participent à ce théâtre du monde, souvent fondé sur le mensonge et l’hypocrisie,
dont le romancier décrit les rites et les codes. Le personnage de roman peut vouloir se jouer de cette
comédie permanente (textes 1 et 2). Aussi, l’une des finalités du roman satirique et réaliste est-elle
de débusquer l’humanité derrière les masques. La fiction du XVIIIe siècle met à nu les instincts et la
crudité du désir qui gouvernent les actes. La séquence vise à montrer comment cette veine s’affirme
avec le roman satirique (textes 1 et 2).
L’identité du personnage risque de se perdre dans ses modèles illusoires. Don Quichotte de Cervantès
qui présente un personnage perdu dans ses illusions et qui confronte en permanence l’idéal à la
réalité, demeure le modèle romanesque majeur, celui qui fonde le roman moderne (texte 4) et qui
perdure dans la peinture de la société contemporaine (texte 6). Roman du roman ou fiction sur le
lecteur de fictions, ces textes tentent de cerner les pouvoirs de l’illusion romanesque et leurs limites.
Roman des sociétés plus que d’une société, d’un monde qui évolue, la fiction peut montrer comment
un personnage peut s’attacher à un monde disparu, éprouver la nostalgie d’une société qui n’existe
plus au point de reconstituer le théâtre de ce véritable microcosme dominé par des codes et des rites
désuets (textes 3 et 5). Par ce biais, le roman retrouve ses origines : faire renaître des personnages,
reflets d’un monde disparu à jamais. Mais c’est encore le pouvoir du roman que d’en maintenir
l’image.

de fard et d’ornement imposent une représen-


H istoire des arts tation réaliste. Ce rapprochement, établi par
le peintre, entre le lointain monde biblique et
Georges de La Tour, la réalité du XVIIe siècle dans laquelle baigne
La Madeleine pénitente, le spectateur contemporain de l’artiste, aide à
entrer dans le sujet.
XVIIe siècle  p. ¤¤-¤‹
2. Le corps de la Madeleine occupe tout l’espace
« Vanitas vanitatum, et omnia de la toile. Les habits dont elle est revêtue com-
vanitatum » binent simplicité et beauté des tissus. Le peintre
a montré toute sa virtuosité dans leur traitement
LECTURE DE L’IMAGE pictural puisque, par un jeu de lumière, il a su
1. Le peintre a travaillé à l’extrême simplicité de rendre le plissé de la chemise et la finesse de la
la scène ainsi qu’à son épure. L’épisode emprunté toile, dont les nuances viennent se confondre
à la Bible est transposé dans le monde et le décor avec la couleur laiteuse de la chair. La jupe qui
quotidiens du XVIIe siècle. Le dénuement de l’es- vient recouvrir les pieds est à l’inverse faite d’un
pace, le naturel du modèle qui a posé, l’absence tissu plus lourd et lisse. Elle enserre la taille et
1 Le personnage, reflet du monde ? | 7

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met en valeur le renflement du ventre. Tournant impose une lumière qui est celle que l’homme
la tête vers le miroir, la Madeleine met en valeur recherche intérieurement.
une chevelure qui tombe majestueusement sur
7. Le personnage ne disparaît pas mais nous
ses épaules.
échappe : il impose sa présence mutique, mys-
3. Aussi une lecture symbolique de la toile s’im- térieuse. L’effacement est moins physique qu’il
pose-t-elle : l’esthétique de la simplicité répond n’est intérieur : la Madeleine semble absorbée
d’une éthique religieuse : pureté retrouvée par la contemplation de la flamme, repliée sur
(blancheur immaculée de la chemise), dignité la richesse de son monde intérieur. Son visage
et pudeur (l’érotisme demeure discret), humi- ne trouve pas son reflet dans le miroir, ce qui
lité et recueillement par la pose des mains sur prouve l’absence de coquetterie ou de futilité
le crâne, piété. narcissique. Le seul reflet est celui de la bougie
4. Le mot « vanité » désigne ce qui est dénué et de son incandescence. La Madeleine est déjà
de réalité, de consistance et de sens, et donc toute à la religion et à Dieu. Tournant la tête vers
un ensemble de défauts : la fatuité, l’orgueil, la la flamme, elle ne découvre plus ses charmes.
futilité. Le mot a pris des significations riches 8. Le regard porté sur la lumière symbolise la
à travers la culture religieuse. La parole de quête de la foi. L’épure du tableau, entre couleurs
l’Ecclésiaste (« Vanité des vanités, tout n’est que sombres et lumières rougeoyantes ou intenses,
vanité ») impose une vision de l’humanité et du révèle une piété faite d’humilité et de ferveur.
monde voués à la mort. La vanité est aussi un
genre pictural qui assemble toute une série de
symboles du monde (les fleurs, les fruits, des ins- VERS LE BAC
truments de musique, des objets précieux) autour Invention
d’un crâne pour prouver la fragilité de l’existence
S’adressant à ses commanditaires religieux,
et des plaisirs terrestres. Dans ce type de com-
Georges de La Tour peut expliquer l’intérêt de
position subsiste la forte influence de la culture
choisir un modèle dans le peuple pour incar-
baroque.
ner le personnage sacré, à partir des arguments
5. Le peintre s’est ingénié à faire alterner de suivants :
vastes pans d’ombre et de lumière. Le premier – grâce au réalisme, attirer davantage le public
plan est baigné par l’ombre du corps. La lumière qui pourra se reconnaître dans le personnage
survient alors en irradiant le sujet, des pieds représenté : la peinture sacrée en tire une force
jusqu’au buste, suivant une ligne diagonale. Le et un attrait supplémentaires ;
fond sur lequel repose le miroir est également – poursuivre la tradition du Caravage en l’adap-
noyé par les ténèbres, ainsi que ce qui s’y reflète. tant à de nouveaux codes esthétiques (l’épure,
Seule la bougie voit sa longue flamme s’étirer la simplicité…) ;
verticalement. On peut donc parler de clair- – être au plus près de la leçon spirituelle : humi-
obscur. Le bord gauche du tableau rompt la sur- lité, acceptation de l’homme tel qu’il est.
face rougeoyante par l’ombre de la Madeleine Il conviendra de respecter les règles du discours
elle-même. sur le plan de l’énonciation, de la composition
6. Au premier plan, gisent sur le sol, aux pieds et de la mise en page. Les élèves pourront amor-
de la femme, les bijoux dont elle semble s’être cer le texte par quelques éléments narratifs qui
dépouillée. Jetés par terre, ces objets précieux offrent le contexte du discours.
ont perdu toute valeur pour celle qui s’est
convertie à une autre richesse, spirituelle. En Dissertation
arrière-plan, le peintre a fait disposer sur la Pour donner de la force à un personnage,
table un miroir ouvragé dont le cadre est orné, peintres, cinéastes et romanciers jouent sur des
ainsi qu’un somptueux collier de perles. Mais moyens différents.
la tête de mort qui repose sous les mains de la 1) L’absence de description d’un personnage
Madeleine montre leur peu de valeur, et, plus peut mobiliser l’imagination du lecteur.
largement, la vanité des plaisirs et des richesses Ex. : Dans les romans du XVIIe siècle, la part des-
terrestres. Le bougeoir, simple mais solide, criptive est ténue, voire inexistante, ou limitée
8 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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à une série de clichés. Le personnage dont l’ap- situation de l’événement dans le temps (l. 1 à 9),
parence est définie de façon floue n’enferme pas le conteur décrit l’aspect général de la charrette
l’imaginaire mais libère celui-ci. (l. 9 à 14) pour développer le portrait du prota-
Franz Kafka choisit de réduire son personnage à goniste (l. 14 à 29) et celui du comédien plus âgé
une seule et simple initiale : « K ». L’énigme du (l. 29 à 35). Le passage se clôt sur le spectacle
nom rejoint celle de l’existence. que le convoi des comédiens constitue pour les
Jean Giono dans Le Hussard sur le toit choisit de gens de la ville du Mans et la révélation de leurs
donner très peu de détails physiques sur le per- noms (l. 35 à 51).
sonnage féminin, Pauline de Théus, qui acquiert
2. La formule inaugurale pour désigner le
ainsi une aura et un charme mystérieux. À peine
moment de la journée est une personnification
le lecteur sait-il la couleur de ses cheveux. Le
(le soleil est assimilé à Apollon, dieu solaire,
seul portrait se limite à son visage en forme de
conducteur d’un char), doublée d’un système
fer de lance.
d’images (« penchant du monde », « pente
2) Le silence est un moyen pour donner de
du chemin »). Le conteur parodie le langage
l’épaisseur à un personnage.
Ex. : Le personnage peut s’imposer par sa des romans précieux qui refusent de désigner
présence mutique comme les hôtes obligés la réalité telle qu’elle est pour l’évoquer par
d’accueillir l’officier allemand dans Le Silence de le détour d’images poétiques. En indiquant
la mer de Vercors. l’heure (l. 4 et 8), le romancier passe du
Ex. : Au cinéma, Jean-Pierre Melville s’est rendu langage soutenu à celui plus courant et donne
maître dans le recours au silence : ses héros, sou- toute la problématique de son roman « réa-
vent des gangsters (Le Cercle rouge, Le Samouraï) liste » : imposer la représentation du réel contre
ne disent quasiment rien, fascinant le spectateur son idéalisation.
par ce mélange de force, d’ascèse et de retenue. 3. La description du charroi des comédiens
3) Un récit lacunaire, n’exposant pas toutes emprunte à un courant de peinture réaliste.
les informations sur le personnage, motive la Le tableau s’attache à détailler des réalités ou
lecture. realia : animaux (bœufs, jument poulinière, pou-
Ex. : Balzac recourt à cette stratégie pour le lain, poule, oison), objets (coffres, malles, gros
personnage de Vautrin. Certes, le lecteur dis- paquets), habits et costumes, poses. Le conteur
pose d’un portrait physique, encore que le héros multiplie les notations visuelles saisissantes qui
endosse des costumes et des déguisements dif- donnent vie au tableau (hypotypose) et créent
férents. Mais, à travers les cycles et les romans, un effet de réel.
le lecteur découvre progressivement l’identité
clandestine et maudite de Vautrin. 4. Le portrait du comédien joue constamment
sur des décalages triviaux mettant en valeur une
réalité prosaïque. Plutôt qu’en costume pompeux
et riche comme les héros de romans précieux en
sont revêtus, Le Destin est représenté pauvre.
LE PERSONNAGE ET LE SPECTACLE À la place d’un chapeau, il s’est coiffé d’« un
DU MONDE bonnet de nuit entortillé de jarretières de diffé-
rentes couleurs » (l. 20-21). Son pourpoint est
Paul Scarron, fait d’un tissu de mauvaise qualité (« casaque de

⁄ ⁄§∞⁄
Le Roman comique,
 p. ¤›-¤∞
grisette »). Le portrait se construit sur une série
de substitutions burlesques : une « courroie » fait
fonction de ceinture, des « brodequins à l’an-
tique » remplacent les souliers. Le lecteur perçoit
Le monde est un théâtre rapidement qu’il s’agit d’un costume d’emprunt
sous lequel Le Destin cache son identité (d’où
LECTURE DU TEXTE l’emplâtre, le masque). Les habits qui ne ressem-
1. Cet extrait constitue l’incipit du roman. blent à rien, qui participent d’une réalité hété-
Roman des comédiens, le récit lui-même roclite et absurde mettent en scène des objets de
emprunte des effets de théâtralité. Après la la vie ordinaire.
1 Le personnage, reflet du monde ? | 9

Litterature.indb 9 06/09/11 11:52


5. Le Satiricon de Pétrone est considéré comme le s’agit d’un récit à suspense qui traitent d’iden-
texte à l’origine du roman moderne. De jeunes tités empruntées, substituées, révélées. Deux
voyous (Encolpe, Ascylte, Giton) ont des mau- registres apparaissent : les surnoms romanesques
vaises mœurs et fréquentent une société romaine (Le Destin, La Caverne) qui signifient des
décadente. Le langage noble (éloquence, poé- aventures malheureuses, le surnom ironique (La
sie, tragédie) est mis en scène dans des situations Rancune) qui focalise sur un trait de caractère
triviales et réalistes. aigri qui sera forcément burlesque ou ridicule.
6. « Le monde est un théâtre » : l’incipit du
Roman comique est placé sous le signe de l’illu- HISTOIRE DES ARTS
sion. Le conteur qui peut tricher dans sa repré-
sentation du monde. Ainsi la parodie du langage Ce portrait du Joyeux Violoniste participe de
précieux (question 1) dénonce l’écart entre l’esthétique réaliste de la peinture flamande du
XVIIe siècle. Celle-ci sera très prisée en France
l’idéalisation et la réalité. C’est sans compter sur
les personnages eux-mêmes qui trompent leur dès l’époque de Scarron. La vitalité du per-
entourage : Le Destin dissimule son identité sous sonnage tient au sujet lui-même : plaisir de la
un « emplâtre ». Le roman des comédiens est musique, plaisir du vin. Cette pose bachique (le
donc celui du spectacle du monde, entre appa- personnage lève son verre) justifie l’emploi de
rence et mensonge. couleurs vives et contrastées (bleu, rouge, gris).
La richesse des tissus et de leurs motifs montrent
7. Le roman des comédiens peint le théâtre du la virtuosité du peintre. La pose qui consiste à
monde dans la variété des conditions sociales : représenter le personnage le buste en avant et
les comédiens, les bourgeois de la ville (l. 37), la de trois quarts, la disproportion entre ce même
canaille qui s’attroupe (l. 37), les représentants buste rapetissé et le visage épanoui et rieur
de l’autorité (« bourgmestres », « lieutenant de créent un effet réaliste.
prévôt »). Le conteur joue sur les conditions
intermédiaires : « moitié ville, moitié cam-
pagne » (l. 14), le monde de la bourgeoisie qui VERS LE BAC
se situe entre le peuple et l’aristocratie. Question sur un corpus
8. On note trois interventions du conteur : Les deux incipits de Scarron et de Diderot jouent
lignes 7 et 8 (« pour parler plus humaine- sur une certaine provocation du lecteur. Les
ment et plus intelligiblement »), lignes 32 premières lignes remettent en question les
à 35 (« Quelque critique murmurera… »), conventions d’un romanesque qui s’éloignerait
ligne 35 (« Retournons à notre caravane »). Par de la réalité. Ainsi, Scarron parodie le langage
ces interventions, le conteur se met lui-même précieux qui use d’un détour pour éviter la tri-
en scène. Il joue sur les registres de la narration vialité du détail réaliste de l’heure. Diderot
(roman précieux / roman burlesque), anime un propose une série de questions (« Comment
dialogue avec ses lecteurs qui s’amorce comme s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout
une conversation amusante et pleine d’esprit le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous
au risque de digresser et de perdre de vue l’objet importe ?… ») pour briser l’illusion romanesque.
du récit, recentre la narration sur ses péripéties En créant cette distanciation entre lecteur et la
principales. fiction, les deux auteurs entendent mettre en
place une esthétique réaliste du roman.
9. Ceux qui voient le charroi des comédiens se
trouvent à leur tour décrits et donc objets du Commentaire
spectacle : les représentants de la ville (bourg-
Le commentaire du passage s’attachera à mettre
mestres, lieutenants, bourgeois) sont peints
en valeur la dimension théâtrale de la scène
dans leurs ridicules. Les caractérisations « hono-
où les élèves pourront réinvestir certains élé-
rables » et « avec une autorité de magistrat »
ments de réponse aux questions 1, 3, 4, 7, 9. La
montrent comment ils se gonflent d’importance.
deuxième partie sur la présence joyeuse du
10. Le Destin, La Rancune, La Caverne sonnent conteur pourra souligner la dimension paro-
comme des noms mystérieux et rappellent qu’il dique des premières lignes du récit, l’identité
10 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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du romancier comme conteur qui enchante son vitaux : boire, manger… Dans ce passage, la
auditoire, qui l’amuse par son esprit et par sa nourriture occupe le premier plan : il n’est ques-
vision critique du monde. tion que d’œufs frais (l. 3, 9, 12, 14, 23, 43), de
pot de confiture (l. 11), de boisson (l. 5, 16),
Dissertation de pain (l. 17, 18, 19), de ragoût de la veille et
Par le choix de personnages originaux ou sin- de volailles froides (l. 16). De quoi mettre en
guliers, le romancier manifeste son intérêt pour appétit le lecteur. Les personnages eux-mêmes
des réalités et des identités sociales peu ou moins trouvent leur fonction en rapport avec la nour-
connues (ici, les comédiens dans Le Roman riture : les hôtesses (les sœurs Habert), la ser-
comique), son souci de piquer la curiosité du lec- vante cuisinière (Catherine) et celui qui est reçu
teur (comme dans Gil Blas de Lesage ou Jacques (Jacob). Une ligne de partage s’instaure entre les
le Fataliste de Diderot), son goût pour l’univers de personnages gloutons ou voraces, qui manifes-
la fantaisie (L’Écume des jours de Boris Vian). Par tent un appétit solide (Catherine et Jacob) et
l’écart qu’il marque avec les normes, le person- ceux dominés par un régime (les sœurs Habert
nage devient soit le représentant d’un monde de qui veulent se contenter d’un pot de confiture).
la marge (comédiens, artistes, voyous…), soit le Le contraste met en valeur la vitalité du paysan
contestataire de règles morales et sociales, soit le et l’ascétisme suspect des dévotes.
personnage d’un nouveau mode de vie. 2. La narration est dominée par le dialogue :
Le choix d’un personnage conformiste permet – dialogue entre le conteur et son lecteur (l. 1) ;
à l’inverse de peindre l’univers social tel qu’il – dialogue entre les maîtresses de maison et la
est. Ainsi Émile Zola choisit des personnages- servante (l. 2-7, l. 10-14) : dans les romans du
types qui deviennent révélateurs et embléma- XVIIIe siècle, la mise en page ne détache pas le
tiques des milieux auxquels ils appartiennent. dialogue du corps du récit. Il n’est pas encadré
Mais la conformité du personnage au réel par des guillemets dont l’usage sera plus tardif ;
devient un moyen de critiquer la société dans – dialogue entre Catherine et le narrateur
le roman moderne : chez Kafka (personnage (l. 7-9, l. 23-49) ;
du petit employé ou fonctionnaire), Michel – propos que le narrateur se tient à lui-même
Butor (L’Emploi du temps), Nathalie Sarraute, (l. 18 à 22).
Emmanuel Carrère (La Moustache), la confor- La multiplication des dialogues tisse les voix
mité, voire le conformisme vaut pour absence de et les fait s’enchevêtrer. La narration dont le
qualité, ce qui revient à dire que le personnage mouvement est celui de la parole acquiert une
devient insignifiant et se trouve déconstruit. dimension « dialogique ». On observera que le
Le choix d’un personnage original ou confor- registre est celui de la conversation courante et
miste est donc révélateur du projet romanesque familière, ce qui ancre le roman dans une repré-
que l’auteur se donne : place de la peinture du sentation réaliste. Il existe un déséquilibre entre
réel, critique de la société et distanciation ou le dialogue des sœurs et celui entre Catherine et
non avec les normes en cours, rapport au person- Jacob beaucoup plus développé : la servante et
nage lui-même entre exemplarité (conformité à le paysan, tous deux de condition modeste, sont
une image sociale) et déconstruction. plus proches de la vérité et du naturel.
3. Jacob est hébergé par deux dévotes. Il est donc
Marivaux, normal que le romancier recourt au langage reli-

¤ Le Paysan parvenu,
⁄‡‹›-⁄‡‹∞  p. ¤§-¤‡
gieux propre à ces personnages, à leur identité
et à leur condition. Le narrateur se moque de
la religion en tournant en dérision son langage.
En comparant Catherine qui a un trousseau de
La comédie des appétits clefs à « une tourière de couvent », il se montre
malicieux et irrévérencieux, bien dans le ton des
LECTURE DU TEXTE écrivains des Lumières.
1. La scène de repas est un lieu commun du Les personnages eux-mêmes, Jacob et Catherine,
roman réaliste qui représente les personnages jouent avec le langage religieux. Quand il
dans la satisfaction de leurs besoins et instincts goûte le pain, le jeune paysan constate « qu’il

1 Le personnage, reflet du monde ? | 11

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n’y avait qu’une main dévote qui pût l’avoir la scène avant de la retranscrire sur le mode
pétri » (l. 20). Catherine encourage Jacob à théâtral. À l’inverse, la réalisation de l’écriture
manger parce que « Dieu veut qu’on vive » d’invention peut prêter à sa mise en scène et
(l. 23-24). Par coquetterie, elle se dit âgée, au jeu théâtral afin d’en évaluer la justesse et la
bonne « qu’à faire son salut » (l. 41). Elle assure dynamique verbale.
Jacob qu’elle se plaît « à servir son prochain »
(l. 48). Les deux personnages, dans leur comédie Dissertation
de la gourmandise et de la séduction, adoptent Le sujet interroge la place et la représentation de
un discours faussement religieux dont le déta- l’objet dans le roman. Celles-ci s’avèrent incon-
chement contraste avec la vitalité et la crudité tournables dans le cadre d’un roman réaliste ou
des instincts (désir, faim). naturaliste. Les objets ancrent l’histoire dans
4. Le conteur emploie le registre satirique pour un univers propre à un milieu ou une condition
se moquer du milieu des dévots dans la tradition (Zola, Huysmans, Maupassant…). Aussi la part
du Tartuffe de Molière. descriptive du roman n’est-elle pas ornement
mais lieu central du récit. La fable est bien cen-
5. Jacob endosse avec une grande facilité le rôle trée sur les personnages au sein d’un monde éco-
de Baptiste qui est mort (l. 31-42). Cette substi- nomique fondé sur l’échange et sur des objets
tution des identités (qui a été étudiée par René qui fonctionnent comme des signes extérieurs
Démoris dans Le Roman à la première personne, de richesse, de pauvreté, de médiocrité (Balzac).
Droz) montre l’avidité du personnage et sa stra- Toutefois les objets acquièrent une dimension
tégie de captation des rôles et des places. Elle symbolique. Ils donnent sens à l’univers décrit.
est propre également au personnage-type du par- Ils participent à la mise en place d’une atmo-
venu. La comédie des appétits n’est pas qu’affaire sphère (roman noir, récit policier, roman de
de nourriture : les êtres se dévorent les uns les la ville), d’une intrigue, d’une psychologie (le
autres. Si les sœurs Habert ont une alimentation
tableau dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar
mesurée, elles nourrissent l’espoir de consommer
Wilde). Certains romanciers vont jusqu’à confé-
ce beau garçon qu’est Jacob. Ce dernier, sous des
rer à l’objet un statut mythique et poétique : les
airs ingénus, est mû par l’intérêt et une avidité
machines monstres chez Zola (l’alambic, la loco-
de reconnaissance sociale.
motive, le magasin…).
La saturation du roman par les objets offre une
HISTOIRE DES ARTS autre voie (Les Choses de Pérec). Elle introduit
Dans la hiérarchie des genres picturaux, la toile un déséquilibre entre les objets et les person-
de Chardin appartient au petit genre puisqu’elle nages qui perdent en valeur et en signification
représente la réalité courante : des fruits, des et dont l’existence se réduit à la possession maté-
verres, un pichet reposant sur une table. Il s’agit rielle de quelques biens. Michel Houellebecq (La
d’une nature morte dont Chardin sait détour- Carte et le Territoire) montre combien l’existence
ner le sens. Au lieu de signifier la vanité de de l’individu contemporain s’évalue au nombre
toutes choses, le peintre s’est plu à en magni- de messages électroniques reçus, à la taille du
fier la consommation gourmande. La grenade au disque dur…
premier plan est ouverte. La juxtaposition des
verres révèle que du vin a été bu dans l’un d’eux. Oral (analyse)
Le choix des couleurs, l’application du pinceau Marivaux construit un récit subjectif :
visent à faire ressortir l’éclat de la chair, de la – en faisant raconter les événements par Jacob
pulpe. C’est un nouveau regard qui est porté sur
lui-même (récit à la première personne),
la réalité : sens du détail, sensualité de la repré-
– en mettant en valeur la parole plurielle des
sentation, gourmandise pour la réalité.
personnages (question 2),
– en manifestant une vision critique de la société
VERS LE BAC représentée (questions 3 et 4).
Invention L’émergence de l’individu au début du
Pour mettre en place cette écriture d’invention, XVIIIe siècle explique le triomphe du récit sub-
il est possible de demander aux élèves de jouer jectif, ce qui ne veut pas dire pour autant que
12 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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le narrateur dit la vérité : il faut se méfier de Pistes : il est intéressant d’orienter les
son discours et y suspecter tricheries et détours. recherches des élèves vers les peintures gro-
Entre le Jacob narrateur et le Jacob personnage, tesques découvertes dans la villa dorée de Néron
des distorsions existent : l’amabilité et l’enjoue- à Rome ou encore de mettre en relation le goût
ment du héros cachent des appétits plus troubles pour le grotesque dans l’écriture et l’œuvre gra-
ou ambigus (question 5). phique de Victor Hugo (dessins).
3. Sous le regard du narrateur, les vieilles aris-
tocrates deviennent des personnages grotesques
grâce à une série d’indices qui les assimilent à des
Honoré de Balzac,
‹ Le Cabinet
des Antiques,
momies (« chef branlant » l. 14, « desséchées et
noires comme des momies » l. 14). Aussi per-
dent-elles toute vie ou tout naturel pour deve-
nir des pantins ou des marionnettes (« têtes
de casse-noisettes » l. 31, « corps bossués » et
⁄°‹·  p. ¤°-¤· « membres mal attachés » l. 32). Le lexique
des vêtements ou des apparences renvoie à un
Une vision grotesque maquillage proche du grimage (« rouge invé-
LECTURE DU TEXTE téré » l. 28) ou du costume de théâtre. Les per-
1. Le narrateur fait découvrir le monde aris- sonnages n’ont pas qu’une dimension comique :
tocratique tel qu’il s’est reconstitué après la ils prennent l’allure fantastique de morts-vivants
Révolution, au moment de la Restauration, (« leur teint de cire, leurs fronts ruinés, la pâleur
à Alençon. La comparaison inaugurale (« Ce des yeux » l. 40-41).
salon était alors comme une cage de verre ») L’imagination du narrateur s’échauffe : accu-
acquiert des significations fortes : mulations, énumérations, antithèses (« bouf-
– elle insiste sur l’idée de microcosme social dans fonnes » / « sérieuses » l. 18, « mourants » /
un lieu clos et fermé, à l’image d’une caste qui « vivants » l. 24), hyperboles (« exorbitants »,
exclut ; « luxuriantes » l. 34), métaphores outrées
– elle met en valeur la notion de spectacle (« couleurs fanées » l. 38 , « fronts ruinés »
comme si cette vieille société d’avant la l. 40-41), comparaisons qui établissent une ana-
Révolution, archaïque et décalée, devenait un logie entre l’humain et l’inanimé (« qui ressem-
objet de curiosité à l’égal d’une attraction, d’une blaient aux têtes de casse-noisettes » l. 30-31)
foire. révèlent un affolement du style, un goût pour
Aussi le tableau est-il marqué par la mise en la surenchère grotesque qui tourne à la vision
scène du regard : curiosité sociale et infrac- fantastique.
tion du regard dans un monde d’élite (l. 8-9), 4. Le parallèle entre le Cabinet des Antiques et les
contemplation des figures féminines puis mascu- « garde-meubles » (l. 46) insiste sur l’idée d’une
lines, retour aux voyeurs (l. 50-53), fascination société dépassée, archaïque : les aristocrates
que mademoiselle Armande exerce sur le narra- sont comme des vestiges remisés dans l’hôtel
teur (l. 53-62). Le complexe scopique (regarder, d’Esgrignon.
voir) recouvre différents types de regards, de
l’effroi à l’admiration. 5. L’image qui est donnée de l’aristocratie est
délibérément critique. Le tableau sous-tend une
2. Le mot « grotesque » acquiert des significa- analyse des mécanismes historiques et sociaux.
tions particulières chez les auteurs romantiques La réduction du cercle des Esgrignon à des man-
(Hugo, Musset…). Il ne se limite pas à la seule nequins grotesques et archaïques révèle l’obsti-
dimension burlesque ou comique, mais ouvre sur nation d’une caste à ne pas prendre en compte
une esthétique de la fantaisie, du fantasque qui les bouleversements de l’Histoire et à s’emmurer
mêle horreur et humour, imagination délirante dans le passé.
et satire. Victor Hugo en fait l’une de ses caté- À l’inverse, deux personnages créent l’espoir :
gories esthétiques dans la préface de Cromwell et « la suave mademoiselle Armande » (l. 54-55)
l’oppose au sublime. et « ce délicieux enfant, Victurnien » (l. 55-56).
1 Le personnage, reflet du monde ? | 13

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Cette description qui ouvre le roman contient Maturin et Hoffman (l. 25). Il peut soutenir à
donc la problématique même de l’intrigue : l’éditeur que son ambition littéraire est d’égaler
les rejetons de cette famille balayée par la la peinture de son époque ;
Révolution sauront-ils lui redonner du lustre et – sur un plan philosophique : le récit de Balzac
sauver leur nom ? est animé, comme le tableau de Goya, par une
vision négative de l’Histoire : poids de la mort
et du passé, espérance fragile, fascination pour
HISTOIRE DES ARTS une société qui n’existe plus, marquée par la
Le tableau de Francisco de Goya représente deux décadence.
vieilles femmes qui interrogent leur miroir : « Où
en suis-je ? ». Un ange armé d’un balai semble Dissertation
regarder ce qui s’y inscrit. Les romanciers peuvent choisir de représenter
La flèche de diamant dans l’une des coiffures leurs personnages « sur les limites du réel et du
permettrait d’identifier l’une des vieilles femmes fantastique » pour :
comme étant la reine Marie-Louise. Le peintre – grossir des éléments du réel et leur donner
fustigerait alors la famille royale espagnole une signification forte
responsable de la défaite contre les troupes de Ex. : Balzac n’hésite pas à rapprocher per-
Napoléon. Dans cette perspective, l’ange serait sonnages et animaux dans ses portraits pour
l’agent possible pour débarrasser l’Espagne des souligner un trait de caractère ou une passion
envahisseurs. dominante. Émile Zola présente certains héros
Sur un plan plus fantasmatique, les deux femmes comme de véritables prédateurs (voir Aristide
incarnent la Mort. Leurs faces osseuses et gri- Saccard dans La Curée). L’expressivité de la
maçantes, proches de têtes de mort, leur allure peinture aide le lecteur à mieux cerner les
squelettique, en font des Parques terribles ou enjeux de signification.
des sorcières. Elles semblent lire le grand travail – donner une dimension mythique à un
négatif de l’histoire. Le personnage angélique personnage
paraît impuissant devant ce surgissement de Ex. : dans la littérature populaire, le personnage
l’horreur. de Fantômas s’ancre dans un contexte socio-
Le geste de l’ange qui menace de son balai prend logique précis (essor du banditisme) et fascine
une signification ambiguë : s’agit-il d’un geste par son identité diabolique (capacité à changer
libérateur ou sacrilège ? L’arme symbolique plane d’identité, à s’échapper, à être partout, à faire le
au-dessus de la tête royale. mal comme Satan).
– explorer ce qui dépasse les seules dimensions
sociale et historique
VERS LE BAC Ex. : dans Les Misérables, Victor Hugo fait s’af-
fronter les personnages Valjean et Javert dans
Invention une lutte qui est celle du Bien et du Mal. Le
Les élèves veilleront à bien reprendre la forme et destin de Cosette enfant, qui tient du cauche-
les codes de la lettre. Il conviendra de contex- mar, est écrit comme une descente aux Enfers.
tualiser le propos en tenant compte des repères Les héros se définissent ainsi par leur rapport à
historiques, des identités culturelles et sociales l’absolu : damnation de Javert, rédemption et
(auteur, éditeur). salut de Valjean. La réalité est déchiffrée dans
La lettre vise à convaincre l’éditeur de choisir le une dimension morale et métaphysique.
tableau de Goya comme illustration du roman. – remettre en question la notion de personnage
L’argumentaire pourra rapprocher les deux Ex. : réduit à une seule lettre, K., héros de Kafka
œuvres : dans Le Château, évolue dans un monde absurde
– sur un plan narratif : concordance des motifs où il est écrasé par des figures d’autorité indépas-
et des personnages (vieille aristocratie), image sables et incompréhensibles.
des femmes âgées et hideuses ;
– sur un plan esthétique : l’auteur indique dans
l’extrait lui-même qu’il souhaite surpasser en
horreur deux auteurs de la littérature fantastique,
14 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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d’un peuple est une idée développée avec beau-
Gustave Flaubert,
› ⁄°∞‡
Madame Bovary,
 p. ‹‚-‹⁄
coup d’originalité par madame de Staël, dans De
l’Allemagne. Mais cet essai, victime de son suc-
cès, est repris et réduit à une succession de sté-
réotypes. Ces clichés nourrissent l’écriture des
Roman intérieur romans sentimentaux à la psychologie sommaire.
LECTURE DU TEXTE 4. Une lecture expressive permettra de mettre en
valeur le ton ironique qui sous-tend le passage.
1. Le récit fait alterner rêve et réalité dans un
mouvement de contraste qui dit toute la décep- Les excès du lyrisme et des clichés font naître le
tion du personnage féminin, Emma Bovary. De soupçon et trahissent la distanciation du narra-
la ligne 1 à la ligne 32, le texte passe en revue teur par rapport à son sujet.
plusieurs échappées lyriques que la jeune femme 5. Dans la tradition romanesque qui oppose
se plaît à vivre en imagination. L’amorce du para- l’idéalisation à la platitude du réel, Gustave
graphe suivant (« La conversation de Charles Flaubert développe des contrepoints déceptifs :
était plate comme un trottoir » l. 33-34) est très « plate comme un trottoir de rue » (l. 34), « cos-
nettement déceptive. La comparaison sonne tume ordinaire » (l. 36), « boulettes de mie de
comme une cassure, une rupture brutale qui fait pain » (l. 53). Il y a une retombée du rêve dans
retomber dans la réalité (l. 33-49). Suit l’admira- la banalité d’un quotidien médiocre et bourgeois,
tion de Charles pour son épouse dessinatrice et d’une vie routinière qui s’oppose à toute forme
pianiste (l. 50-59). Mais cette admiration confine d’exaltation et d’enthousiasme.
chez le mari à l’idiotie et à la vanité (l. 60-64).
6. La négation domine dans le portrait de
2. La retranscription des pensées d’Emma Charles : « sans exciter d’émotion » (l. 36) :
s’amorce par l’utilisation du discours indirect préposition qui exprime le manque, l’absence ;
(« Elle songeait quelquefois que… » l. 1). Puis, « il ne savait ni…, ni…, ni… » (l. 40-41) :
le discours indirect libre (« Pour en goûter la conjonction ni employée en corrélation avec ne ;
douceur, il eût fallu… » l. 2-3) permet de glisser « il ne put, un jour, lui expliquer » (l. 41-42) :
dans le monde intérieur d’Emma. Le passage qui particule négative ne ; « il n’enseignait rien […]
suit (l. 3-10) est proche du discours direct (pré- ne savait rien, ne souhaitait rien » (l. 46-47) :
sent de l’indicatif). Le narrateur ressaisit le lec- pronom indéfini comme auxiliaire de ne.
teur par un verbe introducteur : « il lui semblait À l’inverse d’un héros romanesque, Charles est
que… » (l. 10) pour ensuite céder de nouveau l’homme sans qualité dont le portrait ne peut
au mouvement des pensées animant Emma et être que négatif, c’est-à-dire une somme de néga-
à leur retranscription au discours indirect libre tions ou du moins la soustraction systématique
(l. 13-29). L’absence de qualité du mari prête de toute forme de talent. On fera commenter
également à un monologue intérieur au discours les structures insistantes et répétitives, le martè-
indirect libre (l. 44-49). lement de négations absolues qui traduisent
Une lecture à haute voix, chorale, permet- l’insatisfaction d’Emma.
tra aux élèves de saisir les nuances de cette
retranscription. 7. Qu’il s’agisse d’Emma ou de Charles, le
romancier adopte un rapport distancié, caustique
3. La représentation qu’Emma se fait de la lune et ironique : la rêverie pleine de clichés d’Emma
de miel reprend tout un ensemble de clichés (premier paragraphe), l’idiotie et la vanité de
redevables au roman et à la poésie romantiques : Charles (deux derniers paragraphes).
– harmonie entre le sentiment amoureux et les
paysages sensuels et sublimes du Sud (l. 3-12) ; 8. Le roman met en abyme la littérature roma-
– mélancolie propre aux pays nordiques : Suisse, nesque elle-même. Consommatrice de récits
Écosse ; sentimentaux ou « sentimentaires », l’héroïne
– peinture d’une âme tourmentée et insatisfaite finit par confondre réalité et rêve, à la manière
(l. 17-22) ; du Don Quichotte de Cervantès. Le « bova-
– attitude du don absolu (l. 23-32). rysme » ne relève donc pas de la psychologie
La correspondance entre le paysage et l’âme ordinaire (naïveté, croyance), mais ouvre
1 Le personnage, reflet du monde ? | 15

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une réflexion sur la littérature et ses pouvoirs. monde dans ses contradictions et tensions, à l’égal
L’exaltation d’Emma montre-t-elle le pouvoir des couples ou des duos de personnages dans la
insidieux des rêves romanesques ou le désastre littérature : Pantagruel et Panurge, Don Quichotte
qu’ils génèrent ? et Sancho Panza, Jacques et son maître…

HISTOIRE DES ARTS


La pose d’Isabelle Huppert (yeux fermés, tête
inclinée, absorption dans le sentiment, mouve-
Marcel Proust,
ment d’inspiration et de soupir, bras rejetés en
arrière) traduit l’état extrême où le personnage
d’Emma aime à se porter. L’écrin naturel qui se
prolonge en arrière-plan, la robe d’une couleur
∞ Du côté de chez
Swann, ⁄·⁄‹  p. ‹¤-‹‹
sombre donnent une grandeur et une profondeur
au personnage. Peut-être l’enjeu de la transposi- Résurrection du monde
tion filmique tient-il à la capacité de l’actrice à de l’enfance
incarner des états aussi extrêmes, à en faire res- LECTURE DU TEXTE
sentir le vertige au spectateur.
1. Le narrateur met en scène le phénomène
VERS LE BAC de la mémoire involontaire. La résurgence du
souvenir fait « événement » comme le révèle
Commentaire l’emploi des temps : à l’imparfait qui permet
Le projet de lecture sera nettement orienté sur le d’évoquer des actions indistinctes qui s’étirent
décalage entre le rêve et la réalité dans sa dimen- dans le temps, sans relief ni intérêt (enfouis-
sion déceptive. Dans cette perspective, les ques- sement de la mémoire et routine quotidienne
tions 1, 2 et 3 peuvent préparer l’exercice. l. 1-4), succède une série de verbes au passé
L’ironie du narrateur apparaît à plusieurs simple, lesquels marquent une progression de
niveaux : micro-événements jusqu’à celui extraordinaire
– dans la représentation des personnages (pour du réveil de la mémoire grâce à la sensation (« je
Charles, voir questions 5 et 6), tressaillis » l. 11). Le passage au présent de l’in-
– dans le jeu entretenu avec le lecteur puisque dicatif de la voix passive (« m’est apparu » l. 14)
ce dernier est sans cesse sur le point d’être piégé signifie pleinement que le passé est désormais
par l’abondance du discours intérieur d’Emma et redevenu présent.
rappelé à s’en distancier par des indices subtils.
Les indices de temps qui marquent l’irruption
brutale du souvenir sont nombreux : « à l’ins-
Oral (analyse) tant même » (l. 10), « Et tout à coup » (l. 14).
L’extrait offre une représentation de l’échec Le conteur n’est pas avare en hyperboles (« tres-
du couple : les tempéraments des deux époux saillis » l. 11, « extraordinaire » l. 12). Or, ce
s’opposent totalement et se contredisent. Sur phénomène qui bouleverse le narrateur est pro-
un plan littéraire, les deux personnages se voqué par un tout petit morceau de madeleine
complètent : et tire donc son origine de sensations ténues. Le
– déception du réel incarné par le mari, qui goût déclenche le souvenir et s’avère le sésame
relance le rêve de l’épouse, qui ouvre les portes de la mémoire.
– richesse du monde intérieur (imagination
d’Emma) versus platitude du monde extérieur, 2. De façon humoristique, le narrateur décrit
– exaltation sentimentale (lyrisme, poésie) ver- le biscuit dans sa forme (« courts et dodus »
sus rapport au monde concret et pragmatique, l. 6) en établissant une comparaison : « qui
– représentation noble et élitiste (conception de semblent avoir été moulés dans la valve rainu-
l’héroïsme par Emma) versus identité bourgeoise rée d’une coquille de Saint-Jacques » (l. 6-7).
prosaïque. Il évoque même son « plissage sévère et dévot »
Le personnage d’Emma ne peut fonctionner seul. Il (l. 25). La référence renvoie aux coquilles que
est inséparable de son contraire que Charles repré- les pèlerins accrochaient sur leurs capes au retour
sente. Le couple permet de peindre la totalité du de Saint-Jacques de Compostelle. L’analogie
16 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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savoureuse entre le gâteau et l’emblème reli- – l’univers familial avec ses rites (l’infusion de
gieux, confère à la madeleine un pouvoir sacré, thé ou de tilleul, l. 18) ;
celui de réveiller la mémoire, de provoquer la – l’éveil à la sensualité (fleurs, jardins, parc) ;
résurrection du passé. Il ne s’agit pas seulement – la première exploration du monde (courses,
du passé vécu mais aussi du temps idéal, celui des promenades, l. 41) ;
essences platoniciennes. – la connaissance d’un microcosme social
(M. Swann, « les bonnes gens du village », l. 48).
3. L’extrait tel qu’il est délimité s’apparente à un
Le texte procède par amplification et cercles qui
triptyque :
s’élargissent. À mesure que resurgit le souvenir,
– la première partie (l. 1-12) marque la résur-
se reconstitue l’histoire intime du narrateur qui
gence d’une sensation, d’un souvenir que le nar-
touche à son identité, à l’éveil de ses sens et de
rateur ne parvient ni à identifier ni à nommer ;
sa conscience. Le conteur passe du noyau fami-
– dans le second versant du texte (l. 14-32),
lial au monde social de Combray : il entreprend
grâce à des associations d’idées (rapprochement
entre la madeleine donnée par sa mère et celle alors la chronique d’une société disparue.
offerte par tante Léonie), le narrateur se ressai- 7. L’épisode de la madeleine met en valeur deux
sit de souvenirs à l’état fragmentaire : le lieu dimensions de la mémoire :
(l. 15), un moment (« le dimanche matin… – sa capacité à faire renaître un monde : la fulgu-
avant l’heure de la messe » l. 15-16) ; rance de la résurgence du souvenir, le réseau des
– le personnage dispose alors de toute sa signes qui s’assemblent jusqu’à la reconstitution
mémoire pour reconstituer Combray dans sa complète de Combray l’illustrent.
totalité (l. 33-50). – le rapport qui existe entre mémoire, sou-
4. La référence au monde théâtral est explicite à venir affectif et sensation : de la ligne 22 à la
la ligne 37 : « vint comme un décor de théâtre ». ligne 32, le narrateur analyse le pouvoir des sen-
Les lieux s’assemblent, se déploient, se déplient sations qui maintiennent le souvenir présent à
successivement : la vieille maison grise, le petit travers le temps.
pavillon, la place, les rues, les chemins.
Le conteur se plaît à rapprocher la reconstitu- HISTOIRE DES ARTS
tion de Combray avec le mécanisme d’un décor Édouard Vuillard déploie un même univers
qui se déploie. La comparaison du théâtre, suivie sous la forme d’un triptyque. Peut-être ce choix
de celle du jeu japonais, aide à concrétiser un a-t-il été déterminé par des contingences maté-
mécanisme psychologique difficile à décrire : la rielles (adaptation au lieu d’exposition puisqu’il
réapparition progressive d’un monde grâce à la s’agit de la décoration d’un hôtel particulier).
mémoire. Cependant, la fragmentation acquiert plusieurs
La référence au théâtre permet de mettre en significations que l’on ne peut exprimer que sous
valeur la dimension quasi magique du phéno- la forme de questions.
mène de la mémoire, dont le pouvoir assez inex- Le peintre a-t-il voulu représenter plusieurs âges
plicable est de faire revivre un monde disparu de la vie ? Si l’on balaie du regard les panneaux
comme par enchantement. de la gauche à la droite, on constate que les
Enfin, la petite ville est en elle-même un théâtre figures enfantines présentes dans le premier, et
social avec ses acteurs principaux (la tante Léonie, qui incarnent la jeunesse joueuse et rieuse, dis-
M. Swann…), son cérémonial, ses drames. paraissent au centre du tableau où ne figurent
que des adultes, pour laisser le spectateur sur le
5. On pourra aider les élèves à visualiser la struc- personnage habillé de noir du troisième pan-
ture d’une phrase grâce à des arborescences.
neau. En suivant cette trajectoire, il semble que
La longueur des phrases contribue à déployer les
le groupe social se disloque pour laisser la place à
phénomènes et le processus en cours, à en suivre
la solitude. S’agit-il de trois visions de la femme,
le détail, à mettre en place un monde.
qui peuvent être complémentaires ? Cette micro-
6. Le souvenir de Combray touche à des dimen- société bourgeoise, qui semble pleine de vie et
sions multiples : d’activité, apparaît, par le choix du triptyque,
– une généalogie (la maison de la tante, le beaucoup plus cloisonnée, mettant en avant
pavillon construit pour les parents, l. 38) ; autant les rites de convivialité que la rupture
1 Le personnage, reflet du monde ? | 17

Litterature.indb 17 06/09/11 11:52


de la communication et la place du silence. 2) Mais cette odyssée peut être intérieure.
L’emplacement des personnages dans l’espace a) L’extrait de Proust montre comment le per-
marque un certain éloignement. Faut-il lire la sonnage-narrateur se réfugie dans le monde de
rupture entre le monde des enfants et celui des la mémoire et laisse progressivement se recons-
adultes ? Sous l’apparence d’un monde lisse et tituer le souvenir d’une société disparue qui cor-
tranquille, le tableau de Vuillard présente beau- respond à son enfance, au noyau familial dont
coup d’ambiguïtés. il peine à se séparer, à un microcosme social
dont la disparition nourrit sa nostalgie, mais
VERS LE BAC dont les rites et les codes suscitent fascination
Invention et amusement.
L’écriture de ce texte à la manière de Proust b) Le roman de Michel Butor, La Modification,
prête à un processus d’enrichissement et exige raconte un voyage en train à Rome. Mais l’in-
de procéder par étape, pas à pas : térêt du récit consiste dans les débats intérieurs,
Étape 1 : choix individuel d’un souvenir et de sa contés à la deuxième personne du singulier,
résurgence involontaire. que vit le personnage, la décision qu’il tente de
Étape 2 : mise en récit. prendre dans ses choix amoureux, le déborde-
Étape 3 : réécriture liée à l’art du détail et à ment du rêve.
l’évocation d’un monde ou d’un univers. 3) Il s’avère difficile de dissocier exploration du
Étape 4 : réécriture permettant l’enrichissement monde extérieur et voyage intérieur. Bien des
du lexique (sensations…). personnages romanesques permettent de relier
Étape 5 : inscription du récit dans une structure les deux.
mythique. a) Le choix d’une représentation onirique ou
absurde permet de mêler les deux dimensions. K.,
Dissertation héros du Château de Kafka, est un arpenteur. Son
exploration de la société et des lieux énigmatiques
L’objet de la délibération littéraire porte sur le
(il est à peine possible d’accéder au château) s’al-
choix pour le personnage entre un voyage inté-
lie à une expérience intérieure de l’absurde et de
rieur ou un accomplissement dans le monde
l’effondrement de l’identité.
extérieur.
b) Un roman d’aventures aussi populaire que
1) Depuis le modèle de l’Iliade et de l’Odyssée, la
celui du Comte de Monte Cristo combine l’errance
trajectoire du héros s’apparente à une traversée
du héros, sa traversée de la société parisienne et
du monde.
un parcours spirituel sur la signification même
a) Le roman d’aventures en donne la version la
de la Justice. On peut en dire autant de Jean
plus simple. Au fil des aventures et des épreuves,
Valjean qui, pour sauver Marius recherché par la
le héros souvent positif se qualifie. Il en est
police, s’enfonce dans les égouts, enfer et envers
ainsi pour les personnages de Jules Verne (voir
de la société : il y rencontre les représentants de
Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, PUF) :
la pègre, les restes de l’histoire (« le haillon de
l’aventurier est un globe-trotter et un héros.
Marat »), la nuit.
b) La traversée du monde est une odyssée morale
et sociale. Du Picaro aux héros de Céline et de
Joyce, le déplacement, l’errance, voire la perte
dans un monde qui apparaît comme un laby-
Georges Perec,
rinthe, font éprouver au personnage une interro-
gation sur les valeurs et leur fragilité.
c) L’affrontement au monde extérieur n’est pas
seulement physique. Il atteint une signification
§
Avoir
Les Choses, ⁄·§∞  p. ‹›

métaphysique dans les romans de chevalerie


(espace de la quête et de la recherche, notam- LECTURE DU TEXTE
ment du Graal), dans les fictions de Victor Hugo 1. Le texte s’amorce par une formule para-
(Les Travailleurs de la mer) où les héros luttent doxale (« Ils ne méprisaient pas l’argent. Peut-
contre les éléments représentant le Mal (la nuit, être, au contraire, l’aimaient-ils trop ») qui
l’océan, les espaces infinis). renforce l’idée de l’attrait de l’argent tenu pour
18 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 18 06/09/11 11:52


un idéal de vie. En effet, parce qu’il est un plus sinistres encore de la gare d’Austerlitz »,
« équivalent universel » (Aristote), l’argent per- l. 10-11) et l’implicite valorisant pour les quartiers
met de tout échanger, de tout acquérir, à com- de la grande ou haute bourgeoisie que forment le
mencer par « les choses » produites et désirées en Palais-Royal, Saint-Sulpice, le Luxembourg. Au
masse. La fiction de Perec appartient en effet à désintérêt et au pas rapide de deux promeneurs
une époque précise : l’explosion de la société de qui négligent de regarder ce qui les entoure,
consommation dans les années 1960. succède une marche lente (l. 15).
Les objets eux-mêmes valent par les signes
2. L’écriture romanesque procède par associa-
extérieurs de richesse (« reflets rougeâtres du
tions et séries de mots :
cuir », ornement sur les assiettes), leur aspect
– sur les valeurs en cours : « solidité » (l. 2),
clinquant (« luisance d’un verre taillé », cuivre
« certitude » (l. 2), « permanence » (l. 3) ;
du bougeoir), l’idée de raffinement et de confort
– sur les lieux (topographie parisienne) : « la
(« finesse galbée d’une chaise »). Ces catégories
rue des Gobelins » (l. 9), « rue Cuvier » (l. 10),
correspondent à un luxe bourgeois ostentatoire.
« gare d’Austerlitz » (l. 11), « rue Monge »
Dans Mythologies, Roland Barthes se livre de
(l. 12), « rue des Écoles » (l. 12), « Saint-
même au démontage du luxe et de l’idéologie de
Michel, Saint-Germain » (l. 12-13), « le Palais-
la petite-bourgeoisie.
Royal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse, Vavin,
la rue d’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg » 4. L’ironie du narrateur est perceptible à travers :
(l. 13-14) ; – la situation et l’attitude paradoxales des per-
– sur les objets : « canapé de cuir », « assiette », sonnages : Jérôme et Sylvie ne sont pas riches,
« plat de faïence », « verre taillé », « bougeoir de mais rêvent de l’être, ou se contentent de
cuivre », « chaise cannée » (l. 18-19) ; l’imaginer ;
– sur les types de magasins : « antiquaires, – l’excès de l’accumulation ;
libraires, marchands de disques, cartes de restau- – la présence constante de clichés (voir lexique,
rants, agences de voyages, chemisiers, tailleurs, manuel de l’élève) et d’une représentation sté-
fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuterie de réotypée de la vie à travers l’idéal du confort
luxe, papetiers » (l. 20-22). bourgeois.
Cette écriture sérielle qui joue de l’énumération
et de l’accumulation se caractérise par la volonté HISTOIRE DES ARTS
de dresser un inventaire ou un répertoire systéma-
La place de l’objet devient déterminante dans
tique des éléments du monde, qui participe autant
la société de consommation. Aussi la peinture
de l’esthétique réaliste du XIXe siècle (héritage du
d’Andy Warhol est-elle représentative de ce
roman balzacien) que de la création moderne.
contexte : un objet banal, voire trivial, comme
Cette écriture sérielle n’est pas sans rapport avec le
une boîte de conserve Campbell ou un paquet de
« name dropping » qu’affectionnent les romanciers
lessive Brillo, devient le sujet central et omni-
contemporains, comme Brett Easton Ellis dans
présent d’une toile. Le peintre a d’ailleurs pro-
American psycho ou Martin Amis dans Money,
cédé à des peintures en série sur ce motif.
money. C’est une façon d’établir une nomenclature
On peut en visualiser des exemples sur le site du
étrangement poétique, celle des objets de marques,
musée Ludwig de Cologne :
quintessence de la société de consommation. Ces
www.museum-ludwig.de.
objets ne servent ni à courir, ni à se vêtir, ni même
à faire preuve de raffinement. Ce sont de simples
supports, de simples surfaces où le logo peut s’éta- VERS LE BAC
ler. C’est peu dire qu’ils ont perdu toute valeur Question sur un corpus
d’usage au profit d’une valeur d’échange extrava-
Aussi bien Flaubert que Perec fustigent chez leurs
gante, reposant sur ce que les anciens appellent
personnages l’évasion dans un imaginaire stéréo-
la vanité (voir La Madeleine) et que le marketing
typé. Celui d’Emma Bovary est conditionné par les
nomme désir de reconnaissance. Perec pose les
clichés mis à l’honneur par le romantisme : culte de
prémisses de ce mouvement.
la sensibilité et de l’amour, quête de l’homme idéal,
3. On distingue très nettement la caractérisation évasion dans l’irréel et la féérie… Celui de Jérôme
dépréciative (« sinistre rue Cuvier », « abords et de Sylvie correspond à une société fondé sur la
1 Le personnage, reflet du monde ? | 19

Litterature.indb 19 06/09/11 11:52


consommation, la place dominante de l’objet, la sur les groupes et leur déplacement (l. 4-10), sur
valeur argent, les représentations bourgeoises. Dans les visages et leur expression (l. 11-18), sur soi-
les deux cas, le roman critique une aliénation des même par opposition (l. 19-20) ;
individus par l’idéologie dominante, qu’elle soit lit- – clôture par le retrait dans le café, qui s’avère
téraire ou économique. Cependant, du XIXe siècle un échec.
au XXe, le lecteur est passé du rêve au matérialisme. Ce regard distancié est aussi celui d’un moraliste
qui s’attache à déchiffrer les comportements et
Invention les apparences. L’écriture romanesque n’hésite
Pour favoriser l’élaboration d’une écriture pas à recourir à l’analyse à partir des concepts de
sérielle, on pourra proposer aux élèves de consul- la « ressemblance » et de « l’individualisation »,
ter des catalogues d’objets, des listes… sans qu’il en ressorte une loi claire et évidente.
Là réside le malaise du narrateur.
3. Le passage se clôt sur un mouvement de retrait
piteux (refuge dans un café) et sur la vision d’un
Michel Houellebecq,
‡ Extension du domaine
de la lutte, ⁄··›  p. ‹∞
dogue allemand énorme (l. 22) qui menace de
mordre. Le narrateur insiste donc sur la fragi-
lité et la faillite de l’être humain, vite dépassé
par les animaux eux-mêmes. À moins qu’on ne
perçoive, dans cette image du chien, une réfé-
Regard froid sur l’humanité rence au cynisme chez un auteur qui pratique
LECTURE DU TEXTE une vision cynique du monde.
1. La société telle qu’elle est décrite par Michel
Houellebecq s’avère paradoxale et absurde : les VERS LE BAC
gens tentent de se donner une identité diffé-
rente, tout en formant des petits groupes et donc Invention
en se rassemblant, sans trouver d’unité. La pléni- Il s’agit d’écrire à partir d’un support icono-
tude existentielle qu’ils affichent ne correspond graphique. On pourra demander aux élèves de
qu’à la satisfaction d’acheter ou de consommer. reprendre le dispositif énonciatif et descriptif
Cet ordre co-existe avec des slogans propres à la construit par Michel Houellebecq.
culture punk et au hard rock (« Kill them all ! »,
« Fuck and destroy »), ce qui prouvent qu’une Oral (entretien)
culture d’opposition très contestataire a fini par Le candidat peut exposer plusieurs pistes :
se fondre dans la banalité du quotidien et deve- – un personnage romanesque en rupture conduit
nir à son tour un objet de mode ou de consom- forcément à adopter un regard critique sur la
mation, dépourvu de sens. société (par exemple, L’Étranger de Camus) ;
2. Dans ce texte, le romancier se livre à une – la rupture avec les valeurs traditionnelles ou
observation du monde. La dimension descrip- conventionnelles permet d’engager un autre
tive est dominante. Le narrateur adopte le rapport au monde. Ainsi Adam Pollo, héros
regard distancié d’un scientifique qui étudie les du Procès Verbal, se tourne vers l’animalité, la
comportements. C’est pourquoi le texte suit une nature (la mer, le soleil), un monde autre que
progression précise : celui des hommes. La rupture avec la société
– mise en place du dispositif d’observation : occidentale amène à explorer d’autres cultures
choix de s’installer sur une des dalles de béton (Désert de Le Clézio) ;
(l. 1-2) ; choix de l’objet observé estimé repré- – ce type de personnage risque de paraître singu-
sentatif (« cette place est le cœur, le noyau lier à l’extrême, marginalisé, moins représentatif
central de la ville » l. 3) ; des enjeux que l’humanité plus moyenne porte
– questionnement : « Quel jeu se joue ici exac- (par exemple, Langlois dans Un Roi sans divertis-
tement ? » (l. 3) ; sement s’engage dans une relation au monde et à
– amorce des trois paragraphes suivants par la vie énigmatique aux yeux de la communauté
« J’observe » avec un regard ciblé successivement villageoise).
20 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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LE PERSONNAGE INSAISISSABLE et métadiscursive : « Qu’il est facile de faire des
contes ! » (l. 47).
Denis Diderot,
8 Jacques le fataliste,
⁄‡·§  p. ‹6-‹‡
2. Les lignes 6 à 35 se présentent comme un
dialogue théâtral (à l’exception des lignes 10
et 11) : la présence des noms avant les répliques,
l’insertion des paroles par le biais des tirets rap-
pellent les codes du genre. Le lecteur peut avoir
Objectifs du texte : L’incipit de Jacques le sentiment que deux genres alternent dans cet
le fataliste est un texte fondamental pour extrait : le roman, avec la présence étonnante
l’histoire du roman moderne. Publié de façon d’un narrateur qui s’adresse à son lecteur, mais
posthume en 1796, mais rédigé en 1778, aussi le théâtre avec des personnages clairement
l'œuvre explore la forme romanesque identifiés par la présentation typographique.
en exhibant tous ses possibles. L’incipit 3. Les ruptures et les digressions laissent
est une sorte de synthèse de ce projet : entendre au lecteur tout le potentiel romanesque
la présence d’un narrateur qui joue avec du texte. Mais elles annoncent aussi la narration
le lecteur et, ce faisant, brise l’illusion à venir : le récit des amours de Jacques, qui sera
romanesque ; l’introduction dès la première sans cesse repoussé.
page de la forme théâtrale, puis une histoire
4. Cet incipit remplit ses fonctions à sa façon : il
peu banale d’un valet qui va raconter
pose les questions auxquelles le lecteur attend
ses amours à son maître sont les traits
une réponse : qui sont les personnages ? Dans
les plus marquants de ce début de roman. quel cadre spatio-temporel évoluent-ils ? Quelle
Comment s’étaient-ils rencontrés ? est l’action ? Mais les réponses ne sont pas don-
nées. Au contraire, le narrateur, dans ses inter-
LECTURE DU TEXTE ventions, refuse de répondre avec une arrogance
1. Les premières lignes du premier paragraphe qui souligne assez son pouvoir. De ce point de
ne peuvent que surprendre le lecteur. Le jeu de vue, les premières lignes de Jacques le fataliste
questions-réponses laisse entendre deux voix : sont inédites. Pourtant, en déstabilisant le lec-
une première voix pose des questions à propos teur et en refusant les codes habituels, cet incipit
d’individus (« ils ») qui ne sont identifiés que remplit pleinement une autre fonction fonda-
par la suite ; la seconde propose des réponses mentale : piquer la curiosité.
qui sont autant de fins de non recevoir. Il faut 5. La dialogue nous apprend que, suite à une
s’attacher au sens des questions pour com- altercation entre Jacques et son père, le per-
prendre qu’il s’agit des interrogations habi- sonnage s’engage dans l’armée (l. 18). Il
tant tout lecteur au début d’un roman et que reçoit alors une balle dans le genou (l. 20)
les réponses apportées sont celles du narrateur. et tombe amoureux sans que le lien entre sa
Autrement dit, l’originalité de cet incipit est blessure et la relation amoureuse soit établi.
qu’il met en scène de façon originale le lecteur
et le narrateur, exhibant ainsi ce qui est habi- 6. Le « déterminisme » est une doctrine phi-
tuellement caché avec soin dans la construc- losophique considérant que tout événement
tion romanesque. Dans le même mouvement, humain est lié à des événements antérieurs. La
en dévoilant le « pacte de lecture » tacite noué métaphore qui en rend compte est celle de la
entre auteur et lecteur, Diderot rompt l’illusion chaîne, reprise par Jacques (« les chaînons d’une
réaliste, qui fait que l’on croit à une histoire gourmette », l. 22). Ainsi, ce personnage analyse
pourtant invraisemblable, tout au long de notre tout ce qu’il lui arrive de bon ou de mauvais sur
lecture. le mode de la fatalité : tout est « écrit là-haut »
Le dernier paragraphe est plus explicite encore (l. 5) et tout s’enchaîne sans qu’il ait prise sur
puisque le narrateur s’adresse directement au le cours des événements : « Sans ce coup de
« lecteur », qu’il apostrophe, et qu’il fait référence feu, par exemple, je crois que je n’aurais pas été
à ses fonctions et à son pouvoir dans la fiction. Les amoureux de ma vie, ni boiteux » (l. 22-24).
questions terminant l’extrait sont autant de récits 7. Le dialogue entre Jacques et son maître
possibles. La conclusion du narrateur est explicite change des relations habituelles entre maître
1 Le personnage, reflet du monde ? | 21

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et valet, mais non des dialogues de comédie. Oral (analyse)
Il est fréquent dans les pièces de Molière ou de Pendant l’entretien, on pourrait développer les
Marivaux, par exemple, de mettre en scène un pistes suivantes :
valet malin ou une soubrette astucieuse qui va – Le début de Jacques le fataliste introduit des
devenir le maître du jeu. Ici, toute l’attention personnages difficiles à identifier et un nombre
est portée sur la parole de Jacques et plus préci- considérables d’actions.
sément le récit de ses amours. – Mais surtout cet incipit est singulier parce qu’il
n’apporte pas les réponses aux questions que
8. Cet incipit rompt l’illusion romanesque dans la
peut se poser un lecteur au début d’un roman.
mesure où il exhibe les procédés que les autres
Au contraire, il cherche à déstabiliser le lecteur
romans tendent à cacher. Le lecteur n’a pas le
en les rappelant pour refuser d’y répondre.
sentiment d’entrer dans une histoire se racontant
toute seule. Au contraire, il est interpelé par un
narrateur refusant de répondre à ses questions,
questions exhibées dans le texte puisque « le lec- G. Faubert,
teur » est devenu un personnage à part entière,
qui a voix au chapitre et qui intervient dans la fic-
tion. L’incipit propose au fond un pacte de lecture
· Bouvard et Pécuchet,
⁄88⁄  p. ‹8-‹·
original : l’intérêt de la lecture sera moins attaché
au pouvoir de la fiction (Diderot n’essaie pas de Objectifs du texte : Le texte proposé
nous faire croire à son histoire : au contraire, il est situé au début du roman. Nous sommes
souligne à grands traits qu’elle n’est que pure fic- encore dans l’incipit. Il s’agit donc de
tion) qu’à l’intérêt de la narration. Pourtant, le comprendre comment l’auteur propose
lecteur se prend au jeu et aimerait bien, lui aussi, un premier portrait assez ironique
connaître les amours de Jacques. de personnages qui s’apparentent
à des antihéros.
HISTOIRE DES ARTS
La position des comédiens sur la scène traduit
Et leurs yeux se rencontrèrent
une relation de proximité. On peut aussi noter LECTURE DU TEXTE
un effacement de la hiérarchie qui les unit : ils 1. Le début de Bouvard et Pécuchet se passe à
sont assis l’un à côté de l’autre et la position de Paris : les personnages évoquent la « capitale »
Jacques, à droite, dénote à la fois décontraction (l. 43) et la « banlieue » (l. 41), mais aussi
et bonne humeur. La photographie de la mise « Bercy » (l. 56). Ils sont sur un « boulevard »
en scène de Nicolas Briançon tend à souligner (l. 10), dont on sait dans le passage précédant
la complicité entre les personnages et donc la qu’il s’agit du boulevard Bourbon. Dans cet
singularité de leur relation. extrait, le lecteur reconnaît la géographie pari-
sienne : la « Bastille » (l. 2) et le « Jardin des
Plantes » (l. 3). Cet ancrage spatial offre un
VERS LE BAC cadre réaliste au récit.
Commentaire
2. Les personnages forment physiquement un
1) Le jeu avec les codes de l’incipit romanesque couple antithétique, à la manière de Laurel et
a) Des voix inattendues : les échanges entre Hardy. Flaubert insiste sur le contraste qu’ils
le narrateur et le lecteur offrent, qui crée un contrepoint comique.
b) Un narrateur qui malmène le lecteur Ils s’opposent d’abord par leur taille : autant
c) L’intrusion étonnante de la structure théâtrale Bouvard est « grand » (l. 3), autant Pécuchet est
2) Un dialogue sur l’individu et sa liberté « petit » (l. 6). Bouvard est blond et frisé (l. 31)
a) Des références explicites au déterminisme tandis que Pécuchet a les cheveux noirs et plats
b) Une vision fataliste de la liberté de l’Homme (l. 36). Leurs couvre-chefs diffèrent : chapeau
c) Le potentiel romanesque de cette vision de pour Bouvard (l. 4), casquette pour Pécuchet
l’Homme (l. 8). Au début du texte, Bouvard semble
22 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 22 06/09/11 11:52


physiquement très à l’aise, plutôt dévêtu (l. 4-5), ainsi que le but de cette entreprise littéraire.
tandis que Pécuchet se drape dans ses vêtements
4. La parodie tient essentiellement à l’utilisa-
pour se cacher (l. 6-8). Enfin, Bouvard a l’air
tion des clichés (voir lexique dans le manuel
« enfantin » (l. 32) tandis que Pécuchet semble
de l’élève). En effet, Flaubert reprend les lieux
« sérieux » (l. 34) et viril (voir l’évocation de sa
communs de la rencontre amoureuse : deux
voix, l. 38). D’un point de vue psychologique,
individus se croisent, leurs regards s’arrêtent
la position de leur tête au début du texte est
l’un sur l’autre. Après ce coup de foudre, ils se
significative : Bouvard, plus fier, a « le chapeau
découvrent des points communs et envisagent
en arrière » tandis que Pécuchet, plus introverti,
ensemble un avenir possible. Pour qu’il y ait
marche tête baissée (l. 7).
parodie, il faut un intertexte auquel l’auteur se
Mais les deux compères, pour différents qu’ils
réfère implicitement. Ici, il s’agit de L’Éducation
soient, font bien la paire : tous deux ont les
sentimentale, publiée en 1869.
mêmes manières : ils ont, par exemple, écrit leur
nom à l’intérieur de leur coiffe pour éviter un 5. Bouvard et Pécuchet sont deux « employés »
vol. Ils ont le même réflexe : s’asseoir au même (l. 24 et 25) de bureau vivant à Paris. Ils sem-
moment au même endroit (l. 10-12). Ils ont le blent assez aigris, égoïstes et critiquent leurs
même métier, « employé » (l. 25). D’un point de contemporains. Ainsi, ils ont la dent dure contre
vue politique, les deux personnages partagent les la classe ouvrière (l. 52-54). La dernière phrase,
mêmes opinions plutôt conservatrices (l. 53-54). commentaire glaçant du narrateur, souligne
Et, bien sûr, ils alignent sur les femmes tout un l’envers de leur individualisme : ils vivent dans
catalogue, voire un dictionnaire, d’idée reçues une triste solitude. La tragédie intime perce sous
très négatives (l. 60). leur portrait grotesque et hautement comique.
En effet, Pécuchet est célibataire (l. 62), tandis
3. Les deux personnages se considèrent, pour
que Bouvard est veuf sans enfants (l. 63). C’est
reprendre le verbe de la ligne 26, mis en valeur
pour rompre avec cette vie morne et grise qu’ils
par la structure en paragraphes. Le portrait de
rêvent de campagne (l. 40) ou plus simplement
chaque personnage fait de cette scène de ren-
d’un ailleurs et se libèrent de leurs vêtements.
contre une parodie de coup de foudre roma-
Leur rencontre va permettre à chacun de trou-
nesque. Les verbes « charm[er] » (l. 27) et
ver, à défaut de compagne féminine, un alter ego
« frapp[er] » (l. 34) en témoignent. On pourrait
avec qui rêver une nouvelle vie.
même comparer ce passage avec la rencontre
amoureuse entre Frédéric Moreau et Madame 6. Les deux personnages principaux d’un roman
Arnoux dans L’Éducation sentimentale, comme si en sont les héros. Pourtant, leurs valeurs n’ont
Flaubert s’amusait à réécrire ses propres textes rien d’héroïque ! Le terme d’« antihéros »
sur un mode comique et distancié. La dimen- désigne précisément des « héros » de roman qui
sion parodique tient aux aspects caricaturaux portent, comme ici, des valeurs médiocres que
d’un texte qui reprend, sur le mode de l’hyper- Flaubert attribue à la petite bourgeoisie, classe
bole, les conventions du genre. Ainsi, les points montante et représentative de la réalité des
communs nombreux entre les deux personnages années 1870. Égoïstes, repliés sur eux-mêmes,
(mêmes métiers, mêmes idées sur les femmes soupçonneux à l’égard de leurs compagnons
et la politique, mêmes habitudes), leur discus- (voir le nom dans le chapeau), ils refusent l’idée
sion tissé de lieux communs détournent, pour la de solidarité ou d’appartenance à une commu-
caricaturer, la rencontre amoureuse romanesque nauté : au contraire, ce sont des individualistes
traditionnelle. qui ne peuvent parler au nom de tous. Pourtant,
leur tristesse grise les rend pathétiques et, peut-
être, attachants.
Prolongement
On retrouve, dans Madame Bovary, une même 7. Bouvard et Pécuchet, finalement, sont
scène de séduction tournée en dérision. On peut ridicules et prêtent à sourire. Leur physique
la retrouver dans le manuel de Seconde, ainsi contrasté fait de leur couple improbable un duo
que des extraits de la correspondance à Louise plus comique qu’héroïque. Leurs comportements
Collet expliquant la difficulté du travail néces- stéréotypés et mécaniques, leur peur de la classe
saire à cette écriture aussi ironique que réaliste populaire, leur autosatisfaction bourgeoise les
1 Le personnage, reflet du monde ? | 23

Litterature.indb 23 06/09/11 11:52


inscrivent dans une médiocrité dont Flaubert 2) Deux antihéros
est le romancier génial. Il va, sur ce rien, faire a) Des personnages individualistes, qui ne repré-
tenir tout un roman, qui en analyse les ressorts sentent pas une collectivité
pour mieux la railler. b) Des valeurs qui ne sont pas celles de héros
c) Une scène parodique

HISTOIRE DES ARTS Oral (analyse)


Pour pouvoir répondre à la question posée, il La réponse pourrait s’appuyer sur les points suivants :
est nécessaire de définir la notion de « gro- – Le lecteur ne s’attend pas à ce que la rencontre
tesque ». On entend par cet adjectif une entre les deux employés utilise la rhétorique de
la rencontre amoureuse.
esthétique qui pourrait être définie comme
– Le regard ironique du narrateur signale claire-
extravagante ou excentrique et qui peut prêter
ment les intentions de Flaubert. La distance qu’il
à sourire. D’une certaine façon, elle pourrait
prend avec ses personnages pourrait surprendre.
correspondre à la conception baudelairienne
du Beau, toujours « bizarre ». Ici, la terre crue
de Daumier tend vers cette conception : la
personne représentée voit ses traits légère-
J.-P. Sartre,
ment accentués, sans être dans la caricature.
On pourra justement la comparer avec les plus
célèbres de Daumier pour comparer les procédés
et saisir les différences.
⁄‚ La Nausée,
⁄·‹8  p. ›‚-›⁄
Objectifs du texte : Analyser un texte
dans lequel le personnage prend conscience
VERS LE BAC de l’existence de son corps et en ressent
Question sur un corpus un sentiment d’étrangeté à lui-même.
Bouvard et Pécuchet comme Jacques le fataliste sub-
vertit les codes littéraires. La réponse pourrait Étranger à soi-même
développer deux points :
1) Les deux romans présentent un narrateur qui LECTURE DU TEXTE
joue avec le lecteur de roman 1. La Nausée prend la forme d’un journal intime
– Celui de Diderot s’adresse au lecteur pour refu- écrit par Antoine Roquentin. À travers l’écri-
ser de lui donner les informations qu’il attend. ture, le personnage parvient à exprimer le rap-
– Celui de Flaubert fait une présentation iro- port étrange qu’il entretient avec son propre
nique des personnages. corps. Son regard se pose sur les différentes par-
2) Les deux romans jouent avec l’horizon ties de son corps, comme si elles étaient auto-
d’attente traditionnelle du lecteur de roman nomes, voire extérieures à lui. Il prend alors une
– Le lecteur de Diderot attend le récit des conscience aiguë de leur poids, leur chaleur,
le mouvement de ses viscères ou de sa graisse
amours de Jacques… qui les donnera… ou pas !
(l. 28) et de « toutes les sensations qui se promè-
– Celui de Flaubert ne s’attend pas une nouvelle
nent là-dedans » (l. 29-30). Pour la plupart des
rencontre presque « amoureuse » entre les deux
hommes, le corps fonctionne sans qu’ils en aient
employés de bureau parisiens. conscience : respiration, sudation, salivation se
font naturellement, sans y penser. Dans ce texte,
Commentaire c’est l’inverse. Le sujet ne peut s’arrêter de pen-
1) Le réalisme de la scène ser, sur le mode de la « rumination douloureuse »
a) Le cadre spatial (Paris) (l. 39) à la vie qui anime malgré lui chaque par-
b) Les personnages et le détail des portraits celle de son corps. Le premier paragraphe donne
(vêtements, postures) le ton ; il insiste sur le trajet mécanique de la
c) Une rencontre réaliste (points de vue et salive de sa bouche à sa gorge, jusqu’au dégoût,
détails) jusqu’à la nausée.
24 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 24 06/09/11 11:52


On nomme « existentialisme » cette conscience 3. La main est présentée comme un animal
douloureuse d’exister. vivant sa propre vie : « elle vit » (l. 8). Elle peut
en effet choisir de se présenter « sur le dos » (l. 9
2. Le texte s’ouvre sur un constat très général qui
et 15) ou sur « le ventre » (l. 10, 13, 14). Les
va ensuite être approfondi tout au long du texte.
doigts sont comme les « pattes » de l’animal
Ainsi, les premiers mots du texte, « j’existe »
(l. 11, 18), comparables à celles du crabe (l. 11,
(l. 1) trouvent un écho dans les derniers : « je
12). Son dos est comparé à celui d’un poisson
pense que j’existe » (l. 41). Entre ces deux
(l. 15-16). Cette bête est douée de caractéris-
bornes, Roquentin fait l’expérience de l’exis-
tiques propres : elle pèse son poids, dégage sa
tence de son propre corps en plusieurs étapes :
– Un corps étranger, l’eau, vit dans son corps propre chaleur. Elle a une existence pour soi. Le
(l. 3-6). personnage s’en rend compte lorsqu’il pose les
– L’eau lui fait prendre conscience de l’existence mains sur un objet neutre, bien distinct de lui,
de ses propres organes (l. 6-7), de leur fonction- la « table qui n’est pas moi » (l. 19) : il perçoit
nement autonome, sur lequel il a peu de prise. Ils alors pleinement la masse de ses deux mains sur
fonctionnent sans lui, et pourtant, ils font partie la table. Il réitère l’expérience en laissant pendre
de lui, ils sont lui. sa main le long du corps : elle pèse de tout son
– Roquentin observe sa propre main (l. 8-31) et poids. Il fait ainsi l’expérience de l’existence de
lui prête pour le temps de l’observation une exis- sa main, en dehors de lui et pourtant à lui.
tence autonome. Pourtant, elle aussi fait partie Prolongement
de lui-même. « Elle vit – c’est moi » (l. 8). Ce passage est en dialogue constant avec la
– La fin du texte propose le même constat pour deuxième des Méditations métaphysiques de
le déroulement de ses pensées, qui suit un che- Descartes. Voir l’expérience du morceau
minement autonome, échappant par moment de cire.
à la raison consciente.
Ce constat remet en cause la définition clas-
sique du sujet humain, maître de lui comme de 4. On comprend pourquoi dire « je » ou « moi »
l’univers. Pour Descartes, la faculté de penser de devient difficile : chaque partie de « moi » est
manière claire, rationnelle et consciente consti- constitutive de mon être. On peut citer les
tue notre essence. C’est la racine de notre être, constats suivants : « Et cette mare, c’est encore
notre identité profonde d’être humain. Penser moi. Et la langue. Et la gorge, c’est moi. »
permet d’avoir conscience de soi, de maîtriser (l. 6-7), « [...] ma main [...]. Elle vit – c’est moi »
nos raisonnements et d’être responsables de nos (l. 8), « Je vois les ongles – la seule chose de moi
actes. Rien de tel pour le personnage : il ne maî- qui ne vit pas » (l. 13-14), « C’est moi ces deux
trise pas la vie souterraine de son corps, il ne bêtes » (l. 17). Et pourtant, je ressens chaque
dirige pas toujours ses pensées, faites de mots parcelle de mon corps comme étant autonome,
qu’il n’a pas inventés et qui « reviennent tout extérieure à moi, échappant peu ou prou à ma
le temps » le hanter, sans qu’il puisse mettre un maîtrise. Ainsi, le narrateur parvient à détacher
terme à cette mécanique énigmatique (l. 39). ses organes, en particulier sa main. Il en fait
Or, si notre essence rationnelle est ainsi remise des éléments étrangers à lui-même en prenant
en cause, que reste-t-il ? Le sentiment que l’on conscience de leur existence. Ainsi, l’expres-
existe de manière contingente, comme cela, sion de soi devient difficile car elle repose sur
pour rien. Au même titre que le « champignon » une séparation très nette entre l’individu, son
auquel le héros se compare dans un autre extrait. propre corps et même les pensées qui l’agitent,
« L’existence précède l’essence », explique sans qu’il puisse toujours en canaliser le cours.
Sartre. Ici, son personnage réécrit le « cogito » Le texte pose la question suivante : qui suis-je,
de Descartes et transforme le « je pense donc je si la plupart des choses qui se passent en moi
suis » (c’est mon essence, ma définition d’être échappent totalement à mon contrôle ? C’est
humain) en « je pense que j’existe » (je constate peut-être pour cela que le mot moi, qui clôt
mon existence, je n’y suis pour rien et je ne sais le texte est en italique. Le moi « continue » et
pas encore quel sens elle a, si tant est qu’elle en « déroule » le fil d’une pensée qu’il n’est pas libre
ait un). d’arrêter.
1 Le personnage, reflet du monde ? | 25

Litterature.indb 25 06/09/11 11:52


Prolongement mettre à distance le monde et les personnages.
L’autoportrait de Bacon montre un visage aux 1) Par des choix d’écriture qui peuvent être des
traits défigurés. Littéralement, le peintre ne se formes de prise de distance
reconnaît pas. Il est étranger à lui-même, à son a) Choix narratifs : la deuxième personne chez
propre moi. À la question « qui suis-je ? », léguée Butor (p. 42)
par Montaigne, la réponse est délicate. b) Volonté de rompre avec l’esthétique tradi-
tionnelle du personnage (p. 43)
5. Le dernier paragraphe souligne le malaise 2) Par une mise à distance dans l’analyse des
du narrateur. Il ne peut que constater, sans la rapports entre le monde et le personnage
diriger, son existence, purement contingente. a) Roquentin et son expérience de l’existence
Donnée comme telle, elle est dépourvue de toute (Sartre)
signification. b) Meursault et son rapport à la société (Camus,
p. 88-89)
Prolongement
L’existence ainsi appréhendée semble a priori
absurde. On peut rapprocher ce texte de La
Peste de Camus (voir « parcours de lecteur »,
M. Butor,
séquence 15) et de Caligula, du même auteur
(voir manuel de l’élève).
Seule l’action du héros donnera un sens à son
existence. Il va lui falloir s’engager dans la vie,
⁄⁄ La Modification,
⁄·∞‡  p. ›¤
œuvrer pour autrui et faire des efforts pour lui
Objectifs du texte : Analyser une œuvre
conférer une signification qu’elle n’a pas encore.
C’est en ce sens que « l’existentialisme est un marquante du Nouveau Roman dont
humanisme », comme l’explique Sartre dans une le choix énonciatif rend le personnage
de ses conférences. difficile à saisir.

HISTOIRE DES ARTS Un personnage inattendu


Le tableau de Francis Bacon pose la question LECTURE DU TEXTE
du portrait et de la représentation de soi. Le 1. Les choix énonciatifs de Michel Butor sont
brouillage du visage peut être interprété comme assez simples : le narrateur est extérieur à l’his-
la difficulté d’être à soi-même. En faisant ce toire (hétérodiégétique pour reprendre la ter-
choix, Bacon se représente d’une façon qui minologie de Gérard Genette) et le récit cen-
montre cette difficulté même. Ainsi, il reprend tré sur un personnage (focalisation interne),
la tradition de l’autoportrait du peintre tout en ici, le personnage principal Léon Delmont.
soulignant que les conditions même de cette Autrement dit, le lecteur a accès aux pensées
représentation ne sont plus réunies. du personnage par le biais d’un narrateur qui ne
connaît que celles-ci. Mais Butor complexifie
VERS LE BAC le procédé en évoquant son personnage et ses
pensées non pas à la troisième personne du sin-
Invention gulier, mais à la deuxième personne du pluriel.
Les élèves doivent : Il ne choisit pas un pronom « représentant »,
– adopter un point de vue interne, propre à mais un pronom « nominal ». Ainsi, le texte se
mettre au jour les pensées d’un personnage, trouve adressé à un destinataire et cela brouille
– entrer dans l’écriture du journal intime, les pistes : « vous » est bien sûr le personnage,
– devenir les spectateurs d’un événement social Léon Delmont, mais aussi le lecteur. La notion
qui appelle une analyse. de « personnage » se trouve ainsi brouillée parce
que l’adresse est ambiguë. C’est une façon ori-
Dissertation ginale mais déroutante d’impliquer le lecteur
La dissertation peut développer deux pistes pour dans le récit et de lui faire partager l’aventure
étayer la thèse selon laquelle le roman peut du personnage.
26 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 26 06/09/11 11:52


2. Les élèves pourront comparer leurs impres- – le choix d’une « routine du quotidien » qui
sions en lisant par exemple un extrait de Si permette l’expression d’un vrai malaise. Il faut
par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino pour cela choisir un élément du réel qui soit
(1979) ou, moins connu, Un Homme qui dort de réellement porteur d’enjeux pour l’existence de
Perec (1967). l’individu.
3. Le texte oppose deux sentiments : le malaise
Oral (analyse)
actuel du personnage et le soulagement espéré
par le voyage. On peut ainsi relever deux champs Deux modifications sont à l’œuvre dans le roman :
lexicaux : le malaise (« lassitude », « malaise », – celle, personnelle, du personnage qui doit pas-
« fatigue », « tension », « crispation », « inquié- ser du malaise au bonheur. Dans cet extrait, nous
tude ») ; le soulagement (« libération », « rajeu- voyons que le trajet, l’éloignement ne suffisent
nissement », « nettoyage », « bienfaits », « exal- pas à provoquer ce changement ;
tation », « guérison », « repos », « réparation », – celle, plus réflexive, du roman lui-même,
« délassé »). Mais l’étude des verbes montre que qui propose d’autres pistes pour raconter une
les effets positifs espérés dans le voyage n’ont histoire et donner à lire ce qu’est, au fond, un
pas lieu. Dans la première phrase, l’emploi du personnage.
conditionnel marque le doute : le voyage n’a
pas les effets immédiats attendus. Les verbes de
sensation (« ressentir », « tenir », « envahir »)
et la comparaison avec la fissure de la digue
(ligne 8 et suivantes) marquent la persistance
du malaise et de la souffrance du personnage.
Les questions du troisième paragraphe interro- A. Robbe-Grillet,
gent justement cette absence de changement, de
« modification ».
4. En guise de synthèse, on peut retenir la façon
⁄¤ Pour un nouveau
roman,
singulière qu’a Butor de nous donner accès aux
pensées du personnage. Il fait une analyse fine du ⁄·§‹  p. ›‹
malaise personnel de Léon Delmont par le biais Objectifs du texte : Lire un texte théorique
d’un choix narratif classique. Mais l’emploi de fondateur pour le Nouveau Roman qui remet
la deuxième personne modifie singulièrement en question la notion de personnage.
notre perception des sentiments du personnage.
Le texte est comme adressé à lui tout autant qu’au « Nous en a-t-on assez parlé,
lecteur, qui se trouve pris au piège de ce « vous »
particulièrement inclusif. Pris à parti, il est invité
du “personnage” ! »
à ressentir les sensations et sentiments d’un per- LECTURE DU TEXTE
sonnage qui lui ressemble comme un frère. 1. Alain Robbe-Grillet s’oppose à la conception
Comment ne pas songer à Baudelaire : « Hypocrite du personnage de roman héritée du XIXe siècle
lecteur, – mon semblable, – mon frère ! » (l. 4) et encore portée par la « critique tradi-
tionnelle » (l. 6-7). Pour lui, le personnage est
mort et la conception ancienne qui consiste à lui
VERS LE BAC donner tous les attributs d’une personne réelle,
Invention soit dans le troisième paragraphe une identité,
une histoire et un caractère, est dépassée.
Pour réussir l’écriture d’invention, on sera atten-
tif aux critères de réussite suivants : 2. Le texte est polémique. La première phrase,
– un emploi de la deuxième personne du plu- par sa syntaxe assez familière et sa tonalité
riel qui permette les mêmes effets de lecture : exclamative, marque bien la volonté de Robbe-
le narrateur doit bien donner accès aux pensées Grillet d’attaquer les tenants de la conception
du personnage pour que le lecteur perçoive son traditionnelle du personnage. Les termes « mala-
rapport à la « routine du quotidien », die » (l. 2), « décès » (l. 3), « momie » (l. 5),
1 Le personnage, reflet du monde ? | 27

Litterature.indb 27 06/09/11 11:52


« postiche » (l. 6), ainsi que l’expression « le [le Dissertation
personnage] faire tomber du piédestal » souligne La question posée invite à interroger le geste
cette volonté d’en découdre. Robbe-Grillet est créateur du romancier. Le sujet part de la thèse
aussi volontiers ironique lorsqu’il emploie les de Robbe-Grillet pour lequel il faut remettre en
guillemets pour désigner le « vrai » romancier. question les notions romanesques essentielles,
3. Balzac et Dostoïevski sont connus pour leurs dont celle de personnage. Il critique le roman-
grandes fresques romanesques (le second s’étant cier qui « créé des personnages » pour, finale-
d’ailleurs beaucoup inspiré du premier). Robbe- ment, laisser entendre que le geste créateur peut
Grillet s’oppose donc à une conception réaliste aussi être ailleurs. Il ne va pas de soi de suivre
qui, chez Balzac, s’est traduite par le projet Robbe-Grillet : son propos, polémique à souhait,
de « copier l’État-civil », même si son œuvre est avant tout une provocation et lui-même, à la
déborde très largement cette conception par trop fin de sa vie, a pu réemprunter des voix narra-
étroite du réalisme. tives assez traditionnelles. Toutefois, il convient
d’entrer dans le débat.
4. Dans le dernier paragraphe, Robbe-Grillet On peut développer deux thèses :
aborde la conception traditionnelle du per-
1. De nombreux romanciers ont remis le person-
sonnage qui a une identité, un caractère et une
nage en question
histoire qui font que le lecteur s’y intéresse.
2. Mais le personnage est une valeur sure du
L’énumération prend une valeur ironique. Par
roman
ailleurs, la reprise du verbe « doit » (l. 17, 18
deux fois) marque bien la prise de distance
de l’auteur avec une esthétique à laquelle il
s’oppose.

VERS LE BAC
Invention
L’élève va devoir répondre à l’argumentation
de Robbe-Grillet qui repose sur la polémique.
Sylvie Germain,
L’auteur ne développe pas dans cet extrait des
arguments et des exemples assez précis pour
qu’ils soient le fondement de la réponse destinée
à un magazine littéraire, mais l’on pourra tout
⁄‹ Magnus, ¤‚‚∞
Sylvie Germain,
de même prendre appui sur l’œuvre de Balzac.
Quelques arguments peuvent être mis en avant :
– La construction d’une identité complète et
complexe entraîne le lecteur dans sa lecture. Il
⁄› Les Personnages,
¤‚‚›
veut connaître la totalité du parcours du per-
sonnage (ex. : les personnages qui reviennent
 p. ››-›∞
sur plusieurs romans chez Balzac. Vautrin par Objectifs du texte : Lire un incipit
exemple ou encore Julien Sorel qui évolue dans qui propose un pacte de lecture singulier.
la société, p. 84-85 du manuel de l’élève). En effet, celui-ci décrit une esthétique
– Certains personnages sont tellement dévelop- du personnage et quasiment une méthode
pés qu’ils deviennent à leur tour des types ou des pour construire une représentation
symboles, signes de leur impact sur les lecteurs de du monde.
plusieurs générations (ex. : Cosette, p. 76-77 du
manuel de l’élève). Personnage en fragments
– Connaître le personnage et ses pensées per-
met de mieux prendre part à son destin, adhé- LECTURE DU TEXTE 13
rer et vivre avec lui leurs tourments (ex. : René, 1. Le texte propose de suivre une méthode
p. 74-75 du manuel de l’élève et Delphine, d’archéologue ou de généticien. Il s’agit dans
pp. 72-73). tous les cas d’observer « un fragment d’os »
28 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 28 06/09/11 11:52


(l. 2), « la structure et l’aspect d’un animal HISTOIRE DES ARTS
préhistorique, d’un fossile végétal, l’ancienne
Le portrait de Picasso présente la même ambi-
présence d’une flore luxuriante » (l. 3-4). Pour
guïté dans la représentation que celle expo-
le narrateur ou la narratrice, tout élément du
sée par Sylvie Germain. Il s’agit d’une forme
monde porte en lui ses origines. L’écrivain doit
de morcellement du sujet, comme le roman
donc saisir cet élément vital et faire appel à
peut être une écriture fragmentaire. Mais cette
« l’imagination et l’intuition ». Le passé peut
esthétique permet aussi de dévoiler ce qui reste
ainsi se reconstruire à partir de traces, de bribes
et de fragments arrachés au néant. caché. Le tableau invite le lecteur à porter un
regard plus attentif sur l’œuvre d’art et, d’une
2. La mémoire comme l’écriture sont lacu- certaine façon, lui impose un travail d’appro-
naires. Elles ne peuvent rendre compte de l’en- priation. Le portrait cubiste n’est pas donné
semble du réel. La comparaison est clairement intégralement : celui qui le regarde doit cher-
opérée dans la question posée aux lignes 12 cher à le comprendre, autrement dit le regarder
à 14. La mémoire, comme l’écriture, est donc vraiment.
« désordre », « esquisse », « blancs », « creux »,
« échos » etc. pour reprendre quelques-uns des
termes du texte. Prolongement
3. La phrase « Un vent de voix, une polyphonie On pourra rapprocher ce tableau de ceux pré-
de souffles » souligne la multiplicité des voix, sents dans le « parcours de lecteur » consacré à
mais aussi des vies à l’œuvre dans le roman. Il n’y Apollinaire (p. 255 et suivantes), parcours qui
a pas un conteur ou un seul narrateur. Comme pose aussi la question de l’identité morcelée par
les premières lignes de l’incipit le soulignent, la vie, puis reconquise par l’écriture.
le récit est lacunaire et doit être complété par
d’autres voix. C’est cette polyphonie narrative
que le début du roman souligne et met en scène. VERS LE BAC
4. La dernière phrase est une métaphore. L’écriture Question sur un corpus
est comparée à l’acte du souffleur qui, tout à la fois, Les élèves pourront développer deux pistes
écoute et parle à chacun comme au théâtre. Cette pour montrer que les deux incipits bouleversent
métaphore met en avant le langage (les « mots », les formes traditionnelles du roman.
répétés trois fois) et le double mouvement d’écoute
1) Les deux textes présentent des projets roma-
et de parole du souffleur. Parler et raconter
nesques étonnants
semblent donc indispensables pour écrire.
a) Présence d’un narrateur maître du jeu
5. Sylvie Germain propose à son lecteur d’aller à b) Présentation d’une narration étonnante
l’origine de toute chose, de toucher au plus près c) Jeu avec l’horizon d’attente du lecteur
l’essence d’un être. Elle suggère que l’écriture 2) Les deux textes portent une réflexion
peut toucher à la vérité, mais doit aussi combler esthétique
les lacunes de l’histoire et de la mémoire. Le a) Ils remettent en question la notion d’histoire
roman est donc tout à la fois vérité et mensonge, b) Ils remettent en question la notion de
réel et fiction. personnage
6. Dans le texte 13, Sylvie Germain suggère c) Ils portent une réflexion sur le genre romanesque
que le roman naît pour combler une lacune
du monde, mais aussi que l’histoire qu’il porte Invention
est contenue dans l’ADN de ce même monde. Les élèves ont une grande liberté pour ce qui est
Cela rejoint l’extrait de son texte intitulé de l’énonciation. Ils doivent néanmoins tenter
Les Personnages (texte 14) qui montre que le de lier intimement le portrait physique et le por-
personnage s’impose à l’auteur. Ainsi, une même trait psychologique. Il ne peut s’agir de les sépa-
conception de l’écriture, fragmentaire, inspirée rer : la consigne d’écriture indique explicitement
et guidée par une forme de transcendance est que le physique doit traduire, voire montrer une
mise au jour. souffrance personnelle ancienne.
1 Le personnage, reflet du monde ? | 29

Litterature.indb 29 06/09/11 11:52


Olivier Adam, VERS LE BAC

⁄∞ À l’Abri de rien,
¤‚‚‡  p. ›6
Invention
On vérifiera que l’élève :
– respecte la situation d’énonciation tout en
introduisant un dialogue entre la narratrice et
Objectifs du texte : Comprendre comment son fils,
le romancier peut donner à lire le désarroi – s’appuie sur le contexte de ce dialogue (dans
d’un personnage. une voiture, sur une route pleine de migrants),
– que le personnage de la mère développe un
Femme à la dérive registre pathétique.
LECTURE DU TEXTE
Oral (entretien)
1. Marie, personnage principal du roman d’Oli-
Deux pistes peuvent être développées lors d’un
vier Adam, est totalement perdue. De nombreux
entretien :
termes évoquent une destruction personnelle :
les termes « perdition » et « engloutissement » – Le roman a développé au fil du temps des tech-
(l. 4), l’expression « fin du monde » (l. 4-5), niques propres à mimer la pensée (monologue
« mourir » (l. 5), « tout allait s’arrêter, inter- intérieur notamment). Du point de vue litté-
ruption des programmes » (l. 6-7) et la phrase raire, c’est sans doute la façon la plus convain-
finale « je me suis dit qu’on allait s’y dissoudre cante de représenter l’intériorité du person-
nous aussi » (l. 24). Le monologue intérieur nage, ses tourments, ses hésitations, en quelque
évoque également l’incohérence des pensées du sorte la meilleure façon de rendre compte de
personnage (l. 17-18). Elle est comme au bord l’humaine condition.
du gouffre, n’a plus de gestes cohérents, comme – Pourtant, cette technique est particulièrement
le montre sa réponse mécaniquement donnée à artificielle (on pourra s’appuyer sur le texte de
son fils qui est à côté d’elle (l. 22). L’état d’esprit Mauriac, p. 47 du livre de l’élève). L’individu
du personnage est en accord avec la tempête à qui évolue dans le réel n’a pas le temps ni peut-
l’extérieur. On relèvera en particulier « la pluie être le recul pour s’examiner ainsi – sauf dans
diagonale, couchée presque » (l. 8-9), qui rejoint le cadre précis d’une thérapie. C’est sans doute
l’état d’esprit du personnage, elle-même abattue. le pouvoir de la littérature que de permettre
à l’homme de mieux se comprendre en lui don-
2. Les migrants sont des individus sans identité, nant un lieu précis pour le faire.
des « types » (l. 8 et 10). La narratrice décrit
leur situation sous la tempête et leur souffrance
(« épuisés » et « démunis » l. 9). Elle fait égale-
ment des conjectures sur ce qu’ils peuvent res- POUR ARGUMENTER :
sentir et évoque en comparaison les violences
qui leur sont faites (l. 14-17). LES PERSONNAGES
3. La formule finale ancre le texte dans un
DE ROMAN PEUVENT-ILS
registre tragique : le personnage semble échap- NOUS AIDER À MIEUX
per à tout contrôle. Elle subit un désordre inté-
rieur qui est en accord avec le déchaînement
COMPRENDRE LE MONDE ?
des éléments. Les termes qui évoquent la mort et  p. ›‡
la destruction confirment ce registre. Objectifs du texte : Mettre au jour
les artifices de l’introspection du personnage
4. Le monologue intérieur tente de représenter et des dialogues dans le roman.
ce que pourrait être un flot de pensées : au début
du texte, l’emploi de la première personne, mais
aussi une syntaxe nominale, qui ne s’encombre LECTURE DU TEXTE
pas des conventions grammaticales de l’écrit. 1. La thèse de Mauriac est résumée par une
Le lecteur a ainsi le sentiment d’avoir accès phrase, ligne 12 : « L’essentiel, dans la vie, n’est
à une pensée en train de s’élaborer. jamais exprimé ». Selon lui, les personnages de
30 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 30 06/09/11 11:52


roman parlent, se confient, s’analysent sans com- peintre qui semble copier attentivement un
paraison possible avec ce qui se passe réellement. œuf posé à sa gauche. Or, ce qu’il représente
Ainsi, ce qui nous semble être réaliste ou de l’effet n’est pas un œuf. C’est toutefois un élément
de réel est justement ce qui s’en éloigne le plus. qui n’en est pas non plus complètement éloi-
2. Le roman réaliste s’oppose donc au réel en ce gné puisqu’il s’agit de ce que l’œuf pourrait
qu’il en propose « une image transposée et sty- devenir : un oiseau. Cette toile souligne donc
lisée » (l. 4). Mauriac s’appuie sur l’exemple de le pouvoir du créateur qui peut transformer,
la passion qui unit Tristan et Yseult. Le roman voire transfigurer le réel. Le titre est d’ailleurs
s’éloigne singulièrement de la vie réelle et de sa explicite : « La Clairvoyance » souligne le
banalité et les sentiments s’expriment sans com- regard différent – prophétique ? – que pose le
mune mesure avec ce qu’une passion « réelle » peintre sur notre monde, ce qui est aussi le cas
permettrait. pour le romancier.
3. La référence à Tristan et Yseult est particu-
lièrement intéressante. Grâce à elle, Mauriac ÉCRITURE
touche justement le sentiment le plus complexe Argumentation
à cerner, à définir et à analyser. Or, dans n’im-
Le débat doit pouvoir maintenant être mené.
porte quel roman d’amour tout va se focaliser
Les élèves pourront développer deux thèses :
sur la parole et l’expression amoureuse. C’est
– Le roman est forcément éloigné du monde :
un exemple tout à fait adapté pour mesurer
l’écriture et le style l’empêchent de « copier » le
la distorsion entre la fiction et la réalité.
réel et donc l’en éloignent.
– Mais, le roman nous donne à lire un monde,
HISTOIRE DES ARTS une représentation du nôtre autrement
La peinture de Magritte propose un écho tout puisqu’elle développe ce que l’on tait dans la vie
à fait riche au texte de Mauriac. On voit un réelle.

1 Le personnage, reflet du monde ? | 31

Litterature.indb 31 06/09/11 11:52


Séquence
Abbé Prévost,
¤ Manon Lescaut, ⁄‡‹⁄
Présentation et objectifs de la séquence  p. ∞⁄
Livre de l’élève  p. ∞⁄ à ∞°

Manon Lescaut, roman du début du XVIIIe siècle, se situe à la charnière de plusieurs traditions roma-
nesques et c’est ce qui en constitue l’un des principaux ressorts. Entre le roman d’analyse, dont le
chef-d’œuvre, La Princesse de Clèves, a été publié en 1678, le roman picaresque qui connaît son essor
en France avec Gil Blas de Santillane, le roman libertin qui triomphera avec Crébillon fils ou plus tard
Laclos, l’œuvre de l’Abbé Prévost se présente comme une œuvre inclassable, parfois déroutante, mais
toujours à même de susciter l’intérêt des élèves. La construction de l’intrigue, les jeux d’emboîtements
narratifs, l’alternance entre discours et récit, les effets d’annonce très fréquents se prêtent à des ana-
lyses formelles variées. Ce roman relativement bref permet une navigation aisée pour les élèves qui
pourront très vite maîtriser les détails de l’intrigue et aborder des études d’ensemble. Dans le cadre de
l’objet d’étude « Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours », Manon Lescaut offrira la possibi-
lité de découvrir l’avènement de personnages modernes, échappant aux classifications traditionnelles,
personnages dont l’ambivalence continue de surprendre le lecteur contemporain : le Chevalier et
Manon sont tour à tour candides, manipulateurs, sincères, médiocres, vertueux ou fripons.
Cette richesse psychologique est l’une des clés pour entrer dans l’œuvre et entamer le parcours de
lecture. L’analyse portera ensuite davantage sur l’inscription de Manon Lescaut dans l’histoire litté-
raire du genre romanesque, avant d’explorer la dimension que l’on pourrait qualifier d’hybride de
ce roman proposant une réflexion sur le bonheur, qui se veut édifiante, mais sans sombrer dans la
moralisation ni dans la condamnation univoque du libertinage. La séquence s’achèvera par l’étude
de la fresque subtile et tragique de la passion.

⁄) Entrée dans l’œuvre : qui livre également un bref instant au regard du


jeune homme ravi, l’intimité de la jeune fille. Le
frivole Manon !  p. ∞¤ deuxième escarpin reste encore attaché au pied
1. La situation de la jeune fille, balancée par un droit, mais pend négligemment, avec un éro-
jeune homme debout derrière elle et tenant les tisme à peine voilé, laissant espérer une chute
« rênes » de l’escarpolette, est le premier signe de prochaine.
frivolité. La légèreté du flottement, le plaisir du La jeune fille est donc doublement frivole, par
mouvement se ressentent dans l’abandon de la son balancement aérien, et également par ce que
jeune femme. Il se manifeste par un regard alan- ce mouvement révèle sur sa légèreté de mœurs.
gui, la position étrange des mains et des doigts,
qui semblent jouer des cordes de la balançoire 2. Le personnage de Manon se caractérise par
comme d’un instrument. La frivolité s’exprime un mélange constant d’innocence et de mani-
également à travers la position du pied gauche, pulation, d’abandon et de contrôle. Cette ambi-
pointé vers l’avant, laissant s’envoler l’escar- valence apparaît dans l’attitude de la jeune fille
pin dans la direction du jeune spectateur. C’est dont on ne parvient pas à démêler la part de
cette position de la jambe tendue vers le haut candeur et de séduction consciente. L’homme
32 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 32 06/09/11 11:52


qui tire les fils de l’escarpolette peut tout aussi • Fragonard
bien être un complice qu’un amant déjà négligé – L’amant couronné :
au profit d’un autre. L’aboutissement du mou- www.rdm-fr.com/tableaux/Peintres_du_17eme/
vement, qui mène à la perte de l’escarpin et à Fragonard/L_Amant_couronne_1771.jpg
la révélation fugace de l’entre-jambes peut tout – Le verrou : http://lusile17.l.u.pic.centerblog.
autant être mis sur le compte du hasard que sur net/o/eb6366f7.JPG
celui d’un dévoilement opportun. De la même Tous les tableaux faisant apparaître la frivolité,
manière, Manon se montre souvent ambiguë la séduction, le caractère ambigu des relations
vis-à-vis de Des Grieux. Elle l’assure de l’exclu- amoureuses sont susceptibles d’être retenus et
sivité de son amour, lui promet fidélité et semble commentés par les élèves.
ignorer la portée de ses trahisons. Elle assume sa
frivolité au point d’y voir un moyen de garan-
tir la pérennité financière de sa liaison avec le ¤) L’œuvre et son contexte  p. ∞¤
Chevalier, comme dans la première partie, à la
page 56. 1. « Les filles du roy » étaient des orphelines,
pupilles du roi, envoyées en Amérique entre la
3. La pomme d’amour évoque la candeur, l’en-
fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle afin d’être
fance, la promesse de plaisirs à la hauteur de la
mariées aux colons nouvellement installés. Cette
beauté de la sucrerie. Elle renvoie à l’univers
mesure avait pour objectif de développer le peu-
plutôt contemporain du divertissement, de la
plement des nouvelles colonies. Les femmes
fête foraine. Cette pomme entamée se réfère
étaient dotées par le roi, mais leurs conditions de
par ailleurs symboliquement au fruit défendu
voyage et de mariage ont pu s’apparenter à une
dans la mythologie biblique. C’est le fruit dans
un premier temps refusé et finalement goûté par véritable déportation comme le suggère l’Abbé
Ève, qui convainc ensuite Adam de céder lui Prévost.
aussi à la tentation. Le fruit ainsi habillé évoque Un seul site institutionnel ressort d’une
donc l’engrenage du plaisir, de la séduction, de recherche sur Internet : www.civilization.
la manipulation de l’autre, thèmes importants ca/mcc/explorer/musee-virtuel-de-la-nouvelle-
dans Manon Lescaut. france/population/les-filles-du-royles-filles-
du-roy-intro.
4. Voici quelques suggestions d’illustrations pour D’autres sites, comme l’article de Wikipedia
les trois peintres évoqués dans la question : (http://fr.wikipedia.org/wiki/Filles_du_Roi)
• Watteau semblent fiables, mais ne garantissent pas une
– Scène galante : www.sightswithin.com/Jean. information absolument authentifiée. L’article
Antoine.Watteau/Scene_galante.jpg de Wikipedia cité plus haut se contente ainsi de
– Le Faux-pas : www.sightswithin.com/Jean. piller le site du musée canadien des Civilisations
Antoine.Watteau/Le_Faux_Pas.jpg sans même le mentionner. Cette recherche
• Boucher montre donc les limites d’Internet dans un
– L’Odalisque : domaine très spécialisé, pour lequel seuls les
www.mtholyoke.edu/courses/nvaget/230/ ouvrages de spécialistes peuvent faire référence.
images18/boucherodalisk2.jpg On trouvera une bibliographie sur ce sujet sur le
– Marie-Louise O’Murphy : site suivant : www.civilization.ca/mcc/explorer/
http://1.bp.blogspot.com/_xkAozlGOmZo/ musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/population/
S8oCRqmSiEI/AAAAAAAABUU/Zqr6xJO les-filles-du-roy/les-filles-du-roy27.
AnhQ/s1600/MarieLouiseO%27Murphymistres
stoLouisXV_FB1752.jpg 2. La présentation, page 52, laisse entendre, dès
– Pastorale d’automne : www.friendsofart.net/ le début du roman, un dénouement tragique. La
static/images/art1/francois-boucher-an-autumn- jeune fille semble être une prostituée exilée vers
pastoral-detail.jpg l’Amérique. La lecture des pages 15 à 20 permet
– Jeune fille avec un bouquet de roses : de découvrir le Chevalier Des Grieux suivant le
www.paintinghere.com/uploadpic/Francois%20 convoi des « filles de joie » où se trouve Manon,
Boucher/big/Young%20Woman%20with%20 puis de le retrouver seul, éploré, de retour
a%20Bouquet%20of%20Roses.jpg d’Amérique deux ans plus tard. En révélant
2 Manon Lescaut | 33

Litterature.indb 33 06/09/11 11:52


une partie du destin des personnages sans trop Dans l’extrait du roman de Stendhal Le Rouge et
le dévoiler, le narrateur aiguise l’intérêt du lec- le Noir, pages 84-85, le père de Julien cherche, en
teur, curieux de rétablir les ellipses narratives. Le le frappant, à rappeler à son fils son devoir fami-
roman s’ouvre ainsi sur la promesse d’un récit à lial. Le père s’inscrit dans la logique du déter-
venir, récit dont un événement majeur est pour- minisme social en exigeant de son fils qu’il tra-
tant déjà partiellement connu. Entre révélations vaille à la scierie comme ses frères. Mais Julien
et secrets à découvrir se joue le plaisir du texte. est en rupture avec ce milieu familial et social
modeste, où les livres, la culture, le raffinement
vestimentaire sont des luxes que l’on ne peut
‹) EXTRAIT 1 La rencontre  p. ∞‹ se permettre. Tout le parcours de Julien dans le
roman, son ascension sociale et jusqu’à sa chute
Le registre tragique domine la scène, là où le
peuvent s’expliquer au moins partiellement par
lecteur attendrait plutôt une légèreté de ton dans
ses origines et par sa volonté de résister à la loi
un contexte de rencontre amoureuse. Dès la pre-
du père.
mière ligne, l’interjection « Hélas ! », suivie de
Le personnage de roman reflète souvent les aspi-
la formule « que ne le marquais-je un jour plus
rations contradictoires d’individus prisonniers de
tôt ! » expriment le regret face à une décision
leur éducation et de leur milieu, et dont la valeur
irréversible.
découle en partie de l’énergie qu’ils déploient
La passivité avec laquelle Des Grieux subit cette
pour s’affranchir du pouvoir parental. On pourra
passion soudaine (« je me trouvai enflammé
évoquer d’autres romans mettant en scène la
tout d’un coup », l. 10-11), la soumission immé-
rupture générationnelle avec, par exemple, le
diate aux lois de l’amour (« je m’avançai vers la
personnage de Nana dans L’Assommoir ou dans
maîtresse de mon cœur », l. 13), de même que
le roman éponyme de Zola.
l’allusion explicite à la fatalité (« l’ascendant
de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte »
l. 30-31) confirment la dimension tragique de ›) EXTRAIT 2 Une profession
la rencontre.
de foi libertine ?  p. ∞›
Le roman s’ouvre donc sous un jour funeste
laissant présager pour le lecteur un enchaîne- Le Chevalier développe un discours très par-
ment fatal d’événements liés à la rencontre de ticulier, qui s’apparente à une sorte de morale à
Manon. L’inexpérience du narrateur soulignée rebours des conventions sociales et religieuses.
à plusieurs reprises (l. 2-3, 8-9, 21) ainsi que le Cette morale a une finalité, la recherche du bon-
conflit entre l’autorité parentale et l’impétuosité heur, et se donne comme moyen principal pour
de l’amour (l. 23-24 et 34-36) dessinent d’em- l’atteindre, l’amour : « J’aime Manon ; je tends
blée les grandes lignes d’une passion impossible. au travers de mille douleurs à vivre heureux et
tranquille auprès d’elle » (l. 13-14). Elle évolue
Dans l’extrait de La Princesse de Clèves, dans le dernier paragraphe du texte vers l’hédo-
pages 80-81, Madame de Chartres éduque sa nisme : « il est certain que notre félicité consiste
fille dans le but de la protéger des dérèglements dans le plaisir » (l. 30-31).
de la passion et de la trahison des hommes. On peut donc bien parler de morale dans la
Mademoiselle de Chartres devient un modèle mesure où Des Grieux expose une règle de
de beauté vertueuse à la Cour. Fidèle à son édu- conduite générale (aimer passionnément) orien-
cation, elle épouse le Prince de Clèves, plus par tée vers un objectif supérieur (le bonheur). En
raison que par amour. S’installant dans une vie revanche, là où la morale dominante prône le
mettant à distance les sentiments violents, elle contrôle des passions pour atteindre un bon-
cède pourtant à la puissance d’un amour interdit heur éternel dans l’autre vie, la morale libertine
avec le duc de Nemours. Cet amour est d’autant cultive la passion qui procure plaisir et bonheur,
plus fort qu’il entre en conflit avec l’éducation ici et maintenant.
tout en retenue et en tempérance prônée par Le raisonnement de Des Grieux est particuliè-
Madame de Chartres. L’éducation constitue rement efficace. Il repose sur une analogie entre
donc un ressort romanesque essentiel, à la source la morale hédoniste du jeune homme et celle
même de l’intrigue de La Princesse de Clèves. que défend Tiberge, dont les fondements sont
34 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 34 06/09/11 11:52


religieux. Dans les deux cas, il s’agit de trouver Pourtant, ces deux visions féminines du monde
le bonheur (l. 19), mais par une audace rhéto- ont certains éléments en commun : elles font
rique inouïe, Des Grieux substitue à la dévotion apparaître une grande méfiance vis-à-vis des
divine l’amour d’une femme comme moyen d’at- hommes, la fragilité de la position féminine
teindre le bonheur. Il évoque à deux reprises les dans les sociétés du XVIIe et du XVIIIe siècles et la
similitudes entre la quête spirituelle de Tiberge, nécessité de trouver les « armes » pour résister
faite de douleurs et de renoncements, et les souf- au danger. Là où Madame de Chartres prône la
frances de l’amour : retenue, l’honnêteté et la simplicité d’une vie
– « une disposition toute semblable » (l. 12-13) ; maritale, la Marquise de Merteuil défend le plai-
– « Toutes choses me paraissent donc égales de sir et le pouvoir par l’intrigue et la dissimulation.
votre côté et du mien » (l. 17-18).
De nombreux procédés rhétoriques soutiennent
son argumentation, on citera entre autres : ∞) EXTRAIT 3 Une libertine
– l’emploi de questions rhétoriques (l. 2 à 6 ;
l. 11 à 13) ; ingénue  p. ∞∞
– les hyperboles (« mille peines » l. 8, « tissu de L’ambivalence de Manon se manifeste régu-
malheurs » l. 9, « mille douleurs » l. 13) ; lièrement dans cet extrait, tout d’abord dans
– le parallélisme (« le bonheur que j’espère est l’admiration non dissimulée qu’elle exprime
proche, et l’autre est éloigné » l. 19). face à la vie luxueuse offerte par G… M…
Si l’on suit le raisonnement du Chevalier, la (l. 3 à 10, p. 55) et qui trouve son aboutissement
voie religieuse choisie par Tiberge et celle du dans cette réplique : « Je vous avoue, continua-t-
libertinage ont en commun cet ascétisme de la elle, que j’ai été frappée de cette magnificence »
souffrance. (l. 10-11). Manon essaye alors de concilier cette
On peut néanmoins nuancer le terme de « liber- vie fastueuse et son amour pour le Chevalier :
tinage » car Des Grieux cherche avant tout à « J’ai fait réflexion que ce serait dommage de
construire un système philosophique justifiant le nous priver tout d’un coup de tant de biens […]
bonheur individuel au nom de l’amour. La mani- et que nous pourrions vivre agréablement aux
pulation de l’autre, le jeu pervers du désir ne font dépens de G… M… » (l. 11 à 15). Elle est donc
pas partie de ses aspirations. frivole, ne considérant pas sa vénalité comme
Dans l’extrait de La Princesse de Clèves, l’édu- une infidélité, et imprudente en surestimant la
cation de Mademoiselle de Chartres repose sur le naïveté de sa victime. Des Grieux, blessé par
goût de la vertu (l. 10-11, p. 81), qui doit l’éloi- cette ambiguïté cherche à disculper Manon en
gner de la « galanterie ». Cette vision du monde, dissociant l’intention de l’acte lui-même. Si Des
héritée de sa mère, présente l’amour comme un Grieux peut paraître naïf, à l’échelle de l’en-
piège et les hommes comme étant peu dignes de semble de l’œuvre, l’évolution de Manon semble
confiance. lui donner raison, la jeune femme évoluant peu
L’extrait des Liaisons dangereuses, pages 82-83, à peu de la légèreté décomplexée à la contrition,
montre le système « moral » de la Marquise de avant d’aspirer à la simplicité d’une vie apaisée
en Amérique.
Merteuil. Elle s’impose un certain nombre de
règles très rigides, destinées à faire d’elle une Lorsque Manon se laisse séduire par G…
parfaite libertine : « Cette utile curiosité, en ser- M… dans le but d’obtenir de lui des avantages
vant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler » matériels pour elle et le Chevalier, elle endosse
(l. 6-7) ; « je me suis travaillée » (l. 14), etc. le rôle de la courtisane ou de la femme entrete-
La finalité morale de ces deux « systèmes » est nue. S’il n’est point question de sentiments, il y
évidemment radicalement différente. Il s’agit a de la part de Manon un calcul qui rappelle les
dans le premier cas de défendre la vertu en premiers essais de dissimulation de la Marquise
accord avec des principes religieux et sociaux ; (l. 19 à 24, p. 82). Les deux personnages parta-
dans l’autre, de défendre une réputation, un rap- gent également une maturité précoce. Manon,
port de domination valorisé dans le milieu des malgré son ingénuité est déjà une femme d’ex-
libertins et dont la vertu classique est naturelle- périence, qui « fait réflexion » (l. 11-12) de
ment bannie. l’attitude la plus opportune, à un degré moindre
2 Manon Lescaut | 35

Litterature.indb 35 06/09/11 11:52


cependant que la Marquise de Merteuil qui pré- Malgré cette distance vis-à-vis de l’œuvre de
tend posséder, à quinze ans « les talents auxquels Prévost, l’emploi de termes mélioratifs (« écrit
la plus grande partie de nos politiques doivent avec tant d’art, et d’une façon si intéressante »),
leur réputation ». ainsi que l’allusion au succès du roman tradui-
C’est précisément sur ce point que les deux per- sent l’ambiguïté du rédacteur de l’article.
sonnages diffèrent : Manon demeure dans la fri-
3. Les deux auteurs développent un jugement
volité d’une attitude ponctuelle, destinée à amé-
contrasté sur l’œuvre de Prévost. Ils dénoncent
liorer son confort alors que le libertinage de la
l’immoralité des personnages tout en reconnais-
Marquise de Merteuil est beaucoup plus sombre
sant le talent de l’auteur. Montesquieu, quant
et sérieux, consistant en une sorte de politique
à lui, distingue le « motif noble » qui anime les
austère dont la finalité est le pouvoir.
personnages, l’amour, de leur « conduite » qu’il
juge « basse ». On attendra donc des élèves qu’ils
6) La réception de l’œuvre  p. ∞§ établissent soit une confrontation de ces deux
perceptions contradictoires de l’œuvre à partir
1. Manon est de « condition commune » (p. 29, de leur lecture, soit qu’ils remettent en cause les
l. 340), elle se trouve flattée d’être aimée par un jugements de Montesquieu et du Journal de la
aristocrate, fût-il de petite noblesse comme Des Cour et de la Ville.
Grieux. Par leurs mensonges, manipulations et
tromperies, les personnages de Manon Lescaut ÉCRITURE
partagent des traits communs avec le picaro. Vers la dissertation
Manon cherche à améliorer ses conditions maté- Suggestion de plan :
rielles d’existence en organisant avec M. de B… 1) Ces personnages sont souvent relégués
« l’enlèvement » de Des Grieux par son père. au second plan
Plus tard, c’est Des Grieux lui-même, initié par a) Les personnages « immoraux » valorisent
le frère de Manon, qui triche au jeu pour s’assu- indirectement les autres
rer des revenus.
Certains romans font apparaître des personnages
Les nombreuses péripéties sont également
« repoussoirs », dont les défauts ont pour fonc-
caractéristiques du roman picaresque. On peut
tion de rehausser les qualités des personnages
citer l’enlèvement de Des Grieux, le repentir de
principaux. Dans Les Misérables, le couple des
Manon cherchant à revoir le Chevalier sur le
Thénardier incarne la bassesse humaine et fait
point d’entrer dans les ordres à Saint-Sulpice,
ressortir par là même la force morale de Fantine
la fuite des deux amants à Chaillot, l’incen-
ou Jean Valjean dont l’attitude est noble.
die de leur logis, le vol de leurs biens par leurs
b) Ils constituent des opposants au héros et
domestiques, ou encore la deuxième trahison de
dynamisent l’intrigue
Manon avec Monsieur de G… M… Les aven-
Sans obstacle, sans forces obscures contre les-
tures des deux personnages s’achèvent par leur
quelles lutter, un héros positif aurait du mal à
voyage en Amérique, dans la deuxième partie,
briller. C’est précisément parce qu’il doit résis-
voyage qui confirme la dimension picaresque du
ter à l’immoralité de certains personnages qu’il
roman, tout en y mettant un terme, la vie des
s’élève en dignité et force le respect du lecteur.
deux personnages s’orientant vers la simplicité
Dans Une vie de Maupassant, Julien de Lamare,
et la vertu à leur arrivée au Nouveau Monde.
le mari de Jeanne s’avère égoïste, menteur,
2. La tonalité polémique apparaît notamment avare et infidèle. C’est dans l’adversité que
à travers l’antithèse entre les adverbes inten- Jeanne révèle sa noblesse d’âme, en essayant
sifs « tant » et « si », qui soulignent la qualité tout d’abord d’aimer malgré tout Julien, pour
de l’œuvre et les noms « catin » et « escroc » finir par le craindre, puis le détester. L’intrigue
dénonçant la moralité douteuse des personnages. repose donc sur la tension négative créée par le
L’ironie perce également à travers l’allusion à la personnage de Julien.
condition religieuse de Prévost, dont la vie par- 2) L’attrait pour des personnages dont l’attitude
fois dissolue (voir biographie p. 629 du manuel) est immorale
l’a conduit plusieurs fois à l’exil. Enfin, le verbe a) Ces personnages peuvent devenir les héros
« se débiter » est très clairement péjoratif. d’un roman
36 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 36 06/09/11 11:52


Les héros conformes à la morale dominante sont un processus d’identification, le personnage joue
parfois ennuyeux et relégués au second plan par alors le rôle d’un révélateur.
le panache de héros sombres. Dans Les Liaisons Dans Manon Lescaut, il est difficile de condam-
dangereuses de Laclos, le Vicomte de Valmont ner absolument l’héroïne éponyme et le
et la Marquise de Merteuil brillent malgré leur Chevalier. À travers leur ambivalence, entre
noirceur. Ils sont intelligents, vifs et connaissent candeur, sincérité et friponnerie, le lecteur peut
des émotions plus exaltantes que les personnages juger de la difficulté à construire une existence
qui suivent la voie de la vertu, comme Cécile de conciliant épanouissement individuel et défense
Volanges ou sa mère, Madame de Volanges. Ils de valeurs universelles, garantes du bonheur
sont donc les personnages principaux du roman. d’autrui.
Seule la Présidente de Tourvel échappe à la c) Des personnages uniformes dans le mal ?
fadeur en choisissant le camp de la vertu et en Si on peut parler de mal absolu pour certains
résistant tragiquement à Valmont. personnages romanesques (voir le portrait du
b) Ils permettent de comprendre certains carac- kapo, manuel p. 292), la plupart laissent trans-
tères humains paraître une face positive. C’est précisément
Même s’ils ne peuvent prétendre à l’approba- cette lueur de bonté qui, alliée au mal, crée
tion du lecteur, certains personnages immoraux la fascination. Le personnage de Javert dans
le font pénétrer dans les abymes de la conscience Les Misérables de Victor Hugo est un monstre
humaine : ils constituent des « outils » de com- d’obsession répressive. Il a la passion du châ-
préhension du monde. timent de ceux qu’il juge coupables à jamais,
Dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, Julien Sorel comme Jean Valjean. Pourtant, lorsqu’il
devient l’exemple même de la destruction d’un découvre qu’un homme peut changer, lorsqu’il
homme hanté par une ambition dévorante. En se reconnaît que son pire ennemi lui a sauvé la vie,
servant de Mme de Rênal pour assouvir son désir son monde vacille et il admet l’erreur de toute
d’ascension sociale, il court à sa perte.
une vie. Cette vérité, qu’il a la lucidité de for-
c) La beauté du diable
muler, l’amène à la fin tragique que l’on connaît.
Le lecteur peut être fasciné par la beauté noire
émanant de certains personnages. C’est le cas
de Milady dans Les Trois Mousquetaires. Cette VERS LE BAC
femme démoniaque, fascinante de beauté, attire
5. Invention
malgré ses exactions et ses intrigues.
3) Des personnages à l’image de la complexité Voici une piste possible pour la rédaction de
humaine cette lettre.
a) La recherche du réalisme psychologique et Monsieur l’Abbé Prévost,
moral Je viens de lire votre roman Manon Lescaut et j’ai
L’être humain se caractérise rarement par son souhaité sans tarder vous communiquer quelques
homogénéité psychologique et morale. Les modestes impressions de lecture.
personnages de roman sont donc souvent, par Je tiens tout d’abord à vous féliciter pour la viva-
réalisme, le reflet de cette ambivalence de carac- cité de votre roman, son rythme, les multiples
tère, entre médiocrité et sublime. rebondissements de l’intrigue qui m’ont tenu en
Madame Bovary est une femme dont certaines haleine. Il y avait bien longtemps qu’un récit ne
aspirations sont ridicules. Elle recherche un m’avait pas autant charmé par les surprises per-
idéal de l’amour qu’elle s’est forgé en lisant des manentes que vous ménagez pour vos lecteurs.
romans sentimentaux. Pour autant, ce rêve Je voudrais néanmoins vous adresser quelques
d’un amour pur est sublime et confère au per- interrogations concernant certaines invrai-
sonnage une aura l’arrachant à la médiocrité semblances dans l’attitude de vos personnages.
environnante. Pensez-vous qu’une femme soit si inconstante au
b) Une invitation à la réflexion sur la condition point de tromper par trois fois l’homme qu’elle
humaine aime le plus au monde ? Comment comprendre
Un personnage ambigu est plus difficile à saisir ; l’ambiguïté de Manon qui semble n’accorder
il amène le lecteur à réfléchir sur ce qui est juste, aucune importance à ces trahisons et qui s’em-
beau, médiocre, sur ce qui mérite d’être vécu. Par presse, dès que l’occasion se présente, de renouer

2 Manon Lescaut | 37

Litterature.indb 37 06/09/11 11:52


avec son amant favori ? Je vous avoue que j’ai été 7. Les élèves pourront confronter l’importance
très surpris par la scène où Manon vient retrou- des rubriques littéraires en termes de pagination
ver le Chevalier à Saint-Sulpice pour le prier de et de position dans l’organisation du journal. Les
lui pardonner. La réaction de Des Grieux ne m’a trois quotidiens évoqués plus haut accordent par
pas moins déconcerté. Comment admettre qu’un exemple quotidiennement une place modeste à
homme abandonné et trahi par cette femme la critique littéraire, mais insèrent, une fois par
puisse, après deux années de souffrance et de semaine, un « supplément livres » important.
renoncements, et alors qu’il s’apprête à rentrer On montrera en quoi ce supplément constitue
dans les ordres, renouer et s’enfuir avec elle sur un véritable « petit journal » dans le grand.
le champ ? Je veux bien reconnaître le pouvoir
qu’une jeune et belle femme peut exercer sur un
homme, mais tout de même, je doute qu’un être ‡) Fiche de lecture ⁄ : Un roman
aussi intelligent que Des Grieux se complaise
dans la souffrance et accepte de suivre encore à la croisée des genres  p. ∞‡
une fois celle qui l’a déjà entraîné à sa perte. De l’Abbé Prévost au Chevalier Des Grieux
Il est de ce fait également très difficile de com- 1. Comme le Chevalier Des Grieux, l’Abbé
prendre le revirement vertueux de Manon à la Prévost a connu une jeunesse tumultueuse. En
fin du roman. Comment une jeune femme si fri- 1720, il se brouille avec son père à cause d’une
vole et si libre d’esprit peut-elle se transformer maîtresse, épisode qui rappelle « l’enlèvement »
en une femme si prude, si réservée et si soumise du Chevalier. En 1729, alors qu’il est précepteur
lorsqu’elle arrive en Amérique ? du fils de M. Eyles à Londres, il tente d’épou-
Malgré ma perplexité et mes doutes sur la vrai- ser secrètement sa fille. Expulsé en Hollande, il
semblance psychologique de vos personnages, se lie avec une aventurière du nom de Lencki
je n’en admets pas moins la fascination que le Eckhardt, dont la vie dispendieuse l’oblige à
personnage de Manon a exercé sur moi et qui, contracter des dettes et à pratiquer certaines
je dois l’admettre, m’a fait accepter ces mêmes opérations financières douteuses. Là encore, on
invraisemblances au nom du plaisir que je n’ai pense à l’évolution du Chevalier escroquant au
cessé d’éprouver à la lecture de votre roman. jeu les notables pour assurer le train de vie exigé
Je vous transmets, Monsieur, l’humble recon- par Manon. L’Abbé Prévost a également vécu à
naissance d’un lecteur parfois malmené, Chaillot, vers 1736, à l’instar du couple sulfu-
mais charmé d’être entré dans votre univers reux du roman.
romanesque. Page 52, ligne 979, on apprend que Des Grieux
endosse l’habit ecclésiastique et que « le
nom d’Abbé Des Grieux » remplace celui de
ÉDUCATION AUX MÉDIAS « Chevalier ». Les éléments autobiographiques
6. On pourra proposer, entre autres, les argu- sont donc transparents. Le personnage de
ments suivants aux élèves : roman devient le support fictionnel d’événe-
– Un journal qui se veut généraliste, comme les ments réellement vécus par l’auteur. L’emploi
grands quotidiens nationaux, ne peut faire l’im- de la première personne dans un récit rétros-
passe sur la vie culturelle, en particulier l’actua- pectif confirme cette illusion autobiographique.
lité littéraire. Illusion bien sûr, car le narrateur n’est pas l’Abbé
– La qualité d’un journal se mesure à la place Prévost, ne porte pas son nom et, parmi toutes
accordée à ces pages littéraires. De grands quoti- les péripéties que traverse le personnage, la plu-
diens comme Libération, Le Monde, Le Figaro font part relèvent de la pure fiction. On peut cepen-
appel à de grandes plumes pour les rédiger. dant noter la volonté de l’auteur de se créer un
– La littérature n’est pas déconnectée du monde double littéraire, témoignant des étapes de sa
social, politique ou économique. Elle est en propre vie.
prise avec le monde contemporain. Parfois, elle
le pressent et l’annonce (voir Le poème à Lou, Une visée réaliste
prémonitoire, p. 220). À ce titre, elle a sa place 2. Le baiser à la dérobée de Fragonard, plus qu’une
dans un journal où l’actualité est au premier scène précise du roman, évoque le climat sul-
plan. fureux, la loi du désir et le contexte d’intrigue
38 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 38 06/09/11 11:52


caractéristique de Manon Lescaut. Visiblement, en effet de surprendre, y compris après sa pre-
le couple vit dans le secret. La femme presse son mière trahison, car chacune d’entre elles est
amant de la laisser rejoindre l’assemblée se trou- suivie d’un repentir sincère. Le libertinage de
vant dans le salon, derrière la porte entrouverte Manon, en osant le paradoxe, est innocent, il
de l’antichambre. Les plissements de la robe sont n’est jamais prémédité longtemps et n’est pas
figurés avec une extrême finesse par le peintre. contrôlé comme dans le cas d’une véritable
La lumière qui se verse sur le pan droit de la libertine.
robe en magnifie la splendeur. Les objets, d’une
6. Si le roman est souvent considéré au
manière générale, sont rendus avec beaucoup de
XVIIIe siècle comme un genre peu sérieux, à côté
réalisme : les détails du tapis, les nuances du bois
des genres nobles que sont la poésie ou la tragé-
du guéridon, l’ombre du rideau à gauche créent
die, c’est en partie parce qu’il place au premier
l’illusion du réel. La concentration de la lumière
plan le plaisir du lecteur. L’intérêt du lecteur
et des lignes de force du tableau autour du visage
doit être en permanence relancé, la multipli-
et des mains des amants est également très riche.
cation des rebondissements et des aventures y
On perçoit tout à la fois l’insistance du jeune
contribue.
homme à retenir son amante et la crainte de la
jeune fille d’être découverte, tout ceci concen- 7. La navigation vers l’Amérique, qui dure deux
tré dans le mouvement de quelques doigts et la mois, occupe un paragraphe, page 210. Les pages
moue de la jeune fille qui provoque une légère consacrées à l’entretien de Saint-Sulpice rela-
inclinaison de son visage, soulignée par son tent une rencontre dont la durée se situe proba-
regard fuyant. blement autour d’une vingtaine de minutes. Le
L’Abbé Prévost est encore loin du souci réaliste romancier cherche moins à décrire le dépayse-
des romanciers du XIXe siècle. Les descriptions ment de l’Amérique et son pittoresque potentiel
de lieux restent sommaires, comme celle du qu’à resserrer l’attention du lecteur sur l’analyse
Nouveau Monde (p. 210). Ce sont plutôt les per- psychologique dans l’échange amoureux. Les
sonnages qui sont décrits avec plus de réalisme, ellipses rapprochent dans le roman chacun de ces
en particulier sur le plan psychologique, comme moments de proximité ou de douleur amoureuses
la description de Manon (p. 54, l. 1 041 à 1 047) là où les pauses développent le véritable sujet visé
ou celle de son frère (p. 65, l. 1 256 à 1 263). par l’Abbé Prévost et attendu par ses lecteurs.
3. Le genre des mémoires se présente comme un
Une mise en scène narrative
récit d’événements vécus ou dont une personne
8. La prolepse de la page 149 se trouve aux
réelle a été témoin. Il s’agit donc d’un texte
lignes 3 740-3 742 : « La résolution fut prise
placé sous le sceau de l’authenticité. L’absence
de faire une dupe de G… M…, et par un tour
du nom de l’Abbé Prévost sur la page de titre en
bizarre de mon sort, il arriva que je devins la
est un gage supplémentaire. L’« homme de qua-
sienne ». Page 171, elle se situe aux lignes 1 à 3 :
lité » n’est pas nommé, mais c’est lui qui est pré-
« Je cédai à ses instances, malgré les mouve-
senté comme l’auteur véritable de ces mémoires.
ments secrets de mon cœur, qui semblaient me
Un roman d’aventures : péripéties et présager une catastrophe malheureuse ». Ce pro-
rebondissements cédé est très fréquent dans le roman, il intervient
4. Les élèves pourront reprendre les éléments pour réactiver la tonalité tragique du roman, qui
de la page 256 de l’édition utilisée, les présenter apparaît dès les premières pages, lors des deux
horizontalement, les compléter avec les réfé- rencontres entre le mémorialiste et Des Grieux.
rences des pages et éventuellement y ajouter On peut également y voir le souci de garantir
d’autres événements jugés importants dans la la captatio benevolentiae. Par ces effets d’annonce,
progression narrative. Cette frise réalisée sur une le narrateur maintient une sorte de connivence
feuille au format A3 pourra être agrémentée de omnisciente avec le lecteur.
citations et d’illustrations picturales.
9. Grâce à l’ouverture in medias res, le lecteur
5. On peut retenir les trois trahisons de Manon accède directement au destin de personnages
comme coups de théâtre, ainsi que son exil pour qu’il découvre pris dans un réseau d’actions
la Louisiane. L’inconstance de Manon ne cesse qu’il ne peut pas encore comprendre, mais qui
2 Manon Lescaut | 39

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aiguisent sa curiosité. L’analepse vient combler est clairement du côté de l’immoralité lorsqu’elle
toutes les lacunes de cette entrée en matière trompe le Chevalier, mais ses qualités parvien-
déroutante. On assiste, grâce au point de vue du nent à effacer, à trois reprises, la faute com-
mémorialiste à une première scène montrant Des mise, toujours assumée, regrettée et pardonnée.
Grieux tentant de parler à Manon enchaînée, L’adjectif « troublante » laisse apparaître un
sur le point d’être déportée en Amérique. On idéal féminin, entre inquiétude et fascination,
retrouve, quelques pages plus loin (p. 19, l. 161) qui confère à Manon tout son charme sulfureux.
le narrateur rencontrant Des Grieux deux ans 12. Des Grieux évoque tout d’abord la difficulté
après la première scène, visiblement accablé. de nommer les sentiments qu’il éprouve (l. 1 815
Que lui est-il arrivé en Amérique ? Qu’est deve- à 1 823). La « douleur », le « dépit », « la jalou-
nue cette jeune fille enchaînée qu’il suivait deux sie », « la honte » sont évoqués, mais le jeune
ans plus tôt ? Autant de questions auxquelles homme admet sous une forme hypothétique qu’il
l’analepse qui occupe presque tout l’espace du éprouve peut-être aussi « encore plus d’amour »
roman va répondre en reprenant le fil de l’his- (l. 1 826). Manon parvient donc non seulement
toire depuis ses origines. Ce montage savant de à se faire aimer malgré sa trahison, mais proba-
la narration, bien que perturbant pour un lec- blement grâce à elle. Des Grieux reconnaît ici
teur à la recherche d’une progression linéaire les étranges détours de l’amour, qui augmente
et chronologique, crée un paradoxe plaisant : à proportion de la souffrance infligée par l’in-
le narrateur a pu accéder à la fin de l’histoire, conséquence, la frivolité ou la liberté de l’être
sans connaître le cœur de l’intrigue. Il est donc aimé. Les nombreuses questions rhétoriques et
invité à remonter le temps, à lire l’histoire de les phrases exclamatives soulignent l’intensité
Des Grieux à rebours. du trouble du Chevalier. Par un curieux pro-
cédé, qui s’apparente au discours indirect libre,
Des personnages paradoxaux il donne la parole à Manon pour lui répondre
10. À ce stade du récit, Manon, qui a trahi en son absence dans un monologue dialogué
Des Grieux pour la troisième fois avec le fils de obsessionnel et accusateur : « Elle appréhende
Monsieur G... M..., se trouve dans la maison du la faim. Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sen-
jeune homme. La jeune fille n’a pas véritable- timents ! […] Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’ado-
ment l’air surpris de voir le Chevalier dans la rais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris tes
maison de son nouvel amant. Le naturel avec conseils » (l. 1 833 à 1 840, p. 85-86).
lequel elle lui répond, ses effusions, comme si
rien ne s’était passé, semblent désarmer Des 13. Des Grieux se caractérise lui aussi par l’ambi-
Grieux (l. 4 087 à 4 093, p. 161). Manon joue valence et la complexité de son caractère :
ici un jeu troublant. Elle a cédé aux avances – Après avoir tiré sur le domestique pour s’éva-
du jeune G… M…, mais elle reconnaît en Des der de Saint-Lazare, il reproche à Lescaut de lui
Grieux son « amour » (l. 4 092). Son « étran- avoir donné un pistolet chargé, tout en recon-
geté » vient de sa capacité à assumer deux rela- naissant après que, sans cela, son évasion aurait
tions simultanément, en continuant à aimer sin- échoué (p. 113, l. 2 712 à 2 716).
cèrement. Manon est une courtisane, elle vend – Lorsque Lescaut, page 115, laisse entrevoir que
son corps, mais non son cœur. M. de T. pourrait monnayer son aide contre les
faveurs de Manon, il occulte la malhonnêteté de
11. La première antithèse, « naïvement rouée », la démarche au bénéfice de l’objectif à atteindre,
résume très justement le caractère de Manon. la libération de Manon.
Elle appartient à la catégorie des roués carac- – Il utilise sa physionomie d’honnête homme
téristique de la littérature libertine, mais n’en pour pratiquer l’escroquerie au jeu (p. 76,
assume ni le cynisme ni la distanciation froide. l. 1 639 à 1 642).
Manon est libertine par étourderie. C’est presque
par distraction qu’elle « oublie » Des Grieux le Autobiographie et vision de l’homme
temps d’une aventure. 14. Un récit autobiographique ne vise jamais la
L’opposition lexicale entre « perfide », « redou- seule confession de souvenirs qui, sortis de leur
table » et « spirituelle », « charmante » renvoie contexte familial, social et historique, ne pré-
à d’autres aspects du caractère de Manon : elle senteraient que peu d’intérêt pour le lecteur.
40 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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L’autobiographie permet de tracer, à travers un spirituellement le jeune Télémaque pour l’ai-
parcours individuel, un cheminement intellec- der à dominer ses passions, notamment l’amour
tuel et affectif qui rejoint certains universels qui l’attire vers la nymphe Eucharis. Ce Mentor
humains. La peur de la mort, la découverte du désigne un calvaire, rappelant le Golgotha, lieu
monde par l’enfant, les doutes de l’adulte sur le de souffrance du Christ à l’attention du jeune
sens même de l’existence, lorsqu’ils sont évoqués novice. Il s’agit donc clairement d’opposer le
par l’autobiographe rejoignent des interrogations vice de la débauche sensuelle à l’élévation spi-
atemporelles, communes à tous les hommes. rituelle et religieuse, celle du Christ souffrant
Dans Les Confessions, Rousseau évoque ainsi, à pour racheter les fautes des hommes. Le vieil
propos de son enfance, le sentiment d’injustice homme trouve son équivalent idéologique en la
et d’incompréhension qui le frappe lorsqu’on personne de Tiberge dans le roman de Prévost.
l’accuse, à tort, d’avoir cassé un peigne, senti- Il est celui qui cherche à détourner Des Grieux
ment universel, vécu par de nombreux enfants, de ses passions, à le ramener vers le droit chemin
parfois jusqu’au traumatisme et jouant fortement et à le séparer de Manon, cause principale de sa
sur le développement de l’adulte. dérive.
4. En étant placée sous l’égide des Aventures de
Télémaque, l’œuvre de Prévost apparaît dans
8) Fiche de lecture ¤ : toute son ambiguïté. Cette vignette constitue
Du libertinage à la tragédie  p. ∞° tout autant un hommage qu’une parodie de
l’œuvre de Fénelon.
HISTOIRE DES ARTS On peut en effet prendre au sérieux l’iconogra-
1. Le verbe latin lustrare signifie tout à la fois
phie convenue de la lutte entre la spiritualité
« éclairer » et « purifier ». L’une des fonctions
inspirée par Dieu et l’attrait pour les plaisirs
de l’illustration est donc de rendre le texte plus
terrestres. De même, l’épigraphe peut être lue
lumineux, de le magnifier par le dessin et la
comme une injonction pathétique sur les consé-
mise en scène graphique, dans l’esprit des enlu-
quences d’une erreur de jeunesse. Cependant,
minures médiévales. L’illustration peut aussi se
alors que le Télémaque de Fénelon finit tou-
comprendre au sens figuré « d’éclairer », c’est-
jours par suivre les préceptes de Mentor, le Des
à-dire permettre une meilleure compréhension
Grieux-Télémaque de la gravure de Pasquier
du texte. L’image permet la synthèse visuelle du
hésite, ce que traduisent son regard et sa posi-
sens textuel. Elle donne une vision globale des
tion. Il n’est pas pleinement déterminé à suivre
enjeux d’une œuvre et ce, par une voie sensible
Tiberge-Mentor, attiré par le chant des Amours
et non plus seulement intellectuelle.
et la sensualité de la nymphe. Un détail, par
ailleurs, vient ruiner le sérieux de cette scène
Un roman d’édification ?
« édifiante » : au-dessus de la nymphe, un pre-
2. Les putti ont tout d’abord une fonction théma-
mier couple de tourterelles se « bécote » au sens
tique. Ils rappellent que l’amour est le sujet prin-
littéral du terme, tandis qu’un deuxième, un peu
cipal de Manon Lescaut, le moteur de l’intrigue.
plus haut, copule ouvertement. L’épigraphe elle-
Cette nuée de petits Amours cherche à entraî-
même est à double sens. Elle pourrait tout aussi
ner Des Grieux vers l’arrière-plan, dans une sorte
bien se lire comme une incitation à choisir uni-
d’alcôve végétale où se trouve une femme qui
quement des femmes frivoles, moins ambigües
pourrait représenter la nymphe Eucharis, sym-
dans leurs intentions que Manon !
bolisant le désir. Les putti bandent leur arc, tirent
Ces détails déplacent l’œuvre dans une autre
sur la tunique du jeune homme ou sur une cein-
catégorie que l’édification : celle du conte licen-
ture florale dont ils le ceignent.
cieux, du roman libertin, où le discours de la
3. Cette gravure s’inscrit dans un univers cultu- vertu, parodié, ennuyeux, n’est là que pour mieux
rel évident pour un lecteur du XVIIIe siècle : mettre en valeur l’éclat de l’amour et du désir.
Les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699)
constituent la grande référence du roman La recherche du bonheur
d’édification français. Le personnage sur la 5. Après avoir un temps placé le bonheur par
droite rappelle donc Mentor, qui doit guider l’amour ou la vertu sur un pied d’égalité (voir
2 Manon Lescaut | 41

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extrait 2), Des Grieux tempère ses propos. Il renoncement aux plaisirs terrestres prôné par
montre que, si la quête vertueuse est morale- la religion, notamment dans son entretien avec
ment supérieure, l’amour permet de supporter Tiberge (Extrait 2).
les peines (p. 107, l. 2 518-2 521), et a le mérite
8. D’après l’interprétation du Chevalier, c’est le
d’animer avec constance les hommes, là où la
goût du confort matériel, le plaisir de l’aisance
vertu sévère décourage. Des Grieux tente donc
procurée par l’argent qui mènent Manon à la
à ce stade du roman de concilier amour et vie
vénalité. Cette fatalité paraît presque rassurante
vertueuse, en considérant le bonheur tourmenté
à Des Grieux, car elle ne procède pas d’une per-
obtenu par l’amour comme une épreuve néces-
version de nature, mais de penchants liés aux
saire pour atteindre ensuite le bonheur pur de
circonstances matérielles. Voilà pourquoi Manon
la vertu.
peut être sincère en affirmant l’aimer dans l’ap-
6. Le couple formé par le Chevalier et Manon partement de l’homme avec qui elle vient de le
en Amérique est en rupture radicale avec les tromper. Le motif de son libertinage est on ne
dérèglements et la débauche de leur vie pari- peut plus clair : les hommes dont elle accepte les
sienne. Le retour vers la religion est souligné avances sont âgés pour deux d’entre eux et leur
(l. 5 632 à 5 635) et devient le moyen de conci- dénominateur commun est de posséder du bien,
lier deux tendances jusque-là incompatibles : le ce qui signifie l’espoir de relations lucratives.
bonheur individuel et la morale (l. 5 642 avec Cette prostitution est fatale selon Des Grieux
l’expression « amour vertueux »). qui saisit vite le caractère de Manon, tentée
tout autant par la gratuité de l’amour que par la
Le libertinage
possibilité de s’enrichir en usant de ses charmes.
7. À chaque évolution des personnages dans le
Ne pouvant garantir à Manon la pérennité du
roman pourrait correspondre l’un des trois sens
confort financier et matériel, Des Grieux se
proposés par le TLFI pour le substantif « liber-
résigne aux futures trahisons de la jeune femme.
tin ». Le premier sens – « (Celui, celle) qui a une
conduite, des mœurs très libre(s) ; qui s'adonne
Un roman tragique : une peinture subtile
sans retenue aux plaisirs de la chair » – corres-
de la passion
pond surtout au personnage de Manon jusqu’à
9. Ces quelques vers que Musset lui consacre
son arrivée en Amérique.
rappellent combien la fascination pour le
Le second sens – « Qui refuse les contraintes,
personnage de Manon dépasse le cadre du
les sujétions ; qui manifeste un grand esprit
XVIIIe siècle.
d’indépendance, qui fait preuve de non confor-
L’antithèse entre l’amour et la haine se réfère
misme » – concernerait Des Grieux et Manon,
au domaine de la passion amoureuse, sujet tra-
rompant tous deux avec les normes sociales,
gique par excellence. L’« ardeur inouïe » de
refusant le pouvoir des parents, défiant la morale
Manon et sa « perversité » font d’elle une femme
au nom de la liberté individuelle. L’étymologie
« impossible », dont on ne peut parler qu’en
souligne cette volonté d’affranchissement.
termes hyperboliques et passionnés. Sa duplicité
Alors que leurs parents les destinaient à une
entraîne fatalement le mensonge, les faux-sem-
vie rangée, guidée par la religion, le couvent
blants, la trahison et la souffrance d’un homme
pour Manon, les ordres pour Des Grieux, les
comme Des Grieux qui n’adhère pas à la logique
deux héros se sont rebellés contre une fatalité
libertine. Les codes de la tragédie classique sont
sociale qui allait les emprisonner dans une vie
présents à l’échelle de l’œuvre entière :
antinomique avec l’énergie et la fougue de leur
– présence insistante de la notion de fatalité (la
jeunesse. Il y a donc, au-delà de la recherche du
vénalité de Manon est inéluctable) réactivée
plaisir, et parfois de la débauche, une affirmation
dans le roman par les nombreuses prolepses ;
de liberté individuelle très moderne de la part
– champ lexical et thème de la passion ;
des deux personnages.
– ambiguïté des personnages prisonniers de
Le troisième sens enfin » – « Qui refuse le dog-
forces contradictoires (la vertu contre la liberté
matisme des croyances établies ou officielles et
de mœurs).
en particulier celui de la religion et la contrainte
de sa pratique » – pourrait partiellement s’ap- 10. Des Grieux laisse paraître plusieurs signes de
pliquer à Des Grieux rejetant le principe de sa violente passion :
42 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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– un état maladif traduit par des hyperboles : étrangère au modèle racinien de la passion. L’aveu
« Jamais apoplexie… » (l. 4 914-4 915) ; de Phèdre à Œnone en est l’une des pièces maî-
– la douleur affective se transforme en malaise tresses. Le registre tragique se manifeste, entre
du cœur (l. 4 915-4 916) ; autres, par l’emploi du champ lexical de la fatalité
– l’évanouissement, assimilé à une petite mort (« ce nom fatal », « le feu fatal à tout mon sang »,
(l. 4 916-4 917). « incurable amour », « Cruelle destinée ! »),
La passion tragique est vouée à l’échec ; elle est l’obsession de la mort et de la terreur provoquée
placée sous le signe d’une fatalité contre laquelle par la passion (« Pourvu que, de ma mort res-
ses victimes ne peuvent lutter. Bien qu’il prenne pectant les approches, / Tu ne m’affliges plus par
très vite la mesure du caractère de Manon, Des d’injustes reproches », « le comble des horreurs »,
Grieux ne peut s’empêcher de l’aimer. Chaque « J’ai conçu pour mon crime une juste terreur »)
nouvelle trahison ne fait qu’aggraver le poids de et l’assimilation de la passion à une maladie que
cette fatalité. Le Chevalier ne cesse d’évoquer l’on subit (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; /
les souffrances endurées au nom de son amour, Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue »).
sans être pour autant capable d’y mettre fin. Parmi les figures d’amplification, innombrables,
Cette lucidité impuissante est l’une des marques on pourra relever les hyperboles (« l’ennemi dont
du héros tragique. j’étais idolâtre ») et la gradation (« Je le vis, je
rougis, je pâlis à sa vue »).
11. Le commentaire de Voltaire peut être perçu
L’extrait page 53 (l. 998 à 1 013) et l’œuvre dans
autant comme un éloge envers un auteur capable
sa globalité expriment la douleur, la fatalité, mais
de s’élever jusqu’au genre suprême de la tragédie,
également la beauté noire de la passion tragique.
que comme un reproche, l’Abbé Prévost ayant
De Racine à Prévost, la passion est un sujet riche
fait le choix du roman, genre encore mineur au
en potentialités esthétiques, offrant au lecteur
XVIIIe siècle. La citation met l’accent sur la force
une palette psychologique et un raffinement
principale de l’œuvre, qui réside moins dans la vrai-
d’émotions largement supérieurs à ce que pour-
semblance des situations ou la représentation de la
rait offrir le tableau de la vertu.
société que dans la finesse de la peinture des pas-
sions. Le pluriel n’est pas anecdotique, car au-delà
de la passion amoureuse, l’Abbé Prévost dépeint Prolongement
également la passion de l’argent (qui saisit tout
Le professeur pourra travailler sur le mythe de
autant Manon que le Chevalier) et ce que l’on
Manon, à travers l’écoute ou la lecture d’ex-
pourrait qualifier de passion du bonheur, dont l’af-
traits de l’opéra Manon de Massenet ou de
franchissement des codes sociaux est le préalable.
Manon Lescaut de Puccini. Plus récemment,
La possibilité d’adapter Manon Lescaut au théâtre
Serge Gainsbourg a écrit une chanson intitulée
paraît donc tout à fait plausible. Au-delà de la
« Manon » pour le film Manon 70, adaptation
transformation générique d’un texte narratif
moderne du roman de Prévost par le réalisateur
en un texte dialogué, cette adaptation suppo-
Jean Aurel en 1968, avec Catherine Deneuve
serait également, en prenant comme référence
dans le rôle principal.
les codes de la tragédie classique, de procéder
à d’autres ajustements. La vraisemblance des
situations romanesques est parfois douteuse, la Conclusion
présence assumée de la débauche, de comporte-
La richesse de la caractérisation des personnages
ments parfois vulgaires est également incompa-
et l’idée, relativement récente en 1731, que
tible avec les codes de la tragédie classique. La
l’analyse psychologique puisse constituer le sujet
condition sociale inférieure de Manon n’en fait
principal d’un roman, annoncent les évolutions
pas non plus une héroïne de tragédie. La liste
futures du genre romanesque au XIXe siècle. La
des incompatibilités ne s’arrête pas là, mais la
grande liberté enfin, des personnages relative-
question a surtout pour objectif de permettre aux
ment aux mœurs de leur époque souligne l’in-
élèves de réactualiser les connaissances acquises
temporalité et l’universalité de la réflexion sur
sur la tragédie en seconde.
le bonheur, qui se construit dans le mince espace
12. Toutes proportions gardées, l’inspiration tra- entre la réalisation individuelle et l’adhésion aux
gique de Manon Lescaut n’est probablement pas valeurs communes d’une société.
2 Manon Lescaut | 43

Litterature.indb 43 06/09/11 11:52


Séquence
Voyages au bout
‹ de la nuit
Livre de l’élève  p. ∞· à §§

Objectifs et présentation de la séquence  p. ∞·


Objectifs :
– Étudier les moyens esthétiques pour rendre compte de l’enfer de la guerre.
– Aborder des œuvres qui posent la question des limites de la représentation.
Le XXe siècle est celui de tous les paroxysmes : il a vu naître des progrès sociaux, économiques et
technologiques inouïs, tout en atteignant les sommets de la barbarie et de la destruction. Les deux
guerres mondiales, le règne des totalitarismes, les génocides constituent autant de « voyages au bout
de la nuit », de moments ultimes de négation de l’homme par l’homme. Le roman, la peinture, la
photographie et les formes les plus contemporaines de la création artistique se sont saisies du para-
doxe de cette barbarie rationnelle et industrielle.
À côté des documents et témoignages directs, l’art est un moyen de rendre sensible ce qui pourrait ne
rester qu’une abstraction historique pour les générations suivantes. Il permet également d’approcher
l’énigme de la barbarie humaine. Là où le discours rationnel achoppe, l’art résiste, continue à vouloir
représenter, questionner et comprendre l’incompréhensible.
La séquence propose tout d’abord de montrer comment la peinture se saisit du motif de la première
guerre mondiale et dialogue avec la littérature pour décrire l’univers des tranchées (p. 60-61).
Une deuxième partie aborde, d’une manière plus générale, la difficulté de la représentation de la
guerre, tant sous la forme de la fiction illustrée que sous le mode documentaire recherché par le
photojournalisme (p. 62-63).
Elle confronte enfin deux manières de représenter la Shoah : une installation artistique impliquant
un parcours de la part du spectateur et le témoignage direct d’un rescapé (p. 64-65).
Cette séquence éclaire des courants artistiques qui se sont saisis du thème de la guerre au
XXe siècle. Elle montre également comment les blessures de l’histoire ont contribué à une remise
en cause profonde de la création artistique. L’art au XXe siècle ne cherche pas seulement à capter le
monde concret dans une représentation, mais à rendre visible ce que nous ne pourrions voir autre-
ment, ce qui échappe à la compréhension rationnelle, en d’autres termes, à donner une forme visible
à l’invisible.

⁄ Peindre la guerre  p. §‚-§⁄ ÉTUDE D’UNE ŒUVRE ABSTRAITE


Objectifs Contexte : Étudiant prometteur de l’école des
– Analyser les rapports entre le sujet beaux-arts de Dresde, George Grosz a 20 ans
représenté et la technique picturale. lorsque la guerre éclate. Il est libéré de ses obli-
– Étudier un mouvement artistique marqué gations militaires pour cause de maladie en 1915,
par une tragédie historique. mais sera finalement rappelé sous les drapeaux
en 1917. Interné dès le lendemain de son rappel
dans un hôpital psychiatrique, victime de graves
44 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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troubles nerveux, il est finalement réformé en d’un monde défiguré en train de basculer dans
1917. Explosion a été peint à l’issue de cette série l’irreprésentable. Explosion est donc une œuvre
d’épreuves douloureuses. tout à la fois abstraite et figurative, à l’image de
la guerre dans son absurdité, terriblement réelle
1. Le rouge et le noir dominent la composition
par ses conséquences, mais demeurant une
de l’œuvre. Quelques touches d’un vert criard,
énigme pour la raison.
de bleu et de jaune lui confèrent une dimen-
sion irréelle. Le noir évoque la nuit d’une ville 4. Un certain nombre de lignes convergent vers
surprise par la guerre. Le rouge semble inon- le centre du tableau, une zone noire qui pourrait
der de l’intérieur les éléments architecturaux. figurer une rue vue du ciel. La verticalité s’ex-
Les bâtiments paraissent imploser sous l’effet prime notamment à travers les trois immeubles
du bombardement et des flammes. Au-delà de représentés de part et d’autre de cette étroite
cette fonction référentielle, le rouge peut sym- zone noire. En revanche, le bâtiment qui apparaît
boliser la violence, le sang, la folie destructrice partiellement au premier plan déroute. Il semble
de la guerre. Le jeu de contrastes violents avec comme séparé du reste du tableau, échappant aux
le noir fait entrer le spectateur dans un réseau lois de la perspective, au bord du tableau.
culturel qu’il pourra identifier comme celui de la D’une manière générale, les nombreuses lignes
représentation de l’enfer. On peut penser, entre qui traversent le tableau, rendues très visibles par
autres, à L’Enfer de Jérôme Bosch. le contraste entre le rouge et le noir apparaissent
comme des traces ostensibles du geste du peintre.
2. Le tableau fait apparaître explicitement la L’effacement du trait dans l’harmonie des cou-
guerre, le bombardement, la destruction d’une leurs et de la composition est remis en cause.
ville. Sous la déformation et la déstructura- La visibilité des lignes dément la recherche de
tion des lignes, le spectateur reconstitue des mimesis, le peintre revendiquant pleinement son
bâtiments, des fenêtres, des débris, une rue. intervention dans l’acte de la représentation.
L’impact de l’explosion, point de fuite principal La déconstruction de la perspective dérange, perd
du tableau, situé en son centre, est clairement le spectateur qui ne sait plus où placer son regard,
identifiable. Les volutes de fumée dans la partie qui ne parvient plus à construire clairement l’es-
supérieure décrivent également très clairement pace représenté. Par une déconstruction très tra-
le développement de l’explosion. Néanmoins, vaillée, l’œuvre donne une sensation de vertige,
le contraste violent entre les couleurs, la dislo- de chaos, de confusion qui fait ressentir, au-delà
cation des lignes de fuite et la transformation d’une image, une expérience de la guerre.
géométrique de la scène – rappelant la technique
cubiste – nous placent du côté de l’allégorie et de DE L’IMAGE AU TEXTE
la transfiguration symbolique.
1. Le tableau d’Otto Dix se présente comme une
3. Explosion est une œuvre à la croisée de plu- illustration du texte de Barbusse. Il est donc par-
sieurs esthétiques. La figuration est encore bien ticulièrement intéressant d’analyser la manière
présente, à travers les bâtiments représentés, dont le peintre met le texte en image.
le feu, la fumée, mais ces éléments réalistes se Les Flandres retient de l’extrait proposé :
présentent comme des traces improbables de – la présence fantomatique de corps ou de formes
la réalité, des formes en train de disparaître, de humaines (« taché d’êtres », « tous ces hommes
s’abstraire du monde. De nombreuses parties du à face cadavérique » « il sort d’un côté ou d’un
tableau, en particulier les zones périphériques, autre quelques revenants », p. 61). Au premier
ne permettent pas d’identifier clairement les plan, on identifie difficilement trois visages qui
éléments référentiels. L’explosion déforme la paraissent comme détachés du reste du corps ;
ville jusqu’à l’abstraction, repoussant les limites – le « surnaturel champ de repos » qui se dessine
de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est à travers l’amas de débris, de branches, de boue,
pas. Seule la partie centrale du tableau, près de d’eau, de tissus et d’hommes endormis ou morts.
l’impact, permet encore d’identifier une ville, la La vie se réduit sur le tableau à des manifesta-
zone périphérique traduisant par son abstraction tions minuscules (un œil ouvert, une main posée
la confusion des formes, le chaos de la guerre. sur le sol), de même que le texte de Barbusse
Cette progression vers l’abstraction est à l’image évoque ces « êtres qui dorment, ou qui, s’agitant
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doucement […] se mettent à revivre, ou sont en les écarts et les transformations entre le texte
train de mourir » ; et le tableau. La ligne au premier plan, lorsque
– les « amas de terre » du Feu sont bien visibles l’on parcourt le tableau de gauche à droite, relie
sur le tableau d’Otto Dix, du premier plan le point situé au-dessus de la branche noire, à
jusqu’à la ligne d’horizon ; l’extrémité du corps recroquevillé sur la partie
– l’indétermination de la nationalité (« Sont-ils droite du tableau et forme ainsi une sorte de
Allemands ou Français ? »), aucun uniforme ne talus humain, de relief contre-nature. Cette
permettant d’identifier les soldats visibles ; impression d’amas organique relève davantage
– l’absence d’armes (« ils n’ont pas leur fusil »). de l’interprétation du peintre. Le tableau évoque
2. Le titre évoque la représentation d’un paysage. l’indifférenciation de la terre et des hommes par
L’indication géographique nous situe également des moyens purement graphiques, le jeu des
dans l’horizon d’attente de la peinture flamande, lignes du tableau, l’aspect granuleux des visages
en particulier celle du XVIIe siècle, dans la lignée et le travail sur la couleur. Le surgissement de
de Rubens, qui développe particulièrement l’art branches décharnées dans le tableau relève éga-
du paysage. L’image dément violemment le titre. lement davantage de l’interprétation, conférant
Si la nature est encore représentée, elle est bou- à la scène une dimension tragique, les arbres
leversée par l’action humaine. La guerre façonne apparaissant comme des bras séparés de leur
un nouveau type de paysage, chaotique, dépourvu corps, invoquant vainement le ciel au milieu
de toute harmonie, marqué par l’hétérogénéité de d’un paysage de désolation.
ses composantes. Les éléments naturels se mêlent 5. La figure de style utilisée est la métonymie.
aux objets et aux tissus humains. Les hommes sont tout d’abord désignés comme
3. Le corps des hommes n’apparaît pas comme « des amas de terre » avant d’être identifiés de
un élément extérieur au paysage. Il est intégré manière très insolite, en fin de phrase, comme
à la boue, à la couleur de la terre. Il se fond des hommes. La position finale du substantif
presque parfaitement avec elle, ne manifestant « êtres » transcrit stylistiquement l’inversion de
que par quelques touches insolites sa présence la hiérarchie naturelle provoquée par la guerre.
spectrale. La boue unificatrice fait disparaître les Les hommes ne sont reconnus qu’en dernière
limites entre l’humain et l’inanimé. Les nuances analyse. La terre prend le dessus sur eux, enterre
kaki et brunes de la terre se fondent avec celles vivants et morts sans distinctions et laisse à
des vêtements, en particulier au premier plan, peine émerger une humanité à la limite de la
tandis que le vert de gris des cratères remplis disparition.
d’eau rappelle celui des uniformes. Seul le ciel L’expérience du spectateur du tableau, quoique
paraît homogène, échappant à l’indistinction de foncièrement différente, peut faire écho à celle
la partie inférieure du tableau où l’amassement du lecteur. Le premier coup d’œil ne laisse voir
de corps, de débris, de branches mortes rappelle qu’un paysage boueux. Seul un regard plus
le spectacle glaçant évoqué par Barbusse. aiguisé finit par distinguer les contours et les
formes de ce qui reste des hommes sur le champ
4. La question de l’illustration du texte par la de bataille.
peinture traverse l’histoire de l’art. La doctrine
de l’ut pictura poesis affirme la subordination du ÉCRITURE
tableau à l’ordre du discours. Les rapports qu’en-
tretient l’art pictural avec la littérature sont Vers la dissertation
cependant plus complexes qu’une simple trans- Pistes
position d’un langage à un autre. Si la locution 1) L’artiste au service du combat pour la liberté
prépositionnelle « d’après » laisse entendre dans a) Le romancier est un visionnaire
un premier temps que le peintre se situe dans Par sa capacité à s’abstraire du présent, l’écrivain
cette tradition d’imitation du texte par la pein- peut imaginer une société libérée des diverses
ture, l’examen comparé du texte et de l’image formes que peut prendre l’oppression.
montre bien plus qu’une simple transposition. Victor Hugo, en particulier dans Les Misérables,
La valeur illustrative du tableau, qui a été étu- élabore une fresque qui annonce la révolte du
diée dans la première question, ne peut masquer peuple contre un ordre social injuste. On peut
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penser notamment au tableau mythique des bar- On pourra développer une troisième partie mon-
ricades. Ainsi, quand le narrateur se demande trant que le romancier ne peut écrire hors du
« quel horizon on voit du haut de la barricade », temps, de la société, du contexte dans lequel
le personnage d’Enjolras répond : « l’avenir ». il évolue et que le roman, par nature, s’inscrit
b) Un combat qui passe par la dénonciation dans les combats de son temps. L’efficacité du
La fiction romanesque peut être un moyen de roman, si elle n’est pas immédiate, souligne les
souligner les dérives d’une société, d’en démon- phénomènes universels et intemporels de la
ter les mécanismes de pouvoir et de domination. domination. Les causes de l’oppression restent
Dans 1984, George Orwell décrit un monde souvent transposables dans d’autres contextes.
désincarné où l’individu ne peut plus exercer la Les combats de Victor Hugo, en particulier dans
moindre liberté, ses pensées elles-mêmes étant Les Misérables, traversent les époques. Certains
traquées par le pouvoir. Milan Kundera, dans La écrivains, comme Sartre et Camus, considèrent
Plaisanterie, dénonce quant à lui le totalitarisme quant à eux que l’écriture et la révolte sont
qui sclérose la société tchécoslovaque en la pri- indissociables.
vant de ses droits fondamentaux.
c) Les écrivains engagés L’étude de deux tableaux représentatifs du mou-
Certains écrivains ne se contentent pas d’un vement de la Nouvelle Objectivité aura permis
combat purement littéraire, mais s’engagent aux élèves de percevoir le lien entre l’esthétique
également sur le terrain politique. Hugo, Zola, et l’historique, dans la mesure où les techniques
Sartre, Camus, Aragon, Malraux, Char, entre mêmes de composition de ces peintres sont
autres, illustrent cette volonté d’avoir prise sur indissociables de l’expérience de la guerre.
la réalité politique et sociale, par une action
militante, qui a pu, pour certains d’entre eux,
prendre la forme d’une véritable lutte armée.
2) Les artistes ne sont pas les mieux placés ¤ Images de guerre  p. §¤-§‹
pour mener ce combat
Objectifs
a) La répression et la censure
– Étudier la problématique de l’illustration
Les écrivains sont confrontés à la répression et à
du texte littéraire.
la censure qui les empêche d’exprimer leurs idées
– Interroger la question de l’objectivité
librement. Le contrôle des idées par le pouvoir
constitue un frein à leur combat. Victor Hugo a de la photographie de presse.
dû s’exiler près de vingt ans, ses œuvres ont été
censurées par le régime de Napoléon III, ce qui DE L’IMAGE AU TEXTE
a en partie remis en cause l’efficacité de sa lutte.
b) Le rôle du romancier se situe ailleurs que dans 1. Tardi cherche à traduire la ferveur patriotique
le combat pour la liberté qui saisit le peuple français en 1914. Le texte de
Les défenseurs de la théorie de l’art pour l’art Céline évoque, à partir de « C’est le signe… », la
revendiquent la séparation absolue entre l’art et folie patriotique qui vire à la fureur sanguinaire.
le monde réel, la société, la politique. Leur but Les « Pacifiques » sont les victimes expiatoires
est de cultiver la beauté pour elle-même. Ces de cette lame de fond, ils sont désignés par des
artistes refusent donc toute fonction subversive. termes péjoratifs (« leur sale vie baveuse ») et
Huysmans, dans À rebours, élabore un roman voués au déchaînement de violence du peuple.
mettant en scène un personnage vivant dans C’est l’ironie corrosive de Céline que Tardi
l’obsession de l’esthétisme, coupé du monde et cherche à illustrer au moyen de cette foule de
de ses problèmes. squelettes hagards, animés par une violence
c) L’écriture nécessite une maturation, son effi- aveugle.
cacité est moindre par rapport à d’autres formes Il ne s’agit donc pas d’illustrer une scène nar-
de lutte rative, mais de trouver les moyens de rendre
Le délai nécessaire à la création peut remettre en compte d’une réflexion abstraite : le peuple est
cause l’efficacité d’un combat qui doit se mener manipulé par le pouvoir politique et sa propa-
au présent. gande. Le patriotisme est le mensonge nécessaire
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pour faire oublier aux soldats qu’ils vont mourir 4. Les élèves trouveront facilement dans leur
pour une cause absurde. Il pousse les soldats à C.D.I. ou en médiathèque d’autres ouvrages de
une frénésie de combat, de mort et de destruc- Tardi, en particulier la série d’adaptations en
tion. Parallèlement aux planches illustrant des bande dessinée des Nestor Burma de Léo Malet,
scènes ou des descriptions réalistes (comme celle ou celle du Cri du peuple de Jean Vautrin.
qui ouvre la séquence p. 59 ou les planches de la L’intérêt de l’adaptation de textes classiques
p. 66), l’illustrateur choisit parfois de représen- de la littérature repose sur l’attrait exercé par
ter un mouvement de pensée, une réflexion plus l’association du texte et de l’image. Pour le
abstraite du romancier. lecteur qui découvre une œuvre sous la forme
d’une adaptation, il devient possible d’entrer
2. Pour Voyage au bout de la nuit, Tardi a fait le visuellement et rapidement dans un univers
choix de l’illustration et non celui de l’adap- romanesque, l’expérience pouvant inciter à la
tation en bande dessinée. Le dessin ne prend lecture du roman original. Pour le lecteur qui
jamais la place du texte, il n’en est qu’une a déjà lu l’œuvre originale, l’adaptation peut
ponctuation régulière. Illustrer consiste donc enrichir l’imaginaire, et procurer le plaisir de la
davantage, selon l’étymologie du mot, à éclai- « revivre » autrement.
rer, à mettre en lumière le texte. L’illustrateur, 5. La séquence offre deux exemples de dialogue
contraint d’être très sélectif, est confronté avec direct entre la littérature et la peinture ou le
Voyage au bout de la nuit à une difficulté sup- dessin (p. 61-62). Il ressort de l’étude du tableau
plémentaire : le texte est foisonnant, baroque. d’Otto Dix et du travail sur l’adaptation du
Tardi cherche à retrouver dans le dessin la profu- Voyage au bout de la nuit que cet échange ne se
sion verbale de Céline. La multitude de crânes, limite pas à une simple traduction d’un support à
s’étendant jusqu’à l’horizon, l’arrière-plan mon- un autre, mais constitue un enrichissement réci-
trant un cimetière dont on ne distingue pas les proque. On ne voit pas « plus » sur le tableau
limites, le drapeau sur la gauche, la confusion de Dix ou sur le dessin de Tardi, mais on voit
qui se dégage de ces squelettes, à la fois morts, autre chose, autrement, sous un angle inédit que
dévorés par les corbeaux et continuant pourtant le texte ne pouvait offrir.
à vivre pour revendiquer leur patriotisme, sont Il peut être intéressant d’élargir la réflexion au
autant de moyens de répondre aux débordements cinéma et d’aborder la notion d’adaptation ciné-
verbaux et stylistiques du texte de Céline. matographique, constituant un autre exemple
important de dialogue entre les arts. On peut se
3. Céline évoque au début de l’extrait la référer à la séquence 22 sur les vampires (p. 423)
déchéance du corps sous terre, dans une sorte qui évoque le passage d’un mythe littéraire à son
de prolepse fictive. Le narrateur s’imagine mort, adaptation filmique
recevant la visite de sa famille sur sa tombe.
Tardi retient du passage l’obsession de la mort,
devenue banale, admise par tous, y compris par
la famille. L’image montre donc une armée de ÉDUCATION AUX MÉDIAS
morts, mais des morts agressifs, virulents, qui 1. Si le cliché de Capa s’est élevé au rang de
s’arment du patriotisme pour masquer l’aberra- mythe, c’est probablement grâce à un mélange
tion de leur sacrifice. La présence cynique du de maîtrise technique, d’intuition et de hasard,
corbeau qui plonge son bec dans l’orbite d’un comme cela arrive très souvent en photographie.
crâne vient ironiquement démentir la noblesse Le sujet photographié de près est décentré sur la
du combat pour la patrie : ceux qui se battent gauche de l’image, comme en train de sortir du
ne sont voués qu’à devenir les « saucissons de cadre, le fusil n’étant d’ailleurs pas complètement
bataille » évoqués par Céline. dans le champ visuel. Le cadrage laisse à penser
L’illustration est donc non seulement une inter- qu’avec les moyens techniques de l’époque, le
prétation du texte par le dessinateur, mais elle photographe n’était qu’à quelques mètres du com-
permet également au lecteur de nourrir son ima- battant fauché par la mort. Robert Capa a donc
ginaire et d’enrichir son expérience de lecture pris d’énormes risques pour obtenir ce cliché, pro-
dans le va-et-vient entre le texte et l’image. bablement depuis un renfoncement du terrain,
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légèrement plus bas que le combattant, ce qui rendre plus saisissante. Certains clichés de guerre
explique l’impression de contre-plongée. ont une telle force d’évocation qu’ils en perdent
Les deux lignes de fuite définies par les deux presque leur statut documentaire, supposé objec-
extrémités du fusil, la tête et les pieds du com- tif, pour entrer pleinement dans la dénonciation.
battant « ouvrent » la perspective vers la gauche La photo de Nick Ut montrant une petite fille
du tableau, vers un espace qui semble vide, où le vietnamienne brûlée par le napalm, fuyant un
ciel occupe la place principale. L’homme donne bombardement en fait partie (www.ac-grenoble.
l’impression étrange d’ouvrir les bras vers cet fr/lycee/vincent.indy/IMG/pdf_Phan_Thi_Kim_
espace vide. Les lignes horizontales qui domi- Phuc.pdf).
nent (ciel, pente du terrain, paysage au loin) Le cliché de Capa pose un autre problème, celui
sont en contraste violent avec la verticalité de de son authenticité contestée. Le débat n’étant
l’homme et du fusil. pas tranché, on peut proposer aux élèves un
La position très particulière du soldat en train de atelier sur le sujet, en utilisant l’excellent dossier
tomber associée à la pente du terrain confère à du site « Arrêt sur images » :
l’image une force tragique saisissante : l’homme www.arretsurimages.net/contenu.php?id=2170.
tombe en arrière, à contre-courant du mouve-
ment de la pente. La mort le retient, l’empêche
3. La photographie de Joe Rosenthal a elle aussi
fait l’objet d’une controverse. Sans entrer dans
d’aller vers cet « avant » du combat et de la
résistance à l’armée franquiste. le détail de la polémique, on comprend aisément
C’est peut-être l’instant retenu par le photo- l’intérêt qu’un tel cliché pouvait présenter pour
graphe au moment de la prise de vue qui contri- le pouvoir politique et militaire des États-Unis :
bue le plus à rendre cette image si fascinante. un drapeau américain hissé sur une colline,
On y éprouve le vertige de voir l’irreprésentable, quatre hommes les bras tendus vers l’étendard et
l’instant même de la mort d’un homme. Cet vers le ciel symbolisent clairement le triomphe
homme n’est ni vivant ni mort, il est en train de d’une nation sur le pouvoir totalitaire du Japon.
mourir. C’est cet instant insaisissable qui semble Le cliché a été abondamment utilisé et diffusé
comme figé sur le cliché. Au-delà de la compas- par les services de propagande de l’armée amé-
sion que le spectateur peut éprouver face à la ricaine dans le but de stimuler le patriotisme et
disparition d’un combattant républicain, c’est de donner un signe fort annonçant la victoire
aussi la peur universelle de la mort, le rappel de prochaine.
la condition humaine qui frappe l’esprit de celui
qui découvre cette photographie. Prolongement : premières « L »
2. Le cliché de Robert Capa constitue l’acte de Aujourd’hui, la récupération de cette pho-
naissance du photojournalisme, dans la mesure tographie par l’État américain est dénoncée
où il offre une vision personnalisée de la guerre, par certains artistes. Ainsi, l’œuvre d’Edward
à une époque où dominaient encore des pho- Kienholz intitulée Le monument commémo-
tos prises en plan très général, montrant plus le ratif ambulant (1968, musée Ludwig, Cologne)
champ de bataille que le destin individuel des témoigne de cette interrogation sur le détour-
hommes. La guerre devient réelle, la mort n’y est nement de l’information et de la communica-
plus une abstraction, mais une évidence cruelle. tion. Dans une maquette grandeur nature, des
Le statut de cette image est donc ambigu. C’est statues représentent les soldats de la photo. Ils
un cliché pris dans le feu de l’action par un jour- se tiennent debout devant un tableau noir en
naliste, il témoigne de la réalité du conflit et son forme de tombe où s’inscrit le nom des pays
statut documentaire est incontestable. Mais la rayés de la carte par une guerre. Derrière eux,
composition très travaillée, la focalisation sur la célèbre affiche représentant l’Oncle Sam
un homme qui n’est plus un simple soldat, mais demandant aux jeunes citoyens de s’engager.
acquiert le statut de symbole d’un combat sur Voici le commentaire de son auteur : « Je tiens
le point d’être perdu, sa force tragique l’élèvent à préciser avant tout que je ne veux nullement
au rang d’œuvre artistique. C’est cette ambiguïté insulter ce pays – l’Amérique – car je l’aime,
qui est aujourd’hui encore parfois reprochée aux je pense, autant que vous. J’ai cependant le
photographes, qui travaillent l’image pour la droit de vouloir le changer, et à ma façon. Ma
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méthode – celle de tout artiste – est un système ÉTUDE D’UNE INSTALLATION
de mises au point et de points de vue. Pour ce
qui est de cette œuvre, elle se lit comme un 1. L’étude du travail de Boltanski peut être
livre : de gauche à droite. À gauche, il y a les l’occasion d’aborder le statut de l’œuvre d’art
moyens de propagande : l’Oncle Sam de la contemporaine, souvent déroutante pour les
première guerre mondiale, Kate Smith chan- élèves, par sa forme, son abstraction ou son
tant Dieu bénisse l’Amérique et Les marines au statut éphémère.
Mont Suribachi […] Je regrette vraiment tous L’installation de Christian Boltanski est organi-
ces hommes morts dans l’absurdité de la guerre, sée en parcelles rectangulaires occupant toute
car dans leur mort je ne peux pas lire notre l’allée centrale du Grand Palais. Dans l’une
des ailes est disposé un tas de vêtements plus
avenir. Paix ! »
important que l’on voit sur la photographie à
4. Un débat oral peut être mené à partir des l’arrière-plan.
arguments auxquels les élèves auront réfléchi Les vêtements, installés en tas géométriques,
préalablement à l’écrit. On pourra proposer une dégagent une impression contrastée, mélange
synthèse rassemblant les différents arguments : glaçant d’ordre et de désordre. Il est évidem-
– La photographie de presse se doit d’informer. ment impossible d’évoquer l’œuvre en termes de
Elle ne doit donc pas orienter le public vers beauté purement plastique : il s’agit d’un travail
une interprétation unique et fermée, ce qui la mettant en jeu l’émotion, l’intellect, la mémoire
distingue de l’image de propagande. Elle est un collective, l’énigme de la barbarie. L’installation
outil d’analyse de l’actualité, non une profession ne se suffit pas à elle-même, elle ne peut s’ache-
de foi. ver que dans le parcours et le travail de concep-
– Elle ne doit pas jouer sur le pathos, ce qui peut tualisation de chaque spectateur.
la rendre manipulatrice. Le rôle du journaliste de
2. Christian Boltanski aborde très régulière-
presse n’est pas d’émouvoir, mais de donner aux ment la question de la Shoah dans son œuvre.
lecteurs les outils leur permettant de se forger L’approche n’est pas toujours frontale, comme
leur propre représentation de l’actualité. dans Personnes. On n’observe aucune étoile
– On peut opposer aux deux arguments pré- jaune, aucune manifestation explicite du
cédents le rôle d’investigation et parfois de génocide des Juifs pendant la seconde guerre
dénonciation que peut avoir le journalisme. mondiale. Les vêtements sont contemporains.
Il n’existe pas de forme absolument objective Pourtant, le visiteur qui a vu Nuit et brouillard,
pour rendre compte des événements. Le photo- ou des photos montrant l’accumulation de vête-
graphe propose donc à travers ses clichés une ments dans des hangars fait très vite le rappro-
vision du monde que le lecteur pourra confron- chement. Dès leur arrivée dans les camps d’ex-
ter à d’autres pour se constituer son opinion termination, les déportés devaient se déshabiller,
personnelle. leurs vêtements étaient alors rassemblés, triés
– L’émotion a aussi une valeur informative : par d’autres détenus et déposés dans des hangars
c’est en étant touché émotionnellement que que les nazis avaient baptisés « Canada ». En
le lecteur peut prendre conscience d’une réa- dépouillant hommes, femmes et enfants de leurs
lité historique, qu’il peut vouloir approfondir sa vêtements, les nazis cherchaient à faire dispa-
connaissance de l’actualité. L’émotion n’est pas raître toute notion d’identité et entamaient le
l’ennemie de l’analyse. processus de déshumanisation dans le camp.
3. L’installation, par définition, n’est pas desti-
‹ La Shoah dans l’art née à durer, elle n’existe que pendant le temps
et dans la littérature  p. §›-§∞ de l’exposition. Le caractère monumental du
travail de Boltanski rend impossible sa conser-
Objectifs vation dans un musée. Il s’agit donc d’une œuvre
– Aborder le problème de la représentation éphémère, qui ne peut exister que dans un temps
de la Shoah. et dans un espace limités.
– Comparer les approches de la littérature Le statut transitoire de l’œuvre constitue l’une
et de l’art sur ce sujet. des problématiques de l’art contemporain.
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L’œuvre n’est plus sacrée. Elle peut être détruite moment où il a vécu la scène.
pendant ou après l’exposition, comme certaines Christian Boltanski suggère l’indicible à travers
machines autodestructrices de Jean Tinguely. Elle des signes forts : le nombre très impressionnant de
peut même n’exister que sous une forme textuelle vêtements évoque l’ampleur du crime, les dimen-
décrivant un dispositif que l’artiste ne réalise pas sions mêmes du lieu d’exposition sont monu-
lui-même. Il ne s’agit plus pour l’artiste d’exhiber mentales. Les habits, au sol, témoignent symbo-
sa capacité à fabriquer une œuvre, mais de créer liquement de l’abandon de millions d’hommes
une relation, une réflexion avec le spectateur, victimes de la mécanique meurtrière du nazisme.
dont l’œuvre réalisée n’est qu’une composante. Montrer directement la Shoah revient aux
témoins directs, aux historiens. Le rôle de l’artiste
4. A priori, le titre déroute. Des « personnes », consiste plutôt, tout en évoquant le crime, à per-
nous ne voyons que les vêtements désordonnés,
mettre au spectateur de le concevoir, de le penser
de toutes tailles. Ils apparaissent comme des
et aussi à éprouver sensiblement ce qui en fait un
corps vides, dépouillés de leur chair. événement si vertigineusement monstrueux.
Si l’on rétablit la référence historique aux camps
d’extermination, le titre s’éclaire. L’œuvre de 4. Le texte de Wiesel évoque de façon très crue
Boltanski, tout en montrant l’horreur de la dés- la bestialité qui saisit les hommes voulant s’em-
humanisation, rétablit aussi en quelque sorte parer du morceau de pain : « Ce fut une ruée…
tous ces morts anonymes dans leur dignité de miettes ».
personne, en montrant ces vêtements comme la La mort du père assassiné par son fils est égale-
trace indélébile d’une humanité qu’on a voulu ment évoquée au moyen de termes très réalistes :
effacer, purement et simplement. Le thème de « L’autre se jeta sur lui », « poussa un râle et
la trace, de la restitution d’une identité perdue mourut ».
traverse toute l’œuvre de Boltanski. Il ne s’agit La dernière phrase souligne le décalage entre ce
pas uniquement de concevoir des installations que devrait vivre un adolescent de quinze ans
« tragiques » commémorant la douleur de la et la cruauté de la scène dont il est le témoin.
disparition. L’artiste cherche toujours parallèle- Cet adolescent a vu en quelques mois ce qu’un
ment à restituer l’identité, à résister, malgré tout, adulte ne pourrait imaginer à l’échelle de toute
à l’anonymat de la mort. une vie : le paroxysme de la barbarie exercée par
l’homme sur l’homme.
DE L’IMAGE AU TEXTE 5. Boltanski se situe tout autant dans une posi-
1. Les prisonniers sombrent dans une anima- tion de gardien de la mémoire, que dans celle
d’un intellectuel interrogeant un événement
lité qui s’explique par les conditions de trans-
qui continue à dépasser l’entendement. Ce
port épouvantables, le froid, mais surtout la
passé-là ne passe pas. Le rôle de l’artiste consiste
faim. Cette déshumanisation fait disparaître les
à accompagner ses contemporains pour penser
valeurs morales, brise l’unité familiale, au point
la barbarie nazie.
d’amener un homme à tuer son propre père pour
un morceau de pain.
ÉCRITURE
2. La disposition en tas de vêtements mélangés,
et dessinant pourtant en même temps des formes Vers la dissertation
géométriques régulières, exprime la perte d’iden- La célèbre affirmation du philosophe Adorno
tité. Le fait même d’accumuler autant de vête- peut être l’occasion d’une dissertation ouverte à
ments vides, sans corps pour les habiter, dérange toutes les formes d’art, amenant les élèves à une
profondément. Plus les vêtements s’accumulent, démarche comparative.
plus l’absence des personnes qui pourraient les Pistes pour la dissertation
porter est soulignée.
1) Les artistes peinent à représenter
3. Élie Wiesel construit La Nuit comme un témoi- cet événement
gnage. Il fait le choix d’une représentation directe a) Les ouvrages sur le sujet sont la plupart du
de la Shoah, d’une description de l’horreur, à tra- temps des témoignages et non des œuvres de
vers les souvenirs de l’adolescent qu’il était au fiction.
3 Voyages au bout de la nuit | 51

Litterature.indb 51 06/09/11 11:52


De nombreuses œuvres, à commencer par Si Prolongements
c’est un homme de Primo Lévi, se présentent sous
forme de récit autobiographique. 1) La première guerre mondiale
b) User de la fiction peut paraître indécent. dans la peinture allemande
Il est possible d’évoquer les reproches adressés – On peut montrer aux élèves et analyser
à Steven Spielberg à propos de son film La Liste d’autres œuvres de Grosz comme Scène de rue ou
de Schindler, reconstituant en studio un camp Journée grise dont l’ironie glaçante souligne l’in-
d’extermination. souciance des classes dirigeantes qui continuent
c) Cet événement est irreprésentable. à jouir de leur pouvoir et de leur fortune :
Comment mettre artistiquement des images www.friendsofart.net/en/art/george-grosz/
ou des mots sur un événement qui dépasse la street-scene
raison ? www.friendsofart.net/en/art/george-grosz/
Le texte de Wiesel évoque souvent les impres- grey-day
sions du narrateur, lorsque ce qui a lieu devient – L’œuvre d’Otto Dix fournira elle aussi de mul-
inimaginable. tiples exemples illustrant le traumatisme de la
première guerre mondiale. On citera entre autres
2) Les artistes peuvent évoquer indirectement La Rue de Prague à Dresde que l’on trouvera à la
cet événement page 68 de ce manuel, Le Triptyque de la guerre
a) Les installations (www.art-ww1.com/fr/texte/099text.html), Assaut
On se reportera aux réponses apportées plus haut sous les gaz (www.art-ww1.com/fr/texte/021text.
sur l’œuvre de Boltanski. html) ou encore le triptyque Metropolis. On trou-
b) La bande dessinée vera sur le site suivant d’excellentes analyses du
Le travail d’Art Spiegelman dans Maus met travail de Dix, ainsi qu’une riche iconographie :
à distance la réalité par la représentation des http://vouloir.hautetfort.com/tag/art
hommes sous les traits d’animaux. – On pourra enfin consulter le très bel ouvrage
c) Des œuvres de résistance Allemagne, les années noires aux éditions
Le Verfügbar aux enfers de Germaine Tillon, sorte Gallimard (2007), un parcours d’œuvres carac-
d’opérette burlesque écrite dans les camps, a été téristiques de l’expressionnisme noir et de la
un moyen pour elle de résister à l’horreur quoti- Nouvelle Objectivité en Allemagne dans les
dienne grâce à la création. années 1920-1930.
2) L’adaptation d’œuvres littéraires
en bande dessinée
› Atelier d’écriture  p. §§ – Les deux liens suivants permettent d’accéder
La correction de ce travail peut être l’occasion à une bibliographie d’adaptations d’œuvres
d’aborder plus en détail l’œuvre de Céline. Il littéraires en bande dessinée :
est ainsi possible de lire l’extrait du Voyage au http://eprofsdocs.crdp-aix-marseille.fr/Adapta
bout de la nuit, correspondant aux trois dessins de tions-d-oeuvres-litteraires.html
Tardi. On peut le retrouver dans l’édition Folio http://lewebpedagogique.com/cdidocs/2008/09/
(2010), pages 15 (« Combien de temps faudrait- 05/adaptation-litteraire-en-bande-dessinee/
il qu’il dure leur délire ») à 18 (« J’ai quitté ces – Les élèves peuvent rédiger une synthèse sur
lieux sans insister, joliment heureux d’avoir un la problématique de l’adaptation d’une œuvre
aussi beau prétexte pour foutre le camp »). littéraire en bande dessinée à partir de l’article
suivant :
Au cours de cette lecture, les élèves pourront http://publifarum.farum.it/ezine_articles.
relever les différentes formes de discours rap- php?art_id=198
porté, les passages en monologue intérieur, les – Sur la question de l’adaptation littéraire chez
accumulations, anaphores et autres procédés Tardi, on peut lire Tardi. Entretiens avec Numa
d’amplification attendus dans le travail d’écri- Sadoul aux éditions Niffle-Cohen (2000).
ture. Ils relèveront et étudieront également les
marques du langage parlé et argotique, ainsi que 3) Le photojournalisme
la manière dont ce langage s’immisce dans un – On pourra mettre en parallèle le travail sur
moule très littéraire. le photojournalisme avec la fiche méthode

52 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 52 06/09/11 11:52


numéro 3, « L’information par l’image », l’enquête et analyse les rouages de l’industrie de
p. 444-445. la mort.
– Sur la question de la manipulation des images On peut également demander aux élèves d’éla-
de guerre, il est également possible de travailler borer un dossier personnel sur la Shoah, rassem-
en interdisciplinarité avec un professeur d’his- blant extraits de textes littéraires, peintures et
toire sur un cliché montrant la mort d’un soldat présentation de films évoquant le sujet.
français au cours d’un assaut en 1916… photo
5) La lecture de romans
extraite d’un film tourné en 1928.
– La Voleuse de livres, Markus Zusak, 2005
Le site « L’histoire par l’image » en propose une
Cette œuvre pour adolescents et jeunes adultes
excellente analyse :
a été couronnée par de nombreux prix. La nar-
www.histoire-image.org/site/oeuvre/analyse.
ratrice est peu banale : la mort elle-même prend
php?i=52&d=1&m=poirier
la parole et témoigne de la folie des hommes.
4) La représentation de la Shoah Liesel, seule survivante du récit, trouve son salut
Il est possible, en fin de séquence, de projeter dans les livres qu’elle vole et qu’elle sauve de
aux élèves un extrait du film Shoah de Claude l’autodafé organisé par les SS.
Lanzmann et de prolonger la réflexion sur les Le récit comporte des dessins et des schémas qui
moyens de représenter le génocide des Juifs. tentent de d’exprimer l’indicible.
Le réalisateur fait le choix du témoignage pur. – Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel, 2007
Les victimes y prennent la parole, mais aussi Le narrateur doit rédiger un rapport qui permet-
d’anciens bourreaux ou des villageois habitant tra de classer une sombre affaire impliquant tous
à proximité des camps de concentration. Sans les hommes du village. Ceux-là même qui l’ont
aucune image d’archives, le réalisateur mène dénoncé aux nazis.

3 Voyages au bout de la nuit | 53

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Séquence

› Personnage et société
Présentation de la séquence  p. §‡
Livre de l’élève  p. §‡ à ·‹

La représentation d’un monde en crise favorise la création de personnages qui doivent l’affronter ou
qui peuvent en incarner les tensions.
La séquence a pour objectif de faire comprendre la part de l’Histoire qui peut entrer dans la création
d’un personnage au niveau de :
– son identité : les personnages aristocratiques (textes 2 et 3) ;
– sa condition : l’enfant misérable (texte 4) ;
– son parcours : le héros partagé entre les Lumières occidentales et le despotisme oriental (texte 1) ;
– sa dimension symbolique : le héros qui affronte le mal (texte 5).
Le personnage de fiction devient un miroir des ruptures historiques et sociales. Il permet de créer un
point de vue sur les événements, sur les partis en présence, sur le renouvellement de valeurs. Il peut
aussi dévoiler l’impact d’un événement sur une conscience ou une intériorité. Face à la brutalité des
événements (misère, guerre, violences physiques et morales), le personnage quitte le seul modèle
héroïque pour traduire des conflits intérieurs, parfois une perte de repères qui aboutit à remettre en
question le sens même de l’Histoire.
La création romanesque est alors indissociable d’une inscription de l’œuvre dans une époque. Le per-
sonnage devient emblématique d’un moment de l’Histoire et de la société. Il entre dans l’imaginaire
de la conscience collective (par exemple, texte 4) ou, au contraire, apparaît comme une contre-figure
des idéologies en cours (texte 5).

que cette guerre a générée a laissé des marques


H istoire des arts irréparables.

Otto Dix, La Rue 2. L’observation des corps mutilés ne manque


pas d’être inquiétante pour le spectateur.
de Prague, ⁄·¤‚  p. §°-§· L’esthétique expressionniste joue sur de violents
contrastes. Les deux personnages s’opposent et
Un monde en morceaux s’avèrent complémentaires. Il s’agit avant tout
LECTURE DE L’IMAGE de corps incomplets, privés d’une de leurs par-
1. Le tableau d’Otto Dix renvoie à la première ties : les jambes pour le personnage au premier
guerre mondiale et à ses conséquences désas- plan, les bras pour le second. L’un se trouve
treuses. La scène représentée s’ancre dans le réduit à la fonction de mendiant, avec un regard
quotidien allemand de l’après-guerre. Les deux vide ; l’autre circule en semblant fanfaronner un
culs-de-jatte sont des anciens combattants dont slogan (« Juden Raus ! ») préfigurant une nou-
les corps ont été mutilés ou gravement handica- velle catastrophe.
pés au moment des combats. Du côté français, Le peintre prive ces corps de vie et les réduit
on appelait ces soldats complètement défigurés à l’état de marionnettes. Les prothèses en bois,
des « gueules cassées ». Le retour à la vie nor- volontairement simplifiées comme des membres
male est donc impossible puisque la catastrophe de pantins, sont fichées ou emboîtées dans les
54 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 54 06/09/11 11:52


chairs. Les personnages semblent des marion- 6. L’affiche de propagande « Juden raus ! »
nettes désarticulées : recroquevillé et inerte pour marque l’émergence d’un courant antisémite,
l’un, figé dans la pose d’un batteur de tambour fort et agressif qui annonce la politique répres-
pour l’autre. sive et exterminatrice contre la population juive,
C’est la notion même d’individu qui se trouve servant ici d’exutoire aux frustrations et amer-
interrogée. Les deux hommes semblent les pan- tumes nées de la première guerre mondiale. Des
tins d’une mascarade historique et politique qui pogroms violents éclatent déjà en Allemagne et
tourne au cauchemar et au tragique. Les vio- dans certains pays de l’Est.
lences de la première guerre mondiale laissent
présager un nouveau chaos. 7. L’esthétique expressionniste chez Otto Dix
livre une vision très ambivalente du monde,
3. Le tableau joue sur la saturation de l’espace
entre dérision et tragique. L’accumulation
par des objets hétéroclites. À l’arrière-plan, la
de figures carnavalesques (pantins, poupée,
scène de café (conversation entre deux femmes)
mannequins) signifie la perte de toute dignité de
prolonge l’impression d’un monde figé et mort.
l’être humain et son avilissement. L’inscription
Les mannequins (entiers ou morcelés), dans la
puissante de signes morbides ou macabres
vitrine de droite, renforcent un rapport au corps
construit une vision apocalyptique, entre
fondé sur l’absence de vie, sa fragmentation et
mémoire et prophétie d’un chaos historique qui
sa dimension d’objet. Ils exhibent une chair nue
n’en finit plus de saper les valeurs et de ravager
mais artificielle. Les corsets et les gaines (ajus-
l’humanité.
tés sur un corps plus masculin) suggèrent un
érotisme morbide. Le motif du mannequin pro-
longe et accentue l’idée de mutilation par celle
du morcellement. VERS LE BAC
Invention / Éducation aux médias
4. L’accumulation des objets et des figures bou-
leverse un rapport traditionnel à l’espace fondé Le texte produit doit tenir compte des caracté-
sur l’ordre. Le regard peut emprunter plusieurs ristiques propre à un article de journal (densité
cheminements : d’une figure à une autre par le et concision, date, signature, appartenance à
seul mouvement de la curiosité, ou la fascination une rubrique, respect du contexte et du cadre
d’éléments qui se trouvent réinscrits en plusieurs chronologique).
L’article peut suivre différentes progressions :
endroits (par exemple, les mains) ; en suivant
– récit du moment de stupéfaction face au
une couleur (par exemple, le bleu ou le rouge).
tableau d’Otto Dix puis prise de recul et analyse
La position renversée du cul-de-jatte du premier
de l’image (composition, esthétique) ;
plan invite à une circulation du regard à partir
– récit de l’événement de l’exposition du
des lignes obliques ou transversales. L’esthétique
tableau, réaction de la foule (rejet ou fascina-
du débordement domine la composition de cette
tion), confrontation du point de vue du critique
toile, proche du chaos.
à celui des autres, en vue de prouver qu’il s’agit
5. L’environnement des deux mutilés est consti- d’un chef-d’œuvre ;
tué de chiens, d’un homme qui donne au men- – présentation plus classique : auteur, description
diant et d’une passante, eux-mêmes présentant de l’œuvre, analyse ;
des corps incomplets puisqu’ils apparaissent en – annonce de l’affirmation d’une école esthé-
bordure de l’image et qu’une partie de leur corps tique (l’expressionnisme), analyse de ses caracté-
reste hors du cadre ou dans le hors-champ. La ristiques à travers l’exemple de La Rue de Prague.
main qui se penche indique un mouvement des- Le vocabulaire attendu est celui de l’émotion
cendant, signifiant la chute et la dégradation. esthétique (choc, stupéfaction, attrait…), de
Les hommes privés de leurs jambes et de toute l’art pictural (le locuteur a une identité cultu-
hauteur, vivent au niveau des animaux. Sur le relle bien précise qui est celle d’être critique
bord droit, les figures des hommes sont mises d’art).
au même niveau que celui d’un postérieur de On attendra également que l’article énonce un
femme. Ce détail volontairement obscène et point de vue singulier : admiration / refus / ambi-
comique rabaisse l’humanité. valence des sentiments (attrait / horreur).
4 Personnage et société | 55

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Dissertation LE PERSONNAGE DANS UN MONDE
La délibération littéraire porte sur la liberté OPPRESSANT
qu’un artiste a de déformer la représentation du
Montesquieu,
monde.
– Toute représentation romanesque repose sur la
sélection d’éléments du réel jusqu’à leur possible
grossissement : par exemple, l’argent chez Balzac,
⁄ Les Lettres persanes,
⁄‡¤⁄  p. ‡‚-‡⁄
la passion chez Stendhal, le corps et le sexe chez
Zola. Sans ce choix, la peinture du monde per- Un cri de révolte
drait en sens. Même un roman dit réaliste ne
reproduit pas la réalité telle qu’elle est, mais la LECTURE DU TEXTE
reconstitue à partir d’éléments choisis. 1. Usbek use d’un ton diplomatique, qui lui évite
– La déformation aide le lecteur à prendre de la de donner un ordre de façon trop autoritaire. À
distance pour critiquer le monde. Elle participe une première série de questions rhétoriques dont
alors de l’art de la caricature ou de la satire (par la réponse est entendue (promesse obtenue de la
exemple, les personnages grotesques dans les part de Roxane de veiller à la paix du sérail), suit
romans de V. Hugo). une récusation (refus de recourir à la violence
– Le roman permet de découvrir le monde à par- préconisée par le grand eunuque) et une justifi-
tir d’un point de vue autre. Dans L’Étranger de cation de la diplomatie. La lettre se clôt par une
Camus, le regard de Meursault crée une repré- exhortation à obéir. La formule finale qui joue
sentation déformée de la société qui en accentue sur l’opposition « maître » / « époux » tente un
l’absurdité. Dans Le Procès Verbal de Le Clézio, le ultime adoucissement.
personnage Adam Pollo fait l’expérience d’une À travers cette lettre, le lecteur peut donc
rupture avec la société afin d’être au plus près de découvrir la complexité du personnage d’Usbek
la nature (ressembler à l’animal). qui, grâce à son voyage en Europe, s’est ouvert
– La déformation peut tenir à la capacité du à la philosophie des Lumières. C’est aussi l’art
roman à atteindre à la poésie ou au délire oni- d’employer une rhétorique qui vise tout à la fois
rique. Les objets monstres comme la locomotive à convaincre et à persuader son destinataire. La
et l’alambic chez Zola montrent combien l’écri- violence, pour être dissimulée et policée, n’est
ture romanesque peut tourner à la vision épique. cependant pas absente.
En privilégiant une vision déformée du monde,
le roman peut adopter un point de vue subjectif 2. La lettre de Roxane (CLXI) frappe le lecteur
volontairement délirant : c’est le cas dans Voyage par sa violence. Visuellement, elle procède par
au bout de la nuit de Céline où la folie du monde juxtaposition de paragraphes brefs qui traduisent
(horreur, guerre, misère, abjection) se rejoue la virulence du propos proche d’un cri. La syn-
dans celle du personnage de Bardamu. taxe privilégie l’asyndète (« Oui, je t’ai trompé ;
– Certaines esthétiques qui mettent en valeur j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta
le point de vue personnel du créateur favorisent jalousie », l. 1-2). L’emploi du présent de l’in-
la liberté dans la représentation du monde : dicatif situe le lecteur dans l’immédiateté d’une
place et rôle du tempérament de l’écrivain chez actualité brutale et dramatique. Enfin, dès
Diderot, qui peut aller jusqu’au délire de l’en- l’exorde, l’assertion (« je vais mourir ») éclate
thousiasme ou de la verve (La Religieuse, Jacques comme un coup de tonnerre. Si l’on compare
le Fataliste), génie de l’artiste et de son regard sur les formules inaugurale et conclusive (« Je vais
le monde dans le roman romantique, singularité mourir » / « je me meurs »), on constate que le
d’un style (Picasso). lecteur assiste à l’agonie de Roxane.
Ce texte traduit bien la réflexion sur le genre
épistolaire dans le roman du XVIIIe siècle, entre
prise de recul réflexif (lettre d’Usbek) et immé-
diateté du présent (actualité tragique que le
lecteur est amené à découvrir comme en direct,
selon une esthétique de la surprise et du choc
dramatique). La lettre qui met en scène le
56 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 56 06/09/11 11:52


suicide de Roxane fait de ce personnage une qu’il a été la dupe des apparences. Le motif de
grande héroïne tragique. la tromperie acquiert une signification plus phi-
losophique lorsque l’héroïne évoque la crédulité
3. Roxane défie le pouvoir et l’autorité d’Usbek,
(l. 10), proche de la naïveté et de la bêtise, que
propriétaire du sérail. Si l’émoi domine le ton
son maître a pu lui prêter.
de la lettre, la jeune femme n’en développe pas
Le ton du discours est déclamatoire, centré sur
moins un argumentaire extrêmement subtil :
la première personne (« je ») dans un moment
– accusation qui vise à dénoncer le fait d’abuser
dramatique. Il s’agit d’une parole qui défie un
de la crédulité d’une femme (l. 9-11) ;
pouvoir arbitraire jusqu’à la mort, par le suicide.
– justification d’un comportement qui trouve
Comme une héroïne tragique, Roxane met en
sa cohérence et son unité dans la revendication
scène sa révolte. Le lecteur éprouve de la pitié
d’indépendance (l. 12-14) ;
pour la victime d’un despote.
– concession qu’Usbek devrait faire à Roxane en
raison d’une soumission pour respecter les appa-
rences (l. 15-19) ; HISTOIRE DES ARTS
– réfutation de toute attitude amoureuse qui
Le tableau et le roman mettent en valeur la
déguisait le sentiment de la haine (l. 20-21) ;
figure du despote oriental. Toutefois, celle-
– raisonnement par l’absurde (l. 22-24) puisque
ci prend un sens différent en fonction des
l’héroïne révèle une tromperie réciproque. contextes littéraires et artistiques. Dans le texte
Le ton de cette lettre est volontairement celui de Montesquieu, le personnage du despote vit la
de l’insolence et de la colère. Les arguments tension entre l’arbitraire de son pouvoir et une
développés recouvrent certes les lieux communs attitude éclairée qu’il a acquise par son voyage
d’une revendication féministe (rupture de la sou- dans l’Europe des Lumières. Chez Delacroix,
mission aux hommes). Mais ils émanent d’une Sardanapale devient une figure de la perte et
personnalité hors-norme, capable de révolte et du vertige absolu. Au moment de mourir, il
surtout dominée par la haine. Roxane préfigure fait sacrifier son harem selon un rituel proche
la marquise de Merteuil. du sadisme. Des esclaves musculeux viennent
4. Le suicide de Roxane bouscule toute une mettre à mort les femmes et les bêtes dans une
série de tabous : la domination des femmes par débauche de cruauté et d’érotisme morbide,
les hommes et la volonté de renverser cette alors que le maître oriental demeure immobile,
hiérarchie ; la libre détermination de l’individu le regard inflexible. Le tableau devient une
sur tous les plans (sexuel, social, idéologique) ; pièce phare de l’esthétique romantique : excès
la remise en question d’une autorité qui ne se du sujet, débauche de couleurs somptueuses
soutient que par l’arbitraire. Roxane élucide (dont le rouge si symbolique du sang et du luxe),
la duperie dont elle est victime et dénonce émotions violentes, culte de l’imagination qui
un système d’aliénation. Pour autant, le sérail emporte l’âme du spectateur hors de la platitude
est le lieu du despotisme oriental et ne peut du réel.
être confondu avec la société européenne. Piste de lecture : Analyse du tableau de
On veillera à ne pas inscrire les Lumières, ici Delacroix par Charles Baudelaire dans ses Salons.
émergentes, dans la perspective d’une visée
révolutionnaire.
5. Même si Roxane retourne la violence contre VERS LE BAC
elle-même par le suicide, la jeune héroïne veut Commentaire comparé
blesser mortellement son interlocuteur. Le commentaire présente cette spécificité de
Le réseau sémantique qui s’organise à partir du devoir engager une lecture comparée des deux
thème du mensonge est subtil. La revendication lettres.
de la tromperie (l. 1 et 24) vise à provoquer une – La confrontation des portraits pourra mettre
vexation amoureuse, en suscitant la jalousie. en valeur les hésitations du maître entre philo-
Grâce au lexique de la comédie (« je me suis sophie des Lumières et despotisme naturel (c’est
jouée » l. 1, « paraître » l. 16 et 17), Roxane bien un personnage poussé jusqu’à ses contradic-
tente de renverser les rôles et révèle à Usbek tions par le soulèvement du sérail) et la révolte
4 Personnage et société | 57

Litterature.indb 57 06/09/11 11:52


de Roxane, qui marque une personnalité entière qui s’est élevé au moment de son mariage avec
et engagée jusqu’à la mort (voir questions 1 Mathilde. Dans cette posture sacrificielle, les
et 2). deux personnages invoquent leur innocence
– L’aspect polémique vise la remise en question au moment de périr. Aussi, les amis du couple
de l’autorité abusive et arbitraire, soit que l’on deviennent-ils les témoins d’un sacrifice dont ils
adopte le point de vue du bourreau, lui-même auront la charge de conserver la mémoire.
plus très sûr de l’intérêt d’un ordre imposé par la
3. Le discours assez long de Delphine vient s’ins-
violence et tentant une manœuvre diplomatique
crire en plein cœur de l’événement lugubre. Il
(texte 1), soit que l’on entre dans le point de vue
vise à aider Léonce à se détacher de la vie et
de la victime (texte 2) (voir questions 3 et 5).
constitue donc un véritable ars moriendi en trois
mouvements.
– Ce moment de communion tardive et enfin
assouvi cache les souffrances antérieures
(l. 10-13).
– Delphine rappelle le souvenir des blessures
Germaine de Staël,
¤ Delphine, ⁄°‚¤  p. ‡¤-‡‹
Accepter son destin
amoureuses que Léonce lui a infligées, certes
involontairement (l. 13-15).
– L’héroïne place leur existence sous le signe de
la souffrance et du malheur auxquels ils n’au-
raient pas échappé, quelle que soit l’époque :
LECTURE DU TEXTE
« des êtres tels que nous auraient toujours été
1. Le couple est pris dans les violences de l’His- malheureux dans le monde » (l. 15-16).
toire. Cette page romanesque livre un tableau
sanglant des désordres révolutionnaires : guerre, 4. L’héroïne joue donc un rôle primordial, celui
exécutions, mort. Les éléments narratifs offrent de faire accepter la mort à Léonce. Son discours
la mise en scène lugubre des derniers moments atteint le résultat escompté puisque si l’on com-
de Léonce. La dramatisation de l’épisode tient pare l’attitude initiale et celle finale de Léonce,
au rituel de l’exécution : voiture qui conduit le le héros a évolué. En effet, celui-ci éprouve
condamné sur le lieu du supplice, traversée du d’abord un violent sentiment d’injustice et de
peloton, séparation et cérémonie des adieux, révolte : la première réaction de Léonce consiste
ultima verba. La scénographie laisse affleurer le à exprimer directement une plainte à Dieu
souvenir douloureux des exécutions publiques, (« Ah, Dieu ! que vous ai-je fait pour m’ôter la
encore très présent dans la mémoire de lec- vie… ? », l. 9). Il finit par adopter une attitude
teurs qui ont connu et qui ont pu être victimes stoïque au moment du supplice.
des événements révolutionnaires. En arrière- 5. Le drame se hisse à la grandeur d’une tra-
plan, Delphine évoque « une révolution san- gédie à travers trois dimensions. Le tempo du
glante, qui va flétrir pour longtemps la vertu, la récit est celui d’une narration assez précise,
liberté, la patrie » (l. 21-23). Cette page roma- qui décrit l’exécution de Léonce, étape après
nesque délivre donc une vision négative de la étape. L’esthétique de ce passage est celle des
Révolution, à rebours de sa représentation offi- pages romanesques funèbres ou lugubres du
cielle ou de l’héritage politique dont certains se XVIIIe siècle où l’on se plaît à exacerber le pathé-
revendiquent.
tique ou le tragique par un cérémonial de la
2. La marche à la mort que l’extrait relate semble mort. Le contexte des guerres révolutionnaires
assez comparable à un chemin de croix puisque fournit des éléments réalistes à ce rituel de l’en-
les deux héros souffrent et doivent apprendre trée dans la mort. La mort brutale de l’héroïne
à renoncer à la vie. Leur discours (l. 9-30, par empoisonnement marque un effet de sur-
l. 35-39 et l. 44-47) est très redevable au langage prise. Aucun indice ne permettait de suspecter
tragique qui exalte le sentiment de la malédic- l’idée de suicide chez Delphine, à part le grand
tion et du malheur. Le couple oppose l’amour discours sur l’acceptation du destin. La mort
éternel à la mort. D’ailleurs, l’air qui retentit simultanée des deux amants est propre au tra-
au moment du supplice rappelle à Léonce celui gique romantique.
58 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 58 06/09/11 11:52


6. De nombreux romans romantiques vont impose une contre-image de la Révolution fran-
mettre en scène cette mort tragique. Goethe çaise pour en montrer l’insoutenable violence per-
en a donné le ton dans Les Souffrances du jeune pétrée sur une victime innocente et pure. Il s’agit
Werther où le héros, en décalage profond avec là d’une œuvre qui entre dans le vaste courant
la société, finit par se suicider. La mort tragique d’une peinture contre-révolutionnaire, tentant de
rôde dans le roman romantique : restaurer l’image de la famille royale et inscrivant
– Raphaël de Valentin dans La Peau de Chagrin son sacrifice dans une dimension quasi hagiogra-
(Balzac), qui voit, à chacun de ses désirs satis- phique. Cette œuvre oppose aux violences de
faits, le talisman magique se rétrécir ; l’histoire révolutionnaire la légende de la reine
– les squelettes enlacés de la Esméralda et de martyre. C’est ainsi qu’elle reconquiert les cœurs :
Quasimodo dans Notre-Dame de Paris (Hugo) ; s’adressant au sentiment davantage qu’à la froide
– la tentation du suicide chez René raison, elle touche et soude la communauté des
(Chateaubriand) ou Octave dans La Confession âmes sensibles. L’évocation fuligineuse et san-
d’un enfant du siècle où maints coups de pistolets glante du théâtre de la guillotine complète ce
lui font frôler la mort ; dispositif symbolique : larmes et frissons rassem-
– la grande agonie d’Atala (Chateaubriand) ; blent le peuple dans un même frémissement. C’est
– la tête coupée de Julien Sorel que son amante ainsi que ce tableau s’inscrit pleinement dans le
Mathilde de la Mole tient sur ses genoux premier romantisme français, ultra catholique
(Stendhal, Le Rouge et le Noir) ; et ultra royaliste parce qu’ultra sensible. C’est
– la décollation de Cinq-Mars (Vigny) et celle d’ailleurs ce que déplore Michelet : les révolu-
des deux héros de La Reine Margot (Dumas). tionnaires, trop froids, n’ont pas su instituer de
7. Les violences de l’Histoire révolutionnaire cérémonies pour fédérer efficacement le peuple
permettent à l’auteur de doter ses personnages français, quand le culte contre-révolutionnaire a
d’une dimension romantique. Les événements su refonder la société, unie dans les larmes « d’un
historiques, par leur dimension tragique, confè- cœur qui se déborde ».
rent une épaisseur à la psychologie des person-
nages. Le sentiment de malédiction qu’ils éprou- VERS LE BAC
vent ne résulte plus d’un vague état d’âme, mais Invention
d’un affrontement direct et frontal avec les hor- Le texte produit adoptera le point de vue d’un
reurs de l’Histoire. Leur identité d’aristocrate les témoin favorable aux deux héros. Il s’agit d’un
désigne comme des victimes, sans doute parce discours narratif à forte dimension testimoniale
que cette identité est devenue impossible dans et charge émotive.
un monde « révolutionné » (Bonald) qui définit On sera donc vigilant à ce que :
autrement l’individu. – les élèves prennent en compte les différents
constituants et étapes du récit ;
HISTOIRE DES ARTS – la caractérisation des héros s’inscrive dans le
De façon évidente, le peintre de cette scène his- genre de l’éloge ;
torique majeure (l’exécution de la reine Marie- – les marques du parti-pris subjectif soient pré-
Antoinette en 1793) a nimbé le personnage royal sentes : registre pathétique qui exprime la pitié
d’une lumière qui émane de sa robe blanche et et la compassion, indices d’admiration, expres-
immaculée. La pose est celle d’une victime sen- sivité propre à cette dernière : exclamation,
sible et stoïque face à l’événement tragique. Son interrogations…
regard porté au ciel lui confère une certaine sain- Ce nouveau point de vue partisan sur les événe-
teté. En contrepartie, la horde des soldats aux ments autorise l’accentuation de la dimension
mouvements amples et brusques, le tumulte d’une hagiographique ou héroïque.
foule populaire aux expressions criardes et agres- La consigne d’écriture précise la progression du
sives, manifestent une force historique proche du texte en deux étapes : une première partie narra-
chaos et du désordre. On le comprend, la repré- tive ; une seconde, plus de nature argumentative.
sentation de l’événement en propose une lecture L’argumentaire sur la conduite à adopter face aux
symbolique (Bien versus Mal), selon un point de violences de l’Histoire peut s’engager dans les
vue idéologique très clair : William Hamilton perspectives suivantes :
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– les mouvements collectifs peuvent dégénérer Le texte romanesque fonctionne sur le contraste
en hystérie meurtrière ; entre réalité et rêve.
– c’est dans de telles circonstances que des atti- Ex. 2 : Le même procédé romanesque est à
tudes héroïques peuvent émerger ; l’œuvre dans Madame Bovary de Flaubert puisque
– il convient d’en entretenir la mémoire pour l’auteur confronte les rêves sublimes et naïfs de
ensuite prendre du recul et analyser le cours de son héroïne à la platitude du réel.
l’Histoire et d’attitudes parfois irrationnelles. Ex. 3 : Dans son conte philosophique Candide,
Voltaire fustige certains stéréotypes romanesques
Piste : rien n’interdit de séparer la classe en deux
qui créent l’amalgame entre personnage, vertu et
groupes distincts, recevant une consigne d’écri-
perfection. Les héros trop naïfs ne connaissent
ture différente : pour le premier, celle donnée
que les infortunes de la vertu. Le roman a bien
dans le manuel ; pour le second, le même récit à
cette fonction de déconstruire une approche
partir d’un point de vue hostile aux aristocrates.
théorique et dogmatique de la vie (ici, la vertu,
l’optimisme) pour réimposer l’humanité dans
Oral (analyse)
ses contradictions, voire son abjection ou ses
1) Les personnages exemplaires souffrent certes turpitudes.
de leur modélisation excessive (courage, bra-
voure, vertu…) mais supportent et incarnent des
valeurs fortes, capables de nous instruire sur l’at-
F. R. de
titude à tenir dans les événements historiques.
Ex. 1 : Dans Les Misérables de V. Hugo, le roman-
cier déploie une série de figures très contrastées,
entre des jeunes révolutionnaires exaltés dans
‹ Chateaubriand,
René, ⁄°‚¤  p. ‡›-‡∞
leur combat pour la liberté, des personnages plus
réactionnaires (Javert épris du seul respect, à la Le vague des passions
lettre, d’une Loi arbitraire et inégalitaire). LECTURE DU TEXTE
Ex. 2 : Le roman d’aventures est grand pour-
1. « Le vague des passions » traduit un état
voyeur de figures exemplaires et romanesques.
d’insatisfaction chez l’homme en quête d’in-
Ce type de récit se construit à partir de l’opposi-
fini. Les élèves pourront structurer leurs
tion fondamentale entre le bien et le mal, selon
recherches autour de trois scansions littéraires
un manichéisme assez simple, mais significatif.
et historiques :
Ainsi, le lecteur peut-il s’identifier à un héros
– La force du sentiment dans la littérature du
comme Michel Strogoff (Jules Verne) qui fait
tournant des Lumières : enthousiasme ressenti
preuve de bravoure et d’abnégation. De même,
par celui qui contemple l’immensité de la nature
Saint-Exupéry sait évoquer l’épopée des conqué-
et les paysages sublimes (Chateaubriand et le
rants de l’inutile, comme Mermoz (manuel de
Voyage en Amérique), reconnaissance d’une aspi-
l’élève p. 453).
ration de l’homme à l’infini.
Ex. 3 : Les romans de Malraux proposent des
– L’interprétation idéologique que Chateau-
figures de héros qui tentent de défier l’absur-
briand donne de « ce vague des passions » dans
dité de la vie par des actes de fraternité : Garine
Le Génie du christianisme : l’auteur expose que
dans Les Conquérants, Kyo dans La Condition
seule la religion chrétienne pouvait satisfaire
humaine, les personnages de L’Espoir. Ces figures
une soif d’infini qui ne peut s’assouvir qu’en
édifiantes, prêtes au sacrifice et au don de soi,
Dieu et qui demeure sans issue après la destruc-
servent une morale laïque et non plus stricte-
tion des cloîtres et couvents au moment de la
ment religieuse.
Révolution.
2) Toutefois, l’excès d’exemplarité peut priver un
– L’exploitation romantique du motif : mal du
personnage de toute humanité. Certains romans
siècle, ennui de vivre, malaise, déception du réel,
ont pour fonction de démonter cette réduction
dégoût de la vie chez les héros romantiques.
du héros à un modèle.
Ex. 1 : Dans Don Quichotte, Cervantès met en 2. Le malaise que le personnage éprouve entre
scène un chevalier qui abuse de la lecture de dans une relation étroite avec le sentiment d’un
romans de chevalerie et qui en devient ridicule. déclin historique : fin du règne de Louis XIV
60 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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(« je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle de René est celui d’une longue déploration du
dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance » personnage sur lui-même. L’intonation excla-
l. 2-3). Les antithèses (« génie » / « souplesse mative est constamment présente, de la formule
de l’esprit », « religion » / « impiété », « gravité inaugurale (« Hélas ! mon père… ») jusqu’à
des mœurs » / « corruption » l. 5-7) construisent la clôture (« Hélas !… »). La déploration est
l’idée d’une chute et d’une décadence sociale. Le avant tout répétition et ressassement de mêmes
regard que René porte sur son époque est donc thèmes (exil, mort, ennui de vivre) qui confère
négatif. une unité de ton au discours, qui hisse le lyrisme
En retour, le héros paraît inadapté à son temps : élégiaque jusqu’au lyrisme funèbre.
son goût pour la grandeur et le sublime entre en Le rythme acquiert une importance. La cadence
contradiction avec la médiocrité de ses contem- dominante consiste à permettre à la parole de
porains. Son esprit est jugé « romanesque » s’amplifier (phrases de plus en plus longues)
(l. 19-20). Le personnage se plaît donc à souli- avec des effets de brisure et de rupture (rétablis-
gner le décalage entre lui et la société, au prix sement de phrases plus brèves) qui reconduisent
d’un état d’isolement et d’anomie (singularité au silence. Certaines phrases sont construites sur
irréductible du héros qui ne parvient plus à cor- le mode de périodes oratoires (l. 19-21) : les trois
respondre avec les normes de son temps). appositions (« Traité… honteux… dégoûté… »)
3. Il en résulte une mise en scène de l’isole- forment un triple palier qui permet à la voix de
ment. Le traitement de la topographie inscrit le s’élever jusqu’à ce qu’elle ait atteint son intensité
personnage dans les marges : de retour dans sa maximale dans la proposition principale (« je
patrie (la France), René choisit de « [se] reti- pris le parti de me retirer dans un faubourg »,
rer dans un faubourg pour y vivre totalement pour retomber et s’amuïr en fin d’énoncé (« pour
ignoré » (l. 21-22). La formule « vie obscure » y vivre totalement ignoré »). Lorsque le person-
(l. 23) marque un goût pour le retrait hors du nage s’adresse directement à Dieu, son discours
monde et des hommes. Dès lors le texte privilé- prend la forme d’une prière et d’une incantation.
gie les lieux de la solitude et de la rupture avec Le système des images poétiques contribue au
la société : refuge dans l’église (l. 25-37), pro- lyrisme du passage. Les clameurs à l’extérieur de
menade au moment du coucher du soleil qui a l’église sont comparées aux « flots des passions »
pour itinéraire les ponts, « un labyrinthe de rues et aux « orages du monde » (l. 29-30). La méta-
solitaires » (l. 41-42). Le récit enferme le person- phore filée qui emprunte à une image biblique
nage dans les cercles d’une solitude indépassable. forte (« de se régénérer, de se rajeunir aux eaux
Chacune de ses stations marque une étape sym- du torrent, de retremper son âme à la fontaine de
bolique. Tout d’abord, René éprouve un senti- la vie », l. 34-35) rejoint la grande poésie sacrée.
ment d’étrangeté (« Je me trouvai bientôt plus René quitte le seul registre de la déploration
isolé dans ma patrie », l. 13), qui est très proche pour offrir une vaste méditation sur le temps et
de l’état de l’exil. La station dans l’église dote la mort, qui atteint à la grandeur d’un discours
le malaise de René d’une dimension religieuse, tragique. L’analogie entre l’astre oscillant et « le
voire métaphysique : sentiment d’être aban- pendule de l’horloge des siècles » impose des for-
donné de Dieu, imploration pour être libéré de mules somptueuses, dignes d’une oraison funèbre
cet ennui de vivre, conscience de rédimer une (« horloge des siècles » l. 41, retentissement des
faute pourtant inconnue. La dernière étape du coups).
texte (coucher du soleil, retentissement des Le dernier paragraphe peut être considéré
cloches) laisse le personnage sur l’obsession de comme un véritable poème en prose qui a son
la mort : « chaque heure dans la société ouvre unité et sa cohérence (voir Commentaire).
un tombeau » (l. 48). 5. Par bien des aspects, René va servir de
4. L’exclamation « vaste désert d’hommes » modèle aux héros romantiques : noblesse hau-
(l. 24) joue sur l’association de termes contra- taine en rupture avec une société dominée par
dictoires (solitude / société) et s’apparente à un des valeurs viles ou médiocres, goût pour la
oxymore. solitude et refuge dans les arts, ennui de vivre
L’épanchement de la douleur est central à ce qui atteint à une dimension métaphysique.
texte où domine le registre lyrique. Le discours Toutefois, dans l’extrait qui est proposé, René
4 Personnage et société | 61

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est moins un modèle qu’une figure originale et – place incomprise de l’homme qui goûte les arts
singulière : il est un aristocrate dont le déclasse- et la poésie.
ment s’explique par le contexte révolutionnaire,
L’argumentaire d’Amélie peut donner l’exploita-
l’émigration et l’exil en Angleterre. De plus, le
tion des pistes suivantes :
personnage ne saurait se confondre avec son
– l’excès de mélancolie aboutit à l’aliénation, à
auteur même si son prénom – René – est iden-
la folie, à la pathologie ;
tique. Par le jeu de l’auto-fiction, Chateaubriand
– la mélancolie entraîne vers une solitude dan-
invente un personnage mythique dont la déses-
gereuse et conduit à rompre avec ses semblables ;
pérance est loin d’être exemplaire : sentiment de
– il ne faut pas cultiver une trop grande nostalgie
perte et d’abandon, absence de vocation, obses-
du passé ou de certaines valeurs, qui amènerait
sion envoûtante de la mort. Le personnage va
à ne plus s’adapter au monde et à n’en pas com-
nourrir l’imaginaire du romantisme noir, voire
prendre l’évolution inéluctable.
sulfureux (inceste entre René et Amélie).
René est celui dont l’identité – médiocre mais Commentaire
confortable – de cadet aristocrate destiné à une Le paragraphe final s’apparente à un véritable
carrière dans l’armée royale s’est vue détruite par poème en prose. René y décrit sa solitude, à
la Révolution. Cette énergie désormais inutile l’égal de celle de Jean-Jacques Rousseau dans
et sans but se renverse en mélancolie sans fond, Les Rêveries du promeneur solitaire, mais dans un
sans fin. Elle trouve à s’employer dans l’écriture, contexte historique plus tragique (Révolution
moyen de renaître à soi-même et de se forger une française, émigration et exil à Londres).
nouvelle identité. Le mouvement du texte est celui de la construc-
tion d’une solitude radicale et douloureuse. La
HISTOIRE DES ARTS topographie joue un rôle primordial (cf. ques-
Le visage de Delacroix émerge de l’ombre et se tion 3) : elle traduit le retrait de la communauté
trouve nimbé par les ténèbres. Il donne un carac- des hommes. À l’enfoncement dans les ténèbres
tère sombre au jeune homme (on a pu parler de (coucher de soleil, labyrinthe des rues solitaires),
« beau ténébreux »). S’il s’agit d’un autoportrait, s’oppose la lumière des lieux de convivialité ou
le fait que le peintre se regarde lui-même pour de sociabilité d’où se trouve exclu René (« les
se représenter révèle un face-à-face tragique, un lumières qui brillaient », l. 42, « éclairaient »,
certain penchant à la délectation morose où le l. 44). Le discours de René repose bien sur
mélancolique prend goût à sa propre douleur. Ce l’antithèse : Je / les hommes.
dispositif en miroir est très proche de celui du Ce mouvement de l’exil s’accompagne d’un
texte de Chateaubriand où le récit à la première regard sur le paysage et le monde. René est un
personne livre René à une auto-contemplation contemplateur : « je m’arrêtais sur les ponts »
doloriste. (l. 38-39), « en regardant » (l. 42). Le tableau
du coucher du soleil acquiert une dimension
symbolique : l’entrée dans le monde de la nuit
VERS LE BAC intérieure. Aussi le texte se construit-il sur le
Invention thème de la disparition progressive de la lumière.
Les deux textes produits qui viendront en regard Les métaphores inaugurales (« enflammant les
l’un de l’autre (déception de René / préven- vapeurs de la cité » l. 39-40, « un fluide d’or »
tion des dangers de la mélancolie par sa sœur) l. 40) marquent l’irradiation lumineuse dans
devront respecter les formes et les codes de la toute sa splendeur. Puis la lumière n’est plus
lettre. que celle artificielle des bougies et des demeures
L’argumentaire de René, soutenu par l’emploi (l. 42-43), avant que le texte ne célèbre les
d’un registre pathétique ou tragique, peut s’ins- ténèbres (« le soir » l. 38, « la nuit » l. 41).
crire dans les perspectives suivantes : Ce passage présente une méditation lyrique
– dégoût éprouvé envers la société suite aux vio- sur le destin des hommes et la mort. René
lences et aux tumultes révolutionnaires ; « song[e] » (l. 44). Le ton devient funèbre :
– perte des valeurs nobles et nouveau rôle de comparaison grandiose et pompeuse du soleil
l’argent ; au « pendule de l’horloge des siècles » (l. 41),
62 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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mise en scène de l’édifice gothique (l. 46). La lugubres, voire macabres (blessure, sang, mort).
cadence épouse un mouvement de déploration : La peinture romantique de la nuit tourne au
interjection (« hélas »), formule qui joue de la cauchemar. La « grosse étoile » qui semble par
personnification et de la métaphore macabre et sa taille écraser l’enfant est l’astre maléfique.
lugubre (« ouvre un tombeau » l. 48), affleure- Le deuxième paragraphe introduit une rupture
ment des affects sur le mode pathétique ou tra- forte, puisque l’on passe de la lumière rougeâtre
gique (« fait couler des larmes » l. 48). Tout le au noir complet.
paragraphe se caractérise par un allongement Le champ sémantique de l’obscurité est alors par-
progressif des phrases (crescendo de la douleur et ticulièrement développé dans le passage : « téné-
de la solitude), puis par une sorte de decrescendo breux » (l. 6), « l’opacité » (l. 17), « ombres »
qui privilégie la réduction des phrases finales (l. 19). Très vite le thème de la nuit se trouve
jusqu’à la déploration brève et frappante et l’ex- associé à l’angoisse et au vide (« grand vide
piration de la voix dans le silence. noir » l. 24-25, « cavités de la nuit » l. 25,
« immensité sépulcrale du silence » l. 28). La
lumière s’avère fragile face à la puissance de la
nuit : il n’est question que de « lueurs » (l. 7).
Victor Hugo,
› ⁄°§¤
Les Misérables,
 p. ‡§-‡‡
Le descripteur qui devient un contemplateur des
fantasmagories nocturnes insiste sur le caractère
terrifiant des formes : « les ronces se tordaient
comme de longs bras » (l. 10). Cette déforma-
tion des éléments joue sur l’apparence squelet-
L’enfant en enfer tique, la monstruosité (« torses d’arbres » « éche-
vellements obscurs » l. 27).
LECTURE DU TEXTE
4. Le passage relève du fantastique. La peur est
1. Le texte présente une progression selon trois
le sentiment dominant (« le cœur serré » l. 16,
étapes marquantes. Le romancier expose la
« anxiété » l. 18, « tremblement » l. 19). Le lec-
situation de son personnage : Cosette livrée à
teur bascule dans un monde proche de l’irration-
la nuit et seule dans la forêt (l. 1-14). Suit la
nel et de l’irreprésentable : « l’inconcevable »
description du paysage nocturne oppressant
(l. 21), « on ne sait quoi de vague et d’insaisis-
(l. 15-36). Le conteur revient alors sur son per-
sable » l. 23, « inconnus » l. 29). La contempla-
sonnage qui sort de la fascination pour reprendre
tion de la nuit fait découvrir un monde surna-
ses esprits et s’enfuir (l. 37-51). Des titres pos-
turel où les éléments de la nature s’animent de
sibles sont : « L’enfant dans la nuit » (partie 1),
façon inquiétante et s’apparentent à des spectres.
« L’ombre » (partie 2), « La fuite » (partie 3).
Le passage peut donc nourrir une réflexion sur le
2. Le romancier situe le lecteur du point de vue fantastique. Certes, on en retrouve les grandes
de l’enfant qui contemple, effarée, la nuit. La caractéristiques telles que Todorov a pu les
formule inaugurale (« L’enfant regardait d’un énoncer : rupture avec le monde de la conven-
œil égaré cette grosse étoile ») marque bien le tion et de la raison, incertitude grandissante qui
déséquilibre entre le petit être, chétif et fra- bouscule les repères traditionnels. Toutefois chez
gile, et l’immensité noire de la nuit, dominante Victor Hugo, le fantastique acquiert une signi-
et menaçante. Dans les lignes qui suivent, le fication métaphysique (présence du mal, d’un
romancier ne fait plus mention du personnage monde de la mort) et une dimension esthétique
de Cosette qui semble avoir été absorbée ou (sublime terrifiant et négatif qui dépasse l’enten-
engloutie par la nuit. dement de celui qui voit).
3. La scène présente une atmosphère nocturne 5. Du premier au troisième paragraphe, le champ
inquiétante. La lumière elle-même qui pourrait de la vision s’élargit pour prendre en compte
être un élément rassurant prend une dimension l’immensité et l’infini de la nuit. Le volume
fantastique et étrange en raison de sa couleur même du paragraphe devient significatif : on
rouge. En effet, les qualifications successives passe de cinq à vingt lignes. L’écriture poétique
(« rougeur horrible », « empourprée », « plaie à l’œuvre joue sur l’accumulation et l’énuméra-
lumineuse » l. 4-5) associent l’astre à des idées tion (l. 25-31) dans une sorte d’effet panique.

4 Personnage et société | 63

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Les significations religieuses et métaphysiques spectateur est projeté dans un monde quasi-irréel
deviennent de plus en plus manifestes : atmos- où affleurent des motifs inquiétants. Le cinéma des
phère effrayante, puis animation d’un monde années 1930 est passé maître dans la réalisation de
surnaturel et fantomatique, enfin abîme et films fantastiques ou oniriques (Docteur Mabuse et
chaos. Métropolis de Fritz Lang).
En ce sens, le paragraphe qui suit (l. 35-36) Il restera à examiner avec les élèves si l’on peut
forme une première chute ou clôture : « Les rapprocher tant que cela les deux esthétiques
forêts sont des apocalypses » (l. 35). littéraire et cinématographique. La déformation
du réel en vue d’aboutir à une vision surréelle
6. À ce niveau de l’analyse, il devient clair que joue sur de tels effets de contraste chez Hugo
la nuit ne renvoie pas au monde commun mais (antithèses, hyperboles, système des images).
devient une nuit intérieure : L’expressionnisme cinématographique se crée à
– perception d’un monde surnaturel : l’hésita- partir d’éléments spécifiques : cadrage du plan,
tion « dans l’espace ou dans son propre cerveau » effet de profondeur, lumières.
(l. 22) marque cette frontière ténue entre le réel
et un monde autre ;
– un vertige intérieur de l’angoisse, du vide, VERS LE BAC
du néant : il existe un rapport de dispropor- Commentaire
tion entre le petit personnage et l’immensité L’analyse des procédés propres au fantastique
nocturne ; pourra s’appuyer sur les réponses aux questions 3
– un monde des enfers et des âmes damnées. et 4.
Les enjeux de cette page romanesque s’avèrent
7. L’inscription du personnage de l’enfant dans
plus complexes. On pourra insister sur la critique
un tel paysage acquiert une signification sym-
sociale qui vise à dénoncer la misère qui frappe
bolique. L’épisode atteint à la force d’une image
la victime la plus innocente, une enfant (voir
allégorique : l’enfant misérable au cœur de l’en-
question 7). Les dimensions symboliques de la
fer social, victime des puissances du mal.
nuit traduisent un état psychologique (angoisse,
La forêt est le lieu de la perte : les branches
vide et néant – voir question 6). Cet anéantis-
s’entremêlent, le fouillis des végétaux en fait
sement touche à une vision métaphysique du
un grand lieu de l’informe où rien ne peut être monde dominé par les forces inquiétantes du
distingué ni nommé clairement. C’est donc un Mal (voir question 5).
lieu de la marge, une frontière que le person-
nage franchit au prix de disparaître et de ne plus Dissertation
exister.
Le sujet de dissertation invite à s’interroger sur le
Toutefois, le texte laisse affleurer d’autres han-
pouvoir de la littérature à remettre en question
tises chez Hugo : il semblerait que l’enfant doive
les faits dans la lutte contre l’injustice sociale.
être retiré du monde des morts et des limbes (en
1) Des premiers exemples peuvent fonder un
rapport avec la mort de Léopoldine ?), ce que
espoir dans ce combat contre l’injustice par les
Valjean va faire en venant chercher Cosette. armes du roman.
Ex. 1 : Les Misérables ont eu une portée consi-
dérable sur la sensibilité sociale. Mais l’œuvre
HISTOIRE DES ARTS s’inscrit dans le sillage de toute une série de
La mise en scène de Raymond Bernard participe romans réalistes, notamment anglais (Dickens,
d’une esthétique très représentative du cinéma des Oliver Twist).
années 1930 : l’expressionnisme. Le noir et blanc Ex. 2 : De grands romans de la captivité
accentue les effets saisissants de contraste. Le plan (Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch)
joue également sur le cadre choisi : mise en valeur ont permis de faire connaître l’horreur du gou-
des branches menaçantes qui, symboliquement ou lag et de la répression communiste. De même,
métaphoriquement, semblent des mains qui vont les fictions de Milan Kundera ne peuvent se lire
prendre l’enfant minuscule qui apparaît en arrière- et se comprendre que par rapport à un système
plan. Le cinéaste a su magnifiquement restituer la totalitaire brimant la liberté des personnages
dimension fantastique de l’épisode. En effet, le (L’Insoutenable Légèreté de l’être).
64 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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2) Mais la fonction de la littérature est moins de – phrases extrêmement courtes et minimales ;
lutter contre une injustice particulière que de – emploi fautif des pronoms : « j’y ai dit » ;
créer une fable universelle qui fasse croire dans – ellipses : « Bien, voilà… c’est tout » ;
la justice et dans des engagements possibles. – utilisation du présentatif : « c’était une voix
Ex. 1 : Ainsi, dans La Condition humaine de en colère… » ;
Malraux, les protagonistes qui souhaitent l’in- – reprise des phrases par la conjonction de coor-
surrection sont écrasés par les troupes commu- dination « et »…
nistes. Au cœur même de leur défaite, ils savent Cette oralité qui envahit le roman est l’une des
se hisser jusqu’à des gestes héroïques : la frater- caractéristiques de la fiction moderne (Céline,
nité dans la mort par le don du cyanure. Joyce). Jean Giono est également influencé
Ex. 2 : dans L’Assommoir, les personnages de Zola par le vérisme italien du XIXe siècle (Verga,
n’ont aucune épaisseur héroïque, mais leur des- Les Malavoglia).
tin permet de dénoncer une aliénation. Anselmie incarne le personnage du simple qui
3) Enfin, la lutte pour la justice n’a pas qu’une est témoin des faits et gestes de Langlois. Elle
valeur morale dans le roman. Elle permet la participe du chœur des paysans qui racontent
création de grands personnages exaltés par leur l’histoire du héros.
engagement.
2. L’attitude de Langlois est marquée par
Ex. 1 : Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, issu
l’étrangeté : colère (l. 4), personnage sombre
d’un milieu modeste, s’insurge contre l’ordre
(l. 16), demande énigmatique et autoritaire
établi de la société de la Restauration. Il va
(l. 20), ordre sadique de tuer et de décapiter l’oie
même jusqu’à la tentative de meurtre et meurt
(l. 29), hiératisme silencieux (l. 37), fascination
guillotiné. Son procès révèle un être énergique,
mutique du sang sur la neige pendant de lon-
passionné, pétri de contradictions mais dont la
gues heures (l. 45-46). La cruauté des faits (l’oie
fougue et la générosité dépassent les traits de
tuée, le goût pour le sang) ne peut qu’intriguer
violence.
le lecteur.
Ex. 2 : Edmond Dantès (Le Comte de Monte
Christo de Dumas) est un personnage d’une puis- 3. Le choix d’une focalisation externe renforce
sante carrure. Lésé dans ses biens et ses droits, l’étrangeté du personnage dont le lecteur n’a
le jeune homme est jeté en prison d’où il par- accès ni à la conscience ni aux pensées, si bien
vient à se libérer, pour se livrer à une vengeance que le héros conserve une dimension énigma-
impitoyable et sadique qui excède les normes de tique. Les intentions et les attitudes de Langlois
la justice. La lutte contre l’injustice fonde un échappent à un ordre traditionnel pour acquérir
destin romanesque exceptionnel, servant l’ima- des significations ésotériques.
ginaire fictionnel.
4. La nature hivernale, recouverte de neige, est
l’image même du vide, du néant suscitant l’an-
Jean Giono, Un roi goisse et l’ennui. La nécessité du divertissement

∞ ⁄·›°
sans divertissement,
 p. ‡°-‡·
s’impose alors. L’amour, la conquête de la gloire,
la chasse sont des palliatifs connus et communs.
« Le sang, en revanche, c’est le divertissement
par excellence ». Pour M.V, puis Langlois, la
La fascination du mal trace rouge sur la neige blanche conjure l’an-
goisse du néant. Jusqu’à la fascination. De même,
LECTURE DU TEXTE pour l’auteur, la trace d’encre sur la page blanche
1. Le langage d’Anselmie, qui est celui d’une tient à distance la peur du vide. « Si j’invente
paysanne, est dominé par l’oralité : des personnages et si j’écris, c’est tout simple-
– recours à l’exclamation ; ment parce que je suis aux prises avec la grande
– insertion constante de l’adverbe « bien », de malédiction de l’univers à laquelle personne ne
l’interjection « bon », « bien alors » ; fait jamais attention : c’est l’ennui », dit Giono
– ruptures syntaxiques nombreuses ; dans M. Machiavel ou le cœur humain dévoilé.
– énoncés incomplets : « puisque je vous dis qu’il Cette explication donnée par Giono lui-même
était comme d’habitude… » ; permet de comprendre la référence à Pascal (qui
4 Personnage et société | 65

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figure dans le manuel) : « malgré notre siècle de de la nature. Le lexique de la démesure est bien
science et les progrès que nous avons faits, il est présent : « énorme », « univers ». Le personnage
incontestable que nous mourons d’ennui ». se grandit.
La contemplation du sang sur la neige s’avère
7. Le silence de Langlois prend alors différentes
troublante. La neige symbolise la pureté. Le
valeurs :
sang vient donc tâcher la surface immaculée du
– il exprime la fascination, ce qui dépasse la
sol : symbole de la faute et du crime. Les deux
parole ;
éléments s’opposent : ce qui est froid versus ce
– il participe d’un secret et d’une pensée ésoté-
qui a conservé la chaleur de l’organisme. Ils sont
rique (voir question 6) ;
aussi complémentaires : vie et mort. Car le sang
– il confère au personnage la dimension du mys-
est la matière même de la vie. Celle-ci ne peut
tère, au sens sacré du terme.
être révélée et contemplée que dans la mort, que
lorsque le sang est répandu sur la neige qui le
met en valeur.
HISTOIRE DES ARTS
La mise en scène de l’épisode par François
5. Plus que de curiosité, il s’agit d’une fascina- Leterrier joue sur le contraste des trois couleurs :
tion, c’est-à-dire d’un personnage qui contemple grande cape noire de Langlois, blancheur imma-
le sang sur le mode de l’effroi et de l’attrait, culée de la neige et sang qui constelle de rouge le
jusqu’à ne plus pouvoir parler. Alors que les sol. La pose du personnage emprunte au réalisme
autres villageois exigent des détails, Anselmie et à la crudité du geste comme à son caractère
précise qu’il n’y a rien à raconter : « pas du tout » mystérieux.
(l. 6), « Non, comme d’habitude » (l. 10), « c’est La confrontation du texte et de son adaptation
tout » (l. 28). À l’abondance du propos d’Ansel- cinématographique permet de cerner deux esthé-
mie s’oppose le laconisme de Langlois (« Coupe- tiques différentes. Le romancier met en avant
lui la tête » l. 29, « Donne » l. 44). Le héros l’irreprésentable : témoin qui rapporte mais qui
s’enferme dans une attitude mutique : « Il ne m’a ne comprend pas, mutisme du héros, recours à
pas répondu et n’a pas bougé » l. 51). Aussi le des images pour délivrer la signification symbo-
regard de Langlois est-il celui d’une sidération. lique. Le film ne peut éviter la représentation.
6. Au lieu de fumer un cigare, Langlois allume
une cartouche de dynamite. L’éclatement de la VERS LE BAC
tête est évoqué par le biais d’une métaphore : Commentaire
« l’énorme éclaboussement d’or » (l. 65) qui Le mélange de trivialité et de cruauté sert plu-
inverse la représentation de la mort. Le jaillisse- sieurs dimensions du texte : l’écart et le déca-
ment du sang jusqu’au ciel symbolise la fusion du lage entre le monde villageois composé de gens
corps de Langlois avec les forces de la nature. Le simples et la grandeur du héros Langlois ; le rôle
sang répandu permet au personnage d’atteindre de l’oie décapitée qui relie bestialité, cruauté,
enfin « les dimensions de l’univers » (l. 67). révélation ; l’énormité de l’issue (fumer une
L’image de la lumière (« or », « éclaira la nuit ») cigarette, allumer une cartouche de dynamite).
suggère une apothéose : le héros se fond avec Pour développer la dimension triviale : les élèves
le cosmos. pourront s’appuyer sur les réponses à la question 1.
On le voit, les significations du sang répandu Pour donner sens à la cruauté, les questions 4 à 7
dans la nature échappent aux représentations fournissent les éléments nécessaires.
conventionnelles. Celui-ci relève d’une curio-
sité primordiale pour ce qui constitue la vie Dissertation
organique, sa vitalité énergique, par delà le L’objet de la délibération littéraire porte sur
bien et le mal. L’acte de Langlois participe aussi la capacité du roman à « mettre en scène un
d’un sens caché : se fondre dans le cosmos et monde en crise ».
la nature (forme de panthéisme). La mort est 1) La crise politique et sociale trouve une ins-
moins le vertige d’une âme perdue (le suicide) cription de plus en plus importante dans le
que l’acte de transformation de Langlois ou de roman
la transmutation de son trouble (fascination du a) Les périodes de crise sont particulièrement
mal) en une renaissance au sein des puissances fécondes pour la création romanesque, dans la
66 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 66 06/09/11 11:52


mesure où le genre lui-même ne peut se satisfaire La réponse à la crise peut être une attitude de
d’une vérité intangible. La remise en question de légèreté et d’insouciance.
l’autorité au moment de la Régence conduit à 3) La mise en scène d’un monde en crise
l’éclosion de romans qui explorent l’affirmation implique la remise en question de la représenta-
de l’individu (roman à la première personne), tion romanesque et de ses codes mêmes
les modes de la liberté et du libertinage (Manon a) L’énigme de l’existence même peut conduire
Lescaut), la relativité des points de vue et des à renouveler les codes de la description et du
valeurs en fonction des civilisations (Les Lettres récit. Sartre dans La Nausée met en scène un
persanes). monde dénué de sens que Roquentin tâche de
b) Les romans du XIXe siècle, en mêlant Histoire comprendre ou d’élucider. Aussi le héros tient-il
et destin personnel, inscrivent la crise sociale un journal de ses expériences philosophiques
dans l’intrigue elle-même. Les personnages en du monde : la perception de la nature, de son
révolte ou en opposition contre la société de la propre corps, de l’observation des hommes. Dans
Restauration portent l’héritage des bouleverse- le Nouveau Roman, le personnage est éclipsé et
ments politiques : Napoléon est le modèle de vidé de toute signification. La description des
Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir. Le roman objets prend une place majeure.
intègre la représentation des événements poli- b) La place du rêve dans Nadja de Breton
tiques (révolutions sociales de 1830 et de 1848) amène à réhabiliter la folie contre l’ordre et les
au parcours du personnage. normes sociales, à ouvrir les descriptions à l’in-
c) Le roman peut n’être centré et resserré que solite, l’inconnu et le mystère. Les textes sont
sur un moment de crise sociale et politique. mis en regard de photographies et de dessins
Malraux se ressaisit en romancier de la révolu- énigmatiques.
tion chinoise. Le récit n’expose que les moments
paroxystiques de l’histoire et du destin des Oral (analyse)
personnages, en une série de fragments. Cette fin du roman est singulière. Elle laisse le
2) Cependant le roman ne parvient à mettre lecteur sur :
véritablement en scène la crise qu’à travers celle – une énigme à déchiffrer (voir questions 2
d’un personnage et 6) ;
a) Hugo dans Les Misérables fait s’affronter – une ouverture plus qu’une clôture ;
le policier Javert aux limites de son sys- – un fragment de Pascal à relire et réinterpréter à
tème pénal et moral : l’application à la lettre la lumière de la fiction : « Qui a dit : “Un roi sans
d’une justice sans pitié. Fait prisonnier par les divertissement est un homme plein de misères” ? »
insurgés et libéré par le bagnard qu’il a pour-
suivi toute sa vie, l’homme de la police prend
conscience de l’absurdité de son système et se LE PERSONNAGE FACE À SON DESTIN
suicide.
Madame de
b) Le langage même du personnage permet de
révéler le monde dans sa folie. Dans Voyage au
bout de la nuit, Céline choisit d’adopter le point
de vue de son personnage. Rescapé de la guerre
§ La Fayette,
La Princesse
(parce qu’il a déserté), mais atteint de folie,
Bardamu livre une vision délirante du monde de Clèves, ⁄§‡°  p. °‚-°⁄
qui tente d’en dire l’abjection, la laideur et le
grotesque. La violence verbale, l’oralité, le flux Objectifs du texte : Le récit de Madame
des pensées et des invectives remodèlent la de La Fayette romance la vie à la Cour
vision du monde. d’Henri II, qui régna de 1547 à 1559. La
c) Le traumatisme de la première guerre mon- jeune Mademoiselle de Chartres, future
diale provoque, par contestation, le goût pour Princesse de Clèves, personnage imaginé par
la liberté et la fantaisie. On assiste au renou- l’auteur, fait une entrée remarquée. L’analyse
vellement des personnages (enfants et adoles- du texte fait comprendre la mise en scène et
cents chez Radiguet et Cocteau) et des styles de le récit d’un personnage fictif, idéalisé
l’écriture romanesque (dadaïsme, surréalisme). à la cour d’Henri II.
4 Personnage et société | 67

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Une jeune femme à la Cour qu’il rencontre » (Trésor informatisé de la langue
française). Par « galanterie », le texte signifie plus
LECTURE DU TEXTE précisément « disposition à se montrer courtois
1. La figure de style dominante est l’hyper- envers les femmes, à les traiter avec déférence, à
bole. Les adjectifs sont souvent superlatifs : les entourer d’hommages respectueux, d’aimables
« parfaite » (l. 2), « extraordinaires » (l. 7), prévenances » (Trésor informatisé de la langue fran-
« extrême » (l. 21 et 25), « grande » (l. 29). çaise). En filigrane, le débat oppose donc fidélité
Plusieurs expressions relèvent de l’expression et légèreté, honnêteté et infidélité. L’insistance du
hyperbolique : « si accoutumé » (l. 3), « une des texte sur ce point peut laisser entendre au lecteur
plus grandes » (l. 4-5), « un éclat que l’on n’avait qu’il s’agira d’un élément-clé de l’intrigue à venir.
jamais vu qu’à elle » (l. 31), « plein de grâce et 5. Sur le plan théologique, on pourra retenir du
de charmes » (l. 33), ainsi que l’adverbe « extrê- jansénisme son caractère fataliste : la grâce du
mement » (l. 26). Les choix lexicaux, enfin, por- salut ne serait accordée, selon cette doctrine,
tent thématiquement vers la bonté et la beauté, qu’à quelques élus, dès leur naissance. Dès lors,
à l’exception des lignes consacrées aux hommes toute action vertueuse et tout mérite restent
(l. 16-17 en particulier). sans écho. D’une façon plus large, le jansénisme
Le portrait de Mademoiselle de Chartres est mar- est associé à une très grande rigueur morale,
qué par sa perfection, tant physique que morale, une pratique religieuse très scrupuleuse et une
ainsi que par l’extrême qualité de son éducation. austérité certaine. La vie que mène Madame
Elle est mise en scène dans un milieu où ce raf- de Chartres après le décès de son mari (l. 5) et
finement est habituel (l. 3-4). Ainsi, la Cour est l’éducation qu’elle donne à sa fille s’opposent
présentée comme un monde parfait. bien aux dérèglements qu’elle laisse entendre
2. La présentation de la jeune Mademoiselle de par la voix du narrateur.
Chartres attire « les yeux de tout le monde » 6. L’absence de la jeune fille dont il est question
(l. 1) et suscite l’« admiration » (l. 3). La caracté- peut pousser le lecteur à s’interroger. Même si le
risation de sa beauté (« parfaite » l. 2 et « grande » texte n’est pas centré sur elle mais sur sa mère,
l. 29) ne laisse aucun doute sur les qualités on apprend à la connaître à travers sa famille,
physiques du personnage. Sa naissance est vantée ses origines et l’éducation dont elle a bénéficié.
(l. 4-5) et le portrait est en grande partie indi- Cela marque à la fois la retenue de la jeune fille,
rect : des lignes 4 à 28, il s’agit de sa famille, puis fruit des efforts de sa mère, mais aussi l’emprise
de son éducation. Ce faisant, le lecteur apprend de la génitrice sur sa fille. Il y a là de quoi piquer
que Madame de Chartres a donné une éduca- la curiosité du lecteur.
tion parfaite à sa fille, cultivant son « esprit », sa
« beauté » (l. 10) et surtout sa « vertu » (l. 10). HISTOIRE DES ARTS
3. Le tableau en creux que fait le narrateur à La vanité est un thème pictural très fécond au
XVIIe siècle. Appartenant au genre de la nature
travers le regard de Madame de Chartres est
nettement différent de ce que l’on entend au morte, elle représente des objets allégoriques qui
tout début du texte. En préparant sa fille à être ouvrent à la méditation sur la condition humaine
vertueuse (ligne 10 et suivantes) et « honnête » et invitent celui qui regarde le tableau à une
(l. 18), en la prévenant contre les hommes vie plus humble. Sans entrer dans une analyse
(ligne 15 et suivantes) et en prônant une vie détaillée de l’œuvre de Jacob Marrel, on fera
remarquer aux élèves la symbolique associée à la
sentimentale fidèle (l. 23), elle peint indirecte-
musique. La place majeure du violon, sa taille,
ment la Cour comme le lieu de la « galanterie »
son éclairage et le soin apporté à sa réalisation le
(l. 12) et de la perdition.
mettent en valeur. Or, la musique est volontiers
4. Dans le texte, la vertu s’oppose à la galanterie. associée au divertissement, voire à une sensualité
Par « vertu », il faut entendre à l’époque la « dis- dangereuse – en particulier à cette époque. Elle
position habituelle, comportement permanent, peut « charmer », au sens étymologique et amener
force avec laquelle l’individu se porte volontai- l’individu à oublier ce qui est essentiel : Dieu, la
rement vers le bien, vers son devoir, se conforme vertu, le salut. On pourra aussi relever la position
à un idéal moral, religieux, en dépit des obstacles précaire des métaux précieux en bas du tableau.
68 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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VERS LE BAC véritable ascèse permettant de conquérir liberté
et maîtrise de soi. On distingue plusieurs étapes,
Invention
en particulier en début du texte. Dans le premier
Le débat à écrire doit mettre en tension deux paragraphe, elle révèle la première étape de son
positions opposées : parcours, consistant à « observer et réfléchir »
– dire et prévenir les enfants et donc porter à (l. 2-3), à faire des « observations » (l. 49) pour
leur connaissance les dangers du monde ; aller au-delà des apparences et comprendre les
– au contraire, taire ces dangers en faisant le pari rouages du jeu social, qu’ « on cherchait à [lui]
que l’ignorance pourrait les en détourner, les en cacher » (l. 5). Ensuite, il s’agit pour elle d’ap-
préserver. prendre à « dissimuler » (l. 6-7) : elle en donne à
Pour éclairer ce débat, on pourra se référer aux Valmont plusieurs exemples. Enfin, ultime étape
critiques que Rousseau faisait à Molière, auquel de son apprentissage, elle apprend à se contrôler
il reprochait de représenter les vices et des ridi- et à simuler les sentiments. Une série d’oppo-
cules des hommes et donc de les favoriser. sitions montre qu’elle peut feindre le contraire
de ce qu’elle ressent : « chagrin » (l. 11) s’op-
Dissertation pose à « sérénité » et « joie » (l. 12), « douleur »
(l. 13) à « joie » (l. 15) avec une référence au
La dissertation doit mettre sous tension deux
masochisme. Au terme de son éducation, elle
thèses :
peut même contrôler sa physionomie. Elle est
– Le roman est une représentation et une vision
alors prête à participer à la comédie sociale,
esthétique du monde. Ainsi, sa portée édifiante
sans en être la dupe. Les troisième et quatrième
ne peut qu’être limitée (en dehors du roman à
paragraphes montrent le personnage jouant son
thèse notamment).
rôle de femme convenable avec art, armé de sa
– Pour autant, le personnage de roman et la fic- nouvelle science (l. 31). Spectatrice d’elle-même
tion peuvent être de merveilleux instruments (l. 21), elle affine son jeu, goûtant avec délice
d’analyse du monde. Le texte romanesque pousse le sentiment de supériorité orgueilleuse que sa
au plus profond l’analyse des sentiments et per- maestria lui procure. Enfin, les trois derniers
met de mieux comprendre l’Homme. En cela, il paragraphes rendent compte du plaisir physique
peut donner des leçons parmi les plus bénéfiques. et du mariage, derniers volets de l’apprentissage
de la vie. Parfaitement instruite et expérimentée,
elle peut s’avancer dans la vie.

P. Choderlos de Prolongement

‡ Laclos, Les Liaisons


dangereuses,
Dès la double préface des Liaisons dangereuses,
l’auteur fait de l’éducation des jeunes filles un
véritable enjeu. Être instruite, mais aussi expéri-
mentée et déniaisée, au sens que Voltaire donne
⁄‡°¤  p. °¤-°‹ à ce terme, est le seul moyen de ne pas finir
comme Cécile de Volanges : trahie, bafouée et
Objectifs du texte : Le roman épistolaire de tournée en dérision.
Laclos présente une femme qui voit dans le 2. L’apprentissage que narre Madame de
libertinage un moyen de mettre en scène sa Merteuil à Valmont est celui d’une actrice.
vie et de diriger son destin. Dans la fameuse Son théâtre est la grande scène du monde. Elle
lettre 81, elle dévoile son jeu. y évolue avec une grande aisance car elle est
capable de dissimuler ses propres sentiments et
La revanche d’une libertine d’en feindre d’autres au prix d’un « travail sur
[elle]-même » (l. 25). Cet art lui permet d’avan-
LECTURE DU TEXTE cer masquée, de manipuler autrui et de l’empor-
1. La lettre LXXXI présente l’éducation libertine ter sur lui. Dans le texte, elle s’amuse d’ailleurs
de Madame de Merteuil non comme un laisser- des effets qu’elle a pu constater sur Valmont,
aller conduisant à la débauche mais comme une destinataire de la lettre, qui a pu se montrer
4 Personnage et société | 69

Litterature.indb 69 06/09/11 11:52


« étonné » (l. 16). La tournure syntaxique « Je et signifie « examiner (un objet de connaissance
me suis travaillée » (l. 14) montre bien la prise scientifique) pour (en) tirer des conclusions
de conscience et le recul qu’elle a sur elle-même. scientifiques » (Trésor informatisé de la langue
L’art théâtral est une arme redoutable, permet- française).
tant aux libertins de jouer avec la naïveté des
6. On peut dire que la Marquise de Merteuil per-
victimes et de savourer l’ironie des situations
vertit les idéaux des Lumières. En effet, elle met
avec cynisme.
la Raison au service non pas de la science, de la
3. La lettre de la Marquise de Merteuil traduit vérité et de la transparence mais de la noire dis-
sa volonté indéfectible d’échapper à la condi- simulation et de la tromperie mauvaise (Madame
tion de femme qui lui est imposée. Dès son plus de Tourvel mourra de ses turpitudes et Cécile de
jeune âge, « fille encore » (l. 1), elle refuse le Volanges finira enfermée au couvent).
« silence » et l’« inaction » (l. 2). La Marquise On peut dire de ce texte, comme des œuvres de
de Merteuil affirme ainsi une supériorité pré- Sade, qu’il révèle l’envers sombre des Lumières :
coce : « Je n’avais pas quinze ans, je possédais la science désintéressée et la raison tournée vers
déjà les talents auxquels la plus grande par- le Bien ne permettent pas de conquérir liberté et
tie de nos politiques doivent leur réputation, autonomie au grand jour. Le croire est une niai-
et je ne me trouvais encore qu’aux premiers serie. Le seul moyen de s’affirmer, d’être libre,
éléments de la science que je voulais acqué- est de tromper son monde. En effet, si le com-
rir » (l. 29-31). Derrière cette haute opinion parse de la marquise, le Vicomte de Valmont,
d’elle-même, fondement de l’orgueil, le per- peut, en homme, afficher au grand jour son
sonnage laisse entendre qu’elle veut prendre sa comportement libertin, il n’en va pas de même
revanche. D’ailleurs, dans un autre passage de la pour la Marquise. Son statut social et matrimo-
lettre LXXXI (qui n’est pas reproduit dans le nial l’oblige à jouer la comédie. Se jouer d’au-
manuel de l’élève), elle se dit « née pour venger trui, pervertir l’idéal des Lumières pour en faire
[son] sexe ». On ne sait pas explicitement contre l’instrument des ténèbres lui procure une joie
qui s’exerce sa vengeance : elle évoque un « on » orgueilleuse et solitaire.
(l. 3-5) qui reste indéfini ou encore des « yeux »
qui l’entourent (l. 6-7). Mais le discours porte HISTOIRE DES ARTS
en lui une forte valeur subversive, une volonté L’image extraite du film de Stephen Frears pré-
farouche de refuser une condition dictée par la sente le personnage de la Marquise de Merteuil
société contemporaine. face à son miroir. Ses yeux montrent qu’elle s’ob-
serve ou, pour reprendre le texte, qu’elle travaille
4. Pour atteindre à la maîtrise de soi, la Marquise sur sa physionomie. On pourrait dire que cette
de Merteuil fait appel à l’« observation » et photographie illustre parfaitement la phrase « je
développe une méthode quasi scientifique. En m’amusais à me montrer sous des formes diffé-
secret, cachée derrière le masque des conve- rentes » (l. 20-21), peut-être ce « regard dis-
nances, elle scrute avec un regard avisé les trait » qui est évoqué ligne 9. Ainsi, cette image
comportements en société. Elle peut les percer traduit bien la duplicité du personnage : le miroir
à jour et les détourner à son seul profit. C’est renvoie une image mise en scène, pensée et tra-
ainsi qu’elle conquiert sa liberté et développe vaillée, et montre que le paraître peut tout à fait
une pensée autonome. différer de l’être.
5. Le goût de l’étude est évident chez la Marquise
(l. 6, l. 30, l. 36) : il lui permet d’approfondir son VERS LE BAC
art de la dissimulation et sa maîtrise d’elle-même. Question sur un corpus
Elle se perfectionne, en quelque sorte, en toute Les textes de Montesquieu et de Laclos présen-
occasion, y compris quand elle pourrait s’aban- tent deux femmes puissantes et subversives :
donner sans arrière-pensée au plaisir. La première 1) En prenant le pouvoir par la parole
occurrence, ligne 2, peut s’entendre dans le sens a) Toutes deux imposent un « je » et se présen-
de « considérer avec attention, avec applica- tent comme sujet autonome
tion ». La seconde occurrence, « J’observais mes b) Elles construisent un discours d’affrontement,
discours », (l. 21), prend un sens supplémentaire de provocation
70 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 70 06/09/11 11:52


2) En s’opposant aux codes sociaux qu’on veut b) Le roman est une représentation, une vision
leur imposer esthétique du monde. Il ne peut donc interagir
a) Elles observent le monde qui les entoure, la avec lui
société pour mieux en prendre le contrôle 2) Pour autant, même si elle est une fiction, la
b) Les deux femmes choisissent leur destin, création romanesque peut toucher le lecteur
quitte à en mourir a) Le destin des personnages peut être transposé
3) En révélant l’hypocrisie de la société des à un destin individuel et aider le lecteur
Lumières b) La littérature a une fonction cathartique :
a) Les hommes des Lumières ont un comporte- elle amène le lecteur à découvrir l’autre et,
ment public exemplaire mais restent des tyrans en en tirant une leçon, à réfléchir à sa propre
domestiques. C’est ce que les deux personnages condition
féminins révèlent ou plutôt crachent au visage
de leur destinataire
b) Le seul espace de liberté possible est celui de
la dissimulation et de la tromperie. Porter un Stendhal,
masque est le seul moyen d’être soi, paradoxale-
ment. C’est un postulat anti-rousseauiste

Commentaire
° Le Rouge et le Noir,
⁄°‹‚  p. °›-°∞
Le commentaire du texte de Laclos pourra déve- Objectifs du texte : Analyser un extrait du
lopper le plan suivant : début du roman Le Rouge et le Noir pour
1) L’extrait des Liaisons dangereuses inverse
comprendre comment un personnage peut
la représentation traditionnelle du libertin
s’opposer à son milieu et construire son
a) Il s’agit d’un libertinage féminin
propre destin.
b) Madame de Merteuil se consacre à l’étude
rationnelle, à l’observation quasi scientifique du
« monde comme il va » Un personnage en conflit
c) Même les « distractions futiles » (l. 34) doi-
LECTURE DU TEXTE
vent être l’occasion d’un apprentissage exigeant.
Il s’agit davantage d’une ascèse dans le Mal 1. Le père de Julien Sorel possède une scierie :
qu’un abandon au plaisir épicurien le début du roman se passe dans son « usine »
2) Madame de Merteuil est un personnage (l. 1). Il s’agit d’un milieu de travailleurs
complexe manuels comme le montre le travail des deux
a) Orgueilleuse et sûre d’elle-même frères jouant de la « hache » (l. 3 et 5). Eux trois
b) Libertine sans pouvoir le paraître, elle est ne voient pas dans les activités intellectuelles
condamnée à la dissimulation et au jeu théâtral un vrai « travail » mais une « charge » (l. 61),
c) Individualiste, elle n’est pas féministe : elle une perte de temps et d’argent. La première ren-
travaille uniquement à sa propre émancipation contre du roman entre le père et le fils est mar-
d) En revanche, l’auteur promeut l’éducation quée par la violence : Julien a abandonné son
des femmes et il se sert de son personnage de poste pour lire. Son père le frappe à deux reprises
papier pour le faire savoir. Cette stratégie rend (l. 18 et 20). Tout oppose les deux personnages,
plus complexe encore sa créature, individualiste, que ce soit leur physique ou leurs goûts. Le père
mais au service d’un discours subtil ne sait pas lire (l. 13) et hait de toutes ses forces
ceux qui maîtrisent ce savoir. Le premier coup
Dissertation décoché par le père atteint d’ailleurs le livre. Les
La question posée porte sur la valeur édifiante du seules valeurs paternelles sont le travail physique
roman. Il s’agit donc d’en débattre. On pourra et la force virile, valeurs qu’il impose sans dis-
développer le plan suivant : cours mais à coups de poing. Julien, personnage
1) Le roman relève de la fiction plutôt fragile comme le montre le dernier para-
a) Sa fonction première n’est pas l’édification ou graphe, déteste cette brutalité fruste et tyran-
l’instruction du lecteur, mais bien l’évasion et le nique. Il aime la réflexion passionnément, la
divertissement nourrit par la lecture et la fréquentation du curé,
4 Personnage et société | 71

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homme lettré (l. 28-31). En cela, il fait figure la haine la plus féroce » (l. 54). Et ses cheveux,
d’étranger, au sein même de sa famille et de son plantés bas, lui donnent un « air méchant » tout
milieu d’origine. à fait antipathique. Sa petitesse et sa sveltesse
le condamnent, tant qu’il est contraint de vivre
2. La violence de la scène lui confère un réa-
dans sa famille, à être toujours « battu » (l. 63)
lisme certain. La description du travail à la scie-
et à ravaler ses larmes de colère. C’est en cela
rie dans le premier paragraphe, la précision de la
qu’il peut sembler napoléonien : il est mu par
tâche effectuée par les deux frères (l. 2-6), ainsi
une rage et une violence souterraines d’autant
que les indications du bruit qui envahit l’usine
plus fortes qu’elle sont comprimées. C’est ce qui
soulignent à quel point Julien est en décalage
fait la singularité de ce personnage, battu mais
dans sa position surplombante, « cinq à six pieds
indomptable.
de haut » (l. 8) et en train de lire. Ainsi, la pein-
ture réaliste ne vise pas seulement la représen- 5. Le livre et la lecture sont un monde inconnu
tation objective et mimétique d’un milieu. Elle du père de Julien : il ne sait pas lire (l. 13). Il
révèle la problématique du personnage (héritage ne contrôle donc pas ce que son fils fait et sait.
de l’idéal napoléonien versus monde prosaïque C’est en cela que la lecture représente une acti-
de l’argent et du travail), son affrontement au vité intellectuelle subversive : Julien s’enfuit
monde (révolte, refus) et un point de vue sub- dans son monde, fait sécession et nie les valeurs
jectif (société incapable d’un idéal, destruction familiales, alors qu’il devrait participer, comme
de tout idéal). ses deux frères, à l’activité manuelle. Devant la
défection dédaigneuse de son fils, le vieux Sorel
3. Cet extrait du début du roman souligne la
est envahi par la haine : il fait pleuvoir les coups
singularité de Julien Sorel. La différence très
(l. 18 et 19). La réponse par la brutalité montre
forte entre le héros et son milieu, la violence
que le père est démuni face à son fils, que le lan-
très marquée et l’incompréhension du père face
gage n’est pas le mode de communication habi-
à la nature de son fils annoncent certainement
tuel dans la famille. Par ailleurs, le portrait final
une rupture nette dans la suite de l’histoire. En
de Julien montre que le personnage est porteur
commençant ainsi son roman, Stendhal pose les
d’une révolte intérieure. Lui aussi hait. C’est ce
jalons d’une intrigue : comment le héros va-t-il
qui fait sa force.
survivre dans ce milieu ? Va-t-il en sortir ? Va-t-il
vivre ses idéaux, quitte à être en rupture de ban ? 6. Le père Sorel incarne la continuité : il tra-
vaille à la scierie et impose à ses trois fils de
4. Le portrait de Julien se fait par opposition
marcher dans ses pas, d’adopter le même mode
aux portraits de ses frères et de son père. Assez
de vie et les mêmes valeurs. Nul moyen de se
petit et fluet, doté d’une « taille mince » (l. 11),
soustraire à la loi du père. Si cette autorité ne
« svelte et bien prise [qui] annonçait plus de
pose aucun problème aux aînés, taillés pour ce
légèreté que de vigueur » (l. 58-59), il paraît
genre de vie (l. 1-2), il n’en va pas de même
bien faible à côté de ses frères, qui sont tout
pour Julien, « pensif » et « pâle ». Elle est vécue
simplement deux « espèces de géants » (l. 2-3).
comme une férule injuste et comme l’écrase-
De même, le père est un titan. Sa force se tra-
ment, la négation de ses qualités propres, tour-
duit d’emblée par sa voix forte (l. 2), mais aussi
nées en dérision. Il rêverait, comme Napoléon,
par les coups qu’il porte aisément à son fils et la
de mettre un terme à cet ordre ancien.
façon dont il le sauve alors qu’il aurait pu tom-
L’Empereur représente une rupture et l’accession
ber dans la machine (l. 22-24). Dans l’univers de
au pouvoir d’une nouvelle et jeune génération.
la scierie, pareil physique est un handicap et lui
vaut le mépris. 7. Les jeunes romantiques sont condamnés parce
Pourtant, la faiblesse physique pourrait bien qu’ils sont nés une génération trop tard, bien
n’être qu’apparente (l. 51). Une sombre énergie après le désastre de Waterloo. Les vieilles idées
semble l’animer. Si les traits de son visage sont et les gérontes sont revenus et ont confisqué le
réguliers, il présente un profil aquilin et ombra- pouvoir. Ils ne veulent rien céder, condamnant
geux. Yeux noirs et joues empourprées témoi- à l’inactivité et à l’ennui mélancolique la jeune
gnent de sa colère, le rouge et le noir faisant génération. Ils n’ont plus qu’à lire les exploits
écho au titre du roman. Ses yeux luisent « de de Napoléon, tout comme Julien, et ne peuvent
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plus espérer participer à un temps de conquête. Commentaire
Ainsi, c’est la nostalgie et la mélancolie qui Le commentaire du texte de Stendhal pourra
dominent les « enfants du siècle ». développer le plan suivant :
1) Le décalage entre le personnage et son milieu
HISTOIRE DES ARTS d’origine
a) L’activité intellectuelle (la lecture) vs l’acti-
Pour représenter Napoléon, David choisit vité manuelle (le travail de la scierie)
le portrait équestre. Ce dispositif lui permet b) La violence du père et la force des frères vs la
de mettre en scène celui qui n’est encore que faiblesse physique du héros
vice-consul dans une position de pouvoir. Sur c) Un idéal politique (Napoléon) vs l’aliénation
son cheval cabré, Napoléon domine et ses vête- du quotidien
ments le présentent bien en chef de guerre qui 2) Les enjeux de cette présentation
montre le chemin, comme l’indique son doigt. a) Créer une tension entre les personnages et
D’ailleurs, le cheval et les vêtements font du lancer une intrigue
tableau un ensemble en mouvement autour d’un b) Esquisser un caractère et un destin : celui du
cavalier qui est un guide en marche. Les indica- héros étranger à son milieu
tions du bas du tableau rassemblent Bonaparte, c) Susciter la curiosité du lecteur qui s’identifie
« Annibal » et « Karolus Magnus IMP », soit au héros
Hannibal, grand homme politique carthaginois 3) L’énergie du désespoir
des IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ, et l’Em- a) Portrait du héros en rouge et noir
pereur Charlemagne. Tous trois ont pour point b) La force de la haine
commun d’avoir franchi les Alpes. En met-
tant Napoléon sur le même plan que les deux
autres hommes, David traduit son admiration
et élève déjà celui qui ne sera empereur qu’en Prolongement
1804 au même rang que d’autres grands hommes Cet extrait peut être comparé au début du texte
mythiques. de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, de
1836, en particulier le célèbre passage commen-
çant par « Alors s’assit sur un monde en ruines
VERS LE BAC
une jeunesse soucieuse. » jusqu’à « Et ils parlè-
Invention rent tant et si longtemps que toutes les illusions
Le texte que les élèves doivent écrire devra humaines, comme des arbres en automne, tom-
respecter la situation d’énonciation : c’est bien baient feuille à feuille autour d’eux, et que ceux
Stendhal qui s’exprime et défend son projet qui les écoutaient passaient leur main sur leur
romanesque. On évitera tout anachronisme : front, comme des fiévreux qui s’éveillent. » Le
l’auteur est un écrivain du XIXe siècle. Plusieurs questionnement pourrait être le suivant :
pistes peuvent être exploitées pour défendre le 1) Pourquoi Musset est-il un « enfant du
choix de Julien comme héros de roman : siècle » ? Expliquez les causes historiques.
– Julien présente la nouvelle génération roman- 2) Relevez, dans le premier paragraphe, le champ
tique. Il ne reprend pas les habits de ses pré- lexical et les figures de style évoquant la des-
décesseurs et présente un nouveau profil : il truction du passé. Décrivez l’état d’âme qui en
n’incarne pas la force physique et le courage et résulte.
préfère à toute activité manuelle la lecture. 3) À quoi les jeunes gens nés sous l’Empire se
– Julien a de nouveaux idéaux liés au contexte croyaient-ils destinés ? Dans le paragraphe 4,
historique des années 1820-1830 et après que leur propose-t-on à la place ? Quel procédé
les défaites napoléoniennes et pendant la insiste sur le saccage de leurs rêves ?
Restauration. 4) Quelles images idéalisent la violence des
– Il s’agit donc d’un héros nouveau, roman- guerres napoléoniennes et de la Révolution ?
tique car désenchanté après une période histo- Pourquoi fait-elle rêver les enfants du siècle ?
rique forte (Révolution française puis règne de 5) À partir du cinquième paragraphe, quelles
Napoléon Ier) qui se tourne vers lui-même pour réactions physiques le mot « liberté » pro-
développer sa singularité. duit-il sur les jeunes gens ? Qu’arrive-t-il aux
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trois hommes redressant un peu trop la tête ? la campagne en banlieue (l. 1), la situation de la
Expliquez l’humour noir. scène la « nuit » (l. 4) et la menace de la police
6) Dans les paragraphes 2 et 3, quel portrait (l. 3 et 52) face à la clandestinité. Ainsi, la fête,
Musset fait-il des exilés et des royalistes quéman- « nécessité » (l. 2) d’après-guerre, prend un goût
dant des faveurs ? Quel registre domine ? d’interdit qu’il est délicieux de braver.
7) Dans le dernier paragraphe, que dénonce le 3. Radiguet porte un regard distancié sur ses
dernier orateur ? Quelle métaphore exprime la personnages. Il désigne la foule de façon plutôt
perte des illusions ? familière en utilisant les substantifs « badauds »
(l. 14), mélange de sottise et de voyeurisme,
et « populace » (l. 23) qui désigne le peuple
de façon péjorative. La foule est également
comparée à une « haie effrontée » (l. 14). La
façon dont Radiguet désigne les personnes
aisées qui vont danser souligne le paraître et
R. Radiguet, Le Bal
· du comte d’Orgel,
⁄·¤›  p. °§-°‡
leur côté parvenu. François est mis en scène
comme un pantin qui se rend de façon auto-
matique au dancing (l. 6-7). Le narrateur pré-
sente les Parisiens qui partent danser comme
« le beau monde » (l. 13) ou encore les « heu-
Objectifs du texte : L’extrait du roman de reux du jour » (l. 41), propriétaires de voitures
Radiguet propose une étonnante rencontre (l. 15-17), ce qui est une marque de luxe absolu
entre des personnages aisés qui se rendent pour l’époque. Les femmes portent des bijoux
au dancing et une foule spectatrice de cet (l. 27) et des vêtements luxueux (l. 30). On voit
étrange cortège. Le texte est l’occasion, pour donc se construire une opposition de classes dans
l’auteur, de mettre en exergue la fuite dans laquelle les riches étalent ce qu’ils possèdent
la fête après la première guerre mondiale. devant les yeux d’un peuple qui joue les voyeurs.
4. Les phrases s’enchaînent le plus souvent de
La fuite dans la fête façon paratactique. Le premier paragraphe,
par exemple, montre une syntaxe qui fait une
LECTURE DU TEXTE description froide et objective à la manière des
1. Le texte met face à face deux groupes : la belle récits du XVIIe siècle qui sont ainsi pastichés.
société qui se déplace en automobile (l. 10) pour
5. Le texte met au jour l’écart entre les plus
danser et la « foule » (l. 11), des « rodeurs de
riches et les plus pauvres. Les premiers sont
barrières et les braves gens de Montrouge » plutôt exhibitionnistes, ce que le narrateur
(l. 12), qui profite du spectacle. La foule est fas- souligne ironiquement (par exemple avec les
cinée par les gens riches, profitant « d’un spec- « peureuses » qui jouent quelque peu la comé-
tacle gratuit, donné chaque soir » (l. 33-34), die, l. 21-22). Les seconds sont assez nettement
tandis que les gens riches feignent la gêne (« ce voyeurs, « friand[s] d’un spectacle gratuit »
supplice charmant », l. 17-18) ou jouent la peur (l. 33-34), ils prolongent le plaisir qu’ils trou-
(l. 22-23). Or, le texte met en avant la théâtra- vent au cinéma. Le texte critique ainsi la mise
lité de cet échange social : la comparaison avec en scène de la richesse et l’omniprésence du
« la petite syncope du Grand Guignol » (l. 22), paraître dans une société qui vit pleinement les
l’assimilation à un « spectacle » (l. 33) et aux « années folles » pour oublier le carnage de la
« films luxueux » (l. 38-39), la mise en scène première guerre mondiale.
de la princesse d’Austerlitz lors de la panne
de sa voiture (l. 47-49) montrent bien que les
Prolongement
gens riches jouent un rôle devant une foule
On pourra étudier des extraits du Voyage au bout
subjuguée.
de la nuit de Céline qui propose un regard com-
2. Plusieurs éléments tendent à déplacer la plémentaire sur la fête après la première guerre
situation en dehors du réel : le déplacement à mondiale.
74 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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HISTOIRE DES ARTS A. Camus,
L’œuvre célèbre de Marcel Gromaire évoque la
« place blanche », place fameuse du quartier de
Pigalle où l’on trouve le Moulin Rouge, présent
également sur le tableau avec ses mythiques
⁄‚ L’Étranger,
⁄·›¤  p. °°-°·
ailes. Le tableau évoque la fête des « années Objectifs du texte : Le passage choisi est
folles », dont les excès répondent au désastre de un extrait du procès de Meursault, qui est
la première guerre mondiale. Mais l’image qui le narrateur de l’histoire. Ce choix de l’auteur
est donnée est ambiguë : la surabondance des
nous permet de vivre avec le personnage
couleurs et des décors soulignent l’artificialité
sa mise en accusation et son face à face
de la fête. Le personnage féminin, au centre et
avec la société.
au premier plan, présente une figure elle-même
ambiguë car peu expressive. Ainsi, il se dégage
du tableau une impression d’exubérance, mais Un monstre moral
aussi de tristesse caractéristique d’une période LECTURE DU TEXTE
singulière qui cherche à tout prix à oublier l’his-
1. L’histoire est racontée du point de vue de
toire immédiate.
Meursault, qui est également le narrateur. Le
texte est écrit à la première personne du singu-
lier et les sentiments et les pensées du person-
VERS LE BAC nage sont ainsi livrés directement au lecteur.
Question sur un corpus Cette restriction de la focalisation au seul per-
Pour confronter les deux textes, on comparera sonnage principal renforce son isolement : nous
les choix narratifs qui permettent de décrire la avons principalement son point de vue et donc
beauté et le luxe. On se reportera à la réponse l’expression de son incompréhension. Les paroles
aux questions 1 et 2 pour le texte Radiguet, mais rapportées permettent néanmoins de savoir ce
aussi aux réponses aux questions 1, 2 et 3 pour le que dit l’avocat et surtout d’avoir le développe-
texte de Madame de La Fayette. ment du procureur.
Invention 2. Le substantif « clarté », repris deux fois dans
L’écriture d’invention appelle un texte « cri- le deuxième paragraphe, est employé ici au sens
tique » à l’égard des badauds. Il ne s’agit donc figuré. Ligne 21, « clarté » prend le sens d’« évi-
pas de critiquer l’attitude des riches, même si dence », tandis que, ligne 29, le substantif sou-
celle-ci pourrait l’être. La restriction doit donc ligne la qualité du discours de l’avocat, qui est
bien être prise en compte. Pour répondre au clair et compréhensible. L’emploi du substantif
sujet, on pourra s’appuyer sur les questions 3 et 5 dans le texte souligne les contradictions du pro-
de la lecture analytique. cès : les faits, mais aussi les apparences, évidents,
Plusieurs pistes peuvent être développées : clairs, sont contre Meursault.
– le voyeurisme des badauds, 3. Meursault est accusé d’un « crime » (l. 20).
– leur intérêt pour l’argent et le paraître, L’avocat et le procureur plaident dans le même
– une certaine forme d’aliénation du peuple. sens à une différence prêt : l’avocat lui trouve des
« excuses » (l. 5), pas le procureur. Le procureur
Dissertation
plaide la préméditation (l. 31-32) et le crime de
Deux thèses peuvent être développées : sang froid, ce que prouvent les « quatre balles »
1) A priori, le sentiment d’évasion naît du dépay- (l. 35). Au-delà, on reproche à Meursault sa
sement. Le romancier doit donc imaginer un
façon d’être, notamment à l’égard de sa mère
monde qui soit étranger à celui du lecteur. Ce
(l. 23-25) et son comportement après sa mort,
monde peut être créé à partir d’un monde réel
notamment ses relations ambiguës avec Marie
ou totalement imaginé.
et Raymond (l. 25-31).
2) Mais le romancier peut aussi amener le lec-
teur à voir autrement son propre monde, son 4. La plaidoirie du procureur, rapportée par le
quotidien. narrateur, met au jour un homme en rupture
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avec la morale conventionnelle. Au-delà de son b) La parole de l’avocat qui présente sa propre
crime, on lui reproche globalement son « insen- vision du crime et de son client
sibilité » (l. 24), notamment à l’égard de la mort c) Un accusé spectateur
de sa mère au début du roman. Par ailleurs, son 2) Un coupable idéal
comportement est critiqué : il n’a pas porté le a) Meursault étranger au sentiment filial
deuil et s’est laissé aller à se distraire juste après. b) Une intelligence qui joue contre Meursault
Enfin, il a des fréquentations « de moralité dou- c) Des apparences qui plaident contre lui
teuse » (l. 31).
Dissertation
5. Qualifier Meursault d’homme « intelligent » Deux thèses peuvent être développées pour
(l. 41, repris par le narrateur l. 44) est un élé- répondre au sujet de dissertation :
ment à charge, paradoxalement. Cela le rend 1) Les personnages étranges et déroutants remet-
pleinement coupable de son geste. Il ne peut pas tent en cause les préjugés et les attentes du lecteur.
être taxé d’ignorance ni de bêtise donc il n’a pas 2) Les personnages étranges et déroutants ont un
de circonstances atténuantes pour son geste. fort potentiel romanesque.

HISTOIRE DES ARTS


L’image extraite du film de Visconti rend par-
ticulièrement bien la mise en accusation du
J.-M. G. Le Clézio,
personnage. Isolé à droite, c’est celui que l’on
voit en dernier dans le sens de la lecture. Par
ailleurs, tous les autres personnages, public et
avocats, sont tournés vers lui (à l’exception
⁄⁄ Désert, ⁄·°‚  p. ·‚-·⁄
Objectifs du texte : Le texte extrait
de l’avocat le plus proche, sans doute le sien). du roman de Le Clézio intitulé Désert
Enfin, Meursault est le seul personnage debout. présente un monde étrange, tant par
On note également que le regard du public est son environnement que par les valeurs
hostile. qu’il véhicule. L’homme y prend une autre
dimension que celle qu’il peut avoir dans
VERS LE BAC un milieu urbain. La lecture analytique du
texte s’arrêtera donc sur ces deux aspects :
Question sur un corpus
un espace infini et un homme différent.
Comme Sisyphe, Meursault se trouve dans une
situation absurde : les apparences et ses actes
plaident contre lui. Il ne peut donc se défendre Un homme différent
et doit subir son calvaire sans pouvoir prendre LECTURE DU TEXTE
la parole.
On analysera dans l’extrait de L’Étranger la ten-
1. Le désert est le lieu dans lequel Le Clézio a
posté ses personnages. Il décrit tout d’abord
sion entre la parole et le silence, c’est-à-dire la
parole que Meursault voudrait pouvoir pronon- un espace infini : l’étendue est « sans limites »
cer et le silence que lui impose la société et, plus (l. 35), la route sans fin (l. 19) et tout est « à
précisément son avocat. perte de vue » (lignes 9-10). Le désert semble
être la reproduction infinie du même, les « crêtes
Commentaire mouvantes des dunes » (l. 10) par exemple, et
fonctionne dans des espaces circulaires, à l’image
Pour montrer que l’attitude de Meursault peut
des « routes » (l. 17).
être considérée dans cet extrait comme un pro-
blème pour la société, le commentaire de texte 2. Le texte est marqué par le champ lexical du
pourra développer le plan suivant : voyage : on peut relever les nombreuses occur-
1) Un personnage étranger à son propre procès rences du verbe « marcher » (l. 2, 23, 30) et ses
a) Le choix narratif : la focalisation interne, cen- déclinaisons : « venir » (l. 21 et 22), « revenir »
trée sur Meursault, montre qu’il voudrait inter- (l. 25), « repartir » et « voyager » (l. 27), « fuir »
venir mais ne le fait pas (l. 28). Le texte est également marqué par les
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indications spatiales du troisième paragraphe et personnages dans le désert : les vêtements, les
les noms de ville à consonance africaine. Cette montagnes et le sable se répondent dans la
marche est associée à la douleur (l. 5), « la faim, même gamme de couleur. Les personnages n’of-
la soif et la fatigue » (l. 15), sous la menace per- frent pas un visage très lisible, autant à cause de
manente de la mort (l. 8 et 41). Le dernier para- la distance que des vêtements qui les cachent.
graphe notamment donne des exemples précis de Ainsi, ils fusionnent encore davantage avec l’en-
la dureté de la vie des Touaregs : la mort, souvent vironnement désertique. Enfin, leur taille semble
violente (« frappés par une balle ennemie, ou très petite à côté de celle des montagnes : ils ne
bien rongés par la fièvre », l. 31-32), les accou- sont que de petits pions au cœur d’un ensemble
chements sans entourage médical (l. 32-34), qui les dépasse.
la nature envahissante et agressive (« au sable,
aux chardons, aux serpents, aux rats, au vent »,
l. 36). VERS LE BAC
3. La marche des Touaregs, à la fois rude et
Dissertation
déterminée, offre une image fascinante : le La dissertation pourrait fonder par exemple sa
lecteur est surpris par la communion entre des problématique sur le verbe « opposer » : s’agit-il
hommes, ni plus ni moins forts que d’autres, et seulement de présenter des valeurs différentes
un espace plus hostile qu’ailleurs, mais aussi plus au lecteur ou plus radicalement d’en imposer ?
proche des gestes forts de la vie : vivre, naître À partir de cela, il est possible de développer
(l. 32-33) et mourir. deux thèses :
– L’intérêt, voire le désir du lecteur, d’être bous-
4. Le voyage sans fin des Touaregs, essentielle- culé dans ses habitudes et ses certitudes.
ment circulaire, comme le montre le deuxième – Mais aussi les limites de la portée critique d’un
paragraphe, peut être vu comme une métaphore roman.
de la vie humaine. L’être humain revient sans
cesse sur ses pas et, même s’il avance en per- Oral (analyse)
manence, il ne peut échapper à son destin et La lecture analytique du texte de Le Clézio pour-
à sa finitude. La vie se confond avec la mort : rait s’appuyer sur la réponse apportée à la ques-
apprendre à « marcher, à parler, à chasser et à tion 6 et adopter sur le plan suivant :
combattre » (l. 40) revient à « apprendre à mou- – dans un premier temps, montrer que le texte
rir sur le sable » (l. 41). présente un espace qui dépayse le lecteur occi-
dental par l’analyse de la description du désert
5. La mort domine dans le texte car elle est un
(réponses aux questions 1 et 3).
danger permanent. Elle est présente dès la ligne 8
– dans un second temps, analyser les valeurs
et elle termine le texte. Apprendre à vivre
humaines que le texte porte (réponses aux ques-
revient à apprendre à mourir (voir la dernière
tions 2, 4 et 5).
phrase de l’extrait).
Oral (entretien)
6. Le texte souligne à la fois la fragilité de
l’Homme, mais aussi leur grandeur. Fragiles, le Lors de l’entretien, l’élève-candidat doit
désert les montre sans cesse au bord du gouffre. répondre le plus personnellement, et donc le
Mais justement, communiant avec la nature, ici plus librement possible. Plusieurs réponses sont
le désert, ils ne font qu’un avec lui et ne meurent possibles, sans s’exclure les unes les autres, à
jamais. Ils sont pris dans un cycle qui renouvelle condition que des exemples personnels viennent
sans cesse l’être humain. les étayer :
– Le roman, et plus largement la fiction, per-
mettent d’aborder des mondes différents de celui
HISTOIRE DES ARTS du lecteur (géographiquement, culturellement,
Le tableau de Girardet offre un écho tout à fait temporellement etc.). L’évasion est donc intrin-
intéressant au texte de Le Clézio. Les sensations sèquement mêlée au genre même du roman.
de paix et l’impression de communion avec le – Pour autant, la lecture ne permet qu’une rela-
désert sont rendues principalement par le jeu tion de surface avec l’Autre et l’Ailleurs. Elle
avec la couleur. Girardet parvient à fondre ses peut être un point de départ et inviter au voyage.
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– On peut aussi imaginer une position assez net- personne. Pour autant, ils ne parviennent pas à la
tement différente, de la part d’un lecteur plus même conclusion : pour Kundera, qui s’appuie sur
faible, qui aurait besoin de l’image pour réelle- Kafka, la psychologie existe, mais ne vient qu’au
ment s’évader. Il s’agirait alors de montrer que la « second plan » (l. 11), tandis que pour Robbe-
lecture de roman, en faisant appel à l’imaginaire Grillet, c’est tout la construction du personnage
du lecteur, ne permet pas une évasion suffisam- qui est l’objet de ses attaques.
ment explicite.
ÉCRITURE
POUR ARGUMENTER : Argumentation
QU’EST-CE Deux thèses peuvent être développées par les
élèves :
QU'UN PERSONNAGE – D’une part, une grande quantité d’informa-
« RÉUSSI » ?  p. ·¤ tions sur un personnage permet d’approfondir sa
connaissance et la compréhension de la situation
Objectifs du texte : La lecture analytique
dans laquelle le romancier le met. Il peut utiliser
de cet extrait d’un essai publié par Milan pour cela une focalisation adaptée qui permet de
Kundera mettra au jour le débat qui porte donner accès aux pensées les plus intimes.
sur la place de la psychologie dans le roman. – D’autre part, un personnage plus énigma-
Kundera, comme Robbe-Grillet (p. 43), tique laisse une place au lecteur qui peut le co-
remettent en cause la construction construire avec le romancier. L’imaginaire peut
traditionnelle du personnage. combler les lacunes de la narration.
LECTURE DU TEXTE
VERS LE BAC
1. Kundera analyse l’œuvre de Franz Kafka et
oppose la « psychologie » (l. 8) traditionnelle Dissertation
du personnage à l’« examen d’une situation » Le sujet proposé appelle une définition très per-
(l. 8-9). Chez Kafka, la psychologie est « au sonnelle de la part des élèves. Pour le corrigé,
second plan » (l. 11). Ainsi, le personnage n’est on pourra s’appuyer sur quelques-unes des pistes
pas déterminé par son « enfance » ou son édu- suivantes :
cation (l. 11), mais conditionné par la situation 1) Un personnage réussi est pris au cœur de la
dans laquelle il est placé. tourmente, prisonnier d’un destin
a) La révolte de la jeunesse : Stendhal (p. 84-85)
2. Le troisième paragraphe est consacré au réa- b) Le héros romantique face à la passion :
lisme. Pour Kundera, il n’est pas nécessaire de Mme de Staël (p. 72-73)
chercher à créer l’« illusion réaliste ». Cette c) Un personnage contemporain en pleine tour-
dernière expression synthétise l’ensemble des mente sociale : Olivier Adam (p. 46)
moyens mis en œuvre par le romancier pour 2) Un personnage réussi ouvre les portes d’un
faire croire à son lecteur, le temps de sa lecture, « ailleurs » à son lecteur
à la réalité de la situation et des personnages. Au a) La tyrannie du sérail et la révolte des femmes :
contraire, pour Kundera, il n’est pas nécessaire Montesquieu (p. 70-71)
de faire croire au lecteur que le personnage est b) L’exotisme du désert : Le Clézio (p. 90-91) et
une personne, qu’il est « aussi réel que vous et Laurent Gaudé (p. 95-102)
moi » (l. 20), ni de donner « toutes les informa-
c) Les « ailleurs » de l’écriture : Butor (p. 42) et
tions possibles » (l. 19-20) pour qu’il soit réussi
Sylvie Germain (p. 44)
et convaincant dans la « situation que le roman-
3) Un personnage réussi bouleverse les repré-
cier a créée pour lui » (l. 21-22). Finalement,
sentations du lecteur
l’illusion réaliste n’est pas un critère convaincant
a) Un être étranger à la société : Camus
pour évaluer la création d’un personnage.
(p. 88-89)
3. Alain Robbe-Grillet et Milan Kundera propo- b) Une libertine qui prend sa revanche : Laclos
sent des analyses très proches. Tous deux attaquent (p. 82-83)
la construction traditionnelle du personnage, héri- c) Un narrateur qui nous ouvre une voie pour
tée du XIXe siècle, qui tend à le confondre avec une l’analyse de soi : Proust (p. 32-33)
78 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

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Séquence
Laurent Gaudé, La Mort
∞ du roi Tsongor, ¤‚‚¤
Présentation de la séquence  p. ·∞
Livre de l’élève  p. ·∞ à ⁄‚¤

La Mort du roi Tsongor est un roman contemporain qui a reçu le Goncourt des lycéens en 2002. Il met
en scène une Antiquité imaginaire et reprend le schéma de la guerre de Troie : « On a une ville, on
a un roi, on a une fille et deux prétendants, et ensuite une guerre qui se déclenche. » (interview de
Laurent Gaudé dans le DVD joint au manuel).
Étudier le roman de Laurent Gaudé permet donc de se plonger au cœur d’un schéma antique et
d’une œuvre épique. Les personnages romanesques construits par l’auteur sont à la fois héritiers d’une
tradition littéraire et romanesques, mais aussi renouvellement et réécriture de cette tradition. Entre
emprunts et création, Gaudé écrit une œuvre qui touche finalement le lecteur.
On consultera avec profit l’interview de Laurent Gaudé et sa retranscription mises à disposition avec
le manuel. Toutes deux sont utilisables librement en classe.

⁄) Entrée dans l’œuvre : l’épopée – pour la tragédie : Eschyle, Agamemnon


(p. 154-155 du manuel de l’élève).
au cœur du roman  p. ·§ Les deux textes sont liés à la guerre de Troie :
Objectifs : l’Iliade en est le grand chant tandis qu’Agamem-
– Faciliter l’entrée dans l’œuvre en non d’Eschyle se déroule dix ans plus tard. Les
introduisant la notion de registre « épique ». deux textes sont liés à la guerre, à la vengeance
– Introduire le thème de la vengeance et à la mort.
et ses ressorts littéraires et romanesques. 2. Les monologues sont marqués par une syn-
Analyse de l’image taxe particulière : les phrases sont courtes, par-
L’image choisie pour l’ouverture appartient à fois nominales (exemple : « En armes », p. 21 de
un film en noir et blanc de 1937. Il renvoie, l’édition « Le Livre de poche »). Les phrases ou
comme La Mort du roi Tsongor, à une Antiquité les expressions les plus importantes sont répétées
africaine (sur ce point, voir le DVD fourni avec (exemple, p. 21 : « Je suis le roi Tsongor », trois
le manuel : Laurent Gaudé précise où l’on peut fois repris). Comme dans l’épopée antique, les
situer son roman). La grandeur héroïque est mots qui doivent frapper le lecteur sont mis en
d’abord mise en scène par le nombre impres- exergue dans les paroles du personnage.
sionnant d’acteurs : à pied ou à cheval, les 3. Provoquer la terreur et la pitié, tel est le but
hommes sont innombrables. Leur positionne- de la tragédie selon Aristote dans sa Poétique.
ment, ensuite, le laisse pas d’impressionner : Or, le lecteur est bien horrifié par la destruction
lignes droites et parallèles, groupes homogènes en chaîne des membres d’une même famille et
et innombrables eux aussi, armés et prêts à la il compatit au sort des personnages qui se trou-
guerre. L’affrontement est imminent, les hommes vent prisonniers d’un mécanisme qui les dépasse
sont comme prêts depuis toujours à se battre.
et que, pour partie, ils n’ont pas souhaité. Ils se
1. Textes possibles : trouvent pris au piège du destin : alors que le roi
– pour l’épopée : Homère, Iliade (p. 410 du Tsongor avait pensé apaiser les tensions par sa
manuel de l’élève) ; mort, il n’en est rien et la guerre est déclarée.
5 La Mort du roi Tsongor | 79

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VERS LE BAC La liesse que suscitent les noces de Samilia
Dissertation s’exprime par le caractère hyperbolique du
texte :
Il est possible d’envisager la question de deux
– pour qualifier l’activité humaine, « une agi-
points de vue :
tation fiévreuse » (l. 7), « une activité de four-
1) Du point de vue de l’écriture
mis » (l. 14) ou encore la phrase « Massaba
a) La vengeance génère des tensions entre les
vivait à un rythme qu’elle n’avait jamais connu »
personnages et construit une intrigue
(l. 19-20) ;
b) Elle permet des affrontements épiques
– pour caractériser la foule qui s’affaire (le verbe
c) Elle exacerbe les passions humaines
est employé l. 11) : « des dizaines et des dizaines
2) Du point de vue de la lecture
d’ouvriers » (l. 8), « des caravanes entières »
a) La vengeance crée une lecture fondée sur le
(l. 15), « des milliers de tentes » (l. 20-21) ;
suspense
– les fournitures et les présents : « des caravanes
b) Elle incite le lecteur à choisir un parti entre
entières venaient des contrées les plus éloignées
les différents clans et personnages
pour apporter épices, bétail et tissus » (l. 15-16),
c) Elle participe de la catharsis : le lecteur « des sacs innombrables de fleurs » (l. 19).
éprouve la terreur et la pitié (cf. réponse à la
question 1) Le décor antique est posé dès l’incipit :
– par l’onomastique : le choix des noms a une
Prolongement / Activités complémentaires consonance très marquée, à la fois antique mais
La lecture du roman peut s’appuyer sur les acquis aussi plus simplement africaine : Katabolonga,
des élèves, notamment l’étude de la tragédie en Massaba, Tsongor, Samilia ;
classe de seconde. Une lecture préalable ou une – par l’espace qui évoque l’Orient : le palais, le
réactivation par le biais du passage d’un extrait tabouret d’or, les terres de sel ;
– les éléments qui renvoient au désert : les cara-
d’une captation peuvent aussi aider à la contex-
vanes, les tentes, le sable, les nomades.
tualisation ou à la préparation de l’analyse.
De la même façon, la planche de Druillet
présente un univers dans la démesure, mêlant
l’infiniment grand et l’infiniment petit.

¤) EXTRAIT 1 Le texte de Le Clézio et cet extrait ont pour


point commun le désert, mais ils diffèrent :
Une Antiquité imaginaire  p. ·‡ La Mort du roi Tsongor présente néanmoins un
Objectifs : espace urbain avec le palais. Tous deux présen-
– Étude de l’incipit : mise en place de tent des hommes en marche, prêts à venir de
l’intrigue et du contexte spatio-temporel. loin, à travers le désert au sens propre du terme.
– Présentation d’un univers antique. Les valeurs qui sous-tendent la conception du
monde par les auteurs semblent converger : les
La présentation du jour qui commence deux textes célèbrent la vie, son apprentissage
annonce son caractère extraordinaire. Les deux jusqu’à la mort pour Désert, les noces et le renou-
premiers paragraphes s’opposent : « d’ordinaire » veau pour Tsongor.
(l. 1) versus « ce matin-là » (deux fois l. 7) ;
« premier à se lever » (l. 1) versus « il n’y avait
Prolongement
pas eu de nuit » (l. 12) ; « les couloirs vides »
Une lecture de l’incipit de Salammbô de Flaubert
(l. 2) versus « une agitation fiévreuse régnait
pourrait être menée. Elle permettrait de com-
dans les couloirs » (l. 7-8) ; « sans croiser per-
parer la façon dont les auteurs mettent en
sonne » (l. 4) versus « des dizaines et des dizaines scène des mondes antiques imaginaires autour
d’ouvriers et de porteurs » (l. 8). On comprend d’événements : noces pour Gaudé, festin pour
donc que le déroulement normal de la journée Flaubert.
est bouleversé et qu’un grand événement se pré-
pare. Celui-ci est annoncé à la fin du dernier
paragraphe : il s’agit des « noces de Samilia,
la fille du roi Tsongor » (l. 25-26).
80 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 80 06/09/11 11:52


La mort d’un personnage n’est pas un élément
‹) EXTRAIT 2 anodin dans la trame romanesque ou littéraire,
La mort d’un roi  p. ·° en particulier lorsque tous les détails de l’ago-
Objectifs : nie sont livrés au lecteur. Dans le cas des textes
– Comprendre comment l’auteur met d’Eschyle, de Giono et de Gaudé, ce sont des
en scène la mort du roi Tsongor. morts violentes qui sont évoquées : la descrip-
– Le dilemme de Katabolonga. tion est sanglante, donc frappante et boule-
versante. Le lecteur ne sortira pas indemne de
– Le registre tragique.
ces passages, autant parce qu’il a pu s’attacher
La scène est paradoxale : il s’agit de la mort au personnage que parce que sa mort remet en
de Tsongor, qui « s’entaill[e] les veines » (l. 4) question l’histoire et l’intrigue du texte.
et qui reçoit un coup ultime par Katabolonga
(l. 22 et suivantes). Mais la violence de ce geste Prolongement
contraste singulièrement avec la voix du per- Cette scène pourra être travaillée en lien avec le
sonnage, « Calme et douce » (l. 6), « douce » corpus théâtral consacré à la mort des héros sur
(l. 21). Pourtant, les détails du suicide ne sont scène (manuel de l’élève p. 154-164).
pas épargnés au lecteur : le sang coule (l. 5, 7-8,
10, 20-21, 26-27), l’arme est omniprésente et
les gestes des personnages, ceux de Tsongor, puis
ceux de Katabolonga, sont détaillés. Mais ce
›) EXTRAIT 3
que disent les personnages et le lien qui les unit Le souffle épique  p. ··
changent considérablement le regard du lecteur Objectif : Analyser le registre épique dans
sur la scène. une scène d’affrontement guerrier.
Katabolonga est d’abord désemparé : il Parmi les procédés propres au registre épique,
ne parvient pas à répondre à la demande de on pourra relever :
Tsongor. Il est médusé : « Il se tenait là, les – le champ lexical de la bataille, notamment les
bras ballants, incapable de rien faire » (l. 1-2). indications sonores du premier paragraphe : « les
Il est ensuite spectateur du suicide de Tsongor cris », « les hurlements », « les appels », « les
(l. 3-22). Katabolonga est en plein dilemme : insultes », « le cliquetis » ;
à cause d’un serment ancien, il doit tuer – l’expression de la rage et de la fureur (champ
Tsongor. Mais les liens qui les unissent sont lexical et comparaison avec un démon, l. 18) ;
trop forts. Dans cette scène, c’est Tsongor qui – l’amplification épique, notamment l’affron-
le lui demande mais Katabolonga ne peut pas. tement entre Liboko, seul, et les Cendrés,
Il faut que Tsongor se fasse violence pour que ensemble collectif indéterminé (l. 18-23).
Katabolonga, in fine, accepte d’abréger les souf- La prise de la porte est symbolique : elle repré-
frances de son ami (l. 23-24). Les « voix loin- sente à elle seule toute la ville. Si elle cède, c’est
taines » qui rient à la fin du texte incarnent le tout le dispositif de défense qui est mis à mal.
dilemme, la dualité de Katabolonga, pris entre
Liboko est un personnage tragique mais pas
le guerrier qu’il fut et le serviteur fidèle qu’il est.
seulement parce qu’il meurt dans le passage. Il
Ce passage est tragique parce que l’est également parce qu’il est à la fois victime
Katabolonga est impuissant : Tsongor a choisi et coupable (comme d’autres personnages tra-
de mourir et il n’a pas d’autre choix que de l’y giques) : en effet, il n’est pas seulement celui
aider. Katabolonga est à la fois victime (il ne qui est tué par Orios, il a lui aussi pris part à
choisit pas son geste) et finalement coupable l’affrontement et a choisi son camp. Mais son
car c’est lui qui achève le roi Tsongor. Ce der- sort est encore plus tragique parce qu’il est resté
nier participe aussi du tragique de la scène : il se humain jusqu’au bout. Alors qu’il reconnaît
pose en victime expiatoire et espère que par sa Sango Kerim, il ne peut se résoudre à le tuer
mort la menace de la guerre disparaîtra. La suite (l. 26-27). Malgré la haine qui anime les deux
du roman prouvera assez rapidement qu’il n’en camps, Liboko reste profondément attaché à son
sera rien. ami. Cela lui coûte la vie.
5 La Mort du roi Tsongor | 81

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Gaudé a emprunté pour ce passage les ressorts 2. Le personnage de Souba est à part dans le
des scènes de bataille des récits antiques. Dans roman. Tout d’abord, il s’agit du plus jeune
les deux extraits, il s’agit de corps à corps qui se des enfants. Mais surtout, il est éloigné du
terminent dans le sang. Rien n’est épargné au théâtre des opérations car il doit répondre à une
lecteur des coups et de la souffrance physique et demande de son père : construire sept tombeaux.
morale des héros. Il effectue un très long périple qui prend la forme
d’un voyage initiatique. Au terme de son voyage
et à la lecture de l’explicit, on comprend surtout
qu’il a été épargné et qu’il peut reconstruire tout
à la fois le palais détruit, mais aussi la dynastie
∞) Les sources littéraires familiale.
de l’œuvre  p. ⁄‚‚
VERS LE BAC
Objectif : Approfondir la filiation entre
La Mort du roi Tsongor et l’épopée antique. Invention
L’enjeu de ce travail d’écriture est de souligner
1. Le texte extrait de l’Iliade oppose ses deux plusieurs points de convergence entre le roman
personnages-clés : Hector et Achille. Le registre ou récit épique et le cinéma. On pourra déve-
épique du passage est très net : lopper plusieurs arguments en s’appuyant sur des
– par la scène de combat et de mise à mort, extraits précis :
– la dénomination épique des personnages : – l’image cinématographique va pouvoir traduire
« divin » tous les deux, « ardent » en sus pour et amplifier l’Antiquité imaginée par Gaudé ;
Hector, – le grand écran est le média le mieux à même de
– la mise en scène des armes et postures quasi- rendre les scènes de combat (jeux par les points
fantastique des hommes. de vue de la caméra) ;
2. Les deux textes étendent de la même façon le – le cinéma peut mettre en image efficacement
combat pour instaurer un suspens. Pour sa part, les déchirements tragiques des personnages
Laurent Gaudé développe le récit du combat (Samilia notamment, mais aussi Katabolonga).
entre Liboko et les Cendrés et recule d’autant le
combat au corps à corps. Chez Homère, c’est la Prolongement
description même des personnages qui prépare L’étude d’extraits de Troie de Wolfgang Petersen
et retarde le coup fatal. Dans les deux cas, on (2004, photogramme dans le livre de l’élève
retrouve un souffle identique : l’affrontement et p. 410) pourra prolonger cette réflexion sur
l’adaptation cinématographique de l’épopée.
la mort de l’un des deux combattants sont portés
par l’écriture.
‡) Fiche de lecture ⁄ :
Récit des origines  p. ⁄‚⁄

§) La réception Une Antiquité recréée


1. Laurent Gaudé construit une Antiquité ima-
de l’œuvre  p. ⁄‚‚
ginaire à partir de références réelles et légen-
Objectif : S’intéresser au point de vue d’un daires. Il mélange ensemble le mythe (Priam,
metteur en scène, adaptateur du texte, qui Hécube et la guerre de Troie) et les lieux réels
présente un point de vue critique. (Palmyre, Athènes), des personnages historiques
(Nabuchodonosor) avec ce qui relève de la
1. Le metteur en scène s’intéresse à des élé-
légende (Babylone, ville antique aujourd’hui en
ments-clés de la construction romanesque :
ruines). La légende est aussi présente grâce « aux
l’histoire, la narration, la langue et les person-
conteurs bambara » qui racontent des histoires
nages (premier paragraphe). Les substantifs et
transmises oralement de conteur en conteur.
les adjectifs utilisés (« force », « clarté », « puis-
sance », « inaltéré ») soulignent la qualité du 2. David Roberts représente une Antiquité syno-
roman de Laurent Gaudé. nyme de grandeur. La toile nous laisse découvrir
82 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 82 06/09/11 11:52


une architecture des plus imposantes, qui riva- d’Œdipe, ceux de Tsongor paient les crimes
lise avec les pyramides de l’arrière-plan. Les paternels.
personnages, en masse, ne se laissent pas indi-
8. Pour Priam, l’homme est avant tout un guer-
vidualiser. Ce sont de minuscules fourmis au
rier et la justification de sa vie se trouve les
cœur du tableau. Le thème de l’exode renvoie
à la tragédie. armes à la main. La phrase qui termine l’extrait
pourrait sembler paradoxale, mais elle montre
Conflit des origines au contraire que la guerre est un bon moyen
3. Tsongor reprend le schéma de la guerre de pour que l’homme se détourne de sa condition
Troie : « On a une ville, on a un roi, on a une de mortel.
fille et deux prétendants, et ensuite une guerre 9. La guerre est au cœur du roman de Laurent
qui se déclenche. » (interview de Laurent Gaudé
Gaudé La Mort du roi Tsongor. On sait que le roi
dans le DVD joint au manuel). Les élèves pour-
a été un guerrier sanguinaire, qu’il a conquis son
ront rapprocher Samilia d’Hélène de Troie,
territoire en balayant tout sur son passage. On
Sango Karim étant celui qu’elle aime, il peut
constate dans le roman que les jeunes hommes
être assimilé à Pâris, tandis que Ménélas trouve
existent par la guerre. On peut donc dire que les
certains échos dans le personnage de Kouame,
hommes existent eux aussi dans l’affrontement
prince des terres de sel qui tient sa légitimité de
Tsongor. et dans les tensions.

4. À la mort d’Œdipe, Antigone, Polynice et Prolongement


Étéocle subissent un destin lié à l’inceste originel On pourra proposer en prolongement aux élèves
dont ils sont issus. Polynice et Étéocle devaient la lecture de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de
régner alternativement sur Thèbes. Étéocle Jean Giraudoux. Une comparaison entre les
prend la première année, mais se refuse à lais-
deux œuvres serait fructueuse pour évaluer les
ser sa place à son terme. Une guerre sans merci
emprunts de Gaudé, mais aussi pour discuter du
commence. Antigone souffre elle aussi de ses ori-
potentiel littéraire de l’affrontement entre deux
gines et a dû errer avec son père jusqu’à sa mort.
hommes pour une même femme.
Les combats fratricides s’inscrivent aussi dans le
mythe biblique d’Abel et Caïn, fils d’Adam et
Ève dans La Bible. Ces récits marquent l’auto-
destruction et relèvent du tragique le plus fort si °) Fiche de lecture ¤ :
on le définit comme une violence fait au cœur Des destins tragiques  p. ⁄‚¤
des alliances les plus marquées (la filiation, la
fratrie étant les plus fortes). Les « sept visages du roi Tsongor »
1. En mourant, Tsongor pense éviter la guerre
La guerre et ses raisons
à sa famille. Mais il honore également dans ce
5. Tous les deux ont des raisons différentes : geste le serment qu’il a fait à Katabolonga qui
– Kouame a obtenu la main de Samilia par son peut disposer librement de sa vie.
père Tsongor.
– Sango Kerim a le serment de Samilia enfant de 2. Avant de mourir, Tsongor demande au
lui rester fidèle. dernier de ses fils, Souba, de lui construire
sept tombeaux (p. 43 de l’édition Le Livre de
6. Tsongor est avant tout un guerrier sangui- poche) qui rendront compte des différents
naire. Il a conquis ses territoires en réponse au visages du personnage (p. 143) :
mépris d’un père qui le déshérita. 1. le premier dans la ville que Tsongor aimait,
7. Le roi Tsongor a choisi de se donner la mort, Saramine (p. 132), tombeau de « Tsongor le
et pour partie de l’obtenir aussi de son fidèle glorieux » (p. 143),
Katabolonga, pensant que ce deuil retarderait 2. un tombeau pour Tsongor le bâtisseur
l’affrontement des deux prétendants. Mais, (p. 144),
en réalité, le texte ne laisse pas de suspens : la 3. une île cimetière pour Tsongor l’explorateur
guerre est inévitable tant chacun est décidé (p. 144),
et sûr de son bon droit. Comme les enfants 4. un tombeau pour Tsongor le guerrier (p. 144),
5 La Mort du roi Tsongor | 83

Litterature.indb 83 06/09/11 11:52


5. un tombeau pour Tsongor le père (p. 144), L’humaine condition
6. un tombeau maudit pour Tsongor le tueur 8. Les personnages sont responsables dans la
(p. 168), mesure où aucun ne fait de concession à ses
7. un lieu à l’échelle de son père : les montagnes propres pulsions : ni les deux jeunes hommes,
(p. 206). ni la jeune femme qui se dit appartenir aux deux
3. Au terme de sa quête, Souba a mis au jour hommes, même si elle choisit de suivre Sango
les différents visages de son père et a découvert Kerim, « par fidélité » (extrait cité p. 102 du
l’étendue du royaume. Selon les mots de l’oracle, livre de l’élève). Tsongor est victime de son ser-
il est devenu un vrai « Tsongor ». Cette tâche ment et d’une forme de destin qui le rattrape et
menée par le fils est une marque de reconnais- lui fait payer ses crimes. Katabolonga est lui aussi
sance de tout ce qu’a fait le père, tant en Bien prisonnier d’un serment qu’il ne veut pas hono-
qu’en Mal. D’une certaine façon, cela rachète rer et que Tsongor l’oblige à respecter.
ses crimes. 9. Katabolonga a la grandeur des anciens guer-
4. Katabolonga est la mémoire de Tsongor, le riers : il garde la mémoire de sa force et les
tueur et le guerrier. Il est le gardien d’un secret valeurs chevaleresques chevillées au corps. Mais
qui scelle leur destin. Sa présence lui rappelle son destin est lui aussi tragique : il doit se rendre
leur serment et son passé. coupable du meurtre de son ami malgré lui.
10. Voir question 4 p. 101 (manuel de l’élève)
La force du destin pour l’opposition des jumeaux.
5. Le personnage est partagé entre deux 11. La grandeur épique seule peut être intéres-
hommes, Sango Kerim et Kouame, mais aussi sante. Mais le roman n’est pas l’épopée, il n’a pas
entre deux pulsions contradictoires : obéir à pour vocation de chanter un peuple, une nation
son devoir et donc à son père, ou à son désir. et d’exalter les exploits guerriers. Au contraire,
Elle résout ce dilemme en déclarant être « aux le roman permet d’entrer dans la psychologie
deux », c’est son destin tragique contre lequel d’un personnage, d’en sonder la grandeur et la
elle ne peut rien, comme une héroïne tragique. petitesse, d’en mettre au jour les contradictions.
Mais cela ne satisfait personne et elle n’est fina-
lement qu’ « une femme de guerre ». VERS LE BAC
6. D’une certaine façon, Samilia est comme Invention
Phèdre, un autre personnage tragique, condam- 12. Le portrait devra accorder un physique parti-
née à être la proie de pulsions contradictoires. culier et une force morale. On sera attentif à ne
Phèdre, quant à elle, était partagée entre son pas séparer les deux éléments et, au contraire, à
désir pour son beau-fils et son mariage. les mettre en écho de façon constante.
7. Samilia est victime dans le sens où elle ne
peut choisir l’homme qu’elle aime. Mais elle est Oral (entretien)
aussi coupable parce qu’elle s’est engagée sans 13. On pourra développer deux pistes lors de
l’accord de son père auprès de Sango Kerim. Elle l’entretien :
est donc partagée entre le sens du devoir et le – l’intérêt des descriptions ;
désir amoureux. – la narration des exploits guerriers.

84 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 84 06/09/11 11:52


Vers le bac : « Le récit poétique »
Livre de l’élève  p. ⁄‚‹ à ⁄‚§

Objectifs : coin » l. 15) culmine avec l’image de la massue :


Le corpus vise à mettre en valeur une « l’ouragan s’était fait massue » (l. 16). Par sa
orientation de l’écriture romanesque : le récit représentation négative de l’océan, ce passage
poétique. Même si cette dimension peut traduit la hantise hugolienne de l’eau (exil,
être présente dans des fictions antérieures mort de Léopoldine, monde des profondeurs
au XVIIIe siècle (par exemple, les romans de maléfiques…).
chevalerie qui sont des poèmes), la fusion Chez Michel Tournier, la personnification de
entre le lyrisme et le roman ne devient l’île révèle sa dimension voluptueuse et sen-
manifeste qu’avec La Nouvelle Héloïse suelle. L’extrait se structure à partir du dia-
de Rousseau et culmine dans les logue et du rapport qui s’instaurent entre le
romans romantiques (en particulier, René héros, Robinson, et cette terre qui le réchauffe
de Chateaubriand). et l’émeut (l. 13), qui l’enveloppe (l. 14), qui
lui répond (l. 18). De la qualification (« la pré-
Le récit poétique permet de s’interroger sur :
sence presque charnelle de l’île » l. 12-13), le
– la place de la description dans le roman
narrateur passe à l’évocation de « ce grand corps
lorsqu’elle tend à se substituer au récit
tellurique » qu’étreint Robinson (l. 15).
lui-même ; La personnification apparaît également dans la
– une approche poétique du monde pour description de la forêt « qui cherche à regagner
tenter d’en élucider le sens et le mystère son terrain en s’agrippant aux franges les moins
par l’acte de la « vision » ; surveillées » (l. 16-17) dans le texte de Julien
– la prédominance de la dimension spatiale Gracq. Les termes signalent une vie mystérieuse
et géographique sur celle du temps, de la nature : « se massant », « se couvrant »,
conduisant à se saisir de territoires (espaces « patrouillant », « levant la tête » (l. 17-19).
cimmériens chez Hugo, mystère de l’île L’emploi de métaphores assimile paysage et orga-
de Guérande chez Gracq, mais aussi terres nisme vivant : « ciel qui caille » (l. 21) ou qui a
sauvages et sacrées du Cotentin chez Barbey « secrété […] une pellicule mate et encore translu-
d’Aurevilly). cide » (l. 26-27), « voile laiteux » (l. 30), bois qui
On pourra se reporter à l’étude de se soudent « par caillots plus denses et plus serrés »
Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, « Tel », (l. 24-25), frange de jour qui semble « brûler » (l.
Gallimard (1994). 34). Le paysage se structure autour de trois pôles
symboliques (la forêt, le ciel, la mer) et des élé-
QUESTIONS SUR UN CORPUS ments primordiaux (feu, air, eau ou liquide). Cette
description est volontairement énigmatique.
1. La personnification et la métaphore sont les
Le dessin de Victor Hugo transforme la vague
figures de style qui dominent l’écriture de ces
en une rafale qui chahute le navire, en une puis-
extraits.
sance qui représente le destin ou la fatalité à
Dans le texte de Victor Hugo, la description
l’œuvre.
du navire « arraché aux vagues » (l. 9) suggère
l’action destructrice de l’océan. Tout un réseau 2. La description poétique qui procède à partir
de métaphores s’organise autour de cette idée : du point de vue du personnage (focalisation
« déraciné » (l. 9), « tordu » (l. 10), « cassé interne) traduit :
comme une latte » (l. 12). La personnification – une interrogation sur la puissance du Mal dans
des éléments naturels devient très explicite avec l’extrait des Travailleurs de la mer. Ainsi la des-
la formule : « pris en sens inverse par les deux cription tourne-t-elle à la fascination du démem-
mains de la tempête » (l. 11-12). Le champ brement et de la dislocation de La Durande
sémantique du coup (« assené », « enfoncer ce qui symbolisait la conquête technique par les
Vers le bac | 85

Litterature.indb 85 06/09/11 11:52


hommes à laquelle s’oppose l’infini inquiétant temps (l. 9-17). Puis la contemplation du navire
et négatif de l’océan. dépecé et en pièces.
– les retrouvailles entre l’homme et la nature b) L’objet même de ce tableau (un navire sus-
sur le mode d’une sensualité primitive, origi- pendu à des écueils) qui joue sur la surprise, le
nelle, parfois monstrueuse, excédant les normes renversement de la logique, la dimension para-
morales : la relation entre Robinson et l’île doxale et énigmatique de cette situation : « sai-
(extrait 2) est assimilée à un dialogue et une sie », « suspendue » (l. 5), « arraché aux vagues »
étreinte amoureuse. (l. 9), « déraciné de l’eau par l’ouragan » (l. 10),
– la confrontation au mystère du monde : le « retenu » (l. 11). La description joue sur l’in-
paysage de la presqu’île (extrait 3), entre terre version des perspectives, que traduit l’image :
et ciel, forêt et mer, conduit Simon à en per- « La quille faisait plafond au-dessus de sa tête »
cevoir l’étrangeté, le brouillage des frontières, (l. 25-26).
l’irruption d’une dimension « autre », peut-être c) La violence des faits, qui prête à l’expressivité
sacrée : « Simon n’était plus qu’un guetteur aux outrée de la description : le champ sémantique
yeux tendus, essayant de déchiffrer dans ce pay- du combat (« arraché », « déraciné », « tordu »,
sage qui muait les signes qui allaient dénoncer « cassé », « chassé », « assené », « disloqué »,
l’approche de la côte » (l. 31-33). Le romancier « défoncée », « délabrées ») met en valeur le
insiste sur l’opacité des signes et la difficulté pour conflit qui a opposé la nature et la machine.
les interpréter (« une tension sourde », « on Énumération, hyperboles et gradations abon-
devinait » l. 22-23). dent : ainsi, aux lignes 23-24, « haillons »,
In fine, par-delà l’écriture poétique et ses spé- « tronçons », « débris ». Le poète romancier
cificités (personnification et métaphores, voir joue également sur le contraste entre le chaos
question 1), les textes de Hugo et de Gracq décrit au quatrième paragraphe et la tranquillité
évoquent la nature comme le lieu d’une révé- souveraine des éléments (l. 27-28).
lation : dominé par le paysage, le personnage d) Le gigantisme : « la cale défoncée avait vidé
accède à une vérité, encore formulable chez dans la mer les bœufs noyés » (l. 18).
l’auteur romantique (manifestation des forces 2) Le débordement visionnaire et le poème
du mal et métaphysique claire qui repose sur un Dans cette partie, on insistera sur :
manichéisme, la lutte entre le Bien et le Mal), a) La lecture symbolique du tableau : l’océan est
plus indicible chez le romancier moderne (figure assimilé à une puissance maléfique (voir ques-
de l’attente et d’une révélation à venir, toujours tions 1 et 2). Exploitation possible du document
en suspens). L’extrait de Vendredi ou les limbes du iconographique.
b) La dimension visuelle des choix de mise en
Pacifique suggère une relation clairement éro-
page : la fragmentation même du texte en para-
tique qui s’avère une découverte du corps, de la
graphes courts évoque le thème de la dislocation.
nature du désir et de ses formes.
L’écriture poétique mime le démembrement du
navire en privilégiant le retour à la ligne. La
TRAVAUX D’ÉCRITURE
mise en page permet de voir le mouvement de
Commentaire crescendo (de la l. 1 à 17, volume de plus en plus
Le commentaire de cet extrait pourra mettre important des paragraphes) puis de decrescendo
en valeur comment l’on passe d’une description (phrases plus brèves à partir de la ligne 18). Les
référentielle (découverte du désastre) à l’élabo- énoncés qui se détachent de la page apparaissent
ration d’une vision poétique. comme des vers libres et irréguliers, mettant en
1) Une description saisissante valeur des jeux de rythme (l. 25-26 : première
L’analyse de cette dimension éclairera : phrase 6 / 6 / 3 puis pour la seconde 7 / 6) et
a) La structure du texte : arrivée du personnage de sonorités (par exemple ligne 18 : « La cale
(l. 1-2) et mise en place du point de vue (l. 3-4, défoncée / avait vidé / dans la mer / les bœufs
« parvint sous la Durande, leva les yeux et la noyés »). Par son unité et sa structure cyclique
considéra »). Le premier mouvement du passage, (découverte du navire, puis évocation de la
interrompu par la coupe, correspond à la descrip- tempête, retour à la vision du navire suspendu
tion du vaisseau dans les airs. Celle-ci prête au à l’écueil), le texte pourrait s’apparenter à un
récit du désastre via des détails dans un second poème en prose.

86 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 86 06/09/11 11:52


c) L’importance des blancs qui traduisent l’effroi b) Idéalisation de l’amour : dès Don Quichotte, le
face à l’énormité du désastre et de la violence roman repose sur la confrontation même entre
quasi-sadique qu’elle révèle. Le mutisme du idéal et réalité. Dans Madame Bovary, Flaubert
personnage est significatif. Sur un plan esthé- peint un personnage féminin qui tente de fuir les
tique, la description s’inscrit dans la catégorie déceptions du réel en se réfugiant dans un ima-
du sublime négatif qui mêle fascination, sidéra- ginaire sentimental niais, et qui devient victime
tion et horreur, et qui a pour fonction de placer de ses amants (Léon, Rodolphe).
le lecteur au bord de l’insondable (l’agressivité, 3) L’intérêt pour le réel dans le roman permet
le Mal). Le silence que les blancs matérialisent de renouveler la vision poétique du monde.
sur la page devient aussi important que le texte Il autorise :
lui-même. a) Un regard nouveau sur les objets. Zola tente
de centrer la description poétique sur des objets
Dissertation non poétiques, empruntés au monde prosaïque :
L’objet de la délibération littéraire porte sur la par exemple, les machines (La Bête humaine),
vision poétique du monde qu’un personnage de ou la nourriture (Le Ventre de Paris). Un objet
roman peut proposer. peut acquérir une existence égale, voire supé-
1) La vision poétique peut traduire les rapports rieure à celle d’un personnage (le magasin dans
entre le personnage et le monde qui l’entoure Au Bonheur des dames).
a) Rapport à la nature : dans René de b) Un rapport inédit à l’espace : par exemple,
Chateaubriand, et de façon plus large dans l’île dans Vendredi ou les limbes du Pacifique
les récits d’inspiration romantique, la nature (extrait 3). Le personnage est resitué dans
devient un refuge. Les paysages reflètent des les dimensions d’un monde qui le dépasse : la
états d’âme ou deviennent les supports de l’ex- lumière contre les ténèbres, l’espace infini
pression de sentiment (révolte, ennui, enthou- (Hugo, Les Travailleurs de la mer).
siasme). On trouve chez Camus (La Peste) des c) Le dévoilement d’un monde insaisissable :
pages lyriques qui traduisent l’unité retrouvée le rêve, l’onirisme, les incursions dans le fan-
entre le héros et le monde méditerranéen. De tastique comme dans Le Château de Kafka,
même, les fictions de Giono proposent une La Modification de Butor ou Nadja de Breton.
célébration poétique de la nature (Le Chant du
monde). Écriture d’invention
b) Rapport à l’Histoire : la description poétique On veillera à ce que chacun des interlocuteurs
dote le roman d’un souffle épique dans le récit développe un argumentaire permettant de nour-
de l’Histoire. Par exemple, la description de rir l’échange et le débat :
Waterloo dans Les Misérables. – Alors que B soutiendra que l’action est une
c) Rapport à la société : dans Germinal, la mine absolue nécessité du roman, A pourra rétor-
est perçue par Étienne Lantier comme un quer que les descriptions poétiques ne sont pas
monstre dévorateur des hommes. Cette repré- gratuites et permettent d’exprimer l’intériorité
sentation subjective, clairement inscrite dans des personnages, d’en enrichir le répertoire.
des mythes (ogre, monde souterrain) marque la – Alors que B présentera les descriptions poé-
descente aux Enfers et offre une vision dantesque tiques comme une évasion hors du genre,
de la mine. A montrera que cette même vision poé-
2) Cette vision poétique, lorsqu’elle se confond tique renouvelle notre regard sur le réel (voir
avec une représentation trop idéalisée du dissertation).
monde, pose indéniablement problème. Elle – Alors que B défendra l’exposition d’une action
nuit à la dimension réaliste et objective, atten- et d’une quête réalistes, A analysera comment
due dans un roman. une vision plus poétique du monde peut ouvrir
a) Lieux utopiques (Le Forez dans L’Astrée sur des dimensions inconnues et mystérieuses
d’Honoré d’Urfé, la Bétique dans Les Aventures et ainsi enrichir la notion même de quête et
de Télémaque de Fénelon, Clarens dans La d’exploration.
Nouvelle Héloïse de Rousseau) paraissent artifi- Le ton sera celui de la polémique.
ciels. D’ailleurs, Voltaire se moque de ces lieux
imaginaires dans Candide (L’Eldorado).
Vers le bac | 87

Litterature.indb 87 06/09/11 11:52


Vers le bac : « Le personnage
de roman au cœur de l’Histoire »
Livre de l’élève  p. ⁄‚‡ à ⁄⁄‚

Objectifs : QUESTIONS SUR UN CORPUS


Le corpus propose des textes et un tableau 1. Les points de vue adoptés dans les deux récits
du XIXe siècle qui renvoient à l’épopée de la bataille de Waterloo sont différents.
napoléonienne. Dans les trois œuvres, Stendhal adopte un point de vue interne : il
il s’agit de la bataille de Waterloo, vue par choisit de nous faire vivre l’épisode à travers les
Fabrice, le héros de La Chartreuse de Parme yeux de son personnage principal. Le narrateur
et de façon plus générale et surplombante est extérieur à l’histoire, hétérodiégétique, et le
chez Hugo et Andrieux. Le texte de Vigny, récit est à la troisième personne. Nous avons
préface de Cinq-Mars qui romance accès qu’à ce que voit Fabrice (l. 2 par exemple)
un complot au temps de Louis XIII, et à ce qu’il « remarqu[e] » (l. 5) ou encore
met en perspective la mode contemporaine entend (l. 6). Nous avons aussi ses impres-
sions (l. 8 et suivantes). Cela permet l’écriture
du roman historique.
d’un texte réaliste mais d’un réalisme subjectif
Le corpus se propose donc d’interroger
puisqu’il passe par le regard d’un personnage
les relations entre le roman et l’Histoire.
en particulier. Hugo, en revanche, écrit son
Il s’agira, à travers la question sur un corpus texte d’un point de vue omniscient. Le récit est
et les différents travaux d’écriture : effectué par un narrateur extérieur à l’Histoire,
– de s’interroger sur les rapports qui lient hétérodiégétique. La description et la narration
le roman et le réel et sur la façon dont la semblent aller d’elles-mêmes et sont rédigées à
fiction émerge de cette rencontre, la troisième personne, mais sans être centrées
– de comprendre comment un auteur peut sur un personnage. Le narrateur se trouve sur
créer un personnage et le relier à l’Histoire, position panoramique. Ligne 18, l’emploi du
– d’analyser les choix narratifs des pronom indéfini « on » le pose en spectateur
romanciers et la façon dont le personnage ébloui : « on vit un spectacle formidable ». Ce
s’inscrit dans l’Histoire et en rend compte, choix narratif permet à Hugo de développer un
– de saisir les effets sur le lecteur. texte épique par la description de l’héroïsme de
Pour prolonger la réflexion sur le roman la cavalerie française.
historique, on pourra se reporter aux Andrieux, quant à lui, propose une vision de
ouvrages de référence suivants : la bataille qui rejoint celle de Victor Hugo. La
– Georges Luckas, Le Roman historique, 1965 bataille est mise à distance, ce qui rend l’im-
(réédition Payot, 2000) pression de foule, mais aussi paradoxalement
– Gérard Gegembre, Le Roman historique, la violence. Le peintre ne donne pas à voir de
2005 détails sanglants, mais un champ de bataille
– Isabelle Durand-Le Guern, Le Roman immense qui traduit la confusion et la rage des
historique, A. Colin, 2008 participants.
Pour l’épopée : 2. Dans la préface qu’il propose pour son roman
– Daniel Madelénat, L’Épopée, Presses historique Cinq-Mars, Vigny présente les apports
Universitaires de France, 1986 du roman face à l’intérêt contemporain pour
l’Histoire. Le roman répond à « l’amour du
FABULEUX » (l. 25), il donne aux faits histo-
riques « un enchaînement palpable et visible »
(l. 29) qui lui fait défaut et une « conclusion
morale » (l. 30). La « fable » (l. 45), c’est-à-dire
88 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 88 06/09/11 11:52


le roman, donne corps à l’Histoire en retrouvant L’expression « dans quelle mesure » invite l’élève
le lien qui unit les faits et en mettant ceux-ci à évaluer la façon dont ils peuvent se « mêler ».
en perspective (à la place de Dieu, en quelque Le plan suivant pourrait servir de fondement à
sorte, l. 32-33). Chacun à leur façon, les textes la réflexion :
de Stendhal et de Hugo remplissent cette fonc- 1) Dans une première partie, on pourrait mon-
tion. Stendhal permet de vivre de l’intérieur la trer que le roman peut incarner une période
bataille de Waterloo : le récit est fait du point de historique et une société.
vue subjectif d’un jeune soldat maladroit, specta- a) Pour l’idéaliser : Madame de La Fayette,
teur et naïf. Ce n’est pas une vision héroïque et La Princesse de Clèves et la cour d’Henri II.
historique des faits, mais cela pourrait être aussi b) Pour l’analyser : Zola, Les Rougon-Macquart,
une certaine vérité de l’événement historique. histoire naturelle et sociale d’une famille sous le
Hugo donne une vision tout à fait différente de second Empire.
la bataille : il choisit un point de vue omniscient c) Ou plus généralement pour tirer parti de son
et permet l’amplification épique. Il fait l’éloge de potentiel romanesque : Vigny, Cinq-Mars.
la cavalerie française qui va pourtant être défaite 2) Dans un deuxième temps, il est possible
par l’ennemi. Il s’agit également d’un point de d’aller plus loin et d’approfondir les relations
vue subjectif, non pas celui d’un personnage, entre le roman et l’histoire.
mais celui de Victor Hugo qui choisit de mettre a) Le roman permet une connaissance du réel :
en avant la grandeur de la France dans l’adver- le Paris du XIXe siècle dans les romans réalistes
sité alors qu’objectivement Napoléon est sur la par exemple.
voie de la déroute. b) Le roman est aussi un moyen de comprendre
les mécanismes sociaux, voire de les dénoncer :
TRAVAUX D’ÉCRITURE Hugo, Les Misérables.
Commentaire c) Le roman permet de combler les lacunes de
Le commentaire du texte de Stendhal pourrait l’Histoire : voir la préface de Cinq-Mars dans le
suivre le plan suivant : corpus et l’extrait des Misérables.
1) La bataille de Waterloo 3) Mais la fiction a ses limites et les deux
a) La description de la bataille champs, roman et Histoire, restent bien
– une description sonore et visuelle distincts.
– une description lapidaire et évasive a) La fonction du roman est de créer une fiction,
b) Les participants le roman n’est pas un « document » : l’inven-
– Fabrice et le Maréchal tion des personnages, d’un nouvel « état-civil »
– les chevaux (Balzac) par le romancier.
c) Une vision réaliste ? b) Le jeu sur les points de vue romanesques crée
– une attention particulière aux détails qui crée forcément un point de vue subjectif : la vision
un effet de réel de la bataille de Waterloo par Fabrice ne peut
– un manque plus global de précision être prise pour un document historique, pour une
2) Fabrice, un héros-spectateur « chronique » (voir note page 107 du manuel de
a) La fascination du personnage pour l’action l’élève pour la définition du genre).
en cours c) Mais les deux genres restent voisins : l’His-
– choix narratifs : focalisation interne et point toire inspire le roman et le roman peut combler
de vue subjectif les « angles morts » de l’Histoire. D’où le succès
b) Un héros qui passe à côté de l’action intemporel du roman historique.
– Fabrice spectateur
– intervention ironique du narrateur (l. 18)
Écriture d’invention
c) Un héros ?
– les deux occurrences du terme dans le texte L’analyse des mots-clés du sujet doit permettre de
– un passage qui ne le condamne pourtant pas cerner au mieux les attentes :
– un dialogue entre deux personnages : la forme
Dissertation et la situation d’énonciation sont clairement
Le sujet de dissertation propose d’interroger indiquées, il s’agit d’un dialogue. L’échange doit
les relations qui unissent roman et Histoire. être fluide et motivé.
Vers le bac | 89

Litterature.indb 89 06/09/11 11:52


– la bataille de Waterloo : cette indication Stendhal et d’Hugo, on peut développer deux
impose le cadre spatio-temporel du dialogue. thèses que l’on opposera :
Au-delà, l’élève doit surtout effectuer une ana- Thèse A : la guerre amène tout homme à se
lyse fine des textes pour se projeter dans ce cadre dépasser, à faire preuve d’une bravoure qui
et éviter tout anachronisme. l’honore dans l’adversité, à l’image de la
– deux points de vue opposés sur la guerre : exal- France qui va pourtant connaître la déroute à
ter versus dénoncer l’horreur. Il est nécessaire Waterloo.
de construire un argumentaire. Il serait inap- Thèse B : pourtant, les morts signent l’échec de
proprié de faire l’éloge sanguinaire de la guerre l’entreprise de Bonaparte. Face à l’horreur et à la
et de lui opposer une naïve pensée pacifique. vanité de la guerre, l’Homme pourrait se grandir
Au contraire, en s’appuyant sur les textes de en acceptant la défaite.

90 | Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 90 06/09/11 11:52


Chapitre

2
Le texte théâtral
et sa représentation,
du XVIIe siècle à nos jours
Livre de l’élève  p. ⁄⁄¤ à ⁄··

Présentation du chapitre  p. ⁄⁄¤


des personnages jouent des rôles, mentent pour
Objectifs mieux manipuler leurs partenaires, sous le regard
Faire découvrir des œuvres théâtrales complice du spectateur. Ce premier corpus va
qui renouvellent les formes classiques. de l’Antiquité au théâtre de boulevard. Le deu-
Sensibiliser les élèves à l’art de la mise xième corpus s’interroge sur la fonction satirique
en scène. de la comédie. En fin de séquence est posée la
Faire percevoir les interactions entre question de la nécessité et des fonctions de la
texte et représentation. représentation.
Comparer des mises en scène. Un drame romantique, Lorenzaccio, fait l’ob-
Analyser les fonctions et significations jet d’un « parcours de lecteur « (Séquence 7) :
du théâtre antique, ses conditions de pour comprendre l’originalité radicale de ce
représentation, sa dimension religieuse genre théâtral, nous analysons la figure du héros
et civique. romantique, ainsi que le rapport au lieu et à
l’histoire. La modernité de l’œuvre est soulignée
Dans sa progression, le chapitre montre l’évolu- par les comparaisons de mises en scène.
tion des formes théâtrales de l’Antiquité à nos Séquence 8 : Deux corpus montrent l’évolution
jours : la comédie est abordée à travers des scènes de la notion de personnage tragique, depuis les
de mensonge ou de travestissement, puis étudiée modèles de héros proposés par le théâtre grec
dans sa dimension critique. C’est la notion de jusqu’aux figures ordinaires du théâtre de l’ab-
héros qui permet de découvrir l’univers de la tra-
surde. Nous analysons l’évolution de l’écriture
gédie et de montrer l’évolution, voire la dégra-
théâtrale et du registre tragique chez des auteurs
dation du personnage dans le théâtre contem-
contemporains. Est également posé le problème
porain. Pour chaque texte, des images de mises
en scène viennent à l’appui de l’interprétation d’un espace et d’un jeu tragique modernes.
du texte. Enfin, l’analyse de l’espace théâtral Séquence 9 (Histoire des Arts) : Le théâtre
antique permet de comprendre les enjeux d’une antique est abordé à travers la notion d’espace :
scénographie moderne. conditions de représentation du théâtre grec,
fonctions rituelles de l’espace, transpositions et
interprétations modernes.
Vers le bac : Deux corpus sont proposés, l’un axé
Organisation sur l’écriture théâtrale, montre l’évolution du
Séquence 6 : La variété du comique est analy- monologue dans le théâtre contemporain, l’autre
sée d’abord dans des scènes où la théâtralité et axé sur le rapport du texte à la scène étudie la
la double énonciation sont exhibées : scènes où fonction d’un accessoire comme la lettre.
| 91

Litterature.indb 91 06/09/11 11:52


– RYNGAERT Jean-Pierre et SERMON Julie,
Pistes d’étude de l’image Le Personnage théâtral contemporain : décomposi-
Le héros de Mouawad, auteur québécois d’ori- tion, recomposition, Éditions Théâtrales, 2006
gine libanaise, décide de s’enfermer dans les – SARRAZAC Jean-Pierre (sous la direction de),
toilettes pour protester contre l’invasion de
Lexique du drame moderne et contemporain, Circé
son appartement. L’image suggère le ridicule de
la situation : un groupe de personnages joyeux Poche, 2005
avec des ballons, des tenues colorées, des expres- – Le Théâtre français du XVIIe siècle, L’Avant-Scène
sions enthousiastes s’oppose au héros solitaire théâtre, Sceren, 2009
accroupi seul devant son gâteau d’anniversaire, – Le Théâtre français du XVIIIe siècle, L’Avant-Scène
avec une mine d’enfant désemparé. Les per- théâtre, Sceren, 2010
sonnages de Mouawad, sont toujours en quête – Le Théâtre français du XIXe siècle, L’Avant-Scène
d’eux-mêmes, à la fois pathétiques et risibles. On théâtre, Sceren, 2010
peut remarquer une scénographie minimaliste,
– Le Théâtre français du XXe siècle, L’Avant-Scène
sol nu et panneau noir sur roulette pour structu-
rer l’espace. L’espace moderne est le plus souvent théâtre, Sceren, 2011
symbolique. – UBERSFELD Anne, L’École du spectateur,
Éditions sociales, 1991
– VASSEUR-LEGANGNEUX Patricia, Les
Tragédies grecques sur la scène moderne, P.U. du
Bibliographie Septentrion, 2004
– CORVIN Michel, Dictionnaire encyclopédique Ressources en lignes :
du théâtre à travers le monde, Bordas, 2008 – www.cndp.fr/antigone
– DAVID Martine, Le Théâtre, Belin, 1995 – http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/

92 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 92 06/09/11 11:52


Séquence
Mettre en scène
6 la variété du comique
Présentation de la séquence  p. ⁄⁄‹
Livre de l’élève  p. ⁄⁄‹ à ⁄‹·

Deux corpus sont proposés. L’un permet de travailler sur l’aspect ludique de la comédie, quand sont
révélés les artifices théâtraux, tels que le déguisement, le masque, le mensonge. L’autre montre la
fonction satirique du rire. À de multiples reprises, les comparaisons de mises en scène permettent de
confronter des interprétations différentes d’un même texte. C’est la question de la représentation qui
est ainsi posée. Cette interrogation trouve son prolongement dans un débat argumentatif, s’appuyant
sur un texte d’Artaud (« Pour argumenter »). Enfin, l’histoire littéraire fait le point sur cette problé-
matique, en montrant les évolutions techniques et idéologiques de la mise en scène.

H istoire des arts Mettre en scène


un univers absurde
E. Ionesco, La Cantatrice LECTURE DE L’IMAGE
chauve, ⁄·∞‚  p. ⁄⁄›-⁄⁄∞ 1. Le décor est constitué d’une pelouse verte
en matière synthétique et d’une façade de mai-
Intérêt : Cette mise en scène, qui a connu son en bois clair, avec cinq fenêtres ornées de
un vif succès, date de 1992. Elle a été reprise jardinières fleuries de géraniums et une porte.
en 2006 sous la direction de l’assistant de On voit bien qu’il ne s’agit que d’une façade à
J.-L. Lagarce, F. Berreur. Elle est disponible l’artificialité exhibée. Le fond est noir, avec des
en DVD (Arte-vidéo) avec des interviews projections de « ciel » tout aussi artificielles.
et explications de F. Berreur sur l’univers L’univers ressemble à celui des dessins animés,
proposé par Lagarce et les personnages. très coloré et simple. La scène se passe dans le
Lagarce, auteur contemporain (voir l’extrait jardin, en extérieur.
de Juste la fin du monde, p. 173), avait une
2. L’univers anglo-saxon (Lagarce dit s’être ins-
grande admiration pour Ionesco. Cette
piré de Hopper) est présent par l’architecture en
mise en scène a créé l’événement car elle bois et le soin apporté au jardin et aux fleurs.
prenait le contre-pied de la mise en scène Mais aucun ameublement typiquement anglais
de référence, celle de Nicolas Bataille, ne permet de vraiment identifier le lieu.
approuvée par Ionesco et toujours à l’affiche La scène ne se passe plus à l’intérieur. En sortant
du Théâtre de la Huchette depuis sa création l’histoire de la maison, Lagarce renonce au huis-
en 1950. Cette image montre clairement ces clos. Il se donne davantage de champ pour les
choix de mise en scène, concernant l’espace, déplacements des comédiens (ils peuvent utiliser
les costumes ou l’attitude des personnages la largeur et la profondeur de l’espace scénique).
et permet donc d’aborder facilement la Cela renforce les effets comiques d’une incon-
notion de représentation : des personnages fortable garden-party, sans sièges, ni table pour
agissant dans un espace donné. accueillir le thé.
6 Mettre en scène la variété du comique | 93

Litterature.indb 93 06/09/11 11:52


L’univers bourgeois est respecté : la maison est feuilletons télévisés auxquels vous ne comprenez
assez grande, coquette et les personnages sont en strictement rien si vous ne les regardez pas de
tenues soignées et distinguées. manière régulière ».
L’article critique doit expliquer le parti pris du
3. Hommes et femmes ont des tenues parfai-
metteur en scène, son projet, sa façon d’interpré-
tement identiques, faisant de chaque couple le
ter l’œuvre. Il peut décrire certains aspects des
double burlesque de l’autre. En effet, Lagarce
décors, des costumes, du jeu des acteurs. Dans
a choisi des acteurs aux physiques opposés : la
un deuxième temps, il faut donner un avis sur ce
grande Madame Smith avec son mari rond est le
parti-pris : fonctionne-t-il bien ? Est-il comique ?
symétrique comique de la petite Madame Martin
Rend-il compte du sens de l’œuvre ?
et de son mari, grand et maigre. De plus, les
dames, surtout, donnent dans le kitsch britan-
nique : leur robuste tailleur en tweed, leur cha- ÉCRITURE
peau coloré et leurs bijoux rappellent ceux de la Vers l’écriture d’invention
reine d’Angleterre. Les hommes ont certes des Faire lire l’extrait du dénouement de La Cantatrice
costumes stricts gris, mais leurs chemises jaunes chauve p. 485.
et leurs cravates orange les rendent ridicules. Si
le kitsch est lié au monde de l’enfance, on a l’im- VERS LE BAC
pression de voir des personnages qui jouent aux Oral (entretien)
bourgeois respectables. Le comique repose d’abord sur une esthétique
4. Les Smith, qui reçoivent, se sont accaparés les visuelle : l’ensemble est artificiel et très coloré,
deux fauteuils et laissent les Martin assis incon- rappelant l’univers des dessins animés ou des
fortablement dans l’herbe, ce qui n’est pas très feuilletons télévisés qui se passent dans des
pratique pour la femme en tailleur serré. Ils sont lotissements américains tous identiques. Cet
alignés et n’ont donc aucune possibilité de face univers kitsch est accentué par des personnages
à face. On voit les deux hommes admirer Mme loufoques, à la fois par leurs ressemblances, leurs
Smith, tandis que Mme Martin est recroque- tenues (question 3) et par leurs comportements :
villée sur elle-même dans une attitude angois- on assiste à une parodie de réception mondaine
sée (elle est le bouc émissaire du groupe que les avec des invités que l’on installe inconfortable-
autres harcèlent). ment à même le gazon, alors qu’ils se sont mis
sur leur trente et un (question 4). La disposi-
tion en rang d’oignon insiste sur les différences
de taille (decrescendo) et montre les rapports
ÉDUCATION AUX MÉDIAS
de pouvoir entre les couples : Mme Smith,
Quelques éléments importants de l’interview de imposante, monopolise l’attention alors que
Lagarce : Mme Martin est prostrée et montre un air
– l’artificialité : « l’idée de la façade de cette coupable et malheureux.
maison qui est en bois‚ comme dans un tableau
de Hopper‚ est importante ; l’effet est volontai-
rement appuyé pour que l’on sente bien qu’il
n’y a là qu’une façade‚ c’est-à-dire un décor. On
Bilan / Prolongement
est là pour faire semblant et on sait qu’on fait On retiendra l’idée de décor à la fois concret,
semblant » ; mimétique et symbolique ; c’est l’une des carac-
– l’univers : « on est entre le dessin animé et le téristiques de la mise en scène moderne.
feuilleton américain des années 50. Le tout étant La représentation théâtrale permet l’analyse cri-
renforcé par des rires enregistrés qui soulignent tique de toute forme de rituel social : on peut
certaines répliques ; on est vraiment comme se reporter à l’extrait et aux images du Roi se
dans un feuilleton télévisé ! Et on entend rire meurt (p. 168-169) pour analyser la remise en
alors qu’il n’y a absolument rien de drôle » ; question d’un autre rituel social, celui de la
– le jeu des acteurs : « j’ai demandé aux acteurs monarchie dans l’exercice de ses fonctions. Voir
de jouer de manière très sérieuse » ; aussi le rituel de la visite au musée avec l’ex-
– l’absurde : « L’absurde aujourd’hui‚ ce sont les trait de Théâtre sans animaux (p. 138). Ces rituels
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renvoient à une interrogation sur l’absurde, au attendu et, comme tel, on le trouve aux lignes 9-10
sein des conventions sociales. chez Plaute et aux vers 27-28 chez Molière ;
Pour approfondir la définition du théâtre de – l’aparté final de Sosie qui avoue ne plus être
l’absurde, outre Ionesco cité ci-dessus, on tirera sûr d’être lui-même permet de finir en riant.
profit des images et textes de Beckett, pages 166- 2. Le premier élément concret est la lanterne
67, 177, 191, 194, 490. qu’il tient à la main et qui lui permet d’éclairer
la porte de leur maison. On trouve cet objet scé-
nique à la ligne 8 (Plaute) et au vers 1 (Molière).
Ensuite, il est sûr d’être éveillé, puisqu’il a res-
senti le coup porté par Mercure (l. 10-11 chez
Plaute, v. 20-21 chez Molière).
MASQUES, MENSONGES Molière développe l’analyse des sentiments de
ET JEUX DE RÔLES Sosie. On observe la gradation suivante :
– indignation devant une situation absurde avec
Plaute, Amphitryon, questions rhétoriques et phrase exclamative

⁄ vers ¤‚‚ av. J.-C


(v. 1-5) ;
– recherche d’indices prouvant qu’il ne dort
pas : il cherche à se rassurer car il est malgré tout
Molière,
¤ Amphitryon, ⁄668
 p. ⁄⁄6-⁄⁄8
troublé, comme en témoignent les questions
rhétoriques interro-négatives, se succédant à un
rythme saccadé, ponctuées de verbes à la pre-
mière personne en début de vers (v. 6-22) ;
Objectifs : – retour de la confiance et détermination avec
– Travailler sur une réécriture d’un œuvre une phrase exclamative et des verbes injonctifs
antique par Molière permet d’analyser (v. 23-26).
l’imitation et l’écart par rapport au modèle. 3. Mercure prouve son identité en ajoutant des
– Analyser une forme de mise en abyme détails vrais aux informations données par Sosie,
par le biais du déguisement. par exemple le meurtre du roi Ptérélas (l. 18 chez
– Mettre en évidence le rôle comique de la Plaute, v. 35 chez Molière).
double énonciation théâtrale, caractéristique Molière ajoute des détails sur la vie person-
fondamentale du texte de théâtre. nelle de Sosie : sa famille, père, frère, épouse et
ses sentiments (« dont l’humeur me fait enra-
ger », v. 40), surtout ses ignominies cachées :
« mille coups d’étrivière, marqué par derrière
Un dédoublement troublant sans en avoir jamais rien dit » (v. 41-42). Qui
LECTURE DES TEXTES peut connaître les secrets de Sosie, sinon Sosie
1. Le spectateur sait que Mercure ment et lui-même ?
s’amuse, comme lui, du désarroi de Sosie finis- Les procédés :
sant par douter de sa propre identité. – anaphore de « c’est moi » ;
Les procédés théâtraux renforcent le comique de – énumération des membres de la famille avec
la situation : parallélisme de construction : « fils de », « frère
– la succession de phrases interro-négatives uti- de », « mari de » ;
lisées par Sosie pour se justifier prouve qu’il n’est – utilisation des octosyllabes pour scander plus
pas très sûr d’être lui, même si ce sont des ques- énergiquement les informations importantes,
tions rhétoriques ; les plus secrètes : vers 40, 42, 44 ; à la rime
– la reprise par Mercure des mêmes phrases sous « étrivière » / « par derrière ».
forme affirmative précédées de « c’est moi » 4. Il est acteur parce qu’il résiste, se défend, se
génère un comique de répétition ; justifie, cherche à entrer malgré tout dans la
– la menace des coups pour faire taire le malheu- maison pour accomplir sa mission : « entrons
reux Sosie relève de la farce. C’est un moment chez nous » (l. 11, Plaute), « laisse à mon devoir
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s’acquitter de ses soins » (Molière). Mais il est Mercure est assis derrière lui et regarde aussi le
spectateur quand il écoute et se laisse convaincre public, d’un air faussement renfrogné, la main
par Mercure. La fin des deux extraits insiste sur droite tenant un bâton ou une épée. Il joue au
ce rôle. Relevons : « à l’entendre » (Plaute), méchant.
« maintenant que je le considère » / » je vois
qu’il a de moi taille, mine, action » (v. 26, ÉCRITURE
Molière). Sosie est bien devant un acteur qui Vers la dissertation
joue un rôle et le persuade qu’il est Sosie. 1) Du dialogue conflictuel au duel verbal
5. Les thèmes baroques présents dans cette scène : Le dialogue, caractéristique majeure du texte de
– le théâtre dans le théâtre : Mercure joue un théâtre, permet, par le rythme de l’échange, de
rôle sous les yeux des spectateurs complices ; mettre en scène les tensions propres au conflit.
– l’incertitude entre le rêve et la réalité (v. 7-8) ; Plus les répliques sont courtes, plus l’échange
– le thème du double, du reflet trompeur (v. 4, devient vif, voire violent (on peut citer le cas
v. 45-50). particulier de la stichomythie pour les dialogues
en vers).
HISTOIRE DES ARTS L’échange conflictuel le plus simple repose sur
l’alternance question/réponse. Des modulations
Dans les deux mises en scène, les deux acteurs sont bien sûr possibles : les réponses peuvent être
sont habillés à l’identique. Ils portent une éludées ou ironiques ; les questions peuvent se
combinaison et un manteau large qui ren- faire menaçantes, exhibant ainsi les rapports de
voie vaguement à l’Antiquité pour les acteurs classe ou de force opposant maître et valet. Pour
de la Comédie Française. Le costume est plus le vérifier, il n’est que de lire l’extrait du Mariage
moderne dans la mise en scène de Sobel (Kleist, de Figaro, pages 130-131 et de L’Île des esclaves,
auteur du XXe siècle, a traduit et adapté la pièce page 487.
de Molière) et il fait un peu paysan. Cependant, Pour illustrer le pouvoir abusif d’un roi, repor-
la ressemblance physique entre eux est plus pro- tons-nous à Ubu Roi (p. 132-133). Pour décou-
bante, sans doute à cause du chapeau qui cache vrir la puissance écrasante de l’argent, regardons
les cheveux, et donne aux deux acteurs un même le numéro d’une pauvre devenue milliardaire,
visage rond. Chez Vassiliev, les cheveux et les tiré de La Visite de la vieille dame (p. 134-135). On
barbes n’ont pas la même longueur. remarque dans ces deux dialogues que les person-
Sosie / Mercure chez Vassiliev : le décor fait de nages voulant résister à la volonté de puissance
ponts et d’arcades peut rappeler l’architecture que manifeste la violence verbale n’y parvien-
grecque, mais il suggère surtout que Sosie est nent pas et finissent par se contenter de gémir
suspendu au-dessus du vide et n’a plus de repère : (dans Ubu Roi) ou, dans l’extrait de Dürrenmatt,
on ne distingue aucune vraie maison en arrière- par accepter l’argent proposé pour se taire.
plan, on ne voit qu’un labyrinthe d’arcades.
Cette scénographie renvoie à l’espace mental de 2) Le rapport de force physique
Sosie, son équilibre précaire. Le valet est posé Le conflit au théâtre trouve une expression et
face public, le regard dans le vague, il semble une résolution spectaculaire dans la violence
perdu. Mercure le toise d’un air goguenard et tragique, scéniquement réalisée :
hautain. Pas plus que Sosie, il ne joue avec le – simples coups de bâton ou menaces dans la
public : il est détaché, sûr de sa position de dieu comédie : Amphitryon ;
qui a le contrôle de la situation. – bagarre échevelée et générale dans le vaude-
Sosie / Mercure chez Sobel : le plateau est vide ville : Le Dindon (p. 126-127) ;
et l’espace nocturne ne permet pas de voir les – violence tragique s’achevant dans un bain de
repères sur lesquels est censé s’appuyer Sosie. On sang, devant un chœur de citoyens tétanisés de
ne distingue pas de maison en arrière-plan. Sobel peur : Agamemnon (p. 154-155).
opte donc aussi pour une scénographie symbo-
lique, espace de cauchemar et de pénombre. Le VERS LE BAC
jeu des deux acteurs est comique : Sosie, allongé Oral (entretien)
par terre, accroché à sa lanterne, a une mine Molière imite la progression conçue par Plaute :
effarée. Il s’adresse au spectateur, le prend à parti. le dialogue est coupé par des menaces et des
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coups dès que Sosie veut pénétrer dans sa mai- d’autres, aux vers 27-28 où les allitérations en
son. Il reprend le principe des phrases interro- [k] et [t] font résonner la menace.
gatives de Sosie, qui servent de tests d’identité Mercure reprend comiquement les interroga-
et l’on voit à nouveau Mercure répondre en tives de Sosie à la forme affirmative. À chaque
ajoutant des informations vraies, prouvant qu’il fois, il les fait précéder de « c’est moi qui », en
connaît la situation aussi bien que Sosie (détail anaphore aux vers 30, 31, 33, 36. Chaque infor-
de la victoire et de la mort du roi Ptérélas). mation reprise est donnée dans un style plus sou-
Mais la structure en vers permet à Molière de tenu : « commis » (v. 11) / « députe » (v. 31).
développer, dans un registre lyrique, le trouble On remarque ainsi l’inversion du complément
baroque face au reflet plus vrai que le modèle : de lieu (v. 32), l’ajout d’une métaphore : « récit
en témoignent rythme des vers, parallélismes de des faits » (v. 14) / « annoncer la valeur de son
construction, phrases interrogatives et exclama- bras » (v. 33), l’invention du complément du
tives. La question de l’identité devient alors cen- nom « remporter une victoire pleine, a mis le
trale (v. 1-4), alors que Plaute jouait seulement chef bas ».
sur le rapport de force comique entre l’homme Il se moque de Sosie en révélant des informa-
et le dieu. Le Sosie de Molière se cherche lui- tions intimes peu honorables : sa mauvaise
même, se pose la question de son existence entente avec sa femme (v. 40) et surtout ses
(question cartésienne) et finit par accepter condamnations à être fouetté ou marqué au fer
l’existence d’un autre lui-même (v. 45-46). C’est rouge (à la rime « étrivière » / « par derrière »).
pourquoi Mercure s’étend sur la vie intime de La honte ressentie par Sosie est exprimée par
Sosie, quand Plaute en restait à sa mission d’es- l’octosyllabe du vers 42.
clave d’Amphitryon. La double énonciation rend le dialogue comique :
le public se range du côté du dieu insolent contre
Commentaire l’esclave niais et poltron.
1) Un rapport de force comique 2) Une réflexion baroque sur le théâtre
– Sosie est déterminé à accomplir sa mission : – C’est une scène de théâtre dans le théâtre :
il reprend chacun des termes de ce qu’Am- Mercure joue le rôle de Sosie avec Sosie pour
phitryon lui a demandé (v. 11-14), en insistant spectateur.
sur les acteurs (« mon maître Amphitryon », Il se présente en déclinant son identité complète
« Alcmène sa femme », ces deux GN, tous deux ainsi que son rôle dans l’histoire (v. 31-40). Il est
placés en début et fin de vers et de phrase, por- déguisé, a la même apparence que Sosie et le
tent sur le contenu : « vantant sa flamme… un résultat convainc Sosie lui-même (v. 49-50).
récit de ses faits »). Cette imitation parfaite du modèle, vérifiable sur
Il tient tête à Mercure, en insistant sur les détails les images de mises en scène, correspond bien
matériels prouvant qu’il maîtrise la situation. Par à ce qu’on attend d’un acteur.
exemple, il insiste sur la lanterne qu’il brandit et – Le théâtre est un outil de réflexion sur le
qui éclaire le pas de la porte où se tient Mercure monde : domaine de l’illusion, il pose la question
(v. 16-17). de ce qu’est la réalité puisqu’il en propose un
Son indignation et son assurance sont marquées reflet plus vrai que nature. Ce sont les tourments
par une phrase exclamative (v. 23-24) et par des de Sosie qui l’expriment, sa crainte de rêver
impératifs insistant sur sa volonté d’entrer dans cette scène (v. 7-8), son angoisse de ne plus être
la maison : aux vers 25-26, on relève la rime lui-même. Son trouble identitaire est marqué
interne « cesse » / « laisse » et des allitérations par l’accumulation de phrases interro-négatives
en [s]. (v. 2-3) avec un octosyllabe au rythme saccadé
– Mercure est de son côté déterminé à l’empê- 3/5. Puis, vers 15-22, on voit que les verbes à
cher d’entrer et à se moquer de lui : le dieu s’im- la première personne scandent chaque début
pose par la menace et la force physique : Sosie de vers, comme si Sosie s’accrochait désespéré-
rappelle les coups déjà reçus, insistant sur sa ment à ce « je ». Sa surprise est marquée par la
propre lâcheté de façon comique (les vers 19-22 phrase exclamative (v. 5). Enfin, son désarroi est
comportent des hyperboles comme « ta furie », exprimé dans la dernière réplique prononcée en
« roué de coups ») et Mercure en annonce aparté : il prend le public à témoin de sa détresse.
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Enfin, le lexique aussi a son importance : le mot la morale, suscite des péripéties. Le spectateur,
« étonnement » (v. 47) est renforcé par l’hyper- indigné et amusé (on est au théâtre), attend de
bole « dont mon âme est saisie ». voir qui pourra l’arrêter ou le punir. Comme le
libertin est toujours soumis, in fine, à la ven-
geance divine, l’auteur délivre ainsi une leçon
Bilan / Prolongement de morale.

Ce texte permet donc de réfléchir à la capacité 2. La réaction de Dom Louis montre autant sa
du théâtre à imiter le réel ou à en donner une crédulité de père faible (« tendresse d’un père »,
image plus vraie, plus saisissante que la réalité l. 22-23) que la force de persuasion de Dom
elle-même. On peut proposer une mise en voix Juan. Le père exprime sa satisfaction et son sou-
en chœur de la réplique de Sosie, comme s’il se lagement par une phrase exclamative (l. 22-25).
démultipliait en 4 ou 5 personnages. C’est une Il insiste avec des hyperboles sur son pardon
façon de donner corps à la folie qui le gagne. complet : « les offenses s’évanouissent », « je ne
Le DVD de la mise en scène de Vassiliev est me souviens déjà plus des déplaisirs », « tous mes
disponible à la Comédie Française (coffret vœux sont satisfaits ». Il joint le geste à la parole
Molière). Documents sur la mise en scène et embrasse son fils de joie (l. 32). Il remercie
de Sobel sur le site du théâtre MC93, saison le Ciel de ce miracle, qu’il appelle « saintes
2010-2011 : résolutions » (l. 31-32, 37-38). Sa joie sera com-
www.mc93.com/fr/2010-2011/amphitryon. plète lorsqu’elle sera partagée avec sa femme, ce
qu’il espère aux lignes 35-36. On remarque le
vocabulaire hyperbolique de la joie dans toute
sa réplique : « des larmes de joie », « les doux
transports du ravissement ».
Cette satisfaction est reprise par Sganarelle
Molière,
‹ Dom Juan, ⁄66∞
 p. ⁄⁄·-⁄¤⁄
au début de la scène 2, pratiquement avec les
mêmes termes, mais dans un style plus courant,
révélateur de sa classe inférieure : « que j’ai de
joie », « grâce au Ciel, mes souhaits accomplis ».
Objectifs : Analyser une autre pièce baroque Le comique de ces deux explosions de joie est
de Molière, écrite dans les mêmes années renforcé par l’effet de répétition, et surtout par la
qu’Amphitryon, à un moment où révélation de l’hypocrisie de Dom Juan.
le dramaturge cherche à renflouer les caisses 3. Même sans la didascalie indiquant son hypo-
de sa compagnie avec des pièces à machines crisie, la réplique de Dom Juan est trop exagé-
et à grand spectacle. Il s’agit de montrer que rée pour être honnête. Il a changé du jour au
l’esthétique classique n’avait pas supplanté lendemain : « je ne suis plus le même d’hier
totalement l’esthétique baroque et au soir ». Il insiste sur l’aspect miraculeux du
permettait des écarts par rapport aux règles. phénomène : « le Ciel tout d’un coup », « un
Le personnage de Dom Juan est ici envisagé soudain changement de vie ». Le vocabulaire
sous le masque de l’hypocrite et dans son avec lequel il présente sa vie passée appartient
rapport à Sganarelle, rôle joué par Molière au lexique religieux du péché : « je regarde avec
lui-même, ce qui permet aussi de traiter horreur le long aveuglement », « les désordres
la convention théâtrale du couple maître / valet criminels », « toutes les abominations ». Il met
de comédie. trop en scène cette conversion, veut s’en glori-
fier : « faire éclater aux yeux du monde ». On
Le masque du fils repentant remarque le rythme ternaire, très artificiel, des
lignes 13-16 qui insiste sur les étapes de cette
LECTURE DU TEXTE contrition publique. Il réclame même un direc-
1. Le libertin pose les problèmes de la limite de teur de conscience alors qu’il affirmait son indé-
la morale individuelle face à la société. C’est pendance par son libertinage : « faire le choix
un personnage provocateur qui, par ses défis à d’une personne qui me serve de guide » !
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4. L’acteur peut interpréter la didascalie en Les grimaces des deux acteurs sont burlesques.
appuyant sur certains mots (voir question 3). Le Footsbarn est en effet une compagnie qui
travaille sur les techniques du clown et de la
5. Dom Juan utilise une énumération de trois
Commedia dell’Arte avec un jeu très expressif
termes pour définir sa démarche : « pure poli-
soulignant ici la prétention du maître et la
tique », « un stratagème utile », « une grimace
crainte un peu sotte du valet.
nécessaire ». Les termes de « grimace » ou
« masque » (l. 68) renvoient au jeu théâtral. Il Mise en scène de Daniel Mesguich : la position
veut se ménager des alliances, éviter d’être est inversée par rapport à la précédente : c’est
poursuivi pour immoralité (« cent fâcheuses Dom Juan qui est au sol, sur les genoux, le corps
aventures »). Il a besoin du masque de la respec- penché en avant, tandis que Sganarelle, debout
tabilité pour continuer à vivre dans son milieu derrière lui, l’enveloppe de ses bras et appuie sa
aristocratique, au milieu de ses pairs. Et il souligne tête tendrement sur l’épaule de son maître, qui
que tout le monde agit ainsi dans la société. Il est ne le regarde pas. La tenue loufoque du valet,
étrange qu’un homme qui fait aussi peu de cas de la clownesque (le maillot rayé, la calotte avec un
crainte divine (l. 53-54), accepte de jouer le jeu de épi dressé) est dans les mêmes tons rouges que la
la comédie sociale. La complexité du personnage robe de chambre brodée du maître : ils sont dans
tient également à cette façon de se confier à son les mêmes tons, mais pas dans le même registre.
valet : il a besoin d’un témoin de ce qu’il est vrai- Le geste affectueux de Sganarelle montre le souci
ment, à la fois pour en jouir et pour se faire admirer que Dom Juan lui donne, son envie de le sau-
(comme le marque la répétition comique de « quel ver ; mais l’indifférence apparente de Dom Juan
homme ! » par Sganarelle l. 46-47). Sganarelle est transforme cet abandon en geste inutile d’ani-
garant de sa véritable liberté de penser. mal domestique. Le comique subsiste malgré
tout dans la relation : Sganarelle a surmonté sa
6. Sganarelle est le témoin abasourdi de cette
crainte et se jette ainsi maladroitement sur son
confession et ses réactions apportent un registre
maître pour le protéger.
comique à un aveu cynique et inquiétant. Le
comique tient d’abord à son incompréhension : Mise en scène de Jacques Lassalle : plus rien de
en attestent les phrases incomplètes et les excla- comique dans cette version où Sganarelle rase son
mations des lignes 46-47, reprises à la fin de la maître en chemise, alors que lui-même porte un
scène. Puis, il oppose à Dom Juan les phéno- habit soyeux et brodé. Avec la gorge très dénudée,
mènes surnaturels auxquels ils ont assisté, preuve Dom Juan semble à la merci de Sganarelle qui
de la puissance divine et de sa menace (l. 50-51). baisse vers lui un regard qui n’est ni complaisant
Sganarelle ne cherche pas à raisonner avec Dom ni craintif. Mais la posture désinvolte de Dom
Juan mais à l’effrayer, ce qui est vain. Juan, les yeux vers son valet, montre sa totale
confiance en lui-même. Sa face fardée a toute
HISTOIRE DES ARTS l’apparence du masque qu’il veut endosser. Une
Mise en scène du Footsbarn Traveling Theater : certaine tension se dégage de cette scène : Dom
la différence de classe est indiquée d’abord par Juan défie son valet désapprobateur.
les costumes : vêtements sales et de couleur
terne pour Sganarelle et habit rouge, chemise à ÉCRITURE
dentelle, perruque pour Dom Juan. Les postures Vers la dissertation
sont elles aussi révélatrices : Sganarelle est assis Pour préparer l’argumentation, on peut lire le
inconfortablement sur un minuscule tabouret, texte 6, page 493.
alors que Dom Juan est en position décontractée, Il s’agit d’abord de comprendre les deux mots
un pied appuyé sur un coffre et le menton sur proposés. Quand on interprète un texte, on
un poing. Très sûr de lui, il regarde avec mépris suppose un sens préexistant qu’il s’agit de
droit devant lui, sans vraiment se préoccuper de révéler par la mise en scène. Au contraire, la
son valet qui, au contraire, le surveille du coin recréation revendique une certaine liberté par
de l’œil, sans oser se retourner pour un franc face rapport au texte. Chacune des trois mises en
à face. Les deux personnages sont proches mais scène présentées ici cherche plutôt à donner
sans vrai lien physique. une image lisible du texte, donc à l’interpréter.
6 Mettre en scène la variété du comique | 99

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La relation entre Sganarelle et Dom Juan évo- interloqué et admiratif de son hypocrisie et de
lue en permanence entre admiration, affection, son cynisme.
crainte, désapprobation. L’image de la page 119 a) Un maître moqueur face à son valet éberlué
insiste sur la distance sociale et intellectuelle : Sganarelle est un valet naïf exprimant toujours
Sganarelle est un benêt apeuré. Cette image de façon hyperbolique ses émotions. Se multi-
peut être considérée comme caricaturale, mais plient ainsi les phrases exclamatives (l. 39-41),
elle est sans doute proche de l’interprétation qui comportent des formules d’insistance
qu’en donnait Molière lui-même. Celle de comme « il y a longtemps que j’attendais » ou
Mesguich montre la dépendance et l’affection « tous mes souhaits accomplis ». Dom Juan réa-
de Sganarelle pour son maître. Dom Juan ne git à ce débordement de joie par une insulte,
paraît pas ému par cette démonstration excessive en connivence avec le public : « la peste, le
de tendresse et cela correspond bien à son rôle benêt ! » Sganarelle manifeste alors doute,
d’homme distant et froid. Enfin, le Sganarelle incompréhension et étonnement. Le comique
mûr et imposant que joue Roland Bertin (p. 121) de langage est relevé par les procédés suivants :
manifeste davantage la désapprobation morale répétition de l’insulte proférée par Dom Juan,
de l’homme du peuple vis-à-vis du libertinage puis succession de phrases inachevées (l. 46)
cynique du maître. et enfin triple répétition de la phrase excla-
mative « quel homme ! », qu’on retrouvera en
VERS LE BAC clôture de scène. Les questions rhétoriques des
Oral (analyse) lignes 50-51, puis 62-64 expriment à la fois son
1) Le rapport entre les personnages, comme incrédulité et sa crainte superstitieuse face à « la
la progression du dialogue se conforment bien surprenante merveille de cette statue mouvante
à la convention comique du maître et de son et parlante ».
valet. Dom Juan se moque de son valet avec b) Un maître qui a besoin du regard de son valet
une insulte adressée au public : « La peste, le Si Dom Juan exprime au début de la scène son
benêt ». Il le ridiculise en soulignant sa naïveté : impatience devant la sottise de Sganarelle par
« Quoi ? Tu prends pour de bon argent » ce qui une question rhétorique en guise de reproche
n’est qu’une croyance sociale. (l. 44-45), il prend le temps de s’expliquer
2) L’infériorité sociale de Sganarelle est aussi devant lui, montrant ainsi sa dépendance vis-
suggérée par sa sottise : voir question 6. Il mani- à-vis de son valet. Dans une comédie, celui-ci
feste son incrédulité et son ébahissement par les est l’indispensable faire-valoir d’un maître qui
répétitions comiques de « quel homme » ! n’existerait pas sans son regard. Dom Juan l’ex-
3) La supériorité du maître sur le valet n’est plique aux lignes 59-60 : Sganarelle est « un
cependant jamais suffisante : le valet doit être témoin du fond de [son] âme ». Le plaisir que
un faire-valoir de son maître. Ici, Dom Juan Dom Juan prend à déguiser ses vraies pensées
s’explique auprès de Sganarelle (« je veux bien, nécessite un spectateur, comme pour un acteur.
Sganarelle, t’en faire confidence »). Il se justi- Les mots « grimace » (l. 56) et « masque » (l. 68)
fie, il cherche même son approbation : « pour- appartiennent au monde du théâtre. Et c’est
quoi non ? ». Le valet est donc l’indispensable même l’approbation de Sganarelle qu’il réclame
garant de la vraie personnalité de Dom Juan : à la fin de la scène par une phrase interrogative
« je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de « pourquoi non ? » Tant et si bien qu’on peut
mon âme ». La relation de dépendance de l’un comprendre la réplique finale du serviteur, non
vis-à-vis de l’autre est donc plus complexe qu’on comme un reproche voilé, mais comme une
ne le pense. marque d’admiration pour la puissance de jeu et
de dissimulation de Dom Juan.
Commentaire 2) Le portrait d’un hypocrite
1) La relation comique maître / valet a) Un homme sans crainte ni scrupule
Même si Sganarelle commence et termine la À la seule objection superstitieuse de Sganarelle,
scène, c’est Dom Juan qui domine l’échange, en Dom Juan rétorque en affirmant son athéisme,
se mettant en scène devant son valet d’abord fondé sur une démarche intellectuelle : « quoi
séduit par la conversion de son maître, puis que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni
100 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon Un autre extrait de la pièce, page 489, ainsi que
âme ». Cette indépendance vis-à-vis de toute des extraits du Mariage de Figaro (p. 131 et 489)
forme de crainte religieuse, lui permet d’expli- permettent d’approfondir les relations entre
quer son hypocrisie, qu’il caractérise (l. 56) par maître et valet.
une énumération de trois termes de plus en plus
péjoratifs : « pure politique, un stratagème utile,
une grimace nécessaire ». Il a joué cyniquement
le repenti devant son père par intérêt, ce qu’il
appelle les « véritables motifs » : « un père dont
Lesage,
j’ai besoin ». Cette attitude lui permet en outre
de continuer à fréquenter le monde sans en
craindre la réprobation, voire la condamnation :
il peut se « mettre à couvert du côté des hommes
› Turcaret, ⁄‡‚·
 p. ⁄¤¤
de cent fâcheuses aventures ». Objectifs :
b) Une vision cynique et pessimiste de la société – Faire connaître un auteur moins connu
La justification ultime de Dom Juan se trouve pour son théâtre que pour son roman
dans le spectacle de la société elle-même. Il ne Gil Blas de Santillane.
fait que reproduire ce « train de vie exemplaire » – Analyser la dégradation des valeurs
qui suffit à asseoir sa bonne réputation et à être aristocratiques en comparant ce personnage
accepté dans le monde. Et sa dernière réplique avec celui de Dom Juan.
le dit crûment puisqu’il parle de « métier » – Analyser le rapport entre le texte et le jeu :
pour désigner un comportement apparem- quel est le rôle d’un accessoire, du comique
ment répandu : « tant d’autres […] se servent de gestes ?
du même masque ». Molière critique, comme
dans Le Tartuffe, la fausse dévotion qui cache des
conduites scandaleuses. Cette image du masque Jeu de dupes
de théâtre est souvent rendue dans les mises en autour d’un diamant
scène par le maquillage soutenu du visage de
Dom Juan, comme celui proposé dans la photo LECTURE DU TEXTE
de la mise en scène page 121. Ce maquillage 1. La tension entre les personnages se joue
était à la mode, pour les hommes comme pour autour de la bague en diamant : Frontin veut la
les femmes, à la cour de Louis XIV. Mais il prend faire enlever à la Baronne pour la récupérer et
ici une valeur symbolique. Marine fait tout pour en dissuader sa maîtresse.
Ce sont donc les didascalies concernant les
gestes qui rythment la scène. On peut les résu-
Bilan / Prolongement mer en ces termes :
Lignes 1-10 : la Baronne veut aider le Chevalier
Si le déguisement dans Amphitryon est unique- et Marine la retient.
ment ludique et révélateur de la puissance du Lignes 11-25 : Frontin trouve des arguments
théâtre, il prend ici une dimension sociale cri- pour apitoyer la Baronne qui se laisse peu à peu
tique : le monde, en particulier celui de l’aris- fléchir.
tocratie et de la cour, est un théâtre où chacun Lignes 30-40 : La Baronne cède et Marine
joue un rôle dans son propre intérêt. Il faut rap- constate son échec.
peler que la pièce fit l’objet d’une censure et que
Molière dut modifier des scènes où l’athéisme 2. Les différents procédés comiques sont :
déclaré de Dom Juan était choquant. – le comique de langage : Marine répète de façon
La mise en scène de D. Mesguich est disponible ironique les marques d’affliction de sa maîtresse
en DVD édité par la COPAT (2005), l’extrait (l. 9-10, 15-16) ;
également dans le DVD du manuel ainsi qu’une – le jeu avec le diamant (comique de geste) ;
interview de D. Mesguich. Le DVD de la mise – les exagérations utilisées par Frontin pour
en scène de Lassalle est disponible dans le coffret décrire la situation de son maître et la résistance
Molière de la Comédie Française. de Marine (comique de situation).
6 Mettre en scène la variété du comique | 101

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Ces procédés visent aussi à critiquer l’hypocrisie vision très pessimiste de la société ; ils décrivent
des relations, minées par le pouvoir de l’argent. et critiquent tous deux un monde où la seule
« valeur » est celle de l’argent, équivalent uni-
3. Toute relation est fondée sur l’argent : le
versel (Aristote) qui permet de tout échanger,
Chevalier, endetté et menacé de déshonneur s’il
ne rembourse pas ses dettes (l. 19-20), a besoin de tout acheter, même ce qui n’a pas de prix :
de la caution de la Baronne : « il peut toujours Clara rejetée quand elle était dans la misère, est
faire fonds sur moi ». Elle-même est entretenue adulée parce qu’elle est riche et s’achètera l’exé-
par le banquier Turcaret (l. 32-33). Chacun cution de Ill. La Baronne, comme le Chevalier,
utilise le chantage affectif pour obtenir de l’ar- sont incapables d’un amour sincère et mon-
gent. La Baronne et le Chevalier ont perdu tout naient leurs faveurs. Dans les deux cas, le corps
honneur et tout scrupule. Ils sont capables de humain, bien inaliénable, est bel et bien vendu.
tout pour obtenir de l’argent et Marine juge à Et on en rit !
la même enseigne valet et maître, tous deux des
fripons sans foi ni loi. Sa trop grande honnêteté
la fera d’ailleurs renvoyer par la Baronne crédule, Bilan / Prolongement
manipulée par Frontin.
Ce texte est intéressant pour le jeu physique
entre les trois personnages : donner / retenir la
VERS LE BAC bague, partir / rester, retenir / faire sortir l’autre.
Oral (entretien) Elle est amusante à jouer sans paroles, comme un
Le comique de situation montre concrètement et film burlesque muet, avec une très grosse bague.
visuellement les tensions entre les personnages On peut faire le rapprochement avec L’Avare :
et les enjeux sociaux : le diamant, au centre de Harpagon a au doigt un diamant auquel il tient.
la scène, est le symbole de cette lutte de pouvoir Son fils parvient à le lui arracher pour le passer
entre les deux domestiques, l’un voulant berner lui-même au doigt de Mariane, jeune fille désar-
la Baronne, l’autre voulant la protéger. gentée qu’il aime mais que convoite son père.
Les exagérations comiques créent une image La scène est symbolique : celui qui a le diamant
caricaturale et donc aussi plus lisible des per- aura la femme !
sonnages : la Baronne apparaît comme une Le parcours de lecteur sur Manon Lescaut (p. 51)
femme crédule, Frontin et le Chevalier comme permet d’explorer également la critique de la
deux fripouilles sans scrupule. Les interventions société corrompue du XVIIIe siècle.
comiques de Marine permettent de souligner ces
défauts.

Question sur corpus


L’argent au théâtre est d’abord signifié par des
Marivaux,
éléments scéniques : les costumes, les bijoux
disent la richesse d’un personnage. Voir la
didascalie décrivant Clara. Ensuite, l’argent
est mis en jeu : c’est la bague que la Baronne
∞ Le Jeu de l’amour
et du hasard, ⁄‡‹‚
enlève, remet, puis finit par donner ; c’est l’ar-
gent que Bobby donne au chef de gare pour le  p. ⁄¤‹-⁄¤›
calmer. En ce qui concerne les relations entre Objectifs :
les personnages, celui qui détient l’argent est – Analyser le déguisement comme moyen
flatté, fêté (Clara par les habitants de Güllen) de séduction amoureuse.
ou manipulé (la Baronne par Frontin). Les excès – Comprendre la double énonciation
d’enthousiasme ou le grossier chantage affectif théâtrale avec le rôle des apartés.
sont tous deux comiques. Deux types de person- – Comprendre la critique des conventions
nages de riches se dessinent : la dupe ridicule (la sociales.
Baronne, et plus encore le banquier Turcaret) – Comparer des mises en scène pour voir
ou au contraire celui qui abuse de son pouvoir la portée verbale, ludique et théâtrale
sur autrui (Clara). Lesage et Dürrenmatt ont une du marivaudage.
102 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Jeu de rôles révélateur de langage est propre au peuple (l. 15-16). De
même, « l’air », c’est-à-dire la mine, la tournure
LECTURE DU TEXTE révèlent, selon eux, la distinction de la classe des
Prérequis : un extrait de la scène d’exposition maîtres (l. 40, 45). Ce que Marivaux critique,
se trouve page 485 et permet de comprendre les c’est le mépris des maîtres, bourgeois ou nobles,
enjeux de la pièce. pour les serviteurs issus du peuple, ne leur recon-
naissant aucune qualité, ni aucune possibilité de
1. Le marivaudage, terme inventé à partir du
s’élever socialement.
théâtre de Marivaux, est un échange de galan-
teries. Si « badinage » est donné en synonyme à
HISTOIRE DES ARTS
ce mot dans le dictionnaire, il apporte une autre
idée, celle de jeu léger, sans enjeu sérieux. Silvia, Mise en scène d’Alfredo Arias : le costume de
au début de sa réplique, dit de son père et de son Silvia semble être à la fois celui d’une maîtresse,
frère qu’ils sont spectateurs d’une comédie. Le (la soie, le double jupon, les parures) et celui
marivaudage amoureux est donc un jeu de rôles. d’une servante (le tablier blanc et le bonnet
Ce jeu de séduction s’affiche par des échanges posé sur la tête). Celui de Dorante est un cos-
conventionnels et reconnaissables au lexique tume d’Arlequin, donc de serviteur, mais très
amoureux : « suivant la coutume, tu arrives avec marqué théâtralement. Il faut rappeler ici que
l’intention de me dire des douceurs », « laissons Marivaux avait confié cette pièce à la troupe
là l’amour ». Les rôles de chacun sont préétablis : des Italiens qu’il trouvait plus performante
l’homme complimente la femme pour lui avouer que celle de la Comédie Française. Mais ce qui
son amour et celle-ci résiste à ses avances : même frappe dans cette mise en scène, ce sont les deux
s’il se défend de vouloir la séduire, Dorante fait masques de singes qui détonnent sur les costumes
l’éloge de Silvia (« avec ton air de princesse, tu as somptueux. Arias veut ainsi souligner le propos
l’air bien distingué ») et celle-ci le repousse : « je de Marivaux : Dorante et Silvia singent leurs
ne suis point faite aux cajoleries », « soyons bons domestiques et singent aussi l’amour. Ils jouent
amis », « je te remercierais de ton éloge ». Les un jeu, comme le souligne le titre de la pièce.
deux personnages font comme si tout cela n’était Ces masques les ridiculisent et rendent comiques
qu’un jeu sans conséquence, où l’on répond du leurs scènes de séduction : on remarque le geste
tac au tac à de fausses attaques (l. 38-45). peu distingué de Dorante, consistant à se gratter
la tête et l’attitude contorsionnée, gênée, peu
2. Chacun d’eux voulait observer, depuis une naturelle de Silvia. Le marivaudage est révélé
place de domestique, ce que valait le maître ou comme grimaces et absence de sincérité.
la maîtresse, mais se retrouvant tous deux servi- Mise en scène de Jean Lermier : les costumes de
teurs, ils ne pourront s’avouer leurs sentiments, domestiques du XVIIIe siècle sont plus réalistes :
tout en se reconnaissant mutuellement des qua- simplicité des étoffes, coloris assez ternes, tablier
lités : « je ne plains pas la soubrette qui l’aura », et bonnet. Les deux personnages sont occupés
« Il n’y a point de femme au monde à qui sa phy- comme des valets, Silvia plie un drap et Dorante
sionomie ne fît honneur », « Ma parure ne te croule sous des bagages et de la literie. Ils ne sont
plaît pas ? », « Quel homme pour un valet ! ». pas à leur avantage pour une scène de séduction.
3. La condition est le rang social, la place dans Silvia, à genoux au sol, a une attitude guindée,
la société. « Être de condition », c’est appartenir surveillant l’approche de Dorante du coin de
à la haute société. l’œil. Le décor lui-même constitue une sorte de
Un nombre important d’expressions y font piège glissant : la façade de la maison est déposée
directement référence : « garçon », « fille », à plat horizontalement ; le sol est en pente et de
« valet », « soubrette », « suivante » s’opposent nombreuses portes s’ouvrent dans le plancher,
à « un homme de condition », « femme », « maî- au lieu d’être verticales. L’espace montre sym-
tresse », « fille de condition ». boliquement à la fois le va-et-vient des domes-
« L’esprit domestique » est méprisé par Dorante tiques et des maîtres et les chausse-trappes dans
comme par Silvia, qui le repère au premier coup lesquelles Dorante et Silvia risquent de tomber.
d’œil à l’habit que porte Dorante : « ceux dont la La pente suggère symboliquement l’ascension ou
garde-robe ressemble à la tienne ». La familiarité la descente sociale.
6 Mettre en scène la variété du comique | 103

Litterature.indb 103 06/09/11 11:52


ÉCRITURE Et Dorante tient le même propos (l. 35-37).
Vers le commentaire Le spectateur, qui sait qu’aucun des deux n’est
Le comique de situation domestique, n’aura aucun mal à accepter la
– Deux maîtres jouent à être des domestiques : proposition qui lui sera faite.
Dorante et Silvia sont obligés à une fami-
liarité de domestiques qui les gêne, surtout VERS LE BAC
Dorante qui doit se montrer, par convention, Oral (entretien)
effronté : ils s’appellent par leur nom (« dis- Marivaux critique ou, du moins, met en évi-
moi Lisette » ; « Bourguignon ») se tutoient, dence, dans cet extrait le poids des préjugés
plaisantent, se moquent un peu l’un de l’autre sociaux : tout en ayant endossé des rôles de
(l. 15-17, l. 27-28, l. 42-43). Dorante se permet domestiques, Silvia et Dorante ne peuvent s’em-
une remarque ironique sur la maîtresse de Silvia pêcher d’exprimer leur mépris vis-à-vis de cette
(l. 7-8) qui est un éloge de la servante. classe sociale. C’est que, comme le dit Marivaux
– Une vraie fausse déclaration d’amour : alors dans nombre de ses pièces, « on a rangé les
qu’un valet tente toujours de séduire crûment conditions ». Et cette identité sociale, une fois
une servante, avec des manières directes et attribuée par le hasard de la naissance, est ina-
grossières (jeu de l’Arlequin de la Commedia movible. Le prétendre serait vain.
dell’Arte), Dorante suit la stratégie habituelle L’auteur se moque également de l’hypocrisie
des maîtres : « j’ai un penchant à te traiter avec des relations amoureuses dans les milieux aisés :
des respects qui te feraient rire ». Il complimente l’amour n’est qu’un jeu vain. Ce qui importe,
Silvia : « ton air de princesse » (l. 18). Celle-ci, c’est la condition sociale des futurs époux qui
comme une soubrette lucide sur ses intentions, doit être égale. Pour parvenir à exprimer un peu
et peu flattée, repousse fermement ces avances de sincérité, Dorante et Silvia sont obligés de se
(l. 9-10, l. 24-25). L’impératif souligne le ton déguiser, de mentir. Et d’en souffrir. Le masque,
de la rebuffade : « soyons bons amis ». Enfin, paradoxalement, est le seul révélateur de l’âme
elle tente de le faire taire en riant de lui aux humaine.
lignes 42-43.
Invention
Le comique de caractère
Il s’agit ici de réutiliser la question d’histoire
– Les contradictions des personnages sont révé-
des arts.
lées par les apartés : dès l’entrée en scène du
partenaire, chacun manifeste sa surprise et son
admiration pour le personnage qu’il découvre
(l. 2, l. 4-5, l. 31). Ces apartés exhibent la
Bilan / Prolongement
double énonciation théâtrale : le spectateur est Un dossier sur la mise en scène de Jean Liermier,
de connivence avec les personnages et assiste avec des extraits vidéo et une interview du met-
en même temps à leurs difficultés. Alors qu’ils teur en scène expliquant sa scénographie, se
croyaient maîtriser la situation, surtout Silvia trouve sur le site www.tv5.org. L’on peut égale-
(« mettons tout à profit », « il va m’en conter »), ment y commander le DVD du spectacle.
ils sont piégés par leur jeu de mensonges. On peut approfondir la notion de comique de
– Le ridicule de leurs préventions sociales : situation et de caractère, ainsi que la réflexion
Dorante et Silvia, tout en jouant à être des sur le fonctionnement du marivaudage en
domestiques, ne cessent de répéter qu’ils ne comparant cette scène avec celle des Fausses
veulent épouser qu’une personne de condition, Confidences (p. 195). Ce travail fait comprendre
ce qui est totalement absurde. Et leurs phrases que les artifices théâtraux (jeux de rôles, déguise-
abondent en contradictions ou oppositions, ments) sont chez Marivaux le moyen de révéler
par exemple aux lignes 11-13 : « tout valet que les sentiments vrais. Les personnages, contraire-
je suis », « je n’aime pas l’esprit domestique, ment à Dom Juan, se trompent plus eux-mêmes
mais à ton égard » ou aux lignes 40-41 : « on est qu’ils ne trompent l’autre.
quelquefois fille de condition sans le savoir ». Dans une autre perspective, on peut approfon-
Silvia dit vouloir repousser les avances des dir le rôle comique des apartés avec l’extrait de
hommes, sauf s’il s’agit d’un maître (l. 32-33). Tardieu (p. 598).
104 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Alfred de Musset, HISTOIRE DES ARTS

6 On ne badine pas
avec l’amour, ⁄8‹›
Le décor de P. Faure est constitué d’une vraie
pelouse plantée sur un plateau nu en pente.
L’action est ainsi tournée, projetée même vers
le public. Il ne s’agit pas d’un lieu précis, identi-
 p. ⁄¤∞ fiable. On sait que tout se passe en extérieur mais
Objectifs : on ne trouve ni fontaine, ni arbre, ni maison
– Comprendre le rapport du texte à l’espace qui servirait de point de repère. On sait seule-
théâtral grâce à la présence d’un personnage, ment que l’on est dehors, dans la nature. Et plus
caché pour ses partenaires, mais visible précisément dans la Nature, avec un grand N,
pour le public. dont Perdican parle souvent comme d’un lieu
– Analyser le fonctionnement de l’énonciation enchanté, symbole de l’enfance heureuse et pure.
théâtrale.
C’est une conception romantique du paysage.
– Réfléchir sur le registre comique et son
Pourtant, ce paysage ne reflète pas l’état d’âme
évolution dans le théâtre romantique.
des personnages. Il y a même un sérieux déca-
Double jeu amoureux lage entre le décor (renvoyant au vert paradis
LECTURE DU TEXTE des amours enfantines) et leur ressenti. C’est le
costume qui l’exprime : tous sont vêtus de noir,
1. Perdican s’adresse d’abord à Rosette, avec qui
il a un rendez-vous amoureux, en témoignent ce qui tranche avec le vert très vif de l’herbe. Les
les nombreux verbes injonctifs qui lui sont des- costumes ne renvoient pas au XIXe siècle. Ils don-
tinés. Indirectement, il s’adresse à Camille, qu’il nent aux jeunes gens une allure sévère, comme
sait cachée, en mentionnant des faits la concer- s’ils étaient déjà en deuil de leurs illusions. La
nant : « c’était une bague que m’avait donnée mort rôde.
Camille », « tu ne veux pas te faire religieuse » Ce que dit P. Faure de ces choix : « Le vert du
(au contraire de Camille). Camille, visible uni- règne végétal choisi comme couleur d’éveil,
quement pour les spectateurs, exhibe le fonc- de secret et d’épanouissement de la jeunesse à
tionnement de l’énonciation au public. travers la réalité d’un gazon véritable. […] Des
2. Le badinage est censé être un jeu sans gravité. costumes noirs qui s’affirment picturaux, libres
Or, ici, la scène est particulièrement cruelle pour et délivrés dans l’élégance. »
chacune des jeunes filles. Rosette est utilisée Dans cette scène, Camille est placée en
pour rendre jalouse Camille, alors qu’elle croit avant-scène, elle ne regarde pas ni Rosette ni
en la sincérité de Perdican : la dernière réplique Perdican : par convention, le public doit accep-
avec le « hélas » et l’expression « comme je ter que personne ne se voit. P. Faure exhibe ainsi
pourrai » indique qu’elle ne se sent pas à la nettement l’artificialité de la situation. Mais
hauteur de cet amour, mais qu’elle est tombée en rapprochant Camille du public, il le prend
amoureuse. Et Camille souffre de voir sa bague, davantage à témoin de la cruauté de la situation,
symbole de lien, d’engagement, jetée sans hési- d’autant plus que la position allongée du couple
tation dans l’eau. Dans cette scène, on ne sait renforce la tendresse de leurs relations, ce qui
rien des sentiments de Perdican : cherche-t-il
rend la scène insupportable aux yeux de Camille.
vraiment un amour plus sincère, plus pur avec
Rosette, comme il le dit aux lignes 17-21 ? On
ne sait pas. Le registre de cette scène n’est donc ÉCRITURE
pas comique, mais plutôt pathétique. Invention
3. La mise en espace est fondamentale avant de Pour comprendre ce qu’est un monologue, on
décider des intentions de chacun : qui regarde qui ? peut lire le monologue romantique d’Antony
À qui chaque réplique est-elle adressée ? Les person- (p. 489) ou le corpus (p. 191-93).
nages sont-ils proches ou distants les uns des autres ? Pour le registre lyrique, voir l’extrait de la scène
On peut d’abord faire jouer la scène sans parole, puis d’exposition d’On ne badine pas avec l’amour
en ne gardant que les phrases les plus importantes. (p. 539) et une tirade de Camille (p. 487).
6 Mettre en scène la variété du comique | 105

Litterature.indb 105 06/09/11 11:52


Bilan / Prolongement attendait, son mari dans le lit d’une autre femme
et ne peut interpréter autrement la situation.
Le comique de situation du trio amoureux Vatelin ne peut s’expliquer sur sa présence dans
conventionnel se teinte ici de gravité et com- cette chambre puisqu’il s’enfuit en courant. Le
porte une critique sociale : la servante est un dernier quiproquo sur l’identité de sa maîtresse
jouet au milieu des querelles d’amoureux irres- n’est donc pas résolu. Quant à Pontagnac, il n’a
ponsables et égoïstes. Ce personnage, tradition- jamais douté qu’il serait l’amant de Lucienne et
nellement l’adjuvant du jeune couple, fait dans c’est sa présomption qui le piège.
cette pièce les frais de leur dépit. Elle en meurt
tragiquement. 2. Les objets et accessoires servent autant à
Pour comprendre l’évolution du théâtre à rendre vraisemblable la situation qu’à accentuer
l’époque romantique, dans la forme et la concep- le comique.
tion des personnages, on peut lire le « Parcours – Vatelin enlève et dépose sur le lit, sur le fau-
de lecteur » consacré Lorenzaccio (p. 145 sq.). teuil ses vêtements : alors qu’il est dans une
situation d’adultère, il prend soin de tout plier.
Il a – romantiquement – apporté ses pantoufles,
comme s’il était chez lui (l. 5-8), mais il a oublié
au dernier moment d’enlever son chapeau de sa
tête (l. 20-21). Ce sens de l’ordre petit bourgeois,
Georges Feydeau,
‡ Le Dindon, ⁄8·6
 p. ⁄¤6-⁄¤8
dont Feydeau se moque ici, lui sera bien utile au
moment de fuir (l. 46-47) !
– Vatelin prend les chaussures de Pinchard pour
celles de Maggy alors qu’elles sont d’une grande
Objectifs : pointure (l. 13-14) : fonction comique.
– Analyser le fonctionnement d’un quiproquo. – Vatelin boit le verre de somnifère croyant que
– Comprendre les procédés comiques c’est de l’alcool. C’est ce qui explique qu’il n’en-
d’un vaudeville : comique de situation, tend pas Pinchard entrer (l. 15-16).
comique de gestes et de paroles, utilisation – Pinchard met sur le ventre de Vatelin un
d’accessoires, rythme. cataplasme brûlant qui le réveille en sursaut
– Analyser le rapport du texte à la scène : (l. 29-31) : fonction comique.
le lien entre le dialogue et les didascalies. 3. L’expression « être le dindon de la farce »
signifie être trompé, être la dupe de quelqu’un.
De mensonges en portes Pontagnac espère, en prenant Vatelin en flagrant
délit d’adultère, avoir Lucienne. Mais à la fin de
qui claquent la scène 17, elle annonce qu’elle veut avoir une
LECTURE DU TEXTE liaison avec Rédillon. Pontagnac aura monté ce
1. Les différents quiproquos : Vatelin prend piège pour rien (l. 64 à la fin) ! Voir aussi l’ex-
Mme Pinchard endormie dans le lit pour Maggy, trait de l’acte I, scène 1 où Pontagnac tente de
sa maîtresse (l. 8-9). Pinchard prend Vatelin séduire Lucienne (p. 541).
pour sa femme endormie (l. 30), puis pour un
amant de sa femme (l. 42). Lucienne prend HISTOIRE DES ARTS
Mme Pinchard pour la maîtresse de son mari Identifier les personnages sur l’image : debout sur
(l. 49-50 et 60) Et, enfin, Pontagnac croit que le lit, Mme Pinchard ; Lucienne secoue son mari,
Lucienne parle de lui quand elle annonce qu’elle Vatelin, qu’elle a tiré du lit en sous-vêtements ;
prendra un amant (l. 73-76). devant eux, de dos, Pinchard ne comprend rien
Ces quiproquos en série sont possibles parce que à la scène ; à la porte, espérant tirer parti de la
le garçon d’étage a attribué la même chambre situation, Pontagnac.
aux Pinchard et à Vatelin. Ensuite, Vatelin se Cette scène de flagrant délit devient une scène
couche sans distinguer qui est sous la couver- de flagrant délire : dans une ambiance de folie,
ture et s’endort rapidement à cause du somni- on assiste à l’hystérie de Mme Pinchard, l’in-
fère. Enfin, Lucienne surprend, comme elle s’y crédulité de son mari, la colère de Lucienne qui
106 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 106 06/09/11 11:52


n’hésite pas à malmener son mari et à la sournoi- 2) Le comique de gestes et de langage
serie d’un Pontagnac qui ne s’avance pas dans – L’enchaînement des répliques est extrêmement
la chambre et les laisse régler leurs comptes. rapide. Il consiste surtout en cris de surprise, de
La place centrale et la taille du lit rendent colère, de peur, surtout au début de la scène
bien compte aussi de l’importance de l’espace : (l. 32-37). Le plus comique est la stupeur réci-
la chambre d’hôtel est le lieu de l’adultère, au proque de Vatelin et Mme Pinchard, surpris en
centre des intrigues de vaudeville. flagrant délit d’adultère sans même se connaître.
– Les personnages en viennent tout de suite aux
VERS LE BAC mains : on peut relire aux lignes 39-44 les appels
Invention à l’aide des trois personnages se croyant attaqués
Au préalable, on peut lire ce que Feydeau dit (l. 41) et les répétitions comiques des lignes 40
de sa pièce (p. 493), ainsi qu’un autre extrait du et 44.
Dindon (p. 541). – L’intrusion de deux nouveaux personnages
Ce travail aidera à trouver des arguments positifs vient encore compliquer les relations : elles s’en-
mais de nature différente : veniment avec la colère de Lucienne (l. 44), la
– arguments mettant en valeur le comique : peur de Vatelin (l. 45). Pinchard semble alors
théâtre divertissant, léger, d’accès facile avec des conforté dans sa volonté d’en découdre avec
situations de quiproquos, des courses-poursuites, Vatelin et la poursuite commence : Vatelin sort
des cris, des bagarres. Le vaudeville propose un le premier, suivi de Pinchard, suivi de Mme
théâtre d’action, il est extrêmement visuel ; Pinchard, suivie de Lucienne. Les sorties dans le
– arguments soulignant la virtuosité du rythme vaudeville se font toujours en trombe, avec des
des dialogues, du jeu d’acteurs perpétuellement portes qui claquent. Pontagnac, enfermé à la fin
dans l’excès (voir les mimiques sur les images, de la scène, est vraiment le dindon de la farce.
p. 127 et p. 493), les démonstrations physiques ; 3) Des personnages ridicules
– arguments suggérant aussi la visée satirique : Chaque personnage est enfermé dans son uni-
le milieu petit bourgeois et son hypocrisie, sa vers et sa sottise : Pinchard n’arrête pas de
médiocrité (Vatelin n’est pas un séducteur sym- répéter qu’il y avait un homme dans le lit de sa
pathique), les conventions sociales du mariage, femme (répétition comique de « ma femme »
les tromperies. l. 42, l. 48-49, l. 51-52), sans même se rendre
compte que celle-ci est tout aussi surprise que
Commentaire lui. Il l’abandonne dans la chambre et elle se
Le comique du vaudeville est une mécanique très sent alors obligée de le poursuivre dans le couloir
bien orchestrée avec des situations absurdes pous- (l. 54-55). Vatelin, dès qu’il aperçoit Lucienne,
sées jusqu’au burlesque et des dialogues très rythmés agit en mari coupable et fuit. C’est le type du
mettant en scène des caricatures de bourgeois, certes lâche, incapable d’assumer les conséquences de
mesquins et lâches mais tellement réjouissants. ses actes.
1) Le comique de situation – Mais les plus comiques sont sans doute
– Il faut mener l’analyse des différents quipro- Lucienne et Pontagnac : l’épouse indignée est
quos (question 1) et leur rapport à l’espace et prête à se venger de son mari, alors qu’elle-même
aux objets : le lit où deux personnes sont profon- est infidèle. Elle exprime fortement son désir de
dément endormies, le cataplasme posé par erreur revanche par des phrases exclamatives au futur,
sur Vatelin, les vêtements ramassés à la hâte par scandées d’interjections (l. 67, 70). Elle répète le
Vatelin (l. 46-47) et Mme Pinchard (l. 53-54), mot « amant » pour se persuader de son bon droit.
tous deux dans une situation embarrassante. – Pontagnac, l’ami prévenant qui fait tout pour
– Ensuite, on peut examiner les conséquences dénoncer Vatelin, croit que Lucienne se tourne
comiques des quiproquos : la peur de Vatelin, la vers lui : il lui rappelle sa promesse et manifeste
colère du mari, l’effroi de Mme Pinchard, l’indi- sa satisfaction à la ligne 72. Il est certain de
gnation de Lucienne. Chaque réaction est souli- connaître déjà le nom de l’heureux élu (l. 75) et
gnée par des répliques courtes, exclamatives avec reste suffoqué quand elle prononce le nom de…
des répétitions qui les rendent caricaturales, aux Rédillon. Ce moment d’incompréhension lui est
lignes 35-37, 42. fatal : il trouve porte close quand il veut sortir.
6 Mettre en scène la variété du comique | 107

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Dissertation – Certains accessoires prévus par l’auteur sont
Ce sujet permet de montrer le rapport étroit indispensables à la construction d’une scène : la
entre la scène et le texte. Il s’agit de faire com- fiole de poison avec laquelle se suicide Ruy Blas
prendre que certains éléments sont indispen- (p. 162), les objets dans les textes du corpus sur la
sables au bon déroulement d’une scène et que lettre (p. 195-198), les éléments de maquillage
d’autres sont de libres interprétations du texte ou les postiches indispensables à la transfor-
par le metteur en scène. Chacun des termes de mation de Jean en rhinocéros dans la pièce de
la citation doit être expliqué : Ionesco (p. 280-81).
– demander aux acteurs de jouer avec des acces- – L’objet peut être un praticable qui se déplace,
soires : ils doivent utiliser de façon dramatique comme la voiture de Mère Courage et ses
ou comique certains objets ou accessoires de cos- enfants (p. 152-53) : elle est l’outil de travail, la
tume qui sont nécessaires ; maison, la raison d’être de l’héroïne et sa perte
– faire vivre des objets : les utiliser de façon sym- aussi. Pour Brecht, tout objet est révélateur de la
bolique et non seulement illustrative ; situation sociale.
– animer les décors : jouer avec l’espace, lui don- 3) Des objets ajoutés par le metteur en scène
ner une fonction ludique ou symbolique. pour éclairer une scène
1) Un espace qui s’anime Le metteur en scène est toujours libre d’in-
– Le lieu où se passe l’intrigue est toujours repré- troduire des objets permettant de mieux com-
sentatif d’un milieu, d’une époque, d’une situa- prendre les relations entre les personnages ou des
tion, comme le prouvent le palais tragique ou éléments de décor symboliques rendant compte
l’intérieur bourgeois de la comédie, la chambre de l’atmosphère. Il faut alors se demander si ces
du vaudeville. La scénographie choisie par le ajouts sont des interprétations pertinentes du
metteur en scène souligne ces éléments sociaux, texte ou s’ils parasitent la bonne compréhension
en fait des clichés. On donne l’exemple du de la situation.
jardin anglais pour La Cantatrice chauve (p. 114- – Sganarelle rase Dom Juan dans la mise en
115) ou l’intérieur raffiné d’Art (p. 136-137). scène de Lassalle (p. 121) et semble ainsi tenir
– Cet espace a une fonction dramatique impor- son maître en son pouvoir.
tante, soulignée par les auteurs romantiques ou – Omar Porras fait jouer ses acteurs avec des
contemporains en de longues didascalies (voir masques pour insister sur l’aspect caricatural des
textes 4 p. 485, 1 et 3 p. 492). L’espace chez personnages de La Visite de la vieille dame (p. 134).
Beckett, par exemple, accentue la solitude pro- – Sobel installe une main géante comme décor
fonde de personnages se raccrochant à des objets d’Ubu Roi pour signifier l’abus de pouvoir et
(voir Oh les beaux jours, p. 191, 194 et 492). la folie du personnage (p. 133) Les acteurs s’y
– Dans le vaudeville, l’espace est au contraire déplacent de façon très inconfortable, ce qui
ludique : il permet des allées et venues com- souligne l’instabilité de tout pouvoir.
plexes, rythmées et comiques (Le Dindon). On – Ariane Mnouchkine transpose Shakespeare
peut y être caché des autres, mais être à vue du dans l’univers japonais pour en souligner l’étran-
public : Le Dindon est à comparer avec le fonc- geté et la puissance spectaculaire (p. 139).
tionnement plus dramatique de l’espace dans On
ne badine pas avec l’amour (p. 125).
2) Des objets indispensables avec lesquels
Bilan / Prolongement
on joue Le vaudeville est une forme qui permet de bien
– Certains accessoires indiqués dans les didas- comprendre les enjeux d’une mise en scène parce
calies viennent seulement apporter de la vrai- qu’il exhibe en permanence la théâtralité : jeu
semblance à la représentation d’un milieu ou avec des apartés, avec l’espace, avec des acces-
d’une situation : le jeu avec les vêtements et les soires, mensonges et quiproquos en série. Même
objets dans la scène du Dindon (question 2), la si la satire sociale n’est pas l’objectif premier des
description de Clara dans la didascalie initiale de auteurs du théâtre de boulevard, elle est pour-
La Visite de la vieille dame (p. 134) en sont de tant présente et ce texte peut faire le lien avec
bons exemples. le corpus suivant.
108 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 108 06/09/11 11:52


Des documents sont disponibles sur la mise en avec laquelle on nourrit Lepeuple suggère que la
scène du Dindon par Philippe Adrien sur le site démocratie ne fonctionne pas sur le sens civique,
du Théâtre de la Tempête (saison 2010-2011). les motivations politiques des citoyens ou leur
analyse critique d’une situation donnée mais
sur des distributions d’avantages, des contrepar-
ties matérielles. Le blocus de Pylos où Nicias a
échoué et Cléon gagné, est transformé en plat
LE THÉÂTRE, LIEU DE LA SATIRE SOCIALE préparé par l’un et apporté par l’autre : « c’est
ET POLITIQUE pourtant moi qui les avais battus ».
2. Le procédé principal de la caricature et de la
Aristophane,
8 Les Cavaliers, ›¤› av. J.-C.
 p. ⁄¤·
satire est l’hyperbole dont on trouve ici plusieurs
variantes :
– répétition, ligne 5 et à nouveau ligne 12 de
« fieffé » ;
Objectifs :
– accumulation, lignes 5-6, renforcée dans la tra-
– Introduire l’idée d’un théâtre critique
duction par la répétition de « et » ;
et satirique.
– gradation (l. 9) des synonymes employés :
– Découvrir le modèle grec et les enjeux
politiques du théâtre dans une démocratie. « empiffre-toi », « bouffe », « bâfre ». Le tra-
ducteur a cherché des allitérations en [f] pour
accentuer l’effet comique ;
Jouer les dérives de la société – métaphore du chasse-mouche pour chasser les
orateurs ;
LECTURE DU TEXTE
– métaphore des oracles pour suggérer les pro-
Prérequis : Lire les informations concernant messes peu crédibles du Paphlagonien et de la
le théâtre grec (p. 140) et regarder l’image de
sibylle pour évoquer l’aspect fumeux des posi-
vase grec représentant le chœur des cavaliers :
tions politiques de Lepeuple.
sont visibles les masques et le musicien accom-
pagnateur. Puis, lire les pages 182-186 pour com-
prendre le rôle de l’espace et du chœur. Rappeler ÉCRITURE
le contexte rituel des représentations. Vers la dissertation
1. Lepeuple est une personnification du corps – Le principe de la caricature exagère les traits
des citoyens athéniens, à savoir des hommes pour les rendre plus visibles, plus concrets : voir
adultes, nés d’un père athénien, libres. Ne sont sur ce point les caricatures politiques dans les
citoyens, ni les femmes, ni les étrangers, ni les journaux et la personnification de Lepeuple en
esclaves. Seuls les citoyens sont autorisés à voter. petit vieux grincheux chez Aristophane.
Lepeuple est présenté de façon caricaturale : son – La transposition des situations politiques en
caractère est dénigré avec les termes : « rustre situations domestiques, plus directement fami-
d’humeur » et « petit vieux acariâtre ». Il est de
lières au public, souligne les enjeux des relations
santé fragile, atteint de surdité : « quinteux »,
entre les hommes politiques et les citoyens, fait
« dur d’oreille », ce qui signifie qu’il n’entend
ressortir les défauts des uns et des autres.
pas les bons discours. C’est surtout sa naïveté qui
est tournée en dérision : il se laisse manipuler par – La description d’un univers carnavalesque
n’importe quel flatteur : on le voit à l’énuméra- (Aristophane) ou bouffon (Ubu Roi p. 132-133)
tion de tous les efforts du Paphlagonien pour le montre les dérives possibles des régimes
séduire (l. 5-7). Lepeuple est paresseux, il préfère politiques.
son bon plaisir aux séances du tribunal (l. 8-9). Mais ce discours comique n’a pas de réel impact
La métaphore de la maison, l’utilisation d’un sur la vie politique. Il sert seulement de contre-
langage familier ou du discours direct rendent pouvoir, d’espace de liberté. La démocratie athé-
le portrait plus concret, en font une petite scène nienne a succombé à ses défauts et Aristophane
de théâtre. La métaphore filée de la nourriture n’a rien pu y faire.
6 Mettre en scène la variété du comique | 109

Litterature.indb 109 06/09/11 11:52


VERS LE BAC Ses viles flatteries sont évoquées par l’accumu-
Oral (analyse) lation comique et familière des lignes 5 à 7. Son
1) Ce texte montre les dérives de toute forme discours obséquieux est rapporté au discours
de démocratie : les citoyens n’ont pas de véri- direct pour le rendre plus vivant. Il comporte des
table sens civique et se laissent donc facilement verbes injonctifs d’exhortation, et une phrase
berner par des démagogues, parasites sans scru- interrogative montrant que le parasite sait ce
pules, qui leur font de belles promesses, les flat- qui fait plaisir à son patron.
tent et surtout maintiennent leurs privilèges ou – Le fidèle serviteur, en narrant ce qui se passe
leur confort et en récoltent pour eux-mêmes des dans la maison, manifeste son indignation avec
avantages substantiels. L’intérêt collectif passe véhémence : les lignes 10-13 se terminent par
après l’intérêt individuel (voir question 1). deux phrases exclamatives. Il explique la straté-
2) Ceux qui pourraient éveiller la conscience gie du parasite : se faire bien voir avec de bons
critique des citoyens sont facilement écartés ou petits plats, préparés en réalité par d’autres (allu-
muselés. Lepeuple est difficile à diriger, versatile, sion à un événement réel, la victoire de Pylos,
peu reconnaissant des efforts accomplis pour le voir note), écarter ceux qui pourraient l’inciter à
bien collectif : les plaintes du serviteur fidèle et faire sérieusement de la politique (la métaphore
la référence à la nourriture, préparée par l’un et du chasse-mouches) et l’endormir avec de belles
servie par un autre, en témoignent (l. 10 à la fin) paroles (métaphore des oracles).
(voir deuxième partie du commentaire).

Commentaire Bilan / Prolongement


Les citoyens athéniens sont ici incarnés par un La comédie politique n’a connu qu’une durée
maître stupide et égoïste. La démocratie athé- de vie limitée à Athènes. Elle s’éteint avec la
nienne est épinglée à travers la métaphore filée
démocratie qui a permis son apparition, peu
de la maison livrée à un parasite sans scrupule.
après la tragédie. La comédie romaine n’aura
1) Un patron stupide et naïf pas vocation critique ou satirique. Elle trans-
– Le texte commence par un portrait à charge porte le public dans un pur univers ludique (voir
de Lepeuple (voir questions 1 et 2) : les défauts Amphitryon de Plaute, p. 116).
indiqués ici évoquent un manque de conscience Pour évoquer un parasite qui s’installe dans une
civique, une absence de véritable vue politique, maison, on peut faire lire un extrait de la scène
une naïveté alliée à une grande versatilité. d’exposition du Tartuffe de Molière et compa-
– Les nombreuses références à la nourriture rer le bon serviteur d’Aristophane avec Dorine
suggèrent que Lepeuple ne se préoccupe que (extrait p. 489).
de cela et qu’il suffit de lui servir les plats qu’il
aime pour avoir ses faveurs (gradation : l. 8-9) :
les fèves destinées au vote ou l’allocation versée
pour participer aux assemblées deviennent dans
le texte des aliments à consommer. La transpo- Beaumarchais,
sition comique chez Aristophane transporte les
personnages dans un univers carnavalesque où le
seul but est le festin final.
· Le Mariage
de Figaro, ⁄‡‡8
2) Une maison livrée à un serviteur
sans scrupules  p. ⁄‹‚-⁄‹⁄
Dans cette maison, s’affrontent deux types de Objectifs :
serviteurs : les fidèles qui disent vouloir le bien – Analyser une scène de conflit : rythme,
de leur maître (mais est-ce si sûr ?) et le parasite enchaînement des répliques, lutte de pouvoir.
qui le flatte pour mieux l’exploiter ou le tromper. – Comprendre l’évolution du couple
– Cléon, démagogue notoire de 424 av. J.-C., est maître / valet au XVIIIe siècle et ses enjeux
dépeint sous les traits de l’esclave paphlagonien sociaux.
appelé : « fieffée canaille », « fieffé menteur ». – Analyser les procédés de la satire sociale.
110 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Le duel du valet et du maître « il faudrait la quitter si souvent que j’aurais
bientôt du mariage par-dessus la tête ». En réa-
LECTURE DU TEXTE lité, il sait très bien que le Comte profiterait de
Prérequis : Lire l’extrait de la préface de ses absences pour séduire Suzanne. Quand le
Beaumarchais (p. 605) pour comprendre la Comte envisage une carrière pour lui, « dans
visée de l’auteur. Un extrait du Barbier de Séville les bureaux », ministères, ambassades, Figaro
se trouve page 196. lui rappelle que seule l’obséquiosité, la flatterie
permettent d’avancer : « médiocre et rampant ;
1. Figaro a aidé le Comte à enlever Rosine à
Bartholo, dont elle était la très jeune pupille et l’on arrive à tout ». Toute sa dernière réplique
et la future femme. Rosine est devenue la comporte des paradoxes avec une succession de
Comtesse. En récompense, Almaviva a donné verbes à l’infinitif décrivant une société cor-
à Figaro un emploi de valet. Mais maintenant, rompue, où chacun intrigue sans aucune morale
lassée de son épouse si difficilement conquise, (« répandre des espions et pensionner des
il convoite Suzanne, la fiancée de Figaro. Il traîtres »), où les plus médiocres arrivent mieux
se montre donc ingrat à son égard. Les deux que les autres (« paraître profond, […] quand on
hommes sont devenus rivaux amoureux. n’est que vide et creux »), où tous les moyens
sont bons (« ennoblir la pauvreté des moyens par
2. Les deux apartés des lignes 17-18 montrent l’importance des objets »).
que chacun essaie d’avoir l’avantage sur l’autre
et, pour cela, examine les réactions de l’adver- HISTOIRE DES ARTS
saire. Les répliques sont relativement courtes
Voici les éléments de la préface de Beaumarchais
(c’est un duel verbal) et c’est seulement vers
à reprendre : « Le Comte Almaviva doit être
la fin de l’extrait que Figaro semble gagner du
joué très noblement, mais avec grâce et liberté.
terrain avec des répliques plus développées.
L’insolence de Figaro est perceptible quand il La corruption du cœur ne doit rien ôter au bon
refuse de répondre aux questions du Comte (voir ton de ses manières. »
la l. 5, puis la reprise du pronom « combien », Pour Figaro : « L’on ne peut trop recommander
l. 14). Un certain nombre de phrases interro- à l’acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer
gatives ou exclamatives sont des reproches que de son esprit [...]. S’il y voyait autre chose que
chacun lance à l’autre (l. 7, 10-12, 14, 31). de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies,
Alors que le Comte peut se permettre d’attaquer surtout s’il y mettait la moindre charge il avili-
directement son valet Figaro, celui-ci doit biai- rait [le] rôle. »
ser. C’est pourquoi il utilise des formes imper- L’auteur insiste donc sur les nuances des deux
sonnelles (« on en voit partout » l. 9) ou des rôles : le Comte reste un homme du monde et
présents de vérité générale (l. 14-16). Figaro n’est pas une canaille non plus. Nulle
caricature, cruauté ou cynisme chez le Comte ;
3. Le Comte reproche à Figaro d’intriguer dans nulle vulgarité chez Figaro. C. Rauck respecte
son dos, de le trahir. Il est donc en colère, se cette vision des deux hommes. L’image de mise
méfiant de son valet, ni sincère ni honnête. On en scène montre deux hommes qui ne s’affron-
le constate aux lignes 1, 3, 8, 13, en relevant la tent pas en face : le Comte est raide dans son
métaphore de la marche : « jamais aller droit ». habit du soir et Figaro pointe un doigt accusateur
Figaro reproche au Comte son ingratitude et son vers le public, incarnant la société. Son geste est
manque de respect (l. 6-7). Il se sent méprisé. véhément et le Comte, s’il semble mécontent,
Il accuse son maître de l’avoir poussé à cette a l’air incapable de vraiment réagir. La distance
attitude hypocrite. Tous deux sont amers et ont entre eux est celle de l’amertume que chacun
perdu la complicité qui les avait réunis dans ressent. On peut comparer cette image à celles
Le Barbier de Séville.
de Sganarelle et Dom Juan (p. 119-121) : quand
4. Figaro utilise l’ironie : il oppose le calme pai- Lassalle imagine que Sganarelle rase Dom Juan
sible de sa vie en Andalousie avec les missions (p. 121), il fait en effet une référence implicite à
trépidantes (« le courrier étrenné de nouvelles Figaro, barbier de Séville. Il établit donc un pont
intéressantes » avec jeu de sonorités sur les entre le valet soumis du XVIIe siècle et le valet
mots) que lui confierait le Comte à Londres : frondeur du XVIIIe siècle.
6 Mettre en scène la variété du comique | 111

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VERS LE BAC d’Arlequin, valet insolent et paresseux de la
Question sur un corpus Commedia dell’Arte à Figaro qui a gagné en pro-
Les ressemblances : le maître domine : il attaque fondeur et en conscience politique. Marivaux,
directement à son valet. Mais Dom Juan est même s’il utilise des déguisements de domes-
beaucoup plus méprisant de le Comte : on est tiques pour des personnages nobles (Le Jeu de
dans le registre de l’insulte avec « la peste, l’amour et du hasard, p. 123-124) ne remet pas
le benêt », « du louche dans tout ce que tu foncièrement en cause la hiérarchie sociale.
fais », « jamais aller droit ». Le maître tutoie On peut faire écouter un extrait des Noces de
son valet qui le vouvoie, mais le « Monsieur » Figaro de Mozart comme ouverture sur l’histoire
de Sgnarelle est moins obséquieux que les des arts.
« Monseigneur », « Votre Excellence » ironiques
de Figaro. Les maîtres montrent que la présence
du valet leur est indispensable : les apostrophes
de Dom Juan à Sganarelle (l. 59-60), et les
regrets exprimés par le Comte (l. 1) en attestent.
Alfred Jarry,
Les maîtres se confient à leurs valets.
Les différences : Sganarelle est un valet
impressionné et admiratif (répétition de « quel
homme »). Il ne se révolte pas contre Dom
⁄‚ Ubu Roi, ⁄8·6
 p.⁄‹¤-⁄‹‹
Juan, il se permet à peine des remontrances, Objectifs :
des marques de désapprobation que Dom Juan – Analyser les procédés de la satire au
arrête rapidement. Au contraire, Figaro est un théâtre (parodie, caricature, burlesque).
valet insoumis, un homme qui attaque en même – Analyser le rapport du texte à l’espace
temps que son maître toute une classe sociale théâtral (dans une parodie de scène
de privilégiés corrompus et sans scrupules. Son d’exécution).
maître est d’ailleurs conscient des qualités de son – Confronter les registres comique
valet : qu’on relise les lignes 25-26. On constate et tragique.
donc bien une évolution entre le XVIIe siècle et le
XVIIIe. Elle correspond à la propagation des idées
des Lumières, en particulier celle qui veut que Une parodie de roi
les bonnes places soient distribuées au mérite. LECTURE DU TEXTE
1. Définition du Robert de « jeu de massacre » :
Invention jeu forain qui consiste à abattre des poupées à
Il ne s’agit pas de faire écrire des didascalies, bascule, en lançant des balles de son.
mais un dialogue entre metteur en scène et des L’exécution expéditive des nobles, puis des
acteurs, en répétition. On peut donc inclure magistrats ressemble à ce jeu de foire. On leur
quelques passages du texte de Beaumarchais, laisse à peine le temps de répondre. Puis, ils
mais pas trop. sont condamnés et exécutés (l. 24, 39). Ils sont
Il faudrait faire préciser les positions respectives précipités dans une trappe, où ils tombent. On
dans l’espace : face à face ou non, à distance ou peut d’ailleurs imaginer un jeu de scène qui rap-
non. Il faudrait imaginer comment sont dits les pellerait cela, en alignant les nobles et en les
apartés. Et rappeler qu’on évitera de proposer faisant simplement basculer en avant sur l’ordre
une scène trop agitée : au théâtre, les duels ver- d’Ubu.
baux fonctionnent mieux quand les adversaires
2. Le burlesque consiste à traiter un genre noble
ne sont pas trop mobiles, sinon le spectateur
(la tragédie et les scènes de pouvoir) de façon
perd le texte.
triviale. La justice expéditive d’Ubu est donc
une parodie burlesque de tribunal. Ubu se com-
porte lui-même comme un roi bouffon (voir le
Bilan / Prolongement dessin qu’en a fait Jarry, p. 141). Il est d’ailleurs
Un extrait de L’Ile des esclaves (p. 487) de appelé « Père Ubu » expression utilisée à la cam-
Marivaux permet de confronter le personnage pagne. Son langage est familier et comporte des
112 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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insultes grossières, d’autant plus drôles que cer- le pouvoir absolu, presque divin. C’est un pou-
taines sont inventées par l’auteur : « pigner », voir écrasant mais aussi un pouvoir instable : le
« stupide bougre », « bouffresque », « merdre » relief chaotique de cette main gêne les déplace-
resté célèbre. Malgré ses dérapages verbaux, ments des acteurs sans cesse en déséquilibre et
il se prend au sérieux : « je vais d’abord réfor- on voit des doigts cassés : cette main de plâtre
mer la justice, après quoi nous procéderons aux peut se briser ou écraser celui qui croit en être
finances » (l. 27-28). Pourtant, son seul objectif le maître. Le jeu de Denis Lavant (voir aussi
n’est pas le bien du royaume mais son enrichis- p. 142) est excentrique, il fait de grands gestes,
sement personnel, qu’il annonce crûment aux danse ; avec sa petite canne, il fait penser, en
lignes 12-13 : l’emploi de la majuscule sur les plus noir, au personnage de Charlot et non à un
adjectifs possessifs suggère un ton insistant, puis roi qui tiendrait en main un sceptre. Ses tenues
la phrase, lignes 22-23, est cynique. sont extravagantes et non majestueuses : sa che-
mise pend sur ses cuisses (p. 133), sa cuirasse
3. La parodie est une imitation caricaturale per-
jure avec son collant noir moulant (p. 142) et
mettant de critiquer ou ridiculiser une personne,
un groupe, une situation. Cette scène est une ce contraste lui donne une silhouette rachitique
parodie de cour de justice royale : en réalité, et fragile.
les nobles ne sont accusés de rien. Ils doivent
indiquer le montant de leurs richesses (pour
qu’on puisse savoir exactement ce qu’on peut VERS LE BAC
leur prendre) puis, ils sont automatiquement Question sur un corpus
condamnés à mort. Qu’ils soient pauvres (l. 3) Les deux rois sont fous et dangereux : tous deux
ou aisés (l. 6-8), leur sort est le même : il n’y a décident d’exécuter des nobles pour s’accaparer
pas de petit profit au pays du Père Ubu. La vio- leurs biens. Tous deux ne laissent aucune place
lence de l’autocrate se manifeste dans ses phrases à la désapprobation ou la critique. Ils fonction-
injonctives (l. 15, 24-25), ses décisions arbi- nent sur la menace et l’intimidation. Cependant,
traires (l. 4, 9), par son impatience (l. 15-24), Caligula est un roi tragique qui n’a pas un com-
les injures qui ponctuent son discours et, scéni- portement burlesque, mais très inquiétant : ce
quement, par le mode d’exécution voulant que n’est pas tant son intérêt personnel qui le motive
les condamnés passent réellement à la trappe que l’absurdité même et la malhonnêteté fon-
(voir la répétition insistante de « à la trappe »). cière de tout acte de pouvoir : puisque « gou-
On peut même les empiler collectivement (l. 24, verner, c’est voler » alors autant le faire sans
39). Bien sûr, Ubu ne supporte ni objection ni limite : « pour moi, je volerai franchement »,
critique (l. 38-39, 43-44). avoue-t-il. Alors qu’Ubu agit par caprice et
stupidité, Caligula agit logiquement, froide-
4. Ubu veut augmenter sa seule fortune person-
ment : « puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir
nelle. Pour récupérer l’argent de tous les riches,
ce que la logique va vous coûter ». Caligula est
il les fait exécuter. Il demande aux juges de se
habité d’un profond désespoir qui le rend extrê-
payer sur les justiciables et condamnés pour faire
mement dangereux. Au contraire, la sottise
des économies. Cela aggravera le caractère arbi-
traire de la justice, puisqu’elle sera fonction des d’Ubu est tellement visible, les exécutions sem-
revenus des accusés que l’on va spolier. Cette blent si peu réelles, que le spectateur ne doute
politique est également stupide, puisqu’elle éli- pas qu’il sera renversé.
mine des gens qui pouvaient être des alliés ou
des administrateurs du royaume. D’autre part, Invention
en s’enrichissant, Ubu appauvrit le royaume. On peut partir de la comparaison de plusieurs
C’est la Mère Ubu qui le lui fait remarquer, de définitions pour mettre en évidence les deux
la ligne 40 à la fin. sens importants : le lieu du spectacle et l’art de
représenter des textes. On peut faire la liste d’ex-
HISTOIRE DES ARTS pressions comportant le mot : faire son théâtre,
Une autre image de cette mise en scène est dis- c’est du théâtre, un coup de théâtre, un homme /
ponible (p. 142). La main gigantesque symbolise une femme de théâtre, etc.
6 Mettre en scène la variété du comique | 113

Litterature.indb 113 06/09/11 11:52


Bilan / Prolongement sa didascalie : « d’une grâce peu commune en
dépit de tout ce qu’elle a de grotesque ». Clara
La figure du roi est un modèle de personnage est une caricature de milliardaire décrépite.
dont la théâtralité est exhibée : tous les rites de
la royauté sont orchestrés dans un espace sin- 2. Le chef de train est sûr de son bon droit et
gulier et ils utilisent des accessoires, costumes, veut à tout prix faire respecter le règlement,
etc. Le théâtre met en évidence ces conventions tout en restant extrêmement poli : « puis-je
pour mieux questionner le pouvoir. vous demander une explication ? » (l. 16). Puis,
Voir le texte du Roi se meurt de Ionesco (p. 168-169) comme Claire ne répond pas, il se fait plus auto-
et le sujet de dissertation, p. 165. ritaire, mais toujours protégé du règlement :
« j’attends une explication » (l. 31-32).
Devant cette attitude légaliste, Claire répond
par le mépris : « je tire toujours les sonnettes
d’alarme » s’oppose à « on ne tire jamais la
sonnette d’alarme, même en cas d’alarme ». La
F. Dürrenmatt,
⁄⁄ La Visite de la
vieille dame, ⁄·∞6
logique de Claire fait résonner comiquement
l’absurdité des règlements. Ensuite, elle ne s’oc-
cupe plus du tout du chef de gare, jusqu’à ce qu’il
se rappelle à elle. L’insulte (« vous êtes un imbé-
 p. ⁄‹›-⁄‹∞ cile »), l’adverbe « évidemment » et la question
Objectifs : rhétorique « prétendez-vous » (l. 33-43) mon-
– Analyser les procédés comiques trent qu’elle ne fait aucun cas de ses remarques.
de la satire. Et elle finit par régler le problème avec une
– Analyser la construction d’un personnage grosse somme d’argent. Le comique repose sur
de théâtre à travers son costume la confrontation entre l’indignation du chef de
et sa première entrée. gare (aussi furieux que le Roland Furieux, nom
– Comprendre comment le théâtre met comique pour un train), personnage campé sur
en scène des rapports de pouvoir. ses positions (le rappel des horaires) et le calme
olympien, méprisant de Claire.
3. Les habitants de Güllen sont comiques dans
L’entrée en scène fracassante leur affolement : comme ils ont été pris au
dépourvu par l’arrivée de Claire, leur fête est
d’une milliardaire ratée. Ils s’agitent dans tous les sens, comme le
LECTURE DU TEXTE montre la succession de phrases exclamatives,
1. Une châsse est un coffre où l’on enferme les ordres lancés de tous côtés (l. 24-30). Tous les
reliques d’un saint. En général, elle est ornée « gens importants » (le maire, le pasteur, le pro-
de pierres précieuses et fabriquée en matériaux viseur) se sentent responsables de l’événement
nobles. L’extrême vieillesse de Claire fait penser et font tout pour rattraper leur erreur, le maire
qu’elle est presque à l’état de squelette (« incon- ayant même besoin de son épouse pour parader.
fortable vieille carcasse ») et ce corps amoin- L’admiration sans bornes et stupide des gens est
dri est entièrement recouvert de vêtements et exprimée par les répliques collectives : « Des
bijoux, qualifiés avec un lexique hyperbolique : voix : La Zahanassian ! » (utilisation de l’article
« chapeau immense », « collier de perles », « la » comme pour une star unique au monde) ;
« énormes bracelets d’or ». Tous ces objets « La Foule : Cent mille ? » Personne n’entend
signifient sa richesse. Elle semble, au vu de son son jugement très négatif : « je reconnais ce
équipage nombreux et du public qui l’attend, triste trou, le patelin, ce pays sinistre ».
faire l’objet d’une vénération collective, comme Ill reste à l’écart de cette agitation. La didas-
si elle était devenue une sainte à force d’être calie mentionne qu’il est dans un rêve : il revit
riche. On attend d’elle des miracles. Pourtant, sa jeunesse avec Claire (c’est le seul qui l’ap-
Dürrenmatt ne prend pas son personnage tota- pelle par son prénom), leur histoire d’amour à
lement au sérieux, il a une distance critique dans laquelle elle fait allusion (l. 19). Pourtant, elle
114 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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vient demander sa condamnation à mort et son la farce et la tragédie, entre l’univers très théâtral
exécution aux habitants de Güllen. et la critique sociale bien réelle : le jeu souligne
le grotesque des personnages mais la mise à mort
4. Les personnages secondaires fonctionnent
d’Ill intervient bel et bien à la fin de la pièce.
comme une sorte de chœur (voir le chœur
antique p. 186-87) : il commente et souligne les
actions des personnages principaux. Mais il ne VERS LE BAC
faut pas y voir une référence à la morale, comme Oral (entretien)
dans la tragédie antique : ils servent principale- Dürrenmatt donne l’impression d’un personnage
ment de faire-valoir lâches et veules à Claire. à la fois ridicule et inquiétant : son arrivée avec
Ils sont répartis en deux groupes : ceux qui arri- armes et bagages est loufoque, son accoutre-
vent avec elle, mari et domestiques mettant en ment est invraisemblable, mais l’auteur la décrit
avant son train de vie extraordinaire (l. 6-10) comme respectable malgré tout : « très femme
mais ils n’ont aucune identité propre, comme du grand monde, d’une grâce peu commune ».
le montrent les noms dont elle les a affublés. Sa puissance tient à son argent : les hommes
Ceux qui l’attendent, l’admirent d’emblée et passent dans sa vie, portent de simples numé-
espèrent d’elle des miracles pour les sauver de ros mais sont beaucoup plus jeunes qu’elle (l. 8).
la ruine (qu’elle a en réalité provoquée). L’effet Elle peut arrêter un train où elle veut, se payer
est comique, car ils ressemblent tous à des pan- n’importe quoi : un chef de train, un village, une
tins autour du personnage très fort de Claire. vengeance. Et elle écrase tout le monde de son
L’auteur critique ainsi le pouvoir de l’argent qui mépris : personne n’est capable de résister à la
transforme les gens en moutons, au service de puissance de son argent. Michel Serres compare
celui qui peut tout se payer, même faire arrêter l’argent à un joker : dans un jeu de cartes, le
un train express dans un petit village. joker n’a aucune valeur en soi. C’est une carte
vide ou plutôt vacante : le joueur qui la détient
HISTOIRE DES ARTS / ÉDUCATION lui donne la valeur qu’il souhaite et c’est pour
AUX MÉDIAS cela qu’il est assuré de gagner la partie. Avec
La scénographie est minimaliste : tout est l’argent, c’est pareil. L’argent moderne est un
en bois, avec un plancher vert et des murs en bout de papier sans valeur marchande, voire
planches marron. Cela représente la pauvreté un simple support numérique. Mais lors d’un
du village de Güllen. Les personnages sont trai- échange, on peut le convertir en ce que l’on
tés comme des types avec des masques souples veut, quand on veut, où l’on veut. Et, tant que
couvrant la tête et des costumes ou accessoires l’on n’a rien dépensé, on détient un immense
immédiatement reconnaissables : la tenue bleue cercle de possibilités. C’est cette réserve de puis-
de l’employé du train est agrémentée d’une sance qui fait peur, qui fascine, qui fait saliver
horloge géante pendue à son cou, la tenue de d’envie. Avec cela, on est sûr de l’emporter dans
pêcheur du dimanche du mari qui se tient au tous les rapports de force. C’est l’histoire que met
garde à vous, la tenue très pauvre de Ill. Aucun en scène cet auteur contemporain.
bijou pour Claire, juste une robe noire à fanfre- La vieille dame, qui sait très bien quelle carte
luches et un corsage à ramages, ce qui est assez maîtresse elle a en main, n’a aucun respect pour
sobre par rapport à la didascalie. Les masques ceux qui, à travers elle, adorent le veau d’or :
empêchent de voir les expressions des visages : elle n’adresse aucune parole aimable à qui-
les personnages sont traités comme des marion- conque. C’est un personnage écrasant, mu par
nettes. Les bagages, nombreux, sont en carton une volonté de puissance décuplée par le pouvoir
pâte. O. Porras exhibe ainsi la théâtralité de la de l’argent. C’est pourquoi rien ne peut l’arrêter.
scène, souligne l’excès et les outrances de Claire,
en créant autour d’elle un univers de pure fic- Commentaire
tion, sans aucun réalisme. 1) Un personnage comique et inquiétant
Pour l’interview d’Omar Porras, il faut se poser a) Construction scénique du personnage : la
la question du travestissement et des masques : didascalie
Omar Porras joue lui-même le rôle de la vieille – Claire est une silhouette, un costume, des
femme. On peut parler aussi de l’équilibre entre accessoires (voir question 1).
6 Mettre en scène la variété du comique | 115

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Son excentricité est indiquée par les adjectifs 2) Une arrivée inattendue et comique
hyperboliques : « immense », « énorme » et les a) Une cérémonie ratée
adjectifs appréciatifs contradictoires qui sont Le principal effet comique du texte tient à la
des commentaires de l’auteur : « très femme panique que suscite l’arrivée imprévue de Claire.
du monde », « grâce peu commune » // « gro- Tout le monde l’attendait à l’arrivée de l’omni-
tesque. » C’est un pur personnage théâtral ; bus. Une foule (les notables, proviseur, maire
l’adjectif « impossible » indique qu’elle est une et pasteur, un chœur = « des voix », « le pre-
fiction, une femme comme elle, ne peut exister. mier » ; ils sont quatre en tout) est venue l’at-
– Ses acolytes : trois serviteurs avec de nombreux tendre, car le village, ruiné, compte lui deman-
bagages sont des signes de richesses. Le mari n° 7, der une aide. Mais chacun semble avoir oublié
comment Claire a quitté le village : enceinte,
« qu’elle appelle Moby », indique qu’elle est une
elle a été chassée alors que le père de son enfant,
femme qui collectionne les maris, ceux-ci ont
Ill, a refusé de le reconnaître. Elle est ensuite
peu d’importance pour elle puisqu’ils ne sont
devenue prostituée et c’est ainsi qu’elle a épousé
qu’un numéro et que c’est elle qui leur attribue un milliardaire. Claire n’a rien oublié et est
un nom. Ce nom est d’ailleurs proche de celui bien décidée à se venger du village. Il y a donc
du valet : tous deux se partagent le même rôle un décalage comique entre l’enthousiasme des
de faire-valoir. Les gens autour d’elle sont des villageois et son attitude distante.
marionnettes qu’elle manipule. Ce mari est – C’est Ill qui la reconnaît et l’appelle par
caractérisé par son physique agréable et viril, et son prénom, signe de leur ancienne intimité.
son attirail de pêche lui donne un côté décalé. Aussitôt, son nom de famille est repris par le
C’est le seul qui vient pour l’aspect bucolique proviseur et le chœur : « La Zahanassian », nom
de Güllen. de son premier mari milliardaire ; l’article défini
b) Un personnage autoritaire et cynique la désigne comme une star, c’est affectueux et
– Le premier personnage avec qui elle entre en admiratif. Plus loin, c’est son prénom et son
communication est le chef de train : il est le nom de jeune fille qui seront dits deux fois par le
porte-parole d’une forme de norme : l’institution chœur. Ils rappellent ainsi qu’ils la connaissent
des Chemins de fer, qui implique respect de l’ho- bien, qu’elle est l’une des leurs.
raire, respect des règles (« on ne tire jamais la – La panique se marque par les appels des
sonnette d’alarme »), respect des itinéraires (« si notables pour mettre en place rapidement ce
vous désirez visiter Güllen »). Il ne connaît pas qui avait été prévu : on entend une suite de
Claire et veut donc lui appliquer le règlement. répliques constituées de phrases exclamatives
Mais justement Claire n’est pas n’importe qui. nominales, donnant des ordres pour rassem-
Elle impose son mode de fonctionnement : bler tout le monde. La mise en scène n’est pas
elle est au-dessus des lois : « je tire toujours les prête, seule Claire a fait son entrée comme elle
le souhaitait. Tout ce passage montre leur crainte
sonnettes d’alarme » est l’exact contraire de la
devant elle. Ils veulent faire bonne impression,
formulation du chef de train. Elle refuse de don-
mais c’est assez pitoyable : les didascalies mon-
ner des explications et, au lieu de répondre au
trent que l’un « part en courant » ; que l’autre
chef de train, s’adresse à Moby, ce qui marque « crie après lui ».
son mépris pour le chef de gare. Quand enfin il b) La mise en place de la relation de pouvoir
insiste, elle l’insulte. La suite de phrases inter- Claire, pas plus qu’elle ne s’adresse au début
rogatives rhétoriques, ironiques, indique son au chef de train, ne s’adresse à aucun d’eux,
mépris des règles. ni ne réagit à leur panique. Elle semble ne pas
– Enfin, elle règle le problème en donnant une les voir : elle décrit le lieu à Moby avec des
somme extravagante, elle prend au pied de la termes péjoratifs : « ce triste trou ». Elle parle
lettre la menace du chef de train : « cela vous de « patelin ». Puis, de « pays sinistre ». Elle
coûtera cher » et montre que n’importe quelle exprime donc ouvertement son mépris (« me
amende serait ridicule à ses yeux. Elle peut s’of- faire perdre une heure »). Pourtant, elle explique
frir n’importe quoi, même arrêter un express en son arrêt pour « visiter ». Et il semble que seul
pleine campagne et le chef de gare finira par son mari pêcheur y trouvera son compte. Mais
s’excuser et vouloir même lui rendre son argent. les lieux qu’elle passe en revue sont en réalité

116 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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essentiels : « la grange à Colas » dans la forêt ingénieur (l. 51). Le médecin a acheté très cher
était le lieu de ses rendez-vous amoureux avec un tableau entièrement blanc (l. 6-8) dont il est
Ill. C’est d’ailleurs après cette référence qu’Ill la très fier (l. 18). L’intrigue se construit autour des
reconnaît. réactions de ses amis à cet achat original.
– Son mépris pour les habitants et leur village, sa
2. Le dialogue porte d’abord sur la valeur mar-
façon de jouer avec son argent annoncent qu’ils chande de la toile (l. 22-35), puis sur sa valeur
vont être ses victimes et non les bénéficiaires de esthétique (l. 36-42). Enfin Marc, d’abord
ses largesses. Elle ne donne pas par générosité, sceptique et prudent, réagit très négativement et
c’est une femme tyrannique et égocentrique. violemment (l. 44-48).
Serge attend de Marc approbation et admiration
(l. 36, 45). Le conflit théâtral se joue autour
Bilan / Prolongement des valeurs esthétiques que chacun revendique
Pour approfondir l’analyse de la mise en scène de (l. 52-55) ou autour des valeurs de l’amitié
l’abus de pouvoir, on peut comparer cette scène (l. 10). Ce conflit est immédiatement visible et
avec celle d’Ubu Roi (p. 132-33). les monologues qui ponctuent la scène indiquent
Sur la notion de personnages caricaturaux, les sous-entendus ou les enjeux implicites de
la pièce.
on peut comparer l’emploi des costumes et
accessoires dans la mise en scène d’O. Porras à 3. Le tableau de Malevitch est le premier tableau
celui de La Cantatrice chauve par J.-L. Lagarce monochrome de l’histoire de la peinture. Il
(p. 114-115) : on retrouvera la même exhibition constitue donc en 1917 une révolution, celle
de la théâtralité mais avec des moyens un peu de l’abstraction, un art sans objet ni représenta-
différents, en particulier le masque supprime tion. Au XXIe siècle, les toiles monochromes sont
toute psychologie aux personnages. On peut devenues banales et l’art abstrait est partout.
revenir aux origines du masque de théâtre avec Serge n’est donc pas particulièrement avant-
les Grecs (p. 189-190). gardiste en achetant cette toile, qu’effecti-
vement on lui a sans doute vendue à un prix
exorbitant.

HISTOIRE DES ARTS


Le décor et les costumes sont en accord avec le
tableau qu’ils mettent en valeur (posé au fond
Yasmina Reza,
⁄¤ Art, ⁄··›
 p. ⁄‹6-⁄‹‡
au sol) : les murs sont dans des dégradés de bleu
anthracite et de gris, les meubles et le sol sont
blancs. Les trois amis sont en noir, avec chacun
une note individuelle : Marc porte un tee-shirt
Objectifs : sous sa veste, Serge n’a pas de cravate et Yvan
– Analyser une scène d’exposition. porte une cravate mais aussi un gilet peu élé-
– Découvrir la satire sociale chez un auteur gant : ils sont à la fois interchangeables et un
contemporain. peu individualisés, habillés avec un standing qui
– Comprendre l’évolution du langage indique leur milieu. Les silhouettes noires dessi-
dramatique dans le théâtre contemporain. nent une note graphique et picturale sur le fond
gris et blanc, ils forment eux-mêmes un tableau.
L’objet du conflit est au centre, mais pas encore
accroché. Il est éclairé par en bas, ce qui le rend
Exposer la prétention culturelle un peu mystérieux.
LECTURE DU TEXTE
1. Une scène d’exposition doit présenter les VERS LE BAC
personnages, la situation et annoncer l’intrigue. Oral (analyse)
Les personnages sont deux amis de milieu social Y. Reza renvoient les deux personnages dos à
favorisé : l’un est dermatologue (l. 11), l’autre dos.
6 Mettre en scène la variété du comique | 117

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1) Serge se croit supérieur parce qu’il aurait eu le Les deux textes posent la question de la place
culot d’acheter cette toile avant-gardiste, parce de l’art dans la société, de sa valeur esthétique
qu’il aurait l’audace de se dire l’ami de la moder- et marchande.
nité. En indiquant le prix, il donne une idée
de ses revenus, il étale son aisance matérielle. Dissertation
Il exhibe aussi sa culture, ses relations avec le 1) Le théâtre comme lieu des conventions
monde de l’art (« Handtington lui-même »), et des artifices
indiquant par là une volonté d’être reconnu – Le théâtre fonctionne sur des codes que
comme un membre à part entière de l’élite, le spectateur doit accepter pour adhérer à
sphère de la « distinction ». Selon la mise en l’histoire :
scène, cette prétention à la distinction peut être • code de situations : les apartés (Le Jeu de
insupportable : s’il critique la « vanité incom- l’amour et du hasard p. 123), les monologues
préhensible » de Marc, il en fait preuve lui aussi. (corpus p. 191-94), les quiproquos (Le Dindon
Ou au contraire pathétique : que cherche-t-il à p. 126) ;
prouver ainsi ? • code de personnages : le couple maître / valet
2) Marc se présente d’emblée comme quelqu’un (Dom Juan p. 122, Le Mariage de Figaro p. 130).
d’un peu distant par rapport à ce qu’il appelle – Le théâtre exhibe cette artificialité par des
« l’art », en italiques (l. 12). Il manifeste une jeux de déguisement (Amphitryon p. 116-17),
certaine étroitesse d’esprit, sa formation d’ingé- une surenchère de signes (La Cantatrice chauve
nieur lui ayant surtout donné des habitudes de p. 114, La Visite de la vieille dame p. 134-35) ou
rationalisme : il ne cesse de décrire la toile dans des parodies (Ubu Roi p. 132).
son monologue et ses nombreuses phrases excla-
matives expriment son incompréhension totale 2) Le théâtre comme révélateur de l’hypocrisie
(et sa volonté butée de ne pas rentrer dans le jeu et du mensonge
Par son effet grossissant, le théâtre permet de
de l’autre). Enfin, son jugement final est brutal
mieux comprendre le fonctionnement social,
et sans concession (l. 48). Les deux amis sont
en particulier dans des dialogues de duel ou d’af-
aussi bornés l’un que l’autre.
frontement : les enjeux de pouvoir sont ainsi mis
3) L’hypocrisie des relations sociales est égale-
en scène entre riches et pauvres (La Visite de la
ment soulignée : alors qu’ils se disent amis, on
vieille dame p. 134), entre amis (Art p. 136), en
voit dans les monologues ce que chacun pense
famille (Juste la fin du monde p. 173).
en réalité depuis toujours de l’autre : mépris et
L’hypocrisie amoureuse, le poids des conventions
jalousie de l’ingénieur pour le médecin qui gagne
sociales et des préjugés sont présentés de façon
mieux sa vie que lui et peut se payer des toiles ;
ludique : Le Jeu de l’amour et du hasard (p. 123),
prétention et mépris de l’amateur d’art moderne
Art (p. 136), Théâtre sans animaux (p. 138).
pour qui n’est pas versé dans ce domaine.

Question sur un corpus


Les œuvres d’art sont de deux types : l’œuvre
Jean-Michel Ribes,
achetée très cher par un particulier (Art), révé-
latrice de son snobisme ou de son avant-gar-
disme et les œuvres du patrimoine culturel pré-
sentées dans un musée, offertes au regard d’un
⁄‹ Théâtre sans
animaux, ¤‚‚⁄
public pas toujours au fait de l’histoire de l’art,  p. ⁄‹8
mais convaincu par avance d’être devant des Objectifs :
chefs-d’œuvre. Les réactions des personnages – Découvrir et analyser la satire sociale
sont comiques pour plusieurs raisons : excessives
chez un auteur contemporain.
dans l’admiration ou le rejet (Art), opposées dans
– Analyser une forme de dialogue originale
l’intérêt ou le désintérêt (l. 5-7 de Théâtre sans
parce que sans personnage.
animaux), décalées (les commentaires sur Matisse
ou la Vénus de Milo), montrant des gens qui – Comprendre l’évolution du personnage
ramènent l’art à des choses qu’ils connaissent. dans le théâtre contemporain.

118 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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L’exhibition de la sottise VERS LE BAC
ordinaire Oral (entretien)
Voir la question sur corpus de la page précédente
LECTURE DU TEXTE (portant sur la comparaison entre Art et Théâtre
1. Les personnages sont des visiteurs anonymes sans animaux) ainsi que la deuxième partie de la
défilant devant les tableaux du musée (didasca- dissertation, page précédente.
lie initiale). Leur dialogue ne dure pas plus long- Dissertation
temps que l’arrêt devant une toile. Dans la mise
1) Le théâtre est dans l’exagération
en scène qu’il propose en 2002, Ribes a accroché
– Le théâtre, dès son origine grecque, choisit
des tableaux vides ; les personnages sont tous
des personnages n’appartenant pas à la réalité :
habillés de la même façon et marchent comme des
on peut donner l’exemple d’Œdipe (p. 184).
marionnettes ; ils sont interchangeables. On peut
Ces personnages forts permettent au specta-
reconnaître, dans le dialogue, différents types de
teur de s’interroger sur la morale, la politique,
personnages : celui qui met en avant sa (pseudo)- qu’ils soient des héros véritables comme dans
culture de façon maladroite (l. 4-6 ; 14), celui qui la tragédie (Antigone p. 158) ou de grotesques
veut pouvoir la mettre en avant par ses photos parodies (Ubu Roi p. 132, Le Roi se meurt p. 168).
(l. 19-21), celui qui est fatigué d’arpenter les salles La comédie présente, elle, des types humains
du musée (l. 8-13), celui qui pose des questions (L’Avare, Le Misanthrope).
sans rapport avec l’œuvre mais relaie ainsi un dis- – Le théâtre, c’est avant tout du spectacle : les
cours antisémite sur l’art (l. 15-16). Chacun saura situations sont donc exacerbées, les conflits
s’y reconnaître, ou non ! poussés à l’extrême, les passions destructrices
2. Le comique repose sur des décalages entre les (Phèdre p. 159).
réactions des personnages qui interviennent à – Ionesco lui-même transforme des idées abs-
deux : opposition entre la couleur décrite dans traites en images visuelles concrètes et claires :
les tableaux et celle de la cafétéria ; opposition les conséquences du totalitarisme sont vues à tra-
entre « je tiens des kilomètres » et « tu marches vers la métamorphose en rhinocéros (p. 280), la
avec les yeux », remarque complètement hantise de la mort est jouée physiquement dans
absurde ; opposition entre les attentes du visi- Le Roi se meurt (p. 168).
teur et la réalité de l’œuvre : « c’était qui, Milo, – Beckett montre l’absurdité et le vide de l’exis-
un nain ? », le vocabulaire familier mettant en tence avec des héros meurtris, prisonniers de
exergue le décalage comique (l. 20-21). Il s’agit situations invraisemblables, comme Winnie
avant tout d’un comique de mots, accentuant la enfoncée dans un tas de sable (p. 191).
sottise des différents personnages (qui est sou- 2) Le théâtre peut aussi être proche de la réalité
vent aussi celle du spectateur. S’il a de l’humour, La réalité quotidienne peut ne pas être disloquée
il le sait). mais mise en scène de façon épurée, dans une
langue qui imite au plus près la saveur du langage
3. Ribes montre en riant notre incapacité à saisir
courant, avec des personnages très ordinaires :
l’art et même à éprouver un simple plaisir esthé-
– des êtres de chair jouent des situations de la vie
tique devant des œuvres présentées comme des
quotidienne avec vraisemblance : la dispute fami-
références culturelles. Le public qui fréquente
liale de Juste la fin du monde (p. 173), les ouvriers
les musées manque de connaissances ou a des
sur un chantier de Cinq hommes (p. 176), l’atelier
attentes incongrues. L’art demande un effort, un
de couture de Grumberg (p. 199) ;
investissement personnel, de la patience. Est-ce – la transposition de conversations familières
encore possible lorsqu’il est devenu un objet de dans le théâtre contemporain est aussi très
consommation de masse ? proche de la réalité : voir Y. Reza (p. 136),
J.-M. Ribes, N. Sarraute (p. 490).
ÉCRITURE 3) Le théâtre comme lieu d’expérimentation
Vers l’écriture d’invention grandeur nature
On peut s’inspirer autant de ce texte que de celui Par le jeu de la mise en scène, la scénographie,
de Y. Reza (p. 136-137). les costumes et maquillages, le théâtre met en
6 Mettre en scène la variété du comique | 119

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évidence le fonctionnement de la société, les ou tentatives de représentation, a imaginé un
passions humaines ou les vices. Ce n’est pas théâtre destiné à la seule lecture. Depuis les
nécessairement l’exagération qui fait sens, mais auteurs grecs, le texte de théâtre n’existe que
le rapport à l’espace, la tension entre le texte et pour la scène. Cependant, cela n’empêche pas la
sa représentation : la chambre d’hôtel transfor- lecture et la liberté qu’elle donne : liberté d’ima-
mée en champ de bataille par Feydeau ridiculise giner des personnages, des décors, des situations.
le milieu bourgeois (p. 127), la théâtralisation de Les didascalies sont faites aussi pour le lecteur
la voiture de Mère Courage est tragique (p. 153), et depuis le théâtre romantique, elles sont
la lumière bleue dans laquelle baigne la mort de nombreuses et peuvent même ressembler à des
Phèdre (p. 160), le ring de la dispute familiale récits : on peut voir les didascalies du Roi se
(p. 173). meurt (p. 168 et 492) ou de Oh les beaux jours
(p. 191 et 492).
Il est parfois difficile d’aller au théâtre régulière-
ment mais on peut lire toutes les œuvres qu’on
POUR ARGUMENTER : veut et ainsi découvrir toutes les facettes d’un
auteur. Lire aussi le texte de C. Régy (p. 493).
LE TEXTE DE THÉÂTRE
2) La nécessité de la mise en scène
EXISTE-T-IL SANS LA SCÈNE ? Pourtant, le théâtre ne se révèle que sur une
 p. ⁄‹· scène avec un décor, des acteurs, des costumes,
LES ENJEUX des jeux de lumière qui mettent le texte en
valeur, lui donnent tout son sens.
1. Artaud oppose un théâtre reposant principa-
– Voir le travail sur l’espace à la fois mimétique
lement sur le texte et un théâtre spectaculaire,
et symbolique dans La Cantatrice chauve (p. 114),
qu’il préfère. Il pense que les moyens scéniques
l’espace mimétique d’Art (p. 136) qui révèle le
frappent et touchent davantage le spectateur, car
milieu social critiqué.
cela passe directement par les sens et non par la
– Voir le travail sur les masques et costumes
réflexion.
dans La Visite de la vieille dame (p. 134) ou chez
2. A. Mnouchkine a voulu rendre à Shakespeare A. Mnouchkine : la mise en scène éclaire
ses qualités spectaculaires. Elle a donc travaillé ainsi certains aspects du texte, la satire chez
sur de très beaux costumes, des maquillages, des Dürrenmatt, le souffle épique de Shakespeare.
chorégraphies pour les combats et un espace nu Elle surprend le spectateur, lui fait découvrir le
dont le fond est une toile peinte somptueuse. texte et lui donne le plaisir esthétique d’un beau
La très grande beauté de ce spectacle cher- spectacle.
chait à retrouver le souffle épique des pièces – Le jeu de l’acteur est essentiel pour révé-
de Shakespeare (on dispose d’autres images ler un personnage : voir les interprétations de
sur le site du Théâtre du Soleil). En trans- Lorenzaccio (p. 146), l’interview de Podalydès
portant Shakespeare dans l’univers japonais, (p. 493).
A. Mnouchkine cherche à surprendre et éblouir
3) Les limites de la mise en scène
le public, à dépoussiérer un auteur mal connu en
Chaque nouvelle mise en scène est une inter-
France. Voir aussi la tragédie grecque transpo-
prétation du texte par le metteur en scène : les
sée dans l’univers du kathakali indien pour les
trois images de Dom Juan (p. 119-121) montrent
mêmes raisons (p. 186).
les écarts entre la façon de représenter le couple
maître / valet et parfois le public peut être égaré.
VERS LE BAC Le metteur en scène peut parasiter le texte
Dissertation avec des éléments non pertinents ou difficiles
1) Un théâtre lu à comprendre : les masques de singe pour jouer
Seul un auteur comme Musset, à cause des Marivaux (p. 123), l’absence de maison pour
échecs rencontrés lors de ses représentations Juste la fin du monde (p. 173).

120 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Séquence
Alfred de Musset,
‡ Lorenzaccio, ⁄°‹›
Présentation de la séquence  p. ⁄›‹
Livre de l’élève  p. ⁄›‹ à ⁄∞‚

Cette œuvre permet de comprendre le renouvellement des formes que présente le drame roman-
tique, ses nouveaux enjeux dramaturgiques et scéniques, en particulier dans le rapport à l’espace,
la multiplicité des personnages, la complexité de l’intrigue. Lorenzaccio, pièce longtemps considérée
comme injouable dans son intégralité, pose des problèmes de mise en scène. Nous confronterons
ainsi plusieurs partis pris radicalement différents dans leur approche de l’œuvre. La réception de
la pièce, et ce qu’elle peut encore représenter pour un public contemporain, est ainsi appréhendée
à travers des notes d’intention de metteurs en scène. Les extraits choisis sont centrés sur le héros
et son évolution : ils permettent de caractériser le personnage romantique et de l’opposer aux héros
tragiques de l’époque classique. Enfin, la visée politique et critique de l’œuvre est abordée.

⁄) Entrée dans l’œuvre : Florence, aristocrates. Le peuple vit par procuration la fête
des riches (« on attrape un petit air de danse sans
la ville du carnaval  p. ⁄›‹ rien payer ») et rapporte ce que les gens célèbres
Du texte à la scène y font : « je suis capable de nommer toutes les
1. La scène se passe dans une rue de Florence personnes d’importance ».
au petit matin et l’on voit se croiser des gens de Florence apparait comme une ville de plaisirs et
tout milieu social. Chacun a ses préoccupations. de carnaval, où les valeurs morales sont renver-
Les dialogues se croisent : les personnages pas- sées, bafouées : Le Duc, Lorenzo et Salviati sont
sent, disparaissent, reviennent, qu’il s’agisse de habillés de façon scandaleuse en religieuses et,
simples figurants donnant leur avis sur Florence sous ce double travestissement, ils tentent d’abu-
ou de personnages importants comme Lorenzo ser de femmes de toute condition sociale. Dans
déguisé en religieuse ou Louise Strozzi repous- ce monde où le roi se comporte en bouffon, c’est
sant Julien Salviati. Autant de petites scènes le renversement permanent (Baktine).
prises sur le vif dévoilant par petites touches, par Une question – théâtrale et politique – se pose :
tableaux, la corruption de la ville. le tyrannicide suffira-t-il à ramener l’ordre ? À
En effet, dans une ville où se succèdent fêtes et mettre un terme au renversement carnavalesque ?
bals, les aristocrates passent leur temps à dépen-
ser, boire, vivre des intrigues amoureuses, jusqu’à 2. et 3. Zefirelli a choisi un parti pris réaliste, de
l’abrutissement (« À qui fait-on plaisir en s’abru- type reconstitution historique avec des costumes
tissant jusqu’à la bête féroce ? ») Le Duc mène et décors faisant référence à la Renaissance ita-
la danse : protégé par ses soldats allemands, il se lienne. L’ambiance de fête est rendue par la
permet tous les excès, au grand dam de ses pairs : foule nombreuse qui va et vient, les costumes
« une moitié de Médicis couche dans le lit de très colorés dans des tons chauds, rouge, brun,
nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres » orange et un éclairage vif. Les mouvements en
constate un noble Florentin, en insistant sur la long et en large devant le palais et en profon-
bâtardise du duc. deur depuis la porte animent un espace vaste
Les gens du peuple ne valent guère mieux : éter- et ouvert et recréent l’atmosphère bruyante et
nels badauds, ils sont à l’affût de ce que font les dense d’un carnaval.
7 Lorenzaccio | 121

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Au contraire, O. Krejca propose un parti pris et se tourne alors vers Catherine. Lorenzo insiste
symbolique : les costumes correspondent bien à à plusieurs reprises sur la facilité de toutes ces
la Renaissance italienne, mais sont de couleur femmes : « les mères pauvres soulèvent honteu-
assez terne. Le décor installé dans la Cour d’hon- sement le voile de leurs filles […] elles me lais-
neur du palais des Papes à Avignon (architecture sent voir leur beauté avec un sourire plus vil que
qui peut renvoyer au XVIe siècle), est constitué le baiser de Judas » (III, 3) ; « Que de filles mau-
de plates-formes de bois superposées de façon dites par leurs pères rôdent au coin des bornes ».
anarchique et de hauteurs variées. Les person- (IV, 5). Le Marquis Cibo apparaît aussi comme
nages figurants circulent entre ces mini-scènes un mari complaisant à la fin (V, 3).
sur lesquelles d’autres prennent des poses, sont 3) Florence, enjeu politique
en représentation. Krejca donne donc une vision Chacun essaie de jouer de son influence pour
théâtrale de la fête florentine, comme une foire jouir du pouvoir : les républicains se regroupent
où les riches se montreraient sur des tréteaux. autour d’un Philippe Strozzi vite dépassé par les
L’ensemble donne une atmosphère étrange, arti- querelles avec Pierre (II, 5, III, 2), les recherches
ficielle au carnaval et renforce l’idée d’hypocrisie. d’alliance avec François Ier, le Cardinal par le
biais de la Marquise, la Marquise elle-même
qui rêve d’un Alexandre libérateur de Florence
¤) L’œuvre et son contexte  p. ⁄›› (III, 6). Elle finit cependant par tout avouer à
Dissertation son mari pour sortir de son rôle d’intrigante sous
Pour préparer ce travail, on peut s’appuyer sur la coupe du Cardinal (IV, 4). Le meurtre du Duc
I, 2, 5, 6 ; II, 2, 4, 5 ; III, 3, 7 ; IV, 8 ; V, 1, 3, 5, 8. change à nouveau la donne, mais le Cardinal
1) Florence, ville des plaisirs et de la corrup- installe un homme de paille, tout autant à la
tion : « Florence la bâtarde, fange sans nom » solde de Charles Quint que l’était Alexandre.
L’atmosphère de lendemain de fête dans laquelle
débute la pièce donne le ton : voir la question 1.
Si les bourgeois réprouvent l’immoralité de la ‹) EXTRAIT 1
cour d’Alexandre, ils en profitent financière- Le Duc et son bouffon  p. ⁄›∞
ment. Quant aux nobles républicains, ils n’agis- Le Duc appelle Lorenzo, « Renzo », ce qui est
sent que s’ils sont directement touchés par les un diminutif affectueux. Pourtant, les termes qu’il
insultes du Duc. Les représentants de ces classes emploie pour assurer la défense de son cousin,
dirigeantes sont facilement corrompus par les accusé de libertinage, sont insultants. Les termes
largesses du Duc : voir Bindo et Venturi.
utilisés par Alexandre sont très péjoratifs : ils insis-
Ainsi, à la mascarade de carnaval du début
tent sur la lâcheté de son cousin. Aux lignes 4-5,
répond la mascarade du couronnement de Côme
il est comparé à une faible femme avec des termes
à la fin. Le carnaval n’a pas pris fin.
qualifiant sa débilité physique et, plus grave, son
2) Florence, image de la femme bafouée
manque de virilité : « petit corps maigre », « mains
L’image de la femme prostituée est employée
fluettes et maladives, à peine assez fermes pour
en II, 2 par Lorenzo quand Tebaldeo appelle
tenir un éventail » (accessoire féminin). C’est un
Florence sa mère : « ta mère n’est qu’une catin ».
intellectuel raté : « un gratteur de papier ». C’est
Dès la première scène, on voit le Duc pénétrer
un fêtard triste : « lendemain d’orgie ambulant »,
dans une maison de nuit pour séduire une jeune
« yeux plombés, visage morne ». Pourtant, certains
fille, malgré les protestations de son frère qui la
indices le rendent inquiétant, il est rusé, hypocrite
verra plus tard « sortant du spectacle dans une
et efficace dans son rôle d’espion : l. 16-17. C’est
robe comme n’en a pas l’impératrice » (I, 6).
pourquoi le Cardinal voit en lui une menace contre
Toutes les femmes de Florence de toute classe
le Duc : l. 11-12.
sociale deviennent des objets de convoitise pour
le Duc et ses amis : Louise Strozzi est grossiè- Ce héros est donc à la fois ridicule, pathé-
rement insultée par Salviati puis empoisonnée ; tique et inquiétant : on ne sait pas très bien qui
elle est présentée comme une nouvelle Lucrèce. il est, parce qu’il se tient toujours dans la repré-
Le Duc, Dom Juan grossier, passe de femme en sentation et l’excès. On pressent un personnage
femme : il se lasse très vite de la Marquise Cibo qui cache son jeu.
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La mise en scène de C. Stavisky suggère une étouffant » ; « L’humanité souleva sa robe et me
relation de création de l’un à l’autre, sur le montra […] sa monstrueuse nudité ».
modèle de la peinture de Michel-Ange de la Sa relation avec Florence est un amour déçu :
Chapelle Sixtine où Adam naît du doigt de « j’observais comme un amant observe sa fiancée
Dieu, d’autant plus que le Duc pose en tenue en attendant le jour des noces ».
d’imperator (il se fait peindre). Lorenzo serait
Lorenzo veut agir malgré tout, soit parce qu’il
ainsi le jouet, la créature d’Alexandre. Mais la
espère encore un revirement politique après le
posture très décontractée de Lorenzo montre
meurtre d’Alexandre : « je cherchais des visages
une certaine liberté, une distance par rapport
qui me donnaient du cœur », soit parce qu’il ne
aux ordres de son prince. C’est une créature qui
peut faire autrement que d’aller au bout de son
se serait affranchie. Son costume très moderne
projet, pour donner un sens à sa propre corrup-
dénote, il ressemble à un jeune homme d’au- tion, d’abord feinte, puis, réelle. Citons : « songes-
jourd’hui. Rien n’indique ni faiblesse ni féminité. tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma
Le héros romantique est souvent obligé de se vertu ». Il espère au moins une reconnaissance de
cacher derrière un masque ; il n’est donc jamais son courage, peut-être de son identité si problé-
lui-même, jamais à sa place et c’est pour lui une matiquement héroïque : « il faut que le monde
source de tourments. Les personnages de Victor sache un peu qui je suis » (III, 1).
Hugo et Musset sont différents : Ruy Blas a été Et c’est ce qui fait de lui un personnage tragique :
contraint par son maître à jouer un rôle et il est il accomplira le crime, tout en étant conscient
chargé de salir la reine, tandis que Lorenzo s’est de son inutilité.
lui-même glissé dans le rôle de double malé- Les deux Lorenzo portent un maquillage très
fique d’Alexandre. L’intrigue, dans les deux cas, prononcé. Le fond de teint blanc et le rouge à
est cependant construite autour des difficultés lèvres soutenu féminisent leur visage et suggè-
éprouvées par le héros, soit à tenir son rôle rent qu’ils portent un masque, celui de l’hypo-
jusqu’au bout (tuer le Duc, déshonorer la reine), crisie et de la corruption. Jérôme Kircher est
soit à le quitter : Ruy Blas en redevenant valet en habit de soirée du XIXe siècle : frac, haut de
ne peut plus être aimé de la reine ; Lorenzo le forme et canne sont le signe des fêtes et orgies
débauché, malgré son glorieux tyrannicide, n’est auxquelles il participe. Cependant, les deux
plus crédible en honnête homme. La duplicité acteurs ont des visages tristes, mélancolique pour
des héros est donc une source de tragique. Elle R. Mitrovitsa habillé tout en noir et désespéré
aboutit au suicide, seul moyen de connaître une pour Jérôme Kircher. Ils jouent leur rôle sans
forme de rédemption, aux yeux de la reine pour plaisir car ils sont atteints intérieurement par
Ruy Blas, à ses propres yeux pour un Lorenzo qui cette corruption. Tous deux sont en position
abandonne Florence à sa corruption. fermée de repli, surtout J. Kircher recroquevillé
sur cet escalier, les bras croisés sur la poitrine.
›) EXTRAIT 2 Les désillusions Chez Sartre et Camus, le conflit se joue entre
deux personnages, l’un qui accepte les compro-
d’un héros romantique  p. ⁄›6 missions et l’autre qui les refuse, voulant agir
Lorenzo a cru que la corruption ne concer- politiquement tout en restant pur et honnête.
nait que quelques hommes vicieux, aisément Dans le dialogue des Mains sales, Hugo repré-
reconnaissables : « les monstres seuls la portaient sente un idéalisme encore naïf et Hoederer, le
au front ». Puis, bien caché derrière son masque, politicien sans illusion, cynique et pragmatique.
il s’est aperçu que tous les hommes sont malhon- Hugo croit qu’un milieu sans mensonge, profon-
nêtes et asservis à la tyrannie. Les métaphores, dément honnête et solidaire existe (l. 30-31).
hyperboliques donnent une image concrète Hoederer lui montre qu’on ne peut faire autre-
du rôle qu’il jouait, avec le champ lexical du ment que de se salir les mains pour agir politi-
costume ou du déguisement : « mes habits quement et il le revendique (l. 65-67). Le tra-
neufs de la grande confrérie du vice comme un gique est que, même si Hugo se défend d’avoir
enfant de dix ans dans l’armure d’un géant » ; les mains sales, son seul projet de meurtre prouve
« Mes vingt années de vertu étaient un masque qu’il est déjà en train de se compromettre. Le
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titre Les Justes s’oppose à celui de Sartre : les ter- Les monologues romantiques expriment les
roristes, héros de l’histoire, revendiquent leur hésitations de héros face à des choix impossibles
action comme un acte indispensable (l. 12-14, et douloureux : Lorenzo doit passer à l’acte,
16-17) et non comme un crime inacceptable, et devenir un meurtrier ; la reine doit accepter,
c’est pourquoi Dora pose la question de la limite ou non, la lettre d’amour, la garder, la relire,
à l’action violente (l. 18-20). y répondre éventuellement. Les deux actions
La différence avec Lorenzo est que le héros projetées sont déshonorantes. Les tourments
romantique sait, comme Hoederer, qu’il n’a pas sont exprimés par l’utilisation de nombreuses
le choix des moyens. Cependant, contrairement phrases exclamatives et interrogatives, par des
à Stepan ou Hugo, il sait qu’il ne sauvera pas le phrases nominales. Les hésitations sont mar-
monde. Il n’a plus aucune illusion sur son acte. quées par des tirets chez Musset, par des rup-
Cette prise de conscience est donc tragique. tures dans le rythme de l’alexandrin chez Hugo.
Enfin, le jeu avec la lettre ou les élans de la reine
vers la Madone jouent l’hésitation. Le rapport
∞) EXTRAIT 3 Répétition à l’espace, les déplacements fébriles ou les immo-
fébrile du meurtre  p. ⁄›‡ bilisations signalent aussi une agitation phy-
sique : voir la fin des deux extraits.
L’agitation du personnage est exprimée à
travers les nombreuses phrases exclamatives
montrant sa panique (l. 3-6, l. 12). Dans les 6) La réception de l’œuvre  p. ⁄›8
interrogatives, Lorenzo cherche à déterminer sa
stratégie (l. 9-10). Il rejette ses propres propo-
Du texte à la scène
sitions par « non » (l. 14) ou répète des mots 1. Lorenzaccio décrit une société corrompue où
importants (l. 7, 11). Le discours est haché par l’avenir est sombre, sans espoir d’une améliora-
des tirets indiquant des poses longues entre les tion morale. La jeunesse voit ses idéaux battus
phrases. Il marche apparemment sans savoir où en brèche par cette corruption. Sur ce point,
il va (l. 15) et finit par s’effondrer de lassitude. la Florence de 1536 rejoint la France d’après
Ses inquiétudes s’expriment par des hypothèses : 1830. Mais ne rejoint-elle pas aussi notre société
« pourvu qu’il n’ait pas imaginé », « je ne vou- contemporaine ? Cette vision de la société
drais pourtant pas que ». Ses regrets vis-à-vis de peut encore aujourd’hui parler à un spectateur
Catherine compromise sont exprimés par une contemporain, surtout s’il est jeune : les ques-
interrogative au conditionnel (l. 18-20). tions sur la moralité du pouvoir politique sont
toujours d’actualité et ceux qui « voudraient
Dans la mise en scène de J. Vilar, Lorenzo faire quelque chose » de leur vie se heurtent
est accroupi près du Duc et se penche vers lui souvent à d’amères désillusions, comme Lorenzo.
avec un visage compatissant et torturé ; le Duc
a encore les yeux ouverts et s’agrippe à la main 2. La pièce est tragique car Lorenzo est à la fois
de Lorenzo, toujours crispée sur le poignard « ange et pourriture », paradoxe qui ne peut se
enfoncé dans sa poitrine. Leur lien d’intimité résoudre que par la mort du héros. D’autre part,
n’est pas rompu et le geste de Lorenzo peut comme le remarque J. P. Vincent, cette mort ne
presque se lire comme un acte amoureux. ramène pas l’ordre, elle ne résout rien et n’est
Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, le meurtre qu’un constat d’échec de toute forme d’action
s’est passé dans un lit à baldaquin dont les rideaux politique : « je suis perdu et […] les hommes n’en
ont été enlevés et qui ressemble ainsi à une sorte profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront »
(III, 3). Si Philippe Strozzi soutient et admire
de cage. La lourde robe d’apparat du Duc (voir
Lorenzo, les autres le condamnent à mort (V, 2).
image p. 149) est encore jetée sur les tringles et la
victime est étendue, vulnérable et presque ridicule, 3. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, la
en sous-vêtements. Lorenzo a revêtu une robe réunion chez les Strozzi (III, 7) se passe autour
blanche de femme, il a joué le rôle de Catherine d’une minuscule table, aussi vide que le reste du
qu’Alexandre attendait. Ce déguisement renforce décor. Le fond orangé fait penser à un incendie.
l’ambiguïté des liens qui les unissent : le meurtre Les hommes en noirs entourent Louise, qui va
est une parodie de mariage sanglant. s’effondrer, empoisonnée. L’un des hommes porte
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un gilet rouge et un masque : « il y avait autour ‡) Fiche de lecture ⁄ :
de la table un domestique qui a appartenu à la
femme de Salviati ». La petite table ressemble La tyrannie du masque  p. ⁄›·
à un autel du sacrifice et Louise en robe blanche Un héros double
près de son père serait mariée à la mort, comme 1. Les surnoms montrent la duplicité du héros.
de nombreuses héroïnes tragiques (Antigone, Lorenzo est tantôt appelé « Renzo », tantôt
Iphigénie). « Lorenzetta » par le Duc. Le premier sur-
Dans la mise en scène d’Y. Beaunesne, le décor nom est affectueux et montre le lien profond
est constitué de grands drapés vert doré, décor qui unit les deux hommes. « Lorenzetta » met
qui exhibe sa théâtralité. Lorenzo et le Duc pren- l’accent sur son apparence efféminée et vaut
nent un bain dans une même petite baignoire. pour une insulte. Cette ambivalence est pré-
Ce qui est inquiétant, c’est la marionnette pen- sente en I, 4, Lorenzo joue toute une comédie
chée au-dessus d’eux et manipulée par deux pour ne pas affronter Sire Maurice à l’épée :
hommes en noir. Beaunesne explique que ces il tremble et manque de s’évanouir, refuse,
marionnettes sont les « négatifs des personnages même sur l’ordre d’Alexandre, de prendre une
de lumière, positifs des personnages d’ombre », épée, se fait passer pour un lâche, un « pauvre
bons ou mauvais génies penchés sur le couple amant de la science » qui ne sait pas manier
ambigu formé par Lorenzo et Alexandre, ici mis les armes. Au contraire en III, 1, on le voit
à nu dans ce bain qui peut aussi rappeler le bain s’entraîner avec Scoronconcolo qui ne lui
tragique d’Agamemnon. La situation est tra- fait aucun cadeau. Le combat est rude, viril,
gique dans son ambiguïté : amitié fraternelle ou et on voit que Lorenzo a un très bon niveau
amoureuse et haine. Cependant, cette image très d’escrime. S’il s’évanouit, c’est d’épuisement.
symbolique n’est pas forcément compréhensible Sa mère aussi hésite sur l’identité réelle de son
pour le spectateur et peut même parasiter le fils. Elle l’appelle encore « Renzo » ou « mon
texte de Musset. Lorenzino », en référence à l’enfant honnête
Cette image du bain peut également faire penser qu’il était, mais elle ne reconnaît plus en cet
au tableau de David (Marat assassiné). homme désabusé et cynique son fils d’autrefois,
sage et studieux (voir aussi I, 6). Le spectre de
l’ancien Lorenzo qu’elle a vu en rêve lui a mon-
ÉCRITURE
tré cet intellectuel mélancolique, toujours caché
Argumentation derrière le masque du Lorenzo débauché : « un
Quand Musset écrit sa pièce en 1833, la censure homme vêtu de noir […] un livre sous le bras ».
s’est réinstallée après la Révolution avortée ; Seul le peuple croit savoir qui est Lorenzo : il l’ap-
mais ce qui rend Lorenzaccio irrecevable, ce n’est pelle « Lorenzaccio ». Ce diminutif, formé avec le
pas tant son contenu politique, que sa forme suffixe en « –accio » très dépréciatif, met l’accent
très complexe, son foisonnement avec ses per- sur le caractère vil, mauvais du débauché.
sonnages multiples et ses lieux nombreux qui 2. Il existe deux Brutus dans l’histoire romaine :
diluent le discours politique. D’autre part, plus le premier Lucius Junius Brutus a tué Tarquin en
un public est proche d’événements politiques 509 av. J.-C, après que celui-ci eut violé Lucrèce.
(la Révolution de 1830), plus il a de difficultés Pour s’approcher de Tarquin, il a feint d’être un
à réfléchir à son propos. Aujourd’hui, la méta- fou inoffensif. Il a ainsi fait tomber la royauté et
phore de Florence corrompue et la réflexion fondé la République, en devenant l’un des deux
sur l’inutilité de l’action politique résonnent premiers consuls avec Collatin, époux de Lucrèce.
avec les interrogations du théâtre engagé des Le deuxième, Marcus Junius Brutus est le des-
années 40-50, la vision absurde de l’existence cendant du premier. Fils adoptif de Jules César,
de Sartre ou Camus, et avec un certain pessi- il a participé à l’assassinat de ce dernier en
misme et désengagement des citoyens. Un public 44 av. J.-C. En pure perte, puisque le pouvoir a
contemporain peut d’autant mieux s’identifier à été confisqué par Octave, neveu de César qui
un héros romantique désabusé, il trouve ses pro- deviendra le premier empereur sous le nom
pos modernes et pertinents en III, 3 ou V, 2, par d’Auguste. Ce Brutus s’est suicidé après avoir
exemple. perdu une bataille contre Octave.
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C’est en III, 3 que Lorenzo s’explique sur ce Philippe Strozzi aussi s’inquiète du cynisme et du
sujet. Le premier Brutus est sa référence (II, 4). désespoir de Lorenzo. Il a pitié de lui : « si tu n’as
Pour lui, c’est le modèle du tyrannicide, motivé vu que le mal, je te plains ». Il espère qu’après
par des idéaux républicains. Lorenzo explique le meurtre, Lorenzo redeviendra comme il était
sa motivation de départ : « Je travaillais pour l’hu- auparavant : « Toutes les maladies se guérissent,
manité ». Il parle de « rêves philanthropiques » et le vice est aussi une maladie ».
(III, 3). Il cherchait aussi la gloire dans un acte
5. Lorenzo a abandonné son idéal de jeunesse,
d’héroïsme personnel : « Je ne voulais pas soulever
ses rêves d’honneur et de gloire et il a l’impres-
les masses… je voulais […] me prendre corps à
sion d’avoir perdu jusqu’à son humanité : « je
corps à la tyrannie ». Il pensait ainsi frapper les
n’ai plus été qu’une ruine ; sont-ce bien les bat-
esprits et faire réagir les citoyens : « réchauffer
tements d’un cœur humain que je sens là, sous
leur cervelle ampoulée ». Mais il a vu de près
les os de ma poitrine ? »
la corruption de la cité et, juste avant d’accom-
Il se sent souillé par le masque qu’il a porté :
plir le meurtre, il sait qu’il n’aura pas les consé-
il compare le vice à la robe empoisonnée que
quences escomptées : « Brutus a fait le fou pour
Déjanire offrit à son époux Héraklès et qui l’a
tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il
brûlé : « le Vice s’est-il si profondément incor-
n’y ait pas laissé sa raison ».
poré à mes fibres que je ne puisse plus répondre
3. Lorenzo a le courage d’un héros : son projet de ma langue ». Pire, il se demande si la vie de
lui a demandé deux ans de patience et il s’est vice n’a pas révélé sa nature profonde, une soif
sacrifié, en se faisant passer pour ce qu’il n’est de débauche animale qui était, là, depuis tou-
pas, ou plutôt ce qu’il n’était pas avant de se jours, transmise dès sa conception par son père
lancer à corps perdu : un lâche débauché au et sa mère : « de quelles entrailles fauves, de
service du Duc avec lequel il entretient une quels velus embrassements suis-je donc sorti ? »
relation ambiguë. « J’étais pur comme un lis, L’image qu’il avait de lui-même est définitive-
et cependant je n’ai pas reculé devant cette ment détruite.
tâche » (III, 3). On voit en III, 1 son courage Lorenzo est un héros romantique par ces tour-
face à Scoronconcolo et au moment du crime, ments, cette lutte entre le Bien et le Mal en lui,
il ne faiblit pas. cette vision désespérée de l’âme humaine et cette
Cependant, il a aussi les caractéristiques d’un incapacité à préserver sa pureté. Le héros roman-
antihéros : sans illusion, désespéré, le masque tique est un héros maudit, à l’image de Faust qui
dont il s’est affublé lui a collé à la peau. Il l’a pro- vend son âme au diable : « j’ai commis bien des
fondément atteint, corrompu : « je suis devenu crimes, et si ma vie est jamais dans la balance
un lâche, un objet de honte et d’opprobre ». d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une
Il se croit irrécupérable : le vice « est mainte- montagne de sanglots ». Sa seule consolation est
nant collé à ma peau » (III, 3) et son meurtre ne d’avoir sauvé Catherine de cette corruption.
le réhabilitera pas aux yeux des autres. Il meurt
6. Voir aussi l’image page 146. Lorenzo porte un
incompris.
costume de soirée mais sans cravate. Il est ici,
abattu, le regard vide porté devant lui, vers le bas.
Un personnage pris à son propre piège Son visage est souligné par un maquillage blanc
4. Sa mère s’inquiète pour lui : elle avait l’es- cadavérique. Il tient à la main son haut de forme
poir qu’il devienne un grand homme d’État (« sa et sa canne, et semble revenir, las, d’une fête. Il
naissance ne l’appelait-elle pas au trône ? »). ne regarde pas du tout le Duc qui paraît plein
Mais, elle le voit corrompu : « la souillure de de sollicitude pour lui et pose, protecteur, une
son cœur lui est montée au visage ». Il a « une main sur son épaule (sans doute fin de I, 4 quand
ironie ignoble et le mépris de tout ». Elle pense Lorenzo a un malaise : le Duc tient une épée).
que cette immoralité foncière détruit et ronge
son fils. Dès lors, il trahit la mémoire de ses
ancêtres, souille l’honneur de sa famille en Le Duc, double démoniaque
jouant les espions ou le pourvoyeur de filles pour 7. En II, 4 Lorenzo se comporte avec Bindo et
Alexandre : « Il fait tourner à un infâme usage Venturi avec insolence et mépris, comme le Duc.
jusqu’à la glorieuse mémoire de ses aïeux ». Comme lui, il leur fait obtenir des privilèges et
126 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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ainsi fait d’eux des obligés : ils ne feront rien contre 2) L’intérêt du conflit tragique contre une
lui, même après avoir évoqué la possibilité d’un puissance extérieure
complot républicain. Puis, quand Lorenzo annonce Voir la dissertation proposée p. 158 du manuel,
qu’il va espionner chez les Strozzi, il utilise le même partie 1.
langage que le Duc pour parler de Philippe : « ce
vieux misérable, cet infâme ». Les deux hommes
s’appellent mutuellement « mignon », terme utilisé 8) Fiche de lecture ¤ : Un drame
pour une relation homosexuelle. Lorenzo favorise
toutes les débauches du Duc, il y prête la main et historique et politique  p. ⁄∞‚
l’imite. Il s’en rend complice même quand il s’agit Une Florence imaginaire
de Catherine, sa tante. Quand Alexandre jette son 1. L’invasion ecclésiastique : Le Pape envoie ses
dévolu sur elle, c’est le double féminin encore pur ordres au Duc (I, 4) : « Le pape et l’empereur
de Lorenzo qu’il convoite et c’est dans sa propre ont accouché d’un bâtard qui a droit de vie et
chambre, sur son lit, que Lorenzo lui tend un de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas
piège. Pourtant, il douterait presque de l’honnêteté nommer sa mère » (I, 5). On remarque aussi
de Catherine (IV, 5) et se retient de la pousser vrai- l’influence du Cardinal Cibo et de ses intrigues
ment dans les bras du Duc : « combien faudrait-il pour placer la Marquise comme maîtresse du
de paroles pour faire de cette colombe ignorante Duc à ses ordres : I, 4 ; II, 3 ; IV, 4. C’est Cibo
la proie de ce gladiateur aux poils roux… Que de qui couronne Côme, remplaçant d’Alexandre
filles [...] qui ont valu autant que Catherine, et qui en V, 8. Celui-ci exprime son allégeance à
ont écouté un ruffian moins habile que moi ! » Charles Quint et au pape Jules.
Le meurtre final est une sorte d’étreinte intime L’étalement de la corruption apparaît surtout
entre les deux hommes : le Duc est couché et dans les discours virulents de Lorenzo contre
attend Catherine, il mord Lorenzo au doigt et la Florence en III, 3, et celui de Philippe en II, 1.
métaphore de la bague fait penser à un mariage : En II, 4, Bindo et Venturi prêts à se battre contre
« je garderai jusqu’à la mort cette bague san- le Duc, sont rendus muets par un titre d’ambas-
glante, inestimable diamant ». sadeur et un privilège commercial.
8. La relation très proche entre Lorenzo et L’humiliation est marquée par la présence des
soldats de Charles Quint qui ont envahi la ville
Alexandre se lit dans les postures de sollicitude,
et protègent Alexandre : en témoigne le discours
de familiarité, presque de tendresse du Duc chez
de l’orfèvre en I, 2, 5. Ce sont aussi les exactions
J.-P. Vincent ou J. Vilar (p. 149), même si cette
impunies des amis débauchés d’Alexandre : les
situation est inversée au moment du meurtre
femmes sont déshonorées (I, 1 avec l’indignation
(p. 147). Ils prennent un bain dans la même bai-
de Maffio, la conduite du Duc avec la Marquise
gnoire chez Y. Beaunesne (p. 148). Le Duc crée
ou Catherine). Salviati insulte Louise Strozzi (I,
son double chez C. Stavisky (p. 145).
2) et, quand ses frères la vengent, ils sont empri-
Leurs costumes s’opposent chez J.-P. Vincent :
sonnés, au début de III, 3. Voir aussi le discours
noir du héros mélancolique du XIXe siècle et
de Philippe Strozzi plus loin dans la scène : « la
rouge et or du manteau ducal Renaissance,
justice devenue une entremetteuse ».
l’épée du Duc étant le reflet viril de la canne de
Le sentiment d’étouffement de la jeunesse se lit
Lorenzo. Au contraire, les deux pourpoints ima-
dans le désespoir et le sentiment d’impuissance
ginés pour G. Philippe et D. Ivernel se ressem-
des bannis : fin de I, 6 ; IV, 8.
blent beaucoup, celui de Lorenzo étant un peu
plus sombre, et ils portent tous deux une petite 2. Des images de cette mise en scène se trou-
barbe en pointe. vent sur le site www.1D-photo.org et un dossier
sur le site de la compagnie :
www.compagniedupassage.ch (saison 2004).
VERS LE BAC Le décor d’A.C. Moser est une toile peinte
Dissertation accrochée à une perche, montée et descendue
1) Le masque tragique à la vue du public. Cela rappelle que Florence
Utiliser les questions 1, 3, 4, 5 ainsi que la n’est qu’un cadre théâtral, sans aucun réa-
confrontation avec Ruy Blas (texte p. 162). lisme. C’est une métaphore carnavalesque, une
7 Lorenzaccio | 127

Litterature.indb 127 06/09/11 11:52


toile blanche où se projettent les fantasmes du forment dans Paris, l’insurrection s’étend. Le roi
XIXe siècle sur la Renaissance italienne. Il s’op- Charles X se réfugie à St Cloud. Les Libéraux,
pose à la reconstitution historique de Zeffirelli monarchistes modérés voulant empêcher les
(p. 144). Républicains de prendre le pouvoir, suggèrent
au Duc d’Orléans de prendre le pouvoir, sur
Un meurtre inutile les conseils de Talleyrand. Investi sur le balcon
3. L’acte IV, avec le meurtre du Duc, est un faux de l’Hôtel de ville par Lafayette, le Duc d’Or-
dénouement : tous les efforts de Lorenzo abou- léans devient Louis-Philippe. On a confisqué au
tissent enfin mais dans un climat politique délé- peuple sa révolution.
tère, où les intérêts des uns et des autres sont L’insurrection avortée est représentée dans
plus puissants que les idéaux républicains. On Lorenzaccio par les réunions des comploteurs
le voit dans la force souterraine que représente chez Philippe Strozzi (III, 7). Le Cardinal Cibo
le Cardinal Cibo (IV, 4) et dans la dispute qui représente Talleyrand et ses intrigues : au début
oppose Philippe à son fils (IV, 7) : Philippe de l’acte V, il cache la mort du Duc, le temps de
ne veut pas renverser Alexandre pour livrer se retourner et de prendre contact avec Côme de
Florence au roi de France, François Ier. Et si Médicis, après avoir reçu l’avis du pape. Côme
Pierre veut faire alliance avec François Ier, c’est est présenté comme » le plus poli des princes »,
par intérêt personnel (fin V, 4). c’est-à-dire un homme de paille sans autorité
réelle. Les seigneurs républicains sont incapables
4. L’acte I, scènes 1 et 2 montrent un lende- d’imposer un autre gouvernement, ils préfèrent
main de fête dans Florence : le Duc et ses amis l’un des leurs sur le trône. Et le peuple a été inca-
sont déguisés en religieuses, avinés et cherchent pable de réagir (V, 5).
à séduire des femmes. Les gens du peuple se
contentent d’un rôle de spectateurs, admirant
une sortie de bal, curieux et envieux. L’acte V, VERS LE BAC
scène 8 est encore placé sous le signe de la fête : Dissertation
c’est celle du couronnement du nouveau Duc,
1) Le triomphe d’une société sans valeurs
Côme de Médicis. Le Cardinal a pris le premier
Voir la dissertation proposée sur l’image de
rôle. Certes, la religion n’est plus ridiculisée
Florence : parties 1 et 2.
mais elle est instrumentalisée par le machiavé-
2) Le peuple et les intellectuels incapables d’agir
lique Cardinal : elle sert au maintien d’un ordre
Lorenzo avait prédit que personne ne bouge-
injuste, vicié. Quant au peuple, il reste toujours
rait après la mort du Duc et c’est ce qui se passe
passif et spectateur, gardé en retrait par les gardes
quand il va frapper aux maisons pour annon-
allemands. Rien n’a changé. Un Médicis rem-
cer son meurtre (IV, 7). Les deux marchands
place l’autre. Le seul Médicis mis à mort est,
témoins en I, 2, se retrouvent au même endroit
ironiquement, Lorenzaccio, assassiné par un
en V, 5, pour constater que rien ne change : « il
homme du peuple trop pauvre pour résister à
n’y en a pas qui ait agi ».
la prime promise en récompense. Lorenzaccio
3) L’inutilité du meurtre et la sinistre répétition
n’aura pas de tombeau, il sera oublié, tandis que
de l’histoire
son corps pourrira dans la lagune. C’est donc
Voir les questions 3, 4 et 5.
bien toujours l’argent et la violence armée qui
mènent Florence.

La métaphore d’une Révolution Prolongement


avortée Une sitographie pour compléter les analyses ou
5. En juillet 1830, le ministère Polignac veut trouver d’autres images de mises en scène est
restreindre le corps électoral, déjà extrême- disponible sur le site d’educnet : www.educnet.
ment fermé par le système censitaire. Du 29 au education.fr/theatre (pratiques pédagogiques ➝
31 juillet (les Trois Glorieuses), des barricades se Texte et représentations).

128 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 128 06/09/11 11:52


Séquence
L’évolution du tragique :
8 des héros aux personnages
ordinaires Livre de l’élève  p. ⁄∞⁄ à ⁄°‚

Présentation de la séquence  p. ⁄∞⁄


La séquence est construite autour de deux corpus permettant d’analyser ce qu’est un personnage
de théâtre. On s’intéresse d’abord aux héros tragiques, saisis dans le moment spectaculaire de leur
mort, depuis l’Antiquité jusqu’au théâtre contemporain. Le deuxième corpus montre l’évolution
de la notion même de personnage de théâtre : fin de l’héroïsme, personnages ordinaires, laissés
pour compte de la société. Nous posons enfin le problème du mélange des registres dans le théâtre
contemporain.
milieu duquel est accroché un rideau évoquant
H istoire des arts le rideau d’un théâtre de fortune. On peut se
tenir autant sur la plate-forme du bas, fonction-
B. Brecht, Mère Courage nant comme une petite estrade, que sur le haut,
comme ici Catherine. Elle est plus grande qu’une
et ses enfants, ⁄·›‚  p. ⁄∞¤-⁄∞‹ carriole ordinaire.
Objectifs : 2. La toile de fond fait penser aux peintures fla-
Le théâtre de Brecht, à cause de sa visée mandes du XVIIe siècle, elle représente un champ
pédagogique et critique, est un théâtre de bataille chaotique et elle s’affiche comme
spectaculaire où l’emploi de l’espace, des toile peinte. Au contraire, la carriole est énorme.
accessoires, des costumes se veut concret. Elle a la forme d’un manège et montre sur le
La carriole de Mère Courage est un objet haut d’autres reproductions de toiles flamandes.
théâtral aussi célèbre que la cassette de On est donc bien dans une théâtralité exhibée.
L’Avare de Molière. Elle a une fonction à la D’autre part, les costumes ne sont pas cohérents :
fois mimétique (c’est une vraie carriole), Catherine a un costume du XVIIe siècle, alors
ludique (on peut jouer dedans, autour) et que les soldats portent des uniformes et casques
symbolique (elle représente le rapport de du XXe siècle. Le metteur en scène relaie ainsi
Mère Courage à l’argent). Ce praticable la visée de Brecht : l’histoire de la guerre de
permet ainsi de réfléchir aux différentes Trente ans écrite en 1940 et mise en scène
utilisations et effets d’un élément de décor. en 2007, dénonce toutes les guerres et leurs
La mise en scène de G. Sallin était très fidèle victimes innocentes.
à l’esprit de Brecht. 3. Catherine, héroïne muette que tout le monde
croit sotte dans la pièce de Brecht, se révèle dans
Un nouvel espace tragique cette ultime scène : elle monte sur la carriole
et frappe du tambour. Cette position en hauteur
LECTURE DE L’IMAGE lui donne une dimension héroïque, les soldats
1. Le praticable représente la roulotte, la car- ont beau tirer sur elle, elle continue de frapper
riole de Mère Courage faisant office de bou- et réussit à alerter les habitants de la ville. Elle
tique ambulante et de maison. G. Sallin l’a est seule contre le groupe de soldats à terre qui
conçue comme une sorte de manège rond au s’acharne sur elle, d’abord en vain. La lumière et
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 129

Litterature.indb 129 06/09/11 11:52


son costume clair mettent en valeur sa silhouette personnages et s’identifie à eux. C’est le jeu des
tendue et déterminée, alors que les soldats bai- acteurs, leur capacité à endosser leur rôle, à jouer
gnent dans la pénombre. de façon vraisemblable les tourments de leur
personnage qui permettra ce transfert d’émo-
4. La carriole permet la survie de Mère Courage :
tions. Racine faisait répéter ses actrices pour
sa taille peut faire croire qu’elle est protectrice ;
que leur voix émeuve profondément le public,
elle est aussi signe de richesse. Mère Courage
refuse d’ailleurs de l’échanger contre la vie de le fasse pleurer : sur le jeu pathétique, analyser
l’un de ses fils condamné à mort. Mais on la les personnages de Catherine de Mère Courage,
voit ici en partie démontée (les roues posées à Antigone (p. 156) ou Phèdre (p. 159).
côté) et, si elle devient un promontoire idéal b) La scénographie, les lumières tendent aussi
pour l’acte de bravoure de Catherine, elle signe à rendre les situations plus poignantes, plus
aussi son arrêt de mort. À la fin de la pièce, Mère émouvantes, plus terrifiantes : la mort de Phèdre
Courage continue sa route, en tirant seule la car- (p. 160), la mort du roi Bérenger (p. 169 et
riole devenue bien trop lourde pour elle. p. 492). Le spectateur est totalement immergé
Extrait des Écrits sur le théâtre de Brecht : « Ce dans la boîte à illusion qu’est le théâtre à l’ita-
qu’une représentation de Mère Courage doit lienne (voir le paragraphe « Illusion et effet de
essentiellement montrer : Que les grandes distanciation », p. 153). Il oublie son propre
affaires au cours des guerres ne sont pas faites monde et vit dans le temps théâtral.
par les petites gens. Que la guerre, qui est une 2) Les conventions qui prennent le public à
continuation des affaires par d’autres moyens, partie
rend mortelles les vertus humaines, pour leurs Même dans le théâtre classique qui prône l’iden-
possesseurs également. Que pour combattre la tification grâce à la règle de la vraisemblance,
guerre, aucun sacrifice n’est trop grand. » La car- certains moyens révèlent la théâtralité et jouent
riole est le signe tangible de ce rapport de Mère sur la double énonciation théâtrale pour rappeler
Courage à la guerre. au public quelle est sa place : les apartés, les jeux
de déguisements (Amphitryon, p. 116-117), les
VERS LE BAC monologues comme celui de L’Avare. Il s’agit,
Oral (entretien) non pas nécessairement de pousser le spectateur
à la critique, mais simplement de lui indiquer
Le théâtre met en scène des situations politiques que tout cela est un jeu suscitant un plaisir
en les exagérant, en les transformant en spec-
esthétique.
tacle : ainsi, Brecht montre les implications éco-
3) La distance critique
nomiques de la guerre avec la carriole de Mère
a) La rupture du « quatrième mur » marque un
Courage. L’héroïsme de Catherine devient le
changement dans le but que le théâtre se donne :
modèle de toutes les formes de résistance.
il s’agit de faire un lien entre l’intrigue, les per-
Les excès du pouvoir peuvent être montrés par
sonnages et la situation du public contemporain.
des personnages de rois extravagants (Ubu,
Avec Mère Courage, Brecht dénonce les enjeux
p. 132) ou inquiétants dans leur folie (Caligula,
économiques de la guerre. Le théâtre contem-
p. 165). Ces personnages agissent en chair et
porain souligne donc l’artificialité du théâtre
en os sous les yeux du public : les exécutions
pour sortir le public de sa fascination naturelle.
commandées par Ubu sont réalisées. Le théâtre
C’est la mise en scène qui joue alors sur le décor,
peut aussi mettre en scène des personnages
les costumes, crée des décalages, même avec des
décalés historiquement : la Florence corrom-
textes anciens : Vitez monte Électre de Sophocle
pue du XVIe siècle permet à Musset d’évoquer
la Révolution manquée de 1830, en montrant dans la Grèce contemporaine (p. 187).
les tourments de conscience d’un régicide b) Le texte lui-même peut jouer de cette dis-
(Lorenzaccio, p. 150). tance, surprendre le public, le dérouter même :
la langue poétique de Koltès suggère les rela-
Dissertation tions violentes entre Noirs et Blancs (p. 170),
1) L’identification, source de plaisir les délires de Winnie sondent la solitude et l’ab-
a) La pitié et la terreur propres à la cathar- surdité de l’existence humaine (Oh les beaux jours
sis supposent que le spectateur croie dans les p. 194).
130 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 130 06/09/11 11:52


Bilan / Prolongement 2. La catharsis est définie page 432. Le chœur
exprime toutes les émotions que le public res-
Cette image permet de comprendre ce qu’est une sent aussi : crainte (l. 2, 17-20), révolte (l. 7-10),
scénographie (définition p. 183 et 491). indignation devant le meurtre du roi (l. 21-24),
On peut comparer la mise en scène et la pitié pour la victime (l. 4-5). Le chœur se fait
taille de la carriole avec la mise en scène l’écho des réactions des spectateurs et les guide
d’A.-M. Lazarini en 2008 : sur les nombreuses en quelque sorte.
images, on trouve la scène avec Catherine (site :
www.artistic-athevains.com). 3. Différents avis s’opposent, qui correspondent
Pour approfondir la notion d’espace tragique aux réactions d’une humanité ordinaire. Le
symbolique, voir les images de la page 184. On chœur est constitué de vieillards faibles, citoyens
peut également comparer cette carriole avec la sans responsabilité ni courage politique. Certes,
main géante de la mise en scène d’Ubu Roi par quelques-uns veulent alerter les autres citoyens
Sobel, metteur en scène brechtien (p. 132). (l. 7-8), d’autres, moins nombreux, veulent
intervenir eux-mêmes immédiatement (l. 9-12).
Ce sont les plus déterminés. Mais il y a surtout
des lâches, préférant attendre de voir ce qui se
passe (l. 13-14). Ils se doutent qu’il s’agit d’un
coup d’État, installant une tyrannie. Mais si cer-
LE SPECTACLE DE LA MORT DES HÉROS tains s’indignent à l’idée d’accepter (l. 21-24),
d’autres sont dans l’expectative et la prudence
Eschyle, Agamemnon,
⁄ ›∞8 av. J.-C.
Objectifs :
 p. ⁄∞›-⁄∞∞
excessive (l. 25-30). Et c’est cette voix qui l’em-
porte par la bouche du coryphée. Ces tergiversa-
tions finissent par résonner ironiquement : pen-
dant ce temps, on achève le roi et le spectacle
– Découvrir une tragédie grecque. sanglant que les choreutes découvrent à la fin
– Analyser le fonctionnement du chœur. est un retour brutal à la réalité.
– Analyser les procédés spectaculaires
de la mort du héros. HISTOIRE DES ARTS
Peter Stein reprend le principe de l’ekkuklème
Témoins du meurtre d’un roi grecque : un plateau roulant qui s’avance de
la porte vers l’avant-scène et exhibe les consé-
LECTURE DU TEXTE quences des crimes qui se sont déroulés derrière
Pré-requis : Lire les éléments concernant le la porte du palais. Il dépasse même du plateau.
théâtre antique (p. 180-190), en particulier les Les deux cadavres sont étalés à demi-nus comme
repères esthétiques sur le chœur (p. 186). sur une table de dissection. Ils sont couverts de
sang, comme Clytemnestre elle-même. La reine
1. Conventionnellement, les membres du chœur
tient encore l’épée à la main : le meurtre a été
s’expriment ensemble (par le chant et la danse)
une vraie boucherie. L’image est donc très vio-
ou par la voix du seul coryphée. Il existe très
lente et crue dans son réalisme sordide, alors
peu d’exemples où le chœur se sépare (même si
que les Grecs devaient utiliser des moyens plus
l’existence de deux demi-chœurs dans Ajax, au
sommaires pour montrer des cadavres. Peter
moment de la découverte de la mort du héros,
Stein, metteur en scène brechtien, exhibe l’ex-
est attestée). Agamemnon est le seul exemple,
cès de la violence tragique pour créer un effet de
dans les tragédies conservées, de prise de parole
distanciation.
individuelle : l’effet spectaculaire est donc
très fort et était sans doute surprenant pour le
public athénien du Ve siècle. La distribution de
VERS LE BAC
la parole permet d’exprimer des avis différents, Oral (analyse)
voire divergents, de multiplier les hésitations et 1) Le chœur commente l’action, il s’approche
d’amplifier l’indignation des lignes 15, 21-22 de la porte derrière laquelle on entend les cris
(registre lyrique). d’Agamemnon. Ainsi, il dramatise le meurtre
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 131

Litterature.indb 131 06/09/11 11:52


que, par convention, on ne montre qu’après sa des mises en scène. Il comporte une interview
réalisation. Les questions qu’il se pose à voix d’Olivier Py. Il existe également un dossier sur
haute font naître et croître le suspense : À qui cette mise en scène sur le site : crdp.ac-paris.fr/
est la voix de celui qu’on égorge ? Puis, une fois piece-demontee.
Agamemnon identifié, est-il vraiment mort ?
(l. 1-5, 29-30) Ses meurtriers régicides vont-ils
installer une tyrannie ? (l. 13-14)
2) Le chœur exprime toutes les réactions pos-
sibles face à l’événement (questions 2 et 3).
Sophocle, Antigone,
Question sur un corpus
La mort du roi est toujours dramatisée au théâtre
par les réactions des personnages secondaires :
¤ ››¤ av J.-C.
Objectifs :
 p.⁄∞6-⁄∞8

pitié, refus de voir la vérité en face (voir Marie – Analyser le fonctionnement d’une tragédie
chez Ionesco, voir l. 25 à la fin de ce texte) ou grecque : le rapport du héros au chœur.
au contraire résignation froide (qu’on songe à – Analyser les procédés des registres tragique
Marguerite, au garde, au médecin), voire lâche et pathétique.
(le chœur). Les mouvements qu’on imagine
– Analyser une réécriture contemporaine :
vers la porte du palais (l. 9-10) sont à comparer
évolution du tragique.
aux gestes de Marie aidant le roi à se redresser.
– Comparer des mises en scène.
Mais les conséquences collectives de la mort
d’Agamemnon et les problèmes politiques liés
à sa succession n’ont rien à voir avec la portée Mourir en héroïne exemplaire
individuelle de la mort de Béranger, qui exprime LECTURE DES TEXTES
l’angoisse de n’importe quel humain face à la
mort. Et même si son royaume part en ruines 1. Dernière fille d’une lignée marquée par des
(comme l’atteste le discours du médecin), il n’y crimes, Antigone, elle-même innocente, est,
aura rien d’autre après lui. malgré elle, entraînée dans la spirale de la vio-
lence. Si elle manifeste sa liberté, en rendant les
Invention devoirs funéraires à son frère, contrairement à
Il s’agit principalement de noter les déplace- sa sœur Ismène, elle se présente comme vouée
ments des choreutes : Qui se précipite vers la au monde des morts : elle rejoint ainsi tous les
porte ? Qui s’en approche avec crainte ? Qui êtres chers : « je descends, la dernière de toutes
recule ? Qui arrête les autres ou au contraire se et la plus misérable » (l. 4). Ce qui rend cette
cache derrière eux ? Etc. Les regards sont-ils diri- mort plus tragique, c’est son âge : une femme
gés vers la porte ou vers le public ? Après avoir grecque a pour vocation de se marier et d’avoir
fait écrire quelques didascalies, on peut faire des enfants. En mourant vierge, Antigone n’ac-
jouer l’extrait, en dispersant les élèves dans la complit pas son destin, alors que ses parents ou
classe, dans les rangs (P. Stein avait imaginé que ses frères ont vécu leur vie et ont choisi leur fin :
les choreutes étaient dans la salle). « je n’aurai connu ni le lit nuptial ni le chant
d’hyménée » (l. 26-27). Une jeune fille mariée
à la mort est, pour les Grecs, un destin particu-
Bilan / Prolongement lièrement pathétique : « je descends vivante, au
On peut analyser l’image du chœur d’Aga- séjour souterrain des morts » (l. 30-33). Sa mort,
memnon dans la mise en scène de Mnouchkine emmurée vivante (Créon craint de se souiller en
la faisant exécuter), est aussi particulièrement
(p. 186) et essayer d’imaginer quels costumes
atroce.
pouvaient avoir les personnages du chœur de
P. Stein. 2. Le registre est pathétique. Elle veut susciter
Le Sceren (CNDP) a publié en 2009 un fascicule la pitié du chœur et du public. On peut relever :
sur la mise en scène d’Agamemnon dans la série – les phrases exclamatives marquant son déses-
« Baccalauréat théâtre » avec de nombreuses poir (l. 1-2, 30-32) ; l’indignation (l. 9-10,
images et un DVD permettant de comparer 23-25, 45-46) ;
132 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 132 06/09/11 11:52


– le champ lexical du malheur et de la souf- HISTOIRE DES ARTS
france : « la plus misérable » (superlatif), « sans L’Antigone de J. Nichet est habillée en blanc,
égards », « abandonnée des miens », « misérable- symbolique costume de mariée vierge, et elle tire
ment » : l’énumération avec rythme ternaire en vers elle une sorte de drap blanc. Elle ne porte
renforce la portée ; aucune parure. Le plateau est recouvert de tis-
– la métaphore du mariage avec la mort (l. 1-2) ; sus violets sur lesquels sa silhouette ressort : ils
– une question rhétorique (l. 34-36). ressemblent à des habits éparpillés, comme les
Elle s’adresse à son tombeau personnifié, puis à dépouilles des morts. Assise, elle semble interro-
ses morts (l. 5-8) et enfin au chœur (l. 14-15) ger le ciel ou lui adresser une prière. Son visage
qu’elle prend à témoin de l’injustice qu’on lui est crispé, triste. Sa solitude et son désarroi sont
fait subir dans une phrase interrogative (l. 13, visibles.
33-34). Après s’être lamentée, elle argumente L’Antigone de S. Kouyaté est une princesse afri-
pour convaincre le chœur et donc le public de caine avec une robe dorée et brodée, des bijoux
son innocence. et un diadème. Elle est digne et majestueuse. Elle
3. Les valeurs d’Antigone reposent sur la piété affronte la mort sans ciller.
filiale : « ma piété m’a valu le renom d’une
impie » (l. 37-38). Elle devait accomplir les VERS LE BAC
rituels funéraires pour ses parents comme pour Oral (analyse)
ses frères, c’est son rôle de fille. Elle a plus de La figure d’Antigone incarne la force du tragique
devoirs vis-à-vis d’eux que vis-à-vis d’un mari ou par son mélange de détermination et de désarroi
d’enfants, car ceux-ci pourraient être remplacés, (seulement chez Sophocle).
mais non ses frères (l. 11-13, 14-20). 1) Comme tout héros tragique, elle a fait des
4. Le niveau de langue d’Anouilh est plus choix dont elle assume pleinement la responsa-
courant, moins littéraire, parfois même fami- bilité, ce n’est pas le destin qui l’a forcée à prati-
lier (« aller à quatre pattes », « te faire empoi- quer les rituels pour son frère : la différence avec
gner »). Les répliques sont courtes et violentes. la position d’Ismène est indiquée clairement
Antigone ne prononce aucune longue tirade dans le texte d’Anouilh. Et chez Sophocle, l’hé-
de plainte avant de partir à la mort. Elle est roïne justifie et revendique cette piété familiale
(voir question 3).
agressive vis-à-vis de sa sœur, qu’elle rejette
2) Mais ce sont les morts qui se sont emparés
(« laisse-moi maintenant avec tes jérémiades »)
d’elle en quelque sorte, l’ont attirée dans l’Hadès
comme avec Créon : « allons, un peu de cou-
(l. 1-5 de Sophocle). Ce mariage avec la mort
rage, ce n’est qu’un mauvais moment à passer »
l’empêche de s’accomplir en tant que femme et
est même ironique. Elle est provocatrice et
c’est un sort tragique (voir questions 1 et 2).
veut que Créon la mène à la mort alors qu’il
3) D’autre part, sa solitude extrême est soulignée
manifestait de la pitié pour elle. Il finit par
chez Sophocle par les réactions du chœur et de
céder (l. 12 et 14). Ismène, désespérée, pour-
Créon (voir fin question 4).
suit alors sa sœur. Au contraire, dans cette der-
nière scène, Sophocle n’introduit pas Ismène. Dissertation
La jeune fille fait face au chœur et à Créon, 1) Le conflit tragique contre l’autorité
impassibles devant sa souffrance : le coryphée a) Le rapport au pouvoir est un thème tragique
la pense folle (métaphore des vents qui règnent depuis l’Antiquité grecque : il permet de réfléchir
sur son âme) et Créon, la menaçant toujours, sur ce qu’est une tyrannie et de montrer com-
presse les gardes d’accomplir leur besogne ment la responsabilité individuelle s’exprime
(l. 51-52). Il n’a rien cédé et la longue tirade face à la violence : voir Agamemnon (p. 154)
de la jeune fille est restée lettre morte, ce qui et Antigone. Le chœur se fait alors l’écho des
la rend d’autant plus pathétique. L’Antigone inquiétudes du peuple ou de la morale de réfé-
d’Anouilh est une jeune fille révoltée, tenant rence. Les réécritures modernes des mythes sug-
tête à tous ceux qui voudraient l’aider. Au gèrent les problèmes de conscience suscités par
contraire, l’Antigone de Sophocle est désespé- le régicide : voir comment Électre est confrontée
rément et tragiquement seule. au meurtre de sa mère dans Les Mouches (p. 164).
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 133

Litterature.indb 133 06/09/11 11:52


b) Le théâtre classique français et le drame
Racine,
romantique ont développé ce thème politique
en accentuant les dilemmes dont les héros sont
tourmentés, pris entre code d’honneur person-
nel, allégeance ou trahison : voir les héros cor-
› Phèdre, ⁄§‡‡
 p. ⁄∞·-⁄§⁄
néliens ou Lorenzaccio (p. 178 sq.). Objectifs :
c) Les rois de Racine sont aussi tyranniques, – Comprendre le dénouement d’une tragédie
mais par amour : voir Néron dans Britannicus classique et sa visée morale.
où le conflit vis-à-vis du pouvoir se double – Analyser les effets spectaculaires
d’une rivalité amoureuse, voir aussi l’extrait de la mort de l’héroïne.
d’Andromaque (p. 603).
– Analyser les procédés des registres
2) Le conflit tragique contre soi-même
pathétique et tragique.
Le héros du théâtre classique ou romantique
– Comparer des mises en scène.
est davantage aux prises avec ses passions per-
sonnelles qu’avec le pouvoir : dans Phèdre
(p. 159-161), ce n’est pas le roi Thésée qui punit
Phèdre ; il préfèrerait même ne pas connaître la
Mettre en scène sa mort
vérité. C’est elle qui se juge ignoble et se donne LECTURE DU TEXTE
la mort. Lorenzo et Ruy Blas avancent masqués 1. Phèdre est tragique parce qu’elle n’a pas su
et ce déguisement est la cause de leurs tour- dominer sa passion pour Hippolyte et qu’elle
ments, et de leur suicide. Ruy Blas se tue pour l’a accusé à tort, provoquant ainsi sa mort
ne pas déshonorer la reine (p. 162-63). Lorenzo (« Jouissez de sa perte, injuste ou légitime »,
sait que son acte a été vain et se laisse assassiner, v. 5). Elle appartient à la lignée crétoise : le
ce qui est aussi une forme de suicide (p. 146). Minotaure était son demi-frère et elle a agi aussi
3) Le tragique existentiel monstrueusement que lui qui dévorait des jeunes
a) Le théâtre contemporain se préoccupe davan- gens chaque année. D’abord, en aidant Thésée
tage de montrer l’absurdité de l’existence ; le à tuer la Bête. Puis, en faisant dévorer un jeune
rapport au pouvoir, à l’autorité n’existe pas ou homme par un monstre.
reste symbolique : dans Le Roi se meurt, Bérenger Thésée est tragique parce qu’il a tué son fils
lutte contre la perte de pouvoir qui annonce sa innocent (« Tout semble s’élever contre mon
mort (p. 168-169). Le Caligula de Camus n’est injustice », v. 16). Thésée est un grand héros
devenu un tyran sanguinaire qu’à cause de qui a réussi des exploits épiques, comme tuer le
son désespoir profond et son angoisse devant Minotaure en Crète. C’est pourtant lui qui fait
l’absurdité de la vie (p. 165). envoyer un monstre contre son fils. Son der-
b) Les personnages du théâtre de l’absurde sont nier exploit est un crime irréparable (« L’éclat
confrontés au vide absolu de l’existence et le tra- de mon nom même augmente mon supplice »,
gique consiste à continuer, malgré tout, à meu-
v. 17).
bler le temps en accomplissant des rituels sans
but : En attendant Godot (p. 166-167) ou Oh les 2. Phèdre met en scène ses aveux en annon-
beaux jours (p. 191). çant d’emblée l’innocence d’Hippolyte (un
hémistiche très bref v. 26), puis en ralentissant
le rythme de la narration, alors même qu’elle
Bilan / Prolongement annonce que le temps lui est compté (« les
Pour approfondir l’analyse des héros tra- moments me sont chers », v. 29). Elle rappelle
giques grecs, on peut comparer Clytemnestre la chronologie des faits :
(Agamemnon, p. 154-55), Électre (p. 183), – son amour contre nature (v. 30-32) ;
Antigone (p. 156 et 184), Œdipe (p. 184), – le rôle d’Oenone et son suicide (v. 33-39) ;
Oreste (p. 185) et voir ce qui les caractérise : – l’annonce de sa propre mort. Le mot « poison »
grandeur, hubris, fatalité familiale, violence, mort n’est prononcé qu’au vers 45, après des indices
tragique. On peut également comparer le rôle (« chemin plus lent », v. 43) et deux proposi-
du chœur dans Antigone, Agamemnon (p. 154 tions avant le COD (v. 44) destinées à faire
et 186), Électre (p. 187). monter la tension dramatique ;
134 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 134 06/09/11 11:52


– les vers 46-51 décrivent le lent travail du poi- de costumes de cour XVIIe siècle sombres, sont
son. Le jeu de l’actrice doit montrer cet affaiblis- disposés géométriquement dans l’espace comme
sement progressif, cette souffrance, le regard qui des pièces sur un échiquier. Cette disposition
se voile. Les derniers mots doivent être pronon- rappelle l’ordre, la symétrie classique que cette
cés difficilement. mort doit permettre de retrouver : Thésée, à
l’avant-scène, jette à peine un regard en arrière ;
3. Phèdre reconnaît bien une part de responsa-
il ne daigne pas regarder la criminelle étendue
bilité : « c’est moi » est en début de vers 30 et les
seule à terre, dans la lumière crue qui vient de
fins des vers 30 et 31 s’opposent par les adjectifs
la porte. Panope est dans une attitude de prière,
employés où l’on entend des allitérations en [s]
mais à une certaine distance de Phèdre, la mons-
et assonances en [oe] : « ce fils chaste et respec-
trueuse. Théramène, qui a narré la mort d’Hip-
tueux » / « un œil profane, incestueux ». Elle
polyte, est au fond. Lui aussi se détourne de la
qualifie son amour de « flamme funeste » et
scène de mort. Chaque personnage montre le
surtout de « fureur », parle d’« outrage » ou de
rejet, l’horreur suscitée par les aveux de Phèdre.
souillure (v. 51).
Sa mort ne suscite guère de compassion.
Pourtant, le rôle d’Oenone est souligné : « la
Mise en scène de P. Chéreau (le DVD de cette
détestable Oenone » (v. 33), « la perfide » (v. 36)
mise en scène est disponible chez Arte vidéo) :
sont en début de vers. Cette perfidie est suggérée
Phèdre a un visage totalement égaré ; elle est
par les allitérations en [s] ou [z] aux vers 34-37.
agenouillée, dans une attitude implorante. Elle
Enfin, elle estime se punir par cette mort lente
s’accroche à Thésée, furieux et désemparé. Elle
et ainsi racheter en partie son crime : « mes
remords » (v. 42) rime avec « descendre chez s’humilie et montre son désarroi, sa culpabilité.
les morts ». L’action du poison est longuement Ce jeu très physique cherche à créer un effet
décrite avec des effets d’insistance : l’anaphore d’identification, alors que la mise en scène de
de « déjà », de « et » (v. 49-50), les déplace- J.-M. Villégier fait référence au jeu plus sobre,
ments des compléments circonstanciels (v. 46, plus distant des acteurs tragiques du XVIIe siècle
47, 48) rejetant en fin de vers « le venin par- qui ne se touchaient jamais.
venu », « un froid inconnu ».
VERS LE BAC
4. Thésée insiste sur l’horreur du crime de Oral (analyse)
Phèdre : le vers 52 se divise en constat de la
1) La terreur est causée par l’annonce de l’in-
mort par Panope et jugement de Thésée, « une
nocence d’Hippolyte, mort dans des conditions
action si noire ». Mais la phrase exclamative du
atroces : pour Thésée, à jamais, il faudra « De
vers 53 montre son absence de compassion et le
mon fils déchiré fuir la sanglante image » (v. 13).
regret de sa propre culpabilité : rien ne peut réel-
Thésée préfèrerait même ne rien savoir (voir
lement expier l’injustice et les assonances en []
question 1). Phèdre ne minimise pas ce meurtre
mettent en écho « mon erreur », « nos pleurs »,
odieux (voir début de la question 3).
« mon malheureux fils ». Il décide de rendre des
2) La mort lente de Phèdre suscite la pitié,
honneurs à Hippolyte « qu’il a trop mérités ».
même si son crime est odieux : voir la mise en
C’est le retour à l’ordre, passant par la punition
scène de ses aveux et la description pathétique
exemplaire de la criminelle et la réhabilitation
de son affaiblissement (voir question 2 et fin
de la victime. Enfin, Aricie trouve aussi une
question 3).
place digne de son rang (v. 61). La tragédie ne
Thésée est ravagé par un tragique sentiment de
s’achève jamais, à l’époque classique, sur l’hor-
culpabilité (voir question 1). On commentera
reur. Les décisions finales rendent aux survivants
le vers 26 avec la coupe à l’hémistiche s’étalant
une place adéquate.
sur deux répliques « Il n’était point coupable /
HISTOIRE DES ARTS Ah ! Père infortuné ! » : il met en valeur le cri
de désespoir de Thésée (voir aussi la question 4).
Mise en scène de J.-M. Villégier : La scène
baigne dans une lumière froide bleutée qui met Question sur un corpus
en valeur l’architecture classique du mur du Le suicide par empoisonnement est toujours
palais. Les différents personnages, tous habillés spectaculaire car il laisse au personnage le
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 135

Litterature.indb 135 06/09/11 11:52


temps de s’exprimer et de décrire les effets du feu de son amour au centre même de la passion,
poison. On assiste à son affaiblissement progres- le « cœur », mot répété aux vers 46-47. Puis,
sif et le caractère irrémédiable, donc tragique c’est le regard qui se brouille (v. 48 et 50). La
de la mort est ainsi mis en scène très concrè- lenteur du processus est suggérée par la longueur
tement. Si Phèdre arrive après avoir avalé le de la phrase : les vers 46-51 sont scandés par des
poison, son effet dure 25 vers et est commenté points virgules et les anaphores de « déjà » ou
longuement. Au contraire, Ruy Blas a posé la « et ». On peut imaginer le jeu de l’actrice qui
fiole et ne la boit que lorsqu’il sait que la reine s’affaiblit et finit par tomber au sol.
ne lui pardonnera pas : le suspens est maintenu 2) Une mort qui permet le retour à l’ordre
(v. 19-21) avec un alexandrin coupé et distribué a) Débarrasser le monde d’une souillure
sur plusieurs répliques. Ce qui est tragique dans Thésée dans sa première réplique a le pressen-
les deux cas, c’est que le suicide ne résout rien : timent de l’injustice commise contre Hippolyte
ni le meurtre d’Hippolyte, ni l’impossibilité de (v. 3 et 5) et cherche à s’en dédouaner (v. 9,
l’amour de Ruy Blas pour la reine. Il permet juste 15-16). Voir aussi le champ lexical de l’injustice
de maintenir un semblant d’ordre : la reine ne et de l’innocence.
sera pas déshonorée et Phèdre criminelle s’est Mais Phèdre insiste sur la monstruosité de son
punie elle-même. Dans le drame romantique, crime : elle parle d’un inceste qui faisait hor-
les réactions de la reine, ses gestes, accroissent reur à Hippolyte (v. 24-25). Surtout elle montre
les effets pathétiques et tragiques de ce suicide : dans ses derniers vers que sa présence souille
la déclaration d’amour coïncide avec le der- le monde : « Et le ciel et l’époux que ma pré-
nier souffle du héros. Au contraire, la mort de sence outrage » (v. 49). Les compléments placés
Phèdre ne soulève aucune pitié de la part de en début de vers insistent sur le crime autant
Thésée, comme le montre la mise en scène de à l’égard de la morale religieuse qu’à l’égard de
J.-M. Villégier. la fidélité conjugale. « Et la mort […] / rend au
jour qu’ils souillaient, toute sa pureté » : ses der-
Commentaire niers mots sont mis en évidence par la virgule et
1) Le spectacle de la mort d’une criminelle la rime avec « clarté ». Le rapport à la lumière
Alors que la mort sur scène est interdite par est souvent mentionné dans la pièce de Racine :
la règle classique de la bienséance, Racine fait Phèdre est petite-fille du Soleil et son crime a
mourir son héroïne par empoisonnement devant terni en quelque sorte la lumière du jour.
le public. Certes, on ne la voit pas avaler le poi- b) La morale de Thésée (voir question 4).
son. Et cette forme de mort est moins violente
que l’épée. Cela permet un châtiment exem-
plaire qu’elle se donne elle-même aux yeux du Bilan / Prolongement
monde, accompagné d’un discours de confession À travers ce texte, on découvre la visée à la fois
de ses péchés. C’est une concession à la morale spectaculaire et morale de la tragédie classique.
chrétienne qui réprouve le suicide. On peut également montrer que le tragique
a) L’aveu de sa responsabilité (voir questions 2 repose toujours sur une part de liberté indivi-
et 3). duelle : même si Phèdre est emportée malgré
b) Une fin commentée et pathétique elle par la passion, sa mort volontaire, mise en
L’idée d’une punition à la hauteur du crime est scène, est l’expression de sa responsabilité et de
déjà suggérée avec la mort d’Oenone qualifiée de sa volonté individuelle. Elle prouve sa capacité à
« supplice trop doux » (v. 39). Elle avoue éga- maîtriser au moins sa fin. Pour approfondir cette
lement avoir envisagé de se suicider par l’épée notion, on peut comparer cette scène avec celle
(v. 40). Mais elle a voulu réhabiliter Hippolyte de Ruy Blas (p. 162).
et surtout faire de sa mort une exécution exem-
plaire, comme on le faisait pour les condamnés
au XVIIe siècle à qui l’on demandait de se repentir
avant d’être confiés au bourreau (v. 42-43 : voir
fin de la question 3). Les effets physiques du poi-
son sont décrits longuement : le froid gagne ses
« brûlantes veines » (v. 44). Il s’agit d’éteindre le
136 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 136 06/09/11 11:52


tentatives de séduction d’un valet à son égard,
V. Hugo,
∞ Ruy Blas, ⁄°‹°
 p. ⁄6¤-⁄6‹
ni surtout savoir qu’elle y a répondu favorable-
ment : ses dernières recommandations alors qu’il
perd conscience sont « Fuyez d’ici ! » (v. 37). En
mourant, il obtient malgré tout l’assurance de
l’amour de la reine (v. 35), qui, enfin, le nomme
Objectifs : par son vrai nom.
– Découvrir l’originalité théâtrale
du drame romantique. 3. Pour faire durer le suspense de la scène, Hugo
– Analyser les caractéristiques joue avec le rythme des alexandrins qui sont
d’un personnage romantique. répartis sur plusieurs répliques, créant ainsi un
rythme saccadé propre à exprimer les émotions.
– Analyser les procédés des registres
La reine ne répond d’abord rien aux longues
pathétique et tragique.
répliques de Ruy Blas : elle veut même abréger
la déclaration d’amour (v. 9). Sa phrase inter-
rogative est méprisante (v. 19) et la réponse à
Offrir sa vie en sacrifice la demande de Ruy Blas est pour le moins bru-
LECTURE DU TEXTE tale (v. 20). Elle résiste à la posture de suppli-
Pré-requis : On peut lire deux autres extraits de cation adoptée par Ruy Blas (v. 9 et 19). Mais
la pièce (p. 197 et 487) pour mieux comprendre dès qu’elle le voit boire le poison, elle se préci-
l’enjeu amoureux. pite vers lui et ses répliques expriment son affo-
lement. En témoignent le rythme très saccadé
1. Première partie : vers 1-20 (« La reine : des courtes phrases exclamatives des vers 24-26
Jamais ») : Ruy Blas tente d’obtenir le pardon (4/2/3/3 ; 2/6/4) ainsi que le passage du « vous »
de la reine (registre élégiaque et pathétique). au « tu ». La reine est amoureuse de Ruy Blas et
Deuxième partie : vers 20 (« Ruy Blas se lève ») quand elle comprend qu’il va mourir, elle aban-
– 23 (« Don César ») : Ruy Blas avale le poi- donne son rôle de reine devant un domestique.
son (registre tragique). Troisième partie : vers Elle sait que le temps leur est compté.
23 (« Quand je pense, pauvre ange ») à la fin
: la lente agonie de Ruy Blas et la déclaration
d’amour de la reine, désespérée (registre pathé-
HISTOIRE DES ARTS
tique et tragique).
D’autres images de cette mise en scène ainsi
2. La Passion du Christ comporte des humilia- que celles de la mise en scène de William
tions physiques et morales : pendant les 20 pre- Mesguich se trouvent sur le site du photographe
miers vers, Ruy Blas insiste sur son innocence J.-P. Lozouet : http://photosdespectacles.free.fr.
foncière mais la reine le méprise et le rejette. Ruy Blas n’a pas encore avalé le poison ; la
Le jeu avec le nom peut aussi faire penser au fiole se trouve derrière la reine, sur la table,
nom parodique dont Jésus avait été affublé par et elle s’appuie dessus dans un mouvement de
les Romains : « Roi de Judée ». Ruy Blas insiste recul. Son regard manifeste de la méfiance et de
sur son nom véritable, populaire et roturier. La la sévérité. Au contraire, Ruy Blas a la tête bais-
femme qui essuie son front en sueur est encore sée, il est humble et emprunté. La reine porte
une référence au chemin de croix où le Christ une longue robe blanche sans apprêt, qui la fait
chute deux fois et rencontre en Véronique ressembler à une très jeune fille (robe de mariée,
une femme qui fait le même geste. Enfin, Jésus de fiancée, référence à la virginité). Elle ne porte
s’adresse à son père avant de mourir pour obte- aucun bijou ; elle est venue à ce rendez-vous
nir le pardon et la rémission des péchés commis en toute simplicité, incognito. Ruy Blas est en
par les hommes. Le dernier discours de Ruy Blas chemise, un peu débraillé. Il ne porte ni un cos-
est un appel à Dieu pour protéger la reine et la tume de noble, ni une livrée de domestique ; il a
métaphore du « cœur crucifié » est très claire retrouvé son identité propre, il ne joue plus un
(v. 31 sq.). rôle. Les deux costumes manifestent ainsi qu’on
Ruy Blas se sacrifie pour éviter le déshonneur est au moment des révélations, de la sincérité
à la reine : personne ne doit connaître les loin des rôles et masques de la cour.
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 137

Litterature.indb 137 06/09/11 11:52


VERS LE BAC Il marche vers la fiole « lentement » mais boit
« d’un trait » : c’est la marche du supplicié vers
Oral (analyse)
le bourreau. Et, il accompagne chaque mou-
1) Le héros romantique est un paria, un homme vement de paroles : « Bien sûr ? » et « Triste
méprisé, ici pour son statut social : Ruy Blas a flamme / Éteins-toi ! », métaphore qui cumule
beau être valet et avoir agi en partie sur ordre, sur deux vers contre-rejet et rejet pour rendre le
il se prétend honnête homme et revendique la geste symbolique et fort.
même la noblesse de cœur. Il ne supporte pas b) Mourir dans les bras de la femme aimée
qu’on l’estime sans conscience morale : « Je suis Ruy Blas met ensuite une vingtaine de vers à
honnête au fond » (v. 5) ; « je n’ai pas l’âme mourir avec un discours pathétique et une ges-
vile » (v. 4 et 11) est répété deux fois. tuelle expressive (voir question d’oral). Il refuse
2) Le héros romantique est tourmenté et d’avouer immédiatement que c’est du poi-
exprime ses souffrances : Ruy Blas est écrasé à son malgré les questions pressantes de la reine
la fois par sa culpabilité (« La faute est consom- (v. 24, 29). Il attend que le produit ait fait effet
mée », v. 7) et par son amour irréductible pour (v. 30). Il s’effondre alors dans les bras de la reine
la reine (« C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien (didascalies v. 27 et 30), obtient d’elle qu’elle
aimée », v. 8). Il cherche, par le lyrisme de son l’appelle par son nom, lui pardonne et lui avoue
langage, la reconnaissance de son identité et de son amour. Il s’affaiblit encore et le jeu de l’ac-
sa grandeur : ici, Ruy Blas est une figure chris- teur doit porter sur la voix (didascalies v. 36-37).
tique (question 2). On le croit mort, mais il a un dernier sursaut :
3) Le drame romantique utilise les nombreux « Je meurs. », « Merci ! » Les cris de la reine et
procédés de la plainte élégiaque et pathétique : son geste final rendent plus tragique encore cet
l’alexandrin est déstructuré pour mettre en évi- instant.
dence certains mots ou échos sonores. Ainsi, les 2) Rachat et salut d’un héros romantique
enjambements (v. 6-7), le rejet (v. 10-11) et la fin a) Une figure christique (voir question 2).
des vers 20-21 en témoignent. L’emploi très fré- b) Le retournement de la reine prise de remords
quent des phrases exclamatives, des interjections et de compassion (voir question 3).
créent des césures nombreuses (v. 25-26 ; 35). c) La rédemption vient uniquement de la reine :
4) Le drame romantique privilégie des effets « Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié »
spectaculaires exagérés (voir la question 3). La (v. 34). En acceptant son amour, elle donne un
mort de Ruy Blas est très lente, avec plusieurs sens à la vie du héros dont le dernier mot est
retours à la conscience, alors qu’on le croyait « Merci ! ».
mort. C’est d’abord « Adieu ! » (v. 37), puis
« Je meurs » (v. 38) et enfin, le dernier mot,
« Merci ! » (v. 38). Ces mots sont tous accom- Bilan / Prolongement
pagnés d’une gestuelle expressive, qui fut par- Pour approfondir sur les formes du drame
fois grandiloquente. C’est l’acteur Frédérick romantique, voir l’extrait d’une lettre de Vigny
Lemaître qui créa le rôle, grande vedette du (p. 483). Pour mieux comprendre ce qu’est
mélodrame où l’on pratiquait un jeu très outré un héros romantique, lire l’extrait d’Antony
(comparer avec les 25 vers de la mort de Phèdre, de Dumas (p. 489) ainsi que le « parcours de
p. 160-61). La présence de la reine renforce lecteur » consacré à Lorenzaccio (p. 143 sq. et
encore les effets pathétiques. l’extrait p. 581).
Commentaire
1) Une mort théâtralisée et pathétique
a) Le geste de l’empoisonnement mis en scène
La fiole a été posée sur la table et le spectateur
sait qu’elle est là. Ruy Blas dramatise sa confes-
sion en laissant croire que le pardon de la reine
pourrait changer sa décision de se suicider : voir
les didascalies (v. 1-19). En réalité, on apprend
au vers 36 que sa mort était préméditée.
138 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 138 06/09/11 11:52


encore. » (l. 2-3). Toutes les modalités du verbe
J.-P. Sartre,
6 Les Mouches, ⁄·›‹
 p. ⁄6›
« vouloir » indiquent son manque d’assurance.
On relève la même répétition hallucinée d’« elle
va crier », verbe assorti d’une comparaison :
« comme une bête » (l. 10). Ainsi, elle espère
ces cris et en même temps les redoute ;
Objectifs :
– l’incapacité à se réjouir vraiment de cette
– Découvrir la réécriture contemporaine
mort (l. 14-15) alterne avec l’expression de sa
d’une tragédie grecque. satisfaction, comportant de violentes images de
– Analyser l’évolution du héros tragique. mépris envers Égisthe : « j’ai voulu voir ce porc
– Découvrir le renouvellement des formes immonde couché à mes pieds » ; « que m’im-
théâtrales (le monologue). porte ton regard de poisson mort » (l. 18-19).
– Analyser les procédés du registre tragique. Toute la fin du texte est un cri de joie exalté,
scandé par les répétitions de phrases exclama-
Tuer sa mère par procuration tives (l. 20-21).
Ce monologue peut ressembler aux monologues
LECTURE DU TEXTE cornéliens de dilemme, mais il est beaucoup plus
Pré-requis : Une image de la mise en scène lors confus, chaotique et ne débouche sur aucune
de sa création par C. Dullin se trouve page 179. position claire : Électre se contraint à une joie
On peut trouver un dossier sur le site de la BnF : factice et sa culpabilité reste entière. Le mono-
http://expositions.bnf.fr/Sartre/reperes/oeuvres/ logue ne permet pas un retour à l’ordre. Il est au
mouch.htm. contraire la prise de conscience d’un désordre
irrémédiable, d’un acte irréparable.
1. Le monologue classique peut être à la fois
informatif, lyrique et délibératif. L’information 3. La pièce est écrite sous l’occupation alle-
sur le meurtre de Clytemnestre est donnée, non mande en 1943 et Sartre dit avoir conçu « une
par Électre, mais par les cris qu’on entend der- tragédie de la liberté […]. Car la liberté n’est
rière la porte. Électre n’a pas, non plus, à déci- pas je ne sais quel pouvoir abstrait de survoler
der de tuer sa mère et elle n’en est pas l’actrice la condition humaine : c’est l’engagement le
principale. Elle attend le retour de son frère, plus absurde et le plus inexorable ». Il explique
et exprime à la fois son impatience et ses tour- avoir voulu déguiser sous le mythe grec une
ments. Le monologue est donc lyrique. réflexion sur la responsabilité dans des actes de
a) Avant les cris de Clytemnestre : face au résistance qui peuvent avoir des conséquences
cadavre d’Égisthe, Électre exprime son impa- sur d’autres personnes (cas des otages exécutés
tience angoissée et le dégoût qui la pousse à après des actes de terrorisme). Le sens critique
recouvrir le corps. On peut commenter le jeu de la pièce échappa pourtant à la censure de la
avec le cadavre (→ l. 12). collaboration.
b) Tandis que retentissent les premiers cris de
Clytemnestre, elle exprime l'horreur du meurtre VERS LE BAC
accompli (→ l. 16). Oral (entretien)
c) Elle se persuade qu'ils ont bien fait de tuer Pour compléter les extraits de cette séquence, on
Égisthe (dont elle découvre le cadavre) et peut se reporter à la séquence d’histoire des arts
Clytemnestre : « je pleure de joie » (l. 22), consacrée au théâtre antique (p. 189 sq.). Les
avoue-t-elle juste avant d'accueillir son frère. mythes posent des problèmes universels : celui
2. Ses différents sentiments sont : de la responsabilité individuelle ou collective
– l’angoisse avant la réalisation du crime. On face à une tyrannie (Agamemnon, Les Mouches),
peut commenter la phrase interrogative et la celui du rapport entre morale personnelle et bien
suspension de la phrase (l. 2) ; collectif (Antigone). Ils montrent les conflits
– le sentiment de culpabilité, qu’elle tente de intérieurs causés par la passion et s’interrogent
combattre en se répétant : « je l’ai voulu ! », sur la liberté face à la fatalité d’une passion
phrase reprise en fin de texte (l. 17 sq.). Elle se (Phèdre) ou d’une histoire familiale (Antigone,
redit aussi : « Je le veux, il faut que je le veuille Œdipe).

8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 139

Litterature.indb 139 06/09/11 11:52


Question sur un corpus bien » l. 2 et « Écoute-moi bien, imbécile »,
Dans les deux cas, l’effet spectaculaire est créé l. 23). Il donne des ordres pour exécuter rapi-
par la tension avec la porte du palais et les cris dement ses décisions (l. 19-21). Il ne supporte
off, commentés de l’extérieur par les personnages aucune répartie : il interrompt l’Intendant
présents. L’horreur du crime est exprimée autant (l. 7), lui parle rudement et le menace dans sa
par Électre que par les membres du chœur. Les dernière réplique. Il ne répond pas à la question
réactions des témoins créent un effet d’attente et de Caesonia. Les deux personnages secondaires
prolongent l’angoisse des spectateurs, qui savent sont là pour manifester leur terreur devant un
tel comportement arbitraire. Chacune de leurs
pourtant ce qui va se passer. Et si le roi ne crie
tentatives déclenche un regain de violence.
que deux fois dans la pièce d’Eschyle, Sartre fait
La violence politique est à l’œuvre dans ses déci-
durer les cris de Clytemnestre pour insister sur
sions : extorsion des fortunes et exécutions en
l’aspect sordide de cette mort et la rendre insup-
masse expliquées avec des formules d’insistance :
portable pour Électre et le public. Le cadavre
« tous » / « toutes », « petite ou grande » ; « doi-
d’Égisthe présent sur scène renforce cet effet.
vent obligatoirement » (l. 2-5) et à nouveaux
La terreur est bien exprimée par les choreutes
« tous les habitants » / « tous les provinciaux »
dans l’angoisse et l’impuissance face à un régi- (l. 20-21). Les délais impartis sont très brefs.
cide qui annonce une tyrannie. Au contraire,
Électre est complice du meurtre, elle l’attend 2. Puisque « gouverner, c’est voler », Caligula
et l’appréhende en même temps. Pour elle, le décide de faire main basse sur toutes les for-
meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre est une tunes, par héritage, ce qui suppose la mort, donc
vengeance et une libération. l’exécution de tous les riches. Sa logique repose
sur le fonctionnement inique de toute forme
d’impôt indirect sur les biens de consommation
Bilan / Prolongement courante (l. 15-17). Ce qui est monstrueux, c’est
de faire exécuter arbitrairement n’importe quel
Un extrait des Mains sales (p. 284-286) permet
riche à n’importe quel moment (l. 7-10 ; 12-15).
de mieux comprendre cette notion de respon-
Caligula montre que l’importance accordée aux
sabilité politique et de compromission irrépa-
finances publiques peut conduire à mépriser
rable. Voir aussi les extraits des Justes de Camus, la vie humaine (l. 22-25), mépris monstrueux
avant l’attentat (p. 286). Puis, quand le héros a qu’il pousse jusqu’à l’absurde.
renoncé à assassiner des enfants (p. 487).
VERS LE BAC
Dissertation
1) Le roi et les difficultés à gouverner
METTRE EN SCÈNE LA FIN DES HÉROS Dans le théâtre classique, en particulier chez
Corneille, le roi est mis face à des choix difficiles
A. Camus,
‡ Caligula, ⁄·›∞
Objectifs :
 p. ⁄6∞
et le théâtre met en scène une réflexion sur ce
qu’est un bon gouvernant : à travers le personnage
d’Auguste dans Cinna par exemple, sans remettre
jamais en question la royauté, on débat de
– Comprendre l’évolution du théâtre l’intérêt d’utiliser la violence ou au contraire
tragique. d’être capable de clémence (sous-titre de Cinna).
– Analyser un héros tragique de l’absurde. Les rois de Racine sont sous l’emprise d’une
passion amoureuse les incitant aussi à trahir leurs
– Analyser une scène de conflit théâtral.
devoirs de roi : Titus dans Bérénice ou Pyrrhus
dans Andromaque. Le roi devient un homme
Le jeu cruel du tyran comme un autre et sa tâche peut être présen-
tée comme lourde de conséquences. Anouilh
LECTURE DU TEXTE rejoint cette idée avec son Créon dans Antigone
1. Caligula impose son discours de façon vio- (p. 158) : il faut avoir le courage d’exécuter une
lente par des phrases injonctives (« Écoute jeune fille pour respecter la loi qu’on a imposée.
140 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 140 06/09/11 11:52


2) Le roi et les dérives du pouvoir splendeur baroque (p. 165) et celui de l’empe-
Le théâtre montre cependant plus souvent des reur s’enfonçant dans la folie, avec une robe
tyrans : le pouvoir leur est monté à la tête et de mariée et un visage hanté.
ils commettent des actes répréhensibles. C’est Les extraits des Justes (p. 286 et 487) permet-
la résistance à leur violence qui crée le tra- tent d’approfondir la réflexion sur le théâtre
gique. Par exemple, le Créon de Sophocle refuse de Camus et ses conceptions politiques.
d’écouter les arguments religieux d’Antigone,
comme ceux de son propre fils. Il est puni de son
hubris, orgueil démesuré (p. 156-57).
Jarry écrit avec Ubu Roi (p. 132-33) une paro-
die comique de tous ces tyrans de théâtre dont S. Beckett,
Shakespeare a fourni de nombreux exemples
(Macbeth) et que Camus reprend aussi à son
compte (Caligula). Tous montrent qu’un mauvais
roi est menacé de trahison et de meurtre comme
8 En attendant
Godot, ⁄·∞¤  p. ⁄66-⁄6‡
celui auquel le chœur assiste dans Agamemnon Objectifs :
(p. 154-155). Égisthe et Clytemnestre, régicides – Analyser une scène d’exposition.
et tyrans eux-mêmes, sont à leur tour éliminés, – Découvrir le théâtre de l’absurde.
la terreur engendrant la terreur (Les Mouches – Analyser le mélange des registres.
p. 164). – Analyser le rapport du texte au jeu
Pourtant, le drame romantique insiste sur la et aux accessoires, le lien entre dialogue
vanité illusoire du tyrannicide : le peuple en et didascalies.
porte d’autres sur le trône ou, à tout le moins, – Comprendre l’évolution du personnage
laisse faire. Tous les citoyens sont lâches et de théâtre.
profitent d’une manière ou d’une autre d’un
système corrompu : Lorenzaccio (p. 143 sq.).
3) Le roi comme métaphore Le jeu absurde de l’existence
Dans le théâtre contemporain, la figure du roi LECTURE DU TEXTE
devient la métaphore du rapport des hommes 1. Une scène d’exposition permet de présen-
à l’existence : Caligula de Camus, par son atti- ter les personnages, la situation et l’enjeu de
tude de tyran sanguinaire, souligne l’absurdité l’intrigue.
et l’injustice du fonctionnement politique et Le jeu avec la chaussure ouvre la pièce : il donne
économique. une indication sur un mode de vie, le vaga-
Au contraire, dans Le Roi se meurt, la perte de bondage sur des routes comme celle du décor
pouvoir de Bérenger est le signe de sa déchéance (« Route à la campagne »). Les personnages
physique personnelle (voir p. 168 avec le sujet sont dans une situation de grand dénuement :
d’argumentation). si Vladimir conseille d’enlever ses chaussures
tous les jours, c’est qu’ils ne le font pas forcé-
Bilan / Prolongement ment, par crainte qu’on ne les leur vole.
Vladimir et Estragon dorment dehors et sont
Ce texte permet de faire le lien entre les deux victimes de violences de la part d’individus
corpus : Caligula est un roi en situation de pou- non définis : « dans un fossé » ; « on ne t’a pas
voir absolu, donc a priori un héros proche de battu » ; « toujours les mêmes ». Ils se soutien-
Thésée ou Agamemnon. Cependant, c’est un nent l’un l’autre : Vladimir s’est inquiété de
héros dont la révolte contre l’absurde a trouvé l’absence d’Estragon pendant une nuit et lui fait
une réponse monstrueuse. Il finit, seul et sans des reproches : je « me demande… ce que tu
idéal, comme les personnages de Beckett ou serais devenu… sans moi ». Ils se connaissent
d’Ionesco. depuis longtemps et ont eu une vie meilleure :
Une image de la mise en scène de C. Berling « On portait beau alors » (l. 38). Mais dans cet
se trouve page 179 : on peut ainsi comparer extrait, on ne sait rien de leurs projets. Ils don-
les deux costumes, celui de l’empereur dans sa nent donc au public l’impression de personnages
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 141

Litterature.indb 141 06/09/11 11:52


pathétiques, sans but, au bord du suicide évoqué clochards imaginés par Beckett. La distance de
comme une idée déjà ancienne : « on se serait Vladimir par rapport à Estragon manifeste sa
jeté en bas de la tour Eiffel ». désapprobation pour la disparition de son com-
pagnon. Il ne s’est pas précipité vers lui pour
2. Leur amitié est un peu conflictuelle : Vladimir
l’aider.
essaie d’avoir un ascendant sur Estragon qui y
D’autres photographies de ce spectacle se trou-
échappe autant qu’il peut. Un certain rapport
vent sur le site : www.1d-photo.org. On peut
de force se joue donc ici. Vladimir est d’abord
ainsi y voir le travail sur les lumières qui bai-
accueillant avec Estragon qu’il est content de
gnaient l’espace dans une ambiance étrange et
retrouver (l. 16-17). Mais celui-ci le repousse
onirique.
« avec irritation ». Ensuite Vladimir reprend
le dessus en lui rappelant ce qu’Estragon lui
VERS LE BAC
doit (l. 29-31). Celui-ci le repousse encore,
« piqué au vif ». Il veut obtenir de Vladimir son Oral (analyse)
aide pour enlever sa chaussure (l. 36, 44). 1) (Voir question 1) L’originalité de cette scène
Mais celui-ci le sermonne : « tu ferais mieux d’exposition réside dans les informations, don-
de m’écouter », lui dit-il avant de s’emporter nées de façon détournée et souvent implicite-
contre lui (l. 47-52). Estragon, pour se venger, ment. Les allusions abondent, en particulier sur
fait remarquer autoritairement à Vladimir sa bra- tout ce qui concerne le passé des personnages
guette déboutonnée, pour le rabaisser (l. 54-55). et leur situation réelle. Le dénuement pathé-
3. Le jeu et les remarques sur les vêtements et tique dans lequel ils semblent vivre est évoqué
accessoires introduisent un registre comique par à travers la souffrance physique dont se plaint
le décalage induit : alors qu’Estragon s’acharne Estragon en s’acharnant sur sa chaussure et
en vain sur sa chaussure, Vladimir disserte les lamentations de Vladimir aux lignes 47 et
sur leur vie, leur envie de suicide (l. 33-41). suivantes. Mais on ne sait quelle a été la cause
Vladimir s’aperçoit, tardivement d’ailleurs, de de cette souffrance, ni quelles épreuves ils ont
ce qui préoccupe Estragon : « qu’est-ce que tu traversées pour en arriver là.
fais ? » demande-t-il (l. 40). Enfin, la braguette 2) De même, dans cet extrait, on ne sait pas du
ouverte rend Vladimir ridicule. Pourtant, la diffi- tout quel sera l’enjeu de la pièce, ni quel but les
culté d’Estragon à enlever ses chaussures montre personnages vont se donner.
qu’il ne les enlève pas souvent, donc qu’il vit et 3) Leur relation est un peu plus claire : ce sont
dort avec. Le laisser-aller vestimentaire est aussi deux amis, deux compagnons d’infortune qui se
le signe d’un abandon, d’une perte du respect connaissent depuis longtemps. Comme dans tout
de soi, auquel ils s’accrochent pourtant autant « vieux couple », l’amitié qui les lie est conflic-
qu’ils le peuvent (l. 56-59). tuelle, sans qu’on sache vraiment ce que chacun
reproche à l’autre. Ils ont évidemment besoin
HISTOIRE DES ARTS l’un de l’autre pour supporter leur existence de
vagabonds (voir question 2).
B. Sobel a imaginé un décor très symbolique 4) Enfin, on ne sait si l’on est dans une comédie
pour la campagne et l’arbre prévus par Beckett : ou une tragédie : certes, le jeu avec la chaussure,
un sol gris métallique, un arbre stylisé lui aussi les délires de Vladimir sont risibles. Mais leur
métallisé posé au bord d’une sorte de bassin. Le situation est pathétique et leur désarroi tragique.
fond est uni bleuté et une énorme lune aux cou- Ils pensent d’ailleurs au suicide (voir la 2e partie
leurs et dessins étranges écrase le paysage. Décor du commentaire).
à la fois austère et futuriste. L’arbre est artificiel,
ses arêtes sont tranchantes. Cette scénographie Question sur un corpus
propose un monde extraterrestre, vide et angois- Voir l’histoire littéraire p. 179-180.
sant. Les deux hommes portent une superposi- Le corps des personnages du théâtre de l’ab-
tion de vêtements apparemment usagers, mais surde est souvent un corps souffrant. Il
assez habillés : la veste est à jaquette, on aper- échappe à la maîtrise des personnages et cette
çoit un pull sous la veste, le pantalon est trop défaillance accentue leur désespoir existen-
long sur les chaussures. Ils ressemblent bien aux tiel. Ce qui leur est le plus intime devient
142 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 142 06/09/11 11:52


un problème : leur corps, comme la vie, leur d) Leur vie se limite à de petits détails vestimen-
échappe. Estragon a mal aux pieds, alors qu’il taires, auxquels il faut veiller envers et contre
passe sa vie sur la route. Il tente en vain d’enle- tout (voir question 3).
ver ses chaussures, ce qui veut dire qu’elles ne
sont peut-être pas à sa taille ou que ses pieds
sont enflés. Il ne les enlève pas pour dormir Bilan / Prolongement
et ne se lave donc pas. Ses tentatives répétées Pour approfondir le théâtre de Beckett, ses per-
pour enlever ses chaussures, qui deviennent sonnages pathétiques et risibles, voir les images
risibles surtout à cause de l’indifférence pre- et extraits (p. 177, 180 et 490 Fin de partie) ;
mière de Vladimir, sont en réalité le signe le 191 et 194 Oh les beaux jours).
plus manifeste de sa situation tragique d’homme Une sitographie pour En attendant Godot se
sans domicile, démuni de tout. trouve sur www.educnet.education.fr/theatre.
Les objets que le corps de Bérenger ne peut
plus tenir sont eux aussi ce qui le caractérise en
tant que roi déchu : sa main ne peut retenir son
sceptre et, quand il trébuche, sa couronne glisse E. Ionesco,
de sa tête. Vouloir et pouvoir, privilège absolu
d’un roi, ne peuvent même plus s’appliquer à son
propre corps. Il ne peut plus ni se lever ni mar-
cher. Il tombe cinq fois de suite. Sa déchéance,
· Le Roi se meurt,
⁄·6¤  p. ⁄68-⁄6·
encore plus sûrement que pour Estragon, est un Objectifs :
signe de sa mort prochaine. – Découvrir le théâtre de l’absurde.
Commentaire – Analyser le rapport du texte au jeu
1) L’entrée en scène de deux personnages et aux accessoires, le lien entre dialogue
pathétiques et didascalies.
a) Une scène d’exposition originale (voir ques- – Comprendre l’évolution du personnage
tion 1 et la question sur corpus portant sur la de théâtre.
souffrance du corps). – Analyser le mélange des registres.
b) Un couple tragi-comique : c’est une parodie – Comparer des mises en scène.
de scène de dispute amoureuse ; on assiste au
dépit de celui qui a été quitté et attend des expli- Le corps diminué d’un roi
cations, puis à son chantage affectif (l. 30) et
aux plaintes (l. 47). Un subtil rapport de forces LECTURE DU TEXTE
s’établit (voir la question 2). 1. Dans le théâtre de guignol, les marionnettes
2) Une existence absurde et tragique agissent mécaniquement et de façon très répéti-
a) L’espace du dénuement et de la solitude : les tive. Par exemple, les coups de bâton s’abattent
éléments de décor suggèrent un non-lieu, sur systématiquement sur le personnage ridiculisé.
un chemin désertique et peu engageant (voir la C’est le comique de répétition des tentatives
proposition de scénographie de Sobel, question pour se lever du roi, assorties de cinq chutes
histoire des arts). qui font penser au Guignol. Les répétitions sont
b) À son arrivée, Vladimir manifeste un cer- soulignées par les cris contradictoires du garde,
tain soulagement et une joie de revoir Estragon de Juliette et de Marie : « Le Roi est mort ! »,
(l. 14, 16) : ils sont tous deux dans une grande « Vive le Roi ! » Les apparitions et les dispa-
solitude et la perte de l’autre pourrait mettre ritions de Juliette (l. 19 et 25) rappellent aussi
celui qui reste en danger. Ils ont donc besoin le jeu des marionnettes.
l’un de l’autre (l. 29-31) pour supporter cette Si Ionesco parle de guignol tragique (Marguerite
existence vide. Chacun remplit la vie de l’autre. parle de « comédie », l. 18), c’est parce que la fin
c) Le suicide a été envisagé il y a longtemps déjà est inexorable : les chutes sont les symptômes
(l. 34-40) et comme ils y ont renoncé, il ne leur incontestables et inéluctables de la fin immi-
reste que la résignation : « à quoi bon se décou- nente du roi ; sa mort a été annoncée pour la fin
rager à présent » (l. 34). du spectacle.
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 143

Litterature.indb 143 06/09/11 11:52


2. Le roi est d’abord très déterminé : l’utilisation Voilà qui montre qu’elle juge tout cela absurde.
du futur montre son assurance. Celle de phrases Elle s’appuie sur les avis du médecin pour expli-
simples, scandées par la répétition de « je prouve quer rationnellement les derniers sursauts de
que » aussi. Pourtant, il ne fait que répéter les Bérenger (l. 30). Elle veut que Bérenger prenne
phrases de Marie (l. 5 et 8) alors même que conscience tout aussi lucidement de la situation
ses efforts prouvent le contraire de ce qu’il dit. (l. 47-48).
Il refuse toute forme d’assistance : en atteste la
triple répétition de « tout seul ». HISTOIRE DES ARTS
Tombé à deux reprises, il se cherche une excuse Les deux mises en scène ont seize ans d’écart.
(l. 33). Pourtant, sa confiance est entamée. Dans la deuxième Michel Bouquet a plus de 80 ans
Il doute de lui malgré la répétition de « cela peut et se rapproche donc du personnage qu’il joue.
arriver », formule par laquelle il rappelle qu’il est Dans les deux cas, la scénographie est symbo-
un homme soumis à la règle générale, celle de lique, c’est un décor en ruines. Celui de 1994
l’accident banal. Il admet cependant, à la vue garde quelques traces de grandeur : des vitraux
de sa couronne et de son sceptre tombés, que
rouges en arrière-plan rappellent l’architecture
quelque chose ne va pas : « c’est mauvais signe »,
gothique prévue par Ionesco (voir la didascalie
constate-t-il deux fois. Le « je » a disparu de son
de début de la pièce ; celle de la fin se trouve
discours.
p. 492). Il n’y a pas de trône mais quelques
Pourtant, face au discours pessimiste du méde-
marches recouvertes du rideau rouge de théâtre,
cin, il nie encore une fois la réalité : « accident
sur lesquelles le roi est assis, assez inconfortable-
technique ». Telle est sa réplique.
ment. En 2010, le décor est plus austère, plus
3. Deux objets qui participent habituellement du pauvre : le rideau rouge, pendu, semble bien
rituel d’affirmation du pouvoir et de la royauté poussiéreux ; les morceaux d’escalier sont gris et
sont utilisés à contre-emploi dans cette scène : ternes. Le trône est comme tronqué, avec un seul
ils soulignent la perte de dignité royale de accoudoir et un dossier très bas.
Bérenger, puis sa perte d’autonomie physique Le costume du roi en 1994 ressemble à une tenue
tout simplement. D’abord, le sceptre sert de asiatique : il se compose d’un pantalon blanc et
canne (l. 15) pour l’aider à se relever de la troi- d’une longue tunique brodée dorée. La couronne
sième chute. Il n’arrive plus à le tenir (l. 37), ciselée entoure un bonnet rouge. Le roi a encore
même après que Marie le lui a remis en main beaucoup de prestance et son habit ne rend pas sa
(l. 39-40). La couronne finit aussi par glisser de silhouette ridicule. On ne voit pas le sceptre posé
sa tête (l. 34-35) et cela l’inquiète aussitôt : « Ma derrière lui. Marie ressemble à une petite poupée
couronne ! », s’exclame-t-il. Mais là aussi, c’est dans sa robe rose à jupe large et au corsage cintré.
Marie qui est obligée de la lui rendre. Marguerite présente une silhouette austère dans
4. Marie est l’épouse jeune qui croit en la vie : une robe longue noire et une veste mauve. Elle
elle nie l’affaiblissement du roi, veut l’aider à est dans l’ombre, au-dessus de Bérenger. Les deux
le surmonter ; elle l’encourage par des phrases chevelures sont bouclées, mais l’une est rousse
impératives (l. 2 et 4). Elle le félicite comme flamboyante et l’autre blanche. Toutes deux
un enfant. On peut relever : « tu vois comme portent la même petite couronne.
c’est simple » (l. 7). Elle crie « Vive le Roi » En 2010, le costume du roi est vaguement
pour contredire l’annonce fatale du garde. C’est médiéval : une robe, une tunique rouge et
elle encore qui se précipite pour ramasser les des bas. Mais les bas ressemblent à des bas de
objets symboliques. Marguerite est obligée de contention et les royales chaussures sont des
la faire taire (on relèvera l’injonction magique charentaises. La tunique est dépenaillée et
des lignes 44-45). Au contraire, Marguerite, serre l’acteur, qui paraît emprunté. La couronne
l’épouse âgée, a l’expérience de la vie et de la n’est plus constituée que de quelques piquants
mort : son rôle est de faire accepter cette fin à sertissant un boudin de velours rouge enfoncé
Bérenger. Elle est une passeuse, une sorte d’Her- presque jusqu’aux yeux (serait-ce une allusion
mès psychopompe. Elle commente les efforts à la couronne d’épines de la Passion christique
conjoints de Marie et du roi en termes peu précédant la mort ?). Bérenger serre contre lui
amènes : « quelle comédie », s’exclame-t-elle. un sceptre, en forme de main de trop grande
144 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 144 06/09/11 11:52


dimension. Il ressemble à un vieillard hébété
B.-M. Koltès,
dans une maison de retraite. Les deux femmes
s’opposent plus radicalement qu’en 1994 : Marie
porte une robe de mariée incongrue pour un
mariage macabre avec un mari cacochyme. Les
⁄‚ Combat de nègre
et de chiens,
volants et les mètres de mousseline lui donnent
une silhouette loufoque, de poupée trônant dans ⁄·8‹  p. ⁄‡‚-⁄‡¤
un décor de ruines. Marguerite porte une lourde Objectifs :
robe mauve grenat et une parure de bijoux sur – Découvrir un auteur contemporain.
la tête. Elle ressemble à une sorcière de conte. – Analyser l’évolution du tragique :
Enfin, le médecin porte un costume trois pièces personnages et situations.
du XIXe siècle mais des bottes de campagne en – Analyser un conflit tragique.
caoutchouc. L’ensemble donne l’impression – Comparer des mises en scène.
d’une parodie de conte.

ÉCRITURE Proximité des corps


Argumentation et humaine condition
Le rapport à la mort est commun à tout homme. LECTURE DU TEXTE
Quand Ionesco a écrit ce texte, il avait lui-même 1. La relation entre les deux hommes est
traversé une période de profonde angoisse vis-à- courtoise et polie en apparence (on relèvera
vis de la mort. Les tourments de Bérenger au fur le vouvoiement réciproque, l’utilisation de
et à mesure de la pièce, ainsi que les attitudes des « monsieur » l. 51). Mais elle est en réalité
deux épouses montrent les étapes normales d’une tendue. Le registre est polémique : Horn est
réaction face à une maladie incurable qui s’ap- agressif, utilise des impératifs (« expliquez-
pelle la vie et s’achève dans la mort : se succè- moi ») et des phrases interrogatives montrant
dent tour à tour le déni, la combativité, la peur, son mépris. Certaines sont trop familières,
le découragement, la résignation. Ionesco trouve ponctuées d’interjections ; « que vous importe
des moyens théâtraux pour accompagner ces son corps ? » (l. 6), » Ce n’est pas l’amour, hein
différentes réactions et les mettre en évidence : qui rend si têtu ? » (l. 9-10), « Pourquoi alors
la perte des moyens physiques de Bérenger est êtes-vous si têtu pour une si petite chose ? »
accentuée par la chute des symboles royaux et (l. 15). Ces phrases sont des reproches impli-
l’impossibilité d’assumer sa tâche de souverain ; cites pour éviter de répondre à la demande
il ne peut plus accomplir ce qu’il veut. Vouloir d’Albouy. Horn, raciste, critique enfin le mode
et pouvoir sont certes les attributs de la royauté de vie ou les réactions des Africains. Aux
mais aussi l’expression de toute liberté humaine. lignes 12-13, on relève le terme d’« insensi-
Lorsque l’on ne peut plus dire, à l’instar des bilité ». Et sa comparaison avec les Asiatiques
jeunes héros cornéliens, « je suis maître de moi (l. 14) dénigre les uns sans valoriser les autres.
comme de l’univers », la fin est proche. Enfin, Face à ces attaques, Alboury reste calme et
le décor s’écroule peu à peu autour de lui (la distant : il répond d’abord très brièvement
réplique du médecin le constate cruellement) à la question de Horn, par des phrases courtes,
et finit par disparaître (voir extrait p. 492) : factuelles (l. 1, 5, 11). Dès la ligne 17, il répond
Ionesco explique ainsi que, lorsqu’un homme aux attaques de Horn en restant dans le domaine
meurt, son monde disparaît avec lui. des généralités. On relève, par exemple, « les
petites gens veulent », l. 17. Il ne reprend pas
l’argumentation raciste et développe plutôt
Bilan / Prolongement une réflexion sur l’opposition entre riches et
pauvres. Son discours comporte cependant une
Pour comprendre la position d’Ionesco sur le tra-
menace implicite : « ils se feraient tuer pour
gique, on peut lire l’extrait de Notes et contrenotes
elle » (l. 19).
(p. 177). Sur le rapport au corps dans le théâtre
de Ionesco, on peut voir la transformation de 2. Il s’agit de la métaphore du nuage qui cache
Jean dans Rhinocéros (p. 280-281). le soleil et prive certains hommes de chaleur.
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 145

Litterature.indb 145 06/09/11 11:52


Puis, de celle de la famille dont les membres, de HISTOIRE DES ARTS
plus en plus nombreux, se serrent tous les uns La mise en scène de P. Chéreau propose une
contre les autres pour se réchauffer. L’absence scénographie réaliste : la scène se joue sous
de chaleur suggère les conditions difficiles dans les piliers en béton d’un pont ou d’une route
lesquelles vivent les « petites gens », alors même
en construction. On voit, en arrière-plan, un
que d’autres profitent du soleil et sont heureux
buisson d’arbres et le sol est sableux et caillou-
(« au milieu les gens riant tout nus dans la cha-
teux. La masse énorme du pont baigné dans une
leur » l. 30). La solidarité est nécessaire entre
lumière blafarde, écrase les deux silhouettes,
eux et les maintient en vie : « nous gelions et
image de cette fatalité tragique qui pèse sur
nous nous réchauffions ensemble » (l. 31).
eux. Horn n’a plus de corps à rendre et Alboury
Chacun est ainsi devenu indispensable à l’autre
n’acceptera aucun compromis. Dans ce décor
(l. 35-36). Et même morts, ils restent indis-
de chantier, Horn a le costume du directeur
pensables les uns aux autres (l. 41-42, 45-46).
avec veston et pantalon dépareillés, chemise
La conclusion de la démonstration se trouve
blanche. Au contraire, Alboury est en jean et
dans la dernière phrase, expliquant pourquoi
tee-shirt de couleurs vives mais sales. La diffé-
il veut récupérer le corps (l. 50-51).
rence sociale est donc visible et chacun porte le
3. La tirade d’Alboury est bien un apologue, une costume de son rôle. Ils se tiennent debout à dis-
fable illustrant la nécessité d’enterrer le mort au tance comme pour un duel, où chacun jaugerait
milieu des siens, de ne pas le laisser n’importe l’autre : la distance de méfiance et d’observation
où sur le chantier. Cet apologue développe un dite symboliquement la distance de l’incompré-
récit très structuré, comportant une chronolo- hension. La silhouette de chacun est tendue vers
gie : l’arrivée du nuage « il y a très longtemps » l’autre, prête au combat.
(l. 22), des personnages principaux, le narrateur Au contraire, dans la mise en scène de J. Nichet,
et son ami, les péripéties : l’accroissement de le décor est symbolique (des panneaux noirs et
la famille, l’extension du nuage et l’élargisse- des feuilles éparpillées par terre, aucun élément
ment de la famille aux morts eux-mêmes. Ce d’un chantier, image d’un non-lieu), les deux
récit comporte des dialogues (l. 22-29). Il est personnages sont très près l’un de l’autre mais
écrit avec un vocabulaire simple et de nom- se tournent le dos. Horn porte une tenue plus
breuses répétitions, procédés d’insistance : « cha- adaptée à un chantier en Afrique, chemise
leur », « chauffer », « réchauffer », « chaud », et pantalon coloniaux blancs, bottes et long
« le petit nuage ». Et la morale est à la fin, imperméable. Il tient une bouteille à la main :
introduite par le lien de conséquence « c’est il incarne le cliché du Blanc alcoolique sous
pourquoi ». les tropiques. Au contraire, Alboury porte un
costume noir et des souliers habillés. C’est un
4. Un chantier est un lieu de travail où peuvent
costume de deuil. Ce costume n’est pas le signe
se lire les rapports entre dominés et dominants.
de sa classe sociale, mais celui de son rôle dans
L’Afrique ajoute un contexte colonial où les rela-
l’intrigue : il vient pour rendre des hommages
tions de domination s’accompagnent de préjugés
funéraires à son frère. Et c’est Horn qui semble
raciaux. Koltès présente ce chantier comme un
négligé, aventurier désabusé qui finit son temps
lieu clos, surveillé par des hommes armés, des
en Afrique. Son regard porté au lointain, droit
miradors. Il montre que les relations humaines
devant lui, la bouteille crispée contre lui, sug-
sont imprégnées de violence, en particulier dans
gèrent une forme de lassitude face au problème.
un contexte économique de grandes disparités
Alboury est assis par terre, position peu en
sociales (l. 17-20). Ce qui est tragique, c’est
accord avec une discussion mais qui indique qu’il
l’impossibilité pour les plus démunis de sortir
ne bougera pas tant qu’il n’aura pas eu gain de
de leur univers et de profiter de la chaleur de la
vie : le petit nuage leur cachera toujours le soleil cause. La même difficulté à communiquer se lit
(l. 28-29), et il s’étend même d’année en année dans les deux mises en scène.
(l. 43-45). Ce qui est tragique aussi, c’est l’in-
compréhension réciproque soulignée par Horn VERS LE BAC
à la fin de l’extrait. Un chantier en Afrique Oral (entretien)
concentre toutes ces situations tragiques. Voir la question d’histoire des arts.
146 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Question sur corpus plus en plus élargie est aussi suggérée par des
Les deux tragédies reposent sur le problème posé répétitions hyperboliques : d’abord « mon
par les devoirs qu’on a vis-à-vis des morts. Dans frère et moi », puis « les mères […], les mères
les deux cas, le cadavre est en réalité irrécupé- des mères et leurs enfants et nos enfants, une
rable : Créon a exposé le corps de Polynice et innombrable famille » (l. 40-41). Ces mots
interdit sous peine de mort de s’en occuper ; sont repris par l’énumération, l’accumulation
le corps du frère d’Alboury a été jeté dans les que constitue la proposition suivante : « famille
égouts et a disparu. On sait donc d’avance que innombrable faite de corps morts, vivants et à
la démarche de chaque héros est vaine et ne peut venir » (l. 45). Les phrases deviennent aussi de
déboucher que sur des conflits et d’autres morts. plus en plus longues pour montrer ce processus
Pourtant Antigone et Alboury expriment, par d’entassement des corps les uns sur les autres.
ce devoir qu’ils s’imposent, leur attachement On peut citer, par exemple, les lignes 43-47.
à la famille, la nécessité de s’occuper les uns des La réciprocité des échanges est aussi évoquée
autres, d’être solidaires pour éviter une solitude par d’autres répétitions (l. 33-35) ou images
inhumaine : Antigone rappelle qu’elle n’aura pas (l. 39).
d’autre frère et qu’il n’a qu’elle pour accomplir 2) La métaphore d’une existence tragique
les rituels. Alboury explique comment les petites a) Ces métaphores évoquent en réalité l’exis-
gens se serrent les uns contre les autres pour tence des gens qui n’ont rien, tandis que
survivre et se réchauffer. La condition humaine d’autres, à côté, vivent au soleil. La question
est insupportable de solitude et absurde si elle rhétorique donne d’abord l’impression cruelle
ne prend pas son sens dans la sollicitude pour d’être le seul paria (l. 24-25). Puis, Alboury dit
l’autre, membre de sa famille réelle (Antigone) avoir trouvé quelqu’un dans la même situation
ou fabriquée par nécessité et proximité de misère que lui : « moi aussi je gèle ». L’injustice de leur
(Alboury). situation est ensuite accentuée : « au milieu des
gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère
et moi nous gelions » (l. 30-31). Le nuage finit
Commentaire par couvrir encore plus de monde (l. 43-44).
1) Une fable poétique L’espace privé de chaleur prend des dimensions
a) Pour expliquer la nécessité de rendre le corps infinies : « nous voyions reculer les limites des
du mort, Alboury construit un conte, dans terres encore chaudes sous le soleil » (l. 46-47).
la tradition africaine, avec la formule initiale Cette situation est présentée comme inéluctable
« il y a très longtemps ». On en retrouve la struc- et insoluble (l. 28-29) : « il nous suivra partout,
ture conventionnelle : un événement perturbe toujours ».
le monde. En l’occurrence, il suffit d’ « un petit b) La seule possibilité de survie est la très
nuage entre le soleil et toi ». Il faut bien sûr grande proximité des corps, métaphore de la
trouver une solution à cet élément perturbateur. solidarité de la famille, du groupe, du village,
La voici : « nous nous sommes donc réchauffés image de l’expression « se serrer les coudes »
ensemble ». Mais le nuage est récalcitrant : « Et dont Koltès fait un mode de vie fusionnel où
je sentais qu’il nous suivait partout ». À chaque se mélangent les morts et les vivants, par peur
nouvelle atteinte du nuage, il faut trouver des d’avoir froid, c’est-à-dire de mourir (l. 41-42).
parades : la multiplication des gens accrochés les Et la seule activité indiquée ici consiste à se
uns aux autres en témoigne (l. 37 sq.). À la fin, gratter ou à sucer son pouce, images d’une vie
la grappe humaine a grandi ; les morts s’ajoutent végétative préoccupée de sa seule survie.
même aux vivants (l. 43 sq.). c) Dans cette grande précarité, dans cette peur
b) Les deux métaphores filées, celle du nuage perpétuelle d’être gagné par le froid, leur enle-
et celle de la famille qui se réchauffe, sont ver les morts est d’une violence inadmissible,
mises en valeur par de nombreuses répétitions comme en témoigne le verbe de la phrase sui-
du champ lexical de la chaleur ou du froid : vante : « mon frère que l’on nous a arraché »
« chauffer », « brûle », « se réchauffer », « chaleur », (l. 47-48). Comment peut-on encore enlever
« chaud(e) » s’opposent à « geler », « frisson ». quelque chose à des gens qui n’ont rien, pas
L’importance des membres de la famille de d’autre richesse que leurs morts (l. 47-51) ?
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 147

Litterature.indb 147 06/09/11 11:52


Bilan / Prolongement 2. a) Lignes 1-23 : Antoine se défend d’avoir été
brutal et demande l’avis de sa femme Catherine
Pour approfondir l’analyse de la solitude tragique et de Louis.
des personnages de Koltès, voir Sallinger (p. 180 b) Lignes 24-40 : la sympathie de Louis à son
et 192). égard (« il n’a pas été brutal ») déclenche para-
Pour approfondir la réflexion théâtrale sur le tra- doxalement son agressivité. Il ne supporte pas
gique de l’existence et la nécessité de la solida- sa pitié. Il rejette tout geste amical, celui de sa
rité humaine, on peut lire l’extrait d’En attendant femme (l. 28), puis d’une autre personne (l. 34
Godot (p. 166-167). On peut voir aussi un autre – sa mère, sa sœur ?). Il se sent désapprouvé de
chantier, métaphore de la condition humaine tous (l. 37 et 40).
dans Cinq hommes (p. 176). c) Lignes 41 à la fin : Antoine les accuse tous
d’être ligués contre lui et de rejeter sur lui toute
la responsabilité du malaise (l. 44). Et quand
Louis remarque qu’il s’apprête à pleurer et s’ap-
J.-L. Lagarce, Juste proche de lui, la réaction d’Antoine est violente

⁄⁄ la fin du monde,
⁄··‚  ⁄‡‹-⁄‡∞
et viscérale (l. 55). C’est l’intervention de la
mère qui apaise la dispute.
3. Le lexique de la faute comporte de nom-
breuses répétitions : « je ne voulais rien de
Objectifs :
mal », « je ne voulais rien faire de mal », « que
– Analyser l’évolution du tragique
je fasse mal », « rien dit de mal », « rien de mau-
contemporain. vais dans ce que j’ai dit », « cela va être de ma
– Analyser une scène d’affrontement faute », « ce n’est pas en pensant mal ». Ce qui
tragique. est implicitement en débat, c’est ce que chacun
– Comprendre comment des personnages pense de l’autre, la façon dont chacun est jugé
ordinaires deviennent tragiques. dans une famille et le rôle de chacun : Antoine
– Comparer des mises en scène. est considéré comme le fauteur de trouble, celui
qui génère les conflits en réalité latents et dont
Le duel ordinaire de deux frères il pense Louis responsable.
LECTURE DU TEXTE 4. Les très nombreuses occurrences du verbe
1. Caïn et Abel sont fils d’Adam et Ève. Par « dire » sont significatives de cette impossibi-
jalousie, parce que Dieu préférait Abel, son lité de dire vraiment les choses. La difficulté
frère Caïn l’a assassiné. Dans la famille imagi- à communiquer est ensuite suggérée par les
phrases qu’Antoine n’arrive pas à terminer et
née par Lagarce, Louis a disparu pendant des
qu’il reprend avec des termes légèrement diffé-
années. Il ne s’est occupé ni de sa mère, ni de
rents : « je disais seulement », « ce que je vou-
sa jeune sœur, contrairement à Antoine qui est
lais juste dire » répété à nouveau (l. 49-53), « je
resté auprès d’elles. C’est pourquoi Antoine se
n’ai rien dit de mal ». Il emploie également des
sent incompris et mal aimé quand il voit que les
expressions modalisatrices : « cela me semblait
femmes, sa sœur surtout, sont aux petits soins
bien ». Quand il veut leur faire un reproche,
pour Louis. Sa jalousie et son envie de meurtre
il s’y reprend à trois reprises (par exemple :
inconscient se voient dans la dernière réplique :
l. 45-47). Parler est un effort et une souffrance.
« Tu me touches : je te tue » (l. 55). Les relations
Et sa longue réplique se termine sur une phrase
dans cette famille sont fondées sur la difficulté
inachevée que son frère interrompt de manière
à communiquer, l’incompréhension mutuelle.
maladroite.
Antoine s’est vu reprocher une forme d’agressi-
vité et se révolte contre cela (l. 22-23, 37-39). 5. Louis se sait condamné par une maladie et
Et quand Louis tente de prendre sa défense, c’est il n’arrive pas à leur annoncer cette nouvelle.
tout aussi maladroit, Antoine l’entend comme Cette dispute puérile pour savoir qui ramène
une forme de condescendance (l. 26) ; il se sent Louis à la gare est un nouvel obstacle pour dire
mal jugé par toute sa famille (l. 45-48). la nouvelle tragique. L’agressivité exprimée par
148 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 148 06/09/11 11:52


Antoine creuse les incompréhensions et enterre propos (l. 10 et 12). En fait, tous ont compris
définitivement les non-dits sur la raison du qu’il voulait abréger la visite de Louis, le refaire
retour de Louis et de son silence. disparaître. Sa femme Catherine le rappelle aux
conventions de la civilité ou de la politesse avec
HISTOIRE DES ARTS « parfois tu es un peu brutal » (2 fois) tout en
La mise en scène de B. Levy propose un espace prenant des précautions elle aussi : « elle voulait
symbolique, un cercle blanc un peu surélevé juste te faire remarquer ».
sur une surface noire bordée par un mur gris en Antoine est alors obligé de chercher lui-même
demi-cercle. Peu d’accessoires : trois chaises, un les bonnes formulations pour exprimer son
vieux transistor. Aucune référence à une mai- sentiment d’injustice. Il doit s’y reprendre à
son, à un milieu social. On est dans un espace plusieurs reprises avec des termes synonymes,
d’affrontement qui rappelle l’espace antique des procédés d’atténuation (voir question 4).
(voir p. 181-182). Les membres de la famille Mais de temps en temps, la violence, la colère
sont autour du cercle, sauf Louis, reconnaissable l’emportent (par exemple : l. 40), surtout
à sa valise : il arrive et doit retrouver sa place. quand le geste d’un autre veut remplacer la
Sur l’image, Catherine et la mère sont en avant- parole impossible : « ne me touche pas » est
scène et sont témoins de ce qui se joue entre les utilisé deux fois (l. 28 et 34). Il résonne plus
frères et sœur. Ils sont tous éloignés les uns des terriblement encore à la fin : « tu me touches :
autres et l’espace est froid, la tension est donc je te tue » (l. 55). Et cette phrase est prononcée
palpable. alors même que Louis manifestait de la com-
La mise en scène de F. Berreur propose un passion à son égard. La parole est donc l’ultime
espace plus onirique : un pan de mur avec porte rempart contre la violence physique. D’ailleurs,
et fenêtres, un grand ciel nuageux derrière et il est significatif que les autres personnages
interviennent très peu, ce n’est pas un vrai
au-dessus, un plancher avec une table et trois
dialogue. Ils laissent Antoine se soulager.
chaises de velours rouge très théâtrales (à com-
parer avec la mise en scène d’Électre par Vitez,
p. 183). La scénographie exhibe sa théâtralité,
VERS LE BAC
son artificialité : nulle recherche de réalisme ; on Oral (analyse)
n’est pas à l’intérieur d’une vraie maison. Louis 1) L’agressivité et les rancœurs (voir questions 1
se distingue des autres par son smoking, trop et 2).
habillé pour un dimanche en famille. Il est assis 2) L’incompréhension et la difficulté à com-
de travers et regarde le public, avec un sourire muniquer (voir questions 3, 4 et 5 et le
étrange, alors que les autres personnages s’affron- commentaire).
tent dans son dos. Antoine s’adresse à sa femme
Catherine, Suzanne est dans l’ombre à gauche
et la mère appuyée à la table tourne aussi son Bilan / Prolongements
visage, elle ne veut pas entendre la dispute. La On peut comparer cette scène d’affrontement et
difficulté à communiquer est plus visible que la le rapport détourné à la parole avec l’extrait de
tension dans cette disposition spatiale. Combat de nègre et de chiens (p. 170-72). Quand
Alboury utilise une langue métaphorique, une
ÉCRITURE fable, Antoine se cherche dans une parole
Vers le commentaire répétitive, incertaine. Ce sont deux manières
Une parole trop directe est considérée comme différentes d’appréhender l’incompréhension
brutale et agressive vis-à-vis d’autrui : Antoine tragique entre les êtres humains.
doit ainsi se justifier d’avoir seulement proposé Un dossier complet de la mise en scène de
de raccompagner Louis lui-même, en lieu et M. Raskine à la Comédie Française se trouve
place de Suzanne : « je dis qu’on l’accompagne, sur le site : http://crdp.ac-paris/piece-demontee
je n’ai rien dit de plus ». La parole cache des (année 2008).
implicites : « qu’est-ce que j’ai dit de plus ? »
Et toutes les questions d’Antoine portent sur
ce que les autres ont compris, à tort, dans ses
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 149

Litterature.indb 149 06/09/11 11:52


D. Keene, VERS LE BAC

⁄¤ Cinq hommes,
¤‚‚‹  p. ⁄‡6
Oral (entretien)
Pour répondre à cette question, lire les textes
pages 166, 170, 176, 191, 490 et voir les images
pages 177, 194 et 492.
Objectifs : Les exclus de la société soulignent le tragique de
– Comprendre l’évolution du tragique l’existence : quel sens donner à une vie de misère
contemporain. et de dénuement total réduite à une série de
– Analyser comment des personnages gestes répétitifs ? La solitude dans ces conditions
ordinaires deviennent tragiques. est d’autant plus tragique : Vladimir, Estragon,
– Analyser une scène d’affrontement. Winnie, Clov, Ham cherchent désespérément
à garder le peu de contact qu’ils ont avec l’autre,
Exil tragique sur un chantier présent avec eux dans un univers vide et froid,
quitte à subir des humiliations, des vexations,
LECTURE DU TEXTE des brouilles. Au contraire, les personnages
1. a) Luca reproche à Janos de ne pas respecter de Koltès ou Keene ont trouvé, dans leur famille,
les autres (l. 5-18). une vraie solidarité qui leur permet de supporter
b) Luca explique ensuite les efforts de Samir les difficultés de l’existence, même si tout reste
pour rester digne (l. 19-31). précaire (Combat de nègre et de chiens). Voir aussi
c) Luca tire de cet épisode une morale pour le sujet de dissertation.
Janos (l. 32 à la fin).
Dissertation
Les motifs de la dispute sont l’égoïsme et le
manque de respect dont fait preuve Janos Mêmes textes à lire que pour la question d’oral.
envers Samir. Janos raille l’espoir de Samir, 1) Une existence absurde
qui croit vraiment pouvoir un jour changer a) Tous les personnages de Beckett, Koltès ou
la vie de sa famille et la sienne à force de Keene sont confrontés à une existence qui n’a
privations. Janos au contraire est un désespéré pas de sens, qu’ils n’ont pas choisie et dont ils ne
(il volera à la fin le salaire de tous les hommes peuvent se sortir : la fable de Koltès avec le petit
et sera brutalisé pour cela). Il n’a pas de scru- nuage qui empêche certains hommes d’avoir
pule à obliger les autres à la même lucidité leur place au soleil met la misère sur le compte
tragique. d’une sorte de destinée. Vladimir et Estragon ne
savent même plus depuis combien de temps ils
2. Le mur à construire est comme le chantier de sont ainsi, à dormir n’importe où, à se faire bru-
Combat de nègre et de chiens, un lieu de travail taliser. Le mur construit par les cinq hommes de
et d’exploitation de la misère humaine. C’est Keene est la métaphore de cet horizon borné,
un chantier qui peut être sans fin. Et le mur est sans perspective d’avenir.
symboliquement ce qui barre l’horizon de ces b) Ce qui peut donner un sens à cette vie : la
hommes ; c’est un peu comme s’ils construisaient présence d’un autre ; à défaut, les rituels (Oh
eux-mêmes leur prison. les beaux jours, Combat de nègre et de chiens),
3. Samir a de l’espoir : il a une famille pour les gestes pour préserver sa dignité (En atten-
laquelle il travaille. Il espère s’en sortir un jour dant Godot), le travail répétitif (Cinq hommes).
et donner à sa femme et son fils une meilleure Chacun s’accroche à l’autre, seul témoin de
vie : il reçoit des lettres qui sont les signes cette existence misérable : la fable de Koltès,
de ces liens et de cette promesse d’avenir les appels de Winnie à Willie en témoignent.
(l. 21-23). Il veut garder sa dignité humaine et 2) Lucidité et révolte tragique
donc il lave ses vêtements, cherche à accom- a) Quand les personnages prennent conscience
plir son travail du mieux possible (l. 27 sq.). de l’absurdité de leur existence, ils passent par
C’est insupportable pour Janos parce que lui, une phase de révolte : pour Vladimir et Estragon,
il est seul et n’a pas d’autre but que survivre. le suicide est apparu, pendant un temps, comme
Samir le renvoie donc à sa tragique solitude le moyen radical d’échapper à leur vie. Clov se
(l. 38-40). prépare à abandonner Ham.
150 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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b) Les personnages de Koltès se serrent les uns POUR ARGUMENTER :
contre les autres, gardent même leurs morts
au chaud tout contre eux. Et ils sont prêts à LE COMIQUE PEUT-IL
tuer pour se garder les uns contre les autres. S’AVÉRER TRAGIQUE ?
Pourtant le nuage s’étend toujours plus et le froid
 p. ⁄‡‡
s’insinue.
LECTURE DU TEXTE
c) Samir refuse de se laisser abattre ; il accom-
plit son travail consciencieusement afin de pré- 1. Le tragique est le sentiment de l’absurde et
server sa dignité humaine et offrir une possibi- l’acceptation qu’il n’y a aucun espoir.
lité d’avenir, une vie qui aurait un sens, à son 2. La conception classique du tragique est le sen-
fils. Une autre forme de révolte est l’attitude timent d’être écrasé par une fatalité qui est l’ex-
jusqu’au-boutiste de Caligula : aller jusqu’au pression d’une puissance divine. Aujourd’hui,
bout d’une logique absurde qui nie la valeur de on ne croit plus en cette fatalité et c’est pire :
la vie humaine. le monde est vide de sens. Il n’y a aucune issue.
3) Lucidité et résignation tragique
3. Les deux personnages sont à la fois
a) Mais le suicide est impossible pour la plupart
clownesques et pathétiques : deux vieillards
d’entre eux. Comment, par exemple, les deux
nus avec des bonnets de nuit ridicules sortent,
vieillards de Fin de partie enfermés dans une
comme des pantins, de leur poubelle. Pourtant,
poubelle ou Winnie enterrée jusqu’à la taille
c’est une situation insupportable : on ne res-
pourraient-ils, techniquement, mettre fin à leurs
pecte pas leur vieillesse. On ne s’occupe pas
jours ?
d’eux et on les a relégués là comme des déchets.
b) Les efforts ridicules et pathétiques de Cela correspond bien aux lignes 14-15 du texte
Bérenger et Marie dans Le Roi se meurt se heur- d’Ionesco.
tent à la leçon de lucidité de Marguerite et du
médecin, également bourreau : il faut accepter VERS LE BAC
le cheminement inéluctable vers la mort.
c) Tous les personnages de Beckett finissent aussi Oral (entretien)
par se résigner et recommencent éternellement 1) Des personnages tragi-comiques : les clowns
le même scénario : Vladimir et Estragon conti- tristes de Beckett et leurs préoccupations pathé-
nuent à attendre Godot, Clov reste auprès de tiques : En attendant Godot (p. 166), Oh les beaux
Ham. jours (p. 191) ; le roi sans pouvoir de Ionesco
Une autre forme de résignation tragique est (p. 168).
l’amertume de Janos qu’il cherche à communi- 2) Des conflits tragi-comiques : les disputes de
quer aux autres, en se moquant des espoirs naïfs Vladimir et Estragon, des deux frères de Juste
de Samir. la fin du monde où le moindre prétexte devient
dramatique.
3) Des mises en scène entre le tragique et le
Bilan / Prolongement comique : voir la comparaison des mises en
scène du Roi se meurt (p. 168-169) et comparer
L’analyse de l’évolution du tragique depuis le les deux images de Oh les beaux jours (p. 194 et
théâtre de l’absurde montre que si les person- 492).
nages sont aujourd’hui dans des situations
moins extrêmes que dans le théâtre de Beckett,
ils expriment toujours un sentiment de soli-
tude et d’incompréhension poignant. Ce sont
des êtres ordinaires, sans dimension héroïque,
souvent représentants d’une catégorie délais-
sée (les ouvriers noirs sur un chantier, des tra-
vailleurs sans papier). Le monde du travail offre
de nouveaux rapports de force conflictuels et
tragiques : on peut comparer le texte de Keene
aux extraits des Travaux et les jours de Vinaver.
8 L’évolution du tragique : des héros aux personnages ordinaires | 151

Litterature.indb 151 06/09/11 11:52


Séquence
De l’espace sacré antique
·Objectifs :
à la scène moderne
Livre de l’élève  p. ⁄°⁄ à ⁄°°

2. Le chœur se place entre la skènè et le public :


– Découvrir le fonctionnement de l’espace il est médiateur entre l’action et le public, fait
théâtral grec. écho aux émotions suscitées par l’action. Il
– Comprendre les problèmes posés par structure ainsi l’espace scénique, en renforçant
la mise en scène de tragédies grecques. par exemple la tension avec la porte du palais
– Analyser l’évolution de l’espace théâtral (voir l’extrait d’Agamemnon, p. 154). Constitué
moderne. de citoyens tirés au sort dans les différentes
– Comparer des mises en scène. tribus d’Athènes, il est leur représentant face aux
figures héroïques et mythologiques. Il incarne
la voix en rappelant les valeurs communes, les
vérités générales sur lesquelles tous sont d’ac-
cord. Le chœur oriente le point de vue du public.
⁄ Les metteurs en scène 3. Le haut mur sépare totalement le public du
face au théâtre antique monde extérieur. Les spectateurs romains sont
 p. ⁄°¤-⁄8‹ enfermés à l’intérieur du monde de la fiction,
d’autant plus que le mur de scène est décoré
ÉTUDE D’IMAGES
de façon très clinquante et que les gradins (la
1. Les spectateurs grecs ont un rapport direct cavea) sont recouverts d’un voile. Le spectateur
avec le spectacle. Il n’existe pas de quatrième est donc concentré sur le spectacle, totalement
mur (voir p. 153) et même s’ils sont en haut des immergé dans un univers de musique et d’images
gradins, assez loin de l’espace de jeu, la visibilité frappantes. Cette disposition spatiale est censée
est partout excellente, grâce à la forme en demi- procurer davantage d’émotions.
cercle du theatron.
Comme les spectacles se passent en journée, ANALYSE DE DÉCORS
le public voit, derrière la skènè, le temple à 1. Les Suppliantes se passe devant l’autel de
Dionysos et l’Agora, la place publique. Dans Déméter à Eleusis : le chœur est constitué
leur dos, se trouvent l’Acropole et le temple à des mères des guerriers qui se sont fait tuer au
Athéna. Ainsi les allusions à Athènes dans les combat devant Thèbes ; elles viennent récla-
textes sont directement reliées à l’espace civique mer leurs corps à Thésée, roi d’Athènes, en se
et religieux visible. (C’est le cas par exemple mettant sous la protection de Déméter. La toile
pour Les Suppliantes d’Euripide, p. 183.) Cela peinte représentait la façade d’un temple et
permet aux spectateurs, d’une part d’avoir un l’autel de la déesse était visible dans l’orchestra.
support visuel concret quand les décors étaient Électre se passe devant le palais des Atrides à
limités à une toile peinte et de faire des rappro- Argos. La toile peinte représentait la façade
chements entre les problèmes soulevés par les du palais. On voyait dans l’orchestra la statue
intrigues tragiques et leur fonctionnement poli- d’Apollon auquel Clytemnestre dit apporter des
tique ou religieux : « Par le spectacle tragique, offrandes.
la cité se met en question elle-même », dit 2. Le décor du fond rappelle la skènè antique
P. Vidal-Naquet (Introduction au Théâtre de mais elle a une forme géométrique originale avec
Sophocle, Folio). plusieurs pans de murs, pas de porte centrale et
152 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 152 06/09/11 11:52


des ouvertures étroites qui font penser à une formes qui donne l’impression d’un tableau.
prison, plus qu’à un temple grec. Le sanctuaire Il ne cherche pas plus que Y. Kokkos à imiter
d’Eleusis, dans la proche banlieue d’Athènes, l’espace antique, mais seulement à le suggérer.
servait pour des Mystères initiatiques : le met- Et comme Les Suppliantes est fondée sur un rituel
teur en scène a-t-il voulu suggérer cet espace à la fois de demande d’asile et de supplication
mystérieux ? L’espace central rappelle aussi (voir p. 184), cette utilisation de l’espace per-
l’orchestra mais se présente sur plusieurs niveaux met d’en donner une image concrète au public
et est plus vaste que le cercle originel : cela crée contemporain, d’autant plus qu’elle se place dans
une distance importante avec le mur du temple, les ruines d’un vrai théâtre antique, à Syracuse,
bien gardé par des silhouettes entièrement noires en extérieur.
et cagoulées (le chœur ?). En avant-scène, est La scénographie moderne ne dénature pas
posée une sorte d’autel/pierre tombale sur l’espace antique tant qu’elle reste symbolique et
laquelle repose un corps. L’ensemble, grâce aux préserve un espace pour le chœur.
différentes couleurs de la pierre et aux lumières,
aux silhouettes disposées de façon symétrique
tout autour, donne une image hiératique, reli- Bilan / Prolongement
gieuse de la tragédie grecque, assez respectueuse Le théâtre antique a servi de modèle de réflexion
du spectacle antique. La présence de violoncel- aux premiers metteurs en scène du début du
listes respecte l’importance de la musique dans
XXe siècle : beaucoup cherchent encore à trans-
les tragédies grecques.
poser cet espace de participation civique, en
3. Y. Kokkos, scénographe grec, a respecté le ouvrant le cadre de scène, en trouvant un espace
mur de la skènè : une façade avec une porte et de médiation pour le chœur. Il est cependant dif-
des fenêtres. Cependant, tout est ouvert. Des ficile de faire comprendre à un public contempo-
statues antiques renvoient aux ruines connues rain le contexte de certaines intrigues incluant
du public contemporain mais elles tournent le des rituels religieux (Les Suppliantes, Œdipe à
dos au public. Y. Kokkos a imaginé derrière un Colonne, Les Euménides).
paysage grec mais ce n’est pas celui de l’Agora
antique, c’est celui du Pirée moderne. Le spec-
tateur de 1986 a donc une image de la Grèce de
son époque, bien visible, et un renvoi à l’Anti-
quité avec les statues. Il est un peu dans la même
situation que le spectateur grec (voir question 1, ¤ De l’espace mythique
p. 182). Cependant, on est à l’intérieur d’une
chambre et non à l’extérieur du palais des Atrides.
à l’espace symbolique
On entre ainsi dans l’intimité de la famille, au lieu  p. ⁄°›-⁄°∞
d’attendre à la porte le récit des conflits. ÉTUDE DE MISES EN SCÈNE
ATELIER D’ÉCRITURE 1. En se crevant les yeux, Œdipe se punit de
son aveuglement : il n’a pas reconnu son père
4. et 5. Le théâtre contemporain dénature l’es- dans le vieil homme qu’il a tué sur le chemin de
pace antique quand il l’actualise de façon exa- Delphes, ni sa mère dans la femme qu’il a épou-
gérée, quand il le rend trop réaliste, ce qui n’est sée et il a ensuite nié l’évidence quand la peste
pas le cas ici : le décor de Y. Kokkos n’est pas s’est abattue sur Thèbes.
réaliste. Il suggère la skènè antique et place l’his-
toire dans un intérieur qui exhibe sa théâtralité. 2. Pour Œdipe à Colone, la forêt de cannes sym-
Il rapproche ainsi la tragédie des Atrides du bolisant le bois sacré devant lequel Œdipe
public en soulignant ses enjeux à la fois indi- s’arrête représente aussi l’objet sur lequel il
viduels et politiques : la Grèce moderne a aussi s’appuie dans sa marche aveugle. La canne
connu jusque dans les années 70 une dictature était l’accessoire qui, dans les représentations
militaire à laquelle Vitez veut faire allusion. antiques, permettait de reconnaître un person-
En ce qui concerne la scénographie de V. Rossi, nage de vieillard ou d’aveugle. Le chemin en
elle n’est moderne que dans l’abstraction des pente qui mène à cette forêt du repos évoque le
9 De l’espace sacré antique à la scène moderne | 153

Litterature.indb 153 06/09/11 11:52


cheminement d’Œdipe depuis son départ de Thèbes, èsukhia qui veut dire repos, en bas à droite. Une
vagabond rejeté de tous. C’est aussi un espace servante (nom donné à une ampoule posée sur
labyrinthique suggérant une errance sans but. un pied qui sert en coulisse normalement) est
Dans la mise en scène d’Œdipe-Roi, c’est un œil posée en bas à gauche de la « forêt ». Plus qu’un
coloré, assorti d’une projection kaléidoscopique lieu sacré, on découvre un lieu étrange, mysté-
qui souligne le rapport entre le geste de se cre- rieux qui peut évoquer un rapport avec le sur-
ver les yeux et le sentiment de culpabilité qui naturel, mais exhibe surtout sa théâtralité avec
l’anime. L’œil est celui de sa conscience. C’est là l’utilisation d’une inscription explicative ou
aussi un décor symbolique. de la servante. C’est une mise en scène d’ins-
piration brechtienne (voir Histoire des arts,
3. Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, Œdipe
p. 152-153) qui cherche à créer une distancia-
et Antigone sont assis à même le sol, contre un
tion par rapport à la tragédie grecque, telle que
gros rocher, comme effondrés après leur longue
les spectateurs la connaissent.
marche ; ils se tournent le dos, sans contact l’un
avec l’autre, épuisés. Le sol est nu et leurs vête- 3. Le praticable d’O. Py représente des gradins
ments, modernes, sont usés. Œdipe porte une métalliques surmontés d’une passerelle avec
couronne de laurier dérisoire : chez les Grecs, deux arbres sur laquelle se tiennent des musi-
elle était attribuée aux vainqueurs des concours ciens. Cela ne renvoie ni à l’Acropole, ni à un
de poésie, de théâtre ou de compétition sportive. espace sacré grec mais au theatron antique et la
Dans la mise en scène de P. Adrien, c’est le plate-forme du haut rappelle également le mur
visage d’Œdipe qui porte les stigmates de son de la skènè. Cette scénographie est donc une
geste fatal. Son maquillage sanglant lui barre sorte de mise en abyme théâtrale : le public de
les yeux. Il est agenouillé et son visage montre 2008 voit en face de lui une transposition du
sa souffrance. Il porte encore la longue robe de théâtre grec. Les structures verticales et la posi-
roi, vague référence au monde antique. Il est seul tion du chœur peuvent faire penser à l’intérieur
dans un espace noir avec cet œil monstrueux qui d’une église avec ses piliers, mais le matériau
pèse sur lui. noir et métallique est très moderne.
4. O. Py cherche à symboliser les relations entre
DU TEXTE À LA SCÈNE le monde des Enfers souterrain auquel appar-
1. Dans Œdipe à Colone, l’action se passe à tiennent le chœur des Erinyes et le fantôme de
Colone, proche banlieue d’Athènes. Antigone Clytemnestre qui réclame vengeance contre
évoque l’acropole d’Athènes qu’effectivement Oreste, l’espace humain et l’espace des dieux de
les acteurs, placés devant la skènè, voyaient en l’Olympe auquel appartient Athéna. La dispo-
face d’eux, alors que pour les spectateurs, elle sition des différents personnages dans l’espace
se trouvait derrière. Elle parle également d’une peut renvoyer à cela : Athéna en haut, les bras
pierre sacrée sur laquelle elle assoit son père. en croix, le chœur de Erinyes entre le ciel et le
Il s’agit du praticable posé dans l’orchestra, tandis monde d’en bas où elles acceptent de partir à la
que la toile de la skènè représentait le bois sacré. fin, quand elles sont devenues les bienveillantes
Dans Les Euménides, l’action se passe devant la Euménides. Leur attitude hiératique peut ren-
statue d’Athéna installée devant son temple voyer à un rituel. Le monde, à la fin de la tri-
sur l’Acropole. Il y a donc un jeu de miroir : logie d’Eschyle, a retrouvé un ordre rassurant
l’Acropole fictive faisait face à l’Acropole pour tous. Et cette scénographie très structurée
réelle. Une statue est nécessaire dans l’orchestra et géométrique le suggère déjà.
puisqu’Oreste doit l’entourer de ses bras. C’est
un geste religieux de protection et de supplica- ATELIER D’ÉCRITURE
tion (voir p. 184). 5. Revoir le registre pathétique page 537.
2. La mise en scène de J.-P. Vincent garde le
rocher sacré et l’idée d’un bois. Mais ici les
cannes remplacent les arbres. Rien ne rappelle
Bilan / Prolongement
la Grèce antique, ni l’espace d’Athènes. Un L’espace rituel est devenu aujourd’hui un espace
panneau porte, de façon ironique, le mot grec symbolique qui, souvent, renvoie en partie aux
154 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 154 06/09/11 11:52


représentations que le public contemporain Dans la mise en scène d’A. Vitez, le chœur
a des ruines antiques ou du fonctionnement écoute avec attention le récit du précepteur,
de l’espace théâtral grec (skènè et orchestra). les regards sont soit tournés vers lui, soit vers
Mais, quand le décor est trop abstrait (celui Clytemnestre. Mais leur petit nombre (trois)
de Chambas, image 1), le public peut être et leur individualisation ne rend pas le même
déconcerté. effet d’écho que le chœur de Mnouchkine. Par
Des images de la mise en scène d’O. Py se rapport au public, il n’est pas non plus en posi-
trouvent dans le fascicule édité par le Sceren, tion de médiation, puisqu’il est au milieu des
Agamemnon, baccalauréat théâtre, 2009, ainsi autres personnages, a son espace sur la droite
qu’un dossier pédagogique complet sur le site : (voir image plus large p. 183). Cependant, les
http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee (année imaginer comme des voisines les rapproche
2008). psychologiquement du public et favorise une
Un dossier de la mise en scène d’Œdipe par identification.
P. Adrien se trouve sur le site du Théâtre de la
3. A. Mnouchkine a repris les costumes et
Tempête (archives saison 2008-2009) :
maquillages de la danse indienne kathakali, les
www.la-tempete.fr.
danses du chœur appartenaient à différentes
Une sitographie pour Œdipe-Roi est également
traditions indiennes, indonésiennes, etc. Son
disponible sur www.educnet.education.fr/theatre.
idée est de rendre à la tragédie grecque son
étrangeté, son caractère épique, sa beauté musi-
cale et spectaculaire. J. Feral parle de « blasons »
dans le texte 2 : les couleurs vives et les étoffes
‹ Quel espace pour le chœur ? des costumes, les maquillages qui soulignent les
 p. ⁄86-⁄8‡ jeux de regards, produisent un effet visuellement
ÉTUDE DE MISES EN SCÈNE très esthétique. J. Feral parle aussi de piétine-
ment ou de course : le travail corporel rend donc
1. Les choreutes sont habillés et masqués de la au chœur une dimension spectaculaire essen-
même façon. Ils chantent et dansent à l’unis- tielle, d’autant plus qu’il était constitué d’un
son. Aucune individualité ne doit être visible, groupe aussi nombreux que dans l’Antiquité.
ils représentent un groupe anonyme. La mise en
scène d’A. Mnouchkine est donc celle qui est 4. A. Vitez est à l’opposé de la démarche
la plus fidèle au chœur grec : mêmes costumes d’A. Mnouchkine pour plusieurs raisons : son
lourds et enveloppants, mêmes accessoires, chœur est individualisé, ce sont des voisines
maquillage qui ressemble à un masque : rien ne distinguées par des costumes différents. Elles
permet de voir si les acteurs sont des hommes ou sont dans l’intimité de la famille, alors que
des femmes. On remarque également qu’ils bou- le chœur prévu par Sophocle est constitué
gent ensemble (la ligne un peu en diagonale vers de jeunes femmes de Mycènes plus témoins
la gauche le suggère). Ils portent leurs regards qu’amies de l’héroïne. D’autre part, ces voisines
dans la même direction. ressemblent au public de 1986. Aucune étran-
geté donc, mais une actualisation du mythe.
2. Dans la mise en scène d’A. Mnouchkine, Le coryphée, seul homme et aveugle, fait pen-
l’espace est une sorte d’arène rectangulaire ser à la figure du devin Tirésias présent dans
entourée de murs : le chœur, pendant les épi- Œdipe-Roi. A. Vitez dit qu’on le « comprend
sodes, est au bord de ce mur, sur lui ou sous mal », comme sans doute certains discours du
lui. C’est de ce mur qu’il regarde et commente chœur au Ve siècle. A. Vitez en fait donc une
l’action. On voit ici l’attention portée à ce qui voix mystérieuse et sage, qui connaît la fin de
se passe ; certains regards, l’attitude de retrait l’histoire. C’est sa seule référence à l’Antiquité
des corps ou les mains crispées sur les cannes dans une mise en scène très moderne d’inten-
manifestent de l’inquiétude. Mais ils ne sont pas tion. La couronne de laurier sur la tête lui donne
spatialement entre le public et l’action, plutôt aussi la figure du poète.
autour, sur les côtés.

9 De l’espace sacré antique à la scène moderne | 155

Litterature.indb 155 06/09/11 11:52


Bilan / Prolongement 2. S’inspirer d’images
Ces images montrent des ruines : les unes,
Comprendre le rôle du chœur est essentiel pour classiques, rappellent l’architecture gréco-
lire des textes grecs. On peut revenir sur les romaine, les autres sont celles d’un temple grec.
images (p. 183 et 185) pour analyser la disposi- Elles jouent donc avec les références culturelles
tion spatiale des choreutes. des spectateurs contemporains. C’est la Grèce
On peut envisager de faire travailler un court telle qu’ils la connaissent aujourd’hui. Apollon
extrait du premier chœur d’Agamemnon où est est le dieu qui a averti les parents d’Œdipe et
raconté le sacrifice d’Iphigénie ou un court lui-même.
extrait du dialogue entre Électre et le chœur au La ruine renvoie aussi symboliquement à un
début d’Électre de Sophocle. Il s’agit de deman- monde détruit, dont les valeurs ne seraient
der aux élèves de mettre ces textes en voix et plus respectées. Antigone préserve le lien entre
en espace, en se répartissant la parole, en créant le passé de sa famille et son présent, alors que
des effets propres à émouvoir. Ils doivent aussi Créon veut faire table rase de cet épisode dou-
réfléchir à leur place par rapport au public et au loureux et sanglant que représentent l’inceste
personnage principal pour Électre. d’Œdipe et la lutte fratricide qui a suivi. Les
Enfin, on peut faire lire des extraits d’auteurs ruines peuvent suggérer tout cela.
contemporains qui utilisent des voix chorales
comme Les Cendres et les Lampions de Noëlle 3. Décrire le décor et le justifier
Renaude. Il s’agit de penser à un décor efficace pour rendre
pathétique le départ d’Antigone vers la mort :
il faut donc jouer sur les lumières, éventuelle-
ment des projections vidéo (voir p. 184) et défi-
nir dans quelle direction Antigone doit partir.
› Atelier d’écriture  p. ⁄88 Voici les questions que l’on peut se poser : quels
éléments du décor seront parlants ? Faut-il une
1. Comprendre les enjeux de la pièce porte, si on la voit entrer dans le caveau, ou un
La pièce se passe devant le palais de Créon, à itinéraire jalonné pour la faire disparaître au
Thèbes, après la guerre qui a opposé les deux lointain (comme un chemin tracé par un éclai-
frères ennemis. Le cadavre n’est normalement rage) ? Faut-il des colonnes au milieu desquelles
pas visible. Il est exposé hors de la ville pour elle passe ?
ne pas souiller directement l’espace civique et
on ne voit jamais Antigone aller vers ce corps. 4. Mettre en scène le départ d’Antigone à la
L’autre mort qui a été honoré selon les rituels est mort
aussi enterré en dehors de la cité et Antigone Les personnages présents sont le chœur, Créon
sera emmenée dans un caveau à l’extérieur de et le garde qui emmène Antigone. Le discours
la cité. Si, spatialement, tout est fait pour que d’Antigone est principalement adressé au chœur
les morts ne souillent pas les vivants, les dispo- et au public ; il faut donc faire en sorte que le
sitions prises par Créon, malgré ses précautions, chœur puisse être un relais avec le public, par
perturbent cet ordre. sa place. Créon reste à l’écart, il campe sur sa
Pour un public contemporain, cette répartition position. Il doit être dans une posture d’autorité
de l’espace et cette notion de souillure ne sont par rapport à Antigone (en avant-scène face
pas compréhensibles. Il faut donc trouver une public, par exemple, ou installé sur un trône
solution concrète pour suggérer ce mélange tra- quelque part). Les jeux de regard sont très impor-
gique des deux mondes. On peut, par exemple, tants : Antigone est-elle accusatrice, vindicative
montrer un édifice qui ressemble à un tombeau, (regards sur le chœur et Créon) ou au contraire
à un passage vers le monde souterrain, qui rece- déjà habitée par le monde des morts (regard vers
vra Antigone. le lieu qui l’attend) ?

156 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 156 06/09/11 11:52


Vers le bac : « Monologue
et solitude dans le théâtre
contemporain » Livre de l’élève  p. ⁄·⁄ à ⁄·›

QUESTIONS SUR UN CORPUS (robe, bijoux). Cette posture est à comparer


1. Dans le monologue classique, un personnage avec la didascalie initiale : si Beckett a voulu
parle alors qu’il est ou se croit seul sur scène. Le une femme belle et coquette, qui lutte contre
théâtre contemporain imagine des scènes où le le vieillissement et la décrépitude (« de beaux
personnage parle devant un autre, muet, auquel restes »), c’est pour accentuer le tragique de sa
il peut s’adresser ou non. La parole de l’énoncia- situation. Comment rester belle et digne quand
teur se perd donc dans le silence, malgré ses ten- on s’enfonce ainsi dans le sol ?
• Pour Sallinger :
tatives pour se faire entendre : Winnie interpelle
– une image de Sallinger se trouve page 180 : on
Willie (l. 3-4, 10, 40) et ce dernier ne répond
voit chaque personnage isolé sur l’espace scé-
que par « dors » à la fin. Mina pose des questions
nique, sans regard les uns pour les autres.
au juge (l. 1) ou répète celles qui lui sont posées
– la détresse de Leslie est suggérée par les images
sans que le spectateur ne les entende (l. 25).
des actions extrêmes qu’il voudrait accomplir
Le personnage se parle donc en réalité à lui-
avec des énumérations comportant des répé-
même : Winnie la plupart du temps et plus
titions « l’envie de », « quelqu’un que ». Au
particulièrement aux lignes 7-8, quand elle
contraire de Winnie, son discours ne s’enlise pas
observe qu’elle parle « dans le désert », Leslie qui dans le silence mais est dans l’excès de parole et
s’adresse même au public par un « vous » (l. 20), les nombreuses répétitions : « toucher », « frère
alors que sa sœur Anna est à la fenêtre. Mina fait préféré », « supérieur ». Comme pour Winnie,
le bilan de sa relation avec son père et va bien il craint de ne pas être compris.
au-delà de ce qu’un tribunal lui demande. • Pour Papa doit manger :
Chaque monologue est centré sur le sujet « je » : – Mina fait en sorte de rester dans les constats
le désarroi de Winnie (l. 12 à 30) et de Leslie factuels, sans émotion apparente. C’est la des-
(l. 5-12) ; la détermination de Mina à rejeter son cription froide d’un père sans amour qui est
père (l. 5-12). pathétique. Elle comporte de nombreux termes
2. Le registre est pathétique pour les trois textes péjoratifs (l. 6-7, 22-24, 29). Elle évite d’utili-
mais avec des moyens différents. ser le « je », préférant dire « nous » (l. 31), de
• Pour Oh les beaux jours ce sont : manière impersonnelle. Et c’est cette distance
– les silences de Winnie après des phrases vis-à-vis de son père qui est terrible.
nominales ou infinitives qui indiquent ce 3. Les monologues montrent l’extrême solitude
qu’elle s’oblige à faire pour occuper le temps : de la condition humaine. Beckett ajoute à cela
« Simplement regarder droit devant moi » le sentiment de l’absurde, lisible dans l’obsession
(l. 14-15). inquiète et pathétique de Winnie pour ses objets
– les phrases que Winnie complète peu à peu, et ses rituels : la didascalie « perplexe » et les
comme difficilement, entre chaque silence lignes 30-33 en attestent. Les questions à Willie,
(l. 23-27) : elle cherche l’expression la plus mille fois répétées et laissées sans réponse, lui
exacte pour justifier ce qu’elle fait. donnent raison : elle parle « dans le désert ».
– dans la mise en scène de J.-L. Barrault, Winnie Leslie aussi, en perdant son frère, s’est retrouvé
est une femme au visage imperturbable et triste. seul, comme Winnie craint de l’être si Willie
Sa posture montre qu’elle tient à sa dignité : elle l’abandonnait (l. 12-14) : il est prêt à interpeler
est très droite, l’ombrelle brandie haut au-dessus n’importe quel inconnu pour se sentir exister,
de sa tête. On la voit soucieuse de son apparence pour « pouvoir toucher un autre être », tant lui
Vers le bac | 157

Litterature.indb 157 06/09/11 11:52


pèse son « esprit trop profond pour rester seul 3) Une vision absurde de la condition humaine
et enfermé » (l. 16). Son admiration pour le a) L’espace et le rapport non réaliste des per-
Rouquin occupait sa vie, lui donnait un sens. sonnages à cet espace est une métaphore d’une
Aujourd’hui, il ne peut que parler de lui. Pour vie engluée dans le non-sens : voir la didascalie
Mina, la situation est inverse : c’est elle qui veut initiale et les images (p. 194 et 492).
abandonner son père à sa solitude car elle ne b) Dans le théâtre de Beckett, les corps sont
peut plus le respecter. Trop indigne, « il n’a pas entravés, infirmes ; les personnages sont des
su demeurer en haut de la montagne de men- figures grotesques, représentants d’une humanité
songes et d’illusions » (l. 18-19). M. N’Diaye souffrante et sans espoir : il s’agit uniquement
met en évidence les incompréhensions entre les de passer le temps, d’attendre la mort (l. 12-14).
êtres, même au sein d’une famille. Et la référence à Dieu dans ses questions finales
montrent qu’elle ne croit pas à l’action divine.
TRAVAUX D’ÉCRITURE c) Que « faire » ? Ce verbe met en évidence la
limite de l’action humaine, son inutilité : « il y a
Commentaire
si peu qu’on puisse faire ; ce n’est qu’humain…
1) Un monologue « dans le désert » Que faiblesse humaine. » L’action est dérisoire
– Dès la première phrase, le problème de la et ne permet pas d’échapper à la mort. Winnie
situation d’énonciation est posé. On peut rele- a concentré ses actions sur son sac à main et les
ver : « si je pouvais supporter […] d’y aller de objets qu’il contient, tous utiles pour préserver
mon babil sans âme qui vive qui entende ». Le un peu sa beauté : le peigne, la brosse. Elle vit
paradoxe tragique de la situation de Winnie est des rituels immuables (l. 32 sq. « normalement
qu’elle attend beaucoup de son interlocuteur, je ne rentre pas mes choses »). Pourtant, même
Willie. Elle multiplie les apostrophes (l. 3) à la cela lui échappe, elle ne sait plus ce qu’elle a fait
2e personne ainsi que les phrases interrogatives (l. 31).
destinées à susciter son attention. Mais ces
procédés d’accroche débouchent sur la réponse
lapidaire de Willie : « dors ». C’est une autre Dissertation
façon de lui dire de se taire. Par dépit, elle s’in- 1) Les formes variées du monologue
terpelle elle-même (l. 7) : la plupart des phrases a) Définition du monologue classique : un
nominales et infinitives (l. 14-19) sont des personnage est seul sur scène et dit ce que les
exhortations qu’elle s’adresse à elle-même, pour autres personnages ne peuvent ou ne doivent
s’encourager à continuer à vivre ainsi. C’est « ce entendre. Ainsi, les monologues de Georges
qui permet de continuer, continuer à parler s’en- Dandin ou d’Arnolphe dans L’École des femmes
tend » (l. 9-10) : son existence se limite à cette pallient l’isolement du héros au milieu des autres
parole perdue dans le vide. personnages, ligués contre lui. Les théoriciens
2) Un personnage pathétique classiques ont voulu en limiter l’usage à cause de
a) Analyser la didascalie initiale et l’image de son peu de vraisemblance. On a préféré, à partir
mise en scène (voir question 1). « Le vieux de 1650, les confidences à un proche. Molière
style » formule qu’elle répète à plusieurs reprises qui l’utilise après cette date, met en évidence
suggère le mode de vie auquel elle s’accroche. dans le monologue de L’Avare la convention
b) La solitude de Winnie est d’autant plus insup- théâtrale, en imaginant Harpagon s’adressant
portable que Willie refuse d’être un véritable directement au public. Le monologue classique
compagnon (l. 5-10). Elle doit donc combler ce est toujours très structuré.
vide par tous les moyens possibles car le silence b) Dans le drame romantique, le héros est exclu,
la terrorise. Aux lignes 16-17, on trouve la méta- incompris et le monologue est son seul moyen
phore de la glace pour évoquer cette vie. d’expression véritable et sincère : voir l’extrait
c) La difficulté à parler, à dire exactement ce de Ruy Blas (p. 197) ou l’acte III, scène 3 de
qu’elle ressent est visible par ses nombreux Lorenzaccio (p. 147). Au moment où le héros
silences, sa recherche du mot exact (l. 22-26). laisse tomber le masque, le monologue est chao-
d) Son désarroi se lit dans le passage du sourire au tique, rempli de phrases exclamatives, de digres-
rire forcé. Puis, à l’inquiétude manifeste quand elle sions, d’exaltations brutales suivies de retombées
s’aperçoit qu’il lui manque quelque chose (l. 24-30). dans le désespoir.
158 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 158 06/09/11 11:52


c) Dans le théâtre contemporain, le personnage silencieux, mort, ou inconnu. (Voir question sur
qui monologue est rarement seul sur scène : corpus 3.)
il parle dans le vide face à d’autres personnages b) L’impossibilité de communiquer : Antoine
qui ne lui répondent pas (voir les textes du l’illustre dans Juste la fin du monde (voir le com-
corpus). Les personnages tendent à exister à mentaire du texte), Mina s’explique devant le
travers des formes de discours proches du juge et surtout devant le tribunal de sa propre
monologue souvent devenu une parole fleuve : conscience et cette mise au net s’appuie sur
Antoine dans Juste la fin du monde n’attend les questions du juge, qu’elle s’approprie. C’est
aucune réponse, il pousse une sorte de cri pour elle-même qu’elle doit persuader de la légitimité
que les sentiments refoulés depuis longtemps sor- d’abandonner son père.
tent. Dans ces monologues, la parole se cherche c) L’absurdité de l’existence : voir Électre des
dans des reprises, des répétitions, des hésitations. Mouches de Sartre (p. 164), Winnie (voir le
2) Les fonctions conventionnelles d’un monologue commentaire).
a) Le monologue classique est délibératif : il aide
Écriture d’invention
le personnage à prendre une décision en cas de
dilemme : on peut s’appuyer sur les stances du Le sujet ne comportant pas d’indication de type
Cid (p. 487), les tergiversations de la reine dans de texte, on peut imaginer un dialogue entre
Ruy Blas (p. 197), de Lorenzaccio avant son l’actrice et le metteur en scène ou un texte
meurtre (p. 147). ressemblant à une note de mise en scène. Les
b) Le monologue est principalement lyrique : justifications s’appuieront sur une analyse de
Arnolphe de L’École des femmes ou Dandin certaines parties des textes.
expriment leur colère, leur dépit de ne pas être Pour le texte de Beckett, les didascalies sont une
aimé et de ne pouvoir contrôler la femme qu’ils indication précieuse sur les gestes et les manipu-
tiennent sous leur coupe. Chaque monologue se lations des objets. En effet, l’acteur, réellement
termine par la décision d’une action qui devrait coincé jusqu’à la taille, peut à peine se tourner.
sortir d’embarras le héros mais il n’en est rien. Il faut donc insister sur les regards et les intona-
Ces monologues deviennent alors comiques tions de voix.
parce que les personnages ne sont pas Pour le texte de Koltès, on sait que Leslie
sympathiques. s’arrête, mais comment se tient-il par rapport à
Dans le drame romantique, le monologue Anna ? Où porte-t-il ses regards ? Les intona-
désespéré du héros est au contraire pathétique : tions doivent faire entendre son exaltation, son
Antony (p. 489) montre qu’il n’existe pas d’issue envie de se précipiter sur quelqu’un, ainsi que
pour lui. son admiration pour son frère mort.
Dans les œuvres contemporaines, le registre Pour le texte de N’Diaye, c’est le rapport au juge
est également pathétique (voir question sur qu’il faut installer : où se situe ce juge invisible
corpus 2). par rapport au public ? Les intonations de Mina
3) Les fonctions symboliques du monologue doivent aussi faire entendre une indifférence
dans le théâtre contemporain feinte vis-à-vis de son père.
a) Le sentiment de solitude : Leslie comme Ce travail peut faire l’objet d’une mise en voix.
Winnie ont besoin de l’autre, proche mais

Vers le bac | 159

Litterature.indb 159 06/09/11 11:52


Vers le bac : « La lettre,
accessoire de jeu » Livre de l’élève  p. ⁄·∞ à ⁄·°

QUESTIONS SUR UN CORPUS Elle les jette sur la table pour prier et y revient
1. Dans Les Fausses Confidences, la lettre doit per- à la fin de l’extrait avec un mouvement qualifié
mettre de piéger Dorante et de lui faire avouer d’« irrésistible ».
son amour pour Araminte. Dorante doit l’écrire 3. Marivaux et Beaumarchais mettent en évi-
sous la dictée d’Araminte, mais il n’y arrive pas. dence la double énonciation théâtrale car le
Dans Le Barbier de Séville, Rosine doit empêcher spectateur est complice d’Araminte et Rosine :
Bartholo de récupérer et lire la lettre d’amour il sait que la lettre qu’Araminte fait écrire est
qu’elle a reçue du Comte. Elle a réussi à échan- un stratagème et que Rosine a fait l’échange
ger la lettre compromettante avec une lettre de lettres et ne risque donc rien. Le spectateur
reçue de son cousin. Bartholo veut lire la lettre rit de voir les deux hommes dupés. Les apartés
discrètement, il y a donc un jeu pour la subtiliser d’Araminte (l. 3-4 et 15) et de Rosine (l. 29)
puis la remettre en place. rappellent la ruse des deux femmes. Les deux
Dans Ruy Blas, la reine est seule avec la lettre hommes livrent également en apartés ce qu’ils
d’amour qu’elle a reçue : elle l’a rangée dans son éprouvent : la souffrance de Dorante et le sou-
corsage et hésite à la sortir et à la relire, car cette lagement de Bartholo. L’hypocrisie des relations
lettre la trouble. Elle craint de se laisser aller est ainsi mise en évidence par l’utilisation de la
à cet amour interdit. double énonciation.
2. Les textes de Marivaux et Beaumarchais
sont comiques et le jeu avec la lettre renforce TRAVAUX D’ÉCRITURE
les effets comiques : le refus de Dorante d’écrire Commentaire
se manifeste d’abord par sa mauvaise volonté à 1) Une lettre à un rival au centre du jeu
trouver du papier, puis dans les interruptions de a) La cruauté et le comique de la scène repo-
la dictée d’Araminte, obligée de le contraindre sent sur l’écriture d’une lettre adressée à un rival,
à poursuivre (l. 20). Elle remarque enfin : « Je le Comte, que Dorante doit assurer des bonnes
crois que la main vous tremble » (l. 26). Il finit dispositions d’Araminte à son égard. L’écriture
par avoir un malaise. L’image montre le face à de la lettre est donc mise en scène et en espace
face, Araminte observant l’attitude de Dorante, par Araminte : elle donne des ordres très
sans rien laisser paraître, tandis que Dorante est concrets à Dorante pour accomplir sa tâche de
crispé sur sa lettre et n’ose lever les yeux. secrétaire, ordres qui supposent des éléments scé-
Dans Le Barbier de Séville, c’est Rosine qui feint niques : « vous n’allez pas à la table ? » Si l’on est
un malaise pour permettre à Bartholo d’accéder sûr que Dorante s’installe à cette table (didasca-
à la lettre de son cousin qu’elle a mise en évi- lie, l. 3), on ne sait rien de la place d’Araminte,
dence. Bartholo doit, en même temps, se pré- si ce n’est qu’elle va chercher le papier qui fait
occuper de la santé de Rosine et lire la lettre l’objet d’une question de la part de Dorante
(didascalies l. 20-21, 24). (l. 7-8). D. Bezace imagine Araminte assise face
Le registre de Ruy Blas est pathétique : le jeu à Dorante (image p. 198), ce qui rend la tension
avec la lettre se double d’une prière à la Vierge entre eux plus palpable car Dorante n’ose croi-
dont la statuette occupe une place importante. ser le regard de sa maîtresse. Il est obligé de se
Les tourments de la reine sont exprimés à travers mettre à écrire sous la dictée : « Écrivez ». Et elle
le jeu avec les accessoires et les déplacements vérifie : « Avez-vous écrit ? »
entre la statuette et la table. Elle met un cer- b) Le texte de la lettre est donc dicté à haute
tain temps à sortir de son corsage la lettre qui voix par Araminte (l. 10-11, 13-17, 20-23 et
la « brûle » (v. 21). Elle finit par montrer cette 25-26). Cette lettre est censée être imaginée
lettre accompagnée d’objets, fleurs et dentelle. par Dorante lui-même qui chercherait à rassurer
160 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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le Comte. La situation est donc d’autant plus Et le pousse dans ses retranchements par les
cruelle et ironique. Araminte utilise exprès des questions des lignes 26-27.
mots qui blessent Dorante : « votre mariage est b) La tension entre ce qu’ils veulent faire
sûr » ainsi que » la justice qu’elle rend à votre paraître et ce qu’ils ressentent est révélée par
mérite » sont comme martelés deux fois pour les apartés ou les manifestations physiques.
insister sur sa détermination à épouser le rival. Chez Marivaux toute forme de déguisement est
Dorante interrompt cette dictée (l. 13 et 18). un moyen de mieux se connaître soi-même :
Araminte doit lui ordonner deux fois de conti- Dorante est d’abord « distrait », puis souffre
nuer en utilisant des procédés d’insistance : en silence avant d’avoir des défaillances dont
« N’importe, achevez » (l. 20) ; « Achevez, vous Araminte finit par s’inquiéter : « Je crois que la
dis-je » (l. 25). main vous tremble ; vous paraissez changé » ;
2) Une scène comique « Vous trouvez-vous mal ? » Elle-même ne
Le comique joue sur la double énonciation théâ- veut pas avouer la première son amour et faire
trale car le spectateur est complice d’Araminte semblant d’apprécier le Comte est le moyen
et témoin privilégié du désarroi de Dorante. de cacher ses propres sentiments pour Dorante
a) Dorante est piégé dans son rôle d’intendant. ou de les lui dire de façon détournée : tout le
Le rapport de maîtresse à domestique l’empêche contenu de la lettre et les commentaires qui en
de refuser cette tâche insupportable pour lui. sont faits tournent autour de cette idée d’aveu
C’est pourquoi, après avoir fait semblant de ne amoureux. C’est bien à Dorante qu’Araminte
pas trouver de papier, il cherche à argumenter s’adresse aussi lignes 13-15 et elle attend avec
en commentant les termes mêmes de la lettre, à impatience sa réaction : « Est-ce qu’il ne parlera
propos du procès d’Araminte contre le Comte : pas ? » (l. 15).
« Douteux ! Il ne l’est point ». Puis il a une
intervention plus personnelle, rappelant ce qu’il Dissertation
sait des sentiments d’Araminte (l. 23-24). Il finit 1) Des éléments scéniques indispensables à
par se trouver mal, empêchant ainsi de facto la l’intrigue
rédaction de la lettre : « Je ne me trouve pas a) Certains éléments scéniques sont prévus
bien ». par l’auteur et ont une fonction dramaturgique
b) Ce sont les apartés qui permettent au public essentielle, c’est-à-dire jouent dans l’intrigue un
de connaître la ruse d’Araminte et les tour- rôle précis : la lettre peut ainsi être un élément-
ments de Dorante. Araminte l’observe attenti- clé, preuve d’amour comme celles de Ruy Blas
vement et remarque chaque indice du trouble ou du Barbier de Séville, qui devient une menace
de Dorante : « Il ne sait ce qu’il fait » (l. 3) ; « Il tragique pour l’honneur de la reine ou une
souffre, mais il ne dit mot ». Dorante essaie de se menace comique dont Rosine se sort face à un
contrôler, en cherchant le papier : « Ah ! Dubois Bartholo facilement dupé.
m’a trompé. » (l. 5), « Ciel ! Je suis perdu ! » Dans On ne badine pas avec l’amour (p. 125), c’est
(l. 23). Mais aucun des deux ne veut lâcher prise la bague offerte par Camille que Perdican jette
et avouer la comédie. à l’eau sous les yeux de la jeune fille, la bafouant
3) Mentir pour révéler l’amour ainsi ouvertement devant Rosette. Camille ira
Si le marivaudage est un jeu amoureux, il a aussi d’ailleurs récupérer cette bague et la rendra à son
une vertu, celle de révéler des sentiments qu’on cousin.
n’ose s’avouer ni avouer à l’autre. D’autres éléments servent dans des suicides ou
a) Marivaux montre la difficulté des relations des meurtres sur scène : la fiole de poison dans
amoureuses : chacun joue un rôle. On le voit Ruy Blas (p. 162-63), l’épée sanglante brandie
aux marques de civilité systématiquement uti- par Clytemnestre après le meurtre (Agamemnon,
lisées par Dorante (« Madame ») pour rester p. 154-155).
dans son rôle de domestique. Il obéit : « Oui, b) L’espace peut aussi être prévu avec précision
Madame », ose à peine faire des objections : par l’auteur pour créer une certaine atmosphère,
« Mais, Madame ». Au contraire, Araminte un univers essentiel à l’intrigue telle qu’il l’a
manifeste une froideur apparente, en restant imaginée : voir la didascalie initiale de Oh les
factuelle : « Êtes-vous prêt à écrire ? » Elle s’em- Beaux jours (p. 191 et 492) et de deux textes de
porte même : « Vous ne m’écoutez donc pas ? » V. Hugo (p. 492).
Vers le bac | 161

Litterature.indb 161 06/09/11 11:52


2) Des éléments scéniques qui créent des effets b) Le metteur en scène peut décider de trans-
spectaculaires planter une œuvre dans un univers très origi-
a) Les éléments scéniques prévus par l’auteur nal : voir les mises en scène d’A. Mnouchkine
créent du jeu (voir la question 2) et la mani- de Shakespeare (p. 139) et d’Eschyle (p. 186).
pulation de chaque lettre renforce le registre Le résultat est très esthétique et renouvelle l’idée
comique ou pathétique. que l’on se fait des œuvres (voir texte 2, p. 186).
b) Un costume sert à construire un personnage
(voir la didascalie initiale décrivant Winnie
p. 191) ou Clara dans La Visite de la vieille dame
Écriture d’invention
(p. 134). Il est intéressant de lire d’abord d’autres mono-
c) Dans le théâtre de l’absurde, le rapport aux logues romantiques pour bien comprendre
objets est ritualisé et met en évidence une les procédés lyriques exprimant les tourments
existence vide de sens où l’on se raccroche jus- des héros, par exemple l’extrait de Lorenzaccio
tement à des gestes quotidiens et banals : le jeu (p. 147) ou d’Antony (p. 489).
avec la chaussure au début d’En attendant Godot La reine doit donc exprimer à la fois sa passion
(p. 166-67), la préoccupation de Winnie pour amoureuse naissante et sa culpabilité à l’idée de
les objets de son sac à main qui lui permettent tromper son mari, même en répondant seule-
de rester digne (Oh les beaux jours, p. 191 et 194). ment à l’inconnu. Ses hésitations seront donc
Au contraire, le tragique des chutes de Bérenger suggérées, comme dans le texte de Marivaux,
dans Le Roi se meurt (p. 168-169) est renforcé par par un jeu avec le papier qu’elle prend, qu’elle
la perte de sa couronne ou de son sceptre. froisse, qu’elle jette ; un jeu avec la plume.
3) Des éléments scéniques qui donnent un Le texte de la lettre qu’elle commence doit alter-
sens : les choix du metteur en scène ner avec ses émotions, des questions qu’elle se
Le metteur en scène utilise tout l’art du scéno- pose, des exhortations ou des reproches qu’elle
graphe, du costumier, de l’éclairagiste pour inter- se fait. Il faut décider si elle finit ou pas cette
préter le texte et en donner sa vision personnelle lettre, si elle repousse les avances de l’inconnu
au public. ou au contraire lui laisse un espoir. Il ne faut pas
a) Il peut donner une atmosphère particulière non plus oublier le rang de la reine : elle ne peut
grâce au décor et aux lumières : voir les compa- se jeter à la tête d’un amant, elle est étroitement
raisons de mises en scène de Juste la fin du monde surveillée et a un sens aigu de son honneur.
(p. 173-174) ou de Combat de nègre et de chiens
(p. 170-72) (se rapporter aux questions d’histoire
des arts de ces deux textes).

162 | Le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours

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Chapitre

3
Écriture poétique
et quête du sens,
du Moyen Âge à nos jours
Livre de l’élève  p. ¤‚‚ à ¤§·

Présentation du chapitre  p. ¤‚‚


d’être sensible au lyrisme de la voix poétique.
Objectifs Toutefois, l’amour peut n’être qu’un jeu, source
Trois objectifs essentiels se dégagent de divertissement littéraire ou de badinage
de la lecture des I.O. : galant. L’écriture poétique, légère et virtuose,
Approfondir la relation qui lie, en poésie, séduit alors par son humour et sa beauté.
le travail de l’écriture à une manière Ancrer notre étude dans un thème poétique pré-
singulière d’interroger le monde cis permet aussi de découvrir la grande diversité
et de construire le sens, dans un usage des voix poétiques, qui, pour réinventer chaque
de la langue réinventé. fois l’amour, se coulent dans des formes et des
Cette approche, qui rend sensible genres variés : épigramme, sonnet, rondeau,
la matérialité de la langue, ne perd pas madrigal, etc.
de vue le contexte dans lequel les œuvres Enfin, nous avons privilégié l’ordre chronolo-
gique, afin de donner aux élèves les repères dont
poétiques s’inscrivent. Il faut donc donner
ils ont besoin.
aux élèves des repères historiques,
La séquence 11, consacrée à l’histoire des arts,
esthétiques et culturels. On est ainsi
s’intitule « Dame Nature en son jardin ». Il s’agit
amené à mettre en valeur la fonction d’explorer un autre lieu : le jardin, endroit réel
du poète. mais aussi refuge imaginaire et topos poétique.
Enfin, pour donner une idée de la La poésie se replie en ce lieu à la fois naturel
diversité des formes et genres poétiques, et culturel, incarnation végétale de l’harmonie
le professeur est invité à ancrer son étude entre l’homme et la nature.
sur quelques grands « lieux » de la poésie La séquence 12, intitulée « Le poète, arpenteur
(l’amour, la mort, etc.). du monde », est davantage consacrée à la poésie
moderne. Entre le milieu du XIXe siècle et la fin
du XXe, la poésie s’aventure dans des formes et
des thèmes nouveaux, élargissant le champ de la
Organisation beauté à des territoires encore inexplorés. Elle n’a
Pour mener à bien ce triple objectif, le chapitre pas de manifeste unique. Elle se définit dans la plu-
consacré à la poésie propose trois séquences ralité même de ses réalisations. C’est donc en don-
thématiques et chronologiques. nant aux élèves la possibilité de percevoir la diver-
La séquence 10, « Les jeux de l’amour », sité des textes, des sensibilités, des esthétiques qu’il
évoque un des grands « lieux » de la poésie, sans leur sera possible de comprendre cette entrée du
cesse repris, sans cesse renouvelé. Ce thème pri- genre poétique dans la modernité. C’est la nature
vilégie l’émotion communiquée par les textes de cette rupture, et l’histoire de cette métamor-
poétiques. Le motif de l’amour permet en effet phose, que la séquence propose d’explorer.
| 163

Litterature.indb 163 06/09/11 11:52


La séquence 13 est dans le prolongement de • L’exposition virtuelle de la BnF, « l’aventure
la précédente. Elle propose un « parcours de des écritures », partie « récits » fait un lien entre
lecteur » allant à la découverte d’Alcools, la naissance de l’écriture et l’interrogation de
d’Apollinaire. Elle explore l’œuvre d’un de « ces l’homme sur le monde. « Zébrures de l’orage
grands commenceurs », pour reprendre l’expres- ou éclipse des astres, traces de pas, taches sur le
sion de René Char. Son esthétique du collage, pelage de jaguar ou veinures dans la pierre, le
empruntée au cubisme, fait souffler un esprit monde est plein de signes que l’homme a appris
nouveau. à déchiffrer, il a tenté de lire ces signes comme
autant de messages adressés par les dieux avant
de commencer à émettre ses propres messages. »
Prolongements C’est cette attitude que questionne la séquence 12.
• Écouter, voir
La poésie est avant tout une parole. Pour
l’entendre, on peut se rendre sur différents sites.
Archives de la parole Pistes d’étude de l’image
http://gallicadossiers.bnf.fr/ArchivesParole/ Max Ernst s’est beaucoup intéressé aux mythes.
Le site Gallica (BnF) a choisi de présenter une Cet engouement est lié à ses convictions surréa-
première facette de l’enregistrement acoustique listes : le merveilleux, l’imaginaire stimulent la
de la langue parlée. On trouvera ici les enregis- création picturale et poétique. Il retrouve dans
trements de plusieurs poèmes par Guillaume le mythe, terreur ou merveille, les éléments-clés
Apollinaire. de son univers : l’oiseau libre, l’homme enchaîné
Autrement dit et révolté, l’instabilité de l’identité.
www.autrementdit.net/accueil.php
Le site de l’association Autrement dit nous
convainc que le plaisir d’écouter de la poésie
permet de s’initier à la beauté de la langue. Bibliographie
De grandes voix ou des auteurs font entendre
les textes. Des analyses universitaires viennent – MAULPOIX Jean-Michel, Du lyrisme, Éditions
à l’appui. Corti, 2000
Centre International de Poésie de Marseille – MAULPOIX Jean-Michel, Le Poète perplexe,
Éditions Corti, 2002
www.cipmarseille.com/enregistrements_index.
– BRODA Martine, L’Amour du nom, Éditions
php
Corti, 1997
Le CIP de Marseille propose les interventions
– RABATÉ Dominique (dir.), Figures du sujet
de plusieurs poètes contemporains : Edoardo
lyrique, actes du colloque 1995, Éditions PUF,
Sanguinetti, Ghérasim Luca, Bernard Noël,
1996
Jean-Pierre Verheggen.
– PINSON Jean-Claude, Habiter en poète,
• Histoire des arts Éditions Champ Vallon, 1995
On tirera profit des activités sur le thème du jar- – BANCQUART Marie-Claire, La Poésie
din en littérature, proposées par Estelle Plaisant- en France du Surréalisme à nos jours, Éditions
Soler sur le site de « La page des Lettres ». Ellipses, 1996

164 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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Séquence

⁄‚ Les jeux de l’amour


Présentation de la séquence  p. ¤‚⁄
Livre de l’élève  p. ¤‚⁄ à ¤¤›

Dire l’amour est un des grands « lieux » de la poésie, sans cesse repris, sans cesse renouvelé.
Ce thème est appréhendé de manière concrète, en privilégiant l’émotion communiquée par les textes
poétiques, écrits du Moyen Âge à nos jours. Le motif de l’amour permet en effet de parler de lyrisme
(tragique, lorsque l’autre n’aime pas ; élégiaque, lorsque l’écriture poétique console et enchante la
douleur). Toutefois, l’amour peut aussi n’être qu’un jeu, source de divertissement littéraire ou de
badinage galant. L’écriture poétique, légère et virtuose, séduit par son humour et sa beauté.
Ancrer notre étude dans un thème poétique précis permet aussi de découvrir la grande diversité
des voix poétiques, qui se coulent dans des formes et des genres variés pour chaque fois réinventer
l’amour. On découvrira ainsi que la sincérité du sentiment n’interdit pas le jeu avec le langage. Et,
en poésie, les jeux de l’amour ne doivent rien au hasard : rimes et rythmes suivent des canevas sub-
tils, des règles précises. Et, paradoxalement, c’est de la contrainte que naît une parole originale et
libre. La règle oblige au détour, à la trouvaille, au « stratagème » (Voiture) et permet ainsi de forger
l’inédit. Composer un poème en suivant les règles du jeu, à partir d’une anagramme (Ronsard), d’une
paronomase (Marbeuf), d’une rubrique de dictionnaire (Char) ou en appliquant à la lettre la recette
du Rondeau (Voiture) oblige à se frayer une voie oblique, à trouver une voix inédite, pour formuler
des thèmes anciens en un parler nouveau.

fourreau. Il n’a plus ni casque, ni bouclier pour


H istoire des arts protéger son corps : les jambes, les bras et surtout
le cou sont à nu, à portée de poignard. Sa pose
N. Poussin, Renaud alanguie, la couleur tendre de sa chair suggèrent
aussi la fragilité désarmée.
et Armide, vers ⁄§¤∞
 p. ¤‚¤-¤‚‹ 2. La main gauche d’Armide peut être carac-
térisée par les adjectifs qualificatifs suivants :
douce, enveloppante, caressante, légère, fémi-
Peindre l’amour dans les règles nine, amoureuse. La main droite : armée, ten-
de l’art due, crispée, agressive, violente, virile, guerrière,
déterminée. Au sein du personnage se joue la
LECTURE DE L’IMAGE lutte éternelle de l’amour et de la mort. La
1. Si l’œil suit le trajet de lecture que dessinent main droite est prête à tuer : elle est crispée sur
la pente de la colline et le bras gauche de la le poignard, en un geste déterminé et agressif.
femme, il découvre Renaud. Le jeune homme La main gauche, celle du cœur, se fait douce et
est peint dans sa vulnérabilité : il est endormi, enveloppante. Légère, elle esquisse une caresse
ses armes sont déposées. L’épée dort dans son amoureuse.
10 Les jeux de l’amour | 165

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3. La jeune femme est déchirée entre deux sen- zones où luttent deux forces opposées, est très
timents contradictoires. Pour mettre en valeur habile et confère sa force au tableau. On peut
ce conflit intérieur, le peintre lui donne un alors interpréter la forme que trace le plumet du
visage étonné, presque tourmenté par la sur- casque comme un signe de ponctuation : ce n’est
prise de l’amour. Les plis du vêtement forment pas un point final. Plutôt une sorte de virgule,
un bouillonné, matérialisant le bouillonnement marquant une pause, suspendant le geste violent
intérieur. Enfin, le corps tout entier exprime la et ouvrant peut-être sur une histoire d’amour.
contradiction. Ce ne sont pas seulement les mains
qui veulent et ne veulent pas tuer le bel endormi.
Le bras droit est en mouvement, muscles bandés, Prolongement
pour tuer. Bien campée sur ses jambes, la guerrière
On remarque que la peinture, comme l’écriture,
se penche en avant. Mais le bras gauche arrête ce
utilise des signes graphiques pour marquer des
mouvement d’engagement vers l’ennemi : il est
pauses ou lier des éléments entre eux. C’est, au
détendu, le geste est languide. De plus, le peintre sens propre du terme, une syntaxe, qui a pour
montre l’intérieur du bras, plus pâle, plus tendre et but d’articuler ensemble les différents éléments
tout en douce rondeur. d’une image (ici narrative) afin qu’ils racontent
4. Le personnage ailé est Éros (ou Cupidon), une histoire cohérente.
le dieu de l’amour chez les Grecs. Ici, il a posé
ses flèches et son carquois pour mieux retenir
le geste meurtrier d’Armide. Ce n’est pas une VERS LE BAC
mince affaire : ses deux petites mains potelées Invention
agrippent avec force le bras de la jeune femme, L’arbre situé au centre du tableau est solitaire : il
saisi en plein élan. On voit les doigts qui s’en- énoncera le discours de l’honneur et de la raison
foncent dans la chair et se resserrent sur le poi- (d’État). Si les élèves ont déjà lu des textes de
gnet d’Armide. Son visage, bouche ouverte et Corneille, on pourra reprendre les thématiques
haletante, manifeste la difficulté de l’entreprise : chères à l’auteur de Cinna ou d’Horace : on doit
faire taire la haine, faire naître l’amour. faire taire ses sentiments, se montrer raison-
nable et mobiliser tout son courage pour servir la
5. La main gauche de Renaud se place exac-
patrie. L’individu doit s’effacer derrière ce noble
tement sous celle d’Armide : les deux mains,
projet. C’est ainsi qu’il prouve qu’il est grand,
posées l’une sur l’autre, esquissent le même geste,
qu’il a le sens de l’honneur. On peut structurer le
avec le même arrondi et le même abandon.
premier paragraphe autour de cette thèse.
Comme elles ont la même taille, celle d’Armide
À l’inverse, il y a deux arbres dans la partie située
enveloppe entièrement la main de Renaud, qui
plus à droite, celle que l’on ne voit que dans un
semble s’y blottir. Enfin, on remarque que la car-
deuxième temps, quand l’histoire d’amour a déjà
nation est la même.
commencé. Ils sont juste au-dessus des deux mains
On constate que le plumet du casque dessine
qui s’enlacent. On peut imaginer qu’ils forment
le même mouvement que celui des mains, tout
un couple eux aussi et défendent les valeurs de
en rondeur et en laisser-aller. Ce détail pictu- l’amour. Ils répondront à l’arbre solitaire en susur-
ral est placé dans la zone de verrouillage, celle rant et chuchotant. Leur thèse adverse consti-
que le regard balaie en dernier et mémorise. Ce tuera le deuxième paragraphe.
redoublement permet d’ancrer dans la mémoire
du spectateur la grâce de ce geste, où l’amour Question sur un corpus
se love.
La violence de l’amour ressort lorsque la pas-
6. Poussin laisse cette scène d’amour et de sion devient une question de vie et de mort. Le
mort en suspens. On ne sait quel sentiment tableau de Poussin est ainsi chargé de tension :
va triompher tant le combat entre Éros et Armide va-t-elle tuer ou laisser vivre Renaud ?
Thanatos, entre les éléments placés à droite Si elle lui laisse la vie sauve, c’est elle qui meurt,
et ceux situés à gauche, semble suspendu, en au moins symboliquement : elle perd son hon-
attente. La composition du tableau, qui repose neur. L’amour met à mal / à mort son système
entièrement sur ce partage de l’espace en deux de valeurs.
166 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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Les poèmes abordent le thème de manière plus « je » de manière intime. Le présent renforce
classique : la passion est décrite comme une souf- cette impression : il saisit un moment de vie et
france mortelle. Dans le poème de Ronsard, le dit le deuil, au moment où il est éprouvé par
poète aime sans être aimé et cela le tue. Il aime- une personne unique. Pourtant chacun peut se
rait ne plus aimer mais c’est un « combat iné- reconnaître dans cette voix souffrante car elle
gal » (v. 11). Il se sait ridicule et préfèrerait au donne des mots aux maux universels de la pas-
moins taire cet amour : « la langue est muette » sion et de la perte. Le thème de la souffrance
est la formule qui clôt le poème et lui donne amoureuse est ainsi arraché à la banalité.
sa chute. Pourtant, s’il ne parle pas, il écrit un
poème en forme d’aveu : « furieux je vous aime »
3. Le rythme irrégulier de l’heptasyllabe fait
entendre une voix heurtée, marquée par la souf-
(v. 14). Il y a donc ici une autre lutte déchirante,
france. On peut relever le vers 6 : « Rien, hors
entre volonté de taire et désir de dire et, en
disant, de faire durer les souffrances de l’amour. la mort ne désire ». Le mot « rien », monosyl-
Marbeuf joue avec les sonorités pour évoquer le labique, est lancé comme un cri en tête de vers.
combat entre amour et raison comme une lutte Il est détaché par la virgule et le « h » aspiré
entre le feu et l’eau. C’est un combat « amer », de « hors », phonème qu’on prononce après une
mot au centre de la première strophe. Un com- pause hachant le débit. Suit alors, très vite, un
bat où la passion, pourtant mortelle, l’emporte : groupe de six syllabes. Les mots qui le consti-
l’eau des larmes ne peut éteindre le feu de la tuent sont presque tous monosyllabiques, confé-
passion. rant une cadence saccadée à la phrase.
4. Christine de Pisan ne peut se permettre de
CHANTER L’AMOUR EN JOUANT pleurer. Elle ferait fuir son public alors qu’elle
AVEC LA FORME FIXE ne vit que de sa parole et de sa plume (voir
biographie p. 629). Il lui faut donc ravaler ses
larmes, garder pour elle sa douleur et porter un
Ch. de Pisan,
⁄ Rondeaux, ⁄‹·‚-⁄›‚‚
 p. ¤‚›
masque en public. Le mot « couverture » (v. 8)
montre qu’en société, on dissimule sa véritable
identité en jouant un rôle défini par des règles.
L’expression « faire semblant » (v. 10) renforce
L’impossible deuil cette interprétation.
LECTURE DU TEXTE 5. L’écriture poétique est alors le refuge et l’exu-
1. On relève le champ lexical de la souffrance : toire d’une souffrance qui s’exacerbe à force
« dolent cœur » (v. 2), « ire » (v. 2), « plaindre » d’être contenue. Dans l’intimité, l’auteur peut
(v. 3), « ma doloreuse aventure » (v. 4), « ma s’abandonner et chanter sa douleur. Elle a le
dolente vie » (v. 5), « j’endure » (v. 11). Le ron- temps aussi de choisir et polir une forme poé-
deau, basé sur un jeu de reprises, est une forme tique, le rondeau, qui coïncide exactement avec
appropriée pour mettre en valeur le caractère ce qu’elle veut exprimer : « la pointe fixe de
lancinant de la douleur exprimée. Il ne compte l’amour » (M. Duras).
que deux rimes qui se répètent. C’est ainsi que
sont associés à la rime les verbes signifiants : HISTOIRE DES ARTS
« je dure » / « j’endure ». L’autre règle du ron- La miniature met en valeur le repli dans la
deau veut que l’on reprenne à l’identique un solitude : seule avec elle-même, Christine de
vers important, faisant office de refrain. Le vers
Pisan peut écrire, laisser une trace durable de
qui revient en boucle exprime ici la douleur de
ce qu’elle a éprouvé et n’a pu dire en public. Le
vivre, quand l’autre a disparu : « je ne sais com-
livre gardera sa parole de veuve fidèle par-delà la
ment je dure ». Tout le rondeau tourne autour
mort. On remarque le petit chien à ses pieds : il
de cet axe ; la souffrance se déploie en cercles
symbolise lui aussi la fidélité de la mémoire. De
concentriques autour de cette phrase centrale.
même, une arcade de marbre semble enserrer le
2. Le rondeau est écrit à la première personne personnage. Ce matériau dur évoque à son tour
du singulier : ce choix énonciatif renforce le la permanence de l’écrit, gardien d’une parole
lyrisme de la plainte. Un sujet particulier dit secrète magnifiée par les règles du jeu poétique.
10 Les jeux de l’amour | 167

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VERS LE BAC Clément Marot,
Invention
On peut suggérer quelques arguments :
Personnage 1 :
¤ Épigrammes, ⁄∞‹°
 p. ¤‚∞
a) La règle est synonyme d’artificialité : seul
le laisser-aller d’une parole qui s’épanche, sans
Jouer avec la neige,
règle ni contrainte, peut traduire les émois d’un jouer avec le feu
cœur qui s’abandonne. LECTURE DU TEXTE
On peut s’appuyer sur Rousseau et son plai- 1. Anne a lancé de la neige sur son poète. Mais
doyer en faveur du « naturel » (voir manuel de en jouant avec la neige, elle a joué avec le feu :
Seconde) mais aussi sur des poèmes modernes en le taquinant, elle a allumé une passion brû-
(Séquence 11, manuel de Première) refusant de lante. Il l’avoue avec esprit, en respectant les
jouer le jeu de la métrique pour mieux revenir codes du jeu poétique. Le dizain repose en effet
à la source même du lyrisme : l’émotion brute. sur un paradoxe : la neige est froide et brûlante
b) Les contraintes empêchent l’expression de (car elle éveille la passion). Un bref relevé
soi. Les règles de la métrique sont imposées à l’atteste : la neige était « froide certainement /
tous alors que la voix de chacun est unique. Il y Mais c’était feu » (v. 2-3) ; « le feu loge secrè-
a là une incompatibilité. tement / Dedans la neige » (v. 5-6). Les enjam-
c) On peut ainsi s’appuyer sur l’expérience sur- bements permettent d’insister sur cette contra-
réaliste qui fait de l’écriture automatique, du diction mystérieuse, qui confère au poème son
récit de rêve et, plus largement, du refus de la originalité.
parole réglée le gage d’une authenticité singu-
lière retrouvée (voir Éluard, manuel p. 212-213).
2. On peut commenter le vers 3, qui pose le
Personnage 2 : paradoxe : « Mais c’était feu ; l’expérience en
a) La règle permet de conférer une forme sédui- ai-je ». Sous le lieu commun du feu amoureux,
sante à ce qui ne l’est pas : pour parvenir à faire on entend l’aveu du sentiment passionné.
entendre sa voix, y compris dans ce qu’elle a de Exprimé à la première personne, il repose sur
plus intime (les larmes, les soupirs, les cris) sans une expérience vécue. Le mot « expérience » est
être impudique, on peut s’abriter derrière des d’ailleurs mis en valeur par la ponctuation qui le
règles d’écriture. Elles donnent une forme belle, précède et la diérèse.
marmoréenne, à ce qui sans cela pourrait être
choquant ou laid.
Ex. : le texte de Louise Labé reprend en ana- 3. Le mot « neige » est employé au sens propre
phore le vocatif « Ô », à la fois cri de douleur au vers 1 ; avec un sens métonymique au vers 9.
et de plaisir érotique. La virtuosité de la forme Le « feu » a son sens propre et figuré au vers 3 :
sublime cet aveu cru et nu. il désigne à la fois la brûlure de la neige et de
b) Les règles poétiques reposent sur la répétition l’amour. Par métonymie, il définit l’amour lui-
de sons et de rythmes (rimes, allitérations, asso- même. Dans le reste du dizain, il a exclusive-
nances) qui mettent en valeur des mots porteurs ment ce sens métonymique. En jouant avec la
de sens. Le poème devient l’écrin d’une parole richesse du langage, Marot parvient à dire beau-
forte, inoubliable. coup en peu de mots. Cette extrême densité, qui
c) La règle est un défi à l’inventivité. C’est en suppose une grande virtuosité, séduit.
suivant les règles du jeu, arbitraires ou fantai-
sistes, que l’imagination travaille et invente. 4. La pointe du dizain propose un nouveau
Ex. : Composer un poème à partir d’une paradoxe : seul un contre-feu peut éteindre le
anagramme (Ronsard), d’une paronomase feu de l’amour. Il s’agit de la passion amoureuse
(Marbeuf), d’une rubrique de dictionnaire qu’Anne pourrait éprouver pour lui et qui serait,
(Char) ou en s’interdisant d’employer une par son intensité, « un feu pareil au [s]ien ».
lettre (Pérec, Oulipo) oblige à trouver une C’est une invitation pleine d’humour à aimer et
voie oblique, inédite, pour formuler des thèmes sauver le poète, à se prendre à son tour au jeu de
anciens en un parler nouveau. l’amour et de la poésie.
168 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 168 06/09/11 11:52


VERS LE BAC « voix », au son d’un même « luth plaintif, viole,
Question sur un corpus archet » (v. 10).
Marot établit un parallèle entre la brûlure 2. On peut relever la métaphore assimilant
paradoxale de la neige et celle de l’amour : il l’amour à un piège : la jeune femme aimante
renouvelle ainsi avec bonheur le motif du feu de rencontre « mille morts en mille rets tendues »
l’amour, devenu un stéréotype après Pétrarque (v. 7). Ce vers propose aussi une hyperbole
(voir questions précédentes). De même, Louise puisque la souffrance amoureuse est plus dou-
Labé insiste sur le chaud et froid provoqué par la loureuse que « mille morts ».
passion amoureuse. « Je vis, je meurs » (p. 206) Le sonnet suivant (« Je vis, je meurs ») repose
s’appuie en effet sur l’antithèse pour montrer le sur une série d’antithèses. Le vers 1 en est un
caractère contradictoire – brûlant et glaçant – bon exemple : « Je vis, je meurs ; je me brûle et
de l’amour. Le deuxième décasyllabe en atteste : me noie ». Ce langage figuré traduit l’intensité
« J’ai chaud extrême en endurant froidure ». d’une passion amoureuse faisant vivre des émo-
Dans le premier sonnet de la page 206 (« Ô tions d’autant plus fortes qu’elles sont contra-
beaux yeux bruns »), ce sont les yeux, mais aussi, dictoires et changeantes. Le sujet amoureux ne
de manière plus inattendue, les rires, le front, connaît plus de repos.
les « cheveux, bras, mains et doigts » de l’être
3. Écrire sa douleur en ravive l’intensité, ce qui
aimé qui brûlent celle qui admire le beau jeune
arrache la vie à la banalité. Ainsi, le cri d’amour
homme. Louise Labé épelle le corps de l’aimé
« ô », peut être lu de deux façons : comme
et en assimile chaque partie à des « flambeaux »
une plainte ou comme une joie, cruelle mais
(v. 11), ils lancent des « feux » et font « ardre »
délectable.
la femme aimante, sans que le bel indifférent
Pour argumenter, on peut reprendre la
n’en reçoive une « étincelle » en retour. Il reste
question 1, montrant que le poème repose sur la
de glace.
répétition incessante, volontaire, des souffrances
amoureuses et de leurs conséquences : cris, larmes,
Louise Labé,
‹ Œuvres, ⁄∞∞∞
 p. ¤‚§-¤‚‡
plaintes. De plus, les vers 3 et 4 du premier qua-
train parlent d’espoirs déçus : elle passe ses jour-
nées à attendre la nuit, puis des nuits entières à
l’attendre, lui. Le parallélisme de construction, la
Crier son ravissement reprise du même patron syntaxique insistent sur
le caractère vain d’une attente sans cesse repro-
LECTURE DES TEXTES duite. Pourquoi alors en reparler et réactiver l’at-
1. Le sonnet II repose sur la reprise anaphorique tente déceptive ? Peut-être l’écriture capte-t-elle
du vocatif : « Ô ». Chaque vers, chaque hémis- ce qui aura échappé à l’amante : le corps si beau.
tiche commence par la même invocation lyrique Corps et sentiments passionnés sont alors idéali-
et ce jeu de reprise virtuose fait du poème autant sés. C’est alors moins l’amant que l’amour qui est
un jeu avec le langage qu’un cri prolongé. De célébré par le jeu de l’écriture poétique. On peut
même, le champ lexical de la plainte (« Ô tristes citer Augustin pour conclure : « amabam amare »
plaints », v. 5, « Ô luth plaintif », v. 10, « De (« j’aimais aimer »).
toi me plains », v. 12), des larmes et des soupirs
(v. 2) fait entendre la voix douloureuse de la 4. C’est un blason. Dans le Sonnet II, Louise
femme délaissée, mettant l’accent sur le grain Labé évoque, l’une après l’autre, chaque partie
de la voix. C’est la définition même du lyrisme. du corps. Elle se souvient d’abord du regard (« ô
beaux yeux bruns, ô regard détournés », v. 1).
Prolongement Puis, au vers 9, elle énumère toutes les parties
Les deux quatrains sont identiques à un sonnet du corps aimé, dont elle dresse fiévreusement
d’Olivier de Magny, l’homme qu’elle aime mais l’inventaire en une série de monosyllabes. Cette
qui ne l’aime pas vraiment. C’est le signe d’un accélération du rythme confère au poème son
rêve vain de fusion amoureuse, qui commen- crescendo et permet de célébrer entièrement,
cerait par la confusion des voix. L’idéal serait avec une grande audace féminine, l’ensemble
deux amants pleurant et chantant d’une même du corps aimé.
10 Les jeux de l’amour | 169

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5. La pointe du sonnet porte bien son nom : D’autant qu’il se combine avec un jeu sur la
elle pique le cœur blessé en mettant l’accent sur métrique puisque cette anaphore ouvre chaque
l’indifférence du jeune homme. Cette chute est vers, voire chaque hémistiche. Mais cette inter-
préparée par les tercets, reprenant la métaphore jection évoque aussi le cri, l’exclamation vive et
pétrarquisante du feu amoureux. Les yeux sont crue, jaillissant spontanément sans que le sujet
des flambeaux qui embrasent le cœur et le corps puisse se contrôler.
de la femme aimante. L’intensif, le lexique et la – De même, la plainte et les larmes n’appartien-
modalité exclamative soulignent leur dangero- nent pas au langage articulé. C’est une façon de
sité animale : « Tant de flambeaux pour ardre communiquer qui relève de l’émotion brute et
une femelle ! » (v. 11). La pointe souligne alors sincère, comme si les sentiments vrais ne pou-
cruellement l’absence de retour de flamme : pas vaient se dire par le verbe. Le corps et le cœur
une seule étincelle n’est revenue enflammer le parlent vrai ; leur langage est fait de cris et de
jeune homme. Ce dernier vers concentre alors pleurs et non de mots syntaxiquement organisés.
une définition tragique de la passion : l’une Le poème, très travaillé, sert donc d’écrin à une
aime, l’autre non. parole authentique.
6. Dans l’amour, le sujet aimant n’a plus de certi- – La répétition du cri, la reprise thématique du
tude. Victime de la passion, il est « passif », bal- motif des larmes et de la plainte, le retour pério-
lotté par des sentiments contradictoires et des dique de la modalité exclamative sont des pro-
états antithétiques. On oppose ainsi : « plus de cédés. Mais ces procédés d’insistance sont ici mis
douleur » et « hors de peine » (v. 10 et 11) ou au service de l’aveu intime, vécu.
« heur » / « malheur » (v. 13-14). Le travail de
versification met l’accent sur cette inconstance
extrême : le passage d’un état à l’autre se fait VERS LE BAC
rapidement, en deux alexandrins. Les vers 12 et Dissertation
14 en sont un bon exemple : la « joie certaine » Proposition de plan :
est balayée et revient l’état initial, celui de la 1) La poésie au risque de la poétisation
douleur première. Enfin, l’adverbe « inconstam- Pour Éluard, se laisser enfermer dans des for-
ment », au centre du vers 9, met en valeur l’ins- mules littéraires, réduire l’écriture amoureuse à
tabilité du moi amoureux. des procédés et des jeux rhétoriques constituent
la pire des déchéances : le poète perd sa sponta-
néité. Il s’enferme dans des lieux communs mille
HISTOIRE DES ARTS fois visités.
Le sonnet II et les tableaux insistent sur la puis- Ex. 1 : La métaphore du feu pour désigner la pas-
sance du regard. Louise Labé exprime l’éclat sion amoureuse est devenue un lieu commun,
des yeux, assimilé à un feu qui se propage et une fleur de rhétorique sur laquelle broder. (Voir
enflamme la jeune femme ardente. De même, manuel de l’élève p. 222.)
les peintres ont choisi de présenter leur modèle Ex. 2 : La recherche des effets sonores réclame
de trois quarts, ou presque, tournant la tête vers une grande virtuosité. C’est un jeu brillant mais
le spectateur. Le regard est alors intense car artificiel, qui transforme l’amour en jeu, lui aussi.
oblique, pupilles tournées vers nous. C’est une Le poème de Marbeuf en atteste, qui est davan-
manière de capter notre attention et de retenir tage l’expression d’un jeu que du je (p. 210).
notre propre regard. 2) De la contrainte naît le poème
Paradoxalement, c’est en s’obligeant à suivre des
conventions établies que l’on exprime une vérité
ÉCRITURE cachée.
Vers le commentaire Ex. 1 : Pour Ronsard, l’anagramme est un jeu
Proposition de plan semi-rédigé : poétique dévoilant les rapports secrets tissés
La sincérité criante de l’aveu entre les mots et les choses. Ainsi, a priori nul
a) une plainte réitérée rapport logique entre le mot « aimer » et le pré-
– L’anaphore (« Ô ») est certes une figure de nom « Marie ». Pourtant, le poète amoureux
style dont l’utilisation relève du choix réfléchi. entend entre ces deux mots des correspondances.
170 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 170 06/09/11 11:52


Entre Marie et l’amour existe un lien, une res-
P. de Marbeuf,
semblance irrationnelle mais vraie selon son
cœur. Seuls les jeux de langage peuvent révéler
cette vérité étrange, illogique.
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît
6 Recueil de vers, ⁄§¤°
 p. ¤‚°-¤⁄‚
pas… mais que la poésie célèbre. Les mots de l’amour, l’amour
Ex. 2 : Le sonnet par contradiction de Louise des mots
Labé pourrait n’être qu’un jeu pétrarquisant. Il LECTURE DES TEXTES
permet pourtant de canaliser le flot des senti- 1. La reprise anaphorique de l’expression « Si
ments vrais et de les exprimer, en leur donnant c’est aimer », à l’ouverture des trois premiers
forme. Ce que l’on ne peut faire quand on pleure quatrains, dit bien, par son insistance, le carac-
ou que l’on crie.
tère obsédant de l’amour. Le poète s’interdit de
3) L’invention d’un langage nouveau « rêver, songer, penser » (v. 2) à personne d’autre
« En poésie, les mots, ce sont les mêmes et ce ne qu’à sa Dame. De ce jeu de langage, qui est une
sont plus les mêmes. » convention depuis que Pétrarque a imposé les
– Ils expriment un rapport au monde inédit : les règles du jeu poétique, découle une définition
poètes font sortir la langue de ses lieux communs émouvante de la passion : elle est une incli-
et rendent aux expressions figées un sens origi- nation exclusive, un état affectif violent pen-
nel et original. (Voir synthèse d’histoire littéraire dant lequel l’objet aimé occupe excessivement
p. 253.) l’esprit.
Ex. : « Qui donc a fait pleurer les saules rive-
rains » : l’expression « saule pleureur » est lexi- 2. Des vers 1 à 10, Marbeuf fait entendre la simi-
calisée. Pour lui redonner son sens poétique litude entre la mer et l’amour. Les deux éléments
premier, très imagé, Apollinaire a joué avec sont associés par un jeu d’homonymie (« mer » /
un seul mot, sans sortir du cadre métrique de « mère » ; « la mer » / « l’amer ») et de parono-
l’alexandrin. mase enrobant ensemble, dans une même pâte
– Parfois, le travail sur la langue est plus radi- sonore, la mer, l’amour et leur point commun,
cal. La volonté des surréalistes est de briser tous l’amer. Ainsi sont reliés, jusqu’à la confusion, des
les codes, toutes les conventions du langage et termes qui se ressemblent d’abord par le son, puis
de laisser jaillir une parole spontanée. Ainsi, par le sens. Leur analogie secrète, leur correspon-
les récits de rêves ou l’écriture automatique dance est révélée par les ressources du langage
ne sont pas seulement de petits jeux poétiques poétique.
entre amis. C’est une façon de libérer une parole 3. Les principaux procédés du registre lyrique :
personnelle. – L’importance de la première personne (voir
question 4).

4 P.Sonnets
de Ronsard,
pour Hélène,
– L’omniprésence du vocabulaire des émotions.
Ex. 1 : « furieux je vous aime / Je vous aime »
(v. 14 et 15 du madrigal de Ronsard).
Ex. 2 : « je souffre et je pleure » (v. 5, Pétrarque).
⁄∞‡° On remarquera tout particulièrement l’intensité
de la blessure d’amour.

5 Pétrarque,
Canzoniere,
– Les phrases exclamatives.
« Honteux, parlant à vous de confesser mon
mal ! » (v.13, Ronsard)
XIVe siècle – Les procédés d’amplification :
« Mon cœur est en tumulte, plein de peine et de
C. Monteverdi, colère » (v. 7, Pétrarque)
Madrigaux guerriers « Ton amour qui me brûle est si fort douloureux /
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes
et amoureux, ⁄§‹° larmes » (v. 13-14, Marbeuf) est une hyperbole.
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Dans le poème de Ronsard, l’intensité paroxys- montrent la gravité du mal d’amour. La quête
tique des sentiments se révèle dans les procé- amoureuse, en cela dangereuse, mène à la folie.
dés d’amplification : les adjectifs hyperboliques De nombreuses antithèses mettent en exergue le
comme « furieux » (v. 14) accentué par la dié- déséquilibre menaçant le sujet : « front joyeux et
rèse, « fatal » (v. 15), « extrême » (v. 10) ou langueur extrême » (v. 10), « chaud / froid » (v.
encore par l’accumulation d’infinitifs comme 12) en sont de bons exemples.
« rester, songer, penser […] oublier […] et ne
vouloir » (v. 2-3). 6. Avouer son amour à une femme jeune est
difficile car ridicule chez un homme plus âgé.
4. Dans le poème de Pétrarque, le poète est seul, C’est pourquoi les verbes « parler » et « dire »
enveloppé dans le silence de la nuit, comme le (son amour) sont associés au sentiment de honte
montre le premier quatrain : « le ciel, la terre et et à l’incapacité de s’exprimer avec des mots.
le vent se taisent » ; les animaux sont « enfermés Un silence pesant règne alors. On relève « me
dans le sommeil ». Au sein d’une nature calme taire » à la rime du vers 7 et « muette » conclut
et tranquille, il peut à loisir songer à l’aimée et le poème. L’aveu est ainsi retardé : il faut qua-
s’épancher. Il donne libre cours à ses sentiments torze vers au poète pour, enfin, écrire ce qu’il ne
douloureux, en disant « je ». Toutefois, la femme saurait dire de vive voix. La proposition princi-
aimée n’est pas interpelée. Elle est désignée à la pale, où l’amour est avoué, est reculée au vers 14.
troisième personne du singulier comme « celle Ce dernier vers est paradoxal : le poète se veut
qui est la cause » de la douleur. muet, recule l’aveu douloureux autant qu’il le
Marbeuf fait un choix différent : après avoir évo- peut mais, ce faisant, il ne fait qu’écrire l’amour.
qué l’amertume de l’amour de manière imperson-
nelle, il invoque directement la femme aimée, Prolongement
comme en témoigne l’adjectif possessif à la deu- Avec les propositions hypothétiques (« Si… »),
xième personne du singulier : « ton amour ». Le on voit se déployer une longue apodose (partie
poète avoue son amour, à la première personne, ascendante d’une phrase rhétorique) où toutes
tout à la fin du poème. les souffrances de l’amour sont examinées
Ronsard propose un choix énonciatif des plus comme autant de symptômes probables du mal
intéressants. Il a 54 ans quand il rencontre d’amour. Puis, advient une rapide protase (par-
Hélène de Surgères, demoiselle de compagnie tie descendante) où enfin l’aveu est lâché. Ce
de Catherine de Médicis. Elle vient de perdre déséquilibre savant entre apodose et protase est
son amant le capitaine Jacques de la Rivière. La un procédé dilatoire renforçant la tension. La
reine invite Ronsard à lui écrire des poèmes pour langue est savante ; l’aveu, travaillé.
la consoler. Est-il victime du jeu de l’amour ?
Est-il séduit seulement par le jeu poétique
qu’on lui propose ? On ne sait. Toujours est-il
HISTOIRE DES ARTS
qu’il s’adresse à sa muse directement, comme le 7. La musique de Monteverdi exalte les mots de
montre l’apostrophe du vers 2, « Madame ». On Pétrarque en jouant du contraste entre le calme
remarque le vouvoiement et le ton respectueux. de la nature et les tourments de l’amant. En
Les termes « adorer et servir » en sont un bon effet, le premier quatrain évoquant la tranquil-
exemple et renvoient au lexique du « fin’amor » lité de la nuit est chanté sur un tempo très lent,
(amour courtois). Le vocabulaire chevaleresque tout en retenue. À l’inverse, le second quatrain,
s’allie à celui de la religion pour idéaliser la dame. qui confesse les déchirements de l’amour, est vif,
Le « moi » du poète apparaît surtout en position rapide. Le rythme détache et scande la série des
objet (« qui me nuit », « me perdre »), jouant verbes à la première personne (« veglio, penso,
le rôle (sincèrement ?) du fou d’amour. Le « je » ardo, piango ») relatant la guerre intérieure ani-
n’apparaît que deux fois, et seulement à la fin du mant le sujet. La polyphonie s’enrichit : certains
poème pour dire « je vous aime » (v. 14-15). accords sont chargés de tension avant d’être
résolus et apaisés.
5. Dans le madrigal de Ronsard, le champ
lexical de la maladie abonde : « langueur » 8. Matisse, grand mélomane, a cherché à
(v. 10), « fièvre » (v. 12), « souffrir » (v. 7) et peindre la musique. Dans cette œuvre, deux
« furieux », c’est-à-dire pris de folie (v. 14), femmes sont représentées. L’une, en guitariste,
172 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 172 06/09/11 11:52


est la source même du lyrisme. L’instrument qui
V. Voiture,
lui est associé, à la croisée des lignes de tiers,
attire le regard. L’autre personnage écoute cal-
mement. Au premier plan, une partition ouverte
fait office de trait d’union entre elles. Les autres
‡ Poésies, ⁄§›·
 p. ¤⁄⁄
objets représentés placent l’association femme / La recette de l’amour
musique sous le signe de l’harmonie. La régula-
LECTURE DU TEXTE
rité des feuilles à l’arrière-plan et les motifs des
1. Le rondeau est d’abord une danse, une ronde,
tapis présentent une structure organisée mais
d’où son nom. Devenu poème, il repose tou-
ouverte. De même, la gaieté des couleurs et leur
jours sur le principe de la boucle : un même vers
répartition bien pensée confère à l’ensemble
revient comme un refrain (ou clausule). Dans le
joie et équilibre. Seules quelques ruptures dans
poème de Voiture, le refrain « Ma foi, c’est fait
les proportions (le pied de la musicienne, par
de moi » ouvre le poème. Il est repris à la fin des
exemple) introduisent une discordance légère.
strophes 2 et 3 de manière tronquée : « Ma foi,
c’est fait ! »
VERS LE BAC À l’Âge classique, le rondeau se codifie : il est
composé de treize vers de même mesure, partagés
Oral (entretien) en trois strophes comptant respectivement cinq,
Il s’agit de redéployer les réponses aux ques- trois et cinq vers. Le poète, au vers 6, souligne
tions. Ainsi, l’élève s’entraîne efficacement aux qu’il suit bien la règle du jeu puisqu’il est parvenu à
oraux du bac, où il doit reconfigurer ses connais- assembler une première strophe de cinq vers : « En
sances pour être en phase avec la problématique voilà cinq pourtant en un monceau ». De même,
proposée. les vers 10 et 11 annoncent la dernière strophe,
1) Le plaisir d’écrire qui comptera bien sûr « cinq vers ».
Voir questions 1 et 2. Enfin, le rondeau comporte deux rimes, huit
2) Le poète se laisse-t-il prendre au jeu de féminines et cinq masculines ou huit mascu-
l’amour ? lines et cinq féminines. Ce principe est rappelé
a) Souffrance et passion au vers 4 : « Quoi ! Treize vers, huit en eau, cinq
Voir questions 5 et 6. en ême ! ».
b) L’amour, sincère ou non, est assurément la 2. Le poète explique négligemment comment
source du lyrisme personnel. On entend une séduire une belle : accéder à ses caprices, en lui
voix unique et singulière. écrivant un poème d’amour par exemple. C’est un
Voir question 4 puis 3. exercice technique, entre badinage et pensum, où
n’entre pas le sentiment mais le savoir-faire cynique.
Commentaire Le terme de « stratagème » (v. 8), placé à la rime,
Il s’agit de réutiliser les réponses aux questions. dit assez bien les ruses du jeu de la séduction.
1) Le lyrisme de la souffrance
3. Le rondeau compte trois parties, constituées
a) Une situation d’énonciation douloureuse
chacune de trois strophes inégales. La première
Voir questions 4 puis 3.
strophe pourrait s’intituler : « le défi lancé par
b) Les symptômes du mal d’amour
Isabeau », la seconde : « le stratagème » et la
Voir question 5.
dernière : « un rondeau rondement mené ». Le
2) La difficulté de l’aveu
principe de progression est simple : chaque vers
a) Un aveu différé
explique comment le poète tire à la ligne. Il ne
Voir question 6.
dit rien d’autre que la nécessité d’aligner des
b) L’art de la prétérition
mots vides pour se sortir du guêpier. Ce faisant,
le rondeau avance. Si le refrain est repris, c’est
avec une modification pleine d’humour : consta-
tant son succès, le poète passe du désespoir dro-
latique (« c’est fait de moi !) au contentement
de soi : « c’est fait ! ».
10 Les jeux de l’amour | 173

Litterature.indb 173 06/09/11 11:52


4. Le jeu de l’amour et de la poésie ne doit rien le poème est en effet gouverné par la force d’une
au hasard : il suppose de respecter des règles image insolite : la forme circulaire de l’œil. La
vécues comme des contraintes. Respecter la rime « courbe de tes yeux » fait écho à des expressions
en eau et en ême est la plus difficile, comme le appartenant au même champ lexical et propo-
montre l’interjection et la double exclamation du sant des sonorités proches : les yeux ont la forme
vers 4. D’ailleurs, tout au long du poème, le soupi- d’un « berceau » ou d’une « auréole » faisant le
rant d’Isabeau compte un à un les vers qu’il forge « tour de mon cœur » et traçant un « rond de
péniblement en suivant cette convention vécue danse et douceur ». Cette ronde est pleine de
comme une « peine extrême » (v. 3). C’est là que vie ; le sang du poète y palpite, comme le montre
réside l’humour du poème – à défaut d’amour ! la chute du poème : « Et tout mon sang coule
dans leurs regards ».
VERS LE BAC Enfin, on remarque que le dernier mot du texte
est « regards ». Ainsi, le poème lui-même à la
Invention forme d’une boucle, d’une ronde, commençant
Pour guider les élèves, on peut les inviter à trou- et s’achevant par le même motif.
ver au brouillon trois raisons pour lesquelles « ce
n’est pas fait ». Elles constitueront les trois para- 2. Le cercle qui se dessine ainsi avec une grande
graphes de la lettre. cohérence sémantique et sonore enclot le cœur
On peut aussi leur demander de rappeler, sous du poète et toutes les choses du monde. Les deux
forme de tableau écrit au brouillon, les règles dernières strophes, constituées d’une longue
d’écriture de la lettre. énumération, célèbre leur beauté en une série
Autre piste : de groupes nominaux empreints de douceur :
Cet exercice peut aussi être l’occasion de « feuilles du jour et mousse de rosée, / Roseaux
mettre le texte de Voiture en perspective. À du vent, sourires parfumés ». Les paronymes
l’âge baroque, la poésie raffinée, comme celle « rosée » / « roseaux » montrent que, bien tenus
de Voiture, incarne la préciosité. On peut faire ensemble sous le regard de la femme, les choses
d’Isabeau une précieuse, amusée ou vexée par se mêlent et se confondent harmonieusement.
l’humour du rondeau. Elle rappellera, qu’à son 3. Le mouvement d’élargissement est rendu
origine, la préciosité est un idéal de raffinement sensible par l’amplification : les deuxième et
auquel aspirent hommes et femmes. Le langage
troisième strophes ne forment qu’une longue
choisi n’est pas pure virtuosité : il exprime aussi
phrase, englobant progressivement dans sa syn-
la subtilité des sentiments, leur élévation. Les
taxe tous les éléments du monde. Cet élargis-
jeux de l’amour et de la poésie invitent à une
sement est spatial : feuilles, mousse, roseaux,
communion des esprits qui rejette la sensua-
ailes puis bateaux, ciel, mer et astres sont suc-
lité vulgaire. Pour parvenir à ses fins, l’amant
cessivement captés par le regard. L’élargissement
doit suivre un itinéraire symbolique, avec des
est aussi temporel, comme le suggère le groupe
épreuves à prendre au sérieux, même si les mots
nominal « Auréole du temps » (v. 3). C’est
pour le dire sont pleins d’esprit.
comme si la femme était la source d’un temps
nouveau, comme si être regardé par une femme
aimante était synonyme de nouvelle naissance.
Paul Éluard, Capitale C’est ainsi que se comprend l’image du « ber-

° de la douleur, ⁄·¤§
 p. ¤⁄¤-¤⁄‹
ceau nocturne et sûr » : l’œil est le gardien d’une
nouvelle origine. Tout ce qui a été vécu avant
elle a disparu de la mémoire (v. 4 et 5). Cesser
d’être regardé serait aussi synonyme d’oubli.
Un blason de l’œil surréaliste C’est pourquoi « le monde entier dépend de tes
LECTURE DES TEXTES yeux purs ».
1. Le poème s’inscrit dans la tradition du blason, Cette abolition des limites temporelles et spa-
genre poétique en vogue au XVIe siècle. Destiné tiales est surréaliste : on bascule dans une sur-
à faire l’éloge d’une partie du corps féminin, il réalité, où la perception du temps et de l’espace
met ici en valeur l’œil de la femme aimée. Tout diffère.
174 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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4. Erratum : une erreur s’est glissée dans aussi de mère capable d’enfanter. En effet, quand
l’édition 1 du manuel de l’élève, dans la on regarde le monde avec les « yeux purs » de la
consigne, il faut lire « les images des deux femme aimante, avec sa fraîcheur et son « inno-
textes » et non « les images de la deuxième cence », c’est comme si on le voyait pour la pre-
strophe ». mière fois, comme si on assistait à une nouvelle
Les poèmes célèbrent les yeux et la bouche de Genèse. Quant au poète, il oublie ce qu’il a vécu
l’être aimé. Ainsi, dans la deuxième strophe avant elle (« Et si je ne sais plus tout ce que j’ai
(texte A), les éléments du cosmos renvoient vécu / C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours
par métaphore aux yeux ou à la bouche qui vu ») et entame une nouvelle vie. La femme,
regarde et sourit au monde : les « ailes cou- divinité maternelle rêvée ou fantasmée, lui offre
vrant le monde de lumière » peuvent désigner une nouvelle naissance. Ainsi, il peut chanter
les oiseaux mais aussi les paupières de la muse ; avec sacralité « le mystère où l’amour [l]e crée »
les « bateaux », puisqu’ils reflètent le ciel et (texte B, v. 19).
la mer (v. 9) et sont « sources des couleurs » L’union amoureuse le révèle à lui-même : parce
(v. 10), sont ses yeux. De même, les « sourires qu’elle réunit en son sein le monde entier, la
parfumés » (v. 7) évoquent sa bouche. Ainsi, une femme incarne le rêve d’unité surréaliste.
fusion heureuse s’opère entre ce qui est regardé
et celle qui regarde. HISTOIRE DES ARTS
Le texte B reprend la même association et les L’œuvre de Wanda Wulz est un photomon-
mêmes métaphores que le texte A pour célébrer tage superposant un visage de femme et celui
le visage de la femme aimée. « L’éventail de sa d’un chat. Elle crée ainsi une créature chimé-
bouche, le reflet de ses yeux » déploient la même rique, mettant en valeur le caractère félin de la
forme circulaire. Le poète, encerclé, se dit alors féminité.
« cerné » (v. 3). Grâce à l’image du miroir, au L’artiste perturbe les processus traditionnels de la
vers 4, femme et nature se reflètent l’une l’autre, représentation et permet d’atteindre dans l’art la
en un jeu de correspondances reliant la muse et complexité et l’ambiguïté du réel.
le cosmos. Ainsi, la mer, le ciel, les astres et les
nuages se mêlent au corps de la femme (ils lui VERS LE BAC
disent « sur moi », au vers 8) ; ils pensent à elle,
Oral (entretien)
la créent autant que la femme les fait naître à
eux-mêmes. On peut citer le vers 9 : « Les astres Proposition de plan :
te devinent, les nuages t’imaginent ». 1) « La courbe de tes yeux »
a) Une image insolite : voir question 1
5. Le champ lexical du chant et celui de la joie b) Une ronde autour du monde : voir question 2
se mêlent pour exprimer le pur bonheur de célé- c) Amplification et élargissement : voir question 3
brer la femme aimée et, plus largement, l’amour
qui fait renaître à la vie. On peut relever les vers 2) Genèse d’un poème
13-14, dont le rythme ample repose sur un jeu de a) Une femme maternelle : voir question 6
reprise insistant sur le sentiment d’exulter : « Je b) La renaissance du monde et du poète, vivifié
chante la grande joie de te chanter, / la grande par l’amour de la femme : voir questions 4 et 5
joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir ». Le vers 18 c) La naissance joyeuse du poème : voir question 5
est fondé lui aussi sur la répétition : renouant Invention
avec la cadence de l’alexandrin, le poète place
le verbe « chanter » à l’hémistiche et à la rime. Pour fertiliser l’imagination des élèves, on peut
Le COD du verbe est rejeté au vers suivant et leur faire découvrir ceux de Clément Marot,
cet enjambement met en valeur son mot-clé : Isaac de Benserade (« Éloge de la bouche »,
l’amour. manuel de l’élève p. 498), Louise Labé (manuel
p. 206), Brassens ou Breton (« Union Libre »,
6. Les deux poèmes mettent en avant les courbes par exemple).
du corps féminin : « la courbe de tes yeux » On peut ensuite guider les élèves :
du premier texte fait écho à « l’éventail de sa – en leur suggérant de choisir, comme Éluard,
bouche » du deuxième texte. Elles dessinent un une image structurante, inspirée par les formes,
corps d’amante voluptueuse, séductrice, mais les lignes du corps féminin.
10 Les jeux de l’amour | 175

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– en insistant sur la structure du poème, qui met veine poétique, composant des poèmes simples
en valeur un fragment du corps féminin, observé et clairs. Précisons que Le Second livre des Amours,
en détail. Chaque détail engendre une image, sur dont est extrait « Sur la mort de Marie », est
le principe de la déclinaison. né d’une double inspiration. Marie de Clèves, la
– en leur proposant de s’inspirer des textes et maîtresse du roi, vient de mourir et les poètes de
de l’image pour découvrir le fonctionnement la Cour lui dédient un « tombeau » (un recueil
de l’image surréaliste : les métaphores animales, d’éloges). Ronsard participe à la composition
végétales, minérales audacieuses font du corps du recueil collectif : il célèbre en même temps
féminin rêvé par le poète une chimère. Cette Marie de Clèves et « sa » Marie, morte bien
« union libre » (Breton) du comparant et du avant. Poésie de commande et poésie intime
comparé fait du corps un assemblage de trésors se mêlent donc pour inventer le portrait d’un
disparates. autre type de femme idéale, fécondant une autre
poésie.
Hélène de Surgères : Ronsard a cinquante-quatre
Prolongement ans quand il rencontre Hélène de Surgères,
une des jeunes femmes de la Cour. Elle vient
On peut prolonger l’exploration des jeux surréa- de perdre, au cours de la guerre civile, le capi-
listes en analysant des représentations picturales taine Jacques de La Rivière, son amant. La reine
(comme « Primat de la matière sur la pensée » Catherine de Médicis lui demande d’écrire pour
de Man Ray) ou littéraires (« Êtes-vous fous ? » consoler la jeune fille. Il compose pour elle des
de René Crevel ou « Lettera amorosa » de René poèmes éblouissants et d’une rare intensité,
Char, manuel p. 221). On peut aussi se référer au sans que l’on puisse dire si les sentiments expri-
manuel de Seconde. més sont inspirés par cette Hélène, une autre
femme, ou l’amour de l’écriture. Peu importe :
chacun peut entendre, dans la voix poétique qui
s’élève, les accents de la passion qu’il a lui-même
éprouvée ou rêve de ressentir.
JOUER AVEC L’ABSENCE « Carpe diem » est une expression latine attri-
buée à Horace signifiant « cueille le jour ».
P. de Ronsard, Cette maxime épicurienne déplore la fuite du

· Second Livre
des Amours, ⁄∞‡°
temps et invite à savourer l’instant présent. Elle
est reprise par les poètes de la Pléiade et plus
précisément par Ronsard, qui l’illustre à travers
le thème de la rose. Ici, « Sur la mort de Marie »
 p. ¤⁄›-¤⁄∞ évoque la brièveté de la vie : Marie a vécu ce
Les promesses d’un nom que vivent les roses, l’espace d’un instant. Il faut
donc savoir profiter de sa beauté et de sa jeu-
LECTURE DU TEXTE A nesse, comme en témoigne le premier poème,
1. Cassandre Salviati : En avril 1545, Ronsard avant que la vieillesse et la mort n’arrivent.
rencontre Cassandre Salviati, fille d’un ban-
quier italien, lors d’une fête donnée à la cour de 2. La volupté de l’amour est désignée par une
Blois. Il a vingt ans, elle en a treize. Deux jours hyperbole signifiante : elle est « la douceur des
après, elle quitte Blois. Ronsard ne cessera de douceurs la meilleure » (la meilleure douceur de
proclamer son amour platonique pour celle qu’il toutes les douceurs). L’enjambement du vers 11
ne reverra pas mais dont les traits se confondent à 12 met en valeur le verbe « goûter », invitation
implicite à savourer les plaisirs amoureux.
avec ceux d’autres jeunes filles, désignées par le
prénom générique « Cassandre ». 3. Le poète conjure Marie de l’aimer : « aimez-
Marie Dupin : En 1555, Ronsard tombe amou- moi donc, Marie ». Pour l’en convaincre, son
reux d’une « fleur angevine de quinze ans », plaidoyer compte trois arguments :
Marie Dupin. Cette jeune paysanne le fait a) « Marie » est l’anagramme d’« aimer » :
renoncer à la poésie pétrarquiste que lui inspirait « Marie, qui voudrait votre beau nom tourner /
« Cassandre ». Pour Marie, il explore une autre Il trouverait Aimer » (v. 1-2). Se tourner vers le
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poète serait accomplir un programme, un des- 7. Le sonnet tout entier est une comparaison
tin inscrit dans son nom : « Faites cela vers moi assimilant Marie à une fragile rose de mai. Les
dont votre nom vous prie ». deux quatrains, première partie de la compa-
b) Ensuite, il lui garantit que « [son] amour ne raison introduite par « comme », évoquent une
se peut en meilleur lieu donner » car il lui jure fleur mourant sitôt éclose. Les deux tercets, com-
fidélité. Il s’agit d’une fidélité réciproque, ce qui mençant par « ainsi », constituent la seconde
rend le couple exemplaire : « jamais nulle envie / partie de la comparaison et donnent la clé du
D’aimer en autre lieu ne nous pourra mener » poème : la rose n’est autre que Marie, fauchée
(v. 7-8). Le pronom « nous », plusieurs fois dans la fleur de l’âge. Rétrospectivement, on
répété, ainsi que l’expression « l’un l’autre » ressent la portée pathétique des quatrains. La
insistent sur cet idéal de réciprocité. « belle jeunesse », la « première fleur » de la rose
c) Le troisième argument est une pétition (v. 2) sont celles de la jeune fille en fleur, morte
de principe : on ne peut vivre sans amour. en sa « première et jeune nouveauté » (v. 9).
« Si (ainsi donc) faut-il bien aimer au monde La rose et Marie auront partagé la même beauté
quelque chose ». Et ce « quelque chose », ce sera vulnérable. Sur ce point, le vers 3 évoque une
le poète. rose rendant « le ciel jaloux de sa vive couleur »,
4. Le premier tercet présente habilement l’amour de sa beauté ; il a pour écho le vers 10, consacré
comme ce qui rend pleinement humain. La dié- à Marie. (« Quand la terre et le ciel honoraient
rèse sur « bien » met le mot en valeur, renfor- ta beauté. ») Le même jeu d’échos se tisse tout
çant l’idée qu’il exprime, à savoir la nécessité au long du poème. Le vers 8, lent alexandrin
de l’amour. Ne pas aimer, c’est se comporter en évoquant la fatale défloraison de la rose, résonne
barbare, condamné à vivre sans goûter la dou- avec le vers 11, adressé à la jeune femme : « La
ceur des choses. Ronsard propose une « analogie Parque t’a tuée, et cendre tu reposes. »
inspiratrice » (Proust) pour le faire comprendre Enfin, le dernier vers du poème consomme la
à Marie. Il assimile « celui qui n’aime point » au métamorphose de Marie en rose. Son corps,
Scythe, sauvage au cœur dur incarnant aux yeux disparaissant sous les fleurs et embaumé par les
des Grecs la cruauté inhumaine. mots du poème, devient rose parmi les roses.
Marie est devenue « l’absente de tous bouquets »
5. Le dernier mot est « trépasser » : plutôt mou- (Mallarmé).
rir que de vivre sans amour ! Cette pointe est
amenée par la volte du vers 13, constatant qu’il 8. Les deux poèmes chantent Marie, la jeune
n’existe pas de douceur sans Vénus, nom dési- paysanne aimée et perdue. Mais ils ouvrent
gnant par métonymie l’amour que la déesse aussi sur une généralisation. Le premier sonnet
inspire. (p. 214) propose un questionnement sur le vide
d’une vie sans amour. Dans le second (p. 215),
6. Mêlant lyrisme et argumentation, ce sonnet Marie disparaît sous les roses et les mots pour
commence par un jeu de mots plaisant : le pré- laisser place à une réflexion sur la brièveté de la
nom Marie, qui contient le verbe « aimer », est vie et le pouvoir de la poésie, qui chante encore
une invitation à l’amour. Mais si le poème prend quand la femme et le poète sont morts.
sa source dans un jeu anagrammatique qui rap-
pelle les divertissements littéraires en vogue à HISTOIRE DES ARTS
la Cour, il s’approfondit en réflexion sur le sens Vinci peint une jeune femme sereine et grave.
de la vie. Le questionnement est bien présent : Ses vêtements d’apparat lui donnent une cer-
« Qu’est-il rien de doux sans Vénus ? » Rien, taine raideur. Mais ses joues pleines, éclairées
assurément, comme l’affirme le vers 14, traduc- par une lumière rosée, son regard calme qui nous
tion littérale d’un vers de Stobée. La conquête effleure à peine, ses traits réguliers et tranquilles
amoureuse n’est alors plus seulement un jeu caractérisent sa beauté délicate, rehaussée par le
mais une quête de sens, une question de vie ou fin bijou qui ceint son front et que l’on nomme
de mort. Cette quête prendra fin tragiquement une « ferronnière ». Les traits du visage semblent
avec la mort de Marie, donnant naissance à de émerger dans un jeu d’ombre et de lumière, ce
poignantes élégies dont le texte B est un pathé- qui lui confère une grande douceur, annonçant
tique exemple. La Joconde.
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VERS LE BAC et « elle seule » (expression mise en valeur par
Invention la répétition en début de vers) qui peut com-
prendre les affres de la création, avec une ten-
Cet exercice suppose de bien connaître les carac- dresse de maîtresse et de mère. La répétition
téristiques du genre épistolaire. Il invite aussi à du syntagme « me comprend » / « car elle me
réinvestir un des thèmes de la séquence : le jeu comprend », à la fin du vers 4 et au début du
avec le langage. Ici, le prénom « Délie » peut vers 5, souligne son empathie, faite d’amour et
donner naissance à des jeux de mot signifiants, de douceur. Son égérie imaginaire vit avec lui
à des paronomases (Délie-délier-délire), à une dans la transparence des cœurs (v. 5), dans la
homonymie (Délie, délie), à des anagrammes communion des pleurs (v. 8 : « en pleurant »).
(Délie / élide), etc. Cette communication cœur à cœur est ce que
Faire lire ces productions à haute voix peut être vise Verlaine en poésie et sa muse l’exprime.
un exercice de virelangue intéressant. Donner forme à un idéal poétique est une des
fonctions traditionnelles de la Muse.
Commentaire
Le commentaire peut reprendre les trois axes 3. La ponctuation du vers 13 ainsi que la reprise
du questionnaire. Chaque paragraphe peut être de la conjonction « et » détachent chacun des
constitué par la réponse à une de ses questions. adjectifs caractérisant la voix de la femme. Ces
pauses fortes et les assonances en [a] donnent
l’impression que le souvenir émerge au fur et à
mesure des brumes de l’oubli.
4. Le nom de la jeune femme évoque celui
des défunts, comme le suggère la comparaison
Paul Verlaine,
⁄‚ Poèmes Saturniens,
⁄°§§
déployée sur les vers 10 et 11. De même, au
vers 12, l’outil de comparaison « pareil au »
associe le regard de la femme à celui des statues,
remarquable par leur fixité. Enfin, une troisième
comparaison achève d’assimiler la muse idéale
Paul Verlaine,
⁄⁄ Parallèlement,
⁄°°·
à une morte : sa voix « lointaine […] a l’in-
flexion des voix chères qui se sont tues ». L’effet
de chute apporté par le dernier mot (« tues »)
confirme ce que le lecteur pressentait : la jeune
femme a disparu.
 p. ¤⁄§-¤⁄‡
Entre présence et absence 5. La réciprocité et la fusion des sentiments sont
mises en valeur par la reprise du verbe « aimer ».
LECTURE DES TEXTES « Et que j’aime, et qui m’aime » (v. 2) est un bon
1. Le poème se présente comme un récit de rêve. exemple : parallélisme de construction, ponctua-
Il entraîne le lecteur dans un monde onirique, tion expressive et jeu sur les pronoms montrent
tissé de mystère sur l’identité de la jeune muse la circularité des sentiments. On remarque aussi
disparue. que le verbe est frappé de l’accent, ce qui le fait
ressortir. D’autant qu’« aime » revient au vers 4
2. La femme au centre de cette évocation élé-
(« et m’aime ») et entre en homonymie avec
giaque est davantage une Muse idéale qu’une
« même », placé à la rime du vers 3.
femme de chair et de sang. Le caractère chan-
geant de son identité (v. 3-4), l’indécision 6. Le travail des rythmes et sonorités sublime la
caractérisant la couleur de ses cheveux ou l’ou- douceur de la femme vue en songe. Les jeux de
bli de son nom (voir tercets) en témoignent. reprises font du poème une pâte sonore homo-
Classiquement, elle inspire le poète, qui fait gène, lisse. Assonances et allitérations accom-
d’elle l’objet de son sonnet. Elle est aussi très pagnent ainsi les répétitions de termes. Dans la
proche du créateur, présenté ici avec des accents première strophe, par exemple, le son [e] s’en-
baudelairiens. Le poète maudit, incompris de tend neuf fois (« étrange », « pénétrant », « et »
tous, fait rimer « problème » et « front blême » repris six fois) ; autant que le son [ε] (« fais »,
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rêve », « aime », « est », « fait »). On peut faire vers verlainien, presque « fadasse » (v. 7). Au
la même remarque sur les trois mots en [ɑ̃] du « clair de la lune » est aussi le titre d’une chanson
vers 1, frappés de l’accent pour donner naissance enfantine, trop facile et chantée jusqu’à l’écœu-
à un alexandrin bien cadencé (4/4/4). Ce rythme rement. Mais la douceur abrite la dissonance. En
berce le lecteur, enveloppe la femme de douceur. elle, se loge « un accord discord ». Un vers de 9
Notons que la musique de Verlaine est subtile. syllabes s’est glissé parmi les octosyllabes de ces
Les alexandrins réguliers alternent avec des deux strophes, apportant sa discordance. Le lec-
rythmes impairs, « plus légers, plus solubles dans teur trouvera-t-il ce qu’en musique on nomme
l’air ». Le vers 7 en est un bon exemple (3/9). « diabolus in musica » : un accord dissonant ? Il
7. Le « charme » est d’abord une incantation surprend, en glissant dans l’harmonie une ten-
magique. Puis, il désigne le sortilège lui-même. sion inattendue. Passe alors « le son, le frisson ».
Ici, répétitions des rythmes et des sonorités, Verlaine sait bien faire tout cela. Il joue avec sa
subtiles discordances au sein de cadences par- propre poétique et il le sait. « J’assume », dit-il
faites créent un effet d’envoûtement triste. au vers 2. Mais cette subtile autodérision renforce
La distribution des pauses, par exemple au encore la mélancolie du poème.
vers 13, rend le vers très musical, propice en 9. Un tombeau est un discours ou un poème pro-
cela au thème élégiaque de la femme disparue et noncé pour faire l’éloge d’un défunt. Verlaine
chantée. Ainsi naît une poésie douce et triste, érige un tombeau à sa propre mémoire, à sa propre
déplorant (« hélas ! ») mais consolant par la poésie, qu’il considère comme devenue un peu
musique et le chant. Et on pourrait conclure en morte, un peu embaumée, à force de reprendre
citant Verlaine lui-même : cette musique « berce les mêmes thèmes et les mêmes procédés.
mon cœur / d’une langueur monotone ».
8. Sont présents les champs lexicaux de la lune, HISTOIRE DES ARTS
de la mélancolie saturnienne et de la musique.
Ils renvoient à des éléments-clés de la poé- Le poème et la statue ont en commun le thème
tique verlainienne, ici exposée comme tissée du rêve. Le visage paisible de La Muse endormie
de thèmes poétiques devenus des clichés un peu est plongé dans le sommeil, yeux clos sur son
usés et faciles. univers intérieur. L’expression du visage apparaît
La première strophe est placée sous le signe de la à peine et semble se diluer dans la forme ovale
lune. On relève « nocturne », « clair de la lune » de la tête. On ne sait si les traits vont définiti-
et le jeu sur l’homonymie « l’une après l’une ». vement disparaître ou affleurer, tant la main de
« Le clair de la lune » renvoie à un poème des l’artiste s’est faite légère.
Fêtes galantes, recueil distillant une atmosphère Enfin, comme dans le poème, une sensibilité
nostalgique, subtilement triste, comme les per- d’une extrême douceur marque la surface de la
sonnages masqués jouant aux jeux de l’amour bouche, des yeux, des cheveux.
sur les tableaux de Watteau. L’allusion au
« masque » (v. 2) renforce cette hypothèse.
L’expression « enfant de Saturne » appartient,
ÉCRITURE
quant à elle, au champ lexical du « poète mau- Vers le commentaire
dit », habité par une mélancolie bien plus Introduction
sombre, incompris de tous (sauf d’une femme, Les premiers poèmes de Verlaine, placés sous le
imaginaire et morte). L’expression se trouve dans signe de Saturne, sont marqués par la mélanco-
Jadis et naguère. lie et la tristesse. Dans « Mon rêve familier »,
Enfin, pour enchanter cette tristesse douce ou Verlaine pleure un passé imaginé et recons-
profonde, Verlaine veut « de la musique avant truit, où il vivait en parfaite harmonie avec une
toute chose » : la seconde strophe illustre cet femme singulière, à la fois muse, mère et amante.
aspect de sa poétique, par un jeu d’intertex- Ce passé révolu, davantage rêvé que véritable-
tualité avec l’ensemble de son œuvre. Ainsi, ment vécu, est ici évoqué en un chant élégiaque.
Romances sans parole est le titre d’un recueil de La musicalité du vers enchante et atténue la tris-
1878. Le champ lexical de la musique, très pré- tesse de la perte et confère aux réminiscences
sent, insiste sur la douceur presque excessive du une douceur non pareille. Ainsi, « de la musique
10 Les jeux de l’amour | 179

Litterature.indb 179 06/09/11 11:52


avant toute chose » devient le mot d’ordre de
Ch. Baudelaire,
son sonnet : développant le sens du mystère et
de la suggestion, la musicalité des vers berce la
douleur de la séparation et de l’éloignement.
« Mon rêve familier » donne à entendre le carac-
⁄¤ Les Fleurs du mal,
⁄°§⁄
tère envoûtant de ses reprises sonores. Elles met-
Ch. Baudelaire,
tent l’accent sur l’incertitude qui accompagne ce
portrait d’une femme entrevue en rêve : c’est un
nouveau genre de poème d’amour dont la desti-
nataire reste insaisissable.
⁄‹ Petits Poèmes
en prose, ⁄°§‹
1) Une muse entre présence et absence
 p. ¤⁄°-¤⁄·
a) La femme insaisissable
b) Une muse idéale Beauté en fuite
c) L’ombre du deuil et de la séparation LECTURE DES TEXTES
2) Une élégie au charme incantatoire 1. Apparition d’une inconnue / Coup de foudre /
a) Les effets de reprises Disparition / Adieu définitif
b) Douceur et langueur 2. Le poème s’ouvre sur le bruit du monde,
donné à entendre dans une seule phrase, sonore
VERS LE BAC et saccadée. C’est sur fond de tumulte moderne
que la jeune femme fait son éphémère appari-
Invention tion, au vers 2. C’est un vrai coup de théâtre,
Pour guider les élèves, on peut leur demander de tant est grand le contraste entre elle et la rue.
donner les trois mots-clés qui ont motivé leur Le choix du passé simple, temps de l’action
choix artistique. Pour les trouver, ils s’appuieront soudaine et ponctuelle, (« passa » v. 3) rend
sur leurs émotions, leur ressenti. sensible cet effet de rupture, ainsi que le chan-
Ces trois mots-clés seront explorés : quelles gement de rythme. La présentation de la jeune
connotations y sont attachées ? Quelles analo- femme s’étale en effet sur plusieurs vers, plusieurs
gies évoquent-ils ? À quelles images font-ils pen- strophes même, dans un long enjambement. On
ser ? Puis, étoffés chacun par un champ lexical relève l’amplitude grandissante des groupes de
comprenant des épithètes homériques, des adjec- mots : après deux adjectifs brefs, on relève « en
tifs rares, des compléments du nom imagés, etc. grand deuil » (3) puis « douleur majestueuse »
Un souci particulier sera porté au travail des (6) et « d’une main fastueuse » (6). Les deux dié-
sonorités : la poésie est fille de Mnémosyne, rèses allongent encore le vers, rendant sensible
dit la légende grecque. Et pour se souvenir, la la démarche particulière d’une femme singulière.
scansion et la répétition sont essentielles. Ainsi,
l’anaphore, les parallélismes de constructions, les 3. Le poème en prose met l’accent sur la fuga-
allitérations et les assonances, les rimes internes cité de la rencontre. En effet, la comparaison du
n’ont pas seulement un effet décoratif. Ils font « voyageur emporté dans la nuit », inspirée par
partie de la langue poétique. la modernité des gares et des trains, rend sensible
C’est autour de ces trois points d’ancrage que se la rapidité de celle « qui a fui si vite » (l. 2).
L’intensité de cette brève rencontre s’exprime
déploieront les trois paragraphes de leur ode à la
à travers la métaphore convenue du coup de
beauté ou au mystère féminin.
foudre. Toutefois, l’image ancienne retrouve sa
portée poétique car elle est prise au pied de la
lettre : le regard de l’inconnue est un orage écla-
tant brutalement, sur fond de ténèbres. « Son
regard illumine comme l’éclair : c’est une explo-
sion dans les ténèbres » (l. 7-8). Le troisième
paragraphe reprend l’image de l’orage : la femme
est comparée à une lune arrachée à une « nuit
orageuse et bousculée ». La dangerosité de la
180 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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séductrice semble alors renforcer le charme de 6. L’oxymore « soleil noir » est frappant. L’image
la rencontre. sert de matrice à la description comparant la
jeune femme à un astre inédit. Il verse en effet
Prolongement « la lumière et le bonheur » aussi bien que « le
On peut faire le parallèle avec le vers 9 du noir », « les ténèbres » où éclate l’orage. Il est
texte 12 : « Un éclair… puis la nuit » : la même associé à « lune arrachée du ciel », « sinistre
image fait naître la poésie. Elle est ici plus ramas- et enivrante », invoquée par les sorcières de
sée. L’ellipse du verbe au profit des points de sus- Thessalie pour que s’accomplissent leurs sorti-
pension accélère le rythme et densifie le propos. lèges amoureux.
4. Les amants séparés se reverront « ailleurs », mot 7. La question renvoie chaque élève à sa sensi-
lancé en tête de vers et frappé de l’accent. Ce lieu bilité. À lui de s’appuyer sur sa lecture, sur les
– ou plutôt ce non lieu – se situe hors de portée, questions pour formuler en mots ce qu’il a pu
comme le décline la fin du vers 12, martelé d’une ressentir et, ensuite, défendre ses émotions.
ponctuation expressive. « Bien loin d’ici » met
l’accent sur l’éloignement géographique ; le second
hémistiche, constitué de « trop tard ! jamais peut- HISTOIRE DES ARTS
être ! », sur l’éloignement temporel. La question Le charme de cette passante tient à sa beauté en
venant clore le premier tercet propose une amorce fuite : elle semble en mouvement, marchant vers
de réponse : peut-être les deux amants se rever- le spectateur. Elle ne cherche pas la rencontre,
ront-ils dans la mort, dans « l’éternité ». bien au contraire. À demie dissimulée derrière
son chapeau et son col de fourrure luxueusement
5. La passante du sonnet est sensuelle car en
remonté, elle ne regarde personne. Son regard
mouvement. Ainsi, le premier mot de la deu-
évite le spectateur, glissant obliquement vers la
xième strophe est « agile », situé à une place
droite. Le spectateur ne capte qu’un bref aperçu,
forte du vers et mis en valeur par l’enjambement.
un éclat de cheveux roux s’échappant du cha-
On relève aussi deux verbes de mouvement :
peau, avant qu’elle ne disparaisse, transitoire
« soulevant, balançant le feston et l’ourlet ». La
beauté moderne.
rime interne en [ɑ̃], le rythme ternaire et le par-
ticipe présent mettent en valeur la souplesse du
corps ondoyant. Avec séduction, elle sait jouer VERS LE BAC
avec son vêtement pour dévoiler sa jambe avec
Invention
un érotisme discret. Pourtant, il s’agit d’une
« jambe de statue », ce qui, de manière oxymo- On peut inviter les élèves à s’appuyer sur le ques-
rique, révèle une froideur splendide. Les adjectifs tionnaire pour réussir cet exercice de transpo-
« noble », « majestueuse » et « fastueuse », pris sition. La question 2 permet de comprendre la
dans un rythme ample et grave, la présentent violence de l’apparition, la question 3 s’interroge
aussi comme altière. La mention du deuil achève sur les images qui expriment l’intensité de cette
de donner à la scène sa froideur. brève rencontre. Les élèves peuvent ensuite se
La même contradiction se retrouve dans « Le désir les approprier.
de peindre ». Si elle est belle, c’est parce qu’elle
est à la fois sensuelle et glaciale. « L’explosion », Oral (entretien)
« l’éclair », la danse frénétique et ensorcelée ren- La femme baudelairienne, parce qu’elle incarne
voient à une sensualité lourde, menaçante. Le noir la réconciliation des contraires, offre une
et la nuit confèrent une tonalité plus froide. image de cet « ailleurs » que le poète souhaite
S’esquisse ainsi le portrait fugace d’une femme atteindre. Elle en est une secrète correspon-
idéale, alliant la beauté éternelle des statues à la dance. Ce constat peut servir d’axe à une expli-
féminité sensuelle et mouvante. cation suivant le plan suivant :
1) Une femme froide et sensuelle
Prolongement 2) Qui force à désirer l’ailleurs, dont elle est la
La passante baudelairienne est une vivante fugitive et intense préfiguration
incarnation de la beauté moderne, qui saisit 3) Avec un désir violent (analyse du deuxième
l’éternel dans le transitoire. quatrain)
10 Les jeux de l’amour | 181

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⁄› G. Apollinaire,
Poèmes à Lou, ⁄·∞∞
dans les tranchées. Il est confronté chaque jour
au danger et sa poésie, en prise avec la réalité,
veut témoigner de cette vie violente, déchirée
entre envie d’aimer (de vivre, donc) et accep-
 p. ¤¤‚ tation courageuse du risque et de la mort. Il
Poésie simultanée envisage même sa propre disparition dans Si je
mourais là-bas... Le texte B en est la conclusion.
LECTURE DES TEXTES
Chaque lettre de Lou est la source d’une rime
1. En jouant avec l’acrostiche (texte A), qui se en [sang] : « descend », « pressent », « sang »,
lit verticalement, Apollinaire épelle le prénom annonçant, de manière prémonitoire la poussée
aimé et fait de chaque lettre de Lou l’initiale de violence à venir et, de manière saisissante, sa
d’un vers horizontal. Graphiquement, le nom de propre mort. L’amour (LOU) et la mort (la rime
l’aimée fait naître la poésie et lui donne forme. en « sang ») sont mêlés en un seul et même geste
La réciproque est vraie : le poème donne forme graphique.
à l’amour et révèle le visage de l’aimée (texte B).
Ainsi, le calligramme (texte B) commence par :
« Reconnais-toi ». Lou est invitée à regarder son Prolongement
portrait, très original. Elle regarde d’abord le des- On peut comparer ce texte avec le tableau
sin, puis déchiffre les mots qui le forment et se de Chirico intitulé : Portrait prémonitoire de
déploient dans l’espace de la page. Certains sont Guillaume Apollinaire (1914), le représentant en
écrits horizontalement, d’autres verticalement, homme blessé à la tête. C’est bien de cela dont
d’autres encore, en oblique. Le sens de lecture a mourra le poète.
son importance. Ainsi, l’expression « l’ovale de
ta figure » s’incurve et forme un ovale. Il y a une VERS LE BAC
correspondance étroite entre la forme du corps et
celle du poème. Au terme de ce double parcours Dissertation
de lecture, visuel et textuel, Lou a conscience Proposition de plan :
de son image, de ses contours, tels que les voit La poésie amoureuse remplit plusieurs fonctions :
son amant. elle célèbre la destinataire du poème pour mieux
Ainsi, en jouant avec la multiplicité des sens la séduire. Elle évoque aussi, à travers un nom,
de lecture, Apollinaire fait du nom de l’absente un type de femme magnifié et idéalisé, plutôt
l’objet et le sujet de la poésie, la « matière pre- qu’une femme précise. N’est-ce pas alors une
mière » de son œuvre et la destinataire finale femme mythique, réinventée, symbole de poésie,
des poèmes. qui est avant tout célébrée et aimée ?
1) Une invitation aux jeux de l’amour
2. On reconnaît bien les mots-images « œil », Pour déclarer son amour et séduire, le poète
« nez », « bouche », au centre du dessin. Une fait de son poème une arme de conquête afin
lecture attentive permet de déchiffrer aisément de triompher aux jeux de l’amour. Voiture l’ex-
l’expression « l’ovale de ta figure ». Ainsi, le plique avec malice et virtuosité.
visage de l’aimée apparaît avec clarté « sous Plusieurs exemples peuvent étayer notre propos :
le grand chapeau canotier ». Un rapide regard Le blason magnifie le corps d’une femme précise,
sur la photographie montre que le trait est pré- même si son évocation suit des modèles culturels
cis, net. Il faut en revanche de bons yeux pour
aisément reconnaissables.
trouver le « cou », « le buste » et surtout « le
Le calligramme et l’acrostiche des poèmes à Lou
cœur qui bat ». C’est un choix d’Apollinaire : il
sont des portraits vivants de l’absente, dont le
avoue n’en donner qu’une « imparfaite image »,
souvenir est certes sublimé mais fidèle, comme
comme floutée à travers un « nuage ». Sans
en atteste la photographie. Ces portraits vivants
doute le battement de cœur (le sentiment,
sont une déclaration séduisante.
l’émotion) est-il ce qu’il y a de plus difficile à
2) Recréation et transfiguration de la femme
représenter, quand les amants sont séparés.
Les poètes ne font pas le portrait d’une femme
3. En 1915, quand le poète écrit ce poème à Lou, aimée mais d’une femme incarnant un idéal
il est engagé volontaire et se bat comme artilleur poétique.
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a) Une femme réelle, mais mythifiée par ce nom générique (I, 2°). Mais Iris est aussi
« Marie » est un personnage poétique, inspiré un élément de la nature, qu’il s’agisse du cos-
par plusieurs jeunes femmes fauchées dans la mos éloigné (« petite planète ») ou de la nature
fleur de l’âge. Le prénom renvoie alors à une proche, fleur ou insecte vivant sur le franc-bord
femme mythifiée, incarnant la fuite du temps et (« papillon », « iris jaune des rivières »). Enfin,
la beauté dans sa vulnérabilité. le nom « iris » permet une approche plus méto-
b) Une femme inspiratrice, la Muse nymique et plus charnelle de la femme aimée.
Verlaine se souvient d’une femme dont le lecteur On se focalise sur son œil, son iris coloré. Ces
devine peu à peu qu’elle est morte, définitive- différentes rubriques sont autant d’angles d’at-
ment absente. L’évoquer, c’est évoquer l’absence taque pour évoquer la femme aimée dans sa plu-
et le deuil, renouer avec une des fonctions les ralité. Complète et complexe, elle est à la fois
plus anciennes de la poésie et placer ses pas dans idéalisée et très physiquement incarnée, loin-
ceux d’Orphée. taine et proche, unique et générique. Tous ces
c) Une femme « Pygmalion » contraires sont contenus dans son nom, « Iris
Éluard et Breton construisent le mythe de la plural ». Le poème offre la vision d’une femme
femme capable de faire renaître le poète à lui- médiatrice, réconciliant les contraires. Elle est la
même. Elle façonne sa personnalité, le révèle à messagère par excellence, trait d’union entre le
lui-même : « Toi qui m’as inventé ». ciel et la terre, les hommes et les dieux, toujours
sur le franc-bord.
4. La rubrique I 2° montre la volonté de s’ins-
crire dans une tradition consistant à nommer
René Char, Lettera
⁄∞ amorosa, ⁄·∞‹
 p. ¤¤⁄
« Iris » la dame de ses pensées pour ne pas la
compromettre en donnant son vrai prénom
(si elle est mariée par exemple). Et si l’amant
change de maîtresse, le nom demeure. Elle est
Dérouler l’écharpe d’Iris une Iris parmi d’autres. C’est presque un jeu lit-
téraire, au même titre que le madrigal de circons-
LECTURE DU TEXTE tance (Ronsard) ou le rondeau de commande
1. Dans la mythologie grecque, Iris est la messa- (Voiture). Pourtant, en inventant une forme
gère des dieux, représentée sous les traits d’une de poème inédite, Char s’empare de cette Iris
jeune fille avec des ailes brillantes et irisées. Les si impersonnelle, à la source de tant de poèmes
poètes voient dans l’arc-en-ciel son écharpe ou convenus et il insuffle à ce nom un lyrisme
la trace de son pied. La première « définition » amoureux nouveau. Iris rime avec Éros.
proposée par le poète s’inspire directement de la 5. Les différentes définitions ont un trait com-
mythologie. mun : la couleur changeante. Qu’il s’agisse de
2. Le poète compose son poème comme l’écharpe d’Iris, de la femme-couleur, du « grand
une notice de dictionnaire. Il s’agit là d’une mars changeant » ou des yeux de différentes
contrainte fertile. Pour comprendre et définir couleurs, il existe une correspondance entre le
Iris, R. Char explore en effet les dénotations du mot-talisman et le nuancier irisé qu’il évoque. La
nom propre (définitions I, 1°, I, 2°, I, 3°) puis, définition II évoque le bleu, le noir, le vert. Le
du nom commun (II et IV). Seule la rubrique III papillon de la rubrique II est « gris ». Enfin, l’iris
prend quelque liberté avec le modèle d’écriture : des rivières (IV) est jaune. Toutes ces couleurs
elle ne propose pas de définition mais une série sont sublimées par leurs déclinaisons irisées.
d’exemples jouant avec la connotation du mot C’est pourquoi le papillon gris mais aux reflets
(en l’occurrence, la couleur). Ainsi, le poème changeants et l’écharpe arc-en-ciel en sont la
synthèse achevée. Toutefois, le papillon est ici
évoque les promesses d’un nom, dont chaque
un insecte de mauvais augure. Une phrase lapi-
lettre est une « Lettera amorosa » (l. 13).
daire le dit sans ambages : « Prévient du visiteur
3. Iris est d’abord une créature féminine : il s’agit funèbre ». Char se nourrit de la mythologie pour
de la déesse (I, 1°) ou de la Dame, femme idéa- glisser une ombre menaçante dans son histoire
lisée qu’il est interdit d’aimer et qu’on désigne d’amour : on raconte qu’Iris coupait une mèche
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de cheveux aux femmes qui allaient mourir. Le Belleau, Antoine de Baïf, Pontus de Tyard et
papillon nommé Iris retrouve ce sinistre rôle Étienne Jodelle. Défense et Illustration de la lan-
prémonitoire. gue française, ouvrage publié en 1549 sous la
signature de Joachim du Bellay présente leur
VERS LE BAC
programme : ils veulent écrire en Français ; « la
Invention poésie doit parler la langue du poète ». Ils déci-
Si l’on s’appuie sur les travaux de l’historien dent pour cela d’enrichir la langue française en
Michel Pastoureau, les connotations associées forgeant des néologismes issus du latin, du grec
aux couleurs ont évolué au fil des siècles. Les ou des langues régionales, en ressuscitant des
mots de couleur, issus du concret, des matériaux, mots anciens oubliés, en multipliant les figures
du vécu, de l’histoire de l’homme et des menta- de style à l’imitation de Pétrarque. Ils défendent
lités, se chargent ainsi d’une portée symbolique celles des auteurs gréco-latins : les lire permet de
très poétique. Pour découvrir ces connotations, se cultiver et d’échapper à l’ignorance. Mais s’en
ainsi que le lexique associé, on peut visionner, inspirer permet de les dépasser.
sur le site de la BNF, l’exposition virtuelle consa-
crée au rouge. http://expositions.bnf.fr/rouge 2. Ronsard explique son idéal d’enrichissement
Ou lire « les mots de la couleur, de la science et de la langue par la métaphore du tissu. Si le texte
de la technique au symbolique », sur www.cnrs. est un tissu, pauvre et nu, il faut l’enrichir en
fr/Cnrspresse/n391coul/html/n391coula03.htm. brodant, en entrelaçant à chacun de ses fils de
Enfin, les textes littéraires sont riches de délicates fleurs de rhétorique. Ainsi, les « figures,
couleurs au nom évocateur : Proust associe schèmes, tropes, etc. » sont autant d’ornements
Madame de Guermantes à l’amarante (Du côté « florides » (l. 7). Ils sont assimilés à des « pas-
de Guermantes, I) ; il relie aussi la douceur de sements, broderies, tapisseries et entrelacement
l’amour à la couleur parme (voir manuel de de fleurs poétiques » cousus à même le tissu du
l’élève p. 507). Dans Les Enfants du paradis, texte. C’est alors que la poésie devient belle,
Prévert donne à la femme aimée le nom de radicalement autre (« quasi séparé[e] du lan-
Garance. La muse de Pétrarque, Laure, évoque gage commun », « séparées de la prose triviale
l’or. Mélanie, en grec, signifie « noire » : on peut et vulgaire »).
écrire un poème à la manière Senghor. Etc. Pour Du Bellay vieillissant, cette pratique risque
d’altérer la simplicité sincère des sentiments.
Oral (analyse) Si c’est l’ornement qui importe, permettant au
Proposition de plan poète virtuose de montrer avant tout sa maestria,
1) Une démarche originale l’amour des mots passe avant l’amour.
a) Un jeu littéraire (Reprendre la question 4.)
3. Ainsi deux thèses s’opposent :
b) Auquel R. Char insuffle une grande originalité
1) Ronsard plaide pour une poésie savante
(Reprendre la question 2.)
a) Seule la poésie rehaussée de figures arrache le
2) Les promesses d’un nom
langage amoureux à la trivialité, à la vulgarité
a) Un nom et un prénom riches de significations
b) Le beau langage permet à la fois de « repré-
et de connotations (Reprendre les questions 1, 3.)
senter la chose » et de la sublimer par « la splen-
b) Les couleurs de la vie et de la mort
deur des vers »
Reprendre la question 5.
2) Du Bellay aimerait revenir à une expression
3) Une vision complexe de la femme aimée
plus simple
Reprendre la question 3.
a) La simplicité est synonyme d’authenticité
b) Le beau langage est un masque trompeur. Nul
POUR ARGUMENTER : ne peut plus être soi-même
AMOUR DE LA FEMME OU c) Le beau langage flatte la femme mais ne
l’enflamme pas
AMOUR DES MOTS  p. ¤¤¤
LECTURE DES TEXTES ÉDUCATION AUX MÉDIAS :
1. La Pléiade est un groupe de sept poètes fran- UN DÉBAT TÉLÉVISÉ
çais du XVIe siècle : Pierre de Ronsard, Joachim Le débat réutilisera les arguments exposés dans
du Bellay, Jacques Peletier du Mans, Rémy la question 3.
184 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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Séquence
Dame Nature
⁄⁄ en son jardin
Objectifs et présentation de la séquence  p. ¤¤∞
Livre de l’élève  p. ¤¤∞ à ¤‹¤

Objectifs :
– Découvrir la représentation de la nature et son évolution, à travers le motif littéraire
et pictural du jardin.
– Analyser les formes et les significations d’œuvres artistiques et poétiques.
Le jardin est le lieu de tous les paradoxes. Premier paradoxe : le jardin, c’est la nature perçue et trans-
formée par notre imaginaire. Le jardin est un lieu réel, mais c’est aussi un lieu baigné d’imaginaire :
on ne peut visiter un jardin sans penser au jardin d’Eden, au jardin de Cythère, au jardin d’Arcadie,
au jardin des Muses, etc. Aussi peut-on vraiment dire qu’il s’agit d’un topos, au double sens du terme
(voir lexique dans le manuel de l’élève) ? Lieu culturel par excellence, il est source de mythes, de
références, d’intertextualité implicite. C’est ce qui fait que ce lieu, éphémère, devient un lieu de
mémoire. Et c’est là le deuxième paradoxe. Troisième paradoxe : le jardin semble naturel. Pourtant,
comme la peinture, le jardin est une création humaine. C’est une représentation de l’harmonie entre
l’homme et la nature. Paradoxalement, dans le jardin, la nature semble faire son autoportrait, mais
c’est l’homme qui conçoit le tableau et qui tient le pinceau. Le jardinier, bien souvent, n’est pas loin
du peintre. À cette différence près : si, comme le tableau, le jardin s’offre au regard, il se donne en
plus à parcourir.
À travers cette séquence, il ne s’agit pas de dresser une histoire exhaustive des jardins et de leur
influence sur la peinture et la littérature. Il s’agit plutôt d’une promenade au cours de laquelle la
richesse du motif du jardin permettra de rencontrer quelques fleurs de la poésie française. Les mots
« florilège » et « anthologie », ne l’oublions pas, appartiennent bien à l’univers du jardin.

Sitographie : on trouvera sur le site académique de Versailles, « La page des Lettres » des articles
consacrés au thème littéraire des jardins, écrits par Estelle Plaisant-Soler.
– L’apologue au jardin. Séquence de première.
– Libertinage au jardin. Séquence de première.
– Le baroque : le jardin des métamorphoses. Séquence de première.

⁄ Le jardin des délices suggère l’enclos. En effet, le jardin médiéval est


d’abord un hortus conclusus : clos sur lui-même,
au Moyen Âge  p. ¤¤6-¤¤‡ fermé au monde extérieur et à la nature sauvage ;
il symbolise une nature domestiquée et magni-
ÉTUDE D’UNE TAPISSERIE fiée. Le jardin en effet n’est pas la nature, dont
1. Cette tapisserie du musée de Cluny appartient l’exubérance effraie, mais une représentation
à la série dite de la Dame à la Licorne, consacrée maîtrisée d’une nature assagie. C’est la raison
aux cinq sens. Nous sommes bien dans un jar- pour laquelle le jardin ne se confond pas avec le
din, comme le prouvent les arbres, le parterre paysage, notion voisine mais dont l’apparition
de fleurs et le treillage de rosiers grimpants qui est beaucoup plus tardive. Le paysage n’est pas
marque la clôture. La rondeur des bordures clos mais ouvert sur la nature. Cela peut paraître
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surprenant, mais si l’histoire du jardin remonte à 2. Charles d’Orléans et Christine de Pisan évo-
la plus lointaine Antiquité, celle du paysage, en quent des éléments de la nature qui sont avant
revanche, date de la fin du XVIIIe siècle, début du tout les agréments du jardin : les oiseaux, mais
XIXe siècle. Et la différence majeure entre le jardin surtout les fontaines et les parterres de fleurs qui
et le paysage réside précisément dans cette notion symbolisent la nature apprivoisée du jardin.
de clôture, que marquent doublement dans cette
3. Le topos de la reverdie est au cœur de l’évoca-
tapisserie le parterre de fleurs et le treillage.
tion poétique de la nature, mais aussi de sa repré-
2. Le luxe des vêtements de la dame, entourée sentation picturale. Dans la tapisserie comme
d’un lion et d’une licorne porteurs d’étendards, dans l’enluminure, les parterres sont fleuris,
et servie par une dame agenouillée sont une les arbres verdoient et portent des fruits. C’est
exaltation de la noblesse. Plusieurs allusions au plus net encore dans le cas de l’enluminure du
goût font également de cette scène une exalta- Roman de la Rose car certains arbres sont encore
tion du plaisir des sens : la dame plonge la main nus, comme au sortir de l’hiver. On peut égale-
dans un drageoir sous l’œil attentif de son petit ment noter que cette représentation de la nature
chien qui suit la scène, tandis qu’au premier plan qui revit et s’épanouit est bien symbolique.
un petit singe mange une baie ou une dragée. Ce n’est pas une tentative de représentation
réaliste du printemps : en effet, dans la tapisse-
3. La licorne est traditionnellement un symbole rie en particulier, les plantes sont toutes repré-
de pureté et sa présence transforme générale-
sentées au moment de leur floraison, alors que
ment un jardin en jardin mystique. Ainsi, dans
normalement, elles ne fleurissent pas au même
la tapisserie de la Chasse à la licorne au musée des moment.
Cloîtres de New York, la licorne représente le
Christ : elle est poursuivie, blessée et finalement 4. Le Roman de la Rose raconte une aventure,
tuée par les hommes en présence d’un couple celle de la quête de la Rose, au cours de laquelle
seigneurial souvent interprété comme Adam et le jeune homme subit de nombreuses épreuves
Ève. La mort de la licorne symbolise la Passion qui l’initient à un modèle de comportement
et le jardin dans lequel elle apparaît d’abord amoureux, selon l’idéal de l’amour courtois. Et
est le jardin des oliviers. Cette interprétation cette initiation a lieu dans un jardin, ce qui va
mystique de la tapisserie de la Dame à la licorne de soi puisque l’objet de la quête est une rose.
semble impossible : il y a certes des petits chiens, Bien sûr, nous sommes dans l’allégorie. Cette
symboles de fidélité, et plus particulièrement enluminure illustre, à la manière d’une bande
de fidélité à la foi et à l’Église, mais aussi de dessinée, trois épisodes successifs : la découverte
nombreux lapins, symboles du « déduit », le plai- du jardin clos, lieu symbolique de l’amour cour-
sir amoureux. Ainsi, le jardin de cette tapisserie tois ; la porte est ouverte par Oisiveté, qui sera
s’apparente au jardin amoureux, au lieu idéal la conseillère d’amour dans le roman ; le jeune
de l’amour courtois médiéval, aussi appelé locus homme parvient au jardin de Déduit (Plaisir),
amoenus. entouré de personnages allégoriques (Beauté,
Richesse, Courtoisie, Jeunesse).
DES TEXTES AUX IMAGES On retrouve dans cette enluminure l’exaltation
1. Charles d’Orléans célèbre l’arrivée du prin- du goût à travers la présence des arbres fruitiers,
mais d’autres sens y sont représentés, complétant
temps par une personnification, filée tout au
ainsi la tapisserie de la Dame à la licorne : la vue
long du poème. Le champ lexical du vêtement
avec la beauté de la fontaine, le toucher avec son
(« manteau », « broderie », « livrée », « s’ha-
eau fraîche, mais surtout l’ouïe avec la musique
bille ») évoque ainsi les transformations de la
et les chants auxquels se consacrent la moitié
nature, tapis de verdure qui se réveille et se pare
des personnages.
au sortir de l’hiver.
On peut se souvenir que le mot « texte », qui 5. Dans les poèmes comme les images, le jardin
vient du latin textum, signifie tissu. Le poème, amoureux médiéval se caractérise par la beauté
célébrant la reverdi du tapis naturel, est lui aussi de la nature, domestiquée et magnifiée par la
une tapisserie, un tissu que l’on brode de fleurs main de l’homme. Tout y devient exaltation du
de rhétorique. plaisir des sens : chants des oiseaux, odeurs des
186 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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fleurs, goût des fruits, fraîcheur des fontaines, gazon, si beau et agréable : le soleil ne sera jamais
beauté des parterres colorés. Dans tous les cas, si chaud, à midi, quand il est au plus haut, qu’un
le jardin est clos et ses murs en font un espace seul rayon puisse y parvenir, car c’est ainsi que
à la fois à l’abri des regards et symboliquement jean a su lui donner forme, et mener et conduire
distinct du château ou de la ville aux règles de ses branches. C’est là que Fénice va se distraire,
sociabilité contraignantes. elle y fait son lit pour la journée : ils y pren-
nent joie et plaisir. Et le verger est tout entour
6. Charles d’Orléans et Christine de Pisan
bien clos par un haut mur attenant à la tour,
évoquent le chant des oiseaux pour symboli-
si bien que rien ne peut y entrer s’il n’y monte en
ser le retour du printemps et la renaissance de
entrant par la tour. Maintenant, Fénice est bien
la nature. Mais Christine de Pisan se fait plus
à son aise, il n’est rien qui lui déplaise et rien
précise en évoquant leur jeunesse et en caracté-
ne manque à son bonheur, quand sous la fleur
risant leur chant si « doux ». Comme dans l’en-
et sous la feuille elle peut tenir son ami dans
luminure, où l’artiste a représenté les jeunes
ses bras. »
nobles en train de chanter accompagnés d’un
luth, le chant des oiseaux évoque de façon méta-
Parcours culturel
phorique le chant amoureux des jeunes gens.
Il est possible de comparer ce poème de
7. Au chant des oiseaux et des amoureux qu’évo- Christine de Pisan avec son rondeau (p. 204).
quent les poèmes de la Reverdie, vient se joindre D’autres poèmes du manuel évoquent le prin-
le chant poétique. Rondeau et ballade sont en temps : Sur la mort de Marie de Pierre Ronsard,
effet des formes poétiques fixes appréciées des (p. 215), Grand Bal du Printemps de Jacques
poètes médiévaux (voir fiche méthode 25, Prévert (p. 242), Le Temps des cerises de Jean-
p. 496 du manuel de l’élève). Elles se caracté- Baptiste Clément (p. 266), Mignonne, allons voir
risent par le choix d’un mètre (octosyllabe pour si la rose de Pierre Ronsard (p. 495).
Charles d’Orléans et décasyllabe pour Christine
de Pisan) et surtout du retour d’un vers ou d’un
groupes de vers jouant le rôle d’un refrain dans
une chanson : « Le temps a laissé son man-
teau », « Chapeaux jolis, violettes et roses, / ¤ Le jardin baroque, théâtre
Fleur de printemps, muguet et fleurs d’amour ». des métamorphoses  p.¤¤8-¤¤·
N’oublions pas qu’à l’origine, les troubadours
chantaient leurs poèmes courtois. Évoquant le
ÉTUDE D’UNE SCULPTURE
chant des oiseaux, métaphore du chant poé- 1. Apollon est amoureux de la nymphe Daphné,
tique, et le locus amoenus, le jardin permet ainsi qui refuse ses avances et s’enfuit, poursuivie
l’expression privilégiée de la poésie lyrique par le dieu. Le Bernin a choisi de représenter
courtoise. le moment où Daphné, rattrapée par Apollon,
supplie le fleuve Pénée, son père, de lui venir
en aide. Celui-ci la transforme alors en laurier.
Prolongement Plusieurs détails de la sculpture manifestent la
transition entre l’humain et le végétal : l’une
Le jardin amoureux est un thème qui fleurit dans
des deux jambes est déjà prise dans l’écorce de
toute la littérature médiévale et qu’on retrouve
l’arbre, les pieds s’allongent pour devenir racines,
par exemple chez Chrétien de Troyes. C’est ainsi
les doigts et la chevelure deviennent branches
le cas dans Cligès, dont on peut citer ce passage :
et feuillage. Cette sculpture incarne à la perfec-
« Au milieu du verger, il y avait un arbre greffé,
tion le goût du baroque pour les métamorphoses,
haut, beau, vigoureux, chargé et recouvert de
que le critique littéraire Jean Rousset synthétise
fleurs. Les branches avaient été conduites de
à travers la figure de Circé.
telle manière qu’elles retombaient toutes vers la
terre et allaient presque jusqu’au sol, sauf la cime 2. Mais le baroque est aussi l’art du mouvement
dont elles naissaient, et dont le rameau central et les formes des corps soulignent cette mobilité,
montait tout droit vers le haut. Fénice ne désire voire cette instabilité. Les membres d’Apollon
rien d’autre que cet endroit, car sous l’arbre est le et Daphné dessinent une diagonale qui s’élève
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vers le ciel. Et le corps de Daphné, tout en se nuages descendent du ciel, les hommes se chan-
solidifiant dans l’écorce, semble sur le point gent en rochers pour reprendre figure humaine :
de tomber en avant, s’il n’était retenu par la c’est le monde des formes en mouvement, auquel
main d’Apollon. Ce paradoxe souligne l’art du commande Circé, déesse des métamorphoses.
sculpteur et symbolise l’esthétique baroque qui Circé, c’est la magicienne qui, d’un homme fait
parvient à rendre léger, aérien et instable même un animal, et de nouveau un homme ; plus de
le tronc d’un arbre en marbre. visages, mais des masques ; elle touche les choses
et les choses ne sont plus ce qu’elles étaient ; elle
DES TEXTES AUX IMAGES regarde le paysage et il se transforme. Il semble
1. Le Bernin choisit de représenter le moment qu’en sa présence, l’univers perde son unité, le
où Daphné se transforme en laurier et n’est plus sol sa stabilité, les êtres leur identité ; tout se
une nymphe et pas encore une plante. De même, décompose pour se recomposer, entraînés dans
Tuby choisit de représenter le moment où le char le flux d’une incessante mutation, dans un jeu
d’Apollon, qui tire le soleil, émerge des océans, d’apparences toujours en fuite devant d’autres
mais n’est pas encore tout à fait libéré des flots. apparences. »
Dans les deux cas, il s’agit d’une métamorphose : La Fontaine prête à la déesse des jardins,
pour la deuxième sculpture, celle de la nuit qui Hortésie, les attributs de la Circé baroque de
fait place au jour. Et dans les deux cas, le sculp- Jean Rousset. Avec elle, le jardin n’est plus
teur représente le mouvement. Ces deux œuvres unique, mais multiple : « tant de merveilles
incarnent donc l’esthétique baroque. que l’on s’égare dans leur choix » et se méta-
morphose perpétuellement : « cent formes
2. Le drapé d’Apollon souligne le mouvement différentes ».
du char, encore mis en valeur par la tension mus-
culaire des chevaux et leur expression furieuse, 6. Parmi les cinq sens, le discours d’Hortésie
tendue par l’effort. Enfin, c’est surtout le fait évoque en particulier le plaisir de la vue : « tou-
que leurs corps n’émergent qu’à moitié de l’eau, jours il charme les yeux ». Mais elle évoque
tandis que les jets d’eau imitent les éclabous- également le goût : « J’embellis les fruits » et
sures provoquées par leur galop, qui dynamise l’ouïe : « il bouillonne ».
la sculpture. 7. Les métamorphoses mythologiques évoquées
3. Les sculptures du Bernin et de Tuby exaltent par Ovide ont fréquemment inspiré les peintres
le mouvement de façon typiquement baroque. et leurs adaptations picturales sont très nom-
On retrouve cette esthétique dans le poème breuses. On pourra, en guise de correction, pri-
de La Fontaine à travers notamment le champ vilégier les tableaux baroques et demander ainsi
lexical du mouvement : « coulent », « se levant », oralement aux élèves d’expliquer en quoi ces
« liquide », « jaillissantes », « tomber à flots œuvres sont baroques. C’est le cas par exemple
de la métamorphose d’Actéon, peinte par le
précipités », « roule », « bouillonne », « coule ».
Cavalier d’Arpin. On pourra lire également le
4. Le choix des figures mythologiques n’est poème de Philippe Desportes issu des Amours de
jamais anodin. Si Tuby choisit de représenter Diane : « Celui que l’Amour range à son com-
le char d’Apollon qui tire derrière lui l’astre mandement ». Il est possible aussi d’étudier, en
solaire, c’est qu’à travers ce mythe antique, il illustration de ce poème, la métamorphose de
évoque celui que l’on nomme le « roi soleil » : Narcisse avec le tableau du Caravage. À l’in-
Louis XIV. Et si le char émerge de l’eau, c’est verse, on pourra demander aux élèves d’expli-
pour signifier que le règne de Louis XIV va éclai- quer en quoi la représentation de Narcisse et
rer l’Europe et le monde. Écho par Poussin est classique.
5. À partir d’une analyse des ballets de cour du 8. Cette citation de Pierre Le Moyne attribue
début du XVIIe siècle, le critique littéraire Jean au jardin des caractéristiques qui sont typiques
Rousset interprète le personnage de la magi- de l’esthétique baroque : l’irrégularité qui lui a
cienne Circé comme central dans l’esthétique donné son nom (« sans ordre et sans figure »),
baroque : « Les pierres marchent, les montagnes l’étrangeté (« le hasard fait plus »), le mou-
s’ouvrent, les animaux surgissent du sol, les vement (« étendent », « lèvent au ciel »),
188 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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l’instabilité (« ni durable bien », « ni durable le public, son nombre et sa diversité : hommes
parure ») et le goût pour l’extrême profusion en hauts de forme, militaires, dames, nourrices
(« les plus enrichis de fruit et de verdure »). surveillant des enfants, etc. Au XIXe siècle, le
D’autres citations évoquent la même idée et peu- jardin public devient un haut lieu de sociabilité.
vent être lues aux élèves. Corneille écrit ainsi
2. Par ses grands aplats de couleurs, ses touches
en avertissement à L’Illusion comique : « Voici
floues qui mettent en valeur le mouvement
un étrange monstre que je vous dédie. Le pre-
du public et des feuillages, et son travail sur la
mier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants
lumière, ce tableau inaugure l’impressionnisme.
font une comédie imparfaite, le dernier est une
tragédie ; et tout cela, cousu ensemble, fait une 3. Le tableau est clairement construit selon un
comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre découpage aux tiers : le public occupe les deux
et extravagante tant qu’on voudra, elle est nou- tiers inférieurs, tandis que des troncs d’arbres
velle […]. Je dirai peu de chose de cette pièce : scandent les tiers verticaux. Par contre, les lignes
c’est une galanterie extravagante, qui a tant de fuite sont très difficiles à repérer et semblent
d’irrégularités qu’elle ne vaut pas la peine de la quasiment absentes, ce qui a pour effet d’écra-
considérer, bien que la nouveauté de ce caprice ser la perspective. La profondeur semble ainsi
en ait rendu le succès assez favorable pour ne me marquée exclusivement par la multiplication de
repentir pas d’y avoir perdu quelque temps… » hauts de forme de plus en plus flous au fur et à
mesure qu’ils s’éloignent du premier plan. Cette
Prolongement composition renforce également le caractère
social du jardin public du XIXe siècle.
Que le jardin se métamorphose, rien de surpre-
nant à cela. Il suffit de comparer le jardin médié-
DES IMAGES AUX TEXTES
val, le jardin de Versailles, le jardin public et le
mur végétal pour s’en rendre compte. Pourtant, 1. Nerval met en scène le coup de foudre res-
ces métamorphoses, si radicales soient-elles, ne senti par la multiplication de synecdoques : « à
remettent pas en question le concept de jardin : la main », « à la bouche », « d’un seul regard »,
nous y reconnaissons tous des jardins. C’est que et la métonymie : « parfum, jeune fille ». Ces
le jardin, dans son esthétique et dans son essence images soulignent la fascination exercée par la
même, est en métamorphose perpétuelle. Ainsi, jeune fille sur le poète dont le regard ébloui se
la sculpture du Bernin ou le jardin de la Fortune focalise sur quelques parties du corps féminin.
de Le Moyne peuvent définir le jardin au-delà du 2. Le jardin public est associé au bonheur car
mouvement baroque : quoi de plus éphémère, de il permet l’exaltation du plaisir des sens. Sens
plus perpétuellement en transformation que le de l’ouïe avec la musique dans le tableau de
jardin, qui n’est jamais le même, avec ses fleurs, Manet et dans le poème de Nerval : « un refrain
écloses le matin et fanées le soir. Être jardinier, nouveau », « harmonie ». Sens de la vue avec
c’est être Circé et maîtriser les métamorphoses. la lumière : « l’éclaircirait », « doux rayon qui
Si métamorphose du jardin il y a, ce thème n’est m’a lui », pour Nerval ; « la lumière de l’hiver »,
pas seulement baroque. On peut le retrouver « la terre qui est un astre » pour Prévert, lumière
chez Monet. Et pourtant, rien de baroque chez qui crée les jeux d’ombre et de lumière dans la
lui. Mais pourquoi peindre des dizaines et des photographie de Kertész.
dizaines de toiles de nymphéas si ce n’est pour
célébrer cette métamorphose perpétuelle des 3. Nerval traduit le caractère fugace de la ren-
lumières et des couleurs du jardin. contre par le champ lexical de la rapidité : « vive
et preste », « fui » et par la ponctuation parti-
culière de la dernière strophe : les tirets et les
‹ Le jardin public, rencontre points de suspension impliquent une respiration
donnant à entendre, dans le poème, la brièveté
avec la modernité  p. ¤‹‚-¤‹⁄ d’un instant pendant lequel le poète a cru au
ÉTUDE D’UN TABLEAU bonheur.
1. Au lieu de représenter le kiosque à musique 4. Les poèmes de Nerval et de Prévert saisissent
du jardin des Tuileries, Manet choisit de peindre la grâce fugitive d’une rencontre ayant duré
11 Dame Nature en son jardin | 189

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l’espace d’un instant : « vive et preste comme le poème de Prévert : « dans la lumière de l’hi-
un oiseau », « la petite seconde d’éternité ». ver » et surtout l’oxymore : « la terre qui est un
Grâce aux mots du poème, l’instant de cette astre », qui permet au poète de signifier l’illu-
rencontre s’allonge et dure. Ainsi, alors que le mination de l’amour né du jardin, donc de la
passé composé du premier vers du poème de terre. C’est surtout dans le poème de Nerval que
Nerval indique le caractère déjà révolu de l’ins- cette antithèse entre l’ombre et la lumière est
tant (« Elle a passé »), cet instant s’étire dans la plus claire : la jeune fille est assimilée méta-
la deuxième strophe. De même, dans le poème phoriquement au soleil : « doux rayon qui m’a
de Prévert, l’antithèse « des milliers et des lui » et symbolise le bonheur, tandis que la soli-
milliers d’années » / « seconde » débouche sur tude malheureuse du poète apparaît grâce à son
l’oxymore : « petite seconde d’éternité ». Cette antithèse : « venant dans ma nuit profonde ».
expression marque bien le caractère extraordi-
naire de la façon dont le temps s’écoule dans un
jardin. Le choix du lieu n’est alors pas anodin : Prolongement
le jardin est un lieu éphémère, qui change à Il est intéressant de comparer le poème de
chaque instant, mais c’est aussi le lieu d’une
Nerval à un autre poème consacré à un coup de
durée infiniment plus grande que le temps
foudre voué à l’échec, celui de Baudelaire inti-
humain : le temps des arbres, le temps de la
tulé À une passante (p. 218). Chez Baudelaire, la
Nature. C’est ce contraste que peut représen-
rencontre n’a pas lieu au jardin, mais dans un
ter la photographie de Kertész : la dispropor-
autre espace public moderne : la rue. La com-
tion entre les arbres et les couples. Et pourtant
paraison est d’autant plus intéressante qu’on
le temps amoureux semble atteindre, grâce à la
retrouve certains procédés communs : synec-
photographie qui l’immortalise, l’éternité.
doques, antithèses entre l’ombre et la lumière,
5. La photographie de Kertész est subtilement jeu sur la ponctuation qui peut imiter la respira-
construite. À la première lecture, on remarque tion haletante du poète fasciné ou les battements
d’abord le couple amoureux du premier plan incontrôlables de son cœur, etc.
pour lequel le temps semble suspendu. Le jardin
retrouve ici son caractère de locus amoenus. Mais
une lecture plus attentive permet au spectateur
de découvrir un second plan dans l’image, qui › Atelier d’écriture.
vient ajouter une touche subtilement ironique
à cette première lecture. Au premier plan et à Réaliser une anthologie
l’arrière-plan, deux couples enlacés semblent poétique  p. ¤‹¤
se répondre en écho, comme dans un miroir : L’intérêt de cette activité d’écriture réside dans
l’homme en noir à droite à l’avant de l’image, le fait qu’elle amène les élèves à lire des poèmes
l’homme en noir à gauche dans la perspective. et beaucoup plus que sept poèmes. Mais, pour
Les deux couples sont également installés sur un qu’elle soit efficace, l’activité doit être guidée
banc public, chacun d’un côté d’une statue du par le professeur et débuter si possible en classe
jardin des Tuileries dont on aperçoit surtout le entière, au CDI ou en salle informatique. Les
socle. Ce jeu de miroir met en image le caractère
élèves en effet n’ont pas l’habitude de lire de
stéréotypé et cliché de la rencontre amoureuse
la poésie et encore moins d’en chercher donc
au jardin.
le risque est grand de les voir se méprendre et
6. La photographie de Kertész est en noir et confondre des poèmes véritables et des textes
blanc et l’artiste joue subtilement sur l’antithèse plus ou moins rimés publiés sur la toile par
de l’ombre et de la lumière : costume noir des d’illustres inconnus. Une fois cet écueil expliqué
deux hommes et tenue claire des jeunes femmes, aux élèves, il faut leur faire percevoir la nécessité
dont la peau très pâle fait une touche de lumière de choisir sept poèmes qui se répondent les uns
dans l’image, troncs sombres des arbres et blan- les autres et se complètent, et donc de ne pas
cheur du socle de la statue et du sol, jeu des se limiter aux sept premiers textes qu’ils trouve-
ombres portées qui strient le sol. On retrouve ront. Là encore, la présence du professeur pour
cette antithèse entre l’ombre et la lumière dans initier la recherche est essentielle.
190 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 190 06/09/11 11:52


Pour évaluer l’anthologie, on pourra s’appuyer L’évaluation de la préface peut également
sur les critères suivants : s’appuyer sur des critères précis :
• Respect des contraintes matérielles d’une • Un discours argumentatif
anthologie : – Qualité et approfondissement des idées
– Anthologie présentée comme un livre – Organisation de l’argumentation
– Choix du titre • Un discours sur l’anthologie, au seuil de la
– Présentation des doubles pages consacrées aux lecture
poèmes – Explication de la problématique de l’anthologie
– Table des matières claire et pertinente – Justification du choix des poèmes
• Choix des poèmes – Justification du choix des illustrations
– Pertinence et intérêt des poèmes par rapport à – Justification du choix du classement
la problématique de l’anthologie • Un discours sur la poésie
– Variété des poèmes : appartenance à plusieurs – Présence de connaissances sur la poésie
siècles, plusieurs formes • Un discours adressé au lecteur
• Classement des poèmes – Prise en compte du lecteur et de sa lecture à
– Respect du classement adopté venir de l’anthologie
– Pertinence du classement par rapport à la – Captatio benevolentiae
problématique de l’anthologie – Éveil de l’intérêt du lecteur

11 Dame Nature en son jardin | 191

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Séquence
Le poète, arpenteur
⁄¤ du monde
Présentation de la séquence  p. ¤‹‹
Livre de l’élève  p. ¤‹‹ à ¤∞›

Rimbaud, le poète aux semelles de vent, dit de Lamartine qu’il fut « quelquefois voyant, mais étranglé
par la forme vieille ». Comment définir la poésie lorsqu’elle n’est plus intimement liée à la métrique,
dont les règles stimulent l’imagination, puisque toute contrainte est source de création ? Quand on
la « libère » pour qu’elle invente des formes neuves ?
C’est ce que cette séquence entend découvrir en proposant deux objectifs : observer le lien entre le
travail de l’écriture et une vision singulière du monde ; découvrir comment le poète s’approprie les
mots pour inventer un nouveau langage.
Le premier corpus, « Dire et déchiffrer le monde », montre que le poète regarde le monde d’un œil
neuf, le déchiffre comme s’il était un texte inédit et le chante avec des mots nouveaux. L’imagination
du poète ne lui permet pas seulement d’orner le discours de fleurs de rhétorique convenues. Les
associations d’idées, les analogies métamorphosent les représentations anciennes en images iné-
dites. Ce rapport au langage interdit l’arrêt sclérosant sur des idées ou des phrases toutes faites. Pour
G. Bachelard (L’Air et les Songes, essai sur l’imagination du mouvement), la poésie caractérise en cela
notre psychisme, toujours en tension vers du nouveau.
Le second corpus, « Rompre les amarres », approfondit cette volonté de rupture, physique, psycho-
logique, langagière avec les sentiers battus. Poète est celui qui rompt pour nous l’attachement aux
habitudes routinières, aux mots usés et donne de l’élan pour vivre plus intensément.
La double page « Pour argumenter » invite les élèves à réinvestir leurs connaissances pour débattre
de la question suivante : « Comment la poésie transporte-t-elle hors des lieux communs ? »
La synthèse d’histoire littéraire entend poser des jalons : quand le poème en prose, le vers libre font-
ils leur apparition ? Comment cet affranchissement progressif des formes anciennes invite-t-il à
redéfinir la poésie comme rapport inédit aux mots et aux choses ?

Intérêts : Notion de support et de matière ;


H istoire des arts l’étymologie du mot « graphie », le lien
avec la poésie ; réflexion sur le mur, le tag,
Antoni Tàpies, la signature.
A.T., ⁄·°∞  p. ¤‹›-¤‹∞
Objectifs : L’œuvre permet une entrée en La substance du monde
matière dans la séquence : que fait le poète LECTURE DE L’IMAGE
lorsqu’il fabrique son poème ? Lorsqu’il 1. Les couleurs primaires, l’aspect rupestre de la
assemble et dépose des signes sur la page toile et l’épaisseur de la peinture, visible dans
blanche ? Peut-être retrouve-t-il le geste les traces de pinceau, mettent en avant la maté-
décisif de Tàpies, qui trace ses initiales rialité brute des matériaux. Le peintre dépose
sur la toile et les mêle à la matière même sur sa toile la substance même du monde, dans
du monde. ses composantes élémentaires (la terre, le feu, le
192 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 192 06/09/11 11:52


sang), sur un support dont la rugosité apparente www.graffitiartmagazine.com/index.php?post/
est voulue. T.A.G.-Lettres-de-noblesse-%40-Palais-de-
Tokyo-(Paris)
2. La toile est cependant structurée, comme en
On peut aussi comparer le tableau de Tàpies
témoigne l’organisation des lignes de force. La
aux nombreux dessins de Victor Hugo, où les
première croix, située au début du parcours de
initiales de son nom se mêlent aux éléments du
lecture, en haut à gauche, est en oblique. Si l’œil
suit sa branche droite, il descend le long d’une monde représenté (voir manuel, p. 237).
diagonale le guidant jusqu’au « A rouge », dont 4. La croix la plus grande se situe en bas, à
les courbes et les barres donnent une impression droite. Elle est dans la zone de verrouillage où
de dynamisme. Les traces de peinture montrent signent le plus souvent les peintres. Si on voit
en effet que le peintre a exécuté son œuvre d’un dans cette croix un « T », il s’agit de la signa-
trait, dans un geste rapide, fiévreux et ascendant, ture de l’artiste. Enfin, si on ne voit là qu’une
comme s’il voulait jeter rapidement sa vision sur croix, ce signe peut aussi évoquer la signature
la toile. À la fin du trajet de lecture, notre regard pauvre, élémentaire de ceux qui ne savent pas
se pose sur la deuxième croix noire, droite et écrire mais qui peuvent tout de même apposer
posée. Elle stabilise l’ensemble, l’encadre. leur marque solennelle sur un document.
3. Que voit-on lorsqu’on regarde rapidement La croix est, dans tous les cas, bel et bien une
ce tableau ? Rien qui ressemble à ce que l’on signature, permettant d’affirmer son existence
appelle une œuvre d’art. Décontenancé, on singulière. Cependant, la croix a aussi une
cherche en quoi cet agrégat rustique peut pré- dimension universelle : ce signe, par ses qualités
senter un intérêt. On n’en comprend pas le sens graphiques, a séduit les peuples et les religions
immédiatement ; on ne peut même pas admirer et s’est vu attribuer de nombreuses significations
le savoir-faire de l’artiste, ici réduit à une pau- symboliques :
vreté technique volontaire. • La prospérité : dans de nombreuses religions,
Il faut chercher. On perçoit alors du mouvement, la croix est un signe de vie et de prospérité. Dans
le geste du peintre déposant violemment la pein- la Bible, le prophète Ézéchiel recommande de
ture à la surface du support. On découvre ensuite tracer sur le front des enfants une croix en forme
ce qu’il a peint : des traces, des graphèmes. Si de tau grec pour les bénir et les protéger.
on lit le tableau, on peut les déchiffrer comme • L’ouverture : ses quatre bras semblent en effet
étant deux « T noirs », un « A rouge », lettres ouvrir le monde dans toutes les directions.
correspondant aux initiales de l’artiste et de son • La victoire sur la mort : la croix chrétienne
épouse, Thérésa. C’est un « tag » : un graph en évoque la mort du Christ sur la croix et sa résur-
forme de signature conquérant l’espace. Ainsi, rection. C’est le symbole de la victoire sur la mort.
Tàpies a mis beaucoup de lui-même sur son • L’appartenance à la communauté des hommes.
« mur ». D’ailleurs, son nom signifie « mur » en Lors du baptême, le prêtre trace le signe de la
catalan, comme si une correspondance le liait croix sur le front de l’enfant et ce geste symbolise
à la toile où il peint des éléments du monde son entrée dans l’assemblée des croyants.
mêlés aux signes de son nom. Le mur est le trait • La lutte du bien et du mal. Tàpies, peintre
d’union entre le moi et le monde. engagé faisant de son œuvre une résistance
à l’oppression, commence à peindre au lende-
Prolongement main de la seconde guerre mondiale, qui fut,
On peut faire un parallèle avec les tags qui mar- aussi, une guerre des images et des symboles.
quent sauvagement le territoire. Pourquoi les L’historien J.-P. Azéma, dans Les Signes de la col-
tagueurs mêlent-ils leurs initiales à la matière laboration et de la résistance, évoque l’insurrection
du monde moderne, de son mobilier urbain, de des signes menée par les Résistants, guerre sym-
son matériel roulant ? Est-ce que c’est beau ? bolique assez sérieuse pour qu’ils y risquent leur
Insupportable ? vie : certains graffitaient des croix de Lorraine,
Pour alimenter la réflexion, on peut visionner pour répondre, trait pour trait et symbole pour
le catalogue de « T.A.G., lettres de noblesse », symbole, aux croix gammées envahissant l’es-
l’exposition-vente qui a eu lieu en février 2010 pace. C’est une reconquête symbolique du
au Palais de Tokyo. territoire.
12 Le poète, arpenteur du monde | 193

Litterature.indb 193 06/09/11 11:52


• Enfin, les deux croix peuvent évoquer un signe Pour illustrer cette idée, on peut proposer un
d’addition et de multiplication, deux signes diaporama ou une recherche sur Internet de
généreux. quelques murs de mémoire, comme le mur des
On ne peut affirmer de quels sens symbo- Lamentations ou le mur de Berlin couvert de
liques Tàpies a voulu enrichir son œuvre. Cela graffitis, par exemple.
correspond d’ailleurs au sens même du mot On aussi regarder ou participer à l’opération
« symbole » : il fait « signe vers » (Todorov) une ZeWall. C’est un dessin collectif sur Internet
multitude de sens possibles, sans qu’on puisse en sans inscription ni installation de logiciel, où
arrêter un. chacun investit l’espace qui lui correspond le
mieux (Ex. : « rue d’Amertume »). Les meilleurs
5. Les balafres et les coulures forment des lettres.
dessins servent depuis 2001 à construire un
Elles conjuguent donc écriture et peinture pour
immense graff’ se déployant sur les murs d’une
mieux épeler le monde et dire le moi. Les grif-
ville virtuelle. Rien n’interdit d’écrire le poème
fures égratignant la surface peuvent évoquer le
correspondant à son graff, à la manière de
geste du scripteur ou du graveur qui, étymologi-
Prévert célébrant une rue d’un quartier populaire
quement, griffe et grave pour laisser un message
(manuel p. 242).
sous forme de trace durable. Cela renvoie aux
premières écritures (exemple : les caractères de
l’écriture cunéiforme sont de petites encoches, ÉCRITURE
de petites entailles faites avec un coin dans des Vers l’écriture d’invention
tablettes d’argile). Le sujet, dans sa formulation, invite les élèves à
La coulure, l’éclaboussure font penser à une comprendre ce qu’on attend d’eux lorsqu’on pro-
écriture légère. Déposer une trace d’encre, qui pose un sujet d’invention. Avant de se lancer, il
n’entame pas la surface, suffit à inscrire son mes- faut souvent se livrer à un petit jeu de questions-
sage dans la durée. Les deux formes d’écriture réponses : Pourquoi me demande-t-on un poème
ont en commun la volonté de dire la complexité en prose où le scripteur joue avec les lettres de
du monde avec des signes simples, de représenter son nom, une lettre signée, un poème lettriste,
le monde pour lui donner un sens. etc. ? Quelle est l’idée sous-jacente à comprendre
en amont ? Réponse : L’écriture personnelle,
Prolongement signée, est un moyen de s’approprier un espace,
Cette démarche est celle du poète. On peut un territoire, etc.
sur ce point rapprocher le tableau des textes Ensuite, on peut dresser la liste des réponses à la
de la séquence. On songe au geste d’Obaldia, question suivante : Comment vais-je transcrire
épelant le monde et aux « stèles » de Segalen, cette attente ?
poèmes inspirées par les bornes de pierre gravées
d’écriture, que l’on trouvait le long des routes
chinoises. L’élève comprend à quoi sert l’écriture
gravée : à s’orienter, à se repérer, à comprendre le
vaste monde. C’est ce qu’a voulu faire Segalen.
Son poème « Conseils au bon voyageur » DÉCHIFFRER LE MONDE
(p. 248) décrypte le monde, en transcrit le sens
Victor Hugo,
pour mieux guider le voyageur.
6. La surface sur laquelle peint Tàpies a un aspect
granité. On le voit lorsqu’on regarde autour des
croix, par exemple. En prenant l’apparence d’un
⁄ Les Contemplations,
⁄°∞∞  p. ¤‹§-¤‹‡
mur, le tableau s’approprie son pouvoir d’évoca- Objectif : Découvrir la mission
tion, pouvoir très ancien (peinture pariétale) mais du poète-prophète.
toujours d’actualité (graff’). Pour Tàpies, « l’image
du mur est riche de suggestions ». « Surface nette » Intérêts du texte : La notion de
ou « décrépite », le mur est « témoin de la marche contemplation, ouverture sur l’infini ;
du temps », dépositaire de l’histoire et de la la compassion du poète pour le « langage »
mémoire (Mémoire, 1981). des créatures souffrantes.

194 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 194 06/09/11 11:52


Le poète visionnaire image de ce que Victor Hugo a intimement vécu
en perdant sa fille ? Puis, le personnage du poète
LECTURE DU TEXTE est déposé en position de surplomb, « sur le haut
1. Plan du texte : du rocher », face à l’infini de l’océan (voir le
Vers 1 à 6 : Rencontre du Poète et de la Mort. dessin). Ici, il voit et entend tout. Il peut écouter
Vers 7 à 34 : question posée par la Mort : la l’ensemble de la création.
nature a-t-elle un langage chargé de sens ?
5. Il entend alors le concert de voix formé par les
Vers 35 à 43 : réponse donnée par la Mort :
créatures et éléments de la nature.
chaque élément du cosmos vit, souffre, pense et
« Tout parle », en effet (v. 7). Le champ
parle.
lexical de la parole, et plus précisément les
La bouche d’ombre est la mort. Pour le com-
verbes, insiste sur ce point. Mais comment ?
prendre, on peut relire les premiers vers ainsi que
Tout, dans la création, semble « éternel mur-
la légende du dessin. Elle est aussi désignée par
mure » (v. 15), « rumeur » (v. 27), « tumulte »
les expressions suivantes : « le spectre » (v. 4),
(v. 38), « bruit » (v. 39), balbutiement (v. 31)
« l’être sombre et tranquille » (v. 4).
ou bégaiement de sourd-muet (v. 34). De même,
2. La mort est personnifiée. Elle apparaît même la forêt « sonn[e] » (v. 11), le torrent et l’orage
sous les traits d’une allégorie que l’on connaît « roul[ent] (v. 12), l’eau et l’arbre « élèvent la
bien : le spectre. Lui donner la parole dramatise voix » (v. 17), le vent est comparé à « un joueur
son discours. Cela permet aussi de comprendre de flûte », l’océan, ouvre sa gueule pour « rugir »
ce qu’est une « contemplation » : un face-à-face (v. 22). Il s’agit de bruit, d’onomatopées, de
intime avec la mort. Celle de Léopoldine en musique, de cris d’animaux inarticulés. Mais
1843, celle de Claire Pradier, la fille de Juliette s’agit-il d’un langage signifiant ? Oui, soutient la
Drouet, en 1846. C’est au plus profond du deuil, Mort. On y entend le « Verbe », parole et souffle
au plus profond du « gouffre monstrueux » (der- divins. Et la mission du poète-prophète est de
nier vers des Contemplations) que le poète se l’écouter et de le donner à entendre.
tient, contemple et parle. Qu’exprime le cosmos quand « ça parle » ? On
3. La question appelle une réponse nuancée. peut laisser les élèves proposer des hypothèses
Certes, le dispositif énonciatif met en scène une et lire ensuite quelques vers composant la suite
transmission de parole : on voit le poète se pro- de cette immense méditation qu’est « ce que dit
mener « au bord de l’infini », rencontrer la Mort, la bouche d’ombre » : le poète se concentre sur
être saisi par elle et la laisser parler (v. 1 à 6). les souffrances des créatures immondes, enfer-
Puis, dans le temps de l’écriture, il relaie et trans- mées dans un corps horrible ou une gangue de
crit son discours. Le poète est prophète au sens matière oppressante, suite à quelque crime les
étymologique : il « parle pour » la mort, contem- ayant fait descendre dans « l’échelle des êtres ».
plée et écoutée. Il devient lui aussi « bouche Crapaud, ronce, caillou : il faut les prendre en
d’ombre », qui laisse parler la mort par sa voix. pitié. Ce poème manifeste la volonté d’écouter
Cependant, il s’agit d’un dispositif énonciatif et de prendre en charge la souffrance des déshé-
concerté et maîtrisé, inventé pour témoigner rités. De plaider pour leur réhabilitation. C’est le
de l’ouverture du moi au monde. « Il vient une pendant métaphysique des Misérables.
certaine heure dans la vie où, l’horizon s’agran-
Prolongement
dissant sans cesse, un homme se sent trop petit
Hugo vit tragiquement l’expérience de la
pour continuer de parler en son nom. Il crée
mort et de l’exil. C’est une descente en Enfer,
alors, poète, philosophe ou penseur, une figure
une confrontation avec l’abyme. C’est aussi la
dans laquelle il se personnifie et s’incarne. C’est
découverte de la compassion et de la compré-
encore l’homme, mais ce n’est plus le moi », dit
hension dont doit être capable le poète-pro-
Hugo.
phète, à l’écoute de toutes les créatures, même
4. Dans cette scène fantastique, le poète, tout déchues, même inanimées. On peut prendre du
vif, est, littéralement, saisi par la Mort : « L’être recul par rapport aux expériences étranges réa-
sombre et tranquille / Me prit par les cheveux lisées par Hugo pour parvenir à la conviction
dans sa main qui grandit ». N’est-ce pas là une qu’un souffle palpite dans chaque être, voire
12 Le poète, arpenteur du monde | 195

Litterature.indb 195 06/09/11 11:52


dans chaque chose. L’expérience des tables tour- Commentaire
nantes, la croyance en l’échelle des êtres, par Pistes
exemple, déconcertent. Pourtant, se dessine là 1) Un dialogue instructif avec la mort
une des thèses les plus fortes de Victor Hugo : la a) Un dispositif énonciatif particulier (question 3)
souffrance et la misère sont dignes d’être écou- b) La question posée par la mort (questions 1 et 2)
tées, exprimées dans un langage articulé qui c) La réponse donnée par la mort (questions 1
leur confère clarté et dignité. C’est la mission et 2)
du poète-prophète, tellement brisé lui aussi qu’il 2) « Tout est plein d’âmes »
est à l’unisson de la douleur du monde. a) Le chant du monde (questions 5 et 6)
b) La fonction du poète-prophète (question 4)
6. Le dernier hémistiche est isolé par la typogra-
On peut aussi commenter l’ordre donné par la
phie, la suite de l’alexandrin étant écrite après
Mort au prophète : « Écoute bien » (v. 42). C’est
un blanc, en retrait. La métrique, détachant
un devoir.
chaque nom par une virgule, met aussi en valeur
ce vers où se ramasse en un cri la thèse du poète-
prophète : « tout vit ! ».

Jules Supervielle,
VERS LE BAC
Invention
On peut demander aux élèves de dresser l’in-
¤ Gravitations,
⁄·¤∞  p. ¤‹°-¤‹·
ventaire des consignes implicites : le journal Objectif : Travailler sur le thème
intime réclame une écriture à la première per- des promesses de l’aube.
sonne, sous forme fragmentaire, avec les temps
du discours, un peu de recul, etc. Pour cela, on Intérêts du texte : Champ lexical
peut leur demander de se souvenir de journaux de la naissance du monde, découverte du
intimes qu’ils peuvent avoir lus (Le Journal texte fondateur qu’est la Genèse, notion
d’Anne Franck, Cathy’s book , etc.). d’harmonie / cosmos / ordre, fonction
La découverte de l’île suppose des passages des- du poète orphique, capable d’entendre
criptifs, sertis dans un propos lyrique. Repérer les et de célébrer le chant du monde.
éléments importants du dessin (dolmen, océan,
monticule) permettra de bien organiser la des- Célébrer la naissance du monde
cription. D’autant que ces éléments signifiants
n’étaient pas disposés ainsi dans la réalité, selon LECTURE DU TEXTE
J. Delalande. Hugo a déplacé le mégalithe au 1. Plan du texte :
bord de la mer et en surplomb, par exemple. On Quatrains 1-3 : premiers murmures de l’aube
remarque aussi que le dolmen a la forme d’une Quatrains 4-5 : le hennissement du cheval
lettre (un H), comme souvent dans les dessins Quatrains 6-7 : le chant de mille coqs sépare la
de Victor Hugo qui mêle les initiales de son nom nuit du jour
à la représentation du monde (voir son dessin Quatrain 8 : l’eau pleine de lumière et de bruit
transformant les flèches de Notre-Dame en H). 2. Au commencement du monde, les créatures
On peut, sur ce point, réinvestir les acquis de la sont libres, à l’instar du cheval s’abandonnant
page 234. sans contrainte au pur plaisir de galoper (v. 20).
Le thème de l’exil appelle la tristesse, la mélan- Avide d’espace libre, il fuit l’attraction terrestre
colie, le regret ou, au contraire, la volonté de pour s’élancer « comme en plein ciel » (v. 18),
vengeance et de châtiment. À chaque élève de « tout entouré d’irréel » (v. 19), connaissant
regarder le dessin et de s’inspirer des impres- des « gravitations » inconnues. Sa rencontre
sions ressenties pour choisir quels sentiments avec l’homme n’est pas placée sous le signe de
seront exprimés. Pour compléter ce travail sur la domestication mais de la douceur et de l’har-
le ressenti, on peut regarder sur le site de la BnF monie. L’homme avance « à petit bruit » (v. 14),
d’autres dessins de Hugo, réalisés pendant l’exil. pour ne pas l’effaroucher.
196 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 196 06/09/11 11:52


L’harmonie primitive est aussi musicale. Dès le 4. Les éléments du cosmos parlent. En atteste
premier quatrain, on trouve le mot « chant », le relevé suivant : les palmiers « appelaient »
mis en valeur par l’enjambement des vers 3 à 4. les oiseaux (v. 11), les coqs « traçaient de leurs
C’est un chant à mille voix (« mille bruits », v. 1 ; chants » les limites des choses terrestres, leur
« mille coqs », v. 25) où chacun trouve sa place donnant forme et contour. Cette image évoque
pour que l’ensemble soit euphonique. Même la un monde surgissant de l’engourdissement, du
stridence des cris animaux (hennissement, chant sommeil où se perdent les repères et se confon-
du coq) se fond et se résorbe dans une harmonie dent les limites. Le chant inaugural du coq
supérieure. Les jeux de rythmes et de sonorités réveille le monde, le fait sortir de la brume et
de l’octosyllabe rendent sensible cette musique met au net des « frontières » bien claires. Il fait
du monde. Qu’on prononce à haute voix le titre passer du chaos au cosmos. Enfin, les eaux sont
du poème : on entend l’allitération en « m » « parlantes ». On note que c’est le dernier mot
(« matin » et « monde ») et en « d » (« du » et du poème, son point d’aboutissement.
« monde »). On remarque encore l’assonance en
5. Chaque matin du monde est une genèse et
« o » au vers 3 : « l’oreille croyait ouïr », harmonie
l’imparfait marque le caractère itératif de cette
imitative du murmure des débuts.
renaissance. Après chaque nuit, femmes et
L’harmonie est aussi visuelle : la symétrie et les
enfants passent « de l’ombre au soleil », de la
jeux de miroir font du monde un cosmos, une
nuit à la vie, en deux temps. Leur corps, d’abord
création bien ordonnée où règnent équilibre et
sans pesanteur puisqu’il a la consistance des
proportion entre les éléments. Ainsi, les vers 5
nuages (« À de beaux nuages pareils », v. 22)
et 6 mettent l’accent sur la volonté de chaque
retrouve la gravité et se met en mouvement,
créature d’être le reflet symétrique de son voisin :
comme le montre le verbe « s’assemblaient »
« Tout vivait en se regardant / Miroir était le
et le complément de lieu ouvrant le quatrain :
voisinage ». Le chiasme mime l’effet de miroir,
« dans la rue » (v. 21). Puis, ils recouvrent leurs
insistant poétiquement sur les concordances et
esprits, retrouvent « leur âme », un temps égarée,
correspondances liant entre eux les éléments du
peut-être, dans l’ombre.
« tout ». De même, les étoiles se mirent dans la
Si l’on donne au poème une portée autobiogra-
mer, ce que met en valeur l’enjambement des
phique, on peut dire du poète qui contemple
vers 31-32 : « les étoiles oublièrent / Leurs reflets
d’un œil neuf la beauté du monde et sait la faire
dans les eaux parlantes ». Enfin, les palmiers,
advenir en trouvant des mots pour la célébrer,
dont le feuillage dentelé se découpe joliment
qu’il retrouve goût à la vie, après passage par la
dans l’espace, ont besoin des oiseaux pour par-
nuit de la perte et de la mort, comme Orphée
faire avec eux ce tableau bien composé. Aussi
revenant des Enfers.
les appellent-ils (v. 11) pour qu’ils viennent. Le
premier matin du monde est bien une harmonie.
Prolongement
3. Les images du texte renvoient à la naissance
Dans de nombreux poèmes, lorsqu’il songe à sa
du monde. Le titre, « Le matin du monde »,
mère défunte, le poète confond nuit et mort,
évoque le commencement : le monde émerge des
la noirceur extérieure faisant écho aux ténèbres
profondeurs nocturnes et (re)trouve son « inno-
intérieures. La poésie permet de lutter contre
cence » première (v. 4). Le premier vers fris-
l’épaississement de la nuit. « Vous faites voir
sonne alors d’un murmure naissant : « Alentour
clairement ce qu’est la poésie pour moi. C’est
naissait mille bruits ». « Éclosion » (v. 8), « trou-
justement une défense contre la Nuit absolue où
vant une forme », « découvrait » appartiennent
je refuse de sombrer ». C’est une façon de faire
au même champ lexical. Ainsi, tout matin est le
venir « L’aurore qui tous les jours sort des draps
premier jour de la Création.
lourds de la mort, / À demi asphyxiée, / Tardant
On retrouve la même dimension cosmogonique
à se reconnaître ».
dans la Genèse. Du chaos primordial, tissé de
ténèbres, naît un cosmos, un ordre. La parole 6. L’homme présenté dans le poème est un poète
divine (comme le chant du coq !) met en ordre héritier d’Orphée. Il s’avance « Avec la Terre
le monde en séparant la lumière des ténèbres, autour de lui / Tournant pour son cœur astro-
puis en créant toute chose. logue ». Son cœur est le centre du monde, axe
12 Le poète, arpenteur du monde | 197

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autour duquel s’organisent la gravitation des Quand j’étais gamin,
planètes, la danse des étoiles. Je me sentais étranger au monde »
L’adjectif « astrologue » (v. 16 et note de voca- Mais il conclut en disant :
bulaire) renvoie au mythe orphique. Le poète à « Maintenant
la lyre comprenait intuitivement l’organisation Je n’ai plus d’effort à faire
harmonieuse du monde et, plus précisément, la Pour sentir pleinement le monde »
musique des sphères, c’est-à-dire les lois phy- Pour lire le poème dans son intégralité :
siques organisant la matière, faisant de l’univers http://franciscombes.unblog.fr/tag/guillevic/
un Ordre (avec des symétries et des accords) Du monde qui l’entoure, le poète tire une leçon
gardé par les Muses et Apollon. Grâce à sa lyre, de vie et de bonheur
il pouvait reproduire ces accords et chanter les – La nature est source d’inspiration
harmonies du ciel et de la terre. Ex. 1 : Le bateau ivre de Rimbaud, bercé
par le rythme des tempêtes et exalté par des
visions inouïes, raconte le « poème de la mer »
HISTOIRE DES ARTS (p. 246-247). C’est pourquoi le poète arpente le
On retrouve dans le tableau de Chagall le cheval monde, voyage au plus près des choses. Il saisit et
blanc, la femme, un coq et un poète, la tête à dévoile la beauté du cosmos, avec un regard neuf
l’envers pour mieux contempler l’astre de la nuit. et une langue renouvelée.
Le cheval nous regarde d’un œil humain : il Ex. 2 : Dans le poème de Guillevic, p. 241, la
n’existe pas de séparation entre les règnes. douceur de la nature – feuilles, bourgeons, cieux
Dans l’univers de Chagall, comme dans celui de et eau – se communique à la douceur des mots.
Supervielle, les eaux parlent, les arbres appellent Ces mots ont une grande vertu : ils apaisent
les oiseaux et les animaux nous dévisagent. un quotidien exténuant ou violent. La voix du
poète s’efface devant la beauté de la création, se
laisse pénétrer par son intensité vivante.
VERS LE BAC – La nature est en correspondance avec la
Commentaire femme aimée
« Les soleils brouillés / de ces ciels mouillés »
1) Ode à la beauté génésiaque du monde
(« Invitation au voyage ») font songer aux yeux
a) La naissance du monde (voir question 3) de la femme aimée. Et inversement. Les analo-
b) Un éveil qui va crescendo (voir question 1) gies entre la femme et le paysage donnent à tout
c) L’harmonie du monde (voir question 2) ce que le poète regarde une profondeur inédite.
2) Les créatures prennent vie et parole – La nature, bruissant de chants d’oiseaux
a) Le jour après la nuit ; la vie après la mort (voir ou de rugissements maritimes, est comme un
question 5) chant, que le poète comprend et dont il exalte
b) Les éléments du monde sont doués de parole la musicalité :
(voir question 4) Ex. 1 : Autour du poète-prophète, tout palpite,
c) Le poète au cœur d’astrologue entend tout vit, tout parle. Telle est la révélation de
le chant du monde et s’en fait l’écho (voir la Mort au Poète dans la contemplation hugo-
question 6) lienne (p. 236-237).
Ex. 2 : Le poète-astrologue mis en scène dans
Oral (entretien) « Le matin du monde » va à la rencontre du
Pour mener à bien ce sujet, on peut, dans un cheval qui hennit, des oiseaux, des eaux « par-
premier temps, se demander pour quelles raisons lantes » car peuplées de rameurs et de nageuses
contempler la nature est une « première leçon lumineuses. Il donne à entendre la gaieté du
de poésie ». monde sortant de la nuit (p. 238-239).
Plusieurs pistes peuvent être envisagées, qui – La nature peut même être assimilée à un texte
seront des axes structurant la réflexion : chargé de significations : qui n’a jamais cherché
– Célébrer poétiquement la beauté, sentir que dans les nuages une forme précise ? Dans un
l’on en fait partie rend heureux amas rocheux le « rocher du lion », chargé d’his-
Dans Quotidiennes, Guillevic écrit : toire et de légende ? Selon R. Caillois, ce réflexe
« Autrefois, est la première des manifestations de la poésie.
198 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 198 06/09/11 11:52


Ex. : Dans « La jarre cassée », Octavio Paz Il entre dans un état fait de disponibilité et d’at-
formule comme un impératif la nécessité de tention au monde, grâce auquel il peut « vivre
« regarder midi dans les yeux » afin de mieux en poésie », pour reprendre le titre d’un de ses
voir et comprendre la poésie du monde ; il s’agit entretiens.
de « déchiffrer le tatouage de la nuit », « épeler Le destinataire est désigné par « vous » dans le
l’écriture de l’étoile et du fleuve » ou « écouter texte 3 et par « tu » dans « Douceur ». Il s’agit de
ce que disent le sang et la marée ». moi, de vous, de l’ensemble des lecteurs.
2. Le poète s’efface, se met à l’écoute du monde
Prolongement pour lui prêter sa voix. On peut parler d’énon-
L’exposition virtuelle de la BnF consacrée à ciation prophétique (le prophète étymologique-
« L’aventure des écritures » prolonge la réflexion ment « parle pour »). En effet, il parle pour les
d’O. Paz. choses du monde. On relève deux déclarations
exposant son projet : « je ne parle pas pour moi »
(v. 1) ; « Je parle pour tout ce qui est » (v. 6). Le
totalisateur « tout » souligne l’ampleur de son
ambition. Les vers suivants la précisent : il parle
« Au nom de ce qui a forme et pas de forme »,
« de tout ce qui pèse / De tout ce qui n’a pas de
Eugène Guillevic,
‹ Gagner, ⁄·›·
poids », autant dire l’ensemble de la création.
3. « Je ne parle pas », « Je parle » ou « je dis »
sont des verbes de parole plusieurs fois repris en
anaphore. Ils mettent l’accent sur la puissance
Eugène Guillevic,
› Terre à bonheur,
⁄·∞¤  p. ¤›‚-¤›⁄
de la parole, qui donne un nom à ce qui, sans
cela, existe à peine. Elle confère une forme à ce
qui n’en a pas. Dans le second poème proposé,
la voix disant « la douceur des mots » a le pou-
Objectif : Comprendre comment, dans voir de faire advenir « le temps de la douceur »,
un langage simple, la poésie contemporaine parenthèse apaisante au sein d’un monde brutal.
dit l’essentiel. 4. Les mots de « Douceur » suspendent un temps
Dire et nommer les choses, c’est sinon fait de violence, qui « nous vieillit », sans doute
les faire advenir du moins les révéler. parce qu’il nous use. La dureté de ce temps vécu
Intérêts du texte : Notion de voix blanche, est exprimée par l’alexandrin du vers 4, parfait
impersonnelle, poème en vers libre, fonction tétramètre dont les accents mettent en valeur
de la poésie : dire le monde et révéler des mots durs (« travail », « harassant »), pleins
à tous sa douceur. de rudes sonorités, en [r] ou en [tr]. Les vers 7
et 8, par leur brièveté et leurs allitérations en
sonorités dentales ([d] et [t]), insistent aussi sur
Prêter sa voix à la beauté la cruauté. On relève deux termes forts : « tue »
et à la douceur et « massacre ».
LECTURE DES TEXTES 5. Le mot « douceur » est associé à plusieurs
1. Les deux poèmes sont écrits à la première réseaux d’images :
personne du singulier. Mais, contrairement à – vers 4-6 : l’entrée dans une temporalité douce,
l’usage le plus fréquent, le pronom « je » ne ren- lente, qui offre une coupure par rapport au
voie pas ici à l’auteur, Guillevic. Les vers 2 et 3 tempo fatigant d’une journée de travail.
d’« Art poétique » le précisent : « Je ne parle pas – vers 9-12 : vision d’une nature simple (de
en mon nom / Ce n’est pas de moi qu’il s’agit ». l’eau, du ciel) mais en travail ; on voit les feuilles
Qui parle, alors ? Quand Guillevic écrit de la « sortir du bourgeon ».
poésie, il fait le vide, il écoute le monde « pré- – vers 13-15 : chaleur de l’amitié partagée,
sent » dont il devient la « voix » (v. 16, p. 240). symbolisée par la poignée de mains.
12 Le poète, arpenteur du monde | 199

Litterature.indb 199 06/09/11 11:52


6. Les mots sont simples, presque enfantins, qui la célèbre la rend immortelle. La mort, la
mais disent l’essentiel : la promesse de vie ; la vieillesse cessent d’être menaçantes.
saveur du présent, dont on goûte la durée, sans Ex. 3 : L’humour de Voiture ou de Marot allège
se presser. les affres de l’amour et transforme la dure
conquête amoureuse en jeu poétique.
7. Les deux poèmes nous éclairent sur une des
Le plus souvent, c’est malheureusement la
fonctions essentielles de la poésie : en nommant
violence des mots qui est efficace et capable
les choses, en évoquant le monde, en expri-
de tuer, alors que la douceur d’un poème ne
mant des sentiments, les mots du poète leur
dure que ce que durent les roses, l’espace d’un
donnent une consistance, un poids. Ils existent
instant.
davantage, et mieux. C’est une expérience que
2) Prendre sa plume pour une épée
chacun peut faire : confier un lourd secret per-
Ex. 1 : On peut se reporter au corpus 2 de la
met de mettre des mots sur ses maux et d’aller
séquence 18 (L’idéal humaniste à travers
mieux, expliquer à voix haute une idée encore
l’Europe) : le rêve d’harmonie porté par les
brumeuse permet de la mettre au net, nommer
grands humanistes tourne court. Ainsi, la
pour un petit enfant une chose qui l’enchante
connaissance, le savoir, le raffinement de la
pousse une mère, un grand frère à s’extasier à
poésie et de la musique ne peuvent rien contre
son tour sur le petit bourgeon, le petit oiseau
la violence qui fait rage lors de guerres de reli-
auxquels nul n’avait fait attention, avouer son
gion. Le tableau de Holbein le pressent, qui met
amour peut faire naître l’amour, etc.
en scène deux humanistes amateurs d’art et de
C’est pourquoi Guillevic souligne qu’avec les
poésie. Ils ne peuvent empêcher l’ombre de la
mots, on peut « aller plus loin », « vivre plus »
mort de se profiler. De même, les poètes comme
et même « mieux mourir » (v. 11-12, « Art
Ronsard délaissent les chants célébrant la rose
Poétique »). Dans « Douceur », le seul fait de
pour le registre épique. Ils s’embrigadent et choi-
prononcer des paroles empreintes de douceur
sissent leur camp. Leur langue prend feu. Leur
réconforte et met entre parenthèses la fatigue et
éloquence est meurtrière. On peut ainsi com-
la dureté d’une journée de « travail harassant »
parer et renvoyer dos à dos Ronsard et Agrippa
(v. 4).
d’Aubigné (p. 369).
Ex. 2 : La réécriture que S. Gainsbourg (p. 408)
HISTOIRE DES ARTS propose de Verlaine est bien cruelle pour la des-
tinataire. La musique et les mots de Verlaine,
Pour guider l’écriture des élèves, on peut leur si doucement mélancoliques, sont ici transfor-
demander de rappeler ce qu’est une anaphore et més : ils permettent de régler ses comptes avec la
quelle est sa portée poétique. femme aimée et quittée. Les mots font mouche
On peut aussi les inviter à donner les trois mots- et blessent.
clés que leur inspire le tableau. Après avoir 3) Une portée limitée : une parenthèse
justifié leur choix, ils les développeront dans enchantée
trois phrases commençant par : « je dis… ». La douceur des mots semble réservée à un
Cela donnera l’armature de leur poème en prose espace-temps très circonscrit.
ou en vers libres. Ex. 1 : Guillevic, « Douceur » : les mots
empreints de douceur n’éradiquent pas la vio-
lence mais la mettent entre parenthèses. Le
VERS LE BAC temps de la douceur s’installe quelques instants,
Dissertation chez soi, et fait oublier un moment le rythme
1) La caresse des mots peut adoucir le monde violent, usant du quotidien.
Ex. 1 : Christine de Pisan chante sa douleur afin Ex. 2 : Prévert : « Embrasse– moi » : par la grâce
de s’en libérer. de ces quelques mots d’amour fébrilement répé-
Ex. 2 : Ronsard offre en hommage à Marie, la tés, la réalité miséreuse desserre son étreinte
jeune fille en fleur décédée, un poème dont la et laisse le jeune couple savourer le présent, et
douceur élégiaque adoucit le deuil. De plus, si dire gaiement : « notre vie, c’est maintenant »
la jeune femme n’est plus, la douceur du poème (p. 337).
200 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 200 06/09/11 11:52


3. La lecture pourrait mettre en valeur l’adjectif
Jacques Prévert,
∞ Grand Bal
du Printemps,
« émerveillé », dernier mot de la strophe 2. On
trouve souvent ce terme sous la plume de Prévert
car il renvoie à un « état de poésie ». Il fait écho,
par son rythme, sa sonorité et sa disposition dans
le vers, à « illuminent ». Il désigne l’état d’esprit
⁄·∞⁄  p. ¤›¤-¤›‹ d’Izis, ici désigné comme un passant contempla-
Objectif : Découvrir les liens entre poésie tif, prenant le temps de s’arrêter et de se laisser
et photographie humaniste. toucher (v. 22) par la « lumière » (v. 27) d’un
« petit monde » (v. 26).
Intérêts du texte : La démarche du
photographe : voir, révéler, fixer ; la 4. Izis est désigné par la périphrase « colporteur
démarche du poète : chanter et enchanter d’images ». Sous l’Ancien Régime, un colpor-
le monde ; l’art populaire et ses enjeux ; teur était un commerçant ambulant, vendant,
l’art commercial et ses enjeux, le thème entre autres, des livres bon marché illustrés de
du mur, où s’affiche un message d’espoir. gravures. Le colportage a fait pénétrer le livre et
l’image dans les villages reculés et a favorisé l’es-
sor de la culture populaire, en marge des élites.
Faire apparaître le printemps Izis renoue avec cette tradition. En effet, il ne
LECTURE DU TEXTE photographie ni les grands monuments ni les
œuvres d’art patrimoniales mais une affiche
1. Le décor est très simple. En témoigne la quasi publicitaire modeste, faisant la promotion d’un
nudité de la photographie, composée d’une palis- bal populaire. Cet art commercial conquiert ici
sade où se projette l’ombre maigre d’un arbre et sa dignité : il annonce au petit peuple de Paris le
d’un réverbère. On peut être sensible à la pau- retour du Printemps.
vreté des matériaux : bois brut mal équarri et C’est un message d’espoir lancé au monde
papier déchiré, notamment. C’est bien ce que la encore traumatisé par la guerre. Les photos et
poésie de Prévert met en exergue par les adjec- poèmes rassemblés dans ce recueil montrent des
tifs qualificatifs caractérisant le lieu. Le quartier enfants en loques, des ouvriers « fous de misère »
est « pauvre » (v. 2), les affiches « mal collées » (Prévert). Mais les beaux jours vont revenir :
(v. 3). « Arbre décharné » rime – pauvrement c’est écrit sur les murs de Paris.
d’ailleurs – avec « réverbère pas encore allumé »
(v. 6-7). Prolongement
2. Pourtant, par la grâce d’un regard, celui du La question de l’art populaire est cruciale
photographe sachant voir et révéler la secrète dans les années 1945-1950. Fernand Léger,
beauté du quotidien, les éléments urbains se par exemple, a toujours considéré que l’art ne
métamorphosent. Prévert, ami d’Izis, rend hom- devait pas être réservé aux musées et aux salons
mage à ce travail de magicien. Izis est photo- des collectionneurs. Il a milité pour que la créa-
graphe au sens plein du terme : il saisit la poésie tion existe dans l’espace public. Il voit alors dans
du monde puis, dans le secret de la chambre la publicité le seul art (au sens plein du terme)
noire, la révèle et la fixe sur le papier (en pla- qui ose descendre dans la rue et parler à tout le
çant le cliché dans un bain de révélateur puis de monde. C’est un art gai, plein de couleurs et de
fixateur). Les mots de la poésie révèlent et fixent joie de vivre. C’est un art expérimental aussi, qui
se nourrit des innovations les plus audacieuses
à leur tour la beauté cachée du laid, du pauvre,
(du constructivisme, du cubisme, du surréalisme)
du souffreteux. On peut commenter le vers 5,
pour mieux toucher un public populaire.
très bref : il est composé en tout et pour tout
d’un verbe : « illuminent ». Mis en valeur par le 5. Le champ lexical de la musique est très
rejet et la métrique, ce terme résume le travail présent : sur la photographie, le retour du
du « poète », qui, au sens étymologique, fabrique printemps se fredonne sur un air de jazz.
et forge de la beauté avec ce qu’il a. C’est ce que L’affiche annonce en effet la prestation du
font Izis, artiste de la lumière, et Prévert, artisan « Lucio’ls jazz ». Dans le poème, Prévert assi-
du langage. mile Izis à un « musicien ambulant » (v. 13).
12 Le poète, arpenteur du monde | 201

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Cette métaphore initiale est filée tout au long Photographie humaniste, poésie de Prévert,
de la strophe : il « joue », « le même air », le musique de bal populaire et affiches publici-
« Sacre du printemps ». Cette image per- taires ont une fonction commune : illuminer le
met de mettre sur le même plan la photo- quotidien, l’enchanter, le nourrir d’espoir. Il faut
graphie humaniste d’Izis, la rengaine du bal annoncer et peut-être faire advenir le « Grand
populaire et la musique savante de Stravinski, Bal du Printemps », au sens propre (on va dan-
auteur du Sacre du Printemps, ballet résolu- ser) et figuré (les jours heureux vont revenir
ment moderne. Les œuvres ont en commun en après l’hiver de la guerre).
effet l’émotion qu’elles distillent (l’air joué est a) L’artiste et le poète sont des colporteurs
« intense et bouleversant », v. 18). d’images joyeuses (voir question 4)
b) La métaphore de la musique fait retentir le
6. La capacité à enchanter le lieu où l’on se sacre du printemps (voir question 5)
trouve et le temps que l’on passe est exprimée
c) Un seul et même support : le mur, sur-
par le chiasme des vers 19 et 20 :
face urbaine où s’écrit un message d’espoir. Le
A B
message peut être typographié (lettres) ou
Pour tempérer l’espace photographié (jeu d’ombre et de lumière).
B A
Pour espacer le temps
Cette figure de style permet de mettre l’accent ROMPRE LES AMARRES
sur la puissance de la musique : elle modifie
notre perception de l’espace et du temps ; elle
Charles Baudelaire,
embellit le lieu et le moment. C’est ce que fait
la photographie d’Izis et, plus largement, toute
la photographie humaniste (voir séquence 17).
§ Les Fleurs du mal,
⁄°∞‡
ÉDUCATION AUX MÉDIAS Charles Baudelaire,
L’affiche se résume à un texte. On peut deman-
der aux élèves d’évoquer le visuel qui pourrait
l’illustrer. C’est un exercice d’imagination mais
‡ Petits poèmes
en prose, ⁄°§·
aussi d’argumentation : il faut justifier chacun
de ses choix iconographiques (type de visuel,  p. ¤››-¤›∞
couleurs, formes, lignes, éléments importants) Objectif : Découvrir les correspondances,
et expliquer pourquoi ils font rêver.
les liens unissant la femme aimée et le pays
dont rêve le poète.
VERS LE BAC Intérêts : Correspondances horizontales,
Oral (analyse) verticales, notion d’harmonie.
Pistes
1) Un quartier populaire ordinaire (voir Invitation au voyage
question 1)
2) Métamorphosé par la poésie (voir questions 2, LECTURE DES TEXTES
5, 6) 1. La femme est conviée à un voyage imagi-
On peut, pour conclure cette analyse, insister sur naire vers une terre idéale dont les deux textes
l’explication de la dernière strophe : si Izis s’est célèbrent la beauté. Dans le poème en vers, le
laissé toucher par la poésie pauvre et poignante champ lexical de la beauté apollinienne, fondée
du quartier populaire, les « choses et les êtres » sur l’ordre et la stabilité, est très présent. Les
aussi sont émus d’être ainsi regardés et aimés. Ils deux heptasyllabes du refrain exaltent réguliè-
veulent alors se faire beaux « pour lui », expres- rement son harmonie dans une énumération de
sion qui vient clore le poème. On note donc la cinq noms, mis en valeur par l’enjambement et
réciprocité et l’échange. la distribution des accents : « ordre et beauté /
3) La fonction essentielle de la poésie populaire Luxe, calme et volupté ».
202 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 202 06/09/11 11:52


Le poème en prose est à l’unisson : le luxe et une allitération en [d] et [t], deux dentales. De
l’ordre se complètent et se reflètent. On peut plus, la diérèse (« d’hy-acinthe ») allonge ce mot
citer la ligne 6 : « le luxe a plaisir à se mirer dans rare et invite le lecteur à le mettre en relief. Une
l’ordre ». De même, le « bonheur est marié au fois de plus, le lieu idéal offre au regard sa beauté
silence » (l. 8-9). lumineuse et luxueuse. Notons que l’hyacinthe
est aussi une fleur (une jacinthe) : l’odorat est
Prolongement discrètement convoqué. Cette synesthésie
Si le professeur désire mettre l’accent sur la fait écho à la strophe précédente, riche de ses
dimension onirique du voyage immobile : voir lourdes senteurs, faites de « rares fleurs » (v. 18)
dans la rubrique « Vers le bac » le corrigé pro- et d’ambre (v. 20).
posé pour le commentaire comparé.
5. La femme idéale est à la fois désincarnée et
2. Le pays situé « là-bas », très loin, peut-être en sensuelle. Elle est celle pour qui on nourrit un
dehors du monde terrestre, est idéal au sens pla- amour platonique. « Mon enfant, ma sœur »,
tonicien : il abrite des formes parfaites, que l’âme pour citer le vers 1 devenu si célèbre, la pré-
a pu admirer en rêve ou dans une « vie anté- sente en effet comme une jeune femme que l’on
rieure » (titre d’un des poèmes des Fleurs du mal). chérit d’un amour qui n’est pas charnel. Notons
Le poète, exilé sur terre, vit dans la nostalgie de que « sœur » rime avec « douceur », ce qui met
cette beauté absolue, entraperçue entre rêve l’accent davantage sur la tendresse que sur la
et réminiscence. Il est convaincu que voyager passion enflammée.
avec la femme aimée permettrait de le retrouver, Pourtant, la chambre que le poète partagera avec
comme on retrouve le pays de ses origines. C’est elle est un décor évoquant l’amour sensuel. La
pourquoi les éléments de ce territoire lointain, décoration, splendidement orientale, est char-
le mobilier de la chambre orientalisante, lui par- gée : « riches plafonds » rime avec « miroirs pro-
leraient « sa douce langue natale » (v. 26). On fonds ». (v. 21-22). De même, les parfums sont
peut parler de correspondances verticales (voir entêtants. En effet, trois vers évoquent l’alliance
l’encadré p. 245). de la senteur végétale (« les plus rares fleurs »)
De même, dans le poème en prose, le locuteur et de la fragrance d’origine animale, lourde et
évoque son étrange nostalgie pour un pays sensuelle (voir note 2, sur « ambre »).
imaginaire, qu’il n’a sans doute vu qu’en rêve Ainsi, la femme baudelairienne permet la récon-
et auquel lui font penser les yeux de la femme ciliation des contraires.
aimée. On peut citer la phrase suivante : « Tu
connais […] cette nostalgie du pays qu’on 6. La femme idéale est à l’image du pays ima-
ignore », parce qu’il est au-delà du monde ginaire. Le vers 6 l’affirme : elle est invitée à se
sensible. rendre « au pays qui [lui] ressemble ». Plus pré-
cisément, le poète perçoit des correspondances
3. La strophe 2 propose un resserrement de horizontales entre son regard embué de larmes et
l’espace. On entre dans la maison, puis dans le paysage nimbé de lumière liquide. On relèvera
la chambre qui abriterait les amants. C’est un les deux vers de cinq syllabes évoquant l’éclai-
lieu clos où règne la douceur. Les lumières sont rage, dont les allitérations en [l] et la rime riche
indirectes et tamisées : elles sont constituées font entendre des sonorités liquides : « Les soleils
de reflets renvoyés par des « miroirs profonds » mouillés / De ces ciels brouillés ». On retrouve
(v. 21) ou par des « meubles luisants / Polis par le même champ lexical et les mêmes sonorités
les ans » (v. 15-16). C’est pourquoi la strophe se au vers 12, évoquant cette fois les yeux de la
clôt par l’adjectif « douce ». femme aimée, « brillant à travers leurs larmes ».
L’harmonie imitative rend sensible l’éclat
4. Le vers 38 évoque les flamboiements du soleil trouble, brouillé de l’éclairage et du regard, et
couchant en faisant miroiter deux couleurs renforce leurs correspondances secrètes.
somptueuses, évoquant respectivement une
pierre et un métal précieux. Pour montrer ces 7. Le voyage des bateaux s’achève sur les canaux
riches matières à la manière d’un écrin, le vers de embrasés par le soleil couchant. Ils sont venus
cinq syllabes joue avec les sonorités. On entend « du bout du monde » (v. 34) pour assouvir les
12 Le poète, arpenteur du monde | 203

Litterature.indb 203 06/09/11 11:52


désirs de la jeune femme (en produits exotiques ? VERS LE BAC
en images marines ?). C’est vers elle que conver- Oral (analyse)
gent les bateaux. Elle motive leur voyage et en
est le point d’aboutissement. De même, elle est Pistes pour construire la réponse à la question
celle qui donne au poète l’envie de partir « là- proposée.
bas », au pays dont elle est le troublant reflet. On Pré-requis : on peut inviter les élèves à lire
peut parler d’un voyage ultime, un point d’abou- l’encadré page 245 afin de voir ou revoir avec
tissement où ils pourront vivre « ensemble » eux la notion de correspondance.
pour mieux « Aimer et mourir » (v. 5). 1) Correspondances verticales
Enfin, parce que son corps est en correspondance a) Correspondances entre les yeux de la femme
avec un territoire idéalisé, elle est la muse, à la aimée et le ciel du pays rêvé (voir question 6)
fois source et destinataire de « L’invitation au b) Correspondances entre la chambre des amants
voyage », en vers et en prose. et la « douce langue natale » (voir question 2)
2) Correspondances horizontales
Prolongement a) Synesthésies (voir question 4)
On pourra consulter le « parcours de lec- b) Création d’un monde où tout est harmonie
teur » consacré à Baudelaire dans le manuel de (voir questions 1 et 3)
Seconde (chapitre 4).
Commentaire
1) Une invitation au voyage immobile, rêvé
a) Poème en vers : « songe » est un verbe à l’im-
HISTOIRE DES ARTS pératif. L’invitation est formulée comme une
La toile de Chassériau est orientalisante. injonction à rompre les amarres d’avec le monde
L’orientalisme, terme répandu dès 1830, ne réel. On retrouve l’impératif à l’ouverture de la
désigne pas un style mais un climat se déve- troisième strophe : « vois ». Se déploie alors une
loppant dans la peinture française aux XVIIIe et vision complète et poétique du pays rêvé. Pour
XIXe siècles : artistes et écrivains sont séduits
en analyser le faste et la beauté : voir question 4.
par la puissance de dépaysement d’un Orient b) Poème en prose : on trouve le verbe « rêver »,
imaginaire. Chassériau n’a effectué qu’un bref point de départ au voyage onirique. Il est conju-
voyage en Algérie en 1846 mais il s’en inspire gué à la première personne du singulier donnant
pour rendre la sensualité des femmes de harems. un tour plus intime à l’invitation au voyage
La jeune fille, la tête à demi inclinée, voit ses immobile, avouée sur le ton de la confidence
courbes mises en valeur par l’ondoiement du personnelle. On découvre la présentation d’« un
vêtement ; ses bras blancs et ronds sont caressés pays de Cocagne […] que je rêve de visiter »
par la lumière. Son visage se détache avec net- (l. 1). La dimension onirique est ensuite suggé-
teté sur un fond d’ors et d’orange. rée par le terme « fantaisie », qui désigne l’ima-
Le peintre collectionne enfin les objets exo- gination capable d’inventer, de tracer des cor-
tiques : instruments de musique arabisant, tapis, respondances et des liens entre réel et idéal. Ici,
sofa, petite babouche brodée sont autant de « la chaude et capricieuse fantaisie » sécrète de
signes faisant rêver à un « ailleurs ». Enfin, la « savantes et délicates végétations ».
lourde tenture rouge, qui fait songer à un rideau 2) Un pays harmonieux…
de théâtre, s’entrouvre sur un paysage exotique : a) Un univers fait de beauté harmonieuse : voir
elle guide le spectateur vers ce hors-champ question 1. Puis, montrer les points communs
lointain, plus deviné qu’offert au regard. C’est avec le poème en prose. Baudelaire précise
en ce sens qu’il est « une invitation au voyage ». dans les deux cas qu’il s’agit d’un pays oriental :
c’est un pays « qu’on pourrait appeler l’Orient
Prolongement de notre Occident, la Chine de l’Europe »
On peut consulter sur le site du musée d’Orsay la (première strophe). Le poème évoque aussi sa
fiche consacrée à « L’orientalisme » et organiser « splendeur orientale » (v. 23).
une exposition virtuelle présentant des tableaux b) Un univers tissé de douceur : voir question 3.
de Renoir ou Delacroix, peintre dont on sait Comparer avec le thème de la tranquillité, filé
qu’il était admiré par Baudelaire. dans le poème en prose.
204 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 204 06/09/11 11:52


3) À l’image de la femme aimée rejette et isole un verbe d’action au passé simple
Les correspondances entre la femme et le pays : (« je courus ! »). La ponctuation exclamative
voir question 6. Le poème en prose met lui aussi achève de mettre en valeur l’accélération de
l’accent sur la troublante ressemblance entre la la course maritime et sa violence grandissante.
femme et le pays : c’est un lieu poétique « où Surtout, la césure du vers 12 se trouve au milieu
tout vous ressemble, mon cher ange ». d’un mot composé, évoquant lui-même le
désordre du monde : « tohu-/ bohu ».
Prolongement D’autres procédés stylistiques évoquent le
Ce poème a été mis en musique par Claude rugissement de la tempête et le tangage du
Debussy, Henri Duparc ou Léo Ferré. bateau :
– Une suite d’oppositions exalte la violence et
le danger, les célèbre comme une chance : les
« tohu-bohus » sont pour lui un triomphe
(v. 12) ; la « tempête » est une bénédiction
(v. 13), l’eau verte qui fait sombrer le navire est
Arthur Rimbaud,
8 Poésies, ⁄°‡⁄
 p. ¤›§-¤›‡
amère et « douce » (v. 17).
– Le rythme des vers, régulier dans les deux pre-
miers quatrains évoquant « les fleuves impas-
sibles », s’emballe dans les trois suivants. La
structure 4/4/4 du vers 12, par exemple, imite le
Objectif : Découvrir un poème de la rupture. navire ballotté par l’océan. Plus loin, la dissymé-
trie du vers 16 (« Dix nuits / sans regretter l’œil
L’ivresse de l’inconnu niais des falots ! ») et le rejet du vers 20 cassent
le rythme de l’alexandrin. En revanche, certains
LECTURE DU TEXTE enjambements (v. 9-10, 11-12, 13-14) donnent
1. Le poème est écrit à la première personne une impression de glissement. L’alternance glis-
(« je »). Elle désigne le bateau et le poète, qui sements / chocs évoque le tangage du bateau sur
rompent les amarres. C’est une rupture brutale. la mer.
Les strophes 1 et 2 racontent que ce bateau de
3. Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny,
marchandises, « porteur de blés flamands et de
Rimbaud expose son programme poétique :
cotons anglais » (v. 6), a été attaqué par des
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
« peaux-rouges » du nouveau monde. Ils ont
Le poète se fait voyant par un long, immense et
massacré les « haleurs ». Libéré, le bateau dérive
raisonné dérèglement de tous les sens ». Ainsi,
vers la mer. Dès le premier quatrain, la sensa-
« il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait
tion de libération est palpable : le bateau n’est
par perdre l’intelligence de ses visions, il les a
plus remorqué, « guidé par les haleurs » selon un
vues ». Le Bateau ivre, écrit la même année, appa-
itinéraire ancien. Le vers 8 complète ce constat
raît comme la transposition de ce programme. Le
d’indépendance : « les Fleuves m’ont laissé
lecteur, des strophes 6 à 9, suit les dérives étour-
descendre où je voulais ».
dissantes du navire, qui débouchent sur la vision
Il s’agit donc bien d’une rupture brutale, offerte
d’un monde inédit.
par les circonstances extérieures plutôt que vou-
Ces strophes reposent sur un canevas réaliste
lue, permettant de se déprendre de la routine,
simple, organisé en trois tableaux : reflets du
de sortir du chemin tracé à l’avance et guidé.
soleil dans la mer (strophes 6 et 7), accidents
Le poète adolescent, comme le bateau ivre,
atmosphériques (strophe 8), coucher du soleil
est en rupture avec le vieux monde, celui des
(strophe 9). Mais ces trois tableaux, très com-
règles anciennes et rassurantes mais étouffantes,
posés, narrent une expérience extrême, vision-
« insoucieux » de les voir massacrées, clouées au
naire. L’idée de dérèglement, d’ivresse, peut être
poteau de torture.
transmise par la confusion des repères : le ciel
2. Les vers 11 et 12 montrent bien la violence et la mer ne sont plus séparés, la mer semblant
que Rimbaud fait subir à la langue. Il bouleverse dévorer l’azur du ciel et absorber ses étoiles (voir
le rythme du vers. L’enjambement est brutal, il note 6).
12 Le poète, arpenteur du monde | 205

Litterature.indb 205 06/09/11 11:52


Balloté sur la vaste mer, acceptant sa loi, le 5. La mer est un poème, et même le Poème, à
bateau subit et voit (« j’ai vu ») ce dont la la fois texte plein de fureurs nouvelles et mère
nature est capable : « les cieux crevant en lactescente enfantant une poétique révolu-
éclairs », « les trombes », les « ressacs et les cou- tionnaire, débarrassée « de la forme vieille ».
rants », « les flots roulants ». Rythmes et allité- C’est pourquoi la mer et l’écriture partagent un
rations en [r] rendent sensibles la dureté et la même vocabulaire. Les vagues font entendre des
beauté de cet apprentissage. « rhythmes lents » (v. 26), « plus vastes que nos
L’emploi de mots rares, avec une orthographe lyres » (v. 27). Ainsi, le voyage du bateau ivre est
archaïsante (« rhythmes », v. 26), de néolo- la métaphore filée de l’aventure d’une écriture,
gismes (« bleuités », v. 25) disent le caractère lancée à l’assaut du nouveau.
inédit de l’expérience. Enfin, le lexique des cou-
leurs transforme le spectacle de la mer en vision VERS LE BAC
bigarrée, étrange : « azurs verts », « bleuités »,
« rutilement », « rousseurs amères », « longs Invention
figements violets » (v. 34), outrepassant tout ce On peut rappeler aux élèves les contraintes inhé-
qu’il connaissait. rentes au genre de la nouvelle :
– respect du schéma narratif ;
4. Le cinquième quatrain décrit le naufrage – choix d’un registre cohérent ;
(v. 17-18) et le démantèlement du bateau – respect des temps de la diégèse au passé
(v. 19-20). La liberté a donc ses risques. (imparfait et passé simple).
Cependant, naufrage et noyade sont une déli-
vrance : ils permettent de rompre avec les
Dissertation
attaches affectives, les normes de la poésie, les 1) Voir l’inconnu
conventions sociales, les vieilles idées. Cette – Dans la lettre à Demeny, Rimbaud insiste :
allégorie de la révolte qu’est le Bateau ivre est « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant » :
alors présentée comme un sabordage joyeux, le poète, parce qu’il se déprend des habitudes,
voit ce que nul n’a su voir avant lui, entend
accompli « sans regretter » (v. 16). On le voit
l’inouï, dépasse les apparences pour révéler
filer vers la mer où les vagues le laveront des
l’inconnu.
ultimes traces humaines (« des taches de vin
– Comment ?
bleu et des vomissures », v. 19), puis, le débar-
Ex. 1 : l’expérience du deuil et de la mort : voir
rasseront des derniers instruments de naviga- texte de Victor Hugo.
tion : « gouvernail et grappin » sont dispersés Ex. 2 : par la création des correspondances, il
(v. 20). Le bateau exprime ainsi son indiffé- explore ce qui se situe « là-bas » : voir textes de
rence à la sécurité. C’est pourquoi il qualifie les Baudelaire.
falots, lumières si réconfortantes pour les marins, Ex. 3 : par un « long, immense et raisonné dérè-
d’« œil niais » (v. 16). Par cette métaphore, les glement de tous les sens », ce qui suppose de
lanternes sont comparées à des yeux au regard conserver assez de lucidité dans l’ivresse.
imbécile. À l’inverse, l’œil qui contemple de 2) Le poète « voleur de feu »
visu la mer immense accède à une vision neuve. Rimbaud compare le poète qui forge une langue
C’est un monde nouveau, né d’une mer « lactes- inédite à un Prométhée moderne, à un « voleur
cente », semblable à un lait nourricier. Il brille de feu ». Cette comparaison glorieuse précise le
de couleurs inédites (voir question précédente). rôle du poète : il donne son « invention » à tous,
Son étrangeté s’exprime par les métaphores, hommes, animaux.
comme celle assimilant l’Aube à un « peuple de 3) Le poète porteur de progrès
colombes » (v. 31). Les synesthésies font de l’eau Le poète est catalyseur de progrès, un rôle irrem-
verte une saveur (douce-amère), une couleur, plaçable dans la marche de l’Humanité.
une « chair de pomme sure ». Le noyé « pen- Ex. : voir Hugo, préface Des Rayons et des
sif » rencontré par le bateau partage la même Ombres.
expérience. Semblable au noyé hugolien qui a
contemplé l’infini, il est « ravi », l’adjectif ayant
ici le double sens d’enlevé / extasié.
206 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 206 06/09/11 11:52


à aller au contact du monde avec une grande
Victor Segalen,
· Stèles, ⁄·⁄¤
douceur (le pas sur la dalle doit être une caresse,
l. 4) mais sans jamais s’arrêter. On peut ainsi mul-
tiplier les expériences et les connaissances, sans
jamais en tenir une pour définitive (« Ne crois
Octavio Paz,
⁄‚ Liberté sur parole,
⁄·∞°
pas à la vertu d’une vertu durable », l. 8).
Le poème d’Octavio Paz repose sur la même invi-
tation paradoxale : invité à parcourir le monde
en tous sens, le voyageur ne doit s’arrêter « ni à
l’intérieur, ni à l’extérieur, ni en haut ni en bas »
 p. ¤›°-¤›·
(l. 9). Cette injonction est toutefois davantage
prescriptive, comme en atteste la formule limi-
Explorer le champ du possible naire « il faut » (l. 1). Il est nécessaire d’explorer
LECTURE DES TEXTES fiévreusement le monde dans toutes ses direc-
tions, dans toutes ses dimensions spatiales ou
1. Le plan du texte suit l’itinéraire du bon voya- temporelles. On relève, dès la première strophe,
geur. En voici les étapes :
« vers l’intérieur, vers l’extérieur ». La seconde
– strophes 1 et 2 : parcourir les villes et les et la troisième strophes invitent à regarder « la
montagnes ; nuit » et « midi dans les yeux » ; à « se bai-
– strophes 3 et 4 : goûter le repos de l’esprit ; gner dans le soleil » et à admirer « l’étoile ».
– strophes 5 et 6 : découvrir, dans l’ivresse, la Il faut donc contempler la beauté du monde
diversité du monde. sans relâche, dans toute sa diversité réconci-
L’adverbe conclusif « ainsi » (l. 11) dirige le liée : « l’aube est chargée de fruits, le jour et la
voyageur vers un point d’aboutissement : « tu nuit réconciliés glissent comme un seul fleuve
parviendras […] aux remous pleins d’ivresse paisible. »
du grand fleuve Diversité ». Le dernier mot du
poème, « Diversité », mis en valeur par la majus- 4. Il n’est pas fait mention de lieux précis. Dans
cule, révèle, in fine le but du voyage et le sens du le poème de Segalen, les termes génériques invi-
poème. tent à suivre un itinéraire allant de la « Ville au
bout de la route » au « grand fleuve Diversité »
2. La situation d’énonciation est originale : le en passant par « Montagne » et « plaine ronde ».
poète (feint de) transcrire le texte d’une stèle. L’absence d’article renforce encore le caractère
Ce texte gravé dans la pierre s’adresse directe- générique des lieux-clés énumérés.
ment « au bon voyageur », amicalement tutoyé. De même, Octavio Paz évoque les grands
L’impératif ne relève pas de l’ordre impérieux éléments naturels : « la nuit », « le soleil »,
mais du conseil affectueux. Les sonorités fluides « l’étoile », etc. Chacun est mis en correspon-
en [l], les rythmes basés sur des effets de reprises dance avec l’être humain : « il faut écouter
(« l’une ou l’autre » / « l’une et l’autre ») ou ce que disent le sang et la marée, la terre et le
le chiasme (« Ville au bout de la route et route corps ». Ainsi, le corps humain, microcosme, est
prolongeant la ville », l. 1) confèrent d’ailleurs relié au macrocosme, dans un mouvement d’ou-
une certaine douceur au propos. Les stèles propo- verture au monde.
sent davantage une façon de vivre plutôt qu’un
itinéraire rigide, trop guidé. 5. Le voyage est l’occasion d’écouter et de
déchiffrer le monde, assimilé à un texte, à un
3. Pour le poème de Segalen, on peut citer un des ensemble de signes, de mots, de hiéroglyphes. La
conseils gravés sur la stèle : « ne choisis donc pas nuit est tatouée (l. 3), l’étoile et le fleuve sont
l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alter- une « écriture » dont il faut « épeler » les lettres
nées ». Il s’agit d’un paradoxe : opter pour deux afin de la comprendre (l. 5) et la terre recèle en
choix contraires semble contradictoire. Cela son sein « une parole perdue » qu’il faut « désen-
revient à ne pas faire de choix et à tout essayer. terrer » (l. 1). Le poème met l’accent sur une
Le poète (via la fiction des stèles) invite à éprou- des fonctions essentielle de la poésie : scruter,
ver la vie dans toute sa diversité, à voyager sans au contact du cosmos, les signes qui zèbrent la
cesse, « sans arrêt ni faux pas » (l. 11). Il pousse surface du monde.
12 Le poète, arpenteur du monde | 207

Litterature.indb 207 06/09/11 11:52


6. Ce rapport au monde, qui n’est pas cartésien, 2) Vers une forme de sagesse
peut déconcerter. Chaque élève peut présenter la a) Le voyageur est invité à se déprendre de ses
phrase ou la strophe qu’il juge étrange, qui invite à habitudes, à quitter le confort des villes et le
regarder la nature autrement, comme on la regar- réconfort des amis, s’il le peut. Tout le poème
dait encore au Moyen Âge ou à la Renaissance, repose sur l’énumération de dépouillements suc-
lorsqu’on était convaincu que microcosme et cessifs. On relève les nombreuses occurrences
macrocosme étaient en correspondance. des privatifs « sans » : « sans arrêt ni faux pas,
Mais le réseau secret des échos ne peut exister sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ».
sans un regard qui le contemple, sans une atten- Il parviendra ainsi à se défaire aussi des systèmes
tion qui l’écoute. C’est la fonction dévolue au de pensée et des croyances toutes faites, quali-
poète. fiées de « marais des joies immortelles ».
b) C’est ainsi qu’il peut s’ouvrir à la beauté du
ÉCRITURE monde dans sa grande diversité. Pour ce travail
de découverte, tous les sens sont convoqués. « Le
Argumentation
regard » est encerclé par la montagne puis libéré
Pistes : par la plaine ; le pied caresse les dalles ; l’oreille
Le poème de Segalen promeut le dépouillement. écoute le chant du monde ou le silence. Enfin,
Il invite à quitter momentanément ses contem- l’odorat et le goût, exaltés par « quelque forte
porains, à se défaire des autres : « Seul si tu peux, épice qui brûle et morde et donne un goût même
si tu sais être seul » (l. 7). Il conseille aussi de à la fadeur », savent goûter la vraie richesse
ne jamais s’attarder trop longtemps dans un du monde. C’est, pour Segalen, une forme de
lieu confortable : il faut en permanence quitter sagesse.
« l’asile », « l’étable », bons pour le troupeau qui
accepte le « licol ».
Ce faisant, son voyageur conquiert une autre Prolongement
forme de richesse, qui le rend sage : il découvre On peut découvrir des pierres gravées sur le site
la richesse et la diversité du monde. Il en caresse du musée Guimet.
la beauté et sait ainsi trouver le repos de l’esprit,
dans la solitude et le silence.
C’est l’intérêt de cette quête que les élèves sont
amenés à discuter, en s’appuyant sur leur vécu, Francis Ponge,
sur des textes non littéraires (articles de presse,
etc.) ou poétiques. ⁄⁄ Pièces, ⁄·§⁄  p. ¤∞‚
Objectif : Découvrir la notion d’« objeu ».
VERS LE BAC
Commentaire En selle
Pistes pour le commentaire :
1) Guider le voyageur LECTURE DU TEXTE
a) Le texte propose une feuille de route. La des- 1. La paronomase juxtapose « embaume » et
tination finale est la découverte de la diversité, « empaume », comme s’il y avait une proximité
mot-clé de la stèle dont le poème est la figura- de son et de sens entre le parfum du voyage et le
tion : voir question 1. passage à l’acte, le départ. Le premier entraîne
b) L’itinéraire proposé est vaste, sans localisa- le second. Le voyage peut commencer. Il s’agit
tions précises. Voir question 4. d’un voyage physique, comme en témoignent
c) Ce parcours est empreint de douceur. Le les précisions géographiques qui créent l’effet
voyageur est encouragé à caresser « les dalles de réel. On peut citer la première phrase : « Ma
où le pied pose bien à plat ». Il s’effectue « sans valise m’accompagne au massif de la Vanoise ».
mérites ni peines ». Ce cheminement paraît Il s’agit surtout d’une rêverie poétique, nourrie
sans effort, avec des moments de recueillement : par les jeux avec le langage. Ponge empaume
« Repose-toi du son dans le silence, et, du sa valise, il s’en empare pour en faire un objet
silence, daigne revenir au son. » plein de jeux poétiques : un ob-jeu. En effet,
208 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 208 06/09/11 11:52


la personnification de la valise, les images qui et grossière, contient un trésor. Patiemment, elle
l’animent mais aussi les jeux de reprises (« selle a fabriqué une perle. Le poète est comme une
et bride, bride et sangle » l. 6-7) emportent le huître : il se donne beaucoup de mal pour fabri-
« voyageur moderne » (l. 8) dans le domaine de quer un trésor. L’huître est difficile à ouvrir mais
la création poétique. cet effort est récompensé.
2. Le verbe « j’empaume », renvoyant à une action
concrète et énergique, est suivi d’une proposition
qui en précise le sens : « je lui flatte le dos, l’enco-
HISTOIRE DES ARTS
lure et le plat ». Au sens propre, le voyageur passe L’œuvre de César montre une valise entrouverte
la main sur le dos de sa valise qui sent si bon le dont le contenu se répand. C’est une « valise-
cuir. Au sens figuré, on assiste à la personnification expansion », mot-valise créé pour l’occasion
de la valise, flattée comme un animal et pourvue avec humour. En la regardant, on peut imagi-
d’un dos, d’une encolure, comme les chevaux. ner qu’une valise contient beaucoup plus que ce
Même l’odeur de cuir est cohérente : elle évoque que l’on pourrait croire. Mais que contient-elle ?
celle de la selle. La métaphore cavalière est ensuite Qu’est-ce que j’ai mis dans ma valise ? Qu’est-ce
filée à vive allure. « Comme un cheval » (l. 5), elle que cette matière blanche ? Plusieurs hypothèses
est « fidèle contre mes jambes ». Le personnage la sont permises : c’est du rêve, des souvenirs, de
« selle » et la « harnache ». Les répétitions finales futures désillusions (voir texte de Lévi-Strauss,
accélèrent encore le rythme : « selle et bride, bride p. 328-329), c’est une page blanche de ma vie
et sangle, sangle ou dessangle ». Cela permet de qui n’est pas encore écrite, etc.
conclure, sur un rythme enlevé : la valise est « un Ce petit détour par l’imaginaire permet de
reste de cheval », un reste de nomadisme libre mieux comprendre une phrase de Ponge. Dans
et échevelé, même si les vacances se résument
le texte, la valise-cheval connaît une autre méta-
souvent à l’univers de « la chambre de l’hôtel
morphose. Elle devient un coffre comparé à
proverbial » (l. 7).
« un livre plein d’un trésor de plis blancs ».
3. Le jeu des répétitions montre la succession La valise contient tout un jeu de possibles,
des actions à opérer pour maîtriser la valise-che- les pages du grand livre de la vie qui restent à
val. En permanence, il est question de bride et écrire, les pages de toutes les poésies qui restent
de sangle, outils qui servent à canaliser, guider, à composer.
contenir. Et il faut garder le rythme pour dominer
sans contraindre. On peut interpréter cet enchaî-
nement comme une métaphore du travail poé- VERS LE BAC
tique. Un simple objet, par son odeur, déclenche Invention
l’imagination et emporte le poète dans la rêverie
Pour guider l’imagination des élèves, on peut
débridée. Mais il faut rester en selle, ne pas se lais-
leur demander de lire quelques poèmes du Parti
ser désarçonner par l’afflux des images ! Pour ne
pris des choses : « L’huître », « Le cageot », « Le
pas jouer n’importe comment avec les objeux, il
verre d’eau », « Le mimosa » sont les plus abor-
faut maîtriser, dans une syntaxe rythmée, le double
dables. Puis on peut leur proposer de s’appuyer
sens des mots, la paronomase, la métaphore filée,
sur la question 3 pour dresser l’inventaire des
les mots-valises et les jeux de reprises. Cette
figures poétiques qui transformeront leur objet
conception de la poésie nous renvoie à son sens
quotidien en poème.
étymologique : le poète est un artisan qui connaît
les règles du jeu, qui peut les bousculer mais qui
s’appuie sur elles néanmoins pour forger et fabri-
Oral (entretien)
quer un poème maîtrisé. 1) Un riche parfum (reprendre la question 1)
On peut faire un lien avec la théorie des corres-
pondances de Baudelaire : c’est souvent un riche
parfum qui fait voyager « là-bas ».
Prolongement 2) Filer la métaphore (reprendre la question 2)
On retrouve la même conception de la poésie 3) Une rêverie maîtrisée par le langage (reprendre
dans « L’huître » : l’huître, d’apparence rugueuse la question 3)
12 Le poète, arpenteur du monde | 209

Litterature.indb 209 06/09/11 11:52


L’aube se lève, le relief devient plus accentué,
Gilles Ortlieb,
⁄¤ Poste restante,
⁄··‡  p. ¤∞⁄
ce qui a pour conséquence une raréfaction de la
végétation. On voit « La bruyère supplanter la
vigne, et les bordées / D’eucalyptus se raréfier sur
les côtés » (v. 15-16). Ces deux notations des-
criptives mettent l’accent sur une âpreté grandis-
Objectif : Assister à une modification,
sante, une sécheresse d’épure qui s’accentue. Elle
au sens que Butor donne à ce terme.
annonce, de manière imagée, la transformation
Intérêts du texte : Écriture du temps et du moi, pendant le voyage.
de l’espace, description d’un paysage d’âme. Lui aussi, étape par étape, a changé en l’espace
d’une nuit, au point de devenir « un autre ».
C’est avec cet « autre », ce moi nouveau né de la
Voyager et devenir un autre nuit qu’il a rendez-vous, au terme de son voyage.
LECTURE DU TEXTE
5. Au terme de toute odyssée, « Je est un autre ».
1. Il est 3 h 56. Le wagon tout entier est plongé Devenir un autre, changer parce que l’on change
dans un sommeil épais, tombé comme une chape d’endroit et que l’on regarde le monde avec un
sur des personnes entassées, fatiguées, saisies en œil neuf, pousse le poète arpenteur à voyager.
pleines « conversations inachevées » (v. 12). Ce Gilles Ortlieb le formule avec netteté dans une
n’est pas un wagon de première classe : le convoi question rhétorique : « à quoi bon, sinon, voya-
est « bruyant » (v. 1), les freins immobilisent ger ? ». On peut rapprocher ce texte du poème
le train « en grinçant » (v. 6). Cela sent « l’oi- de Rimbaud : le bateau ivre, en partance vers
gnon entamé, le tabac / Refroidi » (v. 11-12), le l’abîme, connaît « dix jours » de profondes méta-
rejet mettant l’accent sur la forte odeur de tabac morphoses, avant de sombrer, emportant avec
froid. En pleine nuit, monte un inconnu blessé. lui le souvenir de visions éblouies. Le périple
Les vers 6 et 7 insistent sur la violence subie : auquel Segalen convie le bon voyageur est aussi
on voit « l’arcade sourcilière / Béante sous le un voyage intérieur, permettant de se décou-
sang séché ». Modestie et rudesse caractérisent vrir, dans le silence et l’ascèse, avant de revenir
l’ambiance. parmi les hommes et se tremper aux eaux de la
2. Des vers 1 à 4, le train file à travers la cam- diversité.
pagne à vive allure. On n’a pas le temps de lire Cette modification (pour reprendre le titre du
le nom des gares, ce qui permettrait de savoir roman de Butor) n’est pas une façon de se perdre
quelle campagne on traverse. Deux groupes à mais au contraire de se trouver, de devenir « soi-
l’infinitif en attestent : « traverser à la sauvette même » (v. 17).
un chapelet de gares » et « trop promptes à nom- Pour nuancer le propos, on peut aussi constater
mer / La campagne ». Puis, au passage de la fron- que le changement tant espéré n’est pas toujours
tière, le train ralentit et s’arrête. L’enjambement au rendez-vous : Blaise Cendras (p. 325) croque
du vers 5 à 6, qui allonge la diction, rend sen- les riches passagers d’un paquebot transatlan-
sible ce changement de rythme. Il met en valeur tique. Ils sont restés désespérément les mêmes,
le verbe « s’immobilise ». continuant à prendre le thé ou à jouer au deck-
tennis. Pourtant, à rester ainsi les mêmes, ils
3. Au vers 4, la campagne aperçue par la vitre s’ennuient. Leiris, qui n’est pas poète mais
du train est personnifiée. Elle est « accroupie », écrivain-ethnographe, fait le même constat. Le
participe passé adjectivé que l’on réserve d’ha- voyage ne l’a pas changé. Le rêve de renouveau,
bitude à un être humain. Elle semble éprouver lié à l’Afrique, est resté fantomatique.
les mêmes sensations de lourd sommeil et d’in-
confort que le pauvre microcosme enfermé dans
le wagon, comme s’il y avait une porosité entre VERS LE BAC
l’intérieur des êtres et le monde extérieur. Oral (entretien)
4. Des vers 14 à 16, le paysage évolue imper- 1) Le monde change
ceptiblement, « lentement » (l. 14), tandis que a) Le poète arpenteur va au contact des autres,
les passagers dorment encore et ne voient rien. au contact du monde : il plonge dans un
210 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 210 06/09/11 11:52


microcosme populaire, écrasé de sommeil (voir sur le mystère du monde. Ce dévoilement est un
question 1) ; il ausculte et interprète le paysage appauvrissement.
personnifié (voir question 3). À l’inverse, les « métaphores », « images » et
b) Il n’hésite pas à en découvrir la violence (des- « mots poétiques » (l. 11) « évoquent », « font
cription de l’homme blessé). allusion » sans rien dévoiler de manière expli-
c) Lui seul, dans le wagon endormi, semble cite. La poésie préserve le mystère du monde.
sensible aux changements de rythme (voir Les détracteurs de la poésie n’aiment pas les
question 2), puis aux évolutions du paysage poètes inspirés, qui semblent habités par le lan-
(question 4). gage et son mystère, obnubilés par la volonté de
2) « Je » change trouver le mot juste, qui dira la beauté sans la
a) Les changements du paysage sont en corres- mettre à nue. Ils peuvent sembler « des individus
pondance avec les changements du moi. Décrire égarés » poursuivant leurs djinns (l. 26).
l’extérieur est donc une manière, pudique, de 2. La poésie est obscure parce qu’elle privilé-
dire et comprendre les évolutions intérieures. gie le détour et n’est pas toujours logique : une
En effet, on constate que le poème est écrit image, une métaphore ne disent pas directement
de manière presque impersonnelle. Le verbe les choses. Elles les donnent à comprendre par
« Traverser », qui a pour sujet le poète, est à analogie.
l’infinitif. Son sujet n’est pas grammaticalement Ces figures ne sont pas des procédés tout faits
exprimé. Il reste dans l’ombre. Pour savoir qui il et achevés. Elles font intervenir la sensibilité du
est, il plonge son regard dans la nuit, observe la lecteur, qui, ainsi, par sa lecture et son travail
campagne puis, quand l’aube se lève, les lentes d’interprétation, complète le poème et lui donne
évolutions géographiques (voir question 4) le son plein retentissement. T. Bekri insiste sur ce
renseignent sur ce qu’il est devenu. point : « Bien sûr, on peut expliquer la versi-
b) Ces changements ne sont pas une façon de se fication […] mais le succès d’un poème réside
perdre mais au contraire de devenir pleinement souvent dans le sens ouvert à la lecture et à l’in-
soi-même. C’est lorsqu’on n’est plus dans la rou- terprétation. » (l. 15-17).
tine, dans l’habitude, qu’on se révèle à soi. Le
vers 17 l’énonce au présent de vérité générale, à 3. La poésie a offert réconfort et consolation
la fin du poème. L’expression « encore une fois » au poète endeuillé. « Arrachés au silence et à
précise qu’il s’agit d’une loi universelle, qui se la mélancolie » (l. 3-4), les « mots poétiques »
vérifie tout le temps. offrent un dérivatif, permettent d’oublier la
peine, de sortir du mutisme. Le fait que les mots
poétiques ne dévoilent pas entièrement le mys-
tère de la mort permet aussi de l’adoucir, de ne
pas le regarder trop directement.
POUR ARGUMENTER :
COMMENT LA POÉSIE VERS LE BAC
TRANSPORTE-T-ELLE Dissertation
HORS DES LIEUX 4. Recherche lexicale
COMMUNS ? Lieu commun :
1) Sources où un orateur peut puiser des pensées,
 p. ¤∞¤ des exemples pour étayer ses discours.
LECTURE DU TEXTE 2) Idée générale que l’on utilise pour illustrer et
1. La prose est, selon l’auteur « trop explicite, étayer une argumentation.
trop explicative » (l. 7-8). Le logos est en effet 3) Péjoratif : idée couramment reçue, banalité.
un outil puissant : il est capable de tout rendre • Pistes pour la dissertation
logique et cohérent. En un mot : explicable. 1) Langage et lieux communs
Mais la prose, parce qu’elle veut tout expli- a) Pour se comprendre, les différents interlo-
quer, (elle est « trop bavarde », elle « ne fait cuteurs doivent partager un code, une langue
pas l’économie des mots », l. 9), lève le voile commune, un langage de référence. On ne peut
12 Le poète, arpenteur du monde | 211

Litterature.indb 211 06/09/11 11:52


parler ensemble de manière compréhensible appartient aux figures de l’analogie, opération
en dehors de ce lieu commun, au sens propre. fondamentale consistant à définir un mot,
Les témoignages d’écrivains sourds, comme évoquer une représentation par le recours à
E. Laborit (Le Cri de la mouette) montrent une autre réalité. Cultivant l’implicite, la
combien on se sent rejeté en dehors de la métaphore sollicite l’imagination du lecteur,
communauté quand on n’a pas accès à son libre d’apercevoir la réalité suggérée derrière les
langage. mots.
b) Se comprendre suppose aussi de partager Ex. : on peut évoquer la polémique déclenchée
une culture de référence, qui s’exprime par des par ce vers mystérieux de Saint-Pol-Roux :
lieux communs : des thèmes, des motifs et des « Lendemain de chenille en tenue de bal. »
manières de les exprimer qui sont récurrents Certains ont cru bien faire en l’explicitant,
(exemple : la femme et la rose sont encore célé- tuant son mystère d’un coup. Voici la réaction
brées dans les chansons d’aujourd’hui). d’A. Breton : « Il s’est trouvé quelqu’un
2) Quitter les lieux communs d’assez malhonnête pour dresser un jour, dans
a) Mais se cantonner aux expressions toutes une notice d’anthologie, la table de quelques-
faites, aux métaphores refroidies, aux expressions unes des images que nous présente l’œuvre
lexicalisées pose problème : on se comprend faci- d’un des plus grands poètes vivants ; on y
lement mais les idées semblent usées, banalisées. lisait : Lendemain de chenille en tenue de bal
À telle enseigne que l’on n’entend plus vraiment veut dire papillon. Mamelles de cristal veut dire :
ce que l’on dit. Par exemple, lorsqu’on désigne le une carafe, etc. Non, monsieur, ne veut pas dire.
bras d’un fauteuil, cette expression est devenue Rentrez votre papillon dans votre carafe. Ce
tellement coutumière que l’on ne perçoit plus que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain
la personnification qui la rendait originale. On qu’il l’a dit. » (Introduction au discours sur le peu
voit un vulgaire fauteuil et non plus une créature de réalité).
mystérieuse. En revanche, quand Cocteau, dans b) Parfois, il suffit de poser un regard neuf sur le
La Belle et la Bête, transforme le bras d’un chan- monde. C’est ce que fait Supervielle, regardant
delier en bras humain, il réinsuffle à cette image la création comme si elle sortait de sa genèse.
sclérosée sa poésie originelle, magnifiée par un c) La métaphore du voyage exprime bien cette
noir et blanc expressif. volonté : partir, c’est découvrir une autre langue,
b) On comprend la démarche des poètes : ils une autre culture qui vous fait voir autrement
veulent « redonner un sens plus pur aux mots de les choses.
la tribu » (Mallarmé). d) Parfois, il ne s’agit plus d’une métaphore
3) Pour tout l’or des mots mais d’un voyage réellement effectué, éprouvé.
a) Comment les poètes travaillent-ils la langue Nombreux sont les poètes arpenteurs : Blaise
pour la faire sortir des lieux communs et retrou- Cendrars, Segalen ressourcent leur poésie au
ver un mystère excitant ?
contact du monde.
– néologismes ;
Certains poètes voyageurs délaissent même la
– mots-valises ;
poésie et se contentent de voyager, sans mots
– prendre une expression au pied de la lettre,
(Rimbaud).
afin de redonner aux figures devenues clichés
leur souffle poétique ; 5. Piste pour la dissertation sur Jaccottet. L’enjeu
– images : métaphore et comparaison origi- du sujet : réfléchir sur la part de mystère qui peut
nales rendent au monde leur mystère. L’image rendre le langage poétique.

212 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 212 06/09/11 11:52


Séquence
Guillaume Apollinaire,
⁄‹ Alcools, ⁄·⁄‹
Livre de l’élève  p. ¤∞∞ à ¤§›

Objectifs de la séquence  p. ¤∞∞


– Découvrir les liens entre une œuvre poétique et un mouvement pictural, le cubisme.
– Comprendre le rôle fondateur d’Alcools dans la naissance de la poésie moderne.
– Étudier des poèmes.

⁄) Entrée dans l’œuvre : Cette réalité contemporaine se mêle aux sou-


venirs anciens : la « jeune rue » débouche sur
l’influence des peintres ses propres souvenirs d’enfance et le portrait
cubistes  p. ¤∞§ d’un vieil ami, René Dalize. La marche réac-
1. « Zone » (p. 7, éd. Gallimard) évoque une tive aussi la mémoire des mythes anciens, dont
déambulation dans la capitale. Le poète sillonne Apollinaire est l’héritier. Ainsi, l’aviateur est
Paris, note ce qu’il voit, pense à des souvenirs de un nouvel Icare, personnage qui s’éleva dans les
voyages. Il rêve aussi de paysages imaginaires, les airs à l’aide d’ailes attachées à son corps avec
images survenant par associations d’idées. Toutes de la cire. Il est escorté par les anges, Enoch, le
ces visions, réelles ou oniriques, se superpo- patriarche biblique qui connut son ascension
sent. C’est pourquoi le poème est tissé d’images dans le ciel, Elie, le prophète qui fut transporté
emmêlées. au ciel dans un tourbillon et Simon le Mage,
Ainsi, sont évoquées en un kaléidoscope chan- qui aurait tant voulu par sa magie s’élever sur
geant les réalités urbaines modernes qui frap- un char de feu. Bref, c’est toute la réalité qui
pent « la pupille, Christ de l’œil » : la tour décolle et rejoint la région du rêve éveillé. Cette
Eiffel, l’aérogare de Port-Aviation mais aussi les ascension est caractéristique du lyrisme exalté
affiches de publicité pavoisant les « murailles ». d’Apollinaire.
On voit également les rues envahies par un flot Cette superposition d’images vues ou rêvées peut
de directeurs, d’ouvriers ou de « sténodacty-
faire penser au cubisme. En effet, le cubisme
lographes » – le mot renvoyant peut-être aux
peint, en même temps, plusieurs facettes d’un
dactyles, anciens vers grecs. Pour donner plus
même objet, afin d’en saisir la richesse et la
d’intensité à ce tableau, les sensations auditives
sont convoquées. Dans la rue neuve, retentit le diversité. D’un seul coup d’œil, le spectateur
« clairon », la « cloche rageuse » « aboie », la voit la face et le profil, le dessus et le dessous des
« sirène gémit ». Même les couleurs violentes choses, au mépris des règles traditionnelles de la
« criaillent ». La modernité fait entendre une représentation. Cette réalité, loin de se donner
musique dissonante et heurtée, comme en comme une vue naturelle, se présente comme
témoigne le rythme du vers et la « déponctua- une vision subjective et n’obéit plus qu’aux lois
tion », créant des effets de contiguïté ou de de son créateur, constructeur de formes et de
chevauchement. volumes nouveaux.
13 Alcools | 213

Litterature.indb 213 06/09/11 11:52


Prolongement Section d’or » (1912) rend célèbre le « cubisme
Apollinaire s’est reconnu dans les peintres écartelé » (Apollinaire) de Metzinger, Delaunay
cubistes. Il prend ainsi leur défense dans ou Kupka. Ces artistes se démarquent de Picasso
L’Intransigeant, dès 1910. Les nombreuses études par leurs préoccupations : le mouvement, la
et articles qu’il leur consacre lui permettent aussi couleur et la simultanéité. On retrouve dans
de mieux cerner sa propre démarche de poète. Il « Zone », et plus tard dans les calligrammes et
décide alors que la poésie véritable est une pure les Poèmes à Lou (voir manuel de l’élève p. 220),
création, qui s’affranchit de l’imitation du réel une même préoccupation capter dans un même
et retrace les contours d’une vision intérieure. élan des sens et des directions contraires, sans
À ce propos, Marie-Jeanne Durry écrit que le que le poème perde son sens global.
poète « rend le discontinu psychologique qui est
en chacun de nous par un discontinu littéraire.
Je crois qu’il a perçu très vivement ce que je ¤) L’œuvre et son contexte :
voudrais appeler le non-lien logique dans l’âme
même. De sorte qu’il est un des premiers à ne
Apollinaire, d’un siècle à l’autre
plus vouloir tisser un fil qui n’est pas en nous ». 1. « La maison des morts » (p. 39, éd. Gallimard)
est une vision d’Apocalypse, au sens étymolo-
2. Le tableau de Delaunay montre cette volonté
gique de « révélation », de « vision ». On peut
de représenter la réalité sous plusieurs angles à
ainsi penser au texte de Saint Jean, dernier livre
la fois. Cela procure une impression de richesse
du Nouveau Testament. Ici, le poème met en
mais aussi d’éclatement, comme si l’unité du
scène la vision d’un jeune étudiant : les morts
réel se morcelait en mille éclats colorés. On
des âges anciens reviennent dans le monde des
remarque aussi que la tour Eiffel, au centre du
vivants pour danser avec eux, le temps d’une
tableau et du poème, semble s’envoler, tandis
brève permission. Mais ce poème, à proprement
qu’autour d’elle les immeubles se tassent et s’ef-
parler visionnaire, n’évoque pas seulement le
fondrent. Ce mouvement d’envol est commun
passé. Des images de la guerre le teintent légère-
aux deux œuvres.
ment. On voit défiler les militaires. On entend
3. De nombreux artistes cubistes ont peint Paris. les jeunes hommes promettre aux vivantes de
On peut citer, bien sûr, toutes les tours Eiffel revenir. Mais le refrain (« Hélas la bague était
de Delaunay, les œuvres de Marcoussis (1883- brisée ») qui s’insinue au cœur du serment, laisse
1941), qui a réalisé une série de gravures pour entendre que la promesse ne sera pas tenue. Le
illustrer Alcools. On y voit un enchevêtrement jeune homme ira dans le monde des morts.
de monuments parisiens. L’amour, ravagé par la guerre, rejoindra l’éter-
nité de la mort.
Prolongement
Pour comprendre la démarche des peintres 2. Le titre du tableau de Delaunay évoque le
cubistes, on peut consulter le site du musée d’Art Champ de Mars et la Tour Rouge, c’est-à-dire
moderne de la ville de Paris : mam.paris.fr/. la tour Eiffel. Ce monument, moderne, est aussi
Braque et Picasso réfléchissent sur la représen- célébré au deuxième vers de « Zone » à la faveur
tation volumétrique des objets. Les deux artistes d’une métaphore l’assimilant à une bergère gar-
travaillent « en cordée » et aboutissent ensemble dant ses moutons (p. 7, éd. Gallimard).
à la décomposition de l’objet en volumes géo- 3. Pistes :
métriques simples, vus selon différents points de Pour quelles raison un poète peut-il vouloir être
vue. Deux ans plus tard, la décomposition est de son temps ? La réponse principale d’Apol-
telle que l’objet représenté semble disparaître linaire est l’amour de la vie, dans sa bigarrure.
dans une imbrication de plans. Ce nouveau Il affirme être en quête de « la vérité toujours
langage visuel obtient un succès de scandale en nouvelle » et refuse les formules anciennes,
1911, au Salon des Indépendants, où sont expo- toutes faites. On peut citer le premier vers
sées des œuvres de Gleizes, Delaunay, Léger. Le de « Zone » : « À la fin tu es las de ce monde
terme « cubisme », dont la paternité est attri- ancien » ou la strophe de « Vendémiaire »
buée à Matisse, s’impose alors progressivement dédiée aux « hommes d’avenir récusant le
dans les écrits d’Apollinaire. L’exposition de « La passé ». Ce poème, qui clôt le recueil, offre lui
214 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 214 06/09/11 11:52


aussi un panorama des réalités modernes : usines, le prisme des légendes du Rhin. Apollinaire,
villes industrielles, prolétariat urbain auquel il séduit par le charme du fleuve et son atmos-
compare sa faculté de produire et de créer : phère de légende, reprend les personnages
« Les métalliques saints de nos saintes usines mythiques chers aux romantiques allemands
Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Heine ou Brentano. On retrouve ainsi le bate-
[…] lier envoûté, le grand inquisiteur et surtout la
Et nos mains innombrables Loreley, sorcière capable d’enchanter ses amants.
Usines manufactures fabriques mains Selon M. Décaudin, Apollinaire « ne trahit pas
Où les ouvriers nus semblables à nos doigts la légende, mais comment ne pas voir dans cette
Fabriquent du réel à tant par heure. » femme blonde aux yeux de flamme une image
d’Annie Playden, dans ce thème de la beauté
ensorcelante et de l’amour maudit un écho de sa
‹) Présentation du recueil : malheureuse aventure ? »
éclats de vie, éclats Pour faire entendre la profondeur du sentiment
amoureux, il fait parler tour à tour ses person-
de verre  p. ¤∞‡ nages. L’amante du « beau tzigane » pleure dans
⁄. L’ivresse d’un titre un long monologue son amour voué à la sépara-
1. Dans ces deux poèmes, l’ivresse est joyeuse. tion et à la honte (« Les cloches »).
Dans certaines traditions, briser le verre dans Le batelier de « Mai » voit dans la nature l’écho
lequel on vient de boire, lors de l’année nou- de son chagrin d’amour. Les saules pleureurs ver-
velle ou d’un mariage, porte bonheur. L’éclat du sent de vraies larmes : « Qui donc a fait pleurer
verre qui se brise est ainsi lié à la fête, à l’éclat de les saules riverains ». En prenant au pied de la
rire. C’est le cas dans le poème commémorant le lettre une expression figée, le poète renouvelle
mariage de son ami Salmon : « les verres tombè- la métaphore et exprime avec authenticité la
rent se brisèrent / Et nous apprîmes à rire. » C’est détresse du batelier. Tandis que la barque glisse,
aussi le cas dans « Nuit Rhénane » : « Mon verre les vergers se figent et les cerisiers défleurissent.
s’est brisé comme un éclat de rire ». On peut être sensible à la reprise anaphorique :
« Les pétales tombés » / »les pétales flétris ».
2. Le tableau cubiste et le recueil font réfé- Enfin, dans « La Loreley », on entend tour à tour
rence à l’alcool et à l’ivresse : on distingue, sur la voix de la jeune femme délaissée, de l’évêque
le tableau, une bouteille portant la marque d’un ensorcelé et des chevaliers.
alcool célèbre et un verre posé sur le guéridon Toutes ces voix légendaires sont aussi celle du
d’un café. La composition cubiste provoque poète ; tous ces points de vue convergent pour
une impression d’éclatement (lire le paragraphe dessiner une intrigue d’amour mortellement
p. 256) : on peut y voir une image des effets de déçu.
l’alcool. De même, pour Apollinaire, l’ivresse
est synonyme d’éclatement. Il peut s’agir d’une 2. « À la Santé » (p. 126, éd. Gallimard)
explosion de joie (voir question précédente) évoque son incarcération de six jours suite à une
ou, au contraire, d’un sentiment triste, lié au erreur sur son nom. Revenant sur cette confu-
morcellement de l’identité (voir p. 257), aux sion, Apollinaire s’interroge sur son identité
amours malheureuses qui laissent le cœur brisé. en une série de brefs poèmes. On peut relever
La syntaxe d’Apollinaire, le vers libre qui sou- la question liminaire qu’il se pose à lui-même :
vent évoque un alexandrin brisé, les coupes « Guillaume qu’es-tu devenu » (I). Être enfermé
et les rythmes heurtés miment cette idée de pousse à l’introspection : le poète fait un retour
fragmentation. sur lui-même, dans un face-à-face où il ne se
reconnaît pas lui-même. « Non je ne me sens
¤. La composition du recueil : plus là / moi-même », lit-on dans le poème II.
une autobiographie éclatée 3. « Zone » (p. 7, éd. Gallimard) a été écrit
1. « Les cloches » (p. 98, éd. Gallimard), tardivement mais placé en tête du recueil.
« Mai » (p. 95) et « La Loreley » (p. 99), appar- Ce poème donne le ton et il est résolument
tenant à la suite « Rhénanes », évoquent l’his- moderne. Le choix du vers libre, irrégulier,
toire d’amour entre le poète et Annie à travers parfois assonancé, s’affirme comme celui de
13 Alcools | 215

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la modernité. De même, le thème de la ville de chaque poème, l’absence de ponctuation, les
contemporaine renforce ce parti pris. Les bruits ruptures syntaxiques, les dissonances engendrent
dissonants, les rythmes syncopés, les couleurs une impression d’éclatement.
criardes en montrent la vitalité, en rupture avec Ainsi, on peut dire qu’Apollinaire hésite en per-
le monde ancien, dont on est « las » (vers 1). manence entre unité et éclatement.

HISTOIRE DES ARTS ›) EXTRAIT 1 Le lyrisme


Le tableau de Juan Gris exprime la même de la modernité  p. ¤∞°
impression d’éclatement, de morcellement que
Le titre « Zone » est riche de connotations.
le recueil. Là aussi, le sujet s’étoile et se diffracte
En grec, le mot désigne « la ceinture ». On a
en une multitude de plans.
l’image d’une boucle, d’un voyage qui s’achève
SYNTHÈSE L’écriture, comme un tableau par le retour au point de départ, quand vient le
cubiste, recueille les éclats d’une vie pour leur matin. On peut aussi y voir une allusion aux ter-
donner une unité. Si l’on s’appuie sur la chro- rains vagues qui ceinturaient Paris, où le poète
nologie (p. 255), on découvre un poète rongé marcheur « zone ». Enfin, une « zone franche »
par l’inquiétude sur son identité, par la crainte est une contrée mal définie, qui n’appartient à
de la bâtardise, par le sentiment d’être partout personne, dans laquelle on erre.
un étranger. La succession des amours malheu- D’entrée de jeu, la poésie est placée sous le signe
reuses ne fait que renforcer le caractère problé- de l’errance.
matique de son « moi ». L’identité est menacée
« Zone » et « La Chanson du Mal-Aimé »
d’éclatement. L’écriture est alors le moyen de
(p. 126, éd. Gallimard) captent la beauté de la
garder une unité. Même si elle fait référence aux
ville moderne dans des images inédites : celle de
doutes, au questionnement sur soi, la mémoire la bergère tour Eiffel, celle du XXe siècle changé
sauve les différents moments de son existence. en oiseau, par exemple, mais aussi dans des
En effet, Apollinaire déclare : « chacun de mes rythmes et des rimes libres.
poèmes est la commémoration d’un événe-
ment de ma vie. » Cependant, la mémoire ne
se contente pas de ressaisir le passé personnel : ÉDUCATION AUX MÉDIAS
elle sélectionne les faits les plus pertinents et On peut parler de poésie simultanée dans la
les met en ordre ; c’est ainsi qu’elle donne de mesure où plusieurs images, plusieurs messages
l’unité au vécu. De plus, Apollinaire fait parfois sont vus ou entendus en même temps. En effet,
de ses poèmes de petits récits : cette fois, c’est la la publicité des enseignes lumineuses joue avec
structure ordonnatrice du schéma de la quête qui deux écritures. Elle use de l’écriture alphabétique
confère un ordre aux souvenirs éclatés. Enfin, et de l’écriture idéographique, représentant les
les moments importants sont regroupés dans des réalités par un signe. Logos, enseignes, pan-
séries présentant une unité thématique, comme neaux, affiches proposent une combinaison de
« Rhénanes » ou « À la santé ». Enfin, le thème ces deux écritures, simultanément. Cela renvoie
de l’alcool, qui enivre, réjouit, réchauffe ou au rêve de poésie simultanée cher à Apollinaire.
fait déchoir, est un fil conducteur conférant
au recueil sa grande unité et lui donne un titre
unifiant. ∞) EXTRAIT 2
Toutefois, l’ordre chronologique est souvent
bouleversé (voir question 3), brouillant ainsi la
Le manteau d’Arlequin  p. ¤∞·
logique temporelle. Un seul exemple : les textes Arlequin, personnage de la Commedia
de la période allemande ne sont pas tous regrou- dell’Arte est apparu au XVIe siècle. On le recon-
pés dans « Rhénanes ». À l’intérieur même naît à son costume fait de triangles bleus, verts
des suites (comme « À la santé »), les poèmes et rouges, disposés symétriquement. Il accomplit
semblent juxtaposés. On ne perçoit pas de pro- mille pirouettes et acrobaties. Il serait inspiré
gression d’un poème à l’autre. Enfin, au cœur d’un personnage de la mythologie germanique,
216 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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un peu sauvage et rustre. Par la suite, le per-
sonnage s’est policé et est devenu plus subtil. §) EXTRAIT 3
Cependant, les losanges de son costume figu- Puiser aux sources
raient à l’origine un habit en lambeaux, rappe- de la légende  p. ¤§‚-¤§⁄
lant son origine marginale, à la lisière du monde
sauvage. Il a gardé de ses origines son caractère Homère présente les sirènes comme des
« d’étranger », étrange aux autres et à lui-même. femmes-oiseaux dont le chant séduisait les
navigateurs. Attirés par ces accents mélodieux,
L’Arlequin d’Apollinaire n’est plus le joyeux ils perdaient le sens de l’orientation, fracassant
drille de la Commedia. Il a emprunté aux arle- leurs nefs sur des récifs où ils étaient dévorés par
quins de Verlaine leur mélancolie. Il est ces enchanteresses. Ulysse résista à leur chant
« blême » (v. 9 de « Crépuscule ») et rend son en scellant les oreilles de ses camarades avec
public « triste ». Son numéro est très specta- de la cire et en se faisant attacher au mât du
culaire : il consiste à décrocher les étoiles et les navire.
manipuler « à bras tendus » (v. 14). De même, La tradition médiévale de J. d’Arras est différente.
dans « Saltimbanques », la troupe des baladins Raymondin de Lusignan, après avoir tué son oncle
sait commander aux arbres : « chaque arbre frui- accidentellement, est pourchassé. Exténué, il se
tier se résigne / quand de très loin ils lui font désaltère à une fontaine où il rencontre Mélusine.
signe ». N’est-ce pas là une des fonctions du Il ne peut échapper à son charme puissant. Il
poète ? Il comprend le cosmos, l’entend et met épouse cette inconnue mystérieuse, après lui avoir
en mouvement les étoiles, les arbres. C’est pour promis de ne jamais la regarder le samedi. Mais,
cela qu’il est « trismégiste » : étymologiquement poussé par son frère à la curiosité, il contemple son
« trois fois très grand ». Cet adjectif est réservé épouse par un trou percé dans le mur. Il s’aper-
à Hermès, inventeur de l’écriture et de la poésie çoit qu’il s’agit d’une femme-serpent. Après avoir
hermétique, qui renferme en ses vers les secrets longtemps tu son secret, il lui reproche, un jour de
de l’univers. Toutefois, Hermès est aussi le dieu colère, d’être une fée. De désespoir, Mélusine se
des voleurs et des tricheurs, « des charlatans » jette dans le fleuve et disparaît.
qui présentent des numéros truqués… Certains éléments de ces deux légendes sont
repris par Apollinaire : la beauté vénéneuse
Si Apollinaire se reconnaît en Arlequin, c’est (« yeux pleins de pierreries » rime avec « sorcel-
parce que son habit est fait de pièces de tissu lerie »), la puissance de la séduction, la cruauté
cousus ensemble à gros points. C’est une figure de la séductrice. Enfin, l’image obsédante de
de l’identité morcelée, dont les lambeaux sont l’amoureuse trahie et suicidée acquiert sous sa
cousus ensemble. plume la force d’un mythe personnel.
C’est pourquoi le poète compare son recueil à
ce costume rapiécé et bariolé : Alcools recueille La situation d’énonciation est très particu-
et juxtapose différents moments de sa vie, coud lière : plusieurs voix s’élèvent et s’entrelacent
ensemble des légendes anciennes et des parlers dans le poème : celle de l’évêque, de la Loreley
nouveaux, des images réelles ou rêvées. Cela et, plus brièvement, des chevaliers. L’absence
témoigne de sa volonté de conférer à sa vie une de ponctuation rend difficile la délimitation
unité, tout en montrant que c’est une lutte. de leur prise de parole, si bien qu’elles sem-
blent se fondre dans la voix unique du poète.
La femme aimée, les tableaux qu’elle peint, On retrouve cette tension entre voix éclatées et
entraînent Apollinaire dans un univers féérique unification poétique.
et étrange, celui des saltimbanques. De même, Le poète est tour à tour et tout en même temps
la femme évoquée par Baudelaire évoque, par l’évêque qui accuse et absout son enchanteresse ;
son regard, un pays où il aimerait fuir. Femme la « sorcière blonde », éprise d’un autre, qui se
et paysage sont en correspondance, comme en laisse tomber dans le fleuve, séduite par son
témoigne cette métaphore : « Dans son œil, ciel propre reflet ; les chevaliers qui font office de
livide où germe l'ouragan ». Il ne s’agit pas d’un chœur. Son chant donne ainsi à entendre tous
pays réel mais d’un territoire imaginaire, poé- les aspects de la passion amoureuse. Tous sont
tique, lui permettant de s’arracher à la réalité. douloureux et violents.
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La passion amoureuse, quand elle est impos- 2. La métaphore du « soleil cou coupé » offre,
sible, ronge et détruit celui qui l’éprouve. Elle dans un raccourci saisissant, l’image d’une déca-
peut aussi se muer en pulsion agressive contre pitation. À la mort du jour, le soleil rougeoie
celui qui ne répond pas, ou pas assez. Elle est d’un rouge sanglant, comme si on l’avait guillo-
mortifère. tiné. On peut faire le rapprochement avec la
C’est le cas lorsque l’amour n’est pas partagé ou mort d’Orphée, poète solaire si violemment mis
que l’amant est mort. à mort (voir question 1).
Pour les exemples, chaque élève présentera son 3. Sorcières et sirènes enchantent Apollinaire.
choix et le justifiera. Ces deux figures légendaires ont en commun
une voix charmeuse, ensorcelante. De même,
Apollinaire veut conférer un pouvoir d’incan-
‡) Les sources tation à sa parole poétique. On relèvera un néo-
logisme significatif : il veut « incant[er] » (v. 12
de l’œuvre  p. ¤§¤ de « Nuit rhénane »). La première fonction de la
poésie est donc d’être un charme, au sens fort du
⁄. Puiser l’inspiration à la source terme : une incantation et un sortilège.
des mythes
1. Apollon est le dieu grec de la beauté régulière, ¤. Inventer un rythme nouveau
de la poésie et du soleil. Orphée, fils d’une muse, 1. Apollinaire avait d’abord ponctué ses poèmes.
est le premier des poètes lyriques. La légende Ce n’est qu’au dernier moment, alors qu’il reli-
raconte que la puissance de son chant était telle sait ses épreuves déjà imprimées, qu’il choisit
que les animaux sauvages, les arbres et les pierres de supprimer tout signe de ponctuation. Seuls
l’écoutaient et le suivaient. Après la mort de sa les blancs typographiques (ex. : v. 1 à 3 de
femme Eurydice, il descendit aux Enfers et sup- « Zone »), les retours à la ligne invitent à mar-
plia Hadès de lui rendre son épouse. Sa poésie quer des pauses, à imprimer une scansion très
émut si vivement le Dieu infernal qu’il accepta, rythmée au vers.
à la condition qu’en ramenant Eurydice, il ne se Ex. : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et
retournât pas une seule fois vers elle. Il ne put nos amours »
tenir sa promesse et perdit Eurydice à jamais. Parfois, l’absence de point et de virgule invite à
Désespéré, il mena une vie solitaire, refusant accélérer, à lire en bloc des groupes de mots que
la présence des autres femmes. Les Bacchantes, l’on aurait plutôt séparés. Ainsi, les vers 8 et 9
furieuses de cet affront, le mirent en pièces. C’est de « Zone » collent ensemble des propositions
le diasparagmos : le démembrement violent. Sa que la syntaxe habituelle séparerait. Le rythme
tête, arrachée, continua de chanter. devient étrange, original, voire boiteux.
Guillaume Kostrowitzky est le fils naturel que Enfin, la « déponctuation » laisse à tout lecteur
son père a refusé de reconnaître. Il entend alors une grande marge de liberté. À lui de proposer,
se forger seul son identité. Il s’invente alors un par sa lecture, une interprétation nouvelle.
nom flamboyant et se réclame de deux figures
mythologiques, Apollon et Orphée. Il rêve, lui 2. Dans « La Loreley » (p. 261 du manuel), en
aussi, d’une poésie solaire et harmonieuse, d’un l’absence de ponctuation, il n’est guère aisé de
lyrisme nouveau capable d’émouvoir et d’en- savoir qui parle. La confusion des voix narra-
chanter les créatures. La mort tragique d’Orphée tives, savamment entretenue, permet de faire
signale toutefois la peur du déchirement identi- entendre la plainte amoureuse du poète sous
taire qui mène à la mort. plusieurs formes.

Prolongement 1re « L »
Apollinaire se compare aussi à Jean-Baptiste, ÉDUCATION AUX MÉDIAS
décapité sur les ordres de Salomé. On peut com- 3. La lecture du texte est très pathétique. Cet
parer le poème « Salomé » aux textes et images exercice a pour but de travailler sur le ressenti :
du corpus consacré à cette figure mythique à chaque élève de trouver trois mots-clés pour
(p. 416). évoquer ce qu’il ressent.
218 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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8) La réception de l’œuvre : • On peut être sensible aux effets de dissonance,
produits par une écriture poétique riche en rup-
« la ferraille du bric-à-brac » tures de ton et contrastes temporels, culturels.
(Duhamel) • On peut faire un lien entre le fond (le kaléi-
doscope des mythes anciens et des légendes nou-
ÉCRITURE
velles) et la forme (syntaxe discontinue, poly-
Invention morphisme du vers et de la strophe).
a) – Duhamel reproche à Apollinaire le carac- • On peut faire un lien entre la douloureuse
tère mélangé (« hétéroclite ») de sa poésie, qui quête d’identité, d’unité et le caractère disloqué
puise aussi bien aux sources de la mythologie et disparate de la poésie. La poésie de bric et
grecque, égyptienne, que dans le folklore ger- de broc est à l’image d’un sujet sans racines, en
manique (la Lorelei) ou la poésie urbaine du fuite. Cosmopolite, il n’est d’aucune province et
XXe siècle (celle des affiches et des réclames). de toutes les cultures. Ainsi, il se construit une
Selon lui, Apollinaire ne parvient pas à confé- culture « d’étrange étranger ».
rer à l’ensemble une unité. L’œuvre cède à la b) Pistes : il s’agit d’écrire une lettre argu-
menace d’éclatement qui la travaille. mentative.
– Ainsi, dans « Zone » (p. 7, éd. Gallimard), on Il faut donc bien se souvenir des caractéristiques
trouve des images héritées du passé : les souvenirs de la lettre, sans perdre de vue sa visée : trois
d’enfance, par exemple, constituent autant de arguments assortis d’exemples doivent permettre
chromos aux couleurs délavées. On trouve aussi de convaincre.
des images glanées dans l’actualité : la tour Eiffel,
les automobiles, les hangars de Port-Aviation
sont les éléments d’un décor moderne. De même, ·) Fiche de lecture ⁄ :
enseignes et affiches publicitaires pavoisent les En quête d’identité  p. ¤§‹
rues, constituant la « poésie » du matin.
Signé Apollinaire
On retrouve la même démarche compilant
1. Apollinaire se donne un nom nouveau pour
l’ancien et le nouveau dans « La chanson du
se forger une identité qui lui fait défaut. Enfant
Mal-Aimé ». Sous la lumière d’étoiles présentes
adultérin non reconnu par son père, mal aimé et
à la création du monde, on voit défiler des per-
abandonné, il lui est difficile de savoir qui il est.
sonnages bibliques (venus de « Chanaan »,
Il se choisit alors un autre père, dont il capte la
v. 2), sortis des légendes germaniques (troi-
force tutélaire. Le pseudonyme « Apollinaire »
sième strophe), des mythes grecs (allusion aux
renvoie en effet à Apollon, dieu du soleil, de
Danaïdes, dans la cinquième strophe, aux satyres,
la poésie et de la lyre dont il sera l’héritier.
demi-dieux qui suivaient le cortège de Dionysos,
C’est aussi le nom d’un poète latin et chrétien,
aux Egypans, divinités champêtres mi-hommes
Sidoine Apollinaire (430-487), enlevé par les
mi-chèvres). On traverse aussi le Moyen Âge.
Barbares et confronté au paganisme. Ce nom
Ainsi, la septième strophe fait allusion aux
nouveau, à la croisée du mythe grec et de l’his-
bourgeois de Calais, qui, en 1347, sauvèrent
toire chrétienne, permet de dire qui il aimerait
leur ville en se livrant au roi d’Angleterre
être : un poète solaire, barbare et lyrique.
Édouard III. Les noms exotiques comme « argy-
On peut citer ces vers extraits de « La chanson
raspides » (fantassin d’Alexandre le Grand) ou
du Mal-Aimé », où le soleil est associé à la lyre,
« dendrophores » (porteurs d’arbre lors des céré-
emblème d’Apollon : « Juin ton soleil ardente
monies à Cybèle) achèvent de nous dépayser.
lyre / Brûle mes doigts endoloris / Tristes et
L’effet produit par ce mélange dépend de la sensi-
mélodieux délires »
bilité de chacun.
Le nom élu est une révélation de son identité.
Pistes :
• On peut dire que nous sommes projetés dans 2. « Le larron » résonne de la hantise de la bâtar-
un ailleurs lointain, fait de mille ans d’histoires dise : « Maraudeur étranger malhabile et malade /
et de légendes. La poésie d’Apollinaire est nour- Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit »
rie par un flot d’images chatoyantes, étranges, Ainsi, son père est une énigme. Il se tait, refuse
qui trouvent malgré tout une unité dans le de lui donner un nom qui ferait de lui un fils
lyrisme du poète. sinon légitime du moins connu et reconnu.
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L’enfant sans père ne sait qui il est. C’est donc 4. Le choix des vers est personnel. Toute justifi-
pour répondre à la question « qui suis-je ? » que cation étayée sera validée.
Guillaume s’invente un nom, Apollinaire. Ce
5. Le thème de l’amour malheureux revient sou-
nom de poète est le signe d’une nouvelle nais-
vent dans Alcools. « L’amour s’en va », déplore
sance, d’une identité enfin éclatante et lumi-
le poète dans « Le pont Mirabeau ». Or, « je
neuse. Il sort de la nuit maternelle. Si l’on se
ne veux jamais l’oublier / Ma colombe ma
souvient de l’étymologie du mot « poète », on
blanche rade ». Pour retenir son image, la res-
peut dire de lui qu’il est celui qui forge, qui
susciter malgré le rejet et les années qui passent,
fabrique. Ici, ce que Guillaume invente, c’est
Apollinaire puise dans sa mémoire et écrit. La
lui-même. C’est ce qu’on peut lire dans le poème
poésie commémorative s’élève contre l’oubli,
« Cortège », où le poète affirme qu’il s’est enfin
sauve les gestes et les paroles qui ont laissé dans
trouvé, tout seul, après avoir longtemps attendu
le cœur leur empreinte de douleur. La mémoire,
que son père le fasse :
réactivée et mobilisée, reprend possession des
« Un jour je m’attendais moi-même / Je me disais
moments intenses et les restaure. Pourtant, si
Guillaume il est temps que tu viennes / Pour que
le discours poétique lutte contre la fatalité du
je sache enfin celui-là que je suis. » Telle est la
temps, il admet que la vie ainsi recréée par le
fonction, symbolique, assignée à la poésie.
souvenir a un aspect fantomatique, a un parfum
Se souvenir de sa vie de mort. On peut citer ces deux vers extraits de
3. « La Chanson du Mal-Aimé » est inspirée « Cors de chasse » : « Passons passons puisque
par la passion qu’Apollinaire éprouva, lors d’un tout passe / Je me retournerai souvent ».
séjour en Allemagne (août 1901-août 1902),
6. Le souvenir replonge le sujet dans des
pour Annie Playden, gouvernante anglaise des
moments délicieux. En même temps, il réactive
enfants de la comtesse de Milhau, chez qui le
la souffrance puisqu’il fait prendre conscience de
poète était précepteur. La jeune femme promet
leur caractère révolu, disparu, comme l’indique
de l’épouser, mais, de retour à Londres, elle se
ces vers tirés de « Zone », qui ont l’allure d’un
rétracte. Apollinaire entreprend deux voyages
bilan amer :
à Londres pour la reconquérir, en vain : Annie
« Tu as souffert de l’amour à vingt ans et à
Playden s’embarque pour les États-Unis où elle
trente ans
se marie.
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Hanté par la pensée de celle qui l’a repoussé,
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous
Apollinaire lui reproche de l’avoir trahi. Cette
moments je voudrais sangloter
obsession s’exprime dans le récit de deux
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a
rencontres décevantes, incarnation du « faux
épouvanté »
amour ». La première rencontre, relatée dans les
C’est pourquoi, dans la seconde strophe de
strophes I et II, est celle d’un « voyou » : Un
« Marie », il retrouve des accents verlainiens
voyou qui ressemblait à / Mon amour vint à ma
pour demander à sa mémoire des souvenirs
rencontre ». Le voyou désigne ici un adolescent
à demi-effacés, en demie teinte : ce serait
qui ressemble à son amour d’autrefois, à Annie.
le moyen de se souvenir encore mais de se
La seconde, avec une fille des rues, est décrite
souvenir à peine, pour que la nostalgie, légère,
dans les strophes IV et V. Là encore, il s’agit
ne soit pas trop poignante : « Oui je veux vous
« d’une femme lui ressemblant ». Dans les deux
aimer mais vous aimer à peine / Et mon mal est
cas, cette ressemblance réactive des souvenirs
délicieux ».
déplaisants, conséquence de la rancune d’Apol-
linaire pour « l’Inhumaine « (au sens précieux de Portrait d’un mal-aimé
« qui ne répond pas à l’amour qu’on lui porte »). 7. Cycle d’Annie Playden : « La Chanson du
Ainsi, la cicatrice au cou de la prostituée ivre, Mal-Aimé », « Annie », « L’émigrant de Landor
évoquée dans un vers juxtaposé qui rompt la Road », « Mai » et « La Dame ».
construction syntaxique de la phrase, engendre Cycle de Marie Laurencin : « Marie », « Zone »,
une impression de malaise, de laideur. « Le pont Mirabeau », « Cors de chasse »,
Les amours d’autrefois se sont dégradées et elles « Le pont Mirabeau », « Le voyageur »,
hantent la mémoire de leur ombre mauvaise. « Crépuscule ».
220 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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Le poète apparaît en mal-aimé et exorcise sa et le nom pluriel « gramma », qui veut dire
douleur amoureuse. « caractères, lettres ». Ainsi la belle disposition
Sur le site www.wiu.edu/Apollinaire/index.htm, des lettres et des caractères sur l’espace de la
on peut entendre Apollinaire lisant certains page blanche associe les ressources du langage et
poèmes dédiés à Marie ou à Annie. de la peinture pour mieux permettre au moi de
s’exprimer, de se chercher.
HISTOIRE DES ARTS
8. Marie Laurencin s’est peinte en surplomb, ten- 12. Cette question renvoie chaque élève à sa
dant le bras vers son amant Apollinaire. La rivale, quête d’identité.
Fernande Olivier apparaît en contrebas. Elle sou- Quelques pistes :
rit, semble heureuse, repliée dans une posture • L’écriture et le dessin sont un miroir et permet-
douce et féminine. Notons toutefois qu’elle est tent un rapport à soi-même spéculaire, réflexif.
comme coiffée d’un chapeau ridicule, orné très • L’écriture et le dessin permettent d’épancher
généreusement de fleurs et de feuillage. « ce qui déborde », de s’en libérer et de lui
Avec la même ironie un peu triste, Marie donner forme.
Laurencin représente un Apollinaire siégeant en • L’écriture et le dessin sont une forme d’expres-
monarque, gravement assis sur un majestueux fau- sion de soi très personnelle : le style, comme les
teuil. Placé au centre de la composition, au milieu empreintes digitales, est unique. Il nous appar-
d’une diagonale reliant les trois visages de Marie, tient en propre et dit qui l’on est.
Guillaume et Fernande, il est, très concrètement,
partagé entre deux femmes. Son identité propre ÉDUCATION AUX MÉDIAS
semble déchirée. C’est peut-être la raison pour 13. Ce message a été détourné et repris comme
laquelle il est « mal-aimant » et « mal-aimé ». slogan publicitaire par Lacoste. La phrase est
percutante parce qu’elle présente la conquête de
9. On peut faire un lien avec le poème inti-
tulé « Marie ». Le poète, au cœur déchiré et l’identité, l’épanouissement personnel progressif
changeant, doute de son identité, de son unité. comme une injonction.
Citons la troisième strophe : « que n’ai-je / Un Récemment, Mino, dans un featuring avec
cœur à moi un cœur changeant / Changeant et Soprano, a inventé un rap intitulé « Deviens ce
puis encor que sais-je ». que tu es ». Voici le premier couplet :
« Approchez-vous mes frères, écoutez-moi mes
Se recréer par les mots sœurs
10. Transcription du calligramme : « Dans ce Si je n’en fais qu’à ma tête, mon style n’en fait
miroir je suis enclos vivant et vrai comme on qu’à son cœur
imagine les anges et non comme sont les reflets. Accroché à mes rêves, la vie ne me fait plus peur
Guillaume Apollinaire. » Si la musique m’accompagne, je ne marcherai
Explication : quand Apollinaire se regarde dans jamais seul
un vrai miroir, ce qu’il voit n’est qu’un reflet, À marcher toutes les nuits, ne crois pas que je
figé. À l’inverse, en écrivant de la poésie, en m’enfuis
inventant ce calligramme en forme de miroir ou Et puis je lâche rien, moi je suis ce que je suis
de couronne ceignant le nom, il peut dire qui Des consonnes et des voyelles pour sortir de la
il est et signer fièrement de son nom de poète : moyenne
« Guillaume Apollinaire ». Ainsi, le calli- Tout le monde veut devenir quelqu’un, moi
gramme capte, au moins un temps, l’essentiel : j’essaie d’être moi-même
l’identité si problématique, le moi « vivant et Mon rap (c’est pas pareil) mon écriture (c’est
vrai ». Ce calligramme est une sorte de mani- pas pareil)
feste, où il revendique pour sa poésie le pouvoir J’suis tellement différent dans un miroir (j’suis
de se donner un nom. Elle participe à la quête du pas pareil)
Moi, à son unification, contenant la permanente
Et tellement comme tout le monde, j’ai jamais
menace de dispersion et de déchirement.
rêvé d’être un autre
11. « Calligramme » est forgé sur deux mots Je suis parti chercher bonheur, j’ai ramené ces
grecs, l’adjectif « kallos », qui signifie « beau » quelques notes »
13 Alcools | 221

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⁄‚) Fiche de lecture ¤ : Entre • Le poème semble l’écho lointain d’un poème
de Victor Hugo, « Demain, dès l’aube ».
tradition et modernité  p. ¤§›
Poésie en liberté
« Le dernier des poètes élégiaques » 3. « Le Pont Mirabeau » alterne des strophes
(M. Basuyaux) de quatre vers (quatrains) et un refrain compre-
1. La fuite du temps est un thème cher aux nant deux vers (distique). On peut donc parler
poètes de la Pléiade. On peut ainsi citer ces vers de chanson. Sa grande musicalité tient à l’ori-
de Ronsard : « Le temps s’en va, le temps s’en va ginalité du travail poétique effectué. Chaque
Madame / Las le temps ! non, mais nous nous en quatrain est une variation sur le décasyllabe. En
allons, / Et tôt serons étendus sous la lame. / Le effet, le premier et le quatrième vers sont des
temps s’en va, le temps s’en va Madame » décasyllabes classiques, qui riment deux à deux
On peut les rapprocher de certains vers du et l’on constate que leurs rimes féminines sont
« Pont Mirabeau », signant l’impuissance du identiques d’un couplet à l’autre. Les vers 3 et 4
poète face à l’écoulement inéluctable du temps. comptent respectivement 4 et 6 syllabes. Ce
Certaines tournures archaïsantes accentuent la tétrasyllabe et cet hexasyllabe forment à eux
filiation entre Apollinaire et la poésie du XVIe : deux un décasyllabe au rythme étrange, un peu
« Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en suspendu. À l’image du poète, qui demeure seul,
vont je demeure » (v. 5-6). suspendu entre oubli et attachement aux amours
Cependant, Apollinaire ajoute une note triste à perdues.
ce constat : le temps entraîne avec lui l’amour. Le poème « Les colchiques » joue aussi avec le
Le temps s’en va, l’amour s’effrite. Il insiste alors rythme. Il est entièrement composé en alexan-
sur sa peine, oubliant le « carpe diem » invitant drins (à condition, à la lecture, de pratiquer
les jeunes filles en fleurs à profiter de leur prin- l’apocope). Cependant, Apollinaire teinte de
temps. Les vers 13 et 19 en attestent : « l’amour
mélancolie déceptive la majesté de ce mètre
s’en va comme cette eau courante / Passent les
ancien. En effet, la première strophe compte sept
jours et passent les semaines / Ni temps passé /
vers, la seconde est un quintile ; la dernière, un
Ni les amours reviennent ».
tercet. La diminution du nombre de vers rend
« La chanson du Mal-Aimé » ou « Zone » sont
sensible le caractère diminué du poète, la tris-
dans le droit fil de cette poésie du temps qui
tesse qui le ronge. La mélancolie se creuse, nour-
passe et de l’amour qui lasse.
rie par le souvenir de la femme-colchique, fleur
2. Définition de l’élégie envoûtante mais vénéneuse.
1. Poésie gréco-latine. Poème mélancolique,
4. Les choix métriques sont plus radicaux dans
composé en distiques élégiaques.
« Vendémiaire » ou « Zone », composés en
2. Poème lyrique de facture libre, écrit dans un
vers libres. Certes, on peut trouver ça et là des
style simple qui chante les plaintes et les dou-
alexandrins, certes on peut isoler des ensembles
leurs de l’homme, les amours contrariés, la sépa-
rimés. Mais, toutefois la longueur des vers est
ration, la mort.
variable, ce qui permet d’explorer des effets de
3. Par extension : Toute œuvre d’inspiration tendre
rythme variés. À la lecture, on entend des com-
et mélancolique, où l’amour a une large part.
binaisons rythmiques inédites :
Pistes pour la lecture analytique de « L’Adieu ».
5/5/7 : « J’ai vu ce matin / une jolie rue / dont j’ai
• Le texte ne comporte pas de ponctuation,
oublié le nom »
ce qui engendre une grande fluidité, en accord
4/9 : « Neuve et propre / du soleil elle était le
avec le thème de l’écoulement du temps. Ce bref
clairon »
poème ne présente aucun lien logique ou tem-
porel. Qu’apporte ce « silence des articulations » Enfin, on ne trouve plus de strophes.
(Barthes) sinon un certain mystère, une certaine
ambiguïté ? Ainsi, les vers 2 et 3 évoquent un deuil,
VERS LE BAC
sans que l’on sache exactement sur qui ou sur quoi Argumentation
pleure l’élégie. Il peut s’agir de la mort de la saison 5. Pistes
(fuite du temps), de la disparition de l’amour, de la • En l’absence de règles métriques strictes, la
disparition de la femme. Le sens n’est pas arrêté. liberté absolue du créateur prime.
222 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 222 06/09/11 11:52


• Apollinaire aime reprendre d’anciens patrons La rédaction de la préface a ici une visée argu-
métriques et strophiques et les adapter. Il mul- mentative. Elle peut s’articuler en deux temps,
tiplie écarts et variations, propices à l’élévation développant chacun un argument. Dans un pre-
d’une voix personnelle. C’est en ce sens que l’on mier temps, on peut mettre en avant le thème
peut parler de lyrisme authentique. de la mélancolie, de l’élégie et reprendre les
• Apollinaire ne suit pas la logique strophique. questions 3, 4, 5 et 6 de la page 263 ; la troi-
Il peut ainsi s’abandonner à une autre logique : sième question de la page 259, la troisième ques-
« Zone », par exemple, épouse le rythme de la tion de la page 261 ; les questions 1 et 2 de la
marche, de la déambulation. En s’offrant cette page 264. Dans un second temps, on peut
liberté, il peut donner à entendre un autre montrer le caractère passionné de sa poésie en
rythme, plus authentique. reprenant la question 7 de la page 264 et la
question 2 (paragraphe 1), page 262.
Mythes anciens, parler nouveau : les filles
de l’eau et du feu 10. On attend des élèves un poème libre célé-
6. La sirène est composée d’une queue de brant les vertus de l’imprévu : images drôles,
poisson ; d’un buste et d’un visage de femme. décalées, inattendues, rapprochements d’idées
C’est une créature chimérique, faite d’alliances incongrus, analogies inespérées mais profondé-
et de rencontres étranges. On peut dire, de la ment belles.
même façon, que la poésie d’Apollinaire marie On peut se référer au manuel du professeur
l’ancien et le moderne, le mythique et le réa- de Seconde, à la séquence 21 consacrée au
lisme, la métrique classique et le vers libre. surréalisme.
7. Les sirènes sont des créatures aquatiques. La
Dissertation
Lorelei, par exemple, est une fille du Rhin. (Voir
p. 260-261, l’analyse des deux poèmes, dont le 11. a) Apollinaire est un « commenceur » parce
rythme et les sonorités liquides imitent la fluidité qu’il innove : vers libres, thèmes modernes,
de l’eau.) Pourtant, la passion amoureuse qui les rythmes syncopés caractérisent sa poésie. Elle
consume fait aussi d’elles des filles du feu. Ainsi, est lyrique au deux sens du terme : profondé-
les yeux de la Lorelei sont tellement ardents que ment originale, de part sa modernité, et exal-
ce sont des « flammes » et des « pierreries », tée. Pourtant, « l’esprit de crépuscule » l’anime :
la synérèse rendant plus flamboyant encore Apollinaire se souvient de mythes et légendes
leur éclat minéral. La sirène des « Fiançailles » dont l’origine plonge dans la nuit des temps.
décline le thème du feu amoureux. Écoutons-la : La tristesse de certains poèmes, les préfigura-
« je brûle parmi vous » (v. 1) ; « je suis / Le dési- tions de la guerre confèrent aussi à sa poésie
rable feu qui pour vous se dévoue » (v. 2-3). Le une teinte sombre, crépusculaire. Enfin, le mot
ton, passionné, est mis en valeur par la multipli- « crépuscule » désigne un entre-deux. Il ne fait
cation des rejets et des rythmes heurtés. plus tout à fait jour, il ne fait pas encore nuit. Ce
dernier sens est le plus intéressant : Apollinaire
HISTOIRE DES ARTS est entre deux siècles, entre deux époques et
8. Chagall a placé la scène dans un décor fait le lien entre un avant et un après. Citons
méditerranéen, peut-être inspiré par l’Odyssée. J.-M. Maulpoix : « C’est, me semble-t-il, à la
L’atmosphère est douce, comme en témoigne porte du nouveau siècle qu’Apollinaire frappe
la profondeur du bleu et la gerbe de fleurs. On «en pleurant» : c’est avec des motifs élégiaques
retrouve la position en surplomb, comme la et sur des airs anciens qu’il fait dans les exci-
Lorelei qui domine le Rhin, assise sur son rocher. tantes nouveautés de la “Belle époque” son
Surtout, elle aussi se mire dans l’eau, seule avec entrée… ».
elle-même, malgré la foule des prétendants, ici b) Proposition de plan
hors champ. 1) Apollinaire entre deux mondes
2) Une poésie du bric-à-brac
ÉCRITURE 3) Une œuvre qui a une unité
Invention
9. La constitution de cette anthologie peut être
validée au B2I.

13 Alcools | 223

Litterature.indb 223 06/09/11 11:52


Vers le bac :
« Chanter la révolte » Livre de l’élève  p. ¤§∞-¤§°

Objectif et intérêt du corpus : de lecture sont associés cependant à la douce


Ce groupement de textes attire atmosphère de la cour d’école républicaine. Il
l’attention sur un fait : la poésie est fille en éprouve une nostalgie poignante : « explique
de Mnémosyne, déesse de la mémoire. En pourquoi ma vie s’est éprise / du sanglot rouillé
effet, l’imagination des poètes forge des de tes vieilles cours » (v. 7-8). C’est cette culture
images audacieuses en puisant dans leur républicaine, basée sur des textes de V. Hugo et
mémoire et en recombinant des images plus discrètement de J. du Bellay (« les toits
anciennes, universelles. C’est pour cela bleus » font songer à « l’ardoise fine »), que
qu’elles nous semblent neuves et en même « répète » « l’arbre de l’école » et que le poète
temps familières. Ce constat prend une veut transmettre à son tour. Pour que cela soit
résonnance tragique en cas de guerre ou possible, il se bat et, quand il est emprisonné,
de révolte : censurée, interdite, la poésie il compose des poèmes nourris de ses lectures
est composée en secret, au secret, et se d’écolier.
transmet oralement, sous le manteau. Jean Cassou se nourrit surtout de la chanson de
J.-B. Clément, Le Temps des cerises. En 1866,
Cette parole sert à se donner du courage :
il s’agit uniquement d’une chanson sentimen-
Stéphane Hessel, parmi d’autres, dit avoir
tale. Elle porte en elle des souvenirs de prin-
résisté à l’emprisonnement en se récitant
temps et d’amour. Mais, en 1871, elle prend
tous les vers d’Hölderlin dont il se souvenait.
une portée révolutionnaire. Le rouge des cerises
Apprendre par cœur n’est donc jamais un
évoque aussi le sang des Communards, fusillés en
exercice stupide : la mémoire sert à créer, 1871. Jean Cassou se souvient des deux sens : il
à arracher les paroles à l’oubli, à résister. a la nostalgie des amours passées et l’indignation
contre les injustices subies par les Communards.
QUESTIONS SUR UN CORPUS Cela motive doublement son engagement.
1. Chansons et poèmes anciens sont les gardiens Enfin, le poème d’Aragon convoque le « long lai
de la mémoire : ils gardent trace des souffrances des gloires faussées », poème arthurien. Après
et des luttes passées, des idéaux blessés pour les- l’avoir « bu comme un lait glacé », il en reprend
quels il faut lutter, ce qui nourrit l’engagement le rythme octosyllabique et les images médié-
des générations suivantes. vales : « chevalier » (v. 3) « château » (v. 7),
Ainsi, l’air de Gavroche, inspiré de Béranger « duc » (v. 7). Elles constituent un patrimoine,
dénonce la misère par la raillerie. En effet, l’iro- désormais mis à mal. C’est pourquoi le poème
nique chanson du gamin de Paris se moque des s’achève sur cette apostrophe : « Ô ma France,
bourgeois, qui, à l’époque, habitent plutôt en Ô ma délaissée » (v. 17), le « ô » lyrique
banlieue, à Nanterre ou à Palaiseau : férus de déplorant la perte du bel autrefois.
Rousseau et de Voltaire, ils ont pourtant trahi 2. Les textes sont des chants de révoltes et de
l’idéal des Lumières pour s’enrichir. S’ils s’enga- résistance.
gent, c’est dans la Garde Nationale, qui main- À travers le personnage de Gavroche, mort en
tient l’Ordre – favorable aux nantis – en tirant chantant, Hugo dénonce une société injuste, qui
sur les ouvriers et artisans parisiens, soutenus préfère tuer les enfants des barricades plutôt que
par quelques étudiants. C’est d’ailleurs ainsi que de partager équitablement ses richesses. L’image
meurt Gavroche, qui a rejoint la barricade. de l’enfant blessé à la tête, que l’on retrouve
Jean Cassou, du fond de sa cellule, se sou- dans « souvenir de la nuit du 4 », est particuliè-
vient des Misérables de V. Hugo. Ses souvenirs rement saisissante. Le sang de l’innocent révolte
224 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

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la barricade. Le chant inachevé, arrêté par une robe d’amour » (v. 6). Il s’agit d’une variation sur
seconde balle, confère à la chute de Gavroche les vers 11 et 12 de la chanson : « Cerise d’amour
une dimension christique. aux robes pareilles / Tombant sous la feuille en
Le Temps des cerises prend un sens nouveau en goutte de sang ». Le souvenir du « pays des toits
1871. Toutes les images de blessure (amou- bleus et des chansons grises » (v. 5) est tellement
reuse) prennent alors un second sens, beau- vif qu’il en devient douloureux. L’allitération en
coup plus tragique. L’image « en gouttes de [s] (« qui saigne sans cesse ») permet d’insister
sang » (v. 12) évoque les cerises rouges qui phoniquement sur le caractère lancinant de sa
semblent couler des feuilles. Après 1871, souffrance.
le rouge des fruits mûrs, couleur dominante La mémoire sert donc de matrice au poème de
du texte, est aussi celui du sang qui coule, révolte. Mis au secret, J. Cassou a composé de
celui des Communards, fusillés en mai 1871. tête, sans papier ni crayon, se servant unique-
L’expression s’est chargée d’une connotation ment de sa mémoire. Ainsi, c’est ce que l’on sait
révolutionnaire. Le sens figuré s’ajoute au sens par cœur (au sens plein du terme) qui peut être
propre et donne, a posteriori, à cette chanson transmis.
légère une profondeur politique qu’entend
J. Cassou. L’amoureux blessé de la chanson a TRAVAUX D’ÉCRITURE
« une plaie ouverte » en plein cœur. Dans le Commentaire
sonnet de Jean Cassou, on retrouve la même
image dès les deux premiers vers : « La plaie que, En 1942, le gouvernement de Vichy multiplie
depuis le temps des cerises, / je garde en mon les mesures contre les résistants. Les poètes de
cœur s’ouvre chaque jour ». La situation histo- la Résistance s’organisent pour prendre part au
rique n’est pas la même : le poème a été composé combat des mots, parfois au péril de leur vie.
Le 14 juillet 1943, les Éditions de Minuit clan-
pendant la seconde guerre mondiale, alors que
destines publient L’Honneur des poètes, recueil
le poète était au secret. Pourtant le sens profond
collectif regroupant les œuvres de vingt-deux
est le même : la plaie évoque les souffrances pré-
auteurs, dont Aragon.
sentes, la nostalgie poignante du passé heureux
Dès 1942, ce dernier avait publié Les Yeux d’Elsa,
et la volonté de conquérir la paix future en se
recueil où le fou d’Elsa vénère aussi une autre
jetant dans l’action.
Dame : la patrie. Le modèle médiéval de l’amour
Enfin, le poème d’Aragon reprend les images
courtois, où le troubadour aime d’un amour
blessées du lai. « Le duc insensé » (v. 7) peut
secret et désespéré l’épouse du seigneur, inspire
désigner Hitler, le « chevalier blessé » (v. 4),
au poète une œuvre singulière, à part dans sa
l’état major de l’armée française et « l’éternelle
création. Dans « C », il met entre parenthèses
fiancée » (v. 10), la France. Les « voitures ver-
ses expérimentations surréalistes. Il ressource sa
sées » (v. 14) peuvent évoquer la débâcle de
poésie en puisant dans un patrimoine poétique
l’armée française, vaincue, ou l’exode. « Ô ma
hérité des légendes médiévales arthuriennes.
France, Ô ma délaissée » (v. 17) fait le lien entre
Ces images anciennes lui permettent d’évoquer
autrefois et aujourd’hui.
avec originalité la petite ville des Ponts de Cé,
3. Le sonnet de J. Cassou reprend la chanson traversé par les troupes françaises fuyant l’armée
de J.-B. Clément. Il emprunte des expressions allemande, en 1940. On pourra se demander
au Temps des cerises. Les deux premiers vers en quel est l’enjeu de ce détour par le passé poé-
témoignent : les mots « la plaie », « le temps des tique, héritage que les Français ont reçu en par-
cerises », « je garde » au « cœur » et « s’ouvre » tage comme une richesse commune. Comment
sont directement empruntés à la célèbre chanson les chansons anciennes peuvent-elles nourrir
(voir question précédente). les révoltes contemporaines ? Pour répondre à
Les emprunts à la chanson de Jean-Baptiste cette problématique nous verrons comment la
Clément permettent, dans la première strophe, matière médiévale permet de parler discrètement
de réactiver l’image de la plaie ouverte. Cette de 1940, en déjouant la censure et en partageant
dernière est développée dans la deuxième avec le lecteur des références communes. Puis,
strophe, comme le montre, au vers 6, le verbe dans un second temps, comment s’élève une
« saigne[r] ». Le pays « saigne […] sans cesse en déploration, requiem pour un temps présent.
Vers le bac | 225

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1) Le poids des images médiévales Les « larmes mal effacées » sont celles de la souf-
a) « Une chanson des temps passés » (v. 3) france mais aussi du déshonneur. « Le long lai
La situation d’énonciation est la suivante : des gloires faussées » : à commenter.
le personnage traverse les Ponts de Cé, en • Une violence qui s’exerce contre des civils
1940, petite ville provinciale située au cœur incapables de se défendre : le « corsage délacé »
de l’Anjou. C’est le berceau de la langue fran- (v. 6) est une mention discrète mais suffi-
çaise. De ce point de vue, « c’est là que tout a sante des exactions faites aux femmes. Aragon
commencé ». échappe à l’écueil de certaines poésies engagées :
En période d’occupation allemande, c’est peut- la lourdeur.
être là qu’il faut se ressourcer : le poète entend c) La portée de ce choix poétique singulier
retremper sa poésie aux sources même de la Aragon revient à la poésie en vers classiques :
langue et de la culture françaises. Il le confie : le retour de la rime favorise la mémorisation de
« Et j’ai bu comme un lait glacé / Le long lai faits dont il faut, impérativement, se souvenir.
des gloires faussées » (v. 11-12). Il oublie alors Plus précisément, il a choisi d’écrire un lai, un
les jeux surréalistes et les expérimentations de poème à forme fixe en octosyllabes ne compor-
l’écriture automatique pour se souvenir avec tant qu’une seule rime. Son schéma, toujours
patriotisme d’un parler originel partagé par le même, offre un canevas connu sur lequel il
tout un peuple. Mais, en 1942, ce parler sonne peut broder sur un mode allusif mais transpa-
faux (« faussées »). Revenir « là où tout a com- rent. Écrire une poésie simple, accessible à tous,
mencé », c’est faire retour vers un passé com- y compris à ceux qui ne goûtent guère la poésie
mun détruit, vers une « douceur angevine » (Du d’avant-garde, est un choix signifiant : la « poé-
Bellay) révolue qu’on se languit de voir refleurir. sie de guerre » veut avant tout être comprise,
Revient alors « Une chanson des temps passés ». retenue, ressentie par tous. On peut donc être
Qu’évoque sa douce musicalité ? Les seize pre- sensible à la simplicité – militante – du voca-
miers vers de C nous entraînent au Moyen Âge. bulaire (à développer).
En témoignent les expressions suivantes : « che- 2) Une poignante déploration
valier » (v. 3) « château » (v. 7), « duc » (v. 7) a) La plainte, point d’aboutissement du poème
« le long lai » (v. 12). La « rose » (v. 5), « l’éter- Les deux derniers vers sont la clé : ils permet-
nelle fiancée » (v. 10) renvoient à la Dame de la tent de faire le lien entre le lai médiéval chargé
poésie courtoise. d’images blessées et la situation de 1940. On
b) Des images passées qui dénoncent la violence comprend qui est « la rose », « l’éternelle fian-
du présent cée » : c’est la France (voir question 2). S’élève
Pourtant cet intertexte médiéval n’a rien de alors une plainte déchirante. En atteste le « Ô »
riant. Les adjectifs qualificatifs apportent une lyrique, repris en anaphore. L’adjectif possessif
couleur sombre, violente qui fait immanquable- « ma », lui aussi redoublé, montre l’implica-
ment songer à la situation de la France contem- tion du locuteur et renforce encore la dimen-
poraine. L’usage du présent renforce cette sion pathétique de la déploration. Enfin, le mot
hypothèse : la chanson d’autrefois parle aussi « France » est mis en valeur par la virgule, seul
d’aujourd’hui. signe de ponctuation de tout le poème.
• Une transposition de la situation de la France b) Une lancinante sonorité
en 1940 (voir question 2) Comme tout lai, le poème comporte une rime
Le caractère allusif, peut-être pour déjouer unique, ici en [se], comme si le nom de la ville
la censure, peut-être pour être fidèle à la poé- traversée, Les Ponts de Cé, avait orienté le tra-
sie médiévale fondée sur le secret, présente vail du poète et donné un titre au poème. On
l’Occupation comme un noir mystère. Pour com- remarque d’ailleurs que le poème commence et
prendre le sens de ces allusions : voir question 2. s’achève par un même vers, qui met en exer-
On peut bien sûr compléter ce travail de mise à gue le nom de la ville : « J’ai traversé les ponts
plat : on relève, aux vers 15 et 16 la poignante de Cé ».
paronomase « armes » / « larmes ». Les adjectifs, Pourquoi ce choix poétique et sonore ?
là encore, éclairent le sens de ces deux noms. • C’est l’occasion de faire rimer le nom d’une
Les « armes désamorcées » sont une allusion à la ville française située au sud de la Loire (ligne de
débâcle de 1940, où la France a rendu les armes. démarcation) avec les souffrances de la guerre
226 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 226 06/09/11 11:52


(blessé / insensé / délacé/ glacé, etc.). Par l’intri- Blaise Cendrars, est parmi les hommes, ses frères,
cation sonore, les deux sont intimement liées. La quand cela va mal et que tout croule, l’huma-
ville devient emblématique de la France blessée nité, la civilisation et le reste ».
par la défaite. Il se sent lié aux autres, comme en témoigne
• D’autres jeux sur les sonorités renforcent ce cet extrait de Fragment 128 de René Char : « Je
travail : on trouve deux homophones : « lait » tenais à ces êtres-là par mille fils confiants dont
(v. 11) et « lai » (v. 12). On relève aussi des pas un ne devait se rompre ».
allitérations en [s] (« traversé » v. 1, « chanson » Et c’est ce lien qui le pousse à trouver des mots
v. 3, « sur » v. 5, « corsage » v. 6, sans compter « forts comme la folie » pour témoigner.
tous les mots placés à la rime), en [l] (« lait glacé » b) Pour dénoncer
v. 11, « Le long lai des gloires » v. 12, « La Loire » Les registres satirique, polémique, ironique peu-
v. 13). On relève, aux vers 15 et 16, une asso- vent faire des poèmes révoltés des « châtiments ».
nance en [a], renforcée par une paronomase Ex. : dans Les Châtiments, Hugo fustige
(« larmes » / « armes »). Tout le poème devient Napoléon III et le rend ridicule. Dans la deu-
une pâte sonore et sa cohérence est renforcée par xième partie de « Souvenir de la nuit du 4 »,
cette homogénéité phonique. l’ironie amère et la dénonciation virulente
• Le tableau des douleurs prend aussi la forme triomphent. « Monsieur Napoléon, c’est son
des « choses vues » (présence de la première nom authentique » est une antiphrase : Louis
personne, témoignage direct rédigé au passé Napoléon Bonaparte, s’est paré du nom de son
composé). oncle illustre pour revendiquer une grandeur
c) Une rime de combat qu’il ne mérite pas. Les accusations peuvent aussi
• Le nom de la ville est signifiant : elle devait être directes : son goût de l’argent est clairement
s’appeler « les Ponts de César ». La légende dénoncé, d’autant qu’il ne sert qu’à satisfaire ses
raconte que le chef gaulois Dumnacus tua l’ou- appétits grossiers (le jeu, la table, les femmes),
vrier romain qui en gravait le nom dans la pierre. maquillés en rétablissement de l’ordre moral
Le cou transpercé d’une flèche, il n’eut pas le (« par la même occasion il sauve / La famille,
temps d’écrire la fin du nom de l’envahisseur. l’église et la société »).
La bourgade s’est alors appelée « les Ponts de c) Pour produire un effet sur ses contemporains
Cé » en hommage à la rébellion gauloise. Le Les mots ont un pouvoir particulier. Ils sont effi-
vers « C’est là que tout a commencé » peut caces à leur façon : ils transmettent la colère,
aussi s’interpréter historiquement : c’est en ce donnent de la force, rassemblent les hommes
lieu qu’a commencé la résistance, et depuis fort autour d’un hymne, une chanson facile à mémo-
longtemps. riser, comme celle de J.-B. Clément.
• La rime en C (et non en César) est une rime Ex. 1 : « Je hais », dit Pierre Emmanuel et sa
de combat. D’ailleurs, il le dit dans la préface aux colère exhorte à la révolte.
Yeux d’Elsa : « La rime est l’élément caracté- Ex. 2 : Lucie Aubrac, dans La Résistance expliquée
ristique qui libère notre poésie de l’emprise à mes petits-enfants dit l’importance que prit la
romaine ». poésie pendant les années de guerre : « Que l’on
soit libre, arrêté, déporté, ces moments de poé-
Conclusion sie étaient des temps privilégiés, même hors de
Le poète a traversé le pont : il est entré en résis- France. […] Dans ces moments partagés, nous
tance, contre tous les Césars et tous les Ducs. trouvions notre force. »
2) Une impérieuse nécessité
a) Pourquoi des poètes en temps de détresse ?
Dissertation C’est la question que formule l’une des Grandes
1) Pourquoi chanter la révolte ? Élégies de Hölderlin. Pourquoi prendre sa plume
a) Pour témoigner plutôt que les armes ? Les mots n’ont-ils pas un
On peut commenter le recours à la première per- pouvoir dérisoire ?
sonne du singulier : le poète qui dit « je » pro- On peut citer V. Hugo, définissant en ces termes
pose un témoignage sensible, émouvant. Il ne se la fonction spécifique du poète :
tient pas à distance mais vient à la rencontre de « Le poète en des jours impies / Vient préparer
ses frères humains : « la place d’un poète, écrit des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies /

Vers le bac | 227

Litterature.indb 227 06/09/11 11:52


Les pieds ici, les yeux ailleurs […] / En tout bien ce travail, il est essentiel de comprendre
temps, pareil aux prophètes » plusieurs points : quel est l’objectif de ma pré-
Selon lui, ce « rêveur sacré » est capable de pres- face ? Comment l’organiser en partie distinctes ?
sentir l’avenir et peut servir de phare. Quel style adopter ?
On retrouve dans les poèmes de ce corpus la 1. Une préface est un texte court placé en tête
même volonté d’anticiper l’avenir, de l’éclairer. d’un ouvrage. Il sert à présenter et défendre
c) L’honneur des poètes l’œuvre auprès du lecteur. Il a donc un objectif
Quand l’histoire devient tragique (guerre, injus- clair : indiquer les traits généraux de l’œuvre,
tice, etc.), les poètes doivent écrire une poésie donner envie d’aller plus loin dans la lecture.
en rapport avec les circonstances : il en va de 2. Une préface est construite. Le plan dépend du
leur dignité d’homme. C’est ce qu’écrit Aragon : sujet. Par exemple, une préface à une antholo-
« Refuser la poésie de circonstance, c’est refu- gie de l’Antiquité grecque comportera une pré-
ser aux poètes […] l’honneur des poètes qui est sentation générale de la littérature de la Grèce
d’être des hommes ». Paul Éluard, qui a écrit le antique.
texte liminaire de L’Honneur des poètes, renché- Ici, il faut expliquer, en deux ou trois arguments,
rit : « C’est vers cette action que les poètes à pourquoi les poètes s’engagent par les mots (voir
la vue immense sont, un jour ou l’autre, entraî- piste de corrigé de la dissertation).
nés ». C’est une force qui les entraîne malgré 3. Le style d’une préface est vif. Il faut susciter
eux ; une nécessité à laquelle ils ne peuvent ni l’attention du lecteur, piquer son intérêt, par des
ne veulent se soustraire. questions rhétoriques, par exemple. Dans le cas
présent, la préface, qui présente des poèmes de
Écriture d’invention révolte, est elle-même un texte enflammé, mili-
La rédaction d’une préface est un exercice fré- tant. On peut consulter la fiche sur le registre
quemment proposé aux lycéens. Pour mener à lyrique (Fiche 40) et s’en inspirer.

228 | Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Litterature.indb 228 06/09/11 11:52


Chapitre La question de l’Homme

4
dans les genres
de l’argumentation,
du XVIe siècle à nos jours
Livre de l’élève  p. ¤‡‚ à ‹∞›

Présentation du chapitre  p. ¤‡‚


s’autodétruire. La capacité de l’Homme à résis-
Objectifs ter se donne le plus souvent à voir dans des cir-
Les instructions officielles précisent les visées constances limites (Corpus 3 : Résistances à la
de cet objet d’étude en insistant sur trois déshumanisation).
points essentiels : La séquence 15 offre un parcours de lecture
L’élève doit aborder des textes lui autour de La Peste d’Albert Camus : ce témoi-
donnant les rudiments d’une réflexion gnage romanesque interroge le pouvoir d’action
anthropologique en offrant une entrée des hommes face à un mal arbitraire. Les valeurs
concrète dans l’étude de l’Homme. morales se trouvent ainsi mises à l’épreuve dans
L’étude de discours argumentatifs sur ce récit symbolique.
La séquence 16 intitulée « Les découvertes des
la condition humaine doit permettre
voyageurs » invite l’élève à prendre conscience
à l’élève de s’interroger sur sa propre
de la pluralité des cultures : le premier corpus fait
condition.
la part belle à la période moderne en croisant
Différents genres argumentatifs doivent les regards de l’Européen sur le sauvage (textes 1
être sollicités : essai, théâtre, conte, à 4) ou du sauvage sur l’Européen (L’Ingénu de
poésie… Voltaire). Le second corpus montre les difficultés
liées à l’échange entre les cultures.
La séquence 17 explore les visées des photo-
Organisation graphes humanistes en sondant la portée argu-
mentative de l’art photographique. L’élève peut
Le chapitre se divise en quatre séquences dévoi- constater le pouvoir des images célébrant l’hu-
lant différentes facettes de l’humanité. L’enjeu main. Cependant, la photographie en tant que
consiste plus précisément à montrer à l’élève les produit culturel peut également véhiculer un
fondements mêmes de la culture humaine : de la message galvaudé comme le suggère Barthes.
Renaissance à aujourd’hui, le contact entre les L’élève est alors à même de distinguer la photo-
civilisations a conduit l’être humain à se redéfi- graphie artistique du « cliché ».
nir et à repenser sa place au sein du monde. Les deux corpus « Vers le bac » élargissent la
La séquence 14 intitulée « Les visages de réflexion sur l’Homme en abordant la condition
l’homme » met en valeur la tension inhérente féminine ainsi que la place de l’individu dans la
à la condition humaine : si d’un côté l’huma- société.
nité peut se montrer bigarrée (Corpus 1 : Aux Les pistes de lecture favorisent l’exploration de
frontières de l’humanité), parfois inconsciente mondes possibles : les cités imaginaires han-
de sa valeur absolue (Corpus 2 : La valeur de tent la littérature de Micromégas à La Guerre
l’homme), elle semble néanmoins incapable de des étoiles.
| 229

Litterature.indb 229 06/09/11 11:52


faut-il multiplier les détails ou quelques traits
Pistes d’étude de l’image suffisent-ils ?
• Contexte historique : l’esthétique du masque – L’intérêt réside dans la comparaison entre les
tranche avec l’ère du portrait qui précède. Après masques : l’un est un peu plus individualisé et
l’ère des représentations réalistes ou idéalistes relié à une origine asiatique, l’autre peut parler
via les canons aristotéliciens de l’imitation, la de l’homme en général.
découverte des arts dits « primitifs » (africains, On peut en déduire l’immense champ qui s’ouvre
surtout, au départ) apporte, au tout début du au discours sur l’homme, tant en art qu’en lit-
XXe siècle, une nouvelle structuration de la repré- térature : cette dernière peut-elle parler de ce
sentation de l’homme (les Cubistes, Picasso, qui est commun à tous les hommes en abor-
Matisse, etc.). C’est une révolution dans l’art, dant ce qui est propre à certains individus, en
qui sort des conceptions issues de la Grèce et certaines circonstances ?
de Rome, renouvelées par le christianisme, la Sur Julio Gonzalez, consulter cette présentation
Renaissance et toutes les réminiscences de l’art d’exposition (Centre Pompidou) :
classique. www.centrepompidou.fr/Pompidou/Manifs.nsf
• Julio Gonzalez collabore avec Picasso au /0/5FF66B137A426772C125723D0031A099?
moment où il fait ces masques, portraits du OpenDocument.
peintre et sculpteur Foujita (1886-1968).
Gonzalez privilégie le travail du dessin par rap-
port au volume. C’est pourquoi ces masques tien-
nent davantage du bas-relief que du buste. Bibliographie
• L’œuvre s’intitule Portrait de Foujita : or, il y
a deux têtes, l’une stylisée à l’extrême, l’autre De nombreuses références littéraires et philoso-
plus descriptive, plus personnalisée. L’artiste peut phiques peuvent être convoquées en écho à ce
donc représenter la même personne de manières chapitre. Nous proposons quelques suggestions
différentes. de lectures interrogeant la relation de l’homme
• La peinture en arrière-plan permet d’insister à l’altérité :
sur les courbes des masques, en les rattachant à – COGEZ Gérard, Les Écrivains voyageurs au
l’art moderne (prédominance des formes pour XXe siècle, Seuil, 2004
elles-mêmes). – KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes,
– Chercher ce qu’est un « masque ». Fayard, 1988
– Autant de propositions sur la simplification – LESTRINGANT Franck, L’Atelier du cosmo-
du visage humain et ce qu’il peut nous inspirer graphe ou l’image du monde à la Renaissance, Albin
sur notre propre visage. Dimension atemporelle Michel, 2000
du masque (il peut représenter tout homme, de – TODOROV Tzvetan, La Peur des barbares :
toute époque et de tout lieu). Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont,
Ces masques peuvent constituer comme des 2008 (repris en Livre de Poche, 2009)
miroirs pour les spectateurs que nous sommes. – WOLFZETTEL Friedrich, Le Discours du voya-
– Que manque-t-il au masque le plus simple ? geur : le récit de voyage en France du Moyen Âge au
Essentiellement la bouche, ce qui lui confère un XVIIIe siècle, PUF, 1996
caractère énigmatique, silencieux, mais renforce On peut aussi consulter, sur le site de la BnF,
le caractère central des yeux et leur expressivité. la belle exposition consacrée au portrait :
Ces masques nous interrogent sur la repré- « Portraits/Visages », expositions.bnf.fr/portraits/
sentation humaine et son degré de précision : index.htm.

230 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 230 06/09/11 11:52


Séquence

⁄› Les visages de l’Homme


Présentation de la séquence  p. ¤‡⁄
Livre de l’élève  p. ¤‡⁄ à ¤··

La question de l’homme est ici abordée par un choix de textes de genres différents. Tous sont puissam-
ment articulés autour d’idées fortes – en même temps que traversés des doutes et des angoisses de ces
dernières décennies. Cette combinaison entre la vigueur de l’affirmation et la douleur des obstacles
ou des incertitudes caractérise particulièrement les textes des corpus 2 et 3 et se retrouve dans La
Peste. La question de l’homme ne porte pas seulement sur un concept : elle invite aussi à s’interroger
sur l’exercice de l’humanité et la valeur d’une connaissance affective et spirituelle, composante de
l’argumentation. C’est sous cet angle que l’on peut d’ailleurs proposer aux élèves une autre vision du
récit et de la fiction. Les textes proposent aussi de cerner ce qui fait l’homme par rapport au monstre
ou à l’inhumain : tentatives de définition par défaut mais aussi par affirmation radicale, sur fond de
négativité ou de néant.
Le premier corpus se situe dans la tradition humaniste classique, le second est imprégné de l’héritage
des Lumières, de la pensée existentielle et de la philosophie d’après-guerre. Le troisième réunit des
extraits d’auteurs rescapés des camps, vus sous l’angle d’une résistance à ce qui déshumanise.

visible, sa relative inexpressivité. En revanche,


H istoire des arts son costume extrêmement riche lui donne l’air
« honnête » d’un homme de cour, son immense
Jean Cocteau, collerette est raffinée. Le costume joue un
grand rôle ; à l’image, il transpose la politesse
La Belle et la Bête, ⁄·›§ des manières. Enfin, son regard humaniserait
 p. ¤‡¤-¤‡‹ presque sa face, il est dirigé vers la femme,
comme pour attendre sa réponse. C’est ainsi qu’il
Face au monstre ne semble pas complètement monstrueux.
LECTURE DE L’IMAGE 3. La Belle est au premier plan, mais en bas,
1. Chacun des personnages apparaît en gros plan dominée par le regard de la Bête qui est au
(la Bête restant au second plan, mais elle est vue second plan, au-dessus d’elle. Ce personnage
de près), on distingue le regard, les traits et les est maître chez lui et observe la Belle, ainsi que
vêtements. L’effet obtenu peut être double : le spectateur (qui, lui, est en contre-plongée).
d’une part, on perçoit un fort contraste entre les L’œil monte et descend de l’un vers l’autre. Mais
deux, d’autre part, on voit la gêne qu’éprouve la il va aussi vers la suite de l’histoire, vers la droite,
jeune fille. On entre presque dans l’intimité de ce n’est pas la Bête qui semble avoir la main
leur dérangeante rencontre. sur le futur, l’image est ouverte à droite, et la
Belle y règne. De plus, la Bête, en haut, n’a
2. Le personnage masculin relève de la bête par pas l’air de profiter de sa situation de force,
sa toison et ses dents de fauve, de prédateur, puisqu’elle demeure au deuxième plan, derrière
la petite taille de ses yeux de félin sans pupille l’imposante chaise.
14 Les visages de l’Homme | 231

Litterature.indb 231 06/09/11 11:52


4. Chacun observe l’autre sans croiser encore 8. Tant la construction de l’image (ouverture à
son regard (c’est grâce au regard de l’autre que se droite) que les effets de symétrie, de continuité
fait la métamorphose, d’où le traitement extra- semblent présager une force du côté de la Belle
ordinaire du regard dans le film de Cocteau). et un échange possible entre les personnages. Le
Pourtant, les deux personnages se situent le regard de la Bête marque plutôt l’attente de ce
long d’une diagonale qui laisse envisager une que dira la Belle.
rencontre.
5. Tous deux sont éclairés de trois quarts ; la ÉCRITURE
contre-plongée modèle les traits, l’ombre cerne Vers la dissertation
la face de la Bête, à droite. Cette ombre sym-
Hypothèse : c’est une monstruosité qui attire
bolise sa face obscure, ou la peur qu’elle peut
car elle symbolise un mal subi. La « monstruo-
susciter. Le côté droit du visage de la Belle est
sité » de la Bête est présentée de façon stylisée,
légèrement dans l’ombre : elle aussi a sa part elle est médiatisée par l’esthétique. C’est une
d’ombre, qui peut être la peur. On a l’impression monstruosité de conte de fée, préparée pour
que les personnages sont partagés, qu’ils vont se correspondre ensuite aux traits de Jean Marais.
révéler ou que le film, qui dispose de cette puis- Les personnages de contes sont transformés
sance d’éclairage, pourrait éclairer aussi le fond en bête pour diverses raisons (ils peuvent être
de l’âme de ses personnages. punis ou victimes de sortilèges), mais l’idée est
6. Tout le fond de l’image est laissé au noir noc- de représenter ainsi une certaine emprise du mal.
turne du début du film. Les personnages se déta- La monstruosité représente un manquement à
chent sur ce fond d’inconnu. Une partie de la l’humanité, dans ce qu’elle a de mesuré, de ver-
face de la Bête reste dans l’ombre – mais elle est tueux, de respectueux des lois. Elle peut en par-
relativement bien éclairée, ce qui est rassurant. ticulier rendre lisible sur le visage la puissance de
En revanche, on ne perçoit pas, dans le noir, le l’instinct. Or le conte ne se focalise pas sur cet
reste de son corps, à droite. Le noir et blanc tra- aspect de la monstruosité, d’autant que Cocteau
vaillé dans le film donne l’impression d’un com- privilégie l’aspect charmant qui l’emporte chez la
bat entre le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, Bête. C’est pourquoi la monstruosité de la Bête
le Bien et le Mal. Il produit une hésitation sur ce pourrait aussi symboliser le rejet de l’autre pour
que l’on voit et joue sur la suggestion. la Belle.
Consulter : www2.cndp.fr/TICE/teledoc/plans/
plans_bellebete.htm.
Vers l’écriture d’invention
La question est de savoir à quel point la Bête
7. Les personnages sont rapprochés par quelques est divisée entre son esprit et son cœur, et son
détails de leurs vêtements, comme s’ils échan- corps d’autre part. Les élèves peuvent choisir de
geaient le noir et le blanc. Il faut remarquer que lui laisser des traits de bestialité ou de l’humani-
la Belle est vêtue et parée de noir. Elle vient en ser presque totalement. Quels sont les éléments
effet mourir pour réparer la faute de son père. qui peuvent le faire ? Ceux qui peuvent aller à
En revanche, la Bête porte des broderies et pas- l’encontre des apparences ? Ensuite, il faut entrer
sementeries blanches et brillantes, sa collerette dans l’univers du conte et inventer un discours
est éblouissante. Le jeu de symétrie (du haut à galant. Il est possible de s’inspirer de l’extrait de
gauche avec le bas à droite) entre les yeux est la page 276 ou du film. Cet exercice permet aussi
parlant : le moment de la rencontre totale n’est de travailler sur les dimensions séductrice ou per-
pas encore venu, mais on a un effet de symétrie suasive du langage et sur la façon dont on peut se
entre les deux faces. Il y a un échange possible. présenter à autrui.

232 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 232 06/09/11 11:52


AUX FRONTIÈRES DE L’HUMANITÉ la rattachant à la colère de Dieu : la naissance du
monstre est un signe de malédiction qui ne doit
Ambroise Paré, rien au hasard comme le suggère les lignes 10

⁄ Des monstres
et prodiges, ⁄∞‡‹
à 15. Le monstre est une erreur de la nature dont
la cause est identifiable (« les femmes souillées
de sang menstruel engendreront des monstres »).
Le « Dieu » de Montaigne apparaît, a contrario,
bienveillant et plein de bonté : la monstruosité
Michel de Montaigne,
¤ Les Essais, ⁄∞·∞
 p. ¤‡›-¤‡∞
n’est pas un signe prophétique mais la preuve
que l’humanité est plurielle.

3. Dans son texte, Ambroise Paré recourt à


des arguments que l’on peut juger fallacieux.
Objectif : Définir la nature humaine
Dans le deuxième paragraphe, il utilise un
en s’interrogeant sur la notion discutable
argument d’autorité pour prouver l’existence
de norme.
des monstres : en effet, il s’appuie sur le texte
Intérêt des textes : En mettant en regard biblique (« comme il est écrit dans le livre
les textes d’Ambroise Paré et de Montaigne, d’Esdras le prophète », l. 14-15) pour justifier sa
l’enjeu est de permettre à l’élève de thèse. Dans le troisième paragraphe, il établit un
réfléchir sur la notion d’humanité rapport de cause à effet entre deux événements :
dans une perspective scientifique. une guerre et la naissance d’un monstre. Le lec-
L’exemple du monstre permet d’identifier teur peut trouver suspecte la stratégie argumen-
une problématique essentielle de tative de Paré qui escamote toute démonstration
l’anthropologie : peut-on donner rationnelle.
des limites à la notion d’humanité ?
4. Dans le premier paragraphe, Montaigne ne
révèle que progressivement la monstruosité de
l’enfant. Il met d’abord en valeur son humanité
La « norme » humaine en usant d’une comparaison (« comme les autres
LECTURE DES TEXTES enfants de même âge », l. 5) et d’un euphémisme
1. Ambroise Paré a occupé la fonction de pour atténuer la vérité (« ses cris semblaient
chirurgien du roi sous les règnes d’Henri II, de bien avoir quelque chose de particulier », l. 6).
Charles IX et d’Henri III. Son œuvre est Montaigne montre également que le monstre est
donc un miroir du discours scientifique du un homme en déclarant que nul n’est en mesure
XVIe siècle. Dans le chapitre III, l’auteur
de décréter une norme d’humanité (l. 22-23). En
cherche à démontrer une thèse en adoptant affirmant la toute puissance du jugement divin,
une démarche rigoureuse : après avoir énu- l’auteur des Essais dénonce l’opinion a fortiori
méré différents cas de monstres aux lignes 5 à 9 réductrice des hommes.
(« ceux qui ont », « un autre », « un autre »), 5. Selon Montaigne, la coutume est « la reine et
Ambroise Paré énonce une idée générale : l’impératrice du monde » (Essais, I, 23). Elle se
« Il est certain que… » (l. 10). Cependant, définit comme un usage transmis de génération
l’auteur ne s’appuie pas véritablement sur en génération. Dans l’extrait, l’auteur remet en
l’expérience pour dégager une vérité. Il ne
question la validité de cette habitude de manière
procède donc pas selon un protocole scienti-
implicite, par le biais de la citation de Cicéron :
fique tel qu’on l’entend aujourd’hui (depuis la
« Ce que l’homme voit fréquemment ne l’étonne
naissance de la « science expérimentale » au
pas, même s’il en ignore la cause » (l. 19-20).
XIXe siècle).
La concession suggère les limites d’un jugement
2. Paré et Montaigne font tous deux référence à uniquement fondé sur l’expérience. Et il le dit
Dieu pour expliquer le phénomène des monstres. aussi de manière explicite : « Nous appelons
Néanmoins, leur vision du jugement divin “contre nature” ce qui arrive contrairement à
diffère. Paré explique l’origine des monstres en l’habitude » (l. 22-23).
14 Les visages de l’Homme | 233

Litterature.indb 233 06/09/11 11:52


6. Dans ce texte, Montaigne met en garde le lec-
J.-M. Leprince
teur contre toutes formes de préjugés concernant
les monstres. Ce faisant, il encourage tout un
chacun à exercer une liberté de pensée débarras-
sée de tout a priori. Plus précisément, Montaigne
‹ de Beaumont,
La Belle et la Bête,
incite le lecteur à réévaluer la réalité qui l’en-
toure en favorisant une démarche intellectuelle ⁄‡∞‡
humaniste fondée sur l’ouverture d’esprit et la  p. ¤‡§
tolérance. L’injonction finale peut ainsi être lue
dans ce sens (l. 23-25). Objectif : Ce texte extrait de La Belle et
la Bête amène le lecteur à réfléchir sur la
VERS LE BAC dualité de l’homme. Reprenant un topos bien
connu, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont
Invention crée l’archétype du monstre au grand cœur.
L’élève peut revenir dans un premier temps sur Dès lors, pourra-t-on encore se fier
les présupposés de la consigne. aux apparences ?
Le genre du dialogue : la consigne précise que
l’échange entre Montaigne et Ambroise Paré
doit prendre la forme du dialogue. Courant au Un monstre au grand cœur
XVIIIe siècle (Crébillon, Diderot), le dialogue se LECTURE DU TEXTE
distingue d’une pièce de théâtre dans la mesure 1. Le genre du conte de fées repose sur un
où la conversation entre deux personnages « pacte féérique » passé entre le conteur et
peut parfois être ponctuée d’interventions du son lecteur (http://expositions.bnf.fr/contes/
narrateur. enimages/salle2/index.htm). Les noms des per-
La tonalité polémique : le dialogue doit per- sonnages n’obéissent pas à une règle de vrai-
mettre de mettre en valeur deux idéologies semblance : la Belle et la Bête sont des figures
en opposition. L’élève pourra être amené à symboliques et non des personnages réalistes.
employer différentes stratégies argumentatives Par ailleurs, le conte est un genre de récit « où
pour manifester une objection. Le raisonne- les animaux parlent » (http://expositions.bnf.fr/
ment concessif peut s’avérer un moyen habile contes/enimages/salle2/index.htm) : ici la Bête a
d’engager la controverse (« Même si… »). toutes les qualités d’un être humain, la première
Voir fiche 27 : Les stratégies argumentatives. étant la sensibilité comme le révèle le dernier
La vision du monstre : il faut mettre en valeur paragraphe. Enfin, le conteur invente des per-
les deux définitions contraires de Paré et de
sonnages et des situations extrêmement conden-
Montaigne. Selon Paré, le monstre est un sym-
sés pour permettre à l’enfant de s’identifier aisé-
bole maudit, un châtiment divin tandis que,
ment à cet univers. Comme le dit le psychiatre
pour Montaigne, il est un être humain dont la
Bruno Bettelheim : « Les personnages des contes
seule différence tient à l’apparence physique.
de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à
L’Homme : il est possible dès lors de faire
la fois bons et méchants, comme nous le sommes
entendre la vision de l’humanité que sous-
tous dans la réalité » (http://expositions.bnf.fr/
entend ce discours sur le monstre. Il serait alors
contes/cles/index.htm). Dans notre extrait, la
judicieux que l’élève fasse entendre un long dis-
Belle et la Bête sont des personnages purs (« La
cours de Montaigne développant les notions de
Belle, se voyant seule, sentit une grande compas-
tolérance et de norme relative.
sion pour cette pauvre bête », l. 24-25).
Oral (entretien) 2. Le dialogue entre la Belle et la Bête est
Le discours de Montaigne permet d’établir un construit autour d’une opposition : l’apparence
rapprochement entre le monstre et le Sauvage : physique ne reflète pas nécessairement l’inté-
il s’agit de deux êtres dont le statut même d’hu- riorité d’un individu. Les champs lexicaux de la
main se trouve contesté. L’étude de ces deux bonté et de la laideur dominent ainsi l’ensemble
types donne l’occasion à l’auteur de démontrer de l’extrait. La remarque finale de la Belle énon-
la relativité des coutumes. cée sous la forme d’une antithèse (« si laide » /
234 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 234 06/09/11 11:52


« si bonne », l. 26) montre bien que la rencontre La difficulté de ce sujet d’invention tient à la
entre les deux personnages a permis de remettre nécessité de produire un discours argumentatif
en cause la loi de l’apparence. sous une forme narrative. L’élève peut choisir de
partir d’une anecdote personnelle pour aboutir
3. Cet extrait du conte de Madame Leprince de
à une leçon ou à l’inverse énoncer un jugement
Beaumont est porteur d’une morale implicite.
qui se trouvera illustré par le récit.
La tendresse et la vertu du monstre se révèlent
tout au long du dialogue, ce qui encourage la
Belle à se défier de toutes formes de préjugés.
En donnant à lire les pensées et les sentiments Victor Hugo,
de la Belle (« Elle n’avait presque plus peur du
monstre », l. 15 ; « mais la Belle fut bientôt ras-
surée », l. 22), le narrateur incite le lecteur à
› L’Homme qui rit, ⁄°§·
s’identifier à la jeune femme. Le registre pathé- Ovide,
tique devient alors prédominant. Ce dialogue
permet plus généralement de réfléchir sur le rap-
port de l’homme à autrui. La compassion éprou-
vée par la Belle peut être considérée comme
∞ Les Métamorphoses,
I er siècle avant J.-C.
un modèle de comportement : son ouverture  p. ¤‡‡-¤‡·
d’esprit et sa sensibilité attestent de la possibi-
lité pour tout homme de se débarrasser d’a priori Objectif : Réfléchir sur le rapport entre être
tenaces. et paraître, comprendre comment le roman
fait réfléchir.

VERS LE BAC Intérêt des textes : L’extrait de L’Homme


qui rit peut constituer une magnifique
Oral (entretien)
entrée dans la poétique hugolienne.
Le conte est un genre littéraire destiné en
priorité aux enfants depuis le XVIIe siècle. La
construction de l’histoire et des personnages Dépasser les apparences
est volontairement sommaire et symbolique. La LECTURE DU TEXTE 4
division manichéenne des actants (voir schéma
narratif) permet au jeune public de s’identifier 1. Étymologiquement, monstre vient de monstrum,
au héros persécuté (Cendrillon, La Belle et la dérivé de monere (« avertir ») qui a entre autres
Bête) par le biais de ce que Bettelheim nomme donné montrer (verbe issu de monstrare, dérivé
« l’identification positive ». La lecture du conte de monstrum). Monstrum est d’abord un terme du
peut ainsi être considérée comme une étape vocabulaire religieux : « prodige avertissant de la
importante dans la construction de l’enfant. volonté des dieux ». Il désigne ensuite un « objet
de caractère exceptionnel », un « être surnatu-
Cependant, il faut se garder de réduire la por- rel » ; en français, il prend le sens de « prodige,
tée du conte à ce type de lecteur. De multiples miracle », désignant des hommes étranges ou
contes abordent des questions essentielles liées à défigurés tant physiquement que moralement
la nature de l’homme : la poursuite du bonheur, (Dictionnaire historique de la langue française,
le refus des conventions sociales (Cendrillon), la dir. A. Rey). Les modalisateurs soulignent l’as-
lutte contre toute forme de tutelle (Raiponce des pect prodigieux du personnage : « l’espèce de
Frères Grimm). Pour justifier la portée univer- visage inouï » (l. 2). L’effet du monstrueux est
selle du conte, l’élève pourra s’appuyer sur un traduit par « effroyable », « insupportable à
corpus de contes philosophiques (Voltaire) dont voir et impossible à regarder » (redondance qui
l’écriture apparaît plus subtile (ironie, jeu avec traduit l’horreur). L’aspect de « signe », d’aver-
les codes et attentes du genre). tissement, apparaît à travers l’« éclat de rire
foudroyant » (l. 19), rire « tragique », « infer-
Invention nal », du « côté des dieux » (l. 32). Mais en
Rappel : l’apologue est l’exposé d’une pensée fait, ce « signe » n’émane pas de la Providence,
morale sous la forme d’un récit. manifestement absente au moment où le héros
14 Les visages de l’Homme | 235

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a été défiguré : « Dieu lui-même a des inter- verbes (« il avait dû », l. 65), adverbes (« bizar-
mittences » (l. 42). Cette face paraît le résul- rement » l. 3, « probablement », l. 64), le recours
tat d’une « industrie bizarrement spéciale » ou à la « vraisemblance » (l. 68). Il peut aussi mar-
du « hasard » (l. 3, qui n’est pas la Providence) quer sa difficulté à cerner le prodige (« espèce
d’une « mystérieuse opération » (l. 9-10) qui l’a de… », « disons mieux », l. 13).
« retouché », « exprès » (l. 66 et 67). – Narrateur fait part de ses sentiments : com-
mentaire, l. 39-40 « Quel fardeau pour un
2. Ce qui appartient au monstrueux est l’appa- homme, le rire éternel ! » Globalement, c’est
rence : le « rire automatique » (l. 7), le visage
plutôt la description des réactions de la foule
« difforme » (l. 61), mais aussi le caractère (dont le point de vue n’est cependant pas
extrême. Appartient à l’humanité la « volonté » emprunté) qui renseigne sur l’effet produit par
(l. 46), capable d’aller contre ce « rictus » le personnage. « Cet homme était effroyable »
(l. 48), manifestation de la « pensée » et d’une est une constatation, non un jugement (l. 57).
intériorité (« le dedans », l. 4). Le « corps » – et Le narrateur n’adhère nullement à ces réactions
le crâne (« tête de mort », l. 69-70), eux aussi, d’horreur ou de moquerie : son pathos se borne à
sont normaux. Mais l’incarnation de la fonc- la compassion (commentaire cité), sa subjecti-
tion morale du rire fait aussi du personnage un vité s’exprime aussi dans les hypothèses (moda-
concentré d’humanité, au prix d’une défigu- lisations). L’expressivité du texte (rythmes, en
ration blasphématoire (l. 32). Il est chargé du particulier, accumulations) vise à mimer les
« fardeau » (l. 40) des souffrances humaines. réactions et non à exprimer la subjectivité du
Paradoxalement, le héros est plus proche de narrateur.
l’humain, à cause du détour par le monstrueux. – Description objective du personnage : point
Des indices apparaissent dans la métaphore du de vue parfois omniscient, le narrateur sait ce
masque antique de la Comédie : « Ce bronze qui est caché derrière la face de Gwynplaine, il
semblait rire et faisait rire, et était pensif » l’expose, sans manifester de subjectivité (« Ce
(l. 25-26). La dichotomie platonicienne corps/ rire qu’il n’avait point mis sur son front […] il ne
âme fait partie des oppositions fondamentales pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué
dans ce roman. Cette articulation entre humain le rire sur le visage… », l. 6-17). Cette descrip-
et monstrueux touche au sublime. Le lecteur est tion débouche sur l’allégorie de la Comédie, qui
terrifié par l’insistance sur l’étrangeté – mais cela donne au narrateur un ethos de moraliste, donc
ne l’empêche pas de chercher les manifestations un point de vue surplombant.
plus rares de ce qui humanise le héros, car il est
alerté par un ensemble d’indices. 5. Le registre didactique mêlé à la description
confère de l’autorité au narrateur et détourne
3. On retrouve des antithèses hugoliennes, la perception que le lecteur pourrait avoir de
sublimes et grotesques, mais ici dans une dialec- Gwynplaine vers un plus haut objet de médita-
tique qui aboutit toujours au tragique (résumé tion. Le registre didactique repose sur l’exposé
par l’image de la « roue »). Les oppositions d’histoire antique, l’enseignement par l’allégorie,
lexicales abondent, souvent renforcées par des les formules au présent gnomique (l. 44-45)…
parallélismes syntaxiques et des coordonnants Le registre tragique innerve l’extrait : c’est sous
et subordonnants (« pourtant » (l. 1), « quoi cet angle qu’est présentée paradoxalement la
que… » (l. 17), « quelles qu’elles fussent » « Comédie », dans un mélange des genres hugo-
(l. 12-13) qui traduisent l’inévitable, « s’il eût lien. Le tragique apparaît ici à travers tous les
pleuré, il eût ri » (l. 16-17…), les reprises de modes d’expressions du fatal (syntaxe, lexique –
termes accompagnées de négations, les oxymores vb. « falloir », l. 22, connotations), la pitié et la
(« une tête de Méduse, gaie », l. 20). terreur, le sublime.
4. – Narrateur émet des hypothèses : rétention 6. L’allégorie de la Comédie est utilisée comme
d’information d’un point de vue a priori omnis- un détour métaphorique pour décrypter le por-
cient (le point de vue n’est ni interne ni externe, trait physique du héros. Derrière le rire (appa-
une partie du savoir est donnée). Cette rétention rence), c’est « l’ironie que chacun a en soi » qui
place le lecteur dans une situation de quête. Les se dissimule – ironie comme forme de sagesse,
hypothèses sont traduites par des modalisateurs, quand elle ne verse pas dans le « ricanement ».
236 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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Hugo ne définit pas tant ici la comédie qu’il ÉCRITURE
ne déploie une réflexion sur le rire « méca- Argumentation
nique », comme délivrance de l’angoisse, de la
conscience de mourir, de la « somme des soucis » On pensera à un portrait physique et l’on peut
(l. 28). La comédie a alors un rôle d’exutoire et préciser la question en détaillant les divers
c’est Gwynplaine qui en porte le « fardeau », il aspects de l’apparence jusqu’au stéréotype ; la
incarne sur sa face la misère et le mal qui frap- question de la norme se pose également. On
pent toute l’humanité. peut proposer un recensement de quelques
personnages, pour voir dans quelle mesure l’au-
teur propose un exemple, parfois un apologue :
HISTOIRE DES ARTS Quasimodo, mais aussi la Bête, la Marquise
Le terme d’« expression » oriente vers l’idée de Merteuil, défigurée et révélée à la fin des
d’émotion, de réaction, de caractère – plutôt Liaisons dangereuses (roman qui joue sur l’être
que vers la laideur physique ; « terrifiante » et le paraître), Le Portrait de Dorian Gray…
introduit une idée d’intensité et de violence. Le L’incapacité de coïncider parfaitement avec
sujet permet ainsi de ne pas réfléchir en termes son âme, par diversité de caractère et pulsions
de canons de beauté seulement. L’extrait de contradictoires apparaît dans L’Étrange cas du
L’Homme qui rit fait explicitement référence Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, avec le dédoublement
à Méduse, dont le mythe est raconté dans les physique.
Métamorphoses. Dans chacun des passages, la La fiction et la narration supposent le déploie-
laideur pétrifiante est considérée comme l’effet ment de la temporalité du récit et de celle de la
du mal, mais révélant quelque chose du destin. lecture où progresse la connaissance d’autrui. La
La laideur de Gwynplaine est l’œuvre d’un bour- narration dispose des indices sur le personnage
reau d’enfants, celle de Méduse est causée par le et ménage des révélations, notamment à tra-
viol perpétré par Neptune. La laideur a donc ici vers le prisme du regard d’un autre personnage.
une portée morale, elle matérialise le mal subi et Autrui est ainsi présenté sous plusieurs facettes
attire la terreur et la pitié (ce qui n’est pas tou- dans À la Recherche du temps perdu, le narrateur
jours le cas, cf. texte 6). Le tondo du Caravage est s’attachant à plusieurs portraits, où a posteriori,
peint sur un véritable bouclier : bouclier à l’abri les apparences se révèlent trompeuses, interpré-
duquel Persée a décapité la Gorgone (Ovide, tées de travers. La question liée à celle des appa-
l. 19). La rondeur et la perfection de la peinture rences est donc celle du déchiffrement, en jeu
réussissent à cerner la terreur, exprimée ad aeter- dans l’acte de lecture. Balzac joue sur ces com-
nam par la face décapitée et portraiturée. Il y a pétences qu’il s’attache à donner au lecteur en
donc comme un effet de catharsis. Le bouclier même temps qu’il fait un portrait. Si l’on n’obéit
du Caravage montre cette face, affichée comme pas aux protocoles de lecture réalistes (et phy-
un trophée enfin regardable, comme une image siognomoniques), on peut jouer sur la surprise
de la terreur dominée. Selon L’Être et le Néant, et le dévoilement (ce qui pose le problème du
le regard de l’autre me pétrifie, me méduse. Or portrait et explique sa crise, liée à celle du réa-
ce pourrait être cette peur déjà ressentie par lisme, comme de l’humanisme). Globalement, ce
l’autre qui explique la terreur et la déformation qui est en jeu est l’unité corps-âme, l’identité et
de ses traits : car l’autre me regarde. L’expression les dangers de la réduction de l’être à ce dont il
laide et terrifiante cache donc ici un passé ou un a l’air. C’est sans doute quand on est familier de
destin funestes et une intériorité blessée, mais l’âme de quelqu’un que l’on arrive à comprendre
aussi parfois un avertissement surnaturel. ses gestes et son apparence.

Prolongement
On peut consulter cette intéressante notice en
ligne sur le site du MUCRI : http://mucri.univ-
paris1.fr/mucri11/article.php3?id_article=118

14 Les visages de l’Homme | 237

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VERS LE BAC « Loi morale » « Loi de la jungle »
Question sur un corpus (l. 15) (l. 16)
Le corpus peut varier en fonction des textes Les êtres humains « La loi de la jungle »
étudiés (et associer par exemple à l’image de adoptent des s’applique lorsque les
Cocteau, à l’extrait de La Belle et la Bête, celui comportements êtres les plus
d’Hugo). L’idée de « leçon » implique un tra- régulés par un forts écrasent les plus
vail d’induction à portée morale. Dans ces « système de valeurs » vulnérables.
textes et sur l’image, la connaissance d’autrui se (l. 24). Comme le La loi naturelle dont
double d’un travail sur soi, dans le sens de l’ac- suggère Béranger, parle Jean renvoie
cueil, de la distance prise avec les impressions l’être humain doit à cette logique de
et les préjugés, et avec la tentation du juge- toujours agir en destruction. Au
ment. Ils peuvent aussi promouvoir une autre conscience, de lieu de construire
esthétique ; la Bête de Cocteau est représentée manière responsable, une communauté
avec une recherche d’élégance et de sublima- en reprenant les fondée sur le respect
tion, Gwynplaine suscite une esthétique du modèles légués par la mutuel (tradition
sublime. La rencontre est toujours une mise en tradition humaniste. humaniste), Jean
question. cherche à instaurer
le règne du plus fort
(usage illégitime
de la violence).

2. Selon Jean, la notion d’humanisme n’a plus


de raison d’être au moment où il s’exprime. En
déclarant que « l’humanisme est périmé », il pré-
tend saper les fondements mêmes de la civilisa-
tion occidentale. Alors que l’humanisme prône
la grandeur de l’être humain et les valeurs de
tolérance, Jean fait montre d’une brutalité qui
Eugène Ionesco,
§ Rhinocéros, ⁄·§‚
 p. ¤°‚-¤°⁄
reflète son désir de s’émanciper de cette vieille
rengaine « sentimentale ».
3. La rhinocérite est un processus de métamor-
phose qui réduit progressivement la part d’hu-
Objectifs : Dans Rhinocéros, Eugène Ionesco manité de Jean. Ce travail de sape se révèle tout
s’interroge sur la notion d’inhumanité au long du dialogue : alors qu’il accepte le jeu
en recourant à une allégorie : le rhinocéros. de l’échange polémique dans un premier temps
Jean et Béranger représentent deux postures (l. 1 à 22), il se met ensuite à adopter une atti-
contradictoires face au phénomène tude bestiale comme le suggèrent les didascalies
de la « rhinocérite ». Dès lors, un des enjeux (« soufflant bruyamment », l. 22 ; « il barrit
consiste à analyser les moyens mis en presque », l. 31 ; « il barrit de nouveau », l. 34).
œuvre par le dramaturge pour rendre Cette mutation se révèle plus précisément au
sensible le processus de déshumanisation terme de l’extrait dans la didascalie aux lignes 40
à l’œuvre sur scène. à 45. Son apparence humaine disparaît au pro-
fit de celle d’un rhinocéros (« La bosse de son
Face à la rhinocérite front est presque devenue une corne de rhinocé-
ros », l. 42-43). Dernier signe avant coureur de
LECTURE DU TEXTE sa mutation : la perte de tout langage articulé et
1. Dans ses répliques, Béranger ne cesse de cohérent (« [il] fait entendre des sons inouïs »,
mettre en valeur la supériorité de l’homme sur
l. 45).
l’animal. La différence entre les deux espèces
tient à la nature de la loi qui les régit comme 4. « Le comique dans mes pièces devient de plus
l’affirme Béranger. en plus un outil pour faire contrepoint avec le
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drame » explique Ionesco à propos de Rhinocéros. le respect d’une certaine cohérence par rapport
Dans cet extrait, plusieurs interprétations sont au texte support. Voici quelques pistes de travail
envisageables. D’un côté, le lecteur peut s’iden- à exploiter en vue de la réalisation de ce travail
tifier à Béranger et éprouver l’effroi suscité par la d’écriture :
violence du discours de Jean. La folie croissante de La composition du monologue : libéré de la pré-
ce personnage en mutation inspire alors la terreur sence de Béranger, Jean peut donner libre cours
et la pitié, sentiments propres au registre tragique. à son imagination. Plutôt que de construire un
Toutefois, le registre comique demeure présent monologue structuré, l’élève pourra mettre en
sous la forme de « contrepoints ». La démence valeur les sautes d’humeur du personnage. Le
de Jean paraît par instants si extrême qu’elle peut principe du « coq-à-l’âne » peut ainsi porter ses
conduire à des effets comiques. Aux lignes 26 à 28, fruits. La fin du monologue doit montrer un Jean
l’énoncé hyperbolique de Jean se trouve neutralisé totalement transformé en rhinocéros.
par la réplique de Béranger. Ionesco évite ainsi de La syntaxe en furie : il faut reprendre des
basculer totalement dans le tragique. constructions de phrases, des images donnant à
voir la folie d’un personnage en passe de devenir
5. La lecture à deux voix doit permettre de faire un rhinocéros. L’élève peut s’appuyer sur la der-
entendre un contraste entre Jean et Béranger. nière réplique de Jean pour trouver un modèle
D’un côté, Béranger apparaît calme, maître d’écriture : « Chaud… trop chaud. Démolir
de lui et comme détaché des événements. De tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça
l’autre, Jean se montre brutal et même bestial à gratte. » (l. 47-48). Plutôt que de proposer des
la fin de l’échange. phrases standard (sujet-verbe-complément),
6. De nombreux indices du texte font référence il faut privilégier des bribes de phrases mettant
aux expériences totalitaires du XXe siècle. Mais en valeur un état sensible (« chaud ») ou une
comme l’explique Ionesco, il ne s’agit pas de pulsion (« démolir »).
renvois explicites à la réalité historique : le dia- L’insertion des didascalies : les didascalies doi-
logue entre Jean et Béranger laisse entendre les vent ponctuer le monologue et non intervenir à
conséquences néfastes du phénomène des « hys- un seul moment (début ou fin). L’élève pourra
téries collectives ». Le dramaturge met en valeur prendre appui sur le texte support. Les didasca-
l’abandon progressif de toute liberté individuelle. lies doivent raconter la mutation progressive du
L’attitude de Jean est à cet égard exemplaire : il personnage en rhinocéros (description de l’appa-
semble récuser tout ce en quoi il croyait (« De rence et des déplacements de Jean).
telles affirmations venant de votre part… », Commentaire
l. 40) et se trouve dépossédé de toutes ses capa- Voici une proposition de plan d’un commentaire :
cités intellectuelles. La violence qui s’empare de 1) Un dialogue polémique autour de la question
lui devient alors la figuration du mal exercé par de l’Homme
les pouvoirs totalitaires. a) Un échange antithétique
b) La loi morale contre la loi de la jungle
HISTOIRE DES ARTS c) L’impossible échange : échec de l’argumentation
Emmanuel Demarcy-Mota refuse de représenter 2) La défaite de la pensée
la mutation en rhinocéros de manière réaliste. a) La stratégie argumentative menée par Béranger
Les personnages à l’arrière-plan sont des êtres b) Les fausses vérités de Jean
hybrides : ils ont conservé un corps d’homme c) Le langage du corps au détriment de la raison
tandis que leur visage est celui d’un rhinocé- 3) Rhinocéros : une allégorie de la pulsion
ros plus ou moins complet. Béranger, au pre- meurtrière
mier plan, se trouve d’autant plus isolé qu’il se a) La remise en cause des fondements rationnels
détache de la masse des rhinocéros masqués. b) Jean : la voix de la pulsion destructrice
c) Une dénonciation des « hystéries collectives »
VERS LE BAC
Invention
Ce sujet d’invention invite l’élève à proposer
une suite du texte. Ce type de consigne induit
14 Les visages de l’Homme | 239

Litterature.indb 239 06/09/11 11:52


LA VALEUR DE L’HOMME accessible à tous les francophones est habité et
vivifié par le créole.
Le titre met en lumière une préoccupation récur-
Ouvrage de Condorcet consultable sur
rente dans les extraits qui suivent : l’homme n’a
Gallica dans l’édition de 1781 : http://gallica.
pas de prix. La valeur, c’est lui, en tant qu’être
bnf.fr/ark:/12148/bpt6k823018/f2.image.r=
vivant digne et aspirant au bonheur, à la liberté,
Condorcet+R%C3%A9flexions+sur+l%27
à la justice. Or cette « valeur » a été souvent esclavage+des+n%C3%A8gres.langFR
menacée et niée.

L’éloquence contre l’esclavage


LECTURE DU TEXTE 7
1. La lettre comporte son adresse aux desti-
nataires, avec lesquels l’auteur entretient une
relation de familiarité parfaitement élégante.
Condorcet, Réflexions
‡ sur l’esclavage
des nègres, ⁄‡°⁄
L’« amitié » peut tant proposer de la familiarité
(relation épistolaire) qu’un lien de confiance
nécessaire à l’ethos rhétorique. Cette « épître
dédicatoire », comme l’intitule Condorcet,
ouvre son livre, c’est une dédicace anticonfor-
P. Chamoiseau,
° L’Esclave vieil
homme et le molosse,
miste puisqu’il est adressé à des dominés – c’est
une façon de leur redonner dignité. Il est invrai-
semblable qu’ils puissent en avoir connaissance
en 1781 : le public visé est le lecteur éclairé,
humaniste (dans la mesure où Condorcet s’ap-
⁄··‡ puie sur des prémisses humanistes) ou désireux
de s’intéresser au problème de l’esclavage. C’est
 p. ¤°¤-¤°‹
aussi, polémiquement, l’adversaire : les « tyrans »
Objectif : Observer deux exemples (l. 30) désignés à la troisième personne et straté-
d’indignation face à l’esclavage. giquement exclus de la communication. La lettre
fonctionne selon un dispositif de double énon-
Intérêt des textes : Sur cette double page
ciation. Il s’agit d’un plaidoyer pour les esclaves,
se font face deux illustrations magnifiques
qui est aussi un réquisitoire contre les esclava-
d’une langue française capable de dépasser
gistes, mêlant judiciaire et délibératif.
les frontières. Un texte du XVIIIe siècle
– siècle où le mythe de la rationalité, de 2. Condorcet fait l’éloge de son destinataire et le
l’universalité, de la clarté de la langue blâme de son adversaire.
française est illustré par Rivarol (Discours Vertus : l. 6, « fidélité », « probité », « cou-
sur l’universalité de la langue française, rage » (l. 11) – opposés aux hypocrites « bonté »
1784) – et un texte marqué par le créole – (selon un point de vue erroné, l. 23, qui corres-
illustration dynamique de la francophonie, pond en fait à « injustice », l. 24), « humanité »
langue métissée, porteuse d’histoire. (l. 24). Les connotations sont distribuées entre
les esclaves (vertu) et les « tyrans » (injustice).
Contexte : « Créole » (criollo : « esclave né à la Sentiments : sobrement exprimés : fraternité,
maison », dér. de criare, « nourrir »), est un terme l. 4, intensément exprimés : l. 28 « J’aurai
utilisé pour désigner les patois à l’origine de cette satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de
langue dès le XVIIIe siècle. Le créole est devenu vos maux, soulevé par l’insolence absurde des
un système linguistique, une langue autonome, sophismes de vos tyrans ». Autrement, c’est
mixte, que les esclaves ont dû forger en oubliant davantage à travers l’ironie que se marque l’in-
leurs langues d’origine et en utilisant le français dignation (émotion très morale qui a à voir
des colonisateurs esclavagistes. Dans le style avec la dignité, l. 20-23, avec le champ lexical
de conteur choisi par Chamoiseau, le français des vertus par antiphrase). Les sentiments de
240 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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l’auteur sont motivés par son idéal moral d’hu- 5. Dans ce combat contre la pensée esclava-
maniste et d’homme des Lumières ; il les exprime giste, Condorcet utilise les armes de la polé-
en combinant constatations objectives et mise mique : attaques de l’adversaire par le blâme
en cause oratoire (« Je n’emploierai point l’élo- (discrédit moral), expression du mépris (« je ne
quence mais la raison », l. 30 est valable pour le vous fais pas l’injure de les comparer à vous »,
contenu de l’ouvrage qui suit). Il déploie un ethos l. 10-11), antiphrases ironiques (l. 23-24, emploi
rationnel et sensible, d’homme d’honneur (l. 18) de « droit », l. 21) qui scelle sa complicité avec
capable de juger et de compatir. le destinataire.
3. Thèse : en vertu de l’égale dignité entre les 6. L’idée qui fonde ce réquisitoire est celle de
hommes, l’esclavage est une injustice. l’égalité, basée sur un droit naturel (« la nature
1. Exorde (l. 1-4) : adresse et explicitation du vous a formés pour… », l. 5) étendu à tous les
rapport entre l’auteur et son destinataire, défense hommes. C’est pourquoi l’idée de la ressem-
de la valeur d’égalité et de fraternité, rejet de la blance est développée : le déterminant « le/la
doxa : « quoique… » qui annonce le sujet. même » (l. 6) est répété dans un rythme ternaire
2. Confirmation (l. 5-26) : censé récapituler tous les aspects de cette égalité.
a. Les fondements moraux = prémisses : égalité Il s’oppose à celui de la ligne 3, censé établir une
(déduction attendue) + témoignage (induction) / différence, dans la concession inaugurale. Cette
blâme des « Blancs des colonies », (l. 5-13). force oratoire impose d’emblée les principes pour
b. L’impuissance : déductions (de cause à effet), lesquels l’auteur se battra.
(14-19).
c. Le mépris : fonctionnement impossible de la 7. Le véritable autre, c’est donc l’esclavagiste.
logique de cause à effet : ironie (l. 20-26). Si l’on « cherche un homme » (très ancienne
3. Péroraison (l. 27-35) : dernier appel sen- quête philosophique), il faut chercher quelqu’un
sible au destinataire (l. 27-31) et résumé avec qui ait des qualités humaines. L’auteur se déso-
sentence ironique (« Rien n’est plus commun lidarise donc de ses alliés sociaux et culturels :
que… ») (l. 32-35). les « Blancs des colonies », au nom de la vertu
et du cœur.
4. Les esclaves noirs sont dans une situation
contraire à ce que leur devraient leurs mérites. 8. Ligne 33, dans l’antéoccupation (l’orateur
Les oppositions et les concessions manifestent prévoit l’objection de l’adversaire) « chimé-
le caractère vicieux de cette situation, tout en rique » signifie « utopique » et « irréaliste ».
attaquant les présupposés, la doxa de l’exploi- Ligne 34, habilement, l’auteur rebondit sur le
tant d’esclaves. Ainsi « quoique… » (l. 1). On terme, auquel il pourrait donner une connota-
peut commenter « mais » (l. 22, 24, 28) dans tion plus positive : « idéaliste ».
un mouvement de concession, « mais » oppose
à la déduction envisageable une autre déduc-
tion, plus importante. Le « mais » des lignes 30 HISTOIRE DES ARTS
et 31 est réfutatif et travaille sur l’expression L’art de la fresque favorise les effets de construc-
(« point l’éloquence, mais la raison […] non des tion pour structurer le grand espace du mur, les
intérêts du commerce, mais des lois de la jus- lignes sont donc particulièrement apparentes.
tice »). Les oppositions ne sont pas systémati- Avec ses couleurs vives et ses oppositions, le
quement traduites par des mots de liaison : elles style de Rivera est d’une simplicité vigoureuse
sont lexicales et parfois rendues criantes par un et expressive. Les lignes vont soit de bas en haut
« donc », déduction cette fois cynique, appuyée – pour se réorienter vers le bas, soit de haut en
sur le présupposé de la supériorité blanche : « il bas, au premier plan. Elles se dirigent de gauche
n’est donc pas étonnant que… » (l. 16) ou sur à droite, tout en accompagnant la division en
le paradoxe des discours qui ne se convertissent deux plans. Au second plan, un contremaître à
pas en actes « en effet, rien n’est plus commun cheval donne du fouet, des esclaves sont totale-
que… » (l. 33). Les négations marquent aussi ment courbés, même si leurs têtes dessinent une
l’opposition (polyphonique) : « votre suffrage ligne qui s’élève. Au premier plan, les esclaves
ne procure point de places… » / il pourrait en dessinent deux lignes qui donnent profondeur
procurer (l. 14). et dynamisme au tableau : de haut en bas, vers
14 Les visages de l’Homme | 241

Litterature.indb 241 06/09/11 11:52


le spectateur, de bas en haut, la courbe de sou- b) Les vertus, la force
mission manifeste en même temps la force du c) Les oppositions (Condorcet, les verbes
travailleur. On ne distingue pas le visage des per- comme « rompre » chez Chamoiseau) et l’éner-
sonnages, à part celui du contremaître, qui n’est gie (renaissance, réappropriation du corps et
pas individualisé, mais a l’air féroce. conscience de l’univers, chez Chamoiseau)
d) Les cris de l’indignation (Condorcet), l’explo-
sion du sursaut de vie (Chamoiseau) : le sens des
VERS LE BAC pleurs « sans tristesse » (l. 8)
e) La vigueur de l’éloquence à travers répé-
Commentaire
titions et insistances : oratoire / poétique, le
1) Les raisonnements de l’humaniste rythme de la délivrance (surtout Chamoiseau,
a) Partir du plan détaillé : la dispositio est claire voir les phrases « tuméfiées », haletantes)
b) Les déductions à partir du droit naturel 2) Le lecteur, frère compatissant
c) Les oppositions et les concessions a) Une structure de domination
d) Les constatations d’un moraliste : il paraît b) Les souffrances et l’injustice : si le « vieil
« chimérique » de réformer l’humanité pour homme » de Chamoiseau ne pleure pas de
qu’elle agisse en cohérence avec ses discours « souffrance » parce qu’il se sent renaître à la
« communs » liberté et à lui-même, il est blessé, « écorché »,
2) Une épître vibrante « tuméfié »
a) Les effets de la double énonciation c) Les modalités de l’identification : « frater-
b) L’adresse et les expressions d’affection nité » et partage du point de vue, de l’expérience
c) La polémique et le blâme d) Le désir de changement : des textes tournés
d) Les rythmes des phrases, expressions de vers l’après, la vie
l’indignation

Commentaire comparé Prolongements


Problématique : comment l’éloquence, diffé-
– GAUVIN Lise, La Fabrique de la langue, Seuil,
rente dans les deux textes, manifeste un sursaut
coll. Points, 2004.
de dignité, tout en suscitant une compassion
– HÉLIX Laurence, Histoire de la langue française,
fraternelle.
Ellipses, 2011.
Condorcet Chamoiseau – Hommage de Remue.net à Patrick
Chamoiseau :
Épître Récit fictionnel à la http://remue.net/spip.php?rubrique187.
Argumentation 1re pers. qui évolue – On peut proposer un exposé sur les Lumières
rationnelle vers le récit de pensée face à l’esclavage.
Polémique Exemple
Lyrisme, pathétique
Ce récit de pensée dans l’extrait de Chamoiseau
pose les problèmes du discours rapporté et de
la présence du narrateur. La dimension rétros-
pective du récit explique le déploiement de
la poésie, de l’inventivité, du lyrisme ; dans la
conscience du « vieil homme » qui raconte, ce
sont toutes les voix des siens qui résonnent. Cet
homme en fuite devient un symbole, comme la
métonymie de tous les esclaves des Caraïbes.
1) Une dignité retrouvée
a) La mise en scène de la personne de l’esclave :
voix individuelle (Chamoiseau), présence de
destinataire (Condorcet)

242 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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2. Chaque homme semble le reflet inversé
Jean-Paul Sartre,
· Les Mains sales,
⁄·›°
de l’autre, l’un froid, l’autre sensible, tous
deux incarnant et radicalisant une attitude
face à l’action politique. D’où un ensemble
d’antithèses et de formes négatives. Les reprises
de termes (cf. question 6 pour préciser) maté-
Albert Camus,
⁄‚ Les Justes, ⁄·›·
 p. ¤°›-¤°‡
rialisent cet affrontement entre deux doubles
inversés. Le côté « maléfique » de Hoederer
apparaît à travers les dégradations ou le chan-
gement de connotations des termes que Hugo
utilise : « idées » (l. 10-12), « mensonge »
Contexte et entrée dans les textes : (l. 27-49).
– L’échange a lieu devant Jessica, la femme
d’Hugo (qui ne parle pas dans l’extrait). 3. Le « nous » qui réfère au locuteur et au
– On peut partir d’une réflexion sur le théâtre Parti change de périmètre de référence (et
comme lieu de l’engagement (notamment dans donc de sens) selon que le personnage veut
sa temporalité propre qui induit une forme de ou non inclure son interlocuteur dans le Parti.
rapport au public), puis d’une définition du Il est inclusif de Hoederer, l. 15-16. Ligne 46,
drame. Hoederer inclut Hugo dans un « nous » général.
– Sur la « situation », lire ce texte qui fait Mais ligne 63, le « nous » de Hoederer exclut
entrer dans la fabrique du théâtre sartrien : Hugo. Le « nous » disparaît dans les dernières
« Pour un théâtre de situations », La Rue, répliques de l’extrait, avec un durcissement en
n° 12, novembre 1947, repris dans Un théâtre de « je » et « tu ».
situation, Gallimard, Folio, 1992, p. 21.
4. Hoederer considère que « tous les moyens sont
bons quand ils sont efficaces » ligne 49, Hugo
Débattre sur le prix pense que les moyens doivent être en accord
d’une vie humaine avec la fin. (Voir tableau page suivante.)
Comme tout dialogue argumentatif, celui-ci
LECTURE DU TEXTE 9 place le spectateur devant les expressions d’un
1. Face à face, deux conceptions de la lutte choix et ne lui donne pas une réponse abso-
politique sont incarnées par les personnages. lument univoque. On ne peut pas ne pas être
Hoederer a un ethos de commandant, d’homme attentif à cette réplique de Hoederer : « tu es
d’action (l. 64) pragmatique, sans état d’âme. sûr que tu ne t’es jamais menti, que tu n’as
Il agit en fonction de l’efficacité (« se servir », jamais menti, que tu ne mens pas à cette minute
l. 46, « user » l. 7) pour l’abolition de la société même ? » D’une part, ceci place Hugo devant sa
de classes (origine du mal). Son langage est responsabilité, puisqu’il est venu tuer Hoederer,
concret (ses métaphores aussi, familières), ses mais, d’autre part, ceci place chacun devant sa
phrases parfois courtes peuvent être nominales, conscience : sommes-nous absolument inno-
il veut imposer ses affirmations. Hugo défend des cents ? La question est de savoir si, au nom de
valeurs humanistes et universalistes (refus du cette complicité (involontaire) avec le Mal, on
« mensonge » l. 24), c’est un homme de « prin- doit choisir une lutte sans humanité.
cipes » (l. 84), de « devoir » (l. 5), qui se définit Voir Kant (Sur un prétendu droit de mentir par
par rapport à ses idéaux (justifiant la « mort » humanité) : mentir consiste à tenir celui à qui
l. 14), au sens, à la confiance, à la vérité. Ses l’on ment pour un moyen, alors que l’homme
questions montrent la façon dont il soumet doit toujours être considéré comme une fin.
Hoederer à ses impératifs moraux, mais aussi sa Kant est conscient qu’il existe des situations
confiance trompée de jeune disciple. Il est beau- limites (danger de mort pour autrui…) mais
coup plus dans l’affectif et le moral (modalités l’idée est de donner un repère moral, par rap-
interrogatives, exclamatives, points de suspen- port auquel on sait que l’on peut se trouver dans
sions). Hugo se situe dans le Bien et le Mal, la transgression. L’idée est d’articuler de façon
Hoederer dans l’utile et le nuisible. cohérente théorie et pratique.

14 Les visages de l’Homme | 243

Litterature.indb 243 06/09/11 11:52


Hoederer Hugo
1er argument dans la délibération : nécessité Réponse de principe : pas « à ce prix »
stratégique contre l’armée d’occupation
2e argument : le parti est un moyen Réfutation : le parti est au service des idées

Réfutation : discrédit ironique des idées Réfutation : par le nombre de camarades


idéalistes
Réfutation : les morts ne servent plus à rien Réfutation : ils désapprouveront le mensonge

Réfutation : le mensonge fonctionne bien Déni d’Hugo : refus du mensonge de Hoederer


Réfutation : le mensonge vient de la société, puis du mensonge dans le parti (inductions),
et tout homme est un menteur puis du mensonge en général
Réfutation / déduction : mentir, c’est mépriser
l’autre, donc il ne faut pas le faire.

Réfutation de Hoederer : il faut savoir Réfutation : sur les moyens


identifier l’adversaire
Attaque ad hominem contre Hugo, Rétorsion (retourner contre l’autre l’argument
représentatif des « purs » qu’il utilise ou la conduite qu’il tient) : on ne
peut condamner un adversaire pour qui tous
les moyens sont bons (l. 50)

Réfutation sur la nature humaine des hommes Engagement personnel d’Hugo (l. 68-73) et
de Parti argument du nombre

5. Le texte de Camus reprend la même problé- 7. « On s’apercevra peut-être un jour… » (l. 68)
matique en l’articulant sur le thème de la mort constitue une annonce qui fonctionne en double
de l’innocent et la menace des crimes de masse. énonciation. L’accusation de Hoederer qui place
Le verbe « aimer » est ainsi utilisé de façon habi- Hugo face à sa conscience (l. 38-39) est à la fois
tuelle par Dora, tandis que Stepan l’utilise avec un signe de clairvoyance et un ressort d’ironie
un point de vue de fanatique (l. 16-17, comme dramatique. Hugo pourrait bien aussi avoir « les
un idéologue, il veut « sauver » l’humanité mains sales ».
malgré elle). Chez Camus, la « situation » est
8. A priori, le spectateur adhère aux valeurs
plus extrême que chez Sartre, puisque le terro-
d’Hugo qui lui tend le miroir d’une humanité
riste va se trouver face à l’innocent.
idéaliste. De plus, Hugo tient le rôle du jeune
6. Le dialogue progresse par reprises de termes premier. Surtout, il exprime des sentiments ;
et de constructions syntaxiques : les échanges y Hoederer ne donne aucune prise à l’identifica-
gagnent beaucoup en rigueur, mais aussi en vrai- tion, à la compassion ou à l’attachement affectif.
semblance. Les répliques s’enchaînent sur des
questions/réponses, rebondissent sur des mots,
reprennent des structures syntaxiques en les met- HISTOIRE DES ARTS
tant à la forme négative. Divers exemples : « Il L’expression « se salir les mains », au sens figuré,
n’y a qu’un seul but » (l. 8-9), « Tous les moyens est ancienne ; Péguy l’a utilisée dans un pas-
sont / ne sont pas bons » (l. 48-49), reprise du sage célèbre de Victor-Marie, comte Hugo (1910,
verbe « condamner »… Les adversaires ne don- Gallimard, Pléiade, Œuvres en prose complètes,
nent pas le même sens ou les mêmes connota- t. III, p. 332), que Sartre connaissait sans doute.
tions aux mots, que ce soit par désaccord sur les « Je compte, Halévy, que vous ne réglerez point
idées ou par ironie (cf. les « idées », l. 11-12). ces débats par les méthodes kantiennes, par la
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philosophie kantienne, par la morale kantienne. comprendre la logique : face à un ordre qui ne
Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de tient pas déjà l’homme pour une valeur, puisqu’il
mains. Et nous nos mains calleuses, nos mains est exploité et soumis à la croissance du capital,
noueuses, nos mains pécheresses nous avons il faut lutter. Mais on ne peut pas être meilleur
quelquefois les mains pleines. » Se « salir les que les autres, donc il faut user des mêmes
mains », c’est « salir » des idées nobles et théo- moyens (« est-ce que tu t’imagines qu’on peut
riques dans la boue du réel pratique. L’expression gouverner innocemment ? », l. 67). Le coupable,
joue à la fois sur un côté métaphorique (salir ses c’est le réel. Paradoxalement donc la justifica-
conceptions dans le réel) et métonymique (les tion de la formule repose sur le Mal. Les huma-
mains, c’est tout l’homme en tant qu’il agit). nistes se font des illusions, « sauver » l’huma-
L’image des mains qui se rejoignent est intéres- nité, selon Stepan, demande un déchaînement
sante : le poing fermé d’Hugo manifeste le refus, de violence, « prix » à payer pour le bonheur de
alors même qu’il se laisse prendre par la main demain.
d’Hoederer. Ce n’est donc pas une poignée de Mais au-delà des discours qui affirment vouloir
main, les personnages ne sont pas non plus main le bonheur de l’humanité, certains systèmes de
dans la main ; ce contact manifeste les ambiguï- valeurs peuvent chercher à abolir la conscience
tés de l’engagement. que l’homme est une fin, pour le transformer
en moyen. Dans ce cas, « tous les moyens sont
bons quand ils sont efficaces » signifie : seule la
VERS LE BAC fin recherchée est une valeur, il faut hiérarchi-
Dissertation ser. Alors l’esclavage de l’autre est justifiable,
« Tous les moyens » sont-ils bons « quand ils pour des raisons de profit (voir Condorcet), son
sont efficaces » ? On peut s’interroger sur l’ac- exclusion est compréhensible parce qu’il n’est
ception de « bons » : vertueux ? bénéfiques ? pas « comme nous » (texte de S. Germain et
« Bon » suppose en effet un bénéficiaire, mais remarque de Robert Antelme sur la société de
sur quel plan ? « Quand ils sont efficaces » classes, p. 295, discours de Césaire).
réduit l’idée de « bonté » à l’utilité par rapport La valeur : c’est la fin, l’objet du désir qui au
à la fin. D’ailleurs, ceci aboutit à un sophisme fond ne satisfait que l’expansion orgueilleuse de
(c’est une tautologie). Ce qui motive Stepan et soi, par l’accroissement de l’avoir et du pouvoir,
Hoederer est d’atteindre leur but (qui peut être qui transforme l’autre en propriété ou vise à le
moral), quelles que soient les conditions par les- tuer pour prendre sa place.
quelles il faudra passer : la fin justifie les moyens.
2) La résistance de la conscience
L’affirmation « tous les moyens sont bons quand
De multiples exemples d’engagements au ser-
ils sont efficaces » empêche de s’interroger sur
vice de causes comme la liberté ou la défense
l’articulation morale entre les moyens et la fin
d’une indépendance ne doivent pas pousser à
d’un acte. Or peut-on les séparer ? La formule
conclure que l’homme ne se considère là que
d’Hoederer impose une vision amorale de l’ac-
comme un moyen : en effet, il choisit d’inves-
tion. Dans quelle mesure peut-on lui accorder
tir sa liberté au service d’un combat et il ne
raison, ou contester son point de vue ?
s’agit pas de suicide programmé. C’est surtout la
1) Des exemples tirés de l’Histoire réduction de l’homme à un moyen qui a suscité
(en lien avec le programme du lycée) des résistances, contre les totalitarismes, les sys-
Le point de vue d’Hoederer condense celui de tèmes idéologiques, et en particulier en littéra-
beaucoup d’hommes de parti et d’idéologues qui ture et en philosophie. L’homme n’est pas une
ont fait passer l’homme de demain avant celui valeur abstraite : il se présente d’abord comme
d’aujourd’hui. C’est la libération de l’humanité, un individu à rencontrer, ici et maintenant.
considérée comme une entité presque abstraite, C’est l’exigence éthique qui invalide la formule
qui a pu justifier des crimes contre l’humanité. « qui veut la fin veut les moyens ». Il n’y a pas
Le principe d’Hoederer constitue donc la base de justification mécanique des moyens a poste-
d’une argumentation purement politique : le riori : écrivains et philosophes qui ont résisté à
but, c’est le « pouvoir » (l. 9 – expression qui la déshumanisation ont donc posé le problème
annonce la révélation de 1984). On peut en en termes de morale et de droit, mais aussi de
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Litterature.indb 245 06/09/11 11:52


transcendance, religieuse ou non, de la personne comme la division qui peut habiter chacun de
humaine. Tous les moyens employés doivent nous. Mais il peut aussi ne pas accepter que la
d’une part être dignes de cette fin qu’est la per- réalité soit enfermée dans la forme du dilemme :
sonne, et d’autre part, ne pas la prendre comme il existe d’autres moyens de changer une société,
moyen au service d’autres fins. Dans sa fragilité peut-être moins efficaces à court terme, mais
et son ambiguïté, le discours d’Hugo (pièce de plus dignes de la fin, à long terme.
Sartre) témoigne de la résistance classique d’une
conscience humaniste. Les répliques de Dora à Prolongements
Stepan font entendre un appel à la pitié, à l’af-
fectivité profonde : comment peut-on tuer un – On peut faire remarquer la différence formelle
enfant ? Quand Dora demande à Stepan pour- entre le théâtre de Ionesco notamment (livre de
quoi il a fermé les yeux, elle s’attend à ce qu’il l’élève, p. 280-281) et les pièces contemporaines
explique que l’on ne peut regarder sa victime en de Sartre et Camus, de facture classique.
face. Le visage de l’autre appelle le respect de – Page sur les mises en scène récentes des Justes :
sa dignité (Histoire des arts, p. 293 et texte de http://educ.theatre-contemporain.net/pieces/
S. Germain). Ou alors il peut susciter la haine Les-Justes-Albert-Camus/
et la volonté de le défigurer (texte d’Hugo et Dossier du CRDP de Paris (rédigé par
tableau du Caravage) parce qu’il nous demande M. Vannier) « pièce démontée » sur Les Justes :
de renoncer à notre toute-puissance. http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/pdf/
La perversité des moyens peut discréditer la fin ; les-justes-nordey_avant.pdf
c’est ce que Dora veut faire entendre à Stepan. Consulter les mises en scène progressivement
Mais souvent les procès ont lieu trop tard, après mises en ligne sur www.cndp.fr/antigone/
le désastre. – SARTRE Jean-Paul, Un théâtre de situation,
Enfin, l’idée d’une suspension du jugement parce Gallimard, Folio coll. Essais, 1992
que le résultat expliquera les sacrifices a pu moti- – CAMUS Albert, L’Homme révolté propose le
ver les partisans de certaines idéologies. Mais en cas de Kaliayev, Folio p. 212.
fait, la conscience ne peut s’arrêter d’apprécier – DENIS Benoît, Littérature et engagement, éd. du
les actes. Elle peut être affaiblie ou trompée, d’où Seuil, coll. Points, 2000.
l’un des rôles majeurs du témoin, de l’écrivain,
comme l’a montré Primo Levi.
La politique de l’efficacité commande d’abord
de fermer les yeux sur le « prix à payer », en
termes humains surtout. Mais la laideur des
Aimé Césaire,
moyens enlaidit la fin et surtout révèle son véri-
table visage : cherche-t-on la « libération » de
l’homme, ou cherche-t-on à imposer ce que l’on
croit, soi-même, orgueilleusement ? Les textes
⁄⁄ Discours sur
la Négritude, ⁄·°‡
résistants proposent d’abord comme principe le  p. ¤°°-¤°·
respect de l’humanité charnelle, fragile, odieuse
ou aimable, ici et maintenant. Objectifs : Lire un extrait de discours
oratoire, le lien etre rythme et raisonnement.
Oral (entretien) Intérêt des textes : Faire entendre le rythme
Le dilemme est une forme de raisonnement dis- et le souffle de la parole, dans une actio que
jonctif : chacune des branches de l’alternative l’on peut essayer de restituer.
aboutit au même résultat négatif. Dans la pièce
de Sartre, il s’agit de savoir comment construire
une société juste : si l’on accepte de mentir, on
Affirmer sa valeur
est complice du mal ; si l’on n’accepte pas de LECTURE DU TEXTE
mentir, on ne changera pas la société et on lais- 1. Erratum : la « reconquête de soi » est évoquée
sera régner le Mal. Face à la situation d’Hugo, dans la suite du texte, qui a été coupée. 1° Un
le spectateur peut comprendre le dilemme patrimoine (l. 6-30) : la Négritude porte en elle
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une histoire, une « mémoire collective » ; 2° une discours définit ensuite ce « réductionnisme » en
« offensive de l’esprit » (à partir de la ligne 32) : termes généraux, avant de le juger moralement,
la « révolte » permet de recouvrer la « dignité » avec indignation. En fait de polémique, il s’agit
et de lutter contre la domination sur tous les d’indignation (cf. cette émotion morale, chez
plans. Elle devient ainsi une affirmation de soi. Condorcet notamment). Cette indignation est
Globalement, le discours et l’attitude de Césaire oratoire (anaphores, polyptotes, parallélismes,
en particulier tendent à faire d’un passé de période avec clausule sur la « forme rationnelle
douleur l’origine d’une culture complexe et et scientifique de la barbarie » l. 51-52). La
puissante. Thèse : la Négritude est le ressaisis- polémique donnerait lieu à de l’ironie (il y en a
sement de toute une communauté, unie par ailleurs dans cet extrait, l. 18-24) et à des expres-
les épreuves de la « traite négrière », porteuse sions plus violentes.
d’une culture forgée dans l’histoire et capable
d’avoir, elle aussi, accès à l’universel. Le dis-
5. On l’a vu, le rejaillissement du discours se fait
cours est donc fondé sur le lieu de la définition,
à travers des figures de répétitions. Notamment,
dont viennent les autres idées (une variante de
ligne 32, le « sursaut » est mimé par l’épa-
la déduction).
node « Elle est sursaut, et sursaut de dignité ».
2. Le concept de « négritude » est l’un des Le travail de redéfinition se double d’une
plus controversés qui soit. Césaire fait un tra- forme de credo : les « je crois » répétés ryth-
vail de redéfinition en commençant par dire ment la pensée. Le principe de répétition est
ce qu’elle n’est pas (formes négatives), puis il toujours combiné avec un principe de varia-
affirme sa vision « c’est… » (présentatif). Avec tion, le discours respirant par reprises et avan-
les phrases, s’enchaînent les structures attribu- cées. Mais typographiquement aussi, on lit cet
tives. Il répète certains mots pour les expliciter élan : les fréquents retours à la ligne transforme-
ensuite, ce qui donne de l’élan à son discours : raient presque certaines phrases en versets lignes
épanodes (« C’est une manière de vivre l’his- 1-3, lignes 30-35 sur le « sursaut ». Les reprises
toire dans l’histoire : l’histoire d’une commu- de souffle sont aussi des lancements de nouvelles
nauté… » (l. 4), « une force animale » (expres- idées. Cet élan est également donné par les
sion répétée l. 21, avec ironie), « refus, je veux questions rhétoriques.
dire refus […] combat, c’est-à-dire combat… »),
anaphores pour expliquer les différents aspects
6. On peut s’appuyer d’abord sur les reprises de
d’un objet (l. 50).
souffle entre les phrases (la typographie va à
3. Césaire tire d’une histoire de malheur un l’encontre du paragraphe attendu en prose). Il
ensemble d’enseignements constructifs. D’abord, faut aussi reprendre l’élan avec les surgissements
l’homme est ainsi fait qu’il pense son destin et d’anaphores. Il faut faire sonner les voyelles des
configure son expérience et ses mythes en une assonances : « Je crois à la vertu plasmatrice des
culture, même quand on cherche à la détruire. expériences séculaires accumulées et du vécu
Ensuite, l’homme est capable de construire sa véhiculé par les cultures » (l. 16-17). Un vrai
propre histoire à partir de l’Histoire (l. 4) donc travail sur le souffle (qui doit rester naturel) et
d’en devenir le sujet. Enfin, quand une culture l’articulation est donc nécessaire.
se veut seule universelle, elle empêche les autres
d’exister et d’avoir leur propre rapport à l’uni-
7. Erratum : suite à la réduction du texte, il
versel, ce qui coupe « l’homme de l’humain »
n’y a plus de « nous ». Nouvelle question :
(l. 50). Il bâtit donc un ensemble d’inductions,
« Commentez la façon dont Césaire s’inves-
tout en s’appuyant sur le partage d’un destin
tit dans son discours ». Césaire construit un
commun avec son auditoire.
ethos d’homme de foi : « je crois… », ouvrant
4. « Ce que j’appellerai le réductionnisme euro- nombre de phrases, des affirmations rythmées en
péen » (l. 42) consiste à désigner une vision périodes. Ethos de penseur : « j’appellerai », qui
du monde qui ne laisse pas la place aux autres travaille sur ses définitions, ses reformulations
cultures. Césaire présente sa formule comme un « je veux parler de… » (l. 43). Il s’investit aussi
concept, propre à théoriser un phénomène. Le par une actio vigoureuse.
14 Les visages de l’Homme | 247

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8. L’auditoire est impliqué par la complicité ÉCRITURE
(ironie), les questions rhétoriques, les questions Vers l’écriture d’invention
qui annoncent la suite ou les éventuelles réfuta-
tions. « Mais alors, me direz-vous, révolte contre La puissance du discours de Martin Luther
quoi ? » (l. 35). La réaction du destinataire est King vient notamment de ses répétitions, ana-
prévue (voire ses doutes sur la suite du discours : phores lancées comme autant de refrains. Elles
on se situe alors dans une antéoccupation, s’il construisent une gradation et structurent toute
s’agit de reformuler ce que l’autre pense avant la péroraison. Mais il faut aussi remarquer les
de le réfuter). Césaire reprend de plus belle nombreuses métaphores bibliques, qui peuvent
ensuite. Il fait référence à l’ici et maintenant réactiver chez l’auditoire la mémoire du gospel et
du discours (avec le déictique répété « ici » qui transfigurent le propos en annonce prophétique.
insiste sur l’intensité de sa présence et de son L’éloquence de Martin Luther King tient pour
investissement). beaucoup à l’art de la prédication.
On trouvera des discours vibrants (notamment
HISTOIRE DES ARTS de Martin Luther King) dans le recueil d’Anne
L’élan de la révolte se dit chez l’un comme chez Régent, L’Éloquence de la chaire, Seuil, 2008.
l’autre. Mais les manières d’insister de Césaire
et de Basquiat diffèrent radicalement, comme la
rhétorique et la philosophie diffèrent de l’élo- Prolongement
quence volcanique. Le point commun pourrait Cahier d’un retour au pays natal, Présence afri-
être le Césaire poète du Cahier d’un retour au caine, rééd. 1983.
pays natal. « En imposant des éléments figura-
tifs et expressifs inédits, il devient la vedette de
la nouvelle peinture à contre-courant de l’art
conceptuel et de l’art minimal, qui ont dominé
l’esthétique depuis les années 1960. Ce réveil
inattendu de la peinture qu’il incarne, revendi-
quant l’innocence et la spontanéité, l’absence
délibérée de savoir-faire et l’usage brutal d’une
figuration violemment expressive, s’est produit
à la fois aux États-Unis et en Europe au début
Sylvie Germain,
des années 1980 : Trans-avant-garde en Italie,
Nouveaux Fauves en Allemagne et Figuration
Libre en France. » (extrait du catalogue de l’ex-
position Basquiat au musée d’Art moderne de
⁄¤ Tobie des marais,
⁄··°
la Ville de Paris, 15 oct. 2010-30 janvier 2011).
http://mam.paris.fr/fr/expositions/basquiat. Le  p. ¤·‚-¤·⁄
peintre, dont l’expression a commencé sur les Une reconnaissance inestimable
murs des rues, libère son expression, peut lacérer,
piétiner ses toiles. Il peut travailler leur support LECTURE DU TEXTE
comme il sent que ses modèles ont été travaillés 1. Le lexique de la pauvreté (« loqueteux »,
par la peine. C’est le cas dans ses représentations l. 1) et des vêtements abîmés (« en lambeaux »,
de l’esclavage. Il est dommage que, sur un sup- l. 21) est accompagné d’expressions de la néga-
port à deux dimensions, on ne puisse percevoir le tion et de l’exclusion : « refoulé loin de… »
relief ni le grain de l’image. Les traits du modèle (l. 8), « rongés jusqu’au sang » (l. 8), « défi-
central sont soulignés, comme sur un masque cience » (l. 9), « n’avait su se défendre » (l. 10),
africain, ses yeux immenses fixent le spectateur. jusqu’au mot « rien » répété dans le dernier para-
Enfermé dans une bulle entre deux bateaux qui graphe. Cette pauvreté est aussi un abandon à la
ne lui laissent pas d’échappatoire, l’homme res- destinée et une absolue gratuité : « sans curiosité
semble à une vision de cauchemar, qui revient ni calcul, hors attente » (l. 37-38), « lente exté-
hanter les hommes d’aujourd’hui. De part et nuation du regard » (l. 42-43). L’« absence »
d’autre, la liberté de l’océan et des couleurs. enfin radicalise cette pauvreté : les personnages

248 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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n’habitent plus en eux-mêmes. C’est ainsi que rapproche en fin du premier paragraphe (« pas
l’on peut comprendre la « transparen[ce] » des plus que… » l. 10) ; les comparaisons revien-
yeux de l’homme (l. 5) – pauvreté tournée vers nent avec le déterminant « le même » (l. 34 sq).
quelque chose de positif : la lumière. L’expression « face-à-face » (l. 27) matérialise
la situation. L’anadiplose sur la « vitre. Une
2. Les personnages sont d’abord dominés par
vitre… » (l. 39) rend l’image de la transitivité
l’épuisement : pour autant, ils se rapprochent et
entre les phrases et entre les êtres. Des formes
c’est l’homme qui se risque à aller vers la femme.
comme « l’un devant l’autre » (l. 40), les cor-
Elle a un rôle traditionnel de médiatrice magi-
respondances entre les pronoms placés de part
cienne : elle fait « chanter […] et sourire […] la
et d’autres du verbe traduisent encore ce « face-
mer ». L’obstination et la fidélité sont ensuite des
à-face » qui n’est ni narcissique ni possessif,
manières d’orienter la destinée ; enfin les person-
puisqu’il est transparent. « En écho » (l. 57)
nages convertissent leur vide en une forme de
annonce l’avenir et l’usage nouveau du « nous »
première plénitude, « comme l’approche d’une
scelle l’alliance. La note d’espoir est lancée par la
consolation ». Ils vivent une épreuve initiatique.
décision : « allons ailleurs ! » : il y a du nouveau
Ce qui leur reste est leur ouverture déchirante au
à construire, grâce à cette alliance.
monde et à l’autre.
7. Le navire porte ici l’homo viator, dont la vie
3. 1° Présentation de l’homme : son portrait et
fragile est ballotée sur l’océan. Le navire peut
son passé ; 2° (l. 12) La première rencontre avec
se faire métaphore de la destinée des « refou-
Déborah ; 3° La transformation et le départ (à
lés », des exclus, livrés au flot de la destinée.
partir de la ligne 42). Les personnages parlent,
En même temps, il est ce qui protège de la mer,
mais surtout, ils recherchent la simple présence
lieu de l’angoisse. À la fois fragile et protecteur,
de l’autre. L’échange des regards commence par
le navire est une métaphore plus générale de la
être un échange de transparences, un échange
destinée humaine.
d’épuisements. Puis la « douceur » vient et le
contact entre les mains. Enfin les personnages
prennent une décision commune lors d’un dialo-
gue où l’un fait « écho » à l’autre (l. 57). HISTOIRE DES ARTS
Comme les personnages de Sylvie Germain,
4. De ce point de vue, les personnages se devi- les figures de Brancusi sont pauvres. La matière
nent et se reconnaissent. S’ils ont rencontré apparaît dans toute sa simplicité. Le calcaire
partout haine, refus et méfiance, ils trouvent brun est doux et ses formes arrondies soulignent
l’un chez l’autre faiblesse, innocence et vulné- cette douceur. Les formes sont élémentaires : un
rabilité. La « transparence » de « vitre » indique cube avec deux parties symétriques, reliées par
bien qu’aucun ne peut faire obstacle au regard les bras et le cercle des deux yeux. Les yeux sont
de l’autre : mais elle ne donne pas sur « rien », grands ouverts sur l’autre. La bouche est à peine
elle conduit à une « lumière », comme à une marquée. La sobriété et la calme perfection de
promesse. Ce que chacun fait connaître à l’autre, cette sculpture correspondent au caractère des
ce n’est pas d’abord lui-même, mais un don personnages et à la communion qui naît entre
mystérieux. eux. Les expressions de la symétrie, de la trans-
5. Ces paronymes sont associés de façon para- parence jouent dans le texte le rôle de l’effet
doxale, comme s’ils entretenaient effectivement géométrique chez Brancusi.
des rapports mystérieux. La transformation est Voir : www.centrepompidou.fr/education/
« imperceptible », celle de leur vie comme celle ressources/ENS-brancusi/ENS-brancusi.htm
qui intervient entre les deux mots. Du « rien »
lumineux émerge une forme de bien-être : la
communion et le partage du « rien » peut « allé- ÉCRITURE
ger » la souffrance. Chacun apporte à l’autre ce Argumentation
qu’il n’a pas, mais qu’il ne pourrait avoir sans lui.
L’esprit de ce passage semble inspiré des
6. Un comparatif d’égalité (« aussi que… ») Béatitudes évangéliques, prononcées lors du
ouvre le texte, une autre comparaison les Sermon sur la montagne (Mt, V, 3 « Heureux les
14 Les visages de l’Homme | 249

Litterature.indb 249 06/09/11 11:52


pauvres d’esprit, le royaume des cieux est à eux,
Primo Levi,
Heureux ceux qui sont doux, parce qu’ils possé-
deront la terre, Heureux ceux qui pleurent, parce
qu’ils seront consolés… » trad. d’après Le Maître
de Sacy). A priori, la pauvreté réduit l’homme
⁄‹ Si c’est un homme,
⁄·›‡
parce qu’elle risque de focaliser son attention  p. ¤·¤-¤·‹
sur la survie. Penser à se nourrir, à dormir sous
un toit, dépendre toujours de l’autre : voilà qui Objectifs : Lire un diptyque de portraits
amoindrit la dignité. De plus, souvent la dignité exemplaires et réfléchir sur ce qu’est le
humaine consiste à soigner son apparence témoignage.
(l. 21). La pauvreté des héros dépasse largement Intérêt : Comme l’extrait de Semprun,
la pauvreté matérielle, on l’a vu : elle est une ce texte souligne combien l’humanité se
forme de pureté enfantine et d’abandon qui reconnaît à des gestes (ainsi qu’à des rites)
permet la rencontre en vérité et la confiance.
qui lui appartiennent en propre. Cependant,
Le paradoxe est alors que les personnages don-
l’extrait d’Antelme (texte 14) montrera
nent ce qu’ils n’ont pas : une forme de joie mys-
que même les gestes de barbarie relèvent
térieuse (de la « douleur » à la « douceur »).
des potentialités de l’humain, capable du
Souvent, on cache ses pauvretés, ses infirmités :
meilleur comme du pire (Antelme, l. 36 ;
ici, elles sont montrées et elles aboutissent à une
voir aussi l’extrait d’Elie Wiesel, livre de
transparence de l’être, qui se fait pur accueil de
l’élève p. 65, sur la perte de la dignité et
l’autre. Ainsi la pauvreté peut-elle être aussi le
l’oubli de l’amour filial, quand on meurt
lieu de la plus grande solidarité humaine et de
de faim).
l’affirmation d’une dignité irréductible. Enfin,
certaines formes de pauvreté choisie (elle ne l’est
pas dans le texte) relèvent de l’ascèse ou du déta- Se souvenir des gestes
chement vis-à-vis des désirs de consommation : d’humanité
il s’agit de libérer le cœur et l’esprit.
LECTURE DU TEXTE
1. 1° L’arrivée de Jean (l. 1-14), narration
(l. 1) et passage explicatif (l. 2-8) puis dis-
cours. 2° Portrait de Jean (l. 15-26) : pause
descriptive et explicative. 3° Portrait d’Alex
(l. 26-36) id. 4° Stratégie et bienfaits du Pikolo
RÉSISTANCES À LA DÉSHUMANISATION (l. 37-50) : passage narratif (analepse).
Les textes qui suivent peuvent aider l’élève à Dans le témoignage se succèdent donc passages
comprendre que la pensée de l’homme ne relève à dominante narrative et passages descriptifs et
pas seulement d’un processus rationnel. Si les explicatifs. La pause descriptive intervient sur-
textes sollicitent l’induction et l’expérience, ce tout aux lignes 15-37. Autrement, de petites
n’est pas qu’il s’agisse là d’une stratégie d’argu- touches descriptives se trouvent dans la caracté-
mentation. C’est d’abord un mode de connais- risation, notamment dans le premier paragraphe.
sance, propre à l’humain, que de reconnaître en Le portrait de Jean est organisé en fonction de
l’autre le mystère de sa dignité. Le terme d’hu- son entrée en scène : quand il arrive dans la
manité, qui engage la notion, apparaît dans ce « citerne souterraine » que les détenus sont en
corpus sous deux angles complémentaires. Il train de nettoyer. Le portrait du personnage se
désigne l’ensemble des caractères de la nature construit autant grâce aux précisions sur son
humaine, puis l’ensemble des êtres humains caractère qu’à la description de ses gestes.
(TLF). Dans nos extraits, l’humanité est un 2. Contexte : Primo Levi raconte d’abord pour
invariant biologique et philosophique fondé sur répondre à un « besoin » qui le presse tellement
une connaissance existentielle (Antelme) et une qu’il commence à « griffonner » dans le labo-
exigence éthique : le geste ou le rite d’humanité ratoire auquel il se trouve affecté (Appendice de
(Levi et Semprun). 1976, Pocket, 1987, p. 189). Urgence qui ne fut
250 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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pas immédiatement celle des lecteurs. L’après- 5. Grâce à sa position stratégique et à ses talents
guerre est partagé entre soulagement, volonté d’intermédiaire, Jean « sauve » les détenus de
d’oublier et un certain déni (qui peut d’ailleurs la mort ou du supplice (l. 46-47). Son adresse,
être annoncé par le rêve du Block 45, Pocket, « quelques mots », ses « manières » lui permet-
p. 64). Au refus de la haine et de la vengeance tent de jouer le rôle d’un protecteur et d’un avo-
s’ajoute la croyance « dans la raison et dans la cat. C’est surtout par le langage qu’il se révèle
discussion comme instruments suprêmes de pro- efficace dans l’extrait (l. 8 ; dialogue des lignes
grès », « le désir de justice l’emporte en moi sur suivantes ; 37 et 45), enfin c’est par sa parole
la haine […]. Je pensais que mes paroles seraient qu’il va aider Primo Levi, à travers un échange
d’autant plus crédibles qu’elles paraîtraient sur la poésie.
plus objectives et dépassionnées ; c’est dans ces
conditions seulement qu’un témoin appelé à 6. L’éloge de Jean est moins explicite que ne l’est
déposer en justice remplit sa mission, qui est de le blâme d’Alex. Primo Levi se contente de rap-
préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est porter ceci, qui en dit long, « Jean était très aimé
vous. » (ibid.) au Kommando » (l. 15), et de formuler un carac-
Le style du texte (rendu dans la traduction) est tère « exceptionnel » en rendant hommage à son
effectivement très « sobre » : les faits sont relatés « courage » et à sa « ténacité » dans son propre
avec précision, avec des détails qui rendent visible combat individuel. Ce qui concerne autrui
la scène (l. 8-9 par exemple). Il n’y a pas tellement est surtout présenté sur un plan stratégique :
de figures de style, pas d’insistance (sauf dans le « ruse », « force physique », « manières affables
portrait d’Alex, mais pas dans l’évocation de et amicales ». C’est surtout par son action que
l’horreur, l. 12 et 47). « Celui qui écrit Si c’est un Jean s’affirme comme un habile homme et un
homme n’était pas un écrivain au sens habituel du homme de bien.
terme, c’est-à-dire qu’il ne se proposait pas un suc-
cès littéraire, il n’avait ni l’illusion ni l’ambition
de faire un bel ouvrage. » (Le Devoir de mémoire,
HISTOIRE DES ARTS
Mille et une nuits, 2000, p. 26). Les phrases sont En général, le gros plan (ici, en légère contre-
très structurées logiquement (cause et effet, parfois plongée) donne à voir un visage dans sa fragi-
avec ironie, sur le « c’est pourquoi » l. 19). Il arrive lité ou la subtilité de sa physionomie, il l’offre
que le narrateur marque une subjectivité forte à découvert. Derrière les barbelés, deux visages
dans le portrait de la « brute », sans pour autant se aux expressions différentes apparaissent : un pre-
départir de sa simplicité (le personnage est campé mier visage fatigué, au regard interrogateur, un
dans sa vie concrète, ce qui fait comprendre sa deuxième visage, à l’expression volontaire, mais
« nature ».) tête baissée. L’impression d’intimité est étrange,
car on est loin de ces hommes, prisonniers, dans
3. Les détails peuvent être d’ordre pratique, phy- une détresse extrême, alors qu’on les voit de tout
sique, moral. Jean allie à un profond sens de l’hu- près, face à face. Le visage est le lieu de mani-
manité une débrouillardise qui le rend capable festation de l’être, mais aussi de la dignité de la
d’aider véritablement les autres. Il ne s’agit pas personne humaine. De ce point de vue, l’image
de faire un éloge abstrait de ses vertus, mais sur-
peut susciter la compassion, un sentiment d’im-
tout de rendre témoignage à ce qu’il a fait.
puissance, mais aussi – parce qu’on est bien
4. Le diptyque produit un effet tranché de conscient du cadre – la sûreté de la distance.
contraste. Il présente la survie comme une lutte On peut lire ce texte de Lévinas sur la relation
entre Bien et Mal, amour et haine, et rappelle au visage, qui est « d’emblée éthique ». « La
que ces distinctions ne peuvent disparaître de relation avec le visage peut certes être dominée
l’expérience ou de la conscience humaine. Les par la perception, mais ce qui est spécifique-
manques ou les instincts (« flair », l. 29) d’Alex ment visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. Il y a
sont ce qui lui permettent de vivre et de faire d’abord la droiture même du visage, son exposi-
régner la terreur ; l’intelligence et le cœur de tion droite, sans défense. La peau du visage est
Jean sont les gages de la survie de ses camarades. celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La
C’est donc par l’orgueil et la faiblesse que Jean plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus
arrive à tirer parti du « porc-épic ». dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté
14 Les visages de l’Homme | 251

Litterature.indb 251 06/09/11 11:52


essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de une expérience inaudible. Ce défi a été relevé
masquer cette pauvreté en se donnant des poses, par Levi, Antelme et Semprun, ce dernier en a
une contenance. Le visage est exposé, menacé, ressenti l’urgence au moment de la mort de
comme nous invitant à un acte de violence. En Levi.
même temps, le visage est ce qui nous interdit
de tuer. […] Le visage est signification, et signi-
fication sans contexte. » (Emmanuel Lévinas, Prolongement
Éthique et infini, Arthème-Fayard et France
Culture, 1982). Primo Levi, Le Devoir de mémoire, Mille et nuits,
2000 (Arthème-Fayard, 1995).

ÉCRITURE
Vers la dissertation
Le but de Primo Levi est de témoigner, afin
que la conscience reconnaisse où est la jus-
tice. C’est pourquoi il ne donne aucune leçon
de morale explicite. Il livre des portraits de la
nature humaine, en montrant ses limites et ses
Robert Antelme,
grandeurs. Son entreprise dépasse la stratégie de
l’exemplum : il s’agit de faire voir, au-delà de tout
discours.
La question qui se pose dans le reste de la
⁄› L’Espèce humaine,
⁄·›‡
réflexion est celle de l’efficacité morale : faut-il
expliciter ce qui est censé être reconnu existen-  p. ¤·›-¤·∞
tiellement, avec l’esprit et le cœur ? Tout dépend Objectif : Comprendre que la pensée
du public : celui qui lit le portrait a-t-il lui-même de l’humanité peut être fondée sur la
des critères moraux ? Peut-il comprendre sans conscience que son ordre propre est
qu’on lui explicite quelles sont les qualités irréductible (il y a solution de continuité
morales du modèle ? A-t-il besoin qu’on les lui
entre l’homme et les autres êtres vivants).
rappelle, parce qu’il les a oubliées ? Si le portrait
est fait pour éduquer des enfants au sujet de telle Intérêt du texte : Dans ce passage se
ou telle valeur morale, on peut privilégier l’in- formule une expérience limite de ce qu’est
duction pour qu’ils formulent le principe, tout en l’humanité, en termes philosophiques.
éprouvant de l’admiration. Cependant, les élèves peuvent se
1) Dans quelle mesure le portrait nécessite-t-il le rendre compte que la lecture du texte,
complément d’une moralité ? rigoureusement écrit, permet presque à elle
2) Le portrait se suffit à lui-même : la reconnais- seule de comprendre ce dont il s’agit.
sance du Bien et l’appel de l’exemple.
Entrée dans le texte : Ce texte requiert du
temps. Son approche peut être facilitée par
quelques accroches d’observation que l’on
ORAL
s’est efforcé de proposer dans les questions. On
Analyse peut proposer un travail sur le terme d’espèce et
Site de la Fondation pour la mémoire de la remarquer qu’il est employé ici dans une perspec-
Shoah : biographie de Primo Levi, commentée et tive scientifique à dessein, puisque les SS ont la
illustrée : http://elaboratio.com/shoah_theatre/ volonté d’opérer un changement « biologique »
primolevi/bio_commentee.html. (« Pour argumenter », l. 20) : diviser l’huma-
La relation entre le projet d’écrire pour témoi- nité, introduire des « classes » dans l’homme.
gner et les choix que manifeste l’extrait est C’est à cela qu’Antelme répond d’abord,
très importante. On peut aussi réfléchir sur la en montrant que l’unité est constitutive
possibilité de dire l’indicible ou de formuler de la définition de l’espèce.
252 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 252 06/09/11 11:52


Penser l’espèce humaine produit de l’histoire, donc ne peut être annu-
lée par les SS). Les hypothèses (l. 33-35) mani-
LECTURE DU TEXTE festent cette tentative historique de faire sortir
1. L’ouverture du passage est faite de petites l’homme de sa nature.
touches, évoquant les éléments endormis ou
respirant dans une paix vivante et sereine : 5. Les anaphores très expressives et les répéti-
jusqu’aux « insectes nocturnes » et aux gouttes tions traduisent le mouvement d’affirmation de
de rosée, que le texte, par son rythme, vient cet autre « axiome » (l. 56) : « il n’y a qu’une
« caresser » à plusieurs reprises. La description espèce humaine ». Cette insistance peut aussi
n’est pas statique, chaque élément du paysage est mimer la vanité tragique de tous les efforts des
associé à un verbe d’action. Ce qui, en revanche, SS pour abaisser les déportés.
ne respire pas et n’agit plus, c’est l’homme (para- 6. En effet, l’antithèse porte principalement
graphe 2). La beauté de la nature est d’autant sur unité / différences (et tentative de diviser
plus forte que l’homme en est exclu et se sent « l’espèce »). À partir de la ligne 45 les répéti-
seul à mourir (l. 10, 44). La nature représente tions de l’antithèse sont régulièrement accom-
donc le monde de l’extérieur, où l’on peut encore pagnées de ce qui la neutralise : les insistances
vivre et être beau, où l’on ne meurt jamais, parce sur « comme nous », « une vérité », « une espèce
que l’on n’y est pas persécuté (l. 12-13). humaine », « l’unité de l’espèce ». L’expérience
2. La santé et le renouvellement sont évoqués de la ressemblance avec le plus dissemblable est
dans les premières lignes, avec la beauté et la ici au principe de la vérification de l’unicité de
« toute-puissance » (l. 9). Mais c’est aussi sur l’homme.
un autre aspect des êtres vivants, temporai- 7. La troisième personne apparaît quand le
rement oublié, que l’auteur insiste à partir du sujet de la phrase est la nature extérieure ou
paragraphe 2 : la nécessité (« loi authentique », un « on » ; le « nous » de l’expérience parta-
l. 25) de chercher sa nourriture, et le pourrisse- gée intervient à la ligne 13. Le « je » s’efface,
ment (l. 15 et 21). Chaque espèce est soumise mais on est sensible à la voix singulière qui
à ce régime, mais chacune dans son ordre : les porte le témoignage et la méditation. Le va-
« bêtes » ne peuvent devenir plus « bêtes » et et-vient entre le concret (souvent poétique-
les hommes – que l’humanité a conduits là – ne ment rendu) et l’abstrait nécessite la médiation
peuvent mourir qu’en hommes (l. 30). d’une conscience, celle de l’auteur. Mais elle
3. Ce premier mouvement du texte (qui conduit est surtout témoin d’une expérience commune.
jusqu’aux lignes 28-29) propose un frôlement L’individualité s’efface d’une part, dans la com-
entre l’homme abaissé par le système concen- munauté de l’expérience limite, d’autre part, à
trationnaire et les animaux et les plantes. À trois cause de l’extrême faiblesse qui concentre l’être
reprises, le rapprochement est risqué, tandis que sur les nécessités de la survie ou l’ambition de
le « nivel[lement] » (l. 23) même souhaité par seulement percevoir la nature. L’expérience
ceux qui souffrent, est impossible : « Mais il radicale relatée par Antelme a une portée uni-
n’y a pas d’ambiguïté ». C’est aussi quand ils se verselle et aboutit à un théorème, que l’on peut
contempler.
rendent compte que « les SS sont des hommes
comme [eux] » que « le masque tombe ». Robert
Antelme formule ce paradoxe : au moment de HISTOIRE DES ARTS
sa plus grande aliénation, l’humanité manifeste
La verticalité domine : la statue s’étire depuis
sa qualité inaliénable (l. 45-46 puis 64-65). Voir
le socle jusqu’au ciel. L’espace (que Giacometti
aussi la question 6.
considère comme de la matière et non comme
4. Cette différence ne relève pas de l’histoire un vide) est aussi tiré vers le haut et dans la
(l. 34), mais de la nature humaine. Il s’agit de direction du marcheur. Cette verticalité appa-
formuler une différence entre des ordres, qui raît donc à la fois comme une affirmation
tient au saut qualitatif entre les animaux et l’hu- de l’homme et comme un effort immense,
main. Cette distance est même propre à définir une ascèse. La matière est la même pour le
l’homme (de ce point de vue, elle n’est pas le socle et l’homme qui émerge de la terre (les
14 Les visages de l’Homme | 253

Litterature.indb 253 06/09/11 11:52


pieds sont plus épais que le reste du corps). la rigueur nécessaires ? » (Jorge Semprun,
Paradoxalement, cette maigreur n’aboutit pas à L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1992, p. 26). On
une impression de désincarnation, puisque l’as- peut remarquer aussi que Semprun eut recours
pect grumeleux du bronze, proche de la glaise, au roman avant d’en venir à l’autobiographie
évoque la pâte humaine. Le mouvement de ces explicite.
figures est énigmatique : vont-elles se croiser ? se
parler ? Leur direction semble surtout évoquer
le mystère de la condition humaine. Giacometti Prolongement
tente de saisir ses modèles, les êtres qu’il repré- Marguerite Duras, La Douleur, POL, réed.
sente, dans le moment où ils apparaissent et ris- Gallimard, coll. Folio, 1985.
quent de redevenir insaisissable. D’où l’impres-
sion de précarité et en même temps de présence
que dégagent ses sculptures.
www.centrepompidou.fr/education/ressources/
ENS-giacometti/ENS-giacometti.html
Jorge Semprun,
ÉCRITURE
Argumentation
⁄∞ L’Écriture ou la vie,
⁄··›
Mettre son expérience en récit est une façon
Charles Baudelaire,
de saisir, d’essayer de comprendre ce qui nous
est arrivé. Dans le cas des rescapés de l’horreur,
ce peut être, à défaut de comprendre, un témoi-
gnage pour susciter une prise de conscience.
ڤ Les Fleurs du mal,
⁄°∞‡
Rendre lisible ce qui échappe aux vraisem-
blances ou à l’imaginable suppose une construc-  p. ¤·§-¤·‡
tion, qui peut être un projet d’ordre littéraire. Objectif : Observer le récit d’un épisode
Qu’il s’agisse d’une autobiographie pour se com- qui devient une icône de l’humanité.
prendre et justifier ses actes devant les autres ou
d’un témoignage, de mémoires pour faire l’His- Intérêt des textes : Ouvrir une réflexion sur
toire, l’autobiographie est tournée vers les autres. le rite et les vocations de la poésie.
Le « je » de l’autobiographie est tourné vers un
Contexte : Professeur à la Sorbonne, sociolo-
« tu », autre que lui-même (à la différence du
gue, Maurice Halbwachs a été déporté, comme
journal, où le « je » se dédouble en quelque
Semprun, pour faits de résistance (biographie
sorte en « je » et « tu »). Mais le public auquel
sur le site du Centre Maurice Halbwachs :
s’adresse ce récit peut-il se sentir concerné ?
www.cmh.ens.fr/hoprubrique.php?id_rub=18
D’un point de vue humaniste, rien de ce qui est
et sur le site du Collège de France :
humain ne devrait nous être étranger :
www.college-de-france.fr/default/EN/all/ins_dis/
– On se reconnaît dans les épreuves dépas-
maurice_halbwachs.htm).
sées ou comprises par autrui (dimension plus
initiatique).
– Connaissance de ce qui est étranger ou loin- Retrouver des rites de l’humanité
tain : intérêt pour l’autre, qui peut aboutir à une
épreuve du langage. → Dialectique entre le dif- LECTURE DU TEXTE 15
férent et le commun. 1. La description de la faiblesse est accompagnée
– Les récits concentrationnaires unissent le de négations (« n’avait pas eu la force d’ouvrir
devoir de témoigner à l’épreuve du langage et de les yeux » l. 5-6) ou de restrictions (« seulement
la compréhension, en posant une question radi- une réponse de ses doigts » l. 6) qui, elles, signi-
cale : « On peut tout dire […]. Mais peut-on tout fient encore un sursaut de vie. Les expressions
entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En « Il se vidait lentement de sa substance » (l. 9) et
auront-ils la patience, la passion, la compassion, « son corps en déliquescence » (l. 13), résument,
254 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 254 06/09/11 11:52


en restant concrets, l’état du malade de dysente- « une flamme de dignité », la connaissance de
rie. Si elles ne relèvent pas de l’euphémisme, ces la mort et la fraternité. Cet ensemble de sen-
expressions traduisent la politesse du langage et timents humains que Semprun sait y déchiffrer
l’importance de se tenir droit face à la mort. En affirme la pleine « souveraineté » du malade.
revanche, les signes de dignité sont très détaillés,
6. Le regard est longuement commenté par deux
surtout qu’ils sont imperceptibles. L’épisode pro-
très belles périodes. Ligne 14, le « mais » inaugural
gresse de l’extrême faiblesse à un sourire.
et le deuxième « mais » dans la même phrase mar-
2. L’auteur-narrateur joue auprès du mourant quent la résistance. Le rythme est donné par la vir-
le rôle d’un accompagnateur spirituel : il veut gule et les terminaisons en « é » qui font rejaillir la
l’aider à passer de la vie à la mort. Sans appel phrase. La deuxième période s’ouvre sur une pro-
au divin, il s’agit cependant d’une exigence spi- tase avec quatre relatives conquérantes, avant de
rituelle, pour préparer l’âme à son « voyage » s’achever majestueusement sur une apodose avec
vers « l’Inconnu ». S’il cherche comment faire, clausule marquant la résistance, sur le seul « sou-
il trouve rapidement une solution : ses ressources verainement », qui impose ses cinq syllabes. Les
de lecteur de poésie. La littérature nourrit l’âme, recherches de termes se transforment en autant
peut aider à vivre – et à mourir. La littérature d’affirmation de la force intérieure.
joue le rôle d’un medium spirituel entre l’homme Ce long commentaire est important, car le
et le mystère de sa destinée, elle dit sa souffrance regard fou de Semprun, en 1945, effraie trois
pour la lui rendre digne, tout en maintenant une officiers britanniques, venus libérer les camps ;
espérance (« levons l’ancre » l. 23). le regard des détenus devient peu à peu « lumière
3. La communication passe par le toucher et le affaiblie d’une étoile morte » (L’Écriture ou la vie,
regard (non seulement la vue), l’ouïe et l’ex- Gallimard, p. 29).
pression du visage (le sourire, l. 28) : les sens 7. La mort devient un personnage et un interlo-
obéissent bien à des intentions. La voix et cuteur dans ces vers de Baudelaire : elle est apos-
l’ouïe, puis une forme de communication noble trophée comme un « vieux capitaine », un guide
comme la poésie les réunissent finalement, par vers l’inconnu. La mort connaît aussi le « cœur »
la médiation de Baudelaire. Les mains l’une dans des navigateurs, elle ressemble aussi à une confi-
l’autre sont un symbole de fraternité. Cette fra- dente, à une magicienne (v. 5). Le mystère de la
ternité passe aussi à travers le regard. Peut-être disparition, l’espérance en autre chose fondent les
le « mince frémissement » des lèvres (l. 27) cor- premiers rites humains. Face à la déshumanisation,
respond-il à la tentative de murmurer la suite du la poésie aide à retrouver ces rites, qui parlent de la
poème (ce qui est une forme de communion) : la mort et l’entourent d’un cérémonial.
médiation est aussi communion. « Nous vivions
ensemble cette expérience de la mort, cette 8. Les morts de Buchenwald sont sans sépulture,
compassion. Notre être était défini par cela : ils « s’en vont en fumée », ainsi la « mort […]
être avec l’autre dans la mort qui s’avançait » charnelle » est-elle évacuée (L’Écriture ou la vie,
(L’Écriture ou la vie, p. 39). p. 45). D’où la nécessité, quand la dignité de sa
mort a été enlevée à l’homme, de lui redonner
4. Les oppositions entre la dégradation physique un cérémonial et un tombeau. Si l’on observe
et la noblesse morale sont très fortes. Mais la
ce qui entoure cet épisode dans L’Écriture ou la
« honte » elle-même est une manifestation de
vie, son aspect de complétude apparaît (autour
grandeur, puisque l’esprit et le cœur sont atta-
de son centre, qui est le regard du mourant,
chés au corps. Les détails précis sont accompa-
gravitent les mêmes formules répétées sur plu-
gnés de témoignages sur la force spirituelle du
sieurs pages), avec son début et sa fin, comme
mourant, en particulier à la ligne 14 : « Mais
un mémorial ou une stèle. Cet aspect est déjà
aussi une flamme… ». Cette lueur est « immor-
lisible dans le fragment donné ici. Cette page
telle » (l. 15) transcende toute maladie et toute
a des accents de célébration poétique. Elle fait
indignité.
entendre Baudelaire, la recherche des mots y
5. La « dignité » est exprimée dans le regard prend un aspect incantatoire. Le dernier por-
(l. 14-17), lieu où l’âme s’exprime : y sont trait donne lieu à une transfiguration avec sa
« lisibles » la « détresse » et la « honte », puis « flamme » et sa « lueur immortelle ».
14 Les visages de l’Homme | 255

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HISTOIRE DES ARTS – Le langage est proprement humain ; son usage
Voir aussi http://mucri.univ-paris1.fr/mucri11/ en poésie l’affranchit des nécessités immédiates
article.php3?id_article=134. de la communication. Sa densité la rend capable
La main a été posée sur la paroi, puis on a souf- de garder longtemps, pour la mémoire, des mots
flé des pigments autour d’elle. Elle a donc été dont on n’épuise jamais les sens. C’est un bien
là. Ce n’est pas une représentation iconique, au inaliénable (la lire et l’écrire, cf. Trente trois
départ, mais un indice. (Le sémiologue s’inté- sonnets composés au secret, Jean Cassou, livre de
resse aux signes en distinguant ces trois types : l’élève p. 267).
icône (analogie), indice (trace) et symbole – Or Jorge Semprun le fait remarquer, ainsi que
(convention). Ce type de signe qu’est l’indice George Steiner (Dans le château de Barbe-bleue) :
suppose une trace laissée et qui peut l’avoir été Buchenwald se trouve à côté de Weimar. Ce ne
intentionnellement. Aujourd’hui, il pourrait sont pas la culture ou la poésie en tant que telles
correspondre à une relique de l’humanité préhis- qui peuvent arrêter un massacre.
torique. Elle peut marquer un passage, une pré- – En revanche, c’est la coïncidence du cœur et
sence dont elle devient une sorte de mémorial. de l’esprit avec les valeurs humanistes que la
La main peut avoir diverses significations en vue poésie rejoint, exprimant le désir de beauté et
de communiquer ; on peut aussi s’interroger sur de plénitude (ou l’expression du manque) qui
les motivations qui ont guidé le travail soigneux habite l’homme. Dans cette mesure, ce serait
de représentation. Cette partie du corps ne peut plutôt le besoin de poésie qui entretiendrait le
être métonymique que d’un humain. De plus, souvenir qu’on est homme.
l’homme est le seul être vivant à se représen-
ter. Cette orientation vers l’image, et une forme
d’équilibre et de beauté, parle de la vocation Prolongement
artistique de l’homme, qui pourrait faire partie – Retour sur la narration de ce moment,
de la définition de l’espèce humaine. L’Écriture ou la vie, p. 250.
– Rôle de la poésie : lecture de L’Écriture ou la vie
ÉCRITURE (cf. aussi « La liberté » de Char).
– Lecture des Feuillets d’Hypnos (Fureur et
Argumentation mystère).
– Dans un ordre d’idées comparables, la poé- – Jorge Semprun, L’écriture de la vie, Gérard de
sie joue un rôle fondamental dans Si c’est un Cortanze, Gallimard, coll. Folio, 2004 pour
homme, que Primo Levi a ouvert avec un poème la mise en valeur du rôle de la mémoire dans
et en citant Dante. Elle propose une expérience l’itinéraire de Semprun.
orphique, de descente aux Enfers puis de remon-
tée. Elle a un pouvoir de révélation sur l’expé-
rience humaine et propose un horizon de sens.
Pikolo a demandé des leçons d’italien à Primo
Levi, celui-ci récite du Dante : « Considérez POUR ARGUMENTER :
quelle est votre origine : / Vous n’avez pas été
faits pour vivre comme brutes, / Mais pour PEUT-ON PERDRE
ensuivre et science et vertu ». « […] il s’est SON HUMANITÉ ?  p. ¤·°
rendu compte qu’il est en train de me faire du
bien […] il a senti que ces paroles le concer- LECTURE DU TEXTE
nent, qu’elles concernent tous les hommes qui 1. Selon Robert Antelme, le statut d’homme
souffrent, et nous en particulier ; qu’elles nous n’est pas un titre définitif et naturel. Dans cer-
concernent nous deux, qui osons nous arrê- taines circonstances, la notion d’humanité peut
ter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée être mise à mal au point d’être niée. Il est alors
de soupe sur les épaules. » (Si c’est un homme, nécessaire de ne pas se résigner comme l’affirme
Pocket, p. 122). l’auteur aux lignes 8 à 11. L’adage humaniste
– La poésie récitée fait entendre les voix des « On ne naît pas homme, on le devient » trouve
poètes, qui rejoignent ceux qui sont seuls. alors un écho favorable : à cet égard, l’expression
256 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 256 06/09/11 11:52


« revendication forcenée » utilisée par Antelme camps de concentration. Si l’Homme se trouve
montre que l’humanité s’acquiert au prix d’une ainsi dévalué par cette représentation de corps
lutte incessante. déchirés, le peintre cherche peut-être également
2. L’appartenance à l’espèce humaine s’exprime à faire prendre conscience au spectateur que l’es-
d’abord d’un point de vue physique comme le poir humaniste ne doit jamais s’éteindre : le titre
suggère les adjectifs « sensible » et « vécu » ainsi de l’œuvre est sur ce point significatif.
que l’expression « revendication presque bio-
logique » à la ligne 20. Néanmoins, cette pre- DÉBAT
mière appréhension de l’appartenance au genre
humain devient l’objet d’une réflexion : « Elle Pour préparer au mieux ce débat, il est nécessaire
sert ensuite à méditer sur les limites de cette de mettre en évidence l’actualité de la notion
espèce » (l. 21). d’humanisme. Loin de se réduire aux valeurs
défendues par les penseurs de la Renaissance, ce
concept est récemment devenu une sorte d’éten-
LECTURE DE L’IMAGE dard pour de nombreux militants (voir notam-
Zoran Music compose la série Nous ne sommes ment : Pierre Rabhi, Manifeste pour la Terre et
pas les derniers entre 1970 et 1976. Il montre l’humanisme : Pour une insurrection des consciences,
dans ces tableaux une image terrifiante de Acte Sud, 2008).
l’Homme : un visage squelettique surmonte La question du débat ouvre la voie à une
une masse informe qui fait office de corps. Les réflexion sur l’idéal de société : les valeurs
personnages défigurés évoluent dans un lieu morales sont-elles au fondement de la vie en
indéfini où les taches rouges renvoient aux atro- communauté ou existe-t-il un autre « ciment »
cités vécues par le peintre lui-même dans les social (l’intérêt personnel).

14 Les visages de l’Homme | 257

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Séquence
Albert Camus,
⁄∞ La Peste, ⁄·›‡
Objectifs et présentation de la séquence  p. ‹‚⁄
Livre de l’élève  p. ‹‚⁄ à ‹‚°

Lié au chapitre sur la question de l’homme, ce « Parcours de lecteur » propose une réflexion sur l’hu-
manisme au XXe siècle. Albert Camus se situe au carrefour de grandes questions qui ont tourmenté
ses contemporains : l’origine et l’absurdité du mal, la responsabilité de l’homme dans la Cité. Loin
d’être un apologue simpliste, le roman permet de s’interroger, grâce au détour que permet la fiction,
sur les liens entre réel et allégorie, réalisme et poésie.
Ce parcours de lecteur propose une immersion dans La Peste qui peut être conduite en autonomie
pour certaines questions (recherches, fiches de lecture) ou en classe. Les élèves seront déjà bien
familiarisés avec les préoccupations du second vingtième siècle s’ils ont travaillé sur la séquence
« Visages de l’homme » (corpus 2 et 3) et seront capables de faire eux-mêmes des liens intéressants
entre les textes.

⁄) Entrée dans l’œuvre : visite faite par le général Bonaparte aux pesti-
férés à Jaffa en 1799, comparaison avec les rois
une allégorie de la peste  p. ‹‚¤ de France touchant les écrouelles. Ce qui ne res-
1. La page de Camus allie références historiques semble pas au roman est ici l’héroïsme ostensible
et picturales dans une série de petites ekphrasis : de Bonaparte. En tout cas, ce premier extrait
l’écriture charrie l’imaginaire de la peste, en offre une vision très variée du fléau, déployant
mêlant des images lointaines et « extraordi- des virtualités que le romancier choisira ou non
naires » à des détails affreux et bien concrets. La de développer. C’est une sorte d’ouverture opé-
Peste d’Asdod (1630-1631 : Poussin vient d’être ratique et visuelle.
gravement malade et la peste a ravagé Milan en 2. L’allégorie (<alla-ègorein : « dire autre chose »)
1629) est un sujet tiré du Livre de Samuel, V, 1-6. est une figure qui réunit de plus petites figures
Les Philistins ont enlevé aux Hébreux l’Arche (comparaisons, métaphores filées en géné-
d’alliance et l’ont placée devant le temple de ral). Elle demande un travail d’interprétation,
Dagon ; la statue du dieu s’effondre devant elle elle joue sur au moins deux sens d’un même
et le peuple est frappé de la peste : c’est donc un texte : le sens littéral, toujours compréhen-
fléau envoyé par Dieu. Yves Bonnefoy a souligné sible, qui voile le sens figuré, à vocation morale
« l’ordonnance de la composition » répartissant ou spirituelle. Dans un texte, la figure de l’al-
les figures, groupes, mis en perspective dans une légorie rend visible une abstraction, souvent
architecture extrêmement élaborée ; sont repré- à l’aide de personnifications (avec parfois des
sentées dans une même scène plusieurs péripéties attributs codés, ex. : la balance de la justice).
(voir Alain Mérot, Poussin, Hazan, 2011). Dans L’herméneutique biblique a développé la théo-
ce sens, le roman de Camus regroupe aussi les rie des quatre sens de l’Écriture : 1° sens littéral,
personnages par blocs, dans un ensemble à la 2° sens allégorique, 3° sens moral et 4° sens
fois composé et terrifiant. Bonaparte visitant les anagogique. Ainsi, l’allégorie révèle également
pestiférés de Jaffa (voir livre de l’élève p. 303, la confiance que l’homme accorde au sens de la
note 1) : il s’agit de la commémoration d’une vie, des choses, du monde : les sens peuvent être
258 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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pluriels et même aller jusqu’à l’infini. L’allégorie 2. Plus largement, Camus fait partie des roman-
peut donc avoir « différentes portées » (lettre de ciers qui s’interrogent sur le Mal comme ques-
Camus à Roland Barthes du 11 janvier 1955) tion absolue posée à l’exigence humaine de sens
dans un texte, en fonction de l’attention que lui (voir extrait de Dostoïevski, manuel de l’élève,
porte son lecteur. Dans La Peste, le fléau peut colonne de gauche, p. 305). Mais la peste lui
matérialiser le mal historique des idéologies, ou permet d’aborder de nombreux aspects de ce
la guerre, ou la question sans réponse du mal que mal : le caractère collectif de l’épidémie, le
l’humanité doit subir. La portée peut donc être triomphe de la mort, les exclusions et l’enfer-
historique (représentation de l’Histoire récente mement, la méfiance et la résistance sont com-
sous la forme d’une fiction, ce qui peut en plus muns à la maladie et à la guerre, à l’Occupation.
faire jouer un effet de catharsis pour ceux qui Aussi le roman peut-il exploiter des données
sortent de la seconde guerre mondiale), morale extrêmement réalistes, sans renoncer à une por-
(que doit-on faire face aux catastrophes ?) ou tée métaphysique. Les expressions « interpréta-
métaphysique (qu’est-ce qui donne un sens à tion », « image » et « exprimer au moyen de »
la vie de l’homme ? Pourquoi est-il si attaché à manifestent la démarche allégorique, explicite
la conservation de son être ?). Il peut être inté- dans ce projet de l’écrivain. La transposition per-
ressant d’élargir la réponse à cette question en met de rendre visibles les différentes attitudes
proposant une réflexion sur les rôles de la fiction humaines face à « l’étouffement ». La Peste ne
face aux grands problèmes philosophiques et en pointe cependant pas de camps politiques et éva-
rappelant que l’allégorie, avec la fable, relève du cue fortement la possibilité d’expliquer l’intolé-
raisonnement inductif, particulièrement ouvert rable : le roman ne propose guère de système ni
aux capacités de la littérature. de raisons (à la différence des romans à thèse ou
NB : Les éléments traités ici peuvent être réin- des idéologies). Il propose plutôt une réflexion
vestis pour répondre aux questions de la fiche de sur ce que l’homme peut faire face au Mal et à
lecture (p. 307, questions 5 et 6). l’absurde.
3. L’allégorie est fondamentalement une image,
reposant sur le mécanisme de l’analogie. Elle Prolongements
transpose une idée, un principe, en lui donnant • Épidémies et pestes en littérature et au
une forme concrète. Ici, la maladie est représen- cinéma : de la réalité au symbole
tée comme un cadavre juché sur un dragon, la – Ingmar Bergman, Le Septième Sceau
faux de la Mort à la main. Les orbites creuses – Jean Giono, Le Hussard sur le toit
traduisent l’aveuglement du mal qui frappe n’im- • Gaëtan Picon, L’Usage de la lecture, I (p. 81)
porte où. Elle frappe une ville entière (représen- • Exposé sur Camus
tée métonymiquement par sa rue) : la peste est
une épidémie liée à l’histoire et à l’imaginaire du
Moyen Âge, comme ici. La vision d’épouvante
allie à la transposition allégorique un pathos très
fort. On peut se servir de ce tableau pour intro-
duire la lecture du premier extrait (p. 303).
‹) EXTRAIT 1 La force de
suggestion des images  p. ‹‚‹
La contagion est évoquée de plusieurs
¤) L’œuvre et son contexte manières : la résonance du mot dans la pièce
1. Le déchaînement des idéologies, la guerre, (l. 2-3 ; voir aussi La Fontaine : « puisqu’il faut
l’Occupation, la collaboration, les massacres de l’appeler par son nom »), l’amplification de ce
masse et les génocides peuvent être représentés mot qui déclenche une cascade d’images avec
par la peste. L’enfermement en est une consé- leurs détails affreux, confinant à l’hypotypose (et
quence. Camus fait ainsi allusion aux catas- rappelant dans la structure de série, l’imaginaire
trophes du siècle : cette hypothèse de lecture est des danses macabres). L’imagination est donc
déchiffrable, mais non explicite, ce qui ouvre le envahie par le cauchemar, tandis que le rythme
roman à une plus grande richesse de références des phrases s’affole. Le texte enfle autour du mot,
et de sens. sous ce premier effet de la maladie. Les réactions
15 La Peste | 259

Litterature.indb 259 06/09/11 11:52


de Rieux correspondent à son ethos de médecin. en quête d’un humanisme à l’épreuve du réel,
« Non » (l. 17), puis « Mais » répété (l. 30 et 32) incertain et modeste. Devant l’absurde et l’in-
annoncent la résistance rationnelle des raison- connu, refusant de baisser les bras, Rieux incarne
nements concessifs ; les phrases raccourcissent « l’homme révolté » de Camus.
ou se structurent logiquement. La lutte entre
D’abord, cet extrait présente un accord entre
la « folle du logis », l’imagination et la raison
deux hommes qui ne partagent pas forcément
est déjà une première présentation du champ de
les mêmes impératifs moraux : Rieux mettra
bataille entre l’épidémie et ce qui fait la dignité
du temps avant de comprendre les motivations
de l’homme. En tout cas, Rieux est pragmatique :
de Tarrou. En revanche, ils s’accordent sur une
il décide de voir comment évoluera la réalité des
action à mener ensemble. Cette amitié permet à
faits. Le principe de réalité retrouve sa force avec
l’action d’être efficace et constitue, avec d’autres
l’ouverture de la fenêtre et le « bruit de la ville »
recrues, un front contre la peste, un ensemble
qui, cependant, « enfle » (l. 39) lui aussi.
de visages opposé à un fléau sans visage. Elle
Les textes montrent un sursaut face à la peur construit du sens, contre l’absence de sens. Dans
qui risque de réduire l’homme et de l’enfermer l’extrait de Rhinocéros, on voit au contraire une
en lui-même. D’où un sursaut de révolte et de humanité qui se défait : Jean sort de l’humain en
dignité, dans le discours de Césaire, un sursaut sortant de la culture qui unit les hommes. Le sys-
de solidarité humaine, chez Levi et Semprun. tème des SS, dans L’Espèce humaine, fonctionne
La raison est surtout invoquée chez Camus et sur l’exclusion artificielle. Le « nous » répété de
Césaire ; l’humanité et l’espoir apparaissent chez Robert Antelme s’oppose aux efforts d’exclusion
Levi et Semprun. Chacun des textes propose un menés par le nazisme, c’est un degré minimal de
exemple d’action face à la mort ou à une menace solidarité. « C’est parce que nous sommes des
pesant sur l’humanité. hommes comme eux que les SS seront en défi-
nitive impuissants devant nous. »
Prolongements
– Étude du point de vue et des pensées rapportées.
– Comparaison avec la scène finale où Rieux se Prolongements
penche sur la ville. – Esprit des années trente dans le roman : la
– Étude de l’incipit : questions génériques, pacte solidarité en action est déjà évoquée dans les
de lecture. textes échos à la page 303. Voir aussi Malraux
(L’Espoir, Lazare : face à la mort, l’expérience
limite unit les hommes ; la fraternité est bien
l’une des dimensions importantes de ce qui fait
›) EXTRAIT 2 Des raisons d’agir l’humanité).
– Extrait de la troisième Lettre à un ami alle-
contre la peste  p. ‹‚› mand : « refusant d’admettre le désespoir en
Rieux et Tarrou tâtonnent dans la nuit, mais ce monde torturé, je voulais seulement que les
vont partager une amitié liée à la lumière. Rieux hommes retrouvent leur solidarité pour entrer
n’agit pas en fonction des résultats obtenus en lutte contre leur destin révoltant » (1945,
(l. 3), mais parce qu’il ne faut pas « cesser de éd. Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 70).
lutter » (l. 3). Au réalisme qui devrait le décou- – Dans L’Homme révolté, Camus reprend la méta-
rager, il oppose une autre vision du réel : « nous phore de la peste en formulant ces lignes de syn-
avons tout à apprendre à ce sujet », c’est-à-dire thèse éclairantes pour les élèves : « Le premier
les mystères de l’action quotidienne et humble progrès d’un esprit saisi d’étrangeté est donc de
du « laveur des morts » comme du médecin. Il reconnaître qu’il partage cette étrangeté avec
n’y a pas d’engagement en faveur d’un système tous les hommes, et que la réalité humaine, dans
ou d’une cause précise dans ce dialogue : plutôt sa totalité, souffre de cette distance par rapport
une lutte obstinée contre la mort, et une soif à soi et au monde. Le mal qui éprouvait un seul
de « compréhension ». Mais non comprendre homme devient peste collective. Dans l’épreuve
le Mal, ce qui serait une manière de l’admettre, quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le
de l’accepter. Le déterminant possessif (« ma même rôle que le “cogito” dans l’ordre de la pen-
morale ») montre bien que les personnages sont sée : elle est la première évidence. Mais cette
260 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 260 06/09/11 11:52


évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est du Grand Inquisiteur. Ivan met en question la
un lieu commun qui fonde sur tous les hommes révélation chrétienne : rien ne saurait « rache-
la première valeur. Je me révolte, donc nous ter », plus tard, la souffrance de maintenant,
sommes. » (Folio, p. 38) surtout celle des innocents que sont les enfants.
Plus généralement, Ivan doute de la capacité
de l’homme à user de sa liberté et à pratiquer la
∞) EXTRAIT 3 La mort charité ; le mal est une donnée inévitable dans
de l’innocent et la question le cœur de l’homme. Or, Ivan attendrait qu’il en
fût guéri sur terre – ce qui se révèle impossible.
du mal  p. ‹‚∞ Rieux atteint les limites de son action lors de
« Celui-là au moins était innocent, vous l’agonie de l’enfant ; sa morale de la lutte quoi
le savez bien » (l. 35) récuse la thèse qui voit qu’il arrive est ici confrontée au mal radical
dans la souffrance le moyen d’expier une faute. et à la douleur existentielle la plus forte. C’est
L’hypothèse rejetée est celle que le mal pourrait pourquoi il n’agit plus (modalités habituelles
être « utile » (la souffrance servirait à la rédemp- de son combat), mais exprime sa « révolte »
tion, à l’établissement d’une société juste…). Par (l. 41). C’est fondamentalement la conscience
son réquisitoire, Ivan refuse toute tentative d’ex- de l’injustice qui donne à l’homme dignité et
plication du Mal, de justification. Il met aussi en sens : Camus place en épigraphe de sa troisième
question, par anticipation, les idéologies dénon- Lettre à un ami allemand ces mots de Senancour :
cées dans Les Justes (texte écho, p. 286). Dans « L’homme est périssable. Il se peut ; mais péris-
l’extrait des Mains sales, le mal (en l’occurrence sons en résistant, et si le néant nous est réservé,
le mensonge) est justifié par Hoederer comme ne faisons pas que ce soit une justice ! » La
un moyen de prendre le pouvoir et d’établir révolte de Camus est intimement liée à l’exi-
une société juste, sans classe. La souffrance de gence de sens ; elle n’est pas destructrice. « Je
quelques-uns serait le prix à payer, en vue d’un continue à croire que le monde n’a pas de sens
but qui profiterait à tous (voir l’introduction de supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui
L’Homme révolté, Folio, p. 16). Or, la souffrance a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul
des innocents ne saurait être justifiée par aucun être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins
ordre des choses. Elle est inutile et injuste. En la vérité de l’homme et notre tâche est de lui
revanche, chaque adulte a le droit de s’engager donner ses raisons contre le destin lui-même. Et
personnellement, quitte à « payer » de sa vie la il n’a pas d’autre raison que l’homme et c’est
victoire d’une cause, comme la justice, par la celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée
résistance. Ce choix réfléchi ne relève bien sûr qu’on se fait de la vie. » Sauver l’homme, « c’est
pas de la même analyse. Voir le dialogue entre donner ses chances à la justice qu’il est le seul à
Tarrou, Rieux et Rambert (Folio, p. 150-151). concevoir. […] Nous avons à faire la preuve que
Dans ce cas, il s’agit de s’engager au service de nous ne méritons pas tant d’injustice. » (troi-
ceux que l’on aime. sième Lettre à un ami allemand, éd. cit., p. 72-77).
La révolte de Rieux et d’Ivan vient du refus Prolongements
d’accepter la souffrance, surtout celle des inno- – Lecture du texte : la valeur exemplaire de l’en-
cents – quels que soient les principes, le bonheur fant, dont le cri relaie tous les cris des hommes,
de l’humanité, ou le plan providentiel. de « tous les âges » (l. 6 et 9).
Or de cette « connaissance de la vérité », – La mort de l’enfant, dans Sous le soleil de Satan.
Ivan Karamazov ne veut pas. Les « larmes des – L’Homme révolté (Folio) sur la révolte d’Ivan
enfants » ne peuvent la payer. Il formule alors Karamazov, p. 33, 79 sq.
sa « révolte » : « Je préfère garder mes souf- – Un extrait de Sartre, en écho : « Le plus beau
frances non rachetées et mon indignation per- livre du monde ne sauvera pas les douleurs d’un
sistante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on enfant : on ne sauve pas le mal, on le combat. »
a surfait cette harmonie ; l’entrée coûte trop (Qu’est-ce que la littérature, Les Temps modernes,
cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet n° 33, juin 1948, cité par Jean-François Louette,
d’entrée. » (Gallimard, Folio, 1952, réed. Jean-Paul Sartre, coll. « Portraits littéraires »,
1973, p. 343). Cet extrait précède la parabole Hachette, 1993).
15 La Peste | 261

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6) Les sources littéraires : « révélation » est celle du sens que l’homme
essaie de construire dans un monde qui a priori
le mystère du mal  p. ‹‚§ n’en a pas.
1. La « peste atroce » qui fond sur Thèbes est
la conséquence des souillures infligées par les Prolongements
Labdacides à l’ordre divin. Le tragique montre – Daniel Defoe, Journal de l’année de la peste
traditionnellement un dérèglement de l’ordre (1722), cf. épigraphe.
(parfois d’ampleur cosmique), avant un retour – Les histoires racontées pendant l’enfermement,
à l’équilibre. Dans la réplique du prêtre, la la quarantaine (Decameron).
« peste » est présentée comme venue « des
cieux ». Il s’agit bien d’une punition divine
contre toute une cité, collectivement sanction-
née et transformée en « désert ».
‡) La réception de l’œuvre :
2. Le texte de l’Apocalypse est tiré du chapitre VI une proposition morale
où l’Agneau brise le quatrième sceau du livre :
« voici qu’apparut à mes yeux un cheval ver- et ses limites  p. ‹‚§
dâtre ; celui qui le montait, on le nomme : la 1. La problématique est celle des conflits entre
Mort ; et l’Hadès le suivait. Alors, on leur donna les bonnes intentions. Voici quelques pistes :
pouvoir sur le quart de la terre, pour exterminer – la lutte contre la faim, qui relève de l’urgence,
par l’épée, par la faim, par la peste, et par les peut cependant sur un moyen terme dissuader les
fauves de la terre. » Ce moment fait partie des populations de développer des cultures vivrières
« préliminaires du grand jour de Dieu » (traduc- et les pousser à entrer encore davantage dans les
tion de la Bible de Jérusalem). Les écrits apoca- monocultures destinées à l’exportation, au profit
lyptiques, dans des moments de crise, visent à des consommateurs ;
rassurer les fidèles et à leur rappeler que Dieu a – on peut également aborder la question du
déjà triomphé. Celui-ci décrit donc des moments droit d’ingérence : à quel moment la souverai-
d’une immense violence, accompagnant la révé- neté d’un État, qui relève du Droit international,
lation et le triomphe de la Jérusalem céleste. peut-elle être violée par d’autres États qui appor-
Rien de tout cela chez Camus : la violence de tent leur aide ?
l’Apocalypse ne s’accompagne d’aucun dévoile- – au fond du problème, et cela rejoint les ques-
ment. Dans la fable de La Fontaine, la pointe tions posées par le roman : au nom de quoi agis-
est dirigée contre les « jugements de cour » ; on sons-nous pour aider autrui ?
ne sait pas à la fin de la fable si la peste a cessé
après le « dévouement » de l’âne. Ce sont les 2. Les deux critiques sont des contemporains de
attitudes diverses que suscite le fléau qui font Camus, des lecteurs qui ont vécu intimement la
l’objet de la critique. Dans son roman, Camus guerre.
présente diverses réactions face à la situation cri- Jean Grenier : Malgré l’incertitude sur le bien
tique. Il n’y a cependant pas de quête d’un bouc et le mal et la précarité de ses moyens, l’homme
émissaire dans La Peste : plutôt des réactions de peut essayer d’aider d’autrui, et de combattre la
méfiance, d’égoïsme, ou à l’inverse de dévoue- souffrance. Voir L’Homme révolté : « L’important
ment. Ce que Camus retient de ces évocations n’est donc pas encore de remonter à la racine
de peste reste le caractère intensément violent des choses, mais, le monde étant ce qu’il est, de
du fléau et la « terreur » qu’il cause. Il s’intéresse savoir comment s’y conduire. » (Folio, p. 16)
ensuite davantage aux comportements humains, Gaëtan Picon (dont les « Remarques sur La
en privilégiant la mesure (humilité du docteur, Peste » ont parues dans la revue Fontaine en
mesquinerie des arrangements entre certains 1947) : La morale par provision du docteur
personnages, acheminement modeste de cer- Rieux ne prend pas de risques : il ne se prononce
tains personnages vers l’héroïsme). Camus choi- pas sur les valeurs ultimes qui donnent un sens à
sit donc une allégorie du mal privilégiée par la la vie. Ce reproche pourrait s’adresser au roman-
tradition biblique et littéraire, mais il en donne cier, car Rieux serait bien incapable d’arracher
une version humaniste, sans Dieu. La seule une peste à la racine, alors qu’il n’en connaît pas
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la source. C’est pourquoi le médecin incarne le tourmentés par une mémoire qui « ne leur sert à
mieux la position de retrait relatif que Camus rien » et par le « remords » de ne pas avoir rendu
choisit dans La Peste : une action qui trouve l’autre heureux (p. 72-73). « Dans ces extrémités
sa morale dans son humilité quotidienne, sans de la solitude, enfin, personne ne pouvait espé-
chercher de « révélation ». Cependant, Gaëtan rer l’aide du voisin et chacun restait seul avec
Picon regrette que La Peste ne présente pas un sa préoccupation » (p. 74). La séparation entre
homme en lutte passionnée, dans une affir- la ville et le monde se double d’une séparation
mation prométhéenne. Lutter contre le fléau entre les habitants (voir aussi Folio p. 156),
serait donc plutôt une première étape, la morale « enfermés » dans leurs préoccupations et leur
consistant ensuite à faire quelque chose de la mémoire que les autres ne peuvent comprendre,
dignité humaine, sauvée et guérie. Cela relève faute du « vrai langage du cœur » (p. 75).
du « risque » que le romancier doit prendre. Enfin, les personnages peuvent être séparés en
Conclusion de l’article de Picon : « pour repous- eux-mêmes (cf. Rambert, qui veut rejoindre sa
ser et récuser les passions meurtrières, le vœu maîtresse, mais qui est en plus divisé lui-même,
tranquille de la non-violence est inopérant : Folio, p. 130). Cette souffrance de la séparation
et aussi bien dans l’ordre des valeurs que dans devient paradoxalement un divertissement, qui
l’ordre des forces. Pour faire perdre la face à permet momentanément aux « séparés » de ne
l’humiliation et à la douleur, plus que de les pas penser à la peste. La solitude que l’occupant
dénoncer, il importe de révéler [c’est ainsi veut infliger aux occupés est évoquée dans les
qu’il faut entendre le terme de révélation, cité Lettres à un ami allemand ; elle s’oppose au sen-
supra] le sens que peut recevoir une vie humaine timent de l’humanité et à la solidarité. Le titre
libre d’humiliation et de douleur. Et nous ne provisoire du projet de roman correspond à
terrasserons pas nos monstres au nom d’une l’un des aspects de l’œuvre seulement ; le titre
compréhension qui nous transformerait en com- définitif résume tout.
plices, mais au nom d’une plus forte passion. »
(L’Usage de la lecture, I, p. 87). Voir les affirma- Le fléau
tions de Rieux, Folio (p. 120 et 191 : « On ne
3. L’étymologie : flagellum, « fouet » (< flagrum,
peut pas en même temps guérir et savoir. ») et
« fouet »), au sens figuré « calamité », en bas-
surtout (p. 273-274) : le « terrible amour » de latin et ancien français : « instrument à battre
l’homme aurait bien la force d’une affirmation, les blés », « arme de guerre » qui a la forme du
d’une passion qui dépasse la sagesse. fléau, et « punition venue de Dieu » ; le fléau
La conclusion de L’Homme révolté (dernier cha- peut être la personne ou chose qui est l’instru-
pitre) peut satisfaire celui qui cherche une pein- ment de cette calamité. Au XVIe siècle, le fléau
ture positive de la révolte (et son affirmation au désigne le levier d’une balance (voir le TLF et le
présent). Dictionnaire historique de la langue française).
Dès le début du roman, la « peste » est liée à un
imaginaire du fléau : épidémie collective provo-
quant une terreur absolue. Le « sifflement » du
« fléau dans le ciel alourdi » est évoqué (Folio ,
8) Fiche de lecture ⁄ : p. 170), accompagnant le « piétinement intermi-
Les sens de La Peste  p. ‹‚‡ nable et étouffant » des habitants. Le lien avec
L’œuvre et son contexte historique une punition est explicitement fait dans le pre-
1. Les réponses aux questions peuvent débou- mier prêche du père Paneloux (Folio, p. 91 qui
cher sur un travail de synthèse. évoque le « fléau de Dieu » dans l’histoire provi-
dentielle, p. 93). Paneloux réactive l’étymologie
2. L’enfermement (cf. réponse aux questions et le symbolisme théologique : « Dans l’immense
sur l’allégorie aussi) est un des maux que Camus grange de l’univers, le fléau implacable battra le
relie à la guerre et à la peste. « Ainsi, la première blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée
chose que la peste apporta à nos concitoyens du grain. Il y aura plus de paille que de grain,
fut l’exil », avec la « condition de prisonnier » plus d’appelés que d’élus, et ce malheur n’a pas
(Folio, p. 71). Les « séparés » sont en particulier été voulu par Dieu. » (Folio, p. 92). Paneloux
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joue sur les deux sens du fléau : d’une part une distance suffisante pour nous permettre de
punition de Dieu, d’autre part jugement (dis- soupçonner qu’elles ne se suffisent pas à elles-
cernement entre le bon grain et l’ivraie, voir mêmes. » (L’Usage de la lecture, I, p. 81). C’est
Mt XIII, 30 avec l’explication de la parabole en dans ce sens que La Peste peut devenir un roman
Mt XIII, 36) : « Ce fléau même qui vous meur- de dimension universelle et un classique.
trit, il vous élève et vous montre la voie » (Folio,
p. 94). Le père Paneloux exerce une pastorale
de la peur. Cependant, dans son second prêche, Le genre de l’œuvre :
il aura recours à la confiance en Dieu, « même un roman entre chronique réaliste
pour la mort des enfants » (Folio, p. 206). et récit mythique
7. Le genre de la chronique est très ancien. Il
4. Le tableau de Delaunay représente l’épi- existait avant l’utilisation du terme (au Moyen
démie de peste qui frappa Rome en 165 après
Âge). Il s’agit de relater l’histoire en privilé-
J.-C. Ce tableau est effectivement inspiré de
giant l’ordre chronologique. D’où son applica-
la Légende dorée, comme s’en inspire le père
tion ensuite aux récits et romans historiques, ou
Paneloux (Folio, p. 92) : « […] Et un bon ange
embrassant une période de l’Histoire comme la
apparut visiblement, qui donnait des ordres au
série des Rougon-Macquart, et par ailleurs aux
mauvais ange qui portait un épieu de chasse et il
articles d’actualité attribués à certains jour-
lui ordonnait de frapper les maisons ; et autant
nalistes habitués à suivre certains sujets. La
de fois qu’une maison recevait de coups, autant
chronique est classiquement différenciée de
y avait-il de morts qui en sortaient. »
l’histoire interprétative, en ce qu’elle n’insiste
Voir la notice de l’œuvre sur le site du musée
pas nécessairement sur les causes : elle consiste
d’Orsay :
surtout à enregistrer les faits, avec une attention
www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-com
particulière aux témoignages (voir Dictionnaire
mentees/recherche/commentaire/commentaire_
id/peste-a-rome-203.html?no_cache=1 du littéraire, PUF, art. de Ch. Lucken). Si la chro-
On peut relier ces éléments aux questions posées nique médiévale se comprend selon un horizon
sur la mort de l’enfant (extrait 3). providentialiste, la chronique moderne – et en
Les élèves peuvent retrouver une citation dans le particulier celle de Rieux, est laïcisée. Le nar-
tableau de Böcklin : les deux victimes au premier rateur Rieux présente son récit comme une
plan, à gauche. « chronique », établissant un pacte de lecture
dès les premières lignes. À la fin du roman, il
utilise de nouveau le terme (Folio, p. 273) en
Une allégorie le reliant à une attitude de « témoin objectif »,
5. Le dialogue est rythmé par trois étapes : la « témoin fidèle » rapportant dans un récit à la
« défaite » apparente de Rieux, l’impossibilité troisième personne « les actes, les documents
de « savoir » le sens de la vie, mais la nécessité et les rumeurs », impliquant un retrait de soi
de lutter, enfin le choix d’une morale – qui reste devant la scène de l’Histoire. Le protocole de la
relatif en fonction des personnages. La peste chronique relève du choix romanesque (fait par
dépasse ici sa dimension allégorique et prend Camus) et explique pourquoi La Peste ne peut
la valeur d’une situation critique, qui confronte devenir un mythe à part entière, le roman res-
l’homme à ses limites et l’oblige à formuler des tant ancré dans un monde à mesure d’homme.
choix (ici, on retrouve la tendance des romans 8. Les détails réalistes sont très nombreux, qu’il
de Malraux, Sartre, mais aussi de Bernanos, s’agisse de l’espace de la ville et des heures (qui
confrontés aux expériences de mort dès après la peuvent cependant prendre une dimension sym-
première guerre mondiale). bolique, comme le clair-obscur dans l’extrait 2)
6. Dans ce sens, la peste dépasse effective- ou surtout des manifestations de la peste (Camus
ment son caractère allégorique ; Gaëtan Picon s’étant minutieusement renseigné sur des docu-
le remarque aussi : « La Peste est de ces livres ments médicaux). Certaines histoires et certains
qui, loin de nous enfermer dans les apparences détails frappent par leur caractère insignifiant
dont ils nous entourent, veulent, au contraire, (le vieux et le chien…) et révèlent l’extrême
nous libérer de ces apparences en les tenant à attention à tout ce qui fait le mouvement d’une
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vie humaine. La description des symptômes est pudeur. Plusieurs mythes affleurent : celui des
précise ; le lecteur est confronté à l’horreur. Pour cercles de l’Enfer où l’on erre ou celui des limbes
autant, cette précision ne plonge pas le lecteur (seuil du séjour des morts qui n’ont pas entendu
dans une illusion telle qu’il ne puisse prendre le la Révélation mais ne sont pas en Enfer), celui
recul de la réflexion. G. Picon en différencie le de la Caverne : Rambert est enfermé dans un
pouvoir d’illusion de certains réalistes, comme lieu où il se prend aux images du monde exté-
Balzac, Maupassant, Dostoïevski, Zola. « Il ne rieur, faute de le connaître dans sa vérité, parce
faut pas chercher dans La Peste cette vie plus qu’il n’a pas encore perçu que la vie véritable
forte, plus présente que la vie même, et cette consistait à lutter. Enfin, celui du Léthé, don-
hallucination de l’imaginaire qui nous semble nant l’oubli avec le sommeil. Autant de propo-
parfois plus convaincante et plus efficace que la sitions de mythe qui n’ont pas l’univocité des
vision du réel. […] Si, dans La Peste, tout reste explications de Paneloux.
à une certaine distance, si les personnages sont Prolongements
avant tout les voix d’un dialogue et les évé- – De quels « documents » Rieux a-t-il nourri sa
nements les signes d’une réalité qui n’est pas chronique ? Qu’apportent les carnets de Tarrou ?
livrée avec eux, c’est que le romancier en décide – La mise en abyme que constitue la représenta-
ainsi. […] Car à aucun moment le récit n’est à tion d’Orphée et Eurydice.
ce point obsédant qu’il ne nous fasse oublier la
prose dramatique et dépouillée, fervente et nue Le style de l’œuvre
qui le soutient, les maximes de moraliste qui le 10. Le style de La Peste varie en fonction des
jalonnent, et un art fait d’équilibre entre des épisodes, le dépouillement de la prose du témoin
richesses inaccordées, un art qui est un ordre né objectif (et parfois pudique, lorsqu’il s’agit de
du désordre, et qui n’est jamais aussi sensible que sentiments) peut céder la place à la chaleur
dans les passages, si nombreux et si caractéris- lyrique. Le rythme des phrases de l’extrait 1 est
tiques du livre : passage du récit pur et simple commenté supra (traitement de la p. 303), entre
à la chronique, du réalisme à l’allégorie, de la amplification cauchemardesque et apaisement
perspective individuelle à la perspective collec- rationnel. La croissance du cri de l’enfant, qui
tive, du dépouillement au lyrisme, de l’accent gagne finalement une exemplarité universelle,
du drame à celui de l’humour. » Or, pour Picon, est exprimée par la construction de la phrase (p.
« L’allégorie brise la puissance latente du récit, et 305). Très longue, elle contraste avec la suivante :
la réalité dissipe le halo légendaire qui tendait à « Rieux serrait les dents et Tarrou se détourna ».
se former. Ainsi l’œuvre n’est enracinée ni dans La « marée de sanglots » monte : les phrases char-
l’épaisseur réelle de la vie ni dans l’épaisseur rient la douleur (voir extrait l, 13-15 et 15-17), de
poétique du mythe. » Selon Picon, l’œuvre est la plainte aux réactions des témoins. Le rythme se
ainsi impuissante à devenir mythe (L’Usage de la fait plus rapide et les phrases plus courtes avec la
lecture, I, p. 80-82). mort de l’enfant ; seules les lignes 24-26 dessinent
9. Le mythe est un récit souvent primitif, qui une longue phrase, dernier portrait de la victime :
donne une explication à l’une des grandes ques- « au creux » de la phrase « repose » l’enfant, l’at-
tions propres aux origines, aux caractères ou au tention du lecteur est arrêtée sur les « restes de
sens de la condition humaine. Le récit a donc larmes » qui relaient ce que la « bouche muette »
dans ce cas une fonction révélatrice, une puis- ne peut plus dire. La prose de Camus est souvent
sance argumentative (relayée dans l’Antiquité considérée comme sobre et classique ; elle peut
par la philosophie et la dialectique). La dimen- s’étirer et devenir très expressive dans les grands
moments du roman ; pour autant elle ne relève
sion mythique se retrouve donc dans la fiction
pas d’un pathos simpliste. Il s’agit ici d’épouser le
romanesque. Le passage (Folio, p. 104-105)
rythme de la crise et de créer un effet de catharsis
montre Rambert errant comme « une ombre
tragique (stylisation d’une douleur qui parle de
perdue » dans la gare désertée où il se prend aux
tous, pour tous).
mirages des affiches de vacances et aux images
qui hantent sa mémoire. Un glissement se pro- 11. L’évocation de la mer est l’un des grands
duit vers la mémoire et l’imaginaire de Rieux, moments lyriques du roman, comme un soupir
qui relaie ce que Rambert ne lui a pas dit par de libération dans l’enfermement de la peste et
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de la rédaction de la chronique. Quelques pistes (mais mort de Tarrou), ouverture de la ville et
d’observation du style : dévoilement de l’identité du narrateur.
– les rythmes binaires mimant « les eaux [qui] En plus de cette progression de l’action, on peut
se gonfl[ent] et redescend[ent] lentement », commenter le symbolisme et le caractère étouf-
rythmes binaires (« naître et disparaître »…) qui fant de l’unité de lieu.
se retrouvent avec l’évocation des deux nageurs
13. Schématiquement, une fin de tragédie cor-
et les couples de compléments (« libérés enfin de
respond à un équilibre retrouvé, opère un retour
la ville et de la peste », par exemple) ;
à l’ordre après la manifestation implacable
– en même temps, la « surprise de la mer »,
du destin. Une fin de tragédie est aussi préfé-
exprimée par la gratuité des expansions,
rablement (si l’on suit la Poétique d’Aristote)
constructions absolues, hyperbates : « plein de
accompagnée d’une reconnaissance. Rieux
lune et d’étoiles », « étrangement clair dans… »,
domine (topographiquement et moralement)
« fouettés par cette surprise de la mer » ;
l’ensemble : il peut porter un regard surplom-
– les modalisations et adjectifs relevant de la bant sur la situation et commenter la fin. Il y a
subjectivité du narrateur, en accord avec la retour à l’équilibre, puisque la ville est délivrée
rumeur musicale de la mer : « plein d’un étrange et réintégrée dans le monde – même si provi-
bonheur », « froides », « tièdes », « étrangement soirement les habitants se livrent à des réjouis-
claire »… ; sances effrénées (divertissement). Néanmoins,
– la sensualité d’une mer « épaisse comme du le retour à l’équilibre n’est que précaire : « cette
velours, souple et lisse comme une bête » (asso- allégresse [est] toujours menacée », le « bacille
nances et allitérations) ; de la peste ne meurt jamais ». Le destin est en
– le sentiment de la durée (nasales et adverbes effet profondément lié à la condition humaine
en -ment qui ralentissent le rythme par leur qui est elle-même tragique. Dans ce sens, il n’y a
volume et leur sonorité). Les phrases simples, ni fermeture sur un ordre stable, ni sécurité dans
par ailleurs habituelles dans le reste du roman, la révélation reçue. En effet, la reconnaissance
prennent un autre aspect, celui d’une suspension est celle-ci : « ce qu’on apprend au milieu des
du temps dans l’intensité de la durée : « Il respira fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses
longuement. » à admirer que de choses à mépriser » (Folio,
Le retour de la beauté libère et sauve momenta- p. 279 – cf. les héros de tragédie qui ne sont
nément les personnages. Cette beauté apparaît « ni tout à fait coupables ni tout à fait inno-
autrement que dans les souvenirs, comme une cents »). Terreur, pitié et admiration ont permis
pure gratuité, maternelle, infinie. Les person- la catharsis – mais le lecteur referme le livre avec
nages peuvent laisser leur douleur et déposer leur inquiétude.
responsabilité avec leurs vêtements, sur le rivage.
·) Fiche de lecture ¤ :
La progression tragique de l’action Le problème de l’absurde
12. Pour ces questions, les pistes de F. Evrard et la solution de la révolte
(Albert Camus, Ellipses, 1998) et de J. Lévi-
Valensi dans Lire La Peste (Foliothèque, p. 45) L’absurdité au quotidien :
sont intéressantes. Les parties du roman corres- la mort des innocents
pondent à des actes de tragédie. 1. Si le roman présente un ensemble de cas
I. Face aux premiers signes de peste : exposition différents (en fonction des personnages), le
et déclenchement de la crise, fermeture de la paroxysme de l’horreur est atteint avec la mort
ville ; II. Les habitants prennent conscience de de l’enfant. Elle pose la question radicale du
leur situation d’enfermement et réagissent de Mal, pierre d’achoppement de tous les systèmes
façons différentes ; III. Oran connaît le « som- (voir questions posées p. 305). Cette radicalité
met » de la crise ; IV. Septembre-décembre : relève certes de l’impuissance de la raison, mais
montée de la maladie et terreur ; paroxysme tra- surtout d’une vérité pathétique : on ne peut
gique dans la mort de l’enfant ; puis quelques qu’être touché par une telle scène et cela fait
signes du reflux de la maladie (guérison de partie des expériences fondatrices de la sensi-
Grand) ; V. Dénouement : reflux de la peste bilité et de la morale – modes de connaissance
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de l’humain. (Inversement, comme le souligne de causes pour expliquer la peste, l’absence
Ivan Karamazov, c’est bien parce que les faibles de raisons dans le comportement de certains
et les innocents appellent la pitié que les ins- hommes (le vieux et le chien, Cottard…) sont
tincts sadiques se déchaînent contre eux.) D’une l’envers sombre de l’absence de raison, mais aussi
part, la souffrance de l’innocent est insuppor- d’un irrationnel lumineux, « le terrible amour »
table car c’est vers lui que la pitié va naturel- des hommes et leur élan de révolte.
lement. D’autre part, le récit de l’agonie est fait Un extrait peut aider les élèves : « Je crie que je
de manière touchante, car pudique (par la rela- ne crois à rien et que tout est absurde, mais je
tive indéfinition du personnage et sa dimension ne puis douter de mon cri et il me faut au moins
exemplaire). Le tragique apparaît avec le côté croire à ma protestation. La première et seule
inévitable de la mort : l’enfant n’est pas sauvé. évidence qui me soit ainsi donnée à l’intérieur
2. D’abord, le silence contraste fortement de l’expérience absurde est la révolte. […] La
avec les cris et marque la retombée de la crise révolte naît du spectacle de la déraison devant
(l. 20), ce qui produit un effet violent. Ensuite, une condition injuste et incompréhensible.
le « silence » est celui du deuil et de l’impuis- Mais son élan aveugle revendique l’ordre au
sance humaine. De ce point de vue, le roman milieu du chaos et l’unité au cœur même de
de Camus n’est pas bavard et il laisse la place au ce qui fuit et disparaît. […] Il faut bien que la
silence méditatif (Rieux est plutôt taciturne – il révolte tire ses raisons d’elle-même, puisqu’elle
donne les raisons de son passage sobre à l’écri- ne peut les tirer de rien d’autre. » (L’Homme
ture). Le silence est aussi celui de l’intériorisa- révolté, Folio, p. 23-24, ce qui aboutit à l’affir-
tion de l’expérience, qu’elle soit douloureuse ou mation d’une valeur primordiale, celle de la
contemplative. « nature humaine » – mais non de l’individu
–, et d’une solidarité où peut jouer la pitié,
3. La focalisation semble d’abord insaisissable : p. 30-31). D’où cette question : « Peut-on, loin
le narrateur s’efface devant un phénomène du sacré et des valeurs absolues, trouver la règle
intense et n’impose guère son point de vue ; d’une conduite ? Telle est la question posée par
« tout le monde » (l. 9) paraît engagé dans l’ex- la révolte » (Ibid., p. 37).
périence. D’ailleurs Rieux explique à la fin de
son récit qu’il parle « pour tous » (Folio, p. 274). 5. L’appropriation du monde et la construc-
Malgré tout, la sensibilité et un début d’interpré- tion du sens sont marquées par l’appropriation
tation du chroniqueur se donnent discrètement du « rocher » : l’homme fait son destin. Rieux,
à lire : les modalisateurs (« semblait », l. 5), « un tel Sisyphe, est confronté à une « interminable
vrai cri » (l. 14), les caractérisations subjectives défaite » (extrait 2) mais recommence par prin-
(« monotone, discorde, et si peu humaine », cipe et par amour. Quotidiennement, les actes
l. 5), les métaphores (« figé dans une argile ont non seulement un but relatif (remonter la
grise » l. 2, « marée de sanglots » l. 16). pente, guérir les malades), mais aussi valeur d’af-
firmation métaphysique de la dignité humaine.
Cela procure une « joie silencieuse » ou une
La notion d’absurde pour Camus « joie étrange » (L’Homme révolté, Folio, p. 381).
4. Absurde signifie d’abord en latin « discor- 6. L’accomplissement est en effet à comprendre
dant » et « hors de propos », donc dissonant
sur ces deux plans : l’aide effective et la valeur
avec la logique. Dès l’ancien français, il signi-
de témoignage de dignité ; autant la vie reste
fie « fou », « contraire à la raison ». Repris en
fondamentalement absurde, autant il faut, sans
philosophie sous l’influence de Camus (avec la
se lasser, redire et refaire l’effort du sens. Il n’y a
publication de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe),
pas de solution définitive (voir la dernière page
le terme prend une valeur originale en s’appli-
du roman).
quant à la réalité et l’adjectif devient un subs-
tantif (Dictionnaire historique de la langue française, 7. La solution n’est donc pas facile et Camus
dir. A. Rey). propose à son lecteur un chemin aussi ardu
L’absurde caractérise toute la vie dans la percep- que celui de Sisyphe, il le plonge dans l’inquié-
tion des personnages de Camus : il fait partie des tude. Son roman insiste donc davantage sur
données primordiales de l’expérience. L’absence l’épaisseur d’une expérience, la force des gestes,
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le déroulement d’un récit, plus que sur la clé de l’aide altruiste pragmatique. La vocation de
d’interprétation du monde que le roman sem- Rieux est aussi celle du témoin engagé : Camus
blait promettre au siècle précédent. Nul besoin lui aussi témoigne pour soigner ; cette position
pour cela d’un roman dialogique (au sens bakhti- n’est pas celle du héros, mais celle du témoin
nien), l’effacement et la modestie du narrateur engagé dans l’Histoire. Rambert pourrait être
suffisent. un second double de Camus, par son goût du
bonheur, sa sensibilité, son métier. Cependant
il n’écrit pas, à la différence du médecin. Sa
Écriture conversion et le risque qu’il prend lui confèrent
Invention un caractère positif et permettent au lecteur de
8. Pistes : l’intérêt des peintures de De Chirico suivre une initiation constructive. Sa sortie de la
est qu’elles représentent une interrogation sur les crise en fait aussi un double heureux de Rieux.
énigmes de la destinée, dans un paysage méditer- On peut penser à l’attitude d’un Rieux qui
ranéen qui a pu matérialiser l’absurde dans les serait écrivain en lisant cet extrait de L’Homme
essais et les récits de Camus. révolté sur « Révolte et style » : « Par le traite-
Le monologue intérieur demande une plongée ment que l’artiste impose à la réalité, il affirme
dans la conscience de Rieux, mais pour éviter sa force de refus. Mais ce qu’il garde de la réa-
une trop difficile expansion subjective, il fau- lité dans l’univers qu’il crée révèle le consente-
drait partir de l’ethos du médecin et de la beauté ment qu’il apporte à une part au moins du réel
énigmatique de l’image. On peut commencer par qu’il tire des ombres du devenir pour le porter à
décrire celle-ci : l’ensoleillement implacable, les la lumière de la création » (Gallimard [1951],
rues désertées, la pétrification de l’être, un mur Folio, p. 334).
qui bloque la vision du paysage. Il est possible
aussi de partir d’un travail d’écriture sur l’extrait 1
en imaginant un monologue alternant entre Le romancier, engagé ou embarqué ?
cauchemar, interrogations et décisions d’agir. NB : Pascal présente l’homme comme embar-
qué pour le pousser à « parier » le sens et la
Providence (Pensées, Discours de la machine,
Les personnages : indifférence éd. Sellier, Garnier classiques 1991, p. 469).
ou solidarité ?
9. Acceptation (voire profit) : Cottard ; 12. Le noyau moral de l’œuvre est la nécessité
acceptation théologique (donc pas de sen- morale de lutter contre ce qui réduit l’homme,
timent d’absurdité) : Paneloux (en vue d’un au contraire de toute explication du monde
autre monde) ; refus et essai de fuite : Rambert ; et contre toute justification du mal. Le roman
refus et révolte (plus ou moins calme) : docteur – comme Rieux – choisit de partir du réel et non
Castel, Grand, Tarrou, Rieux. de lui imposer un système. La seule absence de
nuance réside dans le refus de complaisance vis-
10. On peut proposer aux élèves de travailler par à-vis du mal – non des hommes qui le font ou le
groupes, puis, orienter la réflexion vers la com- subissent. De fait, La Peste présente des hommes
position que forment ces personnages ensemble : engagés pour des raisons différentes. D’où une
chacun offre une vision de la peste en fonction variété de nuances qui garantit l’authenticité des
de ses intérêts, de sa sensibilité, qui motive sa démarches et appelle la compréhension. Ainsi
réaction. De ce point de vue, les personnages Rieux dialogue-t-il avec Rambert en compre-
offrent une typologie presque philosophique plus nant d’abord sa volonté de partir. L’homme est
qu’une étude psychologique individuelle – et on certes tragique, mais il se révolte ; il est certes
peut souligner la pudeur du romancier (et du pitoyable, mais il se montre admirable. Entre
narrateur) en ce qui concerne Rieux. concrétude et puissance symbolique, La Peste ne
11. Rieux est une sorte de double de Camus limite pas son lecteur à un seul plan ni à une
dans son engagement contre la déshumanisation seule idée, il faut sans cesse retrouver justice et
autant que contre la volonté de tout expliquer justesse. De manière extrêmement originale,
ou justifier. La médecine est une métaphore Camus allie juste mesure humaine et révolte.
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Écriture d) Le douloureux problème du public : écoute-t-
Vers la dissertation il seulement un écrivain qui formule simplement
son engagement ? Et comment faut-il parler au
13. Quelques pistes pour commencer : on peut
plus grand nombre ? Comment dès lors préserver
faire parler les élèves de ce que pourrait être la
la dimension transgressive de l’art ?
« qualité » littéraire et proposer une réflexion
3) Responsabilité de l’art
sur les liens entre une œuvre et son auteur. Pour a) Les jugements portant sur la qualité d’une
Sartre notamment, l’auteur se « met en gage », œuvre en fonction des idées politiques, morales
personnellement, dans son œuvre. Il en répond ou religieuses de l’auteur émanent de partis ou
– mais toute grande œuvre n’est-elle pas fonda- de chapelles : non de considérations esthétiques
mentalement responsable, au sens où elle répond en tant que telles.
aux interrogations du monde et propose un sens, b) Le don de soi : au lecteur, son « frère » en
émanant d’une voix ? De quel mode de présence douleur et en vices, Baudelaire ne se présente
de l’auteur dans son œuvre pourrait-il alors guère comme un modèle – mais comme un aris-
s’agir ? Il faut en effet interroger deux aspects tocrate de la beauté : aristocratie que le lecteur
du terme engagement dans le sujet : la cause est libre de rejoindre, sans juger l’auteur. Le
(pour quelle cause il s’engage) et le fait même de jugement sur la qualité d’une œuvre est d’abord
s’engager (certains refusent cette fonction). réponse à l’œuvre – avant d’être évaluation de
1) Noblesse des œuvres où l’auteur s’investit l’itinéraire de son auteur.
a) Quelques fonctions de l’écrivain dans le c) Même un poème écrit dans la solitude – et
monde selon les genres littéraires, ce qu’est l’au- pour la seule beauté du poème (Baudelaire,
torité, la citation (à l’inverse, le plagiat). manuel p. 219) est un signe de beauté, d’éléva-
tion et tend à un rôle salutaire.
b) La pensée politique, philosophique, religieuse
de l’auteur informe le roman, la pièce… et lui L’art n’est pas par définition l’expression d’une
donne sa force critique (ex. Le Tartuffe ; Molière position politique ou religieuse : les discours, les
prend des risques et les dose). essais politiques ou les actions peuvent en tenir
c) Le poète-prophète et humanitaire : Hugo lieu. Dans ce sens, l’artiste n’a pas de comptes à
(sacerdoce). rendre à ces instances. En revanche, la qualité de
d) Sartre, présentation des Temps modernes en sa présence et du risque pris au cœur de l’œuvre
1945 qui reprend et fixe pour longtemps le terme en garantissent la profondeur et le caractère
d’engagement : l’écrivain doit prendre position essentiel.
(même son silence politique l’engage).
2) L’appauvrissement de la littérature de Prolongements
circonstance
a) Risque d’instrumentalisation de la littérature – Benoît Denis, Littérature et engagement. De
Pascal à Sartre, coll. Points, Seuil, 2000
(ex. rupture entre Breton et Aragon, refus de
– George Steiner, Réelles présences, Gallimard,
subordonner la révolution poétique à la révolu-
1990
tion politique). Certes, Sartre ne réduit pas l’exi-
– Michel Winock, Le Siècle des intellectuels,
gence esthétique de la littérature (mais l’usage
coll. Points, Seuil, 1997
des mots que fait la poésie la rend impropre à
l’engagement, car son langage est intransitif).
b) Univocité et simplisme des romans et pièces Conclusion
de théâtre à thèse (ambition à laquelle l’œuvre Le roman se prête à plusieurs niveaux de lec-
de grands écrivains comme Aragon échappe par ture, de façon assez visible : les élèves peuvent
la force artistique) ; contrôle de l’écrivain par donc s’habituer à chercher plusieurs sens et à ne
un parti et utilitarisme. Ce ne sont pas les bons pas se satisfaire non plus de l’univocité quand
sentiments qui font la littérature. ils lisent un texte littéraire. Le travail proposé
c) Le cas d’écrivains immoraux ou amoraux dans ce parcours varie les difficultés et chaque
(Céline, Gide dans L’Immoraliste) : dans quelle élève pourra y trouver profit, qu’il soit en diffi-
mesure la portée éthique de l’œuvre invalide- culté, curieux de réflexion déjà philosophique ou
t-elle sa beauté ? exigeant en explication de texte.
15 La Peste | 269

Litterature.indb 269 06/09/11 11:52


Séquence
Les découvertes
ڤ des voyageurs
Présentation de la séquence  p. ‹‚·
Livre de l’élève  p. ‹‚· à ‹‹›

Les écrivains voyagent dans l’espoir de se dépayser et de découvrir de nouvelles coutumes. Le premier
corpus, consacré à la « rencontre du sauvage » donnera l’occasion à l’élève de se confronter au regard
de ces peuples longtemps méprisés par les colons européens. Aussi bigarrés et déroutants soient-ils,
les sauvages interpellent les penseurs de toutes les époques, du XVIe siècle à nos jours. Le second
corpus porte plus largement sur le rapport aux autres en donnant la part belle à des écrivains du
XXe siècle. L’enjeu sera de cerner les limites d’une approche humaniste à travers des extraits marquant
la difficulté à entrer en contact avec l’altérité.

tableau. Entre ces deux êtres symboliques sont


H istoire des arts représentés des êtres mystérieux qui semblent
s’interroger sur le sens de l’existence. Au centre,
Paul Gauguin, un jeune homme cueille une pomme, accomplis-
sant ainsi un geste symbolique, celui d’Adam et
D’où venons-nous ? Ève dans la Genèse. Ce mouvement, relayé par
Que sommes-nous ? la jeune fille qui mange une pomme assise sur
la gauche, invite le spectateur à réfléchir sur la
Où allons-nous ?, ⁄°·‡ condition humaine marquée par la finitude, la
 p. ‹⁄‚-‹⁄⁄ connaissance du Bien et du Mal, et donc l’inter-
rogation sur soi à la différence des Dieux.
Intérêt de l’image : Le tableau de Gauguin 2. Le titre du tableau est constitué d’une triple
intitulé D’où venons-nous ? Que sommes- interrogation de nature philosophique. Cette
nous ? Où allons-nous ? permet d’aborder question rhétorique invite le spectateur à réflé-
une dimension essentielle du nouvel objet chir sur l’origine (« D’où venons-nous ? »),
d’étude : l’énigme de l’origine de l’Homme. l’identité (« Qui sommes-nous ? ») et le deve-
Le titre de l’œuvre, sous la forme d’une triple nir (« Où allons-nous ? ») de l’Homme. Ce
interrogation, ouvre la voie à de multiples cheminement se trouve illustré par la repré-
possibles qui seront autant d’entrées vers sentation des âges de la vie (si l’on adopte une
l’Homme dans la suite de la séquence : le lecture horizontale du tableau). Plus largement,
rapport à l’Autre, la question de l’identité, Gauguin peint des personnages résolument
l’innocence d’un âge premier… énigmatiques, dont le regard reflète ces interro-
gations. Les personnages sont disposés sur la toile
Au miroir de l’autre comme autant de pièces détachées, chargées de
donner un écho à cette méditation. Le Bouddha
LECTURE DE L’IMAGE trônant au milieu de la partie gauche de la toile
1. À travers cette toile, Gauguin représente les symbolise plus précisément le désir humain d’en-
différents âges de la vie : du nourrisson encore trer en relation avec une divinité ou, du moins,
endormi figurant au premier plan sur la droite une transcendance qui révèlerait la réponse à
au vieillard agonisant à l’extrême gauche du cette énigme.
270 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 270 06/09/11 11:52


3. La toile est construite autour d’un jeu de trouve réinvesti dans les peintures « exotiques »
contrastes saisissant : au premier plan, le jaune de Gauguin. Sur cette toile, les êtres primitifs
éclatant, symbole de vie, s’oppose aux couleurs dégagent une candeur et une simplicité qui ren-
ternes (marron, gris) représentant la mort. voient expressément au mythe d’un âge d’or pri-
Le bleu clair et vif du Bouddha semble être la mitif. Néanmoins, les jeunes femmes du premier
couleur de la vie spirituelle qui se diffuse dans plan ont un regard songeur et mystérieux qui ne
tout l’arrière-plan du tableau. On voit ainsi que peut être réduit à l’expression d’un « bon sau-
Gauguin utilise toutes les teintes d’une même vage ». Le « nous » utilisé par le peintre dans le
couleur, de la plus vive à la plus sombre. titre de l’œuvre invite également le spectateur à
ne pas réduire la portée symbolique du tableau.
4. Dans son tableau, Gauguin ne montre pas
l’Homme en position de surplomb par rapport VERS LE BAC
à la nature. A contrario, l’être humain vit au
contact des autres espèces vivantes et semble Dissertation
ne faire qu’un avec le territoire qu’il occupe. Analyse du sujet :
La technique de l’aplat permet de figurer ce Ce corrigé reprend les étapes de l’analyse d’un
lien indissoluble entre l’homme et la nature : sujet de dissertation de la fiche 53.
certains personnages apparaissent ainsi ancrés 1) Relier le sujet à son objet d’étude : ce sujet
dans la nature (le tout jeune enfant sur une se rattache à l’objet d’étude « La question de
surface bleue). Un occidental de la toute fin l’Homme dans les genres de l’argumentation ».
du XIXe siècle peut être dérouté par le mode de Il s’agit ici d’interroger la diversité culturelle que
vie exhibé par cette communauté (négation du recouvre la notion d’Homme.
tabou occidental de la nudité). 2) Analyser les mots-clés du sujet : le mot-clé
du sujet est l’expression « autres cultures ». La
5. Le jardin d’Éden est décrit dans la Genèse notion de culture renvoie à toutes les croyances,
(3, 1). Ève rappelle au serpent, qui la tente, la connaissances et plus largement les habitudes
règle énoncée par Dieu : « Nous pouvons man- qu’un peuple peut avoir. Ici, la notion est au
ger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de pluriel ce qui montre qu’il ne faut pas se limi-
l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : ter à une civilisation en particulier. L’adjectif
Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, « autres » doit permettre de s’interroger sur le
sous peine de mort. » Le serpent convainc la rapport à l’Autre dans sa différence.
jeune femme en lui déclarant qu’elle doit manger 3) Reformuler le sujet : le sujet porte sur les pos-
une pomme de cet arbre pour connaître le Bien sibles visées d’une œuvre artistique, sa capacité
et le Mal. Dans le tableau de Gauguin, le jeune à dérouter le spectateur pour lui permettre de
homme cueillant une pomme se trouve au centre, s’interroger sur son rapport à l’altérité.
ce qui illustre la parole biblique. En touchant cette 4) Identifier l’implicite du sujet : le sujet se pré-
pomme, il ouvre la voie au questionnement philo- sente sous la forme d’une interrogation totale.
sophique sur la finitude de la condition humaine. L’élève doit toutefois éviter de répondre par oui
Pourtant, le tableau de Gauguin diffère sur un ou par non. Il faut comprendre : « Comment
point de la Genèse : même s’il croque le fruit de la ce tableau invite-t-il à s’ouvrir aux autres
connaissance, on ne trouve nulle trace de punition cultures ? »
ou de culpabilité dans le tableau. L’enfant assis qui 5) Problématiser : dans quelle mesure ce tableau
a déjà entamé sa pomme respire l’innocence. Le déstabilise-t-il la représentation traditionnelle
paradis primitif de Gauguin ne semble pas s’obs- de l’Homme ?
curcir ni finir, sur fond de remord et de péché ori- Invention
ginel. Cette vision très particulière de la Genèse
Un commissaire d’exposition se doit de défendre
trouve certains échos dans la poésie, notamment
un parti-pris artistique fort en veillant à déjouer
dans l’œuvre de Supervielle, qui chante « le matin
de possibles arguments adverses. La notion
du monde » (voir manuel de l’élève, p. 238).
d’« états de nature » doit être interrogée au
6. Dans la tradition littéraire, le « bon sauvage » brouillon : référence à une humanité sauvage,
est un parangon de sagesse et de bonté. Miroir référence au jardin d’Éden, humanité idéale,
inversé de l’Européen, cet être de papier se miroir inversé de la civilisation européenne…
16 Les découvertes des voyageurs | 271

Litterature.indb 271 06/09/11 11:52


LA RENCONTRE DU SAUVAGE que ces derniers sont accueillis (« après avoir
longtemps bien traité leurs prisonniers » l. 7)
Michel de Montaigne, avant d’être assaillis par les coups de la com-

⁄ Les Essais, ⁄∞·∞  p. ‹⁄¤-‹⁄‹


Objectifs :
munauté. Le massacre des prisonniers, pour être
brutal, n’en suit pas moins un protocole précis
et rigoureux : loin d’être un acte dicté par un
– L’enjeu est d’abord de réfléchir au regard besoin vital, il s’agit d’un rituel social d’une
posé par Montaigne sur les Sauvages à extrême sophistication (« une grande assem-
blée » se réunit, s’ensuit le partage de la victime
travers le récit d’un épisode incontournable
entre tous les cannibales). C’est en cela qu’il est
de leur vie sociale : l’acte cannibale.
culturel et non animal.
L’ambiguïté de son point de vue s’exprime
dans les inflexions propres au genre de 4. Dans les sociétés grecque et romaine, le bar-
l’essai. bare est l’étranger (< barbaros, celui dont la gorge
– L’élève pourra également étudier le mode ne produit que des bruits ressemblant à [bar-bar],
d’argumentation propre au XVIe siècle : celui dont on ne comprend pas la langue). Dans
dans cette perspective, il sera intéressant cet extrait des « Cannibales », Montaigne remet
d’analyser comment Montaigne parvient en question l’opposition traditionnelle entre
à convaincre son lecteur et comment plus société civilisée et société barbare. Selon lui, la
largement il légitime sa propre réflexion. barbarie est un vice présent aussi bien chez les
peuples sauvages que chez les Européens : « Je ne
suis pas fâché que nous soulignions l’horreur bar-
Le cannibalisme, entre humanité bare qu’il y a dans une telle action, mais plutôt du
et inhumanité fait que, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons
si aveugles à l’égard des nôtres » (l. 26-28).
LECTURE DU TEXTE
1. Montaigne adopte un mode de raisonnement 5. Montaigne insiste sur le caractère déroutant
inductif : après avoir fait le récit des combats de la guerre entre les cannibales. À la ligne 4,
entre peuples sauvages, il en vient progressive- il introduit son point de vue par le biais d’un
ment à l’énoncé de sa thèse. Ainsi, le récit du modalisateur : « C’est une chose étonnante que
rituel cannibale amène Montaigne à un constat la dureté de leurs combats ». Plus généralement,
paradoxal : « Ce n’est pas, comme on pense, Montaigne formule à plusieurs endroits une
pour s’en nourrir […] : c’est pour manifester une réflexion personnelle (l. 15-16, l.28 et l. 47-49)
très grande vengeance » (l. 15). Refusant de en s’exprimant à la première personne. Ces dis-
réduire les violences de ces peuples à des actions cours explicites marquent le cheminement de la
barbares, l’auteur leur confère une dimension réflexion de l’auteur : cet extrait peut ainsi se lire
symbolique et morale. comme une page d’essai.

2. En recourant à Chrysippe et à Zénon 6. La réflexion de Montaigne sur les cannibales


(l. 35-42), Montaigne donne une légitimité à sa s’inscrit dans le contexte des guerres de religion
thèse. Ce procédé est courant à la Renaissance : qui déchirent alors la France (1562-1598). Ces
la référence aux auteurs antiques permet d’assu- circonstances amènent l’essayiste à relativiser
rer la validité d’un propos qui ne doit pas éma- la barbarie des cannibales. Entre les lignes 28
et 34, l’opposition entre Européens et sauvages
ner d’une simple personne mais trouver sa source
s’expose par le biais de termes antithétiques : le
dans une tradition littéraire. Grâce à l’utilisation
massacre de « l’homme vivant » s’oppose à celui
de cet argument d’autorité, Montaigne démontre
d’un homme « mort » tandis que la cruauté des
que l’anthropophagie est une pratique noble.
guerres civiles est rendue sensible par un « faux
3. L’auteur décrit l’acte cannibale de la ligne 6 parallélisme » qui laisse entendre une nouvelle
à la ligne 15. Après avoir constaté la violence hiérarchie entre les civilisations (d’un côté
des combats entre peuples sauvages (l. 1-6), « faire rôtir petit à petit, à le faire mordre et tuer
Montaigne relate les différentes étapes menant par les chiens et les pourceaux » ; de l’autre « le
à l’exécution des prisonniers. Le lecteur apprend rôtir et manger après qu’il est trépassé »).
272 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 272 06/09/11 11:52


HISTOIRE DES ARTS 2) La distinction barbare / civilisé devient ténue
Ce tableau de Gallo Gallina intitulé Indiens du dès lors qu’on constate que les vices et les ver-
Pérou faisant un sacrifice fait écho à la onzième tus sont partagés par l’humanité toute entière.
Station du Christ : la crucifixion. Le poteau de L’ouverture aux cultures sauvages invite donc à
torture évoque la croix ; la position du sacrifié, remettre en question une vision ethnocentrique.
la façon dont il est vêtu font songer immanqua-
blement à Jésus. Enfin, la présence d’une femme
qui pourrait être sa mère évoque la mater dolorosa
au pied de la croix. Le prisonnier est outragé à
J. de Léry, Histoire
la manière de Jésus (Évangile selon Saint Matthieu,
27, 39). Enfin, au second plan, les montagnes
rappellent le mont Golgotha où se déroule la
scène de la crucifixion.
¤ d’un voyage
fait en la terre
Surtout, l’Indien est dépecé vivant et des mor-
ceaux de son corps supplicié sont offerts à ceux du Brésil, ⁄∞‡°  p. ‹⁄›-‹⁄∞
qui sont présents. Comment ne pas penser aux
Objectifs : Dans la lignée de l’extrait de
dernières paroles du Christ, parlant de son
Montaigne (texte 1), ce passage de l’Histoire
corps, pendant la Cène : « Prenez et mangez-en
d’un voyage fait en la terre du Brésil de Léry
tous » ? Le rituel cannibale est ainsi rapproché
de la communion chrétienne, pour ne pas dire montre un sauvage débarrassé de toutes
confondu en un seul et même mystère religieux. formes de « folklore ». L’objectif est donc
d’étudier dans le détail de la lettre le travail
VERS LE BAC de sape auquel se livre l’auteur afin de
Oral (entretien) donner à voir le corps du sauvage dans son
Pour répondre à une question d’entretien, il est authenticité.
nécessaire de définir le terme-clef de la consigne.
La réponse s’organise en fonction des différents Le corps du sauvage
sens que l’on peut donner à ce mot, du plus évi-
dent au plus abstrait. Il est ainsi possible d’envi- LECTURE DU TEXTE
sager une réponse en deux temps. 1. Jean de Léry décrit les Sauvages en suivant
1. Humanité = absence de barbarie. Refor- un ordre logique. Chaque paragraphe corres-
mulation de la thèse de Montaigne : le cannibale pond à une visée précise : du début du texte à la
n’accomplit pas un acte pulsionnel et instinctif ligne 22, l’auteur se consacre à une description
mais un rituel social et culturel. minutieuse du corps du sauvage. Puis, de la
2. Humanité = esprit rationnel. Les différentes ligne 23 à la ligne 25, il fait allusion à leur
étapes nécessaires à l’acte cannibale montrent « couleur naturelle ». Entre les lignes 26 et 43
que cette activité est préméditée, pensée, qu’elle il propose un développement sur leur nudité.
obéit à une logique. Enfin, le dernier paragraphe est une analyse de la
En conclusion, il serait habile de mettre en évi- scarification propre aux sauvages. Cette structure
dence le paradoxe auquel aboutit Montaigne : du texte est rendue possible par la récurrence de
l’humanité est une norme discutable et relative. connecteurs argumentatifs (« En premier lieu
Dissertation donc », « Quant à », « Outreplus ») garantissant
la progression du raisonnement. Certaines pro-
Ce sujet invite à réfléchir sur une opposition
positions incidentes font référence de manière
classique entre le barbare et le civilisé. Il est
plus explicite au caractère démonstratif de cette
nécessaire de proposer un développement dia-
description : « comme je le montrerai encore
lectique permettant de saisir la complexité de
plus amplement après » (l. 16).
ce rapport.
1) Les peuples barbares ont des coutumes dérou- 2. De multiples passages mettent en exergue la
tantes qui montrent la diversité des comporte- dimension testimoniale de ce récit. Dès le début
ments humains. Les frontières de l’humanité se de l’extrait, l’auteur rappelle qu’il a vécu auprès
trouvent ainsi repoussées. des Tupinambas (l. 3). À plusieurs reprises, Jean
16 Les découvertes des voyageurs | 273

Litterature.indb 273 06/09/11 11:52


de Léry met en évidence la légitimité que lui Proposition de plan :
donne le privilège d’avoir vu les sauvages. Aux 1) Jean de Léry et le projet de la France
lignes 26-27, la longue apposition en début de antarctique
phrase permet de signaler implicitement le cré- 2) « Voir puis savoir » : le témoignage authen-
dit dont jouit l’auteur en qualité de témoin (à la tique et le refus du dogmatisme (voir Histoire
différence d’André Thévet, cosmographe du Roi, littéraire dans le manuel de l’élève p. 332-334).
qui ne s’est jamais rendu sur place pour authen- 3) De Jean de Léry à Claude Lévi-Strauss : vers
tifier ses analyses). l’anthropologie.
3. Dans l’imaginaire européen, la nudité sym-
HISTOIRE DES ARTS
bolise un interdit (en référence au péché origi-
nel) qui semble inconnu des peuples sauvages, Bartolomé de las Casas est un prêtre dominicain
sans doute parce qu’ils se sentent et sont inno- espagnol qui a défendu les Indiens en refusant de
cents : dans cet extrait, l’auteur y fait allusion de les assimiler à des sous-hommes. Il participe à la
manière explicite : « sans montrer aucun signe célèbre « Controverse de Valladolid » en osant
d’en avoir honte ni vergogne » (l. 28-29). La défier le pouvoir espagnol (Conseil des Indes) :
nudité physique du sauvage traduit plus large- il déclare notamment que les guerres dans le
ment sa virginité : il n’a pas connaissance des Nouveau Monde ont été injustes et cruelles.
vices et des mauvaises passions à la différence de Sur ce photogramme de La Controverse de
l’Européen (l. 20-22). Valladolid, les Indiens se tenant à gauche et à
droite de Bartolomé de Las Casas semblent
4. Jean de Léry conteste la vision stéréotypée soumis et intimidés par la personne qui se tient
que peuvent avoir les Européens des sauvages. devant eux (en hors champ donc) : ils baissent la
Il remet ainsi en question plusieurs légendes qui tête et se protègent dans les bras du prêtre domi-
circulent dans la France de l’époque par voie nicain. L’indien qui se trouve à l’extrême droite
d’imprimerie. Le préjugé de l’apparence physique de l’image paraît moins résigné comme s’il sou-
apparaît comme le plus tenace. Des lignes 4 à 8, haitait défier son adversaire. Bartolomé de Las
Léry utilise des formes de phrases négatives pour Casas n’est pas un ennemi de la cause indienne :
faire entendre des idées préconçues qu’il fustige il apparaît proche des Indiens, dans la situation
donc de manière implicite : les « Tupinambas du protecteur.
[…] n’étant point plus grands, plus gros, ou plus
petits de stature que nous sommes en l’Europe ». ÉCRITURE
Plus loin, il fait référence de manière plus expli- Vers le commentaire
cite à ces a priori : « Cependant, tant s’en faut,
Proposition d’un paragraphe de commentaire :
comme aucuns pensent, et d’autres le veulent
I) Le Sauvage, miroir inversé de l’Européen
faire croire, qu’ils soient velus ni couverts de leur
a) Un réquisitoire à l’encontre des Européens
poils » (l. 30-32). En définitive, l’œuvre de Léry
Tout au long de cet extrait, Jean de Léry
s’apparente à une entreprise de démystification :
construit un réquisitoire à l’encontre des
le sauvage devient un être humain à part entière
Européens. [La première phrase rappelle la thèse,
et non plus une race à part tenant du monstre et
autrement dit le titre de la sous-partie] Il procède
de l’animal.
en suivant un mode d’argumentation indirect :
5. L’exposé sur auteur est un travail difficile dans l’éloge des sauvages peut se lire comme un blâme
la mesure où il faut éviter certains écueils : le des civilisations européennes. L’auteur utilise
plan « I – Sa vie ; II – Son œuvre » apparaît par pour ce faire force phrases négatives pour don-
exemple peu judicieux étant donné qu’il peut ner à voir la barbarie des Européens. [Explication
s’appliquer à tout écrivain. Il est préférable d’or- de la thèse : argumentation] Les hyperboles abon-
ganiser son exposé par thème, tout en rappelant dent pour persuader le lecteur de la cruauté des
en introduction quelques données biographiques peuples dits civilisés : de la ligne 15 à la ligne 22,
essentielles (dates de naissance et de mort, évé- le procédé de l’accumulation est utilisé à cet
nements cruciaux de la vie de l’auteur…). La effet : « qui nous rongent les os, sucent la moelle,
problématique est donnée dans la consigne : il atténuent le corps et consument l’esprit » ou
suffit donc de la reformuler. plus loin « à savoir en la défiance, en l’avarice
274 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 274 06/09/11 11:52


qui en procède, aux procès et brouilleries, en allusion aux Tahitiennes. Plus précisément,
l’envie et ambition ». [Analyse d’un procédé et Bougainville donne une image mythique de ces
citation] L’acte d’accusation apparaît d’autant femmes en recourant à des images fortes (méta-
plus solide qu’il se présente sous la forme d’une phore des « nymphes » à la ligne 9 ; comparaison
énumération de vices. [Bilan de la sous-partie] à Vénus à la ligne 25). Ces traits valorisants font
de ces femmes des types de sauvage innocente
VERS LE BAC même si Bougainville émet un doute sur la réelle
Question sur un corpus candeur de ces femmes (type de la fausse ingénue
Pour répondre à cette question, il est nécessaire en vogue depuis L’École des femmes sur le modèle
de repérer des idées communes. d’Agnès). S’opposant à cette vision stéréotypée,
Proposition d’un plan dialectique : l’Indigène de Diderot déclare que cette attitude
1) L’éloge du Sauvage de « tentatrice » n’est que le produit de la colo-
2) Le blâme des nations européennes nisation européenne : « Elles sont devenues
3) De la relativité de la norme humaine folles dans tes bras » (l. 8).
2. Le portrait proposé par Bougainville est tout
autant mélioratif que péjoratif. La métaphore
de la « nymphe » (l. 9) et la comparaison à
L. A. de Bougainville,
‹ Voyage autour
du monde, ⁄‡‡⁄
« Vénus » (l. 25) valorisent les Tahitiennes
qui se trouvent ainsi déréalisées. La Tahitienne
accède au rang de mythe en incarnant le fan-
tasme du colonisateur. Cependant, Bougainville
montre également que les attitudes des
Tahitiennes relèvent du calcul et de la séduc-
Denis Diderot,
› Supplément
au voyage de
tion. Il met ainsi en doute la simplicité et l’in-
nocence des femmes sauvages : « même dans les
pays où règne encore la franchise de l’âge d’or,
les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles
Bougainville, ⁄‡‡¤ désirent le plus », l.ignes 13-15 (présenté sous la
forme d’une hypothèse, avec une certaine pru-
 p. ‹⁄§-‹⁄° dence rhétorique).
Intérêt des textes : 3. Tahiti apparaît comme un lieu paradisiaque
En mettant en regard ces deux textes, ainsi qu’en témoigne l’attitude des insulaires :
l’objectif apparaît évident : il s’agit de les autochtones accueillent les Européens de
confronter deux regards sur la société manière chaleureuse (« Tous venaient en criant
tahitienne. L’extrait de Diderot est constitué ’’tayo’’, qui veut dire ’’Ami’’ », l. 4). Les femmes
d’un long discours dont la visée polémique nues semblent tout droit échappées du tableau
peut être étudiée sous tous ses aspects. central du Jardin des délices de Jérôme Bosch :
Ce passage illustre surtout l’idée d’un l’auteur insiste sur la dimension irréelle de ces
« choc des civilisations » entre d’un côté apparitions en précisant qu’elles ont « une forme
le colonisateur européen et de l’autre céleste » (l. 26).
le peuple tahitien humilié. 4. Dans son discours, l’indigène met l’accent sur
les méfaits de la colonisation européenne qui a
Deux visages du monde sauvage introduit le vice et la corruption dans le cœur
des Tahitiens : « Tu ne peux que nuire à notre
LECTURE DES TEXTES bonheur » (l. 3-4). Plus précisément, il donne à
1. Les portraits des Tahitiennes diffèrent d’un entendre l’opposition entre un idéal naturel où
texte à l’autre. L’extrait de Bougainville accorde les hommes vivent libres et insensibles à toutes
une place dominante aux femmes nues qui se formes de passions destructrices et un idéal prôné
concentrent autour des pirogues tandis que le par les peuples civilisés qui repose sur un esprit
passage du Supplément de Diderot ne fait qu’une de conquête et d’appropriation du bien d’autrui.
16 Les découvertes des voyageurs | 275

Litterature.indb 275 06/09/11 11:52


5. Le discours du Tahitien est éloquent dans les maux : corruption des mœurs, vie dissolue,
la mesure où il est construit de manière à course effrénée de désirs insatiables… En défi-
convaincre Bougainville – et le lecteur – des nitive, la formule de l’indigène apparaît para-
méfaits de la colonisation. Deux procédés sont, doxale, à même de fissurer le modèle culturel
à ce titre, remarquables : européen qui vante à cette époque les progrès
– Les questions rhétoriques : les formes interro- infinis de l’esprit humain.
gatives utilisées en abondance dans le premier
paragraphe sont en fait des assertions déguisées. VERS LE BAC
– Les parallélismes (voir fiche 41 du livre de Invention
l’élève) : « Nous sommes innocents, nous
Ce sujet d’invention invite l’élève à gloser
sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à une affirmation paradoxale. En effet, Diogène
notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de cherche « un homme » alors même qu’il vit au
la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes cœur d’une société. Son discours peut comporter
son caractère. » (l. 2-5) Ce procédé permet de deux axes dominants : le réquisitoire à l’encontre
donner un rythme au discours. Voir également : de la « mollesse de ses concitoyens » et la défi-
l. 34-35 (« Lorsque nous avons […] nous avons » // nition d’une humanité idéale. Certains procédés
« Lorsque nous avons […] nous avons »). utilisés par Diderot dans le Supplément au voyage
6. Tableau de synthèse. de Bougainville peuvent être repris dans cet écrit :
Exemples de procédés :
Société tahitienne Société européenne – Question rhétorique sous la forme d’une
Paragraphe 1 : Liberté Paragraphe 1 : Droit interro-négative : « N’y a-t-il personne qui soit
du peuple à disposer d’appropriation d’un assez courageux pour aller défier les lois ? »
de lui-même peuple jugé inférieur. – Parallélisme : « Cet homme que vous voyez
Paragraphe 2 : Pureté Paragraphe 2 : marcher sans but, a-t-il seulement une âme ?
morale Corruption des Cette femme que vous voyez à sa fenêtre, a-t-elle
Paragraphe 3 : mœurs seulement un avis sur le monde qui l’entoure ? »
Vigueur physique et Paragraphe 3 :
résistance à l’effort. Faiblesse du corps
Voltaire,
HISTOIRE DES ARTS
Dans son tableau, Gauguin représente un lieu
magique et déroutant comme le suggèrent les
∞ L’Ingénu, ⁄‡§‡
Intérêt du texte :
 p. ‹⁄·

contrastes d’aplats de couleurs (rouge, vert, Dans ses contes philosophiques – parmi
jaune). Tahiti se donne à voir sous les traits d’un lesquels il faut citer Candide, Zadig et
territoire sauvage et intact où n’apparaît aucune L’Ingénu –, Voltaire fabrique des personnages
trace de la colonisation européenne. incarnant une posture face au monde.
La sagesse dont fait preuve le Huron doit
ÉCRITURE être interprétée comme un antidote à toutes
Vers la dissertation les fausses sciences dont font étalage
Dans son discours, le vieux tahitien recourt à les Européens. Le modèle d’instruction
la figure de l’antithèse en opposant une sup- « par la nature » amène le lecteur à réfléchir
posée « ignorance » des siens aux « inutiles sur ses habitudes de pensée.
lumières » des colons. L’expression d’« inutiles
lumières » peut se lire comme un oxymore : la La sagesse du Huron
métaphore des lumières traduit l’activité de
l’esprit, sa force émancipatrice en référence au LECTURE DU TEXTE
mouvement culturel du XVIIIe siècle : elle ne 1. Voltaire oppose deux postures intellec-
peut a priori être associée au qualificatif « inu- tuelles : d’un côté l’Ingénu qui voit le monde
tile ». Néanmoins, dans la bouche du Tahitien, avec candeur et sans aucun a priori ; de l’autre
les lumières de la raison sont la source de tous l’individu pétri de préjugés qui, selon Bacon
276 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 276 06/09/11 11:52


(cité par Jaucourt dans l’article « Préjugé » de des sociétés européennes : l’Inquisition espa-
L’Encyclopédie) est tourmenté par « des spectres gnole dans Candide, les enjeux de pouvoir dans
et des phantomes qu’un mauvais génie envoya Zadig. Ces contes dessinent en creux un idéal de
sur la terre ». société : le jardin cultivé par Candide, l’ermitage
dans Zadig ou encore les territoires du Nord dans
2. Le Sauvage montre qu’il ne faut pas se fier La Princesse de Babylone (chapitre 6).
aux vérités non démontrables. Les périphrases
« vérités obscures » puis « faussetés obscures »
(l. 13-14) désignant les religions, le lecteur com-
prend que le jeune Huron lutte contre toutes Michel Tournier,
les formes d’intolérance et de prosélytisme. Il
défend a contrario un idéal de prudence en limi-
tant le domaine de la vérité aux connaissances
6 Vendredi ou
les limbes
scientifiques.
3. Le discours du Huron est persuasif dans la du Pacifique, ⁄·§‡
mesure où il cherche à provoquer son destina-  p. ‹¤‚-‹¤⁄
taire en jouant sur ses sentiments. L’acte d’ac-
cusation qu’il énonce aux lignes 18-20 est à Objectif : Réfléchir sur l’intérêt de
cet égard éloquent : la gradation hyperbolique la comparaison dans l’argumentation.
donne une intensité dramatique au propos qui Intérêt du texte : Confrontation explicite
finit par toucher son ami Gordon. entre deux usages du voyage, d’une part
Analyse de la gradation : l’expérience initiatique, de l’ordre de l’être,
« C’est une absurdité, c’est un outrage au genre et d’autre part la conquête, de l’ordre de
6 8 l’avoir.
humain, c’est un attentat contre l’Être infini »
11 Contexte : Le premier paragraphe évoque
→ Gradation = rythme ternaire avec une cadence la transformation intérieure de Robinson :
majeure (succession de groupes syntaxiques de le roman évolue vers sa fin, le personnage
plus en plus longs). se transforme, sous l’influence de Vendredi,
en une sorte de surhomme « solaire »,
4. « Chez Socrate puis chez Platon, [le dialogue]
expérimentant une nouvelle sagesse. À la fin
est une forme de recherche philosophique par
du récit initiatique, cette confrontation peut
la discussion où le ’’meneur de jeu’’ conduit ses
interlocuteurs à découvrir le savoir qu’ils por- jouer le rôle d’un bilan et d’un adieu.
tent en eux-mêmes » (Louis-Marie Morfaux, Pour les élèves les plus littéraires, on peut
Jean Lefranc, Nouveau vocabulaire de la philosophie souligner la dimension dionysiaque du
et des sciences humaines, Armand Colin, 2005). personnage, au sens nietzschéen du terme.
L’échange entre l’Ingénu et Gordon s’apparente Entrée possible dans le texte : la signification
à un dialogue philosophique : le jeune Huron de l’île.
mène l’échange en s’appuyant sur les réponses
de son ami qui ne font que relancer la démons- Réfléchir sur l’opposition
tration (l. 10-14). La réflexion progresse grâce à entre deux modes de vie
cette maïeutique qui conduit le « vieux savant »
à découvrir une vérité qui n’attendait que les LECTURE DU TEXTE
prouesses du jeune Huron pour se révéler. 1. Les marins sont systématiquement décrits
comme une troupe sans individualité, dont
émergent le commandant et le second. Cette
troupe est sans cesse à la poursuite de la nour-
Prolongements riture nécessaire à la survie, mais aussi avide
La critique sociale au XVIIIe siècle de trésor superflu, en tout cas dans l’ordre de la
On peut faire lire en lecture cursive d’autres possession. Les connotations qui les caractérisent
extraits de Voltaire qui donnent à voir les vices sont rapidement péjoratives : la « bande fruste
16 Les découvertes des voyageurs | 277

Litterature.indb 277 06/09/11 11:52


et avide » (l. 15), faite de « brutes déchaînées » Les élèves pourront se souvenir du chapitre XIX
(l. 16), pousse des cris. Les marins sont divisés de Candide et du chapitre « De l’esclavage des
par des « disputes hagardes » (l. 23) et mus par nègres » de L’Esprit des lois, ou de l’« Épître dédi-
un instinct qui les dépersonnalise : « on décida » catoire aux nègre esclaves », désormais vus avec
(l. 23). Ils sont « murés » en eux-mêmes (l. 34) le programme de la seconde. Un extrait moins
et transportent leur enfermement avec eux. connu pourrait être intéressant : le passage où les
Ils apparaissent finalement à travers le regard esclaves marron aident Paul et Virginie à retrou-
de Robinson comme des insectes les moins ver leur chemin, dans le roman de Bernardin de
attrayants qui soient (l. 41). Les métaphores Saint-Pierre (Gallimard, coll. Folio, p. 135).
(celles du « grouillement », l. 5 annonçant la fin 5. S’ils voyaient Vendredi, les marins du
du passage, du mur – métaphore discrète, l. 34 –, Whitebird pourraient penser qu’il est l’esclave de
et celles des insectes) proviennent du jugement Robinson – mais le voient-ils ? La fin du roman
de Robinson. On a ainsi un blâme exécuté par est de ce point de vue inquiétante, puisqu’attiré
petites touches. par la nouveauté, le jeune homme va s’embar-
2. La cupidité est un vice qui procède d’un dérè- quer en cachette sur le navire (tandis qu’un
glement du désir : le « toujours plus » est dévas- matelot maltraité restera auprès de Robinson).
tateur, puisqu’il va jusqu’à l’incendie (l. 22). 6. Les « échanges » de marchandises ou le pillage
L’orgueil consiste ici à penser que son propre semblent surtout intéresser les marins, dont on
système de valeurs et d’existence doit primer sur entend les voix, tandis qu’on ne dispose pas des
les autres (d’où les échanges à sens unique du réponses de Robinson. Il n’y a pas de discours
capitaine et du second) ; le déchaînement de ces direct, seulement du discours indirect (l. 28-29
deux vices conduit effectivement à la violence et 30-32 après un début en discours narrati-
sous toutes ces formes (exploitation destructrice, visé), empreint de connotations et de modali-
abattage des bêtes, conflits et guerre, esclava- sations que le lecteur n’est pas invité à partager
gisme). On peut cependant relever le terme (l. 30-32). Il n’y a pas de dialogue : d’un côté
d’« orgueil » (l. 13) à propos de la comparaison les marins sont « murés » dans leur égoïsme et
que Robinson établit entre lui et les marins ; cet n’« interrogent » pas Robinson, de l’autre Robinson
orgueil est propre à l’homme, Robinson restant est indéniablement solitaire et se sent supérieur.
« encore des leurs par toute une part de lui- C’est pourquoi les discours des marins ne nous
même » (l. 38-39). parviennent qu’à travers le filtre des perceptions
intermittentes et de la conscience de Robinson.
3. Avec l’arrivée des marins, la « civilisation »
revient, accompagnée d’un jugement négatif 7. Le point de vue dominant est celui de
sur ce qu’elle est. L’Histoire, quand on en prend Robinson : le premier paragraphe paraît fait de
conscience, n’est faite que d’exploitation de ses pensées rapportées, avec une modalité inter-
l’homme par l’homme ou de conflits de souve- rogative. Puis, à partir de la ligne 13, sa médita-
tion est tissée de psycho-récit, de connotations
raineté. Le vocabulaire d’une économie sans
et de modalisations qui traduisent son jugement
âme est dominant (« mécanisme si fructueux »,
(par exemple : « stupidement mutilés » l. 17).
« échangés contre »…), l’esclave est en effet une
Ainsi, ligne 27, il est « fasciné » par le compor-
« valeur marchande », échangeable contre du
tement des marins. Les verbes de perception
« coton ».
évoquent soit sa fascination, soit son désintérêt.
4. Ensemble de ressources pédagogiques indiqué En effet, Robinson réagit avec distance (« déta-
par le Comité pour la Mémoire et l’Histoire de chement », l. 39) à ce « spectacle » répugnant,
l’esclavage : www.cpmhe.fr/spip.php?article431. comme s’il était un « entomologiste » observant
Page d’Eduscol : http://eduscol.education.fr/ des insectes à travers une vitre (l. 40). Sa froi-
cid46086/la-traite-negriere-l-esclavage-et-leurs- deur et sa distance apparaissent à travers l’uti-
abolitions%A0-memoire-et-histoire.html. lisation du démonstratif « ces » (l. 16). D’où
Présentation d’un ensemble d’ouvrages sur les italiques mettant en valeur le mot étrange
Gallica : de « semblables » (l. 18) : ces hommes sont-ils
http://gallica.bnf.fr/dossiers/html/dossiers/ encore ses semblables ou en est-il parfaitement
VoyagesEnAfrique/themes/T1c.htm. détaché ? Cela fait réfléchir sur l’ambiguïté de son
278 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 278 06/09/11 11:52


apprentissage sur l’île, apprentissage ayant pour VERS LE BAC
but ultime « d’être soi ». Question sur un corpus
8. Robinson se situe dans un système de valeurs Le sujet invite à comparer deux dispositifs de cri-
centré sur le développement de soi dans une har- tique, tout en interrogeant leur portée : le roman
monie panthéiste avec la vie naturelle. et le dialogue philosophique, où prend place un
grand discours.
Les marins Robinson
– Les genres diffèrent donc par l’époque (même
Profit commercial « bonheur solaire » si les personnages appartiennent au XVIIIe siècle –
Défense de la (l. 2) Selkirk débarque dans son île en 1709 –, Defoe
puissance maritime Contemplation, déplace son voyage dans les Caraïbes, le person-
→ Profit en général détachement nage de Tournier voyage au même moment que
comme fin, le reste Sagesse Bougainville), l’énonciation, la situation dans
étant un moyen
laquelle sont les interlocuteurs et le mode d’ar-
Les interlocuteurs sont dans des systèmes de valeurs gumentation. L’extrait de Diderot fonctionne
si différents que leur communication semble vouée selon un processus de double énonciation (il est
à l’échec. On a un face à face entre deux usages du adressé aux Européens) et sur une construction
voyage : la conquête face à la quête. fictionnelle (un discours inventé par Diderot).
De ce point de vue, il rejoint la fiction de
HISTOIRE DES ARTS Tournier, tous deux se prêtant à une mise en
scène de la confrontation.
Le miroir peut signifier à la fois la confirmation
– En effet, c’est à partir d’une comparaison défa-
de soi et de sa propre humanité. Dans l’œuvre de
vorable aux Occidentaux que se fait la critique
Defoe et au début de celle de Tournier, le miroir
de leur société, à travers les paroles du vieillard
sert surtout à rappeler à Robinson qu’il demeure
et la pensée de Robinson. La critique est surtout
un homme, parce qu’il en conserve l’apparence.
fondée sur l’opposition entre être et avoir, struc-
Révélation de la vérité d’un être (dans les contes,
turée par des oppositions, des antithèses, des
par exemple) et interrogation de soi-même (par
connotations péjoratives.
exemple dans les autoportraits), il exprime en
– Ces deux textes invitent donc leur lecteur à
même temps une forme de narcissisme. En tout
prendre du recul par rapport à ses propres valeurs
cas, il matérialise la conscience de soi, mais aussi
et à se décentrer. Toutefois, c’est un tableau
l’examen de conscience (que chaque homme,
pessimiste qui est dressé des appétits domina-
protestant comme Robinson au départ, peut effec-
teurs – et non des efforts féconds des Lumières.
tuer). Quels sont les « ressorts » que Robinson
On aura donc intérêt à lire ces textes comme un
peut y lire ? Il est pour lui-même « […] si familier
tableau de l’homme tout entier, lieu de combat
et si étrange », partageant quelques tendances égo-
entre vices et vertus et capable du pire comme
ïstes de la commune humanité. L’image du miroir
du meilleur.
peut enfin aider à comprendre ce texte comme
une forme de miroir : comment l’homme « civi-
lisé » y apparaît-il ? Est-ce le désir de conquête qui
le fait progresser ?
Bilan
Cet extrait ne propose pas tant un renversement
ÉCRITURE des valeurs – comme le reste du roman – mais se
Vers l’écriture d’invention concentre plutôt sur une critique des instincts
captatifs et de la bonne conscience.
On privilégiera l’échange de discours (plus qu’un
dialogue argumentatif, puisqu’il s’agit de deux
longues prises de parole) dont on peut rappeler
les règles et l’intérêt de la double énonciation.
Prolongement
Contrainte : respect de l’ethos de chacun (dans Travailler sur la réécriture des mythes dans
la façon de prendre la parole, le style, les idées, Robinson ou les limbes du Pacifique (dossier, Folio,
le vocabulaire), disposition de chaque discours, 1996), notamment pour expliquer le titre (les
articulation d’arguments et d’exemples. « limbes », v. p. 349).
16 Les découvertes des voyageurs | 279

Litterature.indb 279 06/09/11 11:52


LA MARCHE VERS LES HOMMES l’idéal de voyage défendu par Rousseau s’inscrit
parfaitement dans ce cadre.
Jean-Jacques
7 Rousseau,
Émile, ⁄‡§¤  p. ‹¤¤-‹¤‹
4. Rousseau s’implique fortement dans son
texte en définissant un modèle de voyageur.
Pour faire entendre ce discours digne d’un pré-
cepteur, l’auteur recourt à un certain nombre
de modalisateurs : des expressions traduisant
Intérêt du texte : Ce texte de Rousseau
un jugement de valeur (« c’est une erreur »,
est au croisement de la littérature l. 14), des termes antithétiques dénotant une
et de la philosophie : d’un côté, il s’inscrit qualité morale (« bon ou mauvais », l. 36-37 ;
dans la tradition du discours argumentatif « vices » et « vertus », l. 40-41) ainsi que des
à visée polémique (réquisitoire à l’encontre verbes impersonnels annonçant une obliga-
des mauvais voyageurs) ; de l’autre, tion (« il est utile à l’homme de », l. 1 ; « ce doit
il offre une entrée pertinente dans être », l. 26 ; « c’est donc mal raisonner que de »,
la pensée philosophique de Rousseau l. 30). Ainsi, comme le suggère la dernière
en faisant allusion aux concepts phrase au futur prophétique, cet extrait de
d’« état de nature » et d’« état civil ». Rousseau s’apparente bel et bien à un traité où
Le questionnaire invite l’élève à l’auteur s’engage vigoureusement.
cette double lecture qui doit donner
les rudiments d’une réflexion 5. Rousseau construit son réquisitoire à l’en-
contre des « faux voyageurs » de manière habile
de nature anthropologique.
étant donné qu’il donne à entendre l’argumen-
taire adverse pour mieux le réfuter ensuite.
De l’utilité du voyage Certaines affirmations sont ainsi avancées puis
contredites aussitôt : « Nous avons, dit-on, des
LECTURE DU TEXTE savants qui voyagent pour s’instruire ; c’est une
1. Dans cet extrait, Rousseau distingue deux erreur » (l. 13-14). Dans cette phrase, l’auteur se
manières de voyager. La plupart des hommes désolidarise du point de vue énoncé au moyen de
voyagent dans un intérêt précis (sur « ordre de l’incise « dit-on » et prononce ensuite un juge-
la cour », l. 16 ; pour « instruire » des hommes, ment sans appel. À d’autres moments, Rousseau
l. 21) ou pour se distraire (« pour voir du pays », fait référence aux arguments de ces voyageurs de
l. 24). Seuls certains individus voyagent dans manière implicite, en recourant à la négation :
un but moral, pour rencontrer des hommes « Si […] des curieux voyagent à leurs dépens,
(« voir des peuples », l. 24). Ce voyage huma- ce n’est jamais pour étudier les hommes, c’est
niste semble le plus formateur étant donné pour les instruire » (l. 20). Dans ces deux pas-
qu’il donne à chacun la possibilité de s’enrichir sages, l’auteur montre que les pérégrinations des
intellectuellement. « curieux » se sont substituées au voyage huma-
niste et savant.
2. Contrairement aux sauvages qui aspirent à
une vie autarcique, « ceux à qui la vie civile est 6. « L’état de nature » est un concept philo-
nécessaire » vivent au contact permanent des sophique cher à Rousseau. Il peut être défini
autres peuples. Rousseau établit cette opposi- comme « l’état hypothétique de l’homme avant
tion en insistant sur la nécessaire sociabilité de l’organisation sociale, ou plus exactement,
l’Homme : l’hyperbole « nous ne pouvons plus l’expression mythique de ce que pourrait être
nous passer de manger des hommes » (l. 8-9) est l’état de la société si les hommes […] n’étaient
ni préparés par l’éducation, ni régis par des lois
à ce titre évocatrice.
et par un gouvernement » (André Lalande,
3. Le bon voyageur, selon Rousseau, est à même Vocabulaire technique et critique de la philosophie,
de s’instruire au contact des peuples. Le mou- [1926], PUF, 2002). Dans l’extrait, Rousseau fait
vement des Lumières préconisant de cultiver référence à l’opposition entre « état de nature »
« ce qui éclaire l’esprit dans la recherche de la et « état civil » qu’il a développée dans son
vérité » (Larousse), il est aisé de constater que Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
280 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 280 06/09/11 11:52


parmi les hommes (1755). Tandis que le sauvage
Paul Nizan,
« n’a besoin de personne et ne convoite rien au
monde » (amour de soi et autosuffisance dans
l’état de nature), l’homme civilisé « fréquent[e]
les pays » où il trouve le plus d’hommes.
° Aden Arabie, ⁄·‹⁄
Michel Leiris,
7. Cette réflexion tend à montrer que le voyage
ne peut être le fondement même de l’éducation
morale d’un homme. La découverte de nouvelles
· L’Afrique fantôme,
⁄·‹›
civilisations ne peut enrichir que l’être humain
ayant été bien élevé auparavant et sachant ainsi Blaise Cendrars,
retirer les bénéfices du véritable voyage (« [ceux]
qui voyagent dans le vrai dessein de s’instruire »,
l. 42-43).
⁄‚ Feuilles de route,
⁄·¤›  p. ‹¤›-‹¤∞
Intérêt des textes : Ces trois textes
HISTOIRE DES ARTS s’inscrivent dans l’« ère du soupçon » propre
Dans cette œuvre, Robert Smithson cherche à à l’esthétique du XXe siècle. Le modèle du
montrer le lien indissoluble entre l’homme et la voyage humaniste se trouve déconstruit :
nature comme en témoigne cette jetée en spi- Nizan et Cendrars passent les clichés
rale qui est une inscription artificielle (produc- au révélateur tandis que Leiris déplore
tion humaine) au sein d’un milieu naturel. Plus son existence bourgeoise au sein du
largement, l’homme est en mesure de prendre continent africain. L’étude de ces trois
conscience de lui-même à travers le modelage extraits doit néanmoins permettre
de la nature. [Voir Hegel, Cours d’esthétique, d’identifier la possibilité d’un véritable
1818-1829 : « La première pulsion de l’enfant voyage, d’une rencontre avec l’Autre.
porte déjà en elle cette transformation pratique
des choses extérieures ; le petit garçon qui jette
des cailloux dans la rivière et regarde les ronds
L’impossible voyage vers l’autre
formés à la surface de l’eau admire en eux une LECTURE DES TEXTES
œuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien. »] 1. Le retour d’Ulysse à Ithaque est considéré
comme un modèle de voyage initiatique dans
la culture occidentale. L’Odyssée, célèbre épo-
VERS LE BAC pée d’Homère, raconte les différentes étapes
Oral (entretien) ramenant Ulysse vers sa patrie où l’attend
Pour cette question d’oral, il serait judicieux de Pénélope, son épouse. Le héros grec subit un
préciser en entrée en matière que le travail du certain nombre d’épreuves durant son périple,
philosophe consiste à opérer des « distinctions qu’il s’agisse de la tentation (les Lotophages,
essentielles » (Kant). Ici, Rousseau distingue Circé, Les Sirènes) ou du péril (Le Cyclope,
deux types de voyage : le voyage du curieux et Charybde et Scylla). La sagesse d’Ulysse tient à
le voyage du savant. Le voyage ne conduit donc la fois de sa bravoure et de son pouvoir de ruse,
pas nécessairement à l’instruction, autrement forme dévoyée de l’intelligence technicienne,
dit à l’enrichissement moral et intellectuel de (depuis l’épisode du cheval de Troie), ce qui
l’homme. fait de lui un personnage ambigu, téméraire et
opportuniste.
Dissertation 2. Paul Nizan expose sa thèse sur le voyage dans
Ce sujet invite l’élève à faire l’éloge du voyage le premier paragraphe de l’extrait. Par le biais
initiatique en insistant sur deux axes de d’une métaphore (« C’est le voyage d’Ulysse »,
réflexion : l. 2), il met en valeur l’exemplarité du héros
1) La remise en cause des préjugés grec. L’auteur défend un point de vue para-
2) La construction de l’individu doxal dans la mesure où il n’accorde un intérêt
16 Les découvertes des voyageurs | 281

Litterature.indb 281 06/09/11 11:52


au voyage que lorsqu’il prend fin : « Tout le prix (l. 16-17). Dans le dernier paragraphe, le ton
du voyage est dans son dernier jour » (l. 4). Les provocateur et direct de Nizan est sensible du
différentes épreuves auxquelles se livre Ulysse fait de l’utilisation du pronom « vous » : « Les
ont donc peu de valeur en elles-mêmes puisque hasards vous ramèneront seulement à l’ordre et
seule compte la perspective de revoir sa patrie au désordre des troupeaux humains ». Ce pro-
(« la marche vers les hommes ») et surtout de cédé argumentatif neutralise l’esprit critique du
redevenir lui-même. Dans L’univers, les dieux, lecteur, qui ne peut alors que corroborer la thèse
les hommes (Seuil, 1999), Jean-Pierre Vernant de l’auteur.
montre que le retour d’Ulysse à Ithaque corres- 6. Leiris montre l’impossibilité de rencontrer
pond à un présent retrouvé : « Ulysse dort avec l’Autre en identifiant une série d’obstacles.
Pénélope et c’est comme leur première nuit de D’une part, il dénonce les conditions même de la
noces. Ils se retrouvent en jeunes mariés. Athéna mission qui empêchent une véritable immersion
fait en sorte que le soleil arrête la course de son (« La vie que nous menons est on peut plus plate
char pour que le jour ne se lève pas trop tôt et et bourgeoise ») ; de l’autre, il met en doute les
que l’aube tarde à paraître […]. Tout est à pré- vertus de l’enquête ethnographique en consta-
sent comme autrefois, le temps semble s’être tant que l’Autre y est analysé à distance et de
effacé » (p. 169). manière abstraite.
3. Ce court extrait de L’Afrique fantôme est
construit autour d’une antithèse : le voyage VERS LE BAC
idéal, celui de l’aventurier, contraste avec le Question sur un corpus
voyage réel, le « voyage de touristes » ainsi L’élève veillera à proposer une réponse donnant
nommé par Leiris. Plusieurs termes péjoratifs à voir les points communs et les différences entre
sont associés au voyage effectué par l’auteur : les visions de Paul Nizan et de Gilles Ortlieb.
« ignoble sensation de pléthore », « [vie] plate Chacune des deux parties permettra de com-
et bourgeoise », « travail d’usine ». À l’opposé, le prendre la notion de « voyage humaniste ».
voyage idéal est désigné par un stéréotype valori- 1) Le voyage humaniste : la nature n’est que
sant : « un de ces beaux corsaires ravagés ». le territoire de l’Homme
4. Dans ce passage, Paul Nizan dénonce un pré- a) L’Homme supplante la nature. Tout en mon-
jugé anthropomorphiste : autrement dit, il refuse trant comment chacun des deux auteurs défend
d’accorder une personnalité aux choses de la l’homme dans son texte, il serait judicieux de
montrer la singularité de chaque poétique (force
nature, ce qu’il nomme une « vertu morale ».
de suggestion chez Ortlieb, registre polémique
Les « leçons des paysages » sont donc nulles pour
chez Nizan).
l’auteur qui ne croit qu’en la rencontre avec les
b) La nature personnifiée. Chez Ortlieb, création
hommes. Le violent réquisitoire de Nizan à l’en-
d’un jeu de correspondances entre la nature et
contre de « la poésie de la terre » va de pair avec
l’homme. Chez Nizan, dénonciation d’un pré-
un plaidoyer en faveur d’un voyage humaniste
jugé : l’anthropomorphisme.
comme le suggère la dernière phrase : « l’homme
2) Le voyage humaniste : « soi-même comme
attend l’homme, c’est même sa seule occupation
un autre »
intelligente ».
a) La rencontre avec l’Autre chez Nizan.
5. Nizan parvient à interpeller le lecteur en b) La reconnaissance d’un autre soi-même chez
avançant une série de paradoxes énoncés sous Ortlieb.
la forme de jugements de valeur catégoriques :
« L’espace ne contient aucun bien pour les Invention
hommes » (l. 7) ; « les voyages de Montaigne Il s’agit d’un sujet d’invention de type argumen-
sont secs (l. 14) ; « Ce lyrisme est tout à fait tatif. L’élève doit veiller à construire son déve-
vide de matière » (l. 21). En outre, l’auteur ne loppement en deux temps :
cesse de rapporter des propos qu’il vide de toute 1) La critique du point de vue de Michel Leiris
pertinence : « il y a des écrivains qui parlent des Dans un premier paragraphe, on peut mettre
leçons des paysages… » (l. 7-8) ; « quand on dit en avant le plaisir qu’on a eu à lire le journal
qu’il y a des paysages où l’on crève de froid… » de Michel Leiris. Exemple : « J’ai lu avec profit
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votre journal de voyage relatant votre mission les passagers européens à révéler leur véritable
en Afrique. Le titre m’avait d’emblée captivé : nature. Céline emploie à ce titre l’expression
L’Afrique fantôme. Sans même avoir parcouru d’« aveu biologique » pour mieux caractéri-
l’œuvre, je m’étais interrogé sur cette curieuse ser cette métamorphose. « Dès que le travail
expression : l’Afrique était-elle un continent et le froid ne nous astreignent plus, relâchent
fantastique, fascinant au point de n’exister qu’à un moment leur étau, on peut apercevoir des
l’état évanescent ou ne présentait-elle aucune Blancs, ce qu’on découvre du gai rivage, une
épaisseur ? etc. » fois que la mer s’en retire : la vérité, mares
Dans un second paragraphe, vous vous appuyez lourdement puantes, les crabes, la charogne
sur l’extrait du manuel pour manifester un désac- et l’étron. » (Céline, Voyage au bout de la nuit,
cord. Certaines phrases catégoriques peuvent [1932], Gallimard, « Folio », p.113).
être convoquées avec profit : « On ne s’approche
pas tellement des hommes en s’approchant de
leurs coutumes » ou mieux encore « Je n’ai
jamais couché avec une femme noire. Que je ne Antoine
suis donc resté européen ! ».
2) Le voyage humaniste
Après avoir critiqué le point de vue pessimiste
de Leiris, il est nécessaire de mettre en avant une
⁄⁄ de Saint-Exupéry,
Terre des hommes,
autre vision du voyage. L’élève pourra s’appuyer ⁄·‹·  p. ‹¤§-‹¤‡
sur une expérience personnelle pour montrer que
le voyage forme l’Homme : apprentissage d’une Intérêt du texte : Dans ce texte,
nouvelle langue, reconnaissance de sentiments Saint-Exupéry propose un récit symbolique
universels à travers l’approche de coutumes dans lequel les ouvriers polonais
déroutantes, fascination pour une civilisation… représentent une humanité incertaine,
abîmée après un passage dans un « moule
Oral (entretien) terrible ». Le témoignage ne correspond
Dans votre réponse, il faut interroger le sens nullement à un discours de vérité mais
de l’image employée par Lévi-Strauss : « notre plutôt à une interrogation sur la dualité
ordure ». On peut reformuler le sujet ainsi : les humaine : le génie dont chaque individu
voyages sont l’occasion de mettre à nu les vices est porteur est-il condamné à pourrir
de la nature humaine, en l’occurrence ceux dans ce convoi vers l’Est ?
de l’occidental. Paul Nizan évoque les fausses
croyances des voyageurs « sérieux », Michel
Leiris constate l’impuissance de l’ethnologue
Retrouver « l’esprit » de l’Homme
tandis que Blaise Cendrars transforme les pas- LECTURE DU TEXTE
sagers du Gelria en mort-vivants. Pour discuter 1. Saint-Exupéry donne à voir la misère de
ce propos, il faut s’appuyer sur le texte de Nizan la population en insistant sur le bric-à-brac
qui suggère une espèce valide de voyage : celui emporté par ces familles : « ils n’avaient rassem-
qui peut transformer l’individu et lui apporter blé que les ustensiles de cuisine, les couvertures
un savoir. et les rideaux, dans des paquets mal ficelés et
crevés de hernies » (l. 4-6). La négation res-
trictive traduit le manque de ressources de cette
Prolongement population. L’auteur met en valeur le contraste
Pour illustrer le propos de Claude Lévi-Strauss entre leur vie en France et leur condition misé-
(« Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, rable dans ce voyage de retour.
c’est notre ordure »), il est possible de s’appuyer 2. Dans cet extrait, Saint-Exupéry suscite la pitié
sur un extrait de Voyage au bout de la nuit de du lecteur (registre pathétique) en offrant une
Céline, au moment où le narrateur se trouve image pure et lumineuse des ouvriers démunis. Il
sur l’Amiral-Bragueton, en direction du conti- représente un père, une mère et leur enfant dans
nent africain. La chaleur suffocante conduit des attitudes symboliques, propres à attendrir
16 Les découvertes des voyageurs | 283

Litterature.indb 283 06/09/11 11:52


le lecteur : « un enfant tétait une mère si lasse attentive de son père Léopold, compositeur
qu’elle paraissait endormie » (l. 10). La figure modeste mais pédagogue de renom. Dans l’ex-
de l’hyperbole est un procédé récurrent dans trait, l’enfant polonais est assimilé à Mozart
le texte pour montrer d’un côté l’extrême pau- aux lignes 32 à 40. Cependant, la misère de ses
vreté de cette population, de l’autre sa grandeur. parents, financière et intellectuelle, annonce
En construisant un récit pathétique, l’auteur déjà que ses talents ne seront ni détectés ni
cherche sans doute à alerter le lecteur sur la cultivés. Saint-Exupéry expose le contraste entre
situation de ces ouvriers polonais. ce modèle de génie et l’environnement abrutis-
sant (au sens propre du terme) dans lequel l’en-
Prolongement fant se trouve : « Mozart fera ses plus hautes joies
On peut comparer cette icône, rémanence de la de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-
sainte Famille lors de la fuite en Égypte, avec la concerts » (l. 39-40).
photographie de Boubat, idéalisant une famille
indienne, page 340 du manuel. Comment ces 6. Saint-Exupéry opère une distinction entre
deux représentations convoquent-elles la force « l’individu » et « l’espèce humaine », autrement
d’un scénario universel ? dit entre une partie d’un tout et l’ensemble lui-
même. Cette nuance permet d’élargir la réflexion
3. L’auteur adopte un style sobre et dépouillé à l’échelle de la condition humaine (l’Homme).
étant donné qu’il refuse de montrer les aspects
répugnants de la misère. La pudeur de la descrip- 7. Dans cette phrase, Saint-Exupéry s’inspire
tion est sensible dans les images utilisées à de du passage de la Genèse retraçant la création
nombreuses reprises : « le tas de glaise », « les de l’être humain : « Alors Yahvé Dieu modela
épaves » représentent ainsi l’homme misérable. l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses
Ce choix descriptif permet d’essentialiser les narines une haleine de vie et l’homme devint
êtres démunis et donc d’en faire des symboles un être vivant. » (Genèse, 2, 7). Plus large-
éternels de la pauvreté. ment, l’auteur transpose le dualisme philoso-
phique entre la matière et l’esprit (« glaise » /
4. Les individus sont identifiés à deux types de « esprit ») : dans la philosophie occidentale,
comparants : l’un étant laudatif, l’autre dépré- l’être humain est souvent défini comme l’asso-
ciatif. D’un côté, l’ouvrier polonais est assimilé ciation de deux substances distinctes : l’âme et le
à « un tas de glaise » (comparaison : l. 14) et corps (théorie cartésienne). Cette méditation sur
plus loin à un « paquet de glaise » (métaphore : la condition du vivant est énoncée au présent de
l. 23), à « une machine à piocher » (métaphore : vérité de générale.
l. 21-22) ou encore à « un animal vieilli » (méta-
phore in absentia : l. 25). De l’autre, l’ouvrier VERS LE BAC
possède une nature gracieuse : « la belle argile » Invention
(l. 25) et la « rose » (l. 36) sont les images
valorisantes associées à l’enfant misérable. La Ce sujet invite l’élève à réfléchir sur la notion
dernière phrase met en valeur la glaise, maté- de point de vue. La scène de voyage ne doit
riau noble avec lequel Dieu façonne le premier plus être perçue par une personne extérieure
homme, Adam (« le glébeux » dans la traduction – occidentale et ayant du recul – mais par un des
de Chouraqui). Toutefois, Saint-Exupéry montre Polonais. Le monologue pourra faire entendre
que la glaise seule ne suffit pas : à force de faire plusieurs sentiments de ce voyageur polonais : la
travailler l’homme jusqu’à l’abrutissement, il méfiance puis la curiosité par exemple.
demeure une matière sans âme (« seul l’esprit, Commentaire
s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme »,
Dans le commentaire de ce texte de Saint-
l. 52).
Exupéry, il est important de réfléchir à la notion
5. La figure de Mozart symbolise le génie humain de registre pathétique afin de dégager les deux
dans toute sa précocité, plus précisément le premières parties du commentaire. On peut se
germe de perfection présent dans la nature de reporter à la fiche 40, consacrée aux registres.
tout homme. Si Mozart enfant a pu exprimer 1) La description d’un peuple misérable
son talent, son génie, c’est grâce à l’éducation a) Un peuple démuni
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b) L’insistance sur des détails concrets symbo- Affronter la misère humaine
liques (« le géranium », « les batteries de cui-
sine », les « paquets crevés de hernies »…). LECTURE DU TEXTE 12
c) La création de types : analyse du procédé 1. Dans l’émission Apostrophes (4 mai 1984),
d’essentialisation propre à l’écriture de Saint- Claude Lévi-Strauss définit l’ethnologie comme
Exupéry (métaphore du matériau : argile, glaise). « une des manières de comprendre l’Homme ». Il
2) Un discours d’indignation distingue ensuite la philosophie de l’ethnologie
a) L’apostrophe au lecteur : analyse des différents en montrant que sa discipline permet d’élargir
procédés visant à interpeller le lecteur (questions la connaissance humaine à la découverte des
rhétoriques notamment). sociétés plus reculées. Reprenant une formule
b) L’implication personnelle de l’auteur : analyse de Térence, auteur latin cher aux humanistes de
des modalisateurs (« ce qui me tourmente », « je la Renaissance, Lévi-Strauss défend l’idée que
me disais » etc.). « rien de ce qui est humain ne doit nous rester
c) La pesanteur et la grâce : étude du contraste étranger ». La démarche de l’ethnologue vise in
entre la misère des ouvriers polonais et le génie fine à mettre la société occidentale « en perspec-
humain (Mozart). tive ». Lien : www.ina.fr/sciences-et-techniques/
Dans une troisième partie, il apparaît judicieux sciences-humaines/video/I06292950/claude-levi-
de dépasser la stricte dimension pathétique. strauss-definit-l-ethnologie.fr.html
L’élève peut s’appuyer, pour ce faire, sur la phrase
« je ne crois guère à la pitié » (l. 45). 2. Cet extrait de Tristes tropiques peut être ratta-
3) Une interrogation sur l’Homme ché au genre de l’essai. Plus précisément, l’au-
a) La portée universelle du discours de Saint- teur recourt au discours explicatif pour analyser
Exupéry : du récit d’un convoi à la réflexion sur la société indienne. Dès le début du passage,
la condition humaine. L’élève pourra notam- le lecteur constate que l’auteur ne livre pas un
ment s’appuyer sur la distinction « individu » / témoignage personnel mais cherche à donner
« espèce humaine ». une dimension objective à son propos (mise à
b) La matière et l’esprit : mise en valeur de la distance) : « L’Européen qui vit… » (l. 1) ; « on
fragilité de la condition humaine. vous offre tout » (l. 9) ; « nous concevons… »
c) Une vision sombre de la nature humaine ? (l. 52). Par ailleurs, l’auteur étudie les attitudes
et les rapports entre les individus en utilisant
un vocabulaire abstrait : « situations initiales »,
« les règles du jeu social », « modalités diverses
de la prière », « opposition entre les classes »…

Claude Lévi-Strauss, 3. Dans cet extrait, le lecteur assiste à l’élabora-

⁄¤ Tristes tropiques,
⁄·∞∞
tion de la pensée de l’auteur qui tente d’élucider
le paradoxe de l’attitude du mendiant. De ce
fait, ce passage se rattache au genre de l’essai.
Claude Lévi-Strauss montre que la relation entre
l’Européen et le mendiant de Calcutta n’est pas
Claude Lévi-Strauss,
⁄‹ Race et histoire,
⁄·∞¤  p. ‹¤°-‹‹‚
un rapport d’égal à égal : quelles que soient les
circonstances, l’occidental est amené à humilier
le mendiant par un processus proche de celui de
la « servitude volontaire » (voir Étienne de la
Boétie, La Servitude volontaire). L’auteur utilise le
Objectif du texte : La lecture d’un extrait plus souvent un mode de raisonnement déduc-
de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss ouvre la tif au sein de chaque paragraphe : ainsi dans le
voie à une réflexion anthropologique. Plus deuxième paragraphe, après avoir énoncé une
précisément, l’élève doit être en mesure idée générale (« on vous oblige d’emblée à nier
de saisir la singularité de la démarche de chez autrui la qualité humaine qui réside dans
l’ethnologue qui tente de saisir la logique des la bonne foi, le sens du contrat et la capacité à
rapports sociaux en Inde et non simplement s’obliger »), l’auteur recourt à un exemple (« Des
de raconter un épisode circonstanciel de sa vie. rickshaw boys proposent de vous conduire »). De
16 Les découvertes des voyageurs | 285

Litterature.indb 285 06/09/11 11:52


même dans le paragraphe suivant : la thèse sur la à votre égard », l. 44) ou encore l’admiration
relation avec le mendiant est illustrée par le biais malsaine (« ils vous avilissent de leur vénéra-
de l’exemple du ton du mendiant. tion », l. 66).
4. À plusieurs reprises, l’auteur utilise le pronom 9. Dans le troisième paragraphe, l’auteur intègre
« vous » afin d’impliquer le lecteur : « on vous un passage au discours direct : « ’’Sa-HIB !’’ ».
oblige d’emblée à nier… » (l. 10-11) ; « on ne Au lieu de relater une conversation, Lévi-Strauss
peut supporter cette pression incessante, cette tente d’interpréter les effets de cette plainte en
ingéniosité toujours en alerte pour vous trom- analysant l’intonation et le sens caché de cette
per » (l. 40-41). Ce procédé est un moyen effi- injonction. Ce travail de décryptage se substi-
cace d’interpeller la conscience européenne. tue au dialogue comme si l’auteur suggérait par
ce biais l’impossibilité de nouer un véritable
5. Plusieurs ouvrages et sites Internet peu- contact avec les mendiants.
vent être consultés pour élaborer un travail de
recherche sur la mendicité à Calcutta : 10. Le rapport entre l’Européen et le mendiant
– Site Internet sur le droit des enfants dans le s’apparente à un cercle vicieux dans la mesure
monde, plus précisément en Inde : où la situation est inextricable : aucune relation
www.droit senfant.com/travail_asie.htm d’égalité ne peut être établie en raison d’un déni
– Les cartes de la Documentation française sur la d’humanité du mendiant. Celui-ci semble à ce
pauvreté en Inde : point résigné qu’il empêche toute progression
www.ladocumentationfrancaise.fr/cartotheque/ dans le rapport humain. L’auteur exprime clai-
maintien-pauvrete-inde.shtml rement cette fatalité au sein de l’extrait : « il n’y
– La fiche de la Banque mondiale sur l’Inde : a plus d’équilibre possible », « la situation est
http://web.worldbank.org/ devenue irréversible » (l. 64).
– La Documentation française, L’Inde ou le grand 11. Dans cet extrait, Claude Lévi-Strauss énonce
écart, n° 8060 (2007) une thèse paradoxale qui peut surprendre, voire
6. Le contact avec les mendiants inspire à l’au- choquer le lecteur. Plusieurs aspects de ce texte
teur différents types de sentiments : dans un pre- peuvent apparaître choquants :
mier temps, la négation de la notion d’humanité – Le constat final de Lévi-Strauss invite le lec-
l’amène à être décontenancé : « on n’ose plus teur à fuir tout rapport humain avec la popu-
croiser un regard franchement ». Néanmoins, lation misérable de Calcutta. L’élève peut
ce sentiment de honte ne dure qu’un temps : contester cette idée en refusant cette fatalité.
l’auteur avoue ensuite son exaspération, ce L’impossibilité de nouer un rapport avec les
qui le conduit à comparer les mendiants à des mendiants de Calcutta choque dès lors qu’elle
« corbeaux noirs ». devient une règle.
– L’analyse des rapports sociaux proposée par
7. Claude Lévi-Strauss compare les mendiants Lévi-Strauss peut choquer le lecteur : suivant
à des « corbeaux noirs à camail gris qui croas- la méthode structuraliste, l’auteur repère des
sent sans trêve dans les arbres de Karachi » logiques dans les relations entre les individus
(l. 49-50). Cette image illustre la vision péjo- sans forcément laisser une part à la spontanéité
rative que donne l’auteur des mendiants dans de la rencontre singulière. Le lecteur peut être
l’extrait : « La vie quotidienne paraît être une choqué par ce systématisme.
répudiation permanente de la notion d’huma-
nité ». Les mendiants sont ravalés au rang d’oi- VERS LE BAC
seaux répétant mécaniquement un croassement. Question sur un corpus
8. Les relations humaines en Asie méridionale Les textes de Saint-Exupéry et de Lévi-Strauss
sont faussées étant donné que les autochtones invitent le lecteur à réfléchir sur les modalités
rencontrés par l’auteur refusent un rapport d’éga- de l’échange entre les cultures. Les extraits de
lité et encouragent les occidentaux à les humi- Terres des hommes et de Tristes tropiques invitent
lier. Ce type d’échange, complexe et paradoxal, le lecteur à relativiser la notion d’universalité :
se manifeste dans des attitudes codées telles que les auteurs ne peuvent se placer qu’à distance
la résignation, la prière (« attitude fondamentale d’une humanité en déliquescence. Dans Race et
286 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 286 06/09/11 11:52


histoire, Lévi-Strauss nuance ce constat en mon- lieux sans véritablement les pénétrer du regard.
trant que l’échange constitue le fondement de Alain critique également la vanité des touristes.
toute culture. L’élève peut ainsi conclure sur la
2. Le voyageur idéal est celui qui cherche à
tension entre l’idée d’un clivage et celle d’une
« réellement voir » (l. 5), autrement dit à saisir
nécessaire « collaboration des cultures » (voir
la grandeur et la beauté d’un lieu en se perdant
Race et histoire, chapitre 9).
dans une contemplation active. L’auteur insiste
ainsi sur la nécessité de ralentir afin de profiter
Oral (entretien) pleinement de la richesse des détails qui s’offrent
En introduction, il est nécessaire de rappeler que à la vue du voyageur.
Saint-Exupéry et Lévi-Strauss ont fait le choix
de l’analyse pour aborder la misère humaine.
Cette modalité n’est pas la seule : l’élève peut HISTOIRE DES ARTS
s’appuyer sur des réquisitoires du XIXe à nos jours. Ce tableau représente un groupe de person-
Voici une liste indicative de références (mode nages immobiles devant un paysage naturel.
d’argumentation direct) : Leur statisme correspond au désir d’Alain de se
• Discours poser pour contempler un lieu : « Quand on voit
– Victor Hugo, Discours sur la misère, 9 juillet les choses en courant, elles se ressemblent
1849. À consulter sur le site du CRDP de Lille : beaucoup » (l. 5-6).
http://crdp.ac-lille.fr/sceren/hugo/
– Albert Camus, « La condition ouvrière », VERS LE BAC
L’Express, 13 décembre 1955 (manuel de l’élève
p. 339) Question sur un corpus
• Récits 1) Le voyage et la poésie ont en commun de
– Eugène Sue, Les Mystères de Paris, 1842-1843 permettre l’exploration d’une réalité neuve et
– Victor Hugo, Les Misérables, 1862 (manuel de déroutante
l’élève p. 76-77) – Alain : « Et si je reviens à une chose déjà vue,
– Émile Zola, Germinal, 1885 [notamment le en vérité elle me saisit plus que si elle était nou-
discours de la veuve au chapitre 7] velle, et réellement elle est nouvelle » (l. 19-20).
– Driss Chraïbi, Les Boucs, 1955 – T. Bekri : « la beauté du mystère » (l. 27).
– François Bon, Daewoo, 2004 – O. Paz : le poète décrypte la nature (« déchif-
• Chansons engagées frer le tatouage de la nuit », l. 3).
– Claude Nougaro, Bidonvilles, 1966 2) Le voyage et la poésie permettent à l’indi-
– Renaud, Dans mon HLM, 1980 vidu de « se désorienter » (Michaux : « il faut
– Certains rappeurs évoquent la misère des apprendre à se désorienter »)
cités urbaines à travers des chansons engagées : – Alain : « le même torrent devient autre à
voir notamment : Shurik’n, Où je vis (1998) ; chaque pas ».
La Rumeur, Le silence de ma rue (2003) ; Keny – O. Paz : fusion du poète avec la nature : « se
Arkana, La mère des enfants perdus (2006) ; Rocé, baigner dans le soleil et manger les fruits de la
Au pays de l’égalité (2010). nuit », l. 5).

Dissertation
POUR ARGUMENTER : Ce sujet de dissertation invite l’élève à relativi-
ser la portée du voyage. Il serait judicieux d’in-
LES VOYAGES FORMENT-ILS sister sur le rôle du voyageur qui se doit de main-
L’HOMME ?  p. ‹‹⁄ tenir en éveil sa conscience, son esprit critique
pour faire en sorte de tirer un enseignement de
LECTURE DU TEXTE son périple. Pour ce faire, il est recommandé de
1. Alain critique les touristes qui ne prennent réfléchir sur la notion de découverte qui doit
pas le temps de savourer le spectacle de la être explicitée au brouillon.
nature. « Le mal, c’est le rythme des autres » dit Découverte : enrichissement personnel, émo-
le poète Henri Michaux : il semble en effet que tion, objet neuf en rupture avec une habitude,
la précipitation du touriste l’amène à survoler les stimulation…
16 Les découvertes des voyageurs | 287

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Séquence
La photographie
⁄‡ humaniste
Objectifs et présentation de la séquence  p. ‹‹∞
Livre de l’élève  p. ‹‹∞ à ‹››

Objectifs :
– Étudier les intentions des photographes humanistes.
– Comprendre les visées argumentatives de la photographie.

Il est courant de représenter le XXe siècle à travers un florilège d’images violentes traduisant l’horreur
des guerres ou la barbarie totalitaire. À contre courant de cette mouvance artistique (voir livre de
l’élève p. 60-61), les photographes humanistes ont eu à cœur de montrer la candeur et la vigueur de
l’humanité.
La séquence débute par une première partie offrant une vision optimiste de l’homme : la scène cano-
nique du baiser constitue un « instant volé » prisé par les photographes comme Doisneau, Brassaï
ou Izis. Le texte de Paul Valéry permet de mettre en lien ce geste symbolique avec le contexte social
de l’immédiat après-guerre.
La deuxième partie consacrée au regard engagé des photographes entend creuser la fonction expres-
sive de la photographie. En investissant les terrains ouvriers, Willy Ronis a voulu fixer des temps
forts de la vie prolétarienne. L’élève peut saisir le parti pris du photographe en interrogeant les
procédés techniques propres à l’art photographique : le cadrage, la profondeur de champ, les effets
de contraste…
Les deux dernières parties élargissent la réflexion au-delà du mouvement humaniste. La partie 3
intitulée « Plaidoyer pour l’humanité » fait entendre un discours critique sur l’image, celui de Roland
Barthes qui dénonce les usages politiques de la photographie de presse. La partie 4 s’interroge sur les
moyens propres à la photographie pour dénoncer la souffrance humaine. Différentes modalités sont
appréhendées, de la photo choc au cliché suggestif.

⁄ Une vision optimiste la montée du désir comme si le photographe


avait voulu donner une image éternelle de la
de l’homme  p. ‹‹§-‹‹‡ passion amoureuse.
ÉTUDE D’UNE PHOTOGRAPHIE 2. En photographiant un « couple d’amoureux
1. Le photographe parvient à magnifier le couple dans un petit café parisien », Brassaï a tenu à saisir
amoureux en jouant sur des effets de contraste un instant de la réalité dans toute son intégrité.
saisissants : le visage clair et radieux de la femme L’enjeu formel apparaît secondaire dans cette
ressort d’autant plus nettement que la partie œuvre qui prétend plutôt cerner un moment
inférieure de la photographie est plongée dans fugace de l’existence. Le reflet des visages dans les
le noir (habits, banquette, table, tasse). La légère miroirs donne une profondeur à l’image et fait res-
inclination du visage en arrière mime par ailleurs sortir l’expression d’un bonheur humain.
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3. La fameuse photo du baiser de Doisneau a référence à la notion d’instant (« l’instant
suscité une polémique demeurée célèbre : les maître de nous »), faisant implicitement réfé-
amants s’embrassant à l’improviste auraient en rence à l’art photographique qui est la saisie d’un
fait posé pour le photographe. Aussi peut-on moment fugace.
douter du naturel du couple photographié par
Brassaï. L’élève peut considérer que le couple VERS LE BAC
ne pose pas s’il s’en tient à des indices objec-
tifs : l’homme tourne le dos à l’objectif et la
Dissertation
femme ferme à demi les yeux, comme absorbée L’élève peut adopter un plan en deux parties : le
dans la passion amoureuse. D’un autre côté, les premier temps vise à répondre positivement à
effets de symétrie dans la composition (reflets la question tandis que le deuxième mouvement
dans le miroir) paraissent trop parfaits pour être montre les limites d’une telle perspective. Voici
naturels. un plan (avec exemples détaillés) de la première
partie.
1) La poésie et la photographie révèlent
ÉTUDE D’UNE PHOTOGRAPHIE les beautés du monde
1. Le couple est photographié en plongée étant a) La saisie d’un instantané
donné que la prise est effectuée au-dessus du – Les photographes humanistes ont tendance à
couple. Izis opte plus précisément pour un privilégier un hic et nunc propice à l’enchante-
cadrage savant en dévoilant au premier plan le ment. Exemple : scène du baiser chez Brassaï ou
muret où se situe l’objectif. Cet objet au pre- Doisneau (voir livre de l’élève p. 336-337).
mier plan souligne d’autant plus l’impression de – Les poètes ont un pouvoir d’alchimiste : ils
hauteur. Le spectateur se trouve alors pris d’une sont à même de transformer une réalité brute
sorte de vertige : est-ce celui des amants épris en or. Exemple : Prévert, « Grand bal du
d’amour ? Ou plutôt celui du voyeur indiscret qui Printemps », p. 242 : l’émerveillement d’un
prend peur à l’idée d’être surpris ? passant, qui n’est autre qu’Izis, fait apparaître le
2. La photographie met en lumière le couple printemps.
par un jeu de contraste : le tronc d’arbre est une b) Un nouveau monde
toile de fond sombre sur laquelle se détachent les – Les photographes ont le pouvoir de recréer
amants. On peut également noter que le photo- le monde en donnant à voir une réalité idéale.
graphe effectue une mise au point sur le couple L’élève peut s’appuyer pour ce faire sur la photo
qui apparaît d’autant plus nettement. d’Édouard Boubat (p. 340) et de Steve Mc Curry
(p. 342).
– Les poètes métamorphosent certaines cir-
DE L’IMAGE AUX TEXTES constances par un procédé de déréalisation.
3. Le poème de Prévert est construit sur une Exemple : Apollinaire, Poèmes à Lou, « Si je
antithèse entre le jour et la nuit : d’un côté, la mourais là-bas » (XII) : l’élève peut étudier
nuit symbolise la misère et l’enfermement ; de la composition du poème, de la référence au
l’autre, le jour évoque l’espoir et le désir amou- contexte de la guerre (« Si je mourais là-bas,
reux. Dans l’extrait de Paul Valéry, un contraste sur le front de l’armée ») à la transfiguration du
est établi entre la « voix divine » et le chaos poète en « souvenir éclaté dans l’espace », pour
résultant des conflits armés. Les deux auteurs finir sur un nouvel enchantement du monde :
suggèrent ainsi l’opposition entre un environ- « Un amour inouï descendrait sur le monde ».
nement hostile et l’espoir qui renaît dans l’esprit
de l’homme (« Notre vie c’est maintenant »,
Prévert ; « le cœur anxieux qui brusquement se ¤ Un regard engagé  p. ‹‹°-‹‹·
déchaîne, se dilate », Valéry). ÉTUDE DES PHOTOGRAPHIES
4. Valéry sélectionne un élément à l’inté- 1. Sur ces deux photographies, on peut constater
rieur d’un « chaos d’impressions » de la même que le personnage prenant la parole est isolé du
manière que le photographe cadre un espace reste du groupe. Le délégué est séparé du reste
avec son objectif. L’auteur fait également de l’assemblée et se trouve presque à la place du
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photographe, ce qui le met en valeur. La jeune persuader le lecteur, il établit un contraste
syndicaliste est en position de surplomb par rap- entre la parole, confisquée par les bourgeois,
port au collectif qui se tient autour d’elle. Sa et le silence auquel est cantonné le prolétariat.
position centrale et l’expressivité de son visage Camus recourt à une véritable démonstration en
lui donnent un statut privilégié. structurant son développement : dans chaque
paragraphe, il débute par une assertion forte
2. La figure du porte-parole syndical se distin-
(« Le malheur ouvrier est le déshonneur de cette
gue sur les deux photographies. Outre sa posi-
civilisation » / « Mais il faut que ce confort soit
tion par rapport aux autres, son statut se signale
détruit ») puis réfute les solutions trouvées par
du fait de sa gestuelle (énergie déployée par la
les bourgeois au moyen de connecteurs d’oppo-
jeune femme). Dans son texte explicatif, Willy
sition (« mais » au premier paragraphe ; « non
Ronis considère que le délégué a une « bonne
pas pour » au second).
attitude » : en effet, sa tête est relevée et ses bras
miment une action à effectuer. 4. L’engagement des photographes humanistes
est sensible dans la vision qu’ils donnent de
3. Dans ce texte, Willy Ronis détaille les cir-
l’individu au travail. On peut distinguer deux
constances mêmes qui l’ont conduit à prendre la
manières de représenter l’homme dans son
photographie. Il s’arrête longuement sur la sai-
milieu professionnel : celui-ci peut être valo-
sie du cliché en donnant des informations tech-
risé, capté dans une attitude digne et combat-
niques sur la composition et le cadrage (« prise
tive (voir « Le Délégué », « Prise de parole aux
de vue plongeante »). Le photographe insiste
usines Citroën-Javel », « Portrait d’un paysan à
sur l’importance de l’instant qui détermine la
casquette ») ou au contraire saisi dans un envi-
qualité de la photo : « Au moment opportun, je
déclenche ». ronnement écrasant (voir « Filature Rhodiaceta,
Lyon »).

DES IMAGES AU TEXTE


1. Willy Ronis porte un regard critique et polé- Prolongement
mique sur la condition ouvrière. En isolant une Certains films représentent l’individu dans des
ouvrière au sein d’une batterie de machines conditions de travail difficiles. Ces œuvres peu-
identiques, le photographe tend à marquer la vent faire écho aux photographies humanistes :
défaite de l’homme perdu et comme absorbé – Charlie Chaplin, Les Temps modernes (1936)
dans cette série d’instruments hostiles. En aug- – John Ford, Les Raisins de la colère (1940) ;
mentant la profondeur de champ, Ronis crée Qu’elle était verte ma vallée (1941)
l’illusion d’un espace infini dans lequel se perd – Terence Malick, Les Moissons du ciel (1978)
l’ouvrière. – Claude Berri, Germinal (1993)
2. La photographie de Ronis n’est pas une simple – Ken Loach, My name is Joe (1998)
description d’une réalité comme pourrait le lais- – Jean-Pierre et Luc Dardenne, Rosetta (1999)
ser entendre le titre : « Filature Rhodiaceta,
Lyon ». La finalité argumentative est dans ce
cas évidente comme le suggère le rapport éta- ‹ Plaidoyer pour l’humanité
bli entre l’individu et son milieu professionnel.
Plus précisément, le photographe recourt à des  p. ‹›‚-‹›⁄
moyens qui lui sont propres pour dénoncer l’in- ÉTUDE D’UNE PHOTOGRAPHIE
justice : Ronis choisit un cadre étriqué (plafond
1. Une impression de sérénité se dégage de cette
bas), une grande profondeur de champ pour
photographie : l’homme et la femme sont réunis
montrer l’isolement du travailleur. De ce fait,
autour de l’enfant qui se trouve ainsi protégé.
la photo apparaît comme un moyen efficace de
Le geste simple et pur accompli par l’homme est
« rompre le silence » dont parle Camus dans son
accompagné du regard par la femme et l’enfant.
article.
La lumière vient se déposer sur une partie du
3. Camus reproche à la société bourgeoise son visage rayonnant de l’homme, ce qui procure
indifférence au malheur ouvrier. Pour mieux une sensation harmonieuse.
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2. Le photographe a tenté de saisir un instantané ÉDUCATION AUX MÉDIAS
comme le suggère la captation du mouvement 4. L’élève est en mesure de trouver des infor-
du bras de l’homme (flouté en raison du mou- mations en cliquant sur l’onglet « Des photo-
vement) : cette famille est donc saisie au cœur graphes illustrateurs ». Pour montrer l’évolution
d’une action. Toutefois, la position de chacun de la presse illustrée au cours du XXe siècle, il est
sur l’image manque de naturel : ainsi, la femme essentiel de distinguer les différentes formes que
paraît poser en maintenant ses bras le long du prend ce journalisme : du « réalisme poétique »
corps dans une attitude de pose. au reportage objectif.
3. La photographie paraît réaliste à première 5. La critique de Barthes s’inscrit dans un
vue : la famille hindoue accomplit une activité contexte particulier qu’il est utile de rappeler :
ordinaire et revêt des habits traditionnels. D’un « l’ensemble des textes [des Mythologies] coïn-
autre côté, le cadre dans lequel posent ces indivi- cident avec la période troublée de la quatrième
dus apparaît stylisé : le photographe semble avoir République finissante, c’est-à-dire avec une
privilégié un intérieur clair et paisible, loin de France en crise, profondément bouleversée par
l’habitat pauvre et rudimentaire d’une grande le passage d’un monde à l’autre, d’un statut de
partie de familles hindoues. grande puissance mondiale à celui de puissance
moyenne » (Claude Coste, Barthes, Points,
LECTURE DU TEXTE 2010). Le parallèle avec la période actuelle est
saisissant, même si le réquisitoire à l’encontre
1. Ces photos de reportage culturel donnent à du pouvoir « bourgeois » (« le pouvoir », « les
voir des membres de groupes ethniques africains
valeurs d’ordre ») dressé par Barthes semble
en tenue folklorique. Cette représentation de la
quelque peu daté.
culture africaine paraît quelque peu réductrice
dans la mesure où elle véhicule l’image d’un
Africain dont les attributs séculaires suscitent
une fascination mêlée de peur (étudier l’ex- Prolongement
pression des visages des chefs Moshi). Roland La réflexion sur la société de consommation a
Barthes traduit cette impression en évoquant nourri de nombreuses œuvres depuis la fin des
le « baroque vaguement menaçant » qui ressort années cinquante :
d’une photo d’un reportage culturel pour Paris – Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne
Match. (1961)
2. La « mythologie » est un concept forgé par – Roland Barthes, Système de la mode (1967)
Barthes à partir d’un examen de différents phé- – Jean Baudrillard, La Société de consommation
nomènes culturels et sociaux parmi lesquels figu- (1970). Voir notamment « To be or not to be
rent James Bond, la DS (la voiture des années my self », partie consacrée aux dilemmes de
1970) ou les jouets en plastique. En donnant le « Madame l’Oréal », p. 123 (coll. Folio)
titre de « mythologie » à ces « objets d’étude », – Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai
le sémiologue cherche à montrer comment un sur la société de consommation (2006)
produit culturel devient un lieu commun, une – Jérôme Garcin (dir.), Nouvelles mythologies
évidence qui se donne pour une vérité. (2007)

3. On peut relever plusieurs termes éclairant la Les élèves peuvent se référer à deux textes du
notion de mythologie : « réduction », « objet », manuel qui font écho à cette problématique :
« réduit à une fonction », « imagerie générale », – Georges Perec, Les Choses (1965) (manuel de
« représentations collectives », « erreur ». Dans l’élève p. 34)
cet extrait, Roland Barthes oppose deux pos- – Michel Houellebecq, Extension du domaine de
tures : celle du reporter construisant une image la lutte (1994) (manuel de l’élève p. 35)
fausse et figée du Nègre et celle de l’ethnologue
interrogeant scientifiquement (avec des « pré-
cautions rigoureuses ») le « fait nègre ».

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› Dénoncer la souffrance 2. Le contraste entre un premier plan occupé par
les deux rangs de barbelés et un second plan où
humaine  p. ‹›¤-‹›‹ sont assemblés les réfugiés donne à penser que
ÉTUDE D’UNE PHOTOGRAPHIE le photographe dénonce cette situation. Par
1. Le spectateur éprouve un certain malaise en ailleurs, l’attitude de ces individus est loin d’être
se confrontant au regard de la jeune Afghane. Le revendicative : la gravité se lit sur leurs visages
procédé du « regard-caméra » permet d’intensi- ce qui inspire plutôt la pitié du spectateur.
fier l’effet émotionnel et d’interpeler le public : 3. Wali Mohammadi met l’accent sur la misère
le spectateur se trouve pris à parti par la jeune et l’insalubrité du camp. L’énumération au troi-
fille, dans la position du coupable qui doit se jus- sième paragraphe est à ce titre évocatrice : « Les
tifier. Ce trouble n’est pas le seul sentiment que détritus, les chaussures, les vêtements abandon-
l’on peut éprouver devant cette photographie : nés ». D’autres détails symboliques sont men-
le regard vif et clair de la jeune fille, les traits tionnés dans la suite du texte : « énormes pneus
délicats de son visage en font également – et sur- abandonnés, pelles de grues laissées à la rouille ».
tout ? – un être d’une beauté fascinante. Le camp s’apparente à un lieu dévasté et comme
2. Il est difficile de saisir d’emblée la portée argu- à l’abandon.
mentative de cette photographie. Seuls quelques 4. L’auteur décrit les abris de fortune en iden-
indices permettent de comprendre que cette tifiant des détails symboliques : les « pneus
jeune femme vit dans des conditions difficiles : abandonnés » et « les pelles de grues laissées
le tissu déchiré et taché à quelques endroits à la rouille ». Cette description fragmentaire
est à cet égard le seul élément sensible. Steve se double d’images fortes (hyperbole : « mons-
Mc Curry s’est donc refusé à représenter la bru- trueuses mâchoires métalliques ») et de décla-
talité de la guerre : son intention est plutôt de rations ironiques (« tout est bon pour dormir au
suggérer les conséquences de telles circonstances sec »). Le registre comique domine ainsi dans ce
funestes. Le regard intense de la jeune Afghane court paragraphe.
offre surtout une pluralité d’interprétations au
spectateur qui n’est pas condamné à éprouver un 5. Pour répondre à cette question, l’élève peut
seul sentiment. montrer l’efficacité et les limites de certaines
images publicitaires qui tendent à s’inscrire dans
3. Pour répondre à cette question, il est néces- une démarche aux limites de la manipulation. La
saire de saisir la singularité de cette photogra- visée polémique d’une image permet d’atteindre
phie. Dans le cas précis, le fait que la jeune directement la sensibilité d’un public. Cette effi-
femme regarde avec détermination l’objectif cacité liée au pouvoir de l’image concurrence
constitue sans doute un facteur du succès de ce nécessairement l’argumentation écrite qui néces-
cliché. L’expression saisissante, la beauté fas-
site une réflexion plus lente (réaction différée).
cinante de cette Afghane crée également un
effet de surprise dans la mesure où les photos de
guerre habituelles donnent souvent à voir des VERS LE BAC
corps morcelés et des visages détruits. Dissertation
Explicitation de la thèse de Roland Barthes :
DE L’IMAGE AU TEXTE Il s’agit d’une réflexion sur le rapport entre
1. Le photographe effectue une prise de vue en le spectateur et l’image (« en face d’elle nous
légère contre-plongée étant donné que l’appareil sommes… »). Barthes s’intéresse plus spécifique-
photo se trouve plus bas que les réfugiés. De plus, ment à un type d’image : la photo-choc. Celle-ci
des fils barbelés placés au premier plan obstruent prive le spectateur de toute liberté d’interpréta-
la vision : le photographe insiste ainsi sur l’em- tion (« dépossédés de notre jugement ») dans la
prisonnement de ces individus qui apparaissent mesure où le sens apparaît en toute transparence.
démunis et vulnérables. Cette critique s’inscrit dans une réflexion plus
large de Barthes sur la relation esthétique : le
sémiologue distingue deux notions, le sens et
la signification. Tandis que le premier s’impose
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comme une vérité intangible (sens = vérité), le 3) Le soulagement et la nostalgie
second est l’interprétation que construit le lec- Un dernier paragraphe peut être écrit au présent
teur (signification = ambiguïté du sens). d’énonciation : « Aujourd’hui encore, quand je
Voir Roland Barthes, Essais critiques, « Littéra- repense à ces moments critiques… ». L’enjeu
ture et signification », Seuil (1964). étant de faire un bilan de cette fuite : le nar-
rateur est-il soulagé de ne plus vivre à Kaboul ?
Invention Ressent-il au contraire la nostalgie de son pays,
L’élève doit réfléchir aux différentes étapes de de sa famille ?
son récit en mettant en valeur des sentiments
variés en fonction de la situation du narrateur.
1) Les préparatifs ∞ Atelier d’écriture  p. ‹››
Un premier paragraphe peut être consacré au Cet atelier d’écriture propose à l’élève l’écriture
récit de la préparation du voyage : les précau- d’un texte autobiographique. Ce travail peut être
tions, les confidences faites aux proches concer- un prétexte à l’étude de ce genre qui n’est plus
nant un prochain départ, la détermination un objet d’étude à part entière au lycée. L’élève
du narrateur, sa tristesse à l’idée de quitter sa aura la possibilité de réfléchir sur un sujet per-
famille… sonnel qui l’engage directement. Le choix des
2) La fuite photos doit permettre une progression, qu’elle
Un second paragraphe relaterait la fuite en elle- soit thématique ou strictement chronologique.
même : l’élève peut alors décrire l’atmosphère Enfin, il semble important de varier les sujets.
pesante qui règne au moment où le narrateur Ainsi, il est peu judicieux de ne proposer que
passe la frontière afghane : le sentiment domi- des portraits. Un objet ou un lieu peuvent être
nant est l’angoisse (la peur d’être vu par les auto- parfois plus évocateurs et favoriser l’écriture d’un
rités, les milices postées à la frontière). texte plus original.

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Vers le bac : « La condition
féminine » Livre de l’élève  p. ‹›∞ à ‹›°

QUESTIONS SUR UN CORPUS pas innée mais acquise, construite comme une
1. Louis-Sébastien Mercier, George Sand et seconde nature.
Simone de Beauvoir tendent à remettre en cause – Simone de Beauvoir : difficulté de la femme à
une vision stéréotypée de la femme. S’ils s’ac- accéder au rang de sujet complet à la différence
cordent à dénoncer une représentation dévalori- des hommes. « La femme n’est un individu com-
sante de la condition féminine, ces trois auteurs plet, et l’égale du mâle, que si elle est aussi un
demeurent plus circonspects sur l’identité même être humain sexué » (l. 10-12).
de la femme. 3) Une identité difficile à définir ?
1) Un être méprisé et déconsidéré Les trois auteurs envisagent une possibilité
Les auteurs insistent sur les restrictions subies d’émancipation de la femme. Toutefois, la remise
par les femmes. La dévalorisation de la femme en question des stéréotypes n’aboutit pas tou-
s’exprime par une série de limites qui l’amènent jours à une nouvelle condition de la femme.
à éprouver un complexe d’infériorité. Plusieurs – L.-S. Mercier : éloge de la perfection féminine.
exemples peuvent être introduits pour justifier Image valorisante de la femme en opposition au
cette idée : caractère vil de l’homme.
– L.-S. Mercier : insistance sur l’interdiction – George Sand : ambiguïté de la condition fémi-
de lire (« Pourquoi leur interdirait-on la nine : hésitation entre deux postures contradic-
littérature ? » l. 2). toires, d’un côté la vision traditionnelle (« la
– George Sand : analyse du complexe d’infério- femme plus artiste et plus poète » que l’homme),
rité intellectuel (« infériorité morale attribuée à de l’autre le désir d’égalité.
la femme » l. 3-4). – Simone de Beauvoir : dualité de la femme (il
– Simone de Beauvoir : la femme est considérée est demandé à la femme de se faire « objet et
comme un être « divisé » et « mutilé ». proie »).
2) Un être façonné par l’homme
L’inégalité entre homme et femme trouve 2. Une réponse en deux paragraphes peut être
son explication dans la relation établie entre envisagée. Les textes de Mercier et de Beauvoir
l’homme et la femme. Les trois extraits mettent se rattachent au genre de l’essai. Le lecteur
l’accent sur la dépendance de la femme vis-à- assiste en effet au cheminement de la pensée
vis de l’homme. Au lieu d’être un sujet libre et de l’auteur qui s’interroge sur la condition des
autonome, la femme apparaît trop souvent sous femmes (Mercier : questions rhétoriques au pre-
les traits d’un objet façonné par l’homme. mier paragraphe) et tend à porter un discours
– L.-S. Mercier : la femme est dépendante du de vérité sur ce sujet (présent de vérité géné-
rôle que lui assigne l’homme. Elle n’existe qu’à rale omniprésent dans les deux textes). Les deux
travers le regard de l’homme, qui s’attache à auteurs proposent par ailleurs une démonstra-
limiter l’expansion intellectuelle et morale de tion rigoureuse en signalant les étapes de leur
la femme : « [l’homme] craint [l]es succès [de la réflexion par des connecteurs argumentatifs.
femme] » ; « il ne lui permet une célébrité parti- Le texte de George Sand appartient au genre
culière que quand c’est lui qui l’annonce et qui autobiographique. L’auteur relate un souvenir
la confirme » (l. 21-24). personnel en tâchant de lui donner une dimen-
– George Sand : l’auteur remet en question sion universelle. La dimension introspective
l’idée d’une nature de la femme. « L’infériorité de ce passage peut être signalée : « m’interro-
morale » de la femme est due à la mauvaise geant moi-même » (l. 11) ; « j’avais dans l’âme »
éducation dispensée par les hommes. Elle n’est (l. 22-23).
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TRAVAUX D’ÉCRITURE 3) Le discours d’un moraliste
Commentaire Pour une définition de « moraliste », voir l’en-
trée <moralistes> du Dictionnaire du littéraire
1) Une dénonciation du comportement masculin
(PUF, 2002). Dans cette troisième partie, l’en-
a) Un discours polémique
jeu est de rattacher Mercier à la tradition des
Accusation directe de l’homme à travers des
moralistes classiques – au premier rang desquels
modalisateurs dépréciatifs (« jalousie honteuse »,
se trouve La Bruyère.
l. 3 ; « ses vices », « ses défauts », l. 11). L’étude
a) Le ton de la conversation : la dynamique de
du mode d’argumentation peut également révé-
l’essai
ler la dimension polémique de ce discours : expo-
Singularité de cet extrait : souplesse de l’écriture,
sition et critique des arguments adverses par le
apparente discontinuité du propos. Analyser
biais des questions rhétoriques dans le premier
paragraphe. pour illustrer cette idée de la figure de l’épanor-
b) Portrait de l’homme en manipulateur those présente dans le texte (« disons mieux »,
vaniteux l. 8 ; « il craint ses succès ; il craint que sa fierté
Registre satirique : l’auteur propose un portrait n’en augmente », l. 20-21).
à charge de l’homme en mettant en avant le b) Le décryptage du comportement masculin
pouvoir de manipulation et la vanité de la gente Au-delà de la satire des attitudes masculines,
masculine. Analyse du lexique de la domina- l’auteur cherche à révéler le contraste entre un
tion : « repousser », « subjuguer » + verbes de comportement apparent et la vérité (flatterie
volonté (« il veut que », « voudra bien que », → vice). Ce procédé de décryptage renvoie à la
exige »). On peut aller plus loin et mettre en tâche du moraliste qui cherche à saisir la vérité
évidence l’obséquiosité malsaine de l’homme sous le masque de l’hypocrisie.
(« il chérit la modestie de la femme », l. 8 « tous c) Un récit exemplaire ou le genre du « tableau »
les compliments dont l’homme accable une Dans une troisième sous-partie, il est judicieux
femme », l. 20). de rapprocher cet extrait du genre auquel il
c) Blâme de l’homme / éloge de la femme appartient. Le « tableau » que dresse Mercier est
En rappelant la visée argumentative du texte, avant tout un récit exemplaire visant à montrer
il est possible de montrer que le blâme de l’opposition entre le vice et la vertu.
l’homme va de pair avec un éloge de la femme.
Étude des antithèses qui structurent le passage : Dissertation
« esprit naturel », « facilité de voir », « péné- Pré-requis : pour approfondir la notion d’essai,
tration » de la femme / « vices », « défauts » de on peut se reporter au « parcours de lecteur »
l’homme. consacré à un des essais de Montaigne, « Sur le
2) Une remise en cause du rapport entre homme démenti », p. 383.
et femme 1) Depuis Montaigne, l’essai s’est défini comme
a) La femme : une menace pour l’homme un discours critique sur les mœurs…
Image de la femme dramatisée : analyser en ce a) Une argumentation directe visant à décrypter
sens la dynamique de l’écriture dans le second les faux-semblants de la société
paragraphe (style coupé). Vocabulaire de la L’essai est à même de révéler l’écart entre les
menace à relever : « craint » (deux occurrences), apparences et la vérité : la vie en société est
« menace ». réduite à un jeu de dupes hypocrites. L’élève
b) La femme : un objet façonné par l’homme pourra s’appuyer sur un corpus classique en met-
Voir question sur un corpus 1. tant en valeur la diversité des formes de l’essai
c) Les femmes en liberté conditionnelle (fragments, maximes, discours).
La dépendance de la femme vis-à-vis de l’homme Exemple : La Bruyère, Les Caractères, « De la
lui donne un statut ambigu : elle ne peut jouir société et de la conversation ».
que d’une liberté relative, soumise aux condi- b) La promotion d’un idéal de société
tions des hommes soucieux de leur suprématie. En critiquant les défauts de la société, l’auteur
Analyser en ce sens les négations restrictives et d’un essai met en évidence un idéal de compor-
les subordonnées de condition qui marquent ce tement qu’il tend à louer. Tout réquisitoire porte
véritable conditionnement de la femme. en creux un plaidoyer.
Vers le bac | 295

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Exemple : Montaigne, Essais, III, 3 (« Sur trois 3) Si bien que l’essai est nécessairement concur-
sortes de relations sociales »). L’auteur défend le rencé par d’autres genres porteurs d’un discours
modèle de « l’honnête homme » en défendant sa social
propre manière d’être en société : « Les hommes a) Le genre didactique : une argumentation par
dont je recherche la société et la familiarité sont l’exemple
ceux que l’on appelle ’’honnêtes hommes’’ et Certains genres apparaissent plus adaptés à la
’’habiles hommes’’. » critique de la société (argumentation directe ou
c) Un genre prisé par les moralistes indirecte). Les genres du conte et de la fable,
La prédisposition de l’essai à révéler les défauts qui relèvent de l’apologue, (corpus XVIIe siècle)
d’une société le rattache donc à une littérature pourront être convoqués.
morale et plus précisément à la figure du mora- Exemple : une fable de La Fontaine comportant
liste. L’essai se définirait donc comme un dis- une morale explicite, comme « La Jeune Veuve »
cours dénonçant les vices et faisant l’éloge des (manuel de l’élève, p. 434).
vertus (visée d’édification). b) Les vertus de la fiction
Exemple : Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Le détour par la fiction peut s’avérer un moyen
Paris (texte 1 du corpus). efficace de persuader le lecteur des vices de la
2) Mais l’essai ne revendique pas le statut société. La mission de l’écrivain consiste alors à
d’un discours de vérité… faire entendre un discours par le biais des aven-
a) L’essai ne prétend pas à l’exhaustivité du traité tures d’un personnage.
L’essai ne se donne pas une finalité précise. Exemple 1 : Victor Hugo, Les Misérables (livre de
S’il peut révéler les défauts d’une société par l’élève, p. 76-77).
endroits, il s’interroge également sur d’autres Exemple 2 : George Sand, Indiana (manuel de
thématiques. L’élève insistera donc sur la variété seconde, p. 36). C’est la transposition roma-
de l’essai en s’appuyant sur la définition qu’en nesque du texte donné dans le corpus. L’élève est
donne Montaigne. à même de comparer leur efficacité respective.
Exemple : Montaigne, Essais, III, 9 (« De la c) Le discours du lecteur
vanité »). Revendication d’une discontinuité du En définitive, un genre littéraire en tant que tel
propos, d’une dynamique de la « folie » qui auto- ne semble pas porteur d’un discours. Le lecteur
rise les « sauts et les gambades » (voir édition est le seul garant d’une conclusion. Les défauts
Lanly, p. 1 203 ; voir aussi sur ce point le « par- d’une société se révèlent à travers son activité de
cours de lecteur » consacré aux Essais, p. 390). lecteur et sa capacité à décrypter, à interpréter
b) Un genre caractérisé par un ton personnel le texte pour se forger une critique personnelle.
Le genre de l’essai est donc tout entier subjectif :
plutôt que de dénoncer des faits de société, l’au- Écriture d’invention
teur tente de réfléchir sur son propre rapport aux Il s’agit d’un écrit d’invention de type argumen-
autres. L’engagement personnel prend parfois le tatif. L’enjeu est d’écrire un discours à même de
pas sur le discours social. convaincre et de persuader le public. L’élève
Exemple : Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe pourra alterner des passages mettant en valeur
(extrait dans le manuel de l’élève, p. 513) l’indignation du narrateur (lexique de la déplo-
c) L’essai défini comme une « conversation que- ration, anaphores, figures d’insistance, registre
relleuse » (Montaigne, Essais, III, 8) pathétique) et des passages visant à convaincre
La dimension subjective de l’essai autorise l’au- (démonstration rationnelle sur l’égalité homme
teur à évoquer ses doutes et ses interrogations. / femme, argument d’autorité). Ce discours doit
En ce sens, l’élève pourra montrer que l’essai ne être étayé par une série d’exemples montrant
livre pas tant une révélation des défauts d’une les différents degrés de maltraitances faites aux
société qu’une interrogation sur le rapport de femmes : esclavagisme, inégalité des droits, miso-
soi à l’altérité. Montaigne considère ainsi que gynie banalisée dans les sociétés occidentales,
son œuvre doit être le théâtre des querelles discrimination au travail…
intérieures.
Exemple : Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques
(livre de l’élève p. 328-329).

296 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

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Vers le bac : « Seul ou au milieu
des autres ? » Livre de l’élève  p. ‹›· à ‹∞¤

QUESTION SUR UN CORPUS une foule affairée » écrit Baudelaire dans « Les
En introduction, il est judicieux de distinguer les Foules » (Petits poèmes en prose, XII). La solitude
extraits louant la solitude (Pascal, Baudelaire) serait donc, selon le poète, un territoire d’excep-
de l’extrait démontrant la nécessité de la vie en tion, un refuge pour abriter une foule et s’abri-
société (Encyclopédie). La consigne doit ame- ter de la foule. Dans « La solitude », Baudelaire
ner l’élève à réfléchir sur le traitement litté- reprend cette thématique en faisant plus pré-
raire auquel recourent les auteurs (« Comment cisément l’éloge du recueillement : les propos
démontrent-ils… »). malveillants d’un « gazetier philanthrope »
1) Une démonstration philosophique l’engagent à vitupérer contre l’idéal « fraterni-
Pascal et d’Alembert démontrent les inconvé- taire ». Aussi comment Baudelaire construit-il
nients de la vie en société à travers un discours un réquisitoire persuasif ? Après avoir analysé
explicatif. Ces deux extraits peuvent être rat- le traitement que réserve le poète aux arguments
tachés à la philosophie dans la mesure où les de son adversaire, nous montrerons la vigueur
auteurs définissent l’Homme par le biais d’un dont il fait preuve pour défendre son point
raisonnement précis. Dans ces deux passages, le de vue.
lecteur assiste à une démonstration rigoureuse : 1) Un réquisitoire efficace à l’encontre de la
une thèse, énoncée au présent de vérité générale philanthropie
(Pascal : « tout le malheur des hommes vient a) Un portrait à charge
d’une seule chose qui est de ne savoir pas demeu- Dans ce poème, Baudelaire raille la posture du
rer en repos dans une chambre » ; L’Encyclopédie : gazetier en affublant celui-ci d’adjectifs péjo-
« Les hommes sont faits pour vivre en société ») ratifs : « incrédule[s] », « maudit », « hideux
est étayée par des exemples précis (divertisse- [trouble-fête] ». Il recourt également à l’ironie
ments du roi chez Pascal ; cas de l’enfant dans pour mieux ridiculiser son personnage : les anti-
l’extrait de L’Encyclopédie). L’auteur de l’article phrases « subtil envieux » et « avec un ton de
« Société » recourt également à l’argument d’au- nez très apostolique » peuvent être convoquées
torité (citation de Sénèque) pour mieux justifier à l’appui de cet argument. Mais le poète ne se
l’idée que l’homme doit vivre en société. contente pas de brosser un portrait à charge de
2) Un réquisitoire poétique ce journaliste : son poème vise plus largement
Le texte de Baudelaire se distingue des deux une communauté. L’élève pourra analyser en
autres extraits : le poète ne vise pas à convaincre ce sens le passage d’une accusation individuelle
son lecteur par une démonstration logique mais à un réquisitoire plus général : « un bavard »
plutôt à le persuader. La « philanthropie » du (l. 8) ; « nos races jacassières » (l. 13).
gazetier est raillée au moyen d’une écriture de la b) Un discours mordant sur les dérives
vitupération : « mon maudit gazetier » (l. 20) ; « fraternitaires »
« le subtil envieux » (l. 22-23) ; « le hideux Baudelaire loue la solitude en faisant preuve
trouble-fête » (l. 24). La profusion d’images de sarcasme. On peut ainsi étudier les images
dévalorisantes vise à dénoncer les apories de la créées par le poète (la harangue du condamné
société de son temps. à mort au quatrième paragraphe notamment).
Il convoque avec désinvolture (« dit quelque
TRAVAUX D’ÉCRITURE part », l. 25 ; « je crois », l. 29) des moralistes
Commentaire classiques pour donner plus de crédit à son pro-
Introduction rédigée : « Qui ne sait pas peupler pos. Ces arguments d’autorité invitent le lecteur
sa solitude ne sait pas non plus être seul dans à partager son point de vue.
Vers le bac | 297

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2) Le travail du poète civilisations. Certaines œuvres littéraires son-
a) La voix du poète dent l’énigme posée par l’homme : le lecteur en
Le poète fait entendre sa voix tout au long sait ainsi davantage sur l’intériorité d’un indi-
du poème. On peut ainsi analyser la situation vidu, les motifs qui l’ont conduit à agir d’une
d’énonciation : récurrence des pronoms person- certaine façon.
nels de première personne et modalisateurs (« je Exemple : Emmanuel Carrère, L’Adversaire.
sais que », l. 4 ; « il est certain que », l. 8) en L’auteur tente de saisir les raisons qui ont poussé
témoignent. Interpellation du lecteur : « voyez- Jean-Claude Romand à tuer sa femme et ses
vous » (l. 22), dans le but de le faire réagir. parents après avoir passé sa vie à mentir sur son
b) La mise à distance du réel identité. « J’ai essayé de raconter précisément,
Le poète métamorphose le réel par le pouvoir jour après jour, cette vie de solitude, d’impos-
évocateur du langage poétique. L’élève peut ana- ture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait
lyser en ce sens le second paragraphe : les lieux dans sa tête au long des heures vides… », résume
isolés de la ville deviennent « les lieux arides », l’auteur.
le mal se trouve personnifié en « Esprit de 2) La littérature révèle les grandeurs
meurtre et de lubricité » (cf. Les Fleurs du mal). et les misères de la condition humaine
En dernier lieu, Baudelaire valorise la « cellule a) La littérature morale : une instruction
du recueillement », équivalent d’un espace men- plaisante
tal (lieu poétique) qui s’oppose au monde social. Les écrivains classiques cherchent à instruire le
lecteur sur les vices et les vertus de l’humanité.
Dissertation La visée didactique de cette littérature va de pair
Ce sujet invite l’élève à procéder à un mode de avec un désir de trouver une forme plaisante à
raisonnement analytique (voir fiche 54 du livre cette leçon de morale.
de l’élève, p. 588). En effet, l’enjeu est de dres- Exemple : Molière et l’adage « corriger les
ser une typologie tripartite en partant de l’idée mœurs par le rire ».
la plus évidente pour aller vers une thèse plus b) La formation de l’esprit
complexe. L’étude de la littérature (humanités) doit
1) Les œuvres littéraires enrichissent ainsi permettre de former l’esprit du lecteur.
la connaissance de l’Homme L’idéal de l’honnête homme au XVIIe siècle,
a) Une humanité plurielle repris par la suite par la tradition des moralistes
Certaines œuvres traitant de civilisations éloi- (jusqu’au XXe siècle) peut être étudié dans cette
gnées (dans l’espace ou dans le temps) amènent sous-partie.
le lecteur à constater la diversité des coutumes Exemple : Maximes de La Rochefoucauld ;
humaines. La littérature enrichit ainsi la culture Aphorismes de Leopardi.
humaine en enseignant des vertus de tolérance c) La grandeur du héros
et de sagesse. La littérature regorge de personnages dont
Exemple : Montaigne, Essais, « Au sujet d’un l’attitude exemplaire (magnanimité, courage)
enfant monstrueux » (livre de l’élève, p. 275). atteste des capacités de l’homme. Le lecteur
b) Une remise en cause de l’ethnocentrisme repousse ses propres limites en admirant les
La dimension anthropologique de certains prouesses d’un héros. L’élève peut faire référence
écrits peut être abordée dans cette sous-partie. au processus d’identification à l’œuvre dans la
La découverte de l’hétérogénéité des cultures fiction.
conduit inévitablement à une remise en question Exemple : Flaubert, Bouvard et Pécuchet,
de l’ethnocentrisme. chapitre 5. Moment où Bouvard commence la
Exemple : Un texte du corpus 1 de la séquence 16 lecture de Georges Sand : « Il s’enthousiasma
(livre de l’élève, p. 312-321). pour les belles adultères et les nobles amants,
c) L’interrogation sur les mystères de la nature aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict,
humaine Lélio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs,
Les écrivains ne s’interrogent pas seule- ne savait ce qu’il avait, se trouvait lui-même
ment sur les valeurs morales défendues par les changé. »

298 | La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Litterature.indb 298 06/09/11 11:52


3) La littérature ouvre au lecteur l’accès Réquisitoire à Plaidoyer
à un monde des possibles l’encontre en faveur
a) L’utopie : un miroir inversé de notre société de la société de la solitude
Le genre de l’utopie se développe pour mettre en
– Les rapports entre – La solitude favorise
valeur une communauté idéale contrastant avec
les individus sont l’introspection,
la société contemporaine. L’utopie valorise un
superficiels. l’étude de soi qui
modèle d’humanité qui pourrait être une alter-
– Le fondement demeure la seule
native à la réalité. L’élève insistera sur la portée
de la société n’est occupation essentielle
subversive de l’utopie.
pas l’amitié comme de l’homme.
Exemple : une description d’un lieu utopique
ont pu le défendre – Dans un monde
(Fénelon, Les Aventures de Télémaque, VII, éloge
certains philosophes conformiste, il faut se
de la Bétique ; Voltaire, Candide, XVII, arrivée
(Aristote, Éthique démarquer de la com-
dans l’Eldorado).
à Nicomaque) mais munauté en adoptant
b) Les vertus du récit d’anticipation
l’intérêt. une attitude atypique
Les écrivains ont le pouvoir d’imaginer les
– La vie en société et radicale.
sociétés du futur et, ainsi, de prévenir le lecteur
est incompatible avec – La solitude est une
des dangers à venir. Comportements grégaires,
l’épanouissement de expérience limite, à
déclin des valeurs, espèce humaine en danger :
l’intimité (thème même de transformer
autant de dangers envisagés par l’auteur de récits
romantique). le caractère de celui
d’anticipation. Le pire des mondes possibles
– La société pousse qui la vit.
révèle à l’Homme les écueils de son évolution.
l’individu à se perdre – L’homme seul peut
Exemple : Aldous Huxley, Le Meilleur des
dans une vie de loisirs « peupler sa solitude »
mondes ; René Barjavel, Ravage (voir Pistes de
et de divertissements en lisant, en imagi-
lecture, livre de l’élève, p. 353).
(actualisation de la nant, en écrivant.
c) Le pouvoir de l’imagination
thèse de Pascal).
Plus largement, l’élève peut constater le pou-
voir de l’imagination sensible dans la fiction. Quelques œuvres et extraits d’œuvres peuvent
L’imaginaire, en tant qu’il contredit la dictature être étudiés en prolongement (ou pour la prépa-
des faits, s’avère un territoire idéal pour exprimer ration) de ce sujet d’invention :
les attentes et les espoirs de l’homme. – Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 34 (« De
Exemple : Charles Dickens, Temps difficiles. Le la solitude ») [1595]
roman débute par un plaidoyer ironique en – Théophile de Viau, « La solitude » (Ode)
faveur des « Faits » contre l’imagination. [1620]
– Chateaubriand, Génie du Christianisme,
Quatrième partie, Livre III, chapitre 3 :
Écriture d’invention « Origine de la vie monastique » [1802] : l’auteur
Pistes loue la retraite et montre l’impossibilité de vivre
Ce sujet d’invention invite l’élève à défendre la pleinement sa vie spirituelle au sein de la société
solitude et l’enfermement, plaidoyer paradoxal – Lamartine, Méditations poétiques, « La retraite »
dans une société fondée sur l’échange de toute [1820]
espèce (communication, économie). Comme le – Jean-Philippe Toussaint, La salle de bain,
suggère la consigne, le monologue de ce person- [2005] : un individu décide de s’installer dans
nage doit comporter une partie plaidoyer et une sa baignoire et d’y vivre durablement. Lire les
autre partie réquisitoire. Le tableau ci-après peut premières pages de ce roman : www.leseditions-
aider l’élève à développer son discours : deminuit.fr/images/3/extrait_1875.pdf

Vers le bac | 299

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Litterature.indb 300 06/09/11 11:52
Chapitre

5
Vers un espace culturel
européen : Renaissance
et humanisme Livre de l’élève  p. ‹∞› à ‹·‡

Présentation du chapitre  p. ‹∞›


mouvement a provoqué une rupture fondamen-
Objectifs tale avec les périodes précédentes, un nouvel âge
Le chapitre 5 traite un des deux objets surnommé pour cela « Renaissance », en bou-
spécifiques pour l’enseignement de la littérature leversant les visions du monde et de l’homme,
en première L, « Vers un espace culturel placé désormais au cœur des représentations.
européen : Renaissance et humanisme ». La séquence 18 intitulée « L’idéal humaniste
Les textes officiels insistent sur trois points : à travers l’Europe » témoigne des aspirations
L’élève doit découvrir un mouvement de l’humanisme à s’imposer malgré les ten-
culturel d’ampleur européenne, sions et les divisions. L’éducation apparaît dès
l’humanisme renaissant, dans son lors comme le thème privilégié pour exposer et
histoire, ses valeurs et les transformations transmettre des valeurs nouvelles (Corpus 1 :
qu’il entraîne dans les savoirs et la L’éducation d’un homme nouveau), au moment
pensée. où la littérature s’ouvre aux combats humanistes
L’étude de l’idéal humaniste amène (Corpus 2 : Espoirs et combats humanistes).
à analyser ses sources antiques, La séquence 19 analyse les rapports entre lit-
comme racine commune de la culture térature et arts pendant la Renaissance. Sous
européenne et source d’une première l’influence des représentations humanistes et
conscience d’une communauté en Europe de leurs sources antiques, les arts proposent une
malgré la diversité des États et des nouvelle image de l’homme qui célèbre sa beauté
langues. physique et sa sensibilité. Grâce à l’invention de
La démarche d’étude, qu’elle parte la perspective, l’artiste peut désormais saisir le
d’une œuvre intégrale de la littérature monde tel qu’il le voit.
française ou d’un groupement de textes
La séquence 20 présente le parcours de lecture
de la culture européenne, fait entrer ainsi
d’une œuvre fondamentale de l’humanisme, Les
l’élève dans une perspective de littérature Essais de Montaigne. « Sur le démenti » pose
comparée et le fait réfléchir à la question le problème de la légitimité et de la sincérité de
de la traduction. l’écriture quand on parle de soi. Il interroge aussi
sur l’origine du genre autobiographique pour une
Organisation œuvre qui s’affirme à la fois comme autoportrait
du moi et un miroir de l’autre.
Le chapitre est organisé en trois séquences
qui présentent les valeurs de l’humanisme et Le corpus « Vers le bac » élargit la perspective
leurs répercussions sur les domaines de la pen- en abordant la figure du souverain, image du
sée et de l’art. Il s’agit de montrer comment ce pouvoir idéal défendu par les humanistes.
| 301

Litterature.indb 301 06/09/11 11:52


Les pistes de lecture balaient l’espace culturel incarnation chrétienne. On lui attribue, à l’ins-
européen à travers ses œuvres majeures dans la tar des prophètes masculins représentés sur la
littérature et le dessin ou certaines représenta- voûte, d’avoir annoncé la venue du Sauveur, car
tions littéraires ou filmiques qui s’en sont inspi- chaque vers de ses prophéties commencent par
rées par la suite. une lettre du nom du Christ. Une autre légende
en fait l’épouse d’un fils de Noé, constituant
ainsi un lien unique entre les Sibylles païennes
Pistes d’étude de l’image et les scènes bibliques de la Genèse. Elle prend
alors tout son sens dans l’iconographie chré-
• Contexte historique : La Sibylle d’Érythrée est tienne du Prophète et dans sa symbolique
un détail de la fresque de la voûte de la chapelle religieuse.
Sixtine. Abîmée par les travaux de construc- – L’œuvre humaniste : le corps de la Sibylle,
tion de la basilique St-Pierre, la voûte, peinte comme celui des deux génies, traduit une par-
par Michel-Ange entre 1508 et 1512, présente faite maîtrise de l’anatomie humaine, symbole
les figures des douze apôtres et des épisodes de même de l’intérêt majeur porté désormais à
la Genèse. Des scènes bibliques et des figures l’homme dans la représentation artistique. La
symboliques (prophètes ou ancêtres du Christ) perspective géométrique, nouvel acquis scien-
viennent enrichir la fresque. Les Sibylles sont tifique, donne l’illusion d’une profondeur qui
représentées à la base de la structure architecto- semble respecter le point de vue du specta-
nique et associées chacune à un prophète. teur. Le personnage même de la prophétesse,
qui annonce une nouvelle ère de l’humanité,
• Artiste : Michelangelo Buonarroti, dit Michel-
s’accorde parfaitement avec l’esprit de réforme
Ange (1475-1564), est un artiste représentatif de
et de renaissance qui guide le mouvement
la Renaissance : peintre, sculpteur, dessinateur,
humaniste.
architecte ou ingénieur, il incarne la figure ency-
clopédique de l’artiste humaniste. Protégé par les • Bilan : L’œuvre concrétise parfaitement le pro-
plus grands mécènes de l’époque, il bouleverse jet humaniste par l’allusion à l’Antiquité qu’elle
les principes traditionnels de l’art par ses repré- présente comme modèle et précurseur d’une
sentations anatomiques du corps humain dont il métamorphose radicale. Mais, au-delà de l’imita-
glorifie la beauté terrestre. tion, l’artiste humaniste sait renouveler sa source
grâce à sa maîtrise des nouvelles techniques et à
• Œuvre : La Sibylle est représentée ici au sa vision renouvelée de l’homme.
moment où elle s’apprête à prophétiser. Elle
étudie son livre dont elle pointe un passage du Un document permet de visiter la chapelle
doigt, pendant qu’un génie souffle sur la flamme Sixtine à distance et d’apprécier l’œuvre inté-
d’une torche pour allumer une lampe qui l’aidera grale de l’artiste italien : www.vatican.va/
à rendre sa prophétie. Derrière eux, un autre various/cappelle/sistina_vr/index.html.
génie se frotte les yeux comme pour mieux voir
encore la scène à laquelle il va assister.
• Pistes de lecture : La fresque présente toutes les Bibliographie
caractéristiques d’une œuvre humaniste. Pour approfondir le chapitre, on peut consulter
– L’héritage des Anciens : dans l’Antiquité, la les ouvrages suivants :
Sibylle est une femme qui prophétise dans un – ARASSE Daniel, Histoires de peintures, Folio-
langage énigmatique. Elle communique avec les Poche, 2006
dieux pour délivrer des messages aux humains. – CASSAN M., L’Europe au XVIe siècle, Armand
Le peintre représente donc une figure païenne Colin, 2008
dont on peut ici repérer les caractéristiques – DELUMEAU Jean et WANEGFFELEN Thierry,
(vêtements, accessoires, génies, architecture). La Naissance et affirmation de la Réforme, PUF, 2008
culture antique vient donc nourrir l’imaginaire – GARIN E. (dir.), L’Homme de la Renaissance,
de l’artiste humaniste. coll. « Points Histoire », Seuil, 2002
– La dimension chrétienne : figure du paga- – MARI Pierre, Humanisme et Renaissance,
nisme, la Sibylle d’Érythrée est cependant une Ellipses, 2000
302 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Litterature.indb 302 06/09/11 11:52


Séquence
L’idéal humaniste
⁄8 à travers l’Europe
Présentation de la séquence  p. ‹∞∞
Livre de l’élève  p. ‹∞∞ à ‹‡›

L’Europe du XVIe siècle connaît avec l’humanisme un bouleversement majeur de ses valeurs et de
ses représentations. Il parvient à s’imposer malgré les crises du siècle. La séquence 18 s’interroge
précisément sur les conditions d’épanouissement de ce courant en Europe. Elle se donne pour premier
objectif d’analyser les caractéristiques du projet humaniste. Aussi le premier corpus traite-t-il de
l’éducation de cet homme nouveau qu’est l’humaniste. Le deuxième objectif vise à monter en quoi
la littérature reflète les luttes humanistes à travers un deuxième corpus consacré aux espoirs (parfois
déçus) et aux combats de ce courant.

gauche du portrait, montrent bien les liens de


H istoire des arts cette œuvre avec le genre de la nature morte et
plus particulièrement avec la vanité. En effet,
Hans Holbein le Jeune, quelques objets plus inquiétants, disséminés
parmi les symboles de réussite et de gloire, sont
Les Ambassadeurs, ⁄∞‹‹ les indices d’une réflexion sur la fuite du temps
 p. ‹∞6-‹∞‡ et la mort. La corde brisée du luth en est une
Objectifs : illustration. Elle peut faire penser au fil de la vie
– Décrypter les codes du portrait humaniste. qui se rompt. Et l’anamorphose du crâne, qui
– S’initier à la lecture des symboles contraste par son sujet et sa position centrale, le
humanistes dans la peinture. psaume de Luther écrit sur le livre ouvert, le cru-
cifix caché à gauche dans le rideau rappellent au
spectateur la fragilité de l’existence et la futilité
Portrait de deux humanistes de leurs aspirations terrestres.
LECTURE DE L’IMAGE 2. La représentation des deux personnages
1. Hans Holbein peint ici deux hauts digni- insiste sur leur rang et leur fonction. À gauche,
taires, Jean de Dinteville, ambassadeur de France Jean de Dinteville est habillé d’un riche man-
en Angleterre et Georges de Selve, évêque de teau de fourrure dont la coupe accentue la car-
Lavaur et ambassadeur de l’Empereur romain rure. Il porte dans sa main droite une dague
germanique. Il s’agit du portrait en pied des dans son étui finement travaillé dans un maté-
deux amis. Debout, ils posent, accoudés à un riau précieux, symbole de sa puissance. Sa tête
meuble comportant deux étagères, sur lesquelles est couverte d’un chapeau orné de deux broches
sont disposées quantités d’objets témoignant de raffinées. Le noir de son costume tranche avec
leur richesse, de leur savoir et de leur culture le rouge de sa chemise. On devine la qualité
immenses. Leur nombre et leur place cen- des tissus lourds et moirés. Sur sa poitrine pend
trale qui rejette les deux hommes à droite et à à une lourde chaîne dorée une grosse médaille
18 L'idéal humaniste à travers l'Europe | 303

Litterature.indb 303 06/09/11 11:52


gravée qui rappelle son appartenance à un le spectateur n’est pas condamné au désespoir. Le
ordre de chevalerie (ordre de Saint-Michel). crucifix annonce aussi la Résurrection du Christ.
À droite, Georges de Selve porte un habit À moitié dissimulé dans le rideau, il est associé
plus sobre en couleurs et en accessoires, mais à la couleur verte, symbole chez les chrétiens de
tout aussi luxueux comme le révèle son man- la régénération de l’âme.
teau de fourrure. Son col rappelle ses fonctions
5. En adoptant un autre angle de vue, on peut
ecclésiastiques. Il porte des gants dans sa main
corriger la perspective. La mystérieuse figure
droite et sur la tête, une barrette, coiffe carrée
prend sens et fait apparaître un crâne humain
réservée aux ecclésiastiques. La posture digne,
dressé entre les deux personnages et qui semble
les deux hommes regardent le spectateur. Tout
considérer le spectateur de ses deux orbites. Il
indique donc ici leur haut rang et leur fort
donne à la scène une certaine solennité et un
caractère.
sens caché.
3. Le meuble central est constitué de deux
6. L’anamorphose du crâne symbolise le sort qui
étagères qui supportent des objets représenta-
attend aussi bien les deux héros de la scène que
tifs de domaines de savoirs variés. Sur l’éta-
le spectateur du tableau et peut faire écho au
gère inférieure, le globe terrestre et le livre de
crucifix dressé sur le Golgotha, mot hébreu pour
gauche dont on sait qu’il traite des mathéma-
le « crâne ». Quels que soient leur situation, leur
tiques, l’équerre et le compas symbolisent le
richesse et leurs plaisirs, la mort les rend négli-
savoir scientifique, tandis qu’à droite, le luth,
geables. Aussi l’homme doit-il, malgré ses bon-
la partition d’hymnes composées par Luther
heurs et ses succès, se préparer de son vivant à
et les flûtes désignent la musique considérée
affronter le Jugement dernier qui décidera de son
à l’époque comme une branche des mathéma-
sort pour l’éternité.
tiques. Le globe peut apparaître aussi comme
une allusion aux empires politiques dont s’oc- 7. Ce tableau présente tous les caractères d’une
cupent précisément les ambassadeurs et à la vanité car, malgré la présence de deux person-
récente découverte du Nouveau Monde. Sur nages importants, il représente avant tout des
l’étagère supérieure, on trouve des objets en objets inanimés, mis en valeur par leur place et
rapport avec la connaissance du ciel : des leur nombre. La toile cache par ailleurs un mes-
instruments astronomiques et de mesure du sage secret : memento mori (« souviens-toi que
temps, en particulier, un globe céleste, un tu vas mourir »). Elle avertit le spectateur de se
astrolabe pour repérer la position des constel- préparer à la mort qui l’attend, quelle que soit
lations à l’extrême droite et des cadrans sa situation dans le monde. Certains éléments
solaires. Tous ces objets sont représentatifs la rappellent clairement : le crâne déformé par
de l’humanisme : connaissances accrues d’un une anamorphose, le crucifix et la corde cassée
monde rendu plus vaste par les grandes décou- du luth. Tous ces indices nous invitent à méditer
vertes, savoirs scientifiques approfondis grâce sur l’ultime but de notre existence.
à de nouveaux instruments, diffusion de la
culture avec les livres imprimés, progrès des ÉCRITURE
techniques artistiques et réforme religieuse. Vers l’écriture d’invention
Cet ensemble témoigne de la soif de connais-
La consigne donne tous les éléments de
sance des humanistes.
contrainte du sujet d’invention. La production
4. Un crucifix est à moitié caché dans le rideau s’apparente à un texte de vulgarisation artis-
vert en haut et à gauche. Il rappelle la mort du tique par sa présentation du tableau d’Holbein
Christ et peut être mis en relation avec la corde et sa contextualisation. Mais on attend aussi une
cassée du luth. L’un et l’autre font allusion à la dimension plus sensationnelle par le thème de
fragilité de la vie humaine et invitent le spec- l’ouvrage d’où est tirée la page à écrire, par le
tateur à méditer sur l’inutilité des plaisirs ter- titre que l’on peut imaginer spectaculaire et par
restres devant l’inéluctabilité de la mort. Mais l’analyse de l’anamorphose et de ses effets.

304 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Litterature.indb 304 06/09/11 11:52


L’ÉDUCATION D’UN HOMME NOUVEAU 3. La communauté décide de placer à sa tête
un « principal » (l. 7) pour veiller à la bonne
Boccace, harmonie du groupe, car « son unique souci,

⁄ Le Décaméron, ⁄‹∞‹
 p. ‹∞°
son unique devoir, sera de [les] faire vivre en
gaieté » (l. 8-9). Il a aussi en charge l’organisa-
tion de chaque journée : « La personne choisie
[…] n’aura qu’à ordonner et à disposer selon son
Objectifs : Apprécier la dimension optimiste gré en quel lieu et de quelle manière il nous fau-
du courant humaniste. dra vivre » (l. 13-15). Il s’agit donc bien d’une
autorité unique et toute puissante sur chacun :
Un nouvel optimisme « nous lui porterons honneur et nous lui obéi-
rons comme à un supérieur » (l. 7-8). Elle se dis-
LECTURE DU TEXTE tingue cependant de la hiérarchie féodale par la
1. Malgré la peste, les personnages de Boccace notion de responsabilité partagée équitablement
sont loin d’être abattus par le pessimisme : « c’est entre tous les membres du groupe : « je propose
dans la joie qu’il nous faut vivre » (l. 1). Ils ont que chacun se voie attribuer pendant un jour ce
fui Florence infestée et se sont réfugiés à la cam- poids et cet honneur » (l. 12-13). Elle inclut par
pagne, car « c’est la seule raison qui [les] ait fait ailleurs aussi bien les hommes que les femmes,
fuir les tristesses de la ville » (l. 1-2). Aussi se situation impossible dans l’organisation féodale
donnent-ils un seul mot d’ordre : ne plus pen- où toute femme dépend d’une autorité mascu-
ser à l’épidémie, mais « prolonger [leur] liesse » line. Loin d’écraser l’être humain, cette organisa-
(l. 6). Cette joie devient donc la règle absolue de tion le libère et lui confie de nouvelles responsa-
leur communauté, « pour [les] disposer à vivre en bilités, même si elle ne concerne ici qu’une élite
gaieté » (l. 8-9) et le rempart contre tout esprit qui s’est choisie (l. 4-5).
négatif.
2. Cette nouvelle petite communauté se
donne de nouvelles règles de vie qui s’inspi- VERS LE BAC
rent des valeurs humanistes. Pampinée pro- Questions sur un corpus
clame d’abord la nécessité d’une véritable On peut rapprocher cette communauté consti-
organisation : « puisque les choses qui ne se tuée dans l’urgence d’une épidémie avec celle
soumettent pas à des règles ne peuvent long- que frère Jean organise à Thélème. Sa clause
temps se maintenir » (l. 2-3). Celle-ci se fonde principale « Fais ce que voudras » (l. 6) pour-
sur l’accord de tous ses membres. Chaque déci- rait paraître contredire l’obéissance respec-
sion y relève de l’ensemble du groupe comme tueuse des Florentins à leur « principal ».
l’indique l’emploi des pronoms personnels : Cependant les deux règles découlent de la
« nous convenions » (l. 6), « nous lui porte- même vision d’une humanité vertueuse et rai-
rons » (l. 7), mais dans le souci de « chacun » sonnable par nature, amoureuse de l’Ordre, de
(l. 9 et l. 12). L’homme est donc au cœur de l’harmonie. Aussi à Thélème tous les membres
ce système ouvert et tolérant qui accorde une suivent-ils leur « bon vouloir » et leur « libre
place égale aux hommes et aux femmes libé- arbitre », pressés « par un aiguillon qui les
rées de leurs chaperons. Elle se dote aussi d’un pousse toujours à la vertu et les éloigne du
fonctionnement raisonné pour que « personne vice » (l. 8-9). C’est avec la même foi dans
ainsi ne conçoive d’envie » (l. 11), reflet des la nature humaine que s’organise le groupe
rêves sociaux et politiques des humanistes qui italien constitué d’une « si belle compagnie »
dénotent d’une vision optimiste de l’humanité douée des mêmes vertus.
capable de dépasser ses difficultés pour vivre
ensemble. Enfin, le souci de l’explication et du
raisonnement révèle chez Pampinée un souci
pédagogique témoignant de la dimension édu-
catrice des humanistes.

18 L'idéal humaniste à travers l'Europe | 305

Litterature.indb 305 06/09/11 11:52


Quelles que soient ses compétences, intellec-
Thomas More,
¤ L’Utopie, ⁄∞⁄§
tuelles ou manuelles, chaque habitant d’Uto-
pie obtient la reconnaissance de l’ensemble du
groupe, car « on le félicite de son zèle » (texte 2,
l. 23). Aussi le crime ne trouble-t-il pas les rela-
François Rabelais,
‹ Gargantua, ⁄∞‹›
 p. ‹∞·-‹§⁄
tions sociales et chacun s’occupe à « quelque
bonne occupation de [son] choix » (texte 2,
l. 15). Des « salles communes » (texte 2, l. 26)
sont même mentionnées pour le partage des
Objectifs : Comparer deux utopies repas et des activités, tandis que les occupations
humanistes pour en analyser semblent toujours collectives dans le texte de
les caractéristiques et la portée critique. Rabelais, comme le montre l’abondance du pro-
nom personnel de la troisième personne du plu-
Deux utopies humanistes riel, « ils ». Ces deux mondes sont donc idéaux,
mais aussi idéalistes, parce qu’ils se fondent sur
LECTURE DES TEXTES l’adhésion la plus complète de chacun de ses
1. Thomas More invente le mot « utopie » à membres à ce système, la foi dans la bonté innée
partir de mots grecs en jouant sur la polysémie de l’homme et l’absence totale d’individualisme.
du préfixe. Si la racine « topos » désigne le lieu, 3. L’harmonie règne sans partage en Utopie.
le préfixe vient à la fois de la négation grecque Le crime et l’injustice n’ont pas leur place dans
« ou » (lieu qui n’est pas, qui n’existe pas) et cette société. Ainsi, l’oisiveté est-elle pros-
de l’adverbe « eu » (bon lieu). Le néologisme crite. Les autorités ont en effet pour mission
désigne donc un lieu imaginaire et un monde de « veiller que personne ne demeure inactif »
idéal par son régime politique, son organisation (l. 2) « dans les excès et la paresse » (l. 13).
sociale et l’harmonie régnant entre ses membres. Au contraire, chacun est encouragé, après son
2. Les sociétés décrites par More et Rabelais travail, à cultiver ses vertus et sa sociabilité à
répondent bien à la définition de l’utopie. Tout travers des loisirs collectifs : « après le repas du
dans l’organisation politique et sociale fonc- soir, on passe une heure à jouer, l’été dans les jar-
tionne au mieux pour le plus grand bonheur de dins, l’hiver dans les salles communes » (l. 25).
chacun. En Utopie, « la Constitution » garan- Les activités proposées favorisent les relations
tit ainsi l’épanouissement de chacun « pour la sociales et la convivialité : « On y fait de la
libération et la culture de son âme » (texte 2, musique, on se distrait en causant » (l. 26-27).
l. 39-40) en lui accordant « le plus de temps Parallèlement, tout amusement dangereux est
possible et un loisir affranchi » (texte 2, l. 40). interdit comme « les dés et tous les jeux de ce
À Thélème, au contraire, c’est l’absence de genre » (l. 28). On favorise au contraire les jeux
cadre rigide qui permet cette réalisation de soi : qui encouragent à approfondir intelligence et
« toute leur vie était ordonnée non selon des qualités naturelles, « deux divertissements qui
lois, des statuts ou des règles » (texte 3, l. 1-2) ne sont pas sans ressemblance avec les échecs »
car la vertu naturelle devient « un aiguillon, (l. 29). Ainsi toutes les conditions sont-elles réu-
qui les pousse toujours à la vertu et les éloigne nies pour « le bonheur véritable » (l. 41).
du vice » (texte 3, l. 8-9). Chaque Utopien, 4. En Utopie ou à Thélème, hommes et femmes
pour sa part, connaît son rôle et s’y applique du participent également au bon fonctionnement
mieux qu’il peut au point que « la principale et de la société, mais on peut noter une profonde
presque la seule fonction des syphograntes est différence dans leur appartenance sociale. Dans
de veiller que personne ne demeure inactif » le texte de More, la communauté ne distingue
(texte 2, l. 1-2). De fait, le seul désir de chacun aucune classe sociale, chacun contribue à l’en-
de ses membres est de « servir l’État » (texte 2, tretien de tous et « s’adonne activement à son
l. 23-24) aussi bien dans son travail que dans ses métier » (l. 2-3). À l’inverse, l’évocation de la
loisirs. Le même souci des autres dirige aussi la vie à Thélème ne mentionne aucun détail sur la
vie à Thélème, car tous veulent faire « ce qu’ils vie matérielle de la communauté qui semble se
voyaient faire plaisir à un seul » (texte 3, l. 15). dérouler par elle-même. « Ils se levaient quand
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bon leur semblait, buvaient, mangeaient, tra- (l. 19-20). La curiosité personnelle seule motive
vaillaient et dormaient quand le désir leur en donc chaque élève alors qu’à Thélème, les
venait » (l. 2-4). Les membres de cette commu- connaissances, certes variées, font alterner for-
nauté appartiennent donc tous à la noblesse de mation féodale (combat, maniement des armes)
type féodal avec ses « chevaliers si vaillants » et éducation humaniste (lecture / écriture pour
(l. 29) et ses « dames » (l. 42). Il n’y est pas tous, musique, apprentissage des langues). Un
question de travail. Cependant les deux com- autre aspect différencie l’éducation dans ces
munautés partagent certaines activités : les deux mondes. En Utopie, les femmes accèdent
études – « chacun choisissant la branche d’en- au même savoir que les hommes (l. 18-19), alors
seignement qui convient le mieux » (texte 2, qu’à Thélème, les dames reçoivent encore un
l. 19-20) –, la musique (texte 3, l. 25), les jeux enseignement spécialisé dans les activités fémi-
(texte 2, l. 29). Le texte de Rabelais y ajoute les nines (l. 35-37). Mais on peut constater l’évolu-
occupations de la noblesse contemporaine : la tion de l’éducation et l’influence de l’humanisme
chasse pour les hommes (l. 17-21) ainsi que les dans ces deux sociétés idéales.
combats chevaleresques (l. 28-33), les travaux
d’aiguille pour les dames et la conduite de leur 7. Toute évocation utopique présente une
maisonnée (l. 35-37). visée argumentative car elle remet en question
le monde dans lequel son auteur vit. Les deux
5. La distinction entre le Bien et le Mal est auteurs portent indirectement un regard cri-
essentielle dans ces deux sociétés car elle fonde tique sur la société de leur temps, si différente
l’harmonie qui y règne. En Utopie, un jeu, de leur utopie. En imaginant un monde dont
parent des échecs, sert à l’apprentissage de la les membres ont des devoirs et des droits égaux,
morale, car « les vices et les vertus s’(y) affron- More pointe implicitement les injustices d’une
tent en ordre de bataille » (l. 31). Il amène les société d’ordres où les privilèges sont attribués
joueurs à réfléchir sur les bienfaits à suivre la selon les origines de chaque individu. Il dénonce
vertu, vivre dans « la concorde » (l. 33), tan- de ce fait une organisation sociale qui oblige une
dis que « les vices se font la guerre les uns aux partie de la population à travailler au profit de
autres » (l. 32). Le Bien et le Mal s’apprennent classes parasites (noblesse et clergé). L’absence
donc pour tenir à distance les mauvais penchants de propriété privée au profit d’une vie commu-
de l’être humain. À Thélème, au contraire, les nautaire (l. 26) garantit la paix sociale et assure
hommes sont naturellement bons, car ils possè- un toit à chacun. Son organisation rationnelle
dent en eux-mêmes « cette noble inclination
appuyée sur des règles (l. 1-2) souligne en outre
par laquelle ils tend[ent] librement à la vertu »
la confusion de lois contemporaines souvent
(l. 11), du moment qu’ils soient des « gens libres,
héritées de la coutume et contestables. De la
bien nés et bien éduqués, vivant en bonne com-
même manière, Rabelais conteste lui aussi un
pagnie » (l. 7). Qu’elle soit enseignée ou natu-
fondement social, le mariage arrangé, pour
relle, la vertu remplace dans ces sociétés idéales
défendre le mariage d’amour, où la femme a
les liens féodaux et l’appartenance aux ordres.
son mot à dire dans le choix de son partenaire.
6. L’éducation dans les deux sociétés est inspi- Chacun « emmenait avec lui une des dames,
rée par l’idéal humaniste, marqué par la soif de celle qui l’aurait choisi pour chevalier ser-
connaissances. Ainsi, les habitants d’Utopie vant » (l. 42-43). Enfin, les deux auteurs cri-
« consacrent[-ils] ces heures de loisir à l’étude » tiquent l’éducation de leur temps fondée sur
(l. 15). Le savoir est ouvert à l’ensemble de la la contrainte, reniée par la clause principale
communauté : lors de « leçons accessibles à de Thélème : « Fais ce que voudras » (l. 6) et la
tous » (l. 16). À Thélème, « il n’y avait parmi volonté de réserver le savoir à une élite. Au-delà
eux homme ni femme qui ne sût lire, écrire, d’une description plaisante, l’utopie a donc bien
chanter, jouer d’instruments de musique, parler une vocation critique.
cinq ou six langues et y composer, tant en vers
qu’en prose » (l. 23-28). De nombreuses disci- Prolongement
plines sont représentées si bien qu’en Utopie On peut demander aux élèves de chercher com-
« chacun chois[it] la branche d’enseignement ment Thomas More fut emprisonné à la tour
qui convient le mieux à sa forme d’esprit » de Londres puis exécuté, pour qu’ils constatent
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la violence implicite de sa critique politique et modèle à suivre pour l’organisation politique,
religieuse du règne d’Henri VIII. Son Utopie, sociale et morale.
texte argumentatif engagé, est une œuvre de 2) Elle fait aussi prendre conscience des imper-
combat. fections du monde dans lequel nous vivons.
3) Mais elle se sait difficilement applicable car,
8. Si Rabelais s’amuse à décrire une communauté
située dans un monde imaginaire et figé, elle ne
libre de toute contrainte matérielle ou sociale,
tient pas compte des contingences du monde
consacrée à une vie de loisirs agréables et valo-
réel et présuppose la bonté de l’être humain.
risants, More présente de son côté une société
où, malgré tout, chacun doit remplir ses devoirs : On peut aussi, en fonction des idées de chaque
nécessité de travailler (l. 2), emploi du temps élève, proposer un plan un peu différent :
imposé tant pour la durée du travail (l. 8) que 1) L’utopie, un lieu irréel et imaginaire
pour le coucher collectif (l. 10-11), obligation de L’utopie est un monde imaginaire qui ne tient
s’occuper pendant les temps de pause (l. 14-15), pas compte des contingences du monde réel ni
loisirs imposés (l. 25-37), absence d’intimité du Mal qui habite le cœur humain. Sa réalisa-
(l. 25-26). Il n’existe donc pas de liberté indivi- tion complète irait tellement contre la nature
duelle en Utopie qui apparaît comme un monde humaine qu’elle ne pourrait se faire sans vio-
réglé et tourné vers les contingences matérielles. lence. Elle deviendrait une contre-utopie (voir
1984 ou Le Meilleur des mondes).
HISTOIRE DES ARTS 2) L’Utopie, un lieu idéal
La consigne invite à comparer différentes Pourtant, l’utopie a le mérite de présenter un
sociétés utopiques et à les confronter avec les idéal. Il sert de point de repère aux hommes de
textes sources de More et de Rabelais. Il s’agit bonne volonté et, en cela, l’utopie est un modèle.
donc, pour l’exemple choisi, de repérer à la fois 3) L’Utopie, le miroir inversé du monde réel
les causes de l’insatisfaction de l’auteur et les L’Utopie, apologue virulent, est une critique de
modalités de transformation du réel (progrès la société réelle. Elle fait prendre conscience
techniques menaçants, découverte de cultures des imperfections du monde dans lequel nous
nouvelles, crises sociales et politiques…) pour vivons.
les ramener à l’origine du genre.

VERS LE BAC
François Rabelais,
Questions sur un corpus
La réponse vise à montrer comment les deux
textes présentent une société idéale inspirée par
l’humanisme. Elle peut développer les trois argu-
› Pantagruel, ⁄∞‹¤
 p. ‹§¤-‹§‹
ments suivants : Objectifs :
1) Les deux textes présentent une société idéale : – Dégager les principes de l’éducation
plus juste, mieux organisée, qui vise à faire le humaniste.
bonheur de chacun. – Percevoir les changements
2) Les deux auteurs proclament leur foi en une de représentation de l’Homme
humanité régénérée par l’éducation, la liberté, la dans l’humanisme.
sagesse naturelle.
3) Les deux textes, miroirs inversés de la société
où vivent les deux auteurs, ont une visée critique Les principes de l’éducation
virulente. humaniste
Dissertation LECTURE DU TEXTE
On attend ici un plan dialectique qui réfléchisse 1. Gargantua envoie à son fils tout un pro-
sur les effets et les limites de l’utopie. On pourra gramme d’étude pour faire de lui un homme
suivre les trois axes suivants : digne des valeurs humanistes. Cette volonté
1) Toute utopie peut contribuer à améliorer la paternelle transparaît en particulier à travers les
société réelle, car elle présente un monde idéal, moyens liés à l’énonciation et la modalisation.
308 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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Tout d’abord, il s’adresse directement à son fils les armes » (l. 37-38) pour défendre les biens de
pour lui donner ses recommandations. Il l’in- son père. Enfin, le jeune homme doit fréquenter
terpelle (« mon fils »), il lui donne des ordres régulièrement les textes sacrés et s’y sentir aussi
directement (« je t’admoneste », « j’entends et familier qu’un théologien (l. 33-35).
veux », « continue », « relis »…) à la première
3. Aussi riche soit-il, ce programme d’étude
personne. Enfin, on peut déceler toute sa sub-
révèle l’état des connaissances de la
jectivité dans la modalisation. Il commente lui-
Renaissance, favorisées par la diffusion du livre
même ses affirmations « sans lequel ; c’est une
(« des impressions si élégantes et si correctes »,
honte de se dire savant » (l. 2). Son jugement
l. 3). La redécouverte des textes anciens sert de
transparaît aussi dans l’emploi de modalisateurs.
source à la culture humaniste. Cela n’exclut
Son admiration pour l’imprimerie s’exprime par
pas l’ouverture à d’autres civilisations, arabe
exemple à travers des adjectifs : « si élégantes ou juive par exemple. Les grandes découvertes
et si correctes » (l. 3). Il témoigne aussi de son ouvrent aussi de nouveaux horizons et apportent
expérience personnelle (« je vois les brigands, de nouvelles connaissances. Les sciences natu-
bourreaux, palefreniers », l. 10) pour tirer le relles s’enrichissent alors de nouveaux savoirs
bilan des progrès de la connaissance. Il n’hésite naturalistes, géographiques, botaniques et miné-
pas non plus à présenter la nécessité d’équilibrer ralogiques dont témoigne la présentation de
science et conscience religieuse : « il te faut Gargantua (l. 25 à 29). Les progrès techniques
servir, aimer et craindre Dieu » (l. 44-45). nécessités par ces voyages lointains favorisent
2. L’énumération des différentes disciplines à aussi une meilleure connaissance de l’univers.
travailler donne une dimension encyclopédique L’astronomie bénéficie ainsi de l’évolution des
aux savoirs que doit étudier Pantagruel. Si on instruments de mesure et d’observation du ciel,
les regroupe par domaine, on peut y distinguer bien loin des superstitions comme « l’astrologie
les sciences humaines, le droit, les sciences, les divinatrice » (l. 22-23). Enfin, l’homme est au
activités physiques et la théologie. Gargantua cœur des ces connaissances. L’anatomie « par de
place en tête du programme d’étude l’apprentis- fréquentes dissections » (l. 31) permet ici d’en
sage des langues. Cependant, il est remarquable prendre la mesure car elle fait comprendre « ce
qu’il ne s’agisse pas des langues vulgaires, mais second monde qu’est l’homme » (l. 32). On voit
des langues savantes, permettant d’accéder aux donc bien ici la modernité de ce programme
textes antiques ou sacrés, c’est-à-dire à la source qui conserve cependant quelques traits plus
du savoir : « la grecque », « la latine », « l’hé- archaïques, en particulier le poids de la religion
braïque », « la chaldaïque et l’arabe » (l. 16-17). et de la morale (l. 32-35 ou 43-47) ou le système
Si les savants humanistes communiquent entre féodal (l. 37-39).
eux en latin, cet apprentissage linguistique
débouche aussi sur une initiation stylistique Prolongement
« à l’imitation de Platon et […] de Cicéron » On peut comparer la liste des savoirs à l’accumu-
(l. 18). L’histoire tient la seconde place car elle lation des objets scientifiques présents dans le
permet de remonter à l’origine des faits, comme tableau d’Holbein. Les deux œuvres témoignent
avec la « cosmographie » (l. 20). Le droit est de la même volonté d’exhaustivité : il s’agit
enseigné pour son exemplarité et ses sujets de de dessiner les limites d’un nouveau territoire,
devenu immense, celui des savoirs.
réflexion (l. 24). On note la variété des disci-
plines scientifiques : mathématiques (l. 20), 4. L’enseignement de Pantagruel ne doit pas
astronomie (l. 22), sciences naturelles (l. 25), se limiter aux interventions du précepteur. Le
médecine (l. 30). L’accumulation traduit la jeune homme est appelé à tirer profit de ses
soif de connaissances des savants humanistes, expériences personnelles. Aussi sa vie à Paris
ouverts à tous les savoirs et tolérants à toutes les lui offre-t-elle « ses instructions vivantes et
civilisations, celle de « l’Orient et de l’Afrique » vocales » (l. 14). De même, est-il encouragé à
(l. 29), à l’instar des médecins sollicités : « grecs, passer d’un savoir théorique à l’expérimenta-
arabes, latins, sans mépriser les talmudistes et tion. Il en est ainsi pour l’astronomie ou pour les
cabalistes » (l. 30-31). Les activités physiques sciences naturelles, mais surtout pour l’anatomie
restent très féodales, « apprendre la chevalerie et avec les « dissections ». Enfin, les soutenances
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publiques (l. 41) et la fréquentation des lettrés HISTOIRE DES ARTS
(l. 42) constituent elles aussi une autre source de L’École d’Athènes met en scène des philosophes
savoirs par les confrontations qu’elles impliquent accompagnés de leurs disciples. Le peintre y
entre différentes opinions. L’éducation du jeune regroupe les savants les plus illustres de l’Anti-
humaniste provient donc de plusieurs sources et quité et quelques continuateurs. Les philosophes
ne se limite plus, comme au Moyen Âge, à la constituent le groupe le plus important, révélant
seule parole du maître, mais l’incite à former par l’importance de cette discipline aux yeux du
lui-même son sens critique. peintre. Aristote et Platon tiennent d’ailleurs la
5. Par cette formation, le jeune humaniste pré- place centrale de la scène. Cependant d’autres
pare et enrichit sa vie en société. Il appartient domaines sont aussi représentés : les mathé-
à une vaste communauté de lettrés signalée matiques (Pythagore ou Euclide), la géogra-
par Gargantua : « le monde entier est plein de phie (Ptolémée), l’astronomie (Zoroastre),
l’art militaire (Alcibiade)… Le peintre intro-
gens savants » (l. 5-6), qui suivent la même
duit aussi des figures plus modernes (comme
démarche de formation, fréquentent les mêmes
Averroès qui apporte au monde occidental les
« bibliothèques très amples » (l. 6) et commu-
connaissances orientales et musulmanes), voire
niquent dans les mêmes langues. Cette éduca-
contemporaines (les peintres, dont lui-même).
tion se présente même comme une condition
Deux statues de dieux font enfin allusion aux
nécessaire pour la vie sociale : « celui qui ne arts (Apollon) et à la philosophie (Minerve). Le
sera pas bien poli en l’officine de Minerve ne programme proposé est donc aussi varié que celui
pourra plus se trouver nulle part en société » de Rabelais, mais il met davantage l’accent sur
(l. 8-9). Aussi Gargantua encourage-t-il son les sources antiques du savoir.
fils à cultiver sa vie sociale en fréquentant « les
gens lettrés qui sont à Paris et ailleurs » (l. 42).
Il s’agit donc d’une véritable internationale des ÉCRITURE
lettres à laquelle Pantagruel est destiné par ce Argumentation
programme d’étude.
Le paragraphe argumentatif peut s’organiser
6. Gargantua utilise une devise devenue célèbre : autour de trois points :
« Science sans conscience n’est que ruine de 1) Un programme d’étude encyclopédique qui
l’âme » (l. 44). Il faut comprendre ici que l’accu- couvre l’ensemble des connaissances de l’époque.
mulation des savoirs est vaine et néfaste si elle 2) Un apprentissage de la sagesse fondé sur les
n’est pas guidée par le sens moral, ici représenté vertus chrétiennes.
par la foi en Dieu. Finalement, la science seule 3) Une déclaration de foi dans les valeurs huma-
ne peut donner la sagesse. « La foi orientée par nistes favorisées par le contexte historique.
la charité » (l. 46) donne sens à la connaissance
qui ne peut fructifier dans « une âme mauvaise ».
Le père recommande donc à son fils de garder VERS LE BAC
intacte sa foi, garante de sa conscience morale : Commentaire
« il te faut servir, aimer, et craindre Dieu » Les axes pourront être développés de la façon
(l. 44-45). suivante :
1) Une lettre à valeur éducative : « Tu seras
Prolongement un homme, mon fils »
On peut souligner qu’il s’agit d’une profonde a) Une lettre très personnelle, celle d’un père
révolution. Auparavant, tout savoir scientifique aimant et bienveillant à son fils
devait être validé par les théologiens, dont la dis- b) Une lettre de recommandations, pour inciter
cipline faisait autorité dans toutes les universités le fils à devenir un homme digne de ce nom
européennes (la Sorbonne, Coïmbra). Cette hié- c) Un texte didactique et injonctif, marqué par
rarchie entre science et théologie est boulever- la forte implication de son locuteur
sée, au profit d’une relation d’égalité, ou, à tout 2) Un projet humaniste universel
le moins, plus équilibrée. a) Un programme d’étude encyclopédique
310 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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b) Une pédagogie équilibrée entre savoirs théo- et masculine (« aussi », « souci », « ainsi »,
riques et expérimentation, entre science et « ceci ») dans un schéma de rimes embrassées
conscience religieuse (ABBA). La place des mots dans l’alexandrin
c) Une illustration idéale des valeurs humanistes permet aussi de mettre en valeur les disciplines
citées en début de vers avec une inversion du
complément aux vers 5 et 6 ou à la fin des vers 1
et 4. La sonorité même n’est pas sans faire pen-
ser à un cri de défi, de joie. Enfin, le poète uti-
lise des synecdoques pour désigner les activités
artistiques et sportives : le « luth » et « le pin-
ceau » pour désigner la musique et la peinture,
« l’escrime » et « le bal » pour l’entraînement au
combat et les arts d’agrément.
J. du Bellay,
∞ Les Regrets, ⁄∞∞°
 p. ‹§›
3. Les temps verbaux sont extrêmement variés
dans ce sonnet. Leurs changements traduisent
le passage des certitudes aux désillusions chez
Objectif : Prendre la mesure de le poète. Au commencement, les verbes sont
la dimension utopique de l’idéal humaniste. au futur de l’indicatif (« ferai », « ébatterai »),
porteur des promesses de l’avenir, lorsque le
jeune homme attend tout de son « séjour d’Ita-
L’idéal humaniste, lie » (v. 8). Le lecteur écoute en quelque sorte
un rêve inaccessible ? directement ses propos illusoires. Mais le futur
est ensuite remplacé par l’imparfait de l’indi-
LECTURE DU TEXTE catif (« discourais », « vantais »), puis le passé
1. Du Bellay rêve de maîtriser un savoir ency- simple (« changeai ») qui révèlent un retour au
clopédique qui ferait de lui un homme com- récit. Le poète revient sur son passé et prend ses
plet au parcours intellectuel abouti. Dans le distances vis-à-vis de ses premiers espoirs. Le
premier quatrain, il cite trois des quatre disci- passé simple, qui traduit une action totalement
plines enseignées en faculté : le droit (« je me achevée, pointe alors le constat de sa propre naï-
ferai légiste »), la médecine et la théologie. Elles veté : « quand je changeai la France au séjour
s’enrichissent encore de « la mathématique » d’Italie ». Enfin, le passé composé (« je suis
(v. 2) et de la philosophie. Le deuxième quatrain venu ») marque le retour au discours dans lequel
évoque quant à lui des savoirs plus artistiques du Bellay tire un bilan négatif de son séjour
(« du luth et du pinceau ») ou tournés vers les italien.
jeux de l’amour et de la guerre, dignes du par-
fait courtisan (« de l’escrime et du bal). Il ne 4. Le poète formule ses regrets dans la deuxième
s’agit pas pour autant de connaissances superfi- partie du sonnet, constituée des deux tercets.
cielles pour se donner un vernis de culture, mais Il recourt à plusieurs procédés de style pour les
de l’étude approfondie d’un spécialiste, d’un exprimer. Le premier tercet commence ainsi
« savant » (v. 1), capable de pénétrer les arcanes sur une invocation ironique, « ô beaux discours
de chaque discipline pour en apprendre « les humains » que le lecteur comprend comme une
critique des premières illusions. Puis, il enchaîne
secrets » (v. 4). Toutes ces connaissances com-
sur une formule antithétique au vers 10, réunis-
posent donc un programme complet et équilibré
sant un terme positif « m’enrichir » avec une
entre formation du corps et de l’esprit.
série de compléments péjoratifs et contradic-
2. Ces savoirs humanistes sont mis en valeur toires : « ennui », « vieillesse », « soin » (ici
tout d’abord par leur regroupement dans la pre- « soucis »). Il déforme aussi le proverbe qui
mière partie du sonnet. Dans cette forme fixe, insiste sur les bienfaits des voyages sur la jeu-
en effet, les deux quatrains forment une unité de nesse pour en accentuer les conséquences néga-
sens renforcée par la rime en [i] qui joue cepen- tives à travers l’hyperbole, « perdre le meilleur
dant sur la variation entre rime féminine (« phi- de mon âge ». Le deuxième tercet, quant à lui,
losophie », « théologie », « vie », « Italie ») est une comparaison (« ainsi ») qui ridiculise et
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Litterature.indb 311 06/09/11 11:52


dévalue son séjour. Aussi s’identifie-t-il avec un balance, inerte. Le paysage lui-même semble
marin peu flatteur par son statut de marchand vide, malgré la présence de la mer et l’accumu-
(« le marinier ») et par sa marchandise odorifé- lation des objets. L’échelle posée sur le mur ne
rante et peu noble (« des harengs »). La chute conduit à rien. Un petit ange, un « putto », loin
du dernier vers (« un malheureux voyage ») vise des jeux et des turbulences de son âge, se tient
enfin à susciter la compassion du lecteur et peut sage, concentré sur un écrit. Le soleil semble
jouer sur le registre pathétique. pourtant briller sur la scène et une chauve-souris
vole en portant une inscription : « Melencolia ».
5. La comparaison est une figure de l’analogie Le peintre cumule donc de nombreux procédés
qui peut associer deux éléments très éloignés. pour montrer l’humeur sombre du personnage.
C’est ici particulièrement le cas lorsque le poète On a pu y voir une méditation sur les limites
rapproche sa situation de celle d’un roturier peu du savoir de l’homme, incapable d’atteindre la
éduqué, un « marinier », voué à transporter des perfection divine.
marchandises lourdes sur des navires plats et peu
propices à des exploits de navigation. Ce « marin
d’eau douce » qui ne navigue que sur le réseau VERS LE BAC
fluvial est loin d’être ici le héros d’une épopée Question sur un corpus
maritime, quand son « trésor » se limite à « des
On peut rapprocher le sonnet de Du Bellay du
harengs », qui ne semblent guère l’enrichir non
texte de Rabelais car les deux écrivains croient
plus (« en lieu de lingots d’or »). Le poète joue
dans les mêmes valeurs humanistes. Le thème de
donc ici avec humour sur l’écart entre le pro-
l’éduction est central dans les deux textes. Elle
saïsme et la vulgarité du marinier et ses propres garantit en quelque sorte l’humanité de ceux qui
aspirations dignes d’un savant humaniste, maître sont « libres, bien nés et bien éduqués » (l. 7)
de l’ensemble du savoir humain. chez Rabelais, tandis que le jeune poète aspire,
6. Au final, on note une certaine touche d’hu- avec son séjour italien, à se former dans tous les
mour, un peu « jaune », à travers la plainte de domaines de savoirs. Aussi les jeunes Thélémites
ce sonnet et la constante dégradation des acti- entraînent-ils leur corps à travers la chasse
vités rêvées ou transposées par le poète, dont les (l. 18-21), l’entraînement au combat (l. 29 ou
thèmes chutent de la philosophie au commerce 32), alors que le poète semble le résumer dans
des harengs. Le poète mesure la distance entre le seul mot de « l’escrime » (v. 6). L’éducation
ses illusions et la réalité et tourne en dérision sa intellectuelle et artistique n’est pas non plus
naïveté de jeune homme. Une certaine amer- négligée à Thélème (l. 25-28), de même que
tume transparaît cependant derrière le thème du Du Bellay veut se consacrer au « luth » et au
sonnet et son absence totale d’espoir de voir sa « pinceau » (v. 5). Les jeunes gens s’exercent
situation changer. aussi à la sociabilité : à Thélème, garçons et
filles se côtoient et se choisissent librement. Du
HISTOIRE DES ARTS Bellay rêve de s’entraîner à danser au « bal ».
Cependant le poète, loin de la liberté et de la
Dürer représente sur sa gravure l’allégorie de
fantaisie de Rabelais, évoque un programme plus
la Mélancolie au moment où le siècle semble
complet et plus universitaire. Il perd aussi ses
s’abandonner à l’optimisme de l’humanisme. Un
illusions comme l’expriment les tercets, quand le
ange féminin est assis dans une posture mélan-
texte de Rabelais reste marqué par l’optimisme.
colique, le visage appuyé sur sa paume. Bien
qu’il tienne un compas dans sa main, toute son Oral (analyse)
attitude trahit son inactivité. À ses pieds gisent, La réponse peut s’organiser en deux points :
abandonnés, des outils, symboles des savoirs. 1) Une vision optimiste
L’expression de son visage traduit ses sentiments a) Des rêves d’avenir
mélancoliques, alors qu’il porte un regard sombre b) Une foi dans les valeurs humanistes
sur le monde qui l’entoure. Le monde environ- 2) Les désillusions
nant semble lui-même endormi à l’image du a) Un retour sur soi
lévrier qui dort à ses pieds, tandis que la cloche b) La perte des illusions
pend immobile, que le sablier reste figé et la c) La mélancolie
312 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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Les références et les citations, nombreuses et
Montaigne,
6 Les Essais, ⁄∞·∞
 p. ‹§∞
variées montrent certes la richesse de la culture
du philosophe, mais surtout elles nourrissent son
raisonnement. Elles lui servent d’illustration,
comme l’allusion aux philosophes antiques :
Objectifs : « Aristote » (l. 3), les « Stoïciens » et les
– Comprendre le rôle des Anciens « Epicuriens » (l. 4), « Platon » (l. 18). Elles font
dans l’éducation humaniste. aussi écho à sa démonstration et en garantissent
– Étudier la formation du raisonnement la validité. Ainsi en est-il de la citation de Dante
chez l’humaniste. (l. 7). L’analogie des réactions entre Montaigne
et le poète italien vient confirmer le chemine-
Connaître les Anciens ment du philosophe. Elles donnent encore une
explication à ses affirmations, comme la cita-
pour penser par soi-même tion de Sénèque (l. 12) qui développe l’idée
LECTURE DU TEXTE précédente que le simple imitateur n’est pas un
1. Montaigne dénonce ici les méthodes d’édu- penseur. La citation latine rappelle en effet la
cation médiévales, fondées sur la mémorisation liberté de conscience et de réflexion dont dis-
et la seule autorité du maître : « qu’il ne loge pose chaque être humain. L’ensemble de ces
rien dans la tête de son élève par pure autorité citations confère donc une grande originalité et
et en abusant de sa confiance » (l. 2). Car, dans une réelle profondeur à la pensée de Montaigne,
cette pédagogie, l’élève ne peut véritablement nourrie de l’encyclopédisme humaniste.
s’approprier ce qu’il apprend : « que les principes Prolongement
d’Aristote ne soient pas pour lui des principes » On pourra attirer l’attention de l’élève sur le
(l. 3-4). Il ne s’y forme jamais le jugement per- fait que, paradoxalement, Montaigne sait « par
sonnel au risque de ressembler aux sots « sûrs et cœur » un grand nombre de formules latines
déterminés » (l. 6). La simple redite d’un autre ou grecques. Un balayage du « parcours de lec-
ne peut donc mener à la sagesse : « celui qui suit teur » suffira à constater qu’elles sont très pré-
un autre ne suit rien » (l. 10-11). Enfin, la vérité sentes dans son texte et nourrissent sa réflexion.
n’appartient pas à un seul homme : « la vérité Il ne faut donc pas se méprendre : Montaigne
et la raison sont communes à chacun » (l. 16) n’invite pas les étudiants d’aujourd’hui à ne
même s’il en est un des maîtres, « celui qui les a rien apprendre, contre-sens commode. Mais
dites la première fois » (l. 17). plutôt à s’interroger sur le fonctionnement de
2. À l’inverse, Montaigne défend une pédagogie la mémoire. Elle ne se définit pas comme une
active où l’élève assimile de lui-même les savoirs machine enregistreuse mais comme une capacité
pour son plus grand profit personnel. Dès lors, il à trier, classer et donc synthétiser des données,
doit confronter son opinion à celles des autres : que l’on peut ensuite mobiliser pour construire
« qu’on lui expose cette diversité de jugements : de nouveaux savoirs. C’est ainsi que la définit
il choisira s’il peut » (l. 4-5). Aussi le doute Saint-Augustin, dans les Confessions. Cela sup-
fait-il partie intégrante de cette méthode de pose que le bon pédagogue apprend à se servir
construction de soi (l. 6). Le champ lexical de de cette faculté.
l’appropriation revient ainsi dans l’extrait : « ce
4. L’éducation prônée par Montaigne vise à faire
seront les siennes » (l. 10), « il faut qu’il s’im-
de l’élève un être de réflexion façonné « par le
bibe » (l. 14), « qu’il sache se les approprier »
filtre d’étamine » (l. 1), c’est-à-dire apte à tami-
(l. 16). Cette formation ne vise donc pas à l’ac-
ser les savoirs qui lui sont donnés pour n’en rete-
cumulation de savoirs, mais à l’élaboration de
nir que ce qui peut l’aider à se construire. Il ne
la réflexion : « les emprunts faits à autrui, il les
doit donc plus seulement apprendre par cœur,
transformera et les fondra ensemble pour […]
mais en venir à « sentir et penser » (l. 14) par
son jugement » (l. 21-23).
lui-même, une fois digérés les acquis, au point
3. L’extrait est la preuve que Montaigne s’est d’oublier leur origine même : « qu’il oublie
appliqué à lui-même ces principes humanistes. hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il
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sache se les approprier » (l. 15-16). L’éducation 2) Tout en appliquant, dans son écriture même,
doit alors amener l’élève à « faire un ouvrage les principes qu’il préconise
entièrement sien » (l. 22-23). Apprendre, c’est a) Une culture encyclopédique
donc apprendre à penser par soi-même, en s’ap- b) Une appropriation personnelle des savoirs
puyant sur l’héritage intellectuel des anciens,
délibérément pillé, digéré et transformé.
5. Le texte se clôt sur une comparaison avec les
abeilles. Le philosophe fait une analogie entre
la pédagogie qu’il défend et le comportement ESPOIRS ET COMBATS HUMANISTES
de ces insectes. De la même manière qu’elles
« pillotent de-çà de-là » sur les fleurs de diffé- Érasme, Préface
rentes espèces, le « thym » ou la « marjolaine »,
pour produire au final un « miel […] entière-
ment leur » (l. 20-21), de la même manière,
l’élève grappillera ici et là des connaissances
‡ à la traduction
du Nouveau
qu’il « transformera et fondra ensemble » (l. 22) Testament, ⁄∞⁄§
pour construire son jugement personnel. La
comparaison avec cet animal, symbole fort de  p. ‹§§
l’activité productrice, clôt ainsi avec poésie et Objectifs :
originalité le raisonnement du philosophe. – S’initier à l’esprit de la Réforme.
– Comprendre l’enjeu de la traduction
VERS LE BAC des textes sacrés.
Question sur un corpus
Le paragraphe demandé peut suivre le schéma Traduire la Bible pour
suivant : en diffuser l’enseignement
1) Les deux auteurs prônent l’acquisition d’une
culture encyclopédique, mais si Rabelais est LECTURE DU TEXTE
favorable à l’accumulation des savoirs néces- 1. Érasme condamne ceux qui refusent la tra-
sitée par la soif de connaissances, Montaigne duction de la Bible. Pour argumenter, il s’oppose
plaide d’abord pour une formation qui apprenne d’abord à deux idées dont il souligne l’erreur en
à réfléchir. les introduisant avec « comme si » (l. 5 et 9).
2) Les deux auteurs défendent l’idée d’une édu- Il récuse en effet la restriction qui réserverait la
cation fondée sur l’expérimentation personnelle, lecture de la Bible à une élite : « une matière
mais si, pour Montaigne, cette participation si enveloppée qu’à peine un très petit nombre
active de l’élève est fondamentale dans son édu- de théologiens pouvait la comprendre » (l. 6-8).
cation, pour Rabelais, les maîtres doivent rester Mais il rejette aussi tout enfermement du dogme
des modèles à suivre et à respecter. dans le secret : « comme si le rempart de la reli-
3) Les deux auteurs insistent sur la nécessité gion chrétienne reposait sur la masse de cette
de la conscience mais si, pour Rabelais, elle est ignorance » (l. 9-11). Il reprend donc là deux
garantie par la foi chrétienne, chez Montaigne, préjugés répandus à l’époque dont il montre
c’est le jugement construit et validé peu à peu l’absurdité pour mieux les démonter. Sa seule
qui doit guider l’élève. justification repose sur une affirmation catégo-
Commentaire rique : « le Christ a désiré que ses mystères à
lui fussent divulgués le plus largement possible »
Le plan proposé peut être développé autour des
(l. 13-15). On voit ici toute l’originalité de la
idées suivantes :
stratégie argumentative d’Érasme qui rabaisse les
1) Montaigne prône une éducation humaniste
arguments de l’adversaire pour mieux affirmer ses
a) Une pédagogie active fondée sur l’esprit
convictions.
critique
b) Un apprentissage de la sagesse qui s’appuie sur 2. Érasme utilise trois arguments en faveur de la
une démarche philosophique traduction de la Bible. Tout d’abord, il poursuit
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sa réflexion par un raisonnement a fortiori : si HISTOIRE DES ARTS
le message du Christ est destiné à être lu par Quentin Metsys représente ici Érasme dans son
tous, à plus forte raison doit-il l’être par les cabinet de travail. Le peintre cherche à mettre
personnes apparemment les plus éloignées de en valeur le travail de son modèle. Il est peint
le faire (« toutes les femmes de la plus humble dans son cabinet, occupé à écrire, assis à son
extraction », l. 15-17, sans culture ni éduca- bureau. D’autres accessoires rappellent ses acti-
tion) ; mais aussi les populations les plus sau- vités intellectuelles : les livres sur les étagères et
vages aux yeux des Européens, les Occidentaux les différents instruments d’écriture (la plume,
les plus rudes, « les Écossais, les Irlandais » l’encrier, le sous-main de belle qualité et les
(l. 20) et les hérétiques les plus opposés au chris- ciseaux). Tout est donc caractéristique du por-
tianisme, « les Turcs et les Sarrasins » (l. 21). trait d’un intellectuel de la Renaissance dont
Le passage du latin aux langues vulgaires per- les qualités sont encore soulignées par l’attitude
mettrait alors à chacun de mieux comprendre, concentrée et l’austérité de la tenue.
voire d’adhérer à l’enseignement de la Bible, en
étant « capables de (la)lire et de (la) connaître » ÉCRITURE
(l. 22). Par ailleurs, un deuxième argument
Argumentation
insiste sur les avantages au quotidien de la tra-
duction des textes sacrés, car chacun pourrait La traduction de la Bible au XVIe siècle répond
alors s’en imprégner à chaque moment : pour le bien aux aspirations de l’humanisme. Elle traduit
paysan, « au manche de sa charrue », pour l’arti- d’abord le désir de revenir au texte source de la
san, « à sa navette » ou pour le voyageur « pour religion chrétienne pour mieux le diffuser et le
alléger la fatigue de sa route ». La Bible pour- mettre à la portée de tous. Les Réformés souhai-
rait être alors le code de bonne conduite de tous tent aussi mettre fin aux abus et aux dérives dans
grâce à la variété de ses textes, psaumes mis en laquelle l’Église s’est laissée entraînée comme le
commerce des Indulgences, que la Bible ne jus-
musique (« chanter des passages », « en moduler
tifie absolument pas. Ils en font ainsi la référence
quelque air ») ou passages narratifs (« des récits
absolue et la seule norme acceptable en domaine
de cette nature »). Enfin, la Bible, devenue objet
de religion. Ces traductions en langues vulgaires
des « conversations » les plus usuelles, aiderait
s’inscrivent aussi dans le mouvement de diffu-
à façonner chacun et à l’encourager aux vertus
sion du savoir, permis par le développement de
chrétiennes : « car nous sommes à peu près tels
l’imprimerie. Elles traduisent enfin la foi que les
que nous révèlent nos conversations de tous les
humanistes ont en l’homme, objet principal de
jours » (l. 27).
leurs réflexions et sujet privilégié de leurs prin-
3. Des figures de l’intensité viennent appuyer cipes d’éducation, sans pour autant renier leurs
le raisonnement d’Érasme. On retrouve ainsi convictions religieuses.
plusieurs gradations : dans les lectures proposées
aux femmes par exemple, l’auteur envisage non
seulement la découverte des récits de la vie du
Joachim du Bellay,
Christ (les Évangiles), mais aussi les « Épîtres de
saint Paul », une correspondance à visée didac-
tique beaucoup plus difficile d’accès. S’il envi-
sage en premier de faire traduire la Bible pour
8 Défense
et illustration
les régions les plus reculées de son pays, l’Angle-
terre, Érasme pousse sa proposition à l’extrême de la langue
en le proposant aux ennemis du christianisme,
ce qui paraît peu vraisemblable. Enfin, il exagère
française, ⁄∞›·
aussi en imaginant, de façon surdimensionnée, la  p. ‹§‡
présence de la Bible au quotidien, voire au pro- Objectifs :
saïque (la charrue ou la navette). Les procédés – Décoder le principe de l’imitation
de la gradation et de l’hyperbole traduisent donc humaniste.
dans ce texte l’enthousiasme de l’auteur pour son – Expliciter le rôle des Anciens
sujet. dans les propositions humanistes.

18 L'idéal humaniste à travers l'Europe | 315

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L’humaniste, grecque » (l. 14-15). Mais il insiste surtout sur
leur réussite. Loin d’être plaqués, ils sont deve-
jardinier des langues nus « naturels » (l. 17) au point de devenir des
LECTURE DU TEXTE traits originaux de la langue latine. L’évolution
1. La civilisation gréco-latine apparaît comme du latin annonce donc celle du français et peut
le modèle antique inspirateur de l’humanisme. devenir son modèle dans l’enrichissement et la
Aussi Du Bellay cite-t-il des auteurs à prendre diffusion du français.
comme modèles, avant de les dépasser : « du 4. L’humanisme inspire la démarche préconisée
temps d’Homère et de Démosthène, de Virgile par Du Bellay dans son manifeste. L’Antiquité
et de Cicéron » (l. 2-3). Dans le domaine lin- grecque et romaine y est présentée comme un
guistique qui est son sujet, « les langues grecque modèle d’inspiration, mais sous la forme d’une
et romaine » lui servent également de référents, imitation intelligente de manière à en rendre les
mais il en rétablit la chronologie. Les Grecs emprunts « naturels » dans la culture humaniste.
sont donc le modèle premier, qui a inspiré les Par ailleurs, les progrès techniques et scienti-
Romains, eux-mêmes inspirateurs du français. fiques amènent les savants humanistes à enrichir
2. Tout l’extrait repose sur une métaphore filée, le vocabulaire de nouveaux mots créés à partir
celle de la culture des plantes. Elle naît du de racines grecques et latines. Enfin, le travail
constat de la jeunesse de la langue française qui sur la langue lui-même s’inscrit dans l’esprit d’ex-
remplace peu à peu le latin aussi bien dans les périmentation des humanistes intéressés par tous
actes officiels que dans la littérature. Le poète la les domaines du savoir.
rapproche ici de la jeune pousse, « comme une 5. La consigne demande la rédaction d’un para-
plante et vergette » (l. 4-5) qui n’a pas pu encore graphe argumentatif et implique une démarche
se développer, car elle « n’a point fleuri » (l. 5) dialectique autour de deux axes :
et n’a pu « fructifier » (l. 4). L’auteur souligne 1) Les néologismes constituent un enrichisse-
pourtant son potentiel : « elle est aussi apte à ment de la langue française
engendrer que les autres » (l. 7-8), mais elle n’a a) Par nécessité avec l’apparition de nouveaux
pas été « suffisamment cultivée » (l. 9) pour être objets ou de nouveaux concepts suite aux progrès
productive. Du Bellay poursuit la métaphore à des sciences et des technologies
propos de la langue latine que les Romains, « en b) Par jeu intellectuel à des fins stylistiques chez
bons agriculteurs » (l. 12), ont su acclimater et les auteurs ou les penseurs, par appropriation du
faire fructifier : ils « l’ont premièrement trans- monde par l’individu
plantée d’un endroit sauvage en un lieu fami- 2) Mais ils présentent le risque de dénaturer la
lier » (l. 12-13). Pour en expliquer les modali- langue originelle
tés, l’auteur prolonge la métaphore par l’image a) Par l’intrusion mal digérée d’éléments
de la greffe d’éléments empruntés à la langue étrangers
grecque : « ils l’ont fortifié de rameaux solides et b) Par la disparition d’autres éléments fondateurs
fertiles » (l. 14). Puis, il en souligne la réussite : de la langue
« désormais ils n’apparaissent plus adoptifs, mais
naturels » (16-17). L’extrait se conclut sur la fer- VERS LE BAC
tilité du procédé aboutissant à « ces fleurs et ces Question sur un corpus
fruits colorés de cette grande éloquence » (l. 17).
Les sonnets 31 et 32 de J. du Bellay sont une
Cette image vise donc à accrocher l’attention du
bonne illustration du manifeste Défense et illustra-
lecteur et à le persuader de l’avenir de la langue
tion de la langue française car ils assemblent deux
française.
réalités. Dans le sonnet 31, le monde antique
3. Du Bellay analyse comment le latin est est représenté par deux héros de la mythologie
devenu l’égal de la langue grecque. Il dégage grecque. Le poète compare son séjour italien
d’abord une première phase de diffusion du latin, avec l’Odyssée d’Ulysse, « un beau voyage ».
« devenue si grande en peu de temps » (l. 11) qui Il fait aussi allusion sans le nommer à Jason
devient alors la langue romaine, puis il souligne « qui conquit la toison » avec ses Argonautes.
les emprunts « magistralement tirés de la langue Or, l’un ou l’autre est caractérisé par la réussite
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de leur retour pour « vivre entre ses parents pétrarquisantes qui la rendent raffinée. Sur ce
le reste de son âge ». De la même manière, la point, on prolongera la réflexion avec le « Pour
Rome antique sert de cadre aux deux sonnets. argumenter » de la page 222 du manuel de
Dans le sonnet 32, le poète rappelle son départ l’élève.
de la France : « quand je changeai la France au
séjour italien » (v. 8). Dans le sonnet précédent,
certains éléments architecturaux évoquent clai-
rement la Rome passée : « les « palais romains », Ronsard, Discours
« le marbre dur », ainsi que la mention de deux
lieux romains : « le Tibre latin » et le « mont
Palatin ». Pour autant, le poète a su s’appro-
prier ces éléments, puis porter sur eux un regard
· des misères
de ce temps, ⁄∞§¤
critique. Le deuxième quatrain du sonnet 31
Agrippa d’Aubigné,
mentionne ainsi en miroir son « petit village »
angevin, préféré au faste romain. Il en fait une
évocation pittoresque en insistant sur l’humilité
du cadre : « fumer la cheminée », « le clos de ma
⁄‚ Les Tragiques, ⁄§⁄§
 p. ‹§°-‹‡‚
pauvre maison ». Il en rappelle toutes les supé- Objectifs :
riorités sur un lieu chargé d’histoire : les racines – Comprendre l’évolution du courant
familiales (« mes aïeux »), le terroir (« l’ardoise humaniste et sa remise en cause par
fine »), le climat (« la douceur angevine »), un les guerres de religion.
paysage connu (« mon Loire gaulois », « mon – Étudier les enjeux et les caractéristiques
petit Liré »). Les deux sonnets sont donc de l’engagement des poètes humanistes.
l’exemple réussi de l’imitation de l’Antiquité et
de son dépassement.
La France, déchirée par les luttes
Oral (analyse)
Le titre indique bien la visée et le contenu de ce
fratricides
traité théorique écrit par Du Bellay, Défense et LECTURE DES TEXTES
illustration de la langue française. Le poète plaide 1. Ces trois expressions font allusion aux guerres
en faveur du français dans la littérature à une de religion qui déchirent la France dans la deu-
période où elle vient de devenir la langue obliga- xième moitié du XVIe siècle. Le 1er mars 1562,
toirement utilisée pour les textes administratifs cinq cents protestants qui célèbrent leur culte
ou juridiques (Édit de Villers-Cotterêts, promul- à Wassy sont violemment expulsés du lieu de
gué par François Ier). S’il préconise l’imitation cérémonie par des catholiques en armes. Une
des langues anciennes, pour l’enrichir par la vingtaine de protestants sont tués et une cen-
création de nouveaux mots à partir de racines taine, blessés. Ce massacre est considéré comme
grecques et latines, le poète prône aussi une le début des guerres de religion. Huit conflits se
appropriation personnelle de ses modèles et la succèdent, opposant catholiques et protestants,
volonté ambitieuse de la dépasser. C’est dans cet avec des périodes inégales de paix jusqu’en 1598
esprit qu’il revisite dans son écriture les thèmes lorsqu’est signé l’édit de Nantes. Par cet édit de
d’inspiration antique. La poésie, lieu privilégié tolérance, le roi Henri IV reconnaît une certaine
de cette langue neuve, tient un rôle essentiel liberté de culte aux protestants, leur garantit une
dans cet objectif de faire de la langue française relative sécurité en leur accordant une centaine
une langue élégante et digne des exemples de places de sûreté ainsi que des indemnités
passés. financières. En échange, il exige d’eux que la
pratique du protestantisme soit réservée à l’es-
pace privé. L’espace public, qui relève du poli-
Prolongement tique, ne doit pas être troublé par des conduites
La défense de la langue française suppose religieuses ostentatoires. Cette paix religieuse
aussi son enrichissement, par la création de apporte la prospérité au royaume malgré l’an-
néologismes ou le recours aux figures de style nulation progressive de certains avantages.
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Litterature.indb 317 06/09/11 11:52


Les persécutions s’accentuent sous le règne de arracher à son frère la vie » (v. 9). Et malgré son
Louis XIV qui révoque cette tolérance religieuse jeune âge, il est mené par son goût de la vio-
en 1685, provoquant alors l’exil d’une partie des lence : « « à force de coups / D’ongles, de poings,
protestants et un affaiblissement économique de pieds » (v. 4-5). À l’inverse, Jacob se présente
pour la France qui perd ainsi nombre d’artisans comme un être doux amené à réagir à l’agres-
et de bourgeois. sivité de son frère : « ayant dompté longtemps
2. Dans son poème, Ronsard prend parti pour en son cœur son ennui, / À la fin se défend »
les catholiques. Il présente d’abord le protestan- (v. 12-13). Ce couple de jumeaux ennemis repré-
tisme comme une menace pour l’autorité royale, sente les deux camps qui s’affrontent pendant
et en particulier, « l’honneur, et le sceptre de les guerres de religion. L’aîné, Esaü, symbolise
la France » (v. 3). Les contestations des protes- le catholicisme, plus ancien, et Jacob, le protes-
tants, quand elles envahissent l’espace public, tantisme. Agrippa d’Aubigné attribue donc les
remettent en question la stabilité politique, alors responsabilités au parti catholique, intolérant
que le trône « avait pris accroissance » (v. 4). et violent, prêt à s’autodétruire pour faire dispa-
La comparaison avec la chute de la « grande raître l’autre camp : « pour arracher à son frère
roche » (v. 6) confirme les périls d’une guerre la vie, / Il méprise la sienne et n’en a plus d’en-
d’« opinions ». Le pouvoir royal est donc mis vie » (v. 9-10). Au contraire, les violences du
à mal, « bronché contre bas » (v. 6) au risque parti protestant, « sa juste colère » (v. 13) n’est
de provoquer un chaos politique et social. Aussi qu’une réponse justifiée à l’agressivité catho-
les « Théologiens », terme qui désigne en par- lique. L’emploi de ces figures bibliques, courant
ticulier Luther et Calvin, sont-ils montrés chez les protestants, lecteurs de la Bible, est donc
comme les responsables des désordres et du bien révélateur de l’engagement du poète.
massacre de Wassy par leur manque de discer- 4. La figure de l’allégorie se retrouve dans les
nement : « brouilla leurs courages / Par la diver- deux poèmes ; chez Ronsard sous la forme de
sité de cent nouveaux passages » (v. 31-32). figures mythologiques et chez Agrippa d’Aubi-
Les morts apparaissent dès lors comme une gné sous l’aspect d’une mère de famille. Dans le
juste punition d’une ambition démesurée, celle premier texte, Ronsard s’appuie sur sa culture de
d’avoir voulu surpasser et transgresser les dogmes l’Antiquité pour parodier un des amours mytho-
catholiques, « d’avoir échellé comme Géants logiques de Jupiter. Il y traite le thème de la
les cieux » (v. 34). Pour le faire comprendre, le démesure humaine réduite à néant par la colère
poète recourt à un apologue mythologique qui d’un dieu, « fâché contre la race des hommes »
explique les véritables motivations des chefs (v. 7-8). Il reproche en effet aux hommes de
protestants guidés par « Présomption » (v. 12) vouloir « savoir / Les hauts secrets divins que
et « Opinion » (v. 14), toutes deux sources de l’homme ne doit voir » (v. 9-10). Aussi leur
discorde. Les protestants apparaissent donc fait-il un cadeau empoisonné en concevant son
comme coupables des divisions amorales (« le instrument de vengeance. Du viol de « Dame
frère |…] contre le frère », « la sœur contre la Présomption » naît « l’Opinion, peste du genre
sœur », v. 36-37). On assiste alors dans la fin humain » (v. 14) dont le portrait inquiétant est
de l’extrait à une rupture des liens de sang et dépeint par le poète. Le champ lexical du mal
d’amitié qui mène « tout à l’abandon […] sans domine l’ensemble de la description : « orgueil »,
ordre et sans loi ». « folle », « erreur », « vaine affection », « ambi-
3. On trouve deux figures bibliques dans le tion ». Ses menaces apparaissent d’autant plus
poème d’Agrippa d’Aubigné, Esaü et Jacob, deux pernicieuses qu’elles restent souterraines, au
frères jumeaux cités dans l’Ancien Testament. fond de son cœur « couvé de vaine affection »,
La tradition rapporte que l’aîné, Esaü, affamé, sous une posture faussement modeste (« cachait
aurait vendu contre un plat de lentilles, son l’ambition »). La comparaison avec la sirène
droit d’aînesse à Jacob, son frère cadet. Esaü est vient renforcer son image de destructrice. Il
présenté dans le texte du poète comme un être semble impossible de parer ses attaques, tant elle
négatif : « le plus fort, le plus orgueilleux » (v. 3), est rapide (« légère elle portait des ailes sur le
« ce voleur acharné » (v. 7). Le poème insiste sur dos », v. 25) et discrète (« afin qu’à son marcher
sa malfaisance à l’encontre de son frère : « pour on ne la put entendre », v. 28). C’est elle qui
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est l’inspiratrice de la Réforme, brouillant l’in- La mère des jumeaux est clairement désignée
terprétation des textes sacrés et provoquant la quant à elle comme une figure de la France :
discorde. Le poète joue donc ici de sa culture « je veux peindre la France une mère affligée »
humaniste pour expliquer l’origine des guerres (v. 1). Ainsi voit-on comment dans les deux
de religion. textes l’allégorie tire sa force argumentative du
Dans le deuxième poème, Agrippa d’Aubigné récit auquel elle appartient et de sa dimension
met en scène l’allégorie de la France. Il choisit symbolique. L’histoire s’y apparente alors à un
une figure plus simple et plus proche du lecteur. apologue, récit narratif et démonstratif à visée
Il l’emprunte en effet au quotidien, représentant argumentative et didactique.
le tableau habituellement paisible d’une mère 6. Plusieurs procédés rendent ces scènes vivantes
allaitant ses nourrissons. Mais les jumeaux se et visuelles. Tout d’abord, la personnification en
battent pour accéder au sein malgré les efforts de elle-même de la contestation religieuse protes-
leur mère : « ni les soupirs ardents, les pitoyables tante et de la France. Opinion est alors dotée
cris, / Ni les pleurs réchauffés ne calment les d’une histoire humaine. Elle a Cuider pour
esprits » (v. 15-16). Son désespoir est si fort « nourrice » (v. 15), possède « un pauvre habit »
qu’elle « succombe à la douleur, mi-vivante, mi- (v. 22), est dotée d’un corps parfait « comme
morte » (v. 22). Dans sa colère, elle se détourne d’une sirène » et finit par « se loger […] dedans
donc des deux enfants : « or, vivez de venin, le cabinet des Théologiens » (v. 29-30). La
sanglante géniture. / Je n’ai plus que du sang « mère affligée » n’est pas décrite, on ignore son
pour votre nourriture » (v. 33-34). Agrippa passé comme son présent. Mais la scène est ren-
d’Aubigné crée donc une allégorie moins due vivante par les nombreuses actions qu’elle
savante, plus tragique : si elle dénonce elle aussi renferme ponctuée de verbes d’actions (« brise »,
les torts de l’autre camp et la ruine métaphorique « fait dégât », « arracher »…) ou de tournures
du royaume, elle en présente les terribles consé- expressives, comme « à force de coups / d’ongles,
quences pour chacun. de poings, de pieds » (v. 4-5). On suit l’évolution
5. Ces deux portraits ont une dimension argu- psychologique des trois personnages, la montée
mentative car ils personnifient une thèse diffi- de la violence chez les petits qui atteint son som-
cile à soutenir sans ce recours à une représenta- met lorsqu’« ils se crèvent les yeux » (v. 20). Le
tion indirecte. Les poètes se servent donc d’une lecteur connaît aussi les sentiments de la mère :
histoire pour l’exprimer autrement, comme « une mère affligée » (v. 1), « cette femme éplo-
l’indique son étymologie « dire d’une autre rée » (v. 21), « mi-vivante, mi-morte » (v. 22).
manière ». Chez Ronsard, l’histoire est plus Enfin, l’extrait se termine sur une intervention
complète, car elle suit le personnage de ses ori- directe de la mère maudissant et condamnant
gines jusqu’à sa participation dans les querelles sans appel les deux enfants : « vivez de venin »
religieuses. On peut y repérer un schéma narra- (v. 33). La description par ses notations visuelles
tif complet : situation initiale (mécontentement et le discours par son interpellation directe font
de Jupiter), élément perturbateur (viol de Dame donc de ces histoires des scènes très vivantes.
Présomption), péripéties (naissance, éducation 7. Quoiqu’allégoriques, ces deux scènes provo-
d’Opinion), élément de résolution (arrivée chez quent terreur et pitié chez le lecteur en particu-
les Théologiens), situation finale (guerres de lier dans le texte d’Agrippa d’Aubigné caracté-
religion). Dans le deuxième texte, l’action est risé par les registres tragique et pathétique. Les
restreinte à l’essentiel (querelle des enfants et champs lexicaux de la blessure (« crèvent les
colère de la mère). Par ailleurs, le récit et ses yeux », « déchirés, sanglants »…), du combat
personnages, loin de devoir être pris à la lettre, (« coups », « se défend », « combat »…), de la
ont un sens imagé. « Opinion » représente donc, souffrance (« affligée », « pitoyable », « éplo-
aux yeux de Ronsard, la prétention des réformés rée »…) et de la mort (« arracher la vie », « suc-
à comprendre les textes sacrés et à contester la combe », « derniers »…) dominent le poème.
religion ancienne. Se faire soi-même une opi- L’accablement pèse sur la mère ayant pour seul
nion ne débouche pas sur une évolution positive, recours le rejet de ses deux enfants, violem-
mais une situation d’anarchie et de chaos par la ment apostrophés : « félons » (v. 31), « sanglante
« diversité de cent nouveaux passages » (v. 32). géniture » (v. 33). Enfin, les détails concrets et
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horribles abondent comme ceux qui évoquent b) Les figures rhétoriques du visuel, un outil au
le lait maternel, « fait dégât du doux lait » (v. 8) service de l’argumentation
ou « adonc se perd le lait » (v. 29). Le texte de 2) Le spectaculaire persuade plus efficacement
Ronsard, plus savant, joue plutôt sur les figures le lecteur
rhétoriques : personnifications (« Cuider », a) Un récit symbolique
« l’ambition »), comparaison (« comme d’une b) Les registres tragique et pathétique
Sirène »), métaphore (« école d’orgueil »),
images variées (« de vent et de fumée était VERS LE BAC
pleine sa tête »). Invention
À la lecture du début de ce poème, deux élé-
HISTOIRE DES ARTS ments se dégagent qu’une reprise peut exploiter :
Arcimboldo représente ici un homme entière- le feu violent et la rhétorique.
ment constitué d’armes à feu et des accessoires On peut commencer l’exercice par une explo-
nécessaires pour les allumer. Ses habits sont un ration lexicale des locutions toutes faites, ici
assemblage d’armes (un pistolet et deux canons). retravaillées par Carl Norac : ne parle-t-on pas
Son cou est fait de trois bougies et d’une lampe « de discours enflammé », « de langue de feu »,
à huile. Une petite flamme sort d’ailleurs de sa « de bouche d’incendie », « d’un feu roulant
bouche. Son visage d’or et de feu est violemment de questions » ? Ne dit-on pas « bouillir de
éclairé de face et il reflète à son tour la lumière. colère » ? Et, à l’inverse, ne parle-t-on pas de
De son œil, qui représente une bouche de canon, « sourire désarmant » ?
coule des larmes de sang. Des mèches d’allumage En lien avec les deux textes étudiés, on peut
forment le front. Les allumettes constituent sa s’attendre à un texte engagé dans une dénoncia-
bouche. Sa chevelure est un vaste brasier. Le tion. On pourra cependant confronter les pro-
collier et l’écusson portés par le personnage ductions avec le texte du poète et en commenter
donnent la clef du tableau. Cette chaîne de la les écarts avec les hypothèses de lecture.
Toison d’or représente la famille des Habsbourg
que le peintre sert officiellement à la cour. Sur
l’écusson figure l’aigle bicéphale de cette dynas-
tie, symbole du courage et de la force. Ce tableau POUR ARGUMENTER :
est donc une allégorie du pouvoir impérial et les COMMENT L’AFFAIRE
armes représentées sont le symbole de la toute
puissance des Habsbourg. Mais il peut apparaître GALILÉE REFLÈTE-T-ELLE
aussi comme un rappel des souffrances sur les- LES DÉBATS HUMANISTES ?
quelles reposent les conquêtes militaires de la
famille impériale pour en dénoncer la violence  p. ‹‡⁄
et la cruauté. Enfin, il peut aussi se lire comme Objectifs :
une dénonciation des dangers de la rhétorique, – Croiser deux objets d’étude « Vers un
politicienne ou religieuse : elle met, littérale- espace culturel européen : Renaissance
ment, le feu aux poudres. La parole enflammée et humanisme » et « Les réécritures,
échauffe les esprits et embrase les conflits. du XVIIe siècle à nos jours » pour interroger
sur la portée de l’idéal humaniste.
– Découvrir un combat humaniste :
ÉCRITURE l’affaire Galilée.
Argumentation
La consigne appelle à défendre une seule thèse : LECTURE DU TEXTE
les moyens visuels viennent défendre efficace- 1. Galilée est un physicien et un astronome ita-
ment une cause. Il s’agit de classer et hiérarchiser lien (1564-1642) qui fait scandale en remettant
les éléments de commentaire des textes : en question l’idée que la terre est le centre de
1) La personnification permet de mieux faire l’univers et que tout gravite autour d’elle (géo-
passer une opinion auprès du lecteur centrisme). Il commence par perfectionner
a) L’allégorie, une figure vivante et visuelle les lunettes astronomiques en 1609 et observe
320 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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en particulier les taches solaires, l’anneau de l’obscurantisme en mettant en scène le combat
Saturne et les phases de Vénus. Ces observa- entre science et pouvoir. De la même manière
tions lui donnent foi dans ce que, prudemment, que Galilée est contraint de renier ses idées sous
Copernic présentait comme une hypothèse : le la menace des autorités religieuses du XVIe siècle,
soleil est au centre de l’univers (héliocentrisme) Brecht connaît aussi une situation identique,
et les planètes tournent autour de lui. Galilée quand les nazis, au pouvoir, imposent leur vérité
va diffuser et défendre avec ardeur la concep- officielle au point de menacer ou tuer leurs
tion copernicienne de l’univers. Mais, en 1616, contradicteurs. Par ailleurs, écrite en 1938, révi-
l’Église déclare hérétique cette conviction et sée en 1945 puis publiée en 1955, la pièce sous
contraint Galilée au silence. Malgré tout, le sa forme définitive fait aussi écho à la bombe
savant publie en 1632 un ouvrage de réfutation d’Hiroshima, bouleversement scientifique aussi
du géocentrisme, Dialogue sur les deux grands sys- important que la révolution copernicienne et au
tèmes. Mis en accusation par les autorités reli- mauvais usage de la science que peuvent en faire
gieuse, il est condamné en 1633 à abjurer ses certains savants. Les parentés entre le savant de
théories et assigné à résidence jusqu’à sa mort. la Renaissance et Brecht expliquent donc la
reprise de l’affaire Galilée.
2. Les découvertes astronomiques sont aux yeux
de Brecht une suite logique des grandes décou- VERS LE BAC
vertes car elles apparaissent comme le résultat
d’un processus dont le personnage nous décrit Dissertation
les étapes. Les progrès de la navigation et les La consigne appelle à relire les textes de la
voyages lointains en constituent la première séquence en s’interrogeant sur la portée du cou-
phase : « ça a commencé par les bateaux. […] rant humaniste et son influence sur les mouve-
ils s’en sont allés sur toutes les mers » (l. 1-6). ments suivants. Il s’agit donc de confronter le
Aussi les horizons se sont-ils ouverts pour les sens historique du mot et son sens large, qui
habitants du vieux continent : « Une rumeur désigne toute philosophie plaçant l’homme et ses
est née : des continents nouveaux existent » valeurs au cœur d’un système. Pour ce faire, on
(l. 8-9). Le regard sur le monde a donc été peut s’appuyer sur les séquences du chapitre 4.
amené à changer et les certitudes se sont fissu-
rées : « c’est là que maintenant le doute s’in- On peut imaginer suivre le plan suivant :
cruste » (l. 18-19). Le changement semble être 1) L’humanisme est d’abord un courant caracté-
désormais le moteur de toute pensée, surtout ristique du XVIe siècle
dans « une astronomie nouvelle » (l. 26). Alors a) Il naît dans un contexte particulier
que les astres semblaient « rivés à une voûte de b) Il se caractérise par une soif de connaissances
cristal » (l. 27), il ne semble plus inconcevable c) Il place l’homme au cœur des préoccupations
en ces temps de mutation et d’instabilité de 2) Mais l’esprit humaniste perdure dans les
les laisser « aller dans l’espace, sans attache ». mouvements qui suivent
L’extrait se termine sur une comparaison qui a) De nouvelles découvertes ont continué à
ramène le raisonnement au début, car les astres modifier les représentations humaines
b) Les progrès se sont accélérés dans tous les
y sont rapprochés des « bateaux, sans attache et
domaines
au grand large » (l. 30).
c) La condition humaine reste au cœur des com-
3. Quoiqu’inspiré par un épisode célèbre de bats idéologiques
la Renaissance, le sujet de la pièce de Brecht 3) Pourtant l’humanisme semble rester
paraît toujours d’actualité en 1938. À travers inaccessible
l’évocation de la vie du savant humaniste, l’au- a) L’humanisme, un idéal rêvé
teur allemand traite de la vérité luttant contre b) Les désillusions

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Séquence
L’inspiration humaniste
⁄· au cœur de l’art
de la Renaissance
Livre de l’élève  p. ‹‡∞ à ‹°¤

Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹‡∞


Objectifs :
– Analyser les liens entre la littérature humaniste et le renouveau artistique de la Renaissance.
– Découvrir la nouvelle représentation picturale de l’homme.
Lorsqu’on regarde dans le dictionnaire, on s’aperçoit que le mot « Renaissance » a deux sens, dont
l’un est historiquement situé : XVIe siècle (le début de la période dépend en fait du pays). Cette
acception date de 1825. Pourtant le premier sens du mot est important : « Réapparition, nouvel
essor d’une société ». C’est un Renouveau. La Renaissance apparaît ainsi comme une période de
rupture par rapport au Moyen Âge : si l’on parle de Renaissance, c’est qu’on sous-entend qu’il y a
eu une première vie, puis la mort, puis la vie à nouveau : Antiquité, Moyen Âge compris comme
obscurantisme, Renaissance. Le XVIe siècle marquerait ainsi une rupture radicale d’avec le Moyen
Âge. D’ailleurs, c’est à partir de la Renaissance que commence ce que les historiens appellent l’His-
toire moderne. Promotion de l’individu, passage du monde clos à l’univers infini, éclatement de
l’unité chrétienne : autant d’élans et de ruptures qui marquent l’avènement de la modernité. Si notre
vision de la Renaissance et l’humanisme est aujourd’hui plus nuancée et si nous n’assimilons plus
le Moyen Âge à un millénaire de ténèbres, il n’en reste pas moins vrai que cette période marque un
bouleversement profond dans la philosophie, la littérature et l’art. À travers un renouveau majeur
dans l’art se reflètent les idées majeures de la philosophie humaniste, qui place l’homme au centre
de sa réflexion. La littérature et l’art vont ainsi exalter le corps humain qui était si méprisé par la
philosophie médiévale. L’homme nouveau apparaît pétri de culture antique et entend rivaliser avec
les Anciens. Enfin, découverte majeure de la Renaissance, la perspective doit être comprise comme
invention humaniste : il s’agit désormais de peindre le monde comme l’homme le voit.

⁄ L’exaltation les personnages de Cimabue sont représentés de


façon plus codée et appartiennent clairement au
du corps humain  p. ‹‡§-‹‡‡ monde divin, comme le prouve l’auréole dorée
qui surplombe chaque tête.
ÉTUDE DE DEUX ŒUVRES 2. Dans les deux tableaux, Marie est représentée
1. Les personnages représentés sur le tableau vêtue de bleu, couleur qui lui est traditionnelle-
de Léonard de Vinci sont Sainte Anne, sa fille ment attribuée. Mais Vinci réinterprète de façon
Marie et l’enfant Jésus. Cimabue, quant à lui, réaliste ce bleu mystique. En effet, les mon-
représente seulement la Vierge Marie et l’en- tagnes de l’horizon et le ciel rappellent la tenue
fant Jésus, entourés d’anges. Les personnages de de la Vierge. Les autres couleurs dominantes
Vinci sont représentés de façon réaliste et sem- du tableau sont des couleurs chaudes, dont les
blent appartenir au monde humain. À l’inverse, nuances s’étendent de la carnation de la peau à
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la douceur de la terre que les personnages foulent 3. Dans la Pietà de Michel-Ange, on retrouve la
de leurs pieds nus. Le choix des couleurs est très structure triangulaire qui magnifie le groupe et
différent dans le tableau de Cimabue qui privilé- le corps humain. L’attitude de Marie est, comme
gie le doré, symbole de la dimension mystique et dans le tableau de Vinci, maternelle et empreinte
spirituelle de la scène représentée. Il ne s’agit en de tendresse, à cette différence près que le corps
aucune façon de représenter la réalité de corps qu’elle porte amoureusement n’est plus celui d’un
humains, mais de donner une interprétation enfant, mais de son fils adulte et mort. La finesse
visuelle du monde divin, ce qui a pour consé- et la grâce des membres du Christ, subtilement
quence l’absence de perspective. Alors que l’es- soulignées par les veines du marbre, célèbre,
thétique de Cimabue, très influencée par la tra- comme chez Vinci, dans un esprit renaissant, la
dition des icônes byzantines, appartient encore dignité du corps humain.
au Moyen Âge, le tableau de Vinci appartient
clairement à la Renaissance, par le choix d’une
4. Montaigne entreprend de réhabiliter le corps
humain en soulignant sa valeur, dans une pers-
représentation réaliste des personnages et du
décor où règne la profondeur. pective proprement humaniste. Au lieu de déva-
loriser la beauté comme un élément purement
3. Dans le tableau de Vinci, la proportion des superficiel, il loue son rôle majeur dans les rela-
corps est conservée, à la différence de l’œuvre de tions humaines et prône l’union de l’âme et du
Cimabue dans laquelle Marie a une taille dispro- corps, selon une démarche qui ressemble fort à
portionnée par rapport aux anges. En effet, selon « un esprit sain dans un corps sain ». La beauté
l’esthétique médiévale, la taille du personnage et la santé de l’âme doivent donc se refléter dans
reflète son importance symbolique. L’attitude des le soin que l’homme prend de son propre corps.
corps est également différente. Chez Vinci, tout
signifie la tendresse maternelle : Sainte Anne
porte Marie sur les genoux et cette dernière Prolongement
est tout entière penchée vers son fils, qui lui On peut citer, en complément du texte de
échappe déjà en jouant avec un agneau, symbole Montaigne, cet extrait de l’ouvrage De la dignité
du sacrifice pascal à venir. Le regard part avec de l’homme, écrit en 1486 par l’humaniste Pic
tendresse de Sainte Anne vers Marie qui regarde de la Mirandole : « Donc, Il conçut l’homme
son fils qui la regarde aussi. L’enfant Jésus chez comme une créature de nature indéterminée et,
Vinci est le véritable portrait d’un enfant, repré- le plaçant au milieu de l’univers, il lui dit : «[…]
senté dans une attitude enfantine, à la différence Je t’ai placé au centre du monde de sorte que là
du Christ de Cimabue qui n’a d’enfantin que tu puisses plus aisément observer ce qui est dans
sa taille réduite. Cette différence d’esthétique le monde. Tu ne participes ni des cieux ni de la
reflète une approche théologique différente. La terre, tu n’es ni mortel ni immortel afin que, te
démarche de Vinci, dans une perspective propre- façonnant toi-même plus librement, tu puisses
ment humaniste, souligne l’appartenance à l’hu- prendre la forme que tu préfèreras. Tu pourras
manité de ces figures essentielles de la religion dégénérer et tomber vers les êtres inférieurs qui
chrétienne : Dieu s’est fait homme, s’est incarné sont les bêtes ; tu pourras, si tu le décides, te
en naissant d’une femme, Marie, et c’est cela qui régénérer et monter vers les êtres supérieurs qui
rend l’humanité si digne. sont divins. »

DES IMAGES AUX TEXTES


1. Dans le dessin de Vinci, l’homme s’intègre ¤ Un homme pétri
parfaitement dans deux figures géométriques de culture antique  p. ‹‡°-‹‡·
idéales : le carré et le cercle. C’est un éloge du
corps humain car Vinci souligne ainsi la perfec- ÉTUDE D’UNE ŒUVRE
tion de ses proportions.
1. Saint Sébastien est un martyr romain.
2. De même, dans le tableau La Vierge, l’Enfant Mantegna le représente conformément à la tra-
Jésus et Sainte Anne, Vinci soulignait la perfec- dition, attaché à un poteau, le corps transpercé
tion de ces corps humains en les insérant dans de flèches. Au premier plan, à hauteur du regard
un triangle. des spectateurs, deux archers sont représentés à
19 L'inspiration humaniste au cœur de l'art de la Renaissance | 323

Litterature.indb 323 06/09/11 11:52


taille réelle. Leur apparence physique en fait des 3. La démarche est la même dans le tableau de
hommes ordinaires, tandis que le saint, surélevé, Botticelli. On retrouve les éléments de la mytho-
règne sur le tableau par la beauté de ses traits et logie antique avec, par exemple, la présence des
la perfection de son corps musculeux et d’une faunes et des attributs guerriers du dieu Mars
carnation idéale. avec lesquels ils jouent. Mais le peintre transpose
la scène à la Renaissance, en choisissant notam-
2. Alors que Saint Sébastien est traditionnel-
ment des armes renaissantes : armure, lance,
lement représenté attaché à un poteau de bois,
casque. La violence semble bel et bien absente
Mantegna l’attache à une colonne romaine au
de la scène, ou du moins mise à distance par
chapiteau corinthien. À l’arrière-plan, le specta-
les jeux des faunes, dans une vision optimiste,
teur découvre également d’autres ruines antiques.
et Mars impressionne surtout par sa beauté et
Ce tableau reflète ainsi la redécouverte par les
la finesse de ses traits. Comme chez Mantegna,
humanistes et les artistes de la Renaissance de
l’allusion à la culture antique est surtout l’occa-
l’Antiquité et de ses canons esthétiques, notam- sion d’exprimer les idées de la Renaissance et
ment architecturaux. Le chapiteau corinthien de tout particulièrement la beauté et la dignité du
la colonne vient également couronner, comme corps humain.
une auréole, la tête du saint et rappeler en même
temps sa dimension romaine. 4. Dans cet extrait, Dante donne la parole à
Virgile qui, pour se faire reconnaître, cite plusieurs
3. À côté du pied du saint, le peintre a repré- allusions mythologiques : « je chantai ce juste fils
senté en trompe-l’œil le pied en marbre d’une d’Anchise qui vint de Troie, après que fut brûlée
statue antique. L’interprétation est plurielle. Il la superbe Ilion ». Le lecteur humaniste auquel
s’agit d’abord d’un hommage rendu à la statuaire s’adresse Dante ne peut que reconnaître Énée et
antique : Mantegna reconnaît sa dette envers l’es- l’œuvre qui lui est consacrée L’Énéide. Lorsque
thétique antique, redécouverte par ses contem- Dante reprend la parole, c’est alors pour faire
porains et lui-même. Mais il dépasse cet héritage l’éloge de son illustre prédécesseur à travers un
antique, sans vie, pour lui confronter le pied vocabulaire particulièrement mélioratif : « si large
vivant et frémissant du saint. L’art renaissant n’a fleuve », « lumière et honneur de tous poètes »,
pas à rougir de la comparaison avec l’art antique, « mon maître et mon auteur ». Dante évoque
bien au contraire ! D’un point de vue religieux, il même l’éducation humaniste qu’il a reçue : « la
s’agit également de montrer que la religion chré- longue étude me vaille et l’ample amour qui
tienne a réduit à l’état de ruine le paganisme alors m’ont permis d’examiner ton œuvre ». D’une
qu’elle-même est toujours vivante. culture à l’autre, un lien subsiste : celui que per-
met l’étude, l’éducation humaniste, qui devient
DES IMAGES AUX TEXTES un lien d’amour et d’admiration, avant de devenir
intertextualité : la culture antique imprègne l’art
1. À l’érudition archéologique du peintre
et la littérature renaissante.
Mantegna répond l’admiration du poète Dante
Alighieri pour la littérature antique et le poète
Virgile en particulier. Tout comme l’œuvre de
Mantegna soulignait la fascination du peintre
pour l’Antiquité en ruine à travers ses effets de
trompe-l’œil et la minutie de la représentation,
Dante rend hommage au poète latin en écrivant
‹ La perspective : peindre
au seuil de la Divine Comédie un vibrant éloge de le monde comme l’homme
Virgile, qui devient même le guide du voyageur le voit  p. ‹°‚-‹°⁄
à travers toute l’exploration des Enfers.
2. Cette connaissance et ce goût pour l’Anti- ÉTUDE D’UNE ŒUVRE
quité révèlent la nature humaniste des deux 1. Le banquet semble se dérouler dans une
artistes. L’humaniste, en effet, révère les clas- grande salle antique ouverte sur l’extérieur, avec
siques qu’il connaît et entreprend de s’en inspirer des colonnes doriques et corinthiennes. Les
pour tenter de les dépasser. références à l’architecture de l’Antiquité sont
324 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Litterature.indb 324 06/09/11 11:52


nombreuses : colonnes, statues, frise en haut des plusieurs éléments qui évoquent la passion et la
colonnes du premier plan (on peut penser par mort de Jésus montant au ciel après son sacrifice.
exemple aux frises du Parthénon). En bas, le chien qui ronge un os représente la
nature mortelle du corps, mort qui sera vaincue
2. La scène représente les noces de Cana, au
par le Christ ; le sablier va dans le même sens.
cours desquelles le Christ changea l’eau en vin.
Juste au-dessus de la tête du Christ, on peut
Il est possible de lire l’extrait de l’Évangile aux
élèves car Véronèse s’appuie très précisément apercevoir une gourde qui symbolise le vin, et
sur le texte. Les personnages principaux, au donc le sang que le Christ versera lors de la pas-
centre du tableau, sont le Christ et Marie, mis en sion. Enfin, l’agneau découpé annonce le sacri-
valeur par l’auréole qui illumine leur tête. Cela fice final puisque le Christ est souvent nommé
peut paraître étrange car, traditionnellement, ce « l’agneau pascal ».
sont les mariés qui occupent la place centrale
au banquet de leur mariage. Or les mariés sont à
l’écart, à l’extrémité gauche de la table. En effet, DES IMAGES AUX TEXTES
pour Véronèse, il s’agit d’abord de représenter un 1. À la différence du tableau de Cimabue
épisode de la vie du Christ et non un mariage. (p. 376), Giotto s’intéresse au rendu de la pro-
Ce choix s’interprète également de façon théo- fondeur et on découvre un premier travail de
logique : traditionnellement, l’épisode des noces perspective. Mais les règles de la perspective
de Cana est lu de façon symbolique comme le n’ont pas encore été trouvées : la différence
mariage du Christ et de l’Église. Il n’est donc pas de taille des personnages permet de signifier la
si étonnant que le Christ, qui figure le marié, soit distance, mais ils sont encore sur le même plan.
au centre du banquet. Quant aux bâtiments, ils sont en relief, mais
3. Le tableau est organisé de façon particulière- chacun a ses propres lignes de fuite, ce qui rend
ment rigoureuse et Véronèse dessine avec une la représentation de la cité encore peu réaliste.
extrême précision ses lignes de fuite grâce aux À l’inverse, Piero della Francesca respecte très
lignes des corniches et aux lignes de la table. rigoureusement les règles de la perspective. Son
Mais, si on les suit, on se rend compte qu’elles tableau a même la rigueur d’une construction
ne convergent pas vers un seul et unique point géométrique. Ce choix sert la dramatisation de
de fuite, mais vers plusieurs, ce qui normale- la scène car toutes les lignes de fuite convergent
ment devrait être impossible. Les Noces de Cana vers le centre du tableau, c’est-à-dire la flagel-
de Véronèse sont un véritable tour de force. lation du Christ. Alors que la scène est relé-
Grâce à des lignes de fuite courtes ou masquées, guée dans l’arrière-plan, c’est bien sur elle que
le peintre rend insoupçonnable la multiplica- se concentre le regard du spectateur, guidé par
tion des points de fuite et l’impossibilité de la toutes les lignes du tableau.
perspective : l’œil ne peut être en même temps 2. Le tableau de Piero della Francesca illustre
au-dessous de Jésus et au-dessus des colonnes ! à merveille la perspective géométrique. Au
Virtuosité qui focalise le regard sur le Christ tout contraire, celui de Léonard de Vinci (p. 376)
en le plongeant dans l’infini du ciel. Ce double illustre la perspective aérienne.
système de lignes de fuite permet en effet de
construire deux points de fuite : un dans le ciel, 3. Pour faire l’éloge de la peinture, Vinci célèbre
un sur la terre. En effet, les lignes des corniches son pouvoir créateur. Selon lui, le peintre ne se
convergent vers la figure du Christ, tandis que contente pas de reproduire la réalité : il la crée ;
les lignes de la table et du carrelage convergent il donne vie à une nouvelle réalité, celle que le
vers un point du ciel situé au-dessus de lui. Cela peintre imagine. En ce sens, le peintre est un
renvoie à la double nature du Christ, pleinement nouveau démiurge.
humaine et divine.
4. Ce texte révèle la pensée humaniste de Vinci
4. L’axe central horizontal représenté par la car cette célébration de l’art et du pouvoir créa-
balustrade de la terrasse sépare clairement la teur de l’artiste est bien une valorisation de la
terre et le ciel, le monde terrestre et le monde dignité humaine qui, sans jamais se prétendre
divin. Sur l’axe horizontal se trouvent dès lors l’égale de Dieu, est bien à l’image de Dieu.
19 L'inspiration humaniste au cœur de l'art de la Renaissance | 325

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› Atelier d’écriture : s’attendrait plutôt à un éloge de Rome, capitale
de la culture antique !
Écrire un sonnet à la manière Pour souligner l’éloge et le blâme, Du
de Du Bellay  p.‹°¤ Bellay emploie principalement l’antithèse. Les
oppositions sont récurrentes dans le texte. On
1. Analyser le poème a d’abord une opposition entre les quatrains
Ce poème est un sonnet composé d’alexan- et les tercets, qui ne sont pas construits sur la
drins aux rimes embrassées, autour d’un distique même structure syntaxique. Mais ensuite, dans
central aux rimes suivies aux vers 9 et 10. les tercets, on retrouve de nombreuses oppo-
L’éloignement de la France, subi par Du Bellay, sitions et antithèses : « gaulois » ≠ « latin »
provoque la nostalgie et la plainte mélanco- (v. 12) ; « dur » ≠ « fine » (v. 11) ; « marbre »
lique. Plusieurs procédés permettent au poète de ≠ « ardoise » (v. 11). On peut remarquer ici que
l’exprimer. C’est tout d’abord l’allusion à deux Du Bellay préfère la fragilité de son petit village
grands voyageurs de la mythologie antique : à l’éternité marmoréenne de Rome. Là encore,
Ulysse et Jason, le conquérant de la toison d’or. ce choix est surprenant, car le marbre est une
On trouve également dans le sonnet tout un pierre de taille de bien plus grande valeur que
lexique affectif qui montre justement le regret l’ardoise et Rome, la ville latine, est bien plus
du pays natal, que Du Bellay chérit tant, une renommée que l’obscur village gaulois d’où est
fois qu’il en est éloigné. On peut relever : « heu- issu Du Bellay. Par ce jeu des oppositions et des
reux » au vers 1, « plaît », aux vers 9 et 11. On antithèses, Du Bellay renverse en fait les attentes
relève aussi des adjectifs qui marquent la proxi- du lecteur (attentes qui étaient d’ailleurs les
mité : « petit village », vers 5 et « petit Liré » siennes avant d’arriver à Rome et d’être déçu
vers 13. Bien sûr, l’adjectif « petit » marque la par ce qu’il a découvert). Dans ce jeu des oppo-
modestie de son village, mais il marque aussi l’at- sitions, on peut aussi expliquer « l’air marin » du
tachement et la proximité de Du Bellay avec son dernier vers. « L’air marin » qualifie Rome car la
pays natal. « Petit » est ici un adjectif hypocoris- ville est proche de la mer. Mais cette expression
tique (voir lexique du manuel). rappelle aussi Ulysse et Jason dont les voyages
étaient maritimes. En fait, ici, Du Bellay affirme
Du Bellay choisit d’évoquer de manière pitto-
sa lassitude des voyages. En plus de la significa-
resque son pays natal, pour en faire l’éloge. On a
tion géographique (Rome est proche de la mer),
dans le texte une série d’oppositions frappantes :
il y a aussi une signification symbolique : Du
il ose préférer la fragilité (ardoise) à la durabilité Bellay préfère son pays natal et ne veut plus des
(marbre dur), l’obscurité du petit Liré à la célé- choses prétentieuses qu’il a trouvées à Rome.
brité (Tibre) et la douceur de l’Anjou à l’esprit Son petit village, avec sa modestie, lui paraît
de conquête de l’Empire romain (c’est ce qu’on préférable.
peut entendre par « air marin »). Pour qualifier
son village, Du Bellay emploie des déterminants Le tableau de Brueghel illustre bien ce poème
possessifs : « mon » (v. 12 et 13) et des adjec- car on y trouve la ruine antique et le bateau prêt
tifs hypocoristiques : « petit » (v. 5 et 13). Ou à partir, rappelant l’Odyssée d’Ulysse et peut
encore « pauvre » (v. 7). La place de ces adjectifs exprimer visuellement le désir qu’éprouve le
poète de retourner en France.
est importante. Il ne dit pas mon « village petit »
ou ma « maison pauvre ». En mettant l’adjectif 2. Transposer le poème
avant : « mon petit village », « ma pauvre mai- Pour illustrer ce travail de réécriture poétique,
son », il montre son affection et sa proximité on pourra proposer aux élèves l’écoute et l’étude
avec son pays natal. Il valorise ici la modestie de des textes de deux réécritures musicales du son-
son pays natal face à l’orgueil démesuré de Rome. net de Du Bellay. Le poème, en effet, a inspiré
C’est étonnant, car de la part d’un humaniste on Brassens et Ridan.

326 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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Séquence
Michel de Montaigne,
¤‚ Les Essais, ⁄∞·∞
Livre de l’élève  p. ‹°‹ à ‹·¤

Présentation et objectifs de la séquence  p. ‹°‹


Les Essais de Montaigne constituent une étape essentielle dans l’histoire de l’écriture de soi.
Des enjeux importants du genre y sont déjà posés. L’essai « Sur le démenti » aborde en particulier
la posture et la sincérité de leur auteur. Il s’agit dès lors d’étudier la dimension humaniste de l’œuvre
et de comprendre son rôle dans l’évolution du genre autobiographique.

⁄) Entrée dans l’œuvre : figure légèrement décalée par rapport au centre,


raie des cheveux pas tout à fait au milieu, regard
l’autoportrait  p. ‹°› légèrement tourné vers la gauche, vêtements
Objectifs : contemporains. Le tableau n’a pas une visée pro-
– Comprendre la démarche de vocatrice, mais rappelle l’humanité du Christ,
la représentation de soi à travers fils de Dieu fait homme. Dürer y exprime sa foi
le genre de l’autoportrait. et sa reconnaissance pour ses dons artistiques.
– Explorer les formes de l’autoportrait. 2. Chacun des autoportraits se démarque par son
originalité et son traitement inattendu du genre.
On a vu comment Dürer dans son Autoportrait
1. Le portrait frappe ici par sa ressemblance avec en manteau de fourrure (p. 384) se représente
la tête du Christ. Son buste se détache sur un sous une forme christique, pour mettre en
fond sombre et vide. Le peintre regarde droit valeur son humanité. On retrouve là l’intérêt
devant lui et fixe le lointain d’un regard profond. caractéristique des artistes de la Renaissance
Sa tête est mise en valeur par sa beauté : cheve- pour l’homme, objet du savoir et de l’art à qui il
lure brune bouclée et détachée sur les épaules, donne toute sa mesure.
figure éclairée par la lumière, de laquelle ressor- Dans son Autoportrait dans un miroir convexe
tent des yeux clairs en amande, une courte barbe (p. 386), Le Parmesan joue avec la perspective.
et une moustache soignée. Ses riches vêtements Il représente son image reflétée dans un miroir
bordés de fourrure tranchent par des coloris qui provoque une déformation telle que le
chauds. Il pose sa main droite sur sa poitrine. spectateur a l’impression d’être non devant un
De chaque côté de la tête, le peintre a ajouté tableau, mais devant le miroir lui-même. Mais
une inscription qui dénote une certaine fierté : alors que cet accessoire, emblème à l’époque
date et signature du peintre et présentation du de la peinture, a pour fonction de représenter
caractère autobiographique de l’œuvre. le réel, il déforme et métamorphose ici le por-
La gestuelle accentue la dimension christique trait du peintre, comme le montre l’écart de
du tableau : le geste de la main s’apparente à taille entre la main au premier plan et la tête
une ébauche de bénédiction sans arrogance ni au second plan. Le peintre ne cherche donc
intention blasphématoire pour autant. En effet, pas à représenter l’immuable et le stable, mais
il s’écarte du Christ par quelques imperfections : une image fugitive et instable, révélatrice des
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transformations incessantes de l’être, du moi. Le ¤) L’œuvre et
peintre joue donc des nouvelles techniques artis-
tiques pour saisir au mieux la nature fluctuante son contexte  p. ‹°›
de l’homme. Objectifs :
Le Titien présente une curieuse Allégorie de la – Savoir distinguer les différentes formes
prudence (p. 388) : trois têtes humaines de face et de l’écriture autobiographique.
de profil surmontent dans la même posture trois – Identifier les liens entre la naissance
têtes animales. Les têtes humaines représentent de l’individu et l’émergence des genres
trois hommes de la même famille, symboles des
autobiographiques.
différents âges de la vie humaine (jeunesse,
maturité et vieillesse) et des trois formes du 1. L’essai est un texte en prose qui aborde diffé-
temps (présent, passé, avenir). Chacune est sur- rents sujets de réflexion de façon libre et sans
montée d’une inscription qui donne le sens du visée exhaustive. L’autobiographie est le récit,
tableau et délivre un message moral : « informé en prose et rétrospectif, que fait une personne
du passé / le présent agit avec prudence / de peur réelle de sa vie. L’autoportrait désigne une œuvre
qu’il n’ait à rougir de l’action future ». Ainsi où l’artiste se représente lui-même. Si l’on peut
sommes-nous appelés à relier ces trois âges avec rapprocher l’autobiographie de l’autoportrait en
les trois facultés qui caractérisent la prudence : ce que ces deux œuvres sont une représentation
la mémoire qui se remémore le passé et en tire de l’artiste par lui-même, elles diffèrent cepen-
les leçons, l’intelligence qui permet d’analyser le dant par leur nature, texte et image. De son côté,
présent, la prévoyance qui anticipe l’avenir. Les l’essai permet de mieux comprendre son auteur
trois animaux choisis (lion, loup et chien) qui à travers les cheminements de sa pensée. Il
semble former une monstrueuse tête tricéphale, n’aboutit donc jamais à une forme vraiment défi-
sont ici aussi un symbole de la prudence. Le nitive, mais est toujours susceptible d’évoluer.
peintre explore donc ici une figure prisée par les Il se rapproche de l’autobiographie et de l’auto-
humanistes : l’allégorie. portrait car l’auteur peut devenir son propre
Le Portrait de l’artiste avec un ami de Raphaël pré- objet d’analyse.
sente l’originalité d’être constitué d’un double
portrait et non de l’unique autoportrait attendu. Prolongement
Le peintre se représente au second plan, la main Hugo Friedrich a bien montré le lien entre auto-
posée sur l’épaule gauche de son ami et regarde portrait et essai : « Montaigne étudie Montaigne.
le spectateur, alors que son ami se tourne vers Ce qui en sort n’est pas un portrait à l’unité
lui et semble désigner du doigt quelque chose achevée, mais pour ainsi dire un carton d’es-
devant eux. Il tient sa main gauche posée sur la quisses et d’études comme le peintre en fait à
garde de son épée. On est frappé ici par la simi- différentes heures de la journée, dans telle ou
litude vestimentaire des deux hommes (chemise telle position, tantôt sous un éclairage, tantôt
blanche échancrée qui montre le cou, manteau sous un autre, au hasard de l’instant vivement
noir). Le peintre, en s’associant à son ami, avec croqué » (Montaigne, tel Gallimard, p. 15).
une apparence digne de frères ou de doubles, 2. L’humanisme place l’homme au cœur de ses
semble nous rappeler l’impérieuse nécessité préoccupations. Il est l’objet des recherches, des
de l’autre pour être soi. L’homme ne peut être savoirs, des œuvres. On assiste à « l’émergence
homme s’il n’appartient pas à une communauté de l’individu ». Aussi l’humaniste s’interroge-t-il
sociale. également sur lui-même. Il devient son propre
On voit donc à travers ces quatre tableaux objet d’étude à travers l’autoportrait dans la
l’extrême diversité de la représentation de soi peinture et l’autobiographie en littérature.
et le lien qu’ils entretiennent avec les valeurs
humanistes.

328 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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‹) Sur le démenti  p. ‹°∞-‹°· de son œuvre d’abord destinée à lui-même : « je
parle en tête à tête » (l. 29) ; puis, à sa destina-
Objectif : Définir les enjeux et tion, intime, dans « une bibliothèque » (l. 30)
les caractéristiques de l’écriture de l’essai pour un cercle de proches. Enfin, le contenu
L. 1-35 : Parler de soi ne va pas de soi même, limité à son expérience personnelle,
Montaigne instaure une relation de com- n’a pas l’ambition de rivaliser avec de nobles
munication particulière avec son lecteur. D’un sujets, car il est « si stérile et maigre qu’on ne
côté, il le prend comme confident privilégié de peut pas lui adresser un reproche d’ostentation »
ses réflexions. Il en accepte d’éventuelles remon- (l. 34-35). Il convient donc de ne pas se four-
trances : « cela est certain ; je l’avoue » (l. 4). Il voyer sur les intentions de l’auteur et la place
utilise pour cela la première personne et auto- qu’il accorde à son œuvre.
rise ainsi le lecteur à suivre sa pensée : « je sais Le lecteur ne peut que trouver de l’intérêt
bien » (l. 4), « je ne fais de lecture » (l. 21), « je dans la lecture des portraits des grands person-
ne vise pas » (l. 29). Il lui accorde finalement nages de l’antiquité. Ils sont en effet les sources
le statut privilégié d’un proche et d’un intime : et les modèles du courant humaniste qui redé-
« tout cela est […] pour divertir un voisin, un couvre la culture gréco-latine en accédant
parent, un ami qui aura plaisir de me fréquen- directement aux textes antiques. C’est pourquoi
ter de nouveau » (l. 30-31). D’un autre côté, il Gargantua (p. 362) en fait le pilier des lectures
n’hésite pas à le provoquer en lui rappelant son et des références de son fils Pantagruel. Il les
comportement : « pour voir un grand et illustre cite comme objets d’étude dans l’apprentissage
personnage arriver dans une ville, on abandonne des langues et du style (Quintilien, Platon,
les ateliers et les boutiques » (l. 6-7). Il le défie Cicéron). Il les recommande aussi pour les
aussi de suivre sa démarche : « la remontrance études de médecine. Mais Gargantua n’oublie
suivante est très vraie, mais elle ne me concerne pas non plus de conseiller l’apprentissage des
que très peu » (l. 16-17). Au final, le lecteur langues hébraïques et chaldaïques pour accéder
apparaît comme un destinataire secondaire de aux textes sacrés. Du Bellay (p. 367) préconise
l’œuvre. Il reçoit même une fin de non recevoir, quant à lui l’enrichissement de la langue fran-
comme s’il était de trop dans le tête-à-tête avec çaise par les langues grecques et latines qu’il veut
soi que sont les essais : « je parle en tête à tête » prendre comme références avant de les dépasser.
(l. 29). Le philosophe ne recherche donc pas à Il en cite d’ailleurs quatre auteurs exemplaires :
tirer gloire de ses écrits : « Je ne fais pas ici une Homère, Démosthène, Virgile, Cicéron. Dante
statue pour qu’elle soit érigée au carrefour d’une (p. 379) rencontre même aux Enfers le poète
ville » (l. 24). Il s’agit donc bien d’une relation latin Virgile, lui déclare son admiration et lui
entre séduction et défi. exprime sa reconnaissance pour l’influence qu’il
a eue sur son style. Il est donc naturel pour un
Le philosophe rapporte dans cet extrait
écrivain humaniste comme Montaigne de témoi-
certaines objections qu’il serait possible de lui
gner de l’intérêt pour les grands personnages de
faire. On pourrait ainsi reprocher à Montaigne
l’Antiquité, à la fois inspirateurs et modèles
d’écrire sans profit pour son lecteur car il diffère
d’une pensée nouvelle qui se considère comme
de « celui qui a des qualités pour se faire imi-
leur héritière.
ter » (l. 8-9). Le lecteur pourrait aussi lui rap-
peler la vanité naturelle de certains auteurs qui Les écrivains humanistes manifestent une
« déclament leurs écrits au forum et même dans culture commune née de leur étude des textes
les bains publics » (l. 22-23). Montaigne semble gréco-latins. Ils partagent de fait la même édu-
accepter le premier argument : « il est malséant cation reçue dans les collèges et les universités,
de se faire connaître pour tout autre que pour fondée sur la mémorisation des textes antiques.
celui […] dont la vie et les idées peuvent ser- Mais ils lisent aussi les mêmes auteurs dont les
vir de modèle » (l. 7-9). L’utilisation du « on » manuscrits redécouverts en ce siècle sont diffu-
dans cette partie de l’extrait montre que le sés par l’imprimerie et divulgués par les biblio-
philosophe s’inclut lui-même dans la catégorie thèques. Ils appartiennent enfin à la même
des admirateurs des grands personnages. Mais communauté de lettrés qui n’hésitent pas à
il explique ses motivations par la nature même communiquer par lettre d’un bout à l’autre de
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l’Europe. Aussi n’est-il pas étonnant de lire philosophe et inscrivent sa démarche dans une
des citations d’Horace et de Perse, deux poètes évolution artistique du XVIe siècle, la naissance
latins que le philosophe a abordés dès ses propres et le développement des arts de soi dans l’auto-
études. biographie et l’autoportrait.
Montaigne refuse de se magnifier en édifiant L’adjectif « consubstantiel » est formé de
à sa gloire une statue monumentale : « je ne fais deux éléments. Sa racine « substance » se
ici une statue pour qu’elle soit érigée au carrefour rapporte à la nature de quelque chose ou de
d’une ville ou dans une église ou sur une place quelqu’un. Le préfixe indique ici l’identité et
publique » (l. 24-25). Il ne recherche pas le suc- la simultanéité. Un « livre consubstantiel à
cès public et ne désire pas être pris en exemple. son auteur » doit donc se comprendre comme
Il récuse ici les honneurs municipaux, ecclé- un livre inséparable de son auteur car fait de la
siastiques, voire royaux, ordinaires à l’époque même substance. Ainsi Montaigne signifie-t-il
pour récompenser un acte ou une vie hors du au lecteur qu’il n’a pas modifié son être profond
commun. Il n’écrit ni mémoires ni journal des- en écrivant sur lui-même. Il s’est engagé au
tinés à l’édification morale du lecteur, mais écrit contraire à se dire tel qu’il est et qu’il parvient
comme doivent écrire les gentilshommes : en à s’analyser. On voit donc là toute l’originalité
amateur, avec toute la liberté de la conversation. du lien qui identifie pleinement une œuvre et
Ce faisant, il réfléchit sur sa véritable nature, de son auteur qui déclare en avertissement : « je
manière à favoriser « d’autres relations avec moi suis moi-même la matière de mon livre » (l. 17,
sous cette image » (l. 32). D’autre part, une sta- p. 397).
tue de marbre est immobile. C’est une représen-
tation figée de soi. Or, ce que veut Montaigne, L’introspection est une méthode d’observa-
c’est se peindre en mouvement. En effet, le moi tion et d’analyse de soi. Le poète Du Bellay, déçu
est changeant. Page 390, il compare son « mou- par son séjour en Italie (p. 364), revient sur lui-
vement informe » aux ondulations des « joncs même pour tirer un bilan négatif de son voyage.
que l’air fait mouvoir au hasard selon son gré ». Il rappelle toutes les illusions qu’il avait avant
Seule une encre vagabonde et naturelle peut son départ et les oppose avec amertume à sa
capter ces infinies variations. situation à Rome. Telle n’est pas l’intention de
Montaigne pour qui l’introspection est le moyen
d’apprendre à se connaître et de se former. Aussi
L. 65-92 : Connais-toi toi-même
avertit-il le lecteur : « je veux qu’on me voit
On trouve dans cet extrait de nombreuses là tel que je suis dans ma forme simple, natu-
métaphores empruntées à la peinture et à la
relle et ordinaire, sans effort et sans artifice »
sculpture. Le nom « portraits » (l. 47) ou le
(l. 11-12, p. 397). Loin de le décourager, l’intro-
verbe « peindre » de l’« Avertissement au
spection l’aide aussi à se construire : « le modèle
lecteur » (l. 13) jouent de leur ambigüité entre
s’est affermi ». L’introspection reste donc pour
peinture et écriture. Mais le philosophe fait aussi
Montaigne la meilleure méthode pour accomplir
référence aux techniques mêmes de ces deux
son projet : « je n’ai pas plus fait mon livre que
arts. Ainsi reprend-il la technique du modelage
mon livre m’a fait » (l. 71).
(« moulant ce portait sur moi-même », « me
façonner et mettre de l’ordre en moi ») qui, à la
Renaissance, précède le moulage (« le modèle L. 99-106 : Une œuvre nourrie de références
s’est affermi ») et la fonte de la statue (« formé antiques
lui-même », « pour extraire cette image »). La parole de l’autre joue un rôle important
La métaphore lui permet ainsi d’insister sur dans l’écriture de Montaigne. Elle apparaît sous
la difficulté de son entreprise et sa durée dans la forme de citations empruntées à des auteurs
le temps. De la même manière, il recourt aux passés ou contemporains. Elles sont tellement
procédés picturaux pour tirer un bilan de son nombreuses que l’auteur parle de « farcissure »
autoportrait : « Je me suis peint intérieurement (p. 390), non sans humour. Elles jouent un rôle
de couleurs plus nettes que ne l’étaient celles stylistique et argumentatif en venant « émailler »
que j’avais d’abord » (l. 69-71). Ces références ou « étayer » (l. 101) le texte du philosophe.
à deux autres arts éclairent les intentions du Ainsi donne-t-il la parole à Marot, pour
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exprimer le plaisir de pouvoir compenser cer- la société comme « témoignage du mépris de
taines frustrations de la vie réelle dans l’écriture Dieu et en même temps crainte des hommes »
(l. 93-98). Mais elles sont aussi les modèles de (l. 137-138). Au-delà de son caractère blasphé-
pensée dont Montaigne se veut le continuateur matoire, le mensonge, en instaurant la défiance
« pour les seconder et les servir » (l. 106). au cœur des échanges, « rompt toutes nos rela-
tions et délie tous les liens de notre société »
Dans un autre passage des Essais, Montaigne
(l. 146). Cette double référence s’inscrit dans
explique précisément ce qu’apporte la connais-
l’histoire de la Renaissance car elle traduit bien
sance des Anciens. Il y explique ce qu’il attend
un retour aux sources gréco-latines, mais rap-
de l’éducation d’un enfant (p. 365). Les auteurs
pelle aussi la dimension religieuse des débats du
grecs et latins forment ainsi le corpus obligatoire
XVIe siècle. Loin de rejeter Dieu, les humanistes
des lectures sources de la culture. Mais l’élève
gardent leur foi comme leur confiance dans l’hu-
doit apprendre par cœur les ouvrages au sens que
manité. La question du mensonge s’amplifie par
Rabelais, le premier, donne à cette expression :
la suite lors des querelles qui divisent catholiques
les mémoriser avec courage, les incorporer avec
et protestants.
passion et intelligence. Il est nécessaire qu’il se
les approprie. Lire Aristote, Platon ou Xénophon Le sauvage n’est pas nécessairement celui que
constitue donc une base de connaissances, mais lecteur attendrait. Montaigne fait référence dans
il faut s’approprier leurs pensées, les adapter et cet extrait aux peuples « des Indes nouvelles »
les prolonger pour devenir soi. (l. 147). Ce passage sert à la fois à dénoncer les
vices de la société européenne et à faire l’éloge
L. 136-169 : La condamnation du mensonge : de ces populations. Ainsi ceux qui revendiquent
un pacte de sincérité la civilisation et se prétendent ses défenseurs
Il est essentiel pour Montaigne de condam- montrent-ils leur cruauté et il fustige « la déso-
ner le mensonge dans son projet des Essais car le lation apportée par cette conquête » (l. 148).
philosophe veut se montrer tel qu’en lui-même. Leur barbarie va même jusqu’à effacer la preuve
Il doit donc rester dans le vrai pour atteindre de l’existence des peuples soumis : « jusqu’au
son but. Mais il souligne toutes les difficultés de complet abolissement des noms et de l’ancienne
cette entreprise, tant la vanité humaine pousse connaissance des lieux » (l. 149-150). À l’in-
les hommes à se grandir involontairement, verse, les Indiens se caractérisent par la sagesse
voire à mentir délibérément pour se grandir de leurs rituels purificateurs. Leur sacrifice de
et pour rabaisser autrui, au point que l’on ne sang « tiré uniquement de leur langue et de leurs
peut « les croire quand ils parlent des autres ». oreilles » (l. 151-152) révèle leur aversion pour
Le philosophe en dégage une raison histo- le mensonge qu’ils considèrent comme un péché
rique : « on reproche ce vice depuis longtemps à « entendu aussi bien que proféré » (l. 152-153).
notre nation » (l. 116). Aussi le mensonge est-il Cette anecdote valorise donc les qualités natu-
devenu un trait de société : « on s’y forme, on s’y relles des peuples lointains et non pervertis par
façonne comme dans un exercice honorable » le mensonge.
(l. 120-121). Cette condamnation du mensonge
Les Européens font l’objet de critiques ; les
offre donc au texte de Montaigne une garantie
auteurs dénoncent indirectement leur âpreté
de sincérité et une originalité propre à piquer la
cruelle. Dans un autre passage des Essais,
curiosité du lecteur et à le faire réfléchir.
Montaigne présente le cannibalisme (p. 312),
Montaigne fait l’éloge de certains modèles de non pour prouver la barbarie des indigènes mais
sincérité empruntés en premier lieu à la culture pour souligner celle des Européens, qui font
gréco-latine. Il rappelle d’abord la condamnation pire. Ils revendiquent une supériorité morale sur
morale du mensonge dans l’Antiquité, « pre- les cannibales alors qu’ils sont responsables de
mier fait qui montre la corruption des mœurs » morts encore plus cruelles car précédées de lon-
(l. 110) et le rôle politique de la sincérité, néces- gues et terribles tortures. De la même manière,
saire à « celui qui gouverne [la] république » dans le texte de Diderot, l’image des Tahitiens
(l. 113). Mais il puise aussi dans le modèle se montre-t-elle bien plus positive que celle des
chrétien qui récuse toute utilisation du men- Européens. Car ils vivent selon « le pur instinct
songe pour son impiété et ses répercussions sur de la nature » (l. 4). Leur mode de vie, qui récuse

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la propriété individuelle, exclut toute source – Son livre servira au pire à l’emballage sur les
possible de conflit, alors que les Européens se marchés.
déchirent pour du superflu, « les commodi- – Mais l’auteur n’a pas perdu son temps dans son
tés de la vie » (l. 37) sans obtenir finalement entreprise.
le bonheur. L’extrait étudié reflète lui aussi ce – Au contraire, il en tire un plaisir personnel.
blâme des mœurs occidentales. Enfin, More – Car il a développé ses capacités de réflexion et
(p. 359) et Rabelais (p. 360) présentent deux a appris à maîtriser son imagination.
utopies qui condamnent implicitement les – L’écriture lui a permis de compenser quelques
sociétés contemporaines et dénoncent un sys- frustrations de ne pas pouvoir tout dire.
tème fondé sur l’injustice et le manque d’édu- – Et sa démarche le rend plus attentif aux autres
cation. Le pacte de sincérité de Montaigne auteurs.
s’inscrit alors dans un mouvement littéraire qui – Son but reste de servir les grands auteurs.
redonne sa place à la vérité, qu’elle concerne – Le mensonge est généralisé dans la France
une population entière ou un écrivain en quête contemporaine.
de lui-même. – Mais nous réagissons mal à des accusations de
mensonge.
– Car nous avons conscience d’obéir à la lâcheté.
– Or le mensonge détruit notre relation à Dieu
›) Le cheminement et aux autres.
de l’écriture  p. ‹·‚ – Des peuples d’Indes nouvelles, eux, savent
Objectif : Analyser les modalités d’écriture expier la tendance humaine au mensonge.
de l’essai. – Et les Grecs assimilaient les mensonges à un
jeu avec les mots.
1. Dans l’extrait étudié, le mot « démenti » – Le démenti fera l’objet d’une analyse par la
qui appartient au titre de l’essai n’apparaît que suite.
dans le dernier paragraphe de l’extrait proposé : L’analyse de ce parcours montre que l’appa-
« quant aux différents usages de nos démen- rent vagabondage recouvre un raisonnement
tis » (l. 156). Puis, il réapparaît dans l’exemple construit où le philosophe commence par expo-
pour caractériser les hommes de l’Antiquité qui ser ses motivations, puis explicite sa démarche
n’hésitaient pas à « s’infliger réciproquement et rappelle ses sources avant de s’engager dans
des démentis » (l. 163). On peut s’étonner de un pacte de sincérité. Il pose donc le problème
cette lenteur à aborder enfin le sujet principal de la légitimité de sa démarche et veut gagner
annoncé par le titre. Et, à première lecture, le la confiance de son lecteur. Surtout, en mettant
cheminement de Montaigne, cet art du détour, l’accent sur les emprunts et les sources, il attire
paraît conférer au texte, qui va « à saut et à gam- l’attention sur un fait : il s’approprie différents
bades », en passant d’un thème à l’autre avant textes antiques ; il pille leurs auteurs et juxtapose
d’entrer dans le vif du sujet, un aspect décousu. ses différents butins. Son essai est donc consti-
tué de morceaux décousus, bigarrés, empruntés
2. L’extrait semble cependant suivre le plan
ici ou là. Mais c’est lui qui les coud ensemble
suivant :
et leur confère un sens nouveau. En cela, il est
– Celui qui ne peut servir de modèle aux autres
« auteur », original. Il peut dire « je ». Et s’il veut
ne doit pas écrire sur lui-même.
se connaître lui-même, faire l’essai de ce qu’il est
– Mais l’auteur n’est pas motivé par un désir de
et de ce qu’il vaut, il peut relire son texte, miroir
célébrité.
de sa pensée en pleine élaboration.
– Et l’ouvrage vise à la modestie dans ses desti-
nataires et dans ses contenus. 3. Pour Montaigne, l’écriture doit suivre un libre
– Car sa vie apparaît comme trop effacée. cheminement. L’idée naît en effet des lectures
– Et ses vertus restent trop exceptionnelles. d’un philosophe qui aime passer d’un livre à
– Au contraire, ses ancêtres sont dignes de l’autre « sans ordre et sans dessein ». Elles susci-
mémoire. tent chez lui des « rêveries » qui amorcent libre-
– Mais peu importe si sa descendance ne retient ment ses réflexions et ses premières notations :
rien de lui. « tantôt je note et je dicte » (texte 1). Cette
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liberté de démarche se retrouve aussi dans l’éla- plus naturels qu’ils semblent traités au fil de
boration du texte. L’auteur l’enrichit constam- sa pensée. Le lecteur, qui suit ce vagabondage,
ment d’édition en édition : « j’ajoute, mais je est amené progressivement au sujet principal.
ne corrige pas ». Mais il se refuse à donner une Il adhère dès lors sans réticence aux interro-
version définitive qui figerait son parcours et gations du philosophe et à sa posture de doute
ne tiendrait compte que d’un seul état de sa pour atteindre la vérité. Finalement, le texte
pensée : « moi à l’heure qu’il est et moi il y a de Montaigne révèle autant le lecteur que son
quelques temps nous sommes bien deux ; mais auteur, car c’est l’homme dans son « humanité »
quand le meilleur ? » (texte 2). Il préfère donc qui est au cœur de ses écrits.
laisser vagabonder son écriture qui trouve mal-
gré tout une cohérence : « mes idées se suivent,
mais parfois c’est de loin ». Car ces détours ne
sont jamais sans rapport avec le sujet annoncé : §) Fiche de lecture ⁄ :
« il se trouvera toujours dans un coin, un Je et les autres  p. ‹·⁄
mot concernant le sujet qui ne manque d’être
suffisant » (texte 3). Objectifs :
– Comprendre les liens entre les Essais
et l’émergence de l’individu.
∞) La réception – Repérer la dimension philosophique
de l’œuvre  p. ‹·‚ du texte.
Objectif : Apprécier la controverse
Les Essais et la peinture
de la réception de l’œuvre.
du « moi : un autoportrait littéraire »
1. Pascal reproche à Montaigne sa visée : (« le 1. L’œuvre de Montaigne relève de l’écriture
sot projet qu’il a de se peindre ! ») et son sujet de soi, cependant elle se distingue des autres
(« par un dessein premier et principal »). Ce genres autobiographiques. Dans les mémoires,
jugement reflète bien l’idéal janséniste qui un personnage public raconte les événements
récuse le moi : « Le moi est haïssable ». Au auxquels il a participé. Or, Montaigne rappelle
XVIIe siècle, au moment où l’individu n’existe la modestie de son existence qui ne peut servir
pas sous la monarchie absolue, le moi est rejeté de la même manière au lecteur. Dans le journal
sur le plan religieux : pour Pascal, chaque indi- intime, le narrateur raconte ses pensées au jour
vidu, mu par la vanité, voudrait être comme le le jour pour les fixer, ce qui n’est pas l’objectif
centre du monde. Chacun veut être admiré et de Montaigne dont la pensée vagabonde et se
dominer autrui, ce qui ne peut que déboucher sur transforme en rêverie susceptible d’évoluer. Dans
des conflits sans fin. Enfin, sur le plan artistique, l’autobiographie, le narrateur revient à ses ori-
l’originalité à tout prix est repoussée au profit de gines pour retracer la genèse de son individua-
l’impersonnalité. lité. La visée n’est pas la même chez Montaigne
2. De son côté, Gide tente de justifier la qui, pendant vingt ans, traite de tous les sujets
démarche de Montaigne qui lui paraît ne « véri- possibles sans focaliser sa réflexion uniquement
tablement connaître rien, que lui-même ». Il sur sa personne. Les Essais représentent donc une
analyse dès lors sa posture contradictoire qui démarche originale dans l’écriture de soi.
balance entre « extraordinaire défiance » et 2. L’autoportrait appartient d’abord à la peinture,
« assurance » selon ses sujets. Aussi Montaigne mais il désigne aussi un certain type de textes
préfère-t-il ne parler que de ce qu’il connaît, autobiographiques auquel appartiennent les
c’est-à-dire de lui-même. Essais. Si le philosophe ne se décrit quasiment
3. Montaigne, même s’il est son propre sujet pas sur le plan physique, il recourt néanmoins
d’analyse, ne s’enferme pas dans une méditation à la métaphore picturale pour mieux faire com-
égoïste. Au contraire, sa lecture peut paraître prendre sa démarche et à plusieurs reprises, uti-
agréable et accessible justement par sa démarche lise le verbe « peindre ». On peut aussi parler
vagabonde. Elle lui permet d’aborder de nom- d’autoportrait car le philosophe tente de saisir
breux sujets de réflexion, qui paraissent d’autant ce qu’il est à un moment donné sans renier
20 Les Essais | 333

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cependant ce qu’il a été ou ce qu’il sera. C’est peinture. Pourtant, Montaigne parle très peu de
aussi ce que fait le peintre dans les différents lui, de son parcours. Lui-même n’a pas l’air de se
autoportraits qu’il réalise au cours de sa car- souvenir des faits marquants de son existence,
rière et qui fixent son image au moment de leur feignant d’oublier combien de ses enfants sont
réalisation. On constate donc de l’un à l’autre morts en bas âge. De manière tout à fait signi-
l’évolution du peintre à la fois dans ce qui est ficative, l’essai qui devait narrer la vie de son
représenté et dans la manière de le faire. Les meilleur ami, La Boëtie, ne compte qu’une page.
modalités d’inspiration en peinture ne sont pas Il reste muet sur sa vie intime, mutique même
non plus sans rapport avec le « vagabondage » lorsque les souvenirs sont trop douloureux. Faire
de Montaigne. Le peintre de la Renaissance le récit de sa vie n’est donc pas le but premier
apprend son métier chez différents maîtres dont de son œuvre. Que veut-il alors ? « Faire l’essai
il est l’apprenti. Il s’exerce donc d’abord à copier de son jugement » : quand il se donne un sujet
et l’on peut identifier chez un peintre telle ou d’essai (comme « l’amitié », « les prières », etc.),
telle influence pour la représentation du corps, il se souvient de ses lectures, confronte sa pensée
du paysage, pour l’emploi des couleurs… C’est à celle des maîtres anciens, se teste, s’essaie. Il se
ainsi qu’il trouve son style propre. Il en va de met à l’épreuve pour « voir ce qu’il y a de bon
même pour Montaigne. Nourri des penseurs et de net au fond du pot ». La sincérité est abso-
antiques, il les cite, les copie et les commente. lument nécessaire. C’est ainsi qu’il apprend à se
À tout cela, se mêlent les réflexions de l’auteur connaître, sans vouloir édifier le lecteur. C’est
sur la conduite de sa propre vie, réflexions qui en ce sens qu’il revendique le droit à la subjecti-
débouchent sur de grands sujets qui préoccupent vité. Le moi devient la matière de sa réflexion.
tous les hommes (la vie en société, la solitude, Il suit en cela le mouvement amenant chaque
la mort, etc.). C’est ainsi que, progressivement, individu pendant la Renaissance à reconsidérer
émerge une pensée personnelle. Loin de gom- sa place dans un monde plus ouvert dans l’es-
mer ensuite tous les emprunts, il décide de les pace et le débat. Montaigne accorde une grande
laisser, comme autant de témoignages des étapes importance à autrui, auquel on se compare et se
de sa pensée. Enfin, le peintre peut aussi retou- confronte pour mieux se comprendre soi-même.
cher son tableau comme Montaigne s’autorise Lorsqu’il fait la connaissance de « sauvages », par
des additions pour les différentes éditions. Car exemple, il voit en eux un miroir pour mieux
au-delà de son modèle, l’autoportrait pictural se voir.
comme littéraire tente de représenter l’individu
non comme unique, mais comme l’illustration de 5. La démarche de Montaigne peut paraître
la constance de la nature humaine. étonnante aux yeux de son lecteur qui attend
une formation morale sur le modèle des person-
HISTOIRE DES ARTS nages illustres. Que ce soit en littérature ou en
peinture, il veut pouvoir admirer le narrateur et
3. La consigne appelle à faire un choix par goût
ses exploits comme dans les mémoires, la force
et à lui appliquer d’abord une grille d’analyse
de son caractère et ses réactions dans le journal
qui relie son contenu à la vie et à la carrière
intime, le sens d’une destinée dans l’autobio-
de son peintre. En ouverture, un parallèle sera
graphie. Or, Montaigne ne propose rien de cela
fait avec les autoportraits de la Renaissance. Il
dans son œuvre. « Humble et sans gloire », il
ne manque pas d’autoportraits dans l’histoire
veut peser le pour et le contre (la flèche de la
de la peinture, mais l’on peut donner quelques
balance se dit « exagium » en latin et a donné
pistes qui sont loin d’être exhaustives : Poussin,
le mot « essai » en français) ; il entend essayer
Johannes Gumpp, Rembrandt, Van Dyck et
et tester ses pensées au contact d’autrui. Cela
Rubens au XVIIe siècle ; Chardin et de La Tour
au XVIIIe siècle ; Van Gogh, Courbet, Ingres au demande du temps, exige des tours et détours.
XIXe siècle ; Cézanne, Renoir, Nussbaum, Frida
Cela réclame aussi que l’on revienne périodique-
Kahlo, Picasso, Bacon au XXe siècle… ment sur ce que l’on a écrit. Lorsqu’on regarde
les brouillons de Montaigne, ils portent la trace
L’émergence de l’individu de ce travail : les ajouts envahissent les marges,
4. Les Essais reflètent l’émergence de l’indi- les interlignes. Seule la mort interrompt ce tra-
vidu de la même manière que l’autoportrait en vail sur soi, de soi.
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6. L’intimité ne se dévoile pas encore au XVIe Marseille (p. 388). Les textes grecs antiques
siècle et même les journaux intimes des person- sont cités aussi : Xénophon (p. 385), Pindare et
nages illustres restent secrets sur ce chapitre. On Platon (p. 388). Le philosophe montre encore
trouve cependant quelques allusions au domaine sa connaissance de l’histoire antique à travers
du privé dans l’extrait « Sur le démenti ». Le les témoignages sur les hommes illustres : César,
cercle des familiers apparaît dans le texte, avec la Auguste, Caton, Sylla, Brutus, Alexandre,
mention des destinataires de l’essai (« voisin », acteur et héros de l’histoire grecque et romaine
« parent », « ami », l. 30-31). La famille est (p. 385). La littérature des premiers chrétiens lui
même mentionnée à travers les souvenirs très sert aussi de référence à travers Saint-Augustin
concrets que Montaigne a gardés de ses ancêtres (p. 386). Mais l’écrivain n’hésite pas non plus
(« l’écritoire, le sceau, des livres d’heures et une à citer des œuvres plus récentes comme son
épée personnelle », l. 49-50). Mais il s’agit sur- contemporain Marot (p. 387) ou l’espagnol
tout d’une « autobiographie intellectuelle ». Le Lopez de Gomara (p. 389). Ces références
lecteur entre avec le philosophe dans son lieu nombreuses et variées montrent l’étendue de la
de réflexion et d’écriture, son cabinet (l. 50). culture de Montaigne et l’aident à illustrer son
Il apprend les lectures faites par le philosophe raisonnement. Surtout, elles influencent sa pen-
dans son intimité grâce aux différentes citations sée : ce sont des sources nourrissant sa réflexion.
qui émaillent son texte. Il suit les méandres de Elles agissent encore sur son style : Montaigne
son cheminement intérieur, découvrant, chemin avoue aimer la « bigarrure », patente dans l’accu-
faisant, l’aveu des frustrations nées des interdits mulation et la juxtaposition de pensées emprun-
de la « civilité et de la raison « (l. 93-94). Il tées à autrui. Le texte de Montaigne apparaît
découvre une pensée inavouable mais confes- donc comme un émaillage impressionnant de
sée parce qu’elle prend place dans un parcours références culturelles antiques et contempo-
réflexif. Cette intrusion dans l’intimité n’a rien raines. Mais c’est lui qui fait le lien entre tous
de gratuit. Il en va de même pour les allusions au ces extraits.
domaine public, comme l’entrée des grands per- 8. Même si le philosophe farcit son texte de
sonnages dans une ville (l. 6 et sq.) qui constitue références et de citations, sa démarche ne remet
au XVIe siècle une fête publique ou la référence pas en question sa sincérité. Les citations restent
aux statues d’hommes illustres que l’on construit d’abord trop brèves pour constituer une sorte de
pour que les grands hommes servent de modèle « copier-coller » d’une autre pensée. Il ne pré-
et participent ainsi à l’édification des masses. tend pas d’ailleurs en maîtriser toutes les nuances
Enfin, les menus faits de la vie quotidienne trou- (l. 103). Il ne vise pas non plus à reproduire ser-
vent aussi leur place dans l’écriture qui avance vilement le raisonnement des autres. Il s’en pré-
et se cherche. On le voit avec l’allusion à l’uti- sente plutôt comme l’héritier et le continuateur,
lisation des papiers imprimés invendus comme « pour les seconder et les servir » (l. 106). Sa
emballage des marchandises (l. 60). Deux autres sincérité ne peut donc être mise en doute dans
thèmes publics plus sérieux sont évoqués enfin cette démarche d’appropriation personnelle des
par le philosophe, la pratique du duel, liée à modèles antiques.
l’offense du « démenti » (l. 124 ou 156) et la 9. La formule « Que sais-je ? » est gravée sur
conquête de l’Amérique dans ses tragiques effets les poutres du cabinet de travail de Montaigne.
(l. 147). Elle est significative de la posture intellectuelle
du philosophe. Le refus des certitudes, le ques-
tionnement sceptique fondent sa démarche qui
Présence de l’autre : la culture humaniste s’inscrit bien dans l’esprit humaniste caractérisé
7. À l’instar des autres humanistes, Montaigne par la curiosité intellectuelle et l’expérimenta-
est pétri de culture antique, comme le mon- tion. La variété des titres des Essais témoigne
trent ses différentes références aux textes grecs de ces interrogations dans tous les domaines : le
et latins. On y distingue des textes littéraires scepticisme (De l’incertitude de notre jugement), la
comme les extraits de poèmes d’Horace et de mort (Que philosopher c’est apprendre à mourir), les
Perse (p. 385), de Martial et de Catulle (p. 386) préjugés (Que le goût des biens et des maux dépend
et des œuvres plus tardives, comme Salvien de en bonne partie de l’opinion que nous en avons), la

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vanité (Comme l’âme décharge ses passions sur des ‡) Fiche de lecture ¤ :
objets faux, quand les vrais lui défaillent), l’incons-
tance (De l’inconstance de nos actions), l’éducation Une écriture sans fin  p. ‹·¤
(De l’institution des enfants), la nature humaine Objectifs :
(Des cannibales)... – Analyser les motivations biographiques
de l’œuvre.
– Mesurer la portée des Essais chez
Le « moi » de Montaigne, les lecteurs.
miroir de la nature humaine
10. Quoique Montaigne soit lui-même la L’essai, genre de l’inachèvement
matière de son livre, les Essais se présentent 1. La nature humaine apparaît chez Montaigne
aussi comme une réflexion générale sur la comme soumise à l’instabilité. Ses caractéris-
nature humaine. Or, le philosophe insiste sur la tiques « se changent et se diversifient », ce qui
modestie de son existence qui ne peut être prise rend difficile son analyse par le philosophe tant
comme modèle par le lecteur. Mais sa démarche l’être est « trouble et chancelant ». Elle change
trouve son originalité dans son aboutissement. donc constamment et connaît une série d’états
Le philosophe rappelle en effet que l’introspec- provisoires qui oblige l’auteur à dépeindre
tion est une méthode reconnue, mais moins l’homme « dans l’instant où il [s’]occupe de lui ».
accomplie chez les autres, « ceux qui s’analysent
en pensée seulement, et oralement, une heure 2. Pour autant, le genre de l’essai parvient à
en passant » (l. 75-76). Sans doute fait-il ici capter le « moi », sans le figer, grâce aux choix
allusion à l’examen de conscience quotidien d’écriture de Montaigne qui délaisse sa part
recommandé aux fidèles du XVIe siècle. De son immuable (« je ne peins pas l’être ») pour
côté, il réalise une introspection complète en s’attacher précisément aux changements, même
tenant « un registre permanent avec toute sa les plus infimes et les plus rapides : « je peins
foi, toute sa force » (l. 78-79). Elle le conduit le passage […] de jour en jour, de minute en
alors à scruter ce qu’est un homme particulier minute ».
et réel. Il s’éloigne ainsi des théories générales, 3. En abordant de manière discontinue dif-
dont il se défie. Il préfère partir du concret pour férents sujets de réflexion, le genre de l’essai
dégager l’essence de son humanité, commune paraît le plus adapté à la transcription des pen-
aussi au lecteur, car « chaque homme porte en sées vagabondes de l’auteur. Le philosophe peut
lui la forme entière de la condition humaine ». ainsi passer d’un fragment à l’autre et lui laisser
Au-delà de son individualité, Montaigne fait un certain inachèvement avant d’aborder un
donc porter sa réflexion sur tout être humain. autre thème et respecter la fluidité de la nature
11. Montaigne dénonce surtout le mensonge, humaine sans l’enfermer dans une narration
qui lui apparaît comme le vice le plus caractéris- suivie.
tique du peuple français au XVIe siècle (l. 116).
Ce défaut menace autant la relation à Dieu L’essai, tentative de prolonger une amitié
que la relation à l’autre (l. 136 et sq.) Il s’agit achevée tragiquement
donc pour lui de retrouver les origines de cette 4. Étienne de la Boétie (1530-1563) est un écri-
situation (l. 159) pour mieux la dénoncer et en vain humaniste et un grand ami de Montaigne
décrire les effets sur l’homme. Mais le philosophe qu’il rencontre, après de brillantes études de
dénonce aussi la vanité (l. 22), l’esprit de domi- droit, quand ils sont tous les deux magistrats à
nation et la cruauté (l. 147 et sq.). L’ouvrage a Bordeaux. Mais La Boétie meurt à 33 ans, assisté
donc bien une portée critique que souligne la fin dans son agonie par le philosophe qui rédigera
de l’extrait. L’auteur y annonce une analyse des pour cette occasion son essai sur l’amitié. Cette
vices qu’il veut transmettre au lecteur : « dire ce rencontre influence profondément Montaigne
que j’en sais » (l. 158), « j’apprendrai » (l. 158), qui admire l’exigence morale, le stoïcisme et
« peser et mesurer si exactement » (l. 160) l’engagement de son ami. Il voit en celui-ci
un alter ego. On peut citer à cet effet une des
phrases les plus célèbres de Montaigne, qui
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évoque la naissance de leur amitié comme un ne peuvent prendre fin qu’avec la mort de leur
coup de foudre : « parce que c’était lui, parce que auteur. Leur écriture ne peut qu’accompagner
c’était moi ». La sentence est calibrée comme un chaque moment de son existence et chaque
alexandrin, avec césure à l’hémistiche. Le paral- variation de son état moral. À terme, les Essais
lélisme de construction et la coupe mettent en paraissent comme indispensables au philosophe
écho les deux pronoms « lui » et « moi ». L’un tant ils lui sont « consubstantiels ».
est le reflet de l’autre. C’est ce qui rend leur
amitié précieuse. Perdre un ami, c’est perdre la
moitié de soi. Ne plus pouvoir dialoguer avec lui, Converser avec le lecteur
c’est ne plus avoir de répondant ; c’est perdre le 9. Plusieurs marques du dialogue apparaissent
double qui vous reflète et vous permet de vous
dans les textes de Montaigne. Le jeu des pro-
connaître. On ne peut plus alors répondre à la
noms renforce cette communication. Les Essais
question « que sais-je ? ».
sont en effet écrits à la première personne du
5. Montaigne attend parfois de son lecteur qu’il singulier, signe d’une énonciation directe. Un
occupe la place laissée vide par La Boétie. Il fait destinataire est bien présent dans l’Avertisse-
office de miroir, de double, souvent bien mal. ment (p. 397) sous la forme de la deuxième per-
C’est pourquoi Montaigne introduit le lecteur sonne du singulier ou de l’interpellation : « Au
dans son intimité et lui ouvre son esprit en le fai- lecteur ». Mais souvent le philosophe associe le
sant cheminer dans ses raisonnements. Comme lecteur à sa démarche avec le pronom « nous »,
pour un ami, il ne cherche pas à dissimuler ce par exemple page 275. Le texte est d’ailleurs des-
qu’il est vraiment. Il en avertit le lecteur : « je tiné « pour autrui » (p. 386). On trouve aussi
veux qu’on me voie là tel que je suis dans ma une marque d’oralisation au début de l’extrait
forme simple, naturelle et ordinaire, sans effort « Sur le démenti » (« oui », l. 1).
et sans artifice ». Aussi n’hésite-t-il pas à évo-
quer ses petits moments d’humeur (p. 387). 10. La majorité des œuvres de Platon se présen-
Il l’introduit dans son intimité en évoquant tent sous la forme de dialogues philosophiques
les siens ou sa maison (p. 386). Il lui raconte sur un sujet donné, comme le beau ou le courage.
aussi éventuellement une anecdote (p. 275), lui Sa démarche peut avoir influencé Montaigne,
donne des conseils (p. 377) et répond à d’éven- car jamais le philosophe grec ne s’en tient à
tuelles remontrances (p. 385). Enfin, partout il une certitude figée. Parfois même, il aboutit à
l’associe à son cheminement intérieur en utili- des impasses et le lecteur reste sans solution.
sant le pronom « nous ». Quand le dialogue se termine sur une réponse
plus ferme, elle n’apparaît enfin jamais comme
unique et définitive.
Une écriture de la mélancolie 11. Le texte de Montaigne peut paraître d’un
6. Le personnage allégorique de l’ange semble abord difficile pour le lecteur. Il suppose d’abord
enfermé dans ses sentiments. Il délaisse toutes d’avoir une bonne culture antique pour maîtriser
ses activités et tous les outils du savoir gisent à les références de Montaigne et de connaître le
terre, délaissés, pendant qu’il porte sur le monde grec et le latin ou l’italien pour les comprendre
un regard sombre et vague, replié sur lui-même. au premier abord. La lecture nécessite aussi
d’avoir l’esprit clair et opiniâtre pour suivre les
7. L’écriture apparaît comme un dérivatif à la vagabondages du philosophe. Il est donc souvent
douleur de Montaigne abattu par la mort de amené à pointer les étapes du raisonnement,
son ami La Boétie. Il y cherche un moyen de voire à revenir en arrière pour saisir les liens
mettre fin à sa solitude provoquée par la perte entre elles. Enfin, le lecteur doit être capable de
de l’alter ego et l’enfermement dans sa douleur :
prendre la mesure de différentes additions qui
« humeur produite par le chagrin de la soli-
rendent compte des changements du texte dans
tude ». L’écriture permet donc d’esquiver la souf-
les éditions successives. Le lecteur du XVIe siècle
france sans plus penser à sa source.
peut ainsi voir le sens du texte changer, tandis
8. Si les Essais offrent à Montaigne une conso- que le lecteur d’aujourd’hui doit comprendre les
lation de son deuil, on comprend donc qu’ils nuances qu’apportent ces différentes additions.
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Converser avec Montaigne l’influence qu’a eue le philosophe quand il était
comme avec un ami jeune. « Je m’en suis bourré toute une année à
12. Flaubert et Zweig analysent le rapport dix-huit ans ». Aussi le considère-t-il comme
qu’ils entretiennent, plusieurs siècles après avec un ami avec qui échanger. Zweig admire, pour
Montaigne. Flaubert insiste sur l’identité qu’il sa part, la démarche de Montaigne qui l’amène
sent entre le philosophe de la Renaissance et à dégager et mettre en valeur sa subjectivité. Il
lui. Il se retrouve totalement dans le texte de apprécie donc l’individu Montaigne libéré des
Montaigne dans ses « sentiments », ses « goûts », contraintes morales et intellectuelles de son
ses « opinions », sa « manière de vivre » et temps. Il le prend comme modèle pour « forti-
ses « manies ». Il explique cette parenté par fier » la nature de chacun.

338 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

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Vers le bac : « Éloge et blâme
du souverain »  p. ‹·‹ à ‹·§

QUESTIONS SUR UN CORPUS romain : Mars, Minerve, Diane, Amour et


1. Les textes du corpus proposent des images Mercure. On retrouve la même démarche chez
du souverain très différentes, qui peuvent être Rabelais, même si l’assimilation de Picrochole à
classées selon qu’elles font l’éloge ou le blâme Alexandre, Hercule et Auguste est évidemment
de celui-ci. Ronsard présente le souverain ironique.
idéal comme un souverain humaniste : il doit La dimension humaniste de Machiavel est plus
connaître l’art de la guerre, mais aussi les autres problématique. En effet, sa vision pessimiste
savoirs, afin d’être à l’image d’Achille. En cela, de l’homme et de la nature humaine s’oppose
il doit être un souverain humaniste. De même, le à l’optimisme et à l’éloge de la dignité humaine
texte 4, issu du Portrait mythologique de François Ier, des humanistes. On acceptera donc de la part
propose une vision du souverain idéal, rassem- des élèves une réponse qui mettrait Machiavel
blant toutes les qualités. Rabelais propose, quant à part. Cependant, l’approche du pouvoir selon
à lui, un contre-portrait ironique : à travers le Machiavel reste humaniste en ce qu’il défend
portrait de Picrochole, c’est l’image même de ce une vision laïque du pouvoir, où le pouvoir a
que ne doit pas être le roi qu’il présente. La posi- une valeur en tant que tel et non pas seulement
tion de Machiavel est plus ambigüe puisqu’il fait par délégation de Dieu. Ainsi, le fait que seule
l’éloge d’un souverain cruel : selon lui, le Prince compte l’efficacité du gouvernement du Prince,
ne doit pas être aimé mais craint, et sa cruauté et que cette efficacité se mesure non seulement à
garantit la stabilité et l’efficacité du pouvoir, l’aune de la pérennité de son pouvoir, mais aussi
partant la sécurité de tous. au bien commun est humaniste : l’intérêt de
Il est intéressant de remarquer que ces textes « tous » prime sur l’intérêt d’un « particulier ».
font souvent référence à des souverains réels.
Le texte 4 fait l’éloge de François Ier, celui de TRAVAUX D’ÉCRITURE
Ronsard le portrait idéal de Charles IX (même si Commentaire
ce portrait ne s’avèrera pas exact car Charles IX 1) Des conquêtes démesurées
sera l’instigateur de la Saint Barthélemy) et le a) Champ lexical des conquêtes et modèles
texte de Rabelais la critique de Charles Quint. héroïques que les conseillers proposent à
Les procédés littéraires mobilisés au service de Picrochole (Alexandre, Hercule, Auguste)
ces visées sont divers. Machiavel adopte les b) Procédé de l’énumération par laquelle les
procédés de la conviction grâce à un texte argu- conseillers passent le monde en revue pour don-
mentatif clairement construit. Rabelais préfère ner une dimension universelle aux conquêtes de
les procédés du comique : comique d’énuméra- Picrochole
tion, comique de mots, comique d’exagération. c) Procédés stylistiques de l’exagération : hyper-
Ronsard adopte une forme argumentative de boles, tournures exclamatives, rythmes croissants
poésie et la réécriture de récits mythologiques. 2) Des conquêtes comiques
2. Les conceptions du pouvoir idéal qu’expri- a) Formes du comique développées par Rabelais
ment ces auteurs correspondent de façon plus dans cet extrait : comique d’énumération,
ou moins explicite aux idéaux humanistes. comique de mots, comique de décalage entre la
Cette appartenance au mouvement huma- dimension héroïque des conquêtes et les préoc-
niste est très claire pour le texte de Ronsard, cupations matérielles de Picrochole
qui donne à Charles IX un modèle antique, b) Le temps des verbes dans ce récit de conquête
Achille, de même que le texte 4, qui attribue suscite également le rire du lecteur : du futur, on
à François Ier les qualités de tout un panthéon passe au présent (l. 25), puis au passé composé
Vers le bac | 339

Litterature.indb 339 06/09/11 11:52


(l. 37). Ces temps semblent indiquer que la 3) L’écriture humaniste au service d’un projet
conquête est déjà achevée alors qu’elle n’a pas politique
encore commencé. a) L’utopie
3) La critique des conquêtes b) L’éloquence et le discours argumentatif : en
a) Les nombreuses références antiques témoi- demandant à Castiglione d’écrire Le Courtisan à
gnent de la culture humaniste de Rabelais, ici l’intention de sa cour, François Ier cherche à éta-
mise à distance par le registre comique blir un nouvel art de vivre à la cour. L’ouvrage de
b) La théâtralisation du texte et le fonctionne- Machiavel ou les Discours de Ronsard construi-
ment du dialogue construisent la figure du mau- sent également un projet politique.
vais conseiller : enchaînement des répliques et c) Les formes de la critique : l’ironie et le
jeu des objections comique chez Rabelais, la satire et l’allégorie
c) Par le biais des allusions historiques, Rabelais chez Agrippa d’Aubigné
fait implicitement la satire de Charles Quint Écriture d’invention
Dissertation Le dialogue entre les deux humanistes devra
1) L’humaniste, conseiller du Prince ménager des points d’accord et de désaccord. Le
a) La cour : le rôle politique qu’un écrivain dialogue peut commencer sur le point d’accord
humaniste peut prétendre jouer est intimement suivant, qui sera développé par l’un des inter-
lié au fonctionnement social et politique du locuteurs, et renforcé par l’autre : le Prince doit
temps : la cour. L’humaniste conseiller du Prince être instruit par un humaniste car l’intelligence
entretient un rapport de subordination au Prince du souverain est nécessaire à la pérennité de son
b) Un discours au service du Prince : l’humaniste pouvoir et à la bonne administration de ses états.
doit être au service du Prince et son discours doit Le Prince, pour Machiavel, Ronsard, mais aussi
glorifier la fonction et la personne royale. C’est Rabelais par exemple, doit être savant, cultivé,
le cas par exemple de Ronsard mais aussi maîtriser l’art de la guerre et de la
c) Le maître humaniste et le Prince disciple : violence physique.
selon Ronsard, le poète joue auprès du Prince Les points de vue pourront diverger par contre
le même rôle que celui du centaure Chiron sur l’image du souverain à laquelle cette éduca-
auprès d’Achille. Le souverain doit être éduqué tion humaniste doit aboutir.
de façon humaniste. Rabelais ne dit pas autre – Pour Ronsard, le Prince doit être un modèle à
chose dans la lettre que Gargantua envoie à son imiter : un héros du savoir et un héros guerrier.
fils Pantagruel Cette conception du souverain, parangon de per-
2) La société idéale selon les humanistes fection, implique un projet moral. Le roi, en tant
a) Une société éduquée : les utopies et les qu’homme, doit être un superlatif du sujet moral :
modèles de société prônées par les humanistes, crainte de Dieu, respect de la religion, etc.
en particulier Rabelais et Thomas More valori- – Pour Machiavel, au contraire, le Prince ne doit
sent l’éducation humaniste pas être imité ni admiré ou aimé, mais craint. À
b) Une société harmonieuse : les sociétés idéales cette conception seule tient l’efficacité de son
que décrivent les utopistes du XVIe siècle présen- pouvoir et la paix qu’il sera capable d’établir
tent une société aristocratique. En aucun cas les dans son État.
hommes n’y sont tous égaux. Mais tous partici- Ces différences tiennent à deux conceptions de la
pent, selon leur place dans la hiérarchie, place nature humaine. Celle de Ronsard est plus opti-
acceptée par tous, au bien-être commun miste et plus conforme à l’idéal humaniste qui
c) Une société vertueuse : Rabelais et Thomas proclame la dignité humaine. Celle de Machiavel
More posent la vertu au cœur de leur pro- est plus pessimiste et souligne les défauts de la
jet de société. Cette croyance en l’homme est nature humaine. La conséquence en est que
révélatrice de la pensée humaniste qui valo- Ronsard développe un point de vue idéal tandis
rise la dignité humaine. Elle peut cependant que Machiavel propose une pratique du pouvoir
être modérée par la vision plus pessimiste que qui se veut davantage fondée sur la réalité de la
propose Machiavel ou par les tourments de nature humaine et sur l’efficacité. Le dialogue
l’Histoire, en particulier les guerres civiles et entre les deux humanistes peut faire pencher la
guerres de religion balance d’un côté ou de l’autre, en respectant les
divergences majeures de ces deux positions.
340 | Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme

Litterature.indb 340 06/09/11 11:52


Chapitre

6 Les réécritures, du
XVIIe siècle à nos jours

Présentation du chapitre  p. ‹·°


Livre de l’élève  p. ‹·° à ›‹°

réinvestir leurs connaissances et de les conso-


Objectifs lider. Ils travailleront sur le traitement d’une
Faire réfléchir sur la création littéraire en même anecdote – la jeune veuve – par des
envisageant les procédés de reprise et de auteurs d’époques et dans des genres différents.
variation par rapport aux œuvres, aux formes Pistes de lecture : la littérature est un formidable
et aux codes d’une tradition littéraire. terrain de jeu. Les auteurs s’amusent, rendent
Faire prendre conscience du caractère hommage, parodient et ne cessent de s’inspirer
relatif des notions d’originalité pour mieux créer. Ces démarches référentielles
et de singularité stylistique. innervent également le cinéma.
Faire entrer plus avant l’élève
dans l’atelier de l’écrivain. Pistes d’étude de l’image
Le chapitre découvre les modalités de réécri- L’œuvre de François Fontaine intitulé Poésie
ture – ses formes et ses fonctions – et envisage urbaine présente une réflexion intéressante sur
les démarches de réappropriation d’un héritage la démarche de réappropriation des icônes en
littéraire. Il envisage également les motivations changeant de tonalité et de modalités d’expres-
de l’écrivain qui s’inscrit dans ces démarches. sion. On demandera aux élèves d’identifier les
strates déchirées, la technique de collage utilisée
Organisation par l’artiste et de s’interroger sur ses motivations
ainsi que son positionnement vis-à-vis du chef
La première séquence est axée sur les objectifs de
d’œuvre de Vinci. Il peut être mis en perspec-
l’écrivain qui se lance dans un travail de réécriture.
tive avec les Joconde vues par Léger et Basquiat
Il s’agit de mesurer la variété des intentions et des
(p. 399) ainsi qu’avec le travail d’Ernest Pignon-
dispositifs. De l’hommage à la parodie, de l’imita-
Ernest (p. 253) qui fait descendre Rimbaud dans
tion au plagiat, de la variation à la transposition,
la rue.
l’élève pourra appréhender les différentes créations
à partir d’un texte source.
La seconde séquence, consacrée à l’histoire des Bibliographie
arts, propose un regard sur la figure du vampire à – Compagnon Antoine, La Seconde Main –
travers les époques et les arts. Le choix d’une figure Le Travail de la citation, Le Seuil, 1979
mythique familière aux élèves permettra d’aborder – Genette Gérard, Palimpsestes, Le Seuil,
« les problématiques de réécriture de manière plus coll. « Poétique », 1982
concrète » (IO). En outre, « ce travail sera l’occa- – Piegay-Gros Nathalie, Introduction à l’intertex-
sion d’aborder l’œuvre dans son rapport au contexte tualité, Dunod, 1996
historique et social qui la détermine » (IO). – TDC n° 788 : Pastiche et parodie, De l’art du
La partie Vers le bac permet aux élèves de détournement, collectif, CNDP, 2000
| 341

Litterature.indb 341 06/09/11 11:52


Séquence
Réécrire pour faire
¤⁄ œuvre nouvelle
Présentation de la séquence  p. ‹··
Livre de l’élève  p. ‹·· à ›¤¤

Cette séquence se propose d’explorer les différentes motivations de l’écrivain qui choisit de réécrire
un texte source. Un premier corpus de textes poétiques réunit les poètes de La Pléiade autour de la
figure tutélaire de Pétrarque puis Baudelaire, Verlaine et Gainsbourg autour de l’automne. Un second
corpus propose d’étudier un pastiche à partir d’un extrait de l’Iliade réécrite par Alessandro Baricco.
Le troisième corpus envisage la réécriture par l’auteur lui-même à travers différents hommages ren-
dus par Albert Cohen à sa mère. Le quatrième corpus propose la transposition de Madame Bovary
en roman graphique par Posy Simmonds. Enfin, le dernier corpus montre qu’un même thème, ici le
mythe de Salomé, peut connaître des variations de registres radicales. Un texte de Marie Darrieussecq
clôt cette séquence en interrogeant le lecteur sur la notion de plagiat. L’histoire littéraire propose un
regard chronologique sur ces démarches de réécritures.

du peintre surréaliste si reconnaissable. Il y en


H istoire des arts quelque sorte un glissement de célébrité.
Sérigraphiée par Andy Warhol en 1963 à la
La Joconde vue par manière d’un « photomaton », la « Mona Lisa »
du Pope of Pop devient une image reproductible
L. de Vinci (⁄∞‚‹-⁄∞‚§), à l’infini et s’en trouve attaquée dans son statut de
F. Léger (⁄·‹‚) chef-d’œuvre. Elle n’a pas plus de valeur artistique
que l’étiquette d’une boîte de soupe Campbell –
et J.-M. Basquiat également objet d’une célèbre sérigraphie de l’ar-
(⁄·°‹)  p. ›‚‚-›‚⁄ tiste. Cela interroge le statut de l’œuvre d’art qui
devient un produit de consommation.
Variations sur un visage Remplacé de manière iconoclaste par un balai et
une serpillière sur lequel est suspendu l’écriteau
LECTURE DES IMAGES « La Joconde est dans les escaliers » dans l’ins-
1. Au cours de ses recherches sur Internet, tallation de Robert Filiou (FRAC Champagne
l’élève trouvera sûrement d’autres versions Ardenne), le tableau est évincé comme s’il
célèbres de La Joconde. fallait faire le ménage et laisser place nette à
En 1919, Marcel Duchamp ouvre la voie de d’autres œuvres. Cette œuvre provocatrice
l’irrespect en affublant Mona Lisa d’une mous- date de 1969 et s’inscrit dans la perspective du
tache et d’un bouc barbu et en sous-titrant le « ready-made » lancée par Marcel Duchamp.
tableau d’un jeu de mot alphabétique d’un goût En 1977, la Joconde devient une icône politique
douteux : LHOOQ ! Cette irrévérence fait beau- revêtue du costume de Mao Tsé-Toung dans le
coup parler d’elle. tableau du graphiste polonais Roman Cieslewicz.
Déguisée en Salvador Dalí en 1964 dans un En mêlant ces deux visages devenus des univer-
« autoportrait » du peintre en Joconde, elle sels, il porte sur la célèbre Mona Lisa un regard
porte la moustache qui a rendu la silhouette de moqueur et irrévérencieux.
342 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 342 06/09/11 11:52


Prolongements une énième fois de ce chef-d’œuvre ? Que peut-
Des pistes pour voir et comprendre : on apporter à l’original ou d’original ? Pourquoi
– Un beau site France 5 Éducation est consa- reproduire une œuvre d’art que tout prédestinait
cré à La Joconde et ses avatars (« Mystérieuse à être unique et remarquable pour son unicité ?
Joconde ») : www.curiosphere.tv/joconde/home.
html. Il permet de voir et de comprendre les 6. Déduire des problématiques soulevées le sens
« réécritures » de La Joconde. de l’expression « œuvre source » (ou hypotexte
– Découvrir aussi le livre Tout un Louvre qui selon la terminologie de Genette) que l’on
explore et revisite les chefs d’œuvre du musée. retrouvera en littérature. La Joconde est source
Caricatures, détournements, dessins, photos, col- car originelle, première en cela qu’elle initie une
lages s’amusent des œuvres originales et donnent technique et un motif devenu mythique et elle
l’envie de les redécouvrir… d’un autre œil ! devient source d’inspiration, support pour une
Couprie Katy et Louchard Antonin, Tout un création ultérieure.
Louvre, Thierry Magnier, 2005
2. Montrer dans les deux tableaux :
– la démarche de citation par le choix des cou-
leurs (jaune, orangé, marron), le sourire énig- VERS LE BAC
matique, la position des mains, la longueur des Oral (entretien)
cheveux ; L’élève utilisera les exemples présentés dans la
– la prise d’écart par la place accordée au double page et ceux étudiés dans la première
sujet dans le tableau de Léger, le trait nerveux question pour étayer ses arguments.
et rapide de Basquiat ainsi que le mélange Il pourra montrer que les imitations et les
d’acrylique et de crayon qui s’oppose au sfumato
détournements, en interrogeant continuelle-
délicat de Léonard de Vinci.
ment son sens et en la réactualisant, assurent la
3. Les caractéristiques du « bad painting » dans postérité de l’œuvre. Par là-même, les réécritures
le tableau de Basquiat : picturales lui rendent hommage même quand la
– le trait et les couleurs en surimpression comme démarche est irrévérencieuse. Ainsi Basquiat
un dessin à la craie ; était-il un fervent admirateur des techniques pic-
– le mélange entre le motif et le graffiti ; turales de Léonard de Vinci ce qui ne l’empêche
– le thème provocateur de l’argent à travers les pas de malmener l’icône de Mona Lisa.
codes du billet de banque, la volonté d’interro-
ger un sujet assez « tabou » : le prix de l’art, le Invention
marché de l’art ; Pistes pour l’écriture d’invention :
– la liberté prise avec le sujet : Basquiat malmène – Texte à la première personne.
Mona Lisa, il fait descendre l’art dans la rue. – Forme d’un monologue prononcé par Mona
Devenue un vulgaire billet de un dollar qui Lisa – personnage et tableau.
peut régler « les dettes publiques et privées » – Cri de révolte.
(cf. graffiti), la valeur de l’œuvre est réduite à – Réquisitoire contre les gadgets qui utilisent
sa valeur marchande et devient une effigie de son image à des fins commerciales et de manière
l’argent, une allégorie du marché de l’art. irrévérencieuse ou laide.
– Revendication de son unicité et de sa valeur
4. Le titre de Fernand Léger nous amène à déco-
propre.
der le mystère Mona Lisa, à trouver les clés du
tableau de Léonard de Vinci. Il s’amuse avec – Utilisation du registre polémique.
des questions qui demeurent sans réponse : qui
est cette jeune femme ? Quels sont ses rapports Prolongements
avec le peintre ? Que représente ce paysage pour Ces sites qui abordent les réécritures sous diffé-
Léonard de Vinci ? rents éclairages peuvent être consultés :
5. et 7. On peut s’interroger avec les élèves sur http://expositions.bnf.fr/
la démarche créatrice des artistes qui s’inspirent http://style.modedemploi.free.fr/
de Mona Lisa : est-ce copier ? Pourquoi s’inspirer http://mediterranees.net/mythes
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 343

Litterature.indb 343 06/09/11 11:52


LA FILIATION ET L’HOMMAGE Dans le poème de Ronsard, l’antithèse s’inscrit
au sein même des trois premières strophes :
Pétrarque, « Je suis vaillant, et le cœur me défaut »

⁄ Canzoniere, XIVe siècle « J’ai l’espoir bas, j’ai le courage haut ».


Ces oppositions qui font du sonnet pétrarquisant
un « sonnet par contradictions » trouvent leur
Joachim du Bellay,
¤ L’Olive, ⁄∞›·
explication dans le lien amoureux qui empri-
sonne le poète malgré lui et le tourmente. Elles
reflètent les affres de la passion qui malmènent
le cœur du poète. Les responsables de ce chaos
Pierre de Ronsard,
‹ Les Amours, ⁄∞∞‹
 p. ›‚¤-›‚›
sont désignés par Pétrarque au vers 10 (« Amour
ou ma Dame »), par du Bellay aux vers 1 et 3
(« Madame » / « Amour ») et par Ronsard au
vers 8 (« Amour »).
Objectifs :
3. Chacun de ces sonnets propose une image du
– Mettre en perspective un texte source poète dont on peut distinguer plusieurs facettes.
(Pétrarque) et ses réécritures (du Bellay Pour Pétrarque, amoureux malheureux de la
et Ronsard). belle Laure de Noves, l’amant éconduit est
– Montrer l’importance pour les poètes en proie à de tels tourments que la nature qui
de La Pléiade de cette démarche de l’entoure reflète son désordre intérieur :
réappropriation respectueuse d’un héritage « Hélas, les neiges seront tièdes et noires,
littéraire. La mer sans onde, et les poissons sur l’Alpe ».
Intérêts des textes : Aucune paix n’est possible tant que sa Dame ne
– Sonnets par contradictions de ou l’aura pas distingué de son amour ; le poète est
à la manière de Pétrarque qui expriment un cœur bouleversé.
la passion amoureuse. Du Bellay quant à lui se présente comme le prison-
– Des poèmes lyriques qui dépassent nier de l’amour. Les « cheveux d’or » de l’aimée
sont des « liens » qui ont eu raison de sa liberté
le cadre pétrarquisant pour exprimer
et « ses yeux » sont les flèches qui l’ont blessé. Il
une sensibilité personnelle.
assimile ainsi le regard de la femme aimée aux
– Des poèmes qui construisent un portrait
flèches de Cupidon et se présente comme la vic-
du poète.
time consentante de cette puissance féminine :
❯ Comment la réécriture peut-elle permettre « Pour briser donc, pour éteindre et guérir
une expression authentique ? Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie,
Je ne quiers fer, liqueur, ni médecine »
Il y a de « L’heur et plaisir » à souffrir sous des
jougs si charmants.
Les feux de la passion Ronsard enfin reprend cette image de l’enchaî-
LECTURE DES TEXTES 1 À 3 nement chère à ses prédécesseurs en se défi-
1. et 2. Lorsque que l’on met en perspective les nissant comme un « Prométhée en passions ».
trois poèmes, on peut dégager la forme du son- Sa liberté éprise ne lui coûte guère en réalité
net pétrarquisant : deux quatrains et deux tercets puisqu’à peine libéré, il reprend ses chaînes :
qui s’organisent selon un système de contradic- « Je me délace, et puis je me relie. » (v. 4)
tions. Les antithèses qui les fondent sont souvent « J’aime être libre, et veux être captif » (v. 10)
lexicales (« partir et attendre » chez Pétrarque, Ainsi retrouvons-nous chez nos trois poètes
« glace et feu » chez Ronsard…), elles structu- l’image d’un homme prisonnier de l’Amour et
rent la syntaxe des vers comme chez du Bellay heureux de l’être bien qu’il en souffre. Ce para-
où deux rythmes ternaires s’opposent aux doxe trouve dans le sonnet par contradictions sa
vers 7 et 8 : parfaite expression.
« Et toutefois j’aime, j’adore et prise, 4. Le mot « passion » trouve son étymologie
Ce qui m’étreint, qui me brûle, et entame » dans le latin passio issu du verbe patior qui signifie
344 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 344 06/09/11 11:52


souffrir, endurer, supporter. On évoque ainsi « la HISTOIRE DES ARTS
passion du Christ » pour évoquer ses souffrances 9. Dans le tableau du Caravage intitulé L’Amour
et son supplice de martyr. vainqueur, le clair-obscur met en lumière le corps
Ainsi, les sentiments amoureux qu’éprouvent de Cupidon, un corps réaliste et sexué qui s’im-
Ronsard et du Bellay sont-ils bien doubles, pose à nous avec impertinence (sourire, regard
source de souffrance et de bonheur extrêmes. La espiègle). Il est victorieux sur les arts (symbo-
passion apparaît comme un sentiment puissant, lisés par les instruments de musique), la guerre
obsédant qui enflamme avec une fougue doulou- (l’armure), la gloire (la couronne de laurier) et
reuse le cœur des poètes. Les champs lexicaux de brandit ses flèches avec assurance.
la souffrance « transperce », « m’étreint », « me
brûle », « plaie » (du Bellay) et « je me pique », 10. Dans le tableau de Rubens, le corps humain,
« je meurs » (Ronsard) ainsi que le lexique vigoureux et imposant est peint avec un réa-
hyperbolique traduisent parfaitement la dupli- lisme anatomique qui met en valeur ses muscles
cité de cet amour passionné. puissants et noueux comme le tronc du chêne
5. Le lien amoureux est imagé par des méta- en arrière-plan. La torsion du corps exprime
phores : le cheveu de la femme aimée (« Ces avec force la douleur ressentie. L’écart entre le
cheveux d’or sont les liens »), « les nœuds » chez volume de ce corps associé à l’arbre et la finesse
du Bellay ; des liens pour Ronsard car il s’agit des chaînes révèlent bien la nature divine du
pour le poète de s’en « délace[r] » puis de s’y supplice.
« relie[r] ». Dans le poème de Pétrarque, c’est Nous pouvons mettre ce tableau en perspective
Amour et sa Dame qui sont ligués contre le avec le dernier quatrain du sonnet de Ronsard :
poète et ne le laissent pas en paix : « À tort tous « Un Prométhée en passions je suis,
deux contre moi conjurés » (v. 11). Et pour aimer perdant toute puissance,
6. L’innamoramento désigne le coup de foudre, Ne pouvant rien je fais ce que je puis. »
l’irruption soudaine et brutale de l’amour. Il À l’instar du Titan enchaîné pour l’éternité
est exprimé dans de nombreux poèmes du pour avoir volé le feu aux dieux, le poète est
Canzoniere de Pétrarque et sera amplement repris prisonnier de son amour dont la force le rend
par l’école lyonnaise – Maurice Scève, Louise impuissant. Son cœur est mis à mal, tel le foie de
Labé – ainsi que par les poètes de La Pléiade. Prométhée et il est condamné à souffrir éternel-
Du Bellay illustre la brutalité du coup de foudre lement s’il n’est pas aimé en retour.
en recourant à la métaphore traditionnelle du
« trait » de Cupidon, c’est un événement violent VERS LE BAC
qui le bouleverse et le malmène : « cent fois je Oral (entretien)
meurs, cent fois je prends naissance ».
Préparer l’entretien :
7. Les vers 3 et 4 du poème de du Bellay pour- Pour répondre à cette question, l’élève doit
raient illustrer le tableau du Caravage : d’abord expliciter la comparaison à Prométhée
« Amour la flamme autour du cœur éprise en s’aidant de la note 6 page 404 et du tableau
Ces yeux le trait, qui me transperce l’âme » de Rubens.
Les yeux de la femme aimée, par leur beauté, La réponse peut ensuite développer trois axes :
sont comme les flèches de Cupidon et le sourire – Le poète exprime la permanence du mal qui le
insolent du jeune garçon sont comme une pro- ronge pour dire la force de sa passion.
vocation et signifient la victoire incontestable – On peut plus largement s’intéresser à l’inspi-
de l’Amour. ration poétique, qui, parce qu’elle reprend les
8. On rappellera aux élèves les figures sonores en mêmes thèmes, peut sembler être condamnée à
les renvoyant à la fiche méthode n° 24. la réécriture.
Prenons pour exemple le poème de du Bellay, – On peut montrer en s’appuyant sur le corpus
on pourra souligner la diérèse aux vers 1 et 10 que la réécriture n’est pas subie mais choisie, que
sur le mot « liens » qui crée une insistance et l’inspiration n’empêche pas la création et que
mettre en valeur quelques -e prononcés, comme le talent du poète trouve toujours de nouvelles
le « vive » du vers 5 qui insiste sur l’ampleur et images pour échapper à « l’enchaînement créa-
la force des sentiments. teur » et se libérer.
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 345

Litterature.indb 345 06/09/11 11:52


Question sur un corpus Le malaise du poète progresse dans le texte :
Du Bellay et Ronsard s’inscrivent en effet dans Premier quatrain : hormis les voyelles claires
la filiation pétrarquiste. Quand du Bellay choi- du vers 2 accentuées par la rime intérieure
sit une métaphore qui compare les charmes phy- « clarté » / « étés », le martèlement (v. 3 et 4) est
siques de la femme aimée (« ces cheveux d’or » bien marqué par les allitérations [t], [k]. Notons
et « les yeux ») aux liens qui le privent de toute également une rime absolument « spleenétique »
liberté et au « trait » de Cupidon qui lui « trans- entre « ténèbres » / « funèbres ».
perce l’âme », Ronsard compare sa souffrance Deuxième quatrain : une coupe forte met en
à celle de Prométhée ce qui suppose un lecteur valeur à la fin du vers 5 le mot « colère » et
érudit. C’est d’ailleurs, un problème que posent l’énumération, sans coordination ni articles,
accentue les éléments du spleen, qui s’entassent
les réécritures.
comme des « bûches », renforcés encore par
l’allitération en [r].
Troisième quatrain : les sonorités imitent la chute
des bûches, avec des allitérations qui se font écho,
comme un retentissement. Notons le jeu d’allitéra-
tions et d’assonances illustrant l’incessante besogne
Charles Baudelaire,
› Les Fleurs du Mal, ⁄°∞‡
 p. ›‚∞-›‚§
du bélier : « tour », « sous », « coups », « lourd ».
La régularité des rythmes traduit bien l’inexo-
rable travail de destruction et la rime « tombe » /
« succombe » est révélatrice de cet échec.
Objectifs : Quatrième quatrain : après le vers 14 aux allité-
– Mettre en perspective un thème inspirant rations en [k] qui rappellent l’incessant martèle-
pour les poètes (l’automne, la symbolique ment, le vers 15 s’entend comme un « réveil »,
des saisons) et ses variations. avec un rythme plus heurté (2 + 6 + 4). Le
dernier vers se déploie avec une solennité
– Montrer les liens entre la poésie
amplifiée par la diérèse sur l’adjectif « mysté-
et la chanson et l’inspiration poétique chez
rieux » et illustre bien l’idée amorcée par la rime
un compositeur érudit comme
« quelque part » / « départ ». Il y aurait peut-être
Serge Gainsbourg. autre chose que l’enfermement, ce vers annonce
Intérêts des textes : une alternative.
– Des textes qui expriment la mélancolie 2. L’imminence de la mort est traduite par les
automnale sous des formes différentes. déictiques temporels : « Bientôt » vers 1, « déjà »
– Un exemple de réécriture par citation et v. 3, par l’emploi du futur et du futur proche qui
transposition du texte source : la chanson annonce l’hiver glacé comme inéluctable et la
de Gainsbourg. brutalité du changement de saison est traduite
❯ Comment la réécriture révèle-t-elle par le parallélisme du vers 15 : « C’était hier
une inspiration commune ? l’été ; voici l’automne ! »
Les métaphores du froid envahissant (v. 7 et 8),
des bûches qui tombent comme un échafaud
Deux visages pour une saison (v. 10) qu’on construit ou les coups d’un bélier
LECTURE DU TEXTE (v. 12) ou un cercueil qu’on cloue (v. 14) ren-
1. Dans sa proposition de titre, l’élève pourra forcent l’angoisse du poète. Notons également
mettre en valeur une première vision anxio- les couples oxymoriques « enfer polaire » (v. 7),
gène de l’automne en utilisant comme titre des « rouge et glacé » (v. 8) qui rendent frappant
éléments du premier vers « Plongée dans les son mal-être.
ténèbres », « Dernières lueurs avant l’hiver ». La 3. Pour traduire ses sentiments contradictoires :
deuxième partie du poème appelle le réconfort angoisse dans la première partie et espoir d’un
de la femme aimée : « Une muse consolatrice » réconfort dans la seconde, le poète joue sur le
ou « La beauté de la femme aimée transfigure lyrisme aux accents tantôt tragique (I), tantôt
l’automne ». élégiaque (II).
346 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 346 06/09/11 11:52


4. Marie Daubrun, « la femme aux yeux verts » est arrivée imminente engendre des effets physiques
pour Baudelaire une figure de sœur et d’amante. et psychologiques. L’automne n’est plus une sai-
Cette muse baudelairienne est une jolie actrice qui son mélancolique comme chez les poètes roman-
connaît un grand succès en 1847 dans un spectacle tiques mais une saison angoissante, annon-
inspiré d’un conte de fées : La Belle aux cheveux ciatrice de l’hiver, symbole de mort. La forme
d’or. Sa voix mélodieuse et ses courbes harmo- poétique permet à Baudelaire de rendre extrême-
nieuses enchantent les spectateurs et séduisent ment expressive son angoisse. Dans la seconde
Baudelaire. L’admiration du poète transparaît dans partie du poème, le poète demande à une femme
les poèmes qui lui sont dédiés. Dans une lettre (Marie Daubrun à qui le poème est dédicacé) un
qui lui est adressée et qui fut publiée en 1906 au réconfort, une aide pour s’évader, pour échapper
Mercure de France, le poète lui écrit : « Revenez, au spleen. La femme a le pouvoir de rendre cette
je vous le demande à genoux ; je ne vous dis pas saison symbolique du spleen plus douce, plus
que vous me trouverez sans amour ; mais cepen- apaisée et l’enveloppe d’une chaude sensualité.
dant vous ne pourrez empêcher mon esprit d’errer
autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos
yeux où toute votre vie réside, de toute votre ado-
rable personne charnelle ; non, je sais que vous Paul Verlaine, Poèmes
ne le pourrez pas ; mais soyez tranquille, vous êtes
pour moi un objet de culte, et il m’est impossible
de vous souiller ».
∞ saturniens, ⁄°§§
 p. ›‚‡
Prolongements Mélancolie automnale
Voir le « parcours de lecteur » consacré à
Baudelaire dans le manuel de seconde.
LECTURE DU TEXTE
1. Lorsque Baudelaire propose sept quatrains
5. Le poète confère à la femme aimée un rôle apai- d’alexandrins pour évoquer l’automne, Verlaine
sant, sa « douce beauté » doit adoucir la dureté de nous offre trois sizains qui alternent des vers
l’automne ; telle une « mère », une « amante ou de quatre et de trois syllabes. Cette différence
sœur », elle doit transformer l’angoisse en bien- formelle crée des rythmes contrastés. La gravité
être, le spleen en idéal. Grâce à son « amour », des alexandrins et la régularité des vers en écho
l’automne n’est plus l’avant-goût amer des à la régularité des « chocs funèbres » du « bois
« froides ténèbres » et de « l’enfer polaire », il retentissant » expriment le spleen baudelairien.
peut être « un glorieux automne », une « arrière- Les vers courts de Verlaine, tantôt pairs, tantôt
saison » dont le poète, apaisé, rasséréné par la impairs, laisse entendre une mélancolie très
présence rassurante et chaleureuse de la femme musicale qui volette à la manière d’une « feuille
goûte « le rayon jaune et doux ». C’est cet appel morte » emportée par le vent.
que Baudelaire lance avec véhémence à Marie
2. Le titre, « Chanson d’automne », nous
Daubrun : « aimez-moi, tendre cœur ! », « Ah !
invite à entendre la musicalité particulière de
laissez-moi, mon front posé sur vos genoux […] ».
ce poème. Elle s’exprime dans des vers courts
tels les paroles d’une comptine ou d’une chan-
HISTOIRE DES ARTS son populaire. Le rythme régulier 4/4/3 crée
On montrera comment les feuilles mordorées de une harmonie renforcée par la disposition des
l’automne se confondent avec la chevelure de rimes (aabccb) identique dans les trois strophes.
la jeune femme, font écho à sa bouche peinte Sémantiquement, la référence aux violons, mise
en rouge et s’harmonisent avec le bleu de sa en avant par la diérèse, insiste sur cette musica-
tunique. Elle devient une allégorie de la saison. lité élégiaque.
3. La dislocation du vers ne casse pas l’harmonie
VERS LE BAC mais elle mime le sanglot, la voix entrecoupée de
Oral (analyse) pleurs qui chantonne un air mélancolique.
Dans la première partie, l’automne traduit le 4. Le poète est comparé à une « feuille morte »
spleen, sentiment oppressant de mal-être et son au vers 17. Son cœur déçu est flétri, fané et la
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 347

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superbe de l’été laisse place à une nostalgie, qui détourne le poète de son mal-être alors que
une mélancolie qui est parfaitement symboli- Verlaine présente un poète solitaire que rien ni
sée par l’automne. Tels des feuilles mortes, ses personne ne distrait de son chagrin.
vers courts virevoltent « deçà, delà » au gré du
« vent mauvais ». Dans un parallélisme entre les
Invention
vers et les feuilles mortes, le poète, malheureux L’élève devra choisir :
et incompris, est ballotté au gré du vent. Cette – une saison et lui faire correspondre un état
comparaison tisse un lien étroit entre le paysage d’esprit ;
automnal et les états d’âme du poète. – entre des alexandrins ou des verts courts ;
– entre l’isométrie ou l’hétérométrie ;
5. Le mot « langueur », comme le précise le Petit – et trouver des caractéristiques de cette saison
Robert, désigne « l’état d’une personne dont les et établir des correspondances entre ces caracté-
forces diminuent graduellement ». L’abattement ristiques et ses sentiments.
du poète est physique et psychologique et se
traduit par une vague tristesse, une mélancolie
douce et rêveuse.
6. De nombreux chanteurs-compositeurs ont
mis en chanson ce poème mélancolique. La
Serge Gainsbourg,
démarche de réécriture est tantôt absolument
fidèle (Léo Ferré, Hugues Auffray), tantôt ampli-
fiée (Charles Trenet), tantôt remaniée par Serge
Gainsbourg dans Je suis venu te dire que je m’en
§ Vu de l’extérieur, ⁄·‡‹
 p. ›‚°-›‚·
vais : « Comme dit si bien Verlaine, “au vent
mauvais” » ; tantôt parodiée par Boby Lapointe Gainsbourg revisite Verlaine
dans Monsieur l’agent : « Au violon mes sanglots LECTURE DU TEXTE
longs / Bercent ma peine / J’ai reçu des coups 1. Gainsbourg propose une réécriture explicite
près du colon / J’ai mal vers l’aine ! » en citant Verlaine et en lui rendant hommage :
« Comme dit si bien Verlaine, “au vent mau-
HISTOIRE DES ARTS vais” » est repris quatre fois. En outre, il reprend
La tonalité est très homogène : les couleurs le champ lexical de Verlaine qu’il dissémine dans
chaudes (brun, orangé, ocre) et la mise en sa chanson. Certains groupes de mots sont repris
lumière du buste de la femme créent une et transformés : ainsi, « des jours anciens » de
atmosphère agréable et apaisante (cf. v. 28 de Verlaine (l. 5) deviennent « des jours heureux ».
Baudelaire : « De l’arrière-saison le rayon jaune « Quand sonne l’heure » devient « à présent
et doux »). La palette des couleurs évoque un qu’a sonné l’heure » (l. 6). Et bien sûr la phrase
soleil couchant dont les ors baignent la scène « je m’en vais » devient le refrain de la chanson :
(cf. v. 24 de Baudelaire : « D’un glorieux « Je suis venu te dire que je m’en vais » (l. 1).
automne ou d’un soleil couchant »). La che- 2. La démarche tient davantage de l’hommage
velure bouclée et le drapé sensuel de la robe se (« comme dit si bien Verlaine ») que de la paro-
confondent avec les vrilles de la vigne et font die mais l’introduction du registre familier par
de cette jeune plantureuse une allégorie de Serge Gainsbourg change la tonalité, qui, deve-
l’automne. nue beaucoup plus orale et presque dédaigneuse
transforme l’expression lyrique de la tristesse en
VERS LE BAC message de rupture : « Ouais, je suis au regret /
Oral (analyse) De te dire que je m’en vais / Car tu m’en as trop
fait » (l. 18-20). Il n’y a pas parodie mais trans-
On attendra de l’élève qu’il mette en perspec-
position et changement de ton.
tive le spleen baudelairien et la langueur ver-
lainienne, montrant l’angoisse de l’un et la 3. Le changement essentiel proposé par Serge
profonde mélancolie de l’autre. Il dégagera Gainsbourg est d’introduire une interlocutrice
aussi le pouvoir de la femme chez Baudelaire désignée par de nombreuses occurrences de
348 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 348 06/09/11 11:52


la deuxième personne du singulier. Elle est la VERS LE BAC
femme que l’on quitte et cette nouvelle énon- Oral (entretien)
ciation change radicalement le sens du poème.
Ce n’est plus le poète qui exprime sa tristesse Les raisons qui poussent le chanteur à adapter un
mais son interlocutrice : « Et tes larmes n’y poème en chanson sont multiples :
pourront rien changer » / « Tu te souviens des – Rendre hommage à un poème qu’il affectionne
jours anciens et tu pleures » / « Tu suffoques, tu et dont il souhaite montrer la musicalité.
blêmis à présent qu’a sonné l’heure. » D’ailleurs Exemple : Léo Ferré chante Baudelaire
lorsque l’on écoute cette chanson, les larmes de www.wat.tv/audio/baudelaire-leo-ferre-fontaine-
la femme se font entendre sans discontinuer. 1kh27_2fgqp_.html
www.wat.tv/audio/serge-gainsbourg-je-suis-venu- www.wat.tv/video/baudelaire-leo-ferre-mort-
yzih_2h9vt_.html amants-24lpv_2fgqp_.html
– S’amuser avec des références culturelles uni-
4. Gainsbourg utilise de nombreux procédés verselles, jouer avec les connaissances des audi-
poétiques pour créer une harmonie, c’est le teurs comme une sorte de clin d’œil culturel.
propre de nombreuses chansons lyriques. Ainsi Exemple : Marc Lavoine qui met en chanson
les anaphores et les échos (« Tu te souviens, tu Le Pont Mirabeau d’Apollinaire
suffoques, tu sanglotes »), les rimes (« je m’en www.wat.tv/video/marc-lavoine-pont-mirabeau-
vais » / « vent mauvais » // « tu pleures » / 2005-1g3lh_2i3p3_.html
« sonné l’heure » // « jamais » / « trop fait ») – S’assurer un succès en reprenant un texte très
créent l’unité sonore de la chanson. Des effets de connu parce que souvent étudié à l’école et le
rythme et la musique qui accompagne les paroles revisiter, le moderniser pour montrer qu’entre
créent la mélodie. Néanmoins, la chanson ne hier et aujourd’hui, les sentiments et situations
répond pas aux mêmes exigences de versification sont les mêmes. L’exil, l’émigration et le déraci-
que le poème : certes, elle compte quatre dizains nement, par exemple, n’ont pas d’âge.
mais il n’y a ni isométrie, ni vers réguliers. Exemple : Ridan avec Heureux qui comme Ulysse
5. C’est la sensualité de la femme aimée (son de Joachim du Bellay
corps, sa chevelure, ses bijoux, sa démarche dan- www.dailymotion.com/video/x2camj_ulysse-
sante), célébrée par le poète que Gainsbourg met ridan_music
en chanson. Il s’agit de rendre hommage à un Question sur un corpus
poème très évocateur et de l’illustrer par une ins- Après une rapide présentation, on reprendra la
trumentation qui mime le bruit du serpent ainsi synthèse des questionnaires pages 406 et 407
qu’une voix profonde et nonchalante. et on montrera que Gainsbourg évince la thé-
www.wat.tv/audio/baudelaire-gainsbourg-serpent- matique automnale au profit de la thématique
38wkj_2fgqp_.html sentimentale. Le « vent mauvais » qui ballotte
le poète tel une feuille morte chez Verlaine est
HISTOIRE DES ARTS davantage synonyme chez Gainsbourg d’un
L’affiche du « biopic » (biographic picture = film temps maussade, gris qui s’oppose aux « jours
biographique) Gainsbourg vie héroïque présente anciens » du bonheur. L’humidité se lit davan-
le profil du chanteur en noir et blanc dans un tage dans les sanglots de l’amante délaissée que
effet d’ombre chinoise monochrome qui met dans la pluie automnale.
en valeur les yeux et le nez de Éric Elmosnino
étonnamment ressemblants à ceux de Serge
Gainsbourg. La volute de fumée, outre l’effet
Prolongements
esthétique qu’elle produit, rappelle les paroles Débat argumentatif en classe : Toutes les chan-
célèbres « Dieu est un fumeur de havane » / sons sont-elles poétiques ?
« Je suis un fumeur de gitane » et présente un Recherches en histoire littéraire sur les origines
côté provocateur en 2010, époque résolument chantées de la poésie de l’aède homérique au
« anti-tabac ». Cette provocation rappelle la troubadour du Moyen Âge.
posture souvent iconoclaste de « l’homme à la Oral : De nombreuses comédies musicales
tête de chou ». s’inspirent, plus ou moins librement, de textes
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 349

Litterature.indb 349 06/09/11 11:52


littéraires : Notre-Dame de Paris, Roméo et Juliette, repas funèbre. On plaçait dans la bouche du
Dracula… (cf. séquence 22, page 422). Quelles défunt des pièces destinées à payer le passeur
sont les motivations des compositeurs de ces Charon et on lui rendait hommage plusieurs
comédies ? jours après le décès ainsi qu’aux dates anniver-
Histoire des arts : on peut comparer une scène saires sous formes d’offrandes et de libations.
de Roméo et Juliette et une planche de la bande Le rituel de sépulture est indispensable pour les
dessinée d’Enki Bilal, Julia et Roem et voir com- Grecs anciens car si on laisse le mort sans hon-
ment l’artiste s’empare de cette histoire d’amour neurs funèbres, il est condamné à devenir une
pour la revisiter. âme errante qui viendra hanter les vivants.
Ainsi, lorsqu’Achille menace Hector d’aban-
donner son corps aux chiens et aux oiseaux, il
l’humilie profondément et le condamne à errer
sans sépulture.

Prolongement
Lisez le texte d’Antigone de Sophocle, page 156,
et montrez combien il éclaire l’importance
L’IMITATION
accordée à la sépulture chez les Anciens.
Homère, Iliade, 2. La relecture qu’Alessandro Baricco propose

‡ VIIIe siècle av. J.-C.


d’Homère suppose deux stades de modernisa-
tion : le premier est assuré par la nouvelle tra-
duction de Maria Grazia Ciani sur laquelle il
Alessandro Baricco,
° Homère, Iliade, ¤‚‚§
 p. ›⁄‚-›⁄⁄
s’est appuyé, la seconde par sa propre réécriture
du texte. Dans nos extraits, nous pouvons noter
la traduction des prénoms : Akhilleus devient
Achille, Hektôr s’écrit Hector, la syntaxe est
simplifiée et le dialogue s’insère plus naturel-
Objectifs :
lement dans la narration. Le récit est égale-
– Mettre en perspective la traduction
ment dynamisé par des phrases plus courtes
littéraire – et assez littérale – d’un texte
et certaines réactions sont explicitées, ce qui
fondateur de l’épique, de l’héroïsme et
accroît l’analyse psychologique : « Mais le cœur
du voyage initiatique – et sa réécriture d’Achille était dur au-delà de toute espérance »
contemporaine. (l. 14-15).
– Montrer que la modernisation d’un texte
n’implique pas sa trahison. 3. L’originalité du travail d’Alessandro Baricco
est d’avoir « délégué » le récit à plusieurs ins-
Intérêt des textes : Des textes qui tances énonciatives. Dans cet extrait, c’est
présentent une force dramatique, Andromaque, l’épouse d’Hector, qui raconte
psychologique et poétique exceptionnelle. la scène, alors que, dans le texte original, les
❯ Comment peut-on moderniser un texte femmes n’ont pas voix au chapitre. C’est ce
fondateur sans le trahir ? point de vue féminin que Baricco voulait abso-
lument faire entendre. Ici, le registre épique, qui
s’impose dans l’Iliade, laisse place au pathétique,
L’art du pastiche à l’expression des sentiments. La jeune femme
décrit le combat de manière tendue et angoissée
LECTURE DES TEXTES car c’est la vie du héros troyen, l’homme qu’elle
1. Les Anciens accordaient une grande impor- aime qui est en jeu : « Elle [la lance d’Achille]
tance à la cérémonie de sépulture. Elle se dérou- cherchait dans le bronze la fente pour arriver à
lait selon un rituel immuable : toilette du défunt, la chair et à la vie. Elle la trouva à l’endroit où le
exposition du mort au milieu des lamentations, cou prenait appui sur l’épaule, le tendre cou de
transport du mort vers la nécropole puis inci- mon bien-aimé » (l. 10-11). La précision anato-
nération sur un bûcher ou inhumation et enfin mique ainsi que le lexique affectif (« le tendre
350 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 350 06/09/11 11:52


cou de mon bien aimé ») traduisent la tendresse prononcée chez Leconte de Lisle (l. 19-20) a
d’une épouse aimante. Cette personnalisation sûrement été jugée hyperbolique par Baricco
du récit confère une affectivité à la scène qui qui préfère : « c’est déjà beaucoup si je ne te
accroît l’empathie du lecteur pour Hector et taille pas en pièces moi-même ». Ainsi, la scène
Andromaque et construit un discours élogieux. devient hypotypose et le lecteur la visualise et
l’entend si nettement qu’il s’en sent le témoin.
4. et 5. L’épithète homérique est une expansion
du groupe nominal (adjectif qualificatif, complé-
ment du nom…) qui caractérise le héros. Dans la
langue épique d’Homère, l’épithète est souvent
HISTOIRE DES ARTS
l’occasion de glorifier le héros ou d’illustrer le Le cinéaste de Troie, Wolfang Petersen, filme
merveilleux épique. Ces épithètes ont plusieurs l’acteur dans une légère contre-plongée et la
fonctions : une fonction pratique puisqu’elles tension des muscles de Brad Pitt (bras,
sont des « chevilles » qui facilitent le travail de mâchoire…) ainsi que son œil mauvais et sa cui-
versification du rhapsode ou la mémorisation de rasse mettent en valeur la pugnacité guerrière du
l’aède, une fonction dramatique car elles don- héros grec.
nent de l’intensité à l’action et une fonction
esthétique qui distingue le souffle poétique de la
langue d’Homère. VERS LE BAC
Dans le texte 7, les épithètes peuvent qua- Oral (analyse)
lifier les armes qui sont le prolongement, de L’élève pourra montrer que le combat et l’hor-
manière quasi-métonymique des héros : « les reur des menaces sont mis en exergue chez
belles armes », « Hektôr au casque mouvant » ; Leconte de Lisle. Reprise par Baricco, la scène
elles caractérisent également les personnages : est néanmoins complétée par le regard amou-
« le divin Akhilleus », « Akhilleus aux pieds reux d’Andromaque qui introduit de l’émotion
rapides », « la mère vénérable ». et donne aux paroles suppliantes des accents
Leconte de Lisle, dans sa traduction, reste pathétiques qui suscitent la compassion du
très fidèle à cette tradition homérique mais lecteur / orateur.
Alessandro Baricco n’a pas conservé les épi-
thètes de manière aussi systématique afin de Invention
moderniser le texte et de lui donner un aspect On peut enrichir le sujet d’écriture d’invention
plus naturel. avec un document iconographique tel le tableau
de David représentant la douleur d’Andromaque.
6. Leconte de Lisle conserve les noms grecs et Cette écriture sera l’occasion de relire le passage
l’allitération de l’occlusive [k] que cela suscite : de l’Iliade qui exprime ici la douleur de la jeune
« Hektôr », « Patroklos », « Akhilleus », les nefs femme.
« Akhaiennes » résonnent comme des chocs et
créent une harmonie imitative avec les bruits des
armes. Prolongements
7. La cruauté est magnifiée par la poésie et www.artliste.com/jacques-louis-david/douleur-
l’intensité dramatique de la scène. Leconte de andromaque-609.html
Lisle, dans un poème barbare, évoque la cruauté Lecture cursive du chant XXII de l’Iliade.
d’Achille et sa violence, tant physique que ver-
bale. Ses menaces, reprises par Baricco sonnent
terriblement : « Va, les chiens et les oiseaux te
déchireront honteusement » // « Tu mérites que
les chiens et les oiseaux te dévorent ». Les sup-
plications d’Hector qui attendrissent le lecteur
et déchirent le cœur d’Andromaque demeurent
de vaines paroles : « Ne me supplie ni par mes
genoux, ni par mes parents » // « Ne me supplie
pas Hector » mais la menace de cannibalisme
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 351

Litterature.indb 351 06/09/11 11:52


SE RÉÉCRIRE, EN QUÊTE DU MOT JUSTE 2. D’après le dictionnaire Larousse, un terme
hypocoristique est un adjectif et nom mascu-
A. Cohen, Le Livre lin issu du grec upokoristikos, caressant. Se dit

· de ma mère, ⁄·∞› d’une forme linguistique exprimant une inten-


tion affectueuse. Les mots hypocoristiques sont
souvent formés grâce à des suffixes diminutifs
Albert Cohen,
⁄‚ Carnets ⁄·‡°, ⁄·‡·
 p. ›⁄¤-›⁄‹
[frérot] ou par redoublement [fifille] ; ce sont
souvent des appellatifs.
Cohen utilise les termes hypocoristiques
« Maman », « bonbons à fleurettes », « mon
ami un écureuil » pour exprimer avec véracité
Objectifs : et authenticité les souvenirs de sa petite enfance.
– Mettre en perspective deux textes d’un
même écrivain qui expriment la permanence 3. Les accumulations présentent les souvenirs
dans un effet de cascade comme s’ils se bouscu-
d’une inspiration – l’expression de l’amour
laient sous la plume de l’autobiographe. Les ana-
filial –, d’un registre – lyrisme –, d’un style
phores rythment les énumérations et expriment
et l’évolution de ces trois données en une
cette précipitation de l’écriture comme s’il ne
vingtaine d’années. fallait rien oublier, rien taire : « Vite me redire,
– Montrer que la réécriture peut être aussi stupidement souriant, me redire le temps de
le travail d’un seul écrivain qui se réécrit mon enfance, vite avant la fin de moi et de mes
lui-même. souvenirs » (texte 10, l. 7-9).
Intérêt des textes : Comment la redite Leur précision est également exprimée par
de l’indicible peut être salvatrice ? les adjectifs qualificatifs (« alcool camphré »,
« alcoolat vulnéraire » t. 10, « plumiers japo-
❯ Comment peut-on se réécrire sans se nais » t. 9), les compléments de noms (« tendres
répéter ? lueurs de la veilleuse de porcelaine » t. 10,
« cahiers neufs de la rentrée » t. 9) ou les noms
propres (« plumes sergent-major, plumes baïon-
Réécrire pour saisir l’indicible nettes de Blanzy Poure » t. 9, « eau des Carmes »
LECTURE DES TEXTES t. 10).
1. Les souvenirs d’enfance évoqués par Cohen sont L’effet de miroir qui s’opère avec le lecteur –
tous liés à la figure maternelle, ce sont des souve- la reconnaissance des propres souvenirs du
nirs « sous tutelle » en quelque sorte. Intimement lecteur – accroît cette impression d’authenti-
liés à des sensations, ils évoquent des plaisirs cité : « genoux écorchés et j’arrachais la croûte
gustatifs (texte 9 : « sirop d’orgeat », « gelée de toujours trop tôt » (t. 9, l. 12), par exemple.
coings », « goûter de pain et de chocolat »), de 4. Le lyrisme domine dans ce texte puisqu’il est
loisirs (texte 9 : « balançoires des foires, cirque le lieu de l’expression des sentiments personnels
Alexandre » // texte 10 « décalcomanies »), de dans une prose souvent poétique (rythmes, sono-
remèdes (texte 9 : « pâtes pectorales, arnica » // rités, effets rhétoriques) mais il prend des accents
texte 10 : « sirop de tolu », « alcool camphré », pathétiques.
« alcoolat vulnéraire »), de rituels (texte 9 : « bou- En effet, Cohen exprime le regret d’un bonheur
gies roses », « anniversaires », « dindes de Noël »), révolu et la peur de la mort qui le guette. Les
de tendresse (texte 9 : « petits baisers du soir », lignes 20 à 24 du texte 9 sont particulièrement
« baisers de Maman », « chansons de Maman »). éloquentes avec le chiasme : « fumées enfuies et
Quels qu’ils soient, ces souvenirs sont associés dissoutes saisons », la métaphore des rives de la
à une époque révolue, profondément heureuse vie et le mouvement ternaire des apostrophes :
(texte 9 : « petites paix, petits bonheurs » // « ô tout ce que je n’aurai plus, ô charmes, ô sons
texte 10 : « ô bonheurs ») et auréolée par morts du passé ». Ces expressions pathétiques
la figure maternelle aimante et rassurante sont reprises plus violemment encore dans le
(cf. occurrences du mot « Maman » dans les deux texte 10 – Cohen vieillit et il est désormais aux
textes). portes de la mort : « J’ai quatre-vingt-deux ans
352 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 352 06/09/11 11:52


et je vais bientôt mourir » – avec l’anaphore de HISTOIRE DES ARTS
« jamais plus » (l. 10-11). Le tableau de Renoir présente le fils du peintre
L’apostrophe « ô » revêt une valeur élégiaque sur les genoux de sa nourrice – qui deviendra
mais aussi une valeur incantatrice : en appelant la muse du peintre –, substitut maternel. Ils
le souvenir, elle exprime aussi le souhait de res- semblent jouer ou cuisiner et la tendresse de la
susciter, le temps de l’écriture, ce qui n’est plus. position évoque l’amour maternel : les bras de
5. Albert Cohen réécrit la prière catholique « Je la nourrice enlacent et rassurent, les mains de
vous salue Marie » dans le second paragraphe l’enfant et de la jeune femme font le même geste
du texte 9 pour rendre hommage à sa mère : et se touchent, les visages ronds se répondent et
« Je vous salue, mères pleines de grâce, saintes l’harmonie chromatique ainsi que la douceur des
sentinelles, courage et bonté, chaleur et regard contours célèbrent l’amour maternel.
d’amour ».
Il voue un véritable culte à sa mère, mais de
manière plus universelle aux mères et Le Livre VERS LE BAC
de ma mère peut être un titre pris en charge par Oral (entretien)
le lecteur. Ainsi, l’effet de miroir agit-il sur nous L’élève pourra expliquer que le titre signifie à la
qui reconnaissons dans ces textes nos souvenirs fois : le livre sur ma mère, le livre pour ma mère,
– plus ou moins fortement selon notre généra- le livre dédié à ma mère. L’enjeu de l’écriture
tion –, notre attachement à notre mère et notre autobiographique est donc pour l’écrivain de
peur de la voir mourir sans lui avoir exprimé rendre hommage à sa mère, de l’évoquer car elle
notre amour et bien sûr notre peur de mourir est la figure tutélaire de sa petite enfance et la
nous-mêmes. figure essentielle de sa vie, de la ressusciter par
l’écriture.
6. N.B. : une litanie est une prière qui qualifie
Dieu ou la vierge par une succession d’épithètes Dissertation
présents dans les textes sacrés. C’est plus large-
L’élève pourra s’appuyer sur le corpus pour déve-
ment une longue énumération.
lopper les axes suivants :
Dans le texte de Cohen, l’écriture de la lita-
– De la vie à la création littéraire : se souvenir
nie s’exprime par les énumérations, les reprises
pour créer ;
(t. 9, récurrence de l’adjectif « petit », l. 1, 2,
– Le choix du registre lyrique : rechercher
5, 6, 19 et t. 10 « Maman morte » l. 1 et 5),
l’harmonie dans l’expression de ses sentiments ;
les échos (t. 9, l. 5 : « petits baisers du soir,
– La vie transfigurée par la littérature : de
baisers de maman »), les anaphores (t. 10, l. 10 :
l’expression de soi à l’universalité.
« Jamais plus »), les apostrophes (t. 10, l. 14-15),
les asyndètes (t. 9, l. 12 « genoux écorchés et
Invention
j’arrachais la croûte toujours trop tôt » ; t. 10,
l. 12-13 « charmants guérisseurs de mon enfance, Un pastiche consiste à imiter le style d’un auteur
et j’en aimais le bouchon de papier plissé par le dans une démarche d’hommage ou de jeu litté-
pharmacien ») ou encore les jeux sur les sono- raire. Le pastiche est souvent un exercice de
rités (t. 9 « bougies » / « jeudi », « conforts et style respectueux.
confitures », « dentelures et dindes ») qui font Contraintes thématiques : choix d’objets
caractéristiques de notre enfance, choix d’une
de ces textes une prière, une incantation, un
figure tutélaire (mère, père, nourrice, grands-
chant d’amour filial. Les jeux sonores renforcent
parents…), choix de micro-anecdotes qui évo-
la dimension lyrique du texte.
quent notre petite enfance, exploration des liens
7. Comme nous l’avons expliqué précédemment, entre les objets et rituels marquants de l’enfance
le vieillissement de Cohen entre 1954 et 1978 et la personne que l’on a choisi d’évoquer.
explique le durcissement du ton et le renforce- Contraintes de registre : « à la manière de
ment du registre pathétique « en mon vieil âge, Cohen » implique le choix du registre lyrique,
je retourne vers toi, Maman morte », voire tra- élégiaque et d’accents pathétiques pour expri-
gique avec le futur proche « je vais mourir » qui mer le regret d’un passé révolu et la peur de la
présente la fin comme inéluctable. disparition.
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 353

Litterature.indb 353 06/09/11 11:52


Contraintes stylistiques : cascade de phrases TRANSPOSER, D’UN GENRE À L’AUTRE
nominales (accumulation, rythme ternaire,
binaire…), anaphores, apostrophes, asyn- Gustave Flaubert,
dètes, effet de chute (chiasme, phrase courte et
lapidaire). ⁄⁄ Madame Bovary, ⁄°∞‡
Posy Simmonds,
Prolongements
❯ La photo de Willy Ronis, livre de l’élève p. 344,
⁄¤ Gemma Bovery, ¤‚‚‚
 p. ›⁄›-›⁄∞
peut être convoquée pour illustrer le bonheur de
l’enfance et être mise en perspective avec l’ex- Objectifs :
trait du Livre de ma mère. – Mettre en perspective un hypotexte
❯ Le premier texte de Cohen, célèbre et acces- romanesque et son hypertexte dessiné.
sible peut aussi être donné en commentaire. – Montrer que le roman de Flaubert est
Voici, sous forme de plan détaillé, une proposi- une inépuisable source d’inspiration pour
tion de correction pour répondre à la probléma- les artistes.
tique suivante : Comment l’auteur ressuscite-t-il Intérêt des textes : Étudier une
par l’écriture une enfance à jamais perdue ? transposition générique : du texte
1) Ressusciter une enfance heureuse à l’image fixe.
a) L’évocation de la petite enfance : souvenirs ❯ Comment Posy Simmonds transpose-t-elle
liés à la mère, univers miniature et rassurant le personnage dans une époque moderne
b) Faire revivre le passé : appeler à soi les souve- tout en étant fidèle à Flaubert ?
nirs par l’anaphore et la récurrence du possessif
pour se réapproprier le passé
2) Une subtile mosaïque de souvenirs Du roman… au roman graphique
a) La litanie DU TEXTE À L’IMAGE
b) Un puzzle subtil : les réseaux de souvenirs, 1. Chez Flaubert, les hyperboles « il n’y avait
l’évocation des cinq sens, les réseaux lexicaux jamais assez de » et « elle se chargeait », la
et sonores métaphore de la fleur épanouie sous l’effet
3) Un bonheur retrouvé mais éphémère du « fumier » l. 11 ; chez Posy Simmonds, l’im-
a) Le deuil impossible
propriété « Madame Bovery s’est également
b) La peur de sa propre mort
redécorée », l’énumération regroupée sous l’ex-
pression entre guillemets « mes accessoires »
qui prend une valeur sarcastique sont signes de
l’ironie.
2. Gustave Flaubert compare son personnage à
« une courtisane » et les préparatifs de la jeune
femme deviennent « professionnels ». Posy
Simmonds ne va pas si loin et fait de Gemma
une « actrice ». Elle joue à la sensuelle amante
qui fait tout pour se rendre désirable. La des-
cription de Flaubert, par ses détails raffinés et
ses métaphores artistiques, montre qu’Emma
agit comme les héroïnes des romans qu’elle
a dévorés. Elle devient la nouvelle Galatée
d’un Prométhée lubrique : « On eût dit qu’un
artiste habile en corruption avait disposé sur
sa nuque la torsade de ses cheveux ». Dans le
roman graphique, sont évoqués « le mascara »,
354 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 354 06/09/11 11:52


« le rouge à lèvres » et la « robe peu familière » connaît déjà (ex. : Romeo + Juliette de Baz
mais c’est surtout l’impact des deux dernières Luhrmann) ;
vignettes qui permet au lecteur de comprendre – qualité des scénarios fournis par les romans
la métamorphose. (ex. : adaptation de La Délicatesse de David
Foenkinos) ;
3. La réécriture se fonde sur des éléments nar- – facilité d’accès à l’œuvre par le biais du
ratifs et psychologiques. Elle met en valeur la
cinéma ;
transformation physique de Gemma ainsi que – plaisir de voir des figures littéraires s’incarner
sa duplicité. La dernière vignette, sensuelle et dans des comédiens de talent.
attirante, pourrait illustrer la phrase de Flaubert : L’élève pourra néanmoins évoquer les raisons qui
« elle s’épanouissait dans la plénitude de sa font qu’on est souvent déçu par une adaptation
nature. » filmée.
4. Dans le roman, Charles est dupe car il trouve Commentaire
sa femme « délicieuse » et « irrésistible » (l. 22)
Un commentaire de l’extrait de Flaubert pourrait
et ne comprend pas que ce charme ne se déploie
suivre le plan suivant :
pas pour lui… La troisième personne du singulier
1) La métamorphose d’Emma
très présente dans le premier paragraphe désigne
a) Le soin apporté à son intérieur : un boudoir
Rodolphe, l’amant d’Emma et le contraste avec
de courtisane
le rappel de Charles à la ligne 22 est cruellement
b) Le soin apporté à son physique : soins corpo-
ironique. rels, bijoux, chevelure et silhouette
Dans le roman graphique de Posy Simmonds, c) L’éloge apparent de sa beauté : un travail
Charles est devenu Charlie et la vignette, sa d’artiste
question nonchalante « Salut… C’était bien 2) Le regard ironique du narrateur sur sa méprise
Rouen ? » ainsi que la phrase : « À se deman- entre réel et fiction
der si Charlie se rendait compte des après-midi a) Le regard moqueur de Flaubert : lexique et
qu’elle passait dans sa chambre à répéter le coup comparaisons dévalorisantes
du manteau » montrent la naïve indifférence de b) La confusion entre le réel et la fiction
l’époux. c) Derrière l’éloge de la beauté, le blâme du
Ainsi, chez Flaubert, Charles est aveuglé par son bovarysme
adoration pour sa femme alors que dans la ver-
sion dessinée, il est indifférent et ne prête guère Conclusion : « Madame Bovary, c’est moi », dit
attention à la métamorphose progressive de son Flaubert, montrant que l’ironie déployée contre
épouse. son héroïne est aussi une forme d’autodérision.

LECTURE DE L’IMAGE
5. Emma comme Gemma ne font plus la dif-
férence entre réalité et fiction. La première se
prend pour la courtisane sensuelle de ses lec-
tures sentimentales (l. 19-21), elle confond
Rodolphe, vil séducteur avec « un prince »
(l. 6). La seconde « se prépare pour un rôle,
comme une actrice, répétant certains gestes,
essayant des maquillages, apprenant à se mou-
voir dans une robe peu familière ». Elles s’iden-
tifient peu à peu à leur modèle fictif.

VERS LE BAC
Oral (entretien)
Les raisons qui expliquent le succès des adap-
tations littéraires au cinéma sont nombreuses :
– plaisir de voir adapter une histoire que l’on
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 355

Litterature.indb 355 06/09/11 11:52


LA VARIATION ET LA TRANSPOSITION, 3. La danse de Salomé flatte la vue et suggère
AUTOUR DE SALOMÉ d’agréables touchers par l’évocation des couleurs
et des matières.
La Bible, « Évangile Flaubert évoque un « voile bleuâtre » (l. 3),

⁄‹ selon Marc » des « carrés de soie gorge de pigeon » (l. 5) qui


mettent en valeur la « blancheur de sa peau »
(l. 4). Ce corps se dévoile lorsqu’elle « se tordait
Gustave Flaubert,
⁄› Trois Contes, ⁄°‡‡
la taille, balançait son ventre avec des ondula-
tions de houle, faisait trembler ses deux seins »
(l. 18-19).
Quant à Huysmans, c’est la brillance rare, raf-
Joris-Karl Huysmans,
⁄∞ À rebours, ⁄°°›
 p. ›⁄§-›⁄·
finée qu’il met en valeur par des verbes syno-
nymes : « scintillent », « crachent des étin-
celles » et le champ lexical de l’orfèvrerie :
« diamants », « argent », « or » ainsi que des
Objectifs : participes passés qui disent le chatoiement
– Mettre en perspective un hypotexte complexe des tissus et des bijoux : « couturée
fondateur et ses hypertextes. de perles », « ramagée », « lamée », « diaprés »,
– Montrer que le texte biblique est une « tigrés ».
source d’inspiration pour les artistes, Le regard des convives est ébloui par les effets
peintres et écrivains. des tissus et des pierreries en mouvement :
« tous, dilatant leurs narines, palpitaient de
Intérêt des textes : Étudier diverses convoitise » (texte 14, l. 31).
transpositions de style et de registre.
4. L’érotisme puissant qui se dégage de la scène
❯ Comment les auteurs de la fin du XIXe siècle vient de ce que la danseuse laisse apparaître
se sont-ils emparés du personnage biblique de son corps superbe. Flaubert évoque d’abord
de Salomé pour en faire le parangon de sa « poitrine » et sa « tête » recouverts d’un
la femme fatale et la muse de l’esthétique voile qu’elle ôte avant de danser, ses « épaules »
décadente ? et ses « reins » couverts mais dévoilés par ses
mouvements. Huysmans est plus explicite encore
lorsqu’il décrit « ses seins [qui] ondulent » et
dont les « bouts se dressent ».
Une fatale sensualité 5. La lascivité progressive de la danse est accom-
LECTURE DES TEXTES pagnée d’un crescendo musical qui crée une
1. Hérode, charmé par la jeune danseuse, sorte de frénésie sensuelle et exalte la danseuse
se déclare prêt à exaucer tous ses désirs : et son public. Flaubert nous fait entendre le
« Demande-moi ce que tu voudras et je te le « rythme de la flûte et d’une paire de crotales »
donnerai ». Cette promesse est réitérée « avec (l. 11-12) bientôt accompagnés de « gingras » ou
serment » et augmentée : « Ce que tu me d’une « harpe » pour finir dans une formidable
demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié gradation sonore : « les tympanons sonnaient à
de mon royaume. » éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarque criait
plus fort […] » (l. 34-35).
2. Selon l’évangéliste, c’est la mère de Salomé,
Hérodiade, qui porte la responsabilité du crime. 6. L’impact de cette danse des sept voiles est très
Elle veut se venger du chrétien qui avait publi- fort sur l’assistance et s’organise lui aussi dans un
quement critiqué son mariage avec Hérode. enthousiasme croissant.
C’est bien elle qui prononce son arrêt de mort L’arrivée de la Salomé de Flaubert provoque
en répondant à sa fille qu’il faut demander : « La d’abord « un bourdonnement de surprise et d’ad-
tête de Jean-Baptiste ». Marc disculpe en par- miration » qui s’amplifie jusqu’à enflammer les
tie le roi qu’il décrit comme « attristé » de ne hommes (l. 26) et entraîner « les acclamations »
pouvoir se dédire en public. de « la multitude » (l. 27). L’auteur détaille
356 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 356 06/09/11 11:52


ensuite l’effet produit sur ceux qui devraient dont il est victime, les textes laïques s’emparent
rester de marbre devant un tel spectacle du fait de l’anecdote pour élever Salomé au rang de
de leur expérience en matière de débauche, de mythe.
leur âge avancé ou de leur fonction, tels « les
10. Dans le texte de Huysmans, Salomé devient
vieux prêtres » (l. 30). L’extrait se clôt sur les
une figure fascinante. Cette fascination est
hurlements de la foule et l’hystérie qui s’empare
exercée au sein même de l’anecdote sur Hérode
d’Hérode aux lignes 36-37.
et l’assistance (cf. question 6) et sur le person-
Huysmans personnalise davantage encore les
nage de Des Esseintes : « Ce type de Salomé si
réactions et montre l’évolution du visage d’abord
hantant pour les artistes et les poètes, obsédait,
impassible d’Hérode aux lignes 6 et 7 qui « fré-
depuis des années, des Esseintes » (l. 21-22).
mit » ensuite alors que « l’hermaphrodite ou
Il a lu de nombreuses fois l’évangile de Saint-
l’eunuque », lui-même, ne peuvent retenir leur
Mathieu et a rêvé « entre ces lignes » allant
admiration.
jusqu’à transfigurer le personnage féminin. Il
7. Les éléments repris de la Bible sont essentiel- voit dans le tableau L’Apparition de Gustave
lement narratifs : Moreau la « Salomé, surhumaine et étrange qu’il
La situation est la même : le banquet d’anniver- avait rêvée » (l. 43).
saire d’Hérode, la danse de Salomé.
Les protagonistes : Hérode, Salomé, Hérodiade. HISTOIRE DES ARTS
La promesse d’Hérode :
11. Dans le tableau du Caravage (p. 416), la vio-
– La Bible : « Ce que tu me demanderas, je te
lence naît du geste du bourreau dont les muscles
le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. »
dénudés sont tendus dans l’effort du supplice. Le
– Flaubert : « Viens ! viens ! tu auras
saint homme, étendu à terre, attire le regard par
Capharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mes cita-
la verticalité des gestes et l’étoffe rouge qui ceint
delles ! la moitié de mon royaume ! »
sa taille. Cette étoffe fait écho au sang qui coule
La présence d’une assistance nombreuse :
en jets de sa gorge et le doigt pointé du garde
– La Bible : « ses grands, aux chefs militaires et
laisse comprendre au spectateur effaré que le plat
aux principaux de la Galilée ».
est destiné à recevoir la tête du supplicié.
– Flaubert : « la multitude », « les nomades »,
La danseuse peut être qualifiée de « femme
« les soldats », « les avares publicains, les vieux
fatale » au sens propre : figure du destin, elle
prêtres ».
apporte la mort. Ici, elle tient le plat d’or qui
Le rôle crucial d’Hérodiade, la mère de Salomé :
recueillera la tête du saint, elle est désignée
– La Bible : « Et sa mère répondit : « La tête de
comme celle qui a commandé le châtiment, sa
Jean-Baptiste ».
volonté est fatale à Jean-Baptiste.
– Huysmans : « la féroce Hérodias » l. 17,
« induite par sa mère » l. 31. 12. Dans le tableau de Gustave Moreau (p. 418),
la violence est mise en valeur par le geste auto-
8. La figure de Salomé est extrêmement ampli-
ritaire de Salomé qui pointe le doigt vers la tête
fiée par rapport au texte biblique. Elle devient
décollée du saint qui flotte au milieu de la toile
l’incarnation de la femme sensuelle et désirable
sanguinolente et auréolée de rayons lumineux.
dont la beauté est fatale car elle fait perdre la
Très dénudée, couverte partiellement de voiles
raison aux hommes. En tant que parangon de la
brillants et de bijoux, Salomé apparaît comme
beauté fatale, elle hante les artistes et devient
l’instrument de la fatalité en cela qu’elle est res-
muse pour les écrivains et les peintres.
ponsable de la mort de Jean-Baptiste. Femme
9. La visée du texte biblique est de raconter fatale, elle attire irrésistiblement le regard du
le martyr de Jean-Baptiste alors que celle de spectateur et exerce une fascination. Son geste
Flaubert et Huysmans est de mettre en scène s’apparente à de la magie, comme un ensorcel-
le pouvoir sensuel de Salomé sur le puissant lement et le regard de la tête volant dans les airs
Hérode. Il y a donc un changement total de vers son séduisant bourreau accroît la force tra-
propos : le texte biblique fait l’apologie gique du tableau. L’imagination du peintre trans-
d’un saint à travers l’injustice et l’arbitraire figure la scène.

21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 357

Litterature.indb 357 06/09/11 11:52


VERS LE BAC 3. Bien que le texte appartienne au registre épi-
Invention dictique et fasse, à première lecture, l’éloge de
Salomé, une lecture plus attentive permettra
L’élève décrira le cadre de la scène en utilisant à l’élève d’étudier la visée parodique du texte.
l’encadré de la page 419 puis il imaginera le dis- Ainsi, la jeune femme est présentée comme une
cours prononcé par la tête de Jean-Baptiste et les figure « raide » (l. 4) et vacillante (l. 8 et 27) sur
réactions stupéfaites de l’assistance. ses « pieds exsangues aux orteils écartés », cette
notation saugrenue est d’ailleurs récurrente :
lignes 8 et 28. Ses cheveux sont dénigrés par
les expressions : « saupoudrés de pollens incon-
Jules Laforgue, nus », « se défaisaient », « ébouriffés » qui nui-

⁄§ Moralités
légendaires, ⁄°°‡
sent à la sensualité du personnage. Il en est de
même avec les remarques sur sa maigreur adoles-
cente : « deux soupçons de seins » et « hanches
maigres » qui contredisent l’image traditionnelle
 p. ›¤‚ de la volupté.
Le vocabulaire religieux, par ses exagérations
Regard parodique sur un mythe très appuyées, participe également à la parodie
LECTURE DU TEXTE en faisant du personnage de Salomé – bourreau
1. Jules Laforgue voue à Gustave Flaubert une d’un saint – une martyre : « les yeux décomposés
telle admiration qu’elle en est paralysante : com- d’expiations chatoyantes » (l. 15) ou « un sourire
ment peut-on encore oser écrire après un tel des plus crucifiés » (l. 17).
maître ? Telle est la question que se posent les On note donc un renversement de l’image
jeunes auteurs décadents, fervents lecteurs des traditionnellement accordée au personnage :
Trois contes. La parodie qu’il propose d’Hérodias la beauté sensuelle et la séduisante pécheresse
dans Moralités légendaires lui permet de prendre devient une adolescente maladroite et hautaine.
ses distances par rapport à son modèle. On peut 4. Contexte : cette expression proverbiale est
même dire qu’il s’en moque pour mieux le désa- tirée de la fable 9 du livre IV des Fables de La
craliser et cette démarche libératrice ouvre un Fontaine, elle s’applique aux plagiaires et les
espace de création. contemporains ont parfois reconnu Colbert sous
Il reprend la situation du texte source, l’en- les traits du geai qui se serait paré des qualités du
trée remarquée de Salomé dont il se moque paon Fouquet.
faisant mine de ne pas l’identifier avec certi- « Un paon muait : un geai prit son plumage ;
tude : « il paraît que c’était Salomé » (l. 2-3), Puis après se l’accommoda ;
là où Flaubert conservait une sorte de suspens : Puis parmi d’autres paons tout fier se panada,
« Une jeune fille venait d’entrer » (l. 2). Il décrit Croyant être un beau personnage.
ensuite, comme Flaubert, avec forces détails Quelqu’un le reconnut : il se vit bafoué,
le physique, la tenue et les poses de la jeune Berné, sifflé, moqué, joué,
danseuse. Et par messieurs les paons plumé d’étrange sorte ;
Même vers ses pareils s’étant réfugié,
2. Jules Laforgue s’amuse du lexique décadent
Il fut par eux mis à la porte.
cher aux écrivains de cette fin de XIXe siècle
Il est assez de geais à deux pieds comme lui,
(cf.encadré de la page 419). Il multiplie les noms
Qui se parent souvent des dépouilles d’autrui,
de couleur : « moire, azur, or, émeraude », « rose
Et que l’on nomme plagiaires.
pâle » ou désigne précisément les mouvements
Je m’en tais, et ne veux leur causer nul ennui :
du tissu avec les néologismes « emmousselinée »
Ce ne sont pas là mes affaires. »
(l. 18) ou le verbe « s’adombr[er] » (l. 23), les
hyperboles « arachnéenne » (l. 18) ou « éblouis- La Salomé de Jules Laforgue arbore « une roue
santes » (l. 29) et l’emploi de termes précieux de paon nain » car elle n’est que la réplique, la
tels « les brassières de nacre » (l. 12) ou « les pâle copie de la Salomé originale et de celle qu’a
fibules » (l. 19). décrite Flaubert, maître écrasant de Laforgue.
358 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 358 06/09/11 11:52


ÉCRITURE POUR ARGUMENTER :
Argumentation RÉÉCRITURE OU
L’élève pourra développer les arguments suivants
en utilisant les textes du corpus.
PLAGIAT ?  p. ›¤⁄

Certes la réécriture contient une part d’imitation LECTURE DU TEXTE


et de reprise : 1. Le sujet des récits de Camille Laurens et de
– Reprise d’une figure : Fernand Léger redessine Marie Darrieussecq est proche.
La Joconde (p. 400), Laforgue imite la Salomé de Philippe est un texte autobiographique publié en
Flaubert et Huysmans (p. 420). 1995 qui raconte la mort de son bébé après l’ac-
– Reprise d’une forme : Joachim du Bellay et couchement par la faute d’un médecin négligent.
Ronsard imitent Pétrarque (p. 403-404). Elle expose sa souffrance et la violence de cet
– Reprise d’une histoire : Alessandro Baricco événement.
revisite l’Iliade d’Homère (p. 411) et Posy Tom est mort est un roman narrant une histoire
Simmonds transpose l’intrigue de Madame fictive. Publié en 2007, il raconte la mort acci-
Bovary de Flaubert (p. 415). dentelle d’un petit garçon de quatre ans et demi
– Reprise de mots : Gainsbourg s’inspire des vers à la suite d’une négligence de sa mère. Elle
de Verlaine pour écrire sa chanson Je suis venu te expose la douleur du deuil.
dire que je m’en vais (p. 408). Les deux auteurs sont publiés chez le même édi-
teur – POL – et en 2007, lorsque sort le roman
Néanmoins l’auteur qui réécrit propose sa propre de Marie Darrieussecq, Camille Laurens l’accuse
création : de « plagiat psychique » et de singer une expé-
– Nouvelle interprétation d’une icône : La rience de deuil qu’elle n’a pas personnellement
Joconde par Basquiat interroge le marché de l’art vécue. Pour l’accusée, cette polémique est un
et désacralise le sfumato de De Vinci en le trai- « ignoble concours de douleurs, et que, quel
tant comme un graffiti à la craie. qu’en soit le sujet, un roman n’a pas à se légiti-
– Changement énonciatif : Gainsbourg cite mer d’une expérience vécue ».
Verlaine mais transforme l’élégie mélancolique
du poète en message de rupture. 2. Ce mot est un néologisme, un « mot-valise »
– Changement de point de vue : Baricco laisse la qui regroupe les mots plagiat et calomnie. La
parole à Andromaque pour raconter le combat « plagiomnie », c’est l’accusation infondée de
d’Hector et Achille et introduit une émotion plagiat. Marie Darrieussecq est accusée de pla-
pathétique emprunte de féminité. giat par ses consœurs qu’elle accuse à son tour
– Changement de registre : d’attaque infondée et calomnieuse. Elles ont
• Certes Cohen « ressasse » les mêmes senti- distillé le doute sur l’authenticité de son œuvre
ments et évoque dans ses Carnets une douleur comme « un poison » (l. 13), elles lui ont fait
du deuil impossible déjà évoquée dans Le Livre perdre confiance en son inspiration de roman-
de ma mère 25 ans plus tôt mais la nostalgie laisse cière : « “Et si c’était vrai ?” se demande l’accusé,
la place à l’angoisse de mourir et le texte prend qui n’ose plus prononcer la moindre phrase de
un tournant tragique. peur de citer quelqu’un. » (l. 11-12). Elle se sent
• Jules Laforgue parodie Flaubert et transfigure victime : « cœur de cible ».
la Salomé sensuelle en adolescente gauche et Quant à Camille Laurens, elle revient sur ce
empêtrée dans ses voiles. moment douloureux dans son roman Romance
nerveuse où elle pose à nouveau la question :
est-ce qu’on peut singer la douleur ? Est-ce que
le succès littéraire qui découle de cette mort fic-
tive, de ce « faire semblant » imitant/réécrivant
une douleur vraie (celle de C. Laurens ou de
toute autre mère endeuillée) est acceptable ?
3. Le singe est l’animal qui copie l’homme,
qui s’amuse à l’imiter (cf. « peuple singe du
maître » dans « Les Obsèques de la lionne » de
21 Réécrire pour faire œuvre nouvelle | 359

Litterature.indb 359 06/09/11 11:52


La Fontaine). Le plagiat se présente ainsi comme VERS LE BAC
une imitation simiesque, grotesque. Dissertation
Prolongements Proposition d’une introduction rédigée.
On peut demander aux élèves de sélectionner sur Accusée à deux reprises de plagiat par ses
Internet des « singeries », des tableaux montrant consœurs, Marie Darrieussecq publie en 2010 un
un singe singeant : Le Singe peintre de Chardin livre dont le titre évoque le sentiment qu’elle
s’interroge sur la stupidité de l’imitation ou le a eu d’être mise en examen : Rapport de police.
mensonge sur lequel repose certains succès artis- Elle s’interroge sur la « plagiomnie » dont elle
tiques ou littéraires. Les singeries de Téniers ou s’est sentie à la fois victime et coupable malgré
Lancret sont elles aussi très intéressantes. elle et propose une réflexion sur le concept de
plagiat au-delà de son cas personnel. La fron-
4. L’Oulipo est défini comme « l’ouvroir de tière entre réécriture et plagiat peut être ténue.
littérature potentiel », il s’agit de jeux d’écri- Où s’arrêtent les réécritures ? Où commence le
ture, souvent intertextuels, sous contraintes : plagiat ? L’auteur qui réécrit est-il le « singe de
« l’auteur oulipien est […] un rat qui construit son maître » ? Nous envisagerons les dangers du
lui-même le labyrinthe dont il se propose de sor- plagiat et les nuances entre le plagiat et l’imi-
tir. » C’est un mouvement fondé par Raymond tation puis nous montrerons que réécrire n’est
Queneau et François Le Lionnais qui comp- pas copier.
tent de nombreux membres écrivains et/ou
mathématiciens. L’élève pourra reprendre les arguments de l’exer-
cice d’écriture de la page 420 et s’aider de la page
Pour lire le manifeste de l’OULIPO dans son d’histoire littéraire, p. 422, pour les organiser
intégralité : dans un plan dialectique qui pourrait être :
www.oulipo.net/document2561.html. 1) Certes, la démarche d’imitation peut sembler
Les membres de l’OULIPO jouent avec le lan- proche du plagiat
gage et tissent entre les textes, entre les mots des 2) Mais imiter n’est pas copier
autres, des réseaux dont ils s’amusent. Ils seraient 3) Réécrire est une création à part entière :
« promis à l’enfer » s’ils étaient jugés par Camille l’intertextualité n’est pas le masque d’une
Laurens et Marie N’Diaye qui se positionnent impuissance créatrice
comme garantes de l’originalité absolue, comme
protectrices du droit d’auteur.

360 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 360 06/09/11 11:52


Séquence
Les Vampires
¤¤
Présentation de la séquence  p. ›¤‹
Livre de l’élève  p. ›¤‹ à ›‹¤

L’objectif de cette séquence est de découvrir un mythe et ses réécritures, de la littérature au cinéma.
Elle se propose d’analyser et de comparer les variations de la figure vampirique selon les siècles et
les arts. On découvrira que la figure du vampire présente des constantes comme l’inquiétante étran-
geté de cette créature mi-monstre, mi-dandy, son animalité, l’ambiguïté entre l’effroi et l’attirance
ressentie par sa victime et la tension que le vampire instaure entre Éros et Thanatos. Des variations
pourront également être mises en valeur entre le Dracula gothique de Bram Stoker et l’adolescent
ténébreux de Twilight. Le vampire s’est-il dénaturé en évoluant ?

⁄ Visages d’un mythe  p. ›¤›-›¤∞ les oreilles « en pointe », les joues creuses et la
« pâleur étonnante ». Paradoxalement, le fait
ÉTUDE DE PORTRAITS DE VAMPIRES que l’acteur soit chauve et glabre, alors que la
1. Le portrait fondateur. Le photogramme du créature de Bram Stocker est plus velue, sert
film de Murnau, Nosferatu le Vampire et l’affiche bien le film. Sa pâleur morbide ressort d’autant
du Dracula de Tod Browning proposent le même mieux. On peut faire la même remarque sur le
angle de prise de vue : le vampire est représenté noir et blanc expressionniste caractéristique du
en contre-plongée, ce qui donne au lecteur un cinéma allemand des années 1920 : il renforce
sentiment de petitesse et d’infériorité. L’angle de la monstruosité du personnage, même si, bien
prise de vue rend le vampire plus imposant et, sûr, il ne peut rendre « le rouge vif » des lèvres,
par là même, plus inquiétant. bien mis en valeur par l’affiche en couleurs de
Tod Browning.
2. L’affiche de Dracula joue avec la représen-
tation traditionnelle du vampire. On retrouve 4. La vie et la mort coexistent dans cet extrait.
chacun des éléments-clés qui rendent immédia- On peut relever le contraste entre « la vitalité
tement reconnaissable ce personnage mythique : extraordinaire » des lèvres carmin et « la pâleur
l’élégance, le regard inquiétant, la bouche écar- étonnante » du visage. L’antithèse entre la vie et
la mort est donc parfaitement exprimée par les
late et la cape noire doublée d’un tissu rouge
oppositions lexicales. Ainsi, c’est bien la peur du
sang en forme d’aile de chauve-souris. Le groupe
mort-vivant qui est exprimée par Bram Stoker.
des « gentlemen » en petit, en bas à gauche de
l’affiche, forme un contrepoint saisissant : saisis,
voire effrayés, habillés de costumes clairs, ils sont L’UNIVERS DU VAMPIRE
face au vampire et semblent résister difficilement
à cette noire incarnation des forces du mal. 1. Il existe un rapport mimétique entre le lieu de
vie du vampire et sa personnalité. Dans le texte
3. Max Shreck incarne bien le monstre décrit de Bram Stoker, la « brume épaisse », les « gros
par Bram Stoker. En effet, la traduction de paquets de brouillard », les « sapins noirs » et
Lucienne Molitor évoque : « le nez aquilin », les « montagnes » donnent au paysage un aspect
« le front haut », les sourcils « qui donnaient « effrayant », menaçant. Matthew Lewis sou-
l’impression de boucler », les dents « pointues », ligne également l’analogie entre le château et
22 Les Vampires | 361

Litterature.indb 361 06/09/11 11:52


« l’hôte surnaturel » qu’il abrite. Les lieux appa- 2. Le photogramme du film Dracula de Francis
raissent « menaçants » et inspirent au spectateur Ford Coppola met en valeur la sensualité du
une « triste et respectueuse horreur ». Aussi le vampire et la tension entre le désir et le danger
vampire est-il isolé du monde des hommes et grâce à :
des frontières naturelles le séparent du commun – la ligne diagonale qui conduit vers le baiser ;
des mortels, ce qui souligne son inquiétante – l’éclairage à la bougie qui effleure les
étrangeté. épidermes ;
– le froissement de l’étoffe ; les couleurs rouge
2. L’encre de Victor Hugo représente un château et noire des vêtements féminin et masculin, qui
émergeant de la brume. Les différentes teintes
contrastent et s’épousent ;
brunes, les effets de lavis et le contraste vio- – la main droite du vampire qui enserre la
lent entre ombre et lumière créent une atmos- taille fine et corsetée de la jeune femme, tan-
phère fantastique, et plus précisément gothique. dis que l’autre étreint sa gorge dans une caresse
Il pourrait avoir pour légende la phrase de mortelle ;
Matthew Lewis : « Ses murs épais, que la lune – le luxe baroque représenté par le chandelier
teignait de sa lueur mystérieuse ; ses vieilles tours doré, les bijoux, la préciosité des étoffes.
à demi ruinées, qui s’élevaient dans les nues et Ainsi, les deux personnages sont attirés l’un par
semblaient menacer les plaines d’alentour ». l’autre, dans un rapport de forces contradictoires.
3. Cette affiche réunit tous les éléments
vampiriques : UN ÊTRE FASCINANT
– l’inquiétant personnage, drapé dans sa cape 1. Dans Entretien avec un vampire, la morsure
noire, au regard perçant et aux dents pointues ; semble un baiser comme en témoigne l’expres-
– la tension entre Éros et Thanatos : la victime, sion « le geste d’un amant » et les verbes « il
sensuelle et décolletée, s’abandonne dans la m’attira », « il m’entoura » évoquant l’étreinte.
mort comme après un baiser ; C’est néanmoins un baiser volé et forcé : « je
– le château sombre et inquiétant apparaît dans tentai de lutter », « je cessais ma tentative avor-
la brume et la pâle clarté d’une pleine lune ; tée de rébellion ». La dernière phrase du texte,
– les arbres sans feuilles semblent directement faisant office de pointe, rappelle la violence de
sortis du tableau de Friedrich de la page 432 ; la morsure substituant à la tendresse de l’embras-
– les couleurs noire et rouge connotent la mort sade : « il enfonça ses dents dans mon cou ».
et le sang, la passion et la nuit ; 2. Clarimonde exerce sur le narrateur une véri-
– le titre est encadré par une aile de chauve- table fascination. Elle s’exprime lorsqu’il la
souris. décrit épanouie après qu’elle s’est nourrie de son
sang. Par une série de comparaisons (à un félin,
à un gourmet, à une amante) et le champ lexical
des sensations, le narrateur évoque une femme-
vampire « plus belle que jamais et dans un état
parfait de santé ». Le pouvoir hypnotique exercé
¤ La sensualité par la jeune femme est également suggéré par
la focalisation du regard, voire sa fixation, sur
du vampire  p. ›¤§-›¤‡ certaines parties de son corps. Ainsi, « la pupille
ÉROS ET THANATOS de ses prunelles vertes », « les lèvres », « l’œil
1. Dans cet extrait d’Entretien avec un vampire humide et brillant » et « la main tiède et moite »
d’Anne Rice, la sensualité est explicitement semblent se détacher avec force (vision myope).
exprimée par les postures et les gestes des per- 3. Le texte de Théophile Gautier et le tableau
sonnages (« en un mouvement si gracieux et d’Edvard Munch traduisent l’ambiguïté de
si intime » ; « il m’entoura de son bras droit et l’étreinte vampirique. Elle est à la fois tendre,
m’attira contre son sein » ; « il appuya les doigts enveloppante et dangereuse car la créature a une
de sa main droite sur mes lèvres »). Ils font de emprise évidente sur le sujet. Le peintre traduit
la morsure du vampire une étreinte, un baiser ce rapport de domination par la position des
fatal – à la fois dangereux et irrésistible. personnages l’un par rapport à l’autre ; l’écrivain
362 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

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par la passivité du narrateur. Quant à la ten- 3. Le vampire est inquiétant car il nous est fami-
dresse du baiser-morsure, elle s’exprime textuel- lier. Il peut passer inaperçu parmi les hommes et
lement par la phrase suivante, où le chiasme s’infiltrer dans notre monde alors qu’il est une
met en valeur les lèvres : « elle s’interrompait sorte de prédateur animal, un tueur sanguinaire
pour me baiser la main, puis elle recommençait fondamentalement terrifiant.
à presser de ses lèvres les lèvres de la plaie ». NB : L’expression « inquiétante étrangeté » est
Picturalement, elle se traduit par la cascade de la traduction française d’un concept freudien
cheveux et les bras entourant la victime en un datant de 1919 : « Das Unheimliche ». Il désigne
geste presque maternel. Néanmoins, l’ambiva- le sentiment d’angoisse, de malaise ou d’effroi
lence est maintenue car cette chevelure rouge que peut susciter une situation en apparence
sang semble tenir prisonnier le jeune homme, banale et quotidienne.
dont l’abandon pourrait signifier la mort. Pour comprendre « l’inquiétante étrangeté » :
www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/freud
etrangete.pdf
www.larevuedesressources.org/spip.
‹ Un monstre infiltré parmi php?article1481
les humains  p. ›¤°-›¤·
DE L’IMAGE AU TEXTE LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE
1. Gary Oldman est un homme très élégant. Son 1. La métamorphose que Baudelaire fait subir
costume trois pièces, sa lavallière, sa canne à au mythe du vampire est profondément origi-
pommeau d’argent et son chapeau haut de forme nale. La femme, séductrice qui laisse le poète
lui donnent une allure de dandy (cf. encadré de exsangue, vide de toute inspiration, s’affirme
d’abord comme une dangereuse dominatrice.
la page 428 définissant le dandysme). Seules ses
Mais, dans cet extrait qui constitue le dénoue-
lunettes noires lui confèrent un aspect mysté-
ment du drame poétique, le personnage masculin
rieux et quelque peu décalé. Le danger est d’au-
survit et peut témoigner de la métamorphose de
tant plus grand que cet homme attirant ne laisse
la femme : l’amante se transforme brusquement
en rien filtrer son animalité, hormis, peut-être,
en « outre aux flancs gluants ». L’enjambement
une certaine grâce féline.
met en valeur la révulsion et le dégoût ainsi sus-
2. C’est un véritable plaidoyer en faveur du vam- cités. Le mot « pus », à la rime, choque encore
pire que développe l’interlocuteur de Robert les lecteurs modernes. Puis, elle se consume,
Neville. Il soutient que la terreur qu’il suscite subissant une mort en accéléré, pour n’être
n’est pas justifiée : « la Société le hait sans rai- plus que « débris de squelette », plus grotesque
son ! », clame-t-il. Pour relativiser sa dangero- qu’effrayante. La volupté s’avère mortelle pour
sité, il le compare à une série de criminels en le bourreau. Comme dans « Une charogne », le
liberté, bien plus effrayants à ses yeux dans une sang transforme la séduction en infection.
succession de questions rhétoriques qui accusent 2. La censure a été choquée par l’obscénité de ce
les parents abusifs, les hommes politiques névro- poème qui mêle l’amour charnel à l’évocation
sés, les vendeurs d’armes et d’alcool ou encore crue de la douleur et de la mort. Les Fleurs du
le rédacteur en chef d’un journal à scandales. mal ont été condamnées en 1857 pour « outrage
Le vampire passe, dans cette harangue, du sta- à la morale publique et aux bonnes mœurs ».
tut de bourreau à celui de victime, de « pauvre De fait, ce poème fait de la femme une créa-
innocent » victime d’un « injuste préjugé » à son ture démoniaque, aspirant les forces vives d’un
égard. Son crime est minimisé : « Tout ce qu’il créateur séduit et pourtant cruellement mépri-
fait, c’est boire du sang. » Selon l’interlocuteur sant. L’esthétique poétique met en valeur une
de Neville, c’est la traque continuelle dont il est description aussi terrifiante que grotesque de la
victime qui fait du vampire un marginal : « il se femme-vampire.
voi[t] forcé de mener une existence nocturne, Lire le poème sur :
en marge de la légalité ». Il y a donc dans ce dis- http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/
cours argumentatif une inversion des rôles entre poemes/charles_baudelaire/les_metamorphoses_
les hommes et les vampires. du_vampire.html
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Pour mieux comprendre ce qui a choqué les lec- redoublé par le sous-titre « mort et heureux de
teurs, lisons cet extrait du réquisitoire d’Ernest l’être ». Enfin, le calembour « sang pour sang »
Pinard : fait écho à l’écriture sanglante de l’affiche de
« De bonne foi, croyez-vous qu’on puisse tout Coppola. Il y a donc clairement un changement
dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu de registre entre les deux affiches : quand l’une
qu’on parle ensuite du dégoût né de la débauche est fantastique et tragique, l’autre est délibéré-
et qu’on décrive les maladies qui la punissent ? ment comique et parodique.
Messieurs, je crois avoir cité assez de passages
2. Dans le photogramme du Bal des Vampires de
pour affirmer qu’il y a eu offense à la morale
Polanski, le personnage, apeuré, est ridicule.
publique. Ou le sens de la pudeur n’existe pas,
Écartelé entre les deux cercueils, il ne sait plus
ou la limite qu’elle impose a été audacieusement
où donner de la tête. De plus, sa position le rend
franchie. »
ridicule et assez inoffensif malgré sa volonté : il
Prolongement est plus bas que le vampire ce qui lui fera vrai-
Lire le réquisitoire d’Ernest Pinard dans son semblablement manquer son geste. De nom-
intégralité. breux clichés vampiriques sont réunis dans cette
http://fr.wikisource.org/wiki/R%C3%A9quisitoire_ image : la crypte sombre, les cercueils ouverts,
d%E2%80%99Ernest_Pinard les pieux qu’il faut enfoncer dans le cœur du
3. Le vampire a toujours été comparé à la vampire pour le tuer, selon la légende. Tous ces
chauve-souris, animal nocturne dont certaines clichés sont tournés en dérision.
espèces se nourrissent, sans les tuer, du sang 3. En réunissant les clichés vampiriques pour
de leurs proies. C’est un animal inquiétant qui s’en moquer, la parodie désacralise le mythe du
concentre des peurs populaires et suscite des vampire et permet de tenir à distance les peurs
rumeurs fantastiques. D’ailleurs, la substance ancestrales qu’il exprime (peur de la passion
anticoagulante qui est contenue dans la salive dévorante, peur de la mort, peur de la nuit). Ces
des chauves-souris s’appelle… la draculine ! parodies, en faisant rire de ce qui terrifie, adop-
4. Le personnage joué par Tom Cruise est pen- tent une démarche salutaire.
ché sur sa victime à la manière d’un fauve sur
sa proie. Son regard, sa chevelure et ses lèvres
mouillées de sang renforcent l’analogie entre LE MYTHE REVISITÉ
l’homme et le félin. On peut rapprocher sa pos- 1. L’élève pourra s’appuyer sur l’article du Monde
ture de ces quelques lignes de La Morte amou- (texte 4) et l’affiche du film pour étayer la thèse
reuse de Théophile Gautier : « Elle sauta à bas qu’il souhaite défendre :
du lit avec une agilité animale, une agilité de Oui, le personnage d’Edward Cullen peut sem-
singe ou de chat » qui établissent la même bler affadir le mythe du vampire :
correspondance. – il n’est pas effrayant ;
– il ne présente pas de danger pour les jeunes
filles puisqu’il se nourrit de sang animal ;
› La fin d’un mythe ?  p. ›‹‚-›‹⁄ – il ne vit pas dans un lieu inquiétant mais dans
une luxueuse villa baignée de lumière.
ÉTUDE D’IMAGES Mais, ce personnage reprend de nombreux
1. Le film de Mel Brooks est sorti trois ans après aspects du mythe :
le Dracula de Francis Ford Coppola. Il s’affiche – il retrouve « la charge érotique propre au
clairement comme une parodie. La même gar- mythe vampirique » ;
gouille de pierre est utilisée. Mais, si la première – il incarne « la force du désir inassouvi » et met
est effrayante et démoniaque, la seconde – très en tension ce désir et ses dangers réunissant ainsi
humanisée sous les traits de Leslie Nielsen – est Éros et Thanatos : « Le fantasme sexuel semble
ridicule. La devise de la première affiche joue fécondé par le sang » ;
sur le topos des amants maudits avec l’expres- – il renoue avec le topos de l’amour impossible
sion : « l’amour est éternel » ; la seconde pro- et des amants maudits, présents dans de nom-
pose un jeu de mots : « i’mmord tellement fort » breuses histoires de vampire ;
364 | Les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours

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– il pose la question de l’autre, à la fois semblable est aussi dénaturé dans la mesure où la créature
et différent. C’est de ce sentiment de familiarité inquiétante et démoniaque a laissé place au
étrange que vient le trouble ; dandy séduisant, voire au « beau gosse » – un
– il se nourrit du romantisme noir cher aux peu pâle et mélancolique tout de même – du
auteurs gothiques, si séducteur. lycée américain.
2. et 4. Aujourd’hui, le succès du mythe des
vampires est important, on peut même évoquer
un phénomène de mode nourri par :
∞ Atelier d’écriture :
– des œuvres littéraires : Je suis une légende de Écrire une « note d’intention »
Richard Matheson, Entretien avec un vam-  p. ›‹¤
pire ou Lestat le vampire d’Anne Rice, la saga
La note d’intention est un texte synthétique
de Stephanie Meyer (Fascination, Hésitation,
permettant de donner une idée d’un projet
Tentation), Le Journal d’un vampire de J.S. SMITH
artistique.
ou encore Le Petit Vampire de Joann Sfar ;
– leurs adaptations cinématographiques : la saga La composition de la note d’intention
Twilight, Morse de Thomas Alferdson en 2008, La note d’intention peut être construite autour
Dracula de Coppola en 1992 et de Mel Brooks de deux axes directeurs :
en 1995, Entretien avec un vampire de Neil Jordan – Quelles raisons ont conduit le réalisateur à
sorti en 1994, Innocent blood de John Landis en proposer une nouvelle adaptation de Dracula ?
1992 ; L’élève pourra s’appuyer sur le texte théorique
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gorie: de Jean Marigny (p. 431) pour montrer l’actua-
Film_de_vampire lité de cette figure incarnant les peurs et fan-
– des séries américaines comme True blood ou The tasmes de plusieurs générations (adolescents et
vampire diaries ; adultes). Dans cette optique, il sera nécessaire
– des publicités : de faire référence aux autres versions (fidèles,
http://morduedevampires.pagespro-orange.fr/ parodiques) pour mieux affirmer la singularité
Articles/A0007.htm du projet artistique.
www.paperblog.fr/4405236/ – Comment le réalisateur envisage-t-il d’inter-
une-pub-pour-les-dentistes-avec-des-vampires/ préter le mythe de Dracula ?
– des jeux de rôle : Vampires, Le Requiem, Sans entrer dans des détails trop techniques,
Vampires : l’ère victorienne… ; il serait judicieux d’indiquer les grandes lignes
– des mangas : Vampire Knight, dont l’érotisme de la création artistique : choix des lumières,
malsain et la volonté de puissance séduisent les environnement sonore, idée du casting (nom
adolescentes. d’un comédien pour représenter Dracula en le
justifiant).
3. Le mythe du vampire se modernise et se
renouvelle, ce qui explique qu’il perdure avec Le point de vue de l’auteur
une telle vivacité. Comme l’écrit Macha Séry, Dans l’idéal, la note d’intention doit être la plus
« il est loin le temps où des morts vivants au personnelle possible, refléter le point de vue, les
faciès terreux […] exhalaient la naphtaline et se intentions de l’auteur en illustrant son propos.
cloîtraient dans des châteaux en Transylvanie. » Elle devra donc multiplier les modalisateurs mar-
Nul ne se plaindra de la disparition de l’arsenal quant la subjectivité du locuteur.
folklorique qui accompagnait la légende popu-
laire : crucifix et gousses d’ail n’ont plus cours, Évoquer les conditions du tournage
avec un souci de l’épure très esthétique. De ce La note d’intention peut préciser les conditions
point de vue, le vampire moderne, se confon- mêmes du tournage à venir en faisant référence
dant avec le mythe du beau ténébreux, est à des lieux possibles de tournage : en studio, en
réhabilité. Comme l’écrit Jean Marigny, ce sont plein air dans un cadre propre à inspirer l’an-
« des êtres d’élite », des « anges de la mort » qui goisse. L’élève peut s’appuyer sur le tableau de
« fascinent les jeunes lecteurs ». Mais le vampire Friedrich pour imaginer un endroit idéal.

22 Les Vampires | 365

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Vers le bac : « L’anecdote
de la jeune veuve » Livre de l’élève  p. ›‹‹ à ›‹∞

QUESTIONS SUR UN CORPUS malgré leurs serments de deuil éternel. La morale


La Fontaine et Voltaire s’inspirent d’une histoire énoncée par La Fontaine pourrait parfaitement
narrée par Ésope dans le Satiricon de manière plus illustrer ces trois apologues : « On dit qu’on est
ou moins prononcée. inconsolable, on le dit mais il n’en est rien. »
C’est La Fontaine qui conserve la trame narra- En outre, La Fontaine et Voltaire reprennent
tive la plus proche en proposant le portrait d’une le ton plaisant et amusé de Pétrone. La parole
veuve éplorée qui souhaite mourir : « mon âme / suggestive et subjective du conteur du Satiricon
aussi bien que la tienne est prête à s’envoler » apparaît aux lignes 3 (elle « ne se contenta pas
(v. 18-19) // « Son affliction était telle qu’elle comme tout le monde »), 16 (« les marques de
était résolue à se laisser mourir de faim » (l. 8, ses ongles sur son visage »), 21 (elle « s’arrache
Pétrone). Intervient ensuite dans les deux récits les cheveux et les jette à poignées sur le corps
un tiers consolateur : le garde chez Ésope (« Il de celui qu’elle pleure »). Les hyperboles tra-
lui tint tous les discours propres à guérir un cœur duisent les excès des démonstrations de déses-
ulcéré », l. 19) et le père chez La Fontaine : « La poir comiques lorsqu’on les confronte aux nuits
belle avait un père, homme prudent et sage / d’amour passées dans le caveau au dénouement.
Il laissa le torrent couler. / À la fin, pour la Cet humour est relayé par le discours du fabuliste
consoler ». Dans les deux récits également, la dans les quinze premiers vers et par la vivacité
jeune veuve est indignée qu’on se propose de la de ton de Voltaire qui oppose avec drôlerie les
distraire et proteste vivement : « Ah ! dit-elle lignes 9 à 15 créant un effet de chute qui sur-
aussitôt, / Un cloître est l’époux qu’il me faut. » prend et amuse le lecteur.
(v. 32-33) // « Mais elle, choquée qu’un étranger
Ainsi, si le moraliste du XVIIe siècle et le phi-
osât la consoler, se déchire le sein de plus belle. »
losophe du XVIIIe renouvellent l’anecdote de
(l. 20-21, Pétrone). Certes, le dénouement est
la jeune veuve par la fable et le conte philoso-
moins radical et moins cru dans la fable que dans
phique, ils demeurent fidèles au texte source du
le Satiricon puisque dans le premier cas le préten-
latin Pétrone.
dant est réclamé (« Où donc est le jeune mari /
Que vous m’avez promis ? », v. 47-48) alors que On pourrait citer les quatre premiers vers ou les
dans le second il est « consommé » (« Donc ils vers 40 et 41 : « Toute la bande des Amours /
couchèrent ensemble, et non seulement cette Revient au colombier » pour illustrer la gra-
nuit même, qui fut celle de leurs noces, mais le vure de Gustave Doré. Le petit Cupidon attend
lendemain et encore le jour suivant » l. 41-43, son heure, caché derrière un arbre. Son arc à
Pétrone) mais le retournement de situation est la main, il guette la jeune veuve car il semble
similaire. savoir qu’« on dit qu’on est inconsolable » mais
Nous retrouvons ce même revirement dans l’ex- qu’il « n’en est rien ».
trait de Zadig de Voltaire où la veuve Cosrou
est obligée de « détourner le ruisseau » pour
tenir sa promesse. Voltaire propose une histoire TRAVAUX D’ÉCRITURE
beaucoup plus resserrée, prenant moins la forme Commentaire
d’un récit que d’une anecdote. Néanmoins, on Introduction : On peut rappeler l’importance
retrouve en quelques mots le passage radical de de la réécriture dans les Fables de La Fontaine :
l’affliction (« sa douleur » l. 8) à la consolation. le fabuliste se nourrit des récits de Pétrone, des
On voit donc, dans les trois textes, des veuves fables d’Ésope, de Phèdre ou encore de textes
désespérées se transformer en veuves joyeuses, d’Horace ou de Tite Live.
366 | Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours

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1) Plaire La convocation de « la bande des Amours » sug-
a) Des personnages expressifs gère une comparaison des angelots ailés aux
On peut en dresser l’inventaire stéréotypé : le pigeons voyageurs qui reviennent au pigeon-
mari mort, la veuve « jeune beauté », le « père, nier et ramènent avec eux « les jeux, les ris, la
homme prudent et sage », le prétendant promis : danse ».
« époux beau, bien fait, jeune » choisi parmi « la c) La fonction des Fables
bande des Amours ». Deux vers nous permettent de cerner la fonction
b) Une anecdote plaisante : c’est un récit amu- de l’apologue et de comprendre l’art de la fable :
sant proposant une variation sur le topos litté- « Comme on verra par cette fable / Ou plutôt par
raire de la veuve joyeuse. la vérité » (v. 14-15). La fable est définie comme
Situation initiale : deuil inconsolable. une fiction qui révèle la vérité sur l’homme. Cela
Élément perturbateur : le père fait une proposi- fait apparaît la duplicité paradoxale du genre :
tion qui est rejetée. fantaisiste, il reflète la réalité ; léger et drôle, il
Péripéties : les changements de coiffure et d’ha- propose une réflexion grave et morale.
bits, la reprise des divertissements.
Épilogue léger : la jeune veuve réclame un jeune Dissertation
mari ! 1) Certes, réécrire, c’est s’inspirer d’autrui et
Il y a donc un glissement de registre du pathé- donc « écrire sous tutelle »
tique au comique. a) Imiter pour rendre hommage
c) La vivacité du récit Ex. 1 : La Fontaine en écrivant « La jeune
La forme versifiée est vivifiée par les change- veuve » reprend le schéma narratif de Pétrone.
ments de rythme grâce à l’alternance entre Il adapte une histoire mais n’invente pas une
alexandrins et octosyllabes, rimes embrassées, situation (p. 434).
suivies ou croisées. Ex. 2 : Du Bellay et Ronsard s’inspirent de
Le lecteur est séduit par des formules frappées Pétrarque à plusieurs niveaux : il lui emprunte
au coin de la maxime, aisément mémorisables la forme du sonnet, les registres lyrique et élé-
– ce qui est propre à l’apologue. On peut citer le giaque, la posture du poète amoureux cap-
conseil du vers 26 : « Puisqu’il est des vivants, tif et heureux de l’être (voir p. 402-404 ainsi
ne songez plus aux morts » ou les assertions que p. 208).
des lignes 33 (« Un cloître est l’époux qu’il me b) S’inspirer pour s’inscrire dans une tradition
faut ») ou 38 (« Le deuil enfin sert de parure »). littéraire
2) Pour instruire Ex. : Verlaine et Baudelaire ont en partage le
a) Une morale explicite motif de l’automne, saison de la mélancolie.
Relevons : Plus largement, ils reprennent un topos littéraire,
– Le présent de vérité générale, aux vers 1 et 2, celui de la symbolique des saisons (p. 407).
par exemple. Sa valeur est soulignée par le c) Réécrire, c’est se répéter pour approcher de la
vers 11 : « C’est toujours même note et pareil vérité et de la justesse
entretien » et renforcée par la valeur de généra- Ex. : Le Livre de ma mère, Chants de mort ou les
lité du « on » aux vers 2, 12 ou 14. Carnets de 1978 développent une esthétique de
– L’allégorie des vers 3 et 4 : « Sur les ailes du la litanie, de la redite pour exprimer un senti-
Temps la tristesse s’envole, / Le Temps ramène ment permanent et lancinant. « Et ce qui m’im-
les plaisirs ». porte, ce qui est vrai et capital, pourquoi ne pas
– L’antithèse et le parallélisme antithétique des inlassablement le redire ? Ainsi ont fait mes pro-
vers 5, 6 et 9. phètes, saints ressasseurs », écrit Albert Cohen
b) L’humour du fabuliste au service de son (p. 412-413).
propos 2) Cependant, réécrire permet d’exprimer une
On peut s’amuser au vers 22 de la métaphore vision personnelle et authentique
exagérée du torrent de larmes, aux vers 18-21 de a) Une vision personnelle
l’hypotypose : le lecteur s’imagine la scène. Le Ex. 1 : Posy Simmonds réinvente entièrement
dialogue poignant et la chute qui le clôt rendent la silhouette de Gemma Bovery, son dessin n’est
l’euphémisme amusant (« Le mari fait seul le pas le décalque des descriptions de Flaubert
voyage »). (p. 415).
Vers le bac | 367

Litterature.indb 367 06/09/11 11:52


Ex. 2 : La chanson de Gainsbourg propose un Ex. 2 : Jules Laforgue porte un regard ironique,
changement d’énonciation qui transforme le distancié et original sur Salomé, moralité légen-
sens du texte source et fait de l’élégie mélanco- daire dont il a empruntée la trame à Flaubert,
lique un message de rupture (p. 408-409). afin de prendre ses distances par rapport à ce
b) Une vision authentique et nouvelle maître écrasant du récit. Ce « meurtre du père »,
Ex. 1 : On peut être sensible à l’image authen- tout symbolique, lui permet de conquérir son
tique proposée par Ronsard dans le sonnet 12 autonomie et de naître à lui-même comme écri-
des Amours (p. 404) où il se représente en nou- vain (p. 420).
veau Prométhée ainsi qu’à son rôle de « fou
d’amour », emprunté à la poésie médiévale Pour conclure, on peut reprendre la citation de
du « fin’amor » dans ses Sonnets pour Hélène Du Bellay et la considérer au regard de notre
(p. 208). étude et proposer une comparaison avec l’art
Ex. 2 : L’image de Salomé, sensuelle et fatale que pictural en s’inspirant des Joconde des pages 400
nous donne Flaubert dans Hérodias (p. 417) est et 401. « Si, par la lecture des bons livres, je
une véritable relecture du texte biblique. me suis imprimé quelques traits en la fantaisie,
c) Réécrire, c’est s’adresser à un nouveau public qui, après [...] me coulent beaucoup plus facile-
Ex. : Alessandro Baricco adapte le texte de l’Il- ment en la plume qu’ils ne me reviennent en
iade pour une lecture publique, ce qui nécessite la mémoire, doit-on pour cette raison les appe-
de le raccourcir, le moderniser et l’humaniser ler pièces rapportées ? » (Seconde préface de
tout en restant très fidèle à Homère (p. 411). L’Olive, 1550).
3) Réécrire, c’est donc faire œuvre nouvelle
a) Réécrire est un acte créateur
Il s’agit de créer à part entière un texte nouveau, Écriture d’invention
dont l’intérêt ne réside pas uniquement dans la Pistes
relation au texte source. Les contraintes de la réécriture théâtrale
Ex. : Le texte de Huysmans, tout en proposant supposent :
une écriture du mythe de Salomé, très popu- 1) le choix des personnages.
laire en cette fin de siècle, propose un regard Principaux : un mari défunt, une jeune et jolie
d’esthète et de critique d’art sur le tableau de veuve, son père
Gustave Moreau à travers le point de vue de Secondaires suggérés par le texte : dames de
Des Esseintes. Cela apporte à son texte une compagnie et suivantes, des Amours ou leur
dimension inédite et produit un texte d’esthé- représentation symbolique
tique décadente qui se réapproprie totalement 2) le respect de la trame narrative.
le mythe de Salomé (p. 418-419). 3) la mise en dialogue de la narration et la
b) Réécrire, c’est inventer transformation du discours existant en répliques
Ex. : En réécrivant Emma Bovary, Posy Simmonds théâtrales.
popularise un genre nouveau : le roman 4) la rédaction de didascalies pour donner des
graphique (p. 415). indications de décor, de costumes, d’éclairage,
c) Réécrire, c’est proposer une nouvelle lecture, de ton (v. 18, v. 23), de temps (v. 35 et v. 36).
sous un angle nouveau L’élève doit tenir compte de la représentation
Ex. 1 : Certes A. Baricco est fidèle à Homère scénique dans son dialogue.
traduit par Maria Graiza Ciani mais il ajoute une 5) la présence éventuelle d’un chœur ou d’un
dimension à l’épopée en laissant Andromaque narrateur pour exprimer la morale.
mener le récit. Choisir de faire entendre la 6) le respect des registres et le glissement de l’ex-
parole des femmes change le regard porté sur la pression hyperbolique de la douleur à la légèreté
guerre et l’empathie du lecteur (p. 411). frivole.

368 | Les réécritures du XVIIe siècle à nos jours

Litterature.indb 368 06/09/11 11:52


Méthodes
Livre de l’élève  p. ›‹· à §⁄‹

Fiche Le dessin de presse et maquettistes, créent les chartes graphiques


des journaux ou magazines et les gèrent. Ils
⁄  p. ››⁄ sont là pour traduire visuellement les infor-
mations et organiser l’ensemble de la page en
1 Comparer les iconographies assemblant des éléments textuels et iconiques
d’un journal d’origines diverses selon des repères graphiques
et visuels non perceptibles par les lecteurs. De
Objectifs : cet exercice permet à l’enseignant
cette manière, ils créent pour chaque journal ou
de travailler avec les élèves l’un des domaines
magazine une identité visuelle qui lui est propre
d’exploration mentionné dans les nouveaux
et qui cherche à créer une complicité entre les
programmes de la classe de seconde (BO spécial
concepteurs et le public.
n° 4 du 29 avril 2010) : « Images et langages :
La photographie joue généralement un rôle
donner à voir, se faire entendre ». L’objectif est
prédominant (par exemple, dans la presse quo-
que les élèves appréhendent de manière critique
tidienne régionale) et notamment en Une ;
les messages médiatiques sous des formes variées.
le dessin a toujours sa place (notamment dans
Compétences visées : être capable d’analyser
Le Monde) et l’infographie s’est beaucoup
des images « en contexte » et de « développer
développée depuis une vingtaine d’années ce qui
une réflexion nuancée sur la place et l’usage de
permet un travail de l’image très important.
l’image dans nos sociétés ». Les élèves seront
Le lecteur type est souvent sensible à la présen-
capables de repérer les différentes composantes
tation de son journal. Par exemple, une présen-
iconographiques d’un journal.
tation très organisée, la présence de graphiques
1. La maquette d’un journal prend en compte attirera l’attention des hommes d’affaires.
son format, la présentation plus ou moins précise
2. L’iconographie a plusieurs fonctions :
et finalisée des titres, du texte et des illustrations
– elle accroche le regard et attire le lecteur ;
mis en page. La plupart des articles sont consti-
– aère et anime la page, permet à l’œil de se
tués d’un titre, d’un sous-titre, d’un chapeau,
reposer ;
de textes signés de leur auteur, de photos et de
– aide à la mise en scène de l’information
leur légende. Sur l’une des pages du journal, on
notamment en renforçant le caractère drama-
trouvera l’ours (encadré comprenant des infor-
tique des articles ;
mations sur le journal et des mentions légales :
– favorise l’entrée dans la lecture de certains
noms des responsables du journal, cordonnées,
types de lecteurs ;
nom de l’imprimeur, date du dépôt légal…).
– véhicule de l’information ;
La maquette d’un journal est caractérisée éga-
– renforce la crédibilité de l’article par son carac-
lement par une typographie (présentation
tère documentaire ;
graphique du texte imprimé) : dans un même
– joue un rôle symbolique ;
article, il est possible de jouer avec la richesse
– apporte une dimension esthétique ou une
de la typographie (gras, corps du texte, italique,
dimension ludique.
souligné).
Une maquette produit du sens, ne serait-ce 3. Certains journaux ou magazines choisissent
que par les effets de contamination, par juxta- des images informatives ou explicatives (info-
position d’articles, de photographies. Les gra- graphie, cartes, schémas), argumentatives (des-
phistes de presse, à la fois directeurs artistiques sins), suscitant des émotions ou permettant au
Fiches | 369

Litterature.indb 369 06/09/11 11:52


lecteur de s’identifier (photographies). Ces choix − Baudelaire :
permettent de comprendre quel est le type de http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/01_2.htm
lecteur visé. Il convient de les confronter aux http://baudelaire.litteratura.com/?rub=galerie&
types d’articles mis en valeur et à la complexité srub=car
de l’écriture. − Flaubert :
http://flaubert.univ-rouen.fr/iconographie/
portraits.php
2 Identifier les différentes http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/02_1.htm
iconographies de la presse écrite − Hugo :
Objectifs : Il s’agira de travailler sur le langage www.caricaturesetcaricature.com/article-10505
visuel ; le comprendre en contexte, dans une 261.html
perspective d’information. L’élève pourra s’in- www.cndp.fr/presence-litterature/dossiers-auteurs/
terroger sur le regard du reporter. hugo/caricature.html
Compétences visées : « Développer une réflexion
nuancée sur la place et l’usage des images dans
nos sociétés. »
4 Repérer des figures de style
1. Exemple d’événement : Les catastrophes suc-
Piste de travail et objectif : Compréhension des
cessives qui ont frappé le Japon.
effets utilisés par l’auteur. On se donne pour but
2. Un site présente l’utilisation des images de que les élèves soient capables d’appréhender de
cet événement : http://owni.fr/2011/03/12/la- manière critique les messages médiatiques sous
circulation-sur-le-web-des-images-du-seisme- la forme de dessins de presse.
japonais/. Compétences visées : Les élèves dévelop-
Les différents types d’iconographies peuvent être pent leur capacité d’analyse des contraintes et
trouvés par les élèves eux-mêmes soit au CDI, des effets de lecture produits par les supports
soit en salle multimédia, soit à la maison. eux-mêmes.

3 Sélectionner des caricatures 1. Le lien suivant peut servir de base de


réflexion : www.dessindepresse.com/10-galerie_
Objectifs : Le langage visuel d’hier pourra être de_cartoons_humoristiques_par_aster.html (voir
comparé avec celui d’aujourd’hui. Plusieurs le dessin sur le projet d’ouverture des galeries
pistes de travail possibles : Lafayette à Dubaï).
− La relation, dans son contexte historique,
Dans ce dessin, on peut relever :
entre un fait et l’image qui en est donnée.
− un symbole : les tours et le yacht évoquent
L’élève pourrait s’interroger sur la distinction
Dubaï.
entre les différents statuts de l’image, selon
− une allégorie : les deux hommes d’affaires
qu’elle relève du réel ou de la fiction.
− Ou bien encore, la compréhension des effets, représentent la puissance financière et écono-
voire des détournements ou manipulations mique de cette partie de la planète.
à visée persuasive. Il s’agit alors d’analyser la − une métonymie : les colliers que les deux
manière dont l’image a pu être mise au service hommes portent figurent l’État de Dubaï.
de l’argumentation. − une métaphore : le jeu de mots utilisé par le
dessinateur.
On pourra s’appuyer sur le montage de portraits
de Zola : http://expositions.bnf.fr/zola/index.htm
Sources pour les caricatures :
− Balzac :
5 Lire l’image et son texte
http://phahn.canalblog.com/ Piste de travail : La réflexion sur les langages
archives/2010/01/29/16711058.html impose une distance réflexive à l’égard des
http://debalzac.wordpress.com/2009/11/09/ images. Elle peut s’exercer sur les images elles-
balzac-et-la-caricature/ mêmes et sur les différents types de relations
http://expositions.bnf.fr/daumier/pedago/01_4.htm texte et image.
370 | Fiches

Litterature.indb 370 06/09/11 11:52


Compétences visées : Recherche, analyse, très bien (voir les 11 000 euros par mois et la
contextualisation, distanciation, autonomie et grosse voiture).
esprit critique. Le destinataire ? Les lecteurs du journal, l’en-
1 et 2. Exemple de production : semble des Français.
Par quels moyens la thèse est-elle énoncée ?
Grâce aux figures de style utilisées par le
De moins en moins doués ! dessinateur.
Quelle perspective pour l’avenir ?
De nos jours, le fossé entre les générations se creuse… 2. L’auteur utilise l’allégorie (la richesse de cer-
Les parents sont convaincus qu’ils étaient bien meilleurs tains est représentée par la voiture garée le long
à l’école que leur progéniture… Les bacheliers sentent du trottoir). La métonymie est également utili-
leur avenir professionnel plus que menacé et se deman- sée : le cabas représente l’association et les ser-
dent à quel âge ils pourront bénéficier d’une retraite
bien méritée. Cette perspective de l’avenir ne motive vices qu’elle rend aux plus démunis.
certainement pas les lycéens d’aujourd’hui.

 Les repères de la Certains bacheliers 7 Interpeller grâce au dessin


société remis en question obtiennent le bacca- de presse
L’âge de la retraite ne lauréat tardivement au
cesse de reculer. Les goût de leurs parents. Les Objectif : Cet exercice permet de travailler un
acquis sociaux sont remis repères de la société eux des points d’entrée possible des enseignements
en question. Les jeunes aussi sont remis en ques- d’exploration : « Des tablettes d’argile à l’écran
se demandent d’ailleurs tion. On n’obtient ni le
numérique : Textualité numérique et « formes
si le système des pen- bac à 18 ans ni la retraire
sions existera toujours… à 60 ans en 2011 ! ouvertes » de l’écrit d’aujourd’hui. »
La problématique suivante peut être dévelop-
pée : dans une société marquée par l’abondance
6 Repérer une argumentation des réseaux sociaux, la capacité à questionner
Prolongements possibles : ces réseaux et à les distinguer de réelles sources
− La liberté d’expression grâce au dessin de d’information constitue un enjeu éducatif
presse. Une réflexion sur le droit, les devoirs de primordial.
l’auteur ou bien sur la censure : pourquoi un des-
sin de presse pourrait-il être censuré ?
Faire découvrir le travail de Plantu et ses
confrères : www.cartooningforpeace.org/?lang=fr Fiche Le billet d’humeur
− Parole publique et démocratie dans la cité. ¤  p. ››‹
1. Dessin de presse et argumentation sont étroi-
tement liés. En effet, le dessinateur expose ses 1 Comparer un billet écrit ou audio
idées au travers du dessin publié dans la presse.
Objectifs : Cet exercice permet à l’enseignant de
Afin de guider les élèves, l’enseignant peut
travailler avec les élèves la maîtrise des langages.
proposer les pistes de réflexions suivantes, sous
Au-delà des explications données par les élèves,
forme de questions :
l’enseignant les amène à expliciter la pensée des
Quand et où ? Une cité : présence d’apparte-
auteurs des billets d’humeur mais également à
ments en arrière-plan, d’une voiture onéreuse,
confronter leur parole, à en apprécier les points
d’un couple dont la tenue vestimentaire semble
de vue et à argumenter.
indiquer qu’ils ont les moyens de s’assumer
Compétences visées : Les compétences langa-
financièrement. De nos jours, de nombreuses
gières : la capacité à analyser, argumenter et
personnes peuvent vivre grâce à différentes aides
débattre. Les élèves seront capables de repérer
(associations ou allocations diverses) dont cer-
les différentes composantes d’un billet d’humeur
taines qui n’en ont pas besoin.
écrit ou audio.
L’énonciateur ? Un journaliste.
Le thème ? Utilisation et détournement du sys- 1. Les procédés stylistiques utilisés par l’au-
tème d’aides sociales. teur sont l’humour et l’ironie. L’auteur utilise
La thèse énoncée ? Certains nantis profitent le raisonnement de l’absurde. Il prend position
du système alors qu’ils ont les moyens de vivre en proposant une réponse « enfantine » à la fin
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Litterature.indb 371 06/09/11 11:52


du billet qu’il a écrit : la chute est ironique ! 2. La production des élèves doit répondre aux
L’auteur joue sur les mots autour de l’éléphant : caractéristiques du billet d’humeur (genre jour-
celui qui existe (et qui barrit) et celui qui appa- nalistique, article court, point de vue critique,
raît quand on a trop bu. Il joue aussi sur les mots état d’esprit, style adapté).
autour de l’Écosse, pays de lacs et lieu d’origine
du whisky et du scotch. 3. Les élèves doivent expliquer à leurs camarades
leurs choix d’écriture. Ils doivent ainsi argu-
2. Le journaliste exprime un point de vue cri- menter, analyser leur propre production et tenir
tique et l’annonce (comme l’indique le titre). compte des contraintes d’écriture. Ils doivent
Les détails donnés par l’auteur lui permettent montrer leur compréhension des effets utilisés
de démontrer et de dénoncer l’absurdité de la dans leur billet.
situation.
Le journaliste utilise, comme le précédent, l’iro-
nie pour défendre son point de vue, mais aussi
l’exagération. La chute de l’article est une mise Fiche L’information
en abyme : l’auteur se défend d’être plus absurde
que ceux qui ont condamné pour absurdité.
‹ par l’image  p. ››∞
3. Pour améliorer l’expression orale des élèves,
la radio est un support particulièrement adapté. 1 Repérer la part photographique
Elle occupe une place importante dans les pra- d’un journal d’information
tiques culturelles des adolescents. Le professeur 1. Cet exercice permet aux élèves de dévelop-
peut, grâce à cet exercice, initier les élèves au per leur vision du monde par le biais des images
fonctionnement des émissions de radio et en fixes qui le représentent. Les élèves établissent
apprécier l’écoute. un classement des photos par sujets (actualité
L’analyse du billet d’humeur diffusé à la radio politique, locale, sportive, culturelle…) ou par
donne l’occasion aux élèves de repérer les codes genres (le portrait, la photographie de mode, la
et les modes de discours spécifiques de ce média. photographie publicitaire, la photographie scien-
tifique...) sans oublier les pages publicitaires.
2 Rédiger un billet d’humeur Dans le journal Le Monde du 15 mars 2011, les
Objectifs : Il s’agira de travailler sur les tech- élèves pourront relever huit photographies illus-
niques d’écriture d’un billet d’humeur mais éga- trant le séisme au Japon. À partir de celles-ci,
lement de motiver ainsi les élèves en leur pro- ils seront capables de les regrouper par genres
posant de rédiger leur propre réponse au billet et de les analyser en se posant par exemple les
écrit par un anonyme. L’éducation aux médias questions suivantes : s’agit-il de photos scienti-
a l’avantage de ne pas être centrée uniquement fiques ou publicitaires ? Quel est le sujet exprimé
sur l’analyse critique et théorique des émissions par la photographie : une actualité mondiale ?
télévisuelles, radiophoniques ou de la presse, elle 3. Les élèves pourront s’interroger sur les moyens
offre aussi la possibilité aux élèves d’être dans utilisés pour que les images fassent sens, nous
une situation de producteurs. touchent ou nous émeuvent, sur leur relation
Compétences visées : Développer les capacités au réel et sur la manière dont elles peuvent
d’analyse et d’écriture « à la manière de… » éventuellement être manipulées. La capacité à
et être capable de publier cette production en analyser de façon critique une photographie de
ligne. presse ou tout autre document iconographique
1. Un billet d’humeur écrit par un anonyme ne sera ainsi travaillée.
sera pas aussi largement diffusé dans la presse La présentation de la photographie peut com-
qu’un billet rédigé par un journaliste connu. prendre les éléments suivants :
Cet auteur exprime néanmoins un point de vue – le choix de la placer en couverture, de la
critique. L’auteur commente les différents types mettre à la « Une » ;
d’arnaques aux médicaments dont un internaute – sa visée (informer / argumenter) ;
peut être victime. Il conseille l’internaute quant – le moment choisi par le photographe et sa
à l’attitude à adopter. pertinence ;
372 | Fiches

Litterature.indb 372 06/09/11 11:52


– la perspective adoptée, le cadrage, l’angle de − Composition : plan moyen.
prise de vue ; − Profondeur de champ : étendue (elle intègre
– les réactions que cette image suscite (compas- le porteur de bidons et le paysage qu’il traverse).
sion, étonnement, choc…) ; − Angle de prise de vue : parallèle au sol, foca-
– l’impact (cette photographie a-t-elle convaincu lisation zéro.
le lecteur ?).
2. Les figures de style :
− l’allégorie : cette photographie dénonce les
2 Analyser la composition conditions de l’après-séisme : catastrophe cli-
d’une photo de presse matique et ses conséquences ;
Voir fiche 42 sur la lecture de l’image. − l’antithèse : dans cette image, le photographe
réunit deux éléments opposés : le séisme et
3 Décrypter les figures de style l’impression d’une fin du monde annoncée, et
d’une photo de presse l’homme portant un bidon : les éléments natu-
rels et l’Homme qui résiste à ces éléments.
1. La figure de style utilisée par le photographe
− l’hyperbole : cette vision des faits est accen-
est l’allégorie. Le lecteur prend conscience à
tuée par l’opposition entre l’homme coura-
travers cette photo de la vie quotidienne des
geux qui lutte pour subvenir et l’immensité des
enfants dans certains pays. Cette photographie
dégâts.
dénonce le travail des enfants.
2. Le photographe dénonce l’activité des enfants 5 Associer photographie de presse
par son travail sur le cadrage et sur la lumière. Il et réalité
s’est placé au niveau de l’enfant pour prendre la
photo, ce qui nous permet de partager le point
1. Cadrage : horizontal et plan large.
Composition : Cette coulée de boue est au
de vue de celui-ci. Il a également travaillé sur
centre de l’image et au premier plan. Elle attire
la profondeur de champ (flou de l’arrière-plan)
immédiatement le regard.
ainsi que sur le contraste de couleur entre le
Angle de prise de vue : de face. Cet angle permet
marron de la minéralité et le rouge du bon-
au spectateur / lecteur de se rendre compte des
net. La beauté de cet enfant est également en
conséquences désastreuses qui entourent cette
contraste avec la pénibilité de son travail. Le
plaie béante.
spectateur est amené à noter cette opposition et
ça éveille en lui le désir de dénoncer les condi-
tions de vie des enfants de certains pays.
La photographie donne une impression de séré-
nité (l’image de calme rendue par le calme de
l’enfant qui s’applique) mais l’alignement des
briques qu’il confectionne donne l’impression Fiche Le JT nous informe-t-il
que sa tâche ne finira jamais… Son avenir › vraiment ?  p. ››‡
semble être réduit à tout jamais à cette activité.
Objectifs : Cet exercice permet à l’enseignant de
4 Analyser une photo de presse travailler la capacité d’analyse critique des futurs
1. Les choix du photographe : citoyens que sont les lycéens d’aujourd’hui. Le
− Cadrage : horizontal. lycée doit leur permettre de s’ouvrir au monde
− La ligne de fuite : un point situé au centre de et à leur environnement. La place croissante des
la photographie attire l’œil et lui permet de le médias et des journaux télévisés (en direct à la
guider jusqu’au « fond » de la photographie. télévision ou sur les tablettes, en streaming via
− La lumière : la faible luminosité apporte des Internet…) dans la société rend indispensable
couleurs sombres. L’utilisation du clair-obscur cette analyse critique ainsi que l’apprentissage
avec l’opposition entre les flammes et la fumée de la lecture de ces journaux télévisés.
opaque. On voit que la mort est passée ; il n’y Compétences visées : Connaissance et maîtrise
a plus que des masses qui apparaissent dans la des langages spécifiques auxquels le JT a recours.
fumée du séisme. Capacité d’analyser les différents supports
Fiches | 373

Litterature.indb 373 06/09/11 11:52


utilisés lors d’un JT mais surtout être capable de
2 Comprendre la constitution
trier, de sélectionner les informations données
grâce au développement de l’esprit critique des d’un journal régional
élèves. Objectifs : Cet exercice permet aux élèves de
Pistes de travail possibles : L’éducation aux comparer les différents types de journaux télé-
médias ne peut se contenter d’une approche visés et de réaliser qu’un évènement peut avoir
théorique et de manipulation au travers d’exer- une présentation et une importance différente
cices. Il s’agira également, par exemple, de faire selon qu’il est traité dans un journal régional ou
découvrir aux élèves tout un secteur profession- national.
nel lors de visites en régie des journaux télévisés Compétences visées : Distanciation et capa-
régionaux. cité d’analyse. Cette activité permet aux élèves
de réagir et de réfléchir en tant que citoyens
1 Comprendre la constitution confrontés au monde d’aujourd’hui et à la pré-
sentation qu’en font les médias.
d’un JT national
1. Le comité de rédaction est constitué de
3 Présenter un reportage à la manière
10 personnes : techniciens, journalistes, respon-
sables du montage et des rédactions, respon- d’un présentateur du JT
sables de services divers (sports…), de rédaction. Objectifs : Cet exercice permet une approche
Chacun donne son avis sur les thèmes à aborder. interdisciplinaire. Le lycéen se met alors en
Sont pris en compte : l’actualité, les désirs du scène et doit préparer en amont son travail de
présentateur, le courrier des spectateurs, les com- présentation de l’information. Dans un contexte
mentaires des spectateurs via le site Internet du médiatique, l’élève doit analyser l’information,
journal. la sélectionner et doit s’entourer de collabora-
Le jour même : conférence vers 8 h 30. teurs précieux grâce à qui le JT sera de qualité et
La veille : la rédactrice en chef décide du fil répondra aux attentes des spectateurs.
conducteur du journal. Ce fil conducteur doit Compétences visées : Maîtrise du langage, auto-
coller aux spectateurs et à leurs préférences. nomie, prise d’initiative et engagement des
Le journal en direct : Parfois la moitié du journal élèves afin de mener à bien un projet.
n’a pas encore été validée alors que le présenta-
teur est déjà à l’antenne ! (L’oreillette est impor- 4 et 5 Analyser un reportage et
tante car elle permet au présentateur à l’antenne avoir un œil critique sur le JT
d’être en contact avec le chef d’édition.) Objectifs : À partir du reportage proposé, il s’agit
2. et 3. Déroulement de ce journal qui sera pré- d’aider les élèves à faire le point sur leur connais-
senté sous forme de tableau : sance des techniques qui entrent en compte lors
– prévisions météo de la conception d’un reportage.
– titres nationaux : EDF / marée noire / une réu- Compétences visées : Analyse critique et
nion de famille et tous les membres qui la consti- connaissances techniques.
tuent / marée noire
– évènements ou actualité régionale
Les gros plans sont utilisés pour filmer le pré-
sentateur, des sujets sont enregistrés, des images Fiche De la Une papier
diffusées lors de la présentation ou de l’annonce ∞ à la page d’accueil  p. ››·
faite par J.-P. Pernaut.
4. En plus des métiers mentionnés ci-dessus, on
peut noter la présence d’une assistante éditoriale 1 et 2 Constater la mutation de la
et rédactionnelle, de correspondants régionaux, Une d’un quotidien régional /
d’un gestionnaire du site Internet, de techni- Comparer la presse papier
ciens son et images. (Le menu défilant en fin et sa version en ligne
de sujet permet de compléter la liste des métiers Objectifs : Cet exercice permet aux élèves de
annoncés lors du reportage.) développer leur vision du monde par le biais
374 | Fiches

Litterature.indb 374 06/09/11 11:52


d’une Une qui le représente. Les élèves établis- Compétences visées : Être capable de lire des
sent un classement des informations qui y sont informations rédigées dans une langue étran-
présentées (manchette, titres, mise en espace des gère. Il s’agira, par exemple, pour les élèves de
articles, illustrations…) sans oublier éventuelle- comprendre l’identité culturelle d’un pays dont
ment les pages publicitaires. ils apprennent la langue.
L’utilisation des médias, en tant qu’outils facile- Le site a changé d’adresse http://europeandaily.
ment utilisables, permet d’instaurer des rapports com/.
différents entre tous les acteurs de l’école ; le
travail en petits groupes ou en ateliers évite la 4 Moderniser la Une du journal
pédagogie frontale et laisse plus de place à l’auto- de votre lycée
nomie, à l’initiative des élèves et à une véritable
pédagogie différenciée. Objectif : Conduire les élèves à mener à bien des
Compétences visées : Analyser de façon cri- projets où ils produisent eux-mêmes des médias
tique une Une papier et la comparer ensuite à (journaux, radio ou vidéo). Ils exercent ainsi
la version en ligne (exercice 2). Apprendre à l’un des droits fondamentaux de la démocratie,
s’exprimer clairement, à préciser sa pensée, à se le droit d’expression. Citoyens d’aujourd’hui
confronter à la parole de l’autre, à en apprécier et de demain, ils peuvent ainsi commencer à
le point de vue et à argumenter. apprendre les règles et la déontologie qui s’y
Pistes de travail possibles : La presse d’infor- rapportent.
mation et l’actualité suscitent chez les élèves Compétences visées : Être capable de rédiger en
la curiosité et le goût de bien s’informer. ayant recours à l’écriture à contrainte et un style
L’enseignant peut ainsi mettre l’accent sur le rap- journalistique. Prendre en considération le lec-
port des élèves à leur environnement local. De teur d’un message et ses attentes.
nombreux échanges peuvent se créer à l’intérieur Voir www.clemi.org/fr/productions-des-eleves/
de l’établissement (exercices 4 et 5). Travailler journaux-scolaires/ et la rubrique « Créer son
avec ou sur les médias, très valorisés par notre journal » sur www.jetsdencre.asso.fr/.
société, entraîne souvent l’adhésion des élèves.
Rencontrer des professionnels de l’info (journa- 5 Créer la page d’accueil du site
listes, pigistes…) peut se révéler très motivant ; Internet du journal de votre lycée
ces rencontres peuvent avoir lieu notamment Objectif : La rédaction d’articles (dans un jour-
lors de la semaine de la presse. nal ou sur un site) permet aux élèves de s’expri-
1. et 2. Pour comprendre les changements et les mer mais surtout de trouver les arguments pour
intentions de la direction du journal, on pourra convaincre leurs camarades. Ils sont ainsi à ame-
consulter : nés à traiter des thèmes susceptibles d’intéres-
www.courrier-picard.fr/courrier/Actualites/Info- ser leurs pairs. Ils réalisent alors que la manière
regionale/Chat-avec-la-redaction-en-chef-du- d’aborder un sujet ou de le traiter suscitera, ou
Courrier-picard non, l’adhésion de leurs camarades ou de la com-
www.courrier-picard.fr/courrier/Espace- munauté éducative.
interactif/Nouvelle-formule/Votre-nouveau- Compétences visées : S’informer ou se documen-
journal/Nouvelle-formule-du-Courrier-picard- ter, argumenter et débattre.
page-de-presentation-journal-du-12-01-2011 Piste de travail possible : Cette activité de créa-
tion permet aux élèves de prendre des initiatives
4. Voir la loi de proximité sur les médias. et des responsabilités. Ils échangent des infor-
mations qu’ils ont souvent collectées eux-mêmes
3 Comprendre l’enjeu d’une mutation dans leur environnement, ce qui favorise le par-
Objectif : L’éducation aux médias au travers tage d’une culture commune. Cette présentation
de cette activité modifie le comportement des pourra se faire grâce à un logiciel de mise en page
élèves, développe les compétences transversales et sera présentée au vidéoprojecteur aux futurs
et facilite les apprentissages. Les enseignants lecteurs. En fonction des commentaires de leurs
peuvent ainsi travailler ensemble sur des com- camarades, les rédacteurs pourront réfléchir à
pétences transférables. d’éventuelles corrections « en direct » avec un
Fiches | 375

Litterature.indb 375 06/09/11 11:52


comité de lecteurs qui pourrait être réuni pour les informations données sur cette page ne sont
l’occasion. donc pas pertinentes.
On pourra consulter : Cette recherche apporte une série d’informa-
www.scoop.it/t/des-nouvelles-des-eleves?sc_ tions beaucoup plus pertinentes et ciblées (on
source=http%3A%2F%2Fwww.clemi.org%2F évite ainsi les sites commerciaux ou ayant peu
fr%2Fproductions-des-eleves%2F d’intérêt). Il ne faut donc pas se contenter de
la première page proposée par un moteur de
recherche.
3. La technique QQQOCP permet de cibler les
Fiche La recherche d’informations informations les plus pertinentes.
§ sur Internet  p. ›∞⁄ 4. Scène à l’italienne : définition et schéma des
différentes parties qui constituent la scène.
XVIIe siècle : spécificités des scènes et des théâtres
1 Définir son besoin d’informations
en Italie.
Objectifs : On se donne ici pour but de per- Aspects techniques et leurs spécificités.
mettre aux élèves de mieux appréhender les
informations que l’internaute peut trouver sur
Internet. Il s’agit d’être capable d’analyser et
2 Utiliser une encyclopédie
de hiérarchiser les informations trouvées selon numérique
qu’elles sont pertinentes ou non. Objectif et compétences visées : Les élèves
Compétences visées : L’élève doit développer découvrent ou réfléchissent à la pertinence de
sa capacité à utiliser les outils modernes de l’utilisation d’une encyclopédie numérique. Une
recherche, dont Internet. Cet outil n’est pas connaissance et une utilisation judicieuse des
seulement un outil de communication mais c’est outils de recherche documentaire actuels sont
également un outil de recherche. dorénavant indispensables.
Dans une société marquée par l’abondance et le
1. Voici les liens de quelques définitions qu’un foisonnement de l’information, la capacité à hié-
internaute peut trouver grâce aux moteurs de rarchiser les données, à s’assurer de leur source,
recherche : de leur nature et de leur fiabilité constitue un
− Scène à l’italienne : enjeu éducatif primordial.
www.google.fr/imgres?q=sc%C3%A8ne+%C3%
A0+l%27italienne&um=1&hl=fr&sa=N&tbm 1. Les encyclopédistes utilisaient le système de
=isch&tbnid=Iu09mkKzeO0kKM:&imgrefurl=h renvois suivant : un enchaînement des connais-
ttp://lesclapotisdunyoyo2.blogspot.com/2008/09/ sances (appelé également enchaînement des
une-scne-litalienne-typique.html&docid=hJa5 savoirs) construit autour de la généalogie des
tjzh7P3sPM&w=379&h=352&ei=6_VDTqm savoirs, des causes qui en sont à l’origine puis,
5DsPRsgaE2pG2Bw&zoom=1&iact=hc&vpx des caractéristiques qui les distinguent.
=130&vpy=68&dur=108&hovh=216&hovw Ce système de renvois était ainsi conforme aux
=233&tx=108&ty=88&page=1&tbnh=114&t tables de l’entendement élaborées en fonction de
bnw=123&start=0&ndsp=16&ved=1t:429,r:0, la mémoire qui renvoie à l’histoire, de la raison
s:0&biw=1024&bih=505 (schéma) qui renvoie à la philosophie et de l’imagination
− Théâtre Farnèse : qui renvoie aux beaux-arts.
Ces liens entre les sciences permettaient de
http://fr.wikipedia.org/wiki/
dépasser la contrainte de l’ordre alphabétique,
Th%C3%A9%C3%A2tre_Farn%C3%A8se
qui sépare les éléments et empêche de définir
− Aspects techniques :
intégralement une science.
www.theatrons.com/aspects-techniques.php
Ainsi, les philosophes des Lumières pouvaient
www.dossiers.latroupeduroy.fr/16.html (La troupe
ébranler les préjugés d’une façon détournée sans
du ROY)
ébranler la censure.
Sur la première page, il y a évidemment des L’article « capuchon » fait état, avec ironie,
encyclopédies en ligne mais également des sites d’une dispute au sein des Cordeliers, religieux
privés et/ou commerciaux référencés. Toutes de l’ordre de Saint-François d’Assise. Cette
376 | Fiches

Litterature.indb 376 06/09/11 11:52


dispute, qui dura plus d’un siècle, provoqua la 3. Le mot « page » désigne, à l’origine, chacun
scission des frères : elle portait sur le choix de des deux côtés d’une feuille de papier. Il suppose
la taille du capuchon dont ils se couvrent la donc une quantité de texte limitée dans un for-
tête et ne put être résolue qu’à la suite de plu- mat donné. Une page Internet peut se « dérou-
sieurs bulles papales. Dans l’article, les ency- ler » indéfiniment : la contrainte du nombre de
clopédistes raillent la futilité de l’objet de la signes typographiques disparaît. Les liens hyper-
querelle et l’attribuent au fait que les lumières textuels, permettant d’accéder à un nombre
de la raison n’ont pas encore pénétré chez les infini d’autres pages, démultiplient la quantité
religieux. L’article « capuchon » ridiculise donc de texte disponible à partir d’une page initiale.
les Cordeliers mais il propose un lien vers l’en- Il serait intéressant de comparer les définitions
trée « Cordeliers », où l’on peut lire une défi- trouvées par les élèves ainsi que leurs sources
nition plutôt élogieuse des religieux. L’article d’informations et d’en déduire la fiabilité des
« Cordeliers » propose lui aussi un lien vers définitions trouvées.
« capuchon ». Ainsi, la censure est habilement
détournée : l’article principal (Cordeliers) est 3 Hiérarchiser les sources
conforme aux idées de l’Église et de l’État, l’ar- Compétences visées : La capacité de hiérarchiser
ticle secondaire auquel il renvoie (capuchon) est ses sources conditionne la véracité et la perti-
le moyen d’exprimer une critique de l’ordre. nence des informations trouvées sur Internet.
L’enseignant pourrait demander aux élèves de L’élève doit avoir un regard critique tout au long
poursuivre leur recherche avec le mot « justice » de son parcours de recherche.
par exemple.
1. et 2. Exemple : « quotidien de presse
2. Un internaute n’adopte pas la même tech- XIXe siècle ».
nique de lecture qu’un lecteur papier. Sur papier, Résultats de la recherche sur Wikipédia :
le lecteur a une vue d’ensemble de ce qu’il lit et Wikipédia fournit un exemple de presse quoti-
son œil suit un trajet linéaire et vertical. dienne : celle de la région du Mans (Histoire de
Sur Internet, chaque document est scindé en la presse mancelle). L’internaute doit se connec-
plusieurs pages. En effet, la vitesse de lecture des ter plusieurs fois afin d’obtenir des informations
pages Internet serait de 25 % plus lente que sur concernant des quotidiens nationaux et non
papier, notamment parce que la lecture sur écran régionaux.
provoque une fatigue des yeux et que le scin- Résultats de la recherche sur Gallica : les infor-
tillement altère la lisibilité. La taille de l’écran mations sont plus complètes et précises. Des
impose un mode de lecture vertical sans possibi- exemples de quotidiens sont proposés et chacun
lité de vision transversale. Par ailleurs, l’inter- fait l’objet d’une présentation pertinente : son
naute est un lecteur pressé qui doit trouver en histoire, la typologie…
quelques clics ce qu’il est venu chercher.
Ainsi, il parcourt plus qu’il ne lit, son œil 3.
« balaie » la page pour s’en faire une idée rapide Informations
Wikipédia Gallica
ou chercher une information (voir les recherches recherchées
de John Morkes et Jakob Nielsen pour Writing Quotidien de * Presse Presse et
for the Web : l’étude a révélé que 79 % des visi- presse XIXe quotidienne revues.
teurs de pages Web ne lisent pas, mais parcou- nationale Index
rent les textes, et que 16 % lisent mot à mot. et choix
www.useit.com/alertbox/9710a.html). Il peut proposé.
entrer dans un site par n’importe quelle page et Presse
se déplacer de page en page sans ordre logique quotidienne
ou linéaire. Internet brise donc la linéarité de régionale
la lecture, notamment par l’utilisation des liens Presse
hypertextes. Le lecteur qui navigue de page en hebdomadaire
page ne court-il pas le risque de se perdre dans
Magazine
un dédale d’informations et de perdre de vue
mensuel
l’objet de sa recherche ?
Fiches | 377

Litterature.indb 377 06/09/11 11:52


Informations informations sur Twitter sont bien souvent
Wikipédia Gallica des « gossip » (commérages) et non de réelles
recherchées
Groupes informations.
de presse 2. Similitudes : mêmes titres d’actualité mais
Diffusion Facebook sélectionne à la fois les contacts per-
de la presse sonnels et les faits d’actualité.
nationale De plus, L’Express s’adresse aux lecteurs via
Le Figaro Présentation, Présen- Facebook et pose des questions à l’internaute
historique tation connecté. L’Express peut ainsi impacter l’inter-
détaillée naute plus facilement pendant que celui-ci est
connecté sur Facebook.
* Attention, les informations données par Wikipédia
font partie d’un article « à recycler ». Ce terme
signifie que cet article doit être restructuré. Les 5 Sélectionner et reformuler
informations mentionnées doivent être vérifiées ou
réexaminées. L’importance des guerres de religion dans
l’œuvre d’Agrippa D’Aubigné peut être abor-
L’internaute ne doit pas oublier qu’Internet lui dée par des entrées différentes : les différentes
donne une quantité d’informations incroyable. batailles, les acteurs, les conséquences de ces
Toutefois, il doit apprendre à utiliser des sites de batailles…
qualité et pertinents. Il appartient au lecteur de
discriminer l’information.
6 Respecter le droit d’auteur
Objectif : Dans une société dans laquelle
Internet prend de plus en plus d’importance, il
4 Vérifier l’origine de ses sources est facile de reproduire les paroles ou le travail
Objectif : Faire réfléchir les élèves à la place des autres et de les reprendre en son nom propre.
et au rôle des sites Internet et à la fiabilité des L’objectif est de sensibiliser les élèves aux lois qui
ressources proposées. Leur faire appréhender de régissent le droit d’auteur.
manière critique ces informations qui peuvent Voici les principales informations que donne
être de genres variés. la recherche faite sur Internet pour le mot
« plagiat » :
1. Présentation et structure − Sur Google, le 1er site proposé est Wikipédia :
RTBF Twitter « Le plagiat consiste à s’inspirer d’un modèle
que l’on omet délibérément ou par négligence
– Bandeau : services : – En haut à droite : de désigner. Le plagiaire est celui qui s’appro-
Mobilinfo/Bourse/ Nom de compte / prie frauduleusement le style, les idées, ou les
Boutique/teletexte Mot de passe faits… »
(en haut à gauche) – Intitulé : « Suivez 2e site proposé : www.leplagiat.net/
– Barre d’outils vos passions : recevez − Sur Yahoo, le 1er site proposé est l’encyclopé-
centrale : Accueil/ des nouvelles die collaborative Wikipédia (même définition).
Belgique/ Régions/ instantanées de vos
2e site proposé : www.leplagiat.net/ (idem)
Monde/Économie/ amis […] et de ce qui
Société/Médias/ Etc. se passe partout dans 1. Les principales lois qui encadrent l’utilisa-
– Moteur de le monde. » tion des informations mises à disposition via
recherche : sur RTBF – Bandeau central Internet sont les suivantes :
Info (en haut à droite) imagé : ex. : sénat − Utilisation en milieu scolaire : www.droit
– Menu déroulant : info/L’Équipe/sites surinternet.ca/pratique_78_40.html
les thèmes ou infos politiques − Droits d’auteur sur Internet : www.internet-
les plus populaires. juridique.com/libreetcontenus2002.php
Le choix des informations est en valeur sur le Le droit d’auteur en France est régi par la loi du
site de Twitter. Toutefois, les informations de 11 mars 1957 et la loi du 3 juillet 1985, codifiées
qualité et pertinentes viennent de RTBF. Les dans le Code de la propriété intellectuelle :
378 | Fiches

Litterature.indb 378 06/09/11 11:52


Article L. 111-1 du Code de la propriété d’un continent à l’autre et, ainsi, relier les
intellectuelle : hommes. Cela ajoute à la rapidité de La Poste
« L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette l’idée de prouesse technique et de courage
œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit humain.
de propriété incorporelle exclusif et opposable Enfin, on remarque que la forme de la route
à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre bleue sertie de lumières jaunes reprend très exac-
intellectuel et moral, ainsi que des attributs tement le tracé du logo et les couleurs caracté-
d’ordre patrimonial [...]. » ristiques de La Poste, consignées dans la Charte
Article L. 123-1 du Code de la propriété intel- graphique. Ce jeu de répétition (même forme,
lectuelle : même couleurs) et d’agrandissement (change-
« L’auteur jouit, sa vie durant du droit exclusif ment d’échelle) insiste sur l’idée d’aérodyna-
d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce misme et l’associe davantage encore à La Poste.
soit et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès Cela devient son image de marque. En publicité,
de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses la répétition visuelle d’une même forme, d’un
ayants-droits pendant l’année civile en cours et même contour est très souvent employée. Elle
les soixante-dix années qui suivent. » favorise en effet le « behaviourisme », la création
d’un réflexe pavlovien, qui consiste ici à associer
automatiquement La Poste et le décollage, qu’il
s’agisse de produits postaux (colissimo, lettres,
télégrammes) ou financiers.
2. La route s’enfonce dans le lointain, comme le
Fiche La publicité montre le travail sur la perspective et le point de
‡  p. ›∞‹ fuite. Grâce à ce procédé visuel, la piste et l’hori-
zon semblent se rejoindre à l’endroit où le soleil
se couche. Ce visuel évoque ainsi le voyage vers
1 Analyser les composantes des contrées lointaines, réelles ou imaginaires.
d’un visuel publicitaire La perspective fuyante suggère l’avancée vers
1. Une piste de décollage fait penser à l’en- un monde inconnu, chargé d’aventures et de
vol des avions. Ici, elle l’évoque d’autant plus défi. L’ambiance crépusculaire renforce encore
qu’elle n’a pas la forme d’une route ordinaire. ces connotations. On note en effet que les 9/10es
Son contour, qui occupe toute la largeur du de l’image plongent déjà dans la nuit. Seul un
visuel et se déploie sur une oblique ascendante, tout petit bandeau horizontal est encore éclairé,
a la forme d’un oiseau aux ailes profilées et au dans le lointain vers lequel l’avion/piste/oiseau
corps tendu vers l’avant, en plein essor. Bec pointe son bec. Notons toutefois qu’« aventure »
pointu et corps fin évoquent plus précisément ne signifie pas « aventurisme » : les lettres
l’hirondelle, connue pour sa rapidité. Ce contour confiées à la Poste mais aussi les économies, les
peut aussi faire penser à un avion en plein décol- investissements, les emprunts, etc. sont entre
lage, voire à une fusée, avec un nez pointu et des de bonnes mains ; les risques sont calculés ;
formes effilées. Eux aussi volent vite et loin, de leur évolution est pilotée. En effet, la piste de
jour comme de nuit. Le profil acéré, les lignes décollage est balisée, comme en témoignent
brisées et les traits obliques accentuent cet effet les lampes allumées. On sait où l’on va et ce
d’accélération. Par transfert, on attribue à la message s’affirme visuellement avec un certain
Poste ces qualités de vitesse, de dynamisme. Le esthétisme (contraste des couleurs historiques
courrier « vole » vers son destinataire, où qu’il de La Poste, jeux d’ombre et de lumière, lignes
soit et arrive à tire d’aile. épurées). D’autre part, le pavé rédactionnel ainsi
La référence à l’aviation (piste 06, horizon, que le logo sont soigneusement encadrés dans
avion, lumières de balisage) peut aussi renvoyer deux cartouches jaunes et cet effet de cadrage
aux temps mythique de l’Aéropostale, où les connote le sérieux et la stabilité. Dès lors, le mot
pionniers, comme Mermoz ou Saint-Exupéry « confiance », que l’on retrouve dans l’accroche
prenaient des risques insensés, aux commandes et le pavé rédactionnel prend tout son sens. La
de leur petit avion, pour transporter le courrier Poste accorde sa confiance à ceux qui font des
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projets d’avenir (elle les accompagne dans leur célébrée dans les œuvres de Saint-Exupéry
« développement ») ; de même, ses clients peu- comme Terre des Hommes, Vol de Nuit ou certains
vent se reposer sur elle, dormir sur leurs deux passages du Petit Prince.
oreilles pendant qu’elle veille et vole de nuit. Le visuel illustre certains éléments du texte.
Ainsi, le texte met en valeur l’esprit pionnier
3. Le trajet de lecture comprend deux temps.
animant Mermoz. On peut relever les verbes qui
L’œil balaie d’abord rapidement le visuel, en fai-
sant un « Z » qui découvre la promesse (dans l’ac- disent la conquête d’un espace vierge : « explo-
croche), le visuel très dynamique, avant de lire le rer », « ouvrir la route », « défricher », « repar-
pavé rédactionnel détaillant les services finan- tir ». On retrouve cette idée de conquête dans
ciers proposés par la Poste et le logo, en zone de le travail du publicitaire sur la perspective. C’est
verrouillage. Ensuite, l’œil revient sur le visuel. Il vers l’horizon que convergent toutes les lignes
se laisse d’autant plus guider par ses lignes dyna- obliques du visuel.
miques et ascendante que les lumières trouant la On remarque aussi que, dans le texte de Saint-
nuit balisent son cheminement jusqu’à ce qu’il Exupéry, tous les milieux naturels du globe sont
débouche sur le soleil dont les dernières lueurs conquis tour à tour. L’auteur insiste sur cette
rasantes aveuglent l’horizon. Si le regard va de la expansion avec la répétition, à deux reprises, du
nuit vers la lumière, du bas vers le haut, ce qui en complément « les sables, la montagne, la nuit
soi constitue tout un programme, on remarque et la mer ». La nuit est ici présentée comme un
aussi qu’il part de la gauche, connotant le passé lieu à part entière, mythiquement inexploré. Et
et va vers la droite, qui signifie l’avenir. Ainsi, à c’est bien l’ambiance nocturne que l’on retrouve
l’idée de décollage et d’envol s’ajoute une nou- dans le visuel, d’autant mieux mise en valeur
velle connotation : La Poste est une entreprise qu’elle contraste avec les lumières qui trouent
d’avenir. Elle est ancrée dans un passé mythique son obscurité.
et voit loin devant elle. Grâce à elle, ses clients Bien sûr, on ne peut mettre sur un pied d’éga-
peuvent eux aussi se tourner vers l’avenir et lité texte littéraire et publicité, composée à des
l’envisager avec optimisme. Si l’on s’appuie sur fins commerciales. Toutefois, La Poste, entre-
l’accroche (« vous accompagner dans votre déve- prise présentant le service de ses clients comme
loppement »), l’on peut dire que La Poste nous une véritable mission, ressuscite cet imaginaire
prend où nous sommes, au début en bas à gauche, épique. L’image publicitaire, combinaison d’élé-
et nous accompagne dans notre essor, pour nous ments graphiques et textuels, installe un climat
emmener, sur les ailes de son logo, très loin, en aventureux et confiant.
haut, à droite. C’est une belle ascension.
En temps d’incertitude bancaire et de turbu-
lences financières, redonner confiance en un
avenir placé sous le signe du développement et 3 Écrire un pavé rédactionnel :
du décollage, est déterminant. une histoire de bleu
4. Le logo est dans la zone de verrouillage. C’est 1. Les couleurs du visuel sont celles de La Poste :
un bon choix parce que c’est l’élément que l’on le bleu et le jaune. Elles sont ici très travaillées.
retiendra en dernier. Le bleu est très sombre, très profond. C’est
presque un bleu nuit. Cette couleur froide et
apaisante contraste fortement avec le jaune du
soleil et des lampes, très chaleureux. Le jaune
2 Comprendre l’ancrage est celui de la lumière qui guide dans la nuit. La
mythologique d’une publicité bichromie est ici très efficace puisqu’elle épouse
Pour porter des lettres à l’autre bout du monde, et répète le message : La Poste guide ses clients,
des pilotes aussi célèbres que Saint-Exupéry, les accompagne.
Mermoz ou Guillaumet étaient prêts à prendre Selon M. Pastoureau, « aux XIIe et XIIIe siècles,
des risques inconsidérés. Cette aventure le bleu est enfin devenu une couleur de premier
aérienne française se déroule entre 1918 et 1936 plan, une belle couleur, une couleur mariale, une
et permet d’ouvrir de nouvelles routes aériennes couleur royale, et pour toutes ces raisons un rival
vers l’Afrique et l’Amérique du Sud. Elle est du rouge [...] le bleu devient non seulement une
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des couleurs les plus présentes sur l’étoffe et le a l’idée d’en faire un personnage ornant chacune
vêtement, mais aussi, et surtout, la couleur pré- des boîtes du précieux breuvage. Le tirailleur, en
férée des populations européennes. » costume, sourit et s’exclame : « y’a bon ». Cette
Désormais associée dans l’imaginaire collectif à expression, devenue proverbiale dès avant la
des idées de pureté, d’infini, de vacances et de guerre, servait de remerciement dans les régi-
paix, le bleu traverse l’histoire de France, indif- ments coloniaux. Les dessinateurs s’en font
férent aux révolutions et aux changements de l’écho sans connotation méprisante et le public
régime. La couleur de la Sainte Vierge devient rit de bon cœur, sans se rendre compte que cela
celle des républicains de 1792, le bleu des peut être blessant. Le personnage du tirailleur,
Gardes-françaises attachés à la Maison du roi hilare, exotique comme la boisson dont il se
depuis 1564 habille les combattants de la Marne régale, s’installe dans l’imaginaire collectif et le
en 1916. succès de « Banania » lui doit beaucoup.
En peinture, la couleur préférée des roman- Toutefois, en 1960, quand éclatent les guerres
tiques, le bleu de Manet ou l’International Blue de décolonisation, cet humour passe moins
Klein (IKB) remporte tous les suffrages. bien. Elle est un temps simplifiée, puis abandon-
née avant de revenir, profondément modifiée.
3. IKB est une couleur inventée et déposée, avec Aujourd’hui, le personnage de marque se pré-
un copyright, par Yves Klein. Cet outremer très sente comme un jeune garçon. Il sourit de toutes
intense, très lumineux devient sa marque de ses dents. Il porte encore le chapeau tradition-
fabrique et il l’utilise pour peindre de grands nel mais le gilet s’est simplifié. Il ne dit plus « y’a
tableaux monochromes. Il en imbibe des œuvres bon ». Dans les petites BD que l’on trouve au
en éponge naturelle, matière qui se gorge de dos des boîtes de Banania, il fait figure de héros
peinture et retient parfaitement l’éclat des pig- débrouillard et astucieux, s’exprimant comme
ments ainsi que des nus anthropométriques où tous les Français de sa génération.
des jeunes femmes, enduites de peinture bleue, Cette évolution montre que les mentalités ont
laissent la marque de leur corps sur la toile. Ces changé au rythme de l’Histoire. Aujourd’hui,
œuvres défraient la chronique ! la marque souhaite défendre les valeurs de la
Pour Klein, ce bleu connote la paix, l’évasion, la France métissée, qui rejette les expressions pou-
spiritualité. Il renvoie à la soif d’idéal qui l’anime vant être perçues comme racistes.
et l’épuise. Son intensité a séduit ses contempo-
rains et elle est aujourd’hui très utilisée. 3. La publicité sait capter l’air du temps et resti-
tuer l’atmosphère d’une époque. Quand un poète
ou un plasticien s’y intéresse, elle exprime ce
qu’est notre société. Prévert, Desnos, Cendrars
4 Comprendre l’évolution
ou Apollinaire en font un mode d’expression de
des mentalités grâce la vie moderne.
à une publicité populaire On peut toutefois proposer une vision plus
1. et 2. Pendant la première guerre mondiale, la critique. Dans les années 1950, Andy Warhol
France a enrôlé dans son armée des soldats venus est l’un des plus brillants publicitaires de New
des colonies. Les « tirailleurs sénégalais », pré- York. Puis, il s’inspire de la publicité pour créer
sents sur le front de la Somme dès 1914, sont les une œuvre profondément originale. Il prend
plus connus d’entre eux : ils ont payé un lourd pour sujet les emballages, qui sont un support
tribut à la victoire de 1918. 70 000 d’entre eux publicitaire : boîtes de soupe Campbell (1968),
n’ont jamais revu leur Afrique natale. En 1916 bouteilles de Coca-Cola ou paquets de lessive
et en 1917, des affiches pour la quête en faveur Brillo et il multiplie leur image à l’infini. Très
des armées saluent leur courage et rendent leur graphiques, ses œuvres montrent à quel point
physionomie et leur costume célèbres. Beaucoup les images commerciales envahissent la société.
de Français de province n’avaient jamais vu de Warhol observe avec un détachement ironique
Noirs et sont très surpris. Lardet, qui a inventé l’émergence d’une culture nouvelle, où consom-
le Banania, boisson à base de chocolat, poudre mation de masse et communication de masse
de banane, orge, sucre en poudre, la distribue lar- s’engendrent mutuellement. S’appropriant tota-
gement sur le front et rencontre des tirailleurs. Il lement la démarche publicitaire, qui favorise
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la prolifération des objets et, plus encore, 3. Les élèves peuvent organiser leurs feuilles
des images jetables, ses célèbres « séries » (de d’exemples réussis en fonction des conseils don-
Marylin, de Mao, de boîtes de soupe ou de Coca nés et des points faibles à travailler.
Cola) lui permettent de s’autoproclamer « artiste
Exemple pour le commentaire :
commercial ». « L’art, c’est déjà de la publicité.
INTRODUCTION > Introduire le texte >
La Joconde aurait pu servir de support à une
Exemples réussis (C. L. 1) :
marque de chocolat, à Coca-Cola ou à tout autre
– Exemple 1 : Les premiers vers de « Zone » de
chose », s’exclame-t-il, non sans provocation.
Guillaume Apollinaire annoncent d’emblée une
certaine rupture avec la tradition poétique.
– Exemple 2 : Véritable manifeste de la
modernité poétique, « Zone » de Guillaume
Apollinaire, expose une nouvelle forme de
lyrisme.
Fiche Utiliser ses notes de cours
° pour préparer le bac
4. On proposera la même démarche pour les
autres exercices écrits du baccalauréat (ques-
 p. ›∞∞ tions sur un corpus, dissertation, écriture d’in-
vention), en tenant compte bien évidemment
de leurs spécificités.
1 Utiliser ses notes de cours
pour préparer le commentaire
1. Cet exercice vise à développer l’autonomie
des élèves dans l’apprentissage des exercices
écrits du baccalauréat. Il s’agit de les amener à 2 Préparer l’épreuve orale
mettre en pratique les différents conseils donnés (lecture analytique)
lors du cours et reportés sur des copies ainsi qu’à 1. Dès le début de l’année, on montrera aux
travailler leurs points faibles. élèves comment établir un sommaire pour
2. Pour chaque exercice, les élèves peuvent se chaque séquence. On construira progressivement
constituer une fiche de suivi qu’ils complèteront le premier sommaire avec toute la classe afin
au fur et à mesure des différents exercices rédigés de poser des exigences (contenu, organisation,
en classe ou à la maison. numérotation des feuilles de cours, etc.) :
Exemple de fiche de suivi pour les trois premiers
commentaires.

LE COMMENTAIRE LITTÉRAIRE
Organisation / Étapes Conseils / Points faibles à travailler

INTRODUCTION – Introduire le texte Ne pas commencer par « Ce texte... » (C. L. 2).


Supprimer les éléments biographiques (C. L. 3).
– Caractériser Ne pas résumer le texte (C. L. 2).
le texte
– Problématiser Améliorer la formulation de la problématique :
poser une question ouverte (C. L. 1).
– Annoncer le plan Ne pas donner les titres des sous-parties
(C. L. 1).
DÉVELOPPEMENT … …

CONCLUSION … …

382 | Fiches

Litterature.indb 382 06/09/11 11:52


Exemple de sommaire : On proposera aux élèves de confronter leurs
Séquence 12 : Le poète, arpenteur du monde fiches afin de combler d’éventuelles lacunes.
Corpus 1 : Dire et déchiffrer le monde Régulièrement, on pourra demander à un élève
Séance n° 1. Le poète visionnaire . . . . . . . . . . p. 1 de présenter tout ou partie d’une lecture analy-
Lecture analytique : V. Hugo, tique dans les conditions de l’oral.
« Ce que dit la Bouche d’Ombre » . . . . . . . . . . p. 1
Vers le bac : Le commentaire littéraire . . . . p. 3 3 Préparer l’épreuve orale (entretien)
Exercices sur la versification . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 5
1. Dès le début de l’année, on incitera les élèves
Séance n° 2. Célébrer la naissance
à relire régulièrement leurs notes de cours et
du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 6
à utiliser leur manuel afin d’approfondir les
Lecture analytique : J. Supervielle,
notions et les connaissances abordées en classe.
« Le matin du monde » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 6
Exercices sur l’intertextualité . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 8 2. On insistera sur la nécessité de préparer une
Histoire des arts : M. Chagall, liste de notions et de connaissances à connaître
« Scène champêtre » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 8 et à convoquer en vue de l’entretien. Par consé-
Vers le bac : Oral (entretien) . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 9 quent, les élèves doivent apprendre à souligner
Etc. et à annoter les documents afin de se construire
des outils de travail efficaces. On développera
2. On peut construire un tableau synoptique
cette méthode de travail par une pratique régu-
qui résume les traits caractéristiques de chaque
lière en classe.
texte au regard de la problématique choisie. Ce
tableau permet de mettre en relief les points 3. Certaines définitions peuvent être notées en
communs et les différences entre les textes d’un regard des textes. Mais, pour plus de clarté et de
corpus. On déterminera les entrées de ce tableau précision, on proposera de construire une fiche
en fonction de la problématique retenue. de notions essentielles par séquence. Elle sera
élaborée en fin de séquence ou complétée au fur
Exemple de tableau synoptique :
et à mesure des séances.
SÉQUENCE N° 1
Exemple d’organisation de la fiche :
Problématique choisie
Séquence : Dire et déchiffrer le monde
Texte 1 Texte 2 Texte 3 Texte 4 Séance n° 1. Le poète visionnaire
Texte : Victor Hugo, « Ce que dit la Bouche
Genre
d’Ombre »
Courant – L’énonciation
– La prosopopée
Type(s) – Le registre lyrique
de texte – Les Contemplations
Registre(s) Etc.

Thème(s) 4. Ces informations essentielles doivent être


organisées clairement afin de faciliter la mémo-
Singularité risation. On rappellera également l’importance
du texte d’apprendre au fur et à mesure le contenu de ces
Projet fiches.
de lecture
Etc. Fiche Les outils de l’autonomie
3. Pour les lectures analytiques, on construira la ·  p. ›∞‡
première fiche de synthèse (voir leçon) avec les
élèves et on insistera sur la nécessité de créer ces 1 Construire une frise chronologique
fiches au fur et à mesure des séances. Il peut être 1. Le roman : évolutions marquantes du per-
utile d’imposer des échéances. sonnage du XVIIe siècle à nos jours (p. 48-50,

Fiches | 383

Litterature.indb 383 06/09/11 11:52


« La fabrique du roman et du personnage » ; 2. Le théâtre de l’absurde (p. 179-180)
p. 93-94, « Le personnage de roman et ses À partir du manuel, l’axe chronologique pourra
visions du monde ») contenir les éléments suivants :
À partir du manuel, l’axe chronologique pourra – Samuel Beckett : En attendant Godot, 1952 ; Fin
contenir les éléments suivants : de partie, 1957 ; Oh les beaux jours, 1963.
XVIIe siècle : Personnage du picaro, marginal par- – Eugène Ionesco : Les Chaises, 1951 ; Rhinocéros,
tant à l’aventure, mais aussi description fouillée 1960 ; Le Roi se meurt, 1962.
de la conscience intime.
3. Renaissance et humanisme (p. 355-381)
XVIIIe siècle : Personnage à la sensibilité
À partir du manuel, l’axe chronologique pourra
tourmentée.
contenir les éléments suivants :
XIXe siècle :
– Vers 1430 : Naissance de la perspective
– jusque vers 1830 : Personnage à la sensibilité
(Masaccio).
douloureuse.
– 1450 : Invention de l’imprimerie (Gutenberg).
– jusque vers 1860 : Personnage reflet d’une
– 1453 : Chute de Constantinople (manuscrits
société.
amenés en Europe par les clercs orthodoxes).
– jusque vers 1900 : Personnage symbolique
– 1492 : Découverte de l’Amérique (Christophe
(type).
Colomb) ; Proportions du corps humain, Léonard
XXe siècle :
de Vinci.
– jusque vers 1930 : Personnage libéré des pré-
– 1516 : L’Utopie, de Thomas More ; Préface à la
jugés, jeune.
traduction du Nouveau Testament, Érasme.
– jusque vers 1950 : Crise existentielle du per-
– 1517 : Diffusion de la doctrine de Luther
sonnage, engagement.
(Allemagne, Suisse, pays scandinaves).
– jusque vers 1960 : Nouveau roman, réduction
– 1528 : Le Livre du courtisan, Balthazar
de l’identité du personnage.
Castiglione.
– jusque vers 1980 : Rupture avec les valeurs
– 1530 : Calvin reprend en France les idées de
traditionnelles.
Luther.
– après 1980 : Conscience ironique, doute.
– 1532 : Pantagruel, Rabelais.
La présentation sous forme de frise reprendra les
– 1534 : Gargantua, Rabelais.
dates ci-dessus et n’indiquera que les mots-clés.
– 1549 : Défense et Illustration de la langue fran-
Un titre permettra d’en préciser le contenu.
çaise, Du Bellay.
– 1558 : Les Antiquités de Rome et Les Regrets, Du
Exemple : Évolutions du personnage de roman
Bellay.
XVIIe XVIIIe – 1562-1598 : Guerres de religion.
– 1562 : Les Amours et Discours sur les misères de
Marginal Tourmenté ce temps, Ronsard.
« je » intime – 1567 : Le Premier Tome de l’architecture,
Philibert Delorme.
XIXe – 1572 : Massacre de la Saint-Barthélemy.
1830 1860 1900 – 1595 : Les Essais de Montaigne.
Sensibilité Reflet Symbolique – 1598 : Édit de Nantes.
douloureuse société (type)
La frise pourra comprendre trois colonnes : une
XXe
pour les dates, une pour les événements et une
1930 1950 1960 1980 Après pour les œuvres.
Libéré, Crise et Réduc- Rupture Ironie,
jeune enga- tion valeurs doute
gement identité

384 | Fiches

Litterature.indb 384 06/09/11 11:52


Exemple : Renaissance et humanisme Brève bibliographie :
– 1822 : Début de sa création littéraire : divers
Dates Événements Œuvres poèmes et un roman.
Vers Naissance de – 1827 : Cromwell, drame, avec la Préface où
1430 la perspective l’auteur se pose en théoricien du romantisme.
(Masaccio). – 1829 : Les Orientales ; Le Dernier Jour d’un
condamné.
1450 Invention – 1830 : Hernani.
de l’imprimerie – de 1830 à 1840 : Quatre recueils de poésies ;
(Gutenberg). quelques pièces dont Ruy Blas (1838).
1492 Découverte Proportions du – 1853 : Les Châtiments.
de l’Amérique corps humain, – 1856 : Les Contemplations.
(Christophe Léonard – 1862 : Les Misérables.
Colomb). de Vinci. – Entre 1859 et 1883 : La Légende des siècles.
– 1872 : L’Année terrible.
1516 L’Utopie, – 1874 : Quatre-Vingt-Treize.
de Thomas
Brève biographie : Sa longue vie, ses engage-
More.
ments politiques, ses souffrances familiales,
1517 Diffusion son immense succès, pourront être résumés
de la doctrine ainsi :
de Luther – Père général d’Empire. Enfance avec sa mère
(Allemagne, aux Feuillantines, lieu d’inspiration pour le futur
Suisse, pays poète.
scandinaves). – 1822 : Mariage avec Adèle Foucher.
– 1825 : Chevalier de la Légion d’honneur.
1528 Le Livre
– 1841 : Académie française.
du courtisan,
Balthazar – 1843 : Mort de sa fille, Léopoldine ; poésie
Castiglione. marquée par ce décès.
– 1848 : Soutient Louis Napoléon Bonaparte
Etc. Etc. Etc. pour la présidence de la République.
– 1851 : Exilé pour s’être opposé à Louis
2 Réaliser une fiche biographique Napoléon Bonaparte au moment de son coup
d’État. Exil qui durera 20 ans (Belgique, Jersey,
On suivra avec profit le plan donné dans la Guernesey).
leçon pour l’élaboration d’une fiche biogra- – 1859 : Refuse l’amnistie accordée par
phique. Cela peut résoudre en partie la difficulté Napoléon III.
à sélectionner les informations essentielles : – 1871 : Rentré à Paris, il est élu député et
– Nom, prénom (pseudonyme). démissionne un mois après. Son fils aîné meurt.
– Date de naissance et de décès. – 1872 : Sa femme est internée.
– Rattachement de l’auteur à un mouvement, un – 1873 : Mort de son deuxième fils.
courant, une école. – 1876 : Élu sénateur, se bat pour l’amnistie des
– Brève bibliographie : ses principales œuvres. Communards.
– Brève biographie, quelques grands repères. – 1885 : Mort, funérailles nationales. Panthéon.
À partir des articles du Dictionnaire des auteurs,
2. Lautréamont
Laffont Bompiani, 1952, voici les éléments
Nom, prénom (pseudonyme) : Comte de
qu’on pourra retenir pour chaque auteur :
Lautréamont, pseudonyme d’Isidore Lucien
1. Victor Hugo Ducasse.
Nom, prénom (pseudonyme) : Hugo, Victor. Date de naissance et de décès : 1846 – 1870.
Date de naissance et de décès : 1802 – 1885. Rattachement de l’auteur à un courant : Difficile
Rattachement de l’auteur à un courant : à classer. Il subit l’influence du romantisme
Romantisme. (particulièrement du romantisme noir) qu’il
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Litterature.indb 385 06/09/11 11:52


parodie dans son poème. Succès posthume, en
4 Tenir un journal de bord
particulier auprès des surréalistes.
Brève bibliographie : Les Chants de Maldoror, 1. Le journal de bord pourra se présenter sous la
1869. forme d’un cahier. Il est important de le remplir
Brève biographie : Lautréamont n’a vécu que régulièrement, de préférence à chaque lecture.
24 ans. On sait peu de choses de sa vie. Il s’est S’il peut servir à noter des informations (par
exemple, des recherches sur un auteur), l’accent
passionné tardivement pour la littérature, il s’est
doit être mis sur les impressions de lecture.
intéressé aux sciences et a préparé l’École poly-
technique. Il a mené une vie recluse et studieuse. 2. Le journal de bord pourra contenir également
Il semblerait qu’il se soit engagé politiquement en des notes et impressions sur d’autres formes artis-
faveur de la Commune : à partir de 1869, on sup- tiques comme un spectacle, un film. Il permet
pose qu’il fréquentait le milieu révolutionnaire. ainsi de développer une culture générale en vue
des exercices écrits et oraux du baccalauréat.
3 Réaliser une fiche sur un genre 3. Les références littéraires et les citations choi-
littéraire sies devront, si possible, être apprises par cœur
1. La poésie. La fiche pourra contenir les élé- afin d’être utilisées dans le cadre d’une disserta-
ments suivants : tion. Le journal de bord sera également exploité
– Définition générale : d’un mot grec poïen signi- avec profit dans le cadre de l’épreuve orale
(entretien). Il est donc important de bien en
fiant « créer, fabriquer à partir de rien », forme
connaître le contenu.
de texte souvent en vers où le souci de la forme,
des possibilités du langage, est prépondérant. 4. L’organisation d’échanges entre élèves ou bien
– Bref récapitulatif historique : forme qui appa- la présentation d’exposés en classe permettront
raît dès le Moyen Âge. de vérifier si le journal de bord a été construit de
– Citer quelques noms et des œuvres par siècle : manière pertinente, si les impressions de lecture
Villon, Ronsard, Du Bellay, Malherbe, La sont bien formulées, si les informations notées
Fontaine, Hugo, Musset, Baudelaire, Verlaine, sont connues et judicieusement choisies.
Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Aragon.
– Différentes thématiques : la poésie épique,
lyrique, didactique (brève définition).
– Les différentes formes : l’élégie, le sonnet, Fiche Préparer un exposé
l’ode, le poème en prose (brève description). ⁄‚  p. ›∞·
2. Le théâtre. La fiche pourra contenir les élé-
ments suivants : 1 Comprendre et analyser un sujet
– Définition générale : texte destiné à être mis d’exposé
en scène, en vers ou en prose, fait d’échanges
a. Le théâtre de l’absurde : l’exposé doit pré-
entre des personnages nommés et complété par
senter le théâtre de l’absurde, en s’appuyant
des didascalies.
notamment sur des textes significatifs pris dans
– Bref récapitulatif historique : genre qui prend le manuel.
son essor en France au XVIIe siècle avec Molière, 1. Les mots-clés pertinents
Racine, Corneille. Concernant la base documentaire du CDI :
– Citer quelques noms et des œuvres par siècle : – théâtre / 20e siècle / 1950- / absurde / les diffé-
Marivaux, Beaumarchais, Hugo, Musset, Camus, rents auteurs (en recherche thématique)
Sartre, Anouilh, Ionesco. – les différents titres des œuvres (en recherche
– Les différents genres : tragédie, comédie, drame thématique)
(définir brièvement). Ces mots-clés seront utilisés de la manière
– Traiter à part le théâtre du XXe siècle et ses suivante :
grands thèmes : réécriture de la tragédie antique, Pour les caractéristiques du théâtre de l’époque :
les sujets historiques ou religieux, philosophiques recherche croisée « théâtre / 20e siècle » ou
ou politiques, les comédies de mœurs, l’absurde. « théâtre / 1950- ».
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Litterature.indb 386 06/09/11 11:52


Pour limiter au théâtre de l’absurde lui-même :
2 Rechercher des informations
« théâtre / absurde ».
Concernant Internet : on pourra compléter la a. La modernité de l’œuvre poétique de
recherche précédente par une recherche à partir Guillaume Apollinaire
du mot-clé « théâtre de l’absurde ». On consultera en premier lieu le manuel,
2. Les ressources documentaires et les supports p. 255-264. Cela permettra d’orienter la
Avant de se lancer dans les recherches, les élèves recherche vers le recueil d’Apollinaire qui illustre
pourront tout d’abord se référer au manuel qui le mieux la question de la modernité : Alcools.
servira de premier support (et pas uniquement En particulier, on retiendra le premier poème
pour les textes significatifs). cité dans le manuel, « Zone », considéré comme
Ils consulteront ensuite un ouvrage général de « manifeste de la modernité ».
littérature : une histoire littéraire, une histoire Par la suite, on pourra faire des recherches dans
du théâtre, un dictionnaire des œuvres, des la base documentaire du CDI et retenir, par
auteurs. exemple, les deux titres suivants :
Dans un troisième temps, ils pourront interroger – Claire Daudin, Guillaume Apollinaire, Alcools,
la base documentaire du CDI pour des ouvrages coll. « Connaissance d’une œuvre », Bréal, 1998.
spécialisés, des articles de revues ou des sites – Laurence Campa, Apollinaire : La poésie perpé-
Internet référencés. tuelle, coll. « Découvertes », Gallimard, 2009.
Enfin, si nécessaire, on fera une recherche Ces deux ouvrages abordent le thème de la
directe sur Internet, à partir du mot-clé indiqué. modernité de l’œuvre poétique d’Apollinaire.

b. Manon Lescaut de l’abbé Prévost : l’exposé doit b. Le mythe du « bon sauvage » au XVIIIe siècle
rendre compte d’une lecture cursive. Le sujet Les informations données dans les pages 332-334
demande de replacer l’œuvre dans le contexte du manuel permettent d’orienter la recherche
littéraire, de définir le roman-mémoire et de vers trois auteurs principaux (Voltaire, Diderot
mettre en relief les relations qui unissent les et Rousseau) et d’aborder la question de la
personnages tout au long du roman. controverse entre Bougainville et Diderot au
1. Les mots-clés pertinents sujet des peuples sauvages.
Concernant la base documentaire : roman / On consultera également les textes du manuel
18e siècle / Manon Lescaut / abbé Prévost / (p. 316-319), en restant dans les limites de la
littérature. question posée (XVIIIe siècle) :
Ces mots-clés seront utilisés de la manière – Voltaire, L’Ingénu, 1767.
suivante : – L. A. de Bougainville, Voyage autour du monde,
Pour les caractéristiques du roman du XVIIIe siècle : 1771.
recherche croisée « roman / 18e siècle ». – D. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville,
Pour le contexte littéraire de l’époque : 1772.
recherche croisée « littérature / 18e siècle ». Enfin, on pourra faire des recherches dans la base
Pour une étude de l’œuvre : « Manon Lescaut », documentaire du CDI et retenir, par exemple,
les deux titres suivants qui abordent le mythe du
ou bien « abbé Prévost », en recherche
bon sauvage :
thématique.
– Geneviève Bussac, Denis Diderot, Supplément
Concernant Internet : on pourra compléter les
au voyage de Bougainville, coll. « Connaissance
recherches précédentes par une recherche à par-
d’une œuvre », Bréal, 2002.
tir du mot-clé « roman-mémoire ». Pour aborder
– Catherine Trachez-Griffoul, L’Ingénu de Voltaire,
la dimension libertine du récit, on veillera à bien
coll. « L’œuvre au clair », Bordas, 1992.
faire associer « Manon Lescaut / libertinage »
pour que la notion soit circonscrite et problé-
matisée à partir de l’œuvre. 3 Construire un plan
2. Les ressources documentaires et les supports a. Les poètes de la Pléiade
On suivra la démarche indiquée précédemment Introduction : Un contexte propice aux idées
pour le théâtre de l’absurde. nouvelles. Des personnalités variées rassemblées
autour de grands principes. Deux grandes figures :
Ronsard et Du Bellay.
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1) Les origines, contexte historique et culturel Fiche Améliorer son expression
a) L’humanisme (redécouverte de la culture
antique, importance de l’imprimerie) ⁄⁄  p. ›§⁄
b) Naissance du Collège de Coqueret
c) Les membres de la Pléiade. Les deux figures
principales : Ronsard, Du Bellay 1 Utiliser le mot juste
2) Les principes : Défense et illustration de la langue a. « début de roman » = incipit ; « dernière page
française du roman » = explicit ; « récit bref et concis en
(On prendra des exemples dans les recueils de prose » = nouvelle ; « instance chargée de racon-
Du Bellay et de Ronsard.) ter l’histoire » = narrateur ; « être imaginaire ou
a) Les sources littéraires et philosophiques : néo- inspiré de la réalité » = personnage
platonisme et pétrarquisme b. « auteur de poèmes » = poète ; « strophe de
b) La langue : enrichissement du français, lui quatre vers » = quatrain ; « poème de quatorze
rendre sa dignité vers composé de deux quatrains et de deux ter-
c) La poésie : la notion d’imitation, les genres cets » = sonnet ; « poème court faisant l’éloge
adoptés, la versification d’une personne » = blason ; « compter pour deux
Conclusion : La Pléiade, une étape importante syllabes deux voyelles voisines qui comptent
dans l’évolution de la poésie et de la place du ordinairement pour une seule » : diérèse
poète. Des poètes imités par leurs contempo- c. « auteur de pièce de théâtre » : dramaturge ;
rains. Après une période d’oubli, un héritage « première scène » = scène d’exposition ; « lon-
aujourd’hui reconnu. gue intervention d’un personnage face à un
b. La comédie au XVIIIe siècle et son rôle de cri- autre » = tirade ; « intervention d’un person-
tique sociale nage seul en scène » : monologue ; « échange
Introduction : un contexte historique et cultu- rapide de personnages, vers à vers » = stichomy-
rel propice au développement d’une critique thie ; « pièce qui traite d’un sujet noble dont les
sociale : rôle des philosophes, diffusion d’idées personnages sont socialement élevés » = tragé-
nouvelles. On pourra citer cette déclaration de die ; « genre théâtral qui refuse les contraintes,
Figaro, qui est comme une annonce des inten- mélange les genres et les registres » = drame ;
tions de l’auteur : « Je me presse de rire de tout, « indications du texte destinées à la scène » =
de peur d’être obligé d’en pleurer », Le Barbier de didascalies
Séville, I, 2. d. « récit instructif à visée morale » = apologue ;
(On prendra des exemples dans Le Barbier de « genre qui se nourrit d’une réflexion person-
Séville et Le Mariage de Figaro.) nelle fondée sur la vie de l’auteur » = essai ;
1) Beaumarchais et le renouveau de la comédie « genre polémique, qui attaque une personne ou
a) Un rôle définitivement reconnu. Voir Voltaire une situation » = satire
et les philosophes qui mettent en avant les bien-
faits du théâtre et du rire sur le plan moral
b) La forme : l’art de la mise en scène, les 2 Utiliser le mot juste
péripéties a. crée – b. chantent – c. se déplacent – d. argu-
c) Le langage : rire et émotion ments / exemples
2) La critique d’une société
a) L’injustice sociale fondée sur la naissance :
Beaumarchais lui oppose le mérite personnel.
La situation des femmes 3 Utiliser le mot juste
b) Une justice inégalitaire, conséquence de l’in- a. compréhensibles – b. sensée – c. davantage –
justice sociale d. personnifie – e. prêt
c) L’arbitraire du pouvoir et son corollaire, la
censure
Conclusion : Souligner le caractère subversif des 4 Varier le vocabulaire
pièces de Beaumarchais.
a. démontre – b. soutient que – c. s’approprie /
le développe
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Pécuchet (1880) ; Malraux, L’Espoir (1937) ;
5 Adopter une syntaxe appropriée
Perec, Les Choses (1965).
a. Personnellement, j’ai lu les œuvres au pro-
gramme. – b. Hugo a écrit Les Misérables. – c. En
2 Identifier un genre de roman
lisant Le Rouge et le Noir, on peut se demander ce
que Stendhal a voulu dire à travers ses person- Montesquieu,
Roman social
nages. – d. Les pièces de Molière sont agréables Les Lettres persanes
à lire. – e. Avec La Comédie humaine, le but de Flaubert, Madame Bovary
Balzac était de copier l’état civil. Roman réaliste
Stendhal, Le Rouge et le Noir
Roman Zola, Nana
6 Remplacer les abréviations
naturaliste
et introduire les exemples
Roman –
a. Les écrivains romantiques ont bousculé les existentiel
codes classiques. Le drame Hernani, écrit par
Nouveau Michel Butor,
Hugo, en est un exemple célèbre.
Roman La Modification
b. Dans « Demain dès l’aube », Hugo évoque
un décès, comme l’indique la mention de la
« tombe » dans l’avant-dernier vers. Il s’agit de 3 Analyser un manifeste réaliste
sa fille, à laquelle il s’adresse en utilisant le pro- 1. Le romancier réaliste a pour tâche de donner
nom « tu ». « l’illusion complète du vrai » pour reprendre
c. Dans Les Essais, Montaigne s’appuie sur son une expression de Maupassant (Préface de Pierre
expérience personnelle. Ainsi, il évoque son ami- et Jean). En ce sens, il ne se contente pas de
tié pour La Boétie, un ami décédé depuis peu. copier la réalité mais s’engage à créer une fic-
tion vraisemblable. Dans le texte, Maupassant
7 Structurer son discours insiste sur le travail de synthèse que doit opérer
le romancier pour transposer la réalité. Loin de
a. Dans son théâtre, Marivaux met volontiers
vouloir relater une réalité circonstancielle, le
en scène des couples qui jouent avec les codes
réaliste construit des cas généraux. Les expres-
amoureux et le travestissement. Par exemple,
sions utilisées par Maupassant dans le deuxième
il crée des situations dans lesquelles les person-
paragraphe sont évocatrices : « une moyenne des
nages échangent leurs rôles pour mieux mettre à
événements humains » (l. 9), « une philosophie
l’épreuve leurs sentiments.
générale » (l. 10), « les idées générales des faits »
b. La poésie fonctionne comme un genre à part.
(l. 11).
Forme courte, elle est souvent l’occasion pour
les auteurs de tester et d’affiner leur langage. 2. Maupassant reprend la traditionnelle dis-
Les images y sont nombreuses, pour dire avec tinction entre vérité et vraisemblance. Dans
d’autres mots de quoi le monde est fait. la préface de Pierre et Jean, le romancier cite
c. Le roman est aujourd’hui le genre le plus la célèbre formule de Boileau : « Le vrai peut
populaire : cela montre que l’homme comme quelquefois ne pas être vraisemblable » (Art
l’enfant reste subjugué lorsqu’on lui raconte des poétique) pour étayer ce propos. Tandis que les
histoires dans lesquelles il peut se reconnaître. faits vrais sont imprévisibles et contingents
(possibilité de « l’accident »), les faits racontés
dans la fiction sont contrôlés par le romancier.
Fiche Les genres du roman Maupassant en déduit que le héros ne peut
⁄¤  p. ›§›-›§∞
être soumis au hasard de la Grande Faucheuse
(l. 21-23).

1 Dates et repères littéraires 4 Analyser la préface


Scarron, Le Roman comique (1651) ; Marivaux, d’un roman engagé
La Vie de Marianne (1731-1742) ; Balzac, 1. Dans cette préface, Victor Hugo examine ce
Eugénie Grandet (1833) ; Flaubert, Bouvard et qu’il considère comme les « trois problèmes du
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siècle » : « la dégradation de l’homme par le pro- « Qui me croira sincère » (l. 3), « franchise »
létariat, la déchéance de la femme par la faim, (l. 12), « je le confesse » (l. 13) dans l’extrait de
l’atrophie de l’enfant par la nuit » (l. 5-7). Le l’Abbé Prévost.
romancier choisit ainsi trois incarnations de la
misère : la situation de l’homme au travail, la
2. Le lecteur peut trouver suspect l’idéal de
condition de la femme et l’incurie pour l’enfant. transparence revendiqué par les auteurs dans la
Ces trois symboles représentent un condensé mesure où leur discours apparaît loin d’être natu-
de la société misérable dont Hugo se fait le rel. Plusieurs procédés rhétoriques peuvent être
porte-parole. étudiés en ce sens :
– L’utilisation de la litote dans le texte A : « car
2. Cette préface annonce un roman engagé je n’ai pas remarqué qu’en aucune occasion on
dans la mesure où l’auteur met en évidence la en ait eu moins d’égard et moins d’estime pour
visée argumentative de la fiction. Hugo dra- moi » (l. 4-6). Fausse modestie du narrateur.
matise cette fonction du roman en recourant – La récurrence des questions rhétoriques dans
à une période (phrase ample composée d’au le texte B : « Qui me croira sincère dans le récit
moins deux temps : la protase qui en constitue de mes plaisirs et de mes peines ? » (l. 3-4).
l’introduction et l’apodose qui résout la tension Manipulation du lecteur par ce procédé de fausse
introduite par le premier mouvement) binaire : accusation.
la protase introduite par « tant que » (repris en
anaphore) examine les faits sociaux qui détermi-
nent l’état de misère tandis que l’apodose (« des 7 Étudier le genre du roman
livres de la nature de celui-ci ne seront pas inu- romantique
tiles ») met en lumière la nécessité du roman. 1. Ce passage met en scène un narrateur souf-
frant d’un mal-être profond : cette sensation
5 Étudier le genre du roman est rendue sensible par la récurrence de phrases
existentiel négatives : « je n’attendrai plus », « je n’ai rien
obtenu », « je ne possède rien », « nulle intimité
Dans ce passage, Kyo envisage le suicide comme
n’a consolé mes ennuis »… Le narrateur éprouve
une solution digne et noble. L’extrait est tout
un sentiment d’impuissance : le contraste entre
entier dominé par la méditation du person-
le renouvellement de la nature et sa propre inca-
nage qui s’interroge sur le sens à donner à sa
pacité à évoluer le conduit vers la plainte élé-
propre mort. En ce sens, le titre est étayé par
cette réflexion : l’homme n’acquiert sa véri- giaque (fin de l’extrait : « sentiments des jeunes
table condition qu’en devenant maître de son années, qu’êtes-vous devenus ? »).
destin (voir distinction « mourir » / « se tuer », 2. Cet extrait développe la thèse du « mal du
l. 10-11). La dimension philosophique de cet siècle » dans la mesure où l’auteur met l’accent
extrait est sensible : les verbes de pensée (« il sur son incapacité à vivre heureux au sein du
s’imagina » l. 3, « il avait toujours pensé » l. 8) monde. Désabusé et nostalgique, le narra-
ainsi que les phrases abstraites au présent de teur constate son statut de marginal au sein
vérité générale (« Et mourir est passivité, mais d’une nature devenue pour lui seul étrangère :
se tuer est acte », l. 10-11) peuvent être étudiés « je devins étranger dans le monde heureux »
avec profit. (l. 14-15). Cette malédiction qui frappe l’indi-
vidu renvoie au « mal du siècle » romantique.
6 Analyser la première page
d’un roman-mémoire 8 Comprendre les enjeux du Nouveau
1. L’incipit d’un roman-mémoire a pour fonction Roman
de persuader le lecteur de la bonne foi du narra- 1. Alain Robbe-Grillet défend l’idée que le
teur. Celui-ci se confesse pour mieux autoriser roman est un genre en constante évolution. En
l’œuvre à venir. Ce désir de transparence inté- égrenant les noms de romanciers de toutes ori-
rieure se manifeste à travers plusieurs expres- gines du XIXe et du XXe siècle, l’auteur cherche à
sions : « je ne l’ai jamais dissimulée » (l. 2), « ma retracer les étapes qui ont conduit à la défense
franchise » (l. 4) dans le texte de Marivaux ;
d’un « Nouveau Roman ».
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2. Les théoriciens du Nouveau Roman « [les notes] n’ont d’autre objet que d’indiquer
déconstruisent le roman traditionnel en vidant la source de quelques citations » (l. 16-17). En
de toute substance l’intrigue romanesque. Le réalité, il s’agit de dénégations qui traduisent la
personnage n’est plus un point d’ancrage autour mauvaise foi du rédacteur.
duquel se construit une histoire. La notion de Prolongement : Les préfaces fictives sont cou-
héros se voit ainsi battue en brèche par cette rantes au XVIIIe siècle. Pour une étude précise
avant-garde soucieuse de débarrasser le roman de ce dispositif, lire : Gérard Genette, Seuils,
de toute psychologie. « Poétique », Éditions du Seuil, 1987 (voir
« Préfaces fictionnelles », p. 255-257).
9 Étudier le genre de l’autofiction
1. Camille Laurens hésite entre la première et 2 Identifier une fonction du narrateur
la troisième personne. Les deux premiers para- 1. Dans ce passage, le narrateur communique
graphes donnent à lire un projet de fiction : avec le lecteur en rompant le pacte de vraisem-
« Ce serait un livre sur tous les hommes d’une blance. Une relation intime est établie du fait
femme » (l. 3-4) ; « je ne serais pas la femme des nombreuses recommandations que le nar-
du livre » (l. 10). Cette distanciation se trouve rateur adresse au lecteur. Plus précisément, le
néanmoins contredite par le dernier para- narrateur provoque le lecteur en présageant ses
graphe dans lequel la narratrice fait référence à erreurs : « Vous allez prendre l’histoire du capi-
sa propre personnalité : « je donnerais au per- taine de Jacques pour un conte, et vous aurez
sonnage ce trait précis de mon caractère… » tort » (l. 1-2). Le narrateur utilise le procédé du
(l. 16-17). La fiction se trouve ainsi traversée par faux dialogue pour simuler une communication
des passages autobiographiques. avec le lecteur : « je vous proteste que » (l. 2),
2. Cet extrait ne s’apparente pas à un passage « je vous le répète » (l. 10).
traditionnel de roman. Dans la mesure où se
2. À travers la série d’injonctions que le narra-
trouve évoqué un projet de roman, ce passage
teur adresse au lecteur, une définition du lecteur
ressemble plutôt à une préface. En intégrant
idéal se dessine en creux. L’adjectif « circons-
cette réflexion sur l’art d’écrire un roman au sein
pect » (l. 11) caractérise ce lecteur qui doit exer-
de l’œuvre elle-même, Camille Laurens renou-
cer son esprit critique et ne pas prendre la fiction
velle les codes du roman.
pour ce qu’elle n’est pas.

Fiche Auteur, narrateur 3 Identifier une fonction du narrateur


⁄‹  p. ›§‡
Dans ce passage liminaire, le narrateur informe
le lecteur sur le cadre spatial dans lequel va se
dérouler la première partie du roman. Cette des-
1 Analyser la stratégie d’un auteur cription de la ville de Verrières permet de créer
1. Le rédacteur se donne pour mission d’orga- un « effet de réel » (Barthes) dans la mesure où
niser la composition de l’ouvrage : les verbes l’auteur cherche à plonger le lecteur dans un
« mettre en ordre », « élaguer », « conserver », cadre typique : celui d’une petite ville de pro-
« replacer par ordre » témoignent de ce travail vince dans les années 1830.
éditorial. L’étiquette de « rédacteur » convient
mieux que celle d’« auteur » dans la mesure où le 4 Interpréter un commentaire
narrateur décline toute responsabilité artistique. du narrateur
2. Le rédacteur ne cesse de se défendre de toute 1. Dans cet extrait qui clôt la scène de ménage
intervention dans la construction de l’ouvrage entre César Birotteau et sa femme, Balzac
final. Cette prudence se manifeste à plusieurs informe le lecteur sur la vie antérieure des per-
reprises au cours du texte : les négations restric- sonnages. Tout en présentant ceux-ci (« adjoint
tives (« je n’ai demandé, pour prix de mes soins, et parfumeur, ancien officier de la garde natio-
que la permission d’élaguer » (l. 7-8), « j’ai tâché nale », l. 6-7), le narrateur fait explicitement
de ne conserver en effet que les lettres » (l. 8-9) ; référence au travail du romancier (« en éclairant
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la profondeur de son caractère et les ressorts de La conclusion de l’extrait est introduite par le
sa grandeur », l. 8-10). connecteur « enfin » : il s’agit d’une synthèse de
la description.
2. La dernière phrase comporte deux verbes
au présent de vérité générale (« surmontent », 2. Le narrateur prouve les qualités de la princesse
« deviennent »). Le narrateur montre ainsi que en recourant à la figure de l’hyperbole : l’écriture
le récit des aventures de César Birotteau n’est de l’éloge se traduit par la présence de moda-
pas seulement l’histoire d’un personnage sin- lisateurs d’appréciation (« toute belle », « dans
gulier mais l’analyse d’un caractère, autrement le plus grand éclat », « beauté parfaite »…), de
dit d’un type (César Birotteau = type du « petit litotes (« Il était si difficile de la voir sans l’ai-
esprit »). mer ») et d’adverbes de degré qui traduisent la
perfection de la jeune femme (« si difficile »,
5 Insérer un commentaire « jamais reine ne fut plus reine qu’elle »).
du narrateur
L’élève est libre de choisir une des fonctions étu- 3 Reconnaître un personnage-type :
diées dans la leçon. Il peut insérer un commen- l’opportuniste
taire visant soit à informer le lecteur (le mode de 1. Aristide Rougon et Georges Duroy appartien-
vie new-yorkais, en quoi il apparaît différent des nent à la famille des opportunistes. Ils mani-
habitudes françaises), soit à émettre un jugement festent tous deux une volonté de réussir sans
(impossibilité de se repérer dans la ville). Enfin, limite : chez Zola, ce désir de succès se traduit
il est souhaitable que la suite de texte soit cohé- par la métaphore animale (« Aristide Rougon
rente (respect du style propre à Céline). s’abattit sur Paris », l. 1) tandis que cet appétit
est sensible dans les propos cyniques de Duroy
chez Maupassant. Ce type de personnage tend
à réduire la société à un simple objet : une proie
Fiche Le personnage dévorée par un loup pour Aristide Rougon, un
« colosse épuisé de fatigue » qu’il faut anéantir
⁄› de roman  p. ›‡‚-›‡⁄ pour Georges Duroy.
2. L’appétit bestial d’Aristide Rougon lui donne
1 Distinguer personnage inventé un aspect inquiétant. La métaphore animale
et personnage historique (« flair des oiseaux de proie », l. 2, « avec des
appétits de loup », l. 11) concourt à cet effet.
Personnage Personnage
Toutefois, l’allusion à son passé provincial
inventé historique
et, plus encore, le jugement de valeur énoncé
Lucien de Rubempré Le duc de Guise à son encontre (« après s’être compromis
Bardamu Le cardinal de comme un sot » l. 7) neutralisent son pouvoir
Meursault Richelieu d’intimidation.
Hamilcar Barca
3. Le narrateur introduit une description subjec-
2 Étudier le portrait d’un personnage tive de la ville en passant par le point de vue
interne (l. 3-8) : la ville se trouve progressive-
1. Le portrait d’Élisabeth de France est construit ment personnifiée (« palpitation de vie », « le
sur le principe de la surenchère : l’éloge pro- souffle de Paris respirant », « comme un colosse
gresse par degrés. Dans un premier temps, les
épuisé de fatigue ») au point qu’elle traduit le
vertus du personnage sont présentées comme
bouillonnement et l’avidité dont fait preuve le
communes (« exagérations ordinaires en faveur
personnage.
des princes » l. 2-3). La princesse va ensuite
se singulariser du type auquel elle appartient
(« Toutes les belles personnes ne touchent pas 4 Étudier les sentiments
toutes sortes de cœur » l. 7-8). Le propos géné- d’un personnage
ral du narrateur se trouve ensuite étayé par des 1. La religieuse est animée par deux senti-
situations attestant des dons de la jeune femme. ments distincts : l’orgueil et le dépit. Au début
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de l’extrait, elle fait montre d’une attitude personnalité. À l’inverse, le personnage princi-
orgueilleuse et digne en prenant à parti son pal du Pressentiment est effacé, invisible aux yeux
amant (« Ah ! malheureux ! Tu as été trahi… » de la communauté : on peut à cet égard relever
l. 2-3) ; cependant, elle subit ensuite les affres les propos insistants du narrateur (« tant son
de la passion amoureuse, ce qui se manifeste aspect était quelconque » l. 7, « n’attiraient en
dans le texte à travers le champ lexical du déses- effet pas l’attention », l. 10).
poir : « ma douleur », « me privera », « larmes »,
3. Alain Robbe-Grillet prononce un jugement
« pleurer sans cesse ».
catégorique sur le statut du personnage dans le
2. La narratrice inspire un sentiment de pitié, roman du XXe siècle. Son propos éclaire le texte
notamment lorsqu’elle raconte les moments de d’Emmanuel Bove : « l’aspect quelconque »
liesse amoureuse : l’utilisation d’un futur prédic- du personnage est analysé par l’auteur de Pour
tif (« me privera ») et d’un imparfait pour décrire un nouveau roman qui utilise l’expression de
les moments heureux favorise ce sentiment de la « fantoches ». Cette analyse ne reflète pas, en
part du lecteur. revanche, le texte de Céline : Bardamu est par
trop vindicatif pour correspondre au type forgé
5 Identifier la relation entretenue par Robbe-Grillet.
par le narrateur et son personnage
1. Cet extrait met en évidence la métamorphose 7 Observer le rapport entre
d’Aurélien : alors qu’il donnait à voir une forme un romancier et ses personnages
d’idéalisme dans un passé proche (« Aurélien 1. Mauriac distingue la « personne », être
croyait que ça irait encore plus loin »), il appa- vivant, de chair et d’os, et le « personnage », être
raît désormais abattu, découragé par l’évolution fictif, inventé par le romancier. Selon Mauriac,
des événements (« Il ne croyait plus… »). les hommes ont besoin des personnages pour
mieux comprendre leur condition.
2. Ce passage est au point de vue interne comme
le suggère la présence de verbes de jugement 2. Le lecteur s’identifie aux personnages créés
(verbe « croire » utilisé à deux reprises, l. 5 et 8). par le romancier. Plus précisément, il est à
Ces modalisateurs sont des indices formels même de décrypter ses propres comportements
du statut subjectif de cet extrait. Le narrateur et de progresser (l. 5). Le « monde idéal » auquel
se désolidarise ainsi du jugement porté par le tend à accéder le lecteur s’oppose sans doute à
personnage. l’univers obscur dans lequel progressent les êtres
vivants (existence menée de manière intuitive).
6 Identifier les caractéristiques
d’un antihéros
1. Les deux premiers extraits appartiennent au
Fiche Le point de vue
genre romanesque : le premier texte est un pas- ⁄∞  p. ›‡‹
sage au discours direct (dialogue au sein d’un
roman) tandis que le second est un passage de
récit (description d’un personnage). Le troisième 1 Reconnaître un point de vue
extrait se distingue des deux autres textes dans la 1. Le narrateur adopte un point de vue omnis-
mesure où l’auteur propose une réflexion théo- cient dans cet incipit. Il informe le lecteur aussi
rique sur l’évolution du genre romanesque : il bien sur la situation familiale de la comtesse de
s’agit donc d’un essai. Tende que sur ses sentiments (« La comtesse
de Tende, vive et d’une race italienne, devint
2. Bardamu est un personnage qui revendique
jalouse » l. 9-10).
et assume son statut d’antihéros : le refus d’hé-
roïsme est proclamé haut et fort comme si le 2. En donnant à lire les pensées du personnage,
personnage souhaitait s’engager à ne pas s’en- le narrateur met en valeur sa force de caractère :
gager. On peut commenter en ce sens les ques- la comtesse de Tende a su en peu de temps se
tions rhétoriques qui sont autant de provoca- ressaisir comme en témoigne la dernière phrase.
tions assénées par Bardamu, reflet de sa forte Cette aptitude du personnage à retrouver une
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maîtrise de soi et à s’éloigner des dangers de la premier paragraphe, le récit est au point de vue
passion en fait une héroïne galante. externe : le narrateur se contente de décrire une
scène sans donner de plus amples explications
2 Reconnaître un point de vue (pourquoi une voiture se trouve à cet endroit ?
qui est cet homme « aux cheveux hérissés » ?).
1. Le narrateur choisit le point de vue externe
Dans le second paragraphe, le point de vue
pour raconter l’arrivée de Jean Valjean dans la
omniscient est introduit : l’identité du person-
ville de Digne. En effet, aucune information
nage est précisée, la situation temporelle est
n’est livrée sur le personnage : seule son appa-
clarifiée (« jour de l’Ascension » l. 10).
rence physique est mentionnée (« un aspect
plus misérable » l. 7-8 ; « c’était un homme de 2. L’auteur a cherché à créer un effet de drama-
moyenne taille, trapu et robuste » l. 8-9). La tisation en passant du point de vue externe au
scène est vue à travers les yeux d’un témoin point de vue omniscient. L’identité du person-
extérieur qui ne raconte que ce qu’il voit. nage est progressivement révélée ce qui permet
de capter l’attention du lecteur.
2. Pour transposer cet extrait au point de vue
omniscient, il est nécessaire de préciser l’iden-
tité du personnage (Jean Valjean), en évoquant 5 Manipuler les points de vue
succinctement son passé proche, ses motivations Transposition au point de vue interne :
et ses sentiments. Il était désespéré. Il avait tout perdu. Il n’osait
confier au papier le secret de ses peines : mais
3 Analyser les pensées il avait besoin de les répandre dans le sein d’un
d’un personnage ami sûr et sensible ! À quelle heure pourrait-il
voir le Vicomte et aller chercher auprès de lui
1. Le point de vue interne domine dans ce pas-
des consolations et des conseils ? Il était si heu-
sage : le narrateur révèle les interrogations du
reux le jour où il lui avait ouvert son âme ! À
personnage (« ne sachant s’il devait se réjouir ou
présent, quelle différence ! tout était changé
s’affliger » l. 2) et sa vision globale de l’attitude
pour lui. Ce que je souffre pour mon compte
d’Armance. Ce point de vue permet de retrans-
n’est encore que la moindre partie de mes tour-
crire précisément les inquiétudes d’Octave, en
ments, se dit-il ; mon inquiétude sur un objet
recourant notamment à un « discours direct
bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter.
libre » de la ligne 5 à la ligne 14.
Commentaire : La transposition nécessite le pas-
2. Dans cet extrait, deux discours rapportés sont sage de la première à la troisième personne, des
utilisés : modifications dans l’emploi des temps (d’un dis-
– Le discours indirect libre : « mais l’avait-il per- cours ancré dans la situation d’énonciation à un
due ou gagnée ? » (l. 4). Présence de l’interroga- discours coupé de celle-ci) et une ponctuation
tion, ponctuation expressive, qui fait entendre la expressive marquant l’émotion du personnage.
voix du personnage. Il est possible d’intégrer un passage au discours
– Le « discours direct libre » de la ligne 5 à la direct libre (dernière phrase) pour donner une
ligne 14. Le personnage s’exprime à la première dimension plus authentique au récit.
personne et le discours est introduit par une
incise (« se dit-il », l. 5). Il s’agit d’un discours
direct libre dans la mesure où sa parole n’est pas
encadrée par des guillemets. Fiche La construction du récit
Sur la notion de « discours direct libre », voir
Laurence Rosier, Le Discours rapporté. Histoire,
⁄§  p. ›‡§-›‡‡
théories, pratiques, 1999.
1 Identifier le moment du récit
4 Analyser la variation 1. Le premier extrait obéit au principe de la nar-
des points de vue ration ultérieure : il s’agit du récit d’événements
1. Dans cet incipit de La Vie est brève et le désir passés comme l’indique l’utilisation de verbes
sans fin, deux points de vue sont utilisés. Dans le au passé. Le deuxième extrait est une narration
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simultanée : le récit est au présent de l’indicatif – L’ellipse présentée dans la participiale « des
(« se demande Tobie »). Le dernier extrait est années entières s’étant passées » marque expli-
construit sur le modèle mixte de la narration citement le passage du temps, sa labilité (motif
intercalée : le narrateur relate des faits passés augustinien).
tout en commentant ceux-ci au présent d’énon- – La fin du texte est un sommaire : les occu-
ciation (« Je me dois ce témoignage… »). pations de Mme de Clèves sont rapportées à
2. La narration ultérieure permet de distinguer l’imparfait ; le passage du temps est figuré par
des événements de premier plan et de second ce biais.
plan grâce à l’emploi de l’imparfait et du passé 2. Le verbe « passer », conjugué à l’imparfait,
simple. La narration simultanée crée un effet inscrit l’action dans le temps cyclique de l’habi-
d’immédiateté : le lecteur a l’impression de vivre tude et achemine le récit vers la fin de l’intrigue
l’action en même temps que les personnages. mondaine. En effet, aucune action de premier
Enfin, la narration intercalée offre deux points plan ne se manifeste comme pour mimer le lent
de vue au lecteur : celui du narrateur au moment déclin de la princesse de Clèves : l’héroïne, toute
des faits passés (narrateur personnage) et celui à sa religion, se situe face à l’éternité (mort, au-
du narrateur racontant a posteriori son histoire delà, exemplarité universelle de sa vertu).
(narrateur narrant).

2 Comparer différents rythmes


de narration 4 Étudier le début d’un roman
1. Dans le premier extrait, le narrateur opère contemporain
une ellipse : « je passe rapidement sur ces deux 1. Ces deux incipits interpellent le lecteur en
années » (l. 3-4). Un saut dans le temps est faisant entendre un message violent : le choix
effectué de manière à se concentrer sur l’essen- du suicide dans l’œuvre de Belletto, le récit d’un
tiel. Dans le deuxième texte, Victor Hugo intro- crime dans le roman de Rosenthal. L’originalité
duit une pause : la description d’une « grande du premier extrait tient plus précisément à la
salle » suspend le récit pour un temps. Dans le décision du narrateur-personnage de prendre
troisième passage, le dialogue entre « la dame » congé du lecteur. Dans le second texte, on peut
et « l’enfant » est reproduit in extenso : il s’agit commenter l’inventivité formelle sensible aux
donc d’une scène. lignes 11 à 14 : le lecteur n’est pas en mesure
2. Ce début de roman correspond à un incipit in d’identifier l’auteur des phrases (discours direct
medias res : le lecteur est plongé au cœur d’une libre).
conversation sans qu’il connaisse l’identité des 2. Ces deux incipits donnent des bribes
deux personnages. Les romanciers ont souvent d’informations :
recours à ce type de procédé pour capter l’atten- – Dans l’extrait de L’Enfer, le lecteur comprend
tion du lecteur (captatio benevolentiae). qu’il s’agit d’un début de roman : le narrateur
n’est pas l’auteur étant donné que la « lettre de
3 Analyser le rythme de la narration suicide » est signée « Michel » et non « René ».
1. Le début de l’extrait (l. 1-12) correspond à Des renseignements sur le caractère du person-
une scène : le narrateur relate les différentes nage sont bien entendu livrés dans ce passage :
désillusions du prince sans opérer de sauts nature dépressive en premier lieu mais égale-
dans le temps, se concentrant sur le moment ment indécise (« je ne savais »).
où il apprend la décision irréversible de – Dans l’incipit de On n’est pas là pour disparaître,
Mme de Clèves de ne plus le voir et de se retirer une indication temporelle précise est mention-
du monde. née (« Le 6 juillet 2004 »). L’identité de l’auteur
Plusieurs procédés permettent alors d’accélérer la du crime est donnée mais de son nom ne reste
narration pour mener le récit à sa clôture : qu’une initiale (« Monsieur T. »). Les circons-
– Le passé simple dans la phrase introduite par tances de l’action sont relatées mais les motiva-
« néanmoins » aux lignes 12-14 présente l’action tions restent inconnues en raison de l’amnésie
comme achevée. du personnage.
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5 Repérer une rupture Fiche La parole
dans l’ordre chronologique ⁄‡ du personnage  p. ›‡·
1. Deux passages font référence à un temps ulté-
rieur : « c’est à ce souvenir que j’ai dû ensuite
une partie de ma force dans les plus malheu- 1 Étudier les discours rapportés
reuses circonstances de ma vie » (l. 4-6) et « les 1. Le tableau ci-dessous dresse un relevé des
nôtres eurent le sort commun, c’est-à-dire de différents discours rapportés.
durer peu… » (l. 18-19). Il s’agit d’une prolepse. – « Perfide Manon !
2. La référence à un temps ultérieur intro- Ah ! perfide ! perfide »
duit une dimension tragique dans le récit : les – « Que prétendez-vous
amours du chevalier des Grieux et de Manon Discours donc ? »
sont vouées à l’échec alors même qu’elles appa- direct – « Je prétends mourir […]
raissent éclatantes dans le récit qu’en fait le vive. »
narrateur (« une vie toute composée de plaisir – « Demande donc ma vie,
et d’amour », « si charmantes délices »). La infidèle ! »
prolepse s’apparente à une forme d’oracle qui – « Elle me répéta, en pleurant
énonce l’amère vérité. Discours à chaudes larmes, qu’elle ne
Prolongement : Sur la dimension tragique de indirect prétendait point justifier
Manon Lescaut, voir le « Parcours de lecteur », sa perfidie. »
pages 51-58 du manuel de l’élève et notam- Discours – « Je commençais plusieurs fois
ment la fiche de lecture 2 « Du libertinage à la narrativisé une réponse […] achever. »
tragédie » (p. 58). Le narrateur a choisi de faire entendre le réqui-
sitoire du chevalier au discours direct pour lui
6 Analyser l’ordre d’un récit donner plus de valeur aux yeux du lecteur. La
contemporain faible répartie de Manon n’apparaît que sous la
1. Ce passage correspond à un monologue inté- forme d’un discours indirect.
rieur du narrateur. Les mouvements de pensées 2. Le discours direct progresse à mesure que
du personnage se traduisent par des ruptures des Grieux révèle ses véritables sentiments. Le
thématiques (voir fiche 62 : Organisation et dévoilement de son intériorité va de pair avec
cohérence textuelles). Le narrateur tente d’élu- une domination du discours direct. Ce type de
cider les raisons qui l’ont conduit à se retrouver
discours rapporté permet de faire entendre l’ex-
seul dans une chambre et mentionne ensuite
pressivité du propos du personnage (passage du
« un homme » qui vient l’aider, son travail,
vouvoiement au tutoiement notamment).
son intention de mourir… Certains passages
peuvent être analysés, notamment les effets de
relance : « Oui, je travaille maintenant » (l. 8). 2 Repérer le discours indirect libre
Le personnage semble répondre à ses propres 1. Dans le texte de Flaubert, le passage au dis-
interrogations. cours indirect libre clôt l’extrait : « D’ailleurs,
n’était-ce pas une femme du monde, et une
2. Les faits relatés par le narrateur-personnage ne
femme mariée ! une vraie maîtresse enfin ? ».
sont pas certains comme en atteste la présence
de modalisateurs marquant l’incertitude (« je Cette phrase comporte plusieurs marques du
ne sais pas », « peut-être » répété, « paraît-il »). discours indirect libre : l’utilisation de l’impar-
Ce doute du personnage sur sa propre situation fait, temps du récit, renvoie au discours indirect
brouille la situation d’énonciation. De fait, le tandis que la ponctualité expressive et le recours
lecteur est obligé de décrypter les informations à l’italique font entendre la voix du personnage.
livrées par ce témoignage décousu. Dans l’extrait de Gide, le discours indirect libre
est plus difficile à identifier : dans la séquence
« Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non :
son père et son frère étaient retenus au Palais »,
le connecteur d’opposition « mais non » fait
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entendre la voix du personnage (oralité de l’ex- Fiche La description
pression marquant le revirement).
⁄°  p. ›°⁄
2. Le discours indirect libre permet un entre-
mêlement de voix. Dans l’extrait de Flaubert, le
point de vue interne domine : les sentiments de 1 Étudier une description subjective
Léon sont décrits par le personnage lui-même. 1. La description n’est pas structurée en fonction
Le regard de Léon met en évidence la dimension d’une organisation des éléments dans l’espace.
sensuelle d’Emma Bovary (« l’inexprimable déli- Le narrateur oriente la peinture du paysage à
catesse des élégances féminines », « les dentelles l’aune des objets qui attirent son attention.
de sa jupe »). Toutefois, le narrateur détourne ce Les ruptures de thèmes sont ainsi fréquentes.
lieu commun par le biais de l’ironie : les « poses Les connecteurs temporels (« tantôt » à trois
de colombe assoupie » font sourire le lecteur et reprises ; « quelquefois » par deux fois) orga-
« l’exaltation de son âme et les dentelles de sa nisent la vision du narrateur qui n’obéit qu’au
jupe » suggère la lourdeur de Léon. principe du détournement permanent (« j’en
étais toujours détourné », l. 1).
3 Interpréter le choix d’un discours
2. Ce n’est qu’au deuxième paragraphe que
rapporté
les marques de l’échange épistolaire sont pré-
1. Le discours indirect domine dans les deux sentes : le verbe « ajouter » au mode impératif
extraits. Les subordonnées interrogatives indi- (« Ajoutez », l. 11) et la 2e personne du plu-
rectes sont ainsi récurrentes : « le duc d’Anjou riel du verbe « avoir » au futur modal (« vous
demanda… » (texte A : l. 1-2) ; « Marie […] aurez », l. 12).
m’a demandé si je voulais me marier avec elle »
(texte B : l. 1-2).
2 Associer un point de vue
2. En transposant le texte au discours direct, à une description
l’échange entre le duc d’Anjou et la princesse 1. Le narrateur adopte un point de vue interne
de Montpensier devient plus vif. Dans le texte pour décrire Paris. Il s’agit de la vision de
de Madame de La Fayette, les deux personnages Christine comme en témoigne la récurrence
semblent dialoguer à distance. des verbes faisant référence aux sens : « un nou-
vel éclair l’avait aveuglée » (l. 1-2), « apparu-
4 Étudier le monologue rent » (l. 6), « on distingua » (l. 6), « on aurait
d’un personnage compté » (l. 9-10).
1. Le discours direct libre domine dans les deux 2. On peut parler d’une description subjective
derniers paragraphes : le personnage s’exprime dans la mesure où une vision infernale se subs-
à la première personne au présent de l’indicatif titue à une stricte reproduction de la réalité.
(discours ancré dans la situation d’énonciation). Les métaphores telles que « éclaboussement de
Comme souvent dans les romans de Stendhal, sang » et « trouée immense » renvoie à l’image
le discours direct est libre, autrement dit il n’est que se fait Christine du lieu dans lequel elle
pas encadré par des guillemets. Néanmoins, il vient d’arriver.
est introduit par une incise (« se dit-il », l. 5) qui
permet de le repérer.
3 Repérer la structure
2. Le monologue du personnage est ponctué d’une description
de revirements : l’élève peut analyser les renver- 1. Le narrateur est soucieux de structurer la des-
sements introduits par le connecteur « mais » cription de Paris en mettant en valeur l’échelle
(l. 8 et l. 11). Julien Sorel réfléchit donc aux des plans créée par le relief de la ville : « le dôme
conséquences mêmes des actions qu’il entre- terne et mélancolique du Val-de-Grâce domine
prend en tenant compte du résultat de ses orgueilleusement toute une ville » (l. 5-7). Les
observations. connecteurs spatiaux (« à gauche » l. 9, « dans
le lointain » l. 11) permettent de parfaire cette
vision en perspective.

Fiches | 397

Litterature.indb 397 06/09/11 11:52


2. Le narrateur valorise le paysage qu’il décrit longues heures » (l. 1-2), « je cherchais à
en utilisant la figure de l’hyperbole « digne de deviner de loin » (l. 3-4), « je perçus » (l. 7).
ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur
2. Il s’agit d’une description subjective. Au
les jouissances de la vue » (l. 3-4). Le lecteur
lieu d’un tableau réaliste et objectif, ce passage
susceptible de s’identifier à cet « artiste » ne
correspond à la vision du narrateur. Les images
peut que se laisser ravir par les beautés vantées
auxquelles le jeune Aldo a recours peuvent
par le narrateur. De plus, le paysage s’anime
être analysées dans cette perspective : « la sil-
sous l’effet d’images fantastiques qui créent un
houette brisée sur l’horizon plat » (l. 4-5), « le
effet de dramatisation : « inexplicables fantai-
murmure surprenant d’un ruisseau » (l. 8). De
sies » (l. 10-11), « spectre noir et décharné »
plus, le narrateur fait état de ses interrogations
(l. 11-12), « masses bleuâtres » (l. 13).
au moment même où il se perd dans les alentours
de la ville morte (« Pendant que je me perdais
4 Repérer la structure en conjectures », l. 5). La description qui suit
d’une description le mouvement de découverte marque l’entrée
1. La description du château de Sigmaringen dans un univers poétique et onirique marqué
obéit à une logique de la fragmentation. Au lieu par l’étrangeté (apparition soudaine de la ville
de donner à voir une représentation globale du morte, solitude, vide, lieu indéfinissable…).
lieu, le narrateur procède par touches successives
en recourant au procédé de l’énumération. La
description s’apparente à un puzzle que le lecteur Fiche Les genres du théâtre
doit reconstituer. L’élève peut en ce sens étudier
la succession de phrases nominales qui mettent
⁄·  p. ›°‹
en évidence un thème (son, détail du château,
environnement forestier…). 1 Identifier un genre théâtral
2. Il s’agit d’une description péjorative du châ-
Tragédie classique Drame romantique
teau. Ce jugement de valeur est énoncé à tra-
vers le procédé de l’ironie (« Quel pittoresque Andromaque Hernani
séjour ! », l. 1 ; « le décor parfait », l. 2 ; « si de Racine de Victor Hugo
jolie, fignolée », l. 6) mais aussi à travers la
critique directe qui est sensible dans l’usage de Drame existentiel Théâtre de l’absurde
certains termes comme « opérette » ou « car-
Caligula Oh les beaux jours
ton-pâte ». La dévalorisation ou la dépréciation
d’Albert Camus de Samuel Beckett
du lieu présenté comme un décor vise à mettre
en valeur son caractère artificiel : tout n’est que
comédie. Le texte joue sur le contraste entre la 2 Analyser la préface d’une comédie
tragédie historique et la musique (« sopranos », Molière donne une portée morale à la comédie.
« ténors », « orchestre », « opérette »). Le narra- En déclarant qu’elle doit « corriger les hommes
teur qui, d’un souffle, relate la déroute de l’armée en les divertissant » (l. 1-2), le dramaturge
allemande et la fuite des collaborateurs, dévoile s’inscrit dans la doctrine classique qui prétend
une Histoire qui a perdu tout sens et dont la « plaire et instruire » le public. La visée critique
retranscription éclatée fait glisser dans le délire, de la comédie est sensible dans cette préface :
l’onirisme et la vision grotesque. « corriger les hommes », « attaquer par des pein-
tures ridicules », « décriât les hypocrites ».
5 Reconnaître la fonction
d’une description 3 Étudier une scène de comédie
1. La description des ruines de Sagra est en légère
mouvement : le narrateur-personnage découvre 1. Cette scène est un lieu commun de la comédie
un nouveau paysage à mesure qu’il avance. légère :
L’élève peut relever en ce sens les verbes – par des personnages-types : le nom Boubou-
renvoyant à la marche : « j’avais marché de roche peut indiquer le caractère tendre, naïf,

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généreux du personnage principal qui va vitalité de ce nouveau poème dramatique : les
être victime de la jeune femme plus rusée (Adèle personnages sont assimilés à des espèces vivantes
est une jeune veuve qui a fait de Boubouroche, (« des existences entières », « créatures », « dans
un agent au service des Eaux, son ami et leur cœur »). À la différence de la tragédie clas-
protecteur) ; sique, genre fondé sur le principe de la prémé-
– par la situation : le soupçon d’adultère ou de ditation, le drame moderne sera, selon Vigny,
tromperie. L’intrigue s’ébauche à partir d’un l’œuvre des personnages. L’imprévisibilité du
trio de personnages (la femme, le mari ou l’ami, dénouement tient au fait que le dramaturge ne
l’amant caché). Ce type de pièce joue de façon jette dans le cœur de ses personnages que « les
irrévérente et burlesque sur les codes moraux germes de passions ».
de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie
(mariage, argent). L’amant caché dans un buffet
ou une armoire est l’un des ressorts du comique 5 Analyser une scène de drame
de situation dans ce type de théâtre ; existentiel
– par la facilité langagière de pur divertissement :
1. Les deux personnages défendent chacun une
les échanges sont vifs et typiques de la comédie
position en relation avec la perspective de tuer
légère : chaque personnage rebondit sur les pro-
le grand-duc. Kaliayef ne supporte plus son statut
pos de l’autre, créant ainsi un rythme haletant
de criminel et considère que le meurtre ne peut
(« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » / « Je
permettre de réparer une injustice. À l’opposé,
veux dire que… », l. 15-16) ;
Stepan ne s’intéresse qu’à la fin (« si justice est
– par la dimension de l’expressivité outrée : le
faite » l. 7-8) et non aux moyens. Plus précisé-
comique de la scène tient au contraste des atti-
ment, Stepan est une figure de martyr dans la
tudes des personnages : d’un côté Boubouroche,
mesure où il ne donne aucune importance à sa
nerveux et agité (didascalie : « entre comme un
propre personne (« Toi et moi ne sommes rien »
fou, descend en scène… ») et de l’autre Adèle, pla-
l. 8-9). Selon lui, l’individu n’est qu’un moyen
cide et jouant l’étonnement (« qui l’a suivi des
en vue d’une fin morale (la justice).
yeux avec stupéfaction »). Colère versus surprise
ou ingénuité feinte. 2. Cet extrait ressort du drame existentiel étant
donné que les personnages échangent des pro-
2. Le comique de cette scène repose sur la
pos philosophiques sur le bien fondé du sacrifice
situation des personnages : Adèle trompe
humain. C’est la notion même d’action, dans sa
Boubouroche avec André qui reste caché. Le
dimension problématique, qui est au cœur du
spectateur est complice de la tromperie dès lors
dialogue et de l’interrogation des personnages.
qu’il connaît les tenants de la duperie.
Les répliques mettent en évidence des idées
Piste : on pourra demander aux élèves de recher-
fortes qui amènent le spectateur à réfléchir sur
cher les lieux de représentation, à l’origine, de
sa propre condition.
ce théâtre de boulevard (recherche Internet) ou
d’expliquer l’étiquette « théâtre de boulevard ».

4 Étudier le genre du drame


romantique Fiche L’action
1. Alfred de Vigny reproche à la tragédie clas-
sique sa prévisibilité, autrement dit le fait que
¤‚  p. ›°∞
tout dénouement est en germe dès l’exposition
de la pièce. Ce défaut de fabrication, selon 1 Analyser une scène d’exposition
Vigny, explique l’ennui que le spectateur ressent
1. Cette scène d’exposition est dynamique étant
en attendant une chute annoncée en amont.
donné qu’il s’agit d’un début in medias res. Le
2. Le dramaturge défend un type de pièce en dramaturge veut donner l’illusion d’un dialo-
opposition au « système » de la tragédie classique gue qui a déjà débuté lorsque le rideau se lève,
(« Ce ne sera pas ainsi », l. 11). Il insiste sur la comme le laisse entendre la formule initiale
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« mais encore une fois ». Le dynamisme de cette magnifique »). Beckett, quant à lui, insiste sur
scène est également sensible dans les enchaî- le caractère épuré du décor. L’accent est mis sur
nements de répliques : Silvia répète la fin de la l’activité du personnage.
réplique de Lisette pour lui répondre (« Le non
n’est pas naturel » l. 9). Le ton est celui de la
conversation, ce qui crée une proximité entre le 5 Étudier la liaison d’un acte à l’autre
spectateur et les acteurs.
Cet extrait d’Antony permet de saisir une des
2. Le spectateur assiste à un échange conflic- innovations du théâtre romantique : l’abandon
tuel entre Silvia et Lisette. L’exposition de la de l’unité d’action. En effet, Dumas crée un effet
pièce montre ainsi un rapport de force entre un de rupture entre l’acte III et l’acte IV en chan-
maître et son valet autour de l’épineuse ques- geant radicalement de cadre et d’ambiance. Si
tion du mariage. Il semble surprenant que la ser- la tension dramatique est à son comble à la fin
vante exprime son point de vue avec autant de de l’acte III, elle retombe dans l’acte IV : la vio-
liberté, ce qui révèle qu’elle passe du simple rôle
lence du rapt a laissé place à la pesanteur d’une
de confidente servile à l’expression d’une fran-
discussion de salon aristocratique. L’élève peut
chise parfois insolente (voir Arlequin et autres
analyser le contraste entre les didascalies de
valets dans le théâtre du XVIIIe siècle). Mais une
l’acte III et celles de l’acte IV.
hiérarchie tend par moments à se dégager : c’est
le cas surtout au tout début de l’extrait lorsque
Silvia cherche à faire taire sa servante (« de quoi
vous mêlez-vous »).

2 Analyser un dénouement
Fiche La parole
Plusieurs indices montrent qu’il s’agit du
dénouement : les didascalies stipulent que la
¤⁄  p. ›°‡
lumière doit s’éteindre (« la lumière s’est éteinte »,
l. 2) et, au terme de l’extrait, la référence au
1 Observer l’énonciation théâtrale
rideau qui « se ferme doucement » est signifi-
cative. Les indications scéniques précisent éga- 1. Dans l’extrait de L’Île des esclaves, les didas-
lement que la pièce recommence : cet effet de calies donnent des informations sur l’attitude
miroir peut suggérer au spectateur que la pièce d’Arlequin et le ton qu’il prend pour répondre à
se termine. son maître. Son comportement désinvolte (boire
à la bouteille, siffler) contraste avec le sérieux
3 Analyser la progression dramatique d’Iphicrate qui perd ainsi son autorité. Dans le
texte 2, les didascalies sont plus étoffées : elles
Ce dialogue entre une jeune femme et
renseignent le lecteur sur le destinataire des pro-
Madeleine est symptomatique d’une impossibi-
lité de communiquer. Chaque fois que la jeune pos de la Reine (« aux pages, au fond du théâtre »,
fille évoque une situation du passé, la vieille l. 1) et permettent surtout de donner à voir les
dame invalide le souvenir (par ses réponses lapi- sentiments de Ruy Blas (« joie profonde » l. 7, « il
daires, « non », et ses gestes). Les informations paraît comme en proie à un rêve » l. 7-8).
contenues dans le discours de la jeune femme 2. Dans ce dialogue, Arlequin parvient à faire
restent donc hypothétiques ce qui empêche dérailler la mécanique du pouvoir instituée
toute progression dramatique. par Iphicrate. Dans un premier temps, il fait
entendre un propos ironique : « Ah ! je vous
4 Identifier le cadre de l’action plains de tout mon cœur » (l. 1-2). Par la suite, il
Les didascalies informent le lecteur sur le refuse d’entrer dans le jeu du dialogue en inven-
cadre de l’action. Dans Ruy Blas, les indica- tant un infra-langage : sifflements, chanson, rire.
tions sont précises : Hugo détaille sa descrip- Il tourne ainsi en dérision les commentaires de
tion pour mettre en valeur la richesse de Dom son maître en faisant preuve d’une impertinence
Salluste (« salon de Danaé », « ameublement sans limite.
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la figure de l’asyndète : les phrases se suivent sans
2 Étudier un monologue délibératif
lien de coordination ce qui donne une énergie
1. On peut parler d’un monologue délibératif dramatique au discours du militant.
dans la mesure où Rodrigue énonce un choix
définitif au terme d’une réflexion. Il examine
dans un premier temps les raisons qui motivent
la délibération puis agit par la parole (énoncé
performatif : « Courons à la vengeance » l. 6). Fiche Le personnage
2. Cet extrait n’est que le terme des stances de ¤¤ et son évolution  p. ›°·-›·‚
Rodrigue. Le personnage s’est longtemps plaint
de sa situation avant de se résoudre à venger
l’honneur de son père. La fin du monologue 1 Reconnaître un personnage
porte les traces du dilemme qui a précédé : comique
« mon esprit s’était déçu » (l. 1), « je m’accuse 1. Orgon correspond au type du « personnage à
déjà de trop de négligence » (l. 5). Le temps de marotte » : obnubilé par Tartuffe, il en oublie
l’hésitation et des doutes a laissé place au temps toutes les affaires domestiques qui le concernent.
de l’action héroïque. La monomanie du maître de maison est sensible
dans la reprise de la réplique « Et Tartuffe ? » qui
3 Étudier une tirade romantique ponctue le compte rendu de Dorine (comique de
Camille interpelle Perdican au moyens de plu- répétition). Dans Le Rire, Bergson montre qu’une
sieurs moyens rhétoriques : dès le début de sa situation devient comique à mesure que le corps
tirade, elle pose une question oratoire qui annule humain manifeste un côté mécanique (« du
la portée du discours du jeune homme (« Y mécanique plaqué sur du vivant »). Cet extrait
croyez-vous, vous qui parlez ? » l. 3). Ensuite, du Tartuffe illustre bien ce principe : Orgon
elle reprend chacun des arguments de Perdican répète tel un automate une même réplique qui
et les contredit. On peut analyser la construction perd toute signification à force d’être prononcée.
syntaxique de deux phrases : « Vous avez pleuré 2. Dorine est un personnage double dans cet
[…] mais » (l. 6) et « Vous faites votre métier extrait : si d’un côté, elle obéit à son maître en
[…] ; vous ne croyez pas » (l. 10-12). Dans ces répondant précisément à son interrogatoire,
deux phrases, les arguments de Perdican sont elle n’en demeure pas moins impertinente et
tout d’abord présentés puis critiqués. Les images irrévérencieuse. Elle exagère le contraste entre
convoquées par Camille donnent une intensité « Madame » et Tartuffe pour donner à voir l’im-
et une force persuasive à son propos (eau des posture de ce prétendu dévot. On peut à cet effet
sources supérieure à l’eau des larmes). étudier la figure de l’antithèse qui structure les
répliques de Dorine ou relever le procédé de
4 Étudier un récit l’ironie sensible par endroits (« Et fort dévote-
1. Ce récit donne une vision subjective de la ment, il mangea deux perdrix », l. 17).
scène : Kaliayef met en valeur les éléments qui
l’ont détourné de sa mission (phrase nominale : 2 Reconnaître un héros romantique
« Des enfants, des enfants surtout »). Plus loin,
1. Ce monologue a deux fonctions principales :
il revient sur ce qui l’avait pourtant conduit à
d’une part, décrire l’espace dans lequel se trouve
agir : « les lanternes de la calèche ». Le récit de
le personnage : « Ces deux chambres commu-
Kaliayef est donc une vision discontinue de la
scène de tentative de meurtre. niquent entre elles… Oui mais de chaque côté
la porte se ferme en dedans… » (l. 2-4). Il s’agit
2. Le personnage apparaît troublé comme le d’indications scéniques parfois nommées « didas-
signale d’emblée la didascalie : « égaré ». Dans calies internes ». D’autre part, ce monologue
son discours, le bouleversement de Kaliayef se permet de percer à jour Antony qui révèle ses
traduit par les points de suspension qui font inquiétudes, plus largement ses sentiments. On
entendre une intensité dramatique. Au terme peut à ce titre relever des termes et des signes de
du récit, l’émotion du personnage se traduit par ponctuation dénotant l’expressivité du propos
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d’Antony (« Ah ! » répété à plusieurs reprises, tirade marque également son impuissance à argu-
« Malheur ! »). menter plus avant (« interrompez-moi donc, si
vous voulez », l. 15-16).
2. Antony inspire au spectateur deux sentiments
contradictoires : lors d’une première lecture, 2. Le silence de Dom Juan peut être interprété
on peut être terrifié par ce personnage qui fait de plusieurs manières. On peut penser qu’il s’agit
montre de violence et d’une agitation nerveuse d’une stratégie rhétorique visant à humilier
(étude des didascalies : « il s’assied », « il se lève », Sganarelle dont l’argumentaire perd ainsi tout
« il s’assied », « il frappe la table de son poignard »). crédit. Cette fin de non recevoir peut toutefois
L’aspect effrayant du personnage se double néan- sembler ambiguë : Dom Juan aurait-il une diffi-
moins d’une sensibilité extrême qui se manifeste culté à contredire le plaidoyer plein de bon sens
dans les moments où il se révèle vulnérable : de son adversaire ? Au metteur en scène de déci-
« Je suis écrasé » (l. 8), « ils riront de l’insensé der si cette réplique est un aveu de faiblesse ou le
Antony » (l. 21). Le spectateur éprouve alors de signe de la toute puissance de Dom Juan.
la pitié pour cet être méprisé par la société.

3 Analyser la posture 5 Étudier un couple dans le théâtre


d’un personnage de l’absurde
1. Ce monologue constitue un autoportrait de Ce dialogue entre Hamm et Clov révèle une
Figaro. Le valet loue ses qualités en montrant absence de progression dramatique : Hamm
qu’il ne doit son statut actuel qu’à son mérite tente de raviver la mémoire de son prétendu fils
personnel : « il m’a fallu plus de science et de mais celui-ci nie les faits et refuse l’échange. Cet
calculs pour subsister seulement » (l. 7-8). À échange met à jour l’impuissance de Hamm à
l’opposé, le comte Almaviva ne possède que des exercer un quelconque pouvoir sur Clov. Ce faux
vertus aristocratiques, un rang social attribué à la débat est progressivement contaminé par les jeux
naissance et non acquis grâce au travail (« Vous de mots qui traduisent l’inanité de l’échange
vous êtes donné la peine de naître », l. 4). (étudier notamment « Ma maison qui t’a servi
de home » ou « Sans Hamm pas de home »).
2. Le dramaturge suggère l’agitation du person-
nage à travers deux procédés :
– la ponctuation expressive (points d’exclama-
6 Observer des personnages
tion, d’interrogation et points de suspension)
permet de faire entendre les fulminations tout
dans une scène de conflit
autant que l’inquiétude du personnage ; 1. L’originalité de cette scène d’affrontement
– le commentaire faisant référence à la situation tient à l’absence de réel conflit entre les per-
hors scène (« On vient… c’est elle… ce n’est sonnages. Le dialogue met en valeur les doutes
personne », l. 9-10) suggère un déplacement du et les interrogations de H1 et de H2. Le fond
personnage. du problème entre les deux personnages n’est
qu’évoqué subrepticement : « Il me semble que
tu t’éloignes… tu ne fais plus jamais signe »
4 Analyser les relations (l. 5-6). La présence de modalisateurs (« je
entre un maître et son valet voudrais savoir », « il me semble que ») et de
formules prudentes témoigne de la difficulté des
1. Dans cette tirade, Sganarelle défend la reli-
personnages à énoncer clairement un grief.
gion et tente de montrer à Dom Juan que Dieu
est au fondement de la création humaine. Son 2. Nathalie Sarraute a refusé de donner un nom
plaidoyer en faveur de la chrétienté est néan- précis à ses personnages pour éviter de leur don-
moins entaché de nombreuses maladresses qui ner des contours humains. Ce choix est à mettre
témoignent de son statut de valet ; il se discré- en relation plus généralement avec le mouve-
dite tout au long de sa réplique : « je n’ai point ment du Nouveau Roman (remise en cause des
étudié comme vous… » (l. 9), « avec mon petit fondements esthétiques traditionnels, critique de
sens, mon petit jugement » (l. 11). La fin de sa la notion de personnage).
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certaines indications peuvent interpeller le met-
7 Étudier un personnage
teur en scène : le « philosophe » mentionné dans
dans un drame existentiel la didascalie des Gueux doit-il se comporter à la
1. Inès et Maria donnent à entendre les deux manière d’un philosophe (expression du visage,
dimensions de la figure tragique : d’une part la démarche…) ? Comment ce même personnage
souffrance de celui qui réalise l’impasse dans peut-il informer le spectateur du nom qu’il
laquelle il se trouve (« le malentendu » pour porte ? Enfin, on peut juger inutile la dernière
Maria) ; d’autre part, la lucidité qui se manifeste phrase dans le cadre d’une représentation, sauf
dans le discours d’élucidation d’Inès. Celle-ci si le metteur en scène invente une manière de
découvre l’impasse dans laquelle les trois per- faire dire ce texte au personnage.
sonnages sont maintenus (huis clos).
2. L’absurdité de la condition des personnages est 2 Insérer des didascalies
due à l’écart entre une situation effroyable (l’en- dans un dialogue
fermement dans Huis clos, le meurtre du frère Dans cette scène de L’Amour médecin, il est pos-
dans Le Malentendu) et une prise de conscience sible d’ajouter des didascalies portant sur :
des victimes de cette malédiction. La formule de – L’attitude et le ton des personnages : M. Tomès
Camus fait bien entendre l’impossible concilia- peut prendre un ton condescendant, avoir des
tion entre la parole humaine et le monde. gestes prévenants tout en gardant un air obsé-
Prolongement : Sur la notion d’absurde chez quieux. Sganarelle, sous le charme du médecin,
Camus, voir livre du professeur (Parcours de peut avoir la bouche ouverte au moment où
lecteur sur La Peste, Fiche de lecture 2). Tomès explique la maladie de sa fille. Lisette a
une attitude irrévérencieuse et cherche à défier
le médecin.
Fiche Texte et – Les déplacements des personnages : Avant de
¤‹ représentation  p. ›·¤-›·‹
s’exprimer, M. Tomès peut prendre un temps de
pause en avançant d’un pas lent vers le milieu de
scène. Puis il toise le public et les personnages
1 Étudier les didascalies présents sur scène. Sganarelle se tient immobile
1. Les didascalies de Victor Hugo informent le comme hypnotisé par l’aura du médecin. Lisette,
lecteur essentiellement sur le décor de la pièce : en suivante impertinente, peut tourner autour de
la « forêt mouillée » est décrite dans le texte Tomès, telle la « mouche du coche ».
1, une rue dans le texte 2. La didascalie des
Gueux précise également la présence d’un indi- 3 Étudier la fonction d’une didascalie
vidu qui paraît faire écho au titre de la pièce : il 1. Les didascalies de Beckett sont très précises :
est « en haillons, pieds nus, avec une sébile de le mamelon au sommet duquel trône Winnie est
mendiant ». décrit de manière détaillée. Le dramaturge ne
2. Les pièces de Victor Hugo écrites durant son laisse pas de place à l’imagination du metteur en
exil ont été conçues pour la lecture exclusive- scène en opérant à la manière d’un architecte :
ment. En effet, son œuvre étant censurée en « Pentes douces à gauche et à droite et côté
avant-scène. Derrière, une chute plus abrupte
France, le dramaturge a conscience que son
au niveau de la scène ».
théâtre attendra pour être mis en scène (voir
Florence Naugrette, Le Théâtre romantique, Seuil, 2. Ce décor est symbolique dans la mesure où le
« Point Essais », 2001, p. 281-285). Les didasca- cadre forgé par le dramaturge ne renvoie pas à
lies de La Forêt mouillée et des Gueux témoignent un lieu réel précis. Le milieu naturel est associé à
de la dimension littéraire de ce « théâtre en un artifice : « la toile de fond en trompe-l’œil ».
liberté ». Le décor décrit par Hugo paraît diffici- Cette association montre bien qu’il ne s’agit pas
lement transposable sur un plateau, à moins que d’un décor réaliste. Le metteur en scène Peter
le metteur en scène prenne le parti de ne pas s’en Brook va jusqu’à employer le terme de « sym-
tenir à une représentation réaliste (pour le ruis- bole » pour définir les décors créés par Beckett
seau, l’étang et l’âne notamment). Par ailleurs, (« Les symboles de Beckett sont puissants
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justement parce que nous ne pouvons pas les correspondent à l’aspiration d’une scénographie
saisir ; ce ne sont pas des panneaux indicateurs, ordonnée prônée par Feydeau. Le comique naît
ni des manuels, pas plus que des plans d’archi- de cette mécanique (voir Bergson, Le Rire).
tecte – ce sont littéralement des créations »,
Peter Brook, Points de suspension, Seuil, Points
Essais, p. 50). 6 Comprendre le parti pris
d’un metteur en scène
3. Le choix de Bob Wilson peut sembler icono-
claste à première vue, surtout si l’on se réfère à Claude Régy plaide pour une mise en scène
la représentation canonique de Roger Blin (voir dépouillée. À l’opposé d’un théâtre surchargé, il
livre de l’élève, p. 194). Le metteur en scène prône un art débarrassé de toute fioriture. Selon
invente un mamelon en dents de scie, ce qui lui, le texte en lui-même est à même de susci-
peut paraître contradictoire. Toutefois, les didas- ter un espace dramatique. On peut souscrire ou
calies de Beckett ne contredisent pas le parti pris non à ce point de vue en mettant en valeur les
de Wilson : on peut mentionner pour ce faire les avantages et les inconvénients d’un théâtre stric-
expressions « chute abrupte », « lumière aveu- tement littéraire.
glante » ou encore « enterrée jusqu’au dessus de Prolongement : Pour répondre à cette ques-
la taille dans le mamelon ». tion, les élèves peuvent consulter avec profit
un entretien avec le metteur en scène sur le site
des Inrockuptibles (« Claude Régy ou l’éloge
4 Réfléchir à la mise en scène
du vide ») : www.lesinrocks.com/actualite/
d’un dénouement à partir actu-article/t/43063/date/2010-03-06/article/
d’une didascalie claude-regy-ou-leloge-du-vide/.
1. Le dramaturge a choisi de terminer sa pièce
par une longue didascalie pour montrer l’échec
de la parole. Comme souvent dans le théâtre de 7 Analyser le discours
l’absurde, le dénouement est marqué par une d’un dramaturge
profusion d’indications scéniques qui signalent 1. Les deux principaux griefs de Jean Genet
la défaite du langage (voir à ce propos le dénoue- concernent la scénographie et les costumes des
ment de Fin de partie de Samuel Beckett). comédiens. Il condamne l’idée d’un « plateau
2. Ce dénouement met en évidence la dispari- tournant » et rappelle que son intention était
tion des personnages entourant le Roi ainsi que de proposer plusieurs tableaux – il fait ici allu-
des objets. Le Roi et son trône sont évacués en sion aux didascalies de la pièce. Dans le second
dernier. Le titre évoque l’idée d’une mort pro- paragraphe, il insiste sur la visée politique de sa
gressive suggérée par ces disparitions successives. pièce. Les costumes doivent évoquer une situa-
tion sociale contemporaine et non constituer
une énigme pour le public (« Que les costumes
5 Analyser un choix de mise en scène soient expressifs et non méconnaissables » l. 13).
1. Philippe Adrien met l’accent sur le mouve- 2. Les élèves peuvent donner leur avis sur l’im-
ment pour définir le rôle du metteur en scène. Il plication du dramaturge dans le travail du met-
refuse de penser le théâtre dans une dimension teur en scène. Cette opinion dépend du statut
psychologique. Au lieu d’envisager le personnage que l’on accorde au metteur en scène : le drama-
comme le reflet d’une personne, il l’appréhende turge a-t-il tout pouvoir sur sa pièce ? Comment
comme « un pion » (l. 3). La force comique des
la relation entre un metteur en scène et l’auteur
pièces de Feydeau tient alors à la mécanique des
de la pièce peut-il s’avérer fructueux ?
mouvements comme l’attestent les termes et
expressions « position », « exactitude », « ordon-
nés à la perfection ». 8 Étudier le travail de l’acteur
2. Dans sa mise en scène, Philippe Adrien 1. Denis Podalydès distingue deux temps de
insiste sur la dimension chorégraphique : les la vie d’un acteur : le moment de la « répéti-
personnages adoptent des postures figées qui tion » et l’instant du « jeu ». À l’opposé d’une
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représentation traditionnelle du jeu d’acteur 2. Texte A : La sonorité dominante est celle du
(génie de l’improvisation), Podalydès plonge le son [o] plus ou moins ouvert suivant ses occur-
lecteur dans les arcanes du « travail » de l’acteur. rences et qui fait le lien entre l’apostrophe
Ce caractère artisanal est suggéré par les expres- « Mignonne » en début de poème et le mot
sions suivantes : « travail poussé jusqu’à l’ingra- « rose ». On peut également noter le jeu sur
titude » (l. 6-7), « l’ampleur de notre tâche » cette assonance et ses variantes avec les deux
(l. 11), « temps de recherche passionnée » occurrences du mot « robe », les mots « soleil »
(l. 13-14), « émois intellectuels » (l. 14-15). et « vôtre ». On distingue trois rimes différentes,
2. L’adage latin « ars est celare artem » (l’art les mots « rose » et « pareil » mis en valeur à
c’est de cacher l’art) s’applique parfaitement au la rime, encadrent l’extrait et permettent de
travail de l’acteur présenté par Denis Podalydès. tisser un réseau de significations qui associe de
En effet, ce texte extrait de Scène de la vie d’ac- manière continue la femme et la fleur.
teur met en avant les différentes étapes menant Texte B : Une assonance en [o] domine aussi
à « l’acquisition d’un rôle », autrement dit au dans cet extrait : « oh », « solitude », « beaux »,
gommage des traces expérimentales énumérées « aux » ainsi que sa variante nasalisée [ɔ̃] :
entre la ligne 4 et la ligne 13. La perfection « monde », « content ». Les nasales [n] et [m]
résulte de tout un travail intellectuel, période sont également très présentes : « j’aime »,
de bouillonnement durant laquelle l’acteur passe « nuit », « éloignés », « monde », « nativité »,
par des hauts et des bas (« les idées folles » l. 8 / « premiers ». Elles apparaissent aussi dans la
« le vide absolu » l. 9). nasalisation de plusieurs voyelles : « content »,
« inquiétude », temps », « encore ». Ces sono-
rités contribuent à créer des échos sonores, les
mots « solitude » et « univers » qui encadrent
également cet extrait construisent un réseau de
signification reliant le particulier et l’universel.

3 Décrire en poésie : comparer


deux extraits de poème
Fiche La versification du XVIe siècle 1. Le texte A est un poème en vers rimés, tandis
¤› à nos jours  p. ›·∞ que, dans le texte B, ce sont les blancs qui per-
mettent d’identifier les lignes comme des vers,
il n’y a, en revanche, pas d’effet de rime systé-
1 Identifier un mètre et ses effets matique. Les deux poèmes sont des descriptions,
1. Texte A : la strophe est un quatrain formé de chez Hugo, la nature est animée de personnages
décasyllabes. Texte B : la strophe est un quatrain qui sont le sujet essentiel de la description, chez
formé d’alexandrins. Follain, au contraire, la nature est désertée.
2. Le décasyllabe du texte A permet un jeu sur 2. C’est un sentiment de suspension du temps
le rythme, les coupes de plus en plus nombreuses qui domine chez Hugo, comme le signifie le der-
impriment au vers une vitesse qui fait écho à nier vers. Chez Follain en revanche, l’idée du
la description, sujet du la strophe. A contrario, temps qui passe et de sa lenteur domine.
l’alexandrin du texte B imprime un rythme lent
qui entre en résonance avec la description des 4 Analyser la musicalité d’un poème
lions et de leur attente.
1. à 3. Le poème se construit sur un lien entre
la poésie et les rimes. Ainsi, toutes les rimes du
2 Identifier l’effet du mètre poème sont des variations, des jeux de mots, des
et des sonorités holorimes sur le mot « rime » lui-même (« mari
1. Ce type de strophe est un quintil, le mètre m’aille » / « ma rimaille », « rimassez » / « rime
utilisé est l’octosyllabe. Le texte B est également assez » ou des inventions verbales comiques (« je
formé d’octosyllabes. m’enrime »).
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Fiche Les formes poétiques 3. La forme (vers court, rythme rapide, reprise
d’un refrain) donne au poème sa légèreté carac-
¤∞ du XVIe siècle à nos jours téristique du sentiment amoureux, sujet du
poème.
 p. ›·°-›··

1 Identifier les caractéristiques 3 Repérer les caractéristiques


d’un sonnet d’une forme fixe
1. Le sonnet traite de la relation du poète à un 1. Ce poème est un portrait mélioratif d’une
passé imaginaire, source d’inspiration. partie du corps de la femme aimée (on relève
à l’appui de cette affirmation les termes
2. Le poème est formé de deux quatrains qui « doux », « délicieux », « gracieux », « admire »,
décrivent le décor à partir duquel se développe
« Dieux », « douce », « merveille »).
la rêverie. Les deux tercets développent une des-
cription plus précise du poète. 2. Ce poème se développe à partir de l’anaphore
du mot « bouche » et égrène les caractéristiques
3. Les vers sont des alexandrins. Il s’agit d’un
de cette partie du visage. Ainsi, chaque vers
sonnet rimé de la manière suivante : abba/
se présente comme un groupe nominal dont le
baab/cdd/cee. La solennité de l’alexandrin, son
noyau est toujours le même terme, créant ainsi
classicisme entrent en résonance avec la des-
peu à peu une définition.
cription d’une Antiquité rêvée mêlée d’orien-
talisme développée tout au long du poème 3. Le dernier vers fait apparaître le « je » du
(« portiques », « grands piliers », « esclaves poète, qui exprime alors son désir. Le poème
nus »). Pour les rimes, les sons vocaliques graves n’est plus simplement une description mais se
alternent avec des sons plus aigus de manière transforme en déclaration d’amour.
régulière.
4. La chute est dans le dernier vers qui énonce
un paradoxe temporel : « Le secret douloureux » 4 Identifier une forme poétique fixe
peut être celui d’une « vie antérieure », objet et ses effets
même du poème. L’interprétation de ce que 1. Au vers 7, Musset donne la clé d’interpréta-
serait cette « vie antérieure » est le poème, vécu tion de son poème : « Avec soin de mes vers lisez
comme une nostalgie d’un temps révolu auquel les premiers mots ». Le message caché est donc :
le poète n’a pu appartenir. « Quand voulez-vous que je couche avec vous ? »
2. Ces deux textes sont des acrostiches, puisque
la réponse de George Sand, construite de la
même manière que Musset, est « Cette Nuit ».
2 Comprendre le choix 3. Le registre des deux poèmes apparaît lyrique
d’une forme fixe alors que les messages cachés sont en réalité
très crus.
1. L’anaphore « Dedans Paris » encadre le
poème et cette expression, répétée trois fois, 4. Le décalage entre la tonalité apparente et
lui donne ses seuls vers en rimes masculines celle sous-jacente produit un effet comique.
(v. 9 et v. 15), toutes les autres sont des rimes
féminines. De même les vers 9 et 15, formés de
4 syllabes se distinguent de tous les autres vers 5 Repérer le registre dans une forme
qui sont des octosyllabes. Le rythme du poème, fixe
vif, scandé par une expression récurrente, est 1. Comme dans un pantoum, le poème est
léger, quasi-sautillant.
composé de quatre quatrains. Se retrouvent les
2. Ce poème peut-être considéré comme un ron- mêmes vers placés de manière différente suivant
deau, un même vers est repris dans chacune des les quatrains (exemple : v. 3 repris par v. 5 ; v. 4
strophes. repris par v. 9 ; v. 8 repris par v. 14).
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2. Le registre du texte est comique, inspiré mani-
8 Analyser une forme poétique
festement de comptines et de chansons enfan-
tines mêlées à un ton plus égrillard : « ma cou- 1. Le sujet du poème peut être, comme le titre
sine est blonde, elle a nom Ursule », « Dodo, l’indique, le voyage qui manifeste spatialement
l’enfant do, chantez, doux fuseaux », « Trois un éloignement sentimental, une rupture : « Et
petites pâtés, ma chemise brûle ». toi tu m’avais oublié ».

3. La forme générale du poème ressemble à celle 2. Ont disparu du poème le mètre fixe, la rime, la
du pantoum, néanmoins, les règles précises ponctuation qui permet de scander le vers.
d’organisation et de reprises de vers ne sont pas 3. Les blancs sur la page, le caractère fragmen-
respectées. taire et non lié des notations, l’absence de ponc-
tuation, la présence de majuscule au début de
chaque ligne sont autant d’indices qui permet-
6 Identifier une forme fixe tent d’identifier ce texte comme un extrait de
1. Le vers 1 est repris au vers 7, le vers 2 est poème.
repris au vers 8. Les rimes sont identiques dans
les deux strophes au niveau des sons, elles sont
embrassées dans la première strophe et croisées 9 Identifier les effets du jeu
dans la seconde. avec les mots
Le son [ε̃] est particulièrement présent (« temps », 1. Le texte joue sur l’identification entre un pro-
« manteau », « vent » – ces trois termes sont cessus physique « maigrir » et une déformation
répétés au début et à la fin de l’extrait, « lui- du langage, de type populaire.
sant », « Qu’en », « chante »).
2. On remarque essentiellement l’orthographe
2. La son nasalisé [ε̃] donne sa tonalité languide phonétique et fantaisiste de nombre de mots, un
à la ballade, mais l’apparition de sons vocaliques jeu de mots sur « coq-six ».
dans les vers 3, 4 notamment les sons [o] et [ε]
en modifie l’effet. Le poème joue sur ces effets 3. Il s’agit d’un registre comique où se mêlent
sonores pour rendre compte du passage lent et invention orthographique et effet de ritournelle.
hésitant de l’hiver au printemps.

7 Comparer deux madrigaux


1. Les deux poèmes ont tous deux une tonalité Fiche Poèmes en prose et
lyrique, ils associent la femme aimée et la nature, ¤§ prose poétique  p. ∞‚⁄-∞‚¤
et visent à exprimer leur amour.
2. Chateaubriand associe la vision du sourire de
1 Identifier un poème en prose
la femme à un bonheur qui l’extrait de son senti-
ment de solitude et d’abandon. Chez Baudelaire, 1. Les personnages de ce poème sont ceux des
inversement, la tristesse de la femme avive contes pour enfants (« les petits charbonniers de
l’amour du poète. la Forêt-Noire », « les enfants fourvoyés », « la
troupe de voleur », « l’ogresse »).
3. Le titre de « Madrigal triste » s’apparente à
un oxymore. En effet, le madrigal est un poème 2. Le poème est organisé en paragraphes qui se
censé complimenter la femme aimée, or ce com- développent à partir de l’anaphore « Ils plai-
pliment chez Baudelaire est rendu plus intense gnent ». Chacun des paragraphes fonctionne
par la contemplation de la femme attristée par le comme une unité de sens mais tous renvoient à
souvenir : « Quand sur ton présent se déploie / une même idée de peur et de danger.
Le nuage affreux du passé ». La comparaison 3. La dernière phrase commence par l’indica-
de ces deux madrigaux met en lumière les diffé- tion de temps « Et le lendemain », elle marque
rences entre le romantisme de Chateaubriand et donc une clôture par rapport aux paragraphes
l’esthétique baudelairienne. précédents. Elle est en outre la seule phrase
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employant le passé simple et l’imparfait. Par son question. On reviendra ainsi sur les réponses
sens, elle exprime aussi la fin de l’histoire des précédentes et on pourra également mettre en
« petits charbonniers » amorcée dans le premier lumière les effets de sons et de rythme présents
paragraphe. dans cette description.

2 Comprendre l’importance
des images et de la syntaxe 4 Comprendre la portée symbolique
dans le travail poétique d’une description poétique
1. L’image est celle du volet dont les battants 1. Le perroquet est le seul animal qui peut repro-
ressemblent à des ailes d’oiseaux. Il s’agit d’une duire le langage humain. La première phrase y
métaphore exprimée par les mots « c’est un drôle fait référence ainsi que la dernière.
d’oiseau qu’un volet ».
2. L’animal est enfermé dans une maison : « sur
2. La symétrie, la prise au vent sont les qualités le palier près de la lucarne », « la porte du cou-
que partagent le volet et les ailes d’oiseau. La loir ». Il symbolise l’absence de liberté, l’animal
sensation qui domine le poème est le caractère a été sorti de son milieu naturel, il est mainte-
sonore du volet (« crie », « retentir », « cris », nant prisonnier de la civilisation qui le rend
« coups », « vlan », « silence »). La vue est malade.
également un des sens convoqués ainsi que le
toucher à travers les fréquentes références à 3. « Homme à la lampe que lui veux-tu ? », « le
la violence des coups portés par le volet pollen gâté de la paupière », «comme un anneau
(« s’assomme », « battoir », « cloué », « battre », de sève morte », « plume malade ».
« s’assommer », « bataille »).
3. « Et crie » doit être mis en relation avec son
homophone « écrit » qui traduit le bruit du volet 5 Comprendre l’insertion
simultané au travail du poète. d’un fragment de prose poétique
4. Le poète exprime de manière humoristique dans un récit
son impossibilité à poursuivre son travail d’écri- 1. La description est organisée de manière spa-
ture face à un objet immobile et muet qui ne lui tiale : sont d’abord décrits les parties les plus
fournit plus d’éléments à décrire. hautes et éloignées du paysage puis ce qui se
situe « au-dessous ». Le dernier paragraphe est
une description de la partie la plus proche de la
3 Repérer le jeu sur le langage mer et de l’œil de l’observateur, la ville et de ses
dans le texte poétique habitants.
1. Le porc est lourd, occupé uniquement à sentir
2. On note des hyperboles nombreuses associées
ce qui l’entoure et se nourrir. Il est décrit comme
fréquemment à des comparaisons (« le sommet
un animal dont le plaisir essentiel réside dans ces
fend les nues et va toucher les astres », « tom-
activités et dans la jouissance de la saleté.
bent, comme des torrents », « paraissent aussi
2. et 3. La figure dominante est l’énumération vieux que la terre », « semble nager au-dessus des
(exemple : « c’est une jouissance profonde, soli- eaux »). Il s’agit de présenter un pays idyllique,
taire, consciente, intégrale », v. 9-10) qui traduit utopique, où règne harmonie et richesse.
le caractère goulu, insatiable du porc. Le lecteur
3. Un premier élément de réponse est donné
se trouve en quelque sorte submergé par l’accu-
par le paratexte : le titre du récit dont est tiré
mulation d’adjectifs et de verbes qui décrivent
l’extrait. On peut faire remarquer également que
les activités de l’animal, le texte produit un effet
la description est orientée par un point de vue
semblable à celui qui peut être éprouvé face au
identifiable comme celui d’un narrateur. Enfin,
porc.
on note que le texte est une description organi-
4. La différenciation entre sujet et traitement sée d’un paysage, cadre dans lequel une narration
littéraire pourra être mise en lumière avec cette peut se développer.
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b. Métaphore : les cheveux sont blonds, sem-
6 Repérer les indices de poéticité
blables à l’or, les yeux bleus semblables au ciel,
dans une description les chairs délicates comme les pétales de la fleur.
1. Hugo compare le rêve à une plongée dans le c. Métaphore qui relie le sentiment d’ivresse à la
monde marin : « Le rêve est l’aquarium de la toute puissance poétique.
nuit ». d. Métaphore (« chœur des rainettes ») puis
2. Le rêve est présenté comme un espace comparaison (« pareil à »).
étrange, inquiétant, peuplé de fantômes, de créa- e. Métaphore basée sur deux expressions figées
tures et de végétaux difficilement identifiables. remotivées dans ce contexte : « avoir le cœur sur
(« vivants indistincts de l’espace », « création la main », « être dans la lune ».
fantôme », « spectrale », « animalités étranges », f. Métaphore : le nuage est assimilé à un chien.
« végétations extraordinaires », « lividités ter- g. Métaphore basée sur un paradoxe.
ribles », « masques », « confusions », « obscures h. Métaphore ou personnification puisque sont
décompositions du prodige »). Le paragraphe associées à des caractéristiques physiques de
est composé pour sa majeure partie d’une phrase l’animal (les antennes, le mouvement) des qua-
excessivement longue, qui accumule les visions lités psychologiques (la circonspection).
étranges, créant ainsi un effet de submersion 2. a. comparé : fleur ; outil de comparaison :
pour le lecteur. « ainsi qu’ » ; comparant : encensoir.
3. Le temps utilisé est le présent. Mais la d. comparé : le chœur ; outil de comparaison :
dernière phrase à l’imparfait montre que cette « pareil à » ; comparants : « élocution pué-
description fait partie d’un récit. Le présent de rile », « plaintive récitation », « ébullition de
la description généralise le propos. voyelles ».

7 Identifier une description poétique 2 Comprendre les métaphores


et repérer des images dans un poème
2. L’énumération domine dans cette seconde 1. Les deux métaphores sont d’une part celle de
phrase, les groupes nominaux se développent la représentation mathématique du plan : « en
avec des expansions multiples systématiques abscisse », « en ordonnée », d’autre part, celle
(adjectifs, compléments du nom, propositions du jeu d’échec (« le Fou », « La Reine », « La
subordonnées relatives) qui contribuent, par l’in- Tour »).
sistance sur les sensations éprouvées par le nar- 2. Cette partie du poème est constitué unique-
rateur, à donner une tonalité lyrique au passage. ment de phrases nominales, brèves, qui confè-
3. L’image qui se met en place peu à peu est celle rent au poème un rythme haché. Les figures
de la nature morte, les objets sont décrits les uns sont essentiellement des métaphores exprimant
après les autres, de manière précise (voir réponse le caractère destructeur de la mère pour l’enfant
à la question 2) découvrant au fur et à mesure et la violence de leur relation.
l’image finale. 3. Jacques Dupin décrit ici une relation à la
mère qui est asservissement de l’enfant et mani-
pulation de la mère. Nous sommes très loin des
représentations traditionnelles et affectivement
rassurantes de la mère.
Fiche Le langage poétique
¤‡  p. ∞‚∞-∞‚‡
3 Identifier métaphores filées
et allégories
1. Dans le premier extrait, Du Bellay regrette sa
1 Identifier et interpréter jeunesse et l’inspiration que les Muses lui appor-
1. a. Comparaison : « ainsi qu’ ». La fleur dégage taient et qui semble l’avoir quitté (« Où sont
un parfum comme le fait l’encensoir. ces doux plaisirs qu’au soir sous la nuit brune /
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Les Muses me donnaient »). Dans le second,
6 Identifier le jeu des métaphores et
Malherbe fait l’éloge du roi et se félicite d’être
le poète qui chante ses louanges (« qu’en de si de la mise en page dans un poème
beaux faits vous m’ayez pour témoin »). 1. Le deuxième haïku apparaît comme la suite
et la conséquence du premier : la répétition de
2. Le premier texte se développe à partir de deux l’expression « fermer les yeux » fait le lien entre
métaphores filées, le second à partir d’une allé- les deux poèmes.
gorie (« l’hydre de la France »).
2. Les deux haïkus jouent sur un paradoxe : il
faut fermer les yeux pour véritablement sen-
tir la rose et expérimenter « son essence »,
4 Identifier les figures d’analogie mais les haïkus sont fondés sur une utilisation
dans un poème particulière de l’espace de la page, le regard est
donc déterminant dans l’expérience poétique
1. « Le » dans le premier vers est un pronom qui de lecture. Le sens convoqué par le contenu du
remplace le mot « courroux ». « Les étincelles »
poème, l’odorat, est également de manière para-
est donc une métaphore, « Vienne » est une
doxale celui qui fait défaut dans la lecture.
métonymie (Le Saint-Empire Germanique où
règne la dynastie autrichienne des Habsbourg), 3. Dans le premier haïku, le rejet du mot « odeur »
de même que « Rome », métonymie pour le à gauche de la page a une valeur performative,
Vatican. Ces métonymies sont associées à des l’odeur est graphiquement éloignée du processus
personnifications (Vienne est « irrité », Rome décrit à droite de la page, comme si la lecture de
« ouvre une carrière »). la partie droite devait ensuite renvoyer au mot
de gauche. Dans le second haïku, le « Nous »
2. La Fontaine fait allusion à la rivalité, au
est scindé, le « N » majuscule fait alors écho à la
niveau économique notamment, qui oppose
majuscule de « Rose ». À noter que la première
à cette période Léopold Ier et Louis XIV. La
édition de ce livre de Claudel est calligraphiée, à
référence à Rome semble être liée à l’attentat
l’encre de Chine, et joue sur le graphisme même
visant l’ambassadeur de France en 1662 à Rome.
À la suite de cette tentative, Louis XIV fait des lettres, ce qui ne peut apparaître dans cette
annexer Avignon, qui appartenait au Vatican, version imprimée.
au royaume de France. Avignon sera rendu au
Pape Alexandre VII en 1664.

7 Identifier et analyser la musicalité


d’un poème
5 Identifier les figures d’analogie
dans un poème 1. Le poème est composé de vers de 6 syllabes
composant ainsi par deux, un alexandrin. Le
1. Apollon est le dieu grec de la poésie notam- découpage syntaxique corrobore cette analyse
ment. Les Muses, sous les ordres d’Apollon, dans les deux premières strophes où chaque
transmettent au poète l’inspiration venue phrase se poursuit sur deux vers. On remarque
du dieu. Ils symbolisent donc la poésie et la répétition de mot « cœur » dans chacune des
l’inspiration. strophes parfois à plusieurs reprises y compris
2. Apollon « me servit en ce monde de guide » : dans la paronomase « écœure », ainsi que la
cette métaphore permet de présenter le poète reprise de la préposition « sans » dans les expres-
comme un élu du dieu qui le conduit à son des- sions « sans raison », « sans amour », « sans
tin. « De science et d’honneur amoureux » : haine ». Se développe également un réseau
l’opposition entre les noms « science » et « hon- d’allitérations liquides en « l » qui entre en
neur », et l’adjectif « amoureux », fait égale- résonance avec le thème du poème, ainsi égale-
ment image. Une dernière métaphore alliant le ment de voyelles nasalisées et de nasales (dans la
concret et l’abstrait clôt le poème : « des poi- première strophe par exemple, on peut relever :
gnants aiguillons de sa Divinité ». « dans », « mon », « langueur », « pénètre »).
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2. Les répétitions de mots et de sons ainsi que un doute que la phrase « Tu me dis est ce que tu
le rythme particulier de ce poème concourent à me dis non ou oui » formule pour le lecteur. Le
produire un effet de litanie, une tonalité mélan- mot qui clôt le poème est « oui » et semble inva-
colique qui s’accorde avec le sujet du poème. lider la série de négations ou de doutes exprimés
dans les phrases précédentes. Il fait également
8 Comprendre la musicalité référence à la fin de Ulysse de James Joyce où le
du poème dernier chapitre, monologue de la femme du per-
1. Chaque phrase du premier paragraphe sonnage principal est ponctué de « oui », jusqu’à
peut se décomposer respectivement en deux la dernière phrase, identique à celle de l’extrait.
alexandrins. 3. « Pour cette page tu dis » : La page est identi-
2. La répétition du mot « pleurer » et donc fiée ici comme le lieu d’un dialogue qui n’aurait
des sons qui le constituent caractérise le pre- d’existence de ce fait que par l’écriture, et ne
mier paragraphe ainsi que l’assonance en [wa], renvoie à aucune réalité concrète.
que l’on peut rapprocher de celle en [a]. Dans
le second paragraphe, ce sont alors les mots 11 Identifier et analyser un poème
« pieuvre », « houle », « sentimentale » qui en prose
entrent en résonance avec ceux du premier. 1. L’anaphore du son [j] court tout au long du
3. Les phrases en italiques, semblables à des poème (« abbaye », « murailles », « grouillant »,
didascalies, le rythme du premier paragraphe « feuilles », « rayons », « cierges », « réveil »),
permettent de rapprocher cet extrait du genre ainsi que des nasales sous forme de voyelles
théâtral. Néanmoins, cette assimilation est nasalisées souvent (pour le premier et le second
contrecarrée par le contenu du second para- paragraphe , on peut relever les termes suivants :
graphe, et montre ainsi comment Ponge joue des « nuit », « raconte », « sentier », « Morimont »,
divers codes génériques, les mêle, les pastiche. « funèbres » – deux fois –, « frissonnait »,
« ramée », « bourdonnantes », « pénitent »,
9 Identifier le jeu sur le langage « noirs », « accompagnent », « criminel »).
et les sonorités 2. On relève les images suivantes : « la barre du
1. Ce poème décrit un bonbon en train de se bourreau », « la foule s’était écoulée ».
faire manger par une personne (« montagnes » :
dents, chaleur de la bouche, dents qui broient le 3. Le poème commence par une indication
bonbon, « porte » : bouche ou fond de la gorge). temporelle « Il était nuit » et se termine en indi-
quant le statut de la vision : un rêve. L’écriture
2. « Je » est donc le bonbon, il s’agit d’une permet la construction et la mise en narration
personnification. Le poème est intégralement d’un espace par essence imaginaire.
motivé par le mot « bonbon » fait de deux
syllabes identiques et qui permet un dévelop- 4. « Cris plaintifs », « rires féroces », « sup-
pement par assimilation de l’objet au nombre plice », « une jeune fille […] pendue », « barre
d’éléments identiques dont il est constitué (cinq du bourreau ».
doigts, un nez, trente deux dents, deux lèvres).
12 Identifier et analyser un poème
10 Comprendre l’usage des images en prose
dans la poésie contemporaine 1. Le sujet du poème est une description du pro-
1. Ce texte peut faire penser à un dialogue théâ- cessus mental qui aboutit à l’écriture du poème.
tral mais la différence réside dans la narration 2. Une partie du poème (v. 3 à 8) est une des-
des paroles rapportées indirectement de ce fait. cription des hallucinations du poète vécues
2. Les répétitions de mots brouillent la compré- comme des réalités. L’ensemble du poème peut
hension notamment par l’utilisation systéma- cependant être lu comme le récit d’une évolu-
tique au début du passage de la négation et de la tion du poète et la transformation du processus
réponse qui suit, négative elle-même. S’en suit d’écriture en « alchimie ».
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3. On peut remarquer une organisation en para- 3. L’auteur a recours au raisonnement par analo-
graphes avec une forte présence du « je », des gie, la thèse adverse n’est pas prouvée, la thèse
phrases exclamatives, une énumération (v. 3 de Rousseau en conséquence, qui n’est pas prou-
à 8), des images, des comparaisons inattendues vée non plus, n’a pas moins de validité.
(v. 11 à 15), autant d’éléments qui signent le 4. L’argumentation se rapproche de la persuasion
poème en prose. par ses procédés : présence du « je », interpel-
lation du destinataire en terme affectifs « mon
13 Identifier les effets sonores et ami », lexique du sentiment : « témoignage
stylistiques dans la prose poétique intérieur », « sentiment », « trouvons en nous-
1. « La Chartreuse » et « douceur stendha- mêmes », métaphore filée du regard : « Nous
lienne » font référence au roman de Stendhal reverrons ces mêmes objets aux lumières de la
La Chartreuse de Parme. raison ».
2. « Parme », « lisse », « compact(e) »,
2 Identifier un type d’argumentation
« mauve » et « douce » sont les mots répé-
tés dans cet extrait associés également aux
et repérer le mode
mots « douceur » et « violettes ». Le narrateur de raisonnement
développe une rêverie fondée sur une référence 1. L’œuvre d’art paraît réaliste précisément
littéraire et sur la polysémie du mot « Parme », lorsqu’elle s’éloigne de la réalité, lorsqu’elle en
à la fois nom de ville et couleur. Les répétitions exagère les caractéristiques.
ont valeur d’insistance et accentuent l’impres- 2. Dans le deuxième paragraphe, l’auteur fait
sion de rêverie qui domine le passage. appel au raisonnement par l’absurde : « il fau-
drait alors un volume au moins par journée ».
3. Maupassant cherche ici à démontrer un point
de vue et présente des arguments objectifs.

Fiche Stratégies argumentatives 3 Repérer des arguments opposés et


¤° et modes de raisonnement identifier des procédés stylistiques
1. La thèse est énoncée dans la deuxième phrase
 p. ∞⁄‚-∞⁄⁄ du premier paragraphe.
2. L’argument est présenté de manière implicite
1 Identifier un type d’argumentation au début du second paragraphe : « Les nègres
et repérer des modes […] esclaves par le droit de la guerre » : l’argu-
de raisonnement ment est que les vainqueurs pourraient s’arroger
1. Rousseau pense que la conscience de l’homme le droit de faire de leurs prisonniers des esclaves.
est une conséquence de sa nature intrinsèque. Un argument opposé est présenté clairement
Pour lui, la raison n’intervient pas dans notre dans la phrase « Les hommes et leur liberté ne
conscience. Un de ses arguments est d’écouter sont point objet de commerce ».
la conscience elle-même « qui dépose pour elle- 3. La volonté de convaincre apparaît grâce à
même », l’autre est de montrer que le détour par l’utilisation de liens logiques nombreux qui
le raisonnement amène à une conclusion et un appuient la démonstration « donc » (3 fois), « il
jugement similaire à celui qui s’est imposé natu- faut conclure », « puisqu’ », « par conséquent ».
rellement à notre conscience. On remarque également un raisonnement de
2. La thèse adverse est présentée à partir de la type hypothético-déductif dans le deuxième
paragraphe, des raisonnements de type déductif
ligne 5 : « Puisque ceux qui nient ce principe
dans les paragraphes suivants.
admis et reconnu par tout le genre humain ne
prouvent pont qu’il n’existe pas… ». La thèse est 4. Ligne 13 : « Les rois, les princes, les magistrats
réfutée car elle n’est pas prouvée. ne sont point les propriétaires de leurs sujets,
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ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur 2. L’hésitation du personnage se manifeste grâce
liberté, et de les vendre pour esclaves ». aux phrases de type interrogatif et aux affirma-
tions contraires énoncées dans la même tirade.

4 Repérer les procédés 3. « D’un côté », « D’un autre », « D’une autre


de la persuasion part ». Perdican trouve les manières de Camille
trop « brusques », néanmoins il la trouve
1. La présence du locuteur se manifeste par l’uti- « jolie ».
lisation du « je ».
4. Le personnage paraît incohérent parce qu’il se
2. Octave dresse un portrait péjoratif de lui- contredit mais également parce que son discours
même : « Je ne sais point aimer », « débauché manque totalement de logique, les phrases se
sans cœur », « ivresse passagère d’un songe », suivent, sans lien.
« je ne sais pas les secrets qu’il savait »,
« masque d’un histrion », « lâche ». Coelio est 5. Perdican se montre obsédé par l’image de
en revanche présenté comme celui qui « savait Camille, incapable de poursuivre une idée, il est
verser dans une autre âme toutes les sources manifestement amoureux de la jeune fille.
de bonheur », capable de « dévouement », lui
aurait « consacré sa vie entière à la femme qu’il
aimait ». 7 Identifier les procédés
de la délibération
3. Le registre du texte est pathétique, Octave se
1. Bérénice se demande si elle doit disparaître
dénigre et pleure Coelio. Le lexique du senti-
afin de ne plus revoir Titus et souffrir.
ment très présent participe de la persuasion.
2. Lignes 1 à 8 : Bérénice songe à disparaître.
Lignes 9 à 16 : elle ne peut imaginer ne plus voir
5 Identifier et caractériser Titus. Le mot charnière est « adieu » (l. 8).
un mode de persuasion
3. Dans la deuxième partie de la tirade, les
1. Le thème traité est celui de l’esclavage. La phrases exclamatives et interrogatives sont
thèse principale de Condorcet est que la cou- le signe de l’émotion du personnage et de son
leur de la peau est ce qui a permis l’assimilation désarroi.
des hommes noirs à des sous-hommes et a donc
légitimé l’esclavage. 4. Titus est qualifié de « cruel » dès le début de
la tirade ainsi que d’« infidèle ». Le paradoxe
2. Cet extrait est formé de quatre phrases, la réside dans la passion qui anime le personnage
figure d’insistance est l’énumération. de Bérénice alors que Titus la fait souffrir.
3. Le champ lexical dominant est celui du com-
merce (« vente », « marchés », « rapportent »,
« propriété », « profit »). Un autre est celui de la
violence (« arracher », « violence », « coups »,
« arracher », « insultes », « barbarie »). Fiche L’essai
4. « L’Américain oublie que les nègres sont des
¤·  p. ∞⁄‹
hommes. »
5. « Voilà comme nous traitons d’autres 1 Repérer le caractère délibératif
hommes ! » (l. 15-16) : la phrase exclamative de l’essai
montre l’indignation de l’auteur. 1. Les connecteurs logiques et temporels nom-
breux et les parallélismes syntaxiques démon-
trent le caractère labile de la personnalité de
6 Identifier les procédés Montaigne (l. 7 « lorsque », l. 10 « mais »,
de la délibération l. 12 « maintenant », l. 14 « aujourd’hui » /
1. Perdican délibère pour savoir s’il est ou non l. 15 « une autre fois » ; « ou bien » l. 17, « une
amoureux de Camille. autre fois » l. 22).
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2. L’extrait décrit les divers sentiments, humeurs, choix que d’être soumise aux valeurs domi-
intérêts de Montaigne qui se modifient au gré nantes, raison pour laquelle elle n’a pu tenir de
des circonstances. Il s’y décrit ainsi aussi diver- rôle historique majeur. Elle en conclut ainsi que
sement et complètement que possible, insiste sur la place réservée aux femmes a été jusqu’alors
le caractère mouvant de sa personnalité et de ce circonscrite à un modèle dominant conçu par
fait montre comment l’individu échappe à toute l’homme et qui, de ce fait, a rendu la femme
tentative de définition. « inférieure » car marginalisée par rapport au
mouvement de l’Histoire.
3. L’écriture se trouve en conséquence affectée
par ces traits de caractère. Montaigne souhaite 2. « Les circonstances sont pour chacune d’elles
ainsi montrer l’aspect également protéiforme un obstacle et non un tremplin », « Pour chan-
de sa pensée. Cette dernière, comme sa person- ger la face du monde, il faut y être tout d’abord
nalité, ne peut se comprendre qu’en perpétuel solidement ancré ». Ces phrases présentées
mouvement. comme des vérités générales apparaissent aussi
comme le point de vue de l’essayiste défendu car
2 Comprendre l’enjeu d’un essai vécu de manière personnelle.
1. Camus exprime dans cet extrait à la fois son
besoin de connaître le monde de manière sen-
suelle (l. 1 à 5) et son scepticisme vis-à-vis des
explications scientifiques qui se résolvent le plus Fiche La littérature morale
souvent en « métaphores » (« Je reconnais alors
que vous en êtes venus à la poésie » l. 17). Cela
‹‚  p. ∞⁄∞
lui permet de justifier à la fin de l’extrait ce qu’il
affirmait au début du passage. 1 Identifier les caractéristiques
2. La voix (la science) qui s’oppose à la sienne de la maxime
est traduite par des phrases dont le sujet est 1. On note que les maximes sont faites d’une
« vous », à la manière d’un dialogue raconté. seule phrase, à la syntaxe fréquemment simple (a
et b), de reprises de termes donnant un balan-
3. La question posée par ce texte est celle des
cement particulier à la phrase (b et c), d’images
voies de la connaissance du monde naturel et
mêlant le concret et l’abstrait (a et e). La
l’opposition entre un mode de connaissance
maxime manie souvent également le paradoxe
immédiate (la sensation) qui mène à la produc-
(d et e).
tion artistique et un autre passant par le raison-
nement scientifique qui, pour Camus, se résout 2. et 3. Ces deux questions peuvent être traitées
également en une forme de poésie. de manière simultanée, la maxime prenant tout
son sens à la lumière d’un exemple concret.
3 Comprendre le point de vue
développé 2 Comprendre un fragment
1. Simone de Beauvoir souhaite démonter que 1. L’expression « roseau pensant » renvoie à la
les femmes n’ont pas pu, jusqu’à très récemment, fois à la fragilité de l’homme (le roseau) et à sa
jouer un véritable rôle dans l’Histoire parce force (la pensée), idée directrice du fragment.
qu’elles ont toujours été prisonnières d’un sys-
2. Les trois paragraphes se suivent sans lien de
tème de valeur masculin qui les marginalisait et,
causalité exprimé. Le lecteur doit donc appliquer
par voie de conséquence, les infériorisait. Elle
au fragment sa réflexion afin de créer les liens
montre d’abord que les personnages historiques
implicites entre les trois paragraphes. Le lecteur
féminins ne sont connus que parce qu’elles
est donc amené, par la construction même du
ont eu une destinée individuelle particulière,
fragment, à penser.
contrairement aux hommes célèbres qui ont été
moteurs de bouleversement historiques et poli- 3. L’homme est fragile mais c’est la conscience de
tiques considérables. Elle poursuit son analyse sa fragilité et de sa finitude qui le rend plus fort
en expliquant comment la femme n’a eu d’autre que la nature, elle qui peut pourtant l’anéantir.
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4. La morale est le fruit de l’effort que l’homme Fiche L’apologue
produit pour bien penser et qui fait ainsi sa
force.
‹⁄  p. ∞⁄‡

1 Identifier les caractéristiques


3 Repérer l’éloquence de la fable
dans le sermon 1. Dans un premier temps, la critique semble
1. Fénelon s’adresse aux « peuples des extrémités porter sur le caractère peureux de l’homme qui
de l’Orient ». En effet, ce sermon est composé fuit ou s’effraie devant l’inconnu. Néanmoins,
lors de la visite des ambassadeurs du royaume une étude plus précise de la fable (voir
de Siam. Il s’agit d’engager les étrangers à question 3) montre que c’est bien « l’accoutu-
reconnaître la religion chrétienne et à la mance » de l’homme, l’habitude qui banalise la
propager, ceci en référence à l’Épiphanie quand réalité, qui est ici visée par La Fontaine.
les mages vinrent reconnaître la naissance du fils
2. Le principe de gradation employé à deux
de Dieu.
reprises dans la fable est un procédé stylistique
2. On note des énumérations nombreuses (l. 6 qui acquiert une valeur comique. Les répétitions
à 11), des apostrophes (« Vents, portez-les sur et la vitesse des récits renforcent cet effet.
vos ailes » l. 13, « Ô Sion, ton Dieu régnera sur
3. La morale intervient dans le dernier vers. Elle
toi ! » l. 18-19). L’éloquence du sermon a pour
déplore la perte du mystère, de l’imagination,
but d’exalter le sentiment religieux, en montrer
l’asservissement (le dromadaire) du fabuleux à
la puissance évocatoire par la parole.
la rationalité (un licou).
3. La conquête que Fénelon décrit n’est pas celle
de guerriers mais plutôt celle, sacrificielle, des
2 Comprendre et interpréter
évangélistes.
la mise en scène des points de vue
dans l’apologue
1. Voltaire critique la mauvaise foi, le mensonge.
4 Identifier la visée morale
2. La Poularde permet le développement d’un
d’un discours
récit amusant qui sert d’illustration à la morale
1. Rousseau souhaite identifier le moment donnée par le chapon.
où l’homme est passé de l’état de nature à
l’état civilisé. Pour ce faire, il reprend les 3. Les animaux choisis pour défendre la thèse
divers critères examinés par les philosophes pour de Voltaire sont inattendus ainsi que le lieu et
distinguer ces deux états : d’abord l’opposition la teneur de leur échange. Le contraste entre le
juste/injuste puis la question de la propriété, caractère naïf des propos de la poularde et ses
ensuite celle de la domination et enfin celle références à Dieu est un autre élément comique.
de l’autorité d’un individu sur un autre. Il en
conclut que ces oppositions sont caduques car 3 Comprendre la visée de l’utopie
elles présupposent l’existence préalable d’une
1. Implicitement, sont critiqués le luxe, le
civilisation.
faste et l’ostentation qui régnaient à la cour de
2. Les critères retenus : justice, propriété, légiti- Louis XIV. Dans le deuxième paragraphe, c’est le
mité du pouvoir et de l’usage de la force ont de caractère superficiel du jugement du monarque
fortes connotations morales. qui est attaqué ainsi que son désintérêt pour le
peuple et ses besoins.
3. Le renversement argumentatif est rendu frap-
pant par le parallélisme de forme entre les deux 2. La description de la cour habillée de manière
parties de la phrase et produit ainsi un effet de « modeste », le caractère amène et accessible
formule. Rousseau renvoie « les philosophes » du monarque apparaissent comme des exagéra-
qu’il attaque à leurs présupposés, fondement de tions et donnent ainsi le sentiment d’un monde
leur erreur. utopique.
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l’ampleur à la phrase et accentue l’effet produit
4 Identifier les caractéristiques
par le lexique. La question rhétorique (l. 9 à 12)
d’un récit utopique contemporain est une condamnation des mœurs de l’époque.
1. La société présentée est de type répressif et
totalitaire. L’homme y apparaît soumis, inca- 3. L’exagération (accumulation et hyperboles),
pable d’utiliser la liberté lorsqu’elle lui est ren- le refus de tout ce qui peut également apparaître
due, aliéné au divertissement qui l’empêche de comme de la politesse ou de l’affection (l’énu-
penser. Il s’agit évidemment d’une vision très mération « amitié, foi, zèle, estime, tendresse »
pessimiste de l’homme. l. 10) rend le discours d’Alceste excessif et donc
suspect pour le lecteur. Alceste y apparaît aigri,
2. L’intérêt du texte réside beaucoup dans la misanthrope.
complexité des relations tissées entre interdit,
aliénation, divertissement et liberté. Les morales 3 Comprendre la fonction du registre
sont à cet égard multiples. lyrique dans l’argumentation
1. L’homme de génie se caractérise par « l’éten-
due de l’esprit, la force de l’imagination et
Fiche La variété des registres l’activité de l’âme ».
‹¤ dans l’argumentation 2. On relève des amplifications telles que : « jeté
dans l’univers », « frappée par les sensations »,
 p. ∞⁄· « intéressée à tout ce qui est dans la nature »,
« à ces idées mille autres se lient », des énumé-
1 Étudier le registre pathétique rations (l. 8-9, l. 13-14), des parallélismes qui
1. Hugo met en parallèle l’exécution d’un frappent l’esprit du lecteur « tout l’anime et tout
condamné à mort et sa situation d’écrivain, inca- s’y conserve ». L’amplification sert ici le pro-
pable alors de produire, obsédé par le supplice pos puisqu’il s’agit de décrire un homme hors
subi par le condamné. La réaction de l’écrivain du commun, le lyrisme du passage renvoie à la
donne force à son propos. force de l’imagination présente chez l’homme de
2. Lexique de la souffrance : « hurlements », génie.
« douloureuse », « bourreaux », « souffrances »,
« agonisant », « coupe », « lie », « arrachait », 4 Identifier le mélange des registres
« supplice ». Figures d’amplification : « emplis- 1. Boileau critique le bruit qui règne à Paris la
sait la tête », « chose monstrueuse », « l’assié- nuit. On relève le champ lexical correspondant :
geait ». On note également l’anaphore « chaque « frappe », « cris », « miaule », « grondant »,
fois ». Il s’agit d’émouvoir le lecteur, de lui faire « roule sa voix », « crie ».
éprouver de la pitié pour le condamné, de faire
appel à son imagination et ses sentiments. 2. L’exagération s’exprime par des généra-
lisations : des expressions telles que « nuits
entières », « chats de toutes les de gouttières »,
2 Repérer les indices du registre « tout l’enfer » ; un lexique du sentiment fort
polémique (« plein de trouble et d’effroi »), ainsi que par
1. Alceste critique l’hypocrisie et la flatterie. des comparaisons « comme un tigre en furie »,
ou encore « comme un enfant qui crie ».
2. L’opposition est marquée d’abord par le
L’accumulation de ces notations qui font de
« Non » en début de tirade, repris au vers 13 de
Paris la nuit une jungle infernale et inquiétante
manière insistante. Le lexique du sentiment est
produit un effet comique.
fortement péjoratif : « je ne puis souffrir », « je
ne hais rien tant ». La description des manières 3. Les habitants de Paris et plus exactement les
du temps sont qualifiées de la même façon, de noctambules, ainsi que les animaux (chat, rat,
« contorsions », « d’ambassades frivoles », « inu- souris) sont vilipendés par Boileau. Le poète fait
tiles paroles », « estime […] prostituée » et les un portrait de lui-même ridicule : « sauter du lit,
« gens à la mode « sont de « grands faiseurs » ou plein de trouble et d’effroi », il émet l’hypothèse
d’« obligeants diseurs ». L’énumération donne de d’un complot grotesque des animaux contre lui
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« les souris et les rats semblent, pour m’éveiller, (« immédiatement entouré de sauvages ») ou
s’entendre avec les chats » ; il montre son la question qu’ils semblent répéter sans fin :
humour, en se faisant la cible de sa propre satire. « marapé-dereré ». La scène de bienvenue prend
aussi des allures comiques lorsque le narrateur
4. Si la visée est polémique, Boileau entend bien
décrit les premiers gestes des indigènes qui le
protester contre le bruit à Paris la nuit, le trai-
déshabillent et s’approprient avec ingénuité
tement du sujet et l’humour qui le caractérise
certains accessoires : « Et du reste, l’un ayant
en font un extrait plus satirique que polémique.
pris mon chapeau qu’il mit sur sa tête, l’autre
mon épée et ma ceinture qu’il ceignit sur son
corps tout nu, l’autre mon casque qu’il revêtit ».
L’accueil semble se transformer en jeux d’en-
fants : « courant ainsi au milieu de leur village
avec mes hardes ». On voit ici toute la naïveté
de ces « bons sauvages » qui se montrent plus
Fiche Un espace culturel turbulents que violents.
‹‹ européen (⁄)  p. ∞¤⁄ 2. Le narrateur est déconcerté par l’accueil que
lui réservent les habitants de « Yabouraci ».
D’une part, il n’en connaît pas la langue, comme
1 Apprécier l’importance le montre son ironie à l’égard de lui-même :
de l’Antiquité « ce qui pour moi alors était alors du haut alle-
Pantagruel doit acquérir d’abord les langues mand ». D’autre part, il reste désemparé par leur
anciennes, le latin et le grec pour pouvoir accueil en lui-même. Son malaise quasi physique
accéder au savoir des Anciens, modèle de pen- (« m’étourdissant de leurs cris ») en est tout à
sée pour les humanistes. Il devra s’en inspirer fait révélateur. Au final, il ne sait pas interpréter
aussi pour écrire, en particulier « Platon » et cet accueil : « je pensais avoir tout perdu », « je
« Cicéron ». Mais il doit aussi apprendre les lan- ne savais plus où j’en étais ». L’occidental perdu
gues qui lui permettront de lire la Bible (« les sans ses repères européens se retrouve dès lors
saintes Lettres ») dans ce qu’on pense à l’époque dans la situation paradoxale du dominé.
être ses langues d’origine : « l’hébreu », suppo-
sée être la langue naturelle de l’Ancien et du
Nouveau Testament, puis « le chaldéen », langue 3 Analysez le lien entre science
du peuple qui emmena le peuple juif en capti- et littérature humaniste
vité, enfin « l’arabe », langue des peuples voisins, 1. et 2. Le champ lexical de l’anatomie domine
mais aussi de la brillante civilisation, admirée le texte dans ce récit des ravages commis par
par les savants du XVIe siècle. Par ailleurs, son frère Jean. Le lecteur suit la progression des bles-
éducation est aussi complétée par « l’étude scien- sures qu’il inflige à ses ennemis. Le texte détaille
tifique », constituée des connaissances contem- donc les différentes parties du corps atteintes :
poraines en plein épanouissement à l’époque les parties externes (« bras et jambes », « cou »,
ou des savoirs antérieurs (« des auteurs qui s’en « le nez », « les yeux », « les mâchoires »), mais
sont occupés »). On voit donc combien la for- aussi les organes internes (« la cervelle », « les
mation intellectuelle du jeune humaniste est reins »). Certaines expressions dénotent une
complète et en revient aux sources classiques ou parfaite maîtrise du vocabulaire médical. La plus
chrétiennes. frappante clôt d’ailleurs l’extrait : « il lui rédui-
sait la tête en miettes à travers la suture lamb-
doïde. » Pour autant, l’accumulation des expres-
2 Étudier un thème des grandes sions anatomiques qui détaillent toute l’horreur
découvertes des faits d’armes, ne suscitent ni le dégoût, ni
1. Il s’agit bien ici d’une scène de première la pitié. L’hyperbole donne au contraire toute
rencontre comme le montre d’abord la curio- une dimension comique à cette parodie de
sité des habitants de « Yabouraci » à travers combat épique écrite par un ancien étudiant en
leur empressement à venir voir le voyageur médecine.
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au sens propre des perles et au sens figuré de sa
4 Mesurer l’influence italienne
beauté. Sur fond de nature (« étoiles », « prés »),
sur l’humanisme les éléments cosmologiques sont donc transfor-
1. Nous assistons dans ces deux poèmes au réveil més dans cette réécriture du poème de Rinieri.
de la nature, au moment où la nuit fait place
au jour (« déjà la nuit déchirait son voile », 5 Analyser les arguments
texte A ; « déjà la nuit […] fuyant le jour », de la Réforme
texte B). Les ténèbres se dissipent (« éperon-
nait ses sombres chevaux ailés », texte A ; « ses 1. La force de l’argumentation repose ici sur la
noirs chevaux chassait », texte B). La lumière logique. Calvin revendique le décompte sincère
du jour point peu à peu (« l’aurore […] lançait des reliques conservées d’abord pour chaque
ses rayons », texte A ; « déjà le ciel aux Indes saint : « Il serait bien d’avoir registres de toutes
parts pour savoir quelles reliques on dit qu’il y a
rougissait », texte B). L’aurore est donc bien le
en chaque lieu ». Ce recensement incontestable
thème commun à ces deux textes. On voit ici
mettrait dès lors en évidence les failles de cette
comment l’humanisme français tire ses sources
croyance : « Et lors on connaîtrait que chacun
d’une culture qui l’a précédé dans cette révolu-
apôtre aurait plus de quatre corps ; et chacun saint
tion européenne des lettres. La confrontation
pour le moins deux ou trois ». L’auteur tire ensuite
des deux poèmes met en valeur le phénomène
la conséquence de cette proposition en la géné-
de l’innutrition poétique, de la reprise du modèle
ralisant à l’ensemble des lieux de culte (« deux
italien et de sa transposition à travers la langue
ou trois mille évêchés, de vingt ou trente mille
française (autre enjeu de l’affirmation nationale
abbayes, et plus de quarante mille couvents, de
propre à l’humanisme français). tant d’églises paroissiales et de chapelles ») pour
2. Si Antonio Rinieri est bien l’inspirateur du montrer la vanité du culte des reliques. Mais il
poète français, le sonnet de Du Bellay trouve son utilise aussi un vocabulaire péjoratif qui rabaisse
originalité dans son traitement du motif origi- l’objet de la vénération des croyants : « un tel
nel. Ainsi enrichit-il le procédé de la personni- monceau », « une fourmilière d’ossements et tels
fication. La nuit est en effet personnifiée sous autres menus fatras ». Le culte est donc rabaissé à
la forme d’une femme dans le texte d’origine une « moquerie tant sotte et lourde ».
(« déjà la nuit déchirait son voile »). Le poète 2. Dans ce passage, Calvin critique un élément
français joue de son côté sur l’expression popu- majeur du dogme catholique, le culte des saints
laire qui désigne la planète Vénus, la première à travers leurs reliques physiques ou vestimen-
et la dernière visible dans le ciel : l’étoile du ber- taires. Cette croyance repose sur la conviction
ger. Le champ lexical pastoral se retrouve donc que ces reliques de chrétiens martyrisés pour leur
dans la première strophe : « en son parc », « un foi ont gardé tout leur pouvoir magique de gué-
grand troupeau », « pour entrer aux cavernes ». rison. Mais le théologien souligne ici la dérive
Mais ce motif se combine lui-même avec une de ce culte désormais restreint à l’adoration
allusion à la mythologie grecque pour le lever d’« une fourmilière d’ossements » et d’« autres
du jour, lorsqu’Hélios ouvre les portes du jour menus fatras » et fondé sur le mensonge en rai-
et se fraye un chemin avant le char d’Apollon. son de l’origine très suspecte des reliques et de
Du Bellay renouvelle ici l’image en accordant leur nombre invraisemblable. Au-delà de la cri-
la même fonction à la nuit (« ses noirs chevaux tique d’une croyance fondée sur une « moquerie
chassait »). De la même manière, il développe tant sotte et lourde », Calvin rejette plus pro-
la personnification de l’aurore, comparée à la fondément la nécessité de faire appel aux saints
femme dans le premier texte (« faisait tomber comme intermédiaires entre Dieu et les hommes.
de ses cheveux dorés des perles »). Sa coiffure est Il dénonce aussi de manière implicite les profits
soulignée et étoffée par l’hyperbole : « ses tresses engrangés par l’Église lors des dons offerts par les
tant blondes », de même que ses bijoux (« mille pèlerins. L’extrait est donc une véritable remise
perlettes rondes »), conformes au goût des en question des dogmes catholiques et confirme
parures de l’époque. Sa richesse est amplifiée par la volonté de réformer l’ensemble des pratiques
la métaphore météorologique (« faisait grêler ») religieuses qui apparaissent comme trompeuses
ou la polyvalence de l’expression, « ses trésors », et scandaleuses.
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Fiche Un espace culturel (AABCBCB). Enfin, le poète transforme et
enrichit le motif de l’eau au cœur de l’évoca-
‹› européen (¤)  p. ∞¤‹ tion d’Horace (« plus limpide que le verre »).
Il délaisse la question de sa limpidité au profit
d’une saynète mythologique consacrée à la fuite
1 Décoder l’imitation humaniste
des nymphes face aux satyres (« quand ton eau /
1. Les deux textes font clairement allusion à Les cache au creux de ta source »). On voit donc
l’antiquité gréco-romaine. Tout d’abord par le ici combien le poète humaniste sait s’approprier
thème même du poème consacré à une fontaine ses modèles pour écrire ses propres textes.
dont on connaît l’importance dans la civilisation
antique pour l’apport de l’eau. Mais si le texte 2 Comprendre l’encyclopédisme
d’Horace mentionne bien un monument romain
de l’humanisme
(« Ô fontaine de Bandusie »), celui de Ronsard
adapte son nom au XVIe siècle en jouant par 1. L’élève humaniste reçoit un enseignement
ailleurs pleinement sur son sens : « Ô fontaine varié tout à fait caractéristique de l’esprit de
Bellerie ». Le texte antique fait ensuite allusion ce mouvement. On lui enseigne d’abord les
aux libations offertes alors traditionnellement connaissances les plus élémentaires (« il n’y en
aux dieux pour les dons de la nature : « un doux avait aucun qui ne sût lire, écrire »), mais qui le
vin et des fleurs » et « un chevreau ». Il men- classe d’emblée parmi les apprentis lettrés. Elles
tionne enfin une divinité majeure du panthéon sont complétées par un savoir musical (« chan-
antique, « Vénus ». De son côté, le poète fran- ter, jouer d’instruments de musique »), discipline
çais renouvelle cette image dont il ne garde que liée à la notion d’harmonie, mais considérée
le dernier élément : « un petit chevreau de lait ». aussi depuis l’Antiquité comme une branche
S’il reprend le motif des « cornes naissantes », il des mathématiques pour la maîtrise qu’elle
insiste plutôt sur l’âge et l’innocence de l’ani- implique des différentes harmonies musicales.
mal caractérisé par son « front nouvelet ». Il Il s’agit donc ici, outre le plaisir esthétique et
ne s’agit pas non plus d’une scène sacrificielle mélodique, d’une ouverture au domaine scienti-
et l’on passe d’une « offrande » à une présenta- fique. La maîtrise des langues peut aussi paraître
tion : « Vois ton poète qui t’orne ». Plus encore, novatrice (« parler cinq ou six langues »), mais
la présence même du poète au sein de son texte elle est à relier au cosmopolitisme des huma-
met sur la piste d’un don finalement poétique à nistes. Le texte 1 rappelle cependant qu’elles
travers son écriture elle-même. ont un lien avec la culture antique (« premiè-
rement le grec, comme le vieux Quintilien ;
2. Si le poète humaniste s’inspire manifeste- deuxièmement le latin ; puis l’hébreu pour les
ment du poème d’Horace, il parvient cependant saintes Lettres, le chaldéen et l’arabe pour la
à s’en dégager pour trouver sa propre originalité. même raison »). Par ailleurs, cet apprentissage
Il donne ainsi un nouveau contexte au motif linguistique ne se limite pas à un survol de la
traité et s’inspire directement d’un lieu contem- langue, mais l’élève doit en assimiler toutes les
porain, la source même de son domaine de la subtilités langagières, comme les différences de
Possonnière en Vendômois, nommée dès le pre- style : « composer en ces langues autant en vers
mier vers : « Ô fontaine Bellerie ». De même, le qu’en prose », comme on le retrouve aussi dans
paysage semble plutôt évoquer la France (« en le texte 1 (« que tu formes ton style sur celui de
ce pré verdelet ») dont on trouve trace aussi Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le
dans l’expression « ma terre paternelle ». À ce latin »). Pour autant, l’enseignement humaniste
nouveau contexte correspond aussi un nouveau ne se limite pas au seul domaine intellectuel et
choix prosodique. Le poète joue en effet d’une vise à former autant le corps que l’esprit. Aussi
certaine fantaisie poétique en employant des l’élève est-il initié au combat à pied et à cheval :
heptasyllabes, vers impairs de sept syllabes, qui « chevaliers si preux, de si belle allure, si adroits
donnent au texte un rythme chantant comme à pied et à cheval, si vigoureux, plus alertes et
l’eau. On retrouve la même fantaisie aussi dans plus aptes à manier toutes sortes d’armes ». Le
le schéma métrique qui fait alterner des rimes combat de frère Jean dans le texte 3 reste le
suivies avec des rimes croisées sur cinq vers meilleur témoignage du succès de cette pratique,
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lui qui affronte seul une bande entière d’ennemis 2. L’extrait vise à dénoncer le colonialisme dont
et parvient à les mettre à mal. il dénie toute volonté civilisatrice. L’appât du
gain, la volonté de pouvoir et la capacité de
2. L’éducation des femmes telle qu’elle est pré-
nuisance paraissent les seules motivations des
sentée dans l’extrait peut étonner tant elle
colonisateurs (« la cupidité, l’ambition et la
paraît peu ouverte au modernisme humaniste.
L’auteur insiste d’abord sur le soin et finalement cruauté des Espagnols »). Aussi l’auteur joue-t-il
l’apparence physique des « dames si élégantes, sur l’émotion du lecteur. Il en appelle d’abord à
si mignonnes », limitant leur première qualité la charité chrétienne : « Pour que tous les chré-
à la beauté physique, complétées cependant tiens aient encore plus de compassion pour ces
par la maîtrise de soi (« moins acariâtres »). Les nations innocentes ». Plusieurs procédés sty-
activités qui leur sont réservées peuvent sembler listiques viennent servir cette visée comme la
elles aussi bien traditionnelles : travaux d’ai- triple anaphore de la même subordonnée finale,
guilles et de maîtresses de maison « plus adroites répétition caractéristique de l’art oratoire reli-
aux travaux manuels, à la broderie, et à toute gieux et construite sur une progression close sur
occupation convenant à une femme honnête et les motivations criminelles des Espagnols. Elle
libre ». Mais, outre l’originalité de cette men- aboutit à une recommandation forte proche
tion des filles, ici partenaires à part entière des de l’ordre par l’emploi du subjonctif injonctif :
garçons, cette liste d’apparence conventionnelle « qu’ils tiennent pour vraie la vérité suivante ».
implique la maîtrise de savoirs comme l’hygiène L’extrait se conclut enfin une affirmation géné-
et les soins corporels pour l’apparence physique, ralisatrice, argument d’autorité qui met en avant
l’apprentissage de la raison et du respect de le processus de vengeance légitime suivie par les
l’autre pour le caractère, la culture pour les liens Indiens (« depuis la découverte des Indes jusqu’à
sociaux, l’adresse et la souplesse pour les travaux ce jour, les Indiens n’ont fait de mal »). Enfin,
féminins ainsi que les connaissances indispen- le vocabulaire et les figures de style invitent le
sables pour la direction de la maison (lire, écrire, lecteur à prendre de la distance par rapport à
compter)… Aussi, quoique en apparence plus la situation : champ lexical de la pitié et de la
restreinte et plus conventionnelle, cette évoca- révolte (« compassion », « s’affligent », « accu-
tion implique une véritable éducation des filles, sent, abominent et détestent ») ou accumula-
encore tenue pour négligeable, et illustre bien la tion sous la forme d’une énumération ternaire
modernité humaniste. (« pour qu’ils accusent, abominent et détes-
tent », « la cupidité, l’ambition et la cruauté des
3 Mesurer la place de l’homme Espagnols », « de torts, de vols et de trahisons »).
au cœur de l’humanisme
1. Le sauvage n’est pas dans cet extrait celui
4 Étudier la pédagogie humaniste
auquel le lecteur du XVIe siècle peut s’attendre. Il Montaigne récuse ici les méthodes employées
ne s’agit pas ici des peuplades lointaines et pri- depuis le Moyen Âge et fondées sur la répéti-
vées de la civilisation occidentale dont Las Casas tion aveugle et brutale des modèles pédagogiques
affirme l’ingénuité (« ces nations innocentes »). (« criailler à nos oreilles », « redire ce qu’on
Il les présente au contraire comme des victimes nous a dit »). Il prône au contraire un enseigne-
des Conquistadors (« la cupidité, l’ambition et ment qui donne à l’élève un rôle plus actif dans
la cruauté des Espagnols »), conduites à la totale ses apprentissages. Il incite d’abord le maître à
destruction (« pour qu’ils s’affligent davantage se mettre à la portée de l’élève et à lui apporter
de leur ruine et de leur damnation »). S’ils sont un savoir adapté à son âge et à ses capacités :
coupables de méfaits ou d’atrocités, ce sont bien « que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme
les Européens qui en sont les vrais responsables : qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la
« les Indiens n’ont fait de mal à un chrétien sans montre ». Ainsi l’élève est-il amené à cultiver
avoir d’abord subi de la part des chrétiens de son esprit critique et son raisonnement en expé-
torts, des vols et de trahisons ». On assiste donc rimentant par lui-même les différents savoirs
ici à un renversement : le sauvage est le coloni- inculqués : « lui faisant goûter les choses, les
sateur dont les valeurs perverties ont amené les choisir, les discerner d’elle-même ». Le maître
malheurs des Indiens. doit donc savoir varier sa pédagogie et moduler
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sa participation (« quelquefois lui ouvrant le texte B) et la fraîcheur de la fontaine (« une
chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir »). Il aimable fraîcheur », texte A ; « Ton vert rivage
doit savoir s’effacer au profit de la construction ne brûle », texte B). Il traduit aussi assez litté-
autonome de son élève : « je veux qu’il écoute ralement la fin de la strophe latine (« aux tau-
son disciple parler à son tour ». On voit donc reaux fatigués de la charrue et au bétail errant »,
ici toute la modernité de cette conception qui texte A ; « Aux bœufs las de la charrue, / Et
met l’élève et non plus le maître au cœur de au bestial épars », texte B). Mais il se démarque
l’éducation. dans le traitement du motif principal en déve-
loppant davantage le cadre de cette fraîcheur
5 Analyser les valeurs que la fraîcheur elle-même. Elle apparaît alors
de l’humanisme moins tranchée que dans le climat torride de
l’Italie méditerranéenne du poète latin. Le mot
Thomas More dénonce ici la différence de traite- même disparaît au profit d’une tournure néga-
ment entre les différentes classes de travailleurs. tive « L’ardeur de la canicule / […] ne brûle ».
Il critique en particulier l’injustice qui touche À l’inverse, le paysage s’élargit et s’étoffe
les travailleurs indispensables au bon fonction- d’autres caractéristiques : la couleur (« Ton
nement de la société : « elle n’a ni cœur ni souci vert rivage ») et les ombrages (« Ton ombre est
pour le laboureur, le charbonnier, le manœuvre, épaisse et drue »). Ces évocations constituent
le charretier, l’ouvrier, sans lesquels il n’existerait dès lors le principal attrait pour les hommes et
pas de société ». Tout d’abord, leur valeur n’est les bêtes (« Aux pasteurs venant des parcs, / Aux
pas reconnue au profit des travailleurs du luxe bœufs las de la charrue, / Et au bestial épars »).
(« joailliers », « oisifs », « artisans de luxe »), L’homme y tient la première place et bénéficie
aux ordres des classes dominantes et riches en priorité de la source. Enfin, le bétail change :
(« flatter et asservir des voluptés frivoles »), il ne s’agit plus de « taureaux fatigués », mais
mais dont la production n’apparaît pas comme de « bœufs las de la charrue », plus conformes à
essentielle. Par ailleurs, l’auteur critique aussi ce que le poète connaît. S’il s’inspire du texte
leurs rudes conditions de travail : « elle abuse d’Horace, Ronsard est aussi l’inventeur de sa
de la vigueur de leur jeunesse pour tirer d’eux le propre poésie en particulier en adaptant ses
plus de travail et de profit ». Enfin, il pointe les sources à sa réalité bucolique quotidienne.
faillites d’un système qui récuse toute solidarité
et abandonne ses éléments les plus faibles (« dès
qu’ils faiblissent sous le poids de l’âge ou de la 2 Expliciter les allusions littéraires
maladie », « en les laissant mourir de faim »). 1. L’extrait se fonde sur le champ lexical du
Cette dénonciation traduit bien les ravages romanesque. Les romans d’amour sont en effet
sociaux provoqués par les transformations éco- les principales lectures d’Emma (« amours,
nomiques de la société anglaise au XVIe siècle qui amants, amantes, dames persécutées »). Le cadre
creuse les écarts entre riches et pauvres, citadins des aventures des héroïnes y est marqué par de
et ruraux. violents contrastes (« pavillons solitaires »,
« forêts sombres » / « nacelles au clair de lune,
rossignols dans les bosquets »). De nombreux
obstacles y retardent le dénouement (« pos-
Fiche L’intertextualité tillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on
‹∞  p. ∞¤∞ crève à toutes les pages »). Les sentiments les
plus forts y sont exprimés (« troubles du cœur,
serments, sanglots, larmes et baisers ») tandis
1 Comprendre le principe que les héros présentent toutes les contradic-
de l’imitation tions séduisantes pour une lectrice de « quinze
Ronsard s’affirme ici comme l’imitateur et le ans » (« messieurs braves comme des lions, doux
continuateur d’Horace. Il reprend ici l’opposi- comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est
tion entre la chaleur accablante de la canicule pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme
(« la saison impitoyable de la canicule embra- des urnes »). On retrouve donc ici toutes les
sée », texte A ; « L’ardeur de la canicule », caractéristiques du roman sentimental.
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2. Ces lectures représentent un réel danger
4 S’exercer à l’emprunt littéraire
pour Emma car elles donnent une vision faussée
de la réalité. La jeune fille court alors le risque 1. Tout le sonnet de Louise Labé repose sur le
de vouloir retrouver ce charme romanesque procédé de l’antithèse pour exprimer le malaise
dans une réalité plus banale et plus terne. On heureux ressenti par l’amoureuse au début de la
devine déjà le sort de l’héroïne enfermée à vie passion. Chaque vers oppose donc deux idées
dans « cette poussière des vieux cabinets de contradictoires à l’image du premier vers qui
lecture » et condamnée à l’échec sentimental, rapproche la notion même de vie et de mort,
voire à l’échec de toute son existence. Le roman- d’eau et de feu : « Je vis, je meurs ; je me brûle et
cier, tout en se moquant de son personnage à me noie ». Le reste des deux quatrains reprend
travers les excès de ses lectures, pose ainsi très alors le même principe d’écriture ; il oppose des
vite des indices du tragique destin qui attend verbes ou des expressions verbales (« je ris et
Emma. je larmoie », « J’ai chaud extrême en endurant
froidure », «je sèche et je verdoie »), des noms
(« J’ai grands ennuis entremêlés de joie », « Et
en plaisir maint grief tourment j’endure ») ou
3 Analyser les emprunts des adjectifs (« La vie m’est et trop molle et trop
à une source littéraire dure »). Ainsi la poétesse nous fait-elle mieux
comprendre cet entre-deux de l’amour, jamais
1. On constate une évidente parenté entre le
totalement heureux, ni détestable.
texte de Louise Labé et celui de Catherine Pozzi.
Cette dernière reprend tout d’abord le procédé 2. Pour écrire sur le même modèle, il est tout
de l’invocation avec l’anaphore systématique à fait possible de continuer le poème lui-
de la particule « ô » à tous les vers. Mais cer- même en adaptant les oppositions au monde
tains motifs du poème du XVIe siècle se retrou- contemporain.
vent aussi chez elle comme la nuit (« Ô noires
nuits », texte B ; « Ô vous mes nuits », texte A), 5 Comparer les variations d’un mythe
le regard (« ô regards détournés », texte B ; « Ô
longs regards », texte A) et le désir (« Ô chauds 1. Le mythe de Don Juan repose sur certains élé-
soupirs », texte B ; « Ô grand désir », texte A). ments que l’on peut retrouver dans cet extrait.
Les deux poèmes traduisent pareillement une Sa beauté physique est mise en avant : « C’était
expérience intime, perceptible avec les indices la vraie beauté, – la beauté insolente, joyeuse,
de la subjectivité (« Ô pires maux contre moi impériale, juanesque enfin ». Ses conquêtes
destinés », texte B ; « Ô vous mes nuits », féminines sont rappelées (« ce front divin, cou-
texte A). Les emprunts restent donc clairement ronné des roses de tant de lèvres »). Il est aussi
identifiables ici. présenté comme un rebelle aux règles religieuses
(« ses larges tempes impies ») et cherche la
2. Pour autant, on peut noter l’originalité du
confrontation avec Dieu (« avait-il fait un pacte
poème du XXe siècle qui sait prendre ses distances
avec le diable ? »). Il vit aussi dans la recherche
avec son modèle. Ainsi le motif amoureux pré-
du plaisir et de la jouissance de l’instant, sym-
sent tout au long du texte de Louise Labé s’ef-
bolisée ici par une métaphore : « les griffes de
face-t-il au profit d’une expérience de la nuit et
tigre de la vie ». Son égoïsme et son caractère
du rêve dans le poème de Catherine Pozzi. La
destructeur transparaissent de même à travers
poétesse y évoque les mystères de cet univers
son orgueil (« avec l’impassibilité de l’orgueil
nocturne (« Ô pays fier, ô secrets obstinés »)
surexcité par la puissance »).
et l’errance de l’esprit (« Ô vol permis outre les
cieux fermés. », « Ô beau parcours de l’esprit 2. Des failles apparaissent cependant dans
enchanté », « Ô porte ouverte où nul n’avait ce portrait. Son âge est souligné à plusieurs
passé ») en proie à des épreuves contradictoires : reprises annonçant une certaine décrépitude :
« Ô pire mal, ô grâce descendue ». Dernier texte « les premiers cheveux blancs », « commen-
écrit avant la mort de son auteur, ce poème çaient à lui rayer ce front ». Mais surtout le
s’ouvre donc à une invocation plus existentielle regard des victimes ordinaires du séducteur
qu’amoureuse. change avec ces avancées du temps : « mais les
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femmes qui l’avaient aimé les regardaient parfois déchiffrer à travers l’écriture poétique les sym-
avec mélancolie. » On sent finalement poindre boles qui permettent de passer de l’un à l’autre.
une certaine fragilité du personnage vaincu par
2. En choisissant la prose, Baudelaire renou-
une puissance supérieure : « Seulement, Dieu
velle l’écriture poétique. Il lui donne une plus
retrouvait son compte ». Cette reprise du mythe
grande souplesse en se libérant de la contrainte
trouve donc son originalité dans l’évocation d’un
de la rime et fait disparaître le carcan du schéma
Don Juan, certes encore imbu de sa puissance,
ABAAB que l’on trouve dans le poème en
mais sur le point de rendre les armes devant la
vers. La phrase y connaît aussi un mouvement
fuite du temps.
d’amplification. Chaque strophe n’en contient
qu’une seule, mais construite sur l’accumula-
tion des propositions (« Tes cheveux contien-
Fiche L’art du détournement nent… », « ils contiennent… », « dont les
‹§  p. ∞¤‡
moussons… », « où l’espace est… », « où
l’atmosphère est… ») ou des compléments
enrichis de nombreux détails. Elle semble ainsi
1 Analyser un changement de forme suivre la rêverie même à laquelle s’abandonne le
poète et se clôt à chaque fois sur une note sen-
1. On assiste ici d’un extrait à l’autre au passage suelle, « parfumée par les fruits, par les feuilles
du poème en vers au poème en prose. Il s’agit et par la peau humaine » et « où se prélasse
bien pourtant du même motif poétique de la l’éternelle chaleur ». Ce sont donc les images
chevelure de la femme aimée (« Fortes tresses », qui donnent son caractère poétique au poème
texte A ; « Tes cheveux », texte B). Celle-ci en prose : « Dans l’océan de ta chevelure, j’en-
ouvre au poète de nouvelles perspectives sur trevois un port fourmillant de chants mélanco-
un monde qui contient les mêmes caractéris- liques ». Le choix de la prose apporte une plus
tiques dans les deux textes. Il s’apparente ainsi grande liberté de créativité.
à un monde idéal : « un éblouissant rêve / De
voiles, de rameurs, de flammes et de mâts », 2 Pratiquer une transposition
texte A ; « tout un rêve, plein de voilures et de du genre et une amplification
mâtures », texte B). L’exotisme en est le trait
principal : mers chaudes (« mer d’ébène » ; « de Pour transposer cet extrait de fable dans le genre
grandes mers dont les moussons »), soleil per- théâtral, il conviendra d’en respecter toutes les
manent (« sous l’ardeur des climats » ; « vers de nouvelles caractéristiques : répliques directes
charmants climats »), activités portuaires (« Un des personnages, évolution de la scène au fil des
port retentissant » ; « un port fourmillant »), arguments développés, didascalies pour indiquer
amplification des sens (« À grands flots le par- la mise en scène (gestuelle, ton, attitude, acces-
fum, le son et la couleur » ; « l’atmosphère est soires, décor, lumière…). On gardera cependant
parfumée par les fruits, par les feuilles et par les traits de caractère des personnages ainsi que
la peau humaine »), beauté d’une population leur posture respective qu’il faudra déterminer
avant l’exercice même de transposition.
proche revigorée par la nature (« l’arbre et
l’homme, pleins de sève » ; « hommes vigoureux
de toutes nations et de navires »). Le poète y 3 Transposer la visée d’un texte
trouve satisfaction des sens et promesse d’éva- 1. L’auteur vise à dénoncer ici le culte du tra-
sion : « Ouvrent leurs vastes bras pour embras- vail dans lequel évoluent les travailleurs du sys-
ser la gloire / D’un ciel pur où frémit l’éternelle tème capitaliste (« Une étrange folie possède les
chaleur » ; « découpant leurs architectures fines classes ouvrières »). De fait, il est ici assimilé à
et compliquées sur un ciel immense où se pré- une maladie (« Cette folie est l’amour du travail,
lasse l’éternelle chaleur ». La chevelure fait donc la passion furibonde du travail », « cette aberra-
naître tout un monde enchanteur. Au monde tion mentale ») à l’origine de la dégénérescence
terrestre ancré dans les sensations est relié un de la classe ouvrière : « jusqu’à l’épuisement des
monde supérieur où tout est « plus bleu et plus forces vitales de l’individu et de sa progéniture ».
profond » (texte B). Le poète seul est capable de L’auteur pointe alors les véritables responsables,
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élites religieuses, économiques et philosophiques Fiche Lecture cursive
du capitalisme (« les prêtres, les économistes,
les moralistes ») qui ont perverti la place et le ‹‡  p. ∞¤·
rôle du travail au sein de la société : ils « ont
sacro-sanctifié le travail ». Aussi le système
aboutit-il à un renversement de valeurs : le tra- 1 Rendre compte d’une lecture
vail présenté comme le châtiment d’une huma- cursive à l’écrit
nité trop avide de connaissances (« ce que leur 1. Camus commence par exprimer sa gratitude
Dieu avait maudit ») en référence à l’expulsion mais aussi sa gêne de recevoir une telle distinc-
d’Adam et d’Ève du Paradis, est devenu le seul tion au moment où, en Europe, d’autres écrivains
moteur de la société. Il s’agit donc pour Lafargue, sont réduits au silence. Il énonce les intentions
proche du mouvement ouvrier et de la première de son discours : exposer l’idée qu’il se fait de
Internationale de blâmer ici les conditions de vie son art et du rôle de l’écrivain. Camus consi-
d’un prolétariat totalement assujetti au travail. dère l’art non pas comme une « réjouissance
solitaire » mais comme un moyen d’émouvoir
2. La consigne invite à changer la visée du
ses semblables en leur offrant une image privi-
texte. On acceptera aussi bien un éloge positif
du travail qu’un éloge paradoxal dans le contexte légiée des souffrances et des joies communes.
d’une société des loisirs. Il conviendra dès lors En conséquence, le rôle de l’écrivain « ne se
d’en adapter le registre selon la visée retenue. sépare pas de devoirs difficiles » : il ne peut se
mettre au service de ceux qui font l’Histoire mais
il doit être au service de ceux qui la subissent.
4 Écrire une suite de texte L’écrivain doit accepter les « deux charges qui
L’incipit de la nouvelle de Maupassant s’ouvre sur font la grandeur de son métier » : le service de la
un mystère. Le lecteur ne peut que s’interroger vérité et celui de la liberté. Pour Camus, écrire
sur les motivations des camarades de Simon : est un honneur car cet acte oblige à porter et
« ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent à partager le malheur et l’espérance de tous les
par groupes et se mirent à chuchoter » et sur hommes.
la situation de la Blanchotte, mise à l’écart par
les villageois (« quoiqu’on lui fît bon accueil en 2. Citation : « [L’acte d’écrire] m’obligeait par-
public, les mères la traitaient entre elles avec ticulièrement à porter, tel que j’étais et selon
une sorte de compassion un peu méprisante »). mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même
La consigne invite donc à exploiter ces pistes et histoire, le malheur et l’espérance que nous
résoudre cette énigme. Il conviendra cependant partagions », Discours de réception à Stockholm…,
de garder les caractéristiques du texte, en parti- l. 87-90.
culier son réalisme. Extrait choisi dans le manuel : « Des raisons
d’agir contre la peste », p. 304.
5 Suivre une modalité d’écriture Tarrou a pris la décision d’aider Rieux dans sa
lutte contre la peste. Étant donné le sens allé-
La morale de la fable de la Fontaine se moque gorique de la peste, défini par Camus dans ses
de l’indiscrétion attribuée traditionnellement Carnets (cf. p. 302 du manuel), on peut voir dans
aux femmes et ici à quelques contemporains « l’engagement » de Tarrou l’image même du
masculins. On attend donc le récit comique ou rôle de l’écrivain tel que le définit Camus dans
humoristique d’une aventure humaine ou ani- son discours :
male qui suive un schéma prévisible : transmis- – par son engagement aux côtés des victimes.
sion d’un secret, transgression, punition du (de – par ses motivations. À la question de Rieux :
la) bavard(e).
« Qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de
cela ? », Tarrou répond : « La compréhension »
6 Jouer des contraintes formelles (cf. Discours de réception : « les vrais artistes ne
La consigne, qui appelle au respect d’une méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au
contrainte formelle et du choix du support, lieu de juger », l. 47-49).
laisse libre des autres modalités d’écriture : sujet, – par sa relation avec Rieux : la complicité,
registre, type de vers… l’amitié qui se créent entre eux (cf. Discours
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de réception : « l’artiste [...] ne nourrira son art 2. Quelques questions possibles :
[...] qu’en avouant sa ressemblance avec tous », – Quelle définition de la littérature engagée
l. 42-44). peut-on formuler à partir de ce discours ?
– par sa certitude de « tout connaître de la vie » : – Quelles raisons peuvent pousser un écrivain à
cette connaissance donnée par l’expérience de la s’engager par la fiction ?
douleur vécue et partagée (cf. Discours de récep- – Selon Camus, comment l’écrivain engagé se
tion : « [l’art] soumet [l’artiste] à la vérité la plus situe-t-il par rapport à ses semblables ?
humble et la plus universelle », l. 39-40). – Quelles sont, selon Camus, les grandes obliga-
tions de l’écrivain engagé ?
2 Exploiter une lecture cursive – Pourquoi, selon Camus, l’artiste est-il obligé de
dans une dissertation s’ouvrir au monde ?
– Pourquoi Camus ne conçoit-il pas l’art comme
Ce discours permet d’aborder la notion de litté- une « réjouissance personnelle » ?
rature engagée : obligations et rôle de l’écrivain
selon Albert Camus. La lecture de son Discours à
l’aune de la question posée permet ainsi de déve-
lopper et d’illustrer les idées suivantes :
– L’écrivain engagé par son écriture fait sortir du Fiche Lecture
silence et de la solitude ceux qui souffrent, qui ‹°
subissent l’Histoire. analytique (⁄)  p. ∞‹⁄
– L’écrivain est effectivement parmi les hommes :
il existe avec et par ses semblables sinon il ne 1 Trouver des indices
joue pas son rôle. Sentiment de solidarité, de dans le paratexte
sympathie avec ses semblables lors des événe-
ments les plus graves. Objectif : L’exercice vise à faire travailler les
– L’écrivain porte et partage le malheur et l’es- élèves sur la notion d’« horizon d’attente » qui
pérance des autres. Il ne doit pas s’enfermer dans se construit à partir du croisement d’éléments
une « tour d’ivoire » mais il doit exprimer sa soli- ou de premiers rapprochements possibles avec
darité avec ses semblables. des œuvres ou des genres connus. On privilé-
– En conférant aux joies et aux souffrances com- giera une première approche sémantique à partir
munes une dimension esthétique (« image privi- des titres. Il s’agit également de faire pratiquer
légiée »), l’œuvre littéraire redonne à l’humanité aux élèves ce qui relève d’une « lecture pronos-
toute sa dignité. tique » : quelle histoire ou quelle dimension du
– En somme, l’écrivain peut rappeler à son récit peut-on imaginer ou déduire ?
époque des vérités ou un idéal qu’elle aurait A. Le lecteur peut s’attendre à une histoire
oubliés. Face aux chaos, aux drames, aux d’amour passionnée ou bien à une évocation de
malheurs, la littérature peut donc redonner l’amour en soi, décrit avec une certaine déme-
l’espérance : lueurs d’espoir et confiance en sure. Le titre peut aussi suggérer l’idée d’un
l’humanité. amour rêvé voire impossible.
B. Titre, de prime abord pessimiste, qui associe
un terme négatif « trompeuses » et un terme
3 Exploiter une lecture cursive positif « espérances ». À l’image de l’expression,
lors de l’entretien du baccalauréat « les apparences sont trompeuses », ce sont ici
1. Auteur : Albert Camus. les espérances elles-mêmes qui trompent, qui tra-
Titre : Discours de réception à Stockholm. hissent. Il s’agit peut-être de l’évocation d’une
Date : 10 décembre 1957. personne ou d’un groupe victime de ce en quoi
Circonstances d’écriture : Discours prononcé ils croient et espèrent.
« à l’occasion de la remise du prix Nobel de C. La « ritournelle » désigne un refrain, donc
littérature ». l’idée d’une répétition. On peut ainsi s’attendre à
Problématique : Selon Albert Camus, en quoi ce que le thème de la faim (ou l’idée de manque,
consiste le rôle de l’écrivain ? de privation, de souffrance) s’impose et revienne
Principales idées : Cf. exercice 1. comme un refrain obsédant.
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D. « L’écume » désigne la mousse qui se forme sens puisque ce jeune soldat « dort » dans un
à la surface d’un liquide agité ou d’une vague « petit val ». Néanmoins, la chute du sonnet
quand elle se défait au bord du rivage. Le lec- vient modifier cette première interprétation
teur peut donc s’attendre à l’évocation d’une vie puisqu’on découvre que ce soldat est mort : « Il
agitée, bouillonnante. La métaphore est assez a deux trous rouges au côté droit ». D’ailleurs,
énigmatique : l’auteur veut-il évoquer ce qui se une relecture permet de constater que la mort
forme et se défait inéluctablement (par exemple, était déjà suggérée à travers une série d’indices :
l’amour) ? L’image tente-t-elle d’exprimer un vers 5, « bouche ouverte » ; vers 8, « pâle » ;
rapport à la vie et à l’existence qui consiste à vers 11, « un enfant malade » ; vers 12, « il
rester à la surface des choses (musique, fête, a froid » ; vers 13, « les parfums ne font plus
fantaisie, humour, bulles du vin pétillant...) ? frissonner sa narine ». Une relecture expressive
Est-ce la mauvaise part de la vie qui refait surface du sonnet permettra de mettre en valeur ces
(l’écume désigne à l’origine la mousse chargée expressions ainsi que la chute.
d’impuretés qui apparaît à la surface d’un liquide
chauffé) ? Ce titre permet de travailler particu- 3 Faire des hypothèses à partir
lièrement la notion de polysémie. d’une lecture « balayage »
E. « Les heures » évoquent la vie elle-même, 1. Ce texte, qui relève du registre didactique,
le temps passé à faire ou vivre quelque chose. vise à démontrer l’impossibilité de « classer » les
D’autre part, on peut s’interroger sur le lieu individus.
(« souterraines ») : l’histoire se passe-t-elle sous
terre, dans une mine, par exemple, ou dans le 2. Le texte commence effectivement par
métro ? Le titre peut également avoir une signi- une affirmation légitimée par l’autorité d’une
fication psychologique : les heures sombres de la science : « La leçon première de la géné-
vie, l’évocation de pensées noires, le sentiment tique [...] ordonnés ». Cette affirmation est
d’être dans une impasse. suivie d’une série d’exemples qui la justi-
fient. Chaque exemple est construit selon
la même structure : formulation d’une idée
2 Trouver des indices
suivie de sa réfutation par des formules inva-
dans le paratexte lidantes : « ne peut être qu’arbitraire » ;
1. Elles porteront sur le titre mais aussi sur la « est sans réponse » ; « échappe pour l’essentiel
date du poème. « Le dormeur du val » suggère à nos techniques d’analyse ». L’effacement de
l’évocation d’un personnage endormi dans un l’énonciateur, l’absence de destinataire précis,
coin de nature (le val). Cependant, la date l’emploi du présent et la récurrence de l’auxi-
d’octobre 1870 peut orienter l’interprétation liaire « être » confèrent aux propos une valeur
du titre puisqu’il s’agit de l’époque de la guerre d’objectivité et de vérité générale, propre à l’es-
franco-prussienne. Il y a donc un décalage entre sai didactique. Mais cette rhétorique du constat,
le titre évoquant un cadre paisible et le contexte caractérisée par la neutralité de l’énonciateur,
de la guerre. On peut alors s’interroger sur l’iden- est nuancée à la fin de l’extrait par l’intrusion
tité du « dormeur » : s’agit-il d’un soldat qui se de jugements de valeur négatifs sur les « tenta-
repose, d’un déserteur ? tives passées « d’amélioration » biologique de
2. L’hypothèse d’un cadre paisible est confir- l’Homme » : « simplement ridicules » ; « le plus
mée dès le premier vers qui présente les lieux : souvent criminelles » ; « dévastatrices ».
« C’est un trou de verdure où chante une
rivière ». Le premier quatrain, par les élé- 4 Faire des hypothèses à partir
ments descriptifs, par les verbes (« chante », d’une lecture « balayage »
« luit », « mousse ») ainsi que par l’évocation 1. Hernani se présente comme un homme seul
de sensations agréables, pose un décor idyl- et désespéré, marqué par un destin qu’il ne maî-
lique. Le deuxième quatrain présente « un trise pas. Il donne de lui une image négative et
soldat jeune » dans une attitude de repos et exprime en particulier la certitude qu’il fait le
d’abandon : « bouche ouverte, tête nue, / malheur de tous, ce qui explique sa solitude. Une
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / lecture expressive permettra de mettre en relief
Dort ; étendu ». Le titre prend donc ici tout son les phrases exclamatives.
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2. Son désespoir est exprimé à travers une série parallèle avec la réalité. Mais on constate un
d’impératifs adressés à Doña Sol pour l’éloigner décalage inhabituel entre le comparant et le
de lui : répétition de « prends » et « fuis ». La comparé (le bruit des « marteaux ») : le compa-
récurrence des phrases exclamatives vient ren- rant est développé en une série de propositions
forcer l’expression de ce désespoir. Hernani qui estompent progressivement le comparé et
donne de lui-même une image négative à tra- font surgir une image nouvelle du monde repré-
vers des expressions dévalorisantes (« prends le senté. Ainsi, dans ce texte, l’imaginaire se déve-
duc [...] C’est bien », « Fuis ma contagion ») et loppe à travers des associations insolites, voire
la sentence hyperbolique : « Tout ce qui n’est des correspondances, entre les êtres et les choses
pas moi vaut mieux que moi ! ». L’impératif mais aussi entre les choses elles-mêmes : « chan-
« Détrompe-toi », mis en relief au début du son de toile », « bâti naïf », « lacis incessant de
vers 10, vient clore ce portrait dépréciatif. Sa soucis », « la sœur même des fontaines ». Ces
solitude est présentée comme une fatalité et une relations inédites imposent une vision person-
nécessité : « Je n’ai plus un ami qui de moi se nelle et imaginaire du monde.
souvienne », « Tout me quitte », « Car je dois
être seul ». Enfin, dans la métaphore finale, « Je
suis une force qui va ! », Hernani se présente
comme dépossédé de son identité et soumis à un
destin qui le dépasse. (Ce texte peut être l’occa- Fiche Lecture
sion de définir le héros romantique.) ‹· analytique (¤)  p. ∞‹›-∞‹∞
5 Faire des hypothèses à partir
d’une lecture « balayage » 1 Repérer des indices en fonction
1. L’imaginaire s’impose à travers la perception des hypothèses
d’un décor dont les éléments évoqués s’effacent 1. La première phrase du roman annonce un
peu à peu au profit d’images créant un autre décès sur un ton de confidence : « Aujourd’hui
univers. Le passage est constitué de deux lon- maman est morte ». On s’attend alors à l’ex-
gues phrases. Chaque phrase décrit un élément pression du chagrin, de la tristesse mais le nar-
du réel (« les grands pins », le bruit des « mar- rateur ne montre aucune émotion. II semble au
teaux ») qui s’efface devant l’évocation d’autres contraire indifférent et s’attache à des détails
sensations ou impressions. Une lecture expres- futiles auxquels il donne une importance
sive permettra de mettre en relief la manière inattendue.
dont chaque phrase se déploie (emploi de la 2. Une fois le décès annoncé, le discours prend
parataxe). une autre direction. Il ne porte pas sur le cha-
2. La personnification initiale, « les grands pins grin éprouvé par cette mort mais sur le moment
mélancoliques », confère à la description une de la mort. Le narrateur s’interroge sur ce détail
charge émotionnelle accentuée par l’adjectif comme le montrent les indications temporelles
« grands ». La suite de la description évoque volontairement incertaines (« Aujourd’hui [...]
un monde de sensations visuelles et sonores : Ou peut-être hier »), sa lecture complète du télé-
la lumière (« rayons horizontaux du soleil »), la gramme et sa conclusion (« Cela ne veut rien
musique (« chanson des fontaines ») et invite à dire. C’était peut-être hier »). Le narrateur s’in-
la contemplation d’une autre réalité (« les routes terroge ensuite sur des aspects pratiques. À nou-
sont belles, pures »). Dans la deuxième phrase, veau, il insiste sur des détails sans importance
l’imaginaire s’impose à travers une sensation par rapport à l’événement premier (le décès).
auditive transcrite par un imparfait estompant Les indications sur la distance et sur l’heure de
la perception du réel : « On entendait ». Le son départ et de son retour relèvent encore d’une
processus de métaphorisation des « marteaux attitude étonnante : « L’asile [...] est à quatre-
[...] infinis, inlassables » vient accentuer cette vingts kilomètres d’Alger », « je prendrai l’auto-
métamorphose du réel. De plus, la comparaison bus à deux heures », « je rentrerai demain soir ».
qui suit « comme une chanson de toile » ouvre D’autre part, au moment de demander « deux
la voie d’accès à un monde imaginaire mis en jours de congé » à son patron, le narrateur ne
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manifeste toujours pas d’émotion mais un senti- avec le lecteur : « il aime mieux mentir que de
ment de culpabilité excessif : « avec une excuse se taire », « il se donne pour tel ». Arrias mono-
pareille », « ce n’est pas ma faute », « je n’aurais polise la parole comme le montrent l’expression
pas dû », « je n’avais pas à m’excuser ». De plus, « il discourt » (qui suggère l’idée de durée), sui-
le narrateur insiste de manière anormale sur l’at- vie de l’énumération des sujets abordés, ainsi que
titude de son patron. En effet, les modalisateurs l’accumulation des verbes : « il récite », « il les
propres à l’expression de la subjectivité portent trouve », « il en rit ». De plus, l’hyperbole, « Il
ici sur des éléments étrangers aux sentiments en rit le premier jusqu’à éclater », souligne son
que l’on attendrait du narrateur : « C’était plu- manque de discrétion. Cette attitude s’oppose à
tôt à lui […] Mais il le fera sans doute », « c’est la discrétion des autres convives. En effet, l’in-
un peu comme si », « après l’enterrement, au tervention d’un des convives est rapportée au
contraire ». Enfin, l’événement du décès semble discours indirect alors que la réaction d’Arrias
réduit à un simple acte administratif : « ce sera est exprimée au discours direct : à la discrétion
une affaire classée [...] allure plus officielle ». et à la sobriété du premier qui « lui prouve nette-
Au final, dans l’ensemble du texte, on relèvera : ment qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies »,
– l’absence de vocabulaire de la tristesse, du cha- s’oppose le bavardage envahissant et sans rete-
grin, des émotions ; nue d’Arrias. Ses paroles, dans lesquelles s’impose
– la succession de considérations et d’intentions la première personne, « Je n’avance, […] je ne
neutres, d’égale importance ; raconte rien que je ne sache d’original », renfor-
– l’emploi de phrases simples, dépouillées, allant cent sa suffisance et insistent sur son mensonge.
à l’essentiel. De plus, ce mensonge est justifié par l’emploi
d’une gradation développée en trois subordon-
nées relatives qui martèlent sa conviction (« que
je connais familièrement, que j’ai fort interrogé,
2 Repérer des indices en fonction
et qui ne m’a caché aucune circonstance ») et qui
des hypothèses préparent la chute. Dans cette mise en scène, la
1. Le texte se trouve dans la section des dernière phrase au discours direct tombe comme
Caractères intitulée « De la société et de la un véritable coup de théâtre : les paroles de
conversation » : cette section développe l’idéal Sethon ruinent le discours d’Arrias qui se trouve
de l’honnête homme, fondé sur le sens de la démasqué et tourné en dérision.
mesure, le respect des bienséances. Arrias
incarne tout le contraire de cet idéal par :
– son irrespect des bienséances : Arrias mono-
polise la conversation, il est indiscret, il rit aux 3 Repérer des indices en fonction
éclats ; des hypothèses
– son absence de tout sens de la mesure : Arrias La représentation théâtrale est tournée en déri-
est menteur et vaniteux, jusqu’à se mettre dans sion par le traitement particulier des éléments
une situation embarrassante. qui la constituent habituellement :
2. Arrias apparaît au premier plan, comme un – Les noms des personnages : « Clov » et
acteur mis en scène dans un décor précis : « à « Hamm ». Il s’agit de noms monosyllabiques,
la table d’un grand ». Il s’agit du contexte de la apparaissant comme des noms inachevés.
vie en société, qui renvoie au titre de la section. – Les didascalies : elles permettent habituelle-
Dans son comportement, il apparaît seul face à ment de donner sens et corps à l’intrigue, de sou-
des convives qui lui sont opposés par leur discré- tenir la parole. Ici, la répétition de « Un temps »
donne place au silence. D’une part, la mise en
tion et leur patience.
scène est réduite à un minimum d’indications,
3. Dès le début, la récurrence du pronom « il », d’autre part, la parole, moteur de l’intrigue, perd
l’anaphore de « tout » (« a tout lu, a tout vu ») son statut essentiel.
et l’hyperbole (« c’est un homme universel ») – Le statut de la parole : elle ne permet pas de
posent le personnage : Arrias est un menteur faire avancer l’intrigue comme le montre la
et un vaniteux. La Bruyère présente ses défauts récurrence des expressions indéfinies : « c’était
sur un ton ironique créant ainsi une complicité vivant », « Qu’est-ce qui se passe ? », « Quelque
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chose suit son cours », « Qu’est-ce que c’est ? », • Par la transformation du monde que cet amour
« signifier quelque chose ». entraîne :
La remise en question de la représentation théâ- – L’anaphore de la construction « Je t’aime pour
trale est également soulignée par un questionne- [...] pour », évoquant les effets de cet amour,
ment sur la raison d’être du théâtre : « CLOV : souligne son caractère universel ainsi que la
Pourquoi cette comédie tous les jours ? – réconciliation du poète avec le monde.
HAMM : La routine » ; par une allusion ironique – L’accumulation de termes descriptifs évoque
aux tentatives de démarches interprétatives : un retour à la vie. Le poète perçoit à nouveau
– le verbe « signifier » est répété trois fois : les bienfaits et la beauté du monde qui l’entoure
« HAMM : On n’est pas en train de... de... signi- comme le suggèrent les différentes sensations :
fier quelque chose ? – CLOV : Signifier ? Nous, les plaisirs de la vie quotidienne (« l’odeur du
signifier ! » ; pain chaud »), le rythme des saisons (« la neige
– la didascalie, « Rire bref », souligne le caractère qui fond pour les premières fleurs »), l’émer-
dérisoire de la signification de la représentation veillement devant la nature (« animaux purs »),
théâtrale ; la sensation de liberté (« l’odeur du grand
– l’exclamation familière, « Ah elle est large »).
bonne ! », semble réduire cette signification à – De plus, le sentiment amoureux donne une
une « bonne blague » et contribue également à vision du monde pleine d’harmonie et de paix.
la tourner en dérision ; Les saisons se succèdent avec douceur : « la neige
– la phrase interro-négative, « Une intelli- qui fond pour les premières fleurs », les animaux
gence [...] ne serait-elle pas tentée de se faire des vivent en paix avec les hommes : « animaux purs
idées [...] ? », exprime un doute : elle appa-
que l’homme n’effraie pas ».
raît comme un avertissement, au lecteur ou
• Par l’apaisement intérieur que cet amour
au spectateur, sur l’inutilité de toute tentative
procure :
d’interprétation.
– Le poète rappelle sa souffrance passée comme
l’indique le champ sémantique de la mort, de
4 Analyser et interpréter la solitude et de la misère : « étendue déserte »,
dans un projet de lecture « toutes ces morts », « sur de la paille », « je n’ai
1. Projet de lecture : Comment ce poème pas pu percer le mur de mon miroir ».
célèbre-t-il la femme aimée ? – L’indication temporelle, « Entre autrefois et
2. Ce poème est une déclaration d’amour qui aujourd’hui », souligne la transformation du
célèbre la femme aimée : poète grâce à l’amour qui efface les souffrances
• Par la reconnaissance du poète envers ce et les malheurs passés.
nouvel amour : – Ainsi, l’amour rétablit le poète dans un état
– L’anaphore du « Je t’aime » révèle la tonalité d’innocence qui lui permet de renaître et de
lyrique du poème ainsi que l’exaltation du senti- redécouvrir la vie : « Il m’a fallu apprendre mot
ment amoureux. par mot la vie / Comme on oublie » (cf. le titre
– L’expression redondante, « Je t’aime pour du recueil, Le Phénix, animal qui renaît de ses
aimer », qui constitue un seul vers, insiste sur la cendres).
gratuité du sentiment, mais aussi sur son carac-
tère absolu. 5 Analyser et interpréter
– Dans les vers 9, 10 et 13, le jeu des pronoms dans un projet de lecture
et le champ lexical de la vision (« refléter », 1. Projet de lecture : Comment ce passage
« voir », « percer ») font de la femme aimée exprime-t-il la transformation intérieure de Jean
le miroir du poète : « Qui me reflète sinon toi- Valjean ?
même ; je me vois si peu ». Elle lui donne le
sentiment d’exister en lui renvoyant son image. 2. Le passage présente une progression en trois
– L’absence de ponctuation et la répétition des temps : l’expression de la souffrance de Jean
mêmes structures syntaxiques amplifient cette Valjean, le retour sur sa vie passée et la prise de
célébration lyrique et insufflent un rythme au conscience de ses fautes, le passage du Mal vers
poème. le Bien.
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• La souffrance de Jean Valjean est exprimée dès • Un discours structuré et convaincant :
le début par : – Égisthe pose d’abord un constat, introduit
– La répétition du verbe « pleurer » et l’adverbe par la tournure impersonnelle propre au
de temps « longtemps ». discours démonstratif : « il est incontestable
– Les expressions hyperboliques (« à chaudes que ». De même, la construction « elles ont
larmes », « à sanglots ») et la gradation dans les ceci de [...] que » relève du même type de
deux comparatifs « avec plus de faiblesse qu’une discours. Ce constat est suivi de quatre exemples,
femme, avec plus d’effroi qu’un enfant ». puis d’une conclusion, introduite par « Cela
• Cette souffrance provoque un retour sur sa vie correspond bien » qui la souligne clairement.
passée et une prise de conscience : – Dans l’ensemble du texte, l’absence de la
– Une longue phrase résume les différentes première personne (l’unique « je » présent vise
étapes de la vie de Jean Valjean. simplement à introduire un nouvel exemple)
– Cette phrase, saturée de termes négatifs, insiste confère une valeur générale à la démonstration
sur le parcours d’une vie sombre et dominée par et lui donne ainsi plus de poids.
le mal : « faute », « abrutissement », « endur- – Les quatre exemples mentionnés présentent
cissement », « plans de vengeance », « vol », une construction régulière, renforçant ainsi la
« crime », « lâche », « monstrueux ». rigueur du discours (« mais »).
– L’énumération de ces termes négatifs débouche – La permutation entre les verbes et les sujets
sur l’émergence d’une prise de conscience sym- (« La peste éclate », « la guerre se déchaîne »
bolisée par l’apparition de la lumière : « tout cela au lieu du contraire) contribue à souligner
lui revint et lui apparut clairement [...] une clarté l’arbitraire de l’action des dieux et leur
qu’il n’avait jamais vue jusque-là ». indifférence sur les conséquences de leurs
– Cette prise de conscience est confirmée par un actes. En effet, les exemples démontrent que, si
mouvement introspectif (« Il regarda sa vie ») les dieux réagissent pour punir les humains,
et renforcée par un parallélisme : « Il regarda sa ils ne se soucient pas de punir les vrais cou-
vie, et elle lui parut horrible ; son âme, et elle lui pables, contrairement au sens que revêtait la
parut affreuse ». Un changement semble ainsi fatalité dans l’Antiquité. Celui qui était pour-
s’opérer à l’intérieur de Jean Valjean. suivi et puni par les dieux était réellement
• Ce changement apparaît dès le début et se voit coupable.
confirmé à la fin : • Un langage familier et irrévérencieux :
– Le passage de la souffrance à l’apaisement est – La reprise de l’adjectif « extra-humain »
traduit par l’image du « jour » qui apparaît pro- contribue à mettre en doute la notion du divin.
gressivement et finit par s’emparer de l’existence En outre, cette mise en question se poursuit au
de Jean Valjean : « Cependant un jour doux était sujet de l’origine des interventions elles-mêmes :
sur cette vie ». « peut laisser croire à ».
– Le champ lexical de la lumière symbolise l’in- – Les interventions divines sont dévalorisées par
trusion du Bien dans l’esprit de Jean Valjean. l’emploi d’expressions réductrices et péjoratives :
Cette intrusion, dans une âme envahie par le « un travail en gros, nullement ajusté ». Ces
Mal, semble se traduire de manière douloureuse deux expressions familières accentuent le carac-
comme le suggère l’antithèse initiale : « jour tère dérisoire de ces interventions.
ravissant et terrible à la fois ».
– Les termes péjoratifs désignant les dieux eux-
– Ce passage du Mal vers le Bien, voire ce début
mêmes et l’objet de leurs interventions relè-
de conversion, sont symbolisés par la vision mys-
vent du vocabulaire de la farce (« des boxeurs
tique finale : « Il lui semblait qu’il voyait Satan à
aveugles, des fesseurs aveugles »).
la lumière du paradis ».
– Les métonymies « joues » et « fesses », dési-
gnant les êtres humains, accentuent avec ironie
6 Organiser et présenter une lecture l’absurdité de l’action divine. Son caractère arbi-
analytique traire et dérisoire est souligné par la répétition
1. Le caractère arbitraire de la justice divine et de l’adjectif « aveugle ». Les hommes semblent
la déformation de la notion de fatalité qui en ainsi réduits à des jouets qui ne peuvent que
résulte sont traités par : subir les interventions divines.
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2. Éléments pour une introduction : Dans menace de la mort : « des éperviers planent ».
Électre, représentée en 1937, Giraudoux reprend De même, l’angoisse est suggérée par l’apparition
et revisite le mythe du personnage éponyme. d’étranges figures féminines : « les nixes nicettes
Égisthe et Clytemnestre ont fait assassiner le aux cheveux verts et naines ».
mari de cette dernière, Agamemnon. Il reste – Des jeux sur les mots entretiennent cette
Électre, sa fille, que le couple veut marier à un ambiance de mystère et introduisent le thème
jardinier, afin de l’empêcher de suivre son vrai de l’amour malheureux : « les nixes nicettes
destin, qui leur serait funeste. Dans ce passage, [...] qui n’ont jamais aimé ». La femme apparaît
Égisthe justifie son choix au « président » qui, comme une créature difforme, « cheveux verts et
en tant que parent du jardinier, s’inquiète de naines », froide (froideur suggérée par la racine
ce mariage. Lors de son plaidoyer, Égisthe est latine de neige : nix) et comme une victime.
accompagné d’un mystérieux mendiant, soup- En effet, dans la mythologie germanique, les
çonné d’être un dieu. Égisthe trouve là l’occa- « nixes » représentent les âmes de jeunes filles
sion de donner sa vision de la justice divine : les qui se sont noyées suite à un chagrin d’amour.
dieux pratiquent une justice arbitraire. – De plus, les indications spatiales posent un
Éléments pour une conclusion : Égisthe a cher- décor dont l’imprécision contribue au mystère :
ché à convaincre son interlocuteur à la fois par « au fond du ciel », « aux lisières lointaines ».
un discours démonstratif construit de manière De même, les sensations auditives donnent à
rigoureuse, et par un langage imagé, et même ce lieu une résonance mélancolique. L’emploi
percutant, qui ouvrent sur une vision nouvelle du pluriel estompe les contours de ce tableau
de la notion de fatalité. Elle n’est plus seulement automnal.
cruelle, comme dans l’Antiquité, mais elle prend – Enfin, au vers 14, l’apparition de la première
ici une dimension absurde. personne et l’emploi de l’apostrophe consti-
tuent l’apogée de la célébration de cette saison.
7 Organiser et présenter une lecture L’automne est décrit avec le vocabulaire des
analytique sentiments : « Le vent et la forêt qui pleurent /
Toutes leurs larmes ». Le sentiment de tristesse
1. Le poète, en évoquant la mélancolie autom-
du poète trouve un écho dans ce paysage animé
nale, exprime une vision du monde faite de
de sentiments humains. De plus, la fin du poème,
malaise et d’angoisse :
mimant par sa forme la chute des feuilles, ren-
– Tout d’abord, l’automne est personnifié
force ce sentiment de tristesse et d’angoisse
comme le montrent les différentes apostrophes :
devant la fuite inéluctable du temps : « Un train
« Automne malade et adoré / Tu mourras ». Le
qui roule », répétition de « s’écoule ».
poète dit sa passion pour l’automne qui est ici
célébré (répétition du verbe « j’aime », v. 14). 2. Éléments pour une introduction : Alcools,
– D’autre part, le poète évoque la fin inéluctable publié en 1913, rassemble des poèmes com-
de l’automne par l’emploi du futur simple et du posés entre 1898 et 1912. On retrouve dans
futur antérieur (« Tu mourras », « l’ouragan souf- « Automne malade » le thème récurrent, en poé-
flera », « il aura neigé ») et par le champ lexi- sie, du double visage de l’automne, à la fois sai-
cal de la mort et de la destruction (« malade », son des récoltes et saison du déclin. Apollinaire,
« mourras, « meurs »). qui a écrit plusieurs pièces sur cette saison,
– Mais ce déclin est associé à l’évocation de la décrit l’automne comme « [sa] saison mentale »
beauté et de l’abondance comme l’indique le (cf. « Signe », Alcools). « Automne malade »
rapprochement des termes « ouragan » / « rose- exprime donc cette adhésion entre l’état d’esprit
raies » et « neigé » / « vergers ». De même, les du poète et l’atmosphère mélancolique propre à
vers 6-7 contiennent des termes antinomiques l’automne.
connotant à la fois la mort et la vie. De cette Éléments pour une conclusion : En somme,
association étroite entre déclin (« tombant sans chez Apollinaire, l’automne apparaît comme
qu’on les cueille ») et abondance, naît un senti- la saison la plus favorable pour exprimer l’état
ment de fragilité et de malaise. d’âme du poète : malaise, incertitude et angoisse.
– Ce sentiment de malaise est accentué par L’évocation même de l’abondance permet de
l’irruption d’un monde de légende où règne la souligner la fragilité de la vie, puisque cette
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saison de « fruits mûrs » s’accompagne du déclin
3 Identifier
de la nature. Plus qu’un état d’âme, l’évocation
de l’automne est à l’image de la vie elle-même : Ce texte appartient au registre lyrique.
instabilité de toutes choses et fuite du temps. • Principaux procédés :
– La première personne : « mon état est
changé », « me rapprocher de vous ».
– Le vocabulaire des sentiments et des émotions :
Fiche Les registres « que d’amertumes se mêlent à la douceur de
›‚  p. ∞‹·-∞›⁄
me rapprocher de vous », « une âme sensible »,
« peine et douleur ».
– Les phrases exclamatives : « Que d’amertumes
1 Identifier se mêlent à la douceur de me rapprocher de
vous ! ».
Ce texte appartient au registre héroï-comique.
– Les hyperboles : « c’est un fatal présent du
La Fontaine emploie des expressions élevées
ciel », « dans d’absurdes maximes un obstacle
pour traiter un sujet bas : une querelle entre
invincible », etc.
deux coqs au sujet d’une poule. Il faudra donc
souligner ce décalage entre les éléments triviaux
et les expressions élevées relevant du registre 4 Analyser
épique. 1. Ce texte appartient au registre lyrique.
• Les éléments triviaux :
2. Pour bien saisir la dimension lyrique de ce
– les personnages : « Deux Coqs », « une
passage, il conviendra de souligner le rôle du
Poule », « la gent qui porte crête » ;
chœur. Il s’agit d’un chœur de paysans qui a une
– le lieu du combat : un poulailler ;
double fonction dans la pièce. Ici, en particulier,
– la cause du combat : Deux coqs qui s’affrontent
il est porteur d’émotion : il personnifie le temps
au sujet d’une poule.
qui passe, le paradis perdu de l’enfance.
• Les expressions relevant du registre épique :
La scène se déroule sur une place devant le châ-
– l’amplification (hyperbole, pluriel) : « plus
teau. Le dialogue de Perdican avec les paysans
d’une Hélène », « longtemps [...] le combat se
met en évidence les souvenirs du jeune homme
maintint ;
et son émotion de retrouver ceux qu’il a connus.
– le singulier collectif : « tout le voisinage », « la
Une lecture expressive permettra de mettre en
gent qui porte crête » ;
relief le lyrisme exacerbé de ce dialogue.
– le lexique du combat, du merveilleux : « la
• Principaux procédés :
guerre allumée », « Troie », « le combat »,
– Le dialogue entre Perdican et le chœur de
« vaincu »…
paysans permet de rappeler les bons moments
passés. On soulignera la symétrie des construc-
2 Identifier tions associant les pronoms de deuxième et
Ce texte appartient au registre tragique. Le de première personne : « vous qui m’avez
passage est dominé par l’idée de fatalité : les porté ».
hommes sont les esclaves des dieux. – Le vocabulaire exprimant la joie du retour
• Principaux procédés : sur les lieux de son enfance et l’émerveillement
– Le lexique de la fatalité, du destin : « les pieds devant la nature : « il est plus doux de retrouver
lourds et puissants de chaque Destinée / Pesaient ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né ».
sur chaque tête », « le doigt d’airain dans le – Les phrases interrogatives soulignant l’émo-
cercle fatal ». tion des retrouvailles : « Me reconnaissez-
– Le lexique du malheur, de la douleur : « leurs vous ? », « N’est-ce pas vous qui m’avez porté
esclaves », « tous errants [...] en un désert sans [...] ? », « Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-
fond ». vous pas [...] ? »
– L’idée d’accablement et d’impuissance : – Les phrases exclamatives renforçant l’intensité
« chaque front se courbait et traçait sa journée », des sentiments : « Que Dieu te bénisse, enfant
« sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée », de nos entrailles ! », « Voilà donc ma chère
« Tous errants, sans étoile ». vallée ! ».
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– Les hyperboles exprimant la fuite du temps : becquetant les chasseurs » suscite dès le début
« en un jour tout change sous le soleil », « vous une certaine émotion. Le spectacle de Gavroche
vous êtes courbés de quelques pouces vers le évoluant sous les rires des soldats qui l’ajustent
tombeau ». et les cris de la barricade qui tremble pour lui
accentuent cette charge émotive.
5 Analyser La tension de la séquence épique se clôt sur une
séquence pathétique décrivant la mise à mort de
1. Ce texte relève du registre épique et pathé-
ce « gamin » qui « s’abat la face contre le pavé
tique. Ce passage suscite à la fois de l’admira-
et ne remue plus ». Ainsi, après avoir partagé
tion devant les exploits de Gavroche (registre
l’anxiété de la barricade, le lecteur est bouleversé
épique) et de la compassion devant la mort de
par la mort de « cette petite grande âme ».
cette « petite grande âme » (registre pathétique).
– Les termes évoquant la mort de cet enfant :
2. Principaux procédés : « une balle [...] finit par atteindre l’enfant », « il
• Procédés du registre épique : s’abattit la face contre le pavé ».
Gavroche participe à l’idéal des insurgés en – Le vocabulaire des émotions : « haletants
allant chercher des munitions au milieu des d’anxiété », « la barricade tremblait »,
barricades et sous les coups de feu des gardes « effrayant jeu ».
nationaux qui s’amusent à l’ajuster. Les verbes – Les détails concrets : « On vit Gavroche chan-
d’action, les comparaisons, les métaphores et le celer, puis il s’affaissa », « un long filet de sang
lexique du merveilleux confèrent à cette scène rayait son visage », « il s’abattit la face contre le
une dimension exceptionnelle voire mythique. pavé, et ne remua plus ».
Ce « nain invulnérable » apparaît ainsi comme Remarque : Le registre tragique trouve un trai-
un géant affrontant et défiant la mort. tement particulier dans cet extrait. Les lignes
– L’amplification : « Le spectacle était épou- finales (qui claquent comme une nouvelle
vantable », « on ne sait quel effrayant jeu de funèbre) marquent le destin du personnage
cache-cache ». terrassé par l’oppression politique. Toutefois,
– Les anaphores, les gradations : « on le visait le tableau pathétique (figure renouvelée du
[...] on le manquait », « ce n’était pas un enfant, sacrifice) permet d’insister sur la souffrance et
ce n’était pas un homme ; c’était un étrange de créer la compassion. La dimension mytholo-
gamin fée ». gique du héros limite l’effet tragique puisque le
– Le singulier collectif : «la barricade trem- personnage ne cesse de se relever, physiquement
blait », « la barricade poussa un cri ». et spirituellement, contre la force qui l’accable.
– Les métaphores, les comparaisons : « les balles
couraient après lui », « la face camarde du 6 Confronter
spectre », « c’est comme pour le géant toucher Ces deux textes évoquent la mort.
la terre ». Texte A : Gervaise meurt dans le dénuement
– La personnification des éléments inanimés : le plus absolu, seule. Ce texte relève du registre
« les balles couraient après lui », « une balle [...] pathétique.
plus traître ». Texte B : Manon Lescaut meurt aux côtés de
– L’accumulation des verbes d’action décri- son amant. Ce texte relève du registre tragique.
vant ses exploits : « [Gavroche] taquinait la Néanmoins, le pathétique n’est pas absent dans
fusillade », « Il se couchait, puis se redressait, ce tableau de l’agonie.
s’effaçait […], bondissait, disparaissait, reparais- • Procédés du registre pathétique dans le
sait, se sauvait, revenait ». texte A :
– Le lexique du combat : « fusillé », « fusillade », – Le lexique de la souffrance, des malheurs :
« les gardes nationaux et les soldats ». « Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle
– Le lexique du merveilleux : « c’était un étrange dégringolait plus bas encore », « la terre ne
gamin fée », « le nain invulnérable », « Antée ». voulait pas d’elle apparemment », « Elle
• Procédés du registre pathétique : devenait idiote ».
Si ce passage provoque l’admiration devant les – L’accumulation de détails concrets et sordides :
exploits de Gavroche, il est aussi émouvant car Gervaise « acceptait les dernières avanies »,
il se termine sur sa mort. L’image du « moineau « elle buvait et battait les murs », « On la
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chargeait des sales commissions », « ça sentait – Le recours à des exemples : les bienfaits (« elle
mauvais [...] on la découvrit déjà verte, dans sa favorise la population, l’agriculture) ; les méfaits
niche ». (« les lois sont forcées de se taire », « elle rend
• Procédés du registre tragique dans le texte B : incertaines la liberté et la propriété »).
– Le lexique de la fatalité, du désespoir : « ce
2. La paix :
fatal et déplorable événement », « Le Ciel ne
– donne de la vigueur aux empires.
me trouva point sans doute assez rigoureusement
– maintient l’ordre parmi les citoyens.
puni ».
– laisse aux lois la force qui leur est nécessaire.
– Le lexique du malheur, de la douleur, de la
– favorise la population, l’agriculture et le
mort : « Elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se
commerce.
croyait à sa dernière heure », « la fin de ses mal-
– procure le bonheur qui est le but de toute
heurs approchait », « au moment même qu’elle
société.
expirait ».
– guérit les plaies dues à la guerre.
– Les interpellations : « N’exigez point de moi
Récapitulatif : La paix est « l’état naturel »
que je vous décrive mes sentiments ».
des sociétés. Elle permet l’exercice normal de
– L’idée d’accablement et d’impuissance : « C’est
la justice et la prospérité économique. Pour
tout ce que j’ai la force de vous apprendre, de ce
les philosophes des Lumières, il n’y a pas de
fatal et déplorable événement ».
bonheur possible sans un bien-être matériel et
Remarque : Il s’agit d’un récit à la première per-
sans un respect mutuel entre les hommes.
sonne (récit subjectif) qui vise à rendre l’atti-
tude de Manon, simple courtisane, édifiante et 3. La lecture expressive de quelques textes
admirable. Le chevalier des Grieux sait donc réalisés par les élèves permettra d’identifier les
mobiliser les ressources du registre tragique. procédés du registre lyrique.
Cependant, des notations corporelles savent
restituer la souffrance physique et morale du 8 Vers l’écriture d’invention
personnage face à la mort et susciter la pitié (le
Une lecture expressive permettra tout d’abord
pathétique) : toucher les mains qui se refroidis-
d’identifier le registre du texte : il s’agit du
sent, les réchauffer contre son sein, soupirer, se
registre comique.
tenir les mains serrées.
Suite de la scène : (Dernière phrase du passage) :
Dans le texte A, les détails concrets de la
LUCIENNE, s’arrêtant : Monsieur, je ne puis en
déchéance et de la mort de Gervaise suscitent la
écouter davantage !... Sortez !
pitié et la compassion. Dans le texte B, la mort
PONTAGNAC : Jamais !
de Manon est également émouvante. Mais cette
LUCIENNE : Jamais ? Mais que vous ai-je fait ?
scène prend une dimension tragique en raison de
PONTAGNAC : Ah ! Madame ! Si vous saviez !
la réaction du chevalier Des Grieux qui exprime
LUCIENNE : Si je savais quoi ?
son accablement et le sentiment d’être victime
PONTAGNAC, surpris : Eh bien ! Ce que vous
de la fatalité.
me faites !
LUCIENNE : Mais je ne vous ai rien fait !
PONTAGNAC : Comment ! Comment pouvez-
7 Transposer vous être à ce point ignorante de votre propre
1. Ce texte appartient au registre didactique. charme...
• Principaux procédés : LUCIENNE : Je ne vois pas le rapport !
– La progression claire et logique des propos : PONTAGNAC, à nouveau surpris : Avec quoi ?
alternance régulière entre les bienfaits de la paix LUCIENNE : Avec ce que vous prétendez : que
et les méfaits de la guerre. je vous ai fait quelque chose !
– Les termes introduisant des explications : PONTAGNAC : Mais vous ne m’avez rien fait !
« c’est... », « La guerre est […] c’est... », LUCIENNE : Ah ! Vous voyez !
« c’est-à-dire ». PONTAGNAC, qui a perdu un peu de son élan :
– Les marques de la neutralité et de l’objectivité : Madame, je ne sais comment comprendre vos
absence de la première personne ; réflexions paroles. Et puisque vous souhaitez que je m’en
générales sur la paix et son contraire, la guerre. aille...
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Litterature.indb 434 06/09/11 11:52


LUCIENNE, spontanément, se plaçant devant la Contrairement au mythe humaniste, Du Bellay
porte : Ce serait trop facile ! montre la réalité de la Rome moderne. Il dresse
PONTAGNAC, abasourdi : Je vous demande ainsi un portrait à charge du courtisan romain
pardon ? qui incarne le « vice déguisé ».
LUCIENNE : Vous entrez de force chez moi, Les trois premières strophes sont rythmées par la
vous me courez après, vous me dites que vous succession de neuf verbes à l’infinitif décrivant
m’aimez. Après cela, vous affirmez que je vous ai les gestes, les paroles et le caractère du courtisan
fait quelque chose, puis vous avouez qu’en réa- romain. Cette accumulation d’exemples carica-
lité je ne vous ai rien fait ! Allez-vous finir par ture le comportement des courtisans fondé sur le
prétendre que, tout compte fait, vous ne m’aimez paraître, l’hypocrisie et la flatterie. Cette carica-
pas et que vous êtes entré chez moi par hasard ? ture s’exprime également à travers la reprise d’un
PONTAGNAC : Non... adjectif soulignant le comportement affecté du
LUCIENNE : Alors ? courtisan : « d’un grave pas et d’un grave sourci, /
PONTAGNAC : Alors quoi ? Et d’un grave souris ». L’emploi d’indéfinis et
LUCIENNE, barrant toujours la porte : Allez-vous d’adverbes insiste sur la répétition mécanique de
enfin me dire ce que vous faites ici ? ses gestes et paroles. Le courtisan symbolise ainsi
l’affectation, l’hypocrisie et le mensonge comme
9 Vers le commentaire le prouvent la récurrence des structures binaires
(« Balancer tous ses mots, répondre de la tête »)
1. Ce sonnet appartient au registre satirique.
ou l’emploi d’oppositions (« un Messer non ou
• On relèvera les figures de l’exagération et les
bien un Messer si »). De plus, la comparaison des
termes dévalorisants :
vers 7 à 8 souligne sa vanité. Enfin, l’antiphrase
– L’anaphore de « grave » soulignant l’attitude
du vers 12, introduite par un « Voilà », vient
affectée du courtisan.
clore sur une tonalité ironique ce tableau des
– L’accumulation de verbes à l’infinitif qui cari-
misères de la cour romaine.
caturent le portrait du courtisan et miment ses
Pourtant, même s’il s’agit de dénoncer le men-
défauts (flatterie, hypocrisie, servilité, paraître).
songe et l’imposture sous le motif de réformer
– Les indéfinis et les adverbes qui insistent sur la
les mœurs, Du Bellay a choisi de placer sa satire
répétition mécanique et artificielle de ses gestes
sous le signe du « miel », c’est-à-dire du plaisir.
et paroles : « à chacun », « tous ses mots ».
Ainsi, le poète imite-t-il de manière comique
– La comparaison et le rythme ternaire mettent
les attitudes des courtisans. Cette parodie, qui
en relief sa vanité : « Et comme si l’on eût [...]
suppose la perception permanente d’un décalage,
Naples aussi ».
laisse entendre la voix du poète qui alterne les
– Le démonstratif péjoratif « cette » et l’antiphrase
paroles rapportées et les gestes des courtisans,
hyperbolique dénoncent l’imposture de cette cour :
comme dans une sorte de jeu de mime : « Messer
« Voilà de cette cour la plus grande vertu ».
non », « Messer si », « È cosi », « son Servitor ».
2. Les Regrets ont été écrits, pour une grande partie, Le sonnet semble ainsi tendre aux courtisans un
pendant les deux dernières années du séjour de Du miroir reflétant leur attitude ridicule. De plus, la
Bellay à Rome. Ils paraîtront en 1558, un an après construction polysyndétique confère une dyna-
son retour à Paris. On pourrait s’étonner de trouver mique à cette mise en scène : « Et d’un grave »,
des poèmes satiriques dans un recueil dont le titre « Et d’un son Servitor », « Et, comme si l’on
annonce une poésie élégiaque. Pourtant, dans Les eût », « Et, suivant la façon ». De même, l’ac-
Regrets, Du Bellay nous offre une illustration variée cumulation des verbes contribue à animer ces
de la pratique de la satire. En effet, quelques son- figures, véritables marionnettes, qui semblent
nets sont consacrés à la critique de la cour romaine évoluer sous nos yeux. Ainsi, ce procès des cour-
et du courtisan. Mais, si sa satire est mue par l’indi- tisans prend-il la forme d’une saynète pleine de
gnation, elle cherche aussi à faire rire comme l’an- vivacité et d’humour avant de se conclure sur
noncent les vers « »À Monsieur D’Avanson » qui une note déceptive qui permet de tirer une leçon
ouvrent le recueil : « Et c’est pourquoy d’une dou- de ce spectacle. En somme, dans ce sonnet, Du
lce satyre [...] J’appreste icy le plus souvent à rire ». Bellay se plaît à montrer la cour romaine sous
Nous nous demanderons donc comment s’exprime son véritable jour et à ôter les masques du cour-
cette « doulce satyre » du courtisan. tisan sur un mode comique voire grotesque.
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Litterature.indb 435 06/09/11 11:52


Fiche Les figures L’auteur construit l’énumération des lignes 1 à 7
avec des parallélismes, c’est-à-dire par la répéti-
›⁄ de style  p. ∞››-∞›∞ tion d’une même construction syntaxique : « des
gens qui », ce qui permet de donner au groupe
une unité explicitée dans l’expression « tous
1 Identifier ces malheureux » (l. 28-29), tout en déclinant
a. La métaphore dévalorise l’Espagne puisqu’elle les différentes manifestations de leur souf-
l’assimile au système d’évacuation des déchets. france : « qui pleurent », « qu’on pousse », « qui
Cette métaphore, parce qu’elle est excessive, est vomissent ».
hyperbolique. Une gradation peut être observée des lignes 3
b. Une comparaison assimile Mentor à un lion, à 7 : les gens d’abord « debout », « ploient »,
pour symboliser sa force. De plus une gradation « trébuchent », « tombent », etc. Leur chute
intensifie cette puissance (« il déchire, il égorge, est transcrite étape par étape, comme dans un
il nage dans le sang ») jusqu’à l’hyperbole : ralenti cinématographique.
« nager dans le sang ». Comme la métaphore est On peut aussi parler de parallélisme aux
filée, les adversaires sont assimilés à un troupeau lignes 13 et 14 (« Des hommes qui se battent »).
de brebis et les chefs de ces troupes sont identi- Les lignes 9 et 10 présentent une antépiphore :
fiés à des bergers. « bord de la route », ce qui permet de mettre en
c. C’est un chiasme qui permet de mettre valeur ce lieu du départ forcé. D’ailleurs, l’anté-
en opposition deux conceptions inverses de piphore de « sur la route » structure le reste de
l’existence. l’extrait.
d. C’est un oxymore qui associe deux termes La métaphore à la ligne 20 (« une valise ouverte
contraires. L’effroi ne procure généralement qui crache son linge sur la route ») traduit
pas le plaisir, plaisir exprimé ici par l’adjec- l’intensité de la violence subie.
tif « voluptueux ». La sensation évoquée par L’auteur utilise des figures d’insistance, d’inten-
Flaubert est donc paradoxale. sité et d’analogie pour traduire l’horreur de la
guerre.
2 Repérer
Le parallélisme principal permet de mettre en
opposition deux conceptions du réalisme et 4 Vers le commentaire
d’exclure la première par l’expression de l’oppo- 1. Le texte est jalonné d’antithèses : « vis » ≠
sition : « non pas à nous montrer la photogra- « meurs », « brule » ≠ « noie » (v. 1) ; « chaut »
phie banale de la vie, mais à nous en donner la ≠ « froidure » (v. 2) ; « molle » ≠ « dure » (v. 3) ;
vision la plus complète ». Dans les énumérations « ennuis » ≠ « joie » (v. 4) ; « ris » ≠ « larmoye »
elles-mêmes (l. 11-16), l’auteur use également (v. 5) ; « plaisir » ≠ « tourment » (v. 6) ; « s’en
d’effets de répétition : « les plus… » (trois fois), va » ≠ « dure » (v. 7) ; « seiche » ≠ « verdoie »
« sans… » (deux fois). Une rhétorique de l’in- (v. 8) ; « plus de douleur » (v. 10) ≠ « hors de
sistance caractérise cette écriture didactique et peine » (v. 11) ; « heur » (= bonheur, v. 13) ≠
théorique, qui relève du manifeste littéraire. « malheur » (v. 14).
De plus, ces antithèses se combinent bien sou-
3 Repérer vent avec une expression hyperbolique par
la présence de termes intensifs : « je meurs »,
Les lignes 1 à 7 sont construites sur une énumé-
« je me brule et me noie » (le sens des verbes
ration. Elle permet de rendre compte du nombre
exprime l’intensité), « chaut estreme », « et
colossal de personnes forcées à l’exode par la
trop molle et trop dure » (superlatifs), « grands
guerre. L’énumération se poursuit tout au long de
ennuis », « maint (= beaucoup) grief (= grave)
l’extrait et chaque phrase présente un élément nou-
tourment ».
veau : cela peut être un humain (« un enfant »,
« Maman Guite »), un animal (« un cheval »). 2. Ces figures traduisent un amour passionnel
L’auteur énumère aussi une série d’objets éparpillés qui fait passer le sujet par des états inverses et
pour rendre compte du désordre : « des chaises », extrêmes. L’amour est présenté comme une alter-
« un seau », « un sac », « une culotte »… nance d’états d’âme et de sensations contraires
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Litterature.indb 436 06/09/11 11:52


qui déstabilisent l’individu, ce que résume par- – la comparaison : Thomas se compare à la sta-
faitement le vers 9 : « Ainsi Amour inconstam- tue de Memnon (l. 32 à 36), il compare son
ment me meine. » cœur à un héliotrope (l. 39),
– la métaphore : « le soleil de vos beautés »
(l. 36), « les astres resplendissants de vos yeux »
(l. 40), « que j’apporte […] à l’autel de vos
5 Vers le commentaire charmes l’offrande de ce cœur » (l. 43-44).
1. C’est une antépiphore qui structure le dizain La saturation du discours par des figures de style
puisque « la beauté » est mentionnée au vers ini- vise à dénoncer un discours docte, pédant, bour-
tial comme au vers final. Cette beauté est tout souflé, à l’inverse d’un langage clair et limpide
au long du poème mise en rapport avec l’amour qui restituerait le naturel de la conversation.
que le poète porte à la destinataire du poème On peut donc parler de parodie de la rhétorique
(« vous »). scolaire.
2. Les vers 1 et 2 présentent donc cette com- 2. Toinette se moque avec ironie de l’expression
paraison (« Si la beauté [...] / N’était pareille de Thomas qui, parce qu’elle est trop recher-
à mon affection ») ainsi que les vers 5 et 6 chée, trop artificielle, paraît ridicule (l. 14-15).
(« Mais comme seule elle [la beauté] a perfec- Thomas, obsédé par la récitation de son compli-
tion, / Aussi parfaite est ma vive étincelle »). La ment pompeux, n’identifie pas la destinataire de
beauté de la dame et l’amour du poète sont mis ses propos et confond sa belle-mère et sa future
sur un pied d’égalité. L’affection est reprise par épouse (l. 24). Son compliment est ampoulé,
une métaphore au vers 7 : « ma vive étincelle ». et, à force de multiplier les figures de style, il en
L’étincelle comme la flamme sont des images devient presque incompréhensible. Par delà la
fréquentes pour exprimer l’intensité de l’amour. dimension comique de la scène, le dramaturge
C’est un topos. oppose deux types de langage pour valoriser celui
La mise en rapport de l’amour et de la beauté qui apparaît plus naturel (rhétorique des doctes
se poursuit par le recours aux parallélismes : versus langage de l’honnête homme).
« l’une est céleste, l’autre est éternelle » (v. 8),
« l’une est sans feu, l’autre sans cruauté »
(v. 9). Enfin, les deux notions s’imbriquent dans
le chiasme final (v. 10-11) pour montrer à la 7 Vers le commentaire
destinataire que sa beauté et l’amour que Tout d’abord, c’est la métaphore utilisée pour
le poète lui porte sont voués à s’unir, à se désigner le système judiciaire (« cette vieille
confondre : « Telle beauté fait l’amour être échelle boiteuse des crimes et des peines »,
belle [« amour » peut être un nom féminin au l. 1-2) qui rend le texte expressif, parce que
XVIe siècle] / Et tel amour aimable la beauté. »
l’image évoque très bien la vétusté du système.
La transformation de la justice, parce qu’elle vise
à rétablir le bon ordre des choses, est imagée de
6 Vers le commentaire façon militaire : « Remettez les lois au pas des
1. À l’école Thomas Diafoirus a appris : mœurs » (l. 4).
– la gradation : « saluer, reconnaître, chérir et Le texte est rendu particulièrement dynamique
révérer » (l. 1-2), « votre très humble, très obéis- par la répétition de l’impératif en tête de phrase :
sant, et très fidèle » (l. 46), « Démontez-moi » (l. 1), « Songez » (l. 11),
– le parallélisme articulé autour d’un lien d’opposi- « Allez » (l. 18), etc. La seconde phrase présente
tion : « le premier m’a engendré ; mais vous m’avez ainsi une parfaite anaphore puisque « refaites »
choisi » (l. 4-5), « Ce que je tiens de lui est un est répété en tête de chacune des propositions
ouvrage de son corps ; mais ce que je tiens de vous juxtaposées. Hugo insiste donc sur la nécessité
est un ouvrage de votre volonté » (l. 5-8), de la réforme judiciaire.
– l’anaphore qui place « d’autant plus » en tête Les parallélismes, très présents dans l’extrait,
des propositions aux lignes 8 à 10, ont différentes fonctions. Ils contribuent à
– la périphrase : « le Ciel vous a concédé le nom créer un effet de scansion et un rythme régulier,
de belle-mère » (l. 22-23), propres à la dimension oratoire de ce discours.
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Litterature.indb 437 06/09/11 11:52


Cet effet s’observe aussi aux lignes 24 et 25. Le regard que portent Gargantua et Grangousier
parallélisme peut répondre aussi d’une straté- au visage de leur enfant. Les traits du des-
gie argumentative : il vise alors à retourner le sin soulignent leurs formes généreuses. Par
discours des adversaires contre eux-mêmes aux contraste, le bas de l’image représente le monde
lignes 6-10, d’autant plus que les deux phrases humain et animal. Les cinq hommes qui obser-
commencent par l’expression de la cause : vent Pantagruel dans son berceau paraissent
« puisque ». Cette même figure de style permet minuscules, placés en-dessous des deux géants.
d’énumérer, aux lignes 15 et 16, les noms des Le contraste entre les deux sortes d’êtres se
pays qui ont privilégié l’éducation afin de mieux construit aussi par le contraste du nombre. Tout
dénoncer cette France qui « ne sait pas lire ». en étant plus nombreux, les humains sont infini-
Enfin, aux lignes 11 et 12, le parallélisme met en ment moins visibles que les géants. De la même
valeur la nécessité de la création d’institutions manière, la dizaine de vaches qui se trouve
pour tous, adultes comme enfants : « Des écoles dans le berceau de Pantagruel apparaît comme
pour les enfants, des ateliers pour les hommes. » une collection de petits jouets, de figurines. Le
La comparaison des hommes à des animaux contraste s’exprime à son maximum dans la
(l. 24-25) explicite l’appartenance des condam- représentation de la vache tenue dans la seule
nés au « type bestial ». Mais le parallélisme des main du petit géant.
lignes 28 et 29 sert à faire porter l’accusation sur
le manque d’éducation qui n’a pas modifié cette 2. Rabelais cherche à faire sourire son lecteur
bestialité. en utilisant le registre comique. Il provient
du décalage créé par la démesure des actes du
géant et par l’expression innocente de la satis-
faction de Pantagruel (« Bon ! Bon ! Bon ! »,
Fiche Lecture de corpus : l. 16) suite à ce qui peut apparaître, aux yeux du
›› textes et images  p. ∞∞∞-∞∞§ lecteur, comme le début d’un carnage. Rabelais
recourt aussi à l’usage du burlesque (sous-registre
comique) qui ravale la grandeur du sujet. En
1 Comparer texte et image effet, tout prince que soit Pantagruel, le récit de
1. Dans le texte, Pantagruel a des vaches ses actes se concentre ici sur la manière dont il se
pour nourrices ce qui implique qu’il ait besoin nourrit, thème tout à fait trivial et que Rabelais
d’une quantité extraordinaire de lait : « Car décline avec de nombreux termes anatomiques :
de nourrisses il n’en eut jamais autrement » « jarret », « tétin », « foye », « roignons », « os ».
(l. 2). L’association des deux adverbes rend ici ce Ajoutons que ce comique, parce qu’il expose
besoin catégorique. Pantagruel témoigne d’une la dévoration, se teinte d’effroi. En effet, la
extraordinaire force physique puisque l’enfant vache crie « horriblement » (l. 8). On peut alors
est capable, tel Hercule, de se défaire de ses liens parler de grotesque : un comique bizarre, qui
(l. 3-4). Cette capacité se double d’une force peut faire peur.
de préhension hors du commun (l. 5) et d’une Or, dans l’illustration de Gustave Doré, cette
voracité remarquable que l’énumération des dévoration n’est pas transposée. En fait, elle se
membres de la vache (l. 6-7) permet de décliner. débarrasse des éléments triviaux et choquants
De nouveau, une expression intensive, « toute pour créer une image attendrissante. Le choix
dévorée » (l. 7), vient souligner le gigantisme de couleurs tendres contribue à créer cet effet.
du personnage. Un dernier élément permet de Les visages des géants expriment ainsi une cer-
traduire ce gigantisme. Il s’agit de la relativité taine douceur et le jeune Pantagruel, plutôt
de mesure établie par les comparaisons : « il que de croquer la vache qu’il tient dans la main
[…] tenoit [le jarret], et le mangeoit très bien, gauche, semble bien la caresser du doigt tandis
comme vous feriez d’une saulcisse ». qu’il serre contre sa poitrine, d’un geste affec-
L’illustration de Gustave Doré représente bien tueux, une autre vache dans sa main droite. Les
le contraste entre monde des géants et monde vaches ne sont donc pas présentées comme de la
humain. La famille de géants occupe ainsi la nourriture mais comme des animaux de compa-
majorité de la surface peinte. Une diagonale gnie, des jouets. On peut penser que le choix de
située dans la partie haute de l’image relie le Gustave Doré est ordonné par le lectorat auquel
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Litterature.indb 438 06/09/11 11:52


il s’adresse, c’est-à-dire un jeune public, qu’il Le tableau fait référence à la révolution des Trois
ne faut pas choquer. Le texte de Rabelais est Glorieuses. Le document 2 fait référence à la
donc épuré et l’image constitue ici une véritable révolution de 1848 qui met fin à la monarchie
réécriture. de juillet. Enfin, le document 3 présente la
révolte populaire qui fit suite au coup d’État
2 Comparer texte et image du 2 décembre. Louis Napoléon Bonaparte, élu
1. Il s’agit d’une étude, c’est-à-dire d’un travail président de la République en 1848, s’attribue
préparatoire consacré à une partie de tableau ; à cette date les pleins pouvoirs en se nommant
ici, les mains d’un personnage. Elles bénéficient empereur.
d’un travail approfondi sur le graphisme et la Chacun des documents fait référence à la
lumière alors que les bras qui les prolongent ne Révolution française de 1789 par la présence du
sont que vaguement esquissés. L’étude s’effectue bonnet phrygien. Il est porté par la figure allégo-
généralement au fusain ou à la mine de plomb. rique de la liberté chez Delacroix. Chez Flaubert,
2. Cette focalisation du peintre sur une partie on trouve des « bonnets rouges ». Chez Zola,
du corps trouve un écho dans les deux textes. le capuchon porté par la jeune porte-drapeau la
Chacun d’eux s’emploie à décrire la main en coiffe « d’une sorte de bonnet phrygien » (l. 21).
détail, ce qui répond à la minutie de la repro-
2. Le registre épique s’exprime dans les trois
duction recherchée par le peintre dans l’étude.
documents. Il met en scène une action armée
3. Dans le document A, l’anaphore permet tout dans les documents 1 et 2. Dans le tableau, au
particulièrement de mettre en valeur la main. centre de l’image, le poulbot parisien brandit
De plus, chaque vers lui attribue une proposi- des pistolets et le bourgeois au chapeau noir
tion subordonnée déterminative. Le poème serre entre ses mains un fusil. Les conséquences
de Théophile Gautier propose quant à lui des funestes du combat sont figurées par l’amas de
comparaisons (v. 6, 7) pour décrire la main et cadavres au premier plan. Le registre tragique
s’attache à caractériser chacune de ses parties : s’associe donc ici à l’épique.
doigts, cambrure, pouce. Le texte présente de Le document 2 mentionne quant à lui
nombreux compléments du nom : adjectifs « casques » (l. 4) et « baïonnettes » (l. 5). Le
qualificatifs qui indiquent la teinte, la forme, document 3 ne mentionne pas d’arme mais il
le mouvement (« mate », « délicate », « fins », met en scène le drapeau qu’il faut porter pour
« florentine », etc.) et groupes prépositionnels représenter symboliquement la cause défendue
(« une main / d’Aspasie ou de Cléopâtre », « un dans le combat. On se doute qu’il s’agit ici du
bel air de fierté »).
drapeau tricolore, celui que lève la Marianne
4. L’étude est destinée à la réalisation d’une dans le document 1.
œuvre aboutie qui ne se limitera pas à la repro- En outre, l’action, propre au registre épique,
duction du détail de la main, certainement un est rendue par le mouvement des corps donné
tableau. par le peintre aux personnages qui figurent au
5. En tant que forme courte, concentrée, le centre de l’image. Ce mouvement est poursuivi à
poème s’adapte bien à la considération minu- l’arrière-plan par celui de la foule. L’avancée est
tieuse du détail. rendue d’autant plus remarquable qu’elle se dirige
droit vers le spectateur. Dans le document 2,
3 Vers le baccalauréat les termes « se précipita » (l. 3), « impétueu-
1. Les trois documents mettent en scène sement » (l. 5) et « impulsion irrésistible »
le peuple. Le tableau romantique d’Eugène (l. 9) traduisent la force du mouvement. Cette
Delacroix s’intitule ainsi La liberté guidant le force est redoublée par le recours à la comparai-
peuple, « C’[est] le peuple » (l. 2) qui entonne la son (« comme un fleuve refoulé par une marée
Marseillaise dans le texte de Flaubert. L’identité d’équinoxe », l. 7) et la métaphore (« secouant à
populaire se décline par la mention de profes- flots vertigineux », l. 3). Les deux figures de style
sions chez Zola : « les ouvriers » (l. 5), « un recourent à la mer comme comparant, masse
bûcheron » (l. 9). Ils font référence à trois liquide infinie et dévastatrice lorsqu’elle entre
moments de révolte populaire au XIXe siècle. dans un mouvement brutal.
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Fiche Répondre à une question de style qui permettent la dénonciation et la
critique.
›§ sur un corpus  p. ∞§‚-∞§⁄ 2. On s’interrogera principalement sur les
registres liés à l’argumentation. Consulter dans
1 Comprendre une question le manuel de l’élève les fiches méthode 32
sur un corpus « La variété des registres dans l’argumentation »
1. Les mots-clés sont « débuts de roman », et 40 « Les registres ».
encore appelés incipits. Cette indication est 3. Le paratexte est porteur :
importante puisqu’elle précise que les extraits – du genre des textes pour les textes B et C
sont pris au début des œuvres, moments qui (encyclopédie et dictionnaire),
répondent à des contraintes précises. Le lecteur – des dates de publication : siècle de Louis XIV
découvre toute une série d’informations qui (A), Lumières (B et C), XXe siècle (D),
va fixer son intention et former une attente, – d’une référence intertextuelle (D) et d’un
l’amener à s’interroger. « Comment » : l’adverbe thème (A).
interrogatif porte sur les procédés littéraires.
« L’incertitude du lecteur » : il s’agit de réfléchir
à la façon dont les auteurs préparent les effets de 3 Comprendre une question
la lecture. sur un corpus
2. Quelques pistes : 1. Pour la première question, les mots-clés
– les informations : le lecteur s’attend à décou- sont « effets du temps », l’expression réfère au
vrir des personnages, mis en scène dans un uni- thème poétique classique de la fuite du temps ;
vers spatio-temporel précis et pris au cœur d’une « description » : l’indication invite à se pencher
histoire. Les auteurs jouent avec ces attentes : sur un type de texte précis.
qu’en sera-t-il ? Pour la seconde question, les mots-clés sont
– les points de vue : les extraits sont des romans. « souvenir », le terme est lié au thème relevé pré-
Quels sont les choix narratifs opérés par les cédemment ; « sentiment » : la question invite à
auteurs et quelles sont les conséquences sur les l’analyse du sentiment exprimé dans les poèmes.
connaissances délivrées au lecteur ? 2. Les questions posées invitent à l’analyse du
3. Le paratexte est porteur d’un certain nombre registre lyrique (cf. manuel de l’élève, fiche 40
d’indications : « Les registres »).
– génériques, propres au roman policier : 3. Les deux questions sont complémentaires : la
« affaire » (Balzac), « commissaire » (Magnan), première induit un relevé objectif. Il s’agit d’une
– liées à l’histoire ou à l’intrigue : « ténébreuse » première approche qui permet d’analyser la des-
(Balzac), « fantômes » (Simenon) ; cription. La seconde question appelle davantage
– lieu : la « truffière » (Magnan) ; l’analyse des effets produits par cette description
– les dates de publication donnent un spectre dans chacun des textes.
assez large, du roman réaliste du XIXe siècle avec
Balzac au roman assez récent avec Magnan. 4. Pour la première question, il faut s’attacher à
Il s’agira donc d’avoir une vision relativement une analyse stricte des effets. Pour la seconde, on
diachronique d’un genre. attend un plan plus dialectique, voire un débat
sur le ou les sentiments créés par l’évocation du
souvenir de la maison natale.
2 Comprendre une question
sur un corpus
1. Les mots-clés sont « dénoncent » : le verbe 4 Comprendre une question
réfère à la fonction critique des textes et ren- sur un corpus
voie au genre de l’argumentation ; « procédés 1. Leur genre :
littéraires » : l’attention doit être portée sur – Ce sont deux textes de théâtre (indices : mise
l’écriture des textes, notamment les figures en page – noms des personnages – et didascalies,
440 | Fiches

Litterature.indb 440 06/09/11 11:52


mention de « scène » chez Claudel et de « prolo- Fiche Comprendre un sujet
gue » chez Anouilh).
– Leur place dans le texte : au début (indices :
›‡ d’écriture d’invention
« scène première » pour Claudel et « prologue »
pour Anouilh).  p. ∞§›-∞§∞
– La forme théâtrale : la tirade et l’adresse au
spectateur (indices : occurrences de « vous » qui 1 Relier un sujet à son objet d’étude
réfèrent au spectateur). 1. Sujet A : « Le texte théâtral et sa représenta-
– Dimension métadiscursive (ou méta-théâ- tion, du XVIIe siècle à nos jours ». Indices : les indi-
trale) : l’annoncier et le prologue préparent la cations qui renvoient au lieu théâtral (« rideau »,
réception de la pièce. L’annoncier, chez Claudel, « lumières », « espace scénique », « spectacle »)
invite les spectateurs à imaginer une situation ; et la mention explicite d’une « pièce ».
le prologue, chez Anouilh, annonce la pièce à Sujet B : « Le personnage de roman, du
venir. XVIIe siècle à nos jours ». Indices : « dernière page

2. La différence porte sur le discours des person- d’un roman », « personnage principal ».
nages. L’annoncier, chez Claudel, plonge peu à Sujet C : « Écriture poétique et quête de sens, du
peu le spectateur dans l’illusion théâtrale. Les Moyen Âge à nos jours ». Indices : renvoi expli-
verbes de vision invitent à imaginer une situa- cite à une « conception de la poésie », opposi-
tion et un personnage. Le prologue, en revanche, tion passé versus présent.
rompt cette illusion en montrant les personnages Sujet D : « La question de l’Homme dans les
sur scène comme des acteurs en attente de jouer genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos
la pièce. jours ». Indices : « comprendre les hommes du
passé », « imaginez le discours ».
3. Questions possibles :
– comment ces deux scènes d’exposition jouent- 2. Sujet A : « faites part de vos réactions ». Il y a
elles avec les conventions théâtrales ? peu d’indications de forme, sauf les restrictions
– ces deux scènes d’exposition remplissent-elles à la fin du sujet, qui invitent à ne pas « raconter
leurs fonctions ? la pièce », ni la « résumer ».
Le tableau comparatif reprendra les éléments de Sujet B : « réécrire la dernière page d’un
réponse des questions 1 et 2. roman », rappeler « le titre et l’essentiel du
dénouement », « imaginez la méditation du
personnage principal ». Il s’agit de rédiger un
explicit, les contraintes sont fortes et le texte est
5 Analyser les textes et rédiger guidé dans son contenu.
1. Les mots-clés sont « Le lecteur » : la ques- Sujet C : il s’agit de rédiger un dialogue, c’est-
tion posée porte sur la réception du texte ; « un à-dire un texte où deux voix vont exposer des
regard critique sur les personnages » : il s’agit arguments différents.
de s’interroger sur la façon dont les personnages Sujet D : il s’agit de rédiger un « discours »,
sont envisagés par l’auteur et sur le regard que c’est-à-dire un texte argumentatif qui prenne la
celui-ci invite à porter. On peut donc reformuler défense des « œuvres classiques », adressé à des
la question de la façon suivante : comment les « camarades » de classe.
textes incitent-ils le lecteur à prendre une cer-
taine distance avec les personnages ? 2 Analyser les mots-clés d’un sujet
2. Les points de comparaison seront les suivants : 1. Les mots-clés sont « conception de la poé-
– choix narratifs et focalisation, sie » : il s’agit de définir de façon personnelle un
– prise de distance des narrateurs avec leurs genre littéraire ; « passé / présent » : l’opposition
personnages, ironie, doit structurer le dialogue et l’argumentation ;
– objets de la critique et regard du narrateur. « dialogue » : il s’agit de la forme imposée.
3. Plan détaillé possible : 2. La dialogue peut prendre des formes mul-
1) Des narrateurs impliqués dans leur texte tiples en fonction du ton choisi. Il peut s’agir
2) Des regards moqueurs et ironiques d’un échange courtois qui fait la place belle à la
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concession : chaque participant accepte alors de – le bonheur est-il dans le monde ou hors du
prendre à son compte une part de l’argumentaire monde ?
de la partie adverse. Mais le ton peut aussi être – le bonheur se conçoit-il pour soi ou au milieu
fortement polémique et l’opposition entre les d’autrui ?
deux journalistes sera plus violente. – le bonheur a-t-il à voir avec l’« être » ou
l’« avoir » ?
3. Le dialogue doit opposer deux conceptions de
la poésie, l’une tournée vers la célébration du
passé, l’autre vers celle du présent. Les arguments
5 Cerner les contraintes
pourront être de différents ordres : 1. Les mots-clés sont « adapter pour le théâtre » :
– esthétique : l’un pourra défendre les formes il s’agit de réécrire le texte dans un nouveau genre.
anciennes, l’autre des formes plus innovantes 2. Le texte à écrire doit prendre la forme théâ-
(liées aux nouvelles technologies par exemple), trale (distribution de la parole entre les person-
– référentielle : la poésie peut évoquer un monde nages, présence de didascalies éventuellement)
ancien ou notre monde contemporain, et sera écrit librement en vers ou en prose.
– langagière : emploi d’un lexique et d’une syn-
taxe anciens, voire archaïques versus réemploi 3. Léopold tient un café et connaît Racine par
dans le langage poétique de la langue actuelle. ses jeunes clients qui récitent assez mal les vers
d’Andromaque. S’imaginant sauver la femme
d’Hector, il est un rêveur, peut-être aussi prompt
3 Analyser les mots-clés d’un sujet à verser dans l’illusion réaliste ou théâtrale.
1. Les mots-clés sont « une page de roman » : le
texte à rédiger relève d’un genre littéraire précis 6 Analyser les mots-clés d’un sujet
avec ses propres contraintes ; « lieux » et « psy- 1. Les mots-clés sont « célébrer un objet
chologie » : le sujet appelle un texte qui mêle banal » : il s’agit d’un éloge paradoxal, qui s’inté-
étroitement description d’un lieu et d’un person- resse à ce qui habituellement n’est pas considéré
nage sur le plan psychologique. comme intéressant.
2. La contrainte formelle est double : écrire 2. Le texte doit être en prose et s’inscrire dans
une « page de roman », mais aussi, à partir de la le genre épidictique de l’éloge. Cela implique
consigne, un texte descriptif, et ce à deux titres l’emploi de termes laudatifs qui donnent une
puisqu’il s’agit de décrire un lieu et, partant, un nouvelle vision d’un objet banal. Le contraste
caractère. entre la nature de l’objet et ce qui est dit de lui
3. Le texte ne peut être platement descriptif et il sera très fort.
faut sans nul doute penser d’abord au caractère
du personnage dont il sera question. À partir
de là, il s’agira d’imaginer comment le lieu peut Fiche Rédiger un écrit
refléter et incarner ce tempérament ou cette ›8 d’invention  p. ∞§°-∞§·
psychologie.
1 Rédiger un éloge
4 Analyser les mots-clés d’un sujet Critères de réussite :
1. Les mots-clés sont « dialogue argumentatif » : – emploi de procédés propres à l’éloge (vocabu-
il s’agit de débattre, d’échanger des arguments laire mélioratif, figures de style),
autour d’un thème ; « conception du bon- – pertinence du choix de l’objet par rapport à
heur » : le thème relève d’un sentiment humain l’éloge proposé,
fondamental. – intérêt de l’éloge proposé, en particulier la
façon dont il amène un nouveau regard sur
2. « Dialogue » : à travers les deux interlocu-
l’objet en question.
teurs, le texte doit confronter deux conceptions
Pour le corrigé, on pourra se reporter au poème
différentes du bonheur.
« La Valise », page 250 du manuel de l’élève ou
3. Les arguments pourront s’opposer sur des élé- se reporter au recueil Le Parti pris des choses de
ments fondamentaux : Francis Ponge publié en 1942.
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signe d’une grande vanité ; la guerre n’est en rien
2 Rédiger un hymne
supérieure à la médiocrité de la vie : elle amplifie
Pour préparer le sujet, les élèves pourront lire la bestialité et accroît la petitesse de l’Homme.
avec profit les textes du chapitre 3 de leur manuel À valoriser : les textes qui évitent les clichés sur
et découvrir des poèmes qui proposent une vision la guerre.
positive à travers des hymnes notamment.
Critères de réussite : 6 Transformer un dialogue
– prise en compte du thème (bonheur de vivre) en monologue
et de la forme (l’hymne),
Critères de réussite :
– pertinence du propos, évitement des clichés
– reprise des éléments portés à la connaissance
sur la question.
du lecteur par le biais de la focalisation interne
À valoriser : un propos qui prendrait le contre-
et des paroles des personnages,
pied du cliché selon lequel on ne fait pas de
– invention des arrière-pensées de Frédéric,
bonne littérature avec de bons sentiments et qui
– mise au jour d’une pensée à la fois tourmentée,
défendrait la thèse inverse.
troublée par Madame Arnoux, et d’un caractère
décidé à la séduire.
3 Rédiger une lettre
Pour préparer le sujet, les élèves liront avec
profit les textes de Butor et de Robbe-Grillet,
pages 42 et 43 de leur manuel. Fiche Comprendre un sujet
Critères de réussite :
– défense d’une thèse : s’inscrire dans l’esthé-
›· de commentaire  p. ∞‡¤-∞‡‹
tique du Nouveau Roman,
– présence d’arguments qui relèvent de la créa-
1 Comprendre, caractériser
tion romanesque : intrigue, personnage, etc.,
– exemples littéraires convaincants issus du
et problématiser
Nouveau Roman. 1. Le poème de Ronsard est un sonnet. Il
met en scène une femme, Hélène, et le
poète lui-même. Texte descriptif et narra-
4 Amplifier un texte et transposer
tif se complètent. Deux thèmes se croisent :
un registre celui du temps qui passe et plus précisé-
Critères de réussite : ment de la vieillesse promise auquel Ronsard
– respect de la trame donnée dans le texte répond par le traditionnel « carpediem »,
romanesque, mais aussi celui de la postérité littéraire dans les
– respect de la forme théâtrale, quatrains. Le registre est lyrique.
– écriture d’un nouveau texte qui donne la
parole aux personnages et déploie les bribes 2. Le lecteur peut être surpris par le ton quelque
mises en place dans le roman. peu ironique de Ronsard qui raille le dédain sup-
À valoriser : mise en place d’une situation bur- posé de la Belle. Par ailleurs, l’évocation assez bru-
lesque (décalage entre Léopold et les autres tale de la mort dans le premier tercet contraste
personnages). particulièrement avec les deux derniers vers.
3. Il est possible de s’interroger sur le renou-
5 Écrire un dialogue théâtral vellement du thème du « carpe diem », qui se
Critères de réussite : construit à partir d’une évocation lyrique de la
– le point de vue d’Hector doit nécessaire s’inscrire mort à venir, mais aussi de la postérité littéraire
dans la continuité de celui d’Andromaque, de Ronsard qui se met en scène dans ce poème.
– il prendra en compte la réponse faite par
Priam, 2 Comprendre, caractériser
– l’argumentaire d’Hector pourrait développer et problématiser
les points suivants : vouloir dépasser sa condi- 1. « Les Fenêtres » est un poème en prose, prin-
tion d’homme mortel en faisant la guerre est le cipalement descriptif. Le registre est lyrique : à
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travers la fenêtre, le poète évoque la création Fiche Construire le plan détaillé
poétique et le pouvoir de l’imagination.
∞‚ d’un commentaire  p. ∞‡∞
2. L’écriture poétique en prose peut toujours sur-
prendre. Elle invite à lire la poésie ailleurs que
dans les simples rimes et dans un rythme figé. 1 Analyser méthodiquement un texte
Il faut aller au cœur des phrases pour découvrir et construire un plan détaillé
la musicalité des mots. 1. et 2. Plan détaillé pour le commentaire :
3. On pourrait s’interroger sur la portée symbo- 1) Une déclaration d’amour singulière
lique des « fenêtres » : simples objets du quo- a) Étude de la situation d’énonciation : Ronsard
tidien ou métaphores de la création poétique ? et Hélène
b) Un portrait de la « belle » âgée
c) Une conclusion en forme de morale : « carpe
3 Comprendre, caractériser diem »
et problématiser 2) De l’amour à la poésie
1. Regain de Giono est un roman. L’extrait est a) Une évocation morbide du poète mort
la fin du roman, l’explicit, et il s’agit d’un texte b) La postérité certaine
narratif. Le lecteur lit tout à la fois une fin, mais c) Le poème pour obtenir les faveurs de la femme
aimée
aussi un nouveau départ pour le personnage dont
la terre est pleine de promesses. La naissance à
2 Analyser méthodiquement un texte
venir en est le pendant. Le thème lyrique de la
renaissance est donc à l’œuvre dans l’extrait. et construire un plan détaillé
1. et 2. Plan détaillé pour le commentaire :
2. L’extrait peut surprendre par son style paratac- 1) Réalisme et lyrisme
tique, en particulier au début du texte. a) L’évocation d’un objet banal
3. Cet extrait pose le problème de l’explicit ou b) Un regard neuf et paradoxal
de la fin du roman. Alors que le lecteur attend c) La mélancolie du poète
une clôture, la fin d’une intrigue, nous avons ici 2) Une expression du bonheur
une ouverture. Est-ce paradoxal ou, au contraire, a) Le plaisir de la narration chez le poète
cela termine-t-il de façon satisfaisante le roman ? b) Raconter une autre réalité pour être au monde
c) Les fenêtres, métaphores de la poésie

4 Comprendre, caractériser 3 Analyser méthodiquement un texte


et problématiser et construire un plan détaillé
1. La Reine morte est une pièce de théâtre. 1. et 2. Plan détaillé pour le commentaire :
L’extrait est un dialogue entre le roi et son fils. 1) Une célébration de la nature
Dans un registre polémique, le roi fait un portrait a) Osmose entre le personnage et la terre
sans concession de Don Pedro. Le texte traite la b) Images de la fécondité et de la vie
question de la filiation, mais aussi du pouvoir et 2) Un dénouement tourné vers l’avenir
de la grandeur royale. a) Bilan de Panturle et confiance en l’avenir
b) Ouverture du roman
2. L’affrontement entre les deux hommes
pose la question du pouvoir de la parole. 4 Analyser méthodiquement un texte
Manifestement, Ferrante maîtrise pleinement le et construire un plan détaillé
verbe et fait un portrait qui relève de l’exécution
verbale. 1. et 2. Plan détaillé pour le commentaire :
1) Portraits croisés
3. Le texte met en scène un affrontement a) Un roi fatigué
verbal. On pourra s’interroger sur les moyens mis b) Un fils singulier
en œuvre pour rendre compte de la tension entre 2) Un affrontement de générations
les personnages, mais aussi sur la mise en scène a) Histoire d’une déception paternelle
de l’affrontement filial. b) Haine du père, impuissance du fils
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c) Des repères brouillés : que sait-on ?
5 Analyser méthodiquement un texte
2) Le personnage de Queneau dans le monde
et construire un plan détaillé a) Un personnage original et difficile à saisir
2. et 3. Plan détaillé pour le commentaire : b) Une existence difficile à établir
1) Une définition de l’amitié c) Un monde aux frontières du surréalisme
a) Montaigne contre l’amitié ordinaire Pour la rédaction, on se reportera à la méthodo-
b) L’amitié de Montaigne et La Boétie : une logie, pages 576-577 du livre de l’élève.
forme de communion difficile à expliquer
2) L’ami, un « alter ego » 4 Rédiger un commentaire
a) Ressemblance et identification La rédaction du commentaire pourra s’appuyer
b) Bilan de cette expérience fusionnelle sur le parcours suivant :
Problématique : Lorenzo parvient-il à justifier le
meurtre qu’il prépare ?
Fiche Rédiger un commentaire 1) Un personnage déterminé
∞⁄  p. ∞°‚-∞°⁄ a) Un discours adressé à Philippe Strozzi
b) Un discours agité, qui évoque la violence à
1 Rédiger une introduction venir
c) Des contradictions et des paradoxes qui
1. et 2. Une problématique simple pourrait trahissent l’agitation du personnage
être : Contre quel ennemi le poète se bat-il dans
2) La justification d’un meurtre
le poème ?
a) Pour éviter de mourir et se trouver soi-même
Plan pour le commentaire :
b) Pour des raisons morales et philosophiques
1) Les saisons, métaphores de la vie
c) Pour des raisons politiques
a) La jeunesse : l’été
Pour la rédaction, on se reportera à la méthodo-
b) La vie adulte : l’automne
logie, pages 576-577 du livre de l’élève.
c) L’avenir : le printemps
2) Le poète et la poésie 5 Rédiger un commentaire
a) La métaphore du jardin pour évoquer l’âme du
La rédaction du commentaire pourra s’appuyer
poète et la création poétique
sur le parcours suivant :
b) Le sursaut créateur
Problématique : En quoi la reprise de Robinson
Pour la rédaction de l’introduction, on se repor-
par Saint-John Perse enrichit-elle le mythe ?
tera à la méthodologie, pages 576-577 du livre
1) Une reprise du mythe de Robinson
de l’élève.
a) Présence de Robinson dans le texte
2 Rédiger un axe de commentaire b) L’île
c) La ville et la civilisation
La rédaction de l’axe d’analyse pourra s’appuyer
2) Éloge d’une nature originelle
sur le parcours suivant :
a) Des éléments naturels en harmonie
1) Un idéal pédagogique
b) Un univers de sensations
a) fondé sur un langage de vérité
c) Un hommage à la nature
b) qui s’appuie sur l’expérience
Pour la rédaction, on se reportera à la méthodo-
c) qui doit être partagé avec l’enfant
logie, pages 576-577 du livre de l’élève.
Pour la rédaction, on se reportera à la méthodo-
logie, pages 576-577 du livre de l’élève.

3 Rédiger un commentaire
La rédaction du commentaire pourra s’appuyer Fiche Rédiger un commentaire
sur le parcours suivant :
Problématique : Queneau cherche-t-il vraiment
∞¤ comparé  p. ∞°‹
à nous faire connaître son personnage ?
1) Complexité des choix narratifs 1 Comparer deux argumentations
a) Un narrateur omniprésent 1. et 2. La rédaction du commentaire comparé
b) Une focalisation mouvante pourra s’appuyer sur le parcours suivant :
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Litterature.indb 445 06/09/11 11:52


Problématique : Anouilh réécrit-il la fable de sans divertissement de Giono (p. 78-79). Pour les
La Fontaine ou lui donne-t-il une suite ? extraits, on pourra se reporter dans le manuel de
1) Des éléments constants l’élève aux textes de Proust (p. 32-33), Sylvie
a) Des personnages symboliques identiques et un Germain (p. 44) et Laclos (p. 82-83).
même rapport de forces Sujet B : Trois œuvres : Don Juan de Molière
b) Un même récit et un même débat (p. 119-121), Le Mariage de Figaro de
2) Mais des divergences Beaumarchais (p. 130-131), Lorenzaccio de
a) Anouilh donne la parole au roseau et le fait Musset (p. 143-150). Pour les extraits, on pourra
donc évoluer se reporter aux textes de Plaute et Molière
b) Deux morales différentes (p. 116-118) qui mettent en scène le même
personnage, mais aussi au corpus « quel espace
2 Comparer deux textes du même pour le chœur ? » de la séquence 9 (p. 186-187)
genre sur un même thème
1. et 2. La rédaction du commentaire pourra 2 Analyser les mots-clés d’un sujet
s’appuyer sur le parcours suivant : et reformuler
Problématique : Les deux textes donnent-ils la 1. Les mots-clés sont « définition du jardin » et
même image du poète et de la poésie ? « poésie » : le sujet compare la définition d’un
1) Deux détours pour peindre le poète lieu et d’un genre littéraire.
a) Le même détour par l’image, le recours à
l’arbre et à l’animal 2. Jaccottet donne une image particulière du
b) Le même dispositif discursif qui invite à une jardin, isolé et coupé du monde, et le valorise avec
rétro-lecture dans le dernier quatrain l’adverbe « merveilleusement ». La comparaison
2) Le poète maudit entre le jardin et la poésie invite donc à considé-
a) Deux victimes de la violence des hommes rer ce genre littéraire comme singulier, coupé des
b) Mais deux conclusions différentes : nécessité autres et en quelque sorte préservé dans sa pureté
de la violence chez Gauthier pour créer une originelle.
œuvre, constat amer chez Baudelaire 3. Peut-on considérer la poésie comme un genre
à part dans la littérature, conservé dans sa pureté
originelle ?
Fiche Comprendre un sujet
∞‹ de dissertation  p. ∞°§-∞°‡
3 Identifier l’implicite du sujet
1. « Au théâtre, réplique prononcée par un
personnage seul ou se croyant seul sur scène »
1 Relier le sujet à son objet d’étude
(manuel de l’élève p. 634).
1. Sujet A : « Le personnage de roman, du
XVIIe siècle à nos jours ». Indices : « le person- 2. Le reproche fait au théâtre est celui du manque
nage de roman ». de « naturel », de l’« artifice » et de l’« illusion ».
Sujet B : « Le théâtre et sa représentation, du 3. L’adverbe restrictif « seulement » est important
XVIIe siècle à nos jours ». Indices : « créer un per- dans le sujet : en forçant le trait, il invite à nuan-
sonnage », « acteur », « rôle », « personnage ». cer et oriente déjà la réflexion. Si le théâtre n’était
Sujet C : « Écriture poétique et quête de sens ». qu’artifice et illusion, ce serait une vision assez
Indices : « Poète », « inspiration », « poète restreinte. Or, le théâtre l’est sans doute, mais il
lyrique ». n’est pas que cela. Ainsi, la problématique pourra
Sujet D : « La question de l’Homme du XVIe siècle porter sur l’illusion théâtrale et sur les procédés
à nos jours ». Indices : « écrivain », « œuvres », propres au genre qui permettent de la mettre en
« amélioration de la société ». place et qui relèvent bien de l’artifice (monologue,
2. Les pages indiquées renvoient au manuel de tirade, aparté par exemple).
l’élève.
Sujet A : Trois œuvres : La Princesse de Clèves 4 Identifier l’implicite du sujet
de Madame de La Fayette (p. 80-81), Manon 1. L’expression « forme littéraire » se définit par
Lescaut de l’abbé Prévost (p. 51-58), Un Roi opposition à ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire la
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forme ordinaire du langage et de la communi- Fiche Construire le plan détaillé
cation. Par « littéraire », il faut comprendre un
travail particulier sur la langue, ses détours et ∞› d’une dissertation  p. ∞°·
ses subtilités. L’apologue, par exemple, est une
façon d’argumenter en empruntant le détour de
la fiction.
1 Déterminer un mode
de raisonnement
2. Le sujet pourrait être reformulé de la façon 1. Sujet A : L’interrogation totale (« consiste-
suivante : Quels procédés littéraires rendent une elle ») et l’adverbe restrictif « seulement » invite
argumentation plus efficace que la seule argu- à un débat sur la fonction de la poésie lyrique. Le
mentation directe ? raisonnement sera donc dialectique.
3. Le sujet oppose de façon implicite deux usages Sujet B : L’adverbe interrogatif « comment »
de la langue (littéraire versus non-littéraire, appelle une analyse des moyens mis en œuvre
cf. question 1), mais pose aussi le problème de par « le théâtre » pour représenter les « relations
l’argumentation. Pour amener un auditoire à de pouvoir ». Le raisonnement sera analytique
adhérer à une thèse ou une opinion, on peut ou thématique.
mettre en œuvre une argumentation propre à Sujet C : L’expression « par quels moyens »
convaincre, laquelle fait appel à la raison et à induit un plan analytique ou thématique. Il n’y
l’adhésion consciente de l’auditoire, mais il est a pas de débat, mais un exposé des « moyens »
aussi possible de séduire de façon plus insidieuse, mis en œuvre dans les textes littéraires.
de « charmer », au sens étymologique. Sujet D : L’interrogation (« est-elle ») et la res-
triction (« seule ») posent les termes d’un débat
4. L’expression « dans quelle mesure » incite
sur la « fonction du personnage de roman ». Le
à évaluer et non à débattre de l’emploi de la
raisonnement sera donc dialectique.
« forme littéraire ». Il faut donc s’interroger sur
les cas dans lesquels la littérature apporte une
plus-value évidente. 2 Trouver les arguments
et les exemples
1. et 2. Les références sont celles du manuel de
l’élève.
5 Reformuler et problématiser a. Le héros est un individu parfait
– Le héros a des origines épiques : il est fort et
1. Le sujet suppose deux postures : courageux (Liboko dans La Mort du Roi Tsongor,
– l’imitation du réel, une transposition fidèle qui p. 99 ; Homère, Iliade, p. 410) ;
laisserait, finalement, peu de place à l’invention – le héros est un être idéalisé, particulière-
et à l’imagination, ment beau (Mademoiselle de Chartres dans
– une création plus libre. La Princesse de Clèves, p. 80-81) ;
2. Reformulation du sujet : Peut-on réduire le – le héros est aussi un être pur (personnage de
travail du romancier à une simple copie de ce qui Cosette, jeune fille martyr dans Les Misérables,
existe déjà dans la nature ? p. 76-77).
b. Le héros peut avoir des failles
3. Les textes proposés montrent bien que l’écri- – Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir, est un
vain réaliste ne se contente pas de copier le réel.
héros faible physiquement et qui manque encore
Dans les textes, on pourra observer :
de courage (p. 84-85) ;
– les choix narratifs, en particulier la focali-
– Manon Lescaut est une femme frivole (p. 51-58) ;
sation, qui permet d’avoir accès à autre chose
– le héros peut aussi être un personnage très
qu’une simple « observation »,
ordinaire (Jacob, sorte de picaro, dans Le Paysan
– la place du narrateur,
parvenu, p. 26-27).
– la qualité des portraits et leur portée
c. La notion même de héros évolue au fil du
symbolique.
temps
4. On pourra de demander quelle est la part – Le roman remet en question la notion même
d’invention dans l’écriture réaliste. de héros avec Jacques le fataliste (p. 36-37) ;
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– il propose aussi des héros à la moralité
5 Organiser le plan
condamnable (Madame de Merteuil dans Les
Liaisons dangereuses, p. 82-83) ; 1. à 3.
– les héros, finalement, prennent aussi le visage A. La poésie donne une image sublimée, et donc
des antihéros (Meursault dans L’Étranger, éloignée du monde
p. 90-91 ou Bouvard et Pécuchet, p. 38-39). – L’emploi d’un langage travaillé, des images
poétiques disent le monde autrement ;
– les valeurs et les sentiments sont exaltés par la
3 Trouver les arguments parole poétique.
et les exemples B. La poésie, en ce qu’elle rapporte des expé-
Les références sont celles du manuel de l’élève. riences universelles, peut nous amener à mieux
a. La littérature nous donne accès à des mondes vivre
inconnus – Le lecteur de poésie peut identifier son propre
– Découverte de l’État de nature (Rousseau, malaise à celui du poète ;
p. 322-323) ; – la lecture peut devenir une expérience cathar-
– découverte d’autres conditions de vie (Saint- tique et éviter la souffrance au lecteur qui en tire
Exupéry, p. 326-327). profit.
b. La découverte de mondes étrangers peut nous
divertir 6 Organiser le plan
– Rappel du sens pascalien du divertissement 1. L’expression « maniement de la scène » ren-
(Pascal, p. 149) ; voie de façon très large à la question de la mise
– découvrir l’autre (Gaugin, p. 310-311) et en scène.
contempler une beauté exotique (Bougainville,
2. Pour Artaud, le véritable auteur est celui qui
p. 316).
porte le texte à la scène, c’est-à-dire le metteur
c. La découverte de mondes étrangers peut nous
en scène.
amener à réfléchir sur nous-mêmes
– Les « cannibales » de Montaigne interrogent 3. – En effet, le metteur en scène prend en
notre propre humanité (p. 312-313) ; charge une part importante du « hors-texte » :
– l’« indigène » face à Bougainville le remet en décors, costumes, lumières.
cause (Diderot, p. 317-318). – Il dirige les acteurs, qui interprètent le texte.
– Il est donc un véritable auteur et peut infléchir
4 Organiser le plan considérablement le sens d’un texte.
1. L’expression « dans quelle mesure » induit 4. – Il ne peut modifier les mots de l’auteur du
un raisonnement dialectique. Il s’agit d’évaluer texte. Il reste subordonné à celui-ci.
la participation possible du spectateur dans la – Moralement et artistiquement, il passe un
représentation. contrat tacite avec l’auteur : il doit respecter son
œuvre.
2. 1) Le spectateur assiste à un spectacle, il n’est – Une pièce de théâtre est un ensemble qui
pas partie prenante demande davantage de collaborations : celle des
a) La scène et la salle sont clairement délimitées acteurs et même des spectateurs.
dans la plupart des théâtres (théâtre à l’italienne
par exemple), les espaces disent bien les rôles des 7 Organiser le plan
uns et des autres
b) Un texte ne varie pas en fonction de la salle, 1. Le sujet pose une question de réception du
il est toujours identique texte romanesque par le lecteur : dans quelle
2) Pourtant, le public n’est pas neutre et peut mesure l’attitude d’un personnage peut-elle
influer sur le jeu des acteurs l’amener à le condamner ?
a) Il réagit à la pièce, parfois très explicitement 2. Quelques lectures possibles de héros
par le rire par exemple « faillibles » : Julien Sorel dans Le Rouge et
b) Le texte de théâtre n’est pas un texte neutre : Le Noir, Manon dans Manon Lescaut, voire
il est dit pour le spectateur, il lui est adressé. Meursault dans L’Étranger.
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3. 1) Le héros peut décevoir le lecteur
2 Rédiger une introduction
a) Sur le plan moral : Manon Lescaut ;
b) Sur le plan psychologique et social : Meursault. On pourra se reporter pour l’analyse et la pro-
2) Mais les faiblesses du héros ne le condamnent blématique à la page 585 du manuel de l’élève.
pas forcément : elles l’humanisent Pistes pour la dissertation :
a) Le roi sanguinaire prend figure humaine : 1) Dans une première partie, on pourra analy-
Tsongor ; ser méthodiquement les apports de la fable et
de la fiction dans l’efficacité argumentative. Le
b) Le combat de Marie dans À l’Abri de rien et
point de départ pourrait être « Le Pouvoir des
sa faiblesse psychologique provoquent l’adhésion
fables » de La Fontaine. On détaillera le genre
du lecteur.
de l’apologue.
2) Dans une seconde partie, on pourra s’arrêter
sur le paradoxe suivant : l’efficacité argumenta-
tive peut être plus importante lorsque l’argumen-
tation emprunte des détours.
Fiche Rédiger une dissertation Pour la rédaction de l’introduction, se reporter à
∞∞  p. ∞·›-∞·∞ l’analyse du sujet aux pages 584-585.
Pour la méthodologie, voir page 590.
1 Rédiger une introduction 3 Analyser un sujet et préparer
On pourra se reporter pour l’analyse et la problé- un plan
matique aux pages 584-585 du manuel de l’élève. 1. La phase de problématisation du sujet s’arrê-
Plan possible : tera sur l’expression « qui se prend au sérieux ».
1) Des personnages ordinaires et malheureux À propos de la poésie, cela peut renvoyer à une
fascinants ? expression grandiloquente, auto-centrée et
a) L’intérêt pour le spectacle de la souffrance coupée de son lecteur. A contrario, on pourra
relève du voyeurisme ordinaire (la souffrance du défendre une poésie marquée par le jeu (sur la
père Goriot dans le roman de Balzac). langue, les mots, les sons, les images, etc.). On
b) Le Mal est un objet de fascination en litté- pourra formuler la problématique suivante : le
rature (les libertins des Liaisons dangereuses de sérieux a-t-il sa place en poésie ?
Laclos). 2. Lectures : on privilégiera les textes qui
c) La mise en scène du malheur de personnages proposent une vision ludique des textes poé-
ordinaires peut aussi avoir une fonction cathar- tiques (dans le manuel de l’élève : séquence 10
tique (Giono, Un Roi sans divertissement). « Les jeux de l’amour ») et des textes peut-être
2) Mais ce type de personnages et d’intrigues plus profonds, plus recherchés pris dans les
peuvent susciter le rejet séquences 12 et 13.
a) Le réalisme a ses limites et il s’accommode
3. Plan possible :
volontiers d’une forme de transfiguration 1) La poésie, par essence, est un jeu
(voir les symboliques dans les romans de Zola, a) Un jeu avec les formes (fixes ou libres)
« Histoire littéraire », p. 48-49). b) Un jeu avec les sons, la musique
b) On peut même préférer une certaine idéalisa- c) Un jeu avec les mots et les images
tion du monde (romans du XVIIe siècle comme La 2) Mais le sérieux peut avoir sa place
Princesse de Clèves, mais les personnages ne sont a) Par la gravité des thèmes
plus si « ordinaires »). b) Par la complexité du projet esthétique
c) Il n’est pas non plus interdit de penser une c) Mais cela doit rester accessible, faute de quoi
littérature qui se fait porte-parole du bonheur de la poésie tend vers l’hermétisme et se coupe de
vivre (par exemple les romans de Delerm, très à son lectorat
la mode il y a quelques années).
Pour la rédaction de l’introduction, se reporter 4 Rédiger une dissertation
à l’analyse du sujet, pages 584-585 du manuel La question posée a trait à la réception des œuvres
de l’élève. Pour la méthodologie, voir page 590. littéraires. Être sensible ou pas pose la question de
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l’illusion référentielle : l’être revient à considérer 2. On s’attachera à analyser la scène par le
le personnage comme une personne, ne pas l’être prisme de sa place dans la pièce et celui des
laisse entendre que la lecture est sans effet. attentes du public. Que nous dit ce passage sur
On pourra réfléchir à partir de la problématique l’intrigue ? Les personnages ? Cela correspond-il
suivante : dans quelle mesure doit-on prendre aux attentes du public ?
part à l’illusion référentielle ? On pourra s’inspirer du plan suivant :
On pourra développer deux parties : 1) Un début de comédie
– Dans un premier temps, on montera qu’être a) Une relation extra-conjugale potentielle ;
« sensible » au destin des personnages revient à b) Un mari qui se croit trompé.
tomber dans le piège de l’illusion référentielle. 2) Un jeu avec les codes du théâtre
C’est un travers que la littérature elle-même a a) Maîtres, valets et confidences ;
mis en scène avec Don Quichotte. b) Le spectateur au cœur du théâtre.
– Dans un second temps, il s’agira de voir que la
3. Cette question de lecture analytique est plus
lecture ne peut (ne doit) pas non plus laisser le
pointue que la question 2. Il faut s’attacher à
lecteur insensible. Au contraire, la lecture n’est
relire ce passage par le prisme du genre de la
pas sans effet et ressentir des sentiments avec les
comédie. On pourra s’inspirer du plan suivant,
personnages (peut-être davantage que « pour »
proche de celui de la question 2, qui montre que
eux) est un effet naturel.
le passage relève bien de ce genre.
5 Rédiger une dissertation 1) Une intrigue amoureuse
a) Un mari trompé ;
La question posée, avec la restriction et l’in-
b) Un jeune homme amoureux d’une femme
terrogation totale, invite à dépasser une vision
mariée.
restrictive du comique qui n’aurait pour fonc-
2) Une scène qui emporte le spectateur
tion que de provoquer le rire. Il est aisé de mon-
a) Rythme de la scène : entrées et sorties des
trer que le rire peut être tout à fait sérieux. On
personnages ;
pourra formuler la problématique : le rire doit-il
b) L’intrigue potentielle et le suspens.
être pris au sérieux ?
On pourra développer deux parties : 4. La mise en scène proposée devra prendre
– Dans un premier temps, montrer que le rire en compte deux paramètres particuliers : le
est avant tout un mécanisme physique et que décor et la question des entrées et sorties des
certaines recettes existent pour le provoquer. personnages.
– Dans un second temps, on pourra dépasser
5. Cette scène joue avec le degré de connaissances
cette image trop simple et analyser en quoi le
du spectateur, qui a accès à tous les dialogues et
rire a des fonctions sérieuses (thérapeutiques,
voit sous ses yeux se mettre en place l’intrigue.
cathartiques, etc.) qui dépassent le niveau le plus
visible du rire.
2 S’exercer sur le théâtre
1. Les apartés occupent presque tout l’espace
du texte dans cet extrait. Ils permettent aux
Fiche Réussir l’épreuve orale du personnages d’exprimer leurs sentiments et au
∞§ baccalauréat  p. ∞·°-∞·· spectateur de les connaître.
2. Le registre comique domine dans les apartés.
1 S’exercer sur le théâtre Au contraire du dialogue qui est d’une extrême
banalité (les personnages se saluent et commen-
1. Le spectateur prend connaissance de l’intrigue
tent l’heure qu’il est), les apartés mettent au jour
par les dialogues entre les personnages principaux
toute l’intrigue matrimoniale.
et les personnages secondaires. Ainsi, Marianne
apprend qu’un jeune homme est amoureux d’elle 3. La lecture analytique pourra analyser métho-
par Ciuta, « une vieille femme ». Ensuite, Claudio diquement les différentes formes du comique
se confie à son « valet de chambre » et lui fait part dans cet extrait : comique de mots, de gestes, de
de ses soupçons d’infidélité. situations et de caractères.
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4. On pourra analyser le travail du dramaturge : bien présents comme l’indiquent les pronoms
– dans la construction du dialogue et des apartés, de la première et de la deuxième personne :
– la mise au jour progressive de l’intrigue, « t’as raison », « j’ai convenu ». En outre, l’em-
– le jeu sur les clichés. ploi du pronom indéfini « on » (« on est tous
5. Une réflexion peut s’engager sur la posture des assis sur une grande galère, on rame tous à tour
corps et les moyens utilisés pour faire prononcer de bras ») inclut les deux interlocuteurs dans
les apartés par les personnages dans cet extrait. la même expérience. Par ailleurs, le locuteur
emploie un niveau de langue très familier et
6. La réponse sera construite librement par les caractéristique de l’oral : syntaxe fautive (« t’as
élèves. raison »). L’intonation aussi est perceptible grâce
à la ponctuation exclamative et interrogative
3 S’exercer sur le roman (« Et qu’est-ce qu’on en a ? Rien ! »). Elle induit
1. Cet incipit fait l’analyse d’Oran selon le prisme toute une gestuelle du locuteur soulignée par des
de la géographie urbaine et de la sociologie. Il mimiques facilement imaginables.
souligne en particulier les singularités qui éton-
neraient le lecteur français ignorant des villes 2 Identifier les types de communication
du Maghreb. On peut reconnaître à travers ces extraits les
2. Le texte met en avant le rapport entre les trois types de communication. Le texte A,
habitants et l’argent. Il souligne la place du extrait d’un chat sur internet, et le texte C, tiré
travail, des affaires et de l’enrichissement per- d’une pièce de théâtre, sont caractéristiques de
sonnel. On apprend également la façon dont ils la communication directe, car l’émetteur et le
occupent leur temps libre le soir. récepteur sont bien présents. Le texte théâtral
présente même l’originalité d’un double récep-
3. La question des fonctions de l’incipit renvoie teur, le deuxième personnage, Camille, mais
à l’horizon d’attente du lecteur. On analysera ce aussi le public. Le texte B, tiré d’un article de
que l’on apprend sur : journal rapporte une parole différée, celle du
– Le contexte spatio-temporel, en particulier la journaliste qui analyse ici « les relations fami-
description de la ville et l’indication temporelle liales ». Le récepteur ne peut donc en prendre
qui renvoie à un temps quelque peu imprécis, connaissance qu’après l’acte même de communi-
– les premiers personnages : les habitants, cation. C’est aussi le cas du texte D, fragment de
– ce que l’on peut soupçonner de l’intrigue, la correspondance de Madame de Sévigné que sa
peu de choses à la vérité, mais on peut inférer destinataire, sa fille, ne peut lire qu’après l’avoir
quelques éléments à partir de l’analyse sociolo- reçue. Enfin, le texte E est le message vocal d’un
gique du paragraphe 2 et les connotations du titre. répondeur. Ses différents récepteurs n’y ont accès
4. Les élèves pourront répondre de différentes qu’après son enregistrement. Il s’agit donc bien
façons à cette question. d’une communication rapportée qui transmet
une parole prononcée à un autre moment et
5. La peste est une maladie quasi mythique. Elle
dans un autre lieu.
disparaît et le spectre de son retour plane parfois.
Mais c’est aussi la « peste brune » ou le nazisme. 3 Analyser un schéma
Le renvoi aux années 40 sans autre forme de pré- de communication
cision est une clé qui sera confirmée dans la suite
du roman. Dans cet extrait théâtral, il y a bien énonciation,
car Scapin et Argante échangent entre eux en
présence de Sylvestre. Mais les personnages sont
Fiche La communication : enjeux à tour de rôle émetteur et récepteur. Si Scapin
∞‡ et interactions  p. §‚⁄
ne s’adresse qu’à Argante (« Monsieur », « Vous
vous portez bien », « Votre voyage »), celui-ci
a deux destinataires, Scapin à qui il répond
1 Repérer les marques de l’oral (« Bonjour, Scapin »), mais aussi son domestique
Plusieurs indices permettent d’identifier ici une comme le signale la didascalie (« À Sylvestre »).
communication orale. Les interlocuteurs sont Par ailleurs, le lecteur et/ou le public est aussi le
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destinataire de cette énonciation théâtrale. Les pas, l’auteur évoque leur mode de vie qui paraît
personnages échangent sur un double référent. confirmer cette hypothèse. Tout d’abord par leur
Scapin vient aux nouvelles à l’arrivée d’Ar- zone d’habitat (« répandus par la campagne »,
gante : « Votre voyage a-t-il été bon ? », tandis « attachés à la terre », « dans des tanières »),
qu’Argante adresse des reproches à Sylvestre : mais aussi à travers leur portrait : « noirs, livides,
« Vous avez suivi mes ordres vraiment d’une et tout brûlés du soleil » qui insiste sur la rudesse
belle manière ! ». Enfin les personnages com- de leur physique. Leurs activités aussi sont carac-
muniquent à l’oral, qui constitue dès lors le canal térisées par l’animalisation (« la terre qu’ils
de communication. fouillent et qu’ils remuent »). Ce n’est donc que
dans la deuxième partie de l’extrait qu’on peut
4 Identifier la ou les fonctions enfin deviner qu’il s’agit bien d’êtres humains
de communication d’un texte avec la mention de leur capacité langagière (« ils
Deux fonctions caractérisent le texte A. Tout ont comme une voix articulée ») péjorée cepen-
d’abord, la fonction expressive pour ce poème dant par l’approximation (« comme »). Des
qui exprime les sentiments du poète à travers les traits humains apparaissent enfin : « sur leurs
marques de la subjectivité. On y trouve la pre- pieds », « face humaine ». Une phrase confirme
mière personne (« il pleure dans mon cœur »), l’humanité des êtres décrits : « et en effet, ils
mais aussi la répétition de l’invocation (« Ô sont des hommes », aussitôt modérée par les der-
bruit doux de la pluie », « Ô le chant de la nières précisions. Leurs maisons sont ramenées
pluie ! »). Enfin, deux tournures exclamatives à de simples « tanières » et leur nourriture se
traduisent l’émotion du poète comme « Ô bruit réduit à quelques éléments de base (« pain noir,
doux de la pluie / Par terre et sur les toits ! ». d’eau et de racines ») sans raffinement, voire
Mais le langage remplit ici aussi une fonction sans cuisson, symbole même de l’alimentation
poétique. Tout un travail est mené sur les sono- humaine.
rités. La première strophe est dominée par des 2. L’implicite provoque d’abord la curiosité du
sonorités douces (« pleure », « cœur », « pleut », lecteur surpris de cette présentation énigma-
« langueur », « cœur »), tandis que les sons en tique dans une œuvre de moraliste consacrée à
[i] ne sont pas sans rappeler le bruit des gouttes pointer les défauts et les ridicules des hommes.
d’eau dans la deuxième strophe (« bruit », La deuxième partie du texte ne peut que susci-
« pluie », « s’ennuie », « pluie »). Ces sonori- ter chez lui de la compassion pour les paysans
tés s’accompagnent d’un rythme lent pour la que la misère réduit quasiment à l’état animal.
première strophe dont les vers se déroulent sur Leur portrait dénonce ici les difficultés de leur
l’ensemble du vers, tandis que les points d’excla- existence toujours menacée par la famine. Le
mation brisent la musicalité du vers par un arrêt moraliste insiste sur leur sauvagerie (« ani-
fort et expressif. Enfin, ce début de poème joue maux farouches ») et leur manque de raffine-
sur l’emploi du vocabulaire : néologisme (« Il ment qui les transforme en simples « mâles » et
pleure ») qui fusionne les verbes « pleurer » et « femelles », bien loin de la civilisation et des
« pleuvoir » et répétitions (« cœur », « pluie ») relations sociales. Aussi ne peuvent-ils se sou-
qui donnent au poème sa musicalité douce et cier de leur image à l’inverse des gens de Cour,
nostalgique. lecteurs de l’ouvrage de La Bruyère. Ils sont
sales (« noirs »), bruns de peau (« tout brûlés
du soleil »), victimes de l’hygiène et des mau-
Fiche L’implicite du discours vaises maladies (« livides »). Leur travail de
∞°  p. §‚‹ la terre, peu efficace, souffre des modes rudi-
mentaires pour exploiter les champs (« qu’ils
fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté
1 Étudier les procédés de l’implicite invincible »). Aussi sont-ils soumis à la moindre
1. L’extrait semble d’emblée nous présenter une crise : catastrophe météorologique, guerre, qui
espèce animale comme l’indique le thème de la les mène à la famine et réduit leur survie : « ils
première phrase : « certains animaux farouches, vivent de pain noir, d’eau et de racines ». La
des mâles et des femelles ». S’il ne les nomme Bruyère joue donc ici sur l’émotion du lecteur
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pour l’amener à prendre conscience de la situa-
4 Étudier un quiproquo
tion de la plus grande partie de la population.
Mais, loin de prôner une réforme sociale, il en Tout l’extrait est construit sur un quiproquo
appelle plutôt à leur charité pour apporter une comique. Arnolphe est aveuglé par sa jalousie et
aide aux paysans dont ils ont la charge. imagine que sa pupille a pu céder à Horace, son
jeune amoureux. Aussi toutes ses questions sont-
elles connotées par une dimension sexuelle, ridi-
2 Identifier un présupposé culisée par l’ambigüité de ses propos : « quelque
L’argumentation de Jules Ferry repose ici sur deux autre chose », « Qu’est-ce qu’il vous a pris ? ».
présupposés. Du côté du colonisateur, la colonisa- Ses réactions exagérées suscitent aussi le rire du
tion apparaît comme la meilleure réponse écono- spectateur. Tantôt elles se réduisent à des excla-
mique que peuvent rencontrer « les pays riches ». mations brèves comparables à des cris primaires
Elle est considérée par l’auteur comme une source de douleur (« Euh ! »), tantôt à de brèves analyses
de revenus (« un placement de capitaux des plus de la situation (« que de mystère ! »), voire de
avantageux »), mais aussi comme une solution lui-même (« Je souffre en damné »). Ses tenta-
à « la crise que traversent toutes les industries tives pour amadouer la jeune fille tournent aussi au
européennes ». De fait, elle offre aux écono- ridicule par leur brièveté (« Quoi ? », « Plaît-il ? »)
mies des pays colonisateurs « la création d’un et ne peuvent même que rebuter Agnès par leur
débouché ». Pour les colonisés, l’auteur y trouve violence (« Mon Dieu ! non. », « Ma foi, soit »,
aussi un avantage en ce qu’il lui semble que la « Non, non, non, non. Diantre ! » De son côté,
colonisation présente un « côté humanitaire et Agnès est une jeune fille qui fait pour la première
civilisateur ». À ses yeux, les colonisés doivent fois l’expérience de l’amour. Son caractère enfan-
ainsi accéder à la culture européenne considérée tin transparaît dans sa peur de son tuteur dont elle
comme la seule norme en matière de civilisation. imagine la sévérité : « Et vous vous fâcherez peut-
Cette conviction se fonde à l’époque sur la repré- être contre moi », « Vous serez en colère ». Aussi
sentation d’une hiérarchie des cultures partagées ses répliques restent-elles en suspension (« Hé !
entre « races supérieures » et « races inferieures », Il m’a… », « Pris… », « Le… ») et l’amènent-
d’autant plus inacceptables aujourd’hui qu’on en elles à demander de façon enfantine une garantie
connaît les conséquences historiques au XXe siècle. à Arnolphe : « Jurez donc votre foi ». L’aveu final
(« Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné »)
3 Décrypter un sous-entendu clôt cet extrait sur une chute, en décalage total
avec les craintes d’Arnolphe. Le comique naît
1. Blessé par l’attitude d’Andromaque, Pyrrhus se donc ici du quiproquo.
laisse emporter par sa colère dont le champ lexi-
cal envahit sa tirade. Sa brutalité transparaît : 5 Étudier les liens de logique
« leur violence », « avec transport ». Il en vient Diderot utilise le connecteur « et » dans cet
à la haine de celle qu’il a aimée jusqu’à présent : extrait, mais celui-ci ne traduit pas le même lien
« haïr », « haïsse avec fureur ». De même, son logique. En effet, pour les deux premiers emplois,
ton se fait-il menaçant comme ses paroles avec
le connecteur souligne une relation d’opposi-
l’emploi de l’impératif (« Songez-y bien ») et
tion. Dans la phrase qui précède son emploi, le
celui du futur (« Je n’épargnerai rien », « Le fils
Tahitien fait une affirmation : le caractère natu-
me répondra »).
rel de leur mode de vie (« Nous suivons le pur
2. Il est alors facile de reconstituer le message instinct de la nature ») et l’absence de propriété
sous-entendu de Pyrrhus. Puisqu’Andromaque individuelle (« Ici tout est à tous »). Dans les
refuse son amour, sa vengeance retombera sur le deux cas, le connecteur montre les contradic-
fils de celle-ci : « Le fils me répondra des mépris tions du colonisateur européen préoccupé de
de la mère ». Le personnage utilise alors un détruire ces valeurs naturelles (« et tu as tenté
chantage d’autant plus terrible qu’il en souligne d’effacer », « et tu nous as prêché je ne sais
toute la radicalité : « il faut désormais que mon quelle distinction du tien et du mien »). Dans
cœur, / S’il n’aime avec transport, haïsse avec le troisième emploi, le connecteur exprime une
fureur ». L’héroïne est donc condamnée à une relation de conséquence. Le Tahitien souligne
alternative, céder à Pyrrhus ou sacrifier son fils. la monstruosité de l’Européen, perverti par ses
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passions amoureuses exclusives (« vous vous êtes La mention de sa beauté (« vos charmes ») vient
égorgés pour elles »). Le connecteur introduit finalement confirmer l’attrait qu’elle a pour lui.
alors la conséquence de ces crimes passionnels :
« et elles nous sont revenues teintes de votre 2 Analyser l’énonciation d’un discours
sang. ». Le Tahitien montre ainsi comment le 1. Le texte est un extrait du sermon que pro-
« bon sauvage » peut perdre son innocence au nonce Bossuet au moment de l’enterrement du
contact d’une civilisation pervertie. Le connec- Prince de Condé. Il veut en effet y « célébrer
teur « et » n’est donc pas limité à indiquer une (sa) gloire immortelle ». Aussi s’adresse-t-il
relation d’addition, mais exprime ici une rela- à l’héritier du mort qui mène le deuil par son
tion d’opposition ou de conséquence. statut de fils aîné du prince, « Monseigneur ».
On trouve ici les pronoms attendus pour ce type
Fiche L’énonciation de communication, première personne pour le
locuteur (« j’ouvre la bouche ») et deuxième du
∞·  p. §‚§-§‚‡ pluriel pour le destinataire (« vous me ferez »).
2. Le paratexte nous livre les indications néces-
1 Identifier la situation d’énonciation saires pour comprendre le contexte de ce discours.
1. Le destinataire de la lettre, canal écrit de la Il s’agit d’une « oraison funèbre », art oratoire où
communication, est clairement indiqué au début brille l’auteur qui, à partir de 1671, réalise celles
du texte : « Julie » que l’on retrouve aussi dans des proches du roi et des plus illustres courti-
l’interpellation « mademoiselle ». On ne connaît sans. Le nom du mort nous rappelle qu’il s’agit
pas ici le nom de l’émetteur, mais il indique lui- du Grand Condé, brillant général des troupes
même sa fonction de précepteur auprès de la de Louis XIV et vainqueur de plusieurs grandes
jeune fille : « l’éducation d’une fille », « Fier, batailles du règne. Bossuet y fait par ailleurs allu-
à mon tour, d’orner de quelques fleurs un si sion à travers la question rhétorique : « Quelle par-
beau naturel ». Le jeune homme écrit à la pre- tie du monde habitable n’a pas ouï les victoires du
mière personne du singulier (« j’aurais », « j’es- Prince de Condé ? ». Le contexte est donc parfai-
père », « je dois ») et utilise la deuxième per- tement identifiable pour les auditeurs de l’oraison.
sonne du pluriel pour s’adresser à Julie (« Vous
3. L’auteur exprime son admiration pour le
m’avez promis », « vos mœurs »).
Grand Condé. L’expression initiale « célébrer
2. Il manque plusieurs éléments du paratexte la gloire immortelle » traduit déjà ce sentiment.
pour venir compléter toute la compréhension de Mais l’orateur se sent écrasé par sa responsa-
la lettre, en particulier une date et un lieu ainsi bilité, « je me sens également confondu » et
que le nom de l’émetteur. rabaisse modestement son entreprise pour mieux
3. La relation entre les deux jeunes gens est valoriser le défunt (« grandeur du sujet », « inu-
relativement claire. Le jeune homme annonce tilité du travail »). L’hyperbole seule semble alors
son retrait (« il faut vous fuir ») et en indique capable d’exprimer les vertus du disparu. On la
les raisons. Car ses sentiments ont dépassé le retrouve dans la question rhétorique (« quelle
cadre de relations qui semblait avoir été fixées partie du monde ») et dans sa réponse évidente
au début de ses fonctions : « Vous m’avez pro- (« partout »). Aussi le défunt apparaît-il comme
mis de l’amitié ». Mais la fréquentation d’une le sujet le plus connu (« le Français qui les vante
jeune fille comporte des risques dont l’un et n’apprend rien à l’étranger ») et l’oraison comme
l’autre n’ont pas perçu la réalité : « ce dange- bien difficile à réaliser, car elle risque de rester
reux soin », « le péril », « ma témérité ». Aussi « beaucoup au-dessous » des mérites réels du
avoue-t-il son amour à demi-mots. S’il ne peut le mort. Ainsi les procédés rhétoriques et la moda-
faire clairement (« Je ne vous dirai point que je lisation traduisent-ils l’admiration de Bossuet.
commence à payer le prix de ma témérité »), le
sujet des convenances qu’il aborde ensuite (« des 3 Identifier la singularité
discours qu’il ne vous convient pas d’entendre ») d’une situation d’énonciation
ainsi que la différence de classes (« votre nais- 1. Le discours retranscrit un appel téléphonique
sance ») laissent deviner son amour pour Julie. à l’époque où il faut passer par un standard
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téléphonique pour obtenir ses communications. (« elle creva »). Le texte se termine enfin sur la
Les standardistes peuvent alors être responsables morale qui, à la troisième personne, exprime la
d’erreurs de connexion : « nous sommes plusieurs leçon à tirer de la fable. Quoiqu’il en soit absent
sur la ligne ». Mais ce discours se présente plu- en apparence, elle relève du discours du moraliste.
tôt comme un dialogue lacunaire et tronqué.
2. Les vers 6 et 7 sont prononcés par la gre-
Les points signalent les interventions des diffé-
nouille, héroïne de l’histoire. Puis se succèdent
rents interlocuteurs dont on peut reconstituer
les interventions des deux animaux, sous forme
les paroles à partir des plaintes du locuteur.
de questions pour le personnage principal et de
Ces présences « sur la ligne » retardent donc la
réponses pour l’autre grenouille.
connexion avec le véritable destinataire du per-
sonnage qui n’intervient qu’à la fin du passage : 5 Analyser l’énonciation
« Ah ! enfin… c’est toi ». du texte littéraire
2. Plusieurs interlocuteurs viennent brouiller 1. Le texte appartient au genre du dictionnaire,
la communication du personnage. Une femme comme le montre son entrée écrite en majus-
(« Madame ») refuse de mettre fin à sa propre cules et le classement alphabétique des termes
communication (« raccrochez »), alors qu’elle (« CAPUCHON »). Ce mot est complété aussi
semble cherche un médecin (« mais non, ce par son nombre et son genre (« s. m. »). Suit
n’est pas le docteur Schmit »), mais n’appelle pas alors la mention du domaine auquel il appar-
le bon numéro (« zéro huit pas zéro sept »). Les tient : « Hist. Ecclés. ». Mais ce dictionnaire n’est
deux femmes sont à nouveau mises en commu- pas ordinaire car il s’agit de l’Encyclopédie dont la
nication par la standardiste et la femme se plaint publication est dirigée par Diderot dans la deu-
auprès du personnage (« Que voulez-vous que j’y xième partie du XVIIIe siècle. Nous avons à faire
fasse »). Une deuxième interlocutrice apparaît à un dictionnaire philosophique dont la mission
dans le texte (« mademoiselle »). Il s’agit de la dépasse la simple élucidation du sens des mots.
standardiste qui effectue les connexions entre les
interlocuteurs. Aussi est-elle sollicitée comme 2. Le premier paragraphe est un discours écrit à
arbitre (« On me sonne et je ne peux pas par- la troisième personne, au présent et neutre de ton
ler »). Enfin le destinataire attendu est présent à qui explique l’usage de l’objet désigné : « espèce de
la fin de l’extrait (« c’est toi »). La conversation vêtements ». Il en distingue des catégories : « il y
véritable peut commencer et l’action dramatique a deux sortes », fondées sur la couleur et la desti-
se mettre en marche. nation du capuchon (« blanc » / « noir », « céré-
monie » / « ordinaire »). Le deuxième paragraphe
4 Distinguer récit et discours développe un deuxième sens pour le mot défini
1. La fable fait alterner récit et discours. Le début (« se dit communément d’une pièce »). Mais il
du passage raconte à la troisième personne du plu- s’enrichit d’un récit dont le passage est marqué par
riel et aux temps du récit au passé, le début d’une le changement de temps (« fut », « voulaient »).
histoire qui semble se dérouler d’elle-même : la Le philosophe sous le prétexte d’une recherche des
rencontre entre la grenouille et le bœuf qui pro- sources se livre en réalité à une critique ironique
voque la jalousie de la grenouille, puis sa métamor- des divisions religieuses, si graves qu’elles provo-
phose au présent de narration (« s’étend, s’enfle, et quent la rédaction de « bulles de quatre papes »,
se travaille ») sous les yeux d’une autre grenouille mais sur un motif présenté ici comme dérisoire,
(« ma sœur »). Un verbe de déclaration indique le choix entre un capuchon large et un capuchon
le premier passage au dialogue (« disant »). Cinq étroit. On voit comment l’apparente neutralité
tirets introduisent les interventions des deux ani- de l’article de dictionnaire tourne à la critique
maux qui prolongent le dialogue. Les pronoms ironique des mœurs de l’époque.
personnels (« je », « vous ») marquent l’échange
entre les interlocuteurs. Les réponses de la deu- 6 Analyser l’énonciation
xième grenouille font progresser l’action et déclen- du texte littéraire
chent la catastrophe finale (« nenni », « point du On retrouve dans cet extrait de Germinal toutes
tout » », « vous n’en approchez point »). Le récit les caractéristiques du récit. Aucun locuteur ne
reprend sur l’étape de solution et la situation finale semble prendre en charge l’histoire qui donne
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l’impression de se dérouler d’elle-même. Les qui demeurent sans réponse. Par ailleurs, le lec-
verbes sont conjugués à la troisième personne teur est déconcerté par l’irruption du dialogue
du singulier tant à propos du héros de l’action qui semble s’égarer loin des interrogations ini-
(« suivait », « voyait », « avait ») que pour l’évo- tiales. Le lecteur reste donc dans l’attente et doit
cation du décor de la scène (« tachait », « se compter sur sa propre lecture pour construire une
déroulait »). Le point de vue est omniscient et interprétation du texte.
nous permet de connaître les sensations ou les
pensées du personnage : « il n’avait la sensa- 8 Étudier l’énonciation
tion de l’immense horizon plat », « une seule dans un texte littéraire
idée occupait sa tête vide d’ouvrier ». Rien ne 1. et 2. Le texte nous présente une double situa-
renvoie non plus à la situation d’énonciation. tion d’énonciation. Dans la première situa-
Les pronoms personnels servent uniquement de tion, le narrateur raconte à la première per-
reprises pour qualifier « l’homme ». Les indices sonne (« me », « je vis ») une rencontre avec
spatio-temporels n’évoquent que le cadre rude un aliéniste (« le médecin », « folie érotique et
de l’action, dans un paysage du nord de la France macabre »). Le cabinet du spécialiste est le cadre
(« dans la plaine rase », « de Marchiennes à attendu de l’histoire (« dans son cabinet »). Le
Montsou », « l’immense horizon plat »), pen- médecin présente un cas particulier de folie au
dant la nuit (« sous la nuit sans étoiles », « obs- narrateur (« nécrophilie ») dont il pense que le
curité », « encre », « il ne voyait même pas le pittoresque peut l’intéresser (« un des déments
sol noir ») et surtout dans le froid (« souffles du les plus singuliers que j’ai vus »). Mais l’extrait
vent de mars », « glacées », « lanières du vent »). annonce une deuxième situation d’énonciation
L’énonciation est donc typique du récit. lorsque le médecin remet au narrateur le jour-
nal du fou : « vous pouvez parcourir ce docu-
7 Analyser la présence du destinataire ment ». Dès lors, on peut supposer un change-
dans le texte littéraire ment d’énonciation avec la dernière phrase du
1. Le texte joue ici sur la situation d’énoncia- texte : « voici ce que contenait ce cahier ». On
tion. Son début n’est pris en charge par aucun attend donc un discours à la première personne
locuteur clairement identifié. Une série de où le fou a transcrit les étapes de sa maladie et
questions ouvertes et mystérieuses se succèdent les réactions qu’elle a provoquées en lui. Cette
sans aucun indice sur cette situation d’énoncia- double énonciation souligne ici le procédé nar-
tion : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? », ratif de l’enchâssement d’un récit dans un autre
« comment s’appelaient-ils ? », « d’où venaient- où la première situation d’énonciation confirme
ils ? » Quelques précisions comme le nom des l’authenticité de la deuxième, technique assez
personnages « le maître » et « Jacques » ou le fréquente dans les récits au XIXe siècle.
verbe « disait » permettent de mettre le lecteur
sur la piste d’un dialogue entre un maître et son
valet. Ils semblent discuter sur le thème du des-
Fiche La modalisation
tin « tout ce qui nous arrive de bien et de mal » §‚  p. §‚·
(l. 6-7). Mais c’est l’apparition du dialogue qui
donne seulement la certitude du genre du texte 1 Analyser la modalisation d’un texte
sans répondre toutefois aux questions posées. et ses effets sur le destinataire
2. Le paratexte fournit quelques indications : Le narrateur parle ici « des blancs », ses com-
le nom des héros et leur relation, grâce au pagnons de voyage en route vers l’Afrique. Son
titre, ainsi que le thème traité, dans le sur- analyse pointe avec sévérité leurs défauts. Dès le
nom de Jacques. La date et le nom de l’auteur début de l’extrait, il leur dénie toute humanité en
permettent de situer l’œuvre dans le contexte les réduisant au « contenu humain du navire ».
des Lumières et éventuellement dans le genre Plusieurs comparaisons les rabaissent au statut
du dialogue, apprécié pour présenter un débat d’animaux, caractérisés par leur capacité de nui-
d’ordre philosophique. Cet incipit nous surprend sance (« tels crapauds et vipères ») ou à celui de
car il ne répond pas aux attentes habituelles d’un proies dépourvues d’intelligence (« comme des
début de roman. Il pose en effet des questions poulpes au fond d’une baignoire d’eau fadasse »).
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Mais l’auteur dénonce aussi les tares d’un compor- mélancolie ressort de cette évocation marquée
tement humain perverti par l’alcoolisme (« dans par la fuite du temps. Ainsi l’entrée semble-t-
une massive ivrognerie »), l’abandon aux vices elle avoir vieilli (« la porte qui chancelle »),
(« l’angoissante nature des blancs, provoquée, tandis que les statues se sont dégradées : « j’ai
libérée, bien débraillée enfin ») et l’aptitude au retrouvé debout la Velléda / Dont le plâtre
Mal (« tout comme à la guerre »). Plusieurs moda- s’écaille ». Pourtant, le poète y retrouve aussi
lisateurs viennent renforcer cette image négative un monde resté lui-même : « Rien n’a changé ».
de l’Européen. L’auteur utilise ainsi des adjectifs Les mêmes éléments décorent « le petit jardin »
d’ordre affectif ou appréciatif comme « désespé- (« l’humble tonnelle », « le jet d’eau », « le
rante » ou « angoissante », tandis que « vraie » vieux tremble »). La nature elle-même semble
valide le jugement de l’auteur. Un jugement de identique : les mêmes fleurs y sont plantées (« les
mesure transparaît encore dans les adverbes « mol- roses », « les grands lys orgueilleux »), les mêmes
lement » et « bien ». Enfin le recours à l’image oiseaux les survolent (« chaque alouette »). À
sous la forme des comparaisons participe aussi à la travers ces touches impressionnistes, le lecteur
modalisation du jugement très négatif de l’auteur. ressent donc ici toute la délicatesse des sensa-
tions retrouvées dans ce jardin soumis pourtant à
2 Conforter le repérage d’une thèse l’éphémère. L’adverbe « doucement », les adjec-
en s’appuyant sur la modalisation tifs « petit », « humble », « argentin » et « fade »
Don Juan revendique ici le droit à l’infidélité (« se accentuent cette évocation en demi-teintes. Des
piquer d’un faux honneur d’être fidèle ») qu’il compléments de temps (« toujours », « sempi-
compare à une certaine mort (« s’ensevelir », ternelle ») et la répétition de la comparaison
« être mort dès sa jeunesse »). Il récuse l’enferme- « comme avant » paraissent l’inscrire dans l’éter-
ment dans un seul amour (« Tu veux qu’on se lie nité, impression pourtant atténuée par les deux
à demeurer au premier objet qui nous prend ») et derniers vers du poème. C’est donc l’image du
utilise la métaphore monastique pour en condam- réséda au parfum fade, mais insistant, qui clôt
ner l’enfermement et l’exclusion du monde social : ces retrouvailles avec le passé.
« qu’on renonce au monde », « qu’on ait plus
d’yeux pour personne ». Le personnage utilise 4 Étudier les modalisations
plusieurs modalisateurs pour souligner ses affir- de l’appréciation
mations. L’extrait commence ainsi sur une excla- Comme l’indique le titre de l’ouvrage, La Harpe
mation (« Quoi ! ») révélatrice de son indigna- fait ici un portrait très élogieux du dramaturge :
tion. De la même manière la question rhétorique « Il y a longtemps que ton éloge était dans
(« Tu veux qu’on se lie… ») souligne l’ineptie des mon cœur ». On y retrouve un champ lexical
convictions de l’adversaire. Les adjectifs marquent extrêmement positif qui traduit les sentiments
aussi l’incongruité de l’infidélité, sous la forme de l’auteur : « admiration » ou « hommages ».
de l’ironie (« la belle chose ») ou de l’oxymore Il présente Racine comme un génie qui, loin
(« faux honneur »). Des compléments circonstan- d’avoir été formé par l’éducation, a exploité des
ciels récusent son caractère définitif (« pour tou- talents innés : « Un homme tel que toi ne pou-
jours », « dès sa jeunesse »). Cet éloge de l’incons- vait être formé que par la nature ». Les procédés
tance tire donc sa force des convictions mêmes d’écriture traduisent donc l’excès des sentiments
de Don Juan, mais aussi de leur modalisation qui de La Harpe, comme on le voit dans les deux
confirme les certitudes du personnage. invocations au dramaturge (« Ô Racine ! »).
L’hyperbole domine ainsi le texte (« car tu n’en
3 Expliciter le rôle des modalisateurs as pas encore », « Un homme tel que toi », « ton
dans le registre lyrique excellente organisation »). Enfin, des adjec-
Le poème raconte la promenade souvenir de son tifs modalisent l’extrait dans le sens de cette
auteur revenu sur un lieu qu’il a jadis beaucoup admiration : « vraie et sentie », « excellente »,
fréquenté. L’emploi de la première personne et « original ». À cette hauteur correspond propor-
le choix des temps (présent, imparfait et passé tionnellement l’humilité de La Harpe (« où j’ose
composé) sont autant d’indices du caractère apporter à tes cendres des hommages »), vaincu
autobiographique du poème. Une certaine par l’art racinien.
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nominal « dans le fracas », complément circons-
5 Identifier les procédés de l’ironie
tanciel placé en tête de phrase, est complété lui
pour comprendre les effets aussi par une relative (« qu’elle apportait »). Il
de distanciation. en est de même pour le groupe nominal « lan-
Voltaire ridiculise ici la noblesse, même si le terne d’avant », mis en apposition à « son gros
conte se déroule dans un petit état caractérisé œil rond » et dont dépend la relative « dont l’in-
par son éloignement et une certaine rudesse, la cendie troua la campagne… ».
Westphalie. Le portrait du seigneur local et celui La suite du texte est constituée d’une succession
de sa femme sont péjorés par l’emploi de l’ironie. de propositions indépendantes juxtaposées dont
Le pouvoir du baron, « un des plus puissants sei- les verbes sont « c’était », « se succédèrent » et
gneurs de Westphalie », ne s’appuie ainsi que sur « firent défiler ». L’extrait se termine sur subor-
la banalité de son mode de vie : « car son châ- donnée circonstancielle de conséquence annoncée
teau avait une porte et des fenêtres ». Aucun de dans le groupe nominal qui la précède (« dans un
ses attributs ne relève de l’extraordinaire, mais tel vertige de vitesse ») : « que l’œil… ».
tout est soumis à l’exagération ridicule et préten-
tieuse (« ses palefreniers » / « ses piqueurs », « le 2 Distinguer coordination
vicaire du village » / « son grand aumônier »). et subordination
On sent combien le personnage n’est pas impor-
tant malgré ses prétentions de pouvoir (« Ils l’ap- Dans la première phrase, il faut relever les trois
pelaient tous Monseigneur ») et d’intelligence propositions coordonnées dont le noyau est
(« ils riaient quand il faisait des contes. »). De « vint », « naissait », « s’étaient fixés », reliées
la même manière, son portrait réduit la baronne entre elles par des conjonctions de coordina-
à son obésité (« environ trois cents cinquante tion (« et », « puis »). Pour les propositions
livres ») et sa médiocrité (« faisait les honneurs subordonnées, on peut identifier les proposi-
de la maison avec une dignité qui la rendait tions relatives (« que j’appelle moi », « dont les
encore plus respectable »). L’ironie permet donc ascendants avaient été… ») introduites par des
bien ici de dénoncer les prétentions de supério- pronoms relatifs.
rité de la noblesse du XVIIIe siècle. Dans la deuxième phrase, le schéma grammatical
est plus complexe. Deux propositions sont coor-
données (« se trouvait située », « a disparu »)
reliées par le coordonnant « et ». Mais trois
Fiche La syntaxe de la phrase propositions subordonnées viennent enrichir la
première proposition : une proposition relative
§⁄  p. §⁄⁄ (« où se passait… »), une proposition causale
(« puisque toute naissance en est… »), une autre
1 Identifier la phrase complexe proposition relative (« qui leur tiennent »). Si
les deux relatives commencent par le pronom
On retrouve ici plusieurs phrases complexes relatif attendu, la causale est introduite par un
organisées autour d’un noyau verbal conjugué. autre subordonnant : « puisque ».
La première moitié de l’extrait est composé de
propositions reliées entre elles par la subordina-
tion. Ainsi la première phrase compte-t-elle une 3 Analyser la valeur de la coordination
proposition principale (« Jacques vit… ») dont a. Le vent souffle et le roseau plie : conséquence.
le premier groupe nominal, complément essen- b. Viens nous voir demain ou passe au moins
tiel, forme une proposition infinitive (« la gueule après-demain : alternative.
noire du tunnel s’éclairer ») et dont le second c. Il a plié, mais il a résisté : opposition.
(« la bouche d’un four ») est expansé par la pro- d. Il pleut et il vente : addition.
position relative « où des fagots s’embrasent ». e. D’accord, mais je demande à vérifier :
La phrase suivante comporte une proposition restriction.
principale « ce fut » dont le groupe nominal f. Je plie et je ne romps pas : opposition.
attribut du sujet (« la machine ») est expansé g. Ou tu travailles ou tu ne réussiras pas ton pas-
par la relative (« qui en jaillit »). Le groupe sage : alternative.
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« parce qu’elle ne porte que des fruits sauvages »,
4 Identifier et étudier la construction
« parce qu’elle humilie, parce qu’elle révolte l’or-
des propositions subordonnées gueil, », « parce qu’elle est un peintre fidèle ».
– « Comme Françoise allait dans l’après-midi au Cette mécanique logique donne ici d’autant plus
marché de Rousseausainville-le-Pin » est une de force à l’argumentation de Montesquieu.
proposition à la fois de temps et de cause qui
souligne la répétition de l’action principale.
– « (Si bien)… qu’elle tenait à cette habitude là Fiche Organisation et cohérence
autant qu’aux autres » et « (si bien)… que cela
l’eût autant dérangée » sont des propositions de
§¤ textuelles  p. §⁄‹
conséquence qui montrent comment la tante
s’enferme dans ses manies. 1 Identifier les liens logiques
– « S’il lui avait fallu » et « si elle avait dû, un a. Je m’inquiète pour toi, car tu ne donnes
autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du aucune nouvelle. (Cause)
samedi » sont des propositions de conditions qui b. Il est tombé dans l’escalier, c’est pourquoi on a
envisage des hypothèses totalement impossibles dû le conduire à l’hôpital. (Conséquence)
dans la mécanique bien huilée de la vie de la c. Le début est un peu long, mais ce film est pal-
tante. pitant. (Opposition)
– « Comme disait Françoise » est une proposi- d. Mon grand-père est très âgé, pourtant il est
tion de comparaison qui ajoute un commentaire toujours alerte. (Opposition)
à l’action. e. J’ai adoré ce roman, aussi ai-je emprunté toutes
– « Au moment où d’habitude on a encore une les autres œuvres de l’auteur. (Conséquence)
heure à vivre avant la détente du repas » est une f. Il a beaucoup plu, par conséquent la saison
proposition de temps qui vient généraliser l’ex- touristique n’est pas bonne. (Conséquence)
périence connue dans la famille du narrateur.
– « Que, dans quelques secondes, on allait voir 2 Comprendre le rôle des connecteurs
arriver des endives précoces, une omelette de dans la cohérence du texte
faveur, un bifteck immérité » est une subordon-
Texte dans l’ordre : On ne souffre point à
née complétive du verbe « savait » dont elle
Genève de comédie : ce n’est pas qu’on y désap-
développe le contenu.
prouve les spectacles en eux-mêmes ; mais on
craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation
5 Manipuler la subordination et de libertinage que les troupes de comédiens
La consigne laisse toute liberté de thème pour répandent parmi la jeunesse. Cependant ne
chaque énoncé, mais on veillera à bien faire serait-il pas possible de remédier à cet incon-
respecter les valeurs demandées pour les propo- vénient par des lois sévères et bien exécutées
sitions subordonnées. sur la conduite des comédiens ? Par ce moyen
Genève aurait des spectacles et des mœurs, et
6 Interpréter le rôle de la jouirait des avantages des uns et des autres ; les
subordination dans un texte littéraire représentations théâtrales formeraient le goût
des citoyens, et leur donneraient une finesse de
On peut noter tout au long du texte une alter-
tact, une délicatesse de sentiment qu’il est très
nance entre propositions relatives et proposi-
difficile d’acquérir sans ce secours.
tions causales. Les premières viennent enrichir
les groupes nominaux qui dressent le portrait
de l’homme sincère. Les causales expliquent de 3 Étudier les effets produits
leur côté les raisons qui nous le font fuir. Ainsi par les liens logiques
peut-on relever comme relatives : « qui n’a que Voltaire se lance ici dans une démonstration
la vérité à dire », « qu’il annonce », « dont il fait logique pour récuser la thèse de l’animal-machine :
profession », « qui est la plus chère des passions », « Il me paraît presque démontré que les bêtes ne
« qui nous fait voir aussi difformes que nous le peuvent être de simples machines ». Il utilise des
sommes ». On peut repérer les causales : « parce liens logiques pour en marquer les étapes. Dans
qu’il ne plaît point », « parce qu’elle est amère », un premier temps, il part d’un constat, l’analogie
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physiologique entre l’animal et l’homme (« les différentes reprises, l’évocation apparaît comme
mêmes organes de sentiment que les nôtres »), une accumulation d’horreurs qui ne peut qu’en-
puis en tire une conséquence introduite par traîner la compassion des auditeurs.
« donc » : « s’ils ne sentent point, Dieu a fait un
ouvrage inutile ». Il relance alors le raisonne- 5 Analyser la progression thématique
ment en répondant lui-même à ce dernier argu- dans un portrait
ment et se met à la place de son adversaire (« de
Le portrait suit ici une progression thématique,
votre aveu même »). C’est pourquoi il emploie le
centrée sur le personnage de Madame Vauquer,
connecteur « or » qui marque une relation d’oppo-
dont le romancier fait le portrait au moment de
sition. L’argumentation y suit à nouveau le même
sa première apparition dans le roman. Un rapide
schéma : le philosophe y reprend une autre affir-
coup d’œil du haut vers le bas nous donne une
mation du bon sens divin : « Dieu […] ne fait rien
première impression de coquetterie ratée. Elle
en vain ». Puis il en tire encore une conséquence
porte un postiche mal placé (« un tour de faux
introduite par le même connecteur. Toute création
cheveux mal mis ») et son « bonnet de tulle »
divine contient sa propre finalité : « il n’a point
reste bon marché. Ses « pantoufles grimacées »
fabriqué tant d’organes de sentiment pour qu’il
soulignent aussi son avarice. Quelques éléments
n’y eut point de sentiments ». L’extrait se termine
ressortent ensuite en petites touches et poin-
sur une conclusion générale : « donc les bêtes ne
tent la laideur et l’embonpoint du personnage :
sont point de pures machines ». On peut donc en
« Sa face vieillotte, grassouillette », « ses petites
déduire que l’animal est bien doté de la pensée et
mains potelées », « sa personne dodue », « son
d’une âme. La démonstration se veut rigoureuse
corsage trop plein ». Deux images renforcent
par son emploi des liens logiques, cependant
encore la critique. La métaphore, « nez à bec-de-
elle n’est pas tout à fait convaincante. Voltaire
perroquet », caricature l’appendice nasal et lui
construit son raisonnement sur deux affirmations
donne un aspect crochu peu sympathique. Elle
de départ qui contiennent finalement déjà leur
annonce aussi une tendance au bavardage creux
conséquence en elles-mêmes. Par ailleurs, la réfé-
et mécanique. La comparaison, « comme un rat
rence à Dieu apparaît surtout comme un argument
d’église », évoque un animal répugnant. Son lais-
d’autorité qui s’auto-justifie. La démonstration
ser-aller transparaît par ailleurs dans son allure
peut donc sembler ici assez creuse.
peu élégante : « en traînassant ses pantoufles
grimacées ». Le portrait continue sur une ana-
4 Étudier les reprises dans un texte logie avec la pension dont elle est propriétaire.
Tout l’extrait tire sa puissance des effets de Le champ lexical insiste sur le manque d’hygiène
reprises. La phrase non verbale est constituée (« suinte », « fétide, « écœurée ») et la souffrance
d’une longue énumération scandée par le retour (« le malheur », « la spéculation »). Le fin de
de mots ou de tournures. On peut ainsi comp- l’extrait mêle enfin physique et caractère du per-
ter la répétition à huit reprises et souvent en sonnage à travers une série d’expressions néga-
anaphores, du groupe nominal « le travail », tives. La comparaison météorologique montre
mais enrichi à chaque fois par des compléments son manque de chaleur (« Sa figure fraîche
variés. Ils désignent dans une progression impla- comme une première gelée d’automne »), tandis
cable les différentes catégories de travailleurs et que ses « yeux ridés » révèlent des sentiments
dénoncent une législation qui autorise l’exploi- toujours négatifs entre le « sourire prescrit » et
tation des plus faibles (« vieillesse », « enfance », « l’amer renfrognement de l’escompteur ». La
« infirme »). Puis un deuxième système de description du personnage annonce finalement
reprises souligne la misère des ouvriers (« et celle du décor principal de l’action, car « toute
souvent pas de… »). La fin de l’extrait relance sa personne explique la pension, comme la pen-
une dernière énumération qui ajoute à l’évo- sion implique sa personne ». Un certain réalisme
cation trois exemples plus précis, introduits à caractérise donc le portrait de Madame Vauquer,
chaque fois par le même schéma grammatical, mais il est chargé de significations. Le physique
le connecteur, l’adjectif démonstratif et le nom : de la veuve annonce sa mesquinerie et sa médio-
« et cette femme aveugle », « et ce filetier phti- crité. On note enfin la parfaite identité entre le
sique », « et cette mère épileptique ». Par ses personnage et le milieu dans lequel il évolue.
460 | Fiches

Litterature.indb 460 06/09/11 11:52

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